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Alexandre Dumas

Les trois mousquetaires

BeQ
Alexandre Dumas
Les trois mousquetaires
I

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 114 : version 1.01

2
Le roman a pour suite Vingt ans après et Le
Vicomte de Bragelonne.
Il est présenté ici en trois tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991. Édition établie par
Claude Schopp.

3
Les trois mousquetaires

4
Préface

Dans laquelle il est établi que, malgré leurs


noms en OS et en IS, les héros de l’histoire
que nous allons avoir l’honneur de
raconter à nos lecteurs n’ont rien de
mythologique.

Il y a un an à peu près qu’en faisant à la


Bibliothèque royale des recherches pour mon
histoire de Louis XIV1, je tombai par hasard sur
les Mémoires de M. d’Artagnan2, imprimés –
comme la plus grande partie des ouvrages de

1
Louis XIV et son temps, paru en 1844. L’ouvrage avait
d’abord été publié en trente livraisons du 9 mars au 8 novembre
1844 et était donc contemporain des Trois Mousquetaires.
2
Mémoires de M. d’Artagnan, capitaine-lieutenant de la
première compagnie des Mousquetaires du roi, contenant
quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées
sous le règne de Louis le Grand, par Courtilz de Sandras,
Amsterdam, P. Rougé, 1704, 4 volumes in-12.

5
cette époque, où les auteurs tenaient à dire la
vérité sans aller faire un tour plus ou moins long
à la Bastille – à Amsterdam, chez Pierre Rougé.
Le titre me séduisit : je les emportai chez moi,
avec la permission de M. le conservateur, bien
entendu, et je les dévorai.
Mon intention n’est pas de faire ici une
analyse de ce curieux ouvrage, et je me
contenterai d’y renvoyer ceux de mes lecteurs qui
apprécient les tableaux d’époque. Ils y trouveront
des portraits crayonnés de main de maître ; et,
quoique les esquisses soient, pour la plupart du
temps, tracées sur des portes de caserne et sur des
murs de cabaret, ils n’y reconnaîtront pas moins,
aussi ressemblantes que dans l’histoire de M.
Anquetil, les images de Louis XIII, d’Anne
d’Autriche, de Richelieu, de Mazarin et de la
plupart des courtisans de l’époque.
Mais, comme on le sait, ce qui frappe l’esprit
capricieux du poète n’est pas toujours ce qui
impressionne la masse des lecteurs. Or, tout en
admirant, comme les autres admireront sans
doute, les détails que nous avons signalés, la

6
chose qui nous préoccupa le plus est une chose à
laquelle bien certainement personne avant nous
n’avait fait la moindre attention.
D’Artagnan raconte qu’à sa première visite à
M. de Tréville, le capitaine des mousquetaires du
roi, il rencontra dans son antichambre trois jeunes
gens servant dans l’illustre corps où il sollicitait
l’honneur d’être reçu, et ayant nom Athos,
Porthos et Aramis.
Nous l’avouons, ces trois noms étrangers nous
frappèrent, et il nous vint aussitôt à l’esprit qu’ils
n’étaient que des pseudonymes à l’aide desquels
d’Artagnan avait déguisé des noms peut-être
illustres, si toutefois les porteurs de ces noms
d’emprunt ne les avaient pas choisis eux-mêmes
le jour où, par caprice, par mécontentement ou
par défaut de fortune, ils avaient endossé la
simple casaque de mousquetaire.
Dès lors nous n’eûmes plus de repos que nous
n’eussions retrouvé, dans les ouvrages
contemporains, une trace quelconque de ces
noms extraordinaires qui avaient si fort éveillé
notre curiosité.

7
Le seul catalogue des livres que nous lûmes
pour arriver à ce but remplirait un feuilleton tout
entier, ce qui serait peut-être fort instructif, mais
à coups sûr peu amusant pour nos lecteurs. Nous
nous contenterons donc de leur dire qu’au
moment où, découragé de tant d’investigations
infructueuses, nous allions abandonner notre
recherche, nous trouvâmes enfin, guidé par les
conseils de notre illustre et savant ami Paulin
Paris, un manuscrit in-folio, coté sous le n° 4772
ou 4773, nous ne nous le rappelons plus bien,
ayant pour titre :
« Mémoires de M. le comte de La Fère,
concernant quelques-uns des événements qui se
passèrent en France vers la fin du règne du roi
Louis XIII et le commencement du règne du roi
Louis XIV. »
On devine si notre joie fut grande, lorsqu’en
feuilletant ce manuscrit, notre dernier espoir,
nous trouvâmes à la vingtième page le nom
d’Athos, à la vingt-septième le nom de Porthos,
et à la trente et unième le nom d’Aramis.
La découverte d’un manuscrit complètement

8
inconnu, dans une époque où la science
historique est poussée à un si haut degré, nous
parut presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-
nous de solliciter la permission de le faire
imprimer, dans le but de nous présenter un jour
avec le bagage des autres à l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, si nous n’arrivions,
chose fort probable, à entrer à l’Académie
française avec notre propre bagage. Cette
permission, nous devons le dire, nous fut
gracieusement accordée ; ce que nous consignons
ici pour donner un démenti public aux
malveillants qui prétendent que nous vivons sous
un gouvernement assez médiocrement disposé à
l’endroit des gens de lettres.
Or, c’est la première partie de ce précieux
manuscrit que nous offrons aujourd’hui à nos
lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient,
prenant l’engagement, si, comme nous n’en
doutons pas, cette première partie obtient le
succès qu’elle mérite, de publier incessamment la
seconde.
En attendant, comme le parrain est un second

9
père, nous invitons le lecteur à s’en prendre à
nous, et non au comte de La Fère, de son plaisir
ou de son ennui.
Cela posé, passons à notre histoire.

ALEXANDRE DUMAS

10
1

Les trois présents de M. d’Artagnan père

Le premier lundi du mois d’avril 1625, le


bourg de Meung, où naquit l’auteur du Roman de
la Rose1, semblait être dans une révolution aussi
entière que si les huguenots en fussent venus faire
une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois,
voyant s’enfuir les femmes du côté de la Grande-
Rue, entendant les enfants crier sur le seuil des
portes, se hâtaient d’endosser la cuirasse et,
appuyant leur contenance quelque peu incertaine
d’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient
vers l’hôtellerie du Franc Meunier, devant
laquelle s’empressait, en grossissant de minute en
minute, un groupe compact, bruyant et plein de

1
Jean de Meung (et Guillaume de Lorris), Le Roman de la
rose, Lyon, G. Le Roy, vers 1485.

11
curiosité.
En ce temps-là les paniques étaient fréquentes,
et peu de jours se passaient sans qu’une ville ou
l’autre enregistrât sur ses archives quelque
événement de ce genre. Il y avait les seigneurs
qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui
faisait la guerre au cardinal ; il y avait l’Espagnol
qui faisait la guerre au roi1. Puis, outre ces
guerres sourdes ou publiques, secrètes ou
patentes, il y avait encore les voleurs, les
mendiants, les huguenots, les loups et les laquais,
qui faisaient la guerre à tout le monde. Les
bourgeois s’armaient toujours contre les voleurs,
contre les loups, contre les laquais – souvent
contre les seigneurs et les huguenots –
quelquefois contre le roi, mais jamais contre le
cardinal et l’Espagnol. Il résulta donc de cette
habitude prise, que, ce susdit premier lundi du
mois d’avril 1625, les bourgeois, entendant du
bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge2, ni

1
Louis XIII ne déclare la guerre à l’Espagne que le 21 mai
1635.
2
Couleurs du pavillon espagnol.

12
la livrée du duc de Richelieu, se précipitèrent du
côté de l’hôtel du Franc Meunier.
Arrivé là, chacun put voir et reconnaître la
cause de cette rumeur.
Un jeune homme... traçons son portrait d’un
seul trait de plume : figurez-vous don Quichotte à
dix-huit ans, don Quichotte décorcelé, sans
haubert et sans cuissards, don Quichotte revêtu
d’un pourpoint de laine dont la couleur bleue
s’était transformée en une nuance insaisissable de
lie de vin et d’azur céleste. Visage long et brun ;
la pommette des joues saillante, signe d’astuce ;
les muscles maxillaires énormément développés,
indice infaillible auquel on reconnaît le Gascon,
même sans béret, et notre jeune homme portait un
béret orné d’une espèce de plume ; l’œil ouvert et
intelligent ; le nez crochu, mais finement
dessiné ; trop grand pour un adolescent, trop petit
pour un homme fait, et qu’un œil peu exercé eût
pris pour un fils de fermier en voyage, sans sa
longue épée qui, pendue à un baudrier de peau,
battait les mollets de son propriétaire quand il
était à pied, et le poil hérissé de sa monture quand

13
il était à cheval.
Car notre jeune homme avait une monture, et
cette monture était même si remarquable, qu’elle
fut remarquée : c’était un bidet du Béarn, âgé de
douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins à
la queue, mais non pas sans javarts1 aux jambes,
et qui, tout en marchant la tête plus bas que les
genoux, ce qui rendait inutile l’application de la
martingale2, faisait encore également ses huit
lieues par jour. Malheureusement les qualités de
ce cheval étaient si bien cachées sous son poil
étrange et son allure incongrue que, dans un
temps où tout le monde se connaissait en
chevaux, l’apparition du susdit bidet à Meung, où
il était entré il y avait un quart d’heure à peu près
par la porte de Beaugency, produisit une
sensation dont la défaveur rejaillit jusqu’à son
cavalier.
Et cette sensation avait été d’autant plus
pénible au jeune d’Artagnan (ainsi s’appelait le

1
Javarts : tumeurs qui se forment aux pieds du cheval.
2
Martingale : courroie qui empêche le cheval de lever
exagérément la tête.

14
don Quichotte de cette autre Rossinante), qu’il ne
se cachait pas le côté ridicule que lui donnait, si
bon cavalier qu’il fût, une pareille monture ; aussi
avait-il fort soupiré en acceptant le don que lui en
avait fait M. d’Artagnan père. Il n’ignorait pas
qu’une pareille bête valait au moins vingt livres ;
il est vrai que les paroles dont le présent avait été
accompagné n’avaient pas de prix.
– Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon –
dans ce pur patois de Béarn dont Henri IV n’avait
jamais pu parvenir à se défaire – mon fils, ce
cheval est né dans la maison de votre père, il y a
tantôt treize ans, et y est resté depuis ce temps-là,
ce qui doit vous porter à l’aimer. Ne le vendez
jamais, laissez-le mourir tranquillement et
honorablement de vieillesse, et si vous faites
campagne avec lui, ménagez-le comme vous
ménageriez un vieux serviteur. À la cour,
continua M. d’Artagnan père, si toutefois vous
avez l’honneur d’y aller, honneur auquel, du
reste, votre vieille noblesse vous donne des
droits, soutenez dignement votre nom de
gentilhomme, qui a été porté dignement par vos
ancêtres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous

15
et pour les vôtres – par les vôtres, j’entends vos
parents et vos amis – ne supportez jamais rien
que de M. le cardinal et du roi. C’est par son
courage, entendez-vous bien, par son courage
seul, qu’un gentilhomme fait son chemin
aujourd’hui. Quiconque tremble une seconde
laisse peut-être échapper l’appât que, pendant
cette seconde justement, la fortune lui tendait.
Vous êtes jeune, vous devez être brave par deux
raisons : la première, c’est que vous êtes Gascon,
et la seconde, c’est que vous êtes mon fils. Ne
craignez pas les occasions et cherchez les
aventures. Je vous ai fait apprendre à manier
l’épée ; vous avez un jarret de fer, un poignet
d’acier ; battez-vous à tout propos ; battez-vous
d’autant plus que les duels sont défendus1, et que,
par conséquent, il y a deux fois du courage à se
battre. Je n’ai, mon fils, à vous donner que quinze
écus, mon cheval et les conseils que vous venez
d’entendre. Votre mère y ajoutera la recette d’un
certain baume qu’elle tient d’une bohémienne, et

1
Selon les ordonnances d’Henri III, renouvelées par les
édits de Louis XIII (1617).

16
qui a une vertu miraculeuse pour guérir toute
blessure qui n’atteint pas le cœur. Faites votre
profit du tout, et vivez heureusement et
longtemps. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter, et
c’est un exemple que je vous propose, non pas le
mien, car je n’ai, moi, jamais paru à la cour et
n’ai fait que les guerres de religion en volontaire ;
je veux parler de M. de Tréville, qui était mon
voisin autrefois, et qui a eu l’honneur de jouer
tout enfant avec notre roi Louis treizième, que
Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux
dégénéraient en bataille, et dans ces batailles le
roi n’était pas toujours le plus fort. Les coups
qu’il en reçut lui donnèrent beaucoup d’estime et
d’amitié pour M. de Tréville. Plus tard, M. de
Tréville se battit contre d’autres dans son premier
voyage à Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu
roi jusqu’à la majorité du jeune sans compter les
guerres et les sièges, sept fois ; et depuis cette
majorité jusqu’aujourd’hui, cent fois peut-être !
Aussi, malgré les édits, les ordonnances et les
arrêts, le voilà capitaine des mousquetaires1,

1
Tréville ne fut nommé capitaine-lieutenant des

17
c’est-à-dire chef d’une légion de Césars dont le
roi fait un très grand cas, et que M. le cardinal
redoute, lui qui ne redoute pas grand-chose,
comme chacun sait. De plus, M. de Tréville
gagne dix mille écus par an ; c’est donc un fort
grand seigneur. Il a commencé comme vous ;
allez le voir avec cette lettre, et réglez-vous sur
lui, afin de faire comme lui.
Sur quoi, M. d’Artagnan père ceignit à son fils
sa propre épée, l’embrassa tendrement sur les
deux joues et lui donna sa bénédiction.
En sortant de la chambre paternelle, le jeune
homme trouva sa mère qui l’attendait avec la
fameuse recette dont les conseils que nous
venons de rapporter devaient nécessiter un assez
fréquent emploi. Les adieux furent de ce côté
plus longs et plus tendres qu’ils ne l’avaient été
de l’autre, non pas que M. d’Artagnan n’aimât
son fils, qui était sa seule progéniture1, mais M.

mousquetaires, dont il était sous-lieutenant depuis 1625, que le


30 octobre 1634. Il ne fut jamais compagnon de jeu du futur
Louis XIII.
1
Histoire : d’Artagnan avait pour le moins six frères et

18
d’Artagnan était un homme, et il eût regardé
comme indigne d’un homme de se laisser aller à
son émotion, tandis que Mme d’Artagnan était
femme et, de plus, était mère. Elle pleura
abondamment, et, disons-le à la louange de M.
d’Artagnan fils, quelques efforts qu’il tentât pour
rester ferme comme le devait être un futur
mousquetaire, la nature l’emporta, et il versa
force larmes, dont il parvint à grand-peine à
cacher la moitié.
Le même jour le jeune homme se mit en route,
muni des trois présents paternels et qui se
composaient, comme nous l’avons dit, de quinze
écus, du cheval et de la lettre pour M. de
Tréville ; comme on le pense bien, les conseils
avaient été donnés par-dessus le marché.
Avec un pareil vade-mecum, d’Artagnan se
trouva, au moral comme au physique, une copie
exacte du héros de Cervantes, auquel nous
l’avons si heureusement comparé lorsque nos
devoirs d’historien nous ont fait une nécessité de

sœurs.

19
tracer son portrait. Don Quichotte prenait les
moulins à vent pour des géants et les moutons
pour des armées1, d’Artagnan prit chaque sourire
pour une insulte et chaque regard pour une
provocation. Il en résulta qu’il eut toujours le
poing fermé depuis Tarbes jusqu’à Meung, et que
l’un dans l’autre il porta la main au pommeau de
son épée dix fois par jour ; toutefois le poing ne
descendit sur aucune mâchoire, et l’épée ne sortit
point de son fourreau. Ce n’est pas que la vue du
malencontreux bidet jaune n’épanouît bien des
sourires sur les visages des passants ; mais,
comme au-dessus du bidet sonnait une épée de
taille respectable et qu’au-dessus de cette épée
brillait un œil plutôt féroce que fier, les passants
réprimaient leur hilarité, ou, si l’hilarité
l’emportait sur la prudence, ils tâchaient au moins
de ne rire que d’un seul côté, comme les masques
antiques. D’Artagnan demeura donc majestueux
et intact dans sa susceptibilité jusqu’à cette
malheureuse ville de Meung.

1
Cervantes, Don Quichotte, première partie, chap. VIII
(pour les moulins) et XVIII (pour les moutons).

20
Mais là, comme il descendait de cheval à la
porte du Franc Meunier sans que personne, hôte,
garçon ou palefrenier, fût venu prendre l’étrier au
montoir, d’Artagnan avisa à une fenêtre
entrouverte du rez-de-chaussée un gentilhomme
de belle taille et de haute mine, quoique au visage
légèrement renfrogné, lequel causait avec deux
personnes qui paraissaient l’écouter avec
déférence. D’Artagnan crut tout naturellement,
selon son habitude, être l’objet de la conversation
et écouta. Cette fois, d’Artagnan ne s’était trompé
qu’à moitié : ce n’était pas de lui qu’il était
question, mais de son cheval. Le gentilhomme
paraissait énumérer à ses auditeurs toutes ses
qualités, et comme, ainsi que je l’ai dit, les
auditeurs paraissaient avoir une grande déférence
pour le narrateur, ils éclataient de rire à tout
moment. Or, comme un demi-sourire suffisait
pour éveiller l’irascibilité du jeune homme, on
comprend quel effet produisit sur lui tant de
bruyante hilarité.
Cependant d’Artagnan voulut d’abord se
rendre compte de la physionomie de l’impertinent
qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur

21
l’étranger et reconnut un homme de quarante à
quarante-cinq ans, aux yeux noirs et perçants, au
teint pâle, au nez fortement accentué, à la
moustache noire et parfaitement taillée ; il était
vêtu d’un pourpoint et d’un haut-de-chausses
violet avec des aiguillettes de même couleur, sans
aucun ornement que les crevés habituels par
lesquels passait la chemise. Ce haut-de-chausses
et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient
froissés comme des habits de voyage longtemps
renfermés dans un portemanteau. D’Artagnan fit
toutes ces remarques avec la rapidité de
l’observateur le plus minutieux, et sans doute par
un sentiment instinctif qui lui disait que cet
inconnu devait avoir une grande influence sur sa
vie à venir.
Or, comme au moment où d’Artagnan fixait
son regard sur le gentilhomme au pourpoint
violet, le gentilhomme faisait à l’endroit du bidet
béarnais une de ses plus savantes et de ses plus
profondes démonstrations, ses deux auditeurs
éclatèrent de rire, et lui-même laissa visiblement,
contre son habitude, errer, si l’on peut parler
ainsi, un pâle sourire sur son visage. Cette fois, il

22
n’y avait plus de doute, d’Artagnan était
réellement insulté. Aussi, plein de cette
conviction, enfonça-t-il son béret sur ses yeux, et,
tâchant de copier quelques-uns des airs de cour
qu’il avait surpris en Gascogne chez des
seigneurs en voyage, il s’avança, une main sur la
garde de son épée et l’autre appuyée sur la
hanche. Malheureusement, au fur et à mesure
qu’il avançait, la colère l’aveuglant de plus en
plus, au lieu du discours digne et hautain qu’il
avait préparé pour formuler sa provocation, il ne
trouva plus au bout de sa langue qu’une
personnalité grossière qu’il accompagna d’un
geste furieux.
– Eh ! monsieur, s’écria-t-il, monsieur, qui
vous cachez derrière ce volet ! oui, vous, dites-
moi donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons
ensemble.
Le gentilhomme ramena lentement les yeux de
la monture au cavalier, comme s’il lui eût fallu un
certain temps pour comprendre que c’était à lui
que s’adressaient de si étranges reproches ; puis,
lorsqu’il ne put plus conserver aucun doute, ses

23
sourcils se froncèrent légèrement, et après une
assez longue pause, avec un accent d’ironie et
d’insolence impossible à décrire, il répondit à
d’Artagnan :
– Je ne vous parle pas, monsieur.
– Mais je vous parle, moi ! s’écria le jeune
homme exaspéré de ce mélange d’insolence et de
bonnes manières, de convenances et de dédains.
L’inconnu le regarda encore un instant avec
son léger sourire, et, se retirant de la fenêtre,
sortit lentement de l’hôtellerie pour venir à deux
pas de d’Artagnan se planter en face du cheval.
Sa contenance tranquille et sa physionomie
railleuse avaient redoublé l’hilarité de ceux avec
lesquels il causait et qui, eux, étaient restés à la
fenêtre.
D’Artagnan, le voyant arriver, tira son épée
d’un pied hors du fourreau.
– Ce cheval est décidément ou plutôt a été
dans sa jeunesse bouton d’or, reprit l’inconnu
continuant les investigations commencées et
s’adressant à ses auditeurs de la fenêtre, sans

24
paraître aucunement remarquer l’exaspération de
d’Artagnan, qui cependant se redressait entre lui
et eux. C’est une couleur fort connue en
botanique, mais jusqu’à présent fort rare chez les
chevaux.
– Tel rit du cheval qui n’oserait pas rire du
maître ! s’écria l’émule de Tréville, furieux.
– Je ne ris pas souvent, monsieur, reprit
l’inconnu, ainsi que vous pouvez le voir vous-
même à l’air de mon visage ; mais je tiens
cependant à conserver le privilège de rire quand il
me plaît.
– Et moi, s’écria d’Artagnan, je ne veux pas
qu’on rie quand il me déplaît.
– En vérité, monsieur ? continua l’inconnu
plus calme que jamais, eh bien ! c’est
parfaitement juste. Et tournant sur ses talons, il
s’apprêta à rentrer dans l’hôtellerie par la grande
porte, sous laquelle d’Artagnan en arrivant avait
remarqué un cheval tout sellé.
Mais d’Artagnan n’était pas de caractère à
lâcher ainsi un homme qui avait eu l’insolence de

25
se moquer de lui. Il tira son épée entièrement du
fourreau et se mit à sa poursuite en criant :
– Tournez, tournez donc, monsieur le railleur,
que je ne vous frappe point par-derrière.
– Me frapper, moi ! dit l’autre en pivotant sur
ses talons et en regardant le jeune homme avec
autant d’étonnement que de mépris. Allons,
allons donc, mon cher, vous êtes fou !
Puis, à demi-voix, et comme s’il se fût parlé à
lui-même :
– C’est fâcheux, continua-t-il, quelle trouvaille
pour Sa Majesté, qui cherche des braves de tous
côtés pour recruter ses mousquetaires !
Il achevait à peine, que d’Artagnan lui
allongea un si furieux coup de pointe, que, s’il
n’eût fait vivement un bond en arrière, il est
probable qu’il eût plaisanté pour la dernière fois.
L’inconnu vit alors que la chose passait la
raillerie, tira son épée, salua son adversaire et se
mit gravement en garde. Mais au même moment
ses deux auditeurs, accompagnés de l’hôte,
tombèrent sur d’Artagnan à grands coups de

26
bâton, de pelles et de pincettes. Cela fit une
diversion si rapide et si complète à l’attaque, que
l’adversaire de d’Artagnan, pendant que celui-ci
se retournait pour faire face à cette grêle de
coups, rengainait avec la même précision, et,
d’acteur qu’il avait manqué d’être, redevenait
spectateur du combat, rôle dont il s’acquitta avec
son impassibilité ordinaire, tout en marmottant
néanmoins :
– La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur
son cheval orange, et qu’il s’en aille !
– Pas avant de t’avoir tué, lâche ! criait
d’Artagnan tout en faisant face du mieux qu’il
pouvait et sans reculer d’un pas à ses trois
ennemis, qui le moulaient de coups.
– Encore une gasconnade, murmura le
gentilhomme. Sur mon honneur, ces Gascons
sont incorrigibles ! Continuez donc la danse,
puisqu’il le veut absolument. Quand il sera las, il
dira qu’il en a assez.
Mais l’inconnu ne savait pas encore à quel
genre d’entêté il avait affaire ; d’Artagnan n’était
pas homme à jamais demander merci. Le combat

27
continua donc quelques secondes encore ; enfin
d’Artagnan, épuisé, laissa échapper son épée
qu’un coup de bâton brisa en deux morceaux. Un
autre coup, qui lui entama le front, le renversa
presque en même temps tout sanglant et presque
évanoui.
C’est à ce moment que de tous côtés on
accourut sur le lieu de la scène. L’hôte, craignant
du scandale, emporta, avec l’aide de ses garçons,
le blessé dans la cuisine où quelques soins lui
furent accordés.
Quant au gentilhomme, il était revenu prendre
sa place à la fenêtre et regardait avec une certaine
impatience toute cette foule, qui semblait en
demeurant là lui causer une vive contrariété.
– Eh bien ! comment va cet enragé ? reprit-il
en se retournant au bruit de la porte qui s’ouvrit
et en s’adressant à l’hôte qui venait s’informer de
sa santé.
– Votre Excellence est saine et sauve ?
demanda l’hôte.
– Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher

28
hôtelier, et c’est moi qui vous demande ce qu’est
devenu notre jeune homme.
– Il va mieux, dit l’hôte : il s’est évanoui tout à
fait.
– Vraiment ? fit le gentilhomme.
– Mais avant de s’évanouir il a rassemblé
toutes ses forces pour vous appeler et vous défier
en vous appelant.
– Mais c’est donc le diable en personne que ce
gaillard-là ! s’écria l’inconnu.
– Oh ! non, Votre Excellence, ce n’est pas le
diable, reprit l’hôte avec une grimace de mépris,
car pendant son évanouissement nous l’avons
fouillé, et il n’a dans son paquet qu’une chemise
et dans sa bourse que douze écus, ce qui ne l’a
pas empêché de dire en s’évanouissant que si
pareille chose était arrivée à Paris, vous vous en
repentiriez tout de suite, tandis qu’ici vous ne
vous en repentirez que plus tard.
– Alors, dit froidement l’inconnu, c’est
quelque prince du sang déguisé.
– Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit

29
l’hôte, afin que vous vous teniez sur vos gardes.
– Et il n’a nommé personne dans sa colère ?
– Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait :
« Nous verrons ce que M. de Tréville pensera de
cette insulte faite à son protégé. »
– M. de Tréville ? dit l’inconnu en devenant
attentif ; il frappait sur sa poche en prononçant le
nom de M. de Tréville ?... Voyons, mon cher
hôte, pendant que votre jeune homme était
évanoui, vous n’avez pas été, j’en suis bien sûr,
sans regarder aussi cette poche-là. Qu’y avait-il ?
– Une lettre adressée à M. de Tréville,
capitaine des mousquetaires.
– En vérité !
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire,
Excellence.
L’hôte, qui n’était pas doué d’une grande
perspicacité, ne remarqua point l’expression que
ses paroles avaient donnée à la physionomie de
l’inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisée
sur lequel il était toujours resté appuyé du bout
du coude, et fronça le sourcil en homme inquiet.

30
– Diable ! murmura-t-il entre ses dents,
Tréville m’aurait-il envoyé ce Gascon ? il est
bien jeune ! Mais un coup d’épée est un coup
d’épée, quel que soit l’âge de celui qui le donne,
et l’on se défie moins d’un enfant que de tout
autre ; il suffit parfois d’un faible obstacle pour
contrarier un grand dessein.
Et l’inconnu tomba dans une réflexion qui
dura quelques minutes.
– Voyons, l’hôte, dit-il, est-ce que vous ne me
débarrasserez pas de ce frénétique ? En
conscience, je ne puis le tuer, et cependant,
ajouta-t-il avec une expression froidement
menaçante, cependant il me gêne. Où est-il ?
– Dans la chambre de ma femme, où on le
panse, au premier étage.
– Ses hardes et son sac sont avec lui ? Il n’a
pas quitté son pourpoint ?
– Tout cela, au contraire, est en bas dans la
cuisine. Mais puisqu’il vous gêne, ce jeune fou...
– Sans doute. Il cause dans votre hôtellerie un
scandale auquel d’honnêtes gens ne sauraient

31
résister. Montez chez vous, faites mon compte et
avertissez mon laquais.
– Quoi ! monsieur nous quitte déjà ?
– Vous le savez bien, puisque je vous avais
donné l’ordre de seller mon cheval. Ne m’a-t-on
point obéi ?
– Si fait, et comme Votre Excellence a pu le
voir, son cheval est sous la grande porte, tout
appareillé pour partir.
– C’est bien, faites ce que je vous ai dit alors.
– Ouais ! se dit l’hôte, aurait-il peur du petit
garçon ?
Mais un coup d’œil impératif de l’inconnu
vint l’arrêter court. Il salua humblement et sortit.
– Il ne faut pas que Milady1 soit aperçue de ce
drôle, continua l’étranger : elle ne doit pas tarder
à passer ; déjà même elle est en retard.

1
Nous savons bien que cette locution de milady n’est usitée
qu’autant qu’elle est suivie du nom de famille. Mais nous la
trouvons ainsi dans le manuscrit, et nous ne voulons pas
prendre sur nous de la changer. (Note de Dumas.)

32
Décidément, mieux vaut que je monte à cheval et
que j’aille au-devant d’elle... Si seulement je
pouvais savoir ce que contient cette lettre
adressée à Tréville !
Et l’inconnu, tout en marmottant, se dirigea
vers la cuisine.
Pendant ce temps, l’hôte, qui ne doutait pas
que ce ne fût la présence du jeune garçon qui
chassât l’inconnu de son hôtellerie, était remonté
chez sa femme et avait trouvé d’Artagnan maître
enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant
comprendre que la police pourrait bien lui faire
un mauvais parti pour avoir été chercher querelle
à un grand seigneur – car, à l’avis de l’hôte,
l’inconnu ne pouvait être qu’un grand seigneur –
il le détermina, malgré sa faiblesse, à se lever et à
continuer son chemin. D’Artagnan, à moitié
abasourdi, sans pourpoint et la tête tout
emmaillotée de linges, se leva donc et, poussé par
l’hôte, commença de descendre ; mais, en
arrivant à la cuisine, la première chose qu’il
aperçut fut son provocateur qui causait
tranquillement du marchepied d’un lourd carrosse

33
attelé de deux gros chevaux normands.
Son interlocutrice1, dont la tête apparaissait
encadrée par la portière, était une femme de vingt
à vingt-deux ans. Nous avons déjà dit avec quelle
rapidité d’investigation d’Artagnan embrassait
toute une physionomie ; il vit donc du premier
coup d’œil que la femme était jeune et belle. Or
cette beauté le frappa d’autant plus qu’elle était
parfaitement étrangère aux pays méridionaux que
jusque-là d’Artagnan avait habités. C’était une
pâle et blonde personne, aux longs cheveux
bouclés tombant sur ses épaules, aux grands yeux
bleus languissants, aux lèvres rosées et aux mains
d’albâtre. Elle causait très vivement avec
l’inconnu.
– Ainsi, Son Éminence m’ordonne.... disait la
dame.
– De retourner à l’instant même en Angleterre,
et de la prévenir directement si le duc quittait
Londres.
– Et quant à mes autres instructions ? demanda

1
Dans Courtilz, Milady n’apparaît qu’au chapitre IV.

34
la belle voyageuse.
– Elles sont renfermées dans cette boîte, que
vous n’ouvrirez que de l’autre côté de la Manche.
– Très bien ; et vous, que faites-vous ?
– Moi, je retourne à Paris.
– Sans châtier cet insolent petit garçon ?
demanda la dame.
L’inconnu allait répondre : mais, au moment
où il ouvrait la bouche, d’Artagnan, qui avait tout
entendu, s’élança sur le seuil de la porte.
– C’est cet insolent petit garçon qui châtie les
autres, s’écria-t-il, et j’espère bien que cette fois-
ci celui qu’il doit châtier ne lui échappera pas
comme la première.
– Ne lui échappera pas ? reprit l’inconnu en
fronçant le sourcil.
– Non, devant une femme, vous n’oseriez pas
fuir, je présume.
– Songez, s’écria Milady en voyant le
gentilhomme porter la main à son épée, songez
que le moindre retard peut tout perdre.

35
– Vous avez raison, s’écria le gentilhomme ;
partez donc de votre côté, moi, je pars du mien.
Et, saluant la dame d’un signe de tête, il
s’élança sur son cheval, tandis que le cocher du
carrosse fouettait vigoureusement son attelage.
Les deux interlocuteurs partirent donc au galop,
s’éloignant chacun par un côté opposé de la rue.
– Eh ! Votre dépense, vociféra l’hôte, dont
l’affection pour son voyageur se changeait en un
profond dédain en voyant qu’il s’éloignait sans
solder ses comptes.
– Paye, maroufle, s’écria le voyageur toujours
galopant à son laquais, lequel jeta aux pieds de
l’hôte deux ou trois pièces d’argent et se mit à
galoper après son maître.
– Ah ! lâche, ah ! misérable, ah ! faux
gentilhomme ! cria d’Artagnan s’élançant à son
tour après le laquais.
Mais le blessé était trop faible encore pour
supporter une pareille secousse. À peine eut-il
fait dix pas, que ses oreilles tintèrent, qu’un
éblouissement le prit, qu’un nuage de sang passa

36
sur ses yeux et qu’il tomba au milieu de la rue, en
criant encore :
– Lâche ! lâche ! lâche !
– Il est en effet bien lâche, murmura l’hôte en
s’approchant de d’Artagnan, et essayant par cette
flatterie de se raccommoder avec le pauvre
garçon, comme le héron de la fable avec son
limaçon du soir1.
– Oui, bien lâche, murmura d’Artagnan ; mais
elle, bien belle !
– Qui, elle ? demanda l’hôte.
– Milady, balbutia d’Artagnan.
Et il s’évanouit une seconde fois.
– C’est égal, dit l’hôte, j’en perds deux, mais il
me reste celui-là, que je suis sûr de conserver au
moins quelques jours. C’est toujours onze écus de
gagnés.
On sait que onze écus faisaient juste la somme

1
La Fontaine, « Le Héron », Fables, livre VII, 4.

37
qui restait dans la bourse de d’Artagnan1.
L’hôte avait compté sur onze jours de maladie
à un écu par jour ; mais il avait compté sans son
voyageur. Le lendemain, dès cinq heures du
matin, d’Artagnan se leva, descendit lui-même à
la cuisine, demanda, outre quelques autres
ingrédients dont la liste n’est pas parvenue
jusqu’à nous, du vin, de l’huile, du romarin, et, la
recette de sa mère à la main, se composa un
baume dont il oignit ses nombreuses blessures,
renouvelant ses compresses lui-même et ne
voulant admettre l’adjonction d’aucun médecin.
Grâce sans doute à l’efficacité du baume de
Bohême, et peut-être aussi grâce à l’absence de
tout docteur, d’Artagnan se trouva sur pied dès le
soir même, et à peu près guéri le lendemain.
Mais, au moment de payer ce romarin, cette
huile et ce vin, seule dépense du maître qui avait
gardé une diète absolue, tandis qu’au contraire le
cheval jaune, au dire de l’hôtelier du moins, avait
mangé trois fois plus qu’on n’eût

1
Ci-dessus : « douze écus ».

38
raisonnablement pu le supposer pour sa taille,
d’Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite
bourse de velours râpé ainsi que les onze écus
qu’elle contenait ; mais quant à la lettre adressée
à M. de Tréville, elle avait disparu.
Le jeune homme commença par chercher cette
lettre avec une grande patience, tournant et
retournant vingt fois ses poches et ses goussets,
fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et
refermant sa bourse ; mais lorsqu’il eut acquis la
conviction que la lettre était introuvable, il entra
dans un troisième accès de rage, qui faillit lui
occasionner une nouvelle consommation de vin et
d’huile aromatisés : car, en voyant cette jeune
mauvaise tête s’échauffer et menacer de tout
casser dans l’établissement si l’on ne retrouvait
pas sa lettre, l’hôte s’était déjà saisi d’un épieu,
sa femme d’un manche à balai, et ses garçons des
mêmes bâtons qui avaient servi la surveille.
– Ma lettre de recommandation ! s’écria
d’Artagnan, ma lettre de recommandation,
sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des
ortolans !

39
Malheureusement une circonstance s’opposait
à ce que le jeune homme accomplît sa menace :
c’est que, comme nous l’avons dit, son épée avait
été, dans sa première lutte, brisée en deux
morceaux, ce qu’il avait parfaitement oublié. Il
en résulta que, lorsque d’Artagnan voulut en effet
dégainer, il se trouva purement et simplement
armé d’un tronçon d’épée de huit ou dix pouces à
peu près, que l’hôte avait soigneusement
renfoncé dans le fourreau. Quant au reste de la
lame, le chef l’avait adroitement détourné pour
s’en faire une lardoire.
Cependant cette déception n’eût probablement
pas arrêté notre fougueux jeune homme, si l’hôte
n’avait réfléchi que la réclamation que lui
adressait son voyageur était parfaitement juste.
– Mais, au fait, dit-il en abaissant son épieu,
où est cette lettre ?
– Oui, où est cette lettre ? cria d’Artagnan.
D’abord, je vous en préviens, cette lettre est pour
M. de Tréville, et il faut qu’elle se retrouve ; ou si
elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire
retrouver, lui !

40
Cette menace acheva d’intimider l’hôte. Après
le roi et M. le cardinal, M. de Tréville était
l’homme dont le nom peut-être était le plus
souvent répété par les militaires et même par les
bourgeois. Il y avait bien le père Joseph, c’est
vrai ; mais son nom à lui n’était jamais prononcé
que tout bas, tant était grande la terreur
qu’inspirait l’Éminence grise, comme on appelait
le familier du cardinal.
Aussi, jetant son épieu loin de lui, et
ordonnant à sa femme d’en faire autant de son
manche à balai et à ses valets de leurs bâtons, il
donna le premier l’exemple en se mettant lui-
même à la recherche de la lettre perdue.
– Est-ce que cette lettre renfermait quelque
chose de précieux ? demanda l’hôte au bout d’un
instant d’investigations inutiles.
– Sandis ! je le crois bien ! s’écria le Gascon
qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin
à la cour ; elle contenait ma fortune.
– Des bons sur l’Épargne1 ? demanda l’hôte

1
Cuir de l’aubergiste (ou de l’imprimeur) : il s’agit des

41
inquiet.
– Des bons sur la trésorerie particulière de Sa
Majesté, répondit d’Artagnan, qui, comptant
entrer au service du roi grâce à cette
recommandation, croyait pouvoir faire sans
mentir cette réponse quelque peu hasardée.
– Diable ! fit l’hôte tout à fait désespéré.
– Mais il n’importe, continua d’Artagnan avec
l’aplomb national, il n’importe, et l’argent n’est
rien : cette lettre était tout. J’eusse mieux aimé
perdre mille pistoles que de la perdre.
Il ne risquait pas davantage à dire vingt mille,
mais une certaine pudeur juvénile le retint.
Un trait de lumière frappa tout à coup l’esprit
de l’hôte, qui se donnait au diable en ne trouvant
rien.
– Cette lettre n’est point perdue, s’écria-t-il.
– Ah ! fit d’Artagnan.
– Non ; elle vous a été prise.

bons sur l’épargne, qui s’écrivait alors « espargne ».

42
– Prise ! et par qui ?
– Par le gentilhomme d’hier. Il est descendu à
la cuisine, où était votre pourpoint. Il y est resté
seul. Je gagerais que c’est lui qui l’a volée.
– Vous croyez ? répondit d’Artagnan peu
convaincu ; car il savait mieux que personne
l’importance toute personnelle de cette lettre, et
n’y voyait rien qui pût tenter la cupidité. Le fait
est qu’aucun des valets, aucun des voyageurs
présents n’eût rien gagné à posséder ce papier.
– Vous dites donc, reprit d’Artagnan, que vous
soupçonnez cet impertinent gentilhomme.
– Je vous dis que j’en suis sûr, continua
l’hôte ; lorsque je lui ai annoncé que Votre
Seigneurie était le protégé de M. de Tréville, et
que vous aviez même une lettre pour cet illustre
gentilhomme, il a paru fort inquiet, m’a demandé
où était cette lettre, et est descendu
immédiatement à la cuisine où il savait qu’était
votre pourpoint.
– Alors c’est mon voleur, répondit
d’Artagnan ; je m’en plaindrai à M. de Tréville,

43
et M. de Tréville s’en plaindra au roi. Puis il tira
majestueusement deux écus de sa poche, les
donna à l’hôte, qui l’accompagna, le chapeau à la
main, jusqu’à la porte, remonta sur son cheval
jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu’à
la porte Saint-Antoine1 à Paris, où son
propriétaire le vendit trois écus, ce qui était fort
bien payé, attendu que d’Artagnan l’avait fort
surmené pendant la dernière étape. Aussi le
maquignon auquel d’Artagnan le céda moyennant
les neuf livres susdites ne cacha-t-il point au
jeune homme qu’il n’en donnait cette somme
exorbitante qu’à cause de l’originalité de sa
couleur.
D’Artagnan entra donc dans Paris à pied,
portant son petit paquet sous son bras, et marcha
tant qu’il trouvât à louer une chambre qui convînt
à l’exiguïté de ses ressources. Cette chambre fut
une espèce de mansarde, sise rue des
Fossoyeurs2, près du Luxembourg.

1
Située à cette époque au début du faubourg Saint-Antoine.
2
Actuellement rue Servandoni.

44
Aussitôt le denier à Dieu donné, d’Artagnan
prit possession de son logement, passa le reste de
la journée à coudre à son pourpoint et à ses
chausses des passementeries que sa mère avait
détachées d’un pourpoint presque neuf de M.
d’Artagnan père, et qu’elle lui avait données en
cachette ; puis il alla quai de la Ferraille1, faire
remettre une lame à son épée ; puis il revint au
Louvre s’informer, au premier mousquetaire qu’il
rencontra, de la situation de l’hôtel de M. de
Tréville, lequel était situé rue du Vieux-
Colombier2, c’est-à-dire justement dans le
voisinage de la chambre arrêtée par d’Artagnan,
circonstance qui lui parut d’un heureux augure
pour le succès de son voyage.
Après quoi, content de la façon dont il s’était
conduit à Meung, sans remords dans le passé,
confiant dans le présent et plein d’espérance dans
l’avenir, il se coucha et s’endormit du sommeil
du brave.

1
Actuellement quai de la Mégisserie.
2
L’hôtel de M. de Tréville s’élevait au croisement des rues
de Tournon, de Condé et de Vaugirard.

45
Ce sommeil, tout provincial encore, le
conduisit jusqu’à neuf heures du matin, heure à
laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux
M. de Tréville, le troisième personnage du
royaume d’après l’estimation paternelle.

46
2

L’antichambre de M. de Tréville1

M. de Troisville, comme s’appelait encore sa


famille en Gascogne, ou M. de Tréville, comme il
avait fini par s’appeler lui-même à Paris, avait
réellement commencé comme d’Artagnan, c’est-
à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds
d’audace, d’esprit et d’entendement qui fait que
le plus pauvre gentillâtre gascon reçoit souvent
plus en ses espérances de l’héritage paternel que
le plus riche gentilhomme périgourdin ou
berrichon ne reçoit en réalité. Sa bravoure
insolente, son bonheur plus insolent encore dans
un temps où les coups pleuvaient comme grêle,
l’avaient hissé au sommet de cette échelle
difficile qu’on appelle la faveur de cour, et dont il

1
Voir Courtilz, chap. II : duel de d’Artagnan et de Porthos.

47
avait escaladé quatre à quatre les échelons.
Il était l’ami du roi, lequel honorait fort,
comme chacun sait, la mémoire de son père
Henri IV. Le père de M. de Tréville l’avait si
fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue,
qu’à défaut d’argent comptant – chose qui toute
la vie manqua au Béarnais, lequel paya
constamment ses dettes avec la seule chose qu’il
n’eût jamais besoin d’emprunter, c’est-à-dire
avec de l’esprit – qu’à défaut d’argent comptant,
disons-nous, il l’avait autorisé, après la reddition
de Paris, à prendre pour armes un lion d’or
passant sur gueules avec cette devise : Fidelis et
fortis1. C’était beaucoup pour l’honneur, mais
c’était médiocre pour le bien-être. Aussi, quand
l’illustre compagnon du grand Henri mourut, il
laissa pour seul héritage à monsieur son fils son
épée et sa devise. Grâce à ce double don et au
nom sans tache qui l’accompagnait, M. de
Tréville fut admis dans la maison du jeune
prince, où il servit si bien de son épée et fut si

1
Devise de fantaisie : « Fidèle et fort ».

48
fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes
lames du royaume, avait l’habitude de dire que,
s’il avait un ami qui se battit, il lui donnerait le
conseil de prendre pour second, lui d’abord, et
Tréville après, et peut-être même avant lui.
Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel
pour Tréville, attachement royal, attachement
égoïste, c’est vrai, mais qui n’en était pas moins
un attachement. C’est que, dans ces temps
malheureux, on cherchait fort à s’entourer
d’hommes de la trempe de Tréville. Beaucoup
pouvaient prendre pour devise l’épithète de fort,
qui faisait la seconde partie de son exergue ; mais
peu de gentilshommes pouvaient réclamer
l’épithète de fidèle, qui en formait la première.
Tréville était un de ces derniers ; c’était une de
ces rares organisations, à l’intelligence obéissante
comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à
l’œil rapide, à la main prompte, à qui l’œil
n’avait été donné que pour voir si le roi était
mécontent de quelqu’un, et la main que pour
frapper ce déplaisant quelqu’un : un Besme, un
Maurevers, un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin, à
Tréville, il n’avait manqué jusque-là que

49
l’occasion ; mais il la guettait, et il se promettait
bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais
elle passait à la portée de sa main. Aussi Louis
XIII fit-il de Tréville le capitaine de ses
mousquetaires, lesquels étaient à Louis XIII, pour
le dévouement ou plutôt pour le fanatisme, ce que
ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa
garde écossaise était à Louis XI.
De son côté, et sous ce rapport, le cardinal
n’était pas en reste avec le roi. Quand il avait vu
la formidable élite dont Louis XIII s’entourait, ce
second ou plutôt ce premier roi de France avait
voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses
mousquetaires comme Louis XIII avait les siens,
et l’on voyait ces deux puissances rivales trier
pour leur service, dans toutes les provinces de
France et même dans tous les États étrangers, les
hommes célèbres pour les grands coups d’épée.
Aussi Richelieu et Louis XIII se disputaient
souvent, en faisant leur partie d’échecs, le soir, au
sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun vantait
la tenue et le courage des siens, et tout en se
prononçant tout haut contre les duels et contre les
rixes, ils les excitaient tout bas à en venir aux

50
mains, et concevaient un véritable chagrin ou une
joie immodérée de la défaite ou de la victoire des
leurs. Ainsi, du moins, le disent les Mémoires
d’un homme qui fut dans quelques-unes de ces
défaites et dans beaucoup de ces victoires1.
Tréville avait pris le côté faible de son maître,
et c’est à cette adresse qu’il devait la longue et
constante faveur d’un roi qui n’a pas laissé la
réputation d’avoir été très fidèle à ses amitiés. Il
faisait parader ses mousquetaires devant le
cardinal Armand Duplessis avec un air narquois
qui hérissait de colère la moustache grise de Son
Éminence. Tréville entendait admirablement bien
la guerre de cette époque, où, quand on ne vivait
pas aux dépens de l’ennemi, on vivait aux dépens
de ses compatriotes : ses soldats formaient une
légion de diables à quatre, indisciplinée pour tout
autre que pour lui.
Débraillés, avinés, écorchés, les mousquetaires
du roi, ou plutôt ceux de M. de Tréville,
s’épandaient dans les cabarets, dans les

1
Dumas fait allusion à Courtilz (chap. II).

51
promenades, dans les jeux publics, criant fort et
retroussant leurs moustaches, faisant sonner leurs
épées, heurtant avec volupté les gardes de M. le
cardinal quand ils les rencontraient ; puis
dégainant en pleine rue, avec mille plaisanteries ;
tués quelquefois, mais sûrs en ce cas d’être
pleurés et vengés ; tuant souvent, et sûrs alors de
ne pas moisir en prison, M. de Tréville étant là
pour les réclamer. Aussi M. de Tréville était-il
loué sur tous les tons, chanté sur toutes les
gammes par ces hommes qui l’adoraient, et qui,
tout gens de sac et de corde qu’ils étaient,
tremblaient devant lui comme des écoliers devant
leur maître, obéissant au moindre mot, et prêts à
se faire tuer pour laver le moindre reproche.
M. de Tréville avait usé de ce levier puissant,
pour le roi d’abord et les amis du roi – puis pour
lui-même et pour ses amis. Au reste, dans aucun
des Mémoires de ce temps, qui a laissé tant de
mémoires, on ne voit que ce digne gentilhomme
ait été accusé, même par ses ennemis – et il en
avait autant parmi les gens de plume que chez les
gens d’épée – nulle part on ne voit, disons-nous,
que ce digne gentilhomme ait été accusé de se

52
faire payer la coopération de ses séides. Avec un
rare génie d’intrigue, qui le rendait l’égal des plus
forts intrigants, il était resté honnête homme.
Bien plus, en dépit des grandes estocades qui
déhanchent et des exercices pénibles qui
fatiguent, il était devenu un des plus galants
coureurs de ruelles, un des plus fins damerets1, un
des plus alambiqués diseurs de phœbus2 de son
époque ; on parlait des bonnes fortunes de
Tréville comme on avait parlé vingt ans
auparavant de celles de Bassompierre – et ce
n’était pas peu dire. Le capitaine des
mousquetaires était donc admiré, craint et aimé,
ce qui constitue l’apogée des fortunes humaines.
Louis XIV absorba tous les petits astres de sa
cour dans son vaste rayonnement ; mais son père,
soleil pluribus impar3, laissa sa splendeur
personnelle à chacun de ses favoris, sa valeur

1
Dameret : élégant empressé auprès des dames.
2
Phœbus (graphié ordinairement phébus) : galimatias ; voir
Corneille, Mélite, acte I, scène I, vers 65 : « donner sur le
phébus ».
3
Devise de Louis XIV : « Nec pluribus impar » (« Ici,
inférieur à plusieurs »).

53
individuelle à chacun de ses courtisans. Outre le
lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors
à Paris plus de deux cents petits levers un peu
recherchés. Parmi les deux cents petits levers,
celui de Tréville était un des plus courus.
La cour de son hôtel, situé rue du Vieux-
Colombier, ressemblait à un camp, et cela dès six
heures du matin en été et dès huit heures en hiver.
Cinquante à soixante mousquetaires, qui
semblaient s’y relayer pour présenter un nombre
toujours imposant, s’y promenaient sans cesse,
armés en guerre et prêts à tout. Le long d’un de
ses grands escaliers sur l’emplacement desquels
notre civilisation bâtirait une maison tout entière,
montaient et descendaient les solliciteurs de Paris
qui couraient après une faveur quelconque, les
gentilshommes de province avides d’être enrôlés,
et les laquais chamarrés de toutes couleurs, qui
venaient apporter à M. de Tréville les messages
de leurs maîtres. Dans l’antichambre, sur de
longues banquettes circulaires, reposaient les
élus, c’est-à-dire ceux qui étaient convoqués. Un
bourdonnement durait là depuis le matin jusqu’au
soir, tandis que M. de Tréville, dans son cabinet

54
contigu à cette antichambre, recevait les visites,
écoutait les plaintes, donnait ses ordres et,
comme le roi à son balcon du Louvre, n’avait
qu’à se mettre à sa fenêtre pour passer la revue
des hommes et des armes.
Le jour où d’Artagnan se présenta,
l’assemblée était imposante, surtout pour un
provincial arrivant de sa province : il est vrai que
ce provincial était Gascon, et que surtout à cette
époque les compatriotes de d’Artagnan avaient la
réputation de ne point facilement se laisser
intimider. En effet, une fois qu’on avait franchi la
porte massive, chevillée de longs clous à tête
quadrangulaire, on tombait au milieu d’une
troupe de gens d’épée qui se croisaient dans la
cour, s’interpellant, se querellant et jouant entre
eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes
ces vagues tourbillonnantes, il eût fallu être
officier, grand seigneur ou jolie femme.
Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce
désordre que notre jeune homme s’avança, le
cœur palpitant, rangeant sa longue rapière le long
de ses jambes maigres, et tenant une main au

55
rebord de son feutre avec ce demi-sourire du
provincial embarrassé qui veut faire bonne
contenance. Avait-il dépassé un groupe, alors il
respirait plus librement ; mais il comprenait
qu’on se retournait pour le regarder, et pour la
première fois de sa vie, d’Artagnan, qui jusqu’à
ce jour avait une assez bonne opinion de lui-
même, se trouva ridicule.
Arrivé à l’escalier, ce fut pis encore : il y avait
sur les premières marches quatre mousquetaires
qui se divertissaient à l’exercice suivant, tandis
que dix ou douze de leurs camarades attendaient
sur le palier que leur tour vint de prendre place à
la partie.
Un d’eux, placé sur le degré supérieur, l’épée
nue à la main, empêchait ou du moins s’efforçait
d’empêcher les trois autres de monter.
Ces trois autres s’escrimaient contre lui de
leurs épées fort agiles. D’Artagnan prit d’abord
ces fers pour des fleurets d’escrime, il les crut
boutonnés : mais il reconnut bientôt à certaines
égratignures que chaque arme, au contraire, était
affilée et aiguisée à souhait, et à chacune de ces

56
égratignures, non seulement les spectateurs, mais
encore les acteurs riaient comme des fous.
Celui qui occupait le degré en ce moment
tenait merveilleusement ses adversaires en
respect. On faisait cercle autour d’eux : la
condition portait qu’à chaque coup le touché
quitterait la partie, en perdant son tour d’audience
au profit du toucheur. En cinq minutes trois
furent effleurés, l’un au poignet, l’autre au
menton, l’autre à l’oreille, par le défenseur du
degré, qui lui-même ne fut pas atteint – adresse
qui lui valut, selon les conventions arrêtées, trois
tours de faveur.
Si difficile non pas qu’il fût, mais qu’il voulût
être à étonner, ce passe-temps étonna notre jeune
voyageur ; il avait vu dans sa province, cette terre
où s’échauffent cependant si promptement les
têtes, un peu plus de préliminaires aux duels, et la
gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus
forte de toutes celles qu’il avait ouïes jusqu’alors,
même en Gascogne. Il se crut transporté dans ce

57
fameux pays des géants où Gulliver1 alla depuis
et eut si grand-peur ; et cependant il n’était pas au
bout : restaient le palier et l’antichambre.
Sur le palier on ne se battait plus, on racontait
des histoires de femmes, et dans l’antichambre
des histoires de cour. Sur le palier, d’Artagnan
rougit ; dans l’antichambre, il frissonna. Son
imagination éveillée et vagabonde, qui en
Gascogne le rendait redoutable aux jeunes
femmes de chambre et même quelquefois aux
jeunes maîtresses, n’avait jamais rêvé, même
dans ces moments de délire, la moitié de ces
merveilles amoureuses et le quart de ces
prouesses galantes, rehaussées des noms les plus
connus et des détails les moins voilés. Mais si son
amour pour les bonnes mœurs fut choqué sur le
palier, son respect pour le cardinal fut scandalisé
dans l’antichambre. Là, à son grand étonnement,
d’Artagnan entendait critiquer tout haut la
politique qui faisait trembler l’Europe et la vie

1
Swift, Les Voyages de Gulliver, deuxième partie
(« Voyage à Brobdingnag »). La première édition française
paraît en 1727.

58
privée du cardinal, que tant de hauts et puissants
seigneurs avaient été punis d’avoir tenté
d’approfondir ce grand homme, révéré par M.
d’Artagnan père, servait de risée aux
mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient
ses jambes cagneuses et son dos voûté ; quelques-
uns chantaient des noëls sur Mme d’Aiguillon, sa
maîtresse, et Mme de Combalet, sa nièce1, tandis
que les autres liaient des parties contre les pages
et les gardes du cardinal-duc, toutes choses qui
paraissaient à d’Artagnan de monstrueuses
impossibilités.
Cependant, quand le nom du roi intervenait
parfois tout à coup à l’improviste au milieu de
tous ces quolibets cardinalesques, une espèce de
bâillon calfeutrait pour un moment toutes ces
bouches moqueuses ; on regardait avec hésitation
autour de soi, et l’on semblait craindre
l’indiscrétion de la cloison du cabinet de M. de
Tréville ; mais bientôt une allusion ramenait la

1
Elles ne sont en réalité qu’une seule et même personne :
Marie-Madeleine de Vignerot, dame de Combalet, puis
duchesse d’Aiguillon (1638).

59
conversation sur Son Éminence, et alors les éclats
reprenaient de plus belle, et la lumière n’était
ménagée sur aucune de ses actions.
– Certes, voilà des gens qui vont être
embastillés et pendus, pensa d’Artagnan avec
terreur, et moi sans aucun doute avec eux, car du
moment où je les ai écoutés et entendus, je serai
tenu pour leur complice. Que dirait monsieur
mon père, qui m’a si fort recommandé le respect
du cardinal, s’il me savait dans la société de
pareils païens ?
Aussi, comme on s’en doute sans que je le
dise, d’Artagnan n’osait se livrer à la
conversation ; seulement il regardait de tous ses
yeux, écoutant de toutes ses oreilles, tendant
avidement ses cinq sens pour ne rien perdre, et
malgré sa confiance dans les recommandations
paternelles, il se sentait porté par ses goûts et
entraîné par ses instincts à louer plutôt qu’à
blâmer les choses inouïes qui se passaient là.
Cependant, comme il était absolument
étranger à la foule des courtisans de M. de
Tréville, et que c’était la première fois qu’on

60
l’apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce
qu’il désirait. À cette demande, d’Artagnan se
nomma fort humblement, s’appuya du titre de
compatriote, et pria le valet de chambre qui était
venu lui faire cette question de demander pour lui
à M. de Tréville un moment d’audience, demande
que celui-ci promit d’un ton protecteur de
transmettre en temps et lieu.
D’Artagnan, un peu revenu de sa surprise
première, eut donc le loisir d’étudier un peu les
costumes et les physionomies.
Au centre du groupe le plus animé était un
mousquetaire de grande taille, d’une figure
hautaine et d’une bizarrerie de costume qui
attirait sur lui l’attention générale. Il ne portait
pas, pour le moment, la casaque d’uniforme, qui,
au reste, n’était pas absolument obligatoire dans
cette époque de liberté moindre mais
d’indépendance plus grande, mais un justaucorps
bleu de ciel, tant soit peu fané et râpé, et sur cet
habit un baudrier magnifique, en broderies d’or,
et qui reluisait comme les écailles dont l’eau se
couvre au grand soleil. Un manteau long de

61
velours cramoisi tombait avec grâce sur ses
épaules, découvrant par-devant seulement le
splendide baudrier, auquel pendait une
gigantesque rapière.
Ce mousquetaire venait de descendre de garde
à l’instant même, se plaignait d’être enrhumé et
toussait de temps en temps avec affectation.
Aussi avait-il pris le manteau, à ce qu’il disait
autour de lui, et tandis qu’il parlait du haut de sa
tête, en frisant dédaigneusement sa moustache, on
admirait avec enthousiasme le baudrier brodé, et
d’Artagnan plus que tout autre.
– Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la
mode en vient ; c’est une folie, je le sais bien,
mais c’est la mode. D’ailleurs, il faut bien
employer à quelque chose l’argent de sa légitime.
– Ah ! Porthos ! s’écria un des assistants,
n’essaie pas de nous faire croire que ce baudrier
te vient de la générosité paternelle : il t’aura été
donné par la dame voilée avec laquelle je t’ai
rencontré l’autre dimanche vers la porte Saint-

62
Honoré1.
– Non, sur mon honneur et foi de
gentilhomme, je l’ai acheté moi-même, et de mes
propres deniers, répondit celui qu’on venait de
désigner sous le nom de Porthos.
– Oui, comme j’ai acheté, moi, dit un autre
mousquetaire, cette bourse neuve, avec ce que ma
maîtresse avait mis dans la vieille.
– Vrai, dit Porthos, et la preuve c’est que je
l’ai payé douze pistoles.
L’admiration redoubla, quoique le doute
continuât d’exister.
– N’est-ce pas, Aramis ? dit Porthos se
tournant vers un autre mousquetaire.
Cet autre mousquetaire formait un contraste
parfait avec celui qui l’interrogeait et qui venait

1
Située à la hauteur de la Comédie-française. La deuxième
porte Saint-Honoré, construite en 1380 à l’emplacement de
l’actuel n° 161 de la rue Saint-Honoré, constituait un fortin de
l’enceinte de Charles V ; elle se composait d’un rez-de-
chaussée et d’un étage massif, flanqué à chaque angle d’une
tour ronde. Elle disparut à la fin de 1636.

63
de le désigner sous le nom d’Aramis : c’était un
jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans à
peine, à la figure naïve et doucereuse, à l’œil noir
et doux et aux joues roses et veloutées comme
une pêche en automne ; sa moustache fine
dessinait sur sa lèvre supérieure une ligne d’une
rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre
de s’abaisser, de peur que leurs veines ne se
gonflassent, et de temps en temps il se pinçait le
bout des oreilles pour les maintenir d’un incarnat
tendre et transparent. D’habitude il parlait peu et
lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en
montrant ses dents, qu’il avait belles et dont,
comme du reste de sa personne, il semblait
prendre le plus grand soin. Il répondit par un
signe de tête affirmatif à l’interpellation de son
ami.
Cette affirmation parut avoir fixé tous les
doutes à l’endroit du baudrier ; on continua donc
de l’admirer, mais on n’en parla plus ; et par un
de ces revirements rapides de la pensée, la
conversation passa tout à coup à un autre sujet.
– Que pensez-vous de ce que raconte l’écuyer

64
de Chalais ? demanda un autre mousquetaire sans
interpeller directement personne, mais
s’adressant au contraire à tout le monde.
– Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d’un
ton suffisant.
– Il raconte qu’il a trouvé à Bruxelles
Rochefort, l’âme damnée du cardinal, déguisé en
capucin ; ce Rochefort maudit, grâce à ce
déguisement, avait joué M. de Laigues comme un
niais qu’il est.
– Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la
chose est-elle sûre ?
– Je la tiens d’Aramis, répondit le
mousquetaire.
– Vraiment ?
– Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit
Aramis ; je vous l’ai racontée, à vous-même hier,
n’en parlons donc plus.
– N’en parlons plus, voilà votre opinion à
vous, reprit Porthos. N’en parlons plus ! peste !
comme vous concluez vite. Comment ! le
cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler

65
sa correspondance par un traître, un brigand, un
pendard ; fait, avec l’aide de cet espion et grâce à
cette correspondance, couper le cou à Chalais,
sous le stupide prétexte qu’il a voulu tuer le roi et
marier monsieur avec la reine ! Personne ne
savait un mot de cette énigme, vous nous
l’apprenez hier, à la grande satisfaction de tous,
et quand nous sommes encore tout ébahis de cette
nouvelle, vous venez nous dire aujourd’hui :
N’en parlons plus !
– Parlons-en donc, voyons, puisque vous le
désirez, reprit Aramis avec patience.
– Ce Rochefort, s’écria Porthos, si j’étais
l’écuyer du pauvre Chalais, passerait avec moi un
vilain moment.
– Et vous, vous passeriez un triste quart
d’heure avec le duc Rouge, reprit Aramis.
– Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc
Rouge ! répondit Porthos en battant des mains et
en approuvant de la tête. Le « duc Rouge » est
charmant. Je répandrai le mot, mon cher, soyez
tranquille. A-t-il de l’esprit, cet Aramis ! Quel
malheur que vous n’ayez pas pu suivre votre

66
vocation, mon cher ! quel délicieux abbé vous
eussiez fait !
– Oh ! ce n’est qu’un retard momentané, reprit
Aramis ; un jour, je le serai. Vous savez bien,
Porthos, que je continue d’étudier la théologie
pour cela.
– Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le
fera tôt ou tard.
– Tôt, dit Aramis.
– Il n’attend qu’une chose pour le décider tout
à fait et pour reprendre sa soutane, qui est pendue
derrière son uniforme, reprit un mousquetaire.
– Et quelle chose attend-il ? demanda un autre.
– Il attend que la reine ait donné un héritier à
la couronne de France.
– Ne plaisantons pas là-dessus, messieurs, dit
Porthos ; grâce à Dieu, la reine est encore d’âge à
le donner.
– On dit que M. de Buckingham est en France,
reprit Aramis avec un rire narquois qui donnait à
cette phrase, si simple en apparence, une
signification passablement scandaleuse.

67
– Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez
tort, interrompit Porthos, et votre manie d’esprit
vous entraîne toujours au-delà des bornes ; si M.
de Tréville vous entendait, vous seriez mal venu
de parler ainsi.
– Allez-vous me faire la leçon, Porthos ?
s’écria Aramis, dans l’œil doux duquel on vit
passer comme un éclair.
– Mon cher, soyez mousquetaire ou abbé.
Soyez l’un ou l’autre, mais pas l’un et l’autre,
reprit Porthos. Tenez, Athos vous l’a dit encore
l’autre jour : vous mangez à tous les râteliers.
Ah ! ne nous fâchons pas, je vous prie, ce serait
inutile, vous savez bien ce qui est convenu entre
vous, Athos et moi. Vous allez chez Mme
d’Aiguillon, et vous lui faites la cour ; vous allez
chez Mme de Bois-Tracy1, la cousine de Mme de
Chevreuse, et vous passez pour être fort en avant
dans les bonnes grâces de la dame. Oh ! mon
Dieu, n’avouez pas votre bonheur, on ne vous
demande pas votre secret, on connaît votre

1
Invention de Dumas.

68
discrétion. Mais puisque vous possédez cette
vertu, que diable ! faites-en usage à l’endroit de
Sa Majesté. S’occupe qui voudra et comme on
voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est
sacrée, et si l’on en parle, que ce soit en bien.
– Porthos, vous êtes prétentieux comme
Narcisse, je vous en préviens, répondit Aramis ;
vous savez que je hais la morale, excepté quand
elle est faite par Athos. Quant à vous, mon cher,
vous avez un trop magnifique baudrier pour être
bien fort là-dessus. Je serai abbé s’il me
convient ; en attendant, je suis mousquetaire : en
cette qualité, je dis ce qu’il me plaît, et en ce
moment il me plaît de vous dire que vous
m’impatientez.
– Aramis !
– Porthos !
– Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s’écria-t-on
autour d’eux.
– M. de Tréville attend monsieur d’Artagnan,
interrompit le laquais en ouvrant la porte du
cabinet.

69
À cette annonce, pendant laquelle la porte
demeurait ouverte, chacun se tut, et au milieu du
silence général le jeune Gascon traversa
l’antichambre dans une partie de sa longueur et
entra chez le capitaine des mousquetaires, se
félicitant de tout son cœur d’échapper aussi à
point à la fin de cette bizarre querelle.

70
3

L’audience1

M. de Tréville était pour le moment de fort


méchante humeur ; néanmoins il salua poliment
le jeune homme, qui s’inclina jusqu’à terre, et il
sourit en recevant son compliment, dont l’accent
béarnais lui rappela à la fois sa jeunesse et son
pays, double souvenir qui fait sourire l’homme à
tous les âges. Mais, se rapprochant presque
aussitôt de l’antichambre et faisant à d’Artagnan
un signe de la main, comme pour lui demander la
permission d’en finir avec les autres avant de
commencer avec lui, il appela trois fois, en
grossissant la voix à chaque fois, de sorte qu’il
parcourut tous les tons intervallaires entre

1
Courtilz : l’entrevue avec M. de Tréville a lieu après le
duel avec les gardes du cardinal.

71
l’accent impératif et l’accent irrité :
– Athos ! Porthos ! Aramis !
Les deux mousquetaires avec lesquels nous
avons déjà fait connaissance, et qui répondaient
aux deux derniers de ces trois noms, quittèrent
aussitôt les groupes dont ils faisaient partie et
s’avancèrent vers le cabinet, dont la porte se
referma derrière eux dès qu’ils en eurent franchi
le seuil. Leur contenance, bien qu’elle ne fût pas
tout à fait tranquille, excita cependant, par son
laisser-aller à la fois plein de dignité et de
soumission, l’admiration de d’Artagnan, qui
voyait dans ces hommes des demi-dieux, et dans
leur chef un Jupiter olympien armé de toutes ses
foudres.
Quand les deux mousquetaires furent entrés,
quand la porte fut refermée derrière eux, quand le
murmure bourdonnant de l’antichambre, auquel
l’appel qui venait d’être fait avait sans doute
donné un nouvel aliment, eut recommencé ;
quand enfin M. de Tréville eut trois ou quatre fois
arpenté, silencieux et le sourcil froncé, toute la
longueur de son cabinet, passant chaque fois

72
devant Porthos et Aramis, roides et muets comme
à la parade, il s’arrêta tout à coup en face d’eux,
et les couvrant des pieds à la tête d’un regard
irrité :
– Savez-vous ce que m’a dit le roi, s’écria-t-il,
cela pas plus tard qu’hier au soir ? Le savez-vous,
messieurs ?
– Non, répondirent après un instant de silence
les deux mousquetaires ; non, monsieur, nous
l’ignorons.
– Mais j’espère que vous nous ferez l’honneur
de nous le dire, ajouta Aramis de son ton le plus
poli et avec la plus gracieuse révérence.
– Il m’a dit qu’il recruterait désormais ses
mousquetaires parmi les gardes de M. le
cardinal !
– Parmi les gardes de M. le cardinal ! et
pourquoi cela ? demanda vivement Porthos.
– Parce qu’il voyait bien que sa piquette avait
besoin d’être ragaillardie par un mélange de bon
vin.
Les deux mousquetaires rougirent jusqu’au

73
blanc des yeux. D’Artagnan ne savait où il en
était et eût voulu être à cent pieds sous terre.
– Oui, oui, continua M. de Tréville en
s’animant, oui, et Sa Majesté avait raison, car, sur
mon honneur, il est vrai que les mousquetaires
font triste figure à la cour. M. le cardinal
racontait hier au jeu du roi, avec un air de
condoléance qui me déplut fort, qu’avant-hier ces
damnés mousquetaires, ces diables à quatre – il
appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui
me déplut encore davantage – ces pourfendeurs,
ajoutait-il en me regardant de son œil de chat-
tigre, s’étaient attardés rue Férou1, dans un
cabaret, et qu’une ronde de ses gardes – j’ai cru
qu’il allait me rire au nez – avait été forcée
d’arrêter les perturbateurs. Morbleu ! vous devez
en savoir quelque chose ! Arrêter des
mousquetaires ! Vous en étiez, vous autres, ne
vous en défendez pas, on vous a reconnus, et le
cardinal vous a nommés. Voilà bien ma faute,
oui, ma faute, puisque c’est moi qui choisis mes

1
Elle va aujourd’hui de la rue Vaugirard à la place Saint-
Sulpice.

74
hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable
m’avez-vous demandé la casaque quand vous
alliez être si bien sous la soutane ? Voyons, vous,
Porthos, n’avez-vous un si beau baudrier d’or que
pour y suspendre une épée de paille ? Et Athos !
je ne vois pas Athos. Où est-il ?
– Monsieur, répondit tristement Aramis, il est
malade, fort malade.
– Malade, fort malade, dites-vous ? et de
quelle maladie ?
– On craint que ce ne soit de la petite vérole1,
monsieur, répondit Porthos voulant mêler à son
tour un mot à la conversation, et ce qui serait
fâcheux en ce que très certainement cela gâterait
son visage.
– De la petite vérole ! Voilà encore une
glorieuse histoire que vous me contez là,
Porthos ! Malade de la petite vérole, à son âge ?...
Non pas !... mais blessé sans doute, tué peut-

1
Petite vérole : la variole qui, avant la mise en pratique de
l’inoculation, tuait, selon d’Alembert, « la septième ou la
huitième partie du genre humain ».

75
être... Ah ! si je le savais !... Sangdieu !
Messieurs les mousquetaires, je n’entends pas
que l’on hante ainsi les mauvais lieux, qu’on se
prenne de querelle dans la rue et qu’on joue de
l’épée dans les carrefours. Je ne veux pas enfin
qu’on prête à rire aux gardes de M. le cardinal,
qui sont de braves gens, tranquilles, adroits, qui
ne se mettent jamais dans le cas d’être arrêtés, et
qui d’ailleurs ne se laisseraient pas arrêter,
eux !... j’en suis sûr... Ils aimeraient mieux
mourir sur la place que de faire un pas en
arrière... Se sauver, détaler, fuir, c’est bon pour
les mousquetaires du roi, cela !
Porthos et Aramis frémissaient de rage. Ils
auraient volontiers étranglé M. de Tréville, si au
fond de tout cela ils n’avaient pas senti que
c’était le grand amour qu’il leur portait qui le
faisait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du
pied, se mordaient les lèvres jusqu’au sang et
serraient de toute leur force la garde de leur épée.
Au-dehors on avait entendu appeler, comme nous
l’avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l’on
avait deviné, à l’accent de la voix de M. de
Tréville, qu’il était parfaitement en colère. Dix

76
têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie et
pâlissaient de fureur, car leurs oreilles collées à la
porte ne perdaient pas une syllabe de ce qui se
disait, tandis que leurs bouches répétaient au fur
et à mesure les paroles insultantes du capitaine à
toute la population de l’antichambre. En un
instant depuis la porte du cabinet jusqu’à la porte
de la rue, tout l’hôtel fut en ébullition.
– Ah ! les mousquetaires du roi se font arrêter
par les gardes de M. le cardinal, continua M. de
Tréville aussi furieux à l’intérieur que ses soldats,
mais saccadant ses paroles et les plongeant une à
une pour ainsi dire et comme autant de coups de
stylet dans la poitrine de ses auditeurs. Ah ! six
gardes de Son Éminence arrêtent six
mousquetaires de Sa Majesté ! Morbleu ! j’ai pris
mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donne
ma démission de capitaine des mousquetaires du
roi pour demander une lieutenance dans les
gardes du cardinal, et s’il me refuse, morbleu ! je
me fais abbé.
À ces paroles, le murmure de l’extérieur
devint une explosion : partout on n’entendait que

77
jurons et blasphèmes. Les morbleu ! les
sangdieu ! les morts de tous les diables ! se
croisaient dans l’air. D’Artagnan cherchait une
tapisserie derrière laquelle se cacher, et se sentait
une envie démesurée de se fourrer sous la table.
– Eh bien ! mon capitaine, dit Porthos hors de
lui, la vérité est que nous étions six contre six,
mais nous avons été pris en traître, et avant que
nous eussions eu le temps de tirer nos épées, deux
d’entre nous étaient tombés morts, et Athos,
blessé grièvement, ne valait guère mieux. Car
vous le connaissez, Athos ; eh bien ! capitaine, il
a essayé de se relever deux fois, et il est retombé
deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas
rendus, non ! l’on nous a entraînés de force. En
chemin, nous nous sommes sauvés. Quant à
Athos, on l’avait cru mort, et on l’a laissé bien
tranquillement sur le champ de bataille, ne
pensant pas qu’il valût la peine d’être emporté.
Voilà l’histoire. Que diable, capitaine ! on ne
gagne pas toutes les batailles. Le grand Pompée a
perdu celle de Pharsale, et le roi François Ier, qui,

78
à ce que j’ai entendu dire, en valait bien un autre,
a perdu cependant celle de Pavie1.
– Et j’ai l’honneur de vous assurer que j’en ai
tué un avec sa propre épée, dit Aramis, car la
mienne s’est brisée à la première parade... Tué ou
poignardé, monsieur, comme il vous sera
agréable.
– Je ne savais pas cela, reprit M. de Tréville
d’un ton un peu radouci. M. le cardinal avait
exagéré, à ce que je vois.
– Mais de grâce, monsieur, continua Aramis,
qui, voyant son capitaine s’apaiser, osait hasarder
une prière, de grâce, monsieur, ne dites pas
qu’Athos lui-même est blessé : il serait au
désespoir que cela parvint aux oreilles du roi, et
comme la blessure est des plus graves, attendu
qu’après avoir traversé l’épaule elle pénètre dans
la poitrine, il serait à craindre...
Au même instant la portière se souleva, et une
tête noble et belle, mais affreusement pâle, parut

1
La bataille de Pharsale (48 av. J.-C.) opposa Pompée à
César ; celle de Pavie (1525) opposa François Ier aux Impériaux.

79
sous la frange.
– Athos ! s’écrièrent les deux mousquetaires.
– Athos ! répéta M. de Tréville lui-même.
– Vous m’avez mandé, monsieur, dit Athos à
M. de Tréville d’une voix affaiblie mais
parfaitement calme, vous m’avez demandé, à ce
que m’ont dit nos camarades, et je m’empresse de
me rendre à vos ordres ; voilà, monsieur, que me
voulez-vous ?
Et à ces mots le mousquetaire, en tenue
irréprochable, sanglé comme de coutume, entra
d’un pas ferme dans le cabinet. M. de Tréville,
ému jusqu’au fond du cœur de cette preuve de
courage, se précipita vers lui.
– J’étais en train de dire à ces messieurs,
ajouta-t-il, que je défends à mes mousquetaires
d’exposer leurs jours sans nécessité, car les
braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait
que ses mousquetaires sont les plus braves gens
de la terre. Votre main, Athos.
Et sans attendre que le nouveau venu répondît
de lui-même à cette preuve d’affection, M. de

80
Tréville saisissait sa main droite et la lui serrait
de toutes ses forces, sans s’apercevoir qu’Athos,
quel que fût son empire sur lui-même, laissait
échapper un mouvement de douleur et pâlissait
encore, ce que l’on aurait pu croire impossible.
La porte était restée entrouverte, tant l’arrivée
d’Athos, dont, malgré le secret gardé, la blessure
était connue de tous, avait produit de sensation.
Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers
mots du capitaine et deux ou trois têtes,
entraînées par l’enthousiasme, apparurent par les
ouvertures de la tapisserie. Sans doute, M. de
Tréville allait réprimer par de vives paroles cette
infraction aux lois de l’étiquette lorsqu’il sentit
tout à coup la main d’Athos se crisper dans la
sienne, et qu’en portant les yeux sur lui il
s’aperçut qu’il allait s’évanouir. Au même
instant, Athos, qui avait rassemblé toutes ses
forces pour lutter contre la douleur, vaincu enfin
par elle, tomba sur le parquet comme s’il fût
mort.
– Un chirurgien ! cria M. de Tréville. Le mien,
celui du roi, le meilleur ! Un chirurgien ! ou,

81
sangdieu ! mon brave Athos va trépasser.
Aux cris de M. de Tréville, tout le monde se
précipita dans son cabinet sans qu’il songeât à en
fermer la porte à personne, chacun s’empressant
autour du blessé. Mais tout cet empressement eût
été inutile, si le docteur demandé ne se fût trouvé
dans l’hôtel même ; il fendit la foule, s’approcha
d’Athos toujours évanoui, et, comme tout ce bruit
et tout ce mouvement le gênait fort, il demanda
comme première chose et comme la plus urgente
que le mousquetaire fût emporté dans une
chambre voisine. Aussitôt M. de Tréville ouvrit
une porte et montra le chemin à Porthos et à
Aramis, qui emportèrent leur camarade dans leurs
bras. Derrière ce groupe marchait le chirurgien, et
derrière le chirurgien, la porte se referma.
Alors le cabinet de M. de Tréville, ce lieu
ordinairement si respecté, devint momentanément
une succursale de l’antichambre. Chacun
discourait, pérorait, parlait haut, jurant, sacrant,
donnant le cardinal et ses gardes à tous les
diables.
Un instant après, Porthos et Aramis

82
rentrèrent ; le chirurgien et M. de Tréville seuls
étaient restés près du blessé.
Enfin M. de Tréville rentra à son tour. Le
blessé avait repris connaissance ; le chirurgien
déclarait que l’état du mousquetaire n’avait rien
qui pût inquiéter ses amis, sa faiblesse ayant été
purement et simplement occasionnée par la perte
de son sang.
Puis M. de Tréville fit un signe de la main, et
chacun se retira, excepté d’Artagnan, qui
n’oubliait point qu’il avait audience et qui, avec
sa ténacité de Gascon, était demeuré à la même
place.
Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte
fut refermée, M. de Tréville se retourna et se
trouva seul avec le jeune homme. L’événement
qui venait d’arriver lui avait quelque peu fait
perdre le fil de ses idées. Il s’informa de ce que
lui voulait l’obstiné solliciteur. D’Artagnan alors
se nomma, et M. de Tréville, se rappelant d’un
seul coup tous ses souvenirs du présent et du
passé, se trouva au courant de sa situation.
– Pardon, lui dit-il en souriant, pardon, mon

83
cher compatriote, mais je vous avais parfaitement
oublié. Que voulez-vous ! un capitaine n’est rien
qu’un père de famille chargé d’une plus grande
responsabilité qu’un père de famille ordinaire.
Les soldats sont de grands enfants ; mais comme
je tiens à ce que les ordres du roi, et surtout ceux
de M. le cardinal, soient exécutés...
D’Artagnan ne put dissimuler un sourire. À ce
sourire, M. de Tréville jugea qu’il n’avait point
affaire à un sot, et venant droit au fait, tout en
changeant de conversation :
– J’ai beaucoup aimé monsieur votre père, dit-
il. Que puis-je faire pour son fils ? Hâtez-vous,
mon temps n’est pas à moi.
– Monsieur, dit d’Artagnan, en quittant Tarbes
et en venant ici, je me proposais de vous
demander, en souvenir de cette amitié dont vous
n’avez pas perdu mémoire, une casaque de
mousquetaire ; mais, après tout ce que je vois
depuis deux heures, je comprends qu’une telle
faveur serait énorme, et je tremble de ne point la
mériter.
– C’est une faveur en effet, jeune homme,

84
répondit M. de Tréville ; mais elle peut ne pas
être si fort au-dessus de vous que vous le croyez
ou que vous avez l’air de le croire. Toutefois une
décision de Sa Majesté a prévu ce cas, et je vous
annonce avec regret qu’on ne reçoit personne
mousquetaire avant l’épreuve préalable de
quelques campagnes, de certaines actions d’éclat,
ou d’un service de deux ans dans quelque autre
régiment moins favorisé que le nôtre.
D’Artagnan s’inclina sans rien répondre. Il se
sentait encore plus avide d’endosser l’uniforme
de mousquetaire depuis qu’il y avait de si grandes
difficultés à l’obtenir.
– Mais, continua Tréville en fixant sur son
compatriote un regard si perçant qu’on eût dit
qu’il voulait lire jusqu’au fond de son cœur, mais,
en faveur de votre père, mon ancien compagnon,
comme je vous l’ai dit, je veux faire quelque
chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de
Béarn ne sont ordinairement pas riches, et je
doute que les choses aient fort changé de face
depuis mon départ de la province. Vous ne devez
donc pas avoir de trop, pour vivre, de l’argent

85
que vous avez apporté avec vous.
D’Artagnan se redressa d’un air fier qui
voulait dire qu’il ne demandait l’aumône à
personne.
– C’est bien, jeune homme, c’est bien,
continua Tréville, je connais ces airs-là, je suis
venu à Paris avec quatre écus dans ma poche, et
je me serais battu avec quiconque m’aurait dit
que je n’étais pas en état d’acheter le Louvre.
D’Artagnan se redressa de plus en plus ; grâce
à la vente de son cheval, il commençait sa
carrière avec quatre écus de plus que M. de
Tréville n’avait commencé la sienne.
– Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de
conserver ce que vous avez, si forte que soit cette
somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de
vous perfectionner dans les exercices qui
conviennent à un gentilhomme. J’écrirai dès
aujourd’hui une lettre au directeur de l’Académie
royale1, et dès demain il vous recevra sans

1
Institution réservée à la noblesse où s’enseignaient
équitation, escrime, tir.

86
rétribution aucune. Ne refusez pas cette petite
douceur. Nos gentilshommes les mieux nés et les
plus riches la sollicitent quelquefois, sans pouvoir
l’obtenir. Vous apprendrez le manège du cheval,
l’escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes
connaissances, et de temps en temps vous
reviendrez me voir pour me dire où vous en êtes
et si je puis faire quelque chose pour vous.
D’Artagnan, tout étranger qu’il fût encore aux
façons de cour, s’aperçut de la froideur de cet
accueil.
– Hélas, monsieur, dit-il, je vois combien la
lettre de recommandation que mon père m’avait
remise pour vous me fait défaut aujourd’hui !
– En effet, répondit M. de Tréville, je
m’étonne que vous ayez entrepris un aussi long
voyage sans ce viatique obligé, notre seule
ressource à nous autres Béarnais.
– Je l’avais, monsieur, et, Dieu merci, en
bonne forme, s’écria d’Artagnan ; mais on me l’a
perfidement dérobé.
Et il raconta toute la scène de Meung,

87
dépeignit le gentilhomme inconnu dans ses
moindres détails, le tout avec une chaleur, une
vérité qui charmèrent M. de Tréville.
– Voilà qui est étrange, dit ce dernier en
méditant ; vous aviez donc parlé de moi tout
haut ?
– Oui, monsieur, sans doute j’avais commis
cette imprudence ; que voulez-vous, un nom
comme le vôtre devait me servir de bouclier en
route : jugez si je me suis mis souvent à couvert !
La flatterie était fort de mise alors, et M. de
Tréville aimait l’encens comme un roi ou comme
un cardinal. Il ne put donc s’empêcher de sourire
avec une visible satisfaction, mais ce sourire
s’effaça bientôt, et revenant de lui-même à
l’aventure de Meung :
– Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme
n’avait-il pas une légère cicatrice à la tempe ?
– Oui, comme le ferait l’éraflure d’une balle.
– N’était-ce pas un homme de belle mine ?
– Oui.
– De haute taille ?

88
– Oui.
– Pâle de teint et brun de poil ?
– Oui, oui, c’est cela. Comment se fait-il,
monsieur, que vous connaissiez cet homme ?
Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai,
je vous le jure, fût-ce en enfer...
– Il attendait une femme ? continua Tréville.
– Il est du moins parti après avoir causé un
instant avec celle qu’il attendait.
– Vous ne savez pas quel était le sujet de leur
conversation ?
– Il lui remettait une boîte, lui disait que cette
boîte contenait ses instructions, et lui
recommandait de ne l’ouvrir qu’à Londres.
– Cette femme était Anglaise ?
– Il l’appelait Milady.
– C’est lui ! murmura Tréville, c’est lui ! Je le
croyais encore à Bruxelles !
– Oh ! monsieur, si vous savez quel est cet
homme, s’écria d’Artagnan, indiquez-moi qui il
est et d’où il est, puis je vous tiens quitte de tout,

89
même de votre promesse de me faire entrer dans
les mousquetaires ; car avant toute chose je veux
me venger.
– Gardez-vous-en bien, jeune homme, s’écria
Tréville ; si vous le voyez venir, au contraire,
d’un côté de la rue, passez de l’autre ! Ne vous
heurtez pas à un pareil rocher : il vous briserait
comme un verre.
– Cela n’empêche pas, dit d’Artagnan, que si
jamais je le retrouve...
– En attendant, reprit Tréville, ne le cherchez
pas, si j’ai un conseil à vous donner.
Tout à coup Tréville s’arrêta, frappé d’un
soupçon subit. Cette grande haine que manifestait
si hautement le jeune voyageur pour cet homme,
qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait
dérobé la lettre de son père, cette haine ne
cachait-elle pas quelque perfidie ? Ce jeune
homme n’était-il pas envoyé par Son Éminence ?
Ne venait-il pas pour lui tendre quelque piège ?
Ce prétendu d’Artagnan n’était-il pas un
émissaire du cardinal qu’on cherchait à introduire
dans sa maison, et qu’on avait placé près de lui

90
pour surprendre sa confiance et pour le perdre
plus tard, comme cela s’était mille fois pratiqué ?
Il regarda d’Artagnan plus fixement encore cette
seconde fois que la première. Il fut médiocrement
rassuré par l’aspect de cette physionomie
pétillante d’esprit astucieux et d’humilité
affectée.
– Je sais bien qu’il est Gascon, pensa-t-il ;
mais il peut l’être aussi bien pour le cardinal que
pour moi. Voyons, éprouvons-le.
– Mon ami, lui dit-il lentement, je veux,
comme au fils de mon ancien ami, car je tiens
pour vraie l’histoire de cette lettre perdue, je
veux, dis-je, pour réparer la froideur que vous
avez d’abord remarquée dans mon accueil, vous
découvrir les secrets de notre politique. Le roi et
le cardinal sont les meilleurs amis ; leurs
apparents démêlés ne sont que pour tromper les
sots. Je ne prétends pas qu’un compatriote, un joli
cavalier, un brave garçon, fait pour avancer, soit
la dupe de toutes ces feintises et donne comme un
niais dans le panneau, à la suite de tant d’autres
qui s’y sont perdus. Songez bien que je suis

91
dévoué à ces deux maîtres tout-puissants, et que
jamais mes démarches sérieuses n’auront d’autre
but que le service du roi et celui de M. le
cardinal, un des plus illustres génies que la
France ait produits. Maintenant, jeune homme,
réglez-vous là-dessus, et si vous avez, soit de
famille, soit par relations, soit d’instinct même,
quelqu’une de ces inimitiés contre le cardinal
telles que nous les voyons éclater chez les
gentilshommes, dites-moi adieu, et quittons-nous.
Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans
vous attacher à ma personne. J’espère que ma
franchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car
vous êtes jusqu’à présent le seul jeune homme à
qui j’aie parlé comme je le fais.
Tréville se disait à part lui :
– Si le cardinal m’a dépêché ce jeune renard, il
n’aura certes pas manqué, lui qui sait à quel point
je l’exècre, de dire à son espion que le meilleur
moyen de me faire la cour est de me dire pis que
pendre de lui ; aussi, malgré mes protestations, le
rusé compère va-t-il me répondre bien
certainement qu’il a l’Éminence en horreur.

92
Il en fut tout autrement que s’y attendait
Tréville ; d’Artagnan répondit avec la plus
grande simplicité :
– Monsieur, j’arrive à Paris avec des
intentions toutes semblables. Mon père m’a
recommandé de ne souffrir rien que du roi, de M.
le cardinal et de vous, qu’il tient pour les trois
premiers de France.
D’Artagnan ajoutait M. de Tréville aux deux
autres, comme on peut s’en apercevoir ; mais il
pensait que cette adjonction ne devait rien gâter.
– J’ai donc la plus grande vénération pour M.
le cardinal, continua-t-il, et le plus profond
respect pour ses actes. Tant mieux pour moi,
monsieur, si vous me parlez, comme vous le
dites, avec franchise ; car alors vous me ferez
l’honneur d’estimer cette ressemblance de goût ;
mais si vous avez eu quelque défiance, bien
naturelle d’ailleurs, je sens que je me perds en
disant la vérité ; mais, tant pis, vous ne laisserez
pas que de m’estimer, et c’est à quoi je tiens plus
qu’à toute chose au monde.
M. de Tréville fut surpris au dernier point.

93
Tant de pénétration, tant de franchise enfin, lui
causait de l’admiration, mais ne levait pas
entièrement ses doutes : plus ce jeune homme
était supérieur aux autres jeunes gens, plus il était
à redouter s’il se trompait. Néanmoins il serra la
main à d’Artagnan, et lui dit :
– Vous êtes un honnête garçon, mais dans ce
moment je ne puis faire que ce que je vous ai
offert tout à l’heure. Mon hôtel vous sera toujours
ouvert. Plus tard, pouvant me demander à toute
heure et par conséquent saisir toutes les
occasions, vous obtiendrez probablement ce que
vous désirez obtenir.
– C’est-à-dire, monsieur, reprit d’Artagnan,
que vous attendez que je m’en sois rendu digne.
Eh bien ! soyez tranquille, ajouta-t-il avec la
familiarité du Gascon, vous n’attendrez pas
longtemps.
Et il salua pour se retirer, comme si désormais
le reste le regardait.
– Mais attendez donc, dit M. de Tréville en
l’arrêtant, je vous ai promis une lettre pour le
directeur de l’Académie. Êtes-vous trop fier pour

94
l’accepter, mon jeune gentilhomme ?
– Non, monsieur, dit d’Artagnan ; je vous
réponds qu’il n’en sera pas de celle-ci comme de
l’autre. Je la garderai si bien qu’elle arrivera, je
vous le jure, à son adresse, et malheur à celui qui
tenterait de me l’enlever !
M. de Tréville sourit à cette fanfaronnade, et,
laissant son jeune compatriote dans l’embrasure
de la fenêtre où ils se trouvaient et où ils avaient
causé ensemble, il alla s’asseoir à une table et se
mit à écrire la lettre de recommandation promise.
Pendant ce temps, d’Artagnan, qui n’avait rien de
mieux à faire, se mit à battre une marche contre
les carreaux, regardant les mousquetaires qui s’en
allaient les uns après les autres, et les suivant du
regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au
tournant de la rue.
M. de Tréville, après avoir écrit la lettre, la
cacheta et, se levant, s’approcha du jeune homme
pour la lui donner ; mais au moment même où
d’Artagnan étendait la main pour la recevoir, M.
de Tréville fut bien étonné de voir son protégé
faire un soubresaut, rougir de colère et s’élancer

95
hors du cabinet en criant :
– Ah ! sangdieu ! il ne m’échappera pas, cette
fois.
– Et qui cela ? demanda M. de Tréville.
– Lui, mon voleur ! répondit d’Artagnan. Ah !
traître !
Et il disparut.
– Diable de fou ! murmura M. de Tréville. À
moins toutefois, ajouta-t-il, que ce ne soit une
manière adroite de s’esquiver, en voyant qu’il a
manqué son coup.

96
4

L’épaule d’Athos, le baudrier de


Porthos et le mouchoir d’Aramis

D’Artagnan, furieux, avait traversé


l’antichambre en trois bonds et s’élançait sur
l’escalier, dont il comptait descendre les degrés
quatre à quatre, lorsque, emporté par sa course, il
alla donner tête baissée dans un mousquetaire qui
sortait de chez M. de Tréville par une porte de
dégagement, et, le heurtant du front à l’épaule, lui
fit pousser un cri ou plutôt un hurlement.
– Excusez-moi, dit d’Artagnan, essayant de
reprendre sa course, excusez-moi, mais je suis
pressé.
À peine avait-il descendu le premier escalier,
qu’un poignet de fer le saisit par son écharpe et
l’arrêta.

97
– Vous êtes pressé ! s’écria le mousquetaire,
pâle comme un linceul ; sous ce prétexte, vous
me heurtez, vous dites : « Excusez-moi », et vous
croyez que cela suffit ? Pas tout à fait, mon jeune
homme. Croyez-vous, parce que vous avez
entendu M. de Tréville nous parler un peu
cavalièrement aujourd’hui, que l’on peut nous
traiter comme il nous parle ? Détrompez-vous,
compagnon, vous n’êtes pas M. de Tréville, vous.
– Ma foi, répliqua d’Artagnan, qui reconnut
Athos, lequel, après le pansement opéré par le
docteur, regagnait son appartement, ma foi, je ne
l’ai pas fait exprès, j’ai dit : « Excusez-moi ». Il
me semble donc que c’est assez. Je vous répète
cependant, et cette fois c’est trop peut-être, parole
d’honneur ! je suis pressé, très pressé. Lâchez-
moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller où j’ai
affaire.
– Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous
n’êtes pas poli. On voit que vous venez de loin.
D’Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre
degrés, mais à la remarque d’Athos il s’arrêta
court.

98
– Morbleu, monsieur ! dit-il, de si loin que je
vienne, ce n’est pas vous qui me donnerez une
leçon de belles manières, je vous préviens.
– Peut-être, dit Athos.
– Ah ! si je n’étais pas si pressé, s’écria
d’Artagnan, et si je ne courais pas après
quelqu’un...
– Monsieur l’homme pressé, vous me
trouverez sans courir, moi, entendez-vous ?
– Et où cela, s’il vous plaît ?
– Près des Carmes-Deschaux1.
– À quelle heure ?
– Vers midi.
– Vers midi, c’est bien, j’y serai.
– Tâchez de ne pas me faire attendre, car à
midi un quart je vous préviens que c’est moi qui
courrai après vous et vous couperai les oreilles à
la course.

1
Le monastère était situé entre la rue de Vaugirard, la rue
Cassette, la rue du Regard et la rue du Cherche-Midi.

99
– Bon ! lui cria d’Artagnan ; on y sera à midi
moins dix minutes.
Et il se mit à courir comme si le diable
l’emportait, espérant retrouver encore son
inconnu, que son pas tranquille ne devait pas
avoir conduit bien loin.
Mais, à la porte de la rue, causait Porthos avec
un soldat aux gardes. Entre les deux causeurs, il y
avait juste l’espace d’un homme. D’Artagnan
crut que cet espace lui suffirait, et il s’élança pour
passer comme une flèche entre eux deux. Mais
d’Artagnan avait compté sans le vent. Comme il
allait passer, le vent s’engouffra dans le long
manteau de Porthos, et d’Artagnan vint donner
droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait
des raisons de ne pas abandonner cette partie
essentielle de son vêtement, car, au lieu de laisser
aller le pan qu’il tenait, il tira à lui, de sorte que
d’Artagnan s’enroula dans le velours par un
mouvement de rotation qu’explique la résistance
de l’obstiné Porthos.
D’Artagnan, entendant jurer le mousquetaire,
voulut sortir de dessous le manteau qui

100
l’aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il
redoutait surtout d’avoir porté atteinte à la
fraîcheur du magnifique baudrier que nous
connaissons ; mais, en ouvrant timidement les
yeux, il se trouva le nez collé entre les deux
épaules de Porthos, c’est-à-dire précisément sur
le baudrier.
Hélas ! comme la plupart des choses de ce
monde qui n’ont pour elles que l’apparence, le
baudrier était d’or par-devant et de simple buffle
par-derrière1. Porthos, en vrai glorieux qu’il était,
ne pouvant avoir un baudrier d’or tout entier, en
avait au moins la moitié : on comprenait dès lors
la nécessité du rhume et l’urgence du manteau.
– Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses
efforts pour se débarrasser de d’Artagnan qui lui
grouillait dans le dos, vous êtes donc enragé de
vous jeter comme cela sur les gens !
– Excusez-moi, dit d’Artagnan reparaissant
sous l’épaule du géant, mais je suis très pressé, je

1
Courtilz : le baudrier mi-parti appartient à M. de Besmaux
(chap. II).

101
cours après quelqu’un, et...
– Est-ce que vous oubliez vos yeux quand
vous courez, par hasard ? demanda Porthos.
– Non, répondit d’Artagnan piqué, non, et
grâce à mes yeux je vois même ce que ne voient
pas les autres.
Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours
est-il que, se laissant aller à sa colère :
– Monsieur, dit-il, vous vous ferez étriller, je
vous en préviens, si vous vous frottez ainsi aux
mousquetaires.
– Étriller, monsieur ! dit d’Artagnan, le mot
est dur.
– C’est celui qui convient à un homme habitué
à regarder en face ses ennemis.
– Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne
tournez pas le dos aux vôtres, vous.
Et le jeune homme, enchanté de son
espièglerie, s’éloigna en riant à gorge déployée.
Porthos écuma de rage et fit un mouvement
pour se précipiter sur d’Artagnan.

102
– Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand
vous n’aurez plus votre manteau.
– À une heure donc, derrière le Luxembourg.
– Très bien, à une heure, répondit d’Artagnan
en tournant l’angle de la rue.
Mais ni dans la rue qu’il venait de parcourir,
ni dans celle qu’il embrassait maintenant du
regard, il ne vit personne. Si doucement qu’eût
marché l’inconnu, il avait gagné du chemin ;
peut-être aussi était-il entré dans quelque maison.
D’Artagnan s’informa de lui à tous ceux qu’il
rencontra, descendit jusqu’au bac1, remonta par la
rue de Seine et la Croix-Rouge2 ; mais rien,
absolument rien. Cependant cette course lui fut
profitable en ce sens qu’à mesure que la sueur
inondait son front, son cœur se refroidissait.
Il se mit alors à réfléchir sur les événements
qui venaient de se passer ; ils étaient nombreux et

1
Au pied du quai des Théatins (actuellement quai Voltaire),
il reliait le Pré-aux-Clercs à la rive droite.
2
Carrefour des rues de Sèvres, de Grenelle, du Cherche-
Midi et du Four.

103
néfastes : il était onze heures du matin à peine, et
déjà la matinée lui avait apporté la disgrâce de M.
de Tréville, qui ne pouvait manquer de trouver un
peu cavalière la façon dont d’Artagnan l’avait
quitté.
En outre, il avait ramassé deux bons duels
avec deux hommes capables de tuer chacun trois
d’Artagnan, avec deux mousquetaires enfin,
c’est-à-dire avec deux de ces êtres qu’il estimait
si fort qu’il les mettait, dans sa pensée et dans son
cœur, au-dessus de tous les autres hommes.
La conjoncture était triste. Sûr d’être tué par
Athos, on comprend que le jeune homme ne
s’inquiétait pas beaucoup de Porthos. Pourtant,
comme l’espérance est la dernière chose qui
s’éteint dans le cœur de l’homme, il en arriva à
espérer qu’il pourrait survivre, avec des blessures
terribles, bien entendu, à ces deux duels, et, en
cas de survivance, il se fit pour l’avenir les
réprimandes suivantes :
– Quel écervelé je fais, et quel butor je suis !
Ce brave et malheureux Athos était blessé juste à
l’épaule contre laquelle je m’en vais, moi, donner

104
de la tête comme un bélier. La seule chose qui
m’étonne, c’est qu’il ne m’ait pas tué roide ; il en
avait le droit, et la douleur que je lui ai causée a
dû être atroce. Quant à Porthos – oh ! quant à
Porthos, ma foi, c’est plus drôle.
Et malgré lui le jeune homme se mit à rire,
tout en regardant néanmoins si ce rire isolé, et
sans cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire,
n’allait pas blesser quelque passant.
– Quant à Porthos, c’est plus drôle ; mais je
n’en suis pas moins un misérable étourdi. Se
jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare ! non !
et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y
voir ce qui n’y est pas ! Il m’eût pardonné bien
certainement ; il m’eût pardonné si je n’eusse pas
été lui parler de ce maudit baudrier, à mots
couverts, c’est vrai ; oui, couverts joliment ! Ah !
maudit Gascon que je suis, je ferais de l’esprit
dans la poêle à frire. Allons, d’Artagnan mon
ami, continua-t-il, se parlant à lui-même avec
toute l’aménité qu’il croyait se devoir, si tu en
réchappes, ce qui n’est pas probable, il s’agit
d’être à l’avenir d’une politesse parfaite.

105
Désormais il faut qu’on t’admire, qu’on te cite
comme modèle. Être prévenant et poli, ce n’est
pas être lâche. Regardez plutôt Aramis : Aramis,
c’est la douceur, c’est la grâce en personne. Eh
bien ! personne s’est-il jamais avisé de dire
qu’Aramis était un lâche ? Non, bien
certainement, et désormais je veux en tout point
me modeler sur lui. Ah ! justement le voici.
D’Artagnan, tout en marchant et en
monologuant, était arrivé à quelques pas de
l’hôtel d’Aiguillon1, et devant cet hôtel il avait
aperçu Aramis causant gaiement avec trois
gentilshommes des gardes du roi. De son côté,
Aramis aperçut d’Artagnan ; mais comme il
n’oubliait point que c’était devant ce jeune
homme que M. de Tréville s’était si fort emporté
le matin, et qu’un témoin des reproches que les
mousquetaires avaient reçus ne lui était d’aucune
façon agréable, il fit semblant de ne pas le voir.
D’Artagnan, tout entier au contraire à ses plans
de conciliation et de courtoisie, s’approcha des

1
Il s’agit du Petit-Luxembourg que Richelieu ne cédera à sa
nièce, Mme d’Aiguillon, qu’en 1639.

106
quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut
accompagné du plus gracieux sourire. Aramis
inclina légèrement la tête, mais ne sourit point.
Tous quatre, au reste, interrompirent à l’instant
même leur conversation.
D’Artagnan n’était pas assez niais pour ne
point s’apercevoir qu’il était de trop ; mais il
n’était pas encore assez rompu aux façons du
beau monde pour se tirer galamment d’une
situation fausse comme l’est, en général, celle
d’un homme qui est venu se mêler à des gens
qu’il connaît à peine et à une conversation qui ne
le regarde pas. Il cherchait donc en lui-même un
moyen de faire sa retraite le moins gauchement
possible, lorsqu’il remarqua qu’Aramis avait
laissé tomber son mouchoir et, par mégarde sans
doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui
parut arrivé de réparer son inconvenance : il se
baissa, et de l’air le plus gracieux qu’il pût
trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du
mousquetaire, quelques efforts que celui-ci fît
pour le retenir, et lui dit en le lui remettant :
– Je crois, monsieur, que voici un mouchoir

107
que vous seriez fâché de perdre.
Le mouchoir était en effet richement brodé et
portait une couronne et des armes à l’un de ses
coins. Aramis rougit excessivement et arracha
plutôt qu’il ne prit le mouchoir des mains du
Gascon.
– Ah ! Ah ! s’écria un des gardes, diras-tu
encore, discret Aramis, que tu es mal avec Mme
de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a
l’obligeance de te prêter ses mouchoirs ?
Aramis lança à d’Artagnan un de ces regards
qui font comprendre à un homme qu’il vient de
s’acquérir un ennemi mortel ; puis, reprenant son
air doucereux :
– Vous vous trompez, messieurs, dit-il, ce
mouchoir n’est pas à moi, et je ne sais pourquoi
monsieur a eu la fantaisie de me le remettre
plutôt qu’à l’un de vous, et la preuve de ce que je
dis, c’est que voici le mien dans ma poche.
À ces mots, il tira son propre mouchoir,
mouchoir fort élégant aussi, et de fine batiste,
quoique la batiste fût chère à cette époque, mais

108
mouchoir sans broderie, sans armes et orné d’un
seul chiffre, celui de son propriétaire.
Cette fois, d’Artagnan ne souffla pas mot, il
avait reconnu sa bévue ; mais les amis d’Aramis
ne se laissèrent pas convaincre par ses
dénégations, et l’un d’eux, s’adressant au jeune
mousquetaire avec un sérieux affecté :
– Si cela était, dit-il, ainsi que tu le prétends,
je serais forcé, mon cher Aramis, de te le
redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy
est de mes intimes, et je ne veux pas qu’on fasse
trophée des effets de sa femme.
– Tu demandes cela mal, répondit Aramis ; et
tout en reconnaissant la justesse de ta réclamation
quant au fond, je refuserais à cause de la forme.
– Le fait est, hasarda timidement d’Artagnan,
que je n’ai pas vu sortir le mouchoir de la poche
de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voilà tout,
et j’ai pensé que, puisqu’il avait le pied dessus, le
mouchoir était à lui.
– Et vous vous êtes trompé, mon cher
monsieur, répondit froidement Aramis, peu

109
sensible à la réparation.
Puis, se retournant vers celui des gardes qui
s’était déclaré l’ami de Bois-Tracy :
– D’ailleurs, continua-t-il, je réfléchis, mon
cher intime de Bois-Tracy, que je suis son ami
non moins tendre que tu peux l’être toi-même ;
de sorte qu’à la rigueur ce mouchoir peut aussi
bien être sorti de ta poche que de la mienne.
– Non, sur mon honneur ! s’écria le garde de
Sa Majesté.
– Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma
parole, et alors il y aura évidemment un de nous
deux qui mentira. Tiens, faisons mieux,
Montaran, prenons-en chacun la moitié.
– Du mouchoir ?
– Oui.
– Parfaitement, s’écrièrent les deux autres
gardes, le jugement du roi Salomon1.

1
Rois, livre troisième, III, 16-28 : le roi Salomon remet
l’enfant disputé à la femme qui a montré qu’elle l’aimait le
plus.

110
Décidément, Aramis, tu es plein de sagesse.
Les jeunes gens éclatèrent de rire, et comme
on le pense bien, l’affaire n’eut pas d’autre suite.
Au bout d’un instant, la conversation cessa, et les
trois gardes et le mousquetaire, après s’être
cordialement serré la main, tirèrent, les trois
gardes de leur côté et Aramis du sien.
– Voilà le moment de faire ma paix avec ce
galant homme, se dit à part lui d’Artagnan, qui
s’était tenu un peu à l’écart pendant toute la
dernière partie de cette conversation. Et, sur ce
bon sentiment, se rapprochant d’Aramis, qui
s’éloignait sans faire autrement attention à lui :
– Monsieur, lui dit-il, vous m’excuserez,
j’espère.
– Ah ! monsieur, interrompit Aramis,
permettez-moi de vous faire observer que vous
n’avez point agi en cette circonstance comme un
galant homme le devait faire.
– Quoi, monsieur ! s’écria d’Artagnan, vous
supposez...
– Je suppose, monsieur, que vous n’êtes pas

111
un sot, et que vous savez bien, quoique arrivant
de Gascogne, qu’on ne marche pas sans cause sur
les mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n’est
point pavé en batiste.
– Monsieur, vous avez tort de chercher à
m’humilier, dit d’Artagnan, chez qui le naturel
querelleur commençait à parler plus haut que les
résolutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c’est
vrai, et puisque vous le savez, je n’aurai pas
besoin de vous dire que les Gascons sont peu
endurants ; de sorte que lorsqu’ils se sont excusés
une fois, fût-ce d’une sottise, ils sont convaincus
qu’ils ont déjà fait moitié plus qu’ils ne devaient
faire.
– Monsieur, ce que je vous en dis, répondit
Aramis, n’est point pour vous chercher une
querelle. Dieu merci ! je ne suis pas un spadassin,
et n’étant mousquetaire que par intérim, je ne me
bats que lorsque j’y suis forcé, et toujours avec
une grande répugnance ; mais cette fois l’affaire
est grave, car voici une dame compromise par
vous.
– Par nous, c’est-à-dire, s’écria d’Artagnan.

112
– Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me
rendre le mouchoir ?
– Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser
tomber ?
– J’ai dit et je répète, monsieur, que ce
mouchoir n’est point sorti de ma poche.
– Eh bien ! vous en avez menti deux fois,
monsieur, car je l’en ai vu sortir, moi !
– Ah ! vous le prenez sur ce ton, monsieur le
Gascon ! eh bien ! je vous apprendrai à vivre.
– Et moi je vous renverrai à votre messe,
monsieur l’abbé ! Dégainez, s’il vous plaît, et à
l’instant même.
– Non pas, s’il vous plaît, mon bel ami ; non,
pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous
sommes en face de l’hôtel d’Aiguillon, lequel est
plein de créatures du cardinal ? Qui me dit que ce
n’est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui
procurer ma tête ? Or j’y tiens ridiculement, à ma
tête, attendu qu’elle me semble aller assez
correctement à mes épaules. Je veux donc vous
tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout

113
doucement, dans un endroit clos et couvert, là où
vous ne puissiez vous vanter de votre mort à
personne.
– Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et
emportez votre mouchoir, qu’il vous appartienne
ou non ; peut-être aurez-vous l’occasion de vous
en servir.
– Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.
– Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous
par prudence ?
– La prudence, monsieur, est une vertu assez
inutile aux mousquetaires, je le sais, mais
indispensable aux gens d’Église, et comme je ne
suis mousquetaire que provisoirement, je tiens à
rester prudent. À deux heures, j’aurai l’honneur
de vous attendre à l’hôtel de M. de Tréville. Là je
vous indiquerai les bons endroits.
Les deux jeunes gens se saluèrent, puis
Aramis s’éloigna en remontant la rue qui
remontait au Luxembourg, tandis que
d’Artagnan, voyant que l’heure s’avançait,
prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en

114
disant à part soi :
– Décidément, je n’en puis pas revenir ; mais
au moins, si je suis tué, je serai tué par un
mousquetaire.

115
5

Les mousquetaires du roi et


les gardes de M. le cardinal1

D’Artagnan ne connaissait personne à Paris. Il


alla donc au rendez-vous d’Athos sans amener de
second, résolu de se contenter de ceux qu’aurait
choisis son adversaire. D’ailleurs son intention
était formelle de faire au brave mousquetaire
toutes les excuses convenables, mais sans
faiblesse, craignant qu’il ne résultât de ce duel ce
qui résulte toujours de fâcheux, dans une affaire
de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux
se bat contre un adversaire blessé et affaibli :
vaincu, il double le triomphe de son antagoniste ;
vainqueur, il est accusé de forfaiture et de facile

1
Courtilz, chap. II : le duel, auquel ne prennent part ni
Athos, ni Porthos, a lieu au Pré-aux-Clercs.

116
audace.
Au reste, ou nous avons mal exposé le
caractère de notre chercheur d’aventures, ou
notre lecteur a déjà dû remarquer que d’Artagnan
n’était point un homme ordinaire. Aussi, tout en
se répétant à lui-même que sa mort était
inévitable, il ne se résigna point à mourir tout
doucettement, comme un autre moins courageux
et moins modéré que lui eût fait à sa place. Il
réfléchit aux différents caractères de ceux avec
lesquels il allait se battre, et commença à voir
plus clair dans sa situation. Il espérait, grâce aux
excuses loyales qu’il lui réservait, se faire un ami
d’Athos, dont l’air grand seigneur et la mine
austère lui agréaient fort. Il se flattait de faire
peur à Porthos avec l’aventure du baudrier, qu’il
pouvait, s’il n’était pas tué sur le coup, raconter à
tout le monde, récit qui, poussé adroitement à
l’effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin,
quant au sournois Aramis, il n’en avait pas très
grand-peur, et en supposant qu’il arrivât jusqu’à
lui, il se chargeait de l’expédier bel et bien, ou du
moins en le frappant au visage, comme César
avait recommandé de faire aux soldats de

117
Pompée, d’endommager à tout jamais cette
beauté dont il était si fier1.
Ensuite il y avait chez d’Artagnan ce fonds
inébranlable de résolution qu’avaient déposé dans
son cœur les conseils de son père, conseils dont la
substance était : « Ne rien souffrir de personne
que du roi, du cardinal et de M. de Tréville. » Il
vola donc plutôt qu’il ne marcha vers le couvent
des Carmes-Déchaussés, ou plutôt Deschaux,
comme on disait à cette époque, sorte de bâtiment
sans fenêtres, bordé de prés arides, succursale du
Pré-aux-Clercs, et qui servait d’ordinaire aux
rencontres des gens qui n’avaient pas de temps à
perdre.
Lorsque d’Artagnan arriva en vue du petit
terrain vague qui s’étendait au pied de ce
monastère, Athos attendait depuis cinq minutes
seulement, et midi sonnait. Il était donc ponctuel
comme la Samaritaine2, et le plus rigoureux

1
Voir Plutarque, Vie de César, LIX : à la bataille de
Pharsale.
2
La pompe à eau de la Samaritaine, adossée au Pont-Neuf,
était surmontée d’un campanile renfermant une horloge

118
casuiste à l’égard des duels n’avait rien à dire.
Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa
blessure, quoiqu’elle eût été pansée à neuf par le
chirurgien de M. de Tréville, s’était assis sur une
borne et attendait son adversaire avec cette
contenance paisible et cet air digne qui ne
l’abandonnaient jamais. À l’aspect de
d’Artagnan, il se leva et fit poliment quelques pas
au-devant de lui. Celui-ci, de son côté, n’aborda
son adversaire que le chapeau à la main et sa
plume traînant jusqu’à terre.
– Monsieur, dit Athos, j’ai fait prévenir deux
de mes amis qui me serviront de seconds, mais
ces deux amis ne sont point encore arrivés. Je
m’étonne qu’ils tardent : ce n’est pas leur
habitude.
– Je n’ai pas de seconds, moi, monsieur, dit
d’Artagnan, car arrivé d’hier seulement à Paris, je
n’y connais encore personne que M. de Tréville,
auquel j’ai été recommandé par mon père qui a
l’honneur d’être quelque peu de ses amis.

astronomique et un carillon qui jouait des airs toutes les heures.

119
Athos réfléchit un instant.
– Vous ne connaissez que M. de Tréville ?
demanda-t-il.
– Oui, monsieur, je ne connais que lui.
– Ah çà, mais..., continua Athos parlant moitié
à lui-même, moitié à d’Artagnan, ah çà, mais si je
vous tue, j’aurai l’air d’un mangeur d’enfants,
moi.
– Pas trop, monsieur, répondit d’Artagnan
avec un salut qui ne manquait pas de dignité ; pas
trop, puisque vous me faites l’honneur de tirer
l’épée contre moi avec une blessure dont vous
devez être fort incommodé.
– Très incommodé, sur ma parole, et vous
m’avez fait un mal du diable, je dois le dire ;
mais je prendrai la main gauche, c’est mon
habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc
pas que je vous fasse une grâce, je tire
proprement des deux mains ; et il y aura même
désavantage pour vous : un gaucher est très
gênant pour les gens qui ne sont pas prévenus. Je
regrette de ne pas vous avoir fait part plus tôt de

120
cette circonstance.
– Vous êtes vraiment, monsieur, dit
d’Artagnan en s’inclinant de nouveau, d’une
courtoisie dont je vous suis on ne peut plus
reconnaissant.
– Vous me rendez confus, répondit Athos avec
son air de gentilhomme ; causons donc d’autre
chose, je vous prie, à moins que cela ne vous soit
désagréable. Ah ! sangbleu ! que vous m’avez
fait mal ! L’épaule me brûle.
– Si vous vouliez permettre..., dit d’Artagnan
avec timidité.
– Quoi, monsieur ?
– J’ai un baume miraculeux pour les blessures,
un baume qui me vient de ma mère, et dont j’ai
fait l’épreuve sur moi-même.
– Eh bien ?
– Eh bien ! je suis sûr qu’en moins de trois
jours ce baume vous guérirait, et au bout de trois
jours, quand vous seriez guéri, eh bien !
monsieur, ce me serait toujours un grand honneur
d’être votre homme.

121
D’Artagnan dit ces mots avec une simplicité
qui faisait honneur à sa courtoisie, sans porter
aucunement atteinte à son courage.
– Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une
proposition qui me plaît, non pas que je l’accepte,
mais elle sent son gentilhomme d’une lieue. C’est
ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps
de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit
chercher à se modeler. Malheureusement, nous ne
sommes plus au temps du grand empereur. Nous
sommes au temps de M. le cardinal, et d’ici à
trois jours on saurait, si bien gardé que soit le
secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous
battre, et l’on s’opposerait à notre combat. Ah çà,
mais ! ces flâneurs ne viendront donc pas ?
– Si vous êtes pressé, monsieur, dit
d’Artagnan à Athos avec la même simplicité
qu’un instant auparavant il lui avait proposé de
remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé
et qu’il vous plaise de m’expédier tout de suite,
ne vous gênez pas, je vous en prie.
– Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos
en faisant un gracieux signe de tête à d’Artagnan,

122
il n’est point d’un homme sans cervelle, et il est à
coup sûr d’un homme de cœur. Monsieur, j’aime
les hommes de votre trempe, et je vois que si
nous ne nous tuons pas l’un l’autre, j’aurai plus
tard un vrai plaisir dans votre conversation.
Attendons ces messieurs, je vous prie, j’ai tout le
temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un,
je crois.
En effet, au bout de la rue de Vaugirard
commençait à apparaître le gigantesque Porthos.
– Quoi ! s’écria d’Artagnan, votre premier
témoin est M. Porthos ?
– Oui, cela vous contrarie-t-il ?
– Non, aucunement.
– Et voici le second.
D’Artagnan se retourna du côté indiqué par
Athos, et reconnut Aramis.
– Quoi ! s’écria-t-il d’un accent plus étonné
que la première fois, votre second témoin est M.
Aramis ?
– Sans doute, ne savez-vous pas qu’on ne nous
voit jamais l’un sans l’autre, et qu’on nous

123
appelle, dans les mousquetaires et dans les
gardes, à la cour et à la ville, Athos, Porthos et
Aramis ou les trois inséparables ? Après cela,
comme vous arrivez de Dax ou de Pau...
– De Tarbes, dit d’Artagnan.
– ... il vous est permis d’ignorer ce détail, dit
Athos.
– Ma foi, dit d’Artagnan, vous êtes bien
nommés, messieurs, et mon aventure, si elle fait
quelque bruit, prouvera du moins que votre union
n’est point fondée sur les contrastes.
Pendant ce temps, Porthos s’était rapproché,
avait salué de la main Athos ; puis, se retournant
vers d’Artagnan, il était resté tout étonné.
Disons, en passant, qu’il avait changé de
baudrier et quitté son manteau.
– Ah ! ah ! fit-il, qu’est-ce que cela ?
– C’est avec monsieur que je me bats, dit
Athos en montrant de la main d’Artagnan, et en
le saluant du même geste.
– C’est avec lui que je me bats aussi, dit
Porthos.

124
– Mais à une heure seulement, répondit
d’Artagnan.
– Et moi aussi, c’est avec monsieur que je me
bats, dit Aramis en arrivant à son tour sur le
terrain.
– Mais à deux heures seulement, fit
d’Artagnan avec le même calme.
– Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ?
demanda Aramis.
– Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à
l’épaule ; et toi, Porthos ?
– Ma foi, je me bats parce que je me bats,
répondit Porthos en rougissant.
Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin
sourire sur les lèvres du Gascon.
– Nous avons eu une discussion sur la toilette,
dit le jeune homme.
– Et toi, Aramis ? demanda Athos.
– Moi, je me bats pour cause de théologie,
répondit Aramis tout en faisant signe à
d’Artagnan qu’il le priait de tenir secrète la cause

125
de son duel.
Athos vit passer un second sourire sur les
lèvres de d’Artagnan.
– Vraiment, dit Athos.
– Oui, un point de saint Augustin sur lequel
nous ne sommes pas d’accord, dit le Gascon.
– Décidément c’est un homme d’esprit,
murmura Athos.
– Et maintenant que vous êtes rassemblés,
messieurs, dit d’Artagnan, permettez-moi de vous
faire mes excuses.
À ce mot d’excuses, un nuage passa sur le
front d’Athos, un sourire hautain glissa sur les
lèvres de Porthos, et un signe négatif fut la
réponse d’Aramis.
– Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit
d’Artagnan en relevant sa tête, sur laquelle jouait
en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les
lignes fines et hardies : je vous demande excuse
dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette
à tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le
premier, ce qui ôte beaucoup de sa valeur à votre

126
créance, monsieur Porthos, et ce qui rend la vôtre
à peu près nulle, monsieur Aramis. Et
maintenant, messieurs, je vous le répète, excusez-
moi, mais de cela seulement, et en garde !
À ces mots, du geste le plus cavalier qui se
puisse voir, d’Artagnan tira son épée.
Le sang était monté à la tête de d’Artagnan, et
dans ce moment il eût tiré son épée contre tous
les mousquetaires du royaume, comme il venait
de faire contre Athos, Porthos et Aramis.
Il était midi et un quart. Le soleil était à son
zénith, et l’emplacement choisi pour être le
théâtre du duel se trouvait exposé à toute son
ardeur.
– Il fait très chaud, dit Athos en tirant son épée
à son tour, et cependant je ne saurais ôter mon
pourpoint ; car, tout à l’heure encore, j’ai senti
que ma blessure saignait, et je craindrais de gêner
monsieur en lui montrant du sang qu’il ne
m’aurait pas tiré lui-même.
– C’est vrai, monsieur, dit d’Artagnan, et tiré
par un autre ou par moi, je vous assure que je

127
verrai toujours avec bien du regret le sang d’un
aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en
pourpoint comme vous.
– Voyons, voyons, dit Porthos, assez de
compliments comme cela, et songez que nous
attendons notre tour.
– Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous
aurez à dire de pareilles incongruités, interrompit
Aramis. Quant à moi, je trouve les choses que ces
messieurs se disent fort bien dites et tout à fait
dignes de deux gentilshommes.
– Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en
se mettant en garde.
– J’attendais vos ordres, dit d’Artagnan en
croisant le fer.
Mais les deux rapières avaient à peine résonné
en se touchant, qu’une escouade des gardes de
Son Éminence, commandée par M. de Jussac, se
montra à l’angle du couvent.
– Les gardes du cardinal ! s’écrièrent à la fois
Porthos et Aramis. L’épée au fourreau,
messieurs ! l’épée au fourreau !

128
Mais il était trop tard. Les deux combattants
avaient été vus dans une pose qui ne permettait
pas de douter de leurs intentions.
– Holà ! cria Jussac en s’avançant vers eux et
en faisant signe à ses hommes d’en faire autant,
holà ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les
édits, qu’en faisons-nous ?
– Vous êtes bien généreux, messieurs les
gardes, dit Athos plein de rancune, car Jussac
était l’un des agresseurs de l’avant-veille. Si nous
vous voyions battre, je vous réponds, moi, que
nous nous garderions bien de vous en empêcher.
Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du
plaisir sans prendre aucune peine.
– Messieurs, dit Jussac, c’est avec grand regret
que je vous déclare que la chose est impossible.
Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s’il
vous plaît, et nous suivez.
– Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce
serait avec un grand plaisir que nous obéirions à
votre gracieuse invitation, si cela dépendait de
nous ; mais malheureusement la chose est
impossible : M. de Tréville nous l’a défendu.

129
Passez donc votre chemin, c’est ce que vous avez
de mieux à faire.
Cette raillerie exaspéra Jussac.
– Nous vous chargeront donc, dit-il, si vous
désobéissez.
– Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous
ne sommes que trois ; nous serons encore battus,
et il nous faudra mourir ici, car je le déclare, je ne
reparais pas vaincu devant le capitaine.
Alors Porthos et Aramis se rapprochèrent à
l’instant les uns des autres, pendant que Jussac
alignait ses soldats.
Ce seul moment suffit à d’Artagnan pour
prendre son parti : c’était là un de ces événements
qui décident de la vie d’un homme, c’était un
choix à faire entre le roi et le cardinal ; ce choix
fait, il fallait y persévérer. Se battre, c’est-à-dire
désobéir à la loi, c’est-à-dire risquer sa tête, c’est-
à-dire se faire d’un seul coup l’ennemi d’un
ministre plus puissant que le roi lui-même : voilà
ce qu’entrevit le jeune homme, et, disons-le à sa
louange, il n’hésita point une seconde. Se

130
tournant donc vers Athos et ses amis :
– Messieurs, dit-il, je reprendrai, s’il vous
plaît, quelque chose à vos paroles. Vous avez dit
que vous n’étiez que trois, mais il me semble, à
moi, que nous sommes quatre.
– Mais vous n’êtes pas des nôtres, dit Porthos.
– C’est vrai, répondit d’Artagnan ; je n’ai pas
l’habit, mais j’ai l’âme. Mon cœur est
mousquetaire, je le sens bien, monsieur, et cela
m’entraîne.
– Écartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui
sans doute à ses gestes et à l’expression de son
visage avait deviné le dessein de d’Artagnan.
Vous pouvez vous retirer, nous y consentons.
Sauvez votre peau ; allez vite..
D’Artagnan ne bougea point.
– Décidément vous êtes un joli garçon, dit
Athos en serrant la main du jeune homme.
– Allons ! allons ! prenons un parti, reprit
Jussac.
– Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons
quelque chose.

131
– Monsieur est plein de générosité, dit Athos.
Mais tous trois pensaient à la jeunesse de
d’Artagnan et redoutaient son inexpérience.
– Nous ne serons que trois, dont un blessé,
plus un enfant, reprit Athos, et l’on n’en dira pas
moins que nous étions quatre hommes.
– Oui, mais reculer ! dit Porthos.
– C’est difficile, reprit Athos.
D’Artagnan comprit leur irrésolution.
– Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je
vous jure sur l’honneur que je ne veux pas m’en
aller d’ici si nous sommes vaincus.
– Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit
Athos.
– D’Artagnan, monsieur.
– Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et
d’Artagnan, en avant ! cria Athos.
– Eh bien ! voyons, messieurs, vous décidez-
vous à vous décider ? cria pour la troisième fois
Jussac.
– C’est fait, messieurs, dit Athos.

132
– Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.
– Nous allons avoir l’honneur de vous charger,
répondit Aramis en levant son chapeau d’une
main et tirant son épée de l’autre.
– Ah ! vous résistez ! s’écria Jussac.
– Sangdieu ! cela vous étonne ?
Et les neuf combattants se précipitèrent les uns
sur les autres avec une furie qui n’excluait pas
une certaine méthode.
Athos prit un certain Cahusac, favori du
cardinal ; Porthos eut Biscarat et Aramis se vit en
face de deux adversaires.
Quant à d’Artagnan, il se trouva lancé contre
Jussac lui-même1.
Le cœur du jeune Gascon battait à lui briser la
poitrine, non pas de peur, Dieu merci ! il n’en
avait pas l’ombre, mais d’émulation ; il se battait
comme un tigre en fureur, tournant dix fois
autour de son adversaire, changeant vingt fois ses

1
Courtilz : d’Artagnan est opposé à Bernajoux qui
n’apparaît ici qu’au chap. VI.

133
gardes et son terrain. Jussac était, comme on le
disait alors, friand de la lame, et avait fort
pratiqué ; cependant il avait toutes les peines du
monde à se défendre contre un adversaire qui,
agile et bondissant, s’écartait à tout moment des
règles reçues, attaquant de tous côtés à la fois, et
tout cela en parant en homme qui a le plus grand
respect pour son épiderme.
Enfin cette lutte finit par faire perdre patience
à Jussac. Furieux d’être tenu en échec par celui
qu’il avait regardé comme un enfant, il s’échauffa
et commença à faire des fautes. D’Artagnan, qui,
à défaut de la pratique, avait une profonde
théorie, redoubla d’agilité. Jussac, voulant en
finir, porta un coup terrible à son adversaire en se
fendant à fond ; mais celui-ci para prime, et
tandis que Jussac se relevait, se glissant comme
un serpent sous son fer, il lui passa son épée au
travers du corps. Jussac tomba comme une
masse.
D’Artagnan jeta alors un coup d’œil inquiet et
rapide sur le champ de bataille.
Aramis avait déjà tué un de ses adversaires ;

134
mais l’autre le pressait vivement. Cependant
Aramis était en bonne situation et pouvait encore
se défendre.
Biscarat et Porthos venaient de faire coup
fourré : Porthos avait reçu un coup d’épée au
travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse.
Mais comme ni l’une ni l’autre des deux
blessures n’était grave, ils ne s’en escrimaient
qu’avec plus d’acharnement.
Athos, blessé de nouveau par Cahusac,
pâlissait à vue d’œil, mais il ne reculait pas d’une
semelle : il avait seulement changé son épée de
main, et se battait de la main gauche.
D’Artagnan, selon les lois du duel de cette
époque, pouvait secourir quelqu’un ; pendant
qu’il cherchait du regard celui de ses
compagnons qui avait besoin de son aide, il
surprit un coup d’œil d’Athos. Ce coup d’œil
était d’une éloquence sublime. Athos serait mort
plutôt que d’appeler au secours ; mais il pouvait
regarder, et du regard demander un appui.
D’Artagnan le devina, fit un bond terrible et
tomba sur le flanc de Cahusac en criant :

135
– À moi, monsieur le garde, je vous tue !
Cahusac se retourna ; il était temps. Athos,
que son extrême courage soutenait seul, tomba
sur un genou.
– Sangdieu ! criait-il à d’Artagnan, ne le tuez
pas, jeune homme, je vous en prie ; j’ai une
vieille affaire à terminer avec lui, quand je serai
guéri et bien portant. Désarmez-le seulement,
liez-lui l’épée. C’est cela. Bien ! très bien !
Cette exclamation était arrachée à Athos par
l’épée de Cahusac qui sautait à vingt pas de lui.
D’Artagnan et Cahusac s’élancèrent ensemble,
l’un pour la ressaisir, l’autre pour s’en emparer ;
mais d’Artagnan, plus leste, arriva le premier et
mit le pied dessus.
Cahusac courut à celui des gardes qu’avait tué
Aramis, s’empara de sa rapière, et voulut revenir
à d’Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra
Athos, qui, pendant cette pause d’un instant que
lui avait procurée d’Artagnan, avait repris
haleine, et qui, de crainte que d’Artagnan ne lui
tuât son ennemi, voulait recommencer le combat.

136
D’Artagnan comprit que ce serait désobliger
Athos que de ne pas le laisser faire. En effet,
quelques secondes après, Cahusac tomba la gorge
traversée d’un coup d’épée.
Au même instant, Aramis appuyait son épée
contre la poitrine de son adversaire renversé, et le
forçait à demander merci.
Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait
mille fanfaronnades, demandant à Biscarat quelle
heure il pouvait bien être, et lui faisait ses
compliments sur la compagnie que venait
d’obtenir son frère dans le régiment de Navarre ;
mais, tout en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat
était un de ces hommes de fer qui ne tombent que
morts.
Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait
arriver et prendre tous les combattants, blessés ou
non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis et
d’Artagnan entourèrent Biscarat et le sommèrent
de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec un
coup d’épée qui lui traversait la cuisse, Biscarat
voulait tenir ; mais Jussac, qui s’était relevé sur
son coude, lui cria de se rendre. Biscarat était un

137
Gascon comme d’Artagnan ; il fit la sourde
oreille et se contenta de rire, et entre deux
parades, trouvant le temps de désigner, du bout
de son épée, une place à terre :
– Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici
mourra Biscarat, seul de ceux qui sont avec lui1.
– Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te
l’ordonne.
– Ah ! si tu l’ordonnes, c’est autre chose, dit
Biscarat ; comme tu es mon brigadier, je dois
obéir.
Et, faisant un bond en arrière, il cassa son épée
sur son genou pour ne pas la rendre, en jeta les
morceaux par-dessus le mur du couvent et se
croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.
La bravoure est toujours respectée, même dans
un ennemi. Les mousquetaires saluèrent Biscarat
de leurs épées et les remirent au fourreau.
D’Artagnan en fit autant, puis, aidé de Biscarat,
le seul qui fût resté debout, il porta sous le porche

1
Voir La Dame de Monsoreau, chap. LXIX : « Hic obiit
Nemrod. »

138
du couvent Jussac, Cahusac et celui des
adversaires d’Aramis qui n’était que blessé. Le
quatrième, comme nous l’avons dit, était mort.
Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre
épées sur cinq, ils s’acheminèrent ivres de joie
vers l’hôtel de M. de Tréville.
On les voyait entrelacés, tenant toute la
largeur de la rue, et accostant chaque
mousquetaire qu’ils rencontraient, si bien qu’à la
fin ce fut une marche triomphale. Le cœur de
d’Artagnan nageait dans l’ivresse, il marchait
entre Athos et Porthos en les étreignant
tendrement.
– Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il
à ses nouveaux amis en franchissant la porte de
l’hôtel de M. de Tréville, au moins me voilà reçu
apprenti, n’est-ce pas ?

139
6

Sa majesté le roi Louis treizième1

L’affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda


beaucoup tout haut contre ses mousquetaires, et
les félicita tout bas ; mais comme il n’y avait pas
de temps à perdre pour prévenir le roi, M. de
Tréville s’empressa de se rendre au Louvre. Il
était déjà trop tard, le roi était enfermé avec le
cardinal, et l’on dit à M. de Tréville que le roi
travaillait et ne pouvait recevoir en ce moment.
Le soir, M. de Tréville vint au jeu du roi. Le roi
gagnait, et comme Sa Majesté était fort avare,
elle était d’excellente humeur ; aussi, du plus loin
que le roi aperçut Tréville :
– Venez ici, monsieur le capitaine, dit-il,
venez que je vous gronde ; savez-vous que Son

1
Courtilz, chap. II : présentation au roi, don du roi.

140
Éminence est venue me faire des plaintes sur vos
mousquetaires, et cela avec une telle émotion,
que ce soir Son Éminence en est malade ? Ah çà,
mais ce sont des diables à quatre, des gens à
pendre, que vos mousquetaires !
– Non, sire, répondit Tréville, qui vit du
premier coup d’œil comment la chose allait
tourner ; non, tout au contraire, ce sont de bonnes
créatures, douces comme des agneaux, et qui
n’ont qu’un désir, je m’en ferais garant : c’est que
leur épée ne sorte du fourreau que pour le service
de Votre Majesté. Mais, que voulez-vous, les
gardes de M. le cardinal sont sans cesse à leur
chercher querelle, et, pour l’honneur même du
corps, les pauvres jeunes gens sont obligés de se
défendre.
– Écoutez M. de Tréville ! dit le roi, écoutez-
le ! ne dirait-on pas qu’il parle d’une
communauté religieuse ! En vérité, mon cher
capitaine, j’ai envie de vous ôter votre brevet et
de le donner à Mlle de Chemerault, à laquelle j’ai
promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je
vous croirai ainsi sur parole. On m’appelle Louis

141
le Juste, monsieur de Tréville, et tout à l’heure,
tout à l’heure nous verrons.
– Ah ! c’est parce que je me fie à cette justice,
sire, que j’attendrai patiemment et tranquillement
le bon plaisir de Votre Majesté.
– Attendez donc, monsieur, attendez donc, dit
le roi, je ne vous ferai pas longtemps attendre.
En effet, la chance tournait, et comme le roi
commençait à perdre ce qu’il avait gagné, il
n’était pas fâché de trouver un prétexte pour faire
– qu’on nous passe cette expression de joueur,
dont, nous l’avouons, nous ne connaissons pas
l’origine – pour faire charlemagne1. Le roi se leva
donc au bout d’un instant, et mettant dans sa
poche l’argent qui était devant lui et dont la
majeure partie venait de son gain :
– La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut
que je parle à M. de Tréville pour affaire
d’importance. Ah !... j’avais quatre-vingts louis
devant moi ; mettez la même somme, afin que
ceux qui ont perdu n’aient point à se plaindre. La

1
Faire charlemagne : se retirer de la partie sur des gains.

142
justice avant tout.
Puis, se retournant vers M. de Tréville et
marchant avec lui vers l’embrasure d’une
fenêtre :
– Eh bien ! monsieur, continua-t-il, vous dites
que ce sont les gardes de l’Éminentissime qui ont
été chercher querelle à vos mousquetaires ?
– Oui, sire, comme toujours.
– Et comment la chose est-elle venue,
voyons ? car, vous le savez, mon cher capitaine,
il faut qu’un juge écoute les deux parties.
– Ah ! mon Dieu ! de la façon la plus simple et
la plus naturelle. Trois de mes meilleurs soldats,
que Votre Majesté connaît de nom et dont elle a
plus d’une fois apprécié le dévouement, et qui
ont, je puis l’affirmer au roi, son service fort à
cœur ; trois de mes meilleurs soldats, dis-je, MM.
Athos, Porthos et Aramis, avaient fait une partie
de plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je
leur avais recommandé le matin même. La partie
allait avoir lieu à Saint-Germain, je crois, et ils
s’étaient donné rendez-vous aux Carmes-

143
Deschaux, lorsqu’elle fut troublée par M. de
Jussac et MM. Cahusac, Biscarat, et deux autres
gardes qui ne venaient certes pas là en si
nombreuse compagnie sans mauvaise intention
contre les édits.
– Ah ! ah ! vous m’y faites penser, dit le roi :
sans doute, ils venaient pour se battre eux-
mêmes.
– Je ne les accuse pas, sire, mais je laisse
Votre Majesté apprécier ce que peuvent aller
faire cinq hommes armés dans un lieu aussi
désert que le sont les environs du couvent des
Carmes.
– Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez
raison.
– Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires,
ils ont changé d’idée et ils ont oublié leur haine
particulière pour la haine de corps ; car Votre
Majesté n’ignore pas que les mousquetaires, qui
sont au roi et rien qu’au roi, sont les ennemis
naturels des gardes, qui sont à M. le cardinal.
– Oui, Tréville, oui, dit le roi

144
mélancoliquement, et c’est bien triste, croyez-
moi, de voir ainsi deux partis en France, deux
têtes à la royauté ; mais tout cela finira, Tréville,
tout cela finira. Vous dites donc que les gardes
ont cherché querelle aux mousquetaires ?
– Je dis qu’il est probable que les choses se
sont passées ainsi, mais je n’en jure pas, sire.
Vous savez combien la vérité est difficile à
connaître, et à moins d’être doué de cet instinct
admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste...
– Et vous avez raison, Tréville ; mais ils
n’étaient pas seuls, vos mousquetaires, il y avait
avec eux un enfant ?
– Oui, sire, et un homme blessé, de sorte que
trois mousquetaires du roi, dont un blessé, et un
enfant, non seulement ont tenu tête à cinq des
plus terribles gardes de M. le cardinal, mais
encore en ont porté quatre à terre.
– Mais c’est une victoire, cela ! s’écria le roi
tout rayonnant ; une victoire complète !
– Oui, sire, aussi complète que celle du pont

145
de Cé1.
– Quatre hommes, dont un blessé, et un
enfant, dites-vous ?
– Un jeune homme à peine ; lequel s’est même
si parfaitement conduit en cette occasion, que je
prendrai la liberté de le recommander à Votre
Majesté.
– Comment s’appelle-t-il ?
– D’Artagnan, sire. C’est le fils d’un de mes
plus anciens amis ; le fils d’un homme qui a fait
avec le roi votre père, de glorieuse mémoire, la
guerre de partisan.
– Et vous dites qu’il s’est bien conduit, ce
jeune homme ? Racontez-moi cela, Tréville ;
vous savez que j’aime les récits de guerre et de
combat.
Et le roi Louis XIII releva fièrement sa
moustache en se posant sur la hanche.
– Sire, reprit Tréville, comme je vous l’ai dit,

1
Le 8 avril 1620, les régiments du roi y avaient mis en fuite
les troupes de sa mère, Marie de Médicis.

146
M. d’Artagnan est presque un enfant, et comme il
n’a pas l’honneur d’être mousquetaire, il était en
habit bourgeois ; les gardes de M. le cardinal,
reconnaissant sa grande jeunesse et, de plus, qu’il
était étranger au corps, l’invitèrent donc à se
retirer avant qu’ils attaquassent.
– Alors, vous voyez bien, Tréville, interrompit
le roi, que ce sont eux qui ont attaqué.
– C’est juste, sire : ainsi, plus de doute ; ils le
sommèrent donc de se retirer ; mais il répondit
qu’il était mousquetaire de cœur et tout à Sa
Majesté, qu’ainsi donc il resterait avec MM. les
mousquetaires.
– Brave jeune homme ! murmura le roi.
– En effet, il demeura avec eux ; et Votre
Majesté a là un si ferme champion, que ce fut lui
qui donna à Jussac ce terrible coup d’épée qui
met si fort en colère M. le cardinal.
– C’est lui qui a blessé Jussac ? s’écria le roi ;
lui, un enfant ! Ceci, Tréville, c’est impossible.
– C’est comme j’ai l’honneur de le dire à
Votre Majesté.

147
– Jussac, une des premières lames du
royaume !
– Eh bien, sire ! il a trouvé son maître.
– Je veux voir ce jeune homme, Tréville, je
veux le voir, et si l’on peut faire quelque chose,
eh bien ! nous nous en occuperons.
– Quand Votre Majesté daignera-t-elle le
recevoir ?
– Demain à midi, Tréville.
– L’amènerai-je seul ?
– Non, amenez-les-moi tous les quatre
ensemble. Je veux les remercier tous à la fois ; les
hommes dévoués sont rares, Tréville, et il faut
récompenser le dévouement.
– À midi, sire, nous serons au Louvre.
– Ah ! par le petit escalier, Tréville, par le
petit escalier. Il est inutile que le cardinal sache...
– Oui, sire.
– Vous comprenez, Tréville, un édit est
toujours un édit ; il est défendu de se battre, au
bout du compte.

148
– Mais cette rencontre, sire, sort tout à fait des
conditions ordinaires d’un duel : c’est une rixe, et
la preuve, c’est qu’ils étaient cinq gardes du
cardinal contre mes trois mousquetaires et M.
d’Artagnan.
– C’est juste, dit le roi ; mais n’importe,
Tréville, venez toujours par le petit escalier.
Tréville sourit. Mais comme c’était déjà
beaucoup pour lui d’avoir obtenu de cet enfant
qu’il se révoltât contre son maître, il salua
respectueusement le roi, et avec son agrément prit
congé de lui.
Dès le soir même, les trois mousquetaires
furent prévenus de l’honneur qui leur était
accordé. Comme ils connaissaient depuis
longtemps le roi, ils n’en furent pas trop
échauffés : mais d’Artagnan, avec son
imagination gasconne, y vit sa fortune à venir, et
passa la nuit à faire des rêves d’or. Aussi, dès huit
heures du matin, était-il chez Athos.
D’Artagnan trouva le mousquetaire tout
habillé et prêt à sortir. Comme on n’avait rendez-
vous chez le roi qu’à midi, il avait formé le

149
projet, avec Porthos et Aramis, d’aller faire une
partie de paume dans un tripot situé tout près des
écuries du Luxembourg1. Athos invita
d’Artagnan à les suivre, et malgré son ignorance
de ce jeu, auquel il n’avait jamais joué, celui-ci
accepta, ne sachant que faire de son temps,
depuis neuf heures du matin qu’il était à peine
jusqu’à midi.
Les deux mousquetaires étaient déjà arrivés et
pelotaient ensemble. Athos, qui était très fort à
tous les exercices du corps, passa avec
d’Artagnan du côté opposé, et leur fit défi. Mais
au premier mouvement qu’il essaya, quoiqu’il
jouât de la main gauche, il comprit que sa
blessure était encore trop récente pour lui
permettre un pareil exercice. D’Artagnan resta
donc seul, et comme il déclara qu’il était trop
maladroit pour soutenir une partie en règle, on
continua seulement à s’envoyer des balles sans
compter le jeu. Mais une de ces balles, lancée par
le poignet herculéen de Porthos, passa si près du

1
Le jeu de paume du Bel-Air.

150
visage de d’Artagnan, qu’il pensa que si, au lieu
de passer à côté, elle eût donné dedans, son
audience était probablement perdue, attendu qu’il
lui eût été de toute impossibilité de se présenter
chez le roi. Or, comme de cette audience, dans
son imagination gasconne, dépendait tout son
avenir, il salua poliment Porthos et Aramis,
déclarant qu’il ne reprendrait la partie que
lorsqu’il serait en état de leur tenir tête, et il s’en
revint prendre place près de la corde et dans la
galerie.
Malheureusement pour d’Artagnan, parmi les
spectateurs se trouvait un garde de Son
Éminence, lequel, tout échauffé encore de la
défaite de ses compagnons, arrivée la veille
seulement, s’était promis de saisir la première
occasion de la venger. Il crut donc que cette
occasion était venue, et s’adressant à son voisin :
– Il n’est pas étonnant, dit-il, que ce jeune
homme ait eu peur d’une balle, c’est sans doute
un apprenti mousquetaire.
D’Artagnan se retourna comme si un serpent
l’eût mordu, et regarda fixement le garde qui

151
venait de tenir cet insolent propos.
– Pardieu ! reprit celui-ci en frisant
insolemment sa moustache, regardez-moi tant
que vous voudrez, mon petit monsieur, j’ai dit ce
que j’ai dit.
– Et comme ce que vous avez dit est trop clair
pour que vos paroles aient besoin d’explication,
répondit d’Artagnan à voix basse, je vous prierai
de me suivre.
– Et quand cela ? demanda le garde avec le
même air railleur.
– Tout de suite, s’il vous plaît.
– Et vous savez qui je suis, sans doute ?
– Moi, je l’ignore complètement, et je ne m’en
inquiète guère.
– Et vous avez tort, car, si vous saviez mon
nom, peut-être seriez-vous moins pressé.
– Comment vous appelez-vous ?
– Bernajoux, pour vous servir.
– Eh bien ! monsieur Bernajoux, dit
tranquillement d’Artagnan, je vais vous attendre

152
sur la porte.
– Allez, monsieur, je vous suis.
– Ne vous pressez pas trop, monsieur, qu’on
ne s’aperçoive pas que nous sortons ensemble ;
vous comprenez que pour ce que nous allons
faire, trop de monde nous gênerait.
– C’est bien, répondit le garde, étonné que son
nom n’eût pas produit plus d’effet sur le jeune
homme.
En effet, le nom de Bernajoux était connu de
tout le monde, de d’Artagnan seul excepté, peut-
être ; car c’était un de ceux qui figuraient le plus
souvent dans les rixes journalières que tous les
édits du roi et du cardinal n’avaient pu réprimer.
Porthos et Aramis étaient si occupés de leur
partie, et Athos les regardait avec tant d’attention,
qu’ils ne virent pas même sortir leur jeune
compagnon, lequel, ainsi qu’il l’avait dit au garde
de Son Éminence, s’arrêta sur la porte ; un instant
après, celui-ci descendit à son tour. Comme
d’Artagnan n’avait pas de temps à perdre, vu
l’audience du roi qui était fixée à midi, il jeta les

153
yeux autour de lui, et voyant que la rue était
déserte :
– Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien
heureux pour vous, quoique vous vous appeliez
Bernajoux, de n’avoir affaire qu’à un apprenti
mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je
ferai de mon mieux. En garde !
– Mais, dit celui que d’Artagnan provoquait
ainsi, il me semble que le lieu est assez mal
choisi, et que nous serions mieux derrière
l’abbaye de Saint-Germain ou dans le Pré-aux-
Clercs1.
– Ce que vous dites est plein de sens, répondit
d’Artagnan ; malheureusement j’ai peu de temps
à moi, ayant un rendez-vous à midi juste. En
garde donc, monsieur, en garde !
Bernajoux n’était pas homme à se faire répéter
deux fois un pareil compliment. Au même instant
son épée brilla à sa main, et il fondit sur son
adversaire que, grâce à sa grande jeunesse, il

1
Le Pré-aux-Clercs s’étendait de l’abbaye Saint-Germain-
des-Prés à l’emplacement actuel des Invalides.

154
espérait intimider.
Mais d’Artagnan avait fait la veille son
apprentissage, et tout frais émoulu de sa victoire,
tout gonflé de sa future faveur, il était résolu à ne
pas reculer d’un pas : aussi les deux fers se
trouvèrent-ils engagés jusqu’à la garde, et comme
d’Artagnan tenait ferme à sa place, ce fut son
adversaire qui fit un pas de retraite. Mais
d’Artagnan saisit le moment où, dans ce
mouvement, le fer de Bernajoux déviait de la
ligne, il dégagea, se fendit et toucha son
adversaire à l’épaule. Aussitôt d’Artagnan, à son
tour, fit un pas de retraite et releva son épée ;
mais Bernajoux lui cria que ce n’était rien, et se
fendant aveuglément sur lui, il s’enferra de lui-
même. Cependant, comme il ne tombait pas,
comme il ne se déclarait pas vaincu, mais que
seulement il rompait du côté de l’hôtel de M. de
La Trémouille1 au service duquel il avait un
parent, d’Artagnan, ignorant lui-même la gravité
de la dernière blessure que son adversaire avait

1
Cet hôtel se trouvait alors rue de Tournon.

155
reçue, le pressait vivement, et sans doute allait
l’achever d’un troisième coup, lorsque la rumeur
qui s’élevait de la rue s’étant étendue jusqu’au
jeu de paume, deux des amis du garde, qui
l’avaient entendu échanger quelques paroles avec
d’Artagnan et qui l’avaient vu sortir à la suite de
ces paroles, se précipitèrent l’épée à la main hors
du tripot et tombèrent sur le vainqueur. Mais
aussitôt Athos, Porthos et Aramis parurent à leur
tour, et au moment où les deux gardes attaquaient
leur jeune camarade, les forcèrent à se retourner.
En ce moment, Bernajoux tomba ; et comme les
gardes étaient seulement deux contre quatre, ils
se mirent à crier : « À nous, l’hôtel de La
Trémouille ! » À ces cris, tout ce qui était dans
l’hôtel sortit, se ruant sur les quatre compagnons,
qui de leur côté se mirent à crier : « À nous,
mousquetaires ! »
Ce cri était ordinairement entendu ; car on
savait les mousquetaires ennemis de Son
Éminence, et on les aimait pour la haine qu’ils
portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres
compagnies que celles appartenant au duc Rouge,
comme l’avait appelé Aramis, prenaient-ils en

156
général parti dans ces sortes de querelles pour les
mousquetaires du roi. De trois gardes de la
compagnie de M. des Essarts qui passaient, deux
vinrent donc en aide aux quatre compagnons,
tandis que l’autre courait à l’hôtel de M. de
Tréville, criant : « À nous, mousquetaires, à
nous ! » Comme d’habitude, l’hôtel de M. de
Tréville était plein de soldats de cette arme, qui
accoururent au secours de leurs camarades ; la
mêlée devint générale, mais la force était aux
mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens
de M. de La Trémouille se retirèrent dans l’hôtel,
dont ils fermèrent les portes assez à temps pour
empêcher que leurs ennemis n’y fissent irruption
en même temps qu’eux. Quant au blessé, il y
avait été tout d’abord transporté et, comme nous
l’avons dit, en fort mauvais état.
L’agitation était à son comble parmi les
mousquetaires et leurs alliés, et l’on délibérait
déjà si, pour punir l’insolence qu’avaient eue les
domestiques de M. de La Trémouille de faire une
sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait
pas le feu à son hôtel. La proposition en avait été
faite et accueillie avec enthousiasme, lorsque

157
heureusement onze heures sonnèrent ;
d’Artagnan et ses compagnons se souvinrent de
leur audience, et comme ils eussent regretté que
l’on fît un si beau coup sans eux, ils parvinrent à
calmer les têtes. On se contenta donc de jeter
quelques pavés dans les portes, mais les portes
résistèrent : alors on se lassa ; d’ailleurs ceux qui
devaient être regardés comme les chefs de
l’entreprise avaient depuis un instant quitté le
groupe et s’acheminaient vers l’hôtel de M. de
Tréville, qui les attendait, déjà au courant de cette
algarade.
– Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans
perdre un instant, et tâchons de voir le roi avant
qu’il soit prévenu par le cardinal ; nous lui
raconterons la chose comme une suite de l’affaire
d’hier, et les deux passeront ensemble.
M. de Tréville, accompagné des quatre jeunes
gens, s’achemina donc vers le Louvre ; mais, au
grand étonnement du capitaine des
mousquetaires, on lui annonça que le roi était allé
courre le cerf dans la forêt de Saint-Germain. M.
de Tréville se fit répéter deux fois cette nouvelle,

158
et à chaque fois ses compagnons virent son
visage se rembrunir.
– Est-ce que Sa Majesté, demanda-t-il, avait
dès hier le projet de faire cette chasse ?
– Non, Votre Excellence, répondit le valet de
chambre, c’est le grand veneur qui est venu lui
annoncer ce matin qu’on avait détourné cette nuit
un cerf à son intention. Il a d’abord répondu qu’il
n’irait pas, puis il n’a pas su résister au plaisir
que lui promettait cette chasse, et après le dîner il
est parti.
– Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M.
de Tréville.
– Selon toute probabilité, répondit le valet de
chambre, car j’ai vu ce matin les chevaux au
carrosse de Son Éminence, j’ai demandé où elle
allait, et l’on m’a répondu : « À Saint-Germain. »
– Nous sommes prévenus, dit M. de Tréville.
Messieurs, je verrai le roi ce soir ; mais quant à
vous, je ne vous conseille pas de vous y hasarder.
L’avis était trop raisonnable et surtout venait
d’un homme qui connaissait trop bien le roi, pour

159
que les quatre jeunes gens essayassent de le
combattre. M. de Tréville les invita donc à rentrer
chacun chez eux et à attendre de ses nouvelles.
En entrant à son hôtel, M. de Tréville songea
qu’il fallait prendre date en portant plainte le
premier. Il envoya un de ses domestiques chez M.
de La Trémouille avec une lettre dans laquelle il
le priait de mettre hors de chez lui le garde de M.
le cardinal, et de réprimander ses gens de
l’audace qu’ils avaient eue de faire leur sortie
contre les mousquetaires. Mais M. de La
Trémouille, déjà prévenu par son écuyer dont,
comme on le sait, Bernajoux était le parent, lui fit
répondre que ce n’était ni à M. de Tréville, ni à
ses mousquetaires de se plaindre, mais bien au
contraire à lui dont les mousquetaires avaient
chargé les gens et voulu brûler l’hôtel. Or,
comme le débat entre ces deux seigneurs eût pu
durer longtemps, chacun devant naturellement
s’entêter dans son opinion, M. de Tréville avisa
un expédient qui avait pour but de tout terminer :
c’était d’aller trouver lui-même M. de La
Trémouille.

160
Il se rendit donc aussitôt à son hôtel, et se fit
annoncer.
Les deux seigneurs se saluèrent poliment, car,
s’il n’y avait pas amitié entre eux, il y avait du
moins estime. Tous deux étaient gens de cœur et
d’honneur ; et comme M. de La Trémouille,
protestant, et voyant rarement le roi, n’était
d’aucun parti, il n’apportait en général dans ses
relations sociales aucune prévention. Cette fois,
néanmoins, son accueil quoique poli fut plus
froid que d’habitude.
– Monsieur, dit M. de Tréville, nous croyons
avoir à nous plaindre chacun l’un de l’autre, et je
suis venu moi-même pour que nous tirions de
compagnie cette affaire au clair.
– Volontiers, répondit M. de La Trémouille ;
mais je vous préviens que je suis bien renseigné,
et tout le tort est à vos mousquetaires.
– Vous êtes un homme trop juste et trop
raisonnable, monsieur, dit M. de Tréville, pour ne
pas accepter la proposition que je vais faire.
– Faites, monsieur, j’écoute.

161
– Comment se trouve M. Bernajoux, le parent
de votre écuyer ?
– Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup
d’épée qu’il a reçu dans le bras, et qui n’est pas
autrement dangereux, il en a encore ramassé un
autre qui lui a traversé le poumon, de sorte que le
médecin en dit de pauvres choses.
– Mais le blessé a-t-il conservé sa
connaissance ?
– Parfaitement.
– Parle-t-il ?
– Avec difficulté, mais il parle.
– Eh bien, monsieur ! rendons-nous près de
lui ; adjurons-le, au nom de Dieu devant lequel il
va être appelé peut-être, de dire la vérité. Je le
prends pour juge dans sa propre cause, monsieur,
et ce qu’il dira je le croirai.
M. de La Trémouille réfléchit un instant, puis,
comme il était difficile de faire une proposition
plus raisonnable, il accepta.
Tous deux descendirent dans la chambre où
était le blessé. Celui-ci, en voyant entrer ces deux

162
nobles seigneurs qui venaient lui faire visite,
essaya de se relever sur son lit, mais il était trop
faible, et, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il
retomba presque sans connaissance.
M. de La Trémouille s’approcha de lui et lui
fit respirer des sels qui le rappelèrent à la vie.
Alors M. de Tréville, ne voulant pas qu’on pût
l’accuser d’avoir influencé le malade, invita M.
de La Trémouille à l’interroger lui-même.
Ce qu’avait prévu M. de Tréville arriva. Placé
entre la vie et la mort comme l’était Bernajoux, il
n’eut pas même l’idée de taire un instant la vérité,
et il raconta aux deux seigneurs les choses
exactement, telles qu’elles s’étaient passées.
C’était tout ce que voulait M. de Tréville ; il
souhaita à Bernajoux une prompte convalescence,
prit congé de M. de La Trémouille, rentra à son
hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre amis qu’il
les attendait à dîner.
M. de Tréville recevait fort bonne compagnie,
toute anticardinaliste d’ailleurs. On comprend
donc que la conversation roula pendant tout le
dîner sur les deux échecs que venaient d’éprouver

163
les gardes de Son Éminence. Or, comme
d’Artagnan avait été le héros de ces deux
journées, ce fut sur lui que tombèrent toutes les
félicitations, qu’Athos, Porthos et Aramis lui
abandonnèrent non seulement en bons camarades,
mais en hommes qui avaient eu assez souvent
leur tour pour qu’ils lui laissassent le sien.
Vers six heures, M. de Tréville annonça qu’il
était tenu d’aller au Louvre ; mais comme l’heure
de l’audience accordée par Sa Majesté était
passée, au lieu de réclamer l’entrée par le petit
escalier, il se plaça avec les quatre jeunes gens
dans l’antichambre. Le roi n’était pas encore
revenu de la chasse. Nos jeunes gens attendaient
depuis une demi-heure à peine, mêlés à la foule
des courtisans, lorsque toutes les portes
s’ouvrirent et qu’on annonça Sa Majesté.
À cette annonce, d’Artagnan se sentit frémir
jusqu’à la moelle des os. L’instant qui allait
suivre devait, selon toute probabilité, décider du
reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils avec
angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le
roi.

164
Louis XIII parut, marchant le premier ; il était
en costume de chasse, encore tout poudreux,
ayant de grandes bottes et tenant un fouet à la
main. Au premier coup d’œil, d’Artagnan jugea
que l’esprit du roi était à l’orage.
Cette disposition, toute visible qu’elle était
chez Sa Majesté, n’empêcha pas les courtisans de
se ranger sur son passage : dans les antichambres
royales, mieux vaut encore être vu d’un œil irrité
que de n’être pas vu du tout. Les trois
mousquetaires n’hésitèrent donc pas, et firent un
pas en avant, tandis que d’Artagnan au contraire
restait caché derrière eux ; mais quoique le roi
connût personnellement Athos, Porthos et
Aramis, il passa devant eux sans les regarder,
sans leur parler et comme s’il ne les avait jamais
vus. Quant à M. de Tréville, lorsque les yeux du
roi s’arrêtèrent un instant sur lui, il soutint ce
regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui
détourna la vue ; après quoi, tout en grommelant,
Sa Majesté rentra dans son appartement.
– Les affaires vont mal, dit Athos en souriant,
et nous ne serons pas encore fait chevaliers de

165
l’ordre1 cette fois-ci.
– Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville ;
et si au bout de dix minutes vous ne me voyez
pas sortir, retournez à mon hôtel : car il sera
inutile que vous m’attendiez plus longtemps.
Les quatre jeunes gens attendirent dix
minutes, un quart d’heure, vingt minutes ; et
voyant que M. de Tréville ne reparaissait point,
ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver.
M. de Tréville était entré hardiment dans le
cabinet du roi, et avait trouvé Sa Majesté de très
méchante humeur, assise sur un fauteuil et battant
ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne
l’avait pas empêché de lui demander avec le plus
grand flegme des nouvelles de sa santé.
– Mauvaise, monsieur, mauvaise, répondit le
roi, je m’ennuie.
C’était en effet la pire maladie de Louis XIII,
qui souvent prenait un de ses courtisans, l’attirait
à une fenêtre et lui disait : « Monsieur un tel,

1
Ordre du Saint-Esprit, institué par Henri III (1578).

166
ennuyons-nous ensemble. »
– Comment ! Votre Majesté s’ennuie ! dit M.
de Tréville. N’a-t-elle donc pas pris aujourd’hui
le plaisir de la chasse ?
– Beau plaisir, monsieur ! Tout dégénère, sur
mon âme, et je ne sais si c’est le gibier qui n’a
plus de voie ou les chiens qui n’ont plus de nez.
Nous lançons un cerf dix cors, nous le courons
six heures, et quand il est prêt à tenir, quand
Saint-Simon met déjà le cor à sa bouche pour
sonner l’hallali, crac ! toute la meute prend le
change et s’emporte sur un daguet1. Vous verrez
que je serai obligé de renoncer à la chasse à
courre comme j’ai renoncé à la chasse au vol.
Ah ! je suis un roi bien malheureux, monsieur de
Tréville ! je n’avais plus qu’un gerfaut, et il est
mort avant-hier.
– En effet, sire, je comprends votre désespoir,
et le malheur est grand ; mais il vous reste
encore, ce me semble, bon nombre de faucons,
d’éperviers et de tiercelets.

1
Daguet : jeune cerf de moins de deux ans.

167
– Et pas un homme pour les instruire ; les
fauconniers s’en vont, il n’y a plus que moi qui
connaisse l’art de la vénerie. Après moi tout sera
dit, et l’on chassera avec des traquenards, des
pièges, des trappes. Si j’avais le temps encore de
former des élèves ! Mais oui, M. le cardinal est là
qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me
parle de l’Espagne, qui me parle de l’Autriche,
qui me parle de l’Angleterre ! Ah ! à propos de
M. le cardinal, monsieur de Tréville, je suis
mécontent de vous.
M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il
connaissait le roi de longue main ; il avait
compris que toutes ses plaintes n’étaient qu’une
préface, une espèce d’excitation pour
s’encourager lui-même, et que c’était où il était
arrivé enfin qu’il en voulait venir.
– Et en quoi ai-je été assez malheureux pour
déplaire à Votre Majesté ? demanda M. de
Tréville en feignant le plus profond étonnement.
– Est-ce ainsi que vous faites votre charge,
monsieur ? continua le roi sans répondre
directement à la question de M. de Tréville ; est-

168
ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de
mes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un
homme, émeuvent tout un quartier et veulent
brûler Paris sans que vous en disiez un mot ?
Mais, au reste, continua le roi, sans doute que je
me hâte de vous accuser, sans doute que les
perturbateurs sont en prison et que vous venez
m’annoncer que justice est faite.
– Sire, répondit tranquillement M. de Tréville,
je viens vous la demander au contraire.
– Et contre qui ? s’écria le roi.
– Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.
– Ah ! voilà qui est nouveau, reprit le roi.
N’allez-vous pas dire que vos trois mousquetaires
damnés, Athos, Porthos et Aramis et votre cadet
de Béarn, ne se sont pas jetés comme des furieux
sur le pauvre Bernajoux, et ne l’ont pas maltraité
de telle façon qu’il est probable qu’il est en train
de trépasser à cette heure ! N’allez-vous pas dire
qu’ensuite ils n’ont pas fait le siège de l’hôtel du
duc de La Trémouille, et ils n’ont point voulu le
brûler ! Ce qui n’aurait peut-être pas été un très
grand malheur en temps de guerre, vu que c’est

169
un nid de huguenots, mais ce qui, en temps de
paix, est un fâcheux exemple. Dites, n’allez-vous
pas nier tout cela ?
– Et qui vous a fait ce beau récit, sire ?
demanda tranquillement M. de Tréville.
– Qui m’a fait ce beau récit, monsieur ! et qui
voulez-vous que ce soit, si ce n’est celui qui
veille quand je dors, qui travaille quand je
m’amuse, qui mène tout au-dedans et au-dehors
du royaume, en France comme en Europe ?
– Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute,
dit M. de Tréville, car je ne connais que Dieu qui
soit si fort au-dessus de Sa Majesté.
– Non, monsieur, je veux parler du soutien de
l’État, de mon seul serviteur, de mon seul ami, de
M. le cardinal.
– Son Éminence n’est pas Sa Sainteté, sire.
– Qu’entendez-vous par là, monsieur ?
– Qu’il n’y a que le pape qui soit infaillible1,

1
Soumise au concile de Trente par les jésuites,
l’infaillibilité du pape ne fut proclamée qu’en 1870.

170
et que cette infaillibilité ne s’étend pas aux
cardinaux.
– Vous voulez dire qu’il me trompe, vous
voulez dire qu’il me trahit. Vous l’accusez alors.
Voyons, dites, avouez franchement que vous
l’accusez.
– Non, sire ; mais je dis qu’il se trompe lui-
même ; je dis qu’il a été mal renseigné ; je dis
qu’il a eu hâte d’accuser les mousquetaires de
Votre Majesté, pour lesquels il est injuste, et qu’il
n’a pas été puiser ses renseignements aux bonnes
sources.
– L’accusation vient de M. de La Trémouille,
du duc lui-même. Que répondrez-vous à cela ?
– Je pourrais répondre, sire, qu’il est trop
intéressé dans la question pour être un témoin
bien impartial ; mais loin de là, sire, je connais le
duc pour un loyal gentilhomme, et je m’en
rapporterai à lui, mais à une condition, sire.
– Laquelle ?
– C’est que Votre Majesté le fera venir,
l’interrogera, mais elle-même, en tête-à-tête, sans

171
témoins, et que je reverrai Votre Majesté aussitôt
qu’elle aura reçu le duc.
– Oui-da ! fit le roi, et vous vous en
rapporterez à ce que dira M. de La Trémouille ?
– Oui, sire.
– Vous accepterez son jugement ?
– Sans doute.
– Et vous vous soumettrez aux réparations
qu’il exigera ?
– Parfaitement.
– La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye !
Le valet de chambre de confiance de Louis
XIII, qui se tenait toujours à la porte, entra.
– La Chesnaye, dit le roi, qu’on aille à
l’instant même me quérir M. de La Trémouille ;
je veux lui parler ce soir.
– Votre Majesté me donne sa parole qu’elle ne
verra personne entre M. de La Trémouille et
moi ?
– Personne, foi de gentilhomme.

172
– À demain, sire, alors.
– À demain, monsieur.
– À quelle heure, s’il plaît à Votre Majesté ?
– À l’heure que vous voudrez.
– Mais, en venant par trop matin, je crains de
réveiller Votre Majesté.
– Me réveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors
plus, monsieur ; je rêve quelquefois, voilà tout.
Venez donc d’aussi bon matin que vous voudrez,
à sept heures ; mais gare à vous, si vos
mousquetaires sont coupables !
– Si mes mousquetaires sont coupables, sire,
les coupables seront remis aux mains de Votre
Majesté, qui ordonnera d’eux selon son bon
plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chose
de plus ? Qu’elle parle, je suis prêt à lui obéir.
– Non, monsieur, non, et ce n’est pas sans
raison qu’on m’a appelé Louis le Juste. À demain
donc, monsieur, à demain.
– Dieu garde jusque-là Votre Majesté !
Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit

173
plus mal encore ; il avait fait prévenir dès le soir
même ses trois mousquetaires et leur compagnon
de se trouver chez lui à six heures et demie du
matin. Il les emmena avec lui sans rien leur
affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur
cachant pas que leur faveur et même la sienne
tenaient à un coup de dés.
Arrivé au bas du petit escalier, il les fit
attendre. Si le roi était toujours irrité contre eux,
ils s’éloigneraient sans être vus ; si le roi
consentait à les recevoir, on n’aurait qu’à les faire
appeler.
En arrivant dans l’antichambre particulière du
roi, M. de Tréville trouva La Chesnaye, qui lui
apprit qu’on n’avait pas rencontré le duc de La
Trémouille la veille au soir à son hôtel, qu’il était
rentré trop tard pour se présenter au Louvre, qu’il
venait seulement d’arriver, et qu’il était à cette
heure chez le roi.
Cette circonstance plut beaucoup à M. de
Tréville, qui, de cette façon, fut certain qu’aucune
suggestion étrangère ne se glisserait entre la
déposition de M. de La Trémouille et lui.

174
En effet, dix minutes s’étaient à peine
écoulées, que la porte du cabinet s’ouvrit et que
M. de Tréville en vit sortir le duc de La
Trémouille, lequel vint à lui et lui dit :
– Monsieur de Tréville, Sa Majesté vient de
m’envoyer quérir pour savoir comment les choses
s’étaient passées hier matin à mon hôtel. Je lui ai
dit la vérité, c’est-à-dire que la faute était à mes
gens, et que j’étais prêt à vous en faire mes
excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les
recevoir, et me tenir toujours pour un de vos
amis.
– Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j’étais si
plein de confiance dans votre loyauté, que je
n’avais pas voulu près de Sa Majesté d’autre
défenseur que vous-même. Je vois que je ne
m’étais pas abusé, et je vous remercie de ce qu’il
y a encore en France un homme de qui on puisse
dire sans se tromper ce que j’ai dit de vous.
– C’est bien, c’est bien ! dit le roi qui avait
écouté tous ces compliments entre les deux
portes ; seulement, dites-lui, Tréville, puisqu’il se
prétend un de vos amis, que moi aussi je voudrais

175
être des siens, mais qu’il me néglige ; qu’il y a
tantôt trois ans que je ne l’ai vu, et que je ne le
vois que quand je l’envoie chercher. Dites-lui
tout cela de ma part, car ce sont de ces choses
qu’un roi ne peut dire lui-même.
– Merci, sire, merci, dit le duc ; mais que votre
Majesté croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne
dis point cela pour M. de Tréville, que ce ne sont
point ceux qu’elle voit à toute heure du jour qui
lui sont le plus dévoués.
– Ah ! vous avez entendu ce que j’ai dit ; tant
mieux, duc, tant mieux, dit le roi en s’avançant
jusque sur la porte. Ah ! c’est vous, Tréville ! où
sont vos mousquetaires ? Je vous avais dit avant-
hier de me les amener, pourquoi ne l’avez-vous
pas fait ?
– Ils sont en bas, sire, et avec votre congé La
Chesnaye va leur dire de monter.
– Oui, oui, qu’ils viennent tout de suite ; il va
être huit heures, et à neuf heures j’attends une
visite. Allez, monsieur le duc, et revenez surtout.
Entrez, Tréville.

176
Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait
la porte, les trois mousquetaires et d’Artagnan,
conduits par La Chesnaye, apparaissaient au haut
de l’escalier.
– Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j’ai à
vous gronder.
Les mousquetaires s’approchèrent en
s’inclinant ; d’Artagnan les suivait par-derrière.
– Comment diable ! continua le roi ; à vous
quatre, sept gardes de Son Éminence mis hors de
combat en deux jours ! C’est trop, messieurs,
c’est trop. À ce compte-là, Son Éminence serait
forcée de renouveler sa compagnie dans trois
semaines, et moi de faire appliquer les édits dans
toute leur rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ;
mais sept en deux jours, je le répète, c’est trop,
c’est beaucoup trop.
– Aussi, sire, Votre Majesté voit qu’ils
viennent tout contrits et tout repentants lui faire
leurs excuses.
– Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le
roi, je ne me fie point à leurs faces hypocrites ; il

177
y a surtout là-bas une figure de Gascon. Venez
ici, monsieur.
D’Artagnan, qui comprit que c’était à lui que
le compliment s’adressait, s’approcha en prenant
son air le plus désespéré.
– Eh bien, que me disiez-vous donc que c’était
un jeune homme ? C’est un enfant, monsieur de
Tréville, un véritable enfant ! Et c’est celui-là qui
a donné ce rude coup d’épée à Jussac ?
– Et ces deux beaux coups d’épée à
Bernajoux.
– Véritablement !
– Sans compter, dit Athos, que s’il ne m’avait
pas tiré des mains de Biscarat, je n’aurais très
certainement pas l’honneur de faire en ce
moment-ci ma très humble révérence à Votre
Majesté.
– Mais c’est donc un véritable démon que ce
Béarnais, ventre-saint-gris ! monsieur de Tréville,
comme eût dit le roi mon père. À ce métier-là, on
doit trouer force pourpoints et briser force épées.
Or les Gascons sont toujours pauvres, n’est-ce

178
pas ?
– Sire, je dois dire qu’on n’a pas encore trouvé
des mines d’or dans leurs montagnes, quoique le
Seigneur leur dût bien ce miracle en récompense
de la manière dont ils ont soutenu les prétentions
du roi votre père.
– Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui
m’ont fait roi moi-même, n’est-ce pas, Tréville,
puisque je suis le fils de mon père ? Eh bien ! à la
bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye,
allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches,
vous trouverez quarante pistoles ; et si vous les
trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons,
jeune homme, la main sur la conscience,
comment cela s’est-il passé !
D’Artagnan raconta l’aventure de la veille
dans tous ses détails : comment, n’ayant pas pu
dormir de la joie qu’il éprouvait à voir Sa
Majesté, il était arrivé chez ses amis trois heures
avant l’heure de l’audience ; comment ils étaient
allés ensemble au tripot, et comment, sur la
crainte qu’il avait manifestée de recevoir une
balle au visage, il avait été raillé par Bernajoux,

179
lequel avait failli payer cette raillerie de la perte
de la vie, et M. de La Trémouille, qui n’y était
pour rien, de la perte de son hôtel.
– C’est bien cela, murmurait le roi ; oui, c’est
ainsi que le duc m’a raconté la chose. Pauvre
cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses
plus chers ; mais c’est assez comme cela,
messieurs, entendez-vous ! c’est assez : vous
avez pris votre revanche de la rue Férou et au-
delà ; vous devez être satisfaits.
– Si Votre Majesté l’est, dit Tréville, nous le
sommes.
– Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une
poignée d’or de la main de La Chesnaye, et la
mettant dans celle de d’Artagnan. Voici, dit-il,
une preuve de ma satisfaction.
À cette époque, les idées de fierté qui sont de
mise de nos jours n’étaient point encore de mode.
Un gentilhomme recevait de la main à la main de
l’argent du roi, et n’en était pas le moins du
monde humilié. D’Artagnan mit donc les

180
quarante pistoles1 dans sa poche sans faire
aucune façon, et en remerciant tout au contraire
grandement Sa Majesté.
– Là, dit le roi en regardant sa pendule, là, et
maintenant qu’il est huit heures et demie, retirez-
vous ; car, je vous l’ai dit, j’attends quelqu’un à
neuf heures. Merci de votre dévouement,
messieurs. J’y puis compter, n’est-ce pas ?
– Oh ! sire, s’écrièrent d’une même voix les
quatre compagnons, nous nous ferions couper en
morceaux pour Votre Majesté.
– Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut
mieux, et vous me serez plus utiles. Tréville,
ajouta le roi à demi-voix pendant que les autres
se retiraient, comme vous n’avez pas de place
dans les mousquetaires et que d’ailleurs pour
entrer dans ce corps nous avons décidé qu’il
fallait faire un noviciat, placez ce jeune homme
dans la compagnie des gardes de M. des Essarts,

1
Pistole : pièce d’or d’environ onze livres ; dans Courtilz,
d’Artagnan reçoit cinquante louis (24 livres chacune), soit mille
deux cents livres.

181
votre beau-frère1. Ah ! pardieu ! Tréville, je me
réjouis de la grimace que va faire le cardinal : il
sera furieux, mais cela m’est égal ; je suis dans
mon droit.
Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et
s’en vint rejoindre ses mousquetaires, qu’il
trouva partageant avec d’Artagnan les quarante
pistoles.
Et le cardinal, comme l’avait dit Sa Majesté,
fut effectivement furieux, si furieux que pendant
huit jours il abandonna le jeu du roi, ce qui
n’empêchait pas le roi de lui faire la plus
charmante mine du monde, et toutes les fois qu’il
le rencontrait de lui demander de sa voix la plus
caressante :
– Eh bien ! monsieur le cardinal, comment
vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui
sont à vous ?

1
Tréville avait épousé Anne Guillon, sœur de des Essarts.

182
7

L’intérieur des mousquetaires

Lorsque d’Artagnan fut hors du Louvre, et


qu’il consulta ses amis sur l’emploi qu’il devait
faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui
conseilla de commander un bon repas à La
Pomme de Pin1, Porthos de prendre un laquais, et
Aramis de se faire une maîtresse convenable.
Le repas fut exécuté le jour même, et le
laquais y servit à table. Le repas avait été
commandé par Athos, et le laquais fourni par
Porthos. C’était un Picard que le glorieux
mousquetaire avait embauché le jour même et à
cette occasion sur le pont de la Tournelle,

1
Située rue de la Lanterne ou rue de la Juiverie
(actuellement rue de la Cité), ce cabaret, cité par Rabelais
(Pantagruel, chap. VI), fut fréquenté au XVIIe siècle, par
Molière, Boileau, Racine, La Fontaine.

183
pendant qu’il faisait des ronds en crachant dans
l’eau.
Porthos avait prétendu que cette occupation
était la preuve d’une organisation réfléchie et
contemplative, et il l’avait emmené sans autre
recommandation. La grande mine de ce
gentilhomme, pour le compte duquel il se crut
engagé, avait séduit Planchet – c’était le nom du
Picard – il y eut chez lui un léger
désappointement lorsqu’il vit que la place était
déjà prise par un confrère nommé Mousqueton, et
lorsque Porthos lui eut signifié que son état de
maison, quoique grand, ne comportait pas deux
domestiques, et qu’il lui fallait entrer au service
de d’Artagnan. Cependant, lorsqu’il assista au
dîner que donnait son maître et qu’il vit celui-ci
tirer en payant une poignée d’or de sa poche, il
crut sa fortune faite et remercia le Ciel d’être
tombé en la possession d’un pareil Crésus ; il
persévéra dans cette opinion jusqu’après le festin,
des reliefs duquel il répara de longues
abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son
maître, les chimères de Planchet s’évanouirent.
Le lit était le seul de l’appartement, qui se

184
composait d’une antichambre et d’une chambre à
coucher. Planchet coucha dans l’antichambre sur
une couverture tirée du lit de d’Artagnan, et dont
d’Artagnan se passa depuis.
Athos, de son côté, avait un valet qu’il avait
dressé à son service d’une façon toute
particulière, et que l’on appelait Grimaud. Il était
fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons
d’Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans
qu’il vivait dans la plus profonde intimité avec
ses compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se
rappelaient l’avoir vu sourire souvent, mais
jamais ils ne l’avaient entendu rire. Ses paroles
étaient brèves et expressives, disant toujours ce
qu’elles voulaient dire, rien de plus : pas
d’enjolivements, pas de broderies, pas
d’arabesques. Sa conversation était un fait sans
aucun épisode.
Quoique Athos eût à peine trente ans et fût
d’une grande beauté de corps et d’esprit,
personne ne lui connaissait de maîtresse. Jamais
il ne parlait de femmes. Seulement il n’empêchait
pas qu’on en parlât devant lui, quoiqu’il fût facile

185
de voir que ce genre de conversation, auquel il ne
se mêlait que par des mots amers et des aperçus
misanthropiques, lui était parfaitement
désagréable. Sa réserve, sa sauvagerie et son
mutisme en faisaient presque un vieillard ; il avait
donc, pour ne point déroger à ses habitudes,
habitué Grimaud à lui obéir sur un simple geste
ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne lui
parlait que dans des circonstances suprêmes.
Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître
comme le feu, tout en ayant pour sa personne un
grand attachement et pour son génie une grande
vénération, croyait avoir parfaitement compris ce
qu’il désirait, s’élançait pour exécuter l’ordre
reçu, et faisait précisément le contraire. Alors
Athos haussait les épaules et, sans se mettre en
colère, rossait Grimaud. Ces jours-là, il parlait un
peu.
Porthos, comme on a pu le voir, avait un
caractère tout opposé à celui d’Athos : non
seulement il parlait beaucoup, mais il parlait
haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre
cette justice, qu’on l’écoutât ou non ; il parlait

186
pour le plaisir de parler et pour le plaisir de
s’entendre ; il parlait de toutes choses excepté de
sciences, excipant à cet endroit de la haine
invétérée que depuis son enfance il portait, disait-
il, aux savants. Il avait moins grand air qu’Athos,
et le sentiment de son infériorité à ce sujet l’avait,
dans le commencement de leur liaison, rendu
souvent injuste pour ce gentilhomme, qu’il s’était
alors efforcé de dépasser par ses splendides
toilettes. Mais, avec sa simple casaque de
mousquetaire et rien que par la façon dont il
rejetait la tête en arrière et avançait le pied, Athos
prenait à l’instant même la place qui lui était due
et reléguait le fastueux Porthos au second rang.
Porthos s’en consolait en remplissant
l’antichambre de M. de Tréville et les corps de
garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes,
dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment,
après avoir passé de la noblesse de robe à la
noblesse d’épée, de la robine à la baronne, il
n’était question de rien de moins pour Porthos
que d’une princesse étrangère qui lui voulait un
bien énorme.
Un vieux proverbe dit : « Tel maître, tel

187
valet. » Passons donc du valet d’Athos au valet
de Porthos, de Grimaud à Mousqueton.
Mousqueton était un Normand dont son maître
avait changé le nom pacifique de Boniface en
celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de
Mousqueton. Il était entré au service de Porthos à
la condition qu’il serait habillé et logé seulement,
mais d’une façon magnifique ; il ne réclamait que
deux heures par jour pour les consacrer à une
industrie qui devait suffire à pourvoir à ses autres
besoins. Porthos avait accepté le marché ; la
chose lui allait à merveille. Il faisait tailler à
Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits
et dans ses manteaux de rechange, et, grâce à un
tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes
à neuf en les retournant, et dont la femme était
soupçonnée de vouloir faire descendre Porthos de
ses habitudes aristocratiques, Mousqueton faisait
à la suite de son maître fort bonne figure.
Quant à Aramis, dont nous croyons avoir
suffisamment exposé le caractère, caractère du
reste que, comme celui de ses compagnons, nous
pourrons suivre dans son développement, son

188
laquais s’appelait Bazin. Grâce à l’espérance
qu’avait son maître d’entrer un jour dans les
ordres, il était toujours vêtu de noir, comme doit
l’être le serviteur d’un homme d’Église. C’était
un Berrichon de trente-cinq à quarante ans, doux,
paisible, grassouillet, occupant à lire de pieux
ouvrages les loisirs que lui laissait son maître,
faisant à la rigueur pour deux un dîner de peu de
plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle,
sourd et d’une fidélité à toute épreuve.
Maintenant que nous connaissons,
superficiellement du moins, les maîtres et les
valets, passons aux demeures occupées par
chacun d’eux.
Athos habitait rue Férou, à deux pas du
Luxembourg ; son appartement se composait de
deux petites chambres, fort proprement meublées
dans une maison garnie dont l’hôtesse encore
jeune et véritablement encore belle lui faisait
inutilement les doux yeux. Quelques fragments
d’une grande splendeur passée éclataient çà et là
aux murailles de ce modeste logement : c’était
une épée, par exemple, richement damasquinée,

189
qui remontait pour la façon à l’époque de
François Ier, et dont la poignée seule, incrustée de
pierres précieuses, pouvait valoir deux cents
pistoles, et que cependant, dans ses moments de
plus grande détresse, Athos n’avait jamais
consenti à engager ni à vendre. Cette épée avait
longtemps fait l’ambition de Porthos. Porthos
aurait donné dix années de sa vie pour posséder
cette épée.
Un jour qu’il avait rendez-vous avec une
duchesse, il essaya même de l’emprunter à Athos.
Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa
tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaînes
d’or, il offrit tout à Porthos ; mais quant à l’épée,
lui dit-il, elle était scellée à sa place et ne devait
la quitter que lorsque son maître quitterait lui-
même son logement. Outre son épée, il y avait
encore un portrait représentant un seigneur du
temps de Henri III, vêtu avec la plus grande
élégance, et qui portait l’ordre du Saint-Esprit1, et

1
Institué par Henri III (1578) : croix d’or à huit pointes
émaillées, vert et blanc sur chaque raie et cantonnée de quatre
fleurs de lys portant au centre, d’un côté la Colombe, de l’autre

190
ce portrait avait avec Athos certaines
ressemblances de lignes, certaines similitudes de
famille, qui indiquaient que ce grand seigneur,
chevalier des ordres du roi, était son ancêtre.
Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux
mêmes armes que l’épée et le portrait, faisait un
milieu de cheminée qui jurait effroyablement
avec le reste de la garniture. Athos portait
toujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour
il l’avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait
pu s’assurer que ce coffre ne contenait que des
lettres et des papiers : des lettres d’amour et des
papiers de famille, sans doute.
Porthos habitait un appartement très vaste et
d’une très somptueuse apparence, rue du Vieux-
Colombier1. Chaque fois qu’il passait avec
quelque ami devant ses fenêtres, à l’une
desquelles Mousqueton se tenait toujours en
grande livrée, Porthos levait la tête et la main, et
disait : Voilà ma demeure ! Mais jamais on ne le

l’image de saint Michel ; ruban bleu céleste.


1
Courtilz : c’est d’Artagnan qui loge dans cette rue.

191
trouvait chez lui, jamais il n’invitait personne à y
monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce
que cette somptueuse apparence renfermait de
richesses réelles.
Quant à Aramis, il habitait un petit logement
composé d’un boudoir, d’une salle à manger et
d’une chambre à coucher, laquelle chambre,
située comme le reste de l’appartement au rez-de-
chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert,
ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage.
Quant à d’Artagnan, nous savons comment il
était logé, et nous avons déjà fait connaissance
avec son laquais, maître Planchet.
D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature,
comme sont les gens, du reste, qui ont le génie de
l’intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce
qu’étaient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car,
sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens
cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout,
qui sentait son grand seigneur d’une lieue. Il
s’adressa donc à Porthos pour avoir des
renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis
pour connaître Porthos.

192
Malheureusement, Porthos lui-même ne savait
de la vie de son silencieux camarade que ce qui
en avait transpiré. On disait qu’il avait eu de
grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et
qu’une affreuse trahison avait empoisonné à
jamais la vie de ce galant homme. Quelle était
cette trahison ? Tout le monde l’ignorait.
Quant à Porthos, excepté son véritable nom,
que M. de Tréville savait seul, ainsi que celui de
ses deux camarades, sa vie était facile à
connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à
travers lui comme à travers un cristal. La seule
chose qui eût pu égarer l’investigateur eût été que
l’on eût cru tout le bien qu’il disait de lui.
Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir
aucun secret, c’était un garçon tout confit de
mystères, répondant peu aux questions qu’on lui
faisait sur les autres, et éludant celles que l’on
faisait sur lui-même. Un jour, d’Artagnan, après
l’avoir longtemps interrogé sur Porthos et en
avoir appris ce bruit qui courait de la bonne
fortune du mousquetaire avec une princesse,
voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les

193
aventures amoureuses de son interlocuteur.
– Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il,
vous qui parlez des baronnes, des comtesses et
des princesses des autres ?
– Pardon, interrompit Aramis, j’ai parlé parce
que Porthos en parle lui-même, parce qu’il a crié
toutes ces belles choses devant moi. Mais croyez
bien, mon cher monsieur d’Artagnan, que si je les
tenais d’une autre source ou qu’il me les eût
confiées, il n’y aurait pas eu de confesseur plus
discret que moi.
– Je n’en doute pas, reprit d’Artagnan ; mais
enfin, il me semble que vous-même vous êtes
assez familier avec les armoiries, témoin certain
mouchoir brodé auquel je dois l’honneur de votre
connaissance.
Aramis, cette fois, ne se fâcha point, mais il
prit son air le plus modeste et répondit
affectueusement :
– Mon cher, n’oubliez pas que je veux être
d’Église, et que je fuis toutes les occasions
mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne

194
m’avait point été confié, mais il avait été oublié
chez moi par un de mes amis. J’ai dû le recueillir
pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu’il
aime. Quant à moi, je n’ai point et ne veux point
avoir de maîtresse, suivant en cela l’exemple très
judicieux d’Athos, qui n’en a pas plus que moi.
– Mais, que diable ! vous n’êtes pas abbé,
puisque vous êtes mousquetaire.
– Mousquetaire par intérim, mon cher, comme
dit le cardinal, mousquetaire contre mon gré,
mais homme d’Église dans le cœur, croyez-moi.
Athos et Porthos m’ont fourré là-dedans pour
m’occuper : j’ai eu, au moment d’être ordonné,
une petite difficulté avec... Mais cela ne vous
intéresse guère, et je vous prends un temps
précieux.
– Point du tout, cela m’intéresse fort, s’écria
d’Artagnan, et je n’ai pour le moment absolument
rien à faire.
– Oui, mais moi j’ai mon bréviaire à dire,
répondit Aramis, puis quelques vers à composer
que m’a demandés Mme d’Aiguillon ; ensuite je
dois passer rue Saint-Honoré, afin d’acheter du

195
rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon
cher ami, que si rien ne vous presse, je suis très
pressé, moi.
Et Aramis tendit affectueusement la main à
son compagnon, et prit congé de lui.
D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se
donnât, en savoir davantage sur ses trois
nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire
dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé,
espérant des révélations plus sûres et plus
étendues de l’avenir. En attendant, il considéra
Athos comme un Achille, Porthos comme un
Ajax, et Aramis comme un Joseph.
Au reste, la vie des quatre jeunes gens était
joyeuse : Athos jouait, et toujours
malheureusement. Cependant il n’empruntait
jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût
sans cesse à leur service, et lorsqu’il avait joué
sur parole, il faisait toujours réveiller son
créancier à six heures du matin pour lui payer sa
dette de la veille.
Porthos avait des fougues : ces jours-là, s’il
gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s’il

196
perdait, il disparaissait complètement pendant
quelques jours, après lesquels il reparaissait le
visage blême et la mine allongée, mais avec de
l’argent dans ses poches.
Quant à Aramis, il ne jouait jamais. C’était
bien le plus mauvais mousquetaire et le plus
méchant convive qui se pût voir. Il avait toujours
besoin de travailler. Quelquefois, au milieu d’un
dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin
et dans la chaleur de la conversation, croyait que
l’on en avait encore pour deux ou trois heures à
rester à table, Aramis regardait sa montre, se
levait avec un gracieux sourire et prenait congé
de la société, pour aller, disait-il, consulter un
casuiste avec lequel il avait rendez-vous.
D’autres fois, il retournait à son logis pour écrire
une thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire.
Cependant Athos souriait de ce charmant
sourire mélancolique, si bien séant à sa noble
figure, et Porthos buvait en jurant qu’Aramis ne
serait jamais qu’un curé de village.
Planchet, le valet de d’Artagnan, supporta
noblement la bonne fortune ; il recevait trente

197
sous par jour, et pendant un mois il revenait au
logis gai comme pinson et affable envers son
maître. Quand le vent de l’adversité commença à
souffler sur le ménage de la rue des Fossoyeurs,
c’est-à-dire quand les quarante pistoles du roi
Louis XIII furent mangées ou à peu près, il
commença des plaintes qu’Athos trouva
nauséabondes, Porthos indécentes, et Aramis
ridicules. Athos conseilla donc à d’Artagnan de
congédier le drôle, Porthos voulait qu’on le
bâtonnât auparavant, et Aramis prétendit qu’un
maître ne devait entendre que les compliments
qu’on fait de lui.
– Cela vous est bien aisé à dire, reprit
d’Artagnan : à vous, Athos, qui vivez muet avec
Grimaud, qui lui défendez de parler, et qui, par
conséquent, n’avez jamais de mauvaises paroles
avec lui ; à vous, Porthos, qui menez un train
magnifique et qui êtes un dieu pour votre valet
Mousqueton ; à vous enfin, Aramis, qui, toujours
distrait par vos études théologiques, inspirez un
profond respect à votre serviteur Bazin, homme
doux et religieux ; mais moi qui suis sans
consistance et sans ressources, moi qui ne suis

198
pas mousquetaire ni même garde, moi, que ferai-
je pour inspirer de l’affection, de la terreur ou du
respect à Planchet ?
– La chose est grave, répondirent les trois
amis, c’est une affaire d’intérieur ; il en est des
valets comme des femmes, il faut les mettre tout
de suite sur le pied où l’on désire qu’ils restent.
Réfléchissez donc.
D’Artagnan réfléchit et se résolut à rouer
Planchet par provision, ce qui fut exécuté avec la
conscience que d’Artagnan mettait en toutes
choses ; puis, après l’avoir bien rossé, il lui
défendit de quitter son service sans sa permission.
« Car, ajouta-t-il, l’avenir ne peut me faire faute ;
j’attends inévitablement des temps meilleurs. Ta
fortune est donc faite si tu restes près de moi, et
je suis trop bon maître pour te faire manquer ta
fortune en t’accordant le congé que tu me
demandes. »
Cette manière d’agir donna beaucoup de
respect aux mousquetaires pour la politique de
d’Artagnan. Planchet fut également saisi
d’admiration et ne parla plus de s’en aller.

199
La vie des quatre jeunes gens était devenue
commune ; d’Artagnan, qui n’avait aucune
habitude, puisqu’il arrivait de sa province et
tombait au milieu d’un monde tout nouveau pour
lui, prit aussitôt les habitudes de ses amis.
On se levait vers huit heures en hiver, vers six
heures en été, et l’on allait prendre le mot d’ordre
et l’air des affaires chez M. de Tréville.
D’Artagnan, bien qu’il ne fût pas mousquetaire,
en faisait le service avec une ponctualité
touchante : il était toujours de garde, parce qu’il
tenait toujours compagnie à celui de ses trois
amis qui montait la sienne. On le connaissait à
l’hôtel des Mousquetaires1, et chacun le tenait
pour un bon camarade ; M. de Tréville, qui
l’avait apprécié du premier coup d’œil, et qui lui
portait une véritable affection, ne cessait de le
recommander au roi.
De leur côté, les trois mousquetaires aimaient
fort leur jeune camarade. L’amitié qui unissait

1
L’hôtel des Mousquetaires, entre les rues du Bac, de
Beaune, de Lille et de Verneuil, ne fut élevé que vers 1660.

200
ces quatre hommes, et le besoin de se voir trois
ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour
affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse
courir l’un après l’autre comme des ombres ; et
l’on rencontrait toujours les inséparables se
cherchant du Luxembourg à la place Saint-
Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au
Luxembourg.
En attendant, les promesses de M. de Tréville
allaient leur train. Un beau jour, le roi commanda
à M. le chevalier des Essarts de prendre
d’Artagnan comme cadet dans sa compagnie des
gardes. D’Artagnan endossa en soupirant cet
habit, qu’il eût voulu, au prix de dix années de
son existence, troquer contre la casaque de
mousquetaire. Mais M. de Tréville promit cette
faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui
pouvait être abrégé au reste, si l’occasion se
présentait pour d’Artagnan de rendre quelque
service au roi ou de faire quelque action d’éclat.
D’Artagnan se retira sur cette promesse et, dès le
lendemain, commença son service.
Alors ce fut le tour d’Athos, de Porthos et

201
d’Aramis de monter la garde avec d’Artagnan
quand il était de garde. La compagnie de M. le
chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au
lieu d’un, le jour où elle prit d’Artagnan.

202
8

Une intrigue de cour

Cependant les quarante pistoles du roi Louis


XIII, ainsi que toutes les choses de ce monde,
après avoir eu un commencement avaient eu une
fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons
étaient tombés dans la gêne. D’abord Athos avait
soutenu pendant quelque temps l’association de
ses propres deniers. Porthos lui avait succédé, et,
grâce à une de ces disparitions auxquelles on était
habitué, il avait pendant près de quinze jours
encore subvenu aux besoins de tout le monde ;
enfin était arrivé le tour d’Aramis, qui s’était
exécuté de bonne grâce, et qui était parvenu,
disait-il, en vendant ses livres de théologie, à se
procurer quelques pistoles.
On eut alors, comme d’habitude, recours à M.
de Tréville, qui fit quelques avances sur la solde ;

203
mais ces avances ne pouvaient conduire bien loin
trois mousquetaires qui avaient déjà force
comptes arriérés, et un garde qui n’en avait pas
encore.
Enfin, quand on vit qu’on allait manquer tout
à fait, on rassembla par un dernier effort huit ou
dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement,
il était dans une mauvaise veine : il perdit tout,
plus vingt-cinq pistoles sur parole.
Alors la gêne devint de la détresse ; on vit les
affamés suivis de leurs laquais courir les quais et
les corps de garde, ramassant chez leurs amis du
dehors tous les dîners qu’ils purent trouver ; car,
suivant l’avis d’Aramis, on devait dans la
prospérité semer des repas à droite et à gauche
pour en récolter quelques-uns dans la disgrâce.
Athos fut invité quatre fois et mena chaque
fois ses amis avec leurs laquais. Porthos eut six
occasions et en fit également jouir ses
camarades ; Aramis en eut huit. C’était un
homme, comme on a déjà pu s’en apercevoir, qui
faisait peu de bruit et beaucoup de besogne.
Quant à d’Artagnan, qui ne connaissait encore

204
personne dans la capitale, il ne trouva qu’un
déjeuner de chocolat chez un prêtre de son pays,
et un dîner chez un cornette des gardes. Il mena
son armée chez le prêtre, auquel on dévora sa
provision de deux mois, et chez le cornette, qui
fit des merveilles ; mais, comme le disait
Planchet, on ne mange toujours qu’une fois,
même quand on mange beaucoup.
D’Artagnan se trouva donc assez humilié de
n’avoir eu qu’un repas et demi, car le déjeuner
chez le prêtre ne pouvait compter que pour un
demi-repas, à offrir à ses compagnons en échange
des festins que s’étaient procurés Athos, Porthos
et Aramis. Il se croyait à charge à la société,
oubliant dans sa bonne foi toute juvénile qu’il
avait nourri cette société pendant un mois, et son
esprit préoccupé se mit à travailler activement. Il
réfléchit que cette coalition de quatre hommes
jeunes, braves, entreprenants et actifs devait avoir
un autre but que des promenades déhanchées, des
leçons d’escrime et des lazzi plus ou moins
spirituels.
En effet, quatre hommes comme eux, quatre

205
hommes dévoués les uns aux autres depuis la
bourse jusqu’à la vie, quatre hommes se
soutenant toujours, ne reculant jamais, exécutant
isolément ou ensemble les résolutions prises en
commun ; quatre bras menaçant les quatre points
cardinaux ou se tournant vers un seul point,
devaient inévitablement, soit souterrainement,
soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchée,
soit par la ruse, soit par la force, s’ouvrir un
chemin vers le but qu’ils voulaient atteindre, si
bien défendu ou si éloigné qu’il fût. La seule
chose qui étonnât d’Artagnan, c’est que ses
compagnons n’eussent point songé à cela.
Il y songeait, lui, et sérieusement même, se
creusant la cervelle pour trouver une direction à
cette force unique quatre fois multipliée avec
laquelle il ne doutait pas que, comme avec le
levier que cherchait Archimède, on ne parvînt à
soulever le monde, lorsque l’on frappa
doucement à la porte. D’Artagnan réveilla
Planchet et lui ordonna d’aller ouvrir.
Que de cette phrase : d’Artagnan réveilla
Planchet, le lecteur n’aille pas augurer qu’il

206
faisait nuit ou que le jour n’était point encore
venu. Non ! quatre heures venaient de sonner.
Planchet, deux heures auparavant, était venu
demander à dîner à son maître, lequel lui avait
répondu par le proverbe : « Qui dort dîne. » Et
Planchet dînait en dormant.
Un homme fut introduit, de mine assez simple
et qui avait l’air d’un bourgeois.
Planchet, pour son dessert, eût bien voulu
entendre la conversation ; mais le bourgeois
déclara à d’Artagnan que ce qu’il avait à lui dire
étant important et confidentiel, il désirait
demeurer en tête-à-tête avec lui.
D’Artagnan congédia Planchet et fit asseoir
son visiteur.
Il y eut un moment de silence pendant lequel
les deux hommes se regardèrent comme pour
faire une connaissance préalable, après quoi
d’Artagnan s’inclina en signe qu’il écoutait.
– J’ai entendu parler de M. d’Artagnan comme
d’un jeune homme fort brave, dit le bourgeois, et
cette réputation dont il jouit à juste titre m’a

207
décidé à lui confier un secret.
– Parlez, monsieur, parlez, dit d’Artagnan, qui
d’instinct flaira quelque chose d’avantageux.
Le bourgeois fit une nouvelle pause et
continua :
– J’ai ma femme qui est lingère chez la reine,
monsieur, et qui ne manque ni de sagesse, ni de
beauté. On me l’a fait épouser voilà bientôt trois
ans, quoiqu’elle n’eût qu’un petit avoir, parce que
M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est
son parrain et la protège...
– Eh bien ! monsieur ? demanda d’Artagnan.
– Eh bien, reprit le bourgeois, eh bien !
monsieur, ma femme a été enlevée hier matin,
comme elle sortait de sa chambre de travail.
– Et par qui votre femme a-t-elle été enlevée ?
– Je n’en sais rien sûrement, monsieur, mais je
soupçonne quelqu’un.
– Et quelle est cette personne que vous
soupçonnez ?
– Un homme qui la poursuivait depuis

208
longtemps.
– Diable !
– Mais voulez-vous que je vous dise,
monsieur, continua le bourgeois, je suis
convaincu, moi, qu’il y a moins d’amour que de
politique dans tout cela.
– Moins d’amour que de politique, reprit
d’Artagnan d’un air fort réfléchi, et que
soupçonnez-vous ?
– Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que
je soupçonne...
– Monsieur, je vous ferai observer que je ne
vous demande absolument rien, moi. C’est vous
qui êtes venu. C’est vous qui m’avez dit que vous
aviez un secret à me confier. Faites donc à votre
guise, il est encore temps de vous retirer.
– Non, monsieur, non ; vous m’avez l’air d’un
honnête jeune homme, et j’aurai confiance en
vous. Je crois donc que ce n’est pas à cause de
ses amours que ma femme a été arrêtée, mais à
cause de celles d’une plus grande dame qu’elle.
– Ah ! ah ! serait-ce à cause des amours de

209
Mme de Bois-Tracy ? fit d’Artagnan, qui voulut
avoir l’air, vis-à-vis de son bourgeois, d’être au
courant des affaires de la cour.
– Plus haut, monsieur, plus haut.
– De Mme d’Aiguillon ?
– Plus haut encore.
– De Mme de Chevreuse ?
– Plus haut, beaucoup plus haut !
– De la... D’Artagnan s’arrêta.
– Oui, monsieur, répondit si bas, qu’à peine si
on put l’entendre, le bourgeois épouvanté.
– Et avec qui ?
– Avec qui cela peut-il être, si ce n’est avec le
duc de...
– Le duc de...
– Oui, monsieur ! répondit le bourgeois, en
donnant à sa voix une intonation plus sourde
encore.
– Mais comment savez-vous tout cela, vous ?
– Ah ! comment je le sais ?

210
– Oui, comment le savez-vous ? Pas de demi-
confidence, ou... vous comprenez.
– Je le sais par ma femme, monsieur, par ma
femme elle-même.
– Qui le sait, elle, par qui ?
– Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit
qu’elle était la filleule de M. de La Porte,
l’homme de confiance de la reine ? Eh bien, M.
de La Porte l’avait mise près de Sa Majesté pour
que notre pauvre reine au moins eût quelqu’un à
qui se fier, abandonnée comme elle l’est par le
roi, espionnée comme elle l’est par le cardinal,
trahie comme elle l’est par tous.
– Ah ! ah ! voilà qui se dessine, dit
d’Artagnan.
– Or ma femme est venue il y a quatre jours,
monsieur ; une de ses conditions était qu’elle
devait me venir voir deux fois la semaine ; car,
ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, ma
femme m’aime beaucoup ; ma femme est donc
venue, et m’a confié que la reine, en ce moment-
ci, avait de grandes craintes.

211
– Vraiment ?
– Oui, M. le cardinal, à ce qu’il paraît, la
poursuit et la persécute plus que jamais. Il ne peut
pas lui pardonner l’histoire de la sarabande1.
Vous savez l’histoire de la sarabande ?
– Pardieu, si je la sais ! répondit d’Artagnan,
qui ne savait rien du tout, mais qui voulait avoir
l’air d’être au courant.
– De sorte que, maintenant, ce n’est plus de la
haine, c’est de la vengeance.
– Vraiment ?
– Et la reine croit...
– Eh bien, que croit la reine ?
– Elle croit qu’on a écrit à M. le duc de
Buckingham en son nom.

1
Tradition selon laquelle Richelieu, amoureux de la reine,
aurait dansé devant elle costumé en bouffon. Voir Louis XIV et
son siècle (chap. I (source : Mémoires inédits de Louis-Henri de
Loménie, comte de Brienne, secrétaire d’État sous Louis XIV,
publiées sur les manuscrits autographes, avec un essai sur les
mœurs et les usages du XVIIe siècle, par F. Barrière, Ponthieu et
Cie, 1828, t. I, p, 274-276).

212
– Au nom de la reine ?
– Oui, pour le faire venir à Paris, et une fois
venu à Paris, pour l’attirer dans quelque piège.
– Diable ! mais votre femme, mon cher
monsieur, qu’a-t-elle à faire dans tout cela ?
– On connaît son dévouement pour la reine, et
l’on veut ou l’éloigner de sa maîtresse, ou
l’intimider pour avoir les secrets de Sa Majesté,
ou la séduire pour se servir d’elle comme d’un
espion.
– C’est probable, dit d’Artagnan ; mais
l’homme qui l’a enlevée, le connaissez-vous ?
– Je vous ai dit que je croyais le connaître.
– Son nom ?
– Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement,
c’est que c’est une créature du cardinal, son âme
damnée.
– Mais vous l’avez vu ?
– Oui, ma femme me l’a montré un jour.
– A-t-il un signalement auquel on puisse le
reconnaître ?

213
– Oh ! certainement, c’est un seigneur de
haute mine, poil noir, teint basané, œil perçant,
dents blanches et une cicatrice à la tempe.
– Une cicatrice à la tempe ! s’écria
d’Artagnan, et avec cela dents blanches, œil
perçant, teint basané, poil noir, et haute mine ;
c’est mon homme de Meung !
– C’est votre homme, dites-vous ?
– Oui, oui ; mais cela ne fait rien à la chose.
Non, je me trompe, cela la simplifie beaucoup, au
contraire : si votre homme est le mien, je ferai
d’un coup deux vengeances, voilà tout ; mais où
rejoindre cet homme ?
– Je n’en sais rien.
– Vous n’avez aucun renseignement sur sa
demeure ?
– Aucun ; un jour que je reconduisais ma
femme au Louvre, il en sortait comme elle allait y
entrer, et elle me l’a fait voir.
– Diable ! diable ! murmura d’Artagnan, tout
ceci est bien vague ; par qui avez-vous su
l’enlèvement de votre femme ?

214
– Par M. de La Porte.
– Vous a-t-il donné quelque détail ?
– Il n’en avait aucun.
– Et vous n’avez rien appris d’un autre côté ?
– Si fait, j’ai reçu...
– Quoi ?
– Mais je ne sais pas si je ne commets pas une
grande imprudence ?
– Vous revenez encore là-dessus ; cependant
je vous ferai observer que, cette fois, il est un peu
tard pour reculer.
– Aussi je ne recule pas, mordieu ! s’écria le
bourgeois en jurant pour se monter la tête.
D’ailleurs, foi de Bonacieux...
– Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit
d’Artagnan.
– Oui, c’est mon nom.
– Vous disiez donc : foi de Bonacieux !
pardon si je vous ai interrompu ; mais il me
semblait que ce nom ne m’était pas inconnu.

215
– C’est possible, monsieur. Je suis votre
propriétaire.
– Ah ! ah ! fit d’Artagnan en se soulevant à
demi et en saluant, vous êtes mon propriétaire ?
– Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois
mois que vous êtes chez moi1, et que distrait sans
doute par vos grandes occupations vous avez
oublié de me payer mon loyer ; comme, dis-je, je
ne vous ai pas tourmenté un seul instant, j’ai
pensé que vous auriez égard à ma délicatesse.
– Comment donc ! mon cher monsieur
Bonacieux, reprit d’Artagnan, croyez que je suis
plein de reconnaissance pour un pareil procédé, et
que, comme je vous l’ai dit, si je puis vous être
bon à quelque chose...
– Je vous crois, monsieur, je vous crois, et
comme j’allais vous le dire, foi de Bonacieux, j’ai
confiance en vous.

1
Précision utile pour la chronologie romanesque :
d’Artagnan s’est logé rue des Fossoyeurs le soir même de son
arrivée à Paris, quatre à cinq jours après le début du roman.
L’intrigue principale, qui doit peu à Courtilz, se nouerait donc
dans la première partie de juillet 1625.

216
– Achevez donc ce que vous avez commencé à
me dire.
Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le
présenta à d’Artagnan.
– Une lettre ! fit le jeune homme.
– Que j’ai reçue ce matin.
D’Artagnan l’ouvrit, et comme le jour
commençait à baisser, il s’approcha de la fenêtre.
Le bourgeois le suivit.
– Ne cherchez pas votre femme, lut
d’Artagnan, elle vous sera rendue quand on
n’aura plus besoin d’elle. Si vous faites une seule
démarche pour la retrouver, vous êtes perdu.
– Voilà qui est positif, continua d’Artagnan ;
mais après tout, ce n’est qu’une menace.
– Oui, mais cette menace m’épouvante ; moi,
monsieur, je ne suis pas homme d’épée du tout, et
j’ai peur de la Bastille.
– Hum ! fit d’Artagnan ; mais c’est que je ne
me soucie pas plus de la Bastille que vous, moi.
S’il ne s’agissait que d’un coup d’épée, passe
encore.

217
– Cependant, monsieur, j’avais bien compté
sur vous dans cette occasion.
– Oui ?
– Vous voyant sans cesse entouré de
mousquetaires à l’air fort superbe, et
reconnaissant que ces mousquetaires étaient ceux
de M. de Tréville, et par conséquent des ennemis
du cardinal, j’avais pensé que vous et vos amis,
tout en rendant justice à notre pauvre reine, seriez
enchantés de jouer un mauvais tour à Son
Éminence.
– Sans doute.
– Et puis j’avais pensé que, me devant trois
mois de loyer dont je ne vous ai jamais parlé...
– Oui, oui, vous m’avez déjà donné cette
raison, et je la trouve excellente.
– Comptant de plus, tant que vous me ferez
l’honneur de rester chez moi, ne jamais vous
parler de votre loyer à venir...
– Très bien.
– Et ajoutez à cela, si besoin est, comptant
vous offrir une cinquantaine de pistoles si, contre

218
toute probabilité, vous vous trouviez gêné en ce
moment.
– À merveille ; mais vous êtes donc riche,
mon cher monsieur Bonacieux ?
– Je suis à mon aise, monsieur, c’est le mot ;
j’ai amassé quelque chose comme deux ou trois
mille écus de rente dans le commerce de la
mercerie, et, surtout en plaçant quelques fonds
sur le dernier voyage du célèbre navigateur Jean
Mocquet1 ; de sorte que, vous comprenez,
monsieur... Ah ! mais... s’écria le bourgeois.
– Quoi ? demanda d’Artagnan.
– Que vois-je là ?
– Où ?
– Dans la rue, en face de vos fenêtres, dans
l’embrasure de cette porte : un homme enveloppé
dans un manteau.

1
Voir Voyages en Asie, Afrique, Indes orientales et
occidentales faits par Jean Mocquet... divisés en cinq livres et
enrichis de figures, Paris, J. de Heuqueville, 1617. Mocquet
effectua ses voyages – qui ne furent pas des spéculations
commerciales – entre 1601 et 1612.

219
– C’est lui ! s’écrièrent à la fois d’Artagnan et
le bourgeois, chacun d’eux en même temps ayant
reconnu son homme.
– Ah ! cette fois-ci, s’écria d’Artagnan en
sautant sur son épée, cette fois-ci, il ne
m’échappera pas.
Et tirant son épée du fourreau, il se précipita
hors de l’appartement.
Sur l’escalier, il rencontra Athos et Porthos
qui le venaient voir. Ils s’écartèrent, d’Artagnan
passa entre eux comme un trait.
– Ah çà, où cours-tu ainsi ? lui crièrent à la
fois les deux mousquetaires.
– L’homme de Meung ! répondit d’Artagnan,
et il disparut.
D’Artagnan avait plus d’une fois raconté à ses
amis son aventure avec l’inconnu, ainsi que
l’apparition de la belle voyageuse à laquelle cet
homme avait paru confier une si importante
missive.
L’avis d’Athos avait été que d’Artagnan avait
perdu sa lettre dans la bagarre. Un gentilhomme,

220
selon lui – et, au portrait que d’Artagnan avait
fait de l’inconnu, ce ne pouvait être qu’un
gentilhomme – un gentilhomme devait être
incapable de cette bassesse, de voler une lettre.
Porthos n’avait vu dans tout cela qu’un
rendez-vous amoureux donné par une dame à un
cavalier ou par un cavalier à une dame, et qu’était
venue troubler la présence de d’Artagnan et de
son cheval jaune.
Aramis avait dit que ces sortes de choses étant
mystérieuses, mieux valait ne les point
approfondir.
Ils comprirent donc, sur les quelques mots
échappés à d’Artagnan, de quelle affaire il était
question, et comme ils pensèrent qu’après avoir
rejoint son homme ou l’avoir perdu de vue,
d’Artagnan finirait toujours par remonter chez
lui, ils continuèrent leur chemin.
Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de
d’Artagnan, la chambre était vide : le
propriétaire, craignant les suites de la rencontre
qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune
homme et l’inconnu, avait, par suite de

221
l’exposition qu’il avait faite lui-même de son
caractère, jugé qu’il était prudent de décamper.

222
9

D’Artagnan se dessine

Comme l’avaient prévu Athos et Porthos, au


bout d’une demi-heure d’Artagnan rentra. Cette
fois encore il avait manqué son homme, qui avait
disparu comme par enchantement. D’Artagnan
avait couru, l’épée à la main, toutes les rues
environnantes, mais il n’avait rien trouvé qui
ressemblât à celui qu’il cherchait, puis enfin il en
était revenu à la chose par laquelle il aurait dû
commencer peut-être, et qui était de frapper à la
porte contre laquelle l’inconnu était appuyé ;
mais c’était inutilement qu’il avait dix ou douze
fois de suite fait résonner le marteau, personne
n’avait répondu, et des voisins qui, attirés par le
bruit, étaient accourus sur le seuil de leur porte ou
avaient mis le nez à leurs fenêtres, lui avaient
assuré que cette maison, dont au reste toutes les

223
ouvertures étaient closes, était depuis six mois
complètement inhabitée.
Pendant que d’Artagnan courait les rues et
frappait aux portes, Aramis avait rejoint ses deux
compagnons, de sorte qu’en revenant chez lui,
d’Artagnan trouva la réunion au grand complet.
– Eh bien ? dirent ensemble les trois
mousquetaires en voyant entrer d’Artagnan, la
sueur sur le front et la figure bouleversée par la
colère.
– Eh bien, s’écria celui-ci en jetant son épée
sur le lit, il faut que cet homme soit le diable en
personne ; il a disparu comme un fantôme,
comme une ombre, comme un spectre.
– Croyez-vous aux apparitions ? demanda
Athos à Porthos.
– Moi, je ne crois que ce que j’ai vu, et comme
je n’ai jamais vu d’apparitions, je n’y crois pas.
– La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d’y
croire : l’ombre de Samuel apparut à Saül1, et

1
Samuel, premier livre, XXVIII, 7-25.

224
c’est un article de foi que je serais fâché de voir
mettre en doute, Porthos.
– Dans tous les cas, homme ou diable, corps
ou ombre, illusion ou réalité, cet homme est né
pour ma damnation, car sa fuite nous fait
manquer une affaire superbe, messieurs, une
affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et
peut-être plus à gagner.
– Comment cela ? dirent à la fois Porthos et
Aramis.
Quant à Athos, fidèle à son système de
mutisme, il se contenta d’interroger d’Artagnan
du regard.
– Planchet, dit d’Artagnan à son domestique,
qui passait en ce moment la tête par la porte
entrebâillée pour tâcher de surprendre quelques
bribes de la conversation, descendez chez mon
propriétaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous
envoyer une demi-douzaine de bouteilles de vin
de Beaugency : c’est celui que je préfère.
– Ah çà, mais vous avez donc crédit ouvert
chez votre propriétaire ? demanda Porthos.

225
– Oui, répondit d’Artagnan, à compter
d’aujourd’hui, et soyez tranquilles, si son vin est
mauvais, nous lui en enverrons quérir d’autre.
– Il faut user et non abuser, dit
sentencieusement Aramis.
– J’ai toujours dit que d’Artagnan était la forte
tête de nous quatre, fit Athos, qui, après avoir
émis cette opinion à laquelle d’Artagnan répondit
par un salut, retomba aussitôt dans son silence
accoutumé.
– Mais enfin, voyons, qu’y a-t-il ? demanda
Porthos.
– Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher
ami, à moins que l’honneur de quelque dame ne
se trouve intéressé à cette confidence, à ce quel
cas vous feriez mieux de la garder pour vous.
– Soyez tranquilles, répondit d’Artagnan,
l’honneur de personne n’aura à se plaindre de ce
que j’ai à vous dire.
Et alors il raconta mot à mot à ses amis ce qui
venait de se passer entre lui et son hôte, et
comment l’homme qui avait enlevé la femme du

226
digne propriétaire était le même avec lequel il
avait eu maille à partir à l’hôtellerie du Franc
Meunier.
– Votre affaire n’est pas mauvaise, dit Athos
après avoir goûté le vin en connaisseur et indiqué
d’un signe de tête qu’il le trouvait bon, et l’on
pourra tirer de ce brave homme cinquante à
soixante pistoles. Maintenant, reste à savoir si
cinquante à soixante pistoles valent la peine de
risquer quatre têtes.
– Mais faites attention, s’écria d’Artagnan,
qu’il y a une femme dans cette affaire, une
femme enlevée, une femme qu’on menace sans
doute, qu’on torture peut-être, et tout cela parce
qu’elle est fidèle à sa maîtresse !
– Prenez garde, d’Artagnan, prenez garde, dit
Aramis, vous vous échauffez un peu trop, à mon
avis, sur le sort de Mme Bonacieux. La femme a
été créée pour notre perte, et c’est d’elle que nous
viennent toutes nos misères.
Athos, à cette sentence d’Aramis, fronça le
sourcil et se mordit les lèvres.

227
– Ce n’est point de Mme Bonacieux que je
m’inquiète, s’écria d’Artagnan, mais de la reine,
que le roi abandonne, que le cardinal persécute, et
qui voit tomber, les unes après les autres, les têtes
de tous ses amis.
– Pourquoi aime-t-elle ce que nous détestons
le plus au monde, les Espagnols et les Anglais ?
– L’Espagne est sa patrie, répondit
d’Artagnan, et il est tout simple qu’elle aime les
Espagnols, qui sont enfants de la même terre
qu’elle. Quant au second reproche que vous lui
faites, j’ai entendu dire qu’elle aimait non pas les
Anglais, mais un Anglais.
– Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet
Anglais était bien digne d’être aimé. Je n’ai
jamais vu un plus grand air que le sien.
– Sans compter qu’il s’habille comme
personne, dit Porthos. J’étais au Louvre le jour où
il a semé ses perles1, et pardieu ! j’en ai ramassé

1
Voir Louis XIV et sa cour, chap. II. L’anecdote figure dans
l’introduction aux Mémoires inédits du comte de Brienne, par
F. Barrière, op. cit., p. 35-36 (recueil A-Z ; tome A, p. 7).

228
deux que j’ai bien vendues dix pistoles pièce. Et
toi, Aramis, le connais-tu ?
– Aussi bien que vous, messieurs, car j’étais
de ceux qui l’ont arrêté dans le jardin d’Amiens,
où m’avait introduit M. de Putange1, l’écuyer de
la reine. J’étais au séminaire à cette époque, et
l’aventure me parut cruelle pour le roi.
– Ce qui ne m’empêcherait pas, dit
d’Artagnan, si je savais où est le duc de
Buckingham, de le prendre par la main et de le
conduire près de la reine, ne fût-ce que pour faire
enrager M. le cardinal ; car notre véritable, notre
seul, notre éternel ennemi, messieurs, c’est le
cardinal, et si nous pouvions trouver moyen de
lui jouer quelque tour bien cruel, j’avoue que j’y
engagerais volontiers ma tête.
– Et, reprit Athos, le mercier vous a dit,
d’Artagnan, que la reine pensait qu’on avait fait
venir Buckingham sur un faux avis ?
– Elle en a peur.

1
Voir Mme de Motteville, Mémoires.

229
– Attendez donc, dit Aramis.
– Quoi ? demanda Porthos.
– Allez toujours, je cherche à me rappeler des
circonstances.
– Et maintenant je suis convaincu, dit
d’Artagnan, que l’enlèvement de cette femme de
la reine se rattache aux événements dont nous
parlons, et peut-être à la présence de M. de
Buckingham à Paris.
– Le Gascon est plein d’idées, dit Porthos avec
admiration.
– J’aime beaucoup l’entendre parler, dit
Athos, son patois m’amuse.
– Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.
– Écoutons Aramis, dirent les trois amis.
– Hier je me trouvais chez un savant docteur
en théologie que je consulte quelquefois pour
mes études...
Athos sourit.
– Il habite un quartier désert, continua
Aramis : ses goûts, sa profession l’exigent. Or, au

230
moment où je sortais de chez lui...
Ici Aramis s’arrêta.
– Eh bien ? demandèrent ses auditeurs, au
moment où vous sortiez de chez lui ?
Aramis parut faire un effort sur lui-même,
comme un homme qui, en plein courant de
mensonge, se voit arrêter par quelque obstacle
imprévu ; mais les yeux de ses trois compagnons
étaient fixés sur lui, leurs oreilles attendaient
béantes, il n’y avait pas moyen de reculer.
– Ce docteur a une nièce, continua Aramis.
– Ah ! il a une nièce ! interrompit Porthos.
– Dame fort respectable, dit Aramis.
Les trois amis se mirent à rire.
– Ah ! si vous riez ou si vous doutez, reprit
Aramis, vous ne saurez rien.
– Nous sommes croyants comme des
mahométistes et muets comme des catafalques,
dit Athos.
– Je continue donc, reprit Aramis. Cette nièce
vient quelquefois voir son oncle ; or elle s’y

231
trouvait hier en même temps que moi, par hasard,
et je dus m’offrir pour la conduire à son carrosse.
– Ah ! elle a un carrosse, la nièce du docteur ?
interrompit Porthos, dont un des défauts était une
grande incontinence de langue ; belle
connaissance, mon ami.
– Porthos, reprit Aramis, je vous ai déjà fait
observer plus d’une fois que vous êtes fort
indiscret, et que cela vous nuit près des femmes.
– Messieurs, messieurs, s’écria d’Artagnan,
qui entrevoyait le fond de l’aventure, la chose est
sérieuse ; tâchons donc de ne pas plaisanter si
nous pouvons. Allez, Aramis, allez.
– Tout à coup, un homme grand, brun, aux
manières de gentilhomme..., tenez, dans le genre
du vôtre, d’Artagnan.
– Le même peut-être, dit celui-ci.
– C’est possible, continua Aramis,
... s’approcha de moi, accompagné de cinq ou six
hommes qui le suivaient à dix pas en arrière, et
du ton le plus poli : « Monsieur le duc, me dit-il,
et vous, madame », continua-t-il en s’adressant à

232
la dame que j’avais sous le bras...
– À la nièce du docteur ?
– Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous êtes
insupportable.
– « Veuillez monter dans ce carrosse, et cela
sans essayer la moindre résistance, sans faire le
moindre bruit. »
– Il vous avait pris pour Buckingham ! s’écria
d’Artagnan.
– Je le crois, répondit Aramis.
– Mais cette dame ? demanda Porthos.
– Il l’avait prise pour la reine ! dit d’Artagnan.
– Justement, répondit Aramis.
– Le Gascon est le diable ! s’écria Athos, rien
ne lui échappe.
– Le fait est, dit Porthos, qu’Aramis est de la
taille et a quelque chose de la tournure du beau
duc ; mais cependant, il me semble que l’habit de
mousquetaire...
– J’avais un manteau énorme, dit Aramis.

233
– Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est-ce
que le docteur craint que tu ne sois reconnu ?
– Je comprends encore, dit Athos, que l’espion
se soit laissé prendre par la tournure ; mais le
visage...
– J’avais un grand chapeau, dit Aramis.
– Oh ! mon Dieu s’écria Porthos, que de
précautions pour étudier la théologie !
– Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, ne
perdons pas notre temps à badiner ; éparpillons-
nous et cherchons la femme du mercier, c’est la
clef de l’intrigue.
– Une femme de condition si inférieure ! vous
croyez, d’Artagnan ? fit Porthos en allongeant les
lèvres avec mépris.
– C’est la filleule de La Porte, le valet de
confiance de la reine. Ne vous l’ai-je pas dit,
messieurs ? Et d’ailleurs, c’est peut-être un calcul
de Sa Majesté d’avoir été, cette fois, chercher ses
appuis si bas. Les hautes têtes se voient de loin, et
le cardinal a bonne vue.
– Eh bien, dit Porthos, faites d’abord prix avec

234
le mercier, et bon prix.
– C’est inutile, dit d’Artagnan, car je crois que
s’il ne nous paie pas, nous serons assez payés
d’un autre côté.
En ce moment, un bruit précipité de pas
retentit dans l’escalier, la porte s’ouvrit avec
fracas, et le malheureux mercier s’élança dans la
chambre où se tenait le conseil.
– Ah ! messieurs, s’écria-t-il, sauvez-moi, au
nom du Ciel, sauvez-moi ! Il y a quatre hommes
qui viennent pour m’arrêter ; sauvez-moi, sauvez-
moi !
Porthos et Aramis se levèrent.
– Un moment, s’écria d’Artagnan en leur
faisant signe de repousser au fourreau leurs épées
à demi tirées ; un moment, ce n’est pas du
courage qu’il faut ici, c’est de la prudence.
– Cependant, s’écria Porthos, nous ne
laisserons pas...
– Vous laisserez faire d’Artagnan, dit Athos,
c’est, je le répète, la forte tête de nous tous, et
moi, pour mon compte, je déclare que je lui

235
obéis. Fais ce que tu voudras, d’Artagnan.
En ce moment, les quatre gardes apparurent à
la porte de l’antichambre, et voyant quatre
mousquetaires debout et l’épée au côté, hésitèrent
à aller plus loin.
– Entrez, messieurs, entrez, cria d’Artagnan ;
vous êtes ici chez moi, et nous sommes tous de
fidèles serviteurs du roi et de M. le cardinal.
– Alors, messieurs, vous ne vous opposerez
pas à ce que nous exécutions les ordres que nous
avons reçus ? demanda celui qui paraissait le chef
de l’escouade.
– Au contraire, messieurs, et nous vous
prêterions main-forte, si besoin était.
– Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos.
– Tu es un niais, dit Athos, silence !
– Mais vous m’avez promis.... dit tout bas le
pauvre mercier.
– Nous ne pouvons vous sauver qu’en restant
libres, répondit rapidement et tout bas
d’Artagnan, et si nous faisons mine de vous
défendre, on nous arrête avec vous.

236
– Il me semble, cependant...
– Venez, messieurs, venez, dit tout haut
d’Artagnan ; je n’ai aucun motif de défendre
monsieur ! Je l’ai vu aujourd’hui pour la première
fois, et encore à quelle occasion, il vous le dira
lui-même, pour me venir réclamer le prix de mon
loyer ! Est-ce vrai, monsieur Bonacieux ?
Répondez !
– C’est la vérité pure, s’écria le mercier, mais
monsieur ne vous dit pas...
– Silence sur moi, silence sur mes amis,
silence sur la reine surtout, ou vous perdriez tout
le monde sans vous sauver. Allez, allez,
messieurs, emmenez cet homme !
Et d’Artagnan poussa le mercier tout étourdi
aux mains des gardes, en lui disant :
– Vous êtes un maraud, mon cher ; vous venez
me demander de l’argent, à moi ! à un
mousquetaire ! En prison, messieurs, encore une
fois, emmenez-le en prison, et gardez-le sous clef
le plus longtemps possible, cela me donnera du
temps pour payer.

237
Les sbires se confondirent en remerciements et
emmenèrent leur proie.
Au moment où ils descendaient, d’Artagnan
frappa sur l’épaule du chef :
– Ne boirai-je pas à votre santé et vous à la
mienne ? dit-il, en remplissant deux verres du vin
de Beaugency qu’il tenait de la libéralité de M.
Bonacieux.
– Ce sera bien de l’honneur pour moi, dit le
chef des sbires, et j’accepte avec reconnaissance.
– Donc, à la vôtre, monsieur... comment vous
nommez-vous ?
– Boisrenard.
– Monsieur Boisrenard !
– À la vôtre, mon gentilhomme : comment
vous nommez-vous, à votre tour, s’il vous plaît ?
– D’Artagnan.
– À la vôtre, monsieur d’Artagnan !
– Et par-dessus toutes celles-là, s’écria
d’Artagnan comme emporté par son
enthousiasme, à celle du roi et du cardinal.

238
Le chef des sbires eût peut-être douté de la
sincérité de d’Artagnan, si le vin eût été
mauvais ; mais le vin était bon, il fut convaincu.
– Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc
faite là ? dit Porthos lorsque l’alguazil en chef eut
rejoint ses compagnons, et que les quatre amis se
retrouvèrent seuls. Fi donc ! quatre
mousquetaires laisser arrêter au milieu d’eux un
malheureux qui crie à l’aide ! Un gentilhomme
trinquer avec un recors !
– Porthos, dit Aramis, Athos t’a déjà prévenu
que tu étais un niais, et je me range de son avis.
D’Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu
seras à la place de M. de Tréville, je te demande
ta protection pour me faire avoir une abbaye.
– Ah çà, je m’y perds, dit Porthos, vous
approuvez ce que d’Artagnan vient de faire ?
– Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non
seulement j’approuve ce qu’il vient de faire, mais
encore je l’en félicite.
– Et maintenant, messieurs, dit d’Artagnan
sans se donner la peine d’expliquer sa conduite à

239
Porthos, tous pour un, un pour tous, c’est notre
devise, n’est-ce pas ?
– Cependant... dit Porthos.
– Étends la main et jure ! s’écrièrent à la fois
Athos et Aramis.
Vaincu par l’exemple, maugréant tout bas,
Porthos étendit la main, et les quatre amis
répétèrent d’une seule voix la formule dictée par
d’Artagnan :
« Tous pour un, un pour tous. »
– C’est bien, que chacun se retire maintenant
chez soi, dit d’Artagnan comme s’il n’avait fait
autre chose que de commander toute sa vie, et
attention, car à partir de ce moment, nous voilà
aux prises avec le cardinal.

240
10

Une souricière au XVIIe siècle

L’invention de la souricière ne date pas de nos


jours ; dès que les sociétés, en se formant, eurent
inventé une police quelconque, cette police, à son
tour, inventa les souricières.
Comme peut-être nos lecteurs ne sont pas
familiarisés encore avec l’argot de la rue de
Jérusalem1, et que c’est, depuis que nous écrivons
– et il y a quelque quinze ans de cela – la
première fois que nous employons ce mot
appliqué à cette chose, expliquons-leur ce que
c’est qu’une souricière.
Quand, dans une maison quelle qu’elle soit, on

1
Petite rue donnant quai des Orfèvres où la préfecture de
Police, de sa création en 1800 à la Commune, logeait son
administration.

241
a arrêté un individu soupçonné d’un crime
quelconque, on tient secrète l’arrestation ; on
place quatre ou cinq hommes en embuscade dans
la première pièce, on ouvre la porte à tous ceux
qui frappent, on la referme sur eux et on les
arrête ; de cette façon, au bout de deux ou trois
jours, on tient à peu près tous les familiers de
l’établissement.
Voilà ce que c’est qu’une souricière.
On fit donc une souricière de l’appartement de
maître Bonacieux, et quiconque y apparut fut pris
et interrogé par les gens de M. le cardinal. Il va
sans dire que, comme une allée particulière
conduisait au premier étage qu’habitait
d’Artagnan, ceux qui venaient chez lui étaient
exemptés de toutes visites.
D’ailleurs les trois mousquetaires y venaient
seuls ; ils s’étaient mis en quête chacun de son
côté, et n’avaient rien trouvé, rien découvert.
Athos avait été même jusqu’à questionner M. de
Tréville, chose qui, vu le mutisme habituel du
digne mousquetaire, avait fort étonné son
capitaine. Mais M. de Tréville ne savait rien,

242
sinon que, la dernière fois qu’il avait vu le
cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l’air
fort soucieux, que le roi était inquiet, et que les
yeux rouges de la reine indiquaient qu’elle avait
veillé ou pleuré. Mais cette dernière circonstance
l’avait peu frappé, la reine, depuis son mariage,
veillant et pleurant beaucoup.
M. de Tréville recommanda en tout cas à
Athos le service du roi et surtout celui de la reine,
le priant de faire la même recommandation à ses
camarades.
Quant à d’Artagnan, il ne bougeait pas de chez
lui. Il avait converti sa chambre en observatoire.
Des fenêtres il voyait arriver ceux qui venaient se
faire prendre ; puis, comme il avait ôté les
carreaux du plancher, qu’il avait creusé le parquet
et qu’un simple plafond le séparait de la chambre
au-dessous, où se faisaient les interrogatoires, il
entendait tout ce qui se passait entre les
inquisiteurs et les accusés.
Les interrogatoires, précédés d’une
perquisition minutieuse opérée sur la personne
arrêtée, étaient presque toujours ainsi conçus :

243
– Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque
chose pour son mari ou pour quelque autre
personne ?
– M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque
chose pour sa femme ou pour quelque autre
personne ?
– L’un et l’autre vous ont-ils fait quelque
confidence de vive voix ?
– S’ils savaient quelque chose, ils ne
questionneraient pas ainsi, se dit à lui-même
d’Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils à
savoir ? Si le duc de Buckingham ne se trouve
point à Paris et s’il n’a pas eu ou s’il ne doit point
avoir quelque entrevue avec la reine.
D’Artagnan s’arrêta à cette idée, qui, d’après
tout ce qu’il avait entendu, ne manquait pas de
probabilité.
En attendant, la souricière était en
permanence, et la vigilance de d’Artagnan aussi.
Le soir du lendemain de l’arrestation du
pauvre Bonacieux, comme Athos venait de
quitter d’Artagnan pour se rendre chez M. de

244
Tréville, comme neuf heures venaient de sonner,
et comme Planchet, qui n’avait pas encore fait le
lit, commençait sa besogne, on entendit frapper à
la porte de la rue ; aussitôt cette porte s’ouvrit et
se referma : quelqu’un venait de se prendre à la
souricière.
D’Artagnan s’élança vers l’endroit décarrelé,
se coucha ventre à terre et écouta.
Des cris retentirent bientôt, puis des
gémissements qu’on cherchait à étouffer.
D’interrogatoire, il n’en était pas question.
– Diable ! se dit d’Artagnan, il me semble que
c’est une femme : on la fouille, elle résiste – on la
violente – les misérables !
Et d’Artagnan, malgré sa prudence, se tenait à
quatre pour ne pas se mêler à la scène qui se
passait au-dessous de lui.
– Mais je vous dis que je suis la maîtresse de
la maison, messieurs ; je vous dis que je suis Mme
Bonacieux ; je vous dis que j’appartiens à la
reine ! s’écriait la malheureuse femme.
– Mme Bonacieux ! murmura d’Artagnan ;

245
serais-je assez heureux pour avoir trouvé ce que
tout le monde cherche ?
– C’est justement vous que nous attendions,
reprirent les interrogateurs.
La voix devint de plus en plus étouffée : un
mouvement tumultueux fit retentir les boiseries.
La victime résistait autant qu’une femme peut
résister à quatre hommes.
– Pardon, messieurs, par..., murmura la voix,
qui ne fit plus entendre que des sons inarticulés.
– Ils la bâillonnent, ils vont l’entraîner, s’écria
d’Artagnan en se redressant comme par un
ressort. Mon épée ; bon, elle est à mon côté.
Planchet !
– Monsieur ?
– Cours chercher Athos, Porthos et Aramis.
L’un des trois sera sûrement chez lui, peut-être
tous les trois seront-ils rentrés. Qu’ils prennent
des armes, qu’ils viennent, qu’ils accourent. Ah !
je me souviens, Athos est chez M. de Tréville.
– Mais où allez-vous, monsieur, où allez-
vous ?

246
– Je descends par la fenêtre, s’écria
d’Artagnan, afin d’être plus tôt arrivé ; toi, remets
les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte
et cours où je te dis.
– Oh ! monsieur, monsieur, vous allez vous
tuer, s’écria Planchet.
– Tais-toi, imbécile, dit d’Artagnan. Et
s’accrochant de la main au rebord de sa fenêtre, il
se laissa tomber du premier étage, qui
heureusement n’était pas élevé, sans se faire une
écorchure.
Puis il alla aussitôt frapper à la porte en
murmurant :
– Je vais me faire prendre à mon tour dans la
souricière, et malheur aux chats qui se frotteront
à pareille souris.
À peine le marteau eut-il résonné sous la main
du jeune homme, que le tumulte cessa, que des
pas s’approchèrent, que la porte s’ouvrit, et que
d’Artagnan, l’épée nue, s’élança dans
l’appartement de maître Bonacieux, dont la porte,
sans doute mue par un ressort, se referma d’elle-

247
même sur lui.
Alors ceux qui habitaient encore la
malheureuse maison de Bonacieux et les voisins
les plus proches entendirent de grands cris, des
trépignements, un cliquetis d’épées et un bruit
prolongé de meubles. Puis, un moment après,
ceux qui, surpris par ce bruit, s’étaient mis aux
fenêtres pour en connaître la cause, purent voir la
porte se rouvrir et quatre hommes vêtus de noir
non pas en sortir, mais s’envoler comme des
corbeaux effarouchés, laissant par terre et aux
angles des tables des plumes de leurs ailes, c’est-
à-dire des loques de leurs habits et des bribes de
leurs manteaux.
D’Artagnan était vainqueur sans beaucoup de
peine, il faut le dire, car un seul des alguazils était
armé, encore se défendit-il pour la forme. Il est
vrai que les trois autres avaient essayé
d’assommer le jeune homme avec les chaises, les
tabourets et les poteries ; mais deux ou trois
égratignures faites par la flamberge du Gascon
les avaient épouvantés. Dix minutes avaient suffi
à leur défaite et d’Artagnan était resté maître du

248
champ de bataille.
Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenêtres
avec le sang-froid particulier aux habitants de
Paris dans ces temps d’émeutes et de rixes
perpétuelles, les refermèrent dès qu’ils eurent vu
s’enfuir les quatre hommes noirs : leur instinct
leur disait que, pour le moment, tout était fini.
D’ailleurs il se faisait tard, et alors comme
aujourd’hui on se couchait de bonne heure dans
le quartier du Luxembourg.
D’Artagnan, resté seul avec Mme Bonacieux,
se retourna vers elle : la pauvre femme était
renversée sur un fauteuil et à demi évanouie.
D’Artagnan l’examina d’un coup d’œil rapide.
C’était une charmante femme de vingt-cinq à
vingt-six ans, brune avec des yeux bleus, ayant
un nez légèrement retroussé, des dents
admirables, un teint marbré de rose et d’opale. Là
cependant s’arrêtaient les signes qui pouvaient la
faire confondre avec une grande dame. Les mains
étaient blanches, mais sans finesse : les pieds
n’annonçaient pas la femme de qualité.
Heureusement, d’Artagnan n’en était pas encore

249
à se préoccuper de ces détails.
Tandis que d’Artagnan examinait Mme
Bonacieux, et en était aux pieds, comme nous
l’avons dit, il vit à terre un fin mouchoir de
batiste, qu’il ramassa selon son habitude, et au
coin duquel il reconnut le même chiffre qu’il
avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire
couper la gorge avec Aramis.
Depuis ce temps, d’Artagnan se méfiait des
mouchoirs armoriés ; il remit donc sans rien dire
celui qu’il avait ramassé dans la poche de Mme
Bonacieux.
En ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses
sens. Elle ouvrit les yeux, regarda avec terreur
autour d’elle, vit que l’appartement était vide, et
qu’elle était seule avec son libérateur. Elle lui
tendit aussitôt les mains en souriant. Mme
Bonacieux avait le plus charmant sourire du
monde.
– Ah ! monsieur ! dit-elle, c’est vous qui
m’avez sauvée ; permettez-moi que je vous
remercie.

250
– Madame, dit d’Artagnan, je n’ai fait que ce
que tout gentilhomme eût fait à ma place, vous ne
me devez donc aucun remerciement.
– Si fait, monsieur, si fait, et j’espère vous
prouver que vous n’avez pas rendu service à une
ingrate. Mais que me voulaient donc ces
hommes, que j’ai pris d’abord pour des voleurs,
et pourquoi M. Bonacieux n’est-il point ici ?
– Madame, ces hommes étaient bien autrement
dangereux que ne pourraient être des voleurs, car
ce sont des agents de M. le cardinal, et quant à
votre mari, M. Bonacieux, il n’est point ici parce
qu’hier on est venu le prendre pour le conduire à
la Bastille.
– Mon mari à la Bastille ! s’écria Mme
Bonacieux ; oh ! mon Dieu ! qu’a-t-il donc fait ?
Pauvre cher homme ! lui, l’innocence même !
Et quelque chose comme un sourire perçait sur
la figure encore tout effrayée de la jeune femme.
– Ce qu’il a fait, madame ? dit d’Artagnan. Je
crois que son seul crime est d’avoir à la fois le
bonheur et le malheur d’être votre mari.

251
– Mais, monsieur, vous savez donc...
– Je sais que vous avez été enlevée, madame.
– Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le
savez, dites-le-moi.
– Par un homme de quarante à quarante-cinq
ans, aux cheveux noirs, au teint basané, avec une
cicatrice à la tempe gauche.
– C’est cela, c’est cela ; mais son nom ?
– Ah ! son nom ? c’est ce que j’ignore.
– Et mon mari savait-il que j’avais été
enlevée ?
– Il en avait été prévenu par une lettre que lui
avait écrite le ravisseur lui-même.
– Et soupçonne-t-il, demanda Mme Bonacieux
avec embarras, la cause de cet événement ?
– Il l’attribuait, je crois, à une cause politique.
– J’en ai douté d’abord, et maintenant je le
pense comme lui. Ainsi donc, ce cher M.
Bonacieux ne m’a pas soupçonnée un seul
instant... ?
– Ah ! loin de là, madame, il était trop fier de

252
votre sagesse et surtout de votre amour.
Un second sourire presque imperceptible
effleura les lèvres rosées de la belle jeune femme.
– Mais, continua d’Artagnan, comment vous
êtes-vous enfuie ?
– J’ai profité d’un moment où l’on m’a laissée
seule, et comme je savais depuis ce matin à quoi
m’en tenir sur mon enlèvement, à l’aide de mes
draps je suis descendue par la fenêtre ; alors,
comme je croyais mon mari ici, je suis accourue.
– Pour vous mettre sous sa protection ?
– Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien
qu’il était incapable de me défendre ; mais
comme il pouvait nous servir à autre chose, je
voulais le prévenir.
– De quoi ?
– Oh ! ceci n’est pas mon secret, je ne puis
donc pas vous le dire.
– D’ailleurs, dit d’Artagnan (pardon, madame,
si, tout garde que je suis, je vous rappelle à la
prudence), d’ailleurs je crois que nous ne sommes
pas ici en lieu opportun pour faire des

253
confidences. Les hommes que j’ai mis en fuite
vont revenir avec main-forte ; s’ils nous
retrouvent ici, nous sommes perdus. J’ai bien fait
prévenir trois de mes amis, mais qui sait si on les
aura trouvés chez eux !
– Oui, oui, vous avez raison, s’écria Mme
Bonacieux effrayée ; fuyons, sauvons-nous.
À ces mots, elle passa son bras sous celui de
d’Artagnan et l’entraîna vivement.
– Mais où fuir ? dit d’Artagnan, où nous
sauver ?
– Éloignons-nous d’abord de cette maison,
puis après nous verrons.
Et la jeune femme et le jeune homme, sans se
donner la peine de refermer la porte, descendirent
rapidement la rue des Fossoyeurs, s’engagèrent
dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince1 et ne
s’arrêtèrent qu’à la place Saint-Sulpice.
– Et maintenant, qu’allons-nous faire,

1
Actuellement rue Monsieur-le-Prince qui doit son nom au
proche hôtel des princes de Condé.

254
demanda d’Artagnan, et où voulez-vous que je
vous conduise ?
– Je suis fort embarrassée de vous répondre, je
vous l’avoue, dit Mme Bonacieux ; mon intention
était de faire prévenir M. de La Porte par mon
mari, afin que M. de La Porte pût nous dire
précisément ce qui s’était passé au Louvre depuis
trois jours, et s’il n’y avait pas danger pour moi
de m’y présenter.
– Mais moi, dit d’Artagnan, je puis aller
prévenir M. de La Porte.
– Sans doute ; seulement il n’y a qu’un
malheur, c’est qu’on connaît M. Bonacieux au
Louvre et qu’on le laisserait passer, lui, tandis
qu’on ne vous connaît pas, vous, et que l’on vous
fermera la porte.
– Ah ! bah ! dit d’Artagnan, vous avez bien à
quelque guichet du Louvre un concierge qui vous
est dévoué, et qui grâce à un mot d’ordre...
Mme Bonacieux regarda fixement le jeune
homme.
– Et si je vous donnais ce mot d’ordre, dit-elle,

255
l’oublieriez-vous aussitôt que vous vous en seriez
servi ?
– Parole d’honneur, foi de gentilhomme ! dit
d’Artagnan avec un accent à la vérité duquel il
n’y avait pas à se tromper.
– Tenez, je vous crois ; vous avez l’air d’un
brave jeune homme, d’ailleurs votre fortune est
peut-être au bout de votre dévouement.
– Je ferai sans promesse et de conscience tout
ce que je pourrai pour servir le roi et être agréable
à la reine, dit d’Artagnan ; disposez donc de moi
comme d’un ami.
– Mais moi, où me mettrez-vous pendant ce
temps-là ?
– N’avez-vous pas une personne chez laquelle
M. de La Porte puisse revenir vous prendre ?
– Non, je ne veux me fier à personne.
– Attendez, dit d’Artagnan ; nous sommes à la
porte d’Athos. Oui, c’est cela.
– Qu’est-ce qu’Athos ?
– Un de mes amis.

256
– Mais s’il est chez lui et qu’il me voie ?
– Il n’y est pas, et j’emporterai la clef après
vous avoir fait entrer dans son appartement.
– Mais s’il revient ?
– Il ne reviendra pas ; d’ailleurs on lui dirait
que j’ai amené une femme, et que cette femme
est chez lui.
– Mais cela me compromettra très fort, savez-
vous !
– Que vous importe ! on ne vous connaît pas ;
d’ailleurs nous sommes dans une situation à
passer par-dessus quelques convenances !
– Allons donc chez votre ami. Où demeure-t-
il ?
– Rue Férou, à deux pas d’ici.
– Allons.
Et tous deux reprirent leur course. Comme
l’avait prévu d’Artagnan, Athos n’était pas chez
lui : il prit la clef, qu’on avait l’habitude de lui
donner comme à un ami de la maison, monta
l’escalier et introduisit Mme Bonacieux dans le

257
petit appartement dont nous avons déjà fait la
description.
– Vous êtes chez vous, dit-il ; attendez, fermez
la porte en dedans et n’ouvrez à personne, à
moins que vous n’entendiez frapper trois coups
ainsi : tenez (et il frappa trois fois : deux coups
rapprochés l’un de l’autre et assez forts, un coup
plus distant et plus léger).
– C’est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant,
à mon tour de vous donner mes instructions.
– J’écoute.
– Présentez-vous au guichet du Louvre, du
côté de la rue de l’Échelle1, et demandez
Germain.
– C’est bien. Après ?
– Il vous demandera ce que vous voulez, et
alors vous lui répondrez par ces deux mots :
Tours et Bruxelles. Aussitôt il se mettra à vos
ordres.

1
Cette rue allait de la petite place de Carrousel à la porte
Saint-Honoré : elle ne prit son nom actuel qu’en 1633.

258
– Et que lui ordonnerai-je ?
– D’aller chercher M. de La Porte, le valet de
chambre de la reine.
– Et quand il l’aura été chercher et que M. de
La Porte sera venu ?
– Vous me l’enverrez.
– C’est bien, mais où et comment vous
reverrai-je ?
– Y tenez-vous beaucoup à me revoir ?
– Certainement.
– Eh bien ! reposez-vous sur moi de ce soin, et
soyez tranquille.
– Je compte sur votre parole.
– Comptez-y.
D’Artagnan salua Mme Bonacieux en lui
lançant le coup d’œil le plus amoureux qu’il lui
fût possible de concentrer sur sa charmante petite
personne, et tandis qu’il descendait l’escalier, il
entendit la porte se fermer derrière lui à double
tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il
entrait au guichet de l’Échelle, dix heures

259
sonnaient. Tous les événements que nous venons
de raconter s’étaient succédé en une demi-heure.
Tout s’exécuta comme l’avait annoncé Mme
Bonacieux. Au mot d’ordre convenu, Germain
s’inclina ; dix minutes après, La Porte était dans
la loge ; en deux mots, d’Artagnan le mit au fait
et lui indiqua où était Mme Bonacieux. La Porte
s’assura par deux fois de l’exactitude de
l’adresse, et partit en courant. Cependant, à peine
eut-il fait dix pas, qu’il revint.
– Jeune homme, dit-il à d’Artagnan, un
conseil.
– Lequel ?
– Vous pourriez être inquiété pour ce qui vient
de se passer.
– Vous croyez ?
– Oui.
– Avez-vous quelque ami dont la pendule
retarde ?
– Eh bien ?
– Allez le voir pour qu’il puisse témoigner que

260
vous étiez chez lui à neuf heures et demie. En
justice, cela s’appelle un alibi. D’Artagnan trouva
le conseil prudent ; il prit ses jambes à son cou, il
arriva chez M. de Tréville ; mais, au lieu de
passer au salon avec tout le monde, il demanda à
entrer dans son cabinet. Comme d’Artagnan était
un des habitués de l’hôtel, on ne fit aucune
difficulté d’accéder à sa demande ; et l’on alla
prévenir M. de Tréville que son jeune
compatriote, ayant quelque chose d’important à
lui dire, sollicitait une audience particulière. Cinq
minutes après, M. de Tréville demandait à
d’Artagnan ce qu’il pouvait faire pour son service
et ce qui lui valait sa visite à une heure si
avancée.
– Pardon, monsieur ! dit d’Artagnan, qui avait
profité du moment où il était resté seul pour
retarder l’horloge de trois quarts d’heure ; j’ai
pensé que, comme il n’était que neuf heures
vingt-cinq minutes, il était encore temps de me
présenter chez vous.
– Neuf heures vingt-cinq minutes ! s’écria M.
de Tréville en regardant sa pendule ; mais c’est

261
impossible !
– Voyez plutôt, monsieur, dit d’Artagnan,
voilà qui fait foi.
– C’est juste, dit M. de Tréville, j’aurais cru
qu’il était plus tard. Mais voyons, que me voulez-
vous ?
Alors d’Artagnan fit à M. de Tréville une
longue histoire sur la reine. Il lui exposa les
craintes qu’il avait conçues à l’égard de Sa
Majesté ; il lui raconta ce qu’il avait entendu dire
des projets du cardinal à l’endroit de
Buckingham, et tout cela avec une tranquillité et
un aplomb dont M. de Tréville fut d’autant mieux
la dupe, que lui-même, comme nous l’avons dit,
avait remarqué quelque chose de nouveau entre le
cardinal, le roi et la reine.
À dix heures sonnant, d’Artagnan quitta M. de
Tréville, qui le remercia de ses renseignements,
lui recommanda d’avoir toujours à cœur le
service du roi et de la reine, et qui rentra dans le
salon. Mais, au bas de l’escalier, d’Artagnan se
souvint qu’il avait oublié sa canne : en
conséquence, il remonta précipitamment, rentra

262
dans le cabinet, d’un tour de doigt remit la
pendule à son heure, pour qu’on ne pût pas
s’apercevoir, le lendemain, qu’elle avait été
dérangée, et sûr désormais qu’il y avait un témoin
pour prouver son alibi, il descendit l’escalier et se
trouva bientôt dans la rue.

263
11

L’intrigue se noue

Sa visite faite à M. de Tréville, d’Artagnan


prit, tout pensif, le plus long chemin pour rentrer
chez lui.
À quoi pensait d’Artagnan, qu’il s’écartait
ainsi de sa route, regardant les étoiles du ciel, et
tantôt soupirant, tantôt souriant ?
Il pensait à Mme Bonacieux. Pour un apprenti
mousquetaire, la jeune femme était presque une
idéalité amoureuse. Jolie, mystérieuse, initiée à
presque tous les secrets de cour, qui reflétaient
tant de charmante gravité sur ses traits gracieux,
elle était soupçonnée de n’être pas insensible, ce
qui est un attrait irrésistible pour les amants
novices ; de plus, d’Artagnan l’avait délivrée des
mains de ces démons qui voulaient la fouiller et
la maltraiter, et cet important service avait établi

264
entre elle et lui un de ces sentiments de
reconnaissance qui prennent si facilement un plus
tendre caractère.
D’Artagnan se voyait déjà, tant les rêves
marchent vite sur les ailes de l’imagination,
accosté par un messager de la jeune femme qui
lui remettait quelque billet de rendez-vous, une
chaîne d’or ou un diamant. Nous avons dit que
les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur
roi ; ajoutons qu’en ce temps de facile morale, ils
n’avaient pas plus de vergogne à l’endroit de
leurs maîtresses, et que celles-ci leur laissaient
presque toujours de précieux et durables
souvenirs, comme si elles eussent essayé de
conquérir la fragilité de leurs sentiments par la
solidité de leurs dons.
On faisait alors son chemin par les femmes,
sans en rougir. Celles qui n’étaient que belles
donnaient leur beauté, et de là vient sans doute le
proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut
donner que ce qu’elle a. Celles qui étaient riches
donnaient en outre une partie de leur argent, et
l’on pourrait citer bon nombre de héros de cette

265
galante époque qui n’eussent gagné ni leurs
éperons d’abord, ni leurs batailles ensuite, sans la
bourse plus ou moins garnie que leur maîtresse
attachait à l’arçon de leur selle.
D’Artagnan ne possédait rien ; l’hésitation du
provincial, vernis léger, fleur éphémère, duvet de
la pêche, s’était évaporée au vent des conseils
peu orthodoxes que les trois mousquetaires
donnaient à leur ami. D’Artagnan, suivant
l’étrange coutume du temps, se regardait à Paris
comme en campagne, et cela ni plus ni moins que
dans les Flandres : l’Espagnol là-bas, la femme
ici. C’était partout un ennemi à combattre, des
contributions à frapper.
Mais, disons-le, pour le moment d’Artagnan
était mû d’un sentiment plus noble et plus
désintéressé. Le mercier lui avait dit qu’il était
riche ; le jeune homme avait pu deviner qu’avec
un niais comme l’était M. Bonacieux, ce devait
être la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais
tout cela n’avait influé en rien sur le sentiment
produit par la vue de Mme Bonacieux, et l’intérêt
était resté à peu près étranger à ce

266
commencement d’amour qui en avait été la suite.
Nous disons à peu près, car l’idée qu’une jeune
femme, belle, gracieuse, spirituelle, est riche en
même temps, n’ôte rien à ce commencement
d’amour, et tout au contraire le corrobore.
Il y a dans l’aisance une foule de soins et de
caprices aristocratiques qui vont bien à la beauté.
Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe
de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban
sur la tête, ne font point jolie une femme laide,
mais font belle une femme jolie, sans compter les
mains qui gagnent à tout cela ; les mains, chez les
femmes surtout, ont besoin de rester oisives pour
rester belles.
Puis d’Artagnan, comme le sait bien le lecteur,
auquel nous n’avons pas caché l’état de sa
fortune, d’Artagnan n’était pas un millionnaire ;
il espérait bien le devenir un jour, mais le temps
qu’il se fixait lui-même pour cet heureux
changement était assez éloigné. En attendant,
quel désespoir que de voir une femme qu’on aime
désirer ces mille riens dont les femmes
composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui

267
donner ces mille riens ! Au moins, quand la
femme est riche et que l’amant ne l’est pas, ce
qu’il ne peut lui offrir elle se l’offre elle-même ;
et quoique ce soit ordinairement avec l’argent du
mari qu’elle se passe cette jouissance, il est rare
que ce soit à lui qu’en revienne la
reconnaissance.
Puis d’Artagnan, disposé à être l’amant le plus
tendre, était en attendant un ami très dévoué. Au
milieu de ses projets amoureux sur la femme du
mercier, il n’oubliait pas les siens. La jolie Mme
Bonacieux était femme à promener dans la plaine
Saint-Denis ou dans la foire Saint-Germain1 en
compagnie d’Athos, de Porthos et d’Aramis,
auxquels d’Artagnan serait fier de montrer une
telle conquête. Puis, quand on a marché
longtemps, la faim arrive ; d’Artagnan depuis
quelque temps avait remarqué cela. On ferait de

1
La foire Saint-Germain se tenait, du 3 février à la veille du
dimanche des Rameaux, dans l’actuelle rue Mabillon : ses
bateleurs et ses cafés « les coquets, les filous et les tire-laine »
(Scarron) ; la foire du Lendit, ouverte dans la plaine entre La
Chapelle, Aubervilliers et Saint-Denis, durait deux semaines,
jusqu’à la Saint-Jean.

268
ces petits dîners charmants où l’on touche d’un
côté la main d’un ami, et de l’autre le pied d’une
maîtresse. Enfin, dans les moments pressants,
dans les positions extrêmes, d’Artagnan serait le
sauveur de ses amis.
Et M. Bonacieux, que d’Artagnan avait poussé
dans les mains des sbires en le reniant bien haut
et à qui il avait promis tout bas de le sauver ?
Nous devons avouer à nos lecteurs que
d’Artagnan n’y songeait en aucune façon, ou que,
s’il y songeait, c’était pour se dire qu’il était bien
où il était, quelque part qu’il fût. L’amour est la
plus égoïste de toutes les passions.
Cependant, que nos lecteurs se rassurent : si
d’Artagnan oublie son hôte ou fait semblant de
l’oublier, sous prétexte qu’il ne sait pas où on l’a
conduit, nous ne l’oublions pas, nous, et nous
savons où il est. Mais pour le moment, faisons
comme le Gascon amoureux. Quant au digne
mercier, nous reviendrons à lui plus tard.
D’Artagnan, tout en réfléchissant à ses futures
amours, tout en parlant à la nuit, tout en souriant
aux étoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou

269
Chasse-Midi1, ainsi qu’on l’appelait alors.
Comme il se trouvait dans le quartier d’Aramis,
l’idée lui était venue d’aller faire une visite à son
ami, pour lui donner quelques explications sur les
motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet avec
invitation de se rendre immédiatement à la
souricière. Or, si Aramis s’était trouvé chez lui
lorsque Planchet y était venu, il avait sans aucun
doute couru rue des Fossoyeurs, et n’y trouvant
personne que ses deux autres compagnons peut-
être, ils n’avaient dû savoir, ni les uns ni les
autres, ce que cela voulait dire. Ce dérangement
méritait donc une explication, voilà ce que disait
tout haut d’Artagnan.
Puis, tout bas, il pensait que c’était pour lui
une occasion de parler de la jolie petite Mme
Bonacieux, dont son esprit, sinon son cœur, était
déjà tout plein. Ce n’est pas à propos d’un
premier amour qu’il faut demander de la
discrétion. Ce premier amour est accompagné
d’une si grande joie, qu’il faut que cette joie

1
Elle portait ce dernier nom en 1628.

270
déborde, sans cela elle vous étoufferait.
Paris depuis deux heures était sombre et
commençait à se faire désert. Onze heures
sonnaient à toutes les horloges du faubourg Saint-
Germain, il faisait un temps doux. D’Artagnan
suivait une ruelle située sur l’emplacement où
passe aujourd’hui la rue d’Assas1, respirant les
émanations embaumées qui venaient avec le vent
de la rue de Vaugirard et qu’envoyaient les
jardins rafraîchis par la rosée du soir et par la
brise de la nuit. Au loin résonnaient, assourdis
cependant par de bons volets, les chants des
buveurs dans quelques cabarets perdus dans la
plaine. Arrivé au bout de la ruelle, d’Artagnan
tourna à gauche. La maison qu’habitait Aramis se
trouvait située entre la rue Cassette et la rue
Servandoni.
D’Artagnan venait de dépasser la rue Cassette
et reconnaissait déjà la porte de la maison de son

1
La rue d’Assas fut ouverte en 1798 sous le nom de rue de
l’Ouest : Mélanie Waldor, maîtresse de Dumas, habita au n° 5
de cette rue après avoir quitté le domicile familial de la rue de
Vaugirard.

271
ami, enfouie sous un massif de sycomores et de
clématites qui formaient un vaste bourrelet au-
dessus d’elle, lorsqu’il aperçut quelque chose
comme une ombre qui sortait de la rue
Servandoni1. Ce quelque chose était enveloppé
d’un manteau, et d’Artagnan crut d’abord que
c’était un homme ; mais, à la petitesse de la taille,
à l’incertitude de la démarche, à l’embarras du
pas, il reconnut bientôt une femme. De plus, cette
femme, comme si elle n’eût pas été bien sûre de
la maison qu’elle cherchait, levait les yeux pour
se reconnaître, s’arrêtait, retournait en arrière,
puis revenait encore. D’Artagnan fut intrigué.
– Si j’allais lui offrir mes services ! pensa-t-il.
À son allure, on voit qu’elle est jeune ; peut-être
jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court les rues
à cette heure ne sort guère que pour aller
rejoindre son amant. Peste ! si j’allais troubler les
rendez-vous, ce serait une mauvaise porte pour
entrer en relations.

1
Aramis loge donc rue de Vaugirard, entre les actuels nos
66 (rue Cassette) et 42 (rue Servandoni, c’est-à-dire rue des
Fossoyeurs où se trouve le logement de d’Artagnan).

272
Cependant, la jeune femme s’avançait
toujours, comptant les maisons et les fenêtres. Ce
n’était, au reste, chose ni longue, ni difficile. Il
n’y avait que trois hôtels dans cette partie de la
rue, et deux fenêtres ayant vue sur cette rue ;
l’une était celle d’un pavillon parallèle à celui
qu’occupait Aramis, l’autre était celle d’Aramis
lui-même.
– Pardieu ! se dit d’Artagnan, auquel la nièce
du théologien revenait à l’esprit ; pardieu ! il
serait drôle que cette colombe attardée cherchât
la maison de notre ami. Mais, sur mon âme, cela
y ressemble fort. Ah ! mon cher Aramis, pour
cette fois, j’en veux avoir le cœur net.
Et d’Artagnan, se faisant le plus mince qu’il
put, s’abrita dans le côté le plus obscur de la rue,
près d’un banc de pierre situé au fond d’une
niche.
La jeune femme continua de s’avancer, car
outre la légèreté de son allure, qui l’avait trahie,
elle venait de faire entendre une petite toux qui
dénonçait une voix des plus fraîches. D’Artagnan
pensa que cette toux était un signal.

273
Cependant, soit qu’on eût répondu à cette toux
par un signe équivalent qui avait fixé les
irrésolutions de la nocturne chercheuse, soit que
sans secours étranger elle eût reconnu qu’elle
était arrivée au bout de sa course, elle s’approcha
résolument du volet d’Aramis et frappa à trois
intervalles égaux avec son doigt recourbé.
– C’est bien chez Aramis, murmura
d’Artagnan. Ah ! monsieur l’hypocrite ! je vous y
prends à faire de la théologie !
Les trois coups étaient à peine frappés, que la
croisée intérieure s’ouvrit et qu’une lumière parut
à travers les vitres du volet.
– Ah ! ah ! fit l’écouteur non pas aux portes,
mais aux fenêtres, ah ! la visite était attendue.
Allons, le volet va s’ouvrir et la dame entrera par
escalade. Très bien !
Mais, au grand étonnement de d’Artagnan, le
volet resta fermé. De plus, la lumière qui avait
flamboyé un instant, disparut, et tout rentra dans
l’obscurité.
D’Artagnan pensa que cela ne pouvait durer

274
ainsi, et continua de regarder de tous ses yeux et
d’écouter de toutes ses oreilles.
Il avait raison : au bout de quelques secondes,
deux coups secs retentirent dans l’intérieur.
La jeune femme de la rue répondit par un seul
coup, et le volet s’entrouvrit.
On juge si d’Artagnan regardait et écoutait
avec avidité.
Malheureusement, la lumière avait été
transportée dans un autre appartement. Mais les
yeux du jeune homme s’étaient habitués à la nuit.
D’ailleurs les yeux des Gascons ont, à ce qu’on
assure, comme ceux des chats, la propriété de
voir pendant la nuit.
D’Artagnan vit donc que la jeune femme tirait
de sa poche un objet blanc qu’elle déploya
vivement et qui prit la forme d’un mouchoir. Cet
objet déployé, elle en fit remarquer le coin à son
interlocuteur.
Cela rappela à d’Artagnan ce mouchoir qu’il
avait trouvé aux pieds de Mme Bonacieux, lequel
lui avait rappelé celui qu’il avait trouvé aux pieds

275
d’Aramis.
Que diable pouvait donc signifier ce
mouchoir ?
Placé où il était, d’Artagnan ne pouvait voir le
visage d’Aramis, nous disons d’Aramis, parce
que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce
fût son ami qui dialoguât de l’intérieur avec la
dame de l’extérieur ; la curiosité l’emporta donc
sur la prudence, et, profitant de la préoccupation
dans laquelle la vue du mouchoir paraissait
plonger les deux personnages que nous avons mis
en scène, il sortit de sa cachette, et prompt
comme l’éclair, mais étouffant le bruit de ses pas,
il alla se coller à un angle de la muraille, d’où son
œil pouvait parfaitement plonger dans l’intérieur
de l’appartement d’Aramis.
Arrivé là, d’Artagnan pensa jeter un cri de
surprise : ce n’était pas Aramis qui causait avec
la nocturne visiteuse, c’était une femme.
Seulement, d’Artagnan y voyait assez pour
reconnaître la forme de ses vêtements, mais pas
assez pour distinguer ses traits.
Au même instant, la femme de l’appartement

276
tira un second mouchoir de sa poche, et
l’échangea avec celui qu’on venait de lui
montrer. Puis, quelques mots furent prononcés
entre les deux femmes. Enfin le volet se referma ;
la femme qui se trouvait à l’extérieur de la
fenêtre se retourna, et vint passer à quatre pas de
d’Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante ;
mais la précaution avait été prise trop tard,
d’Artagnan avait déjà reconnu Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux ! Le soupçon que c’était elle
lui avait déjà traversé l’esprit quand elle avait tiré
le mouchoir de sa poche ; mais quelle probabilité
que Mme Bonacieux, qui avait envoyé chercher
M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au
Louvre, courût les rues de Paris seule à onze
heures et demie du soir, au risque de se faire
enlever une seconde fois ?
Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien
importante ; et quelle est l’affaire importante
d’une femme de vingt-cinq ans ? L’amour.
Mais était-ce pour son compte ou pour le
compte d’une autre personne qu’elle s’exposait à
de semblables hasards ? Voilà ce que se

277
demandait à lui-même le jeune homme, que le
démon de la jalousie mordait au cœur ni plus ni
moins qu’un amant en titre.
Il y avait, au reste, un moyen bien simple de
s’assurer où allait Mme Bonacieux : c’était de la
suivre. Ce moyen était si simple, que d’Artagnan
l’employa tout naturellement et d’instinct.
Mais, à la vue du jeune homme qui se
détachait de la muraille comme une statue de sa
niche, et au bruit des pas qu’elle entendit retentir
derrière elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et
s’enfuit.
D’Artagnan courut après elle. Ce n’était pas
une chose difficile pour lui que de rejoindre une
femme embarrassée dans son manteau. Il la
rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle
s’était engagée. La malheureuse était épuisée,
non pas de fatigue, mais de terreur, et quand
d’Artagnan lui posa la main sur l’épaule, elle
tomba sur un genou en criant d’une voix
étranglée :
– Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne
saurez rien.

278
D’Artagnan la releva en lui passant le bras
autour de la taille ; mais comme il sentait à son
poids qu’elle était sur le point de se trouver mal,
il s’empressa de la rassurer par des protestations
de dévouement. Ces protestations n’étaient rien
pour Mme Bonacieux ; car de pareilles
protestations peuvent se faire avec les plus
mauvaises intentions du monde ; mais la voix
était tout. La jeune femme crut reconnaître le son
de cette voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard
sur l’homme qui lui avait fait si grand-peur, et,
reconnaissant d’Artagnan, elle poussa un cri de
joie.
– Oh ! c’est vous, c’est vous ! dit-elle ; merci,
mon Dieu !
– Oui, c’est moi, dit d’Artagnan, moi que Dieu
a envoyé pour veiller sur vous.
– Était-ce dans cette intention que vous me
suiviez ? demanda avec un sourire plein de
coquetterie la jeune femme, dont le caractère un
peu railleur reprenait le dessus, et chez laquelle
toute crainte avait disparu du moment où elle
avait reconnu un ami dans celui qu’elle avait pris

279
pour un ennemi.
– Non, dit d’Artagnan, non, je l’avoue ; c’est
le hasard qui m’a mis sur votre route ; j’ai vu une
femme frapper à la fenêtre d’un de mes amis...
– D’un de vos amis ? interrompit Mme
Bonacieux.
– Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs
amis.
– Aramis ! qu’est-ce que cela ?
– Allons donc ! allez-vous me dire que vous
ne connaissez pas Aramis ?
– C’est la première fois que j’entends
prononcer ce nom.
– C’est donc la première fois que vous venez à
cette maison ?
– Sans doute.
– Et vous ne saviez pas qu’elle fût habitée par
un jeune homme ?
– Non.
– Par un mousquetaire ?

280
– Nullement.
– Ce n’est donc pas lui que vous veniez
chercher ?
– Pas le moins du monde. D’ailleurs, vous
l’avez bien vu, la personne à qui j’ai parlé est une
femme.
– C’est vrai ; mais cette femme est des amies
d’Aramis.
– Je n’en sais rien.
– Puisqu’elle loge chez lui.
– Cela ne me regarde pas.
– Mais qui est-elle ?
– Oh ! cela n’est point mon secret.
– Chère madame Bonacieux, vous êtes
charmante ; mais en même temps vous êtes la
femme la plus mystérieuse...
– Est-ce que je perds à cela ?
– Non ; vous êtes, au contraire, adorable.
– Alors, donnez-moi le bras.
– Bien volontiers. Et maintenant ?

281
– Maintenant, conduisez-moi.
– Où cela ?
– Où je vais.
– Mais où allez-vous ?
– Vous le verrez, puisque vous me laisserez à
la porte.
– Faudra-t-il vous attendre ?
– Ce sera inutile.
– Vous reviendrez donc seule ?
– Peut-être oui, peut-être non.
– Mais la personne qui vous accompagnera
ensuite sera-t-elle un homme, sera-t-elle une
femme ?
– Je n’en sais rien encore.
– Je le saurai bien, moi !
– Comment cela ?
– Je vous attendrai pour vous voir sortir.
– En ce cas, adieu !
– Comment cela ?

282
– Je n’ai pas besoin de vous.
– Mais vous aviez réclamé...
– L’aide d’un gentilhomme, et non la
surveillance d’un espion.
– Le mot est un peu dur !
– Comment appelle-t-on ceux qui suivent les
gens malgré eux ?
– Des indiscrets.
– Le mot est trop doux.
– Allons, madame, je vois bien qu’il faut faire
tout ce que vous voulez.
– Pourquoi vous être privé du mérite de le
faire tout de suite ?
– N’y en a-t-il donc aucun à se repentir ?
– Et vous repentez-vous réellement ?
– Je n’en sais rien moi-même. Mais ce que je
sais, c’est que je vous promets de faire tout ce
que vous voudrez si vous me laissez vous
accompagner jusqu’où vous allez.
– Et vous me quitterez après ?

283
– Oui.
– Sans m’épier à ma sortie ?
– Non.
– Parole d’honneur ?
– Foi de gentilhomme !
– Prenez mon bras et marchons alors.
D’Artagnan offrit son bras à Mme Bonacieux,
qui s’y suspendit, moitié rieuse, moitié
tremblante, et tous deux gagnèrent le haut de la
rue de La Harpe1. Arrivée là, la jeune femme
parut hésiter, comme elle avait déjà fait dans la
rue de Vaugirard. Cependant, à de certains
signes, elle sembla reconnaître une porte et
s’approchant de cette porte :
– Et maintenant, monsieur, dit-elle, c’est ici
que j’ai affaire ; mille fois merci de votre
honorable compagnie, qui m’a sauvée de tous les
dangers auxquels, seule, j’eusse été exposée.
Mais le moment est venu de tenir votre parole : je

1
Partant de la porte Saint-Michel, elle débouchait rue
Séverin.

284
suis arrivée à ma destination.
– Et vous n’aurez plus rien à craindre en
revenant ?
– Je n’aurai à craindre que les voleurs.
– N’est-ce donc rien ?
– Que pourraient-ils me prendre ? je n’ai pas
un denier sur moi.
– Vous oubliez ce beau mouchoir brodé,
armorié.
– Lequel ?
– Celui que j’ai trouvé à vos pieds et que j’ai
remis dans votre poche.
– Taisez-vous, taisez-vous, malheureux !
s’écria la jeune femme, voulez-vous me perdre ?
– Vous voyez bien qu’il y a encore du danger
pour vous, puisqu’un seul mot vous fait trembler,
et que vous avouez que, si on entendait ce mot,
vous seriez perdue. Ah ! tenez, madame, s’écria
d’Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant
d’un ardent regard, tenez ! soyez plus généreuse,
confiez-vous à moi ; n’avez-vous donc pas lu

285
dans mes yeux qu’il n’y a que dévouement et
sympathie dans mon cœur ?
– Si fait, répondit Mme Bonacieux ; aussi
demandez-moi mes secrets, et je vous les dirai ;
mais ceux des autres, c’est autre chose.
– C’est bien, dit d’Artagnan, je les découvrirai
puisque ces secrets peuvent avoir une influence
sur votre vie, il faut que ces secrets deviennent
les miens.
– Gardez-vous-en bien, s’écria la jeune femme
avec un sérieux qui fit frissonner d’Artagnan
malgré lui. Oh ! ne vous mêlez en rien de ce qui
me regarde, ne cherchez point à m’aider dans ce
que j’accomplis ; et cela, je vous le demande au
nom de l’intérêt que je vous inspire, au nom du
service que vous m’avez rendu, et que je
n’oublierai de ma vie. Croyez bien plutôt à ce que
je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je
n’existe plus pour vous, que ce soit comme si
vous ne m’aviez jamais vue.
– Aramis doit-il en faire autant que moi,
madame ? dit d’Artagnan piqué.

286
– Voilà déjà deux ou trois fois que vous avez
prononcé ce nom, monsieur, et cependant je vous
ai dit que je ne le connaissais pas.
– Vous ne connaissez pas l’homme au volet
duquel vous avez été frapper. Allons donc,
madame ! vous me croyez par trop crédule,
aussi !
– Avouez que c’est pour me faire parler que
vous inventez cette histoire, et que vous créez ce
personnage.
– Je n’invente rien, madame, je ne crée rien, je
dis l’exacte vérité.
– Et vous dites qu’un de vos amis demeure
dans cette maison ?
– Je le dis et je le répète pour la troisième fois,
cette maison est celle qu’habite mon ami, et cet
ami est Aramis.
– Tout cela s’éclaircira plus tard, murmura la
jeune femme ; maintenant, monsieur, taisez-vous.
– Si vous pouviez voir mon cœur tout à
découvert, dit d’Artagnan, vous y liriez tant de
curiosité, que vous auriez pitié de moi, et tant

287
d’amour, que vous satisferiez à l’instant même
ma curiosité. On n’a rien à craindre de ceux qui
vous aiment.
– Vous parlez bien vite d’amour, monsieur !
dit la jeune femme en secouant la tête.
– C’est que l’amour m’est venu vite et pour la
première fois, et que je n’ai pas vingt ans.
La jeune femme le regarda à la dérobée.
– Écoutez, je suis déjà sur la trace, dit
d’Artagnan. Il y a trois mois, j’ai manqué avoir
un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil à
celui que vous avez montré à cette femme qui
était chez lui, pour un mouchoir marqué de la
même manière, j’en suis sûr.
– Monsieur, dit la jeune femme, vous me
fatiguez fort, je vous le jure, avec ces questions.
– Mais vous, si prudente, madame, songez-y,
si vous étiez arrêtée avec ce mouchoir, et que ce
mouchoir fût saisi, ne seriez-vous pas
compromise ?
– Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas
les miennes : C. B., Constance Bonacieux ?

288
– Ou Camille de Bois-Tracy.
– Silence, monsieur, encore une fois silence !
Ah ! puisque les dangers que je cours pour moi-
même ne vous arrêtent pas, songez à ceux que
vous pouvez courir, vous !
– Moi ?
– Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a
danger de la vie à me connaître.
– Alors, je ne vous quitte plus.
– Monsieur, dit la jeune femme suppliant et
joignant les mains, monsieur, au nom du ciel, au
nom de l’honneur d’un militaire, au nom de la
courtoisie d’un gentilhomme, éloignez-vous ;
tenez, voilà minuit qui sonne, c’est l’heure où
l’on m’attend.
– Madame, dit le jeune homme en s’inclinant,
je ne sais rien refuser à qui me demande ainsi ;
soyez contente, je m’éloigne.
– Mais vous ne me suivrez pas, vous ne
m’épierez pas ?
– Je rentre chez moi à l’instant.

289
– Ah ! je le savais bien, que vous étiez un
brave jeune homme ! s’écria Mme Bonacieux en
lui tendant une main et en posant l’autre sur le
marteau d’une petite porte presque perdue dans la
muraille.
D’Artagnan saisit la main qu’on lui tendait et
la baisa ardemment.
– Ah ! j’aimerais mieux ne vous avoir jamais
vue, s’écria d’Artagnan avec cette brutalité naïve
que les femmes préfèrent souvent aux afféteries
de la politesse, parce qu’elle découvre le fond de
la pensée et qu’elle prouve que le sentiment
l’emporte sur la raison.
– Eh bien, reprit Mme Bonacieux d’une voix
presque caressante, et en serrant la main de
d’Artagnan qui n’avait pas abandonné la sienne ;
eh bien ! je n’en dirai pas autant que vous : ce qui
est perdu pour aujourd’hui n’est pas perdu pour
l’avenir. Qui sait si, lorsque je serai déliée un
jour, je ne satisferai pas votre curiosité ?
– Et faites-vous la même promesse à mon
amour ? s’écria d’Artagnan au comble de la joie.

290
– Oh ! de ce côté, je ne veux point m’engager,
cela dépendra des sentiments que vous saurez
m’inspirer.
– Ainsi, aujourd’hui, madame...
– Aujourd’hui, monsieur, je n’en suis encore
qu’à la reconnaissance.
– Ah ! vous êtes trop charmante, dit
d’Artagnan avec tristesse, et vous abusez de mon
amour.
– Non, j’use de votre générosité, voilà tout.
Mais, croyez-le bien, avec certaines gens tout se
retrouve.
– Oh ! vous me rendez le plus heureux des
hommes. N’oubliez pas cette soirée, n’oubliez
pas cette promesse.
– Soyez tranquille, en temps et lieu je me
souviendrai de tout. Eh bien ! partez donc, partez,
au nom du ciel ! On m’attendait à minuit juste, et
je suis en retard.
– De cinq minutes.
– Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq
minutes sont cinq siècles.

291
– Quand on aime.
– Eh bien ! qui vous dit que je n’ai pas affaire
à un amoureux ?
– C’est un homme qui vous attend ? s’écria
d’Artagnan, un homme !
– Allons, voilà la discussion qui va
recommencer, fit Mme Bonacieux avec un demi-
sourire qui n’était pas exempt d’une certaine
teinte d’impatience.
– Non, non, je m’en vais, je pars ; je crois en
vous, je veux avoir tout le mérite de mon
dévouement, ce dévouement dût-il être une
stupidité. Adieu, madame, adieu !
Et comme s’il ne se fût senti la force de se
détacher de la main qu’il tenait que par une
secousse, il s’éloigna tout courant, tandis que
Mme Bonacieux frappait, comme au volet, trois
coups lents et réguliers ; puis, arrivé à l’angle de
la rue, il se retourna : la porte s’était ouverte et
refermée, la jolie mercière avait disparu.
D’Artagnan continua son chemin, il avait
donné sa parole de ne pas épier Mme Bonacieux,

292
et sa vie eût-elle dépendu de l’endroit où elle
allait se rendre, ou de la personne qui devait
l’accompagner, d’Artagnan serait rentré chez lui,
puisqu’il avait dit qu’il y rentrait. Cinq minutes
après, il était dans la rue des Fossoyeurs.
– Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que
cela veut dire. Il se sera endormi en m’attendant,
ou il sera retourné chez lui, et en rentrant il aura
appris qu’une femme y était venue. Une femme
chez Athos ! Après tout, continua d’Artagnan, il
y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est
fort étrange, et je serais bien curieux de savoir
comment cela finira.
– Mal, monsieur, mal, répondit une voix que
le jeune homme reconnut pour celle de Planchet ;
car tout en monologuant tout haut, à la manière
des gens très préoccupés, il s’était engagé dans
l’allée au fond de laquelle était l’escalier qui
conduisait à sa chambre.
– Comment, mal ? que veux-tu dire,
imbécile ? demanda d’Artagnan, qu’est-il donc
arrivé ?
– Toutes sortes de malheurs.

293
– Lesquels ?
– D’abord M. Athos est arrêté.
– Arrêté ! Athos ! arrêté ! pourquoi ?
– On l’a trouvé chez vous ; on l’a pris pour
vous.
– Et par qui a-t-il été arrêté ?
– Par la garde qu’ont été chercher les hommes
noirs que vous avez mis en fuite.
– Pourquoi ne s’est-il pas nommé ? pourquoi
n’a-t-il pas dit qu’il était étranger à cette affaire ?
– Il s’en est bien gardé, monsieur ; il s’est au
contraire approché de moi et m’a dit : « C’est ton
maître qui a besoin de sa liberté en ce moment, et
non pas moi, puisqu’il sait tout et que je ne sais
rien. On le croira arrêté, et cela lui donnera du
temps ; dans trois jours je dirai qui je suis, et il
faudra bien qu’on me fasse sortir. »
– Bravo, Athos ! noble cœur, murmura
d’Artagnan, je le reconnais bien là ! Et qu’ont fait
les sbires ?
– Quatre l’ont emmené je ne sais où, à la

294
Bastille ou au Fort-l’Évêque1 ; deux sont restés
avec les hommes noirs, qui ont fouillé partout et
qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux
derniers, pendant cette expédition, montaient la
garde à la porte ; puis, quand tout a été fini, ils
sont partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
– Et Porthos et Aramis ?
– Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas
venus.
– Mais ils peuvent venir d’un moment à
l’autre, car tu leur as fait dire que je les
attendais ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien ! ne bouge pas d’ici ; s’ils viennent,
préviens-les de ce qui m’est arrivé, qu’ils
m’attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il
y aurait danger, la maison peut être espionnée. Je
cours chez M. de Tréville pour lui annoncer tout
cela, et je les y rejoins.

1
Rebâti en 1652, le Fort-L’Évêque (emplacement du 19,
rue Saint-Germain l’Auxerrois) était la prision de l’évêque de
Paris.

295
– C’est bien, monsieur, dit Planchet.
– Mais tu resteras, tu n’auras pas peur ! dit
d’Artagnan en revenant sur ses pas pour
recommander le courage à son laquais.
– Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet,
vous ne me connaissez pas encore ; je suis brave
quand je m’y mets, allez ; c’est le tout de m’y
mettre ; d’ailleurs je suis Picard.
– Alors, c’est convenu, dit d’Artagnan, tu te
fais tuer plutôt que de quitter ton poste.
– Oui, monsieur, et il n’y a rien que je ne fasse
pour prouver à monsieur que je lui suis attaché.
– Bon, dit en lui-même d’Artagnan, il paraît
que la méthode que j’ai employée à l’égard de ce
garçon est décidément la bonne : j’en userai dans
l’occasion.
Et de toute la vitesse de ses jambes, déjà
quelque peu fatiguées cependant par les courses
de la journée, d’Artagnan se dirigea vers la rue du
Colombier.
M. de Tréville n’était point à son hôtel ; sa
compagnie était de garde au Louvre ; il était au

296
Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu’à M. de Tréville ; il était
important qu’il fût prévenu de ce qui se passait.
D’Artagnan résolut d’essayer d’entrer au Louvre.
Son costume de garde dans la compagnie de M.
des Essarts lui devait être un passeport.
Il descendit donc la rue des Petits-Augustins1,
et remonta le quai2 pour prendre le Pont-Neuf. Il
avait eu un instant l’idée de passer le bac ; mais
en arrivant au bord de l’eau, il avait
machinalement introduit sa main dans sa poche et
s’était aperçu qu’il n’avait pas de quoi payer le
passeur.
Comme il arrivait à la hauteur de la rue
Guénégaud3, il vit déboucher de la rue Dauphine
un groupe composé de deux personnes et dont
l’allure le frappa.

1
Anciennement rue de la Petite-Seine, elle allait de la rue
Jacob à la Seine (rue Bonaparte).
2
Le quai Malaquais et le quai Conti qui n’étaient alors
qu’une piste bordée de saules.
3
Elle ne fut percée qu’en 1641, dans les jardins de l’hôtel
de Nevers.

297
Les deux personnes qui composaient le groupe
étaient : l’un, un homme ; l’autre, une femme.
La femme avait la tournure de Mme Bonacieux,
et l’homme ressemblait à s’y méprendre à
Aramis.
En outre, la femme avait cette mante noire que
d’Artagnan voyait encore se dessiner sur le volet
de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de
La Harpe.
De plus, l’homme portait l’uniforme des
mousquetaires.
Le capuchon de la femme était rabattu,
l’homme tenait son mouchoir sur son visage ;
tous deux, cette double précaution l’indiquait,
tous deux avaient donc intérêt à n’être point
reconnus.
Ils prirent le pont : c’était le chemin de
d’Artagnan, puisque d’Artagnan se rendait au
Louvre ; d’Artagnan les suivit.
D’Artagnan n’avait pas fait vingt pas, qu’il fut
convaincu que cette femme, c’était Mme
Bonacieux, et que cet homme, c’était Aramis.

298
Il sentit à l’instant même tous les soupçons de
la jalousie qui s’agitaient dans son cœur.
Il était doublement trahi et par son ami et par
celle qu’il aimait déjà comme une maîtresse. Mme
Bonacieux lui avait juré ses grands dieux qu’elle
ne connaissait pas Aramis, et un quart d’heure
après qu’elle lui avait fait ce serment, il la
retrouvait au bras d’Aramis.
D’Artagnan ne réfléchit pas seulement qu’il
connaissait la jolie mercière depuis trois heures
seulement, qu’elle ne lui devait rien qu’un peu de
reconnaissance pour l’avoir délivrée des hommes
noirs qui voulaient l’enlever, et qu’elle ne lui
avait rien promis. Il se regarda comme un amant
outragé, trahi, bafoué ; le sang et la colère lui
montèrent au visage, il résolut de tout éclaircir.
La jeune femme et le jeune homme s’étaient
aperçus qu’ils étaient suivis, et ils avaient doublé
le pas. D’Artagnan prit sa course, les dépassa,
puis revint sur eux au moment où ils se trouvaient
devant la Samaritaine, éclairée par un réverbère
qui projetait sa lueur sur toute cette partie du
pont.

299
D’Artagnan s’arrêta devant eux, et ils
s’arrêtèrent devant lui.
– Que voulez-vous, monsieur ? demanda le
mousquetaire en reculant d’un pas et avec un
accent étranger qui prouvait à d’Artagnan qu’il
s’était trompé dans une partie de ses conjectures.
– Ce n’est pas Aramis ! s’écria-t-il.
– Non, monsieur, ce n’est point Aramis, et à
votre exclamation je vois que vous m’avez pris
pour un autre, et je vous pardonne.
– Vous me pardonnez ! s’écria d’Artagnan.
– Oui, répondit l’inconnu. Laissez-moi donc
passer, puisque ce n’est pas à moi que vous avez
affaire.
– Vous avez raison, monsieur, dit d’Artagnan,
ce n’est pas à vous que j’ai affaire, c’est à
madame.
– À madame ! vous ne la connaissez pas, dit
l’étranger.
– Vous vous trompez, monsieur, je la connais.
– Ah ! fit Mme Bonacieux d’un ton de

300
reproche ; ah, monsieur ! j’avais votre parole de
militaire et votre foi de gentilhomme ; j’espérais
pouvoir compter dessus.
– Et moi, madame, dit d’Artagnan embarrassé,
vous m’aviez promis...
– Prenez mon bras, madame, dit l’étranger, et
continuons notre chemin.
Cependant d’Artagnan, étourdi, atterré,
anéanti par tout ce qui lui arrivait, restait debout
et les bras croisés devant le mousquetaire et Mme
Bonacieux.
Le mousquetaire fit deux pas en avant et
écarta d’Artagnan avec la main.
D’Artagnan fit un bond en arrière et tira son
épée.
En même temps et avec la rapidité de l’éclair,
l’inconnu tira la sienne.
– Au nom du ciel, milord ! s’écria Mme
Bonacieux en se jetant entre les combattants et
prenant les épées à pleines mains.
– Milord ! s’écria d’Artagnan illuminé d’une
idée subite, milord ! pardon, monsieur ; mais est-

301
ce que vous seriez...
– Milord duc de Buckingham, dit Mme
Bonacieux à demi-voix ; et maintenant vous
pouvez nous perdre tous.
– Milord, madame, pardon, cent fois pardon ;
mais je l’aimais, milord, et j’étais jaloux ; vous
savez ce que c’est que d’aimer, milord ;
pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me
faire tuer pour Votre Grâce.
– Vous êtes un brave jeune homme, dit
Buckingham en tendant à d’Artagnan une main
que celui-ci serra respectueusement ; vous
m’offrez vos services, je les accepte ; suivez-nous
à vingt pas jusqu’au Louvre ; et si quelqu’un
nous épie, tuez-le !
D’Artagnan mit son épée nue sous son bras,
laissa prendre à Mme Bonacieux et au duc vingt
pas d’avance et les suivit, prêt à exécuter à la
lettre les instructions du noble et élégant ministre
de Charles Ier.
Mais heureusement le jeune séide n’eut
aucune occasion de donner au duc cette preuve de

302
son dévouement, et la jeune femme et le beau
mousquetaire rentrèrent au Louvre par le guichet
de l’Échelle sans avoir été inquiétés.
Quant à d’Artagnan, il se rendit aussitôt au
cabaret de la Pomme de Pin, où il trouva Porthos
et Aramis qui l’attendaient.
Mais, sans leur donner d’autre explication sur
le dérangement qu’il leur avait causé, il leur dit
qu’il avait terminé seul l’affaire pour laquelle il
avait cru un instant avoir besoin de leur
intervention.
Et maintenant, emportés que nous sommes par
notre récit, laissons nos trois amis rentrer chacun
chez soi, et suivons, dans les détours du Louvre,
le duc de Buckingham et son guide.

303
12

Georges Villiers, duc de Buckingham

Madame Bonacieux et le duc entrèrent au


Louvre sans difficulté ; Mme Bonacieux était
connue pour appartenir à la reine ; le duc portait
l’uniforme des mousquetaires de M. de Tréville,
qui, comme nous l’avons dit, était de garde ce
soir-là. D’ailleurs Germain était dans les intérêts
de la reine, et si quelque chose arrivait, Mme
Bonacieux serait accusée d’avoir introduit son
amant au Louvre, voilà tout ; elle prenait sur elle
le crime : sa réputation était perdue, il est vrai,
mais de quelle valeur était dans le monde la
réputation d’une petite mercière ?
Une fois entrés dans l’intérieur de la cour, le
duc et la jeune femme suivirent le pied de la
muraille pendant l’espace d’environ vingt-cinq
pas ; cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa

304
une petite porte de service, ouverte le jour, mais
ordinairement fermée la nuit ; la porte céda ; tous
deux entrèrent et se trouvèrent dans l’obscurité,
mais Mme Bonacieux connaissait tous les tours et
détours de cette partie du Louvre, destinée aux
gens de la suite. Elle referma les portes derrière
elle, prit le duc par la main, fit quelques pas en
tâtonnant, saisit une rampe, toucha du pied un
degré, et commença de monter un escalier : le
duc compta deux étages. Alors elle prit à droite,
suivit un long corridor, redescendit un étage, fit
quelques pas encore, introduisit une clef dans une
serrure, ouvrit une porte et poussa le duc dans un
appartement éclairé seulement par une lampe de
nuit, en disant : « Restez ici, milord duc, on va
venir. » Puis elle sortit par la même porte, qu’elle
ferma à la clef, de sorte que le duc se trouva
littéralement prisonnier.
Cependant, tout isolé qu’il se trouvait, il faut
le dire, le duc de Buckingham n’éprouva pas un
instant de crainte ; un des côtés saillants de son
caractère était la recherche de l’aventure et
l’amour du romanesque. Brave, hardi,
entreprenant, ce n’était pas la première fois qu’il

305
risquait sa vie dans de pareilles tentatives ; il
avait appris que ce prétendu message d’Anne
d’Autriche, sur la foi duquel il était venu à Paris,
était un piège, et au lieu de regagner l’Angleterre,
il avait, abusant de la position qu’on lui avait
faite, déclaré à la reine qu’il ne partirait pas sans
l’avoir vue. La reine avait positivement refusé
d’abord, puis enfin elle avait craint que le duc,
exaspéré, ne fît quelque folie. Déjà elle était
décidée à le recevoir et à le supplier de partir
aussitôt, lorsque, le soir même de cette décision,
Mme Bonacieux, qui était chargée d’aller chercher
le duc et de le conduire au Louvre, fut enlevée.
Pendant deux jours on ignora complètement ce
qu’elle était devenue, et tout resta en suspens.
Mais une fois libre, une fois remise en rapport
avec La Porte, les choses avaient repris leur
cours, et elle venait d’accomplir la périlleuse
entreprise que, sans son arrestation, elle eût
exécutée trois jours plus tôt.
Buckingham, resté seul, s’approcha d’une
glace. Cet habit de mousquetaire lui allait à
merveille.

306
À trente-cinq ans qu’il avait alors1, il passait à
juste titre pour le plus beau gentilhomme et pour
le plus élégant cavalier de France et d’Angleterre.
Favori de deux rois2, riche à millions, tout-
puissant dans un royaume qu’il bouleversait à sa
fantaisie et calmait à son caprice, Georges
Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une
de ces existences fabuleuses qui restent dans le
cours des siècles comme un étonnement pour la
postérité.
Aussi, sûr de lui-même, convaincu de sa
puissance, certain que les lois qui régissent les
autres hommes ne pouvaient l’atteindre, allait-il
droit au but qu’il s’était fixé, ce but fût-il si élevé
et si éblouissant que c’eût été folie pour un autre
que de l’envisager seulement. C’est ainsi qu’il
était arrivé à s’approcher plusieurs fois de la belle
et fière Anne d’Autriche et à s’en faire aimer, à
force d’éblouissement.
Georges Villiers se plaça donc devant une

1
Trente-trois ans en réalité.
2
Jacques Ier et son fils Charles Ier.

307
glace, comme nous l’avons dit, rendit à sa belle
chevelure blonde les ondulations que le poids de
son chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa
moustache, et le cœur tout gonflé de joie, heureux
et fier de toucher au moment qu’il avait si
longtemps désiré, se sourit à lui-même d’orgueil
et d’espoir.
En ce moment, une porte cachée dans la
tapisserie s’ouvrit et une femme apparut.
Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il
jeta un cri, c’était la reine !
Anne d’Autriche avait alors vingt-six ou
vingt-sept ans, c’est-à-dire qu’elle se trouvait
dans tout l’éclat de sa beauté.
Sa démarche était celle d’une reine ou d’une
déesse1 ; ses yeux, qui jetaient des reflets
d’émeraude, étaient parfaitement beaux, et tout à
la fois pleins de douceur et de majesté.
Sa bouche était petite et vermeille, et quoique
sa lèvre inférieure, comme celle des princes de la

1
Souvenir de Virgile : « dea certe », L’Énéide, livre I, vers
328.

308
maison d’Autriche, avançât légèrement sur
l’autre, elle était éminemment gracieuse dans le
sourire, mais aussi profondément dédaigneuse
dans le mépris.
Sa peau était citée pour sa douceur et son
velouté, sa main et ses bras étaient d’une beauté
surprenante, et tous les poètes du temps les
chantaient comme incomparables.
Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu’ils
étaient dans sa jeunesse, étaient devenus châtains,
et qu’elle portait frisés très clair et avec beaucoup
de poudre, encadraient admirablement son
visage, auquel le censeur le plus rigide n’eût pu
souhaiter qu’un peu moins de rouge, et le
statuaire le plus exigeant qu’un peu plus de
finesse dans le nez1.
Buckingham resta un instant ébloui ; jamais
Anne d’Autriche ne lui était apparue aussi belle,
au milieu des bals, des fêtes, des carrousels,
qu’elle lui apparut en ce moment, vêtue d’une

1
Portrait repris de Mme de Motteville, Mémoires (Petitot,
tome XXXVI, p. 320-321).

309
simple robe de satin blanc et accompagnée de
doña Estefania, la seule de ses femmes
espagnoles qui n’eût pas été chassée par la
jalousie du roi et par les persécutions de
Richelieu.
Anne d’Autriche fit deux pas en avant ;
Buckingham se précipita à ses genoux, et avant
que la reine eût pu l’en empêcher, il baisa le bas
de sa robe.
– Duc, vous savez déjà que ce n’est pas moi
qui vous ai fait écrire.
– Oh ! oui, madame, oui, Votre Majesté,
s’écria le duc ; je sais que j’ai été un fou, un
insensé de croire que la neige s’animerait, que le
marbre s’échaufferait ; mais, que voulez-vous,
quand on aime, on croit facilement à l’amour ;
d’ailleurs je n’ai pas tout perdu à ce voyage,
puisque je vous vois.
– Oui, répondit Anne, mais vous savez
pourquoi et comment je vous vois, milord. Je
vous vois par pitié pour vous-même ; je vous vois
parce qu’insensible à toutes mes peines, vous
vous êtes obstiné à rester dans une ville où, en

310
restant, vous courez risque de la vie et me faites
courir risque de mon honneur ; je vous vois pour
vous dire que tout nous sépare, les profondeurs
de la mer, l’inimitié des royaumes, la sainteté des
serments. Il est sacrilège de lutter contre tant de
choses, milord. Je vous vois enfin pour vous dire
qu’il ne faut plus nous voir.
– Parlez, madame ; parlez, reine, dit
Buckingham ; la douceur de votre voix couvre la
dureté de vos paroles. Vous parlez de sacrilège !
mais le sacrilège est dans la séparation des cœurs
que Dieu avait formés l’un pour l’autre.
– Milord, s’écria la reine, vous oubliez que je
ne vous ai jamais dit que je vous aimais.
– Mais vous ne m’avez jamais dit non plus
que vous ne m’aimiez point ; et vraiment, me dire
de semblables paroles, ce serait de la part de
Votre Majesté une trop grande ingratitude. Car,
dites-moi, où trouvez-vous un amour pareil au
mien, un amour que ni le temps, ni l’absence, ni
le désespoir ne peuvent éteindre ; un amour qui
se contente d’un ruban égaré, d’un regard perdu,
d’une parole échappée ?

311
« Il y a trois ans, madame, que je vous ai vue
pour la première fois, et depuis trois ans je vous
aime ainsi.
« Voulez-vous que je vous dise comment vous
étiez vêtue la première fois que je vous vis ?
Voulez-vous que je détaille chacun des
ornements de votre toilette ? Tenez, je vous vois
encore : vous étiez assise sur des carreaux, à la
mode d’Espagne ; vous aviez une robe de satin
vert avec des broderies d’or et d’argent ; des
manches pendantes et renouées sur vos beaux
bras, sur ces bras admirables, avec de gros
diamants ; vous aviez une fraise fermée, un petit
bonnet sur votre tête, de la couleur de votre robe,
et sur ce bonnet une plume de héron.
« Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je
vous vois telle que vous étiez alors ; je les rouvre,
et je vous vois telle que vous êtes maintenant,
c’est-à-dire cent fois plus belle encore !
– Quelle folie ! murmura Anne d’Autriche, qui
n’avait pas le courage d’en vouloir au duc d’avoir
si bien conservé son portrait dans son cœur ;
quelle folie de nourrir une passion inutile avec de

312
pareils souvenirs !
– Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ?
Je n’ai que des souvenirs, moi. C’est mon
bonheur, mon trésor, mon espérance. Chaque fois
que je vous vois, c’est un diamant de plus que je
renferme dans l’écrin de mon cœur. Celui-ci est
le quatrième que vous laissez tomber et que je
ramasse ; car en trois ans, madame, je ne vous ai
vue que quatre fois : cette première que je viens
de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse,
la troisième dans les jardins d’Amiens.
– Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas
de cette soirée.
– Oh ! parlons-en, au contraire, madame,
parlons-en : c’est la soirée heureuse et rayonnante
de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu’il
faisait ? Comme l’air était doux et parfumé,
comme le ciel était bleu et tout émaillé d’étoiles !
Ah ! cette fois, madame, j’avais pu être un instant
seul avec vous ; cette fois, vous étiez prête à tout
me dire, l’isolement de votre vie, les chagrins de
votre cœur. Vous étiez appuyée à mon bras,
tenez, à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête à

313
votre côté, vos beaux cheveux effleurer mon
visage, et chaque fois qu’ils l’effleuraient je
frissonnais de la tête aux pieds. Oh ! reine, reine !
oh ! vous ne savez pas tout ce qu’il y a de
félicités du ciel, de joies du paradis enfermées
dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma
fortune, ma gloire, tout ce qu’il me reste de jours
à vivre, pour un pareil instant et pour une
semblable nuit ! car cette nuit-là, madame, cette
nuit-là vous m’aimiez, je vous le jure.
– Milord, il est possible, oui, que l’influence
du lieu, que le charme de cette belle soirée, que la
fascination de votre regard, que ces mille
circonstances enfin qui se réunissent parfois pour
perdre une femme se soient groupées autour de
moi dans cette fatale soirée ; mais vous l’avez vu,
milord, la reine est venue au secours de la femme
qui faiblissait : au premier mot que vous avez osé
dire, à la première hardiesse à laquelle j’ai eu à
répondre, j’ai appelé.
– Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour
que le mien aurait succombé à cette épreuve ;
mais mon amour, à moi, en est sorti plus ardent et

314
plus éternel. Vous avez cru me fuir en revenant à
Paris, vous avez cru que je n’oserais quitter le
trésor sur lequel mon maître m’avait chargé de
veiller. Ah ! que m’importent à moi tous les
trésors du monde et tous les rois de la terre ! Huit
jours après, j’étais de retour, madame. Cette fois,
vous n’avez rien eu à me dire : j’avais risqué ma
faveur, ma vie, pour vous voir une seconde, je
n’ai pas même touché votre main, et vous m’avez
pardonné en me voyant si soumis et si repentant.
– Oui, mais la calomnie s’est emparée de
toutes ces folies dans lesquelles je n’étais pour
rien, vous le savez bien, milord. Le roi, excité par
M. le cardinal, a fait un éclat terrible : Mme du
Vernet a été chassée, Putange exilé, Mme de
Chevreuse est tombée en défaveur, et lorsque
vous avez voulu revenir comme ambassadeur en
France, le roi lui-même, souvenez-vous-en,
milord, le roi lui-même s’y est opposé.
– Oui, et la France va payer d’une guerre le
refus de son roi. Je ne puis plus vous voir,
madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous
entendiez parler de moi.

315
« Quel but pensez-vous qu’aient eu cette
expédition de Ré et cette ligue avec les
protestants de La Rochelle que je projette ? Le
plaisir de vous voir !
« Je n’ai pas l’espoir de pénétrer à main armée
jusqu’à Paris, je le sais bien ; mais cette guerre
pourra amener une paix, cette paix nécessitera un
négociateur, ce négociateur ce sera moi. On
n’osera plus me refuser alors, et je reviendrai à
Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un
instant. Des milliers d’hommes, il est vrai, auront
payé mon bonheur de leur vie ; mais que
m’importera, à moi, pourvu que je vous revoie !
Tout cela est peut-être bien fou, peut-être bien
insensé ; mais, dites-moi, quelle femme a un
amant plus amoureux ? quelle reine a eu un
serviteur plus ardent ?
– Milord, milord, vous invoquez pour votre
défense des choses qui vous accusent encore ;
milord, toutes ces preuves d’amour que vous
voulez me donner sont presque des crimes.
– Parce que vous ne m’aimez pas, madame : si
vous m’aimiez, vous verriez tout cela autrement ;

316
si vous m’aimiez, oh ! mais, si vous m’aimiez, ce
serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah !
Mme de Chevreuse, dont vous parliez tout à
l’heure, Mme de Chevreuse a été moins cruelle
que vous ; Holland l’a aimée, et elle a répondu à
son amour.
– Mme de Chevreuse n’était pas reine,
murmura Anne d’Autriche, vaincue malgré elle
par l’expression d’un amour si profond.
– Vous m’aimeriez donc si vous ne l’étiez pas,
vous, madame, dites, vous m’aimeriez donc ? Je
puis donc croire que c’est la dignité seule de
votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis
donc croire que si vous eussiez été Mme de
Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu
espérer ? Merci de ces douces paroles, ô ma belle
Majesté, cent fois merci.
– Ah ! milord, vous avez mal entendu, mal
interprété ; je n’ai pas voulu dire...
– Silence ! silence ! dit le duc ; si je suis
heureux d’une erreur, n’ayez pas la cruauté de me
l’enlever. Vous l’avez dit vous-même, on m’a
attiré dans un piège, j’y laisserai ma vie peut-être,

317
car, tenez, c’est étrange, depuis quelque temps
j’ai des pressentiments que je vais mourir. Et le
duc sourit d’un sourire triste et charmant à la fois.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria Anne d’Autriche
avec un accent d’effroi qui prouvait quel intérêt
plus grand qu’elle ne le voulait dire elle prenait
au duc.
– Je ne vous dis point cela pour vous effrayer,
madame, non ; c’est même ridicule ce que je vous
dis, et croyez que je ne me préoccupe point de
pareils rêves. Mais ce mot que vous venez de
dire, cette espérance, que vous m’avez presque
donnée, aura tout payé, fût-ce même ma vie.
– Eh bien ! dit Anne d’Autriche, moi aussi,
duc, moi, j’ai des pressentiments, moi aussi j’ai
des rêves. J’ai songé que je vous voyais couché
sanglant, frappé d’une blessure.
– Au côté gauche, n’est-ce pas, avec un
couteau ? interrompit Buckingham.
– Oui, c’est cela, milord, c’est cela, au côté
gauche avec un couteau. Qui a pu vous dire que
j’avais fait ce rêve ? Je ne l’ai confié qu’à Dieu,

318
et encore dans mes prières.
– Je n’en veux pas davantage, et vous
m’aimez, madame, c’est bien.
– Je vous aime, moi ?
– Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mêmes
rêves qu’à moi, si vous ne m’aimiez pas ?
Aurions-nous les mêmes pressentiments, si nos
deux existences ne se touchaient pas par le
cœur ? Vous m’aimez, ô reine, et vous me
pleurerez ?
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Anne
d’Autriche, c’est plus que je n’en puis supporter.
Tenez, duc, au nom du ciel, partez, retirez-vous ;
je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime
pas ; mais ce que je sais, c’est que je ne serai
point parjure. Prenez donc pitié de moi, et partez.
Oh ! si vous êtes frappé en France, si vous
mourez en France, si je pouvais supposer que
votre amour pour moi fût cause de votre mort, je
ne me consolerais jamais, j’en deviendrais folle.
Partez donc, partez, je vous en supplie.
– Oh ! que vous êtes belle ainsi ! Oh ! que je

319
vous aime ! dit Buckingham.
– Partez ! partez ! je vous en supplie, et
revenez plus tard ; revenez comme ambassadeur,
revenez comme ministre, revenez entouré de
gardes qui vous défendront, de serviteurs qui
veilleront sur vous, et alors je ne craindrai plus
pour vos jours, et j’aurai du bonheur à vous
revoir.
– Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?
– Oui...
– Eh bien ! un gage de votre indulgence, un
objet qui vienne de vous et qui me rappelle que je
n’ai point fait un rêve ; quelque chose que vous
ayez porté et que je puisse porter à mon tour, une
bague, un collier, une chaîne.
– Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous
donne ce que vous me demandez ?
– Oui.
– À l’instant même ?
– Oui.
– Vous quitterez la France, vous retournerez

320
en Angleterre ?
– Oui, je vous le jure !
– Attendez, alors, attendez.
Et Anne d’Autriche rentra dans son
appartement et en sortit presque aussitôt, tenant à
la main un petit coffret en bois de rose à son
chiffre, tout incrusté d’or.
– Tenez, milord duc, tenez, dit-elle, gardez
cela en mémoire de moi.
Buckingham prit le coffret et tomba une
seconde fois à genoux.
– Vous m’avez promis de partir, dit la reine.
– Et je tiens ma parole. Votre main, votre
main, madame, et je pars.
Anne d’Autriche tendit sa main en fermant les
yeux et en s’appuyant de l’autre sur Estefania, car
elle sentait que les forces allaient lui manquer.
Buckingham appuya avec passion ses lèvres
sur cette belle main, puis se relevant :
– Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort,
je vous aurai revue, madame, dussé-je

321
bouleverser le monde pour cela.
Et, fidèle à la promesse qu’il avait faite, il
s’élança hors de l’appartement.
Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux
qui l’attendait, et qui, avec les mêmes précautions
et le même bonheur, le reconduisit hors du
Louvre.

322
13

Monsieur Bonacieux1

Il y avait dans tout cela, comme on a pu le


remarquer, un personnage dont, malgré sa
position précaire, on n’avait paru s’inquiéter que
fort médiocrement ; ce personnage était M.
Bonacieux, respectable martyr des intrigues
politiques et amoureuses qui s’enchevêtraient si
bien les unes aux autres, dans cette époque à la
fois si chevaleresque et si galante.
Heureusement – le lecteur se le rappelle ou ne
se le rappelle pas – heureusement que nous avons
promis de ne pas le perdre de vue.
Les estafiers qui l’avaient arrêté le

1
Dumas utilise l’arrestation, les interrogatoires subis par La
Porte (Mémoires, Petitot, tome LXI, p. 346 et suivantes), bien
plus tard en 1637.

323
conduisirent droit à la Bastille, où on le fit passer
tout tremblant devant un peloton de soldats qui
chargeaient leurs mousquets.
De là, introduit dans une galerie demi-
souterraine, il fut, de la part de ceux qui l’avaient
amené, l’objet des plus grossières injures et des
plus farouches traitements. Les sbires voyaient
qu’ils n’avaient pas affaire à un gentilhomme, et
ils le traitaient en véritable croquant.
Au bout d’une demi-heure à peu près, un
greffier vint mettre fin à ses tortures, mais non
pas à ses inquiétudes, en donnant l’ordre de
conduire M. Bonacieux dans la chambre des
interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les
prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on
n’y faisait pas tant de façons.
Deux gardes s’emparèrent du mercier, lui
firent traverser une cour, le firent entrer dans un
corridor où il y avait trois sentinelles, ouvrirent
une porte et le poussèrent dans une chambre
basse, où il n’y avait pour tous meubles qu’une
table, une chaise et un commissaire. Le
commissaire était assis sur la chaise et occupé à

324
écrire sur la table.
Les deux gardes conduisirent le prisonnier
devant la table et, sur un signe du commissaire,
s’éloignèrent hors de la portée de la voix.
Le commissaire, qui jusque-là avait tenu sa
tête baissée sur ses papiers, la releva pour voir à
qui il avait affaire. Ce commissaire était un
homme à la mine rébarbative, au nez pointu, aux
pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits
mais investigateurs et vifs, à la physionomie
tenant à la fois de la fouine et du renard. Sa tête,
supportée par un cou long et mobile, sortait de sa
large robe noire en se balançant avec un
mouvement à peu près pareil à celui de la tortue
tirant sa tête hors de sa carapace.
Il commença par demander à M. Bonacieux
ses nom et prénoms, son âge, son état et son
domicile.
L’accusé répondit qu’il s’appelait Jacques-
Michel Bonacieux, qu’il était âgé de 51 ans,
mercier retiré, et qu’il demeurait rue des

325
Fossoyeurs, numéro 111.
Le commissaire alors, au lieu de continuer à
l’interroger, lui fit un grand discours sur le
danger qu’il y a pour un bourgeois obscur à se
mêler des choses publiques.
Il compliqua cet exorde d’une exposition dans
laquelle il raconta la puissance et les actes de M.
le cardinal, ce ministre incomparable, ce
vainqueur des ministres passés, cet exemple des
ministres à venir : actes et puissance que nul ne
contrecarrait impunément.
Après cette deuxième partie de son discours,
fixant son regard d’épervier sur le pauvre
Bonacieux, il l’invita à réfléchir à la gravité de sa
situation.
Les réflexions du mercier étaient toutes faites :
il donnait au diable l’instant où M. de La Porte
avait eu l’idée de le marier avec sa filleule, et
l’instant surtout où cette filleule avait été reçue
dame de la lingerie chez la reine.

1
Anachronisme, le numérotage des rues ne remonte qu’à
1775.

326
Le fond du caractère de maître Bonacieux était
un profond égoïsme mêlé à une avarice sordide,
le tout assaisonné d’une poltronnerie extrême.
L’amour que lui avait inspiré sa jeune femme,
étant un sentiment tout secondaire, ne pouvait
lutter avec les sentiments primitifs que nous
venons d’énumérer.
Bonacieux réfléchit, en effet, sur ce qu’on
venait de lui dire.
– Mais, monsieur le commissaire, dit-il
timidement, croyez bien que je connais et que
j’apprécie plus que personne le mérite de
l’incomparable Éminence par laquelle nous avons
l’honneur d’être gouvernés.
– Vraiment ? demanda le commissaire d’un air
de doute ; mais s’il en était véritablement ainsi,
comment seriez-vous à la Bastille ?
– Comment j’y suis, ou plutôt pourquoi j’y
suis, répliqua M. Bonacieux, voilà ce qu’il m’est
parfaitement impossible de vous dire, vu que je
l’ignore moi-même ; mais, à coup sûr, ce n’est
pas pour avoir désobligé, sciemment du moins, à
M. le cardinal.

327
– Il faut cependant que vous ayez commis un
crime, puisque vous êtes ici accusé de haute
trahison.
– De haute trahison ! s’écria Bonacieux
épouvanté, de haute trahison ! et comment
voulez-vous qu’un pauvre mercier qui déteste les
huguenots et qui abhorre les Espagnols soit
accusé de haute trahison ? Réfléchissez,
monsieur, la chose est matériellement impossible.
– Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en
regardant l’accusé comme si ses petits yeux
avaient la faculté de lire jusqu’au plus profond
des cœurs, monsieur Bonacieux, vous avez une
femme ?
– Oui, monsieur, répondit le mercier tout
tremblant, sentant que c’était là où les affaires
allaient s’embrouiller ; c’est-à-dire, j’en avais
une.
– Comment ? vous en aviez une ! qu’en avez-
vous fait, si vous ne l’avez plus ?
– On me l’a enlevée, monsieur.
– On vous l’a enlevée ? dit le commissaire.

328
Ah !
Bonacieux sentit à ce « ah ! » que l’affaire
s’embrouillait de plus en plus.
– On vous l’a enlevée ! reprit le commissaire,
et savez-vous quel est l’homme qui a commis ce
rapt ?
– Je crois le connaître.
– Quel est-il ?
– Songez que je n’affirme rien, monsieur le
commissaire, et que je soupçonne seulement.
– Qui soupçonnez-vous ? Voyons, répondez
franchement.
M. Bonacieux était dans la plus grande
perplexité : devait-il tout nier ou tout dire ? En
niant tout, on pouvait croire qu’il en savait trop
long pour avouer ; en disant tout, il faisait preuve
de bonne volonté. Il se décida donc à tout dire.
– Je soupçonne, dit-il, un grand brun, de haute
mine, lequel a tout à fait l’air d’un grand
seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, à ce qu’il
m’a semblé, quand j’attendais ma femme devant
le guichet du Louvre pour la ramener chez moi.

329
Le commissaire parut éprouver quelque
inquiétude.
– Et son nom ? dit-il.
– Oh ! quant à son nom, je n’en sais rien, mais
si je le rencontre jamais, je le reconnaîtrai à
l’instant même, je vous en réponds, fût-il entre
mille personnes.
Le front du commissaire se rembrunit.
– Vous le reconnaîtriez entre mille, dites-
vous ? continua-t-il...
– C’est-à-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu’il
avait fait fausse route, c’est-à-dire...
– Vous avez répondu que vous le
reconnaîtriez, dit le commissaire ; c’est bien, en
voici assez pour aujourd’hui ; il faut, avant que
nous allions plus loin, que quelqu’un soit prévenu
que vous connaissez le ravisseur de votre femme.
– Mais je ne vous ai pas dit que je le
connaissais s’écria Bonacieux au désespoir. Je
vous ai dit au contraire...
– Emmenez le prisonnier, dit le commissaire
aux deux gardes.

330
– Et où faut-il le conduire ? demanda le
greffier.
– Dans un cachot.
– Dans lequel ?
– Oh ! mon Dieu, dans le premier venu,
pourvu qu’il ferme bien, répondit le commissaire
avec une indifférence qui pénétra d’horreur le
pauvre Bonacieux.
– Hélas ! hélas ! se dit-il, le malheur est sur
ma tête ; ma femme aura commis quelque crime
effroyable ; on me croit son complice, et l’on me
punira avec elle : elle en aura parlé, elle aura
avoué qu’elle m’avait tout dit ; une femme, c’est
si faible ! Un cachot, le premier venu ! c’est
cela ! une nuit est bientôt passée ; et demain, à la
roue, à la potence ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
ayez pitié de moi !
Sans écouter le moins du monde les
lamentations de maître Bonacieux, lamentations
auxquelles d’ailleurs ils devaient être habitués,
les deux gardes prirent le prisonnier par un bras,
et l’emmenèrent, tandis que le commissaire

331
écrivait en hâte une lettre que son greffier
attendait.
Bonacieux ne ferma pas l’œil, non pas que son
cachot fût par trop désagréable, mais parce que
ses inquiétudes étaient trop grandes. Il resta toute
la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre
bruit ; et quand les premiers rayons du jour se
glissèrent dans sa chambre, l’aurore lui parut
avoir pris des teintes funèbres.
Tout à coup, il entendit tirer les verrous, et il
fit un soubresaut terrible. Il croyait qu’on venait
le chercher pour le conduire à l’échafaud ; aussi,
lorsqu’il vit purement et simplement paraître, au
lieu de l’exécuteur qu’il attendait, son
commissaire et son greffier de la veille, il fut tout
près de leur sauter au cou.
– Votre affaire s’est fort compliquée depuis
hier au soir, mon brave homme, lui dit le
commissaire, et je vous conseille de dire toute la
vérité ; car votre repentir peut seul conjurer la
colère du cardinal.
– Mais je suis prêt à tout dire, s’écria
Bonacieux, du moins tout ce que je sais.

332
Interrogez, je vous prie.
– Où est votre femme, d’abord ?
– Mais puisque je vous ai dit qu’on me l’avait
enlevée.
– Oui, mais depuis hier cinq heures de l’après-
midi, grâce à vous, elle s’est échappée.
– Ma femme s’est échappée ! s’écria
Bonacieux. Oh ! la malheureuse ! Monsieur, si
elle s’est échappée, ce n’est pas ma faute, je vous
le jure.
– Qu’alliez-vous donc alors faire chez M.
d’Artagnan, votre voisin, avec lequel vous avez
eu une longue conférence dans la journée ?
– Ah ! oui, monsieur le commissaire, oui, cela
est vrai, et j’avoue que j’ai eu tort. J’ai été chez
M. d’Artagnan.
– Quel était le but de cette visite ?
– De le prier de m’aider à retrouver ma
femme. Je croyais que j’avais droit de la
réclamer ; je me trompais, à ce qu’il paraît, et je
vous en demande bien pardon.

333
– Et qu’a répondu M. d’Artagnan ?
– M. d’Artagnan m’a promis son aide ; mais je
me suis bientôt aperçu qu’il me trahissait.
– Vous en imposez à la justice ! M.
d’Artagnan a fait un pacte avec vous, et en vertu
de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police
qui avaient arrêté votre femme, et l’a soustraite à
toutes les recherches.
– M. d’Artagnan a enlevé ma femme ! Ah çà,
mais que me dites-vous là ?
– Heureusement M. d’Artagnan est entre nos
mains, et vous allez lui être confronté.
– Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux,
s’écria Bonacieux ; je ne serais pas fâché de voir
une figure de connaissance.
– Faites entrer M. d’Artagnan, dit le
commissaire aux deux gardes.
Les deux gardes firent entrer Athos.
– Monsieur d’Artagnan, dit le commissaire en
s’adressant à Athos, déclarez ce qui s’est passé
entre vous et monsieur.

334
– Mais ! s’écria Bonacieux, ce n’est pas M.
d’Artagnan que vous me montrez là !
– Comment ! ce n’est pas M. d’Artagnan ?
s’écria le commissaire.
– Pas le moins du monde, répondit Bonacieux.
– Comment se nomme monsieur ? demanda le
commissaire.
– Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
– Comment ! vous ne le connaissez pas ?
– Non.
– Vous ne l’avez jamais vu ?
– Si fait ; mais je ne sais comment il s’appelle.
– Votre nom ? demanda le commissaire.
– Athos, répondit le mousquetaire.
– Mais ce n’est pas un nom d’homme, ça,
c’est un nom de montagne ! s’écria le pauvre
interrogateur qui commençait à perdre la tête.
– C’est mon nom, dit tranquillement Athos.
– Mais vous avez dit que vous vous nommiez
d’Artagnan.

335
– Moi ?
– Oui, vous.
– C’est-à-dire que c’est à moi qu’on a dit :
« Vous êtes M. d’Artagnan ? » J’ai répondu :
« Vous croyez ? » Mes gardes se sont écriés
qu’ils en étaient sûrs. Je n’ai pas voulu les
contrarier. D’ailleurs je pouvais me tromper.
– Monsieur, vous insultez à la majesté de la
justice.
– Aucunement, fit tranquillement Athos.
– Vous êtes M. d’Artagnan.
– Vous voyez bien que vous me le dites
encore.
– Mais, s’écria à son tour M. Bonacieux, je
vous dis, monsieur le commissaire, qu’il n’y a
pas un instant de doute à avoir. M. d’Artagnan est
mon hôte, et par conséquent, quoiqu’il ne me paie
pas mes loyers, et justement même à cause de
cela, je dois le connaître. M. d’Artagnan est un
jeune homme de dix-neuf à vingt ans à peine, et
monsieur en a trente au moins. M. d’Artagnan est
dans les gardes de M. des Essarts, et monsieur est

336
dans la compagnie des mousquetaires de M. de
Tréville : regardez l’uniforme, monsieur le
commissaire, regardez l’uniforme.
– C’est vrai, murmura le commissaire ; c’est
pardieu vrai.
En ce moment la porte s’ouvrit vivement, et
un messager, introduit par un des guichetiers de
la Bastille, remit une lettre au commissaire.
– Oh ! la malheureuse ! s’écria le
commissaire.
– Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-
vous ? Ce n’est pas de ma femme, j’espère !
– Au contraire, c’est d’elle. Votre affaire est
bonne, allez.
– Ah çà ! s’écria le mercier exaspéré, faites-
moi le plaisir de me dire, monsieur, comment
mon affaire à moi peut s’empirer de ce que fait
ma femme pendant que je suis en prison !
– Parce que ce qu’elle fait est la suite d’un
plan arrêté entre vous, plan infernal !
– Je vous jure, monsieur le commissaire, que
vous êtes dans la plus profonde erreur, que je ne

337
sais rien au monde de ce que devait faire ma
femme, que je suis entièrement étranger à ce
qu’elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je
la renie, je la démens, je la maudis.
– Ah çà ! dit Athos au commissaire, si vous
n’avez plus besoin de moi ici, renvoyez-moi
quelque part, il est très ennuyeux, votre monsieur
Bonacieux.
– Reconduisez les prisonniers dans leurs
cachots, dit le commissaire en désignant d’un
même geste Athos et Bonacieux, et qu’ils soient
gardés plus sévèrement que jamais.
– Cependant, dit Athos avec son calme
habituel, si c’est à M. d’Artagnan que vous avez
affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le
remplacer.
– Faites ce que j’ai dit ! s’écria le
commissaire, et le secret le plus absolu ! Vous
entendez !
Athos suivit ses gardes en levant les épaules,
et M. Bonacieux en poussant des lamentations à
fendre le cœur d’un tigre.

338
On ramena le mercier dans le même cachot où
il avait passé la nuit, et l’on l’y laissa toute la
journée. Toute la journée Bonacieux pleura
comme un véritable mercier, n’étant pas du tout
homme d’épée, il nous l’a dit lui-même.
Le soir, vers les neuf heures, au moment où il
allait se décider à se mettre au lit, il entendit des
pas dans son corridor. Ces pas se rapprochèrent
de son cachot, sa porte s’ouvrit, des gardes
parurent.
– Suivez-moi, dit un exempt qui venait à la
suite des gardes.
– Vous suivre ! s’écria Bonacieux ; vous
suivre à cette heure-ci ! et où cela, mon Dieu ?
– Où nous avons l’ordre de vous conduire.
– Mais ce n’est pas une réponse, cela.
– C’est cependant la seule que nous puissions
vous faire.
– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le
pauvre mercier, pour cette fois je suis perdu !
Et il suivit machinalement et sans résistance
les gardes qui venaient le quérir.

339
Il prit le même corridor qu’il avait déjà pris,
traversa une première cour, puis un second corps
de logis ; enfin, à la porte de la cour d’entrée, il
trouva une voiture entourée de quatre gardes à
cheval. On le fit monter dans cette voiture,
l’exempt se plaça près de lui, on ferma la portière
à clef, et tous deux se trouvèrent dans une prison
roulante.
La voiture se mit en mouvement, lente comme
un char funèbre. À travers la grille cadenassée, le
prisonnier apercevait les maisons et le pavé, voilà
tout ; mais, en véritable Parisien qu’il était,
Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes,
aux enseignes, aux réverbères. Au moment
d’arriver à Saint-Paul, lieu où l’on exécutait les
condamnés de la Bastille, il faillit s’évanouir et se
signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait
s’arrêter là. La voiture passa cependant.
Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce
fut en côtoyant le cimetière Saint-Jean1 où on

1
Exécutés en place de Grève, les criminels d’État étaient
enterrés dans le cimetière de Saint-Jean-en-Grève, à l’est de
l’Hôtel de Ville.

340
enterrait les criminels d’État. Une seule chose le
rassura un peu, c’est qu’avant de les enterrer on
leur coupait généralement la tête, et que sa tête à
lui était encore sur ses épaules. Mais lorsqu’il vit
que la voiture prenait la route de la Grève, qu’il
aperçut les toits aigus de l’Hôtel de Ville, que la
voiture s’engagea sous l’arcade, il crut que tout
était fini pour lui, voulut se confesser à l’exempt,
et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que
l’exempt annonça que, s’il continuait à
l’assourdir ainsi, il lui mettrait un bâillon.
Cette menace rassura quelque peu Bonacieux :
si l’on eût dû l’exécuter en Grève, ce n’était pas
la peine de le bâillonner, puisqu’on était presque
arrivé au lieu de l’exécution. En effet, la voiture
traversa la place fatale sans s’arrêter. Il ne restait
plus à craindre que la Croix-du-Trahoir1 : la
voiture en prit justement le chemin.
Cette fois, il n’y avait plus de doute, c’était à
la Croix-du-Trahoir qu’on exécutait les criminels

1
Croix-du-Tiroir (La Porte), au carrefour de la rue Saint-
Honoré et de la rue de l’Arbre-Sec : la potence et le gibet s’y
dressaient.

341
subalternes. Bonacieux s’était flatté en se croyant
digne de Saint-Paul ou de la place de Grève :
c’était à la Croix-du-Trahoir qu’allaient finir son
voyage et sa destinée ! Il ne pouvait voir encore
cette malheureuse croix, mais il la sentait en
quelque sorte venir au-devant de lui. Lorsqu’il
n’en fut plus qu’à une vingtaine de pas, il
entendit une rumeur, et la voiture s’arrêta. C’était
plus que n’en pouvait supporter le pauvre
Bonacieux, déjà écrasé par les émotions
successives qu’il avait éprouvées ; il poussa un
faible gémissement, qu’on eût pu prendre pour le
dernier soupir d’un moribond, et il s’évanouit.

342
14

L’homme de Meung

Ce rassemblement était produit non point par


l’attente d’un homme qu’on devait pendre, mais
par la contemplation d’un pendu.
La voiture, arrêtée un instant, reprit donc sa
marche, traversa la foule, continua son chemin,
enfila la rue Saint-Honoré, tourna la rue des
Bons-Enfants1 et s’arrêta devant une porte basse.
La porte s’ouvrit, deux gardes reçurent dans
leurs bras Bonacieux, soutenu par l’exempt ; on
le poussa dans une allée, on lui fit monter un
escalier, et on le déposa dans une antichambre.
Tous ces mouvements s’étaient opérés pour lui
d’une façon machinale.

1
Elle reliait alors la rue Saint-Honoré à la rue Baillif et
longeait le Palais-Cardinal.

343
Il avait marché comme on marche en rêve ; il
avait entrevu les objets à travers un brouillard ;
ses oreilles avaient perçu des sons sans les
comprendre ; on eût pu l’exécuter dans ce
moment qu’il n’eût pas fait un geste pour
entreprendre sa défense, qu’il n’eût pas poussé un
cri pour implorer la pitié.
Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos
appuyé au mur et les bras pendants, à l’endroit
même où les gardes l’avaient déposé.
Cependant, comme, en regardant autour de lui,
il ne voyait aucun objet menaçant, comme rien
n’indiquait qu’il courût un danger réel, comme la
banquette était convenablement rembourrée,
comme la muraille était recouverte d’un beau cuir
de Cordoue, comme de grands rideaux de damas
rouge flottaient devant la fenêtre, retenus par des
embrasses d’or, il comprit peu à peu que sa
frayeur était exagérée, et il commença de remuer
la tête à droite et à gauche et de bas en haut.
À ce mouvement, auquel personne ne
s’opposa, il reprit un peu de courage et se risqua
à ramener une jambe, puis l’autre ; enfin, en

344
s’aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa
banquette et se trouva sur ses pieds.
En ce moment, un officier de bonne mine
ouvrit une portière, continua d’échanger encore
quelques paroles avec une personne qui se
trouvait dans la pièce voisine, et se retournant
vers le prisonnier :
– C’est vous qui vous nommez Bonacieux ?
dit-il.
– Oui, monsieur l’officier, balbutia le mercier,
plus mort que vif, pour vous servir.
– Entrez, dit l’officier.
Et il s’effaça pour que le mercier pût passer.
Celui-ci obéit sans réplique, et entra dans la
chambre où il paraissait être attendu.
C’était un grand cabinet, aux murailles garnies
d’armes offensives et défensives, clos et étouffé,
et dans lequel il y avait déjà du feu, quoique l’on
fût à peine à la fin du mois de septembre1. Une

1
Distorsion chronologique : nous devrions toujours être en
juillet, trois mois après l’arrivée de d’Artagnan à Paris.

345
table carrée, couverte de livres et de papiers sur
lesquels était déroulé un plan immense de la ville
de La Rochelle, tenait le milieu de l’appartement.
Debout devant la cheminée était un homme de
moyenne taille, à la mine haute et fière, aux yeux
perçants, au front large, à la figure amaigrie
qu’allongeait encore une royale surmontée d’une
paire de moustaches. Quoique cet homme eût
trente-six à trente-sept ans à peine, cheveux,
moustache et royale s’en allaient grisonnant. Cet
homme, moins l’épée, avait toute la mine d’un
homme de guerre, et ses bottes de buffle encore
légèrement couvertes de poussière indiquaient
qu’il avait monté à cheval dans la journée.
Cet homme, c’était Armand-Jean Duplessis,
cardinal de Richelieu, non point tel qu’on nous le
représente, cassé comme un vieillard, souffrant
comme un martyr, le corps brisé, la voix éteinte,
enterré dans un grand fauteuil comme dans une
tombe anticipée, ne vivant plus que par la force
de son génie, et ne soutenant plus la lutte avec
l’Europe que par l’éternelle application de sa
pensée ; mais tel qu’il était réellement à cette

346
époque, c’est-à-dire adroit et galant cavalier,
faible de corps déjà, mais soutenu par cette
puissance morale qui a fait de lui un des hommes
les plus extraordinaires qui aient existé ; se
préparant enfin, après avoir soutenu le duc de
Nevers dans son duché de Mantoue, après avoir
pris Nîmes, Castres et Uzès, à chasser les Anglais
de l’île de Ré et à faire le siège de La Rochelle1.
À la première vue, rien ne dénotait donc le
cardinal, et il était impossible à ceux-là qui ne
connaissaient point son visage de deviner devant
qui ils se trouvaient.
Le pauvre mercier demeura debout à la porte,
tandis que les yeux du personnage que nous
venons de décrire se fixaient sur lui, et
semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond du
passé.

1
Interversion des événements historiques : Vincent de
Gonzague, duc de Mantoue, meurt le 26 décembre 1627 : Louis
XIII et Richelieu passent les Alpes en février 1629 pour
soutenir les droits de Charles de Gonzague-Clèves, duc de
Nevers (traité de Suse, avril 1629) ; la prise de Nîmes, Castres
et Uzès est également de 1629.

347
– C’est là ce Bonacieux ? demanda-t-il après
un moment de silence.
– Oui, monseigneur, reprit l’officier.
– C’est bien, donnez-moi ces papiers et
laissez-nous.
L’officier prit sur la table les papiers désignés,
les remit à celui qui les demandait, s’inclina
jusqu’à terre, et sortit.
Bonacieux reconnut dans ces papiers ses
interrogatoires de la Bastille. De temps en temps,
l’homme de la cheminée levait les yeux de dessus
les écritures, et les plongeait comme deux
poignards jusqu’au fond du cœur du pauvre
mercier.
Au bout de dix minutes de lecture et dix
secondes d’examen, le cardinal était fixé.
– Cette tête-là n’a jamais conspiré, murmura-t-
il ; mais n’importe, voyons toujours.
– Vous êtes accusé de haute trahison, dit
lentement le cardinal.
– C’est ce qu’on m’a déjà appris,
monseigneur, s’écria Bonacieux, donnant à son

348
interrogateur le titre qu’il avait entendu l’officier
lui donner ; mais je vous jure que je n’en savais
rien.
Le cardinal réprima un sourire.
– Vous avez conspiré avec votre femme, avec
Mme de Chevreuse et avec milord duc de
Buckingham.
– En effet, monseigneur, répondit le mercier,
je l’ai entendue prononcer tous ces noms-là.
– Et à quelle occasion ?
– Elle disait que le cardinal de Richelieu avait
attiré le duc de Buckingham à Paris pour le
perdre et pour perdre la reine avec lui.
– Elle disait cela ? s’écria le cardinal avec
violence.
– Oui, monseigneur ; mais moi je lui ai dit
qu’elle avait tort de tenir de pareils propos, et que
Son Éminence était incapable...
– Taisez-vous, vous êtes un imbécile, reprit le
cardinal.
– C’est justement ce que ma femme m’a

349
répondu, monseigneur.
– Savez-vous qui a enlevé votre femme ?
– Non, monseigneur.
– Vous avez des soupçons, cependant ?
– Oui, monseigneur ; mais ces soupçons ont
paru contrarier M. le commissaire, et je ne les ai
plus.
– Votre femme s’est échappée, le saviez-
vous ?
– Non, monseigneur, je l’ai appris depuis que
je suis en prison, et toujours par l’entremise de
M. le commissaire, un homme bien aimable !
Le cardinal réprima un second sourire.
– Alors vous ignorez ce que votre femme est
devenue depuis sa fuite ?
– Absolument, monseigneur ; mais elle a dû
rentrer au Louvre.
– À une heure du matin elle n’y était pas
rentrée encore.
– Ah ! mon Dieu ! mais qu’est-elle devenue
alors ?

350
– On le saura, soyez tranquille ; on ne cache
rien au cardinal ; le cardinal sait tout.
– En ce cas, monseigneur, est-ce que vous
croyez que le cardinal consentira à me dire ce
qu’est devenue ma femme ?
– Peut-être ; mais il faut d’abord que vous
avouiez tout ce que vous savez relativement aux
relations de votre femme avec Mme de Chevreuse.
– Mais, monseigneur, je n’en sais rien ; je ne
l’ai jamais vue.
– Quand vous alliez chercher votre femme au
Louvre, revenait-elle directement chez vous ?
– Presque jamais : elle avait affaire à des
marchands de toile, chez lesquels je la
conduisais.
– Et combien y en avait-il de marchands de
toile ?
– Deux, monseigneur.
– Où demeurent-ils ?
– Un, rue de Vaugirard ; l’autre, rue de La
Harpe.

351
– Entriez-vous chez eux avec elle ?
– Jamais, monseigneur ; je l’attendais à la
porte.
– Et quel prétexte vous donnait-elle pour
entrer ainsi toute seule ?
– Elle ne m’en donnait pas ; elle me disait
d’attendre, et j’attendais.
– Vous êtes un mari complaisant, mon cher
monsieur Bonacieux ! dit le cardinal.
– Il m’appelle son cher monsieur ! dit en lui-
même le mercier. Peste ! les affaires vont bien !
– Reconnaîtriez-vous ces portes ?
– Oui.
– Savez-vous les numéros ?
– Oui.
– Quels sont-ils ?
– Numéro 25, dans la rue de Vaugirard ;
numéro 75, dans la rue de La Harpe.
– C’est bien, dit le cardinal.
À ces mots, il prit une sonnette d’argent, et

352
sonna ; l’officier rentra.
– Allez, dit-il à demi-voix, me chercher
Rochefort ; et qu’il vienne à l’instant même, s’il
est rentré.
– Le comte est là, dit l’officier, il demande
instamment à parler à Votre Éminence !
– À Votre Éminence ! murmura Bonacieux,
qui savait que tel était le titre qu’on donnait
d’ordinaire à M. le cardinal, ... à Votre
Éminence !
– Qu’il vienne alors, qu’il vienne ! dit
vivement Richelieu.
L’officier s’élança hors de l’appartement, avec
cette rapidité que mettaient d’ordinaire tous les
serviteurs du cardinal à lui obéir.
– À Votre Éminence ! murmurait Bonacieux
en roulant des yeux égarés.
Cinq secondes ne s’étaient pas écoulées depuis
la disparition de l’officier, que la porte s’ouvrit et
qu’un nouveau personnage entra.
– C’est lui, s’écria Bonacieux.

353
– Qui lui ? demanda le cardinal.
– Celui qui m’a enlevé ma femme.
Le cardinal sonna une seconde fois. L’officier
reparut.
– Remettez cet homme aux mains de ses deux
gardes, et qu’il attende que je le rappelle devant
moi.
– Non, monseigneur ! non, ce n’est pas lui !
s’écria Bonacieux ; non, je m’étais trompé : c’est
un autre qui ne lui ressemble pas du tout !
Monsieur est un honnête homme.
– Emmenez cet imbécile ! dit le cardinal.
L’officier prit Bonacieux sous le bras, et le
reconduisit dans l’antichambre où il trouva ses
deux gardes.
Le nouveau personnage qu’on venait
d’introduire suivit des yeux avec impatience
Bonacieux jusqu’à ce qu’il fût sorti, et dès que la
porte se fut refermée sur lui :
– Ils se sont vus, dit-il en s’approchant
vivement du cardinal.

354
– Qui ? demanda Son Éminence.
– Elle et lui.
– La reine et le duc ? s’écria Richelieu.
– Oui.
– Et où cela ?
– Au Louvre.
– Vous en êtes sûr ?
– Parfaitement sûr.
– Qui vous l’a dit ?
– Mme de Lannoy, qui est toute à Votre
Éminence, comme vous le savez.
– Pourquoi ne l’a-t-elle pas dit plus tôt ?
– Soit hasard, soit défiance, la reine a fait
coucher Mme de Fargis1 dans sa chambre, et l’a
gardée toute la journée.
– C’est bien, nous sommes battus. Tâchons de
prendre notre revanche.

1
Édition originale : « Mme de Surgis » (mauvaise lecture
probable du ms).

355
– Je vous y aiderai de toute mon âme,
monseigneur, soyez tranquille.
– Comment cela s’est-il passé ?
– À minuit et demi, la reine était avec ses
femmes...
– Où cela ?
– Dans sa chambre à coucher...
– Bien.
– Lorsqu’on est venu lui remettre un mouchoir
de la part de sa dame de lingerie...
– Après ?
– Aussitôt la reine a manifesté une grande
émotion, et, malgré le rouge dont elle avait le
visage couvert, elle a pâli.
– Après ! après !
– Cependant, elle s’est levée, et d’une voix
altérée : « Mesdames, a-t-elle dit, attendez-moi
dix minutes, puis je reviens. » Et elle a ouvert la
porte de son alcôve, puis elle est sortie.
– Pourquoi Mme de Lannoy n’est-elle pas
venue vous prévenir à l’instant même ?

356
– Rien n’était bien certain encore ; d’ailleurs,
la reine avait dit : « Mesdames, attendez-moi » ;
et elle n’osait désobéir à la reine.
– Et combien de temps la reine est-elle restée
hors de la chambre ?
– Trois quarts d’heure.
– Aucune de ses femmes ne l’accompagnait ?
– Doña Estefania seulement.
– Et elle est rentrée ensuite ?
– Oui, mais pour prendre un petit coffret de
bois de rose à son chiffre, et sortir aussitôt.
– Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle
rapporté le coffret ?
– Non.
– Mme de Lannoy savait-elle ce qu’il y avait
dans ce coffret ?
– Oui : les ferrets en diamants que Sa Majesté
a donnés à la reine.
– Et elle est rentrée sans ce coffret ?
– Oui.

357
– L’opinion de Mme de Lannoy est qu’elle les
a remis alors à Buckingham ?
– Elle en est sûre.
– Comment cela ?
– Pendant la journée, Mme de Lannoy, en sa
qualité de dame d’atours de la reine, a cherché ce
coffret, a paru inquiète de ne pas le trouver et a
fini par en demander des nouvelles à la reine.
– Et alors, la reine... ?
– La reine est devenue fort rouge et a répondu
qu’ayant brisé la veille un de ses ferrets, elle
l’avait envoyé raccommoder chez son orfèvre.
– Il faut y passer et s’assurer si la chose est
vraie ou non.
– J’y suis passé.
– Eh bien ! l’orfèvre ?
– L’orfèvre n’a entendu parler de rien.
– Bien ! bien ! Rochefort, tout n’est pas perdu,
et peut-être... peut-être tout est-il pour le mieux !
– Le fait est que je ne doute pas que le génie
de Votre Éminence...

358
– Ne répare les bêtises de mon agent, n’est-ce
pas ?
– C’est justement ce que j’allais dire, si Votre
Éminence m’avait laissé achever ma phrase.
– Maintenant, savez-vous où se cachaient la
duchesse de Chevreuse et le duc de
Buckingham ?
– Non, monseigneur, mes gens n’ont pu rien
me dire de positif là-dessus.
– Je le sais, moi.
– Vous, monseigneur ?
– Oui, ou du moins je m’en doute. Ils se
tenaient, l’un rue de Vaugirard, numéro 25, et
l’autre rue de La Harpe, numéro 75.
– Votre Éminence veut-elle que je les fasse
arrêter tous deux ?
– Il sera trop tard, ils seront partis.
– N’importe, on peut s’en assurer.
– Prenez dix hommes de mes gardes, et
fouillez les deux maisons.
– J’y vais, monseigneur.

359
Et Rochefort s’élança hors de l’appartement.
Le cardinal, resté seul, réfléchit un instant et
sonna une troisième fois.
Le même officier reparut.
– Faites entrer le prisonnier, dit le cardinal.
Maître Bonacieux fut introduit de nouveau, et,
sur un signe du cardinal, l’officier se retira.
– Vous m’avez trompé, dit sévèrement le
cardinal.
– Moi, s’écria Bonacieux, moi, tromper Votre
Éminence !
– Votre femme, en allant rue de Vaugirard et
rue de La Harpe, n’allait pas chez des marchands
de toile.
– Et où allait-elle, juste Dieu ?
– Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et
chez le duc de Buckingham.
– Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses
souvenirs ; oui, c’est cela, Votre Éminence a
raison. J’ai dit plusieurs fois à ma femme qu’il
était étonnant que des marchands de toile

360
demeurassent dans des maisons pareilles, dans
des maisons qui n’avaient pas d’enseignes, et
chaque fois ma femme s’est mise à rire. Ah !
monseigneur, continua Bonacieux en se jetant
aux pieds de l’Éminence, ah ! que vous êtes bien
le cardinal, le grand cardinal, l’homme de génie
que tout le monde révère.
Le cardinal, tout médiocre qu’était le triomphe
remporté sur un être aussi vulgaire que l’était
Bonacieux, n’en jouit pas moins un instant ; puis,
presque aussitôt, comme si une nouvelle pensée
se présentait à son esprit, un sourire plissa ses
lèvres, et tendant la main au mercier :
– Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes
un brave homme.
– Le cardinal m’a touché la main ! j’ai touché
la main du grand homme ! s’écria Bonacieux ; le
grand homme m’a appelé son ami !
– Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce
ton paterne qu’il savait prendre quelquefois, mais
qui ne trompait que les gens qui ne le
connaissaient pas ; et comme on vous a
soupçonné injustement, eh bien ! il vous faut une

361
indemnité : tenez ! prenez ce sac de cent pistoles,
et pardonnez-moi.
– Que je vous pardonne, monseigneur ! dit
Bonacieux hésitant à prendre le sac, craignant
sans doute que ce prétendu don ne fût qu’une
plaisanterie. Mais vous étiez bien libre de me
faire arrêter, vous êtes bien libre de me faire
torturer, vous êtes bien libre de me faire pendre :
vous êtes le maître, et je n’aurais pas eu le plus
petit mot à dire. Vous pardonner, monseigneur !
Allons donc, vous n’y pensez pas !
– Ah ! mon cher monsieur Bonacieux ! vous y
mettez de la générosité, je le vois, et je vous en
remercie. Ainsi donc, vous prenez ce sac, et vous
vous en allez sans être trop mécontent ?
– Je m’en vais enchanté, monseigneur.
– Adieu donc, ou plutôt au revoir, car j’espère
que nous nous reverrons.
– Tant que monseigneur voudra, et je suis bien
aux ordres de Son Éminence.
– Ce sera souvent, soyez tranquille, car j’ai
trouvé un charme extrême à votre conversation.

362
– Oh ! monseigneur !
– Au revoir, monsieur Bonacieux, au revoir.
Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel
Bonacieux répondit en s’inclinant jusqu’à terre ;
puis il sortit à reculons, et quand il fut dans
l’antichambre, le cardinal l’entendit qui, dans son
enthousiasme, criait à tue-tête : « Vive
Monseigneur ! vive Son Éminence ! vive le grand
cardinal ! » Le cardinal écouta en souriant cette
brillante manifestation des sentiments
enthousiastes de maître Bonacieux ; puis, quand
les cris de Bonacieux se furent perdus dans
l’éloignement :
– Bien, dit-il, voici désormais un homme qui
se fera tuer pour moi.
Et le cardinal se mit à examiner avec la plus
grande attention la carte de La Rochelle qui, ainsi
que nous l’avons dit, était étendue sur son bureau,
traçant avec un crayon la ligne où devait passer la
fameuse digue qui, dix-huit mois plus tard,
fermait le port de la cité assiégée.
Comme il en était au plus profond de ses
méditations stratégiques, la porte se rouvrit, et

363
Rochefort rentra.
– Eh bien ? dit vivement le cardinal en se
levant avec une promptitude qui prouvait le degré
d’importance qu’il attachait à la commission dont
il avait chargé le comte.
– Eh bien ! dit celui-ci, une jeune femme de
vingt-six à vingt-huit ans et un homme de trente-
cinq à quarante ans ont logé effectivement, l’un
quatre jours et l’autre cinq, dans les maisons
indiquées par Votre Éminence : mais la femme
est partie cette nuit, et l’homme ce matin.
– C’étaient eux ! s’écria le cardinal, qui
regardait à la pendule ; et maintenant, continua-t-
il, il est trop tard pour faire courir après : la
duchesse est à Tours1, et le duc à Boulogne. C’est
à Londres qu’il faut les rejoindre.
– Quels sont les ordres de Votre Éminence ?
– Pas un mot de ce qui s’est passé ; que la
reine reste dans une sécurité parfaite ; qu’elle
ignore que nous savons son secret ; qu’elle croie

1
Après l’exécution de Chalais, Mme de Chevreuse est exilée
en Poitou (août 1626) ; en 1627, elle est en Lorraine.

364
que nous sommes à la recherche d’une
conspiration quelconque. Envoyez-moi le garde
des sceaux Séguier1.
– Et cet homme, qu’en a fait Votre
Éminence ?
– Quel homme ? demanda le cardinal.
– Ce Bonacieux ?
– J’en ai fait tout ce qu’on pouvait en faire.
J’en ai fait l’espion de sa femme.
Le comte de Rochefort s’inclina en homme
qui reconnaît la grande supériorité du maître, et
se retira.
Resté seul, le cardinal s’assit de nouveau,
écrivit une lettre qu’il cacheta de son sceau
particulier, puis il sonna. L’officier entra pour la
quatrième fois.
– Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de
s’apprêter pour un voyage.

1
Séguier ne devient garde des Sceaux qu’en 1633, mais
Dumas souhaite intégrer à son roman sa perquisition chez la
reine.

365
Un instant après, l’homme qu’il avait
demandé était debout devant lui, tout botté et tout
éperonné.
– Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant
pour Londres. Vous ne vous arrêterez pas un
instant en route. Vous remettrez cette lettre à
Milady. Voici un bon de deux cents pistoles,
passez chez mon trésorier et faites-vous payer. Il
y en a autant à toucher si vous êtes ici de retour
dans six jours et si vous avez bien fait ma
commission.
Le messager, sans répondre un seul mot,
s’inclina, prit la lettre, le bon de deux cents
pistoles, et sortit.
Voici ce que contenait la lettre :

Milady,
Trouvez-vous au premier bal où se trouvera le
duc de Buckingham. Il aura à son pourpoint
douze ferrets de diamants, approchez-vous de lui
et coupez-en deux.

366
Aussitôt que ces ferrets seront en votre
possession, prévenez-moi.

367
15

Gens de robe et gens d’épée

Le lendemain du jour où ces événements


étaient arrivés, Athos n’ayant point reparu, M. de
Tréville avait été prévenu par d’Artagnan et par
Porthos de sa disparition.
Quant à Aramis, il avait demandé un congé de
cinq jours, et il était à Rouen, disait-on, pour
affaires de famille.
M. de Tréville était le père de ses soldats. Le
moindre et le plus inconnu d’entre eux, dès qu’il
portait l’uniforme de la compagnie, était aussi
certain de son aide et de son appui qu’aurait pu
l’être son frère lui-même.
Il se rendit donc à l’instant chez le lieutenant
criminel. On fit venir l’officier qui commandait le
poste de la Croix-Rouge, et les renseignements

368
successifs apprirent qu’Athos était
momentanément logé au Fort-l’Évêque.
Athos avait passé par toutes les épreuves que
nous avons vu Bonacieux subir.
Nous avons assisté à la scène de confrontation
entre les deux captifs. Athos, qui n’avait rien dit
jusque-là de peur que d’Artagnan, inquiété à son
tour, n’eût point le temps qu’il lui fallait, Athos
déclara, à partir de ce moment, qu’il se nommait
Athos et non d’Artagnan.
Il ajouta qu’il ne connaissait ni M. ni Mme
Bonacieux, qu’il n’avait jamais parlé ni à l’un, ni
à l’autre ; qu’il était venu vers les dix heures du
soir pour faire visite à M. d’Artagnan, son ami,
mais que jusqu’à cette heure il était resté chez M.
de Tréville, où il avait dîné ; vingt témoins,
ajouta-t-il, pouvaient attester le fait, et il nomma
plusieurs gentilshommes distingués, entre autres
M. le duc de La Trémouille.
Le second commissaire fut aussi étourdi que le
premier de la déclaration simple et ferme de ce
mousquetaire, sur lequel il aurait bien voulu
prendre la revanche que les gens de robe aiment

369
tant à gagner sur les gens d’épée ; mais le nom de
M. de Tréville et celui de M. le duc de La
Trémouille méritaient réflexion.
Athos fut aussi envoyé au cardinal, mais
malheureusement le cardinal était au Louvre chez
le roi.
C’était précisément le moment où M. de
Tréville, sortant de chez le lieutenant criminel et
de chez le gouverneur du Fort-l’Évêque, sans
avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa Majesté.
Comme capitaine des mousquetaires, M. de
Tréville avait à toute heure ses entrées chez le roi.
On sait quelles étaient les préventions du roi
contre la reine, préventions habilement
entretenues par le cardinal, qui, en fait
d’intrigues, se défiait infiniment plus des femmes
que des hommes. Une des grandes causes surtout
de cette prévention était l’amitié d’Anne
d’Autriche pour Mme de Chevreuse. Ces deux
femmes l’inquiétaient plus que les guerres avec
l’Espagne, les démêlés avec l’Angleterre et
l’embarras des finances. À ses yeux et dans sa
conviction, Mme de Chevreuse servait la reine non

370
seulement dans ses intrigues politiques, mais, ce
qui le tourmentait bien plus encore, dans ses
intrigues amoureuses.
Au premier mot de ce qu’avait dit M. le
cardinal, que Mme de Chevreuse, exilée à Tours et
qu’on croyait dans cette ville, était venue à Paris
et, pendant cinq jours qu’elle y était restée, avait
dépisté la police, le roi était entré dans une
furieuse colère. Capricieux et infidèle, le roi
voulait être appelé Louis le Juste et Louis le
Chaste. La postérité comprendra difficilement ce
caractère, que l’histoire n’explique que par des
faits et jamais par des raisonnements.
Mais lorsque le cardinal ajouta que non
seulement Mme de Chevreuse était venue à Paris,
mais encore que la reine avait renoué avec elle à
l’aide d’une de ces correspondances mystérieuses
qu’à cette époque on nommait une cabale ;
lorsqu’il affirma que lui, le cardinal, allait
démêler les fils les plus obscurs de cette intrigue,
quand, au moment d’arrêter sur le fait, en flagrant
délit, nanti de toutes les preuves, l’émissaire de la
reine près de l’exilée, un mousquetaire avait osé

371
interrompre violemment le cours de la justice en
tombant, l’épée à la main, sur d’honnêtes gens de
loi chargés d’examiner avec impartialité toute
l’affaire pour la mettre sous les yeux du roi,
Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers
l’appartement de la reine avec cette pâle et
muette indignation qui, lorsqu’elle éclatait,
conduisait ce prince jusqu’à la plus froide
cruauté.
Et cependant, dans tout cela, le cardinal
n’avait pas encore dit un mot du duc de
Buckingham. Ce fut alors que M. de Tréville
entra, froid, poli et dans une tenue irréprochable.
Averti de ce qui venait de se passer par la
présence du cardinal et par l’altération de la
figure du roi, M. de Tréville se sentit fort comme
Samson devant les Philistins1.
Louis XIII mettait déjà la main sur le bouton
de la porte ; au bruit que fit M. de Tréville en
entrant, il se retourna.
– Vous arrivez bien, monsieur, dit le roi, qui,

1
Allusion à la vengeance de Samson, Juges, XVI, 22-30.

372
lorsque ses passions étaient montées à un certain
point, ne savait pas dissimuler, et j’en apprends
de belles sur le compte de vos mousquetaires.
– Et moi, dit froidement M. de Tréville, j’en ai
de belles à apprendre à Votre Majesté sur ses
gens de robe.
– Plaît-il ? dit le roi avec hauteur.
– J’ai l’honneur d’apprendre à Votre Majesté,
continua M. de Tréville du même ton, qu’un parti
de procureurs, de commissaires et de gens de
police, gens fort estimables mais fort acharnés, à
ce qu’il paraît, contre l’uniforme, s’est permis
d’arrêter dans une maison, d’emmener en pleine
rue et de jeter au Fort-l’Évêque, tout cela sur un
ordre que l’on a refusé de me représenter, un de
mes mousquetaires, ou plutôt des vôtres, sire,
d’une conduite irréprochable, d’une réputation
presque illustre, et que Votre Majesté connaît
favorablement, M. Athos.
– Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait,
je connais ce nom.
– Que Votre Majesté se le rappelle, dit M. de

373
Tréville ; M. Athos est ce mousquetaire qui, dans
le fâcheux duel que vous savez, a eu le malheur
de blesser grièvement M. de Cahusac. À propos,
monseigneur, continua Tréville en s’adressant au
cardinal, M. de Cahusac est tout à fait rétabli,
n’est-ce pas ?
– Merci ! dit le cardinal en se pinçant les
lèvres de colère.
– M. Athos était donc allé rendre visite à l’un
de ses amis alors absent, continua M. de Tréville,
à un jeune Béarnais, cadet aux gardes de Sa
Majesté, compagnie des Essarts ; mais à peine
venait-il de s’installer chez son ami et de prendre
un livre en l’attendant, qu’une nuée de recors et
de soldats mêlés ensemble vint faire le siège de la
maison, enfonça plusieurs portes...
Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait :
« C’est pour l’affaire dont je vous ai parlé. »
– Nous savons tout cela, répliqua le roi, car
tout cela s’est fait pour notre service.
– Alors, dit Tréville, c’est aussi pour le service
de Votre Majesté qu’on a saisi un de mes

374
mousquetaires innocent, qu’on l’a placé entre
deux gardes comme un malfaiteur, et qu’on a
promené au milieu d’une populace insolente ce
galant homme, qui a versé dix fois son sang pour
le service de Votre Majesté et qui est prêt à le
répandre encore.
– Bah ! dit le roi ébranlé, les choses se sont
passées ainsi ?
– M. de Tréville ne dit pas, reprit le cardinal
avec le plus grand flegme, que ce mousquetaire
innocent, que ce galant homme venait, une heure
auparavant, de frapper à coups d’épée quatre
commissaires instructeurs délégués par moi afin
d’instruire une affaire de la plus haute
importance.
– Je défie Votre Éminence de le prouver,
s’écria M. de Tréville avec sa franchise toute
gasconne et sa rudesse toute militaire, car, une
heure auparavant, M. Athos, qui, je le confierai à
Votre Majesté, est un homme de la plus haute
qualité, me faisait l’honneur, après avoir dîné
chez moi, de causer dans le salon de mon hôtel
avec M. le duc de La Trémouille et M. le comte

375
de Châlus, qui s’y trouvaient.
Le roi regarda le cardinal.
– Un procès-verbal fait foi, dit le cardinal
répondant tout haut à l’interrogation muette de Sa
Majesté, et les gens maltraités ont dressé le
suivant, que j’ai l’honneur de présenter à Votre
Majesté.
– Procès-verbal de gens de robe vaut-il la
parole d’honneur, répondit fièrement Tréville,
d’homme d’épée ?
– Allons, allons, Tréville, taisez-vous, dit le
roi.
– Si Son Éminence a quelque soupçon contre
un de mes mousquetaires, dit Tréville, la justice
de M. le cardinal est assez connue pour que je
demande moi-même une enquête.
– Dans la maison où cette descente de justice a
été faite, continua le cardinal impassible, loge, je
crois, un Béarnais ami du mousquetaire.
– Votre Éminence veut parler de M.
d’Artagnan ?
– Je veux parler d’un jeune homme que vous

376
protégez, monsieur de Tréville.
– Oui, Votre Éminence, c’est cela même.
– Ne soupçonnez-vous pas ce jeune homme
d’avoir donné de mauvais conseils...
– À M. Athos, à un homme qui a le double de
son âge ? interrompit M. de Tréville ; non,
monseigneur. D’ailleurs, M. d’Artagnan a passé
la soirée chez moi.
– Ah çà, dit le cardinal, tout le monde a donc
passé la soirée chez vous ?
– Son Éminence douterait-elle de ma parole ?
dit Tréville, le rouge de la colère au front.
– Non, Dieu m’en garde ! dit le cardinal ;
mais, seulement, à quelle heure était-il chez
vous ?
– Oh ! cela je puis le dire sciemment à Votre
Éminence, car, comme il entrait, je remarquai
qu’il était neuf heures et demie à la pendule,
quoique j’eusse cru qu’il était plus tard.
– Et à quelle heure est-il sorti de votre hôtel ?
– À dix heures et demie : une heure après

377
l’événement.
– Mais, enfin, répondit le cardinal, qui ne
soupçonnait pas un instant la loyauté de Tréville,
et qui sentait que la victoire lui échappait, mais,
enfin, Athos a été pris dans cette maison de la rue
des Fossoyeurs.
– Est-il défendu à un ami de visiter un ami ? À
un mousquetaire de ma compagnie de fraterniser
avec un garde de la compagnie de M. des
Essarts ?
– Oui, quand la maison où il fraternise avec
cet ami est suspecte.
– C’est que cette maison est suspecte, Tréville,
dit le roi ; peut-être ne le saviez-vous pas ?
– En effet, sire, je l’ignorais. En tout cas, elle
peut être suspecte partout ; mais je nie qu’elle le
soit dans la partie qu’habite M. d’Artagnan ; car
je puis vous affirmer, sire, que, si j’en crois ce
qu’il a dit, il n’existe pas un plus dévoué serviteur
de Sa Majesté, un admirateur plus profond de M.
le cardinal.
– N’est-ce pas ce d’Artagnan qui a blessé un

378
jour Jussac dans cette malheureuse rencontre qui
a eu lieu près du couvent des Carmes-
Déchaussés ? demanda le roi en regardant le
cardinal, qui rougit de dépit.
– Et le lendemain, Bernajoux. Oui, sire, oui,
c’est bien cela, et Votre Majesté a bonne
mémoire.
– Allons, que résolvons-nous ? dit le roi.
– Cela regarde Votre Majesté plus que moi, dit
le cardinal. J’affirmerais la culpabilité.
– Et moi je la nie, dit Tréville. Mais Sa
Majesté a des juges, et ses juges décideront.
– C’est cela, dit le roi, renvoyons la cause
devant les juges : c’est leur affaire de juger, et ils
jugeront.
– Seulement, reprit Tréville, il est bien triste
qu’en ce temps malheureux où nous sommes, la
vie la plus pure, la vertu la plus incontestable
n’exemptent pas un homme de l’infamie et de la
persécution. Aussi l’armée sera-t-elle peu
contente, je puis en répondre, d’être en butte à
des traitements rigoureux à propos d’affaires de

379
police.
Le mot était imprudent ; mais M. de Tréville
l’avait lancé avec connaissance de cause. Il
voulait une explosion, parce qu’en cela la mine
fait du feu, et que le feu éclaire.
– Affaires de police ! s’écria le roi, relevant
les paroles de M. de Tréville : affaires de police !
et qu’en savez-vous, monsieur ? Mêlez-vous de
vos mousquetaires, et ne me rompez pas la tête. Il
semble, à vous entendre, que, si par malheur on
arrête un mousquetaire, la France est en danger.
Eh ! que de bruit pour un mousquetaire ! J’en
ferai arrêter dix, ventrebleu ! cent, même ; toute
la compagnie ! et je ne veux pas que l’on souffle
mot.
– Du moment où ils sont suspects à Votre
Majesté, dit Tréville, les mousquetaires sont
coupables ; aussi, me voyez-vous, sire, prêt à
vous rendre mon épée ; car, après avoir accusé
mes soldats, M. le cardinal, je n’en doute pas,
finira par m’accuser moi-même ; ainsi mieux
vaut que je me constitue prisonnier avec M.
Athos, qui est arrêté déjà, et M. d’Artagnan,

380
qu’on va arrêter sans doute.
– Tête gasconne, en finirez-vous ? dit le roi.
– Sire, répondit Tréville sans baisser le
moindrement la voix, ordonnez qu’on me rende
mon mousquetaire, ou qu’il soit jugé.
– On le jugera, dit le cardinal.
– Eh bien, tant mieux ; car, dans ce cas, je
demanderai à Sa Majesté la permission de plaider
pour lui.
Le roi craignit un éclat.
– Si Son Éminence, dit-il, n’avait pas
personnellement des motifs...
Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de
lui :
– Pardon, dit-il, mais du moment où Votre
Majesté voit en moi un juge prévenu, je me retire.
– Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon
père, que M. Athos était chez vous pendant
l’événement, et qu’il n’y a point pris part ?
– Par votre glorieux père et par vous-même,
qui êtes ce que j’aime et ce que je vénère le plus

381
au monde, je le jure !
– Veuillez réfléchir, sire, dit le cardinal. Si
nous relâchons ainsi le prisonnier, on ne pourra
plus connaître la vérité.
– M. Athos sera toujours là, reprit M. de
Tréville, prêt à répondre quand il plaira aux gens
de robe de l’interroger. Il ne désertera pas,
monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je réponds
de lui, moi.
– Au fait, il ne désertera pas, dit le roi ; on le
retrouvera toujours, comme dit M. de Tréville.
D’ailleurs, ajouta-t-il en baissant la voix et en
regardant d’un air suppliant Son Éminence,
donnons-leur de la sécurité : cela est politique.
Cette politique de Louis XIII fit sourire
Richelieu.
– Ordonnez, sire, dit-il, vous avez le droit de
grâce.
– Le droit de grâce ne s’applique qu’aux
coupables, dit Tréville, qui voulait avoir le
dernier mot, et mon mousquetaire est innocent.
Ce n’est donc pas grâce que vous allez faire, sire,

382
c’est justice.
– Et il est au Fort-l’Évêque ? dit le roi.
– Oui, sire, et au secret, dans un cachot,
comme le dernier des criminels.
– Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il
faire ?
– Signer l’ordre de mise en liberté, et tout sera
dit, reprit le cardinal ; je crois, comme Votre
Majesté, que la garantie de M. de Tréville est
plus que suffisante.
Tréville s’inclina respectueusement avec une
joie qui n’était pas sans mélange de crainte ; il eût
préféré une résistance opiniâtre du cardinal à
cette soudaine facilité.
Le roi signa l’ordre d’élargissement, et
Tréville l’emporta sans retard.
Au moment où il allait sortir, le cardinal lui fit
un sourire amical, et dit au roi :
– Une bonne harmonie règne entre les chefs et
les soldats, dans vos mousquetaires, sire ; voilà
qui est bien profitable au service et bien
honorable pour tous.

383
– Il me jouera quelque mauvais tour
incessamment, se disait Tréville ; on n’a jamais le
dernier mot avec un pareil homme. Mais hâtons-
nous, car le roi peut changer d’avis tout à
l’heure ; et au bout du compte, il est plus difficile
de remettre à la Bastille ou au Fort-l’Évêque un
homme qui en est sorti, que d’y garder un
prisonnier qu’on y tient.
M. de Tréville fit triomphalement son entrée
au Fort-l’Évêque, où il délivra le mousquetaire,
que sa paisible indifférence n’avait pas
abandonné.
Puis, la première fois qu’il revit d’Artagnan :
– Vous l’échappez belle, lui dit-il ; voilà votre
coup d’épée à Jussac payé. Reste bien encore
celui de Bernajoux, mais il ne faudrait pas trop
vous y fier.
Au reste, M. de Tréville avait raison de se
défier du cardinal et de penser que tout n’était pas
fini, car à peine le capitaine des mousquetaires
eut-il fermé la porte derrière lui, que Son
Éminence dit au roi :

384
– Maintenant que nous ne sommes plus que
nous deux, nous allons causer sérieusement, s’il
plaît à Votre Majesté. Sire, M. de Buckingham
était à Paris depuis cinq jours et n’en est parti que
ce matin.

385
16

Où M. le garde des Sceaux Séguier


chercha plus d’une fois la cloche pour
la sonner, comme il le faisait autrefois

Il est impossible de se faire une idée de


l’impression que ces quelques mots produisirent
sur Louis XIII. Il rougit et pâlit successivement ;
et le cardinal vit tout d’abord qu’il venait de
conquérir d’un seul coup tout le terrain qu’il avait
perdu.
– M. de Buckingham à Paris ! s’écria-t-il, et
qu’y vient-il faire ?
– Sans doute conspirer avec nos ennemis les
huguenots et les Espagnols.
– Non, pardieu, non ! conspirer contre mon
honneur avec Mme de Chevreuse, Mme de
Longueville et les Condé !

386
– Oh ! sire, quelle idée ! La reine est trop sage,
et surtout aime trop Votre Majesté.
– La femme est faible, monsieur le cardinal,
dit le roi ; et quant à m’aimer beaucoup, j’ai mon
opinion faite sur cet amour.
– Je n’en maintiens pas moins, dit le cardinal,
que le duc de Buckingham est venu à Paris pour
un projet tout politique.
– Et moi je suis sûr qu’il est venu pour autre
chose, monsieur le cardinal ; mais si la reine est
coupable, qu’elle tremble !
– Au fait, dit le cardinal, quelque répugnance
que j’aie à arrêter mon esprit sur une pareille
trahison, Votre Majesté m’y fait penser : Mme de
Lannoy, que, d’après l’ordre de Votre Majesté,
j’ai interrogée plusieurs fois, m’a dit ce matin que
la nuit avant celle-ci Sa Majesté avait veillé fort
tard, que ce matin elle avait beaucoup pleuré et
que toute la journée elle avait écrit.
– C’est cela, dit le roi ; à lui sans doute.
Cardinal, il me faut les papiers de la reine.
– Mais comment les prendre, sire ? Il me

387
semble que ce n’est ni moi, ni Votre Majesté qui
pouvons nous charger d’une pareille mission.
– Comment s’y est-on pris pour la maréchale
d’Ancre ? s’écria le roi au plus haut degré de la
colère ; on a fouillé ses armoires, et enfin on l’a
fouillée elle-même.
– La maréchale d’Ancre n’était que la
maréchale d’Ancre, une aventurière florentine,
sire, voilà tout ; tandis que l’auguste épouse de
Votre Majesté est Anne d’Autriche, reine de
France, c’est-à-dire une des plus grandes
princesses du monde.
– Elle n’en est que plus coupable, monsieur le
duc ! Plus elle a oublié la haute position où elle
était placée, plus elle est bas descendue. Il y a
longtemps d’ailleurs que je suis décidé à en finir
avec toutes ces petites intrigues de politique et
d’amour. Elle a aussi près d’elle un certain La
Porte...
– Que je crois la cheville ouvrière de tout cela,
je l’avoue, dit le cardinal.
– Vous pensez donc, comme moi, qu’elle me

388
trompe ? dit le roi.
– Je crois, et je le répète à Votre Majesté, que
la reine conspire contre la puissance de son roi,
mais je n’ai point dit contre son honneur.
– Et moi je vous dis contre tous deux ; moi je
vous dis que la reine ne m’aime pas ; je vous dis
qu’elle en aime un autre ; je vous dis qu’elle aime
cet infâme duc de Buckingham ! Pourquoi ne
l’avez-vous pas fait arrêter pendant qu’il était à
Paris ?
– Arrêter le duc ! Arrêter le premier ministre
du roi Charles Ier ! Y pensez-vous, sire ? Quel
éclat ! Et si alors les soupçons de Votre Majesté,
ce dont je continue à douter, avaient quelque
consistance, quel éclat terrible ! quel scandale
désespérant !
– Mais puisqu’il s’exposait comme un
vagabond et un larronneur, il fallait...
Louis XIII s’arrêta lui-même, effrayé de ce
qu’il allait dire, tandis que Richelieu allongeant le
cou, attendait inutilement la parole qui était restée
sur les lèvres du roi.

389
– Il fallait ?
– Rien, dit le roi, rien. Mais, pendant tout le
temps qu’il a été à Paris, vous ne l’avez pas perdu
de vue ?
– Non, sire.
– Où logeait-il ?
– Rue de La Harpe, numéro 75.
– Où est-ce, cela ?
– Du côté du Luxembourg.
– Et vous êtes sûr que la reine et lui ne se sont
pas vus ?
– Je crois la reine trop attachée à ses devoirs,
sire.
– Mais ils ont correspondu, c’est à lui que la
reine a écrit toute la journée ; monsieur le duc, il
me faut ces lettres.
– Sire, cependant...
– Monsieur le duc, à quelque prix que ce soit,
je les veux.
– Je ferai pourtant observer à Votre Majesté...

390
– Me trahissez-vous donc aussi, monsieur le
cardinal, pour vous opposer toujours ainsi à mes
volontés ? Êtes-vous aussi d’accord avec
l’Espagnol et avec l’Anglais, avec Mme de
Chevreuse et avec la reine ?
– Sire, répondit en soupirant le cardinal, je
croyais être à l’abri d’un pareil soupçon.
– Monsieur le cardinal, vous m’avez entendu ;
je veux ces lettres !
– Il n’y aurait qu’un moyen.
– Lequel ?
– Ce serait de charger de cette mission M. le
garde des sceaux Séguier. La chose rentre
complètement dans les devoirs de sa charge.
– Qu’on l’envoie chercher à l’instant même !
– Il doit être chez moi, sire ; je l’avais fait
prier de passer, et lorsque je suis venu au Louvre,
j’ai laissé l’ordre, s’il se présentait, de le faire
attendre.
– Qu’on aille le chercher à l’instant même !
– Les ordres de Votre Majesté seront exécutés

391
mais...
– Mais quoi ?
– Mais la reine se refusera peut-être à obéir.
– À mes ordres ?
– Oui, si elle ignore que ces ordres viennent
du roi.
– Eh bien ! pour qu’elle n’en doute pas, je vais
la prévenir moi-même.
– Votre Majesté n’oubliera pas que j’ai fait
tout ce que j’ai pu pour prévenir une rupture.
– Oui, duc, je sais que vous êtes fort indulgent
pour la reine, trop indulgent peut-être ; et nous
aurons, je vous en préviens, à parler plus tard de
cela.
– Quand il plaira à Votre Majesté ; mais je
serai toujours heureux et fier, sire, de me sacrifier
à la bonne harmonie que je désire voir régner
entre vous et la reine de France.
– Bien, cardinal, bien ; mais en attendant
envoyez chercher M. le garde des sceaux ; moi,
j’entre chez la reine.

392
Et Louis XIII, ouvrant la porte de
communication, s’engagea dans le corridor qui
conduisait de chez lui chez Anne d’Autriche.
La reine était au milieu de ses femmes, Mme de
Guitaut, Mme de Sablé, Mme de Montbazon et Mme
de Guéménée. Dans un coin était cette camériste
espagnole doña Estefania, qui l’avait suivie de
Madrid. Mme de Guéménée faisait la lecture, et
tout le monde écoutait avec attention la lectrice, à
l’exception de la reine, qui, au contraire, avait
provoqué cette lecture afin de pouvoir, tout en
feignant d’écouter, suivre le fil de ses propres
pensées.
Ces pensées, toutes dorées qu’elles étaient par
un dernier reflet d’amour, n’en étaient pas moins
tristes. Anne d’Autriche, privée de la confiance
de son mari, poursuivie par la haine du cardinal,
qui ne pouvait lui pardonner d’avoir repoussé un
sentiment plus doux, ayant sous les yeux
l’exemple de la reine mère, que cette haine avait
tourmentée toute sa vie – quoique Marie de
Médicis, s’il faut en croire les mémoires du
temps, eût commencé par accorder au cardinal le

393
sentiment qu’Anne d’Autriche finit toujours par
lui refuser – Anne d’Autriche avait vu tomber
autour d’elle ses serviteurs les plus dévoués, ses
confidents les plus intimes, ses favoris les plus
chers. Comme ces malheureux doués d’un don
funeste, elle portait malheur à tout ce qu’elle
touchait, son amitié était un signe fatal qui
appelait la persécution. Mme de Chevreuse et Mme
du Vernet étaient exilées ; enfin La Porte ne
cachait pas à sa maîtresse qu’il s’attendait à être
arrêté d’un instant à l’autre.
C’est au moment où elle était plongée au plus
profond et au plus sombre de ces réflexions, que
la porte de la chambre s’ouvrit et que le roi entra.
La lectrice se tut à l’instant même, toutes les
dames se levèrent, et il se fit un profond silence.
Quant au roi, il ne fit aucune démonstration de
politesse ; seulement, s’arrêtant devant la reine :
– Madame, dit-il d’une voix altérée, vous allez
recevoir la visite de M. le chancelier, qui vous
communiquera certaines affaires dont je l’ai
chargé.

394
La malheureuse reine, qu’on menaçait sans
cesse de divorce, d’exil et de jugement même,
pâlit sous son rouge et ne put s’empêcher de
dire :
– Mais pourquoi cette visite, sire ? Que me
dira M. le chancelier que Votre Majesté ne puisse
me dire elle-même ?
Le roi tourna sur ses talons sans répondre, et
presque au même instant le capitaine des gardes,
M. de Guitaut, annonça la visite de M. le
chancelier.
Lorsque le chancelier parut, le roi était déjà
sorti par une autre porte.
Le chancelier entra demi-souriant, demi-
rougissant. Comme nous le retrouverons
probablement dans le cours de cette histoire, il
n’y a pas de mal à ce que nos lecteurs fassent dès
à présent connaissance avec lui.
Ce chancelier était un plaisant homme. Ce fut
Des Roches le Masle chanoine à Notre-Dame, et
qui avait été autrefois valet de chambre du
cardinal, qui le proposa à Son Éminence comme

395
un homme tout dévoué. Le cardinal s’y fia et s’en
trouva bien.
On racontait de lui certaines histoires, entre
autres celle-ci :
Après une jeunesse orageuse, il s’était retiré
dans un couvent pour y expier au moins pendant
quelque temps les folies de l’adolescence.
Mais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre
pénitent n’avait pu refermer si vite la porte, que
les passions qu’il fuyait n’y entrassent avec lui. Il
en était obsédé sans relâche, et le supérieur,
auquel il avait confié cette disgrâce, voulant
autant qu’il était en lui l’en garantir, lui avait
recommandé pour conjurer le démon tentateur de
recourir à la corde de la cloche et de sonner à
toute volée. Au bruit dénonciateur, les moines
seraient prévenus que la tentation assiégeait un
frère, et toute la communauté se mettrait en
prières.
Le conseil parut bon au futur chancelier. Il
conjura l’esprit malin à grand renfort de prières
faites par les moines ; mais le diable ne se laisse
pas déposséder facilement d’une place où il a mis

396
garnison ; à mesure qu’on redoublait les
exorcismes, il redoublait les tentations, de sorte
que jour et nuit la cloche sonnait à toute volée,
annonçant l’extrême désir de mortification
qu’éprouvait le pénitent.
Les moines n’avaient plus un instant de repos.
Le jour, ils ne faisaient que monter et descendre
les escaliers qui conduisaient à la chapelle ; la
nuit, outre complies et matines, ils étaient encore
obligés de sauter vingt fois à bas de leurs lits et
de se prosterner sur le carreau de leurs cellules.
On ignore si ce fut le diable qui lâcha prise ou
les moines qui se lassèrent ; mais, au bout de trois
mois, le pénitent reparut dans le monde avec la
réputation du plus terrible possédé qui eût jamais
existé.
En sortant du couvent, il entra dans la
magistrature, devint président à mortier à la place
de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui
ne prouvait pas peu de sagacité ; devint
chancelier, servit Son Éminence avec zèle dans sa
haine contre la reine mère et sa vengeance contre
Anne d’Autriche ; stimula les juges dans l’affaire

397
de Chalais, encouragea les essais de M. de
Laffemas, grand gibecier de France1 ; puis enfin,
investi de toute la confiance du cardinal,
confiance qu’il avait si bien gagnée, il en vint à
recevoir la singulière commission pour
l’exécution de laquelle il se présentait chez la
reine.
La reine était encore debout quand il entra,
mais à peine l’eut-elle aperçu, qu’elle se rassit sur
son fauteuil et fit signe à ses femmes de se
rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets, et,
d’un ton de suprême hauteur :
– Que désirez-vous, monsieur, demanda Anne
d’Autriche, et dans quel but vous présentez-vous
ici ?
– Pour y faire au nom du roi, madame, et sauf
tout le respect que j’ai l’honneur de devoir à
Votre Majesté, une perquisition exacte dans vos
papiers.
– Comment, monsieur ! une perquisition dans

1
L’expression est dans La Porte (anecdote rapportée dans
Mémoires, Petitot, tome LIX, p. 373).

398
mes papiers... À moi ! mais voilà une chose
indigne !
– Veuillez me le pardonner, madame, mais,
dans cette circonstance, je ne suis que
l’instrument dont le roi se sert. Sa Majesté ne
sort-elle pas d’ici, et ne vous a-t-elle pas invitée
elle-même à vous préparer à cette visite ?
– Fouillez donc, monsieur ; je suis une
criminelle, à ce qu’il paraît : Estefania, donnez
les clefs de mes tables et de mes secrétaires.
Le chancelier fit pour la forme une visite dans
les meubles, mais il savait bien que ce n’était pas
dans un meuble que la reine avait dû serrer la
lettre importante qu’elle avait écrite dans la
journée.
Quand le chancelier eut rouvert et refermé
vingt fois les tiroirs du secrétaire, il fallut bien,
quelque hésitation qu’il éprouvât, il fallut bien,
dis-je, en venir à la conclusion de l’affaire, c’est-
à-dire à fouiller la reine elle-même. Le chancelier
s’avança donc vers Anne d’Autriche, et d’un ton
très perplexe et d’un air fort embarrassé :

399
– Et maintenant, dit-il, il me reste à faire la
perquisition principale.
– Laquelle ? demanda la reine, qui ne
comprenait pas ou plutôt qui ne voulait pas
comprendre.
– Sa Majesté est certaine qu’une lettre a été
écrite par vous dans la journée ; elle sait qu’elle
n’a pas encore été envoyée à son adresse. Cette
lettre ne se trouve ni dans votre table, ni dans
votre secrétaire, et cependant cette lettre est
quelque part.
– Oserez-vous porter la main sur votre reine ?
dit Anne d’Autriche en se dressant de toute sa
hauteur et en fixant sur le chancelier ses yeux,
dont l’expression était devenue presque
menaçante.
– Je suis un fidèle sujet du roi, madame ; et
tout ce que Sa Majesté ordonnera, je le ferai.
– Eh bien ! c’est vrai, dit Anne d’Autriche, et
les espions de M. le cardinal l’ont bien servi. J’ai
écrit aujourd’hui une lettre, cette lettre n’est point
partie. La lettre est là.

400
Et la reine ramena sa belle main à son corsage.
– Alors donnez-moi cette lettre, madame, dit
le chancelier.
– Je ne la donnerai qu’au roi, monsieur, dit
Anne.
– Si le roi eût voulu que cette lettre lui fût
remise, madame, il vous l’eût demandée lui-
même. Mais, je vous le répète, c’est moi qu’il a
chargé de vous la réclamer, et si vous ne la
rendiez pas...
– Eh bien ?
– C’est encore moi qu’il a chargé de vous la
prendre.
– Comment, que voulez-vous dire ?
– Que mes ordres vont loin, madame, et que je
suis autorisé à chercher le papier suspect sur la
personne même de Votre Majesté.
– Quelle horreur ! s’écria la reine.
– Veuillez donc, madame, agir plus
facilement.
– Cette conduite est d’une violence infâme ;

401
savez-vous cela, monsieur ?
– Le roi commande, madame, excusez-moi.
– Je ne le souffrirai pas ; non, non, plutôt
mourir ! s’écria la reine, chez laquelle se révoltait
le sang impérieux de l’Espagnole et de
l’Autrichienne.
Le chancelier fit une profonde révérence, puis
avec l’intention bien patente de ne pas reculer
d’une semelle dans l’accomplissement de la
commission dont il s’était chargé, et comme eût
pu le faire un valet de bourreau dans la chambre
de la question, il s’approcha d’Anne d’Autriche,
des yeux de laquelle on vit à l’instant même
jaillir des pleurs de rage.
La reine était, comme nous l’avons dit, d’une
grande beauté.
La commission pouvait donc passer pour
délicate, et le roi en était arrivé, à force de
jalousie contre Buckingham, à n’être plus jaloux
de personne.
Sans doute le chancelier Séguier chercha des
yeux à ce moment le cordon de la fameuse

402
cloche ; mais, ne le trouvant pas, il en prit son
parti et tendit la main vers l’endroit où la reine
avait avoué que se trouvait le papier.
Anne d’Autriche fit un pas en arrière, si pâle
qu’on eût dit qu’elle allait mourir ; et, s’appuyant
de la main gauche, pour ne pas tomber, à une
table qui se trouvait derrière elle, elle tira de la
droite un papier de sa poitrine et le tendit au
garde des sceaux.
– Tenez, monsieur, la voilà, cette lettre, s’écria
la reine d’une voix entrecoupée et frémissante,
prenez-la, et me délivrez de votre odieuse
présence.
Le chancelier, qui de son côté tremblait d’une
émotion facile à concevoir, prit la lettre, salua
jusqu’à terre et se retira.
À peine la porte se fut-elle refermée sur lui,
que la reine tomba à demi évanouie dans les bras
de ses femmes.
Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en
avoir lu un seul mot. Le roi la prit d’une main
tremblante, chercha l’adresse, qui manquait,

403
devint très pâle, l’ouvrit lentement, puis, voyant
par les premiers mots qu’elle était adressée au roi
d’Espagne, il lut très rapidement.
C’était tout un plan d’attaque contre le
cardinal. La reine invitait son frère et l’empereur
d’Autriche à faire semblant, blessés qu’ils étaient
par la politique de Richelieu, dont l’éternelle
préoccupation fut l’abaissement de la maison
d’Autriche, de déclarer la guerre à la France et
d’imposer comme condition de la paix le renvoi
du cardinal : mais d’amour, il n’y en avait pas un
seul mot dans toute cette lettre.
Le roi, tout joyeux, s’informa si le cardinal
était encore au Louvre. On lui dit que Son
Éminence attendait, dans le cabinet de travail, les
ordres de Sa Majesté.
Le roi se rendit aussitôt près de lui.
– Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et
c’est moi qui avais tort ; toute l’intrigue est
politique, et il n’était aucunement question
d’amour dans cette lettre, que voici. En échange,
il y est fort question de vous.

404
Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus
grande attention ; puis, lorsqu’il fut arrivé au
bout, il la relut une seconde fois.
– Eh bien ! Votre Majesté, dit-il, vous voyez
jusqu’où vont mes ennemis : on vous menace de
deux guerres, si vous ne me renvoyez pas. À
votre place, en vérité, sire, je céderais à de si
puissantes instances, et ce serait de mon côté
avec un véritable bonheur que je me retirerais des
affaires.
– Que dites-vous là, duc ?
– Je dis, sire, que ma santé se perd dans ces
luttes excessives et dans ces travaux éternels. Je
dis que, selon toute probabilité, je ne pourrai pas
soutenir les fatigues du siège de La Rochelle, et
que mieux vaut que vous nommiez là ou M. de
Condé, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque
vaillant homme dont c’est l’état de mener la
guerre, et non pas moi qui suis homme d’Église
et qu’on détourne sans cesse de ma vocation pour
m’appliquer à des choses auxquelles je n’ai
aucune aptitude. Vous en serez plus heureux à
l’intérieur, sire, et je ne doute pas que vous n’en

405
soyez plus grand à l’étranger.
– Monsieur le duc, dit le roi, je comprends,
soyez tranquille ; tous ceux qui sont nommés
dans cette lettre seront punis comme ils le
méritent, et la reine elle-même.
– Que dites-vous là, sire ? Dieu me garde que,
pour moi, la reine éprouve la moindre
contrariété ! elle m’a toujours cru son ennemi,
sire, quoique Votre Majesté puisse attester que
j’ai toujours pris chaudement son parti, même
contre vous. Oh ! si elle trahissait Votre Majesté
à l’endroit de son honneur, ce serait autre chose,
et je serais le premier à dire : « Pas de grâce, sire,
pas de grâce pour la coupable ! » Heureusement
il n’en est rien, et Votre Majesté vient d’en
acquérir une nouvelle preuve.
– C’est vrai, monsieur le cardinal, dit le roi, et
vous aviez raison, comme toujours ; mais la reine
n’en mérite pas moins toute ma colère.
– C’est vous, sire, qui avez encouru la sienne ;
et véritablement, quand elle bouderait
sérieusement Votre Majesté, je le comprendrais ;
Votre Majesté l’a traitée avec une sévérité !...

406
– C’est ainsi que je traiterai toujours mes
ennemis et les vôtres, duc, si haut placés qu’ils
soient et quelque péril que je coure à agir
sévèrement avec eux.
– La reine est mon ennemie, mais n’est pas la
vôtre, sire ; au contraire, elle est épouse dévouée,
soumise et irréprochable ; laissez-moi donc, sire,
intercéder pour elle près de Votre Majesté.
– Qu’elle s’humilie alors, et qu’elle revienne à
moi la première !
– Au contraire, sire, donnez l’exemple ; vous
avez eu le premier tort, puisque c’est vous qui
avez soupçonné la reine.
– Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais !
– Sire, je vous en supplie.
– D’ailleurs, comment reviendrais-je le
premier ?
– En faisant une chose que vous sauriez lui
être agréable.
– Laquelle ?
– Donnez un bal ; vous savez combien la reine

407
aime la danse ; je vous réponds que sa rancune ne
tiendra point à une pareille attention.
– Monsieur le cardinal, vous savez que je
n’aime pas tous les plaisirs mondains.
– La reine ne vous en sera que plus
reconnaissante, puisqu’elle sait votre antipathie
pour ce plaisir ; d’ailleurs ce sera une occasion
pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants
que vous lui avez donnés l’autre jour à sa fête, et
dont elle n’a pas encore eu le temps de se parer.
– Nous verrons, monsieur le cardinal, nous
verrons, dit le roi, qui, dans sa joie de trouver la
reine coupable d’un crime dont il se souciait peu,
et innocente d’une faute qu’il redoutait fort, était
tout prêt à se raccommoder avec elle ; nous
verrons, mais, sur mon honneur, vous êtes trop
indulgent.
– Sire, dit le cardinal, laissez la sévérité aux
ministres, l’indulgence est la vertu royale ; usez-
en, et vous verrez que vous vous en trouverez
bien.
Sur quoi le cardinal, entendant la pendule

408
sonner onze heures, s’inclina profondément,
demandant congé au roi pour se retirer, et le
suppliant de se raccommoder avec la reine.
Anne d’Autriche, qui, à la suite de la saisie de
sa lettre, s’attendait à quelque reproche, fut fort
étonnée de voir le lendemain le roi faire près
d’elle des tentatives de rapprochement. Son
premier mouvement fut répulsif, son orgueil de
femme et sa dignité de reine avaient été tous deux
si cruellement offensés, qu’elle ne pouvait
revenir ainsi du premier coup ; mais, vaincue par
le conseil de ses femmes, elle eut enfin l’air de
commencer à oublier. Le roi profita de ce premier
moment de retour pour lui dire qu’incessamment
il comptait donner une fête.
C’était une chose si rare qu’une fête pour la
pauvre Anne d’Autriche, qu’à cette annonce,
ainsi que l’avait pensé le cardinal, la dernière
trace de ses ressentiments disparut sinon dans son
cœur, du moins sur son visage. Elle demanda
quel jour cette fête devait avoir lieu, mais le roi
répondit qu’il fallait qu’il s’entendît sur ce point
avec le cardinal.

409
En effet, chaque jour le roi demandait au
cardinal à quelle époque cette fête aurait lieu, et
chaque jour le cardinal, sous un prétexte
quelconque, différait de la fixer.
Dix jours s’écoulèrent ainsi.
Le huitième jour après la scène que nous
avons racontée, le cardinal reçut une lettre, au
timbre de Londres, qui contenait seulement ces
quelques lignes :

Je les ai ; mais je ne puis quitter Londres,


attendu que je manque d’argent ; envoyez-moi
cinq cents pistoles, et quatre ou cinq jours après
les avoir reçues, je serai à Paris.

Le jour même où le cardinal avait reçu cette


lettre, le roi lui adressa sa question habituelle.
Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout
bas :
– Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours
après avoir reçu l’argent ; il faut quatre ou cinq
jours à l’argent pour aller, quatre ou cinq jours à

410
elle pour revenir, cela fait dix jours ; maintenant
faisons la part des vents contraires, des mauvais
hasards, des faiblesses de femme, et mettons cela
à douze jours.
– Eh bien ! monsieur le duc, dit le roi, vous
avez calculé ?
– Oui, sire : nous sommes aujourd’hui le 20
septembre ; les échevins de la ville donnent une
fête le 3 octobre. Cela s’arrangera à merveille, car
vous n’aurez pas l’air de faire un retour vers la
reine.
Puis le cardinal ajouta :
– À propos, sire, n’oubliez pas de dire à Sa
Majesté, la veille de cette fête, que vous désirez
voir comment lui vont ses ferrets de diamants.

411
17

Le ménage Bonacieux

C’était la seconde fois que le cardinal revenait


sur ce point des ferrets de diamants avec le roi.
Louis XIII fut donc frappé de cette insistance, et
pensa que cette recommandation cachait un
mystère.
Plus d’une fois le roi avait été humilié que le
cardinal – dont la police, sans avoir atteint encore
la perfection de la police moderne, était
excellente – fût mieux instruit que lui-même de
ce qui se passait dans son propre ménage. Il
espéra donc, dans une conversation avec Anne
d’Autriche, tirer quelque lumière de cette
conversation et revenir ensuite près de Son
Éminence avec quelque secret que le cardinal sût
ou ne sût pas, ce qui, dans l’un ou l’autre cas, le
rehaussait infiniment aux yeux de son ministre.

412
Il alla donc trouver la reine, et, selon son
habitude, l’aborda avec de nouvelles menaces
contre ceux qui l’entouraient. Anne d’Autriche
baissa la tête, laissa s’écouler le torrent sans
répondre et espérant qu’il finirait par s’arrêter ;
mais ce n’était pas cela que voulait Louis XIII ;
Louis XIII voulait une discussion de laquelle
jaillît une lumière quelconque, convaincu qu’il
était que le cardinal avait quelque arrière-pensée
et lui machinait une surprise terrible comme en
savait faire Son Éminence. Il arriva à ce but par
sa persistance à accuser.
– Mais, s’écria Anne d’Autriche, lassée de ces
vagues attaques ; mais, sire, vous ne me dites pas
tout ce que vous avez dans le cœur. Qu’ai-je donc
fait ? Voyons, quel crime ai-je donc commis ? Il
est impossible que Votre Majesté fasse tout ce
bruit pour une lettre écrite à mon frère.
Le roi, attaqué à son tour d’une manière si
directe, ne sut que répondre ; il pensa que c’était
là le moment de placer la recommandation qu’il
ne devait faire que la veille de la fête.
– Madame, dit-il avec majesté, il y aura

413
incessamment bal à l’hôtel de ville ; j’entends
que, pour faire honneur à nos braves échevins,
vous y paraissiez en habit de cérémonie, et
surtout parée des ferrets de diamants que je vous
ai donnés pour votre fête. Voici ma réponse.
La réponse était terrible. Anne d’Autriche crut
que Louis XIII savait tout, et que le cardinal avait
obtenu de lui cette longue dissimulation de sept
ou huit jours, qui était au reste dans son caractère.
Elle devint excessivement pâle, appuya sur une
console sa main d’une admirable beauté, et qui
semblait alors une main de cire, et, regardant le
roi avec des yeux épouvantés, elle ne répondit
pas une seule syllabe.
– Vous entendez, madame, dit le roi, qui
jouissait de cet embarras dans toute son étendue,
mais sans en deviner la cause, vous entendez ?
– Oui, sire, j’entends, balbutia la reine.
– Vous paraîtrez à ce bal ?
– Oui.
– Avec vos ferrets !
– Oui.

414
La pâleur de la reine augmenta encore, s’il
était possible ; le roi s’en aperçut, et en jouit avec
cette froide cruauté qui était un des mauvais côtés
de son caractère.
– Alors, c’est convenu, dit le roi, et voilà tout
ce que j’avais à vous dire.
– Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ?
demanda Anne d’Autriche.
Louis XIII sentit instinctivement qu’il ne
devait pas répondre à cette question, la reine
l’ayant faite d’une voix presque mourante.
– Mais très incessamment, madame, dit-il ;
mais je ne me rappelle plus précisément la date
du jour, je la demanderai au cardinal.
– C’est donc le cardinal qui vous a annoncé
cette fête ? s’écria la reine.
– Oui, madame, répondit le roi étonné ; mais
pourquoi cela ?
– C’est lui qui vous a dit de m’inviter à y
paraître avec ces ferrets ?
– C’est-à-dire, madame...

415
– C’est lui, sire, c’est lui !
– Eh bien ! qu’importe que ce soit lui ou moi ?
Y a-t-il un crime à cette invitation ?
– Non, sire.
– Alors vous paraîtrez ?
– Oui, sire.
– C’est bien, dit le roi en se retirant, c’est bien,
j’y compte.
La reine fit une révérence, moins par étiquette
que parce que ses genoux se dérobaient sous elle.
Le roi partit enchanté.
– Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car
le cardinal sait tout, et c’est lui qui pousse le roi,
qui ne sait rien encore, mais qui saura tout
bientôt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon Dieu !
mon Dieu !
Elle s’agenouilla sur un coussin et pria, la tête
enfoncée entre ses bras palpitants.
En effet, la position était terrible. Buckingham
était retourné à Londres, Mme de Chevreuse était
à Tours. Plus surveillée que jamais, la reine

416
sentait sourdement qu’une de ses femmes la
trahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne
pouvait pas quitter le Louvre. Elle n’avait pas une
âme au monde à qui se fier.
Aussi, en présence du malheur qui la menaçait
et de l’abandon qui était le sien, éclata-t-elle en
sanglots.
– Ne puis-je donc être bonne à rien à Votre
Majesté ? dit tout à coup une voix pleine de
douceur et de pitié.
La reine se retourna vivement, car il n’y avait
pas à se tromper à l’expression de cette voix :
c’était une amie qui parlait ainsi.
En effet, à l’une des portes qui donnaient dans
l’appartement de la reine apparut la jolie Mme
Bonacieux ; elle était occupée à ranger les robes
et le linge dans un cabinet, lorsque le roi était
entré ; elle n’avait pas pu sortir, et avait tout
entendu.
La reine poussa un cri perçant en se voyant
surprise, car dans son trouble elle ne reconnut pas
d’abord la jeune femme qui lui avait été donnée

417
par La Porte.
– Oh ! ne craignez rien, madame, dit la jeune
femme en joignant les mains et en pleurant elle-
même des angoisses de la reine ; je suis à Votre
Majesté corps et âme, et si loin que je sois d’elle,
si inférieure que soit ma position, je crois que j’ai
trouvé un moyen de tirer Votre Majesté de peine.
– Vous ! ô ciel ! vous ! s’écria la reine ; mais
voyons regardez-moi en face. Je suis trahie de
tous côtés, puis-je me fier à vous ?
– Oh ! madame ! s’écria la jeune femme en
tombant à genoux : sur mon âme, je suis prête à
mourir pour Votre Majesté !
Ce cri était sorti du plus profond du cœur, et,
comme le premier, il n’y avait pas à se tromper.
– Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des
traîtres ici ; mais, par le saint nom de la Vierge, je
vous jure que personne n’est plus dévoué que moi
à Votre Majesté. Ces ferrets que le roi
redemande, vous les avez donnés au duc de
Buckingham, n’est-ce pas ? Ces ferrets étaient
enfermés dans une petite boîte en bois de rose

418
qu’il tenait sous son bras ? Est-ce que je me
trompe ? Est-ce que ce n’est pas cela ?
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la
reine dont les dents claquaient d’effroi.
– Eh bien ! ces ferrets, continua Mme
Bonacieux, il faut les ravoir.
– Oui, sans doute, il le faut, s’écria la reine ;
mais comment faire, comment y arriver ?
– Il faut envoyer quelqu’un au duc.
– Mais qui ?... qui ?... À qui me fier ?
– Ayez confiance en moi, madame ; faites-moi
cet honneur, ma reine, et je trouverai le messager,
moi !
– Mais il faudra écrire !
– Oh ! oui. C’est indispensable. Deux mots de
la main de Votre Majesté et votre cachet
particulier.
– Mais ces deux mots, c’est ma condamnation.
C’est le divorce, l’exil !
– Oui, s’ils tombent entre des mains infâmes !
Mais je réponds que ces deux mots seront remis à

419
leur adresse.
– Oh ! mon Dieu ! il faut donc que je remette
ma vie, mon honneur, ma réputation entre vos
mains !
– Oui ! oui, madame, il le faut, et je sauverai
tout cela, moi !
– Mais comment ? dites-le-moi, au moins.
– Mon mari a été remis en liberté il y a deux
ou trois jours ; je n’ai pas encore eu le temps de
le revoir. C’est un brave et honnête homme qui
n’a ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce
que je voudrai : il partira sur un ordre de moi,
sans savoir ce qu’il porte, et il remettra la lettre
de Votre Majesté, sans même savoir qu’elle est
de Votre Majesté, à l’adresse qu’elle indiquera.
La reine prit les deux mains de la jeune femme
avec un élan passionné, la regarda comme pour
lire au fond de son cœur, et ne voyant que
sincérité dans ses beaux yeux, elle l’embrassa
tendrement.
– Fais cela, s’écria-t-elle, et tu m’auras sauvé
la vie, tu m’auras sauvé l’honneur !

420
– Oh ! n’exagérez pas le service que j’ai le
bonheur de vous rendre ; je n’ai rien à sauver à
Votre Majesté, qui est seulement victime de
perfides complots.
– C’est vrai, c’est vrai, mon enfant, dit la
reine, et tu as raison.
– Donnez-moi donc cette lettre, madame, le
temps presse.
La reine courut à une petite table sur laquelle
se trouvaient encre, papier et plumes : elle écrivit
deux lignes, cacheta la lettre de son cachet et la
remit à Mme Bonacieux.
– Et maintenant, dit la reine, nous oublions
une chose nécessaire.
– Laquelle ?
– L’argent.
Mme Bonacieux rougit.
– Oui, c’est vrai, dit-elle, et j’avouerai à Votre
Majesté que mon mari...
– Ton mari n’en a pas, c’est cela que tu veux
dire.

421
– Si fait, il en a, mais il est fort avare, c’est là
son défaut. Cependant, que Votre Majesté ne
s’inquiète pas, nous trouverons moyen...
– C’est que je n’en ai pas non plus, dit la reine
(ceux qui liront les Mémoires de Mme de
Motteville1 ne s’étonneront pas de cette
réponse) ; mais, attends.
Anne d’Autriche courut à son écrin.
– Tiens, dit-elle, voici une bague d’un grand
prix, à ce qu’on assure ; elle vient de mon frère le
roi d’Espagne2, elle est à moi et j’en puis
disposer. Prends cette bague et fais-en de
l’argent, et que ton mari parte.
– Dans une heure, vous serez obéie.
– Tu vois l’adresse, ajouta la reine, parlant si
bas qu’à peine pouvait-on entendre ce qu’elle
disait : À Milord duc de Buckingham, à Londres.
– La lettre sera remise à lui-même.
– Généreuse enfant ! s’écria Anne d’Autriche.

1
Voir La Porte, Mémoires, (Petitot, tome LIX).
2
Philippe IV, roi depuis 1621.

422
Mme Bonacieux baisa les mains de la reine,
cacha le papier dans son corsage et disparut avec
la légèreté d’un oiseau.
Dix minutes après, elle était chez elle ; comme
elle l’avait dit à la reine, elle n’avait pas revu son
mari depuis sa mise en liberté ; elle ignorait donc
le changement qui s’était fait en lui à l’endroit du
cardinal, changement qu’avaient opéré la flatterie
et l’argent de Son Éminence et qu’avaient
corroboré, depuis, deux ou trois visites du comte
de Rochefort, devenu le meilleur ami de
Bonacieux, auquel il avait fait croire sans
beaucoup de peine qu’aucun sentiment coupable
n’avait amené l’enlèvement de sa femme, mais
que c’était seulement une précaution politique.
Elle trouva M. Bonacieux seul : le pauvre
homme remettait à grand-peine de l’ordre dans la
maison, dont il avait trouvé les meubles à peu
près brisés et les armoires à peu près vides, la
justice n’étant pas une des trois choses que le roi
Salomon indique comme ne laissant point de

423
traces de leur passage1. Quant à la servante, elle
s’était enfuie lors de l’arrestation de son maître.
La terreur avait gagné la pauvre fille au point
qu’elle n’avait cessé de marcher de Paris
jusqu’en Bourgogne, son pays natal.
Le digne mercier avait, aussitôt sa rentrée dans
sa maison, fait part à sa femme de son heureux
retour, et sa femme lui avait répondu pour le
féliciter et pour lui dire que le premier moment
qu’elle pourrait dérober à ses devoirs serait
consacré tout entier à lui rendre visite.
Ce premier moment s’était fait attendre cinq
jours, ce qui, dans toute autre circonstance, eût
paru un peu bien long à maître Bonacieux ; mais
il avait, dans la visite qu’il avait faite au cardinal
et dans les visites que lui faisait Rochefort, ample
sujet à réflexion, et, comme on sait, rien ne fait
passer le temps comme de réfléchir.
D’autant plus que les réflexions de Bonacieux
étaient toutes couleur de rose. Rochefort
l’appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne

1
Proverbes, XXX, 29.

424
cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus
grand cas de lui. Le mercier se voyait déjà sur le
chemin des honneurs et de la fortune.
De son côté, Mme Bonacieux avait réfléchi,
mais, il faut le dire, à tout autre chose que
l’ambition ; malgré elle, ses pensées avaient eu
pour mobile constant ce beau jeune homme si
brave et qui paraissait si amoureux. Mariée à dix-
huit ans à M. Bonacieux, ayant toujours vécu au
milieu des amis de son mari, peu susceptibles
d’inspirer un sentiment quelconque à une jeune
femme dont le cœur était plus élevé que sa
position, Mme Bonacieux était restée insensible
aux séductions vulgaires ; mais, à cette époque
surtout, le titre de gentilhomme avait une grande
influence sur la bourgeoisie, et d’Artagnan était
gentilhomme ; de plus, il portait l’uniforme des
gardes, qui, après l’uniforme des mousquetaires,
était le plus apprécié des dames. Il était, nous le
répétons, beau, jeune, aventureux ; il parlait
d’amour en homme qui aime et qui a soif d’être
aimé ; il y en avait là plus qu’il n’en fallait pour

425
tourner une tête de vingt-trois ans1, et Mme
Bonacieux en était arrivée juste à cet âge heureux
de la vie.
Les deux époux, quoiqu’ils ne se fussent pas
vus depuis plus de huit jours, et que pendant cette
semaine de graves événements eussent passé
entre eux, s’abordèrent donc avec une certaine
préoccupation ; néanmoins, M. Bonacieux
manifesta une joie réelle et s’avança vers sa
femme à bras ouverts.
Mme Bonacieux lui présenta le front.
– Causons un peu, dit-elle.
– Comment ? dit Bonacieux étonné.
– Oui, sans doute, j’ai une chose de la plus
haute importance à vous dire.
– Au fait, et moi aussi, j’ai quelques questions
assez sérieuses à vous adresser. Expliquez-moi
un peu votre enlèvement, je vous prie.
– Il ne s’agit point de cela pour le moment, dit
Mme Bonacieux.

1
Dumas lui a d’abord donné vingt-cinq ou vingt-six ans.

426
– Et de quoi s’agit-il donc ? de ma captivité ?
– Je l’ai apprise le jour même ; mais comme
vous n’étiez coupable d’aucun crime, comme
vous n’étiez complice d’aucune intrigue, comme
vous ne saviez rien enfin qui pût vous
compromettre, ni vous, ni personne, je n’ai
attaché à cet événement que l’importance qu’il
méritait.
– Vous en parlez bien à votre aise, madame !
reprit Bonacieux blessé du peu d’intérêt que lui
témoignait sa femme ; savez-vous que j’ai été
plongé un jour et une nuit dans un cachot de la
Bastille ?
– Un jour et une nuit sont bientôt passés ;
laissons donc votre captivité, et revenons à ce qui
m’amène près de vous.
– Comment ? ce qui vous amène près de moi !
N’est-ce donc pas le désir de revoir un mari dont
vous êtes séparée depuis huit jours ? demanda le
mercier piqué au vif.
– C’est cela d’abord, et autre chose ensuite.
– Parlez !

427
– Une chose du plus haut intérêt et de laquelle
dépend notre fortune à venir peut-être.
– Notre fortune a fort changé de face depuis
que je vous ai vue, madame Bonacieux, et je ne
serais pas étonné que d’ici à quelques mois elle
ne fit envie à beaucoup de gens.
– Oui, surtout si vous voulez suivre les
instructions que je vais vous donner.
– À moi ?
– Oui, à vous. Il y a une bonne et sainte action
à faire, monsieur, et beaucoup d’argent à gagner
en même temps.
Mme Bonacieux savait qu’en parlant d’argent à
son mari, elle le prenait par son faible.
Mais un homme, fût-ce un mercier, lorsqu’il a
causé dix minutes avec le cardinal de Richelieu,
n’est plus le même homme.
– Beaucoup d’argent à gagner ! dit Bonacieux
en allongeant les lèvres.
– Oui, beaucoup.
– Combien, à peu près ?

428
– Mille pistoles peut-être.
– Ce que vous avez à me demander est donc
bien grave ?
– Oui.
– Que faut-il faire ?
– Vous partirez sur-le-champ, je vous
remettrai un papier dont vous ne vous dessaisirez
sous aucun prétexte, et que vous remettrez en
main propre.
– Et pour où partirai-je ?
– Pour Londres.
– Moi, pour Londres ! Allons donc, vous
raillez, je n’ai pas affaire à Londres.
– Mais d’autres ont besoin que vous y alliez.
– Quels sont ces autres ? Je vous avertis, je ne
fais plus rien en aveugle, et je veux savoir non
seulement à quoi je m’expose, mais encore pour
qui je m’expose.
– Une personne illustre vous envoie, une
personne illustre vous attend : la récompense
dépassera vos désirs, voilà tout ce que je puis

429
vous promettre.
– Des intrigues encore, toujours des intrigues
merci, je m’en défie maintenant, et M. le cardinal
m’a éclairé là-dessus.
– Le cardinal ! s’écria Mme Bonacieux, vous
avez vu le cardinal !
– Il m’a fait appeler, répondit fièrement le
mercier.
– Et vous vous êtes rendu à son invitation,
imprudent que vous êtes.
– Je dois dire que je n’avais pas le choix de
m’y rendre ou de ne pas m’y rendre, car j’étais
entre deux gardes. Il est vrai encore de dire que,
comme alors je ne connaissais pas Son Éminence,
si j’avais pu me dispenser de cette visite, j’en
eusse été fort enchanté.
– Il vous a donc maltraité ? Il vous a donc fait
des menaces ?
– Il m’a tendu la main et m’a appelé son ami,
– son ami ! Entendez-vous, madame ? Je suis
l’ami du grand cardinal !
– Du grand cardinal !

430
– Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard,
madame ?
– Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que
la faveur d’un ministre est éphémère, et qu’il faut
être fou pour s’attacher à un ministre ; il est des
pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent pas
sur le caprice d’un homme ou l’issue d’un
événement ; c’est à ces pouvoirs qu’il faut se
rallier.
– J’en suis fâché, madame, mais je ne connais
pas d’autre pouvoir que celui du grand homme
que j’ai l’honneur de servir.
– Vous servez le cardinal ?
– Oui, madame, et comme son serviteur je ne
permettrai pas que vous vous livriez à des
complots contre la sûreté de l’État, et que vous
serviez, vous, les intrigues d’une femme qui n’est
pas Française et qui a le cœur espagnol.
Heureusement, le grand cardinal est là, son
regard vigilant surveille et pénètre jusqu’au fond
du cœur.
Bonacieux répétait mot pour mot une phrase

431
qu’il avait entendu dire au comte de Rochefort ;
mais la pauvre femme, qui avait compté sur son
mari et qui, dans cet espoir, avait répondu de lui à
la reine, n’en frémit pas moins, et du danger dans
lequel elle avait failli se jeter, et de l’impuissance
dans laquelle elle se trouvait. Cependant,
connaissant la faiblesse et surtout la cupidité de
son mari, elle ne désespérait pas de l’amener à
ses fins.
– Ah ! vous êtes cardinaliste, monsieur,
s’écria-t-elle ; ah ! vous servez le parti de ceux
qui maltraitent votre femme et qui insultent votre
reine !
– Les intérêts particuliers ne sont rien devant
les intérêts de tous. Je suis pour ceux qui sauvent
l’État, dit avec emphase Bonacieux.
C’était une autre phrase du comte de
Rochefort, qu’il avait retenue et qu’il trouvait
l’occasion de placer.
– Et savez-vous ce que c’est que l’État dont
vous parlez ? dit Mme Bonacieux en haussant les
épaules. Contentez-vous d’être un bourgeois sans
finesse aucune, et tournez-vous du côté qui vous

432
offre le plus d’avantages.
– Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un
sac à la panse arrondie et qui rendit un son
argentin ; que dites-vous de ceci, madame la
prêcheuse ?
– D’où vient cet argent ?
– Vous ne devinez pas ?
– Du cardinal !
– De lui et de mon ami le comte de Rochefort.
– Le comte de Rochefort ! mais c’est lui qui
m’a enlevée !
– Cela se peut, madame.
– Et vous recevez de l’argent de cet homme ?
– Ne m’avez-vous pas dit que cet enlèvement
était tout politique ?
– Oui ; mais cet enlèvement avait pour but de
me faire trahir ma maîtresse, de m’arracher par
des tortures des aveux qui pussent compromettre
l’honneur et peut-être la vie de mon auguste
maîtresse.
– Madame, reprit Bonacieux, votre auguste

433
maîtresse est une perfide Espagnole, et ce que le
cardinal fait est bien fait.
– Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais
lâche, avare et imbécile, mais je ne vous savais
pas infâme !
– Madame, dit Bonacieux, qui n’avait jamais
vu sa femme en colère, et qui reculait devant le
courroux conjugal ; madame, que dites-vous
donc ?
– Je dis que vous êtes un misérable ! continua
me
M Bonacieux, qui vit qu’elle reprenait quelque
influence sur son mari. Ah ! vous faites de la
politique, vous ! et de la politique cardinaliste
encore ! Ah ! vous vous vendez, corps et âme, au
démon pour de l’argent.
– Non, mais au cardinal.
– C’est la même chose ! s’écria la jeune
femme. Qui dit Richelieu, dit Satan.
– Taisez-vous, madame, taisez-vous, on
pourrait vous entendre !
– Oui, vous avez raison, et je serais honteuse
pour vous de votre lâcheté.

434
– Mais qu’exigez-vous donc de moi ?
Voyons !
– Je vous l’ai dit : que vous partiez à l’instant
même, monsieur, que vous accomplissiez
loyalement la commission dont je daigne vous
charger, et à cette condition j’oublie tout, je
pardonne, et il y a plus – elle lui tendit la main –
je vous rends mon amitié.
Bonacieux était poltron et avare ; mais il
aimait sa femme : il fut attendri. Un homme de
cinquante ans ne tient pas longtemps rancune à
une femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit
qu’il hésitait :
– Allons, êtes-vous décidé ? dit-elle.
– Mais, ma chère amie, réfléchissez donc un
peu à ce que vous exigez de moi ; Londres est
loin de Paris, fort loin, et peut-être la commission
dont vous me chargez n’est-elle pas sans dangers.
– Qu’importe, si vous les évitez !
– Tenez, madame Bonacieux, dit le mercier,
tenez, décidément, je refuse : les intrigues me
font peur ! J’ai vu la Bastille, moi. Brrrrou ! c’est

435
affreux, la Bastille ! Rien que d’y penser, j’en ai
la chair de poule. On m’a menacé de la torture.
Savez-vous ce que c’est que la torture ? Des
coins de bois qu’on vous enfonce entre les
jambes jusqu’à ce que les os éclatent ! Non,
décidément, je n’irai pas. Et morbleu ! que n’y
allez-vous vous-même ? Car, en vérité, je crois
que je me suis trompé sur votre compte jusqu’à
présent : je crois que vous êtes un homme, et des
plus enragés encore !
– Et vous, vous êtes une femme, une misérable
femme, stupide et abrutie. Ah ! vous avez peur !
Eh bien ! si vous ne partez pas à l’instant même,
je vous fais arrêter par l’ordre de la reine, et je
vous fais mettre à cette Bastille que vous craignez
tant.
Bonacieux tomba dans une réflexion
profonde ; il pesa mûrement les deux colères dans
son cerveau, celle du cardinal et celle de la reine :
celle du cardinal l’emporta énormément.
– Faites-moi arrêter de la part de la reine, dit-
il, et moi je me réclamerai de Son Éminence.
Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu’elle avait

436
été trop loin, et elle fut épouvantée de s’être si
fort avancée. Elle contempla un instant avec
effroi cette figure stupide, d’une résolution
invincible, comme celle des sots qui ont peur.
– Eh bien, soit ! dit-elle. Peut-être, au bout du
compte, avez-vous raison : un homme en sait plus
long que les femmes en politique, et vous surtout,
monsieur Bonacieux, qui avez causé avec le
cardinal. Et cependant, il est bien dur, ajouta-t-
elle, que mon mari, un homme sur l’affection
duquel je croyais pouvoir compter, me traite aussi
disgracieusement et ne satisfasse point à ma
fantaisie.
– C’est que vos fantaisies peuvent mener trop
loin, reprit Bonacieux triomphant, et je m’en
défie.
– J’y renoncerai donc, dit la jeune femme en
soupirant ; c’est bien, n’en parlons plus.
– Si, au moins, vous me disiez quelle chose je
vais faire à Londres, reprit Bonacieux, qui se
rappelait un peu tard que Rochefort lui avait
recommandé d’essayer de surprendre les secrets
de sa femme.

437
– Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune
femme, qu’une défiance instinctive repoussait
maintenant en arrière : il s’agissait d’une
bagatelle comme en désirent les femmes, d’une
emplette sur laquelle il y avait beaucoup à
gagner.
Mais plus la jeune femme se défendait, plus au
contraire Bonacieux pensa que le secret qu’elle
refusait de lui confier était important. Il résolut
donc de courir à l’instant même chez le comte de
Rochefort, et de lui dire que la reine cherchait un
messager pour l’envoyer à Londres.
– Pardon, si je vous quitte, ma chère madame
Bonacieux, dit-il ; mais, ne sachant pas que vous
me viendriez voir, j’avais pris rendez-vous avec
un de mes amis ; je reviens à l’instant même, et si
vous voulez m’attendre seulement une demi-
minute, aussitôt que j’en aurai fini avec cet ami,
je reviens vous prendre, et, comme il commence
à se faire tard, je vous reconduis au Louvre.
– Merci, monsieur, répondit Mme Bonacieux :
vous n’êtes point assez brave pour m’être d’une
utilité quelconque, et je m’en retournerai bien au

438
Louvre toute seule.
– Comme il vous plaira, madame Bonacieux,
reprit l’ex-mercier. Vous reverrai-je bientôt ?
– Sans doute ; la semaine prochaine, je
l’espère, mon service me laissera quelque liberté,
et j’en profiterai pour revenir mettre de l’ordre
dans nos affaires, qui doivent être quelque peu
dérangées.
– C’est bien ; je vous attendrai. Vous ne m’en
voulez pas ?
– Moi ! pas le moins du monde.
– À bientôt, alors ?
– À bientôt.
Bonacieux baisa la main de sa femme, et
s’éloigna rapidement.
– Allons, dit Mme Bonacieux, lorsque son mari
eut refermé la porte de la rue, et qu’elle se trouva
seule, il ne manquait plus à cet imbécile que
d’être cardinaliste ! Et moi qui avais répondu à la
reine, moi qui avais promis à ma pauvre
maîtresse... Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! elle va
me prendre pour quelqu’une de ces misérables

439
dont fourmille le palais, et qu’on a placées près
d’elle pour l’espionner ! Ah ! monsieur
Bonacieux ! je ne vous ai jamais beaucoup aimé ;
maintenant, c’est bien pis : je vous hais ! et, sur
ma parole, vous me le paierez !
Au moment où elle disait ces mots, un coup
frappé au plafond lui fit lever la tête, et une voix,
qui parvint à elle à travers le plancher, lui cria :
– Chère madame Bonacieux, ouvrez-moi la
petite porte de l’allée, et je vais descendre près de
vous.

440
18

L’amant et le mari

– Ah ! madame, dit d’Artagnan en entrant par


la porte que lui ouvrait la jeune femme,
permettez-moi de vous le dire, vous avez là un
triste mari.
– Vous avez donc entendu notre
conversation ? demanda vivement Mme
Bonacieux en regardant d’Artagnan avec
inquiétude.
– Tout entière.
– Mais comment cela ? mon Dieu !
– Par un procédé à moi connu, et par lequel
j’ai entendu aussi la conversation plus animée
que vous avez eue avec les sbires du cardinal.
– Et qu’avez-vous compris dans ce que nous
disions ?

441
– Mille choses : d’abord, que votre mari est un
niais et un sot, heureusement ; puis, que vous
étiez embarrassée, ce dont j’ai été fort aise, et que
cela me donne une occasion de me mettre à votre
service, et Dieu sait si je suis prêt à me jeter dans
le feu pour vous ; enfin que la reine a besoin
qu’un homme brave, intelligent et dévoué fasse
pour elle un voyage à Londres. J’ai au moins
deux des trois qualités qu’il vous faut, et me
voilà.
Mme Bonacieux ne répondit pas, mais son
cœur battait de joie, et une secrète espérance
brilla à ses yeux.
– Et quelle garantie me donnerez-vous,
demanda-t-elle, si je consens à vous confier cette
mission ?
– Mon amour pour vous. Voyons, dites,
ordonnez : que faut-il faire ?
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune
femme, dois-je vous confier un pareil secret,
monsieur ? Vous êtes presque un enfant !
– Allons, je vois qu’il vous faut quelqu’un qui

442
vous réponde de moi.
– J’avoue que cela me rassurerait fort.
– Connaissez-vous Athos ?
– Non.
– Porthos ?
– Non.
– Aramis ?
– Non. Quels sont ces messieurs ?
– Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous
M. de Tréville, leur capitaine ?
– Oh ! oui, celui-là, je le connais, non pas
personnellement, mais pour en avoir entendu plus
d’une fois parler à la reine comme d’un brave et
loyal gentilhomme.
– Vous ne craignez pas que lui vous trahisse
pour le cardinal, n’est-ce pas ?
– Oh ! non, certainement.
– Eh bien ! révélez-lui votre secret, et
demandez-lui, si important, si précieux, si terrible
qu’il soit, si vous pouvez me le confier.

443
– Mais ce secret ne m’appartient pas, et je ne
puis le révéler ainsi.
– Vous l’alliez bien confier à M. Bonacieux,
dit d’Artagnan avec dépit.
– Comme on confie une lettre au creux d’un
arbre, à l’aile d’un pigeon, au collier d’un chien.
– Et cependant, moi, vous voyez bien que je
vous aime.
– Vous le dites.
– Je suis un galant homme !
– Je le crois.
– Je suis brave !
– Oh ! cela, j’en suis sûre.
– Alors, mettez-moi donc à l’épreuve.
Mme Bonacieux regarda le jeune homme,
retenue par une dernière hésitation. Mais il y
avait une telle ardeur dans ses yeux, une telle
persuasion dans sa voix, qu’elle se sentit
entraînée à se fier à lui. D’ailleurs elle se trouvait
dans une de ces circonstances où il faut risquer le
tout pour le tout. La reine était aussi bien perdue

444
par une trop grande retenue que par une trop
grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment
involontaire qu’elle éprouvait pour ce jeune
protecteur la décida à parler.
– Écoutez, lui dit-elle, je me rends à vos
protestations et je cède à vos assurances. Mais je
vous jure devant Dieu qui nous entend, que si
vous me trahissez et que mes ennemis me
pardonnent, je me tuerai en vous accusant de ma
mort.
– Et moi, je vous jure devant Dieu, madame,
dit d’Artagnan, que si je suis pris en
accomplissant les ordres que vous me donnez, je
mourrai avant de rien faire ou dire qui
compromette quelqu’un.
Alors la jeune femme lui confia le terrible
secret dont le hasard lui avait déjà révélé une
partie en face de la Samaritaine. Ce fut leur
mutuelle déclaration d’amour.
D’Artagnan rayonnait de joie et d’orgueil. Ce
secret qu’il possédait, cette femme qu’il aimait, la
confiance et l’amour, faisaient de lui un géant.

445
– Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
– Comment ! vous partez ! s’écria Mme
Bonacieux et votre régiment, votre capitaine ?
– Sur mon âme, vous m’aviez fait oublier tout
cela, chère Constance ! Oui, vous avez raison, il
me faut un congé.
– Encore un obstacle, murmura Mme
Bonacieux avec douleur.
– Oh ! celui-là, s’écria d’Artagnan après un
moment de réflexion, je le surmonterai, soyez
tranquille.
– Comment cela ?
– J’irai trouver ce soir même M. de Tréville,
que je chargerai de demander pour moi cette
faveur à son beau-frère, M. des Essarts.
– Maintenant, autre chose.
– Quoi ? demanda d’Artagnan, voyant que
Mme Bonacieux hésitait à continuer.
– Vous n’avez peut-être pas d’argent ?
– Peut-être est de trop, dit d’Artagnan en
souriant.

446
– Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une
armoire et en tirant de cette armoire le sac qu’une
demi-heure auparavant caressait si
amoureusement son mari, prenez ce sac.
– Celui du cardinal ! s’écria en éclatant de rire
d’Artagnan qui, comme on s’en souvient, grâce à
ses carreaux enlevés, n’avait pas perdu une
syllabe de la conversation du mercier et de sa
femme.
– Celui du cardinal, répondit Mme Bonacieux ;
vous voyez qu’il se présente sous un aspect assez
respectable.
– Pardieu ! s’écria d’Artagnan, ce sera une
chose doublement divertissante que de sauver la
reine avec l’argent de Son Éminence !
– Vous êtes un aimable et charmant jeune
homme, dit Mme Bonacieux. Croyez que Sa
Majesté ne sera point ingrate.
– Oh ! je suis déjà grandement récompensé !
s’écria d’Artagnan. Je vous aime, vous me
permettez de vous le dire ; c’est déjà plus de
bonheur que je n’en osais espérer !

447
– Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant.
– Quoi ?
– On parle dans la rue.
– C’est la voix...
– De mon mari. Oui, je l’ai reconnue !
D’Artagnan courut à la porte et poussa le
verrou.
– Il n’entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et
quand je serai parti, vous lui ouvrirez.
– Mais je devrais être partie aussi, moi. Et la
disparition de cet argent, comment la justifier si
je suis là ?
– Vous avez raison, il faut sortir.
– Sortir, comment ? Il nous verra si nous
sortons.
– Alors il faut monter chez moi.
– Ah ! s’écria Mme Bonacieux, vous me dites
cela d’un ton qui me fait peur.
Mme Bonacieux prononça ces paroles avec une
larme dans les yeux. D’Artagnan vit cette larme,

448
et, troublé, attendri, il se jeta à ses genoux.
– Chez moi, dit-il, vous serez en sûreté comme
dans un temple, je vous en donne ma parole de
gentilhomme.
– Partons, dit-elle, je me fie à vous, mon ami.
D’Artagnan rouvrit avec précaution le verrou,
et tous deux, légers comme des ombres, se
glissèrent par la porte intérieure dans l’allée,
montèrent sans bruit l’escalier et rentrèrent dans
la chambre de d’Artagnan.
Une fois chez lui, pour plus de sûreté, le jeune
homme barricada la porte ; ils s’approchèrent
tous deux de la fenêtre, et par une fente du volet
ils virent M. Bonacieux qui causait avec un
homme en manteau.
À la vue de l’homme en manteau, d’Artagnan
bondit, et, tirant son épée à demi, s’élança vers la
porte.
C’était l’homme de Meung.
– Qu’allez-vous faire ? s’écria Mme
Bonacieux ; vous nous perdez.
– Mais j’ai juré de tuer cet homme ! dit

449
d’Artagnan.
– Votre vie est vouée en ce moment et ne vous
appartient pas. Au nom de la reine, je vous
défends de vous jeter dans aucun péril étranger à
celui du voyage.
– Et en votre nom, n’ordonnez-vous rien ?
– En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une
vive émotion ; en mon nom, je vous en prie. Mais
écoutons, il me semble qu’ils parlent de moi.
D’Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta
l’oreille.
M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant
l’appartement vide, il était revenu à l’homme au
manteau qu’un instant il avait laissé seul.
– Elle est partie, dit-il, elle sera retournée au
Louvre.
– Vous êtes sûr, répondit l’étranger, qu’elle ne
s’est pas doutée dans quelles intentions vous êtes
sorti ?
– Non, répondit Bonacieux avec suffisance ;
c’est, une femme trop superficielle.

450
– Le cadet aux gardes est-il chez lui ?
– Je ne le crois pas ; comme vous le voyez,
son volet est fermé, et l’on ne voit aucune
lumière briller à travers les fentes.
– C’est égal, il faudrait s’en assurer.
– Comment cela ?
– En allant frapper à sa porte.
– Je demanderai à son valet.
– Allez.
Bonacieux rentra chez lui, passa par la même
porte qui venait de donner passage aux deux
fugitifs, monta jusqu’au palier de d’Artagnan et
frappa.
Personne ne répondit. Porthos, pour faire plus
grande figure, avait emprunté ce soir-là Planchet.
Quant à d’Artagnan, il n’avait garde de donner
signe d’existence.
Au moment où le doigt de Bonacieux résonna
sur la porte, les deux jeunes gens sentirent bondir
leurs cœurs.
– Il n’y a personne chez lui, dit Bonacieux.

451
– N’importe, rentrons toujours chez vous,
nous serons plus en sûreté que sur le seuil d’une
porte.
– Ah ! mon Dieu ! murmura Mme Bonacieux,
nous n’allons plus rien entendre.
– Au contraire, dit d’Artagnan, nous
n’entendrons que mieux.
D’Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux
qui faisaient de sa chambre une autre oreille de
Denys1, étendit un tapis à terre, se mit à genoux,
et fit signe à Mme Bonacieux de se pencher,
comme il le faisait, vers l’ouverture.
– Vous êtes sûr qu’il n’y a personne ? dit
l’inconnu.
– J’en réponds, dit Bonacieux.
– Et vous pensez que votre femme ?...
– Est retournée au Louvre.
– Sans parler à aucune personne qu’à vous ?

1
Dumas avait visité à Syracuse la carrière de pierre en
forme d’oreille qui passait pour avoir été une prison du tyran
Denys (voir Le Speronare).

452
– J’en suis sûr.
– C’est un point important, comprenez-vous ?
– Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportée a
donc une valeur... ?
– Très grande, mon cher Bonacieux, je ne
vous le cache pas.
– Alors le cardinal sera content de moi ?
– Je n’en doute pas.
– Le grand cardinal !
– Vous êtes sûr que, dans sa conversation avec
vous, votre femme n’a pas prononcé de noms
propres ?
– Je ne crois pas.
– Elle n’a nommé ni Mme de Chevreuse, ni M.
de Buckingham, ni Mme de Vernet ?
– Non, elle m’a dit seulement qu’elle voulait
m’envoyer à Londres pour servir les intérêts
d’une personne illustre.
– Le traître ! murmura Mme Bonacieux.
– Silence ! dit d’Artagnan en lui prenant une

453
main qu’elle lui abandonna sans y penser.
– N’importe, continua l’homme au manteau,
vous êtes un niais de n’avoir pas feint d’accepter
la commission, vous auriez la lettre à présent ;
l’État qu’on menace était sauvé, et vous...
– Et moi ?
– Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des
lettres de noblesse...
– Il vous l’a dit ?
– Oui, je sais qu’il voulait vous faire cette
surprise.
– Soyez tranquille, reprit Bonacieux ; ma
femme m’adore, et il est encore temps.
– Le niais ! murmura Mme Bonacieux.
– Silence ! dit d’Artagnan en lui serrant plus
fortement la main.
– Comment est-il encore temps ? reprit
l’homme au manteau.
– Je retourne au Louvre, je demande Mme
Bonacieux, je dis que j’ai réfléchi, je renoue
l’affaire, j’obtiens la lettre, et je cours chez le

454
cardinal.
– Eh bien ! allez vite ; je reviendrai bientôt
savoir le résultat de votre démarche.
L’inconnu sortit.
– L’infâme ! dit Mme Bonacieux en adressant
encore cette épithète à son mari.
– Silence ! répéta d’Artagnan en lui serrant la
main plus fortement encore.
Un hurlement terrible interrompit alors les
réflexions de d’Artagnan et de Mme Bonacieux.
C’était son mari, qui s’était aperçu de la
disparition de son sac et qui criait au voleur.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria Mme Bonacieux, il
va ameuter tout le quartier.
Bonacieux cria longtemps ; mais comme de
pareils cris, attendu leur fréquence, n’attiraient
personne dans la rue des Fossoyeurs, et que
d’ailleurs la maison du mercier était depuis
quelque temps assez mal famée, voyant que
personne ne venait, il sortit en continuant de
crier, et l’on entendit sa voix qui s’éloignait dans
la direction de la rue du Bac.

455
– Et maintenant qu’il est parti, à votre tour de
vous éloigner, dit Mme Bonacieux ; du courage,
mais surtout de la prudence, et songez que vous
vous devez à la reine.
– À elle et à vous ! s’écria d’Artagnan. Soyez
tranquille, belle Constance, je reviendrai digne de
sa reconnaissance ; mais reviendrai-je aussi digne
de votre amour ?
La jeune femme ne répondit que par la vive
rougeur qui colora ses joues. Quelques instants
après, d’Artagnan sortit à son tour, enveloppé, lui
aussi, d’un grand manteau que retroussait
cavalièrement le fourreau d’une longue épée.
Mme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long
regard d’amour dont la femme accompagne
l’homme qu’elle se sent aimer ; mais lorsqu’il eut
disparu à l’angle de la rue, elle tomba à genoux,
et joignant les mains :
– Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, protégez la
reine, protégez-moi !

456
19

Plan de campagne

D’Artagnan se rendit droit chez M. de


Tréville. Il avait réfléchi que, dans quelques
minutes, le cardinal serait averti par ce damné
inconnu, qui paraissait être son agent, et il pensait
avec raison qu’il n’y avait pas un instant à perdre.
Le cœur du jeune homme débordait de joie.
Une occasion où il y avait à la fois gloire à
acquérir et argent à gagner se présentait à lui, et,
comme premier encouragement, venait de le
rapprocher d’une femme qu’il adorait. Ce hasard
faisait donc presque du premier coup, pour lui,
plus qu’il n’eût osé demander à la Providence.
M. de Tréville était dans son salon avec sa
cour habituelle de gentilshommes. D’Artagnan,
que l’on connaissait comme un familier de la
maison, alla droit à son cabinet et le fit prévenir

457
qu’il l’attendait pour chose d’importance.
D’Artagnan était là depuis cinq minutes à
peine, lorsque M. de Tréville entra. Au premier
coup d’œil et à la joie qui se peignait sur son
visage, le digne capitaine comprit qu’il se passait
effectivement quelque chose de nouveau.
Tout le long de la route, d’Artagnan s’était
demandé s’il se confierait à M. de Tréville, ou si
seulement il lui demanderait de lui accorder carte
blanche pour une affaire secrète. Mais M. de
Tréville avait toujours été si parfait pour lui, il
était si fort dévoué au roi et à la reine, il haïssait
si cordialement le cardinal, que le jeune homme
résolut de tout lui dire.
– Vous m’avez fait demander, mon jeune
ami ? dit M. de Tréville.
– Oui, monsieur, dit d’Artagnan, et vous me
pardonnerez, je l’espère, de vous avoir dérangé,
quand vous saurez de quelle chose importante il
est question.
– Dites alors, je vous écoute.
– Il ne s’agit de rien de moins, dit d’Artagnan,

458
en baissant la voix, que de l’honneur et peut-être
de la vie de la reine.
– Que dites-vous là ? demanda M. de Tréville
en regardant tout autour de lui s’ils étaient bien
seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur
d’Artagnan.
– Je dis, monsieur, que le hasard m’a rendu
maître d’un secret...
– Que vous garderez, j’espère, jeune homme,
sur votre vie.
– Mais que je dois vous confier, à vous,
monsieur, car vous seul pouvez m’aider dans la
mission que je viens de recevoir de Sa Majesté.
– Ce secret est-il à vous ?
– Non, monsieur, c’est celui de la reine.
– Êtes-vous autorisé par Sa Majesté à me le
confier ?
– Non, monsieur, car au contraire le plus
profond mystère m’est recommandé.
– Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-à-
vis de moi ?

459
– Parce que, je vous le dis, sans vous je ne
puis rien, et que j’ai peur que vous ne me refusiez
la grâce que je viens vous demander, si vous ne
savez pas dans quel but je vous la demande.
– Gardez votre secret, jeune homme, et dites-
moi ce que vous désirez.
– Je désire que vous obteniez pour moi, de M.
des Essarts, un congé de quinze jours.
– Quand cela ?
– Cette nuit même.
– Vous quittez Paris ?
– Je vais en mission.
– Pouvez-vous me dire où ?
– À Londres.
– Quelqu’un a-t-il intérêt à ce que vous
n’arriviez pas à votre but ?
– Le cardinal, je le crois, donnerait tout au
monde pour m’empêcher de réussir.
– Et vous partez seul ?
– Je pars seul.

460
– En ce cas, vous ne passerez pas Bondy1 ;
c’est moi qui vous le dis, foi de Tréville.
– Comment cela ?
– On vous fera assassiner.
– Je serai mort en faisant mon devoir.
– Mais votre mission ne sera pas remplie.
– C’est vrai, dit d’Artagnan.
– Croyez-moi, continua Tréville, dans les
entreprises de ce genre, il faut être quatre pour
arriver un.
– Ah ! vous avez raison, monsieur, dit
d’Artagnan ; mais vous connaissez Athos,
Porthos et Aramis, et vous savez si je puis
disposer d’eux.
– Sans leur confier le secret que je n’ai pas
voulu savoir ?
– Nous nous sommes juré, une fois pour
toutes, confiance aveugle et dévouement à toute

1
La forêt de Bondy, à dix kilomètres de Saint-Denis,
passait pour un repaire de brigands.

461
épreuve ; d’ailleurs vous pouvez leur dire que
vous avez toute confiance en moi, et ils ne seront
pas plus incrédules que vous.
– Je puis leur envoyer à chacun un congé de
quinze jours, voilà tout : à Athos, que sa blessure
fait toujours souffrir, pour aller aux eaux de
Forges1 ! à Porthos et à Aramis, pour suivre leur
ami, qu’ils ne veulent pas abandonner dans une si
douloureuse position. L’envoi de leur congé sera
la preuve que j’autorise leur voyage.
– Merci, monsieur, et vous êtes cent fois bon.
– Allez donc les trouver à l’instant même, et
que tout s’exécute cette nuit. Ah ! et d’abord
écrivez-moi votre requête à M. des Essarts. Peut-
être aviez-vous un espion à vos trousses, et votre
visite, qui dans ce cas est déjà connue du
cardinal, sera légitimée ainsi.
D’Artagnan formula cette demande, et M. de
Tréville, en la recevant de ses mains, assura
qu’avant deux heures du matin les quatre congés

1
Forges-les-Eaux (Seine-Maritime) était, au dix-septième
siècle, en grande réputation.

462
seraient au domicile respectif des voyageurs.
– Ayez la bonté d’envoyer le mien chez Athos,
dit d’Artagnan. Je craindrais, en rentrant chez
moi, d’y faire quelque mauvaise rencontre.
– Soyez tranquille. Adieu et bon voyage ! À
propos ! dit M. de Tréville en le rappelant.
D’Artagnan revint sur ses pas.
– Avez-vous de l’argent ?
D’Artagnan fit sonner le sac qu’il avait dans
sa poche.
– Assez ? demanda M. de Tréville.
– Trois cents pistoles.
– C’est bien, on va au bout du monde avec
cela ; allez donc.
D’Artagnan salua M. de Tréville, qui lui tendit
la main ; d’Artagnan la lui serra avec un respect
mêlé de reconnaissance. Depuis qu’il était arrivé
à Paris, il n’avait eu qu’à se louer de cet excellent
homme, qu’il avait toujours trouvé digne, loyal et
grand.
Sa première visite fut pour Aramis ; il n’était

463
pas revenu chez son ami depuis la fameuse soirée
où il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a plus : à
peine avait-il vu le jeune mousquetaire, et à
chaque fois qu’il l’avait revu, il avait cru
remarquer une profonde tristesse empreinte sur
son visage.
Ce soir encore, Aramis veillait sombre et
rêveur ; d’Artagnan lui fit quelques questions sur
cette mélancolie profonde ; Aramis s’excusa sur
un commentaire du dix-huitième chapitre de saint
Augustin qu’il était forcé d’écrire en latin pour la
semaine suivante, et qui le préoccupait beaucoup.
Comme les deux amis causaient depuis
quelques instants, un serviteur de M. de Tréville
entra porteur d’un paquet cacheté.
– Qu’est-ce là ? demanda Aramis.
– Le congé que monsieur a demandé, répondit
le laquais.
– Moi, je n’ai pas demandé de congé.
– Taisez-vous et prenez, dit d’Artagnan. Et
vous, mon ami, voici une demi-pistole pour votre
peine ; vous direz à M. de Tréville que M.

464
Aramis le remercie bien sincèrement. Allez.
Le laquais salua jusqu’à terre et sortit.
– Que signifie cela ? demanda Aramis.
– Prenez ce qu’il vous faut pour un voyage de
quinze jours, et suivez-moi.
– Mais je ne puis quitter Paris en ce moment,
sans savoir...
Aramis s’arrêta.
– Ce qu’elle est devenue, n’est-ce pas ?
continua d’Artagnan.
– Qui ? reprit Aramis.
– La femme qui était ici, la femme au
mouchoir brodé.
– Qui vous a dit qu’il y avait une femme ici ?
répliqua Aramis en devenant pâle comme la mort.
– Je l’ai vue.
– Et vous savez qui elle est ?
– Je crois m’en douter, du moins.
– Écoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant
de choses, savez-vous ce qu’est devenue cette

465
femme ?
– Je présume qu’elle est retournée à Tours.
– À Tours ? oui, c’est bien cela ; vous la
connaissez. Mais comment est-elle retournée à
Tours sans me rien dire ?
– Parce qu’elle a craint d’être arrêtée.
– Comment ne m’a-t-elle pas écrit ?
– Parce qu’elle craint de vous compromettre.
– D’Artagnan, vous me rendez la vie ! s’écria
Aramis. Je me croyais méprisé, trahi. J’étais si
heureux de la revoir ! Je ne pouvais croire qu’elle
risquât sa liberté pour moi, et cependant pour
quelle cause serait-elle revenue à Paris ?
– Pour la cause qui aujourd’hui nous fait aller
en Angleterre.
– Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.
– Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour
le moment, j’imiterai la retenue de la nièce du
docteur.
Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu’il
avait fait certain soir à ses amis.

466
– Eh bien ! donc, puisqu’elle a quitté Paris et
que vous en êtes sûr, d’Artagnan, rien ne m’y
arrête plus, et je suis prêt à vous suivre. Vous
dites que nous allons ?...
– Chez Athos, pour le moment, et si vous
voulez venir, je vous invite même à vous hâter,
car nous avons déjà perdu beaucoup de temps. À
propos, prévenez Bazin.
– Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.
– Peut-être. En tout cas, il est bon qu’il nous
suive pour le moment chez Athos.
Aramis appela Bazin, et après lui avoir
ordonné de le venir joindre chez Athos :
– Partons donc, dit-il en prenant son manteau,
son épée et ses trois pistolets, et en ouvrant
inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s’il
n’y trouverait pas quelque pistole égarée. Puis,
quand il se fut bien assuré que cette recherche
était superflue, il suivit d’Artagnan en se
demandant comment il se faisait que le jeune
cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelle était
la femme à laquelle il avait donné l’hospitalité, et

467
sût mieux que lui ce qu’elle était devenue.
Seulement, en sortant, Aramis posa sa main
sur le bras de d’Artagnan, et le regardant
fixement :
– Vous n’avez parlé de cette femme à
personne ? dit-il.
– À personne au monde.
– Pas même à Athos et à Porthos ?
– Je ne leur en ai pas soufflé le moindre mot.
– À la bonne heure.
Et, tranquille sur ce point important, Aramis
continua son chemin avec d’Artagnan, et tous
deux arrivèrent bientôt chez Athos.
Ils le trouvèrent tenant son congé d’une main
et la lettre de M. de Tréville de l’autre.
– Pouvez-vous m’expliquer ce que signifient
ce congé et cette lettre que je viens de recevoir ?
dit Athos étonné.

Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre


santé l’exige absolument, que vous vous reposiez

468
quinze jours. Allez donc prendre les eaux de
Forges ou telles autres qui vous conviendront, et
rétablissez-vous promptement.
Votre affectionné,
TRÉVILLE.

– Eh bien, ce congé et cette lettre signifient


qu’il faut me suivre, Athos.
– Aux eaux de Forges ?
– Là ou ailleurs.
– Pour le service du roi ?
– Du roi ou de la reine : ne sommes-nous pas
serviteurs de Leurs Majestés ?
En ce moment, Porthos entra.
– Pardieu, dit-il, voici une chose étrange :
depuis quand, dans les mousquetaires, accorde-t-
on aux gens des congés sans qu’ils les
demandent ?
– Depuis, dit d’Artagnan, qu’ils ont des amis
qui les demandent pour eux.

469
– Ah ! ah ! dit Porthos, il paraît qu’il y a du
nouveau ici ?
– Oui, nous partons, dit Aramis.
– Pour quel pays ? demanda Porthos.
– Ma foi, je n’en sais trop rien, dit Athos :
demande cela à d’Artagnan.
– Pour Londres, messieurs, dit d’Artagnan.
– Pour Londres ! s’écria Porthos ; et qu’allons-
nous faire à Londres ?
– Voilà ce que je ne puis vous dire, messieurs,
et il faut vous fier à moi.
– Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il
faut de l’argent, et je n’en ai pas.
– Ni moi, dit Aramis.
– Ni moi, dit Athos.
– J’en ai, moi, reprit d’Artagnan en tirant son
trésor de sa poche et en le posant sur la table. Il y
a dans ce sac trois cents pistoles ; prenons-en
chacun soixante-quinze ; c’est autant qu’il en faut
pour aller à Londres et pour en revenir.
D’ailleurs, soyez tranquilles, nous n’y arriverons

470
pas tous, à Londres.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que, selon toute probabilité, il y en
aura quelques-uns d’entre nous qui resteront en
route.
– Mais est-ce donc une campagne que nous
entreprenons ?
– Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
– Ah çà, mais, puisque nous risquons de nous
faire tuer, dit Porthos, je voudrais bien savoir
pourquoi, au moins ?
– Tu en seras bien plus avancé ! dit Athos.
– Cependant, dit Aramis, je suis de l’avis de
Porthos.
– Le roi a-t-il l’habitude de vous rendre des
comptes ? Non ; il vous dit tout bonnement :
Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les
Flandres ; allez vous battre, et vous y allez.
Pourquoi ? vous ne vous en inquiétez même pas.
– D’Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos
trois congés qui viennent de M. de Tréville, et

471
voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais
d’où. Allons nous faire tuer où l’on nous dit
d’aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de
questions ? D’Artagnan, je suis prêt à te suivre.
– Et moi aussi, dit Porthos.
– Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne
suis pas fâché de quitter Paris. J’ai besoin de
distractions.
– Eh bien ! vous en aurez, des distractions,
messieurs, soyez tranquilles, dit d’Artagnan.
– Et maintenant, quand partons-nous ? dit
Athos.
– Tout de suite, répondit d’Artagnan, il n’y a
pas une minute à perdre.
– Holà ! Grimaud, Planchet, Mousqueton,
Bazin ! crièrent les quatre jeunes gens appelant
leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez les
chevaux de l’hôtel.
En effet, chaque mousquetaire laissait à l’hôtel
général comme à une caserne son cheval et celui
de son laquais.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin

472
partirent en toute hâte.
– Maintenant, dressons le plan de campagne,
dit Porthos. Où allons-nous d’abord ?
– À Calais, dit d’Artagnan ; c’est la ligne la
plus directe pour arriver à Londres.
– Eh bien ! dit Porthos, voici mon avis.
– Parle.
– Quatre hommes voyageant ensemble
seraient suspects : d’Artagnan nous donnera à
chacun ses instructions, je partirai en avant par la
route de Boulogne pour éclairer le chemin ;
Athos partira deux heures après par celle
d’Amiens ; Aramis nous suivra par celle de
Noyon ; quant à d’Artagnan, il partira par celle
qu’il voudra, avec les habits de Planchet tandis
que Planchet nous suivra en d’Artagnan et avec
l’uniforme des gardes.
– Messieurs, dit Athos, mon avis est qu’il ne
convient pas de mettre en rien des laquais dans
une pareille affaire : un secret peut par hasard
être trahi par des gentilshommes, mais il est
presque toujours vendu par des laquais.

473
– Le plan de Porthos me semble impraticable,
dit d’Artagnan, en ce que j’ignore moi-même
quelles instructions je puis vous donner. Je suis
porteur d’une lettre, voilà tout. Je n’ai pas et ne
puis faire trois copies de cette lettre, puisqu’elle
est scellée ; il faut donc, à mon avis, voyager de
compagnie. Cette lettre est là, dans cette poche.
(Et il montra la poche où était la lettre.) Si je suis
tué, l’un de vous la prendra et vous continuerez la
route ; s’il est tué, ce sera le tour d’un autre, et
ainsi de suite ; pourvu qu’un seul arrive, c’est
tout ce qu’il faut.
– Bravo, d’Artagnan ! ton avis est le mien, dit
Athos. Il faut être conséquent, d’ailleurs : je vais
prendre les eaux, vous m’accompagnerez ; au lieu
des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de
mer1 ; je suis libre. On veut nous arrêter, je
montre la lettre de M. de Tréville, et vous
montrez vos congés ; on nous attaque, nous nous
défendons ; on nous juge, nous soutenons
mordicus que nous n’avions d’autre intention que

1
Les bains de mer n’étaient alors recommandés qu’aux
patients atteints de la rage.

474
de nous tremper un certain nombre de fois dans la
mer ; on aurait trop bon marché de quatre
hommes isolés, tandis que quatre hommes réunis
font une troupe. Nous armerons les quatre laquais
de pistolets et de mousquetons ; si l’on envoie
une armée contre nous, nous livrerons bataille, et
le survivant, comme l’a dit d’Artagnan, portera la
lettre.
– Bien dit, s’écria Aramis ; tu ne parles pas
souvent, Athos, mais quand tu parles, c’est
comme saint Jean Bouche d’or. J’adopte le plan
d’Athos. Et toi, Porthos ?
– Moi aussi, dit Porthos, s’il convient à
d’Artagnan. D’Artagnan, porteur de la lettre, est
naturellement le chef de l’entreprise ; qu’il
décide, et nous exécuterons.
– Eh bien ! dit d’Artagnan, je décide que nous
adoptions le plan d’Athos et que nous partions
dans une demi-heure.
– Adopté ! reprirent en chœur les trois
mousquetaires.

475
Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit
soixante-quinze pistoles et fit ses préparatifs pour
partir à l’heure convenue.

476
20

Voyage

À deux heures du matin, nos quatre


aventuriers sortirent de Paris par la barrière Saint-
Denis1 ; tant qu’il fit nuit, ils restèrent muets ;
malgré eux, ils subissaient l’influence de
l’obscurité et voyaient des embûches partout.
Aux premiers rayons du jour, leurs langues se
délièrent ; avec le soleil, la gaieté revint : c’était
comme à la veille d’un combat, le cœur battait,
les yeux riaient ; on sentait que la vie qu’on allait
peut-être quitter était, au bout du compte, une
bonne chose.
L’aspect de la caravane, au reste, était des plus
formidables : les chevaux noirs des

1
La porte Saint-Denis qui fut démolie en 1672 pour être
remplacée par l’arc de triomphe.

477
mousquetaires, leur tournure martiale, cette
habitude de l’escadron qui fait marcher
régulièrement ces nobles compagnons du soldat,
eussent trahi le plus strict incognito.
Les valets suivaient, armés jusqu’aux dents.
Tout alla bien jusqu’à Chantilly, où l’on arriva
vers les huit heures du matin. Il fallait déjeuner.
On descendit devant une auberge que
recommandait une enseigne représentant saint
Martin donnant la moitié de son manteau à un
pauvre1. On enjoignit aux laquais de ne pas
desseller les chevaux et de se tenir prêts à repartir
immédiatement.
On entra dans la salle commune, et l’on se mit
à table.
Un gentilhomme, qui venait d’arriver par la
route de Dammartin2, était assis à cette même
table et déjeunait. Il entama la conversation sur la

1
Les recherches de Ch. Samaran et de G. Sigaux pour
retrouver les différentes auberges sont demeurées vaines, ainsi
que les nôtres.
2
Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne).

478
pluie et le beau temps ; les voyageurs
répondirent : il but à leur santé ; les voyageurs lui
rendirent sa politesse.
Mais au moment où Mousqueton venait
annoncer que les chevaux étaient prêts et où l’on
se levait de table, l’étranger proposa à Porthos la
santé du cardinal. Porthos répondit qu’il ne
demandait pas mieux, si l’étranger à son tour
voulait boire à la santé du roi. L’étranger s’écria
qu’il ne connaissait d’autre roi que Son
Éminence. Porthos l’appela ivrogne ; l’étranger
tira son épée.
– Vous avez fait une sottise, dit Athos ;
n’importe, il n’y a plus à reculer maintenant :
tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus
vite que vous pourrez.
Et tous trois remontèrent à cheval et
repartirent à bride, tandis que Porthos promettait
à son adversaire de le perforer de tous les coups
connus dans l’escrime.
– Et d’un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.
– Mais pourquoi cet homme s’est-il attaqué à

479
Porthos plutôt qu’à tout autre ? demanda Aramis.
– Parce que, Porthos parlant plus haut que
nous tous, il l’a pris pour le chef, dit d’Artagnan.
– J’ai toujours dit que ce cadet de Gascogne
était un puits de sagesse, murmura Athos.
Et les voyageurs continuèrent leur route.
À Beauvais, on s’arrêta deux heures, tant pour
faire souffler les chevaux que pour attendre
Porthos. Au bout de deux heures, comme Porthos
n’arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se
remit en chemin.
À une lieue de Beauvais, à un endroit où le
chemin se trouvait resserré entre deux talus, on
rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce
que la route était dépavée en cet endroit, avaient
l’air d’y travailler en y creusant des trous et en
pratiquant des ornières boueuses.
Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce
mortier artificiel, les apostropha durement. Athos
voulut le retenir, il était trop tard. Les ouvriers se
mirent à railler les voyageurs, et firent perdre par
leur insolence la tête même au froid Athos qui

480
poussa son cheval contre l’un d’eux.
Alors chacun de ces hommes recula jusqu’au
fossé et y prit un mousquet caché ; il en résulta
que nos sept voyageurs furent littéralement
passés par les armes. Aramis reçut une balle qui
lui traversa l’épaule, et Mousqueton une autre
balle qui se logea dans les parties charnues qui
prolongent le bas des reins. Cependant
Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu’il
fût grièvement blessé, mais, comme il ne pouvait
voir sa blessure, sans doute il crut être plus
dangereusement blessé qu’il ne l’était.
– C’est une embuscade, dit d’Artagnan, ne
brûlons pas une amorce, et en route.
Aramis, tout blessé qu’il était, saisit la crinière
de son cheval, qui l’emporta avec les autres.
Celui de Mousqueton les avait rejoints, et
galopait tout seul à son rang.
– Cela nous fera un cheval de rechange, dit
Athos.
– J’aimerais mieux un chapeau, dit
d’Artagnan ; le mien a été emporté par une balle.

481
C’est bien heureux, ma foi, que la lettre que je
porte n’ait pas été dedans.
– Ah çà, mais ils vont tuer le pauvre Porthos
quand il passera, dit Aramis.
– Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait
rejoints maintenant, dit Athos. M’est avis que, sur
le terrain, l’ivrogne se sera dégrisé.
Et l’on galopa encore pendant deux heures,
quoique les chevaux fussent si fatigués, qu’il était
à craindre qu’ils ne refusassent bientôt le service.
Les voyageurs avaient pris la traverse,
espérant de cette façon être moins inquiétés ;
mais, à Crèvecœur1, Aramis déclara qu’il ne
pouvait aller plus loin. En effet, il avait fallu tout
le courage qu’il cachait sous sa forme élégante et
sous ses façons polies pour arriver jusque-là. À
tout moment il pâlissait, et l’on était obligé de le
soutenir sur son cheval ; on le descendit à la porte
d’un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste,
dans une escarmouche, était plus embarrassant
qu’utile, et l’on repartit dans l’espérance d’aller

1
À une quinzaine de kilomètres après Beauvais.

482
coucher à Amiens.
– Morbleu ! dit Athos, quand ils se
retrouvèrent en route, réduits à deux maîtres et à
Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus
leur dupe, et je vous réponds qu’ils ne me feront
pas ouvrir la bouche ni tirer l’épée d’ici à Calais.
J’en jure...
– Ne jurons pas, dit d’Artagnan, galopons, si
toutefois nos chevaux y consentent.
Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons
dans le ventre de leurs chevaux, qui,
vigoureusement stimulés, retrouvèrent des forces.
On arriva à Amiens à minuit, et l’on descendit à
l’auberge du Lis d’Or.
L’hôtelier avait l’air du plus honnête homme
de la terre, il reçut les voyageurs son bougeoir
d’une main et son bonnet de coton de l’autre ; il
voulut loger les deux voyageurs chacun dans une
charmante chambre, malheureusement chacune
de ces chambres était à l’extrémité de l’hôtel.
D’Artagnan et Athos refusèrent ; l’hôte répondit
qu’il n’y en avait cependant pas d’autres dignes
de Leurs Excellences ; mais les voyageurs

483
déclarèrent qu’ils coucheraient dans la chambre
commune, chacun sur un matelas qu’on leur
jetterait à terre. L’hôte insista, les voyageurs
tinrent bon ; il fallut faire ce qu’ils voulurent.
Ils venaient de disposer leur lit et de barricader
leur porte en dedans, lorsqu’on frappa au volet de
la cour ; ils demandèrent qui était là, reconnurent
la voix de leurs valets et ouvrirent.
En effet, c’étaient Planchet et Grimaud.
– Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit
Planchet ; si ces messieurs veulent, je coucherai
en travers de leur porte ; de cette façon-là, ils
seront sûrs qu’on n’arrivera pas jusqu’à eux.
– Et sur quoi coucheras-tu ? dit d’Artagnan.
– Voici mon lit, répondit Planchet.
Et il montra une botte de paille.
– Viens donc, dit d’Artagnan, tu as raison : la
figure de l’hôte ne me convient pas, elle est trop
gracieuse.
– Ni à moi non plus, dit Athos.
Planchet monta par la fenêtre, s’installa en

484
travers de la porte, tandis que Grimaud allait
s’enfermer dans l’écurie, répondant qu’à cinq
heures du matin lui et les quatre chevaux seraient
prêts.
La nuit fut assez tranquille, on essaya bien
vers les deux heures du matin d’ouvrir la porte ;
mais comme Planchet se réveilla en sursaut et
cria : Qui va là ? on répondit qu’on se trompait,
et on s’éloigna.
À quatre heures du matin, on entendit un
grand bruit dans les écuries. Grimaud avait voulu
réveiller les garçons d’écurie, et les garçons
d’écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre,
on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête
fendue d’un coup de manche à fourche.
Planchet descendit dans la cour et voulut seller
les chevaux ; les chevaux étaient fourbus. Celui
de Mousqueton seul, qui avait voyagé sans maître
pendant cinq ou six heures la veille, aurait pu
continuer la route ; mais, par une erreur
inconcevable, le chirurgien vétérinaire qu’on
avait envoyé chercher, à ce qu’il paraît, pour
saigner le cheval de l’hôte, avait saigné celui de

485
Mousqueton.
Cela commençait à devenir inquiétant : tous
ces accidents successifs étaient peut-être le
résultat du hasard, mais ils pouvaient tout aussi
bien être le fruit d’un complot. Athos et
d’Artagnan sortirent, tandis que Planchet allait
s’informer s’il n’y avait pas trois chevaux à
vendre dans les environs. À la porte étaient deux
chevaux tout équipés, frais et vigoureux. Cela
faisait bien l’affaire. Il demanda où étaient les
maîtres ; on lui dit que les maîtres avaient passé
la nuit dans l’auberge et réglaient leur compte à
cette heure avec le maître.
Athos descendit pour payer la dépense, tandis
que d’Artagnan et Planchet se tenaient sur la
porte de la rue ; l’hôtelier était dans une chambre
basse et reculée, on pria Athos d’y passer.
Athos entra sans défiance et tira deux pistoles
pour payer : l’hôte était seul et assis devant son
bureau, dont un des tiroirs était entrouvert. Il prit
l’argent que lui présenta Athos, le tourna et le
retourna dans ses mains, et tout à coup, s’écriant
que la pièce était fausse, il déclara qu’il allait le

486
faire arrêter, lui et son compagnon, comme faux
monnayeurs.
– Drôle ! dit Athos, en marchant sur lui, je
vais te couper les oreilles !
Au même moment, quatre hommes armés
jusqu’aux dents entrèrent par les portes latérales
et se jetèrent sur Athos.
– Je suis pris, cria Athos de toutes les forces
de ses poumons ; au large, d’Artagnan ! pique,
pique ! et il lâcha deux coups de pistolet.
D’Artagnan et Planchet ne se le firent pas
répéter à deux fois, ils détachèrent les deux
chevaux qui attendaient à la porte, sautèrent
dessus, leur enfoncèrent leurs éperons dans le
ventre et partirent au triple galop.
– Sais-tu ce qu’est devenu Athos ? demanda
d’Artagnan à Planchet en courant.
– Ah ! monsieur, dit Planchet, j’en ai vu
tomber deux à ses deux coups, et il m’a semblé, à
travers la porte vitrée, qu’il ferraillait avec les
autres.
– Brave Athos ! murmura d’Artagnan. Et

487
quand on pense qu’il faut l’abandonner ! Au
reste, autant nous attend peut-être à deux pas
d’ici. En avant, Planchet, en avant ! tu es un
brave homme.
– Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Planchet,
les Picards, ça se reconnaît à l’user ; d’ailleurs je
suis ici dans mon pays, ça m’excite.
Et tous deux, piquant de plus belle, arrivèrent
à Saint-Omer d’une seule traite. À Saint-Omer,
ils firent souffler les chevaux la bride passée à
leurs bras, de peur d’accident, et mangèrent un
morceau sur le pouce tout debout dans la rue,
après quoi ils repartirent.
À cent pas des portes de Calais, le cheval de
d’Artagnan s’abattit, et il n’y eut pas moyen de le
faire se relever : le sang lui sortait par le nez et
par les yeux ; restait celui de Planchet, mais
celui-là s’était arrêté, et il n’y eut plus moyen de
le faire repartir.
Heureusement, comme nous l’avons dit, ils
étaient à cent pas de la ville ; ils laissèrent les
deux montures sur le grand chemin et coururent
au port. Planchet fit remarquer à son maître un

488
gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne
les précédait que d’une cinquantaine de pas.
Ils s’approchèrent vivement de ce
gentilhomme, qui paraissait fort affairé. Il avait
ses bottes couvertes de poussière, et s’informait
s’il ne pourrait point passer à l’instant même en
Angleterre.
– Rien ne serait plus facile, répondit le patron
d’un bâtiment prêt à mettre à la voile ; mais, ce
matin, est arrivé l’ordre de ne laisser partir
personne sans une permission expresse de M. le
cardinal.
– J’ai cette permission, dit le gentilhomme en
tirant un papier de sa poche ; la voici.
– Faites-la viser par le gouverneur du port, dit
le patron, et donnez-moi la préférence.
– Où trouverai-je le gouverneur ?
– À sa campagne.
– Et cette campagne est située ?
– À un quart de lieue de la ville ; tenez, vous
la voyez d’ici, au pied de cette petite éminence,
ce toit en ardoises.

489
– Très bien ! dit le gentilhomme.
Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la
maison de campagne du gouverneur.
D’Artagnan et Planchet suivirent le
gentilhomme à cinq cents pas de distance.
Une fois hors de la ville, d’Artagnan pressa le
pas et rejoignit le gentilhomme comme il entrait
dans un petit bois.
– Monsieur, lui dit d’Artagnan, vous me
paraissez fort pressé ?
– On ne peut plus pressé, monsieur.
– J’en suis désespéré, dit d’Artagnan, car,
comme je suis très pressé aussi, je voulais vous
prier de me rendre un service.
– Lequel ?
– De me laisser passer le premier.
– Impossible, dit le gentilhomme, j’ai fait
soixante lieues en quarante-quatre heures, et il
faut que demain à midi je sois à Londres.
– J’ai fait le même chemin en quarante heures,
et il faut que demain à dix heures du matin je sois

490
à Londres.
– Désespéré, monsieur ; mais je suis arrivé le
premier et je ne passerai pas le second.
– Désespéré, monsieur ; mais je suis arrivé le
second, et je passerai le premier.
– Service du roi ! dit le gentilhomme.
– Service de moi ! dit d’Artagnan.
– Mais c’est une mauvaise querelle que vous
me cherchez là, ce me semble.
– Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?
– Que désirez-vous ?
– Vous voulez le savoir ?
– Certainement.
– Eh bien ! je veux l’ordre dont vous êtes
porteur, attendu que je n’en ai pas, moi, et qu’il
m’en faut un.
– Vous plaisantez, je présume.
– Je ne plaisante jamais.
– Laissez-moi passer !
– Vous ne passerez pas.

491
– Mon brave jeune homme, je vais vous casser
la tête. Holà, Lubin ! mes pistolets.
– Planchet, dit d’Artagnan, charge-toi du valet,
je me charge du maître.
Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta
sur Lubin, et comme il était fort et vigoureux, il
le renversa les reins contre terre et lui mit le
genou sur la poitrine.
– Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet ;
moi, j’ai fait la mienne.
Voyant cela, le gentilhomme tira son épée et
fondit sur d’Artagnan ; mais il avait affaire à
forte partie. En trois secondes d’Artagnan lui
fournit trois coups d’épée en disant à chaque
coup :
– Un pour Athos, un pour Porthos, un pour
Aramis.
Au troisième coup, le gentilhomme tomba
comme une masse.
D’Artagnan le crut mort, ou tout au moins
évanoui, et s’approcha pour lui prendre l’ordre ;
mais au moment où il étendait le bras afin de le

492
fouiller, le blessé qui n’avait pas lâché son épée,
lui porta un coup de pointe dans la poitrine en
disant :
– Un pour vous.
– Et un pour moi ! au dernier les bons ! s’écria
d’Artagnan furieux, en le clouant par terre d’un
quatrième coup d’épée dans le ventre.
Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et
s’évanouit.
D’Artagnan fouilla dans la poche où il l’avait
vu remettre l’ordre de passage, et le prit. Il était
au nom du comte de Wardes.
Puis, jetant un dernier coup d’œil sur le beau
jeune homme, qui avait vingt-cinq ans à peine et
qu’il laissait là, gisant, privé de sentiment et peut-
être mort, il poussa un soupir sur cette étrange
destinée qui porte les hommes à se détruire les
uns les autres pour les intérêts de gens qui leur
sont étrangers et qui souvent ne savent pas même
qu’ils existent.
Mais il fut bientôt tiré de ces réflexions par
Lubin, qui poussait des hurlements et criait de

493
toutes ses forces au secours.
Planchet lui appliqua la main sur la gorge et
serra de toutes ses forces.
– Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi,
il ne criera pas, j’en suis bien sûr ; mais aussitôt
que je le lâcherai, il va se remettre à crier. Je le
reconnais pour un Normand, et les Normands
sont entêtés.
En effet, tout comprimé qu’il était, Lubin
essayait encore de filer des sons.
– Attends ! dit d’Artagnan.
Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.
– Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre.
La chose fut faite en conscience, puis on tira le
comte de Wardes près de son domestique ; et
comme la nuit commençait à tomber et que le
garrotté et le blessé étaient tous deux à quelques
pas dans le bois, il était évident qu’ils devaient
rester jusqu’au lendemain.
– Et maintenant, dit d’Artagnan, chez le
gouverneur !

494
– Mais vous êtes blessé, ce me semble ? dit
Planchet.
– Ce n’est rien, occupons-nous du plus
pressé ; puis nous reviendrons à ma blessure, qui,
au reste, ne me paraît pas très dangereuse.
Et tous deux s’acheminèrent à grands pas vers
la campagne du digne fonctionnaire.
On annonça M. le comte de Wardes.
D’Artagnan fut introduit.
– Vous avez un ordre signé du cardinal ? dit le
gouverneur.
– Oui, monsieur, répondit d’Artagnan, le
voici.
– Ah ! ah ! il est en règle et bien recommandé,
dit le gouverneur.
– C’est tout simple, répondit d’Artagnan, je
suis de ses plus fidèles.
– Il paraît que Son Éminence veut empêcher
quelqu’un de parvenir en Angleterre.
– Oui, un certain d’Artagnan, un gentilhomme
béarnais qui est parti de Paris avec trois de ses

495
amis dans l’intention de gagner Londres.
– Le connaissez-vous personnellement ?
demanda le gouverneur.
– Qui cela ?
– Ce d’Artagnan ?
– À merveille.
– Donnez-moi son signalement alors.
– Rien de plus facile.
Et d’Artagnan donna trait pour trait le
signalement du comte de Wardes.
– Est-il accompagné ? demanda le gouverneur.
– Oui, d’un valet nommé Lubin.
– On veillera sur eux, et si on leur met la main
dessus, Son Éminence peut être tranquille, ils
seront reconduits à Paris sous bonne escorte.
– Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit
d’Artagnan, vous aurez bien mérité du cardinal.
– Vous le reverrez à votre retour, monsieur le
comte ?
– Sans aucun doute.

496
– Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son
serviteur.
– Je n’y manquerai pas.
Et joyeux de cette assurance, le gouverneur
visa le laissez-passer et le remit à d’Artagnan.
D’Artagnan ne perdit pas son temps en
compliments inutiles, il salua le gouverneur, le
remercia et partit.
Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur
course, et faisant un long détour, ils évitèrent le
bois et rentrèrent par une autre porte.
Le bâtiment était toujours prêt à partir, le
patron attendait sur le port.
– Eh bien ? dit-il en apercevant d’Artagnan.
– Voici ma passe visée, dit celui-ci.
– Et cet autre gentilhomme ?
– Il ne partira pas aujourd’hui, dit d’Artagnan,
mais soyez tranquille, je paierai le passage pour
nous deux.
– En ce cas, partons, dit le patron.
– Partons ! répéta d’Artagnan.

497
Et il sauta avec Planchet dans le canot ; cinq
minutes après, ils étaient à bord.
Il était temps : à une demi-lieue en mer,
d’Artagnan vit briller une lumière et entendit une
détonation.
C’était le coup de canon qui annonçait la
fermeture du port.
Il était temps de s’occuper de sa blessure ;
heureusement, comme l’avait pensé d’Artagnan,
elle n’était pas des plus dangereuses : la pointe de
l’épée avait rencontré une côte et avait glissé le
long de l’os ; de plus, la chemise s’était collée
aussitôt à la plaie, et à peine avait-elle répandu
quelques gouttes de sang.
D’Artagnan était brisé de fatigue : on lui
étendit un matelas sur le pont, il se jeta dessus et
s’endormit.
Le lendemain, au point du jour, il se trouva à
trois ou quatre lieues seulement des côtes
d’Angleterre ; la brise avait été faible toute la
nuit, et l’on avait peu marché.
À dix heures, le bâtiment jetait l’ancre dans le

498
port de Douvres.
À dix heures et demie, d’Artagnan mettait le
pied sur la terre d’Angleterre, en s’écriant :
– Enfin, m’y voilà !
Mais ce n’était pas tout : il fallait gagner
Londres. En Angleterre, la poste était assez bien
servie. D’Artagnan et Planchet prirent chacun un
bidet, un postillon courut devant eux ; en quatre
heures ils arrivèrent aux portes de la capitale.
D’Artagnan ne connaissait pas Londres,
d’Artagnan ne savait pas un mot d’anglais ; mais
il écrivit le nom de Buckingham sur un papier, et
chacun lui indiqua l’hôtel du duc.
Le duc était à la chasse à Windsor1, avec le
roi.
D’Artagnan demanda le valet de chambre de
confiance du duc, qui, l’ayant accompagné dans
tous ses voyages, parlait parfaitement français ; il
lui dit qu’il arrivait de Paris pour affaire de vie et
de mort, et qu’il fallait qu’il parlât à son maître à

1
À une quarantaine de kilomètres de Londres.

499
l’instant même.
La confiance avec laquelle parlait d’Artagnan
convainquit Patrice ; c’était le nom de ce ministre
du ministre. Il fit seller deux chevaux et se
chargea de conduire le jeune garde. Quant à
Planchet, on l’avait descendu de sa monture,
raide comme un jonc : le pauvre garçon était au
bout de ses forces ; d’Artagnan semblait de fer.
On arriva au château ; là on se renseigna : le
roi et Buckingham chassaient à l’oiseau dans des
marais situés à deux ou trois lieues de là.
En vingt minutes on fut au lieu indiqué.
Bientôt Patrice entendit la voix de son maître, qui
appelait son faucon.
– Qui faut-il que j’annonce à Milord duc ?
demanda Patrice.
– Le jeune homme qui, un soir, lui a cherché
une querelle sur le Pont-Neuf, en face de la
Samaritaine.
– Singulière recommandation !
– Vous verrez qu’elle en vaut bien une autre.
Patrice mit son cheval au galop, atteignit le

500
duc et lui annonça dans les termes que nous
avons dits qu’un messager l’attendait.
Buckingham reconnut d’Artagnan à l’instant
même, et se doutant que quelque chose se passait
en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle,
il ne prit que le temps de demander où était celui
qui la lui apportait ; et ayant reconnu de loin
l’uniforme des gardes, il mit son cheval au galop
et vint droit à d’Artagnan. Patrice, par discrétion,
se tint à l’écart.
– Il n’est point arrivé malheur à la reine ?
s’écria Buckingham, répandant toute sa pensée et
tout son amour dans cette interrogation.
– Je ne crois pas ; cependant je crois qu’elle
court quelque grand péril dont Votre Grâce seule
peut la tirer.
– Moi ? s’écria Buckingham. Eh quoi ! je
serais assez heureux pour lui être bon à quelque
chose ! Parlez ! parlez !
– Prenez cette lettre, dit d’Artagnan.
– Cette lettre ! de qui vient cette lettre ?
– De Sa Majesté, à ce que je pense.

501
– De Sa Majesté ! dit Buckingham, pâlissant si
fort que d’Artagnan crut qu’il allait se trouver
mal.
Et il brisa le cachet.
– Quelle est cette déchirure ? dit-il en
montrant à d’Artagnan un endroit où elle était
percée à jour.
– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, je n’avais pas vu
cela ; c’est l’épée du comte de Wardes qui aura
fait ce beau coup en me trouant la poitrine.
– Vous êtes blessé ? demanda Buckingham en
rompant le cachet.
– Oh ! rien ! dit d’Artagnan, une égratignure.
– Juste ciel ! qu’ai-je lu ! s’écria le duc.
Patrice, reste ici, ou plutôt rejoins le roi partout
où il sera, et dis à Sa Majesté que je la supplie
bien humblement de m’excuser, mais qu’une
affaire de la plus haute importance me rappelle à
Londres. Venez, monsieur, venez.
Et tous deux reprirent au galop le chemin de la
capitale.

502
21

La comtesse de Winter

Tout le long de la route, le duc se fit mettre au


courant par d’Artagnan non pas de tout ce qui
s’était passé, mais de ce que d’Artagnan savait.
En rapprochant ce qu’il avait entendu sortir de la
bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui, il
put donc se faire une idée assez exacte d’une
position de la gravité de laquelle, au reste, la
lettre de la reine, si courte et si peu explicite
qu’elle fût, lui donnait la mesure. Mais ce qui
l’étonnait surtout, c’est que le cardinal, intéressé
comme il l’était à ce que le jeune homme ne mît
pas le pied en Angleterre, ne fût point parvenu à
l’arrêter en route. Ce fut alors, et sur la
manifestation de cet étonnement, que d’Artagnan
lui raconta les précautions prises, et comment,
grâce au dévouement de ses trois amis qu’il avait

503
éparpillés tout sanglants sur la route, il était
arrivé à en être quitte pour le coup d’épée qui
avait traversé le billet de la reine, et qu’il avait
rendu à M. de Wardes en si terrible monnaie.
Tout en écoutant ce récit, fait avec la plus grande
simplicité, le duc regardait de temps en temps le
jeune homme d’un air étonné, comme s’il n’eût
pas pu comprendre que tant de prudence, de
courage et de dévouement s’alliât avec un visage
qui n’indiquait pas encore vingt ans.
Les chevaux allaient comme le vent, et en
quelques minutes ils furent aux portes de
Londres. D’Artagnan avait cru qu’en arrivant
dans la ville le duc allait ralentir l’allure du sien,
mais il n’en fut pas ainsi : il continua sa route à
fond de train, s’inquiétant peu de renverser ceux
qui étaient sur son chemin. En effet, en traversant
la Cité, deux ou trois accidents de ce genre
arrivèrent ; mais Buckingham ne détourna pas
même la tête pour regarder ce qu’étaient devenus
ceux qu’il avait culbutés. D’Artagnan le suivait
au milieu de cris qui ressemblaient fort à des
malédictions.

504
En entrant dans la cour de l’hôtel,
Buckingham sauta à bas de son cheval, et, sans
s’inquiéter de ce qu’il deviendrait, il lui jeta la
bride sur le cou et s’élança vers le perron.
D’Artagnan en fit autant, avec un peu plus
d’inquiétude, cependant, pour ces nobles
animaux dont il avait pu apprécier le mérite ;
mais il eut la consolation de voir que trois ou
quatre valets s’étaient déjà élancés des cuisines et
des écuries, et s’emparaient aussitôt de leurs
montures.
Le duc marchait si rapidement, que
d’Artagnan avait peine à le suivre. Il traversa
successivement plusieurs salons d’une élégance
dont les plus grands seigneurs de France
n’avaient pas même l’idée, et il parvint enfin
dans une chambre à coucher qui était à la fois un
miracle de goût et de richesse. Dans l’alcôve de
cette chambre était une porte, prise dans la
tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clef
d’or qu’il portait suspendue à son cou par une
chaîne du même métal. Par discrétion,
d’Artagnan était resté en arrière ; mais au
moment où Buckingham franchissait le seuil de

505
cette porte, il se retourna, et voyant l’hésitation
du jeune homme :
– Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur
d’être admis en la présence de Sa Majesté, dites-
lui ce que vous avez vu.
Encouragé par cette invitation, d’Artagnan
suivit le duc, qui referma la porte derrière lui.
Tous deux se trouvèrent alors dans une petite
chapelle toute tapissée de soie de Perse et
brochée d’or, ardemment éclairée par un grand
nombre de bougies. Au-dessus d’une espèce
d’autel, et au-dessous d’un dais de velours bleu
surmonté de plumes blanches et rouges, était un
portrait de grandeur naturelle représentant Anne
d’Autriche, si parfaitement ressemblant, que
d’Artagnan poussa un cri de surprise : on eût cru
que la reine allait parler.
Sur l’autel, et au-dessous du portrait, était le
coffret qui renfermait les ferrets de diamants.
Le duc s’approcha de l’autel, s’agenouilla
comme eût pu faire un prêtre devant le Christ ;
puis il ouvrit le coffret.

506
– Tenez, lui dit-il en tirant du coffre un gros
nœud de ruban bleu tout étincelant de diamants ;
tenez, voici ces précieux ferrets avec lesquels
j’avais fait le serment d’être enterré. La reine me
les avait donnés, la reine me les reprend : sa
volonté, comme celle de Dieu, soit faite en toutes
choses.
Puis il se mit à baiser les uns après les autres
ces ferrets dont il fallait se séparer. Tout à coup,
il poussa un cri terrible.
– Qu’y a-t-il ? demanda d’Artagnan avec
inquiétude, et que vous arrive-t-il, milord ?
– Il y a que tout est perdu, s’écria Buckingham
en devenant pâle comme un trépassé ; deux de
ces ferrets manquent, il n’y en a plus que dix.
– Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu’on les
lui ait volés ?
– On me les a volés, reprit le duc, et c’est le
cardinal qui a fait le coup. Tenez, voyez, les
rubans qui les soutenaient ont été coupés avec des
ciseaux.
– Si Milord pouvait se douter qui a commis le

507
vol... Peut-être la personne les a-t-elle encore
entre les mains.
– Attendez, attendez ! s’écria le duc. La seule
fois que j’ai mis ces ferrets, c’était au bal du roi,
il y a huit jours, à Windsor. La comtesse de
Winter, avec laquelle j’étais brouillé, s’est
rapprochée de moi à ce bal. Ce
raccommodement, c’était une vengeance de
femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l’ai pas
revue. Cette femme est un agent du cardinal.
– Mais il en a donc dans le monde entier !
s’écria d’Artagnan.
– Oh ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les
dents de colère ; oui, c’est un terrible lutteur.
Mais cependant, quand doit avoir lieu ce bal ?
– Lundi prochain.
– Lundi prochain ! cinq jours encore, c’est
plus de temps qu’il ne nous en faut. Patrice !
s’écria le duc en ouvrant la porte de la chapelle,
Patrice !
Son valet de chambre de confiance parut.
– Mon joaillier et mon secrétaire !

508
Le valet de chambre sortit avec une
promptitude et un mutisme qui prouvaient
l’habitude qu’il avait contractée d’obéir
aveuglément et sans réplique.
Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût été
appelé le premier, ce fut le secrétaire qui parut
d’abord. C’était tout simple, il habitait l’hôtel. Il
trouva Buckingham assis devant une table dans
sa chambre à coucher, et écrivant quelques ordres
de sa propre main.
– Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous
rendre de ce pas chez le lord-chancelier, et lui
dire que je le charge de l’exécution de ces ordres.
Je désire qu’ils soient promulgués à l’instant
même.
– Mais, monseigneur, si le lord-chancelier
m’interroge sur les motifs qui ont pu porter Votre
Grâce à une mesure si extraordinaire, que
répondrai-je ?
– Que tel a été mon bon plaisir, et que je n’ai
de compte à rendre à personne de ma volonté.
– Sera-ce la réponse qu’il devra transmettre à

509
Sa Majesté, reprit en souriant le secrétaire, si par
hasard Sa Majesté avait la curiosité de savoir
pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports
de la Grande-Bretagne ?
– Vous avez raison, monsieur, répondit
Buckingham ; il dirait en ce cas au roi que j’ai
décidé la guerre, et que cette mesure est mon
premier acte d’hostilité contre la France.
Le secrétaire s’inclina et sortit.
– Nous voilà tranquilles de ce côté, dit
Buckingham en se retournant vers d’Artagnan. Si
les ferrets ne sont point déjà partis pour la France,
ils n’y arriveront qu’après vous.
– Comment cela ?
– Je viens de mettre un embargo sur tous les
bâtiments qui se trouvent à cette heure dans les
ports de Sa Majesté, et, à moins de permission
particulière, pas un seul n’osera lever l’ancre.
D’Artagnan regarda avec stupéfaction cet
homme qui mettait le pouvoir illimité dont il était
revêtu par la confiance d’un roi au service de ses
amours. Buckingham vit, à l’expression du visage

510
du jeune homme, ce qui se passait dans sa
pensée, et il sourit.
– Oui, dit-il, oui, c’est qu’Anne d’Autriche est
ma véritable reine ; sur un mot d’elle, je trahirais
mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais mon
Dieu. Elle m’a demandé de ne point envoyer aux
protestants de La Rochelle le secours que je leur
avais promis, et je l’ai fait. Je manquais à ma
parole, mais qu’importe ! j’obéissais à son désir ;
n’ai-je point été grandement payé de mon
obéissance, dites ? Car c’est à cette obéissance
que je dois son portrait.
D’Artagnan admira à quels fils fragiles et
inconnus sont parfois suspendues les destinées
d’un peuple et la vie des hommes.
Il en était au plus profond de ses réflexions,
lorsque l’orfèvre entra : c’était un Irlandais des
plus habiles dans son art, et qui avouait lui-même
qu’il gagnait cent mille livres par an avec le duc
de Buckingham.
– Monsieur O’Reilly, lui dit le duc en le
conduisant dans la chapelle, voyez ces ferrets de
diamants, et dites-moi ce qu’ils valent la pièce.

511
L’orfèvre jeta un seul coup d’œil sur la façon
élégante dont ils étaient montés, calcula l’un dans
l’autre la valeur des diamants, et sans hésitation
aucune :
– Quinze cents pistoles la pièce, milord,
répondit-il.
– Combien faudrait-il de jours pour faire deux
ferrets comme ceux-là ? Vous voyez qu’il en
manque deux.
– Huit jours, milord.
– Je les paierai trois mille pistoles la pièce, il
me les faut après-demain.
– Milord les aura.
– Vous êtes un homme précieux, monsieur
O’Reilly, mais ce n’est pas le tout : ces ferrets ne
peuvent être confiés à personne, il faut qu’ils
soient faits dans ce palais.
– Impossible, milord, il n’y a que moi qui
puisse les exécuter pour qu’on ne voie pas la
différence entre les nouveaux et les anciens.
– Aussi, mon cher monsieur O’Reilly, vous
êtes mon prisonnier, et vous voudriez sortir à

512
cette heure de mon palais que vous ne le pourriez
pas ; prenez-en donc votre parti. Nommez-moi
ceux de vos garçons dont vous aurez besoin, et
désignez-moi les ustensiles qu’ils doivent
apporter.
L’orfèvre connaissait le duc, il savait que toute
observation était inutile, il en prit donc à l’instant
même son parti.
– Il me sera permis de prévenir ma femme ?
demanda-t-il.
– Oh ! il vous sera même permis de la voir,
mon cher monsieur O’Reilly : votre captivité sera
douce, soyez tranquille ; et comme tout
dérangement vaut un dédommagement, voici, en
dehors du prix des deux ferrets, un bon de mille
pistoles pour vous faire oublier l’ennui que je
vous cause.
D’Artagnan ne revenait pas de la surprise que
lui causait ce ministre, qui remuait à pleines
mains les hommes et les millions.
Quant à l’orfèvre, il écrivit à sa femme en lui
envoyant le bon de mille pistoles, et en la

513
chargeant de lui retourner en échange son plus
habile apprenti, un assortiment de diamants dont
il lui donnait le poids et le titre, et une liste des
outils qui lui étaient nécessaires.
Buckingham conduisit l’orfèvre dans la
chambre qui lui était destinée, et qui, au bout
d’une demi-heure, fut transformée en atelier. Puis
il mit une sentinelle à chaque porte, avec défense
de laisser entrer qui que ce fût, à l’exception de
son valet de chambre Patrice. Il est inutile
d’ajouter qu’il était absolument défendu à
l’orfèvre O’Reilly et à son aide de sortir sous
quelque prétexte que ce fût.
Ce point réglé, le duc revint à d’Artagnan.
– Maintenant, mon jeune ami, dit-il,
l’Angleterre est à nous deux ; que voulez-vous,
que désirez-vous ?
– Un lit, répondit d’Artagnan ; c’est, pour le
moment, je l’avoue, la chose dont j’ai le plus
besoin.
Buckingham donna à d’Artagnan une chambre
qui touchait à la sienne. Il voulait garder le jeune

514
homme sous sa main, non pas qu’il se défiât de
lui, mais pour avoir quelqu’un à qui parler
constamment de la reine.
Une heure après fut promulguée dans Londres
l’ordonnance de ne laisser sortir des ports aucun
bâtiment chargé pour la France, pas même le
paquebot des lettres. Aux yeux de tous, c’était
une déclaration de guerre entre les deux
royaumes.
Le surlendemain, à onze heures, les deux
ferrets en diamants étaient achevés, mais si
exactement imités, mais si parfaitement pareils,
que Buckingham ne put reconnaître les nouveaux
des anciens, et que les plus exercés en pareille
matière y auraient été trompés comme lui.
Aussitôt il fit appeler d’Artagnan.
– Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants
que vous êtes venu chercher, et soyez mon
témoin que tout ce que la puissance humaine
pouvait faire, je l’ai fait.
– Soyez tranquille, milord : je dirai ce que j’ai
vu ; mais Votre Grâce me remet les ferrets sans la

515
boîte ?
– La boîte vous embarrasserait. D’ailleurs la
boîte m’est d’autant plus précieuse, qu’elle me
reste seule. Vous direz que je la garde.
– Je ferai votre commission mot à mot, milord.
– Et maintenant, reprit Buckingham en
regardant fixement le jeune homme, comment
m’acquitterai-je jamais envers vous ?
D’Artagnan rougit jusqu’au blanc des yeux. Il
vit que le duc cherchait un moyen de lui faire
accepter quelque chose, et cette idée que le sang
de ses compagnons et le sien lui allait être payé
par de l’or anglais lui répugnait étrangement.
– Entendons-nous, milord, répondit
d’Artagnan, et pesons bien les faits d’avance, afin
qu’il n’y ait point de méprise. Je suis au service
du roi et de la reine de France, et fais partie de la
compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel,
ainsi que son beau-frère M. de Tréville, est tout
particulièrement attaché à Leurs Majestés. J’ai
donc tout fait pour la reine et rien pour Votre
Grâce. Il y a plus, c’est que peut-être n’eussé-je

516
rien fait de tout cela, s’il ne se fût agi d’être
agréable à quelqu’un qui est ma dame à moi,
comme la reine est la vôtre.
– Oui, dit le duc en souriant, et je crois même
connaître cette autre personne, c’est...
– Milord, je ne l’ai point nommée, interrompit
vivement le jeune homme.
– C’est juste, dit le duc ; c’est donc à cette
personne que je dois être reconnaissant de votre
dévouement.
– Vous l’avez dit, milord, car justement à cette
heure qu’il est question de guerre, je vous avoue
que je ne vois dans Votre Grâce qu’un Anglais, et
par conséquent qu’un ennemi que je serais encore
plus enchanté de rencontrer sur le champ de
bataille que dans le parc de Windsor ou dans les
corridors du Louvre ; ce qui, au reste, ne
m’empêchera pas d’exécuter de point en point ma
mission et de me faire tuer, si besoin est, pour
l’accomplir ; mais, je le répète à Votre Grâce,
sans qu’elle ait personnellement pour cela plus à
me remercier de ce que je fais pour moi dans
cette seconde entrevue, que de ce que j’ai déjà

517
fait pour elle dans la première.
– Nous disons, nous : « Fier comme un
Écossais », murmura Buckingham.
– Et nous disons, nous : « Fier comme un
Gascon », répondit d’Artagnan. Les Gascons sont
les Écossais de la France.
D’Artagnan salua le duc et s’apprêta à partir.
– Eh bien ! vous vous en allez comme cela ?
Par où ? Comment ?
– C’est vrai.
– Dieu me damne ! les Français ne doutent de
rien !
– J’avais oublié que l’Angleterre était une île,
et que vous en étiez le roi.
– Allez au port, demandez le brick le Sund,
remettez cette lettre au capitaine ; il vous
conduira à un petit port où certes on ne vous
attend pas, et où n’abordent ordinairement que
des bâtiments pêcheurs.
– Ce port s’appelle ?

518
– Saint-Valery1 ; mais, attendez donc : arrivé
là, vous entrerez dans une mauvaise auberge sans
nom et sans enseigne, un véritable bouge à
matelots ; il n’y a pas à vous tromper, il n’y en a
qu’une.
– Après ?
– Vous demanderez l’hôte, et vous lui direz :
Forward.
– Ce qui veut dire ?
– En avant : c’est le mot d’ordre. Il vous
donnera un cheval tout sellé et vous indiquera le
chemin que vous devez suivre ; vous trouverez
ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez,
à chacun d’eux, donner votre adresse à Paris, les
quatre chevaux vous y suivront ; vous en
connaissez déjà deux, et vous m’avez paru les
apprécier en amateur : ce sont ceux que nous
montions ; rapportez-vous-en à moi, les autres ne
leur sont point inférieurs. Ces quatre chevaux
sont équipés pour la campagne. Si fier que vous
soyez, vous ne refuserez pas d’en accepter un et

1
Saint-Valery-sur-Somme, et non Saint-Valery-en-Caux.

519
de faire accepter les trois autres à vos
compagnons : c’est pour nous faire la guerre,
d’ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous
dites, vous autres Français, n’est-ce pas ?
– Oui, milord, j’accepte, dit d’Artagnan ; et
s’il plaît à Dieu, nous ferons bon usage de vos
présents.
– Maintenant, votre main, jeune homme ;
peut-être nous rencontrerons-nous bientôt sur le
champ de bataille ; mais, en attendant, nous nous
quitterons bons amis, je l’espère.
– Oui, milord, mais avec l’espérance de
devenir ennemis bientôt.
– Soyez tranquille, je vous le promets.
– Je compte sur votre parole, milord.
D’Artagnan salua le duc et s’avança vivement
vers le port.
En face la Tour de Londres, il trouva le
bâtiment désigné, remit sa lettre au capitaine, qui
la fit viser par le gouverneur du port, et appareilla
aussitôt.
Cinquante bâtiments étaient en partance et

520
attendaient.
En passant bord à bord de l’un d’eux,
d’Artagnan crut reconnaître la femme de Meung,
la même que le gentilhomme inconnu avait
appelée « Milady », et que lui, d’Artagnan, avait
trouvée si belle ; mais grâce au courant du fleuve
et au bon vent qui soufflait, son navire allait si
vite qu’au bout d’un instant on fut hors de vue.
Le lendemain, vers neuf heures du matin, on
aborda à Saint-Valery.
D’Artagnan se dirigea à l’instant même vers
l’auberge indiquée, et la reconnut aux cris qui
s’en échappaient : on parlait de guerre entre
l’Angleterre et la France comme de chose
prochaine et indubitable, et les matelots joyeux
faisaient bombance.
D’Artagnan fendit la foule, s’avança vers
l’hôte, et prononça le mot Forward. À l’instant
même, l’hôte lui fit signe de le suivre, sortit avec
lui par une porte qui donnait dans la cour, le
conduisit à l’écurie où l’attendait un cheval tout
sellé, et lui demanda s’il avait besoin de quelque
autre chose.

521
– J’ai besoin de connaître la route que je dois
suivre, dit d’Artagnan.
– Allez d’ici à Blangy, et de Blangy à
Neufchâtel1. À Neufchâtel, entrez à l’auberge de
la Herse d’Or, donnez le mot d’ordre à l’hôtelier,
et vous trouverez comme ici un cheval tout sellé.
– Dois-je quelque chose ? demanda
d’Artagnan.
– Tout est payé, dit l’hôte, et largement. Allez
donc, et que Dieu vous conduise !
– Amen ! répondit le jeune homme en partant
au galop.
Quatre heures après, il était à Neufchâtel.
Il suivit strictement les instructions reçues ; à
Neufchâtel, comme à Saint-Valery, il trouva une
monture toute sellée et qui l’attendait ; il voulut
transporter les pistolets de la selle qu’il venait de
quitter à la selle qu’il allait prendre : les fontes
étaient garnies de pistolets pareils.

1
Blangy, sur la Bresle, à trente kilomètres au nord-ouest de
Neuchâtel-en-Bray, sur la Béthune.

522
– Votre adresse à Paris ?
– Hôtel des Gardes, compagnie des Essarts.
– Bien, répondit celui-ci.
– Quelle route faut-il prendre ? demanda à son
tour d’Artagnan.
– Celle de Rouen ; mais vous laisserez la ville
à votre droite. Au petit village d’Écouis1, vous
vous arrêterez, il n’y a qu’une auberge, l’Écu de
France. Ne la jugez pas d’après son apparence ;
elle aura dans ses écuries un cheval qui vaudra
celui-ci.
– Même mot d’ordre ?
– Exactement.
– Adieu, maître !
– Bon voyage, gentilhomme ! avez-vous
besoin de quelque chose ?
D’Artagnan fit signe de la tête que non, et
repartit à fond de train. À Écouis, la même scène

1
Dans l’Eure, à vingt-cinq kilomètres de Rouen ; de
Neuchâtel à Écouis, d’Artagnan est passé par Forges-les-Eaux
et Lyons-la-Forêt.

523
se répéta : il trouva un hôte aussi prévenant, un
cheval frais et reposé ; il laissa son adresse
comme il l’avait fait, et repartit du même train
pour Pontoise. À Pontoise, il changea une
dernière fois de monture, et à neuf heures il
entrait au grand galop dans la cour de l’hôtel de
M. de Tréville.
Il avait fait près de soixante lieues en douze
heures.
M. de Tréville le reçut comme s’il l’avait vu le
matin même ; seulement, en lui serrant la main un
peu plus vivement que de coutume, il lui annonça
que la compagnie de M. des Essarts était de garde
au Louvre et qu’il pouvait se rendre à son poste.

FIN DU TOME PREMIER

524
525
Table

I. Les trois présents de M. d’Artagnan


père ............................................................11
II. L’antichambre de M. de Tréville...............47
III. L’audience .................................................71
IV. L’épaule d’Athos, le baudrier de
Porthos et le mouchoir d’Aramis...............97
V. Les mousquetaires du roi et les gardes
de M. le cardinal ......................................116
VI. Sa majesté le roi Louis treizième.............140
VII. L’intérieur des mousquetaires .................183
VIII. Une intrigue de cour ................................203
IX. D’Artagnan se dessine.............................223
X. Une souricière au XVIIe siècle ................241
XI. L’intrigue se noue....................................264
XII. Georges Villiers, duc de Buckingham.....304
XIII. Monsieur Bonacieux................................323
XIV. L’homme de Meung ................................343
XV. Gens de robe et gens d’épée ....................368

526
XVI. Où M. le garde des Sceaux Séguier
chercha plus d’une fois la cloche pour
la sonner, comme il le faisait autrefois ....386
XVII. Le ménage Bonacieux .............................412
XVIII. L’amant et le mari ...................................441
XIX. Plan de campagne ....................................457
XX. Voyage.....................................................477
XXI. La comtesse de Winter ............................503

527
528
Cet ouvrage est le 114e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

529
Alexandre Dumas
Les trois mousquetaires

BeQ
Alexandre Dumas
Les trois mousquetaires
II

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 211 : version 1.01

2
Le roman a pour suite Vingt ans après et Le
Vicomte de Bragelonne.
Il est présenté ici en trois tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991. Édition établie par
Claude Schopp.

3
Les trois mousquetaires

II

4
22

La ballet de la Merlaison

Le lendemain, il n’était bruit dans tout Paris


que du bal que MM. les échevins de la ville
donnaient au roi et à la reine, et dans lequel Leurs
Majestés devaient danser le fameux ballet de la
Merlaison, qui était le ballet favori du roi.
Depuis huit jours on préparait, en effet, toutes
choses à l’Hôtel de Ville pour cette solennelle
soirée. Le menuisier de la ville avait dressé des
échafauds sur lesquels devaient se tenir les dames
invitées ; l’épicier de la ville avait garni les salles
de deux cents flambeaux de cire blanche, ce qui
était un luxe inouï pour cette époque ; enfin vingt
violons avaient été prévenus, et le prix qu’on leur
accordait avait été fixé au double du prix
ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu’ils devaient
sonner toute la nuit.

5
À dix heures du matin, le sieur de La Coste,
enseigne des gardes du roi, suivi de deux exempts
et de plusieurs archers du corps, vint demander
au greffier de la ville, nommé Clément, toutes les
clefs des portes, des chambres et bureaux de
l’Hôtel. Ces clefs lui furent remises à l’instant
même ; chacune d’elles portait un billet qui
devait servir à la faire reconnaître, et à partir de
ce moment le sieur de La Coste fut chargé de la
garde de toutes les portes et de toutes les avenues.
À onze heures vint à son tour Duhallier,
capitaine des gardes, amenant avec lui cinquante
archers qui se répartirent aussitôt dans l’Hôtel de
Ville, aux portes qui leur avaient été assignées.
À trois heures arrivèrent deux compagnies des
gardes, l’une française, l’autre suisse. La
compagnie des gardes françaises était composée
moitié des hommes de M. Duhallier, moitié des
hommes de M. des Essarts.
À six heures du soir, les invités commencèrent
à entrer. À mesure qu’ils entraient, ils étaient
placés dans la grande salle, sur les échafauds
préparés.

6
À neuf heures arriva Mme la Première
présidente1. Comme c’était, après la reine, la
personne la plus considérable de la fête, elle fut
reçue par messieurs de la ville et placée dans la
loge en face de celle que devait occuper la reine.
À dix heures on dressa la collation des
confitures pour le roi, dans la petite salle du côté
de l’église Saint-Jean2, et cela en face du buffet
d’argent de la ville, qui était gardé par quatre
archers.
À minuit on entendit de grands cris et de
nombreuses acclamations : c’était le roi qui
s’avançait à travers les rues qui conduisent du
Louvre à l’Hôtel de Ville, et qui étaient toutes
illuminées avec des lanternes de couleur.
Aussitôt MM. les échevins, vêtus de leurs
robes de drap et précédés de six sergents tenant
chacun un flambeau à la main, allèrent au-devant
du roi, qu’ils rencontrèrent sur les degrés, où le
prévôt des marchands lui fit compliment sur sa

1
En 1625, le prévôt des marchands était de Bailleul.
2
Saint-Jean-en-Grève, à l’est de l’Hôtel de Ville.

7
bienvenue, compliment auquel Sa Majesté
répondit en s’excusant d’être venue si tard, mais
en rejetant la faute sur M. le cardinal, lequel
l’avait retenue jusqu’à onze heures pour parler
des affaires de l’État.
Sa Majesté, en habit de cérémonie, était
accompagnée de S. A. R. Monsieur, du comte de
Soissons, du grand prieur, du duc de Longueville,
du duc d’Elbeuf, du comte d’Harcourt, du comte
de La Roche-Guyon, de M. de Liancourt, de M.
de Baradas, du comte de Cramail et du chevalier
de Souveray.
Chacun remarqua que le roi avait l’air triste et
préoccupé.
Un cabinet avait été préparé pour le roi, et un
autre pour Monsieur. Dans chacun de ces
cabinets étaient déposés des habits de masques.
Autant avait été fait pour la reine et pour Mme la
présidente. Les seigneurs et les dames de la suite
de Leurs Majestés devaient s’habiller deux par
deux dans des chambres préparées à cet effet.
Avant d’entrer dans le cabinet, le roi
recommanda qu’on le vînt prévenir aussitôt que

8
paraîtrait le cardinal.
Une demi-heure après l’entrée du roi, de
nouvelles acclamations retentirent : celles-là
annonçaient l’arrivée de la reine. Les échevins
firent ainsi qu’ils avaient fait déjà, et, précédés
des sergents, ils s’avancèrent au-devant de leur
illustre convive.
La reine entra dans la salle : on remarqua que,
comme le roi, elle avait l’air triste et surtout
fatigué.
Au moment où elle entrait, le rideau d’une
petite tribune qui jusque-là était resté fermé
s’ouvrit, et l’on vit apparaître la tête pâle du
cardinal vêtu en cavalier espagnol. Ses yeux se
fixèrent sur ceux de la reine, et un sourire de joie
terrible passa sur ses lèvres : la reine n’avait pas
ses ferrets de diamants.
La reine resta quelque temps à recevoir les
compliments de messieurs de la ville et à
répondre aux saluts des dames.
Tout à coup, le roi apparut avec le cardinal à
l’une des portes de la salle. Le cardinal lui parlait

9
tout bas, et le roi était très pâle.
Le roi fendit la foule et, sans masque, les
rubans de son pourpoint à peine noués, il
s’approcha de la reine, et d’une voix altérée :
– Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s’il vous
plaît, n’avez-vous point vos ferrets de diamants,
quand vous savez qu’il m’eût été agréable de les
voir ?
La reine étendit son regard autour d’elle, et vit
derrière le roi le cardinal qui souriait d’un sourire
diabolique.
– Sire, répondit la reine d’une voix altérée,
parce qu’au milieu de cette grande foule j’ai
craint qu’il ne leur arrivât malheur.
– Et vous avez eu tort, madame ! Si je vous ai
fait ce cadeau, c’était pour que vous vous en
pariez. Je vous dis que vous avez eu tort.
Et la voix du roi était tremblante de colère ;
chacun regardait et écoutait avec étonnement, ne
comprenant rien à ce qui se passait.
– Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher
au Louvre, où ils sont, et ainsi les désirs de Votre

10
Majesté seront accomplis.
– Faites, madame, faites, et cela au plus tôt :
car dans une heure le ballet va commencer.
La reine salua en signe de soumission et suivit
les dames qui devaient la conduire à son cabinet.
De son côté, le roi regagna le sien.
Il y eut dans la salle un moment de trouble et
de confusion.
Tout le monde avait pu remarquer qu’il s’était
passé quelque chose entre le roi et la reine ; mais
tous deux avaient parlé si bas, que, chacun par
respect s’étant éloigné de quelques pas, personne
n’avait rien entendu. Les violons sonnaient de
toutes leurs forces, mais on ne les écoutait pas.
Le roi sortit le premier de son cabinet ; il était
en costume de chasse des plus élégants, et
Monsieur et les autres seigneurs étaient habillés
comme lui. C’était le costume que le roi portait le
mieux, et vêtu ainsi il semblait véritablement le
premier gentilhomme de son royaume.
Le cardinal s’approcha du roi et lui remit une
boîte. Le roi l’ouvrit et y trouva deux ferrets de

11
diamants.
– Que veut dire cela ? demanda-t-il au
cardinal.
– Rien, répondit celui-ci ; seulement si la reine
a les ferrets, ce dont je doute, comptez-les, sire, et
si vous n’en trouvez que dix, demandez à Sa
Majesté qui peut lui avoir dérobé les deux ferrets
que voici.
Le roi regarda le cardinal comme pour
l’interroger mais il n’eut le temps de lui adresser
aucune question : un cri d’admiration sortit de
toutes les bouches. Si le roi semblait le premier
gentilhomme de son royaume, la reine était à
coup sûr la plus belle femme de France.
Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui
allait à merveille ; elle avait un chapeau de feutre
avec des plumes bleues, un surtout en velours
gris perle rattaché avec des agrafes de diamants,
et une jupe de satin bleu toute brodée d’argent.
Sur son épaule gauche étincelaient les ferrets
soutenus par un nœud de même couleur que les
plumes et la jupe.

12
Le roi tressaillit de joie et le cardinal de
colère ; cependant, distants comme ils l’étaient de
la reine, ils ne pouvaient compter les ferrets ; la
reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en
avait-elle douze ?
En ce moment, les violons sonnèrent le signal
du ballet. Le roi s’avança vers Mme la présidente,
avec laquelle il devait danser, et S. A. R.
Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le
ballet commença.
Le roi figurait en face de la reine, et chaque
fois qu’il passait près d’elle, il dévorait du regard
ces ferrets, dont il ne pouvait savoir le compte.
Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
Le ballet dura une heure ; il avait seize
entrées.
Le ballet finit au milieu des applaudissements
de toute la salle, chacun reconduisit sa dame à sa
place ; mais le roi profita du privilège qu’il avait
de laisser la sienne où il se trouvait, pour
s’avancer vivement vers la reine.
– Je vous remercie, madame, lui dit-il, de la

13
déférence que vous avez montrée pour mes
désirs, mais je crois qu’il vous manque deux
ferrets, et je vous les rapporte.
À ces mots, il tendit à la reine les deux ferrets
que lui avait remis le cardinal.
– Comment, sire ! s’écria la jeune reine jouant
la surprise, vous m’en donnez encore deux
autres ; mais alors, cela m’en fera donc
quatorze ?
En effet, le roi compta, et les douze ferrets se
trouvèrent sur l’épaule de Sa Majesté.
Le roi appela le cardinal :
– Eh bien ! que signifie cela, monsieur le
cardinal ? demanda le roi d’un ton sévère.
– Cela signifie, sire, répondit le cardinal, que
je désirais faire accepter ces deux ferrets à Sa
Majesté, et que n’osant les lui offrir moi-même,
j’ai adopté ce moyen.
– Et j’en suis d’autant plus reconnaissante à
Votre Éminence, répondit Anne d’Autriche avec
un sourire qui prouvait qu’elle n’était pas dupe de
cette ingénieuse galanterie, que je suis certaine

14
que ces deux ferrets vous coûtent aussi cher à eux
seuls que les douze autres ont coûté à Sa Majesté.
Puis, ayant salué le roi et le cardinal, la reine
reprit le chemin de la chambre où elle s’était
habillée et où elle devait se dévêtir.
L’attention que nous avons été obligés de
donner pendant le commencement de ce chapitre
aux personnages illustres que nous y avons
introduits nous a écartés un instant de celui à qui
Anne d’Autriche devait le triomphe inouï qu’elle
venait de remporter sur le cardinal, et qui,
confondu, ignoré, perdu dans la foule entassée à
l’une des portes, regardait de là cette scène
compréhensible seulement pour quatre
personnes : le roi, la reine, Son Éminence et lui.
La reine venait de regagner sa chambre, et
d’Artagnan s’apprêtait à se retirer, lorsqu’il sentit
qu’on lui touchait légèrement l’épaule ; il se
retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait
signe de la suivre. Cette jeune femme avait le
visage couvert d’un loup de velours noir, mais
malgré cette précaution, qui, au reste, était bien
plutôt prise pour les autres que pour lui, il

15
reconnut à l’instant même son guide ordinaire, la
légère et spirituelle Mme Bonacieux.
La veille ils s’étaient vus à peine chez le suisse
Germain, où d’Artagnan l’avait fait demander. La
hâte qu’avait la jeune femme de porter à la reine
cette excellente nouvelle de l’heureux retour de
son messager fit que les deux amants échangèrent
à peine quelques paroles. D’Artagnan suivit donc
Mme Bonacieux, mû par un double sentiment,
l’amour et la curiosité. Pendant toute la route, et à
mesure que les corridors devenaient plus déserts,
d’Artagnan voulait arrêter la jeune femme, la
saisir, la contempler, ne fût-ce qu’un instant ;
mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours
entre ses mains, et lorsqu’il voulait parler, son
doigt ramené sur sa bouche avec un petit geste
impératif plein de charme lui rappelait qu’il était
sous l’empire d’une puissance à laquelle il devait
aveuglément obéir, et qui lui interdisait jusqu’à la
plus légère plainte ; enfin, après une minute ou
deux de tours et de détours, Mme Bonacieux
ouvrit une porte et introduisit le jeune homme
dans un cabinet tout à fait obscur. Là elle lui fit
un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une

16
seconde porte cachée par une tapisserie dont les
ouvertures répandirent tout à coup une vive
lumière, elle disparut.
D’Artagnan demeura un instant immobile et se
demandant où il était, mais bientôt un rayon de
lumière qui pénétrait par cette chambre, l’air
chaud et parfumé qui arrivait jusqu’à lui, la
conversation de deux ou trois femmes, au langage
à la fois respectueux et élégant, le mot de Majesté
plusieurs fois répété, lui indiquèrent clairement
qu’il était dans un cabinet attenant à la chambre
de la reine.
Le jeune homme se tint dans l’ombre et
attendit.
La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui
semblait fort étonner les personnes qui
l’entouraient, et qui avaient au contraire
l’habitude de la voir presque toujours soucieuse.
La reine rejetait ce sentiment joyeux sur la beauté
de la fête, sur le plaisir que lui avait fait éprouver
le ballet, et comme il n’est pas permis de
contredire une reine, qu’elle sourie ou qu’elle
pleure, chacun renchérissait sur la galanterie de

17
MM. les échevins de la ville de Paris.
Quoique d’Artagnan ne connût point la reine,
il distingua sa voix des autres voix, d’abord à un
léger accent étranger, puis à ce sentiment de
domination naturellement empreint dans toutes
les paroles souveraines. Il l’entendait s’approcher
et s’éloigner de cette porte ouverte, et deux ou
trois fois il vit même l’ombre d’un corps
intercepter la lumière.
Enfin, tout à coup une main et un bras
adorables de forme et de blancheur passèrent à
travers la tapisserie ; d’Artagnan comprit que
c’était sa récompense : il se jeta à genoux, saisit
cette main et appuya respectueusement ses
lèvres ; puis cette main se retira laissant dans les
siennes un objet qu’il reconnut pour être une
bague ; aussitôt la porte se referma, et d’Artagnan
se retrouva dans la plus complète obscurité.
D’Artagnan mit la bague à son doigt et
attendit de nouveau ; il était évident que tout
n’était pas fini encore. Après la récompense de
son dévouement venait la récompense de son
amour. D’ailleurs, le ballet était dansé, mais la

18
soirée était à peine commencée : on soupait à
trois heures, et l’horloge Saint-Jean, depuis
quelque temps déjà, avait sonné deux heures trois
quarts.
En effet, peu à peu le bruit des voix diminua
dans la chambre voisine ; puis on l’entendit
s’éloigner ; puis la porte du cabinet où était
d’Artagnan se rouvrit, et Mme Bonacieux s’y
élança.
– Vous, enfin ! s’écria d’Artagnan.
– Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa
main sur les lèvres du jeune homme : silence ! et
allez-vous-en par où vous êtes venu.
– Mais où et quand vous reverrai-je ? s’écria
d’Artagnan.
– Un billet que vous trouverez en rentrant
vous le dira. Partez, partez !
Et à ces mots elle ouvrit la porte du corridor et
poussa d’Artagnan hors du cabinet.
D’Artagnan obéit comme un enfant, sans
résistance et sans objection aucune, ce qui prouve
qu’il était bien réellement amoureux.

19
23

Le rendez-vous

D’Artagnan revint chez lui tout courant, et


quoiqu’il fût plus de trois heures du matin, et
qu’il eût les plus méchants quartiers de Paris à
traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On
sait qu’il y a un dieu pour les ivrognes et les
amoureux.
Il trouva la porte de son allée entrouverte,
monta son escalier, et frappa doucement et d’une
façon convenue entre lui et son laquais. Planchet,
qu’il avait renvoyé deux heures auparavant de
l’Hôtel de Ville en lui recommandant de
l’attendre, vint lui ouvrir la porte.
– Quelqu’un a-t-il apporté une lettre pour
moi ? demanda vivement d’Artagnan.
– Personne n’a apporté de lettre, monsieur,

20
répondit Planchet ; mais il y en a une qui est
venue toute seule.
– Que veux-tu dire, imbécile ?
– Je veux dire qu’en rentrant, quoique j’eusse
la clef de votre appartement dans ma poche et
que cette clef ne m’eût point quitté, j’ai trouvé
une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre
chambre à coucher.
– Et où est cette lettre ?
– Je l’ai laissée où elle était, monsieur. Il n’est
pas naturel que les lettres entrent ainsi chez les
gens. Si la fenêtre était ouverte encore, ou
seulement entrebâillée, je ne dis pas ; mais non,
tout était hermétiquement fermé. Monsieur,
prenez garde, car il y a très certainement quelque
magie là-dessous.
Pendant ce temps, le jeune homme s’élançait
dans la chambre et ouvrait la lettre ; elle était de
Mme Bonacieux, et conçue en ces termes :

On a de vifs remerciements à vous faire et à


vous transmettre. Trouvez-vous ce soir vers dix

21
heures à Saint-Cloud, en face du pavillon qui
s’élève à l’angle de la maison de M. d’Estrées.
C.B.

En lisant cette lettre, d’Artagnan sentait son


cœur se dilater et s’étreindre de ce doux spasme
qui torture et caresse le cœur des amants.
C’était le premier billet qu’il recevait, c’était
le premier rendez-vous qui lui était accordé. Son
cœur, gonflé par l’ivresse de la joie, se sentait
prêt à défaillir sur le seuil de ce paradis terrestre
qu’on appelait l’amour.
– Eh bien ! monsieur, dit Planchet, qui avait
vu son maître rougir et pâlir successivement ; eh
bien ! n’est-ce pas que j’avais deviné juste et que
c’est quelque méchante affaire ?
– Tu te trompes, Planchet, répondit
d’Artagnan, et la preuve, c’est que voici un écu
pour que tu boives à ma santé.
– Je remercie monsieur de l’écu qu’il me
donne, et je lui promets de suivre exactement ses
instructions ; mais il n’en est pas moins vrai que

22
les lettres qui entrent ainsi dans les maisons
fermées...
– Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
– Alors, monsieur est content ? demanda
Planchet.
– Mon cher Planchet, je suis le plus heureux
des hommes !
– Et je puis profiter du bonheur de monsieur
pour aller me coucher ?
– Oui, va.
– Que toutes les bénédictions du ciel tombent
sur monsieur, mais il n’en est pas moins vrai que
cette lettre...
Et Planchet se retira en secouant la tête avec
un air de doute que n’était point parvenue à
effacer entièrement la libéralité de d’Artagnan.
Resté seul, d’Artagnan lut et relut son billet,
puis il baisa et rebaisa vingt fois ces lignes
tracées par la main de sa belle maîtresse. Enfin il
se coucha, s’endormit et fit des rêves d’or.
À sept heures du matin, il se leva et appela

23
Planchet, qui, au second appel, ouvrit la porte, le
visage encore mal nettoyé des inquiétudes de la
veille.
– Planchet, lui dit d’Artagnan, je sors pour
toute la journée peut-être ; tu es donc libre
jusqu’à sept heures du soir ; mais, à sept heures
du soir, tiens-toi prêt avec deux chevaux.
– Allons ! dit Planchet, il paraît que nous
allons encore nous faire traverser la peau en
plusieurs endroits.
– Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
– Eh bien ! que disais-je ? s’écria Planchet. Là,
j’en étais sûr ; maudite lettre !
– Mais rassure-toi donc, imbécile, il s’agit tout
simplement d’une partie de plaisir.
– Oui ! comme les voyages d’agrément de
l’autre jour, où il pleuvait des balles et où il
poussait des chausse-trappes.
– Au reste, si vous avez peur, monsieur
Planchet, reprit d’Artagnan, j’irai sans vous ;
j’aime mieux voyager seul que d’avoir un
compagnon qui tremble.

24
– Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me
semblait cependant qu’il m’avait vu à l’œuvre.
– Oui, mais j’ai cru que tu avais usé tout ton
courage d’une seule fois.
– Monsieur verra que dans l’occasion il m’en
reste encore ; seulement je prie monsieur de ne
pas trop le prodiguer, s’il veut qu’il m’en reste
longtemps.
– Crois-tu en avoir encore une certaine somme
à dépenser ce soir ?
– Je l’espère.
– Eh bien ! je compte sur toi.
– À l’heure dite, je serai prêt ; seulement je
croyais que monsieur n’avait qu’un cheval à
l’écurie des gardes.
– Peut-être n’y en a-t-il qu’un encore dans ce
moment-ci, mais ce soir il y en aura quatre.
– Il paraît que notre voyage était un voyage de
remonte ?
– Justement, dit d’Artagnan.
Et ayant fait à Planchet un dernier geste de

25
recommandation, il sortit.
M. Bonacieux était sur sa porte. L’intention de
d’Artagnan était de passer outre, sans parler au
digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si doux
et si bénin, que force fut à son locataire non
seulement de le lui rendre, mais encore de lier
conversation avec lui.
Comment d’ailleurs ne pas avoir un peu de
condescendance pour un mari dont la femme
vous a donné un rendez-vous le soir même à
Saint-Cloud, en face du pavillon de M.
d’Estrées ! D’Artagnan s’approcha de l’air le plus
aimable qu’il put prendre.
La conversation tomba tout naturellement sur
l’incarcération du pauvre homme. M. Bonacieux,
qui ignorait que d’Artagnan eût entendu sa
conversation avec l’inconnu de Meung, raconta à
son jeune locataire les persécutions de ce monstre
de M. de Laffemas, qu’il ne cessa de qualifier
pendant tout son récit du titre de bourreau du
cardinal et s’étendit longuement sur la Bastille,
les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles
et les instruments de torture.

26
D’Artagnan l’écouta avec une complaisance
exemplaire ; puis, lorsqu’il eut fini :
– Et Mme Bonacieux, dit-il enfin, savez-vous
qui l’avait enlevée ? car je n’oublie pas que c’est
à cette circonstance fâcheuse que je dois le
bonheur d’avoir fait votre connaissance.
– Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien
gardés de me le dire, et ma femme de son côté
m’a juré ses grands dieux qu’elle ne le savait pas.
Mais vous-même, continua M. Bonacieux d’un
ton de bonhomie parfaite, qu’êtes-vous devenu
tous ces jours passés ? Je ne vous ai vu, ni vous
ni vos amis, et ce n’est pas sur le pavé de Paris, je
pense, que vous avez ramassé toute la poussière
que Planchet époussetait hier sur vos bottes.
– Vous avez raison, mon cher monsieur
Bonacieux, mes amis et moi nous avons fait un
petit voyage.
– Loin d’ici ?
– Oh ! mon Dieu non, à une quarantaine de
lieues seulement ; nous avons été conduire M.
Athos aux eaux de Forges, où mes amis sont

27
restés.
– Et vous êtes revenu, vous, n’est-ce pas ?
reprit M. Bonacieux en donnant à sa physionomie
son air le plus malin. Un beau garçon comme
vous n’obtient pas de longs congés de sa
maîtresse, et nous étions impatiemment attendu à
Paris, n’est-ce pas ?
– Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous
l’avoue d’autant mieux, mon cher monsieur
Bonacieux, que je vois qu’on ne peut rien vous
cacher. Oui, j’étais attendu, et bien
impatiemment, je vous en réponds.
Un léger nuage passa sur le front de
Bonacieux, mais si léger, que d’Artagnan ne s’en
aperçut pas.
– Et nous allons être récompensé de notre
diligence ? continua le mercier avec une légère
altération dans la voix, altération que d’Artagnan
ne remarqua pas plus qu’il n’avait fait du nuage
momentané qui, un instant auparavant, avait
assombri la figure du digne homme.
– Ah ! faites donc le bon apôtre ! dit en riant

28
d’Artagnan.
– Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux,
c’est seulement pour savoir si nous rentrons tard.
– Pourquoi cette question, mon cher hôte ?
demanda d’Artagnan ; est-ce que vous comptez
m’attendre ?
– Non, c’est que depuis mon arrestation et le
vol qui a été commis chez moi, je m’effraie
chaque fois que j’entends ouvrir une porte, et
surtout la nuit. Dame, que voulez-vous ! je ne
suis point homme d’épée, moi !
– Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre à
une heure, à deux ou trois heures du matin ; si je
ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas
encore.
Cette fois, Bonacieux devint si pâle, que
d’Artagnan ne put faire autrement que de s’en
apercevoir, et lui demanda ce qu’il avait.
– Rien, répondit Bonacieux, rien. Depuis mes
malheurs seulement, je suis sujet à des faiblesses
qui me prennent tout à coup, et je viens de me
sentir passer un frisson. Ne faites pas attention à

29
cela, vous qui n’avez à vous occuper que d’être
heureux.
– Alors j’ai de l’occupation, car je le suis.
– Pas encore, attendez donc, vous avez dit : à
ce soir.
– Eh bien ! ce soir arrivera, Dieu merci ! et
peut-être l’attendez-vous avec autant
d’impatience que moi. Peut-être, ce soir, Mme
Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal.
– Mme Bonacieux n’est pas libre ce soir,
répondit gravement le mari ; elle est retenue au
Louvre par son service.
– Tant pis pour vous, mon cher hôte, tant pis ;
quand je suis heureux, moi, je voudrais que tout
le monde le fût ; mais il paraît que ce n’est pas
possible.
Et le jeune homme s’éloigna en riant aux
éclats de la plaisanterie que lui seul, pensait-il,
pouvait comprendre.
– Amusez-vous bien ! répondit Bonacieux
d’un air sépulcral.
Mais d’Artagnan était déjà trop loin pour

30
l’entendre, et l’eût-il entendu, dans la disposition
d’esprit où il était, il ne l’eût certes pas remarqué.
Il se dirigea vers l’hôtel de M. de Tréville ; sa
visite de la veille avait été, on se le rappelle, très
courte et très peu explicative.
Il trouva M. de Tréville dans la joie de son
âme. Le roi et la reine avaient été charmants pour
lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait été
parfaitement maussade.
À une heure du matin, il s’était retiré sous
prétexte qu’il était indisposé. Quant à Leurs
Majestés, elles n’étaient rentrées au Louvre qu’à
six heures du matin1.
– Maintenant, dit M. de Tréville en baissant la
voix et en interrogeant du regard tous les angles
de l’appartement pour voir s’ils étaient bien seuls,
maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il
est évident que votre heureux retour est pour
quelque chose dans la joie du roi, dans le
triomphe de la reine et dans l’humiliation de Son

1
Dans la relation reproduite par Barrière, le roi quitte
l’Hôtel de Ville, « estant environ neuf heures du matin ».

31
Éminence. Il s’agit de bien vous tenir.
– Qu’ai-je à craindre, répondit d’Artagnan,
tant que j’aurai le bonheur de jouir de la faveur
de Leurs Majestés ?
– Tout, croyez-moi. Le cardinal n’est point
homme à oublier une mystification tant qu’il
n’aura pas réglé ses comptes avec le
mystificateur, et le mystificateur m’a bien l’air
d’être certain Gascon de ma connaissance.
– Croyez-vous que le cardinal soit aussi
avancé que vous et sache que c’est moi qui ai été
à Londres ?
– Diable ! vous avez été à Londres. Est-ce de
Londres que vous avez rapporté ce beau diamant
qui brille à votre doigt ? Prenez garde, mon cher
d’Artagnan, ce n’est pas une bonne chose que le
présent d’un ennemi ; n’y a-t-il pas là-dessus
certain vers latin... Attendez donc...
– Oui, sans doute, reprit d’Artagnan, qui
n’avait jamais pu se fourrer la première règle du
rudiment dans la tête, et qui, par ignorance, avait
fait le désespoir de son précepteur ; oui, sans

32
doute, il doit y en avoir un.
– Il y en a un certainement, dit M. de Tréville,
qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade
me le citait l’autre jour... Attendez donc... Ah !
m’y voici :

... Timeo Danaos et dona ferentes.1

Ce qui veut dire : « Défiez-vous de l’ennemi qui


vous fait des présents. »
– Ce diamant ne vient pas d’un ennemi,
monsieur, reprit d’Artagnan, il vient de la reine.
– De la reine ! oh ! oh ! dit M. de Tréville.
Effectivement, c’est un véritable bijou royal, qui
vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la
reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ?

1
« Je crains les Grecs et les cadeaux qu’ils me font »,
Virgile, Énéide, chant II, vers 49.F. Barrière, op. cit., p. 119-
120-359, reproduit des vers de ballets de Benserade,
nécessairement postérieurs puisqu’en 1625 le poète n’avait que
quatorze ans.

33
– Elle me l’a remis elle-même.
– Où cela ?
– Dans le cabinet attenant à la chambre où elle
a changé de toilette.
– Comment ?
– En me donnant sa main à baiser.
– Vous avez baisé la main de la reine ! s’écria
M. de Tréville en regardant d’Artagnan.
– Sa Majesté m’a fait l’honneur de m’accorder
cette grâce !
– Et cela en présence de témoins ?
Imprudente, trois fois imprudente !
– Non, monsieur, rassurez-vous, personne ne
l’a vue, reprit d’Artagnan. Et il raconta à M. de
Tréville comment les choses s’étaient passées.
– Oh ! les femmes, les femmes ! s’écria le
vieux soldat, je les reconnais bien à leur
imagination romanesque ; tout ce qui sent le
mystérieux les charme ; ainsi vous avez vu le
bras, voilà tout ; vous rencontreriez la reine, que
vous ne la reconnaîtriez pas ; elle vous

34
rencontrerait, qu’elle ne saurait pas qui vous êtes.
– Non, mais grâce à ce diamant..., reprit le
jeune homme.
– Écoutez, dit M. de Tréville, voulez-vous que
je vous donne un conseil, un bon conseil, un
conseil d’ami ?
– Vous me ferez honneur, monsieur, dit
d’Artagnan.
– Eh bien ! allez chez le premier orfèvre venu
et vendez-lui ce diamant pour le prix qu’il vous
en donnera ; si juif qu’il soit, vous en trouverez
toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles
n’ont pas de nom, jeune homme, et cette bague
en a un terrible, et qui peut trahir celui qui la
porte.
– Vendre cette bague ! une bague qui vient de
ma souveraine ! jamais, dit d’Artagnan.
– Alors tournez-en le chaton en dedans,
pauvre fou, car on sait qu’un cadet de Gascogne
ne trouve pas de pareils bijoux dans l’écrin de sa
mère.
– Vous croyez donc que j’ai quelque chose à

35
craindre ? demanda d’Artagnan.
– C’est-à-dire, jeune homme, que celui qui
s’endort sur une mine dont la mèche est allumée
doit se regarder comme en sûreté en comparaison
de vous.
– Diable ! dit d’Artagnan, que le ton
d’assurance de M. de Tréville commençait à
inquiéter : diable, que faut-il faire ?
– Vous tenir sur vos gardes toujours et avant
toute chose. Le cardinal a la mémoire tenace et la
main longue ; croyez-moi, il vous jouera quelque
tour.
– Mais lequel ?
– Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu’il n’a pas à
son service toutes les ruses du démon ? Le moins
qui puisse vous arriver est qu’on vous arrête.
– Comment ! on oserait arrêter un homme au
service de Sa Majesté ?
– Pardieu ! on s’est bien gêné pour Athos ! En
tout cas, jeune homme, croyez-en un homme qui
est depuis trente ans à la cour : ne vous endormez
pas dans votre sécurité, ou vous êtes perdu. Bien

36
au contraire, et c’est moi qui vous le dis, voyez
des ennemis partout. Si l’on vous cherche
querelle, évitez-la, fût-ce un enfant de dix ans qui
vous la cherche ; si l’on vous attaque de nuit ou
de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous
traversez un pont, tâtez les planches, de peur
qu’une planche ne vous manque sous le pied ; si
vous passez devant une maison qu’on bâtit,
regardez en l’air de peur qu’une pierre ne vous
tombe sur la tête ; si vous rentrez tard, faites-vous
suivre par votre laquais, et que votre laquais soit
armé, si toutefois vous êtes sûr de votre laquais.
Défiez-vous de tout le monde, de votre ami, de
votre frère, de votre maîtresse, de votre maîtresse
surtout.
D’Artagnan rougit.
– De ma maîtresse, répéta-t-il machinalement ;
et pourquoi plutôt d’elle que d’un autre ?
– C’est que la maîtresse est un des moyens
favoris du cardinal, il n’en a pas de plus
expéditif : une femme vous vend pour dix

37
pistoles, témoin Dalila1. Vous savez les Écritures,
hein ?
D’Artagnan pensa au rendez-vous que lui
avait donné Mme Bonacieux pour le soir même ;
mais nous devons dire, à la louange de notre
héros, que la mauvaise opinion que M. de
Tréville avait des femmes en général ne lui
inspira pas le moindre petit soupçon contre sa
jolie hôtesse.
– Mais, à propos, reprit M. de Tréville, que
sont devenus vos trois compagnons ?
– J’allais vous demander si vous n’en aviez
pas appris quelques nouvelles.
– Aucune, monsieur.
– Eh bien ! je les ai laissés sur ma route :
Porthos à Chantilly, avec un duel sur les bras ;
Aramis à Crèvecœur, avec une balle dans
l’épaule ; et Athos à Amiens, avec une accusation
de faux monnayeur sur le corps.

1
Juges, XVI, 4-21 : les Philistins promettent à Dalida onze
cents sicles d’argent.

38
– Voyez-vous ! dit M. de Tréville ; et
comment vous êtes-vous échappé, vous ?
– Par miracle, monsieur, je dois le dire, avec
un coup d’épée dans la poitrine, et en clouant M.
le comte de Wardes sur le revers de la route de
Calais, comme un papillon à une tapisserie.
– Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme
au cardinal, un cousin de Rochefort. Tenez, mon
cher ami, il me vient une idée.
– Dites, monsieur.
– À votre place, je ferais une chose.
– Laquelle ?
– Tandis que Son Éminence me ferait chercher
à Paris, je reprendrais, moi, sans tambour ni
trompette, la route de Picardie, et je m’en irais
savoir des nouvelles de mes trois compagnons.
Que diable ! ils méritent bien cette petite
attention de votre part.
– Le conseil est bon, monsieur, et demain je
partirai.
– Demain ! et pourquoi pas ce soir ?

39
– Ce soir, monsieur, je suis retenu à Paris par
une affaire indispensable.
– Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque
amourette ? Prenez garde, je vous le répète : c’est
la femme qui nous a perdus, tous tant que nous
sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
– Impossible ! monsieur.
– Vous avez donc donné votre parole ?
– Oui, monsieur.
– Alors c’est autre chose ; mais promettez-moi
que si vous n’êtes pas tué cette nuit, vous partirez
demain.
– Je vous le promets.
– Avez-vous besoin d’argent ?
– J’ai encore cinquante pistoles. C’est autant
qu’il m’en faut, je le pense.
– Mais vos compagnons ?
– Je pense qu’ils ne doivent pas en manquer.
Nous sommes sortis de Paris chacun avec
soixante-quinze pistoles dans nos poches.
– Vous reverrai-je avant votre départ ?

40
– Non, pas que je pense, monsieur, à moins
qu’il n’y ait du nouveau.
– Allons, bon voyage !
– Merci, monsieur.
Et d’Artagnan prit congé de M. de Tréville,
touché plus que jamais de sa sollicitude toute
paternelle pour ses mousquetaires.
Il passa successivement chez Athos, chez
Porthos et chez Aramis. Aucun d’eux n’était
rentré. Leurs laquais aussi étaient absents, et l’on
n’avait des nouvelles ni des uns, ni des autres.
Il se serait bien informé d’eux à leurs
maîtresses, mais il ne connaissait ni celle de
Porthos, ni celle d’Aramis ; quant à Athos, il n’en
avait pas.
En passant devant l’hôtel des Gardes, il jeta un
coup d’œil dans l’écurie : trois chevaux étaient
déjà rentrés sur quatre. Planchet, tout ébahi, était
en train de les étriller, et avait déjà fini avec deux
d’entre eux.
– Ah ! monsieur, dit Planchet en apercevant
d’Artagnan, que je suis aise de vous voir !

41
– Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le
jeune homme.
– Auriez-vous confiance en M. Bonacieux,
notre hôte ?
– Moi ? pas le moins du monde.
– Oh ! que vous faites bien, monsieur.
– Mais d’où vient cette question ?
– De ce que, tandis que vous causiez avec lui,
je vous observais sans vous écouter ; monsieur,
sa figure a changé deux ou trois fois de couleur.
– Bah !
– Monsieur n’a pas remarqué cela, préoccupé
qu’il était de la lettre qu’il venait de recevoir ;
mais moi, au contraire, que l’étrange façon dont
cette lettre était parvenue à la maison avait mis
sur mes gardes, je n’ai pas perdu un mouvement
de sa physionomie.
– Et tu l’as trouvée... ?
– Traîtreuse, monsieur.
– Vraiment !
– De plus, aussitôt que monsieur l’a eu quitté

42
et qu’il a disparu au coin de la rue, M. Bonacieux
a pris son chapeau, a fermé sa porte et s’est mis à
courir par la rue opposée.
– En effet, tu as raison, Planchet tout cela me
paraît fort louche, et, sois tranquille, nous ne lui
paierons pas notre loyer que la chose ne nous ait
été catégoriquement expliquée.
– Monsieur plaisante, mais monsieur verra.
– Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est
écrit !
– Monsieur ne renonce donc pas à sa
promenade de ce soir ?
– Bien au contraire, Planchet, plus j’en
voudrai à M. Bonacieux, et plus j’irai au rendez-
vous que m’a donné cette lettre qui t’inquiète
tant.
– Alors, si c’est la résolution de monsieur...
– Inébranlable, mon ami ; ainsi donc, à neuf
heures, tiens-toi prêt ici, à l’hôtel ; je viendrai te
prendre.
Planchet, voyant qu’il n’y avait plus aucun
espoir de faire renoncer son maître à son projet,

43
poussa un profond soupir, et se mit à étriller le
troisième cheval.
Quant à d’Artagnan, comme c’était au fond un
garçon plein de prudence, au lieu de rentrer chez
lui, il s’en alla dîner chez ce prêtre gascon qui, au
moment de la détresse des quatre amis, leur avait
donné un déjeuner de chocolat.

44
24

Le pavillon1

À neuf heures, d’Artagnan était à l’hôtel des


Gardes ; il trouva Planchet sous les armes. Le
quatrième cheval était arrivé.
Planchet était armé de son mousqueton et d’un
pistolet.
D’Artagnan avait son épée et passa deux
pistolets à sa ceinture, puis tous deux
enfourchèrent chacun un cheval et s’éloignèrent
sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les
vit sortir. Planchet se mit à la suite de son maître,
et marcha par-derrière à dix pas.
D’Artagnan traversa les quais, sortit par la

1
Source probable : Courtilz : l’enlèvement de Mme de
Miramion par le moine Clément ; également raconté par
Tallement des Reaux, Historiettes (Pléiade, tome I, p. 749-750).

45
porte de la Conférence1 et suivit alors le chemin,
bien plus beau alors qu’aujourd’hui, qui mène à
Saint-Cloud.
Tant qu’on fut dans la ville, Planchet garda
respectueusement la distance qu’il s’était
imposée ; mais dès que le chemin commença à
devenir plus désert et plus obscur, il se rapprocha
tout doucement : si bien que, lorsqu’on entra dans
le bois de Boulogne, il se trouva tout
naturellement marcher côte à côte avec son
maître. En effet, nous ne devons pas dissimuler
que l’oscillation des grands arbres et le reflet de
la lune dans les taillis sombres lui causaient une
vive inquiétude. D’Artagnan s’aperçut qu’il se
passait chez son laquais quelque chose
d’extraordinaire.
– Eh bien ! monsieur Planchet, lui demanda-t-
il, qu’avons-nous donc ?

1
Elle doublait, depuis 1583, la Porte-Neuve sur le quai, au
bout de la Terrasse des Tuileries : son nom lui venait des
pourparlers de Suresnes entre les députés du roi et ceux de la
Ligue, en 1593. Reconstruite par Pidoux en 1632, elle fut
démolie en 1730.

46
– Ne trouvez-vous pas, monsieur, que les bois
sont comme les églises ?
– Pourquoi cela, Planchet ?
– Parce qu’on n’ose point parler haut dans
ceux-ci comme dans celles-là.
– Pourquoi n’oses-tu parler haut, Planchet ?
parce que tu as peur ?
– Peur d’être entendu, oui, monsieur.
– Peur d’être entendu ! Notre conversation est
cependant morale, mon cher Planchet, et nul n’y
trouverait à redire.
– Ah ! monsieur ! reprit Planchet en revenant à
son idée mère, que ce M. Bonacieux a quelque
chose de sournois dans ses sourcils et de
déplaisant dans le jeu de ses lèvres !
– Qui diable te fait penser à Bonacieux ?
– Monsieur, l’on pense à ce que l’on peut et
non pas à ce que l’on veut.
– Parce que tu es un poltron, Planchet.
– Monsieur, ne confondons pas la prudence
avec la poltronnerie ; la prudence est une vertu.

47
– Et tu es vertueux, n’est-ce pas, Planchet ?
– Monsieur, n’est-ce point le canon d’un
mousquet qui brille là-bas ? Si nous baissions la
tête ?
– En vérité, murmura d’Artagnan, à qui les
recommandations de M. de Tréville revenaient en
mémoire ; en vérité, cet animal finirait par me
faire peur.
Et il mit son cheval au trot. Planchet suivit le
mouvement de son maître, exactement comme
s’il eût été son ombre, et se retrouva trottant près
de lui.
– Est-ce que nous allons marcher comme cela
toute la nuit, monsieur ? demanda-t-il.
– Non, Planchet, car tu es arrivé, toi.
– Comment, je suis arrivé ? et monsieur ?
– Moi, je vais encore à quelques pas.
– Et monsieur me laisse seul ici ?
– Tu as peur, Planchet ?
– Non, mais je fais seulement observer à
monsieur que la nuit sera très froide, que les

48
fraîcheurs donnent des rhumatismes, et qu’un
laquais qui a des rhumatismes est un triste
serviteur, surtout pour un maître alerte comme
monsieur.
– Eh bien ! si tu as froid, Planchet, tu entreras
dans un de ces cabarets que tu vois là-bas, et tu
m’attendras demain matin à six heures devant la
porte.
– Monsieur, j’ai bu et mangé
respectueusement l’écu que vous m’avez donné
ce matin ; de sorte qu’il ne me reste pas un traître
sou dans le cas où j’aurais froid.
– Voici une demi-pistole. À demain.
D’Artagnan descendit de son cheval, jeta la
bride au bras de Planchet et s’éloigna rapidement
en s’enveloppant dans son manteau.
– Dieu que j’ai froid ! s’écria Planchet dès
qu’il eut perdu son maître de vue – et pressé qu’il
était de se réchauffer, il se hâta d’aller frapper à
la porte d’une maison parée de tous les attributs
d’un cabaret de banlieue.
Cependant d’Artagnan, qui s’était jeté dans un

49
petit chemin de traverse, continuait sa route et
atteignait Saint-Cloud ; mais, au lieu de suivre la
grande rue, il tourna derrière le château1, gagna
une espèce de ruelle fort écartée, et se trouva
bientôt en face du pavillon indiqué. Il était situé
dans un lieu tout à fait désert. Un grand mur, à
l’angle duquel était ce pavillon, régnait d’un côté
de cette ruelle, et de l’autre une haie défendait
contre les passants un petit jardin au fond duquel
s’élevait une maigre cabane.
Il était arrivé au rendez-vous, et comme on ne
lui avait pas dit d’annoncer sa présence par aucun
signal, il attendit.
Nul bruit ne se faisait entendre, on eût dit
qu’on était à cent lieues de la capitale.
D’Artagnan s’adossa à la haie après avoir jeté un
coup d’œil derrière lui. Par-delà cette haie, ce
jardin et cette cabane, un brouillard sombre
enveloppait de ses plis cette immensité où dort
Paris, vide, béant, immensité où brillaient
quelques points lumineux, étoiles funèbres de cet

1
Il appartenait alors aux Gondi.

50
enfer.
Mais pour d’Artagnan tous les aspects
revêtaient une forme heureuse, toutes les idées
avaient un sourire, toutes les ténèbres étaient
diaphanes. L’heure du rendez-vous allait sonner.
En effet, au bout de quelques instants, le
beffroi de Saint-Cloud laissa lentement tomber
dix coups de sa large gueule mugissante.
Il y avait quelque chose de lugubre à cette
voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de
la nuit.
Mais chacune de ces heures qui composaient
l’heure attendue vibrait harmonieusement au
cœur du jeune homme.
Ses yeux étaient fixés sur le petit pavillon
situé à l’angle de la rue et dont toutes les fenêtres
étaient fermées par des volets, excepté une seule
du premier étage.
À travers cette fenêtre brillait une lumière
douce qui argentait le feuillage tremblant de deux
ou trois tilleuls qui s’élevaient formant groupe en
dehors du parc. Évidemment derrière cette petite

51
fenêtre, si gracieusement éclairée, la jolie Mme
Bonacieux l’attendait.
Bercé par cette douce idée, d’Artagnan
attendit de son côté une demi-heure sans
impatience aucune, les yeux fixés sur ce
charmant petit séjour dont d’Artagnan apercevait
une partie de plafond aux moulures dorées,
attestant l’élégance du reste de l’appartement.
Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et
demie.
Cette fois-ci, sans que d’Artagnan comprît
pourquoi, un frisson courut dans ses veines. Peut-
être aussi le froid commençait-il à le gagner et
prenait-il pour une impression morale une
sensation tout à fait physique.
Puis l’idée lui vint qu’il avait mal lu et que le
rendez-vous était pour onze heures seulement.
Il s’approcha de la fenêtre, se plaça dans un
rayon de lumière, tira sa lettre de sa poche et la
relut ; il ne s’était point trompé : le rendez-vous
était bien pour dix heures.
Il alla reprendre son poste, commençant à être

52
assez inquiet de ce silence et de cette solitude.
Onze heures sonnèrent.
D’Artagnan commença à craindre
véritablement qu’il ne fût arrivé quelque chose à
Mme Bonacieux.
Il frappa trois coups dans ses mains, signal
ordinaire des amoureux ; mais personne ne lui
répondit : pas même l’écho.
Alors il pensa avec un certain dépit que peut-
être la jeune femme s’était endormie en
l’attendant.
Il s’approcha du mur et essaya d’y monter ;
mais le mur était nouvellement crépi, et
d’Artagnan se retourna inutilement les ongles.
En ce moment il avisa les arbres, dont la
lumière continuait d’argenter les feuilles, et
comme l’un d’eux faisait saillie sur le chemin, il
pensa que du milieu de ses branches son regard
pourrait pénétrer dans le pavillon.
L’arbre était facile. D’ailleurs d’Artagnan
avait vingt ans à peine, et par conséquent se
souvenait de son métier d’écolier. En un instant il

53
fut au milieu des branches, et par les vitres
transparentes ses yeux plongèrent dans l’intérieur
du pavillon.
Chose étrange et qui fit frissonner d’Artagnan
de la plante des pieds à la racine des cheveux,
cette douce lumière, cette calme lampe éclairait
une scène de désordre épouvantable ; une des
vitres de la fenêtre était cassée, la porte de la
chambre avait été enfoncée et, à demi brisée,
pendait à ses gonds ; une table qui avait dû être
couverte d’un élégant souper gisait à terre ; les
flacons en éclats, les fruits écrasés jonchaient le
parquet ; tout témoignait dans cette chambre
d’une lutte violente et désespérée ; d’Artagnan
crut même reconnaître au milieu de ce pêle-mêle
étrange des lambeaux de vêtements et quelques
taches sanglantes maculant la nappe et les
rideaux.
Il se hâta de redescendre dans la rue avec un
horrible battement de cœur, il voulait voir s’il ne
trouverait pas d’autres traces de violence.
La petite lueur suave brillait toujours dans le
calme de la nuit. D’Artagnan s’aperçut alors,

54
chose qu’il n’avait pas remarquée d’abord, car
rien ne le poussait à cet examen, que le sol, battu
ici, troué là, présentait des traces confuses de pas
d’hommes, et de pieds de chevaux. En outre, les
roues d’une voiture, qui paraissait venir de Paris,
avaient creusé dans la terre molle une profonde
empreinte qui ne dépassait pas la hauteur du
pavillon et qui retournait vers Paris.
Enfin d’Artagnan, en poursuivant ses
recherches, trouva près du mur un gant de femme
déchiré. Cependant ce gant, par tous les points où
il n’avait pas touché la terre boueuse, était d’une
fraîcheur irréprochable. C’était un de ces gants
parfumés comme les amants aiment à les arracher
d’une jolie main.
À mesure que d’Artagnan poursuivait ses
investigations, une sueur plus abondante et plus
glacée perlait sur son front, son cœur était serré
par une horrible angoisse, sa respiration était
haletante ; et cependant il se disait, pour se
rassurer, que ce pavillon n’avait peut-être rien de
commun avec Mme Bonacieux ; que la jeune
femme lui avait donné rendez-vous devant ce

55
pavillon, et non dans ce pavillon ; qu’elle avait pu
être retenue à Paris par son service, par la jalousie
de son mari peut-être.
Mais tous ces raisonnements étaient battus en
brèche, détruits, renversés par ce sentiment de
douleur intime qui, dans certaines occasions,
s’empare de tout notre être et nous crie, par tout
ce qui est destiné chez nous à entendre, qu’un
grand malheur plane sur nous.
Alors d’Artagnan devint presque insensé : il
courut sur la grande route, prit le même chemin
qu’il avait déjà fait, s’avança jusqu’au bac, et
interrogea le passeur.
Vers les sept heures du soir, le passeur avait
fait traverser la rivière à une femme enveloppée
d’une mante noire, qui paraissait avoir le plus
grand intérêt à ne pas être reconnue ; mais,
justement à cause des précautions qu’elle prenait,
le passeur avait prêté une attention plus grande, et
il avait reconnu que la femme était jeune et jolie.
Il y avait alors, comme aujourd’hui, une foule
de jeunes et jolies femmes qui venaient à Saint-
Cloud et qui avaient intérêt à ne pas être vues, et

56
cependant d’Artagnan ne douta point un instant
que ce ne fût Mme Bonacieux qu’avait remarquée
le passeur.
D’Artagnan profita de la lampe qui brillait
dans la cabane du passeur pour relire encore une
fois le billet de Mme Bonacieux et s’assurer qu’il
ne s’était pas trompé, que le rendez-vous était
bien à Saint-Cloud et non ailleurs, devant le
pavillon de M. d’Estrées et non dans une autre
rue.
Tout concourait à prouver à d’Artagnan que
ses pressentiments ne le trompaient point et
qu’un grand malheur était arrivé.
Il reprit le chemin du château tout courant ; il
lui semblait qu’en son absence quelque chose de
nouveau s’était peut-être passé au pavillon et que
des renseignements l’attendaient là.
La ruelle était toujours déserte, et la même
lueur calme et douce s’épanchait de la fenêtre.
D’Artagnan songea alors à cette masure
muette et aveugle mais qui sans doute avait vu et
qui peut-être pouvait parler.

57
La porte de clôture était fermée, mais il sauta
par-dessus la haie, et malgré les aboiements du
chien à la chaîne, il s’approcha de la cabane.
Aux premiers coups qu’il frappa, rien ne
répondit.
Un silence de mort régnait dans la cabane
comme dans le pavillon ; cependant, comme cette
cabane était sa dernière ressource, il s’obstina.
Bientôt il lui sembla entendre un léger bruit
intérieur, bruit craintif, et qui semblait trembler
lui-même d’être entendu.
Alors d’Artagnan cessa de frapper et pria,
avec un accent si plein d’inquiétude et de
promesses, d’effroi et de cajolerie, que sa voix
était de nature à rassurer de plus peureux. Enfin
un vieux volet vermoulu s’ouvrit, ou plutôt
s’entrebâilla, et se referma dès que la lueur d’une
misérable lampe qui brûlait dans un coin eut
éclairé le baudrier, la poignée de l’épée et le
pommeau des pistolets de d’Artagnan.
Cependant, si rapide qu’eût été le mouvement,
d’Artagnan avait eu le temps d’entrevoir une tête
de vieillard.

58
– Au nom du Ciel ! dit-il, écoutez-moi :
j’attendais quelqu’un qui ne vient pas, je meurs
d’inquiétude. Serait-il arrivé quelque malheur aux
environs ? Parlez.
La fenêtre se rouvrit lentement, et la même
figure apparut de nouveau : seulement elle était
plus pâle encore que la première fois.
D’Artagnan raconta naïvement son histoire,
aux noms près ; il dit comment il avait rendez-
vous avec une jeune femme devant ce pavillon, et
comment, ne la voyant pas venir, il était monté
sur le tilleul et, à la lueur de la lampe, il avait vu
le désordre de la chambre.
Le vieillard l’écouta attentivement, tout en
faisant signe que c’était bien cela : puis, lorsque
d’Artagnan eut fini, il hocha la tête d’un air qui
n’annonçait rien de bon.
– Que voulez-vous dire ? s’écria d’Artagnan.
Au nom du ciel ! voyons, expliquez-vous.
– Oh ! monsieur, dit le vieillard, ne me
demandez rien ; car si je vous disais ce que j’ai
vu, bien certainement il ne m’arriverait rien de

59
bon.
– Vous avez donc vu quelque chose ? reprit
d’Artagnan. En ce cas, au nom du ciel ! continua-
t-il en lui jetant une pistole, dites, dites ce que
vous avez vu, et je vous donne ma foi de
gentilhomme que pas une de vos paroles ne
sortira de mon cœur.
Le vieillard lut tant de franchise et de douleur
sur le visage de d’Artagnan, qu’il lui fit signe
d’écouter et qu’il lui dit à voix basse :
– Il était neuf heures à peu près, j’avais
entendu quelque bruit dans la rue et je désirais
savoir ce que ce pouvait être, lorsqu’en
m’approchant de ma porte je m’aperçus qu’on
cherchait à entrer. Comme je suis pauvre et que je
n’ai pas peur qu’on me vole, j’allai ouvrir et je
vis trois hommes à quelques pas de là. Dans
l’ombre était un carrosse avec des chevaux attelés
et des chevaux de main. Ces chevaux de main
appartenaient évidemment aux trois hommes qui
étaient vêtus en cavaliers.
« – Ah, mes bons messieurs ! m’écriai-je, que
demandez-vous ?

60
« – Tu dois avoir une échelle ? me dit celui qui
paraissait le chef de l’escorte.
« – Oui, monsieur ; celle avec laquelle je
cueille mes fruits.
« – Donne-nous-la, et rentre chez toi, voilà un
écu pour le dérangement que nous te causons.
Souviens-toi seulement que si tu dis un mot de ce
que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car
tu regarderas et tu écouteras, quelque menace que
nous te fassions, j’en suis sûr), tu es perdu.
« À ces mots, il me jeta un écu, que je
ramassai, et il prit mon échelle.
« Effectivement, après avoir refermé la porte
de la haie derrière eux, je fis semblant de rentrer
à la maison ; mais j’en sortis aussitôt par la porte
de derrière, et, me glissant dans l’ombre, je
parvins jusqu’à cette touffe de sureau, du milieu
de laquelle je pouvais tout voir sans être vu.
« Les trois hommes avaient fait avancer la
voiture sans aucun bruit, ils en tirèrent un petit
homme, gros, court, grisonnant, mesquinement
vêtu de couleur sombre, lequel monta avec

61
précaution à l’échelle, regarda sournoisement
dans l’intérieur de la chambre, redescendit à pas
de loup et murmura à voix basse :
« – C’est elle !
« Aussitôt celui qui m’avait parlé s’approcha
de la porte du pavillon, l’ouvrit avec une clef
qu’il portait sur lui, referma la porte et disparut ;
en même temps, les deux autres hommes
montèrent à l’échelle. Le petit vieux demeurait à
la portière, le cocher maintenait les chevaux de la
voiture, et un laquais les chevaux de selle.
« Tout à coup de grands cris retentirent dans le
pavillon, une femme accourut à la fenêtre et
l’ouvrit comme pour se précipiter. Mais aussitôt
qu’elle aperçut les deux hommes, elle se rejeta en
arrière ; les deux hommes s’élancèrent après elle
dans la chambre.
« Alors je ne vis plus rien ; mais j’entendis le
bruit des meubles que l’on brise. La femme criait
et appelait au secours. Mais bientôt ses cris furent
étouffés ; les trois hommes se rapprochèrent de la
fenêtre, emportant la femme dans leurs bras ;
deux descendirent par l’échelle et la

62
transportèrent dans la voiture, où le petit vieux
entra après elle. Celui qui était resté dans le
pavillon referma la croisée, sortit un instant après
par la porte et s’assura que la femme était bien
dans la voiture : ses deux compagnons
l’attendaient déjà à cheval, il sauta à son tour en
selle ; le laquais reprit sa place près du cocher ; le
carrosse s’éloigna au galop escorté par les trois
cavaliers, et tout fut fini. À partir de ce moment-
là, je n’ai plus rien vu, rien entendu.
D’Artagnan, écrasé par une si terrible
nouvelle, resta immobile et muet, tandis que tous
les démons de la colère et de la jalousie hurlaient
dans son cœur.
– Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard,
sur lequel ce muet désespoir causait certes plus
d’effet que n’en eussent produit des cris et des
larmes ; allons, ne vous désolez pas, ils ne vous
l’ont pas tuée, voilà l’essentiel.
– Savez-vous à peu près, dit d’Artagnan, quel
est l’homme qui conduisait cette infernale
expédition ?
– Je ne le connais pas.

63
– Mais puisqu’il vous a parlé, vous avez pu le
voir.
– Ah ! c’est son signalement que vous me
demandez ?
– Oui.
– Un grand sec, basané, moustaches noires,
œil noir, l’air d’un gentilhomme.
– C’est cela, s’écria d’Artagnan ; encore lui !
toujours lui ! C’est mon démon, à ce qu’il paraît !
Et l’autre ?
– Lequel ?
– Le petit.
– Oh ! celui-là n’est pas un seigneur, j’en
réponds : d’ailleurs il ne portait pas l’épée, et les
autres le traitaient sans aucune considération.
– Quelque laquais, murmura d’Artagnan. Ah !
pauvre femme ! pauvre femme ! qu’en ont-ils
fait ?
– Vous m’avez promis le secret, dit le
vieillard.
– Et je vous renouvelle ma promesse, soyez

64
tranquille, je suis gentilhomme. Un gentilhomme
n’a que sa parole, et je vous ai donné la mienne.
D’Artagnan reprit, l’âme navrée, le chemin du
bac1. Tantôt il ne pouvait croire que ce fût Mme
Bonacieux, et il espérait le lendemain la retrouver
au Louvre ; tantôt il craignait qu’elle n’eût eu une
intrigue avec quelque autre et qu’un jaloux ne
l’eût surprise et fait enlever. Il flottait, il se
désolait, il se désespérait.
– Oh ! si j’avais là mes amis ! s’écriait-il,
j’aurais au moins quelque espérance de la
retrouver ; mais qui sait ce qu’ils sont devenus
eux-mêmes !
Il était minuit à peu près ; il s’agissait de
retrouver Planchet. D’Artagnan se fit ouvrir
successivement tous les cabarets dans lesquels il
aperçut un peu de lumière ; dans aucun d’eux il
ne retrouva Planchet.
Au sixième, il commença de réfléchir que la
recherche était un peu hasardée. D’Artagnan
n’avait donné rendez-vous à son laquais qu’à six

1
Au bas de Saint-Cloud pour traverser la Seine.

65
heures du matin, et quelque part qu’il fût, il était
dans son droit.
D’ailleurs, il vint au jeune homme cette idée,
qu’en restant aux environs du lieu où
l’événement s’était passé, il obtiendrait peut-être
quelque éclaircissement sur cette mystérieuse
affaire. Au sixième cabaret, comme nous l’avons
dit, d’Artagnan s’arrêta donc, demanda une
bouteille de vin de première qualité, s’accouda
dans l’angle le plus obscur et se décida à attendre
ainsi le jour ; mais cette fois encore son
espérance fut trompée, et quoiqu’il écoutât de
toutes ses oreilles, il n’entendit, au milieu des
jurons, des lazzi et des injures qu’échangeaient
entre eux les ouvriers, les laquais et les rouliers
qui composaient l’honorable société dont il faisait
partie, rien qui pût le mettre sur la trace de la
pauvre femme enlevée. Force lui fut donc, après
avoir avalé sa bouteille par désœuvrement et pour
ne pas éveiller des soupçons, de chercher dans
son coin la posture la plus satisfaisante possible
et de s’endormir tant bien que mal. D’Artagnan
avait vingt ans, on se le rappelle, et à cet âge le
sommeil a des droits imprescriptibles qu’il

66
réclame impérieusement, même sur les cœurs les
plus désespérés.
Vers six heures du matin, d’Artagnan se
réveilla avec ce malaise qui accompagne
ordinairement le point du jour après une
mauvaise nuit. Sa toilette n’était pas longue à
faire ; il se tâta pour savoir si on n’avait pas
profité de son sommeil pour le voler, et ayant
retrouvé son diamant à son doigt, sa bourse dans
sa poche et ses pistolets à sa ceinture, il se leva,
paya sa bouteille et sortit pour voir s’il n’aurait
pas plus de bonheur dans la recherche de son
laquais le matin que la nuit. En effet, la première
chose qu’il aperçut à travers le brouillard humide
et grisâtre fut l’honnête Planchet qui, les deux
chevaux en main, l’attendait à la porte d’un petit
cabaret borgne devant lequel d’Artagnan était
passé sans même soupçonner son existence.

67
25

La maîtresse de Porthos1

Au lieu de rentrer chez lui directement,


d’Artagnan mit pied à terre à la porte de M. de
Tréville, et monta rapidement l’escalier. Cette
fois, il était décidé à lui raconter tout ce qui
venait de se passer. Sans doute il lui donnerait de
bons conseils dans toute cette affaire ; puis,
comme M. de Tréville voyait presque
journellement la reine, il pourrait peut-être tirer
de Sa Majesté quelque renseignement sur la
pauvre femme à qui l’on faisait sans doute payer
son dévouement à sa maîtresse.
M. de Tréville écouta le récit du jeune homme
avec une gravité qui prouvait qu’il voyait autre
chose, dans toute cette aventure, qu’une intrigue

1
Dans Le Siècle, ce chapitre s’intitule « Porthos ».

68
d’amour ; puis, quand d’Artagnan eut achevé :
– Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Éminence
d’une lieue.
– Mais, que faire ? dit d’Artagnan.
– Rien, absolument rien, à cette heure, que
quitter Paris, comme je vous l’ai dit, le plus tôt
possible. Je verrai la reine, je lui raconterai les
détails de la disparition de cette pauvre femme,
qu’elle ignore sans doute ; ces détails la guideront
de son côté, et, à votre retour, peut-être aurai-je
quelque bonne nouvelle à vous dire. Reposez-
vous-en sur moi.
D’Artagnan savait que, quoique Gascon, M.
de Tréville n’avait pas l’habitude de promettre, et
que lorsque par hasard il promettait, il tenait plus
qu’il n’avait promis.
Il le salua donc, plein de reconnaissance pour
le passé et pour l’avenir, et le digne capitaine, qui
de son côté éprouvait un vif intérêt pour ce jeune
homme si brave et si résolu, lui serra
affectueusement la main en lui souhaitant un bon
voyage.

69
Décidé à mettre les conseils de M. de Tréville
en pratique à l’instant même, d’Artagnan
s’achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de
veiller à la confection de son portemanteau. En
s’approchant de sa maison, il reconnut M.
Bonacieux en costume du matin, debout sur le
seuil de sa porte. Tout ce que lui avait dit, la
veille, le prudent Planchet sur le caractère sinistre
de son hôte revint alors à l’esprit de d’Artagnan,
qui le regarda plus attentivement qu’il n’avait fait
encore. En effet, outre cette pâleur jaunâtre et
maladive qui indique l’infiltration de la bile dans
le sang et qui pouvait d’ailleurs n’être
qu’accidentelle, d’Artagnan remarqua quelque
chose de sournoisement perfide dans l’habitude
des rides de sa face. Un fripon ne rit pas de la
même façon qu’un honnête homme, un hypocrite
ne pleure pas les mêmes larmes qu’un homme de
bonne foi. Toute fausseté est un masque, et si
bien fait que soit le masque, on arrive toujours,
avec un peu d’attention, à le distinguer du visage.
Il sembla donc à d’Artagnan que M.
Bonacieux portait un masque, et même que ce
masque était des plus désagréables à voir.

70
En conséquence il allait, vaincu par sa
répugnance pour cet homme, passer devant lui
sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M.
Bonacieux l’interpella.
– Eh bien ! jeune homme, lui dit-il, il paraît
que nous faisons de grasses nuits ? Sept heures
du matin, peste ! Il me semble que vous retournez
tant soit peu les habitudes reçues, et que vous
rentrez à l’heure où les autres sortent.
– On ne vous fera pas le même reproche,
maître Bonacieux, dit le jeune homme, et vous
êtes le modèle des gens rangés. Il est vrai que
lorsque l’on possède une jeune et jolie femme, on
n’a pas besoin de courir après le bonheur : c’est
le bonheur qui vient vous trouver ; n’est-ce pas,
monsieur Bonacieux ?
Bonacieux devint pâle comme la mort et
grimaça un sourire.
– Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous êtes un
plaisant compagnon. Mais où diable avez-vous
été courir cette nuit, mon jeune maître ? Il paraît
qu’il ne faisait pas bon dans les chemins de
traverse.

71
D’Artagnan baissa les yeux vers ses bottes
toutes couvertes de boue ; mais dans ce
mouvement ses regards se portèrent en même
temps sur les souliers et les bas du mercier ; on
eût dit qu’on les avait trempés dans le même
bourbier ; les uns et les autres étaient maculés de
taches absolument pareilles.
Alors une idée subite traversa l’esprit de
d’Artagnan. Ce petit homme gros, court,
grisonnant, cette espèce de laquais vêtu d’un
habit sombre, traité sans considération par les
gens d’épée qui composaient l’escorte, c’était
Bonacieux lui-même. Le mari avait présidé à
l’enlèvement de sa femme.
Il prit à d’Artagnan une terrible envie de
sauter à la gorge du mercier et de l’étrangler ;
mais, nous l’avons dit, c’était un garçon fort
prudent, et il se contint. Cependant la révolution
qui s’était faite sur son visage était si visible, que
Bonacieux en fut effrayé et essaya de reculer
d’un pas ; mais justement il se trouvait devant le
battant de la porte, qui était fermée, et l’obstacle
qu’il rencontra le força de se tenir à la même

72
place.
– Ah çà ! mais vous qui plaisantez1, mon
brave homme, dit d’Artagnan, il me semble que
si mes bottes ont besoin d’un coup d’éponge, vos
bas et vos souliers réclament aussi un coup de
brosse. Est-ce que de votre côté vous auriez
couru la prétentaine, maître Bonacieux ? Ah !
diable, ceci ne serait point pardonnable à un
homme de votre âge et qui, de plus, a une jeune
et jolie femme comme la vôtre.
– Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais
hier j’ai été à Saint-Mandé pour prendre des
renseignements sur une servante dont je ne puis
absolument me passer, et comme les chemins
étaient mauvais, j’en ai rapporté toute cette fange,
que je n’ai pas encore eu le temps de faire
disparaître. Le lieu que désignait Bonacieux
comme celui qui avait été le but de sa course fut
une nouvelle preuve à l’appui des soupçons
qu’avait conçus d’Artagnan. Bonacieux avait dit

1
La correction proposée par G. Sigaux (Pléiade, p. 274) :
« mais c’est vous qui plaisantez » ne paraît pas pertinente.

73
Saint-Mandé, parce que Saint-Mandé est le point
absolument opposé à Saint-Cloud.
Cette probabilité lui fut une première
consolation. Si Bonacieux savait où était sa
femme, on pourrait toujours, en employant des
moyens extrêmes, forcer le mercier à desserrer
les dents et à laisser échapper son secret. Il
s’agissait seulement de changer cette probabilité
en certitude.
– Pardon, mon cher monsieur Bonacieux, si
j’en use avec vous sans façon, dit d’Artagnan ;
mais rien n’altère comme de ne pas dormir, j’ai
donc une soif d’enragé ; permettez-moi de
prendre un verre d’eau chez vous ; vous le savez,
cela ne se refuse pas entre voisins.
Et sans attendre la permission de son hôte,
d’Artagnan entra vivement dans la maison, et jeta
un coup d’œil rapide sur le lit. Le lit n’était pas
défait. Bonacieux ne s’était pas couché. Il rentrait
donc seulement il y avait une heure ou deux ; il
avait accompagné sa femme jusqu’à l’endroit où
on l’avait conduite, ou tout au moins jusqu’au
premier relais.

74
– Merci, maître Bonacieux, dit d’Artagnan en
vidant son verre, voilà tout ce que je voulais de
vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire
brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura
fini, je vous l’enverrai si vous voulez pour
brosser vos souliers.
Et il quitta le mercier tout ébahi de ce singulier
adieu et se demandant s’il ne s’était pas enferré
lui-même.
Sur le haut de l’escalier il trouva Planchet tout
effaré.
– Ah ! monsieur, s’écria Planchet dès qu’il eut
aperçu son maître, en voilà bien d’une autre, et il
me tardait bien que vous rentrassiez.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda d’Artagnan.
– Oh ! je vous le donne en cent, monsieur, je
vous le donne en mille de deviner la visite que
j’ai reçue pour vous en votre absence.
– Quand cela ?
– Il y a une demi-heure, tandis que vous étiez
chez M. de Tréville.
– Et qui donc est venu ? Voyons, parle.

75
– M. de Cavois.
– M. de Cavois ?
– En personne.
– Le capitaine des gardes de Son Éminence ?
– Lui-même.
– Il venait m’arrêter ?
– Je m’en suis douté, monsieur, et cela malgré
son air patelin.
– Il avait l’air patelin, dis-tu ?
– C’est-à-dire qu’il était tout miel, monsieur.
– Vraiment ?
– Il venait, disait-il de la part de Son
Éminence, qui vous voulait beaucoup de bien,
vous prier de le suivre au Palais-Royal1.
– Et tu lui as répondu ?
– Que la chose était impossible, attendu que
vous étiez hors de la maison, comme il le pouvait
voir.

1
Le Palais-Cardinal ne fut achevé qu’en 1636 : en 1625,
Richelieu résidait encore place Royale.

76
– Alors qu’a-t-il dit ?
– Que vous ne manquiez pas de passer chez lui
dans la journée ; puis il a ajouté tout bas : « Dis à
ton maître que Son Éminence est parfaitement
disposée pour lui, et que sa fortune dépend peut-
être de cette entrevue. »
– Le piège est assez maladroit pour le cardinal,
reprit en souriant le jeune homme.
– Aussi, je l’ai vu, le piège, et j’ai répondu que
vous seriez désespéré à votre retour.
« – Où est-il allé ? a demandé M. de Cavois.
« – À Troyes en Champagne, ai-je répondu.
« – Et quand est-il parti ?
« – Hier soir.
– Planchet, mon ami, interrompit d’Artagnan,
tu es véritablement un homme précieux.
– Vous comprenez, monsieur, j’ai pensé qu’il
serait toujours temps, si vous désirez voir M. de
Cavois, de me démentir en disant que vous
n’étiez point parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui
aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas

77
gentilhomme, moi, je puis mentir.
– Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta
réputation d’homme véridique : dans un quart
d’heure nous partons.
– C’est le conseil que j’allais donner à
monsieur ; et où allons-nous, sans être trop
curieux ?
– Pardieu ! du côté opposé à celui vers lequel
tu as dit que j’étais allé. D’ailleurs, n’as-tu pas
autant de hâte d’avoir des nouvelles de Grimaud,
de Mousqueton et de Bazin que j’en ai, moi, de
savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et
Aramis ?
– Si fait, monsieur, dit Planchet, et je partirai
quand vous voudrez ; l’air de la province vaut
mieux pour nous, à ce que je crois, en ce
moment, que l’air de Paris. Ainsi donc...
– Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et
partons ; moi, je m’en vais devant, les mains dans
mes poches, pour qu’on ne se doute de rien. Tu
me rejoindras à l’hôtel des Gardes. À propos,
Planchet, je crois que tu as raison à l’endroit de

78
notre hôte, et que c’est décidément une affreuse
canaille.
– Ah ! croyez-moi, monsieur, quand je vous
dis quelque chose ; je suis physionomiste, moi,
allez !
D’Artagnan descendit le premier, comme la
chose avait été convenue ; puis, pour n’avoir rien
à se reprocher, il se dirigea une dernière fois vers
la demeure de ses trois amis : on n’avait reçu
aucune nouvelle d’eux ; seulement une lettre
toute parfumée et d’une écriture élégante et
menue était arrivée pour Aramis. D’Artagnan
s’en chargea. Dix minutes après, Planchet le
rejoignait dans les écuries de l’hôtel des Gardes.
D’Artagnan, pour qu’il n’y eût pas de temps
perdu, avait déjà sellé son cheval lui-même.
– C’est bien, dit-il à Planchet, lorsque celui-ci
eut joint le portemanteau à l’équipement ;
maintenant selle les trois autres, et partons.
– Croyez-vous que nous irons plus vite avec
chacun deux chevaux ? demanda Planchet avec
son air narquois.

79
– Non, monsieur le mauvais plaisant, répondit
d’Artagnan, mais avec nos quatre chevaux nous
pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous
les retrouvons vivants.
– Ce qui serait une grande chance, répondit
Planchet, mais enfin il ne faut pas désespérer de
la miséricorde de Dieu.
– Amen, dit d’Artagnan en enfourchant son
cheval.
Et tous deux sortirent de l’hôtel des Gardes,
s’éloignèrent chacun par un bout de la rue, l’un
devant quitter Paris par la barrière de La Villette
et l’autre par la barrière de Montmartre1, pour se
rejoindre au-delà de Saint-Denis, manœuvre
stratégique qui, ayant été exécutée avec une égale
ponctualité, fut couronnée des plus heureux
résultats. D’Artagnan et Planchet entrèrent
ensemble à Pierrefitte2.
Planchet était plus courageux, il faut le dire, le

1
Portes plutôt que barrières (appartenant à l’enceinte des
Fermiers généraux).
2
Située après Saint-Denis, sur la route de Beauvais.

80
jour que la nuit.
Cependant sa prudence naturelle ne
l’abandonnait pas un seul instant ; il n’avait
oublié aucun des incidents du premier voyage, et
il tenait pour ennemis tous ceux qu’il rencontrait
sur la route. Il en résultait qu’il avait sans cesse le
chapeau à la main, ce qui lui valait de sévères
mercuriales de la part de d’Artagnan, qui
craignait que, grâce à cet excès de politesse, on
ne le prît pour le valet d’un homme de peu.
Cependant, soit qu’effectivement les passants
fussent touchés de l’urbanité de Planchet, soit que
cette fois personne ne fût aposté sur la route du
jeune homme, nos deux voyageurs arrivèrent à
Chantilly sans accident aucun et descendirent à
l’hôtel du Grand Saint Martin, le même dans
lequel ils s’étaient arrêtés lors de leur premier
voyage.
L’hôte, en voyant un jeune homme suivi d’un
laquais et de deux chevaux de main, s’avança
respectueusement sur le seuil de la porte. Or,
comme il avait déjà fait onze lieues, d’Artagnan
jugea à propos de s’arrêter, que Porthos fût ou ne

81
fût pas dans l’hôtel. Puis peut-être n’était-il pas
prudent de s’informer du premier coup de ce
qu’était devenu le mousquetaire. Il résulta de ces
réflexions que d’Artagnan, sans demander aucune
nouvelle de qui que ce fût, descendit,
recommanda les chevaux à son laquais, entra
dans une petite chambre destinée à recevoir ceux
qui désiraient être seuls, et demanda à son hôte
une bouteille de son meilleur vin et un déjeuner
aussi bon que possible, demande qui corrobora
encore la bonne opinion que l’aubergiste avait
prise de son voyageur à la première vue.
Aussi d’Artagnan fut-il servi avec une célérité
miraculeuse.
Le régiment des gardes se recrutait parmi les
premiers gentilshommes du royaume, et
d’Artagnan, suivi d’un laquais et voyageant avec
quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgré
la simplicité de son uniforme, manquer de faire
sensation. L’hôte voulut le servir lui-même ; ce
que voyant, d’Artagnan fit apporter deux verres
et entama la conversation suivante :
– Ma foi, mon cher hôte, dit d’Artagnan en

82
remplissant les deux verres, je vous ai demandé
de votre meilleur vin, et si vous m’avez trompé,
vous allez être puni par où vous avez péché,
attendu que, comme je déteste boire seul, vous
allez boire avec moi. Prenez donc ce verre, et
buvons. À quoi boirons-nous, voyons, pour ne
blesser aucune susceptibilité ? Buvons à la
prospérité de votre établissement !
– Votre Seigneurie me fait honneur, dit l’hôte,
et je la remercie bien sincèrement de son bon
souhait.
– Mais ne vous y trompez pas, dit d’Artagnan,
il y a plus d’égoïsme peut-être que vous ne le
pensez dans mon toast : il n’y a que les
établissements qui prospèrent dans lesquels on
soit bien reçu ; dans les hôtels qui périclitent, tout
va à la débandade, et le voyageur est victime des
embarras de son hôte ; or, moi qui voyage
beaucoup et surtout sur cette route, je voudrais
voir tous les aubergistes faire fortune.
– En effet, dit l’hôte, il me semble que ce n’est
pas la première fois que j’ai l’honneur de voir
monsieur.

83
– Bah ? je suis passé dix fois peut-être à
Chantilly, et sur les dix fois je me suis arrêté au
moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j’y
étais encore il y a dix ou douze jours à peu près ;
je faisais la conduite à des amis, à des
mousquetaires, à telle enseigne que l’un d’eux
s’est pris de dispute avec un étranger, un inconnu,
un homme qui lui a cherché je ne sais quelle
querelle.
– Ah ! oui vraiment ! dit l’hôte, et je me le
rappelle parfaitement. N’est-ce pas de M. Porthos
que Votre Seigneurie veut me parler ?
– C’est justement le nom de mon compagnon
de voyage.
– Mon Dieu ! mon cher hôte, dites-moi, lui
serait-il arrivé malheur ?
– Mais Votre Seigneurie a dû remarquer qu’il
n’a pas pu continuer sa route.
– En effet, il nous avait promis de nous
rejoindre, et nous ne l’avons pas revu.
– Il nous a fait l’honneur de rester ici.
– Comment ! il vous a fait l’honneur de rester

84
ici ?
– Oui, monsieur, dans cet hôtel ; nous sommes
même bien inquiets.
– Et de quoi ?
– De certaines dépenses qu’il a faites.
– Eh bien ! mais les dépenses qu’il a faites, il
les paiera.
– Ah ! monsieur, vous me mettez
véritablement du baume dans le sang ! Nous
avons fait de fort grandes avances, et ce matin
encore le chirurgien nous déclarait que si M.
Porthos ne le payait pas, c’était à moi qu’il s’en
prendrait, attendu que c’était moi qui l’avais
envoyé chercher.
– Mais Porthos est donc blessé ?
– Je ne saurais vous le dire, monsieur.
– Comment, vous ne sauriez me le dire ? Vous
devriez cependant être mieux informé que
personne.
– Oui, mais dans notre état nous ne disons pas
tout ce que nous savons, monsieur, surtout quand

85
on nous a prévenus que nos oreilles répondraient
pour notre langue.
– Eh bien, puis-je voir Porthos ?
– Certainement, monsieur. Prenez l’escalier,
montez au premier et frappez au numéro 1.
Seulement, prévenez que c’est vous.
– Comment que je prévienne que c’est moi ?
– Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
– Et quel malheur voulez-vous qu’il m’arrive ?
– M. Porthos peut vous prendre pour
quelqu’un de la maison et, dans un mouvement
de colère, vous passer son épée à travers le corps
ou vous brûler la cervelle.
– Que lui avez-vous donc fait ?
– Nous lui avons demandé de l’argent.
– Ah ! diable, je comprends cela ; c’est une
demande que Porthos reçoit très mal quand il
n’est pas en fonds ; mais je sais qu’il devait y
être.
– C’est ce que nous avions pensé aussi,
monsieur ; comme la maison est fort régulière et

86
que nous faisons nos comptes toutes les
semaines, au bout de huit jours nous lui avons
présenté notre note ; mais il paraît que nous
sommes tombés dans un mauvais moment, car,
au premier mot que nous avons prononcé sur la
chose, il nous a envoyés à tous les diables ; il est
vrai qu’il avait joué la veille.
– Comment, il avait joué la veille ! et avec
qui ?
– Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un
seigneur qui passait et auquel il avait fait
proposer une partie de lansquenet.
– C’est cela, le malheureux aura tout perdu.
– Jusqu’à son cheval, monsieur, car lorsque
l’étranger a été pour partir, nous nous sommes
aperçus que son laquais sellait le cheval de M.
Porthos. Alors nous lui en avons fait
l’observation, mais il nous a répondu que nous
nous mêlions de ce qui ne nous regardait pas et
que ce cheval était à lui. Nous avons aussitôt fait
prévenir M. Porthos de ce qui se passait, mais il
nous a fait dire que nous étions des faquins de
douter de la parole d’un gentilhomme, et que,

87
puisque celui-là avait dit que le cheval était à lui,
il fallait bien que cela fût.
– Je le reconnais bien là, murmura d’Artagnan.
– Alors, continua l’hôte, je lui fis répondre que
du moment où nous paraissions destinés à ne pas
nous entendre à l’endroit du paiement, j’espérais
qu’il aurait au moins la bonté d’accorder la
faveur de sa pratique à mon confrère le maître de
l’Aigle d’or ; mais M. Porthos me répondit que
mon hôtel étant le meilleur, il désirait y rester.
« Cette réponse était trop flatteuse pour que
j’insistasse sur son départ. Je me bornai donc à le
prier de me rendre sa chambre, qui est la plus
belle de l’hôtel, et de se contenter d’un joli petit
cabinet au troisième. Mais à ceci M. Porthos
répondit que, comme il attendait d’un moment à
l’autre sa maîtresse, qui était une des plus
grandes dames de la cour, je devais comprendre
que la chambre qu’il me faisait l’honneur
d’habiter chez moi était encore bien médiocre
pour une pareille personne.
« Cependant, tout en reconnaissant la vérité de
ce qu’il disait, je crus devoir insister ; mais, sans

88
même se donner la peine d’entrer en discussion
avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table de
nuit et déclara qu’au premier mot qu’on lui dirait
d’un déménagement quelconque à l’extérieur ou
à l’intérieur, il brûlerait la cervelle à celui qui
serait assez imprudent pour se mêler d’une chose
qui ne regardait que lui. Aussi, depuis ce temps-
là, monsieur, personne n’entre plus dans sa
chambre, si ce n’est son domestique.
– Mousqueton est donc ici ?
– Oui, monsieur ; cinq jours après son départ,
il est revenu de fort mauvaise humeur de son
côté ; il paraît que lui aussi a eu du désagrément
dans son voyage. Malheureusement, il est plus
ingambe que son maître, ce qui fait que pour son
maître il met tout sens dessus dessous, attendu
que, comme il pense qu’on pourrait lui refuser ce
qu’il demande, il prend tout ce dont il a besoin
sans demander.
– Le fait est, répondit d’Artagnan, que j’ai
toujours remarqué dans Mousqueton un
dévouement et une intelligence très supérieurs.
– Cela est possible, monsieur ; mais supposez

89
qu’il m’arrive seulement quatre fois par an de me
trouver en contact avec une intelligence et un
dévouement semblables, et je suis un homme
ruiné.
– Non, car Porthos vous paiera.
– Hum ! fit l’hôtelier d’un ton de doute.
– C’est le favori d’une très grande dame qui ne
le laissera pas dans l’embarras pour une misère
comme celle qu’il vous doit.
– Si j’ose dire ce que je crois là-dessus...
– Ce que vous croyez ?
– Je dirai plus : ce que je sais.
– Ce que vous savez ?
– Et même ce dont je suis sûr.
– Et de quoi êtes-vous sûr, voyons ?
– Je dirai que je connais cette grande dame.
– Vous ?
– Oui, moi.
– Et comment la connaissez-vous ?
– Oh ! monsieur, si je croyais pouvoir me fier

90
à votre discrétion...
– Parlez, et foi de gentilhomme, vous n’aurez
pas à vous repentir de votre confiance.
– Eh bien ! monsieur, vous concevez,
l’inquiétude fait faire bien des choses.
– Qu’avez-vous fait ?
– Oh ! d’ailleurs, rien qui ne soit dans le droit
d’un créancier.
– Enfin ?
– M. Porthos nous a remis un billet pour cette
duchesse, en nous recommandant de le jeter à la
poste. Son domestique n’était pas encore arrivé.
Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il
fallait bien qu’il nous chargeât de ses
commissions.
– Ensuite ?
– Au lieu de mettre la lettre à la poste, ce qui
n’est jamais bien sûr, j’ai profité de l’occasion de
l’un de mes garçons qui allait à Paris, et je lui ai
ordonné de la remettre à cette duchesse elle-
même. C’était remplir les intentions de M.
Porthos, qui nous avait si fort recommandé cette

91
lettre, n’est-ce pas ?
– À peu près.
– Eh bien ! monsieur, savez-vous ce que c’est
que cette grande dame ?
– Non ; j’en ai entendu parler à Porthos, voilà
tout.
– Savez-vous ce que c’est que cette prétendue
duchesse ?
– Je vous le répète, je ne la connais pas.
– C’est une vieille procureuse au Châtelet,
monsieur, nommée Mme Coquenard, laquelle a au
moins cinquante ans, et se donne encore des airs
d’être jalouse. Cela me paraissait aussi fort
singulier, une princesse qui demeure rue aux
Ours1.
– Comment savez-vous cela ?
– Parce qu’elle s’est mise dans une grande
colère en recevant la lettre, disant que M. Porthos

1
Entre les rues Saint-Martin et Saint-Denis : c’était la rue
où l’on cuisait les oies « Vitus ubi coquuntur anseres », d’où
peut-être le nom coquenard de la maîtresse de Porthos.

92
était un volage, et que c’était encore pour quelque
femme qu’il avait reçu ce coup d’épée.
– Mais il a donc reçu un coup d’épée ?
– Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je dit là ?
– Vous avez dit que Porthos avait reçu un
coup d’épée.
– Oui ; mais il m’avait si fort défendu de le
dire !
– Pourquoi cela ?
– Dame ! monsieur, parce qu’il s’était vanté de
perforer cet étranger avec lequel vous l’avez
laissé en dispute, et que c’est cet étranger, au
contraire, qui, malgré toutes ses rodomontades,
l’a couché sur le carreau. Or, comme M. Porthos
est un homme fort glorieux, excepté envers la
duchesse, qu’il avait cru intéresser en lui faisant
le récit de son aventure, il ne veut avouer à
personne que c’est un coup d’épée qu’il a reçu.
– Ainsi c’est donc un coup d’épée qui le
retient dans son lit ?
– Et un maître coup d’épée, je vous l’assure. Il
faut que votre ami ait l’âme chevillée dans le

93
corps.
– Vous étiez donc là ?
– Monsieur, je les avais suivis par curiosité, de
sorte que j’ai vu le combat sans que les
combattants me vissent.
– Et comment cela s’est-il passé ?
– Oh ! la chose n’a pas été longue, je vous en
réponds. Ils se sont mis en garde ; l’étranger a fait
une feinte et s’est fendu ; tout cela si rapidement,
que lorsque M. Porthos est arrivé à la parade, il
avait déjà trois pouces de fer dans la poitrine. Il
est tombé en arrière. L’étranger lui a mis aussitôt
la pointe de son épée à la gorge ; et M. Porthos,
se voyant à la merci de son adversaire, s’est
avoué vaincu. Sur quoi, l’étranger lui a demandé
son nom, et apprenant qu’il s’appelait M.
Porthos, et non M. d’Artagnan, lui a offert son
bras, l’a ramené à l’hôtel, est monté à cheval et a
disparu.
– Ainsi c’est à M. d’Artagnan qu’en voulait
cet étranger ?
– Il paraît que oui.

94
– Et savez-vous ce qu’il est devenu ?
– Non ; je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce
moment et nous ne l’avons pas revu depuis.
– Très bien ; je sais ce que je voulais savoir.
Maintenant, vous dites que la chambre de Porthos
est au premier, numéro 1 ?
– Oui, monsieur, la plus belle de l’auberge ;
une chambre que j’aurais déjà eu dix fois
l’occasion de louer.
– Bah ! tranquillisez vous, dit d’Artagnan en
riant ; Porthos vous paiera avec l’argent de la
duchesse Coquenard.
– Oh ! monsieur, procureuse ou duchesse, si
elle lâchait les cordons de sa bourse, ce ne serait
rien mais elle a positivement répondu qu’elle
était lasse des exigences et des infidélités de M.
Porthos, et qu’elle ne lui enverrait pas un denier.
– Et avez-vous rendu cette réponse à votre
hôte ?
– Nous nous en sommes bien gardés : il aurait
vu de quelle manière nous avions fait la
commission.

95
– Si bien qu’il attend toujours son argent ?
– Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a écrit
mais, cette fois, c’est son domestique qui a mis la
lettre à la poste.
– Et vous dites que la procureuse est vieille et
laide ?
– Cinquante ans au moins, monsieur, et pas
belle du tout, à ce qu’a dit Pathaud.
– En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera
attendrir ; d’ailleurs Porthos ne peut pas vous
devoir grand-chose.
– Comment, pas grand-chose ! Une vingtaine
de pistoles déjà, sans compter le médecin. Oh ! il
ne se refuse rien, allez ! on voit qu’il est habitué à
bien vivre.
– Eh bien ! si sa maîtresse l’abandonne, il
trouvera des amis, je vous le certifie. Ainsi, mon
cher hôte, n’ayez aucune inquiétude, et continuez
d’avoir pour lui tous les soins qu’exige son état.
– Monsieur m’a promis de ne pas parler de la
procureuse et de ne pas dire un mot de la
blessure.

96
– C’est chose convenue ; vous avez ma parole.
– Oh ! c’est qu’il me tuerait, voyez-vous !
– N’ayez pas peur ; il n’est pas si diable qu’il
en a l’air.
En disant ces mots, d’Artagnan monta
l’escalier, laissant son hôte un peu plus rassuré à
l’endroit de deux choses auxquelles il paraissait
beaucoup tenir : sa créance et sa vie.
Au haut de l’escalier, sur la porte la plus
apparente du corridor était tracé, à l’encre noire,
un numéro 1 gigantesque ; d’Artagnan frappa un
coup, et, sur l’invitation de passer outre qui lui
vint de l’intérieur, il entra.
Porthos était couché, et faisait une partie de
lansquenet avec Mousqueton, pour s’entretenir la
main, tandis qu’une broche chargée de perdrix
tournait devant le feu, et qu’à chaque coin d’une
grande cheminée bouillaient sur deux réchauds
deux casseroles, d’où s’exhalait une double odeur
de gibelotte et de matelote qui réjouissait
l’odorat. En outre, le haut d’un secrétaire et le
marbre d’une commode étaient couverts de

97
bouteilles vides.
À la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri
de joie ; et Mousqueton, se levant
respectueusement, lui céda la place et s’en alla
donner un coup d’œil aux deux casseroles, dont il
paraissait avoir l’inspection particulière.
– Ah ! pardieu ! c’est vous, dit Porthos à
d’Artagnan, soyez le bienvenu, et excusez-moi si
je ne vais pas au-devant de vous. Mais, ajouta-t-il
en regardant d’Artagnan avec une certaine
inquiétude, vous savez ce qui m’est arrivé ?
– Non.
– L’hôte ne vous a rien dit ?
– J’ai demandé après vous, et je suis monté
tout droit.
Porthos parut respirer plus librement.
– Et que vous est-il donc arrivé, mon cher
Porthos ? continua d’Artagnan.
– Il m’est arrivé qu’en me fendant sur mon
adversaire, à qui j’avais déjà allongé trois coups
d’épée, et avec lequel je voulais en finir d’un
quatrième, mon pied a porté sur une pierre, et je

98
me suis foulé le genou.
– Vraiment ?
– D’honneur ! Heureusement pour le maraud,
car je ne l’aurais laissé que mort sur la place, je
vous en réponds.
– Et qu’est-il devenu ?
– Oh ! je n’en sais rien ; il en a eu assez, et il
est parti sans demander son reste ; mais vous,
mon cher d’Artagnan, que vous est-il arrivé ?
– De sorte, continua d’Artagnan, que cette
foulure, mon cher Porthos, vous retient au lit ?
– Ah ! mon Dieu, oui, voilà tout ; du reste,
dans quelques jours je serai sur pied.
– Pourquoi alors ne vous êtes-vous pas fait
transporter à Paris ? Vous devez vous ennuyer
cruellement ici.
– C’était mon intention ; mais, mon cher ami,
il faut que je vous avoue une chose.
– Laquelle ?
– C’est que, comme je m’ennuyais
cruellement, ainsi que vous le dites, et que j’avais

99
dans ma poche les soixante-quinze pistoles que
vous m’aviez distribuées, j’ai, pour me distraire,
fait monter près de moi un gentilhomme qui était
de passage, et auquel j’ai proposé de faire une
partie de dés. Il a accepté, et, ma foi, mes
soixante-quinze pistoles sont passées de ma
poche dans la sienne, sans compter mon cheval,
qu’il a encore emporté par-dessus le marché.
Mais vous, mon cher d’Artagnan ?
– Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne
peut pas être privilégié de toutes façons, dit
d’Artagnan ; vous savez le proverbe :
« Malheureux au jeu, heureux en amour. » Vous
êtes trop heureux en amour pour que le jeu ne se
venge pas ; mais que vous importent, à vous, les
revers de la fortune ! n’avez-vous pas, heureux
coquin que vous êtes, n’avez-vous pas votre
duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en
aide ?
– Eh bien ! voyez, mon cher d’Artagnan,
comme je joue de guignon, répondit Porthos de
l’air le plus dégagé du monde ! Je lui ai écrit de
m’envoyer quelque cinquante louis dont j’avais

100
absolument besoin, vu la position où je me
trouvais...
– Eh bien ?
– Eh bien ! il faut qu’elle soit dans ses terres,
car elle ne m’a pas répondu.
– Vraiment ?
– Non. Aussi je lui ai adressé hier une seconde
épître plus pressante encore que la première ;
mais vous voilà, mon très cher, parlons de vous.
Je commençais, je vous l’avoue, à être dans une
certaine inquiétude sur votre compte.
– Mais votre hôte se conduit bien envers vous,
à ce qu’il paraît, mon cher Porthos, dit
d’Artagnan, montrant au malade les casseroles
pleines et les bouteilles vides.
– Coussi-coussi1 ! répondit Porthos. Il y a déjà
trois ou quatre jours que l’impertinent m’a monté
son compte, et que je les ai mis à la porte, son
compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une

1
De l’italien « cosi cosi » (« à peu près ») ; s’écrit plutôt
« couci-couci », voir Molière, L’Étourdi, acte IV, scène V).

101
façon de vainqueur, comme une manière de
conquérant. Aussi, vous le voyez, craignant
toujours d’être forcé dans la position, je suis armé
jusqu’aux dents.
– Cependant, dit en riant d’Artagnan, il me
semble que de temps en temps vous faites des
sorties.
Et il montrait du doigt les bouteilles et les
casseroles.
– Non, pas moi, malheureusement ! dit
Porthos. Cette misérable foulure me retient au lit,
mais Mousqueton bat la campagne, et il rapporte
des vivres. Mousqueton, mon ami, continua
Porthos, vous voyez qu’il nous arrive du renfort,
il nous faudra un supplément de victuailles.
– Mousqueton, dit d’Artagnan, il faudra que
vous me rendiez un service.
– Lequel, monsieur ?
– C’est de donner votre recette à Planchet ; je
pourrais me trouver assiégé à mon tour, et je ne
serais pas fâché qu’il me fît jouir des mêmes
avantages dont vous gratifiez votre maître.

102
– Eh ! mon Dieu ! monsieur, dit Mousqueton
d’un air modeste, rien de plus facile. Il s’agit
d’être adroit, voilà tout. J’ai été élevé à la
campagne, et mon père, dans ses moments
perdus, était quelque peu braconnier.
– Et le reste du temps, que faisait-il ?
– Monsieur, il pratiquait une industrie que j’ai
toujours trouvée assez heureuse.
– Laquelle ?
– Comme c’était au temps des guerres des
catholiques et des huguenots, et qu’il voyait les
catholiques exterminer les huguenots, et les
huguenots exterminer les catholiques, le tout au
nom de la religion, il s’était fait une croyance
mixte, ce qui lui permettait d’être tantôt
catholique, tantôt huguenot. Or il se promenait
habituellement, son escopette sur l’épaule,
derrière les haies qui bordent les chemins, et
quand il voyait venir un catholique seul, la
religion protestante l’emportait aussitôt dans son
esprit. Il abaissait son escopette dans la direction
du voyageur ; puis, lorsqu’il était à dix pas de lui,
il entamait un dialogue qui finissait presque

103
toujours par l’abandon que le voyageur faisait de
sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire que
lorsqu’il voyait venir un huguenot, il se sentait
pris d’un zèle catholique si ardent, qu’il ne
comprenait pas comment, un quart d’heure
auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la
supériorité de notre sainte religion. Car, moi,
monsieur, je suis catholique, mon père, fidèle à
ses principes, ayant fait mon frère aîné huguenot.
– Et comment a fini ce digne homme ?
demanda d’Artagnan.
– Oh ! de la façon la plus malheureuse,
monsieur. Un jour, il s’était trouvé pris dans un
chemin creux entre un huguenot et un catholique
à qui il avait déjà eu affaire, et qui le reconnurent
tous deux ; de sorte qu’ils se réunirent contre lui
et le pendirent à un arbre ; puis ils vinrent se
vanter de la belle équipée qu’ils avaient faite dans
le cabaret du premier village, où nous étions à
boire, mon frère et moi.
– Et que fîtes-vous ? dit d’Artagnan.
– Nous les laissâmes dire, reprit Mousqueton.
Puis comme, en sortant de ce cabaret, ils

104
prenaient chacun une route opposée, mon frère
alla s’embusquer sur le chemin du catholique, et
moi sur celui du protestant. Deux heures après,
tout était fini, nous leur avions fait à chacun son
affaire, tout en admirant la prévoyance de notre
pauvre père qui avait pris la précaution de nous
élever chacun dans une religion différente.
– En effet, comme vous le dites, Mousqueton,
votre père me paraît avoir été un gaillard fort
intelligent. Et vous dites donc que, dans ses
moments perdus, le brave homme était
braconnier ?
– Oui, monsieur, et c’est lui qui m’a appris à
nouer un collet et à placer une ligne de fond. Il en
résulte que lorsque j’ai vu que notre gredin d’hôte
nous nourrissait d’un tas de grosses viandes
bonnes pour des manants, et qui n’allaient point à
deux estomacs aussi débilités que les nôtres, je
me suis remis quelque peu à mon ancien métier.
Tout en me promenant dans le bois de M. le
Prince1, j’ai tendu des collets dans les passées ;

1
Le domaine de Chantilly appartenait encore en 1625 à

105
tout en me couchant au bord des pièces d’eau de
Son Altesse, j’ai glissé des lignes dans les étangs.
De sorte que maintenant, grâce à Dieu, nous ne
manquons pas, comme monsieur peut s’en
assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et
d’anguilles, tous aliments légers et sains,
convenables pour des malades.
– Mais le vin, dit d’Artagnan, qui fournit le
vin ? c’est votre hôte ?
– C’est-à-dire, oui et non.
– Comment, oui et non ?
– Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu’il a
cet honneur.
– Expliquez-vous, Mousqueton, votre
conversation est pleine de choses instructives.
– Voici, monsieur. Le hasard a fait que j’ai
rencontré dans mes pérégrinations un Espagnol
qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le

Henri II de Montmorency dont les domaines furent confisqués


après qu’il fut décapité : le prince de Condé, Henri II, n’en prit
possession qu’en 1643.

106
Nouveau Monde.
– Quel rapport le Nouveau Monde peut-il
avoir avec les bouteilles qui sont sur ce secrétaire
et sur cette commode ?
– Patience, monsieur, chaque chose viendra à
son tour.
– C’est juste, Mousqueton ; je m’en rapporte à
vous, et j’écoute.
– Cet Espagnol avait à son service un laquais
qui l’avait accompagné dans son voyage au
Mexique. Ce laquais était mon compatriote, de
sorte que nous nous liâmes d’autant plus
rapidement qu’il y avait entre nous de grands
rapports de caractère. Nous aimions tous deux la
chasse par-dessus tout, de sorte qu’il me racontait
comment, dans les plaines de pampas, les
naturels du pays chassent le tigre et les taureaux
avec de simples nœuds coulants qu’ils jettent au
cou de ces terribles animaux. D’abord, je ne
voulais pas croire qu’on pût en arriver à ce degré
d’adresse, de jeter à vingt ou trente pas
l’extrémité d’une corde où l’on veut ; mais
devant la preuve il fallait bien reconnaître la

107
vérité du récit. Mon ami plaçait une bouteille à
trente pas, et à chaque coup il lui prenait le goulot
dans un nœud coulant. Je me livrai à cet exercice,
et comme la nature m’a doué de quelques
facultés, aujourd’hui je jette le lasso aussi bien
qu’aucun homme du monde. Eh bien !
comprenez-vous ? Notre hôte a une cave très bien
garnie, mais dont la clef ne le quitte pas ;
seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce
soupirail, je jette le lasso ; et comme je sais
maintenant où est le bon coin, j’y puise. Voici,
monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve
être en rapport avec les bouteilles qui sont sur
cette commode et sur ce secrétaire. Maintenant,
voulez-vous goûter notre vin, et, sans prévention,
vous nous direz ce que vous en pensez.
– Merci, mon ami, merci ; malheureusement,
je viens de déjeuner.
– Eh bien ! dit Porthos, mets la table,
Mousqueton, et tandis que nous déjeunerons,
nous, d’Artagnan nous racontera ce qu’il est
devenu lui-même, depuis dix jours qu’il nous a
quittés.

108
– Volontiers, dit d’Artagnan.
Tandis que Porthos et Mousqueton
déjeunaient avec des appétits de convalescents et
cette cordialité de frères qui rapproche les
hommes dans le malheur, d’Artagnan raconta
comment Aramis blessé avait été forcé de
s’arrêter à Crèvecœur, comment il avait laissé
Athos se débattre à Amiens entre les mains de
quatre hommes qui l’accusaient d’être un faux-
monnayeur, et comment, lui, d’Artagnan, avait
été forcé de passer sur le ventre du comte de
Wardes pour arriver jusqu’en Angleterre.
Mais là s’arrêta la confidence de d’Artagnan ;
il annonça seulement qu’à son retour de la
Grande-Bretagne il avait ramené quatre chevaux
magnifiques, dont un pour lui et un autre pour
chacun de ses compagnons puis il termina en
annonçant à Porthos que celui qui lui était destiné
était déjà installé dans l’écurie de l’hôtel.
En ce moment Planchet entra ; il prévenait son
maître que les chevaux étaient suffisamment
reposés, et qu’il serait possible d’aller coucher à

109
Clermont1.
Comme d’Artagnan était à peu près rassuré sur
Porthos, et qu’il lui tardait d’avoir des nouvelles
de ses deux autres amis, il tendit la main au
malade, et le prévint qu’il allait se mettre en route
pour continuer ses recherches. Au reste, comme il
comptait revenir par la même route, si, dans sept
à huit jours, Porthos était encore à l’hôtel du
Grand Saint Martin, il le reprendrait en passant.
Porthos répondit que, selon toute probabilité,
sa foulure ne lui permettrait pas de s’éloigner
d’ici là. D’ailleurs il fallait qu’il restât à Chantilly
pour attendre une réponse de sa duchesse.
D’Artagnan lui souhaita cette réponse prompte
et bonne ; et après avoir recommandé de nouveau
Porthos à Mousqueton, et payé sa dépense à
l’hôte, il se remit en route avec Planchet, déjà
débarrassé d’un de ses chevaux de main.

1
Clermont-sur-Oise, à quatre lieues et demi de Chantilly.

110
26

La thèse d’Aramis

D’Artagnan n’avait rien dit à Porthos de sa


blessure ni de sa procureuse. C’était un garçon
fort sage que notre Béarnais, si jeune qu’il fût. En
conséquence, il avait fait semblant de croire tout
ce que lui avait raconté le glorieux mousquetaire,
convaincu qu’il n’y a pas d’amitié qui tienne à un
secret surpris, surtout quand ce secret intéresse
l’orgueil ; puis on a toujours une certaine
supériorité morale sur ceux dont on sait la vie.
Or d’Artagnan, dans ses projets d’intrigue à
venir, et décidé qu’il était à faire de ses trois
compagnons les instruments de sa fortune,
d’Artagnan n’était pas fâché de réunir d’avance
dans sa main les fils invisibles à l’aide desquels il
comptait les mener.
Cependant, tout le long de la route, une

111
profonde tristesse lui serrait le cœur : il pensait à
cette jeune et jolie Mme Bonacieux qui devait lui
donner le prix de son dévouement ; mais, hâtons-
nous de le dire, cette tristesse venait moins chez
le jeune homme du regret de son bonheur perdu
que de la crainte qu’il éprouvait qu’il n’arrivât
malheur à cette pauvre femme. Pour lui, il n’y
avait pas de doute, elle était victime d’une
vengeance du cardinal, et, comme on le sait, les
vengeances de Son Éminence étaient terribles.
Comment avait-il trouvé grâce devant les yeux du
ministre, c’est ce qu’il ignorait lui-même et sans
doute ce que lui eût révélé M. de Cavois, si le
capitaine des gardes l’eût trouvé chez lui.
Rien ne fait marcher le temps et n’abrège la
route comme une pensée qui absorbe en elle-
même toutes les facultés de l’organisation de
celui qui pense. L’existence extérieure ressemble
alors à un sommeil dont cette pensée est le rêve.
Par son influence, le temps n’a plus de mesure,
l’espace n’a plus de distance. On part d’un lieu,
et l’on arrive à un autre, voilà tout. De l’intervalle
parcouru, rien ne reste présent à votre souvenir
qu’un brouillard vague dans lequel s’effacent

112
mille images confuses d’arbres, de montagnes et
de paysages. Ce fut en proie à cette hallucination
que d’Artagnan franchit, à l’allure que voulut
prendre son cheval, les six ou huit lieues qui
séparent Chantilly de Crèvecœur, sans qu’en
arrivant dans ce village il se souvînt d’aucune des
choses qu’il avait rencontrées sur sa route.
Là seulement la mémoire lui revint, il secoua
la tête, aperçut le cabaret où il avait laissé
Aramis, et, mettant son cheval au trot, il s’arrêta à
la porte.
Cette fois ce ne fut pas un hôte, mais une
hôtesse qui le reçut ; d’Artagnan était
physionomiste, il enveloppa d’un coup d’œil la
grosse figure réjouie de la maîtresse du lieu, et
comprit qu’il n’avait pas besoin de dissimuler
avec elle, et qu’il n’avait rien à craindre de la part
d’une si joyeuse physionomie.
– Ma bonne dame, lui demanda d’Artagnan,
pourriez-vous me dire ce qu’est devenu un de
mes amis, que nous avons été forcés de laisser ici
il y a une douzaine de jours ?
– Un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-

113
quatre ans, doux, aimable, bien fait ?
– De plus, blessé à l’épaule.
– C’est cela !
– Justement.
– Eh bien ! monsieur, il est toujours ici.
– Ah ! pardieu, ma chère dame, dit d’Artagnan
en mettant pied à terre et en jetant la bride de son
cheval au bras de Planchet, vous me rendez la
vie ; où est-il, ce cher Aramis, que je l’embrasse ?
Car, je l’avoue, j’ai hâte de le revoir.
– Pardon, monsieur, mais je doute qu’il puisse
vous recevoir en ce moment.
– Pourquoi cela ? est-ce qu’il est avec une
femme ?
– Jésus ! que dites-vous là ! le pauvre garçon !
Non, monsieur, il n’est pas avec une femme.
– Et avec qui est-il donc ?
– Avec le curé de Montdidier1 et le supérieur

1
Montdidier (Somme) possède une église Saint-Pierre et
une église du Saint-Sépulcre ; la ville est située à 38 kilomètres

114
des jésuites d’Amiens.
– Mon Dieu ! s’écria d’Artagnan, le pauvre
garçon irait-il plus mal ?
– Non, monsieur, au contraire ; mais, à la suite
de sa maladie, la grâce l’a touché et il s’est
décidé à entrer dans les ordres.
– C’est juste, dit d’Artagnan, j’avais oublié
qu’il n’était mousquetaire que par intérim.
– Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?
– Plus que jamais.
– Eh bien ! monsieur n’a qu’à prendre
l’escalier à droite dans la cour, au second,
numéro 5.
D’Artagnan s’élança dans la direction
indiquée et trouva un de ces escaliers extérieurs
comme nous en voyons encore aujourd’hui dans
les cours des anciennes auberges. Mais on
n’arrivait pas ainsi chez le futur abbé ; les défilés
de la chambre d’Aramis étaient gardés ni plus ni

de Crèvecoeur-le-Grand (Oise).

115
moins que les jardins d’Armide1 ; Bazin
stationnait dans le corridor et lui barra le passage
avec d’autant plus d’intrépidité qu’après bien des
années d’épreuve, Bazin se voyait enfin près
d’arriver au résultat qu’il avait éternellement
ambitionné.
En effet, le rêve du pauvre Bazin avait
toujours été de servir un homme d’Église, et il
attendait avec impatience le moment sans cesse
entrevu dans l’avenir où Aramis jetterait enfin la
casaque aux orties pour prendre la soutane. La
promesse renouvelée chaque jour par le jeune
homme que le moment ne pouvait tarder l’avait
seule retenu au service d’un mousquetaire,
service dans lequel, disait-il, il ne pouvait
manquer de perdre son âme.
Bazin était donc au comble de la joie. Selon
toute probabilité, cette fois son maître ne se
dédirait pas. La réunion de la douleur physique à
la douleur morale avait produit l’effet si
longtemps désiré : Aramis, souffrant à la fois du

1
Le Tasse, La Jérusalem délivrée, chant XVI.

116
corps et de l’âme, avait enfin arrêté sur la religion
ses yeux et sa pensée, et il avait regardé comme
un avertissement du ciel le double accident qui
lui était arrivé, c’est-à-dire la disparition subite de
sa maîtresse et sa blessure à l’épaule.
On comprend que rien ne pouvait, dans la
disposition où il se trouvait, être plus désagréable
à Bazin que l’arrivée de d’Artagnan, laquelle
pouvait rejeter son maître dans le tourbillon des
idées mondaines qui l’avaient si longtemps
entraîné. Il résolut donc de défendre bravement la
porte ; et comme, trahi par la maîtresse de
l’auberge, il ne pouvait dire qu’Aramis était
absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant
que ce serait le comble de l’indiscrétion que de
déranger son maître dans la pieuse conférence
qu’il avait entamée depuis le matin, et qui, au
dire de Bazin, ne pouvait être terminée avant le
soir.
Mais d’Artagnan ne tint aucun compte de
l’éloquent discours de maître Bazin, et comme il
ne se souciait pas d’entamer une polémique avec
le valet de son ami, il l’écarta tout simplement

117
d’une main, et de l’autre il tourna le bouton de la
porte n° 5.
La porte s’ouvrit, et d’Artagnan pénétra dans
la chambre.
Aramis, en surtout noir, le chef accommodé
d’une espèce de coiffure ronde et plate qui ne
ressemblait pas mal à une calotte, était assis
devant une table oblongue couverte de rouleaux
de papier et d’énormes in-folio ; à sa droite était
assis le supérieur des jésuites, et à sa gauche le
curé de Montdidier. Les rideaux étaient à demi
clos et ne laissaient pénétrer qu’un jour
mystérieux, ménagé pour une béate rêverie. Tous
les objets mondains qui peuvent frapper l’œil
quand on entre dans la chambre d’un jeune
homme, et surtout lorsque ce jeune homme est
mousquetaire, avaient disparu comme par
enchantement ; et, de peur sans doute que leur
vue ne ramenât son maître aux idées de ce
monde, Bazin avait fait main basse sur l’épée, les
pistolets, le chapeau à plume, les broderies et les
dentelles de tout genre et de toute espèce.
Mais, en leur lieu et place, d’Artagnan crut

118
apercevoir dans un coin obscur comme une forme
de discipline suspendue par un clou à la muraille.
Au bruit que fit d’Artagnan en ouvrant la
porte, Aramis leva la tête et reconnut son ami.
Mais, au grand étonnement du jeune homme, sa
vue ne parut pas produire une grande impression
sur le mousquetaire, tant son esprit était détaché
des choses de la terre.
– Bonjour, cher d’Artagnan, dit Aramis ;
croyez que je suis heureux de vous voir.
– Et moi aussi, dit d’Artagnan, quoique je ne
sois pas encore bien sûr que ce soit à Aramis que
je parle.
– À lui-même, mon ami, à lui-même ; mais
qui a pu vous faire douter ?
– J’avais peur de me tromper de chambre, et
j’ai cru d’abord entrer dans l’appartement de
quelque homme d’Église ; puis une autre terreur
m’a pris en vous trouvant en compagnie de ces
messieurs : c’est que vous ne fussiez gravement
malade.
Les deux hommes noirs lancèrent sur

119
d’Artagnan, dont ils comprirent l’intention, un
regard presque menaçant ; mais d’Artagnan ne
s’en inquiéta pas.
– Je vous trouble peut-être, mon cher Aramis,
continua d’Artagnan ; car, d’après ce que je vois,
je suis porté à croire que vous vous confessez à
ces messieurs.
Aramis rougit imperceptiblement.
– Vous, me troubler ? Oh ! bien au contraire,
cher ami, je vous le jure ; et comme preuve de ce
que je dis, permettez-moi de me réjouir en vous
voyant sain et sauf.
– Ah ! il y vient enfin ! pensa d’Artagnan, ce
n’est pas malheureux.
– Car, monsieur, qui est mon ami, vient
d’échapper à un rude danger, continua Aramis
avec onction en montrant de la main d’Artagnan
aux deux ecclésiastiques.
– Louez Dieu, monsieur, répondirent ceux-ci
en inclinant à l’unisson.
– Je n’y ai pas manqué, mes révérends,
répondit le jeune homme en leur rendant leur

120
salut à son tour.
– Vous arrivez à propos, cher d’Artagnan, dit
Aramis, et vous allez, en prenant part à la
discussion, l’éclairer de vos lumières. M. le
principal d’Amiens, M. le curé de Montdidier et
moi, nous argumentons sur certaines questions
théologiques dont l’intérêt nous captive depuis
longtemps ; je serais charmé d’avoir votre avis.
– L’avis d’un homme d’épée est bien dénué de
poids, répondit d’Artagnan, qui commençait à
s’inquiéter de la tournure que prenaient les
choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi,
à la science de ces messieurs.
Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour.
– Au contraire, reprit Aramis, et votre avis
nous sera précieux ; voici de quoi il s’agit : M. le
principal croit que ma thèse doit être surtout
dogmatique et didactique.
– Votre thèse ! vous faites donc une thèse ?
– Sans doute, répondit le jésuite ; pour
l’examen qui précède l’ordination, une thèse est
de rigueur.

121
– L’ordination ! s’écria d’Artagnan, qui ne
pouvait croire à ce que lui avaient dit
successivement l’hôtesse et Bazin,...
l’ordination !
Et il promenait ses yeux stupéfaits sur les trois
personnages qu’il avait devant lui.
– Or, continua Aramis en prenant sur son
fauteuil la même pose gracieuse que s’il eût été
dans une ruelle et en examinant avec
complaisance sa main blanche et potelée comme
une main de femme, qu’il tenait en l’air pour en
faire descendre le sang ; or, comme vous l’avez
entendu, d’Artagnan, M. le principal voudrait que
ma thèse fût dogmatique, tandis que je voudrais,
moi, qu’elle fût idéale. C’est donc pourquoi M. le
principal me proposait ce sujet qui n’a point
encore été traité, dans lequel je reconnais qu’il y
a matière à de magnifiques développements :
Utraque manus in benedicendo clericis
inferioribus necessaria est1.

1
« Les clercs de l’ordre inférieur doivent, pour bénir, user
de l’une et l’autre main. »

122
D’Artagnan, dont nous connaissons
l’érudition, ne sourcilla pas plus à cette citation
qu’à celle que lui avait faite M. de Tréville à
propos des présents qu’il prétendait que
d’Artagnan avait reçus de M. de Buckingham.
– Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui
donner toute facilité : les deux mains sont
indispensables aux prêtres des ordres inférieurs,
quand ils donnent la bénédiction.
– Admirable sujet ! s’écria le jésuite.
– Admirable et dogmatique ! répéta le curé
qui, de la force de d’Artagnan à peu près sur le
latin, surveillait soigneusement le jésuite pour
emboîter le pas avec lui et répéter ses paroles
comme un écho.
Quant à d’Artagnan, il demeura parfaitement
indifférent à l’enthousiasme des deux hommes
noirs.
– Oui, admirable ! prorsus admirabile1 !
continua Aramis, mais qui exige une étude

1
« Tout à fait admirable. »

123
approfondie des Pères et des Écritures. Or j’ai
avoué à ces savants ecclésiastiques, et cela en
toute humilité, que les veilles des corps de garde
et le service du roi m’avaient fait un peu négliger
l’étude. Je me trouverai donc plus à mon aise,
facilius natans1, dans un sujet de mon choix, qui
serait à ces rudes questions théologiques ce que la
morale est à la métaphysique en philosophie.
D’Artagnan s’ennuyait profondément, le curé
aussi.
– Voyez quel exorde ! s’écria le jésuite.
– Exordium, répéta le curé pour dire quelque
chose.
– Quemadmodum inter cœlorum
2
immensitatem .
Aramis jeta un coup d’œil de côté sur
d’Artagnan, et il vit que son ami bâillait à se
démonter la mâchoire.
– Parlons français, mon père, dit-il au jésuite,

1
« Nageant plus facilement. »
2
« Comme dans l’immensité des cieux. »

124
M. d’Artagnan goûtera plus vivement nos
paroles.
– Oui, je suis fatigué de la route, dit
d’Artagnan, et tout ce latin m’échappe.
– D’accord, dit le jésuite un peu dépité, tandis
que le curé, transporté d’aise, tournait sur
d’Artagnan un regard plein de reconnaissance ;
eh bien ! voyez le parti qu’on tirerait de cette
glose.
« Moïse, serviteur de Dieu... il n’est que
serviteur, entendez-vous bien ! Moïse bénit avec
les mains ; il se fait tenir les deux bras1, tandis
que les Hébreux battent leurs ennemis ; donc il
bénit avec les deux mains. D’ailleurs, que dit
l’Évangile : Imponite manus2, et non pas manum.
Imposez les mains, et non pas la main.
– Imposez les mains, répéta le curé en faisant
un geste.

1
Exode, XVII, 12 : « Il s’assit [sur une pierre] tandis
qu’Aaron et Hur lui soutenaient les bras, l’un d’un côté, l’autre
de l’autre. »
2
Marc, XVI, 18 : « Ils imposeront les mains aux malades et
ceux-ci seront guéris. »

125
– À saint Pierre, au contraire, de qui les papes
sont successeurs, continua le jésuite : Porringe
digitos. Présentez les doigts ; y êtes-vous
maintenant ?
– Certes, répondit Aramis en se délectant,
mais la chose est subtile.
– Les doigts ! reprit le jésuite ; saint Pierre
bénit avec les doigts. Le pape bénit donc aussi
avec les doigts. Et avec combien de doigts bénit-
il ? Avec trois doigts, un pour le Père, un pour le
Fils, et un pour le Saint-Esprit.
Tout le monde se signa ; d’Artagnan crut
devoir imiter cet exemple.
– Le pape est successeur de saint Pierre et
représente les trois pouvoirs divins ; le reste,
ordines inferiores de la hiérarchie ecclésiastique,
bénit par le nom des saints archanges et des
anges. Les plus humbles clercs, tels que nos
diacres et sacristains, bénissent avec les
goupillons, qui simulent un nombre indéfini de
doigts bénissants. Voilà le sujet simplifié,

126
argumentum omni denudatum ornamento1. Je
ferais avec cela, continua le jésuite, deux
volumes de la taille de celui-ci.
Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le
saint Chrysostome in-folio qui faisait plier la
table sous son poids2.
D’Artagnan frémit.
– Certes, dit Aramis, je rends justice aux
beautés de cette thèse, mais en même temps je la
reconnais écrasante pour moi. J’avais choisi ce
texte ; dites-moi, cher d’Artagnan, s’il n’est point
de votre goût : Non inutile est desiderium in
oblatione, ou mieux encore : Un peu de regret ne
messied pas dans une offrande au Seigneur.
– Halte-là ! s’écria le jésuite, car cette thèse
frise l’hérésie ; il y a une proposition presque

1
« Sujet dénué de tout ornement. »
2
Saint Jean Chrysostome a laissé des traités ascétiques
(Parallèle d’un roi et d’un moine), des Cathéchèses
baptismales, des Homélies. Des oeuvres complètes de saint
Jean Chrysostome avaient été publiées, in-folio, en 1609-1614 :
Sancti patris nostri Joannis Chrysostomi, Opera omnia, Editit
Fronto Ducaeus, Lutetiae parisionum, 3 vol.

127
semblable dans l’Augustinus de l’hérésiarque
Jansénius1, dont tôt ou tard le livre sera brûlé par
les mains du bourreau. Prenez garde ! mon jeune
ami ; vous penchez vers les fausses doctrines,
mon jeune ami ; vous vous perdrez !
– Vous vous perdrez, dit le curé en secouant
douloureusement la tête.
– Vous touchez à ce fameux point du libre
arbitre, qui est un écueil mortel. Vous abordez de
front les insinuations des pélagiens et des demi-
pélagiens2.
– Mais, mon révérend... reprit Aramis quelque
peu abasourdi de la grêle d’arguments qui lui
tombait sur la tête.

1
L’Augustinus, oeuvre posthume de Cornelius Jansen, ne
fut publié qu’en 1640 : il fut condamné par l’inquisition (1641)
et par Urbain VII (1642-1643) ; cependant, son interprétation de
la doctrine de saint Augustin sur la grâce s’était répandue avant
la publication du livre. Le texte d’Aramis renvoit aux Psaumes,
LI (L), 19 : « Mon sacrifice, c’est un esprit brisé. »
2
Condamné par saint Augustin, le moine Pélage affirmait
l’excellence de la création et le libre-arbitre contre la doctrine
du péché originel et de la grâce nécessaire.

128
– Comment prouverez-vous, continua le
jésuite sans lui donner le temps de parler, que
l’on doit regretter le monde lorsqu’on s’offre à
Dieu ? Écoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le
monde est le diable. Regretter le monde, c’est
regretter le diable : voilà ma conclusion.
– C’est la mienne aussi, dit le curé.
– Mais de grâce !... dit Aramis.
– Desideras diabolum1, infortuné ! s’écria le
jésuite.
– Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami,
reprit le curé en gémissant, ne regrettez pas le
diable, c’est moi qui vous en supplie.
D’Artagnan tournait à l’idiotisme ; il lui
semblait être dans une maison de fous, et qu’il
allait devenir fou comme ceux qu’il voyait.
Seulement il était forcé de se taire, ne
comprenant point la langue qui se parlait devant
lui.
– Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec

1
« Tu regrettes le diable. »

129
une politesse sous laquelle commençait à percer
un peu d’impatience, je ne dis pas que je
regrette ; non, je ne prononcerai jamais cette
phrase qui ne serait pas orthodoxe...
Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en fit
autant.
– Non, mais convenez au moins qu’on a
mauvaise grâce de n’offrir au Seigneur que ce
dont on est parfaitement dégoûté. Ai-je raison,
d’Artagnan ?
– Je le crois pardieu bien ! s’écria celui-ci.
Le curé et le jésuite firent un bond sur leur
chaise.
– Voici mon point de départ, c’est un
syllogisme : le monde ne manque pas d’attraits,
je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or
l’Écriture dit positivement : Faites un sacrifice au
Seigneur1.
– Cela est vrai, dirent les antagonistes.

1
Allusion peut-être à la Genèse, XXIX, 18 : « Oblatio est
Domini ador suavissimus victamae Dei. »

130
– Et puis, continua Aramis en se pinçant
l’oreille pour la rendre rouge, comme il se
secouait les mains pour les rendre blanches, et
puis j’ai fait certain rondeau là-dessus que je
communiquai à M. Voiture l’an passé, et duquel
ce grand homme m’a fait mille compliments.
– Un rondeau ! fit dédaigneusement le jésuite.
– Un rondeau ! dit machinalement le curé.
– Dites, dites, s’écria d’Artagnan, cela nous
changera quelque peu.
– Non, car il est religieux, répondit Aramis, et
c’est de la théologie en vers.
– Diable ! fit d’Artagnan.
– Le voici, dit Aramis d’un petit air modeste
qui n’était pas exempt d’une certaine teinte
d’hypocrisie :

Vous qui pleurez un passé plein de charmes,


Et qui traînez des jours infortunés,
Tous vos malheurs se verront terminés,
Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes,

131
Vous qui pleurez1.

D’Artagnan et le curé parurent flattés. Le


jésuite persista dans son opinion.
– Gardez-vous du goût profane dans le style
théologique. Que dit en effet saint Augustin ?
Severus sit clericorum sermo2.
– Oui, que le sermon soit clair ! dit le curé.
– Or, se hâta d’interrompre le jésuite en
voyant que son acolyte se fourvoyait, or votre
thèse plaira aux dames, voilà tout ; elle aura le
succès d’une plaidoirie de maître Patru.
– Plaise à Dieu ! s’écria Aramis transporté.
– Vous le voyez, s’écria le jésuite, le monde

1
L’origine de ces vers est inconnue mais une certaine
ressemblance est à noter avec le poème de Victor Hugo, Écrit
au bas d’un crucifix : « Vous qui pleurez, venez à Dieu car il
pleure », (Contemplations, dans Oeuvres complètes, Poésie II,
Robert Laffont, collection « Bouquins », 1985, p. 340).
2
Non répéré dans saint Augustin : « Que la parole du clerc
soit austère » (la traduction du curé, « Que le sermon soit
clair », est une traduction de curé).

132
parle encore en vous à haute voix, altissima voce.
Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je
tremble que la grâce ne soit point efficace.
– Rassurez-vous, mon révérend, je réponds de
moi.
– Présomption mondaine !
– Je me connais, mon père, ma résolution est
irrévocable.
– Alors vous vous obstinez à poursuivre cette
thèse ?
– Je me sens appelé à traiter celle-là, et non
pas une autre ; je vais donc la continuer, et
demain j’espère que vous serez satisfait des
corrections que j’y aurai faites d’après vos avis.
– Travaillez lentement, dit le curé, nous vous
laissons dans des dispositions excellentes.
– Oui, le terrain est tout ensemencé, dit le
jésuite, et nous n’avons pas à craindre qu’une
partie du grain soit tombée sur la pierre, l’autre le
long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient

133
mangé le reste, aves cœli comederunt illam1.
– Que la peste t’étouffe avec ton latin ! dit
d’Artagnan, qui se sentait au bout de ses forces.
– Adieu, mon fils, dit le curé, à demain.
– À demain, jeune téméraire, dit le jésuite ;
vous promettez d’être une des lumières de
l’Église ; veuille le ciel que cette lumière ne soit
pas un feu dévorant !
D’Artagnan, qui pendant une heure s’était
rongé les ongles d’impatience, commençait à
attaquer la chair.
Les deux hommes noirs se levèrent, saluèrent
Aramis et d’Artagnan, et s’avancèrent vers la
porte. Bazin, qui s’était tenu debout et qui avait
écouté toute cette controverse avec une pieuse
jubilation, s’élança vers eux, prit le bréviaire du
curé, le missel du jésuite, et marcha
respectueusement devant eux pour leur frayer le
chemin.

1
Matthieu, XIII, 4 : « Comme il semait, des grains sont
tombés au bord du chemin, et les oiseaux sont venus tout
manger. »

134
Aramis les conduisit jusqu’au bas de l’escalier
et remonta aussitôt près de d’Artagnan qui rêvait
encore.
Restés seuls, les deux amis gardèrent d’abord
un silence embarrassé ; cependant il fallait que
l’un des deux le rompît le premier, et comme
d’Artagnan paraissait décidé à laisser cet honneur
à son ami :
– Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez
revenu à mes idées fondamentales.
– Oui, la grâce efficace1 vous a touché,
comme disait ce monsieur tout à l’heure.
– Oh ! ces plans de retraite sont formés depuis
longtemps ; et vous m’en avez déjà ouï parler,
n’est-ce pas, mon ami ?
– Sans doute, mais je vous avoue que j’ai cru
que vous plaisantiez.
– Avec ces sortes de choses ! Oh !
d’Artagnan !

1
La « grâce efficace », au contraire de la « grâce
suffisante », est suivie d’effet.

135
– Dame ! on plaisante bien avec la mort.
– Et l’on a tort, d’Artagnan : car la mort, c’est
la porte qui conduit à la perdition ou au salut.
– D’accord ; mais, s’il vous plaît, ne
théologisons pas, Aramis ; vous devez en avoir
assez pour le reste de la journée ; quant à moi,
j’ai à peu près oublié le peu de latin que je n’ai
jamais su ; puis, je vous l’avouerai, je n’ai rien
mangé depuis ce matin dix heures, et j’ai une
faim de tous les diables.
– Nous dînerons tout à l’heure, cher ami ;
seulement, vous vous rappellerez que c’est
aujourd’hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je
ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous
voulez vous contenter de mon dîner, il se
compose de tétragones cuits et de fruits.
– Qu’entendez-vous par tétragones ? demanda
d’Artagnan avec inquiétude.
– J’entends des épinards, reprit Aramis ; mais
pour vous j’ajouterai des œufs, et c’est une grave
infraction à la règle, car les œufs sont viande,
puisqu’ils engendrent le poulet.

136
– Ce festin n’est pas succulent, mais
n’importe ; pour rester avec vous, je le subirai.
– Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit
Aramis ; mais s’il ne profite pas à votre corps, il
profitera, soyez-en certain, à votre âme.
– Ainsi, décidément, Aramis, vous entrez en
religion. Que vont dire nos amis, que va dire M.
de Tréville ? Ils vous traiteront de déserteur, je
vous en préviens.
– Je n’entre pas en religion, j’y rentre. C’est
l’Église que j’avais désertée pour le monde, car
vous savez que je me suis fait violence pour
prendre la casaque de mousquetaire.
– Moi, je n’en sais rien.
– Vous ignorez comment j’ai quitté le
séminaire ?
– Tout à fait.
– Voici mon histoire ; d’ailleurs les Écritures
disent : « Confessez-vous les uns aux autres1 », et
je me confesse à vous, d’Artagnan.

1
Épître de saint Jacques, V, 13.

137
– Et moi, je vous donne l’absolution d’avance,
vous voyez que je suis bon homme.
– Ne plaisantez pas avec les choses saintes,
mon ami.
– Alors, dites, je vous écoute.
– J’étais donc au séminaire depuis l’âge de
neuf ans, j’en avais vingt dans trois jours, j’allais
être abbé, et tout était dit. Un soir que je me
rendais, selon mon habitude, dans une maison
que je fréquentais avec plaisir – on est jeune, que
voulez-vous ! on est faible – un officier qui me
voyait d’un œil jaloux lire les Vies des Saints à la
maîtresse de la maison, entra tout à coup et sans
être annoncé. Justement, ce soir-là, j’avais traduit
un épisode de Judith1, et je venais de
communiquer mes vers à la dame qui me faisait
toutes sortes de compliments, et, penchée sur
mon épaule, les relisait avec moi. La pose, qui
était quelque peu abandonnée, je l’avoue, blessa
cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis,
il sortit derrière moi, et me rejoignant :

1
Il s’agit de Judith, livre historique de la Bible.

138
« – Monsieur l’abbé, dit-il, aimez-vous les
coups de canne ?
« – Je ne puis le dire, monsieur, répondis-je,
personne n’ayant jamais osé m’en donner.
« – Eh bien ! écoutez-moi, monsieur l’abbé, si
vous retournez dans la maison où je vous ai
rencontré ce soir, j’oserai, moi.
« Je crois que j’eus peur, je devins fort pâle, je
sentis les jambes qui me manquaient, je cherchai
une réponse que je ne trouvai pas, je me tus.
« L’officier attendait cette réponse, et voyant
qu’elle tardait, il se mit à rire, me tourna le dos et
rentra dans la maison. Je rentrai au séminaire.
« Je suis bon gentilhomme et j’ai le sang vif,
comme vous avez pu le remarquer, mon cher
d’Artagnan ; l’insulte était terrible, et, tout
inconnue qu’elle était restée au monde, je la
sentais vivre et remuer au fond de mon cœur. Je
déclarai à mes supérieurs que je ne me sentais pas
suffisamment préparé pour l’ordination, et, sur
ma demande, on remit la cérémonie à un an.
« J’allai trouver le meilleur maître d’armes de

139
Paris, je fis condition avec lui pour prendre une
leçon d’escrime chaque jour, et chaque jour,
pendant une année, je pris cette leçon. Puis, le
jour anniversaire de celui où j’avais été insulté,
j’accrochai ma soutane à un clou, je pris un
costume complet de cavalier, et je me rendis à un
bal que donnait une dame de mes amies, et où je
savais que devait se trouver mon homme. C’était
rue des Francs-Bourgeois, tout près de la Force1.
« En effet, mon officier y était ; je
m’approchai de lui, comme il chantait un lai
d’amour en regardant tendrement une femme, et
je l’interrompis au beau milieu du second
couplet.
« – Monsieur, lui dis-je, vous déplaît-il
toujours que je retourne dans certaine maison de
la rue Payenne2, et me donnerez-vous encore des

1
Elle n’allait alors que de la rue Payenne à la rue Vieille-
du-Temple (actuels nos 20 à 42). L’hôtel de la Force – qui fut
transformée en prison en 1780 – avait son entrée rue du Roi-de-
Sicile.
2
Elle reliait, comme aujourd’hui, les rues des Francs-
Bourgeois et du Parc-Royal.

140
coups de canne, s’il me prend fantaisie de vous
désobéir ?
« L’officier me regarda avec étonnement, puis
il dit :
« – Que me voulez-vous, monsieur ? Je ne
vous connais pas.
« – Je suis, répondis-je, le petit abbé qui lit les
Vies des Saints et qui traduit Judith en vers.
« – Ah ! ah ! je me rappelle, dit l’officier en
goguenardant ; que me voulez-vous ?
« – Je voudrais que vous eussiez le loisir de
venir faire un tour de promenade avec moi.
« – Demain matin, si vous le voulez bien, et ce
sera avec le plus grand plaisir.
« – Non, pas demain matin, s’il vous plaît, tout
de suite.
« – Si vous l’exigez absolument...
« – Mais oui, je l’exige.
« – Alors, sortons. Mesdames, dit l’officier, ne
vous dérangez pas. Le temps de tuer monsieur
seulement, et je reviens vous achever le dernier

141
couplet.
« Nous sortîmes. Je le menai rue Payenne,
juste à l’endroit où un an auparavant, heure pour
heure, il m’avait fait le compliment que je vous ai
rapporté. Il faisait un clair de lune superbe. Nous
mîmes l’épée à la main, et à la première passe, je
le tuai roide.
– Diable ! fit d’Artagnan.
– Or, continua Aramis, comme les dames ne
virent pas revenir leur chanteur, et qu’on le
trouva rue Payenne avec un grand coup d’épée au
travers du corps, on pensa que c’était moi qui
l’avais accommodé ainsi, et la chose fit scandale.
Je fus donc pour quelque temps forcé de renoncer
à la soutane. Athos, dont je fis la connaissance à
cette époque, et Porthos, qui m’avait, en dehors
de mes leçons d’escrime, appris quelques bottes
gaillardes, me décidèrent à demander une
casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimé
mon père, tué au siège d’Arras1, et l’on

1
Inadvertance de Dumas ou mauvaise lecture d’un
imprimeur : le siège d’Arras eut lieu en 1640.

142
m’accorda cette casaque. Vous comprenez donc
qu’aujourd’hui le moment est venu pour moi de
rentrer dans le sein de l’Église.
– Et pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier et
que demain ? Que vous est-il donc arrivé
aujourd’hui, qui vous donne de si méchantes
idées ?
– Cette blessure, mon cher d’Artagnan, m’a
été un avertissement du ciel.
– Cette blessure ? bah ! elle est à peu près
guérie, et je suis sûr qu’aujourd’hui ce n’est pas
celle-là qui vous fait le plus souffrir.
– Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.
– Vous en avez une au cœur, Aramis, une plus
vive et plus sanglante, une blessure faite par une
femme.
L’œil d’Aramis étincela malgré lui.
– Ah ! dit-il en dissimulant son émotion sous
une feinte négligence, ne parlez pas de ces
choses-là ; moi, penser à ces choses-là ! avoir des

143
chagrins d’amour ? Vanitas vanitatum1 ! Me
serais-je donc, à votre avis, retourné la cervelle,
et pour qui ? Pour quelque grisette, pour quelque
fille de chambre, à qui j’aurais fait la cour dans
une garnison, fi !
– Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais
que vous portiez vos visées plus haut.
– Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant
d’ambition ? un pauvre mousquetaire fort gueux
et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve
grandement déplacé dans le monde !
– Aramis, Aramis ! s’écria d’Artagnan en
regardant son ami avec un air de doute.
– Poussière, je rentre dans la poussière. La vie
est pleine d’humiliations et de douleurs,
continua-t-il en s’assombrissant ; tous les fils qui
la rattachent au bonheur se rompent tour à tour
dans la main de l’homme, surtout les fils d’or. Ô
mon cher d’Artagnan ! reprit Aramis en donnant
à sa voix une légère teinte d’amertume, croyez-

1
« Vanitas vanitatum et omnia vanitas » : « Vanité des
vanités, et tout n’est que vanité », Ecclésiaste, I, 2.

144
moi, cachez bien vos plaies quand vous en aurez.
Le silence est la dernière joie des malheureux ;
gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace
de vos douleurs, les curieux pompent nos larmes
comme les mouches font du sang d’un daim
blessé.
– Hélas, mon cher Aramis, dit d’Artagnan en
poussant à son tour un profond soupir, c’est mon
histoire à moi-même que vous faites là.
– Comment ?
– Oui, une femme que j’aimais, que j’adorais,
vient de m’être enlevée de force. Je ne sais pas où
elle est, où on l’a conduite ; elle est peut-être
prisonnière, elle est peut-être morte.
– Mais vous avez au moins la consolation de
vous dire qu’elle ne vous a pas quitté
volontairement ; que si vous n’avez point de ses
nouvelles, c’est que toute communication avec
vous lui est interdite, tandis que...
– Tandis que...
– Rien, reprit Aramis, rien.
– Ainsi, vous renoncez à jamais au monde ;

145
c’est un parti pris, une résolution arrêtée ?
– À tout jamais. Vous êtes mon ami
aujourd’hui, demain vous ne serez plus pour moi
qu’une ombre ; ou plutôt même, vous n’existerez
plus. Quant au monde, c’est un sépulcre et pas
autre chose.
– Diable ! c’est fort triste ce que vous me dites
là.
– Que voulez-vous ! ma vocation m’attire, elle
m’enlève.
D’Artagnan sourit et ne répondit point.
Aramis continua :
– Et cependant, tandis que je tiens encore à la
terre, j’eusse voulu vous parler de vous, de nos
amis.
– Et moi, dit d’Artagnan, j’eusse voulu vous
parler de vous-même, mais je vous vois si
détaché de tout ; les amours, vous en faites fi ; les
amis sont des ombres, le monde est un sépulcre.
– Hélas ! vous le verrez par vous-même, dit
Aramis avec un soupir.
– N’en parlons donc plus, dit d’Artagnan, et

146
brûlons cette lettre qui, sans doute, vous
annonçait quelque nouvelle infidélité de votre
grisette ou de votre fille de chambre.
– Quelle lettre ? s’écria vivement Aramis.
– Une lettre qui était venue chez vous en votre
absence et qu’on m’a remise pour vous.
– Mais de qui cette lettre ?
– Ah ! de quelque suivante éplorée, de quelque
grisette au désespoir ; la fille de chambre de Mme
de Chevreuse peut-être, qui aura été obligée de
retourner à Tours avec sa maîtresse, et qui, pour
se faire pimpante, aura pris du papier parfumé et
aura cacheté sa lettre avec une couronne de
duchesse.
– Que dites-vous là ?
– Tiens, je l’aurai perdue ! dit sournoisement
le jeune homme en faisant semblant de chercher.
Heureusement que le monde est un sépulcre, que
les hommes et par conséquent les femmes sont
des ombres, que l’amour est un sentiment dont
vous faites fi !
– Ah ! d’Artagnan, d’Artagnan ! s’écria

147
Aramis, tu me fais mourir !
– Enfin, la voici ! dit d’Artagnan.
Et il tira la lettre de sa poche.
Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou
plutôt la dévora ; son visage rayonnait.
– Il paraît que la suivante a un beau style, dit
nonchalamment le messager.
– Merci, d’Artagnan ! s’écria Aramis presque
en délire. Elle a été forcée de retourner à Tours ;
elle ne m’est pas infidèle, elle m’aime toujours.
Viens, mon ami, viens que je t’embrasse ; le
bonheur m’étouffe !
Et les deux amis se mirent à danser autour du
vénérable saint Chrysostome, piétinant
bravement les feuillets de la thèse qui avaient
roulé sur le parquet.
En ce moment, Bazin entrait avec les épinards
et l’omelette.
– Fuis, malheureux ! s’écria Aramis en lui
jetant sa calotte au visage ; retourne d’où tu
viens, remporte ces horribles légumes et cet
affreux entremet ! Demande un lièvre piqué, un

148
chapon gras, un gigot à l’ail et quatre bouteilles
de vieux bourgogne.
Bazin, qui regardait son maître et qui ne
comprenait rien à ce changement, laissa
mélancoliquement glisser l’omelette dans les
épinards, et les épinards sur le parquet.
– Voilà le moment de consacrer votre
existence au Roi des rois, dit d’Artagnan, si vous
tenez à lui faire une politesse : Non inutile
desiderium in oblatione.
– Allez-vous-en au diable avec votre latin !
Mon cher d’Artagnan, buvons, morbleu, buvons
frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu
ce qu’on fait là-bas.

149
27

La femme d’Athos

– Il reste maintenant à savoir des nouvelles


d’Athos, dit d’Artagnan au fringant Aramis,
quand il l’eut mis au courant de ce qui s’était
passé dans la capitale depuis leur départ, et qu’un
excellent dîner leur eut fait oublier à l’un sa
thèse, à l’autre sa fatigue.
– Croyez-vous donc qu’il lui soit arrivé
malheur ? demanda Aramis. Athos est si froid, si
brave et manie si habilement son épée.
– Oui, sans doute, et personne ne reconnaît
mieux que moi le courage et l’adresse d’Athos,
mais j’aime mieux sur mon épée le choc des
lances que celui des bâtons ; je crains qu’Athos
n’ait été étrillé par de la valetaille, les valets sont
gens qui frappent fort et ne finissent pas tôt.
Voilà pourquoi, je vous l’avoue, je voudrais

150
repartir le plus tôt possible.
– Je tâcherai de vous accompagner, dit
Aramis, quoique je ne me sente guère en état de
monter à cheval. Hier, j’essayai de la discipline
que vous voyez sur ce mur, et la douleur
m’empêcha de continuer ce pieux exercice.
– C’est qu’aussi, mon cher ami, on n’a jamais
vu essayer de guérir un coup d’escopette avec des
coups de martinet ; mais vous étiez malade, et la
maladie rend la tête faible, ce qui fait que je vous
excuse.
– Et quand partez-vous ?
– Demain, au point du jour ; reposez-vous de
votre mieux cette nuit, et demain, si vous le
pouvez, nous partirons ensemble.
– À demain donc, dit Aramis ; car tout de fer
que vous êtes, vous devez avoir besoin de repos.
Le lendemain, lorsque d’Artagnan entra chez
Aramis, il le trouva à sa fenêtre.
– Que regardez-vous donc là ? demanda
d’Artagnan.
– Ma foi ! J’admire ces trois magnifiques

151
chevaux que les garçons d’écurie tiennent en
bride ; c’est un plaisir de prince que de voyager
sur de pareilles montures.
– Eh bien, mon cher Aramis, vous vous
donnerez ce plaisir-là, car l’un de ces chevaux est
à vous.
– Ah ! bah ! et lequel ?
– Celui des trois que vous voudrez : je n’ai pas
de préférence.
– Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi
aussi ?
– Sans doute.
– Vous voulez rire, d’Artagnan.
– Je ne ris plus depuis que vous parlez
français.
– C’est pour moi, ces fontes dorées, cette
housse de velours, cette selle chevillée d’argent ?
– À vous-même, comme le cheval qui piaffe
est à moi, comme cet autre cheval qui caracole
est à Athos.
– Peste ! ce sont trois bêtes superbes.

152
– Je suis flatté qu’elles soient de votre goût.
– C’est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-
là ?
– À coup sûr, ce n’est point le cardinal, mais
ne vous inquiétez pas d’où ils viennent, et songez
seulement qu’un des trois est votre propriété.
– Je prends celui que tient le valet roux.
– À merveille !
– Vive Dieu ! s’écria Aramis, voilà qui me fait
passer le reste de ma douleur ; je monterais là-
dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur
mon âme, les beaux étriers ! Holà ! Bazin, venez
çà, et à l’instant même.
Bazin apparut, morne et languissant, sur le
seuil de la porte.
– Fourbissez mon épée, redressez mon feutre,
brossez mon manteau, et changez mes pistolets !
dit Aramis.
– Cette dernière recommandation est inutile,
interrompit d’Artagnan : il y a des pistolets
chargés dans vos fontes.

153
Bazin soupira.
– Allons, maître Bazin, tranquillisez-vous, dit
d’Artagnan ; on gagne le royaume des cieux dans
toutes les conditions.
– Monsieur était déjà si bon théologien ! dit
Bazin presque larmoyant ; il fût devenu évêque et
peut-être cardinal.
– Eh bien ! mon pauvre Bazin, voyons,
réfléchis un peu ; à quoi sert d’être homme
d’Église, je te prie ? on n’évite pas pour cela
d’aller faire la guerre ; tu vois bien que le
cardinal va faire la première campagne avec le
pot en tête et la pertuisane au poing ; et M. de
Nogaret de La Valette, qu’en dis-tu ? il est
cardinal aussi ; demande à son laquais combien
de fois il lui a fait de la charpie.
– Hélas ! soupira Bazin, je le sais, monsieur,
tout est bouleversé dans le monde aujourd’hui.
Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le
pauvre laquais étaient descendus.
– Tiens-moi l’étrier, Bazin, dit Aramis.
Et Aramis s’élança en selle avec sa grâce et sa

154
légèreté ordinaires ; mais après quelques voltes et
quelques courbettes du noble animal, son cavalier
ressentit des douleurs tellement insupportables,
qu’il pâlit et chancela. D’Artagnan qui, dans la
prévision de cet accident, ne l’avait pas perdu des
yeux, s’élança vers lui, le retint dans ses bras et le
conduisit à sa chambre.
– C’est bien, mon cher Aramis, soignez-vous,
dit-il, j’irai seul à la recherche d’Athos.
– Vous êtes un homme d’airain, lui dit
Aramis.
– Non, j’ai du bonheur, voilà tout ; mais
comment allez-vous vivre en m’attendant ? plus
de thèse, plus de glose sur les doigts et les
bénédictions, hein ?
Aramis sourit.
– Je ferai des vers, dit-il.
– Oui, des vers parfumés à l’odeur du billet de
la suivante de Mme de Chevreuse. Enseignez donc
la prosodie à Bazin, cela le consolera. Quant au
cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela
vous habituera aux manœuvres.

155
– Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis,
vous me retrouverez prêt à vous suivre.
Ils se dirent adieu et, dix minutes après,
d’Artagnan, après avoir recommandé son ami à
Bazin et à l’hôtesse, trottait dans la direction
d’Amiens.
Comment allait-il retrouver Athos, et même le
retrouverait-il ?
La position dans laquelle il l’avait laissé était
critique ; il pouvait bien avoir succombé. Cette
idée, en assombrissant son front, lui arracha
quelques soupirs et lui fit formuler tout bas
quelques serments de vengeance. De tous ses
amis, Athos était le plus âgé, et partant le moins
rapproché en apparence de ses goûts et de ses
sympathies.
Cependant il avait pour ce gentilhomme une
préférence marquée. L’air noble et distingué
d’Athos, ces éclairs de grandeur qui jaillissaient
de temps en temps de l’ombre où il se tenait
volontairement enfermé, cette inaltérable égalité
d’humeur qui en faisait le plus facile compagnon
de la terre, cette gaieté forcée et mordante, cette

156
bravoure qu’on eût appelée aveugle si elle n’eût
été le résultat du plus rare sang-froid, tant de
qualités attiraient plus que l’estime, plus que
l’amitié de d’Artagnan, elles attiraient son
admiration.
En effet, considéré même auprès de M. de
Tréville, l’élégant et noble courtisan, Athos, dans
ses jours de belle humeur, pouvait soutenir
avantageusement la comparaison ; il était de taille
moyenne, mais cette taille était si admirablement
prise et si bien proportionnée, que, plus d’une
fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait
plier le géant dont la force physique était devenue
proverbiale parmi les mousquetaires ; sa tête, aux
yeux perçants, au nez droit, au menton dessiné
comme celui de Brutus, avait un caractère
indéfinissable de grandeur et de grâce ; ses
mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le
désespoir d’Aramis, qui cultivait les siennes à
grand renfort de pâte d’amandes et d’huile
parfumée ; le son de sa voix était pénétrant et
mélodieux tout à la fois, et puis, ce qu’il y avait
d’indéfinissable dans Athos, qui se faisait
toujours obscur et petit, c’était cette science

157
délicate du monde et des usages de la plus
brillante société, cette habitude de bonne maison
qui perçait comme à son insu dans ses moindres
actions.
S’agissait-il d’un repas, Athos l’ordonnait
mieux qu’aucun homme du monde, plaçant
chaque convive à la place et au rang que lui
avaient faits ses ancêtres ou qu’il s’était faits lui-
même. S’agissait-il de science héraldique, Athos
connaissait toutes les familles nobles du
royaume, leur généalogie, leurs alliances, leurs
armes et l’origine de leurs armes. L’étiquette
n’avait pas de minuties qui lui fussent étrangères,
il savait quels étaient les droits des grands
propriétaires, il connaissait à fond la vénerie et la
fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce
grand art, étonné le roi Louis XIII lui-même, qui
cependant y était passé maître.
Comme tous les grands seigneurs de cette
époque, il montait à cheval et faisait des armes
dans la perfection. Il y a plus : son éducation
avait été si peu négligée, même sous le rapport
des études scolastiques, si rares à cette époque

158
chez les gentilshommes, qu’il souriait aux bribes
de latin que détachait Aramis, et qu’avait l’air de
comprendre Porthos ; deux ou trois fois même, au
grand étonnement de ses amis, il lui était arrivé
lorsque Aramis laissait échapper quelque erreur
de rudiment, de remettre un verbe à son temps et
un nom à son cas. En outre, sa probité était
inattaquable, dans ce siècle où les hommes de
guerre transigeaient si facilement avec leur
religion et leur conscience, les amants avec la
délicatesse rigoureuse de nos jours, et les pauvres
avec le septième commandement de Dieu. C’était
donc un homme fort extraordinaire qu’Athos.
Et cependant, on voyait cette nature si
distinguée, cette créature si belle, cette essence si
fine, tourner insensiblement vers la vie
matérielle, comme les vieillards tournent vers
l’imbécillité physique et morale. Athos, dans ses
heures de privation, et ces heures étaient
fréquentes, s’éteignait dans toute sa partie
lumineuse, et son côté brillant disparaissait
comme dans une profonde nuit.
Alors, le demi-dieu évanoui, il restait à peine

159
un homme. La tête basse, l’œil terne, la parole
lourde et pénible, Athos regardait pendant de
longues heures soit sa bouteille et son verre, soit
Grimaud, qui, habitué à lui obéir par signes, lisait
dans le regard atone de son maître jusqu’à son
moindre désir, qu’il satisfaisait aussitôt. La
réunion des quatre amis avait-elle lieu dans un de
ces moments-là, un mot, échappé avec un violent
effort, était tout le contingent qu’Athos
fournissait à la conversation. En échange, Athos à
lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu’il y
parût autrement que par un froncement de sourcil
plus indiqué et par une tristesse plus profonde.
D’Artagnan, dont nous connaissons l’esprit
investigateur et pénétrant, n’avait, quelque intérêt
qu’il eût à satisfaire sa curiosité sur ce sujet, pu
encore assigner aucune cause à ce marasme, ni en
noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait
de lettres, jamais Athos ne faisait aucune
démarche qui ne fût connue de tous ses amis.
On ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui
donnât cette tristesse, car au contraire il ne buvait
que pour combattre cette tristesse, que ce remède,

160
comme nous l’avons dit, rendait plus sombre
encore. On ne pouvait attribuer cet excès
d’humeur noire au jeu, car, au contraire de
Porthos, qui accompagnait de ses chants ou de
ses jurons toutes les variations de la chance,
Athos, lorsqu’il avait gagné, demeurait aussi
impassible que lorsqu’il avait perdu. On l’avait
vu, au cercle des mousquetaires, gagner un soir
trois mille pistoles, les perdre jusqu’au ceinturon
brodé d’or des jours de gala ; regagner tout cela,
plus cent louis, sans que son beau sourcil noir eût
haussé ou baissé d’une demi-ligne, sans que ses
mains eussent perdu leur nuance nacrée, sans que
sa conversation, qui était agréable ce soir-là, eût
cessé d’être calme et agréable.
Ce n’était pas non plus, comme chez nos
voisins les Anglais, une influence atmosphérique
qui assombrissait son visage, car cette tristesse
devenait plus intense en général vers les beaux
jours de l’année ; juin et juillet étaient les mois
terribles d’Athos.
Pour le présent, il n’avait pas de chagrin, il
haussait les épaules quand on lui parlait de

161
l’avenir ; son secret était donc dans le passé,
comme on l’avait dit vaguement à d’Artagnan.
Cette teinte mystérieuse répandue sur toute sa
personne rendait encore plus intéressant l’homme
dont jamais les yeux ni la bouche, dans l’ivresse
la plus complète, n’avaient rien révélé, quelle que
fût l’adresse des questions dirigées contre lui.
– Eh bien ! pensait d’Artagnan, le pauvre
Athos est peut-être mort à cette heure, et mort par
ma faute, car c’est moi qui l’ai entraîné dans cette
affaire, dont il ignorait l’origine, dont il ignorera
le résultat et dont il ne devait tirer aucun profit.
– Sans compter, monsieur, répondait Planchet,
que nous lui devons probablement la vie. Vous
rappelez-vous comme il a crié : « Au large,
d’Artagnan ! je suis pris. » Et après avoir
déchargé ses deux pistolets, quel bruit terrible il
faisait avec son épée ! On eût dit vingt hommes,
ou plutôt vingt diables enragés !
Et ces mots redoublaient l’ardeur de
d’Artagnan, qui excitait son cheval, lequel
n’ayant pas besoin d’être excité emportait son
cavalier au galop.

162
Vers onze heures du matin, on aperçut
Amiens ; à onze heures et demie, on était à la
porte de l’auberge maudite.
D’Artagnan avait souvent médité contre l’hôte
perfide une de ces bonnes vengeances qui
consolent, rien qu’en espérance. Il entra donc
dans l’hôtellerie, le feutre sur les yeux, la main
gauche sur le pommeau de l’épée et faisant siffler
sa cravache de la main droite.
– Me reconnaissez-vous ? dit-il à l’hôte, qui
s’avançait pour le saluer.
– Je n’ai pas cet honneur, monseigneur,
répondit celui-ci les yeux encore éblouis du
brillant équipage avec lequel d’Artagnan se
présentait.
– Ah ! vous ne me connaissez pas !
– Non, monseigneur.
– Eh bien ! deux mots vont vous rendre la
mémoire. Qu’avez-vous fait de ce gentilhomme à
qui vous eûtes l’audace, voici quinze jours passés
à peu près, d’intenter une accusation de fausse
monnaie ?

163
L’hôte pâlit, car d’Artagnan avait pris
l’attitude la plus menaçante, et Planchet se
modelait sur son maître.
– Ah ! monseigneur, ne m’en parlez pas,
s’écria l’hôte de son ton de voix le plus
larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j’ai payé cette
faute ! Ah ! malheureux que je suis !
– Ce gentilhomme, vous dis-je, qu’est-il
devenu ?
– Daignez m’écouter, monseigneur, et soyez
clément. Voyons, asseyez-vous, par grâce !
D’Artagnan, muet de colère et d’inquiétude,
s’assit, menaçant comme un juge. Planchet
s’adossa fièrement à son fauteuil.
– Voici l’histoire, monseigneur, reprit l’hôte
tout tremblant, car je vous reconnais à cette
heure ; c’est vous qui êtes parti quand j’eus ce
malheureux démêlé avec ce gentilhomme dont
vous parlez.
– Oui, c’est moi ; ainsi vous voyez bien que
vous n’avez pas de grâce à attendre si vous ne
dites pas toute la vérité.

164
– Aussi veuillez m’écouter, et vous la saurez
tout entière.
– J’écoute.
– J’avais été prévenu par les autorités qu’un
faux-monnayeur célèbre arriverait à mon auberge
avec plusieurs de ses compagnons, tous déguisés
sous le costume de gardes ou de mousquetaires.
Vos chevaux, vos laquais, votre figure,
messeigneurs, tout m’avait été dépeint.
– Après, après ? dit d’Artagnan, qui reconnut
bien vite d’où venait le signalement si
exactement donné.
– Je pris donc, d’après les ordres de l’autorité,
qui m’envoya un renfort de six hommes, telles
mesures que je crus urgentes afin de m’assurer de
la personne des prétendus faux-monnayeurs.
– Encore ! dit d’Artagnan, à qui ce mot de
faux-monnayeur échauffait terriblement les
oreilles.
– Pardonnez-moi, monseigneur, de dire de
telles choses, mais elles sont justement mon
excuse. L’autorité avait fait peur, et vous savez

165
qu’un aubergiste doit ménager l’autorité.
– Mais encore une fois, ce gentilhomme, où
est-il ? qu’est-il devenu ? Est-il mort ? Est-il
vivant ?
– Patience, monseigneur, nous y voici. Il
arriva donc ce que vous savez, et dont votre
départ précipité, ajouta l’hôte avec une finesse
qui n’échappa point à d’Artagnan, semblait
autoriser l’issue. Ce gentilhomme votre ami se
défendit en désespéré. Son valet, qui, par un
malheur imprévu, avait cherché querelle aux gens
de l’autorité, déguisés en garçons d’écurie...
– Ah ! misérable ! s’écria d’Artagnan, vous
étiez tous d’accord, et je ne sais à quoi tient que
je ne vous extermine tous !
– Hélas ! non, monseigneur, nous n’étions pas
tous d’accord, et vous l’allez bien voir. Monsieur
votre ami (pardon de ne point l’appeler par le
nom honorable qu’il porte sans doute, mais nous
ignorons ce nom), monsieur votre ami, après
avoir mis hors de combat deux hommes de ses
deux coups de pistolet, battit en retraite en se
défendant avec son épée dont il estropia encore

166
un de mes hommes, et d’un coup du plat de
laquelle il m’étourdit.
– Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d’Artagnan.
Athos, que devint Athos ?
– En battant en retraite, comme j’ai dit à
monseigneur, il trouva derrière lui l’escalier de la
cave, et comme la porte était ouverte, il tira la
clef à lui et se barricada en dedans. Comme on
était sûr de le retrouver là, on le laissa libre.
– Oui, dit d’Artagnan, on ne tenait pas tout à
fait à le tuer, on ne cherchait qu’à l’emprisonner.
– Juste Dieu ! à l’emprisonner, monseigneur ?
Il s’emprisonna bien lui-même, je vous le jure.
D’abord il avait fait de rude besogne, un homme
était tué sur le coup, et deux autres étaient blessés
grièvement. Le mort et les deux blessés furent
emportés par leurs camarades, et jamais je n’ai
plus entendu parler ni des uns, ni des autres. Moi-
même, quand je repris mes sens, j’allai trouver
M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui
s’était passé, et auquel je demandai ce que je
devais faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur
eut l’air de tomber des nues ; il me dit qu’il

167
ignorait complètement ce que je voulais dire, que
les ordres qui m’étaient parvenus n’émanaient
pas de lui, et que si j’avais le malheur de dire à
qui que ce fût qu’il était pour quelque chose dans
toute cette échauffourée, il me ferait pendre. Il
paraît que je m’étais trompé, monsieur, que
j’avais arrêté l’un pour l’autre, et que celui qu’on
devait arrêter était sauvé.
– Mais Athos ? s’écria d’Artagnan, dont
l’impatience se doublait de l’abandon où
l’autorité laissait la chose ; Athos, qu’est-il
devenu ?
– Comme j’avais hâte de réparer mes torts
envers le prisonnier, reprit l’aubergiste, je
m’acheminai vers la cave afin de lui rendre sa
liberté. Ah ! monsieur, ce n’était plus un homme,
c’était un diable. À cette proposition de liberté, il
déclara que c’était un piège qu’on lui tendait et
qu’avant de sortir il entendait imposer ses
conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne
me dissimulais pas la mauvaise position où je
m’étais mis en portant la main sur un
mousquetaire de Sa Majesté, je lui dis que j’étais

168
prêt à me soumettre à ses conditions.
« – D’abord, dit-il, je veux qu’on me rende
mon valet tout armé.
« On s’empressa d’obéir à cet ordre ; car vous
comprenez bien, monsieur, que nous étions
disposés à faire tout ce que voudrait votre ami.
M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-là, quoiqu’il
ne parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc
descendu à la cave, tout blessé qu’il était ; alors,
son maître l’ayant reçu, rebarricada la porte et
nous ordonna de rester dans notre boutique.
– Mais enfin, s’écria d’Artagnan, où est-il ? où
est Athos ?
– Dans la cave, monsieur.
– Comment, malheureux, vous le retenez dans
la cave depuis ce temps-là ?
– Bonté divine ! Non, monsieur. Nous, le
retenir dans la cave ! Vous ne savez donc pas ce
qu’il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez
l’en faire sortir, monsieur, je vous en serais
reconnaissant toute ma vie, vous adorerais
comme mon patron.

169
– Alors il est là, je le retrouverai là ?
– Sans doute, monsieur, il s’est obstiné à y
rester. Tous les jours on lui passe par le soupirail
du pain au bout d’une fourche, et de la viande
quand il en demande ; mais, hélas ! ce n’est pas
de pain et de viande qu’il fait la plus grande
consommation. Une fois, j’ai essayé de descendre
avec deux de mes garçons, mais il est entré dans
une terrible fureur. J’ai entendu le bruit de ses
pistolets qu’il armait et de son mousqueton
qu’armait son domestique. Puis, comme nous leur
demandions quelles étaient leurs intentions, le
maître a répondu qu’ils avaient quarante coups à
tirer lui et son laquais, et qu’ils les tireraient
jusqu’au dernier plutôt que de permettre qu’un
seul de nous mît le pied dans la cave. Alors,
monsieur, j’ai été me plaindre au gouverneur,
lequel m’a répondu que je n’avais que ce que je
méritais, et que cela m’apprendrait à insulter les
honorables seigneurs qui prenaient gîte chez moi.
– De sorte que, depuis ce temps ?... reprit
d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de rire de la
figure piteuse de son hôte.

170
– De sorte que, depuis ce temps, monsieur,
continua celui-ci, nous menons la vie la plus
triste qui se puisse voir ; car, monsieur, il faut que
vous sachiez que toutes nos provisions sont dans
la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin
en pièces, la bière, l’huile et les épices, le lard et
les saucissons ; et comme il nous est défendu d’y
descendre, nous sommes forcés de refuser le
boire et le manger aux voyageurs qui nous
arrivent, de sorte que tous les jours notre
hôtellerie se perd. Encore une semaine avec votre
ami dans ma cave, et nous sommes ruinés.
– Et ce sera justice, drôle. Ne voyait-on pas
bien, à notre mine, que nous étions gens de
qualité et non faussaires, dites ?
– Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit
l’hôte. Mais tenez, tenez, le voilà qui s’emporte.
– Sans doute qu’on l’aura troublé, dit
d’Artagnan.
– Mais il faut bien qu’on le trouble, s’écria
l’hôte ; il vient de nous arriver deux
gentilshommes anglais.

171
– Eh bien ?
– Eh bien ! les Anglais aiment le bon vin,
comme vous savez, monsieur ; ceux-ci ont
demandé du meilleur. Ma femme alors aura
sollicité de M. Athos la permission d’entrer pour
satisfaire ces messieurs ; et il aura refusé comme
de coutume. Ah ! bonté divine voilà le sabbat qui
redouble !
D’Artagnan, en effet, entendit mener un grand
bruit du côté de la cave ; il se leva et, précédé de
l’hôte qui se tordait les mains, et suivi de
Planchet qui tenait son mousqueton tout armé, il
s’approcha du lieu de la scène.
Les deux gentilshommes étaient exaspérés, ils
avaient fait une longue course et mouraient de
faim et de soif.
– Mais c’est une tyrannie, s’écriaient-ils en
très bon français, quoique avec un accent
étranger, que ce maître fou ne veuille pas laisser à
ces bonnes gens l’usage de leur vin. Çà, nous
allons enfoncer la porte, et s’il est trop enragé, eh
bien ! nous le tuerons.

172
– Tout beau, messieurs ! dit d’Artagnan en
tirant ses pistolets de sa ceinture ; vous ne tuerez
personne, s’il vous plaît.
– Bon, bon, disait derrière la porte la voix
calme d’Athos, qu’on les laisse un peu entrer, ces
mangeurs de petits enfants, et nous allons voir.
Tout braves qu’ils paraissaient être, les deux
gentilshommes anglais se regardèrent en
hésitant ; on eût dit qu’il y avait dans cette cave
un de ces ogres faméliques, gigantesques héros
des légendes populaires, et dont nul ne force
impunément la caverne.
Il y eut un moment de silence ; mais enfin les
deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus
hargneux des deux descendit les cinq ou six
marches dont se composait l’escalier et donna
dans la porte un coup de pied à fendre une
muraille.
– Planchet, dit d’Artagnan en armant ses
pistolets, je me charge de celui qui est en haut,
charge-toi de celui qui est en bas. Ah !
messieurs ! vous voulez de la bataille ! Eh bien !
on va vous en donner !

173
– Mon Dieu, s’écria la voix creuse d’Athos,
j’entends d’Artagnan, ce me semble.
– En effet, dit d’Artagnan en haussant la voix
à son tour, c’est moi-même, mon ami.
– Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les
travailler, ces enfonceurs de portes.
Les gentilshommes avaient mis l’épée à la
main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ;
ils hésitèrent un instant encore ; mais, comme la
première fois, l’orgueil l’emporta, et un second
coup de pied fit craquer la porte dans toute sa
hauteur.
– Range-toi, d’Artagnan, range-toi, cria Athos,
range-toi, je vais tirer.
– Messieurs, dit d’Artagnan, que la réflexion
n’abandonnait jamais, messieurs, songez-y ! De
la patience, Athos. Vous vous engagez là dans
une mauvaise affaire, et vous allez être criblés.
Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois
coups de feu, autant vous arriveront de la cave ;
puis nous aurons encore nos épées, dont, je vous
assure, mon ami et moi nous jouons

174
passablement. Laissez-moi faire vos affaires et
les miennes. Tout à l’heure vous aurez à boire, je
vous en donne ma parole.
– S’il en reste, grogna la voix railleuse
d’Athos.
L’hôtelier sentit une sueur froide couler le
long de son échine.
– Comment, s’il en reste ! murmura-t-il.
– Que diable ! il en restera, reprit d’Artagnan ;
soyez donc tranquille, à eux deux ils n’auront pas
bu toute la cave. Messieurs, remettez vos épées
au fourreau.
– Eh bien ! vous, remettez vos pistolets à votre
ceinture.
– Volontiers.
Et d’Artagnan donna l’exemple. Puis, se
retournant vers Planchet, il lui fit signe de
désarmer son mousqueton.
Les Anglais, convaincus, remirent en
grommelant leurs épées au fourreau. On leur
raconta l’histoire de l’emprisonnement d’Athos.
Et comme ils étaient bons gentilshommes, ils

175
donnèrent tort à l’hôtelier.
– Maintenant, messieurs, dit d’Artagnan,
remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous
réponds qu’on vous y portera tout ce que vous
pourrez désirer.
Les Anglais saluèrent et sortirent.
– Maintenant que je suis seul, mon cher Athos,
dit d’Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en
prie.
– À l’instant même, dit Athos.
Alors on entendit un grand bruit de fagots
entrechoqués et de poutres gémissantes : c’étaient
les contrescarpes et les bastions d’Athos, que
l’assiégé démolissait lui-même.
Un instant après, la porte s’ébranla, et l’on vit
paraître la tête pâle d’Athos qui, d’un coup d’œil
rapide, explorait les environs.
D’Artagnan se jeta à son cou et l’embrassa
tendrement ; puis il voulut l’entraîner hors de ce
séjour humide, alors il s’aperçut qu’Athos
chancelait.
– Vous êtes blessé ? lui dit-il.

176
– Moi pas le moins du monde ; je suis ivre
mort, voilà tout, et jamais homme n’a mieux fait
ce qu’il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon hôte, il
faut que j’en aie bu au moins pour ma part cent
cinquante bouteilles.
– Miséricorde s’écria l’hôte, si le valet en a bu
la moitié du maître seulement, je suis ruiné.
– Grimaud est un laquais de bonne maison,
qui ne se serait pas permis le même ordinaire que
moi ; il a bu à la pièce seulement ; tenez, je crois
qu’il a oublié de remettre le fosset. Entendez-
vous ? cela coule.
D’Artagnan partit d’un éclat de rire qui
changea le frisson de l’hôte en fièvre chaude.
En même temps, Grimaud parut à son tour
derrière son maître, le mousqueton sur l’épaule,
la tête tremblante, comme ces satyres ivres des
tableaux de Rubens1. Il était arrosé par-devant et
par-derrière d’une liqueur grasse que l’hôte
reconnut pour être sa meilleure huile d’olive.

1
Référence probable au tableau de Rubens, Silène et les
satyres (musée des Offices, Florence).

177
Le cortège traversa la grande salle et alla
s’installer dans la meilleure chambre de
l’auberge, que d’Artagnan occupa d’autorité.
Pendant ce temps, l’hôte et sa femme se
précipitèrent avec des lampes dans la cave, qui
leur avait été si longtemps interdite et où un
affreux spectacle les attendait.
Au-delà des fortifications auxquelles Athos
avait fait brèche pour sortir et qui se composaient
de fagots, de planches et de futailles vides
entassées selon toutes les règles de l’art
stratégique, on voyait çà et là, nageant dans les
mares d’huile et de vin, les ossements de tous les
jambons mangés, tandis qu’un amas de bouteilles
cassées jonchait tout l’angle gauche de la cave et
qu’un tonneau, dont le robinet était resté ouvert,
perdait par cette ouverture les dernières gouttes
de son sang. L’image de la dévastation et de la
mort, comme dit le poète de l’Antiquité, régnait
là comme sur un champ de bataille1.

1
« Ubique pavor, et plurima mortis imago », Virgile,
L’Énéide, chant II, vers 369.

178
Sur cinquante saucissons, pendus aux solives,
dix restaient à peine.
Alors les hurlements de l’hôte et de l’hôtesse
percèrent la voûte de la cave, d’Artagnan lui-
même en fut ému. Athos ne tourna pas même la
tête.
Mais à la douleur succéda la rage. L’hôte
s’arma d’une broche et, dans son désespoir,
s’élança dans la chambre où les deux amis
s’étaient retirés.
– Du vin ! dit Athos en apercevant l’hôte.
– Du vin ! s’écria l’hôte stupéfait, du vin mais
vous m’en avez bu pour plus de cent pistoles ;
mais je suis un homme ruiné, perdu, anéanti !
– Bah ! dit Athos, nous sommes constamment
restés sur notre soif.
– Si vous vous étiez contentés de boire,
encore ; mais vous avez cassé toutes les
bouteilles.
– Vous m’avez poussé sur un tas qui a
dégringolé. C’est votre faute.
– Toute mon huile est perdue !

179
– L’huile est un baume souverain pour les
blessures, et il fallait bien que ce pauvre Grimaud
pansât celles que vous lui avez faites.
– Tous mes saucissons rongés !
– Il y a énormément de rats dans cette cave.
– Vous allez me payer tout cela, cria l’hôte
exaspéré.
– Triple drôle ! dit Athos en se soulevant.
Mais il retomba aussitôt ; il venait de donner la
mesure de ses forces. D’Artagnan vint à son
secours en levant sa cravache.
L’hôte recula d’un pas et se mit à fondre en
larmes.
– Cela vous apprendra ! dit d’Artagnan, à
traiter d’une façon plus courtoise les hôtes que
Dieu vous envoie.
– Dieu..., dites le diable !
– Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous nous
rompez encore les oreilles, nous allons nous
renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous
verrons si véritablement le dégât est aussi grand
que vous le dites.

180
– Eh bien ! oui, messieurs, dit l’hôte, j’ai tort,
je l’avoue ; mais à tout péché miséricorde ; vous
êtes des seigneurs et je suis un pauvre aubergiste,
vous aurez pitié de moi.
– Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu
vas me fendre le cœur, et les larmes vont couler
de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles.
On n’est pas si diable qu’on en a l’air. Voyons,
viens ici et causons.
L’hôte s’approcha avec inquiétude.
– Viens, te dis-je, et n’aie pas peur, continua
Athos. Au moment où j’allais te payer, j’avais
posé ma bourse sur la table.
– Oui, monseigneur.
– Cette bourse contenait soixante pistoles, où
est-elle ?
– Déposée au greffe, monseigneur : on avait
dit que c’était de la fausse monnaie.
– Eh bien ! fais-toi rendre ma bourse, et garde
les soixante pistoles.
– Mais monseigneur sait bien que le greffe ne
lâche pas ce qu’il tient. Si c’était de la fausse

181
monnaie, il y aurait encore de l’espoir ; mais
malheureusement ce sont de bonnes pièces.
– Arrange-toi avec lui, mon brave homme,
cela ne me regarde pas, d’autant plus qu’il ne me
reste pas une livre.
– Voyons, dit d’Artagnan, l’ancien cheval
d’Athos, où est-il ?
– À l’écurie.
– Combien vaut-il ?
– Cinquante pistoles tout au plus.
– Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que
tout soit dit.
– Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos,
tu vends mon Bajazet ? Et sur quoi ferai-je la
campagne ? Sur Grimaud ?
– Je t’en amène un autre, dit d’Artagnan.
– Un autre ?
– Et magnifique ! s’écria l’hôte.
– Alors, s’il y en a un autre plus beau et plus
jeune, prends le vieux, et à boire !

182
– Duquel ? demanda l’hôte tout à fait
rasséréné.
– De celui qui est au fond, près des lattes ; il
en reste encore vingt-cinq bouteilles, toutes les
autres ont été cassées dans ma chute. Montez-en
six.
– Mais c’est un foudre1 que cet homme ! dit
l’hôte à part lui ; s’il reste seulement quinze jours
ici, et qu’il paie ce qu’il boira, je rétablirai mes
affaires.
– Et n’oublie pas, continua d’Artagnan, de
monter quatre bouteilles du pareil aux deux
seigneurs anglais.
– Maintenant, dit Athos, en attendant qu’on
nous apporte du vin, conte-moi, d’Artagnan, ce
que sont devenus les autres ; voyons.
D’Artagnan lui raconta comment il avait
trouvé Porthos dans son lit avec une foulure, et
Aramis à une table entre les deux théologiens.
Comme il achevait, l’hôte rentra avec les

1
Foudre : tonneau contenant de cinquante à trois cents
hectolitres.

183
bouteilles demandées et un jambon qui,
heureusement pour lui, était resté hors de la cave.
– C’est bien, dit Athos en remplissant son
verre et celui de d’Artagnan, voilà pour Porthos
et pour Aramis ; mais vous, mon ami, qu’avez-
vous et que vous est-il arrivé personnellement ?
Je vous trouve un air sinistre.
– Hélas ! dit d’Artagnan, c’est que je suis le
plus malheureux de nous tous, moi !
– Toi malheureux, d’Artagnan ! dit Athos.
Voyons, comment es-tu malheureux ? Dis-moi
cela.
– Plus tard, dit d’Artagnan.
– Plus tard ! et pourquoi plus tard ? Parce que
tu crois que je suis ivre, d’Artagnan ? Retiens
bien ceci : je n’ai jamais les idées plus nettes que
dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles.
D’Artagnan raconta son aventure avec Mme
Bonacieux.
Athos l’écouta sans sourciller ; puis, lorsqu’il
eut fini :
– Misères que tout cela, dit Athos, misères !

184
C’était le mot d’Athos.
– Vous dites toujours misères ! mon cher
Athos, dit d’Artagnan ; cela vous sied bien mal, à
vous qui n’avez jamais aimé.
L’œil mort d’Athos s’enflamma soudain ;
mais ce ne fut qu’un éclair, il redevint terne et
vague comme auparavant.
– C’est vrai, dit-il tranquillement, je n’ai
jamais aimé, moi.
– Vous voyez bien alors, cœur de pierre, dit
d’Artagnan, que vous avez tort d’être dur pour
nous autres cœurs tendres.
– Cœurs tendres, cœurs percés, dit Athos.
– Que dites-vous ?
– Je dis que l’amour est une loterie où celui
qui gagne, gagne la mort ! Vous êtes bien
heureux d’avoir perdu, croyez-moi, mon cher
d’Artagnan. Et si j’ai un conseil à vous donner,
c’est de perdre toujours.
– Elle avait l’air de si bien m’aimer !
– Elle en avait l’air.

185
– Oh ! elle m’aimait.
– Enfant ! il n’y a pas un homme qui n’ait cru
comme vous que sa maîtresse l’aimait, et il n’y a
pas un homme qui n’ait été trompé par sa
maîtresse.
– Excepté vous, Athos, qui n’en avez jamais
eu.
– C’est vrai, dit Athos après un moment de
silence, je n’en ai jamais eu, moi. Buvons !
– Mais alors, philosophe que vous êtes, dit
d’Artagnan, instruisez-moi, soutenez-moi ; j’ai
besoin de savoir et d’être consolé.
– Consolé de quoi ?
– De mon malheur.
– Votre malheur fait rire, dit Athos en
haussant les épaules ; je serais curieux de savoir
ce que vous diriez si je vous racontais une
histoire d’amour.
– Arrivée à vous ?
– Ou à un de mes amis, qu’importe !
– Dites, Athos, dites.

186
– Buvons, nous ferons mieux.
– Buvez et racontez.
– Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et
remplissant son verre, les deux choses vont à
merveille ensemble.
– J’écoute, dit d’Artagnan.
Athos se recueillit et, à mesure qu’il se
recueillait, d’Artagnan le voyait pâlir : il en était
à cette période de l’ivresse où les buveurs
vulgaires tombent et dorment. Lui, il rêvait tout
haut sans dormir. Ce somnambulisme de l’ivresse
avait quelque chose d’effrayant.
– Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.
– Je vous en prie, dit d’Artagnan.
– Qu’il soit fait donc comme vous le désirez.
Un de mes amis, un de mes amis, entendez-vous
bien ! Pas moi, dit Athos en s’interrompant avec
un sourire sombre ; un des comtes de ma
province, c’est-à-dire du Berry, noble comme un
Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux à
vingt-cinq ans d’une jeune fille de seize, belle
comme les amours. À travers la naïveté de son

187
âge perçait un esprit ardent, un esprit non pas de
femme, mais de poète ; elle ne plaisait pas, elle
enivrait ; elle vivait dans un petit bourg1, près de
son frère qui était curé. Tous deux étaient arrivés
dans le pays : ils venaient on ne savait d’où ;
mais en la voyant si belle et en voyant son frère si
pieux, on ne songeait pas à leur demander d’où
ils venaient. Du reste, on les disait de bonne
extraction. Mon ami, qui était le seigneur du
pays, aurait pu la séduire ou la prendre de force, à
son gré, il était le maître ; qui serait venu à l’aide
de deux étrangers, de deux inconnus ?
Malheureusement il était honnête homme, il
l’épousa. Le sot, le niais, l’imbécile !
– Mais pourquoi cela, puisqu’il l’aimait ?
demanda d’Artagnan.
– Attendez donc, dit Athos. Il l’emmena dans
son château, et en fit la première dame de sa
province ; et il faut lui rendre justice, elle tenait
parfaitement son rang.

1
Vitray (voir La Jeunesse des Mousquetaires, Prologue,
scène II).

188
– Eh bien ? demanda d’Artagnan.
– Eh bien ! un jour qu’elle était à la chasse
avec son mari, continua Athos à voix basse et en
parlant fort vite, elle tomba de cheval et
s’évanouit ; le comte s’élança à son secours, et
comme elle étouffait dans ses habits, il les fendit
avec son poignard et lui découvrit l’épaule.
Devinez ce qu’elle avait sur l’épaule,
d’Artagnan ? dit Athos avec un grand éclat de
rire.
– Puis-je le savoir ? demanda d’Artagnan.
– Une fleur de lys, dit Athos. Elle était
marquée !
Et Athos vida d’un seul trait le verre qu’il
tenait à la main.
– Horreur ! s’écria d’Artagnan, que me dites-
vous là ?
– La vérité. Mon cher, l’ange était un démon.
La pauvre fille avait volé.
– Et que fit le comte ?
– Le comte était un grand seigneur, il avait sur
ses terres droit de justice basse et haute : il

189
acheva de déchirer les habits de la comtesse, il lui
lia les mains derrière le dos et la pendit à un
arbre.
– Ciel ! Athos ! un meurtre ! s’écria
d’Artagnan.
– Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos
pâle comme la mort. Mais on me laisse manquer
de vin, ce me semble.
Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille
qui restait, l’approcha de sa bouche et la vida
d’un seul trait, comme il eût fait d’un verre
ordinaire.
Puis il laissa tomber sa tête sur ses deux
mains ; d’Artagnan demeura devant lui, saisi
d’épouvante.
– Cela m’a guéri des femmes belles, poétiques
et amoureuses, dit Athos en se relevant et sans
songer à continuer l’apologue du comte. Dieu
vous en accorde autant ! Buvons !
– Ainsi elle est morte ? balbutia d’Artagnan.
– Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre.
Du jambon, drôle, cria Athos, nous ne pouvons

190
plus boire !
– Et son frère ? ajouta timidement d’Artagnan.
– Son frère ? reprit Athos.
– Oui, le prêtre ?
– Ah ! je m’en informai pour le faire pendre à
son tour ; mais il avait pris les devants, il avait
quitté sa cure depuis la veille.
– A-t-on su au moins ce que c’était que ce
misérable ?
– C’était sans doute le premier amant et le
complice de la belle, un digne homme qui avait
fait semblant d’être curé peut-être pour marier sa
maîtresse et lui assurer un sort. Il aura été
écartelé, je l’espère.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d’Artagnan,
tout étourdi de cette horrible aventure.
– Mangez donc de ce jambon, d’Artagnan, il
est exquis, dit Athos en coupant une tranche qu’il
mit sur l’assiette du jeune homme. Quel malheur
qu’il n’y en ait pas eu seulement quatre comme
celui-là dans la cave ! J’aurais bu cinquante
bouteilles de plus.

191
D’Artagnan ne pouvait plus supporter cette
conversation, qui l’eût rendu fou ; il laissa tomber
sa tête sur ses deux mains et fit semblant de
s’endormir.
– Les jeunes gens ne savent plus boire, dit
Athos en le regardant en pitié, et pourtant celui-là
est des meilleurs...

192
28

Retour

D’Artagnan était resté étourdi de la terrible


confidence d’Athos ; cependant bien des choses
lui paraissaient encore obscures dans cette demi-
révélation ; d’abord elle avait été faite par un
homme tout à fait ivre à un homme qui l’était à
moitié et cependant, malgré ce vague que fait
monter au cerveau la fumée de deux ou trois
bouteilles de bourgogne, d’Artagnan, en se
réveillant le lendemain matin, avait chaque parole
d’Athos aussi présente à son esprit que si, à
mesure qu’elles étaient tombées de sa bouche,
elles s’étaient imprimées dans son esprit. Tout ce
doute ne lui donna qu’un plus vif désir d’arriver à
une certitude, et il passa chez son ami avec
l’intention bien arrêtée de renouer sa
conversation de la veille ; mais il trouva Athos de

193
sens tout à fait rassis, c’est-à-dire le plus fin et le
plus impénétrable des hommes.
Au reste, le mousquetaire, après avoir échangé
avec lui une poignée de main, alla le premier au-
devant de sa pensée.
– J’étais bien ivre hier, mon cher d’Artagnan,
dit-il, j’ai senti cela ce matin à ma langue, qui
était encore fort épaisse, et à mon pouls qui était
encore fort agité ; je parie que j’ai dit mille
extravagances.
Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec
une fixité qui l’embarrassa.
– Mais non pas, répliqua d’Artagnan, et, si je
me le rappelle bien, vous n’avez rien dit que de
fort ordinaire.
– Ah ! vous m’étonnez ! Je croyais vous avoir
raconté une histoire des plus lamentables.
Et il regardait le jeune homme comme s’il eût
voulu lire au plus profond de son cœur.
– Ma foi ! dit d’Artagnan, il paraît que j’étais
encore plus ivre que vous, puisque je ne me
souviens de rien.

194
Athos ne se paya point de cette parole, et il
reprit :
– Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mon
cher ami, que chacun a son genre d’ivresse, triste
ou gaie ; moi, j’ai l’ivresse triste, et, quand une
fois je suis gris, ma manie est de raconter toutes
les histoires lugubres que ma sotte nourrice m’a
inculquées dans le cerveau. C’est mon défaut ;
défaut capital, j’en conviens ; mais, à cela près, je
suis bon buveur.
Athos disait cela d’une façon si naturelle, que
d’Artagnan fut ébranlé dans sa conviction.
– Oh ! c’est donc cela, en effet, reprit le jeune
homme en essayant de ressaisir la vérité, c’est
donc cela que je me souviens, comme, au reste,
on se souvient d’un rêve, que nous avons parlé de
pendus.
– Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pâlissant
et cependant en essayant de rire, j’en étais sûr, les
pendus sont mon cauchemar, à moi.
– Oui, oui, reprit d’Artagnan, et voilà la
mémoire qui me revient ; oui, il s’agissait...

195
attendez donc... il s’agissait d’une femme.
– Voyez, répondit Athos en devenant presque
livide, c’est ma grande histoire de la femme
blonde, et quand je raconte celle-là, c’est que je
suis ivre mort.
– Oui, c’est cela, dit d’Artagnan, l’histoire de
la femme blonde, grande et belle, aux yeux bleus.
– Oui, et pendue.
– Par son mari, qui était un seigneur de votre
connaissance, continua d’Artagnan en regardant
fixement Athos.
– Eh bien ! voyez cependant comme on
compromettrait un homme quand on ne sait plus
ce que l’on dit, reprit Athos en haussant les
épaules, comme s’il se fût pris lui-même en pitié.
Décidément, je ne veux plus me griser,
d’Artagnan, c’est une trop mauvaise habitude.
D’Artagnan garda le silence.
Puis Athos, changeant tout à coup de
conversation :
– À propos, dit-il, je vous remercie du cheval
que vous m’avez amené.

196
– Est-il de votre goût ? demanda d’Artagnan.
– Oui, mais ce n’était pas un cheval de fatigue.
– Vous vous trompez ; j’ai fait avec lui dix
lieues en moins d’une heure et demie, et il n’y
paraissait pas plus que s’il eût fait le tour de la
place Saint-Sulpice1.
– Ah çà, vous allez me donner des regrets.
– Des regrets ?
– Oui, je m’en suis défait.
– Comment cela ?
– Voici le fait : ce matin, je me suis réveillé à
six heures, vous dormiez comme un sourd, et je
ne savais que faire ; j’étais encore tout hébété de
notre débauche d’hier ; je descendis dans la
grande salle, et j’avisai un de nos Anglais qui
marchandait un cheval à un maquignon, le sien
étant mort hier d’un coup de sang. Je
m’approchai de lui, et comme je vis qu’il offrait
cent pistoles d’un alezan brûlé : « Par Dieu, lui

1
Anachronisme : la place Saint-Sulpice ne fut commencée
qu’en 1757 par Servandoni.

197
dis-je, mon gentilhomme, moi aussi j’ai un
cheval à vendre.
« – Et très beau même, dit-il, je l’ai vu hier, le
valet de votre ami le tenait en main.
« – Trouvez-vous qu’il vaille cent pistoles ?
« – Oui, et voulez-vous me le donner pour ce
prix-là ?
« – Non, mais je vous le joue.
« – Vous me le jouez ?
« – Oui.
« – À quoi ?
« – Aux dés.
« Ce qui fut dit fut fait ; et j’ai perdu le cheval.
Ah mais, par exemple, continua Athos, j’ai
regagné le caparaçon.
D’Artagnan fit une mine assez maussade.
– Cela vous contrarie ? dit Athos.
– Mais oui, je vous l’avoue, reprit
d’Artagnan ; ce cheval devait servir à nous faire
reconnaître un jour de bataille ; c’était un gage,

198
un souvenir. Athos, vous avez eu tort.
– Eh ! mon cher ami, mettez-vous à ma place,
reprit le mousquetaire ; je m’ennuyais à périr,
moi, et puis, d’honneur, je n’aime pas les
chevaux anglais. Voyons, s’il ne s’agit que d’être
reconnu par quelqu’un, eh bien ! la selle suffira ;
elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous
trouverons quelque excuse pour motiver sa
disparition. Que diable ! un cheval est mortel ;
mettons que le mien a eu la morve ou le farcin.
D’Artagnan ne se déridait pas.
– Cela me contrarie, continua Athos, que vous
paraissiez tant tenir à ces animaux, car je ne suis
pas au bout de mon histoire.
– Qu’avez-vous donc fait encore ?
– Après avoir perdu mon cheval, neuf contre
dix, voyez le coup, l’idée me vint de jouer le
vôtre.
– Oui, mais vous vous en tîntes, j’espère, à
l’idée ?
– Non pas, je la mis à exécution à l’instant
même.

199
– Ah ! par exemple ! s’écria d’Artagnan
inquiet.
– Je jouai, et je perdis.
– Mon cheval ?
– Votre cheval ; sept contre huit ; faute d’un
point... vous connaissez le proverbe1.
– Athos, vous n’êtes pas dans votre bon sens,
je vous jure !
– Mon cher, c’était hier, quand je vous contais
mes sottes histoires, qu’il fallait me dire cela, et
non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous les
équipages et harnais possibles.
– Mais c’est affreux !
– Attendez donc, vous n’y êtes point, je ferais
un joueur excellent, si je ne m’entêtais pas ; mais
je m’entête, c’est comme quand je bois ; je
m’entêtai donc...
– Mais que pûtes-vous jouer, il ne vous restait
plus rien ?

1
« Faute d’un point, Martin perdit son âne. »

200
– Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce
diamant qui brille à votre doigt, et que j’avais
remarqué hier.
– Ce diamant ! s’écria d’Artagnan, en portant
vivement la main à sa bague.
– Et comme je suis connaisseur, en ayant eu
quelques-uns pour mon propre compte, je l’avais
estimé mille pistoles.
– J’espère, dit sérieusement d’Artagnan à demi
mort de frayeur, que vous n’avez aucunement fait
mention de mon diamant ?
– Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce
diamant devenait notre seule ressource ; avec lui,
je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux,
et, de plus, l’argent pour faire la route.
– Athos, vous me faites frémir ! s’écria
d’Artagnan.
– Je parlai donc de votre diamant à mon
partenaire, lequel l’avait aussi remarqué. Que
diable aussi, mon cher, vous portez à votre doigt
une étoile du ciel, et vous ne voulez pas qu’on y
fasse attention ! Impossible !

201
– Achevez, mon cher ; achevez ! dit
d’Artagnan, car, d’honneur ! avec votre sang-
froid, vous me faites mourir !
– Nous divisâmes donc ce diamant en dix
parties de cent pistoles chacune.
– Ah ! vous voulez rire et m’éprouver ? dit
d’Artagnan, que la colère commençait à prendre
aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans
l’Iliade1.
– Non, je ne plaisante pas, mordieu j’aurais
bien voulu vous y voir, vous ! il y avait quinze
jours que je n’avais envisagé face humaine et que
j’étais là à m’abrutir en m’abouchant avec des
bouteilles.
– Ce n’est point une raison pour jouer mon
diamant, cela ! répondit d’Artagnan en serrant sa
main avec une crispation nerveuse.
– Écoutez donc la fin ; dix parties de cent
pistoles chacune en dix coups sans revanche. En

1
L’Iliade, chant I, vers 197-198 : « Elle [Athéna / Minerve]
s’arrête derrière le Peléide et lui met la main dans ses blonds
cheveux. »

202
treize coups je perdis tout. En treize coups ! Le
nombre 13 m’a toujours été fatal, c’était le 13 du
mois de juillet que...
– Ventrebleu ! s’écria d’Artagnan en se levant
de table, l’histoire du jour lui faisant oublier celle
de la veille.
– Patience, dit Athos, j’avais un plan.
L’Anglais était un original, je l’avais vu le matin
causer avec Grimaud, et Grimaud m’avait averti
qu’il lui avait fait des propositions pour entrer à
son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux
Grimaud, divisé en dix portions.
– Ah ! pour le coup ! dit d’Artagnan éclatant
de rire malgré lui.
– Grimaud lui-même, entendez-vous cela ! et
avec les dix parts de Grimaud, qui ne vaut pas en
tout un ducaton, je regagne le diamant. Dites
maintenant que la persistance n’est pas une vertu.
– Ma foi, c’est très drôle ! s’écria d’Artagnan
consolé et se tenant les côtes de rire.
– Vous comprenez que, me sentant en veine,
je me remis aussitôt à jouer sur le diamant.

203
– Ah ! diable, dit d’Artagnan assombri de
nouveau.
– J’ai regagné vos harnais, puis votre cheval,
puis mes harnais, puis mon cheval, puis reperdu.
Bref, j’ai rattrapé votre harnais, puis le mien.
Voilà où nous en sommes. C’est un coup
superbe ; aussi je m’en suis tenu là.
D’Artagnan respira comme si on lui eût enlevé
l’hôtellerie de dessus la poitrine.
– Enfin, le diamant me reste ? dit-il
timidement.
– Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre
Bucéphale1 et du mien.
– Mais que ferons-nous de nos harnais sans
chevaux ?
– J’ai une idée sur eux.
– Athos, vous me faites frémir.
– Écoutez, vous n’avez pas joué depuis
longtemps, vous, d’Artagnan ?

1
Cheval favori d’Alexandre le Grand.

204
– Et je n’ai point l’envie de jouer.
– Ne jurons de rien. Vous n’avez pas joué
depuis longtemps, disais-je, vous devez donc
avoir la main bonne.
– Eh bien ! après ?
– Eh bien ! l’Anglais et son compagnon sont
encore là. J’ai remarqué qu’ils regrettaient
beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir
à votre cheval. À votre place, je jouerais vos
harnais contre votre cheval.
– Mais il ne voudra pas un seul harnais.
– Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un
égoïste comme vous, moi.
– Vous feriez cela ? dit d’Artagnan indécis,
tant la confiance d’Athos commençait à le gagner
à son insu.
– Parole d’honneur, en un seul coup.
– Mais c’est qu’ayant perdu les chevaux, je
tenais énormément à conserver les harnais.
– Jouez votre diamant, alors.
– Oh ! ceci, c’est autre chose ; jamais, jamais.

205
– Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien
de jouer Planchet ; mais comme cela a déjà été
fait, l’Anglais ne voudrait peut-être plus.
– Décidément, mon cher Athos, dit
d’Artagnan, j’aime mieux ne rien risquer.
– C’est dommage, dit froidement Athos,
l’Anglais est cousu de pistoles. Eh ! mon Dieu !
essayez un coup, un coup est bientôt joué.
– Et si je perds ?
– Vous gagnerez.
– Mais si je perds ?
– Eh bien ! vous donnerez les harnais.
– Va pour un coup, dit d’Artagnan.
Athos se mit en quête de l’Anglais et le trouva
dans l’écurie, où il examinait les harnais d’un œil
de convoitise. L’occasion était bonne. Il fit ses
conditions : les deux harnais contre un cheval ou
cent pistoles, à choisir. L’Anglais calcula vite :
les deux harnais valaient trois cents pistoles à eux
deux ; il topa.
D’Artagnan jeta les dés en tremblant et amena

206
le nombre trois ; sa pâleur effraya Athos, qui se
contenta de dire :
– Voilà un triste coup, compagnon ; vous
aurez les chevaux tout harnachés, monsieur.
L’Anglais, triomphant, ne se donna même la
peine de rouler les dés, il les jeta sur la table sans
regarder, tant il était sûr de la victoire ;
d’Artagnan s’était détourné pour cacher sa
mauvaise humeur.
– Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix
tranquille, ce coup de dés est extraordinaire, et je
ne l’ai vu que quatre fois dans ma vie : deux as !
L’Anglais regarda et fut saisi d’étonnement,
d’Artagnan regarda et fut saisi de plaisir.
– Oui, continua Athos, quatre fois seulement :
une fois chez M. de Créquy ; une autre fois chez
moi, à la campagne, dans mon château de...
quand j’avais un château ; une troisième fois chez
M. de Tréville, où il nous surprit tous ; enfin une
quatrième fois au cabaret, où il échut à moi et où
je perdis sur lui cent louis et un souper.
– Alors, monsieur reprend son cheval, dit

207
l’Anglais.
– Certes, dit d’Artagnan.
– Alors il n’y a pas de revanche ?
– Nos conditions disaient : pas de revanche,
vous vous le rappelez ?
– C’est vrai ; le cheval va être rendu à votre
valet, monsieur.
– Un moment, dit Athos ; avec votre
permission, monsieur, je demande à dire un mot à
mon ami.
– Dites.
Athos tira d’Artagnan à part.
– Eh bien ! lui dit d’Artagnan, que me veux-tu
encore, tentateur, tu veux que je joue, n’est-ce
pas ?
– Non, je veux que vous réfléchissiez.
– À quoi ?
– Vous allez reprendre le cheval, n’est-ce
pas ?
– Sans doute.

208
– Vous avez tort, je prendrais les cent
pistoles ; vous savez que vous avez joué les
harnais contre le cheval ou cent pistoles, à votre
choix.
– Oui.
– Je prendrais les cent pistoles.
– Eh bien ! moi, je prends le cheval.
– Et vous avez tort, je vous le répète ; que
ferons-nous d’un cheval pour nous deux, je ne
puis pas monter en croupe, nous aurions l’air des
deux fils Aymon qui ont perdu leurs frères1 ;
vous ne pouvez pas m’humilier en chevauchant
près de moi, en chevauchant sur ce magnifique
destrier. Moi, sans balancer un seul instant, je
prendrais les cent pistoles, nous avons besoin
d’argent pour revenir à Paris.
– Je tiens à ce cheval, Athos.
– Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend

1
Héros de chansons de geste (Renaud de Montauban) : les
quatre fils d’Aymon de Dordone chevauchaient sur un seul
cheval, Bayard.

209
un écart, un cheval bute et se couronne, un cheval
mange dans un râtelier où a mangé un cheval
morveux : voilà un cheval ou plutôt cent pistoles
perdues ; il faut que le maître nourrisse son
cheval, tandis qu’au contraire cent pistoles
nourrissent leur maître.
– Mais comment reviendrons-nous ?
– Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on
verra toujours bien à l’air de nos figures que nous
sommes gens de condition.
– La belle mine que nous aurons sur des
bidets, tandis qu’Aramis et Porthos caracoleront
sur leurs chevaux !
– Aramis ! Porthos ! s’écria Athos, et il se mit
à rire.
– Quoi ? demanda d’Artagnan, qui ne
comprenait rien à l’hilarité de son ami.
– Bien, bien, continuons, dit Athos.
– Ainsi, votre avis... ?
– Est de prendre les cent pistoles, d’Artagnan ;
avec les cent pistoles nous allons festiner jusqu’à
la fin du mois ; nous avons essuyé des fatigues,

210
voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu.
– Me reposer ! Oh ! non, Athos, aussitôt à
Paris je me mets à la recherche de cette pauvre
femme.
– Eh bien ! croyez-vous que votre cheval vous
sera aussi utile pour cela que de bons louis d’or ?
Prenez les cent pistoles, mon ami, prenez les cent
pistoles.
D’Artagnan n’avait besoin que d’une raison
pour se rendre. Celle-là lui parut excellente.
D’ailleurs, en résistant plus longtemps, il
craignait de paraître égoïste aux yeux d’Athos ; il
acquiesça donc et choisit les cent pistoles, que
l’Anglais lui compta sur-le-champ.
Puis l’on ne songea plus qu’à partir. La paix
signée avec l’aubergiste, outre le vieux cheval
d’Athos, coûta six pistoles ; d’Artagnan et Athos
prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud,
les deux valets se mirent en route à pied, portant
les selles sur leurs têtes.
Si mal montés que fussent les deux amis, ils
prirent bientôt les devants sur leurs valets et

211
arrivèrent à Crèvecœur. De loin ils aperçurent
Aramis mélancoliquement appuyé sur sa fenêtre
et regardant, comme ma sœur Anne1, poudroyer
l’horizon.
– Holà ! eh ! Aramis ! que diable faites-vous
donc là ? crièrent les deux amis.
– Ah ! c’est vous, d’Artagnan, c’est vous,
Athos, dit le jeune homme ; je songeais avec
quelle rapidité s’en vont les biens de ce monde, et
mon cheval anglais, qui s’éloignait et qui vient de
disparaître au milieu d’un tourbillon de poussière,
m’était une vivante image de la fragilité des
choses de la terre. La vie elle-même peut se
résoudre en trois mots : Erat, est, fuit2.
– Cela veut dire au fond ? demanda
d’Artagnan, qui commençait à se douter de la
vérité.
– Cela veut dire que je viens de faire un
marché de dupe : soixante louis, un cheval qui, à

1
Charles Perrault, La Barbe bleue, dans Histoires du temps
passé, avec des moralitez, 1697.
2
« Elle sera, elle est, elle fut. »

212
la manière dont il file, peut faire au trot cinq
lieues à l’heure.
D’Artagnan et Athos éclatèrent de rire.
– Mon cher d’Artagnan, dit Aramis, ne m’en
veuillez pas trop, je vous prie : nécessité n’a pas
de loi ; d’ailleurs je suis le premier puni, puisque
cet infâme maquignon m’a volé cinquante louis
au moins. Ah ! vous êtes bons ménagers, vous
autres vous venez sur les chevaux de vos laquais
et vous faites mener vos chevaux de luxe en
main, doucement et à petites journées.
Au même instant un fourgon, qui depuis
quelques instants pointait sur la route d’Amiens,
s’arrêta, et l’on vit sortir Grimaud et Planchet
leurs selles sur la tête. Le fourgon retournait à
vide vers Paris, et les deux laquais s’étaient
engagés, moyennant leur transport, à désaltérer le
voiturier tout le long de la route.
– Qu’est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce
qui se passait ; rien que les selles ?
– Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.
– Mes amis, c’est exactement comme moi. J’ai

213
conservé le harnais, par instinct. Holà, Bazin !
portez mon harnais neuf auprès de celui de ces
messieurs.
– Et qu’avez-vous fait de vos curés ? demanda
d’Artagnan.
– Mon cher, je les ai invités à dîner le
lendemain, dit Aramis : il y a ici du vin exquis,
cela soit dit en passant ; je les ai grisés de mon
mieux ; alors le curé m’a défendu de quitter la
casaque, et le jésuite m’a prié de le faire recevoir
mousquetaire.
– Sans thèse ! cria d’Artagnan, sans thèse ! je
demande la suppression de la thèse, moi !
– Depuis lors, continua Aramis, je vis
agréablement. J’ai commencé un poème en vers
d’une syllabe ; c’est assez difficile, mais le mérite
en toutes choses est dans la difficulté. La matière
est galante, je vous lirai le premier chant, il a
quatre cents vers et dure une minute.
– Ma foi, mon cher Aramis, dit d’Artagnan,
qui détestait presque autant les vers que le latin,
ajoutez au mérite de la difficulté celui de la

214
brièveté, et vous êtes sûr au moins que votre
poème aura deux mérites.
– Puis, continua Aramis, il respire des
passions honnêtes, vous verrez. Ah çà ! mes
amis, nous retournons donc à Paris ? Bravo, je
suis prêt ; nous allons donc revoir ce bon Porthos,
tant mieux. Vous ne croyez pas qu’il me
manquait, ce grand niais-là ? Ce n’est pas lui qui
aurait vendu son cheval, fût-ce contre un
royaume. Je voudrais déjà le voir sur sa bête et
sur sa selle. Il aura, j’en suis sûr, l’air du Grand
Mogol1.
On fit une halte d’une heure pour faire souffler
les chevaux ; Aramis solda son compte, plaça
Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l’on
se mit en route pour aller retrouver Porthos.
On le trouva debout, moins pâle que ne l’avait
vu d’Artagnan à sa première visite, et assis à une
table où, quoiqu’il fût seul, figurait un dîner de
quatre personnes ; ce dîner se composait de

1
Nom donné aux Timurides qui, somptueux, régnèrent au
nord-est de l’Inde à partir du XVIe siècle.

215
viandes galamment troussées, de vins choisis et
de fruits superbes.
– Ah ! pardieu ! dit-il en se levant, vous
arrivez à merveille, messieurs, j’en étais
justement au potage, et vous allez dîner avec moi.
– Oh ! oh ! fit d’Artagnan, ce n’est pas
Mousqueton qui a pris au lasso de pareilles
bouteilles, puis voilà un fricandeau piqué et un
filet de bœuf...
– Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien
n’affaiblit comme ces diables de foulures ; avez-
vous eu des foulures, Athos ?
– Jamais ; seulement je me rappelle que dans
notre échauffourée de la rue Férou je reçus un
coup d’épée qui, au bout de quinze ou dix-huit
jours, m’avait produit exactement le même effet.
– Mais ce dîner n’était pas pour vous seul,
mon cher Porthos ? dit Aramis.
– Non, dit Porthos ; j’attendais quelques
gentilshommes du voisinage qui viennent de me
faire dire qu’ils ne viendraient pas ; vous les
remplacerez, et je ne perdrai pas au change.

216
Holà ! Mousqueton ! des sièges, et que l’on
double les bouteilles !
– Savez-vous ce que nous mangeons ici ? dit
Athos au bout de dix minutes.
– Pardieu, répondit d’Artagnan, moi je mange
du veau piqué aux cardons et à la moelle.
– Et moi des filets d’agneau, dit Porthos.
– Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.
– Vous vous trompez tous, messieurs, répondit
Athos, vous mangez du cheval.
– Allons donc ! dit d’Artagnan.
– Du cheval ! fit Aramis avec une grimace de
dégoût.
Porthos seul ne répondit pas.
– Oui, du cheval ; n’est-ce pas, Porthos, que
nous mangeons du cheval ? Peut-être même les
caparaçons avec !
– Non, messieurs, j’ai gardé le harnais, dit
Porthos.
– Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis :
on dirait que nous nous sommes donné le mot.

217
– Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval
faisait honte à mes visiteurs, et je n’ai pas voulu
les humilier !
– Puis, votre duchesse est toujours aux eaux,
n’est-ce pas ? reprit d’Artagnan.
– Toujours, répondit Porthos. Or, ma foi, le
gouverneur de la province, un des gentilshommes
que j’attendais aujourd’hui à dîner, m’a paru le
désirer si fort que je le lui ai donné.
– Donné ! s’écria d’Artagnan.
– Oh mon Dieu ! oui ! donné ! c’est le mot, dit
Porthos ; car il valait certainement cent cinquante
louis, et le ladre n’a voulu me le payer que
quatre-vingts.
– Sans la selle ? dit Aramis.
– Oui, sans la selle.
– Vous remarquerez, messieurs, dit Athos, que
c’est encore Porthos qui a fait le meilleur marché
de nous tous.
Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre
Porthos fut tout saisi ; mais on lui expliqua
bientôt la raison de cette hilarité, qu’il partagea

218
bruyamment selon sa coutume.
– De sorte que nous sommes tous en fonds ?
dit d’Artagnan.
– Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j’ai
trouvé le vin d’Espagne d’Aramis si bon, que j’en
ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans
le fourgon des laquais : ce qui m’a fort
désargenté.
– Et moi, dit Aramis, imaginez donc que
j’avais donné jusqu’à mon dernier sou à l’église
de Montdidier et aux jésuites d’Amiens ; que
j’avais pris en outre des engagements qu’il m’a
fallu tenir, des messes commandées pour moi et
pour vous, messieurs, que l’on dira, messieurs, et
dont je ne doute pas que nous ne nous trouvions à
merveille.
– Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous
qu’elle ne m’a rien coûté ? Sans compter la
blessure de Mousqueton, pour laquelle j’ai été
obligé de faire venir le chirurgien deux fois par
jour, lequel m’a fait payer ses visites double, sous
prétexte que cet imbécile de Mousqueton avait
été se faire donner une balle dans un endroit

219
qu’on ne montre ordinairement qu’aux
apothicaires ; aussi je lui ai bien recommandé de
ne plus se faire blesser là.
– Allons, allons, dit Athos, en échangeant un
sourire avec d’Artagnan et Aramis, je vois que
vous vous êtes conduit grandement à l’égard du
pauvre garçon : c’est d’un bon maître.
– Bref, continua Porthos, ma dépense payée, il
me restera bien une trentaine d’écus.
– Et à moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.
– Allons, allons, dit Athos, il paraît que nous
sommes les Crésus de la société. Combien vous
reste-t-il sur vos cent pistoles, d’Artagnan ?
– Sur mes cent pistoles ? D’abord, je vous en
ai donné cinquante.
– Vous croyez ?
– Pardieu !
– Ah c’est vrai, je me rappelle.
– Puis, j’en ai payé six à l’hôte.
– Quel animal que cet hôte ! pourquoi lui
avez-vous donné six pistoles ?

220
– C’est vous qui m’avez dit de les lui donner.
– C’est vrai que je suis trop bon. Bref, en
reliquat ?
– Vingt-cinq pistoles, dit d’Artagnan.
– Et moi, dit Athos en tirant quelque menue
monnaie de sa poche, moi...
– Vous, rien.
– Ma foi, ou si peu de chose, que ce n’est pas
la peine de rapporter à la masse.
– Maintenant, calculons combien nous
possédons en tout : Porthos ?
– Trente écus.
– Aramis ?
– Dix pistoles.
– Et vous, d’Artagnan ?
– Vingt-cinq.
– Cela fait en tout ? dit Athos.
– Quatre cent soixante-quinze livres1 ! dit

1
Un écu = trois livres ; une pistole = dix ou onze livres.

221
d’Artagnan, qui comptait comme Archimède.
– Arrivés à Paris, nous en aurons bien encore
quatre cents, dit Porthos, plus les harnais.
– Mais nos chevaux d’escadron ? dit Aramis.
– Eh bien ! des quatre chevaux des laquais
nous en ferons deux de maître que nous tirerons
au sort ; avec les quatre cents livres, on en fera un
demi pour un des démontés, puis nous donnerons
les grattures de nos poches à d’Artagnan, qui a la
main bonne, et qui ira les jouer dans le premier
tripot venu, voilà.
– Dînons donc, dit Porthos, cela refroidit.
Les quatre amis, plus tranquilles désormais sur
leur avenir, firent honneur au repas, dont les
restes furent abandonnés à MM. Mousqueton,
Bazin, Planchet et Grimaud.
En arrivant à Paris, d’Artagnan trouva une
lettre de M. de Tréville qui le prévenait que, sur
sa demande, le roi venait de lui accorder la faveur
d’entrer dans les mousquetaires.
Comme c’était tout ce que d’Artagnan
ambitionnait au monde, à part bien entendu le

222
désir de retrouver Mme Bonacieux, il courut tout
joyeux chez ses camarades, qu’il venait de quitter
il y avait une demi-heure, et qu’il trouva fort
tristes et fort préoccupés. Ils étaient réunis en
conseil chez Athos : ce qui indiquait toujours des
circonstances d’une certaine gravité.
M. de Tréville venait de les faire prévenir que
l’intention bien arrêtée de Sa Majesté étant
d’ouvrir la campagne le 1er mai1, ils eussent à
préparer incontinent leurs équipages.
Les quatre philosophes se regardèrent tout
ébahis : M. de Tréville ne plaisantait pas sous le
rapport de la discipline.
– Et à combien estimez-vous ces équipages ?
dit d’Artagnan.
– Oh ! il n’y a pas à dire, reprit Aramis, nous
venons de faire nos comptes avec une lésinerie de
Spartiates, et il nous faut à chacun quinze cents
livres.
– Quatre fois quinze font soixante, soit six

1
La simple chronologie romanesque ne mène que vers le 10
octobre 1625.

223
mille livres, dit Athos.
– Moi, dit d’Artagnan, il me semble qu’avec
mille livres chacun, il est vrai que je ne parle pas
en Spartiate, mais en procureur...
Ce mot de procureur réveilla Porthos.
– Tiens, j’ai une idée ! dit-il.
– C’est déjà quelque chose : moi, je n’en ai
pas même l’ombre, fit froidement Athos, mais
quant à d’Artagnan, messieurs, le bonheur d’être
désormais des nôtres l’a rendu fou ; mille livres !
je déclare que pour moi seul il m’en faut deux
mille.
– Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis :
c’est donc huit mille livres qu’il nous faut pour
nos équipages, sur lesquels équipages, il est vrai,
nous avons déjà les selles.
– Plus, dit Athos, en attendant que d’Artagnan
qui allait remercier M. de Tréville eût fermé la
porte, plus ce beau diamant qui brille au doigt de
notre ami. Que diable ! d’Artagnan est trop bon
camarade pour laisser des frères dans l’embarras,
quand il porte à son médius la rançon d’un roi.

224
29

La chasse à l’équipement1

Le plus préoccupé des quatre amis était bien


certainement d’Artagnan, quoique d’Artagnan, en
sa qualité de garde2, fût bien plus facile à équiper
que messieurs les mousquetaires, qui étaient des
seigneurs ; mais notre cadet de Gascogne était,
comme on a pu le voir, d’un caractère prévoyant
et presque avare, et avec cela (expliquez les
contraires) glorieux presque à rendre des points à
Porthos. À cette préoccupation de sa vanité,

1
Les chap. XXIX, XXXII, XXXIV ont été adaptés pour la
scène : Porthos à la recherche d’un équipement, comédie-
vaudeville en un acte, par Anicet, Dumanoir et Brisebarre,
théâtre du Vaudeville, 23 juin 1845. Édition Beck, Tresse,
1845.
2
Chapitre précédent : « Le roi venait de lui accorder la
faveur d’entrer dans les mousquetaires. » Sous-entendu : après
la campagne ?

225
d’Artagnan joignait en ce moment une inquiétude
moins égoïste. Quelques informations qu’il eût
pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne lui en était
venu aucune nouvelle. M. de Tréville en avait
parlé à la reine ; la reine ignorait où était la jeune
mercière et avait promis de la faire chercher.
Mais cette promesse était bien vague et ne
rassurait guère d’Artagnan.
Athos ne sortait pas de sa chambre ; il était
résolu à ne pas risquer une enjambée pour
s’équiper.
– Il nous reste quinze jours, disait-il à ses
amis ; eh bien ! si au bout de ces quinze jours je
n’ai rien trouvé, ou plutôt si rien n’est venu me
trouver, comme je suis trop bon catholique pour
me casser la tête d’un coup de pistolet, je
chercherai une bonne querelle à quatre gardes de
Son Éminence ou à huit Anglais, et je me battrai
jusqu’à ce qu’il y en ait un qui me tue, ce qui, sur
la quantité, ne peut manquer de m’arriver. On
dira alors que je suis mort pour le roi, de sorte
que j’aurai fait mon service sans avoir eu besoin
de m’équiper.

226
Porthos continuait à se promener, les mains
derrière le dos, en hochant la tête de haut en bas
et disant :
– Je poursuivrai mon idée.
Aramis, soucieux et mal frisé, ne disait rien.
On peut voir par ces détails désastreux que la
désolation régnait dans la communauté.
Les laquais, de leur côté, comme les coursiers
d’Hippolyte1, partageaient la triste peine de leurs
maîtres. Mousqueton faisait des provisions de
croûtes ; Bazin, qui avait toujours donné dans la
dévotion, ne quittait plus les églises ; Planchet
regardait voler les mouches ; et Grimaud, que la
détresse générale ne pouvait déterminer à rompre
le silence imposé par son maître, poussait des
soupirs à attendrir des pierres.
Les trois amis – car, ainsi que nous l’avons
dit, Athos avait juré de ne pas faire un pas pour

1
Racine, Phèdre, acte V, scène VI : « Ses superbes
coursiers, qu’on voyait autrefois / Pleins d’une ardeur si noble
obéir à sa voix, / L’œil morne maintenant, et la tête baissée /
Semblait se conformer à sa triste pensée. »

227
s’équiper – les trois amis sortaient donc de grand
matin et rentraient fort tard. Ils erraient par les
rues, regardant sur chaque pavé pour savoir si les
personnes qui y étaient passées avant eux n’y
avaient pas laissé quelque bourse. On eût dit
qu’ils suivaient des pistes, tant ils étaient attentifs
partout où ils allaient. Quand ils se rencontraient,
ils avaient des regards désolés qui voulaient dire :
As-tu trouvé quelque chose ?
Cependant, comme Porthos avait trouvé le
premier son idée, et comme il l’avait poursuivie
avec persistance, il fut le premier à agir. C’était
un homme d’exécution que ce digne Porthos.
D’Artagnan l’aperçut un jour qu’il s’acheminait
vers l’église de Saint-Leu1, et le suivit
instinctivement : il entra au lieu saint après avoir
relevé sa moustache et allongé sa royale, ce qui
annonçait toujours de sa part les intentions les
plus conquérantes. Comme d’Artagnan prenait
quelques précautions pour se dissimuler, Porthos
crut n’avoir pas été vu. D’Artagnan entra derrière

1
L’église Saint-Leu-Saint-Gilles, rue Saint-Denis (actuel n°
92).

228
lui, Porthos alla s’adosser au côté d’un pilier ;
d’Artagnan, toujours inaperçu, s’appuya de
l’autre.
Justement il y avait un sermon, ce qui faisait
que l’église était fort peuplée. Porthos profita de
la circonstance pour lorgner les femmes : grâce
aux bons soins de Mousqueton, l’extérieur était
loin d’annoncer la détresse de l’intérieur ; son
feutre était bien un peu râpé, sa plume était bien
un peu déteinte, ses broderies étaient bien un peu
ternies, ses dentelles étaient bien éraillées ; mais
dans la demi-teinte toutes ces bagatelles
disparaissaient, et Porthos était toujours le beau
Porthos.
D’Artagnan remarqua, sur le banc le plus
rapproché du pilier où Porthos et lui étaient
adossés, une espèce de beauté mûre, un peu
jaune, un peu sèche, mais raide et hautaine sous
ses coiffes noires. Les yeux de Porthos
s’abaissaient furtivement sur cette dame, puis
papillonnaient au loin dans la nef.
De son côté, la dame, qui de temps en temps
rougissait, lançait avec la rapidité de l’éclair un

229
coup d’œil sur le volage Porthos, et aussitôt les
yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il
était clair que c’était un manège qui piquait au vif
la dame aux coiffes noires, car elle se mordait les
lèvres jusqu’au sang, se grattait le bout du nez, et
se démenait désespérément sur son siège.
Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau
sa moustache, allongea une seconde fois sa
royale, et se mit à faire des signaux à une belle
dame qui était près du chœur, et qui non
seulement était une belle dame, mais encore une
grande dame sans doute, car elle avait derrière
elle un négrillon qui avait apporté le coussin sur
lequel elle était agenouillée, et une suivante qui
tenait le sac armorié dans lequel on renfermait le
livre où elle lisait sa messe.
La dame aux coiffes noires suivit à travers
tous ses détours le regard de Porthos, et reconnut
qu’il s’arrêtait sur la dame au coussin de velours,
au négrillon et à la suivante.
Pendant ce temps, Porthos jouait serré :
c’étaient des clignements d’yeux, des doigts
posés sur les lèvres, de petits sourires assassins

230
qui réellement assassinaient la belle dédaignée.
Aussi poussa-t-elle, en forme de mea-culpa et
en se frappant la poitrine, un hum ! tellement
vigoureux que tout le monde, même la dame au
coussin rouge, se retourna de son côté ; Porthos
tint bon : pourtant il avait bien compris, mais il fit
le sourd.
La dame au coussin rouge fit un grand effet,
car elle était fort belle, sur la dame aux coiffes
noires, qui vit en elle une rivale véritablement à
craindre ; un grand effet sur Porthos, qui la trouva
plus jolie que la dame aux coiffes noires ; un
grand effet sur d’Artagnan, qui reconnut la dame
de Meung, de Calais et de Douvres, que son
persécuteur, l’homme à la cicatrice, avait saluée
du nom de Milady.
D’Artagnan, sans perdre de vue la dame au
coussin rouge, continua de suivre le manège de
Porthos, qui l’amusait fort ; il crut deviner que la
dame aux coiffes noires était la procureuse de la
rue aux Ours, d’autant mieux que l’église Saint-
Leu n’était pas très éloignée de ladite rue.
Il devina alors par induction que Porthos

231
cherchait à prendre sa revanche de sa défaite de
Chantilly, alors que la procureuse s’était montrée
si récalcitrante à l’endroit de la bourse.
Mais, au milieu de tout cela, d’Artagnan
remarqua aussi que pas une figure ne
correspondait aux galanteries de Porthos. Ce
n’étaient que chimères et illusions ; mais pour un
amour réel, pour une jalousie véritable, y a-t-il
d’autre réalité que les illusions et les chimères ?
Le sermon finit ; la procureuse s’avança vers
le bénitier ; Porthos l’y devança, et au lieu d’un
doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit,
croyant que c’était pour elle que Porthos se
mettait en frais : mais elle fut promptement et
cruellement détrompée : lorsqu’elle ne fut plus
qu’à trois pas de lui, il détourna la tête, fixant
invariablement les yeux sur la dame au coussin
rouge, qui s’était levée et qui s’approchait suivie
de son négrillon et de sa fille de chambre.
Lorsque la dame au coussin rouge fut près de
Porthos, Porthos tira sa main toute ruisselante du
bénitier ; la belle dévote toucha de sa main effilée
la grosse main de Porthos, fit en souriant le signe

232
de la croix et sortit de l’église.
C’en fut trop pour la procureuse : elle ne douta
plus que cette dame et Porthos fussent en
galanterie. Si elle eût été une grande dame, elle se
serait évanouie ; mais comme elle n’était qu’une
procureuse, elle se contenta de dire au
mousquetaire avec une fureur concentrée :
– Eh ! monsieur Porthos, vous ne m’en offrez
pas à moi, d’eau bénite ?
Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut
comme ferait un homme qui se réveillerait après
un somme de cent ans.
– Ma... madame s’écria-t-il, est-ce bien vous ?
Comment se porte votre mari, ce cher monsieur
Coquenard ? Est-il toujours aussi ladre qu’il
était ? Où avais-je donc les yeux, que je ne vous
ai pas même aperçue pendant les deux heures
qu’a duré ce sermon ?
– J’étais à deux pas de vous, monsieur,
répondit la procureuse ; mais vous ne m’avez pas
aperçue parce que vous n’aviez d’yeux que pour
la belle dame à qui vous venez de donner de l’eau

233
bénite.
Porthos feignit d’être embarrassé.
– Ah ! dit-il, vous avez remarqué...
– Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir.
– Oui, dit négligemment Porthos, c’est une
duchesse de mes amies avec laquelle j’ai grand-
peine à me rencontrer à cause de la jalousie de
son mari, et qui m’avait fait prévenir qu’elle
viendrait aujourd’hui, rien que pour me voir, dans
cette chétive église, au fond de ce quartier perdu.
– Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-
vous la bonté de m’offrir le bras pendant cinq
minutes, je causerais volontiers avec vous !
– Comment donc, madame, dit Porthos en se
clignant de l’œil à lui-même comme un joueur
qui rit de la dupe qu’il va faire.
Dans ce moment, d’Artagnan passait
poursuivant Milady ; il jeta un regard de côté sur
Porthos, et vit ce coup d’œil triomphant.
– Eh ! eh ! se dit-il à lui-même en raisonnant
dans le sens de la morale étrangement facile de
cette époque galante, en voici un qui pourrait

234
bien être équipé pour le terme voulu.
Porthos, cédant à la pression du bras de sa
procureuse comme une barque cède au
gouvernail, arriva au cloître Saint-Magloire1,
passage peu fréquenté, enfermé d’un tourniquet à
ses deux bouts. On n’y voyait, le jour, que
mendiants qui mangeaient ou enfants qui
jouaient.
– Ah ! monsieur Porthos ! s’écria la
procureuse, quand elle se fut assurée qu’aucune
personne étrangère à la population habituelle de
la localité ne pouvait les voir ni les entendre ; ah !
monsieur Porthos, vous êtes un grand vainqueur,
à ce qu’il paraît !
– Moi, madame ! dit Porthos en se
rengorgeant, et pourquoi cela ?
– Et les signes de tantôt, et l’eau bénite ? Mais
c’est une princesse pour le moins, que cette dame
avec son négrillon et sa fille de chambre !

1
En face de l’église Saint-Leu-Saint-Gilles, le couvent était
occupé alors par les Dames de Saint-Magloire. La rue aux Ours
était reliée à la rue Saint-Magloire par la rue Salle-au-Comte.

235
– Vous vous trompez ; mon Dieu ! non,
répondit Porthos, c’est tout bonnement une
duchesse.
– Et ce coureur qui attendait à la porte, et ce
carrosse avec un cocher à grande livrée qui
attendait sur son siège ?
Porthos n’avait vu ni le coureur, ni le carrosse
mais, de son regard de femme jalouse, Mme
Coquenard avait tout vu.
Porthos regretta de n’avoir pas, du premier
coup, fait la dame au coussin rouge princesse.
– Ah ! vous êtes l’enfant chéri des belles,
monsieur Porthos ! reprit en soupirant la
procureuse.
– Mais, répondit Porthos, vous comprenez
qu’avec un physique comme celui dont la nature
m’a doué, je ne manque pas de bonnes fortunes.
– Mon Dieu ! comme les hommes oublient
vite ! s’écria la procureuse en levant les yeux au
ciel.
– Moins vite encore que les femmes, ce me
semble, répondit Porthos ; car enfin, moi,

236
madame, je puis dire que j’ai été votre victime,
lorsque blessé, mourant, je me suis vu abandonné
des chirurgiens ; moi, le rejeton d’une famille
illustre, qui m’étais fié à votre amitié, j’ai
manqué mourir de mes blessures d’abord, et de
faim ensuite, dans une mauvaise auberge de
Chantilly, et cela sans que vous ayez daigné
répondre une seule fois aux lettres brûlantes que
je vous ai écrites.
– Mais, monsieur Porthos..., murmura la
procureuse, qui sentait qu’à en juger par la
conduite des plus grandes dames de ce temps-là,
elle était dans son tort.
– Moi qui avais sacrifié pour vous la comtesse
de Peñaflor...
– Je le sais bien.
– La baronne de...
– Monsieur Porthos, ne m’accablez pas.
– La duchesse de...
– Monsieur Porthos, soyez généreux !
– Vous avez raison, madame, et je n’achèverai
pas.

237
– Mais c’est mon mari qui ne veut pas
entendre parler de prêter.
– Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-
vous la première lettre que vous m’avez écrite et
que je conserve gravée dans ma mémoire.
La procureuse poussa un gémissement.
– Mais c’est qu’aussi, dit-elle, la somme que
vous demandiez à emprunter était un peu bien
forte.
– Madame Coquenard, je vous donnais la
préférence. Je n’ai eu qu’à écrire à la duchesse
de... Je ne veux pas dire son nom, car je ne sais
pas ce que c’est que de compromettre une
femme ; mais ce que je sais, c’est que je n’ai eu
qu’à lui écrire pour qu’elle m’en envoyât quinze
cents.
La procureuse versa une larme.
– Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que
vous m’avez grandement punie, et que si dans
l’avenir vous vous retrouviez en pareille passe,
vous n’auriez qu’à vous adresser à moi.
– Fi donc, madame ! dit Porthos comme

238
révolté, ne parlons pas argent, s’il vous plaît,
c’est humiliant.
– Ainsi, vous ne m’aimez plus ! dit lentement
et tristement la procureuse.
Porthos garda un majestueux silence.
– C’est ainsi que vous me répondez ? Hélas !
je comprends.
– Songez à l’offense que vous m’avez faite,
madame : elle est restée là, dit Porthos, en posant
la main à son cœur et en l’y appuyant avec force.
– Je la réparerai ; voyons, mon cher Porthos !
– D’ailleurs, que vous demandais-je, moi ?
reprit Porthos avec un mouvement d’épaules
plein de bonhomie ; un prêt, pas autre chose.
Après tout, je ne suis pas un homme
déraisonnable. Je sais que vous n’êtes pas riche,
madame Coquenard, et que votre mari est obligé
de sangsurer les pauvres plaideurs pour en tirer
quelques pauvres écus. Oh ! si vous étiez
comtesse, marquise ou duchesse, ce serait autre
chose, et vous seriez impardonnable.
La procureuse fut piquée.

239
– Apprenez, monsieur Porthos, dit-elle, que
mon coffre-fort, tout coffre-fort de procureuse
qu’il est, est peut-être mieux garni que celui de
toutes vos mijaurées ruinées.
– Double offense que vous m’avez faite alors,
dit Porthos en dégageant le bras de la procureuse
de dessous le sien ; car si vous êtes riche,
madame Coquenard, alors votre refus n’a plus
d’excuse.
– Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui
vit qu’elle s’était laissé entraîner trop loin, il ne
faut pas prendre le mot au pied de la lettre. Je ne
suis pas précisément riche, je suis à mon aise.
– Tenez, madame, dit Porthos, ne parlons plus
de tout cela, je vous en prie. Vous m’avez
méconnu ; toute sympathie est éteinte entre nous.
– Ingrat que vous êtes !
– Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit
Porthos.
– Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne
vous retiens plus.
– Eh ! elle n’est déjà point si décharnée, que je

240
crois !
– Voyons, monsieur Porthos, encore une fois,
c’est la dernière : m’aimez-vous encore ?
– Hélas ! madame, dit Porthos du ton le plus
mélancolique qu’il put prendre, quand nous
allons entrer en campagne, dans une campagne
où mes pressentiments me disent que je serai
tué...
– Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s’écria
la procureuse en éclatant en sanglots.
– Quelque chose me le dit, continua Porthos
en mélancolisant de plus en plus.
– Dites plutôt que vous avez un nouvel amour.
– Non pas, je vous parle franc. Nul objet
nouveau ne me touche, et même je sens là, au
fond de mon cœur, quelque chose qui parle pour
vous. Mais, dans quinze jours, comme vous le
savez ou comme vous ne le savez pas, cette fatale
campagne s’ouvre ; je vais être affreusement
préoccupé de mon équipement. Puis je vais faire
un voyage dans ma famille, au fond de la
Bretagne, pour réaliser la somme nécessaire à

241
mon départ.
Porthos remarqua un dernier combat entre
l’amour et l’avarice.
– Et comme, continua-t-il, la duchesse que
vous venez de voir à l’église a ses terres près des
miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les
voyages, vous le savez, paraissent beaucoup
moins longs quand on les fait à deux.
– Vous n’avez donc point d’amis à Paris,
monsieur Porthos ? dit la procureuse.
– J’ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son
air mélancolique, mais j’ai bien vu que je me
trompais.
– Vous en avez, monsieur Porthos, vous en
avez, reprit la procureuse dans un transport qui la
surprit elle-même ; revenez demain à la maison.
Vous êtes le fils de ma tante, mon cousin par
conséquent ; vous venez de Noyon en Picardie,
vous avez plusieurs procès à Paris, et pas de
procureur. Retiendrez-vous bien tout cela ?
– Parfaitement, madame.
– Venez à l’heure du dîner.

242
– Fort bien.
– Et tenez ferme devant mon mari, qui est
retors, malgré ses soixante-seize ans.
– Soixante-seize ans ! peste ! le bel âge ! reprit
Porthos.
– Le grand âge, vous voulez dire, monsieur
Porthos. Aussi le pauvre cher homme peut me
laisser veuve d’un moment à l’autre, continua la
procureuse en jetant un regard significatif à
Porthos. Heureusement que, par contrat de
mariage, nous nous sommes tout passé au dernier
vivant.
– Tout ? dit Porthos.
– Tout.
– Vous êtes femme de précaution, je le vois,
ma chère madame Coquenard, dit Porthos en
serrant tendrement la main de la procureuse.
– Nous sommes donc réconciliés, cher
monsieur Porthos ? dit-elle en minaudant.
– Pour la vie, répliqua Porthos sur le même
air.

243
– Au revoir donc, mon traître.
– Au revoir, mon oublieuse.
– À demain, mon ange !
– À demain, flamme de ma vie !

244
30

Milady1

D’Artagnan avait suivi Milady sans être


aperçu par elle : il la vit monter dans son
carrosse, et il l’entendit donner à son cocher
l’ordre d’aller à Saint-Germain.
Il était inutile d’essayer de suivre à pied une
voiture emportée au trot de deux vigoureux
chevaux. D’Artagnan revint donc rue Férou.
Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui
était arrêté devant la boutique d’un pâtissier, et
qui semblait en extase devant une brioche de la
forme la plus appétissante.
Il lui donna l’ordre d’aller seller deux chevaux
dans les écuries de M. de Tréville, un pour lui

1
Source : Courtilz, chap. IV.

245
d’Artagnan, l’autre pour lui Planchet, et de venir
le joindre chez Athos – M. de Tréville, une fois
pour toutes, ayant mis ses écuries au service de
d’Artagnan.
Planchet s’achemina vers la rue du Colombier,
et d’Artagnan vers la rue Férou. Athos était chez
lui, vidant tristement une des bouteilles de ce
fameux vin d’Espagne qu’il avait rapporté de son
voyage en Picardie. Il fit signe à Grimaud
d’apporter un verre pour d’Artagnan, et Grimaud
obéit comme d’habitude.
D’Artagnan raconta alors à Athos tout ce qui
s’était passé à l’église entre Porthos et la
procureuse, et comment leur camarade était
probablement, à cette heure, en voie de s’équiper.
– Quant à moi, répondit Athos à tout ce récit,
je suis bien tranquille, ce ne seront pas les
femmes qui feront les frais de mon harnais.
– Et cependant, beau, poli, grand seigneur
comme vous l’êtes, mon cher Athos, il n’y aurait
ni princesses, ni reines à l’abri de vos traits
amoureux.

246
– Que ce d’Artagnan est jeune ! dit Athos en
haussant les épaules.
Et il fit signe à Grimaud d’apporter une
seconde bouteille.
En ce moment, Planchet passa modestement la
tête par la porte entrebâillée, et annonça à son
maître que les deux chevaux étaient là.
– Quels chevaux ? demanda Athos.
– Deux que M. de Tréville me prête pour la
promenade, et avec lesquels je vais aller faire un
tour à Saint-Germain.
– Et qu’allez-vous faire à Saint-Germain ?
demanda encore Athos.
Alors d’Artagnan lui raconta la rencontre qu’il
avait faite dans l’église, et comment il avait
retrouvé cette femme qui, avec le seigneur au
manteau noir et à la cicatrice près de la tempe,
était sa préoccupation éternelle.
– C’est-à-dire que vous êtes amoureux de
celle-là, comme vous l’étiez de Mme Bonacieux,
dit Athos en haussant dédaigneusement les
épaules, comme s’il eût pris en pitié la faiblesse

247
humaine.
– Moi, point du tout ! s’écria d’Artagnan. Je
suis seulement curieux d’éclaircir le mystère
auquel elle se rattache. Je ne sais pourquoi, je me
figure que cette femme, tout inconnue qu’elle
m’est et tout inconnu que je lui suis, a une action
sur ma vie.
– Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne
connais pas une femme qui vaille la peine qu’on
la cherche quand elle est perdue. Mme Bonacieux
est perdue, tant pis pour elle ! Qu’elle se
retrouve !
– Non, Athos, non, vous vous trompez, dit
d’Artagnan ; j’aime ma pauvre Constance plus
que jamais, et si je savais le lieu où elle est, fût-
elle au bout du monde, je partirais pour la tirer
des mains de ses ennemis ; mais je l’ignore,
toutes mes recherches ont été inutiles. Que
voulez-vous, il faut bien se distraire.
– Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher
d’Artagnan ; je le souhaite de tout mon cœur, si
cela peut vous amuser.

248
– Écoutez, Athos, dit d’Artagnan, au lieu de
vous tenir enfermé ici comme si vous étiez aux
arrêts, montez à cheval et venez vous promener
avec moi à Saint-Germain.
– Mon cher, répliqua Athos, je monte mes
chevaux quand j’en ai, sinon je vais à pied.
– Eh bien ! moi, répondit d’Artagnan en
souriant de la misanthropie d’Athos, qui dans un
autre l’eût certainement blessé, moi, je suis moins
fier que vous, je monte ce que je trouve. Ainsi, au
revoir, mon cher Athos.
– Au revoir, dit le mousquetaire en faisant
signe à Grimaud de déboucher la bouteille qu’il
venait d’apporter.
D’Artagnan et Planchet se mirent en selle et
prirent le chemin de Saint-Germain.
Tout le long de la route, ce qu’Athos avait dit
au jeune homme de Mme Bonacieux lui revenait à
l’esprit. Quoique d’Artagnan ne fût pas d’un
caractère fort sentimental, la jolie mercière avait
fait une impression réelle sur son cœur : comme
il le disait, il était prêt à aller au bout du monde

249
pour la chercher. Mais le monde a bien des bouts,
par cela même qu’il est rond ; de sorte qu’il ne
savait de quel côté se tourner.
En attendant, il allait tâcher de savoir ce que
c’était que Milady. Milady avait parlé à l’homme
au manteau noir, donc elle le connaissait. Or,
dans l’esprit de d’Artagnan, c’était l’homme au
manteau noir qui avait enlevé Mme Bonacieux une
seconde fois, comme il l’avait enlevée une
première. D’Artagnan ne mentait donc qu’à
moitié, ce qui est bien peu mentir, quand il disait
qu’en se mettant à la recherche de Milady, il se
mettait en même temps à la recherche de
Constance.
Tout en songeant ainsi et en donnant de temps
en temps un coup d’éperon à son cheval,
d’Artagnan avait fait la route et était arrivé à
Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon où,
dix ans plus tard, devait naître Louis XIV1. Il

1
Louis XIV naîtra à Saint-Germain-en-Laye le 5 septembre
1638. Rappelons que Dumas séjourne souvent dans cette ville,
au pavillon Henri IV, pendant la composition des Trois
Mousquetaires.

250
traversait une rue fort déserte, regardant à droite
et à gauche s’il ne reconnaîtrait pas quelque
vestige de sa belle Anglaise, lorsque au rez-de-
chaussée d’une jolie maison qui, selon l’usage du
temps, n’avait aucune fenêtre sur la rue, il vit
apparaître une figure de connaissance. Cette
figure se promenait sur une sorte de terrasse
garnie de fleurs. Planchet la reconnut le premier.
– Eh ! monsieur, dit-il s’adressant à
d’Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage
qui baye aux corneilles ?
– Non, dit d’Artagnan ; et cependant je suis
certain que ce n’est point la première fois que je
le vois, ce visage.
– Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c’est
ce pauvre Lubin, le laquais du comte de Wardes,
celui que vous avez si bien accommodé il y a un
mois, à Calais, sur la route de la maison de
campagne du gouverneur.
– Ah ! oui bien, dit d’Artagnan, et je le
reconnais à cette heure. Crois-tu qu’il te
reconnaisse, toi ?

251
– Ma foi, monsieur, il était si fort troublé que
je doute qu’il ait gardé de moi une mémoire bien
nette.
– Eh bien ! va donc causer avec ce garçon, dit
d’Artagnan, et informe-toi dans la conversation si
son maître est mort.
Planchet descendit de cheval, marcha droit à
Lubin, qui en effet ne le reconnut pas, et les deux
laquais se mirent à causer dans la meilleure
intelligence du monde, tandis que d’Artagnan
poussait les deux chevaux dans une ruelle et,
faisant le tour d’une maison, s’en revenait assister
à la conférence derrière une haie de coudriers.
Au bout d’un instant d’observation derrière la
haie, il entendit le bruit d’une voiture, et il vit
s’arrêter en face de lui le carrosse de Milady. Il
n’y avait pas à s’y tromper. Milady était dedans.
D’Artagnan se coucha sur le cou de son cheval,
afin de tout voir sans être vu.
Milady sortit sa charmante tête blonde par la
portière, et donna des ordres à sa femme de
chambre.

252
Cette dernière, jolie fille de vingt à vingt-deux
ans, alerte et vive, véritable soubrette de grande
dame, sauta en bas du marchepied, sur lequel elle
était assise selon l’usage du temps, et se dirigea
vers la terrasse où d’Artagnan avait aperçu Lubin.
D’Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la
vit s’acheminer vers la terrasse. Mais, par hasard,
un ordre de l’intérieur avait appelé Lubin, de
sorte que Planchet était resté seul, regardant de
tous côtés par quel chemin avait disparu
d’Artagnan.
La femme de chambre s’approcha de Planchet,
qu’elle prit pour Lubin, et lui tendant un petit
billet :
– Pour votre maître, dit-elle.
– Pour mon maître ? reprit Planchet étonné.
– Oui, et très pressé. Prenez donc vite.
Là-dessus elle s’enfuit vers le carrosse,
retourné à l’avance du côté par lequel il était
venu ; elle s’élança sur le marchepied, et le
carrosse repartit.
Planchet tourna et retourna le billet, puis,

253
accoutumé à l’obéissance passive, il sauta à bas
de la terrasse, enfila la ruelle et rencontra au bout
de vingt pas d’Artagnan qui, ayant tout vu, allait
au-devant de lui.
– Pour vous, monsieur, dit Planchet,
présentant le billet au jeune homme.
– Pour moi ? dit d’Artagnan ; en es-tu bien
sûr ?
– Pardieu ! si j’en suis sûr ; la soubrette a dit :
« Pour ton maître. » Je n’ai d’autre maître que
vous ; ainsi... Un joli brin de fille, ma foi, que
cette soubrette !
D’Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots :

Une personne qui s’intéresse à vous plus


qu’elle ne peut le dire voudrait savoir quel jour
vous serez en état de vous promener dans la
forêt. Demain, à l’hôtel du Champ du Drap d’or1,
un laquais noir et rouge attendra votre réponse.

1
Aucune auberge de ce nom ne semble avoir existé à Saint-
Germain.

254
– Oh ! oh ! se dit d’Artagnan, voilà qui est un
peu vif. Il paraît que Milady et moi nous sommes
en peine de la santé de la même personne. Eh
bien ! Planchet, comment se porte ce bon M. de
Wardes ? Il n’est donc pas mort ?
– Non, monsieur, il va aussi bien qu’on peut
aller avec quatre coups d’épée dans le corps, car
vous lui en avez, sans reproche, allongé quatre, à
ce cher gentilhomme, et il est encore bien faible,
ayant perdu presque tout son sang. Comme je
l’avais dit à monsieur, Lubin ne m’a pas reconnu,
et m’a raconté d’un bout à l’autre notre aventure.
– Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ;
maintenant, remonte à cheval et rattrapons le
carrosse.
Ce ne fut pas long ; au bout de cinq minutes
on aperçut le carrosse arrêté sur le revers de la
route ; un cavalier richement vêtu se tenait à la
portière.
La conversation entre Milady et le cavalier
était tellement animée, que d’Artagnan s’arrêta

255
de l’autre côté du carrosse sans que personne
autre que la jolie soubrette s’aperçût de sa
présence.
La conversation avait lieu en anglais, langue
que d’Artagnan ne comprenait pas ; mais, à
l’accent, le jeune homme crut deviner que la belle
Anglaise était fort en colère ; elle termina par un
geste qui ne lui laissa point de doute sur la nature
de cette conversation : c’était un coup d’éventail
appliqué de telle force, que le petit meuble
féminin vola en mille morceaux.
Le cavalier poussa un éclat de rire qui parut
exaspérer Milady.
D’Artagnan pensa que c’était le moment
d’intervenir ; il s’approcha de l’autre portière, et
se découvrant respectueusement :
– Madame, dit-il, me permettez-vous de vous
offrir mes services ? Il me semble que ce cavalier
vous a mise en colère. Dites un mot, madame, et
je me charge de le punir de son manque de
courtoisie.
Aux premières paroles, Milady s’était

256
retournée, regardant le jeune homme avec
étonnement, et lorsqu’il eut fini :
– Monsieur, dit-elle en très bon français, ce
serait de grand cœur que je me mettrais sous
votre protection si la personne qui me querelle
n’était point mon frère.
– Ah ! excusez-moi, alors, dit d’Artagnan ;
vous comprenez que j’ignorais cela, madame.
– De quoi donc se mêle cet étourneau, s’écria
en s’abaissant à la hauteur de la portière le
cavalier que Milady avait désigné comme son
parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ?
– Étourneau vous-même, dit d’Artagnan en se
baissant à son tour sur le cou de son cheval, et en
répondant de son côté par la portière ; je ne passe
pas mon chemin parce qu’il me plaît de m’arrêter
ici.
Le cavalier adressa quelques mots en anglais à
sa sœur.
– Je vous parle français, moi, dit d’Artagnan ;
faites-moi donc, je vous prie, le plaisir de me
répondre dans la même langue. Vous êtes le frère

257
de madame, soit, mais vous n’êtes pas le mien,
heureusement.
On eût pu croire que Milady, craintive comme
l’est ordinairement une femme, allait s’interposer
dans ce commencement de provocation, afin
d’empêcher que la querelle n’allât plus loin ;
mais, tout au contraire, elle se rejeta au fond de
son carrosse, et cria froidement au cocher :
– Touche à l’hôtel !
La jolie soubrette jeta un regard d’inquiétude
sur d’Artagnan, dont la bonne mine paraissait
avoir produit son effet sur elle.
Le carrosse partit et laissa les deux hommes en
face l’un de l’autre, aucun obstacle matériel ne
les séparant plus.
Le cavalier fit un mouvement pour suivre la
voiture ; mais d’Artagnan, dont la colère déjà
bouillante s’était encore augmentée en
reconnaissant en lui l’Anglais qui, à Amiens, lui
avait gagné son cheval et avait failli gagner à
Athos son diamant, sauta à la bride et l’arrêta.
– Eh ! monsieur, dit-il, vous me semblez

258
encore plus étourneau que moi, car vous me
faites l’effet d’oublier qu’il y a entre nous une
petite querelle engagée.
– Ah ! ah ! dit l’Anglais, c’est vous, mon
maître. Il faut donc toujours que vous jouiez un
jeu ou un autre ?
– Oui, et cela me rappelle que j’ai une
revanche à prendre. Nous verrons, mon cher
monsieur, si vous maniez aussi adroitement la
rapière que le cornet.
– Vous voyez bien que je n’ai pas d’épée, dit
l’Anglais ; voulez-vous faire le brave contre un
homme sans armes ?
– J’espère bien que vous en avez chez vous,
répondit d’Artagnan. En tout cas, j’en ai deux, et
si vous le voulez, je vous en jouerai une.
– Inutile, dit l’Anglais, je suis muni
suffisamment de ces sortes d’ustensiles.
– Eh bien ! mon digne gentilhomme, reprit
d’Artagnan, choisissez la plus longue et venez me
la montrer ce soir.
– Où cela, s’il vous plaît ?

259
– Derrière le Luxembourg, c’est un charmant
quartier pour les promenades dans le genre de
celle que je vous propose.
– C’est bien, on y sera.
– Votre heure ?
– Six heures.
– À propos, vous avez aussi probablement un
ou deux amis ?
– Mais j’en ai trois qui seront fort honorés de
jouer la même partie que moi.
– Trois ? à merveille ! comme cela se
rencontre ! dit d’Artagnan, c’est juste mon
compte.
– Maintenant, qui êtes-vous ? demanda
l’Anglais.
– Je suis M. d’Artagnan, gentilhomme gascon,
servant aux gardes, compagnie de M. des Essarts.
Et vous ?
– Moi, je suis lord de Winter, baron de
Sheffield.
– Eh bien, je suis votre serviteur, monsieur le

260
baron, dit d’Artagnan, quoique vous ayez des
noms bien difficiles à retenir.
Et piquant son cheval, il le mit au galop, et
reprit le chemin de Paris.
Comme il avait l’habitude de le faire en
pareille occasion, d’Artagnan descendit droit
chez Athos.
Il trouva Athos couché sur un grand canapé,
où il attendait, comme il l’avait dit, que son
équipement le vînt trouver.
Il raconta à Athos tout ce qui venait de se
passer, moins la lettre de M. de Wardes.
Athos fut enchanté lorsqu’il sut qu’il allait se
battre contre un Anglais. Nous avons dit que
c’était son rêve.
On envoya chercher à l’instant même Porthos
et Aramis par les laquais, et on les mit au courant
de la situation.
Porthos tira son épée hors du fourreau et se
mit à espadonner contre le mur en se reculant de
temps en temps et en faisant des pliés comme un
danseur. Aramis, qui travaillait toujours à son

261
poème, s’enferma dans le cabinet d’Athos et pria
qu’on ne le dérangeât plus qu’au moment de
dégainer.
Athos demanda par signe à Grimaud une
bouteille.
Quant à d’Artagnan, il arrangea en lui-même
un petit plan dont nous verrons plus tard
l’exécution, et qui lui promettait quelque
gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux
sourires qui, de temps en temps, passaient sur son
visage dont ils éclairaient la rêverie.

262
31

Anglais et Français

L’heure venue, on se rendit avec les quatre


laquais, derrière le Luxembourg, dans un enclos
abandonné aux chèvres. Athos donna une pièce
de monnaie au chevrier pour qu’il s’écartât. Les
laquais furent chargés de faire sentinelle.
Bientôt une troupe silencieuse s’approcha du
même enclos, y pénétra et joignit les
mousquetaires ; puis, selon les habitudes d’outre-
mer, les présentations eurent lieu.
Les Anglais étaient tous gens de la plus haute
qualité, les noms bizarres de leurs adversaires
furent donc pour eux un sujet non seulement de
surprise, mais encore d’inquiétude.
– Mais, avec tout cela, dit lord de Winter
quand les trois amis eurent été nommés, nous ne

263
savons pas qui vous êtes, et nous ne nous battrons
pas avec des noms pareils ; ce sont des noms de
bergers, cela.
– Aussi, comme vous le supposez bien,
milord, ce sont de faux noms, dit Athos.
– Ce qui ne nous donne qu’un plus grand désir
de connaître les noms véritables, répondit
l’Anglais.
– Vous avez bien joué contre nous sans les
connaître, dit Athos, à telles enseignes que vous
nous avez gagné nos deux chevaux ?
– C’est vrai, mais nous ne risquions que nos
pistoles ; cette fois nous risquons notre sang : on
joue avec tout le monde, on ne se bat qu’avec ses
égaux.
– C’est juste, dit Athos. Et il prit à l’écart celui
des quatre Anglais avec lequel il devait se battre,
et lui dit son nom tout bas.
Porthos et Aramis en firent autant de leur côté.
– Cela vous suffit-il, dit Athos à son
adversaire, et me trouvez-vous assez grand
seigneur pour me faire la grâce de croiser l’épée

264
avec moi ?
– Oui, monsieur, dit l’Anglais en s’inclinant.
– Eh bien, maintenant, voulez-vous que je
vous dise une chose ? reprit froidement Athos.
– Laquelle ? demanda l’Anglais.
– C’est que vous auriez aussi bien fait de ne
pas exiger que je me fisse connaître.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’on me croit mort, que j’ai des
raisons pour désirer qu’on ne sache pas que je
vis, et que je vais être obligé de vous tuer, pour
que mon secret ne coure pas les champs.
L’Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci
plaisantait ; mais Athos ne plaisantait pas le
moins du monde.
– Messieurs, dit-il en s’adressant à la fois à ses
compagnons et à leurs adversaires, y sommes-
nous ?
– Oui, répondirent tout d’une voix Anglais et
Français.
– Alors, en garde, dit Athos.

265
Et aussitôt huit épées brillèrent aux rayons du
soleil couchant, et le combat commença avec un
acharnement bien naturel entre gens deux fois
ennemis.
Athos s’escrimait avec autant de calme et de
méthode que s’il eût été dans une salle d’armes.
Porthos, corrigé sans doute de sa trop grande
confiance par son aventure de Chantilly, jouait un
jeu plein de finesse et de prudence.
Aramis, qui avait le troisième chant de son
poème à finir, se dépêchait en homme très pressé.
Athos, le premier, tua son adversaire : il ne lui
avait porté qu’un coup, mais, comme il l’en avait
prévenu, le coup avait été mortel, l’épée lui
traversa le cœur.
Porthos, le second, étendit le sien sur l’herbe :
il lui avait percé la cuisse. Alors, comme
l’Anglais, sans faire plus longue résistance, lui
avait rendu son épée, Porthos le prit dans ses bras
et le porta dans son carrosse.
Aramis poussa le sien si vigoureusement,
qu’après avoir rompu une cinquantaine de pas, il

266
finit par prendre la fuite à toutes jambes et
disparut aux huées des laquais.
Quant à d’Artagnan, il avait joué purement et
simplement un jeu défensif ; puis, lorsqu’il avait
vu son adversaire bien fatigué, il lui avait, d’une
vigoureuse flanconade, fait sauter son épée. Le
baron, se voyant désarmé, fit deux ou trois pas en
arrière ; mais, dans ce mouvement, son pied
glissa, et il tomba à la renverse.
D’Artagnan fut sur lui d’un seul bond, et lui
portant l’épée à la gorge :
– Je pourrais vous tuer, monsieur, dit-il à
l’Anglais, et vous êtes bien entre mes mains, mais
je vous donne la vie pour l’amour de votre sœur.
D’Artagnan était au comble de la joie ; il
venait de réaliser le plan qu’il avait arrêté
d’avance, et dont le développement avait fait
éclore sur son visage les sourires dont nous avons
parlé.
L’Anglais, enchanté d’avoir affaire à un
gentilhomme d’aussi bonne composition, serra
d’Artagnan entre ses bras, fit mille caresses aux

267
trois mousquetaires, et, comme l’adversaire de
Porthos était déjà installé dans la voiture et que
celui d’Aramis avait pris la poudre d’escampette,
on ne songea plus qu’au défunt.
Comme Porthos et Aramis le déshabillaient
dans l’espérance que sa blessure n’était pas
mortelle, une grosse bourse s’échappa de sa
ceinture. D’Artagnan la ramassa et la tendit à lord
de Winter.
– Et que diable voulez-vous que je fasse de
cela ? dit l’Anglais.
– Vous la rendrez à sa famille, dit d’Artagnan.
– Sa famille se soucie bien de cette misère :
elle hérite de quinze mille louis de rente : gardez
cette bourse pour vos laquais.
D’Artagnan mit la bourse dans sa poche.
– Et maintenant, mon jeune ami, car vous me
permettrez, je l’espère, de vous donner ce nom,
dit lord de Winter, dès ce soir, si vous le voulez
bien, je vous présenterai à ma sœur, lady

268
Clarick1 ; car je veux qu’elle vous prenne à son
tour dans ses bonnes grâces, et, comme elle n’est
point tout à fait mal en cour, peut-être dans
l’avenir un mot dit par elle ne vous serait-il point
inutile.
D’Artagnan rougit de plaisir, et s’inclina en
signe d’assentiment.
Pendant ce temps, Athos s’était approché de
d’Artagnan.
– Que voulez-vous faire de cette bourse ? lui
dit-il tout bas à l’oreille.
– Mais je comptais vous la remettre, mon cher
Athos.
– À moi ? Et pourquoi cela ?
– Dame, vous l’avez tué : ce sont les
dépouilles opimes.
– Moi, héritier d’un ennemi ! dit Athos ; pour

1
Le nom vient de la relation reproduite par F. Carrière dans
ces Éclaircissements historiques aux Mémoires inédits de
Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne... (voir chap. XXI,
p. 186, note 1). Dans les Mémoires de La Rochefoucauld
(Petitot, tome LI, p. 343), son nom est Carlisle.

269
qui donc me prenez-vous ?
– C’est l’habitude à la guerre, dit d’Artagnan ;
pourquoi ne serait-ce pas l’habitude dans un
duel ?
– Même sur le champ de bataille, dit Athos, je
n’ai jamais fait cela.
Porthos leva les épaules. Aramis, d’un
mouvement de lèvres, approuva Athos.
– Alors, dit d’Artagnan, donnons cet argent
aux laquais, comme lord de Winter nous a dit de
le faire.
– Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non à
nos laquais, mais aux laquais anglais.
Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du
cocher :
– Pour vous et vos camarades.
Cette grandeur de manières dans un homme
entièrement dénué frappa Porthos lui-même, et
cette générosité française, redite par lord de
Winter et son ami, eut partout un grand succès,
excepté auprès de MM. Grimaud, Mousqueton,
Planchet et Bazin.

270
Lord de Winter, en quittant d’Artagnan, lui
donna l’adresse de sa sœur ; elle demeurait place
Royale, qui était alors le quartier à la mode, au
numéro 61. D’ailleurs, il s’engageait à le venir
prendre pour le présenter. D’Artagnan lui donna
rendez-vous à huit heures, chez Athos.
Cette présentation à Milady occupait fort la
tête de notre Gascon. Il se rappelait de quelle
façon étrange cette femme avait été mêlée
jusque-là dans sa destinée. Selon sa conviction,
c’était quelque créature du cardinal, et cependant
il se sentait invinciblement entraîné vers elle, par
un de ces sentiments dont on ne se rend pas
compte. Sa seule crainte était que Milady ne
reconnût en lui l’homme de Meung et de
Douvres. Alors, elle saurait qu’il était des amis de
M. de Tréville, et par conséquent qu’il
appartenait corps et âme au roi, ce qui, dès lors,

1
La place Royale (place des Vosges) avait été inaugurée en
1612 et était alors un séjour à la mode : l’actuel n° 6 appartenait
alors à Pierre Jacquet, vicomte de Tigery avant de passer au
prince de Guéménée. Quand Dumas écrivait le roman, le
deuxième étage du 6, place des Vosges était occupé par Victor
Hugo. L’adresse est signe d’amitié.

271
lui ferait perdre une partie de ses avantages,
puisque, connu de Milady comme il la
connaissait, il jouerait avec elle à jeu égal. Quant
à ce commencement d’intrigue entre elle et le
comte de Wardes, notre présomptueux ne s’en
préoccupait que médiocrement, bien que le
marquis fût jeune, beau, riche et fort avant dans
la faveur du cardinal. Ce n’est pas pour rien que
l’on a vingt ans, et surtout que l’on est né à
Tarbes.
D’Artagnan commença par aller faire chez lui
une toilette flamboyante ; puis, il s’en revint chez
Athos, et, selon son habitude, lui raconta tout.
Athos écouta ses projets ; puis il secoua la tête, et
lui recommanda la prudence avec une sorte
d’amertume.
– Quoi ! lui dit-il, vous venez de perdre une
femme que vous disiez bonne, charmante,
parfaite, et voilà que vous courez déjà après une
autre !
D’Artagnan sentit la vérité de ce reproche.
– J’aimais Mme Bonacieux avec le cœur, tandis
que j’aime Milady avec la tête, dit-il ; en me

272
faisant conduire chez elle, je cherche surtout à
m’éclairer sur le rôle qu’elle joue à la cour.
– Le rôle qu’elle joue, pardieu ! il n’est pas
difficile à deviner d’après tout ce que vous
m’avez dit. C’est quelque émissaire du cardinal :
une femme qui vous attirera dans un piège, où
vous laisserez votre tête tout bonnement.
– Diable ! mon cher Athos, vous voyez les
choses bien en noir, ce me semble.
– Mon cher, je me défie des femmes ; que
voulez-vous ? je suis payé pour cela, et surtout
des femmes blondes. Milady est blonde, m’avez-
vous dit ?
– Elle a les cheveux du plus beau blond qui se
puisse voir.
– Ah ! mon pauvre d’Artagnan, fit Athos.
– Écoutez, je veux m’éclairer ; puis, quand je
saurai ce que je désire savoir, je m’éloignerai.
– Éclairez-vous, dit flegmatiquement Athos.
Lord de Winter arriva à l’heure dite, mais
Athos, prévenu à temps, passa dans la seconde
pièce. Il trouva donc d’Artagnan seul, et, comme

273
il était près de huit heures, il emmena le jeune
homme.
Un élégant carrosse attendait en bas, et comme
il était attelé de deux excellents chevaux, en un
instant on fut place Royale.
Milady Clarick reçut gracieusement
d’Artagnan. Son hôtel était d’une somptuosité
remarquable ; et, bien que la plupart des Anglais,
chassés par la guerre, quittassent la France, ou
fussent sur le point de la quitter, Milady venait de
faire faire chez elle de nouvelles dépenses : ce
qui prouvait que la mesure générale qui renvoyait
les Anglais ne la regardait pas.
– Vous voyez, dit lord de Winter en présentant
d’Artagnan à sa sœur, un jeune gentilhomme qui
a tenu ma vie entre ses mains, et qui n’a point
voulu abuser de ses avantages, quoique nous
fussions deux fois ennemis, puisque c’est moi qui
l’ai insulté, et que je suis Anglais. Remerciez-le
donc, madame, si vous avez quelque amitié pour
moi.
Milady fronça légèrement le sourcil ; un nuage
à peine visible passa sur son front, et un sourire

274
tellement étrange apparut sur ses lèvres, que le
jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut
comme un frisson.
Le frère ne vit rien ; il s’était retourné pour
jouer avec le singe favori de Milady, qui l’avait
tiré par son pourpoint.
– Soyez le bienvenu, monsieur, dit Milady
d’une voix dont la douceur singulière contrastait
avec les symptômes de mauvaise humeur que
venait de remarquer d’Artagnan, vous avez
acquis aujourd’hui des droits éternels à ma
reconnaissance.
L’Anglais alors se retourna et raconta le
combat sans omettre un détail. Milady l’écouta
avec la plus grande attention ; cependant on
voyait facilement, quelque effort qu’elle fît pour
cacher ses impressions, que ce récit ne lui était
point agréable. Le sang lui montait à la tête, et
son petit pied s’agitait impatiemment sous sa
robe.
Lord de Winter ne s’aperçut de rien. Puis,
lorsqu’il eut fini, il s’approcha d’une table où
étaient servis sur un plateau une bouteille de vin

275
d’Espagne et des verres. Il emplit deux verres et
d’un signe invita d’Artagnan à boire.
D’Artagnan savait que c’était fort désobliger
un Anglais que de refuser de toaster avec lui. Il
s’approcha donc de la table, et prit le second
verre. Cependant il n’avait point perdu de vue
Milady, et dans la glace il s’aperçut du
changement qui venait de s’opérer sur son visage.
Maintenant qu’elle croyait n’être plus regardée,
un sentiment qui ressemblait à de la férocité
animait sa physionomie. Elle mordait son
mouchoir à belles dents.
Cette jolie petite soubrette, que d’Artagnan
avait déjà remarquée, entra alors ; elle dit en
anglais quelques mots à lord de Winter, qui
demanda aussitôt à d’Artagnan la permission de
se retirer, s’excusant sur l’urgence de l’affaire qui
l’appelait, et chargeant sa sœur d’obtenir son
pardon.
D’Artagnan échangea une poignée de main
avec lord de Winter et revint près de Milady. Le
visage de cette femme, avec une mobilité
surprenante, avait repris son expression

276
gracieuse, seulement quelques petites taches
rouges disséminées sur son mouchoir indiquaient
qu’elle s’était mordu les lèvres jusqu’au sang.
Ses lèvres étaient magnifiques, on eût dit du
corail.
La conversation prit une tournure enjouée.
Milady paraissait s’être entièrement remise. Elle
raconta que lord de Winter n’était que son beau-
frère et non son frère : elle avait épousé un cadet
de famille qui l’avait laissée veuve avec un
enfant. Cet enfant était le seul héritier de lord de
Winter, si lord de Winter ne se mariait point1.
Tout cela laissait voir à d’Artagnan un voile qui
enveloppait quelque chose, mais il ne distinguait
pas encore sous ce voile.
Au reste, au bout d’une demi-heure de
conversation, d’Artagnan était convaincu que
Milady était sa compatriote : elle parlait le
français avec une pureté et une élégance qui ne
laissaient aucun doute à cet égard.
D’Artagnan se répandit en propos galants et en

1
Chapitre 50 : lord de Winter évoque son frère aîné.

277
protestations de dévouement. À toutes les
fadaises qui échappèrent à notre Gascon, Milady
sourit avec bienveillance. L’heure de se retirer
arriva. D’Artagnan prit congé de Milady et sortit
du salon le plus heureux des hommes.
Sur l’escalier il rencontra la jolie soubrette,
laquelle le frôla doucement en passant, et, tout en
rougissant jusqu’aux yeux, lui demanda pardon
de l’avoir touché, d’une voix si douce, que le
pardon lui fut accordé à l’instant même.
D’Artagnan revint le lendemain et fut reçu
encore mieux que la veille. Lord de Winter n’y
était point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois
tous les honneurs de la soirée. Elle parut prendre
un grand intérêt à lui, lui demanda d’où il était,
quels étaient ses amis, et s’il n’avait pas pensé
quelquefois à s’attacher au service de M. le
cardinal.
D’Artagnan, qui, comme on le sait, était fort
prudent pour un garçon de vingt ans, se souvint
alors de ses soupçons sur Milady ; il lui fit un
grand éloge de son Éminence, lui dit qu’il n’eût
point manqué d’entrer dans les gardes du cardinal

278
au lieu d’entrer dans les gardes du roi, s’il eût
connu par exemple M. de Cavois au lieu de
connaître M. de Tréville.
Milady changea de conversation sans
affectation aucune, et demanda à d’Artagnan de
la façon la plus négligée du monde s’il n’avait
jamais été en Angleterre.
D’Artagnan répondit qu’il y avait été envoyé
par M. de Tréville pour traiter d’une remonte de
chevaux, et qu’il en avait même ramené quatre
comme échantillon.
Milady, dans le cours de la conversation, se
pinça deux ou trois fois les lèvres : elle avait
affaire à un Gascon qui jouait serré.
À la même heure que la veille d’Artagnan se
retira. Dans le corridor il rencontra encore la jolie
Ketty ; c’était le nom de la soubrette. Celle-ci le
regarda avec une expression de mystérieuse
bienveillance à laquelle il n’y avait point à se
tromper. Mais d’Artagnan était si préoccupé de la
maîtresse, qu’il ne remarquait absolument que ce
qui venait d’elle.

279
D’Artagnan revint chez Milady le lendemain
et le surlendemain, et chaque fois Milady lui fit
un accueil plus gracieux.
Chaque fois aussi, soit dans l’antichambre,
soit dans le corridor, soit sur l’escalier, il
rencontrait la jolie soubrette.
Mais, comme nous l’avons dit, d’Artagnan ne
faisait aucune attention à cette persistance de la
pauvre Ketty.

280
32

Un dîner de procureur

Cependant le duel dans lequel Porthos avait


joué un rôle si brillant ne lui avait pas fait oublier
le dîner auquel l’avait invité la femme du
procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit
donner le dernier coup de brosse par
Mousqueton, et s’achemina vers la rue aux Ours,
du pas d’un homme qui est en double bonne
fortune.
Son cœur battait, mais ce n’était pas, comme
celui de d’Artagnan, d’un jeune et impatient
amour. Non, un intérêt plus matériel lui fouettait
le sang, il allait enfin franchir ce seuil
mystérieux, gravir cet escalier inconnu qu’avaient
monté un à un les vieux écus de maître
Coquenard.
Il allait voir en réalité certain bahut dont vingt

281
fois il avait vu l’image dans ses rêves ; bahut de
forme longue et profonde, cadenassé, verrouillé,
scellé au sol ; bahut dont il avait si souvent
entendu parler, et que les mains un peu sèches, il
est vrai, mais non pas sans élégance de la
procureuse, allaient ouvrir à ses regards
admirateurs.
Et puis lui, l’homme errant sur la terre,
l’homme sans fortune, l’homme sans famille, le
soldat habitué aux auberges, aux cabarets, aux
tavernes, aux posadas, le gourmet forcé pour la
plupart du temps de s’en tenir aux lippées de
rencontre, il allait tâter des repas de ménage,
savourer un intérieur confortable, et se laisser
faire à ces petits soins, qui, plus on est dur, plus
ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
Venir en qualité de cousin s’asseoir tous les
jours à une bonne table, dérider le front jaune et
plissé du vieux procureur, plumer quelque peu les
jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le
passe-dix et le lansquenet1 dans leurs plus fines

1
La bassette et le lansquenet sont des jeux de cartes, aux

282
pratiques, et en leur gagnant par manière
d’honoraires, pour la leçon qu’il leur donnerait en
une heure, leurs économies d’un mois, tout cela
souriait énormément à Porthos.
Le mousquetaire se retraçait bien, de-ci, de-là,
les mauvais propos qui couraient dès ce temps-là
sur les procureurs et qui leur ont survécu : la
lésine, la rognure, les jours de jeûne, mais
comme, après tout, sauf quelques accès
d’économie que Porthos avait toujours trouvés
fort intempestifs, il avait vu la procureuse assez
libérale, pour une procureuse, bien entendu, il
espéra rencontrer une maison montée sur un pied
flatteur.
Cependant, à la porte, le mousquetaire eut
quelques doutes, l’abord n’était point fait pour
engager les gens : allée puante et noire, escalier
mal éclairé par des barreaux au travers desquels
filtrait le jour gris d’une cour voisine ; au premier
une porte basse et ferrée d’énormes clous comme

règles proches ; le passe-dix un jeu à trois dés dans lequel le


joueur parie d’amener plus de dix points.

283
la porte principale du Grand Châtelet1.
Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pâle et
enfoui sous une forêt de cheveux vierge vint
ouvrir et salua de l’air d’un homme forcé de
respecter à la fois dans un autre la haute taille qui
indique la force, l’habit militaire qui indique
l’état, et la mine vermeille qui indique l’habitude
de bien vivre.
Autre clerc plus petit derrière le premier, autre
clerc plus grand derrière le second, saute-ruisseau
de douze ans derrière le troisième.
En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le
temps, annonçait une étude des plus achalandées.
Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu’à
une heure, depuis midi la procureuse avait l’œil
au guet et comptait sur le cœur et peut-être aussi
sur l’estomac de son adorateur pour lui faire
devancer l’heure.

1
Sa façade principale regardait la rue Saint-Denis : siège de
la juridiction de la prévôté de Paris, le Grand-Châtelet
renfermait, dans sa partie droite, les salles de justice et une
morgue ; dans sa partie gauche les prisons de prévenus en
instance.

284
Mme Coquenard arriva donc par la porte de
l’appartement, presque en même temps que son
convive arrivait par la porte de l’escalier, et
l’apparition de la digne dame le tira d’un grand
embarras. Les clercs avaient l’œil curieux, et lui,
ne sachant trop que dire à cette gamme
ascendante et descendante, demeurait la langue
muette.
– C’est mon cousin, s’écria la procureuse ;
entrez donc, entrez donc, monsieur Porthos.
Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs,
qui se mirent à rire ; mais Porthos se retourna, et
tous les visages rentrèrent dans leur gravité.
On arriva dans le cabinet du procureur après
avoir traversé l’antichambre où étaient les clercs,
et l’étude où ils auraient dû être : cette dernière
chambre était une sorte de salle noire et meublée
de paperasses. En sortant de l’étude on laissa la
cuisine à droite, et l’on entra dans la salle de
réception.
Toutes ces pièces qui se commandaient
n’inspirèrent point à Porthos de bonnes idées. Les
paroles devaient s’entendre de loin par toutes ces

285
portes ouvertes ; puis, en passant, il avait jeté un
regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il
s’avouait à lui-même, à la honte de la procureuse
et à son grand regret, à lui, qu’il n’y avait pas vu
ce feu, cette animation, ce mouvement qui, au
moment d’un bon repas, règnent ordinairement
dans ce sanctuaire de la gourmandise.
Le procureur avait sans doute été prévenu de
cette visite, car il ne témoigna aucune surprise à
la vue de Porthos, qui s’avança jusqu’à lui d’un
air assez dégagé et le salua courtoisement.
– Nous sommes cousins, à ce qu’il paraît,
monsieur Porthos ? dit le procureur en se
soulevant à la force des bras sur son fauteuil de
canne.
Le vieillard, enveloppé dans un grand
pourpoint noir où se perdait son corps fluet, était
vert et sec ; ses petits yeux gris brillaient comme
des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche
grimaçante, la seule partie de son visage où la vie
fût demeurée. Malheureusement les jambes
commençaient à refuser le service à toute cette
machine osseuse ; depuis cinq ou six mois que

286
cet affaiblissement s’était fait sentir, le digne
procureur était à peu près devenu l’esclave de sa
femme.
Le cousin fut accepté avec résignation, voilà
tout. Maître Coquenard ingambe eût décliné toute
parenté avec M. Porthos.
– Oui, monsieur, nous sommes cousins, dit
sans se déconcerter Porthos, qui, d’ailleurs,
n’avait jamais compté être reçu par le mari avec
enthousiasme.
– Par les femmes, je crois ? dit malicieusement
le procureur.
Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit
pour une naïveté dont il rit dans sa grosse
moustache. Mme Coquenard, qui savait que le
procureur naïf était une variété fort rare dans
l’espèce, sourit un peu et rougit beaucoup.
Maître Coquenard avait, dès l’arrivée de
Porthos, jeté les yeux avec inquiétude sur une
grande armoire placée en face de son bureau de
chêne. Porthos comprit que cette armoire,
quoiqu’elle ne répondit point par la forme à celle

287
qu’il avait vue dans ses songes, devait être le
bienheureux bahut, et il s’applaudit de ce que la
réalité avait six pieds de plus en hauteur que le
rêve.
Maître Coquenard ne poussa pas plus loin ses
investigations généalogiques, mais en ramenant
son regard inquiet de l’armoire sur Porthos, il se
contenta de dire :
– Monsieur notre cousin, avant son départ
pour la campagne, nous fera bien la grâce de
dîner une fois avec nous, n’est-ce pas, madame
Coquenard !
Cette fois, Porthos reçut le coup en plein
estomac et le sentit ; il paraît que de son côté Mme
Coquenard non plus n’y fut pas insensible, car
elle ajouta :
– Mon cousin ne reviendra pas s’il trouve que
nous le traitons mal ; mais, dans le cas contraire,
il a trop peu de temps à passer à Paris, et par
conséquent à nous voir, pour que nous ne lui
demandions pas presque tous les instants dont il
peut disposer jusqu’à son départ.

288
– Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! où
êtes-vous ? murmura Coquenard. Et il essaya de
sourire.
Ce secours qui était arrivé à Porthos au
moment où il était attaqué dans ses espérances
gastronomiques inspira au mousquetaire
beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse.
Bientôt l’heure du dîner arriva. On passa dans
la salle à manger, grande pièce noire qui était
située en face de la cuisine.
Les clercs, qui, à ce qu’il paraît, avaient senti
dans la maison des parfums inaccoutumés, étaient
d’une exactitude militaire, et tenaient en main
leurs tabourets, tout prêts qu’ils étaient à
s’asseoir. On les voyait d’avance remuer les
mâchoires avec des dispositions effrayantes.
« Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard
sur les trois affamés, car le saute-ruisseau n’était
pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs
de la table magistrale ; tudieu ! à la place de mon
cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands.
On dirait des naufragés qui n’ont pas mangé
depuis six semaines. »

289
Maître Coquenard entra, poussé sur son
fauteuil à roulettes par Mme Coquenard, à qui
Porthos, à son tour, vint en aide pour rouler son
mari jusqu’à la table.
À peine entré, il remua le nez et les mâchoires
à l’exemple de ses clercs.
– Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est
engageant !
– Que diable sentent-ils donc d’extraordinaire
dans ce potage ? dit Porthos à l’aspect d’un
bouillon pâle, abondant, mais parfaitement
aveugle, et sur lequel quelques croûtes nageaient,
rares comme les îles d’un archipel.
Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d’elle,
tout le monde s’assit avec empressement.
Maître Coquenard fut le premier servi, puis
Porthos ; ensuite Mme Coquenard emplit son
assiette, et distribua les croûtes sans bouillon aux
clercs impatients.
En ce moment la porte de la salle à manger
s’ouvrit d’elle-même en criant, et Porthos, à
travers les battants entrebâillés, aperçut le petit

290
clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin,
mangeait son pain à la double odeur de la cuisine
et de la salle à manger.
Après le potage la servante apporta une poule
bouillie ; magnificence qui fit dilater les
paupières des convives, de telle façon qu’elles
semblaient prêtes à se fendre.
– On voit que vous aimez votre famille,
madame Coquenard, dit le procureur avec un
sourire presque tragique ; voilà certes une
galanterie que vous faites à votre cousin.
La pauvre poule était maigre et revêtue d’une
de ces grosses peaux hérissées que les os ne
percent jamais malgré leurs efforts ; il fallait
qu’on l’eût cherchée bien longtemps avant de la
trouver sur le perchoir où elle s’était retirée pour
mourir de vieillesse.
– Diable ! pensa Porthos, voilà qui est fort
triste ; je respecte la vieillesse, mais j’en fais peu
de cas bouillie ou rôtie.
Et il regarda à la ronde pour voir si son
opinion était partagée ; mais tout au contraire de

291
lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui
dévoraient d’avance cette sublime poule, objet de
ses mépris.
Mme Coquenard tira le plat à elle, détacha
adroitement les deux grandes pattes noires,
qu’elle plaça sur l’assiette de son mari ; trancha
le cou, qu’elle mit avec la tête à part pour elle-
même ; leva l’aile pour Porthos, et remit à la
servante, qui venait de l’apporter, l’animal qui
s’en retourna presque intact, et qui avait disparu
avant que le mousquetaire eût eu le temps
d’examiner les variations que le désappointement
amène sur les visages, selon les caractères et les
tempéraments de ceux qui l’éprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son
entrée, plat énorme, dans lequel quelques os de
mouton, qu’on eût pu, au premier abord, croire
accompagnés de viande, faisaient semblant de se
montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette
supercherie, et les mines lugubres devinrent des
visages résignés.
Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes

292
gens avec la modération d’une bonne ménagère.
Le tour du vin était venu. Maître Coquenard
versa d’une bouteille de grès fort exiguë le tiers
d’un verre à chacun des jeunes gens, s’en versa à
lui-même dans des proportions à peu près égales,
et la bouteille passa aussitôt du côté de Porthos et
de Mme Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d’eau ce tiers de
vin, puis, lorsqu’ils avaient bu la moitié du verre,
ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours
ainsi ; ce qui les amenait à la fin du repas à avaler
une boisson qui de la couleur du rubis était
passée à celle de la topaze brûlée.
Porthos mangea timidement son aile de poule,
et frémit lorsqu’il sentit sous la table le genou de
la procureuse qui venait trouver le sien. Il but
aussi un demi-verre de ce vin fort ménagé, et
qu’il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil,
la terreur des palais exercés.
Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin
pur et soupira.
– Mangerez-vous bien de ces fèves, mon

293
cousin Porthos ? dit Mme Coquenard de ce ton qui
veut dire : Croyez-moi, n’en mangez pas.
– Du diable si j’en goûte ! murmura tout bas
Porthos...
Puis tout haut :
– Merci, ma cousine, dit-il, je n’ai plus faim.
Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle
contenance tenir. Le procureur répéta plusieurs
fois :
– Ah ! madame Coquenard ! je vous en fais
mon compliment, votre dîner était un véritable
festin ; Dieu ! ai-je mangé !
Maître Coquenard avait mangé son potage, les
pattes noires de la poule et le seul os de mouton
où il y eût un peu de viande.
Porthos crut qu’on le mystifiait, et commença
à relever sa moustache et à froncer le sourcil ;
mais le genou de Mme Coquenard vint tout
doucement lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui
étaient restés inintelligibles pour Porthos, avaient
au contraire une signification terrible pour les

294
clercs ; sur un regard du procureur, accompagné
d’un sourire de Mme Coquenard, ils se levèrent
lentement de table, plièrent leurs serviettes plus
lentement encore, puis ils saluèrent et partirent.
– Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en
travaillant, dit gravement le procureur.
Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et
tira d’un buffet un morceau de fromage, des
confitures de coings et un gâteau qu’elle avait fait
elle-même avec des amandes et du miel.
Maître Coquenard fronça le sourcil, parce
qu’il voyait trop de mets ; Porthos se pinça les
lèvres, parce qu’il voyait qu’il n’y avait pas de
quoi dîner.
Il regarda si le plat de fèves était encore là, le
plat de fèves avait disparu.
– Festin décidément, s’écria maître Coquenard
en s’agitant sur sa chaise, véritable festin, epulœ
epularum ; Lucullus dîne chez Lucullus1.
Porthos regarda la bouteille qui était près de

1
« Festin du festin » : Plutarque, Vie de Lucullus, LVII.

295
lui, et il espéra qu’avec du vin, du pain et du
fromage il dînerait ; mais le vin manquait, la
bouteille était vide ; M. et Mme Coquenard
n’eurent point l’air de s’en apercevoir.
– C’est bien, se dit Porthos à lui-même, me
voilà prévenu.
Il passa la langue sur une petite cuillerée de
confitures, et s’englua les dents dans la pâte
collante de Mme Coquenard.
– Maintenant, se dit-il, le sacrifice est
consommé. Ah ! si je n’avais pas l’espoir de
regarder avec Mme Coquenard dans l’armoire de
son mari !
Maître Coquenard, après les délices d’un
pareil repas, qu’il appelait un excès, éprouva le
besoin de faire sa sieste. Porthos espérait que la
chose aurait lieu séance tenante et dans la localité
même ; mais le procureur maudit ne voulut
entendre à rien : il fallut le conduire dans sa
chambre et il cria tant qu’il ne fut pas devant son
armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de
précaution encore, il posa ses pieds.

296
La procureuse emmena Porthos dans une
chambre voisine et l’on commença de poser les
bases de la réconciliation.
– Vous pourrez venir dîner trois fois la
semaine, dit Mme Coquenard.
– Merci, dit Porthos, je n’aime pas à abuser ;
d’ailleurs, il faut que je songe à mon équipement.
– C’est vrai, dit la procureuse en gémissant...
c’est ce malheureux équipement.
– Hélas ! oui, dit Porthos, c’est lui.
– Mais de quoi donc se compose l’équipement
de votre corps, monsieur Porthos ?
– Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les
mousquetaires, comme vous savez, sont soldats
d’élite, et il leur faut beaucoup d’objets inutiles
aux gardes ou aux Suisses.
– Mais encore, détaillez-le-moi.
– Mais cela peut aller à..., dit Porthos, qui
aimait mieux discuter le total que le menu.
La procureuse attendait frémissante.
– À combien ? dit-elle, j’espère bien que cela

297
ne passe point...
Elle s’arrêta, la parole lui manquait.
– Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point
deux mille cinq cents livres ; je crois même qu’en
y mettant de l’économie, avec deux mille livres je
m’en tirerai.
– Bon Dieu, deux mille livres ! s’écria-t-elle,
mais c’est une fortune.
Porthos fit une grimace des plus significatives,
me
M Coquenard la comprit.
– Je demandais le détail, dit-elle, parce
qu’ayant beaucoup de parents et de pratiques
dans le commerce, j’étais presque sûre d’obtenir
les choses à cent pour cent au-dessous du prix où
vous les payeriez vous-même.
– Ah ! ah ! fit Porthos, si c’est cela que vous
avez voulu dire !
– Oui, cher monsieur Porthos ! ainsi ne vous
faut-il pas d’abord un cheval ?
– Oui, un cheval.
– Eh bien ! justement j’ai votre affaire.

298
– Ah ! dit Porthos rayonnant, voilà donc qui
va bien quant à mon cheval ; ensuite il me faut le
harnachement complet, qui se compose d’objets
qu’un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne
montera pas, d’ailleurs, à plus de trois cents
livres.
– Trois cents livres : alors mettons trois cents
livres, dit la procureuse avec un soupir.
Porthos sourit : on se souvient qu’il avait la
selle qui lui venait de Buckingham, c’était donc
trois cents livres qu’il comptait mettre
sournoisement dans sa poche.
– Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon
laquais et ma valise ; quant aux armes, il est
inutile que vous vous en préoccupiez, je les ai.
– Un cheval pour votre laquais ? reprit en
hésitant la procureuse ; mais c’est bien grand
seigneur, mon ami.
– Eh ! madame ! dit fièrement Porthos, est-ce
que je suis un croquant, par hasard ?
– Non ; je vous disais seulement qu’un joli
mulet avait quelquefois aussi bon air qu’un

299
cheval, et qu’il me semble qu’en vous procurant
un joli mulet pour Mousqueton...
– Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous
avez raison, j’ai vu de très grands seigneurs
espagnols dont toute la suite était à mulet. Mais
alors, vous comprenez, madame Coquenard, un
mulet avec des panaches et des grelots ?
– Soyez tranquille, dit la procureuse.
– Reste la valise, reprit Porthos.
– Oh ! que cela ne vous inquiète point, s’écria
me
M Coquenard : mon mari a cinq ou six valises,
vous choisirez la meilleure ; il y en a une surtout
qu’il affectionnait dans ses voyages, et qui est
grande à tenir un monde.
– Elle est donc vide, votre valise ? demanda
naïvement Porthos.
– Assurément qu’elle est vide, répondit
naïvement de son côté la procureuse.
– Ah ! mais la valise dont j’ai besoin est une
valise bien garnie, ma chère.
Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs.
Molière n’avait pas encore écrit sa scène de

300
L’Avare1. Mme Coquenard a donc le pas sur
Harpagon.
Enfin le reste de l’équipement fut
successivement débattu de la même manière ; et
le résultat de la scène fut que la procureuse
demanderait à son mari un prêt de huit cents
livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet
qui auraient l’honneur de porter à la gloire
Porthos et Mousqueton.
Ces conditions arrêtées, et les intérêts stipulés
ainsi que l’époque du remboursement, Porthos
prit congé de Mme Coquenard. Celle-ci voulait
bien le retenir en lui faisant les yeux doux ; mais
Porthos prétexta les exigences du service, et il
fallut que la procureuse cédât le pas au roi.
Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim
de fort mauvaise humeur.

1
L’Avare, acte III, scène I : la comédie est représentée pour
la première fois le 9 septembre 1668.

301
33

Soubrette et maîtresse1

Cependant, comme nous l’avons dit, malgré


les cris de sa conscience et les sages conseils
d’Athos, d’Artagnan devenait d’heure en heure
plus amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il
pas tous les jours d’aller lui faire une cour à
laquelle l’aventureux Gascon était convaincu
qu’elle ne pouvait, tôt ou tard, manquer de
répondre.
Un soir qu’il arrivait le nez au vent, léger
comme un homme qui attend une pluie d’or, il
rencontra la soubrette sous la porte cochère ; mais
cette fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui
sourire en passant, elle lui prit doucement la
main.

1
Source : Courtilz, chap. IV.

302
– Bon ! fit d’Artagnan, elle est chargée de
quelque message pour moi de la part de sa
maîtresse ; elle va m’assigner quelque rendez-
vous qu’on n’aura pas osé me donner de vive
voix.
Et il regarda la belle enfant de l’air le plus
vainqueur qu’il put prendre.
– Je voudrais bien vous dire deux mots,
monsieur le chevalier... balbutia la soubrette.
– Parle, mon enfant, parle, dit d’Artagnan,
j’écoute.
– Ici, impossible : ce que j’ai à vous dire est
trop long et surtout trop secret.
– Eh bien ! mais comment faire alors ?
– Si monsieur le chevalier voulait me suivre,
dit timidement Ketty.
– Où tu voudras, ma belle enfant.
– Alors, venez.
Et Ketty, qui n’avait point lâché la main de
d’Artagnan, l’entraîna par un petit escalier
sombre et tournant, et, après lui avoir fait monter

303
une quinzaine de marches, ouvrit une porte.
– Entrez, monsieur le chevalier, dit-elle, ici
nous serons seuls et nous pourrons causer.
– Et quelle est donc cette chambre, ma belle
enfant ? demanda d’Artagnan.
– C’est la mienne, monsieur le chevalier ; elle
communique avec celle de ma maîtresse par cette
porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra
entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se
couche qu’à minuit.
D’Artagnan jeta un coup d’œil autour de lui.
La petite chambre était charmante de goût et de
propreté ; mais, malgré lui, ses yeux se fixèrent
sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire à
la chambre de Milady.
Ketty devina ce qui se passait dans l’âme du
jeune homme et poussa un soupir.
– Vous aimez donc bien ma maîtresse,
monsieur le chevalier ! dit-elle.
– Oh ! plus que je ne puis dire ! j’en suis fou !
Ketty poussa un second soupir.

304
– Hélas ! monsieur, dit-elle, c’est bien
dommage !
– Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux ?
demanda d’Artagnan.
– C’est que, monsieur, reprit Ketty, ma
maîtresse ne vous aime pas du tout.
– Hein ! fit d’Artagnan, t’aurait-elle chargée
de me le dire ?
– Oh ! non pas, monsieur ! mais c’est moi qui,
par intérêt pour vous, ai pris la résolution de vous
en prévenir.
– Merci, ma bonne Ketty, mais de l’intention
seulement, car la confidence, tu en conviendras,
n’est point agréable.
– C’est-à-dire que vous ne croyez point à ce
que je vous ai dit, n’est-ce pas ?
– On a toujours peine à croire de pareilles
choses, ma belle enfant, ne fût-ce que par amour-
propre.
– Donc vous ne me croyez pas ?
– J’avoue que jusqu’à ce que tu daignes me

305
donner quelques preuves de ce que tu avances...
– Que dites-vous de celle-ci ?
Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
– Pour moi ? dit d’Artagnan en s’emparant
vivement de la lettre.
– Non, pour un autre.
– Pour un autre ?
– Oui.
– Son nom, son nom ! s’écria d’Artagnan.
– Voyez l’adresse.
– M. le comte de Wardes.
Le souvenir de la scène de Saint-Germain se
présenta aussitôt à l’esprit du présomptueux
Gascon ; par un mouvement rapide comme la
pensée, il déchira l’enveloppe malgré le cri que
poussa Ketty en voyant ce qu’il allait faire, ou
plutôt ce qu’il faisait.
– Oh ! mon Dieu ! monsieur le chevalier, dit-
elle, que faites-vous ?
– Moi, rien ! dit d’Artagnan, et il lut :

306
Vous n’avez pas répondu à mon premier
billet ; êtes-vous donc souffrant, ou bien auriez-
vous oublié quels yeux vous me fîtes au bal de
Mme de Guise ? Voici l’occasion, comte ! ne la
laissez pas échapper.

D’Artagnan pâlit ; il était blessé dans son


amour-propre, il se crut blessé dans son amour.
– Pauvre cher monsieur d’Artagnan ! dit Ketty
d’une voix pleine de compassion et en serrant de
nouveau la main du jeune homme.
– Tu me plains, bonne petite ! dit d’Artagnan.
– Oh ! oui, de tout mon cœur ! car je sais ce
que c’est que l’amour, moi !
– Tu sais ce que c’est que l’amour ? dit
d’Artagnan la regardant pour la première fois
avec une certaine attention.
– Hélas ! oui.
– Eh bien ! au lieu de me plaindre, alors, tu
ferais bien mieux de m’aider à me venger de ta

307
maîtresse.
– Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous
en tirer ?
– Je voudrais triompher d’elle, supplanter mon
rival.
– Je ne vous aiderai jamais à cela, monsieur le
chevalier ! dit vivement Ketty.
– Et pourquoi cela ? demanda d’Artagnan.
– Pour deux raisons.
– Lesquelles ?
– La première, c’est que jamais ma maîtresse
ne vous aimera.
– Qu’en sais-tu ?
– Vous l’avez blessée au cœur.
– Moi ! en quoi puis-je l’avoir blessée, moi
qui, depuis que je la connais, vis à ses pieds
comme un esclave ! Parle, je t’en prie.
– Je n’avouerais jamais cela qu’à l’homme...
qui lirait jusqu’au fond de mon âme !
D’Artagnan regarda Ketty pour la seconde

308
fois. La jeune fille était d’une fraîcheur et d’une
beauté que bien des duchesses eussent achetées
de leur couronne.
– Ketty, dit-il, je lirai jusqu’au fond de ton
âme quand tu voudras ; qu’à cela ne tienne, ma
chère enfant.
Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre
enfant devint rouge comme une cerise.
– Oh ! non, s’écria Ketty, vous ne m’aimez
pas ! C’est ma maîtresse que vous aimez, vous
me l’avez dit tout à l’heure.
– Et cela t’empêche-t-il de me faire connaître
la seconde raison ?
– La seconde raison, monsieur le chevalier,
reprit Ketty enhardie par le baiser d’abord et
ensuite par l’expression des yeux du jeune
homme, c’est qu’en amour chacun pour soi.
Alors seulement d’Artagnan se rappela les
coups d’œil languissants de Ketty, ses rencontres
dans l’antichambre, sur l’escalier, dans le
corridor, ses frôlements de main chaque fois
qu’elle le rencontrait, et ses soupirs étouffés ;

309
mais, absorbé par le désir de plaire à la grande
dame, il avait dédaigné la soubrette : qui chasse
l’aigle ne s’inquiète pas du passereau.
Mais cette fois notre Gascon vit d’un seul
coup d’œil tout le parti qu’on pouvait tirer de cet
amour que Ketty venait d’avouer d’une façon si
naïve ou si effrontée : interception des lettres
adressées au comte de Wardes, intelligences dans
la place, entrée à toute heure dans la chambre de
Ketty, contiguë à celle de sa maîtresse. Le
perfide, comme on le voit, sacrifiait déjà en idée
la pauvre fille pour obtenir Milady de gré ou de
force.
– Eh bien ! dit-il à la jeune fille, veux-tu, ma
chère Ketty, que je te donne une preuve de cet
amour dont tu doutes ?
– De quel amour ? demanda la jeune fille.
– De celui que je suis tout prêt à ressentir pour
toi.
– Et quelle est cette preuve ?
– Veux-tu que ce soir je passe avec toi le
temps que je passe ordinairement avec ta

310
maîtresse ?
– Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien
volontiers.
– Eh bien ! ma chère enfant, dit d’Artagnan en
s’établissant dans un fauteuil, viens çà que je te
dise que tu es la plus jolie soubrette que j’aie
jamais vue !
Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre
enfant, qui ne demandait pas mieux que de le
croire, le crut... Cependant, au grand étonnement
de d’Artagnan, la jolie Ketty se défendait avec
une certaine résolution.
Le temps passe vite, lorsqu’il se passe en
attaques et en défenses.
Minuit sonna, et l’on entendit presque en
même temps retentir la sonnette dans la chambre
de Milady.
– Grand Dieu ! s’écria Ketty, voici ma
maîtresse qui m’appelle ! Partez, partez vite !
D’Artagnan se leva, prit son chapeau comme
s’il avait l’intention d’obéir ; puis, ouvrant
vivement la porte d’une grande armoire au lieu

311
d’ouvrir celle de l’escalier, il se blottit dedans au
milieu des robes et des peignoirs de Milady.
– Que faites-vous donc ? s’écria Ketty.
D’Artagnan, qui d’avance avait pris la clef,
s’enferma dans son armoire sans répondre.
– Eh bien ! cria Milady d’une voix aigre,
dormez-vous donc que vous ne venez pas quand
je sonne ?
Et d’Artagnan entendit qu’on ouvrit
violemment la porte de communication.
– Me voici, Milady, me voici, s’écria Ketty en
s’élançant à la rencontre de sa maîtresse.
Toutes deux rentrèrent dans la chambre à
coucher, et comme la porte de communication
resta ouverte, d’Artagnan put entendre quelque
temps encore Milady gronder sa suivante ; puis
enfin elle s’apaisa, et la conversation tomba sur
lui tandis que Ketty accommodait sa maîtresse.
– Eh bien ! dit Milady, je n’ai pas vu notre
Gascon ce soir ?
– Comment, madame, dit Ketty, il n’est pas
venu ! serait-il volage avant d’être heureux ?

312
– Oh non ! il faut qu’il ait été empêché par M.
de Tréville ou par M. des Essarts. Je m’y connais,
Ketty, et je le tiens, celui-là.
– Qu’en fera madame ?
– Ce que j’en ferai !... Sois tranquille, Ketty, il
y a entre cet homme et moi une chose qu’il
ignore... il a manqué me faire perdre mon crédit
près de Son Éminence... Oh ! je me vengerai !
– Je croyais que madame l’aimait ?
– Moi, l’aimer ! je le déteste ! Un niais, qui
tient la vie de lord de Winter entre ses mains et
qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois cent
mille livres de rente !
– C’est vrai, dit Ketty, votre fils était le seul
héritier de son oncle, et jusqu’à sa majorité vous
auriez eu la jouissance de sa fortune.
D’Artagnan frissonna jusqu’à la moelle des os
en entendant cette suave créature lui reprocher,
avec cette voix stridente qu’elle avait tant de
peine à cacher dans la conversation, de n’avoir
pas tué un homme qu’il l’avait vue combler
d’amitié.

313
– Aussi, continua Milady, je me serais déjà
vengée sur lui-même, si, je ne sais pourquoi, le
cardinal ne m’avait recommandé de le ménager.
– Oh ! oui, mais madame n’a point ménagé
cette petite femme qu’il aimait.
– Oh ! la mercière de la rue des Fossoyeurs :
est-ce qu’il n’a pas déjà oublié qu’elle existait ?
La belle vengeance, ma foi !
Une sueur froide coulait sur le front de
d’Artagnan : c’était donc un monstre que cette
femme.
Il se remit à écouter, mais malheureusement la
toilette était finie.
– C’est bien, dit Milady, rentrez chez vous et
demain tâchez enfin d’avoir une réponse à cette
lettre que je vous ai donnée.
– Pour M. de Wardes ? dit Ketty.
– Sans doute, pour M. de Wardes.
– En voilà un, dit Ketty, qui m’a bien l’air
d’être tout le contraire de ce pauvre M.
d’Artagnan.

314
– Sortez, mademoiselle, dit Milady, je n’aime
pas les commentaires.
D’Artagnan entendit la porte qui se refermait,
puis le bruit de deux verrous que mettait Milady
afin de s’enfermer chez elle ; de son côté, mais le
plus doucement qu’elle put, Ketty donna à la
serrure un tour de clef ; d’Artagnan alors poussa
la porte de l’armoire.
– Ô mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu’avez-
vous et comme vous êtes pâle !
– L’abominable créature ! murmura
d’Artagnan.
– Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n’y a
qu’une cloison entre ma chambre et celle de
Milady, on entend de l’une tout ce qui se dit dans
l’autre !
– C’est justement pour cela que je ne sortirai
pas, dit d’Artagnan.
– Comment ? fit Ketty en rougissant.
– Ou du moins que je sortirai... plus tard.
Et il attira Ketty à lui ; il n’y avait plus moyen
de résister – la résistance fait tant de bruit ! –

315
aussi Ketty céda.
C’était un mouvement de vengeance contre
Milady. D’Artagnan trouva qu’on avait raison de
dire que la vengeance est le plaisir des dieux.
Aussi, avec un peu de cœur, se serait-il contenté
de cette nouvelle conquête ; mais d’Artagnan
n’avait que de l’ambition et de l’orgueil.
Cependant, il faut le dire à sa louange, le
premier emploi qu’il avait fait de son influence
sur Ketty avait été d’essayer de savoir d’elle ce
qu’était devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre
fille jura sur le crucifix à d’Artagnan qu’elle
l’ignorait complètement, sa maîtresse ne laissant
jamais pénétrer que la moitié de ses secrets ;
seulement, elle croyait pouvoir répondre qu’elle
n’était pas morte.
Quant à la cause qui avait manqué faire perdre
à Milady son crédit près du cardinal, Ketty n’en
savait pas davantage ; mais cette fois, d’Artagnan
était plus avancé qu’elle : comme il avait aperçu
Milady sur un bâtiment consigné au moment où
lui-même quittait l’Angleterre, il se douta qu’il
était question cette fois des ferrets de diamants.

316
Mais ce qu’il y avait de plus clair dans tout
cela, c’est que la haine véritable, la haine
profonde, la haine invétérée de Milady lui venait
de ce qu’il n’avait pas tué son beau-frère.
D’Artagnan retourna le lendemain chez
Milady. Elle était de fort méchante humeur,
d’Artagnan se douta que c’était le défaut de
réponse de M. de Wardes qui l’agaçait ainsi.
Ketty entra ; mais Milady la reçut fort durement.
Un coup d’œil qu’elle lança à d’Artagnan voulait
dire : Vous voyez ce que je souffre pour vous.
Cependant vers la fin de la soirée, la belle
lionne s’adoucit, elle écouta en souriant les doux
propos de d’Artagnan, elle lui donna même sa
main à baiser.
D’Artagnan sortit ne sachant plus que penser :
mais comme c’était un garçon à qui on ne faisait
pas facilement perdre la tête, tout en faisant sa
cour à Milady il avait bâti dans son esprit un petit
plan.
Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il
monta chez elle pour avoir des nouvelles. Ketty
avait été fort grondée, on l’avait accusée de

317
négligence. Milady ne comprenait rien au silence
du comte de Wardes, et elle lui avait ordonné
d’entrer chez elle à neuf heures du matin pour y
prendre une troisième lettre.
D’Artagnan fit promettre à Ketty de lui
apporter chez lui cette lettre le lendemain matin ;
la pauvre fille promit tout ce que voulut son
amant : elle était folle.
Les choses se passèrent comme la veille :
d’Artagnan s’enferma dans son armoire, Milady
appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa
porte. Comme la veille d’Artagnan ne rentra chez
lui qu’à cinq heures du matin.
À onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait
à la main un nouveau billet de Milady. Cette fois,
la pauvre enfant n’essaya pas même de le
disputer à d’Artagnan ; elle le laissa faire ; elle
appartenait corps et âme à son beau soldat.
D’Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :

Voilà la troisième fois que je vous écris pour


vous dire que je vous aime. Prenez garde que je

318
ne vous écrive une quatrième pour vous dire que
je vous déteste.
Si vous vous repentez de la façon dont vous
avez agi avec moi, la jeune fille qui vous remettra
ce billet vous dira de quelle manière un galant
homme peut obtenir son pardon.

D’Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en


lisant ce billet.
– Oh ! vous l’aimez toujours ! dit Ketty, qui
n’avait pas détourné un instant les yeux du visage
du jeune homme.
– Non, Ketty, tu te trompes, je ne l’aime plus
mais je veux me venger de ses mépris.
– Oui, je connais votre vengeance ; vous me
l’avez dite.
– Que t’importe, Ketty ! tu sais bien que c’est
toi seule que j’aime.
– Comment peut-on savoir cela ?
– Par le mépris que je ferai d’elle.
Ketty soupira.

319
D’Artagnan prit une plume et écrivit :

Madame, jusqu’ici j’avais douté que ce fût


bien à moi que vos deux premiers billets eussent
été adressés, tant je me croyais indigne d’un
pareil honneur ; d’ailleurs j’étais si souffrant,
que j’eusse en tout cas hésité à y répondre.
Mais aujourd’hui il faut bien que je croie à
l’excès de vos bontés, puisque non seulement
votre lettre, mais encore votre suivante,
m’affirme que j’ai le bonheur d’être aimé de
vous.
Elle n’a pas besoin de me dire de quelle
manière un galant homme peut obtenir son
pardon. J’irai donc vous demander le mien ce
soir à onze heures. Tarder d’un jour serait à mes
yeux, maintenant, vous faire une nouvelle offense.
Celui que vous avez rendu le plus heureux des
hommes.
– COMTE DE WARDES.

Ce billet était d’abord un faux, c’était ensuite

320
une indélicatesse ; c’était même, au point de vue
de nos mœurs actuelles, quelque chose comme
une infamie ; mais on se ménageait moins à cette
époque qu’on ne le fait aujourd’hui. D’ailleurs
d’Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady
coupable de trahison à des chefs plus importants,
et il n’avait pour elle qu’une estime fort mince. Et
cependant malgré ce peu d’estime, il sentait
qu’une passion insensée le brûlait pour cette
femme. Passion ivre de mépris, mais passion ou
soif, comme on voudra.
L’intention de d’Artagnan était bien simple :
par la chambre de Ketty il arrivait à celle de sa
maîtresse ; il profitait du premier moment de
surprise, de honte, de terreur pour triompher
d’elle ; peut-être aussi échouerait-il, mais il fallait
bien donner quelque chose au hasard. Dans huit
jours la campagne s’ouvrait, et il fallait partir ;
d’Artagnan n’avait pas le temps de filer le parfait
amour.
– Tiens, dit le jeune homme en remettant à
Ketty le billet tout cacheté, donne cette lettre à
Milady ; c’est la réponse de M. de Wardes.

321
La pauvre Ketty devint pâle comme la mort,
elle se doutait de ce que contenait le billet.
– Écoute, ma chère enfant, lui dit d’Artagnan,
tu comprends qu’il faut que tout cela finisse
d’une façon ou de l’autre ; Milady peut découvrir
que tu as remis le premier billet à mon valet, au
lieu de le remettre au valet du comte ; que c’est
moi qui ai décacheté les autres qui devaient être
décachetés par M. de Wardes ; alors Milady te
chasse, et, tu la connais, ce n’est pas une femme à
borner là sa vengeance.
– Hélas ! dit Ketty, pour qui me suis-je
exposée à tout cela ?
– Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit
le jeune homme, aussi je t’en suis bien
reconnaissant, je te le jure.
– Mais enfin, que contient votre billet ?
– Milady te le dira.
– Ah ! vous ne m’aimez pas ! s’écria Ketty, et
je suis bien malheureuse !
À ce reproche il y a une réponse à laquelle les
femmes se trompent toujours ; d’Artagnan

322
répondit de manière que Ketty demeurât dans la
plus grande erreur.
Cependant elle pleura beaucoup avant de se
décider à remettre cette lettre à Milady, mais
enfin elle se décida, c’est tout ce que voulait
d’Artagnan.
D’ailleurs il lui promit que le soir il sortirait
de bonne heure de chez sa maîtresse, et qu’en
sortant de chez sa maîtresse il monterait chez
elle.
Cette promesse acheva de consoler la pauvre
Ketty.

323
34

Où il est traité de l’équipement


d’Aramis et de Porthos.

Depuis que les quatre amis étaient chacun à la


chasse de son équipement, il n’y avait plus entre
eux de réunion arrêtée. On dînait les uns sans les
autres, où l’on se trouvait, ou plutôt où l’on
pouvait. Le service, de son côté, prenait aussi sa
part de ce temps précieux, qui s’écoulait si vite.
Seulement on était convenu de se trouver une fois
la semaine, vers une heure, au logis d’Athos,
attendu que ce dernier, selon le serment qu’il
avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
C’était le jour même où Ketty était venue
trouver d’Artagnan chez lui, jour de réunion.
À peine Ketty fut-elle sortie, que d’Artagnan
se dirigea vers la rue Férou.

324
Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient.
Aramis avait quelques velléités de revenir à la
soutane. Athos, selon ses habitudes, ne le
dissuadait ni ne l’encourageait. Athos était pour
qu’on laissât à chacun son libre arbitre. Il ne
donnait jamais de conseils qu’on ne les lui
demandât. Encore fallait-il les lui demander deux
fois.
– En général, on ne demande de conseils,
disait-il, que pour ne les pas suivre ; ou, si on les
a suivis, que pour avoir quelqu’un à qui l’on
puisse faire le reproche de les avoir donnés.
Porthos arriva un instant après d’Artagnan.
Les quatre amis se trouvaient donc réunis.
Les quatre visages exprimaient quatre
sentiments différents : celui de Porthos la
tranquillité, celui de d’Artagnan l’espoir, celui
d’Aramis l’inquiétude, celui d’Athos
l’insouciance.
Au bout d’un instant de conversation dans
laquelle Porthos laissa entrevoir qu’une personne
haut placée avait bien voulu se charger de le tirer
d’embarras, Mousqueton entra.

325
Il venait prier Porthos de passer à son logis,
où, disait-il d’un air fort piteux, sa présence était
urgente.
– Sont-ce mes équipages ? demanda Porthos.
– Oui et non, répondit Mousqueton.
– Mais enfin que veux-tu dire ?...
– Venez, monsieur.
Porthos se leva, salua ses amis et suivit
Mousqueton.
Un instant après, Bazin apparut au seuil de la
porte.
– Que me voulez-vous, mon ami ? dit Aramis
avec cette douceur de langage que l’on
remarquait en lui chaque fois que ses idées le
ramenaient vers l’Église...
– Un homme attend monsieur à la maison,
répond Bazin.
– Un homme ! quel homme ?
– Un mendiant.
– Faites-lui l’aumône, Bazin, et dites-lui de
prier pour un pauvre pécheur.

326
– Ce mendiant veut à toute force vous parler,
et prétend que vous serez bien aise de le voir.
– N’a-t-il rien dit de particulier pour moi ?
– Si fait. « Si M. Aramis, a-t-il dit, hésite à me
venir trouver, vous lui annoncerez que j’arrive de
Tours. »
– De Tours ? s’écria Aramis ; messieurs, mille
pardons, mais sans doute cet homme m’apporte
des nouvelles que j’attendais.
Et, se levant aussitôt, il s’éloigna rapidement.
Restèrent Athos et d’Artagnan.
– Je crois que ces gaillards-là ont trouvé leur
affaire. Qu’en pensez-vous, d’Artagnan ? dit
Athos.
– Je sais que Porthos était en bon train, dit
d’Artagnan ; et quant à Aramis, à vrai dire, je
n’en ai jamais été sérieusement inquiet : mais
vous, mon cher Athos, vous qui avez si
généreusement distribué les pistoles de l’Anglais
qui étaient votre bien légitime, qu’allez-vous
faire ?
– Je suis fort content d’avoir tué ce drôle, mon

327
enfant, vu que c’est pain bénit que de tuer un
Anglais : mais si j’avais empoché ses pistoles,
elles me pèseraient comme un remords.
– Allons donc, mon cher Athos ! vous avez
vraiment des idées inconcevables.
– Passons, passons ! Que me disait donc M. de
Tréville, qui me fit l’honneur de me venir voir
hier, que vous hantez ces Anglais suspects que
protège le cardinal ?
– C’est-à-dire que je rends visite à une
Anglaise, celle dont je vous ai parlé.
– Ah ! oui, la femme blonde au sujet de
laquelle je vous ai donné des conseils que
naturellement vous vous êtes bien gardé de
suivre.
– Je vous ai donné mes raisons.
– Oui ; vous voyez là votre équipement, je
crois, à ce que vous m’avez dit.
– Point du tout ! j’ai acquis la certitude que
cette femme était pour quelque chose dans
l’enlèvement de Mme Bonacieux.
– Oui, et je comprends ; pour retrouver une

328
femme, vous faites la cour à une autre : c’est le
chemin le plus long, mais le plus amusant.
D’Artagnan fut sur le point de tout raconter à
Athos ; mais un point l’arrêta : Athos était un
gentilhomme sévère sur le point d’honneur, et il y
avait, dans tout ce petit plan que notre amoureux
avait arrêté à l’endroit de Milady, certaines
choses qui, d’avance, il en était sûr,
n’obtiendraient pas l’assentiment du puritain ; il
préféra donc garder le silence, et comme Athos
était l’homme le moins curieux de la terre, les
confidences de d’Artagnan en étaient restées là.
Nous quitterons donc les deux amis, qui
n’avaient rien de bien important à se dire, pour
suivre Aramis.
À cette nouvelle, que l’homme qui voulait lui
parler arrivait de Tours, nous avons vu avec
quelle rapidité le jeune homme avait suivi ou
plutôt devancé Bazin ; il ne fit donc qu’un saut de
la rue Férou à la rue de Vaugirard.
En entrant chez lui, il trouva effectivement un
homme de petite taille, aux yeux intelligents,
mais couvert de haillons.

329
– C’est vous qui me demandez ? dit le
mousquetaire.
– C’est-à-dire que je demande M. Aramis :
est-ce vous qui vous appelez ainsi ?
– Moi-même : vous avez quelque chose à me
remettre ?
– Oui, si vous me montrez certain mouchoir
brodé.
– Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa
poitrine, et en ouvrant un petit coffret de bois
d’ébène incrusté de nacre, le voici, tenez.
– C’est bien, dit le mendiant, renvoyez votre
laquais.
En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le
mendiant voulait à son maître, avait réglé son pas
sur le sien, et était arrivé presque en même temps
que lui ; mais cette célérité ne lui servit pas à
grand-chose sur l’invitation du mendiant, son
maître lui fit signe de se retirer, et force lui fut
d’obéir.
Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide
autour de lui, afin d’être sûr que personne ne

330
pouvait ni le voir ni l’entendre, et ouvrant sa
veste en haillons mal serrée par une ceinture de
cuir, il se mit à découdre le haut de son
pourpoint, d’où il tira une lettre.
Aramis jeta un cri de joie à la vue du cachet,
baisa l’écriture, et avec un respect presque
religieux, il ouvrit l’épître qui contenait ce qui
suit :

Ami, le sort veut que nous soyons séparés


quelque temps encore ; mais les beaux jours de la
jeunesse ne sont pas perdus sans retour. Faites
votre devoir au camp ; je fais le mien autre part.
Prenez ce que le porteur vous remettra ; faites la
campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez
à moi, qui baise tendrement vos yeux noirs.
Adieu, ou plutôt au revoir !

Le mendiant décousait toujours ; il tira une à


une de ses sales habits cent cinquante doubles
pistoles d’Espagne, qu’il aligna sur la table ; puis,
il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune

331
homme, stupéfait, eût osé lui adresser une parole.
Aramis alors relut la lettre, et s’aperçut que
cette lettre avait un post-scriptum.

P.-S. – Vous pouvez faire accueil au porteur,


qui est comte et grand d’Espagne.

– Rêves dorés ! s’écria Aramis. Oh ! la belle


vie ! oui, nous sommes jeunes ! Oui, nous aurons
encore des jours heureux ! Oh ! à toi, mon amour,
mon sang, ma vie tout, tout, tout, ma belle
maîtresse !
Et il baisait la lettre avec passion, sans même
regarder l’or qui étincelait sur la table.
Bazin gratta à la porte ; Aramis n’avait plus de
raison pour le tenir à distance ; il lui permit
d’entrer.
Bazin resta stupéfait à la vue de cet or, et
oublia qu’il venait annoncer d’Artagnan, qui,
curieux de savoir ce que c’était que le mendiant,
venait chez Aramis en sortant de chez Athos.

332
Or, comme d’Artagnan ne se gênait pas avec
Aramis, voyant que Bazin oubliait de l’annoncer,
il s’annonça lui-même.
– Ah ! diable, mon cher Aramis, dit
d’Artagnan, si ce sont là les pruneaux qu’on nous
envoie de Tours, vous en ferez mon compliment
au jardinier qui les récolte.
– Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis
toujours discret : c’est mon libraire qui vient de
m’envoyer le prix de ce poème en vers d’une
syllabe que j’avais commencé là-bas.
– Ah ! vraiment ! dit d’Artagnan ; eh bien !
votre libraire est généreux, mon cher Aramis,
voilà tout ce que je puis vous dire.
– Comment, monsieur ! s’écria Bazin, un
poème se vend si cher ! c’est incroyable ! Oh !
monsieur ! vous faites tout ce que vous voulez,
vous pouvez devenir l’égal de M. de Voiture et
de M. de Benserade. J’aime encore cela, moi. Un
poète, c’est presque un abbé. Ah ! monsieur
Aramis, mettez-vous donc poète, je vous en prie.
– Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que

333
vous vous mêlez à la conversation.
Bazin comprit qu’il était dans son tort ; il
baissa la tête, et sortit.
– Ah ! dit d’Artagnan avec un sourire, vous
vendez vos productions au poids de l’or : vous
êtes bien heureux, mon ami ; mais prenez garde,
vous allez perdre cette lettre qui sort de votre
casaque, et qui est sans doute aussi de votre
libraire.
Aramis rougit jusqu’au blanc des yeux,
renfonça sa lettre, et reboutonna son pourpoint.
– Mon cher d’Artagnan, dit-il, nous allons, si
vous le voulez bien, aller trouver nos amis ; et
puisque je suis riche, nous recommencerons
aujourd’hui à dîner ensemble en attendant que
vous soyez riches à votre tour.
– Ma foi ! dit d’Artagnan, avec grand plaisir.
Il y a longtemps que nous n’avons fait un dîner
convenable ; et comme j’ai pour mon compte une
expédition quelque peu hasardeuse à faire ce soir,
je ne serais pas fâché, je l’avoue, de me monter
un peu la tête avec quelques bouteilles de vieux

334
bourgogne.
– Va pour le vieux bourgogne ; je ne le déteste
pas non plus, dit Aramis, auquel la vue de l’or
avait enlevé comme avec la main ses idées de
retraite.
Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles
dans sa poche pour répondre aux besoins du
moment, il enferma les autres dans le coffre
d’ébène incrusté de nacre, où était déjà le fameux
mouchoir qui lui avait servi de talisman.
Les deux amis se rendirent d’abord chez
Athos, qui, fidèle au serment qu’il avait fait de ne
pas sortir, se chargea de faire apporter à dîner
chez lui : comme il entendait à merveille les
détails gastronomiques, d’Artagnan et Aramis ne
firent aucune difficulté de lui abandonner ce soin
important.
Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin
de la rue du Bac, ils rencontrèrent Mousqueton,
qui, d’un air piteux, chassait devant lui un mulet
et un cheval.
D’Artagnan poussa un cri de surprise, qui

335
n’était pas exempt d’un mélange de joie.
– Ah ! mon cheval jaune ! s’écria-t-il. Aramis,
regardez ce cheval !
– Oh ! l’affreux roussin ! dit Aramis.
– Eh bien ! mon cher, reprit d’Artagnan, c’est
le cheval sur lequel je suis venu à Paris.
– Comment, monsieur connaît ce cheval ? dit
Mousqueton.
– Il est d’une couleur originale, fit Aramis ;
c’est le seul que j’aie jamais vu de ce poil-là.
– Je le crois bien, reprit d’Artagnan, aussi je
l’ai vendu trois écus, et il faut bien que ce soit
pour le poil, car la carcasse ne vaut certes pas
dix-huit livres. Mais comment ce cheval se
trouve-t-il entre tes mains, Mousqueton ?
– Ah ! dit le valet, ne m’en parlez pas,
monsieur, c’est un affreux tour du mari de notre
duchesse !
– Comment cela, Mousqueton ?
– Oui, nous sommes vus d’un très bon œil par
une femme de qualité, la duchesse de... ; mais

336
pardon ! mon maître m’a recommandé d’être
discret : elle nous avait forcés d’accepter un petit
souvenir, un magnifique genet d’Espagne et un
mulet andalou, que c’était merveilleux à voir ; le
mari a appris la chose, il a confisqué au passage
les deux magnifiques bêtes qu’on nous envoyait,
et il leur a substitué ces horribles animaux !
– Que tu lui ramènes ? dit d’Artagnan.
– Justement ! reprit Mousqueton ; vous
comprenez que nous ne pouvons point accepter
de pareilles montures en échange de celles que
l’on nous avait promises.
– Non, pardieu, quoique j’eusse voulu voir
Porthos sur mon Bouton-d’Or ; cela m’aurait
donné une idée de ce que j’étais moi-même,
quand je suis arrivé à Paris. Mais que nous ne
t’arrêtions pas, Mousqueton ; va faire la
commission de ton maître, va. Est-il chez lui ?
– Oui, monsieur, dit Mousqueton, mais bien
maussade, allez !
Et il continua son chemin vers le quai des
Grands-Augustins, tandis que les deux amis

337
allaient sonner à la porte de l’infortuné Porthos.
Celui-ci les avait vus traversant la cour, et il
n’avait garde d’ouvrir. Ils sonnèrent donc
inutilement.
Cependant, Mousqueton continuait sa route,
et, traversant le Pont-Neuf, toujours chassant
devant lui ses deux haridelles, il atteignit la rue
aux Ours. Arrivé là, il attacha, selon les ordres de
son maître, cheval et mulet au marteau de la porte
du procureur ; puis, sans s’inquiéter de leur sort
futur, il s’en revint trouver Porthos et lui annonça
que sa commission était faite.
Au bout d’un certain temps, les deux
malheureuses bêtes, qui n’avaient pas mangé
depuis le matin, firent un tel bruit en soulevant et
en laissant retomber le marteau de la porte, que le
procureur ordonna à son saute-ruisseau d’aller
s’informer dans le voisinage à qui appartenaient
ce cheval et ce mulet.
Mme Coquenard reconnut son présent, et ne
comprit rien d’abord à cette restitution ; mais
bientôt la visite de Porthos l’éclaira. Le courroux
qui brillait dans les yeux du mousquetaire, malgré

338
la contrainte qu’il s’imposait, épouvanta la
sensible amante. En effet, Mousqueton n’avait
point caché à son maître qu’il avait rencontré
d’Artagnan et Aramis, et que d’Artagnan, dans le
cheval jaune, avait reconnu le bidet béarnais sur
lequel il était venu à Paris, et qu’il avait vendu
trois écus.
Porthos sortit après avoir donné rendez-vous à
la procureuse dans le cloître Saint-Magloire. Le
procureur, voyant que Porthos partait, l’invita à
dîner, invitation que le mousquetaire refusa avec
un air plein de majesté.
Mme Coquenard se rendit toute tremblante au
cloître Saint-Magloire, car elle devinait les
reproches qui l’y attendaient ; mais elle était
fascinée par les grandes façons de Porthos.
Tout ce qu’un homme blessé dans son amour-
propre peut laisser tomber d’imprécations et de
reproches sur la tête d’une femme, Porthos le
laissa tomber sur la tête courbée de la procureuse.
– Hélas ! dit-elle, j’ai fait pour le mieux. Un
de nos clients est marchand de chevaux, il devait
de l’argent à l’étude, et s’est montré récalcitrant.

339
J’ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu’il nous
devait ; il m’avait promis deux montures royales.
– Eh bien ! madame, dit Porthos, s’il vous
devait plus de cinq écus, votre maquignon est un
voleur.
– Il n’est pas défendu de chercher le bon
marché, monsieur Porthos, dit la procureuse
cherchant à s’excuser.
– Non, madame, mais ceux qui cherchent le
bon marché doivent permettre aux autres de
chercher des amis plus généreux.
Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas
pour se retirer.
– Monsieur Porthos ! monsieur Porthos !
s’écria la procureuse, j’ai tort, je le reconnais, je
n’aurais pas dû marchander quand il s’agissait
d’équiper un cavalier comme vous !
Porthos, sans répondre, fit un second pas de
retraite.
La procureuse crut le voir dans un nuage
étincelant tout entouré de duchesses et de
marquises qui lui jetaient des sacs d’or sous les

340
pieds.
– Arrêtez, au nom du ciel ! monsieur Porthos,
s’écria-t-elle, arrêtez et causons.
– Causer avec vous me porte malheur, dit
Porthos.
– Mais, dites-moi, que demandez-vous ?
– Rien, car cela revient au même que si je
vous demandais quelque chose.
La procureuse se pendit au bras de Porthos, et,
dans l’élan de sa douleur, elle s’écria :
– Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout
cela, moi ; sais-je ce que c’est qu’un cheval ?
sais-je ce que c’est que des harnais !
– Il fallait vous en rapporter à moi, qui m’y
connais, madame ; mais vous avez voulu
ménager et, par conséquent, prêter à usure.
– C’est un tort, monsieur Porthos, et je le
réparerai sur ma parole d’honneur.
– Et comment cela ? demanda le
mousquetaire.
– Écoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M.

341
le duc de Chaulnes, qui l’a mandé. C’est pour une
consultation qui durera deux heures au moins,
venez, nous serons seuls, et nous ferons nos
comptes.
– À la bonne heure ! voilà qui est parler, ma
chère !
– Vous me pardonnez ?
– Nous verrons, dit majestueusement Porthos.
Et tous deux se séparèrent en se disant : À ce
soir.
– Diable ! pensa Porthos en s’éloignant, il me
semble que je me rapproche enfin du bahut de
maître Coquenard.

342
35

La nuit tous les chats sont gris

Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos


et par d’Artagnan, arriva enfin.
D’Artagnan, comme d’habitude, se présenta
vers les neuf heures chez Milady. Il la trouva
d’une humeur charmante ; jamais elle ne l’avait si
bien reçu. Notre Gascon vit du premier coup
d’œil que son billet avait été remis, et ce billet
faisait son effet.
Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa
maîtresse lui fit une mine charmante, lui sourit de
son plus gracieux sourire ; mais, hélas la pauvre
fille était si triste, qu’elle ne s’aperçut même pas
de la bienveillance de Milady.
D’Artagnan regardait l’une après l’autre ces
deux femmes, et il était forcé de s’avouer que la

343
nature s’était trompée en les formant ; à la grande
dame elle avait donné une âme vénale et vile, à la
soubrette elle avait donné le cœur d’une
duchesse.
À dix heures Milady commença à paraître
inquiète, d’Artagnan comprit ce que cela voulait
dire ; elle regardait la pendule, se levait, se
rasseyait, souriait à d’Artagnan d’un air qui
voulait dire : Vous êtes fort aimable sans doute,
mais vous seriez charmant si vous partiez !
D’Artagnan se leva et prit son chapeau ;
Milady lui donna sa main à baiser ; le jeune
homme sentit qu’elle la lui serrait et comprit que
c’était par un sentiment non pas de coquetterie,
mais de reconnaissance à cause de son départ.
« Elle l’aime diablement », murmura-t-il. Puis
il sortit.
Cette fois Ketty ne l’attendait aucunement, ni
dans l’antichambre, ni dans le corridor, ni sous la
grande porte. Il fallut que d’Artagnan trouvât tout
seul l’escalier et la petite chambre.
Ketty était assise la tête cachée dans ses

344
mains, et pleurait.
Elle entendit entrer d’Artagnan, mais elle ne
releva point la tête ; le jeune homme alla à elle et
lui prit les mains, alors elle éclata en sanglots.
Comme l’avait présumé d’Artagnan, Milady,
en recevant la lettre, avait, dans le délire de sa
joie, tout dit à sa suivante ; puis, en récompense
de la manière dont cette fois elle avait fait la
commission, elle lui avait donné une bourse.
Ketty, en rentrant chez elle, avait jeté la bourse
dans un coin, où elle était restée tout ouverte,
dégorgeant trois ou quatre pièces d’or sur le tapis.
La pauvre fille, à la voix de d’Artagnan, releva
la tête. D’Artagnan lui-même fut effrayé du
bouleversement de son visage ; elle joignit les
mains d’un air suppliant, mais sans oser dire une
parole.
Si peu sensible que fût le cœur de d’Artagnan,
il se sentit attendri par cette douleur muette ; mais
il tenait trop à ses projets et surtout à celui-ci,
pour rien changer au programme qu’il avait fait
d’avance. Il ne laissa donc à Ketty aucun espoir
de le fléchir, seulement il lui présenta son action

345
comme une simple vengeance.
Cette vengeance, au reste, devenait d’autant
plus facile, que Milady, sans doute pour cacher sa
rougeur à son amant, avait recommandé à Ketty
d’éteindre toutes les lumières dans l’appartement,
et même dans sa chambre, à elle. Avant le jour,
M. de Wardes devait sortir, toujours dans
l’obscurité.
Au bout d’un instant on entendit Milady qui
rentrait dans sa chambre. D’Artagnan s’élança
aussitôt dans son armoire. À peine y était-il blotti
que la sonnette se fit entendre.
Ketty entra chez sa maîtresse, et ne laissa
point la porte ouverte ; mais la cloison était si
mince, que l’on entendait à peu près tout ce qui
se disait entre les deux femmes.
Milady semblait ivre de joie, elle se faisait
répéter par Ketty les moindres détails de la
prétendue entrevue de la soubrette avec de
Wardes, comment il avait reçu sa lettre, comment
il avait répondu, quelle était l’expression de son
visage, s’il paraissait bien amoureux ; et à toutes
ces questions la pauvre Ketty, forcée de faire

346
bonne contenance, répondait d’une voix étouffée
dont sa maîtresse ne remarquait même pas
l’accent douloureux, tant le bonheur est égoïste.
Enfin, comme l’heure de son entretien avec le
comte approchait, Milady fit en effet tout éteindre
chez elle, et ordonna à Ketty de rentrer dans sa
chambre, et d’introduire de Wardes aussitôt qu’il
se présenterait.
L’attente de Ketty ne fut pas longue. À peine
d’Artagnan eut-il vu par le trou de la serrure de
son armoire que tout l’appartement était dans
l’obscurité, qu’il s’élança de sa cachette au
moment même où Ketty refermait la porte de
communication.
– Qu’est-ce que ce bruit ? demanda Milady.
– C’est moi, dit d’Artagnan à demi-voix ; moi,
le comte de Wardes.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty,
il n’a pas même pu attendre l’heure qu’il avait
fixée lui-même !
– Eh bien ! dit Milady d’une voix tremblante,
pourquoi n’entre-t-il pas ? Comte, comte, ajouta-

347
t-elle, vous savez bien que je vous attends !
À cet appel, d’Artagnan éloigna doucement
Ketty et s’élança dans la chambre de Milady.
Si la rage et la douleur doivent torturer une
âme, c’est celle de l’amant qui reçoit sous un
nom qui n’est pas le sien des protestations
d’amour qui s’adressent à son heureux rival.
D’Artagnan était dans une situation
douloureuse qu’il n’avaient pas prévue, la
jalousie le mordait au cœur, et il souffrait presque
autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce
même moment dans la chambre voisine.
– Oui, comte, disait Milady de sa plus douce
voix en lui serrant tendrement la main dans les
siennes, oui, je suis heureuse de l’amour que vos
regards et vos paroles m’ont exprimé chaque fois
que nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je
vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque
gage de vous qui me prouve que vous pensez à
moi, et comme vous pourriez m’oublier, tenez.
Et elle passa une bague de son doigt à celui de
d’Artagnan.

348
D’Artagnan se rappela avoir vu cette bague à
la main de Milady : c’était un magnifique saphir
entouré de brillants.
Le premier mouvement de d’Artagnan fut de
le lui rendre, mais Milady ajouta :
– Non, non ; gardez cette bague pour l’amour
de moi. Vous me rendez d’ailleurs, en
l’acceptant, ajouta-t-elle d’une voix émue, un
service bien plus grand que vous ne sauriez
l’imaginer.
– Cette femme est pleine de mystères,
murmura en lui-même d’Artagnan.
En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il
ouvrit la bouche pour dire à Milady qui il était, et
dans quel but de vengeance il était venu, mais
elle ajouta :
– Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a
failli tuer !
Le monstre, c’était lui.
– Oh ! continua Milady, est-ce que vos
blessures vous font encore souffrir ?
– Oui, beaucoup, dit d’Artagnan, qui ne savait

349
trop que répondre.
– Soyez tranquille, murmura Milady, je vous
vengerai, moi et cruellement !
– Peste ! se dit d’Artagnan, le moment des
confidences n’est pas encore venu.
Il fallut quelque temps à d’Artagnan pour se
remettre de ce petit dialogue : mais toutes les
idées de vengeance qu’il avait apportées s’étaient
complètement évanouies. Cette femme exerçait
sur lui une incroyable puissance, il la haïssait et
l’adorait à la fois, il n’avait jamais cru que deux
sentiments si contraires pussent habiter dans le
même cœur, et en se réunissant, former un amour
étrange et en quelque sorte diabolique.
Cependant une heure venait de sonner ; il
fallut se séparer ; d’Artagnan, au moment de
quitter Milady, ne sentit plus qu’un vif regret de
s’éloigner, et, dans l’adieu passionné qu’ils
s’adressèrent réciproquement, une nouvelle
entrevue fut convenue pour la semaine suivante.
La pauvre Ketty espérait pouvoir adresser
quelques mots à d’Artagnan lorsqu’il passerait
dans sa chambre ; mais Milady le reconduisit

350
elle-même dans l’obscurité et ne le quitta que sur
l’escalier.
Le lendemain au matin, d’Artagnan courut
chez Athos. Il était engagé dans une si singulière
aventure qu’il voulait lui demander conseil. Il lui
raconta tout : Athos fronça plusieurs fois le
sourcil.
– Votre Milady, lui dit-il, me paraît une
créature infâme, mais vous n’en avez pas moins
eu tort de la tromper : vous voilà d’une façon ou
d’une autre une ennemie terrible sur les bras.
Et tout en lui parlant, Athos regardait avec
attention le saphir entouré de diamants qui avait
pris au doigt de d’Artagnan la place de la bague
de la reine, soigneusement remise dans un écrin.
– Vous regardez cette bague ? dit le Gascon
tout glorieux d’étaler aux regards de ses amis un
si riche présent.
– Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de
famille.
– Elle est belle, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan.
– Magnifique ! répondit Athos ; je ne croyais

351
pas qu’il existât deux saphirs d’une si belle eau.
L’avez-vous donc troquée contre votre diamant ?
– Non, dit d’Artagnan ; c’est un cadeau de ma
belle Anglaise, ou plutôt de ma belle Française :
car, quoique je ne le lui aie point demandé, je suis
convaincu qu’elle est née en France.
– Cette bague vous vient de Milady ? s’écria
Athos avec une voix dans laquelle il était facile
de distinguer une grande émotion.
– D’elle-même ; elle me l’a donnée cette nuit.
– Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
– La voici, répondit d’Artagnan en la tirant de
son doigt.
Athos l’examina et devint très pâle, puis il
l’essaya à l’annulaire de sa main gauche ; elle
allait à ce doigt comme si elle eût été faite pour
lui. Un nuage de colère et de vengeance passa sur
le front ordinairement calme du gentilhomme.
– Il est impossible que ce soit la même, dit-il ;
comment cette bague se trouverait-elle entre les
mains de Milady Clarick ? Et cependant il est
bien difficile qu’il y ait entre deux bijoux une

352
pareille ressemblance.
– Connaissez-vous cette bague ? demanda
d’Artagnan.
– J’avais cru la reconnaître, dit Athos, mais
sans doute que je me trompais.
Et il la rendit à d’Artagnan, sans cesser
cependant de la regarder.
– Tenez, dit-il au bout d’un instant,
d’Artagnan, ôtez cette bague de votre doigt ou
tournez-en le chaton en dedans ; elle me rappelle
de si cruels souvenirs, que je n’aurais pas ma tête
pour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me
demander des conseils, ne me disiez-vous point
que vous étiez embarrassé sur ce que vous deviez
faire ?... Mais attendez... rendez-moi ce saphir :
celui dont je voulais parler doit avoir une de ses
faces éraillée par suite d’un accident.
D’Artagnan tira de nouveau la bague de son
doigt et la rendit à Athos.
Athos tressaillit.
– Tenez, dit-il, voyez, n’est-ce pas étrange ?
Et il montrait à d’Artagnan cette égratignure

353
qu’il se rappelait devoir exister.
– Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?
– De ma mère, qui le tenait de sa mère à elle.
Comme je vous le dis, c’est un vieux bijou...
qui ne devait jamais sortir de la famille.
– Et vous l’avez... vendu ? demanda avec
hésitation d’Artagnan.
– Non, reprit Athos avec un singulier sourire ;
je l’ai donné pendant une nuit d’amour, comme il
vous a été donné à vous.
D’Artagnan resta pensif à son tour, il lui
semblait voir dans l’âme de Milady des abîmes
dont les profondeurs étaient sombres et
inconnues.
Il remit la bague non pas à son doigt, mais
dans sa poche.
– Écoutez, lui dit Athos en lui prenant la main,
vous savez si je vous aime, d’Artagnan ; j’aurais
un fils que je ne l’aimerais pas plus que vous. Eh
bien ! croyez-moi, renoncez à cette femme. Je ne
la connais pas, mais une espèce d’intuition me dit
que c’est une créature perdue, et qu’il y a quelque

354
chose de fatal en elle.
– Et vous avez raison, dit d’Artagnan. Aussi,
je m’en sépare ; je vous avoue que cette femme
m’effraie moi-même.
– Aurez-vous ce courage ? dit Athos.
– Je l’aurai, répondit d’Artagnan, et à l’instant
même.
– Eh bien ! vrai, mon enfant, vous avez raison,
dit le gentilhomme en serrant la main du Gascon
avec une affection presque paternelle ; que Dieu
veuille que cette femme, qui est à peine entrée
dans votre vie, n’y laisse pas une trace funeste !
Et Athos salua d’Artagnan de la tête, en
homme qui veut faire comprendre qu’il n’est pas
fâché de rester seul avec ses pensées.
En rentrant chez lui d’Artagnan trouva Ketty,
qui l’attendait. Un mois de fièvre n’eût pas plus
changé la pauvre enfant qu’elle ne l’était pour
cette nuit d’insomnie et de douleur.
Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de
Wardes. Sa maîtresse était folle d’amour, ivre de
joie : elle voulait savoir quand le comte lui

355
donnerait une seconde entrevue.
Et la pauvre Ketty, pâle et tremblante,
attendait la réponse de d’Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune
homme : les conseils de son ami joints aux cris de
son propre cœur l’avaient déterminé, maintenant
que son orgueil était sauvé et sa vengeance
satisfaite, à ne plus revoir Milady. Pour toute
réponse il prit donc une plume et écrivit la lettre
suivante :

Ne comptez pas sur moi, madame, pour le


prochain rendez-vous : depuis ma convalescence
j’ai tant d’occupations de ce genre qu’il m’a fallu
y mettre un certain ordre. Quand votre tour
viendra, j’aurai l’honneur de vous en faire part.
Je vous baise les mains.
– COMTE DE WARDES.

Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il


garder une arme contre Milady ? Ou bien, soyons
franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une

356
dernière ressource pour l’équipement ?
On aurait tort au reste de juger les actions
d’une époque au point de vue d’une autre époque.
Ce qui aujourd’hui serait regardé comme une
honte pour un galant homme était dans ce temps
une chose toute simple et toute naturelle, et les
cadets des meilleures familles se faisaient en
général entretenir par leurs maîtresses.
D’Artagnan passa sa lettre tout ouverte à
Ketty, qui la lut d’abord sans la comprendre et
qui faillit devenir folle de joie en la relisant une
seconde fois.
Ketty ne pouvait croire à ce bonheur :
d’Artagnan fut forcé de lui renouveler de vive
voix les assurances que la lettre lui donnait par
écrit ; et quel que fût, avec le caractère emporté
de Milady, le danger que courût la pauvre enfant
à remettre ce billet à sa maîtresse, elle n’en revint
pas moins place Royale de toute la vitesse de ses
jambes.
Le cœur de la meilleure femme est
impitoyable pour les douleurs d’une rivale.

357
Milady ouvrit la lettre avec un empressement
égal à celui que Ketty avait mis à l’apporter ;
mais au premier mot qu’elle lut, elle devint
livide ; puis elle froissa le papier ; puis elle se
retourna avec un éclair dans les yeux du côté de
Ketty.
– Qu’est-ce que cette lettre ? dit-elle.
– Mais c’est la réponse à celle de madame,
répondit Ketty toute tremblante.
– Impossible ! s’écria Milady ; impossible
qu’un gentilhomme ait écrit à une femme une
pareille lettre !
Puis tout à coup tressaillant :
– Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... Et elle
s’arrêta.
Ses dents grinçaient, elle était couleur de
cendre : elle voulut faire un pas vers la fenêtre
pour aller chercher de l’air ; mais elle ne put
qu’étendre les bras, les jambes lui manquèrent, et
elle tomba sur un fauteuil.
Ketty crut qu’elle se trouvait mal et se
précipita pour ouvrir son corsage. Mais Milady se

358
releva vivement :
– Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi
portez-vous la main sur moi ?
– J’ai pensé que madame se trouvait mal et j’ai
voulu lui porter secours, répondit la suivante tout
épouvantée de l’expression terrible qu’avait prise
la figure de sa maîtresse.
– Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-
vous pour une femmelette ? Quand on m’insulte,
je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez-
vous !
Et de la main elle fit signe à Ketty de sortir.

359
36

Rêve de vengeance

Le soir Milady donna l’ordre d’introduire M.


d’Artagnan aussitôt qu’il viendrait, selon son
habitude. Mais il ne vint pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le
jeune homme et lui raconta tout ce qui s’était
passé la veille : d’Artagnan sourit ; cette jalouse
colère de Milady, c’était sa vengeance.
Le soir Milady fut plus impatiente encore que
la veille, elle renouvela l’ordre relatif au Gascon ;
mais comme la veille elle l’attendit inutilement.
Le lendemain Ketty se présenta chez
d’Artagnan, non plus joyeuse et alerte comme les
deux jours précédents, mais au contraire triste à
mourir.
D’Artagnan demanda à la pauvre fille ce

360
qu’elle avait ; mais celle-ci, pour toute réponse,
tira une lettre de sa poche et la lui remit.
Cette lettre était de l’écriture de Milady :
seulement cette fois elle était bien à l’adresse de
d’Artagnan et non à celle de M. de Wardes.
Il l’ouvrit et lut ce qui suit :

Cher monsieur d’Artagnan, c’est mal de


négliger ainsi ses amis, surtout au moment où
l’on va les quitter pour si longtemps. Mon beau-
frère et moi nous avons attendu hier et avant-hier
inutilement. En sera-t-il de même ce soir ?
Votre bien reconnaissante,
– LADY CLARICK.

– C’est tout simple, dit d’Artagnan, et je


m’attendais à cette lettre. Mon crédit hausse de la
baisse du comte de Wardes.
– Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.
– Écoute, ma chère enfant, dit le Gascon, qui
cherchait à s’excuser à ses propres yeux de

361
manquer à la promesse qu’il avait faite à Athos,
tu comprends qu’il serait impolitique de ne pas se
rendre à une invitation si positive. Milady, en ne
me voyant pas revenir, ne comprendrait rien à
l’interruption de mes visites, elle pourrait se
douter de quelque chose, et qui peut dire jusqu’où
irait la vengeance d’une femme de cette trempe ?
– Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez
présenter les choses de façon que vous avez
toujours raison. Mais vous allez encore lui faire
la cour ; et si cette fois vous alliez lui plaire sous
votre véritable nom et votre vrai visage, ce serait
bien pis que la première fois !
L’instinct faisait deviner à la pauvre fille une
partie de ce qui allait arriver.
D’Artagnan la rassura du mieux qu’il put et lui
promit de rester insensible aux séductions de
Milady.
Il lui fit répondre qu’il était on ne peut plus
reconnaissant de ses bontés et qu’il se rendrait à
ses ordres ; mais il n’osa lui écrire de peur de ne
pouvoir, à des yeux aussi exercés que ceux de
Milady, déguiser suffisamment son écriture.

362
À neuf heures sonnant, d’Artagnan était place
Royale. Il était évident que les domestiques qui
attendaient dans l’antichambre étaient prévenus,
car aussitôt que d’Artagnan parut, avant même
qu’il eût demandé si Milady était visible, un
d’eux courut l’annoncer.
– Faites entrer, dit Milady d’une voix brève,
mais si perçante que d’Artagnan l’entendit de
l’antichambre.
On l’introduisit.
– Je n’y suis pour personne, dit Milady ;
entendez-vous, pour personne.
Le laquais sortit.
D’Artagnan jeta un regard curieux sur
Milady : elle était pâle et avait les yeux fatigués,
soit par les larmes, soit par l’insomnie. On avait
avec intention diminué le nombre habituel des
lumières, et cependant la jeune femme ne pouvait
arriver à cacher les traces de la fièvre qui l’avait
dévorée depuis deux jours.
D’Artagnan s’approcha d’elle avec sa
galanterie ordinaire ; elle fit alors un effort

363
suprême pour le recevoir, mais jamais
physionomie plus bouleversée ne démentit
sourire plus aimable.
Aux questions que d’Artagnan lui fit sur sa
santé :
– Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.
– Mais alors, dit d’Artagnan, je suis indiscret,
vous avez besoin de repos sans doute et je vais
me retirer.
– Non pas, dit Milady ; au contraire, restez,
monsieur d’Artagnan, votre aimable compagnie
me distraira.
– Oh ! oh ! pensa d’Artagnan, elle n’a jamais
été si charmante, défions-nous.
Milady prit l’air le plus affectueux qu’elle put
prendre, et donna tout l’éclat possible à sa
conversation. En même temps cette fièvre qui
l’avait abandonnée un instant revenait rendre
l’éclat à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin
à ses lèvres. D’Artagnan retrouva la Circé qui
l’avait déjà enveloppé de ses enchantements. Son
amour, qu’il croyait éteint et qui n’était

364
qu’assoupi, se réveilla dans son cœur. Milady
souriait et d’Artagnan sentait qu’il se damnerait
pour ce sourire.
Il y eut un moment où il sentit quelque chose
comme un remords de ce qu’il avait fait contre
elle.
Peu à peu Milady devint plus communicative.
Elle demanda à d’Artagnan s’il avait une
maîtresse.
– Hélas ! dit d’Artagnan de l’air le plus
sentimental qu’il put prendre, pouvez-vous être
assez cruelle pour me faire une pareille question,
à moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et
ne soupire que par vous et pour vous !
Milady sourit d’un étrange sourire.
– Ainsi vous m’aimez ? dit-elle.
– Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en
êtes-vous point aperçue ?
– Si fait ; mais, vous le savez, plus les cœurs
sont fiers, plus ils sont difficiles à prendre.
– Oh ! les difficultés ne m’effraient pas, dit
d’Artagnan ; il n’y a que les impossibilités qui

365
m’épouvantent.
– Rien n’est impossible, dit Milady, à un
véritable amour.
– Rien, madame ?
– Rien, reprit Milady.
« Diable ! reprit d’Artagnan à part lui, la note
est changée. Deviendrait-elle amoureuse de moi,
par hasard, la capricieuse, et serait-elle disposée à
me donner à moi-même quelque autre saphir
pareil à celui qu’elle m’a donné me prenant pour
de Wardes ? »
D’Artagnan rapprocha vivement son siège de
celui de Milady.
– Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour
prouver cet amour dont vous parlez ?
– Tout ce qu’on exigerait de moi. Qu’on
ordonne, et je suis prêt.
– À tout ?
– À tout ! s’écria d’Artagnan qui savait
d’avance qu’il n’avait pas grand-chose à risquer
en s’engageant ainsi.

366
– Eh bien ! causons un peu, dit à son tour
Milady en rapprochant son fauteuil de la chaise
de d’Artagnan.
– Je vous écoute, madame, dit celui-ci.
Milady resta un instant soucieuse et comme
indécise ; puis paraissant prendre une résolution :
– J’ai un ennemi, dit-elle.
– Vous, madame ! s’écria d’Artagnan jouant la
surprise, est-ce possible, mon Dieu ? Belle et
bonne comme vous l’êtes !
– Un ennemi mortel.
– En vérité ?
– Un ennemi qui m’a insultée si cruellement
que c’est entre lui et moi une guerre à mort. Puis-
je compter sur vous comme auxiliaire ?
D’Artagnan comprit sur-le-champ où la
vindicative créature en voulait venir.
– Vous le pouvez, madame, dit-il avec
emphase, mon bras et ma vie vous appartiennent
comme mon amour.
– Alors, dit Milady, puisque vous êtes aussi

367
généreux qu’amoureux...
Elle s’arrêta.
– Eh bien ? demanda d’Artagnan.
– Eh bien ! reprit Milady après un moment de
silence, cessez dès aujourd’hui de parler
d’impossibilités.
– Ne m’accablez pas de mon bonheur, s’écria
d’Artagnan en se précipitant à genoux et en
couvrant de baisers les mains qu’on lui
abandonnait.
« Venge-moi de cet infâme de Wardes,
murmura Milady entre ses dents, et je saurai bien
me débarrasser de toi ensuite, double sot, lame
d’épée vivante ! »
« Tombe volontairement entre mes bras après
m’avoir raillé si effrontément, hypocrite et
dangereuse femme, pensait d’Artagnan de son
côté, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu
veux tuer par ma main. »
D’Artagnan releva la tête.
– Je suis prêt, dit-il.

368
– Vous m’avez donc comprise, cher monsieur
d’Artagnan ! dit Milady.
– Je devinerais un de vos regards.
– Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras,
qui s’est déjà acquis tant de renommée ?
– À l’instant même.
– Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un
pareil service ; je connais les amoureux, ce sont
des gens qui ne font rien pour rien ?
– Vous savez la seule réponse que je désire,
dit d’Artagnan, la seule qui soit digne de vous et
de moi !
Et il l’attira doucement vers lui.
Elle résista à peine.
– Intéressé ! dit-elle en souriant.
– Ah ! s’écria d’Artagnan véritablement
emporté par la passion que cette femme avait le
don d’allumer dans son cœur, ah ! c’est que mon
bonheur me paraît invraisemblable, et qu’ayant
toujours peur de le voir s’envoler comme un rêve,
j’ai hâte d’en faire une réalité.

369
– Eh bien ! méritez donc ce prétendu bonheur.
– Je suis à vos ordres, dit d’Artagnan.
– Bien sûr ? fit Milady avec un dernier doute.
– Nommez-moi l’infâme qui a pu faire pleurer
vos beaux yeux.
– Qui vous dit que j’ai pleuré ? dit-elle.
– Il me semblait...
– Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit
Milady.
– Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il
s’appelle.
– Songez que son nom c’est tout mon secret.
– Il faut cependant que je sache son nom.
– Oui, il le faut ; voyez si j’ai confiance en
vous !
– Vous me comblez de joie. Comment
s’appelle-t-il ?
– Vous le connaissez.
– Vraiment ?
– Oui.

370
– Ce n’est pas un de mes amis ? reprit
d’Artagnan en jouant l’hésitation pour faire croire
à son ignorance.
– Si c’était un de vos amis, vous hésiteriez
donc ? s’écria Milady. Et un éclair de menace
passa dans ses yeux.
– Non, fût-ce mon frère ! s’écria d’Artagnan
comme emporté par l’enthousiasme.
Notre Gascon s’avançait sans risque ; car il
savait où il allait.
– J’aime votre dévouement, dit Milady.
– Hélas ! n’aimez-vous que cela en moi ?
demanda d’Artagnan.
– Je vous aime aussi, vous, dit-elle en lui
prenant la main.
Et l’ardente pression fit frissonner d’Artagnan,
comme si, par le toucher, cette fièvre qui brûlait
Milady le gagnait lui-même.
– Vous m’aimez, vous ! s’écria-t-il. Oh ! si
cela était, ce serait à en perdre la raison.
Et il l’enveloppa de ses deux bras. Elle

371
n’essaya point d’écarter ses lèvres de son baiser,
seulement elle ne le lui rendit pas.
Ses lèvres étaient froides : il sembla à
d’Artagnan qu’il venait d’embrasser une statue.
Il n’en était pas moins ivre de joie, électrisé
d’amour ; il croyait presque à la tendresse de
Milady ; il croyait presque au crime de de
Wardes. Si de Wardes eût été en ce moment sous
sa main, il l’eût tué.
Milady saisit l’occasion.
– Il s’appelle... dit-elle à son tour.
– De Wardes, je le sais, s’écria d’Artagnan.
– Et comment le savez-vous ? demanda
Milady en lui saisissant les deux mains et en
essayant de lire par ses yeux jusqu’au fond de son
âme.
D’Artagnan sentit qu’il s’était laissé emporter,
et qu’il avait fait une faute.
– Dites, dites, mais dites donc ! répétait
Milady, comment le savez-vous ?
– Comment je le sais ? dit d’Artagnan.

372
– Oui.
– Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans
un salon où j’étais, a montré une bague qu’il a dit
tenir de vous.
– Le misérable ! s’écria Milady.
L’épithète, comme on le comprend bien,
retentit jusqu’au fond du cœur de d’Artagnan.
– Eh bien ? continua-t-elle.
– Eh bien ! je vous vengerai de ce misérable,
reprit d’Artagnan en se donnant des airs de don
Japhet d’Arménie1.
– Merci, mon brave ami ! s’écria Milady ; et
quand serai-je vengée ?
– Demain, tout de suite, quand vous voudrez.
Milady allait s’écrier : « Tout de suite » ; mais
elle réfléchit qu’une pareille précipitation serait
peu gracieuse pour d’Artagnan.
D’ailleurs, elle avait mille précautions à

1
Don Japhet d’Arménie, comédie en cinq actes de Scarron
(hôtel de Bourgogne, 1647) d’après El Marquès de Cigarral, de
Castillo Sorlozano. Première édition : 1653.

373
prendre, mille conseils à donner à son défenseur,
pour qu’il évitât les explications devant témoins
avec le comte. Tout cela se trouva prévu par un
mot de d’Artagnan.
– Demain, dit-il, vous serez vengée ou je serai
mort.
– Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous
ne mourrez pas. C’est un lâche.
– Avec les femmes peut-être, mais pas avec
les hommes. J’en sais quelque chose, moi.
– Mais il me semble que dans votre lutte avec
lui, vous n’avez pas eu à vous plaindre de la
fortune.
– La fortune est une courtisane : favorable
hier, elle peut me trahir demain.
– Ce qui veut dire que vous hésitez
maintenant.
– Non, je n’hésite pas, Dieu m’en garde ; mais
serait-il juste de me laisser aller à une mort
possible sans m’avoir donné au moins un peu
plus que de l’espoir ?
Milady répondit par un coup d’œil qui voulait

374
dire :
– N’est-ce que cela ? Parlez donc.
Puis, accompagnant le coup d’œil de paroles
explicatives :
– C’est trop juste, dit-elle tendrement.
– Oh ! vous êtes un ange, dit le jeune homme.
– Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.
– Sauf ce que je vous demande, chère âme !
– Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez
vous fier à ma tendresse ?
– Je n’ai pas de lendemain pour attendre.
– Silence ; j’entends mon frère : il est inutile
qu’il vous trouve ici.
Elle sonna ; Ketty parut.
– Sortez par cette porte, dit-elle en poussant
une petite porte dérobée, et revenez à onze
heures ; nous achèverons cet entretien : Ketty
vous introduira chez moi.
La pauvre enfant pensa tomber à la renverse
en entendant ces paroles.

375
– Eh bien ! que faites-vous, mademoiselle, à
demeurer là immobile comme une statue ?
Allons, reconduisez le chevalier ; et ce soir, à
onze heures, vous avez entendu !
« Il paraît que ses rendez-vous sont à onze
heures, pensa d’Artagnan : c’est une habitude
prise. »
Milady lui tendit une main qu’il baisa
tendrement.
« Voyons, dit-il en se retirant et en répondant
à peine aux reproches de Ketty, voyons, ne
soyons pas un sot ; décidément cette femme est
une grande scélérate : prenons garde. »

376
37

Le secret de Milady

D’Artagnan était sorti de l’hôtel au lieu de


monter tout de suite chez Ketty, malgré les
instances que lui avait faites la jeune fille, et cela
pour deux raisons : la première, parce que de
cette façon il évitait les reproches, les
récriminations, les prières ; la seconde, parce
qu’il n’était pas fâché de lire un peu dans sa
pensée, et, s’il était possible, dans celle de cette
femme.
Tout ce qu’il y avait de plus clair là-dedans,
c’est que d’Artagnan aimait Milady comme un
fou et qu’elle ne l’aimait pas le moins du monde.
Un instant d’Artagnan comprit que ce qu’il aurait
de mieux à faire serait de rentrer chez lui et
d’écrire à Milady une longue lettre dans laquelle
il lui avouerait que lui et de Wardes étaient

377
jusqu’à présent absolument le même, que par
conséquent il ne pouvait s’engager, sous peine de
suicide, à tuer de Wardes. Mais lui aussi était
éperonné d’un féroce désir de vengeance ; il
voulait posséder à son tour cette femme sous son
propre nom ; et comme cette vengeance lui
paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait
point y renoncer.
Il fit cinq ou six fois le tour de la place
Royale, se retournant de dix pas en dix pas pour
regarder la lumière de l’appartement de Milady,
qu’on apercevait à travers les jalousies ; il était
évident que cette fois la jeune femme était moins
pressée que la première de rentrer dans sa
chambre.
Enfin la lumière disparut.
Avec cette lueur s’éteignit la dernière
irrésolution dans le cœur de d’Artagnan ; il se
rappela les détails de la première nuit, et, le cœur
bondissant, la tête en feu, il rentra dans l’hôtel et
se précipita dans la chambre de Ketty.
La jeune fille, pâle comme la mort, tremblant
de tous ses membres, voulut arrêter son amant ;

378
mais Milady, l’oreille au guet, avait entendu le
bruit qu’avait fait d’Artagnan : elle ouvrit la
porte.
– Venez, dit-elle.
Tout cela était d’une si incroyable
imprudence, d’une si monstrueuse effronterie,
qu’à peine si d’Artagnan pouvait croire à ce qu’il
voyait et à ce qu’il entendait. Il croyait être
entraîné dans quelqu’une de ces intrigues
fantastiques comme on en accomplit en rêve.
Il ne s’élança pas moins vers Milady, cédant à
cette attraction que l’aimant exerce sur le fer.
La porte se referma derrière eux.
Ketty s’élança à son tour contre la porte.
La jalousie, la fureur, l’orgueil offensé, toutes
les passions enfin qui se disputent le cœur d’une
femme amoureuse la poussaient à une révélation ;
mais elle était perdue si elle avouait avoir donné
les mains à une pareille machination ; et, par-
dessus tout, d’Artagnan était perdu pour elle.
Cette dernière pensée d’amour lui conseilla
encore ce dernier sacrifice.

379
D’Artagnan, de son côté, était arrivé au
comble de tous ses vœux : ce n’était plus un rival
qu’on aimait en lui, c’était lui-même qu’on avait
l’air d’aimer. Une voix secrète lui disait bien au
fond du cœur qu’il n’était qu’un instrument de
vengeance que l’on caressait en attendant qu’il
donnât la mort, mais l’orgueil, mais l’amour-
propre, mais la folie faisaient taire cette voix,
étouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec
la dose de confiance que nous lui connaissons, se
comparait à de Wardes et se demandait pourquoi,
au bout du compte, on ne l’aimerait pas, lui aussi,
pour lui-même.
Il s’abandonna donc tout entier aux sensations
du moment. Milady ne fut plus pour lui cette
femme aux intentions fatales qui l’avait un
instant épouvanté, ce fut une maîtresse ardente et
passionnée s’abandonnant tout entière à un amour
qu’elle semblait éprouver elle-même. Deux
heures à peu près s’écoulèrent ainsi.
Cependant les transports des deux amants se
calmèrent ; Milady, qui n’avait point les mêmes
motifs que d’Artagnan pour oublier, revint la

380
première à la réalité et demanda au jeune homme
si les mesures qui devaient amener le lendemain
entre lui et de Wardes une rencontre étaient bien
arrêtées d’avance dans son esprit.
Mais d’Artagnan, dont les idées avaient pris
un tout autre cours, s’oublia comme un sot et
répondit galamment qu’il était bien tard pour
s’occuper de duels à coups d’épée.
Cette froideur pour les seuls intérêts qui
l’occupassent effraya Milady, dont les questions
devinrent plus pressantes.
Alors d’Artagnan, qui n’avait jamais
sérieusement pensé à ce duel impossible, voulut
détourner la conversation, mais il n’était plus de
force.
Milady le contint dans les limites qu’elle avait
tracées d’avance avec son esprit irrésistible et sa
volonté de fer.
D’Artagnan se crut fort spirituel en conseillant
à Milady de renoncer, en pardonnant à de
Wardes, aux projets furieux qu’elle avait formés.
Mais aux premiers mots qu’il dit, la jeune

381
femme tressaillit et s’éloigna.
– Auriez-vous peur, cher d’Artagnan ? dit-elle
d’une voix aiguë et railleuse qui résonna
étrangement dans l’obscurité.
– Vous ne le pensez pas, chère âme ! répondit
d’Artagnan ; mais enfin, si ce pauvre comte de
Wardes était moins coupable que vous ne le
pensez ?
– En tout cas, dit gravement Milady, il m’a
trompée, et du moment où il m’a trompée il a
mérité la mort.
– Il mourra donc, puisque vous le
condamnez ! dit d’Artagnan d’un ton si ferme,
qu’il parut à Milady l’expression d’un
dévouement à toute épreuve.
Aussitôt elle se rapprocha de lui.
Nous ne pourrions dire le temps que dura la
nuit pour Milady ; mais d’Artagnan croyait être
près d’elle depuis deux heures à peine lorsque le
jour parut aux fentes des jalousies et bientôt
envahit la chambre de sa lueur blafarde.
Alors Milady, voyant que d’Artagnan allait la

382
quitter, lui rappela la promesse qu’il lui avait
faite de la venger de de Wardes.
– Je suis tout prêt, dit d’Artagnan, mais
auparavant je voudrais être certain d’une chose.
– De laquelle ? demanda Milady.
– C’est que vous m’aimez.
– Je vous en ai donné la preuve, ce me semble.
– Oui, aussi je suis à vous corps et âme.
– Merci, mon brave amant ! mais de même
que je vous ai prouvé mon amour, vous me
prouverez le vôtre à votre tour, n’est-ce pas ?
– Certainement. Mais si vous m’aimez comme
vous me le dites, reprit d’Artagnan, ne craignez-
vous pas un peu pour moi ?
– Que puis-je craindre ?
– Mais enfin, que je sois blessé
dangereusement, tué même.
– Impossible, dit Milady, vous êtes un homme
si vaillant et une si fine épée.
– Vous ne préféreriez donc point, reprit
d’Artagnan, un moyen qui vous vengerait de

383
même tout en rendant inutile le combat.
Milady regarda son amant en silence : cette
lueur blafarde des premiers rayons du jour
donnait à ses yeux clairs une expression
étrangement funeste.
– Vraiment, dit-elle, je crois que voilà que
vous hésitez maintenant.
– Non, je n’hésite pas ; mais c’est que ce
pauvre comte de Wardes me fait vraiment peine
depuis que vous ne l’aimez plus, et il me semble
qu’un homme doit être si cruellement puni par la
perte seule de votre amour, qu’il n’a pas besoin
d’autre châtiment.
– Qui vous dit que je l’aie aimé ? demanda
Milady.
– Au moins puis-je croire maintenant sans trop
de fatuité que vous en aimez un autre, dit le jeune
homme d’un ton caressant, et je vous le répète, je
m’intéresse au comte.
– Vous ? demanda Milady.
– Oui moi.
– Et pourquoi vous ?

384
– Parce que seul je sais...
– Quoi ?
– Qu’il est loin d’être ou plutôt d’avoir été
aussi coupable envers vous qu’il le paraît.
– En vérité ! dit Milady d’un air inquiet ;
expliquez-vous, car je ne sais vraiment ce que
vous voulez dire.
Et elle regardait d’Artagnan, qui la tenait
embrassée, avec des yeux qui semblaient
s’enflammer peu à peu.
– Oui, je suis galant homme, moi ! dit
d’Artagnan, décidé à en finir ; et depuis que votre
amour est à moi, que je suis bien sûr de le
posséder, car je le possède, n’est-ce pas ?...
– Tout entier, continuez.
– Eh bien ! je me sens comme transporté, un
aveu me pèse.
– Un aveu ?
– Si j’eusse douté de votre amour je ne l’eusse
pas fait ; mais vous m’aimez, ma belle
maîtresse ? N’est-ce pas, vous m’aimez ?

385
– Sans doute.
– Alors si par excès d’amour je me suis rendu
coupable envers vous, vous me pardonnerez ?
– Peut-être !
D’Artagnan essaya, avec le plus doux sourire
qu’il pût prendre, de rapprocher ses lèvres des
lèvres de Milady, mais celle-ci l’écarta.
– Cet aveu, dit-elle en pâlissant, quel est cet
aveu ?
– Vous aviez donné rendez-vous à de Wardes,
jeudi dernier, dans cette même chambre, n’est-ce
pas ?
– Moi, non ! cela n’est pas, dit Milady d’un
ton de voix si ferme et d’un visage si impassible,
que si d’Artagnan n’eût pas eu une certitude si
parfaite, il eût douté.
– Ne mentez pas, mon bel ange, dit
d’Artagnan en souriant, ce serait inutile.
– Comment cela ? Parlez donc ! Vous me
faites mourir !
– Oh ! rassurez-vous, vous n’êtes point

386
coupable envers moi, et je vous ai déjà
pardonné !
– Après, après ?
– De Wardes ne peut se glorifier de rien.
– Pourquoi ? Vous m’avez dit vous-même que
cette bague...
– Cette bague, mon amour, c’est moi qui l’ai.
Le comte de Wardes de jeudi et le d’Artagnan
d’aujourd’hui sont la même personne..
L’imprudent s’attendait à une surprise mêlée
de pudeur, à un petit orage qui se résoudrait en
larmes ; mais il se trompait étrangement, et son
erreur ne fut pas longue.
Pâle et terrible, Milady se redressa, et,
repoussant d’Artagnan d’un violent coup dans la
poitrine, elle s’élança hors du lit.
Il faisait alors presque grand jour.
D’Artagnan la retint par son peignoir de fine
toile des Indes pour implorer son pardon ; mais
elle, d’un mouvement puissant et résolu, elle
essaya de fuir. Alors la batiste se déchira en
laissant à nu les épaules, et, sur l’une de ces

387
belles épaules rondes et blanches, d’Artagnan,
avec un saisissement inexprimable, reconnut la
fleur de lys, cette marque indélébile qu’imprime
la main infamante du bourreau1.
– Grand Dieu ! s’écria d’Artagnan en lâchant
le peignoir.
Et il demeura muet, immobile et glacé sur le
lit.
Mais Milady se sentait dénoncée par l’effroi
même de d’Artagnan. Sans doute il avait tout vu :
le jeune homme maintenant savait son secret,
secret terrible, que tout le monde ignorait,
excepté lui.
Elle se retourna, non plus comme une femme
furieuse, mais comme une panthère blessée.

1
La femme marquée est dans les Mémoires de M.L.C.D.R.
(Monsieur le comte de Rochefort) de Courtilz, Cologne, P.
Marteau, 1688 contenant ce qui s’est passé de plus particulier
sous le ministère du cardinal de Richelieu et du cardinal de
Mazarin, avec plusieurs particularités remarquables du règne de
Louis le Grand. Le père de Rochefort a épousé en secondes
noces la fille d’un meunier, Madeleine de Gaumont, condamnée
aux galères et marquée.

388
– Ah ! misérable, dit-elle, tu m’as lâchement
trahie, et de plus tu as mon secret ! Tu mourras !
Et elle courut à un coffret de marqueterie posé
sur la toilette, l’ouvrit d’une main fiévreuse et
tremblante, en tira un petit poignard à manche
d’or, à la lame aiguë et mince, et revint d’un bond
sur d’Artagnan à demi nu.
Quoique le jeune homme fût brave, on le sait,
il fut épouvanté de cette figure bouleversée, de
ces pupilles dilatées horriblement, de ces joues
pâles et de ces lèvres sanglantes ; il recula
jusqu’à la ruelle, comme il eût fait à l’approche
d’un serpent qui eût rampé vers lui, et son épée se
rencontrant sous sa main souillée de sueur, il la
tira du fourreau.
Mais sans s’inquiéter de l’épée, Milady essaya
de remonter sur le lit pour le frapper, et elle ne
s’arrêta que lorsqu’elle sentit la pointe aiguë sur
sa gorge.
Alors elle essaya de saisir cette épée avec les
mains mais d’Artagnan l’écarta toujours de ses
étreintes, et, la lui présentant tantôt aux yeux,
tantôt à la poitrine, il se laissa glisser à bas du lit,

389
cherchant pour faire retraite la porte qui
conduisait chez Ketty.
Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec
d’horribles transports, rugissant d’une façon
formidable.
Cependant cela ressemblait à un duel, aussi
d’Artagnan se remettait petit à petit.
– Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de
par Dieu, calmez-vous, ou je vous dessine une
seconde fleur de lys sur l’autre épaule.
– Infâme ! infâme ! hurlait Milady.
Mais d’Artagnan, cherchant toujours la porte,
se tenait sur la défensive.
Au bruit qu’ils faisaient, elle renversant les
meubles pour aller à lui, lui s’abritant derrière les
meubles pour se garantir d’elle, Ketty ouvrit la
porte. D’Artagnan, qui avait sans cesse
manœuvré pour se rapprocher de cette porte, n’en
était plus qu’à trois pas. D’un seul élan il s’élança
de la chambre de Milady dans celle de la
suivante, et, rapide comme l’éclair, il referma la
porte, contre laquelle il s’appuya de tout son

390
poids tandis que Ketty poussait les verrous.
Alors Milady essaya de renverser l’arc-boutant
qui l’enfermait dans sa chambre, avec des forces
bien au-dessus de celles d’une femme ; puis,
lorsqu’elle sentit que c’était chose impossible,
elle cribla la porte de coups de poignard, dont
quelques-uns traversèrent l’épaisseur du bois.
Chaque coup était accompagné d’une
imprécation terrible.
– Vite, vite, Ketty, dit d’Artagnan à demi-voix
lorsque les verrous furent mis, fais-moi sortir de
l’hôtel, ou si nous lui laissons le temps de se
retourner, elle me fera tuer par les laquais.
– Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit
Ketty, vous êtes tout nu.
– C’est vrai, dit d’Artagnan, qui s’aperçut
alors seulement du costume dans lequel il se
trouvait, c’est vrai ; habille-moi comme tu
pourras, mais hâtons-nous ; comprends-tu, il y va
de la vie et de la mort !
Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de
main elle l’affubla d’une robe à fleurs, d’une

391
large coiffe et d’un mantelet ; elle lui donna des
pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus,
puis elle l’entraîna par les degrés. Il était temps,
Milady avait déjà sonné et réveillé tout l’hôtel.
Le portier tira le cordon à la voix de Ketty au
moment même où Milady, à demi nue de son
côté, criait par la fenêtre :
– N’ouvrez pas !

392
38

Comment, sans se déranger, Athos


trouva son équipement.

Le jeune homme s’enfuit tandis qu’elle le


menaçait encore d’un geste impuissant. Au
moment où elle le perdit de vue, Milady tomba
évanouie dans sa chambre.
D’Artagnan était tellement bouleversé, que,
sans s’inquiéter de ce que deviendrait Ketty, il
traversa la moitié de Paris tout en courant, et ne
s’arrêta que devant la porte d’Athos. L’égarement
de son esprit, la terreur qui l’éperonnait, les cris
de quelques patrouilles qui se mirent à sa
poursuite, et les huées de quelques passants qui,
malgré l’heure peu avancée, se rendaient à leurs
affaires, ne firent que précipiter sa course.
Il traversa la cour, monta les deux étages
d’Athos et frappa à la porte à tout rompre.

393
Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de
sommeil. D’Artagnan s’élança avec tant de force
dans l’antichambre, qu’il faillit le culbuter en
entrant.
Malgré le mutisme habituel du pauvre garçon,
cette fois la parole lui revint.
– Hé, là, là ! s’écria-t-il, que voulez-vous,
coureuse ? Que demandez-vous, drôlesse ?
D’Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses
mains de dessous son mantelet ; à la vue de ses
moustaches et de son épée nue, le pauvre diable
s’aperçut qu’il avait affaire à un homme. Il crut
alors que c’était quelque assassin.
– Au secours ! à l’aide ! au secours ! s’écria-t-
il.
– Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme,
je suis d’Artagnan, ne me reconnais-tu pas ? Où
est ton maître ?
– Vous, monsieur d’Artagnan ! s’écria
Grimaud épouvanté. Impossible.
– Grimaud, dit Athos sortant de son
appartement en robe de chambre, je crois que

394
vous vous permettez de parler.
– Ah ! monsieur, c’est que...
– Silence.
Grimaud se contenta de montrer du doigt
d’Artagnan à son maître.
Athos reconnut son camarade, et, tout
flegmatique qu’il était, il partit d’un éclat de rire
que motivait bien la mascarade étrange qu’il avait
sous les yeux : coiffes de travers, jupes tombantes
sur les souliers ; manches retroussées et
moustaches raides d’émotion.
– Ne riez pas, mon ami, s’écria d’Artagnan ;
de par le ciel ne riez pas, car, sur mon âme, je
vous le dis, il n’y a point de quoi rire.
Et il prononça ces mots d’un air si solennel et
avec une épouvante si vraie qu’Athos lui prit
aussitôt les mains en s’écriant :
– Seriez-vous blessé, mon ami ? Vous êtes
bien pâle !
– Non, mais il vient de m’arriver un terrible
événement. Êtes-vous seul, Athos ?

395
– Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez
moi à cette heure ?
– Bien, bien.
Et d’Artagnan se précipita dans la chambre
d’Athos.
– Hé, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte
et en poussant les verrous pour n’être pas
dérangés. Le roi est-il mort ? Avez-vous tué M. le
cardinal ? Vous êtes tout renversé ; voyons,
voyons, dites, car je meurs véritablement
d’inquiétude.
– Athos, dit d’Artagnan se débarrassant de ses
vêtements de femme et apparaissant en chemise,
préparez-vous à entendre une histoire incroyable,
inouïe.
– Prenez d’abord cette robe de chambre, dit le
mousquetaire à son ami.
D’Artagnan passa la robe de chambre, prenant
une manche pour une autre tant il était encore
ému.
– Eh bien ? dit Athos.
– Eh bien ! répondit d’Artagnan en se

396
courbant vers l’oreille d’Athos et en baissant la
voix, Milady est marquée d’une fleur de lys à
l’épaule.
– Ah ! cria le mousquetaire comme s’il eût
reçu une balle dans le cœur.
– Voyons, dit d’Artagnan, êtes-vous sûr que
l’autre soit bien morte ?
– L’autre ? dit Athos d’une voix si sourde,
qu’à peine si d’Artagnan l’entendit.
– Oui, celle dont vous m’avez parlé un jour à
Amiens.
Athos poussa un gémissement et laissa tomber
sa tête dans ses mains.
– Celle-ci, continua d’Artagnan, est une
femme de vingt-six à vingt-huit ans1.
– Blonde, dit Athos, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Des yeux bleu clair, d’une clarté étrange,
avec des cils et sourcils noirs.

1
Chap. I : « Vingt à vingt-deux ans. »

397
– Oui.
– Grande, bien faite ? Il lui manque une dent
près de l’œillère gauche.
– Oui.
– La fleur de lys est petite, rousse de couleur
et comme effacée par les couches de pâte qu’on y
applique.
– Oui.
– Cependant vous dites qu’elle est Anglaise !
– On l’appelle Milady, mais elle peut être
Française. Malgré cela, lord de Winter n’est que
son beau-frère.
– Je veux la voir, d’Artagnan.
– Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous
avez voulu la tuer, elle est femme à vous rendre
la pareille et à ne pas vous manquer.
– Elle n’osera rien dire, car ce serait se
dénoncer elle-même.
– Elle est capable de tout ! L’avez-vous jamais
vue furieuse ?
– Non, dit Athos.

398
– Une tigresse, une panthère ! Ah ! mon cher
Athos ! j’ai bien peur d’avoir attiré sur nous deux
une vengeance terrible !
D’Artagnan raconta tout alors : la colère
insensée de Milady et ses menaces de mort.
– Vous avez raison, et, sur mon âme, je
donnerais ma vie pour un cheveu, dit Athos.
Heureusement, c’est après-demain que nous
quittons Paris ; nous allons, selon toute
probabilité, à La Rochelle, et une fois partis...
– Elle vous suivra jusqu’au bout du monde,
Athos, si elle vous reconnaît ; laissez donc sa
haine s’exercer sur moi seul.
– Ah ! mon cher ! que m’importe qu’elle me
tue ! dit Athos ; est-ce que par hasard vous croyez
que je tiens à la vie ?
– Il y a quelque horrible mystère sous tout
cela. Athos ! cette femme est l’espion du
cardinal, j’en suis sûr !
– En ce cas, prenez garde à vous. Si le cardinal
ne vous a pas dans une haute admiration pour
l’affaire de Londres, il vous a en grande haine ;

399
mais comme, au bout du compte, il ne peut rien
vous reprocher ostensiblement, et qu’il faut que
haine se satisfasse, surtout quand c’est une haine
de cardinal, prenez garde à vous ! Si vous sortez,
ne sortez pas seul ; si vous mangez, prenez vos
précautions : méfiez-vous de tout enfin, même de
votre ombre.
– Heureusement, dit d’Artagnan, qu’il s’agit
seulement d’aller jusqu’à après-demain soir sans
encombre, car une fois à l’armée nous n’aurons
plus, je l’espère, que des hommes à craindre.
– En attendant, dit Athos, je renonce à mes
projets de réclusion, et je vais partout avec vous :
il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs, je
vous accompagne.
– Mais si près que ce soit d’ici, reprit
d’Artagnan, je ne puis y retourner comme cela.
– C’est juste, dit Athos. Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d’aller chez d’Artagnan, et
d’en rapporter des habits.
Grimaud répondit par un autre signe qu’il

400
comprenait parfaitement et partit.
– Ah çà ! mais voilà qui ne nous avance pas
pour l’équipement, cher ami, dit Athos ; car, si je
ne m’abuse, vous avez laissé toute votre défroque
chez Milady, qui n’aura sans doute pas l’attention
de vous la retourner. Heureusement que vous
avez le saphir.
Le saphir est à vous, mon cher Athos ! Ne
m’avez-vous pas dit que c’était une bague de
famille ?
– Oui, mon père l’acheta deux mille écus, à ce
qu’il me dit autrefois ; il faisait partie des
cadeaux de noce qu’il fit à ma mère ; et il est
magnifique. Ma mère me le donna, et moi, fou
que j’étais, plutôt que de garder cette bague
comme une relique sainte, je la donnai à mon tour
à cette misérable1.
– Alors, mon cher, reprenez cette bague, à
laquelle je comprends que vous devez tenir.
– Moi, reprendre cette bague, après qu’elle a

1
Chap. XXXV : « De ma mère, qui le tenait de sa mère à
elle. »

401
passé par les mains de l’infâme ! jamais : cette
bague est souillée, d’Artagnan.
– Vendez-la donc.
– Vendre un diamant qui vient de ma mère ! Je
vous avoue que je regarderais cela comme une
profanation.
– Alors engagez-la, on vous prêtera bien
dessus un millier d’écus. Avec cette somme vous
serez au-dessus de vos affaires, puis, au premier
argent qui vous rentrera, vous la dégagerez, et
vous la reprendrez lavée de ses anciennes taches,
car elle aura passé par les mains des usuriers.
Athos sourit.
– Vous êtes un charmant compagnon, dit-il,
mon cher d’Artagnan ; vous relevez par votre
éternelle gaieté les pauvres esprits dans
l’affliction. Eh bien ! oui, engageons cette bague,
mais à une condition !
– Laquelle ?
– C’est qu’il y aura cinq cents écus pour vous
et cinq cents écus pour moi.
– Y songez-vous, Athos ? Je n’ai pas besoin

402
du quart de cette somme, moi qui suis dans les
gardes, et en vendant ma selle je me la
procurerai. Que me faut-il ? Un cheval pour
Planchet, voilà tout. Puis vous oubliez que j’ai
une bague aussi.
– À laquelle vous tenez encore plus, ce me
semble, que je ne tiens, moi, à la mienne ; du
moins j’ai cru m’en apercevoir.
– Oui, car dans une circonstance extrême elle
peut nous tirer non seulement de quelque grand
embarras, mais encore de quelque grand danger ;
c’est non seulement un diamant précieux, mais
c’est encore un talisman enchanté.
– Je ne vous comprends pas, mais je crois à ce
que vous me dites. Revenons donc à ma bague,
ou plutôt à la vôtre ; vous toucherez la moitié de
la somme qu’on nous donnera sur elle ou je la
jette dans la Seine, et je doute que, comme à
Polycrate1, quelque poisson soit assez
complaisant pour nous la rapporter.
– Eh bien ! donc, j’accepte ! dit d’Artagnan.

1
Voir Hérodote, Histoires, livre III, 41-42.

403
En ce moment Grimaud rentra accompagné de
Planchet ; celui-ci, inquiet de son maître et
curieux de savoir ce qui lui était arrivé, avait
profité de la circonstance et apportait les habits
lui-même.
D’Artagnan s’habilla, Athos en fit autant :
puis quand tous deux furent prêts à sortir, ce
dernier fit à Grimaud le signe d’un homme qui
met en joue ; celui-ci décrocha aussitôt son
mousqueton et s’apprêta à accompagner son
maître.
Athos et d’Artagnan suivis de leurs valets
arrivèrent sans incident à la rue des Fossoyeurs.
Bonacieux était sur la porte, il regarda
d’Artagnan d’un air goguenard.
– Eh, mon cher locataire ! dit-il, hâtez-vous
donc, vous avez une belle jeune fille qui vous
attend chez vous, et les femmes, vous le savez,
n’aiment pas qu’on les fasse attendre !
– C’est Ketty ! s’écria d’Artagnan.
Et il s’élança dans l’allée.
Effectivement, sur le carré conduisant à sa

404
chambre, et tapie contre sa porte, il trouva la
pauvre enfant toute tremblante. Dès qu’elle
l’aperçut :
– Vous m’avez promis votre protection, vous
m’avez promis de me sauver de sa colère, dit-
elle ; souvenez-vous que c’est vous qui m’avez
perdue !
– Oui, sans doute, dit d’Artagnan, sois
tranquille, Ketty. Mais qu’est-il arrivé après mon
départ ?
– Le sais-je ? dit Ketty. Aux cris qu’elle a
poussés les laquais sont accourus, elle était folle
de colère ; tout ce qu’il existe d’imprécations elle
les a vomies contre vous. Alors j’ai pensé qu’elle
se rappellerait que c’était par ma chambre que
vous aviez pénétré dans la sienne, et qu’alors elle
songerait que j’étais votre complice, j’ai pris le
peu d’argent que j’avais, mes hardes les plus
précieuses, et je me suis sauvée.
– Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de
toi ? Je pars après-demain.
– Tout ce que vous voudrez, monsieur le

405
chevalier, faites-moi quitter Paris, faites-moi
quitter la France.
– Je ne puis cependant pas t’emmener avec
moi au siège de La Rochelle, dit d’Artagnan.
– Non ; mais vous pouvez me placer en
province, chez quelque dame de votre
connaissance : dans votre pays, par exemple.
– Ah ! ma chère amie ! dans mon pays les
dames n’ont point de femmes de chambre. Mais,
attends, j’ai ton affaire. Planchet, va me chercher
Aramis : qu’il vienne tout de suite. Nous avons
quelque chose de très important à lui dire.
– Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas
Porthos ? Il me semble que sa marquise...
– La marquise de Porthos se fait habiller par
les clercs de son mari, dit d’Artagnan en riant.
D’ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue
aux Ours, n’est-ce pas, Ketty ?
– Je demeurerai où l’on voudra, dit Ketty,
pourvu que je sois bien cachée et que l’on ne
sache pas où je suis.
– Maintenant, Ketty, que nous allons nous

406
séparer, et par conséquent que tu n’es plus
jalouse de moi...
– Monsieur le chevalier, de loin ou de près, dit
Ketty, je vous aimerai toujours.
– Où diable la constance va-t-elle se nicher ?
murmura Athos.
– Moi aussi, dit d’Artagnan, moi aussi, je
t’aimerai toujours, sois tranquille. Mais voyons,
réponds-moi. Maintenant j’attache une grande
importance à la question que je te fais : n’aurais-
tu jamais entendu parler d’une jeune dame qu’on
aurait enlevée pendant une nuit.
– Attendez donc... Oh ! mon Dieu ! Monsieur
le chevalier, est-ce que vous aimez encore cette
femme ?
– Non, c’est un de mes amis qui l’aime. Tiens,
c’est Athos que voilà.
– Moi ! s’écria Athos avec un accent pareil à
celui d’un homme qui s’aperçoit qu’il va marcher
sur une couleuvre.
– Sans doute, vous ! fit d’Artagnan en serrant
la main d’Athos. Vous savez bien l’intérêt que

407
nous prenons tous à cette pauvre petite Mme
Bonacieux. D’ailleurs Ketty ne dira rien : n’est-ce
pas, Ketty ? Tu comprends, mon enfant, continua
d’Artagnan, c’est la femme de cet affreux magot
que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria Ketty, vous me
rappelez ma peur ; pourvu qu’il ne m’ait pas
reconnue !
– Comment, reconnue ! tu as donc déjà vu cet
homme ?
– Il est venu deux fois chez Milady.
– C’est cela. Vers quelle époque ?
– Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu
près.
– Justement.
– Et hier soir il est revenu.
– Hier soir.
– Oui, un instant avant que vous vinssiez
vous-même.
– Mon cher Athos, nous sommes enveloppés
dans un réseau d’espions ! Et tu crois qu’il t’a

408
reconnue, Ketty ?
– J’ai baissé ma coiffe en l’apercevant, mais
peut-être était-il trop tard.
– Descendez, Athos, vous dont il se méfie
moins que de moi, et voyez s’il est toujours sur sa
porte.
Athos descendit et remonta bientôt.
– Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.
– Il est allé faire son rapport, et dire que tous
les pigeons sont en ce moment au colombier.
– Eh bien ! mais, envolons-nous, dit Athos, et
ne laissons ici que Planchet pour nous rapporter
les nouvelles.
– Un instant ! Et Aramis que nous avons
envoyé chercher !
– C’est juste, dit Athos, attendons Aramis.
En ce moment Aramis entra.
On lui exposa l’affaire, et on lui dit comment
il était urgent que parmi toutes ses hautes
connaissances il trouvât une place à Ketty.
Aramis réfléchit un instant, et dit en

409
rougissant :
– Cela vous rendra-t-il bien réellement service,
d’Artagnan ?
– Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
– Eh bien ! Mme de Bois-Tracy m’a demandé,
pour une de ses amies qui habite la province, je
crois, une femme de chambre sûre ; et si vous
pouvez, mon cher d’Artagnan, me répondre de
mademoiselle...
– Oh ! monsieur, s’écria Ketty, je serai toute
dévouée, soyez-en certain, à la personne qui me
donnera les moyens de quitter Paris.
– Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux.
Il se mit à une table et écrivit un petit mot
qu’il cacheta avec une bague, et donna le billet à
Ketty.
– Maintenant, mon enfant, dit d’Artagnan, tu
sais qu’il ne fait pas meilleur ici pour nous que
pour toi. Ainsi séparons-nous. Nous nous
retrouverons dans des jours meilleurs.
– Et dans quelque temps que nous nous
retrouvions et dans quelque lieu que ce soit, dit

410
Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore
comme je vous aime aujourd’hui.
– Serment de joueur, dit Athos pendant que
d’Artagnan allait reconduire Ketty sur l’escalier.
Un instant après, les trois jeunes gens se
séparèrent en prenant rendez-vous à quatre heures
chez Athos et en laissant Planchet pour garder la
maison.
Aramis rentra chez lui, et Athos et d’Artagnan
s’inquiétèrent du placement du saphir.
Comme l’avait prévu notre Gascon, on trouva
facilement trois cents pistoles sur la bague. De
plus, le juif annonça que si on voulait la lui
vendre, comme elle lui ferait un pendant
magnifique pour des boucles d’oreilles, il en
donnerait jusqu’à cinq cents pistoles.
Athos et d’Artagnan, avec l’activité de deux
soldats et la science de deux connaisseurs mirent
trois heures à peine à acheter tout l’équipement
du mousquetaire. D’ailleurs Athos était de bonne
composition et grand seigneur jusqu’au bout des
ongles. Chaque fois qu’une chose lui convenait, il
payait le prix demandé sans essayer même d’en

411
rabattre. D’Artagnan voulait bien là-dessus faire
ses observations, mais Athos lui posait la main
sur l’épaule en souriant, et d’Artagnan
comprenait que c’était bon pour lui, petit
gentilhomme gascon, de marchander, mais non
pour un homme qui avait les airs d’un prince.
Le mousquetaire trouva un superbe cheval
andalou, noir comme du jais, aux narines de feu,
aux jambes fines et élégantes, qui prenait six ans.
Il l’examina et le trouva sans défaut. On le lui fit
mille livres.
Peut-être l’eût-il eu pour moins ; mais tandis
que d’Artagnan discutait sur le prix avec le
maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur
la table.
Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort,
qui coûta trois cents livres.
Mais la selle de ce dernier cheval et les armes
de Grimaud achetées, il ne restait plus un sou des
cent cinquante pistoles d’Athos. D’Artagnan
offrit à son ami de mordre une bouchée dans la
part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard
ce qu’il lui aurait emprunté.

412
Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de
hausser les épaules.
– Combien le juif donnait-il du saphir pour
l’avoir en toute propriété ? demanda Athos.
– Cinq cents pistoles.
– C’est-à-dire, deux cents pistoles de plus ;
cent pistoles pour vous, cent pistoles pour moi.
Mais c’est une véritable fortune, cela, mon ami,
retournez chez le juif.
– Comment, vous voulez...
– Cette bague, décidément, me rappellerait de
trop tristes souvenirs ; puis nous n’aurons jamais
trois cents pistoles à lui rendre, de sorte que nous
perdrions deux mille livres à ce marché. Allez lui
dire que la bague est à lui, d’Artagnan, et revenez
avec les deux cents pistoles.
– Réfléchissez, Athos.
– L’argent comptant est cher par le temps qui
court, et il faut savoir faire des sacrifices. Allez,
d’Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera
avec son mousqueton.
Une demi-heure après, d’Artagnan revint avec

413
les deux mille livres et sans qu’il lui fût arrivé
aucun accident.
Ce fut ainsi qu’Athos trouva dans son ménage
des ressources auxquelles il ne s’attendait pas.

414
39

Une vision

À quatre heures, les quatre amis étaient donc


réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur
l’équipement avaient tout à fait disparu, et chaque
visage ne conservait plus l’expression que de ses
propres et secrètes inquiétudes ; car derrière tout
bonheur présent est cachée une crainte à venir.
Tout à coup Planchet entra apportant deux
lettres à l’adresse de d’Artagnan.
L’une était un petit billet gentiment plié en
long avec un joli cachet de cire verte sur lequel
était empreinte une colombe rapportant un
rameau vert.
L’autre était une grande épître carrée et
resplendissante des armes terribles de Son
Éminence le cardinal-duc.

415
À la vue de la petite lettre, le cœur de
d’Artagnan bondit, car il avait cru reconnaître
l’écriture et quoiqu’il n’eût vu cette écriture
qu’une fois, la mémoire en était restée au plus
profond de son cœur.
Il prit donc la petite épître et la décacheta
vivement.

Promenez-vous, lui disait-on, mercredi


prochain, de six heures à sept heures du soir, sur
la route de Chaillot, et regardez avec soin dans
les carrosses qui passeront, mais si vous tenez à
votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne
dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui
puisse faire croire que vous avez reconnu celle
qui s’expose à tout pour vous apercevoir un
instant.

Pas de signature.
– C’est un piège, dit Athos, n’y allez pas,
d’Artagnan.
– Cependant, dit d’Artagnan, il me semble

416
bien reconnaître l’écriture.
– Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos ; à
six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de
Chaillot1 est tout à fait déserte : autant que vous
alliez vous promener dans la forêt de Bondy.
– Mais si nous y allions tous ! dit d’Artagnan ;
que diable ! on ne nous dévorera point tous les
quatre ; plus, quatre laquais ; plus, les chevaux ;
plus les armes.
– Puis ce sera une occasion de montrer nos
équipages, dit Porthos.
– Mais si c’est une femme qui écrit, dit
Aramis, et que cette femme désire ne pas être
vue, songez que vous la compromettez,
d’Artagnan : ce qui est mal de la part d’un
gentilhomme.
– Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui
seul s’avancera.
– Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré

1
La route du Roule (place de l’Étoile) à Chaillot, village
presque rustique alors avec ses vignes et ses jardins.

417
d’un carrosse qui marche au galop.
– Bah ! dit d’Artagnan, on me manquera.
Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous
exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce
sera toujours autant d’ennemis de moins.
– Il a raison, dit Porthos ; bataille ! il faut bien
essayer nos armes d’ailleurs.
– Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de
son air doux et nonchalant.
– Comme vous voudrez, dit Athos.
– Messieurs, dit d’Artagnan, il est quatre
heures et demie, et nous avons le temps à peine
d’être à six heures sur la route de Chaillot.
– Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos,
on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage.
Allons donc nous apprêter, messieurs.
– Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous
l’oubliez ; il me semble que le cachet indique
cependant qu’elle mérite bien d’être ouverte :
quant à moi, je vous déclare, mon cher
d’Artagnan, que je m’en soucie bien plus que du
petit brimborion que vous venez tout doucement

418
de glisser sur votre cœur.
D’Artagnan rougit.
– Eh bien ! dit le jeune homme, voyons,
messieurs, ce que me veut Son Éminence.
Et d’Artagnan décacheta la lettre et lut :

M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des


Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir à
huit heures.
LA HOUDINIÈRE,
Capitaine des gardes.

– Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous


bien autrement inquiétant que l’autre.
– J’irai au second en sortant du premier, dit
d’Artagnan : l’un est pour sept heures, l’autre
pour huit ; il y aura temps pour tout.
– Hum ! je n’irais pas, dit Aramis : un galant
chevalier ne peut manquer à un rendez-vous
donné par une dame ; mais un gentilhomme
prudent peut s’excuser de ne pas se rendre chez

419
Son Éminence, surtout lorsqu’il a quelque raison
de croire que ce n’est pas pour y recevoir des
compliments.
– Je suis de l’avis d’Aramis, dit Porthos.
– Messieurs, répondit d’Artagnan, j’ai déjà
reçu par M. de Cavois pareille invitation de Son
Éminence, je l’ai négligée, et le lendemain il
m’est arrivé un grand malheur ! Constance a
disparu ; quelque chose qui puisse advenir, j’irai.
– Si c’est un parti pris, dit Athos, faites.
– Mais la Bastille ? dit Aramis.
– Bah ! vous m’en tirerez, reprit d’Artagnan.
– Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec
un aplomb admirable et comme si c’était la chose
la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ;
mais, en attendant, comme nous devons partir
après-demain, vous feriez mieux de ne pas
risquer cette Bastille.
– Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas
de la soirée, attendons-le chacun à une porte du
palais avec trois mousquetaires derrière nous ; si
nous voyons sortir quelque voiture à portière

420
fermée et à demi suspecte, nous tomberons
dessus. Il y a longtemps que nous n’avons eu
maille à partir avec les gardes de M. le cardinal,
et M. de Tréville doit nous croire morts.
– Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez
fait pour être général d’armée ; que dites-vous du
plan, messieurs ?
– Admirable ! répétèrent en chœur les jeunes
gens.
– Eh bien ! dit Porthos, je cours à l’hôtel, je
préviens nos camarades de se tenir prêts pour huit
heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-
Cardinal ; vous, pendant ce temps, faites seller les
chevaux par les laquais.
– Mais moi, je n’ai pas de cheval, dit
d’Artagnan ; mais je vais en faire prendre un chez
M. de Tréville.
– C’est inutile, dit Aramis, vous prendrez un
des miens.
– Combien en avez-vous donc ? demanda
d’Artagnan.
– Trois, répondit en souriant Aramis.

421
– Mon cher ! dit Athos, vous êtes certainement
le poète le mieux monté de France et de Navarre.
– Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez
que faire de trois chevaux, n’est-ce pas ? Je ne
comprends pas même que vous ayez acheté trois
chevaux.
– Aussi, je n’en ai acheté que deux, dit
Aramis.
– Le troisième vous est donc tombé du ciel ?
– Non, le troisième m’a été amené ce matin
même par un domestique sans livrée qui n’a pas
voulu me dire à qui il appartenait et qui m’a
affirmé avoir reçu l’ordre de son maître..
– Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.
– La chose n’y fait rien, dit Aramis en
rougissant... et qui m’a affirmé, dis-je, avoir reçu
l’ordre de sa maîtresse de mettre ce cheval dans
mon écurie sans me dire de quelle part il venait.
– Il n’y a qu’aux poètes que ces choses-là
arrivent, reprit gravement Athos.
– Eh bien ! en ce cas, faisons mieux, dit
d’Artagnan ; lequel des deux chevaux monterez-

422
vous : celui que vous avez acheté, ou celui qu’on
vous a donné ?
– Celui que l’on m’a donné sans contredit ;
vous comprenez, d’Artagnan, que je ne puis faire
cette injure...
– Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.
– Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.
– Celui que vous avez acheté vous devient
donc inutile ?
– À peu près.
– Et vous l’avez choisi vous-même ?
– Et avec le plus grand soin ; la sûreté du
cavalier, vous le savez, dépend presque toujours
de son cheval !
– Eh bien ! cédez-le-moi pour le prix qu’il
vous a coûté !
– J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan,
en vous donnant tout le temps qui vous sera
nécessaire pour me rendre cette bagatelle.
– Et combien vous coûte-t-il ?
– Huit cents livres.

423
– Voici quarante doubles pistoles, mon cher
ami, dit d’Artagnan en tirant la somme de sa
poche ; je sais que c’est la monnaie avec laquelle
on vous paie vos poèmes.
– Vous êtes donc en fonds ? dit Aramis.
– Riche, richissime, mon cher !
Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche le reste
de ses pistoles.
– Envoyez votre selle à l’hôtel des
Mousquetaires, et l’on vous amènera votre cheval
ici avec les nôtres.
– Très bien ; mais il est bientôt cinq heures,
hâtons-nous.
Un quart d’heure après, Porthos apparut à un
bout de la rue Férou sur un genet magnifique ;
Mousqueton le suivait sur un cheval d’Auvergne,
petit, mais solide. Porthos resplendissait de joie et
d’orgueil.
En même temps Aramis apparut à l’autre bout
de la rue monté sur un superbe coursier anglais ;
Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en
laisse un vigoureux mecklembourgeois : c’était la

424
monture de d’Artagnan.
Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la
porte : Athos et d’Artagnan les regardaient par la
fenêtre.
– Diable ! dit Aramis, vous avez là un superbe
cheval, mon cher Porthos.
– Oui, répondit Porthos ; c’est celui qu’on
devait m’envoyer tout d’abord : une mauvaise
plaisanterie du mari lui a substitué l’autre ; mais
le mari a été puni depuis et j’ai obtenu toute
satisfaction.
Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour,
tenant en main les montures de leurs maîtres ;
d’Artagnan et Athos descendirent, se mirent en
selle près de leurs compagnons, et tous quatre se
mirent en marche : Athos sur le cheval qu’il
devait à sa femme, Aramis sur le cheval qu’il
devait à sa maîtresse, Porthos sur le cheval qu’il
devait à sa procureuse, et d’Artagnan sur le
cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la
meilleure maîtresse qui soit.
Les valets suivirent.

425
Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit
bon effet ; et si Mme Coquenard s’était trouvée sur
le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air
il avait sur son beau genet d’Espagne, elle
n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite
au coffre-fort de son mari.
Près du Louvre les quatre amis rencontrèrent
M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain ; il
les arrêta pour leur faire compliment sur leur
équipage, ce qui en un instant amena autour
d’eux quelques centaines de badauds.
D’Artagnan profita de la circonstance pour
parler à M. de Tréville de la lettre au grand
cachet rouge et aux armes ducales ; il est bien
entendu que de l’autre il n’en souffla point mot.
M. de Tréville approuva la résolution qu’il
avait prise, et l’assura que, si le lendemain il
n’avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui,
partout où il serait.
En ce moment, l’horloge de la Samaritaine
sonna six heures ; les quatre amis s’excusèrent
sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de
Tréville.

426
Un temps de galop les conduisit sur la route de
Chaillot ; le jour commençait à baisser, les
voitures passaient et repassaient ; d’Artagnan,
gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses
regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y
apercevait aucune figure de connaissance.
Enfin, après un quart d’heure d’attente et
comme le crépuscule tombait tout à fait, une
voiture apparut, arrivant au grand galop par la
route de Sèvres ; un pressentiment dit d’avance à
d’Artagnan que cette voiture renfermait la
personne qui lui avait donné rendez-vous : le
jeune homme fut tout étonné lui-même de sentir
son cœur battre si violemment. Presque aussitôt
une tête de femme sortit par la portière, deux
doigts sur la bouche, comme pour recommander
le silence, ou comme pour envoyer un baiser ;
d’Artagnan poussa un léger cri de joie, cette
femme, ou plutôt cette apparition, car la voiture
était passée avec la rapidité d’une vision, était
Mme Bonacieux.
Par un mouvement involontaire, et malgré la
recommandation faite, d’Artagnan lança son

427
cheval au galop et en quelques bonds rejoignit la
voiture ; mais la glace de la portière était
hermétiquement fermée : la vision avait disparu.
D’Artagnan se rappela alors cette
recommandation : « Si vous tenez à votre vie et à
celle des personnes qui vous aiment, demeurez
immobile et comme si vous n’aviez rien vu. »
Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais
pour la pauvre femme qui évidemment s’était
exposée à un grand péril en lui donnant ce
rendez-vous.
La voiture continua sa route toujours marchant
à fond de train, s’enfonça dans Paris et disparut.
D’Artagnan était resté interdit à la même place
et ne sachant que penser. Si c’était Mme
Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce
rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange
d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser perdu ? Si
d’un autre côté ce n’était pas elle, ce qui était
encore bien possible, car le peu de jour qui restait
rendait une erreur facile, si ce n’était pas elle, ne
serait-ce pas le commencement d’un coup de
main monté contre lui avec l’appât de cette

428
femme pour laquelle on connaissait son amour ?
Les trois compagnons se rapprochèrent de lui.
Tous trois avaient parfaitement vu une tête de
femme apparaître à la portière, mais aucun d’eux,
excepté Athos, ne connaissait Mme Bonacieux.
L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était bien elle ;
mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli
visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête
d’homme au fond de la voiture.
– S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la
transportent sans doute d’une prison dans une
autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette
pauvre créature, et comment la rejoindrai-je
jamais ?
– Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous
que les morts sont les seuls qu’on ne soit pas
exposé à rencontrer sur la terre. Vous en savez
quelque chose ainsi que moi, n’est-ce pas ? Or, si
votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que
nous venons de voir, vous la retrouverez un jour
ou l’autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il
avec un accent misanthropique qui lui était
propre, peut-être plus tôt que vous ne voudrez.

429
Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était
en retard d’une vingtaine de minutes sur le
rendez-vous donné. Les amis de d’Artagnan lui
rappelèrent qu’il avait une visite à faire, tout en
lui faisant observer qu’il était encore temps de
s’en dédire.
Mais d’Artagnan était à la fois entêté et
curieux. Il avait mis dans sa tête qu’il irait au
Palais-Cardinal, et qu’il saurait ce que voulait lui
dire Son Éminence. Rien ne put le faire changer
de résolution.
On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-
Cardinal on trouva les douze mousquetaires
convoqués qui se promenaient en attendant leurs
camarades. Là seulement, on leur expliqua ce
dont il était question.
D’Artagnan était fort connu dans l’honorable
corps des mousquetaires du roi, où l’on savait
qu’il prendrait un jour sa place ; on le regardait
donc d’avance comme un camarade. Il résulta de
ces antécédents que chacun accepta de grand
cœur la mission pour laquelle il était convié ;
d’ailleurs il s’agissait, selon toute probabilité, de

430
jouer un mauvais tour à M. le cardinal et à ses
gens, et pour de pareilles expéditions, ces dignes
gentilshommes étaient toujours prêts.
Athos les partagea donc en trois groupes, prit
le commandement de l’un, donna le second à
Aramis et le troisième à Porthos, puis chaque
groupe alla s’embusquer en face d’une sortie.
D’Artagnan, de son côté, entra bravement par
la porte principale.
Quoiqu’il se sentit vigoureusement appuyé, le
jeune homme n’était pas sans inquiétude en
montant pas à pas le grand escalier. Sa conduite
avec Milady ressemblait tant soit peu à une
trahison, et il se doutait des relations politiques
qui existaient entre cette femme et le cardinal ; de
plus, de Wardes, qu’il avait si mal accommodé,
était des fidèles de Son Éminence, et d’Artagnan
savait que si Son Éminence était terrible à ses
ennemis, elle était fort attachée à ses amis.
« Si de Wardes a raconté toute notre affaire au
cardinal, ce qui n’est pas douteux, et s’il m’a
reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder
à peu près comme un homme condamné, disait

431
d’Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi a-
t-il attendu jusqu’aujourd’hui ? C’est tout simple,
Milady aura porté plainte contre moi avec cette
hypocrite douleur qui la rend si intéressante, et ce
dernier crime aura fait déborder le vase.
« Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis
sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener
sans me défendre. Cependant la compagnie des
mousquetaires de M. de Tréville ne peut pas faire
à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des
forces de toute la France, et devant lequel la reine
est sans pouvoir et le roi sans volonté.
D’Artagnan, mon ami, tu es brave, tu as
d’excellentes qualités, mais les femmes te
perdront. »
Il en était à cette triste conclusion lorsqu’il
entra dans l’antichambre. Il remit sa lettre à
l’huissier de service qui le fit passer dans la salle
d’attente et s’enfonça dans l’intérieur du palais.
Dans cette salle d’attente étaient cinq ou six
gardes de M. le cardinal, qui, reconnaissant
d’Artagnan et sachant que c’était lui qui avait
blessé Jussac, le regardèrent en souriant d’un

432
singulier sourire.
Ce sourire parut à d’Artagnan d’un mauvais
augure ; seulement, comme notre Gascon n’était
pas facile à intimider, ou que plutôt, grâce à un
grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne
laissait pas voir facilement ce qui se passait dans
son âme, quand ce qui s’y passait ressemblait à
de la crainte, il se campa fièrement devant MM.
les gardes et attendit la main sur la hanche, dans
une attitude qui ne manquait pas de majesté.
L’huissier rentra et fit signe à d’Artagnan de le
suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes,
en le regardant s’éloigner, chuchotaient entre eux.
Il suivit un corridor, traversa un grand salon,
entra dans une bibliothèque, et se trouva en face
d’un homme assis devant un bureau et qui
écrivait.
L’huissier l’introduisit et se retira sans dire
une parole. D’Artagnan crut d’abord qu’il avait
affaire à quelque juge examinant son dossier,
mais il s’aperçut que l’homme de bureau écrivait
ou plutôt corrigeait des lignes d’inégales
longueurs, en scandant des mots sur ses doigts ; il

433
vit qu’il était en face d’un poète. Au bout d’un
instant, le poète ferma son manuscrit sur la
couverture duquel était écrit : MIRAME, tragédie
en cinq actes1, et leva la tête.
D’Artagnan reconnut le cardinal.

1
La représentation de Mirame (14 janvier 1641) « fut
remarquable sous plus d’un rapport. On savait que la pièce était
en partie du cardinal : qu’on juge que l’ouvrage d’un premier
ministre, représenté dans son palais, sous ses yeux, en présence
de tous les courtisans, devait avoir de succès ! [...] Cette pièce
ne flattait pas seulement l’amour-propre de l’auteur, elle
satisfaisait les ressentiments du ministre et la jalousie de
l’amant : elle abondait en allusions amères sur la conduite
d’Anne d’Autriche, sur ses liaisons avec l’Espagne, et sur
l’amour-propre qu’en toute occasion le brillant favori de deux
rois d’Angleterre, Buckingham, laissait éclater pour cette
princesse. Mirame y prononçait les deux vers suivants :
Je me sens criminelle, aimant un étranger
Qui met, pour mon amour, cet état en danger. »
(F. Barrière, op. cit., p. 26-27.) La tragédie, pour l’essentiel,
était l’ouvrage de Des Marets de Saint-Sorlin.

434
40

Le cardinal

Le cardinal appuya son coude sur son


manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un
instant le jeune homme. Nul n’avait l’œil plus
profondément scrutateur que le cardinal de
Richelieu, et d’Artagnan sentit ce regard courir
par ses veines comme une fièvre.
Cependant il fit bonne contenance, tenant son
feutre à la main, et attendant le bon plaisir de Son
Éminence, sans trop d’orgueil, mais aussi sans
trop d’humilité.
– Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un
d’Artagnan du Béarn ?
– Oui, monseigneur, répondit le jeune homme.
– Il y a plusieurs branches de d’Artagnan à
Tarbes et dans les environs, dit le cardinal, à

435
laquelle appartenez-vous ?
– Je suis le fils de celui qui a fait les guerres
de religion avec le grand roi Henri, père de Sa
Gracieuse Majesté.
– C’est bien cela. C’est vous qui êtes parti, il y
a sept à huit mois à peu près, de votre pays, pour
venir chercher fortune dans la capitale ?
– Oui, monseigneur.
– Vous êtes venu par Meung, où il vous est
arrivé quelque chose, je ne sais plus trop quoi,
mais enfin quelque chose.
– Monseigneur, dit d’Artagnan, voici ce qui
m’est arrivé...
– Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un
sourire qui indiquait qu’il connaissait l’histoire
aussi bien que celui qui voulait la lui raconter ;
vous étiez recommandé à M. de Tréville, n’est-ce
pas ?
– Oui, monseigneur ; mais justement, dans
cette malheureuse affaire de Meung...
– La lettre avait été perdue, reprit l’Éminence ;
oui, je sais cela ; mais M. de Tréville est un

436
habile physionomiste qui connaît les hommes à la
première vue, et il vous a placé dans la
compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en
vous laissant espérer qu’un jour ou l’autre vous
entreriez dans les mousquetaires.
– Monseigneur est parfaitement renseigné, dit
d’Artagnan.
– Depuis ce temps-là, il vous est arrivé bien
des choses : vous vous êtes promené derrière les
Chartreux1, un jour qu’il eût mieux valu que vous
fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec vos
amis un voyage aux eaux de Forges ; eux se sont
arrêtés en route ; mais vous, vous avez continué
votre chemin. C’est tout simple, vous aviez des
affaires en Angleterre.
– Monseigneur, dit d’Artagnan tout interdit,

1
D’Artagnan et les mousquetaires ont affronté les gardes du
cardinal au pied des carmes-déchaussés ; le couvent des
Chartreux occupait un vaste triangle dont les sommets seraient
actuellement l’extrémité nord de l’École des Mines, le coude
que fait la rue Duguay-Trouin et l’intersection de la rue Henri-
Barbusse et du boulevard du Port-Royal. L’entrée de son enclos
était ouvert au public masculin.

437
j’allais...
– À la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne
regarde personne. Je sais cela, moi, parce que
mon état est de tout savoir. À votre retour, vous
avez été reçu par une auguste personne, et je vois
avec plaisir que vous avez conservé le souvenir
qu’elle vous a donné.
D’Artagnan porta la main au diamant qu’il
tenait de la reine, et en tourna vivement le chaton
en dedans mais il était trop tard.
– Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la
visite de Cavois, reprit le cardinal ; il allait vous
prier de passer au palais ; cette visite vous ne la
lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
– Monseigneur, je craignais d’avoir encouru la
disgrâce de Votre Éminence.
– Eh ! pourquoi cela, monsieur ? pour avoir
suivi les ordres de vos supérieurs avec plus
d’intelligence et de courage que ne l’eût fait un
autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiez
des éloges ! Ce sont les gens qui n’obéissent pas
que je punis, et non pas ceux qui, comme vous,

438
obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-
vous la date du jour où je vous avais fait dire de
me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce
qui est arrivé le soir même.
C’était le soir même qu’avait eu lieu
l’enlèvement de Mme Bonacieux. D’Artagnan
frissonna ; et il se rappela qu’une demi-heure
auparavant la pauvre femme était passée près de
lui, sans doute encore emportée par la même
puissance qui l’avait fait disparaître.
– Enfin, continua le cardinal, comme je
n’entendais pas parler de vous depuis quelque
temps, j’ai voulu savoir ce que vous faisiez.
D’ailleurs, vous me devez bien quelque
remerciement – vous avez remarqué vous-même
combien vous avez été ménagé dans toutes les
circonstances.
D’Artagnan s’inclina avec respect.
– Cela, continua le cardinal, partait non
seulement d’un sentiment d’équité naturelle, mais
encore d’un plan que je m’étais tracé à votre
égard.

439
D’Artagnan était de plus en plus étonné.
– Je voulais vous exposer ce plan le jour où
vous reçûtes ma première invitation ; mais vous
n’êtes pas venu. Heureusement, rien n’est perdu
pour ce retard, et aujourd’hui vous allez
l’entendre. Asseyez-vous là, devant moi,
monsieur d’Artagnan : vous êtes assez bon
gentilhomme pour ne pas écouter debout.
Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au
jeune homme, qui était si étonné de ce qui se
passait, que, pour obéir, il attendit un second
signe de son interlocuteur.
– Vous êtes brave, monsieur d’Artagnan,
continua l’Éminence ; vous êtes prudent, ce qui
vaut mieux. J’aime les hommes de tête et de
cœur, moi ; ne vous effrayez pas, dit-il en
souriant, par les hommes de cœur, j’entends les
hommes de courage ; mais, tout jeune que vous
êtes, et à peine entrant dans le monde, vous avez
des ennemis puissants : si vous n’y prenez garde,
ils vous perdront !
– Hélas ! monseigneur, répondit le jeune
homme, ils le feront bien facilement, sans doute ;

440
car ils sont forts et bien appuyés, tandis que moi
je suis seul !
– Oui, c’est vrai ; mais, tout seul que vous
êtes, vous avez déjà fait beaucoup, et vous ferez
encore plus, je n’en doute pas. Cependant, vous
avez, je le crois, besoin d’être guidé dans
l’aventureuse carrière que vous avez entreprise ;
car, si je ne me trompe, vous êtes venu à Paris
avec l’ambitieuse idée de faire fortune.
– Je suis dans l’âge des folles espérances,
monseigneur, dit d’Artagnan.
– Il n’y a de folles espérances que pour les
sots, monsieur, et vous êtes homme d’esprit.
Voyons, que diriez-vous d’une enseigne dans
mes gardes, et d’une compagnie après la
campagne ?
– Ah ! monseigneur !
– Vous acceptez, n’est-ce pas ?
– Monseigneur, reprit d’Artagnan d’un air
embarrassé.
– Comment, vous refusez ? s’écria le cardinal
avec étonnement.

441
– Je suis dans les gardes de Sa Majesté,
monseigneur, et je n’ai point de raisons d’être
mécontent.
– Mais il me semble, dit l’Éminence, que mes
gardes, à moi, sont aussi les gardes de Sa
Majesté, et que, pourvu qu’on serve dans un
corps français, on sert le roi.
– Monseigneur, Votre Éminence a mal
compris mes paroles.
– Vous voulez un prétexte, n’est-ce pas ? Je
comprends. Eh bien ! ce prétexte, vous l’avez.
L’avancement, la campagne qui s’ouvre,
l’occasion que je vous offre, voilà pour le
monde ; pour vous, le besoin de protections
sûres ; car il est bon que vous sachiez, monsieur
d’Artagnan, que j’ai reçu des plaintes graves
contre vous, vous ne consacrez pas
exclusivement vos jours et vos nuits au service du
roi.
D’Artagnan rougit.
– Au reste, continua le cardinal en posant la
main sur une liasse de papiers, j’ai là tout un

442
dossier qui vous concerne ; mais avant de le lire,
j’ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme
de résolution, et vos services, bien dirigés, au lieu
de vous mener à mal, pourraient vous rapporter
beaucoup. Allons, réfléchissez, et décidez-vous.
– Votre bonté me confond, monseigneur,
répondit d’Artagnan, et je reconnais dans Votre
Éminence une grandeur d’âme qui me fait petit
comme un ver de terre ; mais enfin, puisque
monseigneur me permet de lui parler
franchement...
D’Artagnan s’arrêta.
– Oui, parlez.
– Eh bien ! je dirai à Votre Éminence que tous
mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes
du roi, et que mes ennemis, par une fatalité
inconcevable, sont à Votre Éminence ; je serais
donc mal venu ici et mal regardé là-bas, si
j’acceptais ce que m’offre monseigneur.
– Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que
je ne vous offre pas ce que vous valez,
monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de

443
dédain.
– Monseigneur, Votre Éminence est cent fois
trop bonne pour moi, et au contraire je pense
n’avoir point encore fait assez pour être digne de
ses bontés. Le siège de La Rochelle va s’ouvrir,
monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre
Éminence, et si j’ai le bonheur de me conduire à
ce siège de telle façon que je mérite d’attirer ses
regards, eh bien ! après j’aurai au moins derrière
moi quelque action d’éclat pour justifier la
protection dont elle voudra bien m’honorer.
Toute chose doit se faire à son temps,
monseigneur ; peut-être plus tard aurai-je le droit
de me donner, à cette heure j’aurais l’air de me
vendre.
– C’est-à-dire que vous refusez de me servir,
monsieur, dit le cardinal avec un ton de dépit
dans lequel perçait cependant une sorte d’estime ;
demeurez donc libre et gardez vos haines et vos
sympathies.
– Monseigneur...
– Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en
veux pas, mais vous comprenez, on a assez de

444
défendre ses amis et de les récompenser, on ne
doit rien à ses ennemis, et cependant je vous
donnerai un conseil : tenez-vous bien, monsieur
d’Artagnan, car, du moment que j’aurai retiré ma
main de dessus vous, je n’achèterai pas votre vie
pour une obole.
– J’y tâcherai, monseigneur, répondit le
Gascon avec une noble assurance.
– Songez plus tard, et à un certain moment,
s’il vous arrive malheur, dit Richelieu avec
intention, que c’est moi qui ai été vous chercher,
et que j’ai fait ce que j’ai pu pour que ce malheur
ne vous arrivât pas.
– J’aurai, quoi qu’il arrive, dit d’Artagnan en
mettant la main sur sa poitrine et en s’inclinant,
une éternelle reconnaissance à Votre Éminence
de ce qu’elle fait pour moi en ce moment.
– Eh bien donc ! comme vous l’avez dit,
monsieur d’Artagnan, nous nous reverrons après
la campagne ; je vous suivrai des yeux ; car je
serai là-bas, reprit le cardinal en montrant du
doigt à d’Artagnan une magnifique armure qu’il
devait endosser, et à notre retour, eh bien ! nous

445
compterons !
– Ah ! monseigneur, s’écria d’Artagnan,
épargnez-moi le poids de votre disgrâce ; restez
neutre, monseigneur, si vous trouvez que j’agis
en galant homme.
– Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous
dire encore une fois ce que je vous ai dit
aujourd’hui, je vous promets de vous le dire.
Cette dernière parole de Richelieu exprimait
un doute terrible ; elle consterna d’Artagnan plus
que n’eût fait une menace, car c’était un
avertissement. Le cardinal cherchait donc à le
préserver de quelque malheur qui le menaçait. Il
ouvrit la bouche pour répondre, mais d’un geste
hautain, le cardinal le congédia.
D’Artagnan sortit ; mais à la porte le cœur fut
prêt à lui manquer, et peu s’en fallut qu’il ne
rentrât. Cependant la figure grave et sévère
d’Athos lui apparut : s’il faisait avec le cardinal
le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui
donnerait plus la main, Athos le renierait.
Ce fut cette crainte qui le retint, tant est

446
puissante l’influence d’un caractère vraiment
grand sur tout ce qui l’entoure.
D’Artagnan descendit par le même escalier
qu’il était entré, et trouva devant la porte Athos et
les quatre mousquetaires qui attendaient son
retour et qui commençaient à s’inquiéter. D’un
mot d’Artagnan les rassura, et Planchet courut
prévenir les autres postes qu’il était inutile de
monter une plus longue garde, attendu que son
maître était sorti sain et sauf du Palais-Cardinal.
Rentrés chez Athos, Aramis et Porthos
s’informèrent des causes de cet étrange rendez-
vous ; mais d’Artagnan se contenta de leur dire
que M. de Richelieu l’avait fait venir pour lui
proposer d’entrer dans ses gardes avec le grade
d’enseigne, et qu’il avait refusé.
– Et vous avez eu raison, s’écrièrent d’une
seule voix Porthos et Aramis.
Athos tomba dans une profonde rêverie et ne
répondit rien. Mais lorsqu’il fut seul avec
d’Artagnan :
– Vous avez fait ce que vous deviez faire,

447
d’Artagnan, dit Athos, mais peut-être avez-vous
eu tort.
D’Artagnan poussa un soupir ; car cette voix
répondait à une voix secrète de son âme, qui lui
disait que de grands malheurs l’attendaient.
La journée du lendemain se passa en
préparatifs de départ ; d’Artagnan alla faire ses
adieux à M. de Tréville. À cette heure on croyait
encore que la séparation des gardes et des
mousquetaires serait momentanée, le roi tenant
son parlement le jour même et devant partir le
lendemain1. M. de Tréville se contenta donc de
demander à d’Artagnan s’il avait besoin de lui,
mais d’Artagnan répondit fièrement qu’il avait
tout ce qu’il lui fallait.
La nuit réunit tous les camarades de la
compagnie des gardes de M. des Essarts et de la
compagnie des mousquetaires de M. de Tréville,
qui avaient fait amitié ensemble. On se quittait
pour se revoir quand il plairait à Dieu et s’il
plaisait à Dieu. La nuit fut donc des plus

1
Le roi quitte Paris pour La Rochelle le 15 juillet 1627.

448
bruyantes, comme on peut le penser, car, en
pareil cas, on ne peut combattre l’extrême
préoccupation que par l’extrême insouciance.
Le lendemain, au premier son des trompettes,
les amis se quittèrent : les mousquetaires
coururent à l’hôtel de M. de Tréville, les gardes à
celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines
conduisit aussitôt sa compagnie au Louvre, où le
roi passait sa revue.
Le roi était triste et paraissait malade, ce qui
lui ôtait un peu de sa haute mine. En effet, la
veille, la fièvre l’avait pris au milieu du
parlement et tandis qu’il tenait son lit de justice.
Il n’en était pas moins décidé à partir le soir
même ; et, malgré les observations qu’on lui avait
faites, il avait voulu passer sa revue, espérant, par
le premier coup de vigueur, vaincre la maladie
qui commençait à s’emparer de lui.
La revue passée, les gardes se mirent seuls en
marche, les mousquetaires ne devant partir
qu’avec le roi, ce qui permit à Porthos d’aller
faire, dans son superbe équipage, un tour dans la
rue aux Ours.

449
La procureuse le vit passer dans son uniforme
neuf et sur son beau cheval. Elle aimait trop
Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit
signe de descendre et de venir auprès d’elle.
Porthos était magnifique ; ses éperons
résonnaient, sa cuirasse brillait, son épée lui
battait fièrement les jambes. Cette fois les clercs
n’eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait
l’air d’un coupeur d’oreilles.
Le mousquetaire fut introduit près de M.
Coquenard, dont le petit œil gris brilla de colère
en voyant son cousin tout flambant neuf.
Cependant une chose le consola intérieurement ;
c’est qu’on disait partout que la campagne serait
rude : il espérait tout doucement, au fond du
cœur, que Porthos y serait tué.
Porthos présenta ses compliments à maître
Coquenard et lui fit ses adieux ; maître
Coquenard lui souhaita toutes sortes de
prospérités. Quant à Mme Coquenard, elle ne
pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira
aucune mauvaise conséquence de sa douleur, on
la savait fort attachée à ses parents, pour lesquels

450
elle avait toujours eu de cruelles disputes avec
son mari.
Mais les véritables adieux se firent dans la
chambre de Mme Coquenard : ils furent
déchirants.
Tant que la procureuse put suivre des yeux son
amant, elle agita un mouchoir en se penchant
hors de la fenêtre, à croire qu’elle voulait se
précipiter. Porthos reçut toutes ces marques de
tendresse en homme habitué à de pareilles
démonstrations. Seulement, en tournant le coin de
la rue, il souleva son feutre et l’agita en signe
d’adieu.
De son côté, Aramis écrivait une longue lettre.
À qui ? Personne n’en savait rien. Dans la
chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir
même pour Tours, attendait cette lettre
mystérieuse.
Athos buvait à petits coups la dernière
bouteille de son vin d’Espagne.
Pendant ce temps, d’Artagnan défilait avec sa
compagnie.

451
En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se
retourna pour regarder gaiement la Bastille ;
mais, comme c’était la Bastille seulement qu’il
regardait, il ne vit point Milady, qui, montée sur
un cheval isabelle, le désignait du doigt à deux
hommes de mauvaise mine qui s’approchèrent
aussitôt des rangs pour le reconnaître. Sur une
interrogation qu’ils firent du regard, Milady
répondit par un signe que c’était bien lui. Puis,
certaine qu’il ne pouvait plus y avoir de méprise
dans l’exécution de ses ordres, elle piqua son
cheval et disparut.
Les deux hommes suivirent alors la
compagnie, et, à la sortie du faubourg Saint-
Antoine, montèrent sur des chevaux tout préparés
qu’un domestique sans livrée tenait en main en
les attendant.

452
41

Le siège de La Rochelle

Le siège de La Rochelle fut un des grands


événements politiques du règne de Louis XIII, et
une des grandes entreprises militaires du cardinal.
Il est donc intéressant, et même nécessaire, que
nous en disions quelques mots ; plusieurs détails
de ce siège se liant d’ailleurs d’une manière trop
importante à l’histoire que nous avons entrepris
de raconter, pour que nous les passions sous
silence.
Les vues politiques du cardinal, lorsqu’il
entreprit ce siège, étaient considérables.
Exposons-les d’abord, puis nous passerons aux
vues particulières qui n’eurent peut-être pas sur
Son Éminence moins d’influence que les
premières.
Des villes importantes données par Henri IV

453
aux huguenots comme places de sûreté1, il ne
restait plus que La Rochelle. Il s’agissait donc de
détruire ce dernier boulevard du calvinisme,
levain dangereux, auquel se venaient
incessamment mêler des ferments de révolte
civile ou de guerre étrangère.
Espagnols, Anglais, Italiens mécontents,
aventuriers de toute nation, soldats de fortune de
toute secte accouraient au premier appel sous les
drapeaux des protestants et s’organisaient comme
une vaste association dont les branches
divergeaient à loisir sur tous les points de
l’Europe.
La Rochelle, qui avait pris une nouvelle
importance de la ruine des autres villes
calvinistes, était donc le foyer des dissensions et
des ambitions. Il y avait plus, son port était la
dernière porte ouverte aux Anglais dans le
royaume de France ; et en la fermant à

1
L’édit de Nantes (13 mars 1598) accordait aux protestants,
pour huit ans, des places de sûreté comme Montpellier,
Montauban, La Rochelle. Elles furent supprimées à la paix
d’Alès (1629).

454
l’Angleterre, notre éternelle ennemie, le cardinal
achevait l’œuvre de Jeanne d’Arc et du duc de
Guise1.
Aussi Bassompierre, qui était à la fois
protestant et catholique, protestant de conviction
et catholique comme commandeur du Saint-
Esprit ; Bassompierre, qui était Allemand de
naissance et Français de cœur ; Bassompierre,
enfin, qui avait un commandement particulier au
siège de La Rochelle, disait-il, en chargeant à la
tête de plusieurs autres seigneurs protestants
comme lui :
– Vous verrez, messieurs, que nous serons
assez bêtes pour prendre La Rochelle2 !
Et Bassompierre avait raison : la canonnade de
l’île de Ré lui présageait les dragonnades des
Cévennes ; la prise de La Rochelle était la
préface de la révocation de l’édit de Nantes.

1
François de Lorraine, duc de Guise, qui reprit Calais
(1558).
2
Mémoires du maréchal de Bassompierre (Petitot, tome
XXI).

455
Mais nous l’avons dit, à côté de ces vues du
ministre niveleur et simplificateur, et qui
appartiennent à l’histoire, le chroniqueur est bien
forcé de reconnaître les petites visées de l’homme
amoureux et du rival jaloux.
Richelieu, comme chacun sait, avait été
amoureux de la reine ; cet amour avait-il chez lui
un simple but politique ou était-ce tout
naturellement une de ces profondes passions
comme en inspira Anne d’Autriche à ceux qui
l’entouraient, c’est ce que nous ne saurions dire ;
mais en tout cas on a vu, par les développements
antérieurs de cette histoire, que Buckingham
l’avait emporté sur lui, et que, dans deux ou trois
circonstances et particulièrement dans celles des
ferrets, il l’avait, grâce au dévouement des trois
mousquetaires et au courage de d’Artagnan,
cruellement mystifié.
Il s’agissait donc pour Richelieu, non
seulement de débarrasser la France d’un ennemi,
mais de se venger d’un rival ; au reste, la
vengeance devait être grande et éclatante, et
digne en tout d’un homme qui tient dans sa main,

456
pour épée de combat, les forces de tout un
royaume.
Richelieu savait qu’en combattant l’Angleterre
il combattait Buckingham, qu’en triomphant de
l’Angleterre il triomphait de Buckingham, enfin
qu’en humiliant l’Angleterre aux yeux de
l’Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la
reine.
De son côté Buckingham, tout en mettant en
avant l’honneur de l’Angleterre, était mû par des
intérêts absolument semblables à ceux du
cardinal ; Buckingham aussi poursuivait une
vengeance particulière : sous aucun prétexte,
Buckingham n’avait pu rentrer en France comme
ambassadeur, il voulait y rentrer comme
conquérant.
Il en résulte que le véritable enjeu de cette
partie, que les deux plus puissants royaumes
jouaient pour le bon plaisir de deux hommes
amoureux, était un simple regard d’Anne
d’Autriche.
Le premier avantage avait été au duc de
Buckingham : arrivé inopinément en vue de l’île

457
de Ré avec quatre-vingt-dix vaisseaux et vingt
mille hommes à peu près, il avait surpris le comte
de Toiras, qui commandait pour le roi dans l’île ;
il avait, après un combat sanglant, opéré son
débarquement1.
Relatons en passant que dans ce combat avait
péri le baron de Chantal ; le baron de Chantal
laissait orpheline une petite fille de dix-huit mois.
Cette petite fille fut depuis Mme de Sévigné.
Le comte de Toiras se retira dans la citadelle
Saint-Martin avec la garnison, et jeta une
centaine d’hommes dans un petit fort qu’on
appelait le fort de La Prée2.
Cet événement avait hâté les résolutions du
cardinal ; et en attendant que le roi et lui pussent
aller prendre le commandement du siège de La
Rochelle, qui était résolu, il avait fait partir
Monsieur pour diriger les premières opérations,

1
La flotte anglaise, forte de cent navires et de cinq mille
hommes, quitte Portsmouth le 27 juin 1627 ; le 22 juillet a lieu
le débarquement à l’île de Ré dont le défenseur, le comte de
Toiras, doit se retrancher dans le fort Saint-Martin.
2
Sur la côte nord de l’île.

458
et avait fait filer vers le théâtre de la guerre toutes
les troupes dont il avait pu disposer.
C’était de ce détachement envoyé en avant-
garde que faisait partie notre ami d’Artagnan.
Le roi, comme nous l’avons dit, devait suivre,
aussitôt son lit de justice tenu ; mais en se levant
de ce lit de justice, le 28 juin, il s’était senti pris
par la fièvre ; il n’en avait pas moins voulu partir,
mais, son état empirant, il avait été forcé de
s’arrêter à Villeroi1.
Or, où s’arrêtait le roi s’arrêtaient les
mousquetaires ; il en résultait que d’Artagnan,
qui était purement et simplement dans les gardes,
se trouvait séparé, momentanément du moins, de

1
« Le roi, qui était à toute heure averti des desseins des
Anglais et des pratiques des Rochelois [...}, fit munir ses côtes,
et leva une armée pour se porter où besoin serait ; résolu d’y
aller en personne, et Monsieur, son frère, avec lui. [...] Se
préparant pour partir, alla en parlement pour leur dire adieu, et
faire, quant et quant, vérifier ce code que M. de Marillac, garde
des sceaux, avait compilé, et qui de son nom fut dit Code
Michaud », Bassompierre, op. cit., p. 86. Le château de
Villeroy, près de Mennecy, à quelques kilomètres au sud de
Corbeil.

459
ses bons amis Athos, Porthos et Aramis ; cette
séparation, qui n’était pour lui qu’une contrariété,
fût certes devenue une inquiétude sérieuse s’il eût
pu deviner de quels dangers inconnus il était
entouré.
Il n’en arriva pas moins sans accident au camp
établi devant La Rochelle, vers le 10 du mois de
septembre de l’année 1627.
Tout était dans le même état : le duc de
Buckingham et ses Anglais, maîtres de l’île de
Ré, continuaient d’assiéger, mais sans succès, la
citadelle de Saint-Martin et le fort de La Prée, et
les hostilités avec La Rochelle étaient
commencées depuis deux ou trois jours à propos
d’un fort que le duc d’Angoulême1 venait de faire
construire près de la ville.
Les gardes, sous le commandement de M. des

1
Pendant la maladie du roi, le duc d’Angoulême avait
obtenu d’aller à La Rochelle commander son armée de Poitou,
rejoint bientôt par Gaston, duc d’Orléans, qui « brûlait du désir
d’aller à l’armée ». Le fort est le fort d’Orléans, « qui était le
seul travail qu’en trois mois on avait fait à La Rochelle ».
(Bassompierre, op. cit., p. 102).

460
Essarts, avaient leur logement aux Minimes1.
Mais, nous le savons, d’Artagnan, préoccupé
de l’ambition de passer aux mousquetaires, avait
rarement fait amitié avec ses camarades ; il se
trouvait donc isolé et livré à ses propres
réflexions.
Ses réflexions n’étaient pas riantes : depuis un
an qu’il était arrivé à Paris, il s’était mêlé aux
affaires publiques ; ses affaires privées n’avaient
pas fait grand chemin comme amour et comme
fortune.
Comme amour, la seule femme qu’il eût aimée
était Mme Bonacieux, et Mme Bonacieux avait
disparu sans qu’il pût découvrir encore ce qu’elle
était devenue.
Comme fortune, il s’était fait, lui chétif,
ennemi du cardinal, c’est-à-dire d’un homme
devant lequel tremblaient les plus grands du
royaume, à commencer par le roi.

1
La pointe des Minimes est située au sud de la rade de La
Rochelle : la construction du couvent des Minimes est
postérieure au siège.

461
Cet homme pouvait l’écraser, et cependant il
ne l’avait pas fait : pour un esprit aussi perspicace
que l’était d’Artagnan, cette indulgence était un
jour par lequel il voyait dans un meilleur avenir.
Puis, il s’était fait encore un autre ennemi
moins à craindre, pensait-il, mais que cependant
il sentait instinctivement n’être pas à mépriser :
cet ennemi, c’était Milady.
En échange de tout cela il avait acquis la
protection et la bienveillance de la reine, mais la
bienveillance de la reine était, par le temps qui
courait, une cause de plus de persécution ; et sa
protection, on le sait, protégeait fort mal :
témoins Chalais et Mme Bonacieux.
Ce qu’il avait donc gagné de plus clair dans
tout cela, c’était le diamant de cinq ou six mille
livres qu’il portait au doigt ; et encore ce diamant,
en supposant que d’Artagnan, dans ses projets
d’ambition, voulût le garder pour s’en faire un
jour un signe de reconnaissance près de la reine,
n’avait en attendant, puisqu’il ne pouvait s’en
défaire, pas plus de valeur que les cailloux qu’il
foulait à ses pieds.

462
Nous disons que les cailloux qu’il foulait à ses
pieds, car d’Artagnan faisait ces réflexions en se
promenant solitairement sur un joli petit chemin
qui conduisait du camp au village
1
d’Angoulains ; or ces réflexions l’avaient
conduit plus loin qu’il ne croyait, et le jour
commençait à baisser, lorsqu’au dernier rayon du
soleil couchant il lui sembla voir briller derrière
une haie le canon d’un mousquet.
D’Artagnan avait l’œil vif et l’esprit prompt, il
comprit que le mousquet n’était pas venu là tout
seul et que celui qui le portait ne s’était pas caché
derrière une haie dans des intentions amicales. Il
résolut donc de gagner au large, lorsque de
l’autre côté de la route, derrière un rocher, il
aperçut l’extrémité d’un second mousquet.
C’était évidemment une embuscade.
Le jeune homme jeta un coup d’œil sur le
premier mousquet et vit avec une certaine
inquiétude qu’il s’abaissait dans sa direction,

1
Texte : « Angoutin ». Bassompierre graphie
« Angoulains ».

463
mais aussitôt qu’il vit l’orifice du canon
immobile il se jeta ventre à terre. En même temps
le coup partit, il entendit le sifflement d’une balle
qui passait au-dessus de sa tête.
Il n’y avait pas de temps à perdre, d’Artagnan
se redressa d’un bond, et au même moment la
balle de l’autre mousquet fit voler les cailloux à
l’endroit même du chemin où il s’était jeté la face
contre terre.
D’Artagnan n’était pas un de ces hommes
inutilement braves qui cherchent une mort
ridicule pour qu’on dise d’eux qu’ils n’ont pas
reculé d’un pas, d’ailleurs il ne s’agissait plus de
courage ici, d’Artagnan était tombé dans un guet-
apens.
– S’il y a un troisième coup, se dit-il, je suis
un homme perdu !
Et aussitôt prenant ses jambes à son cou, il
s’enfuit dans la direction du camp, avec la vitesse
des gens de son pays si renommés pour leur
agilité ; mais, quelle que fût la rapidité de sa
course, le premier qui avait tiré, ayant eu le temps
de recharger son arme, lui tira un second coup si

464
bien ajusté, cette fois, que la balle traversa son
feutre et le fit voler à dix pas de lui.
Cependant, comme d’Artagnan n’avait pas
d’autre chapeau, il ramassa le sien tout en
courant, arriva fort essoufflé et fort pâle dans son
logis, s’assit sans rien dire à personne et se mit à
réfléchir.
Cet événement pouvait avoir trois causes :
La première et la plus naturelle pouvait être
une embuscade des Rochelois, qui n’eussent pas
été fâchés de tuer un des gardes de Sa Majesté,
d’abord parce que c’était un ennemi de moins, et
que cet ennemi pouvait avoir une bourse bien
garnie dans sa poche.
D’Artagnan prit son chapeau, examina le trou
de la balle, et secoua la tête. La balle n’était pas
une balle de mousquet, c’était une balle
d’arquebuse ; la justesse du coup lui avait déjà
donné l’idée qu’il avait été tiré par une arme
particulière : ce n’était donc pas une embuscade
militaire, puisque la balle n’était pas de calibre.
Ce pouvait être un bon souvenir de M. le

465
cardinal. On se rappelle qu’au moment même où
il avait, grâce à ce bienheureux rayon de soleil,
aperçu le canon du fusil, il s’étonnait de la
longanimité de Son Éminence à son égard.
Mais d’Artagnan secoua la tête. Pour les gens
vers lesquels elle n’avait qu’à étendre la main,
Son Éminence recourait rarement à de pareils
moyens.
Ce pouvait être une vengeance de Milady.
Ceci, c’était plus probable.
Il chercha inutilement à se rappeler ou les
traits ou le costume des assassins ; il s’était
éloigné d’eux si rapidement, qu’il n’avait eu le
loisir de rien remarquer.
« Ah ! mes pauvres amis, murmura
d’Artagnan, où êtes-vous ? Et que vous me faites
faute ! »
D’Artagnan passa une fort mauvaise nuit.
Trois ou quatre fois il se réveilla en sursaut, se
figurant qu’un homme s’approchait de son lit
pour le poignarder. Cependant le jour parut sans
que l’obscurité eût amené aucun incident.

466
Mais d’Artagnan se douta bien que ce qui était
différé n’était pas perdu.
D’Artagnan resta toute la journée dans son
logis ; il se donna pour excuse, vis-à-vis de lui-
même, que le temps était mauvais.
Le surlendemain, à neuf heures, on battit aux
champs. Le duc d’Orléans visitait les postes. Les
gardes coururent aux armes, d’Artagnan prit son
rang au milieu de ses camarades.
Monsieur passa sur le front de bataille ; puis
tous les officiers supérieurs s’approchèrent de lui
pour lui faire leur cour, M. des Essarts, le
capitaine des gardes, comme les autres.
Au bout d’un instant il parut à d’Artagnan que
M. des Essarts lui faisait signe de s’approcher de
lui : il attendit un nouveau geste de son supérieur,
craignant de se tromper, mais ce geste s’étant
renouvelé, il quitta les rangs et s’avança pour
prendre l’ordre.
– Monsieur va demander des hommes de
bonne volonté pour une mission dangereuse, mais
qui fera honneur à ceux qui l’auront accomplie, et

467
je vous ai fait signe afin que vous vous tinssiez
prêt.
– Merci, mon capitaine ! répondit d’Artagnan,
qui ne demandait pas mieux que de se distinguer
sous les yeux du lieutenant général.
En effet, les Rochelois avaient fait une sortie
pendant la nuit et avaient repris un bastion dont
l’armée royaliste s’était emparée deux jours
auparavant ; il s’agissait de pousser une
reconnaissance perdue pour voir comment
l’armée gardait ce bastion.
Effectivement, au bout de quelques instants,
Monsieur éleva la voix et dit :
– Il me faudrait, pour cette mission, trois ou
quatre volontaires conduits par un homme sûr.
– Quant à l’homme sûr, je l’ai sous la main,
monseigneur, dit M. des Essarts en montrant
d’Artagnan ; et quant aux quatre ou cinq
volontaires, monseigneur n’a qu’à faire connaître
ses intentions, et les hommes ne lui manqueront
pas.
– Quatre hommes de bonne volonté pour venir

468
se faire tuer avec moi ! dit d’Artagnan en levant
son épée.
Deux de ses camarades aux gardes
s’élancèrent aussitôt, et deux soldats s’étant joints
à eux, il se trouva que le nombre demandé était
suffisant ; d’Artagnan refusa donc tous les autres,
ne voulant pas faire de passe-droit à ceux qui
avaient la priorité.
On ignorait si, après la prise du bastion, les
Rochelois l’avaient évacué ou s’ils y avaient
laissé garnison ; il fallait donc examiner le lieu
indiqué d’assez près pour vérifier la chose.
D’Artagnan partit avec ses quatre compagnons
et suivit la tranchée : les deux gardes marchaient
au même rang que lui et les soldats venaient par-
derrière.
Ils arrivèrent ainsi, en se couvrant de
revêtements, jusqu’à une centaine de pas du
bastion ! Là, d’Artagnan, en se retournant,
s’aperçut que les deux soldats avaient disparu.
Il crut qu’ayant eu peur ils étaient restés en
arrière et continua d’avancer.

469
Au détour de la contrescarpe, ils se trouvèrent
à soixante pas à peu près du bastion.
On ne voyait personne, et le bastion semblait
abandonné.
Les trois enfants perdus délibéraient s’ils
iraient plus avant, lorsque tout à coup une
ceinture de fumée ceignit le géant de pierre, et
une douzaine de balles vinrent siffler autour de
d’Artagnan et de ses deux compagnons.
Ils savaient ce qu’ils voulaient savoir : le
bastion était gardé. Une plus longue station dans
cet endroit dangereux eût donc été une
imprudence inutile ; d’Artagnan et les deux
gardes tournèrent le dos et commencèrent une
retraite qui ressemblait à une fuite.
En arrivant à l’angle de la tranchée qui allait
leur servir de rempart, un des gardes tomba : une
balle lui avait traversé la poitrine. L’autre, qui
était sain et sauf, continua sa course vers le camp.
D’Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi
son compagnon, et s’inclina vers lui pour le
relever et l’aider à rejoindre les lignes ; mais en

470
ce moment deux coups de fusil partirent : une
balle cassa la tête du garde déjà blessé, et l’autre
vint s’aplatir sur le roc après avoir passé à deux
pouces de d’Artagnan.
Le jeune homme se retourna vivement, car
cette attaque ne pouvait venir du bastion, qui était
masqué par l’angle de la tranchée. L’idée des
deux soldats qui l’avaient abandonné lui revint à
l’esprit et lui rappela ses assassins de la
surveille ; il résolut donc cette fois de savoir à
quoi s’en tenir, et tomba sur le corps de son
camarade comme s’il était mort.
Il vit aussitôt deux têtes qui s’élevaient au-
dessus d’un ouvrage abandonné qui était à trente
pas de là : c’étaient celles de nos deux soldats.
D’Artagnan ne s’était pas trompé : ces deux
hommes ne l’avaient suivi que pour l’assassiner,
espérant que la mort du jeune homme serait mise
sur le compte de l’ennemi.
Seulement, comme il pouvait n’être que blessé
et dénoncer leur crime, ils s’approchèrent pour
l’achever ; heureusement, trompés par la ruse de
d’Artagnan, ils négligèrent de recharger leurs

471
fusils.
Lorsqu’ils furent à dix pas de lui, d’Artagnan,
qui en tombant avait eu grand soin de ne pas
lâcher son épée, se releva tout à coup et d’un
bond se trouva près d’eux.
Les assassins comprirent que s’ils s’enfuyaient
du côté du camp sans avoir tué leur homme, ils
seraient accusés par lui ; aussi leur première idée
fut-elle de passer à l’ennemi. L’un d’eux prit son
fusil par le canon, et s’en servit comme d’une
massue : il en porta un coup terrible à
d’Artagnan, qui l’évita en se jetant de côté, mais
par ce mouvement il livra passage au bandit, qui
s’élança aussitôt vers le bastion. Comme les
Rochelois qui le gardaient ignoraient dans quelle
intention cet homme venait à eux, ils firent feu
sur lui et il tomba frappé d’une balle qui lui brisa
l’épaule.
Pendant ce temps, d’Artagnan s’était jeté sur
le second soldat, l’attaquant avec son épée ; la
lutte ne fut pas longue, ce misérable n’avait pour
se défendre que son arquebuse déchargée ; l’épée
du garde glissa contre le canon de l’arme devenue

472
inutile et alla traverser la cuisse de l’assassin, qui
tomba. D’Artagnan lui mit aussitôt la pointe du
fer sur la gorge.
– Oh ! ne me tuez pas ! s’écria le bandit ;
grâce, grâce, mon officier ! et je vous dirai tout.
– Ton secret vaut-il la peine que je te garde la
vie au moins ? demanda le jeune homme en
retenant son bras.
– Oui ; si vous estimez que l’existence soit
quelque chose quand on a vingt-deux ans comme
vous et qu’on peut arriver à tout, étant beau et
brave comme vous l’êtes.
– Misérable ! dit d’Artagnan, voyons, parle
vite, qui t’a chargé de m’assassiner ?
– Une femme que je ne connais pas, mais
qu’on appelle Milady.
– Mais si tu ne connais pas cette femme,
comment sais-tu son nom ?
– Mon camarade la connaissait et l’appelait
ainsi, c’est à lui qu’elle a eu affaire et non pas à
moi ; il a même dans sa poche une lettre de cette
personne qui doit avoir pour vous une grande

473
importance, à ce que je lui ai entendu dire.
– Mais comment te trouves-tu de moitié dans
ce guet-apens ?
– Il m’a proposé de faire le coup à nous deux
et j’ai accepté.
– Et combien vous a-t-elle donné pour cette
belle expédition ?
– Cent louis.
– Eh bien ! à la bonne heure, dit le jeune
homme en riant, elle estime que je vaux quelque
chose ; cent louis ! c’est une somme pour deux
misérables comme vous : aussi je comprends que
tu aies accepté, et je te fais grâce, mais à une
condition !
– Laquelle ? demanda le soldat inquiet en
voyant que tout n’était pas fini.
– C’est que tu vas aller me chercher la lettre
que ton camarade a dans sa poche.
– Mais, s’écria le bandit, c’est une autre
manière de me tuer ; comment voulez-vous que
j’aille chercher cette lettre sous le feu du
bastion ?

474
– Il faut pourtant que tu te décides à l’aller
chercher, ou je te jure que tu vas mourir de ma
main.
– Grâce, monsieur, pitié ! au nom de cette
jeune dame que vous aimez, que vous croyez
morte peut-être, et qui ne l’est pas ! s’écria le
bandit en se mettant à genoux et s’appuyant sur
sa main, car il commençait à perdre ses forces
avec son sang.
– Et d’où sais-tu qu’il y a une jeune femme
que j’aime, et que j’ai cru cette femme morte ?
demanda d’Artagnan.
– Par cette lettre que mon camarade a dans sa
poche.
– Tu vois bien alors qu’il faut que j’aie cette
lettre, dit d’Artagnan ; ainsi donc plus de retard,
plus d’hésitation, ou quelle que soit ma
répugnance à tremper une seconde fois mon épée
dans le sang d’un misérable comme toi, je le jure
par ma foi d’honnête homme...
Et à ces mots d’Artagnan fit un geste si
menaçant, que le blessé se releva.

475
– Arrêtez ! arrêtez ! s’écria-t-il reprenant
courage à force de terreur, j’irai... j’irai !...
D’Artagnan prit l’arquebuse du soldat, le fit
passer devant lui et le poussa vers son
compagnon en lui piquant les reins de la pointe
de son épée.
C’était une chose affreuse que de voir ce
malheureux, laissant sur le chemin qu’il
parcourait une longue trace de sang, pâle de sa
mort prochaine, essayant de se traîner sans être
vu jusqu’au corps de son complice qui gisait à
vingt pas de là !
La terreur était tellement peinte sur son visage
couvert d’une froide sueur, que d’Artagnan en eut
pitié ; et que, le regardant avec mépris :
– Eh bien ! lui dit-il, je vais te montrer la
différence qu’il y a entre un homme de cœur et
un lâche comme toi ; reste, j’irai.
Et d’un pas agile, l’œil au guet, observant les
mouvements de l’ennemi, s’aidant de tous les
accidents de terrain, d’Artagnan parvint jusqu’au
second soldat.

476
Il y avait deux moyens d’arriver à son but : le
fouiller sur la place, ou l’emporter en se faisant
un bouclier de son corps, et le fouiller dans la
tranchée.
D’Artagnan préféra le second moyen et
chargea l’assassin sur ses épaules au moment
même où l’ennemi faisait feu.
Une légère secousse, le bruit mat de trois
balles qui trouaient les chairs, un dernier cri, un
frémissement d’agonie prouvèrent à d’Artagnan
que celui qui avait voulu l’assassiner venait de lui
sauver la vie.
D’Artagnan regagna la tranchée et jeta le
cadavre auprès du blessé aussi pâle qu’un mort.
Aussitôt il commença l’inventaire : un
portefeuille de cuir, une bourse où se trouvait
évidemment une partie de la somme que le bandit
avait reçue, un cornet et des dés formaient
l’héritage du mort.
Il laissa le cornet et les dés où ils étaient
tombés, jeta la bourse au blessé et ouvrit
avidement le portefeuille.

477
Au milieu de quelques papiers sans
importance, il trouva la lettre suivante ; c’était
celle qu’il était allé chercher au risque de sa vie :

Puisque vous avez perdu la trace de cette


femme et qu’elle est maintenant en sûreté dans ce
couvent où vous n’auriez jamais dû la laisser
arriver, tâchez au moins de ne pas manquer
l’homme ; sinon, vous savez que j’ai la main
longue et que vous payeriez cher les cent louis
que vous avez à moi.

Pas de signature. Néanmoins il était évident


que la lettre venait de Milady. En conséquence, il
la garda comme pièce à conviction, et, en sûreté
derrière l’angle de la tranchée, il se mit à
interroger le blessé. Celui-ci confessa qu’il s’était
chargé avec son camarade, le même qui venait
d’être tué, d’enlever une jeune femme qui devait
sortir de Paris par la barrière de La Villette, mais
que, s’étant arrêtés à boire dans un cabaret, ils
avaient manqué la voiture de dix minutes.

478
– Mais qu’eussiez-vous fait de cette femme ?
demanda d’Artagnan avec angoisse.
– Nous devions la remettre dans un hôtel de la
place Royale, dit le blessé.
– Oui ! oui ! murmura d’Artagnan, c’est bien
cela, chez Milady elle-même.
Alors le jeune homme comprit en frémissant
quelle terrible soif de vengeance poussait cette
femme à le perdre, ainsi que ceux qui l’aimaient,
et combien elle en savait sur les affaires de la
cour, puisqu’elle avait tout découvert. Sans doute
elle devait ces renseignements au cardinal.
Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec
un sentiment de joie bien réel, que la reine avait
fini par découvrir la prison où la pauvre Mme
Bonacieux expiait son dévouement, et qu’elle
l’avait tirée de cette prison. Alors la lettre qu’il
avait reçue de la jeune femme et son passage sur
la route de Chaillot, passage pareil à une
apparition, lui furent expliqués.
Dès lors, ainsi qu’Athos l’avait prédit, il était
possible de retrouver Mme Bonacieux, et un

479
couvent n’était pas imprenable.
Cette idée acheva de lui remettre la clémence
au cœur. Il se retourna vers le blessé qui suivait
avec anxiété toutes les expressions diverses de
son visage, et lui tendant le bras :
– Allons, lui dit-il, je ne veux pas
t’abandonner ainsi. Appuie-toi sur moi et
retournons au camp.
– Oui, dit le blessé, qui avait peine à croire à
tant de magnanimité, mais n’est-ce point pour me
faire pendre ?
– Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde
fois je te donne la vie.
Le blessé se laissa glisser à genoux et baisa de
nouveau les pieds de son sauveur ; mais
d’Artagnan, qui n’avait plus aucun motif de rester
si près de l’ennemi, abrégea lui-même les
témoignages de sa reconnaissance.
Le garde qui était revenu à la première
décharge des Rochelois avait annoncé la mort de
ses quatre compagnons. On fut donc à la fois fort
étonné et fort joyeux dans le régiment, quand on

480
vit reparaître le jeune homme sain et sauf.
D’Artagnan expliqua le coup d’épée de son
compagnon par une sortie qu’il improvisa. Il
raconta la mort de l’autre soldat et les périls
qu’ils avaient courus. Ce récit fut pour lui
l’occasion d’un véritable triomphe. Toute l’armée
parla de cette expédition pendant un jour, et
Monsieur lui en fit faire ses compliments.
Au reste, comme toute belle action porte avec
elle sa récompense, la belle action de d’Artagnan
eut pour résultat de lui rendre la tranquillité qu’il
avait perdue. En effet, d’Artagnan croyait
pouvoir être tranquille, puisque, de ses deux
ennemis, l’un était tué et l’autre dévoué à ses
intérêts.
Cette tranquillité prouvait une chose, c’est que
d’Artagnan ne connaissait pas encore Milady.

481
42

Le vin d’Anjou1

Après des nouvelles presque désespérées du


roi, le bruit de sa convalescence commençait à se
répandre dans le camp ; et comme il avait grande
hâte d’arriver en personne au siège, on disait
qu’aussitôt qu’il pourrait remonter à cheval, il se
remettrait en route.
Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que,
d’un jour à l’autre, il allait être remplacé dans son
commandement, soit par le duc d’Angoulême,
soit par Bassompierre ou par Schomberg2, qui se

1
Ms. de Maquet lacunaire : quelques lignes pour ce chap.
2
À l’arrivée de Monsieur à La Rochelle, le duc
d’Angoulême avait été « couché comme lieutenant général »,
emploi qu’il prétendra continuer d’exercer quand le roi
rejoindra l’armée, aux détriments des maréchaux de France,
Bassompierre et Schomberg.

482
disputaient le commandement, faisait peu de
choses, perdait ses journées en tâtonnements, et
n’osait risquer quelque grande entreprise pour
chasser les Anglais de l’île de Ré, où ils
assiégeaient toujours la citadelle Saint-Martin et
le fort de La Prée, tandis que, de leur côté, les
Français assiégeaient La Rochelle.
D’Artagnan, comme nous l’avons dit, était
redevenu plus tranquille, comme il arrive
toujours après un danger passé, et quand le
danger semble évanoui ; il ne lui restait qu’une
inquiétude, c’était de n’apprendre aucune
nouvelle de ses amis.
Mais, un matin du commencement du mois de
novembre, tout lui fut expliqué par cette lettre,
datée de Villeroi1 :

Monsieur d’Artagnan,

1
Indice temporel approximatif : Louis XIII quitte Villeroy
le 19 août pour regagner Saint-Germain-en-Laye. Il se met en
route le 21 septembre pour La Rochelle où il arrive le 12
octobre : le commencement du mois d’octobre eût mieux
convenu.

483
MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir
fait une bonne partie chez moi, et s’être égayés
beaucoup, ont mené si grand bruit, que le prévôt
du château, homme très rigide, les a consignés
pour quelques jours ; mais j’accomplis les ordres
qu’ils m’ont donnés, de vous envoyer douze
bouteilles de mon vin d’Anjou, dont ils ont fait
grand cas : ils veulent que vous buviez à leur
santé avec leur vin favori.
Je l’ai fait, et suis, monsieur, avec un grand
respect,
Votre serviteur très humble et très obéissant,
GODEAU,
Hôtelier de Messieurs les mousquetaires.

– À la bonne heure ! s’écria d’Artagnan, ils


pensent à moi dans leurs plaisirs comme je
pensais à eux dans mon ennui ; bien certainement
que je boirai à leur santé et de grand cœur ; mais
je n’y boirai pas seul.
Et d’Artagnan courut chez deux gardes, avec
lesquels il avait fait plus amitié qu’avec les

484
autres, afin de les inviter à boire avec lui le
délicieux petit vin d’Anjou qui venait d’arriver de
Villeroi. L’un des deux gardes était invité pour le
soir même, et l’autre invité pour le lendemain ; la
réunion fut donc fixée au surlendemain.
D’Artagnan, en rentrant, envoya les douze
bouteilles de vin à la buvette des gardes, en
recommandant qu’on les lui gardât avec soin ;
puis, le jour de la solennité, comme le dîner était
fixé pour l’heure de midi, d’Artagnan envoya,
dès neuf heures, Planchet pour tout préparer.
Planchet, tout fier d’être élevé à la dignité de
maître d’hôtel, songea à tout apprêter en homme
intelligent ; à cet effet il s’adjoignit le valet d’un
des convives de son maître, nommé Fourreau, et
ce faux soldat qui avait voulu tuer d’Artagnan, et
qui, n’appartenant à aucun corps, était entré à son
service ou plutôt à celui de Planchet, depuis que
d’Artagnan lui avait sauvé la vie.
L’heure du festin venue, les deux convives
arrivèrent, prirent place et les mets s’alignèrent
sur la table. Planchet servait la serviette au bras,
Fourreau débouchait les bouteilles, et Brisemont,

485
c’était le nom du convalescent, transvasait dans
des carafons de verre le vin qui paraissait avoir
déposé par l’effet des secousses de la route. De ce
vin, la première bouteille était un peu trouble vers
la fin, Brisemont versa cette lie dans un verre, et
d’Artagnan lui permit de la boire car le pauvre
diable n’avait pas encore beaucoup de forces.
Les convives, après avoir mangé le potage,
allaient porter le premier verre à leurs lèvres,
lorsque tout à coup le canon retentit au fort Louis
et au Port-Neuf1 ; aussitôt les gardes, croyant
qu’il s’agissait de quelque attaque imprévue, soit
des assiégés, soit des Anglais, sautèrent sur leurs
épées ; d’Artagnan, non moins leste, fit comme
eux, et tous trois sortirent en courant, afin de se
rendre à leurs postes.
Mais à peine furent-ils hors de la buvette,
qu’ils se trouvèrent fixés sur la cause de ce grand
bruit ; les cris de Vive le roi ! Vive M. le
cardinal ! retentissaient de tous côtés, et les

1
Le Fort-Louis, à l’ouest de La Rochelle, près de la Motte-
Saint-Michel. Texte : « fort Neuf », probable erreur de lecture.

486
tambours battaient dans toutes les directions.
En effet, le roi, impatient comme on l’avait
dit, venait de doubler deux étapes, et arrivait à
l’instant même avec toute sa maison et un renfort
de dix mille hommes de troupe ; ses
mousquetaires le précédaient et le suivaient1.
D’Artagnan, placé en haie avec sa compagnie,
salua d’un geste expressif ses amis, qui lui
répondirent des yeux, et M. de Tréville, qui le
reconnut tout d’abord.
La cérémonie de réception achevée, les quatre
amis furent bientôt dans les bras l’un de l’autre.
– Pardieu ! s’écria d’Artagnan, il n’est pas
possible de mieux arriver, et les viandes n’auront
pas encore eu le temps de refroidir ! n’est-ce pas,
messieurs ? ajouta le jeune homme en se tournant
vers les deux gardes, qu’il présenta à ses amis.
– Ah ! ah ! il paraît que nous banquetions, dit

1
« Le mardi 12 [octobre], le roi vint dîner à Moscy ; la
cavalerie de l’armée le vint rencontrer entre Moscy et Estré,
puis il arriva audit Estré, d’où Monsieur était délogé pour lui
laisser la place », Bassompierre, op. cit., p. 96.

487
Porthos.
– J’espère, dit Aramis, qu’il n’y a pas de
femmes à votre dîner !
– Est-ce qu’il y a du vin potable dans votre
bicoque ? demanda Athos.
– Mais, pardieu ! il y a le vôtre, cher ami,
répondit d’Artagnan.
– Notre vin ? fit Athos étonné.
– Oui, celui que vous m’avez envoyé.
– Nous vous avons envoyé du vin ?
– Mais vous savez bien, de ce petit vin des
coteaux d’Anjou ?
– Oui, je sais bien de quel vin vous voulez
parler.
– Le vin que vous préférez.
– Sans doute, quand je n’ai ni champagne ni
chambertin.
– Eh bien ! à défaut de champagne et de
chambertin, vous vous contenterez de celui-là.
– Nous avons donc fait venir du vin d’Anjou,

488
gourmet que nous sommes ? dit Porthos.
– Mais non, c’est le vin qu’on m’a envoyé de
votre part.
– De notre part ? firent les trois mousquetaires.
– Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez
envoyé du vin ?
– Non, et vous, Porthos ?
– Non, et vous, Athos ?
– Non.
– Si ce n’est pas vous, dit d’Artagnan, c’est
votre hôtelier.
– Notre hôtelier ?
– Eh oui ! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des
mousquetaires.
– Ma foi, qu’il vienne d’où il voudra,
n’importe, dit Porthos, goûtons-le, et, s’il est bon,
buvons-le.
– Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui
a une source inconnue.
– Vous avez raison, Athos, dit d’Artagnan.

489
Personne de vous n’a chargé l’hôtelier Godeau de
m’envoyer du vin ?
– Non ! et cependant il vous en a envoyé de
notre part ?
– Voici la lettre ! dit d’Artagnan.
Et il présenta le billet à ses camarades.
– Ce n’est pas son écriture ! s’écria Athos, je
la connais, c’est moi qui, avant de partir, ai réglé
les comptes de la communauté.
– Fausse lettre, dit Porthos ; nous n’avons pas
été consignés.
– D’Artagnan, demanda Aramis d’un ton de
reproche, comment avez-vous pu croire que nous
avions fait du bruit ?...
D’Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif
secoua tous ses membres.
– Tu m’effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait
que dans les grandes occasions, qu’est-il donc
arrivé ?
– Courons, courons, mes amis ! s’écria
d’Artagnan, un horrible soupçon me traverse

490
l’esprit serait-ce encore une vengeance de cette
femme ?
Ce fut Athos qui pâlit à son tour.
D’Artagnan s’élança vers la buvette, les trois
Mousquetaires et les deux gardes l’y suivirent.
Le premier objet qui frappa la vue de
d’Artagnan en entrant dans la salle à manger fut
Brisemont étendu par terre et se roulant dans
d’atroces convulsions.
Planchet et Fourreau, pâles comme des morts,
essayaient de lui porter secours ; mais il était
évident que tout secours était inutile : tous les
traits du moribond étaient crispés par l’agonie.
– Ah ! s’écria-t-il en apercevant d’Artagnan,
ah ! c’est affreux, vous avez l’air de me faire
grâce et vous m’empoisonnez !
– Moi ! s’écria d’Artagnan, moi, malheureux !
moi ! que dis-tu donc là ?
– Je dis que c’est vous qui m’avez donné ce
vin, je dis que c’est vous qui m’avez dit de le
boire, je dis que vous avez voulu vous venger de
moi, je dis que c’est affreux !

491
– N’en croyez rien, Brisemont, dit d’Artagnan,
n’en croyez rien ; je vous jure, je vous proteste...
– Oh ! mais Dieu est là ! Dieu vous punira !
Mon Dieu ! qu’il souffre un jour ce que je
souffre !
– Sur l’Évangile, s’écria d’Artagnan en se
précipitant vers le moribond, je vous jure que
j’ignorais que ce vin fût empoisonné et que
j’allais en boire comme vous.
– Je ne vous crois pas, dit le soldat.
Et il expira dans un redoublement de tortures.
– Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis
que Porthos brisait les bouteilles et qu’Aramis
donnait des ordres un peu tardifs pour qu’on allât
chercher un confesseur.
– Ô mes amis ! dit d’Artagnan, vous venez
encore une fois de me sauver la vie, non
seulement à moi, mais à ces messieurs.
Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux
gardes, je vous demanderai le silence sur toute
cette aventure ; de grands personnages pourraient
avoir trempé dans ce que vous avez vu, et le mal

492
de tout cela retomberait sur nous.
– Ah ! monsieur ! balbutiait Planchet plus
mort que vif ; ah ! monsieur ! que je l’ai échappé
belle !
– Comment, drôle, s’écria d’Artagnan, tu
allais donc boire mon vin ?
– À la santé du roi, monsieur, j’allais en boire
un pauvre verre, si Fourreau ne m’avait pas dit
qu’on m’appelait.
– Hélas ! dit Fourreau, dont les dents
claquaient de terreur, je voulais l’éloigner pour
boire tout seul !
– Messieurs, dit d’Artagnan en s’adressant aux
gardes, vous comprenez qu’un pareil festin ne
pourrait être que fort triste après ce qui vient de
se passer ; ainsi recevez toutes mes excuses et
remettez la partie à un autre jour, je vous prie.
Les deux gardes acceptèrent courtoisement les
excuses de d’Artagnan, et, comprenant que les
quatre amis désiraient demeurer seuls, ils se
retirèrent.
Lorsque le jeune garde et les trois

493
mousquetaires furent sans témoins, ils se
regardèrent d’un air qui voulait dire que chacun
comprenait la gravité de la situation.
– D’abord, dit Athos, sortons de cette
chambre ; c’est une mauvaise compagnie qu’un
mort, mort de mort violente.
– Planchet, dit d’Artagnan, je vous
recommande le cadavre de ce pauvre diable.
Qu’il soit enterré en terre sainte. Il avait commis
un crime, c’est vrai, mais il s’en était repenti.
Et les quatre amis sortirent de la chambre,
laissant à Planchet et à Fourreau le soin de rendre
les honneurs mortuaires à Brisemont.
L’hôte leur donna une autre chambre dans
laquelle il leur servit des œufs à la coque et de
l’eau, qu’Athos alla puiser lui-même à la
fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis
furent mis au courant de la situation.
– Eh bien ! dit d’Artagnan à Athos, vous le
voyez, cher ami, c’est une guerre à mort.
Athos secoua la tête.
– Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-

494
vous que ce soit elle ?
– J’en suis sûr.
– Cependant je vous avoue que je doute
encore.
– Mais cette fleur de lys sur l’épaule ?
– C’est une Anglaise qui aura commis quelque
méfait en France, et qu’on aura flétrie à la suite
de son crime.
– Athos, c’est votre femme, vous dis-je,
répétait d’Artagnan, ne vous rappelez-vous donc
pas comme les deux signalements se
ressemblent ?
– J’aurais cependant cru que l’autre était
morte, je l’avais si bien pendue.
Ce fut d’Artagnan qui secoua la tête à son
tour.
– Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme.
– Le fait est qu’on ne peut rester ainsi avec
une épée éternellement suspendue au-dessus de
sa tête, dit Athos, et qu’il faut sortir de cette
situation.

495
– Mais comment ?
– Écoutez, tâchez de la rejoindre et d’avoir
une explication avec elle ; dites-lui : La paix ou la
guerre ! ma parole de gentilhomme de ne jamais
rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre
vous ; de votre côté serment solennel de rester
neutre à mon égard : sinon, je vais trouver le
chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le
bourreau, j’ameute la cour contre vous, je vous
dénonce comme flétrie, je vous fais mettre en
jugement, et si l’on vous absout, eh bien ! je vous
tue, foi de gentilhomme ! au coin de quelque
borne, comme je tuerais un chien enragé.
– J’aime assez ce moyen, dit d’Artagnan, mais
comment la joindre ?
– Le temps, cher ami, le temps amène
l’occasion, l’occasion c’est la martingale de
l’homme : plus on a engagé, plus l’on gagne
quand on sait attendre.
– Oui, mais attendre entouré d’assassins et
d’empoisonneurs...
– Bah ! dit Athos, Dieu nous a gardés jusqu’à

496
présent, Dieu nous gardera encore.
– Oui, nous ; nous d’ailleurs, nous sommes
des hommes, et, à tout prendre, c’est notre état de
risquer notre vie : mais elle ! ajouta-t-il à demi-
voix.
– Qui elle ? demanda Athos.
– Constance.
– Mme Bonacieux ! ah c’est juste, fit Athos ;
pauvre ami ! j’oubliais que vous étiez amoureux.
– Eh bien ! mais, dit Aramis, n’avez-vous pas
vu par la lettre même que vous avez trouvée sur
le misérable mort qu’elle était dans un couvent ?
On est très bien dans un couvent, et aussitôt le
siège de la Rochelle terminé, je vous promets que
pour mon compte...
– Bon ! dit Athos, bon ! oui, mon cher
Aramis ! nous savons que vos vœux tendent à la
religion.
– Je ne suis mousquetaire que par intérim, dit
humblement Aramis.
– Il paraît qu’il y a longtemps qu’il n’a reçu
des nouvelles de sa maîtresse, dit tout bas Athos ;

497
mais ne faites pas attention, nous connaissons
cela.
– Eh bien ! dit Porthos, il me semble qu’il y
aurait un moyen bien simple.
– Lequel ? demanda d’Artagnan.
– Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit
Porthos.
– Oui.
– Eh bien ! aussitôt le siège fini, nous
l’enlevons de ce couvent.
– Mais encore faut-il savoir dans quel couvent
elle est.
– C’est juste, dit Porthos.
– Mais, j’y pense, dit Athos, ne prétendez-
vous pas, cher d’Artagnan, que c’est la reine qui
a fait choix de ce couvent pour elle ?
– Oui, je le crois du moins.
– Eh bien ! mais Porthos nous aidera là-
dedans.
– Et comment cela, s’il vous plaît ?

498
– Mais par votre marquise, votre duchesse,
votre princesse ; elle doit avoir le bras long.
– Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur
ses lèvres, je la crois cardinaliste et elle ne doit
rien savoir.
– Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d’en
avoir des nouvelles.
– Vous, Aramis, s’écrièrent les trois amis,
vous, et comment cela ?
– Par l’aumônier de la reine, avec lequel je
suis fort lié..., dit Aramis en rougissant.
Et sur cette assurance, les quatre amis, qui
avaient achevé leur modeste repas, se séparèrent
avec promesse de se revoir le soir même :
d’Artagnan retourna aux Minimes, et les trois
mousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où
ils avaient à faire préparer leur logis.

FIN DU TOME DEUXIÈME

499
500
Table

XXII. La ballet de la Merlaison .............................5


XXIII. Le rendez-vous ..........................................20
XXIV. Le pavillon.................................................45
XXV. La maîtresse de Porthos.............................68
XXVI. La thèse d’Aramis....................................111
XXVII. La femme d’Athos...................................150
XXVIII. Retour ......................................................193
XXIX. La chasse à l’équipement.........................225
XXX. Milady......................................................245
XXXI. Anglais et Français ..................................263
XXXII. Un dîner de procureur..............................281
XXXIII. Soubrette et maîtresse..............................302
XXXIV. Où il est traité de l’équipement
d’Aramis et de Porthos. ...........................324
XXXV. La nuit tous les chats sont gris.................343
XXXVI. Rêve de vengeance ..................................360
XXXVII. Le secret de Milady .................................377
XXXVIII. Comment, sans se déranger, Athos

501
trouva son équipement.............................393
XXXIX. Une vision................................................415
XL. Le cardinal ...............................................435
XLI. Le siège de La Rochelle ..........................453
XLII. Le vin d’Anjou ........................................482

502
503
Cet ouvrage est le 211e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

504
Alexandre Dumas
Les trois mousquetaires

BeQ
Alexandre Dumas
Les trois mousquetaires
III

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 501 : version 1.01

2
Le roman a pour suite Vingt ans après et Le
Vicomte de Bragelonne.
Il est présenté ici en trois tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991. Édition établie par
Claude Schopp.

3
Les trois mousquetaires

III

4
43

L’auberge du Colombier-Rouge1

À peine arrivé au camp, le roi, qui avait si


grande hâte de se trouver en face de l’ennemi, et
qui, à meilleur droit que le cardinal, partageait sa
haine contre Buckingham, voulut faire toutes les
dispositions, d’abord pour chasser les Anglais de
l’île de Ré, ensuite pour presser le siège de La
Rochelle ; mais, malgré lui, il fut retardé par les
dissensions qui éclatèrent entre MM. de
Bassompierre et Schomberg, contre le duc
d’Angoulême.
MM. de Bassompierre et Schomberg étaient
maréchaux de France, et réclamaient leur droit de
commander l’armée sous les ordres du roi ; mais

1
Ms. de Maquet : une quarantaine de lignes correspondant
à la fin du chapitre.

5
le cardinal, qui craignait que Bassompierre,
huguenot au fond du cœur, ne pressât faiblement
les Anglais et les Rochelois, ses frères en
religion, poussait au contraire le duc
d’Angoulême, que le roi, à son instigation, avait
nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous
peine de voir MM. de Bassompierre et
Schomberg déserter l’armée, on fut obligé de
faire à chacun un commandement particulier :
Bassompierre prit ses quartiers au nord de la
ville, depuis Laleu jusqu’à Dompierre ; le duc
d’Angoulême à l’est, depuis Dompierre jusqu’à
Périgny ; et M. de Schomberg au midi, depuis
Périgny jusqu’à Angoulains1.
Le logis de Monsieur était à Dompierre2.

1
Voir Bassompierre, op. cit., p. 96-107. La séparation des
territoires est réglée le 15 octobre. Texte : « La Leu »,
« Angoulin ».
2
Dompierre-sur-Mer (Bassompierre écrit « Dampierre »).
Le logis du roi était Aytré : Dumas semble bien avoir lu trop
vite Richelieu, Mémoires, livre XVII (Petitot, livre XXIII, p.
383) qui indique que le cortège royal rencontra « l’armée en
bataille entre La Jarrie et Estré où Sa Majesté prit son
quartier ». La relative ne complète que le dernier toponyme.

6
Le logis du roi était tantôt à Etré, tantôt à La
Jarrie.
Enfin le logis du cardinal était sur les dunes,
au pont de La Pierre, dans une simple maison
sans aucun retranchement1.
De cette façon, Monsieur surveillait
Bassompierre ; le roi, le duc d’Angoulême, et le
cardinal, M. de Schomberg.
Aussitôt cette organisation établie, on s’était
occupé de chasser les Anglais de l’île.
La conjoncture était favorable : les Anglais,
qui ont, avant toute chose, besoin de bons vivres
pour être de bons soldats, ne mangeant que des
viandes salées et de mauvais biscuits, avaient
force malades dans leur camp ; de plus, la mer,
fort mauvaise à cette époque de l’année sur toutes
les côtes de l’océan, mettait tous les jours
quelque petit bâtiment à mal ; et la plage, depuis

1
« M. le cardinal prit le sien au Pont-la-Pierre, qui est un
petit château près d’Angoulains » (Bassompierre, op. cit.) ;
Richelieu (Mémoires, Petitot, tome XXIII, p. 384) confirme
qu’il était sans retranchement.

7
la pointe de l’Aiguillon1 jusqu’à la tranchée, était
littéralement, à chaque marée, couverte des débris
de pinasses, de roberges et de felouques ; il en
résultait que, même les gens du roi se tinssent-ils
dans leur camp, il était évident qu’un jour ou
l’autre Buckingham, qui ne demeurait dans l’île
de Ré que par entêtement, serait obligé de lever le
siège.
Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se
préparait dans le camp ennemi pour un nouvel
assaut2, le roi jugea qu’il fallait en finir et donna
les ordres nécessaires pour une affaire décisive.
Notre intention n’étant pas de faire un journal
de siège, mais au contraire de n’en rapporter que
les événements qui ont trait à l’histoire que nous
racontons, nous nous contenterons de dire en
deux mots que l’entreprise réussit au grand

1
La pointe de l’Aiguillon, au nord de la ville, ferme l’anse
de l’Aiguillon où aboutit le Pertuis breton passage entre l’île de
Ré et la côte.
2
L’assaut des Anglais sur le fort Saint-Martin-de-Ré est
repoussé le 6 novembre ; leur rembarquement difficile a lieu le
8. Bassompierre estime leur perte à « douze cents hommes,
morts ou prisonniers ».

8
étonnement du roi et à la grande gloire de M. le
cardinal. Les Anglais, repoussés pied à pied,
battus dans toutes les rencontres, écrasés au
passage de l’île de Loix, furent obligés de se
rembarquer, laissant sur le champ de bataille
deux mille hommes parmi lesquels cinq colonels,
trois lieutenants-colonels, deux cent cinquante
capitaines et vingt gentilshommes de qualité,
quatre pièces de canon et soixante drapeaux qui
furent apportés à Paris par Claude de Saint-
Simon, et suspendus en grande pompe aux voûtes
de Notre-Dame.
Des Te Deum furent chantés au camp, et de là
se répandirent par toute la France.
Le cardinal resta donc maître de poursuivre le
siège sans avoir, du moins momentanément, rien
à craindre de la part des Anglais.
Mais, comme nous venons de le dire, le repos
n’était que momentané.
Un envoyé du duc de Buckingham, nommé
Montaigu, avait été pris, et l’on avait acquis la
preuve d’une ligue entre l’Empire, l’Espagne,
l’Angleterre et la Lorraine.

9
Cette ligue était dirigée contre la France.
De plus, dans le logis de Buckingham, qu’il
avait été forcé d’abandonner plus précipitamment
qu’il ne l’avait cru, on avait trouvé des papiers
qui confirmaient cette ligue, et qui, à ce qu’assure
M. le cardinal dans ses Mémoires1,
compromettaient fort Mme de Chevreuse, et par
conséquent la reine.
C’était sur le cardinal que pesait toute la
responsabilité, car on n’est pas ministre absolu
sans être responsable ; aussi toutes les ressources
de son vaste génie étaient-elles tendues nuit et
jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui
s’élevait dans un des grands royaumes de
l’Europe.
Le cardinal connaissait l’activité et surtout la
haine de Buckingham ; si la ligue qui menaçait la
France triomphait, toute son influence était
perdue : la politique espagnole et la politique
autrichienne avaient leurs représentants dans le

1
Richelieu, Mémoires, livre XVII (Petitot, livre XXIII, p.
414-415) ; sur Montaigu, ibid., p. 427.

10
cabinet du Louvre, où elles n’avaient encore que
des partisans ; lui Richelieu, le ministre français,
le ministre national par excellence, était perdu.
Le roi, qui, tout en lui obéissant comme un
enfant, le haïssait comme un enfant hait son
maître, l’abandonnait aux vengeances réunies de
Monsieur et de la reine ; il était donc perdu, et
peut-être la France avec lui. Il fallait parer à tout
cela.
Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque
instant plus nombreux, se succéder nuit et jour
dans cette petite maison du pont de La Pierre, où
le cardinal avait établi sa résidence.
C’étaient des moines qui portaient si mal le
froc, qu’il était facile de reconnaître qu’ils
appartenaient surtout à l’Église militante ; des
femmes un peu gênées dans leurs costumes de
pages, et dont les larges trousses ne pouvaient
entièrement dissimuler les formes arrondies ;
enfin des paysans aux mains noircies, mais à la
jambe fine, et qui sentaient l’homme de qualité à
une lieue à la ronde.
Puis encore d’autres visites moins agréables,

11
car deux ou trois fois le bruit se répandit que le
cardinal avait failli être assassiné.
Il est vrai que les ennemis de Son Éminence
disaient que c’était elle-même qui mettait en
campagne les assassins maladroits, afin d’avoir le
cas échéant le droit d’user de représailles ; mais il
ne faut croire ni à ce que disent les ministres, ni à
ce que disent leurs ennemis.
Ce qui n’empêchait pas, au reste, le cardinal, à
qui ses plus acharnés détracteurs n’ont jamais
contesté la bravoure personnelle, de faire force
courses nocturnes tantôt pour communiquer au
duc d’Angoulême des ordres importants, tantôt
pour aller se concerter avec le roi, tantôt pour
aller conférer avec quelque messager qu’il ne
voulait pas qu’on laissât entrer chez lui.
De leur côté les mousquetaires, qui n’avaient
pas grand-chose à faire au siège, n’étaient pas
tenus sévèrement et menaient joyeuse vie. Cela
leur était d’autant plus facile, à nos trois
compagnons surtout, qu’étant des amis de M. de
Tréville, ils obtenaient facilement de lui de
s’attarder et de rester après la fermeture du camp

12
avec des permissions particulières.
Or, un soir que d’Artagnan, qui était de
tranchée, n’avait pu les accompagner, Athos,
Porthos et Aramis, montés sur leurs chevaux de
bataille, enveloppés de manteaux de guerre, une
main sur la crosse de leurs pistolets, revenaient
tous trois d’une buvette qu’Athos avait
découverte deux jours auparavant sur la route de
La Jarrie, et qu’on appelait le Colombier-Rouge1,
suivant le chemin qui conduisait au camp, tout en
se tenant sur leurs gardes, comme nous l’avons
dit, de peur d’embuscade, lorsqu’à un quart de
lieue à peu près du village de Boisnau ils crurent
entendre le pas d’une cavalcade qui venait à eux ;
aussitôt tous trois s’arrêtèrent, serrés l’un contre
l’autre, et attendirent, tenant le milieu de la
route : au bout d’un instant, et comme la lune
sortait justement d’un nuage, ils virent apparaître
au détour d’un chemin deux cavaliers qui, en les
apercevant, s’arrêtèrent à leur tour, paraissant
délibérer s’ils devaient continuer leur route ou

1
Le Colombier-Rouge est un village à l’ouest de La
Rochelle, sur la route de Paris.

13
retourner en arrière. Cette hésitation donna
quelques soupçons aux trois amis, et Athos,
faisant quelques pas en avant, cria de sa voix
ferme :
– Qui vive ?
– Qui vive vous-même ? répondit un de ces
deux cavaliers.
– Ce n’est pas répondre, cela ! dit Athos. Qui
vive ? Répondez, ou nous chargeons.
– Prenez garde à ce que vous allez faire,
messieurs ! dit alors une voix vibrante qui
paraissait avoir l’habitude du commandement.
– C’est quelque officier supérieur qui fait sa
ronde de nuit, dit Athos, que voulez-vous faire,
messieurs ?
– Qui êtes-vous ? dit la même voix du même
ton de commandement ; répondez à votre tour, ou
vous pourriez vous mal trouver de votre
désobéissance.
– Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en
plus convaincu que celui qui les interrogeait en
avait le droit.

14
– Quelle compagnie ?
– Compagnie de Tréville.
– Avancez à l’ordre, et venez me rendre
compte de ce que vous faites ici, à cette heure.
Les trois compagnons s’avancèrent, l’oreille
un peu basse, car tous trois maintenant étaient
convaincus qu’ils avaient affaire à plus fort
qu’eux ; on laissa, au reste, à Athos le soin de
porter la parole.
Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la
parole en second lieu, était à dix pas en avant de
son compagnon ; Athos fit signe à Porthos et à
Aramis de rester de leur côté en arrière, et
s’avança seul.
– Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous
ignorions à qui nous avions affaire, et vous
pouvez voir que nous faisions bonne garde.
– Votre nom ? dit l’officier, qui se couvrait
une partie du visage avec son manteau.
– Mais vous-même, monsieur, dit Athos qui
commençait à se révolter contre cette inquisition ;
donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous

15
avez le droit de m’interroger.
– Votre nom ? reprit une seconde fois le
cavalier en laissant tomber son manteau de
manière à avoir le visage découvert.
– Monsieur le cardinal ! s’écria le
mousquetaire stupéfait.
– Votre nom ? reprit pour la troisième fois Son
Éminence.
– Athos, dit le mousquetaire.
Le cardinal fit un signe à l’écuyer, qui se
rapprocha.
– Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il
à voix basse, je ne veux pas qu’on sache que je
suis sorti du camp, et, en nous suivant, nous
serons sûrs qu’ils ne le diront à personne.
– Nous sommes gentilshommes, monseigneur,
dit Athos ; demandez-nous donc notre parole et
ne vous inquiétez de rien. Dieu merci, nous
savons garder un secret.
Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi
interlocuteur.

16
– Vous avez l’oreille fine, monsieur Athos, dit
le cardinal ; mais maintenant, écoutez ceci : ce
n’est point par défiance que je vous prie de me
suivre, c’est pour ma sûreté : sans doute vos deux
compagnons sont MM. Porthos et Aramis ?
– Oui, Votre Éminence, dit Athos, tandis que
les deux mousquetaires restés en arrière
s’approchaient, le chapeau à la main.
– Je vous connais, messieurs, dit le cardinal, je
vous connais : je sais que vous n’êtes pas tout à
fait de mes amis, et j’en suis fâché, mais je sais
que vous êtes de braves et loyaux gentilshommes,
et qu’on peut se fier à vous. Monsieur Athos,
faites-moi donc l’honneur de m’accompagner,
vous et vos deux amis, et alors j’aurai une escorte
à faire envie à Sa Majesté, si nous la rencontrons.
Les trois mousquetaires s’inclinèrent jusque
sur le cou de leurs chevaux.
– Eh bien ! sur mon honneur, dit Athos, Votre
Éminence a raison de nous emmener avec elle :
nous avons rencontré sur la route des visages
affreux, et nous avons même eu avec quatre de
ces visages une querelle au Colombier-Rouge.

17
– Une querelle, et pourquoi, messieurs ? dit le
cardinal ; je n’aime pas les querelleurs, vous le
savez !
– C’est justement pour cela que j’ai l’honneur
de prévenir Votre Éminence de ce qui vient
d’arriver ; car elle pourrait l’apprendre par
d’autres que par nous, et, sur un faux rapport,
croire que nous sommes en faute.
– Et quels ont été les résultats de cette
querelle ? demanda le cardinal en fronçant le
sourcil.
– Mais mon ami Aramis, que voici, a reçu un
petit coup d’épée dans le bras, ce qui ne
l’empêchera pas, comme Votre Éminence peut le
voir, de monter à l’assaut demain, si Votre
Éminence ordonne l’escalade.
– Mais vous n’êtes pas hommes à vous laisser
donner des coups d’épée ainsi, dit le cardinal :
voyons, soyez francs, messieurs, vous en avez
bien rendu quelques-uns ; confessez-vous, vous
savez que j’ai le droit de donner l’absolution.
– Moi, monseigneur, dit Athos, je n’ai pas

18
même mis l’épée à la main, mais j’ai pris celui à
qui j’avais affaire à bras-le-corps et je l’ai jeté par
la fenêtre ; il paraît qu’en tombant, continua
Athos avec quelque hésitation, il s’est cassé la
cuisse.
– Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, monsieur
Porthos ?
– Moi, monseigneur, sachant que le duel est
défendu, j’ai saisi un banc, et j’en ai donné à l’un
de ces brigands un coup qui, je crois, lui a brisé
l’épaule.
– Bien, dit le cardinal ; et vous, monsieur
Aramis ?
– Moi, monseigneur, comme je suis d’un
naturel très doux et que, d’ailleurs, ce que
monseigneur ne sait peut-être pas, je suis sur le
point de rentrer dans les ordres, je voulais séparer
mes camarades, quand un de ces misérables m’a
donné traîtreusement un coup d’épée à travers le
bras gauche : alors la patience m’a manqué, j’ai
tiré mon épée à mon tour, et comme il revenait à
la charge, je crois avoir senti qu’en se jetant sur
moi il se l’était passée au travers du corps : je sais

19
bien qu’il est tombé seulement, et il m’a semblé
qu’on l’emportait avec ses deux compagnons.
– Diable, messieurs ! dit le cardinal, trois
hommes hors de combat pour une dispute de
cabaret, vous n’y allez pas de main morte ; et à
propos de quoi était venue la querelle ?
– Ces misérables étaient ivres, dit Athos, et
sachant qu’il y avait une femme qui était arrivée
le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la
porte.
– Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi
faire ?
– Pour lui faire violence sans doute, dit
Athos ; j’ai eu l’honneur de dire à Votre
Éminence que ces misérables étaient ivres.
– Et cette femme était jeune et jolie ? demanda
le cardinal avec une certaine inquiétude.
– Nous ne l’avons pas vue, monseigneur, dit
Athos.
– Vous ne l’avez pas vue ; ah ! très bien, reprit
vivement le cardinal ; vous avez bien fait de
défendre l’honneur d’une femme, et, comme c’est

20
à l’auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-
même, je saurai si vous m’avez dit la vérité.
– Monseigneur, dit fièrement Athos, nous
sommes gentilshommes, et pour sauver notre tête,
nous ne ferions pas un mensonge.
– Aussi je ne doute pas de ce que vous me
dites, monsieur Athos, je n’en doute pas un seul
instant ; mais, ajouta-t-il pour changer la
conversation, cette dame était donc seule ?
– Cette dame avait un cavalier enfermé avec
elle, dit Athos ; mais, comme malgré le bruit ce
cavalier ne s’est pas montré, il est à présumer que
c’est un lâche.
– Ne jugez pas témérairement, dit l’Évangile1,
répliqua le cardinal.
Athos s’inclina.
– Et maintenant, messieurs, c’est bien,
continua Son Éminence, je sais ce que je voulais
savoir ; suivez-moi.
Les trois mousquetaires passèrent derrière le

1
Matthieu, VII, 1 : « Ne jugez pas pour ne pas être jugés. »

21
cardinal, qui s’enveloppa de nouveau le visage de
son manteau et remit son cheval en marche, se
tenant à huit ou dix pas en avant de ses quatre
compagnons.
On arriva bientôt à l’auberge silencieuse et
solitaire ; sans doute l’hôte savait quel illustre
visiteur il attendait, et en conséquence il avait
renvoyé les importuns.
Dix pas avant d’arriver à la porte, le cardinal
fit signe à son écuyer et aux trois mousquetaires
de faire halte, un cheval tout sellé était attaché au
contrevent, le cardinal frappa trois coups et de
certaine façon.
Un homme enveloppé d’un manteau sortit
aussitôt et échangea quelques rapides paroles
avec le cardinal ; après quoi il remonta à cheval
et repartit dans la direction de Surgères1, qui était
aussi celle de Paris.
– Avancez, messieurs, dit le cardinal.
– Vous m’avez dit la vérité, mes

1
Surgères, à trente-cinq kilomètres à l’est de La Rochelle.

22
gentilshommes, dit-il en s’adressant aux trois
mousquetaires, il ne tiendra pas à moi que notre
rencontre de ce soir ne vous soit avantageuse ; en
attendant, suivez-moi.
Le cardinal mit pied à terre, les trois
mousquetaires en firent autant ; le cardinal jeta la
bride de son cheval aux mains de son écuyer, les
trois mousquetaires attachèrent les brides des
leurs aux contrevents.
L’hôte se tenait sur le seuil de la porte ; pour
lui, le cardinal n’était qu’un officier venant visiter
une dame.
– Avez-vous quelque chambre au rez-de-
chaussée où ces messieurs puissent m’attendre
près d’un bon feu ? dit le cardinal.
L’hôte ouvrit la porte d’une grande salle, dans
laquelle justement on venait de remplacer un
mauvais poêle par une grande et excellente
cheminée.
– J’ai celle-ci, répondit-il.
– C’est bien, dit le cardinal ; entrez là,
messieurs, et veuillez m’attendre ; je ne serai pas

23
plus d’une demi-heure.
Et tandis que les trois mousquetaires entraient
dans la chambre du rez-de-chaussée, le cardinal,
sans demander plus amples renseignements,
monta l’escalier en homme qui n’a pas besoin
qu’on lui indique son chemin.

24
44

De l’utilité des tuyaux de poêle1

Il était évident que, sans s’en douter, et mus


seulement par leur caractère chevaleresque et
aventureux, nos trois amis venaient de rendre
service à quelqu’un que le cardinal honorait de sa
protection particulière.
Maintenant quel était ce quelqu’un ? C’est la
question que se firent d’abord les trois
mousquetaires ; puis, voyant qu’aucune des
réponses que pouvait leur faire leur intelligence
n’était satisfaisante, Porthos appela l’hôte et
demanda des dés.
Porthos et Aramis se placèrent à une table et
se mirent à jouer. Athos se promena en
réfléchissant.

1
Ms. de Maquet.

25
En réfléchissant et en se promenant, Athos
passait et repassait devant le tuyau du poêle
rompu par la moitié et dont l’autre extrémité
donnait dans la chambre supérieure, et à chaque
fois qu’il passait et repassait, il entendait un
murmure de paroles qui finit par fixer son
attention. Athos s’approcha, et il distingua
quelques mots qui lui parurent sans doute mériter
un si grand intérêt qu’il fit signe à ses
compagnons de se taire, restant lui-même courbé
l’oreille tendue à la hauteur de l’orifice inférieur.
– Écoutez, Milady, disait le cardinal, l’affaire
est importante ; asseyez-vous là et causons.
– Milady ! murmura Athos.
– J’écoute Votre Éminence avec la plus grande
attention, répondit une voix de femme qui fit
tressaillir le mousquetaire.
– Un petit bâtiment avec équipage anglais,
dont le capitaine est à moi, vous attend à
l’embouchure de la Charente, au fort de La

26
Pointe1 ; il mettra à la voile demain matin.
– Il faut alors que je m’y rende cette nuit ?
– À l’instant même, c’est-à-dire lorsque vous
aurez reçu mes instructions. Deux hommes que
vous trouverez à la porte en sortant vous serviront
d’escorte ; vous me laisserez sortir le premier,
puis une demi-heure après moi, vous sortirez à
votre tour.
– Oui, monseigneur. Maintenant revenons à la
mission dont vous voulez bien me charger ; et,
comme je tiens à continuer de mériter la
confiance de Votre Éminence, daignez me
l’exposer en termes clairs et précis, afin que je ne
commette aucune erreur.
Il y eut un instant de profond silence entre les
deux interlocuteurs ; il était évident que le
cardinal mesurait d’avance les termes dans
lesquels il allait parler, et que Milady recueillait
toutes ses facultés intellectuelles pour
comprendre les choses qu’il allait dire et les
graver dans sa mémoire quand elles seraient

1
Sur la rive droite de la Charente.

27
dites.
Athos profita de ce moment pour dire à ses
deux compagnons de fermer la porte en dedans et
pour leur faire signe de venir écouter avec lui.
Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs
aises, apportèrent une chaise pour chacun d’eux,
et une chaise pour Athos. Tous trois s’assirent
alors, leurs têtes rapprochées et l’oreille au guet.
– Vous allez partir pour Londres, continua le
cardinal. Arrivée à Londres, vous irez trouver
Buckingham.
– Je ferai observer à Son Éminence, dit
Milady, que depuis l’affaire des ferrets de
diamants, pour laquelle le duc m’a toujours
soupçonnée, Sa Grâce se défie de moi.
– Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s’agit-il
plus de capter sa confiance, mais de se présenter
franchement et loyalement à lui comme
négociatrice.
– Franchement et loyalement, répéta Milady
avec une indicible expression de duplicité.
– Oui, franchement et loyalement, reprit le

28
cardinal du même ton ; toute cette négociation
doit être faite à découvert.
– Je suivrai à la lettre les instructions de Son
Éminence, et j’attends qu’elle me les donne.
– Vous irez trouver Buckingham de ma part, et
vous lui direz que je sais tous les préparatifs qu’il
fait, mais que je ne m’en inquiète guère, attendu
qu’au premier mouvement qu’il risquera, je perds
la reine.
– Croira-t-il que Votre Éminence est en
mesure d’accomplir la menace qu’elle lui fait ?
– Oui, car j’ai des preuves.
– Il faut que je puisse présenter ces preuves à
son appréciation.
– Sans doute, et vous lui direz que je publie le
rapport de Bois-Robert et du marquis de Beautru
sur l’entrevue que le duc a eue chez Mme la
connétable avec la reine, le soir que Mme la
connétable a donné une fête masquée ; vous lui
direz, afin qu’il ne doute de rien, qu’il y est venu
sous le costume du Grand Mogol que devait
porter le chevalier de Guise, et qu’il a acheté à ce

29
dernier moyennant la somme de trois mille
pistoles.
– Bien, monseigneur.
– Tous les détails de son entrée au Louvre et
de sa sortie pendant la nuit où il s’est introduit au
palais sous le costume d’un diseur de bonne
aventure italien me sont connus ; vous lui direz,
pour qu’il ne doute pas encore de l’authenticité
de mes renseignements, qu’il avait sous son
manteau une grande robe blanche semée de
larmes noires, de têtes de mort et d’os en sautoir :
car, en cas de surprise, il devait se faire passer
pour le fantôme de la Dame blanche qui, comme
chacun le sait, revient au Louvre chaque fois que
quelque grand événement va s’accomplir.
– Est-ce tout, monseigneur ?
– Dites-lui que je sais encore tous les détails
de l’aventure d’Amiens, que j’en ferai faire un
petit roman, spirituellement tourné, avec un plan
du jardin et les portraits des principaux acteurs de
cette scène nocturne.
– Je lui dirai cela.

30
– Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que
Montaigu est à la Bastille, qu’on n’a surpris
aucune lettre sur lui, c’est vrai, mais que la
torture peut lui faire dire ce qu’il sait, et même...
ce qu’il ne sait pas.
– À merveille.
– Enfin ajoutez que Sa Grâce, dans la
précipitation qu’elle a mise à quitter l’île de Ré,
oublia dans son logis certaine lettre de Mme de
Chevreuse1 qui compromet singulièrement la
reine, en ce qu’elle prouve non seulement que Sa
Majesté peut aimer les ennemis du roi, mais
encore qu’elle conspire avec ceux de la France.
Vous avez bien retenu tout ce que je vous ai dit,
n’est-ce pas ?
– Votre Éminence va en juger : le bal de Mme
la connétable ; la nuit du Louvre ; la soirée
d’Amiens ; l’arrestation de Montaigu ; la lettre de
Mme de Chevreuse.
– C’est cela, dit le cardinal, c’est cela : vous

1
Voir Richelieu, Mémoires, livre XVII (Petitot, tome
XXIII, p. 414).

31
avez une bien heureuse mémoire, Milady.
– Mais, reprit celle à qui le cardinal venait
d’adresser ce compliment flatteur, si malgré
toutes ces raisons le duc ne se rend pas et
continue de menacer la France ?
– Le duc est amoureux comme un fou, ou
plutôt comme un niais, reprit Richelieu avec une
profonde amertume ; comme les anciens
paladins, il n’a entrepris cette guerre que pour
obtenir un regard de sa belle. S’il sait que cette
guerre peut coûter l’honneur et peut-être la liberté
à la dame de ses pensées, comme il dit, je vous
réponds qu’il y regardera à deux fois.
– Et cependant, dit Milady avec une
persistance qui prouvait qu’elle voulait voir clair
jusqu’au bout, dans la mission dont elle allait être
chargée, cependant s’il persiste ?
– S’il persiste, dit le cardinal... ce n’est pas
probable.
– C’est possible, dit Milady.
– S’il persiste... Son Éminence fit une pause et
reprit : S’il persiste, eh bien ! j’espérerai dans un

32
de ces événements qui changent la face des États.
– Si Son Éminence voulait me citer dans
l’histoire quelques-uns de ces événements, dit
Milady, peut-être partagerais-je sa confiance dans
l’avenir.
– Eh bien tenez ! par exemple, dit Richelieu,
lorsqu’en 1610, pour une cause à peu près
pareille à celle qui fait mouvoir le duc, le roi
Henri IV, de glorieuse mémoire, allait à la fois
envahir les Flandres et l’Italie1 pour frapper à la
fois l’Autriche des deux côtés, eh bien ! n’est-il
pas arrivé un événement qui a sauvé l’Autriche ?
Pourquoi le roi de France n’aurait-il pas la même
chance que l’empereur ?
– Votre Éminence veut parler du coup de
couteau de la rue de la Ferronnerie ?
– Justement, dit le cardinal.

1
L’intervention de Henri IV visait à empêcher l’empereur
de s’emparer de Clèves et de Juliers ; mais l’allusion de
Richelieu concerne Charlotte de Montmorency, princesse de
Condé, qui, pour éviter la cour pressante du roi, s’était réfugiée
à Bruxelles.

33
– Votre Éminence ne craint-elle pas que le
supplice de Ravaillac épouvante ceux qui
auraient un instant l’idée de l’imiter ?
– Il y aura en tout temps et dans tous les pays,
surtout si ces pays sont divisés de religion, des
fanatiques qui ne demanderont pas mieux que de
se faire martyrs. Et tenez, justement il me revient
à cette heure que les puritains sont furieux contre
le duc de Buckingham et que leurs prédicateurs le
désignent comme l’Antéchrist.
– Eh bien ? fit Milady.
– Eh bien ! continua le cardinal d’un air
indifférent, il ne s’agirait, pour le moment, par
exemple, que de trouver une femme, belle, jeune,
adroite, qui eût à se venger elle-même du duc.
Une pareille femme peut se rencontrer : le duc est
homme à bonnes fortunes, et, s’il a semé bien des
amours par ses promesses de constance éternelle,
il a dû semer bien des haines aussi par ses
éternelles infidélités.
– Sans doute, dit froidement Milady, une
pareille femme peut se rencontrer.

34
– Eh bien ! une pareille femme, qui mettrait le
couteau de Jacques Clément ou de Ravaillac aux
mains d’un fanatique, sauverait la France.
– Oui, mais elle serait la complice d’un
assassinat.
– A-t-on jamais connu les complices de
Ravaillac ou de Jacques Clément ?
– Non, car peut-être étaient-ils placés trop haut
pour qu’on osât les aller chercher là où ils
étaient : on ne brûlerait pas le Palais de justice
pour tout le monde, monseigneur.
– Vous croyez donc que l’incendie du Palais
de justice1 a une cause autre que celle du hasard ?
demanda Richelieu du ton dont il eût fait une
question sans aucune importance.
– Moi, monseigneur, répondit Milady, je ne
crois rien, je cite un fait, voilà tout ; seulement, je

1
L’incendie éclata dans la nuit du 5 au 6 mars 1618,
consumant la Grande Salle, une chapelle, un corps de bâtiments
contigus : le bruit courut qu’allumé volontairement, il avait
pour but d’anéantir les témoignages mettant en cause Marie de
Médicis et ses complices dans l’assassinat d’Henri IV.

35
dis que si je m’appelais Mlle de Monpensier1 ou la
reine Marie de Médicis, je prendrais moins de
précautions que j’en prends, m’appelant tout
simplement lady Clarick.
– C’est juste, dit Richelieu, et que voudriez-
vous donc ?
– Je voudrais un ordre qui ratifiât d’avance
tout ce que je croirai devoir faire pour le plus
grand bien de la France.
– Mais il faudrait d’abord trouver la femme
que j’ai dit, et qui aurait à se venger du duc.
– Elle est trouvée, dit Milady.
– Puis il faudrait trouver ce misérable
fanatique qui servira d’instrument à la justice de
Dieu.
– On le trouvera.
– Eh bien ! dit le duc, alors il sera temps de

1
Catherine-Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier,
soeur des Guise, qui aurait armé Jacques Clément, l’assassin
d’Henri III : elle joue un rôle important dans La Dame de
Monsoreau et Les Quarante-Cinq.

36
réclamer l’ordre que vous demandiez tout à
l’heure.
– Votre Éminence a raison, dit Milady, et c’est
moi qui ai eu tort de voir dans la mission dont
elle m’honore autre chose que ce qui est
réellement, c’est-à-dire d’annoncer à Sa Grâce,
de la part de Son Éminence, que vous connaissez
les différents déguisements à l’aide desquels il est
parvenu à se rapprocher de la reine pendant la
fête donnée par Mme la connétable ; que vous
avez les preuves de l’entrevue accordée au
Louvre par la reine à certain astrologue italien qui
n’est autre que le duc de Buckingham ; que vous
avez commandé un petit roman, des plus
spirituels, sur l’aventure d’Amiens, avec plan du
jardin où cette aventure s’est passée et portraits
des acteurs qui y ont figuré ; que Montaigu est à
la Bastille, et que la torture peut lui faire dire des
choses dont il se souvient et même des choses
qu’il aurait oubliées ; enfin, que vous possédez
certaine lettre de Mme de Chevreuse, trouvée dans
le logis de Sa Grâce, qui compromet
singulièrement, non seulement celle qui l’a écrite,
mais encore celle au nom de qui elle a été écrite.

37
Puis, s’il persiste malgré tout cela, comme c’est à
ce que je viens de dire que se borne ma mission,
je n’aurai plus qu’à prier Dieu de faire un miracle
pour sauver la France. C’est bien cela, n’est-ce
pas, monseigneur, et je n’ai pas autre chose à
faire ?
– C’est bien cela, reprit sèchement le cardinal.
– Et maintenant, dit Milady sans paraître
remarquer le changement de ton du duc à son
égard, maintenant que j’ai reçu les instructions de
Votre Éminence à propos de ses ennemis,
monseigneur me permettra-t-il de lui dire deux
mots des miens ?
– Vous avez donc des ennemis ? demanda
Richelieu.
– Oui, monseigneur ; des ennemis contre
lesquels vous me devez tout votre appui, car je
me les suis faits en servant Votre Éminence.
– Et lesquels ? répliqua le duc.
– D’abord une petite intrigante du nom de
Bonacieux.
– Elle est dans la prison de Mantes.

38
– C’est-à-dire qu’elle y était, reprit Milady,
mais la reine a surpris un ordre du roi, à l’aide
duquel elle l’a fait transporter dans un couvent.
– Dans un couvent ? dit le duc.
– Oui, dans un couvent.
– Et dans lequel ?
– Je l’ignore, le secret a été bien gardé...
– Je le saurai, moi !
– Et Votre Éminence me dira dans quel
couvent est cette femme ?
– Je n’y vois pas d’inconvénient, dit le
cardinal.
– Bien ; maintenant j’ai un autre ennemi bien
autrement à craindre pour moi que cette petite
Mme Bonacieux.
– Et lequel ?
– Son amant.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Oh ! Votre Éminence le connaît bien, s’écria
Milady emportée par la colère, c’est notre

39
mauvais génie à tous deux ; c’est celui qui, dans
une rencontre avec les gardes de Votre Éminence,
a décidé la victoire en faveur des mousquetaires
du roi ; c’est celui qui a donné trois coups d’épée
à de Wardes, votre émissaire, et qui a fait échouer
l’affaire des ferrets ; c’est celui enfin qui, sachant
que c’était moi qui lui avais enlevé Mme
Bonacieux, a juré ma mort.
– Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous
voulez parler.
– Je veux parler de ce misérable d’Artagnan.
– C’est un hardi compagnon, dit le cardinal.
– Et c’est justement parce que c’est un hardi
compagnon qu’il n’en est que plus à craindre.
– Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de
ses intelligences avec Buckingham.
– Une preuve ! s’écria Milady, j’en aurai dix.
– Eh bien, alors ! c’est la chose la plus simple
du monde, ayez-moi cette preuve et je l’envoie à
la Bastille.
– Bien, monseigneur ! mais ensuite ?

40
– Quand on est à la Bastille, il n’y a pas
d’ensuite, dit le cardinal d’une voix sourde. Ah !
pardieu, continua-t-il, s’il m’était aussi facile de
me débarrasser de mon ennemi qu’il m’est facile
de me débarrasser des vôtres, et si c’était contre
de pareilles gens que vous me demandiez
l’impunité !...
– Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc,
existence pour existence, homme pour homme ;
donnez-moi celui-là, je vous donne l’autre.
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit
le cardinal, et ne veux même pas le savoir ; mais
j’ai le désir de vous être agréable et ne vois aucun
inconvénient à vous donner ce que vous
demandez à l’égard d’une si infime créature ;
d’autant plus, comme vous me le dites, que ce
petit d’Artagnan est un libertin, un duelliste, un
traître.
– Un infâme, monseigneur, un infâme !
– Donnez-moi donc du papier, une plume et de
l’encre, dit le cardinal.
– En voici, monseigneur.

41
Il se fit un instant de silence qui prouvait que
le cardinal était occupé à chercher les termes dans
lesquels devait être écrit le billet, ou même à
l’écrire. Athos, qui n’avait pas perdu un mot de la
conversation, prit ses deux compagnons chacun
par une main et les conduisit à l’autre bout de la
chambre.
– Eh bien ! dit Porthos, que veux-tu, et
pourquoi ne nous laisses-tu pas écouter la fin de
la conversation ?
– Chut ! dit Athos parlant à voix basse, nous
en avons entendu tout ce qu’il est nécessaire que
nous entendions ; d’ailleurs je ne vous empêche
pas d’écouter le reste, mais il faut que je sorte.
– Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le
cardinal te demande, que répondrons-nous ?
– Vous n’attendrez pas qu’il me demande,
vous lui direz les premiers que je suis parti en
éclaireur parce que certaines paroles de notre
hôte m’ont donné à penser que le chemin n’était
pas sûr ; j’en toucherai d’abord deux mots à
l’écuyer du cardinal ; le reste me regarde, ne vous
en inquiétez pas.

42
– Soyez prudent, Athos ! dit Aramis.
– Soyez tranquille, répondit Athos, vous le
savez, j’ai du sang-froid.
Porthos et Aramis allèrent reprendre leur place
près du tuyau de poêle.
Quant à Athos, il sortit sans aucun mystère,
alla prendre son cheval attaché avec ceux de ses
deux amis aux tourniquets des contrevents,
convainquit en quatre mots l’écuyer de la
nécessité d’une avant-garde pour le retour, visita
avec affectation l’amorce de ses pistolets, mit
l’épée aux dents et suivit, en enfant perdu, la
route qui conduisait au camp.

43
45

Scène conjugale1

Comme l’avait prévu Athos, le cardinal ne


tarda point à descendre ; il ouvrit la porte de la
chambre où étaient entrés les mousquetaires, et
trouva Porthos faisant une partie de dés acharnée
avec Aramis. D’un coup d’œil rapide, il fouilla
tous les coins de la salle, et vit qu’un de ses
hommes lui manquait.
– Qu’est devenu M. Athos ? demanda-t-il.
– Monseigneur, répondit Porthos, il est parti
en éclaireur sur quelques propos de notre hôte,
qui lui ont fait croire que la route n’était pas sûre.
– Et vous, qu’avez-vous fait, monsieur
Porthos ?

1
En partie dans le ms. de Maquet.

44
– J’ai gagné cinq pistoles à Aramis.
– Et maintenant, vous pouvez revenir avec
moi ?
– Nous sommes aux ordres de Votre
Éminence.
– À cheval donc, messieurs, car il se fait tard.
L’écuyer était à la porte, et tenait en bride le
cheval du cardinal. Un peu plus loin, un groupe
de deux hommes et de trois chevaux apparaissait
dans l’ombre ; ces deux hommes étaient ceux qui
devaient conduire Milady au fort de La Pointe, et
veiller à son embarquement.
L’écuyer confirma au cardinal ce que les deux
mousquetaires lui avaient déjà dit à propos
d’Athos. Le cardinal fit un geste approbateur, et
reprit la route, s’entourant au retour des mêmes
précautions qu’il avait prises au départ.
Laissons-le suivre le chemin du camp, protégé
par l’écuyer et les deux mousquetaires, et
revenons à Athos.
Pendant une centaine de pas, il avait marché
de la même allure ; mais, une fois hors de vue, il

45
avait lancé son cheval à droite, avait fait un
détour, et était revenu une vingtaine de pas, dans
le taillis, guetter le passage de la petite troupe ;
ayant reconnu les chapeaux bordés de ses
compagnons et la frange dorée du manteau de M.
le cardinal, il attendit que les cavaliers eussent
tourné l’angle de la route, et, les ayant perdus de
vue, il revint au galop à l’auberge, qu’on lui
ouvrit sans difficulté.
L’hôte le reconnut.
– Mon officier, dit Athos, a oublié de faire à la
dame du premier une recommandation
importante, il m’envoie pour réparer son oubli.
– Montez, dit l’hôte, elle est encore dans sa
chambre.
Athos profita de la permission, monta
l’escalier de son pas le plus léger, arriva sur le
carré, et, à travers la porte entrouverte, il vit
Milady qui attachait son chapeau.
Il entra dans la chambre, et referma la porte
derrière lui.
Au bruit qu’il fit en repoussant le verrou,

46
Milady se retourna.
Athos était debout devant la porte, enveloppé
dans son manteau, son chapeau rabattu sur ses
yeux.
En voyant cette figure muette et immobile
comme une statue, Milady eut peur.
– Qui êtes-vous ? Et que demandez-vous ?
s’écria-t-elle.
– Allons, c’est bien elle ! murmura Athos.
Et, laissant tomber son manteau, et relevant
son feutre, il s’avança vers Milady.
– Me reconnaissez-vous, madame ? dit-il.
Milady fit un pas en avant, puis recula comme
à la vue d’un serpent.
– Allons, dit Athos, c’est bien, je vois que
vous me reconnaissez.
– Le comte de La Fère ! murmura Milady en
pâlissant et en reculant jusqu’à ce que la muraille
l’empêchât d’aller plus loin.
– Oui, Milady, répondit Athos, le comte de La
Fère en personne, qui revient tout exprès de

47
l’autre monde pour avoir le plaisir de vous voir.
Asseyons-nous donc, et causons, comme dit
monseigneur le cardinal.
Milady, dominée par une terreur inexprimable,
s’assit sans proférer une seule parole.
– Vous êtes donc un démon envoyé sur la
terre ? dit Athos. Votre puissance est grande, je le
sais ; mais vous savez aussi qu’avec l’aide de
Dieu les hommes ont souvent vaincu les démons
les plus terribles. Vous vous êtes déjà trouvée sur
mon chemin, je croyais vous avoir terrassée,
madame ; mais, ou je me trompais, ou l’enfer
vous a ressuscitée.
Milady, à ces paroles qui lui rappelaient des
souvenirs effroyables, baissa la tête avec un
gémissement sourd.
– Oui, l’enfer vous a ressuscitée, reprit Athos,
l’enfer vous a faite riche, l’enfer vous a donné un
autre nom, l’enfer vous a presque refait même un
autre visage ; mais il n’a effacé ni les souillures
de votre âme, ni la flétrissure de votre corps.
Milady se leva comme mue par un ressort, et

48
ses yeux lancèrent des éclairs. Athos resta assis.
– Vous me croyiez mort, n’est-ce pas, comme
je vous croyais morte ? Et ce nom d’Athos avait
caché le comte de La Fère, comme le nom de
Milady Clarick avait caché Anne de Breuil !
N’était-ce pas ainsi que vous vous appeliez quand
votre honoré frère nous a mariés ? Notre position
est vraiment étrange, poursuivit Athos en riant ;
nous n’avons vécu jusqu’à présent l’un et l’autre
que parce que nous nous croyions morts, et qu’un
souvenir gêne moins qu’une créature, quoique ce
soit chose dévorante parfois qu’un souvenir !
– Mais enfin, dit Milady d’une voix sourde,
qui vous ramène vers moi ? Et que me voulez-
vous ?
– Je veux vous dire que, tout en restant
invisible à vos yeux, je ne vous ai pas perdue de
vue, moi !
– Vous savez ce que j’ai fait ?
– Je puis vous raconter jour par jour vos
actions, depuis votre entrée au service du cardinal
jusqu’à ce soir.

49
Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres
pâles de Milady.
– Écoutez : c’est vous qui avez coupé les deux
ferrets de diamants sur l’épaule du duc de
Buckingham ; c’est vous qui avez fait enlever
Mme Bonacieux ; c’est vous qui, amoureuse de de
Wardes et croyant passer la nuit avec lui, avez
ouvert votre porte à M. d’Artagnan ; c’est vous
qui, croyant que de Wardes vous avait trompée,
avez voulu le faire tuer par son rival ; c’est vous
qui, lorsque ce rival eut découvert votre infâme
secret, avez voulu le faire tuer à son tour par deux
assassins que vous avez envoyés à sa poursuite ;
c’est vous qui, voyant que les balles avaient
manqué leur coup, avez envoyé du vin
empoisonné avec une fausse lettre, pour faire
croire à votre victime que ce vin venait de ses
amis ; c’est vous, enfin, qui venez là, dans cette
chambre, assise sur cette chaise où je suis, de
prendre avec le cardinal de Richelieu
l’engagement de faire assassiner le duc de
Buckingham, en échange de la promesse qu’il
vous a faite de vous laisser assassiner
d’Artagnan.

50
Milady était livide.
– Mais vous êtes donc Satan ? dit-elle.
– Peut-être, dit Athos ; mais, en tout cas,
écoutez bien ceci : assassinez ou faites assassiner
le duc de Buckingham, peu m’importe ! je ne le
connais pas, d’ailleurs c’est un Anglais ; mais ne
touchez pas du bout du doigt à un seul cheveu de
d’Artagnan, qui est un fidèle ami que j’aime et
que je défends, ou, je vous le jure par la tête de
mon père, le crime que vous aurez commis sera le
dernier.
– M. d’Artagnan m’a cruellement offensée, dit
Milady d’une voix sourde, M. d’Artagnan
mourra.
– En vérité, cela est-il possible qu’on vous
offense, madame ? dit en riant Athos ; il vous a
offensée, et il mourra ?
– Il mourra, reprit Milady ; elle d’abord, lui
ensuite.
Athos fut saisi comme d’un vertige : la vue de
cette créature, qui n’avait rien d’une femme, lui
rappelait des souvenirs terribles ; il pensa qu’un

51
jour, dans une situation moins dangereuse que
celle où il se trouvait, il avait déjà voulu la
sacrifier à son honneur ; son désir de meurtre lui
revint brûlant et l’envahit comme une fièvre
ardente : il se leva à son tour, porta la main à sa
ceinture, en tira un pistolet et l’arma.
Milady, pâle comme un cadavre, voulut crier,
mais sa langue glacée ne put proférer qu’un son
rauque qui n’avait rien de la parole humaine et
qui semblait le râle d’une bête fauve ; collée
contre la sombre tapisserie, elle apparaissait, les
cheveux épars, comme l’image effrayante de la
terreur.
Athos leva lentement son pistolet, étendit le
bras de manière que l’arme touchât presque le
front de Milady, puis, d’une voix d’autant plus
terrible qu’elle avait le calme suprême d’une
inflexible résolution :
– Madame, dit-il, vous allez à l’instant même
me remettre le papier que vous a signé le
cardinal, ou, sur mon âme, je vous fais sauter la
cervelle.
Avec un autre homme Milady aurait pu

52
conserver quelque doute, mais elle connaissait
Athos ; cependant elle resta immobile.
– Vous avez une seconde pour vous décider,
dit-il.
Milady vit à la contraction de son visage que
le coup allait partir ; elle porta vivement la main à
sa poitrine, en tira un papier et le tendit à Athos.
– Tenez, dit-elle, et soyez maudit !
Athos prit le papier, repassa le pistolet à sa
ceinture, s’approcha de la lampe pour s’assurer
que c’était bien celui-là, le déplia et lut :

C’est par mon ordre et pour le bien de l’État


que le porteur du présent a fait ce qu’il a fait.
3 décembre 1627.
RICHELIEU.

– Et maintenant, dit Athos en reprenant son


manteau et en replaçant son feutre sur sa tête,
maintenant que je t’ai arraché les dents, vipère,
mords si tu peux.

53
Et il sortit de la chambre sans même regarder
en arrière.
À la porte il trouva les deux hommes et le
cheval qu’ils tenaient en main.
– Messieurs, dit-il, l’ordre de monseigneur,
vous le savez, est de conduire cette femme, sans
perdre de temps, au fort de La Pointe et de ne la
quitter que lorsqu’elle sera à bord.
Comme ces paroles s’accordaient
effectivement avec l’ordre qu’ils avaient reçu, ils
inclinèrent la tête en signe d’assentiment.
Quant à Athos, il se mit légèrement en selle et
partit au galop ; seulement, au lieu de suivre la
route, il prit à travers champs, piquant avec
vigueur son cheval et de temps en temps
s’arrêtant pour écouter.
Dans une de ces haltes, il entendit sur la route
le pas de plusieurs chevaux. Il ne douta point que
ce ne fût le cardinal et son escorte. Aussitôt il fit
une nouvelle pointe en avant, bouchonna son
cheval avec de la bruyère et des feuilles d’arbres,
et vint se mettre en travers de la route à deux

54
cents pas du camp à peu près.
– Qui vive ? cria-t-il de loin quand il aperçut
les cavaliers.
– C’est notre brave mousquetaire, je crois, dit
le cardinal.
– Oui, monseigneur, répondit Athos. C’est lui-
même.
– Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous
mes remerciements pour la bonne garde que vous
nous avez faite ; messieurs, nous voici arrivés :
prenez la porte à gauche, le mot d’ordre est Roi et
Ré.
En disant ces mots, le cardinal salua de la tête
les trois amis, et prit à droite suivi de son écuyer ;
car, cette nuit-là, lui-même couchait au camp.
– Eh bien ! dirent ensemble Porthos et Aramis
lorsque le cardinal fut hors de la portée de la
voix, eh bien ! il a signé le papier qu’elle
demandait.
– Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque
le voici.
Et les trois amis n’échangèrent plus une seule

55
parole jusqu’à leur quartier, excepté pour donner
le mot d’ordre aux sentinelles.
Seulement, on envoya Mousqueton dire à
Planchet que son maître était prié, en relevant de
tranchée, de se rendre à l’instant même au logis
des mousquetaires.
D’un autre côté, comme l’avait prévu Athos,
Milady, en retrouvant à la porte les hommes qui
l’attendaient, ne fit aucune difficulté de les
suivre ; elle avait bien eu l’envie un instant de se
faire reconduire devant le cardinal et de lui tout
raconter, mais une révélation de sa part amenait
une révélation de la part d’Athos : elle dirait bien
qu’Athos l’avait pendue, mais Athos dirait
qu’elle était marquée ; elle pensa qu’il valait donc
encore mieux garder le silence, partir
discrètement, accomplir avec son habileté
ordinaire la mission difficile dont elle s’était
chargée, puis, toutes les choses accomplies à la
satisfaction du cardinal, venir lui réclamer sa
vengeance.
En conséquence, après avoir voyagé toute la
nuit, à sept heures du matin elle était au fort de

56
La Pointe, à huit heures elle était embarquée, et à
neuf heures le bâtiment, qui, avec des lettres de
marque du cardinal, était censé être en partance
pour Bayonne, levait l’ancre et faisait voile pour
l’Angleterre.

57
46

Le bastion Saint-Gervais1

En arrivant chez ses trois amis, d’Artagnan les


trouva réunis dans la même chambre : Athos
réfléchissait, Porthos frisait sa moustache,
Aramis disait ses prières dans un charmant petit
livre d’heures relié en velours bleu.
– Pardieu, messieurs ! dit-il, j’espère que ce
que vous avez à me dire en vaut la peine, sans
cela je vous préviens que je ne vous pardonnerai
pas de m’avoir fait venir, au lieu de me laisser
reposer après une nuit passée à prendre et à
démanteler un bastion. Ah ! que n’étiez-vous là,
messieurs ? Il y a fait chaud !

1
En partie dans le ms. de Maquet. L’exploit prêté dans ce
chapitre aux mousquetaires appartient en fait à M. de Baradas
qui l’accomplit lors du siège de Casal (1630).

58
– Nous étions ailleurs, où il ne faisait pas froid
non plus ! répondit Porthos tout en faisant
prendre à sa moustache un pli qui lui était
particulier.
– Chut ! dit Athos.
– Oh ! oh ! fit d’Artagnan comprenant le léger
froncement de sourcils du mousquetaire, il paraît
qu’il y a du nouveau ici.
– Aramis, dit Athos, vous avez été déjeuner
avant-hier à l’auberge du Parpaillot, je crois ?
– Oui.
– Comment est-on là ?
– Mais, j’y ai fort mal mangé pour mon
compte, avant-hier était un jour maigre, et ils
n’avaient que du gras.
– Comment ! dit Athos, dans un port de mer
ils n’ont pas de poisson ?
– Ils disent, reprit Aramis en se remettant à sa
pieuse lecture, que la digue que fait bâtir M. le
cardinal le chasse en pleine mer.
– Mais, ce n’est pas cela que je vous

59
demandais, Aramis, reprit Athos ; je vous
demandais si vous aviez été bien libre, et si
personne ne vous avait dérangé ?
– Mais il me semble que nous n’avons pas eu
trop d’importuns ; oui, au fait, pour ce que vous
voulez dire, Athos, nous serons assez bien au
Parpaillot.
– Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici
les murailles sont comme des feuilles de papier.
D’Artagnan, qui était habitué aux manières de
faire de son ami, et qui reconnaissait tout de suite
à une parole, à un geste, à un signe de lui, que les
circonstances étaient graves, prit le bras d’Athos
et sortit avec lui sans rien dire ; Porthos suivit en
devisant avec Aramis.
En route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit
signe de suivre ; Grimaud, selon son habitude,
obéit en silence ; le pauvre garçon avait à peu
près fini par désapprendre de parler.
On arriva à la buvette du Parpaillot : il était
sept heures du matin, le jour commençait à
paraître ; les trois amis commandèrent à déjeuner,

60
et entrèrent dans une salle où, au dire de l’hôte,
ils ne devaient pas être dérangés.
Malheureusement l’heure était mal choisie
pour un conciliabule ; on venait de battre la
diane, chacun secouait le sommeil de la nuit, et,
pour chasser l’air humide du matin, venait boire
la goutte à la buvette : dragons, Suisses, gardes,
mousquetaires, chevau-légers se succédaient avec
une rapidité qui devait très bien faire les affaires
de l’hôte, mais qui remplissait fort mal les vues
des quatre amis. Aussi répondaient-ils d’une
manière fort maussade aux saluts, aux toasts et
aux lazzi de leurs compagnons.
– Allons ! dit Athos, nous allons nous faire
quelque bonne querelle, et nous n’avons pas
besoin de cela en ce moment. D’Artagnan,
racontez-nous votre nuit ; nous vous raconterons
la nôtre après.
– En effet, dit un chevau-léger qui se dandinait
en tenant à la main un verre d’eau-de-vie qu’il
dégustait lentement ; en effet, vous étiez de
tranchée cette nuit, messieurs les gardes, et il me
semble que vous avez eu maille à partir avec les

61
Rochelois ?
D’Artagnan regarda Athos pour savoir s’il
devait répondre à cet intrus qui se mêlait à la
conversation.
– Eh bien ! dit Athos, n’entends-tu pas M. de
Busigny qui te fait l’honneur de t’adresser la
parole ? Raconte ce qui s’est passé cette nuit,
puisque ces messieurs désirent le savoir.
– N’avre-bous bas bris un pastion ? demanda
un Suisse qui buvait du rhum dans un verre à
bière.
– Oui, monsieur, répondit d’Artagnan en
s’inclinant, nous avons eu cet honneur, nous
avons même, comme vous avez pu l’entendre,
introduit sous un des angles un baril de poudre
qui, en éclatant, a fait une fort jolie brèche ; sans
compter que, comme le bastion n’était pas d’hier,
tout le reste de la bâtisse s’en est trouvé fort
ébranlé.
– Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon
qui tenait enfilée à son sabre une oie qu’il
apportait pour qu’on la fît cuire.

62
– Le bastion Saint-Gervais, répondit
d’Artagnan, derrière lequel les Rochelois
inquiétaient nos travailleurs.
– Et l’affaire a été chaude ?
– Mais, oui ; nous y avons perdu cinq
hommes, et les Rochelois huit ou dix.
– Balzampleu ! fit le Suisse, qui, malgré
l’admirable collection de jurons que possède la
langue allemande, avait pris l’habitude de jurer
en français.
– Mais il est probable, dit le chevau-léger,
qu’ils vont, ce matin, envoyer des pionniers pour
remettre le bastion en état.
– Oui, c’est probable, dit d’Artagnan.
– Messieurs, dit Athos, un pari !
– Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse.
– Lequel ? demanda le chevau-léger.
– Attendez, dit le dragon en posant son sabre
comme une broche sur les deux grands chenets de
fer qui soutenaient le feu de la cheminée, j’en
suis. Hôtelier de malheur ! une lèchefrite tout de

63
suite, que je ne perde pas une goutte de la graisse
de cette estimable volaille.
– Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t’oie, il
est très ponne avec des gonfitures.
– Là ! dit le dragon. Maintenant, voyons le
pari ! Nous écoutons, monsieur Athos !
– Oui, le pari ! dit le chevau-léger.
– Eh bien ! monsieur de Busigny, je parie avec
vous, dit Athos, que mes trois compagnons, MM.
Porthos, Aramis, d’Artagnan et moi, nous allons
déjeuner dans le bastion Saint-Gervais et que
nous y tenons une heure, montre à la main,
quelque chose que l’ennemi fasse pour nous
déloger.
Porthos et Aramis se regardèrent, ils
commençaient à comprendre.
– Mais, dit d’Artagnan en se penchant à
l’oreille d’Athos, tu vas nous faire tuer sans
miséricorde.
– Nous sommes bien plus tués, répondit
Athos, si nous n’y allons pas.
– Ah ! ma foi ! messieurs, dit Porthos en se

64
renversant sur sa chaise et frisant sa moustache,
voici un beau pari, j’espère.
– Aussi je l’accepte, dit M. de Busigny ;
maintenant il s’agit de fixer l’enjeu.
– Mais vous êtes quatre, messieurs, dit Athos,
nous sommes quatre ; un dîner à discrétion pour
huit, cela vous va-t-il ?
– À merveille, reprit M. de Busigny.
– Parfaitement, dit le dragon.
– Ça me fa, dit le Suisse.
Le quatrième auditeur, qui, dans toute cette
conversation, avait joué un rôle muet, fit un signe
de la tête en signe qu’il acquiesçait à la
proposition.
– Le déjeuner de ces messieurs est prêt, dit
l’hôte.
– Eh bien ! apportez-le, dit Athos.
L’hôte obéit. Athos appela Grimaud, lui
montra un grand panier qui gisait dans un coin et
fit le geste d’envelopper dans les serviettes les
viandes apportées.

65
Grimaud comprit à l’instant même qu’il
s’agissait d’un déjeuner sur l’herbe, prit le panier,
empaqueta les viandes, y joignit les bouteilles et
prit le panier à son bras.
– Mais où allez-vous manger mon déjeuner ?
dit l’hôte.
– Que vous importe, dit Athos, pourvu qu’on
vous le paie ?
Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la
table.
– Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l’hôte.
– Non ; ajoute seulement deux bouteilles de
vin de Champagne et la différence sera pour les
serviettes.
L’hôte ne faisait pas une aussi bonne affaire
qu’il l’avait cru d’abord, mais il se rattrapa en
glissant aux quatre convives deux bouteilles de
vin d’Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de
Champagne.
– Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-
vous bien régler votre montre sur la mienne, ou
me permettre de régler la mienne sur la vôtre ?

66
– À merveille, monsieur ! dit le chevau-léger
en tirant de son gousset une fort belle montre
entourée de diamants ; sept heures et demie, dit-
il.
– Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos ;
nous saurons que j’avance de cinq minutes sur
vous, monsieur.
Et, saluant les assistants ébahis, les quatre
jeunes gens prirent le chemin du bastion Saint-
Gervais, suivis de Grimaud, qui portait le panier,
ignorant où il allait, mais, dans l’obéissance
passive dont il avait pris l’habitude avec Athos,
ne songeait pas même à le demander.
Tant qu’ils furent dans l’enceinte du camp, les
quatre amis n’échangèrent pas une parole ;
d’ailleurs ils étaient suivis par les curieux, qui,
connaissant le pari engagé, voulaient savoir
comment ils s’en tireraient.
Mais une fois qu’ils eurent franchi la ligne de
circonvallation et qu’ils se trouvèrent en plein air,
d’Artagnan, qui ignorait complètement ce dont il
s’agissait, crut qu’il était temps de demander une
explication.

67
– Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-
moi l’amitié de m’apprendre où nous allons ?
– Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons
au bastion.
– Mais qu’y allons-nous faire ?
– Vous le savez bien, nous y allons déjeuner.
– Mais pourquoi n’avons-nous pas déjeuné au
Parpaillot ?
– Parce que nous avons des choses fort
importantes à nous dire, et qu’il était impossible
de causer cinq minutes dans cette auberge avec
tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui
saluent, qui accostent ; ici, du moins, continua
Athos en montrant le bastion, on ne viendra pas
nous déranger.
– Il me semble, dit d’Artagnan avec cette
prudence qui s’alliait si bien et si naturellement
chez lui à une excessive bravoure, il me semble
que nous aurions pu trouver quelque endroit
écarté dans les dunes, au bord de la mer.
– Où l’on nous aurait vus conférer tous les
quatre ensemble, de sorte qu’au bout d’un quart

68
d’heure le cardinal eût été prévenu par ses
espions que nous tenions conseil.
– Oui, dit Aramis, Athos a raison :
Animadvertuntur in desertis1.
– Un désert n’aurait pas été mal, dit Porthos,
mais il s’agissait de le trouver.
– Il n’y a pas de désert où un oiseau ne puisse
passer au-dessus de la tête, où un poisson ne
puisse sauter au-dessus de l’eau, où un lapin ne
puisse partir de son gîte, et je crois qu’oiseau,
poisson, lapin, tout s’est fait espion du cardinal.
Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise,
devant laquelle d’ailleurs nous ne pouvons plus
reculer sans honte ; nous avons fait un pari, un
pari qui ne pouvait être prévu, et dont je défie qui
que ce soit de deviner la véritable cause : nous
allons, pour le gagner, tenir une heure dans le
bastion. Ou nous serons attaqués, ou nous ne le
serons pas. Si nous ne le sommes pas, nous
aurons tout le temps de causer et personne ne
nous entendra, car je réponds que les murs de ce

1
« On les remarque dans les endroits déserts. »

69
bastion n’ont pas d’oreilles ; si nous le sommes,
nous causerons de nos affaires tout de même, et
de plus, tout en nous défendant, nous nous
couvrons de gloire. Vous voyez bien que tout est
bénéfice.
– Oui, dit d’Artagnan, mais nous attraperons
indubitablement une balle.
– Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez bien
que les balles les plus à craindre ne sont pas
celles de l’ennemi.
– Mais il me semble que pour une pareille
expédition, nous aurions dû au moins emporter
nos mousquets.
– Vous êtes un niais, ami Porthos ; pourquoi
nous charger d’un fardeau inutile ?
– Je ne trouve pas inutile en face de l’ennemi
un bon mousquet de calibre, douze cartouches et
une poire à poudre.
– Oh ! bien, dit Athos, n’avez-vous pas
entendu ce qu’a dit d’Artagnan ?
– Qu’a dit d’Artagnan ? demanda Porthos.
– D’Artagnan a dit que dans l’attaque de cette

70
nuit il y avait eu huit ou dix Français de tués1 et
autant de Rochelois.
– Après ?
– On n’a pas eu le temps de les dépouiller,
n’est-ce pas ? attendu qu’on avait autre chose
pour le moment de plus pressé à faire.
– Eh bien ?
– Eh bien ! nous allons trouver leurs
mousquets, leurs poires à poudre et leurs
cartouches, et au lieu de quatre mousquetons et
de douze balles, nous allons avoir une quinzaine
de fusils et une centaine de coups à tirer.
– Ô Athos ! dit Aramis, tu es véritablement un
grand homme !
Porthos inclina la tête en signe d’adhésion.
D’Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.
Sans doute Grimaud partageait les doutes du
jeune homme ; car, voyant que l’on continuait de
marcher vers le bastion, chose dont il avait douté

1
Voir plus haut : « nous avons perdu cinq hommes. »

71
jusqu’alors, il tira son maître par le pan de son
habit.
– Où allons-nous ? demanda-t-il par geste.
Athos lui montra le bastion.
– Mais, dit toujours dans le même dialecte le
silencieux Grimaud, nous y laisserons notre peau.
Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.
Grimaud posa son panier à terre et s’assit en
secouant la tête.
Athos prit à sa ceinture un pistolet, regarda s’il
était bien amorcé, l’arma et approcha le canon de
l’oreille de Grimaud.
Grimaud se retrouva sur ses jambes comme
par un ressort.
Athos alors lui fit signe de prendre le panier et
de marcher devant.
Grimaud obéit.
Tout ce qu’avait gagné le pauvre garçon à
cette pantomime d’un instant, c’est qu’il était
passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.
Arrivés au bastion, les quatre amis se

72
retournèrent.
Plus de trois cents soldats de toutes armes
étaient assemblés à la porte du camp, et dans un
groupe séparé on pouvait distinguer M. de
Busigny, le dragon, le Suisse et le quatrième
parieur.
Athos ôta son chapeau, le mit au bout de son
épée et l’agita en l’air.
Tous les spectateurs lui rendirent son salut,
accompagnant cette politesse d’un grand hourra
qui arriva jusqu’à eux.
Après quoi, ils disparurent tous quatre dans le
bastion, où les avait déjà précédés Grimaud.

73
47

Le conseil des mousquetaires1

Comme l’avait prévu Athos, le bastion n’était


occupé que par une douzaine de morts tant
Français que Rochelois.
– Messieurs, dit Athos, qui avait pris le
commandement de l’expédition, tandis que
Grimaud va mettre la table, commençons par
recueillir les fusils et les cartouches ; nous
pouvons d’ailleurs causer tout en accomplissant
cette besogne. Ces messieurs, ajouta-t-il en
montrant les morts, ne nous écoutent pas.
– Mais nous pourrions toujours les jeter dans
le fossé, dit Porthos, après toutefois nous être
assurés qu’ils n’ont rien dans leurs poches.

1
Ms. de Maquet.

74
– Oui, dit Aramis, c’est l’affaire de Grimaud.
– Ah ! bien alors, dit d’Artagnan, que
Grimaud les fouille et les jette par-dessus les
murailles.
– Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent
nous servir.
– Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos.
Ah çà ! vous devenez fou, cher ami.
– Ne jugez pas témérairement, disent
l’Évangile et M. le cardinal, répondit Athos ;
combien de fusils, messieurs ?
– Douze, répondit Aramis.
– Combien de coups à tirer ?
– Une centaine.
– C’est tout autant qu’il nous en faut ;
chargeons les armes.
Les quatre mousquetaires se mirent à la
besogne. Comme ils achevaient de charger le
dernier fusil, Grimaud fit signe que le déjeuner
était servi.
Athos répondit, toujours par geste, que c’était

75
bien, et indiqua à Grimaud une espèce de
poivrière où celui-ci comprit qu’il se devait tenir
en sentinelle. Seulement, pour adoucir l’ennui de
la faction, Athos lui permit d’emporter un pain,
deux côtelettes et une bouteille de vin.
– Et maintenant, à table, dit Athos.
Les quatre amis s’assirent à terre, les jambes
croisées, comme les Turcs ou comme les
tailleurs.
– Ah ! maintenant, dit d’Artagnan, que tu n’as
plus la crainte d’être entendu, j’espère que tu vas
nous faire part de ton secret, Athos.
– J’espère que je vous procure à la fois de
l’agrément et de la gloire, messieurs, dit Athos.
Je vous ai fait faire une promenade charmante ;
voici un déjeuner des plus succulents, et cinq
cents personnes là-bas, comme vous pouvez les
voir à travers les meurtrières, qui nous prennent
pour des fous ou pour des héros, deux classes
d’imbéciles qui se ressemblent assez.
– Mais ce secret ? demanda d’Artagnan.
– Le secret, dit Athos, c’est que j’ai vu Milady

76
hier soir.
D’Artagnan portait son verre à ses lèvres ;
mais à ce nom de Milady, la main lui trembla si
fort, qu’il le posa à terre pour ne pas en répandre
le contenu.
– Tu as vu ta fem...
– Chut donc ! interrompit Athos : vous
oubliez, mon cher, que ces messieurs ne sont pas
initiés comme vous dans le secret de mes affaires
de ménage ; j’ai vu Milady.
– Et où cela ? demanda d’Artagnan.
– À deux lieues d’ici à peu près, à l’auberge
du Colombier-Rouge.
– En ce cas je suis perdu, dit d’Artagnan.
– Non, pas tout à fait encore, reprit Athos ;
car, à cette heure, elle doit avoir quitté les côtes
de France.
D’Artagnan respira.
– Mais au bout du compte, demanda Porthos,
qu’est-ce donc que cette Milady ?
– Une femme charmante, dit Athos en

77
dégustant un verre de vin mousseux. Canaille
d’hôtelier ! s’écria-t-il, qui nous donne du vin
d’Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit
que nous nous y laisserons prendre ! Oui,
continua-t-il, une femme charmante qui a eu des
bontés pour notre ami d’Artagnan, qui lui a fait je
ne sais quelle noirceur dont elle a essayé de se
venger, il y a un mois en voulant le faire tuer à
coups de mousquet, il y a huit jours en essayant
de l’empoisonner, et hier en demandant sa tête au
cardinal.
– Comment ! en demandant ma tête au
cardinal ? s’écria d’Artagnan, pâle de terreur.
– Ça, dit Porthos, c’est vrai comme
l’Évangile ; je l’ai entendu de mes deux oreilles.
– Moi aussi, dit Aramis.
– Alors, dit d’Artagnan en laissant tomber son
bras avec découragement, il est inutile de lutter
plus longtemps ; autant que je me brûle la
cervelle et que tout soit fini !
– C’est la dernière sottise qu’il faut faire, dit
Athos, attendu que c’est la seule à laquelle il n’y

78
ait pas de remède.
– Mais je n’en réchapperai jamais, dit
d’Artagnan, avec des ennemis pareils. D’abord
mon inconnu de Meung ; ensuite de Wardes, à
qui j’ai donné trois coups d’épée ; puis Milady,
dont j’ai surpris le secret ; enfin, le cardinal, dont
j’ai fait échouer la vengeance.
– Eh bien ! dit Athos, tout cela ne fait que
quatre, et nous sommes quatre, un contre un.
Pardieu ! si nous en croyons les signes que nous
fait Grimaud, nous allons avoir affaire à un bien
plus grand nombre de gens. Qu’y a-t-il,
Grimaud ? Considérant la gravité de la
circonstance, je vous permets de parler, mon ami,
mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-
vous ?
– Une troupe.
– De combien de personnes ?
– De vingt hommes.
– Quels hommes ?
– Seize pionniers, quatre soldats.
– À combien de pas sont-ils ?

79
– À cinq cents pas.
– Bon, nous avons encore le temps d’achever
cette volaille et de boire un verre de vin à ta
santé, d’Artagnan !
– À ta santé ! répétèrent Porthos et Aramis.
– Eh bien donc, à ma santé ! quoique je ne
croie pas que vos souhaits me servent à grand-
chose.
– Bah ! dit Athos, Dieu est grand, comme
disent les sectateurs de Mahomet, et l’avenir est
dans ses mains.
Puis, avalant le contenu de son verre, qu’il
posa près de lui, Athos se leva nonchalamment,
prit le premier fusil venu et s’approcha d’une
meurtrière.
Porthos, Aramis et d’Artagnan en firent
autant.
Quant à Grimaud, il reçut l’ordre de se placer
derrière les quatre amis afin de recharger les
armes.
Au bout d’un instant on vit paraître la troupe ;
elle suivait une espèce de boyau de tranchée qui

80
établissait une communication entre le bastion et
la ville.
– Pardieu ! dit Athos, c’est bien la peine de
nous déranger pour une vingtaine de drôles armés
de pioches, de hoyaux et de pelles ! Grimaud
n’aurait eu qu’à leur faire signe de s’en aller, et je
suis convaincu qu’ils nous eussent laissés
tranquilles.
– J’en doute, observa d’Artagnan, car ils
avancent fort résolument de ce côté. D’ailleurs, il
y a avec les travailleurs quatre soldats et un
brigadier armés de mousquets.
– C’est qu’ils ne nous ont pas vus, reprit
Athos.
– Ma foi ! dit Aramis, j’avoue que j’ai
répugnance à tirer sur ces pauvres diables de
bourgeois.
– Mauvais prêtre, répondit Porthos, qui a pitié
des hérétiques !
– En vérité, dit Athos, Aramis a raison, je vais
les prévenir.
– Que diable faites-vous donc ? s’écria

81
d’Artagnan, vous allez vous faire fusiller, mon
cher.
Mais Athos ne tint aucun compte de l’avis, et,
montant sur la brèche, son fusil d’une main et son
chapeau de l’autre :
– Messieurs, dit-il en s’adressant aux soldats
et aux travailleurs, qui, étonnés de son apparition,
s’arrêtaient à cinquante pas environ du bastion, et
en les saluant courtoisement, messieurs, nous
sommes, quelques amis et moi, en train de
déjeuner dans ce bastion. Or, vous savez que rien
n’est désagréable comme d’être dérangé quand
on déjeune ; nous vous prions donc, si vous avez
absolument affaire ici, d’attendre que nous ayons
fini notre repas, ou de repasser plus tard, à moins
qu’il ne vous prenne la salutaire envie de quitter
le parti de la rébellion et de venir boire avec nous
à la santé du roi de France.
– Prends garde, Athos ! s’écria d’Artagnan ;
ne vois-tu pas qu’ils te mettent en joue ?
– Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des
bourgeois qui tirent fort mal, et qui n’ont garde
de me toucher.

82
En effet, au même instant quatre coups de fusil
partirent, et les balles vinrent s’aplatir autour
d’Athos, mais sans qu’une seule le touchât.
Quatre coups de fusil leur répondirent presque
en même temps, mais ils étaient mieux dirigés
que ceux des agresseurs, trois soldats tombèrent
tués raide, et un des travailleurs fut blessé.
– Grimaud, un autre mousquet ! dit Athos
toujours sur la brèche.
Grimaud obéit aussitôt. De leur côté, les trois
amis avaient chargé leurs armes ; une seconde
décharge suivit la première : le brigadier et deux
pionniers tombèrent morts, le reste de la troupe
prit la fuite.
– Allons, messieurs, une sortie, dit Athos.
Et les quatre amis, s’élançant hors du fort,
parvinrent jusqu’au champ de bataille,
ramassèrent les quatre mousquets des soldats et la
demi-pique du brigadier ; et, convaincus que les
fuyards ne s’arrêteraient qu’à la ville, reprirent le
chemin du bastion, rapportant les trophées de leur
victoire.

83
– Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et
nous, messieurs, reprenons notre déjeuner et
continuons notre conversation. Où en étions-
nous ?
– Je me le rappelle, dit d’Artagnan, qui se
préoccupait fort de l’itinéraire que devait suivre
Milady.
– Elle va en Angleterre, répondit Athos.
– Et dans quel but ?
– Dans le but d’assassiner ou de faire
assassiner Buckingham.
D’Artagnan poussa une exclamation de
surprise et d’indignation.
– Mais c’est infâme ! s’écria-t-il.
– Oh ! quant à cela, dit Athos, je vous prie de
croire que je m’en inquiète fort peu. Maintenant
que vous avez fini, Grimaud, continua Athos,
prenez la demi-pique de notre brigadier, attachez-
y une serviette et plantez-la au haut de notre
bastion, afin que ces rebelles de Rochelois voient
qu’ils ont affaire à de braves et loyaux soldats du
roi.

84
Grimaud obéit sans répondre. Un instant après
le drapeau blanc flottait au-dessus de la tête des
quatre amis ; un tonnerre d’applaudissements
salua son apparition ; la moitié du camp était aux
barrières.
– Comment ! reprit d’Artagnan, tu t’inquiètes
fort peu qu’elle tue ou qu’elle fasse tuer
Buckingham ? Mais le duc est notre ami.
– Le duc est Anglais, le duc combat contre
nous, qu’elle fasse du duc ce qu’elle voudra, je
m’en soucie comme d’une bouteille vide.
Et Athos envoya à quinze pas de lui une
bouteille qu’il tenait, et dont il venait de
transvaser jusqu’à la dernière goutte dans son
verre.
– Un instant, dit d’Artagnan, je n’abandonne
pas Buckingham ainsi ; il nous avait donné de
fort beaux chevaux.
– Et surtout de fort belles selles, ajouta
Porthos, qui, à ce moment même, portait à son
manteau le galon de la sienne.
– Puis, observa Aramis, Dieu veut la

85
conversion et non la mort du pécheur.
– Amen, dit Athos, et nous reviendrons là-
dessus plus tard, si tel est votre plaisir ; mais ce
qui, pour le moment, me préoccupait le plus, et je
suis sûr que tu me comprendras, d’Artagnan,
c’était de reprendre à cette femme une espèce de
blanc-seing qu’elle avait extorqué au cardinal, et
à l’aide duquel elle devait impunément se
débarrasser de toi et peut-être de nous.
– Mais c’est donc un démon que cette
créature ? dit Porthos en tendant son assiette à
Aramis, qui découpait une volaille.
– Et ce blanc-seing, dit d’Artagnan, ce blanc-
seing est-il resté entre ses mains ?
– Non, il est passé dans les miennes ; je ne
dirai pas que ce fut sans peine, par exemple, car
je mentirais.
– Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je ne
compte plus les fois que je vous dois la vie.
– Alors c’était donc pour venir près d’elle que
vous nous avez quittés ? demanda Aramis.
– Justement.

86
– Et tu as cette lettre du cardinal ? dit
d’Artagnan.
– La voici, dit Athos.
Et il tira le précieux papier de la poche de sa
casaque.
D’Artagnan le déplia d’une main dont il
n’essayait pas même de dissimuler le
tremblement et lut :

C’est par mon ordre et pour le bien de l’État


que le porteur du présent a fait ce qu’il a fait.
3 décembre 16271.
RICHELIEU.

– En effet, dit Aramis, c’est une absolution


dans toutes les règles.
– Il faut déchirer ce papier, s’écria d’Artagnan,
qui semblait lire sa sentence de mort.

1
Feuilleton, édition originale : « 3 décembre » ; mais le
texte standard imprime « 5 décembre ».

87
– Bien au contraire, dit Athos, il faut le
conserver précieusement, et je ne donnerais pas
ce papier quand on le couvrirait de pièces d’or.
– Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda
le jeune homme.
– Mais, dit négligemment Athos, elle va
probablement écrire au cardinal qu’un damné
mousquetaire, nommé Athos, lui a arraché son
sauf-conduit ; elle lui donnera dans la même
lettre le conseil de se débarrasser, en même temps
que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis ;
le cardinal se rappellera que ce sont les mêmes
hommes qu’il rencontre toujours sur son chemin ;
alors, un beau matin, il fera arrêter d’Artagnan,
et, pour qu’il ne s’ennuie pas tout seul, il nous
enverra lui tenir compagnie à la Bastille.
– Ah çà, mais ! dit Porthos, il me semble que
vous faites là de tristes plaisanteries, mon cher.
– Je ne plaisante pas, répondit Athos.
– Savez-vous, dit Porthos, que tordre le cou à
cette damnée Milady serait un péché moins grand
que de le tordre à ces pauvres diables de

88
huguenots, qui n’ont jamais commis d’autres
crimes que de chanter en français des psaumes
que nous chantons en latin ?
– Qu’en dit l’abbé ? demanda tranquillement
Athos.
– Je dis que je suis de l’avis de Porthos,
répondit Aramis.
– Et moi donc ! fit d’Artagnan.
– Heureusement qu’elle est loin, observa
Porthos ; car j’avoue qu’elle me gênerait fort ici.
– Elle me gêne en Angleterre aussi bien qu’en
France, dit Athos.
– Elle me gêne partout, continua d’Artagnan.
– Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que
ne l’avez-vous noyée, étranglée, pendue ? Il n’y a
que les morts qui ne reviennent pas.
– Vous croyez cela, Porthos ? répondit le
mousquetaire avec un sombre sourire que
d’Artagnan comprit seul.
– J’ai une idée, dit d’Artagnan.
– Voyons, dirent les mousquetaires.

89
– Aux armes ! cria Grimaud.
Les jeunes gens se levèrent vivement et
coururent aux fusils.
Cette fois, une petite troupe s’avançait
composée de vingt ou vingt-cinq hommes ; mais
ce n’étaient plus des travailleurs, c’étaient des
soldats de la garnison.
– Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il
me semble que la partie n’est pas égale.
– Impossible pour trois raisons, répondit
Athos : la première, c’est que nous n’avons pas
fini de déjeuner ; la seconde, c’est que nous
avons encore des choses d’importance à dire ; la
troisième, c’est qu’il s’en manque encore de dix
minutes que l’heure ne soit écoulée.
– Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrêter
un plan de bataille.
– Il est bien simple, répondit Athos : aussitôt
que l’ennemi est à portée de mousquet, nous
faisons feu ; s’il continue d’avancer, nous faisons
feu encore, nous faisons feu tant que nous avons
des fusils chargés ; si ce qui reste de la troupe

90
veut encore monter à l’assaut, nous laissons les
assiégeants descendre jusque dans le fossé, et
alors nous leur poussons sur la tête ce pan de mur
qui ne tient plus que par un miracle d’équilibre.
– Bravo ! s’écria Porthos ; décidément, Athos,
vous étiez né pour être général, et le cardinal, qui
se croit un grand homme de guerre, est bien peu
de chose auprès de vous.
– Messieurs, dit Athos, pas de double emploi,
je vous prie ; visez bien chacun votre homme.
– Je tiens le mien, dit d’Artagnan.
– Et moi le mien, dit Porthos.
– Et moi idem, dit Aramis.
– Alors feu ! dit Athos.
Les quatre coups de fusil ne firent qu’une
détonation, et quatre hommes tombèrent.
Aussitôt le tambour battit, et la petite troupe
s’avança au pas de charge.
Alors les coups de fusil se succédèrent sans
régularité, mais toujours envoyés avec la même
justesse. Cependant, comme s’ils eussent connu

91
la faiblesse numérique des amis, les Rochelois
continuaient d’avancer au pas de course.
Sur trois autres coups de fusil, deux hommes
tombèrent ; mais cependant la marche de ceux
qui restaient debout ne se ralentissait pas.
Arrivés au bas du bastion, les ennemis étaient
encore douze ou quinze ; une dernière décharge
les accueillit, mais ne les arrêta point : ils
sautèrent dans le fossé et s’apprêtèrent à
escalader la brèche.
– Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en
d’un coup : à la muraille ! à la muraille !
Et les quatre amis, secondés par Grimaud, se
mirent à pousser avec le canon de leurs fusils un
énorme pan de mur, qui s’inclina comme si le
vent le poussait, et, se détachant de sa base,
tomba avec un bruit horrible dans le fossé : puis
on entendit un grand cri, un nuage de poussière
monta vers le ciel, et tout fut dit.
– Les aurions-nous écrasés depuis le premier
jusqu’au dernier ? demanda Athos.
– Ma foi, cela m’en a l’air, dit d’Artagnan.

92
– Non, dit Porthos, en voilà deux ou trois qui
se sauvent tout éclopés.
En effet, trois ou quatre de ces malheureux,
couverts de boue et de sang, fuyaient dans le
chemin creux et regagnaient la ville : c’était tout
ce qui restait de la petite troupe.
Athos regarda à sa montre.
– Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous
sommes ici, et maintenant le pari est gagné, mais
il faut être beaux joueurs : d’ailleurs d’Artagnan
ne nous a pas dit son idée.
Et le mousquetaire, avec son sang-froid
habituel, alla s’asseoir devant les restes du
déjeuner.
– Mon idée ? dit d’Artagnan.
– Oui, vous disiez que vous aviez une idée,
répliqua Athos.
– Ah ! j’y suis, reprit d’Artagnan : je passe en
Angleterre une seconde fois, je vais trouver M. de
Buckingham et je l’avertis du complot tramé
contre sa vie.
– Vous ne ferez pas cela, d’Artagnan, dit

93
froidement Athos.
– Et pourquoi cela ? Ne l’ai-je pas fait déjà ?
– Oui, mais à cette époque nous n’étions pas
en guerre ; à cette époque, M. de Buckingham
était un allié et non un ennemi : ce que vous
voulez faire serait taxé de trahison.
D’Artagnan comprit la force de ce
raisonnement et se tut.
– Mais, dit Porthos, il me semble que j’ai une
idée à mon tour.
– Silence pour l’idée de M. Porthos ! dit
Aramis.
– Je demande un congé à M. de Tréville, sous
un prétexte quelconque que vous trouverez : je ne
suis pas fort sur les prétextes, moi. Milady ne me
connaît pas, je m’approche d’elle sans qu’elle me
redoute, et lorsque je trouve ma belle, je
l’étrangle.
– Eh bien ! dit Athos, je ne suis pas très
éloigné d’adopter l’idée de Porthos.
– Fi donc ! dit Aramis, tuer une femme ! Non,
tenez, moi, j’ai la véritable idée.

94
– Voyons votre idée, Aramis ! demanda
Athos, qui avait beaucoup de déférence pour le
jeune mousquetaire.
– Il faut prévenir la reine.
– Ah ! ma foi, oui, s’écrièrent ensemble
Porthos et d’Artagnan ; je crois que nous
touchons au moyen.
– Prévenir la reine ! dit Athos, et comment
cela ? Avons-nous des relations à la cour ?
Pouvons-nous envoyer quelqu’un à Paris sans
qu’on le sache au camp ? D’ici à Paris il y a cent
quarante lieues ; notre lettre ne sera pas à Angers
que nous serons au cachot, nous.
– Quant à ce qui est de faire remettre sûrement
une lettre à Sa Majesté, proposa Aramis en
rougissant, moi, je m’en charge ; je connais à
Tours une personne adroite...
Aramis s’arrêta en voyant sourire Athos.
– Eh bien ! vous n’adoptez pas ce moyen,
Athos ? dit d’Artagnan.
– Je ne le repousse pas tout à fait, dit Athos,
mais je voulais seulement faire observer à Aramis

95
qu’il ne peut quitter le camp ; que tout autre
qu’un de nous n’est pas sûr ; que, deux heures
après que le messager sera parti, tous les
capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs
du cardinal sauront votre lettre par cœur, et qu’on
arrêtera vous et votre adroite personne.
– Sans compter, objecta Porthos, que la reine
sauvera M. de Buckingham, mais ne nous
sauvera pas du tout, nous autres.
– Messieurs, dit d’Artagnan, ce qu’objecte
Porthos est plein de sens.
– Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la
ville ? dit Athos.
– On bat la générale.
Les quatre amis écoutèrent, et le bruit du
tambour parvint effectivement jusqu’à eux.
– Vous allez voir qu’ils vont nous envoyer un
régiment tout entier, dit Athos.
– Vous ne comptez pas tenir contre un
régiment tout entier ? dit Porthos.
– Pourquoi pas ? dit le mousquetaire, je me
sens en train ; et je tiendrais devant une armée, si

96
nous avions seulement eu la précaution de
prendre une douzaine de bouteilles en plus.
– Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit
d’Artagnan.
– Laissez-le se rapprocher, dit Athos ; il y a
pour un quart d’heure de chemin d’ici à la ville,
et par conséquent de la ville ici. C’est plus de
temps qu’il ne nous en faut pour arrêter notre
plan ; si nous nous en allons d’ici, nous ne
retrouverons jamais un endroit aussi convenable.
Et tenez, justement, messieurs, voilà la vraie idée
qui me vient.
– Dites alors.
– Permettez que je donne à Grimaud quelques
ordres indispensables.
Athos fit signe à son valet d’approcher.
– Grimaud, dit Athos, en montrant les morts
qui gisaient dans le bastion, vous allez prendre
ces messieurs, vous allez les dresser contre la
muraille, vous leur mettrez leur chapeau sur la
tête et leur fusil à la main.
– Ô grand homme ! s’écria d’Artagnan, je te

97
comprends.
– Vous comprenez ? dit Porthos.
– Et toi, comprends-tu, Grimaud ? demanda
Aramis.
Grimaud fit signe que oui.
– C’est tout ce qu’il faut, dit Athos, revenons à
mon idée.
– Je voudrais pourtant bien comprendre,
observa Porthos.
– C’est inutile.
– Oui, oui, l’idée d’Athos, dirent en même
temps d’Artagnan et Aramis.
– Cette Milady, cette femme, cette créature, ce
démon, a un beau-frère, à ce que vous m’avez dit,
je crois, d’Artagnan.
– Oui, je le connais beaucoup même, et je
crois aussi qu’il n’a pas une grande sympathie
pour sa belle-sœur.
– Il n’y a pas de mal à cela, répondit Athos, et
il la détesterait que cela n’en vaudrait que mieux.
En ce cas nous sommes servis à souhait.

98
– Cependant, dit Porthos, je voudrais bien
comprendre ce que fait Grimaud.
– Silence, Porthos ! dit Aramis.
– Comment se nomme ce beau-frère ?
– Lord de Winter.
– Où est-il maintenant ?
– Il est retourné à Londres au premier bruit de
guerre.
– Eh bien ! voilà justement l’homme qu’il
nous faut, dit Athos, c’est celui qu’il nous
convient de prévenir ; nous lui ferons savoir que
sa belle-sœur est sur le point d’assassiner
quelqu’un, et nous le prierons de ne pas la perdre
de vue. Il y a bien à Londres, je l’espère, quelque
établissement dans le genre des Madelonnettes ou
des Filles repenties1 ; il y fait mettre sa belle-
sœur, et nous sommes tranquilles.

1
Les Madelonnettes avaient leur couvent depuis 1620 rue
des Fontaines-du-Temple, réservé aux filles plus ou moins
repenties ; le couvent des Filles-Repenties était le couvent
Saint-Magloire (rue Saint-Denis).

99
– Oui, dit d’Artagnan, jusqu’à ce qu’elle en
sorte.
– Ah ! ma foi, reprit Athos, vous en demandez
trop, d’Artagnan, je vous ai donné tout ce que
j’avais et je vous préviens que c’est le fond de
mon sac.
– Moi, je trouve que c’est ce qu’il y a de
mieux, dit Aramis ; nous prévenons à la fois la
reine et lord de Winter.
– Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre
à Tours et la lettre à Londres ?
– Je réponds de Bazin, dit Aramis.
– Et moi de Planchet, continua d’Artagnan.
– En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons
nous absenter du camp, nos laquais peuvent le
quitter.
– Sans doute, dit Aramis, et dès aujourd’hui
nous écrivons les lettres, nous leur donnons de
l’argent, et ils partent.
– Nous leur donnons de l’argent ? reprit
Athos, vous en avez donc, de l’argent ?

100
Les quatre amis se regardèrent, et un nuage
passa sur les fronts qui s’étaient un instant
éclaircis.
– Alerte ! cria d’Artagnan, je vois des points
noirs et des points rouges qui s’agitent là-bas ;
que disiez-vous donc d’un régiment, Athos ?
c’est une véritable armée.
– Ma foi, oui, dit Athos, les voilà. Voyez-vous
les sournois qui venaient sans tambours ni
trompettes. Ah ! ah ! tu as fini, Grimaud ?
Grimaud fit signe que oui, et montra une
douzaine de morts qu’il avait placés dans les
attitudes les plus pittoresques : les uns au port
d’armes, les autres ayant l’air de mettre en joue,
les autres l’épée à la main.
– Bravo ! reprit Athos, voilà qui fait honneur à
ton imagination.
– C’est égal, dit Porthos, je voudrais
cependant bien comprendre.
– Décampons d’abord, interrompit
d’Artagnan, tu comprendras après.
– Un instant, messieurs, un instant ! donnons

101
le temps à Grimaud de desservir.
– Ah ! dit Aramis, voici les points noirs et les
points rouges qui grandissent fort visiblement et
je suis de l’avis de d’Artagnan ; je crois que nous
n’avons pas de temps à perdre pour regagner
notre camp.
– Ma foi, dit Athos, je n’ai plus rien contre la
retraite : nous avions parié pour une heure, nous
sommes restés une heure et demie ; il n’y a rien à
dire ; partons, messieurs, partons.
Grimaud avait déjà pris les devants avec le
panier et la desserte.
Les quatre amis sortirent derrière lui et firent
une dizaine de pas.
– Eh ! s’écria Athos, que diable faisons-nous,
messieurs ?
– Avez-vous oublié quelque chose ? demanda
Aramis.
– Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser
un drapeau aux mains de l’ennemi, même quand
ce drapeau ne serait qu’une serviette.
Et Athos s’élança dans le bastion, monta sur la

102
plate-forme, et enleva le drapeau ; seulement
comme les Rochelois étaient arrivés à portée de
mousquet, ils firent un feu terrible sur cet
homme, qui, comme par plaisir, allait s’exposer
aux coups.
Mais on eût dit qu’Athos avait un charme
attaché à sa personne, les balles passèrent en
sifflant tout autour de lui, pas une ne le toucha.
Athos agita son étendard en tournant le dos
aux gens de la ville et en saluant ceux du camp.
Des deux côtés de grands cris retentirent, d’un
côté des cris de colère, de l’autre des cris
d’enthousiasme.
Une seconde décharge suivit la première, et
trois balles, en la trouant, firent réellement de la
serviette un drapeau. On entendit les clameurs de
tout le camp qui criait :
– Descendez, descendez !
Athos descendit ; ses camarades, qui
l’attendaient avec anxiété, le virent paraître avec
joie.
– Allons, Athos, allons, dit d’Artagnan,

103
allongeons, allongeons ; maintenant que nous
avons tout trouvé, excepté l’argent, il serait
stupide d’être tués.
Mais Athos continua de marcher
majestueusement, quelque observation que
pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant
toute observation inutile, réglèrent leur pas sur le
sien.
Grimaud et son panier avaient pris les devants
et se trouvaient tous deux hors d’atteinte.
Au bout d’un instant on entendit le bruit d’une
fusillade enragée.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Porthos, et sur
quoi tirent-ils ? Je n’entends pas siffler les balles
et je ne vois personne.
– Ils tirent sur nos morts, répondit Athos.
– Mais nos morts ne répondront pas.
– Justement ; alors ils croiront à une
embuscade, ils délibéreront ; ils enverront un
parlementaire, et quand ils s’apercevront de la
plaisanterie, nous serons hors de la portée des
balles. Voilà pourquoi il est inutile de gagner une

104
pleurésie en nous pressant.
– Oh ! je comprends, s’écria Porthos
émerveillé.
– C’est bien heureux ! dit Athos en haussant
les épaules.
De leur côté, les Français, en voyant revenir
les quatre amis au pas, poussaient des cris
d’enthousiasme.
Enfin une nouvelle mousquetade se fit
entendre, et cette fois les balles vinrent s’aplatir
sur les cailloux autour des quatre amis et siffler
lugubrement à leurs oreilles. Les Rochelois
venaient enfin de s’emparer du bastion.
– Voici des gens bien maladroits, dit Athos ;
combien en avons-nous tué ? douze ?
– Ou quinze.
– Combien en avons-nous écrasé ?
– Huit ou dix.
– Et en échange de tout cela pas une
égratignure ? Ah ! si fait ! Qu’avez-vous donc là
à la main, d’Artagnan ? Du sang, ce me semble ?

105
– Ce n’est rien, dit d’Artagnan.
– Une balle perdue ?
– Pas même.
– Qu’est-ce donc alors ?
Nous l’avons dit, Athos aimait d’Artagnan
comme son enfant, et ce caractère sombre et
inflexible avait parfois pour le jeune homme des
sollicitudes de père.
– Une écorchure, reprit d’Artagnan ; mes
doigts ont été pris entre deux pierres, celle du
mur et celle de ma bague ; alors la peau s’est
ouverte.
– Voilà ce que c’est que d’avoir des diamants,
mon maître, dit dédaigneusement Athos.
– Ah çà, mais, s’écria Porthos, il y a un
diamant en effet, et pourquoi diable alors,
puisqu’il y a un diamant, nous plaignons-nous de
ne pas avoir d’argent ?
– Tiens, au fait ! dit Aramis.
– À la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci
voilà une idée.

106
– Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant
sur le compliment d’Athos, puisqu’il y a un
diamant, vendons-le.
– Mais, dit d’Artagnan, c’est le diamant de la
reine.
– Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant
M. de Buckingham son amant, rien de plus juste ;
la reine nous sauvant, nous ses amis, rien de plus
moral : vendons le diamant. Qu’en pense
monsieur l’abbé ? Je ne demande pas l’avis de
Porthos, il est donné.
– Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que
sa bague ne venant pas d’une maîtresse, et par
conséquent n’étant pas un gage d’amour,
d’Artagnan peut la vendre.
– Mon cher, vous parlez comme la théologie
en personne. Ainsi votre avis est ?...
– De vendre le diamant, répondit Aramis.
– Eh bien ! dit gaiement d’Artagnan, vendons
le diamant et n’en parlons plus.
La fusillade continuait, mais les amis étaient
hors de portée, et les Rochelois ne tiraient plus

107
que pour l’acquit de leur conscience.
– Ma foi, dit Athos, il était temps que cette
idée vînt à Porthos ; nous voici au camp. Ainsi,
messieurs, pas un mot de plus sur cette affaire.
On nous observe, on vient à notre rencontre, nous
allons être portés en triomphe.
En effet, comme nous l’avons dit, tout le camp
était en émoi ; plus de deux mille personnes
avaient assisté, comme à un spectacle, à
l’heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie
dont on était bien loin de soupçonner le véritable
motif. On n’entendait que le cri de : Vivent les
gardes ! Vivent les mousquetaires ! M. de
Busigny était venu le premier serrer la main à
Athos et reconnaître que le pari était perdu. Le
dragon et le Suisse l’avaient suivi, tous les
camarades avaient suivi le dragon et le Suisse.
C’étaient des félicitations, des poignées de main,
des embrassades à n’en plus finir, des rires
inextinguibles à l’endroit des Rochelois ; enfin,
un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu’il
y avait émeute et envoya La Houdinière, son
capitaine des gardes, s’informer de ce qui se

108
passait.
La chose fut racontée au messager avec toute
l’efflorescence de l’enthousiasme.
– Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La
Houdinière.
– Eh bien ! monseigneur, dit celui-ci, ce sont
trois mousquetaires et un garde qui ont fait le pari
avec M. de Busigny d’aller déjeuner au bastion
Saint-Gervais, et qui, tout en déjeunant, ont tenu
là deux heures contre l’ennemi, et ont tué je ne
sais combien de Rochelois.
– Vous êtes-vous informé du nom de ces trois
mousquetaires ?
– Oui, monseigneur.
– Comment les appelle-t-on ?
– Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.
– Toujours mes trois braves ! murmura le
cardinal. Et le garde ?
– M. d’Artagnan.
– Toujours mon jeune drôle ! Décidément il
faut que ces quatre hommes soient à moi.

109
Le soir même, le cardinal parla à M. de
Tréville de l’exploit du matin, qui faisait la
conversation de tout le camp. M. de Tréville, qui
tenait le récit de l’aventure de la bouche même de
ceux qui en étaient les héros, la raconta dans tous
ses détails à Son Éminence, sans oublier
l’épisode de la serviette.
– C’est bien, monsieur de Tréville, dit le
cardinal, faites-moi tenir cette serviette, je vous
prie. J’y ferai broder trois fleurs de lys d’or, et je
la donnerai pour guidon à votre compagnie.
– Monseigneur, dit M. de Tréville, il y aura
injustice pour les gardes : M. d’Artagnan n’est
pas à moi, mais à M. des Essarts.
– Eh bien ! prenez-le, dit le cardinal ; il n’est
pas juste que, puisque ces quatre braves militaires
s’aiment tant, ils ne servent pas dans la même
compagnie.
Le même soir, M. de Tréville annonça cette
bonne nouvelle aux trois mousquetaires et à
d’Artagnan, en les invitant tous les quatre à
déjeuner le lendemain.

110
D’Artagnan ne se possédait pas de joie. On le
sait, le rêve de toute sa vie avait été d’être
mousquetaire.
Les trois amis étaient fort joyeux.
– Ma foi ! dit d’Artagnan à Athos, tu as eu une
triomphante idée, et, comme tu l’as dit, nous y
avons acquis de la gloire, et nous avons pu lier
une conversation de la plus haute importance.
– Que nous pourrons reprendre maintenant,
sans que personne nous soupçonne ; car, avec
l’aide de Dieu, nous allons passer désormais pour
des cardinalistes.
Le même soir, d’Artagnan alla présenter ses
hommages à M. des Essarts, et lui faire part de
l’avancement qu’il avait obtenu.
M. des Essarts, qui aimait beaucoup
d’Artagnan, lui fit alors ses offres de service : ce
changement de corps amenant des dépenses
d’équipement.
D’Artagnan refusa ; mais, trouvant l’occasion
bonne, il le pria de faire estimer le diamant qu’il
lui remit, et dont il désirait faire de l’argent.

111
Le lendemain, à huit heures du matin, le valet
de M. des Essarts entra chez d’Artagnan, et lui
remit un sac d’or contenant sept mille livres.
C’était le prix du diamant de la reine.

112
48

Affaire de famille1

Athos avait trouvé le mot : affaire de famille.


Une affaire de famille n’était point soumise à
l’investigation du cardinal ; une affaire de famille
ne regardait personne ; on pouvait s’occuper
devant tout le monde d’une affaire de famille.
Ainsi, Athos avait trouvé le mot : affaire de
famille.
Aramis avait trouvé l’idée : les laquais.
Porthos avait trouvé le moyen : le diamant.
D’Artagnan seul n’avait rien trouvé, lui
ordinairement le plus inventif des quatre ; mais il
faut dire aussi que le nom seul de Milady le
paralysait.

1
Ms. de Maquet.

113
Ah ! si, nous nous trompons : il avait trouvé
un acheteur pour le diamant.
Le déjeuner chez M. de Tréville fut d’une
gaieté charmante. D’Artagnan avait déjà son
uniforme ; comme il était à peu près de la même
taille qu’Aramis, et qu’Aramis, largement payé,
comme on se le rappelle, par le libraire qui lui
avait acheté son poème, avait fait tout en double,
il avait cédé à son ami un équipement complet.
D’Artagnan eût été au comble de ses vœux,
s’il n’eût point vu pointer Milady, comme un
nuage sombre à l’horizon.
Après déjeuner, on convint qu’on se réunirait
le soir au logis d’Athos, et que là on terminerait
l’affaire.
D’Artagnan passa la journée à montrer son
habit de mousquetaire dans toutes les rues du
camp.
Le soir, à l’heure dite, les quatre amis se
réunirent ; il ne restait plus que trois choses à
décider :
Ce qu’on écrirait au frère de Milady ;

114
Ce qu’on écrirait à la personne adroite de
Tours ;
Et quels seraient les laquais qui porteraient les
lettres.
Chacun offrait le sien : Athos parlait de la
discrétion de Grimaud, qui ne parlait que lorsque
son maître lui décousait la bouche ; Porthos
vantait la force de Mousqueton, qui était de taille
à rosser quatre hommes de complexion
ordinaire ; Aramis, confiant dans l’adresse de
Bazin, faisait un éloge pompeux de son candidat ;
enfin, d’Artagnan avait foi entière dans la
bravoure de Planchet, et rappelait de quelle façon
il s’était conduit dans l’affaire épineuse de
Boulogne1.
Ces quatre vertus disputèrent longtemps le
prix, et donnèrent lieu à de magnifiques discours,
que nous ne rapporterons pas ici, de peur qu’ils
ne fassent longueur.
– Malheureusement, dit Athos, il faudrait que
celui qu’on enverra possédât en lui seul les quatre

1
De Calais, si l’on se rapporte au chap. XX.

115
qualités réunies.
– Mais où rencontrer un pareil laquais ?
– Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien :
prenez donc Grimaud.
– Prenez Mousqueton.
– Prenez Bazin.
– Prenez Planchet ; Planchet est brave et
adroit : c’est déjà deux qualités sur quatre.
– Messieurs, dit Aramis, le principal n’est pas
de savoir lequel de nos quatre laquais est le plus
discret, le plus fort, le plus adroit ou le plus
brave ; le principal est de savoir lequel aime le
plus l’argent.
– Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit
Athos ; il faut spéculer sur les défauts des gens et
non sur leurs vertus : monsieur l’abbé, vous êtes
un grand moraliste !
– Sans doute, répliqua Aramis ; car non
seulement nous avons besoin d’être bien servis
pour réussir, mais encore pour ne pas échouer ;
car, en cas d’échec, il y va de la tête, non pas
pour les laquais...

116
– Plus bas, Aramis ! dit Athos.
– C’est juste, non pas pour les laquais, reprit
Aramis, mais pour le maître, et même pour les
maîtres ! Nos valets nous sont-ils assez dévoués
pour risquer leur vie pour nous ? Non.
– Ma foi, dit d’Artagnan, je répondrais
presque de Planchet, moi.
– Eh bien ! mon cher ami, ajoutez à son
dévouement naturel une bonne somme qui lui
donne quelque aisance, et alors, au lieu d’en
répondre une fois, répondez-en deux.
– Eh ! bon Dieu ! vous serez trompés tout de
même, dit Athos, qui était optimiste quand il
s’agissait des choses, et pessimiste quand il
s’agissait des hommes. Ils promettront tout pour
avoir de l’argent, et en chemin la peur les
empêchera d’agir. Une fois pris, on les serrera ;
serrés, ils avoueront. Que diable ! nous ne
sommes pas des enfants ! Pour aller en
Angleterre (Athos baissa la voix), il faut traverser
toute la France, semée d’espions et de créatures
du cardinal ; il faut une passe pour s’embarquer ;
il faut savoir l’anglais pour demander son chemin

117
à Londres. Tenez, je vois la chose bien difficile.
– Mais point du tout, dit d’Artagnan, qui tenait
fort à ce que la chose s’accomplît ; je la vois
facile, au contraire, moi. Il va sans dire, parbleu !
que si l’on écrit à lord de Winter des choses par-
dessus les maisons, des horreurs du cardinal...
– Plus bas ! dit Athos.
– Des intrigues et des secrets d’État, continua
d’Artagnan en se conformant à la
recommandation, il va sans dire que nous serons
tous roués vifs ; mais, pour Dieu, n’oubliez pas,
comme vous l’avez dit vous-même, Athos, que
nous lui écrivons pour affaire de famille ; que
nous lui écrivons à cette seule fin qu’il mette
Milady, dès son arrivée à Londres, hors d’état de
nous nuire. Je lui écrirai donc une lettre à peu
près en ces termes :
– Voyons, dit Aramis, en prenant par avance
un visage de critique.
– « Monsieur et cher ami... »
– Ah ! oui ; cher ami, à un Anglais,
interrompit Athos ; bien commencé ! bravo,

118
d’Artagnan ! Rien qu’avec ce mot-là vous serez
écartelé, au lieu d’être roué vif.
– Eh bien ! soit ; je dirai donc, « Monsieur »,
tout court.
– Vous pouvez même dire, « milord », reprit
Athos, qui tenait fort aux convenances.
– « Milord, vous souvient-il du petit enclos
aux chèvres du Luxembourg ? »
– Bon le Luxembourg à présent ! On croira
que c’est une allusion à la reine mère1 ! Voilà qui
est ingénieux, dit Athos.
– Eh bien, nous mettrons tout simplement :
« Milord, vous souvient-il de certain petit enclos
où l’on vous sauva la vie ? »
– Mon cher d’Artagnan, dit Athos, vous ne
serez jamais qu’un fort mauvais rédacteur : « Où
l’on vous sauva la vie ! » Fi donc ! ce n’est pas
digne. On ne rappelle pas ces services-là à un

1
Le Luxembourg, commencé en 1615 par Salomon de
Brosses pour la régente Marie de Médicis, venait d’être achevé
(1625).

119
galant homme. Bienfait reproché, offense faite.
– Ah ! mon cher, dit d’Artagnan, vous êtes
insupportable, et s’il faut écrire sous votre
censure, ma foi, j’y renonce.
– Et vous faites bien. Maniez le mousquet et
l’épée, mon cher, vous vous tirez galamment des
deux exercices ; mais passez la plume à M.
l’abbé, cela le regarde.
– Ah ! oui, au fait, dit Porthos, passez la
plume à Aramis, qui écrit des thèses en latin, lui.
– Eh bien ! soit, dit d’Artagnan, rédigez-nous
cette note, Aramis ; mais, de par notre Saint-Père
le pape ! tenez-vous serré, car je vous épluche à
mon tour, je vous en préviens.
– Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec
cette naïve confiance que tout poète a en lui-
même ; mais qu’on me mette au courant : j’ai
bien ouï dire, de-ci, de-là, que cette belle-sœur
était une coquine, j’en ai même acquis la preuve
en écoutant sa conversation avec le cardinal.
– Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos.
– Mais, continua Aramis, le détail m’échappe.

120
– Et à moi aussi, dit Porthos.
D’Artagnan et Athos se regardèrent quelque
temps en silence. Enfin Athos, après s’être
recueilli, et en devenant plus pâle encore qu’il
n’était de coutume, fit un signe d’adhésion,
d’Artagnan comprit qu’il pouvait parler.
– Eh bien ! voici ce qu’il y a à dire, reprit
d’Artagnan : « Milord, votre belle-sœur est une
scélérate, qui a voulu vous faire tuer pour hériter
de vous. Mais elle ne pouvait épouser votre frère,
étant déjà mariée en France, et ayant été... »
D’Artagnan s’arrêta comme s’il cherchait le
mot, en regardant Athos.
– Chassée par son mari, dit Athos.
– Parce qu’elle avait été marquée, continua
d’Artagnan.
– Bah ! s’écria Porthos, impossible ! Elle a
voulu faire tuer son beau-frère ?
– Oui.
– Elle était mariée ! demanda Aramis.
– Oui.

121
– Et son mari s’est aperçu qu’elle avait une
fleur de lys sur l’épaule ? s’écria Porthos.
– Oui.
Ces trois oui avaient été dits par Athos,
chacun avec une intonation plus sombre.
– Et qui l’a vue, cette fleur de lys ? demanda
Aramis.
– D’Artagnan et moi, ou plutôt, pour observer
l’ordre chronologique, moi et d’Artagnan,
répondit Athos.
– Et le mari de cette affreuse créature vit
encore ? dit Aramis.
– Il vit encore.
– Vous en êtes sûr ?
– J’en suis sûr.
Il y eut un instant de froid silence, pendant
lequel chacun se sentit impressionné selon sa
nature.
– Cette fois, reprit Athos, interrompant le
premier le silence, d’Artagnan nous a donné un
excellent programme, et c’est cela qu’il faut

122
écrire d’abord.
– Diable ! vous avez raison, Athos, reprit
Aramis, et la rédaction est épineuse. M. le
chancelier lui-même serait embarrassé pour
rédiger une épître de cette force, et cependant M.
le chancelier rédige très agréablement un procès-
verbal. N’importe ! taisez-vous, j’écris.
Aramis en effet prit la plume, réfléchit
quelques instants, se mit à écrire huit ou dix
lignes d’une charmante petite écriture de femme,
puis, d’une voix douce et lente, comme si chaque
mot eût été scrupuleusement pesé, il lut ce qui
suit :

Milord,
La personne qui vous écrit ces quelques lignes
a eu l’honneur de croiser l’épée avec vous dans
un petit enclos de la rue d’Enfer1. Comme vous

1
La route qui menait de l’ancienne porte Saint-Michel au
Bourg-la-Reine s’appela ainsi de 1569 à 1879 ; la partie
comprise entre les rues Monsieur-le-Prince et l’Abbé-de-l’Épée
a été absorbée par le boulevard Saint-Michel.

123
avez bien voulu, depuis, vous dire plusieurs fois
l’ami de cette personne, elle vous doit de
reconnaître cette amitié par un bon avis. Deux
fois vous avez failli être victime d’une proche
parente que vous croyez votre héritière, parce
que vous ignorez qu’avant de contracter mariage
en Angleterre, elle était déjà mariée en France.
Mais, la troisième fois, qui est celle-ci, vous
pouvez y succomber. Votre parente est partie de
La Rochelle pour l’Angleterre pendant la nuit.
Surveillez son arrivée, car elle a de grands et
terribles projets. Si vous tenez absolument à
savoir ce dont elle est capable, lisez son passé
sur son épaule gauche.

– Eh bien ! voilà qui est à merveille, dit Athos,


et vous avez une plume de secrétaire d’État, mon
cher Aramis. Lord de Winter fera bonne garde
maintenant, si toutefois l’avis lui arrive ; et
tombât-il aux mains de Son Éminence elle-même,
nous ne saurions être compromis. Mais comme le
valet qui partira pourrait nous faire accroire qu’il
a été à Londres et s’arrêter à Châtellerault, ne lui

124
donnons avec la lettre que la moitié de la somme
en lui promettant l’autre moitié en échange de la
réponse. Avez-vous le diamant ? continua Athos.
– J’ai mieux que cela, j’ai la somme.
Et d’Artagnan jeta le sac sur la table : au son
de l’or, Aramis leva les yeux. Porthos tressaillit ;
quant à Athos, il resta impassible.
– Combien dans ce petit sac ? dit-il.
– Sept mille livres en louis de douze francs.
– Sept mille livres ! s’écria Porthos, ce
mauvais petit diamant valait sept mille livres ?
– Il paraît, dit Athos, puisque les voilà ; je ne
présume pas que notre ami d’Artagnan y ait mis
du sien.
– Mais, messieurs, dans tout cela, dit
d’Artagnan, nous ne pensons pas à la reine.
Soignons un peu la santé de son cher
Buckingham. C’est le moins que nous lui
devions.
– C’est juste, dit Athos, mais ceci regarde
Aramis.

125
– Eh bien ! répondit celui-ci en rougissant, que
faut-il que je fasse ?
– Mais, répliqua Athos, c’est tout simple :
rédiger une seconde lettre pour cette adroite
personne qui habite Tours.
Aramis reprit la plume, se mit à réfléchir de
nouveau, et écrivit les lignes suivantes, qu’il
soumit à l’instant même à l’approbation de ses
amis :
Ma chère cousine...
– Ah ! dit Athos, cette personne adroite est
votre parente !
– Cousine germaine, dit Aramis.
– Va donc pour cousine !
Aramis continua :

Ma chère cousine, Son Éminence le cardinal,


que Dieu conserve pour le bonheur de la France
et la confusion des ennemis du royaume, est sur
le point d’en finir avec les rebelles hérétiques de
La Rochelle : il est probable que le secours de la

126
flotte anglaise n’arrivera pas même en vue de la
place ; j’oserai même dire que je suis certain que
M. de Buckingham sera empêché de partir par
quelque grand événement. Son Éminence est le
plus illustre politique des temps passés, du temps
présent et probablement des temps à venir. Il
éteindrait le soleil si le soleil le gênait. Donnez
ces heureuses nouvelles à votre sœur, ma chère
cousine. J’ai rêvé que cet Anglais maudit était
mort. Je ne puis me rappeler si c’était par le fer
ou par le poison ; seulement ce dont je suis sûr,
c’est que j’ai rêvé qu’il était mort, et, vous le
savez, mes rêves ne me trompent jamais. Assurez-
vous donc de me voir revenir bientôt.

– À merveille ! s’écria Athos, vous êtes le roi


des poètes ; mon cher Aramis, vous parlez
comme l’Apocalypse et vous êtes vrai comme
l’Évangile. Il ne vous reste maintenant que
l’adresse à mettre sur cette lettre.
– C’est bien facile, dit Aramis.
Il plia coquettement la lettre, la reprit et
écrivit :

127
À Mademoiselle Marie Michon1, lingère à
Tours.

Les trois amis se regardèrent en riant : ils


étaient pris.
– Maintenant, dit Aramis, vous comprenez,
messieurs, que Bazin seul peut porter cette lettre
à Tours ; ma cousine ne connaît que Bazin et n’a
confiance qu’en lui : tout autre ferait échouer
l’affaire. D’ailleurs Bazin est ambitieux et
savant ; Bazin a lu l’histoire, messieurs, il sait
que Sixte Quint est devenu pape après avoir
gardé les pourceaux ; eh bien ! comme il compte
se mettre d’Église en même temps que moi, il ne
désespère pas à son tour de devenir pape ou tout
au moins cardinal : vous comprenez qu’un
homme qui a de pareilles visées ne se laissera pas
prendre, ou, s’il est pris, subira le martyre plutôt

1
Édition originale : « Aglaé Michon ». (Dumas utilisant le
prénom de sa première maîtresse, Aglaé Tellier, qui elle aussi
était lingère.)

128
que de parler.
– Bien, bien, dit d’Artagnan, je vous passe de
grand cœur Bazin ; mais passez-moi Planchet :
Milady l’a fait jeter à la porte, certain jour, avec
force coups de bâton ; or Planchet a bonne
mémoire, et, je vous en réponds, s’il peut
supposer une vengeance possible, il se fera plutôt
échiner que d’y renoncer. Si vos affaires de Tours
sont vos affaires, Aramis, celles de Londres sont
les miennes. Je prie donc qu’on choisisse
Planchet, lequel d’ailleurs a déjà été à Londres
avec moi et sait dire très correctement : London,
sir, if you please et my master lord d’Artagnan ;
avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en
allant et en revenant.
– En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet
reçoive sept cents livres pour aller et sept cents
livres pour revenir, et Bazin, trois cents livres
pour aller et trois cents livres pour revenir ; cela
réduira la somme à cinq mille livres ; nous
prendrons mille livres chacun pour les employer
comme bon nous semblera, et nous laisserons un
fond de mille livres que gardera l’abbé pour les

129
cas extraordinaires ou les besoins communs. Cela
vous va-t-il ?
– Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez
comme Nestor, qui était, comme chacun sait, le
plus sage des Grecs.
– Eh bien ! c’est dit, reprit Athos, Planchet et
Bazin partiront ; à tout prendre, je ne suis pas
fâché de conserver Grimaud : il est accoutumé à
mes façons et j’y tiens ; la journée d’hier a déjà
dû l’ébranler, ce voyage le perdrait.
On fit venir Planchet, et on lui donna des
instructions ; il avait été prévenu déjà par
d’Artagnan, qui, du premier coup, lui avait
annoncé la gloire, ensuite l’argent, puis le danger.
– Je porterai la lettre dans le parement de mon
habit, dit Planchet, et je l’avalerai si l’on me
prend.
– Mais alors tu ne pourras pas faire la
commission, dit d’Artagnan.
– Vous m’en donnerez ce soir une copie que je
saurai par cœur demain.
D’Artagnan regarda ses amis comme pour leur

130
dire :
– Eh bien ! que vous avais-je promis ?
– Maintenant, continua-t-il en s’adressant à
Planchet, tu as huit jours pour arriver près de lord
de Winter, tu as huit autres jours pour revenir ici,
en tout seize jours ; si le seizième jour de ton
départ, à huit heures du soir, tu n’es pas arrivé,
pas d’argent, fût-il huit heures cinq minutes.
– Alors, monsieur, dit Planchet, achetez-moi
une montre.
– Prends celle-ci, dit Athos, en lui donnant la
sienne avec une insouciante générosité, et sois
brave garçon. Songe que, si tu parles, si tu
bavardes, si tu flânes, tu fais couper le cou à ton
maître, qui a si grande confiance dans ta fidélité
qu’il nous a répondu de toi. Mais songe aussi que
s’il arrive, par ta faute, malheur à d’Artagnan, je
te retrouverai partout, et ce sera pour t’ouvrir le
ventre.
– Oh ! monsieur ! dit Planchet, humilié du
soupçon et surtout effrayé de l’air calme du
mousquetaire.

131
– Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux,
songe que je t’écorche vif.
– Ah ! monsieur !
– Et moi, continua Aramis de sa voix douce et
mélodieuse, songe que je te brûle à petit feu
comme un sauvage.
– Ah ! monsieur !
Et Planchet se mit à pleurer ; nous n’oserions
dire si ce fut de terreur, à cause des menaces qui
lui étaient faites, ou d’attendrissement de voir
quatre amis si étroitement unis.
D’Artagnan lui prit la main, et l’embrassa.
– Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces messieurs te
disent tout cela par tendresse pour moi, mais au
fond ils t’aiment.
– Ah ! monsieur ! dit Planchet, ou je réussirai,
ou l’on me coupera en quatre ; me coupât-on en
quatre, soyez convaincu qu’il n’y a pas un
morceau qui parlera.
Il fut décidé que Planchet partirait le
lendemain à huit heures du matin, afin, comme il
l’avait dit, qu’il pût, pendant la nuit, apprendre la

132
lettre par cœur. Il gagna juste douze heures à cet
arrangement ; il devait être revenu le seizième
jour, à huit heures du soir.
Le matin, au moment où il allait monter à
cheval, d’Artagnan, qui se sentait au fond du
cœur un faible pour le duc, prit Planchet à part.
– Écoute, lui dit-il, quand tu auras remis la
lettre à lord de Winter et qu’il l’aura lue, tu lui
diras encore : « Veillez sur Sa Grâce lord
Buckingham, car on veut l’assassiner. » Mais
ceci, Planchet, vois-tu, c’est si grave et si
important, que je n’ai pas même voulu avouer à
mes amis que je te confierais ce secret, et que
pour une commission de capitaine je ne voudrais
pas te l’écrire.
– Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet,
vous verrez si l’on peut compter sur moi.
Et monté sur un excellent cheval, qu’il devait
quitter à vingt lieues de là pour prendre la poste,
Planchet partit au galop, le cœur un peu serré par
la triple promesse que lui avaient faite les
mousquetaires, mais du reste dans les meilleures
dispositions du monde.

133
Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et
eut huit jours pour faire sa commission.
Les quatre amis, pendant toute la durée de ces
deux absences, avaient, comme on le comprend
bien, plus que jamais l’œil au guet, le nez au vent
et l’oreille aux écoutes. Leurs journées se
passaient à essayer de surprendre ce qu’on disait,
à guetter les allures du cardinal et à flairer les
courriers qui arrivaient. Plus d’une fois un
tremblement insurmontable les prit, lorsqu’on les
appela pour quelque service inattendu. Ils avaient
d’ailleurs à se garder pour leur propre sûreté ;
Milady était un fantôme qui, lorsqu’il était apparu
une fois aux gens, ne les laissait pas dormir
tranquillement.
Le matin du huitième jour, Bazin, frais comme
toujours et souriant selon son habitude, entra dans
le cabaret du Parpaillot, comme les quatre amis
étaient en train de déjeuner, en disant, selon la
convention arrêtée :
– Monsieur Aramis, voici la réponse de votre
cousine.
Les quatre amis échangèrent un coup d’œil

134
joyeux : la moitié de la besogne était faite ; il est
vrai que c’était la plus courte et la plus facile.
Aramis prit, en rougissant malgré lui, la lettre,
qui était d’une écriture grossière et sans
orthographe.
– Bon Dieu ! s’écria-t-il en riant, décidément
j’en désespère ; jamais cette pauvre Michon
n’écrira comme M. de Voiture.
– Qu’est-ce que cela feut dire, cette baufre
Migeon ? demanda le Suisse, qui était en train de
causer avec les quatre amis quand la lettre était
arrivée.
– Oh ! mon Dieu ! moins que rien, dit Aramis,
une petite lingère charmante que j’aimai fort et à
qui j’ai demandé quelques lignes de sa main en
manière de souvenir.
– Dutieu ! dit le Suisse ; zi zella il être auzi
grante tame que son l’égridure, fous l’être en
ponne fordune, mon gamarate !
Aramis lut la lettre et la passa à Athos.
– Voyez donc ce qu’elle m’écrit, Athos, dit-il.
Athos jeta un coup d’œil sur l’épître, et, pour

135
faire évanouir tous les soupçons qui auraient pu
naître, lut tout haut :

Mon cousin, ma sœur et moi devinons très


bien les rêves, et nous en avons même une peur
affreuse ; mais du vôtre, on pourra dire, je
l’espère, tout songe est mensonge. Adieu ! portez-
vous bien, et faites que de temps en temps nous
entendions parler de vous.
MARIE MICHON.

– Et de quel rêve parle-t-elle ? demanda le


dragon, qui s’était approché pendant la lecture.
– Foui, te quel rêfe ? dit le Suisse.
– Eh ! pardieu ! dit Aramis, c’est tout simple,
d’un rêve que j’ai fait et que je lui ai raconté.
– Oh ! foui, par Tieu ! c’être tout simple de
ragonter son rêfe ; mais moi je ne rêfe jamais.
– Vous êtes fort heureux, dit Athos en se
levant, et je voudrais bien pouvoir en dire autant
que vous !

136
– Chamais ! reprit le Suisse, enchanté qu’un
homme comme Athos lui enviât quelque chose,
chamais ! chamais !
D’Artagnan, voyant qu’Athos se levait, en fit
autant, prit son bras, et sortit.
Porthos et Aramis restèrent pour faire face aux
quolibets du dragon et du Suisse.
Quant à Bazin, il s’alla coucher sur une botte
de paille ; et comme il avait plus d’imagination
que le Suisse, il rêva que M. Aramis, devenu
pape, le coiffait d’un chapeau de cardinal.
Mais, comme nous l’avons dit, Bazin n’avait,
par son heureux retour, enlevé qu’une partie de
l’inquiétude qui aiguillonnait les quatre amis. Les
jours de l’attente sont longs, et d’Artagnan
surtout aurait parié que les jours avaient
maintenant quarante-huit heures. Il oubliait les
lenteurs obligées de la navigation, il s’exagérait
la puissance de Milady. Il prêtait à cette femme,
qui lui apparaissait pareille à un démon, des
auxiliaires surnaturels comme elle ; il
s’imaginait, au moindre bruit, qu’on venait
l’arrêter, et qu’on ramenait Planchet pour le

137
confronter avec lui et ses amis. Il y a plus : sa
confiance autrefois si grande dans le digne Picard
diminuait de jour en jour. Cette inquiétude était si
grande, qu’elle gagnait Porthos et Aramis. Il n’y
avait qu’Athos qui demeurât impassible, comme
si aucun danger ne s’agitait autour de lui, et qu’il
respirât son atmosphère quotidienne.
Le seizième jour surtout, ces signes
d’agitation étaient si visibles chez d’Artagnan et
ses deux amis, qu’ils ne pouvaient rester en place,
et qu’ils erraient comme des ombres sur le
chemin par lequel devait revenir Planchet.
– Vraiment, leur disait Athos, vous n’êtes pas
des hommes, mais des enfants, pour qu’une
femme vous fasse si grand-peur ! Et de quoi
s’agit-il, après tout ? D’être emprisonnés ! Eh
bien ! mais on nous tirera de prison : on en a bien
retiré Mme Bonacieux. D’être décapités ? Mais
tous les jours, dans la tranchée, nous allons
joyeusement nous exposer à pis que cela, car un
boulet peut nous casser la jambe, et je suis
convaincu qu’un chirurgien nous fait plus souffrir
en nous coupant la cuisse qu’un bourreau en nous

138
coupant la tête. Demeurez donc tranquilles ; dans
deux heures, dans quatre, dans six heures, au plus
tard, Planchet sera ici : il a promis d’y être, et
moi j’ai très grande foi aux promesses de
Planchet, qui m’a l’air d’un fort brave garçon.
– Mais s’il n’arrive pas ? dit d’Artagnan.
– Eh bien ! s’il n’arrive pas, c’est qu’il aura
été retardé, voilà tout. Il peut être tombé de
cheval, il peut avoir fait une cabriole par-dessus
le pont, il peut avoir couru si vite qu’il en ait
attrapé une fluxion de poitrine. Eh ! messieurs !
faisons donc la part des événements. La vie est un
chapelet de petites misères que le philosophe
égrène en riant. Soyez philosophes comme moi,
messieurs, mettez-vous à table et buvons ; rien ne
fait paraître l’avenir couleur de rose comme de le
regarder à travers un verre de chambertin.
– C’est fort bien, répondit d’Artagnan ; mais
je suis las d’avoir à craindre, en buvant frais, que
le vin ne sorte de la cave de Milady.
– Vous êtes bien difficile, dit Athos, une si
belle femme !

139
– Une femme de marque ! dit Porthos avec
son gros rire.
Athos tressaillit, passa la main sur son front
pour en essuyer la sueur, et se leva à son tour
avec un mouvement nerveux qu’il ne put
réprimer.
Le jour s’écoula cependant, et le soir vint plus
lentement, mais enfin il vint ; les buvettes
s’emplirent de chalands ; Athos, qui avait
empoché sa part du diamant, ne quittait plus le
Parpaillot. Il avait trouvé dans M. de Busigny,
qui, au reste, leur avait donné un dîner
magnifique, un partenaire digne de lui. Ils
jouaient donc ensemble, comme d’habitude,
quand sept heures sonnèrent : on entendit passer
les patrouilles qui allaient doubler les postes ; à
sept heures et demie la retraite sonna.
– Nous sommes perdus, dit d’Artagnan à
l’oreille d’Athos.
– Vous voulez dire que nous avons perdu, dit
tranquillement Athos en tirant quatre pistoles de
sa poche et en les jetant sur la table. Allons,
messieurs, continua-t-il, on bat la retraite, allons

140
nous coucher.
Et Athos sortit du Parpaillot suivi de
d’Artagnan. Aramis venait derrière donnant le
bras à Porthos. Aramis mâchonnait des vers, et
Porthos s’arrachait de temps en temps quelques
poils de moustache en signe de désespoir.
Mais voilà que tout à coup, dans l’obscurité,
une ombre se dessine, dont la forme est familière
à d’Artagnan, et qu’une voix bien connue lui dit :
– Monsieur, je vous apporte votre manteau,
car il fait frais ce soir.
– Planchet ! s’écria d’Artagnan, ivre de joie.
– Planchet ! répétèrent Porthos et Aramis.
– Eh bien ! oui, Planchet, dit Athos, qu’y a-t-il
d’étonnant à cela ? Il avait promis d’être de
retour à huit heures, et voilà les huit heures qui
sonnent. Bravo Planchet, vous êtes un garçon de
parole, et si jamais vous quittez votre maître, je
vous garde une place à mon service.
– Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne
quitterai M. d’Artagnan.
En même temps d’Artagnan sentit que

141
Planchet lui glissait un billet dans la main.
D’Artagnan avait grande envie d’embrasser
Planchet au retour comme il l’avait embrassé au
départ ; mais il eut peur que cette marque
d’effusion, donnée à son laquais en pleine rue, ne
parût extraordinaire à quelque passant, et il se
contint.
– J’ai le billet, dit-il à Athos et à ses amis.
– C’est bien, dit Athos, entrons chez nous, et
nous le lirons.
Le billet brûlait la main de d’Artagnan : il
voulait hâter le pas ; mais Athos lui prit le bras et
le passa sous le sien, et force fut au jeune homme
de régler sa course sur celle de son ami.
Enfin on entra dans la tente, on alluma une
lampe, et tandis que Planchet se tenait sur la porte
pour que les quatre amis ne fussent pas surpris,
d’Artagnan, d’une main tremblante, brisa le
cachet et ouvrit la lettre tant attendue.
Elle contenait une demi-ligne, d’une écriture
toute britannique et d’une concision toute
spartiate :

142
« Thank you, be easy. »
Ce qui voulait dire : « Merci, soyez
tranquille. »
Athos prit la lettre des mains de d’Artagnan,
l’approcha de la lampe, y mit le feu, et ne la lâcha
point qu’elle ne fût réduite en cendres.
Puis appelant Planchet :
– Maintenant, mon garçon, lui dit-il, tu peux
réclamer tes sept cents livres, mais tu ne risquais
pas grand-chose avec un billet comme celui-là.
– Ce n’est pas faute que j’aie inventé bien des
moyens de le serrer, dit Planchet.
– Eh bien ! dit d’Artagnan, conte-nous cela.
– Dame ! c’est bien long, monsieur.
– Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d’ailleurs
la retraite est battue, et nous serions remarqués en
gardant de la lumière plus longtemps que les
autres.
– Soit, dit d’Artagnan, couchons-nous. Dors
bien, Planchet !
– Ma foi, monsieur ! ce sera la première fois

143
depuis seize jours.
– Et moi aussi ! dit d’Artagnan.
– Et moi aussi ! répéta Porthos.
– Et moi aussi ! répéta Aramis.
– Eh bien ! voulez-vous que je vous avoue la
vérité ? Et moi aussi ! dit Athos.

144
49

Fatalité1

Cependant Milady, ivre de colère, rugissant


sur le pont du bâtiment, comme une lionne qu’on
embarque, avait été tentée de se jeter à la mer
pour regagner la côte, car elle ne pouvait se faire
à l’idée qu’elle avait été insultée par d’Artagnan,
menacée par Athos, et qu’elle quittait la France
sans se venger d’eux. Bientôt, cette idée était
devenue pour elle tellement insupportable, qu’au
risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour
elle-même, elle avait supplié le capitaine de la
jeter sur la côte ; mais le capitaine, pressé
d’échapper à sa fausse position, placé entre les
croiseurs français et anglais, comme la chauve-
souris entre les rats et les oiseaux, avait grande

1
Court fragment dans le ms. de Maquet.

145
hâte de regagner l’Angleterre, et refusa
obstinément d’obéir à ce qu’il prenait pour un
caprice de femme, promettant à sa passagère, qui
au reste lui était particulièrement recommandée
par le cardinal, de la jeter, si la mer et les
Français le permettaient, dans un des ports de la
Bretagne, soit à Lorient, soit à Brest ; mais en
attendant, le vent était contraire, la mer mauvaise,
on louvoyait et l’on courait des bordées. Neuf
jours après la sortie de la Charente, Milady, toute
pâle de ses chagrins et de sa rage, voyait
apparaître seulement les côtes bleuâtres du
Finistère.
Elle calcula que pour traverser ce coin de la
France et revenir près du cardinal il lui fallait au
moins trois jours ; ajoutez un jour pour le
débarquement et cela faisait quatre ; ajoutez ces
quatre jours aux neuf autres, c’était treize jours
de perdus, treize jours pendant lesquels tant
d’événements importants se pouvaient passer à
Londres. Elle songea que sans aucun doute le
cardinal serait furieux de son retour, et que par
conséquent il serait plus disposé à écouter les
plaintes qu’on porterait contre elle que les

146
accusations qu’elle porterait contre les autres.
Elle laissa donc passer Lorient et Brest sans
insister près du capitaine, qui, de son côté, se
garda bien de lui donner l’éveil. Milady continua
donc sa route, et le jour même où Planchet
s’embarquait de Portsmouth pour la France, la
messagère de Son Éminence entrait triomphante
dans le port.
Toute la ville était agitée d’un mouvement
extraordinaire : quatre grands vaisseaux
récemment achevés venaient d’être lancés à la
mer ; debout sur la jetée, chamarré d’or,
éblouissant, selon son habitude, de diamants et de
pierreries, le feutre orné d’une plume blanche qui
retombait sur son épaule, on voyait Buckingham
entouré d’un état-major presque aussi brillant que
lui.
C’était une de ces belles et rares journées
d’hiver1 où l’Angleterre se souvient qu’il y a un
soleil. L’astre pâli, mais cependant splendide

1
Milady s’embarque le 4 décembre, Planchet quitte La
Rochelle le 6 (il est de retour le 22) ; le débarquement de
Milady a donc lieu vers le 18 decembre.

147
encore, se couchait à l’horizon, empourprant à la
fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur
les tours et les vieilles maisons de la ville un
dernier rayon d’or qui faisait étinceler les vitres
comme le reflet d’un incendie. Milady, en
respirant cet air de l’océan plus vif et plus
balsamique à l’approche de la terre, en
contemplant toute la puissance de ces préparatifs
qu’elle était chargée de détruire, toute la
puissance de cette armée qu’elle devait combattre
à elle seule – elle, femme – avec quelques sacs
d’or, se compara mentalement à Judith, la terrible
Juive, lorsqu’elle pénétra dans le camp des
Assyriens et qu’elle vit la masse énorme de chars,
de chevaux, d’hommes et d’armes qu’un geste de
sa main devait dissiper comme un nuage de
fumée1.
On entra dans la rade ; mais comme on
s’apprêtait à y jeter l’ancre, un petit cutter
formidablement armé s’approcha du bâtiment
marchand, se donnant comme garde-côte, et fit

1
Judith, X.

148
mettre à la mer son canot, qui se dirigea vers
l’échelle. Ce canot renfermait un officier, un
contremaître et huit rameurs ; l’officier seul
monta à bord, où il fut reçu avec toute la
déférence qu’inspire l’uniforme.
L’officier s’entretint quelques instants avec le
patron, lui fit lire un papier dont il était porteur,
et, sur l’ordre du capitaine marchand, tout
l’équipage du bâtiment, matelots et passagers, fut
appelé sur le pont.
Lorsque cette espèce d’appel fut fait, l’officier
s’enquit tout haut du point de départ du brick, de
sa route, de ses atterrissements, et à toutes les
questions le capitaine satisfit sans hésitation et
sans difficulté. Alors l’officier commença de
passer la revue de toutes les personnes les unes
après les autres, et, s’arrêtant à Milady, la
considéra avec un grand soin, mais sans lui
adresser une seule parole.
Puis il revint au capitaine, lui dit encore
quelques mots ; et, comme si c’eût été à lui
désormais que le bâtiment dût obéir, il commanda
une manœuvre que l’équipage exécuta aussitôt.

149
Alors le bâtiment se remit en route, toujours
escorté du petit cutter, qui voguait bord à bord
avec lui, menaçant son flanc de la bouche de ses
six canons ; tandis que la barque suivait dans le
sillage du navire, faible point près de l’énorme
masse.
Pendant l’examen que l’officier avait fait de
Milady, Milady, comme on le pense bien, l’avait
de son côté dévoré du regard. Mais, quelque
habitude que cette femme aux yeux de flamme
eût de lire dans le cœur de ceux dont elle avait
besoin de deviner les secrets, elle trouva cette
fois un visage d’une impassibilité telle qu’aucune
découverte ne suivit son investigation. L’officier
qui s’était arrêté devant elle et qui l’avait
silencieusement étudiée avec tant de soin pouvait
être âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, était blanc
de visage avec des yeux bleu clair un peu
enfoncés ; sa bouche, fine et bien dessinée,
demeurait immobile dans ses lignes correctes ;
son menton, vigoureusement accusé, dénotait
cette force de volonté qui, dans le type vulgaire
britannique, n’est ordinairement que de
l’entêtement ; un front un peu fuyant, comme il

150
convient aux poètes, aux enthousiastes et aux
soldats, était à peine ombragé d’une chevelure
courte et clairsemée, qui, comme la barbe qui
couvrait le bas de son visage, était d’une belle
couleur châtain foncé.
Lorsqu’on entra dans le port, il faisait déjà
nuit. La brume épaississait encore l’obscurité et
formait autour des fanaux et des lanternes des
jetées un cercle pareil à celui qui entoure la lune
quand le temps menace de devenir pluvieux.
L’air qu’on respirait était triste, humide et froid.
Milady, cette femme si forte, se sentait
frissonner malgré elle.
L’officier se fit indiquer les paquets de
Milady, fit porter son bagage dans le canot ; et
lorsque cette opération fut faite, il l’invita à y
descendre elle-même en lui tendant sa main.
Milady regarda cet homme et hésita.
– Qui êtes-vous, monsieur, demanda-t-elle, qui
avez la bonté de vous occuper si particulièrement
de moi ?
– Vous devez le voir, madame, à mon

151
uniforme ; je suis officier de la marine anglaise,
répondit le jeune homme.
– Mais enfin, est-ce l’habitude que les
officiers de la marine anglaise se mettent aux
ordres de leurs compatriotes lorsqu’ils abordent
dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent
la galanterie jusqu’à les conduire à terre ?
– Oui, Milady, c’est l’habitude, non point par
galanterie, mais par prudence, qu’en temps de
guerre les étrangers soient conduits à une
hôtellerie désignée, afin que jusqu’à parfaite
information sur eux ils restent sous la
surveillance du gouvernement.
Ces mots furent prononcés avec la politesse la
plus exacte et le calme le plus parfait. Cependant
ils n’eurent point le don de convaincre Milady.
– Mais je ne suis pas étrangère, monsieur, dit-
elle avec l’accent le plus pur qui ait jamais retenti
de Portsmouth à Manchester, je me nomme lady
Clarick, et cette mesure...
– Cette mesure est générale, Milady, et vous
tenteriez inutilement de vous y soustraire.

152
– Je vous suivrai donc, monsieur.
Et acceptant la main de l’officier, elle
commença de descendre l’échelle au bas de
laquelle l’attendait le canot. L’officier la suivit ;
un grand manteau était étendu à la poupe,
l’officier la fit asseoir sur le manteau et s’assit
près d’elle.
– Nagez, dit-il aux matelots.
Les huit rames retombèrent dans la mer, ne
formant qu’un seul bruit, ne frappant qu’un seul
coup, et le canot sembla voler sur la surface de
l’eau.
Au bout de cinq minutes on touchait à terre.
L’officier sauta sur le quai et offrit la main à
Milady.
Une voiture attendait.
– Cette voiture est-elle pour nous ? demanda
Milady.
– Oui, madame, répondit l’officier.
– L’hôtellerie est donc bien loin ?
– À l’autre bout de la ville.

153
– Allons, dit Milady.
Et elle monta résolument dans la voiture.
L’officier veilla à ce que les paquets fussent
soigneusement attachés derrière la caisse, et cette
opération terminée, prit sa place près de Milady
et referma la portière.
Aussitôt, sans qu’aucun ordre fût donné et
sans qu’on eût besoin de lui indiquer sa
destination, le cocher partit au galop et s’enfonça
dans les rues de la ville.
Une réception si étrange devait être pour
Milady une ample matière à réflexion ; aussi,
voyant que le jeune officier ne paraissait
nullement disposé à lier conversation, elle
s’accouda dans un angle de la voiture et passa les
unes après les autres en revue toutes les
suppositions qui se présentaient à son esprit.
Cependant, au bout d’un quart d’heure,
étonnée de la longueur du chemin, elle se pencha
vers la portière pour voir où on la conduisait. On
n’apercevait plus de maisons ; des arbres
apparaissaient dans les ténèbres comme de grands

154
fantômes noirs courant les uns après les autres.
Milady frissonna.
– Mais nous ne sommes plus dans la ville,
monsieur, dit-elle.
Le jeune officier garda le silence.
– Je n’irai pas plus loin, si vous ne me dites
pas où vous me conduisez ; je vous en préviens,
monsieur !
Cette menace n’obtint aucune réponse.
– Oh ! c’est trop fort ! s’écria Milady, au
secours ! au secours !
Pas une voix ne répondit à la sienne, la voiture
continua de rouler avec rapidité ; l’officier
semblait une statue.
Milady regarda l’officier avec une de ces
expressions terribles, particulières à son visage et
qui manquaient si rarement leur effet ; la colère
faisait étinceler ses yeux dans l’ombre.
Le jeune homme resta impassible.
Milady voulut ouvrir la portière et se
précipiter.

155
– Prenez garde, madame, dit froidement le
jeune homme, vous vous tuerez en sautant.
Milady se rassit, écumante ; l’officier se
pencha, la regarda à son tour et parut surpris de
voir cette figure, si belle naguère, bouleversée par
la rage et devenue presque hideuse. L’astucieuse
créature comprit qu’elle se perdait en laissant
voir ainsi dans son âme ; elle rasséréna ses traits,
et d’une voix gémissante :
– Au nom du ciel, monsieur ! dites-moi si
c’est à vous, si c’est à votre gouvernement, si
c’est à un ennemi que je dois attribuer la violence
que l’on me fait ?
– On ne vous fait aucune violence, madame, et
ce qui vous arrive est le résultat d’une mesure
toute simple que nous sommes forcés de prendre
avec tous ceux qui débarquent en Angleterre.
– Alors vous ne me connaissez pas,
monsieur ?
– C’est la première fois que j’ai l’honneur de
vous voir.
– Et, sur votre honneur, vous n’avez aucun

156
sujet de haine contre moi ?
– Aucun, je vous le jure.
Il y avait tant de sérénité, de sang-froid, de
douceur même dans la voix du jeune homme, que
Milady fut rassurée.
Enfin, après une heure de marche à peu près,
la voiture s’arrêta devant une grille de fer qui
fermait un chemin creux conduisant à un château
sévère de forme, massif et isolé. Alors, comme
les roues tournaient sur un sable fin, Milady
entendit un vaste mugissement, qu’elle reconnut
pour le bruit de la mer qui vient se briser sur une
côte escarpée.
La voiture passa sous deux voûtes, et enfin
s’arrêta dans une cour sombre et carrée ; presque
aussitôt la portière de la voiture s’ouvrit, le jeune
homme sauta légèrement à terre et présenta sa
main à Milady, qui s’appuya dessus, et descendit
à son tour avec assez de calme.
– Toujours est-il, dit Milady en regardant
autour d’elle et en ramenant ses yeux sur le jeune
officier avec le plus gracieux sourire, que je suis

157
prisonnière ; mais ce ne sera pas pour longtemps,
j’en suis sûre, ajouta-t-elle, ma conscience et
votre politesse, monsieur, m’en sont garants.
Si flatteur que fût le compliment, l’officier ne
répondit rien ; mais, tirant de sa ceinture un petit
sifflet d’argent pareil à celui dont se servent les
contremaîtres sur les bâtiments de guerre, il siffla
trois fois, sur trois modulations différentes : alors
plusieurs hommes parurent, dételèrent les
chevaux fumants et emmenèrent la voiture sous
une remise.
Puis l’officier, toujours avec la même
politesse calme, invita sa prisonnière à entrer
dans la maison. Celle-ci, toujours avec son même
visage souriant, lui prit le bras, et entra avec lui
sous une porte basse et cintrée qui, par une voûte
éclairée seulement au fond, conduisait à un
escalier de pierre tournant autour d’une arête de
pierre ; puis on s’arrêta devant une porte massive
qui, après l’introduction dans la serrure d’une clef
que le jeune homme portait sur lui, roula
lourdement sur ses gonds et donna ouverture à la
chambre destinée à Milady.

158
D’un seul regard, la prisonnière embrassa
l’appartement dans ses moindres détails.
C’était une chambre dont l’ameublement était
à la fois bien propre pour une prison et bien
sévère pour une habitation d’homme libre ;
cependant, des barreaux aux fenêtres et des
verrous extérieurs à la porte décidaient le procès
en faveur de la prison.
Un instant toute la force d’âme de cette
créature, trempée cependant aux sources les plus
vigoureuses, l’abandonna ; elle tomba sur un
fauteuil, croisant les bras, baissant la tête, et
s’attendant à chaque instant à voir entrer un juge
pour l’interroger.
Mais personne n’entra, que deux ou trois
soldats de marine qui apportèrent les malles et les
caisses, les déposèrent dans un coin et se
retirèrent sans rien dire.
L’officier présidait à tous ces détails avec le
même calme que Milady lui avait constamment
vu, ne prononçant pas une parole lui-même, et se
faisant obéir d’un geste de sa main ou d’un coup
de son sifflet.

159
On eût dit qu’entre cet homme et ses inférieurs
la langue parlée n’existait pas ou devenait inutile.
Enfin Milady n’y put tenir plus longtemps,
elle rompit le silence :
– Au nom du ciel, monsieur ! s’écria-t-elle,
que veut dire tout ce qui se passe ? Fixez mes
irrésolutions ; j’ai du courage pour tout danger
que je prévois, pour tout malheur que je
comprends. Où suis-je et que suis-je ici ? Suis-je
libre, pourquoi ces barreaux et ces portes ? Suis-
je prisonnière, quel crime ai-je commis ?
– Vous êtes ici dans l’appartement qui vous
est destiné, madame. J’ai reçu l’ordre d’aller vous
prendre en mer et de vous conduire en ce
château : cet ordre, je l’ai accompli, je crois, avec
toute la rigidité d’un soldat, mais aussi avec toute
la courtoisie d’un gentilhomme. Là se termine, du
moins jusqu’à présent, la charge que j’avais à
remplir près de vous, le reste regarde une autre
personne.
– Et cette autre personne, quelle est-elle ?
demanda Milady ; ne pouvez-vous me dire son
nom ?...

160
En ce moment on entendit par les escaliers un
grand bruit d’éperons ; quelques voix passèrent et
s’éteignirent, et le bruit d’un pas isolé se
rapprocha de la porte.
– Cette personne, la voici, madame, dit
l’officier en démasquant le passage, et en se
rangeant dans l’attitude du respect et de la
soumission.
En même temps, la porte s’ouvrit ; un homme
parut sur le seuil.
Il était sans chapeau, portait l’épée au côté, et
froissait un mouchoir entre ses doigts.
Milady crut reconnaître cette ombre dans
l’ombre, elle s’appuya d’une main sur le bras de
son fauteuil, et avança la tête comme pour aller
au-devant d’une certitude.
Alors l’étranger s’avança lentement ; et, à
mesure qu’il s’avançait en entrant dans le cercle
de lumière projeté par la lampe, Milady se
reculait involontairement.
Puis, lorsqu’elle n’eut plus aucun doute :
– Eh quoi ! mon frère ! s’écria-t-elle au

161
comble de la stupeur, c’est vous ?
– Oui, belle dame ! répondit lord de Winter en
faisant un salut moitié courtois, moitié ironique,
moi-même.
– Mais alors, ce château ?
– Est à moi.
– Cette chambre ?
– C’est la vôtre.
– Je suis donc votre prisonnière ?
– À peu près.
– Mais c’est un affreux abus de la force !
– Pas de grands mots ; asseyons-nous, et
causons tranquillement, comme il convient de
faire entre un frère et une sœur.
Puis, se retournant vers la porte, et voyant que
le jeune officier attendait ses derniers ordres :
– C’est bien, dit-il, je vous remercie ;
maintenant, laissez-nous, monsieur Felton.

162
50

Causerie d’un frère avec sa sœur

Pendant le temps que lord de Winter mit à


fermer la porte, à pousser un volet et à approcher
un siège du fauteuil de sa belle-sœur, Milady,
rêveuse, plongea son regard dans les profondeurs
de la possibilité, et découvrit toute la trame
qu’elle n’avait pas même pu entrevoir, tant
qu’elle ignorait en quelles mains elle était
tombée. Elle connaissait son beau-frère pour un
bon gentilhomme, franc chasseur, joueur
intrépide, entreprenant près des femmes, mais
d’une force inférieure à la sienne à l’endroit de
l’intrigue. Comment avait-il pu découvrir son
arrivée ? La faire saisir ? Pourquoi la retenait-il ?
Athos lui avait bien dit quelques mots qui
prouvaient que la conversation qu’elle avait eue
avec le cardinal était tombée dans des oreilles

163
étrangères ; mais elle ne pouvait admettre qu’il
eût pu creuser une contre-mine si prompte et si
hardie.
Elle craignit bien plutôt que ses précédentes
opérations en Angleterre n’eussent été
découvertes. Buckingham pouvait avoir deviné
que c’était elle qui avait coupé les deux ferrets, et
se venger de cette petite trahison ; mais
Buckingham était incapable de se porter à aucun
excès contre une femme, surtout si cette femme
était censée avoir agi par un sentiment de
jalousie.
Cette supposition lui parut la plus probable ; il
lui sembla qu’on voulait se venger du passé, et
non aller au-devant de l’avenir. Toutefois, et en
tout cas, elle s’applaudit d’être tombée entre les
mains de son beau-frère, dont elle comptait avoir
bon marché, plutôt qu’entre celles d’un ennemi
direct et intelligent.
– Oui, causons, mon frère, dit-elle avec une
espèce d’enjouement, décidée qu’elle était à tirer
de la conversation, malgré toute la dissimulation
que pourrait y apporter lord de Winter, les

164
éclaircissements dont elle avait besoin pour régler
sa conduite à venir.
– Vous vous êtes donc décidée à revenir en
Angleterre, dit lord de Winter, malgré la
résolution que vous m’aviez si souvent
manifestée à Paris de ne jamais remettre les pieds
sur le territoire de la Grande-Bretagne ?
Milady répondit à une question par une autre
question.
– Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc
comment vous m’avez fait guetter assez
sévèrement pour être d’avance prévenu non
seulement de mon arrivée, mais encore du jour,
de l’heure et du port où j’arrivais.
Lord de Winter adopta la même tactique que
Milady, pensant que, puisque sa belle-sœur
l’employait, ce devait être la bonne.
– Mais, dites-moi vous-même, ma chère sœur,
reprit-il, ce que vous venez faire en Angleterre.
– Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans
savoir combien elle aggravait, par cette réponse,
les soupçons qu’avait fait naître dans l’esprit de

165
son beau-frère la lettre de d’Artagnan, et voulant
seulement capter la bienveillance de son auditeur
par un mensonge.
– Ah ! me voir ? dit sournoisement lord de
Winter.
– Sans doute, vous voir. Qu’y a-t-il d’étonnant
à cela ?
– Et vous n’avez pas, en venant en Angleterre,
d’autre but que de me voir ?
– Non.
– Ainsi, c’est pour moi seul que vous vous
êtes donné la peine de traverser la Manche ?
– Pour vous seul.
– Peste ! quelle tendresse, ma sœur !
– Mais ne suis-je pas votre plus proche
parente ? demanda Milady du ton de la plus
touchante naïveté.
– Et même ma seule héritière, n’est-ce pas ?
dit à son tour lord de Winter, en fixant ses yeux
sur ceux de Milady.
Quelque puissance qu’elle eût sur elle-même,

166
Milady ne put s’empêcher de tressaillir, et
comme, en prononçant les dernières paroles qu’il
avait dites, lord de Winter avait posé la main sur
le bras de sa sœur, ce tressaillement ne lui
échappa point.
En effet, le coup était direct et profond. La
première idée qui vint à l’esprit de Milady fut
qu’elle avait été trahie par Ketty, et que celle-ci
avait raconté au baron cette aversion intéressée
dont elle avait imprudemment laissé échapper des
marques devant sa suivante ; elle se rappela aussi
la sortie furieuse et imprudente qu’elle avait faite
contre d’Artagnan, lorsqu’il avait sauvé la vie de
son beau-frère.
– Je ne comprends pas, milord, dit-elle pour
gagner du temps et faire parler son adversaire.
Que voulez-vous dire ? Et y a-t-il quelque sens
inconnu caché sous vos paroles ?
– Oh ! mon Dieu, non, dit lord de Winter avec
une apparente bonhomie ; vous avez le désir de
me voir, et vous venez en Angleterre. J’apprends
ce désir, ou plutôt je me doute que vous
l’éprouvez, et afin de vous épargner tous les

167
ennuis d’une arrivée nocturne dans un port, toutes
les fatigues d’un débarquement, j’envoie un de
mes officiers au-devant de vous ; je mets une
voiture à ses ordres, et il vous amène ici dans ce
château, dont je suis gouverneur, où je viens tous
les jours, et où, pour que notre double désir de
nous voir soit satisfait, je vous fais préparer une
chambre. Qu’y a-t-il dans tout ce que je dis là de
plus étonnant que dans ce que vous m’avez dit ?
– Non, ce que je trouve d’étonnant, c’est que
vous ayez été prévenu de mon arrivée.
– C’est cependant la chose la plus simple, ma
chère sœur : n’avez-vous pas vu que le capitaine
de votre petit bâtiment avait, en entrant dans la
rade, envoyé en avant et afin d’obtenir son entrée
dans le port, un petit canot porteur de son livre de
bord1 et de son registre d’équipage ? Je suis
commandant du port, on m’a apporté ce livre, j’y
ai reconnu votre nom. Mon cœur m’a dit ce que
vient de me confier votre bouche, c’est-à-dire
dans quel but vous vous exposiez aux dangers

1
Texte : « loch ».

168
d’une mer si périlleuse ou tout au moins si
fatigante en ce moment, et j’ai envoyé mon cutter
au-devant de vous. Vous savez le reste.
Milady comprit que lord de Winter mentait et
n’en fut que plus effrayée.
– Mon frère, continua-t-elle, n’est-ce pas
milord Buckingham que je vis sur la jetée, le soir,
en arrivant ?
– Lui-même. Ah ! je comprends que sa vue
vous ait frappée, reprit lord de Winter : vous
venez d’un pays où l’on doit beaucoup s’occuper
de lui, et je sais que ses armements contre la
France préoccupent fort votre ami le cardinal.
– Mon ami le cardinal ! s’écria Milady, voyant
que, sur ce point comme sur l’autre, lord de
Winter paraissait instruit de tout.
– N’est-il donc point votre ami ? reprit
négligemment le baron ; ah ! pardon, je le
croyais ; mais nous reviendrons à milord duc plus
tard, ne nous écartons point du tour sentimental
que la conversation avait pris : vous veniez,
disiez-vous, pour me voir ?

169
– Oui.
– Eh bien ! je vous ai répondu que vous seriez
servie à souhait et que nous nous verrions tous les
jours.
– Dois-je donc demeurer éternellement ici ?
demanda Milady avec un certain effroi.
– Vous trouveriez-vous mal logée, ma sœur ?
Demandez ce qui vous manque, et je
m’empresserai de vous le faire donner.
– Mais je n’ai ni mes femmes ni mes gens...
– Vous aurez tout cela, madame ; dites-moi
sur quel pied votre premier mari avait monté
votre maison ; quoique je ne sois que votre beau-
frère, je vous la monterai sur un pied pareil.
– Mon premier mari ! s’écria Milady en
regardant lord de Winter avec des yeux effarés.
– Oui, votre mari français ; je ne parle pas de
mon frère. Au reste, si vous l’avez oublié, comme
il vit encore, je pourrais lui écrire et il me ferait
passer des renseignements à ce sujet.
Une sueur froide perla sur le front de Milady.

170
– Vous raillez, dit-elle d’une voix sourde.
– En ai-je l’air ? demanda le baron en se
relevant et en faisant un pas en arrière.
– Ou plutôt vous m’insultez, continua-t-elle en
pressant de ses mains crispées les deux bras du
fauteuil et en se soulevant sur ses poignets.
– Vous insulter, moi ! dit lord de Winter avec
mépris ; en vérité, madame, croyez-vous que ce
soit possible ?
– En vérité, monsieur, dit Milady, vous êtes ou
ivre ou insensé ; sortez et envoyez-moi une
femme.
– Des femmes sont bien indiscrètes, ma sœur !
Ne pourrais-je pas vous servir de suivante ? De
cette façon tous nos secrets resteraient en famille.
– Insolent ! s’écria Milady, et, comme mue par
un ressort, elle bondit sur le baron, qui l’attendait
avec impassibilité, mais une main cependant sur
la garde de son épée.
– Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez
l’habitude d’assassiner les gens, mais je me
défendrai, moi, je vous en préviens, fût-ce contre

171
vous.
– Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous
me faites l’effet d’être assez lâche pour porter la
main sur une femme.
– Peut-être que oui, d’ailleurs j’aurais mon
excuse : ma main ne serait pas la première main
d’homme qui se serait posée sur vous, j’imagine.
Et le baron indiqua d’un geste lent et
accusateur l’épaule gauche de Milady, qu’il
toucha presque du doigt.
Milady poussa un rugissement sourd, et se
recula jusque dans l’angle de la chambre, comme
une panthère qui veut s’acculer pour s’élancer.
– Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s’écria
lord de Winter, mais n’essayez pas de mordre,
car, je vous en préviens, la chose tournerait à
votre préjudice : il n’y a pas ici de procureurs qui
règlent d’avance les successions, il n’y a pas de
chevalier errant qui vienne me chercher querelle
pour la belle dame que je retiens prisonnière ;
mais je tiens tout prêts des juges qui disposeront
d’une femme assez éhontée pour venir se glisser,

172
bigame, dans le lit de lord de Winter, mon frère
aîné1, et ces juges, je vous en préviens, vous
enverront à un bourreau qui vous fera les deux
épaules pareilles.
Les yeux de Milady lançaient de tels éclairs,
que quoiqu’il fût homme et armé devant une
femme désarmée, il sentit le froid de la peur se
glisser jusqu’au fond de son âme ; il n’en
continua pas moins, mais avec une fureur
croissante :
– Oui, je comprends, après avoir hérité de mon
frère, il vous eût été doux d’hériter de moi ; mais,
sachez-le d’avance, vous pouvez me tuer ou me
faire tuer, mes précautions sont prises, pas un
penny de ce que je possède ne passera dans vos
mains. N’êtes-vous pas déjà assez riche, vous qui
possédez près d’un million, et ne pouviez-vous
vous arrêter dans votre route fatale, si vous ne
faisiez le mal que pour la jouissance infinie et
suprême de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si

1
Voir chap. XXXI : « Elle avait épousé un cadet de
famille. »

173
la mémoire de mon frère ne m’était sacrée, vous
iriez pourrir dans un cachot d’État ou rassasier à
Tyburn1 la curiosité des matelots ; je me tairai,
mais vous, supportez tranquillement votre
captivité ; dans quinze ou vingt jours je pars pour
La Rochelle avec l’armée ; mais la veille de mon
départ, un vaisseau viendra vous prendre, que je
verrai partir et qui vous conduira dans nos
colonies du Sud : et, soyez tranquille, je vous
adjoindrai un compagnon qui vous brûlera la
cervelle à la première tentative que vous
risquerez pour revenir en Angleterre ou sur le
continent.
Milady écoutait avec une attention qui dilatait
ses yeux enflammés.
– Oui, mais à cette heure, continua lord de
Winter, vous demeurerez dans ce château : les
murailles en sont épaisses, les portes en sont
fortes, les barreaux en sont solides ; d’ailleurs
votre fenêtre donne à pic sur la mer : les hommes

1
Quartier de Londres où jusqu’en 1783 avaient lieu les
exécutions.

174
de mon équipage, qui me sont dévoués à la vie et
à la mort, montent la garde autour de cet
appartement, et surveillent tous les passages qui
conduisent à la cour ; puis arrivée à la cour, il
vous resterait encore trois grilles à traverser. La
consigne est précise : un pas, un geste, un mot qui
simule une évasion, et l’on fait feu sur vous ; si
l’on vous tue, la justice anglaise m’aura, je
l’espère, quelque obligation de lui avoir épargné
de la besogne. Ah ! vos traits reprennent leur
calme, votre visage retrouve son assurance :
quinze jours, vingt jours dites-vous, bah ! d’ici là,
j’ai l’esprit inventif, il me viendra quelque idée ;
j’ai l’esprit infernal, et je trouverai quelque
victime. D’ici à quinze jours, vous dites-vous, je
serai hors d’ici. Ah, ah ! essayez !
Milady, se voyant devinée, s’enfonça les
ongles dans la chair pour dompter tout
mouvement qui eût pu donner à sa physionomie
une signification quelconque, autre que celle de
l’angoisse.
Lord de Winter continua :
– L’officier qui commande seul ici en mon

175
absence, vous l’avez vu, donc vous le connaissez
déjà, sait, comme vous voyez, observer une
consigne, car vous n’êtes pas, je vous connais,
venue de Portsmouth ici sans avoir essayé de le
faire parler. Qu’en dites-vous ? Une statue de
marbre eût-elle été plus impassible et plus
muette ? Vous avez déjà essayé le pouvoir de vos
séductions sur bien des hommes, et
malheureusement vous avez toujours réussi ;
mais essayez sur celui-là, pardieu ! Si vous en
venez à bout, je vous déclare le démon lui-même.
Il alla vers la porte et l’ouvrit brusquement.
– Qu’on appelle M. Felton, dit-il. Attendez
encore un instant, et je vais vous recommander à
lui.
Il se fit entre ces deux personnages un silence
étrange, pendant lequel on entendit le bruit d’un
pas lent et régulier qui se rapprochait ; bientôt,
dans l’ombre du corridor, on vit se dessiner une
forme humaine, et le jeune lieutenant avec lequel
nous avons déjà fait connaissance s’arrêta sur le
seuil, attendant les ordres du baron.
– Entrez, mon cher John, dit lord de Winter,

176
entrez et fermez la porte.
Le jeune officier entra.
– Maintenant, dit le baron, regardez cette
femme ; elle est jeune, elle est belle, elle a toutes
les séductions de la terre, eh bien ! c’est un
monstre qui, à vingt-cinq ans, s’est rendu
coupable d’autant de crimes que vous pouvez en
lire en un an dans les archives de nos tribunaux ;
sa voix prévient en sa faveur, sa beauté sert
d’appât aux victimes, son corps même paye ce
qu’elle a promis, c’est une justice à lui rendre ;
elle essayera de vous séduire, peut-être même
essayera-t-elle de vous tuer. Je vous ai tiré de la
misère, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant,
je vous ai sauvé la vie une fois, vous savez à
quelle occasion ; je suis pour vous non seulement
un protecteur, mais un ami ; non seulement un
bienfaiteur, mais un père ; cette femme est
revenue en Angleterre afin de conspirer contre
ma vie ; je tiens ce serpent entre mes mains ; eh
bien ! je vous fais appeler et vous dis : ami
Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout
garde-toi de cette femme ; jure sur ton salut de la

177
conserver pour le châtiment qu’elle a mérité.
John Felton, je me fie à ta parole ; John Felton, je
crois à ta loyauté.
– Milord, dit le jeune officier en chargeant son
regard pur de toute la haine qu’il put trouver dans
son cœur, milord, je vous jure qu’il sera fait
comme vous désirez.
Milady reçut ce regard en victime résignée : il
était impossible de voir une expression plus
soumise et plus douce que celle qui régnait alors
sur son beau visage. À peine si lord de Winter
lui-même reconnut la tigresse qu’un instant
auparavant il s’apprêtait à combattre.
– Elle ne sortira jamais de cette chambre,
entendez-vous, John, continua le baron ; elle ne
correspondra avec personne, elle ne parlera qu’à
vous, si toutefois vous voulez bien lui faire
l’honneur de lui adresser la parole.
– Il suffit, milord, j’ai juré.
– Et maintenant, madame, tâchez de faire la
paix avec Dieu, car vous êtes jugée par les
hommes.

178
Milady laissa tomber sa tête comme si elle se
fût sentie écrasée par ce jugement. Lord de
Winter sortit en faisant un geste à Felton, qui
sortit derrière lui et ferma la porte.
Un instant après on entendait dans le corridor
le pas pesant d’un soldat de marine qui faisait
sentinelle, sa hache à la ceinture et son mousquet
à la main.
Milady demeura pendant quelques minutes
dans la même position, car elle songea qu’on
l’examinait peut-être par la serrure ; puis
lentement elle releva sa tête, qui avait repris une
expression formidable de menace et de défi,
courut écouter à la porte, regarda par la fenêtre, et
revenant s’enterrer dans un vaste fauteuil, elle
songea.

179
51

Officier1

Cependant le cardinal attendait des nouvelles


d’Angleterre, mais aucune nouvelle n’arrivait, si
ce n’est fâcheuse et menaçante.
Si bien que La Rochelle fût investie, si certain
que pût paraître le succès, grâce aux précautions
prises et surtout à la digue qui ne laissait plus
pénétrer aucune barque dans la ville assiégée,
cependant le blocus pouvait durer longtemps
encore ; et c’était un grand affront pour les armes
du roi et une grande gêne pour M. le cardinal, qui
n’avait plus, il est vrai, à brouiller Louis XIII
avec Anne d’Autriche, la chose était faite, mais à
raccommoder M. de Bassompierre, qui était
brouillé avec le duc d’Angoulême.

1
Esquisse dans le ms. de Maquet.

180
Quant à Monsieur, qui avait commencé le
siège, il laissait au cardinal le soin de l’achever1.
La ville, malgré l’incroyable persévérance de
son maire2, avait tenté une espèce de mutinerie
pour se rendre ; le maire avait fait pendre les
émeutiers. Cette exécution calma les plus
mauvaises têtes, qui se décidèrent alors à se
laisser mourir de faim. Cette mort leur paraissait
toujours plus lente et moins sûre que le trépas par
strangulation.
De leur côté, de temps en temps, les
assiégeants prenaient des messagers que les
Rochelois envoyaient à Buckingham ou des
espions que Buckingham envoyait aux Rochelois.
Dans l’un et l’autre cas le procès était vite fait.
M. le cardinal disait ce seul mot : Pendu ! On
invitait le roi à venir voir la pendaison. Le roi
venait languissamment, se mettait en bonne place
pour voir l’opération dans tous ses détails : cela
le distrayait toujours un peu et lui faisait prendre

1
Monsieur a quitté le siège le 16 novembre 1627.
2
Jean Guitton, armateur, partisan de la lutte à outrance,
maire à partir du 30 avril 1628.

181
le siège en patience, mais cela ne l’empêchait pas
de s’ennuyer fort, de parler à tout moment de
retourner à Paris ; de sorte que si les messagers et
les espions eussent fait défaut, Son Éminence,
malgré toute son imagination, se fût trouvée fort
embarrassée.
Néanmoins le temps passait, les Rochelois ne
se rendaient pas : le dernier espion que l’on avait
pris était porteur d’une lettre. Cette lettre disait
bien à Buckingham que la ville était à toute
extrémité ; mais, au lieu d’ajouter : « Si votre
secours n’arrive pas avant quinze jours, nous
nous rendrons », elle ajoutait tout simplement :
« Si votre secours n’arrive pas avant quinze jours,
nous serons tous morts de faim quand il
arrivera. »
Les Rochelois n’avaient donc espoir qu’en
Buckingham. Buckingham était leur Messie. Il
était évident que si un jour ils apprenaient d’une
manière certaine qu’il ne fallait plus compter sur
Buckingham, avec l’espoir leur courage
tomberait.
Le cardinal attendait donc avec grande

182
impatience des nouvelles d’Angleterre qui
devaient annoncer que Buckingham ne viendrait
pas.
La question d’emporter la ville de vive force,
débattue souvent dans le conseil du roi, avait
toujours été écartée ; d’abord La Rochelle
semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu’il
eût dit, savait bien que l’horreur du sang répandu
en cette rencontre, où Français devaient
combattre contre Français, était un mouvement
rétrograde de soixante ans imprimé à la politique,
et le cardinal était, à cette époque, ce qu’on
appelle aujourd’hui un homme de progrès. En
effet, le sac de La Rochelle, l’assassinat de trois
ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer
ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la
Saint-Barthélemy, en 1572 ; et puis, par-dessus
tout cela, ce moyen extrême, auquel le roi, bon
catholique, ne répugnait aucunement, venait
toujours échouer contre cet argument des
généraux assiégeants : La Rochelle est
imprenable autrement que par la famine.
Le cardinal ne pouvait écarter de son esprit la

183
crainte où le jetait sa terrible émissaire, car il
avait compris, lui aussi, les proportions étranges
de cette femme, tantôt serpent, tantôt lion.
L’avait-elle trahi ? était-elle morte ? Il la
connaissait assez, en tout cas, pour savoir qu’en
agissant pour lui ou contre lui, amie ou ennemie,
elle ne demeurait pas immobile sans de grands
empêchements. C’était ce qu’il ne pouvait savoir.
Au reste, il comptait, et avec raison, sur
Milady : il avait deviné dans le passé de cette
femme de ces choses terribles que son manteau
rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pour
une cause ou pour une autre, cette femme lui était
acquise, ne pouvant trouver qu’en lui un appui
supérieur au danger qui la menaçait.
Il résolut donc de faire la guerre tout seul et de
n’attendre tout succès étranger que comme on
attend une chance heureuse. Il continua de faire
élever la fameuse digue qui devait affamer La
Rochelle ; en attendant, il jeta les yeux sur cette
malheureuse ville, qui renfermait tant de misère
profonde et tant d’héroïques vertus, et, se
rappelant le mot de Louis XI, son prédécesseur

184
politique, comme lui-même était le prédécesseur
de Robespierre, il murmura cette maxime du
compère de Tristan1 : « Diviser pour régner. »
Henri IV, assiégeant Paris, faisait jeter par-
dessus les murailles du pain et des vivres ; le
cardinal fit jeter des petits billets par lesquels il
représentait aux Rochelois combien la conduite
de leurs chefs était injuste, égoïste et barbare ; ces
chefs avaient du blé en abondance, et ne le
partageaient pas ; ils adoptaient cette maxime, car
eux aussi avaient des maximes que peu importait
que les femmes, les enfants et les vieillards
mourussent, pourvu que les hommes qui devaient
défendre leurs murailles restassent forts et bien
portants. Jusque-là, soit dévouement, soit
impuissance de réagir contre elle, cette maxime,
sans être généralement adoptée, était cependant
passée de la théorie à la pratique ; mais les billets
vinrent y porter atteinte. Les billets rappelaient
aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces
vieillards qu’on laissait mourir étaient leurs fils,

1
Tristan l’Hermite, grand Prévôt des maréchaux de France
sous Louis XI.

185
leurs épouses et leurs pères ; qu’il serait plus
juste que chacun fût réduit à la misère commune,
afin qu’une même position fît prendre des
résolutions unanimes.
Ces billets firent tout l’effet qu’en pouvait
attendre celui qui les avait écrits, en ce qu’ils
déterminèrent un grand nombre d’habitants à
ouvrir des négociations particulières avec l’armée
royale.
Mais au moment où le cardinal voyait déjà
fructifier son moyen et s’applaudissait de l’avoir
mis en usage, un habitant de La Rochelle, qui
avait pu passer à travers les lignes royales, Dieu
sait comment, tant était grande la surveillance de
Bassompierre, de Schomberg et du duc
d’Angoulême, surveillés eux-mêmes par le
cardinal, un habitant de La Rochelle, disons-
nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et
disant qu’il avait vu une flotte magnifique prête à
mettre à la voile avant huit jours. De plus,
Buckingham annonçait au maire qu’enfin la
grande ligue contre la France allait se déclarer, et
que le royaume allait être envahi à la fois par les

186
armées anglaises, impériales et espagnoles. Cette
lettre fut lue publiquement sur toutes les places,
on en afficha des copies aux angles des rues, et
ceux-là mêmes qui avaient commencé d’ouvrir
des négociations les interrompirent, résolus
d’attendre ce secours si pompeusement annoncé.
Cette circonstance inattendue rendit à
Richelieu ses inquiétudes premières, et le força
malgré lui à tourner de nouveau les yeux de
l’autre côté de la mer.
Pendant ce temps, exempte des inquiétudes de
son seul et véritable chef, l’armée royale menait
joyeuse vie ; les vivres ne manquaient pas au
camp, ni l’argent non plus ; tous les corps
rivalisaient d’audace et de gaieté. Prendre des
espions et les pendre, faire des expéditions
hasardeuses sur la digue ou sur la mer, imaginer
des folies, les exécuter froidement, tel était le
passe-temps qui faisait trouver courts à l’armée
ces jours si longs, non seulement pour les
Rochelois, rongés par la famine et l’anxiété, mais
encore pour le cardinal qui les bloquait si
vivement.

187
Quelquefois, quand le cardinal, toujours
chevauchant comme le dernier gendarme de
l’armée, promenait son regard pensif sur ces
ouvrages, si lents au gré de son désir,
qu’élevaient sous son ordre les ingénieurs qu’il
faisait venir de tous les coins du royaume de
France, s’il rencontrait un mousquetaire de la
compagnie de Tréville, il s’approchait de lui, le
regardait d’une façon singulière, et ne le
reconnaissant pas pour un de nos quatre
compagnons, il laissait aller ailleurs son regard
profond et sa vaste pensée.
Un jour où, rongé d’un mortel ennui, sans
espérance dans les négociations avec la ville, sans
nouvelles d’Angleterre, le cardinal était sorti sans
autre but que de sortir, accompagné seulement de
Cahusac et de La Houdinière1, longeant les
grèves et mêlant l’immensité de ses rêves à
l’immensité de l’océan, il arriva au petit pas de
son cheval sur une colline du haut de laquelle il
aperçut derrière une haie, couchés sur le sable et

1
Le ms. de Maquet ajoute à l’escorte du Plessis-Besançon.

188
prenant au passage un de ces rayons de soleil si
rares à cette époque de l’année, sept hommes
entourés de bouteilles vides. Quatre de ces
hommes étaient nos mousquetaires s’apprêtant à
écouter la lecture d’une lettre que l’un d’eux
venait de recevoir. Cette lettre était si importante,
qu’elle avait fait abandonner sur un tambour des
cartes et des dés.
Les trois autres s’occupaient à décoiffer une
énorme dame-jeanne de vin de Collioure ;
c’étaient les laquais de ces messieurs.
Le cardinal, comme nous l’avons dit, était de
sombre humeur, et rien, quand il était dans cette
situation d’esprit, ne redoublait sa maussaderie
comme la gaieté des autres. D’ailleurs, il avait
une préoccupation étrange, c’était de croire
toujours que les causes mêmes de sa tristesse
excitaient la gaieté des étrangers. Faisant signe à
La Houdinière et à Cahusac de s’arrêter, il
descendit de cheval et s’approcha de ces rieurs
suspects, espérant qu’à l’aide du sable qui
assourdissait ses pas, et de la haie qui voilait sa
marche, il pourrait entendre quelques mots de

189
cette conversation qui lui paraissait si
intéressante ; à dix pas de la haie seulement il
reconnut le babil gascon de d’Artagnan, et
comme il savait déjà que ces hommes étaient des
mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres
ne fussent ceux qu’on appelait les inséparables,
c’est-à-dire Athos, Porthos et Aramis.
On juge si son désir d’entendre la
conversation s’augmenta de cette découverte ; ses
yeux prirent une expression étrange, et d’un pas
de chat-tigre il s’avança vers la haie ; mais il
n’avait pu saisir encore que des syllabes vagues
et sans aucun sens positif, lorsqu’un cri sonore et
bref le fit tressaillir et attira l’attention des
mousquetaires.
– Officier ! cria Grimaud.
– Vous parlez, je crois, drôle, dit Athos se
soulevant sur un coude et fascinant Grimaud de
son regard flamboyant.
Aussi Grimaud n’ajouta-t-il point une parole,
se contentant de tendre le doigt indicateur dans la
direction de la haie et dénonçant par ce geste le
cardinal et son escorte.

190
D’un seul bond les quatre mousquetaires
furent sur pied et saluèrent avec respect.
Le cardinal semblait furieux.
– Il paraît qu’on se fait garder chez messieurs
les mousquetaires ! dit-il. Est-ce que l’Anglais
vient par terre, ou serait-ce que les mousquetaires
se regardent comme des officiers supérieurs ?
– Monseigneur, répondit Athos, car au milieu
de l’effroi général lui seul avait conservé ce
calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le
quittaient jamais, monseigneur, les
mousquetaires, lorsqu’ils ne sont pas de service,
ou que leur service est fini, boivent et jouent aux
dés, et ils sont des officiers très supérieurs pour
leurs laquais.
– Des laquais ! grommela le cardinal, des
laquais qui ont la consigne d’avertir leurs maîtres
quand passe quelqu’un, ce ne sont point des
laquais, ce sont des sentinelles.
– Son Éminence voit bien cependant que si
nous n’avions point pris cette précaution, nous
étions exposés à la laisser passer sans lui

191
présenter nos respects et lui offrir nos
remerciements pour la grâce qu’elle nous a faite
de nous réunir. D’Artagnan, continua Athos, vous
qui tout à l’heure demandiez cette occasion
d’exprimer votre reconnaissance à monseigneur,
la voici venue, profitez-en.
Ces mots furent prononcés avec ce flegme
imperturbable qui distinguait Athos dans les
heures du danger, et cette excessive politesse qui
faisait de lui dans certains moments un roi plus
majestueux que les rois de naissance.
D’Artagnan s’approcha et balbutia quelques
paroles de remerciements, qui bientôt expirèrent
sous le regard assombri du cardinal.
– N’importe, messieurs, continua le cardinal
sans paraître le moins du monde détourné de son
intention première par l’incident qu’Athos avait
soulevé ; n’importe, messieurs, je n’aime pas que
de simples soldats, parce qu’ils ont l’avantage de
servir dans un corps privilégié, fassent ainsi les
grands seigneurs, et la discipline est la même
pour eux que pour tout le monde.
Athos laissa le cardinal achever parfaitement

192
sa phrase, et, s’inclinant en signe d’assentiment,
il reprit à son tour :
– La discipline, monseigneur, n’a en aucune
façon, je l’espère, été oubliée par nous. Nous ne
sommes pas de service, et nous avons cru que,
n’étant pas de service, nous pouvions disposer de
notre temps comme bon nous semblait. Si nous
sommes assez heureux pour que Son Éminence
ait quelque ordre particulier à nous donner, nous
sommes prêts à lui obéir. Monseigneur voit,
continua Athos en fronçant le sourcil, car cette
espèce d’interrogatoire commençait à
l’impatienter, que, pour être prêts à la moindre
alerte, nous sommes sortis avec nos armes.
Et il montra du doigt au cardinal les quatre
mousquets en faisceau près du tambour sur lequel
étaient les cartes et les dés.
– Que Votre Éminence veuille croire, ajouta
d’Artagnan, que nous nous serions portés au-
devant d’elle si nous eussions pu supposer que
c’était elle qui venait vers nous en si petite
compagnie.
Le cardinal se mordait les moustaches et un

193
peu les lèvres.
– Savez-vous de quoi vous avez l’air, toujours
ensemble, comme vous voilà, armés comme vous
êtes, et gardés par vos laquais ? dit le cardinal,
vous avez l’air de quatre conspirateurs.
– Oh ! quant à ceci, monseigneur, c’est vrai,
dit Athos et nous conspirons, comme Votre
Éminence a pu le voir l’autre matin, seulement
c’est contre les Rochelois.
– Eh ! messieurs les politiques, reprit le
cardinal en fronçant le sourcil à son tour, on
trouverait peut-être dans vos cervelles le secret de
bien des choses qui sont ignorées, si on pouvait y
lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous
avez cachée quand vous m’avez vu venir.
Le rouge monta à la figure d’Athos, il fit un
pas vers Son Éminence.
– On dirait que vous nous soupçonnez
réellement, monseigneur, et que nous subissons
un véritable interrogatoire ; s’il en est ainsi, que
Votre Éminence daigne s’expliquer, et nous
saurons du moins à quoi nous en tenir.

194
– Et quand cela serait un interrogatoire, reprit
le cardinal, d’autres que vous en ont subi,
monsieur Athos, et y ont répondu.
– Aussi, monseigneur, ai-je dit à Votre
Éminence qu’elle n’avait qu’à questionner, et que
nous étions prêts à répondre.
– Quelle était cette lettre que vous alliez lire,
monsieur Aramis, et que vous avez cachée ?
– Une lettre de femme, monseigneur.
– Oh ! je conçois, dit le cardinal, il faut être
discret pour ces sortes de lettres ; mais cependant
on peut les montrer à un confesseur, et, vous le
savez, j’ai reçu les ordres.
– Monseigneur, dit Athos avec un calme
d’autant plus terrible qu’il jouait sa tête en faisant
cette réponse, la lettre est d’une femme, mais elle
n’est signée ni Marion de Lorme, ni Mme
d’Aiguillon1.

1
La future duchesse d’Aiguillon (alors Mme de Comballet)
et Marion de Lorme ont passé pour avoir été les maîtresses du
cardinal.

195
Le cardinal devint pâle comme la mort, un
éclair fauve sortit de ses yeux ; il se retourna
comme pour donner un ordre à Cahusac et à La
Houdinière. Athos vit le mouvement ; il fit un pas
vers les mousquetons, sur lesquels les trois amis
avaient les yeux fixés en hommes mal disposés à
se laisser arrêter. Le cardinal était lui, troisième ;
les mousquetaires, y compris les laquais, étaient
sept : il jugea que la partie serait d’autant moins
égale, qu’Athos et ses compagnons conspiraient
réellement ; et, par un de ces retours rapides qu’il
tenait toujours à sa disposition, toute sa colère se
fondit dans un sourire.
– Allons, allons ! dit-il, vous êtes de braves
jeunes gens, fiers au soleil, fidèles dans
l’obscurité ; il n’y a pas de mal à veiller sur soi
quand on veille si bien sur les autres ; messieurs,
je n’ai point oublié la nuit où vous m’avez servi
d’escorte pour aller au Colombier-Rouge ; s’il y
avait quelque danger à craindre sur la route que je
vais suivre, je vous prierais de m’accompagner ;
mais, comme il n’y en a pas, restez où vous êtes,
achevez vos bouteilles, votre partie et lettre.
Adieu, messieurs.

196
Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui
avait amené, il les salua de la main et s’éloigna.
Les quatre jeunes gens, debout et immobiles,
le suivirent des yeux sans dire un seul mot
jusqu’à ce qu’il eût disparu.
Puis ils se regardèrent.
Tous avaient la figure consternée, car malgré
l’adieu amical de Son Éminence, ils
comprenaient que le cardinal s’en allait la rage
dans le cœur.
Athos seul souriait d’un sourire puissant et
dédaigneux. Quand le cardinal fut hors de la
portée de la voix et de la vue :
– Ce Grimaud a crié bien tard ! dit Porthos,
qui avait grande envie de faire tomber sa
mauvaise humeur sur quelqu’un.
Grimaud allait répondre pour s’excuser. Athos
leva le doigt et Grimaud se tut.
– Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit
d’Artagnan.
– Moi, dit Aramis de sa voix la plus flûtée,
j’étais décidé : s’il avait exigé que la lettre lui fût

197
remise, je lui présentais la lettre d’une main, et de
l’autre je lui passais mon épée au travers du
corps.
– Je m’y attendais bien, dit Athos ; voilà
pourquoi je me suis jeté entre vous et lui. En
vérité, cet homme est bien imprudent de parler
ainsi à d’autres hommes ; on dirait qu’il n’a
jamais eu affaire qu’à des femmes et à des
enfants.
– Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je vous
admire, mais cependant nous étions dans notre
tort, après tout.
– Comment, dans notre tort ! reprit Athos. À
qui donc cet air que nous respirons ? À qui cet
océan sur lequel s’étendent nos regards ? À qui
ce sable sur lequel nous étions couchés ? À qui
cette lettre de votre maîtresse ? Est-ce au
cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure
que le monde lui appartient ; vous étiez là,
balbutiant, stupéfait, anéanti ; on eût dit que la
Bastille se dressait devant vous et que la
gigantesque Méduse vous changeait en pierre.
Est-ce que c’est conspirer, voyons, que d’être

198
amoureux ? Vous êtes amoureux d’une femme
que le cardinal a fait enfermer, vous voulez la
tirer des mains du cardinal ; c’est une partie que
vous jouez avec Son Éminence : cette lettre c’est
votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre jeu à
votre adversaire ? Cela ne se fait pas. Qu’il le
devine, à la bonne heure ! Nous devinons bien le
sien, nous !
– Au fait, dit d’Artagnan, c’est plein de sens,
ce que vous dites là, Athos.
– En ce cas, qu’il ne soit plus question de ce
qui vient de se passer, et qu’Aramis reprenne la
lettre de sa cousine où M. le cardinal l’a
interrompue.
Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis
se rapprochèrent de lui, et les trois laquais se
groupèrent de nouveau auprès de la dame-jeanne.
– Vous n’aviez lu qu’une ligne ou deux, dit
d’Artagnan, reprenez donc la lettre à partir du
commencement.
– Volontiers, dit Aramis.

199
Mon cher cousin, je crois bien que je me
déciderai à partir pour Béthune1, où ma sœur a
fait entrer notre petite servante dans le couvent
des Carmélites ; cette pauvre enfant s’est
résignée, elle sait qu’elle ne peut vivre autre part
sans que le salut de son âme soit en danger.
Cependant, si les affaires de notre famille
s’arrangent comme nous le désirons, je crois
qu’elle courra le risque de se damner, et qu’elle
reviendra près de ceux qu’elle regrette, d’autant
plus qu’elle sait qu’on pense toujours à elle. En
attendant, elle n’est pas trop malheureuse : tout
ce qu’elle désire c’est une lettre de son prétendu.
Je sais bien que ces sortes de denrées passent
difficilement par les grilles ; mais, après tout,
comme je vous en ai donné des preuves, mon cher
cousin, je ne suis pas trop maladroite et je me
chargerai de cette commission. Ma sœur vous
remercie de votre bon et éternel souvenir. Elle a
eu un instant de grande inquiétude ; mais enfin
elle est quelque peu rassurée maintenant, ayant

1
Édition originale : « Stenay » (qui appartint jusqu’en 1641
au duc de Lorraine).

200
envoyé son commis là-bas afin qu’il ne s’y passe
rien d’imprévu.
Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos
nouvelles le plus souvent que vous pourrez, c’est-
à-dire toutes les fois que vous croirez pouvoir le
faire sûrement. Je vous embrasse.
MARIE MICHON.

– Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ?


s’écria d’Artagnan. Chère Constance ! j’ai donc
enfin de ses nouvelles ; elle vit, elle est en sûreté
dans un couvent, elle est à Béthune ! Où prenez-
vous Béthune, Athos ?
– Mais à quelques lieues des frontières ; une
fois le siège levé, nous pourrons aller faire un
tour de ce côté.
– Et ce ne sera pas long, il faut l’espérer, dit
Porthos, car on a, ce matin, pendu un espion,
lequel a déclaré que les Rochelois en étaient aux
cuirs de leurs souliers. En supposant qu’après
avoir mangé le cuir ils mangent la semelle, je ne
vois pas trop ce qui leur restera après, à moins de

201
se manger les uns les autres.
– Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre
d’excellent vin de Bordeaux, qui, sans avoir à
cette époque la réputation qu’il a aujourd’hui, ne
la méritait pas moins ; pauvres sots ! comme si la
religion catholique n’était pas la plus avantageuse
et la plus agréable des religions ! C’est égal,
reprit-il après avoir fait claquer sa langue contre
son palais, ce sont de braves gens. Mais que
diable faites-vous donc, Aramis ? continua
Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ?
– Oui, dit d’Artagnan, Athos a raison, il faut la
brûler ; encore, qui sait si M. le cardinal n’a pas
un secret pour interroger les cendres ?
– Il doit en avoir un, dit Athos.
– Mais que voulez-vous faire de cette lettre ?
demanda Porthos.
– Venez ici, Grimaud, dit Athos.
Grimaud se leva et obéit.
– Pour vous punir d’avoir parlé sans
permission, mon ami, vous allez manger ce
morceau de papier, puis, pour vous récompenser

202
du service que vous nous aurez rendu, vous
boirez ensuite ce verre de vin ; voici la lettre
d’abord, mâchez avec énergie.
Grimaud sourit, et, les yeux fixés sur le verre
qu’Athos venait de remplir bord à bord, il broya
le papier et l’avala.
– Bravo, maître Grimaud ! dit Athos, et
maintenant prenez ceci ; bien, je vous dispense de
dire merci.
Grimaud avala silencieusement le verre de vin
de Bordeaux, mais ses yeux levés au ciel
parlaient, pendant tout le temps que dura cette
douce occupation, un langage qui, pour être muet,
n’en était pas moins expressif.
– Et maintenant, dit Athos, à moins que M. le
cardinal n’ait l’ingénieuse idée de faire ouvrir le
ventre à Grimaud, je crois que nous pouvons être
à peu près tranquilles.
Pendant ce temps, Son Éminence continuait sa
promenade mélancolique en murmurant entre ses
moustaches :

203
« Décidément, il faut que ces quatre hommes
soient à moi. »

204
52

Première journée de captivité1

Revenons à Milady, qu’un regard jeté sur les


côtes de France nous a fait perdre de vue un
instant.
Nous la retrouverons dans la position
désespérée où nous l’avons laissée, se creusant un
abîme de sombres réflexions, sombre enfer à la
porte duquel elle a presque laissé l’espérance :
car pour la première fois elle doute, pour la
première fois elle craint.
Dans deux occasions sa fortune lui a manqué,
dans deux occasions elle s’est vue découverte et
trahie, et dans ces deux occasions, c’est contre le
génie fatal envoyé sans doute par le Seigneur
pour la combattre qu’elle a échoué : d’Artagnan

1
Ms. de Maquet : fin du chapitre.

205
l’a vaincue, elle, cette invincible puissance du
mal.
Il l’a abusée dans son amour, humiliée dans
son orgueil, trompée dans son ambition, et
maintenant voilà qu’il la perd dans sa fortune,
qu’il l’atteint dans sa liberté, qu’il la menace
même dans sa vie. Bien plus, il a levé un coin de
son masque, cette égide dont elle se couvre et qui
la rend si forte.
D’Artagnan a détourné de Buckingham,
qu’elle hait, comme elle hait tout ce qu’elle a
aimé, la tempête dont le menaçait Richelieu dans
la personne de la reine. D’Artagnan s’est fait
passer pour de Wardes, pour lequel elle avait une
de ces fantaisies de tigresse, indomptables
comme en ont les femmes de ce caractère.
D’Artagnan connaît ce terrible secret qu’elle a
juré que nul ne connaîtrait sans mourir. Enfin, au
moment où elle vient d’obtenir un blanc-seing à
l’aide duquel elle va se venger de son ennemi, le
blanc-seing lui est arraché des mains, et c’est
d’Artagnan qui la tient prisonnière et qui va

206
l’envoyer dans quelque immonde Botany-Bay1,
dans quelque Tyburn infâme de l’océan Indien.
Car tout cela lui vient de d’Artagnan sans
doute ; de qui viendraient tant de hontes amassées
sur sa tête sinon de lui ? Lui seul a pu transmettre
à lord de Winter tous ces affreux secrets, qu’il a
découverts les uns après les autres par une sorte
de fatalité. Il connaît son beau-frère, il lui aura
écrit.
Que de haine elle distille ! Là, immobile, et les
yeux ardents et fixes dans son appartement
désert, comme les éclats de ses rugissements
sourds, qui parfois échappent avec sa respiration
du fond de sa poitrine, accompagnent bien le
bruit de la houle qui monte, gronde, mugit et
vient se briser, comme un désespoir éternel et
impuissant, contre les rochers sur lesquels est bâti
ce château sombre et orgueilleux ! Comme, à la
lueur des éclairs que sa colère orageuse fait
briller dans son esprit, elle conçoit contre Mme

1
En Nouvelles Galles du Sud (Australie), lieu de
déportation à partir de 1787, seulement.

207
Bonacieux, contre Buckingham, et surtout contre
d’Artagnan, de magnifiques projets de
vengeance, perdus dans les lointains de l’avenir !
Oui, mais pour se venger il faut être libre, et
pour être libre, quand on est prisonnier, il faut
percer un mur, desceller des barreaux, trouer un
plancher ; toutes entreprises que peut mener à
bout un homme patient et fort mais devant
lesquelles doivent échouer les irritations fébriles
d’une femme. D’ailleurs, pour faire tout cela il
faut avoir le temps, des mois, des années, et elle...
elle a dix ou douze jours, à ce que lui a dit lord de
Winter, son fraternel et terrible geôlier.
Et cependant, si elle était un homme, elle
tenterait tout cela, et peut-être réussirait-elle :
pourquoi donc le ciel s’est-il ainsi trompé, en
mettant cette âme virile dans ce corps frêle et
délicat !
Aussi les premiers moments de la captivité ont
été terribles : quelques convulsions de rage
qu’elle n’a pu vaincre ont payé sa dette de
faiblesse féminine à la nature. Mais peu à peu elle
a surmonté les éclats de sa folle colère, les

208
frémissements nerveux qui ont agité son corps
ont disparu, et maintenant elle s’est repliée sur
elle-même comme un serpent fatigué qui se
repose.
– Allons, allons ; j’étais folle de m’emporter
ainsi, dit-elle en plongeant dans la glace, qui
reflète dans ses yeux son regard brûlant, par
lequel elle semble s’interroger elle-même. Pas de
violence, la violence est une preuve de faiblesse.
D’abord je n’ai jamais réussi par ce moyen :
peut-être, si j’usais de ma force contre des
femmes, aurais-je chance de les trouver plus
faibles encore que moi, et par conséquent de les
vaincre ; mais c’est contre des hommes que je
lutte, et je ne suis qu’une femme pour eux.
Luttons en femme, ma force est dans ma
faiblesse.
Alors, comme pour se rendre compte à elle-
même des changements qu’elle pouvait imposer à
sa physionomie si expressive et si mobile, elle lui
fit prendre à la fois toutes les expressions, depuis
celle de la colère qui crispait ses traits, jusqu’à
celle du plus doux, du plus affectueux et du plus

209
séduisant sourire. Puis ses cheveux prirent
successivement sous ses mains savantes les
ondulations qu’elle crut pouvoir aider aux
charmes de son visage. Enfin elle murmura,
satisfaite d’elle-même :
« Allons, rien n’est perdu. Je suis toujours
belle. »
Il était huit heures du soir à peu près. Milady
aperçut un lit ; elle pensa qu’un repos de
quelques heures rafraîchirait non seulement sa
tête et ses idées, mais encore son teint.
Cependant, avant de se coucher, une idée
meilleure lui vint. Elle avait entendu parler de
souper. Déjà elle était depuis une heure dans cette
chambre, on ne pouvait tarder à lui apporter son
repas. La prisonnière ne voulut pas perdre de
temps, et elle résolut de faire, dès cette même
soirée, quelque tentative pour sonder le terrain,
en étudiant le caractère des gens auxquels sa
garde était confiée.
Une lumière apparut sous la porte ; cette
lumière annonçait le retour de ses geôliers.
Milady, qui s’était levée, se rejeta vivement sur

210
son fauteuil, la tête renversée en arrière, ses
beaux cheveux dénoués et épars, sa gorge demi-
nue sous ses dentelles froissées, une main sur son
cœur et l’autre pendante.
On ouvrit les verrous, la porte grinça sur ses
gonds, des pas retentirent dans la chambre et
s’approchèrent.
– Posez là cette table, dit une voix que la
prisonnière reconnut pour celle de Felton.
L’ordre fut exécuté.
– Vous apporterez des flambeaux et ferez
relever la sentinelle, continua Felton.
Ce double ordre que donna aux mêmes
individus le jeune lieutenant prouva à Milady que
ses serviteurs étaient les mêmes hommes que ses
gardiens, c’est-à-dire des soldats.
Les ordres de Felton étaient, au reste, exécutés
avec une silencieuse rapidité qui donnait une
bonne idée de l’état florissant dans lequel il
maintenait la discipline.
Enfin, Felton, qui n’avait pas encore regardé
Milady, se retourna vers elle.

211
– Ah ! ah ! dit-il, elle dort, c’est bien : à son
réveil elle soupera.
Et il fit quelques pas pour sortir.
– Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins
stoïque que son chef, et qui s’était approché de
Milady, cette femme ne dort pas.
– Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que
fait-elle donc, alors ?
– Elle est évanouie ; son visage est très pâle, et
j’ai beau écouter, je n’entends pas sa respiration.
– Vous avez raison, dit Felton après avoir
regardé Milady de la place où il se trouvait, sans
faire un pas vers elle, allez prévenir lord de
Winter que sa prisonnière est évanouie, car je ne
sais que faire, le cas n’ayant pas été prévu.
Le soldat sortit pour obéir aux ordres de son
officier ; Felton s’assit sur un fauteuil qui se
trouvait par hasard près de la porte et attendit
sans dire une parole, sans faire un geste. Milady
possédait ce grand art, tant étudié par les femmes,
de voir à travers ses longs cils sans avoir l’air
d’ouvrir les paupières : elle aperçut Felton qui lui

212
tournait le dos, elle continua de le regarder
pendant dix minutes à peu près, et pendant ces
dix minutes, l’impassible gardien ne se retourna
pas une seule fois.
Elle songea alors que lord de Winter allait
venir et rendre, par sa présence, une nouvelle
force à son geôlier : sa première épreuve était
perdue, elle en prit son parti en femme qui
compte sur ses ressources ; en conséquence elle
leva la tête, ouvrit les yeux et soupira faiblement.
À ce soupir, Felton se retourna enfin.
– Ah ! vous voici réveillée, madame ! dit-il, je
n’ai donc plus affaire ici ! Si vous avez besoin de
quelque chose, vous appellerez.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu que j’ai souffert !
murmura Milady avec cette voix harmonieuse
qui, pareille à celle des enchanteresses antiques,
charmait tous ceux qu’elle voulait perdre.
Et elle prit en se redressant sur son fauteuil
une position plus gracieuse et plus abandonnée
encore que celle qu’elle avait lorsqu’elle était
couchée.

213
Felton se leva.
– Vous serez servie ainsi trois fois par jour,
madame, dit-il : le matin à neuf heures, dans la
journée à une heure, et le soir à huit heures. Si
cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer
vos heures au lieu de celles que je vous propose,
et, sur ce point, on se conformera à vos désirs.
– Mais vais-je donc rester toujours seule dans
cette grande et triste chambre ? demanda Milady.
– Une femme des environs a été prévenue, elle
sera demain au château, et viendra toutes les fois
que vous désirerez sa présence.
– Je vous rends grâce, monsieur, répondit
humblement la prisonnière.
Felton fit un léger salut et se dirigea vers la
porte. Au moment où il allait en franchir le seuil,
lord de Winter parut dans le corridor, suivi du
soldat qui était allé lui porter la nouvelle de
l’évanouissement de Milady. Il tenait à la main
un flacon de sels.
– Eh bien ! qu’est-ce ? et que se passe-t-il
donc ici ? dit-il d’une voix railleuse en voyant sa

214
prisonnière debout et Felton prêt à sortir. Cette
morte est-elle donc déjà ressuscitée ? Pardieu,
Felton, mon enfant, tu n’as donc pas vu qu’on te
prenait pour un novice et qu’on te jouait le
premier acte d’une comédie dont nous aurons
sans doute le plaisir de suivre tous les
développements ?
– Je l’ai bien pensé, milord, dit Felton ; mais,
enfin, comme la prisonnière est femme, après
tout, j’ai voulu avoir les égards que tout homme
bien né doit à une femme, sinon pour elle, du
moins pour lui-même.
Milady frissonna par tout son corps. Ces
paroles de Felton passaient comme une glace par
toutes ses veines.
– Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux
cheveux savamment étalés, cette peau blanche et
ce langoureux regard ne t’ont pas encore séduit,
cœur de pierre ?
– Non, milord, répondit l’impassible jeune
homme, et croyez-moi bien, il faut plus que des
manèges et des coquetteries de femme pour me
corrompre.

215
– En ce cas, mon brave lieutenant, laissons
Milady chercher autre chose et allons souper ;
ah ! sois tranquille, elle a l’imagination féconde
et le second acte de la comédie ne tardera pas à
suivre le premier.
Et à ces mots lord de Winter passa son bras
sous celui de Felton et l’emmena en riant.
– Oh ! je trouverai bien ce qu’il te faut,
murmura Milady entre ses dents ; sois tranquille,
pauvre moine manqué, pauvre soldat converti qui
t’es taillé ton uniforme dans un froc.
– À propos, reprit de Winter en s’arrêtant sur
le seuil de la porte, il ne faut pas, Milady, que cet
échec vous ôte l’appétit. Tâtez de ce poulet et de
ces poissons que je n’ai pas fait empoisonner, sur
l’honneur. Je m’accommode assez de mon
cuisinier, et comme il ne doit pas hériter de moi,
j’ai en lui pleine et entière confiance. Faites
comme moi. Adieu, chère sœur ! À votre
prochain évanouissement.
C’était tout ce que pouvait supporter Milady :
ses mains se crispèrent sur son fauteuil, ses dents
grincèrent sourdement, ses yeux suivirent le

216
mouvement de la porte qui se fermait derrière
lord de Winter et Felton ; et, lorsqu’elle se vit
seule, une nouvelle crise de désespoir la prit ; elle
jeta les yeux sur la table, vit briller un couteau,
s’élança et le saisit ; mais son désappointement
fut cruel : la lame en était ronde et d’argent
flexible.
Un éclat de rire retentit derrière la porte mal
fermée, et la porte se rouvrit.
– Ah ! ah ! s’écria lord de Winter ; ah ! ah !
vois-tu bien, mon brave Felton, vois-tu ce que je
t’avais dit : ce couteau, c’était pour toi ; mon
enfant, elle t’aurait tué ; vois-tu, c’est un de ses
travers, de se débarrasser ainsi, d’une façon ou de
l’autre, des gens qui la gênent. Si je t’eusse
écouté, le couteau eût été pointu et d’acier : alors
plus de Felton, elle t’aurait égorgé et, après toi,
tout le monde. Vois donc, John, comme elle sait
bien tenir son couteau.
En effet, Milady tenait encore l’arme offensive
dans sa main crispée, mais ces derniers mots,
cette suprême insulte, détendirent ses mains, ses
forces et jusqu’à sa volonté.

217
Le couteau tomba par terre.
– Vous avez raison, milord, dit Felton avec un
accent de profond dégoût qui retentit jusqu’au
fond du cœur de Milady, vous avez raison et c’est
moi qui avais tort.
Et tous deux sortirent de nouveau.
Mais cette fois, Milady prêta une oreille plus
attentive que la première fois, et elle entendit
leurs pas s’éloigner et s’éteindre dans le fond du
corridor.
« Je suis perdue, murmura-t-elle, me voilà au
pouvoir de gens sur lesquels je n’aurai pas plus
de prise que sur des statues de bronze ou de
granit ; ils me savent par cœur et sont cuirassés
contre toutes mes armes.
« Il est cependant impossible que cela finisse
comme ils l’ont décidé. »
En effet, comme l’indiquait cette dernière
réflexion, ce retour instinctif à l’espérance, dans
cette âme profonde la crainte et les sentiments
faibles ne surnageaient pas longtemps. Milady se
mit à table, mangea de plusieurs mets, but un peu

218
de vin d’Espagne, et sentit revenir toute sa
résolution.
Avant de se coucher elle avait déjà commenté,
analysé, retourné sur toutes leurs faces, examiné
sous tous les points, les paroles, les pas, les
gestes, les signes et jusqu’au silence de ses
geôliers, et de cette étude profonde, habile et
savante, il était résulté que Felton était, à tout
prendre, le plus vulnérable de ses deux
persécuteurs.
Un mot surtout revenait à l’esprit de la
prisonnière :
– Si je t’eusse écouté, avait dit lord de Winter
à Felton.
Donc Felton avait parlé en sa faveur, puisque
lord de Winter n’avait pas voulu écouter Felton.
« Faible ou forte, répétait Milady, cet homme
a donc une lueur de pitié dans son âme ; de cette
lueur je ferai un incendie qui le dévorera.
« Quant à l’autre, il me connaît, il me craint et
sait ce qu’il a à attendre de moi si jamais je
m’échappe de ses mains, il est donc inutile de

219
rien tenter sur lui. Mais Felton, c’est autre chose ;
c’est un jeune homme naïf, pur et qui semble
vertueux ; celui-là, il y a moyen de le perdre. »
Et Milady se coucha et s’endormit le sourire
sur les lèvres ; quelqu’un qui l’eût vue dormant
eût dit une jeune fille rêvant à la couronne de
fleurs qu’elle devait mettre sur son front à la
prochaine fête.

220
53

Deuxième journée de captivité1

Milady rêvait qu’elle tenait enfin d’Artagnan,


qu’elle assistait à son supplice, et c’était la vue de
son sang odieux, coulant sous la hache du
bourreau, qui dessinait ce charmant sourire sur
les lèvres.
Elle dormait comme dort un prisonnier bercé
par sa première espérance.
Le lendemain, lorsqu’on entra dans sa
chambre, elle était encore au lit. Felton était dans
le corridor : il amenait la femme dont il avait
parlé la veille, et qui venait d’arriver ; cette
femme entra et s’approcha du lit de Milady en lui
offrant ses services.

1
Ms. de Maquet : fragment.

221
Milady était habituellement pâle ; son teint
pouvait donc tromper une personne qui la voyait
pour la première fois.
– J’ai la fièvre, dit-elle ; je n’ai pas dormi un
seul instant pendant toute cette longue nuit, je
souffre horriblement : serez-vous plus humaine
qu’on ne l’a été hier avec moi ? Tout ce que je
demande, au reste, c’est la permission de rester
couchée.
– Voulez-vous qu’on appelle un médecin ? dit
la femme.
Felton écoutait ce dialogue sans dire une
parole.
Milady réfléchissait que plus on l’entourerait
de monde, plus elle aurait de monde à apitoyer, et
plus la surveillance de lord de Winter
redoublerait ; d’ailleurs le médecin pourrait
déclarer que la maladie était feinte, et Milady,
après avoir perdu la première partie, ne voulait
pas perdre la seconde.
– Aller chercher un médecin, dit-elle, à quoi
bon ? ces messieurs ont déclaré hier que mon mal

222
était une comédie, il en serait sans doute de
même aujourd’hui ; car depuis hier soir, on a eu
le temps de prévenir le docteur.
– Alors, dit Felton impatienté, dites vous-
même, madame, quel traitement vous voulez
suivre.
– Eh ! le sais-je, moi ? mon Dieu ! je sens que
je souffre, voilà tout, que l’on me donne ce que
l’on voudra, peu m’importe.
– Allez chercher lord de Winter, dit Felton
fatigué de ces plaintes éternelles.
– Oh ! non, non ! s’écria Milady, non,
monsieur, ne l’appelez pas, je vous en conjure, je
suis bien, je n’ai besoin de rien, ne l’appelez pas.
Elle mit une véhémence si prodigieuse, une
éloquence si entraînante dans cette exclamation,
que Felton, entraîné, fit quelques pas dans la
chambre.
« Il est ému », pensa Milady.
– Cependant, madame, dit Felton, si vous
souffrez réellement, on enverra chercher un
médecin, et si vous nous trompez, eh bien ! ce

223
sera tant pis pour vous, mais du moins, de notre
côté, nous n’aurons rien à nous reprocher.
Milady ne répondit point ; mais renversant sa
belle tête sur son oreiller, elle fondit en larmes et
éclata en sanglots.
Felton la regarda un instant avec son
impassibilité ordinaire ; puis voyant que la crise
menaçait de se prolonger, il sortit ; la femme le
suivit. Lord de Winter ne parut pas.
« Je crois que je commence à voir clair,
murmura Milady avec une joie sauvage, en
s’ensevelissant sous les draps pour cacher à tous
ceux qui pourraient l’épier cet élan de satisfaction
intérieure. »
Deux heures s’écoulèrent.
« Maintenant il est temps que la maladie cesse,
dit-elle : levons-nous et obtenons quelque succès
dès aujourd’hui ; je n’ai que dix jours, et ce soir il
y en aura deux d’écoulés. »
En entrant, le matin, dans la chambre de
Milady, on lui avait apporté son déjeuner ; or elle
avait pensé qu’on ne tarderait pas à venir enlever

224
la table, et qu’en ce moment elle reverrait Felton.
Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et,
sans faire attention si Milady avait ou non touché
au repas, fit un signe pour qu’on emportât hors de
la chambre la table, que l’on apportait
ordinairement toute servie.
Felton resta le dernier, il tenait un livre à la
main.
Milady, couchée dans un fauteuil près de la
cheminée, belle, pâle et résignée, ressemblait à
une vierge sainte attendant le martyre.
Felton s’approcha d’elle et dit :
– Lord de Winter, qui est catholique comme
vous, madame, a pensé que la privation des rites
et des cérémonies de votre religion peut vous être
pénible : il consent donc à ce que vous lisiez
chaque jour l’ordinaire de votre messe, et voici
un livre qui en contient le rituel.
À l’air dont Felton déposa ce livre sur la petite
table près de laquelle était Milady, au ton dont il
prononça ces deux mots votre messe, au sourire
dédaigneux dont il les accompagna, Milady leva

225
la tête et regarda plus attentivement l’officier.
Alors, à cette coiffure sévère, à ce costume
d’une simplicité exagérée, à ce front poli comme
le marbre, mais dur et impénétrable comme lui,
elle reconnut un de ces sombres puritains qu’elle
avait rencontrés si souvent tant à la cour du roi
Jacques1 qu’à celle du roi de France, où, malgré
le souvenir de la Saint-Barthélemy, ils venaient
parfois chercher un refuge.
Elle eut donc une de ces inspirations subites
comme les gens de génie seuls en reçoivent dans
les grandes crises, dans les moments suprêmes
qui doivent décider de leur fortune ou de leur vie.
Ces deux mots, votre messe, et un simple coup
d’œil jeté sur Felton, lui avaient en effet révélé
toute l’importance de la réponse qu’elle allait
faire.
Mais avec cette rapidité d’intelligence qui lui
était particulière, cette réponse toute formulée se
présenta sur ses lèvres :

1
Jacques Ier, mort en 1625.

226
– Moi ! dit-elle avec un accent de dédain
monté à l’unisson de celui qu’elle avait remarqué
dans la voix du jeune officier, moi, monsieur, ma
messe ! Lord de Winter, le catholique corrompu,
sait bien que je ne suis pas de sa religion, et c’est
un piège qu’il veut me tendre !
– Et de quelle religion êtes-vous donc,
madame ? demanda Felton avec un étonnement
que, malgré son empire sur lui-même, il ne put
cacher entièrement.
– Je le dirai, s’écria Milady avec une
exaltation feinte, le jour où j’aurai assez souffert
pour ma foi.
Le regard de Felton découvrit à Milady toute
l’étendue de l’espace qu’elle venait de s’ouvrir
par cette seule parole.
Cependant le jeune officier demeura muet et
immobile, son regard seul avait parlé.
– Je suis aux mains de mes ennemis, continua-
t-elle avec ce ton d’enthousiasme qu’elle savait
familier aux puritains ; eh bien ! que mon Dieu
me sauve ou que je périsse pour mon Dieu ! voilà

227
la réponse que je vous prie de faire à lord de
Winter. Et quant à ce livre, ajouta-t-elle en
montrant le rituel du bout du doigt, mais sans le
toucher, comme si elle eût dû être souillée par cet
attouchement, vous pouvez le remporter et vous
en servir pour vous-même, car sans doute vous
êtes doublement complice de lord de Winter,
complice dans sa persécution, complice dans son
hérésie.
Felton ne répondit rien, prit le livre avec le
même sentiment de répugnance qu’il avait déjà
manifesté et se retira pensif.
Lord de Winter vint vers les cinq heures du
soir ; Milady avait eu le temps pendant toute la
journée de se tracer son plan de conduite ; elle le
reçut en femme qui a déjà repris tous ses
avantages.
– Il paraît, dit le baron en s’asseyant dans un
fauteuil en face de celui qu’occupait Milady et en
étendant nonchalamment ses pieds sur le foyer, il
paraît que nous avons fait une petite apostasie !
– Que voulez-vous dire, monsieur ?

228
– Je veux dire que depuis la dernière fois que
nous nous sommes vus, nous avons changé de
religion ; auriez-vous épousé un troisième mari
protestant, par hasard ?
– Expliquez-vous, milord, reprit la prisonnière
avec majesté, car je vous déclare que j’entends
vos paroles, mais que je ne les comprends pas.
– Alors, c’est que vous n’avez pas de religion
du tout ; j’aime mieux cela, reprit en ricanant lord
de Winter.
– Il est certain que cela est plus selon vos
principes, reprit froidement Milady.
– Oh ! je vous avoue que cela m’est
parfaitement égal.
– Oh ! vous n’avoueriez pas cette indifférence
religieuse, milord, que vos débauches et vos
crimes en feraient foi.
– Hein ! vous parlez de débauches, madame
Messaline, vous parlez de crimes, lady Macbeth !
Ou j’ai mal entendu, ou vous êtes, pardieu, bien
impudente.
– Vous parlez ainsi parce que vous savez

229
qu’on nous écoute, monsieur, répondit
froidement Milady, et que vous voulez intéresser
vos geôliers et vos bourreaux contre moi.
– Mes geôliers ! mes bourreaux ! Ouais,
madame, vous le prenez sur un ton poétique, et la
comédie d’hier tourne ce soir à la tragédie. Au
reste, dans huit jours vous serez où vous devez
être et ma tâche sera achevée.
– Tâche infâme ! tâche impie ! reprit Milady
avec l’exaltation de la victime qui provoque son
juge.
– Je crois, ma parole d’honneur, dit de Winter
en se levant, que la drôlesse devient folle. Allons,
allons, calmez-vous, madame la puritaine, ou je
vous fais mettre au cachot. Pardieu ! c’est mon
vin d’Espagne qui vous monte à la tête, n’est-ce
pas ? Mais, soyez tranquille, cette ivresse-là n’est
pas dangereuse et n’aura pas de suites.
Et lord de Winter se retira en jurant, ce qui à
cette époque était une habitude toute cavalière.
Felton était en effet derrière la porte et n’avait
pas perdu un mot de toute cette scène.

230
Milady avait deviné juste.
– Oui, va ! va ! dit-elle à son frère, les suites
approchent, au contraire, mais tu ne les verras,
imbécile, que lorsqu’il ne sera plus temps de les
éviter.
Le silence se rétablit, deux heures
s’écoulèrent ; on apporta le souper, et l’on trouva
Milady occupée à faire tout haut ses prières,
prières qu’elle avait apprises d’un vieux serviteur
de son second mari, puritain des plus austères.
Elle semblait en extase et ne parut pas même
faire attention à ce qui se passait autour d’elle.
Felton fit signe qu’on ne la dérangeât point, et
lorsque tout fut en état il sortit sans bruit avec les
soldats.
Milady savait qu’elle pouvait être épiée, elle
continua donc ses prières jusqu’à la fin, et il lui
sembla que le soldat qui était de sentinelle à sa
porte ne marchait plus du même pas et paraissait
écouter.
Pour le moment, elle n’en voulait pas
davantage, elle se releva, se mit à table, mangea
peu et ne but que de l’eau.

231
Une heure après on vint enlever la table, mais
Milady remarqua que cette fois Felton
n’accompagnait point les soldats.
Il craignait donc de la voir trop souvent.
Elle se retourna vers le mur pour sourire, car il
y avait dans ce sourire une telle expression de
triomphe que ce seul sourire l’eût dénoncée.
Elle laissa encore s’écouler une demi-heure, et
comme en ce moment tout faisait silence dans le
vieux château, comme on n’entendait que
l’éternel murmure de la houle, cette respiration
immense de l’océan, de sa voix pure,
harmonieuse et vibrante, elle commença le
premier couplet de ce psaume alors en entière
faveur près des puritains :

Seigneur, si tu nous abandonnes,


C’est pour voir si nous sommes forts.
Mais ensuite c’est toi qui donnes
De ta céleste main la palme à nos efforts1.

1
Les variantes observées sur le ms. de Maquet semble

232
Ces vers n’étaient pas excellents, il s’en fallait
même de beaucoup ; mais, comme on le sait, les
protestants ne se piquaient pas de poésie.
Tout en chantant, Milady écoutait : le soldat
de garde à sa porte s’était arrêté comme s’il eût
été changé en pierre. Milady put donc juger de
l’effet qu’elle avait produit.
Alors elle continua son chant avec une ferveur
et un sentiment inexprimables ; il lui sembla que
les sons se répandaient au loin sous les voûtes et
allaient comme un charme magique adoucir le
cœur de ses geôliers. Cependant il paraît que le
soldat en sentinelle, zélé catholique sans doute,
secoua le charme, car à travers la porte :
– Taisez-vous donc, madame, dit-il, votre
chanson est triste comme un De profundis, et si,
outre l’agrément d’être en garnison ici, il faut
encore y entendre de pareilles choses, ce sera à
n’y point tenir.

indiquer que ce psaume, tout ou partie, a été composé par


Dumas lui-même.

233
– Silence ! dit alors une voix grave, que
Milady reconnut pour celle de Felton ; de quoi
vous mêlez-vous, drôle ? Vous a-t-on ordonné
d’empêcher cette femme de chanter ? Non. On
vous a dit de la garder, de tirer sur elle si elle
essayait de fuir. Gardez-la ; si elle fuit, tuez-la ;
mais ne changez rien à la consigne.
Une expression de joie indicible illumina le
visage de Milady, mais cette expression fut
fugitive comme le reflet d’un éclair, et, sans
paraître avoir entendu le dialogue dont elle
n’avait pas perdu un mot, elle reprit en donnant à
sa voix tout le charme, toute l’étendue et toute la
séduction que le démon y avait mis :

Pour tant de pleurs et de misère,


Pour mon exil et pour mes fers,
J’ai ma jeunesse, ma prière,
Et Dieu, qui comptera les maux que j’ai
soufferts.

Cette voix, d’une étendue inouïe et d’une

234
passion sublime, donnait à la poésie rude et
inculte de ces psaumes une magie et une
expression que les puritains les plus exaltés
trouvaient rarement dans les chants de leurs
frères, et qu’ils étaient forcés d’orner de toutes
les ressources de leur imagination : Felton crut
entendre chanter l’ange qui consolait les trois
Hébreux dans la fournaise1.
Milady continua :

Mais le jour de la délivrance


Viendra pour nous, Dieu juste et fort ;
Et s’il trompe notre espérance,
Il nous reste toujours le martyre et la mort.

Ce couplet, dans lequel la terrible


enchanteresse s’efforça de mettre toute son âme,
acheva de porter le désordre dans le cœur du
jeune officier : il ouvrit brusquement la porte, et

1
Daniel, III, 8-30 : les trois Hébreux s’appelaient Shadrak,
Méshak et Abel Négo. « Béni soit le Dieu [...] qui a envoyé son
ange et délivré ses serviteurs. »

235
Milady le vit apparaître pâle comme toujours,
mais les yeux ardents et presque égarés.
– Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec
une pareille voix ?
– Pardon, monsieur, dit Milady avec douceur,
j’oubliais que mes chants ne sont pas de mise
dans cette maison. Je vous ai sans doute offensé
dans vos croyances ; mais c’était sans le vouloir,
je vous jure ; pardonnez-moi donc une faute qui
est peut-être grande, mais qui certainement est
involontaire.
Milady était si belle dans ce moment, l’extase
religieuse dans laquelle elle semblait plongée
donnait une telle expression à sa physionomie,
que Felton, ébloui, crut voir l’ange que tout à
l’heure il croyait seulement entendre.
– Oui, oui, répondit-il, oui : vous troublez,
vous agitez les gens qui habitent ce château.
Et le pauvre insensé ne s’apercevait pas lui-
même de l’incohérence de ses discours, tandis
que Milady plongeait son œil de lynx au plus
profond de son cœur.

236
– Je me tairai, dit Milady en baissant les yeux
avec toute la douceur qu’elle put donner à sa
voix, avec toute la résignation qu’elle put
imprimer à son maintien.
– Non, non, madame, dit Felton ; seulement,
chantez moins haut, la nuit surtout.
Et à ces mots, Felton, sentant qu’il ne pourrait
pas conserver longtemps sa sévérité à l’égard de
la prisonnière, s’élança hors de son appartement.
– Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat ;
ces chants bouleversent l’âme ; cependant on finit
par s’y accoutumer : sa voix est si belle !

237
54

Troisième journée de captivité

Felton était venu ; mais il y avait encore un


pas à faire : il fallait le retenir, ou plutôt il fallait
qu’il restât tout seul ; et Milady ne voyait encore
qu’obscurément le moyen qui devait la conduire
à ce résultat.
Il fallait plus encore : il fallait le faire parler,
afin de lui parler aussi ; car, Milady le savait
bien, sa plus grande séduction était dans sa voix,
qui parcourait si habilement toute la gamme des
tons, depuis la parole humaine jusqu’au langage
céleste.
Et cependant, malgré toute cette séduction,
Milady pouvait échouer, car Felton était prévenu,
et cela contre le moindre hasard. Dès lors, elle
surveilla toutes ses actions, toutes ses paroles,
jusqu’au plus simple regard de ses yeux, jusqu’à

238
son geste, jusqu’à sa respiration, qu’on pouvait
interpréter comme un soupir. Enfin, elle étudia
tout, comme fait un habile comédien à qui l’on
vient de donner un rôle nouveau dans un emploi
qu’il n’a pas l’habitude de tenir.
Vis-à-vis de lord de Winter sa conduite était
plus facile ; aussi avait-elle été arrêtée dès la
veille. Rester muette et digne en sa présence, de
temps en temps l’irriter par un dédain affecté, par
un mot méprisant, le pousser à des menaces et à
des violences qui faisaient un contraste avec sa
résignation à elle, tel était son projet. Felton
verrait : peut-être ne dirait-il rien ; mais il verrait.
Le matin, Felton vint comme d’habitude ;
mais Milady le laissa présider à tous les apprêts
du déjeuner sans lui adresser la parole. Aussi, au
moment où il allait se retirer, eut-elle une lueur
d’espoir ; car elle crut que c’était lui qui allait
parler ; mais ses lèvres remuèrent sans qu’aucun
son sortît de sa bouche, et, faisant un effort sur
lui-même, il renferma dans son cœur les paroles
qui allaient s’échapper de ses lèvres, et sortit.
Vers midi, lord de Winter entra.

239
Il faisait une assez belle journée d’hiver, et un
rayon de ce pâle soleil d’Angleterre qui éclaire,
mais qui n’échauffe pas, passait à travers les
barreaux de la prison.
Milady regardait par la fenêtre, et fit semblant
de ne pas entendre la porte qui s’ouvrait.
– Ah ! ah ! dit lord de Winter, après avoir fait
de la comédie, après avoir fait de la tragédie,
voilà que nous faisons de la mélancolie.
La prisonnière ne répondit pas.
– Oui, oui, continua lord de Winter, je
comprends ; vous voudriez bien être en liberté sur
ce rivage ; vous voudriez bien, sur un bon navire,
fendre les flots de cette mer verte comme de
l’émeraude ; vous voudriez bien, soit sur terre,
soit sur l’océan, me dresser une de ces bonnes
petites embuscades comme vous savez si bien les
combiner. Patience ! patience ! Dans quatre jours,
le rivage vous sera permis, la mer vous sera
ouverte, plus ouverte que vous ne le voudrez, car
dans quatre jours l’Angleterre sera débarrassée de
vous.

240
Milady joignit les mains, et levant ses beaux
yeux vers le ciel :
– Seigneur ! Seigneur ! dit-elle avec une
angélique suavité de geste et d’intonation,
pardonnez à cet homme, comme je lui pardonne
moi-même.
– Oui, prie, maudite, s’écria le baron, ta prière
est d’autant plus généreuse que tu es, je te le jure,
au pouvoir d’un homme qui ne pardonnera pas.
Et il sortit.
Au moment où il sortait, un regard perçant
glissa par la porte entrebâillée, et elle aperçut
Felton qui se rangeait rapidement pour n’être pas
vu d’elle.
Alors elle se jeta à genoux et se mit à prier.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, vous savez
pour quelle sainte cause je souffre, donnez-moi
donc la force de souffrir.
La porte s’ouvrit doucement ; la belle
suppliante fit semblant de n’avoir pas entendu, et
d’une voix pleine de larmes, elle continua :
– Dieu vengeur ! Dieu de bonté ! laisserez-

241
vous s’accomplir les affreux projets de cet
homme !
Alors, seulement, elle feignit d’entendre le
bruit des pas de Felton et, se relevant rapide
comme la pensée, elle rougit comme si elle eût
été honteuse d’avoir été surprise à genoux.
– Je n’aime point à déranger ceux qui prient,
madame, dit gravement Felton ; ne vous dérangez
donc pas pour moi, je vous en conjure.
– Comment savez-vous que je priais,
monsieur ? dit Milady d’une voix suffoquée par
les sanglots ; vous vous trompiez, monsieur, je ne
priais pas.
– Pensez-vous donc, madame, répondit Felton
de sa même voix grave, quoique avec un accent
plus doux, que je me croie le droit d’empêcher
une créature de se prosterner devant son
Créateur ? À Dieu ne plaise ! D’ailleurs le
repentir sied bien aux coupables ; quelque crime
qu’il ait commis, un coupable m’est sacré aux
pieds de Dieu.
– Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire

242
qui eût désarmé l’ange du jugement dernier.
Coupable ! mon Dieu, tu sais si je le suis ! Dites
que je suis condamnée, monsieur, à la bonne
heure ; mais vous le savez, Dieu qui aime les
martyrs, permet que l’on condamne quelquefois
les innocents.
– Fussiez-vous condamnée, fussiez-vous
martyre, répondit Felton, raison de plus pour
prier, et moi-même, je vous aiderai de mes
prières.
– Oh ! vous êtes un juste, vous, s’écria Milady
en se précipitant à ses pieds ; tenez, je n’y puis
tenir plus longtemps, car je crains de manquer de
force au moment où il me faudra soutenir la lutte
et confesser ma foi ; écoutez donc la supplication
d’une femme au désespoir. On vous abuse,
monsieur, mais il n’est pas question de cela, je ne
vous demande qu’une grâce, et, si vous me
l’accordez, je vous bénirai dans ce monde et dans
l’autre.
– Parlez au maître, madame, dit Felton ; je ne
suis heureusement chargé, moi, ni de pardonner
ni de punir, et c’est à plus haut que moi que Dieu

243
a remis cette responsabilité.
– À vous, non, à vous seul. Écoutez-moi,
plutôt que de contribuer à ma perte, plutôt que de
contribuer à mon ignominie.
– Si vous avez mérité cette honte, madame, si
vous avez encouru cette ignominie, il faut la subir
en l’offrant à Dieu.
– Que dites-vous ? Oh ! vous ne me
comprenez pas ! Quand je parle d’ignominie,
vous croyez que je parle d’un châtiment
quelconque, de la prison ou de la mort ! Plût au
ciel ! Que m’importent, à moi, la mort ou la
prison !
– C’est moi qui ne vous comprends plus,
madame.
– Ou qui faites semblant de ne plus me
comprendre, monsieur, répondit la prisonnière
avec un sourire de doute.
– Non, madame, sur l’honneur d’un soldat, sur
la foi d’un chrétien !
– Comment ! vous ignorez les desseins de lord
de Winter sur moi.

244
– Je les ignore.
– Impossible, vous son confident !
– Je ne mens jamais, madame.
– Oh ! il se cache trop peu cependant pour
qu’on ne les devine pas.
– Je ne cherche à rien deviner, madame ;
j’attends qu’on me confie, et à part ce qu’il m’a
dit devant vous, lord de Winter ne m’a rien
confié.
– Mais, s’écria Milady avec un incroyable
accent de vérité, vous n’êtes donc pas son
complice, vous ne savez donc pas qu’il me
destine à une honte que tous les châtiments de la
terre ne sauraient égaler en horreur ?
– Vous vous trompez, madame, dit Felton en
rougissant, lord de Winter n’est pas capable d’un
tel crime.
« Bon, dit Milady en elle-même, sans savoir
ce que c’est, il appelle cela un crime ! »
Puis tout haut :
– L’ami de l’infâme est capable de tout.

245
– Qui appelez-vous l’infâme ? demanda
Felton.
– Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes à
qui un semblable nom puisse convenir ?
– Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit
Felton, dont les regards s’enflammèrent.
– Que les païens, les gentils et les infidèles
appellent duc de Buckingham, reprit Milady ; je
n’aurais pas cru qu’il y aurait eu un Anglais dans
toute l’Angleterre qui eût eu besoin d’une si
longue explication pour reconnaître celui dont je
voulais parler !
– La main du Seigneur est étendue sur lui, dit
Felton, il n’échappera pas au châtiment qu’il
mérite.
Felton ne faisait qu’exprimer à l’égard du duc
le sentiment d’exécration que tous les Anglais
avaient voué à celui que les catholiques eux-
mêmes appelaient l’exacteur, le concussionnaire,
le débauché, et que les puritains appelaient tout
simplement Satan.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Milady,

246
quand je vous supplie d’envoyer à cet homme le
châtiment qui lui est dû, vous savez que ce n’est
pas ma propre vengeance que je poursuis, mais la
délivrance de tout un peuple que j’implore.
– Le connaissez-vous donc ? demanda Felton.
« Enfin, il m’interroge », se dit en elle-même
Milady au comble de la joie d’en être arrivée si
vite à un si grand résultat.
– Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon
malheur, pour mon malheur éternel.
Et Milady se tordit les bras comme arrivée au
paroxysme de la douleur. Felton sentit sans doute
en lui-même que sa force l’abandonnait, et il fit
quelques pas vers la porte ; la prisonnière, qui ne
le perdait pas de vue, bondit à sa poursuite et
l’arrêta.
– Monsieur ! s’écria-t-elle, soyez bon, soyez
clément, écoutez ma prière : ce couteau que la
fatale prudence du baron m’a enlevé, parce qu’il
sait l’usage que j’en veux faire ; oh ! écoutez-moi
jusqu’au bout ! ce couteau, rendez-le-moi une
minute seulement, par grâce, par pitié !

247
J’embrasse vos genoux ; voyez, vous fermerez la
porte, ce n’est pas à vous que j’en veux : Dieu !
vous en vouloir, à vous, le seul être juste, bon et
compatissant que j’aie rencontré ! à vous, mon
sauveur peut-être ! Une minute, ce couteau, une
minute, une seule, et je vous le rends par le
guichet de la porte ; rien qu’une minute,
monsieur Felton, et vous m’aurez sauvé
l’honneur !
– Vous tuer ! s’écria Felton avec terreur,
oubliant de retirer ses mains des mains de la
prisonnière ; vous tuer !
– J’ai dit, monsieur, murmura Milady en
baissant la voix et en se laissant tomber affaissée
sur le parquet, j’ai dit mon secret ! Il sait tout !
Mon Dieu, je suis perdue !
Felton demeurait debout, immobile et indécis.
« Il doute encore, pensa Milady, je n’ai pas été
assez vraie. »
On entendit marcher dans le corridor ; Milady
reconnut le pas de lord de Winter. Felton le
reconnut aussi et s’avança vers la porte.

248
Milady s’élança.
– Oh ! pas un mot, dit-elle d’une voix
concentrée, pas un mot de tout ce que je vous ai
dit à cet homme, ou je suis perdue, et c’est vous,
vous...
Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se
tut de peur qu’on n’entendît sa voix, appuyant
avec un geste de terreur infinie sa belle main sur
la bouche de Felton. Felton repoussa doucement
Milady, qui alla tomber sur une chaise longue.
Lord de Winter passa devant la porte sans
s’arrêter, et l’on entendit le bruit des pas qui
s’éloignaient.
Felton, pâle comme la mort, resta quelques
instants l’oreille tendue et écoutant, puis quand le
bruit se fut éteint tout à fait, il respira comme un
homme qui sort d’un songe, et s’élança hors de
l’appartement.
« Ah ! dit Milady en écoutant à son tour le
bruit des pas de Felton, qui s’éloignaient dans la
direction opposée à ceux de lord de Winter, enfin
tu es donc à moi ! »

249
Puis son front se rembrunit.
« S’il parle au baron, dit-elle, je suis perdue,
car le baron, qui sait bien que je ne me tuerai pas,
me mettra devant lui un couteau entre les mains,
et il verra bien que tout ce grand désespoir n’était
qu’un jeu. »
Elle alla se placer devant sa glace et se
regarda, jamais elle n’avait été si belle.
« Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui
parlera pas. »
Le soir, lord de Winter accompagna le souper.
– Monsieur, lui dit Milady, votre présence est-
elle un accessoire obligé de ma captivité, et ne
pourriez-vous pas m’épargner ce surcroît de
tortures que me causent vos visites ?
– Comment donc, chère sœur ! dit de Winter,
ne m’avez-vous pas sentimentalement annoncé,
de cette jolie bouche si cruelle pour moi
aujourd’hui, que vous veniez en Angleterre à
cette seule fin de me voir tout à votre aise,
jouissance dont, me disiez-vous, vous ressentiez
si vivement la privation, que vous avez tout

250
risqué pour cela : mal de mer, tempête, captivité !
Eh bien ! me voilà, soyez satisfaite ; d’ailleurs,
cette fois ma visite a un motif.
Milady frissonna, elle crut que Felton avait
parlé ; jamais de sa vie, peut-être, cette femme,
qui avait éprouvé tant d’émotions puissantes et
opposées, n’avait senti battre son cœur si
violemment.
Elle était assise ; lord de Winter prit un
fauteuil, le tira à son côté et s’assit auprès d’elle,
puis prenant dans sa poche un papier qu’il
déploya lentement :
– Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer
cette espèce de passeport que j’ai rédigé moi-
même et qui vous servira désormais de numéro
d’ordre dans la vie que je consens à vous laisser.
Puis ramenant ses yeux de Milady sur le
papier, il lut :

Ordre de conduire à...

– Le nom est en blanc, interrompit de Winter :

251
si vous avez quelque préférence, vous me
l’indiquerez ; et pour peu que ce soit à un millier
de lieues de Londres, il sera fait droit à votre
requête. Je reprends donc :

Ordre de conduire à... la nommée Charlotte


Backson, flétrie par la justice du royaume de
France, mais libérée après châtiment ; elle
demeurera dans cette résidence, sans jamais s’en
écarter de plus de trois lieues. En cas de tentative
d’évasion, la peine de mort lui sera appliquée.
Elle touchera cinq schellings1 par jour pour son
logement et sa nourriture.

– Cet ordre ne me concerne pas, répondit


froidement Milady, puisqu’un autre nom que le
mien y est porté.
– Un nom ! Est-ce que vous en avez un ?
– J’ai celui de votre frère.
– Vous vous trompez, mon frère n’est que

1
Schelling : shilling, monnaie d’argent.

252
votre second mari, et le premier vit encore. Dites-
moi son nom et je le mettrai en place du nom de
Charlotte Backson. Non ?... Vous ne voulez
pas ?... Vous gardez le silence ? C’est bien !
Vous serez écrouée sous le nom de Charlotte
Backson.
Milady demeura silencieuse ; seulement, cette
fois ce n’était plus par affectation, mais par
terreur : elle crut l’ordre prêt à être exécuté ; elle
pensa que lord de Winter avait avancé son
départ ; elle crut qu’elle était condamnée à partir
le soir même. Tout dans son esprit fut donc perdu
pendant un instant, quand tout à coup elle
s’aperçut que l’ordre n’était revêtu d’aucune
signature.
La joie qu’elle ressentit de cette découverte fut
si grande, qu’elle ne put la cacher.
– Oui, oui, dit lord de Winter, qui s’aperçut de
ce qui se passait en elle, oui, vous cherchez la
signature, et vous vous dites : tout n’est pas
perdu, puisque cet acte n’est pas signé ; on me le
montre pour m’effrayer, voilà tout. Vous vous
trompez : demain cet ordre sera envoyé à lord

253
Buckingham ; après-demain il reviendra signé de
sa main et revêtu de son sceau, et vingt-quatre
heures après, c’est moi qui vous en réponds, il
recevra son commencement d’exécution. Adieu,
madame, voilà tout ce que j’avais à vous dire.
– Et moi je vous répondrai, monsieur, que cet
abus de pouvoir, que cet exil sous un nom
supposé sont une infamie.
– Aimez-vous mieux être pendue sous votre
vrai nom, Milady ? Vous le savez, les lois
anglaises sont inexorables sur l’abus que l’on fait
du mariage ; expliquez-vous franchement :
quoique mon nom ou plutôt le nom de mon frère
se trouve mêlé dans tout cela, je risquerai le
scandale d’un procès public pour être sûr que du
coup je serai débarrassé de vous.
Milady ne répondit pas, mais devint pâle
comme un cadavre.
– Oh ! je vois que vous aimez mieux la
pérégrination. À merveille, madame, et il y a un
vieux proverbe qui dit que les voyages forment la
jeunesse. Ma foi ! vous n’avez pas tort, après
tout, et la vie est bonne. C’est pour cela que je ne

254
me soucie pas que vous me l’ôtiez. Reste donc à
régler l’affaire des cinq schellings ; je me montre
un peu parcimonieux, n’est-ce pas ? Cela tient à
ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez
vos gardiens. D’ailleurs il vous restera toujours
vos charmes pour les séduire. Usez-en si votre
échec avec Felton ne vous a pas dégoûtée des
tentatives de ce genre.
« Felton n’a point parlé, se dit Milady à elle-
même, rien n’est perdu alors. »
– Et maintenant, madame, à vous revoir.
Demain je viendrai vous annoncer le départ de
mon messager.
Lord de Winter se leva, salua ironiquement
Milady et sortit.
Milady respira : elle avait encore quatre jours
devant elle ; quatre jours lui suffiraient pour
achever de séduire Felton.
Une idée terrible lui vint alors, c’est que lord
de Winter enverrait peut-être Felton lui-même
pour faire signer l’ordre à Buckingham ; de cette
façon Felton lui échappait, et pour que la

255
prisonnière réussît il fallait la magie d’une
séduction continue.
Cependant, comme nous l’avons dit, une
chose la rassurait : Felton n’avait pas parlé.
Elle ne voulut point paraître émue par les
menaces de lord de Winter, elle se mit à table et
mangea.
Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit
à genoux, et répéta tout haut ses prières. Comme
la veille, le soldat cessa de marcher et s’arrêta
pour l’écouter.
Bientôt elle entendit des pas plus légers que
ceux de la sentinelle qui venaient du fond du
corridor et qui s’arrêtaient devant sa porte.
« C’est lui », dit-elle.
Et elle commença le même chant religieux qui
la veille avait si violemment exalté Felton.
Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore
eût vibré plus harmonieuse et plus déchirante que
jamais, la porte resta close. Il parut bien à
Milady, dans un des regards furtifs qu’elle lançait
sur le petit guichet, apercevoir à travers le

256
grillage serré les yeux ardents du jeune homme ;
mais, que ce fût une réalité ou une vision, cette
fois il eut sur lui-même la puissance de ne pas
entrer.
Seulement, quelques instants après qu’elle eut
fini son chant religieux, Milady crut entendre un
profond soupir ; puis les mêmes pas qu’elle avait
entendus s’approcher s’éloignèrent lentement et
comme à regret.

257
55

Quatrième journée de captivité1

Le lendemain, lorsque Felton entra chez


Milady, il la trouva debout, montée sur un
fauteuil, tenant entre ses mains une corde tissée à
l’aide de quelques mouchoirs de batiste déchirés
en lanières tressées les unes avec les autres et
attachées bout à bout ; au bruit que fit Felton en
ouvrant la porte, Milady sauta légèrement à bas
de son fauteuil, et essaya de cacher derrière elle
cette corde improvisée, qu’elle tenait à la main.
Le jeune homme était plus pâle encore que
d’habitude, et ses yeux rougis par l’insomnie
indiquaient qu’il avait passé une nuit fiévreuse.
Cependant son front était armé d’une sérénité
plus austère que jamais.

1
Ms. de Maquet : fragment.

258
Il s’avança lentement vers Milady, qui s’était
assise, et prenant un bout de la tresse meurtrière
que par mégarde ou à dessein peut-être elle avait
laissé passer :
– Qu’est-ce que cela, madame ? demanda-t-il
froidement.
– Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette
expression douloureuse qu’elle savait si bien
donner à son sourire, l’ennui est l’ennemi mortel
des prisonniers, je m’ennuyais et je me suis
amusée à tresser cette corde.
Felton porta les yeux vers le point du mur de
l’appartement devant lequel il avait trouvé
Milady debout sur le fauteuil où elle était assise
maintenant, et au-dessus de sa tête il aperçut un
crampon doré, scellé dans le mur, et qui servait à
accrocher soit des hardes, soit des armes.
Il tressaillit, et la prisonnière vit ce
tressaillement ; car, quoiqu’elle eût les yeux
baissés, rien ne lui échappait.
– Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil ?
demanda-t-il.

259
– Que vous importe ? répondit Milady.
– Mais, reprit Felton, je désire le savoir.
– Ne m’interrogez pas, dit la prisonnière, vous
savez bien qu’à nous autres, véritables chrétiens,
il nous est défendu de mentir.
– Eh bien ! dit Felton, je vais vous le dire, ce
que vous faisiez, ou plutôt ce que vous alliez
faire ; vous alliez achever l’œuvre fatale que vous
nourrissez dans votre esprit : songez-y, madame,
si notre Dieu défend le mensonge, il défend bien
plus sévèrement encore le suicide.
– Quand Dieu voit une de ses créatures
persécutée injustement, placée entre le suicide et
le déshonneur, croyez-moi, monsieur, répondit
Milady d’un ton de profonde conviction, Dieu lui
pardonne le suicide : car, alors, le suicide c’est le
martyre.
– Vous en dites trop ou trop peu ; parlez,
madame, au nom du ciel, expliquez-vous.
– Que je vous raconte mes malheurs, pour que
vous les traitiez de fables ; que je vous dise mes
projets, pour que vous alliez les dénoncer à mon

260
persécuteur : non, monsieur ; d’ailleurs, que vous
importe la vie ou la mort d’une malheureuse
condamnée ? Vous ne répondez que de mon
corps, n’est-ce pas ? Et pourvu que vous
représentiez un cadavre, qu’il soit reconnu pour
le mien, on ne vous en demandera pas davantage,
et peut-être, même, aurez-vous double
récompense.
– Moi, madame, moi ! s’écria Felton, supposer
que j’accepterais jamais le prix de votre vie ; oh !
vous ne pensez pas ce que vous dites.
– Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire,
dit Milady en s’exaltant, tout soldat doit être
ambitieux, n’est-ce pas ? Vous êtes lieutenant, eh
bien ! vous suivrez mon convoi avec le grade de
capitaine.
– Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton
ébranlé, pour que vous me chargiez d’une pareille
responsabilité devant les hommes et devant
Dieu ? Dans quelques jours vous allez être loin
d’ici, madame, votre vie ne sera plus sous ma
garde, et, ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en
ferez ce que vous voudrez.

261
– Ainsi, s’écria Milady comme si elle ne
pouvait résister à une sainte indignation, vous, un
homme pieux, vous que l’on appelle un juste,
vous ne demandez qu’une chose : c’est de n’être
point inculpé, inquiété pour ma mort !
– Je dois veiller sur votre vie, madame, et j’y
veillerai.
– Mais comprenez-vous la mission que vous
remplissez ? Cruelle déjà si j’étais coupable, quel
nom lui donnerez-vous, quel nom le Seigneur lui
donnera-t-il, si je suis innocente ?
– Je suis soldat, madame, et j’accomplis les
ordres que j’ai reçus.
– Croyez-vous qu’au jour du jugement dernier
Dieu séparera les bourreaux aveugles des juges
iniques ? Vous ne voulez pas que je tue mon
corps, et vous vous faites l’agent de celui qui veut
tuer mon âme !
– Mais, je vous le répète, reprit Felton ébranlé,
aucun danger ne vous menace, et je réponds de
lord de Winter comme de moi-même.
– Insensé ! s’écria Milady, pauvre insensé, qui

262
ose répondre d’un autre homme quand les plus
sages, quand les plus grands selon Dieu hésitent à
répondre d’eux-mêmes, et qui se range du parti le
plus fort et le plus heureux, pour accabler la plus
faible et la plus malheureuse !
– Impossible, madame, impossible, murmura
Felton, qui sentait au fond du cœur la justesse de
cet argument : prisonnière, vous ne recouvrerez
pas par moi la liberté, vivante, vous ne perdrez
pas par moi la vie.
– Oui, s’écria Milady, mais je perdrai ce qui
m’est bien plus cher que la vie, je perdrai
l’honneur, Felton ; et c’est vous, vous que je ferai
responsable devant Dieu et devant les hommes de
ma honte et de mon infamie.
Cette fois Felton, tout impassible qu’il était ou
qu’il faisait semblant d’être, ne put résister à
l’influence secrète qui s’était déjà emparée de
lui : voir cette femme si belle, blanche comme la
plus candide vision, la voir tour à tour éplorée et
menaçante, subir à la fois l’ascendant de la
douleur et de la beauté, c’était trop pour un
visionnaire, c’était trop pour un cerveau miné par

263
les rêves ardents de la foi extatique, c’était trop
pour un cœur corrodé à la fois par l’amour du ciel
qui brûle, par la haine des hommes qui dévore.
Milady vit le trouble, elle sentait par intuition
la flamme des passions opposées qui brûlaient
avec le sang dans les veines du jeune fanatique ;
et, pareille à un général habile qui, voyant
l’ennemi prêt à reculer, marche sur lui en
poussant un cri de victoire, elle se leva, belle
comme une prêtresse antique, inspirée comme
une vierge chrétienne, et, le bras étendu, le col
découvert, les cheveux épars, retenant d’une main
sa robe pudiquement ramenée sur sa poitrine, le
regard illuminé de ce feu qui avait déjà porté le
désordre dans les sens du jeune puritain, elle
marcha vers lui, s’écriant sur un air véhément, de
sa voix si douce, à laquelle, dans l’occasion, elle
donnait un accent terrible :

Livre à Baal sa victime,


Jette aux lions le martyr :
Dieu te fera repentir !...

264
Je crie à lui de l’abîme1.

Felton s’arrêta sous cette étrange apostrophe,


et comme pétrifié.
– Qui êtes-vous, qui êtes-vous ? s’écria-t-il en
joignant les mains ; êtes-vous une envoyée de
Dieu, êtes-vous un ministre des enfers, êtes-vous
ange ou démon, vous appelez-vous Éloa ou
Astarté ?
– Ne m’as-tu pas reconnue, Felton ? Je ne suis
ni un ange, ni un démon, je suis une fille de la
terre, je suis une sœur de ta croyance, voilà tout.
– Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais
maintenant je crois.
– Tu crois, et cependant tu es le complice de
cet enfant de Bélial qu’on appelle lord de
Winter ! Tu crois, et cependant tu me laisses aux
mains de mes ennemis, de l’ennemi de
l’Angleterre, de l’ennemi de Dieu ? Tu crois, et
cependant tu me livres à celui qui remplit et

1
Psaume : les quatre vers figurent dans le ms. de Maquet.

265
souille le monde de ses hérésies et de ses
débauches, à cet infâme Sardanapale que les
aveugles nomment le duc de Buckingham et que
les croyants appellent l’Antéchrist.
– Moi, vous livrer à Buckingham ! moi ! Que
dites-vous là ?
– Ils ont des yeux, s’écria Milady, et ils ne
verront pas ; ils ont des oreilles, et ils
n’entendront point1.
– Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur
son front couvert de sueur, comme pour en
arracher son dernier doute ; oui, je reconnais la
voix qui me parle dans mes rêves ; oui, je
reconnais les traits de l’ange qui m’apparaît
chaque nuit, criant à mon âme qui ne peut
dormir : « Frappe, sauve l’Angleterre, sauve-toi,
car tu mourras sans avoir désarmé Dieu ! »
Parlez, parlez ! s’écria Felton, je puis vous
comprendre à présent.
Un éclair de joie terrible, mais rapide comme
la pensée, jaillit des yeux de Milady.

1
Marc, VIII, 18.

266
Si fugitive qu’eût été cette lueur homicide,
Felton la vit et tressaillit comme si cette lueur eût
éclairé les abîmes du cœur de cette femme.
Felton se rappela tout à coup les
avertissements de lord de Winter, les séductions
de Milady, ses premières tentatives lors de son
arrivée ; il recula d’un pas et baissa la tête, mais
sans cesser de la regarder : comme si, fasciné par
cette étrange créature, ses yeux ne pouvaient se
détacher de ses yeux.
Milady n’était point femme à se méprendre au
sens de cette hésitation. Sous ses émotions
apparentes, son sang-froid glacé ne l’abandonnait
point. Avant que Felton lui eût répondu et qu’elle
fût forcée de reprendre cette conversation si
difficile à soutenir sur le même accent
d’exaltation, elle laissa retomber ses mains, et,
comme si la faiblesse de la femme reprenait le
dessus sur l’enthousiasme de l’inspirée :
– Mais, non, dit-elle, ce n’est pas à moi d’être
la Judith qui délivrera Béthulie de cet

267
Holopherne1. Le glaive de l’Éternel est trop lourd
pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le
déshonneur par la mort, laissez-moi me réfugier
dans le martyre. Je ne vous demande ni la liberté,
comme ferait une coupable, ni la vengeance,
comme ferait une païenne. Laissez-moi mourir,
voilà tout. Je vous supplie, je vous implore à
genoux ; laissez-moi mourir, et mon dernier
soupir sera une bénédiction pour mon sauveur.
À cette voix douce et suppliante, à ce regard
timide et abattu, Felton se rapprocha. Peu à peu
l’enchanteresse avait revêtu cette parure magique
qu’elle reprenait et quittait à volonté, c’est-à-dire
la beauté, la douceur, les larmes et surtout
l’irrésistible attrait de la volupté mystique, la plus
dévorante des voluptés.
– Hélas ! dit Felton, je ne puis qu’une chose,
vous plaindre si vous me prouvez que vous êtes
une victime ! Mais lord de Winter a de cruels
griefs contre vous. Vous êtes chrétienne, vous
êtes ma sœur en religion ; je me sens entraîné

1
Judith, X-XIII.

268
vers vous, moi qui n’ai aimé que mon bienfaiteur,
moi qui n’ai trouvé dans la vie que des traîtres et
des impies. Mais vous, madame, vous si belle en
réalité, vous si pure en apparence, pour que lord
de Winter vous poursuive ainsi, vous avez donc
commis des iniquités ?
– Ils ont des yeux, répéta Milady avec un
accent d’indicible douleur, et ils ne verront pas ;
ils ont des oreilles, et ils n’entendront point.
– Mais, alors, s’écria le jeune officier, parlez,
parlez donc !
– Vous confier ma honte ! s’écria Milady avec
le rouge de la pudeur au visage, car souvent le
crime de l’un est la honte de l’autre ; vous confier
ma honte, à vous homme, moi femme ! Oh !
continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main
sur ses beaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne
pourrai !
– À moi, à un frère ! s’écria Felton.
Milady le regarda longtemps avec une
expression que le jeune officier prit pour du
doute, et qui cependant n’était que de

269
l’observation et surtout la volonté de fasciner.
Felton, à son tour suppliant, joignit les mains.
– Eh bien ! dit Milady, je me fie à mon frère,
j’oserai !
En ce moment, on entendit le pas de lord de
Winter ; mais, cette fois, le terrible beau-frère de
Milady ne se contenta point, comme il avait fait
la veille, de passer devant la porte et de
s’éloigner, il s’arrêta, échangea deux mots avec la
sentinelle, puis la porte s’ouvrit et il parut.
Pendant ces deux mots échangés, Felton
s’était reculé vivement, et lorsque lord de Winter
entra, il était à quelques pas de la prisonnière.
Le baron entra lentement, et porta son regard
scrutateur de la prisonnière au jeune officier :
– Voilà bien longtemps, John, dit-il, que vous
êtes ici ; cette femme vous a-t-elle raconté ses
crimes ? alors je comprends la durée de
l’entretien.
Felton tressaillit, et Milady sentit qu’elle était
perdue si elle ne venait au secours du puritain
décontenancé.

270
– Ah ! vous craignez que votre prisonnière ne
vous échappe ! dit-elle, eh bien ! demandez à
votre digne geôlier quelle grâce, à l’instant
même, je sollicitais de lui.
– Vous demandiez une grâce ? dit le baron
soupçonneux.
– Oui, milord, reprit le jeune homme confus.
– Et quelle grâce, voyons ? demanda lord de
Winter.
– Un couteau qu’elle me rendra par le guichet,
une minute après l’avoir reçu, répondit Felton.
– Il y a donc quelqu’un de caché ici que cette
gracieuse personne veuille égorger ? reprit lord
de Winter de sa voix railleuse et méprisante.
– Il y a moi, répondit Milady.
– Je vous ai donné le choix entre l’Amérique
et Tyburn, reprit lord de Winter, choisissez
Tyburn, Milady : la corde est, croyez-moi, encore
plus sûre que le couteau.
Felton pâlit et fit un pas en avant, en songeant
qu’au moment où il était entré, Milady tenait une
corde.

271
– Vous avez raison, dit celle-ci, et j’y avais
déjà pensé ; puis elle ajouta d’une voix sourde :
j’y penserai encore.
Felton sentit courir un frisson jusque dans la
moelle de ses os ; probablement lord de Winter
aperçut ce mouvement.
– Méfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me
suis reposé sur toi, prends garde ! Je t’ai
prévenu ! D’ailleurs, aie bon courage, mon
enfant, dans trois jours nous serons délivrés de
cette créature, et où je l’envoie, elle ne nuira plus
à personne.
– Vous l’entendez ! s’écria Milady avec éclat,
de façon que le baron crût qu’elle s’adressait au
ciel et que Felton comprît que c’était à lui.
Felton baissa la tête et rêva.
Le baron prit l’officier par le bras en tournant
la tête sur son épaule, afin de ne pas perdre
Milady de vue jusqu’à ce qu’il fût sorti.
– Allons, allons, dit la prisonnière lorsque la
porte se fut refermée, je ne suis pas encore si
avancée que je le croyais. Winter a changé sa

272
sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce
que c’est que le désir de la vengeance, et comme
ce désir forme l’homme ! Quant à Felton, il
hésite. Ah ! ce n’est pas un homme comme ce
d’Artagnan maudit. Un puritain n’adore que les
vierges, et il les adore en joignant les mains. Un
mousquetaire aime les femmes, et il les aime en
joignant les bras.
Cependant Milady attendit avec impatience,
car elle se doutait bien que la journée ne se
passerait pas sans qu’elle revit Felton. Enfin, une
heure après la scène que nous venons de raconter,
elle entendit que l’on parlait bas à la porte, puis
bientôt la porte s’ouvrit, et elle reconnut Felton.
Le jeune homme s’avança rapidement dans la
chambre en laissant la porte ouverte derrière lui
et en faisant signe à Milady de se taire ; il avait le
visage bouleversé.
– Que me voulez-vous ? dit-elle.
– Écoutez, répondit Felton à voix basse, je
viens d’éloigner la sentinelle pour pouvoir rester
ici sans qu’on sache que je suis venu, pour vous
parler sans qu’on puisse entendre ce que je vous

273
dis. Le baron vient de me raconter une histoire
effroyable.
Milady prit son sourire de victime résignée, et
secoua la tête.
– Ou vous êtes un démon, continua Felton, ou
le baron, mon bienfaiteur, mon père, est un
monstre. Je vous connais depuis quatre jours, je
l’aime depuis dix ans, lui ; je puis donc hésiter
entre vous deux : ne vous effrayez pas de ce que
je vous dis, j’ai besoin d’être convaincu. Cette
nuit, après minuit, je viendrai vous voir, vous me
convaincrez.
– Non, Felton, non, mon frère, dit-elle, le
sacrifice est trop grand, et je sens qu’il vous
coûte. Non, je suis perdue, ne vous perdez pas
avec moi. Ma mort sera bien plus éloquente que
ma vie, et le silence du cadavre vous convaincra
bien mieux que les paroles de la prisonnière.
– Taisez-vous, madame, s’écria Felton, et ne
me parlez pas ainsi ; je suis venu pour que vous
me promettiez sur l’honneur, pour que vous me
juriez sur ce que vous avez de plus sacré, que
vous n’attenterez pas à votre vie.

274
– Je ne veux pas promettre, dit Milady, car
personne plus que moi n’a le respect du serment,
et, si je promettais, il me faudrait tenir.
– Eh bien ! dit Felton, engagez-vous
seulement jusqu’au moment où vous m’aurez
revu. Si, lorsque vous m’aurez revu, vous
persistez encore, eh bien ! alors, vous serez libre,
et moi-même je vous donnerai l’arme que vous
m’avez demandée.
– Eh bien ! dit Milady, pour vous j’attendrai.
– Jurez-le.
– Je le jure par notre Dieu. Êtes-vous content ?
– Bien, dit Felton, à cette nuit !
Et il s’élança hors de l’appartement, referma la
porte, et attendit en dehors, la demi-pique du
soldat à la main, comme s’il eût monté la garde à
sa place.
Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.
Alors, à travers le guichet dont elle s’était
rapprochée, Milady vit le jeune homme se signer
avec une ferveur délirante et s’en aller par le
corridor avec un transport de joie.

275
Quant à elle, elle revint à sa place, un sourire
de sauvage mépris sur les lèvres, et elle répéta en
blasphémant ce nom terrible de Dieu, par lequel
elle avait juré sans jamais avoir appris à le
connaître.
– Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensé ! mon
Dieu ! c’est moi, moi et celui qui m’aidera à me
venger.

276
56

Cinquième journée de captivité1

Cependant Milady en était arrivée à un demi-


triomphe, et le succès obtenu doublait ses forces.
Il n’était pas difficile de vaincre, ainsi qu’elle
l’avait fait jusque-là, des hommes prompts à se
laisser séduire, et que l’éducation galante de la
cour entraînait vite dans le piège ; Milady était
assez belle pour ne pas trouver de résistance de la
part de la chair, et elle était assez adroite pour
l’emporter sur tous les obstacles de l’esprit.
Mais, cette fois, elle avait à lutter contre une
nature sauvage, concentrée, insensible à force
d’austérité ; la religion et la pénitence avaient fait
de Felton un homme inaccessible aux séductions
ordinaires. Il roulait dans cette tête exaltée des

1
Ms. de Maquet : fragment.

277
plans tellement vastes, des projets tellement
tumultueux, qu’il n’y restait plus de place pour
aucun amour, de caprice ou de matière, ce
sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la
corruption. Milady avait donc fait brèche, avec sa
fausse vertu, dans l’opinion d’un homme prévenu
horriblement contre elle, et par sa beauté, dans le
cœur et les sens d’un homme chaste et pur. Enfin,
elle s’était donné la mesure de ses moyens,
inconnus d’elle-même jusqu’alors, par cette
expérience faite sur le sujet le plus rebelle que la
nature et la religion pussent soumettre à son
étude.
Bien des fois néanmoins pendant la soirée elle
avait désespéré du sort et d’elle-même ; elle
n’invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle
avait foi dans le génie du mal, cette immense
souveraineté qui règne dans tous les détails de la
vie humaine, et à laquelle, comme dans la fable
arabe, un grain de grenade suffit pour
reconstruire un monde perdu.
Milady, bien préparée à recevoir Felton, put
dresser ses batteries pour le lendemain. Elle

278
savait qu’il ne lui restait plus que deux jours,
qu’une fois l’ordre signé par Buckingham (et
Buckingham le signerait d’autant plus facilement,
que cet ordre portait un faux nom, et qu’il ne
pourrait reconnaître la femme dont il était
question), une fois cet ordre signé, disons-nous,
le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle
savait aussi que les femmes condamnées à la
déportation usent d’armes bien moins puissantes
dans leurs séductions que les prétendues femmes
vertueuses dont le soleil du monde éclaire la
beauté, dont la voix de la mode vante l’esprit et
qu’un reflet d’aristocratie dore de ses lueurs
enchantées. Être une femme condamnée à une
peine misérable et infamante n’est pas un
empêchement à être belle, mais c’est un obstacle
à jamais redevenir puissante. Comme tous les
gens d’un mérite réel, Milady connaissait le
milieu qui convenait à sa nature, à ses moyens.
La pauvreté lui répugnait, l’abjection la diminuait
des deux tiers de sa grandeur. Milady n’était
reine que parmi les reines, il fallait à sa
domination le plaisir de l’orgueil satisfait.
Commander aux êtres inférieurs était plutôt une

279
humiliation qu’un plaisir pour elle.
Certes, elle fût revenue de son exil, elle n’en
doutait pas un seul instant ; mais combien de
temps cet exil pouvait-il durer ? Pour une nature
agissante et ambitieuse comme celle de Milady,
les jours qu’on n’occupe point à monter sont des
jours néfastes ; qu’on trouve donc le mot dont on
doive nommer les jours qu’on emploie à
descendre ! Perdre un an, deux ans, trois ans,
c’est-à-dire une éternité ; revenir quand
d’Artagnan, heureux et triomphant, aurait, lui et
ses amis, reçu de la reine la récompense qui leur
était bien acquise pour les services qu’ils lui
avaient rendus ; c’étaient là de ces idées
dévorantes qu’une femme comme Milady ne
pouvait supporter. Au reste, l’orage qui grondait
en elle doublait sa force, et elle eût fait éclater les
murs de sa prison, si son corps eût pu prendre un
seul instant les proportions de son esprit.
Puis ce qui l’aiguillonnait encore au milieu de
tout cela, c’était le souvenir du cardinal. Que
devait penser, que devait dire de son silence le
cardinal défiant, inquiet, soupçonneux, le

280
cardinal, non seulement son seul appui, son seul
soutien, son seul protecteur dans le présent, mais
encore le principal instrument de sa fortune et de
sa vengeance à venir ? Elle le connaissait, elle
savait qu’à son retour, après un voyage inutile,
elle aurait beau arguer de la prison, elle aurait
beau exalter les souffrances subies, le cardinal
répondrait avec ce calme railleur du sceptique
puissant à la fois par la force et par le génie : « Il
ne fallait pas vous laisser prendre ! »
Alors Milady réunissait toute son énergie,
murmurant au fond de sa pensée le nom de
Felton, la seule lueur de jour qui pénétrât jusqu’à
elle au fond de l’enfer où elle était tombée ; et
comme un serpent qui roule et déroule ses
anneaux pour se rendre compte à lui-même de sa
force, elle enveloppait d’avance Felton dans les
mille replis de son inventive imagination.
Cependant le temps s’écoulait, les heures les
unes après les autres semblaient réveiller la
cloche en passant, et chaque coup du battant
d’airain retentissait sur le cœur de la prisonnière.
À neuf heures, lord de Winter fit sa visite

281
accoutumée, regarda la fenêtre et les barreaux,
sonda le parquet et les murs, visita la cheminée et
les portes, sans que, pendant cette longue et
minutieuse visite, ni lui ni Milady prononçassent
une seule parole.
Sans doute que tous deux comprenaient que la
situation était devenue trop grave pour perdre le
temps en mots inutiles et en colère sans effet.
– Allons, allons, dit le baron en la quittant,
vous ne vous sauverez pas encore cette nuit !
À dix heures, Felton vint placer une
sentinelle ; Milady reconnut son pas. Elle le
devinait maintenant comme une maîtresse devine
celui de l’amant de son cœur, et cependant
Milady détestait et méprisait à la fois ce faible
fanatique.
Ce n’était point l’heure convenue, Felton
n’entra point.
Deux heures après et comme minuit sonnait, la
sentinelle fut relevée.
Cette fois c’était l’heure : aussi, à partir de ce
moment, Milady attendit-elle avec impatience.

282
La nouvelle sentinelle commença à se
promener dans le corridor.
Au bout de dix minutes Felton vint.
Milady prêta l’oreille.
– Écoute, dit le jeune homme à la sentinelle,
sous aucun prétexte ne t’éloigne de cette porte,
car tu sais que la nuit dernière un soldat a été
puni par milord pour avoir quitté son poste un
instant, et cependant c’est moi qui, pendant sa
courte absence, avais veillé à sa place.
– Oui, je le sais, dit le soldat.
– Je te recommande donc la plus exacte
surveillance. Moi, ajouta-t-il, je vais rentrer pour
visiter une seconde fois la chambre de cette
femme, qui a, j’en ai peur, de sinistres projets sur
elle-même et que j’ai reçu l’ordre de surveiller.
– Bon, murmura Milady, voilà l’austère
puritain qui ment !
Quant au soldat, il se contenta de sourire.
– Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n’êtes pas
malheureux d’être chargé de commissions
pareilles, surtout si milord vous a autorisé à

283
regarder jusque dans son lit.
Felton rougit ; dans toute autre circonstance il
eût réprimandé le soldat qui se permettait une
pareille plaisanterie ; mais sa conscience
murmurait trop haut pour que sa bouche osât
parler.
– Si j’appelle, dit-il, viens ; de même que si
l’on vient, appelle-moi.
– Oui, mon lieutenant, dit le soldat.
Felton entra chez Milady. Milady se leva.
– Vous voilà ? dit-elle.
– Je vous avais promis de venir, dit Felton, et
je suis venu.
– Vous m’avez promis autre chose encore.
– Quoi donc ? mon Dieu, dit le jeune homme,
qui malgré son empire sur lui-même, sentait ses
genoux trembler et la sueur poindre sur son front.
– Vous avez promis de m’apporter un couteau,
et de me le laisser après notre entretien.
– Ne parlez pas de cela, madame, dit Felton, il
n’y a pas de situation, si terrible qu’elle soit, qui

284
autorise une créature de Dieu à se donner la mort.
J’ai réfléchi que jamais je ne devais me rendre
coupable d’un pareil péché.
– Ah ! vous avez réfléchi ! dit la prisonnière
en s’asseyant sur son fauteuil avec un sourire de
dédain ; et moi aussi j’ai réfléchi.
– À quoi ?
– Que je n’avais rien à dire à un homme qui ne
tenait pas sa parole.
– Ô mon Dieu ! murmura Felton.
– Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne
parlerai pas.
– Voilà le couteau ! dit Felton tirant de sa
poche l’arme que, selon sa promesse, il avait
apportée, mais qu’il hésitait à remettre à sa
prisonnière.
– Voyons-le, dit Milady.
– Pour quoi faire ?
– Sur l’honneur je vous le rends à l’instant
même ; vous le poserez sur cette table ; et vous
resterez entre lui et moi.

285
Felton tendit l’arme à Milady, qui en examina
attentivement la trempe, et qui en essaya la pointe
sur le bout de son doigt.
– Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune
officier, celui-ci est en bel et bon acier, vous êtes
un fidèle ami, Felton.
Felton reprit l’arme et la posa sur la table
comme il venait d’être convenu avec sa
prisonnière.
Milady le suivit des yeux et fit un geste de
satisfaction.
– Maintenant, dit-elle, écoutez-moi.
La recommandation était inutile : le jeune
officier se tenait debout devant elle, attendant ses
paroles pour les dévorer.
– Felton, dit Milady avec une solennité pleine
de mélancolie, Felton, si votre sœur, la fille de
votre père, vous disait : « Jeune encore, assez
belle par malheur, on m’a fait tomber dans un
piège, j’ai résisté ; on a multiplié autour de moi
les embûches, les violences, j’ai résisté ; on a
blasphémé la religion que je sers, le Dieu que

286
j’adore, parce que j’appelais à mon secours ce
Dieu et cette religion, j’ai résisté ; alors on m’a
prodigué les outrages, et comme on ne pouvait
perdre mon âme, on a voulu à tout jamais flétrir
mon corps enfin... »
Milady s’arrêta, et un sourire amer passa sur
ses lèvres.
– Enfin, dit Felton, enfin qu’a-t-on fait ?
– Enfin, un soir, on résolut de paralyser cette
résistance qu’on ne pouvait vaincre : un soir, on
mêla à mon eau un narcotique puissant ; à peine
eus-je achevé mon repas, que je me sentis tomber
peu à peu dans une torpeur inconnue. Quoique je
fusse sans défiance, une crainte vague me saisit et
j’essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai,
je voulus courir à la fenêtre, appeler au secours,
mais mes jambes refusèrent de me porter ; il me
semblait que le plafond s’abaissait sur ma tête et
m’écrasait de son poids ; je tendis les bras,
j’essayai de parler, je ne pus que pousser des sons
inarticulés ; un engourdissement irrésistible
s’emparait de moi, je me retins à un fauteuil,
sentant que j’allais tomber, mais bientôt cet appui

287
fut insuffisant pour mes bras débiles, je tombai
sur un genou, puis sur les deux ; je voulus crier,
ma langue était glacée ; Dieu ne me vit ni ne
m’entendit sans doute, et je glissai sur le parquet,
en proie à un sommeil qui ressemblait à la mort.
« De tout ce qui se passa dans ce sommeil et
du temps qui s’écoula pendant sa durée, je n’eus
aucun souvenir ; la seule chose que je me
rappelle, c’est que je me réveillai couchée dans
une chambre ronde, dont l’ameublement était
somptueux, et dans laquelle le jour ne pénétrait
que par une ouverture au plafond. Du reste,
aucune porte ne semblait y donner entrée : on eût
dit une magnifique prison.
« Je fus longtemps à pouvoir me rendre
compte du lieu où je me trouvais et de tous les
détails que je rapporte, mon esprit semblait lutter
inutilement pour secouer les pesantes ténèbres de
ce sommeil auquel je ne pouvais m’arracher ;
j’avais des perceptions vagues d’un espace
parcouru, du roulement d’une voiture, d’un rêve
horrible dans lequel mes forces se seraient
épuisées ; mais tout cela était si sombre et si

288
indistinct dans ma pensée, que ces événements
semblaient appartenir à une autre vie que la
mienne et cependant mêlée à la mienne par une
fantastique dualité.
« Quelque temps, l’état dans lequel je me
trouvais me sembla si étrange, que je crus que je
faisais un rêve. Je me levai chancelante, mes
habits étaient près de moi, sur une chaise : je ne
me rappelai ni m’être dévêtue, ni m’être couchée.
Alors peu à peu la réalité se présenta à moi pleine
de pudiques terreurs : je n’étais plus dans la
maison que j’habitais ; autant que j’en pouvais
juger par la lumière du soleil, le jour était déjà
aux deux tiers écoulé ! C’était la veille au soir
que je m’étais endormie ; mon sommeil avait
donc déjà duré près de vingt-quatre heures. Que
s’était-il passé pendant ce long sommeil ?
« Je m’habillai aussi rapidement qu’il me fut
possible. Tous mes mouvements lents et
engourdis attestaient que l’influence du
narcotique n’était point encore entièrement
dissipée. Au reste, cette chambre était meublée
pour recevoir une femme ; et la coquette la plus

289
achevée n’eût pas eu un souhait à former, qu’en
promenant son regard autour de l’appartement
elle n’eût vu son souhait accompli.
« Certes, je n’étais pas la première captive qui
s’était vue enfermée dans cette splendide prison ;
mais, vous le comprenez, Felton, plus la prison
était belle, plus je m’épouvantais.
« Oui, c’était une prison, car j’essayai
vainement d’en sortir. Je sondai tous les murs
afin de découvrir une porte, partout les murs
rendirent un son plein et mat.
« Je fis peut-être vingt fois le tour de cette
chambre, cherchant une issue quelconque ; il n’y
en avait pas : je tombai écrasée de fatigue et de
terreur sur un fauteuil.
« Pendant ce temps, la nuit venait rapidement,
et avec la nuit mes terreurs augmentaient : je ne
savais si je devais rester où j’étais assise ; il me
semblait que j’étais entourée de dangers
inconnus, dans lesquels j’allais tomber à chaque
pas. Quoique je n’eusse rien mangé depuis la
veille, mes craintes m’empêchaient de ressentir la
faim.

290
« Aucun bruit du dehors, qui me permît de
mesurer le temps, ne venait jusqu’à moi ; je
présumai seulement qu’il pouvait être sept ou
huit heures du soir ; car nous étions au mois
d’octobre, et il faisait nuit entière.
« Tout à coup, le cri d’une porte qui tourne sur
ses gonds me fit tressaillir ; un globe de feu
apparut au-dessus de l’ouverture vitrée du
plafond, jetant une vive lumière dans ma
chambre, et je m’aperçus avec terreur qu’un
homme était debout à quelques pas de moi.
« Une table à deux couverts, supportant un
souper tout préparé, s’était dressée comme par
magie au milieu de l’appartement.
« Cet homme était celui qui me poursuivait
depuis un an, qui avait juré mon déshonneur, et
qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche,
me fit comprendre qu’il l’avait accompli la nuit
précédente.
– L’infâme ! murmura Felton.
– Oh ! oui, l’infâme ! s’écria Milady, voyant
l’intérêt que le jeune officier, dont l’âme semblait

291
suspendue à ses lèvres, prenait à cet étrange
récit ; oh ! oui, l’infâme ! il avait cru qu’il lui
suffisait d’avoir triomphé de moi dans mon
sommeil, pour que tout fût dit ; il venait, espérant
que j’accepterais ma honte, puisque ma honte
était consommée ; il venait m’offrir sa fortune en
échange de mon amour.
« Tout ce que le cœur d’une femme peut
contenir de superbe mépris et de paroles
dédaigneuses, je le versai sur cet homme ; sans
doute, il était habitué à de pareils reproches ; car
il m’écouta calme, souriant, et les bras croisés sur
la poitrine ; puis, lorsqu’il crut que j’avais tout
dit, il s’avança vers moi ; je bondis vers la table,
je saisis un couteau, je l’appuyai sur ma poitrine.
« – Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre
mon déshonneur, vous aurez encore ma mort à
vous reprocher.
« Sans doute, il y avait dans mon regard, dans
ma voix, dans toute ma personne, cette vérité de
geste, de pose et d’accent, qui porte la conviction
dans les âmes les plus perverses ; car il s’arrêta.
« – Votre mort me dit-il ; oh ! non, vous êtes

292
une trop charmante maîtresse pour que je
consente à vous perdre ainsi, après avoir eu le
bonheur de vous posséder une seule fois
seulement. Adieu, ma toute belle ! j’attendrai,
pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez
dans de meilleures dispositions.
« À ces mots, il donna un coup de sifflet ; le
globe de flamme qui éclairait ma chambre
remonta et disparut ; je me retrouvai dans
l’obscurité. Le même bruit d’une porte qui
s’ouvre et se referme se reproduisit un instant
après, le globe flamboyant descendit de nouveau,
et je me retrouvai seule.
« Ce moment fut affreux ; si j’avais encore
quelques doutes sur mon malheur, ces doutes
s’étaient évanouis dans une désespérante réalité :
j’étais au pouvoir d’un homme que non
seulement je détestais, mais que je méprisais ;
d’un homme capable de tout, et qui m’avait déjà
donné une preuve fatale de ce qu’il pouvait oser.
– Mais quel était donc cet homme ? demanda
Felton.
– Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant

293
au moindre bruit ; car, à minuit à peu près, la
lampe s’était éteinte, et je m’étais retrouvée dans
l’obscurité. Mais la nuit se passa sans nouvelle
tentative de mon persécuteur ; le jour vint : la
table avait disparu ; seulement, j’avais encore le
couteau à la main.
« Ce couteau c’était tout mon espoir.
« J’étais écrasée de fatigue ; l’insomnie brûlait
mes yeux ; je n’avais pas osé dormir un seul
instant : le jour me rassura, j’allai me jeter sur
mon lit sans quitter le couteau libérateur que je
cachai sous mon oreiller.
« Quand je me réveillai, une nouvelle table
était servie.
« Cette fois, malgré mes terreurs, en dépit de
mes angoisses, une faim dévorante se faisait
sentir ; il y avait quarante-huit heures que je
n’avais pris aucune nourriture : je mangeai du
pain et quelques fruits ; puis, me rappelant le
narcotique mêlé à l’eau que j’avais bue, je ne
touchai point à celle qui était sur la table, et
j’allai remplir mon verre à une fontaine de
marbre scellée dans le mur, au-dessus de ma

294
toilette.
« Cependant, malgré cette précaution, je ne
demeurai pas moins quelque temps encore dans
une affreuse angoisse ; mais mes craintes, cette
fois, n’étaient pas fondées : je passai la journée
sans rien éprouver qui ressemblât à ce que je
redoutais.
« J’avais eu la précaution de vider à demi la
carafe, pour qu’on ne s’aperçût point de ma
défiance.
« Le soir vint, et avec lui l’obscurité ;
cependant, si profonde qu’elle fût, mes yeux
commençaient à s’y habituer ; je vis, au milieu
des ténèbres, la table s’enfoncer dans le
plancher ; un quart d’heure après, elle reparut
portant mon souper ; un instant après, grâce à la
même lampe, ma chambre s’éclaira de nouveau.
« J’étais résolue à ne manger que des objets
auxquels il était impossible de mêler aucun
somnifère : deux œufs et quelques fruits
composèrent mon repas ; puis, j’allai puiser un
verre d’eau à ma fontaine protectrice, et je le bus.

295
« Aux premières gorgées, il me sembla qu’elle
n’avait plus le même goût que le matin : un
soupçon rapide me prit, je m’arrêtai ; mais j’en
avais déjà avalé un demi-verre.
« Je jetai le reste avec horreur, et j’attendis, la
sueur de l’épouvante au front.
« Sans doute quelque invisible témoin m’avait
vue prendre de l’eau à cette fontaine, et avait
profité de ma confiance même pour mieux
assurer ma perte si froidement résolue, si
cruellement poursuivie.
« Une demi-heure ne s’était pas écoulée, que
les mêmes symptômes se produisirent ;
seulement, comme cette fois je n’avais bu qu’un
demi-verre d’eau, je luttai plus longtemps, et, au
lieu de m’endormir tout à fait, je tombai dans un
état de somnolence qui me laissait le sentiment de
ce qui se passait autour de moi, tout en m’ôtant la
force ou de me défendre ou de fuir.
« Je me traînai vers mon lit, pour y chercher la
seule défense qui me restât, mon couteau
sauveur ; mais je ne pus arriver jusqu’au chevet :
je tombai à genoux, les mains cramponnées à

296
l’une des colonnes du pied ; alors, je compris que
j’étais perdue.
Felton pâlit affreusement, et un frisson
convulsif courut par tout son corps.
– Et ce qu’il y avait de plus affreux, continua
Milady, la voix altérée comme si elle eût encore
éprouvé la même angoisse qu’en ce moment
terrible, c’est que, cette fois, j’avais la conscience
du danger qui me menaçait ; c’est que mon âme,
je puis le dire, veillait dans mon corps endormi ;
c’est que je voyais, c’est que j’entendais : il est
vrai que tout cela était comme dans un rêve ;
mais ce n’en était que plus effrayant.
« Je vis la lampe qui remontait et qui peu à
peu me laissait dans l’obscurité ; puis j’entendis
le cri si bien connu de cette porte, quoique cette
porte ne se fût ouverte que deux fois.
« Je sentis instinctivement qu’on s’approchait
de moi : on dit que le malheureux perdu dans les
déserts de l’Amérique sent ainsi l’approche du
serpent.
« Je voulais faire un effort, je tentai de crier ;

297
par une incroyable énergie de volonté je me
relevai même, mais pour retomber aussitôt... et
retomber dans les bras de mon persécuteur.
– Dites-moi donc quel était cet homme ?
s’écria le jeune officier.
Milady vit d’un seul regard tout ce qu’elle
inspirait de souffrance à Felton, en pesant sur
chaque détail de son récit ; mais elle ne voulait
lui faire grâce d’aucune torture. Plus
profondément elle lui briserait le cœur, plus
sûrement il la vengerait. Elle continua donc
comme si elle n’eût point entendu son
exclamation, ou comme si elle eût pensé que le
moment n’était pas encore venu d’y répondre.
– Seulement, cette fois, ce n’était plus à une
espèce de cadavre inerte, sans aucun sentiment,
que l’infâme avait affaire. Je vous l’ai dit : sans
pouvoir parvenir à retrouver l’exercice complet
de mes facultés, il me restait le sentiment de mon
danger : je luttai donc de toutes mes forces et
sans doute j’opposai, tout affaiblie que j’étais,
une longue résistance, car je l’entendis s’écrier :
« – Ces misérables puritaines ! je savais bien

298
qu’elles lassaient leurs bourreaux, mais je les
croyais moins fortes contre leurs séducteurs.
« Hélas ! cette résistance désespérée ne
pouvait durer longtemps, je sentis mes forces qui
s’épuisaient ; et cette fois ce ne fut pas de mon
sommeil que le lâche profita, ce fut de mon
évanouissement.
Felton écoutait sans faire entendre autre chose
qu’une espèce de rugissement sourd ; seulement
la sueur ruisselait sur son front de marbre, et sa
main cachée sous son habit déchirait sa poitrine.
– Mon premier mouvement, en revenant à
moi, fut de chercher sous mon oreiller ce couteau
que je n’avais pu atteindre ; s’il n’avait point
servi à la défense, il pouvait au moins servir à
l’expiation.
« Mais en prenant ce couteau, Felton, une idée
terrible me vint. J’ai juré de tout vous dire et je
vous dirai tout ; je vous ai promis la vérité, je la
dirai, dût-elle me perdre.
– L’idée vous vint de vous venger de cet
homme, n’est-ce pas ? s’écria Felton.

299
– Eh bien, oui ! dit Milady : cette idée n’était
pas d’une chrétienne, je le sais ; sans doute cet
éternel ennemi de notre âme, ce lion rugissant
sans cesse autour de nous la soufflait à mon
esprit. Enfin, que vous dirai-je, Felton ? continua
Milady du ton d’une femme qui s’accuse d’un
crime, cette idée me vint et ne me quitta plus sans
doute. C’est de cette pensée homicide que je
porte aujourd’hui la punition.
– Continuez, continuez, dit Felton, j’ai hâte de
vous voir arriver à la vengeance.
– Oh ! je résolus qu’elle aurait lieu le plus tôt
possible, je ne doutais pas qu’il ne revînt la nuit
suivante. Dans le jour je n’avais rien à craindre.
« Aussi, quand vint l’heure du déjeuner, je
n’hésitai pas à manger et à boire : j’étais résolue à
faire semblant de souper, mais à ne rien prendre :
je devais donc par la nourriture du matin
combattre le jeûne du soir.
« Seulement je cachai un verre d’eau
soustraite à mon déjeuner, la soif ayant été ce qui
m’avait le plus fait souffrir quand j’étais
demeurée quarante-huit heures sans boire ni

300
manger.
« La journée s’écoula sans avoir d’autre
influence sur moi que de m’affermir dans la
résolution prise : seulement j’eus soin que mon
visage ne trahît en rien la pensée de mon cœur,
car je ne doutais pas que je ne fusse observée ;
plusieurs fois même je sentis un sourire sur mes
lèvres. Felton, je n’ose pas vous dire à quelle idée
je souriais, vous me prendriez en horreur...
– Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez
bien que j’écoute et que j’ai hâte d’arriver.
– Le soir vint, les événements ordinaires
s’accomplirent ; pendant l’obscurité, comme
d’habitude, mon souper fut servi, puis la lampe
s’alluma, et je me mis à table.
« Je mangeai quelques fruits seulement : je fis
semblant de me verser de l’eau de la carafe, mais
je ne bus que celle que j’avais conservée dans
mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez
adroitement pour que mes espions, si j’en avais,
ne conçussent aucun soupçon.
« Après le souper, je donnai les mêmes

301
marques d’engourdissement que la veille ; mais
cette fois, comme si je succombais à la fatigue ou
comme si je me familiarisais avec le danger, je
me traînai vers mon lit, et je fis semblant de
m’endormir.
« Cette fois, j’avais retrouvé mon couteau sous
l’oreiller, et tout en feignant de dormir, ma main
serrait convulsivement la poignée.
« Deux heures s’écoulèrent sans qu’il se passât
rien de nouveau : cette fois, ô mon Dieu ! qui
m’eût dit cela la veille ? je commençais à
craindre qu’il ne vînt pas.
« Enfin, je vis la lampe s’élever doucement et
disparaître dans les profondeurs du plafond ; ma
chambre s’emplit de ténèbres, mais je fis un
effort pour percer du regard l’obscurité.
« Dix minutes à peu près se passèrent. Je
n’entendais d’autre bruit que celui du battement
de mon cœur.
« J’implorais le ciel pour qu’il vînt.
« Enfin j’entendis le bruit si connu de la porte
qui s’ouvrait et se refermait ; j’entendis, malgré

302
l’épaisseur du tapis, un pas qui faisait crier le
parquet ; je vis, malgré l’obscurité, une ombre qui
approchait de mon lit.
– Hâtez-vous, hâtez-vous ! dit Felton, ne
voyez-vous pas que chacune de vos paroles me
brûle comme du plomb fondu !
– Alors, continua Milady, alors je réunis
toutes mes forces, je me rappelai que le moment
de la vengeance ou plutôt de la justice avait
sonné ; je me regardai comme une autre Judith ;
je me ramassai sur moi-même, mon couteau à la
main, et quand je le vis près de moi, étendant les
bras pour chercher sa victime, alors, avec le
dernier cri de la douleur et du désespoir, je le
frappai au milieu de la poitrine.
« Le misérable ! il avait tout prévu : sa
poitrine était couverte d’une cotte de mailles ; le
couteau s’émoussa.
« – Ah ! ah ! s’écria-t-il en me saisissant le
bras et en m’arrachant l’arme qui m’avait si mal
servie, vous en voulez à ma vie, ma belle
puritaine ! Mais c’est plus que de la haine, cela,
c’est de l’ingratitude ! Allons, allons, calmez-

303
vous, ma belle enfant ! J’avais cru que vous vous
étiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui
gardent les femmes de force : vous ne m’aimez
pas, j’en doutais avec ma fatuité ordinaire ;
maintenant j’en suis convaincu. Demain, vous
serez libre.
« Je n’avais qu’un désir, c’était qu’il me tuât.
« – Prenez garde ! lui dis-je, car ma liberté
c’est votre déshonneur. Oui, car, à peine sortie
d’ici, je dirai tout, je dirai la violence dont vous
avez usé envers moi, je dirai ma captivité. Je
dénoncerai ce palais d’infamie ; vous êtes bien
haut placé, milord, mais tremblez ! Au-dessus de
vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu.
« Si maître qu’il parût de lui, mon persécuteur
laissa échapper un mouvement de colère. Je ne
pouvais voir l’expression de son visage, mais
j’avais senti frémir son bras sur lequel était posée
ma main.
« – Alors, vous ne sortirez pas d’ici, dit-il.
« – Bien, bien ! m’écriai-je, alors le lieu de
mon supplice sera aussi celui de mon tombeau.

304
Bien ! je mourrai ici et vous verrez si un fantôme
qui accuse n’est pas plus terrible encore qu’un
vivant qui menace !
« – On ne vous laissera aucune arme.
« – Il y en a une que le désespoir a mise à la
portée de toute créature qui a le courage de s’en
servir. Je me laisserai mourir de faim.
« – Voyons, dit le misérable, la paix ne vaut-
elle pas mieux qu’une pareille guerre ? Je vous
rends la liberté à l’instant même, je vous
proclame une vertu, je vous surnomme la Lucrèce
de l’Angleterre.
« – Et moi je dis que vous en êtes le Sextus,
moi je vous dénonce aux hommes comme je vous
ai déjà dénoncé à Dieu ; et s’il faut que, comme
Lucrèce, je signe mon accusation de mon sang, je
la signerai.
« – Ah ! ah ! dit mon ennemi d’un ton railleur,
alors c’est autre chose. Ma foi, au bout du
compte, vous êtes bien ici, rien ne vous
manquera, et si vous vous laissez mourir de faim,
ce sera de votre faute.

305
« À ces mots, il se retira, j’entendis s’ouvrir et
se refermer la porte, et je restai abîmée, moins
encore, je l’avoue, dans ma douleur, que dans la
honte de ne m’être pas vengée.
« Il me tint parole. Toute la journée, toute la
nuit du lendemain s’écoulèrent sans que je le
revisse. Mais moi aussi je lui tins parole, et je ne
mangeai ni ne bus ; j’étais, comme je le lui avais
dit, résolue à me laisser mourir de faim.
« Je passai le jour et la nuit en prière, car
j’espérais que Dieu me pardonnerait mon suicide.
« La seconde nuit la porte s’ouvrit ; j’étais
couchée à terre sur le parquet, les forces
commençaient à m’abandonner. Au bruit je me
relevai sur une main.
« – Eh bien ! me dit une voix qui vibrait d’une
façon trop terrible à mon oreille pour que je ne la
reconnusse pas ; eh bien ! sommes-nous un peu
adoucie, et paierons-nous notre liberté d’une
seule promesse de silence ? Tenez, moi, je suis
bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n’aime pas
les puritains, je leur rends justice, ainsi qu’aux
puritaines, quand elles sont jolies. Allons, faites-

306
moi un petit serment sur la croix, je ne vous en
demande pas davantage.
« – Sur la croix ! m’écriai-je en me relevant,
car à cette voix abhorrée j’avais retrouvé toutes
mes forces ; sur la croix ! je jure que nulle
promesse, nulle menace, nulle torture ne me
fermera la bouche ; sur la croix ! je jure de vous
dénoncer partout comme un meurtrier, comme un
larron d’honneur, comme un lâche ; sur la croix !
je jure, si jamais je parviens à sortir d’ici, de
demander vengeance contre vous au genre
humain entier.
« – Prenez garde ! dit la voix avec un accent
de menace que je n’avais pas encore entendu, j’ai
un moyen suprême, que je n’emploierai qu’à la
dernière extrémité, de vous fermer la bouche ou
du moins d’empêcher qu’on ne croie à un seul
mot de ce que vous direz.
« Je rassemblai toutes mes forces pour
répondre par un éclat de rire.
« Il vit que c’était entre nous désormais une
guerre éternelle, une guerre à mort.

307
« – Écoutez, dit-il, je vous donne encore le
reste de cette nuit et la journée de demain ;
réfléchissez : promettez de vous taire, la richesse,
la considération, les honneurs même vous
entoureront ; menacez de parler, et je vous
condamne à l’infamie.
« – Vous ! m’écriai-je, vous !
« – À l’infamie éternelle, ineffaçable !
« – Vous ! répétai-je. – Oh ! je vous le dis,
Felton, je le croyais insensé !
« – Oui, moi ! reprit-il.
« – Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous
ne voulez pas qu’à vos yeux je me brise la tête
contre la muraille !
« – C’est bien, reprit-il, vous le voulez, à
demain soir !
« – À demain soir, répondis-je en me laissant
tomber et en mordant le tapis de rage...
Felton s’appuyait sur un meuble, et Milady
voyait avec une joie de démon que la force lui
manquerait peut-être avant la fin du récit.

308
57

Un moyen de tragédie classique1

Après un moment de silence employé par


Milady à observer le jeune homme qui l’écoutait,
elle continua son récit :
– Il y avait près de trois jours que je n’avais ni
bu ni mangé, je souffrais des tortures atroces :
parfois il me passait comme des nuages qui me
serraient le front, qui me voilaient les yeux :
c’était le délire.
« Le soir vint ; j’étais si faible, qu’à chaque
instant je m’évanouissais et à chaque fois que je
m’évanouissais je remerciais Dieu, car je croyais
que j’allais mourir.
« Au milieu de l’un de ces évanouissements,

1
Ms. de Maquet : fragment.

309
j’entendis la porte s’ouvrir ; la terreur me rappela
à moi.
« Mon persécuteur entra suivi d’un homme
masqué, il était masqué lui-même ; mais je
reconnus son pas, je reconnus cet air imposant
que l’enfer a donné à sa personne pour le malheur
de l’humanité.
« – Eh bien ! me dit-il, êtes-vous décidée à me
faire le serment que je vous ai demandé ?
« – Vous l’avez dit, les puritains n’ont qu’une
parole : la mienne, vous l’avez entendue, c’est de
vous poursuivre sur la terre au tribunal des
hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu !
« – Ainsi, vous persistez ?
« – Je le jure devant ce Dieu qui m’entend : je
prendrai le monde entier à témoin de votre crime,
et cela jusqu’à ce que j’aie trouvé un vengeur.
« – Vous êtes une prostituée, dit-il d’une voix
tonnante, et vous subirez le supplice des
prostituées !
« Flétrie aux yeux du monde que vous
invoquerez, tâchez de prouver à ce monde que

310
vous n’êtes ni coupable ni folle !
« Puis s’adressant à l’homme qui
l’accompagnait :
« – Bourreau, dit-il, fais ton devoir.
– Oh ! son nom, son nom ! s’écria Felton ; son
nom, dites-le-moi !
– Alors, malgré mes cris, malgré ma
résistance, car je commençais à comprendre qu’il
s’agissait pour moi de quelque chose de pire que
la mort, le bourreau me saisit, me renversa sur le
parquet, me meurtrit de ses étreintes, et suffoquée
par les sanglots, presque sans connaissance,
invoquant Dieu, qui ne m’écoutait pas, je poussai
tout à coup un effroyable cri de douleur et de
honte ; un fer brûlant, un fer rouge, le fer du
bourreau, s’était imprimé sur mon épaule.
Felton poussa un rugissement.
– Tenez, dit Milady, en se levant alors avec
une majesté de reine, tenez, Felton, voyez
comment on a inventé un nouveau martyre pour
la jeune fille pure et cependant victime de la
brutalité d’un scélérat. Apprenez à connaître le

311
cœur des hommes, et désormais faites-vous
moins facilement l’instrument de leurs injustes
vengeances.
Milady d’un geste rapide ouvrit sa robe,
déchira la batiste qui couvrait son sein, et, rouge
d’une feinte colère et d’une honte jouée, montra
au jeune homme l’empreinte ineffaçable qui
déshonorait cette épaule si belle.
– Mais, s’écria Felton, c’est une fleur de lys
que je vois là !
– Et voilà justement où est l’infamie, répondit
Milady. La flétrissure d’Angleterre !... il fallait
prouver quel tribunal me l’avait imposée, et
j’aurais fait un appel public à tous les tribunaux
du royaume ; mais la flétrissure de France... Oh !
par elle, j’étais bien réellement flétrie.
C’en était trop pour Felton.
Pâle, immobile, écrasé par cette révélation
effroyable, ébloui par la beauté surhumaine de
cette femme qui se dévoilait à lui avec une
impudeur qu’il trouva sublime, il finit par tomber
à genoux devant elle comme faisaient les

312
premiers chrétiens devant ces pures et saintes
martyres que la persécution des empereurs livrait
dans le cirque à la sanguinaire lubricité des
populaces. La flétrissure disparut, la beauté seule
resta.
– Pardon, pardon ! s’écria Felton, oh !
pardon !
Milady lut dans ses yeux : Amour, amour.
– Pardon de quoi ? demanda-t-elle.
– Pardon de m’être joint à vos persécuteurs.
Milady lui tendit la main.
– Si belle, si jeune ! s’écria Felton en couvrant
cette main de baisers.
Milady laissa tomber sur lui un de ces regards
qui d’un esclave font un roi.
Felton était puritain : il quitta la main de cette
femme pour baiser ses pieds.
Il ne l’aimait déjà plus, il l’adorait.
Quand cette crise fut passée, quand Milady
parut avoir recouvré son sang-froid, qu’elle
n’avait jamais perdu ; lorsque Felton eut vu se

313
refermer sous le voile de la chasteté ces trésors
d’amour qu’on ne lui cachait si bien que pour les
lui faire désirer plus ardemment :
– Ah ! maintenant, dit-il, je n’ai plus qu’une
chose à vous demander, c’est le nom de votre
véritable bourreau ; car pour moi il n’y en a
qu’un ; l’autre était l’instrument, voilà tout.
– Eh quoi, frère ! s’écria Milady, il faut encore
que je te le nomme, et tu ne l’as pas deviné ?
– Quoi ! reprit Felton, lui !... encore lui !...
toujours lui !... Quoi ! le vrai coupable...
– Le vrai coupable, dit Milady, c’est le
ravageur de l’Angleterre, le persécuteur des vrais
croyants, le lâche ravisseur de l’honneur de tant
de femmes, celui qui pour un caprice de son cœur
corrompu va faire verser tant de sang à deux
royaumes, qui protège les protestants aujourd’hui
et qui les trahira demain...
– Buckingham ! c’est donc Buckingham !
s’écria Felton exaspéré.
Milady cacha son visage dans ses mains,
comme si elle n’eût pu supporter la honte que lui

314
rappelait ce nom.
– Buckingham, le bourreau de cette angélique
créature ! s’écria Felton. Et tu ne l’as pas
foudroyé, mon Dieu et tu l’as laissé noble,
honoré, puissant pour notre perte à tous !
– Dieu abandonne qui s’abandonne lui-même,
dit Milady.
– Mais il veut donc attirer sur sa tête le
châtiment réservé aux maudits ! continua Felton
avec une exaltation croissante, il veut donc que la
vengeance humaine prévienne la justice céleste !
– Les hommes le craignent et l’épargnent.
– Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je
ne l’épargnerai pas !...
Milady sentit son âme baignée d’une joie
infernale.
– Mais comment lord de Winter, mon
protecteur, mon père, demanda Felton, se trouve-
t-il mêlé à tout cela ?
– Écoutez, Felton, reprit Milady, car à côté des
hommes lâches et méprisables, il est encore des
natures grandes et généreuses. J’avais un fiancé,

315
un homme que j’aimais et qui m’aimait ; un cœur
comme le vôtre, Felton, un homme comme vous.
Je vins à lui et je lui racontai tout ; il me
connaissait, celui-là, et ne douta point un instant.
C’était un grand seigneur, c’était un homme en
tout point l’égal de Buckingham. Il ne dit rien, il
ceignit seulement son épée, s’enveloppa de son
manteau et se rendit à Buckingham Palace.
– Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique
avec de pareils hommes ce ne soit pas l’épée
qu’il faille employer, mais le poignard.
– Buckingham était parti depuis la veille,
envoyé comme ambassadeur en Espagne, où il
allait demander la main de l’infante pour le roi
Charles Ier, qui n’était alors que prince de Galles.
Mon fiancé revint.
« – Écoutez, me dit-il, cet homme est parti, et
pour le moment, par conséquent, il échappe à ma
vengeance ; mais en attendant soyons unis,
comme nous devions l’être, puis rapportez-vous-
en à lord de Winter pour soutenir son honneur et
celui de sa femme.
– Lord de Winter ! s’écria Felton.

316
– Oui, dit Milady, lord de Winter, et
maintenant vous devez tout comprendre, n’est-ce
pas ? Buckingham resta plus d’un an absent. Huit
jours avant son arrivée, lord de Winter mourut
subitement, me laissant sa seule héritière. D’où
venait le coup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans
doute, moi je n’accuse personne...
– Oh ! quel abîme, quel abîme ! s’écria Felton.
– Lord de Winter était mort sans rien dire à
son frère. Le secret terrible devait être caché à
tous, jusqu’à ce qu’il éclatât comme la foudre sur
la tête du coupable. Votre protecteur avait vu
avec peine ce mariage de son frère aîné avec une
jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne
pouvais attendre d’un homme trompé dans ses
espérances d’héritage aucun appui. Je passai en
France résolue à y demeurer pendant tout le reste
de ma vie. Mais toute ma fortune est en
Angleterre ; les communications fermées par la
guerre, tout me manqua : force fut alors d’y
revenir ; il y a six jours j’abordais à Portsmouth.
– Eh bien ? dit Felton.
– Eh bien ! Buckingham apprit sans doute

317
mon retour, il en parla à lord de Winter, déjà
prévenu contre moi, et lui dit que sa belle-sœur
était une prostituée, une femme flétrie. La voix
pure et noble de mon mari n’était plus là pour me
défendre. Lord de Winter crut tout ce qu’on lui
dit, avec d’autant plus de facilité qu’il avait
intérêt à le croire. Il me fit arrêter, me conduisit
ici, me remit sous votre garde. Vous savez le
reste : après-demain il me bannit, il me déporte ;
après-demain il me relègue parmi les infâmes.
Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot
est habile et mon honneur n’y survivra pas. Vous
voyez bien qu’il faut que je meure, Felton ;
Felton, donnez-moi ce couteau !
Et à ces mots, comme si toutes ses forces
étaient épuisées, Milady se laissa aller débile et
languissante entre les bras du jeune officier, qui,
ivre d’amour, de colère et de voluptés inconnues,
la reçut avec transport, la serra contre son cœur,
tout frissonnant à l’haleine de cette bouche si
belle, tout éperdu au contact de ce sein si
palpitant.
– Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorée et

318
pure, tu vivras pour triompher de tes ennemis.
Milady le repoussa lentement de la main en
l’attirant du regard ; mais Felton, à son tour,
s’empara d’elle, l’implorant comme une divinité.
– Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa
voix et ses paupières, oh ! la mort plutôt que la
honte ; Felton, mon frère, mon ami, je t’en
conjure !
– Non, s’écria Felton, non, tu vivras, et tu
seras vengée !
– Felton, je porte malheur à tout ce qui
m’entoure ! Felton, abandonne-moi ! Felton,
laisse-moi mourir !
– Eh bien ! nous mourrons donc ensemble !
s’écria-t-il en appuyant ses lèvres sur celles de la
prisonnière.
Plusieurs coups retentirent à la porte ; cette
fois, Milady le repoussa réellement.
– Écoute, dit-elle, on nous a entendus ; on
vient ! c’en est fait, nous sommes perdus !
– Non, dit Felton, c’est la sentinelle qui me
prévient seulement qu’une ronde arrive.

319
– Alors, courez à la porte et ouvrez vous-
même.
Felton obéit ; cette femme était déjà toute sa
pensée, toute son âme.
Il se trouva en face d’un sergent commandant
une patrouille de surveillance.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda le jeune
lieutenant.
– Vous m’aviez dit d’ouvrir la porte si
j’entendais crier au secours, dit le soldat, mais
vous aviez oublié de me laisser la clef ; je vous ai
entendu crier sans comprendre ce que vous
disiez, j’ai voulu ouvrir la porte, elle était fermée
en dedans, alors j’ai appelé le sergent.
– Et me voilà, dit le sergent.
Felton, égaré, presque fou, demeurait sans
voix.
Milady comprit que c’était à elle de s’emparer
de la situation, elle courut à la table et prit le
couteau qu’y avait déposé Felton :
– Et de quel droit voulez-vous m’empêcher de
mourir ? dit-elle.

320
– Grand Dieu ! s’écria Felton en voyant le
couteau luire à sa main.
En ce moment, un éclat de rire ironique
retentit dans le corridor.
Le baron, attiré par le bruit, en robe de
chambre, son épée sous le bras, se tenait debout
sur le seuil de la porte.
– Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de
la tragédie ; vous le voyez, Felton, le drame a
suivi toutes les phases que j’avais indiquées ;
mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas.
Milady comprit qu’elle était perdue si elle ne
donnait pas à Felton une preuve immédiate et
terrible de son courage.
– Vous vous trompez, milord, le sang coulera,
et puisse ce sang retomber sur ceux qui le font
couler !
Felton jeta un cri et se précipita vers elle ; il
était trop tard : Milady s’était frappée. Mais le
couteau avait rencontré, heureusement, nous
devrions dire adroitement, le busc de fer qui, à
cette époque, défendait comme une cuirasse la

321
poitrine des femmes ; il avait glissé en déchirant
la robe, et avait pénétré de biais entre la chair et
les côtes.
La robe de Milady n’en fut pas moins tachée
de sang en une seconde.
Milady était tombée à la renverse et semblait
évanouie.
Felton arracha le couteau.
– Voyez, milord, dit-il d’un air sombre, voici
une femme qui était sous ma garde et qui s’est
tuée !
– Soyez tranquille, Felton, dit lord de Winter,
elle n’est pas morte, les démons ne meurent pas si
facilement, soyez tranquille et allez m’attendre
chez moi.
– Mais, milord...
– Allez, je vous l’ordonne.
À cette injonction de son supérieur, Felton
obéit ; mais, en sortant, il mit le couteau dans sa
poitrine.
Quant à lord de Winter, il se contenta

322
d’appeler la femme qui servait Milady et,
lorsqu’elle fut venue, lui recommandant la
prisonnière toujours évanouie, il la laissa seule
avec elle.
Cependant, comme à tout prendre, malgré ses
soupçons, la blessure pouvait être grave, il
envoya, à l’instant même, un homme à cheval
chercher un médecin.

323
58

Évasion1

Comme l’avait pensé lord de Winter, la


blessure de Milady n’était pas dangereuse ; aussi
dès qu’elle se trouva seule avec la femme que le
baron avait fait appeler et qui se hâtait de la
déshabiller, rouvrit-elle les yeux.
Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la
douleur ; ce n’étaient pas choses difficiles pour
une comédienne comme Milady ; aussi la pauvre
femme fut-elle si complètement dupe de sa
prisonnière, que, malgré ses instances, elle
s’obstina à la veiller toute la nuit.
Mais la présence de cette femme n’empêchait
pas Milady de songer.

1
Ms. de Maquet : fragment.

324
Il n’y avait plus de doute, Felton était
convaincu, Felton était à elle : un ange apparût-il
au jeune homme pour accuser Milady, il le
prendrait certainement, dans la disposition
d’esprit où il se trouvait, pour un envoyé du
démon.
Milady souriait à cette pensée, car Felton,
c’était désormais sa seule espérance, son seul
moyen de salut.
Mais lord de Winter pouvait l’avoir
soupçonné, mais Felton maintenant pouvait être
surveillé lui-même.
Vers les quatre heures du matin, le médecin
arriva ; mais depuis le temps où Milady s’était
frappée, la blessure s’était déjà refermée : le
médecin ne put donc en mesurer ni la direction,
ni la profondeur ; il reconnut seulement au pouls
de la malade que le cas n’était point grave.
Le matin, Milady, sous prétexte qu’elle n’avait
pas dormi de la nuit et qu’elle avait besoin de
repos, renvoya la femme qui veillait près d’elle.
Elle avait une espérance, c’est que Felton

325
arriverait à l’heure du déjeuner, mais Felton ne
vint pas.
Ses craintes s’étaient-elles réalisées ? Felton,
soupçonné par le baron, allait-il lui manquer au
moment décisif ? Elle n’avait plus qu’un jour ;
lord de Winter lui avait annoncé son
embarquement pour le 23 et l’on était arrivé au
matin du 221.
Néanmoins, elle attendit encore assez
patiemment jusqu’à l’heure du dîner.
Quoiqu’elle n’eût pas mangé le matin, le dîner
fut apporté à l’heure habituelle ; Milady s’aperçut
alors avec effroi que l’uniforme des soldats qui la
gardaient était changé.
Alors elle se hasarda à demander ce qu’était
devenu Felton. On lui répondit que Felton était
monté à cheval il y avait une heure, et était parti.
Elle s’informa si le baron était toujours au
château ; le soldat répondit que oui, et qu’il avait

1
22 août 1628 : les six jours passés par Milady en captivité
transportent le lecteur de décembre à août, trucage temporel qui
permet au roman de rejoindre l’histoire.

326
ordre de le prévenir si la prisonnière désirait lui
parler.
Milady répondit qu’elle était trop faible pour
le moment, et que son seul désir était de
demeurer seule.
Le soldat sortit, laissant le dîner servi.
Felton était écarté, les soldats de marine
étaient changés, on se défiait donc de Felton.
C’était le dernier coup porté à la prisonnière.
Restée seule, elle se leva ; ce lit où elle se
tenait par prudence et pour qu’on la crût
gravement blessée, la brûlait comme un brasier
ardent. Elle jeta un coup d’œil sur la porte : le
baron avait fait clouer une planche sur le
guichet ; il craignait sans doute que, par cette
ouverture, elle ne parvînt encore, par quelque
moyen diabolique, à séduire les gardes.
Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se
livrer à ses transports sans être observée : elle
parcourait la chambre avec l’exaltation d’une
folle furieuse ou d’une tigresse enfermée dans
une cage de fer. Certes, si le couteau lui fût resté,

327
elle eût songé, non plus à se tuer elle-même,
mais, cette fois, à tuer le baron.
À six heures, lord de Winter entra ; il était
armé jusqu’aux dents. Cet homme, dans lequel,
jusque-là, Milady n’avait vu qu’un gentleman
assez niais, était devenu un admirable geôlier : il
semblait tout prévoir, tout deviner, tout prévenir.
Un seul regard jeté sur Milady lui apprit ce qui
se passait dans son âme.
– Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point
encore aujourd’hui ; vous n’avez plus d’armes, et
d’ailleurs je suis sur mes gardes. Vous aviez
commencé à pervertir mon pauvre Felton : il
subissait déjà votre infernale influence, mais je
veux le sauver, il ne vous verra plus, tout est fini.
Rassemblez vos hardes, demain vous partirez.
J’avais fixé l’embarquement au 24, mais j’ai
pensé que plus la chose serait rapprochée, plus
elle serait sûre. Demain à midi j’aurai l’ordre de
votre exil, signé Buckingham. Si vous dites un
seul mot à qui que ce soit avant d’être sur le
navire, mon sergent vous fera sauter la cervelle,
et il en a l’ordre ; si, sur le navire, vous dites un

328
mot à qui que ce soit avant que le capitaine vous
le permette, le capitaine vous fait jeter à la mer,
c’est convenu. Au revoir, voilà ce que pour
aujourd’hui j’avais à vous dire. Demain je vous
reverrai pour vous faire mes adieux !
Et sur ces paroles le baron sortit.
Milady avait écouté toute cette menaçante
tirade le sourire du dédain sur les lèvres, mais la
rage dans le cœur.
On servit le souper ; Milady sentit qu’elle
avait besoin de forces, elle ne savait pas ce qui
pouvait se passer pendant cette nuit qui
s’approchait menaçante, car de gros nuages
roulaient au ciel, et des éclairs lointains
annonçaient un orage.
L’orage éclata vers les dix heures du soir :
Milady sentait une consolation à voir la nature
partager le désordre de son cœur ; la foudre
grondait dans l’air comme la colère dans sa
pensée ; il lui semblait que la rafale, en passant,
échevelait son front comme les arbres dont elle
courbait les branches et enlevait les feuilles ; elle
hurlait comme l’ouragan, et sa voix se perdait

329
dans la grande voix de la nature, qui, elle aussi,
semblait gémir et se désespérer.
Tout à coup elle entendit frapper à une vitre,
et, à la lueur d’un éclair, elle vit le visage d’un
homme apparaître derrière les barreaux.
Elle courut à la fenêtre et l’ouvrit.
– Felton ! s’écria-t-elle, je suis sauvée !
– Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me
faut le temps de scier vos barreaux. Prenez garde
seulement qu’ils ne vous voient par le guichet.
– Oh ! c’est une preuve que le Seigneur est
pour nous, Felton, reprit Milady, ils ont fermé le
guichet avec une planche.
– C’est bien, Dieu les a rendus insensés ! dit
Felton.
– Mais que faut-il que je fasse ? demanda
Milady.
– Rien, rien ; refermez la fenêtre seulement.
Couchez-vous, ou, du moins, mettez-vous dans
votre lit tout habillée ; quand j’aurai fini, je
frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me
suivre ?

330
– Oh ! oui.
– Votre blessure ?
– Me fait souffrir, mais ne m’empêche pas de
marcher.
– Tenez-vous donc prête au premier signal.
Milady referma la fenêtre, éteignit la lampe, et
alla, comme le lui avait recommandé Felton, se
blottir dans son lit. Au milieu des plaintes de
l’orage, elle entendait le grincement de la lime
contre les barreaux, et, à la lueur de chaque
éclair, elle apercevait l’ombre de Felton derrière
les vitres.
Elle passa une heure sans respirer, haletante, la
sueur sur le front, et le cœur serré par une
épouvantable angoisse à chaque mouvement
qu’elle entendait dans le corridor.
Il y a des heures qui durent une année.
Au bout d’une heure, Felton frappa de
nouveau.
Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir.
Deux barreaux de moins formaient une ouverture
à passer un homme.

331
– Êtes-vous prête ? demanda Felton.
– Oui. Faut-il que j’emporte quelque chose ?
– De l’or, si vous en avez.
– Oui, heureusement on m’a laissé ce que j’en
avais.
– Tant mieux, car j’ai usé tout le mien pour
fréter une barque.
– Prenez, dit Milady en mettant aux mains de
Felton un sac plein d’or.
Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.
– Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ?
– Me voici.
Milady monta sur un fauteuil et passa tout le
haut de son corps par la fenêtre : elle vit le jeune
officier suspendu au-dessus de l’abîme par une
échelle de corde.
Pour la première fois, un mouvement de
terreur lui rappela qu’elle était femme.
Le vide l’épouvantait.
– Je m’en étais douté, dit Felton.

332
– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit Milady, je
descendrai les yeux fermés.
– Avez-vous confiance en moi ? dit Felton.
– Vous le demandez ?
– Rapprochez vos deux mains ; croisez-les :
c’est bien.
Felton lui lia les deux poignets avec son
mouchoir, puis par-dessus le mouchoir, avec une
corde.
– Que faites-vous ? demanda Milady avec
surprise.
– Passez vos bras autour de mon cou et ne
craignez rien.
– Mais je vous ferai perdre l’équilibre, et nous
nous briserons tous les deux.
– Soyez tranquille, je suis marin.
Il n’y avait pas une seconde à perdre ; Milady
passa ses deux bras autour du cou de Felton et se
laissa glisser hors de la fenêtre.
Felton se mit à descendre les échelons
lentement et un à un. Malgré la pesanteur des

333
deux corps, le souffle de l’ouragan les balançait
dans l’air.
Tout à coup Felton s’arrêta.
– Qu’y a-t-il ? demanda Milady.
– Silence, dit Felton, j’entends des pas.
– Nous sommes découverts !
Il se fit un silence de quelques instants.
– Non, dit Felton, ce n’est rien.
– Mais enfin quel est ce bruit ?
– Celui de la patrouille qui va passer sur le
chemin de ronde.
– Où est le chemin de ronde ?
– Juste au-dessous de nous.
– Elle va nous découvrir.
– Non, s’il ne fait pas d’éclairs.
– Elle heurtera le bas de l’échelle.
– Heureusement elle est trop courte de six
pieds.
– Les voilà, mon Dieu !

334
– Silence !
Tous deux restèrent suspendus, immobiles et
sans souffle, à vingt pieds du sol ; pendant ce
temps les soldats passaient au-dessous riant et
causant.
Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.
La patrouille passa ; on entendit le bruit des
pas qui s’éloignait, et le murmure des voix qui
allait s’affaiblissant.
– Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés.
Milady poussa un soupir et s’évanouit.
Felton continua de descendre. Parvenu au bas
de l’échelle, et lorsqu’il ne sentit plus d’appui
pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains ;
enfin, arrivé au dernier échelon, il se laissa
pendre à la force des poignets et toucha la terre. Il
se baissa, ramassa le sac d’or et le prit entre ses
dents.
Puis il souleva Milady dans ses bras, et
s’éloigna vivement du côté opposé à celui
qu’avait pris la patrouille. Bientôt il quitta le
chemin de ronde, descendit à travers les rochers,

335
et, arrivé au bord de la mer, fit entendre un coup
de sifflet.
Un signal pareil lui répondit, et, cinq minutes
après, il vit apparaître une barque montée par
quatre hommes.
La barque s’approcha aussi près qu’elle put du
rivage, mais il n’y avait pas assez de fond pour
qu’elle pût toucher le bord ; Felton se mit à l’eau
jusqu’à la ceinture, ne voulant confier à personne
son précieux fardeau.
Heureusement la tempête commençait à se
calmer, et cependant la mer était encore violente ;
la petite barque bondissait sur les vagues comme
une coquille de noix.
– Au sloop, dit Felton, et nagez vivement.
Les quatre hommes se mirent à la rame ; mais
la mer était trop grosse pour que les avirons
eussent grande prise dessus.
Toutefois on s’éloignait du château ; c’était le
principal. La nuit était profondément ténébreuse,
et il était déjà presque impossible de distinguer le
rivage de la barque, à plus forte raison n’eût-on

336
pas pu distinguer la barque du rivage.
Un point noir se balançait sur la mer.
C’était le sloop.
Pendant que la barque s’avançait de son côté
de toute la force de ses quatre rameurs, Felton
déliait la corde, puis le mouchoir qui liait les
mains de Milady.
Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit
de l’eau de la mer et la lui jeta au visage.
Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.
– Où suis-je ? dit-elle.
– Sauvée, répondit le jeune officier.
– Oh ! sauvée ! sauvée ! s’écria-t-elle. Oui,
voici le ciel, voici la mer ! cet air que je respire,
c’est celui de la liberté. Ah !... merci, Felton,
merci !
Le jeune homme la pressa contre son cœur.
– Mais qu’ai-je donc aux mains ? demanda
Milady ; il me semble qu’on m’a brisé les
poignets dans un étau.
En effet, Milady souleva ses bras : elle avait

337
les poignets meurtris.
– Hélas ! dit Felton en regardant ces belles
mains et en secouant doucement la tête.
– Oh ! ce n’est rien, ce n’est rien ! s’écria
Milady : maintenant je me rappelle !
Milady chercha des yeux autour d’elle.
– Il est là, dit Felton en poussant du pied le sac
d’or.
On s’approchait du sloop. Le marin de quart
héla la barque, la barque répondit.
– Quel est ce bâtiment ? demanda Milady.
– Celui que j’ai frété pour vous.
– Où va-t-il me conduire ?
– Où vous voudrez, pourvu que, moi, vous me
jetiez à Portsmouth.
– Qu’allez-vous faire à Portsmouth ? demanda
Milady.
– Accomplir les ordres de lord de Winter, dit
Felton avec un sombre sourire.
– Quels ordres ? demanda Milady.

338
– Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton.
– Non ; expliquez-vous, je vous en prie.
– Comme il se défiait de moi, il a voulu vous
garder lui-même, et m’a envoyé à sa place faire
signer à Buckingham l’ordre de votre
déportation.
– Mais s’il se défiait de vous, comment vous
a-t-il confié cet ordre ?
– Étais-je censé savoir ce que je portais ?
– C’est juste. Et vous allez à Portsmouth ?
– Je n’ai pas de temps à perdre : c’est demain
le 23, et Buckingham part demain avec la flotte.
– Il part demain, pour où part-il ?
– Pour La Rochelle.
– Il ne faut pas qu’il parte ! s’écria Milady,
oubliant sa présence d’esprit accoutumée.
– Soyez tranquille, répondit Felton, il ne
partira pas.
Milady tressaillit de joie ; elle venait de lire au
plus profond du cœur du jeune homme : la mort
de Buckingham y était écrite en toutes lettres.

339
– Felton... dit-elle, vous êtes grand comme
Judas Macchabé ! Si vous mourez, je meurs avec
vous : voilà tout ce que je puis vous dire.
– Silence ! dit Felton, nous sommes arrivés.
En effet, on touchait au sloop.
Felton monta le premier à l’échelle et donna la
main à Milady, tandis que les matelots la
soutenaient, car la mer était encore fort agitée.
Un instant après ils étaient sur le pont.
– Capitaine, dit Felton, voici la personne dont
je vous ai parlé, et qu’il faut conduire saine et
sauve en France.
– Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.
– Je vous en ai donné cinq cents.
– C’est juste, dit le capitaine.
– Et voilà les cinq cents autres, reprit Milady,
en portant la main au sac d’or.
– Non, dit le capitaine, je n’ai qu’une parole,
et je l’ai donnée à ce jeune homme ; les cinq
cents autres pistoles ne me sont dues qu’en
arrivant à Boulogne.

340
– Et nous y arriverons ?
– Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que
je m’appelle Jack Buttler.
– Eh bien ! dit Milady, si vous tenez votre
parole, ce n’est pas cinq cents, mais mille pistoles
que je vous donnerai.
– Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria
le capitaine, et puisse Dieu m’envoyer souvent
des pratiques comme Votre Seigneurie !
– En attendant, dit Felton, conduisez-nous
dans la petite baie de Chichester1, en avant de
Portsmouth ; vous savez qu’il est convenu que
vous nous conduirez là.
Le capitaine répondit en commandant la
manœuvre nécessaire, et vers les sept heures du
matin le petit bâtiment jetait l’ancre dans la baie
désignée.
Pendant cette traversée, Felton avait tout
raconté à Milady : comment, au lieu d’aller à

1
Chichester est remplacé par des points de suspension dans
l’édition originale.

341
Londres, il avait frété le petit bâtiment, comment
il était revenu, comment il avait escaladé la
muraille en plaçant dans les interstices des
pierres, à mesure qu’il montait, des crampons,
pour assurer ses pieds, et comment enfin, arrivé
aux barreaux, il avait attaché l’échelle, Milady
savait le reste.
De son côté, Milady essaya d’encourager
Felton dans son projet ; mais aux premiers mots
qui sortirent de sa bouche, elle vit bien que le
jeune fanatique avait plutôt besoin d’être modéré
que d’être affermi.
Il fut convenu que Milady attendrait Felton
jusqu’à dix heures ; si à dix heures il n’était pas
de retour, elle partirait.
Alors, en supposant qu’il fût libre, il la
rejoindrait en France, au couvent des Carmélites
de Béthune.

342
59

Ce qui se passait à Portsmouth le 23 août 16281

Felton prit congé de Milady comme un frère


qui va faire une simple promenade prend congé
de sa sœur en lui baisant la main.
Toute sa personne paraissait dans son état de
calme ordinaire : seulement une lueur
inaccoutumée brillait dans ses yeux, pareille à un
reflet de fièvre ; son front était plus pâle encore
que de coutume ; ses dents étaient serrées, et sa
parole avait un accent bref et saccadé qui
indiquait que quelque chose de sombre s’agitait
en lui.
Tant qu’il resta sur la barque qui le conduisait
à terre, il demeura le visage tourné du côté de
Milady, qui, debout sur le pont, le suivait des

1
Ms. de Maquet.

343
yeux. Tous deux étaient assez rassurés sur la
crainte d’être poursuivis : on n’entrait jamais
dans la chambre de Milady avant neuf heures ; et
il fallait trois heures pour venir du château à
Londres.
Felton mit pied à terre, gravit la petite crête
qui conduisait au haut de la falaise, salua Milady
une dernière fois, et prit sa course vers la ville.
Au bout de cent pas, comme le terrain allait en
descendant, il ne pouvait plus voir que le mât du
sloop.
Il courut aussitôt dans la direction de
Portsmouth, dont il voyait en face de lui, à un
demi-mille à peu près, se dessiner dans la brume
du matin les tours et les maisons.
Au-delà de Portsmouth, la mer était couverte
de vaisseaux dont on voyait les mâts, pareils à
une forêt de peupliers dépouillés par l’hiver, se
balancer sous le souffle du vent.
Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que
dix années de méditations ascétiques et un long
séjour au milieu des puritains lui avaient fourni

344
d’accusations vraies ou fausses contre le favori
de Jacques VI et de Charles Ier.
Lorsqu’il comparait les crimes publics de ce
ministre, crimes éclatants, crimes européens, si
on pouvait le dire, avec les crimes privés et
inconnus dont l’avait chargé Milady, Felton
trouvait que le plus coupable des deux hommes
que renfermait Buckingham était celui dont le
public ne connaissait pas la vie. C’est que son
amour si étrange, si nouveau, si ardent, lui faisait
voir les accusations infâmes et imaginaires de
lady de Winter, comme on voit au travers d’un
verre grossissant, à l’état de monstres effroyables,
des atomes imperceptibles en réalité auprès d’une
fourmi.
La rapidité de sa course allumait encore son
sang ; l’idée qu’il laissait derrière lui, exposée à
une vengeance effroyable, la femme qu’il aimait
ou plutôt qu’il adorait comme une sainte,
l’émotion passée, sa fatigue présente, tout exaltait
encore son âme au-dessus des sentiments
humains.
Il entra à Portsmouth vers les huit heures du

345
matin ; toute la population était sur pied ; le
tambour battait dans les rues et sur le port ; les
troupes d’embarquement descendaient vers la
mer.
Felton arriva au palais de l’Amirauté, couvert
de poussière et ruisselant de sueur ; son visage,
ordinairement si pâle, était pourpre de chaleur et
de colère. La sentinelle voulut le repousser ; mais
Felton appela le chef du poste, et tirant de sa
poche la lettre dont il était porteur :
– Message pressé de la part de lord de Winter,
dit-il.
Au nom de lord de Winter, qu’on savait l’un
des plus intimes de Sa Grâce, le chef de poste
donna l’ordre de laisser passer Felton, qui, du
reste, portait lui-même l’uniforme d’officier de
marine.
Felton s’élança dans le palais.
Au moment où il entrait dans le vestibule un
homme entrait aussi, poudreux, hors d’haleine,
laissant à la porte un cheval de poste qui en
arrivant tomba sur les deux genoux.

346
Felton et lui s’adressèrent en même temps à
Patrick, le valet de chambre de confiance du duc.
Felton nomma le baron de Winter, l’inconnu ne
voulut nommer personne, et prétendit que c’était
au duc seul qu’il pouvait se faire connaître. Tous
deux insistaient pour passer l’un avant l’autre.
Patrick, qui savait que lord de Winter était en
affaires de service et en relations d’amitié avec le
duc, donna la préférence à celui qui venait en son
nom.
L’autre fut forcé d’attendre, et il fut facile de
voir combien il maudissait ce retard.
Le valet de chambre fit traverser à Felton une
grande salle dans laquelle attendaient les députés
de La Rochelle conduits par le prince de
Soubise1, et l’introduisit dans un cabinet où
Buckingham, sortant du bain, achevait sa toilette,
à laquelle, cette fois comme toujours, il accordait
une attention extraordinaire.

1
Détail historique : les députés de La Rochelle demandaient
le prompt départ des secours. Voir Richelieu, Mémoires
(Petitot, tome XXIV, p. 158-160, note 1).

347
– Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part
de lord de Winter.
– De la part de lord de Winter ! répéta
Buckingham, faites entrer.
Felton entra. En ce moment Buckingham jetait
sur un canapé une riche robe de chambre brochée
d’or, pour endosser un pourpoint de velours bleu
tout brodé de perles.
– Pourquoi le baron n’est-il pas venu lui-
même ? demanda Buckingham, je l’attendais ce
matin.
– Il m’a chargé de dire à Votre Grâce, répondit
Felton, qu’il regrettait fort de ne pas avoir cet
honneur, mais qu’il en était empêché par la garde
qu’il est obligé de faire au château.
– Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a
une prisonnière.
– C’est justement de cette prisonnière que je
voulais parler à Votre Grâce, reprit Felton.
– Eh bien ! parlez.
– Ce que j’ai à vous dire ne peut être entendu
que de vous, milord.

348
– Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais
tenez-vous à portée de la sonnette ; je vous
appellerai tout à l’heure.
Patrick sortit.
– Nous sommes seuls, monsieur, dit
Buckingham, parlez.
– Milord, dit Felton, le baron1 de Winter vous
a écrit l’autre jour pour vous prier de signer un
ordre d’embarquement relatif à une jeune femme
nommée Charlotte Backson.
– Oui, monsieur, et je lui ai répondu de
m’apporter ou de m’envoyer cet ordre et que je le
signerais.
– Le voici, milord.
– Donnez, dit le duc.
Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le
papier un coup d’œil rapide. Alors, s’apercevant
que c’était bien celui qui lui était annoncé, il le
posa sur la table, prit une plume et s’apprêta à

1
Le titre donné à lord Winter est généralement celui du
comte.

349
signer.
– Pardon, milord, dit Felton arrêtant le duc,
mais Votre Grâce sait-elle que le nom de
Charlotte Backson n’est pas le véritable nom de
cette jeune femme ?
– Oui, monsieur, je le sais, répondit le duc en
trempant la plume dans l’encrier.
– Alors, Votre Grâce connaît son véritable
nom ? demanda Felton d’une voix brève.
– Je le connais.
Le duc approcha la plume du papier.
– Et, connaissant ce véritable nom, reprit
Felton, monseigneur signera tout de même ?
– Sans doute, dit Buckingham, et plutôt deux
fois qu’une.
– Je ne puis croire, continua Felton d’une voix
qui devenait de plus en plus brève et saccadée,
que Sa Grâce sache qu’il s’agit de lady de
Winter...
– Je le sais parfaitement, quoique je sois
étonné que vous le sachiez, vous !

350
– Et Votre Grâce signera cet ordre sans
remords ?
Buckingham regarda le jeune homme avec
hauteur.
– Ah çà, monsieur, savez-vous bien, lui dit-il,
que vous me faites là d’étranges questions, et que
je suis bien simple d’y répondre ?
– Répondez-y, monseigneur, dit Felton, la
situation est plus grave que vous ne le croyez
peut-être.
Buckingham pensa que le jeune homme,
venant de la part de lord de Winter, parlait sans
doute en son nom et se radoucit.
– Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait
comme moi que Milady de Winter est une grande
coupable, et que c’est presque lui faire grâce que
de borner sa peine à l’exportation.
Le duc posa sa plume sur le papier.
– Vous ne signerez pas cet ordre, milord ! dit
Felton en faisant un pas vers le duc.
– Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham,
et pourquoi ?

351
– Parce que vous descendrez en vous-même,
et que vous rendrez justice à Milady.
– On lui rendra justice en l’envoyant à Tyburn,
dit Buckingham ; Milady est une infâme.
– Monseigneur, Milady est un ange, vous le
savez bien, et je vous demande sa liberté.
– Ah çà, dit Buckingham, êtes-vous fou de me
parler ainsi ?
– Milord, excusez-moi ! je parle comme je
puis ; je me contiens. Cependant, milord, songez
à ce que vous allez faire, et craignez
d’outrepasser la mesure !
– Plaît-il ?... Dieu me pardonne ! s’écria
Buckingham, mais je crois qu’il me menace !
– Non, milord, je prie encore, et je vous dis :
une goutte d’eau suffit pour faire déborder le vase
plein, une faute légère peut attirer le châtiment
sur la tête épargnée malgré tant de crimes.
– Monsieur Felton, dit Buckingham, vous
allez sortir d’ici et vous rendre aux arrêts sur-le-
champ.
– Vous allez m’écouter jusqu’au bout, milord.

352
Vous avez séduit cette jeune fille, vous l’avez
outragée, souillée ; réparez vos crimes envers
elle, laissez-la partir librement, et je n’exigerai
pas autre chose de vous.
– Vous n’exigerez pas ? dit Buckingham
regardant Felton avec étonnement et appuyant sur
chacune des syllabes des trois mots qu’il venait
de prononcer.
– Milord, continua Felton s’exaltant à mesure
qu’il parlait, milord, prenez garde, toute
l’Angleterre est lasse de vos iniquités ; milord,
vous avez abusé de la puissance royale que vous
avez presque usurpée ; milord, vous êtes en
horreur aux hommes et à Dieu ; Dieu vous punira
plus tard, mais, moi, je vous punirai aujourd’hui.
– Ah ! ceci est trop fort ! cria Buckingham en
faisant un pas vers la porte.
Felton lui barra le passage.
– Je vous le demande humblement, dit-il,
signez l’ordre de mise en liberté de lady de
Winter ; songez que c’est la femme que vous
avez déshonorée.

353
– Retirez-vous, monsieur, dit Buckingham, ou
j’appelle et vous fais mettre aux fers.
– Vous n’appellerez pas, dit Felton en se jetant
entre le duc et la sonnette placée sur un guéridon
incrusté d’argent ; prenez garde, milord, vous
voilà entre les mains de Dieu.
– Dans les mains du diable, vous voulez dire,
s’écria Buckingham en élevant la voix pour
attirer du monde, sans cependant appeler
directement.
– Signez, milord, signez la liberté de lady de
Winter, dit Felton en poussant un papier vers le
duc.
– De force ! vous moquez-vous ? holà,
Patrick !
– Signez, milord !
– Jamais !
– Jamais !
– À moi, cria le duc, et en même temps il sauta
sur son épée.
Mais Felton ne lui donna pas le temps de la

354
tirer : il tenait tout ouvert et caché dans son
pourpoint le couteau dont s’était frappée Milady ;
d’un bond il fut sur le duc.
En ce moment Patrick entrait dans la salle en
criant :
– Milord, une lettre de France !
– De France ! s’écria Buckingham, oubliant
tout en pensant de qui lui venait cette lettre.
Felton profita du moment et lui enfonça dans
le flanc le couteau jusqu’au manche.
– Ah ! traître ! cria Buckingham, tu m’as tué...
– Au meurtre ! hurla Patrick.
Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et,
voyant la porte libre, s’élança dans la chambre
voisine, qui était celle où attendaient, comme
nous l’avons dit, les députés de La Rochelle, la
traversa tout en courant et se précipita vers
l’escalier ; mais, sur la première marche, il
rencontra lord de Winter, qui, le voyant pâle,
égaré, livide, taché de sang à la main et à la
figure, lui sauta au cou en s’écriant :
– Je le savais, je l’avais deviné et j’arrive trop

355
tard d’une minute ! Oh ! malheureux que je suis !
Felton ne fit aucune résistance ; lord de Winter
le remit aux mains des gardes, qui le
conduisirent, en attendant de nouveaux ordres,
sur une petite terrasse dominant la mer, et il
s’élança dans le cabinet de Buckingham1.
Au cri poussé par le duc, à l’appel de Patrick,
l’homme que Felton avait rencontré dans
l’antichambre se précipita dans le cabinet.
Il trouva le duc couché sur un sofa, serrant sa
blessure dans sa main crispée.
– La Porte2, dit le duc d’une voix mourante,
La Porte, viens-tu de sa part ?
– Oui, monseigneur, répondit le fidèle
serviteur d’Anne d’Autriche, mais trop tard peut-
être.

1
Histoire : arrivé de Londres le 23 août, à pied, Felton
s’introduisit dans la maison où logeait Buckingham, se cacha
derrière un rideau, dans le hall précédant la salle à manger, et
frappa Buckingham alors que celui-ci sortait de table.
2
La Porte avait dû quitter le service de la reine après
l’affaire d’Amiens, mais il continuait cependant à exécuter
certains ordres secrets.

356
– Silence, La Porte ! on pourrait vous
entendre ; Patrick, ne laissez entrer personne :
oh ! je ne saurai pas ce qu’elle me fait dire ! Mon
Dieu, je me meurs !
Et le duc s’évanouit.
Cependant, lord de Winter, les députés, les
chefs de l’expédition, les officiers de la maison
de Buckingham, avaient fait irruption dans sa
chambre ; partout des cris de désespoir
retentissaient. La nouvelle qui emplissait le palais
de plaintes et de gémissements en déborda
bientôt partout et se répandit par la ville.
Un coup de canon annonça qu’il venait de se
passer quelque chose de nouveau et d’inattendu.
Lord de Winter s’arrachait les cheveux.
– Trop tard d’une minute ! s’écriait-il, trop
tard d’une minute ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu,
quel malheur !
En effet, on était venu lui dire à sept heures du
matin qu’une échelle de corde flottait à une des
fenêtres du château ; il avait couru aussitôt à la
chambre de Milady, avait trouvé la chambre vide

357
et la fenêtre ouverte, les barreaux sciés, il s’était
rappelé la recommandation verbale que lui avait
fait transmettre d’Artagnan par son messager, il
avait tremblé pour le duc, et, courant à l’écurie,
sans prendre le temps de faire seller son cheval,
avait sauté sur le premier venu, était accouru
ventre à terre, et sautant à bas dans la cour, avait
monté précipitamment l’escalier, et, sur le
premier degré, avait, comme nous l’avons dit,
rencontré Felton.
Cependant le duc n’était pas mort : il revint à
lui, rouvrit les yeux, et l’espoir rentra dans tous
les cœurs1.
– Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec
Patrick et La Porte.
– Ah ! c’est vous, de Winter ! vous m’avez
envoyé ce matin un singulier fou, voyez l’état
dans lequel il m’a mis !
– Oh ! milord ! s’écria le baron, je ne m’en
consolerai jamais.

1
Frappé au coeur, Buckingham mourut quelques secondes
après.

358
– Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit
Buckingham en lui tendant la main, je ne connais
pas d’homme qui mérite d’être regretté pendant
toute la vie d’un autre homme ; mais laisse-nous,
je t’en prie.
Le baron sortit en sanglotant. Il ne resta dans
le cabinet que le duc blessé, La Porte et Patrick.
On cherchait un médecin, qu’on ne pouvait
trouver.
– Vous vivrez, milord, vous vivrez, répétait, à
genoux devant le sofa du duc, le messager
d’Anne d’Autriche.
– Que m’écrivait-elle ? dit faiblement
Buckingham tout ruisselant de sang et domptant,
pour parler de celle qu’il aimait, d’atroces
douleurs, que m’écrivait-elle ? Lis-moi sa lettre.
– Oh ! milord ! fit La Porte.
– Obéis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n’ai
pas de temps à perdre ?
La Porte rompit le cachet et plaça le
parchemin sous les yeux du duc ; mais

359
Buckingham essaya vainement de distinguer
l’écriture.
– Lis donc, dit-il, lis donc, je n’y vois plus ; lis
donc car bientôt peut-être je n’entendrai plus, et
je mourrai sans savoir ce qu’elle m’a écrit.
La Porte ne fit plus de difficulté, et lut :

Milord,
Par ce que j’ai, depuis que je vous connais,
souffert par vous et pour vous, je vous conjure, si
vous avez souci de mon repos, d’interrompre les
grands armements que vous faites contre la
France et de cesser une guerre dont on dit tout
haut que la religion est la cause visible, et tout
bas que votre amour pour moi est la cause
cachée. Cette guerre peut non seulement amener
pour la France et pour l’Angleterre de grandes
catastrophes, mais encore pour vous, milord, des
malheurs dont je ne me consolerais pas.
Veillez sur votre vie, que l’on menace et qui
me sera chère du moment où je ne serai pas
obligée de voir en vous un ennemi.

360
Votre affectionnée,
ANNE.

Buckingham rappela tous les restes de sa vie


pour écouter cette lecture ; puis, lorsqu’elle fut
finie, comme s’il eût trouvé dans cette lettre un
amer désappointement :
– N’avez-vous donc pas autre chose à me dire
de vive voix, La Porte ? demanda-t-il.
– Si fait, monseigneur : la reine m’avait chargé
de vous dire de veiller sur vous, car elle avait eu
avis qu’on voulait vous assassiner.
– Et c’est tout, c’est tout ? reprit Buckingham
avec impatience.
– Elle m’avait encore chargé de vous dire
qu’elle vous aimait toujours.
– Ah ! fit Buckingham, Dieu soit loué ! ma
mort ne sera donc pas pour elle la mort d’un
étranger !...
La Porte fondit en larmes.
– Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret où

361
étaient les ferrets de diamants.
Patrick apporta l’objet demandé, que La Porte
reconnut pour avoir appartenu à la reine.
– Maintenant le sachet de satin blanc, où son
chiffre est brodé en perles.
Patrick obéit encore.
– Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les
seuls gages que j’eusse à elle, ce coffret d’argent,
et ces deux lettres. Vous les rendrez à Sa
Majesté ; et pour dernier souvenir... (il chercha
autour de lui quelque objet précieux)... vous y
joindrez...
Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis
par la mort ne rencontrèrent que le couteau tombé
des mains de Felton, et fumant encore du sang
vermeil étendu sur la lame.
– Et vous y joindrez ce couteau, dit le duc en
serrant la main de La Porte.
Il put encore mettre le sachet au fond du
coffret d’argent, y laissa tomber le couteau en
faisant signe à La Porte qu’il ne pouvait plus
parler ; puis, dans une dernière convulsion, que

362
cette fois il n’avait plus la force de combattre, il
glissa du sofa sur le parquet.
Patrick poussa un grand cri.
Buckingham voulut sourire une dernière fois ;
mais la mort arrêta sa pensée, qui resta gravée sur
son front comme un dernier baiser d’amour.
En ce moment le médecin du duc arriva tout
effaré ; il était déjà à bord du vaisseau amiral, on
avait été obligé d’aller le chercher là.
Il s’approcha du duc, prit sa main, la garda un
instant dans la sienne, et la laissa retomber.
– Tout est inutile, dit-il, il est mort.
– Mort, mort ! s’écria Patrick.
À ce cri toute la foule rentra dans la salle, et
partout ce ne fut que consternation et que
tumulte.
Aussitôt que lord de Winter vit Buckingham
expiré, il courut à Felton, que les soldats
gardaient toujours sur la terrasse du palais.
– Misérable ! dit-il au jeune homme qui,
depuis la mort de Buckingham, avait retrouvé ce

363
calme et ce sang-froid qui ne devaient plus
l’abandonner ; misérable ! qu’as-tu fait ?
– Je me suis vengé, dit-il.
– Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi
d’instrument à cette femme maudite ; mais je te
le jure, ce crime sera son dernier crime.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit
tranquillement Felton, et j’ignore de qui vous
voulez parler, milord ; j’ai tué M. de Buckingham
parce qu’il a refusé deux fois à vous-même de me
nommer capitaine1 : je l’ai puni de son injustice,
voilà tout.
De Winter, stupéfait, regardait les gens qui
liaient Felton, et ne savait que penser d’une
pareille insensibilité.
Une seule chose jetait cependant un nuage sur
le front pur de Felton. À chaque bruit qu’il
entendait, le naïf puritain croyait reconnaître les
pas et la voix de Milady venant se jeter dans ses
bras pour s’accuser et se perdre avec lui.

1
Felton avait servi sous Buckingham à l’île de Ré et s’était
vu refuser le grade de lieutenant.

364
Tout à coup il tressaillit, son regard se fixa sur
un point de la mer, que de la terrasse où il se
trouvait on dominait tout entière ; avec ce regard
d’aigle du marin, il avait reconnu, là où un autre
n’aurait vu qu’un goéland se balançant sur les
flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers les
côtes de France.
Il pâlit, porta la main à son cœur, qui se
brisait, et comprit toute la trahison.
– Une dernière grâce, milord ! dit-il au baron.
– Laquelle ? demanda celui-ci.
– Quelle heure est-il ?
Le baron tira sa montre.
– Neuf heures moins dix minutes, dit-il.
Milady avait avancé son départ d’une heure et
demie ; dès qu’elle avait entendu le coup de
canon qui annonçait le fatal événement, elle avait
donné l’ordre de lever l’ancre.
La barque voguait sous un ciel bleu à une
grande distance de la côte.
– Dieu l’a voulu, dit Felton avec la résignation

365
du fanatique, mais cependant sans pouvoir
détacher les yeux de cet esquif à bord duquel il
croyait sans doute distinguer le blanc fantôme de
celle à qui sa vie allait être sacrifiée.
De Winter suivit son regard, interrogea sa
souffrance et devina tout.
– Sois puni seul d’abord, misérable, dit lord de
Winter à Felton, qui se laissait entraîner les yeux
tournés vers la mer ; mais je te jure, sur la
mémoire de mon frère que j’aimais tant, que ta
complice n’est pas sauvée.
Felton baissa la tête sans prononcer une
syllabe.
Quant à de Winter, il descendit rapidement
l’escalier et se rendit au port.

366
60

En France1

La première crainte du roi d’Angleterre,


Charles Ier, en apprenant cette mort, fut qu’une si
terrible nouvelle ne décourageât les Rochelois ; il
essaya, dit Richelieu dans ses Mémoires2, de la
leur cacher le plus longtemps possible, faisant
fermer les ports par tout son royaume, et prenant
soigneusement garde qu’aucun vaisseau ne sortît
jusqu’à ce que l’armée que Buckingham apprêtait
fût partie, se chargeant, à défaut de Buckingham,
de surveiller lui-même le départ.
Il poussa même la sévérité de cet ordre jusqu’à
retenir en Angleterre l’ambassadeur de
Danemark, qui avait pris congé, et l’ambassadeur

1
Ms. de Maquet : fragment.
2
Richelieu, Mémoires (Petitot, tome XXIV, p. 162).

367
ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans le
port de Flessingue les navires des Indes que
Charles Ier avait fait restituer aux Provinces-
Unies.
Mais comme il ne songea à donner cet ordre
que cinq heures après l’événement, c’est-à-dire à
deux heures de l’après-midi, deux navires étaient
déjà sortis du port : l’un emmenant, comme nous
le savons, Milady, laquelle, se doutant déjà de
l’événement, fut encore confirmée dans cette
croyance en voyant le pavillon noir se déployer
au mât du vaisseau amiral.
Quant au second bâtiment, nous dirons plus
tard qui il portait et comment il partit.
Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au
camp de La Rochelle ; seulement le roi, qui
s’ennuyait fort, comme toujours, mais peut-être
encore un peu plus au camp qu’ailleurs, résolut
d’aller incognito passer les fêtes de saint Louis à
Saint-Germain1, et demanda au cardinal de lui

1
Le roi quitte effectivement La Rochelle le dimanche 13
août, mais il se retire à Surgères d’où il revient le 10

368
faire préparer une escorte de vingt mousquetaires
seulement. Le cardinal, que l’ennui du roi gagnait
quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congé
à son royal lieutenant, lequel promit d’être de
retour vers le 15 septembre.
M. de Tréville, prévenu par Son Éminence, fit
son portemanteau, et comme, sans en savoir la
cause, il savait le vif désir et même l’impérieux
besoin que ses amis avaient de revenir à Paris, il
va sans dire qu’il les désigna pour faire partie de
l’escorte.
Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un
quart d’heure après M. de Tréville, car ils furent
les premiers à qui il la communiqua. Ce fut alors
que d’Artagnan apprécia la faveur que lui avait
accordée le cardinal en le faisant enfin passer aux
mousquetaires ; sans cette circonstance, il était
forcé de rester au camp tandis que ses
compagnons partaient.

septembre ; voir Bassompierre, Mémoires (Petitot, tome XXI,


p. 163-166). Le 25 août, les assiégeants firent « salve générale
pour la fête de Saint-Louis ». La nouvelle de la mort de
Buckingham n’arriva que le 13 septembre.

369
On verra plus tard que cette impatience de
remonter vers Paris avait pour cause le danger
que devait courir Mme Bonacieux en se
rencontrant au couvent de Béthune avec Milady,
son ennemie mortelle. Aussi, comme nous
l’avons dit, Aramis avait écrit immédiatement à
Marie Michon, cette lingère de Tours qui avait de
si belles connaissances, pour qu’elle obtînt que la
reine donnât l’autorisation à Mme Bonacieux de
sortir du couvent et de se retirer soit en Lorraine,
soit en Belgique. La réponse ne s’était pas fait
attendre, et, huit ou dix jours après, Aramis avait
reçu cette lettre :

Mon cher cousin,


Voici l’autorisation de ma sœur à retirer notre
petite servante du couvent de Béthune, dont vous
pensez que l’air est mauvais pour elle. Ma sœur
vous envoie cette autorisation avec grand plaisir,
car elle aime fort cette petite fille, à laquelle elle
se réserve d’être utile plus tard.
Je vous embrasse.
MARIE MICHON.

370
À cette lettre était jointe une autorisation ainsi
conçue :

La supérieure du couvent de Béthune remettra


aux mains de la personne qui lui remettra ce
billet la novice qui était entrée dans son couvent
sous ma recommandation et sous mon patronage.
Au Louvre, le 10 août 1628.
ANNE.

On comprend combien ces relations de parenté


entre Aramis et une lingère qui appelait la reine
sa sœur avaient égayé la verve des jeunes gens ;
mais Aramis, après avoir rougi deux ou trois fois
jusqu’au blanc des yeux aux grosses plaisanteries
de Porthos, avait prié ses amis de ne plus revenir
sur ce sujet, déclarant que s’il lui en était dit
encore un seul mot, il n’emploierait plus sa
cousine comme intermédiaire dans ces sortes
d’affaires.
Il ne fut donc plus question de Marie Michon

371
entre les quatre mousquetaires, qui d’ailleurs
avaient ce qu’ils voulaient : l’ordre de tirer Mme
Bonacieux du couvent des carmélites de Béthune.
Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas à
grand-chose tant qu’ils seraient au camp de La
Rochelle, c’est-à-dire à l’autre bout de la France ;
aussi d’Artagnan allait-il demander un congé à
M. de Tréville, en lui confiant tout bonnement
l’importance de son départ, lorsque cette nouvelle
lui fut transmise, ainsi qu’à ses trois compagnons,
que le roi allait partir pour Paris avec une escorte
de vingt mousquetaires, et qu’ils faisaient partie
de l’escorte.
La joie fut grande. On envoya les valets
devant avec les bagages, et l’on partit le 16 au
matin1.
Le cardinal reconduisit Sa Majesté de
Surgères à Mauzé, et là, le roi et son ministre
prirent congé l’un de l’autre avec de grandes
démonstrations d’amitié.
Cependant le roi, qui cherchait de la

1
Le roi ne regagne Paris que du 10 février au 17 avril.

372
distraction, tout en cheminant le plus vite qu’il lui
était possible, car il désirait être arrivé à Paris
pour le 23, s’arrêtait de temps en temps pour
voler la pie, passe-temps dont le goût lui avait
autrefois été inspiré par de Luynes, et pour lequel
il avait toujours conservé une grande
prédilection. Sur les vingt mousquetaires, seize,
lorsque la chose arrivait, se réjouissaient fort de
ce bon temps ; mais quatre maugréaient de leur
mieux. D’Artagnan surtout avait des
bourdonnements perpétuels dans les oreilles, ce
que Porthos expliquait ainsi :
– Une très grande dame m’a appris que cela
veut dire que l’on parle de vous quelque part.
Enfin l’escorte traversa Paris le 23, dans la
nuit ; le roi remercia M. de Tréville, et lui permit
de distribuer des congés pour quatre jours, à la
condition que pas un des favorisés ne paraîtrait
dans un lieu public, sous peine de la Bastille.
Les quatre premiers congés accordés, comme
on le pense bien, furent à nos quatre amis. Il y a
plus, Athos obtint de M. de Tréville six jours au
lieu de quatre et fit mettre dans ces six jours deux

373
nuits de plus, car ils partirent le 24, à cinq heures
du soir, et par complaisance encore, M. de
Tréville postdata le congé du 25 au matin.
– Eh ! mon Dieu, disait d’Artagnan, qui,
comme on le sait, ne doutait jamais de rien, il me
semble que nous faisons bien de l’embarras pour
une chose bien simple : en deux jours, et en
crevant deux ou trois chevaux (peu m’importe :
j’ai de l’argent), je suis à Béthune, je remets la
lettre de la reine à la supérieure, et je ramène le
cher trésor que je vais chercher, non pas en
Lorraine, non pas en Belgique, mais à Paris, où il
sera mieux caché, surtout tant que M. le cardinal
sera à La Rochelle. Puis, une fois de retour de la
campagne, eh bien ! moitié par la protection de
cousine, moitié en faveur de ce que nous avons
personnellement pour elle, nous obtiendrons de la
reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne
vous épuisez pas de fatigue inutilement ; moi et
Planchet, c’est tout ce qu’il faut pour une
expédition aussi simple.
À ceci Athos répondit tranquillement :
– Nous aussi, nous avons de l’argent ; car je

374
n’ai pas encore bu tout à fait le reste du diamant,
et Porthos et Aramis ne l’ont pas tout à fait
mangé. Nous crèverons donc aussi bien quatre
chevaux qu’un. Mais songez, d’Artagnan, ajouta-
t-il d’une voix si sombre que son accent donna le
frisson au jeune homme, songez que Béthune est
une ville où le cardinal a donné rendez-vous à
une femme qui, partout où elle va, mène le
malheur après elle. Si vous n’aviez affaire qu’à
quatre hommes, d’Artagnan, je vous laisserais
aller seul ; vous avez affaire à cette femme,
allons-y quatre, et plaise à Dieu qu’avec nos
quatre valets nous soyons en nombre suffisant !
– Vous m’épouvantez, Athos, s’écria
d’Artagnan ; que craignez-vous donc, mon Dieu ?
– Tout ! répondit Athos.
D’Artagnan examina les visages de ses
compagnons, qui, comme celui d’Athos, portaient
l’empreinte d’une inquiétude profonde, et l’on
continua la route au plus grand pas des chevaux,
mais sans ajouter une seule parole.
Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras, et
comme d’Artagnan venait de mettre pied à terre à

375
l’auberge de la Herse d’Or pour boire un verre de
vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, où il
venait de relayer, prenant au grand galop, et avec
un cheval frais, le chemin de Paris. Au moment
où il passait de la grande porte dans la rue, le vent
entrouvrit le manteau dont il était enveloppé,
quoiqu’on fût au mois d’août, et enleva son
chapeau, que le voyageur retint de sa main, au
moment où il avait déjà quitté sa tête, et l’enfonça
vivement sur ses yeux.
D’Artagnan, qui avait les yeux fixés sur cet
homme, devint fort pâle et laissa tomber son
verre.
– Qu’avez-vous, monsieur ? dit Planchet...
Oh ! là, accourez, messieurs, voilà mon maître
qui se trouve mal !
Les trois amis accoururent et trouvèrent
d’Artagnan qui, au lieu de se trouver mal, courait
à son cheval. Ils l’arrêtèrent sur le seuil de la
porte.
– Eh bien ! où diable vas-tu donc ainsi ? lui
cria Athos.

376
– C’est lui ! s’écria d’Artagnan, pâle de colère
et la sueur sur le front, c’est lui ! Laissez-moi le
rejoindre !
– Mais qui, lui ? demanda Athos.
– Lui, cet homme !
– Quel homme ?
– Cet homme maudit, mon mauvais génie, que
j’ai toujours vu lorsque j’étais menacé de quelque
malheur : celui qui accompagnait l’horrible
femme lorsque je la rencontrai pour la première
fois, celui que je cherchais quand j’ai provoqué
Athos, celui que j’ai vu le matin du jour où Mme
Bonacieux a été enlevée ! l’homme de Meung
enfin ! je l’ai vu, c’est lui ! Je l’ai reconnu quand
le vent a entrouvert son manteau.
– Diable ! dit Athos rêveur.
– En selle, messieurs, en selle ; poursuivons-
le, et nous le rattraperons.
– Mon cher, dit Aramis, songez qu’il va du
côté opposé à celui où nous allons ; qu’il a un
cheval frais et que nos chevaux sont fatigués ;
que par conséquent nous crèverons nos chevaux

377
sans même avoir la chance de le rejoindre.
Laissons l’homme, d’Artagnan, sauvons la
femme.
– Eh ! monsieur ! s’écria un garçon d’écurie
courant après l’inconnu, eh ! monsieur, voilà un
papier qui s’est échappé de votre chapeau ! Eh !
monsieur ! eh !
– Mon ami, dit d’Artagnan, une demi-pistole
pour ce papier !
– Ma foi, monsieur, avec grand plaisir ! Le
voici !
Le garçon d’écurie, enchanté de la bonne
journée qu’il avait faite, rentra dans la cour de
l’hôtel : d’Artagnan déplia le papier.
– Eh bien ? demandèrent ses amis en
l’entourant.
– Rien qu’un mot ! dit d’Artagnan.
– Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de
ville ou de village.
– « Armentières », lut Porthos. Armentières, je
ne connais pas cela !

378
– Et ce nom de ville ou de village est écrit de
sa main ! s’écria Athos.
– Allons, allons, gardons soigneusement ce
papier, dit d’Artagnan, peut-être n’ai-je pas perdu
ma dernière pistole. À cheval, mes amis, à
cheval !
Et les quatre compagnons s’élancèrent au
galop sur la route de Béthune.

379
61

Le couvent des Carmélites de Béthune1

Les grands criminels portent avec eux une


espèce de prédestination qui leur fait surmonter
tous les obstacles, qui les fait échapper à tous les
dangers, jusqu’au moment que la Providence,
lassée, a marqué pour l’écueil de leur fortune
impie.
Il en était ainsi de Milady : elle passa au
travers des croiseurs des deux nations, et arriva à
Boulogne sans aucun accident.
En débarquant à Portsmouth, Milady était une
Anglaise que les persécutions de la France
chassaient de La Rochelle ; débarquée à
Boulogne, après deux jours de traversée, elle se
fit passer pour une Française que les Anglais

1
Ms. de Maquet.

380
inquiétaient à Portsmouth, dans la haine qu’ils
avaient conçue contre la France.
Milady avait d’ailleurs le plus efficace des
passeports : sa beauté, sa grande mine et la
générosité avec laquelle elle répandait les
pistoles. Affranchie des formalités d’usage par le
sourire affable et les manières galantes d’un
vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main,
elle ne resta à Boulogne que le temps de mettre à
la poste une lettre ainsi conçue :

À Son Éminence Monseigneur le Cardinal de


Richelieu, en son camp devant La Rochelle.
Monseigneur, que Votre Éminence se
rassure ; Sa Grâce le duc de Buckingham ne
partira point ! pour la France.
Boulogne, 25 au soir.
MILADY ***.

« P.-S. Selon les désirs de Votre Éminence, je


me rends au couvent des carmélites de Béthune

381
où j’attendrai ses ordres. »

Effectivement, le même soir, Milady se mit en


route ; la nuit la prit : elle s’arrêta et coucha dans
une auberge ; puis, le lendemain, à cinq heures du
matin, elle partit, et trois heures après, elle entra à
Béthune.
Elle se fit indiquer le couvent des Carmélites,
et y entra aussitôt.
La supérieure vint au-devant d’elle ; Milady
lui montra l’ordre du cardinal ; l’abbesse lui fit
donner une chambre et servir à déjeuner.
Tout le passé s’était déjà effacé aux yeux de
cette femme, et, le regard fixé vers l’avenir, elle
ne voyait que la haute fortune que lui réservait le
cardinal, qu’elle avait si heureusement servi, sans
que son nom fût mêlé en rien à toute cette
sanglante affaire. Les passions toujours nouvelles
qui la consumaient donnaient à sa vie l’apparence
de ces nuages qui volent dans le ciel, reflétant
tantôt l’azur, tantôt le feu, tantôt le noir opaque
de la tempête, et qui ne laissent d’autres traces

382
sur la terre que la dévastation et la mort.
Après le déjeuner, l’abbesse vint lui faire sa
visite ; il y a peu de distraction au cloître, et la
bonne supérieure avait hâte de faire connaissance
avec sa nouvelle pensionnaire.
Milady voulait plaire à l’abbesse ; or, c’était
chose facile à cette femme si réellement
supérieure ; elle essaya d’être aimable : elle fut
charmante et séduisit la bonne supérieure par sa
conversation si variée et par les grâces répandues
dans toute sa personne.
L’abbesse, qui était une fille de noblesse,
aimait surtout les histoires de cour, qui
parviennent si rarement jusqu’aux extrémités du
royaume et qui, surtout, ont tant de peine à
franchir les murs des couvents, au seuil desquels
viennent expirer les bruits du monde.
Milady, au contraire, était fort au courant de
toutes les intrigues aristocratiques, au milieu
desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait
constamment vécu, elle se mit donc à entretenir
la bonne abbesse des pratiques mondaines de la
cour de France, mêlées aux dévotions outrées du

383
roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des
seigneurs et des dames de la cour, que l’abbesse
connaissait parfaitement de nom, toucha
légèrement les amours de la reine et de
Buckingham, parlant beaucoup pour qu’on parlât
un peu.
Mais l’abbesse se contenta d’écouter et de
sourire, le tout sans répondre. Cependant, comme
Milady vit que ce genre de récit l’amusait fort,
elle continua ; seulement, elle fit tomber la
conversation sur le cardinal.
Mais elle était fort embarrassée ; elle ignorait
si l’abbesse était royaliste ou cardinaliste : elle se
tint dans un milieu prudent ; mais l’abbesse, de
son côté, se tint dans une réserve plus prudente
encore, se contentant de faire une profonde
inclination de tête toutes les fois que la
voyageuse prononçait le nom de Son Éminence.
Milady commença à croire qu’elle s’ennuierait
fort dans le couvent ; elle résolut donc de risquer
quelque chose pour savoir de suite à quoi s’en
tenir. Voulant voir jusqu’où irait la discrétion de
cette bonne abbesse, elle se mit à dire un mal, très

384
dissimulé d’abord, puis très circonstancié du
cardinal, racontant les amours du ministre avec
Mme d’Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec
quelques autres femmes galantes.
L’abbesse écouta plus attentivement, s’anima
peu à peu et sourit.
« Bon, dit Milady, elle prend goût à mon
discours ; si elle est cardinaliste, elle n’y met pas
de fanatisme au moins. »
Alors elle passa aux persécutions exercées par
le cardinal sur ses ennemis. L’abbesse se contenta
de se signer, sans approuver ni désapprouver.
Cela confirma Milady dans son opinion que la
religieuse était plutôt royaliste que cardinaliste.
Milady continua, renchérissant de plus en plus.
– Je suis fort ignorante de toutes ces matières-
là, dit enfin l’abbesse, mais tout éloignées que
nous sommes de la cour, tout en dehors des
intérêts du monde où nous nous trouvons placées,
nous avons des exemples fort tristes de ce que
vous nous racontez là ; et l’une de nos
pensionnaires a bien souffert des vengeances et

385
des persécutions de M. le cardinal.
– Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh !
mon Dieu ! pauvre femme, je la plains alors.
– Et vous avez raison, car elle est bien à
plaindre : prison, menaces, mauvais traitements,
elle a tout souffert. Mais, après tout, reprit
l’abbesse, M. le cardinal avait peut-être des
motifs plausibles pour agir ainsi, et quoiqu’elle
ait l’air d’un ange, il ne faut pas toujours juger les
gens sur la mine.
« Bon ! dit Milady à elle-même, qui sait ! je
vais peut-être découvrir quelque chose ici, je suis
en veine. »
Et elle s’appliqua à donner à son visage une
expression de candeur parfaite.
– Hélas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela,
qu’il ne faut pas croire aux physionomies ; mais à
quoi croira-t-on cependant, si ce n’est au plus bel
ouvrage du Seigneur ? Quant à moi, je serai
trompée toute ma vie peut-être ; mais je me fierai
toujours à une personne dont le visage
m’inspirera de la sympathie.

386
– Vous seriez donc tentée de croire, dit
l’abbesse, que cette jeune femme est innocente ?
– M. le cardinal ne punit pas que les crimes,
dit-elle ; il y a certaines vertus qu’il poursuit plus
sévèrement que certains forfaits.
– Permettez-moi, madame, de vous exprimer
ma surprise, dit l’abbesse.
– Et sur quoi ? demanda Milady avec naïveté.
– Mais sur le langage que vous tenez.
– Que trouvez-vous d’étonnant à ce langage ?
demanda en souriant Milady.
– Vous êtes l’amie du cardinal, puisqu’il vous
envoie ici, et cependant...
– Et cependant j’en dis du mal, reprit Milady,
achevant la pensée de la supérieure.
– Au moins n’en dites-vous pas de bien.
– C’est que je ne suis pas son amie, dit-elle en
soupirant, mais sa victime.
– Mais cependant cette lettre par laquelle il
vous recommande à moi ?...
– Est un ordre à moi de me tenir dans une

387
espèce de prison dont il me fera tirer par
quelques-uns de ses satellites.
– Mais pourquoi n’avez-vous pas fui ?
– Où irais-je ? Croyez-vous qu’il y ait un
endroit de la terre où ne puisse atteindre le
cardinal, s’il veut se donner la peine de tendre la
main ? Si j’étais un homme, à la rigueur cela
serait possible encore ; mais une femme, que
voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune
pensionnaire que vous avez ici a-t-elle essayé de
fuir, elle ?
– Non, c’est vrai ; mais elle, c’est autre chose,
je la crois retenue en France par quelque amour.
– Alors, dit Milady avec un soupir, si elle
aime, elle n’est pas tout à fait malheureuse.
– Ainsi, dit l’abbesse en regardant Milady
avec un intérêt croissant, c’est encore une pauvre
persécutée que je vois ?
– Hélas, oui, dit Milady.
L’abbesse regarda un instant Milady avec
inquiétude, comme si une nouvelle pensée
surgissait dans son esprit.

388
– Vous n’êtes pas ennemie de notre sainte
foi ? dit-elle en balbutiant.
– Moi, s’écria Milady, moi, protestante ! Oh !
non, j’atteste le Dieu qui nous entend que je suis
au contraire fervente catholique.
– Alors, madame, dit l’abbesse en souriant,
rassurez-vous ; la maison où vous êtes ne sera pas
une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu’il
faudra pour vous faire chérir la captivité. Il y a
plus, vous trouverez ici cette jeune femme
persécutée sans doute par suite de quelque
intrigue de cour. Elle est aimable, gracieuse.
– Comment la nommez-vous ?
– Elle m’a été recommandée par quelqu’un de
très haut placé, sous le nom de Ketty. Je n’ai pas
cherché à savoir son autre nom.
– Ketty ! s’écria Milady ; quoi ! vous êtes
sûre ?...
– Qu’elle se fait appeler ainsi ? Oui, madame,
la connaîtriez-vous ?
Milady sourit à elle-même et à l’idée qui lui
était venue que cette jeune femme pouvait être

389
son ancienne camérière. Il se mêlait au souvenir
de cette jeune fille un souvenir de colère, et un
désir de vengeance avait bouleversé les traits de
Milady, qui reprirent au reste presque aussitôt
l’expression calme et bienveillante que cette
femme aux cent visages leur avait
momentanément fait perdre.
– Et quand pourrai-je voir cette jeune dame,
pour laquelle je me sens déjà une si grande
sympathie ? demanda Milady.
– Mais, ce soir, dit l’abbesse, dans la journée
même. Mais vous voyagez depuis quatre jours,
m’avez-vous dit vous-même ; ce matin vous vous
êtes levée à cinq heures, vous devez avoir besoin
de repos. Couchez-vous et dormez, à l’heure du
dîner nous vous réveillerons.
Quoique Milady eût très bien pu se passer de
sommeil, soutenue qu’elle était par toutes les
excitations qu’une aventure nouvelle faisait
éprouver à son cœur avide d’intrigues, elle n’en
accepta pas moins l’offre de la supérieure :
depuis douze ou quinze jours elle avait passé par
tant d’émotions diverses que, si son corps de fer

390
pouvait encore soutenir la fatigue, son âme avait
besoin de repos.
Elle prit donc congé de l’abbesse et se coucha,
doucement bercée par les idées de vengeance
auxquelles l’avait tout naturellement ramenée le
nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse
presque illimitée que lui avait faite le cardinal, si
elle réussissait dans son entreprise. Elle avait
réussi, elle pourrait donc se venger de
d’Artagnan.
Une seule chose épouvantait Milady, c’était le
souvenir de son mari, le comte de La Fère,
qu’elle avait cru mort ou du moins expatrié, et
qu’elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de
d’Artagnan.
Mais aussi, s’il était l’ami de d’Artagnan, il
avait dû lui prêter assistance dans toutes les
menées à l’aide desquelles la reine avait déjoué
les projets de Son Éminence ; s’il était l’ami de
d’Artagnan, il était l’ennemi du cardinal ; et sans
doute elle parviendrait à l’envelopper dans la
vengeance aux replis de laquelle elle comptait
étouffer le jeune mousquetaire.

391
Toutes ces espérances étaient de douces
pensées pour Milady ; aussi, bercée par elles,
s’endormit-elle bientôt.
Elle fut réveillée par une voix douce qui
retentit au pied de son lit. Elle ouvrit les yeux, et
vit l’abbesse accompagnée d’une jeune femme
aux cheveux blonds, au teint délicat, qui fixait sur
elle un regard plein d’une bienveillante curiosité.
La figure de cette jeune femme lui était
complètement inconnue ; toutes deux
s’examinèrent avec une scrupuleuse attention,
tout en échangeant les compliments d’usage :
toutes deux étaient fort belles, mais de beautés
tout à fait différentes. Cependant Milady sourit en
reconnaissant qu’elle l’emportait de beaucoup sur
la jeune femme en grand air et en façons
aristocratiques. Il est vrai que l’habit de novice
que portait la jeune femme n’était pas très
avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.
L’abbesse les présenta l’une à l’autre ; puis,
lorsque cette formalité fut remplie, comme ses
devoirs l’appelaient à l’église, elle laissa les deux
jeunes femmes seules.

392
La novice, voyant Milady couchée, voulait
suivre la supérieure, mais Milady la retint.
– Comment, madame, lui dit-elle, à peine vous
ai-je aperçue et vous voulez déjà me priver de
votre présence, sur laquelle je comptais
cependant un peu, je vous l’avoue, pour le temps
que j’ai à passer ici ?
– Non, madame, répondit la novice, seulement
je craignais d’avoir mal choisi mon temps : vous
dormiez, vous êtes fatiguée.
– Eh bien ! dit Milady, que peuvent demander
les gens qui dorment ? un bon réveil. Ce réveil,
vous me l’avez donné ; laissez-moi en jouir tout à
mon aise.
Et lui prenant la main, elle l’attira sur un
fauteuil qui était près de son lit.
La novice s’assit.
– Mon Dieu ! dit-elle, que je suis
malheureuse ! Voilà six mois que je suis ici, sans
l’ombre d’une distraction, vous arrivez, votre
présence allait être pour moi une compagnie
charmante, et voilà que, selon toute probabilité,

393
d’un moment à l’autre je vais quitter le couvent !
– Comment ! dit Milady, vous sortez bientôt ?
– Du moins je l’espère, dit la novice avec une
expression de joie qu’elle ne cherchait pas le
moins du monde à déguiser.
– Je crois avoir appris que vous aviez souffert
de la part du cardinal, continua Milady ; c’eût été
un motif de plus de sympathie entre nous.
– Ce que m’a dit notre bonne mère est donc la
vérité, que vous étiez aussi une victime de ce
méchant cardinal ?
– Chut ! dit Milady, même ici ne parlons pas
ainsi de lui ; tous mes malheurs viennent d’avoir
dit à peu près ce que vous venez de dire, devant
une femme que je croyais mon amie et qui m’a
trahie. Et vous êtes aussi, vous, la victime d’une
trahison ?
– Non, dit la novice, mais de mon dévouement
à une femme que j’aimais, pour qui j’eusse donné
ma vie, pour qui je la donnerais encore.
– Et qui vous a abandonnée, c’est cela !
– J’ai été assez injuste pour le croire, mais

394
depuis deux ou trois jours j’ai acquis la preuve du
contraire ; et j’en remercie Dieu ; il m’aurait
coûté de croire qu’elle m’avait oubliée. Mais
vous, madame, continua la novice, il me semble
que vous êtes libre, et que si vous vouliez fuir, il
ne tiendrait qu’à vous.
– Où voulez-vous que j’aille, sans amis, sans
argent, dans une partie de la France que je ne
connais pas, où je ne suis jamais venue ?...
– Oh ! s’écria la novice, quant à des amis,
vous en aurez partout où vous vous montrerez,
vous paraissez si bonne et vous êtes si belle !
– Cela n’empêche pas, reprit Milady en
adoucissant son sourire de manière à lui donner
une expression angélique, que je suis seule et
persécutée.
– Écoutez, dit la novice, il faut avoir bon
espoir dans le ciel, voyez-vous ; il vient toujours
un moment où le bien que l’on a fait plaide votre
cause devant Dieu, et, tenez, peut-être est-ce un
bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir
que je suis, que vous m’ayez rencontrée : car, si
je sors d’ici, eh bien ! j’aurai quelques amis

395
puissants, qui, après s’être mis en campagne pour
moi, pourront aussi se mettre en campagne pour
vous.
– Oh ! quand j’ai dit que j’étais seule, dit
Milady, espérant faire parler la novice en parlant
d’elle-même, ce n’est pas faute d’avoir aussi
quelques connaissances haut placées ; mais ces
connaissances tremblent elles-mêmes devant le
cardinal : la reine elle-même n’ose pas soutenir
contre le terrible ministre ; j’ai la preuve que Sa
Majesté, malgré son excellent cœur, a plus d’une
fois été obligée d’abandonner à la colère de Son
Éminence les personnes qui l’avaient servie.
– Croyez-moi, madame, la reine peut avoir
l’air d’avoir abandonné ces personnes-là ; mais il
ne faut pas en croire l’apparence : plus elles sont
persécutées, plus elle pense à elles, et souvent, au
moment où elles y pensent le moins, elles ont la
preuve d’un bon souvenir.
– Hélas ! dit Milady, je le crois : la reine est si
bonne1.

1
Expression reprise du cardinal de Retz, Mémoires,

396
– Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et
noble reine, que vous parlez d’elle ainsi ! s’écria
la novice avec enthousiasme.
– C’est-à-dire, reprit Milady, poussée dans ses
retranchements, qu’elle, personnellement, je n’ai
pas l’honneur de la connaître ; mais je connais
bon nombre de ses amis les plus intimes : je
connais M. de Putange ; j’ai connu en Angleterre
M. Dujart1 ; je connais M. de Tréville !
– M. de Tréville ! s’écria la novice, vous
connaissez M. de Tréville ?
– Oui, parfaitement, beaucoup même.
– Le capitaine des mousquetaires du roi ?
– Le capitaine des mousquetaires du roi.
– Oh ! mais vous allez voir, s’écria la novice,
que tout à l’heure nous allons être des
connaissances achevées, presque des amies ; si
vous connaissez M. de Tréville, vous avez dû

première partie : « La Feuillade [...] disait qu’il n’y avait plus


que quatre petits mots dans la langue française : “La reine est si
bonne !” » (au début de la Régence).
1
François de Rochechouart, chevalier de Jars.

397
aller chez lui ?
– Souvent ! dit Milady, qui, entrée dans cette
voie, et s’apercevant que le mensonge réussissait,
voulait le pousser jusqu’au bout.
– Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de
ses mousquetaires ?
– Tous ceux qu’il reçoit habituellement !
répondit Milady, pour laquelle cette conversation
commençait à prendre un intérêt réel.
– Nommez-moi quelques-uns de ceux que
vous connaissez, et vous verrez qu’ils seront de
mes amis.
– Mais, dit Milady embarrassée, je connais M.
de Louvigny, M. de Courtivron, M. de Férussac1.
La novice la laissa dire ; puis, voyant qu’elle
s’arrêtait :
– Vous ne connaissez pas, dit-elle, un
gentilhomme nommé Athos ?
Milady devint aussi pâle que les draps dans

1
Noms de fantaisie.

398
lesquels elle était couchée, et, si maîtresse qu’elle
fût d’elle-même, ne put s’empêcher de pousser un
cri en saisissant la main de son interlocutrice et
en la dévorant du regard.
– Quoi ! qu’avez-vous ? Oh ! mon Dieu !
demanda cette pauvre femme, ai-je donc dit
quelque chose qui vous ait blessée ?
– Non ; mais ce nom m’a frappée, parce que,
moi aussi, j’ai connu ce gentilhomme, et qu’il me
paraît étrange de trouver quelqu’un qui le
connaisse beaucoup.
– Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non
seulement lui, mais encore ses amis : MM.
Porthos et Aramis !
– En vérité ! eux aussi je les connais ! s’écria
Milady, qui sentit le froid pénétrer jusqu’à son
cœur.
– Eh bien ! si vous les connaissez, vous devez
savoir qu’ils sont bons et francs compagnons ;
que ne vous adressez-vous à eux, si vous avez
besoin d’appui ?
– C’est-à-dire, balbutia Milady, je ne suis liée

399
réellement avec aucun d’eux ; je les connais pour
en avoir beaucoup entendu parler par un de leurs
amis, M. d’Artagnan.
– Vous connaissez M. d’Artagnan ! s’écria la
novice à son tour, en saisissant la main de Milady
et en la dévorant des yeux.
Puis, remarquant l’étrange expression du
regard de Milady :
– Pardon, madame, dit-elle, vous le
connaissez, à quel titre ?
– Mais, reprit Milady embarrassée, mais à titre
d’ami.
– Vous me trompez, madame, dit la novice ;
vous avez été sa maîtresse.
– C’est vous qui l’avez été, madame, s’écria
Milady à son tour.
– Moi ! dit la novice.
– Oui, vous ; je vous connais maintenant :
vous êtes madame Bonacieux.
La jeune femme se recula, pleine de surprise et
de terreur.

400
– Oh ! ne niez pas ! répondez, reprit Milady.
– Eh bien ! oui, madame ! je l’aime, dit la
novice ; sommes-nous rivales ?
La figure de Milady s’illumina d’un feu
tellement sauvage que, dans toute autre
circonstance, Mme Bonacieux se fût enfuie
d’épouvante ; mais elle était toute à sa jalousie.
– Voyons, dites, madame, reprit Mme
Bonacieux avec une énergie dont on l’eût crue
incapable, avez-vous été ou êtes-vous sa
maîtresse ?
– Oh ! non ! s’écria Milady avec un accent qui
n’admettait pas le doute sur sa vérité, jamais !
jamais !
– Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais
pourquoi donc alors vous êtes-vous écriée ainsi ?
– Comment, vous ne comprenez pas ! dit
Milady, qui était déjà remise de son trouble, et
qui avait retrouvé toute sa présence d’esprit.
– Comment voulez-vous que je comprenne ?
je ne sais rien.
– Vous ne comprenez pas que M. d’Artagnan

401
étant mon ami, il m’avait prise pour confidente ?
– Vraiment !
– Vous ne comprenez pas que je sais tout,
votre enlèvement de la petite maison de Saint-
Germain, son désespoir, celui de ses amis, leurs
recherches inutiles depuis ce moment ! Et
comment ne voulez-vous pas que je m’en étonne,
quand, sans m’en douter, je me trouve en face de
vous, de vous dont nous avons parlé si souvent
ensemble, de vous qu’il aime de toute la force de
son âme, de vous qu’il m’avait fait aimer avant
que je vous eusse vue ? Ah ! chère Constance, je
vous trouve donc, je vous vois donc enfin !
Et Milady tendit ses bras à Mme Bonacieux,
qui, convaincue par ce qu’elle venait de lui dire,
ne vit plus dans cette femme, qu’un instant
auparavant elle avait crue sa rivale, qu’une amie
sincère et dévouée.
– Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi !
s’écria-t-elle en se laissant aller sur son épaule, je
l’aime tant !

402
Les deux femmes se tinrent un instant
embrassées. Certes, si les forces de Milady
eussent été à la hauteur de sa haine, Mme
Bonacieux ne fût sortie que morte de cet
embrassement. Mais, ne pouvant pas l’étouffer,
elle lui sourit.
– Ô chère belle ! chère bonne petite ! dit
Milady, que je suis heureuse de vous voir !
Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces
mots, elle la dévorait effectivement du regard.
Oui, c’est bien vous. Ah ! d’après ce qu’il m’a
dit, je vous reconnais à cette heure, je vous
reconnais parfaitement.
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter
de ce qui se passait d’affreusement cruel derrière
le rempart de ce front pur, derrière ces yeux si
brillants où elle ne lisait que de l’intérêt et de la
compassion.
– Alors vous savez ce que j’ai souffert, dit
Mme Bonacieux, puisqu’il vous a dit ce qu’il
souffrait ; mais souffrir pour lui, c’est du
bonheur.
Milady reprit machinalement :

403
– Oui, c’est du bonheur.
Elle pensait à autre chose.
– Et puis, continua Mme Bonacieux, mon
supplice touche à son terme ; demain, ce soir
peut-être, je le reverrai, et alors le passé
n’existera plus.
– Ce soir ? demain ? s’écria Milady tirée de sa
rêverie par ces paroles, que voulez-vous dire ?
Attendez-vous quelque nouvelle de lui ?
– Je l’attends lui-même.
– Lui-même ; d’Artagnan, ici !
– Lui-même.
– Mais, c’est impossible ! il est au siège de La
Rochelle avec le cardinal ; il ne reviendra à Paris
qu’après la prise de la ville.
– Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu’il y a
quelque chose d’impossible à mon d’Artagnan, le
noble et loyal gentilhomme !
– Oh ! je ne puis vous croire !
– Eh bien, lisez donc ! dit, dans l’excès de son
orgueil et de sa joie, la malheureuse jeune femme

404
en présentant une lettre à Milady.
« L’écriture de Mme de Chevreuse ! se dit en
elle-même Milady. Ah ! j’étais bien sûre qu’ils
avaient des intelligences de ce côté-là ! »
Et elle lut avidement ces quelques lignes :

Ma chère enfant, tenez-vous prête ; notre ami


vous verra bientôt, et il ne vous verra que pour
vous arracher de la prison où votre sûreté
exigeait que vous fussiez cachée : préparez-vous
donc au départ et ne désespérez jamais de nous.
Notre charmant Gascon vient de se montrer
brave et fidèle comme toujours, dites-lui qu’on
lui est bien reconnaissant quelque part de l’avis
qu’il a donné.

– Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est précise.


Savez-vous quel est cet avis ?
– Non. Je me doute seulement qu’il aura
prévenu la reine de quelque nouvelle machination
du cardinal.

405
– Oui, c’est cela sans doute ! dit Milady en
rendant la lettre à Mme Bonacieux et en laissant
retomber sa tête pensive sur sa poitrine.
En ce moment on entendit le galop d’un
cheval.
– Oh ! s’écria Mme Bonacieux en s’élançant à
la fenêtre, serait-ce déjà lui ?
Milady était restée dans son lit, pétrifiée par la
surprise ; tant de choses inattendues lui arrivaient
tout à coup, que pour la première fois la tête lui
manquait.
– Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ?
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
– Hélas, non ! dit Mme Bonacieux, c’est un
homme que je ne connais pas, et qui cependant a
l’air de venir ici ; oui, il ralentit sa course, il
s’arrête à la porte, il sonne.
Milady sauta hors de son lit.
– Vous êtes bien sûre que ce n’est pas lui ?
dit-elle.
– Oh ! oui, bien sûre !

406
– Vous avez peut-être mal vu.
– Oh ! je verrais la plume de son feutre, le
bout de son manteau, que je le reconnaîtrais, lui !
Milady s’habillait toujours.
– N’importe ! cet homme vient ici, dites-
vous ?
– Oui, il est entré.
– C’est ou pour vous ou pour moi.
– Oh ! mon Dieu, comme vous semblez
agitée !
– Oui, je l’avoue, je n’ai pas votre confiance,
je crains tout du cardinal.
– Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient !
Effectivement, la porte s’ouvrit, et la
supérieure entra.
– Est-ce vous qui arrivez de Boulogne1 ?
demanda-t-elle à Milady.
– Oui, c’est moi, répondit celle-ci, et, tâchant
de ressaisir son sang-froid, qui me demande ?

1
Chap. XXIV : « Saint-Cloud ».

407
– Un homme qui ne veut pas dire son nom,
mais qui vient de la part du cardinal.
– Et qui veut me parler ? demanda Milady.
– Qui veut parler à une dame arrivant de
Boulogne.
– Alors faites entrer, madame, je vous prie.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme
Bonacieux, serait-ce quelque mauvaise nouvelle ?
– J’en ai peur.
– Je vous laisse avec cet étranger, mais
aussitôt son départ, si vous le permettez, je
reviendrai.
– Comment donc ! je vous en prie.
La supérieure et Mme Bonacieux sortirent.
Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte ;
un instant après on entendit le bruit d’éperons qui
retentissaient sur les escaliers, puis les pas se
rapprochèrent, puis la porte s’ouvrit, et un
homme parut.

408
Milady jeta un cri de joie : cet homme c’était
le comte de Rochefort, l’âme damnée de Son
Éminence.

409
62

Deux variétés de démons1

– Ah ! s’écrièrent ensemble Rochefort et


Milady, c’est vous !
– Oui, c’est moi.
– Et vous arrivez... ? demanda Milady.
– De La Rochelle, et vous ?
– D’Angleterre.
– Buckingham ?
– Mort ou blessé dangereusement ; comme je
partais sans avoir rien pu obtenir de lui, un
fanatique venait de l’assassiner.
– Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voilà un
hasard bien heureux ! Et qui satisfera Son

1
Ms. de Maquet : très bref fragment.

410
Éminence ! L’avez-vous prévenue ?
– Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment
êtes-vous ici ?
– Son Éminence, inquiète, m’a envoyé à votre
recherche.
– Je suis arrivée d’hier seulement.
– Et qu’avez-vous fait depuis hier ?
– Je n’ai pas perdu mon temps.
– Oh ! je m’en doute bien !
– Savez-vous qui j’ai rencontré ici ?
– Non.
– Devinez.
– Comment voulez-vous ?...
– Cette jeune femme que la reine a tirée de
prison.
– La maîtresse du petit d’Artagnan ?
– Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal
ignorait la retraite.
– Eh bien ! dit Rochefort, voilà encore un
hasard qui peut aller de pair avec l’autre ; M. le

411
cardinal est en vérité un homme privilégié.
– Comprenez-vous mon étonnement, continua
Milady, quand je me suis trouvée face à face avec
cette femme ?
– Vous connaît-elle ?
– Non.
– Alors elle vous regarde comme une
étrangère ?
Milady sourit.
– Je suis sa meilleure amie !
– Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a que
vous, ma chère comtesse, pour faire de ces
miracles-là.
– Et bien m’en a pris, chevalier, dit Milady,
car savez-vous ce qui se passe ?
– Non.
– On va la venir chercher demain ou après-
demain avec un ordre de la reine.
– Vraiment ? et qui cela ?
– D’Artagnan et ses amis.

412
– En vérité ils en feront tant, que nous serons
obligés de les envoyer à la Bastille.
– Pourquoi n’est-ce point déjà fait ?
– Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a
pour ces hommes une faiblesse que je ne
comprends pas.
– Vraiment ?
– Oui.
– Eh bien ! dites-lui ceci, Rochefort : dites-lui
que notre conversation à l’auberge du Colombier-
Rouge a été entendue par ces quatre hommes ;
dites-lui qu’après son départ l’un d’eux est monté
et m’a arraché par violence le sauf-conduit qu’il
m’avait donné ; dites-lui qu’ils avaient fait
prévenir lord de Winter de mon passage en
Angleterre ; que, cette fois encore, ils ont failli
faire échouer ma mission, comme ils ont fait
échouer celle des ferrets ; dites-lui que parmi ces
quatre hommes, deux seulement sont à craindre,
d’Artagnan et Athos ; dites-lui que le troisième,
Aramis, est l’amant de Mme de Chevreuse : il faut
laisser vivre celui-là, on sait son secret, il peut

413
être utile ; quant au quatrième, Porthos, c’est un
sot, un fat et un niais, qu’il ne s’en occupe même
pas.
– Mais ces quatre hommes doivent être à cette
heure au siège de La Rochelle.
– Je le croyais comme vous ; mais une lettre
que Mme Bonacieux a reçue de Mme de
Chevreuse, et qu’elle a eu l’imprudence de me
communiquer, me porte à croire que ces quatre
hommes au contraire sont en campagne pour la
venir enlever.
– Diable ! comment faire ?
– Que vous a dit le cardinal à mon égard ?
– De prendre vos dépêches écrites ou verbales,
de revenir en poste, et, quand il saura ce que vous
avez fait, il avisera à ce que vous devez faire.
– Je dois donc rester ici ? demanda Milady.
– Ici ou dans les environs.
– Vous ne pouvez m’emmener avec vous ?
– Non, l’ordre est formel : aux environs du
camp, vous pourriez être reconnue, et votre

414
présence, vous le comprenez, compromettrait Son
Éminence, surtout après ce qui vient de se passer
là-bas. Seulement, dites-moi d’avance où vous
attendrez des nouvelles du cardinal, que je sache
toujours où vous retrouver.
– Écoutez, il est probable que je ne pourrai
rester ici.
– Pourquoi ?
– Vous oubliez que mes ennemis peuvent
arriver d’un moment à l’autre.
– C’est vrai ; mais alors cette petite femme va
échapper à Son Éminence ?
– Bah ! dit Milady avec un sourire qui
n’appartenait qu’à elle, vous oubliez que je suis
sa meilleure amie.
– Ah ! c’est vrai ! je puis donc dire au
cardinal, à l’endroit de cette femme...
– Qu’il soit tranquille.
– Voilà tout ?
– Il saura ce que cela veut dire.
– Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-

415
je faire ?
– Repartir à l’instant même ; il me semble que
les nouvelles que vous reportez valent bien la
peine que l’on fasse diligence.
– Ma chaise s’est cassée en entrant à Lillers1.
– À merveille !
– Comment, à merveille ?
– Oui, j’ai besoin de votre chaise, moi, dit la
comtesse.
– Et comment partirai-je alors ?
– À franc étrier.
– Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-
vingts lieues.
– Qu’est-ce que cela ?
– On les fera. Après ?
– Après : en passant à Lillers, vous me
renvoyez la chaise avec ordre à votre domestique
de se mettre à ma disposition.

1
Entre Saint-Omer et Armentières. Texte : « Lilliers ».

416
– Bien.
– Vous avez sans doute sur vous quelque ordre
du cardinal ?
– J’ai mon plein pouvoir.
– Vous le montrez à l’abbesse, et vous dites
qu’on viendra me chercher, soit aujourd’hui, soit
demain, et que j’aurai à suivre la personne qui se
présentera en votre nom.
– Très bien !
– N’oubliez pas de me traiter durement en
parlant de moi à l’abbesse.
– À quoi bon ?
– Je suis une victime du cardinal. Il faut bien
que j’inspire de la confiance à cette pauvre petite
Mme Bonacieux.
– C’est juste. Maintenant voulez-vous me faire
un rapport de tout ce qui est arrivé ?
– Mais je vous ai raconté les événements, vous
avez bonne mémoire, répétez les choses comme
je vous les ai dites, un papier se perd.
– Vous avez raison ; seulement que je sache

417
où vous retrouver, que je n’aille pas courir
inutilement dans les environs.
– C’est juste, attendez.
– Voulez-vous une carte ?
– Oh ! je connais ce pays à merveille.
– Vous ? quand donc y êtes-vous venue ?
– J’y ai été élevée.
– Vraiment ?
– C’est bon à quelque chose, vous le voyez,
que d’avoir été élevée quelque part.
– Vous m’attendrez donc... ?
– Laissez-moi réfléchir un instant ; eh ! tenez,
à Armentières.
– Qu’est-ce que cela, Armentières ?
– Une petite ville sur la Lys ! je n’aurai qu’à
traverser la rivière et je suis en pays étranger.
– À merveille ! mais il est bien entendu que
vous ne traverserez la rivière qu’en cas de
danger.
– C’est bien entendu.

418
– Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous
êtes ?
– Vous n’avez pas besoin de votre laquais ?
– Non.
– C’est un homme sûr ?
– À l’épreuve.
– Donnez-le-moi ; personne ne le connaît, je le
laisse à l’endroit que je quitte, et il vous conduit
où je suis.
– Et vous dites que vous m’attendez à
Argentières ?
– À Armentières, répondit Milady.
– Écrivez-moi ce nom-là sur un morceau de
papier, de peur que je l’oublie ; ce n’est pas
compromettant, un nom de ville, n’est-ce pas ?
– Eh, qui sait ? N’importe, dit Milady en
écrivant le nom sur une demi-feuille de papier, je
me compromets.
– Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de
Milady le papier, qu’il plia et qu’il enfonça dans
la coiffe de son feutre ; d’ailleurs, soyez

419
tranquille, je vais faire comme les enfants, et,
dans le cas où je perdrais ce papier, répéter le
nom tout le long de la route. Maintenant est-ce
tout ?
– Je le crois.
– Cherchons bien : Buckingham mort ou
grièvement blessé ; votre entretien avec le
cardinal entendu des quatre mousquetaires ; lord
de Winter prévenu de votre arrivée à
Portsmouth ; d’Artagnan et Athos à la Bastille ;
Aramis l’amant de Mme de Chevreuse ; Porthos
un fat ; Mme Bonacieux retrouvée ; vous envoyer
la chaise le plus tôt possible ; mettre mon laquais
à votre disposition ; faire de vous une victime du
cardinal, pour que l’abbesse ne prenne aucun
soupçon ; Armentières sur les bords de la Lys.
Est-ce cela ?
– En vérité, mon cher chevalier, vous êtes un
miracle de mémoire. À propos, ajoutez une
chose...
– Laquelle ?
– J’ai vu de très jolis bois qui doivent toucher

420
au jardin du couvent, dites qu’il m’est permis de
me promener dans ces bois ; qui sait ? j’aurai
peut-être besoin de sortir par une porte de
derrière.
– Vous pensez à tout.
– Et vous, vous oubliez une chose...
– Laquelle ?
– C’est de me demander si j’ai besoin
d’argent.
– C’est juste, combien voulez-vous ?
– Tout ce que vous aurez d’or.
– J’ai cinq cents pistoles à peu près.
– J’en ai autant : avec mille pistoles on fait
face à tout ; videz vos poches.
– Voilà, comtesse !
– Bien, mon cher comte ! et vous partez... ?
– Dans une heure ; le temps de manger un
morceau, pendant lequel j’enverrai chercher un
cheval de poste.
– À merveille ! Adieu, chevalier !

421
– Adieu, comtesse !
– Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.
– Recommandez-moi à Satan, répliqua
Rochefort.
Milady et Rochefort échangèrent un sourire et
se séparèrent.
Une heure après, Rochefort partit au grand
galop de son cheval ; cinq heures après il passait
à Arras.
Nos lecteurs savent déjà comment il avait été
reconnu par d’Artagnan, et comment cette
reconnaissance, en inspirant des craintes aux
quatre mousquetaires, avait donné une nouvelle
activité à leur voyage.

422
63

Une goutte d’eau1

À peine Rochefort fut-il sorti, que Mme


Bonacieux rentra. Elle trouva Milady le visage
riant.
– Eh bien ! dit la jeune femme, ce que vous
craigniez est donc arrivé ; ce soir ou demain le
cardinal vous envoie prendre ?
– Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda
Milady.
– Je l’ai entendu de la bouche même du
messager.
– Venez vous asseoir ici près de moi, dit
Milady.
– Me voici.

1
Ms. de Maquet : bref fragment.

423
– Attendez que je m’assure si personne ne
nous écoute.
– Pourquoi toutes ces précautions ?
– Vous allez le savoir.
Milady se leva et alla à la porte, l’ouvrit,
regarda dans le corridor, et revint se rasseoir près
de Mme Bonacieux.
– Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.
– Qui cela ?
– Celui qui s’est présenté à l’abbesse comme
l’envoyé du cardinal.
– C’était donc un rôle qu’il jouait ?
– Oui, mon enfant.
– Cet homme n’est donc pas...
– Cet homme, dit Milady en baissant la voix,
c’est mon frère.
– Votre frère ! s’écria Mme Bonacieux.
– Eh bien ! il n’y a que vous qui sachiez ce
secret, mon enfant ; si vous le confiez à qui que
ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi

424
peut-être.
– Oh ! mon Dieu !
– Écoutez, voici ce qui se passe : mon frère,
qui venait à mon secours pour m’enlever ici de
force, s’il le fallait, a rencontré l’émissaire du
cardinal qui venait me chercher ; il l’a suivi.
Arrivé à un endroit du chemin solitaire et écarté,
il a mis l’épée à la main en sommant le messager
de lui remettre les papiers dont il était porteur ; le
messager a voulu se défendre, mon frère l’a tué.
– Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant.
– C’était le seul moyen, songez-y. Alors mon
frère a résolu de substituer la ruse à la force : il a
pris les papiers, il s’est présenté ici comme
l’émissaire du cardinal lui-même, et dans une
heure ou deux, une voiture doit venir me prendre
de la part de Son Éminence.
– Je comprends ; cette voiture, c’est votre frère
qui vous l’envoie.
Justement ; mais ce n’est pas tout : cette lettre
que vous avez reçue, et que vous croyez de Mme
Chevreuse...

425
– Eh bien ?
– Elle est fausse.
– Comment cela ?
– Oui, fausse : c’est un piège pour que vous ne
fassiez pas de résistance quand on viendra vous
chercher.
– Mais c’est d’Artagnan qui viendra.
– Détrompez-vous, d’Artagnan et ses amis
sont retenus au siège de La Rochelle.
– Comment savez-vous cela ?
– Mon frère a rencontré des émissaires du
cardinal en habits de mousquetaires. On vous
aurait appelée à la porte, vous auriez cru avoir
affaire à des amis, on vous enlevait et on vous
ramenait à Paris.
– Oh ! mon Dieu ! ma tête se perd au milieu
de ce chaos d’iniquités. Je sens que si cela durait,
continua Mme Bonacieux en portant ses mains à
son front, je deviendrais folle !
– Attendez...
– Quoi ?

426
– J’entends le pas d’un cheval, c’est celui de
mon frère qui repart ; je veux lui dire un dernier
adieu, venez.
Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à Mme
Bonacieux de l’y rejoindre. La jeune femme y
alla.
Rochefort passait au galop.
– Adieu, frère, s’écria Milady.
Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes
femmes, et, tout courant, fit à Milady un signe
amical de la main.
– Ce bon Georges ! dit-elle en refermant la
fenêtre avec une expression de visage pleine
d’affection et de mélancolie.
Et elle revint s’asseoir à sa place, comme si
elle eût été plongée dans des réflexions toutes
personnelles.
– Chère dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de
vous interrompre ! mais que me conseillez-vous
de faire ? Mon Dieu ! Vous avez plus
d’expérience que moi, parlez, je vous écoute.
– D’abord, dit Milady, il se peut que je me

427
trompe et que d’Artagnan et ses amis viennent
véritablement à votre secours.
– Oh ! c’eût été trop beau ! s’écria Mme
Bonacieux, et tant de bonheur n’est pas fait pour
moi !
– Alors, vous comprenez ; ce serait tout
simplement une question de temps, une espèce de
course à qui arrivera le premier. Si ce sont vos
amis qui l’emportent en rapidité, vous êtes
sauvée ; si ce sont les satellites du cardinal, vous
êtes perdue.
– Oh ! oui, oui, perdue sans miséricorde ! Que
faire donc ? que faire ?
– Il y aurait un moyen bien simple, bien
naturel...
– Lequel, dites ?
– Ce serait d’attendre, cachée dans les
environs, et de s’assurer ainsi quels sont les
hommes qui viendront vous demander.
– Mais où attendre ?
– Oh ! ceci n’est point une question : moi-
même je m’arrête et je me cache à quelques

428
lieues d’ici en attendant que mon frère vienne me
rejoindre ; eh bien ! je vous emmène avec moi,
nous nous cachons et nous attendons ensemble.
– Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici
presque prisonnière.
– Comme on croit que je pars sur un ordre du
cardinal, on ne vous croira pas très pressée de me
suivre.
– Eh bien ?
– Eh bien ! la voiture est à la porte, vous me
dites adieu, vous montez sur le marchepied pour
me serrer dans vos bras une dernière fois ; le
domestique de mon frère qui vient me prendre est
prévenu, il fait un signe au postillon, et nous
partons au galop.
– Mais d’Artagnan, d’Artagnan, s’il vient ?
– Ne le saurons-nous pas ?
– Comment ?
– Rien de plus facile. Nous renvoyons à
Béthune ce domestique de mon frère, à qui, je
vous l’ai dit, nous pouvons nous fier ; il prend un
déguisement et se loge en face du couvent : si ce

429
sont les émissaires du cardinal qui viennent, il ne
bouge pas ; si c’est M. d’Artagnan et ses amis, il
les amène où nous sommes.
– Il les connaît donc ?
– Sans doute, n’a-t-il pas vu M. d’Artagnan
chez moi !
– Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout
va bien, tout est pour le mieux ; mais ne nous
éloignons pas d’ici.
– À sept ou huit lieues tout au plus, nous nous
tenons sur la frontière par exemple, et à la
première alerte, nous sortons de France.
– Et d’ici là, que faire ?
– Attendre.
– Mais s’ils arrivent ?
– La voiture de mon frère arrivera avant eux.
– Si je suis loin de vous quand on viendra
vous prendre ; à dîner ou à souper, par exemple ?
– Faites une chose.
– Laquelle ?

430
– Dites à votre bonne supérieure que, pour
nous quitter le moins possible, vous lui
demanderez la permission de partager mon repas.
– Le permettra-t-elle ?
– Quel inconvénient y a-t-il à cela ?
– Oh ! très bien, de cette façon nous ne nous
quitterons pas un instant !
– Eh bien ! descendez chez elle pour lui faire
votre demande ! Je me sens la tête lourde, je vais
faire un tour au jardin.
– Allez, et où vous retrouverai-je ?
– Ici, dans une heure.
– Ici, dans une heure ; oh ! vous êtes bonne et
je vous remercie.
– Comment ne m’intéresserais-je pas à vous ?
Quand vous ne seriez pas belle et charmante,
n’êtes-vous pas l’amie d’un de mes meilleurs
amis !
– Cher d’Artagnan, oh ! comme il vous
remerciera !
– Je l’espère bien. Allons ! tout est convenu,

431
descendons.
– Vous allez au jardin ?
– Oui.
– Suivez ce corridor, un petit escalier vous y
conduit.
– À merveille ! merci.
Et les deux femmes se quittèrent en
échangeant un charmant sourire.
Milady avait dit la vérité, elle avait la tête
lourde ; car ses projets mal classés s’y heurtaient
comme dans un chaos. Elle avait besoin d’être
seule pour mettre un peu d’ordre dans ses
pensées. Elle voyait vaguement dans l’avenir ;
mais il lui fallait un peu de silence et de quiétude
pour donner à toutes ses idées, encore confuses,
une forme distincte, un plan arrêté.
Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était
d’enlever Mme Bonacieux, de la mettre en lieu de
sûreté, et là, le cas échéant, de s’en faire un otage.
Milady commençait à redouter l’issue de ce duel
terrible, où ses ennemis mettaient autant de
persévérance qu’elle mettait, elle, d’acharnement.

432
D’ailleurs elle sentait, comme on sent venir un
orage, que cette issue était proche et ne pouvait
manquer d’être terrible.
Le principal pour elle, comme nous l’avons
dit, était donc de tenir Mme Bonacieux entre ses
mains. Mme Bonacieux, c’était la vie de
d’Artagnan ; c’était plus que sa vie, c’était celle
de la femme qu’il aimait ; c’était, en cas de
mauvaise fortune, un moyen de traiter et
d’obtenir sûrement de bonnes conditions.
Or, ce point était arrêté : Mme Bonacieux, sans
défiance, la suivait ; une fois cachée avec elle à
Armentières, il était facile de lui faire croire que
d’Artagnan n’était pas venu à Béthune. Dans
quinze jours au plus, Rochefort serait de retour ;
pendant ces quinze jours, d’ailleurs, elle aviserait
à ce qu’elle aurait à faire pour se venger des
quatre amis. Elle ne s’ennuierait pas, Dieu merci,
car elle aurait le plus doux passe-temps que les
événements pussent accorder à une femme de son
caractère : une bonne vengeance à perfectionner.
Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour
d’elle et classait dans sa tête la topographie du

433
jardin. Milady était comme un bon général, qui
prévoit tout ensemble la victoire et la défaite, et
qui est tout prêt, selon les chances de la bataille, à
marcher en avant ou à battre en retraite.
Au bout d’une heure, elle entendit une douce
voix qui l’appelait ; c’était celle de Mme
Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement
consenti à tout, et, pour commencer, elles allaient
souper ensemble.
En arrivant dans la cour, elles entendirent le
bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte.
– Entendez-vous ? dit-elle.
– Oui, le roulement d’une voiture.
– C’est celle que mon frère nous envoie.
– Oh ! mon Dieu !
– Voyons, du courage !
On sonna à la porte du couvent, Milady ne
s’était pas trompée.
– Montez dans votre chambre, dit-elle à Mme
Bonacieux, vous avez bien quelques bijoux que
vous désirez emporter.

434
– J’ai ses lettres, dit-elle.
– Eh bien ! allez les chercher et venez me
rejoindre chez moi, nous souperons à la hâte ;
peut-être voyagerons-nous une partie de la nuit, il
faut prendre des forces.
– Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant
la main sur sa poitrine, le cœur m’étouffe, je ne
puis marcher.
– Du courage, allons, du courage ! Pensez que
dans un quart d’heure vous êtes sauvée, et songez
que ce que vous allez faire, c’est pour lui que
vous le faites.
– Oh ! oui, tout pour lui. Vous m’avez rendu
mon courage par un seul mot ; allez, je vous
rejoins.
Milady monta vivement chez elle, elle y
trouva le laquais de Rochefort, et lui donna ses
instructions.
Il devait attendre à la porte ; si par hasard les
mousquetaires paraissaient, la voiture partait au
galop, faisait le tour du couvent, et allait attendre
Milady à un petit village qui était situé de l’autre

435
côté du bois. Dans ce cas, Milady traversait le
jardin et gagnait le village à pied ; nous l’avons
dit déjà, Milady connaissait à merveille cette
partie de la France.
Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les
choses allaient comme il était convenu : Mme
Bonacieux montait dans la voiture sous prétexte
de lui dire adieu, et Milady enlevait Mme
Bonacieux.
Mme Bonacieux entra, et pour lui ôter tout
soupçon, si elle en avait, Milady répéta devant
elle au laquais toute la dernière partie de ses
instructions.
Milady fit quelques questions sur la voiture :
c’était une chaise attelée de trois chevaux,
conduite par un postillon ; le laquais de Rochefort
devait la précéder en courrier.
C’était à tort que Milady craignait que Mme
Bonacieux n’eût des soupçons : la pauvre jeune
femme était trop pure pour soupçonner dans une
autre femme une telle perfidie ; d’ailleurs le nom
de la comtesse de Winter, qu’elle avait entendu
prononcer par l’abbesse, lui était parfaitement

436
inconnu, et elle ignorait même qu’une femme eût
eu une part si grande et si fatale aux malheurs de
sa vie.
– Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais
fut sorti, tout est prêt. L’abbesse ne se doute de
rien et croit qu’on me vient chercher de la part du
cardinal. Cet homme va donner les derniers
ordres ; prenez la moindre chose, buvez un doigt
de vin et partons.
– Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui,
partons.
Milady lui fit signe de s’asseoir devant elle,
lui versa un petit verre de vin d’Espagne et lui
servit un blanc de poulet.
– Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde
pas : voici la nuit qui vient ; au point du jour nous
serons arrivées dans notre retraite, et nul ne
pourra se douter où nous sommes. Voyons, du
courage, prenez quelque chose.
Mme Bonacieux mangea machinalement
quelques bouchées et trempa ses lèvres dans son
verre.

437
– Allons donc, allons donc, dit Milady portant
le sien à ses lèvres, faites comme moi.
Mais au moment où elle l’approchait de sa
bouche, sa main resta suspendue : elle venait
d’entendre sur la route comme le roulement
lointain d’un galop qui allait s’approchant ; puis,
presque en même temps, il lui sembla entendre
des hennissements de chevaux.
Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit
d’orage réveille au milieu d’un beau rêve ; elle
pâlit et courut à la fenêtre, tandis que Mme
Bonacieux, se levant toute tremblante, s’appuyait
sur sa chaise pour ne point tomber.
On ne voyait rien encore, seulement on
entendait le galop qui allait toujours se
rapprochant.
– Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu’est-
ce que ce bruit ?
– Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit
Milady avec son sang-froid terrible ; restez où
vous êtes, je vais vous le dire.
Mme Bonacieux demeura debout, muette,

438
immobile et pâle comme une statue.
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne
devaient pas être à plus de cent cinquante pas ; si
on ne les apercevait point encore, c’est que la
route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait
si distinct, qu’on eût pu compter les chevaux par
le bruit saccadé de leurs fers.
Milady regardait de toute la puissance de son
attention ; il faisait juste assez clair pour qu’elle
pût reconnaître ceux qui venaient.
Tout à coup, au détour du chemin, elle vit
reluire des chapeaux galonnés et flotter des
plumes ; elle compta deux, puis cinq, puis huit
cavaliers ; l’un d’eux précédait tous les autres de
deux longueurs de cheval.
Milady poussa un rugissement étouffé. Dans
celui qui tenait la tête elle reconnut d’Artagnan.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Mme
Bonacieux, qu’y a-t-il donc ?
– C’est l’uniforme des gardes de M. le
cardinal ; pas un instant à perdre ! s’écria Milady.
Fuyons, fuyons !

439
– Oui, oui, fuyons, répéta Mme Bonacieux,
mais sans pouvoir faire un pas, clouée qu’elle
était à sa place par la terreur.
On entendit les cavaliers qui passaient sous la
fenêtre.
– Venez donc ! mais venez donc ! s’écriait
Milady en essayant de traîner la jeune femme par
le bras. Grâce au jardin, nous pouvons fuir
encore, j’ai la clef, mais hâtons-nous, dans cinq
minutes il serait trop tard.
Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux
pas et tomba sur ses genoux.
Milady essaya de la soulever et de l’emporter,
mais elle ne put en venir à bout.
En ce moment on entendit le roulement de la
voiture, qui à la vue des mousquetaires partait au
galop. Puis, trois ou quatre coups de feu
retentirent.
– Une dernière fois, voulez-vous venir ?
s’écria Milady.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez
bien que les forces me manquent ; vous voyez

440
bien que je ne puis marcher : fuyez seule.
– Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non,
jamais, s’écria Milady.
Tout à coup, un éclair livide jaillit de ses
yeux ; d’un bond, éperdue, elle courut à la table,
versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu
d’un chaton de bague qu’elle ouvrit avec une
promptitude singulière.
C’était un grain rougeâtre qui se fondit
aussitôt. Puis, prenant le verre d’une main ferme :
– Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des
forces, buvez.
Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune
femme, qui but machinalement.
– Ah ! ce n’est pas ainsi que je voulais me
venger, dit Milady en reposant avec un sourire
infernal le verre sur la table, mais, ma foi ! on fait
ce qu’on peut.
Et elle s’élança hors de l’appartement.
Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la
suivre ; elle était comme ces gens qui rêvent
qu’on les poursuit et qui essayent vainement de

441
marcher.
Quelques minutes se passèrent, un bruit
affreux retentissait à la porte ; à chaque instant
Mme Bonacieux s’attendait à voir reparaître
Milady, qui ne reparaissait pas.
Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur
monta froide à son front brûlant.
Enfin elle entendit le grincement des grilles
qu’on ouvrait, le bruit des bottes et des éperons
retentit par les escaliers ; il se faisait un grand
murmure de voix qui allaient se rapprochant, et
au milieu desquelles il lui semblait entendre
prononcer son nom.
Tout à coup elle jeta un grand cri de joie et
s’élança vers la porte, elle avait reconnu la voix
de d’Artagnan.
– D’Artagnan ! d’Artagnan ! s’écria-t-elle, est-
ce vous ? Par ici, par ici.
– Constance ! Constance ! répondit le jeune
homme, où êtes-vous ? mon Dieu !
Au même moment, la porte de la cellule céda
au choc plutôt qu’elle ne s’ouvrit ; plusieurs

442
hommes se précipitèrent dans la chambre ; Mme
Bonacieux était tombée dans un fauteuil sans
pouvoir faire un mouvement.
D’Artagnan jeta un pistolet encore fumant
qu’il tenait à la main, et tomba à genoux devant
sa maîtresse, Athos repassa le sien à sa ceinture ;
Porthos et Aramis, qui tenaient leurs épées nues,
les remirent au fourreau.
– Oh ! d’Artagnan ! mon bien-aimé
d’Artagnan ! tu viens donc enfin, tu ne m’avais
pas trompée, c’est bien toi !
– Oui, oui, Constance ! réunis !
– Oh ! elle avait beau dire que tu ne viendrais
pas, j’espérais sourdement ; je n’ai pas voulu
fuir ; oh ! comme j’ai bien fait, comme je suis
heureuse !
À ce mot elle, Athos, qui s’était assis
tranquillement, se leva tout à coup.
– Elle ! qui elle ? demanda d’Artagnan.
– Mais ma compagne ; celle qui, par amitié
pour moi, voulait me soustraire à mes
persécuteurs ; celle qui, vous prenant pour des

443
gardes du cardinal, vient de s’enfuir.
– Votre compagne, s’écria d’Artagnan,
devenant plus pâle que le voile blanc de sa
maîtresse, de quelle compagne voulez-vous donc
parler ?
– De celle dont la voiture était à la porte,
d’une femme qui se dit votre amie, d’Artagnan ;
d’une femme à qui vous avez tout raconté.
– Son nom, son nom ! s’écria d’Artagnan ;
mon Dieu ! ne savez-vous donc pas son nom ?
– Si fait, on l’a prononcé devant moi ;
attendez... mais c’est étrange... oh ! mon Dieu !
ma tête se trouble, je n’y vois plus.
– À moi, mes amis, à moi ! ses mains sont
glacées, s’écria d’Artagnan, elle se trouve mal ;
grand Dieu ! elle perd connaissance !
Tandis que Porthos appelait au secours de
toute la puissance de sa voix, Aramis courut à la
table pour prendre un verre d’eau ; mais il
s’arrêta en voyant l’horrible altération du visage
d’Athos, qui, debout devant la table, les cheveux
hérissés, les yeux glacés de stupeur, regardait

444
l’un des verres et semblait en proie au doute le
plus horrible.
– Oh ! disait Athos, oh non, c’est impossible !
Dieu ne permettrait pas un pareil crime.
– De l’eau, de l’eau, criait d’Artagnan, de
l’eau !
– Ô pauvre femme, pauvre femme ! murmurait
Athos d’une voix brisée.
Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les
baisers de d’Artagnan.
– Elle revient à elle ! s’écria le jeune homme.
Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je te remercie !
– Madame, dit Athos, madame, au nom du
Ciel ! à qui ce verre vide ?
– À moi, monsieur... répondit la jeune femme
d’une voix mourante.
– Mais qui vous a versé ce vin qui était dans
ce verre ?
– Elle.
– Mais, qui donc elle ?
– Ah je me souviens, dit Mme Bonacieux, la

445
comtesse de Winter...
Les quatre amis poussèrent un seul et même
cri, mais celui d’Athos domina tous les autres.
En ce moment, le visage de Mme Bonacieux
devint livide, une douleur sourde la terrassa, elle
tomba haletante dans les bras de Porthos et
d’Aramis.
D’Artagnan saisit les mains d’Athos avec une
angoisse difficile à décrire.
– Et quoi ! dit-il, tu crois...
Sa voix s’éteignit dans un sanglot.
– Je crois tout, dit Athos en se mordant les
lèvres jusqu’au sang.
– D’Artagnan, d’Artagnan ! s’écria Mme
Bonacieux, où es-tu ? Ne me quitte pas, tu vois
bien que je vais mourir.
D’Artagnan lâcha les mains d’Athos, qu’il
tenait encore entre ses mains crispées, et courut à
elle.
Son visage si beau était tout bouleversé, ses
yeux vitreux n’avaient déjà plus de regard, un

446
tremblement convulsif agitait son corps, la sueur
coulait sur son front.
– Au nom du ciel ! courez appeler ; Porthos,
Aramis, demandez du secours !
– Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu’elle
verse il n’y a pas de contrepoison.
– Oui, oui, du secours, du secours ! murmura
me
M Bonacieux ; du secours !
Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la
tête du jeune homme entre ses deux mains, le
regarda un instant comme si toute son âme était
passée dans son regard, et, avec un cri sanglotant,
elle appuya ses lèvres sur les siennes.
– Constance ! Constance ! s’écria d’Artagnan.
Un soupir s’échappa de la bouche de Mme
Bonacieux, effleurant celle de d’Artagnan ; ce
soupir, c’était cette âme si chaste et si aimante
qui remontait au ciel.
D’Artagnan ne serrait plus qu’un cadavre
entre ses bras.
Le jeune homme poussa un cri et tomba près
de sa maîtresse, aussi pâle et aussi glacé qu’elle.

447
Porthos pleura, Aramis montra le poing au
ciel, Athos fit le signe de la croix.
En ce moment un homme parut sur la porte,
presque aussi pâle que ceux qui étaient dans la
chambre, et regarda tout autour de lui, vit Mme
Bonacieux morte et d’Artagnan évanoui.
Il apparaissait juste à cet instant de stupeur qui
suit les grandes catastrophes.
– Je ne m’étais pas trompé, dit-il, voilà M.
d’Artagnan, et vous êtes ses trois amis, MM.
Athos, Porthos et Aramis.
Ceux dont les noms venaient d’être prononcés
regardaient l’étranger avec étonnement, il leur
semblait à tous trois le reconnaître.
– Messieurs, reprit le nouveau venu, vous êtes
comme moi à la recherche d’une femme qui,
ajouta-t-il avec un sourire terrible, a dû passer par
ici, car j’y vois un cadavre !
Les trois amis restèrent muets ; seulement la
voix comme le visage leur rappelait un homme
qu’ils avaient déjà vu ; cependant, ils ne
pouvaient se souvenir dans quelles circonstances.

448
– Messieurs, continua l’étranger, puisque vous
ne voulez pas reconnaître un homme qui
probablement vous doit la vie deux fois, il faut
bien que je me nomme ; je suis lord de Winter, le
beau-frère de cette femme.
Les trois amis jetèrent un cri de surprise.
Athos se leva et lui tendit la main.
– Soyez le bienvenu, milord, dit-il, vous êtes
des nôtres.
– Je suis parti cinq heures après elle de
Portsmouth, dit lord de Winter ; je suis arrivé
trois heures après elle à Boulogne, je l’ai
manquée de vingt minutes à Saint-Omer ; enfin, à
Lillers, j’ai perdu sa trace. J’allais au hasard,
m’informant à tout le monde, quand je vous ai
vus passer au galop ; j’ai reconnu M. d’Artagnan.
Je vous ai appelés, vous ne m’avez pas répondu ;
j’ai voulu vous suivre, mais mon cheval était trop
fatigué pour aller du même train que les vôtres.
Et cependant il paraît que malgré la diligence que
vous avez faite, vous êtes encore arrivés trop
tard !

449
– Vous voyez, dit Athos en montrant à lord de
Winter Mme Bonacieux morte et d’Artagnan que
Porthos et Aramis essayaient de rappeler à la vie.
– Sont-ils donc morts tous deux ? demanda
froidement lord de Winter.
– Non, heureusement, répondit Athos, M.
d’Artagnan n’est qu’évanoui.
– Ah ! tant mieux ! dit lord de Winter.
En effet, en ce moment d’Artagnan rouvrit les
yeux.
Il s’arracha des bras de Porthos et d’Aramis et
se jeta comme un insensé sur le corps de sa
maîtresse.
Athos se leva, marcha vers son ami d’un pas
lent et solennel, l’embrassa tendrement, et,
comme il éclatait en sanglots, il lui dit de sa voix
si noble et si persuasive :
– Ami, sois homme : les femmes pleurent les
morts, les hommes les vengent !
– Oh ! oui, dit d’Artagnan, oui ! si c’est pour
la venger, je suis prêt à te suivre !

450
Athos profita de ce moment de force que
l’espoir de la vengeance rendait à son
malheureux ami pour faire signe à Porthos et à
Aramis d’aller chercher la supérieure.
Les deux amis la rencontrèrent dans le
corridor, encore toute troublée et tout éperdue de
tant d’événements ; elle appela quelques
religieuses, qui, contre toutes les habitudes
monastiques, se trouvèrent en présence de cinq
hommes.
– Madame, dit Athos en passant le bras de
d’Artagnan sous le sien, nous abandonnons à vos
soins pieux le corps de cette malheureuse femme.
Ce fut un ange sur la terre avant d’être un ange au
ciel. Traitez-la comme une de vos sœurs ; nous
reviendrons un jour prier sur sa tombe.
D’Artagnan cacha sa figure dans la poitrine
d’Athos et éclata en sanglots.
– Pleure, dit Athos, pleure ! cœur plein
d’amour, de jeunesse et de vie ! Hélas ! je
voudrais bien pouvoir pleurer comme toi !
Et il entraîna son ami, affectueux comme un

451
père, consolant comme un prêtre, grand comme
l’homme qui a beaucoup souffert.
Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs
chevaux par la bride, s’avancèrent vers la ville de
Béthune, dont on apercevait le faubourg, et ils
s’arrêtèrent devant la première auberge qu’ils
rencontrèrent.
– Mais, dit d’Artagnan, ne poursuivons-nous
pas cette femme ?
– Plus tard, dit Athos, j’ai des mesures à
prendre.
– Elle nous échappera, reprit le jeune homme,
elle nous échappera, Athos, et ce sera ta faute.
– Je réponds d’elle, dit Athos.
D’Artagnan avait une telle confiance dans la
parole de son ami, qu’il baissa la tête et entra
dans l’auberge sans rien répondre.
Porthos et Aramis se regardaient, ne
comprenant rien à l’assurance d’Athos.
Lord de Winter croyait qu’il parlait ainsi pour
engourdir la douleur de d’Artagnan.

452
– Maintenant, messieurs, dit Athos lorsqu’il se
fut assuré qu’il y avait cinq chambres de libres
dans l’hôtel, retirons-nous chacun chez soi ;
d’Artagnan a besoin d’être seul pour pleurer et
vous pour dormir. Je me charge de tout, soyez
tranquilles.
– Il me semble cependant, dit lord de Winter,
que s’il y a quelque mesure à prendre contre la
comtesse, cela me regarde : c’est ma belle-sœur.
– Et moi, dit Athos, c’est ma femme.
D’Artagnan tressaillit, car il comprit qu’Athos
était sûr de sa vengeance, puisqu’il révélait un
pareil secret ; Porthos et Aramis se regardèrent en
pâlissant. Lord de Winter pensa qu’Athos était
fou.
– Retirez-vous donc, dit Athos, et laissez-moi
faire. Vous voyez bien qu’en ma qualité de mari
cela me regarde. Seulement, d’Artagnan, si vous
ne l’avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui
s’est échappé du chapeau de cet homme et sur
lequel est écrit le nom de la ville.
– Ah ! dit d’Artagnan, je comprends, ce nom

453
écrit de sa main...
– Tu vois bien, dit Athos, qu’il y a un Dieu
dans le ciel.

454
64

L’homme au manteau rouge1

Le désespoir d’Athos avait fait place à une


douleur concentrée, qui rendait plus lucides
encore les brillantes facultés d’esprit de cet
homme.
Tout entier à une seule pensée, celle de la
promesse qu’il avait faite et de la responsabilité
qu’il avait prise, il se retira le dernier dans sa
chambre, pria l’hôte de lui procurer une carte de
la province, se courba dessus, interrogea les
lignes tracées, reconnut que quatre chemins
différents se rendaient de Béthune à Armentières,
et fit appeler les valets.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se

1
Dans le ms. de Maquet, ce chapitre s’intitule
« Armentières ».

455
présentèrent et reçurent les ordres clairs,
ponctuels et graves d’Athos.
Ils devaient partir au point du jour, le
lendemain, et se rendre à Armentières, chacun
par une route différente. Planchet, le plus
intelligent des quatre, devait suivre celle par
laquelle avait disparu la voiture sur laquelle les
quatre amis avaient tiré, et qui était
accompagnée, on se le rappelle, du domestique
de Rochefort.
Athos mit les valets en campagne d’abord,
parce que, depuis que ces hommes étaient à son
service et à celui de ses amis, il avait reconnu en
chacun d’eux des qualités différentes et
essentielles.
Puis, des valets qui interrogent inspirent aux
passants moins de défiance que leurs maîtres, et
trouvent plus de sympathie chez ceux auxquels
ils s’adressent.
Enfin, Milady connaissait les maîtres, tandis
qu’elle ne connaissait pas les valets ; au contraire,
les valets connaissaient parfaitement Milady.

456
Tous quatre devaient se trouver réunis le
lendemain, à onze heures à l’endroit indiqué ;
s’ils avaient découvert la retraite de Milady, trois
resteraient à la garder, le quatrième reviendrait à
Béthune pour prévenir Athos et servir de guide
aux quatre amis.
Ces dispositions prises, les valets se retirèrent
à leur tour.
Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son
épée, s’enveloppa dans son manteau et sortit de
l’hôtel ; il était dix heures à peu près. À dix
heures du soir, on le sait, en province les rues
sont peu fréquentées. Athos cependant cherchait
visiblement quelqu’un à qui il pût adresser une
question. Enfin il rencontra un passant attardé,
s’approcha de lui, lui dit quelques paroles ;
l’homme auquel il s’adressait recula avec terreur,
cependant il répondit aux paroles du
mousquetaire par une indication. Athos offrit à
cet homme une demi-pistole pour l’accompagner,
mais l’homme refusa.
Athos s’enfonça dans la rue que l’indicateur
avait désignée du doigt ; mais, arrivé à un

457
carrefour, il s’arrêta de nouveau, visiblement
embarrassé. Cependant, comme, plus qu’aucun
autre lieu, le carrefour lui offrait la chance de
rencontrer quelqu’un, il s’y arrêta. En effet, au
bout d’un instant, un veilleur de nuit passa. Athos
lui répéta la même question qu’il avait déjà faite
à la première personne qu’il avait rencontrée, le
veilleur de nuit laissa apercevoir la même terreur,
refusa à son tour d’accompagner Athos, et lui
montra de la main le chemin qu’il devait suivre.
Athos marcha dans la direction indiquée et
atteignit le faubourg situé à l’extrémité de la ville
opposée à celle par laquelle lui et ses
compagnons étaient entrés. Là il parut de
nouveau inquiet et embarrassé, et s’arrêta pour la
troisième fois.
Heureusement un mendiant passa, qui
s’approcha d’Athos pour lui demander l’aumône.
Athos lui proposa un écu pour l’accompagner où
il allait. Le mendiant hésita un instant, mais à la
vue de la pièce d’argent qui brillait dans
l’obscurité, il se décida et marcha devant Athos.
Arrivé à l’angle d’une rue, il lui montra de

458
loin une petite maison isolée, solitaire, triste ;
Athos s’en approcha, tandis que le mendiant, qui
avait reçu son salaire, s’en éloignait à toutes
jambes.
Athos en fit le tour, avant de distinguer la
porte au milieu de la couleur rougeâtre dont cette
maison était peinte ; aucune lumière ne paraissait
à travers les gerçures des contrevents, aucun bruit
ne pouvait faire supposer qu’elle fût habitée, elle
était sombre et muette comme un tombeau.
Trois fois Athos frappa sans qu’on lui
répondit. Au troisième coup cependant des pas
intérieurs se rapprochèrent ; enfin la porte
s’entrebâilla, et un homme de haute taille, au teint
pâle, aux cheveux et à la barbe noire, parut.
Athos et lui échangèrent quelques mots à voix
basse, puis l’homme à la haute taille fit signe au
mousquetaire qu’il pouvait entrer. Athos profita à
l’instant même de la permission, et la porte se
referma derrière lui.
L’homme qu’Athos était venu chercher si loin
et qu’il avait trouvé avec tant de peine, le fit
entrer dans son laboratoire, où il était occupé à

459
retenir avec des fils de fer les os cliquetants d’un
squelette. Tout le corps était déjà rajusté : la tête
seule était posée sur une table.
Tout le reste de l’ameublement indiquait que
celui chez lequel on se trouvait s’occupait de
sciences naturelles : il y avait des bocaux pleins
de serpents étiquetés selon les espèces ; des
lézards desséchés reluisaient comme des
émeraudes taillées dans de grands cadres de bois
noir ; enfin, des bottes d’herbes sauvages,
odoriférantes et sans doute douées de vertus
inconnues au vulgaire des hommes, étaient
attachées au plafond et descendaient dans les
angles de l’appartement.
Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ;
l’homme à la haute taille habitait seul cette
maison.
Athos jeta un coup d’œil froid et indifférent
sur tous les objets que nous venons de décrire, et,
sur l’invitation de celui qu’il venait chercher, il
s’assit près de lui.
Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le
service qu’il réclamait de lui ; mais à peine eut-il

460
exposé sa demande, que l’inconnu, qui était resté
debout devant le mousquetaire, recula de terreur
et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit
papier sur lequel étaient écrites deux lignes
accompagnées d’une signature et d’un sceau, et le
présenta à celui qui donnait trop prématurément
ces signes de répugnance. L’homme à la grande
taille eut à peine lu ces deux lignes, vu la
signature et reconnu le sceau, qu’il s’inclina en
signe qu’il n’avait plus aucune objection à faire,
et qu’il était prêt à obéir.
Athos n’en demanda pas davantage ; il se leva,
salua, sortit, reprit en s’en allant le chemin qu’il
avait suivi pour venir, rentra dans l’hôtel et
s’enferma chez lui.
Au point du jour, d’Artagnan entra dans sa
chambre et demanda ce qu’il fallait faire.
– Attendre, répondit Athos.
Quelques instants après, la supérieure du
couvent fit prévenir les mousquetaires que
l’enterrement de la victime de Milady aurait lieu
à midi. Quant à l’empoisonneuse, on n’en avait
pas eu de nouvelles ; seulement elle avait dû fuir

461
par le jardin, sur le sable duquel on avait reconnu
la trace de ses pas et dont on avait retrouvé la
porte fermée ; quant à la clé, elle avait disparu.
À l’heure indiquée, lord de Winter et les
quatre amis se rendirent au couvent : les cloches
sonnaient à toute volée, la chapelle était ouverte,
la grille du chœur était fermée. Au milieu du
chœur, le corps de la victime, revêtue de ses
habits de novice, était exposé. De chaque côté du
chœur et derrière des grilles s’ouvrant sur le
couvent était toute la communauté des carmélites,
qui écoutait de là le service divin et mêlait son
chant au chant des prêtres, sans voir les profanes
et sans être vue d’eux.
À la porte de la chapelle, d’Artagnan sentit
son courage qui fuyait de nouveau ; il se retourna
pour chercher Athos, mais Athos avait disparu.
Fidèle à sa mission de vengeance, Athos
s’était fait conduire au jardin ; et là, sur le sable,
suivant les pas légers de cette femme qui avait
laissé une trace sanglante partout où elle avait
passé, il s’avança jusqu’à la porte qui donnait sur
le bois, se la fit ouvrir, et s’enfonça dans la forêt.

462
Alors tous ses doutes se confirmèrent : le
chemin par lequel la voiture avait disparu
contournait la forêt. Athos suivit le chemin
quelque temps les yeux fixés sur le sol ; de
légères taches de sang, qui provenaient d’une
blessure faite ou à l’homme qui accompagnait la
voiture en courrier, ou à l’un des chevaux,
piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de
lieue à peu près, à cinquante pas de Festubert1,
une tache de sang plus large apparaissait ; le sol
était piétiné par les chevaux. Entre la forêt et cet
endroit dénonciateur, un peu en arrière de la terre
écorchée, on retrouvait la même trace de petits
pas que dans le jardin ; la voiture s’était arrêtée.
En cet endroit, Milady était sortie du bois et
était montée dans la voiture.
Satisfait de cette découverte qui confirmait
tous ses soupçons, Athos revint à l’hôtel et trouva
Planchet qui l’attendait avec impatience.
Tout était comme l’avait prévu Athos.
Planchet avait suivi la route, avait comme

1
Festubert, à deux lieues à l’est-nord-est de Béthune.

463
Athos remarqué les taches de sang, comme Athos
il avait reconnu l’endroit où les chevaux s’étaient
arrêtés ; mais il avait poussé plus loin qu’Athos,
de sorte qu’au village de Festubert, en buvant
dans une auberge, il avait, sans avoir eu besoin de
questionner, appris que la veille, à huit heures et
demie du soir, un homme blessé, qui
accompagnait une dame qui voyageait dans une
chaise de poste, avait été obligé de s’arrêter, ne
pouvant aller plus loin. L’accident avait été mis
sur le compte de voleurs qui auraient arrêté la
chaise dans le bois. L’homme était resté dans le
village, la femme avait relayé et continué son
chemin.
Planchet se mit en quête du postillon qui avait
conduit la chaise, et le retrouva. Il avait conduit
la dame jusqu’à Fromelles1, et de Fromelles elle
était partie pour Armentières. Planchet prit la
traverse, et à sept heures du matin il était à
Armentières.
Il n’y avait qu’un seul hôtel, celui de la Poste.

1
Fromelles, à trois lieues est-sud-ouest de Lille.

464
Planchet alla s’y présenter comme un laquais
sans place qui cherchait une condition. Il n’avait
pas causé dix minutes avec les gens de l’auberge,
qu’il savait qu’une femme seule était arrivée à
onze heures du soir, avait pris une chambre, avait
fait venir le maître d’hôtel et lui avait dit qu’elle
désirerait demeurer quelque temps dans les
environs.
Planchet n’avait pas besoin d’en savoir
davantage. Il courut au rendez-vous, trouva les
trois laquais exacts à leur poste, les plaça en
sentinelles à toutes les issues de l’hôtel, et vint
trouver Athos, qui achevait de recevoir les
renseignements de Planchet, lorsque ses amis
rentrèrent.
Tous les visages étaient sombres et crispés,
même le doux visage d’Aramis.
– Que faut-il faire ? demanda d’Artagnan.
– Attendre, répondit Athos.
Chacun se retira chez soi.
À huit heures du soir, Athos donna l’ordre de
seller les chevaux, et fit prévenir lord de Winter

465
et ses amis qu’ils eussent à se préparer pour
l’expédition.
En un instant tous cinq furent prêts. Chacun
visita ses armes et les mit en état. Athos descendit
le premier et trouva d’Artagnan déjà à cheval et
s’impatientant.
– Patience, dit Athos, il nous manque encore
quelqu’un.
Les quatre cavaliers regardèrent autour d’eux
avec étonnement, car ils cherchaient inutilement
dans leur esprit quel était ce quelqu’un qui
pouvait leur manquer.
En ce moment Planchet amena le cheval
d’Athos, le mousquetaire sauta légèrement en
selle.
– Attendez-moi, dit-il, je reviens.
Et il partit au galop.
Un quart d’heure après, il revint effectivement
accompagné d’un homme masqué et enveloppé
d’un grand manteau rouge.
Lord de Winter et les trois mousquetaires
s’interrogèrent du regard. Nul d’entre eux ne put

466
renseigner les autres, car tous ignoraient ce
qu’était cet homme. Cependant ils pensèrent que
cela devait être ainsi, puisque la chose se faisait
par l’ordre d’Athos.
À neuf heures, guidée par Planchet, la petite
cavalcade se mit en route, prenant le chemin
qu’avait suivi la voiture.
C’était un triste aspect que celui de ces six
hommes courant en silence, plongés chacun dans
sa pensée, mornes comme le désespoir, sombres
comme le châtiment.

467
65

Le jugement1

C’était une nuit orageuse et sombre, de gros


nuages couraient au ciel, voilant la clarté des
étoiles ; la lune ne devait se lever qu’à minuit.
Parfois, à la lueur d’un éclair qui brillait à
l’horizon, on apercevait la route qui se déroulait
blanche et solitaire ; puis, l’éclair éteint, tout
rentrait dans l’obscurité.
À chaque instant, Athos invitait d’Artagnan,
toujours à la tête de la petite troupe, à reprendre
son rang qu’au bout d’un instant il abandonnait
de nouveau ; il n’avait qu’une pensée, c’était
d’aller en avant, et il allait.
On traversa en silence le village de Festubert,

1
Ms. de Maquet.

468
où était resté le domestique blessé, puis on longea
le bois de Richebourg ; arrivés à Herlies1,
Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit à
gauche.
Plusieurs fois, lord de Winter, soit Porthos,
soit Aramis, avaient essayé d’adresser la parole à
l’homme au manteau rouge ; mais à chaque
interrogation qui lui avait été faite, il s’était
incliné sans répondre. Les voyageurs avaient
alors compris qu’il y avait quelque raison pour
que l’inconnu gardât le silence, et ils avaient
cessé de lui adresser la parole.
D’ailleurs, l’orage grossissait, les éclairs se
succédaient rapidement, le tonnerre commençait
à gronder, et le vent, précurseur de l’ouragan,
sifflait dans la plaine, agitant les plumes des
cavaliers.
La cavalcade prit le grand trot.
Un peu au-delà de Fromelles, l’orage éclata ;

1
Édition originale : « Herlies » (leçon exacte) alors que le
texte imprime « Herlier ». Herlies est située à trois lieues au
sud-ouest de Lille.

469
on déploya les manteaux ; il restait encore trois
lieues à faire : on les fit sous des torrents de pluie.
D’Artagnan avait ôté son feutre et n’avait pas
mis son manteau ; il trouvait plaisir à laisser
ruisseler l’eau sur son front brûlant et sur son
corps agité de frissons fiévreux.
Au moment où la petite troupe avait dépassé
Goskal1 et allait arriver à la poste, un homme,
abrité sous un arbre, se détacha du tronc avec
lequel il était resté confondu dans l’obscurité, et
s’avança jusqu’au milieu de la route, mettant son
doigt sur ses lèvres.
Athos reconnut Grimaud.
– Qu’y a-t-il donc ? s’écria d’Artagnan, aurait-
elle quitté Armentières ?
Grimaud fit de sa tête un signe affirmatif.
D’Artagnan grinça des dents.
– Silence, d’Artagnan ! dit Athos, c’est moi

1
Goskal figure sur le carte de Cassini que
vraisemblablement Dumas avait sous les yeux : à environ un
kilomètre d’Armentières.

470
qui me suis chargé de tout, c’est donc à moi
d’interroger Grimaud.
– Où est-elle ? demanda Athos.
Grimaud étendit la main dans la direction de la
Lys.
– Loin d’ici ? demanda Athos.
Grimaud présenta à son maître son index plié.
– Seule ? demanda Athos.
Grimaud fit signe que oui.
– Messieurs, dit Athos, elle est seule à une
demi-lieue d’ici, dans la direction de la rivière.
– C’est bien, dit d’Artagnan, conduis-nous,
Grimaud.
Grimaud prit à travers champs, et servit de
guide à la cavalcade.
Au bout de cinq cents pas à peu près, on
trouva un ruisseau, que l’on traversa à gué.
À la lueur d’un éclair, on aperçut le village

471
d’Erquinghem1.
– Est-ce là ? demanda d’Artagnan.
Grimaud secoua la tête en signe de négation.
– Silence donc ! dit Athos.
Et la troupe continua son chemin.
Un autre éclair brilla ; Grimaud étendit le bras,
et à la lueur bleuâtre du serpent de feu on
distingua une petite maison isolée, au bord de la
rivière, à cent pas d’un bac. Une fenêtre était
éclairée.
– Nous y sommes, dit Athos.
En ce moment un homme couché dans le fossé
se leva, c’était Mousqueton ; il montra du doigt la
fenêtre éclairée.
– Elle est là, dit-il.
– Et Bazin ? demanda Athos.

1
Édition originale : « Enguinghem ». Equinghem-sur-la-
Lys est à 2,5 kilomètres d’Armentières. Le Dictionnaire
géographique, historique et politique de la Gaule et de la
France, de l’abbé Expilly, graphie « Erquinguehem », « à une
petite lieue d’Armentières ».

472
– Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la
porte.
– Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles
serviteurs.
Athos sauta à bas de son cheval, dont il remit
la bride aux mains de Grimaud, et s’avança vers
la fenêtre après avoir fait signe au reste de la
troupe de tourner du côté de la porte.
La petite maison était entourée d’une haie
vive, de deux ou trois pieds de haut. Athos
franchit la haie, parvint jusqu’à la fenêtre privée
de contrevents, mais dont les demi-rideaux
étaient exactement tirés.
Il monta sur le rebord de pierre, afin que son
œil pût dépasser la hauteur des rideaux.
À la lueur d’une lampe, il vit une femme
enveloppée d’une mante de couleur sombre,
assise sur un escabeau, près d’un feu mourant :
ses coudes étaient posés sur une mauvaise table,
et elle appuyait sa tête dans ses deux mains
blanches comme l’ivoire.
On ne pouvait distinguer son visage, mais un

473
sourire sinistre passa sur les lèvres d’Athos, il n’y
avait pas à s’y tromper ; c’était bien celle qu’il
cherchait.
En ce moment un cheval hennit : Milady
releva la tête, vit, collé à la vitre, le visage pâle
d’Athos, et poussa un cri.
Athos comprit qu’il était reconnu, poussa la
fenêtre du genou et de la main, la fenêtre céda,
les carreaux se rompirent.
Et Athos, pareil au spectre de la vengeance,
sauta dans la chambre.
Milady courut à la porte et l’ouvrit ; plus pâle
et plus menaçant encore qu’Athos, d’Artagnan
était sur le seuil.
Milady recula en poussant un cri. D’Artagnan,
croyant qu’elle avait quelque moyen de fuir et
craignant qu’elle ne leur échappât, tira un pistolet
de sa ceinture ; mais Athos leva la main.
– Remets cette arme à sa place, d’Artagnan,
dit-il, il importe que cette femme soit jugée et
non assassinée. Attends encore un instant,
d’Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez,

474
messieurs.
D’Artagnan obéit, car Athos avait la voix
solennelle et le geste puissant d’un juge envoyé
par le Seigneur lui-même. Aussi, derrière
d’Artagnan, entrèrent Porthos, Aramis, lord de
Winter et l’homme au manteau rouge.
Les quatre valets gardaient la porte et la
fenêtre.
Milady était tombée sur sa chaise les mains
étendues, comme pour conjurer cette terrible
apparition ; en apercevant son beau-frère, elle jeta
un cri terrible.
– Que demandez-vous ? s’écria Milady.
– Nous demandons, dit Athos, Charlotte
Backson, qui s’est appelée d’abord la comtesse
de La Fère, puis lady de Winter, baronne de
Sheffield.
– C’est moi, c’est moi ! murmura-t-elle au
comble de la terreur, que me voulez-vous ?
– Nous voulons vous juger selon vos crimes,
dit Athos : vous serez libre de vous défendre,
justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur

475
d’Artagnan, à vous d’accuser le premier.
D’Artagnan s’avança.
– Devant Dieu et devant les hommes, dit-il,
j’accuse cette femme d’avoir empoisonné
Constance Bonacieux, morte hier soir.
Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.
– Nous attestons, dirent d’un seul mouvement
les deux mousquetaires.
D’Artagnan continua.
– Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse
cette femme d’avoir voulu m’empoisonner moi-
même, dans du vin qu’elle m’avait envoyé de
Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin
venait de mes amis ; Dieu m’a sauvé ; mais un
homme est mort à ma place, qui s’appelait
Brisemont.
– Nous attestons, dirent de la même voix
Porthos et Aramis.
– Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse
cette femme de m’avoir poussé au meurtre du
baron de Wardes ; et, comme personne n’est là
pour attester la vérité de cette accusation, je

476
l’atteste, moi.
« J’ai dit.
Et d’Artagnan passa de l’autre côté de la
chambre avec Porthos et Aramis.
– À vous, milord ! dit Athos.
Le baron s’approcha à son tour.
– Devant Dieu et devant les hommes, dit-il,
j’accuse cette femme d’avoir fait assassiner le
duc de Buckingham.
– Le duc de Buckingham assassiné ?
s’écrièrent d’un seul cri tous les assistants.
– Oui, dit le baron, assassiné ! Sur la lettre
d’avis que vous m’aviez écrite, j’avais fait arrêter
cette femme, et je l’avais donnée en garde à un
loyal serviteur ; elle a corrompu cet homme, elle
lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait
tuer le duc, et dans ce moment peut-être Felton
paie de sa tête le crime de cette furie1.
Un frémissement courut parmi les juges à la

1
Felton est exécuté le 28 novembre à Tyburn.

477
révélation de ces crimes encore inconnus.
– Ce n’est pas tout, reprit lord de Winter ; mon
frère, qui vous avait faite son héritière, est mort
en trois heures d’une étrange maladie qui laisse
des taches livides sur tout le corps. Ma sœur,
comment votre mari est-il mort ?
– Horreur ! s’écrièrent Porthos et Aramis.
– Assassin de Buckingham, assassin de Felton,
assassin de mon frère, je demande justice contre
vous, et je déclare que si on ne me la fait pas, je
me la ferai.
Et lord de Winter alla se ranger près de
d’Artagnan, laissant la place libre à un autre
accusateur.
Milady laissa tomber son front dans ses deux
mains et essaya de rappeler ses idées confondues
par un vertige mortel.
– À mon tour, dit Athos, tremblant lui-même
comme le lion tremble à l’aspect du serpent, à
mon tour. J’épousai cette femme quand elle était
jeune fille, je l’épousai malgré toute ma famille ;
je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom ;

478
et un jour je m’aperçus que cette femme était
flétrie : cette femme était marquée d’une fleur de
lys sur l’épaule gauche.
– Oh ! dit Milady en se levant, je défie de
retrouver le tribunal qui a prononcé sur moi cette
sentence infâme. Je défie de retrouver celui qui
l’a exécutée.
– Silence, dit une voix. À ceci, c’est à moi de
répondre !
Et l’homme au manteau rouge s’approcha à
son tour.
– Quel est cet homme, quel est cet homme ?
s’écria Milady suffoquée par la terreur et dont les
cheveux se dénouèrent et se dressèrent sur sa tête
livide comme s’ils eussent été vivants.
Tous les yeux se tournèrent sur cet homme,
car à tous, excepté à Athos, il était inconnu.
Encore Athos le regardait-il avec autant de
stupéfaction que les autres, car il ignorait
comment il pouvait se trouver mêlé en quelque
chose à l’horrible drame qui se dénouait en ce
moment.

479
Après s’être approché de Milady, d’un pas lent
et solennel, de manière que la table seule le
séparât d’elle, l’inconnu ôta son masque.
Milady regarda quelque temps avec une
terreur croissante ce visage pâle encadré de
cheveux et de favoris noirs, dont la seule
expression était une impassibilité glacée, puis
tout à coup :
– Oh ! non, non, dit-elle en se levant et en
reculant jusqu’au mur ; non, non, c’est une
apparition infernale ! ce n’est pas lui ! À moi ! à
moi ! s’écria-t-elle d’une voix rauque en se
retournant vers la muraille, comme si elle eût pu
s’y ouvrir un passage avec ses mains.
– Mais qui êtes-vous donc ? s’écrièrent tous
les témoins de cette scène.
– Demandez-le à cette femme, dit l’homme au
manteau rouge, car vous voyez bien qu’elle m’a
reconnu, elle.
– Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille !
s’écria Milady en proie à une terreur insensée et
se cramponnant des mains à la muraille pour ne

480
pas tomber.
Tout le monde s’écarta, et l’homme au
manteau rouge resta seul debout au milieu de la
salle.
– Oh ! grâce ! grâce ! pardon ! s’écria la
misérable en tombant à genoux.
L’inconnu laissa le silence se rétablir.
– Je vous le disais bien, qu’elle m’avait
reconnu ! reprit-il. Oui, je suis le bourreau de la
ville de Lille, et voici mon histoire.
Tous les yeux étaient fixés sur cet homme
dont on attendait les paroles avec une avide
anxiété.
– Cette jeune femme était autrefois une jeune
fille aussi belle qu’elle est belle aujourd’hui. Elle
était religieuse au couvent des Bénédictines de
Templemars1. Un jeune prêtre au cœur simple et

1
Texte : « Templemar », mais nous adoptons la graphie de
l’Atlas de Cassini qui semble avoir été l’instrument de travail
de Dumas. Templemars est un village à 8 kilomètres de Lille
qui possède un couvent de Bénédictines, élevé en 1586
(aujourd’hui rue J.-J. Rousseau). Cf. Charlemagne Wattrelot,

481
croyant desservait l’église de ce couvent ; elle
entreprit de le séduire et y réussit, elle eût séduit
un saint.
« Leurs vœux à tous deux étaient sacrés,
irrévocables ; leur liaison ne pouvait durer
longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint
de lui qu’ils quitteraient le pays ; mais pour
quitter le pays, pour fuir ensemble, pour gagner
une autre partie de la France, où ils pussent vivre
tranquilles parce qu’ils seraient inconnus, il
fallait de l’argent ; ni l’un ni l’autre n’en avait. Le
prêtre vola les vases sacrés, les vendit ; mais
comme ils s’apprêtaient à partir ensemble, ils
furent arrêtés tous deux.
« Huit jours après, elle avait séduit le fils du
geôlier et s’était sauvée. Le jeune prêtre fut
condamné à dix ans de fers et à la flétrissure.
J’étais le bourreau de la ville de Lille, comme dit
cette femme. Je fus obligé de marquer le
coupable, et le coupable, messieurs, c’était mon
frère !

Raconte-moi Templemars, 1994.

482
« Je jurai alors que cette femme qui l’avait
perdu, qui était plus que sa complice, puisqu’elle
l’avait poussé au crime, partagerait au moins le
châtiment. Je me doutai du lieu où elle était
cachée, je la poursuivis, je l’atteignis, je la
garrottai et lui imprimai la même flétrissure que
j’avais imprimée à mon frère.
« Le lendemain de mon retour à Lille, mon
frère parvint à s’échapper à son tour, on m’accusa
de complicité, et l’on me condamna à rester en
prison à sa place tant qu’il ne se serait pas
constitué prisonnier. Mon pauvre frère ignorait ce
jugement ; il avait rejoint cette femme, ils avaient
fui ensemble dans le Berry ; et là, il avait obtenu
une petite cure. Cette femme passait pour sa
sœur.
« Le seigneur de la terre sur laquelle était
située l’église du curé vit cette prétendue sœur et
en devint amoureux, amoureux au point qu’il lui
proposa de l’épouser. Alors elle quitta celui
qu’elle avait perdu pour celui qu’elle devait
perdre, et devint la comtesse de La Fère...
Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont

483
c’était le véritable nom, et qui fit signe de la tête
que tout ce qu’avait dit le bourreau était vrai.
– Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé
à se débarrasser d’une existence à laquelle elle
avait tout enlevé, honneur et bonheur, mon
pauvre frère revint à Lille, et apprenant l’arrêt qui
m’avait condamné à sa place, se constitua
prisonnier et se pendit le même soir au soupirail
de son cachot.
« Au reste, c’est une justice à leur rendre, ceux
qui m’avaient condamné me tinrent parole. À
peine l’identité du cadavre fut-elle constatée
qu’on me rendit ma liberté.
« Voilà le crime dont je l’accuse, voilà la
cause pour laquelle je l’ai marquée.
– Monsieur d’Artagnan, dit Athos, quelle est
la peine que vous réclamez contre cette femme ?
– La peine de mort, répondit d’Artagnan.
– Milord de Winter, continua Athos, quelle est
la peine que vous réclamez contre cette femme ?
– La peine de mort, reprit lord de Winter.
– Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos,

484
vous qui êtes ses juges, quelle est la peine que
vous portez contre cette femme ?
– La peine de mort, répondirent d’une voix
sourde les deux mousquetaires.
Milady poussa un hurlement affreux, et fit
quelques pas vers ses juges en se traînant sur ses
genoux.
Athos étendit la main vers elle.
– Anne de Breuil, comtesse de La Fère,
Milady de Winter, dit-il, vos crimes ont lassé les
hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous
savez quelque prière, dites-la, car vous êtes
condamnée et vous allez mourir.
À ces paroles, qui ne lui laissaient aucun
espoir, Milady se releva de toute sa hauteur et
voulut parler, mais les forces lui manquèrent ;
elle sentit qu’une main puissante et implacable la
saisissait par les cheveux et l’entraînait aussi
irrévocablement que la fatalité entraîne
l’homme : elle ne tenta donc pas même de faire
résistance et sortit de la chaumière.
Lord de Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et

485
Aramis sortirent derrière elle. Les valets suivirent
leurs maîtres et la chambre resta solitaire avec sa
fenêtre brisée, sa porte ouverte et sa lampe
fumeuse qui brûlait tristement sur la table.

486
66

L’exécution1

Il était minuit à peu près ; la lune, échancrée


par sa décroissance et ensanglantée par les
dernières traces de l’orage, se levait derrière la
petite ville d’Armentières, qui détachait sur sa
lueur blafarde la silhouette sombre de ses
maisons et le squelette de son haut clocher
découpé à jour. En face, la Lys roulait ses eaux
pareilles à une rivière d’étain fondu ; tandis que
sur l’autre rive on voyait la masse noire des
arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par
de gros nuages cuivrés qui faisaient une espèce

1
Ms. de Maquet. Ce chapitre a été mis en regard du texte
définitif dans Gustave Simon, Histoire d’une collaboration,
Crès, 1919, p. 34 et suiv. ; et dans Henri d’Alméras, Alexandre
Dumas et « Les Trois Mousquetaires », Malfère, 1929, p. 81 et
suiv.

487
de crépuscule au milieu de la nuit. À gauche
s’élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes
immobiles, dans les ruines duquel une chouette
faisait entendre son cri aigu, périodique et
monotone. Çà et là dans la plaine, à droite et à
gauche du chemin que suivait le lugubre cortège,
apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui
semblaient des nains difformes accroupis pour
guetter les hommes à cette heure sinistre.
De temps en temps un large éclair ouvrait
l’horizon dans toute sa largeur, serpentait au-
dessus de la masse noire des arbres et venait
comme un effrayant cimeterre couper le ciel et
l’eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne
passait dans l’atmosphère alourdie. Un silence de
mort écrasait toute la nature ; le sol était humide
et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les
herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus
d’énergie.
Deux valets traînaient Milady, qu’ils tenaient
chacun par un bras ; le bourreau marchait
derrière, et lord de Winter, d’Artagnan, Athos,
Porthos et Aramis marchaient derrière le

488
bourreau.
Planchet et Bazin venaient les derniers.
Les deux valets conduisaient Milady du côté
de la rivière. Sa bouche était muette ; mais ses
yeux parlaient avec leur inexprimable éloquence,
suppliant tour à tour chacun de ceux qu’elle
regardait.
Comme elle se trouvait de quelques pas en
avant, elle dit aux valets :
– Mille pistoles à chacun de vous si vous
protégez ma fuite ; mais si vous me livrez à vos
maîtres, j’ai ici près des vengeurs qui vous feront
payer cher ma mort.
Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de
tous ses membres.
Athos, qui avait entendu la voix de Milady,
s’approcha vivement, lord de Winter en fit autant.
– Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé,
ils ne sont plus sûrs.
On appela Planchet et Bazin, qui prirent la
place de Grimaud et de Mousqueton.

489
Arrivés au bord de l’eau, le bourreau
s’approcha de Milady et lui lia les pieds et les
mains.
Alors elle rompit le silence pour s’écrier :
– Vous êtes des lâches, vous êtes des
misérables assassins, vous vous mettez à dix pour
égorger une femme ; prenez garde, si je ne suis
point secourue, je serai vengée.
– Vous n’êtes pas une femme, dit froidement
Athos, vous n’appartenez pas à l’espèce humaine,
vous êtes un démon échappé de l’enfer et que
nous allons y faire rentrer.
– Ah ! messieurs les hommes vertueux ! dit
Milady, faites attention que celui qui touchera un
cheveu de ma tête est à son tour un assassin.
– Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un
assassin, madame, dit l’homme au manteau rouge
en frappant sur sa large épée ; c’est le dernier
juge, voilà tout : Nachrichter1, comme disent nos
voisins les Allemands.

1
Sur la rencontre de Dumas et du bourreau de Mannheim,
voir Excursions sur les bords du Rhin.

490
Et, comme il la liait en disant ces paroles,
Milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui
firent un effet sombre et étrange en s’envolant
dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs
du bois.
– Mais si je suis coupable, si j’ai commis les
crimes dont vous m’accusez, hurlait Milady,
conduisez-moi devant un tribunal, vous n’êtes
pas des juges, vous, pour me condamner.
– Je vous avais proposé Tyburn, dit lord de
Winter, pourquoi n’avez-vous pas voulu ?
– Parce que je ne veux pas mourir ! s’écria
Milady en se débattant, parce que je suis trop
jeune pour mourir !
– La femme que vous avez empoisonnée à
Béthune était plus jeune encore que vous,
madame, et cependant elle est morte, dit
d’Artagnan.
– J’entrerai dans un cloître, je me ferai
religieuse, dit Milady.
– Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et
vous en êtes sortie pour perdre mon frère.

491
Milady poussa un cri d’effroi, et tomba sur ses
genoux.
Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut
l’emporter vers le bateau.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, mon Dieu !
allez-vous donc me noyer !
Ces cris avaient quelque chose de si déchirant,
que d’Artagnan, qui d’abord était le plus acharné
à la poursuite de Milady, se laissa aller sur une
souche, et pencha la tête, se bouchant les oreilles
avec les paumes de ses mains ; et cependant,
malgré cela, il l’entendait encore menacer et
crier.
D’Artagnan était le plus jeune de tous ces
hommes, le cœur lui manqua.
– Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je
ne puis consentir à ce que cette femme meure
ainsi !
Milady avait entendu ces quelques mots, et
elle s’était reprise à une lueur d’espérance.
– D’Artagnan ! d’Artagnan ! cria-t-elle,
souviens-toi que je t’ai aimé !

492
Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
Mais Athos, brusquement, tira son épée, se mit
sur son chemin.
– Si vous faites un pas de plus, d’Artagnan,
dit-il, nous croiserons le fer ensemble.
D’Artagnan tomba à genoux et pria.
– Allons, continua Athos, bourreau, fais ton
devoir.
– Volontiers, monseigneur, dit le bourreau, car
aussi vrai que je suis bon catholique, je crois
fermement être juste en accomplissant ma
fonction sur cette femme.
– C’est bien.
Athos fit un pas vers Milady.
– Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous
m’avez fait ; je vous pardonne mon avenir brisé,
mon honneur perdu, mon amour souillé et mon
salut à jamais compromis par le désespoir où
vous m’avez jeté. Mourez en paix.
Lord de Winter s’avança à son tour.
– Je vous pardonne, dit-il, l’empoisonnement

493
de mon frère, l’assassinat de Sa Grâce lord
Buckingham ; je vous pardonne la mort du
pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives
sur ma personne. Mourez en paix.
– Et moi, dit d’Artagnan, pardonnez-moi,
madame, d’avoir, par une fourberie indigne d’un
gentilhomme, provoqué votre colère ; et, en
échange, je vous pardonne le meurtre de ma
pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi,
je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en
paix.
– I am lost ! murmura en anglais Milady. I
must die1.
Alors elle se releva d’elle-même, jeta tout
autour d’elle un de ces regards clairs qui
semblaient jaillir d’un œil de flamme.
Elle ne vit rien.
Elle écouta et n’entendit rien.
Elle n’avait autour d’elle que des ennemis.

1
« Je suis perdue. Il faut que je meure » ; édition originale :
« I am host. »

494
– Où vais-je mourir ? dit-elle.
– Sur l’autre rive, répondit le bourreau.
Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme
il allait y mettre le pied, Athos lui remit une
somme d’argent.
– Tenez, dit-il, voici le prix de l’exécution ;
que l’on voie bien que nous agissons en juges.
– C’est bien, dit le bourreau ; et que
maintenant, à son tour, cette femme sache que je
n’accomplis pas mon métier, mais mon devoir.
Et il jeta l’argent dans la rivière1.
Le bateau s’éloigna vers la rive gauche de la
Lys, emportant la coupable et l’exécuteur ; tous
les autres demeurèrent sur la rive droite, où ils
étaient tombés à genoux.
Le bateau glissait lentement le long de la
corde du bac, sous le reflet d’un nuage pâle qui
surplombait l’eau en ce moment.
On le vit aborder sur l’autre rive ; les

1
Phrase qui ne figure pas dans l’édition illustrée (J. B.
Fellens, L. P. Dufour, 1846).

495
personnages se dessinaient en noir sur l’horizon
rougeâtre.
Milady, pendant le trajet, était parvenue à
détacher la corde qui liait ses pieds : en arrivant
sur le rivage, elle sauta légèrement à terre et prit
la fuite.
Mais le sol était humide ; en arrivant au haut
du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux.
Une idée superstitieuse la frappa sans doute ;
elle comprit que le ciel lui refusait son secours et
resta dans l’attitude où elle se trouvait, la tête
inclinée et les mains jointes.
Alors on vit, de l’autre rive, le bourreau lever
lentement ses deux bras, un rayon de lune se
refléta sur la lame de sa large épée, les deux bras
retombèrent ; on entendit le sifflement du
cimeterre et le cri de la victime, puis une masse
tronquée s’affaissa sous le coup.
Alors le bourreau détacha son manteau rouge,
l’étendit à terre, y coucha le corps, y jeta la tête,
le noua par les quatre coins, le chargea sur son
épaule et remonta dans le bateau.

496
Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque,
et suspendant son fardeau au-dessus de la rivière :
– Laissez passer la justice de Dieu ! cria-t-il à
haute voix.
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond
de l’eau, qui se referma sur lui.
Trois jours après, les quatre mousquetaires
rentraient à Paris ; ils étaient restés dans les
limites de leur congé, et le même soir ils allèrent
faire leur visite accoutumée à M. de Tréville.
– Eh bien, messieurs, leur demanda le brave
capitaine, vous êtes-vous bien amusés dans votre
excursion ?
– Prodigieusement, répondit Athos, les dents
serrées.

497
67

Un messager du cardinal1

Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la


promesse qu’il avait faite au cardinal de quitter
Paris pour revenir à La Rochelle, sortit de sa
capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui
venait de s’y répandre que Buckingham venait
d’être assassiné.
Quoique prévenue que l’homme qu’elle avait
tant aimé courait un danger, la reine, lorsqu’on
lui annonça cette mort, ne voulut pas la croire ; il
lui arriva même de s’écrier imprudemment :
– C’est faux ! il vient de m’écrire.
Mais le lendemain il lui fallut bien croire à
cette fatale nouvelle ; La Porte, retenu comme

1
Dans le ms. de Maquet, ce chapitre s’intitule « Le
cardinal ».

498
tout le monde en Angleterre par les ordres du roi
Charles Ier arriva porteur du dernier et funèbre
présent que Buckingham envoyait à la reine.
La joie du roi avait été très vive ; il ne se
donna pas la peine de la dissimuler et la fit même
éclater avec affectation devant la reine. Louis
XIII, comme tous les cœurs faibles, manquait de
générosité1.
Mais bientôt le roi redevint sombre et mal
portant : son front n’était pas de ceux qui
s’éclaircissent pour longtemps ; il sentait qu’en
retournant au camp il allait reprendre son
esclavage, et cependant il y retournait.
Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur
et il était, lui, l’oiseau qui voltige de branche en
branche sans pouvoir lui échapper.
Aussi le retour vers La Rochelle était-il
profondément triste. Nos quatre amis surtout
faisaient l’étonnement de leurs camarades ; ils

1
Sur les réactions à la cour, après la mort de Buckingham,
voir Richelieu, Mémoires (Petitot, tome XXIV, p. 162-163) :
aucune mention d’Anne d’Autriche.

499
voyageaient ensemble, côte à côte, l’œil sombre
et la tête baissée. Athos relevait seul de temps en
temps son large front ; un éclair brillait dans ses
yeux, un sourire amer passait sur ses lèvres, puis,
pareil à ses camarades, il se laissait de nouveau
aller à ses rêveries.
Aussitôt l’arrivée de l’escorte dans une ville,
dès qu’ils avaient conduit le roi à son logis, les
quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans
quelque cabaret écarté, où ils ne jouaient ni ne
buvaient ; seulement ils parlaient à voix basse en
regardant avec attention si nul ne les écoutait.
Un jour que le roi avait fait halte sur la route
pour voler la pie, et que les quatre amis, selon
leur habitude, au lieu de suivre la chasse,
s’étaient arrêtés dans un cabaret sur la grande
route, un homme, qui venait de La Rochelle à
franc étrier, s’arrêta à la porte pour boire un verre
de vin, et plongea son regard dans l’intérieur de
la chambre où étaient attablés les quatre
mousquetaires.
– Holà ! Monsieur d’Artagnan ! dit-il, n’est-ce
point vous que je vois là-bas ?

500
D’Artagnan leva la tête et poussa un cri de
joie. Cet homme qu’il appelait son fantôme,
c’était son inconnu de Meung, de la rue des
Fossoyeurs et d’Arras.
D’Artagnan tira son épée et s’élança vers la
porte.
Mais cette fois, au lieu de fuir, l’inconnu
s’élança à bas de son cheval, et s’avança à la
rencontre de d’Artagnan.
– Ah ! monsieur, dit le jeune homme, je vous
rejoins donc enfin ; cette fois vous ne
m’échapperez pas.
– Ce n’est pas mon intention non plus,
monsieur, car cette fois je vous cherchais ; au
nom du roi, je vous arrête et dis que vous ayez à
me rendre votre épée, monsieur, et cela sans
résistance ; il y va de la tête, je vous en avertis.
– Qui êtes-vous donc ? demanda d’Artagnan
en baissant son épée, mais sans la rendre encore.
– Je suis le chevalier de Rochefort1, répondit

1
Chap. LXI : « comte ».

501
l’inconnu, l’écuyer de M. le cardinal de
Richelieu, et j’ai ordre de vous ramener à Son
Éminence.
– Nous retournons auprès de Son Éminence,
monsieur le chevalier, dit Athos en s’avançant, et
vous accepterez bien la parole de M. d’Artagnan,
qu’il va se rendre en droite ligne à La Rochelle.
– Je dois le remettre entre les mains des gardes
qui le ramèneront au camp.
– Nous lui en servirons, monsieur, sur notre
parole de gentilshommes ; mais sur notre parole
de gentilshommes aussi, ajouta Athos en fronçant
le sourcil, M. d’Artagnan ne nous quittera pas.
Le chevalier de Rochefort jeta un coup d’œil
en arrière et vit que Porthos et Aramis s’étaient
placés entre lui et la porte ; il comprit qu’il était
complètement à la merci de ces quatre hommes.
– Messieurs, dit-il, si M. d’Artagnan veut me
rendre son épée, et joindre sa parole à la vôtre, je
me contenterai de votre promesse de conduire M.
d’Artagnan au quartier de monseigneur le
cardinal.

502
– Vous avez ma parole, monsieur, dit
d’Artagnan, et voici mon épée.
– Cela me va d’autant mieux, ajouta
Rochefort, qu’il faut que je continue mon voyage.
– Si c’est pour rejoindre Milady, dit
froidement Athos, c’est inutile, vous ne la
retrouverez pas.
– Qu’est-elle donc devenue ? demanda
vivement Rochefort.
– Revenez au camp et vous le saurez.
Rochefort demeura un instant pensif, puis,
comme on n’était plus qu’à une journée de
Surgères, jusqu’où le cardinal devait venir au-
devant du roi, il résolut de suivre le conseil
d’Athos et de revenir avec eux.
D’ailleurs ce retour lui offrait un avantage,
c’était de surveiller lui-même son prisonnier.
On se remit en route.
Le lendemain, à trois heures de l’après-midi,
on arriva à Surgères. Le cardinal y attendait
Louis XIII. Le ministre et le roi y échangèrent
force caresses, se félicitèrent de l’heureux hasard

503
qui débarrassait la France de l’ennemi acharné
qui ameutait l’Europe contre elle. Après quoi, le
cardinal, qui avait été prévenu par Rochefort que
d’Artagnan était arrêté, et qui avait hâte de le
voir, prit congé du roi en l’invitant à venir voir le
lendemain les travaux de la digue qui étaient
achevés.
En revenant le soir à son quartier du pont de
La Pierre, le cardinal trouva debout, devant la
porte de la maison qu’il habitait, d’Artagnan sans
épée et les trois mousquetaires armés.
Cette fois, comme il était en force, il les
regarda sévèrement, et fit signe de l’œil et de la
main à d’Artagnan de le suivre.
D’Artagnan obéit.
– Nous t’attendrons, d’Artagnan, dit Athos
assez haut pour que le cardinal l’entendît.
Son Éminence fronça le sourcil, s’arrêta un
instant, puis continua son chemin sans prononcer
une seule parole.
D’Artagnan entra derrière le cardinal, et
Rochefort derrière d’Artagnan ; la porte fut

504
gardée.
Son Éminence se rendit dans la chambre qui
lui servait de cabinet, et fit signe à Rochefort
d’introduire le jeune mousquetaire.
Rochefort obéit et se retira.
D’Artagnan resta seul en face du cardinal ;
c’était sa seconde entrevue avec Richelieu, et il
avoua depuis qu’il avait été bien convaincu que
ce serait la dernière.
Richelieu resta debout, appuyé contre la
cheminée, une table était dressée entre lui et
d’Artagnan.
– Monsieur, dit le cardinal, vous avez été
arrêté par mes ordres.
– On me l’a dit, monseigneur.
– Savez-vous pourquoi ?
– Non, monseigneur ; car la seule chose pour
laquelle je pourrais être arrêté est encore
inconnue de Son Éminence.
Richelieu regarda fixement le jeune homme.
– Oh ! oh ! dit-il, que veut dire cela ?

505
– Si monseigneur veut m’apprendre d’abord
les crimes qu’on m’impute, je lui dirai ensuite les
faits que j’ai accomplis.
– On vous impute des crimes qui ont fait choir
des têtes plus hautes que la vôtre, monsieur ! dit
le cardinal.
– Lesquels, monseigneur ? demanda
d’Artagnan avec un calme qui étonna le cardinal
lui-même.
– On vous impute d’avoir correspondu avec
les ennemis du royaume, on vous impute d’avoir
surpris les secrets de l’État, on vous impute
d’avoir essayé de faire avorter les plans de votre
général.
– Et qui m’impute cela, monseigneur ? dit
d’Artagnan, qui se doutait que l’accusation venait
de Milady : une femme flétrie par la justice du
pays, une femme qui a épousé un homme en
France et un autre en Angleterre, une femme qui
a empoisonné son second mari et qui a tenté de
m’empoisonner moi-même !
– Que dites-vous donc là ? monsieur, s’écria le

506
cardinal étonné, et de quelle femme parlez-vous
ainsi ?
– De Milady de Winter, répondit d’Artagnan ;
oui, de Milady de Winter, dont, sans doute, Votre
Éminence ignorait tous les crimes lorsqu’elle l’a
honorée de sa confiance.
– Monsieur, dit le cardinal, si Milady de
Winter a commis les crimes que vous dites, elle
sera punie.
– Elle l’est, monseigneur.
– Et qui l’a punie ?
– Nous.
– Elle est en prison ?
– Elle est morte.
– Morte ! répéta le cardinal, qui ne pouvait
croire à ce qu’il entendait : morte ! N’avez-vous
pas dit qu’elle était morte ?
– Trois fois elle avait essayé de me tuer, et je
lui avais pardonné ; mais elle a tué la femme que
j’aimais. Alors, mes amis et moi, nous l’avons
prise, jugée et condamnée.

507
D’Artagnan alors raconta l’empoisonnement
de Mme Bonacieux dans le couvent des carmélites
de Béthune, le jugement dans la maison isolée,
l’exécution sur les bords de la Lys.
Un frisson courut par tout le corps du cardinal,
qui cependant ne frissonnait pas facilement.
Mais tout à coup, comme subissant l’influence
d’une pensée muette, la physionomie du cardinal,
sombre jusqu’alors, s’éclaircit peu à peu et arriva
à la plus parfaite sérénité.
– Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur
contrastait avec la sévérité de ses paroles, vous
vous êtes constitués juges, sans penser que ceux
qui n’ont pas mission de punir et qui punissent
sont des assassins !
– Monseigneur, je vous jure que je n’ai pas eu
un instant l’intention de défendre ma tête contre
vous. Je subirai le châtiment que Votre Éminence
voudra bien m’infliger. Je ne tiens pas assez à la
vie pour craindre la mort.
– Oui, je le sais, vous êtes un homme de cœur,
monsieur, dit le cardinal avec une voix presque

508
affectueuse ; je puis donc vous dire d’avance que
vous serez jugé, condamné même.
– Un autre pourrait répondre à Votre
Éminence qu’il a sa grâce dans sa poche ; moi je
me contenterai de vous dire : « Ordonnez,
monseigneur, je suis prêt. »
– Votre grâce ? dit Richelieu surpris.
– Oui, monseigneur dit d’Artagnan.
– Et signée de qui ? du roi ?
Et le cardinal prononça ces mots avec une
singulière expression de mépris.
– Non, de Votre Éminence.
– De moi ? vous êtes fou, monsieur ?
Monseigneur reconnaîtra sans doute son
écriture.
Et d’Artagnan présenta au cardinal le précieux
papier qu’Athos avait arraché à Milady, et qu’il
avait donné à d’Artagnan pour lui servir de
sauvegarde.
Son Éminence prit le papier et lut d’une voix
lente et en appuyant sur chaque syllabe :

509
C’est par mon ordre et pour le bien de l’État
que le porteur du présent a fait ce qu’il a fait.
3 août 16271.
– RICHELIEU.

Le cardinal, après avoir lu ces deux lignes,


tomba dans une rêverie profonde, mais il ne
rendit pas le papier à d’Artagnan.
« Il médite de quel genre de supplice il me
fera mourir, se dit tout bas d’Artagnan ; eh bien !
ma foi ! il verra comment meurt un
gentilhomme. »
Le jeune mousquetaire était en excellente
disposition pour trépasser héroïquement.
Richelieu pensait toujours, roulait et déroulait
le papier dans ses mains. Enfin il leva la tête, fixa
son regard d’aigle sur cette physionomie loyale,
ouverte, intelligente, lut sur ce visage sillonné de
larmes toutes les souffrances qu’il avait endurées

1
Édition originale : « 5 août 1628 ».

510
depuis un mois, et songea pour la troisième ou
quatrième fois combien cet enfant de vingt et un
ans avait d’avenir, et quelles ressources son
activité, son courage et son esprit pouvaient offrir
à un bon maître.
D’un autre côté, les crimes, la puissance, le
génie infernal de Milady l’avaient plus d’une fois
épouvanté. Il sentait comme une joie secrète
d’être à jamais débarrassé de ce complice
dangereux.
Il déchira lentement le papier que d’Artagnan
lui avait si généreusement remis.
« Je suis perdu », dit en lui-même d’Artagnan.
Et il s’inclina profondément devant le cardinal
en homme qui dit : « Seigneur, que votre volonté
soit faite ! »
Le cardinal s’approcha de la table, et, sans
s’asseoir, écrivit quelques lignes sur un
parchemin dont les deux tiers étaient déjà remplis
et y apposa son sceau.
« Ceci est ma condamnation, dit d’Artagnan ;
il m’épargne l’ennui de la Bastille et les lenteurs

511
d’un jugement. C’est encore fort aimable à lui. »
– Tenez, monsieur, dit le cardinal au jeune
homme, je vous ai pris un blanc-seing et je vous
en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet :
vous l’écrirez vous-même.
D’Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les
yeux dessus.
C’était une lieutenance dans les
mousquetaires.
D’Artagnan tomba aux pieds du cardinal.
– Monseigneur, dit-il, ma vie est à vous ;
disposez-en désormais ; mais cette faveur que
vous m’accordez, je ne la mérite pas : j’ai trois
amis qui sont plus méritants et plus dignes...
– Vous êtes un brave garçon, d’Artagnan,
interrompit le cardinal en lui frappant
familièrement sur l’épaule, charmé qu’il était
d’avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce
brevet ce qu’il vous plaira. Seulement rappelez-
vous que, quoique le nom soit en blanc, c’est à
vous que je le donne.

512
– Je ne l’oublierai jamais, répondit
d’Artagnan, Votre Éminence peut en être
certaine.
Le cardinal se retourna et dit à haute voix :
– Rochefort !
Le chevalier, qui sans doute était derrière la
porte, entra aussitôt.
– Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M.
d’Artagnan ; je le reçois au nombre de mes amis ;
ainsi donc que l’on s’embrasse et que l’on soit
sage si l’on tient à conserver sa tête.
Rochefort et d’Artagnan s’embrassèrent du
bout des lèvres ; mais le cardinal était là, qui les
observait de son œil vigilant.
Ils sortirent de la chambre en même temps.
– Nous nous retrouverons, n’est-ce pas,
monsieur ?
– Quand il vous plaira, fit d’Artagnan.
– L’occasion viendra, répondit Rochefort.
– Hein ? fit Richelieu en ouvrant la porte.

513
Les deux hommes se sourirent, se serrèrent la
main et saluèrent Son Éminence.
– Nous commencions à nous impatienter, dit
Athos.
– Me voilà, mes amis ! répondit d’Artagnan,
non seulement libre, mais en faveur.
– Vous nous conterez cela ?
– Dès ce soir.
En effet, dès le soir même d’Artagnan se
rendit au logis d’Athos, qu’il trouva en train de
vider sa bouteille de vin d’Espagne, occupation
qu’il accomplissait religieusement tous les soirs.
Il lui raconta ce qui s’était passé entre le
cardinal et lui, et tirant le brevet de sa poche :
– Tenez, mon cher Athos, voilà, dit-il, qui
vous revient tout naturellement.
Athos sourit de son doux et charmant sourire.
– Ami, dit-il, pour Athos c’est trop ; pour le
comte de La Fère, c’est trop peu. Gardez ce
brevet, il est à vous ; hélas, mon Dieu ! vous
l’avez acheté assez cher.

514
D’Artagnan sortit de la chambre d’Athos, et
entra dans celle de Porthos.
Il le trouva vêtu d’un magnifique habit,
couvert de broderies splendides, et se mirant dans
une glace.
– Ah ! ah ! dit Porthos, c’est vous, cher ami !
comment trouvez-vous que ce vêtement me va ?
– À merveille, dit d’Artagnan, mais je viens
vous proposer un habit qui vous ira mieux
encore.
– Lequel ? demanda Porthos.
– Celui de lieutenant aux mousquetaires.
D’Artagnan raconta à Porthos son entrevue
avec le cardinal, et tirant le brevet de sa poche :
– Tenez, mon cher, dit-il, écrivez votre nom
là-dessus, et soyez bon chef pour moi.
Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit
à d’Artagnan, au grand étonnement du jeune
homme.
– Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais
je n’aurais pas assez longtemps à jouir de cette

515
faveur. Pendant notre expédition de Béthune, le
mari de ma duchesse est mort ; de sorte que, mon
cher, le coffre du défunt me tendant les bras,
j’épouse la veuve. Tenez, j’essayais mon habit de
noce ; gardez la lieutenance, mon cher, gardez.
Et il rendit le brevet à d’Artagnan.
Le jeune homme entra chez Aramis.
Il le trouva agenouillé devant un prie-Dieu, le
front appuyé contre son livre d’heures ouvert.
Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et
tirant pour la troisième fois son brevet de sa
poche :
– Vous, notre ami, notre lumière, notre
protecteur invisible, dit-il, acceptez ce brevet ;
vous l’avez mérité plus que personne, par votre
sagesse et vos conseils toujours suivis de si
heureux résultats.
– Hélas, cher ami ! dit Aramis, nos dernières
aventures m’ont dégoûté tout à fait de la vie
d’homme d’épée. Cette fois, mon parti est pris
irrévocablement, après le siège j’entre chez les

516
Lazaristes1. Gardez ce brevet, d’Artagnan, le
métier des armes vous convient, vous serez un
brave et aventureux capitaine.
D’Artagnan, l’œil humide de reconnaissance
et brillant de joie, revint à Athos, qu’il trouva
toujours attablé et mirant son dernier verre de
malaga à la lueur de la lampe.
– Eh bien ! dit-il, eux aussi m’ont refusé.
– C’est que personne, cher ami, n’en était plus
digne que vous.
Il prit une plume, écrivit sur le brevet le nom
de d’Artagnan, et le lui remit.
– Je n’aurai donc plus d’amis, dit le jeune
homme, hélas ! plus rien, que d’amers
souvenirs...
Et il laissa tomber sa tête entre ses deux
mains, tandis que deux larmes roulaient le long
de ses joues.

1
Organisée à partir de 1624 par saint Vincent de Paul, la
Congrégation des Prêtres de la Mission ne fut approuvée qu’en
1633 et ses membres prirent le nom de lazaristes parce que la
mission était installée au prieuré Saint-Lazare.

517
– Vous êtes jeune, vous, répondit Athos, et
vos souvenirs amers ont le temps de se changer
en doux souvenirs !

518
Épilogue

La Rochelle, privée du secours de la flotte


anglaise et de la division promise par
Buckingham, se rendit après un siège d’un an. Le
28 octobre 1628, on signa la capitulation.
Le roi fit son entrée à Paris le 23 décembre de
la même année. On lui fit un triomphe comme s’il
revenait de vaincre l’ennemi et non des Français.
Il entra par le faubourg Saint-Jacques sous des
arcs de verdure.
D’Artagnan prit possession de son grade.
Porthos quitta le service et épousa, dans le
courant de l’année suivante, Mme Coquenard, le
coffre tant convoité contenait huit cent mille
livres.
Mousqueton eut une livrée magnifique, et de
plus la satisfaction, qu’il avait ambitionnée toute
sa vie, de monter derrière un carrosse doré.

519
Aramis, après un voyage en Lorraine, disparut
tout à coup et cessa d’écrire à ses amis. On apprit
plus tard, par Mme de Chevreuse, qui le dit à deux
ou trois de ses amants, qu’il avait pris l’habit
dans un couvent de Nancy.
Bazin devint frère lai.
Athos resta mousquetaire sous les ordres de
d’Artagnan jusqu’en 1633, époque à laquelle, à la
suite d’un voyage qu’il fit en Touraine, il quitta
aussi le service sous prétexte qu’il venait de
recueillir un petit héritage en Roussillon.
Grimaud suivit Athos.
D’Artagnan se battit trois fois avec Rochefort
et le blessa trois fois.
– Je vous tuerai probablement à la quatrième,
lui dit-il en lui tendant la main pour le relever.
– Il vaut donc mieux, pour vous et pour moi,
que nous en restions là, répondit le blessé.
Corbleu ! je suis plus votre ami que vous ne
pensez, car dès la première rencontre j’aurais pu,
en disant un mot au cardinal, vous faire couper le
cou.

520
Ils s’embrassèrent cette fois, mais de bon cœur
et sans arrière-pensée.
Planchet obtint de Rochefort le grade de
sergent dans les gardes.
M. Bonacieux vivait fort tranquille, ignorant
parfaitement ce qu’était devenue sa femme et ne
s’en inquiétant guère. Un jour, il eut
l’imprudence de se rappeler au souvenir du
cardinal ; le cardinal lui fit répondre qu’il allait
pourvoir à ce qu’il ne manquât jamais de rien
désormais.
En effet, le lendemain, M. Bonacieux, étant
sorti à sept heures du soir de chez lui pour se
rendre au Louvre, ne reparut plus rue des
Fossoyeurs ; l’avis de ceux qui parurent les
mieux informés fut qu’il était nourri et logé dans
quelque château royal aux frais de sa généreuse
Éminence.

FIN

521
522
Table

XLIII. L’auberge du Colombier-Rouge..................5


XLIV. De l’utilité des tuyaux de poêle .................25
XLV. Scène conjugale .........................................44
XLVI. Le bastion Saint-Gervais ...........................58
XLVII. Le conseil des mousquetaires ....................74
XLVIII. Affaire de famille ....................................113
XLIX. Fatalité .....................................................145
L. Causerie d’un frère avec sa sœur.............163
LI. Officier ....................................................180
LII. Première journée de captivité ..................205
LIII. Deuxième journée de captivité ................221
LIV. Troisième journée de captivité ................238
LV. Quatrième journée de captivité................258
LVI. Cinquième journée de captivité ...............277
LVII. Un moyen de tragédie classique ..............309
LVIII. Évasion ....................................................324
LIX. Ce qui se passait à Portsmouth le 23
août 1628 .................................................343

523
LX. En France.................................................367
LXI. Le couvent des Carmélites de Béthune ...380
LXII. Deux variétés de démons.........................410
LXIII. Une goutte d’eau......................................423
LXIV. L’homme au manteau rouge....................455
LXV. Le jugement .............................................468
LXVI. L’exécution..............................................487
LXVII. Un messager du cardinal .........................498
Épilogue ..............................................519

524
525
Cet ouvrage est le 501e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

526
Alexandre Dumas

Vingt ans après

BeQ
Alexandre Dumas

Vingt ans après


I

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 115 : version 1.0

2
Le roman fait suite aux Trois mousquetaires et
a pour suite Le Vicomte de Bragelonne.
Il est présenté ici en quatre tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991.

3
Vingt ans après

4
1

Le fantôme de Richelieu

Dans une chambre du Palais-Cardinal que


nous connaissons déjà1, près d’une table à coins
de vermeil, chargée de papiers et de livres, un
homme était assis la tête appuyée dans ses deux
mains.
Derrière lui était une vaste cheminée, rouge de
feu, et dont les tisons enflammés s’écroulaient sur
de larges chenets dorés. La lueur de ce foyer
éclairait par-derrière le vêtement magnifique de
ce rêveur, que la lumière d’un candélabre chargé
de bougies éclairait par-devant.
À voir cette simarre rouge et ces riches
dentelles, à voir ce front pâle et courbé sous la
méditation, à voir la solitude de ce cabinet, le

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XIV.

5
silence des antichambres, le pas mesuré des
gardes sur le palier, on eût pu croire que l’ombre
du cardinal de Richelieu était encore dans sa
chambre.
Hélas ! c’était bien en effet seulement l’ombre
du grand homme. La France affaiblie, l’autorité
du roi méconnue, les grands redevenus forts et
turbulents, l’ennemi rentré en deçà des frontières,
tout témoignait que Richelieu n’était plus là.
Mais ce qui montrait encore mieux que tout
cela que la simarre rouge n’était point celle du
vieux cardinal, c’était cet isolement qui semblait,
comme nous l’avons dit, plutôt celui d’un
fantôme que celui d’un vivant ; c’étaient ces
corridors vides de courtisans, ces cours pleines de
gardes ; c’était le sentiment railleur qui montait
de la rue et qui pénétrait à travers les vitres de
cette chambre ébranlée par le souffle de toute une
ville liguée contre le ministre ; c’étaient enfin des
bruits lointains et sans cesse renouvelés de coups
de feu, tirés heureusement sans but et sans
résultat, mais seulement pour faire voir aux
gardes, aux Suisses, aux mousquetaires et aux

6
soldats qui environnaient le Palais-Royal, car le
Palais-Cardinal lui-même avait changé de nom1,
que le peuple aussi avait des armes.
Ce fantôme de Richelieu, c’était Mazarin.
Or, Mazarin était seul et se sentait faible.
« Étranger ! murmurait-il ; Italien ! voilà leur
grand mot lâché ! avec ce mot, ils ont assassiné,
pendu et dévoré Concini2, et, si je les laissais
faire, ils m’assassineraient, me pendraient et me
dévoreraient comme lui, bien que je ne leur aie
jamais fait d’autre mal que de les pressurer un
peu. Les niais ! ils ne sentent donc pas que leur
ennemi, ce n’est point cet Italien qui parle mal le
français, mais bien plutôt ceux-là qui ont le talent
de leur dire des belles paroles avec un si pur et si
bon accent parisien.

1
Richelieu, à sa mort, avait légué le Palais-Cardinal au roi ;
le 7 octobre 1643, la régente Anne d’Autriche vint y habiter ; le
palais s’appela désormais Palais-Royal. Mazarin y fut logé dans
un appartement situé entre celui de la reine et celui du jeune roi.
2
Concino Concini, maréchal d’Ancre, fut assassiné par
Vitry le 24 avril 1617. Dumas y fait encore allusion dans Le
Vicomte de Bragelonne, chap. V.

7
« Oui, oui, continuait le ministre avec son
sourire fin, qui cette fois semblait étrange sur ses
lèvres pâles, oui, vos rumeurs me le disent, le sort
des favoris est précaire ; mais, si vous savez cela,
vous devez savoir aussi que je ne suis point un
favori ordinaire, moi ! Le comte d’Essex avait
une bague splendide et enrichie de diamants que
lui avait donnée sa royale maîtresse ; moi, je n’ai
qu’un simple anneau avec un chiffre et une date1,
mais cet anneau a été béni dans la chapelle du
Palais-Royal ; aussi, moi, ne me briseront-ils pas
selon leurs vœux. Ils ne s’aperçoivent pas
qu’avec leur éternel cri : “À bas le Mazarin !” je
leur fais crier tantôt vive M. de Beaufort, tantôt
vive M. le Prince, tantôt vive le Parlement ! Eh
bien ! M. de Beaufort est à Vincennes, M. le
Prince ira le rejoindre un jour ou l’autre, et le
Parlement2... »

1
On sait que Mazarin, n’ayant reçu aucun des ordres qui
empêchent le mariage, avait épousé Anne d’Autriche. Voir les
Mémoires de La Porte, ceux de la princesse Palatine. (Note de
l’édition originale.)
2
Le duc de Beaufort avait été arrêté le 2 septembre 1643 ;
le prince de Condé sera arrêté en 1650.

8
Ici le sourire du cardinal prit une expression
de haine dont sa figure douce paraissait
incapable.
« Eh bien ! le Parlement... nous verrons ce que
nous en ferons du Parlement ; nous avons Orléans
et Montargis. Oh ! j’y mettrai le temps ; mais
ceux qui ont commencé à crier “À bas le
Mazarin !” finiront par crier “À bas tous ces
gens-là”, chacun à son tour. Richelieu, qu’ils
haïssaient quand il était vivant, et dont ils parlent
toujours depuis qu’il est mort, a été plus bas que
moi ; car il a été chassé plusieurs fois, et plus
souvent encore il a craint de l’être. La reine ne
me chassera jamais, moi, et si je suis contraint de
céder au peuple, elle cédera avec moi ; si je fuis,
elle fuira, et nous verrons alors ce que feront les
rebelles sans leur reine et sans leur roi. Oh ! si
seulement je n’étais pas étranger, si seulement
j’étais Français, si seulement j’étais
gentilhomme ! »
Et il retomba dans sa rêverie.
En effet, la position était difficile, et la journée
qui venait de s’écouler l’avait compliquée encore.

9
Mazarin, toujours éperonné par sa sordide
avarice, écrasait le peuple d’impôts, et ce peuple,
à qui il ne restait que l’âme, comme le disait
l’avocat général Talon1, et encore parce qu’on ne
pouvait vendre son âme à l’encan, le peuple, à
qui on essayait de faire prendre patience avec le
bruit des victoires qu’on remportait, et qui
trouvait que les lauriers n’étaient pas viande dont
il pût se nourrir2, le peuple depuis longtemps
avait commencé à murmurer.
Mais ce n’était pas tout ; car lorsqu’il n’y a
que le peuple qui murmure, séparée qu’elle en est
par la bourgeoisie et les gentilshommes, la cour
ne l’entend pas ; mais Mazarin avait eu
l’imprudence de s’attaquer aux magistrats ! Il
avait vendu douze brevets de maître des requêtes,
et, comme les officiers payaient leurs charges fort
cher, et que l’adjonction de ces douze nouveaux
confrères devait en faire baisser le prix, les

1
Omer Talon, Mémoires (Petitot, tome LXI, p. 118), cité
comme l’indique Dumas dans les Mémoires de Mme de
Motteville.
2
Mme de Motteville. (Note de l’édition originale.)

10
anciens s’étaient réunis, avaient juré sur les
Évangiles de ne point souffrir cette augmentation
et de résister à toutes les persécutions de la cour,
se promettant les uns aux autres qu’au cas où l’un
d’eux, par cette rébellion, perdrait sa charge, ils
se cotiseraient pour lui en rembourser le prix1.
Or, voici ce qui était arrivé de ces deux côtés :
Le 7 de janvier, sept à huit cents marchands de
Paris s’étaient assemblés et mutinés à propos
d’une nouvelle taxe qu’on voulait imposer aux
propriétaires de maisons, et ils avaient député dix
d’entre eux pour parler au duc d’Orléans, qui,
selon sa vieille habitude, faisait de la popularité.
Le duc d’Orléans les avait reçus, et ils lui avaient
déclaré qu’ils étaient décidés à ne point payer
cette nouvelle taxe, dussent-ils se défendre à
main armée contre les gens du roi qui viendraient
pour la percevoir. Le duc d’Orléans les avait
écoutés avec une grande complaisance, leur avait
fait espérer quelque modération, leur avait promis
d’en parler à la reine et les avait congédiés avec

1
La mutinerie des maîtres des requêtes a lieu le 9 janvier.

11
le mot ordinaire des princes : « On verra. »
De leur côté, le 9, les maîtres des requêtes
étaient venus trouver le cardinal, et l’un d’eux,
qui portait la parole pour tous les autres, lui avait
parlé avec tant de fermeté et de hardiesse, que le
cardinal en avait été tout étonné ; aussi les avait-il
renvoyés en disant comme le duc d’Orléans, que
l’on verrait1.
Alors, pour voir, on avait assemblé le conseil
et l’on avait envoyé chercher le surintendant des
Finances d’Émery.
Ce d’Émery était fort détesté du peuple,
d’abord parce qu’il était surintendant des
Finances, et que tout surintendant des Finances
doit être détesté ; ensuite, il faut le dire, parce
qu’il méritait quelque peu de l’être.
C’était le fils d’un banquier de Lyon qui
s’appelait Particelli, et qui, ayant changé de nom
à la suite de sa banqueroute, se faisait appeler

1
Le porte-parole s’appelait Gomin ; voir Mme de Motteville,
op. cit., p. 313-314, que Dumas recopie presque littéralement.

12
d’Émery1. Le cardinal de Richelieu, qui avait
reconnu en lui un grand mérite financier, l’avait
présenté au roi Louis XIII sous le nom de M.
d’Émery, et voulant le faire nommer intendant
des Finances, il lui en disait grand bien.
– À merveille ! avait répondu le roi, et je suis
aise que vous me parliez de M. d’Émery pour
cette place qui veut un honnête homme. On
m’avait dit que vous poussiez ce coquin de
Particelli, et j’avais peur que vous ne me
forçassiez à le prendre.
– Sire ! répondit le cardinal, que Votre
Majesté se rassure, le Particelli dont elle parle a
été pendu.
– Ah ! tant mieux ! s’écria le roi, ce n’est donc
pas pour rien que l’on m’a appelé Louis le Juste.
Et il signa la nomination de M. d’Émery2.

1
Ce qui n’empêche pas M. l’avocat général Omer Talon de
l’appeler toujours M. Particelle, suivant l’habitude du temps de
franciser les noms étrangers. (Note de l’édition originale.)
2
L’anecdote figure dans les Historiettes de Tallemant des
Réaux (M. D’Esmery, Pléiade, tome II, p. 17-18.)

13
C’était ce même d’Émery qui était devenu
surintendant des Finances.
On l’avait envoyé chercher de la part du
ministre, et il était accouru tout pâle et tout
effaré, disant que son fils avait manqué d’être
assassiné le jour même sur la place du Palais : la
foule l’avait rencontré et lui avait reproché le
luxe de sa femme, qui avait un appartement tendu
de velours rouge avec des crépines d’or. C’était
la fille de Nicolas Le Camus, secrétaire en 1617,
lequel était venu à Paris avec vingt livres et qui,
tout en se réservant quarante mille livres de rente,
venait de partager neuf millions entre ses enfants.
Le fils d’Émery avait manqué d’être étouffé,
un des émeutiers ayant proposé de le presser
jusqu’à ce qu’il eût rendu l’or qu’il dévorait1. Le
conseil n’avait rien décidé ce jour-là, le

1
La scène avait eu lieu la veille, le 8. Le fils d’Émery était
connu sous le nom de président de Thoré ; ce paragraphe et le
précédent, construits à partir des Mémoires de Mme de
Motteville et des Historiettes de Tallemant de Réaux, peut
prêter à confusion ; c’est d’Émery lui-même qui avait épousé
Marie Le Camus.

14
surintendant étant trop occupé de cet événement
pour avoir la tête bien libre.
Le lendemain, le premier président Mathieu
Molé, dont le courage dans toutes ces affaires, dit
le cardinal de Retz, égala celui de M. le duc de
Beaufort et celui de M. le prince de Condé, c’est-
à-dire des deux hommes qui passaient pour les
plus braves de France ; le lendemain, le premier
président, disons-nous, avait été attaqué à son
tour ; le peuple le menaçait de se prendre à lui
des maux qu’on lui voulait faire ; mais le premier
président avait répondu avec son calme habituel,
sans s’émouvoir et sans s’étonner, que si les
perturbateurs n’obéissaient pas aux volontés du
roi, il allait faire dresser des potences dans les
places pour faire pendre à l’instant même les plus
mutins d’entre eux. Ce à quoi ceux-ci avaient
répondu qu’ils ne demandaient pas mieux que de
voir dresser des potences, et qu’elles serviraient à
pendre les mauvais juges qui achetaient la faveur
de la cour au prix de la misère du peuple1.

1
Paragraphe issu de Mme de Motteville, op. cit., p. 314-315.

15
Ce n’est pas tout ; le 11, la reine allant à la
messe à Notre-Dame, ce qu’elle faisait
régulièrement tous les samedis, avait été suivie
par plus de deux cents femmes criant et
demandant justice. Elles n’avaient, au reste,
aucune intention mauvaise, voulant seulement se
mettre à genoux devant elle pour tâcher
d’émouvoir sa pitié ; mais les gardes les en
empêchèrent, et la reine passa hautaine et fière
sans écouter leurs clameurs.
L’après-midi, il y avait eu conseil de
nouveau ; et là on avait décidé que l’on
maintiendrait l’autorité du roi : en conséquence,
le Parlement fut convoqué pour le lendemain, 12.
Ce jour-là, celui pendant la soirée duquel nous
ouvrons cette nouvelle histoire, le roi, alors âgé
de dix ans, et qui venait d’avoir la petite vérole,
avait, sous prétexte d’aller rendre grâce à Notre-
Dame de son rétablissement, mis sur pied ses
gardes, ses Suisses et ses mousquetaires, et les

La scène a lieu le 9, jour même du conseil. Voir Retz,


Mémoires (Petitot, tome XLIV, p. 316) : « Plus intrépide que le
grand Gustave et M. le Prince. »

16
avait échelonnés autour du Palais-Royal, sur les
quais et sur le Pont-Neuf, et, après la messe
entendue, il était passé au Parlement, où, sur un
lit de justice improvisé, il avait non seulement
maintenu ses édits passés, mais encore en avait
rendu cinq ou six nouveaux, tous, dit le cardinal
de Retz, plus ruineux les uns que les autres. Si
bien que le premier président, qui, on a pu le voir,
était les jours précédents pour la cour, s’était
cependant élevé fort hardiment sur cette manière
de mener le roi au Palais pour surprendre et
forcer la liberté des suffrages1.
Mais ceux qui surtout s’élevèrent fortement
contre les nouveaux impôts, ce furent le président
Blancmesnil et le conseiller Broussel.
Ces édits rendus, le roi rentra au Palais-Royal.
Une grande multitude de peuple était sur sa
route ; mais comme on savait qu’il venait du
Parlement, et qu’on ignorait s’il y avait été pour y
rendre justice au peuple ou pour l’opprimer de

1
Retz, Mémoires, seconde partie (Petitot, tome XLIV, p.
194). Le lit de justice est du 15 janvier, trois jours après la
messe à Notre-Dame.

17
nouveau, pas un seul cri de joie ne retentit sur son
passage pour le féliciter de son retour à la santé.
Tous les visages, au contraire, étaient mornes et
inquiets ; quelques-uns même étaient menaçants.
Malgré son retour, les troupes restèrent sur
place : on avait craint qu’une émeute n’éclatât
quand on connaîtrait le résultat de la séance du
Parlement : et, en effet, à peine le bruit se fut-il
répandu dans les rues qu’au lieu d’alléger les
impôts, le roi les avait augmentés, que des
groupes se formèrent et que de grandes clameurs
retentirent, criant : « À bas le Mazarin ! vive
Broussel ! vive Blancmesnil ! » car le peuple
avait su que Broussel et Blancmesnil avaient
parlé en sa faveur ; et quoique leur éloquence eût
été perdue, il ne leur en savait pas moins bon gré.
On avait voulu dissiper ces groupes, on avait
voulu faire taire ces cris, et, comme cela arrive en
pareil cas, les groupes s’étaient grossis et les cris
avaient redoublé. L’ordre venait d’être donné aux
gardes du roi et aux gardes suisses, non
seulement de tenir ferme, mais encore de faire
des patrouilles dans les rues Saint-Denis et Saint-

18
Martin, où ces groupes surtout paraissaient plus
nombreux et plus animés, lorsqu’on annonça au
Palais-Royal le prévôt des marchands1.
Il fut introduit aussitôt : il venait dire que si
l’on ne cessait pas à l’instant même ces
démonstrations hostiles, dans deux heures Paris
tout entier serait sous les armes.
On délibérait sur ce qu’on aurait à faire,
lorsque Comminges, lieutenant aux gardes, rentra
ses habits tout déchirés et le visage sanglant. En
le voyant paraître, la reine jeta un cri de surprise
et lui demanda ce qu’il y avait.
Il y avait qu’à la vue des gardes, comme
l’avait prévu le prévôt des marchands, les esprits
s’étaient exaspérés. On s’était emparé des cloches
et l’on avait sonné le tocsin. Comminges avait
tenu bon, avait arrêté un homme qui paraissait un
des principaux agitateurs, et, pour faire un
exemple avait ordonné qu’il fût pendu à la Croix-

1
Jérôme le Fréron. D’après Retz, la visite du prévôt des
marchands au Palais-Royal a lieu la veille de la cérémonie à
Notre-Dame, soit le 11 janvier.

19
du-Trahoir1. En conséquence, les soldats
l’avaient entraîné pour exécuter cet ordre. Mais
aux halles, ceux-ci avaient été attaqués à coups
de pierres et à coups de hallebarde ; le rebelle
avait profité de ce moment pour s’échapper, avait
gagné la rue des Lombards et s’était jeté dans une
maison dont on avait aussitôt enfoncé les portes.
Cette violence avait été inutile, on n’avait pu
retrouver le coupable. Comminges avait laissé un
poste dans la rue, et avec le reste de son
détachement, était revenu au Palais-Royal pour
rendre compte à la reine de ce qui se passait. Tout
le long de la route, il avait été poursuivi par des
cris et par des menaces, plusieurs de ses hommes
avaient été blessés de coups de pique et de
hallebarde, et lui-même avait été atteint d’une
pierre qui lui fendait le sourcil.
Le récit de Comminges corroborait l’avis du
prévôt des marchands, on n’était pas en mesure
de tenir tête à une révolte sérieuse ; le cardinal fit
répandre dans le peuple que les troupes n’avaient

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XIII.

20
été échelonnées sur les quais et le Pont-Neuf qu’à
propos de la cérémonie, et qu’elles allaient se
retirer. En effet, vers les quatre heures du soir,
elles se concentrèrent toutes vers le Palais-
Royal ; on plaça un poste à la barrière des
Sergents, un autre aux Quinze-Vingts, enfin un
troisième à la butte Saint-Roch1. On emplit les
cours et les rez-de-chaussée de Suisses et de
mousquetaires, et l’on attendit.
Voilà donc où en étaient les choses lorsque
nous avons introduit nos lecteurs dans le cabinet
du cardinal Mazarin, qui avait été autrefois celui
du cardinal de Richelieu. Nous avons vu dans
quelle situation d’esprit il écoutait les murmures
du peuple qui arrivaient jusqu’à lui et l’écho des
coups de fusil qui retentissaient jusque dans sa
chambre.

1
Poste de police, situé rue Saint-Honoré, élevé au milieu de
la rue en 1551 (à la hauteur de l’actuel no 149). L’hospice des
Quinze-Vingts, fondé par Saint Louis pour les aveugles, allait
de l’actuel no 155 jusqu’aux guichets de Rohan. La butte Saint-
Roch, à l’origine discutée, fortifiée d’un bastion par
François Ier, s’élevait à l’emplacement du carrefour de l’avenue
de l’Opéra et des rues Thérèse et des Pyramides.

21
Tout à coup il releva la tête, le sourcil à demi
froncé, comme un homme qui a pris son parti,
fixa les yeux sur une énorme pendule qui allait
sonner dix heures, et, prenant un sifflet de
vermeil placé sur la table, à la portée de sa main,
il siffla deux coups.
Une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit
sans bruit, et un homme vêtu de noir s’avança
silencieusement et se tint debout derrière le
fauteuil.
– Bernouin, dit le cardinal sans même se
retourner, car ayant sifflé deux coups il savait que
ce devait être son valet de chambre, quels sont les
mousquetaires de garde au palais ?
– Les mousquetaires noirs, Monseigneur.
– Quelle compagnie ?
– Compagnie Tréville.
– Y a-t-il quelque officier de cette compagnie
dans l’antichambre ?
– Le lieutenant d’Artagnan.
– Un bon, je crois ?

22
– Oui, Monseigneur.
– Donnez-moi un habit de mousquetaire, et
aidez-moi à m’habiller.
Le valet de chambre sortit aussi
silencieusement qu’il était entré, et revint un
instant après, apportant le costume demandé.
Le cardinal commença alors, silencieux et
pensif, à se défaire du costume de cérémonie
qu’il avait endossé pour assister à la séance du
Parlement, et à se revêtir de la casaque militaire,
qu’il portait avec une certaine aisance, grâce à ses
anciennes campagnes d’Italie1 ; puis quand il fut
complètement habillé :
– Allez me chercher M. d’Artagnan, dit-il.
Et le valet de chambre sortit cette fois par la
porte du milieu, mais toujours aussi silencieux et
aussi muet. On eût dit d’une ombre.
Resté seul, le cardinal se regarda avec une

1
Mazarin avait commandé une compagnie dans les troupes
du prince de Palestrina lors de l’occupation de la Valterine par
l’armée pontificale ; lors du licenciement des troupes en 1626,
il avait grade de capitaine.

23
certaine satisfaction dans une glace ; il était
encore jeune, car il avait quarante-six ans à peine,
il était d’une taille élégante et un peu au-dessous
de la moyenne ; il avait le teint vif et beau, le
regard plein de feu, le nez grand, mais cependant
assez bien proportionné, le front large et
majestueux, les cheveux châtains un peu crépus,
la barbe plus noire que les cheveux et toujours
bien relevée avec le fer, ce qui lui donnait bonne
grâce. Alors il passa son baudrier, regarda avec
complaisance ses mains, qu’il avait fort belles et
desquelles il prenait le plus grand soin ; puis
rejetant les gros gants de daim qu’il avait déjà
pris, et qui étaient d’uniforme, il passa de simples
gants de soie.
En ce moment la porte s’ouvrit.
– M. d’Artagnan, dit le valet de chambre.
Un officier entra.
C’était un homme de trente-neuf à quarante
ans1, de petite taille mais bien prise, maigre, l’œil

1
D’après Les Trois Mousquetaires, d’Artagnan est né en
1607.

24
vif et spirituel, la barbe noire et les cheveux
grisonnants, comme il arrive toujours lorsqu’on a
trouvé la vie trop bonne ou trop mauvaise, et
surtout quand on est fort brun.
D’Artagnan fit quatre pas dans le cabinet,
qu’il reconnaissait pour y être venu une fois dans
le temps du cardinal de Richelieu1, et voyant
qu’il n’y avait personne dans ce cabinet qu’un
mousquetaire de sa compagnie, il arrêta les yeux
sur ce mousquetaire, sous les habits duquel, au
premier coup d’œil, il reconnut le cardinal.
Il demeura debout dans une pose respectueuse
mais digne et comme il convient à un homme de
condition qui a eu souvent dans sa vie occasion
de se trouver avec des grands seigneurs.
Le cardinal fixa sur lui son œil plus fin que
profond, l’examina avec attention, puis, après
quelques secondes de silence :
– C’est vous qui êtes monsieur d’Artagnan ?
dit-il.

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XL.

25
– Moi-même, monseigneur, dit l’officier.
Le cardinal regarda un moment encore cette
tête si intelligente et ce visage dont l’excessive
mobilité avait été enchaînée par les ans et
l’expérience ; mais d’Artagnan soutint l’examen
en homme qui avait été regardé autrefois par des
yeux bien autrement perçants que ceux dont il
soutenait à cette heure l’investigation.
– Monsieur, dit le cardinal, vous allez venir
avec moi, ou plutôt je vais aller avec vous.
– À vos ordres, monseigneur, répondit
d’Artagnan.
– Je voudrais visiter moi-même les postes qui
entourent le Palais-Royal ; croyez-vous qu’il y ait
quelque danger ?
– Du danger, monseigneur ! demanda
d’Artagnan d’un air étonné, et lequel ?
– On dit le peuple tout à fait mutiné.
– L’uniforme des mousquetaires du roi est fort
respecté, monseigneur, et ne le fût-il pas, moi,
quatrième, je me fais fort de mettre en fuite une
centaine de ces manants.

26
– Vous avez vu cependant ce qui est arrivé à
Comminges ?
– M. de Comminges est aux gardes et non pas
aux mousquetaires, répondit d’Artagnan.
– Ce qui veut dire, reprit le cardinal en
souriant, que les mousquetaires sont meilleurs
soldats que les gardes ?
– Chacun a l’amour-propre de son uniforme,
monseigneur.
– Excepté moi, monsieur, reprit Mazarin en
souriant, puisque vous voyez que j’ai quitté le
mien pour prendre le vôtre.
– Peste, monseigneur ! dit d’Artagnan, c’est
de la modestie. Quant à moi, je déclare que, si
j’avais celui de Votre Éminence, je m’en
contenterais et m’engagerais au besoin à n’en
porter jamais d’autre.
– Oui, mais pour sortir ce soir, peut-être n’eût-
il pas été très sûr. Bernouin, mon feutre.
Le valet de chambre rentra, rapportant un
chapeau d’uniforme à larges bords. Le cardinal
s’en coiffa d’une façon assez cavalière, et se

27
retourna vers d’Artagnan :
– Vous avez des chevaux tout sellés dans les
écuries, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur.
– Eh bien ! partons.
– Combien monseigneur veut-il d’hommes ?
– Vous avez dit qu’avec quatre hommes, vous
vous chargeriez de mettre en fuite cent manants ;
comme nous pourrions en rencontrer deux cents,
prenez-en huit.
– Quand monseigneur voudra.
– Je vous suis ; ou plutôt, reprit le cardinal,
non, par ici. Éclairez-nous, Bernouin.
Le valet prit une bougie, le cardinal prit une
petite clef dorée sur son bureau, et ayant ouvert la
porte d’un escalier secret, il se trouva au bout
d’un instant dans la cour du Palais-Royal.

28
2

Une ronde de nuit1

Dix minutes après, la petite troupe sortait par


la rue des Bons-Enfants, derrière la salle de
spectacle qu’avait bâtie le cardinal de Richelieu
pour y faire jouer Mirame, et dans laquelle le
cardinal Mazarin, plus amateur de musique que
de littérature, venait de faire jouer les premiers
opéras qui aient été représentés en France2.

1
Source : « Essai sur les moeurs et les usages du XVIIe
siècle » pour servir d’introduction aux Mémoires inédits de
Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, par F. Barrière,
Ponthieu et Cie, 1828, tome I, p. 69 : « Mazarin qui, la nuit,
pendant la plus grande effervescence, parcourt, en habit
d’officier, les postes placés autour du Palais-Royal. »
2
Sur Mirame, voir Les Trois Mousquetaires, chap.XXXIX.
Mazarin fit représenter, le 2 mars 1647, Orféo de Luigi de
Rossi, premier opéra italien à être donné à Paris ; auparavant, il
avait patronné la représentation, au Petit-Bourbon, le 14

29
L’aspect de la ville présentait tous les
caractères d’une grande agitation ; des groupes
nombreux parcouraient les rues, et, quoi qu’en ait
dit d’Artagnan, s’arrêtaient pour voir passer les
militaires avec un air de raillerie menaçante qui
indiquait que les bourgeois avaient
momentanément déposé leur mansuétude
ordinaire pour des intentions plus belliqueuses.
De temps en temps des rumeurs venaient du
quartier des Halles. Des coups de fusil pétillaient
du côté de la rue Saint-Denis, et parfois tout à
coup, sans que l’on sût pourquoi, quelque cloche
se mettait à sonner, ébranlée par le caprice
populaire.
D’Artagnan suivait son chemin avec
l’insouciance d’un homme sur lequel de pareilles
niaiseries n’ont aucune influence. Quand un
groupe tenait le milieu de la rue, il poussait son
cheval sans lui dire gare, et comme si, rebelles ou
non, ceux qui le composaient avaient su à quel
homme ils avaient affaire, ils s’ouvraient et

décembre 1645, d’une comédie musicale de Guilo Strozzi, La


Folle supposée (voir Louis XIV et son siècle, chap. XIV).

30
laissaient passer la patrouille. Le cardinal enviait
ce calme, qu’il attribuait à l’habitude du danger ;
mais il n’en prenait pas moins pour l’officier,
sous les ordres duquel il s’était momentanément
placé, cette sorte de considération que la
prudence elle-même accorde à l’insoucieux
courage.
En approchant du poste de la barrière des
Sergents, la sentinelle cria : « Qui vive ? »
D’Artagnan répondit, et, ayant demandé les mots
de passe au cardinal, s’avança à l’ordre ; les mots
de passe étaient Louis et Rocroy1.
Ces signes de reconnaissance échangés,
d’Artagnan demanda si ce n’était pas M. de
Comminges qui commandait le poste.
La sentinelle lui montra alors un officier qui
causait, à pied, la main appuyée sur le cou du
cheval de son interlocuteur. C’était celui que
demandait d’Artagnan.
– Voici M. de Comminges, dit d’Artagnan

1
Victoire illustre du futur Grand Condé, alors duc
d’Enghien (19 mai 1643).

31
revenant au cardinal.
Le cardinal poussa son cheval vers eux, tandis
que d’Artagnan se reculait par discrétion ;
cependant, à la manière dont l’officier à pied et
l’officier à cheval ôtèrent leurs chapeaux, il vit
qu’ils avaient reconnu son Éminence.
– Bravo, Guitaut, dit le cardinal au cavalier, je
vois que malgré vos soixante-quatre ans1 vous
êtes toujours le même, alerte et dévoué. Que
dites-vous à ce jeune homme ?
– Monseigneur, répondit Guitaut, je lui disais
que nous vivions à une singulière époque, et que
la journée d’aujourd’hui ressemblait fort à l’une
de ces journées de la Ligue dont j’ai tant entendu
parler dans mon jeune temps. Savez-vous qu’il
n’était question de rien moins, dans les rues
Saint-Denis et Saint-Martin, que de faire des
barricades.
– Et que vous répondait Comminges, mon
cher Guitaut ?

1
Guitaut a alors soixante-sept ans.

32
– Monseigneur, dit Comminges, je répondais
que, pour faire une Ligue, il ne leur manquait
qu’une chose qui me paraissait assez essentielle,
c’était un duc de Guise ; d’ailleurs, on ne fait pas
deux fois la même chose.
– Non, mais ils feront une Fronde, comme ils
disent, reprit Guitaut.
– Qu’est-ce que cela, une Fronde ? demanda
Mazarin.
– Monseigneur, c’est le nom qu’ils donnent à
leur parti.
– Et d’où vient ce nom ?
– Il paraît qu’il y a quelques jours le conseiller
Bachaumont a dit au Palais que tous les faiseurs
d’émeutes ressemblaient aux écoliers qui
frondent dans les fossés de Paris et qui se
dispersent quand ils aperçoivent le lieutenant
civil, pour se réunir de nouveau lorsqu’il est
passé. Alors ils ont ramassé le mot au bond,
comme ont fait les gueux à Bruxelles, ils se sont
appelés frondeurs. Aujourd’hui et hier, tout était
à la Fronde, les pains, les chapeaux, les gants, les

33
manchons, les éventails1 ; et, tenez, écoutez.
En ce moment en effet une fenêtre s’ouvrit ;
un homme se mit à cette fenêtre et commença de
chanter :

Un vent de Fronde
S’est levé ce matin ;
Je crois qu’il gronde
Contre le Mazarin.
Un vent de Fronde
S’est levé ce matin1 !

1
Voir « Introduction aux Mémoires relatifs à la Fronde »
(Petitot, tome XXXV, p. 66-67) ; voir également Mémoires de
Mlle de Montpensier (Petitot, tome XLI, p. 31) :
« [Bachaumont] dit de sa partie : “Je le fronderai bien.” Les
calvinistes et les catholiques des Pays-Bas, traités de gueux par
les Espagnols, adoptèrent ce nom pour s’en glorifier (1566).
« Je fis voir [au président de Bellièvre] un manuscrit de Saint-
Aldegonde, un des premiers fondateurs de la république de
Hollande, où il était remarqué que Broderode se fâchant de ce
que [...] l’on les appelait les Gueux, le prince d’Orange lui
écrivit qu’il n’entendait pas son véritable intérêt [...] et qu’il ne
manquât pas même de faire mettre sur leurs manteaux de petits
bissacs en broderie, en forme d’ordre », Retz, Mémoires.

34
– L’insolent ! murmura Guitaut.
– Monseigneur, dit Comminges, que sa
blessure avait mis de mauvaise humeur et qui ne
demandait qu’à prendre une revanche et à rendre
plaie pour bosse, voulez-vous que j’envoie à ce
drôle-là une balle pour lui apprendre à ne pas
chanter si faux une autre fois ?
Et il mit la main aux fontes du cheval de son
oncle.
– Non pas, non pas ! s’écria Mazarin.
Diavolo ! mon cher ami, vous allez tout gâter ;
les choses vont à merveille, au contraire ! Je
connais vos Français comme si je les avais faits
depuis le premier jusqu’au dernier : ils chantent,
ils payeront2. Pendant la Ligue, dont parlait
Guitaut tout à l’heure, on ne chantait que la
messe, aussi tout allait fort mal. Viens, Guitaut,

1
Mazarinade, improvisée par le président Barillon, qui
figure dans les Mémoires de Mlle de Montpensier (Petitot, tome
XLI, p. 31-32).
2
La phrase se trouve dans la Biographie universelle
Michaud, article Mazarin.

35
viens, et allons voir si l’on fait aussi bonne garde
aux Quinze-Vingts qu’à la barrière des Sergents.
Et, saluant Comminges de la main, il rejoignit
d’Artagnan, qui reprit la tête de sa petite troupe
suivi immédiatement par Guitaut et le cardinal,
lesquels étaient suivis à leur tour du reste de
l’escorte.
« C’est juste, murmura Comminges en le
regardant s’éloigner, j’oubliais que, pourvu qu’on
paye, c’est tout ce qu’il lui faut, à lui. »
On reprit la rue Saint-Honoré en déplaçant
toujours des groupes ; dans ces groupes, on ne
parlait que des édits du jour ; on plaignait le jeune
roi qui ruinait ainsi son peuple sans le savoir ; on
jetait toute la faute sur Mazarin ; on parlait de
s’adresser au duc d’Orléans et à M. le Prince ; on
exaltait Blancmesnil et Broussel.
D’Artagnan passait au milieu de ces groupes,
insoucieux comme si lui et son cheval eussent été
de fer ; Mazarin et Guitaut causaient tout bas ; les
mousquetaires, qui avaient fini par reconnaître le
cardinal, suivaient en silence.

36
On arriva à la rue Saint-Thomas-du-Louvre1,
où était le poste des Quinze-Vingts ; Guitaut
appela un officier subalterne, qui vint rendre
compte.
– Eh bien ! demanda Guitaut.
– Ah ! mon capitaine, dit l’officier, tout va
bien de ce côté, si ce n’est, je crois, qu’il se passe
quelque chose dans cet hôtel.
Et il montrait de la main un magnifique hôtel
situé juste sur l’emplacement où fut depuis le
Vaudeville2.
– Dans cet hôtel, dit Guitaut, mais c’est l’hôtel
de Rambouillet.
– Je ne sais pas si c’est l’hôtel de Rambouillet,
reprit l’officier, mais ce que je sais, c’est que j’y

1
Penpendiculaire à la rue Saint-Honoré, elle aboutissait en
face de l’entrée du Palais-Royal, après avoir traversé l’actuelle
place du Carrousel ; le corps de garde faisait face à l’entrée du
palais, entre les rues Saint-Thomas-du-Louvre et Fromenteau.
2
Le Vaudeville, qui brûla en 1836, avait succédé au Vaux-
Hall d’Hiver (1785) et au bal du Panthéon ; il avait été aménagé
dans une partie du célèbre hôtel de la marquise de Rambouillet.
Dumas y donna son Kean.

37
ai vu entrer force gens de mauvaise mine.
– Bah ! dit Guitaut en éclatant de rire, ce sont
des poètes.
– Eh bien, Guitaut ! dit Mazarin, veux-tu bien
ne pas parler avec une pareille irrévérence de ces
messieurs ! tu ne sais pas que j’ai été poète aussi
dans ma jeunesse et que je faisais des vers dans le
genre de ceux de M. de Benserade.
– Vous, monseigneur ?
– Oui, moi. Veux-tu que je t’en dise ?
– Cela m’est égal, monseigneur, je n’entends
pas l’italien.
– Oui, mais tu entends le français, n’est-ce
pas, mon bon et brave Guitaut, reprit Mazarin en
lui posant amicalement la main sur l’épaule, et,
quelque ordre qu’on te donne dans cette langue,
tu l’exécuteras ?
– Sans doute, monseigneur, comme je l’ai déjà
fait, pourvu qu’il me vienne de la reine.
– Ah oui ! dit Mazarin en se pinçant les lèvres,
je sais que tu lui es entièrement dévoué.

38
– Je suis capitaine de ses gardes depuis plus de
vingt ans.
– En route, monsieur d’Artagnan, reprit le
cardinal, tout va bien de ce côté.
D’Artagnan reprit la tête de la colonne sans
souffler un mot et avec cette obéissance passive
qui fait le caractère du vieux soldat.
Il s’achemina vers la butte Saint-Roch, où était
le troisième poste, en passant par la rue Richelieu
et la rue Villedo1. C’était le plus isolé, car il
touchait presque aux remparts, et la ville était peu
peuplée de ce côté-là.
– Qui commande ce poste ? demanda le
cardinal.
– Villequier, répondit Guitaut.
– Diable ! fit Mazarin ; parlez-lui seul, vous
savez que nous sommes en brouille depuis que
vous avez eu la charge d’arrêter M. le duc de

1
Ouverte en 1639, cette rue ne prit qu’à la fin du siècle le
nom de Villedo, qui, général des bâtiments du roi, fut chargé de
l’aplanissement de la butte Saint-Roch (1667-1677).

39
Beaufort1 ; il prétendait que c’était à lui, comme
capitaine des gardes du roi, que revenait cet
honneur.
– Je le sais bien, et je lui ai dit cent fois qu’il
avait tort, le roi ne pouvait lui donner cet ordre,
puisqu’à cette époque-là le roi avait à peine
quatre ans.
– Oui, mais je pouvais le lui donner, moi,
Guitaut, et j’ai préféré que ce fût vous.
Guitaut, sans répondre, poussa son cheval en
avant, et s’étant fait reconnaître à la sentinelle, fit
appeler M. de Villequier.
Celui-ci sortit.
– Ah ! c’est vous, Guitaut ! dit-il de ce ton de
mauvaise humeur qui lui était habituel, que diable
venez-vous faire ici ?
– Je viens vous demander s’il y a quelque
chose de nouveau de ce côté.

1
Ce fut en effet Guitaut qui exécuta l’arrestation de
Beaufort. Voir Mme de Motteville, Mémoires, seconde partie
(Petitot, tome XXXVII, p. 48).

40
– Que voulez-vous qu’il y ait ? On crie : Vive
le roi ! et À bas le Mazarin ! ce n’est pas du
nouveau, cela ; il y a déjà quelque temps que
nous sommes habitués à ces cris-là.
– Et vous faites chorus ? dit en riant Guitaut.
– Ma foi, j’en ai quelquefois grande envie ! Je
trouve qu’ils ont bien raison, Guitaut ; je
donnerais volontiers cinq ans de ma paye, qu’on
ne me paye pas, pour que le roi eût cinq ans de
plus.
– Vraiment, et qu’arriverait-il si le roi avait
cinq ans de plus ?
– Il arriverait qu’à l’instant où le roi serait
majeur, le roi donnerait ses ordres lui-même, et
qu’il y a plus de plaisir à obéir au petit-fils de
Henri IV qu’au fils de Pietro Mazarini1. Pour le
roi, mort-diable ! je me ferais tuer avec plaisir ;
mais si j’étais tué pour le Mazarin, comme votre
neveu a manqué de l’être aujourd’hui, il n’y a

1
Pietro Mazarini, intendant au service des Colonna, avait
eu d’Hortense Bufalini quatre filles et deux fils.

41
point de paradis, si bien placé que j’y fusse, qui
m’en consolât jamais.
– Bien, bien, monsieur de Villequier, dit
Mazarin. Soyez tranquille, je rendrai compte de
votre dévouement au roi.
Puis se retournant vers l’escorte :
– Allons, messieurs, continua-t-il, tout va bien,
rentrons.
– Tiens, dit Villequier, le Mazarin était là !
Tant mieux ; il y avait longtemps que j’avais
envie de lui dire en face ce que j’en pensais ;
vous m’en avez fourni l’occasion, Guitaut ; et
quoique votre intention ne soit peut-être pas des
meilleures pour moi, je vous remercie.
Et tournant sur ses talons, il rentra au corps de
garde en sifflant un air de Fronde.
Cependant Mazarin revenait tout pensif ; ce
qu’il avait successivement entendu de
Comminges, de Guitaut et de Villequier le
confirmait dans cette pensée qu’en cas
d’événements graves, il n’aurait personne pour
lui que la reine, et encore la reine avait si souvent

42
abandonné ses amis que son appui paraissait
parfois au ministre, malgré les précautions qu’il
avait prises, bien incertain et bien précaire.
Pendant tout le temps que cette course
nocturne avait duré, c’est-à-dire pendant une
heure à peu près, le cardinal avait, tout en
étudiant tour à tour Comminges, Guitaut et
Villequier, examiné un homme. Cet homme, qui
était resté impassible devant la menace populaire,
et dont la figure n’avait pas plus sourcillé aux
plaisanteries qu’avait faites Mazarin qu’à celles
dont il avait été l’objet, cet homme lui semblait
un être à part et trempé pour des événements dans
le genre de ceux dans lesquels on se trouvait,
surtout de ceux dans lesquels on allait se trouver.
D’ailleurs ce nom de d’Artagnan ne lui était
pas tout à fait inconnu, et quoique lui, Mazarin,
ne fût venu en France que vers 1634 ou 1635,
c’est-à-dire sept ou huit ans après les événements
que nous avons racontés dans une précédente
histoire1, il semblait au cardinal qu’il avait

1
Nonce du pape de 1634 à 1636, il s’attacha à la fortune de

43
entendu prononcer ce nom comme celui d’un
homme qui, dans une circonstance qui n’était
plus présente à son esprit, s’était fait remarquer
comme un modèle de courage, d’adresse et de
dévouement.
Cette idée s’était tellement emparée de son
esprit, qu’il résolut de l’éclaircir sans retard ;
mais ces renseignements qu’il désirait sur
d’Artagnan, ce n’était point à d’Artagnan lui-
même qu’il fallait les demander. Aux quelques
mots qu’avait prononcés le lieutenant des
mousquetaires, le cardinal avait reconnu l’origine
gasconne ; et Italiens et Gascons se connaissent
trop bien et se ressemblent trop pour s’en
rapporter les uns aux autres de ce qu’ils peuvent
dire d’eux-mêmes. Aussi, en arrivant aux murs
dont le jardin du Palais-Royal était enclos, le
cardinal frappa-t-il à une petite porte située à peu
près où s’élève aujourd’hui le café de Foy1, et,

Richelieu et se fit naturaliser en 1639. Six ou sept ans eût mieux


convenu puisque Les Trois Mousquetaires se termine en 1628.
1
Le café de Foy occupait sept arcades de la galerie de
Montpensier (no 57 à 60) ; il était, sous la Restauration, le

44
après avoir remercié d’Artagnan et l’avoir invité
à l’attendre dans la cour du Palais-Royal, fit-il
signe à Guitaut de le suivre. Tous deux
descendirent de cheval, remirent la bride de leur
monture au laquais qui avait ouvert la porte et
disparurent dans le jardin.
– Mon cher Guitaut, dit le cardinal en
s’appuyant sur le bras du vieux capitaine des
gardes, vous me disiez tout à l’heure qu’il y avait
tantôt vingt ans que vous étiez au service de la
reine ?
– Oui, c’est la vérité, répondit Guitaut.
– Or, mon cher Guitaut, continua le cardinal,
j’ai remarqué qu’outre votre courage, qui est hors
de contestation, et votre fidélité, qui est à toute
épreuve, vous aviez une admirable mémoire.
– Vous avez remarqué cela, monseigneur ? dit
le capitaine des gardes ; diable ! tant pis pour
moi.
– Comment cela ?

rendez-vous des artistes.

45
– Sans doute, une des premières qualités du
courtisan est de savoir oublier.
– Mais vous n’êtes pas un courtisan, vous,
Guitaut, vous êtes un brave soldat, un de ces
capitaines comme il en reste encore quelques-uns
du temps du roi Henri IV, mais comme
malheureusement il n’en restera plus bientôt.
– Peste, monseigneur ! m’avez-vous fait venir
avec vous pour me tirer mon horoscope ?
– Non, dit Mazarin en riant ; je vous ai fait
venir pour vous demander si vous aviez remarqué
notre lieutenant de mousquetaires.
– M. d’Artagnan ?
– Oui.
– Je n’ai pas eu besoin de le remarquer,
monseigneur, il y a longtemps que je le connais.
– Quel homme est-ce, alors ?
– Eh mais, dit Guitaut, surpris de la demande,
c’est un Gascon !
– Oui, je sais cela ; mais je voulais vous
demander si c’était un homme en qui l’on pût

46
avoir confiance.
– M. de Tréville le tient en grande estime, et
M. de Tréville, vous le savez, est des grands amis
de la reine.
– Je désirais savoir si c’était un homme qui eût
fait ses preuves.
– Si c’est comme brave soldat que vous
l’entendez, je crois pouvoir vous répondre que
oui. Au siège de La Rochelle, au pas de Suze, à
Perpignan, j’ai entendu dire qu’il avait fait plus
que son devoir1.
– Mais, vous le savez, Guitaut, nous autres
pauvres ministres, nous avons souvent besoin
encore d’autres hommes que d’hommes braves.
Nous avons besoin de gens adroits. M.
d’Artagnan ne s’est-il pas trouvé mêlé du temps
du cardinal dans quelque intrigue dont le bruit
public voudrait qu’il se fût tiré fort habilement ?

1
Le d’Artagnan historique prit part à la campagne de
Roussillon qui s’acheva par la prise de Perpignan (9 septembre
1642) ; voir Courtilz de Sandras, chap. III, mais né en 1623, il
ne put bien sûr assister à la prise du Pas-de-Suze (1629).

47
– Monseigneur, sous ce rapport, dit Guitaut,
qui vit bien que le cardinal voulait le faire parler,
je suis forcé de dire à Votre Éminence que je ne
sais que ce que le bruit public a pu lui apprendre
à elle-même. Je ne me suis jamais mêlé
d’intrigues pour mon compte, et si j’ai parfois
reçu quelque confidence à propos des intrigues
des autres, comme le secret ne m’appartient pas,
monseigneur trouvera bon que je le garde à ceux
qui me l’ont confié.
Mazarin secoua la tête.
– Ah ! dit-il, il y a, sur ma parole, des
ministres bien heureux, et qui savent tout ce
qu’ils veulent savoir.
– Monseigneur, reprit Guitaut, c’est que ceux-
là ne pèsent pas tous les hommes dans la même
balance, et qu’ils savent s’adresser aux gens de
guerre pour la guerre et aux intrigants pour
l’intrigue. Adressez-vous à quelque intrigant de
l’époque dont vous parlez, et vous en tirerez ce
que vous voudrez, en payant, bien entendu.
– Eh, pardieu ! reprit Mazarin en faisant une
certaine grimace qui lui échappait toujours

48
lorsqu’on touchait avec lui la question d’argent
dans le sens que venait de le faire Guitaut... on
paiera... s’il n’y a pas moyen de faire autrement.
– Est-ce sérieusement que monseigneur me
demande de lui indiquer un homme qui ait été
mêlé dans toutes les cabales de cette époque ?
– Per Bacco ! reprit Mazarin, qui commençait
à s’impatienter, il y a une heure que je ne vous
demande pas autre chose, tête de fer que vous
êtes.
– Il y en a un dont je vous réponds sous ce
rapport, s’il veut parler toutefois.
– Cela me regarde.
– Ah, monseigneur ! ce n’est pas toujours
chose facile, que de faire dire aux gens ce qu’ils
ne veulent pas dire.
– Bah ! avec de la patience on y arrive. Eh
bien ! cet homme c’est...
– C’est le comte de Rochefort.
– Le comte de Rochefort !

49
– Malheureusement il a disparu depuis tantôt
quatre ou cinq ans et je ne sais ce qu’il est
devenu.
– Je le sais, moi, Guitaut, dit Mazarin.
– Alors, de quoi se plaignait donc tout à
l’heure Votre Éminence, de ne rien savoir ?
– Et, dit Mazarin, vous croyez que Rochefort...
– C’était l’âme damnée du cardinal,
monseigneur ; mais, je vous en préviens, cela
vous coûtera cher ; le cardinal était prodigue avec
ses créatures.
– Oui, oui, Guitaut, dit Mazarin, c’était un
grand homme, mais il avait ce défaut-là. Merci,
Guitaut, je ferai mon profit de votre conseil, et
cela ce soir même.
Et comme en ce moment les deux
interlocuteurs étaient arrivés à la cour du Palais-
Royal, le cardinal salua Guitaut d’un signe de la
main ; et apercevant un officier qui se promenait
de long en large, il s’approcha de lui.
C’était d’Artagnan qui attendait le retour du
cardinal, comme celui-ci en avait donné l’ordre.

50
– Venez, monsieur d’Artagnan, dit Mazarin de
sa voix la plus flûtée, j’ai un ordre à vous donner.
D’Artagnan s’inclina, suivit le cardinal par
l’escalier secret, et, un instant après, se retrouva
dans le cabinet d’où il était parti. Le cardinal
s’assit devant son bureau et prit une feuille de
papier sur laquelle il écrivit quelques lignes.
D’Artagnan, debout, impassible, attendit sans
impatience comme sans curiosité : il était devenu
un automate militaire, agissant, ou plutôt
obéissant par ressort.
Le cardinal plia la lettre et y mit son cachet.
– Monsieur d’Artagnan, dit-il, vous allez
porter cette dépêche à la Bastille, et ramener la
personne qui en est l’objet ; vous prendrez un
carrosse, une escorte et vous garderez
soigneusement le prisonnier.
D’Artagnan prit la lettre, porta la main à son
feutre, pivota sur ses talons, comme eût pu le
faire le plus habile sergent instructeur, sortit, et,
un instant après, on l’entendit commander de sa
voix brève et monotone :

51
– Quatre hommes d’escorte, un carrosse, mon
cheval.
Cinq minutes après, on entendait les roues de
la voiture et les fers des chevaux retentir sur le
pavé de la cour.

52
3

Deux anciens ennemis

D’Artagnan arrivait à la Bastille comme huit


heures et demie sonnaient.
Il se fit annoncer au gouverneur, qui, lorsqu’il
sut qu’il venait de la part et avec un ordre du
ministre, s’avança au-devant de lui jusqu’au
perron.
Le gouverneur de la Bastille était alors M. du
Tremblay, frère du fameux capucin Joseph, ce
terrible favori de Richelieu que l’on appelait
l’Éminence grise1.
Lorsque le maréchal de Bassompierre était à la
Bastille, où il resta douze ans bien comptés, et

1
Voir Histoire de la Bastille depuis sa fondation (1373)
jusqu’à sa destruction… par MM. Arnould et Alboize du Pujol
(et Maquet), 1844, 8 tomes en 4 vol.

53
que ses compagnons, dans leurs rêves de liberté,
se disaient les uns aux autres : Moi, je sortirai à
telle époque ; et moi, dans tel temps,
Bassompierre répondait : Et moi, messieurs, je
sortirai quand M. du Tremblay sortira. Ce qui
voulait dire qu’à la mort du cardinal, M. du
Tremblay ne pouvait manquer de perdre sa place
à la Bastille, et Bassompierre de reprendre la
sienne à la cour1.
Sa prédiction faillit en effet s’accomplir, mais
d’une autre façon que ne l’avait pensé
Bassompierre, car, le cardinal mort, contre toute
attente, les choses continuèrent de marcher
comme par le passé : M. du Tremblay ne sortit
pas, et Bassompierre faillit ne point sortir.
M. du Tremblay était donc encore gouverneur
de la Bastille lorsque d’Artagnan s’y présenta
pour accomplir l’ordre du ministre ; il le reçut
avec la plus grande politesse et, comme il allait se
mettre à table, il invita d’Artagnan à souper avec

1
Bassompierre fut enfermé à la Bastille du 25 février 1631
au 19 janvier 1642. Sa réponse figure dans les Historiettes de
Tallemant des Réaux (Bassompierre, Pléiade, tome I, p. 602).

54
lui.
– Ce serait avec le plus grand plaisir, dit
d’Artagnan ; mais, si je ne me trompe, il y a sur
l’enveloppe de la lettre très pressée.
– C’est juste, dit M. du Tremblay. Holà,
major ! que l’on fasse descendre le numéro 256.
En entrant à la Bastille, on cessait d’être un
homme et l’on devenait un numéro.
D’Artagnan se sentit frissonner au bruit des
clefs ; aussi resta-t-il à cheval sans en vouloir
descendre, regardant les barreaux, les fenêtres
renforcées, les murs énormes qu’il n’avait jamais
vus que de l’autre côté des fossés, et qui lui
avaient fait si grand-peur il y avait quelque vingt
années.
Un coup de cloche retentit.
– Je vous quitte, lui dit M. du Tremblay, on
m’appelle pour signer la sortie du prisonnier. Au
revoir, monsieur d’Artagnan.
« Que le diable m’extermine si je te rends ton
souhait ! murmura d’Artagnan, en accompagnant
son imprécation du plus gracieux sourire ; rien

55
que de demeurer cinq minutes dans la cour j’en
suis malade. Allons, allons, je vois que j’aime
encore mieux mourir sur la paille, ce qui
m’arrivera probablement, que d’amasser dix
mille livres de rente à être gouverneur de la
Bastille. »
Il achevait à peine ce monologue que le
prisonnier parut. En le voyant, d’Artagnan fit un
mouvement de surprise qu’il réprima aussitôt. Le
prisonnier monta dans le carrosse sans paraître
avoir reconnu d’Artagnan.
– Messieurs, dit d’Artagnan aux quatre
mousquetaires, on m’a recommandé la plus
grande surveillance pour le prisonnier ; or,
comme le carrosse n’a pas de serrures à ses
portières ; je vais monter près de lui. Monsieur de
Lillebonne, ayez l’obligeance de mener mon
cheval en bride.
– Volontiers, mon lieutenant, répondit celui
auquel il s’était adressé.
D’Artagnan mit pied à terre, il donna la bride
de son cheval au mousquetaire, monta dans le
carrosse, se plaça près du prisonnier, et, d’une

56
voix dans laquelle il était impossible de
distinguer la moindre émotion :
– Au Palais-Royal, et au trot, dit-il.
Aussitôt la voiture partit, et d’Artagnan,
profitant de l’obscurité qui régnait sous la voûte
que l’on traversait, se jeta au cou du prisonnier.
– Rochefort ! s’écria-t-il. Vous ! c’est bien
vous ! Je ne me trompe pas !
– D’Artagnan ! s’écria à son tour Rochefort
étonné.
– Ah ! mon pauvre ami ! continua d’Artagnan,
ne vous ayant pas revu depuis quatre ou cinq ans,
je vous ai cru mort.
– Ma foi, dit Rochefort, il n’y a pas grande
différence, je crois, entre un mort et un enterré ;
or je suis enterré, ou peu s’en faut.
– Et pour quel crime êtes-vous à la Bastille ?
– Voulez-vous que je vous dise la vérité ?
– Oui.
– Eh bien ! je n’en sais rien.
– De la défiance avec moi, Rochefort ?

57
– Non, foi de gentilhomme ! car il est
impossible que j’y sois pour la cause que l’on
m’impute.
– Quelle cause ?
– Comme voleur de nuit.
– Vous, voleur de nuit ! Rochefort, vous riez ?
– Je comprends. Ceci demande explication,
n’est-ce pas ?
– Je l’avoue.
– Eh bien, voilà ce qui est arrivé : un soir,
après une orgie chez Reinard, aux Tuileries1,
avec le duc d’Harcourt, Fontrailles, de Rieux et
autres, le duc d’Harcourt proposa d’aller tirer des
manteaux sur le Pont-Neuf ; c’est, vous le savez,
un divertissement qu’avait mis fort à la mode M.
le duc d’Orléans.
– Étiez-vous fou, Rochefort ! à votre âge ?

1
Le Jardin de Renard ou Regnard, ancien valet de chambre
de l’évêque de Beauvais, était un établissement réputé, situé au
bout des Tuileries, sur un emplacement proche de l’actuelle
place de la Concorde.

58
– Non, j’étais ivre ; et cependant, comme
l’amusement me semblait médiocre, je proposai
au chevalier de Rieux d’être spectateurs au lieu
d’être acteurs, et, pour voir la scène des
premières loges, de monter sur le cheval de
bronze. Aussitôt dit, aussitôt fait. Grâce aux
éperons, qui nous servirent d’étriers, en un instant
nous fûmes perchés sur la croupe ; nous étions à
merveille et nous voyions à ravir. Déjà quatre ou
cinq manteaux avaient été enlevés avec une
dextérité sans égale et sans que ceux à qui on les
avait enlevés osassent dire un mot, quand je ne
sais quel imbécile moins endurant que les autres
s’avise de crier : « À la garde ! » et nous attire
une patrouille d’archers. Le duc d’Harcourt,
Fontrailles et les autres se sauvent ; de Rieux veut
en faire autant. Je le retiens en lui disant qu’on ne
viendra pas nous dénicher où nous sommes. Il ne
m’écoute pas, met le pied sur l’éperon pour
descendre, l’éperon casse, il tombe, se rompt une
jambe, et, au lieu de se taire, se met à crier
comme un pendu. Je veux sauter à mon tour,
mais il était trop tard : je saute dans les bras des
archers, qui me conduisent au Châtelet, où je

59
m’endors sur les deux oreilles, bien certain que le
lendemain je sortirais de là1. Le lendemain se
passe, le surlendemain se passe, huit jours se
passent ; j’écris au cardinal. Le même jour on
vient me chercher et l’on me conduit à la
Bastille ; il y a cinq ans que j’y suis. Croyez-vous
que ce soit pour avoir commis le sacrilège de
monter en croupe derrière Henri IV ?
– Non, vous avez raison, mon cher Rochefort,
ce ne peut pas être pour cela, mais vous allez
savoir probablement pourquoi.
– Ah ! oui, car j’ai, moi, oublié de vous
demander cela : où me menez-vous ?
– Au cardinal.
– Que me veut-il ?
– Je n’en sais rien, puisque j’ignorais même

1
La mésaventure de Rochefort est racontée dans les
Mémoires de M.L.C.D.R. (Monsieur le comte de Rochefort),
attribuées à Courtilz de Sandras, Cologne, P. Marteau, 1688.
Elle est reproduite dans Louis XIV et son siècle, Note I
(Rochefort et Rieux, après quelques jours au Châtelet, sont
libérés grâce à l’intervention de Gaston d’Orléans).

60
que c’était vous que j’allais chercher.
– Impossible. Vous, un favori !
– Un favori, moi ! s’écria d’Artagnan. Ah !
mon pauvre comte ! je suis plus cadet de
Gascogne que lorsque je vous vis à Meung, vous
savez, il y a tantôt vingt-deux ans1, hélas !
Et un gros soupir acheva sa phrase.
– Cependant vous venez avec un
commandement ?
– Parce que je me trouvais là par hasard dans
l’antichambre, et que le cardinal s’est adressé à
moi comme il se serait adressé à un autre ; mais
je suis toujours lieutenant aux mousquetaires, et il
y a, si je compte bien, à peu près vingt et un ans
que je le suis.
– Enfin, il ne vous est pas arrivé malheur, c’est
beaucoup.
– Et quel malheur vouliez-vous qu’il
m’arrivât ? Comme dit je ne sais quel vers latin
que j’ai oublié, ou plutôt que je n’ai jamais bien

1
Vingt-trois ans.

61
su : La foudre ne frappe pas les vallées1 ; et je
suis une vallée, mon cher Rochefort, et des plus
basses qui soient.
– Alors le Mazarin est toujours Mazarin ?
– Plus que jamais, mon cher ; on le dit marié
avec la reine.
– Marié !
– S’il n’est pas son mari, il est à coup sûr son
amant.
– Résister à un Buckingham et céder à un
Mazarin !
– Voilà les femmes ! reprit philosophiquement
d’Artagnan.
– Les femmes, bon, mais les reines !
– Eh ! mon Dieu ! sous ce rapport, les reines
sont deux fois femmes.
– Et M. de Beaufort, est-il toujours en prison ?
– Toujours ; pourquoi ?

1
« Feriunt summos / fulgura montis » (Horace, Odes, livre
II, x, 11-12).

62
– Ah ! c’est que, comme il me voulait du bien,
il aurait pu me tirer d’affaire.
– Vous êtes probablement plus près d’être
libre que lui ; ainsi c’est vous qui l’en tirerez.
– Alors, la guerre...
– On va l’avoir.
– Avec l’Espagnol ?
– Non, avec Paris.
– Que voulez-vous dire ?
– Entendez-vous ces coups de fusil ?
– Oui. Eh bien ?
– Eh bien, ce sont les bourgeois qui pelotent
en attendant la partie.
– Est-ce que vous croyez qu’on pourrait faire
quelque chose des bourgeois ?
– Mais, oui, ils promettent, et s’ils avaient un
chef qui fit de tous les groupes un
rassemblement...
– C’est malheureux de ne pas être libre.
– Eh ! mon Dieu ! ne vous désespérez pas. Si

63
Mazarin vous fait chercher, c’est qu’il a besoin
de vous ; et s’il a besoin de vous, eh bien ! je
vous en fais mon compliment. Il y a bien des
années que personne n’a plus besoin de moi ;
aussi vous voyez où j’en suis.
– Plaignez-vous donc, je vous le conseille !
– Écoutez, Rochefort. Un traité...
– Lequel ?
– Vous savez que nous sommes bons amis.
– Pardieu ! j’en porte les marques, de notre
amitié : trois coups d’épée !...
– Eh bien, si vous redevenez en faveur, ne
m’oubliez pas.
– Foi de Rochefort, mais à charge de
revanche.
– C’est dit : voilà ma main.
– Ainsi, à la première occasion que vous
trouvez de parler de moi...
– J’en parle, et vous ?
– Moi de même.

64
– À propos, et vos amis, faut-il parler d’eux
aussi ?
– Quels amis ?
– Athos, Porthos et Aramis, les avez-vous
donc oubliés ?
– À peu près.
– Que sont-ils devenus ?
– Je n’en sais rien.
– Vraiment !
– Ah ! mon Dieu, oui ! nous nous sommes
quittés comme vous savez ; ils vivent, voilà tout
ce que je peux dire ; j’en apprends de temps en
temps des nouvelles indirectes. Mais dans quel
lieu du monde ils sont, le diable m’emporte si
j’en sais quelque chose. Non, d’honneur ! je n’ai
plus que vous d’ami, Rochefort.
– Et l’illustre... comment appelez-vous donc
ce garçon que j’ai fait sergent au régiment de
Piémont ?
– Planchet ?
– Oui, c’est cela. Et l’illustre Planchet, qu’est-

65
il devenu ?
– Mais il a épousé une boutique de confiseur
dans la rue des Lombards1, c’est un garçon qui a
toujours fort aimé les douceurs ; de sorte qu’il est
bourgeois de Paris et que, selon toute probabilité,
il fait de l’émeute en ce moment. Vous verrez que
ce drôle sera échevin avant que je sois capitaine.
– Allons, mon cher d’Artagnan, un peu de
courage ! c’est quand on est au plus bas de la
roue que la roue tourne et vous élève. Dès ce soir,
votre sort va peut-être changer.
– Amen ! dit d’Artagnan en arrêtant le
carrosse.
– Que faites-vous ? demanda Rochefort.
– Je fais que nous sommes arrivés et que je ne
veux pas qu’on me voie sortir de votre voiture ;
nous ne nous connaissons pas.
– Vous avez raison. Adieu.

1
Rue des droguistes et des confiseurs, elle reliait au XVIIe
siècle les rues Saint-Martin et Saint-Denis et portait aussi le
nom de la Pourpointerie.

66
– Au revoir ; rappelez-vous votre promesse.
Et d’Artagnan remonta à cheval et reprit la
tête de l’escorte.
Cinq minutes après on entrait dans la cour du
Palais-Royal.
D’Artagnan conduisit le prisonnier par le
grand escalier et lui fit traverser l’antichambre et
le corridor. Arrivé à la porte du cabinet de
Mazarin, il s’apprêtait à se faire annoncer quand
Rochefort lui mit la main sur l’épaule.
– D’Artagnan, dit Rochefort en souriant,
voulez-vous que je vous avoue une chose à
laquelle j’ai pensé tout le long de la route, en
voyant les groupes de bourgeois que nous
traversions et qui vous regardaient, vous et vos
quatre hommes, avec des yeux flamboyants ?
– Dites, répondit d’Artagnan.
– C’est que je n’avais qu’à crier à l’aide pour
vous faire mettre en pièces, vous et votre escorte,
et qu’alors j’étais libre.
– Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? dit
d’Artagnan.

67
– Allons donc ! reprit Rochefort. L’amitié
jurée ! Ah ! si c’eût été un autre que vous qui
m’eût conduit, je ne dis pas...
D’Artagnan inclina la tête.
« Est-ce que Rochefort serait devenu meilleur
que moi ? » se dit-il.
Et il se fit annoncer chez le ministre.
– Faites entrer M. de Rochefort, dit la voix
impatiente de Mazarin aussitôt qu’il eut entendu
prononcer ces deux noms, et priez M. d’Artagnan
d’attendre : je n’en ai pas encore fini avec lui.
Ces paroles rendirent d’Artagnan tout joyeux.
Comme il l’avait dit, il y avait longtemps que
personne n’avait eu besoin de lui, et cette
insistance de Mazarin à son égard lui paraissait
d’un heureux présage.
Quant à Rochefort, elle ne lui produisit pas
d’autre effet que de le mettre parfaitement sur ses
gardes. Il entra dans le cabinet et trouva Mazarin
assis à sa table avec son costume ordinaire, c’est-
à-dire en monsignore ; ce qui était à peu près
l’habit des abbés du temps, excepté qu’il portait

68
les bas et le manteau violet.
Les portes se refermèrent, Rochefort regarda
Mazarin du coin de l’œil, et il surprit un regard
du ministre qui croisait le sien.
Le ministre était toujours le même, bien
peigné, bien frisé, bien parfumé, et, grâce à sa
coquetterie, ne paraissait pas même son âge.
Quant à Rochefort, c’était autre chose, les cinq
années qu’il avait passées en prison avaient fort
vieilli ce digne ami de M. de Richelieu ; ses
cheveux noirs étaient devenus tout blancs, et les
couleurs bronzées de son teint avaient fait place à
une entière pâleur qui semblait de l’épuisement.
En l’apercevant, Mazarin secoua
imperceptiblement la tête d’un air qui voulait
dire : Voilà un homme qui ne me paraît plus bon
à grand-chose.
Après un silence qui fut assez long en réalité,
mais qui parut un siècle à Rochefort, Mazarin tira
d’une liasse de papiers une lettre tout ouverte, et
la montrant au gentilhomme :
– J’ai trouvé là une lettre où vous réclamez
votre liberté, monsieur de Rochefort. Vous êtes

69
donc en prison ?
Rochefort tressaillit à cette demande.
– Mais, dit-il, il me semblait que Votre
Éminence le savait mieux que personne.
– Moi ? pas du tout ! Il y a encore à la Bastille
une foule de prisonniers qui y sont du temps de
M. de Richelieu, et dont je ne sais pas même les
noms.
– Oh, mais, moi, c’est autre chose,
monseigneur ! Et vous saviez le mien, puisque
c’est sur un ordre de Votre Éminence que j’ai été
transporté du Châtelet à la Bastille.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Oui, je crois me souvenir, en effet ; n’avez-
vous pas, dans le temps, refusé de faire pour la
reine un voyage à Bruxelles ?
– Ah ! ah ! dit Rochefort, voilà donc la
véritable cause ? Je la cherche depuis cinq ans.
Niais que je suis, je ne l’avais pas trouvée !
– Mais je ne vous dis pas que ce soit la cause

70
de votre arrestation ; entendons-nous, je vous fais
cette question, voilà tout : n’avez-vous pas refusé
d’aller à Bruxelles pour le service de la reine,
tandis que vous aviez consenti à y aller pour le
service du feu cardinal ?
– C’est justement parce que j’y avais été pour
le service du feu cardinal, que je ne pouvais y
retourner pour celui de la reine. J’avais été à
Bruxelles dans une circonstance terrible. C’était
lors de la conspiration de Chalais. J’y avais été
pour surprendre la correspondance de Chalais
avec l’archiduc1, et déjà à cette époque, lorsque je
fus reconnu, je faillis y être mis en pièces.
Comment vouliez-vous que j’y retournasse ! Je
perdais la reine au lieu de la servir.
– Eh bien, vous comprenez, voici comment les
meilleures intentions sont mal interprétées, mon
cher monsieur de Rochefort. La reine n’a vu dans
votre refus qu’un refus pur et simple ; elle avait
eu fort à se plaindre de vous sous le feu cardinal,

1
Voir Mémoires de M.L.C.D.R., utilisées dans Louis XIV et
son siècle, chap. III. L’archiduc était le futur empereur
Ferdinand III (1608-1657).

71
Sa Majesté la reine !
Rochefort sourit avec mépris.
– C’était justement parce que j’avais bien servi
M. le cardinal de Richelieu contre la reine, que,
lui mort, vous deviez comprendre, monseigneur,
que je vous servirais bien contre tout le monde.
– Moi, monsieur de Rochefort, dit Mazarin,
moi, je ne suis pas comme M. de Richelieu, qui
visait à la toute-puissance ; je suis un simple
ministre qui n’a pas besoin de serviteurs, étant
celui de la reine. Or, Sa Majesté est très
susceptible ; elle aura su votre refus, elle l’aura
pris pour une déclaration de guerre, et elle
m’aura, sachant combien vous êtes un homme
supérieur et par conséquent dangereux, mon cher
monsieur de Rochefort, elle m’aura ordonné de
m’assurer de vous. Voilà comment vous vous
trouvez à la Bastille.
– Eh bien, monseigneur, il me semble, dit
Rochefort, que si c’est par erreur que je me
trouve à la Bastille...
– Oui, oui, reprit Mazarin, certainement tout

72
cela peut s’arranger ; vous êtes homme à
comprendre certaines affaires, vous, et, une fois
ces affaires comprises, à les bien pousser.
– C’était l’avis de M. le cardinal de Richelieu,
et mon admiration pour ce grand homme
s’augmente encore de ce que vous voulez bien
me dire que c’est aussi le vôtre.
– C’est vrai, reprit Mazarin, M. le cardinal
avait beaucoup de politique, c’est ce qui faisait sa
grande supériorité sur moi, qui suis un homme
tout simple et sans détours ; c’est ce qui me nuit,
j’ai une franchise toute française.
Rochefort se pinça les lèvres pour ne pas
sourire.
– Je viens donc au but. J’ai besoin de bons
amis, de serviteurs fidèles ; quand je dis : j’ai
besoin, je veux dire : la reine a besoin. Je ne fais
rien que par les ordres de la reine, moi, entendez-
vous bien ? Ce n’est pas comme M. le cardinal de
Richelieu, qui faisait tout à son caprice. Aussi, je
ne serai jamais un grand homme comme lui ;
mais en échange, je suis un bon homme,
monsieur de Rochefort, et j’espère que je vous le

73
prouverai.
Rochefort connaissait cette voix soyeuse, dans
laquelle glissait de temps en temps un sifflement
qui ressemblait à celui de la vipère.
– Je suis tout prêt à vous croire, monseigneur,
dit-il, quoique, pour ma part, j’aie eu peu de
preuves de cette bonhomie dont parle Votre
Éminence. N’oubliez pas, monseigneur, reprit
Rochefort voyant le mouvement qu’essayait de
réprimer le ministre, n’oubliez pas que depuis
cinq ans je suis à la Bastille, et que rien ne fausse
les idées comme de voir les choses à travers les
grilles d’une prison.
– Ah ! monsieur de Rochefort, je vous ai déjà
dit que je n’y étais pour rien dans votre prison. La
reine... colère de femme et de princesse, que
voulez-vous ! mais cela passe comme cela vient,
et après on n’y pense plus...
– Je conçois, monseigneur, qu’elle n’y pense
plus, elle qui a passé cinq ans au Palais-Royal, au
milieu des fêtes et des courtisans ; mais, moi, qui
les ai passés à la Bastille...

74
– Eh ! mon Dieu, mon cher monsieur de
Rochefort, croyez-vous que le Palais-Royal soit
un séjour bien gai ? Non pas, allez. Nous y avons
eu, nous aussi, nos grands tracas, je vous assure.
Mais, tenez, ne parlons plus de tout cela. Moi, je
joue cartes sur table, comme toujours. Voyons,
êtes-vous des nôtres, monsieur de Rochefort ?
– Vous devez comprendre, monseigneur, que
je ne demande pas mieux, mais je ne suis plus au
courant de rien, moi. À la Bastille, on ne cause
politique qu’avec les soldats et les geôliers, et
vous n’avez pas idée, monseigneur, comme ces
gens-là sont peu au courant des choses qui se
passent. J’en suis toujours à M. de Bassompierre,
moi... Il est toujours un des dix-sept seigneurs1 ?
– Il est mort, monsieur, et c’est une grande
perte. C’était un homme dévoué à la reine, lui, et
les hommes dévoués sont rares.
– Parbleu ! je crois bien, dit Rochefort. Quand

1
Les dix-sept seigneurs, les plus élégants de la cour, étaient
autorisés à demeurer au Louvre après la fermeture des
appartements, voir Louis XIV et son siècle, chap. I, note I.

75
vous en avez, vous les envoyez à la Bastille.
– Mais c’est qu’aussi, dit Mazarin, qu’est-ce
qui prouve le dévouement ?
– L’action, dit Rochefort.
– Ah ! oui, l’action ! reprit le ministre
réfléchissant ; mais où trouver des hommes
d’action ?
Rochefort hocha la tête.
– Il n’en manque jamais, monseigneur,
seulement vous cherchez mal.
– Je cherche mal ! que voulez-vous dire, mon
cher monsieur de Rochefort ? Voyons, instruisez-
moi. Vous avez dû beaucoup apprendre dans
l’intimité de feu Mgr le cardinal. Ah ! c’était un
si grand homme !
– Monseigneur se fâchera-t-il si je lui fais de
la morale ?
– Moi, jamais ! Vous le savez bien, on peut
tout me dire. Je cherche à me faire aimer, et non à
me faire craindre.
– Eh bien, monseigneur, il y a dans mon

76
cachot un proverbe écrit sur la muraille, avec la
pointe d’un clou.
– Et quel est ce proverbe ? demanda Mazarin.
– Le voici, monseigneur : Tel maître...
– Je le connais : tel valet.
– Non : tel serviteur. C’est un petit
changement que les gens dévoués dont je vous
parlais tout à l’heure y ont introduit pour leur
satisfaction particulière.
– Eh bien ! que signifie le proverbe ?
– Il signifie que M. de Richelieu a bien su
trouver des serviteurs dévoués, et par douzaines.
– Lui, le point de mire de tous les poignards !
lui qui a passé sa vie à parer tous les coups qu’on
lui portait !
– Mais il les a parés, enfin, et pourtant ils
étaient rudement portés. C’est que s’il avait de
bons ennemis, il avait aussi de bons amis.
– Mais voilà tout ce que je demande !
– J’ai connu des gens, continua Rochefort, qui
pensa que le moment était venu de tenir parole à

77
d’Artagnan, j’ai connu des gens qui, par leur
adresse, ont cent fois mis en défaut la pénétration
du cardinal ; par leur bravoure, battu ses gardes et
ses espions ; des gens qui sans argent, sans appui,
sans crédit, ont conservé une couronne à une tête
couronnée et fait demander grâce au cardinal.
– Mais ces gens dont vous parlez, dit Mazarin
en souriant en lui-même de ce que Rochefort
arrivait où il voulait le conduire, ces gens-là
n’étaient pas dévoués au cardinal, puisqu’ils
luttaient contre lui.
– Non, car ils eussent été mieux récompensés ;
mais ils avaient le malheur d’être dévoués à cette
même reine pour laquelle tout à l’heure vous
demandiez des serviteurs.
– Mais comment pouvez-vous savoir toutes
ces choses ?
– Je sais ces choses parce que ces gens-là
étaient mes ennemis à cette époque, parce qu’ils
luttaient contre moi, parce que je leur ai fait tout
le mal que j’ai pu, parce qu’ils me l’ont rendu de
leur mieux, parce que l’un d’eux, à qui j’avais eu
plus particulièrement affaire, m’a donné un coup

78
d’épée, voilà sept ans à peu près : c’était le
troisième que je recevais de la même main... la
fin d’un ancien compte.
– Ah ! fit Mazarin avec une bonhomie
admirable, si je connaissais des hommes pareils.
– Eh ! monseigneur, vous en avez un à votre
porte depuis plus de six ans, et que depuis six ans
vous n’avez jugé bon à rien.
– Qui donc ?
– Monsieur d’Artagnan.
– Ce Gascon ! s’écria Mazarin avec une
surprise parfaitement jouée.
– Ce Gascon a sauvé une reine, et fait
confesser à M. de Richelieu qu’en fait d’habileté,
d’adresse et de politique il n’était qu’un écolier.
– En vérité !
– C’est comme j’ai l’honneur de le dire à
Votre Éminence.
– Contez-moi un peu cela, mon cher monsieur
de Rochefort.
– C’est bien difficile, monseigneur, dit le

79
gentilhomme en souriant.
– Il me le contera lui-même, alors.
– J’en doute, monseigneur.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que le secret ne lui appartient pas ;
parce que, comme je vous l’ai dit, ce secret est
celui d’une grande reine.
– Et il était seul pour accomplir une pareille
entreprise ?
– Non, monseigneur, il avait trois amis, trois
braves qui le secondaient, des braves comme
vous en cherchiez tout à l’heure.
– Et ces quatre hommes étaient unis, dites-
vous ?
– Comme si ces quatre hommes eussent fait
qu’un, comme si ces quatre cœurs eussent battu
dans la même poitrine ; aussi, que n’ont-ils fait à
eux quatre !
– Mon cher monsieur de Rochefort, en vérité
vous piquez ma curiosité à un point que je ne puis
vous dire. Ne pourriez-vous donc me narrer cette

80
histoire ?
– Non, mais je puis vous dire un conte, un
véritable conte de fée, je vous en réponds,
monseigneur.
– Oh ! dites-moi cela, monsieur de Rochefort,
j’aime beaucoup les contes.
– Vous le voulez donc, monseigneur ? dit
Rochefort en essayant de démêler une intention
sur cette figure fine et rusée.
– Oui.
– Eh bien ! écoutez ! Il y avait une fois une
reine... mais une puissante reine, la reine d’un des
plus grands royaumes du monde, à laquelle un
grand ministre voulait beaucoup de mal pour lui
avoir voulu auparavant trop de bien. Ne cherchez
pas, monseigneur ! vous ne pourriez pas deviner
qui. Tout cela se passait bien longtemps avant
que vous vinssiez dans le royaume où reignait
cette reine. Or, il vint à la cour un ambassadeur si
brave, si riche et si élégant, que toutes les
femmes en devinrent folles, et que la reine elle-
même, en souvenir sans doute de la façon dont il

81
avait traité les affaires d’État, eut l’imprudence
de lui donner certaine parure si remarquable
qu’elle ne pouvait être remplacée. Comme cette
parure venait du roi, le ministre engagea celui-ci
à exiger de la princesse que cette parure figurât
dans sa toilette au prochain bal. Il est inutile de
vous dire, monseigneur, que le ministre savait de
science certaine que la parure avait suivi
l’ambassadeur, lequel ambassadeur était fort loin,
de l’autre côté des mers. La grande reine était
perdue ! perdue comme la dernière de ses
sujettes, car elle tombait du haut de sa grandeur.
– Vraiment, fit Mazarin.
– Eh bien, monseigneur ! quatre hommes
résolurent de la sauver. Ces quatre hommes, ce
n’étaient pas des princes, ce n’étaient pas des
ducs, ce n’étaient pas des hommes puissants, ce
n’étaient même pas des hommes riches ; c’étaient
quatre soldats ayant grand cœur, bon bras,
franche épée. Ils partirent. Le ministre savait leur
départ et avait aposté des gens sur la route pour
les empêcher d’arriver à leur but. Trois furent mis
hors de combat par de nombreux assaillants ;

82
mais un seul arriva au port, tua ou blessa ceux qui
voulaient l’arrêter, franchit la mer et rapporta la
parure à la grande reine, qui put l’attacher sur son
épaule au jour désigné, ce qui manqua de faire
damner le ministre. Que dites-vous de ce trait-là,
monseigneur ?
– C’est magnifique ! dit Mazarin rêveur.
– Eh bien ! j’en sais dix pareils.
Mazarin ne parlait plus, il songeait.
Cinq ou six minutes s’écoulèrent.
– Vous n’avez plus rien à me demander,
monseigneur, dit Rochefort.
– Si fait, et M. d’Artagnan était un de ces
quatre hommes, dites-vous ?
– C’est lui qui a mené toute l’entreprise.
– Et les autres, quels étaient-ils ?
– Monseigneur, permettez que je laisse à M.
d’Artagnan le soin de vous les nommer. C’étaient
ses amis et non les miens ; lui seul aurait quelque
influence sur eux, et je ne les connais même pas
sous leurs véritables noms.

83
– Vous vous défiez de moi, monsieur de
Rochefort. Eh bien, je veux être franc jusqu’au
bout ; j’ai besoin de vous, de lui, de tous !
– Commençons par moi, monseigneur,
puisque vous m’avez envoyé chercher et que me
voilà, puis vous passerez à eux. Vous ne vous
étonnerez pas de ma curiosité : lorsqu’il y a cinq
ans qu’on est en prison, on n’est pas fâché de
savoir où l’on va vous envoyer.
– Vous, mon cher monsieur de Rochefort,
vous aurez le poste de confiance, vous irez à
Vincennes où M. de Beaufort est prisonnier :
vous me le garderez à vue. Eh bien ! qu’avez-
vous donc ?
– J’ai que vous me proposez là une chose
impossible, dit Rochefort en secouant la tête d’un
air désappointé.
– Comment, une chose impossible ! Et
pourquoi cette chose est-elle impossible ?
– Parce que M. de Beaufort est un de mes
amis, ou plutôt que je suis un des siens ; avez-
vous oublié, monseigneur, que c’est lui qui avait

84
répondu de moi à la reine ?
– M. de Beaufort, depuis ce temps-là, est
l’ennemi de l’État.
– Oui, monseigneur, c’est possible ; mais
comme je ne suis ni roi, ni reine, ni ministre, il
n’est pas mon ennemi, à moi, et je ne puis
accepter ce que vous m’offrez.
– Voilà ce que vous appelez du dévouement ?
je vous en félicite ! Votre dévouement ne vous
engage pas trop, monsieur de Rochefort.
– Et puis, monseigneur, reprit Rochefort, vous
comprendrez que sortir de la Bastille pour rentrer
à Vincennes, ce n’est que changer de prison.
– Dites tout de suite que vous êtes du parti de
M. de Beaufort, et ce sera plus franc de votre
part.
– Monseigneur, j’ai été si longtemps enfermé
que je ne suis que d’un parti : c’est du parti du
grand air. Employez-moi à tout autre chose,
envoyez-moi en mission, occupez-moi
activement, mais sur les grands chemins, si c’est
possible !

85
– Mon cher monsieur de Rochefort, dit
Mazarin avec son air goguenard, votre zèle vous
emporte : vous vous croyez encore un jeune
homme, parce que le cœur y est toujours ; mais
les forces vous manqueraient. Croyez-moi donc :
ce qu’il vous faut maintenant, c’est du repos.
Holà, quelqu’un !
– Vous ne statuez donc rien sur moi,
monseigneur ?
– Au contraire, j’ai statué.
Bernouin entra.
– Appelez un huissier, dit-il, et restez près de
moi, ajouta-t-il tout bas.
Un huissier entra. Mazarin écrivit quelques
mots qu’il remit à cet homme, puis salua de la
tête.
– Adieu, monsieur de Rochefort ! dit-il.
Rochefort s’inclina respectueusement.
– Je vois, monseigneur, dit-il, que l’on me
reconduit à la Bastille.
– Vous êtes intelligent.

86
– J’y retourne, monseigneur ; mais, je vous le
répète, vous avez tort de ne pas savoir
m’employer.
– Vous, l’ami de mes ennemis !
– Que voulez-vous, il me fallait faire l’ennemi
de vos ennemis !
– Croyez-vous qu’il n’y ait que vous seul,
monsieur de Rochefort ? Croyez-moi, j’en
trouverai qui vous vaudront bien.
– Je vous le souhaite, monseigneur.
– C’est bien. Allez, allez ! À propos, c’est
inutile que vous m’écriviez davantage, monsieur
de Rochefort, vos lettres seraient des lettres
perdues.
« J’ai tiré les marrons du feu1, murmura
Rochefort en se retirant ; et si d’Artagnan n’est
pas content de moi quand je lui raconterai tout à
l’heure l’éloge que j’ai fait de lui, il sera difficile.
Mais où diable me mène-t-on ? »

1
Tirer les marrons du feu : voir La Fontaine, Fables, livre
IX, XVIII, « le Singe et le Chat ».

87
En effet, on conduisait Rochefort par le petit
escalier, au lieu de le faire passer par
l’antichambre, où attendait d’Artagnan. Dans la
cour, il trouva son carrosse et ses quatre hommes
d’escorte ; mais il chercha vainement son ami.
« Ah ! ah ! se dit en lui-même Rochefort, voilà
qui change terriblement la chose ! Et s’il y a
toujours un aussi grand nombre de populaire dans
les rues, eh bien ! nous tâcherons de prouver au
Mazarin que nous sommes encore bon à autre
chose, Dieu merci ! qu’à garder un prisonnier. »
Et il sauta dans le carrosse aussi légèrement
que s’il n’eût eu que vingt-cinq ans.

88
4

Anne d’Autriche à quarante-six ans

Resté seul avec Bernouin, Mazarin demeura


un instant pensif ; il en savait beaucoup, et
cependant il n’en savait pas encore assez.
Mazarin était tricheur au jeu ; c’est un détail que
nous a conservé Brienne : il appelait cela prendre
ses avantages. Il résolut de n’entamer la partie
avec d’Artagnan que lorsqu’il connaîtrait bien
toutes les cartes de son adversaire.
– Monseigneur n’ordonne rien ? demanda
Bernouin.
– Si fait, répondit Mazarin ; éclaire-moi, je
vais chez la reine.
Bernouin prit un bougeoir et marcha le
premier.
Il y avait un passage secret qui aboutissait des

89
appartements et du cabinet de Mazarin aux
appartements de la reine ; c’était par ce corridor
que passait le cardinal pour se rendre à toute
heure auprès d’Anne d’Autriche1.
En arrivant dans la chambre à coucher où
donnait ce passage, Bernouin rencontra Mme
Beauvais. Mme Beauvais et Bernouin étaient les
confidents intimes de ces amours surannées ; et
Mme Beauvais se chargea d’annoncer le cardinal à
Anne d’Autriche, qui était dans son oratoire avec
le jeune Louis XIV.
Anne d’Autriche, assise dans un grand
fauteuil, le coude appuyé sur une table et la tête
appuyée sur sa main, regardait l’enfant royal, qui,
couché sur le tapis, feuilletait un grand livre de
bataille. Anne d’Autriche était une reine qui
savait le mieux s’ennuyer avec majesté ; elle
restait quelquefois des heures ainsi retirée dans sa
chambre ou dans son oratoire, sans lire ni prier.

1
Le chemin par lequel le cardinal se rendait chez la reine
mère se voit encore au Palais-Royal, Mémoires de la princesse
Palatine, p. 331 (Note de Dumas)

90
Quant au livre avec lequel jouait le roi, c’était
un Quinte-Curce1 enrichi de gravures
représentant les hauts faits d’Alexandre.
Madame Beauvais apparut à la porte de
l’oratoire et annonça le cardinal de Mazarin.
L’enfant se releva sur un genou, le sourcil
froncé, et regardant sa mère :
– Pourquoi donc, dit-il, entre-t-il ainsi sans
faire demander audience ?
Anne rougit légèrement.
– Il est important, répliqua-t-elle, qu’un
premier ministre, dans les temps où nous
sommes, puisse venir rendre compte à toute heure
de ce qui se passe à la reine, sans avoir à exciter
la curiosité ou les commentaires de toute la cour.
– Mais il me semble que M. de Richelieu
n’entrait pas ainsi, répondit l’enfant implacable.
– Comment vous rappelez-vous ce que faisait

1
Peut-être Histoire d’Alexandre le Grand, tirée de Quinte-
Curce et autres auteurs, traduction de Lesfargues, Camusat,
1639 ; mais il ne renferme pas de gravures.

91
M. de Richelieu ? Vous ne pouvez le savoir, vous
étiez trop jeune1.
– Je ne me le rappelle pas, je l’ai demandé, on
me l’a dit.
– Et qui vous a dit cela ? reprit Anne
d’Autriche avec un mouvement d’humeur mal
déguisé.
– Je sais que je ne dois jamais nommer les
personnes qui répondent aux questions que je leur
fais, répondit l’enfant, ou que sans cela je
n’apprendrai plus rien.
En ce moment Mazarin entra. Le roi se leva
alors tout à fait, prit son livre, le plia et alla le
porter sur la table, près de laquelle il se tint
debout pour forcer Mazarin à se tenir debout
aussi.
Mazarin surveillait de son œil intelligent toute
cette scène, à laquelle il semblait demander
l’explication de celle qui l’avait précédée.
Il s’inclina respectueusement devant la reine et

1
Louis avait quatre ans à la mort de Richelieu.

92
fit une profonde révérence au roi, qui lui répondit
par un salut de tête assez cavalier ; mais un
regard de sa mère lui reprocha cet abandon aux
sentiments de haine que dès son enfance Louis
XIV avait vouée au cardinal, et il accueillit le
sourire sur les lèvres le compliment du ministre.
Anne d’Autriche cherchait à deviner sur le
visage de Mazarin la cause de cette visite
imprévue, le cardinal ordinairement ne venant
chez elle que lorsque tout le monde était retiré.
Le ministre fit un signe de tête imperceptible ;
alors la reine s’adressant à Mme Beauvais :
– Il est temps que le roi se couche, dit-elle,
appelez La Porte.
Déjà la reine avait dit deux ou trois fois au
jeune Louis de se retirer, et toujours l’enfant avait
tendrement insisté pour rester ; mais cette fois, il
ne fit aucune observation, seulement il se pinça
les lèvres et pâlit.
Un instant après, La Porte entra.
L’enfant alla droit à lui sans embrasser sa
mère.

93
– Eh bien, Louis, dit Anne, pourquoi ne
m’embrassez-vous point ?
– Je croyais que vous étiez fâchée contre moi,
madame : vous me chassez.
– Je ne vous chasse pas : seulement vous
venez d’avoir la petite vérole, vous êtes souffrant
encore, et je crains que veiller ne vous fatigue.
– Vous n’avez pas eu la même crainte quand
vous m’avez fait aller aujourd’hui au Palais pour
rendre ces méchants édits qui ont tant fait
murmurer le peuple.
– Sire, dit La Porte pour faire diversion, à qui
Votre Majesté veut-elle que je donne le
bougeoir ?
– À qui tu voudras, La Porte, répondit
l’enfant, pourvu, ajouta-t-il à haute voix, que ce
ne soit pas à Mancini.
M. Mancini était un neveu du cardinal que
Mazarin avait placé près du roi comme enfant
d’honneur et sur lequel Louis XIV reportait une

94
partie de la haine qu’il avait pour son ministre1.
Et le roi sortit sans embrasser sa mère et sans
saluer le cardinal.
– À la bonne heure ! dit Mazarin ; j’aime à
voir qu’on élève Sa Majesté dans l’horreur de la
dissimulation.
– Pourquoi cela ? demanda la reine d’un air
presque timide.
– Mais il me semble que la sortie du roi n’a
pas besoin de commentaires ; d’ailleurs, Sa
Majesté ne se donne pas la peine de cacher le peu
d’affection qu’elle me porte : ce qui ne
m’empêche pas, du reste, d’être tout dévoué à son
service, comme à celui de Votre Majesté.
– Je vous demande pardon pour lui, cardinal,
dit la reine, c’est un enfant qui ne peut encore

1
La Porte avait été nommé premier valet de chambre du roi
en 1645. L’aversion du jeune roi pour Mancini est notée par La
Porte (Mémoires, Petitot, tome LIX, p. 415) : « Le roi me
défendait toujours de le donner à M. de Mancini, […], tant il
avait de peine à souffrir auprès de lui ceux qui appartenaient à
Son Éminence. »

95
savoir toutes les obligations qu’il vous a.
Le cardinal sourit.
– Mais, continua la reine, vous étiez venu sans
doute pour quelque objet important, qu’y a-t-il
donc ?
Mazarin s’assit ou plutôt se renversa dans une
large chaise, et d’un air mélancolique :
– Il y a, dit-il, que, selon toute probabilité,
nous serons forcés de nous quitter bientôt, à
moins que vous ne poussiez le dévouement pour
moi jusqu’à me suivre en Italie.
– Et pourquoi cela ? demanda la reine.
– Parce que, comme dit l’opéra de Thisbé,
reprit Mazarin :
Le monde entier conspire à diviser nos feux1.
– Vous plaisantez, monsieur ! dit la reine en
essayant de reprendre un peu de son ancienne
dignité.

1
Nous n’avons pas retrouvé d’opéra appelé Thisbé, non
plus que les vers cités par Mazarin.

96
– Hélas, non, madame ! dit Mazarin, je ne
plaisante pas le moins du monde ; je pleurerais
bien plutôt, je vous prie de le croire ; et il y a de
quoi, car notez bien que j’ai dit :
Le monde entier conspire à diviser nos feux.
Or, comme vous faites partie du monde entier, je
veux dire que vous aussi m’abandonnez.
– Cardinal !
– Eh ! mon Dieu, ne vous ai-je pas vue sourire
l’autre jour très agréablement à M. le duc
d’Orléans ou plutôt à ce qu’il vous disait !
– Et que me disait-il ?
– Il vous disait, madame : « C’est votre
Mazarin qui est la pierre d’achoppement ; qu’il
parte, et tout ira bien. »
– Que vouliez-vous que je fisse ?
– Oh ! madame, vous êtes la reine, ce me
semble !
– Belle royauté, à la merci du premier
gribouilleur de paperasses du Palais-Royal ou du
premier gentillâtre du royaume !

97
– Cependant vous êtes assez forte pour
éloigner de vous les gens qui vous déplaisent.
– C’est-à-dire qui vous déplaisent, à vous !
répondit la reine.
– À moi !
– Sans doute. Qui a renvoyé Mme de
Chevreuse1, qui pendant douze ans avait été
persécutée sous l’autre règne ?
– Une intrigante qui voulait continuer contre
moi les cabales commencées contre M. de
Richelieu !
– Qui a renvoyé Mme de Hautefort2, cette amie
si parfaite, qu’elle avait refusé les bonnes grâces
du roi pour rester dans les miennes ?
– Une prude qui vous disait chaque soir, en
vous déshabillant, que c’était perdre votre âme

1
Rentrée à grâce au début de la Régence (arrivée à Paris le
14 juin 1643, de Bruxelles), elle fut de nouveau exilée pour
conspiration, à Couzières en Touraine, puis menacée d’être
arrêtée, elle s’enfuit en Angleterre.
2
Sur ce renvoi, voir Mme de Motteville, Mémoires, livre
second (Petitot, tome XXXVII, p. 63-66).

98
que d’aimer un prêtre, comme si on était prêtre
parce qu’on est cardinal.
– Qui a fait arrêter M. de Beaufort ?
– Un brouillon qui ne parlait de rien moins
que de m’assassiner !
– Vous voyez bien, cardinal, reprit la reine,
que vos ennemis sont les miens.
– Ce n’est pas assez, madame, il faudrait
encore que vos amis fussent les miens aussi.
– Mes amis, monsieur !... La reine secoua la
tête : Hélas ! je n’en ai plus.
– Comment n’avez-vous plus d’amis dans le
bonheur, quand vous en aviez bien dans
l’adversité ?
– Parce que, dans le bonheur, j’ai oublié ces
amis-là, monsieur, parce que j’ai fait comme la
reine Marie de Médicis, qui, au retour de son
premier exil, a méprisé tous ceux qui avaient
souffert pour elle, et qui proscrite une seconde
fois, est morte à Cologne1, abandonnée du monde

1
Marie de Médicis était morte le 3 juillet 1642 à Cologne

99
entier et même de son fils, parce que tout le
monde la méprisait à son tour.
– Eh bien, voyons ! dit Mazarin, ne serait-il
pas temps de réparer le mal ? Cherchez parmi vos
amis vos plus anciens.
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
– Rien autre chose que ce que je dis :
cherchez.
– Hélas ! j’ai beau regarder autour de moi, je
n’ai d’influence sur personne. Monsieur, comme
toujours, est conduit par son favori : hier c’était
Choisy, aujourd’hui c’est La Rivière, demain ce
sera un autre. M. le Prince est conduit par le
coadjuteur, qui est conduit par Mme de
Guéménée.
– Aussi, madame, je ne vous dis pas de
regarder parmi vos amis du jour, mais parmi vos
amis d’autrefois.
– Parmi mes amis d’autrefois ? fit la reine.
– Oui, parmi vos amis d’autrefois, parmi ceux

où elle résidait depuis le mois d’octobre précédent.

100
qui vous ont aidée à lutter contre M. le duc de
Richelieu, à le vaincre même.
« Où veut-il en venir ? » murmura la reine en
regardant le cardinal avec inquiétude.
– Oui, continua celui-ci, en certaines
circonstances, avec cet esprit puissant et fin qui
caractérise Votre Majesté, vous avez su, grâce au
concours de vos amis, repousser les attaques de
cet adversaire.
– Moi ! dit la reine, j’ai souffert, voilà tout.
– Oui, dit Mazarin, comme souffrent les
femmes en se vengeant. Voyons, allons au fait !
connaissez-vous M. de Rochefort ?
– M. de Rochefort n’était pas un de mes amis,
dit la reine, mais bien au contraire de mes
ennemis les plus acharnés, un des plus fidèles de
M. le cardinal. Je croyais que vous saviez cela.
– Je le sais si bien, répondit Mazarin, que nous
l’avons fait mettre à la Bastille.
– En est-il sorti ? demanda la reine.
– Non, rassurez-vous, il y est toujours ; aussi
je ne vous parle de lui que pour arriver à un autre.

101
Connaissez-vous M. d’Artagnan ? continua
Mazarin en regardant la reine en face.
Anne d’Autriche reçut le coup en plein cœur.
« Le Gaston aurait-il été indiscret ? »
murmura-t-elle.
Puis tout haut :
– D’Artagnan ! ajouta-t-elle. Attendez donc,
Oui, certainement, ce nom-là m’est familier.
D’Artagnan, un mousquetaire, qui aimait une de
mes femmes, pauvre petite créature qui est morte
empoisonnée à cause de moi.
– Voilà tout ? dit Mazarin.
La reine regarda le cardinal avec étonnement.
– Mais, monsieur, dit-elle, il me semble que
vous me faites subir un interrogatoire ?
– Auquel, en tout cas, dit Mazarin avec son
éternel sourire et sa voix toujours douce, vous ne
répondez que selon votre fantaisie.
– Exposez clairement vos désirs, monsieur, et
j’y répondrai de même, dit la reine avec un
commencement d’impatience.

102
– Eh bien, madame ! dit Mazarin en
s’inclinant, je désire que vous me fassiez part de
vos amis, comme je vous ai fait part du peu
d’industrie et de talent que le ciel a mis en moi.
Les circonstances sont graves, et il va falloir agir
énergiquement.
– Encore ! dit la reine, je croyais que nous en
serions quittes avec M. de Beaufort.
– Oui ! vous n’avez vu que le torrent qui
voulait tout renverser, et vous n’avez pas fait
attention à l’eau dormante. Il y a cependant en
France un proverbe sur l’eau qui dort.
– Achevez, dit la reine.
– Eh bien ! continua Mazarin, je souffre tous
les jours les affronts que me font vos princes et
vos valets titrés, tous automates qui ne voient pas
que je tiens leur fil, et qui, sous ma gravité
patiente, n’ont pas deviné le rire de l’homme
irrité, qui s’est juré à lui-même d’être un jour le
plus fort. Nous avons fait arrêter M. de Beaufort,
c’est vrai ; mais c’était le moins dangereux de
tous, il y a encore M. le Prince...

103
– Le vainqueur de Rocroy ! y pensez-vous ?
– Oui, madame, et fort souvent ; mais
patienza, comme nous disons, nous autres
Italiens. Puis, après M. de Condé, il y a M. le duc
d’Orléans.
– Que dites-vous là ? le premier prince du
sang, l’oncle du roi !
– Non pas le premier prince du sang, non pas
l’oncle du roi, mais le lâche conspirateur qui,
sous l’autre règne, poussé par son caractère
capricieux et fantasque, rongé d’ennuis
misérables, dévoré d’une plate ambition, jaloux
de tout ce qui le dépassait en loyauté et en
courage, irrité de n’être rien, grâce à sa nullité,
s’est fait l’écho de tous les mauvais bruits, s’est
fait l’âme de toutes les cabales, a fait signe d’aller
en avant à tous ces braves gens qui ont eu la
sottise de croire à la parole d’un homme du sang
royal, et qui les a reniés lorsqu’ils sont montés
sur l’échafaud ! Non pas le premier prince du
sang, non pas l’oncle du roi, je le répète, mais
l’assassin de Chalais, de Montmorency et de
Cinq-Mars, qui essaye aujourd’hui de jouer le

104
même jeu, et qui se figure qu’il gagnera la partie
parce qu’il changera d’adversaire et parce qu’au
lieu d’avoir en face de lui un homme qui menace
il a un homme qui sourit. Mais il se trompe, il
aura perdu à perdre M. de Richelieu, et je n’ai pas
intérêt à laisser près de la reine ce ferment de
discorde avec lequel feu M. le cardinal a fait
bouillir vingt ans la bile du roi.
Anne rougit et cacha sa tête dans ses deux
mains.
– Je ne veux point humilier Votre Majesté,
reprit Mazarin, revenant à un ton plus calme,
mais en même temps d’une fermeté étrange. Je
veux qu’on respecte la reine et qu’on respecte son
ministre, puisque aux yeux de tous je ne suis que
cela. Votre Majesté sait, elle, que je ne suis pas,
comme beaucoup de gens le disent, un pantin
venu d’Italie ; il faut que tout le monde le sache
comme Votre Majesté.
– Eh bien donc, que dois-je faire ? dit Anne
d’Autriche courbée sous cette voix dominatrice.
– Vous devez chercher dans votre souvenir le
nom de ces hommes fidèles et dévoués qui ont

105
passé la mer malgré M. de Richelieu, en laissant
des traces de leur sang tout le long de la route,
pour rapporter à Votre Majesté certaine parure
qu’elle avait donnée à M. de Buckingham.
Anne se leva majestueuse et irritée comme si
un ressort d’acier l’eût fait bondir, et, regardant le
cardinal avec cette hauteur et cette dignité qui la
rendaient si puissante aux jours de sa jeunesse :
– Vous m’insultez, monsieur ! dit-elle.
– Je veux enfin, continua Mazarin, achevant la
pensée qu’avait tranchée par le milieu le
mouvement de la reine, je veux que vous fassiez
aujourd’hui pour votre mari ce que vous avez fait
autrefois pour votre amant.
– Encore cette calomnie ! s’écria la reine. Je la
croyais cependant bien morte et bien étouffée, car
vous me l’aviez épargnée jusqu’à présent ; mais
voilà que vous m’en parlez à votre tour. Tant
mieux ! car il en sera question cette fois entre
nous, et tout sera fini, entendez-vous bien ?
– Mais, madame, dit Mazarin étonné de ce
retour de force, je ne demande pas que vous me

106
disiez tout.
– Et moi je veux tout vous dire, répondit Anne
d’Autriche. Écoutez donc. Je veux vous dire qu’il
y avait effectivement à cette époque quatre cœurs
dévoués, quatre âmes loyales, quatre épées
fidèles, qui m’ont sauvé plus que la vie,
monsieur, qui m’ont sauvé l’honneur.
– Ah ! vous l’avouez, dit Mazarin.
– N’y a-t-il donc que les coupables dont
l’honneur soit en jeu, monsieur, et ne peut-on pas
déshonorer quelqu’un, une femme surtout, avec
des apparences ! Oui, les apparences étaient
contre moi et j’allais être déshonorée, et
cependant, je le jure, je n’étais pas coupable. Je le
jure...
La reine chercha une chose sainte sur laquelle
elle pût jurer ; et tirant d’une armoire perdue dans
la tapisserie un petit coffret de bois de rose
incrusté d’argent1, et le posant sur l’autel :

1
Voir Vigny, Cinq-Mars, chap. XV (« L’Alcôve ») : Anne
d’Autriche montre à Marie de Gonzague un coffret contenant
« un couteau d’une forme grossière dont la poignée était de fer

107
– Je le jure, reprit-elle, sur ces reliques
sacrées, j’aimais M. de Buckingham, mais M. de
Buckingham n’était pas mon amant !
– Et quelles sont ces reliques sur lesquelles
vous faites ce serment, madame ? dit en souriant
Mazarin ; car je vous en préviens, en ma qualité
de Romain je suis incrédule : il y a relique et
relique.
La reine détacha une petite clef d’or de son
cou et la présenta au cardinal.
– Ouvrez, monsieur, dit-elle, et voyez vous-
même.
Mazarin étonné prit la clef et ouvrit le coffret,
dans lequel il ne trouva qu’un couteau rongé par
la rouille et deux lettres dont l’une était tachée de
sang.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Mazarin.
– Qu’est-ce que cela, monsieur ? dit Anne

et la lame très rouillée ; il était posé sur quelques lettres ployées


avec soin, sur lesquelles était le nom de Buckingham ». Dumas
et Vigny ont-ils eu une source commune?

108
d’Autriche avec son geste de reine et en étendant
sur le coffret ouvert un bras resté parfaitement
beau malgré les années, je vais vous le dire. Ces
deux lettres sont les deux seules lettres que je lui
aie jamais écrites. Ce couteau, c’est celui dont
Felton l’a frappé. Lisez ces lettres, monsieur, et
vous verrez si j’ai menti.
Malgré la permission qui lui était donnée,
Mazarin, par un sentiment naturel, au lieu de lire
les lettres, prit le couteau que Buckingham
mourant avait arraché de sa blessure, et qu’il
avait, par La Porte, envoyé à la reine ; la lame en
était toute rongée ; car le sang était devenu de la
rouille ; puis après un instant d’examen, pendant
lequel la reine était devenue aussi blanche que la
nappe de l’autel sur lequel elle était appuyée, il le
replaça dans le coffret avec un frisson
involontaire.
– C’est bien, madame, dit-il, je m’en rapporte
à votre serment.
– Non, non ! lisez, dit la reine en fronçant le
sourcil ; lisez, je le veux, je l’ordonne, afin,
comme je l’ai résolu, que tout soit fini de cette

109
fois, et que nous ne revenions plus sur ce sujet.
Croyez-vous, ajouta-t-elle avec un sourire
terrible, que je sois disposée à rouvrir ce coffret à
chacune de vos accusations à venir ?
Mazarin, dominé par cette énergie, obéit
presque machinalement et lut les deux lettres1.
L’une était celle par laquelle la reine redemandait
les ferrets à Buckingham ; c’était celle qu’avait
portée d’Artagnan, et qui était arrivée à temps.
L’autre était celle que La Porte avait remise au
duc, dans laquelle la reine le prévenait qu’il allait
être assassiné et qui était arrivée trop tard.
– C’est bien, madame, dit Mazarin, et il n’y a
rien à répondre à cela.
– Si, monsieur, dit la reine en refermant le
coffret et en appuyant sa main dessus ; si, il y a
quelque chose à répondre : c’est que j’ai toujours
été ingrate envers ces hommes qui m’ont sauvée,
moi, et qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour le
sauver, lui ; c’est que je n’ai rien donné à ce

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XVII (« elle écrivit
deux lignes »), XX et LIX.

110
brave d’Artagnan, dont vous me parliez tout à
l’heure, que ma main à baiser, et ce diamant.
La reine étendit sa belle main vers le cardinal
et lui montra une pierre admirable qui scintillait à
son doigt.
– Il l’a vendu, à ce qu’il paraît, reprit-elle,
dans un moment de gêne ; il l’a vendu pour me
sauver une seconde fois, car c’était pour envoyer
un messager au duc et pour le prévenir qu’il
devait être assassiné.
– D’Artagnan le savait donc ?
– Il savait tout. Comment faisait-il ? Je
l’ignore. Mais enfin il l’a vendu à M. des Essarts,
au doigt duquel je l’ai vu, et de qui je l’ai
racheté ; mais ce diamant lui appartient,
monsieur, rendez-le-lui donc de ma part, et,
puisque vous avez le bonheur d’avoir près de
vous un pareil homme, tâchez de l’utiliser.
– Merci, madame ! dit Mazarin, je profiterai
du conseil.
– Et maintenant, dit la reine comme brisée par
l’émotion, avez-vous autre chose à me

111
demander ?
– Rien, madame, répondit le cardinal de sa
voix la plus caressante, que de vous supplier de
me pardonner mes injustes soupçons ; mais je
vous aime tant, qu’il n’est pas étonnant que je
sois jaloux, même du passé.
Un sourire d’une indéfinissable expression
passa sur les lèvres de la reine.
– Eh bien, alors, monsieur, dit-elle, si vous
n’avez rien autre chose à me demander, laissez-
moi ; vous devez comprendre qu’après une
pareille scène j’ai besoin d’être seule.
Mazarin s’inclina.
– Je me retire, madame, dit-il ; me permettez-
vous de revenir ?
– Oui, mais demain ; je n’aurai pas trop de
tout ce temps pour me remettre.
Le cardinal prit la main de la reine et la lui
baisa galamment, puis il se retira.
À peine fut-il sorti que la reine passa dans
l’appartement de son fils et demanda à La Porte
si le roi était couché. La Porte lui montra de la

112
main l’enfant qui dormait.
Anne d’Autriche monta sur les marches du lit,
approcha ses lèvres du front plissé de son fils et y
déposa doucement un baiser ; puis elle se retira
silencieuse comme elle était venue, se contentant
de dire au valet de chambre.
– Tâchez donc, mon cher La Porte, que le roi
fasse meilleure mine à M. le cardinal, auquel lui
et moi avons de si grandes obligations.

113
5

Gascon et Italien

Pendant ce temps le cardinal était revenu dans


son cabinet, à la porte duquel veillait Bernouin, à
qui il demanda si rien ne s’était passé de nouveau
et s’il n’était venu aucune nouvelle du dehors.
Sur sa réponse négative il lui fit signe de se
retirer.
Resté seul, il alla ouvrir la porte du corridor,
puis celle de l’antichambre ; d’Artagnan, fatigué,
dormait sur une banquette.
– Monsieur d’Artagnan ! dit-il d’une voix
douce.
D’Artagnan ne broncha point.
– Monsieur d’Artagnan ! dit-il plus haut.
D’Artagnan continua de dormir.
Le cardinal s’avança vers lui et lui toucha

114
l’épaule du bout du doigt.
Cette fois d’Artagnan tressaillit, se réveilla, et,
en se réveillant, se trouva tout debout et comme
un soldat sous les armes.
– Me voilà, dit-il ; qui m’appelle ?
– Moi, dit Mazarin avec son visage le plus
souriant.
– J’en demande pardon à Votre Éminence, dit
d’Artagnan, mais j’étais si fatigué...
– Ne me demandez pas pardon, monsieur, dit
Mazarin, car vous vous êtes fatigué à mon
service.
D’Artagnan admira l’air gracieux du ministre.
« Ouais ! dit-il entre ses dents, est-il vrai le
proverbe qui dit que le bien vient en dormant ? »
– Suivez-moi, monsieur ! dit Mazarin.
« Allons, allons, murmura d’Artagnan,
Rochefort m’a tenu parole ; seulement, par où
diable est-il passé ? »
Et il regarda jusque dans les moindres recoins
du cabinet mais il n’y avait plus de Rochefort.

115
– Monsieur d’Artagnan, dit Mazarin en
s’asseyant et en s’accommodant sur son fauteuil,
vous m’avez toujours paru un brave et galant
homme.
« C’est possible, pensa d’Artagnan, mais il a
mis le temps à me le dire. »
Ce qui ne l’empêcha pas de saluer Mazarin
jusqu’à terre pour répondre à son compliment.
– Eh bien, continua Mazarin, le moment est
venu de mettre à profit vos talents et votre
valeur !
Les yeux de l’officier lancèrent comme un
éclair de joie qui s’éteignit aussitôt, car il ne
savait pas où Mazarin en voulait venir.
– Ordonnez, monseigneur, dit-il, je suis prêt à
obéir à Votre Éminence.
– Monsieur d’Artagnan, continua Mazarin,
vous avez fait sous le dernier règne certains
exploits...
– Votre Éminence est trop bonne de se
souvenir... C’est vrai, j’ai fait la guerre avec assez
de succès.

116
– Je ne parle pas de vos exploits guerriers, dit
Mazarin car, quoiqu’ils aient fait quelque bruit,
ils ont été surpassés par les autres.
D’Artagnan fit l’étonné.
– Eh bien, dit Mazarin, vous ne répondez pas ?
– J’attends, reprit d’Artagnan, que
monseigneur me dise de quels exploits il veut
parler.
– Je parle de l’aventure... Hé ! vous savez bien
ce que je veux dire.
– Hélas ! non, monseigneur, répondit
d’Artagnan tout étonné.
– Vous êtes discret, tant mieux. Je veux parler
de cette aventure de la reine, de ces ferrets, de ce
voyage que vous avez fait avec trois de vos amis.
« Hé ! hé ! pensa le Gascon, est-ce un piège ?
Tenons-nous ferme. »
Et il arma ses traits d’une stupéfaction que lui
eût enviée Mondori ou Bellerose, les deux
meilleurs comédiens de l’époque.
– Fort bien ! dit Mazarin en riant, bravo ! on

117
m’avait bien dit que vous étiez l’homme qu’il me
fallait. Voyons, là, que feriez-vous bien pour
moi ?
– Tout ce que Votre Éminence m’ordonnera
de faire, dit d’Artagnan.
– Vous feriez pour moi ce que vous avez fait
autrefois pour une reine ?
« Décidément, se dit d’Artagnan à lui-même,
on veut me faire parler ; voyons-le venir. Il n’est
pas plus fin que le Richelieu !... Que diable !... »
– Pour une reine, monseigneur ! je ne
comprends pas.
– Vous ne comprenez pas que j’ai besoin de
vous et de vos trois amis ?
– De quels amis, monseigneur ?
– De vos trois amis d’autrefois.
– Autrefois, monseigneur, répondit
d’Artagnan, je n’avais pas trois amis, j’en avais
cinquante. À vingt ans, on appelle tout le monde
ses amis.
– Bien, bien, monsieur l’officier ! dit Mazarin,

118
la discrétion est une belle chose ; mais
aujourd’hui vous pourriez vous repentir d’avoir
été trop discret.
– Monseigneur, Pythagore faisait garder
pendant cinq ans le silence à ses disciples pour
leur apprendre à se taire1.
– Et vous l’avez gardé vingt ans, monsieur.
C’est quinze ans de plus qu’un philosophe
pythagoricien, ce qui me semble raisonnable.
Parlez donc aujourd’hui, car la reine elle-même
vous relève de votre serment.
– La reine ! dit d’Artagnan avec un
étonnement, qui, cette fois, n’était pas joué.
– Oui, la reine ! et pour preuve que je vous
parle en son nom, c’est qu’elle m’a dit de vous
montrer ce diamant qu’elle prétend que vous
connaissez, et qu’elle a racheté de M. des Essarts.
Et Mazarin étendit la main vers l’officier, qui
soupira en reconnaissant la bague que la reine lui

1
« Les adeptes devaient subir un silence de deux, trois ou
cinq ans », (Michaud, Biographie universelle).

119
avait donnée le soir du bal de l’Hôtel de Ville1.
– C’est vrai ! dit d’Artagnan, je reconnais ce
diamant, qui a appartenu à la reine.
– Vous voyez donc bien que je vous parle en
son nom. Répondez-moi donc sans jouer
davantage la comédie. Je vous l’ai déjà dit, et je
vous le répète, il y va de votre fortune.
– Ma foi, monseigneur ! j’ai grand besoin de
faire fortune. Votre Éminence m’a oublié si
longtemps !
– Il ne faut que huit jours pour réparer cela.
Voyons, vous voilà, vous, mais où sont vos
amis ?
– Je n’en sais rien, monseigneur.
– Comment, vous n’en savez rien ?
– Non ; il y a longtemps que nous nous
sommes séparés, car tous trois ont quitté le
service.
– Mais où les retrouverez-vous ?

1
Les Trois Mousquetaires, chap. XXII.

120
– Partout où ils seront. Cela me regarde.
– Bien ! Vos conditions ?
– De l’argent, monseigneur, tant que nos
entreprises en demanderont. Je me rappelle trop
combien parfois nous avons été empêchés, faute
d’argent, et sans ce diamant, que j’ai été obligé
de vendre, nous serions restés en chemin.
– Diable ! de l’argent, et beaucoup ! dit
Mazarin ; comme vous y allez, monsieur
l’officier ! Savez-vous bien qu’il n’y en a pas,
d’argent, dans les coffres du roi ?
– Faites comme moi, alors, monseigneur,
vendez les diamants de la couronne ; croyez-moi,
ne marchandons pas, on fait mal les grandes
choses avec de petits moyens.
– Eh bien ! dit Mazarin, nous verrons à vous
satisfaire.
– Richelieu, pensa d’Artagnan, m’eût déjà
donné cinq cents pistoles d’arrhes.
– Vous serez donc à moi ?
– Oui, si mes amis le veulent.

121
– Mais, à leur refus, je pourrais compter sur
vous ?
– Je n’ai jamais rien fait de bon seul, dit
d’Artagnan en secouant la tête.
– Allez donc les trouver.
– Que leur dirai-je pour les déterminer à servir
Votre Éminence ?
– Vous les connaissez mieux que moi. Selon
leurs caractères vous promettrez.
– Que promettrai-je ?
– Qu’ils me servent comme ils ont servi la
reine, et ma reconnaissance sera éclatante.
– Que ferons-nous ?
– Tout, puisqu’il paraît que vous savez tout
faire.
– Monseigneur, lorsqu’on a confiance dans les
gens et qu’on veut qu’ils aient confiance en nous,
on les renseigne mieux que ne fait Votre
Éminence.
– Lorsque le moment d’agir sera venu, soyez
tranquille, reprit Mazarin, vous aurez toute ma

122
pensée.
– Et jusque-là ?
– Attendez et cherchez vos amis.
– Monseigneur, peut-être ne sont-ils pas à
Paris, c’est probable même, il va falloir voyager.
Je ne suis qu’un lieutenant de mousquetaires fort
pauvre et les voyages sont chers.
– Mon intention, dit Mazarin, n’est pas que
vous paraissiez avec un grand train, mes projets
ont besoin de mystère et souffriraient d’un trop
grand équipage.
– Encore, monseigneur, ne puis-je voyager
avec ma paye, puisque l’on est en retard de trois
mois avec moi ; et je ne puis voyager avec mes
économies, attendu que depuis vingt-deux ans
que je suis au service je n’ai économisé que des
dettes.
Mazarin resta un instant pensif, comme si un
grand combat se livrait en lui ; puis allant à une
armoire fermée d’une triple serrure, il en tira un
sac, et le pesant dans sa main deux ou trois fois
avant de le donner à d’Artagnan :

123
– Prenez donc ceci, dit-il avec un soupir, voilà
pour le voyage.
« Si ce sont des doublons d’Espagne ou même
des écus d’or, pensa d’Artagnan, nous pourrons
encore faire affaire ensemble. »
Il salua le cardinal et engouffra le sac dans sa
large poche.
– Eh bien, c’est donc dit, répondit le cardinal,
vous allez voyager...
– Oui, monseigneur.
– Écrivez-moi tous les jours pour me donner
des nouvelles de votre négociation.
– Je n’y manquerai pas, monseigneur.
– Très bien. À propos, le nom de vos amis ?
– Le nom de mes amis ? répéta d’Artagnan
avec un reste d’inquiétude.
– Oui ; pendant que vous cherchez de votre
côté, moi, je m’informerai du mien et peut-être
apprendrai-je quelque chose.
– M. le comte de La Fère, autrement dit
Athos ; M. du Vallon, autrement dit Porthos, et

124
M. le chevalier d’Herblay, aujourd’hui l’abbé
d’Herblay, autrement dit Aramis.
Le cardinal sourit.
– Des cadets, dit-il, qui s’étaient engagés aux
mousquetaires sous de faux noms pour ne pas
compromettre leurs noms de famille. Longues
rapières, mais bourses légères ; on connaît cela.
– Si Dieu veut que ces rapières-là passent au
service de Votre Éminence, dit d’Artagnan, j’ose
exprimer un désir, c’est que ce soit à son tour la
bourse de monseigneur qui devienne légère et la
leur qui devienne lourde ; car avec ces trois
hommes et moi, Votre Éminence remuera toute la
France et même toute l’Europe, si cela lui
convient.
– Ces Gascons, dit Mazarin en riant, valent
presque les Italiens pour la bravade.
– En tout cas, dit d’Artagnan avec un sourire
pareil à celui du cardinal, ils valent mieux pour
l’estocade.
Et il sortit après avoir demandé un congé qui
lui fut accordé à l’instant et signé par Mazarin

125
lui-même.
À peine dehors il s’approcha d’une lanterne
qui était dans la cour et regarda précipitamment
dans le sac.
– Des écus d’argent1 ! fit-il avec mépris ; je
m’en doutais. Ah ! Mazarin, Mazarin ! tu n’as
pas confiance en moi ! tant pis ! cela te portera
malheur ! »
Pendant ce temps le cardinal se frottait les
mains.
– Cent pistoles, murmura-t-il, cent pistoles !
pour cent pistoles j’ai eu un secret que M. de
Richelieu aurait payé vingt mille écus. Sans
compter ce diamant, en jetant amoureusement les
yeux sur la bague qu’il avait gardée, au lieu de la
donner à d’Artagnan ; sans compter ce diamant,
qui vaut au moins dix mille livres.

1
L’écu d’argent valait trois livres ; le doublon est une
monnaie d’or valant le double d’un écu d’or, lequel
correspondait à six livres. La pistole ayant une valeur de dix
livres, Mazarin a remis à d’Artagnan mille livres, soit environ
trois cent trente-trois écus d’argent.

126
Et le cardinal rentra dans sa chambre tout
joyeux de cette soirée dans laquelle il avait fait
un si beau bénéfice, plaça la bague dans un écrin
garni de brillants de toute espèce, car le cardinal
avait le goût des pierreries, et il appela Bernouin
pour le déshabiller, sans davantage se préoccuper
des rumeurs qui continuaient de venir par
bouffées battre les vitres, et des coups de fusil qui
retentissaient encore dans Paris, quoiqu’il fût plus
de onze heures du soir.
Pendant ce temps d’Artagnan s’acheminait
vers la rue Tiquetonne1, où il demeurait à l’hôtel
de La Chevrette.
Disons en peu de mots comment d’Artagnan
avait été amené à faire choix de cette demeure.

1
Entre les rues Montorgueil et Montmartre, elle venait
d’abandonner son nom primitif de Quiquetonne.

127
6

D’Artagnan à quarante ans1

Hélas ! depuis l’époque où, dans notre roman


des Trois Mousquetaires, nous avons quitté
d’Artagnan, rue des Fossoyeurs, 12, il s’était
passé bien des choses, et surtout bien des années.
D’Artagnan n’avait pas manqué aux
circonstances, mais les circonstances avaient
manqué à d’Artagnan. Tant que ses amis
l’avaient entouré, d’Artagnan était resté dans sa
jeunesse et sa poésie ; c’était une de ces natures
fines et ingénieuses qui s’assimilent facilement
les qualités des autres. Athos lui donnait de sa
grandeur, Porthos de sa verve, Aramis de son

1
Au chap. I, des Trois Mousquetaires, d’Artagnan est un
« Don Quichotte à dix-huit ans » ; par la suite, son âge varie de
dix-huit à vingt ans.

128
élégance. Si d’Artagnan eût continué de vivre
avec ces trois hommes, il fût devenu un homme
supérieur. Athos le quitta le premier, pour se
retirer dans cette petite terre dont il avait hérité
du côté de Blois ; Porthos, le second, pour
épouser sa procureuse ; enfin, Aramis, le
troisième, pour entrer définitivement dans les
ordres et se faire abbé. À partir de ce moment,
d’Artagnan, qui semblait avoir confondu son
avenir avec celui de ses trois amis, se trouva isolé
et faible, sans courage pour poursuivre une
carrière dans laquelle il sentait qu’il ne pouvait
devenir quelque chose qu’à la condition que
chacun de ses amis lui céderait, si cela peut se
dire, une part du fluide électrique qu’il avait reçu
du ciel.
Ainsi, quoique devenu lieutenant de
mousquetaires, d’Artagnan ne s’en trouva que
plus isolé ; il n’était pas d’assez haute naissance,
comme Athos, pour que les grandes maisons
s’ouvrissent devant lui ; il n’était pas assez
vaniteux, comme Porthos, pour faire croire qu’il
voyait la haute société ; il n’était pas assez
gentilhomme, comme Aramis, pour se maintenir

129
dans son élégance native, en tirant son élégance
de lui-même. Quelque temps le souvenir
charmant de Mme Bonacieux avait imprimé à
l’esprit du jeune lieutenant une certaine poésie ;
mais comme celui de toutes les choses de ce
monde, ce souvenir périssable s’était peu à peu
effacé ; la vie de garnison est fatale, même aux
organisations aristocratiques. Des deux natures
opposées qui composaient l’individualité de
d’Artagnan, la nature matérielle l’avait peu à peu
emporté, et tout doucement, sans s’en apercevoir
lui-même, d’Artagnan, toujours en garnison,
toujours au camp, toujours à cheval, était devenu
(je ne sais comment cela s’appelait à cette
époque) ce qu’on appelle de nos jours un
« véritable troupier1 ».
Ce n’est point que pour cela d’Artagnan eût
perdu de sa finesse primitive ; non pas. Au
contraire, peut-être, cette finesse s’était
augmentée, ou du moins paraissait doublement
remarquable sous une enveloppe un peu

1
Le mot « troupier » est attesté en 1821.

130
grossière ; mais cette finesse il l’avait appliquée
aux petites et non aux grandes choses de la vie ;
au bien-être matériel, au bien-être comme les
soldats l’entendent, c’est-à-dire à avoir bon gîte,
bonne table, bonne hôtesse.
Et d’Artagnan avait trouvé tout cela depuis six
ans rue Tiquetonne, à l’enseigne de La
Chevrette1.
Dans les premiers temps de son séjour dans
cet hôtel, la maîtresse de la maison, belle et
fraîche Flamande2 de vingt-cinq à vingt-six ans,
s’était singulièrement éprise de lui ; et après
quelques amours fort traversées par un mari
incommode, auquel dix fois d’Artagnan avait fait

1
La Chevrette est citée dans les Mémoires de Brienne (tome
II, chap. VIII, p. 3) : l’auteur y rencontre Priolo, auteur d’un
pamphlet contre Mazarin. Dans Le Siècle, la jolie cabaretière
loge successivement rue du Vieux-Colombier, rue Montmartre,
rue des Vieux-Augustins.
2
Le Siècle : « […] d’une famille assez ancienne de
Normandie ». La liaison commence après la campagne d’Arras
(1640). Les amours de d’Artagnan et de Madeleine Turquenne
s’inspirent des Mémoires de M. de d’Artagnan de Courtilz de
Sandras, chap. III, mais en adaptant librement.

131
semblant de passer son épée au travers du corps,
ce mari avait disparu un beau matin, désertant à
tout jamais, après avoir vendu furtivement
quelques pièces de vin et emporté l’argent et les
bijoux. On le crut mort ; sa femme surtout, qui se
flattait de cette douce idée qu’elle était veuve,
soutenait hardiment qu’il était trépassé. Enfin,
après trois ans d’une liaison que d’Artagnan
s’était bien gardé de rompre, trouvant chaque
année son gîte et sa maîtresse plus agréables que
jamais, car l’une faisait crédit de l’autre, la
maîtresse eut l’exorbitante prétention de devenir
femme, et proposa à d’Artagnan de l’épouser.
– Ah ! fi ! répondit d’Artagnan. De la bigamie,
ma chère ! Allons donc, vous n’y pensez pas !
– Mais il est mort, j’en suis sûre.
– C’était un gaillard très contrariant et qui
reviendrait pour nous faire pendre.
– Eh bien, s’il revient, vous le tuerez ; vous
êtes si brave et si adroit !
– Peste ! ma mie ! Autre moyen d’être pendu.
– Ainsi vous repoussez ma demande ?

132
– Comment donc ! mais avec acharnement !
La belle hôtelière fut désolée. Elle eût fait bien
volontiers de M. d’Artagnan non seulement son
mari, mais encore son Dieu : c’était un si bel
homme et une si fière moustache !
Vers la quatrième année de cette liaison vint
l’expédition de Franche-Comté1. D’Artagnan fut
désigné pour en être et se prépara à partir. Ce
furent de grandes douleurs, des larmes sans fin,
des promesses solennelles de rester fidèle ; le tout
de la part de l’hôtesse, bien entendu. D’Artagnan
était trop grand seigneur pour rien promettre ;
aussi promit-il seulement de faire ce qu’il
pourrait pour ajouter encore à la gloire de son
nom.
Sous ce rapport, on connaît le courage de
d’Artagnan ; il paya admirablement de sa
personne, et, en chargeant à la tête de sa
compagnie, il reçut au travers de la poitrine une

1
La campagne de Franche-Comté n’eut lieu qu’en 1668, or
la campagne mentionnée ici prend place en 1646, année où les
opérations militaires se déroulèrent surtout en Flandre (siège et
prise de Mardick, prise de Furnes et de Dunkerque).

133
balle qui le coucha tout de son long sur le champ
de bataille. On le vit tomber de son cheval, on ne
le vit pas se relever, on le crut mort, et tous ceux
qui avaient espoir de lui succéder dans son grade
dirent à tout hasard qu’il l’était. On croit
facilement ce qu’on désire ; or, à l’armée, depuis
les généraux de division qui désirent la mort du
général en chef, jusqu’aux soldats qui désirent la
mort des caporaux, tout le monde désire la mort
de quelqu’un.
Mais d’Artagnan n’était pas homme à se
laisser tuer comme cela. Après être resté pendant
la chaleur du jour évanoui sur le champ de
bataille, la fraîcheur de la nuit le fit revenir à lui ;
il gagna un village, alla frapper à la porte de la
plus belle maison, fut reçu comme le sont partout
et toujours les Français, fussent-ils blessés ; il fut
choyé, soigné, guéri, et, mieux portant que
jamais, il reprit un beau matin le chemin de la
France, une fois en France la route de Paris, et
une fois à Paris la direction de la rue Tiquetonne.
Mais d’Artagnan trouva sa chambre prise par
un portemanteau d’homme complet, sauf l’épée,

134
installé contre la muraille.
« Il sera revenu, dit-il ; tant pis et tant
mieux ! »
Il va sans dire que d’Artagnan songeait
toujours au mari.
Il s’informa : nouveau garçon, nouvelle
servante ; la maîtresse était allée à la promenade.
– Seule ! demanda d’Artagnan.
– Avec Monsieur.
– Monsieur est donc revenu ?
– Sans doute, répondit naïvement la servante.
« Si j’avais de l’argent, se dit d’Artagnan à
lui-même, je m’en irai ; mais je n’en ai pas, il
faut demeurer et suivre les conseils de mon
hôtesse, en traversant les projets conjugaux de cet
importun revenant. »
Il achevait ce monologue, ce qui prouve que
dans les grandes circonstances rien n’est plus
naturel que le monologue, quand la servante, qui
guettait à la porte, s’écria tout à coup :
– Ah, tenez ! justement voici Madame qui

135
revient avec Monsieur.
D’Artagnan jeta les yeux au loin dans la rue et
vit en effet, au tournant de la rue Montmartre,
l’hôtesse qui revenait suspendue au bras d’un
énorme Suisse1, lequel se dandinait en marchant
avec des airs qui rappelèrent agréablement
Porthos à son ancien ami.
« C’est là monsieur ? se dit d’Artagnan. Oh !
oh ! il a fort grandi, ce me semble ! »
Et il s’assit dans la salle, dans un endroit
parfaitement en vue.
L’hôtesse en entrant aperçut tout d’abord
d’Artagnan et jeta un petit cri.
À ce petit cri, d’Artagnan se jugeant reconnu
se leva, courut à elle et l’embrassa tendrement.
Le Suisse regardait d’un air stupéfait l’hôtesse
qui demeurait toute pâle.
– Ah ! c’est vous, monsieur ! Que me voulez-
vous. demanda-t-elle dans le plus grand trouble.

1
Le Siècle : « […] un capitaine suisse nommé Straatman ».

136
– Monsieur est votre cousin ? Monsieur est
votre frère ? dit d’Artagnan sans se déconcerter
aucunement dans le rôle qu’il jouait.
Et, sans attendre qu’elle répondît, il se jeta
dans les bras de l’Helvétien, qui le laissa faire
avec une grande froideur.
– Quel est cet homme ? demanda-t-il.
L’hôtesse ne répondit que par des
suffocations.
– Quel est ce Suisse ? demanda d’Artagnan.
– Monsieur va m’épouser, répondit l’hôtesse
entre deux spasmes.
– Votre mari est donc mort enfin ?
– Que vous imborde ? répondit le Suisse.
– Il m’imborde beaucoup, répondit
d’Artagnan, attendu que vous ne pouvez épouser
madame sans mon consentement et que...
– Et gue ?... demanda le Suisse.
– Et gue... je ne le donne pas, dit le
mousquetaire.
Le Suisse devint pourpre comme une pivoine ;

137
il portait son bel uniforme doré, d’Artagnan était
enveloppé d’une espèce de manteau gris ; le
Suisse avait six pieds, d’Artagnan n’en avait
guère plus de cinq ; le Suisse se croyait chez lui,
d’Artagnan lui sembla un intrus.
– Foulez-vous sordir d’ici ? demanda le Suisse
en frappant violemment du pied comme un
homme qui commence sérieusement à se fâcher.
– Moi ? pas du tout ! dit d’Artagnan.
– Mais il n’y a qu’à aller chercher main-forte,
dit un garçon qui ne pouvait comprendre que ce
petit homme disputât la place à cet homme si
grand.
– Toi, dit d’Artagnan que la colère
commençait à prendre aux cheveux et en
saisissant le garçon par l’oreille, toi, tu vas
commencer par te tenir à cette place, et ne bouge
pas ou j’arrache ce que je tiens. Quant à vous,
illustre descendant de Guillaume Tell, vous allez
faire un paquet de vos habits qui sont dans ma
chambre et qui me gênent, et partir vivement
pour chercher une autre auberge.

138
Le Suisse se mit à rire bruyamment.
– Moi bardir ! dit-il, et bourguoi ?
– Ah ! c’est bien ! dit d’Artagnan, je vois que
vous comprenez le français. Alors, venez faire un
tour avec moi, et je vous expliquerai le reste.
L’hôtesse, qui connaissait d’Artagnan pour
une fine lame, commença à pleurer et à s’arracher
les cheveux.
D’Artagnan se retourna du côté de la belle
éplorée.
– Alors, renvoyez-le, madame, dit-il.
– Pah ! répliqua le Suisse, à qui il avait fallu
un certain temps pour se rendre compte de la
proposition que lui avait faite d’Artagnan ; pah !
qui êtes fous, t’apord, pour me broboser t’aller
faire un tour avec fous !
– Je suis lieutenant aux mousquetaires de Sa
Majesté, dit d’Artagnan, et par conséquent votre
supérieur en tout ; seulement, comme il ne s’agit
pas de grade ici, mais de billet de logement, vous
connaissez la coutume. Venez chercher le vôtre ;
le premier de retour ici reprendra sa chambre.

139
D’Artagnan emmena le Suisse malgré les
lamentations de l’hôtesse, qui, au fond, sentait
son cœur pencher pour l’ancien amour, mais qui
n’eût pas été fâchée de donner une leçon à cet
orgueilleux mousquetaire, qui lui avait fait
l’affront de refuser sa main.
Les deux adversaires s’en allèrent droit aux
fossés Montmartre1, il faisait nuit quand ils y
arrivèrent ; d’Artagnan pria poliment le Suisse de
lui céder la chambre et de ne plus revenir ; celui-
ci refusa d’un signe de tête et tira son épée.
– Alors, vous coucherez ici, dit d’Artagnan ;
c’est un vilain gîte, mais ce n’est pas ma faute et
c’est vous qui l’aurez voulu.
Et à ces mots il tira le fer à son tour et croisa
l’épée avec son adversaire.
Il avait affaire à un rude poignet, mais sa
souplesse était supérieure à toute force. La
rapière de l’Allemand ne trouvait jamais celle du

1
Démolie en 1634, l’enceinte de Charles V et son fossé
avait fait place, entre autres, à la rue des Fossés-Montmartre
(actuellement rue d’Aboukir).

140
mousquetaire. Le Suisse reçut deux coups d’épée
avant de s’en être aperçu, à cause du froid ;
cependant, tout à coup, la perte de son sang et la
faiblesse qu’elle lui occasionna le contraignirent
de s’asseoir.
– Là ! dit d’Artagnan, que vous avais-je
prédit ? vous voilà bien avancé, entêté que vous
êtes ! Heureusement que vous n’en avez que pour
une quinzaine de jours. Restez-là, et je vais vous
envoyer vos habits par le garçon. Au revoir. À
propos, logez-vous rue Montorgueil, Au Chat qui
pelote1, on y est parfaitement nourri, si c’est
toujours la même hôtesse. Adieu.
Et là-dessus il revint tout guilleret au logis,
envoya en effet les hardes au Suisse, que le
garçon trouva assis à la même place où l’avait
laissé d’Artagnan, et tout consterné encore de
l’aplomb de son adversaire.
Le garçon, l’hôtesse et toute la maison eurent

1
Le cabaret du Chat-qui-pelote était situé, au XVIIe siècle,
à l’angle de la rue des Francs-Bourgeois et de la rue Vieille-du-
Temple (actuel n° 52).

141
pour d’Artagnan les égards que l’on aurait pour
Hercule s’il revenait sur la terre pour y
recommencer ses douze travaux.
Mais lorsqu’il fut seul avec l’hôtesse :
– Maintenant, belle Madeleine, dit-il, vous
savez la distance qu’il y a d’un Suisse à un
gentilhomme ; quant à vous, vous vous êtes
conduite comme une cabaretière. Tant pis pour
vous, car à cette conduite vous perdez mon
estime et ma pratique. J’ai chassé le Suisse pour
vous humilier ; mais je ne logerai plus ici ; je ne
prends pas gîte là où je méprise. Holà, garçon !
qu’on emporte ma valise au Muid d’amour, rue
des Bourdonnais1. Adieu, madame.
D’Artagnan fut à ce qu’il paraît, en disant ces
paroles, à la fois majestueux et attendrissant.
L’hôtesse se jeta à ses pieds, lui demanda pardon,
et le retint par une douce violence. Que dire de
plus ? la broche tournait, le poêle ronflait, la belle
Madeleine pleurait ; d’Artagnan sentit la faim, le

1
La rue des Bourdonnais était alors sise entre les rues de
Béthisy et Saint-Honoré.

142
froid et l’amour lui revenir ensemble : il
pardonna ; et, ayant pardonné, il resta.
Voilà comment d’Artagnan était logé rue
Tiquetonne, à l’hôtel de La Chevrette.

143
7

D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos


anciennes connaissances lui vient en aide

D’Artagnan s’en revenait donc tout pensif,


trouvant un assez vif plaisir à porter le sac du
cardinal Mazarin, et songeant à ce beau diamant
qui avait été à lui et qu’un instant il avait vu
briller au doigt du premier ministre.
« Si ce diamant retombait jamais entre mes
mains, disait-il, j’en ferais à l’instant même de
l’argent, j’achèterais quelques propriétés autour
du château de mon père, qui est une jolie
habitation, mais qui n’a, pour toutes
dépendances, qu’un jardin, grand à peine comme
le cimetière des Innocents1, et là, j’attendrais,

1
Le cimetière des Innocents était limité par la rue Saint-
Denis, la rue aux Fers, la rue de la Lingerie et la rue de la

144
dans ma majesté, que quelque riche héritière,
séduite par ma bonne mine, me vînt épouser ;
puis j’aurais trois garçons : je ferais du premier
un grand seigneur comme Athos ; du second, un
beau soldat comme Porthos ; et du troisième un
gentil abbé comme Aramis. Ma foi ! cela vaudrait
infiniment mieux que la vie que je mène ; mais
malheureusement M. de Mazarin est un pleutre
qui ne se dessaisira pas de son diamant en ma
faveur. »
Qu’aurait dit d’Artagnan s’il avait su que ce
diamant avait été confié par la reine à Mazarin
pour lui être rendu ?
En entrant dans la rue Tiquetonne, il vit qu’il
s’y faisait une grande rumeur ; il y avait un
attroupement considérable aux environs de son
logement.
« Oh ! oh ! dit-il, le feu serait-il à l’hôtel de La
Chevrette, ou le mari de la belle Madeleine
serait-il décidément revenu ? »

Ferronnerie, soit une superficie quadruple à celle de l’ancien


square des Innocents.

145
Ce n’était ni l’un ni l’autre : en approchant,
d’Artagnan s’aperçut que ce n’était pas devant
son hôtel, mais devant la maison voisine, que le
rassemblement avait lieu. On poussait de grands
cris, on courait avec des flambeaux, et, à la lueur
de ces flambeaux, d’Artagnan aperçut des
uniformes.
Il demanda ce qui se passait.
On lui répondit que c’était un bourgeois qui
avait attaqué, avec une vingtaine de ses amis, une
voiture escortée par les gardes de M. le cardinal,
mais qu’un renfort étant survenu les bourgeois
avaient été mis en fuite. Le chef du
rassemblement s’était réfugié dans la maison
voisine de l’hôtel, et on fouillait la maison.
Dans sa jeunesse, d’Artagnan eût couru là où
il voyait des uniformes et eût porté main-forte
aux soldats contre les bourgeois, mais il était
revenu de toutes ces chaleurs de tête ; d’ailleurs,
il avait dans sa poche les cent pistoles du
cardinal, et il ne voulait pas s’aventurer dans un
rassemblement.
Il entra dans l’hôtel sans faire d’autres

146
questions.
Autrefois, d’Artagnan voulait toujours tout
savoir ; maintenant il en savait toujours assez.
Il trouva la belle Madeleine qui ne l’attendait
pas, croyant, comme le lui avait dit d’Artagnan,
qu’il passerait la nuit au Louvre ; elle lui fit donc
grande fête de ce retour imprévu, qui, cette fois,
lui allait d’autant mieux qu’elle avait grand-peur
de ce qui se passait dans la rue, et qu’elle n’avait
aucun Suisse pour la garder.
Elle voulut donc entamer la conversation avec
lui et lui raconter ce qui s’était passé ; mais
d’Artagnan lui dit de faire monter le souper dans
sa chambre, et d’y joindre une bouteille de vieux
bourgogne.
La belle Madeleine était dressée à obéir
militairement, c’est-à-dire sur un signe. Cette
fois, d’Artagnan avait daigné parler, il fut donc
obéi avec une double vitesse.
D’Artagnan prit sa clef et sa chandelle et
monta dans sa chambre. Il s’était contenté, pour
ne pas nuire à la location, d’une chambre au

147
quatrième. Le respect que nous avons pour la
vérité nous force même à dire que la chambre
était immédiatement au-dessus de la gouttière et
au-dessous du toit.
C’était là sa tente d’Achille1. D’Artagnan se
renfermait dans cette chambre lorsqu’il voulait,
par son absence, punir la belle Madeleine.
Son premier soin fut d’aller serrer, dans un
vieux secrétaire dont la serrure était neuve, son
sac, qu’il n’eut pas même besoin de vérifier pour
se rendre compte de la somme qu’il contenait ;
puis, comme un instant après son souper était
servi, sa bouteille de vin apportée, il congédia le
garçon, ferma la porte et se mit à table.
Ce n’était pas pour réfléchir, comme on
pourrait le croire, mais d’Artagnan pensait qu’on
ne fait bien les choses qu’en les faisant chacune à
son tour. Il avait faim, il soupa, puis après souper
il se coucha. D’Artagnan n’était pas non plus de
ces gens qui pensent que la nuit porte conseil ; la
nuit d’Artagnan dormait. Mais le matin, au

1
Voir Homère, L’Odyssée, chant I.

148
contraire, tout frais, tout avisé, il trouvait les
meilleures inspirations. Depuis longtemps il
n’avait pas eu l’occasion de penser le matin, mais
il avait toujours dormi la nuit.
Au petit jour il se réveilla, sauta en bas de son
lit avec une résolution toute militaire, et se
promena autour de sa chambre en réfléchissant.
« En 43, dit-il, six mois à peu près avant la
mort du feu cardinal, j’ai reçu une lettre d’Athos.
Où cela ? Voyons... Ah ! c’était au siège de
Besançon1, je me rappelle... j’étais dans la
tranchée. Que me disait-il ? Qu’il habitait une
petite terre, oui, c’est bien cela, une petite terre ;
mais où ? J’en étais là quand un coup de vent a
emporté ma lettre. Autrefois j’eusse été la
chercher, quoique le vent l’eût menée à un
endroit fort découvert. Mais la jeunesse est un
grand défaut... quand on n’est plus jeune. J’ai
laissé ma lettre s’en aller porter l’adresse d’Athos
aux Espagnols, qui n’en ont que faire et qui

1
Richelieu est mort le 4 décembre 1642 : il n’y a pas eu de
siège de Besançon à cette époque.

149
devraient bien me la renvoyer. Il ne faut donc
plus penser à Athos. Voyons... Porthos.
« J’ai reçu une lettre de lui : il m’invitait à une
grande chasse dans ses terres, pour le mois de
septembre 1646. Malheureusement, comme à
cette époque j’étais en Béarn à cause de la mort
de mon père1, la lettre m’y suivit ; j’étais parti
quand elle arriva. Mais elle se mit à me
poursuivre et toucha à Montmédy2 quelques jours
après que j’avais quitté la ville. Enfin elle me
rejoignit au mois d’avril ; mais, comme c’était
seulement au mois d’avril 1647 qu’elle me
rejoignit et que l’invitation était pour le mois de
septembre 46, je ne pus en profiter. Voyons,
cherchons cette lettre, elle doit être avec mes
titres de propriété. »
D’Artagnan ouvrit une vieille cassette qui
gisait dans un coin de la chambre, pleine de
parchemins relatifs à la terre d’Artagnan, qui

1
Le père du d’Artagnan historique est mort le 4 décembre
1642.
2
Ville espagnole alors, assiégée et prise en 1657 et
concédée à la France par le traité des Pyrénées.

150
depuis deux cents ans était entièrement sortie de
sa famille1, et il poussa un cri de joie : il venait de
reconnaître la vaste écriture de Porthos et au-
dessous quelques lignes en pattes de mouche
tracées par la main sèche de sa digne épouse.
D’Artagnan ne s’amusa point à relire la lettre,
il savait ce qu’elle contenait, il courut à l’adresse.
L’adresse était : au château du Vallon.
Porthos avait oublié tout autre renseignement.
Dans son orgueil il croyait que tout le monde
devait connaître le château auquel il avait donné
son nom.
« Au diable le vaniteux ! dit d’Artagnan,
toujours le même ! Il m’allait cependant bien de
commencer par lui, attendu qu’il ne devait pas
avoir besoin d’argent, lui qui a hérité des huit
cent mille livres de M. Coquenard. Allons, voilà
le meilleur qui me manque. Athos sera devenu

1
Artagnan était une seigneurie bigourdane appartenant aux
Montesquiou, dont était issue la mère du d’Artagnan
historique : elle n’avait jamais été la propriété des Batz-
Castemore, ancêtres de d’Artagnan.

151
idiot à force de boire. Quant à Aramis, il doit être
plongé dans ses pratiques de dévotion. »
D’Artagnan jeta encore une fois les yeux sur
la lettre de Porthos. Il y avait un post-scriptum, et
ce post-scriptum contenait cette phrase :
« J’écris par le même courrier à notre digne
ami Aramis en son couvent. »
« En son couvent ! oui ; mais quel couvent ? Il
y en a deux cents à Paris et trois mille en France.
Et puis peut-être en se mettant au couvent a-t-il
changé une troisième fois de nom. Ah ! si j’étais
savant en théologie et que je me souvinsse
seulement du sujet de ses thèses qu’il discutait si
bien à Crèvecœur avec le curé de Montdidier et le
supérieur des jésuites, je verrais quelle doctrine il
affectionne et je déduirais de là à quel saint il a
pu se vouer. Voyons, si j’allais trouver le cardinal
et que je lui demandasse un sauf-conduit pour
entrer dans tous les couvents possibles, même
dans ceux des religieuses ? Ce serait une idée et
peut-être le trouverais-je là comme Achille1...

1
Selon une version latine de la légende, Omphale, reine de

152
Oui, mais c’est avouer dès le début mon
impuissance, et au premier coup je suis perdu
dans l’esprit du cardinal. Les grands ne sont
reconnaissants que lorsque l’on fait pour eux
l’impossible. “Si c’eût été possible, nous disent-
ils, je l’eusse fait moi-même.” Et les grands ont
raison. Mais attendons un peu et voyons. J’ai reçu
une lettre de lui aussi, le cher ami, à telle
enseigne qu’il me demandait même un petit
service que je lui ai rendu. Ah ! oui ; mais où ai-
je mis cette lettre à présent ? »
D’Artagnan réfléchit un instant et s’avança
vers le portemanteau où étaient pendus ses vieux
habits ; il y chercha son pourpoint de l’année
1648, et, comme c’était un garçon d’ordre que
d’Artagnan, il le trouva accroché à son clou. Il
fouilla dans la poche et en tira un papier : c’était
justement la lettre d’Aramis.

« Monsieur d’Artagnan, lui disait-il, vous

Lydie, humiliait Achille en l’habillant en femme et en le forçant


à filer à ses pieds.

153
saurez que j’ai eu querelle avec un certain
gentilhomme qui m’a donné rendez-vous pour ce
soir, place Royale ; comme je suis d’Église et que
l’affaire pourrait me nuire si j’en faisais part à un
autre qu’à un ami aussi sûr que vous, je vous
écris pour que vous me serviez de second.
« Vous entrerez par la rue Neuve-Sainte-
Catherine ; sous le second réverbère à droite vous
trouverez votre adversaire. Je serai avec le mien
sous le troisième.
« Tout à vous,
« ARAMIS. »

Cette fois il n’y avait pas même d’adieux.


D’Artagnan essaya de rappeler ses souvenirs ; il
était allé au rendez-vous, y avait rencontré
l’adversaire indiqué, dont il n’avait jamais su le
nom, lui avait fourni un joli coup d’épée dans le
bras, puis il s’était approché d’Aramis, qui venait
de son côté au-devant de lui, ayant déjà fini son
affaire.
– C’est terminé, avait dit Aramis. Je crois que

154
j’ai tué l’insolent. Mais, cher ami, si vous avez
besoin de moi, vous savez que je vous suis tout
dévoué.
Sur quoi Aramis lui avait donné une poignée
de main et avait disparu sous les arcades.
Il ne savait donc pas plus où était Aramis
qu’où étaient Athos et Porthos, et la chose
commençait à devenir assez embarrassante,
lorsqu’il crut entendre le bruit d’une vitre qu’on
brisait dans sa chambre. Il pensa aussitôt à son
sac qui était dans le secrétaire et s’élança du
cabinet. Il ne s’était pas trompé : au moment où il
entrait par la porte, un homme entrait par la
fenêtre.
– Ah ! misérable ! s’écria d’Artagnan, prenant
cet homme pour un larron et mettant l’épée à la
main.
– Monsieur, s’écria l’homme, au nom du ciel,
remettez votre épée au fourreau et ne me tuez pas
sans m’entendre ! Je ne suis pas un voleur, tant
s’en faut ! je suis un honnête bourgeois bien
établi, ayant pignon sur rue. Je me nomme... Eh !
mais, je ne me trompe pas, vous êtes monsieur

155
d’Artagnan !
– Et toi Planchet ! s’écria le lieutenant.
– Pour vous servir, monsieur, dit Planchet au
comble du ravissement, si j’en étais encore
capable.
– Peut-être, dit d’Artagnan ; mais que diable
fais-tu à courir sur les toits à sept heures du matin
dans le mois de janvier ?
– Monsieur, dit Planchet, il faut que vous
sachiez... Mais, au fait, vous ne devez peut-être
pas le savoir.
– Voyons, quoi ? dit d’Artagnan. Mais
d’abord mets une serviette devant la vitre et tire
les rideaux.
Planchet obéit, puis quand il eut fini :
– Eh bien ? dit d’Artagnan.
– Monsieur, avant toute chose, dit le prudent
Planchet, comment êtes-vous avec M. de
Rochefort ?
– Mais à merveille. Comment donc !
Rochefort, mais tu sais bien que c’est maintenant

156
un de mes meilleurs amis ?
– Ah ! tant mieux.
– Mais qu’a de commun Rochefort avec cette
manière d’entrer dans ma chambre ?
– Ah ! voilà, monsieur ! il faut vous dire
d’abord que M. de Rochefort est...
Planchet hésita.
– Pardieu, dit d’Artagnan, je le sais bien, il est
à la Bastille.
– C’est-à-dire qu’il y était, répondit Planchet.
– Comment, il y était ! s’écria d’Artagnan ;
aurait-il eu le bonheur de se sauver ?
– Ah ! monsieur, s’écria à son tour Planchet, si
vous appelez cela du bonheur, tout va bien ; il
faut donc vous dire qu’il paraît qu’hier on avait
envoyé prendre M. de Rochefort à la Bastille.
– Et pardieu ! je le sais bien, puisque c’est moi
qui suis allé l’y chercher !
– Mais ce n’est pas vous qui l’y avez
reconduit, heureusement pour lui ; car si je vous
eusse reconnu parmi l’escorte, croyez, monsieur,

157
que j’ai toujours trop de respect pour vous...
– Achève donc, animal ! voyons, qu’est-il
donc arrivé ?
– Eh bien ! il est arrivé qu’au milieu de la rue
de la Ferronnerie, comme le carrosse de M. de
Rochefort traversait un groupe de peuple, et que
les gens de l’escorte rudoyaient les bourgeois, il
s’est élevé des murmures ; le prisonnier a pensé
que l’occasion était belle, il s’est nommé et a crié
à l’aide. Moi j’étais là, j’ai reconnu le nom du
comte de Rochefort ; je me suis souvenu que
c’était lui qui m’avait fait sergent dans le
régiment de Piémont ; j’ai dit tout haut que c’était
un prisonnier, ami de M. le duc de Beaufort. On
s’est émeuté, on a arrêté les chevaux, on a
culbuté l’escorte. Pendant ce temps-là j’ai ouvert
la portière, M. de Rochefort a sauté à terre et s’est
perdu dans la foule. Malheureusement en ce
moment-là une patrouille passait, elle s’est réunie
aux gardes et nous a chargés. J’ai battu en retraite
du côté de la rue Tiquetonne, j’étais suivi de près,
je me suis réfugié dans la maison à côté de celle-
ci ; on l’a cernée, fouillée, mais inutilement ;

158
j’avais trouvé au cinquième une personne
compatissante qui m’a fait cacher sous deux
matelas. Je suis resté dans ma cachette, ou à peu
près, jusqu’au jour, et, pensant qu’au soir on
allait peut-être recommencer les perquisitions, je
me suis aventuré sur les gouttières, cherchant une
entrée d’abord, puis ensuite une sortie dans une
maison quelconque, mais qui ne fût point gardée.
Voilà mon histoire, et sur l’honneur, monsieur, je
serais désespéré qu’elle vous fût désagréable.
– Non pas, dit d’Artagnan, au contraire, et je
suis, ma foi, bien aise que Rochefort soit en
liberté ; mais sais-tu bien une chose : c’est que si
tu tombes dans les mains des gens du roi, tu seras
pendu sans miséricorde ?
– Pardieu, si je le sais ! dit Planchet ; c’est
bien ce qui me tourmente même, et voilà
pourquoi je suis si content de vous avoir
retrouvé ; car si vous voulez me cacher, personne
ne le peut mieux que vous.
– Oui, dit d’Artagnan, je ne demande pas
mieux, quoique je ne risque ni plus ni moins que
mon grade, s’il était reconnu que j’ai donné asile

159
à un rebelle.
– Ah ! monsieur, vous savez bien que moi je
risquerais ma vie pour vous.
– Tu pourrais même ajouter que tu l’as
risquée, Planchet. Je n’oublie que les choses que
je dois oublier, et quant à celle-ci, je veux m’en
souvenir. Assieds-toi donc là, mange tranquille,
car je m’aperçois que tu regardes les restes de
mon souper avec un regard des plus expressifs.
– Oui, monsieur, car le buffet de la voisine
était fort mal garni en choses succulentes, et je
n’ai mangé depuis hier midi qu’une tartine de
pain et de confitures. Quoique je ne méprise pas
les douceurs quand elles viennent en leur lieu et
place, j’ai trouvé le souper un peu bien léger.
– Pauvre garçon ! dit d’Artagnan ; eh bien !
voyons, remets-toi !
– Ah ! monsieur, vous me sauvez deux fois la
vie, dit Planchet.
Et il s’assit à la table, où il commença à
dévorer comme aux beaux jours de la rue des
Fossoyeurs.

160
D’Artagnan continuait de se promener de long
en large ; il cherchait dans son esprit tout le parti
qu’il pouvait tirer de Planchet dans les
circonstances où il se trouvait. Pendant ce temps,
Planchet travaillait de son mieux à réparer les
heures perdues.
Enfin il poussa ce soupir de satisfaction de
l’homme affamé, qui indique qu’après avoir pris
un premier et solide acompte il va faire une petite
halte.
– Voyons, dit d’Artagnan, qui pensa que le
moment était venu de commencer
l’interrogatoire, procédons par ordre ; sais-tu où
est Athos ?
– Non, monsieur, répondit Planchet.
– Diable ! Sais-tu où est Porthos ?
– Pas davantage.
– Diable, diable !
– Et Aramis ?
– Non plus.
– Diable, diable, diable !

161
– Mais, dit Planchet de son air narquois, je
sais où est Bazin ?
– Comment ! tu sais où est Bazin ?
– Oui, monsieur.
– Et où est-il ?
– À Notre-Dame.
– Et que fait-il à Notre-Dame ?
– Il est bedeau.
– Bazin bedeau à Notre-Dame ! Tu en es sûr ?
– Parfaitement sûr ; je l’ai vu, je lui ai parlé.
– Il doit savoir où est son maître.
– Sans aucun doute.
D’Artagnan réfléchit, puis il prit son manteau
et son épée et s’apprêta à sortir.
– Monsieur, dit Planchet d’un air lamentable,
m’abandonnez-vous ainsi ? Songez que je n’ai
d’espoir qu’en vous !
– Mais on ne viendra pas te chercher ici, dit
d’Artagnan.
– Enfin, si on y venait, dit le prudent Planchet,

162
songez que pour les gens de la maison, qui ne
m’ont pas vu entrer, je suis un voleur.
– C’est juste, dit d’Artagnan ; voyons, parles-
tu un patois quelconque ?
– Je parle mieux que cela, monsieur, dit
Planchet, je parle une langue ; je parle le
flamand.
– Et où diable l’as-tu appris ?
– En Artois, où j’ai fait la guerre deux ans1.
Écoutez. Goeden morgen, mijnbeer ! Ik ben
begeerig te weeten gezondheitsomstand.
– Ce qui veut dire ?
– Bonjour, monsieur ! Je m’empresse de
m’informer de l’état de votre santé.
– Il appelle cela une langue ! Mais, n’importe,
dit d’Artagnan, cela tombe à merveille.
D’Artagnan alla à la porte, appela un garçon et
lui ordonna de dire à la belle Madeleine de
monter.

1
Arras est prise en 1640.

163
– Que faites-vous, monsieur, dit Planchet,
vous allez confier notre secret à une femme !
– Sois tranquille, celle-là ne soufflera pas le
mot.
En ce moment l’hôtesse entra. Elle accourait
l’air riant, s’attendant à trouver d’Artagnan seul ;
mais, en apercevant Planchet, elle recula d’un air
étonné.
– Ma chère hôtesse, dit d’Artagnan, je vous
présente monsieur votre frère qui arrive de
Flandre, et que je prends pour quelques jours à
mon service.
– Mon frère ! dit l’hôtesse de plus en plus
étonnée.
– Souhaitez donc le bonjour à votre sœur,
Master Peter.
– Welkom, zuster ! dit Planchet.
– Goeden dag, broer ! répondit l’hôtesse
étonnée.
– Voici la chose, dit d’Artagnan : Monsieur
est votre frère, que vous ne connaissez pas peut-
être, mais que je connais, moi ; il est arrivé

164
d’Amsterdam ; vous l’habillez pendant mon
absence ; à mon retour, c’est-à-dire dans une
heure, vous me le présentez, et, sur votre
recommandation, quoiqu’il ne dise pas un mot de
français, comme je n’ai rien à vous refuser, je le
prends à mon service, vous entendez ?
– C’est-à-dire que je devine ce que vous
désirez, et c’est tout ce qu’il me faut, dit
Madeleine.
– Vous êtes une femme précieuse, ma belle
hôtesse, et je m’en rapporte à vous.
Sur quoi, ayant fait un signe d’intelligence à
Planchet, d’Artagnan sortit pour se rendre à
Notre-Dame.

165
8

Des influences différentes que peut


avoir une demi-pistole sur un bedeau et
sur un enfant de chœur

D’Artagnan prit le Pont-Neuf en se félicitant


d’avoir retrouvé Planchet ; car tout en ayant l’air
de rendre un service au digne garçon, c’était dans
la réalité d’Artagnan qui en recevait un de
Planchet. Rien ne pouvait en effet lui être plus
agréable en ce moment qu’un laquais brave et
intelligent. Il est vrai que Planchet, selon toute
probabilité, ne devait pas rester longtemps à son
service ; mais, en reprenant sa position sociale
rue des Lombards, Planchet demeurait l’obligé de
d’Artagnan, qui lui avait, en le cachant chez lui,
sauvé la vie ou à peu près, et d’Artagnan n’était
pas fâché d’avoir des relations dans la
bourgeoisie au moment où celle-ci s’apprêtait à

166
faire la guerre à la cour.
C’était une intelligence dans le camp ennemi,
et, pour un homme aussi fin que l’était
d’Artagnan, les plus petites choses pouvaient
mener aux grandes.
C’était donc dans cette disposition d’esprit,
assez satisfait du hasard et de lui-même, que
d’Artagnan atteignit Notre-Dame. Il monta le
perron, entra dans l’église, et, s’adressant à un
sacristain qui balayait une chapelle, il lui
demanda s’il ne connaissait pas M. Bazin.
– M. Bazin le bedeau ? dit le sacristain.
– Lui-même.
– Le voilà qui sert la messe là-bas, à la
chapelle de la Vierge.
D’Artagnan tressaillit de joie, il lui semblait
que, quoi que lui en eût dit Planchet, il ne
trouverait jamais Bazin ; mais maintenant qu’il
tenait un bout du fil, il répondait bien d’arriver à
l’autre bout.
Il alla s’agenouiller en face de la chapelle pour
ne pas perdre son homme de vue. C’était

167
heureusement une messe basse et qui devait finir
promptement. D’Artagnan, qui avait oublié ses
prières et qui avait négligé de prendre un livre de
messe, utilisa ses loisirs en examinant Bazin.
Bazin portait son costume, on peut le dire,
avec autant de majesté que de béatitude. On
comprenait qu’il était arrivé, ou peu s’en fallait, à
l’apogée de ses ambitions, et que la baleine
garnie d’argent qu’il tenait à la main lui paraissait
aussi honorable que le bâton de commandement
que Condé jeta ou ne jeta pas dans les lignes
ennemies à la bataille de Fribourg1. Son physique
avait subi un changement, si on peut le dire,
parfaitement analogue au costume. Tout son
corps s’était arrondi et comme chanoinisé. Quant
à sa figure, les parties saillantes semblaient s’en
être effacées. Il avait toujours son nez, mais les
joues, en s’arrondissant, en avaient attiré à elles

1
« Condé, à Fribourg, jeta son bâton dans les rangs
ennemis ; tous les Français coururent le ramasser [3-10 août
1644] », Michelet, Précis de l’histoire de France avant la
Révolution, reprenant Le Siècle de Louis XIV de Voltaire, chap.
III.

168
chacune une partie ; le menton fuyait sous la
gorge ; chose qui était non pas de la graisse, mais
de la bouffissure, laquelle avait enfermé ses
yeux ; quant au front, des cheveux taillés
carrément et saintement le couvraient jusqu’à
trois lignes des sourcils. Hâtons-nous de dire que
le front de Bazin n’avait toujours eu, même au
temps de sa plus grande découverte, qu’un pouce
et demi de hauteur.
Le desservant achevait la messe en même
temps que d’Artagnan son examen ; il prononça
les paroles sacramentelles et se retira en donnant,
au grand étonnement de d’Artagnan, sa
bénédiction, que chacun recevait à genoux.
Mais l’étonnement de d’Artagnan cessa
lorsque dans l’officiant il eut reconnu le
coadjuteur lui-même, c’est-à-dire le fameux Jean-
François de Gondy, qui, à cette époque,
pressentant le rôle qu’il allait jouer, commençait
à force d’aumônes à se faire très populaire.
C’était dans le but d’augmenter cette popularité
qu’il disait de temps en temps une de ces messes
matinales auxquelles le peuple seul a l’habitude

169
d’assister.
D’Artagnan se mit à genoux comme les autres,
reçut sa part de bénédiction, fit le signe de la
croix ; mais au moment où Bazin passait à son
tour les yeux levés au ciel, et marchant
humblement le dernier, d’Artagnan l’accrocha
par le bas de sa robe. Bazin baissa les yeux et fit
un bond en arrière comme s’il eût aperçu un
serpent.
– Monsieur d’Artagnan ! s’écria-t-il ; Vade
retro, Satanas1 !...
– Eh bien, mon cher Bazin, dit l’officier en
riant, voilà comment vous recevez un ancien
ami !
– Monsieur, répondit Bazin, les vrais amis du
chrétien sont ceux qui l’aident à faire son salut, et
non ceux qui l’en détournent.
– Je ne vous comprends pas, Bazin, dit
d’Artagnan, et je ne vois pas en quoi je puis être
une pierre d’achoppement à votre salut.

1
Matthieu, IV, 10.

170
– Vous oubliez, monsieur, répondit Bazin, que
vous avez failli détruire à jamais celui de mon
pauvre maître, et qu’il n’a pas tenu à vous qu’il
ne se damnât en restant mousquetaire, quand sa
vocation l’entraînait si ardemment vers l’Église.
– Mon cher Bazin, reprit d’Artagnan, vous
devez voir, par le lieu où vous me rencontrez, que
je suis fort changé en toutes choses : l’âge amène
la raison ; et, comme je ne doute pas que votre
maître ne soit en train de faire son salut, je viens
m’informer de vous où il est, pour qu’il m’aide
par ses conseils à faire le mien.
– Dites plutôt pour le ramener avec vous vers
le monde. Heureusement, ajouta Bazin, que
j’ignore où il est, car, comme nous sommes dans
un saint lieu, je n’oserais pas mentir.
– Comment ! s’écria d’Artagnan au comble du
désappointement, vous ignorez où est Aramis ?
– D’abord, dit Bazin, Aramis était son nom de
perdition, dans Aramis on trouve Simara, qui est
un nom de démon, et, par bonheur pour lui, il a
quitté à tout jamais ce nom.

171
– Aussi, dit d’Artagnan décidé à être patient
jusqu’au bout, n’est-ce point Aramis que je
cherchais, mais l’abbé d’Herblay. Voyons, mon
cher Bazin, dites-moi où il est.
– N’avez-vous pas entendu, monsieur
d’Artagnan, que je vous ai répondu que je
l’ignorais ?
– Oui, sans doute ; mais à ceci je vous
réponds, moi, que c’est impossible.
– C’est pourtant la vérité, monsieur, la vérité
pure, la vérité du bon Dieu.
D’Artagnan vit bien qu’il ne tirerait rien de
Bazin ; il était évident que Bazin mentait, mais il
mentait avec tant d’ardeur et de fermeté, qu’on
pouvait deviner facilement qu’il ne reviendrait
pas sur son mensonge.
– C’est bien, Bazin ! dit d’Artagnan ; puisque
vous ignorez où demeure votre maître, n’en
parlons plus, quittons-nous bons amis, et prenez
cette demi-pistole pour boire à ma santé.
– Je ne bois pas, monsieur, dit Bazin en
repoussant majestueusement la main de l’officier,

172
c’est bon pour des laïques.
« Incorruptible ! murmura d’Artagnan. En
vérité, je joue de malheur. »
Et comme d’Artagnan, distrait par ses
réflexions, avait lâché la robe de Bazin, Bazin
profita de la liberté pour battre vivement en
retraite vers la sacristie, dans laquelle il ne se crut
encore en sûreté qu’après avoir fermé la porte
derrière lui.
D’Artagnan restait immobile, pensif et les
yeux fixés sur la porte qui avait mis une barrière
entre lui et Bazin, lorsqu’il sentit qu’on lui
touchait légèrement l’épaule du bout du doigt.
Il se retourna et allait pousser une exclamation
de surprise, lorsque celui qui l’avait touché du
bout du doigt ramena ce doigt sur ses lèvres en
signe de silence.
– Vous ici, mon cher Rochefort ! dit-il à demi-
voix.
– Chut ! dit Rochefort. Saviez-vous que j’étais
libre !
– Je l’ai su de première main.

173
– Et par qui ?
– Par Planchet.
– Comment, par Planchet ?
– Sans doute ! C’est lui qui vous a sauvé.
– Planchet !... En effet, j’avais cru le
reconnaître. Voilà ce qui prouve, mon cher, qu’un
bienfait n’est jamais perdu.
– Et que venez-vous faire ici ?
– Je viens remercier Dieu de mon heureuse
délivrance, dit Rochefort.
– Et puis quoi encore ? Car je présume que ce
n’est pas tout.
– Et puis prendre les ordres du coadjuteur,
pour voir si nous ne pourrons pas quelque peu
faire enrager Mazarin.
– Mauvaise tête ! vous allez vous faire fourrer
encore à la Bastille.
– Oh ! quant à cela, j’y veillerai, je vous en
réponds ! C’est si bon, le grand air ! Aussi,
continua Rochefort en respirant à pleine poitrine,
je vais aller me promener à la campagne, faire un

174
tour en province.
– Tiens ! dit d’Artagnan, et moi aussi !
– Et sans indiscrétion, peut-on vous demander
où vous allez ?
– À la recherche de mes amis.
– De quels amis ?
– De ceux dont vous me demandiez des
nouvelles hier.
– D’Athos, de Porthos et d’Aramis ? Vous les
cherchez ?
– Oui.
– D’honneur ?
– Qu’y a-t-il donc là d’étonnant ?
– Rien. C’est drôle. Et de la part de qui les
cherchez-vous ?
– Vous ne vous en doutez pas.
– Si fait.
– Malheureusement je ne sais où ils sont.
– Et vous n’avez aucun moyen d’avoir de
leurs nouvelles ? Attendez huit jours, et je vous

175
en donnerai, moi.
– Huit jours, c’est trop ; il faut qu’avant trois
jours je les aie trouvés.
– Trois jours, c’est court, dit Rochefort, et la
France est grande.
– N’importe, vous connaissez le mot il faut ;
avec ce mot-là on fait bien des choses.
– Et quand vous mettez-vous à leur
recherche ?
– J’y suis.
– Bonne chance !
– Et vous, bon voyage !
– Peut-être nous rencontrerons-nous par les
chemins.
– Ce n’est pas probable.
– Qui sait ! le hasard est si capricieux.
– Adieu.
– Au revoir. À propos, si le Mazarin vous
parle de moi, dites-lui que je vous ai chargé de lui
faire savoir qu’il verrait avant peu si je suis,

176
comme il le dit, trop vieux pour l’action.
Et Rochefort s’éloigna avec un de ces sourires
diaboliques qui autrefois avaient si souvent fait
frissonner d’Artagnan ; mais d’Artagnan le
regarda cette fois sans angoisse, et souriant à son
tour avec une expression de mélancolie que ce
souvenir seul peut-être pouvait donner à son
visage :
« Va, démon, dit-il, et fais ce que tu voudras,
peu m’importe : il n’y a pas une seconde
Constance au monde ! »
En se retournant, d’Artagnan vit Bazin qui,
après avoir déposé ses habits ecclésiastiques,
causait avec le sacristain à qui lui, d’Artagnan,
avait parlé en entrant dans l’église. Bazin
paraissait fort animé et faisait avec ses gros petits
bras courts force gestes. D’Artagnan comprit que,
selon toute probabilité, il lui recommandait la
plus grande discrétion à son égard.
D’Artagnan profita de la préoccupation des
deux hommes d’Église pour se glisser hors de la
cathédrale et aller s’embusquer au coin de la rue
des Canettes. Bazin ne pouvait, du point où était

177
caché d’Artagnan, sortir sans qu’on le vit.
Cinq minutes après, d’Artagnan étant à son
poste, Bazin apparut sur le parvis ; il regarda de
tous côtés pour s’assurer s’il n’était pas observé ;
mais il n’avait garde d’apercevoir notre officier,
dont la tête seule passait à l’angle d’une maison à
cinquante pas de là. Tranquillisé par les
apparences, il se hasarda dans la rue Notre-Dame.
D’Artagnan s’élança de sa cachette et arriva à
temps pour lui voir tourner la rue de la Juiverie et
entrer, rue de la Calandre, dans une maison
d’honnête apparence. Aussi notre officier ne
douta point que ce ne fût dans cette maison que
logeait le digne bedeau.
D’Artagnan n’avait garde d’aller s’informer à
cette maison ; le concierge, s’il y en avait un,
devait déjà être prévenu ; et s’il n’y en avait
point, à qui s’adresserait-il ?
Il entra dans un petit cabaret qui faisait le coin
de la rue Saint-Éloi et de la rue de la Calandre, et
demanda une mesure d’hypocras1. Cette boisson

1
Hypocras : vin sucré dans lequel ont infusé canelle et

178
demandait une bonne demi-heure de préparation ;
d’Artagnan avait tout le temps d’épier Bazin sans
éveiller aucun soupçon.
Il avisa dans l’établissement un petit drôle de
douze à quinze ans à l’air éveillé, qu’il crut
reconnaître pour l’avoir vu vingt minutes
auparavant sous l’habit d’enfant de chœur. Il
l’interrogea, et comme l’apprenti sous-diacre
n’avait aucun intérêt à dissimuler, d’Artagnan
apprit de lui qu’il exerçait de six à neuf heures du
matin la profession d’enfant de chœur et de neuf
heures à minuit celle de garçon de cabaret.
Pendant qu’il causait avec l’enfant, on amena
un cheval à la porte de la maison de Bazin. Le
cheval était tout sellé et bridé. Un instant après,
Bazin descendit.
– Tiens ! dit l’enfant, voilà notre bedeau qui
va se mettre en route.
– Et où va-t-il comme cela ? demanda
d’Artagnan.

girofle.

179
– Dame, je n’en sais rien.
– Une demi-pistole, dit d’Artagnan, si tu peux
le savoir.
– Pour moi ! dit l’enfant dont les yeux
étincelèrent de joie, si je puis savoir où va Bazin !
Ce n’est pas difficile. Vous ne vous moquez pas
de moi ?
– Non, foi d’officier, tiens, voilà la demi-
pistole.
Et il lui montra la pièce corruptrice, mais sans
cependant la lui donner.
– Je vais lui demander.
– C’est justement le moyen de ne rien savoir,
dit d’Artagnan ; attends qu’il soit parti, et puis
après, dame ! questionne, interroge, informe-toi.
Cela te regarde, la demi-pistole est là.
Et il la remit dans sa poche.
– Je comprends, dit l’enfant avec ce sourire
narquois qui n’appartient qu’au gamin de Paris ;
eh bien ! on attendra.
On n’eut pas à attendre longtemps. Cinq

180
minutes après, Bazin partit au petit trot, activant
le pas de son cheval à coups de parapluie.
Bazin avait toujours eu l’habitude de porter un
parapluie en guise de cravache.
À peine eut-il tourné le coin de la rue de la
Juiverie, que l’enfant s’élança comme un limier
sur sa trace.
D’Artagnan reprit sa place à la table où il
s’était assis en entrant, parfaitement sûr qu’avant
dix minutes il saurait ce qu’il voulait savoir.
En effet, avant que ce temps fût écoulé,
l’enfant rentrait.
– Eh bien ? demanda d’Artagnan.
– Eh bien, dit le petit garçon, on sait la chose.
– Et où est-il allé ?
– La demi-pistole est toujours pour moi ?
– Sans doute ! réponds.
– Je demande à la voir. Prêtez-la-moi, que je
voie si elle n’est pas fausse.
– La voilà.

181
– Dites donc, bourgeois, dit l’enfant, Monsieur
demande de la monnaie.
Le bourgeois était à son comptoir, il donna la
monnaie et prit la demi-pistole.
L’enfant mit la monnaie dans sa poche.
– Et maintenant, où est-il allé ? dit
d’Artagnan, qui l’avait regardé faire son petit
manège en riant.
– Il est allé à Noisy.
– Comment sais-tu cela ?
– Ah ! pardié ! il n’a pas fallu être bien malin.
J’avais reconnu le cheval pour être celui du
boucher qui le loue de temps en temps à M.
Bazin. Or, j’ai pensé que le boucher ne louait pas
son cheval comme cela sans demander où on le
conduisait, quoique je ne croie pas M. Bazin
capable de surmener un cheval.
– Et il t’a répondu que M. Bazin...
– Allait à Noisy. D’ailleurs il paraît que c’est
son habitude, il y va deux ou trois fois par
semaine.

182
– Et connais-tu Noisy ?
– Je crois bien, j’y ai ma nourrice.
– Y a-t-il un couvent à Noisy ?
– Et un fier, un couvent de jésuites.
– Bon, fit d’Artagnan, plus de doute !
– Alors, vous êtes content ?
– Oui. Comment t’appelle-t-on ?
– Friquet.
D’Artagnan prit ses tablettes et écrivit le nom
de l’enfant et l’adresse du cabaret.
– Dites donc, monsieur l’officier, dit l’enfant,
est-ce qu’il y a encore d’autres demi-pistoles à
gagner ?
– Peut-être, dit d’Artagnan.
Et comme il avait appris ce qu’il voulait
savoir, il paya la mesure d’hypocras, qu’il n’avait
point bue, et reprit vivement le chemin de la rue
Tiquetonne.

183
9

Comment d’Artagnan, en cherchant


bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était
en croupe derrière Planchet

En rentrant, d’Artagnan vit un homme assis au


coin du feu : c’était Planchet, mais Planchet si
bien métamorphosé, grâce aux vieilles hardes
qu’en fuyant le mari avait laissées, que lui-même
avait peine à le reconnaître. Madeleine le lui
présenta à la vue de tous les garçons. Planchet
adressa à l’officier une belle phrase flamande,
l’officier lui répondit par quelques paroles qui
n’étaient d’aucune langue, et le marché fut
conclu. Le frère de Madeleine entrait au service
de d’Artagnan.
Le plan de d’Artagnan était parfaitement
arrêté : il ne voulait pas arriver de jour à Noisy,
de peur d’être reconnu. Il avait donc du temps

184
devant lui, Noisy n’étant situé qu’à trois ou
quatre lieues de Paris, sur la route de Meaux.
Il commença par déjeuner substantiellement,
ce qui peut être un mauvais début quand on veut
agir de la tête, mais ce qui est une excellente
précaution lorsqu’on veut agir de son corps ; puis
il changea d’habit, craignant que sa casaque de
lieutenant de mousquetaires n’inspirât de la
défiance ; puis il prit la plus forte et la plus solide
de ses trois épées, qu’il ne prenait qu’aux grands
jours ; puis, vers les deux heures, il fit seller les
deux chevaux, et, suivi de Planchet, il sortit par la
barrière de la Villette. On faisait toujours, dans la
maison voisine de l’hôtel de La Chevrette, les
perquisitions les plus actives pour retrouver
Planchet.
À une lieue et demie de Paris, d’Artagnan,
voyant que dans son impatience il était encore
parti trop tôt, s’arrêta pour faire souffler les
chevaux ; l’auberge était pleine de gens d’assez
mauvaise mine qui avaient l’air d’être sur le point
de tenter quelque expédition nocturne. Un
homme enveloppé d’un manteau parut à la porte ;

185
mais voyant un étranger, il fit un signe de la main
et deux buveurs sortirent pour s’entretenir avec
lui.
Quant à d’Artagnan, il s’approcha de la
maîtresse de la maison insoucieusement, vanta
son vin, qui était d’un horrible cru de Montreuil1,
lui fit quelques questions sur Noisy, et apprit
qu’il n’y avait dans le village que deux maisons
de grande apparence : l’une qui appartenait à
monseigneur l’archevêque de Paris, et dans
laquelle se trouvait en ce moment sa nièce,
madame la duchesse de Longueville ; l’autre qui
était un couvent de jésuites, et qui, selon
l’habitude, était la propriété de ces dignes pères ;
il n’y avait pas à se tromper.
À quatre heures, d’Artagnan se remit en route,
marchant au pas, car il ne voulait arriver qu’à nuit
close. Or, quand on marche au pas à cheval, par
une journée d’hiver, par un temps gris, au milieu
d’un paysage sans accident, on n’a guère rien de

1
Le vin de Montreuil-sous-Bois était réputé pour son
acidité.

186
mieux à faire que ce que fait, comme dit La
Fontaine, un lièvre dans son gîte : à songer1 ;
d’Artagnan songeait donc, et Planchet aussi.
Seulement, comme on va le voir, leurs rêveries
étaient différentes.
Un mot de l’hôtesse avait imprimé une
direction particulière aux pensées de d’Artagnan ;
ce mot, c’était le nom de Mme de Longueville.
En effet, Mme de Longueville avait tout ce
qu’il fallait pour faire songer : c’était une des
plus grandes dames du royaume, c’était une des
plus belles femmes de la cour. Mariée au vieux
duc de Longueville qu’elle n’aimait pas, elle
avait d’abord passé pour être la maîtresse de
Coligny, qui s’était fait tuer pour elle par le duc
de Guise, dans un duel sur la place Royale2 ; puis
on avait parlé d’une amitié un peu trop tendre
qu’elle aurait eue pour le prince de Condé, son

1
La Fontaine, Fables, livre II, XIV ; « Le Lièvre et les
Grenouilles », vers 1-2 : « Un lièvre en son gîte songeait / (Car
que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe?) »
2
Sur le duel entre Guise et Coliigny, voir Mme de
Motteville, Mémoires (Petitot, tome XXXVII, p. 58-60).

187
frère, et qui aurait scandalisé les âmes timorées
de la cour ; puis enfin, disait-on encore, une haine
véritable et profonde avait succédé à cette amitié,
et la duchesse de Longueville, en ce moment,
avait, disait-on toujours, une liaison politique
avec le prince de Marcillac, fils aîné du vieux duc
de La Rochefoucauld1, dont elle était en train de
faire un ennemi à M. le duc de Condé, son frère.
D’Artagnan pensait à toutes ces choses-là. Il
pensait que lorsqu’il était au Louvre il avait vu
souvent passer devant lui, radieuse et
éblouissante, la belle Mme de Longueville. Il
pensait à Aramis, qui, sans être plus que lui, avait
été autrefois l’amant de Mme de Chevreuse, qui
était à l’autre cour ce que Mme de Longueville
était à celle-ci. Et il se demandait pourquoi il y a
dans le monde des gens qui arrivent à tout ce
qu’ils désirent, ceux-ci comme ambition, ceux-là
comme amour, tandis qu’il y en a d’autres qui
restent, soit hasard, soit mauvaise fortune, soit
empêchement naturel que la nature a mis en eux,

1
François V de La Rochefoucauld mourut en 1650.

188
à moitié chemin de toutes leurs espérances.
Il était forcé de s’avouer que malgré tout son
esprit, malgré toute son adresse, il était et
resterait probablement de ces derniers, lorsque
Planchet s’approcha de lui et lui dit :
– Je parie, monsieur, que vous pensez à la
même chose que moi.
– J’en doute, Planchet, dit en souriant
d’Artagnan ; mais à quoi penses-tu ?
– Je pense, monsieur, à ces gens de mauvaise
mine qui buvaient dans l’auberge où nous nous
sommes arrêtés.
– Toujours prudent, Planchet.
– Monsieur, c’est de l’instinct.
– Eh bien ! voyons, que te dit ton instinct en
pareille circonstance ?
– Monsieur, mon instinct me disait que ces
gens-là étaient rassemblés dans cette auberge
pour un mauvais dessein, et je réfléchissais à ce
que mon instinct me disait dans le coin le plus
obscur de l’écurie, lorsqu’un homme enveloppé
d’un manteau entra dans cette même écurie suivi

189
de deux autres hommes.
– Ah ! ah ! fit d’Artagnan, le récit de Planchet
correspondant avec ses précédentes observations.
Eh bien ?
– L’un de ces hommes disait :
« – Il doit bien certainement être à Noisy ou y
venir ce soir, car j’ai reconnu son domestique.
« – Tu es sûr ? a dit l’homme au manteau.
« – Oui, mon prince.
– Mon prince, interrompit d’Artagnan.
– Oui, mon prince. Mais écoutez donc.
« – S’il y est, voyons décidément, que faut-il
en faire ? a dit l’autre buveur.
« – Ce qu’il faut en faire ? a dit le prince.
« – Oui. Il n’est pas homme à se laisser
prendre comme cela, il jouera de l’épée.
« – Eh bien, il faudra faire comme lui, et
cependant tâchez de l’avoir vivant. Avez-vous
des cordes pour le lier, et un bâillon pour lui
mettre sur la bouche ?

190
« – Nous avons tout cela.
« – Faites attention qu’il sera, selon toute
probabilité, déguisé en cavalier.
« – Oh ! oui, oui, monseigneur, soyez
tranquille.
« – D’ailleurs, je serai là, et je vous guiderai.
« – Vous répondez que la justice...
« – Je réponds de tout, dit le prince.
« – C’est bon, nous ferons de notre mieux.
« Et sur ce, ils sont sortis de l’écurie.
– Eh bien, dit d’Artagnan, en quoi cela nous
regarde-t-il ? C’est quelqu’une de ces entreprises
comme on en fait tous les jours.
– Êtes-vous sûr qu’elle n’est point dirigée
contre nous ?
– Contre nous ! et pourquoi ?
– Dame ! repassez leurs paroles : « J’ai
reconnu son domestique », a dit l’un, ce qui
pourrait bien se rapporter à moi.
– Après ?

191
– « Il doit être à Noisy ou y venir ce soir », a
dit l’autre, ce qui pourrait bien se rapporter à
vous.
– Ensuite ?
– Ensuite le prince a dit : « Faites attention
qu’il sera, selon toute probabilité, déguisé en
cavalier », ce qui me paraît ne pas laisser de
doute, puisque vous êtes en cavalier et non en
officier de mousquetaires ; eh bien ! que dites-
vous de cela ?
– Hélas ! mon cher Planchet ! dit d’Artagnan
en poussant un soupir, j’en dis que je n’en suis
malheureusement plus au temps où les princes
me voulaient faire assassiner. Ah ! celui-là,
c’était le bon temps. Sois donc tranquille, ces
gens-là n’en veulent point à nous.
– Monsieur est sûr ?
– J’en réponds.
– C’est bien, alors ; n’en parlons plus.
Et Planchet reprit sa place à la suite de
d’Artagnan, avec cette sublime confiance qu’il
avait toujours eue pour son maître, et que quinze

192
ans de séparation n’avaient point altérée.
On fit ainsi une lieue à peu près.
Au bout de cette lieue, Planchet se rapprocha
de d’Artagnan.
– Monsieur, dit-il.
– Eh bien ? fit celui-ci.
– Tenez, monsieur, regardez de ce côté, dit
Planchet, ne vous semble-t-il pas au milieu de la
nuit voir passer comme des ombres ? Écoutez, il
me semble qu’on entend des pas de chevaux.
– Impossible, dit d’Artagnan, la terre est
détrempée par les pluies ; cependant, comme tu
me le dis, il me semble voir quelque chose.
Et il s’arrêta pour regarder et écouter.
– Si l’on n’entend point les pas des chevaux,
on entend leur hennissement au moins ; tenez.
Et en effet le hennissement d’un cheval vint,
en traversant l’espace et l’obscurité, frapper
l’oreille de d’Artagnan.
– Ce sont nos hommes qui sont en campagne,
dit-il, mais cela ne nous regarde pas, continuons

193
notre chemin.
Et ils se remirent en route.
Une demi-heure après ils atteignaient les
premières maisons de Noisy, il pouvait être huit
heures et demie à neuf heures du soir.
Selon les habitudes villageoises, tout le monde
était couché, et pas une lumière ne brillait dans le
village.
D’Artagnan et Planchet continuèrent leur
route.
À droite et à gauche de leur chemin se
découpait sur le gris sombre du ciel la dentelure
plus sombre encore des toits des maisons ; de
temps en temps un chien éveillé aboyait derrière
une porte, ou un chat effrayé quittait
précipitamment le milieu du pavé pour se
réfugier dans un tas de fagots, où l’on voyait
briller comme des escarboucles ses yeux effarés.
C’étaient les seuls êtres vivants qui semblaient
habiter ce village.
Vers le milieu du bourg à peu près, dominant
la place principale, s’élevait une masse sombre,

194
isolée entre deux ruelles, et sur la façade de
laquelle d’énormes tilleuls étendaient leurs bras
décharnés. D’Artagnan examina avec attention la
bâtisse.
– Ceci, dit-il à Planchet, ce doit être le château
de l’archevêque, la demeure de la belle Mme de
Longueville. Mais le couvent, où est-il ?
– Le couvent, dit Planchet, il est au bout du
village, je le connais.
– Eh bien, dit d’Artagnan, un temps de galop
jusque-là, Planchet, tandis que je vais resserrer la
sangle de mon cheval, et reviens me dire s’il y a
quelque fenêtre éclairée chez les jésuites.
Planchet obéit et s’éloigna dans l’obscurité,
tandis que d’Artagnan, mettant pied à terre,
rajustait, comme il l’avait dit, la sangle de sa
monture.
Au bout de cinq minutes, Planchet revint.
– Monsieur, dit-il, il y a une seule fenêtre
éclairée sur la face qui donne vers les champs.
– Hum ! dit d’Artagnan ; si j’étais frondeur, je
frapperais ici et serais sûr d’avoir un bon gîte ; si

195
j’étais moine, je frapperais là-bas et serais sûr
d’avoir un bon souper ; tandis qu’au contraire, il
est bien possible qu’entre le château et le couvent
nous couchions sur la dure, mourant de soif et de
faim.
– Oui, ajouta Planchet, comme le fameux âne
de Buridan. En attendant, voulez-vous que je
frappe ?
– Chut ! dit d’Artagnan ; la seule fenêtre qui
était éclairée vient de s’éteindre.
– Entendez-vous, monsieur ? dit Planchet.
– En effet, quel est ce bruit ?
C’était comme la rumeur d’un ouragan qui
s’approchait ; au même instant deux troupes de
cavaliers, chacune d’une dizaine d’hommes,
débouchèrent par chacune des deux ruelles qui
longeaient la maison, et fermant toute issue
enveloppèrent d’Artagnan et Planchet.
– Ouais ! dit d’Artagnan en tirant son épée et
en s’abritant derrière son cheval, tandis que
Planchet exécutait la même manœuvre, aurais-tu
pensé juste, et serait-ce à nous qu’on en veut

196
réellement ?
– Le voilà, nous le tenons ! dirent les cavaliers
en s’élançant sur d’Artagnan, l’épée nue.
– Ne le manquez pas, dit une voix haute.
– Non, monseigneur, soyez tranquille.
D’Artagnan crut que le moment était venu
pour lui de se mêler à la conversation.
– Holà, messieurs ! dit-il avec son accent
gascon, que voulez-vous, que demandez-vous ?
– Tu vas le savoir ! hurlèrent en chœur les
cavaliers.
– Arrêtez, arrêtez ! cria celui qu’ils avaient
appelé monseigneur ; arrêtez, sur votre tête, ce
n’est pas sa voix.
– Ah çà ! messieurs, dit d’Artagnan, est-ce
qu’on est enragé, par hasard, à Noisy ?
Seulement, prenez-y garde, car je vous préviens
que le premier qui s’approche à la longueur de
mon épée, et mon épée est longue, je l’éventre.
Le chef s’approcha.
– Que faites-vous là ? dit-il d’une voix

197
hautaine et comme habituée au commandement.
– Et vous-même ? dit d’Artagnan.
– Soyez poli, ou l’on vous étrillera de bonne
sorte ; car, bien qu’on ne veuille pas se nommer,
on désire être respecté selon son rang.
– Vous ne voulez pas vous nommer parce que
vous dirigez un guet-apens, dit d’Artagnan ; mais
moi qui voyage tranquillement avec mon laquais,
je n’ai pas les mêmes raisons de vous taire mon
nom.
– Assez, assez ! comment vous appelez-vous ?
– Je vous dis mon nom afin que vous sachiez
où me retrouver, monsieur, monseigneur ou mon
prince, comme il vous plaira qu’on vous appelle,
dit notre Gascon, qui ne voulait pas avoir l’air de
céder à une menace, connaissez-vous M.
d’Artagnan ?
– Lieutenant aux mousquetaires du roi ? dit la
voix.
– C’est cela même.
– Oui, sans doute.

198
– Eh bien ! continua le Gascon, vous devez
avoir entendu dire que c’est un poignet solide et
une fine lame ?
– Vous êtes monsieur d’Artagnan ?
– Je le suis.
– Alors, vous venez ici pour le défendre ?
– Le ?... qui le ?...
– Celui que nous cherchons.
– Il paraît, continua d’Artagnan, qu’en croyant
venir à Noisy, j’ai abordé, sans m’en douter, dans
le royaume des énigmes.
– Voyons, répondez ! dit la même voix
hautaine ; l’attendez-vous sous ces fenêtres ?
Veniez-vous à Noisy pour le défendre ?
– Je n’attends personne, dit d’Artagnan, qui
commençait à s’impatienter, je ne compte
défendre personne que moi ; mais, ce moi, je le
défendrai vigoureusement, je vous en préviens.
– C’est bien, dit la voix, partez d’ici et quittez-
nous la place !
– Partir d’ici ! dit d’Artagnan, que cet ordre

199
contrariait dans ses projets, ce n’est pas facile,
attendu que je tombe de lassitude et mon cheval
aussi ; à moins cependant que vous ne soyez
disposé à m’offrir à souper et à coucher aux
environs.
– Maraud !
– Eh ! monsieur ! dit d’Artagnan, ménagez
vos paroles, je vous en prie, car si vous en disiez
encore une seconde comme celle-ci, fussiez-vous
marquis, duc, prince ou roi, je vous la ferais
rentrer dans le ventre, entendez-vous ?
– Allons, allons, dit le chef, il n’y a pas à s’y
tromper, c’est bien un Gascon qui parle, et par
conséquent ce n’est pas celui que nous cherchons.
Notre coup est manqué pour ce soir, retirons-
nous. Nous nous retrouverons, maître
d’Artagnan, continua le chef en haussant la voix.
– Oui, mais jamais avec les mêmes avantages,
dit le Gascon en raillant, car, lorsque vous me
retrouverez, peut-être serez-vous seul et fera-t-il
jour.
– C’est bon, c’est bon ! dit la voix ; en route,

200
messieurs !
Et la troupe, murmurant et grondant, disparut
dans les ténèbres, retournant du côté de Paris.
D’Artagnan et Planchet demeurèrent un
instant encore sur la défensive ; mais le bruit
continuant de s’éloigner, ils remirent leurs épées
au fourreau.
– Tu vois bien, imbécile, dit tranquillement
d’Artagnan à Planchet, que ce n’était pas à nous
qu’ils en voulaient.
– Mais à qui donc alors ? demanda Planchet.
– Ma foi, je n’en sais rien ! et peu m’importe.
Ce qui m’importe, c’est d’entrer au couvent des
jésuites. Ainsi, à cheval ! et allons y frapper.
Vaille que vaille, que diable, ils ne nous
mangeront pas !
Et d’Artagnan se remit en selle.
Planchet venait d’en faire autant, lorsqu’un
poids inattendu tomba sur le derrière de son
cheval, qui s’abattit.
– Eh ! monsieur, s’écria Planchet, j’ai un
homme en croupe !

201
D’Artagnan se retourna et vit effectivement
deux formes humaines sur le cheval de Planchet.
– Mais c’est donc le diable qui nous poursuit !
s’écria-t-il en tirant son épée et s’apprêtant à
charger le nouveau venu.
– Non, mon cher d’Artagnan, dit celui-ci ; ce
n’est pas le diable. C’est moi, c’est Aramis. Au
galop, Planchet, et au bout du village, guide à
gauche.
Et Planchet, portant Aramis en croupe, partit
au galop suivi de d’Artagnan, qui commençait à
croire qu’il faisait quelque rêve fantastique et
incohérent.

202
10

L’abbé d’Herblay

Au bout du village, Planchet tourna à gauche,


comme le lui avait ordonné Aramis, et s’arrêta
au-dessous de la fenêtre éclairée. Aramis sauta à
terre et frappa trois fois dans ses mains. Aussitôt
la fenêtre s’ouvrit, et une échelle de corde
descendit.
– Mon cher, dit Aramis, si vous voulez
monter, je serai enchanté de vous recevoir.
– Ah çà, dit d’Artagnan, c’est comme cela que
l’on rentre chez vous ?
– Passé neuf heures du soir il le faut pardieu
bien ! dit Aramis : la consigne du couvent est des
plus sévères.
– Pardon, mon cher ami, dit d’Artagnan, il me
semble que vous avez dit pardieu !

203
– Vous croyez, dit Aramis en riant, c’est
possible ; vous n’imaginez pas, mon cher,
combien dans ces maudits couvents on prend de
mauvaises habitudes et quelles méchantes façons
ont tous ces gens d’Église avec lesquels je suis
forcé de vivre ! Mais vous ne montez pas ?
– Passez devant, je vous suis.
– Comme disait le feu cardinal au feu roi :
« Pour vous montrer le chemin, sire. »
Et Aramis monta lestement à l’échelle, et en
un instant il eut atteint la fenêtre.
D’Artagnan monta derrière lui, mais plus
doucement ; on voyait que ce genre de chemin lui
était moins familier qu’à son ami.
– Pardon, dit Aramis en remarquant sa
gaucherie : si j’avais su avoir l’honneur de votre
visite, j’aurais fait apporter l’échelle du jardinier ;
mais pour moi seul, celle-ci est suffisante.
– Monsieur, dit Planchet lorsqu’il vit
d’Artagnan sur le point d’achever son ascension,
cela va bien pour M. Aramis, cela va encore pour
vous, cela, à la rigueur, irait aussi pour moi, mais

204
les deux chevaux ne peuvent pas monter
l’échelle.
– Conduisez-les sous ce hangar, mon ami, dit
Aramis en montrant à Planchet une espèce de
fabrique qui s’élevait dans la plaine, vous y
trouverez de la paille et de l’avoine pour eux.
– Mais pour moi ? dit Planchet.
– Vous reviendrez sous cette fenêtre, vous
frapperez trois fois dans vos mains, et nous vous
ferons passer des vivres. Soyez tranquille,
morbleu ! on ne meurt pas de faim ici, allez !
Et Aramis, retirant l’échelle, ferma la fenêtre.
D’Artagnan examinait la chambre.
Jamais il n’avait vu appartement plus guerrier
à la fois et plus élégant. À chaque angle étaient
des trophées d’armes offrant à la vue et à la main
des épées de toutes sortes, et quatre grands
tableaux représentaient dans leurs costumes de
bataille le cardinal de Lorraine, le cardinal de
Richelieu, le cardinal de La Valette et
l’archevêque de Bordeaux. Il est vrai qu’au
surplus rien n’indiquait la demeure d’un abbé ;

205
les tentures étaient de damas, les tapis venaient
d’Alençon et le lit surtout avait plutôt l’air du lit
d’une petite-maîtresse, avec sa garniture de
dentelle et son couvre-pied, que de celui d’un
homme qui avait fait vœu de gagner le ciel par
l’abstinence et la macération.
– Vous regardez mon bouge, dit Aramis. Ah !
mon cher, excusez-moi. Que voulez-vous ! je suis
logé comme un chartreux. Mais que cherchez-
vous des yeux ?
– Je cherche qui vous a jeté l’échelle ; je ne
vois personne, et cependant l’échelle n’est pas
venue toute seule.
– Non, c’est Bazin.
– Ah ! ah ! fit d’Artagnan.
– Mais, continua Aramis, monsieur Bazin est
un garçon bien dressé, qui, voyant que je ne
rentrais pas seul, se sera retiré par discrétion.
Asseyez-vous, mon cher, et causons.
Et Aramis poussa à d’Artagnan un large
fauteuil, dans lequel celui-ci s’allongea en
s’accoudant.

206
– D’abord, vous soupez avec moi, n’est-ce
pas ? demanda Aramis.
– Oui, si vous le voulez bien, dit d’Artagnan,
et même ce sera avec grand plaisir, je vous
l’avoue ; la route m’a donné un appétit de diable.
– Ah ! mon pauvre ami ! dit Aramis, vous
trouverez maigre chère, on ne vous attendait pas.
– Est-ce que je suis menacé de l’omelette de
Crèvecœur et des théobromes1 en question ?
N’est-ce pas comme cela que vous appeliez
autrefois les épinards ?
– Oh ! il faut espérer, dit Aramis, qu’avec
l’aide de Dieu et de Bazin nous trouverons
quelque chose de mieux dans le garde-manger
des dignes pères jésuites.
– Bazin, mon ami, dit Aramis, Bazin, venez
ici.
La porte s’ouvrit et Bazin parut ; mais, en

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XX : aux tétragones
(épinards), d’Artagnan subtitue ici les théobromes, graines de
cacaoyer.

207
apercevant d’Artagnan, il poussa une exclamation
qui ressemblait à un cri de désespoir.
– Mon cher Bazin, dit d’Artagnan, je suis bien
aise de voir avec quel admirable aplomb vous
mentez, même dans une église.
– Monsieur, dit Bazin, j’ai appris des dignes
pères jésuites qu’il était permis de mentir
lorsqu’on mentait dans une bonne intention.
– C’est bien, c’est bien, Bazin, d’Artagnan
meurt de faim et moi aussi, servez-nous à souper
de votre mieux, et surtout, montez-nous du bon
vin.
Bazin s’inclina en signe d’obéissance, poussa
un gros soupir et sortit.
– Maintenant que nous voilà seuls, mon cher
Aramis, dit d’Artagnan en ramenant ses yeux de
l’appartement au propriétaire et en achevant par
les habits l’examen commencé par les meubles,
dites-moi, d’où diable veniez-vous lorsque vous
êtes tombé en croupe derrière Planchet ?
– Eh ! corbleu ! dit Aramis, vous le voyez
bien, du ciel !

208
– Du ciel ! reprit d’Artagnan en hochant la
tête, vous ne m’avez pas plus l’air d’en revenir
que d’y aller.
– Mon cher, dit Aramis avec un air de fatuité
que d’Artagnan ne lui avait jamais vu du temps
qu’il était mousquetaire, si je ne venais pas du
ciel, au moins je sortais du paradis : ce qui se
ressemble beaucoup.
– Alors voilà les savants fixés, reprit
d’Artagnan. Jusqu’à présent on n’avait pas su
s’entendre sur la situation positive du paradis : les
uns l’avaient placé sur le mont Ararat ; les autres
entre le Tigre et l’Euphrate ; il paraît qu’on le
cherchait bien loin tandis qu’il était bien près. Le
paradis est à Noisy-le-Sec, sur l’emplacement du
château de M. l’archevêque de Paris1. On en sort
non point par la porte, mais par la fenêtre ; on en
descend non par les degrés de marbre d’un
péristyle, mais par les branches d’un tilleul, et
l’ange à l’épée flamboyante qui le garde m’a bien

1
Jean-François de Gondi, premier archevêque de Paris,
oncle du futur cardinal de Retz.

209
l’air d’avoir changé son nom céleste de Gabriel
en celui plus terrestre de prince de Marcillac.
Aramis éclata de rire.
– Vous êtes toujours joyeux compagnon, mon
cher, dit-il, et votre spirituelle humeur gasconne
ne vous a pas quitté. Oui, il y a bien un peu de
tout cela dans ce que vous me dites ; seulement,
n’allez pas croire au moins que ce soit de Mme de
Longueville que je sois amoureux.
– Peste, je m’en garderai bien ! dit
d’Artagnan. Après avoir été si longtemps
amoureux de Mme de Chevreuse, vous n’auriez
pas été porter votre cœur à sa plus mortelle
ennemie.
– Oui, c’est vrai, dit Aramis d’un air détaché,
oui, cette pauvre duchesse, je l’ai fort aimée
autrefois, et il faut lui rendre cette justice, qu’elle
nous a été fort utile ; mais, que voulez-vous ! Il
lui a fallu quitter la France. C’était un si rude
jouteur que ce damné cardinal ! continua Aramis
en jetant un coup d’œil sur le portrait de l’ancien
ministre : il avait donné l’ordre de l’arrêter et de
la conduire au château de Loches ; il lui eût fait

210
trancher la tête, sur ma foi, comme à Chalais, à
Montmorency et à Cinq-Mars ; elle s’est sauvée
déguisée en homme, avec sa femme de chambre,
cette pauvre Ketty ; il lui est même arrivé, à ce
que j’ai entendu dire, une étrange aventure dans
je ne sais quel village, avec je ne sais quel curé à
qui elle demandait l’hospitalité, et qui, n’ayant
qu’une chambre et la prenant pour un cavalier, lui
a offert de la partager avec elle. C’est qu’elle
portait d’une façon incroyable l’habit d’homme,
cette chère Marie. Je ne connais qu’une femme
qui le porte aussi bien ; aussi avait-on fait ce
couplet sur elle :

Laboissière, dis-moi...

« Vous le connaissez ?
– Non pas ; chantez-le, mon cher.
Et Aramis reprit du ton le plus cavalier :

Laboissière, dis-moi,
Suis-je pas bien en homme

211
– Vous chevauchez, ma foi,
Mieux que tant que nous sommes.
Elle est,
Parmi les hallebardes,
Au régiment des gardes,
Comme un cadet.

– Bravo ! dit d’Artagnan ; vous chantez


toujours à merveille, mon cher Aramis, et je vois
que la messe ne vous a pas gâté la voix.
– Mon cher, dit Aramis, vous comprenez... du
temps que j’étais mousquetaire, je montais le
moins de gardes que je pouvais ; aujourd’hui que
je suis abbé, je dis le moins de messes que je
peux. Mais revenons à cette pauvre duchesse.
– Laquelle ? la duchesse de Chevreuse ou la
duchesse de Longueville ?
– Mon cher, je vous ai dit qu’il n’y avait rien
entre moi et la duchesse de Longueville : des
coquetteries peut-être, et voilà tout. Non, je
parlais de la duchesse de Chevreuse. L’avez-vous
vue à son retour de Bruxelles, après la mort du

212
roi ?
– Oui, certes, et elle était fort belle encore.
– Oui, dit Aramis. Aussi l’ai-je quelque peu
revue à cette époque ; je lui avais donné
d’excellents conseils, dont elle n’a point profité ;
je me suis tué de lui dire que Mazarin était
l’amant de la reine ; elle n’a pas voulu me croire,
disant qu’elle connaissait Anne d’Autriche, et
qu’elle était trop fière pour aimer un pareil
faquin. Puis, en attendant, elle s’est jetée dans la
cabale du duc de Beaufort, et le faquin a fait
arrêter M. le duc de Beaufort et exilé Mme de
Chevreuse.
– Vous savez, dit d’Artagnan, qu’elle a obtenu
la permission de revenir ?
– Oui, et même qu’elle est revenue... Elle va
encore faire quelque sottise.
– Oh ! mais cette fois peut-être suivra-t-elle
vos conseils.
– Oh ! cette fois, dit Aramis, je ne l’ai pas
revue ; elle est fort changée.
– Ce n’est pas comme vous, mon cher Aramis,

213
car vous êtes toujours le même ; vous avez
toujours vos beaux cheveux noirs, toujours votre
taille élégante, toujours vos mains de femme, qui
sont devenues d’admirables mains de prélat.
– Oui, dit Aramis, c’est vrai, je me soigne
beaucoup. Savez-vous, mon cher, que je me fais
vieux : je vais avoir trente-sept ans1.
– Écoutez, mon cher, dit d’Artagnan avec un
sourire, puisque nous nous retrouvons, convenons
d’une chose : c’est de l’âge que nous aurons à
l’avenir.
– Comment cela ? dit Aramis.
– Oui, reprit d’Artagnan ; autrefois c’était moi
qui étais votre cadet de deux ou trois ans, et, si je
ne fais pas d’erreur, j’ai quarante ans bien sonnés.
– Vraiment ! dit Aramis. Alors c’est moi qui
me trompe, car vous avez toujours été, mon cher,
un admirable mathématicien. J’aurais donc

1
Au chap. II des Trois Mousquetaires, Dumas donne à
Aramis « vingt-deux à vingt-trois ans à peine » : il serait donc
né en 1603 puisque l’action a lieu en avril 1625 ; il devrait donc
avoir, en 1648, quarante-cinq ans.

214
quarante-trois ans, à votre compte ! Diable,
diable, mon cher ! n’allez pas le dire à l’hôtel de
Rambouillet, cela me ferait tort.
– Soyez tranquille, dit d’Artagnan, je n’y vais
pas.
– Ah çà mais, s’écria Aramis, que fait donc cet
animal de Bazin ? Bazin ! dépêchons-nous donc,
monsieur le drôle ! nous enrageons de faim et de
soif !
Bazin, qui entrait en ce moment, leva au ciel
ses mains chargées chacune d’une bouteille.
– Enfin, dit Aramis, sommes-nous prêts,
voyons ?
– Oui, monsieur, à l’instant même, dit Bazin ;
mais il m’a fallu le temps de monter toutes les...
– Parce que vous vous croyez toujours votre
simarre de bedeau sur les épaules, interrompit
Aramis, et que vous passez tout votre temps à lire
votre bréviaire. Mais je vous préviens que si, à
force de polir toutes les affaires qui sont dans les
chapelles, vous désappreniez à fourbir mon épée,
j’allume un grand feu de toutes vos images

215
bénites et je vous y fais rôtir.
Bazin scandalisé fit un signe de croix avec la
bouteille qu’il tenait. Quant à d’Artagnan, plus
surpris que jamais du ton et des manières de
l’abbé d’Herblay, qui contrastaient si fort avec
celles du mousquetaire Aramis, il demeurait les
yeux écarquillés en face de son ami.
Bazin couvrit vivement la table d’une nappe
damassée, et sur cette nappe rangea tant de
choses dorées, parfumées, friandes, que
d’Artagnan en demeura tout ébahi.
– Mais vous attendiez donc quelqu’un ?
demanda l’officier.
– Heu ! dit Aramis, j’ai toujours un en-cas ;
puis je savais que vous me cherchiez.
– Par qui ?
– Mais par maître Bazin, qui vous a pris pour
le diable, mon cher, et qui est accouru pour me
prévenir du danger qui menaçait mon âme si je
revoyais aussi mauvaise compagnie qu’un
officier de mousquetaires.
– Oh ! monsieur !... fit Bazin les mains jointes

216
et d’un air suppliant.
– Allons, pas d’hypocrisies ! Vous savez que
je ne les aime pas. Vous feriez bien mieux
d’ouvrir la fenêtre et de descendre un pain, un
poulet et une bouteille de vin à votre ami
Planchet, qui s’extermine depuis une heure à
frapper dans ses mains.
En effet, Planchet, après avoir donné la paille
et l’avoine à ses chevaux, était revenu sous la
fenêtre et avait répété deux ou trois fois le signal
indiqué.
Bazin obéit, attacha au bout d’une corde les
trois objets désignés et les descendit à Planchet,
qui, n’en demandant pas davantage, se retira
aussitôt sous le hangar.
– Maintenant soupons, dit Aramis.
Les deux amis se mirent à table, et Aramis
commença à découper poulets, perdreaux et
jambons avec une adresse toute gastronomique.
– Peste, dit d’Artagnan, comme vous vous
nourrissez !
– Oui, assez bien. J’ai pour les jours maigres

217
des dispenses de Rome que m’a fait avoir M. le
coadjuteur à cause de ma santé ; puis j’ai pris
pour cuisinier l’ex-cuisinier de Lafollone, vous
savez ? l’ancien ami du cardinal, ce fameux
gourmand qui disait pour toute prière après son
dîner : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de bien
digérer ce que j’ai si bien mangé1. »
– Ce qui ne l’a pas empêché de mourir
d’indigestion, dit en riant d’Artagnan.
– Que voulez-vous, reprit Aramis d’un air
résigné, on ne peut fuir sa destinée !
– Mais pardon, mon cher, de la question que je
vais vous faire, reprit d’Artagnan.
– Comment donc, faites, vous savez bien
qu’entre nous il ne peut y avoir d’indiscrétion.
– Vous êtes donc devenu riche ?
– Oh ! mon Dieu, non ! je me fais une
douzaine de mille livres par an, sans compter un

1
Reprise de Louis XIV et son siècle (chap. IV), d’après
Tallemant des Réaux, Historiettes (Pléiade, tome I, p. 247).
Tallemant graphie « La Folène ».

218
petit bénéfice d’un millier d’écus que m’a fait
avoir M. le Prince.
– Et avec quoi vous faites-vous ces douze
mille livres ? dit d’Artagnan ; avec vos poèmes ?
– Non, j’ai renoncé à la poésie, excepté pour
faire de temps en temps quelque chanson à boire,
quelque sonnet galant ou quelque épigramme
innocent : je fais des sermons, mon cher.
– Comment, des sermons ?
– Oh ! mais des sermons prodigieux, voyez-
vous ! À ce qu’il paraît, du moins.
– Que vous prêchez ?
– Non, que je vends.
– À qui ?
– À ceux de mes compères qui visent à être de
grands orateurs donc !
– Ah ! vraiment ? Et vous n’avez pas été tenté
de la gloire pour vous-même ?
– Si fait, mon cher, mais la nature l’a emporté.
Quand je suis en chaire et que par hasard une
jolie femme me regarde, je la regarde ; si elle

219
sourit, je souris aussi. Alors je bats la campagne ;
au lieu de parler des tourments de l’enfer, je parle
des joies du paradis. Eh ! tenez, la chose m’est
arrivée un jour à l’église Saint-Louis1 au Marais...
Un cavalier m’a ri au nez, je me suis interrompu
pour lui dire qu’il était un sot. Le peuple est sorti
pour ramasser des pierres ; mais pendant ce
temps j’ai si bien retourné l’esprit des assistants,
que c’est lui qu’ils ont lapidé. Il est vrai que le
lendemain il s’est présenté chez moi, croyant
avoir affaire à un abbé comme tous les abbés.
– Et qu’est-il résulté de sa visite ? dit
d’Artagnan en se tenant les côtes de rire.
– Il en est résulté que nous avons pris pour le
lendemain soir rendez-vous sur la place Royale !
Eh ! pardieu, vous en savez quelque chose.
– Serait-ce, par hasard, contre cet impertinent
que je vous aurais servi de second2 ? demanda

1
L’église Saint-Paul-Saint-Louis, rue Saint-Antoine, dont la
première pierre avait été posée par Louis XIII en 1627. Le
cardinal de Richelieu y avait dit la première messe le 9 mai
1641.
2
Voir chap. VII.

220
d’Artagnan.
– Justement. Vous avez vu comme je l’ai
arrangé.
– En est-il mort ?
– Je n’en sais rien. Mais en tout cas je lui avais
donné l’absolution in articulo mortis. C’est assez
de tuer le corps sans tuer l’âme.
Bazin fit un signe de désespoir qui voulait dire
qu’il approuvait peut-être cette morale, mais qu’il
désapprouvait fort le ton dont elle était faite.
– Bazin, mon ami, vous ne remarquez pas que
je vous vois dans cette glace, et qu’une fois pour
toutes je vous ai interdit tout signe d’approbation
ou d’improbation. Vous allez donc me faire le
plaisir de nous servir le vin d’Espagne et de vous
retirer chez vous. D’ailleurs, mon ami d’Artagnan
a quelque chose de secret à me dire. N’est-ce pas,
d’Artagnan ?
D’Artagnan fit signe de la tête que oui, et
Bazin se retira après avoir posé le vin d’Espagne
sur la table.
Les deux amis, restés seuls, demeurèrent un

221
instant silencieux en face l’un de l’autre. Aramis
semblait attendre une douce digestion.
D’Artagnan préparait son exorde. Chacun d’eux,
lorsque l’autre ne le regardait pas, risquait un
coup d’œil en dessous.
Aramis rompit le premier le silence.

222
11

Les deux Gaspards1

– À quoi songez-vous, d’Artagnan, dit-il, et


quelle pensée vous fait sourire ?
– Je songe, mon cher, que lorsque vous étiez
mousquetaire, vous tourniez sans cesse à l’abbé,
et qu’aujourd’hui que vous êtes abbé, vous me
paraissez tourner fort au mousquetaire.
– C’est vrai, dit Aramis en riant. L’homme,
vous le savez, mon cher d’Artagnan, est un
étrange animal, tout composé de contrastes.
Depuis que je suis abbé, je ne rêve plus que
batailles.

1
Aramis est-il, comme l’assure Gilbert Sigaux, un second
Gaspart de Coligny qui s’était battu en duel pour Mme de
Longueville ? Il faut plutôt prendre Gaspard dans son acception
argotique : rat ou chat, c’est-à-dire animal plein de ruse.

223
– Cela se voit à votre ameublement : vous
avez là des rapières de toutes les formes et pour
les goûts les plus difficiles. Est-ce que vous tirez
toujours bien ?
– Moi, je tire comme vous tiriez autrefois,
mieux encore peut-être. Je ne fais que cela toute
la journée.
– Et avec qui ?
– Avec un excellent maître d’armes que nous
avons ici.
– Comment, ici ?
– Oui, ici, dans ce couvent, mon cher. Il y a de
tout dans un couvent de jésuites.
– Alors vous auriez tué M. de Marcillac s’il
fût venu vous attaquer seul, au lieu de tenir tête à
vingt hommes ?
– Parfaitement, dit Aramis, et même à la tête
de ses vingt hommes, si j’avais pu dégainer sans
être reconnu.
« Dieu me pardonne, dit tout bas d’Artagnan,
je crois qu’il est devenu plus Gascon que moi. »

224
Puis tout haut :
– Eh bien ! mon cher Aramis, vous me
demandez pourquoi je vous cherchais ?
– Non, je ne vous le demandais pas, dit
Aramis avec son air fin, mais j’attendais que vous
me le dissiez.
– Eh bien, je vous cherchais pour vous offrir
tout uniquement un moyen de tuer M. de
Marcillac, quand cela vous fera plaisir, tout
prince qu’il est.
– Tiens, tiens, tiens ! dit Aramis, c’est une
idée, cela.
– Dont je vous invite à faire votre profit, mon
cher. Voyons ! avec votre abbaye de mille écus et
les douze mille livres que vous vous faites en
vendant des sermons, êtes-vous riche ? Répondez
franchement.
– Moi ! je suis gueux comme Job, et en
fouillant poches et coffres, je crois que vous ne
trouveriez pas ici cent pistoles.
« Peste, cent pistoles ! se dit tout bas
d’Artagnan, il appelle cela être gueux comme

225
Job ! Si je les avais toujours devant moi, je me
trouverais riche comme Crésus. »
Puis, tout haut :
– Êtes-vous ambitieux ?
– Comme Encelade.
– Eh bien ! mon ami, je vous apporte de quoi
être riche, puissant, et libre de faire tout ce que
vous voudrez.
L’ombre d’un nuage passa sur le front
d’Aramis aussi rapide que celle qui flotte en août
sur les blés ; mais si rapide qu’elle fût,
d’Artagnan la remarqua.
– Parlez, dit Aramis.
– Encore une question auparavant. Vous
occupez-vous de politique ?
Un éclair passa dans les yeux d’Aramis, rapide
comme l’ombre qui avait passé sur son front,
mais pas si rapide cependant que d’Artagnan ne
le vit.
– Non, répondit Aramis.
– Alors toutes propositions vous agréeront,

226
puisque vous n’avez pour le moment d’autre
maître que Dieu, dit en riant le Gascon.
– C’est possible.
– Avez-vous, mon cher Aramis, songé
quelquefois à ces beaux jours de notre jeunesse
que nous passions riant, buvant ou nous battant ?
– Oui, certes, et plus d’une fois je les ai
regrettés. C’était un heureux temps, delectabile
tempus1 !
– Eh bien, mon cher, ces beaux jours peuvent
renaître, cet heureux temps peut revenir ! J’ai
reçu mission d’aller trouver mes compagnons, et
j’ai voulu commencer par vous, qui étiez l’âme
de notre association.
Aramis s’inclina plus poliment
qu’affectueusement.
– Me remettre dans la politique ! dit-il d’une
voix mourante et en se renversant sur son
fauteuil. Ah ! cher d’Artagnan, voyez comme je

1
« Temps délicieux », sur le modèle virgilien :
« irreparabile tempus ».

227
vis régulièrement et à l’aise. Nous avons essuyé
l’ingratitude des grands, vous le savez !
– C’est vrai, dit d’Artagnan ; mais peut-être
les grands se repentent-ils d’avoir été ingrats.
– En ce cas, dit Aramis, ce serait autre chose.
Voyons ! à tout péché miséricorde. D’ailleurs,
vous avez raison sur un point : c’est que si l’envie
nous reprenait de nous mêler des affaires d’État,
le moment, je crois, serait venu.
– Comment savez-vous cela, vous qui ne vous
occupez pas de politique ?
– Eh ! mon Dieu ! sans m’en occuper
personnellement, je vis dans un monde où l’on
s’en occupe. Tout en cultivant la poésie, tout en
faisant l’amour, je me suis lié avec M. Sarazin,
qui est à M. de Conti ; avec M. Voiture qui est au
coadjuteur, et avec M. de Bois-Robert, qui,
depuis qu’il n’est plus à M. le cardinal de
Richelieu, n’est à personne ou est à tout le
monde, comme vous voudrez ; en sorte que le
mouvement politique ne m’a pas tout à fait
échappé.

228
– Je m’en doutais, dit d’Artagnan.
– Au reste, mon cher, ne prenez tout ce que je
vais vous dire que pour parole de cénobite,
d’homme qui parle comme un écho, en répétant
purement et simplement ce qu’il a entendu dire,
reprit Aramis. J’ai entendu dire que dans ce
moment-ci le cardinal Mazarin était fort inquiet
de la manière dont marchaient les choses. Il
paraît qu’on n’a pas pour ses commandements
tout le respect qu’on avait autrefois pour ceux de
notre ancien épouvantail, le feu cardinal, dont
vous voyez ici le portrait ; car, quoi qu’on en ait
dit, il faut convenir, mon cher, que c’était un
grand homme.
– Je ne vous contredirai pas là-dessus, mon
cher Aramis, c’est lui qui m’a fait lieutenant.
– Ma première opinion avait été tout entière
pour le cardinal : je m’étais dit qu’un ministre
n’est jamais aimé, mais qu’avec le génie qu’on
accorde à celui-ci il finirait par triompher de ses
ennemis et par se faire craindre, ce qui, selon
moi, vaut peut-être mieux encore que de se faire
aimer.

229
D’Artagnan fit un signe de tête qui voulait dire
qu’il approuvait entièrement cette douteuse
maxime.
– Voilà donc, poursuivit Aramis, quelle était
mon opinion première ; mais comme je suis fort
ignorant dans ces sortes de matières et que
l’humilité dont je fais profession m’impose la loi
de ne pas m’en rapporter à mon propre jugement,
je me suis informé. Eh bien ! mon cher ami...
– Eh bien ! quoi ? demanda d’Artagnan.
– Eh bien ! reprit Aramis, il faut que je
mortifie mon orgueil, il faut que j’avoue que je
m’étais trompé.
– Vraiment ?
– Oui ; je me suis informé, comme je vous
disais, et voici ce que m’ont répondu plusieurs
personnes toutes différentes de goût et
d’ambition : M. de Mazarin n’est point un
homme de génie, comme je le croyais.
– Bah ! dit d’Artagnan.
– Non. C’est un homme de rien, qui a été

230
domestique du cardinal Bentivoglio1, qui s’est
poussé par l’intrigue ; un parvenu, un homme
sans nom, qui ne fera en France qu’un chemin de
partisan. Il entassera beaucoup d’écus, dilapidera
fort les revenus du roi, se paiera à lui-même
toutes les pensions que feu le cardinal de
Richelieu payait à tout le monde, mais ne
gouvernera jamais par la loi du plus fort, du plus
grand ou du plus honoré. Il paraît en outre qu’il
n’est pas gentilhomme de manières et de cœur, ce
ministre, et que c’est une espèce de bouffon, de
Pulcinella, de Pantalon2. Le connaissez-vous ?
Moi, je ne le connais pas.
– Heu ! fit d’Artagnan, il y a un peu de vrai
dans ce que vous dites.

1
Il avait présenté Mazarin, rencontré en 1626, au puissant
ministre Francesco Barberini, neveu et cardinal-ministre du
pape.
2
Pulcinella, homme du peuple, moqueur et farceur de la
comédie napolitaine ; Pantalon, marchand, avare et libidineux,
de la comédie vénitienne, apparaissaient dans la Comedia
dell’arte. Retz, Mémoires : Broussel, après sa libération, eut
une entrevue avec Mazarin : « [Il] me coula ces paroles dans
l’oreille : “Ce n’est là qu’un Pantalon.“ »

231
– Eh bien ! vous me comblez d’orgueil, mon
cher, si j’ai pu, grâce à certaine pénétration
vulgaire dont je suis doué, me rencontrer avec un
homme comme vous, qui vivez à la cour.
– Mais vous m’avez parlé de lui
personnellement et non de son parti et de ses
ressources.
– C’est vrai. Il a pour lui la reine.
– C’est quelque chose, ce me semble.
– Mais il n’a pas pour lui le roi.
– Un enfant !
– Un enfant qui sera majeur dans quatre ans.
– C’est le présent.
– Oui, mais ce n’est pas l’avenir, et encore
dans le présent, il n’a pour lui ni le Parlement ni
le peuple, c’est-à-dire l’argent ; il n’a pour lui ni
la noblesse ni les princes, c’est-à-dire l’épée.
D’Artagnan se gratta l’oreille, il était forcé de
s’avouer à lui-même que c’était non seulement
largement mais encore justement pensé.
– Voyez, mon pauvre ami, si je suis toujours

232
doué de ma perspicacité ordinaire. Je vous dirai
que peut-être ai-je tort de vous parler ainsi à cœur
ouvert, car vous, vous me paraissez pencher pour
le Mazarin.
– Moi ! s’écria d’Artagnan ; moi ! pas le
moins du monde !
– Vous parliez de mission.
– Ai-je parlé de mission ? Alors j’ai eu tort.
Non, je me suis dit comme vous le dites : Voilà
les affaires qui s’embrouillent. Eh bien ! jetons la
plume au vent, allons du côté où le vent
l’emportera et reprenons la vie d’aventures. Nous
étions quatre chevaliers vaillants, quatre cœurs
tendrement unis ; unissons de nouveau, non pas
nos cœurs qui n’ont jamais été séparés, mais nos
fortunes et nos courages. L’occasion est bonne
pour conquérir quelque chose de mieux qu’un
diamant.
– Vous avez raison, d’Artagnan, toujours
raison, continua Aramis, et la preuve, c’est que
j’avais eu la même idée que vous ; seulement, à
moi, qui n’ai pas votre nerveuse et féconde
imagination, elle m’avait été suggérée ; tout le

233
monde a besoin aujourd’hui d’auxiliaires ; on
m’a fait des propositions, il a transpercé quelque
chose de nos fameuses prouesses d’autrefois, et je
vous avouerai franchement que le coadjuteur m’a
fait parler.
– M. de Gondy, l’ennemi du cardinal ! s’écria
d’Artagnan.
– Non, l’ami du roi, dit Aramis, l’ami du roi,
entendez-vous ! Eh bien ! il s’agirait de servir le
roi, ce qui est le devoir d’un gentilhomme.
– Mais le roi est avec M. de Mazarin, mon
cher !
– De fait, pas de volonté ; d’apparence, mais
pas de cœur, et voilà justement le piège que les
ennemis du roi tendent au pauvre enfant.
– Ah çà ! mais c’est la guerre civile tout
bonnement que vous me proposez là, mon cher
Aramis.
– La guerre pour le roi.
– Mais le roi sera à la tête de l’armée où sera
Mazarin.
– Mais il sera de cœur dans l’armée que

234
commandera M. de Beaufort.
– M. de Beaufort ? il est à Vincennes.
– Ai-je dit M. de Beaufort ? dit Aramis ; M. de
Beaufort ou un autre, M. de Beaufort ou M. le
Prince.
– Mais M. le Prince va partir pour l’armée, il
est entièrement au cardinal.
– Heu ! heu ! fit Aramis, ils ont quelques
discussions ensemble justement en ce moment-ci.
Mais d’ailleurs, si ce n’est M. le Prince, M. de
Gondy...
– Mais M. de Gondy va être cardinal, on
demande pour lui le chapeau.
– N’y a-t-il pas des cardinaux fort belliqueux ?
dit Aramis. Voyez : voici autour de vous quatre
cardinaux qui, à la tête des armées, valaient bien
M. de Guébriant et M. de Gassion.
– Mais un général bossu1 !

1
Tallemant des Réaux, Historiettes (« Le cardinal de
Retz », Pléiade, tome II, p. 303), décrit Retz comme « un petit
homme noir […] mal fait, laid, et maladroit de ses mains »,

235
– Sous sa cuirasse on ne verra pas sa bosse.
D’ailleurs, souvenez-vous qu’Alexandre boitait et
qu’Annibal était borgne.
– Voyez-vous de grands avantages dans ce
parti ? demanda d’Artagnan.
– J’y vois la protection de princes puissants.
– Avec la proscription du gouvernement.
– Annulée par les parlements et les émeutes.
– Tout cela pourrait se faire, comme vous le
dites, si l’on parvenait à séparer le roi de sa mère.
– On y arrivera peut-être.
– Jamais ! s’écria d’Artagnan rentrant cette
fois dans sa conviction. J’en appelle à vous,
Aramis, à vous qui connaissez Anne d’Autriche
aussi bien que moi. Croyez-vous que jamais elle
puisse oublier que son fils est sa sûreté, son
palladium, le gage de sa considération, de sa
fortune et de sa vie ? Il faudrait qu’elle passât
avec lui du côté des princes en abandonnant
Mazarin ; mais vous savez mieux que personne

mais la bosse était au dos du prince de Conti.

236
qu’il y a des raisons puissantes pour qu’elle ne
l’abandonne jamais.
– Peut-être avez-vous raison, dit Aramis
rêveur ; ainsi je ne m’engagerai pas.
– Avec eux, dit d’Artagnan, mais avec moi ?
– Avec personne. Je suis prêtre, qu’ai-je
affaire de la politique ! je ne lis aucun bréviaire ;
j’ai une petite clientèle de coquins d’abbés
spirituels et de femmes charmantes ; plus les
affaires se troubleront, moins mes escapades
feront de bruit ; tout va donc à merveille sans que
je m’en mêle ; et décidément, tenez, cher ami, je
ne m’en mêlerai pas.
– Eh bien ! tenez, mon cher, dit d’Artagnan,
votre philosophie me gagne, parole d’honneur, et
je ne sais pas quelle diable de mouche d’ambition
m’avait piqué ; j’ai une espèce de charge qui me
nourrit ; je puis, à la mort de ce pauvre M. de
Tréville, qui se fait vieux, devenir capitaine ;
c’est un fort joli bâton de maréchal pour un cadet
de Gascogne, et je sens que je me rattache aux
charmes du pain modeste mais quotidien : au lieu
de courir les aventures, eh bien ! j’accepterai les

237
invitations de Porthos, j’irai chasser dans ses
terres ; vous savez qu’il a des terres, Porthos ?
– Comment donc ! je crois bien. Dix lieues de
bois, de marais et de vallées ; il est seigneur du
mont et de la plaine, et il plaide pour droits
féodaux contre l’évêque de Noyon.
« Bon, dit d’Artagnan à lui-même, voilà ce
que je voulais savoir ; Porthos est en Picardie. »
Puis tout haut :
– Et il a repris son ancien nom de du Vallon ?
– Auquel il a ajouté celui de Bracieux1, une
terre qui a été baronnie, par ma foi !
– De sorte que nous verrons Porthos baron.
– Je n’en doute pas. La baronne Porthos
surtout est admirable.
Les deux amis éclatèrent de rire.
– Ainsi, reprit d’Artagnan, vous ne voulez pas
passer au Mazarin ?

1
Dumas situe cette terre soit près de Villers-Cotterêts
(chap. XII), soit près de Meaux (chap. XIV). Un Bracieux
existe en Loir-et-Cher.

238
– Ni vous aux princes ?
– Non. Ne passons à personne, alors, et
restons amis ; ne soyons ni cardinalistes ni
frondeurs.
– Oui, dit Aramis, soyons mousquetaires.
– Même avec le petit collet, reprit d’Artagnan.
– Surtout avec le petit collet ! s’écria Aramis,
c’est ce qui en fait le charme.
– Alors donc, adieu, dit d’Artagnan.
– Je ne vous retiens pas, mon cher, dit Aramis,
vu que je ne saurais où vous coucher, et que je ne
puis décemment vous offrir la moitié du hangar
de Planchet.
– D’ailleurs je suis à trois lieues à peine de
Paris, les chevaux sont reposés, et en moins d’une
heure je serai rendu.
Et d’Artagnan se versa un dernier verre de vin.
– À notre ancien temps ! dit-il.
– Oui, reprit Aramis, malheureusement c’est

239
un temps passé... fugit irreparabile tempus1...
– Bah ! dit d’Artagnan, il reviendra peut-être.
En tout cas, si vous avez besoin de moi, rue
Tiquetonne, hôtel de La Chevrette.
– Et moi au couvent des jésuites : de six
heures du matin à huit heures du soir, par la
porte ; de huit heures du soir à six heures du
matin, par la fenêtre.
– Adieu, mon cher.
– Oh ! je ne vous quitte pas ainsi, laissez-moi
vous reconduire.
Et il prit son épée et son manteau.
« Il veut s’assurer que je pars », dit en lui-
même d’Artagnan.
Aramis siffla Bazin, mais Bazin dormait dans
l’antichambre sur les restes de son souper, et
Aramis fut forcé de le secouer par l’oreille pour
le réveiller.
Bazin étendit les bras, se frotta les yeux et

1
Virgile, Géorgiques, III, 284 : « Il fuit, le temps, et sans
retour. »

240
essaya de se rendormir.
– Allons, allons, maître dormeur, vite
l’échelle.
– Mais, dit Bazin en bâillant à se démonter la
mâchoire, elle est restée à la fenêtre, l’échelle.
– L’autre, celle du jardinier : n’as-tu pas vu
que d’Artagnan a eu peine à monter et aura
encore plus grand-peine à descendre ?
D’Artagnan allait assurer Aramis qu’il
descendrait fort bien, lorsqu’il lui vint une idée ;
cette idée fit qu’il se tut.
Bazin poussa un profond soupir et sortit pour
aller chercher l’échelle. Un instant après, une
bonne et solide échelle de bois était posée contre
la fenêtre.
– Allons donc, dit d’Artagnan, voilà ce qui
s’appelle un moyen de communication, une
femme monterait à une échelle comme celle-là.
Un regard perçant d’Aramis sembla vouloir
aller chercher la pensée de son ami jusqu’au fond
de son cœur, mais d’Artagnan soutint ce regard
avec un air d’admirable naïveté.

241
D’ailleurs en ce moment il mettait le pied sur
le premier échelon de l’échelle et descendait.
En un instant il fut à terre. Quant à Bazin, il
demeura à la fenêtre.
– Reste là, dit Aramis, je reviens.
Tous deux s’acheminèrent vers le hangar : à
leur approche Planchet sortit, tenant en bride les
deux chevaux.
– À la bonne heure, dit Aramis, voilà un
serviteur actif et vigilant ; ce n’est pas comme ce
paresseux de Bazin, qui n’est plus bon à rien
depuis qu’il est homme d’Église. Suivez-nous,
Planchet ; nous allons en causant jusqu’au bout
du village.
Effectivement, les deux amis traversèrent tout
le village en causant de choses indifférentes ;
puis, aux dernières maisons :
– Allez donc, cher ami, dit Aramis, suivez
votre carrière, la fortune vous sourit, ne la laissez
pas échapper ; souvenez-vous que c’est une
courtisane, et traitez-la en conséquence ; quant à
moi, je reste dans mon humilité et dans ma

242
paresse ; adieu.
– Ainsi, c’est bien décidé, dit d’Artagnan, ce
que je vous ai offert ne vous agrée point ?
– Cela m’agréerait fort, au contraire, dit
Aramis, si j’étais un homme comme un autre,
mais, je vous le répète, en vérité je suis un
composé de contrastes : ce que je hais
aujourd’hui, je l’adorerai demain, et vice versa.
Vous voyez bien que je ne puis m’engager
comme vous, par exemple, qui avez des idées
arrêtées.
« Tu mens, sournois, se dit à lui-même
d’Artagnan : tu es le seul, au contraire, qui saches
choisir un but et qui y marches obscurément. »
– Adieu donc, mon cher, continua Aramis, et
merci de vos excellentes intentions, et surtout des
bons souvenirs que votre présence a éveillés en
moi.
Ils s’embrassèrent. Planchet était déjà à
cheval. D’Artagnan se mit en selle à son tour,
puis ils se serrèrent encore une fois la main. Les
cavaliers piquèrent leurs chevaux et s’éloignèrent

243
du côté de Paris.
Aramis resta debout et immobile sur le milieu
du pavé jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue.
Mais, au bout de deux cents pas, d’Artagnan
s’arrêta court, sauta à terre, jeta la bride de son
cheval au bras de Planchet, et prit ses pistolets
dans ses fontes, qu’il passa à sa ceinture.
– Qu’avez-vous donc, monsieur ? dit Planchet
tout effrayé.
– J’ai que, si fin qu’il soit, dit d’Artagnan, il
ne sera pas dit que je serai sa dupe. Reste ici et ne
bouge pas ; seulement mets-toi sur le revers du
chemin et attends-moi.
À ces mots, d’Artagnan s’élança de l’autre
côté du fossé qui bordait la route, et piqua à
travers la plaine de manière à tourner le village. Il
avait remarqué entre la maison qu’habitait Mme
de Longueville et le couvent des jésuites un
espace vide qui n’était fermé que par une haie.
Peut-être une heure auparavant eût-il eu de la
peine à retrouver cette haie, mais la lune venait
de se lever, et quoique de temps en temps elle fût

244
couverte par des nuages, on y voyait, même
pendant les obscurcies, assez clair pour retrouver
son chemin.
D’Artagnan gagna donc la haie et se cacha
derrière. En passant devant la maison où avait eu
lieu la scène que nous avons racontée, il avait
remarqué que la même fenêtre s’était éclairée de
nouveau, et il était convaincu qu’Aramis était pas
encore rentré chez lui, et que, lorsqu’il y
rentrerait, il n’y rentrerait pas seul.
En effet, au bout d’un instant il entendit des
pas qui s’approchaient et comme un bruit de voix
qui parlaient à demi bas.
Au commencement de la haie les pas
s’arrêtèrent.
D’Artagnan mit un genou en terre, cherchant
la plus grande épaisseur de la haie pour s’y
cacher.
En ce moment deux hommes apparurent, au
grand étonnement de d’Artagnan ; mais bientôt
son étonnement cessa, car il entendit vibrer une
voix douce et harmonieuse : l’un de ces deux

245
hommes était une femme déguisée en cavalier.
– Soyez tranquille, mon cher René1, disait la
voix douce, la même chose ne se renouvellera
plus ; j’ai découvert une espèce de souterrain qui
passe sous la rue, et nous n’aurons qu’à soulever
une des dalles qui sont devant la porte pour vous
ouvrir une sortie.
– Oh ! dit une autre voix que d’Artagnan
reconnut pour celle d’Aramis, je vous jure bien,
princesse, que si notre renommée ne dépendait
pas de toutes ces précautions, et que je n’y
risquasse que ma vie...
– Oui, oui, je sais que vous êtes brave et
aventureux autant qu’homme du monde ; mais
vous n’appartenez pas seulement à moi seule,
vous appartenez à tout notre parti. Soyez donc
prudent, soyez donc sage.
– J’obéis toujours, madame, dit Aramis, quand
on me sait commander avec une voix si douce.
Il lui baisa tendrement la main.

1
Seule occurrence où Aramis soit prénommé.

246
– Ah ! s’écria le cavalier à la voix douce.
– Quoi ? demanda Aramis.
– Mais ne voyez-vous pas que le vent a enlevé
mon chapeau ?
Et Aramis s’élança après le feutre fugitif.
D’Artagnan profita de la circonstance pour
chercher un endroit de la haie moins touffu qui
laissât son regard pénétrer librement jusqu’au
problématique cavalier. En ce moment,
justement, la lune, curieuse peut-être comme
l’officier, sortait de derrière un nuage, et, à sa
clarté indiscrète, d’Artagnan reconnut les grands
yeux bleus, les cheveux d’or et la noble tête de la
duchesse de Longueville.
Aramis revint en riant, un chapeau sur la tête
et un à la main, et tous deux continuèrent leur
chemin vers le couvent des jésuites.
– Bon ! dit d’Artagnan en se relevant et en
brossant son genou, maintenant je te tiens, tu es
frondeur et amant de Mme de Longueville.

247
12

M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds

Grâce aux informations prises auprès


d’Aramis, d’Artagnan, qui savait déjà que
Porthos, de son nom de famille, s’appelait du
Vallon, avait appris que, de son nom de terre, il
s’appelait de Bracieux, et qu’à cause de cette
terre de Bracieux il était en procès avec l’évêque
de Noyon.
C’était donc dans les environs de Noyon qu’il
devait aller chercher cette terre, c’est-à-dire sur la
frontière de l’Île-de-France et de la Picardie.
Son itinéraire fut promptement arrêté : il irait
jusqu’à Dammartin, où s’embranchent deux
routes, l’une qui va à Soissons, l’autre à
Compiègne ; là il s’informerait de la terre de
Bracieux, et selon la réponse il suivrait tout droit
ou prendrait à gauche.

248
Planchet, qui n’était pas encore bien rassuré à
l’endroit de son escapade, déclara qu’il suivrait
d’Artagnan jusqu’au bout du monde, prit-il tout
droit, ou prit-il à gauche. Seulement il supplia son
ancien maître de partir le soir, l’obscurité
présentant plus de garanties. D’Artagnan lui
proposa alors de prévenir sa femme pour la
rassurer au moins sur son sort ; mais Planchet
répondit avec beaucoup de sagacité qu’il était
bien certain que sa femme ne mourrait point
d’inquiétude de ne pas savoir où il était, tandis
que, connaissant l’incontinence de langue dont
elle était atteinte, lui, Planchet, mourrait
d’inquiétude si elle le savait.
Ces raisons parurent si bonnes à d’Artagnan,
qu’il n’insista pas davantage, et que, vers les huit
heures du soir, au moment où la brume
commençait à s’épaissir dans les rues, il partit de
l’hôtel de La Chevrette, et, suivi de Planchet,
sortit de la capitale par la porte Saint-Denis.
À minuit, les deux voyageurs étaient à
Dammartin.
C’était trop tard pour prendre des

249
renseignements. L’hôte du Cygne de la Croix
était couché. D’Artagnan remit donc la chose au
lendemain.
Le lendemain il fit venir l’hôte. C’était un de
ces rusés Normands qui ne disent ni oui ni non, et
qui croient toujours qu’ils se compromettent en
répondant directement à la question qu’on leur
fait ; seulement, ayant cru comprendre qu’il
devait suivre tout droit, d’Artagnan se remit en
marche sur ce renseignement assez équivoque. À
neuf heures du matin, il était à Nanteuil ; là il
s’arrêta pour déjeuner.
Cette fois, l’hôte était un franc et bon Picard
qui, reconnaissant dans Planchet un compatriote,
ne fit aucune difficulté pour lui donner les
renseignements qu’il désirait. La terre de
Bracieux était à quelques lieues de Villers-
Cotterêts.
D’Artagnan connaissait Villers-Cotterêts pour
y avoir suivi deux ou trois fois la cour, car à cette
époque Villers-Cotterêts était une résidence

250
royale1. Il s’achemina donc vers cette ville, et
descendit à son hôtel ordinaire, c’est-à-dire au
Dauphin d’or.
Là les renseignements furent des plus
satisfaisants. Il apprit que la terre de Bracieux
était située à quatre lieues de cette ville, mais que
ce n’était point là qu’il fallait chercher Porthos.
Porthos avait eu effectivement des démêlés avec
l’évêque de Noyon à propos de la terre de
Pierrefonds, qui limitait la sienne, et, ennuyé de
tous ces démêlés judiciaires auxquels il ne
comprenait rien, il avait, pour en finir, acheté
Pierrefonds, de sorte qu’il avait ajouté ce
nouveau nom à ses anciens noms. Il s’appelait
maintenant du Vallon de Bracieux de
Pierrefonds, et demeurait dans sa nouvelle
propriété. À défaut d’autre illustration, Porthos
visait évidemment à celle du marquis de Carabas.
Il fallait encore attendre au lendemain, les
chevaux avaient fait dix lieues dans leur journée

1
Le château avait été donné par Louis XIII à son frère
Gaston d’Orléans et il n’était donc plus depuis cette date
résidence royale.

251
et étaient fatigués. On aurait pu en prendre
d’autres, il est vrai, mais il y avait toute une
grande forêt à traverser, et Planchet, on se le
rappelle, n’aimait pas les forêts la nuit1.
Il y avait une chose encore que Planchet
n’aimait pas, c’était de se mettre en route à jeun :
aussi en se réveillant, d’Artagnan trouva-t-il son
déjeuner tout prêt. Il n’y avait pas moyen de se
plaindre d’une pareille attention. Aussi
d’Artagnan se mit-il à table ; il va sans dire que
Planchet, en reprenant ses anciennes fonctions,
avait repris son ancienne humilité et n’était pas
plus honteux de manger les restes de d’Artagnan
que ne l’étaient Mme de Motteville et Mme du
Fargis de ceux d’Anne d’Autriche2.

1
La forêt de Retz. Au chap. XXIV des Trois Mousquetaires
(« Le pavillon »), on lit : « L’oscillation des grands arbres et le
reflet de la lune dans les taillis sombres causaient [à Planchet]
une vive inquiétude. »
2
Voir Mme de Motteville, Mémoires (Petitot, tome
XXXVII, p. 74) : « Son souper fini, nous en mangions les restes
sans ordre ni mesure, nous servant pour tout appareil de sa
serviette à laver, et des restes de son pain » ; « nous » désigne
de Beaumont, Mme de Brégis, Mme Hubert, Mme de Motteville et

252
On ne put donc partir que vers les huit heures.
Il n’y avait pas à se tromper, il fallait suivre la
route qui mène de Villers-Cotterêts à Compiègne,
et en sortant du bois prendre à droite.
Il faisait une belle matinée de printemps, les
oiseaux chantaient dans les grands arbres, de
larges rayons de soleil passaient à travers les
clairières et semblaient des rideaux de gaze
dorée.
En d’autres endroits, la lumière perçait à peine
la voûte épaisse des feuilles, et les pieds des
vieux chênes, que rejoignaient précipitamment, à
la vue des voyageurs, les écureuils agiles, étaient
plongés dans l’ombre. Il sortait de toute cette
nature matinale un parfum d’herbes, de fleurs et
de feuilles qui réjouissait le cœur. D’Artagnan,
lassé de l’odeur fétide de Paris, se disait à lui-
même que lorsqu’on portait trois noms de terre
embrochés les uns aux autres, on devait être bien
heureux dans un pareil paradis ; puis il secouait la
tête en disant : « Si j’étais Porthos et que

sa sœur Socratine.

253
d’Artagnan me vînt faire la proposition que je
vais faire à Porthos, je sais bien ce que je
répondrais à d’Artagnan. »
Quant à Planchet, il ne pensait à rien, il
digérait.
À la lisière du bois, d’Artagnan aperçut le
chemin indiqué, et au bout du chemin les tours
d’un immense château féodal.
« Oh ! oh ! murmura-t-il, il me semblait que
ce château appartenait à l’ancienne branche
d’Orléans ; Porthos en aurait-il traité avec le duc
de Longueville1 ? »
– Ma foi, monsieur, dit Planchet, voici des
terres bien tenues ; et si elles appartiennent à M.
Porthos, je lui en ferai mon compliment.
– Peste, dit d’Artagnan, ne va pas l’appeler
Porthos, ni même du Vallon ; appelle-le de
Bracieux ou de Pierrefonds. Tu me ferais
manquer mon ambassade.

1
Pierrefonds, au début du XVIIe siècle appartenait aux
Estrées ; il fut démantelé en 1648.

254
À mesure qu’il approchait du château qui avait
d’abord attiré ses regards, d’Artagnan comprenait
que ce n’était point là que pouvait habiter son
ami : les tours, quoique solides et paraissant
bâties d’hier, étaient ouvertes et comme
éventrées. On eût dit que quelque géant les avait
fendues à coup de hache.
Arrivé à l’extrémité du chemin, d’Artagnan se
trouva dominer une magnifique vallée, au fond de
laquelle on voyait dormir un charmant petit lac au
pied de quelques maisons éparses çà et là et qui
semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile
et les autres de chaume, reconnaître pour seigneur
suzerain un joli château bâti vers le
commencement du règne de Henri IV, que
surmontaient des girouettes seigneuriales.
Cette fois, d’Artagnan ne douta pas qu’il fût
en vue de la demeure de Porthos.
Le chemin conduisait droit à ce joli château,
qui était à son aïeul le château de la montagne ce
qu’un petit-maître de la coterie de M. le duc
d’Enghien était à un chevalier bardé de fer du
temps de Charles VII ; d’Artagnan mit son cheval

255
au trot et suivit le chemin, Planchet régla le pas
de son coursier sur celui de son maître.
Au bout de dix minutes, d’Artagnan se trouva
à l’extrémité d’une allée régulièrement plantée de
beaux peupliers, et qui aboutissait à une grille de
fer dont les piques et les bandes transversales
étaient dorées. Au milieu de cette avenue se
tenait une espèce de seigneur habillé de vert et
doré comme la grille, lequel était à cheval sur un
gros roussin. À sa droite et à sa gauche étaient
deux valets galonnés sur toutes les coutures ; bon
nombre de croquants assemblés lui rendaient des
hommages fort respectueux.
« Ah ! se dit d’Artagnan, serait-ce là le
seigneur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds ?
Eh ! mon Dieu ! comme il est recroquevillé
depuis qu’il ne s’appelle plus Porthos ! »
– Ce ne peut être lui, dit Planchet répondant à
ce que d’Artagnan s’était dit à lui-même. M.
Porthos avait près de six pieds, et celui-là en a
cinq à peine.
– Cependant, reprit d’Artagnan, on salue bien
bas ce monsieur.

256
À ces mots, d’Artagnan piqua vers le roussin,
l’homme considérable et les valets. À mesure
qu’il approchait, il lui semblait reconnaître les
traits du personnage.
– Jésus Dieu ! monsieur, dit Planchet, qui de
son côté croyait le reconnaître, serait-il donc
possible que ce fût lui ?
À cette exclamation, l’homme à cheval se
retourna lentement et d’un air fort noble, et les
deux voyageurs purent voir briller dans tout leur
éclat les gros yeux, la trogne vermeille et le
sourire si éloquent de Mousqueton.
En effet, c’était Mousqueton, Mousqueton
gras à lard, croulant de bonne santé, bouffi de
bien-être, qui, reconnaissant d’Artagnan, tout au
contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa
glisser de son roussin par terre et s’approcha
chapeau bas vers l’officier ; de sorte que les
hommages de l’assemblée firent un quart de
conversion vers ce nouveau soleil qui éclipsait
l’ancien.
– Monsieur d’Artagnan, monsieur d’Artagnan,
répétait dans ses joues énormes Mousqueton tout

257
suant d’allégresse, monsieur d’Artagnan ! Oh !
quelle joie pour mon seigneur et maître du Vallon
de Bracieux de Pierrefonds !
– Ce bon Mousqueton ! Il est donc ici, ton
maître ?
– Vous êtes sur ses domaines.
– Mais, comme te voilà beau, comme te voilà
gras, comme te voilà fleuri ! continuait
d’Artagnan infatigable à détailler les
changements que la bonne fortune avait apportés
chez l’ancien affamé.
– Eh ! oui, dieu merci ! monsieur, dit
Mousqueton, je me porte assez bien.
– Mais ne dis-tu donc rien à ton ami
Planchet ?
– À mon ami Planchet ! Planchet, serait-ce toi
par hasard ? s’écria Mousqueton les bras ouverts
et des larmes plein les yeux.
– Moi-même, dit Planchet toujours prudent,
mais je voulais savoir si tu n’étais pas devenu
fier.
– Devenu fier avec un ancien ami ! Jamais,

258
Planchet. Tu n’as pas pensé cela ou tu ne connais
pas Mousqueton.
– À la bonne heure ! dit Planchet en
descendant de son cheval et en tendant à son tour
les bras à Mousqueton : ce n’est pas comme cette
canaille de Bazin, qui m’a laissé deux heures
sous un hangar sans même faire semblant de me
reconnaître.
Et Planchet et Mousqueton s’embrassèrent
avec une effusion qui toucha fort les assistants et
qui leur fit croire que Planchet était quelque
seigneur déguisé, tant ils appréciaient à sa plus
haute valeur la position de Mousqueton.
– Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton
lorsqu’il se fut débarrassé de l’étreinte de
Planchet, qui avait inutilement essayé de joindre
ses mains derrière le dos de son ami ; et
maintenant, monsieur, permettez-moi de vous
quitter, car je ne veux pas que mon maître
apprenne la nouvelle de votre arrivée par d’autres
que par moi ; il ne me pardonnerait pas de m’être
laissé devancer.
– Ce cher ami, dit d’Artagnan, évitant de

259
donner à Porthos ni son ancien ni son nouveau
nom, il ne m’a donc pas oublié !
– Oublié ! lui ! s’écria Mousqueton, c’est-à-
dire, monsieur, qu’il n’y a pas de jour que nous
ne nous attendions à apprendre que vous étiez
nommé maréchal, ou en place de M. de Gassion,
ou en place de M. de Bassompierre1.
D’Artagnan laissa errer sur ses lèvres un de
ces rares sourires mélancoliques qui avaient
survécu dans le plus profond de son cœur au
désenchantement de ses jeunes années.
– Et vous, manants, continua Mousqueton,
demeurez près de M. le comte d’Artagnan, et
faites-lui honneur de votre mieux, tandis que je
vais prévenir monseigneur de son arrivée.
Et remontant, aidé de deux âmes charitables,
sur son robuste cheval, tandis que Planchet, plus
ingambe, remontait tout seul sur le sien,
Mousqueton prit sur le gazon de l’avenue un petit
galop qui témoignait encore plus en faveur des

1
Le premier était mort le 28 septembre 1647 ; le second le
12 octobre 1646.

260
reins que des jambes du quadrupède.
– Ah çà ! mais voilà qui s’annonce bien ! dit
d’Artagnan ; pas de mystère, pas de manteau, pas
de politique par ici ; on rit à gorge déployée, on
pleure de joie, je ne vois que des visages larges
d’une aune ; en vérité, il me semble que la nature
elle-même est en fête, que les arbres, au lieu de
feuilles et de fleurs, sont couverts de petits rubans
verts et roses.
– Et moi, dit Planchet, il me semble que je
sens d’ici la plus délectable odeur de rôti, que je
vois des marmitons se ranger en haie pour nous
voir passer. Ah, monsieur ! quel cuisinier doit
avoir M. de Pierrefonds, lui qui aimait déjà tant et
si bien manger quand il ne s’appelait encore que
M. Porthos !
– Halte-là ! dit d’Artagnan : tu me fais peur. Si
la réalité répond aux apparences, je suis perdu.
Un homme si heureux ne sortira jamais de son
bonheur, et je vais échouer près de lui comme j’ai
échoué près d’Aramis.

261
13

Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant


Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur

D’Artagnan franchit la grille et se trouva en


face du château ; il mettait pied à terre quand une
sorte de géant apparut sur le perron. Rendons
cette justice à d’Artagnan, qu’à part tout
sentiment d’égoïsme le cœur lui battit avec joie à
l’aspect de cette haute taille et de cette figure
martiale qui lui rappelaient un homme brave et
bon.
Il courut à Porthos et se précipita dans ses
bras ; toute la valetaille, rangée en cercle à
distance respectueuse, regardait avec une humble
curiosité. Mousqueton, au premier rang, s’essuya
les yeux, le pauvre garçon n’avait pas cessé de
pleurer de joie depuis qu’il avait reconnu
d’Artagnan et Planchet.

262
Porthos prit son ami par le bras.
– Ah ! quelle joie de vous revoir, cher
d’Artagnan, s’écria-t-il d’une voix qui avait
tourné du baryton à la basse ; vous ne m’avez
donc pas oublié, vous ?
– Vous oublier ! ah ! cher du Vallon, oublie-t-
on les plus beaux jours de sa jeunesse et ses amis
dévoués, et les périls affrontés ensemble ! Mais
c’est-à-dire qu’en vous revoyant il n’y a pas un
instant de notre ancienne amitié qui ne se
présente à ma pensée.
– Oui, oui, dit Porthos en essayant de redonner
à sa moustache ce pli coquet qu’elle avait perdu
dans la solitude, oui, nous en avons fait de belles
dans notre temps, et nous avons donné du fil à
retordre à ce pauvre cardinal.
Et il poussa un soupir. D’Artagnan le regarda.
– En tout cas, continua Porthos d’un ton
languissant, soyez le bienvenu, cher ami, vous
m’aiderez à retrouver ma joie ; nous courrons
demain le lièvre dans ma plaine, qui est superbe,
ou le chevreuil dans mes bois, qui sont fort

263
beaux : j’ai quatre lévriers qui passent pour les
plus légers de la province, et une meute qui n’a
point sa pareille à vingt lieues à la ronde.
Et Porthos poussa un second soupir.
« Oh, oh ! se dit d’Artagnan tout bas, mon
gaillard serait-il moins heureux qu’il n’en a
l’air ? »
Puis tout haut :
– Mais avant tout, dit-il, vous me présenterez à
me
M du Vallon, car je me rappelle certaine lettre
d’obligeante invitation que vous avez bien voulu
m’écrire, et au bas de laquelle elle avait bien
voulu ajouter quelques lignes.
Troisième soupir de Porthos.
– J’ai perdu Mme du Vallon il y a deux ans, dit-
il, et vous m’en voyez encore tout affligé. C’est
pour cela que j’ai quitté mon château du Vallon
près de Corbeil, pour venir habiter ma terre de
Bracieux, changement qui m’a amené à acheter
celle-ci. Pauvre Mme du Vallon, continua Porthos
en faisant une grimace de regret ; ce n’était pas
une femme d’un caractère fort égal, mais elle

264
avait fini cependant par s’accoutumer à mes
façons et par accepter mes petites volontés.
– Ainsi, vous êtes riche et libre ? dit
d’Artagnan.
– Hélas ! dit Porthos, je suis veuf et j’ai
quarante mille livres de rente. Allons déjeuner,
voulez-vous ?
– Je le veux fort, dit d’Artagnan ; l’air du
matin m’a mis en appétit.
– Oui, dit Porthos, mon air est excellent1.
Ils entrèrent dans le château ; ce n’étaient que
dorures du haut en bas, les corniches étaient
dorées, les moulures étaient dorées, les bois des
fauteuils étaient dorés.
Une table toute servie attendait.

1
Dumas s’inspire peut-être pour Porthos de Nicolas
Rambouillet : « Il est vain, et c’est un franc nouveau riche.
Jamais homme ne parla tant par mon et par ma ; il dit : mon vert
est le plus beau du monde, pour dire le vert de mon jardin ; il
dit : Mon eau est belle, pour dire l’eau de ma fontaine »,
Tallemant de Réaux, Historiettes (« L’abbé Tallemant, son
père, etc. », Pléiade, tome II, p. 577).

265
– Vous voyez, dit Porthos, c’est mon
ordinaire.
– Peste, dit d’Artagnan, je vous en fais mon
compliment : le roi n’en a pas un pareil.
– Oui, dit Porthos, j’ai entendu dire qu’il était
fort mal nourri par M. de Mazarin. Goûtez cette
côtelette, mon cher d’Artagnan, c’est de mes
moutons.
– Vous avez des moutons fort tendres, dit
d’Artagnan, et je vous en félicite.
– Oui, on les nourrit dans mes prairies qui sont
excellentes.
– Donnez-m’en encore.
– Non ; prenez plutôt de ce lièvre que j’ai tué
hier dans une de mes garennes.
– Peste ! quel goût ! dit d’Artagnan. Ah çà !
vous ne les nourrissez donc que de serpolet, vos
lièvres ?
– Et que pensez-vous de mon vin ? dit
Porthos ; il est agréable, n’est-ce pas ?
– Il est charmant.

266
– C’est cependant du vin du pays.
– Vraiment !
– Oui, un petit versant au midi, là-bas sur ma
montagne ; il fournit vingt muids1.
– Mais c’est une véritable vendange, cela !
Porthos soupira pour la cinquième fois.
D’Artagnan avait compté les soupirs de Porthos.
– Ah çà ! mais, dit-il curieux d’approfondir le
problème, on dirait, mon cher ami, que quelque
chose vous chagrine. Seriez-vous souffrant, par
hasard ?... Est-ce que cette santé...
– Excellente, mon cher, meilleure que jamais ;
je tuerais un bœuf d’un coup de poing.
– Alors, des chagrins de famille...
– De famille ! par bonheur que je n’ai que moi
au monde.
– Mais alors qu’est-ce donc qui vous fait
soupirer ?
– Mon cher, dit Porthos, je serai franc avec

1
Un muid = 274 litres (mesure de Paris).

267
vous : je ne suis pas heureux.
– Vous, pas heureux, Porthos ! vous qui avez
un château, des prairies, des montagnes, des
bois ; vous qui avez quarante mille livres de
rente, enfin, vous n’êtes pas heureux ?
– Mon cher, j’ai tout cela, c’est vrai, mais je
suis seul au milieu de tout cela.
– Ah ! je comprends : vous êtes entouré de
croquants que vous ne pouvez pas voir sans
déroger.
Porthos pâlit légèrement, et vida un énorme
verre de son petit vin du versant.
– Non pas, dit-il, au contraire ; imaginez-vous
que ce sont des hobereaux qui ont tous un titre
quelconque et prétendent remonter à Pharamond,
à Charlemagne, ou tout au moins à Hugues
Capet. Dans le commencement, j’étais le dernier
venu, par conséquent j’ai dû faire les avances, je
les ai faites ; mais vous le savez, mon cher, Mme
du Vallon...
Porthos, en disant ces mots, parut avaler avec
peine sa salive.

268
– Mme du Vallon, reprit-il, était de noblesse
douteuse, elle avait, en premières noces (je crois,
d’Artagnan, ne vous apprendre rien de nouveau),
épousé un procureur. Ils trouvèrent cela
nauséabond. Ils ont dit nauséabond. Vous
comprenez, c’était un mot à faire tuer trente mille
hommes. J’en ai tué deux ; cela a fait taire les
autres, mais ne m’a pas rendu leur ami. De sorte
que je n’ai plus de société, que je vis seul, que je
m’ennuie, que je me ronge.
D’Artagnan sourit ; il voyait le défaut de la
cuirasse, et il apprêtait le coup.
– Mais enfin, dit-il, vous êtes par vous-même,
et votre femme ne peut vous défaire.
– Oui, mais vous comprenez, n’étant pas de
noblesse historique comme les Coucy, qui se
contentaient d’être sires, et les Rohan1, qui ne
voulaient pas être ducs, tous ces gens-là, qui sont
tous ou vicomtes ou comtes, ont le pas sur moi, à

1
Devise de Coucy : « Roi ne suis, ni duc, ni prince, ni
comte aussi, je suis le sire de Coucy » ; devise de Rohan : « Roi
ne puis, duc ne daigne, Rohan suis. »

269
l’église, dans les cérémonies, partout, et je n’ai
rien à dire. Ah ! si j’étais seulement...
– Baron ? n’est-ce pas ? dit d’Artagnan
achevant la phrase de son ami.
– Ah ! s’écria Porthos dont les traits
s’épanouirent, ah ! si j’étais baron !
« Bon ! pensa d’Artagnan, je réussirai ici. »
Puis tout haut :
– Eh bien ! cher ami, c’est ce titre que vous
souhaitez que je viens vous apporter aujourd’hui.
Porthos fit un bond qui ébranla toute la salle ;
deux ou trois bouteilles en perdirent l’équilibre et
roulèrent à terre, où elles furent brisées.
Mousqueton accourut au bruit, et l’on aperçut à la
perspective Planchet la bouche pleine et la
serviette à la main.
– Monseigneur m’appelle ? demanda
Mousqueton.
Porthos fit signe de la main à Mousqueton de
ramasser les éclats de bouteilles.
– Je vois avec plaisir, dit d’Artagnan, que vous

270
avez toujours ce brave garçon.
– Il est mon intendant, dit Porthos.
Puis haussant la voix :
– Il a fait ses affaires, le drôle, on voit cela ;
mais, continua-t-il plus bas, il m’est attaché et ne
me quitterait pour rien au monde.
« Et il l’appelle monseigneur », pensa
d’Artagnan.
– Sortez, Mouston, dit Porthos.
– Vous dites Mouston ? Ah ! oui ! par
abréviation : Mousqueton était trop long à
prononcer.
– Oui, dit Porthos, et puis cela sentait son
maréchal des logis d’une lieue. Mais nous
parlions affaire quand ce drôle est entré.
– Oui, dit d’Artagnan ; cependant remettons la
conversation à plus tard, vos gens pourraient
soupçonner quelque chose ; il y a peut-être des
espions dans le pays. Vous devinez, Porthos,
qu’il s’agit de choses sérieuses.
– Peste ! dit Porthos. Eh bien ! pour faire la

271
digestion promenons-nous dans mon parc.
– Volontiers.
Et comme tous deux avaient suffisamment
déjeuné, ils commencèrent à faire le tour d’un
jardin magnifique ; des allées de marronniers et
de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents
au moins ; au bout de chaque quinconce bien
fourré de taillis et d’arbustes, on voyait courir des
lapins disparaissant dans les glandées et se jouant
dans les hautes herbes.
– Ma foi, dit d’Artagnan, le parc correspond à
tout le reste ; et s’il y a autant de poissons dans
votre étang que de lapins dans vos garennes, vous
êtes un homme heureux, mon cher Porthos, pour
peu que vous ayez conservé le goût de la chasse
et acquis celui de la pêche.
– Mon ami, dit Porthos, je laisse la pêche à
Mousqueton, c’est un plaisir de roturier ; mais je
chasse quelquefois ; c’est-à-dire que quand je
m’ennuie, je m’assieds sur un de ces bancs de
marbre, je me fais apporter mon fusil, je me fais
amener Gredinet, mon chien favori, et je tire des
lapins.

272
– Mais c’est fort divertissant ! dit d’Artagnan.
– Oui, répondit Porthos avec un soupir, c’est
fort divertissant.
D’Artagnan ne les comptait plus.
– Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les
chercher et les porte lui-même au cuisinier ; il est
dressé à cela.
– Ah ! la charmante petite bête ! dit
d’Artagnan.
– Mais, reprit Porthos, laissons là Gredinet,
que je vous donnerai si vous en avez envie, car je
commence à m’en lasser, et revenons à notre
affaire.
– Volontiers, dit d’Artagnan ; seulement je
vous préviens, cher ami, pour que vous ne disiez
pas que je vous ai pris en traître, qu’il faudra bien
changer d’existence.
– Comment cela ?
– Reprendre le harnais, ceindre l’épée, courir
les aventures, laisser, comme dans le temps
passé, un peu de sa chair par les chemins ; vous
savez, la manière d’autrefois, enfin.

273
– Ah diable ! fit Porthos.
– Oui, je comprends, vous vous êtes gâté, cher
ami ; vous avez pris du ventre, et le poignet n’a
plus cette élasticité dont les gardes de M. le
cardinal ont eu tant de preuves.
– Ah ! le poignet est encore bon, je vous le
jure, dit Porthos en étendant une main pareille à
une épaule de mouton.
– Tant mieux.
– C’est donc la guerre qu’il faut que nous
fassions ?
– Eh ! mon Dieu, oui !
– Et contre qui ?
– Avez-vous suivi la politique, mon ami ?
– Moi ! pas le moins du monde.
– Alors, êtes-vous pour le Mazarin ou pour les
princes ?
– Moi, je ne suis pour personne.
– C’est-à-dire que vous êtes pour nous. Tant
mieux, Porthos, c’est la bonne position pour faire
ses affaires. Eh bien, mon cher, je vous dirai que

274
je viens de la part du cardinal.
Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on
eût encore été en 1640 et qu’il se fût agi du vrai
cardinal.
– Oh, oh ! dit-il, que me veut Son Éminence ?
– Son Éminence veut vous avoir à son service.
– Et qui lui a parlé de moi ?
– Rochefort. Vous rappelez-vous ?
– Oui, pardieu ! celui qui nous a donné tant
d’ennui dans le temps et qui nous a fait tant
courir par les chemins, le même à qui vous avez
fourni successivement trois coups d’épée, qu’il
n’a pas volés, au reste.
– Mais vous savez qu’il est devenu notre ami ?
dit d’Artagnan.
– Non, je ne le savais pas. Ah ! il n’a pas de
rancune !
– Vous vous trompez, Porthos, dit d’Artagnan
à son tour : c’est moi qui n’en ai pas.
Porthos ne comprit pas très bien ; mais, on se
le rappelle, la compréhension n’était pas son fort.

275
– Vous dites donc, continua-t-il, que c’est le
comte de Rochefort qui a parlé de moi au
cardinal ?
– Oui, et puis la reine.
– Comment, la reine ?
– Pour nous inspirer confiance, elle lui a
même remis le fameux diamant, vous savez, que
j’avais vendu à M. des Essarts, et qui, je ne sais
comment, est rentré en sa possession.
– Mais il me semble, dit Porthos avec son gros
bon sens, qu’elle eût mieux fait de le remettre à
vous.
– C’est aussi mon avis, dit d’Artagnan ; mais
que voulez-vous ! les rois et les reines ont
quelquefois de singuliers caprices. Au bout du
compte, comme ce sont eux qui tiennent les
richesses et les honneurs, qui distribuent l’argent
et les titres, on leur est dévoué.
– Oui, on leur est dévoué ! dit Porthos. Alors
vous êtes donc dévoué, dans ce moment-ci ?...
– Au roi, à la reine et au cardinal, et j’ai de
plus répondu de votre dévouement.

276
– Et vous dites que vous avez fait certaines
conditions pour moi ?
– Magnifiques, mon cher, magnifiques !
D’abord vous avez de l’argent, n’est-ce pas ?
Quarante mille livres de rente, vous me l’avez dit.
Porthos entra en défiance.
– Eh ! mon ami, lui dit-il, on n’a jamais trop
d’argent. Mme du Vallon a laissé une succession
embrouillée ; je ne suis pas grand clerc, moi, en
sorte que je vis un peu au jour le jour.
« Il a peur que je ne sois venu pour lui
emprunter de l’argent », pensa d’Artagnan.
– Ah ! mon ami, dit-il tout haut, tant mieux si
vous êtes gêné !
– Comment, tant mieux ? dit Porthos.
– Oui, car Son Éminence donnera tout ce que
l’on voudra, terres, argent et titres.
– Ah ! ah ! ah ! fit Porthos écarquillant les
yeux à ce dernier mot.
– Sous l’autre cardinal, continua d’Artagnan,
nous n’avons pas su profiter de la fortune ; c’était

277
le cas pourtant ; je ne dis pas cela pour vous qui
avez vos quarante mille livres de rente, et qui me
paraissez l’homme le plus heureux de la terre.
Porthos soupira.
– Toutefois, continua d’Artagnan, malgré vos
quarante mille livres de rente, et peut-être même
à cause de vos quarante mille livres de rente, il
me semble qu’une petite couronne ferait bien sur
votre carrosse. Eh ! eh !
– Mais oui, dit Porthos.
– Eh bien, mon cher, gagnez-la ; elle est au
bout de votre épée. Nous ne nous nuirons pas.
Votre but à vous, c’est un titre ; mon but, à moi,
c’est de l’argent. Que j’en gagne assez pour faire
reconstruire Artagnan, que mes ancêtres
appauvris par les croisades ont laissé tomber en
ruine depuis ce temps1, et pour acheter une
trentaine d’arpents de terre autour, c’est tout ce

1
Les Batz-Castelmore n’étaient que des marchands enrichis
qui avaient acquis des biens nobles et faits des mariages
avantageux. V. A. Lavergne, « Batz-Castelmore », Bulletin de
la Société archéologique du Gers, XIIe année, [1911], p. 103.

278
qu’il faut ; je m’y retire, et j’y meurs tranquille.
– Et moi, dit Porthos, je veux être baron.
– Vous le serez.
– Et n’avez-vous donc point pensé aussi à nos
autres amis ? demanda Porthos.
– Si fait, j’ai vu Aramis.
– Et que désire-t-il, lui ? d’être évêque ?
– Aramis, dit d’Artagnan, qui ne voulait pas
désenchanter Porthos ; Aramis, imaginez-vous,
mon cher, qu’il est devenu moine et jésuite, qu’il
vit comme un ours : il renonce à tout, et ne pense
qu’à son salut. Mes offres n’ont pu le décider.
– Tant pis ! dit Porthos, il avait de l’esprit. Et
Athos ?
– Je ne l’ai pas encore vu, mais j’irai le voir en
vous quittant. Savez-vous où je le trouverai, lui ?
– Près de Blois, dans une petite terre qu’il a
héritée, je ne sais de quel parent.
– Et qu’on appelle ?
– Bragelonne. Comprenez-vous, mon cher,
Athos qui était noble comme l’empereur et qui

279
hérite d’une terre qui a titre de comté ! Que fera-
t-il de tous ces comtés-là ? Comté de la Fère,
comté de Bragelonne ?
– Avec cela qu’il n’a pas d’enfants, dit
d’Artagnan.
– Heu ! fit Porthos, j’ai entendu dire qu’il
avait adopté un jeune homme qui lui ressemble
par le visage.
– Athos, notre Athos, qui était vertueux
comme Scipion, l’avez-vous revu ?
– Non.
– Eh bien ! j’irai demain lui porter de vos
nouvelles. J’ai peur, entre nous, que son penchant
pour le vin ne l’ait fort vieilli et dégradé.
– Oui, dit Porthos, c’est vrai ; il buvait
beaucoup.
– Puis c’était notre aîné à tous, dit d’Artagnan.
– De quelques années seulement, reprit
Porthos ; son air grave le vieillissait beaucoup.
– Oui, c’est vrai. Donc, si nous avons Athos,
ce sera tant mieux : si nous ne l’avons pas, eh

280
bien, nous nous en passerons. Nous en valons
bien douze à nous deux.
– Oui, dit Porthos souriant au souvenir de ses
anciens exploits ; mais à nous quatre nous en
aurions valu trente-six ; d’autant plus que le
métier sera dur, à ce que vous dites.
– Dur pour des recrues, oui ; mais pour nous,
non.
– Sera-ce long ?
– Dame ! cela pourra durer trois ou quatre ans.
– Se battra-t-on beaucoup ?
– Je l’espère.
– Tant mieux, au bout du compte, tant mieux !
s’écria Porthos : vous n’avez point idée, mon
cher, combien les os me craquent depuis que je
suis ici ! Quelquefois le dimanche, en sortant de
la messe, je cours à cheval dans les champs et sur
les terres des voisins pour rencontrer quelque
bonne petite querelle, car je sens que j’en ai
besoin ; mais rien, mon cher ! Soit qu’on me
respecte, soit qu’on me craigne, ce qui est bien
plus probable, on me laisse fouler les luzernes

281
avec mes chiens, passer sur le ventre à tout le
monde, et je reviens, plus ennuyé, voilà tout. Au
moins, dites-moi, se bat-on un peu plus
facilement à Paris ?
– Quant à cela, mon cher, c’est charmant ; plus
d’édits, plus de gardes du cardinal, plus de
Jussac1 ni d’autres limiers. Mon Dieu ! voyez-
vous, sous une lanterne, dans une auberge,
partout ; êtes-vous frondeur, on dégaine et tout
est dit. M. de Guise a tué M. de Coligny en pleine
place Royale, et il n’en a rien été.
– Ah ! voilà qui va bien, alors, dit Porthos.
– Et puis avant peu, continua d’Artagnan,
nous aurons des batailles rangées, du canon, des
incendies, ce sera très varié.
– Alors, je me décide.
– J’ai donc votre parole ?
– Oui, c’est dit. Je frapperai d’estoc et de taille
pour Mazarin. Mais...
– Mais ?

1
Sur Jussac, Les Trois Mousquetaires, chap. V.

282
– Mais il me fera baron.
– Eh pardieu ! dit d’Artagnan, c’est arrêté
d’avance ; je vous l’ai dit et je vous le répète, je
réponds de votre baronnie.
Sur cette promesse, Porthos, qui n’avait jamais
douté de la parole de son ami, reprit avec lui le
chemin du château.

283
14

Où il est démontré que, si Porthos était


mécontent de son état, Mousqueton était fort
satisfait du sien

Tout en revenant vers le château et tandis que


Porthos nageait dans ses rêves de baronnie,
d’Artagnan réfléchissait à la misère de cette
pauvre nature humaine, toujours mécontente de
ce qu’elle a, toujours désireuse de ce qu’elle n’a
pas. À la place de Porthos, d’Artagnan se serait
trouvé l’homme le plus heureux de la terre, et
pour que Porthos fût heureux, il lui manquait,
quoi ? cinq lettres à mettre avant tous ses noms et
une petite couronne à faire peindre sur les
panneaux de sa voiture.
« Je passerai donc toute ma vie, disait en lui-
même d’Artagnan, à regarder à droite et à gauche

284
sans voir jamais la figure d’un homme
complètement heureux. »
Il faisait cette réflexion philosophique, lorsque
la Providence sembla vouloir lui donner un
démenti. Au moment où Porthos venait de le
quitter pour donner quelques ordres à son
cuisinier, il vit s’approcher de lui Mousqueton.
La figure du brave garçon, moins un léger trouble
qui, comme un nuage d’été, gazait sa
physionomie plutôt qu’elle ne la voilait,
paraissait celle d’un homme parfaitement
heureux.
« Voilà ce que je cherchais, se dit d’Artagnan ;
mais, hélas ! le pauvre garçon ne sait pas
pourquoi je suis venu. »
Mousqueton se tenait à distance. D’Artagnan
s’assit sur un banc et lui fit signe de s’approcher.
– Monsieur, dit Mousqueton profitant de la
permission, j’ai une grâce à vous demander.
– Parle, mon ami, dit d’Artagnan.
– C’est que je n’ose, j’ai peur que vous ne
pensiez que la prospérité m’a perdu.

285
– Tu es donc heureux, mon ami, dit
d’Artagnan.
– Aussi heureux qu’il est possible de l’être, et
cependant vous pouvez me rendre plus heureux
encore.
– Eh bien, parle, et si la chose dépend de moi,
elle est faite.
– Oh ! monsieur, elle ne dépend que de vous.
– J’attends.
– Monsieur, la grâce que j’ai à vous demander,
c’est de m’appeler non plus Mousqueton, mais
bien Mouston. Depuis que j’ai l’honneur d’être
intendant de Monseigneur, j’ai pris ce dernier
nom, qui est plus digne et sert à me faire
respecter de mes inférieurs. Vous savez,
monsieur, combien la subordination est
nécessaire à la valetaille.
D’Artagnan sourit ; Porthos allongeait ses
noms, Mousqueton raccourcissait le sien.
– Eh bien, monsieur ? dit Mousqueton tout
tremblant.

286
– Eh bien, oui, mon cher Mouston, dit
d’Artagnan ; sois tranquille, je n’oublierai pas ta
requête, et si cela te fait plaisir je ne te tutoierai
même plus.
– Oh ! s’écria Mousqueton rouge de joie, si
vous me faisiez un pareil honneur, monsieur, j’en
serais reconnaissant toute ma vie, mais ce serait
trop demander peut-être ?
– Hélas ! dit en lui-même d’Artagnan, c’est
bien peu en échange des tribulations inattendues
que j’apporte à ce pauvre diable qui m’a si bien
reçu.
– Et Monsieur reste longtemps avec nous ? dit
Mousqueton, dont la figure, rendue à son
ancienne sérénité, s’épanouissait comme une
pivoine.
– Je pars demain, mon ami, dit d’Artagnan.
– Ah, monsieur ! dit Mousqueton, c’était donc
seulement pour nous donner des regrets que vous
étiez venu ?
– J’en ai peur, dit d’Artagnan, si bas que
Mousqueton, qui se retirait en saluant, ne put

287
l’entendre.
Un remords traversait l’esprit de d’Artagnan,
quoique son cœur se fût fort racorni.
Il ne regrettait pas d’engager Porthos dans une
route où sa vie et sa fortune allaient être
compromises, car Porthos risquait volontiers tout
cela pour le titre de baron, qu’il désirait depuis
quinze ans d’atteindre ; mais Mousqueton, qui ne
désirait rien que d’être appelé Mouston, n’était-il
pas bien cruel de l’arracher à la vie délicieuse de
son grenier d’abondance ? Cette idée-là le
préoccupait lorsque Porthos reparut.
– À table ! dit Porthos.
– Comment, à table ? dit d’Artagnan, quelle
heure est-il donc ?
– Eh ! mon cher, il est une heure passée.
– Votre habitation est un paradis, Porthos, on
y oublie le temps. Je vous suis, mais je n’ai pas
faim.
– Venez, si l’on ne peut pas toujours manger,
l’on peut toujours boire ; c’est une des maximes

288
de ce pauvre Athos dont j’ai reconnu la solidité
depuis que je m’ennuie.
D’Artagnan, que son naturel gascon avait
toujours fait sobre, ne paraissait pas aussi
convaincu que son ami de la vérité de l’axiome
d’Athos ; néanmoins il fit ce qu’il put pour se
tenir à la hauteur de son hôte.
Cependant, tout en regardant manger Porthos
et en buvant de son mieux, cette idée de
Mousqueton revenait à l’esprit de d’Artagnan, et
cela avec d’autant plus de force que Mousqueton,
sans servir lui-même à table, ce qui eût été au-
dessous de sa nouvelle position, apparaissait de
temps en temps à la porte et trahissait sa
reconnaissance pour d’Artagnan par l’âge et le
cru des vins qu’il faisait servir.
Aussi, quand au dessert, sur un signe de
d’Artagnan, Porthos eut renvoyé ses laquais et
que les deux amis se trouvèrent seuls :
– Porthos, dit d’Artagnan, qui vous
accompagnera donc dans vos campagnes ?

289
– Mais, répondit naturellement Porthos,
Mouston, ce me semble.
Ce fut un coup pour d’Artagnan ; il vit déjà se
changer en grimace de douleur le bienveillant
sourire de l’intendant.
– Cependant, répliqua d’Artagnan, Mouston
n’est plus de la première jeunesse, mon cher ; de
plus, il est devenu très gros et peut-être a-t-il
perdu l’habitude du service actif.
– Je le sais, dit Porthos. Mais je me suis
accoutumé à lui ; et d’ailleurs il ne voudrait pas
me quitter, il m’aime trop.
« Oh ! aveugle amour-propre ! » pensa
d’Artagnan.
– D’ailleurs, vous-même, demanda Porthos,
n’avez-vous pas toujours à votre service votre
même laquais : ce bon, ce grave, cet intelligent...
comment l’appelez-vous donc ?
– Planchet. Oui, je l’ai retrouvé, mais il n’est
plus laquais.
– Qu’est-il donc ?
– Eh bien, avec ses seize cents livres, vous

290
savez les seize cents livres1 qu’il a gagnées au
siège de La Rochelle en portant la lettre à lord de
Winter, il a élevé une petite boutique rue des
Lombards, et il est confiseur.
– Ah ! il est confiseur rue des Lombards !
Mais comment vous sert-il ?
– Il a fait quelques escapades, dit d’Artagnan,
et il craint d’être inquiété.
Et le mousquetaire raconta à son ami comment
il avait retrouvé Planchet.
– Eh bien, dit alors Porthos, si on vous eût dit,
mon cher, qu’un jour Planchet ferait sauver
Rochefort, et que vous le cacheriez pour cela ?
– Je ne l’aurais pas cru. Mais, que voulez-
vous ? les événements changent les hommes.
– Rien de plus vrai, dit Porthos ; mais ce qui
ne change pas, ou ce qui change pour se bonifier,
c’est le vin. Goûtez de celui-ci ; c’est d’un cru
d’Espagne qu’estimait fort notre ami Athos :

1
Planchet n’avait reçu que quatorze cents livres : voir Les
Trois Mousquetaires, chap. XLVIII.

291
c’est du xérès.
À ce moment, l’intendant vint consulter son
maître sur le menu du lendemain et aussi sur la
partie de chasse projetée.
– Dis-moi, Mouston, dit Porthos, mes armes
sont-elles en bon état ?
D’Artagnan commença à battre la mesure sur
la table pour cacher son embarras.
– Vos armes, monseigneur, demanda
Mouston, quelles armes ?
– Eh pardieu, mes harnais !
– Quels harnais ?
– Mes harnais de guerre.
– Mais oui, monseigneur. Je le crois, du
moins.
– Tu t’en assureras demain, et tu les feras
fourbir si elles en ont besoin. Quel est mon
meilleur cheval de course ?
– Vulcain.
– Et de fatigue ?

292
– Bayard.
– Quel cheval aimes-tu, toi ?
– J’aime Rustaud, monseigneur ; c’est une
bonne bête, avec laquelle je m’entends à
merveille.
– C’est vigoureux, n’est-ce pas ?
– Normand croisé Mecklembourg1, ça irait
jour et nuit.
– Voilà notre affaire. Tu feras restaurer les
trois bêtes, tu fourbiras ou tu feras fourbir mes
armes ; plus, des pistolets pour toi et un couteau
de chasse.
– Nous voyagerons donc, monseigneur ? dit
Mousqueton d’un air inquiet.
D’Artagnan, qui n’avait jusque-là fait que des
accords vagues, battit une marche.
– Mieux que cela, Mouston ! répondit Porthos.
– Nous faisons une expédition, monsieur ? dit
l’intendant, dont les roses commençaient à se

1
Le Mecklembourg, de robe baie, est un excellent trotteur.

293
changer en lis.
– Nous rentrons au service, Mouston !
répondit Porthos en essayant toujours de faire
reprendre à sa moustache ce pli martial qu’elle
avait perdu.
Ces paroles étaient à peine prononcées que
Mousqueton fut agité d’un tremblement qui
secouait ses grosses joues marbrées, il regarda
d’Artagnan d’un air indicible de tendre reproche,
que l’officier ne put supporter sans se sentir
attendri ; puis il chancela, et d’une voix
étranglée :
– Du service ! du service dans les armées du
roi ? dit-il.
– Oui et non. Nous allons refaire campagne,
chercher toutes sortes d’aventures, reprendre la
vie d’autrefois, enfin.
Ce dernier mot tomba sur Mousqueton comme
la foudre. C’était cet autrefois si terrible qui
faisait le maintenant si doux.
– Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’entends ?
dit Mousqueton avec un regard plus suppliant

294
encore que le premier, à l’adresse de d’Artagnan.
– Que voulez-vous, mon pauvre Mouston ? dit
d’Artagnan, la fatalité...
Malgré la précaution qu’avait prise
d’Artagnan de ne pas le tutoyer et de donner à
son nom la mesure qu’il ambitionnait,
Mousqueton n’en reçut pas moins le coup, et le
coup fut si terrible, qu’il sortit tout bouleversé en
oubliant de fermer la porte.
– Ce bon Mousqueton, il ne se connaît plus de
joie, dit Porthos du ton que Don Quichotte dut
mettre à encourager Sancho à seller son grison
pour une dernière campagne.
Les deux amis, restés seuls, se mirent à parler
de l’avenir et à faire mille châteaux en Espagne.
Le bon vin de Mousqueton leur faisait voir, à
d’Artagnan une perspective toute reluisante de
quadruples1 et de pistoles, à Porthos le cordon
bleu2 et le manteau ducal. Le fait est qu’ils

1
Le quadruple valait vingt livres, la pistole dix livres.
2
L’ordre des chevaliers du Saint-Esprit, institué par Henri
III, avait un cordon bleu céleste.

295
dormaient sur la table lorsqu’on vint les inviter à
passer dans leur lit.
Cependant, dès le lendemain, Mousqueton fut
un peu réconforté par d’Artagnan, qui lui
annonça que probablement la guerre se ferait
toujours au cœur de Paris et à la portée du
château du Vallon, qui était près de Corbeil ; de
Bracieux, qui était près de Meaux, et de
Pierrefonds, qui était entre Compiègne et Villers-
Cotterêts.
– Mais il me semble qu’autrefois..., dit
timidement Mousqueton.
– Oh ! dit d’Artagnan, on ne fait pas la guerre
à la manière d’autrefois. Ce sont aujourd’hui
affaires diplomatiques, demandez à Planchet.
Mousqueton alla demander ces
renseignements à son ancien ami, lequel confirma
en tout point ce qu’avait dit d’Artagnan ;
seulement, ajouta-t-il, dans cette guerre, les
prisonniers courent le risque d’être pendus.
– Peste, dit Mousqueton, je crois que j’aime
encore mieux le siège de La Rochelle.

296
Quant à Porthos, après avoir fait tuer un
chevreuil à son hôte, après l’avoir conduit de ses
bois à sa montagne, de sa montagne à ses étangs,
après lui avoir fait voir ses lévriers, sa meute,
Gredinet, tout ce qu’il possédait enfin, et fait
refaire trois autres repas des plus somptueux, il
demanda ses instructions définitives à
d’Artagnan, forcé de le quitter pour continuer son
chemin.
– Voici, cher ami ! lui dit le messager ; il me
faut quatre jours pour aller d’ici à Blois, un jour
pour y rester, trois ou quatre jours pour retourner
à Paris. Partez donc dans une semaine avec vos
équipages ; vous descendrez rue Tiquetonne, à
l’hôtel de La Chevrette, et vous attendrez mon
retour.
– C’est convenu, dit Porthos.
– Moi je vais faire un tour sans espoir chez
Athos, dit d’Artagnan ; mais, quoique je le croie
devenu fort incapable, il faut observer les
procédés avec ses amis.
– Si j’allais avec vous, dit Porthos, cela me
distrairait peut-être.

297
– C’est possible, dit d’Artagnan, et moi aussi ;
mais vous n’auriez plus le temps de faire vos
préparatifs.
– C’est vrai, dit Porthos. Partez donc, et bon
courage ; quant à moi, je suis plein d’ardeur.
– À merveille ! dit d’Artagnan.
Et ils se séparèrent sur les limites de la terre de
Pierrefonds, jusqu’aux extrémités de laquelle
Porthos voulut conduire son ami.
« Au moins, disait d’Artagnan tout en prenant
la route de Villers-Cotterêts, au moins je ne serai
pas seul. Ce diable de Porthos est encore d’une
vigueur superbe. Si Athos vient, eh bien ! nous
serons trois à nous moquer d’Aramis, de ce petit
frocard à bonnes fortunes. »
À Villers-Cotterêts il écrivait au cardinal.

Monseigneur, j’en ai déjà un à offrir à Votre


Éminence, et celui-là vaut vingt hommes. Je pars
pour Blois, le comte de La Fère habitant le
château de Bragelonne aux environs de cette
ville.

298
Et sur ce il prit la route de Blois tout en
devisant avec Planchet, qui lui était une grande
distraction pendant ce long voyage.

299
15

Deux têtes d’ange1

Il s’agissait d’une longue route ; mais


d’Artagnan ne s’en inquiétait point : il savait que
ses chevaux s’étaient rafraîchis aux plantureux
râteliers du seigneur de Bracieux. Il se lança donc
avec confiance dans les quatre ou cinq journées
de marche qu’il avait à faire, suivi du fidèle
Planchet.
Comme nous l’avons déjà dit, ces deux
hommes, pour combattre les ennuis de la route,
cheminaient côte à côte et causaient toujours
ensemble. D’Artagnan avait peu à peu dépouillé
le maître, et Planchet avait quitté tout à fait la

1
Ces deux têtes d’ange sont celle de Raoul de Bragelonne
et de Louis de La Vallière (allusion picturale à Van Dyck ou
Titien cités dans ce même chapitre).

300
peau du laquais. C’était un profond matois, qui,
depuis sa bourgeoisie improvisée, avait regretté
souvent les franches lippées1 du grand chemin
ainsi que la conversation et la compagnie
brillante des gentilshommes, et qui, se sentant
une certaine valeur personnelle, souffrait de se
voir démonétiser par le contact perpétuel des
gens à idées plates.
Il s’éleva donc bientôt avec celui qu’il appelait
encore son maître au rang de confident.
D’Artagnan depuis de longues années n’avait pas
ouvert son cœur. Il arriva que ces deux hommes
en se retrouvant s’agencèrent admirablement.
D’ailleurs, Planchet n’était pas un compagnon
d’aventures tout à fait vulgaire ; il était homme
de bon conseil ; sans chercher le danger il ne
reculait pas aux coups, comme d’Artagnan avait
eu plusieurs fois occasion de s’en apercevoir ;
enfin, il avait été soldat, et les armes
anoblissaient ; et puis, plus que tout cela, si
Planchet avait besoin de lui, Planchet ne lui était

1
Lippée : bon repas qui ne coûte rien.

301
pas non plus inutile. Ce fut donc presque sur le
pied de deux bons amis que d’Artagnan et
Planchet arrivèrent dans le Blaisois.
Chemin faisant, d’Artagnan disait en secouant
la tête et en revenant à cette idée qui l’obsédait
sans cesse :
– Je sais bien que ma démarche près d’Athos
est inutile et absurde, mais je dois ce procédé à
mon ancien ami, homme qui avait l’étoffe en lui
du plus noble et du plus généreux de tous les
hommes.
– Oh ! M. Athos était un fier gentilhomme !
dit Planchet.
– N’est-ce pas ? reprit d’Artagnan.
– Semant l’argent comme le ciel fait de la
grêle, continua Planchet, mettant l’épée à la main
avec un air royal. Vous souvient-il, monsieur, du
duel avec les Anglais dans l’enclos des Carmes1 ?
Ah ! que M. Athos était beau et magnifique ce
jour-là, lorsqu’il dit à son adversaire : « Vous

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXXI.

302
avez exigé que je vous dise mon nom, monsieur ;
tant pis pour vous, car je vais être forcé de vous
tuer ! » J’étais près de lui et je l’ai entendu. Ce
sont mot à mot ses propres paroles. Et ce coup
d’œil, monsieur, lorsqu’il toucha son adversaire
comme il avait dit, et que son adversaire tomba,
sans seulement dire ouf. Ah ! monsieur, je le
répète, c’était un fier gentilhomme.
– Oui, dit d’Artagnan, tout cela est vrai
comme l’Évangile, mais il aura perdu toutes ces
qualités avec un seul défaut.
– Je m’en souviens, dit Planchet, il aimait à
boire, ou plutôt il buvait. Mais il ne buvait pas
comme les autres. Ses yeux ne disaient rien
quand il portait le verre à ses lèvres. En vérité,
jamais silence n’a été si parlant. Quant à moi, il
me semblait que je l’entendais murmurer :
« Entre, liqueur ! et chasse mes chagrins. » Et
comme il vous brisait le pied d’un verre ou le cou
d’une bouteille ! Il n’y avait que lui pour cela.
– Eh bien ! aujourd’hui, continua d’Artagnan,
voici le triste spectacle qui nous attend. Ce noble
gentilhomme à l’œil fier, ce beau cavalier si

303
brillant sous les armes, que l’on s’étonnait
toujours qu’il tînt une simple épée à la main au
lieu d’un bâton de commandement, eh bien ! il se
sera transformé en un vieillard courbé, au nez
rouge, aux yeux pleurants. Nous allons le trouver
couché sur quelque gazon, d’où il nous regardera
d’un œil terne, et qui peut-être ne nous
reconnaîtra pas. Dieu m’est témoin, Planchet,
continua d’Artagnan, que je fuirais ce triste
spectacle si je ne tenais à prouver mon respect à
cette ombre illustre du glorieux comte de La
Fère, que nous avons tant aimé.
Planchet hocha la tête et ne dit mot : on voyait
facilement qu’il partageait les craintes de son
maître.
– Et puis, reprit d’Artagnan, cette décrépitude,
car Athos est vieux maintenant ; la misère, peut-
être, car il aura négligé le peu de bien qu’il avait ;
et le sale Grimaud, plus muet que jamais et plus
ivrogne que son maître... tiens, Planchet, tout cela
me fend le cœur.
– Il me semble que j’y suis, et que je le vois là
bégayant et chancelant, dit Planchet d’un ton

304
piteux.
– Ma seule crainte, je l’avoue, reprit
d’Artagnan, c’est qu’Athos n’accepte mes
propositions dans un moment d’ivresse guerrière.
Ce serait pour Porthos et moi un grand malheur et
surtout un véritable embarras ; mais, pendant sa
première orgie, nous le quitterons, voilà tout. En
revenant à lui, il comprendra.
– En tout cas, monsieur, dit Planchet, nous ne
tarderons pas à être éclairés, car je crois que ces
murs si hauts, qui rougissent au soleil couchant,
sont les murs de Blois.
– C’est probable, répondit d’Artagnan, et ces
clochetons aigus et sculptés que nous
entrevoyons là-bas à gauche dans les bois
ressemblent à ce que j’ai entendu dire de
Chambord1.
– Entrerons-nous en ville ? demanda Planchet.
– Sans doute, pour nous renseigner.

1
Construit par François Ier, Chambord est situé à 14
kilomètres à l’est de Blois.

305
– Monsieur, je vous conseille, si nous y
entrons, de goûter à certains petits pots de crème
dont j’ai fort entendu parler, mais qu’on ne peut
malheureusement faire venir à Paris et qu’il faut
manger sur place.
– Eh bien, nous en mangerons ! sois tranquille,
dit d’Artagnan.
En ce moment un de ces lourds chariots,
attelés de bœufs, qui portent le bois coupé dans
les belles forêts du pays jusqu’aux ports de la
Loire, déboucha par un sentier plein d’ornières
sur la route que suivaient les deux cavaliers. Un
homme l’accompagnait, portant une longue gaule
armée d’un clou avec laquelle il aiguillonnait son
lent attelage.
– Hé ! l’ami, cria Planchet au bouvier.
– Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ?
dit le paysan avec cette pureté de langage
particulière aux gens de ce pays et qui ferait
honte aux citadins puristes de la place de la
Sorbonne et de la rue de l’Université.
– Nous cherchons la maison de M. le comte de

306
La Fère, dit d’Artagnan ; connaissez-vous ce
nom-là parmi ceux des seigneurs des environs ?
Le paysan ôta son chapeau en entendant ce
nom et répondit :
– Messieurs, ce bois que je charrie est à lui ; je
l’ai coupé dans sa futaie et je le conduis au
château.
D’Artagnan ne voulut pas questionner cet
homme, il lui répugnait d’entendre dire par un
autre peut-être ce qu’il avait dit lui-même à
Planchet.
– Le château ! se dit-il à lui-même, le
château ! Ah ! je comprends ! Athos n’est pas
endurant ; il aura forcé, comme Porthos, ses
paysans à l’appeler monseigneur et à nommer
château sa bicoque : il avait la main lourde, ce
cher Athos, surtout quand il avait bu.
Les bœufs avançaient lentement. D’Artagnan
et Planchet marchaient derrière la voiture. Cette
allure les impatienta.
– Le chemin est donc celui-ci, demanda
d’Artagnan au bouvier, et nous pouvons le suivre

307
sans crainte de nous égarer ?
– Oh ! mon Dieu ! oui, monsieur, dit l’homme,
et vous pouvez le prendre au lieu de vous
ennuyer à escorter des bêtes si lentes. Vous
n’avez qu’une demi-lieue à faire et vous
apercevrez un château sur la droite ; on ne le voit
pas encore d’ici, à cause d’un rideau de peupliers
qui le cache. Ce château n’est point Bragelonne,
c’est La Vallière1 : vous passerez outre ; mais à
trois portées de mousquet plus loin, une grande
maison blanche, à toits en ardoises, bâtie sur un
tertre ombragé de sycomores énormes, c’est le
château de M. le comte de La Fère.
– Et cette demi-lieue est-elle longue ?
demanda d’Artagnan, car il y a lieue et lieue dans
notre beau pays de France.
– Dix minutes de chemin, monsieur, pour les
jambes fines de votre cheval.
D’Artagnan remercia le bouvier et piqua

1
Déplacement géographique : le manoir de La Vallière,
construit au XVe siècle, se trouve en fait près de Reugny, au
nord-est de Tours dans la vallée de la Brenne.

308
aussitôt ; puis, troublé malgré lui à l’idée de
revoir cet homme singulier qui l’avait tant aimé,
qui avait tant contribué par ses conseils et par son
exemple à son éducation de gentilhomme, il
ralentit peu à peu le pas de son cheval et continua
d’avancer, la tête basse comme un rêveur.
Planchet aussi avait trouvé dans la rencontre et
l’attitude de ce paysan matière à de graves
réflexions. Jamais, ni en Normandie, ni en
Franche-Comté, ni en Artois, ni en Picardie, pays
qu’il avait particulièrement habités1, il n’avait
rencontré chez les villageois cette allure facile,
cet air poli, ce langage épuré. Il était tenté de
croire qu’il avait rencontré quelque gentilhomme,
frondeur comme lui, qui, pour cause politique,
avait été forcé comme lui de se déguiser.
Bientôt, au détour du chemin, le château de La

1
Planchet étant picard (voir Les Trois Mousquetaires, chap.
VII) a pu connaître la Normandie ; d’autre part, sergent dans le
régiment du Piémont, il aurait pu participer au siège d’Arras et
à la conquête de la Franche-Comté, que Dumas situe en 1643
(« En 43, dit d’Artagnan […], c’était au siège de Besançon »,
chap. VII).

309
Vallière, comme l’avait dit le bouvier, apparut
aux yeux des voyageurs ; puis à un quart de lieue
plus loin environ, la maison blanche encadrée
dans ses sycomores, se dessina sur le fond d’un
massif d’arbres épais que le printemps poudrait
d’une neige de fleurs.
À cette vue d’Artagnan, qui d’ordinaire
s’émotionnait peu, sentit un trouble étrange
pénétrer jusqu’au fond de son cœur, tant sont
puissants pendant tout le cours de la vie ces
souvenirs de jeunesse. Planchet, qui n’avait pas
les mêmes motifs d’impression, interdit de voir
son maître si agité, regardait alternativement
d’Artagnan et la maison.
Le mousquetaire fit encore quelques pas en
avant et se trouva en face d’une grille travaillée
avec le goût qui distingue les fontes de cette
époque.
On voyait par cette grille des potagers tenus
avec soin, une cour assez spacieuse dans laquelle
piétinaient plusieurs chevaux de main tenus par
des valets en livrées différentes, et un carrosse
attelé de deux chevaux du pays.

310
– Nous nous trompons, ou cet homme nous a
trompés, dit d’Artagnan, ce ne peut être là que
demeure Athos. Mon Dieu ! serait-il mort, et
cette propriété appartiendrait-elle à quelqu’un de
son nom ? Mets pied à terre, Planchet, et va
t’informer ; j’avoue que pour moi je n’en ai pas le
courage.
Planchet mit pied à terre.
– Tu ajouteras, dit d’Artagnan, qu’un
gentilhomme qui passe désire avoir l’honneur de
saluer M. le comte de La Fère, et si tu es content
des renseignements, eh bien ! alors nomme-moi.
Planchet, traînant son cheval par la bride,
s’approcha de la porte, fit retentir la cloche de la
grille, et aussitôt un homme de service, aux
cheveux blanchis, à la taille droite malgré son
âge, vint se présenter et reçut Planchet.
– C’est ici que demeure M. le comte de La
Fère ? demanda Planchet.
– Oui, monsieur, c’est ici, répondit le serviteur
à Planchet, qui ne portait pas de livrée.
– Un seigneur retiré du service, n’est-ce pas ?

311
– C’est cela même.
– Et qui avait un laquais nommé Grimaud,
reprit Planchet, qui, avec sa prudence habituelle,
ne croyait pas pouvoir s’entourer de trop de
renseignements.
– M. Grimaud est absent du château pour le
moment, dit le serviteur commençant à regarder
Planchet des pieds à la tête, peu accoutumé qu’il
était à de pareilles interrogations.
– Alors, s’écria Planchet radieux, je vois bien
que c’est le même comte de La Fère que nous
cherchons. Veuillez m’ouvrir alors, car je désirais
annoncer à M. le comte que mon maître, un
gentilhomme de ses amis, est là qui voudrait le
saluer.
– Que ne disiez-vous cela plus tôt ! dit le
serviteur en ouvrant la grille. Mais votre maître,
où est-il ?
– Derrière moi, il me suit.
Le serviteur ouvrit la grille et précéda
Planchet, lequel fit signe à d’Artagnan, qui, le
cœur plus palpitant que jamais, entra à cheval

312
dans la cour.
Lorsque Planchet fut sur le perron, il entendit
une voix sortant d’une salle basse et qui disait :
– Eh bien ! où est-il, ce gentilhomme, et
pourquoi ne pas le conduire ici ?
Cette voix, qui parvint jusqu’à d’Artagnan,
réveilla dans son cœur mille sentiments, mille
souvenirs qu’il avait oubliés. Il sauta
précipitamment à bas de son cheval, tandis que
Planchet, le sourire sur les lèvres, s’avançait vers
le maître du logis.
– Mais je connais ce garçon-là, dit Athos en
apparaissant sur le seuil.
– Oh ! oui, monsieur le comte, vous me
connaissez, et moi aussi je vous connais bien. Je
suis Planchet, monsieur le comte, Planchet, vous
savez bien...
Mais l’honnête serviteur ne put en dire
davantage, tant l’aspect inattendu du
gentilhomme l’avait saisi.
– Quoi ! Planchet ! s’écria Athos. M.
d’Artagnan serait-il donc ici ?

313
– Me voici, ami ! me voici, cher Athos, dit
d’Artagnan en balbutiant et presque chancelant.
À ces mots une émotion visible se peignit à
son tour sur le beau visage et les traits calmes
d’Athos. Il fit deux pas rapides vers d’Artagnan
sans le perdre du regard et le serra tendrement
dans ses bras. D’Artagnan, remis de son trouble,
l’étreignit à son tour avec une cordialité qui
brillait en larmes dans ses yeux...
Athos le prit alors par la main, qu’il serrait
dans les siennes, et le mena au salon, où plusieurs
personnes étaient réunies. Tout le monde se leva.
– Je vous présente, dit Athos, monsieur le
chevalier d’Artagnan, lieutenant aux
mousquetaires de Sa Majesté, un ami bien
dévoué, et l’un des plus braves et des plus
aimables gentilshommes que j’aie jamais connus.
D’Artagnan, selon l’usage, reçut les
compliments des assistants, les rendit de son
mieux, prit place au cercle, et, tandis que la
conversation interrompue un moment redevenait
générale, il se mit à examiner Athos.

314
Chose étrange ! Athos avait vieilli à peine. Ses
beaux yeux, dégagés de ce cercle de bistre que
dessinent les veilles et l’orgie, semblaient plus
grands et d’un fluide plus pur que jamais ; son
visage, un peu allongé, avait gagné en majesté ce
qu’il avait perdu d’agitation fébrile ; sa main,
toujours admirablement belle et nerveuse, malgré
la souplesse des chairs, resplendissait sous une
manchette de dentelles, comme certaines mains
de Titien et de Van Dick ; il était plus svelte
qu’autrefois ; ses épaules, bien effacées et larges,
annonçaient une vigueur peu commune ; ses
longs cheveux noirs, parsemés à peine de
quelques cheveux gris, tombaient élégants sur ses
épaules, et ondulés comme par un pli naturel ; sa
voix était toujours fraîche comme s’il n’eût eu
que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques,
qu’il avait conservées blanches et intactes,
donnaient un charme inexprimable à son sourire.
Cependant les hôtes du comte, qui
s’aperçurent, à la froideur imperceptible de
l’entretien, que les deux amis brûlaient du désir
de se trouver seuls, commencèrent à préparer,
avec tout cet art et cette politesse d’autrefois, leur

315
départ, cette grave affaire des gens du grand
monde, quand il y avait des gens du grand
monde ; mais alors un grand bruit de chiens
aboyants retentit dans la cour, et plusieurs
personnes dirent en même temps :
– Ah ! c’est Raoul qui revient.
Athos, à ce nom de Raoul, regarda
d’Artagnan, et sembla épier la curiosité que ce
nom devait faire naître sur son visage. Mais
d’Artagnan ne comprenait encore rien, il était mal
revenu de son éblouissement. Ce fut donc
presque machinalement qu’il se retourna,
lorsqu’un beau jeune homme de quinze ans, vêtu
simplement, mais avec un goût parfait, entra dans
le salon en levant gracieusement son feutre orné
de longues plumes rouges.
Cependant ce nouveau personnage, tout à fait
inattendu, le frappa. Tout un monde d’idées
nouvelles se présenta à son esprit, lui expliquant
par toutes les sources de son intelligence le
changement d’Athos, qui jusque-là lui avait paru
inexplicable. Une ressemblance singulière entre
le gentilhomme et l’enfant lui expliquait le

316
mystère de cette vie régénérée. Il attendit,
regardant et écoutant.
– Vous voici de retour, Raoul ? dit le comte.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme
avec respect, et je me suis acquitté de la
commission que vous m’aviez donnée.
– Mais qu’avez-vous, Raoul ? dit Athos avec
sollicitude, vous êtes pâle et vous paraissez agité.
– C’est qu’il vient, monsieur, répondit le jeune
homme, d’arriver un malheur à notre petite
voisine.
– À Mlle de La Vallière ? dit vivement Athos.
– Quoi donc ? demandèrent quelques voix.
– Elle se promenait avec sa bonne Marceline
dans l’enclos où les bûcherons équarrissent leurs
arbres, lorsqu’en passant à cheval je l’ai aperçue
et me suis arrêté. Elle m’a aperçu à son tour, et,
en voulant sauter du haut d’une pile de bois où
elle était montée, le pied de la pauvre enfant est
tombé à faux et elle n’a pu se relever. Elle s’est,
je crois, foulé la cheville.
– Oh ! mon Dieu ! dit Athos ; et Mme de Saint-

317
Remy, sa mère, est-elle prévenue ?
– Non, monsieur, Mme de Saint-Remy est à
Blois, près de Mme la duchesse d’Orléans1. J’ai eu
peur que les premiers secours fussent
inhabilement appliqués, et j’accourais, monsieur,
vous demander des conseils.
– Envoyez vite à Blois, Raoul ! ou plutôt
prenez votre cheval et courez-y vous-même.
Raoul s’inclina.
– Mais où est Louise ? continua le comte.
– Je l’ai apportée jusqu’ici, monsieur, et l’ai
déposée chez la femme de Charlot, qui, en
attendant, lui a fait mettre le pied dans de l’eau
glacée.
Après cette explication, qui avait fourni un
prétexte pour se lever, les hôtes d’Athos prirent
congé de lui ; le vieux duc de Barbé seul, qui

1
Françoise Le Prévôt de la Courtelaye, veuve de M. de La
Beaume Le Blanc, n’épousera Jacques Courtavel, marquis de
Saint-Remy, de la maison de Gaston d’Orléans, qu’en 1655. À
l’époque du roman, Laurent de La Beaume Le Blanc vivait
encore (il meurt en 1651).

318
agissait familièrement en vertu d’une amitié de
vingt ans avec la maison de La Vallière, alla voir
la petite Louise, qui pleurait et qui, en apercevant
Raoul, essuya ses beaux yeux et sourit aussitôt.
Alors il proposa d’emmener la petite Louise à
Blois dans son carrosse.
– Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle
sera plus tôt près de sa mère ; quant à vous,
Raoul, je suis sûr que vous avez agi étourdiment
et qu’il y a de votre faute.
– Oh ! non, non, monsieur, je vous le jure !
s’écria la jeune fille ; tandis que le jeune homme
pâlissait à l’idée qu’il était peut-être la cause de
cet accident...
– Oh ! monsieur, je vous assure..., murmura
Raoul.
– Vous n’en irez pas moins à Blois, continua
le comte avec bonté, et vous ferez vos excuses et
les miennes à madame de Saint-Remy, puis vous
reviendrez.
Les couleurs reparurent sur les joues du jeune
homme ; il reprit, après avoir consulté des yeux le

319
comte, dans ses bras déjà vigoureux la petite fille,
dont la jolie tête endolorie et souriante à la fois
posait sur son épaule, et il l’installa doucement
dans le carrosse ; puis, sautant sur son cheval
avec l’élégance et l’agilité d’un écuyer
consommé, après avoir salué Athos et
d’Artagnan, il s’éloigna rapidement,
accompagnant la portière du carrosse, vers
l’intérieur duquel ses yeux restèrent constamment
fixés1.

1
Depuis Hippolyte Parigot, on sait que Dumas doit le nom
et l’esquisse du personnage de Raoul de Bragelonne à l’Histoire
de Madame Henriette d’Angleterre de Mme de La Fayette :
« […] à Blois où un homme nommé Bragelonne en avait été
amoureux : il y avait eu quelques lettres ; madame de Saint-
Rémi s’en était aperçue ; enfin, ce n’est pas une chose qui eût
été loin ; cependant le roi en prit de grandes jalousies »
(troisième partie). Dumas signale cet amour de jeunesse dans
Louis XIV et son siècle, chap. XXXV.

320
16

Le château de Bragelonne

D’Artagnan était resté pendant toute cette


scène le regard effaré, la bouche presque béante,
il avait si peu trouvé les choses selon ses
prévisions, qu’il en était resté stupide
d’étonnement.
Athos lui prit le bras et l’emmena dans le
jardin.
– Pendant qu’on nous prépare à souper, dit-il
en souriant, vous ne serez point fâché, n’est-ce
pas, mon ami, d’éclaircir un peu tout ce mystère
qui vous fait rêver ?
– Il est vrai, monsieur le comte, dit
d’Artagnan, qui avait senti peu à peu Athos
reprendre sur lui cette immense supériorité
d’aristocrate qu’il avait toujours eue.

321
Athos le regarda avec son doux sourire.
– Et d’abord, dit-il, mon cher d’Artagnan, il
n’y a point ici de monsieur le comte. Si je vous ai
appelé chevalier, c’était pour vous présenter à
mes hôtes, afin qu’ils sussent qui vous étiez ;
mais, pour vous, d’Artagnan, je suis, je l’espère,
toujours Athos, votre compagnon, votre ami.
Préférez-vous le cérémonial parce que vous
m’aimez moins ?
– Oh ! Dieu m’en préserve ! dit le Gascon
avec un de ces loyaux élans de jeunesse qu’on
retrouve si rarement dans l’âge mûr.
– Alors revenons à nos habitudes, et, pour
commencer, soyons francs. Tout vous étonne
ici ?
– Profondément.
– Mais ce qui vous étonne le plus, dit Athos en
souriant, c’est moi, avouez-le.
– Je vous l’avoue.
– Je suis encore jeune, n’est-ce pas, malgré

322
mes quarante-neuf ans1, je suis reconnaissable
encore ?
– Tout au contraire, dit d’Artagnan tout prêt à
outrer la recommandation de franchise que lui
avait faite Athos, c’est que vous ne l’êtes plus du
tout.
– Ah ! je comprends, dit Athos avec une
légère rougeur, tout a une fin, d’Artagnan, la folie
comme autre chose.
– Puis il s’est fait un changement dans votre
fortune, ce me semble. Vous êtes admirablement
logé ; cette maison est à vous, je présume.
– Oui ; c’est ce petit bien, vous savez, mon
ami, dont je vous ai dit que j’avais hérité quand
j’ai quitté le service.
– Vous avez parc, chevaux, équipages.
Athos sourit.
– Le parc a vingt arpents, mon ami, dit-il ;
vingt arpents sur lesquels sont pris les potagers et

1
Dumas lui accorde trente ans dans Les Trois
Mousquetaires (1625), il devrait donc avoir cinquante-trois ans.

323
les communs. Mes chevaux sont au nombre de
deux ; bien entendu que je ne compte pas le
courtaud de mon valet. Mes équipages se
réduisent à quatre chiens de bois, à deux lévriers
et à un chien d’arrêt. Encore tout ce luxe de
meute, ajouta Athos en souriant, n’est-il pas pour
moi.
– Oui, je comprends, dit d’Artagnan, c’est
pour le jeune homme, pour Raoul.
Et d’Artagnan regarda Athos avec un sourire
involontaire.
– Vous avez deviné, mon ami ! dit Athos.
– Et ce jeune homme est votre commensal,
votre filleul, votre parent peut-être ? Ah ! que
vous êtes changé, mon cher Athos !
– Ce jeune homme, répondit Athos avec
calme, ce jeune homme, d’Artagnan, est un
orphelin que sa mère avait abandonné chez un
pauvre curé de campagne ; je l’ai nourri, élevé.
– Et il doit vous être bien attaché ?
– Je crois qu’il m’aime comme si j’étais son
père.

324
– Bien reconnaissant surtout ?
– Oh ! quant à la reconnaissance, dit Athos,
elle est réciproque, je lui dois autant qu’il me
doit ; et je ne le lui dis pas, à lui, mais je le dis à
vous, d’Artagnan, je suis encore son obligé.
– Comment cela ? dit le mousquetaire étonné.
– Eh ! mon Dieu, oui ! c’est lui qui a causé en
moi le changement que vous voyez : je me
desséchais comme un pauvre arbre isolé qui ne
tient en rien sur la terre, il n’y avait qu’une
affection profonde qui pût me faire reprendre
racine dans la vie. Une maîtresse ? J’étais trop
vieux. Des amis ? Je ne vous avais plus là. Eh
bien ! cet enfant m’a fait retrouver tout ce que
j’avais perdu ; je n’avais plus le courage de vivre
pour moi, j’ai vécu pour lui. Les leçons sont
beaucoup pour un enfant, l’exemple vaut mieux.
Je lui ai donné l’exemple, d’Artagnan. Les vices
que j’avais, je m’en suis corrigé ; les vertus que
je n’avais pas, j’ai feint de les avoir. Aussi, je ne
crois pas m’abuser, d’Artagnan, mais Raoul est
destiné à être un gentilhomme aussi complet qu’il
est donné à notre âge appauvri d’en fournir

325
encore.
D’Artagnan regardait Athos avec une
admiration croissante. Ils se promenaient sous
une allée fraîche et ombreuse, à travers laquelle
filtraient obliquement quelques rayons de soleil
couchant. Un de ces rayons dorés illuminait le
visage d’Athos, et ses yeux semblaient rendre à
leur tour ce feu tiède et calme du soir qu’ils
recevaient.
L’idée de milady vint se présenter à l’esprit de
d’Artagnan.
– Et vous êtes heureux ? dit-il à son ami.
L’œil vigilant d’Athos pénétra jusqu’au fond
du cœur de d’Artagnan, et sembla y lire sa
pensée.
– Aussi heureux qu’il est permis à une
créature de Dieu de l’être sur la terre. Mais
achevez votre pensée, d’Artagnan, car vous ne
me l’avez pas dite tout entière.
– Vous êtes terrible, Athos, et l’on ne vous
peut rien cacher, dit d’Artagnan. Eh bien ! oui, je
voulais vous demander si vous n’avez pas

326
quelquefois des mouvements inattendus de
terreur qui ressemblent...
– À des remords ? continua Athos. J’achève
votre phrase, mon ami. Oui et non : je n’ai pas de
remords, parce que cette femme, je le crois,
méritait la peine qu’elle a subie ; je n’ai pas de
remords, parce que, si nous l’eussions laissée
vivre, elle eût sans aucun doute continué son
œuvre de destruction ; mais cela ne veut pas dire,
ami, que j’aie cette conviction que nous avions le
droit de faire ce que nous avons fait. Peut-être
tout sang versé veut-il une expiation. Elle a
accompli la sienne ; peut-être à notre tour nous
reste-t-il à accomplir la nôtre.
– Je l’ai quelquefois pensé comme vous,
Athos, dit d’Artagnan.
– Elle avait un fils, cette femme ?
– Oui.
– En avez-vous quelquefois entendu parler ?
– Jamais.
– Il doit avoir vingt-trois ans, murmura
Athos ; je pense souvent à ce jeune homme,

327
d’Artagnan.
– C’est étrange ! Et moi qui l’avais oublié !
Athos sourit mélancoliquement.
– Et lord de Winter, en avez-vous quelque
nouvelle ?
– Je sais qu’il était en grande faveur près du
roi Charles Ier.
– Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en
ce moment. Tenez, d’Artagnan, continua Athos,
cela revient à ce que je vous ai dit tout à l’heure.
Lui, il a laissé couler le sang de Strafford1 ; le
sang appelle le sang. Et la reine ?
– Quelle reine ?
– Mme Henriette d’Angleterre, la fille de Henri
IV.
– Elle est au Louvre, comme vous savez.
– Oui, où elle manque de tout, n’est-ce pas ?

1
Vice-roi d’Irlande, arrêté par le Parlement, il avait été
exécuté le 12 mai 1641. Sur les vains efforts d’Henriette
d’Angleterre pour le sauver, voir Mme de Motteville (Petitot,
tome XXXVII).

328
Pendant les grands froids de cet hiver, sa fille
malade, m’a-t-on dit, était forcée, faute de bois,
de rester couchée. Comprenez-vous cela ? dit
Athos en haussant les épaules. La fille de Henri
IV grelottant faute d’un fagot ! Pourquoi n’est-
elle pas venue demander l’hospitalité au premier
venu de nous au lieu de la demander au
Mazarin1 ! Elle n’eût manqué de rien.
– La connaissez-vous donc, Athos ?
– Non, mais ma mère l’a vue enfant. Vous ai-
je jamais dit que ma mère avait été dame
d’honneur de Marie de Médicis ?
– Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-là,
vous, Athos.
– Ah ! mon Dieu si, vous le voyez, reprit
Athos ; mais encore faut-il que l’occasion s’en

1
Retz, Mémoires : « J’allais chez la reine d’Angleterre que
je trouvai dans la chambre de sa fille, qui a été depuis Madame
d’Orléans. Elle me dit d’abord : “Vous voyez, je viens tenir
compagnie à Henriette. La pauvre enfant n’a pu se lever
aujourd’hui faute de feu.” Le vrai était qu’il y avait six mois
que le cardinal n’avait fait payer la reine de sa pension. » La
reine s’était installée au Louvre en juin 1646.

329
présente.
– Porthos ne l’attendrait pas si patiemment, dit
d’Artagnan avec un sourire.
– Chacun sa nature, mon cher d’Artagnan.
Porthos a, malgré un peu de vanité, des qualités
excellentes. L’avez-vous revu ?
– Je le quitte il y a cinq jours, dit d’Artagnan.
Et alors il raconta, avec la verve de son
humeur gasconne, toutes les magnificences de
Porthos en son château de Pierrefonds ; et, tout en
criblant son ami, il lança deux ou trois flèches à
l’adresse de cet excellent M. Mouston.
– J’admire, répliqua Athos en souriant de cette
gaieté qui lui rappelait leurs bons jours, que nous
ayons autrefois formé au hasard une société
d’hommes encore si bien liés les uns aux autres,
malgré vingt ans de séparation. L’amitié jette des
racines bien profondes dans les cœurs honnêtes,
d’Artagnan ; croyez-moi, il n’y a que les
méchants qui nient l’amitié, parce qu’ils ne la
comprennent pas. Et Aramis ?
– Je l’ai vu aussi, dit d’Artagnan, mais il m’a

330
paru froid.
– Ah ! vous avez vu Aramis, reprit Athos en
regardant d’Artagnan avec son œil investigateur.
Mais c’est un véritable pèlerinage, cher ami, que
vous faites au temple de l’Amitié, comme
diraient les poètes.
– Mais oui, dit d’Artagnan embarrassé.
– Aramis, vous le savez, continua Athos, est
naturellement froid, puis il est toujours empêché
dans des intrigues de femmes.
– Je lui en crois en ce moment une fort
compliquée, dit d’Artagnan.
Athos ne répondit pas.
« Il n’est pas curieux », pensa d’Artagnan.
Non seulement Athos ne répondit pas, mais
encore il changea la conversation.
– Vous le voyez, dit-il en faisant remarquer à
d’Artagnan qu’ils étaient revenus près du
château, en une heure de promenade, nous avons
quasi fait le tour de mes domaines.
– Tout y est charmant, et surtout tout y sent

331
son gentilhomme, répondit d’Artagnan.
En ce moment on entendit le pas d’un cheval.
– C’est Raoul qui revient, dit Athos, nous
allons avoir des nouvelles de la pauvre petite.
En effet, le jeune homme reparut à la grille et
rentra dans la cour tout couvert de poussière, puis
sauta à bas de son cheval qu’il remit aux mains
d’une espèce de palefrenier ; il vint saluer le
comte et d’Artagnan.
– Monsieur, dit Athos en posant la main sur
l’épaule de d’Artagnan, monsieur est le chevalier
d’Artagnan, dont vous m’avez entendu parler
souvent, Raoul.
– Monsieur, dit le jeune homme en saluant de
nouveau et plus profondément, M. le comte a
prononcé votre nom devant moi comme un
exemple chaque fois qu’il a eu à citer un
gentilhomme intrépide et généreux.
Ce petit compliment ne laissa pas que
d’émouvoir d’Artagnan, qui sentit son cœur
doucement remué. Il tendit une main à Raoul en
lui disant :

332
– Mon jeune ami, tous les éloges que l’on fait
de moi doivent retourner à M. le comte que
voici : car il a fait mon éducation en toutes
choses, et ce n’est pas sa faute si l’élève a si mal
profité. Mais il se rattrapera sur vous, j’en suis
sûr. J’aime votre air, Raoul, et votre politesse m’a
touché.
Athos fut plus ravi qu’on ne saurait le dire : il
regarda d’Artagnan avec reconnaissance, puis
attacha sur Raoul un de ces sourires étranges dont
les enfants sont fiers lorsqu’ils les saisissent.
« À présent, se dit d’Artagnan, à qui ce jeu
muet de physionomie n’avait point échappé, j’en
suis certain. »
– Eh bien ! dit Athos, j’espère que l’accident
n’a pas eu de suite ?
– On ne sait encore rien, monsieur, et le
médecin n’a rien pu dire à cause de l’enflure ; il
craint cependant qu’il n’y ait quelque nerf
endommagé.
– Et vous n’êtes pas resté plus tard près de
madame de Saint-Remy ?

333
– J’aurais craint de n’être pas de retour pour
l’heure de votre dîner, monsieur, dit Raoul, et par
conséquent de vous faire attendre.
En ce moment un petit garçon, moitié paysan,
moitié laquais, vint avertir que le souper était
servi.
Athos conduisit son hôte dans une salle à
manger fort simple, mais dont les fenêtres
s’ouvraient d’un côté sur le jardin et de l’autre
sur une serre où poussaient de magnifiques fleurs.
D’Artagnan jeta les yeux sur le service : la
vaisselle était magnifique ; on voyait que c’était
de la vieille argenterie de famille. Sur un dressoir
était une aiguière d’argent superbe ; d’Artagnan
s’arrêta à la regarder.
– Ah ! voilà qui est divinement fait, dit-il.
– Oui, répondit Athos, c’est un chef-d’œuvre
d’un grand artiste florentin nommé Benvenuto
Cellini1.

1
En 1843, Dumas, en collaboration avec P. Meurice, avait
fait publier un roman, Ascanio, dont le héros était le célèbre

334
– Et la bataille qu’elle représente ?
– Est celle de Marignan. C’est le moment où
l’un de mes ancêtres donne son épée à François
Ier, qui vient de briser la sienne. Ce fut à cette
occasion qu’Enguerrand de la Fère, mon aïeul,
fut fait chevalier de Saint-Michel1. En outre, le
roi, quinze ans plus tard, car il n’avait pas oublié
qu’il avait combattu trois heures encore avec
l’épée de son ami Enguerrand sans qu’elle se
rompît, lui fit don de cette aiguière et d’une épée
que vous avez peut-être vue autrefois chez moi,
et qui est aussi un assez beau morceau
d’orfèvrerie. C’était le temps des géants, dit
Athos. Nous sommes des nains, nous autres, à
côté de ces hommes-là. Asseyons-nous,
d’Artagnan, et soupons. À propos, dit Athos au
petit laquais qui venait de servir le potage,
appelez Charlot.
L’enfant sortit, et, un instant après, l’homme

orfèvre (Le Siècle, 31 juin – 4 octobre 1848).


1
Ordre institué par Louis XI (1er août 1469) : collier d’or
fait de coquilles Saint-Jacques, reliées par une chaîne d’or,
médaillon représentant saint Michel terrassant le dragon.

335
de service auquel les deux voyageurs s’étaient
adressés en arrivant entra.
– Mon cher Charlot, lui dit Athos, je vous
recommande particulièrement, pour tout le temps
qu’il demeurera ici, Planchet, le laquais de
monsieur d’Artagnan. Il aime le bon vin ; vous
avez la clef des caves. Il a couché longtemps sur
la dure et ne doit pas détester un bon lit ; veillez
encore à cela, je vous prie.
Charlot s’inclina et sortit.
– Charlot est aussi un brave homme, dit le
comte, voici dix-huit ans qu’il me sert.
– Vous pensez à tout, dit d’Artagnan, et je
vous remercie pour Planchet, mon cher Athos.
Le jeune homme ouvrit de grands yeux à ce
nom, et regarda si c’était bien au comte que
d’Artagnan parlait.
– Ce nom vous paraît bizarre, n’est-ce pas,
Raoul ? dit Athos en souriant. C’était mon nom
de guerre, alors que M. d’Artagnan, deux braves
amis et moi faisions nos prouesses à La Rochelle
sous le défunt cardinal et sous M. de

336
Bassompierre qui est mort aussi depuis. Monsieur
daigne me conserver ce nom d’amitié, et chaque
fois que je l’entends, mon cœur est joyeux.
– Ce nom-là était célèbre, dit d’Artagnan, et il
eut un jour les honneurs du triomphe.
– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda
Raoul avec sa curiosité juvénile.
– Je n’en sais ma foi rien, dit Athos.
– Vous avez oublié le bastion Saint-Gervais1,
Athos, et cette serviette dont trois balles firent un
drapeau. J’ai meilleure mémoire que vous, je
m’en souviens, et je vais vous raconter cela,
jeune homme.
Et il raconta à Raoul toute l’histoire du
bastion, comme Athos lui avait raconté celle de
son aïeul.
À ce récit, le jeune homme crut voir se
dérouler un de ces faits d’armes racontés par le
Tasse ou l’Arioste, et qui appartiennent aux
temps prestigieux de la chevalerie.

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XLVI.

337
– Mais ce que ne vous dit pas d’Artagnan,
Raoul, reprit à son tour Athos, c’est qu’il était
une des meilleures lames de son temps : jarret de
fer, poignet d’acier, coup d’œil sûr et regard
brûlant, voilà ce qu’il offrait à son adversaire : il
avait dix-huit ans, trois ans de plus que vous,
Raoul, lorsque je le vis à l’œuvre pour la
première fois et contre des hommes éprouvés.
– Et M. d’Artagnan fut vainqueur ? dit le
jeune homme, dont les yeux brillaient pendant
cette conversation et semblaient implorer des
détails.
– J’en tuai un, je crois ! dit d’Artagnan
interrogeant Athos du regard. Quant à l’autre, je
le désarmai, ou je le blessai, je ne me le rappelle
plus.
– Oui, vous le blessâtes1. Oh ! vous étiez un
rude athlète !
– Eh ! je n’ai pas encore trop perdu, reprit

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. V : d’Artagnan
combat successivement Jussac, qu’il blesse grièvement, et, pour
porter secours à Athos, Biscarat.

338
d’Artagnan avec son petit rire gascon plein de
contentement de lui-même, et dernièrement
encore...
Un regard d’Athos lui ferma la bouche.
– Je veux que vous sachiez, Raoul, reprit
Athos, vous qui vous croyez une fine épée et dont
la vanité pourrait souffrir un jour quelque cruelle
déception ; je veux que vous sachiez combien est
dangereux l’homme qui unit le sang-froid à
l’agilité, car jamais je ne pourrais vous en offrir
un plus frappant exemple : priez demain
monsieur d’Artagnan, s’il n’est pas trop fatigué,
de vouloir bien vous donner une leçon.
– Peste, mon cher Athos, vous êtes cependant
un bon maître, surtout sous le rapport des qualités
que vous vantez en moi. Tenez, aujourd’hui
encore, Planchet me parlait de ce fameux duel de
l’enclos des Carmes, avec lord de Winter et ses
compagnons. Ah ! jeune homme, continua
d’Artagnan, il doit y avoir quelque part une épée
que j’ai souvent appelée la première du royaume.
– Oh ! j’aurai gâté ma main avec cet enfant,
dit Athos.

339
– Il y a des mains qui ne se gâtent jamais, mon
cher Athos, dit d’Artagnan, mais qui gâtent
beaucoup les autres.
Le jeune homme eût voulu prolonger cette
conversation toute la nuit ; mais Athos lui fit
observer que leur hôte devait être fatigué et avait
besoin de repos. D’Artagnan s’en défendit par
politesse, mais Athos insista pour que d’Artagnan
prit possession de sa chambre. Raoul y conduisit
l’hôte du logis ; et, comme Athos pensa qu’il
resterait le plus tard possible près de d’Artagnan
pour lui faire dire toutes les vaillantises de leur
jeune temps, il vint le chercher lui-même un
instant après, et ferma cette bonne soirée par une
poignée de main bien amicale et un souhait de
bonne nuit au mousquetaire.

340
17

La diplomatie d’Athos

D’Artagnan s’était mis au lit bien moins pour


dormir que pour être seul et penser à tout ce qu’il
avait vu et entendu dans cette soirée.
Comme il était d’un bon naturel et qu’il avait
eu tout d’abord pour Athos un penchant instinctif
qui avait fini par devenir une amitié sincère, il fut
enchanté de trouver un homme brillant
d’intelligence et de force au lieu de cet ivrogne
abruti qu’il s’attendait à voir cuver son vin sur
quelque fumier ; il accepta, sans trop regimber,
cette supériorité constante d’Athos sur lui, et, au
lieu de ressentir la jalousie et le désappointement
qui eussent attristé une nature moins généreuse, il
n’éprouva en résumé qu’une joie sincère et loyale
qui lui fit concevoir pour sa négociation les plus
favorables espérances.

341
Cependant il lui semblait qu’il ne retrouvait
point Athos franc et clair sur tous les points.
Qu’était-ce que ce jeune homme qu’il disait avoir
adopté et qui avait avec lui une si grande
ressemblance ? Qu’étaient-ce que ce retour à la
vie du monde et cette sobriété exagérée qu’il
avait remarquée à table ? Une chose même
insignifiante en apparence, cette absence de
Grimaud, dont Athos ne pouvait se séparer
autrefois et dont le nom même n’avait pas été
prononcé malgré les ouvertures faites à ce sujet,
tout cela inquiétait d’Artagnan. Il ne possédait
donc plus la confiance de son ami, ou bien Athos
était attaché à quelque chaîne invisible, ou bien
encore prévenu d’avance contre la visite qu’il lui
faisait.
Il ne put s’empêcher de songer à Rochefort, à
ce qu’il lui avait dit à l’église Notre-Dame1.
Rochefort aurait-il précédé d’Artagnan chez
Athos ?

1
Voir au chap. VIII : « Peut-être nous rencontrerons-nous
par les chemins. »

342
D’Artagnan n’avait pas de temps à perdre en
longues études. Aussi résolut-il d’en venir dès le
lendemain à une explication. Ce peu de fortune
d’Athos si habilement déguisé annonçait l’envie
de paraître et trahissait un reste d’ambition facile
à réveiller. La vigueur d’esprit et la netteté
d’idées d’Athos en faisaient un homme plus
prompt qu’un autre à s’émouvoir. Il entrerait dans
les plans du ministre avec d’autant plus d’ardeur,
que son activité naturelle serait doublée d’une
dose de nécessité.
Ces idées maintenaient d’Artagnan éveillé
malgré sa fatigue ; il dressait ses plans d’attaque,
et quoiqu’il sût qu’Athos était un rude adversaire,
il fixa l’action au lendemain après le déjeuner.
Cependant il se dit aussi, d’un autre côté, que
sur un terrain si nouveau il fallait s’avancer avec
prudence, étudier pendant plusieurs jours les
connaissances d’Athos, suivre ses nouvelles
habitudes et s’en rendre compte, essayer de tirer
du naïf jeune homme, soit en faisant des armes
avec lui, soit en courant quelque gibier, les
renseignements intermédiaires qui lui manquaient

343
pour joindre l’Athos d’autrefois à l’Athos
d’aujourd’hui ; et cela devait être facile, car le
précepteur devait avoir déteint sur le cœur et
l’esprit de son élève. Mais d’Artagnan lui-même
qui était un garçon d’une grande finesse, comprit
sur-le-champ quelles chances il donnerait contre
lui au cas où une indiscrétion ou une maladresse
laisserait à découvert ses manœuvres à l’œil
exercé d’Athos.
Puis, faut-il le dire, d’Artagnan, tout prêt à
user de ruse contre la finesse d’Aramis ou la
vanité de Porthos, d’Artagnan avait honte de
biaiser avec Athos, l’homme franc, le cœur loyal.
Il lui semblait qu’en le reconnaissant leur maître
en diplomatie, Aramis et Porthos l’en
estimeraient davantage, tandis qu’au contraire
Athos l’en estimerait moins.
« Ah ! pourquoi Grimaud, le silencieux
Grimaud, n’est-il pas ici ? disait d’Artagnan ; il y
a bien des choses dans son silence que j’aurais
comprises, Grimaud avait un silence si
éloquent ! »
Cependant toutes les rumeurs s’étaient éteintes

344
successivement dans la maison ; d’Artagnan avait
entendu se fermer les portes et les volets ; puis,
après s’être répondu quelque temps les uns aux
autres dans la campagne, les chiens s’étaient tus à
leur tour ; enfin, un rossignol perdu dans un
massif d’arbres avait quelque temps égrené au
milieu de la nuit ses gammes harmonieuses et
s’était endormi ; il ne se faisait plus dans le
château qu’un bruit de pas égal et monotone au-
dessous de sa chambre ; il supposait que c’était la
chambre d’Athos.
« Il se promène et réfléchit, pensa d’Artagnan,
mais à quoi ? C’est ce qu’il est impossible de
savoir. On pouvait deviner le reste, mais non pas
cela. »
Enfin, Athos se mit au lit sans doute, car ce
dernier bruit s’éteignit.
Le silence et la fatigue unis ensemble
vainquirent d’Artagnan ; il ferma les yeux à son
tour, et presque aussitôt le sommeil le prit.
D’Artagnan n’était pas dormeur. À peine
l’aube eut-elle doré ses rideaux, qu’il sauta en bas
de son lit et ouvrit les fenêtres. Il lui sembla alors

345
voir à travers la jalousie quelqu’un qui rôdait
dans la cour en évitant de faire du bruit. Selon
son habitude de ne rien laisser passer à sa portée
sans s’assurer de ce que c’était, d’Artagnan
regarda attentivement sans faire aucun bruit, et
reconnut le justaucorps grenat et les cheveux
bruns de Raoul.
Le jeune homme, car c’était bien lui, ouvrit la
porte de l’écurie, en tira le cheval bai qu’il avait
déjà monté la veille, le sella et brida lui-même
avec autant de promptitude et de dextérité qu’eût
pu le faire le plus habile écuyer, puis il fit sortir
l’animal par l’allée droite du potager, ouvrit une
petite porte latérale qui donnait sur un sentier, tira
son cheval dehors, la referma derrière lui, et
alors, par-dessus la crête du mur, d’Artagnan le
vit passer comme une flèche en se courbant sous
les branches pendantes et fleuries des érables et
des acacias.
D’Artagnan avait remarqué la veille que le
sentier devait conduire à Blois.
« Eh, eh ! dit le Gascon, voici un gaillard qui
fait déjà des siennes, et qui ne me paraît point

346
partager les haines d’Athos contre le beau sexe :
il ne va pas chasser, car il n’a ni armes ni chiens ;
il ne remplit pas un message, car il se cache. De
qui se cache-t-il ?... Est-ce de moi ou de son
père ?... Car je suis sûr que le comte est son
père... Parbleu ! quant à cela je le saurai, car j’en
parlerai tout net à Athos. »
Le jour grandissait ; tous ces bruits que
d’Artagnan avait entendus s’éteindre
successivement la veille se réveillaient, l’un après
l’autre : l’oiseau dans les branches, le chien dans
l’étable, les moutons dans les champs ; les
bateaux amarrés sur la Loire paraissaient eux-
mêmes s’animer, se détachant du rivage et se
laissant aller au fil de l’eau. D’Artagnan resta
ainsi à sa fenêtre pour ne réveiller personne, puis
lorsqu’il eut entendu les portes et les volets du
château s’ouvrir, il donna un dernier pli à ses
cheveux, un dernier tour à sa moustache, brossa
par habitude les rebords de son feutre avec la
manche de son pourpoint, et descendit. Il avait à
peine franchi la dernière marche du perron, qu’il
aperçut Athos baissé vers terre et dans l’attitude
d’un homme qui cherche un écu dans le sable.

347
– Eh ! bonjour, cher hôte, dit d’Artagnan.
– Bonjour, cher ami. La nuit a-t-elle été
bonne ?
– Excellente, Athos, comme votre lit, comme
votre souper d’hier soir qui devait me conduire au
sommeil, comme votre accueil quand vous
m’avez revu. Mais que regardiez-vous donc là si
attentivement ? Seriez-vous devenu amateur de
tulipes par hasard ?
– Mon cher ami, il ne faudrait pas pour cela
vous moquer de moi. À la campagne, les goûts
changent fort, et on arrive à aimer, sans y faire
attention, toutes ces belles choses que le regard
de Dieu fait sortir du fond de la terre et que l’on
méprise fort dans les villes. Je regardais tout
bonnement des iris que j’avais déposés près de ce
réservoir et qui ont été écrasés ce matin. Ces
jardiniers sont les gens les plus maladroits du
monde. En ramenant le cheval après lui avoir fait
tirer de l’eau, ils l’auront laissé marcher dans la
plate-bande.
D’Artagnan se prit à sourire.

348
– Ah ! dit-il, vous croyez ?
Et il amena son ami le long de l’allée, où bon
nombre de pas pareils à celui qui avait écrasé les
iris étaient imprimés.
– Les voici encore, ce me semble ; tenez,
Athos, dit-il indifféremment.
– Mais, oui ; et des pas tout frais !
– Tout frais, répéta d’Artagnan.
– Qui donc est sorti par ici ce matin ? se
demanda Athos avec inquiétude. Un cheval se
serait-il échappé de l’écurie ?
– Ce n’est pas probable, dit d’Artagnan, car
les pas sont très égaux et très reposés.
– Où est Raoul ? s’écria Athos, et comment se
fait-il que je ne l’aie pas aperçu ?
– Chut ! dit d’Artagnan en mettant avec un
sourire son doigt sur sa bouche.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda Athos.
D’Artagnan raconta ce qu’il avait vu, en
épiant la physionomie de son hôte.
– Ah ! je devine tout maintenant, dit Athos

349
avec un léger mouvement d’épaules : le pauvre
garçon est allé à Blois.
– Pour quoi faire ?
– Eh, mon Dieu ! pour savoir des nouvelles de
la petite La Vallière. Vous savez, cette enfant qui
s’est foulé hier le pied.
– Vous croyez ? dit d’Artagnan incrédule.
– Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr,
répondit Athos. N’avez-vous donc pas remarqué
que Raoul est amoureux ?
– Bon ! De qui ? de cette enfant de sept ans1 ?
– Mon cher, à l’âge de Raoul le cœur est si
plein, qu’il faut bien le répandre sur quelque
chose, rêve ou réalité. Eh bien ! son amour, à lui,
est moitié l’un, moitié l’autre.
– Vous voulez rire ! Quoi ! cette petite fille !

1
Baptisée à Saint-Saturnin de Tours le 7 août 1644, Louise
en 1648 n’avait que 4 ans. « Elle boitait légèrement d’une
foulure mal remise qu’elle s’était faite à l’âge de sept ou huit
ans en sautant d’un tas de bois à terre », Louis XIV et son siècle,
chap. XXXV.

350
– N’avez-vous donc pas regardé ? C’est la
plus jolie petite créature qui soit au monde : des
cheveux d’un blond d’argent, des yeux bleus déjà
mutins et langoureux à la fois.
– Mais que dites-vous de cet amour ?
– Je ne dis rien, je ris et je me moque de
Raoul ; mais ces premiers besoins du cœur sont
tellement impérieux, ces épanchements de la
mélancolie amoureuse chez les jeunes gens sont
si doux et si amers tout ensemble, que cela paraît
avoir souvent tous les caractères de la passion.
Moi, je me rappelle qu’à l’âge de Raoul j’étais
devenu amoureux d’une statue grecque que le
bon roi Henri IV avait donnée à mon père, et que
je pensai devenir fou de douleur, lorsqu’on me dit
que l’histoire de Pygmalion n’était qu’une fable.
– C’est du désœuvrement. Vous n’occupez pas
assez Raoul, et il cherche à s’occuper de son côté.
– Pas autre chose. Aussi songé-je à l’éloigner
d’ici.
– Et vous ferez bien.
– Sans doute ; mais ce sera lui briser le cœur,

351
et il souffrira autant que pour un véritable amour.
Depuis trois ou quatre ans, et à cette époque lui-
même était un enfant, il s’est habitué à parer et à
admirer cette petite idole, qu’il finirait un jour par
adorer s’il restait ici. Ces enfants rêvent tout le
jour ensemble et causent de mille choses
sérieuses comme de vrais amants de vingt ans.
Bref, cela a fait longtemps sourire les parents de
la petite de La Vallière, mais je crois qu’ils
commencent à froncer le sourcil.
– Enfantillage ! mais Raoul a besoin d’être
distrait ; éloignez-le bien vite d’ici, ou, morbleu !
vous n’en ferez jamais un homme.
– Je crois, dit Athos, que je vais l’envoyer à
Paris.
– Ah ! fit d’Artagnan.
Et il pensa que le moment des hostilités était
arrivé.
– Si vous voulez, dit-il, nous pouvons faire un
sort à ce jeune homme.
– Ah ! fit à son tour Athos.
– Je veux même vous consulter sur quelque

352
chose qui m’est passé en tête.
– Faites.
– Croyez-vous que le temps soit venu de
prendre du service ?
– Mais n’êtes-vous pas toujours au service,
vous, d’Artagnan ?
– Je m’entends : du service actif. La vie
d’autrefois n’a-t-elle plus rien qui vous tente, et,
si des avantages réels vous attendaient, ne seriez-
vous pas bien aise de recommencer en ma
compagnie et en celle de notre ami Porthos les
exploits de notre jeunesse ?
– C’est une proposition que vous me faites
alors ! dit Athos.
– Nette et franche.
– Pour rentrer en campagne ?
– Oui.
– De la part de qui et contre qui ? demanda
tout à coup Athos en attachant son œil si clair et
si bienveillant sur le Gascon.
– Ah diable ! vous êtes pressant !

353
– Et surtout précis. Écoutez bien d’Artagnan.
Il n’y a qu’une personne ou plutôt une cause à qui
un homme comme moi puisse être utile : celle du
roi.
– Voilà précisément, dit le mousquetaire.
– Oui ; mais entendons-nous, reprit
sérieusement Athos : si par la cause du roi vous
entendez celle de M. de Mazarin, nous cessons de
nous comprendre.
– Je ne dis pas précisément, répondit le
Gascon embarrassé.
– Voyons, d’Artagnan, dit Athos, ne jouons
pas au plus fin, votre hésitation, vos détours me
disent de quelle part vous venez. Cette cause, en
effet, on n’ose l’avouer hautement, et lorsqu’on
recrute pour elle, c’est l’oreille basse et la voix
embarrassée.
– Ah ! mon cher Athos ! dit d’Artagnan.
– Eh ! vous savez bien, reprit Athos, que je ne
parle pas pour vous, qui êtes la perle des gens
braves et hardis, je vous parle de cet Italien
mesquin et intrigant, de ce cuistre qui essaie de

354
mettre sur sa tête une couronne qu’il a volée sous
un oreiller, de ce faquin qui appelle son parti le
parti du roi, et qui s’avise de faire mettre des
princes du sang en prison, n’osant pas les tuer,
comme faisait notre cardinal à nous, le grand
cardinal ; un fesse-mathieu qui pèse ses écus d’or
et garde les rognés, de peur, quoiqu’il triche, de
les perdre à son jeu du lendemain ; un drôle enfin
qui maltraite la reine, à ce qu’on assure ; au reste,
tant pis pour elle ! et qui va d’ici à trois mois
nous faire une guerre civile pour garder ses
pensions. C’est là le maître que vous me
proposez, d’Artagnan ? Grand merci !
– Vous êtes plus vif qu’autrefois, Dieu me
pardonne ! dit d’Artagnan, et les années ont
échauffé votre sang, au lieu de le refroidir. Qui
vous dit donc que ce soit là mon maître et que je
veuille vous l’imposer ?
« Diable ! s’était dit le Gascon, ne livrons pas
nos secrets à un homme si mal disposé. »
– Mais alors, cher ami, reprit Athos, qu’est-ce
donc que ces propositions ?
– Eh, mon Dieu ! rien de plus simple : vous

355
vivez dans vos terres, vous, et il paraît que vous
êtes heureux dans votre médiocrité dorée. Porthos
a cinquante ou soixante mille livres de revenu
peut-être ; Aramis a toujours quinze duchesses
qui se disputent le prélat, comme elles se
disputaient le mousquetaire ; c’est encore un
enfant gâté du sort ; mais moi, que fais-je en ce
monde ? Je porte ma cuirasse et mon buffle
depuis vingt ans, cramponné à ce grade
insuffisant, sans avancer, sans reculer, sans vivre.
Je suis mort en un mot ! Eh bien ! lorsqu’il s’agit
pour moi de ressusciter un peu, vous venez tous
me dire : C’est un faquin ! c’est un drôle ! un
cuistre ! un mauvais maître ! Eh, parbleu ! je suis
de votre avis, moi, mais trouvez-m’en un
meilleur, ou faites-moi des rentes.
Athos réfléchit trois secondes, et pendant ces
trois secondes il comprit la ruse de d’Artagnan,
qui pour s’être trop avancé tout d’abord rompait
maintenant afin de cacher son jeu. Il vit
clairement que les propositions qu’on venait de
lui faire étaient réelles, et se fussent déclarées
dans tout leur développement, pour peu qu’il eût
prêté l’oreille.

356
« Bon ! se dit-il, d’Artagnan est à Mazarin. »
De ce moment il s’observa avec une extrême
prudence.
De son côté d’Artagnan joua plus serré que
jamais.
– Mais, enfin, vous avez une idée ? continua
Athos.
– Assurément. Je voulais prendre conseil de
vous tous et aviser au moyen de faire quelque
chose, car les uns sans les autres nous serons
toujours incomplets.
– C’est vrai. Vous me parliez de Porthos ;
l’avez-vous donc décidé à chercher fortune ?
Mais cette fortune, il l’a.
– Sans doute, il l’a ; mais l’homme est ainsi
fait, il désire toujours quelque chose.
– Et que désire Porthos ?
– D’être baron.
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais, dit Athos en riant.
– C’est vrai ? pensa d’Artagnan. Et d’où a-t-il
appris cela ? Correspondrait-il avec Aramis ?

357
Ah ! si je savais cela, je saurais tout.
La conversation finit là, car Raoul entra juste
en ce moment. Athos voulut le gronder sans
aigreur ; mais le jeune homme était si chagrin,
qu’il n’en eut pas le courage et qu’il s’interrompit
pour lui demander ce qu’il avait.
– Est-ce que notre petite voisine irait plus
mal ? dit d’Artagnan.
– Ah ! monsieur, reprit Raoul presque
suffoqué par la douleur, sa chute est grave, et,
sans difformité apparente, le médecin craint
qu’elle ne boite toute sa vie.
– Ah ! ce serait affreux ! dit Athos.
D’Artagnan avait une plaisanterie au bout des
lèvres1 ; mais en voyant la part que prenait Athos
à ce malheur, il se retint.
– Ah ! monsieur, ce qui me désespère surtout,
reprit Raoul, c’est que ce malheur, c’est moi qui
en suis cause.

1
Sans doute un de ces « axiomes latins très ingénieux et
surtout fort caractéristiques » sur les boiteuses.

358
– Comment vous, Raoul ? demanda Athos.
– Sans doute, n’est-ce point pour accourir à
moi qu’elle a sauté du haut de cette pile de bois ?
– Il ne vous reste plus qu’une ressource, mon
cher Raoul, c’est de l’épouser en expiation, dit
d’Artagnan.
– Ah ! monsieur, dit Raoul, vous plaisantez
avec une douleur réelle : c’est mal, cela.
Et Raoul, qui avait besoin d’être seul pour
pleurer tout à son aise, rentra dans sa chambre,
d’où il ne sortit qu’à l’heure du déjeuner.
La bonne intelligence des deux amis n’avait
pas le moins du monde été altérée par
l’escarmouche du matin ; aussi déjeunèrent-ils du
meilleur appétit, regardant de temps en temps le
pauvre Raoul, qui, les yeux tout humides et le
cœur gros, mangeait à peine.
À la fin du déjeuner deux lettres arrivèrent,
qu’Athos lut avec une extrême attention, sans
pouvoir s’empêcher de tressaillir plusieurs fois.
D’Artagnan, qui le vit lire ces lettres d’un côté de
la table à l’autre, et dont la vue était perçante,

359
jura qu’il reconnaissait à n’en pas douter la petite
écriture d’Aramis. Quant à l’autre, c’était une
écriture de femme, longue et embarrassée.
– Allons, dit d’Artagnan à Raoul, voyant
qu’Athos désirait demeurer seul, soit pour
répondre à ces lettres, soit pour y réfléchir ;
allons faire un tour dans la salle d’armes, cela
vous distraira.
Le jeune homme regarda Athos, qui répondit à
ce regard par un signe d’assentiment.
Tous deux passèrent dans une salle basse où
étaient suspendus des fleurets, des masques, des
gants, des plastrons, et tous les accessoires de
l’escrime.
– Eh bien ? dit Athos en arrivant un quart
d’heure après.
– C’est déjà votre main, mon cher Athos, dit
d’Artagnan, et s’il avait votre sang-froid, je
n’aurais que des compliments à lui faire...
Quant au jeune homme, il était un peu
honteux. Pour une ou deux fois qu’il avait touché
d’Artagnan, soit au bras, soit à la cuisse, celui-ci

360
l’avait boutonné vingt fois en plein corps.
En ce moment, Charlot entra porteur d’une
lettre très pressée pour d’Artagnan qu’un
messager venait d’apporter.
Ce fut au tour d’Athos de regarder du coin de
l’œil.
D’Artagnan lut la lettre sans aucune émotion
apparente et après avoir lu, avec un léger
hochement de tête :
– Voyez, mon cher ami, dit-il, ce que c’est que
le service, et vous avez, ma foi, bien raison de
n’en pas vouloir reprendre : M. de Tréville est
malade, et voilà la compagnie qui ne peut se
passer de moi ; de sorte que mon congé se trouve
perdu.
– Vous retournez à Paris ? dit vivement Athos.
– Eh, mon Dieu, oui ! dit d’Artagnan ; mais
n’y venez-vous pas vous-même ?
Athos rougit un peu et répondit :
– Si j’y allais, je serais fort heureux de vous
voir.

361
– Holà, Planchet ! s’écria d’Artagnan de la
porte, nous partons dans dix minutes : donnez
l’avoine aux chevaux.
Puis se retournant vers Athos :
– Il me semble qu’il me manque quelque
chose ici, et je suis vraiment désespéré de vous
quitter sans avoir revu ce bon Grimaud.
– Grimaud ! dit Athos. Ah ! c’est vrai ? je
m’étonnais aussi que vous ne me demandassiez
pas de ses nouvelles. Je l’ai prêté à un de mes
amis.
– Qui comprendra ses signes ? dit d’Artagnan.
– Je l’espère, dit Athos.
Les deux amis s’embrassèrent cordialement.
D’Artagnan serra la main de Raoul, fit promettre
à Athos de le visiter s’il venait à Paris, de lui
écrire s’il ne venait pas, et il monta à cheval.
Planchet, toujours exact, était déjà en selle.
– Ne venez-vous point avec moi, dit-il en riant
à Raoul, je passe par Blois ?
Raoul se retourna vers Athos qui le retint d’un
signe imperceptible.

362
– Non, monsieur, répondit le jeune homme, je
reste près de monsieur le comte.
– En ce cas, adieu tous deux, mes bons amis,
dit d’Artagnan en leur serrant une dernière fois la
main, et Dieu vous garde ! comme nous nous
disions chaque fois que nous nous quittions du
temps du feu cardinal.
Athos lui fit un signe de la main, Raoul une
révérence, et d’Artagnan et Planchet partirent.
Le comte les suivit des yeux, la main appuyée
sur l’épaule du jeune homme, dont la taille
égalait presque la sienne ; mais aussitôt qu’ils
eurent disparu derrière le mur :
– Raoul, dit le comte, nous partons ce soir
pour Paris.
– Comment ! dit le jeune homme en pâlissant.
– Vous pouvez aller présenter mes adieux et
les vôtres à madame de Saint-Remy. Je vous
attendrai ici à sept heures.
Le jeune homme s’inclina avec une expression
mêlée de douleur et de reconnaissance, et se
retira pour aller seller son cheval.

363
Quant à d’Artagnan, à peine hors de vue de
son côté, il avait tiré la lettre de sa poche et
l’avait relue :

Revenez sur-le-champ à Paris.


J. M...

« La lettre est sèche, murmura d’Artagnan, et


s’il n’y avait un post-scriptum, peut-être ne
l’eussé-je pas comprise ; mais heureusement il y
a un post-scriptum. »
Et il lut ce fameux post-scriptum qui lui faisait
passer par-dessus la sécheresse de la lettre :

P.-S. Passez chez le trésorier du roi, à Blois :


dites-lui votre nom et montrez-lui cette lettre :
vous toucherez deux cents pistoles.

– Décidément, dit d’Artagnan, j’aime cette


prose, et le cardinal écrit mieux que je ne croyais.
Allons, Planchet, allons rendre visite à monsieur

364
le trésorier du roi, et puis piquons.
– Vers Paris, monsieur ?
– Vers Paris.
Et tous deux partirent au plus grand trot de
leurs montures.

365
18

M. de Beaufort1

Voici ce qui était arrivé et quelles étaient les


causes qui nécessitaient le retour de d’Artagnan à
Paris.
Un soir que Mazarin, selon son habitude, se
rendait chez la reine à l’heure où tout le monde
s’en était retiré, et qu’en passant près de la salle
des gardes, dont une porte donnait sur ses
antichambres, il avait entendu parler haut dans
cette chambre, il avait voulu savoir de quel sujet
s’entretenaient les soldats, s’était approché à pas
de loup, selon son habitude, avait poussé la porte,

1
Dumas raconte l’évasion du duc de Beaufort dans Louis
XIV et son siècle, chap. XVI : il utilise les Mémoires de Mme de
Motteville (Petitot, tome XXXVII, p. 367-371) et ceux de
Brienne (édités par F. Barrière : tome I, chap. VII, p. 320-325),
comme ici.

366
et, par l’entrebâillement, avait passé la tête.
Il y avait une discussion parmi les gardes.
– Et moi je vous réponds, disait l’un d’eux,
que si Coysel a prédit cela1, la chose est aussi
sûre que si elle était arrivée. Je ne le connais pas,
mais j’ai entendu dire qu’il était non seulement
astrologue, mais encore magicien.
– Peste, mon cher, s’il est de tes amis, prends
garde ! tu lui rends un mauvais service.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’on pourrait bien lui faire un procès.
– Ah bah ! on ne brûle plus les sorciers,
aujourd’hui.
– Non ! il me semble cependant qu’il n’y a pas
si longtemps que le feu cardinal a fait brûler

1
« Mais il n’était plus temps : les hommes ne pouvaient
plus changer ce que Dieu avait ordonné, et les étoiles, qui
semblent quelquefois marquer les arrêts du souverain, avait déjà
appris à beaucoup de personnes, par un astrologue nommé
Goïsel que le duc de Beaufort devait sortir ce même jour », Mme
de Motteville, op. cit., p. 370. Voir également Louis XIV et son
siècle, chap. XVI (graphié « Goisel »).

367
Urbain Grandier1. J’en sais quelque chose, moi.
J’étais de garde au bûcher, et je l’ai vu rôtir.
– Mon cher, Urbain Grandier n’était pas un
sorcier, c’était un savant, ce qui est tout autre
chose. Urbain Grandier ne prédisait pas l’avenir.
Il savait le passé, ce qui quelquefois est bien pis.
Mazarin hocha la tête en signe d’assentiment ;
mais désirant connaître la prédiction sur laquelle
on discutait, il demeura à la même place.
– Je ne te dis pas, reprit le garde, que Coysel
ne soit pas un sorcier, mais je te dis que s’il
publie d’avance sa prédiction c’est le moyen
qu’elle ne s’accomplisse point.
– Pourquoi ?
– Sans doute. Si nous nous battons l’un contre
l’autre et que je te dise : « Je vais te porter ou un

1
Le 18 août 1634 à Loudun. Urbain Grandier est un des
Crimes célèbres publiés par Dumas à l’Administration de la
Librairie (Bibliographie de la France, entre le 20 novembre
1839 et le 23 mai 1840) ; il l’adaptera avec la collaboration de
Maquet, pour le Théâtre-Historique : Urbain Grandier, drame
en 5 actes, précédé d’un prologue, 31 mars, 1850.

368
coup droit ou un coup de seconde », tu pareras
tout naturellement. Eh bien si Coysel dit assez
haut pour que le cardinal l’entende : « Avant tel
jour, tel prisonnier se sauvera », il est bien
évident que le cardinal prendra si bien ses
précautions que le prisonnier ne se sauvera pas.
– Eh ! mon Dieu, dit un autre qui semblait
dormir, couché sur un banc, et qui, malgré son
sommeil apparent, ne perdait pas un mot de la
conversation ; eh ! mon Dieu ! croyez-vous que
les hommes puissent échapper à leur destinée ?
S’il est écrit là-haut que le duc de Beaufort doit
se sauver, M. de Beaufort se sauvera, et toutes les
précautions du cardinal n’y feront rien.
Mazarin tressaillit. Il était italien, c’est-à-dire
superstitieux ; il s’avança rapidement au milieu
des gardes, qui, l’apercevant, interrompirent leur
conversation.
– Que disiez-vous donc, messieurs ? fit-il avec
son air caressant, que M. de Beaufort s’était
évadé, je crois ?
– Oh ! non, monseigneur, dit le soldat
incrédule ; pour le moment il n’a garde. On disait

369
seulement qu’il devait se sauver.
– Et qui dit cela ?
– Voyons, répétez votre histoire, Saint-
Laurent, dit le garde se tournant vers le narrateur.
– Monseigneur, dit le garde, je racontais
purement et simplement à ces messieurs ce que
j’ai entendu dire de la prédiction d’un nommé
Coysel, qui prétend que, si bien gardé que soit M.
de Beaufort, il se sauvera avant la Pentecôte.
– Et ce Coysel est un rêveur, un fou ? reprit le
cardinal toujours souriant.
– Non pas, dit le garde, tenace dans sa
crédulité, il a prédit beaucoup de choses qui sont
arrivées, comme par exemple que la reine
accoucherait d’un fils, que M. de Coligny serait
tué dans son duel avec le duc de Guise, enfin que
le coadjuteur serait nommé cardinal. Eh bien ! la
reine est accouchée non seulement d’un premier
fils, mais encore, deux ans après, d’un second, et
M. de Coligny a été tué.
– Oui, dit Mazarin ; mais le coadjuteur n’est
pas encore cardinal.

370
– Non, monseigneur, dit le garde, mais il le
sera.
Mazarin fit une grimace qui voulait dire : « Il
ne tient pas encore la barrette. » Puis il ajouta :
– Ainsi votre avis, mon ami, est que M. de
Beaufort doit se sauver.
– C’est si bien mon avis, monseigneur, dit le
soldat, que si Votre Éminence m’offrait à cette
heure la place de M. de Chavigny, c’est-à-dire
celle de gouverneur du château de Vincennes1, je
ne l’accepterais-pas. Oh ! le lendemain de la
Pentecôte, ce serait autre chose.
Il n’y a rien de plus convaincant qu’une
grande conviction, elle influe même sur les
incrédules ; et, loin d’être incrédule, nous l’avons
dit, Mazarin était superstitieux. Il se retira donc
tout pensif.
– Le ladre ! dit le garde qui était accoudé

1
Sur Léon Le Bouthilier, comte de Chanvigny et de
Buzançais, voir les Mémoires de son gendre, Henri-Louis
Loménie de Brienne (tome I, p. 277). Il fut gouverneur de
Vincennes.

371
contre la muraille, il fait semblant de ne pas
croire à votre magicien, Saint-Laurent, pour
n’avoir rien à vous donner ; mais il ne sera pas
plus tôt rentré chez lui qu’il fera son profit de
votre prédiction.
En effet, au lieu de continuer son chemin vers
la chambre de la reine, Mazarin rentra dans son
cabinet, et appelant Bernouin, il donna l’ordre
que le lendemain, au point du jour, on lui allât
chercher l’exempt qu’il avait placé auprès de M.
de Beaufort, et qu’on l’éveillât aussitôt qu’il
arriverait.
Sans s’en douter, le garde avait touché du
doigt la plaie la plus vive du cardinal. Depuis
cinq ans que M. de Beaufort était en prison1, il
n’y avait pas de jour que Mazarin ne pensât qu’à
un moment ou à un autre, il en sortirait. On ne
pouvait pas retenir prisonnier toute sa vie un
petit-fils de Henri IV, surtout quand ce petit-fils
de Henri IV avait à peine trente ans. Mais, de

1
Il fut arrêté le 2 septembre 1643. Sur son arrestation, voir
me
M de Motteville, op. cit. (Petitot, tome XXXVII, p. 46-47).

372
quelque façon qu’il en sortît, quelle haine n’avait-
il pas dû, dans sa captivité, amasser contre celui à
qui il la devait ; qui l’avait pris riche, brave,
glorieux, aimé des femmes, craint des hommes,
pour retrancher de sa vie ses plus belles années,
car ce n’est pas exister que de vivre en prison !
En attendant, Mazarin redoublait de surveillance
contre M. de Beaufort. Seulement, il était pareil à
l’avare de la fable, qui ne pouvait dormir près de
son trésor1. Bien des fois la nuit il se réveillait en
sursaut, rêvant qu’on lui avait volé M. de
Beaufort. Alors il s’informait de lui, et à chaque
information qu’il prenait, il avait la douleur
d’entendre que le prisonnier jouait, buvait,
chantait que c’était merveille ; mais que tout en
jouant, buvant et chantant, il s’interrompait
toujours pour jurer que le Mazarin lui payerait
cher tout ce plaisir qu’il le forçait de prendre à
Vincennes.
Cette pensée avait fort préoccupé le ministre
pendant son sommeil ; aussi, lorsqu’à sept heures

1
« Le Savetier et le Financier », La Fontaine, Fables, livre
VIII, II.

373
du matin Bernouin entra dans sa chambre pour le
réveiller, son premier mot fut :
– Eh ! qu’y a-t-il ? Est-ce que M. de Beaufort
s’est sauvé de Vincennes ?
– Je ne crois pas, monseigneur, dit Bernouin,
dont le calme officiel ne se démentait jamais ;
mais en tout cas vous allez en avoir des
nouvelles, car l’exempt La Ramée, que l’on a
envoyé chercher ce matin à Vincennes, est là qui
attend les ordres de Votre Éminence.
– Ouvrez et faites-le entrer ici, dit Mazarin en
accommodant ses oreillers de manière à le
recevoir assis dans son lit.
L’officier entra. C’était un grand et gros
homme joufflu et de bonne mine. Il avait un air
de tranquillité qui donna des inquiétudes à
Mazarin.
« Ce drôle-là m’a tout l’air d’un sot »,
murmura-t-il.
L’exempt demeurait debout et silencieux à la
porte.
– Approchez, monsieur ! dit Mazarin.

374
L’exempt obéit.
– Savez-vous ce qu’on dit ici ? continua le
cardinal.
– Non, Votre Éminence.
– Eh bien ! l’on dit que M. de Beaufort va se
sauver de Vincennes, s’il ne l’a déjà fait.
La figure de l’officier exprima la plus
profonde stupéfaction. Il ouvrit tout ensemble ses
petits yeux et sa grande bouche, pour mieux
humer la plaisanterie que Son Éminence lui
faisait l’honneur de lui adresser ; puis ne pouvant
tenir plus longtemps son sérieux à une pareille
supposition, il éclata de rire, mais d’une telle
façon, que ses gros membres étaient secoués par
cette hilarité comme par une fièvre violente.
Mazarin fut enchanté de cette expansion peu
respectueuse, mais cependant il ne cessa de
garder son air grave.
Quand La Ramée eut bien ri et qu’il se fut
essuyé les yeux, il crut qu’il était temps enfin de
parler et d’excuser l’inconvenance de sa gaieté.
– Se sauver, monseigneur ! dit-il, se sauver !

375
Mais Votre Éminence ne sait donc pas où est M.
de Beaufort ?
– Si fait, monsieur, je sais qu’il est au donjon
de Vincennes.
– Oui, monseigneur, dans une chambre dont
les murs ont sept pieds d’épaisseur, avec des
fenêtres à grillages croisés dont chaque barreau
est gros comme le bras.
– Monsieur, dit Mazarin, avec de la patience
on perce tous les murs, et avec un ressort de
montre on scie un barreau.
– Mais monseigneur ignore donc qu’il a près
de lui huit gardes, quatre dans son antichambre et
quatre dans sa chambre, et que ces gardes ne le
quittent jamais1.
– Mais il sort de sa chambre, il joue au mail, il
joue à la paume !
– Monseigneur, ce sont les amusements

1
« Il était gardé par un officier des gardes du corps, et par
sept ou huit gardes qui couchaient dans sa chambre et qui ne
l’abandonnaient point », Mme de Motteville, op. cit.

376
permis aux prisonniers. Cependant, si Votre
Éminence le veut, on les lui retranchera.
– Non pas, non pas, dit le Mazarin, qui
craignait, en lui retranchant ces plaisirs, que si
son prisonnier sortait jamais de Vincennes, il
n’en sortît encore plus exaspéré contre lui.
Seulement je demande avec qui il joue.
– Monsieur, il joue avec l’officier de garde, ou
bien avec moi, ou bien avec les autres
prisonniers.
– Mais n’approche-t-il point des murailles en
jouant ?
– Monseigneur, Votre Éminence ne connaît-
elle point les murailles ? Les murailles ont
soixante pieds de hauteur et je doute que M. de
Beaufort soit encore assez las de la vie pour
risquer de se rompre le cou en sautant du haut en
bas.
– Hum ! fit le cardinal, qui commençait à se
rassurer. Vous dites donc, mon cher monsieur La
Ramée ?...
– Qu’à moins que M. de Beaufort ne trouve

377
moyen de se changer en petit oiseau, je réponds
de lui.
– Prenez garde ! vous vous avancez fort, reprit
Mazarin. M. de Beaufort a dit aux gardes qui le
conduisaient à Vincennes, qu’il avait souvent
pensé au cas où il serait emprisonné, et que, dans
ce cas, il avait trouvé quarante manières de
s’évader de prison.
– Monseigneur, si parmi ces quarante
manières il y en avait eu une bonne, répondit La
Ramée, il serait dehors depuis longtemps.
« Allons, allons, pas si bête que je croyais »,
murmura Mazarin.
– D’ailleurs, monseigneur oublie que M. de
Chavigny est gouverneur de Vincennes, continua
La Ramée, et que M. de Chavigny n’est pas des
amis de M. de Beaufort1.
– Oui, mais M. de Chavigny s’absente.
– Quand il s’absente, je suis là.

1
« Chavigny était gouverneur du bois de Vincennes, qui
n’était pas son ami », Mme de Motteville, op. cit.

378
– Mais quand vous vous absentez vous-
même ?
– Oh ! quand je m’absente moi-même, j’ai en
mon lieu et place un gaillard qui aspire à devenir
exempt de Sa Majesté, et qui, je vous en réponds,
fait bonne garde. Depuis trois semaines que je
l’ai pris à mon service, je n’ai qu’un reproche à
lui faire, c’est d’être trop dur au prisonnier.
– Et quel est ce cerbère ? demanda le cardinal.
– Un certain M. Grimaud, monseigneur.
– Et que faisait-il avant d’être près de vous à
Vincennes ?
– Mais il était en province, à ce que m’a dit
celui qui me l’a recommandé ; il s’y est fait je ne
sais quelle méchante affaire, à cause de sa
mauvaise tête, et je crois qu’il ne serait pas fâché
de trouver l’impunité sous l’uniforme du roi.
– Et qui vous a recommandé cet homme ?
– L’intendant de M. le duc de Grammont1.

1
Antoine III, comte de Guiche puis duc de Gramont :
« L’officier qui le gardait, nommé La Ramée, avait pris avec

379
– Alors, on peut s’y fier, à votre avis ?
– Comme à moi-même, monseigneur.
– Ce n’est pas un bavard ?
– Jésus-Dieu ! Monseigneur, j’ai cru
longtemps qu’il était muet, il ne parle et ne
répond que par signes ; il paraît que c’est son
ancien maître qui l’a dressé à cela.
– Eh bien ! dites-lui, mon cher monsieur La
Ramée, reprit le cardinal, que s’il nous fait bonne
et fidèle garde, on fermera les yeux sur ses
escapades de province, qu’on lui mettra sur le dos
un uniforme qui le fera respecter, et dans les
poches de cet uniforme quelques pistoles pour
boire à la santé du roi.
Mazarin était fort large en promesses : c’était
tout le contraire de ce bon M. Grimaud, que

lui, à la prière d’un de ses amis, un certain homme qui, sous


prétexte d’un combat, qui le mettait en peine, à cause des édits
du roi qui défendaient les duels, avait témoigné désirer cet asile
pour s’en amuser », Mme de Motteville, op. cit. L’éditeur des
Mémoires de Brienne ajoute en note : « Il se nommait
Vaugrimont » (d’après les Mémoires de Guy-Joly, secrétaire de
Retz).

380
vantait La Ramée, lequel parlait peu et agissait
beaucoup.
Le cardinal fit encore à La Ramée une foule de
questions sur le prisonnier, sur la façon dont il
était nourri, logé et couché, auxquelles celui-ci
répondit d’une façon si satisfaisante, qu’il le
congédia presque rassuré.
Puis, comme il était neuf heures du matin, il se
leva, se parfuma, s’habilla et passa chez la reine
pour lui faire part des causes qui l’avaient retenu
chez lui. La reine, qui ne craignait guère moins
M. de Beaufort que le cardinal le craignait lui-
même, et qui était presque aussi superstitieuse
que lui, lui fit répéter mot pour mot toutes les
promesses de La Ramée et tous les éloges qu’il
donnait à son second ; puis lorsque le cardinal eut
fini :
– Hélas ! monsieur, dit-elle à demi-voix, que
n’avons-nous un Grimaud auprès de chaque
prince !
– Patience, dit Mazarin avec son sourire
italien, cela viendra peut-être un jour ; mais en
attendant...

381
– Eh bien ! en attendant ?
– Je vais toujours prendre mes précautions.
Sur ce, il avait écrit à d’Artagnan de presser
son retour.

382
19

Ce à quoi se récréait M. le duc de


Beaufort au donjon de Vincennes

Le prisonnier qui faisait si grand-peur à M. le


cardinal, et dont les moyens d’évasion troublaient
le repos de toute la cour, ne se doutait guère de
tout cet effroi qu’à cause de lui on ressentait au
Palais-Royal.
Il se voyait si admirablement gardé qu’il avait
reconnu l’inutilité de ses tentatives ; toute sa
vengeance consistait à lancer nombre
d’imprécations et d’injures contre le Mazarin. Il
avait même essayé de faire des couplets, mais il y
avait bien vite renoncé. En effet, M. de Beaufort
non seulement n’avait pas reçu du ciel le don
d’aligner des vers, mais encore ne s’exprimait
souvent en prose qu’avec la plus grande peine du
monde. Aussi Blot, le chansonnier de l’époque,

383
disait-il de lui :

Dans un combat il brille, il tonne,


On le redoute avec raison ;
Mais de la façon qu’il raisonne,
On le prendrait pour un oison.

Gaston, pour faire une harangue,


Éprouve bien moins d’embarras ;
Pourquoi Beaufort n’a-t-il la langue ?
Pourquoi Gaston n’a-t-il le bras1 ?

Ceci posé, on comprend que le prisonnier se


soit borné aux injures et aux imprécations.

1
Strophes reproduites dans les Mémoires de Brienne (tome
I, chap. VIII, p. 325, note 1), sans nom d’auteur, tout comme
dans Louis XIV et son siècle, chap. XI (quatre quatrains, ce qui
suppose que Dumas s’est reporté à une autre source). Voir
Chansons de César de Chauvigny, baron de Blot-l’Église.
Dumas réunit, sans doute arbitrairement, chanson et
chansonnier dont le nom se trouve également dans les
Mémoires de Brienne (tome II, chap. VIII, p. 13, note 1).

384
Le duc de Beaufort était petit-fils de Henri IV
et de Gabrielle d’Estrées, aussi bon, aussi brave,
aussi fier et surtout aussi Gascon que son aïeul,
mais beaucoup moins lettré. Après avoir été
pendant quelque temps, à la mort du roi Louis
XIII, le favori, l’homme de confiance, le premier
à la cour enfin, un jour il lui avait fallu céder la
place à Mazarin, et il s’était trouvé le second ; et
le lendemain, comme il avait eu le mauvais esprit
de se fâcher de cette transposition et
l’imprudence de le dire, la reine l’avait fait
arrêter et conduire à Vincennes par ce même
Guitaut que nous avons vu apparaître au
commencement de cette histoire, et que nous
aurons l’occasion de retrouver. Bien entendu, qui
dit la reine dit Mazarin. Non seulement on s’était
débarrassé ainsi de sa personne et de ses
prétentions, mais encore on ne comptait plus avec
lui, tout prince populaire qu’il était, et depuis
cinq ans il habitait une chambre fort peu royale
au donjon de Vincennes.
Cet espace de temps qui eût mûri les idées de
tout autre que M. de Beaufort, avait passé sur sa
tête sans y opérer aucun changement. Un autre,

385
en effet, eût réfléchi que, s’il n’avait pas accepté
de braver le cardinal, de mépriser les princes, et
de marcher seul sans autres acolytes, comme dit
le cardinal de Retz, que quelques mélancoliques
qui avaient l’air de songe-creux1, il aurait eu,
depuis cinq ans, ou sa liberté, ou des défenseurs.
Ces considérations ne se présentèrent
probablement pas même à l’esprit du duc, que sa
longue réclusion ne fit au contraire qu’affermir
davantage dans sa mutinerie, et chaque jour le
cardinal reçut des nouvelles de lui qui étaient on
ne peut plus désagréables pour Son Éminence.
Après avoir échoué en poésie, M. de Beaufort
avait essayé de la peinture. Il dessinait avec du
charbon les traits du cardinal, et, comme ses
talents assez médiocres en cet art ne lui
permettaient pas d’atteindre à une grande
ressemblance, pour ne pas laisser de doute sur
l’original du portrait, il écrivait au-dessous :

1
« Ce parti, formé dans la cour de M. de Beaufort, n’était
composé que de quatre ou cinq mélancoliques qui avaient la
mine de penser creux », Retz, Mémoires. Dans Louis XIV et son
siècle : chap. XI.

386
« Ritratto dell’ illustrissimo facchino Mazarini. »
M. de Chavigny, prévenu, vint faire une visite au
duc et le pria de se livrer à un autre passe-temps,
ou tout au moins de faire des portraits sans
légende. Le lendemain, la chambre était pleine de
légendes et de portraits. M. de Beaufort, comme
tous les prisonniers, au reste, ressemblait fort aux
enfants qui ne s’entêtent qu’aux choses qu’on lui
défend.
M. de Chavigny fut prévenu de ce surcroît de
profils. M. de Beaufort, pas assez sûr de lui pour
risquer la tête de face, avait fait de sa chambre
une véritable salle d’exposition. Cette fois le
gouverneur ne dit rien ; mais un jour que M. de
Beaufort jouait à la paume, il fit passer l’éponge
sur tous ses dessins et peindre la chambre à la
détrempe.
M. de Beaufort remercia M. de Chavigny, qui
avait la bonté de lui remettre ses cartons à neuf ;
et cette fois il divisa sa chambre en
compartiments, et consacra chacun de ses
compartiments à un trait de la vie du cardinal
Mazarin.

387
Le premier devait représenter l’illustrissime
faquin Mazarini recevant une volée de coups de
bâton du cardinal Bentivoglio, dont il avait été le
domestique.
Le second, l’illustrissime faquin Mazarini
jouant le rôle d’Ignace de Loyola, dans la
tragédie de ce nom1.
Le troisième, l’illustrissime faquin Mazarini
volant le portefeuille de premier ministre à M. de
Chavigny, qui croyait déjà le tenir.
Enfin, le quatrième, l’illustrissime faquin
Mazarini refusant des draps à La Porte, valet de
chambre de Louis XIV, et disant que c’est assez,
pour un roi de France, de changer de draps tous
les trimestres2.
C’étaient là de grandes compositions et qui
dépassaient certainement la mesure du talent du

1
Voir Biographie universelle de Michaud, tome XXVIII :
Mazarin fut choisi pour jouer le rôle de Loyola à l’occasion de
la canonisation du fondateur des Jésuites (1622). Dans Louis
XIV et son siècle : chap. IX.
2
La Porte, Mémoires (Petitot, tome LIX, p. 418 : « Je l’ai
vu servir six paires de draps trois ans entiers. »

388
prisonnier ; aussi s’était-il contenté de tracer les
cadres et de mettre les inscriptions.
Mais les cadres et les inscriptions suffirent
pour éveiller la susceptibilité de M. de Chavigny,
lequel fit prévenir M. de Beaufort que s’il ne
renonçait pas aux tableaux projetés, il lui
enlèverait tout moyen d’exécution. M. de
Beaufort répondit que, puisqu’on lui ôtait la
chance de se faire une réputation dans les armes,
il voulait s’en faire une dans la peinture, et que,
ne pouvant être un Bayard ou un Trivulce1, il
voulait devenir un Michel-Ange ou un Raphaël.
Un jour que M. de Beaufort se promenait au
préau, on enleva son feu, avec son feu ses
charbons, avec son charbon ses cendres, de sorte
qu’en rentrant il ne trouva plus le plus petit objet
dont il pût faire un crayon.
M. de Beaufort jura, tempêta, hurla, dit qu’on
voulait le faire mourir de froid et d’humidité,

1
Les Trivulce, famille milanaise, avaient donné à la France
deux maréchaux : Jean-Jacques (1448-1518) et Théodore (c.
1456-1531).

389
comme étaient morts Puylaurens, le maréchal
Ornano et le grand prieur de Vendôme1, ce à quoi
M. de Chavigny répondit qu’il n’avait qu’à
donner sa parole de renoncer au dessin ou
promettre de ne point faire de peintures
historiques, et qu’on lui rendrait du bois et tout ce
qu’il fallait pour l’allumer. M. de Beaufort ne
voulut pas donner sa parole, et il resta sans feu
pendant tout le reste de l’hiver.
De plus, pendant une des sorties du prisonnier,
on gratta les inscriptions, et la chambre se
retrouva blanche et nue sans la moindre trace de
fresque.
M. de Beaufort alors acheta à l’un de ses
gardiens un chien nommé Pistache ; rien ne
s’opposant à ce que les prisonniers eussent un
chien, M. de Chavigny autorisa que le
quadrupède changeât de maître. M. de Beaufort

1
Antoine de Laage, duc de Puylaurens, arrêté le 14 février
1635, mourut le 30 juin de la même année ; Jean-Baptiste
d’Ornano, comte de Montlaur, enfermé le 4 mai 1626, mourut
le 2 septembre 1626 ; Alexandre de Bourbon, grand prieur de
France, arrêté le 13 juin 1626, mourut le 8 février 1629.

390
restait quelquefois des heures entières enfermé
avec son chien. On se doutait bien que pendant
ces heures le prisonnier s’occupait de l’éducation
de Pistache, mais on ignorait dans quelle voie il
la dirigeait. Un jour, Pistache se trouvant
suffisamment dressé, M. de Beaufort invita M. de
Chavigny et les officiers de Vincennes à une
grande représentation qu’il donna dans sa
chambre. Les invités arrivèrent ; la chambre était
éclairée d’autant de bougies qu’avait pu s’en
procurer M. de Beaufort. Les exercices
commencèrent.
Le prisonnier, avec un morceau de plâtre
détaché de la muraille, avait tracé au milieu de la
chambre une longue ligne blanche représentant
une corde. Pistache, au premier ordre de son
maître, se plaça sur cette ligne, se dressa sur ses
pattes de derrière et, tenant une baguette à battre
les habits entre ses pattes de devant, il commença
à suivre la ligne avec toutes les contorsions que
fait un danseur de corde ; puis, après avoir
parcouru deux ou trois fois en avant et en arrière
la longueur de la ligne, il rendit la baguette à M.
de Beaufort, et recommença les mêmes

391
évolutions sans balancier.
L’intelligent animal fut criblé
d’applaudissements.
Le spectacle était divisé en trois parties ; la
première achevée, on passa à la seconde.
Il s’agissait d’abord de dire l’heure qu’il était.
M. de Chavigny montra sa montre à Pistache.
Il était six heures et demie.
Pistache leva et baissa la patte six fois, et, à la
septième, resta la patte en l’air. Il était impossible
d’être plus clair, un cadran solaire n’aurait pas
mieux répondu : comme chacun sait, le cadran
solaire a le désavantage de ne dire l’heure que
tant que le soleil luit.
Ensuite, il s’agissait de reconnaître devant
toute la société quel était le meilleur geôlier de
toutes les prisons de France.
Le chien fit trois fois le tour du cercle et alla
se coucher de la façon la plus respectueuse du
monde aux pieds de M. de Chavigny.
M. de Chavigny fit semblant de trouver la
plaisanterie charmante et rit du bout des dents.

392
Quand il eut fini de rire il se mordit les lèvres et
commença de froncer le sourcil.
Enfin M. de Beaufort posa à Pistache cette
question si difficile à résoudre, à savoir : quel
était le plus grand voleur du monde connu ?
Pistache, cette fois, fit le tour de la chambre,
mais ne s’arrêta à personne, et, s’en allant à la
porte, il se mit à gratter et à se plaindre.
– Voyez, messieurs, dit le prince, cet
intéressant animal ne trouvant pas ici ce que je lui
demande, va chercher dehors. Mais, soyez
tranquilles, vous ne serez pas privés de sa
réponse pour cela. Pistache, mon ami, continua le
duc, venez ici. Le chien obéit. Le plus grand
voleur du monde connu, reprit le prince, est-ce
M. le secrétaire du roi Le Camus, qui est venu à
Paris avec vingt livres et qui possède maintenant
dix millions ?
Le chien secoua la tête en signe de négation.
– Est-ce, continua le prince, M. le surintendant
d’Émery, qui a donné à M. Thoré, son fils, en le
mariant, trois cent mille livres de rente et un hôtel

393
près duquel les Tuileries sont une masure et le
Louvre une bicoque1 ?
Le chien secoua la tête en signe de négation.
– Ce n’est pas encore lui, reprit le prince.
Voyons, cherchons bien : serait-ce, par hasard,
l’illustrissime facchino Mazarini di Piscina,
hein ?
Le chien fit désespérément signe que oui en se
levant et en baissant la tête huit ou dix fois de
suite.
– Messieurs, vous le voyez, dit M. de Beaufort
aux assistants, qui cette fois n’osèrent pas même
rire du bout des dents, l’illustrissime facchino
Mazarini di Piscina2 est le plus grand voleur du

1
« Nicolas Le Camus, dit le Riche, conseiller d’État, était le
père de Mme d’Esmery, vint à Paris avec vingt livres […] il
venait de partager neuf millions à ses enfants, après s’être gardé
quarante mille livres de rentes » ; Michel Particelli, sieur
d’Esmery et de Thoré, épousa Geneviève Le Coigneux, veuve
du vicomte de Semur, le 6 décembre 1646. Voir Tallemant de
Réaux, Historiettes (« M. d’Esmery », Pléiade, tome II, p. 20-
21).
2
Mazarin était né à l’abbaye de Pescina ou Piscina, dans les
Abruzzes.

394
monde connu ; c’est Pistache qui le dit, du moins.
« Passons à un autre exercice.
« Messieurs, continua le duc de Beaufort,
profitant d’un grand silence qui se faisait pour
produire le programme de la troisième partie de
la soirée, vous vous rappelez tous que M. le duc
de Guise avait appris à tous les chiens de Paris à
sauter pour Mlle de Pons1, qu’il avait proclamée la
belle des belles ! Eh bien, messieurs, ce n’était
rien, car ces animaux obéissaient machinalement,
ne sachant point faire de dissidence (M. de
Beaufort voulait dire différence2) entre ceux pour

1
Henri II de Lorraine, cinquième duc de Guise, « à une
collation à Meudon, fit venir des marionnettes et des joueurs de
passe-passe et le bateleur au lieu de dire à son chien : Pour le
Roy de France, disait : Allons ! pour Mlle de Pons », Tallemant
de Réaux, Historiettes (« M. de Guise, petit-fils du Balafré »,
Pléiade, tome II, p. 371-372).
2
Les cuirs de Beaufort sont signalés par l’éditeur des
Mémoires de Brienne : en marge du recueil (de chansons
manuscrites), mais d’une autre écriture que la chanson, on lit
ces mots : « Souvent même, dans la conversation, le duc de
Beaufort prenait un mot pour un autre : il disait d’un homme
qu’il avait une confusion, pour une contusion, et d’une femme
en deuil qu’elle avait l’air lubrique, au lieu de l’air lugubre »

395
lesquels ils devaient sauter et ceux pour lesquels
ils ne le devaient pas. Pistache va vous montrer
ainsi qu’à monsieur le gouverneur qu’il est fort
au-dessus de ses confrères. Monsieur de
Chavigny, ayez la bonté de me prêter votre
canne.
M. de Chavigny prêta sa canne à M. de
Beaufort.
M. de Beaufort la plaça horizontalement à la
hauteur d’un pied.
– Pistache, mon ami, dit-il, faites-moi le
plaisir de sauter pour Mme de Montbazon.
Tout le monde se mit à rire : on savait qu’au
moment où il avait été arrêté, M. de Beaufort
était l’amant déclaré de Mme de Montbazon.
Pistache ne fit aucune difficulté, et sauta
joyeusement par-dessus la canne.
– Mais, dit M. de Chavigny, il me semble que
Pistache fait juste ce que faisaient ses confrères
quand ils sautaient pour Mlle de Pons.

(tome II, chap. VII, p. 325, note 1).

396
– Attendez, dit le prince. Pistache, mon ami,
dit-il, sautez pour la reine.
Et il haussa la canne de six pouces.
Le chien sauta respectueusement par-dessus la
canne.
– Pistache, mon ami, continua le duc en
haussant la canne de six pouces, sautez pour le
roi.
Le chien prit son élan, et, malgré la hauteur,
sauta légèrement par-dessus.
– Et maintenant, attention, reprit le duc en
baissant la canne presque au niveau de terre,
Pistache, mon ami, sautez pour l’illustrissime
facchino Mazarini di Piscina.
Le chien tourna le derrière à la canne.
– Eh bien ! qu’est-ce que cela ? dit M. de
Beaufort en décrivant un demi-cercle de la queue
à la tête de l’animal, et en lui présentant de
nouveau la canne, sautez donc, monsieur
Pistache.
Mais Pistache, comme la première fois, fit un
demi-tour sur lui-même et présenta le derrière à

397
la canne.
M. de Beaufort fit la même évolution et répéta
la même phrase, mais cette fois la patience de
Pistache était à bout ; il se jeta avec fureur sur la
canne, l’arracha des mains du prince et la brisa
entre ses dents.
M. de Beaufort lui prit les deux morceaux de
la gueule, et, avec un grand sérieux, les rendit à
M. de Chavigny en lui faisant force excuses et en
lui disant que la soirée était finie ; mais que s’il
voulait bien dans trois mois assister à une autre
séance, Pistache aurait appris de nouveaux tours.
Trois jours après, Pistache était empoisonné.
On chercha le coupable ; mais, comme on le
pense bien, le coupable demeura inconnu. M. de
Beaufort lui fit élever un tombeau avec cette
épitaphe :

Ci-gît Pistache, un des chiens les plus


intelligents qui aient jamais existé.

Il n’y avait rien à dire de cet éloge : M. de

398
Chavigny ne put l’empêcher.
Mais alors le duc dit bien haut qu’on avait fait
sur son chien l’essai de la drogue dont on devait
se servir pour lui, et un jour, après son dîner, il se
mit au lit en criant qu’il avait des coliques et que
c’était le Mazarin qui l’avait fait empoisonner.
Cette nouvelle espièglerie revint aux oreilles
du cardinal et lui fit grand-peur. Le donjon de
Vincennes passait pour fort malsain : Mme de
Rambouillet avait dit que la chambre dans
laquelle étaient morts Puylaurens, le maréchal
Ornano et le grand prieur de Vendôme valait son
pesant d’arsenic, et le mot avait fait fortune1. Il
ordonna donc que le prisonnier ne mangeât plus
rien sans qu’on fit l’essai du vin et des viandes.
Ce fut alors que l’exempt La Ramée fut placé
près de lui à titre de dégustateur.
Cependant M. de Chavigny n’avait point
pardonné au duc les impertinences qu’avait déjà

1
« Mme de Rambouillet disait plaisamment que cette
chambre valait son pesant d’arsenic comme on dit son pesant
d’or », Tallemant de Réaux, Historiettes (« Richelieu »,
Pléiade, tome I, p. 245).

399
expiées l’innocent Pistache. M. de Chavigny était
une créature du feu cardinal, on disait même que
c’était son fils1 ; il devait donc quelque peu se
connaître en tyrannie : il se mit à rendre ses
noises à M. de Beaufort ; il lui enleva ce qu’on
lui avait laissé jusqu’alors de couteaux de fer et
de fourchettes d’argent, il lui fit donner des
couteaux d’argent et des fourchettes de bois. M.
de Beaufort se plaignit ; M. de Chavigny lui fit
répondre qu’il venait d’apprendre que le cardinal
ayant dit à madame de Vendôme que son fils était
au donjon de Vincennes pour toute sa vie, il avait
craint qu’à cette désastreuse nouvelle son
prisonnier ne se portât à quelque tentative de
suicide. Quinze jours après, M. de Beaufort
trouva deux rangées d’arbres gros comme le petit
doigt plantés sur le chemin qui conduisait au jeu

1
Voir Brienne, Mémoires (tome I, chap. V) : « La
chronique scandaleuse veut que le cardinal de Richelieu ait été
le père de M. de Chavigny, et que Mme Bouthilier, qui n’aimait
guère son mari, n’ait fait que cette galanterie en sa vie. On dit
qu’elle était jolie étant jeune […]. Quoi qu’il en soit, une
Bragelonne était capable de s’en laisser conter par le Premier
ministre, et d’avoir un fils de lui. »

400
de paume ; il demanda ce que c’était, et il lui fut
répondu que c’était pour lui donner de l’ombre un
jour. Enfin, un matin, le jardinier vint le trouver,
et, sous la couleur de lui plaire, lui annonça qu’on
allait faire pour lui des plants d’asperges. Or,
comme chacun le sait, les asperges, qui mettent
aujourd’hui quatre ans à venir, en mettaient cinq
à cette époque où le jardinage était moins
perfectionné. Cette civilité mit M. de Beaufort en
fureur.
Alors M. de Beaufort pensa qu’il était temps
de recourir à l’un de ses quarante moyens, et il
essaya d’abord du plus simple, qui était de
corrompre La Ramée ; mais La Ramée, qui avait
acheté sa charge d’exempt quinze cents écus,
tenait fort à sa charge. Aussi, au lieu d’entrer
dans les vues du prisonnier, alla-t-il tout courant
prévenir M. de Chavigny ; aussitôt M. de
Chavigny mit huit hommes dans la chambre
même du prince, doubla les sentinelles et tripla
les postes1. À partir de ce moment, le prince ne

1
« Il tenta de corrompre un de ses gardes pour avoir les
choses nécessaires à son évasion. Il s’adressa vainement à deux

401
marcha plus que comme les rois de théâtre, avec
quatre hommes devant lui et quatre derrière, sans
compter ceux qui marchaient en serre-file.
M. de Beaufort rit beaucoup d’abord de cette
sévérité, qui lui devenait une distraction. Il répéta
tant qu’il put : « Cela m’amuse, cela me
diversifie » (M. de Beaufort voulait dire : Cela
me divertit ; mais, comme on sait, il ne disait pas
toujours ce qu’il voulait dire). Puis il ajoutait :
« D’ailleurs, quand je voudrai me soustraire aux
honneurs que vous me rendez, j’ai encore trente-
neuf autres moyens. »
Mais cette distraction devint à la fin un ennui.
Par fanfaronnade, M. de Beaufort tint bon six
mois ; mais au bout de six mois, voyant toujours
huit hommes s’asseyant quand il s’asseyait, se
levant quand il se levait, s’arrêtant quand il
s’arrêtait, il commença à froncer le sourcil et à
compter les jours.
Cette nouvelle persécution amena une

ou trois que ses promesses ne purent ébranler », Brienne,


Mémoires.

402
recrudescence de haine contre le Mazarin. Le
prince jurait du matin au soir, ne parlant que de
capilotades d’oreilles mazarines. C’était à faire
frémir ; le cardinal, qui savait tout ce qui se
passait à Vincennes, en enfonçait malgré lui sa
barrette jusqu’au cou.
Un jour M. de Beaufort rassembla les
gardiens, et malgré sa difficulté d’élocution
devenue proverbiale, il leur fit ce discours qui, il
est vrai, était préparé d’avance :
– Messieurs, leur dit-il, souffrirez-vous donc
qu’un petit-fils du bon roi Henri IV soit abreuvé
d’outrages et d’ignobilies (il voulait dire
d’ignominies) ; ventre-saint-gris ! comme disait
mon grand-père, j’ai presque régné dans Paris,
savez-vous ! J’ai eu en garde pendant tout un jour
le roi et Monsieur1. La reine me caressait alors et
m’appelait le plus honnête homme du royaume.
Messieurs les bourgeois, maintenant, mettez-moi
dehors : j’irai au Louvre, je tordrai le cou au

1
Voir Mme de Motteville, op. cit. (Petitot, tome XXXVII, p.
9) : « La reine, dans les derniers jours de la maladie du roi, lui
avait confié la garde de ses enfants. »

403
Mazarin, vous serez mes gardes du corps, je vous
ferai tous officiers et avec de bonnes pensions.
Ventre-saint-gris ! en avant, marche !
Mais, si pathétique qu’elle fût, l’éloquence du
petit-fils de Henri IV n’avait point touché ces
cœurs de pierre ; pas un ne bougea : ce que
voyant, M. de Beaufort leur dit qu’ils étaient tous
des gredins et s’en fit des ennemis cruels.
Quelquefois, lorsque M. de Chavigny le venait
voir, ce à quoi il ne manquait pas deux ou trois
fois la semaine, le duc profitait de ce moment
pour le menacer.
– Que feriez-vous, monsieur, lui disait-il, si un
beau jour vous voyiez apparaître une armée de
Parisiens tout bardés de fer et hérissés de
mousquets, venant me délivrer ?
– Monseigneur, répondit M. de Chavigny en
saluant profondément le prince, j’ai sur les
remparts vingt pièces d’artillerie, et dans mes
casemates trente mille coups à tirer ; je les
canonnerais de mon mieux.
– Oui, mais quand vous auriez tiré vos trente

404
mille coups, ils prendraient le donjon, et le
donjon pris, je serais forcé de les laisser vous
pendre, ce dont je serais bien marri, certainement.
Et à son tour le prince salua M. de Chavigny
avec la plus grande politesse.
– Mais moi, monseigneur, reprenait M. de
Chavigny, au premier croquant qui passerait le
seuil de mes poternes, ou qui mettrait le pied sur
mon rempart, je serais forcé, à mon bien grand
regret, de vous tuer de ma propre main, attendu
que vous m’êtes confié tout particulièrement, et
que je vous dois rendre mort au vif.
Et il saluait Son Altesse de nouveau.
– Oui, continuait le duc ; mais comme bien
certainement ces braves gens-là ne viendraient ici
qu’après avoir un peu pendu M. Giulio Mazarini,
vous vous garderiez bien de porter la main sur
moi et vous me laisseriez vivre, de peur d’être
tiré à quatre chevaux par les Parisiens, ce qui est
bien plus désagréable encore que d’être pendu,
allez.
Ces plaisanteries aigres-douces allaient ainsi

405
dix minutes, un quart d’heure, vingt minutes au
plus, mais elles finissaient toujours ainsi :
M. de Chavigny, se retournant vers la porte :
– Holà ! La Ramée, criait-il.
La Ramée entrait.
– La Ramée, continuait M. de Chavigny, je
vous recommande tout particulièrement M. de
Beaufort : traitez-le avec tous les égards dus à
son nom et à son rang, et à cet effet ne le perdez
pas un instant de vue.
Puis il se retirait en saluant M. de Beaufort
avec une politesse ironique qui mettait celui-ci
dans des colères bleues.
La Ramée était donc devenu le commensal
obligé du prince, son gardien éternel, l’ombre de
son corps ; mais, il faut le dire, la compagnie de
La Ramée, joyeux vivant, franc convive, buveur
reconnu, grand joueur de paume, bon diable au
fond, et n’ayant pour M. de Beaufort qu’un
défaut, celui d’être incorruptible, était devenu
pour le prince plutôt une distraction qu’une
fatigue.

406
Malheureusement il n’en était point de même
pour maître La Ramée, et quoiqu’il estimât à un
certain prix l’honneur d’être enfermé avec un
prisonnier de si haute importance, le plaisir de
vivre dans la familiarité du petit-fils d’Henri IV
ne compensait pas celui qu’il eût éprouvé à aller
faire de temps en temps visite à sa famille.
On peut être excellent exempt du roi, en même
temps que bon père et bon époux. Or maître La
Ramée adorait sa femme et ses enfants, qu’il ne
faisait plus qu’entrevoir du haut de la muraille,
lorsque pour lui donner cette consolation
paternelle et conjugale ils se venaient promener
de l’autre côté des fossés ; décidément c’était trop
peu pour lui, et La Ramée sentait que sa joyeuse
humeur, qu’il avait considérée comme la cause de
sa bonne santé, sans calculer qu’au contraire elle
n’en était probablement que le résultat, ne
tiendrait pas longtemps à un pareil régime. Cette
conviction ne fit que croître dans son esprit,
lorsque, peu à peu, les relations de M. de
Beaufort et de M. de Chavigny s’étant aigries de
plus en plus, ils cessèrent tout à fait de se voir. La
Ramée sentit alors la responsabilité peser plus

407
forte sur sa tête, et comme justement, par ces
raisons que nous venons d’expliquer, il cherchait
du soulagement, il accueillit très chaudement
l’ouverture que lui avait faite son ami, l’intendant
du maréchal de Grammont, de lui donner un
acolyte : il en avait aussitôt parlé à M. de
Chavigny, lequel avait répondu qu’il ne s’y
opposait en aucune manière, à la condition
toutefois que le sujet lui convînt.
Nous regardons comme parfaitement inutile de
faire à nos lecteurs le portrait physique et moral
de Grimaud : si, comme nous l’espérons, ils n’ont
pas tout à fait oublié la première partie de cet
ouvrage, ils doivent avoir conservé un souvenir
assez net de cet estimable personnage, chez
lequel il ne s’était fait d’autre changement que
d’avoir pris vingt ans de plus : acquisition qui
n’avait fait que le rendre plus taciturne et plus
silencieux, quoique, depuis le changement qui
s’était opéré en lui, Athos lui eût rendu toute
permission de parler.
Mais à cette époque il y avait déjà douze ou
quinze ans que Grimaud se taisait, et une

408
habitude de douze ou quinze ans est devenue une
seconde nature.

409
20

Grimaud entre en fonctions

Grimaud se présenta donc avec ses dehors


favorables au donjon de Vincennes. M. de
Chavigny se piquait d’avoir l’œil infaillible ; ce
qui pourrait faire croire qu’il était véritablement
le fils du cardinal de Richelieu, dont c’était aussi
la prétention éternelle. Il examina donc avec
attention le postulant, et conjectura que les
sourcils rapprochés, les lèvres minces, le nez
crochu et les pommettes saillantes de Grimaud
étaient des indices parfaits. Il ne lui adressa que
douze paroles ; Grimaud en répondit quatre.
– Voilà un garçon distingué, et je l’avais jugé
tel, dit M. de Chavigny ; allez vous faire agréer
de M. La Ramée, et dites-lui que vous me
convenez sur tous les points.
Grimaud tourna sur ses talons et s’en alla

410
passer l’inspection beaucoup plus rigoureuse de
La Ramée. Ce qui le rendait plus difficile, c’est
que M. de Chavigny savait qu’il pouvait se
reposer sur lui, et que lui voulait pouvoir se
reposer sur Grimaud.
Grimaud avait juste les qualités qui peuvent
séduire un exempt qui désire un sous-exempt ;
aussi, après mille questions qui n’obtinrent
chacune qu’un quart de réponse, La Ramée,
fasciné par cette sobriété de paroles, se frotta les
mains et enrôla Grimaud.
– La consigne ? demanda Grimaud.
– La voici : Ne jamais laisser le prisonnier
seul, lui ôter tout instrument piquant ou
tranchant, l’empêcher de faire signe aux gens du
dehors ou de causer trop longtemps avec ses
gardiens.
– C’est tout ? demanda Grimaud.
– Tout pour le moment, répondit La Ramée.
Des circonstances nouvelles, s’il y en a,
amèneront de nouvelles consignes.
– Bon, répondit Grimaud.

411
Et il entra chez M. le duc de Beaufort.
Celui-ci était en train de se peigner la barbe
qu’il laissait pousser ainsi que ses cheveux, pour
faire pièce au Mazarin en étalant sa misère et en
faisant parade de sa mauvaise mine. Mais comme
quelques jours auparavant il avait cru, du haut du
donjon, reconnaître au fond d’un carrosse la belle
Mme de Montbazon, dont le souvenir lui était
toujours cher, il n’avait pas voulu être pour elle
ce qu’il était pour Mazarin ; il avait donc, dans
l’espérance de la revoir, demandé un peigne de
plomb qui lui avait été accordé.
M. de Beaufort avait demandé un peigne de
plomb, parce que comme tous les blonds, il avait
la barbe un peu rouge : il se la teignait en se la
peignant.
Grimaud, en entrant, vit le peigne que le
prince venait de déposer sur la table ; il le prit en
faisant une révérence.
Le duc regarda cette étrange figure avec
étonnement.
La figure mit le peigne dans sa poche.

412
– Holà, hé ! qu’est-ce que cela ? s’écria le duc,
et quel est ce drôle ?
Grimaud ne répondit point, mais salua une
seconde fois.
– Es-tu muet ? s’écria le duc.
Grimaud fit signe que non.
– Qu’es-tu alors ? réponds, je te l’ordonne, dit
le duc.
– Gardien, répondit Grimaud.
– Gardien ! s’écria le duc. Bien, il ne manquait
que cette figure patibulaire à ma collection.
Holà ! La Ramée, quelqu’un !
La Ramée appelé accourut ; malheureusement
pour le prince il allait, se reposant sur Grimaud,
se rendre à Paris, il était déjà dans la cour et
remonta mécontent.
– Qu’est-ce, mon prince ? demanda-t-il.
– Quel est ce maraud qui prend mon peigne et
qui le met dans sa poche ? demanda M. de
Beaufort.
– C’est un de vos gardes, monseigneur, un

413
garçon plein de mérite et que vous apprécierez
comme M. de Chavigny et moi, j’en suis sûr.
– Pourquoi me prend-il mon peigne ?
– En effet, dit La Ramée, pourquoi prenez-
vous le peigne de monseigneur ?
Grimaud tira le peigne de sa poche, passa son
doigt dessus, et, en regardant et montrant la
grosse dent, se contenta de prononcer un seul
mot :
– Piquant.
– C’est vrai, dit La Ramée.
– Que dit cet animal ? demanda le duc.
– Que tout instrument piquant est interdit par
le roi à monseigneur.
– Ah çà ! dit le duc, êtes-vous fou, La Ramée ?
Mais c’est vous-même qui me l’avez donné, ce
peigne.
– Et grand tort j’ai eu, monseigneur ; car en
vous le donnant je me suis mis en contravention
avec ma consigne.
Le duc regarda furieusement Grimaud, qui

414
avait rendu le peigne à La Ramée.
– Je prévois que ce drôle me déplaira
énormément, murmura le prince.
En effet, en prison il n’y a pas de sentiment
intermédiaire. Comme tout, hommes et choses,
vous est ou ami ou ennemi, on aime ou l’on hait
quelquefois avec raison, mais bien plus souvent
encore par instinct. Or, par ce motif infiniment
simple que Grimaud au premier coup d’œil avait
plu à M. de Chavigny et à La Ramée, il devait,
ses qualités aux yeux du gouverneur et de
l’exempt devenant des défauts aux yeux du
prisonnier, déplaire tout d’abord à M. de
Beaufort.
Cependant Grimaud ne voulut pas dès le
premier jour rompre directement en visière avec
le prisonnier ; il avait besoin, non pas d’une
répugnance improvisée, mais d’une belle et
bonne haine bien tenace1.

1
« Cet homme, d’abord pour faire le bon valet, et montrer
qu’il n’était pas inutile, s’ingérait plus que tout autre à bien
garder le prisonnier ; et même on dit à la reine, en lui contant

415
Il se retira donc pour faire place à quatre
gardes qui, venant de déjeuner, pouvaient
reprendre leur service près du prince.
De son côté, le prince avait à confectionner
une nouvelle plaisanterie sur laquelle il comptait
beaucoup : il avait demandé des écrevisses pour
son déjeuner du lendemain et comptait passer la
journée à faire une petite potence pour pendre la
plus belle au milieu de sa chambre. La couleur
rouge que devait lui donner la cuisson ne
laisserait aucun doute sur l’allusion, et ainsi il
aurait eu le plaisir de pendre le cardinal en effigie
en attendant qu’il fût pendu en réalité, sans qu’on
pût toutefois lui reprocher d’avoir pendu autre
chose qu’une écrevisse.
La journée fut employée aux préparatifs de
l’exécution. On devient très enfant en prison, et
M. de Beaufort était de caractère à le devenir plus
que tout autre. Il alla se promener comme
d’habitude, brisa deux ou trois petites branches

cette histoire, qu’il allait jusqu’à la rudesse », Mme de


Motteville, op. cit.

416
destinées à jouer un rôle dans sa parade, et, après
avoir beaucoup cherché, trouva un morceau de
verre cassé, trouvaille qui parut lui faire le plus
grand plaisir. Rentré chez lui, il effila son
mouchoir.
Aucun de ces détails n’échappa à l’œil
investigateur de Grimaud.
Le lendemain matin la potence était prête, et
afin de pouvoir la planter dans le milieu de la
chambre, M. de Beaufort en effilait un des bouts
avec son verre brisé.
La Ramée le regardait faire avec la curiosité
d’un père qui pense qu’il va peut-être découvrir
un joujou nouveau pour ses enfants, et les quatre
gardes avec cet air de désœuvrement qui faisait à
cette époque comme aujourd’hui le caractère
principal de la physionomie du soldat.
Grimaud entra comme le prince venait de
poser son morceau de verre, quoiqu’il n’eût pas
encore achevé d’effiler le pied de sa potence ;
mais il s’était interrompu pour attacher le fil à
son extrémité opposée.

417
Il jeta sur Grimaud un coup d’œil où se
révélait un reste de la mauvaise humeur de la
veille ; mais comme il était d’avance très satisfait
du résultat que ne pouvait manquer d’avoir sa
nouvelle invention, il n’y fit pas autrement
attention.
Seulement, quand il eut fini de faire un nœud à
la marinière à un bout de son fil et un nœud
coulant à l’autre, quand il eut jeté un regard sur le
plat d’écrevisses et choisi de l’œil la plus
majestueuse, il se retourna pour aller chercher
son morceau de verre. Le morceau de verre avait
disparu.
– Qui m’a pris mon morceau de verre ?
demanda le prince en fronçant le sourcil.
Grimaud fit signe que c’était lui.
– Comment ! toi encore ? et pourquoi me l’as-
tu pris ?
– Oui, demanda La Ramée, pourquoi avez-
vous pris le morceau de verre à Son Altesse ?
Grimaud, qui tenait à la main le fragment de
vitre, passa le doigt sur le fil, et dit :

418
– Tranchant.
– C’est juste, monseigneur, dit La Ramée. Ah
peste ! que nous avons acquis là un garçon
précieux !
– Monsieur Grimaud, dit le prince, dans votre
intérêt, je vous en conjure, ayez soin de ne jamais
vous trouver à la portée de ma main.
Grimaud fit la révérence et se retira au bout de
la chambre.
– Chut, chut, monseigneur, dit La Ramée ;
donnez-moi votre petite potence, je vais l’effiler
avec mon couteau.
– Vous ? dit le duc en riant.
– Oui, moi ; n’était-ce pas cela que vous
désiriez ?
– Sans doute.
– Tiens, au fait, dit le duc, ce sera plus drôle.
Tenez, mon cher La Ramée.
La Ramée, qui n’avait rien compris à
l’exclamation du prince, effila le pied de la
potence le plus proprement du monde.

419
– Là, dit le duc ; maintenant, faites-moi un
petit trou en terre pendant que je vais aller
chercher le patient.
La Ramée mit un genou en terre et creusa le
sol.
Pendant ce temps, le prince suspendit son
écrevisse au fil.
Puis il planta la potence au milieu de la
chambre en éclatant de rire.
La Ramée aussi rit de tout son cœur, sans trop
savoir de quoi il riait, et les gardes firent chorus.
Grimaud seul ne rit pas.
Il s’approcha de La Ramée, et, lui montrant
l’écrevisse qui tournait au bout de son fil :
– Cardinal ! dit-il.
– Pendu par Son Altesse le duc de Beaufort,
reprit le prince en riant plus fort que jamais, et
par maître Jacques-Chrysostome La Ramée,
exempt du roi.
La Ramée poussa un cri de terreur et se
précipita vers la potence, qu’il arracha de terre,

420
qu’il mit incontinent en morceaux, et dont il jeta
les morceaux par la fenêtre. Il allait en faire
autant de l’écrevisse, tant il avait perdu l’esprit,
lorsque Grimaud la lui prit des mains.
– Bonne à manger, dit-il ; et il la mit dans sa
poche.
Cette fois le duc avait pris si grand plaisir à
cette scène, qu’il pardonna presque à Grimaud le
rôle qu’il avait joué. Mais comme, dans le
courant de la journée, il réfléchit à l’intention
qu’avait eue son gardien, et qu’au fond cette
intention lui parut mauvaise, il sentit sa haine
pour lui s’augmenter d’une manière sensible.
Mais l’histoire de l’écrevisse n’en eut pas
moins, au grand désespoir de La Ramée, un
immense retentissement dans l’intérieur du
donjon, et même au-dehors. M. de Chavigny, qui
au fond du cœur détestait fort le cardinal, eut soin
de conter l’anecdote à deux ou trois amis bien
intentionnés, qui la répandirent à l’instant même.
Cela fit passer deux ou trois bonnes journées à
M. de Beaufort.

421
Cependant, le duc avait remarqué parmi ses
gardes un homme porteur d’une assez bonne
figure, et il l’amadouait d’autant plus qu’à chaque
instant Grimaud lui déplaisait davantage. Or, un
matin qu’il avait pris cet homme à part, et qu’il
était parvenu à lui parler quelque temps en tête à
tête, Grimaud entra, regarda ce qui se passait,
puis s’approchant respectueusement du garde et
du prince, il prit le garde par le bras.
– Que me voulez-vous ? demanda brutalement
le duc.
Grimaud conduisit le garde à quatre pas et lui
montra la porte.
– Allez, dit-il.
Le garde obéit.
– Oh ! mais, s’écria le prince, vous m’êtes
insupportable : je vous châtierai.
Grimaud salua respectueusement.
– Monsieur l’espion, je vous romprai les os !
s’écria le prince exaspéré.
Grimaud salua en reculant.

422
– Monsieur l’espion, continua le duc, je vous
étranglerai de mes propres mains.
Grimaud salua en reculant toujours.
– Et cela, reprit le prince, qui pensait qu’autant
valait en finir de suite, pas plus tard qu’à l’instant
même.
Et il étendit ses deux mains crispées vers
Grimaud, qui se contenta de pousser le garde
dehors et de fermer la porte derrière lui.
En même temps il sentit les mains du prince
qui s’abaissaient sur ses épaules, pareilles à deux
tenailles de fer ; il se contenta, au lieu d’appeler
ou de se défendre, d’amener lentement son index
à la hauteur de ses lèvres et de prononcer à demi-
voix, en colorant sa figure de son plus charmant
sourire, le mot : « Chut ! »
C’était une chose si rare de la part de Grimaud
qu’un geste, qu’un sourire et qu’une parole, que
Son Altesse s’arrêta tout court, au comble de la
stupéfaction.
Grimaud profita de ce moment pour tirer de la
doublure de sa veste un charmant petit billet à

423
cachet aristocratique, auquel sa longue station
dans les habits de Grimaud n’avait pu faire perdre
entièrement son premier parfum, et le présenta au
duc sans prononcer une parole.
Le duc, de plus en plus étonné, lâcha Grimaud,
prit le billet, et, reconnaissant l’écriture :
– De Mme de Montbazon ? s’écria-t-il.
Grimaud fit signe de la tête que oui.
Le duc déchira rapidement l’enveloppe, passa
sa main sur ses yeux, tant il était ébloui, et lut ce
qui suit :

Mon cher duc,


Vous pouvez vous fier entièrement au brave
garçon qui vous remettra ce billet, car c’est le
valet d’un gentilhomme qui est à nous, et qui
nous l’a garanti comme éprouvé par vingt ans de
fidélité. Il a consenti à entrer au service de votre
exempt et à s’enfermer avec vous à Vincennes,
pour préparer et aider à votre fuite, de laquelle
nous nous occupons.
Le moment de la délivrance approche ; prenez

424
patience et courage en songeant que, malgré le
temps et l’absence, tous vos amis vous ont
conservé les sentiments qu’ils vous avaient voués.
Votre toute et toujours affectionnée,
MARIE DE MONTBAZON.

P.-S. Je signe en toutes lettres, car ce serait


par trop de vanité de penser qu’après cinq ans
d’absence vous reconnaîtriez mes initiales1.

Le duc demeura un instant étourdi. Ce qu’il


cherchait depuis cinq ans sans avoir pu le trouver,
c’est-à-dire un serviteur, un aide, un ami, lui
tombait tout à coup du ciel au moment où il s’y
attendait le moins. Il regarda Grimaud avec
étonnement et revint à sa lettre qu’il relut d’un
bout à l’autre.
– Oh ! chère Marie, murmura-t-il quand il eut

1
« Il s’en servit enfin pour communiquer ses pensées à ses
amis, et pour prendre connaissance des desseins qui se faisaient
pour sa liberté », Mme de Motteville, op. cit.

425
fini, c’est donc bien elle que j’avais aperçue au
fond de son carrosse ! Comment, elle pense
encore à moi après cinq ans de séparation !
Morbleu ! voilà une constance comme on n’en
voit que dans L’Astrée1.
Puis se retournant vers Grimaud :
– Et toi, mon brave garçon, ajouta-t-il, tu
consens donc à nous aider ?
Grimaud fit signe que oui.
– Et tu es venu ici pour cela ?
Grimaud répéta le même signe.
– Et moi qui voulais t’étrangler ! s’écria le
duc.
Grimaud se prit à sourire.
– Mais attends, dit le duc.
Et il fouilla dans sa poche.
– Attends, continua-t-il en renouvelant

1
La première partie du roman avait paru en 1607 ; laissé
inachevé par Honoré d’Urfé, il fut achevé par son secrétaire
Balthazar Baro. Son héros, Céladon, est le modèle de l’amant
délicat et fidèle.

426
l’expérience infructueuse une première fois, il ne
sera pas dit qu’un pareil dévouement pour un
petit-fils de Henri IV restera sans récompense.
Le mouvement du duc de Beaufort dénonçait
la meilleure intention du monde. Mais une des
précautions qu’on prenait à Vincennes était de ne
pas laisser d’argent aux prisonniers.
Sur quoi Grimaud, voyant le désappointement
du duc, tira de sa poche une bourse pleine d’or et
la lui présenta.
– Voilà ce que vous cherchez, dit-il.
Le duc ouvrit la bourse et voulut la vider entre
les mains de Grimaud, mais Grimaud secoua la
tête.
– Merci, monseigneur, ajouta-t-il en se
reculant, je suis payé1.
Le duc tombait de surprise en surprise.
Le duc lui tendit la main ; Grimaud s’approcha

1
« Chargé d’un billet que le duc de Beaufort adressait à son
intendant, il reçut de lui par avance la somme que le prisonnier
lui avait promise pour prix de sa trahison », Brienne, Mémoires.

427
et la lui baisa respectueusement. Les grandes
manières d’Athos avaient déteint sur Grimaud.
– Et maintenant, demanda le duc, qu’allons-
nous faire ?
– Il est onze heures du matin, reprit Grimaud.
Que monseigneur, à deux heures, demande à faire
une partie de paume avec La Ramée, et envoie
deux ou trois balles par-dessus les remparts.
– Eh bien, après ?
– Après... Monseigneur s’approchera des
murailles et criera à un homme qui travaille dans
les fossés de les lui renvoyer.
– Je comprends, dit le duc.
Le visage de Grimaud parut exprimer une vive
satisfaction : le peu d’usage qu’il faisait
d’habitude de la parole lui rendait la conversation
difficile.
Il fit un mouvement pour se retirer.
– Ah çà ! dit le duc, tu ne veux donc rien
accepter ?
– Je voudrais que monseigneur me fît une

428
promesse.
– Laquelle ? parle.
– C’est que, lorsque nous nous sauverons, je
passerai toujours et partout le premier ; car si l’on
rattrape monseigneur, le plus grand risque qu’il
coure est d’être réintégré dans sa prison, tandis
que si l’on m’attrape, moi, le moins qui puisse
m’arriver, c’est d’être pendu1.
– C’est trop juste, dit le duc, et, foi de
gentilhomme, il sera fait comme tu demandes.
– Maintenant, dit Grimaud, je n’ai plus qu’une
chose à demander à monseigneur : c’est qu’il
continue de me faire l’honneur de me détester
comme auparavant.
– Je tâcherai, dit le duc.

1
« Le prince allait descendre le premier, quand le valet de
l’exempt l’arrêta : “Tout beau, Monseigneur ! lui dit-il ; Votre
Altesse, en cas qu’elle soit reprise, ne court d’autres risques que
de rester en prison ; pour moi, c’est autre chose : il y va de la
corde ; souffrez que j’y regarde un peu.” Sans autre
compliment, il prit l’échelle et descendit le premier », Brienne,
Mémoires.

429
On frappa à la porte.
Le duc mit son billet et sa bourse dans sa
poche et se jeta sur son lit. On savait que c’était
sa ressource dans ses grands moments d’ennui.
Grimaud alla ouvrir : c’était La Ramée qui venait
de chez le cardinal, où s’était passée la scène que
nous avons racontée.
La Ramée jeta un regard investigateur autour
de lui, et voyant toujours les mêmes symptômes
d’antipathie entre le prisonnier et son gardien, il
sourit plein d’une satisfaction intérieure.
Puis se retournant vers Grimaud :
– Bien, mon ami, lui dit-il, bien. Il vient d’être
parlé de vous en bon lieu, et vous aurez bientôt,
je l’espère, des nouvelles qui ne vous seront point
désagréables.
Grimaud salua d’un air qu’il tâcha de rendre
gracieux et se retira, ce qui était son habitude
quand son supérieur entrait.
– Eh bien, monseigneur ! dit La Ramée avec
son gros rire, vous boudez donc toujours ce
pauvre garçon ?

430
– Ah ! c’est vous, La Ramée, dit le duc ; ma
foi, il était temps que vous arrivassiez. Je m’étais
jeté sur mon lit et j’avais tourné le nez au mur
pour ne pas céder à la tentation de tenir ma
promesse en étranglant ce scélérat de Grimaud.
– Je doute pourtant, dit La Ramée en faisant
une spirituelle allusion au mutisme de son
subordonné, qu’il ait dit quelque chose de
désagréable à Votre Altesse.
– Je le crois pardieu bien ! un muet d’Orient.
Je vous jure qu’il était temps que vous revinssiez,
La Ramée, et que j’avais hâte de vous revoir.
– Monseigneur est trop bon, dit La Ramée,
flatté du compliment.
– Oui, continua le duc ; en vérité, je me sens
aujourd’hui d’une maladresse qui vous fera
plaisir à voir.
– Nous ferons donc une partie de paume ? dit
machinalement La Ramée.
– Si vous le voulez bien.
– Je suis aux ordres de monseigneur.
– C’est-à-dire, mon cher La Ramée, dit le duc,

431
que vous êtes un homme charmant et que je
voudrais demeurer éternellement à Vincennes
pour avoir le plaisir de passer ma vie avec vous.
– Monseigneur, dit La Ramée, je crois qu’il ne
tiendra pas au cardinal que vos souhaits ne soient
accomplis.
– Comment cela ? L’avez-vous vu depuis
peu ?
– Il m’a envoyé quérir ce matin.
– Vraiment ! pour vous parler de moi ?
– De quoi voulez-vous qu’il me parle ? En
vérité, monseigneur, vous êtes son cauchemar.
Le duc sourit amèrement.
– Ah ! dit-il, si vous acceptiez mes offres, La
Ramée !
– Allons, monseigneur, voilà encore que nous
allons reparler de cela ; mais vous voyez bien que
vous n’êtes pas raisonnable.
– La Ramée, je vous ai dit et je vous répète
encore que je ferais votre fortune.
– Avec quoi ? Vous ne serez pas plus tôt sorti

432
de prison que vos biens seront confisqués.
– Je ne serai pas plus tôt sorti de prison que je
serai maître de Paris.
– Chut ! chut donc ! Eh bien... mais, est-ce que
je puis entendre des choses comme cela ? Voilà
une belle conversation à tenir à un officier du
roi ! Je vois bien, monseigneur, qu’il faudra que
je cherche un second Grimaud.
– Allons ! n’en parlons plus. Ainsi il a été
question de moi entre toi et le cardinal ? La
Ramée, tu devrais, un jour qu’il te fera demander,
me laisser mettre tes habits ; j’irais à ta place, je
l’étranglerais, et, foi de gentilhomme, si c’était
une condition, je reviendrais me mettre en prison.
– Monseigneur, je vois bien qu’il faut que
j’appelle Grimaud.
– J’ai tort. Et que t’a-t-il dit, le cuistre ?
– Je vous passe le mot, monseigneur, dit La
Ramée d’un air fin, parce qu’il rime avec
ministre. Ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit de vous
surveiller.
– Et pourquoi cela, me surveiller ? demanda le

433
duc inquiet.
– Parce qu’un astrologue a prédit que vous
vous échapperiez.
– Ah ! un astrologue a prédit cela ? dit le duc
en tressaillant malgré lui.
– Oh ! mon Dieu, oui ! ils ne savent que
s’imaginer, ma parole d’honneur, pour
tourmenter les honnêtes gens, ces imbéciles de
magiciens.
– Et qu’as-tu répondu à l’illustrissime
Éminence ?
– Que si l’astrologue en question faisait des
almanachs, je ne lui conseillerais pas d’en
acheter.
– Pourquoi ?
– Parce que, pour vous sauver, il faudrait que
vous devinssiez pinson ou roitelet.
– Et tu as bien raison, malheureusement.
Allons faire une partie de paume, La Ramée.
– Monseigneur, j’en demande bien pardon à
Votre Altesse, mais il faut qu’elle m’accorde une

434
demi-heure.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que monseigneur Mazarin est plus fier
que vous, quoiqu’il ne soit pas tout à fait de si
bonne naissance, et qu’il a oublié de m’inviter à
déjeuner.
– Eh bien ! veux-tu que je te fasse apporter à
déjeuner ici ?
– Non pas ! Monseigneur. Il faut vous dire que
le pâtissier qui demeurait en face du château, et
qu’on appelait le père Marteau...1
– Eh bien ?
– Eh bien ! il y a huit jours qu’il a vendu son
fonds à un pâtissier de Paris, à qui les médecins, à
ce qu’il paraît, ont recommandé l’air de la
campagne.
– Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait à moi ?
– Attendez donc, monseigneur ; de sorte que

1
Le pâtissier Marteau se trouve déjà dans Louis XIV et son
siècle, chap. XIV, mais nous ne l’avons pas relevé dans les
Mémoires du temps.

435
ce damné pâtissier a devant sa boutique une
masse de choses qui vous font venir l’eau à la
bouche.
– Gourmand.
– Eh, mon Dieu ! Monseigneur, reprit La
Ramée, on n’est pas gourmand parce qu’on aime
à bien manger. Il est dans la nature de l’homme
de chercher la perfection dans les pâtés comme
dans les autres choses. Or, ce gueux de pâtissier,
il faut vous dire, monseigneur, que quand il m’a
vu m’arrêter devant son étalage, il est venu à moi
la langue tout enfarinée et m’a dit : « Monsieur
La Ramée, il faut me faire avoir la pratique des
prisonniers du donjon. J’ai acheté l’établissement
de mon prédécesseur parce qu’il m’a assuré qu’il
fournissait le château : et cependant, sur mon
honneur, monsieur La Ramée, depuis huit jours
que je suis établi, M. de Chavigny ne m’a pas fait
acheter une tartelette.
« – Mais, lui ai-je dit alors, c’est probablement
que M. de Chavigny craint que votre pâtisserie ne
soit pas bonne.
« – Pas bonne, ma pâtisserie ! Eh bien,

436
monsieur La Ramée, je veux vous en faire juge,
et cela à l’instant même.
« – Je ne peux pas, lui ai-je répondu, il faut
absolument que je rentre au château.
« – Eh bien, a-t-il dit, allez à vos affaires,
puisque vous paraissez pressé, mais revenez dans
une demi-heure.
« – Dans une demi-heure ?
« – Oui. Avez-vous déjeuné ?
« – Ma foi, non.
« – Eh bien, voici un pâté qui vous attendra
avec une bouteille de vieux bourgogne...
« Et vous comprenez, monseigneur, comme je
suis à jeun, je voudrais, avec la permission de
Votre Altesse...
Et La Ramée s’inclina.
– Va donc, animal, dit le duc ; mais fais
attention que je ne te donne qu’une demi-heure.
– Puis-je promettre votre pratique au
successeur du père Marteau, monseigneur ?
– Oui, pourvu qu’il ne mette pas de

437
champignons dans ses pâtés ; tu sais, ajouta le
prince, que les champignons du bois de
Vincennes sont mortels à ma famille.
La Ramée sortit sans relever l’allusion, et,
cinq minutes après sa sortie, l’officier de garde
entra sous prétexte de faire honneur au prince en
lui tenant compagnie, mais en réalité pour
accomplir les ordres du cardinal, qui, ainsi que
nous l’avons dit, recommandait de ne pas perdre
le prisonnier de vue.
Mais pendant les cinq minutes qu’il était resté
seul, le duc avait eu le temps de relire le billet de
Mme de Montbazon, lequel prouvait au prisonnier
que ses amis ne l’avaient pas oublié et
s’occupaient de sa délivrance. De quelle façon ?
il l’ignorait encore, mais il se promettait bien,
quel que fût son mutisme, de faire parler
Grimaud, dans lequel il avait une confiance
d’autant plus grande qu’il se rendait maintenant
compte de toute sa conduite, et qu’il comprenait
qu’il n’avait inventé toutes les petites
persécutions dont il poursuivait le duc, que pour
ôter à ses gardiens toute idée qu’il pouvait

438
s’entendre avec lui.
Cette ruse donna au duc une haute idée de
l’intellect de Grimaud, auquel il résolut de se fier
entièrement.

439
21

Ce que contenaient les pâtés du


successeur du père Marteau

Une demi-heure après, La Ramée rentra gai et


allègre comme un homme qui a bien mangé, et
qui surtout a bien bu. Il avait trouvé les pâtés
excellents et le vin délicieux.
Le temps était beau et permettait la partie
projetée1. Le jeu de paume de Vincennes était un
jeu de longue paume, c’est-à-dire en plein air ;
rien n’était donc plus facile au duc que de faire ce
que lui avait recommandé Grimaud, c’est-à-dire
d’envoyer les balles dans les fossés.
Cependant, tant que deux heures ne furent pas
sonnées, le duc ne fut pas trop maladroit, car

1
« Il allait assez souvent joué à la paume dans l’enclos de la
petite cour du château », Brienne, Mémoires.

440
deux heures étaient l’heure dite. Il n’en perdit pas
moins les parties engagées jusque-là, ce qui lui
permit de se mettre en colère et de faire ce qu’on
fait en pareil cas, faute sur faute.
Aussi, à deux heures sonnant, les balles
commencèrent-elles à prendre le chemin des
fossés, à la grande joie de La Ramée qui marquait
quinze à chaque dehors que faisait le prince.
Les dehors se multiplièrent tellement que
bientôt on manqua de balles. La Ramée proposa
alors d’envoyer quelqu’un pour les ramasser dans
le fossé. Mais le duc fit observer très
judicieusement que c’était du temps perdu, et
s’approchant du rempart qui à cet endroit, comme
l’avait dit l’exempt, avait au moins cinquante
pieds de haut, il aperçut un homme qui travaillait
dans un des mille petits jardins que défrichent les
paysans sur le revers du fossé.
– Eh ! l’ami ? cria le duc.
L’homme leva la tête, et le duc fut prêt à
pousser un cri de surprise. Cet homme, ce
paysan, ce jardinier, c’était Rochefort, que le
prince croyait à la Bastille.

441
– Eh bien, qu’y a-t-il là-haut ? demanda
l’homme.
– Ayez l’obligeance de nous rejeter nos balles,
dit le duc.
Le jardinier fit un signe de la tête, et se mit à
jeter les balles, que ramassèrent La Ramée et les
gardes. Une d’elles tomba aux pieds du duc, et
comme celle-là lui était visiblement destinée, il la
mit dans sa poche.
Puis, ayant fait au jardinier un signe de
remerciement, il retourna à sa partie.
Mais décidément le duc était dans son
mauvais jour, les balles continuèrent à battre la
campagne : au lieu de se maintenir dans les
limites du jeu, deux ou trois retournèrent dans le
fossé ; mais comme le jardinier n’était plus là
pour les renvoyer, elles furent perdues, puis le
duc déclara qu’il avait honte de tant de
maladresse et qu’il ne voulait pas continuer.
La Ramée était enchanté d’avoir si
complètement battu un prince du sang.
Le prince rentra chez lui et se coucha ; c’était

442
ce qu’il faisait presque toute la journée depuis
qu’on lui avait enlevé ses livres.
La Ramée prit les habits du prince, sous
prétexte qu’ils étaient couverts de poussière, et
qu’il allait les faire brosser, mais, en réalité, pour
être sûr que le prince ne bougerait pas. C’était un
homme de précaution que La Ramée.
Heureusement le prince avait eu le temps de
cacher la balle sous son traversin.
Aussitôt que la porte fut refermée, le duc
déchira l’enveloppe de la balle avec ses dents, car
on ne lui laissait aucun instrument tranchant ; il
mangeait avec des couteaux à lames d’argent
pliantes, et qui ne coupaient pas.
Sous l’enveloppe était une lettre qui contenait
les lignes suivantes :

Monseigneur, vos amis veillent, et l’heure de


votre délivrance approche : demandez après-
demain à manger un pâté fait par le nouveau
pâtissier qui a acheté le fonds de boutique de
l’ancien, et qui n’est autre que Noirmont, votre

443
maître d’hôtel ; n’ouvrez le pâté que lorsque vous
serez seul, j’espère que vous serez content de ce
qu’il contiendra.
Le serviteur toujours dévoué de Votre Altesse,
à la Bastille comme ailleurs,
COMTE DE ROCHEFORT.

P.-S. Votre Altesse peut se fier à Grimaud en


tout point ; c’est un garçon fort intelligent et qui
nous est tout à fait dévoué.

Le duc de Beaufort, à qui l’on avait rendu son


feu depuis qu’il avait renoncé à la peinture, brûla
la lettre, comme il avait fait, avec plus de regrets,
de celle de Mme de Montbazon, et il allait en faire
autant de la balle, lorsqu’il pensa qu’elle pourrait
lui être utile pour faire parvenir sa réponse à
Rochefort.
Il était bien gardé, car au mouvement qu’il
avait fait, La Ramée entra.
– Monseigneur a besoin de quelque chose ?
dit-il.

444
– J’avais froid, répondit le duc, et j’attisais le
feu pour qu’il donnât plus de chaleur. Vous
savez, mon cher, que les chambres du donjon de
Vincennes sont réputées pour leur fraîcheur. On
pourrait y conserver la glace et on y récolte du
salpêtre. Celles où sont morts Puylaurens, le
maréchal d’Ornano et le grand prieur, mon oncle,
valaient, sous ce rapport, comme le disait Mme de
Rambouillet, leur pesant d’arsenic.
Et le duc se recoucha en fourrant la balle sous
son traversin. La Ramée sourit du bout des lèvres.
C’était un brave homme au fond, qui s’était pris
d’une grande affection pour son illustre
prisonnier, et qui eût été désespéré qu’il lui
arrivât malheur. Or, les malheurs successifs
arrivés aux trois personnages qu’avait nommés le
duc étaient incontestables.
– Monseigneur, lui dit-il, il ne faut point se
livrer à de pareilles pensées. Ce sont ces pensées-
là qui tuent, et non le salpêtre.
– Eh ! mon cher, dit le duc, vous êtes
charmant ; si je pouvais comme vous aller
manger des pâtés et boire du vin de Bourgogne

445
chez le successeur du père Marteau, cela me
distrairait.
– Le fait est, monseigneur, dit La Ramée, que
ses pâtés sont de fameux pâtés, et que son vin est
un fier vin.
– En tout cas, reprit le duc, sa cave et sa
cuisine n’ont pas de peine à valoir mieux que
celles de M. de Chavigny.
– Eh bien ! monseigneur, dit La Ramée
donnant dans le piège, qui vous empêche d’en
tâter ? D’ailleurs, je lui ai promis votre pratique.
– Tu as raison, dit le duc, si je dois rester ici à
perpétuité, comme monsieur Mazarin a eu la
bonté de me le faire entendre, il faut que je me
crée une distraction pour mes vieux jours, il faut
que je me fasse gourmand.
– Monseigneur, dit La Ramée, croyez-en un
bon conseil, n’attendez pas que vous soyez vieux
pour cela.
– Bon, dit à part le duc de Beaufort, tout
homme doit avoir, pour perdre son cœur et son
âme, reçu de la magnificence céleste un des sept

446
péchés capitaux, quand il n’en a pas reçu deux ; il
paraît que celui de maître La Ramée est la
gourmandise. Soit, nous en profiterons.
Puis tout haut :
– Eh bien ! mon cher La Ramée, ajouta-t-il,
c’est après-demain fête ?
– Oui, monseigneur, c’est la Pentecôte.
– Voulez-vous me donner une leçon, après-
demain ?
– De quoi ?
– De gourmandise.
– Volontiers, monseigneur.
– Mais une leçon en tête à tête. Nous
enverrons dîner les gardes à la cantine de M. de
Chavigny, et nous ferons ici un souper dont je
vous laisse la direction.
– Hum ! fit La Ramée.
L’offre était séduisante ; mais La Ramée, quoi
qu’en eût pensé de désavantageux en le voyant
M. le cardinal, était un vieux routier qui
connaissait tous les pièges que peut tendre un

447
prisonnier. M. de Beaufort avait, disait-il, préparé
quarante moyens de fuir de prison. Ce déjeuner
ne cachait-il pas quelque ruse ?
Il réfléchit un instant ; mais le résultat de ses
réflexions fut qu’il commanderait les vivres et le
vin, et que par conséquent aucune poudre ne
serait semée sur les vivres, aucune liqueur ne
serait mêlée au vin.
Quant à le griser, le duc ne pouvait avoir une
pareille intention, et il se mit à rire à cette seule
pensée ; puis une idée lui vint qui conciliait tout.
Le duc avait suivi le monologue intérieur1 de
La Ramée d’un œil assez inquiet à mesure que le
trahissait sa physionomie ; mais enfin, le visage
de l’exempt s’éclaira.
– Eh bien, demanda le duc, cela va-t-il ?
– Oui, monseigneur, à une condition.
– Laquelle ?

1
Voir W.L. Schwartz, « Dumas, Monologue intérieur,
1845 », Modern Language Review, 1947, p. 63, qui salue
l’apparition d’un concept romanesque moderne.

448
– C’est que Grimaud nous servira à table.
Rien ne pouvait mieux aller au prince.
Cependant il eut cette puissance de faire
prendre à sa figure une teinte de mauvaise
humeur des plus visibles.
– Au diable votre Grimaud ! s’écria-t-il, il me
gâtera toute la fête.
– Je lui ordonnerai de se tenir derrière Votre
Altesse, et comme il ne souffle pas un mot, Votre
Altesse ne le verra ni ne l’entendra, et, avec un
peu de bonne volonté, pourra se figurer qu’il est à
cent lieues d’elle.
– Mon cher, dit le duc, savez-vous ce que je
vois de plus clair dans cela ? C’est que vous vous
défiez de moi.
– Monseigneur, c’est après-demain la
Pentecôte.
– Eh bien ! que me fait la Pentecôte à moi ?
Avez-vous peur que le Saint-Esprit ne descende
sous la figure d’une langue de feu pour m’ouvrir
les portes de ma prison ?
– Non, monseigneur ; mais je vous ai raconté

449
ce qu’avait prédit ce magicien damné.
– Et qu’a-t-il prédit ?
– Que le jour de la Pentecôte ne se passerait
pas sans que Votre Altesse fût hors de Vincennes.
– Tu crois donc aux magiciens ? Imbécile !
– Moi, dit La Ramée, je m’en soucie comme
de cela, et il fit claquer ses doigts. Mais c’est Mgr
Giulio qui s’en soucie ; en qualité d’italien, il est
superstitieux.
Le duc haussa les épaules.
– Eh bien, soit, dit-il avec une bonhomie
parfaitement jouée, j’accepte Grimaud, car sans
cela la chose n’en finirait point ; mais je ne veux
personne autre que Grimaud ; vous vous
chargerez de tout. Vous commanderez le souper
comme vous l’entendrez, le seul mets que je
désigne est un de ces pâtés dont vous m’avez
parlé. Vous le commanderez pour moi, afin que
le successeur du père Marteau se surpasse, et
vous lui promettrez ma pratique, non seulement
pour tout le temps que je resterai en prison, mais
encore pour le moment où j’en serai sorti.

450
– Vous croyez donc toujours que vous en
sortirez ? dit La Ramée.
– Dame ! répliqua le prince, ne fût-ce qu’à la
mort de Mazarin : j’ai quinze ans de moins que
lui. Il est vrai, ajouta-t-il en souriant, qu’à
Vincennes on vit plus vite.
– Monseigneur ! reprit La Ramée,
monseigneur !
– Ou qu’on meurt plus tôt, ajouta le duc de
Beaufort, ce qui revient au même.
– Monseigneur, dit La Ramée, je vais
commander le souper.
– Et vous croyez que vous pourrez faire
quelque chose de votre élève ?
– Mais je l’espère, monseigneur, répondit La
Ramée.
– S’il vous en laisse le temps, murmura le duc.
– Que dit monseigneur ? demanda La Ramée.
– Monseigneur dit que vous n’épargniez pas la
bourse de M. le cardinal, qui a bien voulu se
charger de notre pension.

451
La Ramée s’arrêta à la porte.
– Qui monseigneur veut-il que je lui envoie ?
– Qui vous voudrez, excepté Grimaud.
– L’officier des gardes, alors ?
– Avec son jeu d’échecs.
– Oui.
Et La Ramée sortit.
Cinq minutes après, l’officier des gardes
entrait et le duc de Beaufort paraissait
profondément plongé dans les sublimes
combinaisons de l’échec et mat.
C’est une singulière chose que la pensée, et
quelles révolutions un signe, un mot, une
espérance, y opèrent. Le duc était depuis cinq ans
en prison, et un regard jeté en arrière lui faisait
paraître ces cinq années, qui cependant s’étaient
écoulées bien lentement, moins longues que les
deux jours, les quarante-huit heures qui le
séparaient encore du moment fixé pour l’évasion.
Puis il y avait une chose surtout qui le
préoccupait affreusement : c’était de quelle

452
manière s’opérerait cette évasion. On lui avait fait
espérer le résultat ; mais on lui avait caché les
détails que devait contenir le mystérieux pâté.
Quels amis l’attendaient ? Il avait donc encore
des amis après cinq ans de prison ? En ce cas il
était un prince bien privilégié.
Il oubliait qu’outre ses amis, chose bien plus
extraordinaire, une femme s’était souvenue de
lui ; il est vrai qu’elle ne lui avait peut-être pas
été bien scrupuleusement fidèle, mais elle ne
l’avait pas oublié, ce qui était beaucoup.
Il y en avait là plus qu’il n’en fallait pour
donner des préoccupations du duc ; aussi en fut-il
des échecs comme de la longue paume : M. de
Beaufort fit école sur école1, et l’officier le battit
à son tour le soir comme l’avait battu le matin La
Ramée.
Mais ses défaites successives avaient eu un
avantage : c’était de conduire le prince jusqu’à
huit heures du soir ; c’était toujours trois heures
gagnées ; puis la nuit allait venir, et avec la nuit,

1
Faire école sur école : faire faute sur faute.

453
le sommeil.
Le duc le pensait ainsi du moins : mais le
sommeil est une divinité fort capricieuse, et c’est
justement lorsqu’on l’invoque qu’elle se fait
attendre. Le duc l’attendit jusqu’à minuit, se
tournant et se retournant sur ses matelas comme
saint Laurent sur son gril. Enfin il s’endormit.
Mais avec le jour il s’éveilla : il avait fait des
rêves fantastiques ; il lui était poussé des ailes ; il
avait alors et tout naturellement voulu s’envoler,
et d’abord ses ailes l’avaient parfaitement
soutenu ; mais, parvenu à une certaine hauteur,
cet appui étrange lui avait manqué tout à coup,
ses ailes s’étaient brisées, et il lui avait semblé
qu’il roulait dans des abîmes sans fond ; et il
s’était réveillé le front couvert de sueur et brisé
comme s’il avait réellement fait une chute
aérienne.
Alors il s’était endormi pour errer de nouveau
dans un dédale de songes plus insensés les uns
que les autres ; à peine ses yeux étaient-ils
fermés, que son esprit, tendu vers un seul but, son
évasion, se reprenait à tenter cette évasion. Alors

454
c’était autre chose : on avait trouvé un passage
souterrain qui devait le conduire hors de
Vincennes, il était engagé dans ce passage, et
Grimaud marchait devant lui une lanterne à la
main ; mais peu à peu le passage se rétrécissait, et
cependant le duc continuait toujours son chemin ;
enfin le souterrain devenait si étroit, que le fugitif
essayait inutilement d’aller plus loin : les parois
de la muraille se resserraient et le pressaient entre
elles, il faisait des efforts inouïs pour avancer, la
chose était impossible ; et cependant il voyait au
loin Grimaud avec sa lanterne qui continuait de
marcher ; il voulait l’appeler pour qu’il l’aidât à
se tirer de ce défilé qui l’étouffait, mais
impossible de prononcer une parole. Alors, à
l’autre extrémité, à celle par laquelle il était venu,
il entendait les pas de ceux qui le poursuivaient,
ces pas se rapprochaient incessamment, il était
découvert, il n’avait plus d’espoir de fuir. La
muraille semblait être d’intelligence avec ses
ennemis, et le presser d’autant plus qu’il avait
plus besoin de fuir ; enfin il entendait la voix de
La Ramée, il l’apercevait. La Ramée étendait la
main et lui posait cette main sur l’épaule en

455
éclatant de rire ; il était repris et conduit dans
cette chambre basse et voûtée où étaient morts le
maréchal Ornano, Puylaurens et son oncle ; leurs
trois tombes étaient là, bosselant le terrain, et une
quatrième fosse était ouverte, n’attendant plus
qu’un cadavre.
Aussi, quand il se réveilla, le duc fit-il autant
d’efforts pour se tenir éveillé qu’il en avait fait
pour s’endormir ; et lorsque La Ramée entra, il le
trouva si pâle et si fatigué qu’il lui demanda s’il
était malade.
– En effet, dit un des gardes qui avait couché
dans la chambre et qui n’avait pas pu dormir à
cause d’un mal de dents que lui avait donné
l’humidité, monseigneur a eu une nuit agitée et
deux ou trois fois dans ses rêves a appelé au
secours.
– Qu’a donc monseigneur ? demanda La
Ramée.
– Eh ! c’est toi, imbécile, dit le duc, qui avec
toutes tes billevesées d’évasion m’as rompu la
tête hier, et qui es cause que j’ai rêvé que je me
sauvais, et qu’en me sauvant je me cassais le cou.

456
La Ramée éclata de rire.
– Vous le voyez, monseigneur, dit La Ramée,
c’est un avertissement du ciel ; aussi j’espère que
monseigneur ne commettra jamais de pareilles
imprudences qu’en rêve.
– Et vous avez raison, mon cher La Ramée, dit
le duc en essuyant la sueur qui coulait encore sur
son front, tout éveillé qu’il était, je ne veux plus
songer qu’à boire et à manger.
– Chut ! dit La Ramée.
Et il éloigna les gardes les uns après les autres
sous un prétexte quelconque.
– Eh bien ? demanda le duc quand ils furent
seuls.
– Eh bien ! dit La Ramée, votre souper est
commandé.
– Ah ! fit le prince, et de quoi se composera-t-
il ? Voyons, monsieur mon majordome.
– Monseigneur a promis de s’en rapporter à
moi.
– Et il y aura un pâté ?

457
– Je crois bien ! Comme une tour.
– Fait par le successeur du père Marteau ?
– Il est commandé.
– Et tu lui as dit que c’était pour moi ?
– Je le lui ai dit.
– Et il a répondu ?
– Qu’il ferait de son mieux pour contenter
Votre Altesse.
– À la bonne heure ! dit le duc en se frottant
les mains.
– Peste ! Monseigneur, dit La Ramée, comme
vous mordez à la gourmandise ! Je ne vous ai pas
encore vu, depuis cinq ans, si joyeux visage
qu’en ce moment.
Le duc vit qu’il n’avait point été assez maître
de lui ; mais en ce moment, comme s’il eût
écouté à la porte et qu’il eût compris qu’une
distraction aux idées de La Ramée était urgente,
Grimaud entra et fit signe à La Ramée qu’il avait
quelque chose à lui dire.
La Ramée s’approcha de Grimaud, qui lui

458
parla tout bas. Le duc se remit pendant ce temps.
– J’ai déjà défendu à cet homme, dit-il, de se
présenter ici sans ma permission.
– Monseigneur, dit La Ramée, il faut lui
pardonner, car c’est moi qui l’ai mandé.
– Et pourquoi l’avez-vous mandé, puisque
vous savez qu’il me déplaît ?
– Monseigneur se rappelle ce qui a été
convenu, dit La Ramée, et qu’il doit nous servir à
ce fameux souper. Monseigneur a oublié le
souper.
– Non ; mais j’avais oublié M. Grimaud.
– Monseigneur sait qu’il n’y a pas de souper
sans lui.
– Allons donc, faites à votre guise.
– Approchez, mon garçon, dit La Ramée, et
écoutez ce que je vais vous dire.
Grimaud s’approcha avec son visage le plus
renfrogné.
La Ramée continua :

459
– Monseigneur me fait l’honneur de m’inviter
à souper demain en tête à tête.
Grimaud fit un signe qui voulait dire qu’il ne
voyait pas en quoi la chose pouvait le regarder.
– Si fait, si fait, dit La Ramée, la chose vous
regarde, au contraire, car vous aurez l’honneur de
nous servir, sans compter que, si bon appétit et si
grande soif que nous ayons, il restera bien
quelque chose au fond des plats et au fond des
bouteilles, et que ce quelque chose sera pour
vous.
Grimaud s’inclina en signe de remerciement.
– Et maintenant, monseigneur, dit La Ramée,
j’en demande pardon à Votre Altesse, il paraît
que M. de Chavigny s’absente pour quelques
jours, et avant son départ il me prévient qu’il a
des ordres à me donner1.
Le duc essaya d’échanger un regard avec
Grimaud, mais l’œil de Grimaud était sans

1
« Chavigny était allé passer la fête dans les Chartreux, où
il allait souvent chercher la consolation », Mme de Motteville,
op. cit.

460
regard.
– Allez, dit le duc à La Ramée, et revenez le
plus tôt possible.
– Monseigneur veut-il donc prendre sa
revanche de la partie de paume d’hier ?
Grimaud fit un signe de tête imperceptible de
haut en bas.
– Oui, dit le duc ; mais prenez garde, mon cher
La Ramée, les jours se suivent et ne se
ressemblent pas, de sorte qu’aujourd’hui je suis
décidé à vous battre d’importance.
La Ramée sortit : Grimaud le suivit des yeux,
sans que le reste de son corps déviât d’une ligne ;
puis, lorsqu’il vit la porte refermée, il tira
vivement de sa poche un crayon et un carré de
papier.
– Écrivez, monseigneur, lui dit-il.
– Et que faut-il que j’écrive ?
Grimaud fit un signe du doigt et dicta :
« Tout est prêt pour demain soir, tenez-vous
sur vos gardes de sept à neuf heures, ayez deux

461
chevaux de main tout prêts, nous descendrons par
la première fenêtre de la galerie. »
– Après ? dit le duc.
– Après, monseigneur ? reprit Grimaud
étonné. Après, signez.
– Et c’est tout ?
– Que voulez-vous de plus, monseigneur ?
reprit Grimaud, qui était pour la plus austère
concision.
Le duc signa.
– Maintenant, dit Grimaud, monseigneur a-t-il
perdu la balle ?
– Quelle balle ?
– Celle qui contenait la lettre.
– Non, j’ai pensé qu’elle pouvait nous être
utile. La voici.
Et le duc prit la balle sous son oreiller et la
présenta à Grimaud.
Grimaud sourit le plus agréablement qu’il lui
fut possible.

462
– Eh bien ? demanda le duc.
– Eh bien ! Monseigneur, dit Grimaud, je
recouds le papier dans la balle, en jouant à la
paume vous envoyez la balle dans le fossé.
– Mais peut-être sera-t-elle perdue ?
– Soyez tranquille, monseigneur, il y aura
quelqu’un pour la ramasser.
– Un jardinier ? demanda le duc.
Grimaud fit signe que oui.
– Le même qu’hier ?
Grimaud répéta son signe.
– Le comte de Rochefort, alors ?
Grimaud fit trois fois signe que oui.
– Mais, voyons, dit le duc, donne-moi au
moins quelques détails sur la manière dont nous
devons fuir.
– Cela m’est défendu, dit Grimaud, avant le
moment même de l’exécution.
– Quels sont ceux qui m’attendront de l’autre
côté du fossé ?

463
– Je n’en sais rien, monseigneur.
– Mais, au moins, dis-moi ce que contiendra
ce fameux pâté, si tu ne veux pas que je devienne
fou.
– Monseigneur, dit Grimaud, il contiendra
deux poignards, une corde à nœud et une poire
d’angoisse1.
– Bien, je comprends2.
– Monseigneur voit qu’il y en aura pour tout le
monde.
– Nous prendrons pour nous les poignards et
la corde, dit le duc.
– Et nous ferons manger la poire à La Ramée,
répondit Grimaud.

1
La poire d’angoisse était un bâillon perfectionné ; il avait
la forme d’une poire, se fourrait dans la bouche, et à l’aide d’un
ressort se dilatait de façon à distendre les mâchoires dans leur
plus grande largeur. (Note de l’édition originale.)
2
« On apporta dans un pâté une échelle de corde, ou plutôt
un peloton de soie avec un bâton qui devait se passer entre les
jambes, et se dévidait de soi-même par le poids de celui qui se
trouvait dessus à califourchon ; le pâté renfermait aussi deux
poignards avec une poire d’angoisse », Brienne, Mémoires.

464
– Mon cher Grimaud, dit le duc, tu ne parles
pas souvent, mais quand tu parles, c’est une
justice à te rendre, tu parles d’or.

465
22

Une aventure de Marie Michon

Vers la même heure où ces projets d’évasion


se tramaient entre le duc de Beaufort et Grimaud,
deux hommes à cheval entraient dans Paris par la
rue du faubourg Saint-Marcel. Ces deux hommes,
c’étaient le comte de La Fère et le vicomte de
Bragelonne.
C’était la première fois que le jeune homme
venait à Paris, et Athos n’avait pas mis grande
coquetterie en faveur de la capitale, son ancienne
amie, en la lui montrant de ce côté. Certes, le
dernier village de la Touraine était plus agréable
à la vue que Paris embrasse de ce côté. Aussi
faut-il le dire à la honte de cette ville tant vantée,
elle produisit un médiocre effet sur le jeune
homme.
Athos avait toujours son air insoucieux et

466
serein.
Arrivé à Saint-Médard, Athos, qui servait dans
ce grand labyrinthe de guide à son compagnon de
voyage, prit la rue des Postes, puis celle de
l’Estrapade, puis celle des Fossés-Saint-Michel,
puis celle de Vaugirard. Parvenus à la rue Férou1,
les voyageurs s’y engagèrent. Vers la moitié de
cette rue, Athos leva les yeux en souriant, et,
montrant une maison de bourgeoise apparence au
jeune homme :
– Tenez, Raoul, lui dit-il, voici une maison où
j’ai passé sept des plus douces et des plus cruelles
années de ma vie.
Le jeune homme sourit à son tour et salua la
maison. La piété de Raoul pour son protecteur se
manifestait dans tous les actes de sa vie.
Quant à Athos, nous l’avons dit, Raoul était
non seulement pour lui le centre, mais encore,
moins ses anciens souvenirs de régiment, le seul
objet de ses affections, et l’on comprend de

1
Voir Les Trois Mousquetaires : Aramis logeait rue de
Vaugirard, Athos rue Férou, Porthos rue du Vieux-Colombier.

467
quelle façon tendre et profonde à la fois pouvait
aimer le cœur d’Athos.
Les deux voyageurs s’arrêtèrent rue du Vieux-
Colombier, à l’enseigne du Renard-Vert. Athos
connaissait la taverne de longue date, cent fois il
y était venu avec ses amis ; mais depuis vingt ans
il s’était fait force changements dans l’hôtel, à
commencer par les maîtres.
Les voyageurs remirent leurs chevaux aux
mains des garçons, et comme c’étaient des
animaux de noble race, ils recommandèrent
qu’on en eût le plus grand soin, qu’on ne leur
donnât que de la paille et de l’avoine, et qu’on
leur lavât le poitrail et les jambes avec du vin
tiède. Ils avaient fait vingt lieues dans la journée.
Puis, s’étant occupés d’abord de leurs chevaux,
comme doivent faire de vrais cavaliers, ils
demandèrent ensuite deux chambres pour eux.
– Vous allez faire toilette, Raoul, dit Athos, je
vous présente à quelqu’un.
– Aujourd’hui, monsieur ? demanda le jeune
homme.

468
– Dans une demi-heure.
Le jeune homme salua.
Peut-être, moins infatigable qu’Athos, qui
semblait de fer, eût-il préféré un bain dans cette
rivière de Seine dont il avait tant entendu parler,
et qu’il se promettait bien de trouver inférieure à
la Loire, et son lit après ; mais le comte de La
Fère avait parlé, il ne songea qu’à obéir.
– À propos, dit Athos, soignez-vous, Raoul ;
je veux qu’on vous trouve beau.
– J’espère, monsieur, dit le jeune homme en
souriant, qu’il ne s’agit point de mariage. Vous
savez mes engagements avec Louise.
Athos sourit à son tour.
– Non, soyez tranquille, dit-il, quoique ce soit
à une femme que je vais vous présenter.
– Une femme ? demanda Raoul.
– Oui, et je désire même que vous l’aimiez.
Le jeune homme regarda le comte avec une
certaine inquiétude ; mais au sourire d’Athos, il
fut bien vite rassuré.

469
– Et quel âge a-t-elle ? demanda le vicomte de
Bragelonne.
– Mon cher Raoul, apprenez une fois pour
toutes, dit Athos, que voilà une question qui ne se
fait jamais. Quand vous pouvez lire son âge sur le
visage d’une femme, il est inutile de le lui
demander ; quand vous ne le pouvez plus, c’est
indiscret.
– Et est-elle belle ?
– Il y a seize ans, elle passait non seulement
pour la plus jolie, mais encore pour la plus
gracieuse femme de France.
Cette réponse rassura complètement le
vicomte. Athos ne pouvait avoir aucun projet sur
lui et sur une femme qui passait pour la plus jolie
et la plus gracieuse de France un an avant qu’il
vînt au monde.
Il se retira donc dans sa chambre, et avec cette
coquetterie qui va si bien à la jeunesse, il
s’appliqua à suivre les instructions d’Athos,
c’est-à-dire à se faire le plus beau qu’il lui était
possible. Or c’était chose facile avec ce que la

470
nature avait fait pour cela.
Lorsqu’il reparut, Athos le reçut avec ce
sourire paternel dont autrefois il accueillait
d’Artagnan, mais qui s’était empreint d’une plus
profonde tendresse encore pour Raoul.
Athos jeta un regard sur ses pieds, sur ses
mains et sur ses cheveux, ces trois signes de race.
Ses cheveux noirs étaient élégamment partagés
comme on les portait à cette époque et
retombaient en boucles encadrant son visage au
teint mat ; des gants de daim grisâtres et qui
s’harmonisaient avec son feutre dessinaient une
main fine et élégante, tandis que ses bottes, de la
même couleur que ses gants et son feutre,
pressaient un pied qui semblait être celui d’un
enfant de dix ans.
– Allons, murmura-t-il, si elle n’est pas fière
de lui, elle sera bien difficile.
Il était trois heures de l’après-midi, c’est-à-
dire l’heure convenable aux visites. Les deux
voyageurs s’acheminèrent par la rue de Grenelle,
prirent la rue des Rosiers, entrèrent dans la rue
Saint-Dominique, et s’arrêtèrent devant un

471
magnifique hôtel situé en face des Jacobins, et
que surmontaient les armes de Luynes.
– C’est ici, dit Athos.
Il entra dans l’hôtel de ce pas ferme et assuré
qui indique au suisse que celui qui entre a le droit
d’en agir ainsi. Il monta le perron, et, s’adressant
à un laquais qui attendait en grande livrée, il
demanda si Mme la duchesse de Chevreuse était
visible et si elle pouvait recevoir M. le comte de
La Fère.
Un instant après le laquais rentra, et dit que,
quoique Mme la duchesse de Chevreuse n’eût pas
l’honneur de connaître M. le comte de La Fère,
elle le priait de vouloir bien entrer.
Athos suivit le laquais, qui lui fit traverser une
longue file d’appartements et s’arrêta enfin
devant une porte fermée. On était dans un salon.
Athos fit signe au vicomte de Bragelonne de
s’arrêter là où il était.
Le laquais ouvrit et annonça M. le comte de
La Fère.
Mme de Chevreuse, dont nous avons si souvent

472
parlé dans notre histoire des Trois Mousquetaires
sans avoir eu l’occasion de la mettre en scène,
passait encore pour une fort belle femme. En
effet, quoiqu’elle eût à cette époque déjà
quarante-quatre ou quarante-cinq ans, à peine en
paraissait-elle trente-huit ou trente-neuf ; elle
avait toujours ses beaux cheveux blonds, ses
grands yeux vifs et intelligents que l’intrigue
avait si souvent ouverts et l’amour si souvent
fermés, et sa taille de nymphe, qui faisait que
lorsqu’on la voyait par-derrière elle semblait
toujours être la jeune fille qui sautait avec Anne
d’Autriche ce fossé des Tuileries qui priva, en
1623, la couronne de France d’un héritier1.
Au reste, c’était toujours la même folle
créature qui a jeté sur ses amours un tel cachet
d’originalité, que ses amours sont presque
devenues une illustration pour sa famille.
Elle était dans un petit boudoir dont la fenêtre

1
La date fournie par le ms. (1623) est plus proche de la date
de l’événement (14 mars 1622) que celles des données dans
différentes éditions : Le Siècle et l’édition originale impriment,
absurdement, 1683. La scène eut lieu au Louvre.

473
donnait sur le jardin. Ce boudoir, selon la mode
qu’en avait fait venir Mme de Rambouillet en
bâtissant son hôtel, était tendu d’une espèce de
damas bleu à fleurs roses et à feuillage d’or. Il y
avait une grande coquetterie à une femme de
l’âge de Mme de Chevreuse à rester dans un pareil
boudoir, et surtout comme elle était en ce
moment, c’est-à-dire couchée sur une chaise
longue et la tête appuyée à la tapisserie.
Elle tenait à la main un livre entrouvert et
avait un coussin pour soutenir le bras qui tenait
ce livre.
À l’annonce du laquais, elle se souleva un peu
et avança curieusement la tête.
Athos parut.
Il était vêtu de velours violet avec des
passementeries pareilles ; les aiguillettes étaient
d’argent bruni, son manteau n’avait aucune
broderie d’or, et une simple plume violette
enveloppait son feutre noir.
Il avait aux pieds des bottes de cuir noir, et à
son ceinturon verni pendait cette épée à la

474
poignée magnifique que Porthos avait si souvent
admirée rue Férou, mais qu’Athos n’avait jamais
voulu lui prêter. Il va sans dire que de splendides
dentelles formaient le col rabattu de sa chemise et
retombaient sur les revers de ses bottes.
Il y avait dans toute la personne de celui qu’on
venait d’annoncer ainsi sous un nom
complètement inconnu à Mme de Chevreuse un tel
air de gentilhomme de haut lieu, qu’elle se
souleva à demi, et lui fit gracieusement signe de
prendre un siège auprès d’elle.
Athos salua et obéit. Le laquais allait se
retirer, lorsque Athos fit un signe qui le retint.
– Madame, dit-il à la duchesse, j’ai eu cette
audace de me présenter à votre hôtel sans être
connu de vous ; elle m’a réussi, puisque vous
avez daigné me recevoir. J’ai maintenant celle de
vous demander une demi-heure d’entretien.
– Je vous l’accorde, monsieur, répondit Mme
de Chevreuse avec son plus gracieux sourire.
– Mais ce n’est pas tout, madame. Oh ! je suis
un grand ambitieux, je le sais ! L’entretien que je

475
vous demande est un entretien de tête-à-tête, et
dans lequel j’aurais un bien vif désir de ne pas
être interrompu.
– Je n’y suis pour personne, dit la duchesse de
Chevreuse au laquais. Allez.
Le laquais sortit.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel
ces deux personnages, qui se reconnaissaient si
bien à la première vue pour être de haute race,
s’examinèrent sans aucun embarras de part ni
d’autre.
La duchesse de Chevreuse rompit la première
le silence.
– Eh bien ! monsieur, dit-elle en souriant, ne
voyez-vous pas que j’attends avec impatience ?
– Et moi, madame, répondit Athos, je regarde
avec admiration.
– Monsieur, dit Mme de Chevreuse, il faut
m’excuser, car j’ai hâte de savoir à qui je parle.
Vous êtes homme de cour, c’est incontestable, et
cependant je ne vous ai jamais vu à la cour.
Sortez-vous de la Bastille par hasard ?

476
– Non, madame, répondit en souriant Athos,
mais peut-être suis-je sur le chemin qui y mène.
– Ah ! en ce cas, dites-moi vite qui vous êtes
et allez-vous-en, répondit la duchesse de ce ton
enjoué qui avait un si grand charme chez elle, car
je suis déjà bien assez compromise comme cela,
sans me compromettre encore davantage.
– Qui je suis, madame ? On vous a dit mon
nom, le comte de La Fère. Ce nom, vous ne
l’avez jamais su. Autrefois j’en portais un autre
que vous avez su peut-être, mais que vous avez
certainement oublié.
– Dites toujours, monsieur.
– Autrefois, dit le comte de La Fère, je
m’appelais Athos.
Mme de Chevreuse ouvrit de grands yeux
étonnés. Il était évident, comme le lui avait dit le
comte, que ce nom n’était pas tout à fait effacé de
sa mémoire, quoiqu’il y fût fort confondu parmi
d’anciens souvenirs.
– Athos ? dit-elle, attendez donc !...
Et elle posa ses deux mains sur son front

477
comme pour forcer les mille idées fugitives qu’il
contenait à se fixer un instant pour lui laisser voir
clair dans leur troupe brillante et diaprée.
– Voulez-vous que je vous aide, madame ? dit
en souriant Athos.
– Mais oui, dit la duchesse, déjà fatiguée de
chercher, vous me ferez plaisir.
– Cet Athos était lié avec trois jeunes
mousquetaires qui se nommaient d’Artagnan,
Porthos, et...
Athos s’arrêta.
– Et Aramis, dit vivement la duchesse.
– Et Aramis, c’est cela, reprit Athos ; vous
n’avez donc pas tout à fait oublié ce nom ?
– Non, dit-elle, non ; pauvre Aramis ! c’était
un charmant gentilhomme, élégant, discret et
faisant de jolis vers ; je crois qu’il a mal tourné,
ajouta-t-elle.
– Au plus mal : il s’est fait abbé.
– Ah ! quel malheur ! dit Mme de Chevreuse
jouant négligemment avec son éventail. En vérité,

478
monsieur, je vous remercie.
– De quoi, madame ?
– De m’avoir rappelé ce souvenir, qui est un
des souvenirs agréables de ma jeunesse.
– Me permettrez-vous alors, dit Athos, de
vous en rappeler un second ?
– Qui se rattache à celui-là ?
– Oui et non.
– Ma foi, dit Mme de Chevreuse, dites
toujours ; d’un homme comme vous je risque
tout.
Athos salua.
– Aramis, continua-t-il, était lié avec une jeune
lingère de Tours.
– Une jeune lingère de Tours ? dit Mme de
Chevreuse.
– Oui, une cousine à lui, qu’on appelait Marie
Michon.
– Ah ! je la connais, s’écria Mme de
Chevreuse, c’est celle à laquelle il écrivait du
siège de La Rochelle pour la prévenir du complot

479
qui se tramait contre Buckingham.
– Justement, dit Athos ; voulez-vous bien me
permettre de vous parler d’elle ?
Mme de Chevreuse regarda Athos.
– Oui, dit-elle, pourvu que vous n’en disiez
pas trop de mal.
– Je serais un ingrat, dit Athos, et je regarde
l’ingratitude, non pas comme un défaut ou un
crime, Mais comme un vice, ce qui est bien pis.
– Vous, ingrat envers Marie Michon,
monsieur ? dit Mme de Chevreuse essayant de lire
dans les yeux d’Athos. Mais comment cela
pourrait-il être ? Vous ne l’avez jamais connue
personnellement.
– Eh ! madame, qui sait ? reprit Athos. Il y a
un proverbe populaire qui dit qu’il n’y a que les
montagnes qui ne se rencontrent pas, et les
proverbes populaires sont quelquefois d’une
justesse incroyable.
– Oh ! continuez, monsieur, continuez ! dit
vivement Mme de Chevreuse, car vous ne pouvez
vous faire une idée combien cette conversation

480
m’amuse.
– Vous m’encouragez, dit Athos ; je vais donc
poursuivre.
– Je vous en prie.
– Cette cousine d’Aramis, cette Marie
Michon, cette jeune lingère, enfin, malgré sa
condition vulgaire, avait les plus hautes
connaissances ; elle appelait les plus grandes
dames de la cour ses amies, et la reine, toute fière
qu’elle est, en sa double qualité d’Autrichienne et
d’Espagnole, l’appelait sa sœur.
– Hélas, dit Mme de Chevreuse avec un léger
soupir et un petit mouvement de sourcils qui
n’appartenait qu’à elle, les choses sont bien
changées depuis ce temps-là.
– Et la reine avait raison, continua Athos ; car
elle lui était fort dévouée, dévouée au point de lui
servir d’intermédiaire avec son frère le roi
d’Espagne.
– Ce qui, reprit la duchesse, lui est imputé
aujourd’hui à grand crime.
– Si bien, continua Athos, que le cardinal

481
résolut un beau matin de faire arrêter la pauvre
Marie Michon et de la faire conduire au château
de Loches. Heureusement que la chose ne put se
faire si secrètement que la chose ne transpirât ; le
cas était prévu : si Marie Michon était menacée
de quelque danger, la reine devait lui faire
parvenir un livre d’heures relié en velours vert.
– C’est cela, monsieur ! vous êtes bien instruit.
– Un matin le livre vert arriva apporté par le
prince de Marcillac. Il n’y avait pas de temps à
perdre. Par bonheur, Marie Michon et une
suivante qu’elle avait, nommée Ketty, portaient
admirablement les habits d’hommes. Le prince
leur procura, à Marie Michon un habit de
cavalier, à Ketty un habit de laquais, leur remit
deux excellents chevaux, et les deux fugitives
quittèrent rapidement Tours, se dirigeant vers
l’Espagne, tremblant au moindre bruit, suivant les
chemins détournés, parce qu’elles n’osaient
suivre les grandes routes, et demandant
l’hospitalité quand elles ne trouvaient pas
d’auberge.
– Mais, en vérité, c’est que c’est cela tout à

482
fait ! s’écria Mme de Chevreuse en frappant ses
mains l’une dans l’autre. Il serait vraiment
curieux...
Elle s’arrêta.
– Que je suivisse les deux fugitives jusqu’au
bout de leur voyage ? dit Athos. Non, madame, je
n’abuserai pas ainsi de vos moments, et nous ne
les accompagnerons que jusqu’à un petit village
du Limousin situé entre Tulle et Angoulême, un
petit village que l’on nomme Roche-l’Abeille1.
Mme de Chevreuse jeta un cri de surprise et
regarda Athos avec une expression d’étonnement
qui fit sourire l’ancien mousquetaire.
– Attendez, madame, continua Athos, car ce
qu’il me reste à vous dire est bien autrement
étrange que ce que je vous ai dit.
– Monsieur, dit Mme de Chevreuse, je vous
tiens pour sorcier, je m’attends à tout ; mais en
vérité... allez toujours.
– Cette fois la journée avait été longue et

1
Roche-Abeille est situé dans l’arrondissement de Limoges.

483
fatiguante ; il faisait froid ; c’était le 11 octobre ;
ce village ne présentait ni auberge ni château, les
maisons des paysans étaient pauvres et sales.
Marie Michon était une personne fort aristocrate ;
comme la reine sa sœur, elle était habituée aux
bonnes odeurs et au linge fin ; elle résolut donc
de demander l’hospitalité au presbytère.
Athos fit une pause.
– Oh ! continuez, dit la duchesse, je vous ai
prévenu que je m’attendais à tout.
– Les deux voyageuses frappèrent à la porte ;
il était tard ; le prêtre, qui était couché, leur cria
d’entrer ; elles entrèrent, car la porte n’était point
fermée. La confiance est grande dans les villages.
Une lampe brûlait dans la chambre où était
couché le prêtre1. Marie Michon, qui faisait bien
le plus charmant cavalier de la terre, poussa la
porte, passa la tête et demanda l’hospitalité.
« – Volontiers, mon jeune cavalier, dit le
prêtre, si vous voulez vous contenter des restes de

1
À partir d’ici, la pudeur du Siècle s’est alarmé, et a
échenillé le ms. de toute allusion érotique.

484
mon souper et de la moitié de mon lit.
« Les deux voyageuses se consultèrent un
instant ; le prêtre les entendit éclater de rire, puis
le maître ou plutôt la maîtresse se tourna de
nouveau vers le lit d’où venait la voix et dit :
« – Merci, monsieur le curé, j’accepte.
« – Alors, soupez et faites le moins de bruit
possible, répondit le prêtre, car moi aussi j’ai
couru toute la journée et ne serais pas fâché de
dormir cette nuit.
Mme de Chevreuse marchait évidemment de
surprise en étonnement et d’étonnement en
stupéfaction ; sa figure, en regardant Athos, avait
pris une expression impossible à rendre ; on
voyait qu’elle eût voulu parler, et cependant elle
se taisait, de peur de perdre une des paroles de
son interlocuteur.
– Après ? dit-elle.
– Après ? dit Athos. Ah ! voilà justement le
plus difficile.
– Dites, dites, dites ! On peut tout me dire à
moi. D’ailleurs cela ne me regarde pas, et c’est

485
l’affaire de Mlle Marie Michon.
– Ah ! c’est juste, dit Athos. Eh bien ! donc,
Marie Michon soupa avec sa suivante, et, après
avoir soupé, selon la recommadation qui lui avait
été faite, se déshabilla fort doucement et se
coucha près de son hôte, tandis que Ketty
s’accommodait sur un fauteuil.
– En vérité, monsieur, dit Mme de Chevreuse, à
moins que vous ne soyez le démon en personne,
je ne sais pas comment vous pouvez connaître
tous ces détails.
– C’était une charmante femme que cette
Marie Michon, reprit Athos, une de ces folles
créatures à qui passent sans cesse dans l’esprit les
idées les plus étranges, un de ces êtres nés pour
nous damner tous tant que nous sommes. Or à
peine fût-elle dans le lit de son hôte qu’en
pensant que son hôte était prêtre il lui vint à
l’esprit que ce serait un joyeux souvenir pour sa
vieillesse, au milieu de tant de souvenirs joyeux
qu’elle avait déjà, que celui d’avoir induit un
abbé en tentation.
– Comte, dit la duchesse, ma parole

486
d’honneur, vous m’épouvantez !
– Hélas ! reprit Athos, le pauvre abbé n’était
pas un saint Ambroise, il succomba. Ah ! je vous
l’ai déjà dit et je vous le répète, continua-t-il,
cette Marie Michon était une adorable créature.
– Monsieur, s’écria la duchesse en saisissant
les mains d’Athos, dites-moi tout de suite
comment vous savez tous ces détails, ou je fais
venir un moine du couvent d’en face et je vous
exorcise.
Athos se mit à rire.
– Rien de plus facile, madame. Un cavalier,
qui lui-même était chargé d’une mission
importante, était venu demander une heure avant
vous l’hospitalité au presbytère et cela au
moment même où le curé, appelé auprès d’un
mourant, quittait non seulement sa maison, mais
le village pour toute la nuit. Alors l’homme de
Dieu, plein de confiance dans son hôte, qui
d’ailleurs était gentilhomme, lui avait abandonné
maison, souper, lit et chambre à coucher. C’était
donc à l’hôte du bon abbé, et non à l’abbé lui-
même, que Marie Michon était venue demander

487
l’hospitalité.
– Et ce cavalier, cet hôte, ce gentilhomme
arrivé avant elle ?
– C’était moi, le comte de La Fère, dit Athos
en se levant et en saluant respectueusement la
duchesse de Chevreuse, votre bien humble
serviteur.
La duchesse resta un moment stupéfaite, puis
tout à coup éclatant de rire :
– Ah ! ma foi ! dit-elle, c’est fort drôle, et cette
folle de Marie Michon a trouvé mieux qu’elle
n’espérait. Asseyez-vous, cher comte, et reprenez
votre récit, car – ou je me trompe – nous n’en
sommes pas encore au plus intéressant.
– Maintenant, il me reste à m’accuser,
madame. Je vous l’ai dit, moi-même, je
voyageais pour une mission pressée. Je me levai
dès le point du jour ; sans bruit je m’habillai et,
laissant dormir mon charmant compagnon de lit,
je sortis de la chambre. Dans la première pièce
dormait aussi, la tête renversée sur un fauteuil, la
suivante, en tout digne de la maîtresse. Sa jolie

488
figure me frappa ; je m’approchai et je reconnus
cette petite Ketty, que notre ami Aramis avait
pourvue. Ce fut ainsi que je sus que la charmante
voyageuse était...
– Marie Michon ! dit vivement Mme de
Chevreuse.
– Marie Michon, reprit Athos. Alors je sortis
de la maison, j’allai à l’écurie, je trouvai mon
cheval sellé et mon laquais prêt ; nous partîmes.
– Et vous n’êtes jamais repassé par ce village ?
demanda vivement Mme de Chevreuse.
– Un an après, madame.
– Eh bien ?
– Eh bien ! je voulus revoir le bon curé chez
lequel m’était arrivé une si charmante aventure.
– Et vous le trouvâtes ?
– Fort préoccupé d’un événement auquel il ne
comprenait rien. Il avait, huit jours auparavant,
reçu dans une barcelonnette un charmant petit
garçon de trois mois avec une bourse pleine d’or
et un billet contenant ces simples mots : « 11
octobre 1633 ».

489
– C’était la date de cette fameuse nuit, reprit
me
M de Chevreuse.
– Oui, mais il n’y comprenait rien, sinon qu’il
avait passé cette fameuse nuit près d’un mourant,
car Marie Michon elle-même était partie avant
qu’il ne revînt.
– Vous savez, monsieur, que Marie Michon,
lorsqu’elle revint en France, en 1643, fit
redemander à l’instant même des nouvelles de cet
enfant ; car, fugitive, elle ne pouvait le garder ;
mais, revenue à Paris, elle voulait le faire élever
près d’elle.
– Et que lui dit l’abbé ? demanda Athos.
– Qu’un seigneur qu’il ne connaissait pas avait
bien voulu s’en charger, avait répondu de son
avenir, et l’avait emporté avec lui.
– C’était la vérité.
– Ah ! je comprends alors ! Ce seigneur,
c’était vous, c’était son père !
– Chut ! ne parlez pas si haut, madame ; il est
là.
– Il est là ! s’écria Mme de Chevreuse se levant

490
vivement ; il est là, mon fils, le fils de Marie
Michon est là ! Mais je veux le voir à l’instant !
– Faites attention, madame, qu’il ne connaît ni
son père ni sa mère, interrompit Athos.
– Vous avez gardé le secret, et vous me
l’amenez ainsi, pensant que vous me rendrez bien
heureuse. Oh ! merci, merci, monsieur ! s’écria
Mme de Chevreuse en saisissant sa main, qu’elle
essaya de porter à ses lèvres ; merci ! Vous êtes
un noble cœur.
– Je vous l’amène, dit Athos en retirant sa
main, pour qu’à votre tour vous fassiez quelque
chose pour lui, madame. Jusqu’à présent j’ai
veillé sur son éducation, et j’en ai fait, je le crois,
un gentilhomme accompli ; mais le moment est
venu où je me trouve de nouveau forcé de
reprendre la vie errante et dangereuse d’homme
de parti. Dès demain je me jette dans une affaire
aventureuse où je puis être tué ; alors il n’aura
plus que vous pour le pousser dans le monde, où
il est appelé à tenir une place.
– Oh ! soyez tranquille s’écria la duchesse.
Malheureusement j’ai peu de crédit à cette heure,

491
mais ce qu’il m’en reste est à lui ; quant à sa
fortune et à son titre...
– De ceci, ne vous inquiétez point, madame ;
je lui ai substitué la terre de Bragelonne, que je
tiens d’héritage, laquelle lui donne le titre de
vicomte et dix mille livres de rente.
– Sur mon âme, monsieur, dit la duchesse,
vous êtes un vrai gentilhomme ! Mais j’ai hâte de
voir notre jeune vicomte. Où est-il donc ?
– Là, dans le salon ; je vais le faire venir, si
vous le voulez bien.
Athos fit un mouvement vers la porte. Mme de
Chevreuse l’arrêta.
– Est-il beau ? demanda-t-elle.
Athos sourit.
– Il ressemble à sa mère, dit-il.
En même temps il ouvrit la porte et fit signe
au jeune homme, qui apparut sur le seuil.
Mme de Chevreuse ne put s’empêcher de jeter
un cri de joie en apercevant un si charmant
cavalier qu’il dépassait toutes les espérances que

492
son orgueil avait pu concevoir.
– Vicomte, approchez-vous, dit Athos,
madame la duchesse de Chevreuse permet que
vous lui baisiez la main.
Le jeune homme s’approcha avec son
charmant sourire et, la tête découverte, mit un
genou en terre et baisa la main de Mme de
Chevreuse.
– Monsieur le comte, dit-il en se retournant
vers Athos, n’est-ce pas pour ménager ma
timidité que vous m’avez dit que madame était la
duchesse de Chevreuse, et n’est-ce pas plutôt la
reine ?
– Non, vicomte, dit Mme de Chevreuse en lui
prenant la main à son tour, en le faisant asseoir
auprès d’elle et en le regardant avec des yeux
brillants de plaisir. Non, malheureusement, je ne
suis point la reine, car si je l’étais, je ferais à
l’instant même pour vous tout ce que vous
méritez ; mais, voyons, telle que je suis, ajouta-t-
elle en se retenant à peine d’appuyer ses lèvres
sur son front si pur, voyons, quelle carrière
désirez-vous embrasser ?

493
Athos, debout, les regardait tous deux avec
une expression d’indicible bonheur.
– Mais, madame, dit le jeune homme avec sa
voix douce et sonore à la fois, il me semble qu’il
n’y a qu’une carrière pour un gentilhomme, c’est
celle des armes. Monsieur le comte m’a élevé
avec l’intention, je crois, de faire de moi un
soldat, et il m’a laissé espérer qu’il me
présenterait à Paris à quelqu’un qui pourrait me
recommander peut-être à M. le Prince.
– Oui, je comprends, il va bien à un jeune
soldat comme vous de servir sous un général
comme lui ; mais voyons, attendez...
personnellement je suis assez mal avec lui, à
cause des querelles de Mme de Montbazon, ma
belle-mère, avec Mme de Longueville ; mais par le
prince de Marcillac... Eh ! vraiment, tenez,
comte, c’est cela ! M. le prince de Marcillac est
un ancien ami à moi ; il recommandera notre
jeune ami à Mme de Longueville, laquelle lui
donnera une lettre pour son frère, M. le Prince,
qui l’aime trop tendrement – Mme de Chevreuse
appuya sur ces deux mots – pour ne pas faire à

494
l’instant même pour lui tout ce qu’elle lui
demandera.
– Eh bien ! voilà qui va à merveille, dit le
comte. Seulement, oserai-je maintenant vous
recommander la plus grande diligence ? J’ai des
raisons pour désirer que le vicomte ne soit plus
demain soir à Paris.
– Désirez-vous que l’on sache que vous vous
intéressez à lui, monsieur le comte ?
– Mieux vaudrait peut-être pour son avenir
que l’on ignorât qu’il m’ait jamais connu.
– Oh ! monsieur ! s’écria le jeune homme.
– Vous savez, Bragelonne, dit le comte, que je
ne fais jamais rien sans raison.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme, je
sais que la suprême sagesse est en vous, et je
vous obéirai comme j’ai l’habitude de le faire.
– Eh bien ! comte, laissez-le-moi, dit la
duchesse ; je vais envoyer chercher le prince de
Marcillac, qui par bonheur est à Paris en ce
moment, et je ne le quitterai pas que l’affaire ne
soit terminée.

495
– C’est bien, madame la duchesse, mille
grâces. J’ai moi-même plusieurs courses à faire
aujourd’hui, et à mon retour, c’est-à-dire vers les
six heures du soir, j’attendrai le vicomte à l’hôtel.
– Que faites-vous, ce soir ?
– Nous allons chez l’abbé Scarron, pour lequel
j’ai une lettre, et chez qui je dois rencontrer un de
mes amis.
– C’est bien, dit la duchesse de Chevreuse, j’y
passerai moi-même un instant, ne quittez donc
pas que vous ne m’ayez vue.
Athos salua Mme de Chevreuse et s’apprêta à
sortir.
– Eh bien, monsieur le comte, dit en riant la
duchesse, quitte-t-on si cérémonieusement ses
anciens amis ?
– Ah ! murmura Athos en lui baisant la main,
si j’avais su plus tôt que Marie Michon fût une si
charmante créature !...
Et il se retira en soupirant.

496
23

L’abbé Scarron1

Il y avait, rue des Tournelles, un logis que


connaissaient tous les porteurs de chaises et tous
les laquais de Paris, et cependant ce logis n’était
ni celui d’un grand seigneur ni celui d’un
financier. On n’y mangeait pas, on n’y jouait
jamais, on n’y dansait guère.
Cependant, c’était le rendez-vous du beau
monde, et tout Paris y allait.
Ce logis était celui du petit Scarron.
On y riait tant, chez ce spirituel abbé ; on y
débitait tant de nouvelles ; ces nouvelles étaient si
vite commentées, déchiquetées et transformées,
soit en contes, soit en épigrammes, que chacun

1
Sur Scarron, voir Louis XIV et son siècle, chap. XXV.

497
voulait aller passer une heure avec le petit
Scarron, entendre ce qu’il disait et reporter
ailleurs ce qu’il avait dit. Beaucoup brûlaient
aussi d’y placer leur mot ; et, s’il était drôle, non
seulement leur mot mais encore eux-mêmes
étaient les bienvenus.
Le petit abbé Scarron, qui n’était au reste abbé
que parce qu’il possédait une abbaye, et non
point du tout parce qu’il était dans les ordres,
avait été autrefois un des plus coquets
prébendiers de la ville du Mans, qu’il habitait.
Or, un jour de carnaval, il avait voulu réjouir
outre mesure cette bonne ville dont il était l’âme ;
il s’était donc fait frotter de miel par son valet ;
puis, ayant ouvert un lit de plume, il s’était roulé
dedans, de sorte qu’il était devenu le plus
grotesque volatile qu’il fût possible de voir. Il
avait commencé alors à faire des visites à ses
amis et amies dans cet étrange costume ; on avait
commencé par le suivre avec ébahissement, puis
avec des huées, puis les crocheteurs l’avaient
insulté, puis les enfants lui avaient jeté des
pierres, puis enfin il avait été obligé de prendre la
fuite pour échapper aux projectiles. Du moment

498
où il avait fui, tout le monde l’avait poursuivi ;
pressé, traqué, relancé de tous côtés, Scarron
n’avait trouvé d’autre moyen d’échapper à son
escorte qu’en se jetant à la rivière. Il nageait
comme un poisson, mais l’eau était glacée.
Scarron était en sueur, le froid le saisit, et en
atteignant l’autre rive, il était perclus1.
On avait alors essayé, par tous les moyens
connus, de lui rendre l’usage de ses membres ; on
l’avait tant fait souffrir du traitement, qu’il avait
renvoyé tous les médecins en déclarant qu’il
préférait de beaucoup la maladie ; puis il était
revenu à Paris, où déjà sa réputation d’homme
d’esprit était établie. Là, il s’était fait
confectionner une chaise de son invention ; et

1
« Un charlatan, voulant le guérir d’une maladie de garçon,
lui donna une drogue qui le rendit perclus de tous ses membres,
à la langue près et quelque autre partie que vous entendez
bien », Tallemant des Réaux, Historiettes (Pléiade, tome II, p.
680). Source de Dumas : Biographie universelle de Michaud
(citant La Baumelle). Scarron souffrait d’une affection
tuberculeuse, ou d’un rhumatisme généralisé progressif, ou
d’un rhumatisme tuberculeux ankylosant à forme spondylo-
rhizomélique.

499
comme un jour, dans cette chaise, il faisait une
visite à la reine Anne d’Autriche, celle-ci,
charmée de son esprit, lui avait demandé s’il ne
désirait pas quelque titre.
– Oui, Votre Majesté, il en est un que
j’ambitionne fort, avait répondu Scarron.
– Et lequel ? avait demandé Anne d’Autriche.
– Celui de votre malade, répondit l’abbé.
Et Scarron avait été nommé malade de la
reine avec une pension de quinze cents livres1.
À partir de ce moment, n’ayant plus
d’inquiétude sur l’avenir, Scarron avait mené
joyeuse vie, mangeant le fonds et le revenu.
Un jour cependant un émissaire du cardinal lui
avait donné à entendre qu’il avait tort de recevoir
M. le coadjuteur.
– Et pourquoi cela ? avait demandé Scarron,
n’est-ce donc point un homme de naissance ?
– Si fait, pardieu !

1
Voir Biographie universelle de Michaud.

500
– Aimable ?
– Incontestablement.
– Spirituel ?
– Il n’a malheureusement que trop d’esprit.
– Eh bien ! alors, avait demandé Scarron,
pourquoi voulez-vous que je cesse de voir un
pareil homme ?
– Parce qu’il pense mal.
– Vraiment ? Et de qui ?
– Du cardinal.
– Comment ! avait dit Scarron, je continue
bien de voir M. Gilles Despréaux1, qui pense mal
de moi, et vous voulez que je cesse de voir M. le
coadjuteur parce qu’il pense mal d’un autre ?
Impossible !
La conversation en était restée là, et Scarron,
par esprit de contrariété, n’en avait vu que plus
souvent M. de Gondy.
Or, le matin du jour où nous sommes arrivés,

11
Gilles Boileau eut une querelle avec Scarron.

501
et qui était le jour d’échéance de son trimestre,
Scarron, comme c’était son habitude, avait
envoyé son laquais avec son reçu pour toucher
son trimestre à la caisse des pensions ; mais il lui
avait été répondu que « l’état n’avait plus
d’argent pour monsieur l’abbé Scarron ».
Lorsque le laquais apporta cette réponse à
Scarron, il avait près de lui M. le duc de
Longueville, qui offrait de lui donner une pension
double de celle que le Mazarin lui supprimait ;
mais le rusé goutteux n’avait garde d’accepter. Il
fit si bien, qu’à quatre heures de l’après-midi
toute la ville savait le refus du cardinal.
Justement c’était jeudi, jour de réception chez
l’abbé ; on y vint en foule, et l’on fronda d’une
manière enragée par toute la ville.
Athos rencontra dans la rue Saint-Honoré
deux gentilshommes qu’il ne connaissait pas, à
cheval comme lui, suivis d’un laquais comme lui,
et faisant le même chemin que lui. L’un des deux
mit le chapeau à la main et lui dit :
– Croyez-vous bien, monsieur, que ce pleutre
de Mazarin a supprimé la pension au pauvre

502
Scarron !
– Cela est extravagant, dit Athos en saluant à
son tour les deux cavaliers.
– On voit que vous êtes honnête homme,
monsieur, répondit le même seigneur qui avait
déjà adressé la parole à Athos, et ce Mazarin est
un véritable fléau.
– Hélas, monsieur, répondit Athos, à qui le
dites-vous !
Et ils se séparèrent avec force politesses.
– Cela tombe bien que nous devions y aller ce
soir, dit Athos au vicomte, nous ferons notre
compliment à ce pauvre homme.
– Mais qu’est-ce donc que M. Scarron, qui
met ainsi en rumeur tout Paris ? demanda Raoul ;
est-ce quelque ministre disgracié ?
– Oh ! mon Dieu, non, vicomte, répondit
Athos, c’est tout bonnement un petit
gentilhomme de grand esprit qui sera tombé dans
la disgrâce du cardinal pour avoir fait quelque
quatrain contre lui.
– Est-ce que les gentilshommes font des vers ?

503
demanda naïvement Raoul, je croyais que c’était
déroger.
– Oui, mon cher vicomte, répondit Athos en
riant, quand on les fait mauvais ; mais quand on
les fait bons, cela illustre encore. Voyez M. de
Rotrou. Cependant, continua Athos du ton dont
on donne un conseil salutaire, je crois qu’il vaut
mieux ne pas en faire.
– Et alors, demanda Raoul, ce monsieur
Scarron est poète ?
– Oui, vous voilà prévenu, vicomte ; faites
bien attention à vous dans cette maison ; ne
parlez que par gestes, ou plutôt, écoutez toujours.
– Oui, monsieur, répondit Raoul.
– Vous me verrez causant beaucoup avec un
gentilhomme de mes amis : ce sera l’abbé
d’Herblay, dont vous m’avez souvent entendu
parler.
– Je me le rappelle, monsieur.
– Approchez-vous quelquefois de nous
comme pour nous parler, mais ne nous parlez
pas ; n’écoutez pas non plus. Ce jeu servira pour

504
que les importuns ne nous dérangent pas.
– Fort bien, monsieur, et je vous obéirai de
point en point.
Athos alla faire deux visites dans Paris. Puis, à
sept heures, ils se dirigèrent vers la rue des
Tournelles. La rue était obstruée par les porteurs,
les chevaux et les valets de pied. Athos se fit faire
passage et entra suivi du jeune homme. La
première personne qui le frappa en entrant fut
Aramis, installé près d’un fauteuil à roulettes, fort
large, recouvert d’un dais en tapisserie, sous
lequel s’agitait, enveloppée dans une couverture
de brocart, une petite figure assez jeune, assez
rieuse, mais parfois pâlissante, sans que ses yeux
cessassent néanmoins d’exprimer un sentiment
vif, spirituel ou gracieux. C’était l’abbé Scarron,
toujours riant, raillant, complimentant, souffrant
et se grattant avec une petite baguette1.
Autour de cette espèce de tente roulante,

1
« Il est depuis cela dans une chaise couverte par le dessus,
et il n’a pas de mouvement que celui des doigts, dont il tient un
petit baston pour se gratter », Tallemant des Réaux, Historiettes
(Pléiade, tome II, p. 680).

505
s’empressait une foule de gentilshommes et de
dames. La chambre était fort propre et
convenablement meublée. De grandes pentes de
soies brochées de fleurs qui avaient été autrefois
de couleurs vives, et qui pour le moment étaient
un peu passées, tombaient de larges fenêtres, la
tapisserie était modeste, mais de bon goût. Deux
laquais fort polis et dressés aux bonnes manières
faisaient le service avec distinction.
En apercevant Athos, Aramis s’avança vers
lui, le prit par la main et le présenta à Scarron,
qui témoigna autant de plaisir que de respect pour
le nouvel hôte, et fit un compliment très spirituel
pour le vicomte. Raoul resta interdit, car il ne
s’était pas préparé à la majesté du bel esprit.
Toutefois il salua avec beaucoup de grâce. Athos
reçut ensuite les compliments de deux ou trois
beaux esprits et d’autant de seigneurs auxquels le
présenta Aramis ; puis le tumulte de son entrée
s’effaça peu à peu, et la conversation devint
générale.
Au bout de quatre ou cinq minutes, que Raoul
employa à se remettre et à prendre

506
topographiquement connaissance de l’assemblée,
la porte se rouvrit, et un laquais annonça Mlle
Paulet.
Athos toucha de la main l’épaule du vicomte.
– Regardez cette femme, Raoul, dit-il, car
c’est un personnage historique ; c’est chez elle
que se rendait le roi Henri IV lorsqu’il fut
assassiné.
Raoul tressaillit ; à chaque instant, depuis
quelques jours, se levait pour lui quelque rideau
qui lui découvrait un aspect héroïque : cette
femme, encore jeune et encore belle, qui entrait,
avait connu Henri IV et lui avait parlé.
Chacun s’empressa auprès de la nouvelle
venue, car elle était toujours fort à la mode.
C’était une grande personne à taille fine et
onduleuse, avec une forêt de cheveux dorés,
comme Raphaël les affectionnait et comme Titien
en a mis à toutes ses Madeleines. Cette couleur
fauve, ou peut-être aussi la royauté qu’elle avait
conquise sur les autres femmes, l’avait fait

507
surnommer la Lionne1.
Nos belles dames d’aujourd’hui qui visent à ce
titre fashionable sauront donc qu’il leur vient,
non pas d’Angleterre, comme elles le croyaient
peut-être, mais de leur belle et spirituelle
compatriote Mlle Paulet.
Mlle Paulet alla droit à Scarron, au milieu du
murmure qui de toutes parts s’éleva à son arrivée.
– Eh bien, mon cher abbé ! dit-elle de sa voix
tranquille, vous voilà donc pauvre ? Nous avons
appris cela cet après-midi, chez Mme de
Rambouillet, c’est M. de Grasse2 qui nous l’a dit.
– Oui, mais l’État est riche maintenant, dit
Scarron ; il faut savoir se sacrifier à son pays.
– Monsieur le cardinal va s’acheter pour
quinze cents livres de plus de pommades et de
parfums par an, dit un frondeur qu’Athos

1
Voir Tallemant des Réaux, Historiettes (Pléiade, tome I, p.
473-477). L’anglicisme Lion pour désigner les successeurs des
dandys est attesté dès 1833.
2
Antoine Godeau, familier de l’hôtel de Rambouillet, était
évêque de Grasse depuis 1636.

508
reconnut pour le gentilhomme qu’il avait
rencontré rue Saint-Honoré.
– Mais la Muse, que dira-t-elle, répondit
Aramis de sa voix mielleuse ; la Muse qui a
besoin de la médiocrité dorée ? Car enfin :

Si Virgilio puer aut tolerabile desit


Hospitium, caderent omnes a crinibus hydri1.

– Bon ! dit Scarron en tendant la main à Mlle


Paulet ; mais si je n’ai plus mon hydre, il me reste
au moins ma lionne.
Tous les mots de Scarron paraissaient exquis
ce soir-là. C’est le privilège de la persécution. M.
Ménage en fit des bonds d’enthousiasme.
Mlle Paulet alla prendre sa place accoutumée ;
mais, avant de s’asseoir, elle promena du haut de
sa grandeur un regard de reine sur toute

1
Juvénal, Saitres, VII : « Si Virgile n’avait pas eu un petit
esclave et un supportable habitacle, la furie eût perdu tous les
serpents de sa chevelure. » La médiocrité dorée est une citation
cliché d’Horace (Odes, II, 10, 5 : « Aurea mediocritas. »

509
l’assemblée, et ses yeux s’arrêtèrent sur Raoul.
Athos sourit.
– Vous avez été remarqué par mademoiselle
Paulet, vicomte ; allez la saluer. Donnez-vous
pour ce que vous êtes, pour un franc provincial ;
mais ne vous avisez pas de lui parler de Henri IV.
Le vicomte s’approcha en rougissant de la
Lionne, et se confondit bientôt avec tous les
seigneurs qui entouraient la chaise.
Cela faisait déjà deux groupes bien distincts :
celui qui entourait M. Ménage, et celui qui
entourait Mlle Paulet ; Scarron courait de l’un à
l’autre, manœuvrant son fauteuil à roulettes au
milieu de tout ce monde avec autant d’adresse
qu’un pilote expérimenté ferait d’une barque au
milieu d’une mer parsemée d’écueils.
– Quand causerons-nous ? dit Athos à Aramis.
– Tout à l’heure, répondit celui-ci ; il n’y a pas
encore assez de monde, et nous serions
remarqués.
En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais
annonça M. le coadjuteur.

510
À ce nom, tout le monde se retourna, car
c’était un nom qui commençait déjà à devenir fort
célèbre.
Athos fit comme les autres. Il ne connaissait
l’abbé de Gondy que de nom.
Il vit entrer un petit homme noir, mal fait,
myope, maladroit de ses mains à toutes choses,
excepté à tirer l’épée et le pistolet, qui alla tout
d’abord donner contre une table qu’il faillit
renverser ; mais ayant avec tout cela quelque
chose de haut et de fier dans le visage1.
Scarron se retourna de son côté et vint au-
devant de lui dans son fauteuil ; Mlle Paulet salua
de sa place et de la main.
– Eh bien ! dit le coadjuteur en apercevant
Scarron, ce qui ne fut que lorsqu’il se trouva sur
lui, vous voilà donc en disgrâce, l’abbé ?
C’était la phrase sacramentelle ; elle avait été
dite cent fois dans la soirée, et Scarron en était à
son centième bon mot sur le même sujet : aussi

1
Portrait repris de Tallemant des Réaux, Historiettes
(Pléiade, tome II, p. 303).

511
faillit-il rester court ; mais un effort désespéré le
sauva.
– M. le cardinal Mazarin a bien voulu songer à
moi, dit-il.
– Prodigieux ! s’écria Ménage.
– Mais comment allez-vous faire pour
continuer de nous recevoir ? continua le
coadjuteur. Si vos revenus baissent, je vais être
obligé de vous faire nommer chanoine de Notre-
Dame.
– Oh ! non pas, dit Scarron, je vous
compromettrais trop.
– Alors vous avez des ressources que nous ne
connaissons pas ?
– J’emprunterai à la reine.
– Mais Sa Majesté n’a rien à elle, dit Aramis ;
ne vit-elle pas sous le régime de la communauté ?
Le coadjuteur se retourna et sourit à Aramis,
en lui faisant du bout du doigt un signe d’amitié.
– Pardon, mon cher abbé, lui dit-il, vous êtes
en retard, et il faut que je vous fasse un cadeau.

512
– De quoi ? dit Aramis.
– D’un cordon de chapeau.
Chacun se retourna du côté du coadjuteur, qui
tira de sa poche un cordon de soie d’une forme
singulière.
– Ah ! mais, dit Scarron, c’est une fronde,
cela !
– Justement, dit le coadjuteur, on fait tout à la
fronde. Mademoiselle Paulet, j’ai un éventail
pour vous à la fronde. Je vous donnerai mon
marchand de gants, d’Herblay, il fait des gants à
la fronde ; et à vous, Scarron, mon boulanger
avec un crédit illimité : il fait des pains à la
fronde qui sont excellents.
Aramis prit le cordon et le noua autour de son
chapeau.
En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais
cria à haute voix :
– Mme la duchesse de Chevreuse !
Au nom de Mme de Chevreuse, tout le monde
se leva.

513
Scarron dirigea vivement son fauteuil du côté
de la porte. Raoul rougit. Athos fit un signe à
Aramis, qui alla se tapir dans l’embrasure d’une
fenêtre.
Au milieu des compliments respectueux qui
l’accueillirent à son entrée, la duchesse distraite
cherchait visiblement quelqu’un ou quelque
chose. Enfin elle distingua Raoul, et ses yeux
devinrent étincelants : elle aperçut Athos, et
devint rêveuse ; elle vit Aramis dans l’embrasure
de la fenêtre, et fit un imperceptible mouvement
de surprise derrière son éventail.
– À propos, dit-elle comme pour chasser les
idées qui l’envahissaient malgré elle, comment va
ce pauvre Voiture ? Savez-vous, Scarron ?
– Comment ! M. Voiture est malade ?
demanda le seigneur qui avait parlé à Athos dans
la rue Saint-Honoré, et qu’a-t-il donc encore ?
– Il a joué sans avoir eu le soin de faire
prendre par son laquais des chemises de
rechange, dit le coadjuteur, de sorte qu’il a
attrapé un froid et s’en va mourant.

514
– Où donc cela ?
– Eh ! mon Dieu ! chez moi. Imaginez donc
que le pauvre Voiture avait fait un vœu solennel
de ne plus jouer. Au bout de trois jours il n’y peut
plus tenir, et s’achemine vers l’archevêché pour
que je le relève de son vœu. Malheureusement, en
ce moment-là, j’étais en affaires très sérieuses
avec ce bon conseiller Broussel, au plus profond
de mon appartement, lorsque Voiture aperçoit le
marquis de Laigues à une table et attendant un
joueur. Le marquis l’appelle, l’invite à se mettre à
table. Voiture répond qu’il ne peut pas jouer que
je ne l’aie relevé de son vœu. Laigues s’engage
en mon nom, prend le péché pour son compte ;
Voiture se met à table, perd quatre cents écus,
prend froid en sortant et se couche pour ne plus
se relever1.
– Est-il donc si mal que cela, ce cher Voiture ?
demanda Aramis à moitié caché toujours derrière
son rideau de fenêtre.

1
Anecdote rapportée dans Louis XIV et son siècle, chap.
XXIV : la somme perdue par Voiture est de trois cents pistoles.

515
– Hélas ! répondit M. Ménage, il est fort mal,
et ce grand homme va peut-être nous quitter,
deseret orbem1.
– Bon, dit avec aigreur Mlle Paulet, lui,
mourir ! il n’a garde ! il est entouré de sultanes
comme un Turc. Mme de Saintot est accourue et
lui donne des bouillons. La Renaudot lui chauffe
ses draps, et il n’y a pas jusqu’à notre amie, la
marquise de Rambouillet, qui ne lui envoie des
tisanes.
– Vous ne l’aimez pas, ma chère Parthénie2 !
dit en riant Scarron.
– Oh ! quelle injustice, mon cher malade ! Je
le hais si peu que je ferais dire avec plaisir des
messes pour le repos de son âme.
– Vous n’êtes pas nommée Lionne pour rien,
ma chère, dit Mme de Chevreuse de sa place, et
vous mordez rudement.
– Vous maltraitez fort un grand poète, ce me

1
« Il quittera la terre. »
2
Nom donné à Mlle Paulet dans le Dictionnaire des
Précieuses de Somaize.

516
semble, madame, hasarda Raoul.
– Un grand poète, lui ?... Allons, on voit bien,
vicomte, que vous arrivez de province, comme
vous me le disiez tout à l’heure, et que vous ne
l’avez jamais vu. Lui ! un grand poète ? Eh ! il a
à peine cinq pieds.
– Bravo ! bravo ! dit un grand homme sec et
noir avec une moustache orgueilleuse et une
énorme rapière. Bravo, belle Paulet ! Il est temps
enfin de remettre ce petit Voiture à sa place. Je
déclare hautement que je crois me connaître en
poésie, et que j’ai toujours trouvé la sienne fort
détestable.
– Quel est donc ce capitan, monsieur ?
demanda Raoul à Athos.
– Monsieur de Scudéry.
– L’auteur de la Clélie et du Grand Cyrus ?
– Qu’il a composés de compte à demi avec sa
sœur, qui cause en ce moment avec cette jolie
personne, là-bas, près de M. Scarron.
Raoul se retourna et vit effectivement deux
figures nouvelles qui venaient d’entrer : l’une

517
toute charmante, toute frêle, toute triste, encadrée
dans de beaux cheveux noirs, avec des yeux
veloutés comme ces belles feuilles1 violettes de la
pensée sous lesquelles étincelle un calice d’or.
L’autre figure, qui semblait tenir celle-ci sous
sa tutelle, était froide, sèche et jaune, une
véritable figure de duègne ou de dévote.
Raoul se promit bien de ne pas sortir du salon
sans avoir parlé à la belle jeune fille aux yeux
veloutés qui, par un étrange jeu de la pensée,
venait, quoiqu’elle n’eût aucune ressemblance
avec elle, de lui rappeler sa pauvre petite Louise
qu’il avait laissée souffrante au château de La
Vallière, et qu’au milieu de tout ce monde il avait
oubliée un instant.
Pendant ce temps, Aramis s’était approché du
coadjuteur, qui, avec une mine toute rieuse, lui
avait glissé quelques mots à l’oreille. Aramis,
malgré sa puissance sur lui-même, ne put
s’empêcher de faire un léger mouvement.
– Riez donc, lui dit M. de Retz ; on nous

1
Dumas utilise feuilles au sens de pétales.

518
regarde.
Et il le quitta pour aller causer avec Mme de
Chevreuse, qui avait un grand cercle autour
d’elle.
Aramis feignit de rire pour dépister l’attention
de quelques auditeurs curieux, et, s’apercevant
qu’à son tour Athos était allé se mettre dans
l’embrasure de la fenêtre où il était resté quelque
temps, il s’en fut, après avoir jeté quelques mots
à droite et à gauche, le rejoindre sans affectation.
Aussitôt qu’ils se furent rejoints, ils
entamèrent une conversation accompagnée de
force gestes.
Raoul alors s’approcha d’eux, comme le lui
avait recommandé Athos.
– C’est un rondeau de M. Voiture que me
débite M. l’abbé, dit Athos à haute voix, et que je
trouve incomparable.
Raoul demeura quelques instants près d’eux,
puis il alla se confondre au groupe de Mme de
Chevreuse, dont s’étaient rapprochées Mlle Paulet
d’un côté et Mlle de Scudéry de l’autre.

519
– Eh bien ! moi, dit le coadjuteur, je me
permettrai de n’être pas tout à fait de l’avis de M.
de Scudéry ; je trouve au contraire que M. de
Voiture est un poète, mais un pur poète. Les idées
politiques lui manquent complètement.
– Ainsi donc ? demanda Athos.
– C’est demain, dit précipitamment Aramis.
– À quelle heure ?
– À six heures.
– Où cela ?
– À Saint-Mandé.
– Qui vous l’a dit ?
– Le comte de Rochefort.
Quelqu’un s’approchait.
– Et les idées philosophiques ? C’étaient
celles-là qui lui manquaient à ce pauvre Voiture.
Moi je me range à l’avis de monsieur le
coadjuteur : pur poète.
– Oui, certainement, en poésie il était
prodigieux, dit Ménage, et toutefois la postérité,
tout en l’admirant, lui reprochera une chose, c’est

520
d’avoir amené dans la facture du vers une trop
grande licence ; il a tué la poésie sans le savoir.
– Tué, c’est le mot, dit Scudéry.
– Mais quel chef-d’œuvre que ses lettres, dit
me
M de Chevreuse.
– Oh ! sous ce rapport, dit Mlle de Scudéry,
c’est un illustre complet.
– C’est vrai, répliqua Mlle Paulet, mais tant
qu’il plaisante, car dans le genre épistolaire
sérieux il est pitoyable, et s’il ne dit les choses
très crûment, vous conviendrez qu’il les dit fort
mal.
– Mais vous conviendrez au moins que dans la
plaisanterie il est inimitable.
– Oui, certainement, reprit Scudéry en tordant
sa moustache ; je trouve seulement que son
comique est forcé et sa plaisanterie est par trop
familière. Voyez sa Lettre de la carpe au brochet.
– Sans compter, reprit Ménage, que ses
meilleures inspirations lui venaient de l’hôtel
Rambouillet. Voyez Zélide et Alcidalis.
– Quant à moi, dit Aramis en se rapprochant

521
du cercle et en saluant respectueusement Mme de
Chevreuse, qui lui répondit par un gracieux
sourire ; quant à moi, je l’accuserai encore
d’avoir été trop libre avec les grands. Il a manqué
souvent à Mme la Princesse, à M. le maréchal
d’Albert, à M. de Schomberg, à la reine elle-
même.
– Comment, à la reine ? demanda Scudéry en
avançant la jambe droite comme pour se mettre
en garde. Morbleu ! je ne savais pas cela. Et
comment donc a-t-il manqué à Sa Majesté ?
– Ne connaissez-vous donc pas sa pièce : Je
pensais ?
– Non, dit Mme de Chevreuse.
– Non, dit Mlle de Scudéry.
– Non, dit Mlle Paulet.
– En effet, je crois que la reine l’a
communiquée à peu de personnes ; mais moi je la
tiens de mains sûres.
– Et vous la savez ?
– Je me la rappellerais, je crois.

522
– Voyons ! voyons ! dirent toutes les voix.
– Voici dans quelle occasion la chose a été
faite, dit Aramis. M. de Voiture était dans le
carrosse de la reine, qui se promenait en tête à
tête avec lui dans la forêt de Fontainebleau ; il fit
semblant de penser pour que la reine lui
demandât à quoi il pensait, ce qui ne manqua
point.
« – À quoi pensez-vous donc, monsieur de
Voiture ? demanda Sa Majesté.
« Voiture sourit, fit semblant de réfléchir cinq
secondes pour qu’on crût qu’il improvisait, et
répondit :

Je pensais que la destinée,


Après tant d’injustes malheurs,
Vous a justement couronnée
De gloire, d’éclat et d’honneurs,
Mais que vous étiez plus heureuse,
Lorsque vous étiez autrefois,
Je ne dirai pas amoureuse :

523
La rime le veut toutefois.

Scudéry, Ménage et Mlle Paulet haussèrent les


épaules.
– Attendez, attendez, dit Aramis, il y a trois
strophes.
– Oh ! dites trois couplets, dit Mlle de Scudéry,
c’est tout au plus une chanson.

Je pensais que ce pauvre Amour,


Qui toujours vous prêta ses armes,
Est banni loin de votre cour,
Sans ses traits, son arc et ses charmes ;
Et de quoi puis-je profiter,
En pensant près de vous, Marie,
Si vous pouvez si mal traiter
Ceux qui vous ont si bien servie ?

– Oh ! quant à ce dernier trait, dit Mme de


Chevreuse, je ne sais s’il est dans les règles
poétiques, mais je demande grâce pour lui
comme vérité et Mme de Hautefort et Mme de

524
Sennecey se joindront à moi s’il le faut, sans
compter M. de Beaufort.
– Allez, allez, dit Scarron, cela ne me regarde
plus : depuis ce matin je ne suis plus son malade.
– Et le dernier couplet ? dit Mlle de Scudéry, le
dernier couplet ? Voyons.
– Le voici, dit Aramis ; celui-ci a l’avantage
de procéder par noms propres, de sorte qu’il n’y a
pas à s’y tromper.

Je pensais (nous autres poètes,


Nous pensons extravagamment)
Ce que, dans l’humeur où vous êtes,
Vous feriez, si dans ce moment
Vous avisiez en cette place
Venir le duc de Buckingham ;
Et lequel serait en disgrâce,
Du duc ou du père Vincent1.

1
Le père Vincent était le confesseur de la reine. (Note de
Dumas)

525
À cette dernière strophe, il n’y eut qu’un cri
sur l’impertinence de Voiture.
– Mais, dit à demi-voix la jeune fille aux yeux
veloutés, mais j’ai le malheur de les trouver
charmants, moi, ces vers.
C’était aussi l’avis de Raoul, qui s’approcha
de Scarron et lui dit en rougissant :
– Monsieur Scarron, faites-moi donc
l’honneur, je vous prie, de me dire quelle est cette
jeune dame qui est seule de son opinion contre
toute cette illustre assemblée.
– Ah ! ah ! mon jeune vicomte, dit Scarron, je
crois que vous avez envie de lui proposer une
alliance offensive et défensive ?
Raoul rougit de nouveau.
– J’avoue, dit-il, que je trouve ces vers fort
jolis.
– Et ils le sont en effet, dit Scarron ; mais
chut, entre poètes, on ne dit pas de ces choses-là.
– Mais moi, dit Raoul, je n’ai pas l’honneur

526
d’être poète, et je vous demandais...
– C’est vrai : quelle était cette jeune dame,
n’est-ce pas ?
– Oui.
– C’est la belle Indienne.
– Veuillez m’excuser, monsieur, dit en
rougissant Raoul, mais je n’en sais pas plus
qu’auparavant. Hélas ! je suis provincial.
– Ce qui veut dire, n’est-ce pas, que vous ne
comparez pas grand-chose au phébus qui ruisselle
ici de toutes les bouches. Tant mieux, jeune
homme, tant mieux ! Ne cherchez pas à
comprendre, vous y perdriez votre temps ; et
quand vous le comprendrez, il faut espérer qu’on
ne le parlera plus.
– Ainsi, vous me pardonnez, monsieur, dit
Raoul, et vous daignerez me dire quelle est la
personne que vous appelez la belle Indienne ?
– Oui, certes, c’est une des plus charmantes
personnes qui existent, mademoiselle Françoise
d’Aubigné.
– Est-elle de la famille du fameux Agrippa,

527
l’ami du roi Henri IV ?
– C’est sa petite-fille. Elle arrive de la
Martinique, voilà pourquoi je l’appelle la belle
Indienne.
Raoul ouvrit des yeux excessifs ; et ses yeux
rencontrèrent ceux de la jeune dame qui sourit.
On continuait d’abîmer Voiture, tout en le
laissant.
– Monsieur, dit Mlle d’Aubigné en s’adressant
à son tour à Scarron comme pour entrer dans la
conversation qu’il avait avec le jeune vicomte,
n’admirez-vous pas les admirateurs du pauvre
Voiture ! Mais écoutez donc comme ils le
plument en le couvrant d’éloges. L’un lui ôte le
bon sens, l’autre la poésie, l’autre le sérieux,
l’autre l’originalité, l’autre le comique, l’autre
l’indépendance, l’autre... Eh mais, bon Dieu ! que
vont-ils donc lui laisser, à cet illustre complet,
comme a dit Mlle de Scudéry ?
Scarron se mit à rire et Raoul aussi. La belle
Indienne, étonnée elle-même de l’effet qu’elle
avait produit, baissa les yeux et reprit son air naïf.

528
– Voilà une spirituelle personne, dit Raoul.
Athos, toujours dans l’embrasure de la fenêtre,
planait sur toute cette scène, le sourire du dédain
sur les lèvres.
– Appelez donc M. le comte de La Fère, dit
Mme de Chevreuse au coadjuteur, j’ai besoin de
lui parler.
– Et moi, dit le coadjuteur, j’ai besoin qu’on
croie que je ne lui parle pas. Je l’ai vu et admiré,
car je connais ses anciennes aventures, quelques-
unes, du moins ; mais je ne compte le saluer
qu’après-demain matin.
– Et pourquoi après-demain matin ? demanda
me
M de Chevreuse.
– Vous saurez cela demain soir, dit le
coadjuteur en riant.
– En vérité, mon cher Gondy, dit la duchesse,
vous parlez comme l’Apocalypse. Monsieur
d’Herblay, ajouta-t-elle en se retournant du côté
d’Aramis, voulez-vous bien encore une fois être
mon servant ce soir ?
– Comment donc, duchesse ? dit Aramis, ce

529
soir, demain, toujours, ordonnez.
– Eh bien ! allez me chercher le comte de La
Fère, je veux lui parler.
Aramis s’approcha d’Athos et revint avec lui.
– Monsieur le comte, dit la duchesse en
remettant une lettre à Athos, voici ce que je vous
ai promis. Notre protégé sera parfaitement reçu.
– Madame, dit Athos, il est bien heureux de
vous devoir quelque chose.
– Vous n’avez rien à lui envier sous ce
rapport ; car moi je vous dois de l’avoir connu,
répliqua la malicieuse femme avec un sourire qui
rappela Marie Michon à Aramis et à Athos.
Et à ce mot, elle se leva et demanda son
carrosse. Mlle Paulet était déjà partie, Mlle de
Scudéry partait.
– Vicomte, dit Athos en s’adressant à Raoul,
suivez Mme la duchesse de Chevreuse ; priez-la
qu’elle vous fasse la grâce de prendre votre main
pour descendre, et en descendant remerciez-la.
La belle indienne s’approcha de Scarron pour
prendre congé de lui.

530
– Vous vous en allez déjà ? dit-il.
– Je m’en vais une des dernières, comme vous
le voyez. Si vous avez des nouvelles de M. de
Voiture, et qu’elles soient bonnes surtout, faites-
moi la grâce de m’en envoyer demain.
– Oh ! maintenant, dit Scarron, il peut mourir.
– Comment cela ? dit la jeune fille aux yeux
de velours.
– Sans doute, son panégyrique est fait.
Et l’on se quitta en riant, la jeune fille se
retournant pour regarder le pauvre paralytique
avec intérêt, le pauvre paralytique la suivant des
yeux avec amour.
Peu à peu les groupes s’éclaircirent. Scarron
ne fit pas semblant de voir que certains de ses
hôtes s’étaient parlé mystérieusement, que des
lettres étaient venues pour plusieurs, et que sa
soirée semblait avoir eu un but mystérieux qui
s’écartait de la littérature, dont on avait cependant
tant fait de bruit.
Mais qu’importait à Scarron ? On pouvait
maintenant fronder chez lui tout à l’aise : depuis

531
le matin comme il l’avait dit, il n’était plus le
malade de la reine.
Quant à Raoul, il avait en effet accompagné la
duchesse jusqu’à son carrosse, où elle avait pris
place en lui donnant sa main à baiser ; puis, par
un de ses caprices si fous qui la rendaient si
adorable et surtout si dangereuse, elle l’avait saisi
tout à coup par la tête et l’avait embrassé au front
en lui disant :
– Vicomte, que mes vœux et ce baiser vous
portent bonheur !
Puis elle l’avait repoussé et avait ordonné au
cocher de toucher à l’hôtel de Luynes. Le
carrosse était parti ; Mme de Chevreuse avait fait
au jeune homme un dernier signe par la portière,
et Raoul était remonté tout interdit.
Athos comprit ce qui s’était passé et sourit.
– Venez, vicomte, dit-il, il est temps de vous
retirer ; vous partez demain pour l’armée de M. le
Prince ; dormez bien votre dernière nuit de
citadin.
– Je serai donc soldat ? dit le jeune homme ;

532
oh ! monsieur, merci de tout mon cœur !
– Adieu, comte, dit l’abbé d’Herblay ; je
rentre dans mon couvent.
– Adieu, l’abbé, dit le coadjuteur, je prêche
demain, et j’ai vingt textes à consulter ce soir.
– Adieu, messieurs, dit le comte ; moi je vais
dormir vingt-quatre heures de suite, je tombe de
lassitude.
Les trois hommes se saluèrent après avoir
échangé un dernier regard.
Scarron les suivait du coin de l’œil à travers
les portières de son salon.
– Pas un d’eux ne fera ce qu’il dit, murmura-t-
il avec son petit sourire de singe ; mais qu’ils
aillent, les braves gentilshommes ! Qui sait s’ils
ne travaillent pas à me faire rendre ma
pension !... Ils peuvent remuer les bras, eux, c’est
beaucoup ; hélas ! moi je n’ai que la langue, mais
je tâcherai de prouver que c’est quelque chose.
Holà ! Champenois, voilà onze heures qui
sonnent. Venez me rouler vers mon lit... En
vérité, cette demoiselle d’Aubigné est bien

533
charmante !
Sur ce, le pauvre paralytique disparut dans sa
chambre à coucher, dont la porte se referma
derrière lui, et les lumières s’éteignirent l’une
après l’autre dans le salon de la rue des
Tournelles.

FIN DU TOME PREMIER

534
535
Table

I. Le fantôme de Richelieu........................5
II. Une ronde de nuit ..................................29
III. Deux anciens ennemis ...........................53
IV. Anne d’Autriche à quarante-six
ans..........................................................89
V. Gascon et Italien ....................................114
VI. D’Artagnan à quarante ans ....................128
VII. D’Artagnan est embarrassé, mais
une de nos anciennes
connaissances lui vient en aide..............144
VIII. Des influences différentes que
peut avoir une demi-pistole sur un
bedeau et sur un enfant de chœur ..........166
IX. Comment d’Artagnan, en
cherchant bien loin Aramis,
s’aperçut qu’il était en croupe
derrière Planchet....................................184

536
X. L’abbé d’Herblay...................................203
XI. Les deux Gaspards.................................223
XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux
de Pierrefonds........................................248
XIII. Comment d’Artagnan s’aperçut,
en retrouvant Porthos, que la
fortune ne fait pas le bonheur ................262
XIV. Où il est démontré que, si Porthos
était mécontent de son état,
Mousqueton était fort satisfait du
sien.........................................................284
XV. Deux têtes d’ange ..................................300
XVI. Le château de Bragelonne .....................321
XVII. La diplomatie d’Athos...........................341
XVIII. M. de Beaufort.......................................366
XIX. Ce à quoi se récréait M. le duc de
Beaufort au donjon de Vincennes..........383
XX. Grimaud entre en fonctions ...................410
XXI. Ce que contenaient les pâtés du
successeur du père Marteau...................440

537
XXII. Une aventure de Marie Michon.............466
XXIII. L’abbé Scarron ......................................497

538
539
Cet ouvrage est le 115e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

540
Alexandre Dumas

Vingt ans après

BeQ
Alexandre Dumas

Vingt ans après


II

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 212 : version 1.0

2
Le roman fait suite aux Trois mousquetaires et
a pour suite Le Vicomte de Bragelonne.
Il est présenté ici en quatre tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991.

3
Vingt ans après

II

4
24

Saint-Denis

Le jour commençait à poindre lorsque Athos


se leva et se fit habiller ; il était facile de voir, à
sa pâleur, plus grande que d’habitude, et à ces
traces que l’insomnie laisse sur le visage, qu’il
avait dû passer presque toute la nuit sans dormir.
Contre l’habitude de cet homme si ferme et si
décidé, il y avait ce matin dans toute sa personne
quelque chose de lent et d’irrésolu.
C’est qu’il s’occupait des préparatifs de départ
de Raoul et qu’il cherchait à gagner du temps.
D’abord, il fourbit lui-même une épée qu’il tira
de son étui de cuir parfumé, examina si la
poignée était bien en garde, et si la lame tenait
solidement à la poignée.
Puis il jeta au fond d’une valise destinée au
jeune homme un petit sac plein de louis, appela

5
Olivain, c’était le nom du laquais qui l’avait
suivi, lui fit faire le portemanteau devant lui,
veillant à ce que toutes les choses nécessaires à
un jeune homme qui se met en campagne y
fussent renfermées.
Enfin, après avoir employé à peu près une
heure à tous ces soins, il ouvrit la porte qui
conduisait dans la chambre du vicomte et entra
légèrement.
Le soleil, déjà radieux, pénétrait dans la
chambre par la fenêtre à larges panneaux, dont
Raoul, rentré tard, avait négligé de fermer les
rideaux la veille. Il dormait encore, la tête
gracieusement appuyée sur son bras, ses longs
cheveux noirs couvrant à demi son front
charmant et tout humide de cette vapeur qui roule
en perles le long des joues de l’enfant fatigué.
Athos s’approcha, et le corps incliné dans une
attitude pleine de tendre mélancolie, il regarda
longtemps ce jeune homme à la bouche souriante,
aux paupières mi-closes, dont les rêves devaient
être doux et le sommeil léger, tant son ange
protecteur mettait dans sa garde muette de

6
sollicitude et d’affection.
Peu à peu Athos se laissa entraîner aux
charmes de sa rêverie en présence de cette
jeunesse si riche et si pure. Sa jeunesse à lui
reparut, apportant tous ces souvenirs suaves, qui
sont plutôt des parfums que des pensées. De ce
passé au présent il y avait un abîme. Mais
l’imagination a le vol de l’ange et de l’éclair ; elle
franchit les mers où nous avons failli faire
naufrage, les ténèbres où nos illusions se sont
perdues, le précipice où notre bonheur s’est
englouti. Il songea que toute la première partie de
sa vie à lui avait été brisée par une femme ; il
pensa avec terreur quelle influence pouvait avoir
l’amour sur une organisation si fine et si
vigoureuse à la fois. En se rappelant tout ce qu’il
avait souffert, il prévit tout ce que Raoul pouvait
souffrir, et l’expression de la tendre et profonde
pitié qui passa dans son cœur se répandit dans le
regard humide dont il couvrit le jeune homme.
À ce moment Raoul s’éveilla de ce réveil sans
nuages, sans ténèbres et sans fatigues qui
caractérise certaines organisations délicates

7
comme celle de l’oiseau.
Ses yeux s’arrêtèrent sur ceux d’Athos, et il
comprit sans doute tout ce qui se passait dans le
cœur de cet homme qui attendait son réveil
comme un amant attend le réveil de sa maîtresse,
car son regard à son tour prit l’expression d’un
amour infini.
– Vous étiez là, monsieur ? dit-il avec respect.
– Oui, Raoul, j’étais là, dit le comte.
– Et vous ne m’éveilliez point ?
– Je voulais vous laisser encore quelques
moments de ce bon sommeil, mon ami ; vous
devez être fatigué de la journée d’hier, qui s’est
prolongée si avant dans la nuit.
– Oh ! monsieur, que vous êtes bon ! dit
Raoul.
Athos sourit.
– Comment vous trouvez-vous ? lui dit-il.
– Mais parfaitement bien, monsieur, et tout à
fait remis et dispos.
– C’est que vous grandissez encore, continua

8
Athos avec un intérêt paternel et charmant
d’homme mûr pour le jeune homme, et que les
fatigues sont doubles à votre âge.
– Oh ! monsieur, je vous demande bien
pardon, dit Raoul honteux de tant de
prévenances, mais dans un instant je vais être
habillé.
Athos appela Olivain, et en effet au bout de
dix minutes, avec cette ponctualité qu’Athos,
rompu au service militaire, avait transmise à son
pupille, le jeune homme fut prêt.
– Maintenant, dit le jeune homme au laquais,
occupez-vous de mon bagage.
– Vos bagages vous attendent, Raoul, dit
Athos. J’ai fait faire la valise sous mes yeux, et
rien ne vous manquera. Elle doit déjà, ainsi que le
portemanteau du laquais, être placée sur les
chevaux, si toutefois on a suivi les ordres que j’ai
donnés.
– Tout a été fait selon la volonté de monsieur
le comte, dit Olivain, et les chevaux attendent.
– Et moi qui dormais, s’écria Raoul, tandis

9
que vous, monsieur, vous aviez la bonté de vous
occuper de tous ces détails ! Oh ! mais, en vérité,
monsieur, vous me comblez de bontés.
– Ainsi vous m’aimez un peu, je l’espère du
moins ? répliqua Athos d’un ton presque attendri.
– Oh ! monsieur, s’écria Raoul, qui, pour ne
pas manifester son émotion par un élan de
tendresse, se domptait presque à suffoquer, oh !
Dieu m’est témoin que je vous aime et que je
vous vénère.
– Voyez si vous n’oubliez rien, dit Athos en
faisant semblant de chercher autour de lui pour
cacher son émotion.
– Mais non, monsieur, répondit Raoul avec
une certaine hésitation.
Le laquais s’approcha alors d’Athos avec une
certaine hésitation, et lui dit tout bas :
– M. le vicomte n’a pas d’épée, car monsieur
le comte m’a fait enlever hier soir celle qu’il a
quittée.
– C’est bien, dit Athos, cela me regarde.
Raoul ne parut pas s’apercevoir du colloque. Il

10
descendit, regardant le comte à chaque instant
pour voir si le moment des adieux était arrivé ;
mais Athos ne sourcillait pas.
Arrivé sur le perron, Raoul vit trois chevaux.
– Oh ! monsieur, s’écria-t-il tout radieux, vous
m’accompagnez donc ?
– Je veux vous conduire quelque peu, dit
Athos.
La joie brilla dans les yeux de Raoul, et il
s’élança légèrement sur son cheval.
Athos monta lentement sur le sien après avoir
dit un mot tout bas au laquais, qui, au lieu de
suivre immédiatement, remonta au logis. Raoul,
enchanté d’être en la compagnie du comte, ne
s’aperçut ou feignit de ne s’apercevoir de rien.
Les deux cavaliers prirent par le Pont-Neuf,
suivirent les quais ou plutôt ce qu’on appelait
alors l’abreuvoir Pépin1, et longèrent les murs du
Grand-Châtelet. Ils entraient dans la rue Saint-

1
L’abreuvoir Pépin ou Popin donnait son nom à la partie
sud des Lavandières-Sainte-Opportune.

11
Denis lorsqu’ils furent rejoints par le laquais.
La route se fit silencieusement. Raoul sentait
bien que le moment de la séparation approchait ;
le comte avait donné la veille différents ordres
pour des choses qui le regardaient, dans le
courant de la journée. D’ailleurs ses regards
redoublaient de tendresse, et les quelques paroles
qu’il laissait échapper redoublaient d’affection.
De temps en temps une réflexion ou un conseil
lui échappait, et cette réflexion ou ce conseil
étaient pleins de sollicitude.
Après avoir passé la porte Saint-Denis, et
comme les deux cavaliers étaient arrivés à la
hauteur des Récollets, Athos jeta les yeux sur la
monture du vicomte.
– Prenez garde, Raoul, vous avez la main
lourde, lui dit-il, je vous l’ai déjà dit souvent ; il
faut faire attention à cela car c’est un grand
défaut dans un écuyer. Voyez ! votre cheval est
déjà fatigué ; il écume, tandis que le mien semble
sortir de l’écurie. Vous lui endurcissez la
bouche ; et, faites-y attention, vous ne pouvez
plus le faire manœuvrer avec la promptitude

12
nécessaire. Le salut d’un cavalier est parfois dans
la prompte obéissance de son cheval. Dans huit
jours, songez-y, vous ne manœuvrerez plus dans
un manège, mais sur un champ de bataille.
Puis tout à coup, pour ne point donner une
trop triste importance à cette observation :
– Voyez donc, Raoul, continua Athos, la belle
plaine pour voler la perdrix.
Le jeune homme profitait de la leçon, et
admirait surtout avec quelle tendre délicatesse
elle était donnée.
– J’ai encore remarqué l’autre jour une chose,
disait Athos, c’est qu’en tirant le pistolet vous
teniez le bras trop tendu. Cette tension fait perdre
la justesse du coup. Aussi, sur douze fois
manquâtes-vous trois fois le but.
– Que vous atteignîtes douze fois, vous,
monsieur, répondit en souriant Raoul.
– Parce que je pliais la saignée et que je
reposais ainsi ma main sur mon coude.
Comprenez-vous bien ce que je veux vous dire,
Raoul ?

13
– Oui, monsieur ; j’ai tiré seul depuis en
suivant ce conseil, et j’ai obtenu un succès entier.
– Tenez, reprit Athos, c’est comme en faisant
des armes, vous chargez trop votre adversaire.
C’est un défaut de votre âge, je le sais bien ; mais
le mouvement du corps en chargeant dérange
toujours l’épée de la ligne ; et si vous aviez
affaire à un homme de sang-froid, il vous
arrêterait au premier pas que vous feriez ainsi par
un simple dégagement, ou même par un coup
droit.
– Oui, monsieur, comme vous l’avez fait bien
souvent, mais tout le monde n’a pas votre adresse
et votre courage.
– Que voilà un vent frais ! reprit Athos, c’est
un souvenir de l’hiver. À propos, dites-moi, si
vous allez au feu, et vous irez, car vous êtes
recommandé à un jeune général qui aime fort la
poudre, souvenez-vous bien dans une lutte
particulière, comme cela arrive souvent à nous
autres cavaliers surtout, souvenez-vous bien de
ne tirer jamais le premier : qui tire le premier
touche rarement son homme, car il tire avec la

14
crainte de rester désarmé devant un ennemi
armé ; puis, lorsqu’il tirera, faites cabrer votre
cheval ; cette manœuvre m’a sauvé deux ou trois
fois la vie.
– Je l’emploierai, ne fût-ce que par
reconnaissance.
– Eh ! dit Athos, ne sont-ce pas des
braconniers qu’on arrête là-bas ? Oui, vraiment...
Puis encore une chose importante, Raoul : si vous
êtes blessé dans une charge, si vous tombez de
votre cheval et s’il vous reste encore quelque
force, dérangez-vous de la ligne qu’a suivie votre
régiment ; autrement, il peut être ramené, et vous
seriez foulé aux pieds des chevaux. En tout cas, si
vous étiez blessé, écrivez-moi à l’instant même,
ou faites-moi écrire ; nous nous connaissons en
blessures, nous autres, ajouta Athos en souriant.
– Merci, monsieur, répondit le jeune homme
tout ému.
– Ah ! nous voici à Saint-Denis, murmura
Athos.
Ils arrivaient effectivement en ce moment à la

15
porte de la ville, gardée par deux sentinelles.
L’une dit à l’autre :
– Voici encore un jeune gentilhomme qui m’a
l’air de se rendre à l’armée.
Athos se retourna : tout ce qui s’occupait,
d’une façon même indirecte, de Raoul prenait
aussitôt un intérêt à ses yeux.
– À quoi voyez-vous cela ? demanda-t-il.
– À son air, monsieur, dit la sentinelle.
D’ailleurs il a l’âge. C’est le second
d’aujourd’hui.
– Il est déjà passé ce matin un jeune homme
comme moi ? demanda Raoul.
– Oui, ma foi, de haute mine et dans un bel
équipage, cela m’a eu l’air de quelque fils de
bonne maison.
– Ce me sera un compagnon de route,
monsieur, reprit Raoul en continuant son
chemin ; mais, hélas ! il ne me fera pas oublier
celui que je perds.
– Je ne crois pas que vous le rejoigniez, Raoul,
car j’ai à vous parler ici, et ce que j’ai à vous dire

16
durera peut-être assez de temps pour que ce
gentilhomme prenne de l’avance sur vous.
– Comme il vous plaira, monsieur.
Tout en causant ainsi on traversait les rues qui
étaient pleines de monde à cause de la solennité
de la fête, et l’on arrivait en face de la vieille
basilique, dans laquelle on disait une première
messe.
– Mettons pied à terre, Raoul, dit Athos. Vous,
Olivain, gardez nos chevaux et me donnez l’épée.
Athos prit à la main l’épée que lui tendait le
laquais, et les deux gentilshommes entrèrent dans
l’église.
Athos présenta de l’eau bénite à Raoul. Il y a
dans certains cœurs de père un peu de cet amour
prévenant qu’un amant a pour sa maîtresse.
Le jeune homme toucha la main d’Athos,
salua et se signa. Athos dit un mot à l’un des
gardiens, qui s’inclina et marcha dans la direction
des caveaux.
– Venez, Raoul, dit Athos, et suivons cet
homme.

17
Le gardien ouvrit la grille des tombes royales
et se tint sur la haute marche, tandis qu’Athos et
Raoul descendaient. Les profondeurs de l’escalier
sépulcral étaient éclairées par une lampe sans
cesse ardente ; sur la dernière marche, et juste au-
dessous de cette lampe reposait, enveloppé d’un
large manteau de velours violet semé de fleurs de
lis d’or, un catafalque soutenu par des chevalets
de chêne.
Le jeune homme, préparé à cette situation par
l’état de son propre cœur plein de tristesse, par la
majesté de l’église qu’il avait traversée, était
descendu d’un pas lent et solennel, et se tenait
debout et la tête découverte devant cette
dépouille mortelle du dernier roi, qui ne devait
aller rejoindre ses aïeux que lorsque son
successeur viendrait le rejoindre lui-même, et qui
semblait demeurer là pour dire à l’orgueil
humain, parfois si facile à s’exalter sur le trône :
« Poussière terrestre, je t’attends ! »
Il se fit un instant de silence.
Puis Athos leva la main, et désignant du doigt
le cercueil :

18
– Cette sépulture incertaine, dit-il, est celle
d’un homme faible et sans grandeur, et qui eut
cependant un règne plein d’immenses
événements ; c’est qu’au-dessus de ce roi veillait
l’esprit d’un autre homme, comme cette lampe
veille au-dessus de ce cercueil et l’éclaire. Celui-
là, c’était le roi réel, Raoul ; l’autre n’était qu’un
fantôme dans lequel il mettait son âme. Et
cependant, tant est puissante la majesté
monarchique chez nous, cet homme n’a pas
même l’honneur d’une tombe aux pieds de celui
pour la gloire duquel il a usé sa vie, car cet
homme, Raoul, souvenez-vous de cette chose, s’il
a fait ce roi petit, il a fait la royauté grande, et il y
a deux choses enfermées au palais du Louvre : le
roi, qui meurt, et la royauté qui ne meurt pas. Ce
règne est passé, Raoul ; ce ministre tant redouté,
tant craint, tant haï de son maître, est descendu
dans la tombe, tirant après lui le roi qu’il ne
voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute
qu’il ne détruisît son œuvre, car un roi n’édifie
que lorsqu’il a près de lui soit Dieu, soit l’esprit
de Dieu. Alors, cependant, tout le monde regarda
la mort du cardinal comme une délivrance, et

19
moi-même, tant sont aveugles les contemporains,
j’ai quelquefois traversé en fou les desseins de ce
grand homme qui tenait la France dans ses mains,
et qui, selon qu’il les serrait ou les ouvrait,
l’étouffait ou lui donnait de l’air à son gré. S’il ne
m’a pas broyé, moi et mes amis, dans sa terrible
colère, c’était sans doute pour que je vinsse
aujourd’hui vous dire : Raoul, sachez distinguer
toujours le roi de la royauté ; le roi n’est qu’un
homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu ; quand
vous serez dans le doute de savoir qui vous devez
servir, abandonnez l’apparence matérielle pour le
principe invisible, car le principe invisible est
tout. Seulement, Dieu a voulu rendre ce principe
palpable en l’incarnant dans un homme.
« Raoul, il me semble que je vois votre avenir
comme à travers un nuage. Il est meilleur que le
nôtre, je le crois. Tout au contraire de nous, qui
avons eu un ministre sans roi, vous aurez, vous,
un roi sans ministre. Vous pourrez donc servir,
aimer et respecter le roi. Si ce roi est un tyran, car
la toute-puissance a son vertige qui la pousse à la
tyrannie, servez, aimez et respectez la royauté,
c’est-à-dire la chose infaillible, c’est-à-dire

20
l’esprit de Dieu sur la terre, c’est-à-dire cette
étincelle céleste qui fait la poussière si grande et
si sainte que, nous autres, gentilshommes de haut
lieu cependant, nous sommes aussi peu de chose
devant ce corps étendu sur la dernière marche de
cet escalier que ce corps lui-même devant le trône
du Seigneur.
– J’adorerai Dieu, monsieur, dit Raoul, je
respecterai la royauté ; je servirai le roi, et
tâcherai, si je meurs, que ce soit pour le roi, pour
la royauté ou pour Dieu. Vous ai-je bien
compris ?
Athos sourit.
– Vous êtes une noble nature, dit-il, voici
votre épée.
Raoul mit un genou en terre.
– Elle a été portée par mon père, un loyal
gentilhomme. Je l’ai portée à mon tour, et lui ai
fait honneur quelquefois quand la poignée était
dans ma main et que son fourreau pendait à mon
côté. Si votre main est faible encore pour manier
cette épée, Raoul, tant mieux, vous aurez plus de

21
temps à apprendre à ne la tirer que lorsqu’elle
devra voir le jour.
– Monsieur, dit Raoul en recevant l’épée de la
main du comte, je vous dois tout ; cependant,
cette épée est le plus précieux présent que vous
m’ayez fait. Je la porterai, je vous jure, en
homme reconnaissant.
Et il posa ses lèvres sur la poignée, qu’il baisa
avec respect.
– C’est bien, dit Athos. Relevez-vous,
vicomte, et embrassons-nous.
Raoul se releva et se jeta avec effusion dans
les bras d’Athos.
– Adieu, murmura le comte, qui sentait son
cœur se fondre, adieu, et pensez à moi.
– Oh ! éternellement ! éternellement ! s’écria
le jeune homme. Oh ! je le jure, monsieur, et s’il
m’arrive malheur, votre nom sera le dernier nom
que je prononcerai, votre souvenir ma dernière
pensée.
Athos remonta précipitamment pour cacher
son émotion, donna une pièce d’or au gardien des

22
tombeaux, s’inclina devant le grand autel et
gagna hâtivement le porche de l’église, au bas
duquel Olivain attendait avec les deux autres
chevaux.
– Olivain, dit-il en montrant le baudrier de
Raoul, resserrez la boucle de cette épée qui
tombe un peu bas. Bien. Maintenant, vous
accompagnerez M. le vicomte jusqu’à ce que
Grimaud vous ait rejoints ; lui venu, vous
quitterez le vicomte. Vous entendez, Raoul ?
Grimaud est un vieux serviteur plein de courage
et de prudence, Grimaud vous suivra.
– Oui, monsieur, dit Raoul.
– Allons, à cheval, que je vous voie partir.
Raoul obéit.
– Adieu ! Raoul, dit le comte, adieu, mon cher
enfant.
– Adieu, monsieur, dit Raoul, adieu, mon
bien-aimé protecteur !
Athos fit signe de la main, car il n’osait parler,
et Raoul s’éloigna, la tête découverte.
Athos resta immobile et le regardant aller

23
jusqu’au moment où il disparut au tournant d’une
rue.
Alors le comte jeta la bride de son cheval aux
mains d’un paysan, remonta lentement les degrés,
rentra dans l’église, alla s’agenouiller dans le
coin le plus obscur et pria.

24
25

Un des quarante moyens d’évasion de


M. de Beaufort

Cependant le temps s’écoulait pour le


prisonnier comme pour ceux qui s’occupaient de
sa fuite : seulement, il s’écoulait plus lentement.
Tout au contraire des autres hommes qui
prennent avec ardeur une résolution périlleuse et
qui se refroidissent à mesure que le moment de
l’exécuter se rapproche, le duc de Beaufort, dont
le courage bouillant était passé en proverbe, et
qu’avait enchaîné une inaction de cinq années, le
duc de Beaufort semblait pousser le temps devant
lui et appelait de tous ses vœux l’heure de
l’action. Il y avait dans son évasion seule, à part
les projets qu’il nourrissait pour l’avenir, projets,
il faut le dire, encore fort vagues et fort
incertains, un commencement de vengeance qui

25
lui dilatait le cœur. D’abord sa fuite était une
mauvaise affaire pour M. de Chavigny, qu’il
avait pris en haine à cause des petites
persécutions auxquelles il l’avait soumis ; une
plus mauvaise affaire contre Mazarin, qu’il avait
pris en exécration. On voit que toute proportion
était gardée entre les sentiments que M. de
Beaufort avait voués au gouverneur et au
ministre, au subordonné et au maître.
Puis M. de Beaufort, qui connaissait si bien
l’intérieur du Palais-Royal, qui n’ignorait pas les
relations de la reine et du cardinal, mettait en
scène, de sa prison, tout ce mouvement
dramatique qui allait s’opérer, quand ce bruit
retentirait du cabinet du ministre à la chambre
d’Anne d’Autriche : M. de Beaufort est sauvé !
En se disant tout cela à lui-même, M. de Beaufort
souriait doucement, se croyait déjà dehors,
respirant l’air des plaines et des forêts, pressant
un cheval vigoureux entre ses jambes et criant à
haute voix : « Je suis libre ! »
Il est vrai qu’en revenant à lui, il se trouvait
entre ses quatre murailles, voyait à dix pas de lui

26
La Ramée qui tournait ses pouces l’un autour de
l’autre, et dans l’antichambre, ses gardes qui
riaient ou qui buvaient.
La seule chose qui le reposait de cet odieux
tableau, tant est grande l’instabilité de l’esprit
humain, c’était la figure renfrognée de Grimaud,
cette figure qu’il avait prise d’abord en haine, et
qui depuis était devenue toute son espérance.
Grimaud lui semblait un Antinoüs.
Il est inutile de dire que tout cela était un jeu
de l’imagination fiévreuse du prisonnier.
Grimaud était toujours le même. Aussi avait-il
conservé la confiance entière de son supérieur La
Ramée, qui maintenant se serait fié à lui mieux
qu’à lui-même : car, nous l’avons dit, La Ramée
se sentait au fond du cœur un certain faible pour
M. de Beaufort.
Aussi ce bon La Ramée se faisait-il une fête de
ce petit souper en tête à tête avec son prisonnier.
La Ramée n’avait qu’un défaut, il était
gourmand ; il avait trouvé les pâtés bons, le vin
excellent. Or, le successeur du père Marteau lui
avait promis un pâté de faisan au lieu d’un pâté

27
de volaille, et du vin de Chambertin au lieu du
vin de Mâcon. Tout cela, rehaussé de la présence
de cet excellent prince qui était si bon au fond,
qui trouvait de si drôles de tours contre M. de
Chavigny, et de si bonnes plaisanteries au
Mazarin, faisait pour La Ramée, de cette belle
Pentecôte qui allait venir, une des quatre grandes
fêtes de l’année.
Ainsi La Ramée attendait donc sept heures du
soir avec autant d’impatience que le duc.
Dès le matin il s’était préoccupé de tous les
détails, et, ne se fiant qu’à lui-même, il avait fait
en personne une visite au successeur du père
Marteau. Celui-ci s’était surpassé : il lui montra
un véritable pâté monstre, orné sur sa couverture
des armes de M. de Beaufort : le pâté était vide
encore, mais près de lui étaient un faisan et deux
perdrix, piqués si menu, qu’ils avaient l’air
chacun d’une pelote d’épingles. L’eau en était
venue à la bouche de La Ramée, et il était rentré
dans la chambre du duc en se frottant les mains.
Pour comble de bonheur, comme nous l’avons
dit, M. de Chavigny, se reposant sur La Ramée,

28
était allé faire lui-même un petit voyage, et était
parti le matin même, ce qui faisait de La Ramée
le sous-gouverneur du château. Quant à Grimaud,
il paraissait plus renfrogné que jamais. Dans la
matinée, M. de Beaufort avait fait avec La Ramée
une partie de paume ; un signe de Grimaud lui
avait fait comprendre de faire attention à tout.
Grimaud, marchant devant, traçait le chemin
qu’on avait à suivre le soir. Le jeu de paume était
dans ce qu’on appelait l’enclos de la petite cour
du château. C’était un endroit assez désert, où
l’on ne mettait de sentinelles qu’au moment où
M. de Beaufort faisait sa partie ; encore, à cause
de la hauteur de la muraille, cette précaution
paraissait-elle superflue.
Il y avait trois portes à ouvrir pour arriver à cet
enclos. Chacune s’ouvrait avec une clef
différente. La Ramée était porteur de ces trois
clefs.
En arrivant à l’enclos, Grimaud alla
machinalement s’asseoir près d’une meurtrière,
les jambes pendantes en dehors de la muraille. Il
devenait évident que c’était à cet endroit qu’on

29
attacherait l’échelle de corde.
Toute cette manœuvre, compréhensible pour
le duc de Beaufort, était, on en conviendra,
inintelligible pour La Ramée.
La partie commença. Cette fois, M. de
Beaufort était en veine, et l’on eût dit qu’il posait
avec la main les balles où il voulait qu’elles
allassent. La Ramée fut complètement battu.
Quatre des gardes de M. de Beaufort l’avaient
suivi et ramassaient les balles : le jeu terminé, M.
de Beaufort, tout en raillant à son tour La Ramée
sur sa maladresse, offrit aux gardes deux louis
pour aller boire à sa santé avec leurs quatre autres
camarades.
Les gardes demandèrent l’autorisation de La
Ramée, qui la leur donna, mais pour le soir
seulement. Jusque-là, La Ramée avait à s’occuper
de détails importants ; il désirait, comme il avait
des courses à faire, qu’en son absence le
prisonnier ne fût pas perdu de vue.
M. de Beaufort aurait arrangé les choses lui-
même que, selon toute probabilité, il les eût faites

30
moins à sa convenance que ne le faisait son
gardien.
Enfin six heures sonnèrent ; quoiqu’on ne dût
se mettre à table qu’à sept heures, le dîner se
trouvait prêt et servi. Sur un buffet était le pâté
colossal aux armes du duc et paraissant cuit à
point, autant qu’on en pouvait juger par la
couleur dorée qui enluminait sa croûte.
Le reste du dîner était à l’avenant.
Tout le monde était impatient, les gardes
d’aller boire, La Ramée de se mettre à table, et
M. de Beaufort de se sauver.
Grimaud seul était impassible. On eût dit
qu’Athos avait fait son éducation dans la
prévision de cette grande circonstance.
Il y avait des moments où, en le regardant, le
duc de Beaufort se demandait s’il ne faisait point
un rêve, et si cette figure de marbre était bien
réellement à son service et s’animerait au
moment venu.
La Ramée renvoya les gardes en leur
recommandant de boire à la santé du prince ;

31
puis, lorsqu’ils furent partis, il ferma les portes,
mit les clefs dans sa poche, et montra la table au
prince d’un air qui voulait dire : Quand
monseigneur voudra.
Le prince regarda Grimaud, Grimaud regarda
la pendule : il était six heures un quart à peine,
l’évasion était fixée à sept heures, il y avait donc
trois quarts d’heure à attendre.
Le prince, pour gagner un quart d’heure,
prétexta une lecture qui l’intéressait et demanda à
finir son chapitre. La Ramée s’approcha, regarda
par-dessus son épaule quel était ce livre qui avait
sur le prince cette influence de l’empêcher de se
mettre à table quand le souper était servi.
C’étaient les Commentaires de César, que lui-
même, contre les ordonnances de M. de
Chavigny, lui avait procurés trois jours
auparavant.
La Ramée se promit bien de ne plus se mettre
en contravention avec les règlements du donjon.
En attendant, il déboucha les bouteilles et alla
flairer le pâté.

32
À six heures et demie, le duc se leva en disant
avec gravité :
– Décidément, César était le plus grand
homme de l’antiquité.
– Vous trouvez, monseigneur, dit La Ramée.
– Oui.
– Eh bien ! moi, reprit La Ramée, j’aime
mieux Annibal.
– Et pourquoi cela, maître La Ramée ?
demanda le duc.
– Parce qu’il n’a pas laissé de Commentaires,
dit La Ramée avec son gros rire.
Le duc comprit l’allusion et se mit à table en
faisant signe à La Ramée de se placer en face de
lui.
L’exempt ne se le fit pas répéter deux fois.
Il n’y a pas de figure aussi expressive que
celle d’un véritable gourmand qui se trouve en
face d’une bonne table ; aussi, en recevant son
assiette de potage des mains de Grimaud, la
figure de La Ramée présentait-elle le sentiment

33
de la parfaite béatitude.
Le duc le regarda avec un sourire.
– Ventre-saint-gris ! La Ramée, s’écria-t-il,
savez-vous que si on me disait qu’il y a en ce
moment en France un homme plus heureux que
vous, je ne le croirais pas !
– Et vous auriez, ma foi, raison, monseigneur,
dit La Ramée. Quant à moi, j’avoue que lorsque
j’ai faim, je ne connais pas de vue plus agréable
qu’une table bien servie, et si vous ajoutez,
continua La Ramée, que celui qui fait les
honneurs de cette table est le petit-fils de Henri le
Grand, alors vous comprendrez, monseigneur,
que l’honneur qu’on reçoit double le plaisir qu’on
goûte.
Le prince s’inclina à son tour, et un
imperceptible sourire passa sur le visage de
Grimaud, qui se tenait derrière La Ramée.
– Mon cher La Ramée, dit le duc, il n’y a en
vérité que vous pour tourner un compliment.
– Non, monseigneur, dit La Ramée dans
l’effusion de son âme ; non, en vérité, je dis ce

34
que je pense, il n’y a pas de compliment dans ce
que je vous dis là.
– Alors, vous m’êtes attaché ? demanda le
prince.
– C’est-à-dire, reprit La Ramée, que je ne me
consolerais pas si Votre Altesse sortait de
Vincennes.
– Une drôle de manière de témoigner votre
affliction. (Le prince voulait dire affection.)
– Mais, monseigneur, dit La Ramée, que
feriez-vous dehors ? Quelque folie qui vous
brouillerait avec la cour et vous ferait mettre à la
Bastille au lieu d’être à Vincennes. M. de
Chavigny n’est pas aimable, j’en conviens,
continua La Ramée en savourant un verre de
madère, mais M. de Tremblay1, c’est bien pis.
– Vraiment ! dit le duc, qui s’amusait du tour
que prenait la conversation et qui de temps en
temps regardait la pendule, dont l’aiguille
marchait avec une lenteur désespérante.

1
Charles Le Clerc du Tremblay avait été gouverneur
jusqu’en 1648.

35
– Que voulez-vous attendre du frère d’un
capucin nourri à l’école du cardinal de
Richelieu ! Ah ! monseigneur, croyez-moi, c’est
un grand bonheur que la reine, qui vous a
toujours voulu du bien, à ce que j’ai entendu dire
du moins, ait eu l’idée de vous envoyer ici, où il
y a promenade, jeu de paume, bonne table, bon
air.
– En vérité, dit le duc, à vous entendre, La
Ramée, je suis donc bien ingrat d’avoir eu un
instant l’idée de sortir d’ici ?
– Oh ! monseigneur, c’est le comble de
l’ingratitude, reprit La Ramée ; mais Votre
Altesse n’y a jamais songé sérieusement.
– Si fait, reprit le duc, et, je dois vous
l’avouer, c’est peut-être une folie, je ne dis pas
non, mais de temps en temps j’y songe encore.
– Toujours par un de vos quarante moyens,
monseigneur ?
– Eh ! mais, oui, reprit le duc.
– Monseigneur, dit La Ramée, puisque nous
sommes aux épanchements, dites-moi un de ces

36
quarante moyens inventés par Votre Altesse.
– Volontiers, dit le duc. Grimaud, donnez-moi
le pâté.
– J’écoute, dit La Ramée en se renversant sur
son fauteuil, en soulevant son verre et en clignant
de l’œil, pour regarder le soleil à travers le rubis
liquide qu’il contenait.
Le duc jeta un regard sur la pendule. Dix
minutes encore et elle allait sonner sept heures.
Grimaud apporta le pâté devant le prince, qui
prit son couteau à lame d’argent pour enlever le
couvercle ; mais La Ramée, qui craignait qu’il
n’arrivât malheur à cette belle pièce, passa au duc
son couteau, qui avait une lame de fer.
– Merci, La Ramée, dit le duc en prenant le
couteau.
– Eh bien, monseigneur, dit l’exempt, ce
fameux moyen ?
– Faut-il que je vous dise, reprit le duc, celui
sur lequel je comptais le plus, celui que je
comptais employer le premier ?
– Oui, celui-là, dit La Ramée.

37
– Eh bien ! dit le duc, en creusant le pâté
d’une main et en décrivant de l’autre un cercle
avec son couteau, j’espérais d’abord avoir pour
gardien un brave garçon comme vous, mon cher
La Ramée.
– Bien ! dit La Ramée ; vous l’avez,
monseigneur. Après ?
– Et je m’en félicite.
La Ramée salua.
– Je me disais, continua le prince, si une fois
j’ai près de moi un bon garçon comme La Ramée,
je tâcherai de lui faire recommander par quelque
ami à moi, avec lequel il ignorera mes relations,
un homme qui me soit dévoué, et avec lequel je
puisse m’entendre pour préparer ma fuite.
– Allons ! allons ! dit La Ramée, pas mal
imaginé.
– N’est-ce pas ? reprit le prince ; par exemple,
le serviteur de quelque brave gentilhomme,
ennemi lui-même du Mazarin, comme doit l’être
tout gentilhomme.
– Chut ! monseigneur, dit La Ramée, ne

38
parlons pas politique.
– Quand j’aurai cet homme près de moi,
continua le duc, pour peu que cet homme soit
adroit et ait su inspirer de la confiance à mon
gardien, celui-ci se reposera sur lui, et alors
j’aurai des nouvelles du dehors.
– Ah ! oui, dit La Ramée, mais comment cela,
des nouvelles du dehors ?
– Oh ! rien de plus facile, dit le duc de
Beaufort, en jouant à la paume, par exemple.
– En jouant à la paume ? demanda La Ramée,
commençant à prêter la plus grande attention au
récit du duc.
– Oui, tenez, j’envoie une balle dans le fossé,
un homme est là qui la ramasse. La balle
renferme une lettre ; au lieu de renvoyer cette
balle que je lui demande du haut des remparts, il
m’en envoie une autre. Cette autre balle contient
une lettre. Aussi, nous avons échangé nos idées,
et personne n’y a rien vu.
– Diable ! diable ! dit La Ramée en se grattant
l’oreille, vous faites bien de me dire cela,

39
monseigneur, je surveillerai les ramasseurs des
balles.
Le duc sourit.
– Mais, continua La Ramée, tout cela n’est
qu’un moyen de correspondre.
– C’est déjà beaucoup, ce me semble.
– Ce n’est pas assez.
– Je vous demande pardon. Par exemple, je dis
à mes amis : « Trouvez-vous tel jour, à telle
heure, de l’autre côté du fossé avec deux chevaux
de main. »
– Eh bien ! après ? dit La Ramée avec une
certaine inquiétude ; à moins que ces chevaux
n’aient des ailes pour monter sur le rempart et
venir vous y chercher.
– Eh ! mon Dieu, dit négligemment le prince,
il ne s’agit pas que les chevaux aient des ailes
pour monter sur les remparts, mais que j’aie, moi,
un moyen d’en descendre.
– Lequel ?
– Une échelle de corde.

40
– Oui, mais, dit La Ramée en essayant de rire,
une échelle de corde ne s’envoie pas comme une
lettre, dans une balle de paume.
– Non, mais elle s’envoie dans autre chose.
– Dans autre chose, dans autre chose ! dans
quoi ?
– Dans un pâté, par exemple.
– Dans un pâté ? dit La Ramée.
– Oui. Supposez une chose, reprit le duc ;
supposez, par exemple, que mon maître d’hôtel,
Noirmont, ait traité du fonds de boutique du père
Marteau...
– Eh bien ? demanda La Ramée tout
frissonnant.
– Eh bien ! La Ramée, qui est un gourmand,
voit ces pâtés, trouve qu’ils ont meilleure mine
que ceux de ses prédécesseurs, vient m’offrir de
m’en faire goûter. J’accepte, à la condition que
La Ramée en goûtera avec moi. Pour être plus à
l’aise, La Ramée écarte les gardes et ne conserve
que Grimaud pour nous servir. Grimaud est
l’homme qui m’a été donné par un ami, ce

41
serviteur avec lequel je m’entends, prêt à me
seconder en toutes choses. Le moment de ma
fuite est marqué à sept heures. Eh bien ! à sept
heures moins quelques minutes...
– À sept heures moins quelques minutes ?...
reprit La Ramée, auquel la sueur commençait à
perler sur le front.
– À sept heures moins quelques minutes, reprit
le duc en joignant l’action aux paroles, j’enlève la
croûte du pâté. J’y trouve deux poignards, une
échelle de corde et un bâillon. Je mets un des
poignards sur la poitrine de La Ramée et je lui
dis : « Mon ami, j’en suis désolé, mais si tu fais
un geste, si tu pousses un cri, tu es mort ! »
Nous l’avons dit, en prononçant ces derniers
mots, le duc avait joint l’action aux paroles et
avant que La Ramée eût pu faire un mouvement,
le duc était debout près de lui et lui appuyait la
pointe d’un poignard sur la poitrine avec un
accent qui ne permettait pas à celui auquel il
s’adressait de conserver de doute sur sa
résolution.
Pendant ce temps Grimaud, toujours

42
silencieux, tirait du pâté le second poignard,
l’échelle de corde et la poire d’angoisse.
La Ramée suivait des yeux chacun de ces
objets avec une terreur croissante.
– Oh ! monseigneur, s’écria-t-il en regardant
le duc avec une expression de stupéfaction qui
eût fait éclater de rire le prince dans un autre
moment, vous n’aurez pas le cœur de me tuer !
– Non, si tu ne t’opposes pas à ma fuite.
– Mais, monseigneur, si je vous laisse fuir, je
suis un homme ruiné.
– Je te rembourserai le prix de ta charge.
– Et vous êtes bien décidé à quitter le
château ?
– Pardieu !
– Tout ce que je pourrais vous dire ne vous
fera pas changer de résolution ?
– Ce soir, je veux être libre.
– Et si je me défends, si j’appelle, si je crie ?
– Foi de gentilhomme, je te tue.

43
En ce moment la pendule sonna.
– Sept heures, dit Grimaud, qui n’avait pas
encore prononcé une parole.
– Sept heures, dit le duc, tu vois, je suis en
retard.
La Ramée fit un mouvement comme pour
l’acquit de sa conscience.
Le duc fronça le sourcil, et l’exempt sentit la
lame du poignard qui, après avoir traversé ses
habits, s’apprêtait à lui traverser la poitrine.
– Bien, monseigneur, dit-il, cela suffit. Je ne
bougerai pas.
– Hâtons-nous, dit le duc.
– Monseigneur, une dernière grâce.
– Laquelle ? Parle, dépêche-toi.
– Liez-moi bien, monseigneur.
– Pourquoi cela, te lier ?
– Pour qu’on ne croie pas que je suis votre
complice.
– Les mains ! dit Grimaud.

44
– Non pas par devant, par derrière donc, par
derrière !
– Mais avec quoi ? dit le duc.
– Avec votre ceinture, monseigneur, reprit La
Ramée.
Le duc détacha sa ceinture et la donna à
Grimaud, qui lia les mains de La Ramée de
manière à le satisfaire.
– Les pieds, dit Grimaud.
La Ramée tendit les jambes, Grimaud prit une
serviette, la déchira par bandes et ficela La
Ramée.
– Maintenant mon épée, dit La Ramée ; liez-
moi donc la garde de mon épée.
Le duc arracha un des rubans de son haut-de-
chausses, et accomplit le désir de son gardien.
– Maintenant, mon pauvre La Ramée, je suis
désespéré de vous introduire cette poire
d’angoisse dans la bouche.
– Mais au contraire, je la demande. Mais sans
cela, on me ferait mon procès parce que je n’ai

45
pas crié. Enfoncez, monseigneur, enfoncez.
Grimaud s’apprêta à remplir le désir de
l’exempt, qui fit un mouvement en signe qu’il
avait quelque chose à dire.
– Parle, dit le duc.
– Maintenant, monseigneur, dit La Ramée,
n’oubliez pas, s’il m’arrive malheur à cause de
vous, que j’ai une femme et quatre enfants.
– Sois tranquille. Enfonce, Grimaud.
En une seconde La Ramée fut bâillonné et
couché à terre, deux ou trois chaises furent
renversées en signe de lutte. Grimaud prit dans
les poches de l’exempt toutes les clefs qu’elles
contenaient, ouvrit d’abord la porte de la chambre
où ils se trouvaient, la referma à double tour
quand ils furent sortis, puis tous deux prirent
rapidement le chemin de la galerie qui conduisait
au petit enclos, les trois portes furent
successivement ouvertes et fermées avec une
promptitude qui faisait honneur à la dextérité de
Grimaud. Enfin l’on arriva au jeu de paume. Il
était parfaitement désert, pas de sentinelles,

46
personne aux fenêtres.
Le duc courut au rempart et aperçut de l’autre
côté des fossés trois cavaliers avec deux chevaux
en main. Le duc échangea un signe avec eux,
c’était bien pour lui qu’ils étaient là.
Pendant ce temps, Grimaud attachait le fil
conducteur ; ce n’était pas une échelle de corde,
mais un peloton de soie avec un bâton qui devait
se passer entre les jambes et se dévider de lui-
même par le poids de celui qui se tenait dessus à
califourchon.
– Va, dit le duc.
– Le premier, monseigneur ? demanda
Grimaud.
– Sans doute, dit le duc ; si on me rattrape, je
ne risque que la prison ; si on te rattrape, toi, tu es
pendu.
– C’est juste, dit Grimaud.
Et aussitôt Grimaud, se mettant à cheval sur le
bâton, commença sa périlleuse descente ; le duc
le suivit des yeux avec une terreur involontaire ;
il était déjà arrivé aux trois quarts de la muraille,

47
lorsque tout à coup la corde cassa. Grimaud
tomba précipité dans le fossé.
Le duc jeta un cri, mais Grimaud ne poussa
pas une plainte ; et cependant il devait être blessé
grièvement, car il était resté étendu à l’endroit où
il était tombé.
Aussitôt un des hommes qui attendaient se
laissa glisser dans le fossé, attacha sous les
épaules de Grimaud l’extrémité d’une corde, et
les deux autres, qui en tenaient le bout opposé,
tirèrent Grimaud à eux.
– Descendez, monseigneur, dit l’homme qui
était dans la fosse ; il n’y a qu’une quinzaine de
pieds de distance et le gazon est moelleux.
Le duc était déjà à l’œuvre. Sa besogne à lui
était plus difficile, car il n’avait plus de bâton
pour se soutenir ; il fallait qu’il descendît à la
force des poignets, et cela d’une hauteur d’une
cinquantaine de pieds. Mais, nous l’avons dit, le
duc était adroit, vigoureux et plein de sang-froid ;
en moins de cinq minutes, il se trouva à
l’extrémité de la corde ; comme le lui avait dit le
gentilhomme, il n’était plus qu’à quinze pieds de

48
terre. Il lâcha l’appui qui le soutenait et tomba sur
ses pieds sans se faire aucun mal.
Aussitôt il se mit à gravir le talus du fossé, au
haut duquel il trouva Rochefort. Les deux autres
gentilshommes lui étaient inconnus. Grimaud,
évanoui, était attaché sur un cheval.
– Messieurs, dit le prince, je vous remercierai
plus tard ; mais à cette heure, il n’y a pas un
instant à perdre, en route donc, en route ! Qui
m’aime, me suive !
Et il s’élança sur son cheval, partit au grand
galop, respirant à pleine poitrine, et criant avec
une expression de joie impossible à rendre :
– Libre !... Libre !... Libre !...

49
26

D’Artagnan arrive à propos

D’Artagnan toucha à Blois la somme que


Mazarin, dans son désir de le ravoir près de lui,
s’était décidé à lui donner pour ses services
futurs.
De Blois à Paris il y avait quatre journées pour
un cavalier ordinaire. D’Artagnan arriva vers les
quatre heures de l’après-midi du troisième jour à
la barrière Saint-Denis. Autrefois il n’en eût mis
que deux. Nous avons vu qu’Athos, parti trois
heures après lui, était arrivé vingt-quatre heures
auparavant.
Planchet avait perdu l’usage de ces
promenades forcées ; d’Artagnan lui reprocha sa
mollesse.
– Eh ! monsieur, dit Planchet, quarante lieues

50
en trois jours, je trouve cela fort joli pour un
confiseur.
– Es-tu réellement devenu marchand,
Planchet, et comptes-tu sérieusement, maintenant
que nous nous sommes retrouvés, végéter dans ta
boutique ?
– Heu ! reprit Planchet, vous seul en vérité
êtes fait pour l’existence active. Voyez M. Athos,
qui dirait à le voir que c’est cet aventureux
chercheur d’aventures que nous avons connu ? Il
vit maintenant en véritable gentilhomme fermier,
en vrai seigneur campagnard. Tenez, monsieur, il
n’y a en vérité de désirable qu’une existence
tranquille.
– Hypocrite ! dit d’Artagnan, que l’on voit
bien que tu te rapproches de Paris, et qu’il y a à
Paris une corde et une potence qui t’attendent !
En effet, comme ils en étaient là de leur
conversation, les deux voyageurs arrivèrent à la
barrière. Planchet baissait son feutre en songeant
qu’il allait passer dans des rues où il était fort
connu, et d’Artagnan relevait sa moustache en
songeant à Porthos, qui devait l’attendre rue

51
Tiquetonne. Il prenait un masque de joie et de
gloire fort propre à lui faire oublier sa seigneurie
de Bracieux et les cuisines homériques de
Pierrefonds.
En tournant le coin de la rue Montmartre, il
aperçut, à l’une des fenêtres de l’hôtel de La
Chevrette, Porthos vêtu d’un splendide
justaucorps bleu de ciel tout brodé d’argent, et
bâillant à se démonter la mâchoire, de sorte que
les passants contemplaient avec une certaine
admiration respectueuse ce gentilhomme si beau
et si riche, qui semblait si fort ennuyé de sa
richesse et de sa grandeur.
À peine d’ailleurs, de leur côté, d’Artagnan et
Planchet avaient-ils tourné l’angle de la rue, que
Porthos les avait reconnus.
– Eh ! d’Artagnan, s’écria-t-il, Dieu soit loué !
c’est vous !
– Eh ! bonjour, cher ami ! répondit
d’Artagnan.
Une petite foule de badauds se forma bientôt
autour des chevaux que les valets de l’hôtel

52
tenaient déjà par la bride, et des cavaliers qui
causaient ainsi le nez en l’air ; mais un
froncement de sourcils de d’Artagnan et deux ou
trois pas mal intentionnés de Planchet et bien
compris des assistants, dissipèrent la foule, qui
commençait à devenir d’autant plus compacte
qu’elle ignorait pourquoi elle était rassemblée.
Porthos était déjà descendu sur le seuil de la
porte.
– Ah ! mon cher ami, dit-il, que mes chevaux
sont mal ici.
– En vérité ! dit d’Artagnan, j’en suis au
désespoir pour ces nobles animaux.
– Et moi aussi, j’étais assez mal, dit Porthos,
et n’était l’hôtesse, continua-t-il en se balançant
sur ses jambes avec son gros air content de lui-
même, qui est assez avenante et qui entend la
plaisanterie, j’aurais été chercher gîte ailleurs.
La belle Madeleine, qui s’était approchée
pendant ce colloque, fit un pas en arrière et devint
pâle comme la mort en entendant les paroles de
Porthos, car elle crut que la scène du Suisse allait

53
se renouveler ; mais à sa grande stupéfaction
d’Artagnan ne sourcilla point, et, au lieu de se
fâcher, il dit en riant à Porthos :
– Oui, je comprends, cher ami, l’air de la rue
Tiquetonne ne vaut pas celui de la vallée de
Pierrefonds ; mais, soyez tranquille, je vais vous
en faire prendre un meilleur.
– Quand cela ?
– Ma foi, bientôt, je l’espère.
– Ah ! tant mieux !
À cette exclamation de Porthos succéda un
gémissement bas et prolongé qui partait de
l’angle d’une porte. D’Artagnan, qui venait de
mettre pied à terre, vit alors se dessiner en relief
sur le mur l’énorme ventre de Mousqueton, dont
la bouche attristée laissait échapper de sourdes
plaintes.
– Et vous aussi, mon pauvre monsieur
Mouston, êtes déplacé dans ce chétif hôtel, n’est-
ce pas ? demanda d’Artagnan de ce ton railleur
qui pouvait être aussi bien de la compassion que
de la moquerie.

54
– Il trouve la cuisine détestable, répondit
Porthos.
– Eh bien, mais, dit d’Artagnan, que ne la
faisait-il lui-même comme à Chantilly1 ?
– Ah ! monsieur, je n’avais plus ici, comme
là-bas, les étangs de M. le Prince, pour y pêcher
ces belles carpes, et les forêts de Son Altesse
pour y prendre au collet ces fines perdrix. Quant
à la cave, je l’ai visitée en détail, et en vérité c’est
bien peu de chose.
– Mon pauvre Mouston, dit d’Artagnan, en
vérité je vous plaindrais, si je n’avais pour le
moment quelque chose de bien autrement pressé
à faire.
Alors, prenant Porthos à part :
– Mon cher du Vallon, continua-t-il, vous
voilà tout habillé, et c’est heureux, car je vous
mène de ce pas chez le cardinal.
– Bah ! vraiment ? dit Porthos en ouvrant de
grands yeux ébahis.

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXV.

55
– Oui, mon ami.
– Une présentation ?
– Cela vous effraie ?
– Non, mais cela m’émeut.
– Oh ! soyez tranquille ; vous n’avez plus
affaire à l’autre cardinal, et celui-ci ne vous
terrassera pas sous sa majesté.
– C’est égal, vous comprenez, d’Artagnan, la
cour.
– Eh ! mon ami, il n’y a plus de cour.
– La reine !
– J’allais dire : il n’y a plus de reine. La
reine ? rassurez-vous, nous ne la verrons pas.
– Et vous dites que nous allons de ce pas au
Palais-Royal ?
– De ce pas. Seulement, pour ne point faire de
retard, je vous emprunterai un de vos chevaux.
– À votre aise : ils sont tous les quatre à votre
service.
– Oh ! je n’en ai besoin que d’un pour le

56
moment.
– N’emmenons-nous pas nos valets ?
– Oui, prenez Mousqueton, cela ne fera pas
mal. Quant à Planchet, il a ses raisons pour ne pas
venir à la cour.
– Et pourquoi cela ?
– Heu ! il est mal avec Son Éminence.
– Mouston, dit Porthos, sellez Vulcain et
Bayard.
– Et moi, monsieur, prendrai-je Rustaud ?
– Non, prenez un cheval de luxe, prenez
Phébus ou Superbe, nous allons en cérémonie.
– Ah ! dit Mousqueton respirant, il ne s’agit
donc que de faire une visite ?
– Eh ! mon Dieu, oui, Mouston, pas d’autre
chose. Seulement, à tout hasard, mettez des
pistolets dans les fontes ; vous trouverez à ma
selle les miens tout chargés.
Mouston poussa un soupir, il comprenait peu
ces visites de cérémonie qui se faisaient armé
jusqu’aux dents.

57
– Au fait, dit Porthos en regardant s’éloigner
complaisamment son ancien laquais, vous avez
raison, d’Artagnan, Mouston suffira, Mouston a
fort belle apparence.
D’Artagnan sourit.
– Et vous, dit Porthos, ne vous habillez-vous
point de frais ?
– Non pas, je reste comme je suis.
– Mais vous êtes tout souillé de sueur et de
poussière, vos bottes sont fort crottées ?
– Ce négligé de voyage témoignera de mon
empressement à me rendre aux ordres du
cardinal.
En ce moment Mousqueton revint avec les
trois chevaux tout accommodés. D’Artagnan se
remit en selle comme s’il se reposait depuis huit
jours.
– Oh ! dit-il à Planchet, ma longue épée...
– Moi, dit Porthos montrant une petite épée de
parade à la garde toute dorée, j’ai mon épée de
cour.

58
– Prenez votre rapière, mon ami.
– Et pourquoi ?
– Je n’en sais rien, mais prenez toujours,
croyez-moi.
– Ma rapière, Mouston, dit Porthos.
– Mais c’est tout un attirail de guerre,
monsieur ! dit celui-ci ; nous allons donc faire
campagne ? Alors dites-le moi tout de suite, je
prendrai mes précautions en conséquence.
– Avec nous, Mouston, vous le savez, reprit
d’Artagnan, les précautions sont toujours bonnes
à prendre. Ou vous n’avez pas grande mémoire,
ou vous avez oublié que nous n’avons pas
l’habitude de passer nos nuits en bals et en
sérénades.
– Hélas ! c’est vrai, dit Mousqueton en
s’armant de pied en cap, mais je l’avais oublié.
Ils partirent d’un train assez rapide et
arrivèrent au Palais-Cardinal vers les sept heures
un quart. Il y avait foule dans les rues, car c’était
le jour de la Pentecôte, et cette foule regardait
passer avec étonnement ces deux cavaliers, dont

59
l’un était si frais qu’il semblait sortir d’une boîte,
et l’autre si poudreux qu’on eût dit qu’il quittait
un champ de bataille.
Mousqueton attirait aussi les regards des
badauds, et comme le roman de Don Quichotte
était alors dans toute sa vogue, quelques-uns
disaient que c’était Sancho qui, après avoir perdu
son maître, cherchait une nouvelle condition.
En arrivant à l’antichambre, d’Artagnan se
trouva en pays de connaissance. C’étaient des
mousquetaires de sa compagnie qui justement
étaient de garde. Il fit appeler l’huissier et montra
la lettre du cardinal qui lui enjoignait de revenir
sans perdre une seconde. L’huissier s’inclina et
entra chez Son Éminence.
D’Artagnan se tourna vers Porthos, et crut
remarquer qu’il était agité d’un léger
tremblement. Il sourit, et s’approchant de son
oreille, il lui dit :
– Bon courage, mon brave ami ! ne soyez pas
intimidé ; croyez-moi, l’œil de l’aigle est fermé,
et nous n’avons plus affaire qu’au simple
vautour. Tenez-vous raide comme au jour du

60
bastion Saint-Gervais1, et ne saluez pas trop bas
cet Italien, cela lui donnerait une pauvre idée de
vous.
– Bien, bien, répondit Porthos.
L’huissier reparut.
– Entrez, messieurs dit-il, Son Éminence vous
attend.
En effet, Mazarin était assis dans son cabinet,
travaillant à raturer le plus de noms possible sur
une liste de pensions et de bénéfices. Il vit du
coin de l’œil entrer d’Artagnan et Porthos et
quoique son regard eût pétillé de joie à l’annonce
de l’huissier, il ne parut pas s’émouvoir.
– Ah ! c’est vous, monsieur le lieutenant ? dit-
il, vous avez fait diligence, c’est bien ; soyez le
bienvenu.
– Merci, mnseigneur. Me voilà aux ordres de
Votre Éminence, ainsi que M. du Vallon, celui de
mes anciens amis, celui qui déguisait sa noblesse
sous le nom de Porthos.

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XLVI.

61
Porthos salua le cardinal.
– Un cavalier magnifique, dit Mazarin.
Porthos tourna la tête à droite et à gauche, et
fit des mouvements d’épaule pleins de dignité.
– La meilleure épée du royaume, mnseigneur,
dit d’Artagnan, et bien des gens le savent qui ne
le disent pas et qui ne peuvent pas le dire.
Porthos salua d’Artagnan.
Mazarin aimait presque autant les beaux
soldats que Frédéric de Prusse fut accusé de les
aimer plus tard. Il se mit à admirer les mains
nerveuses, les vastes épaules et l’œil fixe de
Porthos. Il lui sembla qu’il avait devant lui le
salut de son ministère et du royaume, taillé en
chair et en os. Cela lui rappela que l’ancienne
association des mousquetaires était formée de
quatre personnes.
– Et vos deux autres amis ? demanda Mazarin.
Porthos ouvrait la bouche, croyant que c’était
l’occasion de placer un mot à son tour.
D’Artagnan lui fit un signe du coin de l’œil.
– Nos autres amis sont empêchés en ce

62
moment, ils nous rejoindront plus tard.
Mazarin toussa légèrement.
– Et monsieur, dit-il, plus libre qu’eux,
reprendra volontiers du service ?
– Oui, monseigneur, et cela par un
dévouement, car monsieur de Bracieux est riche.
– Riche ? dit Mazarin, à qui ce seul mot avait
toujours le privilège d’inspirer une grande
considération.
– Cinquante mille livres de rente, dit Porthos.
C’était la première parole qu’il avait dite.
– Par dévouement, reprit alors Mazarin avec
son fin sourire, par pur dévouement alors ?
– Monseigneur ne croit peut-être pas beaucoup
à ce mot-là ? demanda d’Artagnan.
– Et vous, monsieur le Gascon ? dit Mazarin
en appuyant ses deux coudes sur son bureau et
son menton dans ses deux mains.
– Moi, dit d’Artagnan, je crois au dévouement
comme à un nom de baptême, par exemple, qui
doit être naturellement suivi d’un nom de terre.

63
On est d’un naturel plus ou moins dévoué,
certainement ; mais il faut toujours qu’au bout
d’un dévouement il y ait quelque chose.
– Et votre ami, par exemple, quelle chose
désirerait-il avoir au bout de son dévouement ?
– Eh bien ! monseigneur, mon ami a trois
terres magnifiques : celle du Vallon, à Corbeil ;
celle de Bracieux, dans le Soissonnais, et celle de
Pierrefonds dans le Valois ; or, monseigneur, il
désirerait que l’une de ses trois terres fût érigée
en baronnie.
– N’est-ce que cela ? dit Mazarin, dont les
yeux pétillèrent de joie en voyant qu’il pouvait
récompenser le dévouement de Porthos sans
bourse délier ; n’est-ce que cela ? la chose pourra
s’arranger.
– Je serai baron ! s’écria Porthos en faisant un
pas en avant.
– Je vous l’avais dit, reprit d’Artagnan en
l’arrêtant de la main, et monseigneur vous le
répète.
– Et vous, monsieur d’Artagnan, que désirez-

64
vous ?
– Monseigneur, dit d’Artagnan, il y aura vingt
ans au mois de septembre prochain que M. le
cardinal de Richelieu m’a fait lieutenant.
– Oui, et vous voudriez que le cardinal
Mazarin vous fît capitaine.
D’Artagnan salua.
– Eh bien ! tout cela n’est pas chose
impossible. On verra, messieurs, on verra.
Maintenant, monsieur du Vallon, dit Mazarin,
quel service préférez-vous ? Celui de la ville ?
Celui de la campagne ?
Porthos ouvrit la bouche pour répondre.
– Monseigneur, dit d’Artagnan, M. du Vallon
est comme moi, il aime le service extraordinaire,
c’est-à-dire des entreprises qui sont réputées
comme folles et impossibles.
Cette gasconnade ne déplut pas à Mazarin, qui
se mit à rêver.
– Cependant, je vous avoue que je vous avais
fait venir pour vous donner un poste sédentaire.
J’ai certaines inquiétudes. Eh bien ! qu’est-ce que

65
cela ? dit Mazarin.
En effet, un grand bruit se faisait entendre
dans l’antichambre, et presque en même temps la
porte du cabinet s’ouvrit ; un homme couvert de
poussière se précipita dans la chambre en criant :
– Monsieur le cardinal ? Où est monsieur le
cardinal ?
Mazarin crut qu’on voulait l’assassiner, et se
recula en faisant rouler son fauteuil. D’Artagnan
et Porthos firent un mouvement qui les plaça
entre le nouveau venu et le cardinal.
– Eh ! monsieur, dit Mazarin, qu’y a-t-il donc,
que vous entrez ici comme dans les halles ?
– Monseigneur, dit l’officier, deux mots, vite
et en secret. Je suis monsieur de Poins, officier
aux gardes, en service au donjon de Vincennes.
L’officier était si pâle et si défait, que
Mazarin, persuadé qu’il était porteur d’une
nouvelle d’importance, fit signe à d’Artagnan et à
Porthos de faire place au messager.
D’Artagnan et Porthos se retirèrent dans un
coin du cabinet.

66
– Parlez, monsieur, parlez vite, dit Mazarin,
qu’y a-t-il donc ?
– Il y a, monseigneur, dit le messager, que M.
de Beaufort vient de s’évader du château de
Vincennes.
Mazarin poussa un cri et devint à son tour plus
pâle que celui qui lui annonçait cette nouvelle ; il
retomba sur son fauteuil duquel il s’était soulevé
et, presque anéanti :
– Évadé ! dit-il, M. de Beaufort évadé ?
– Monseigneur, je l’ai vu fuir du haut de la
terrasse.
– Et vous n’avez pas tiré dessus ?
– Il était hors de portée.
– Mais M. de Chavigny, que faisait-il donc ?
– Il était absent.
– Mais La Ramée ?
– On l’a trouvé garrotté dans la chambre du
prisonnier, un bâillon dans la bouche et un
poignard près de lui.
– Mais cet homme qu’il s’était adjoint ?

67
– Il était complice du duc et s’est évadé avec
lui.
Mazarin poussa un gémissement1.
– Monseigneur, dit d’Artagnan faisant un pas
vers le cardinal.
– Quoi ? dit Mazarin.
– Il me semble que Votre Éminence perd un
temps précieux.
– Comment cela ?
– Si Votre Éminence ordonnait qu’on courût
après le prisonnier, peut-être le rejoindrait-on
encore. La France est grande, et la plus proche
frontière est à soixante lieues.
– Et qui courrait après lui ? s’écria Mazarin.
– Moi, pardieu !
– Et vous l’arrêteriez ?

1
« Cette nouvelle surprit d’abord toute la cour, et
particulièrement ceux à qui elle n’était pas indifférente. Le
ministre en fut sans doute affligé ; mais, à son ordinaire, il ne le
témoigna pas », Mme de Motteville, Mémoires (Petitot, tome
XXXVII, p. 370).

68
– Pourquoi pas ?
– Vous arrêteriez le duc de Beaufort, armé, en
campagne ?
– Si monseigneur m’ordonnait d’arrêter le
diable, je l’empoignerais par les cornes et je le lui
amènerais.
– Moi aussi, dit Porthos.
– Vous aussi ? dit Mazarin en regardant ces
deux hommes avec étonnement. Mais le duc ne
se rendra pas sans un combat acharné.
– Eh bien ! dit d’Artagnan dont les yeux
s’enflammaient, bataille ! Il y a longtemps que
nous ne nous sommes battus, n’est-ce pas,
Porthos ?
– Bataille ! dit Porthos.
– Et vous croyez le rattraper ?
– Oui, si nous sommes mieux montés que lui.
– Alors, prenez ce que vous trouverez de
gardes ici et courez.
– Vous l’ordonnez, monseigneur.
– Je le signe, dit Mazarin en prenant un papier

69
et en écrivant à la hâte quelques lignes.
– Ajoutez, monseigneur, que nous pourrons
prendre tous les chevaux que nous rencontrerons
sur notre route.
– Oui, oui, dit Mazarin, service du roi ! Prenez
et courez !
– Oui, monseigneur.
– Monsou du Vallon, dit Mazarin, votre
baronnie est en croupe du duc de Beaufort ; il ne
s’agit que de le rattraper. Quant à vous, mon cher
monsieur d’Artagnan, je ne vous promets rien,
mais si vous le ramenez, mort ou vif, vous
demanderez ce que vous voudrez.
– À cheval, Porthos ! dit d’Artagnan en
prenant la main de son ami.
– Me voici, répondit Porthos avec son sublime
sang-froid.
Et ils descendirent le grand escalier, prenant
avec eux les gardes qu’ils rencontraient sur leur
route en criant : « À cheval ! à cheval ! »
Une dizaine d’hommes se trouvèrent réunis.

70
D’Artagnan et Porthos sautèrent l’un sur
Vulcain, l’autre sur Bayard, Mousqueton
enfourcha Phébus.
– Suivez-moi ! cria d’Artagnan.
– En route, dit Porthos.
Et ils enfoncèrent l’éperon dans les flancs de
leurs nobles coursiers, qui partirent par la rue
Saint-Honoré comme une tempête furieuse.
– Eh bien ! monsieur le baron ! je vous avais
promis de l’exercice, vous voyez que je vous
tiens parole.
– Oui, mon capitaine, répondit Porthos.
Ils se retournèrent, Mousqueton, plus suant
que son cheval, se tenait à la distance obligée.
Derrière Mousqueton galopaient les dix gardes.
Les bourgeois ébahis sortaient sur le seuil de
leur porte, et les chiens effarouchés suivaient les
cavaliers en aboyant.
Au coin du cimetière Saint-Jean, d’Artagnan
renversa un homme ; mais c’était un trop petit
événement pour arrêter des gens si pressés. La
troupe galopante continua donc son chemin

71
comme si les chevaux eussent eu des ailes.
Hélas ! il n’y a pas de petits événements dans
ce monde.

72
27

La grande route

Ils coururent ainsi toute la longueur du


faubourg Saint-Antoine et la route de Vincennes ;
bientôt ils se trouvèrent hors de la ville, bientôt
dans la forêt, bientôt en vue du village.
Les chevaux semblaient s’animer de plus en
plus à chaque pas, et leurs naseaux commençaient
à rougir comme des fournaises ardentes.
D’Artagnan, les éperons dans le ventre de son
cheval, devançait Porthos de deux pieds au plus.
Mousqueton suivait à deux longueurs. Les gardes
venaient à distance selon la valeur de leurs
montures.
Du haut d’une éminence d’Artagnan vit un
groupe de personnes arrêtées de l’autre côté du
fossé, en face de la partie du donjon qui regarde
Saint-Maur.

73
Il comprit que c’était par là que le prisonnier
avait fui, et que c’était de ce côté qu’il aurait des
renseignements.
En cinq minutes il était arrivé à ce but, où le
rejoignirent successivement les gardes.
Tous les gens qui composaient ce groupe
étaient fort occupés ; ils regardaient la corde
encore pendante à la meurtrière et rompue à vingt
pieds du sol. Leurs yeux mesuraient la hauteur, et
ils échangeaient force conjectures. Sur le haut du
rempart allaient et venaient des sentinelles à l’air
effaré.
Un poste de soldats, commandé par un
sergent, éloignait les bourgeois de l’endroit où le
duc était monté à cheval.
D’Artagnan piqua droit au sergent.
– Mon officier, dit le sergent, on ne s’arrête
pas ici.
– Cette consigne n’est pas pour moi, dit
d’Artagnan. A-t-on poursuivi les fuyards ?
– Oui, mon officier ; malheureusement ils sont
bien montés.

74
– Et combien sont-ils ?
– Quatre valides, et un cinquième qu’ils ont
emporté blessé.
– Quatre ! dit d’Artagnan en regardant
Porthos ; entends-tu, baron ? ils ne sont que
quatre !
Un joyeux sourire illumina la figure de
Porthos.
– Et combien d’avance ont-ils ?
– Deux heures un quart, mon officier.
– Deux heures un quart, ce n’est rien, nous
sommes bien montés, n’est-ce pas, Porthos ?
Porthos poussa un soupir ; il pensa à ce qui
attendait ses pauvres chevaux.
– Fort bien, dit d’Artagnan, et maintenant de
quel côté sont-ils partis ?
– Quant à ceci, mon officier, défense de le
dire.
D’Artagnan tira de sa poche un papier.
– Ordre du roi, dit-il.

75
– Parlez au gouverneur alors.
– Et où est le gouverneur ?
– À la campagne.
La colère monta au visage de d’Artagnan, son
front se plissa, ses tempes se colorèrent.
– Ah ! misérable ! dit-il au sergent, je crois
que tu te moques de moi. Attends !
Il déplia le papier, le présenta d’une main au
sergent et de l’autre prit dans ses fontes un
pistolet qu’il arma.
– Ordre du roi, te dis-je. Lis et réponds, ou je
te fais sauter la cervelle ! Quelle route ont-ils
prise ?
Le sergent vit que d’Artagnan parlait
sérieusement.
– Route du Vendômois, répondit-il.
– Et par quelle porte sont-ils sortis ?
– Par la porte de Saint-Maur.
– Si tu me trompes, misérable, dit d’Artagnan,
tu seras pendu demain !

76
– Et vous, si vous les rejoignez, vous ne
reviendrez pas me faire pendre, murmura le
sergent.
D’Artagnan haussa les épaules, fit un signe à
son escorte et piqua.
– Par ici, messieurs, par ici ! cria-t-il en
piquant vers la porte du parc indiquée.
Mais maintenant que le duc s’était sauvé, le
concierge avait jugé à propos de fermer la porte à
double tour. Il fallut le forcer de l’ouvrir comme
on avait forcé le sergent, et cela fit perdre encore
dix minutes.
Le dernier obstacle franchi, la troupe reprit sa
course avec la même vélocité.
Mais tous les chevaux ne continuèrent pas
avec la même ardeur ; quelques-uns ne purent
soutenir longtemps cette course effrénée ; trois
s’arrêtèrent après une heure de marche ; un
tomba.
D’Artagnan, qui ne tournait pas la tête, ne s’en
aperçut même pas. Porthos le lui dit avec son air
tranquille.

77
– Pourvu que nous arrivions à deux, dit
d’Artagnan, c’est tout ce qu’il faut, puisqu’ils ne
sont que quatre.
– C’est vrai, dit Porthos.
Et il mit les éperons dans le ventre de son
cheval.
Au bout de deux heures, ils couraient de la
même course : les chevaux avaient fait douze
lieues sans s’arrêter ; leurs jambes commençaient
à trembler et l’écume qu’ils soufflaient
mouchetait les pourpoints des cavaliers, tandis
que la sueur pénétrait sous leurs hauts-de-
chausses.
– Reposons-nous un instant pour faire souffler
ces malheureuses bêtes, dit Porthos.
– Tuons-les, au contraire, tuons-les ! dit
d’Artagnan, et arrivons. Je vois des traces
fraîches, il n’y a pas plus d’un quart d’heure
qu’ils sont passés ici.
Effectivement, le revers de la route était
labouré par les pieds des chevaux. On voyait les
traces aux derniers rayons du jour.

78
Ils repartirent ; mais après deux lieues, le
cheval de Mousqueton s’abattit.
– Bon ! dit Porthos, voilà Phébus flambé !
– Le cardinal vous le paiera mille pistoles.
– Oh ! dit Porthos, je suis au-dessus de cela.
– Repartons donc, et au galop !
– Oui, si nous pouvons.
En effet, le cheval de d’Artagnan refusa
d’aller plus loin, il ne respirait plus ; un dernier
coup d’éperon, au lieu de le faire avancer, le fit
tomber.
– Ah ! diable ! dit Porthos, voilà Vulcain
fourbu !
– Mordieu ! s’écria d’Artagnan en saisissant
ses cheveux à pleine poignée, il faut donc
s’arrêter ! Donnez-moi votre cheval, Porthos. Eh
bien ! mais, que diable faites-vous ?
– Eh ! pardieu ! je tombe, dit Porthos, ou
plutôt c’est Bayard qui s’abat.
D’Artagnan voulut le faire relever pendant que
Porthos se tirait comme il pouvait des étriers,

79
mais il s’aperçut que le sang lui sortait par les
naseaux.
– Et de trois ! dit-il. Maintenant tout est fini !
En ce moment un hennissement se fit
entendre.
– Chut ! dit d’Artagnan.
– Qu’y a-t-il ?
– J’entends un cheval.
– C’est celui de quelqu’un de nos compagnons
qui nous rejoint.
– Non, dit d’Artagnan, c’est en avant.
– Alors, c’est autre chose, dit Porthos.
Et il écouta à son tour en tendant l’oreille du
côté qu’avait indiqué d’Artagnan.
– Monsieur, dit Mousqueton, qui, après avoir
abandonné son cheval sur la grande route, venait
de rejoindre son maître à pied ; monsieur, Phébus
n’a pu résister, et...
– Silence donc ! dit Porthos.
En effet, en ce moment un second

80
hennissement passait emporté par la brise de la
nuit.
– C’est à cinq cents pas d’ici, en avant de
nous, dit d’Artagnan.
– En effet, monsieur, dit Mousqueton, et à
cinq cents pas de nous il y a une petite maison de
chasse.
– Mousqueton, tes pistolets, dit d’Artagnan.
– Je les ai à la main, monsieur.
– Porthos, prenez les vôtres dans vos fontes.
– Je les tiens.
– Bien ! dit d’Artagnan en s’emparant à son
tour des siens ; maintenant vous comprenez,
Porthos ?
– Pas trop.
– Nous courons pour le service du roi.
– Eh bien ?
– Pour le service du roi nous requérons ces
chevaux.
– C’est cela, dit Porthos.

81
– Alors, pas un mot et à l’œuvre !
Tous trois s’avancèrent dans la nuit, silencieux
comme des fantômes. À un détour de la route, ils
virent briller une lumière au milieu des arbres.
– Voilà la maison, dit d’Artagnan tout bas.
Laissez-moi faire, Porthos, et faites comme je
ferai.
Ils se glissèrent d’arbre en arbre, et arrivèrent
jusqu’à vingt pas de la maison sans avoir été vus.
À cette distance, ils aperçurent, à la faveur dune
lanterne suspendue sous un hangar, quatre
chevaux d’une belle mine. Un valet les pansait.
Près deux étaient les selles et les brides.
D’Artagnan s’approcha vivement, faisant
signe à ses deux compagnons de se tenir quelques
pas en arrière.
– J’achète ces chevaux, dit-il au valet.
Celui-ci se retourna étonné, mais sans rien
dire.
– N’as-tu pas entendu, drôle ? reprit
d’Artagnan.
– Si fait, dit celui-ci.

82
– Pourquoi ne réponds-tu donc pas ?
– Parce que ces chevaux ne sont pas à vendre.
– Je les prends alors, dit d’Artagnan.
Et il mit la main sur celui qui était à sa portée.
Ses deux compagnons apparurent au même
moment et en firent autant.
– Mais, messieurs ! s’écria le laquais, ils
viennent de faire une traite de six lieues, et il y a
à peine une demi-heure qu’ils sont dessellés.
– Une demi-heure de repos suffit, dit
d’Artagnan, et ils n’en seront que mieux en
haleine.
Le palefrenier appela à son aide. Une espèce
d’intendant sortit juste au moment où d’Artagnan
et ses compagnons mettaient la selle sur le dos
des chevaux.
L’intendant voulut faire la grosse voix.
– Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous dites
un mot je vous brûle la cervelle.
Et il lui montra le canon d’un pistolet qu’il
remit aussitôt sous son bras pour continuer sa

83
besogne.
– Mais, monsieur, dit l’intendant, savez-vous
que ces chevaux appartiennent à M. de
Montbazon ?
– Tant mieux, dit d’Artagnan, ce doivent être
de bonnes bêtes1.
– Monsieur, dit l’intendant en reculant pas à
pas et en essayant de regagner la porte, je vous
préviens que je vais appeler mes gens.
– Et moi les miens, dit d’Artagnan. Je suis
lieutenant aux mousquetaires du roi, j’ai dix
gardes qui me suivent, et, tenez, les entendez-
vous galoper ? Nous allons voir.
On n’entendait rien, mais l’intendant eut peur
et crut entendre.
– Y êtes-vous, Porthos ? dit d’Artagnan.

1
« Comme c’était un homme tout simple, et qui a dit bien
des sottises, on lui a attribué […] tout ce qui se disait mal à
propos […] ”Madame, disoit-il à la reine, laissez-moy aller
trouver ma femme ; elle m’attend ; et dez qu’elle entend un
cheval, elle croit que c’est moy.” » Tallemant des Réaux,
Historiettes (Pléiade, tome II, p. 222).

84
– J’ai fini.
– Et vous, Mouston ?
– Moi aussi.
– Alors en selle, et partons.
Tous trois s’élancèrent sur leurs chevaux.
– À moi ! dit l’intendant, à moi, les laquais et
les carabines !
– En route ! dit d’Artagnan, il va y avoir de la
mousquetade.
Et tous trois partirent comme le vent.
– À moi ! hurla l’intendant, tandis que le
palefrenier courait vers le bâtiment voisin.
– Prenez garde de tuer vos chevaux ! cria
d’Artagnan en éclatant de rire.
– Feu ! répondit l’intendant.
Une lueur pareille à celle d’un éclair illumina
le chemin ; puis en même temps que la
détonation, les trois cavaliers entendirent siffler
les balles, qui se perdirent dans l’air.
– Ils tirent comme des laquais, dit Porthos. On

85
tirait mieux que cela du temps de M. de
Richelieu. Vous rappelez-vous la route de
Crèvecœur, Mousqueton1 ?
– Ah ! monsieur, la fesse droite m’en fait
encore mal.
– Êtes-vous sûr que nous sommes sur la piste,
d’Artagnan ? demanda Porthos.
– Pardieu ! n’avez-vous donc pas entendu ?
– Quoi ?
– Que ces chevaux appartiennent à M. de
Montbazon.
– Eh bien ?
– Eh bien ! M. de Montbazon est le mari de
me
M de Montbazon.
– Après ?
– Et Mme de Montbazon est la maîtresse de M.
de Beaufort.
– Ah ! je comprends, dit Porthos. Elle avait
disposé des relais.

1
Les Trois Mousquetaires, chap. XVI.

86
– Justement.
– Et nous courons après le duc avec les
chevaux qu’il vient de quitter.
– Mon cher Porthos, vous êtes vraiment d’une
intelligence supérieure, dit d’Artagnan de son air
moitié figue, moitié raisin.
– Peuh ! fit Porthos.
On courut ainsi une heure, les chevaux étaient
blancs d’écume et le sang leur coulait du ventre.
– Hein ! qu’ai-je vu là-bas ? dit d’Artagnan.
– Vous êtes bien heureux si vous y voyez
quelque chose par une pareille nuit, dit Porthos.
– Des étincelles !...
– Moi aussi, dit Mousqueton, je les ai vues.
– Ah ! ah ! les aurions-nous rejoints ?
– Bon ! un cheval mort ! dit d’Artagnan en
ramenant sa monture d’un écart qu’elle venait de
faire, il paraît qu’eux aussi sont au bout de leur
haleine.
– Il semble qu’on entend le bruit d’une troupe
de cavaliers, dit Porthos penché sur la crinière de

87
son cheval.
– Impossible.
– Ils sont nombreux.
– Alors, c’est autre chose.
– Encore un cheval ! dit Porthos.
– Mort ?
– Non, expirant.
– Sellé ou dessellé ?
– Sellé.
– Ce sont eux, alors.
– Courage ! nous les tenons.
– Mais s’ils sont nombreux, dit Mousqueton,
ce n’est pas nous qui les tenons, ce sont eux qui
nous tiennent.
– Bah ! dit d’Artagnan, ils nous croiront plus
forts qu’eux, puisque nous les poursuivons ; alors
ils prendront peur et se disperseront.
– C’est sûr, dit Porthos.
– Ah ! voyez-vous, s’écria d’Artagnan.
– Oui, encore des étincelles ; cette fois je les ai

88
vues à mon tour, dit Porthos.
– En avant, en avant ! dit d’Artagnan de sa
voix stridente et dans cinq minutes nous allons
rire.
Et ils s’élancèrent de nouveau. Les chevaux,
furieux de douleur et d’émulation, volaient sur la
route sombre, au milieu de laquelle on
commençait d’apercevoir une masse plus
compacte et plus obscure que le reste de
l’horizon.

89
28

Rencontre

On courut dix minutes encore ainsi.


Soudain, deux points noirs se détachèrent de la
masse, avancèrent, grossirent, et, à mesure qu’ils
grossissaient, prirent la forme de deux cavaliers.
– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, on vient à nous.
– Tant pis pour ceux qui viennent, dit Porthos.
– Qui va là ? cria une voix rauque.
Les trois cavaliers lancés ne s’arrêtèrent ni ne
répondirent, seulement on entendit le bruit des
épées qui sortaient du fourreau et le cliquetis des
chiens de pistolet qu’armaient les deux fantômes
noirs.
– Bride aux dents ! dit d’Artagnan.
Porthos comprit, et d’Artagnan et lui tirèrent

90
chacun de la main gauche un pistolet de leurs
fontes et l’armèrent à leur tour.
– Qui va là ? s’écria-t-on une seconde fois. Pas
un pas de plus ou vous êtes morts !
– Bah ! répondit Porthos presque étranglé par
la poussière et mâchant sa bride comme son
cheval mâchait son mors, bah ! nous en avons vu
bien d’autres !
À ces mots les deux ombres barrèrent le
chemin, et l’on vit, à la clarté des étoiles, reluire
les canons des pistolets abaissés.
– Arrière ! cria d’Artagnan, ou c’est vous qui
êtes morts !
Deux coups de pistolet répondirent à cette
menace, mais les deux assaillants venaient avec
une telle rapidité qu’au même instant ils furent
sur leurs adversaires. Un troisième coup de
pistolet retentit, tiré à bout portant par
d’Artagnan, et son ennemi tomba. Quant à
Porthos il heurta le sien avec tant de violence
que, quoique son épée eût été détournée, il
l’envoya, du choc, rouler à dix pas de son cheval.

91
– Achève, Mousqueton, achève ! dit Porthos.
Et il s’élança en avant aux côtés de son ami,
qui avait déjà repris sa poursuite.
– Eh bien ? dit Porthos.
– Je lui ai cassé la tête, dit d’Artagnan ; et
vous ?
– Je l’ai renversé seulement ; mais tenez...
On entendit un coup de carabine : c’était
Mousqueton qui, en passant, exécutait l’ordre de
son maître.
– Sus ! sus ! dit d’Artagnan ; cela va bien et
nous avons la première manche !
– Ah ! ah ! dit Porthos, voilà d’autres joueurs.
En effet, deux autres cavaliers apparaissaient
détachés du groupe principal, et s’avançaient
rapidement pour barrer de nouveau la route.
Cette fois, d’Artagnan n’attendit pas même
qu’on lui adressât la parole.
– Place ! cria-t-il le premier, place !
– Que voulez-vous ? dit une voix.

92
– Le duc ! hurlèrent à la fois Porthos et
d’Artagnan.
Un éclat de rire répondit, mais il s’acheva dans
un gémissement ; d’Artagnan avait percé le rieur
de part en part avec son épée.
En même temps deux détonations ne faisaient
qu’un seul coup : c’étaient Porthos et son
adversaire qui tiraient l’un sur l’autre.
D’Artagnan se retourna et vit Porthos près de
lui.
– Bravo ! Porthos, dit-il, vous l’avez tué, ce
me semble ?
– Je crois que je n’ai touché que le cheval, dit
Porthos.
– Que voulez-vous, mon cher, on ne fait pas
mouche à tous coups, et il ne faut pas se plaindre
quand on met dans la carte. Hé ! sacrebleu ! qu’a
donc mon cheval ?
– Votre cheval a qu’il s’abat, dit Porthos en
arrêtant le sien.
En effet, le cheval de d’Artagnan butait et
tombait sur les genoux, puis il poussa un râle et

93
se coucha.
Il avait reçu dans le poitrail la balle du premier
adversaire de d’Artagnan.
D’Artagnan poussa un juron à faire éclater le
ciel.
– Monsieur veut-il un cheval ? dit
Mousqueton.
– Pardieu ! si j’en veux un, cria d’Artagnan.
– Voici, dit Mousqueton.
– Comment diable as-tu deux chevaux de
main ? dit d’Artagnan en sautant sur l’un d’eux.
– Leurs maîtres sont morts : j’ai pensé qu’ils
pouvaient nous être utiles, et je les ai pris.
Pendant ce temps Porthos avait rechargé son
pistolet.
– Alerte ! dit d’Artagnan, en voilà deux autres.
– Ah çà, mais ! il y en aura donc jusqu’à
demain ! dit Porthos.
En effet, deux autres cavaliers s’avançaient
rapidement.

94
– Eh ! monsieur, dit Mousqueton, celui que
vous avez renversé se relève.
– Pourquoi n’en as-tu pas fait autant que du
premier ?
– J’étais embarrassé, monsieur, je tenais les
chevaux.
Un coup de feu partit, Mousqueton jeta un cri
de douleur.
– Ah ! monsieur, cria-t-il, dans l’autre ! juste
dans l’autre ! Ce coup-là fera le pendant de celui
de la route d’Amiens.
Porthos se retourna comme un lion, fondit sur
le cavalier démonté, qui essaya de tirer son épée,
mais avant qu’elle fût hors du fourreau, Porthos,
du pommeau de la sienne, lui avait porté un si
terrible coup sur la tête qu’il était tombé comme
un bœuf sous la masse du boucher.
Mousqueton, tout en gémissant, s’était laissé
glisser le long de son cheval, la blessure qu’il
avait reçue ne lui permettait pas de rester en selle.
En apercevant les cavaliers, d’Artagnan s’était
arrêté et avait rechargé son pistolet ; de plus, son

95
nouveau cheval avait une carabine à l’arçon de la
selle.
– Me voilà ! dit Porthos, attendons-nous ou
chargeons-nous ?
– Chargeons, dit d’Artagnan.
– Chargeons, dit Porthos.
Ils enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de
leurs chevaux.
Les cavaliers n’étaient plus qu’à vingt pas
d’eux.
– De par le roi ! cria d’Artagnan, laissez-nous
passer.
– Le roi n’a rien à faire ici ! répliqua une voix
sombre et vibrante qui semblait sortir d’une nuée,
car le cavalier arrivait enveloppé d’un tourbillon
de poussière.
– C’est bien, nous verrons si le roi ne passe
pas partout, reprit d’Artagnan.
– Voyez, dit la même voix.
Deux coups de pistolet partirent presque en
même temps, un tiré par d’Artagnan, l’autre par

96
l’adversaire de Porthos. La balle de d’Artagnan
enleva le chapeau de son ennemi ; la balle de
l’adversaire de Porthos traversa la gorge de son
cheval, qui tomba raide en poussant un
gémissement.
– Pour la dernière fois, où allez-vous ? dit la
même voix.
– Au diable ! répondit d’Artagnan.
– Bon ! soyez tranquille alors, vous arriverez.
D’Artagnan vit s’abaisser vers lui le canon
d’un mousquet ; il n’avait pas le temps de fouiller
à ses fontes ; il se souvint d’un conseil que lui
avait donné autrefois Athos. Il fit cabrer son
cheval.
La balle frappa l’animal en plein ventre.
D’Artagnan sentit qu’il manquait sous lui, et avec
son agilité merveilleuse se jeta de côté.
– Ah çà, mais ! dit la même voix vibrante et
railleuse, c’est une boucherie de chevaux et non
un combat d’hommes que nous faisons là. À
l’épée ! monsieur, à l’épée !
Et il sauta à bas de son cheval.

97
– À l’épée, soit, dit d’Artagnan, c’est mon
affaire.
En deux bonds d’Artagnan fut contre son
adversaire, dont il sentit le fer sur le sien.
D’Artagnan, avec son adresse ordinaire, avait
engagé l’épée en tierce, sa garde favorite.
Pendant ce temps, Porthos, agenouillé derrière
son cheval, qui trépignait dans les convulsions de
l’agonie, tenait un pistolet dans chaque main.
Cependant le combat était commencé entre
d’Artagnan et son adversaire. D’Artagnan l’avait
attaqué rudement, selon sa coutume ; mais cette
fois il avait rencontré un jeu et un poignet qui le
firent réfléchir. Deux fois ramené en quatre,
d’Artagnan fit un pas en arrière ; son adversaire
ne bougea point ; d’Artagnan revint et engagea de
nouveau l’épée en tierce.
Deux ou trois coups furent portés de part et
d’autre sans résultat, les étincelles jaillissaient par
gerbes des épées.
Enfin, d’Artagnan pensa que c’était le moment
d’utiliser sa feinte favorite ; il l’amena fort

98
habilement, l’exécuta avec la rapidité de l’éclair,
et porta le coup avec une vigueur qu’il croyait
irrésistible.
Le coup fut paré.
– Mordiou ! s’écria-t-il avec son accent
gascon.
À cette exclamation, son adversaire bondit en
arrière, et, penchant sa tête découverte, il
s’efforça de distinguer à travers les ténèbres le
visage de d’Artagnan.
Quant à d’Artagnan, craignant une feinte, il se
tenait sur la défensive.
– Prenez garde, dit Porthos à son adversaire,
j’ai encore mes deux pistolets chargés.
– Raison de plus pour que vous tiriez le
premier, répondit celui-ci.
Porthos tira : un éclair illumina le champ de
bataille.
À cette lueur, les deux autres combattants
jetèrent chacun un cri.
– Athos ! dit d’Artagnan.

99
– D’Artagnan ! dit Athos.
Athos leva son épée, d’Artagnan baissa la
sienne.
– Aramis ! cria Athos, ne tirez pas.
– Ah ! ah ! c’est vous, Aramis ? dit Porthos.
Et il jeta son pistolet.
Aramis repoussa le sien dans ses fontes et
remit son épée au fourreau.
– Mon fils ! dit Athos en tendant la main à
d’Artagnan.
C’était le nom qu’il lui donnait autrefois dans
ses moments de tendresse.
– Athos, dit d’Artagnan en se tordant les
mains, vous le défendez donc ? Et moi qui avais
juré de le ramener mort ou vif ! Ah ! je suis
déshonoré.
– Tuez-moi, dit Athos en découvrant sa
poitrine, si votre honneur a besoin de ma mort.
– Oh ! malheur à moi ! malheur à moi !
s’écriait d’Artagnan, il n’y avait qu’un homme au
monde qui pouvait m’arrêter, et il faut que la

100
fatalité mette cet homme sur mon chemin ! Ah !
que dirai-je au cardinal ?
– Vous lui direz, monsieur, répondit une voix
qui dominait le champ de bataille, qu’il avait
envoyé contre moi les deux seuls hommes
capables de renverser quatre hommes, de lutter
corps à corps sans désavantage contre le comte de
La Fère et le chevalier d’Herblay, et de ne se
rendre qu’à cinquante hommes.
– Le prince ! dirent en même temps Athos et
Aramis en faisant un mouvement pour démasquer
le duc de Beaufort, tandis que d’Artagnan et
Porthos faisaient de leur côté un pas en arrière.
– Cinquante cavaliers ! murmurèrent
d’Artagnan et Porthos.
– Regardez autour de vous, messieurs, si vous
en doutez, dit le duc.
D’Artagnan et Porthos regardèrent autour
d’eux ; ils étaient en effet entièrement enveloppés
par une troupe d’hommes à cheval.
– Au bruit de votre combat, dit le duc, j’ai cru
que vous étiez vingt hommes, et je suis revenu

101
avec tous ceux qui m’entouraient, las de toujours
fuir, et désireux de tirer un peu l’épée à mon tour,
vous n’étiez que deux.
– Oui, monseigneur, dit Athos, mais vous
l’avez dit, deux qui en valent vingt.
– Allons, messieurs, vos épées, dit le duc.
– Nos épées ! dit d’Artagnan relevant la tête et
revenant à lui, nos épées ! jamais !
– Jamais ! dit Porthos.
Quelques hommes firent un mouvement.
– Un instant, monseigneur, dit Athos, deux
mots.
Et il s’approcha du prince, qui se pencha vers
lui et auquel il dit quelques paroles tout bas.
– Comme vous voudrez, comte, dit le prince.
Je suis trop votre obligé pour vous refuser votre
première demande. Écartez-vous, messieurs, dit-
il aux hommes de son escorte. Messieurs
d’Artagnan et du Vallon, vous êtes libres.
L’ordre fut aussitôt exécuté, et d’Artagnan et
Porthos se trouvèrent former le centre d’un vaste

102
cercle.
– Maintenant, d’Herblay, dit Athos, descendez
de cheval et venez.
Aramis mit pied à terre et s’approcha de
Porthos, tandis qu’Athos s’approchait de
d’Artagnan. Tous quatre alors se trouvèrent
réunis.
– Amis, dit Athos, regrettez-vous encore de
n’avoir pas versé notre sang ?
– Non, dit d’Artagnan, je regrette de nous voir
les uns contre les autres, nous qui avions toujours
été si bien unis, je regrette de nous rencontrer
dans deux camps opposés. Ah ! rien ne nous
réussira plus.
– Oh ! mon Dieu ! non, c’est fini, dit Porthos.
– Eh bien ! soyez des nôtres alors, dit Aramis.
– Silence, d’Herblay, dit Athos, on ne fait
point de ces propositions-là à des hommes
comme ces messieurs. S’ils sont entrés dans le
parti de Mazarin, c’est que leur conscience les a
poussés de ce côté, comme la nôtre nous a
poussés du côté des princes.

103
– En attendant, nous voilà ennemis, dit
Porthos ; sacrebleu ! qui aurait jamais cru cela ?
D’Artagnan ne dit rien, mais poussa un soupir.
Athos les regarda et prit leurs mains dans les
siennes.
– Messieurs, dit-il, cette affaire est grave, et
mon cœur souffre comme si vous l’aviez percé
d’outre en outre. Oui, nous sommes séparés, voilà
la grande, voilà la triste vérité, mais nous ne nous
sommes pas déclaré la guerre encore ; peut-être
avons-nous des conditions à faire, un entretien
suprême est indispensable.
– Quant à moi, je le réclame, dit Aramis.
– Je l’accepte, dit d’Artagnan avec fierté.
Porthos inclina la tête en signe d’assentiment.
– Prenons donc un lieu de rendez-vous,
continua Athos ; sûr, à la portée de nous tous, et
dans une dernière entrevue réglons
définitivement notre position réciproque et la
conduite que nous devons tenir les uns vis-à-vis
des autres.
– Bien ! dirent les trois autres.

104
– Vous êtes donc de mon avis ? demanda
Athos.
– Entièrement.
– Eh bien ! le lieu ?
– La place Royale vous convient-elle ?
demanda d’Artagnan.
– À Paris ?
– Oui.
Athos et Aramis se regardèrent, Aramis fit un
signe de tête approbatif.
– La place Royale, soit ! dit Athos.
– Et quand cela ?
– Demain soir, si vous voulez.
– Serez-vous de retour ?
– Oui.
– À quelle heure ?
– À dix heures de la nuit, cela vous convient-
il ?
– À merveille.
– De là, dit Athos, sortira la paix ou la guerre,

105
mais notre honneur d’anciens amis sera sauf.
– Hélas ! murmura d’Artagnan, notre honneur
de soldat est perdu, à nous.
– D’Artagnan, dit gravement Athos, je vous
jure que vous me faites mal de penser à ceci
quand je ne pense, moi, qu’à une chose, c’est que
nous avons croisé l’épée l’un contre l’autre. Oui,
continua-t-il en secouant douloureusement la tête,
oui, vous l’avez dit ; le malheur est sur nous ;
venez, Aramis.
– Et nous, Porthos, dit d’Artagnan, retournons
porter notre honte au cardinal.
– Et dites-lui surtout, cria une voix, que je ne
suis pas trop vieux pour être un homme d’action.
D’Artagnan reconnut la voix de Rochefort.
– Puis-je quelque chose pour vous,
messieurs ? dit le prince.
– Rendre témoignage que nous avons fait ce
que nous avons pu, monseigneur.
– Soyez tranquille, cela sera fait. Adieu,
messieurs, dans quelque temps nous nous
reverrons, je l’espère, sous Paris, et même dans

106
Paris peut-être, et alors vous pourrez prendre
votre revanche.
À ces mots, le duc salua de la main, remit son
cheval au galop et disparut suivi de son escorte,
dont l’aspect alla se perdant dans l’obscurité et le
bruit dans l’espace.
D’Artagnan et Porthos se trouvèrent seuls sur
la grande route avec un homme qui tenait deux
chevaux de main.
Ils crurent que c’était Mousqueton et
s’approchèrent.
– Que vois-je ! s’écria d’Artagnan, c’est toi,
Grimaud ?
– Grimaud ! dit Porthos.
Grimaud fit signe aux deux amis qu’ils ne se
trompaient pas.
– Et à qui les chevaux ? demanda d’Artagnan.
– À vous.
– Qui nous les donne ? demanda Porthos.
– M. le comte de La Fère.
– Athos, Athos, murmura d’Artagnan, vous

107
pensez à tout et vous êtes vraiment un
gentilhomme.
– À la bonne heure ! dit Porthos, j’avais peur
d’être obligé de faire l’étape à pied.
Et il se mit en selle. D’Artagnan y était déjà.
– Eh bien ! où vas-tu donc, Grimaud ?
demanda d’Artagnan ; tu quittes ton maître ?
– Oui, dit Grimaud, je vais rejoindre le
vicomte de Bragelonne à l’armée de Flandre.
Ils firent alors silencieusement quelques pas
sur le grand chemin en venant vers Paris, mais
tout à coup ils entendirent des plaintes qui
semblaient sortir d’un fossé.
– Qu’est-ce que cela ? demanda d’Artagnan.
– Cela, dit Porthos, c’est Mousqueton.
– Eh ! oui, monsieur, c’est moi, dit une voix
plaintive, tandis qu’une espèce d’ombre se
dressait sur le revers de la route.
Porthos courut à son intendant, auquel il était
réellement attaché.
– Serais-tu blessé dangereusement, mon cher

108
Mouston ? dit-il.
– Mouston ! reprit Grimaud en ouvrant des
yeux ébahis.
– Non, monsieur, je ne crois pas ; mais je suis
blessé d’une manière fort gênante.
– Alors, tu ne peux pas monter à cheval ?
– Ah ! monsieur, que me proposez-vous là !
– Peux-tu aller à pied ?
– Je tâcherai, jusqu’à la première maison.
– Comment faire ? dit d’Artagnan, il faut
cependant que nous revenions à Paris.
– Je me charge de Mousqueton, dit Grimaud.
– Merci, mon bon Grimaud ! dit Porthos.
Grimaud mit pied à terre et alla donner le bras
à son ancien ami, qui l’accola les larmes aux
yeux, sans que Grimaud pût positivement savoir
si ces larmes venaient du plaisir de le revoir ou de
la douleur que lui causait sa blessure.
Quant à d’Artagnan et à Porthos, ils
continuèrent silencieusement leur route vers
Paris.

109
Trois heures après, ils furent dépassés par une
espèce de courrier couvert de poussière : c’était
un homme envoyé par le duc et qui portait au
cardinal une lettre dans laquelle, comme l’avait
promis le prince, il rendait témoignage.
Mazarin avait passé une fort mauvaise nuit
lorsqu’il reçut cette lettre, dans laquelle le prince
lui annonçait lui-même qu’il était en liberté et
qu’il allait lui faire une guerre mortelle.
Le cardinal la lut deux ou trois fois, puis la
pliant et la mettant dans sa poche :
« Ce qui me console, dit-il, puisque
d’Artagnan l’a manqué, c’est qu’au moins en
courant après lui il a écrasé Broussel. Décidément
le Gascon est un homme précieux, et il me sert
jusque dans ses maladresses. »
Le cardinal faisait allusion à cet homme
qu’avait renversé d’Artagnan au coin du
cimetière Saint-Jean, et qui n’était autre que le
conseiller Broussel.

110
29

Le bonhomme Broussel1

Mais malheureusement pour le cardinal


Mazarin, qui était en ce moment-là en veine de
guignon, le bonhomme Broussel n’était pas
écrasé.
En effet, il traversait tranquillement et rêveur
la rue Saint-Honoré quand le cheval emporté de
d’Artagnan l’atteignit à l’épaule et le renversa
dans la boue. Comme nous l’avons dit,
d’Artagnan n’avait pas fait attention à un si petit
événement, d’ailleurs d’Artagnan partageait au
plus haut point la profonde et dédaigneuse
indifférence que la noblesse, et surtout la
noblesse militaire, professait à cette époque pour

1
Ce chapitre ne figure pas dans l’édition originale, ni dans
l’édition Calmann-Lévy.

111
la bourgeoisie, il était donc resté fort insensible
au malheur arrivé au petit homme noir, bien qu’il
fût cause de ce malheur, et avant même que le
pauvre Broussel eût eu le temps de jeter un cri,
toute la tempête de ces coureurs armés était
passée. Alors seulement le blessé put être entendu
et relevé.
On accourut, on vit cet homme gémissant, on
lui demanda son nom, son adresse, son titre, et
aussitôt qu’il eut dit qu’il se nommait Pierre
Broussel, qu’il était conseiller au Parlement et
qu’il demeurait rue Cocatrix, un cri s’éleva dans
cette foule, cri terrible et menaçant, et qui fit
autant de peur au blessé que l’ouragan qui venait
de lui passer sur le corps.
– Broussel ! s’écriait-on, Broussel, notre père !
celui qui défend nos droits contre le Mazarin !
Broussel, l’ami du peuple, tué, foulé aux pieds
par ces scélérats de cardinalistes ! Au secours !
aux armes ! à mort !
En un moment la foule devint immense ; on
arrêta un carrosse pour y mettre le petit
conseiller ; mais un homme du peuple ayant fait

112
observer que, dans l’état où était le blessé, le
mouvement de la voiture pouvait empirer son
mal, des fanatiques proposèrent de le porter à
bras, proposition qui fut accueillie avec
enthousiasme et acceptée à l’unanimité. Sitôt dit,
sitôt fait. Le peuple le souleva, menaçant et doux
à la fois, et l’emporta, pareil à ce géant des contes
fantastiques qui gronde tout en caressant et en
berçant un nain entre ses bras.
Broussel se doutait bien déjà de cet
attachement des Parisiens pour sa personne ; il
n’avait pas semé l’opposition pendant trois ans
sans un secret espoir de recueillir un jour la
popularité. Cette démonstration, qui arrivait à
point, lui fit donc plaisir et l’enorgueillit, car elle
lui donnait la mesure de son pouvoir ; mais d’un
autre côté, ce triomphe était troublé par certaines
inquiétudes. Outre les contusions qui le faisaient
fort souffrir, il craignait à chaque coin de rue de
voir déboucher quelque escadron de gardes et de
mousquetaires, pour charger cette multitude, et
alors que deviendrait le triomphateur dans cette
bagarre ?

113
Il avait sans cesse devant les yeux ce
tourbillon d’hommes, cet orage au pied de fer qui
d’un souffle l’avait culbuté.
Aussi répétait-il d’une voix éteinte :
– Hâtons-nous, mes enfants, car en vérité je
souffre beaucoup.
Et à chacune de ces plaintes c’était autour de
lui une recrudescence de gémissements et un
redoublement de malédictions.
On arriva, non sans peine, à la maison de
Broussel. La foule qui bien avant lui avait déjà
envahi la rue avait attiré aux croisées et sur les
seuils des portes tout le quartier. À la fenêtre
d’une maison à laquelle donnait entrée une porte
étroite, on voyait se démêler une vieille servante
qui criait de toutes ses forces, et une femme, déjà
âgée aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec
une inquiétude visible quoique exprimée de façon
différente, interrogeaient le peuple, lequel leur
envoyait pour toute réponse des cris confus et
inintelligibles.
Mais lorsque le conseiller, porté par huit

114
hommes, apparut tout pâle et regardant d’un œil
mourant son logis, sa femme et sa servante, la
bonne dame Broussel s’évanouit, et la servante,
levant les bras au ciel, se précipita dans l’escalier
pour aller au-devant de son maître en criant : « Ô
mon Dieu ! mon Dieu ! si Friquet était là, au
moins pour aller chercher un chirurgien ! »
Friquet était là. Où n’est pas le gamin de
Paris ?
Friquet avait naturellement profité du jour de
la Pentecôte pour demander son congé au maître
de la taverne, congé qui ne pouvait lui être refusé,
vu que son engagement portait qu’il serait libre
pendant les quatre grandes fêtes de l’année1.
Friquet était à la tête du cortège. L’idée lui
était bien venue d’aller chercher un chirurgien,
mais il trouvait plus amusant en somme de crier à
tue-tête : « Ils ont tué M. Broussel ! M. Broussel
le père du peuple ! Vive M. Broussel ! » que de

1
Les quatre fêtes de précepte était Noël, l’Ascension,
l’Assomption et la Toussaint. La Pentecöte n’était qu’une fête
de dévotion.

115
s’en aller tout seul par des rues détournées dire
tout simplement à un homme noir : « Venez,
monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a
besoin de vous. »
Malheureusement pour Friquet, qui jouait un
rôle d’importance dans le cortège, il eut
l’imprudence de s’accrocher aux grilles de la
fenêtre du rez-de-chaussée, afin de dominer la
foule. Cette ambition le perdit ; sa mère l’aperçut
et l’envoya chercher le médecin.
Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et
voulut le porter jusqu’au premier ; mais au bas de
l’escalier le conseiller se remit sur ses jambes et
déclara qu’il se sentait assez fort pour monter
seul. Il priait en outre Nanette, c’était le nom de
sa servante, de tâcher d’obtenir du peuple qu’il se
retirât, mais Nanette ne l’écoutait pas.
– Oh ! mon pauvre maître ! mon cher maître,
s’écriait-elle.
– Oui ; ma bonne, oui, Nanette, murmurait
Broussel pour la calmer, tranquillise-toi, ce ne
sera rien.

116
– Que je me tranquillise, quand vous êtes
broyé, écrasé, moulu !
– Mais non, mais non, disait Broussel ; ce
n’est rien ou presque rien.
– Rien, et vous êtes couvert de boue ! Rien, et
vous avez du sang, vos cheveux ! Ah ! mon Dieu,
mon Dieu, mon pauvre maître !
– Chut donc ! disait Broussel, chut !
– Du sang, mon Dieu, du sang ! criait Nanette.
– Un médecin ! un chirurgien ! un docteur !
hurlait la foule ; le conseiller Broussel se meurt !
Ce sont les Mazarin qui l’ont tué !
– Mon Dieu, disait Broussel, se désespérant,
les malheureux vont faire brûler la maison !
– Mettez-vous à votre fenêtre et montrez-vous,
notre maître.
– Je m’en garderai bien, peste ! disait
Broussel ; c’est bon pour un roi de se montrer.
Dis-leur que je suis mieux, Nanette ; dis-leur que
je vais me mettre au lit, et qu’ils se retirent.
– Mais pourquoi donc, qu’ils se retirent ? Mais

117
cela vous fait honneur, qu’ils soient là.
– Oh ! mais ne vois-tu pas, disait Broussel
désespéré, qu’ils me feront pendre ! Allons !
voilà ma femme qui se trouve mal !
– Broussel ! Broussel ! criait la foule ; vive
Broussel ! Un chirurgien pour Broussel !
Ils firent tant de bruit que ce qu’avait prévu
Broussel se produisit. Un peloton de gardes
balaya avec la crosse des mousquets cette
multitude, assez inoffensive du reste ; mais aux
premiers cris de « La garde ! les soldats ! »
Broussel, qui tremblait qu’on ne le prît pour
l’instigateur de ce tumulte, se fourra tout habillé
dans son lit.
Grâce à cette balayade, la vieille Nanette, sur
l’ordre trois fois réitéré de Broussel, parvint à
fermer la porte de la rue. Mais à peine la porte
fut-elle fermée et Nanette remontée près de son
maître, que l’on heurta fortement à cette porte.
Mme Broussel, revenue à elle, déchaussait son
mari par le pied de son lit, tout en tremblant
comme une feuille.

118
– Regardez qui frappe, dit Broussel, et
n’ouvrez qu’à bon escient, Nanette.
Nanette regarda.
– C’est M. le président Blancmesnil, dit-elle.
– Alors, dit Broussel, il n’y a pas
d’inconvénient, ouvrez.
– Eh bien ! dit le président en entrant, que
vous ont-ils donc fait, mon cher Broussel ?
J’entends dire que vous avez failli être assassiné ?
– Le fait est que, selon toute probabilité,
quelque chose a été tramé contre ma vie, répondit
Broussel avec une fermeté qui parut stoïque.
– Mon pauvre ami ! Oui, ils ont voulu
commencer par vous ; mais notre tour viendra à
chacun, et ne pouvant nous vaincre en masse, ils
chercheront à nous détruire les uns après les
autres.
– Si j’en réchappe, dit Broussel, je veux les
écraser à leur tour sous le poids de ma parole.
– Vous en reviendrez, dit Blancmesnil, et pour
leur faire payer cher cette agression.

119
Mme Broussel pleurait à chaudes larmes ;
Nanette se désespérait.
– Qu’y a-t-il donc ? s’écria un beau jeune
homme aux formes robustes en se précipitant
dans la chambre. Mon père blessé ?
– Vous voyez une victime de la tyrannie, jeune
homme, dit Blancmesnil en vrai Spartiate.
– Oh ! je cours chercher des vengeurs, s’écria
le jeune homme.
– Jacques, dit le conseiller en le relevant, allez
plutôt chercher un médecin, mon ami.
– J’entends les cris du peuple, dit la vieille ;
c’est sans doute Friquet qui en amène un ; mais
non, c’est un carrosse.
– Un carrosse ! s’écria Broussel. Allez ouvrir.
Blancmesnil regarda par la fenêtre.
– Le coadjuteur ! dit-il.
– M. le coadjuteur ! dit Broussel. Eh ! mon
Dieu, attendez donc que j’aille au-devant de lui !
Et le conseiller, oubliant sa blessure, allait
s’élancer à la rencontre de M. de Retz, si

120
Blancmesnil ne l’eût arrêté.
– Eh bien ! mon cher Broussel, dit le
coadjuteur en entrant, qu’y a-t-il donc ? On parle
de guet-apens, d’assassinat ? Bonjour, monsieur
Blancmesnil. J’ai pris en passant mon médecin, et
je vous l’amène.
– Ah ! monsieur, dit Broussel, que de grâces je
vous dois ! Il est vrai que j’ai été cruellement
renversé et foulé aux pieds par les mousquetaires
du roi.
– Dites du cardinal, reprit le coadjuteur, dites
du Mazarin. Mais nous lui ferons payer tout cela,
soyez tranquille. N’est-ce pas, monsieur de
Blancmesnil ?
Blancmesnil s’inclinait lorsque la porte
s’ouvrit tout à coup, poussée par un coureur. Un
laquais à grande livrée le suivait, qui annonça à
haute voix :
– Monsieur le duc de Longueville.
– Quoi ! s’écria Broussel, monsieur le duc
ici ? Cet honneur à moi ! Ah ! monseigneur !
– Je viens gémir, monsieur, dit le duc, sur le

121
sort de notre brave défenseur. Êtes-vous donc
blessé, monsieur ?
– Votre visite me guérirait, monseigneur.
– Vous souffrez cependant ?
– Beaucoup, dit Broussel.
– J’ai amené mon médecin, dit le duc,
permettez-vous qu’il entre ?
– Comment donc ! dit Broussel.
Le duc fit signe à son laquais qui introduisit
un homme noir.
– J’avais eu la même idée que vous, mon
prince, dit le coadjuteur.
Les deux médecins se regardèrent.
– Ah ! c’est vous, monsieur le coadjuteur ? dit
le duc. Les amis du peuple se rencontrent sur leur
véritable terrain.
– Ce bruit m’avait effrayé et je suis accouru,
mais je crois que le plus pressé serait que les
médecins visitassent notre brave conseiller.
– Devant vous, messieurs ? dit Broussel tout
intimidé.

122
– Pourquoi pas, mon cher ? Nous avons hâte,
je vous le jure, de savoir ce qu’il en est.
– Eh ! mon Dieu, dit Mme Broussel, qu’est-ce
encore que ce nouveau tumulte ?
– On dirait des applaudissements, dit
Blancmesnil en courant à la fenêtre. Eh, mon
Dieu !...
– Quoi ? s’écria Broussel pâlissant, qu’y a-t-il
encore ?
– La livrée de M. le prince de Conti ! s’écria
Blancmesnil. M. le prince de Conti lui-même !
Le coadjuteur et M. de Longueville avaient
une énorme envie de rire. Les médecins allaient
lever la couverture de Broussel. Broussel les
arrêta. En ce moment le prince de Conti entra.
– Ah ! messieurs, dit-il en voyant le
coadjuteur, vous m’avez prévenu ! Mais il ne faut
pas m’en vouloir, mon cher monsieur Broussel.
Quand j’ai appris votre accident, j’ai cru que
vous manqueriez peut-être de médecin, et j’ai
passé pour prendre le mien. Comment allez-vous,
et qu’est-ce que cet assassinat dont on parle ?

123
Broussel voulut parler, mais les paroles lui
manquèrent ; il était écrasé sous le poids des
honneurs qui lui arrivaient.
– Eh bien ! mon cher docteur, voyez, dit le
prince de Conti à un homme noir qui
l’accompagnait.
– Messieurs, dit un des médecins, alors c’est
une consultation1.
– C’est ce que vous voudrez, dit le prince,
mais rassurez-moi vite sur l’état de ce cher
conseiller.
Les trois médecins s’approchèrent du lit.
Broussel tirait la couverture à lui de toutes ses
forces ; mais malgré sa résistance il fut dépouillé
et examiné.
Il n’avait qu’une contusion au bras et l’autre à
la cuisse.
Les trois médecins se regardèrent, ne
comprenant pas qu’on eût réuni trois des hommes
les plus savants de la faculté de Paris pour une

1
Consultation : réunion de médecins délibérant sur un cas.

124
pareille misère.
– Eh bien ? dit le coadjuteur.
– Eh bien ? dit le duc.
– Eh bien ? dit le prince.
– Nous espérons que l’accident n’aura pas de
suite, dit l’un des trois médecins. Nous allons
nous retirer dans la chambre voisine pour faire
l’ordonnance.
– Broussel ! des nouvelles de Broussel ! criait
le peuple. Comment va Broussel ?
Le coadjuteur courut à la fenêtre. À sa vue le
peuple fit silence.
– Mes amis, dit-il, rassurez-vous, M. Broussel
est hors de danger. Cependant sa blessure est
sérieuse et le repos est nécessaire.
Les cris « Vive Broussel ! Vive le
coadjuteur ! » retentirent aussitôt dans la rue. M.
de Longueville fut jaloux et alla à son tour à la
fenêtre.
– Vive M. de Longueville ! cria-t-on aussitôt.
– Mes amis, dit le duc en saluant de la main,

125
retirez-vous en paix, et ne donnez pas la joie du
désordre à nos ennemis.
– Bien ! monsieur le duc, dit Broussel de son
lit ; voilà qui est parlé en bon Français.
– Oui, messieurs les Parisiens, dit le prince de
Conti allant à son tour à la fenêtre pour avoir sa
part des applaudissements ; oui, M. Broussel
vous en prie. D’ailleurs il a besoin de repos, et le
bruit pourrait l’incommoder.
– Vive M. le prince de Conti ! cria la foule.
Le prince salua.
Tous trois prirent alors congé du conseiller, et
la foule qu’ils avaient renvoyée au nom de
Broussel leur fit escorte. Ils étaient sur les quais
que Broussel de son lit saluait encore.
La vieille servante, stupéfaite de ce spectacle,
regardait son maître avec admiration. Le
conseiller avait grandi de six pieds à ses yeux.
– Voilà ce que c’est que de servir son pays
selon sa conscience, dit Broussel avec
satisfaction.
Les médecins sortirent après une heure de

126
délibération et ordonnèrent de bassiner les
contusions avec de l’eau et du sel.
Ce fut toute la journée une procession de
carrosses. Toute la Fronde se fit inscrire chez
Broussel.
– Quel beau triomphe, mon père ! dit le jeune
homme, qui, ne comprenant pas le véritable motif
qui poussait tous ces gens-là chez son père,
prenait au sérieux cette démonstration des grands,
des princes et de leurs amis.
– Hélas ! mon cher Jacques, dit Broussel, j’ai
bien peur de payer ce triomphe-là un peu cher, et
je m’abuse fort, ou M. Mazarin, à cette heure, est
en train de me faire la carte des chagrins que je
lui cause.
Friquet rentra à minuit, il n’avait pas pu
trouver de médecin.

127
30

Quatre anciens amis s’apprêtent à se


revoir

– Eh bien ! dit Porthos, assis dans la cour de


l’hôtel de La Chevrette, à d’Artagnan, qui, la
figure allongée et maussade, rentrait du Palais-
Cardinal ; eh bien ! il vous a mal reçu, mon brave
d’Artagnan ?
– Ma foi, oui ! Décidément, c’est une laide
bête que cet homme ! Que mangez-vous là,
Porthos ?
– Eh ! vous voyez, je trempe un biscuit dans
un verre de vin d’Espagne. Faites-en autant.
– Vous avez raison. Gimblou, un verre !
Le garçon apostrophé par ce nom harmonieux
apporta le verre demandé, et d’Artagnan s’assit
près de son ami.

128
– Comment cela s’est-il passé ?
– Dame ! vous comprenez, il n’y avait pas
deux moyens de dire la chose. Je suis entré, il
m’a regardé de travers ; j’ai haussé les épaules, et
je lui ai dit :
« – Eh bien ! monseigneur, nous n’avons pas
été les plus forts, voilà tout.
« – Oui, je sais tout cela ; mais racontez-moi
les détails.
« Vous comprenez, Porthos, je ne pouvais pas
raconter les détails sans nommer nos amis, et les
nommer, c’était les perdre.
– Pardieu !
– Monseigneur, ai-je dit, ils étaient cinquante
et nous étions deux.
« – Oui, mais cela n’empêche pas, a-t-il
répondu, qu’il y a eu des coups de pistolet
échangés, à ce que j’ai entendu dire.
« – Le fait est que de part et d’autre, il y a eu
quelques charges de poudre de brûlées.
« – Et les épées ont vu le jour ? a-t-il ajouté.

129
« – C’est-à-dire la nuit, monseigneur, ai-je
répondu.
« – Ah çà ! a continué le cardinal, je vous
croyais Gascon, mon cher ?
« – Je ne suis Gascon que quand je réussis,
monseigneur.
« La réponse lui a plu, car il s’est mis à rire.
« – Cela m’apprendra, a-t-il dit, à faire donner
de meilleurs chevaux à mes gardes ; car s’ils
eussent pu vous suivre, et qu’ils eussent fait
chacun autant que vous et votre ami, vous eussiez
tenu votre parole et me l’eussiez ramené mort ou
vif.
– Eh bien ! mais il me semble que ce n’est pas
mal, cela, reprit Porthos.
– Eh ! mon Dieu, non, mon cher, mais c’est la
manière dont c’est dit. C’est incroyable,
interrompit d’Artagnan, combien ces biscuits
tiennent de vin ! Ce sont de véritables éponges !
Gimblou, une autre bouteille.
La bouteille fut apportée avec une promptitude
qui prouvait le degré de considération dont

130
d’Artagnan jouissait dans l’établissement. Il
continua :
– Aussi je me retirais, lorsqu’il m’a rappelé.
« – Vous avez eu trois chevaux tant tués que
fourbus ? m’a-t-il demandé.
« – Oui, monseigneur.
« – Combien valaient-ils ?
– Mais, dit Porthos, c’est un assez bon
mouvement, cela, il me semble.
« – Mille pistoles, ai-je répondu.
– Mille pistoles ! dit Porthos ; oh ! oh ! c’est
beaucoup, et s’il se connaît en chevaux, il a dû
marchander.
– Il en avait, ma foi, bien envie, le pleutre, car
il a fait un soubresaut terrible et m’a regardé. Je
l’ai regardé aussi ; alors il a compris, et mettant la
main dans une armoire, il en a tiré des billets sur
la banque de Lyon.
– Pour mille pistoles ?
– Pour mille pistoles ! tout juste, le ladre ! pas
pour une de plus.

131
– Et vous les avez ?
– Les voici.
– Ma foi ! je trouve que c’est agir
convenablement, dit Porthos.
– Convenablement ! avec des gens qui non
seulement viennent de risquer leur peau, mais
encore de lui rendre un grand service ?
– Un grand service, et lequel ? demanda
Porthos.
– Dame ! il paraît que je lui ai écrasé un
conseiller au Parlement.
– Comment ! ce petit homme noir que vous
avez renversé au coin du cimetière Saint-Jean.
– Justement, mon cher. Eh bien ! il le gênait.
Malheureusement, je ne l’ai pas écrasé à plat. Il
paraît qu’il en reviendra et qu’il le gênera encore.
– Tiens ! dit Porthos, et moi qui ai dérangé
mon cheval qui allait donner en plein dessus ! Ce
sera pour une autre fois.
– Il aurait dû me payer le conseiller, le
cuistre !

132
– Dame ! dit Porthos, s’il n’était pas écrasé
tout à fait...
– Ah ! M. de Richelieu eût dit : « Cinq cents
écus pour le conseiller ! » Enfin n’en parlons
plus. Combien vous coûtaient vos bêtes,
Porthos ?
– Ah ! mon ami, si le pauvre Mousqueton était
là, il vous dirait la chose à livre, sou et denier.
– N’importe ! dites toujours, à dix écus près.
– Mais Vulcain et Bayard me coûtaient chacun
deux cents pistoles à peu près, et en mettant
Phébus à cent cinquante, je crois que nous
approcherons du compte.
– Alors, il reste donc quatre cent cinquante
pistoles, dit d’Artagnan assez satisfait.
– Oui, dit Porthos, mais il y a les harnais.
– C’est pardieu vrai. À combien les harnais ?
– Mais en mettant cent pistoles pour les trois...
– Va pour cent pistoles, dit d’Artagnan. Il
reste alors trois cent cinquante pistoles.
Porthos inclina la tête en signe d’adhésion.

133
– Donnons les cinquante pistoles à l’hôtesse
pour notre dépense, dit d’Artagnan, et partageons
les trois cents autres.
– Partageons, dit Porthos.
– Piètre affaire ! murmura d’Artagnan en
serrant ses billets.
– Heu ! dit Porthos, c’est toujours cela. Mais
dites donc ?
– Quoi ?
– N’a-t-il en aucune façon parlé de moi ?
– Ah ! si fait ! s’écria d’Artagnan, qui
craignait de décourager son ami en lui disant que
le cardinal n’avait pas soufflé un mot de lui ; si
fait ! il a dit...
– Il a dit ? reprit Porthos.
– Attendez, je tiens à me rappeler ses propres
paroles ; il a dit : « Quant à votre ami, annoncez-
lui qu’il peut dormir sur ses deux oreilles. »
– Bon, dit Porthos ; cela signifie clair comme
le jour qu’il compte toujours me faire baron.
En ce moment neuf heures sonnèrent à l’église

134
voisine. D’Artagnan tressaillit.
– Ah ! c’est vrai, dit Porthos, voilà neuf heures
qui sonnent, et c’est à dix, vous vous le rappelez,
que nous avons rendez-vous à la place Royale.
– Ah ! tenez, Porthos, taisez-vous ! s’écria
d’Artagnan avec un mouvement d’impatience, ne
me rappelez pas ce souvenir, c’est cela qui m’a
rendu maussade depuis hier. Je n’irai pas.
– Et pourquoi ? demanda Porthos.
– Parce que ce m’est une chose douloureuse
que de revoir ces deux hommes qui ont fait
échouer notre entreprise.
– Cependant, reprit Porthos, ni l’un ni l’autre
n’ont eu l’avantage. J’avais encore un pistolet
chargé, et vous étiez en face l’un de l’autre,
l’épée à la main.
– Oui, dit d’Artagnan ; mais, si ce rendez-vous
cache quelque chose...
– Oh ! dit Porthos, vous ne le croyez pas,
d’Artagnan.
C’était vrai. D’Artagnan ne croyait pas Athos
capable d’employer la ruse, mais il cherchait un

135
prétexte de ne point aller à ce rendez-vous.
– Il faut y aller, continua le superbe seigneur
de Bracieux ; ils croiraient que nous avons eu
peur. Eh ! cher ami, nous avons bien affronté
cinquante ennemis sur la grande route ; nous
affronterons bien deux amis sur la place Royale.
– Oui, oui, dit d’Artagnan, je le sais ; mais ils
ont pris le parti des princes sans nous en
prévenir ; mais Athos et Aramis ont joué avec
moi un jeu qui m’alarme. Nous avons découvert
la vérité hier. À quoi sert-il d’aller apprendre
aujourd’hui autre chose ?
– Vous vous défiez donc réellement ? dit
Porthos.
– D’Aramis, oui, depuis qu’il est devenu abbé.
Vous ne pouvez pas vous figurer, mon cher, ce
qu’il est devenu. Il nous voit sur le chemin qui
doit le conduire à son évêché, et ne serait pas
fâché de nous supprimer peut-être.
– Ah ! de la part d’Aramis, c’est autre chose,
dit Porthos, et cela m’étonnerait moins.

136
– M. de Beaufort peut essayer de nous faire
saisir à son tour.
– Bah ! puisqu’il nous tenait et qu’il nous a
lâchés. D’ailleurs, mettons-nous sur nos gardes,
armons-nous et emmenons Planchet avec sa
carabine.
– Planchet est frondeur, dit d’Artagnan.
– Au diable les guerres civiles ! dit Porthos ;
on ne peut plus compter ni sur ses amis, ni sur ses
laquais. Ah ! si le pauvre Mousqueton était là !
En voilà un qui ne me quittera jamais.
– Oui, tant que vous serez riche. Eh ! mon
cher, ce ne sont pas les guerres civiles qui nous
désunissent ; c’est que nous n’avons plus vingt
ans chacun, c’est que les loyaux élans de la
jeunesse ont disparu pour faire place au murmure
des intérêts, au souffle des ambitions, aux
conseils de l’égoïsme. Oui, vous avez raison,
allons-y, Porthos, mais allons-y bien armés. Si
nous n’y allons pas, ils diraient que nous avons
peur.
– Holà ! Planchet ! dit d’Artagnan.

137
Planchet parut.
– Faites seller les chevaux, et prenez votre
carabine.
– Mais, monsieur, contre qui allons-nous
d’abord !
– Nous n’allons contre personne, dit
d’Artagnan ; c’est une simple mesure de
précaution dans le cas où nous serions attaqués.
– Vous savez, monsieur, qu’on a voulu tuer ce
bon conseiller Broussel, le père du peuple ?
– Ah ! vraiment ? dit d’Artagnan.
– Oui, mais il a été bien vengé, car il a été
reporté chez lui dans les bras du peuple et depuis
hier sa maison ne désemplit pas. Il a reçu la visite
du coadjuteur, de M. de Longueville et du prince
de Conti. Mme de Chevreuse et Mme de Vendôme
se sont fait inscrire chez lui, et quand il voudra
maintenant...
– Eh bien ! quand il voudra ?
Planchet se mit à chantonner :

138
Un vent de fronde
S’est levé ce matin ;
Je crois qu’il gronde
Contre le Mazarin.
Un vent de fronde
S’est levé ce matin.

« Cela ne m’étonne plus, qu’il eût préféré de


beaucoup que j’eusse écrasé tout à fait1. »
– Vous comprenez donc, monsieur, reprit
Planchet, que si c’était pour quelque entreprise
pareille à celle qu’on a tramée contre M.
Broussel, que vous me priez de prendre ma
carabine...
– Non, sois tranquille ; mais de qui tiens-tu
tous ces détails ?
– Oh ! de bonne source, monsieur. Je les tiens
de Friquet.

1
Texte plus explicite : « … ne m’étonne plus, dit tout bas
d’Artagnan à Porthos, que le Mazarin eût préféré de beaucoup
que j’eusse écrasé tout à fait son conseiller. »

139
– De Friquet ? dit d’Artagnan. Je connais ce
nom-là.
– C’est le fils de la servante de M. Broussel,
un gaillard qui, je vous en réponds, dans une
émeute ne donnerait pas sa part aux chiens.
– N’est-il pas enfant de chœur à Notre-Dame !
demanda d’Artagnan.
– Oui, c’est cela ; Bazin le protège.
– Ah ! ah ! je sais, dit d’Artagnan. Et garçon
de comptoir au cabaret de la rue de la Calandre ?
– Justement.
– Que vous fait ce marmot ? dit Porthos.
– Heu ! dit d’Artagnan, il m’a déjà donné de
bons renseignements, et dans l’occasion il
pourrait m’en donner encore.
– À vous qui avez failli écraser son maître ?
– Et qui le lui dira ?
– C’est juste.
À ce même moment, Athos et Aramis
entraient dans Paris par le faubourg Saint-
Antoine. Ils s’étaient rafraîchis en route et se

140
hâtaient pour ne pas manquer au rendez-vous.
Bazin seul les suivait. Grimaud, on se le rappelle,
était resté pour soigner Mousqueton, et devait
rejoindre directement le jeune vicomte de
Bragelonne, qui se rendait à l’armée de Flandre.
– Maintenant, dit Athos, il nous faut entrer
dans quelque auberge pour prendre l’habit de
ville, déposer nos pistolets et nos rapières, et
désarmer notre valet.
– Oh, point du tout, cher comte, et en ceci,
vous me permettrez, non seulement de n’être
point de votre avis, mais encore d’essayer de
vous ramener au mien.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que c’est à un rendez-vous de guerre
que nous allons.
– Que voulez-vous dire, Aramis ?
– Que la place Royale est la suite de la grande
route du Vendômois, et pas autre chose.
– Comment ! nos amis...
– Sont devenus nos plus dangereux ennemis,
Athos ; croyez-moi, défions-nous, et surtout

141
défiez-vous.
– Oh ! mon cher d’Herblay !
– Qui vous dit que d’Artagnan n’a pas rejeté
sa défaite sur nous et n’a pas prévenu le
cardinal ? Qui vous dit que le cardinal ne
profitera pas de ce rendez-vous pour nous faire
saisir ?
– Eh quoi ! Aramis, vous pensez que
d’Artagnan, que Porthos prêteraient les mains à
une pareille infamie ?
– Entre amis, mon cher Athos, vous avez
raison, ce serait une infamie ; mais entre ennemis,
c’est une ruse.
Athos croisa les bras et laissa tomber sa belle
tête sur sa poitrine.
– Que voulez-vous, Athos ! dit Aramis, les
hommes sont ainsi faits, et n’ont pas toujours
vingt ans. Nous avons cruellement blessé, vous le
savez, cet amour-propre qui dirige aveuglément
les actions de d’Artagnan. Il a été vaincu. Ne
l’avez-vous pas entendu se désespérer sur la
route ? Quant à Porthos, sa nomination de baron

142
dépendait peut-être de la réussite de cette affaire.
Eh bien ! il nous a rencontrés sur son chemin, et
ne sera pas encore baron de cette fois-ci. Qui
vous dit que cette fameuse baronnie ne tient pas à
notre entrevue de ce soir ? Prenons nos
précautions, Athos.
– Mais s’ils allaient venir sans armes, eux ?
Quelle honte pour nous, Aramis !
– Oh ! soyez tranquille, mon cher, je vous
réponds qu’il n’en sera pas ainsi. D’ailleurs, nous
avons une excuse, nous, nous arrivons de voyage
et nous sommes rebelles !
– Une excuse à nous ! Il nous faut prévoir le
cas où nous aurions besoin d’une excuse vis-à-vis
de d’Artagnan, vis-à-vis de Porthos ! Oh !
Aramis, Aramis, continua Athos en secouant
tristement la tête, sur mon âme, vous me rendez
le plus malheureux des hommes. Vous
désenchantez un cœur qui n’était pas entièrement
mort à l’amitié ! Tenez, Aramis, j’aimerais
presque autant, je vous le jure, que vous me
l’arrachiez de la poitrine. Allez-y comme vous
voudrez, Aramis. Quant à moi, j’irai désarmé.

143
– Non pas, car je ne vous laisserai pas aller
ainsi. Ce n’est plus un homme, ce n’est plus
Athos, ce n’est plus même le comte de La Fère
que vous trahirez par cette faiblesse ; c’est un
parti tout entier auquel vous appartenez et qui
compte sur vous.
– Qu’il soit fait comme vous dites, répondit
tristement Athos.
Et ils continuèrent leur chemin.
À peine arrivaient-ils par la rue du Pas-de-la-
Mule, aux grilles de la place déserte, qu’ils
aperçurent sous l’arcade, au débouché de la rue
Sainte-Catherine, trois cavaliers.
C’étaient d’Artagnan et Porthos marchant
enveloppés de leurs manteaux que relevaient les
épées. Derrière eux venait Planchet, le mousquet
à la cuisse.
Athos et Aramis descendirent de cheval en
apercevant d’Artagnan et Porthos.
Ceux-ci en firent autant. D’Artagnan remarqua
que les trois chevaux, au lieu d’être tenus par
Bazin, étaient attachés aux anneaux des arcades.

144
Il ordonna à Planchet de faire comme faisait
Bazin.
Alors ils s’avancèrent, deux contre deux,
suivis des valets, à la rencontre les uns des autres,
et se saluèrent poliment.
– Où vous plaît-il que nous causions,
messieurs ? dit Athos, qui s’aperçut que plusieurs
personnes s’arrêtaient et les regardaient, comme
s’il s’agissait d’un de ces fameux duels, encore
vivants dans la mémoire des Parisiens, et surtout
de ceux qui habitaient la place Royale.
– La grille est fermée, dit Aramis, mais si ces
messieurs aiment le frais sous les arbres et une
solitude inviolable, je prendrai la clef à l’hôtel de
Rohan, et nous serons à merveille.
D’Artagnan plongea son regard dans
l’obscurité de la place, et Porthos hasarda sa tête
entre deux barreaux pour sonder les ténèbres.
– Si vous préférez un autre endroit, messieurs,
dit Athos de sa voix noble et persuasive,
choisissez vous-mêmes.
D’Artagnan réfléchit un moment et dit :

145
– Cette place, si M. d’Herblay peut s’en
procurer la clef, sera, je le crois, le meilleur
terrain possible.
Aramis s’écarta aussitôt, en prévenant Athos
de ne pas rester seul ainsi à portée de d’Artagnan
et de Porthos ; mais celui auquel il donnait ce
conseil ne fit que sourire dédaigneusement, et fit
un pas vers ses anciens amis qui demeurèrent
tous deux à leur place.
Aramis avait effectivement été frapper à
l’hôtel de Rohan, il parut bientôt avec un homme
qui disait :
– Vous me le jurez, monsieur ?
– Tenez, dit Aramis en lui donnant un louis.
– Ah ! vous ne voulez pas jurer, mon
gentilhomme ! disait le concierge en secouant la
tête.
– Eh ! peut-on jurer de rien, dit Aramis. Je
vous affirme seulement qu’à cette heure ces
messieurs sont nos amis.
– Oui, certes, dirent froidement Athos,
d’Artagnan et Porthos.

146
D’Artagnan avait entendu le colloque et avait
compris.
– Vous voyez ? dit-il à Porthos.
– Qu’est-ce que je vois ?
– Qu’il n’a pas voulu jurer.
– Jurer, quoi ?
– Cet homme voulait qu’Aramis lui jurât que
nous n’allions pas sur la place Royale pour nous
battre.
– Et Aramis n’a pas voulu jurer ?
– Non.
– Attention, alors.
Athos ne perdait pas de vue les deux
discoureurs. Aramis ouvrit la porte et s’effaça
pour que d’Artagnan et Porthos pussent entrer.
En entrant, d’Artagnan engagea la poignée de son
épée dans la grille et fut forcé d’écarter son
manteau.
En écartant son manteau il découvrit la crosse
luisante de ses pistolets, sur lesquels se refléta un
rayon de la lune.

147
– Voyez-vous, dit Aramis attouchant l’épaule
d’Athos d’une main et en lui montrant de l’autre
l’arsenal que d’Artagnan portait à sa ceinture.
– Hélas ! oui, dit Athos avec un profond
soupir.
Et il entra le troisième. Aramis entra le dernier
et ferma la grille derrière lui. Les deux valets
restèrent dehors ; mais comme si eux aussi se
défiaient l’un de l’autre, ils restèrent à distance.

148
31

La place Royale

On marcha silencieusement jusqu’au centre de


la place ; mais comme en ce moment la lune
venait de sortir d’un nuage, on réfléchit qu’à cette
place découverte on serait facilement vu, et l’on
gagna les tilleuls, où l’ombre était plus épaisse.
Des bancs étaient disposés de place en place ;
les quatre promeneurs s’arrêtèrent devant l’un
d’eux. Athos fit un signe, d’Artagnan et Porthos
s’assirent. Athos et Aramis restèrent debout
devant eux.
Au bout d’un moment de silence dans lequel
chacun sentait l’embarras qu’il y avait à
commencer l’explication :
– Messieurs, dit Athos, une preuve de la
puissance de notre ancienne amitié, c’est notre

149
présence à ce rendez-vous ; pas un n’a manqué,
pas un n’avait donc de reproches à se faire.
– Écoutez, monsieur le comte, dit d’Artagnan,
au lieu de nous faire des compliments que nous
ne méritons peut-être ni les uns ni les autres,
expliquons-nous en gens de cœur.
– Je ne demande pas mieux, répondit Athos. Je
suis franc ; parlez avec toute franchise : avez-
vous quelque chose à me reprocher, à moi ou à
M. l’abbé d’Herblay ?
– Oui, dit d’Artagnan ; lorsque j’eus l’honneur
de vous voir au château de Bragelonne, je vous
portais des propositions que vous avez
comprises ; au lieu de me répondre comme à un
ami, vous m’avez joué comme un enfant, et cette
amitié que vous vantez ne s’est pas rompue hier
par le choc de nos épées, mais par votre
dissimulation à votre château.
– D’Artagnan ! dit Athos d’un ton de doux
reproche.
– Vous m’avez demandé de la franchise, dit
d’Artagnan, en voilà ; vous demandez ce que je

150
pense, je vous le dis. Et maintenant j’en ai autant
à votre service, monsieur l’abbé d’Herblay. J’ai
agi de même avec vous et vous m’avez abusé
aussi.
– En vérité, monsieur, vous êtes étrange, dit
Aramis ; vous êtes venu me trouver pour me faire
des propositions, mais me les avez-vous faites ?
Non, vous m’avez sondé, voilà tout. Eh bien !
que vous ai-je dit ? que Mazarin était un cuistre et
que je ne servirais pas Mazarin. Mais voilà tout.
Vous ai-je dit que je ne servirais pas un autre ?
Au contraire, je vous ai fait entendre, ce me
semble, que j’étais aux princes. Nous avons
même, si je ne m’abuse, fort agréablement
plaisanté sur le cas très probable où vous
recevriez du cardinal mission de m’arrêter. Étiez-
vous homme de parti ? Oui, sans doute. Eh bien !
pourquoi ne serions-nous pas à notre tour gens de
parti ? Vous aviez votre secret comme nous
avions le nôtre ; nous ne les avons pas échangés,
tant mieux : cela prouve que nous savons garder
nos secrets.
– Je ne vous reproche rien, monsieur, dit

151
d’Artagnan, c’est seulement parce que M. le
comte de La Fère a parlé d’amitié que j’examine
vos procédés.
– Et qu’y trouvez-vous ? demanda Aramis
avec hauteur.
Le sang monta aussitôt aux tempes de
d’Artagnan, qui se leva et répondit :
– Je trouve que ce sont bien ceux d’un élève
des jésuites.
En voyant d’Artagnan se lever, Porthos s’était
levé aussi. Les quatre hommes se retrouvaient
donc debout et menaçants en face les uns des
autres.
À la réponse de d’Artagnan, Aramis fit un
mouvement comme pour porter la main à son
épée.
Athos l’arrêta.
– D’Artagnan, dit-il, vous venez ce soir ici
encore tout furieux de notre aventure d’hier.
D’Artagnan, je vous croyais assez grand cœur
pour qu’une amitié de vingt ans résistât chez vous
à une défaite d’amour-propre d’un quart d’heure.

152
Voyons, dites cela à moi. Croyez-vous avoir
quelque chose à me reprocher ? Si je suis en
faute, d’Artagnan, j’avouerai ma faute.
Cette voix grave et harmonieuse d’Athos avait
toujours sur d’Artagnan son ancienne influence,
tandis que celle d’Aramis, devenue aigre et
criarde dans ses moments de mauvaise humeur,
l’irritait. Aussi répondit-il à Athos :
– Je crois, monsieur le comte, que vous aviez
une confidence à me faire au château de
Bragelonne, et que monsieur, continua-t-il en
désignant Aramis, en avait une à me faire à son
couvent ; je ne me fusse point jeté alors dans une
aventure où vous deviez me barrer le chemin ;
cependant, parce que j’ai été discret, il ne faut pas
tout à fait me prendre pour un sot. Si j’avais
voulu approfondir la différence des gens que M.
d’Herblay reçoit par une échelle de corde avec
celle des gens qu’il reçoit par une échelle de bois,
je l’aurais bien forcé de me parler.
– De quoi vous mêlez-vous ? s’écria Aramis,
pâle de colère au doute qui lui vint dans le cœur
qu’épié par d’Artagnan, il avait été vu avec Mme

153
de Longueville.
– Je me mêle de ce qui me regarde, et je sais
faire semblant de ne pas avoir vu ce qui ne me
regarde pas, mais je hais les hypocrites, et, dans
cette catégorie, je range les mousquetaires qui
font les abbés et les abbés qui font les
mousquetaires, et, ajouta-t-il en se tournant vers
Porthos, voici monsieur qui est de mon avis.
Porthos, qui n’avait pas encore parlé, ne
répondit que par un mot et un geste.
Il dit « Oui », et mit l’épée à la main.
Aramis fit un bond en arrière et tira la sienne.
D’Artagnan se courba, prêt à attaquer ou à se
défendre.
Alors Athos étendit la main avec le geste de
commandement suprême qui n’appartenait qu’à
lui, tira lentement épée et fourreau tout à la fois,
brisa le fer dans sa gaine en le frappant sur son
genou, et jeta les deux morceaux à sa droite.
Puis se retournant vers Aramis :
– Aramis, dit-il, brisez votre épée.
Aramis hésita.

154
– Il le faut, dit Athos. Puis d’une voix plus
basse et plus douce : Je le veux.
Alors Aramis, plus pâle encore, mais subjugué
par ce geste, vaincu par cette voix, rompit dans
ses mains la lame flexible, puis se croisa les bras
et attendit frémissant de rage.
Ce mouvement fit reculer d’Artagnan et
Porthos ; d’Artagnan ne tira point son épée,
Porthos remit la sienne au fourreau.
– Jamais, dit Athos en levant lentement la
main droite au ciel, jamais, je le jure devant Dieu
qui nous voit et nous écoute pendant la solennité
de cette nuit, jamais mon épée ne touchera les
vôtres, jamais mon œil n’aura pour vous un
regard de colère, jamais mon cœur un battement
de haine. Nous avons vécu ensemble, haï et aimé
ensemble ; nous avons versé et confondu notre
sang ; et peut-être, ajouterai-je encore, y a-t-il
entre nous un lien plus puissant que celui de
l’amitié, peut-être y a-t-il le pacte du crime ; car,
tous quatre, nous avons condamné, jugé, exécuté
un être humain que nous n’avions peut-être pas le
droit de retrancher de ce monde, quoique plutôt

155
qu’à ce monde il parût appartenir à l’enfer.
D’Artagnan, je vous ai toujours aimé comme
mon fils. Porthos, nous avons dormi dix ans côte
à côte ; Aramis est votre frère comme il est le
mien, car Aramis vous a aimés comme je vous
aime encore, comme je vous aimerai toujours.
Qu’est-ce que le cardinal de Mazarin peut être
pour nous, qui avons forcé la main et le cœur
d’un homme comme Richelieu ? Qu’est-ce que
tel ou tel prince pour nous qui avons consolidé la
couronne sur la tête d’une reine ? D’Artagnan, je
vous demande pardon d’avoir hier croisé le fer
avec vous ; Aramis en fait autant pour Porthos. Et
maintenant, haïssez-moi si vous pouvez, mais,
moi, je vous jure que, malgré votre haine, je
n’aurai que de l’estime et de l’amitié pour vous.
Maintenant répétez mes paroles, Aramis, et après,
s’ils le veulent, et si vous le voulez, quittons nos
anciens amis pour toujours.
Il se fit un instant de silence solennel qui fut
rompu par Aramis.
– Je le jure, dit-il avec un front calme et un
regard loyal, mais d’une voix dans laquelle

156
vibrait un dernier tremblement d’émotion, je jure
que je n’ai plus de haine contre ceux qui furent
mes amis ; je regrette d’avoir touché votre épée,
Porthos. Je jure enfin que non seulement la
mienne ne se dirigera plus sur votre poitrine,
mais encore qu’au fond de ma pensée la plus
secrète, il ne restera pas dans l’avenir l’apparence
de sentiments hostiles contre vous. Venez, Athos.
Athos fit un mouvement pour se retirer.
– Oh ! non, non ! ne vous en allez pas ! s’écria
d’Artagnan, entraîné par un de ces élans
irrésistibles qui trahissaient la chaleur de son
sang et la droiture native de son âme, ne vous en
allez pas ; car, moi aussi, j’ai un serment à faire,
je jure que je donnerais jusqu’à la dernière goutte
de mon sang, jusqu’au dernier lambeau de ma
chair pour conserver l’estime d’un homme
comme vous, Athos, l’amitié d’un homme
comme vous, Aramis.
Et il se précipita dans les bras d’Athos.
– Mon fils ! dit Athos en le pressant sur son
cœur.

157
– Et moi, dit Porthos, je ne jure rien, mais
j’étouffe, sacrebleu ! S’il me fallait me battre
contre vous, je crois que je me laisserais percer
d’outre en outre, car je n’ai jamais aimé que vous
au monde.
Et l’honnête Porthos se mit à fondre en larmes
en se jetant dans les bras d’Aramis.
– Mes amis, dit Athos, voilà ce que j’espérais,
voilà ce que j’attendais de deux cœurs comme les
vôtres ; oui, je l’ai dit et je le répète, nos
destinées sont liées irrévocablement, quoique
nous suivions une route différente. Je respecte
votre opinion, d’Artagnan ; je respecte votre
conviction, Porthos ; mais quoique nous
combattions pour des causes opposées, gardons-
nous amis ; les ministres, les princes, les rois
passeront comme un torrent, la guerre civile
comme une flamme, mais nous, resterons-nous ?
J’en ai le pressentiment.
– Oui, dit d’Artagnan, soyons toujours
mousquetaires, et gardons pour unique drapeau
cette fameuse serviette du bastion de Saint-
Gervais, où le grand cardinal avait fait broder

158
trois fleurs de lys1.
– Oui, dit Aramis, cardinalistes ou frondeurs,
que nous importe ! Retrouvons nos bons seconds
pour les duels, nos amis dévoués dans les affaires
graves, nos joyeux compagnons pour le plaisir !
– Et chaque fois, dit Athos, que nous nous
rencontrerons dans la mêlée, à ce seul mot : Place
Royale ! passons nos épées dans la main gauche
et tendons-nous la main droite, fût-ce au milieu
du carnage !
– Vous parlez à ravir, dit Porthos.
– Vous êtes le plus grand des hommes, dit
d’Artagnan, et, quant à nous, vous nous dépassez
de dix coudées.
Athos sourit d’un sourire d’ineffable joie.
– C’est donc conclu, dit-il. Allons, messieurs,
votre main. Êtes-vous quelque peu chrétiens ?
– Pardieu ! dit d’Artagnan.
– Nous le serons dans cette occasion, pour

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XLVII.

159
rester fidèles à notre serment, dit Aramis.
– Ah ! je suis prêt à jurer par ce qu’on voudra,
dit Porthos, même par Mahomet ! Le diable
m’emporte si j’ai jamais été si heureux qu’en ce
moment.
Et le bon Porthos essuyait ses yeux encore
humides.
– L’un de vous a-t-il une croix ? demanda
Athos.
Porthos et d’Artagnan se regardèrent en
secouant la tête comme des hommes pris au
dépourvu.
Aramis sourit et tira de sa poitrine une croix
de diamants suspendue à son cou par un fil de
perles.
– En voilà une, dit-il.
– Eh bien ! reprit Athos, jurons sur cette croix,
qui malgré sa matière est toujours une croix,
jurons d’être unis malgré tout et toujours ; et
puisse ce serment non seulement nous lier nous-
mêmes, mais encore lier nos descendants ! Ce
serment vous convient-il ?

160
– Oui, dirent-ils tout d’une voix.
– Ah ! traître ! dit tout bas d’Artagnan en se
penchant à l’oreille d’Aramis, vous nous avez fait
jurer sur le crucifix d’une frondeuse.

161
32

Le bac de l’Oise

Nous espérons que le lecteur n’a point tout à


fait oublié le jeune voyageur que nous avons
laissé sur la route de Flandre.
Raoul, en perdant de vue son protecteur, qu’il
avait laissé le suivant des yeux en face de la
basilique royale, avait piqué son cheval pour
échapper d’abord à ses douloureuses pensées, et
ensuite pour dérober à Olivain l’émotion qui
altérait ses traits.
Une heure de marche rapide dissipa bientôt
cependant toutes ces sombres vapeurs qui avaient
attristé l’imagination si riche du jeune homme.
Ce plaisir inconnu d’être libre, plaisir qui a sa
douceur, même pour ceux qui n’ont jamais
souffert de leur dépendance, dora pour Raoul le
ciel et la terre, et surtout cet horizon lointain et

162
azuré de la vie qu’on appelle l’avenir.
Cependant il s’aperçut, après plusieurs essais
de conversation avec Olivain, que de longues
journées passées ainsi seraient bien tristes, et la
parole du comte, si douce, si persuasive et si
intéressante, lui revint en mémoire à propos des
villes que l’on traversait, et sur lesquelles
personne ne pouvait plus lui donner ces
renseignements précieux qu’il eût tirés d’Athos,
le plus savant et le plus amusant de tous les
guides.
Un autre souvenir attristait encore Raoul : on
arrivait à Louvres1, il avait vu, perdu derrière un
rideau de peupliers, un petit château qui lui avait
si fort rappelé celui de La Vallière, qu’il s’était
arrêté à le regarder près de dix minutes, et avait
repris sa route en soupirant, sans même répondre
à Olivain, qui l’avait interrogé respectueusement
sur la cause de cette attention. L’aspect des objets
extérieurs est un mystérieux conducteur, qui
correspond aux fibres de la mémoire et va les

1
Sur la route, et à une vingtaine de kilomètres de Senlis.

163
réveiller quelquefois malgré nous ; une fois ce fil
éveillé, comme celui d’Ariane, il conduit dans un
labyrinthe de pensées où l’on s’égare en suivant
cette ombre du passé qu’on appelle le souvenir.
Or, la vue de ce château avait rejeté Raoul à
cinquante lieues du côté de l’occident, et lui avait
fait remonter sa vie depuis le moment où il avait
pris congé de la petite Louise jusqu’à celui où il
l’avait vue pour la première fois, et chaque touffe
de chêne, chaque girouette entrevue au haut d’un
toit d’ardoises, lui rappelaient qu’au lieu de
retourner vers ses amis d’enfance, il s’en
éloignait chaque instant davantage, et que peut-
être même il les avait quittés pour jamais.
Le cœur gonflé, la tête lourde, il commanda à
Olivain de conduire les chevaux à une petite
auberge qu’il apercevait sur la route à une demi-
portée de mousquet à peu près en avant de
l’endroit où l’on était parvenu. Quant à lui, il mit
pied à terre, s’arrêta sous un beau groupe de
marronniers en fleurs, autour desquels
murmuraient des multitudes d’abeilles, et dit à
Olivain de lui faire apporter par l’hôte du papier à
lettres et de l’encre sur une table qui paraissait là

164
toute disposée pour écrire.
Olivain obéit et continua sa route, tandis que
Raoul s’asseyait le coude appuyé sur cette table,
les regards vaguement perdus sur ce charmant
paysage tout parsemé de champs verts et de
bouquets d’arbres, et faisant de temps en temps
tomber de ses cheveux ces fleurs qui
descendaient sur lui comme une neige.
Raoul était là depuis dix minutes à peu près, et
il y en avait cinq qu’il était perdu dans ses
rêveries, lorsque dans le cercle embrassé par ses
regards distraits il vit se mouvoir une figure
rubiconde qui, une serviette autour du corps, une
serviette sur le bras, un bonnet blanc sur la tête,
s’approchait de lui, tenant papier, encre et
plumes.
– Ah ! ah ! dit l’apparition, on voit que tous
les gentilshommes ont des idées pareilles, car il
n’y a qu’un quart d’heure qu’un jeune seigneur,
bien monté comme vous, de haute mine comme
vous, et de votre âge à peu près, a fait halte
devant ce bouquet d’arbres, y a fait apporter cette
table et cette chaise, et y a dîné, avec un vieux

165
monsieur qui avait l’air d’être son gouverneur,
d’un pâté dont ils n’ont pas laissé un morceau, et
d’une bouteille de vieux vin de Mâcon dont ils
n’ont pas laissé une goutte ; mais heureusement
nous avons encore du même vin et des pâtés
pareils, et si monsieur veut donner ses ordres...
– Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je
vous remercie, je n’ai besoin pour le moment que
des choses que j’ai fait demander ; seulement je
serais bien heureux que l’encre fût noire et que la
plume fût bonne ; à ces conditions je paierai la
plume au prix de la bouteille, et l’encre au prix
du pâté.
– Eh bien ! monsieur, dit l’hôte, je vais donner
le pâté et la bouteille à votre domestique, de cette
façon-là vous aurez la plume et l’encre par-
dessus le marché.
– Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui
commençait son apprentissage avec cette classe
toute particulière de la société qui, lorsqu’il y
avait des voleurs sur les grandes routes, était
associée avec eux, et qui, depuis qu’il n’y en a
plus, les a avantageusement remplacés.

166
L’hôte, tranquillisé sur sa recette, déposa sur
la table papier, encre et plume. Par hasard, la
plume était passable, et Raoul se mit à écrire.
L’hôte était resté devant lui et considérait avec
une espèce d’admiration involontaire cette
charmante figure si sérieuse et si douce à la fois.
La beauté a toujours été et sera toujours une
reine.
– Ce n’est pas un convive comme celui de tout
à l’heure, dit l’hôte à Olivain, qui venait rejoindre
Raoul pour voir s’il n’avait besoin de rien, et
votre jeune maître n’a pas d’appétit.
– Monsieur en avait encore il y a trois jours,
de l’appétit, mais que voulez-vous ! il l’a perdu
depuis avant-hier.
Et Olivain et l’hôte s’acheminèrent vers
l’auberge. Olivain, selon la coutume des laquais
heureux de leur condition, racontant au tavernier
tout ce qu’il crut pouvoir dire sur le compte du
jeune gentilhomme.
Cependant Raoul écrivait :

« Monsieur,

167
« Après quatre heures de marche, je m’arrête
pour vous écrire, car vous me faites faute à
chaque instant, et je suis toujours prêt à tourner la
tête, comme pour répondre lorsque vous me
parliez. J’ai été si étourdi de votre départ, et si
affecté du chagrin de notre séparation, que je ne
vous ai que bien faiblement exprimé tout ce que
je ressentais de tendresse et de reconnaissance
pour vous. Vous m’excuserez, monsieur, car
votre cœur est si généreux, que vous avez
compris tout ce qui se passait dans le mien.
Écrivez-moi, monsieur, je vous en prie, car vos
conseils sont une partie de mon existence ; et
puis, si j’ose vous le dire, je suis inquiet, il m’a
semblé que vous vous prépariez vous-même à
quelque expédition périlleuse, sur laquelle je n’ai
point osé vous interroger, car vous ne m’en avez
rien dit. J’ai donc, vous le voyez, grand besoin
d’avoir de vos nouvelles. Depuis que je ne vous
ai plus là, près de moi, j’ai peur à tout moment de
manquer. Vous me souteniez puissamment,
monsieur, et aujourd’hui, je le jure, je me trouve
bien seul.
« Aurez-vous l’obligeance, monsieur, si vous

168
recevez des nouvelles de Blois, de me toucher
quelques mots de ma petite amie Mlle de La
Vallière, dont, vous le savez, la santé, lors de
notre départ, pouvait donner quelque inquiétude ?
Vous comprenez, monsieur et cher protecteur,
combien les souvenirs du temps que j’ai passé
près de vous me sont précieux et indispensables.
J’espère que parfois vous penserez aussi à moi, et
si je vous manque à de certaines heures, si vous
ressentez comme un petit regret de mon absence,
je serais comblé de joie en songeant que vous
avez senti mon affection et mon dévouement
pour vous, et que j’ai su vous les faire
comprendre pendant que j’avais le bonheur de
vivre auprès de vous. »

Cette lettre achevée, Raoul se sentit plus


calme ; il regarda bien si Olivain et l’hôte ne le
guettaient pas, et il déposa un baiser sur ce
papier, muette et touchante caresse que le cœur
d’Athos était capable de deviner en ouvrant la
lettre.
Pendant ce temps, Olivain avait bu sa bouteille

169
et mangé son pâté ; les chevaux aussi s’étaient
rafraîchis. Raoul fit signe à l’hôte de venir, jeta
un écu sur la table, remonta à cheval, et à Senlis,
jeta la lettre à la poste.
Le repos qu’avaient pris cavaliers et chevaux
leur permettait de continuer leur route sans
s’arrêter. À Verberie1, Raoul ordonna à Olivain
de s’informer de ce jeune gentilhomme qui les
précédait ; on l’avait vu passer il n’y avait pas
trois quarts d’heure, mais il était bien monté,
comme l’avait déjà dit le tavernier, et allait bon
train.
– Tâchons de rattraper ce gentilhomme, dit
Raoul à Olivain, il va comme nous à l’armée, et
ce nous sera une compagnie agréable.
Il était quatre heures de l’après-midi lorsque
Raoul arriva à Compiègne ; il y dîna de bon
appétit et s’informa de nouveau du jeune
gentilhomme qui le précédait : il s’était arrêté
comme Raoul à l’Hôtel de la Cloche et de la

1
Sur la route de Senlis à Compiègne, à 16 kilomètres de
Senlis, à 14 kilomètres de Compiègne.

170
Bouteille, qui était le meilleur de Compiègne, et
avait continué sa route en disant qu’il voulait
aller coucher à Noyon1.
– Allons coucher à Noyon, dit Raoul.
– Monsieur, répondit respectueusement
Olivain, permettez-moi de vous faire observer
que nous avons déjà fort fatigué les chevaux ce
matin. Il sera bon, je crois, de coucher ici et de
repartir demain de bon matin. Dix-huit lieues
suffisent pour une première étape.
– M. le comte de La Fère désire que je me
hâte, répondit Raoul, et que j’aie rejoint M. le
Prince dans la matinée du quatrième jour :
poussons donc jusqu’à Noyon, ce sera une étape
pareille à celles que nous avons faites en allant de
Blois à Paris. Nous arriverons à huit heures. Les
chevaux auront toute la nuit pour se reposer, et
demain, à cinq heures du matin, nous nous
remettrons en route.
Olivain n’osa s’opposer à cette détermination ;
mais il suivit en murmurant.

1
À 24 kilomètres de Compiègne.

171
– Allez, allez, disait-il entre ses dents, jetez
votre feu le premier jour ; demain, en place d’une
journée de vingt lieues, vous en ferez une de dix,
après-demain, une de cinq, et dans trois jours
vous serez au lit. Là, il faudra bien que vous vous
reposiez. Tous ces jeunes gens sont de vrais
fanfarons.
On voit qu’Olivain n’avait pas été élevé à
l’école des Planchet et des Grimaud.
Raoul se sentait las en effet ; mais il désirait
essayer ses forces, et nourri des principes
d’Athos, sûr de l’avoir entendu mille fois parler
d’étapes de vingt-cinq lieues, il ne voulait pas
rester au-dessous de son modèle. D’Artagnan, cet
homme de fer qui semblait tout bâti de nerfs et de
muscles, l’avait frappé d’admiration.
Il allait donc toujours pressant de plus en plus
le pas de son cheval, malgré les observations
d’Olivain, et suivant un charmant petit chemin
qui conduisait à un bac et qui raccourcissait d’une
lieue la route, à ce qu’on lui avait assuré, lorsque,
en arrivant au sommet d’une colline, il aperçut
devant lui la rivière. Une petite troupe d’hommes

172
à cheval se tenait sur le bord et était prête à
s’embarquer. Raoul ne douta point que ce ne fût
le gentilhomme et son escorte ; il poussa un cri
d’appel, mais il était encore trop loin pour être
entendu ; alors, tout fatigué qu’était son cheval,
Raoul le mit au galop ; mais une ondulation de
terrain lui déroba bientôt la vue des voyageurs, et
lorsqu’il parvint sur une nouvelle hauteur, le bac
avait quitté le bord et voguait vers l’autre rive.
Raoul, voyant qu’il ne pouvait arriver à temps
pour passer le bac en même temps que les
voyageurs, s’arrêta pour attendre Olivain.
En ce moment on entendit un cri qui semblait
venir de la rivière. Raoul se retourna du côté d’où
venait le cri, et mettant la main sur ses yeux
qu’éblouissait le soleil couchant :
– Olivain ! s’écria-t-il, que vois-je donc là-
bas ?
Un second cri retentit plus perçant que le
premier.
– Eh ! monsieur, dit Olivain, la corde du bac a
cassé et le bateau dérive. Mais que vois-je donc

173
dans l’eau ? Cela se débat.
– Eh ! sans doute, s’écria Raoul, fixant ses
regards vers un point de la rivière que les rayons
du soleil illuminaient splendidement, un cheval,
un cavalier.
– Ils enfoncent, cria à son tour Olivain.
C’était vrai, et Raoul aussi venait d’acquérir la
certitude qu’un accident était arrivé et qu’un
homme se noyait. Il rendit la main à son cheval,
lui enfonça les éperons dans le ventre, et
l’animal, pressé par la douleur et sentant qu’on
lui livrait l’espace, bondit par-dessus une espèce
de garde-fou qui entourait le débarcadère, et
tomba dans la rivière en faisant jaillir au loin des
flots d’écume.
– Ah ! monsieur, s’écria Olivain, que faites-
vous donc, Seigneur Dieu !
Raoul dirigeait son cheval vers le malheureux
en danger. C’était, au reste, un exercice qui lui
était familier. Élevé sur les bords de la Loire, il
avait pour ainsi dire été bercé dans ses flots ; cent
fois, il l’avait traversée à cheval, mille fois en

174
nageant. Athos, dans la prévoyance du temps où
il ferait du vicomte un soldat, l’avait aguerri dans
toutes ces entreprises.
– Oh ! mon Dieu ! continuait Olivain
désespéré, que dirait M. le comte s’il vous
voyait ?
– M. le comte eût fait comme moi, répondit
Raoul en poussant vigoureusement son cheval.
– Mais moi ! mais moi ! s’écriait Olivain pâle
et désespéré en s’agitant sur la rive, comment
passerai-je, moi ?
– Saute, poltron ! cria Raoul nageant toujours.
Puis s’adressant au voyageur qui se débattait à
vingt pas de lui :
– Courage, monsieur, dit-il, courage, on vient
à votre aide.
Olivain avança, recula, fit cabrer son cheval,
le fit tourner, et enfin, mordu au cœur par la
honte, s’élança comme avait fait Raoul, mais en
répétant : « Je suis mort, nous sommes perdus ! »
Cependant le bac descendait rapidement,
emporté par le fil de l’eau, et on entendait crier

175
ceux qu’il emportait.
Un homme à cheveux gris s’était jeté du bac à
la rivière et nageait vigoureusement vers la
personne qui se noyait ; mais il avançait
lentement, car il lui fallait remonter le cours de
l’eau.
Raoul continuait sa route et gagnait
visiblement du terrain ; mais le cheval et le
cavalier, qu’il ne quittait pas du regard,
s’enfonçaient visiblement : le cheval n’avait plus
que les naseaux hors de l’eau, et le cavalier, qui
avait quitté les rênes en se débattant, tendait les
bras et laissait aller sa tête en arrière. Encore une
minute, et tout disparaissait.
– Courage, cria Raoul, courage !
– Trop tard, murmura le jeune homme, trop
tard !
L’eau passa par-dessus sa tête et éteignit sa
voix dans sa bouche.
Raoul s’élança de son cheval, auquel il laissa
le soin de sa propre conservation, et en trois ou
quatre brassées fut près du gentilhomme. Il saisit

176
aussitôt le cheval par la gourmette, et lui souleva
la tête hors de l’eau ; l’animal alors respira plus
librement, et comme s’il eût compris que l’on
venait à son aide, il redoubla d’efforts ; Raoul en
même temps saisissait une des mains du jeune
homme et la ramenait à la crinière, à laquelle elle
se cramponna avec cette ténacité de l’homme qui
se noie. Sûr alors que le cavalier ne lâcherait plus
prise, Raoul ne s’occupa que du cheval, qu’il
dirigea vers la rive opposée en l’aidant à couper
l’eau et en l’encourageant de la langue.
Tout à coup l’animal buta contre un bas-fond
et prit pied sur le sable.
– Sauvé ! s’écria l’homme aux cheveux gris en
prenant pied à son tour.
– Sauvé ! murmura machinalement le
gentilhomme en lâchant la crinière et en se
laissant glisser de dessus la selle aux bras de
Raoul.
Raoul n’était qu’à dix pas de la rive ; il y porta
le gentilhomme évanoui, le coucha sur l’herbe,
desserra les cordons de son col et déboutonna les
agrafes de son pourpoint.

177
Une minute après, l’homme aux cheveux gris
était près de lui.
Olivain avait fini par aborder à son tour après
force signes de croix, et les gens du bac se
dirigeaient du mieux qu’ils pouvaient vers le
bord, à l’aide d’une perche qui se trouvait par
hasard dans le bateau.
Peu à peu, grâce aux soins de Raoul et de
l’homme qui accompagnait le jeune cavalier, la
vie revint sur les joues pâles du moribond, qui
ouvrit d’abord deux yeux égarés, mais qui bientôt
se fixèrent sur celui qui l’avait sauvé.
– Ah ! monsieur, s’écria-t-il, c’est vous que je
cherchais : sans vous j’étais mort, trois fois mort.
– Mais on ressuscite, monsieur, comme vous
voyez, dit Raoul, et nous en serons quittes pour
un bain.
– Ah ! monsieur, que de reconnaissance !
s’écria l’homme aux cheveux gris.
– Ah ! vous voilà, mon bon d’Arminges ! Je
vous ai fait grand-peur, n’est-ce pas ? Mais c’est
votre faute : vous étiez mon précepteur, pourquoi

178
ne m’avez-vous pas fait apprendre à mieux
nager ?
– Ah ! monsieur le comte, dit le vieillard, s’il
vous était arrivé malheur, je n’aurais jamais osé
me représenter devant le maréchal.
– Mais comment la chose est-elle donc
arrivée ? demanda Raoul.
– Ah ! monsieur, de la manière la plus simple,
répondit celui à qui l’on avait donné le titre de
comte. Nous étions au tiers de la rivière à peu
près quand la corde du bac a cassé. Aux cris et
aux mouvements qu’ont faits les bateliers, mon
cheval s’est effrayé et a sauté à l’eau. Je nage mal
et n’ai pas osé me lancer à la rivière. Au lieu
d’aider les mouvements de mon cheval, je les
paralysais, et j’étais en train de me noyer le plus
galamment du monde lorsque vous êtes arrivé là
tout juste pour me tirer de l’eau. Aussi, monsieur,
si vous le voulez bien, c’est désormais entre nous
à la vie et à la mort.
– Monsieur, dit Raoul en s’inclinant, je suis
tout à fait votre serviteur, je vous l’assure.

179
– Je me nomme le comte de Guiche, continua
le cavalier ; mon père est le maréchal de
Grammont. Et maintenant que vous savez qui je
suis, me ferez-vous l’honneur de me dire qui
vous êtes ?
– Je suis le vicomte de Bragelonne, dit Raoul
en rougissant de ne pouvoir nommer son père
comme avait fait le comte de Guiche.
– Vicomte, votre visage, votre bonté et votre
courage m’attirent à vous ; vous avez déjà toute
ma reconnaissance. Embrassons-nous, je vous
demande votre amitié.
– Monsieur, dit Raoul en rendant au comte son
accolade, je vous aime aussi déjà de tout mon
cœur, faites donc état de moi, je vous prie,
comme d’un ami dévoué.
– Maintenant, où allez-vous, vicomte ?
demanda de Guiche.
– À l’armée de M. le Prince, comte.
– Et moi aussi, s’écria le jeune homme avec
un transport de joie. Ah ! tant mieux, nous allons
faire ensemble le premier coup de pistolet.

180
– C’est bien, aimez-vous, dit le gouverneur ;
jeunes tous deux, vous n’avez sans doute qu’une
même étoile, et vous deviez vous rencontrer.
Les deux jeunes gens sourirent avec la
confiance de la jeunesse.
– Et maintenant, dit le gouverneur, il vous faut
changer d’habits ; vos laquais, à qui j’ai donné
des ordres au moment où ils sont sortis du bac,
doivent être arrivés déjà à l’hôtellerie. Le linge et
le vin chauffent, venez.
Les jeunes gens n’avaient aucune objection à
faire à cette proposition ; au contraire, la
trouvèrent-ils excellente ; ils remontèrent donc
aussitôt à cheval, en se regardant et en s’admirant
tous deux : c’étaient en effet deux élégants
cavaliers à la tournure svelte et élancée, deux
nobles visages au front dégagé, au regard doux et
fier, au sourire loyal et fin. De Guiche pouvait
avoir dix-huit ans, mais il n’était guère plus grand
que Raoul, qui n’en avait que quinze.
Ils se tendirent la main par un mouvement
spontané, et piquant leurs chevaux, firent côte à
côte le trajet de la rivière à l’hôtellerie, l’un

181
trouvant bonne et riante cette vie qu’il avait failli
perdre, l’autre remerciant Dieu d’avoir déjà assez
vécu pour avoir fait quelque chose qui serait
agréable à son protecteur.
Quant à Olivain, il était le seul que cette belle
action de son maître ne satisfît pas entièrement. Il
tordait les manches et les basques de son
justaucorps en songeant qu’une halte à
Compiègne lui eût sauvé non seulement
l’accident auquel il venait d’échapper, mais
encore les fluxions de poitrine et les rhumatismes
qui devaient naturellement en être le résultat.

182
33

Escarmouche

Le séjour à Noyon fut court, chacun y dormait


d’un profond sommeil. Raoul avait recommandé
de le réveiller si Grimaud arrivait, mais Grimaud
n’arriva point.
Les chevaux apprécièrent de leur côté, sans
doute, les huit heures de repos absolu et
d’abondante litière qui leur furent accordées. Le
comte de Guiche fut réveillé à cinq heures du
matin par Raoul, qui lui vint souhaiter le bonjour.
On déjeuna à la hâte, et à six heures on avait déjà
fait deux lieues.
La conversation du jeune comte était des plus
intéressantes pour Raoul. Aussi Raoul écoutait-il
beaucoup, et le jeune comte racontait-il toujours.
Élevé à Paris, où Raoul n’était venu qu’une fois ;
à la cour que Raoul n’avait jamais vue, ses folies

183
de page, deux duels qu’il avait déjà trouvé moyen
d’avoir malgré les édits et surtout malgré son
gouverneur, étaient des choses de la plus haute
curiosité pour Raoul. Raoul n’avait été que chez
M. Scarron ; il nomma à Guiche les personnes
qu’il y avait vues. Guiche connaissait tout le
monde : Mme de Neuillan, Mlle d’Aubigné, Mlle de
Scudéry, Mlle Paulet, Mme de Chevreuse. Il railla
tout le monde avec esprit ; Raoul tremblait qu’il
ne raillât aussi Mme de Chevreuse, pour laquelle il
se sentait une réelle et profonde sympathie ; mais
soit instinct, soit affection pour la duchesse de
Chevreuse, il en dit le plus grand bien possible.
L’amitié de Raoul pour le comte redoubla de ces
éloges.
Puis vint l’article des galanteries et des
amours. Sous ce rapport aussi, Bragelonne avait
beaucoup plus à écouter qu’à dire. Il écouta donc
et il lui sembla voir à travers trois ou quatre
aventures assez diaphanes que, comme lui, le
comte cachait un secret au fond du cœur.
De Guiche, comme nous l’avons dit, avait été
élevé à la cour, et les intrigues de toute cette cour

184
lui étaient connues. C’était la cour dont Raoul
avait tant entendu parler au comte de La Fère ;
seulement elle avait fort changé de face depuis
l’époque où Athos lui-même l’avait vue. Tout le
récit du comte de Guiche fut donc nouveau pour
son compagnon de voyage. Le jeune comte,
médisant et spirituel, passa tout le monde en
revue ; il raconta les anciennes amours de Mme de
Longueville avec Coligny, et le duel de celui-ci à
la place Royale, duel qui lui fut si fatal, et que
Mme de Longueville vit à travers une jalousie ; ses
amours nouvelles avec le prince de Marcillac, qui
en était jaloux, disait-on, à vouloir faire tuer tout
le monde, et même l’abbé d’Herblay, son
directeur ; les amours de M. le prince de Galles
avec Mademoiselle, qu’on appela plus tard la
grande Mademoiselle, si célèbre depuis par son
mariage secret avec Lauzun1. La reine elle-même
ne fut pas épargnée, et le cardinal Mazarin eut sa
part de raillerie aussi.

1
Voir Mémoires de Mlle de Montpensier (1646) : « La
galanterie fut poussée si ouvertement qu’elle fit grand bruit
dans le monde : tout l’hiver elle dura de la même force. »

185
La journée passa rapide comme une heure. Le
gouverneur du comte, bon vivant, homme du
monde, savant jusqu’aux dents, comme le disait
son élève, rappela plusieurs fois à Raoul la
profonde érudition et la raillerie spirituelle et
mordante d’Athos ; mais quant à la grâce, à la
délicatesse et à la noblesse des apparences,
personne, sur ce point, ne pouvait être comparé
au comte de La Fère.
Les chevaux, plus ménagés que la veille,
s’arrêtèrent vers quatre heures du soir à Arras. On
s’approchait du théâtre de la guerre, et l’on
résolut de s’arrêter dans cette ville jusqu’au
lendemain, des partis d’Espagnols profitant
quelquefois de la nuit pour faire des expéditions
jusque dans les environs d’Arras.
L’armée française tenait depuis Pont-à-Marcq1
jusqu’à Valenciennes, en revenant sur Douai. On
disait M. le Prince de sa personne à Béthune.
L’armée ennemie s’étendait de Cassel à
Courtray, et, comme il n’était sorte de pillages et

1
À 12 kilomètres au sud-est de Lille, sur la Marcq.

186
de violences qu’elle ne commît, les pauvres gens
de la frontière quittaient leurs habitations isolées
et venaient se réfugier dans les villes fortes qui
leur promettaient un abri. Arras était encombrée
de fuyards.
On parlait d’une prochaine bataille qui devait
être décisive, M. le Prince n’ayant manœuvré
jusque-là que dans l’attente de renforts, qui
venaient enfin d’arriver. Les jeunes gens se
félicitaient de tomber si à propos.
Ils soupèrent ensemble et couchèrent dans la
même chambre. Ils étaient à l’âge des promptes
amitiés, il leur semblait qu’ils se connaissaient
depuis leur naissance et qu’il leur serait
impossible de jamais plus se quitter.
La soirée fut employée à parler guerre ; les
laquais fourbirent les armes ; les jeunes gens
chargèrent des pistolets en cas d’escarmouche ; et
ils se réveillèrent désespérés, ayant rêvé tous
deux qu’ils arrivaient trop tard pour prendre part
à la bataille.
Le matin, le bruit se répandit que le prince de
Condé avait évacué Béthune pour se retirer sur

187
Carvin, en laissant cependant garnison dans cette
première ville. Mais comme cette nouvelle ne
présentait rien de positif, les jeunes gens
décidèrent qu’ils continueraient leur chemin vers
Béthune, quittes, en route, à obliquer à droite et à
marcher sur Carvin1.
Le gouverneur du comte de Guiche
connaissait parfaitement le pays ; il proposa en
conséquence de prendre un chemin de traverse
qui tenait le milieu entre la route de Lens et celle
de Béthune. À Ablain, on prendrait des
informations. Un itinéraire fut laissé pour
Grimaud.
On se mit en route vers les sept heures du
matin.
De Guiche, qui était jeune et emporté, disait à
Raoul :
– Nous voici trois maîtres et trois valets ; nos
valets sont bien armés, et le vôtre me paraît assez
têtu.

1
À 30 kilomètres à l’est de Béthune.

188
– Je ne l’ai jamais vu à l’œuvre, répondit
Raoul, mais il est Breton, cela promet.
– Oui, oui, reprit de Guiche, et je suis certain
qu’il ferait le coup de mousquet à l’occasion ;
quant à moi, j’ai deux hommes sûrs, qui ont fait
la guerre avec mon père ; c’est donc six
combattants que nous représentons ; si nous
trouvions une petite troupe de partisans égale en
nombre à la nôtre, et même supérieure, est-ce que
nous ne chargerions pas, Raoul ?
– Si fait, monsieur, répondit le vicomte.
– Holà ! jeunes gens, holà ! dit le gouverneur
se mêlant à la conversation, comme vous y allez,
vertudieu ! Et mes instructions, à moi, monsieur
le comte ? Oubliez-vous que j’ai ordre de vous
conduire sain et sauf à M. le Prince ? Une fois à
l’armée, faites-vous tuer si c’est votre bon
plaisir ; mais d’ici là je vous préviens qu’en ma
qualité de général d’armée j’ordonne la retraite,
et tourne le dos au premier plumet que j’aperçois.
De Guiche et Raoul se regardèrent du coin de
l’œil en souriant. Le pays devenait assez couvert,
et de temps en temps on rencontrait de petites

189
troupes de paysans qui se retiraient, chassant
devant eux leurs bestiaux et traînant dans des
charrettes ou portant à bras leurs objets les plus
précieux.
On arriva jusqu’à Ablain sans accident. Là on
prit langue, et on apprit que M. le Prince avait
quitté effectivement Béthune et se tenait entre
Cambrin et Laventhie1. On reprit alors, en
laissant toujours la carte à Grimaud, un chemin
de traverse qui conduisit en une demi-heure la
petite troupe sur la rive d’un petit ruisseau qui va
se jeter dans la Lys.
Le pays était charmant, coupé de vallées
vertes comme de l’émeraude. De temps en temps
on trouvait de petits bois, que traversait le sentier
que l’on suivait. À chacun de ces bois, dans la
prévoyance d’une embuscade, le gouverneur
faisait prendre la tête aux deux laquais du comte,
qui formaient ainsi l’avant-garde. Le gouverneur

1
Le prince de Condé fait, le 15 août 1848 (distorsion
chronologique dans le roman), sa jonction avec le général
d’Erlach, chef de l’armée weimarienne ; le 16, il quitte Béthune
pour attaquer Estaires.

190
et les deux jeunes gens représentaient le corps
d’armée, et Olivain, la carabine sur le genou et
l’œil au guet, veillait sur les derrières.
Depuis quelque temps, un bois assez épais se
présentait à l’horizon ; arrivé à cent pas de ce
bois, M. d’Arminges prit ses précautions
habituelles et envoya en avant les deux laquais du
comte.
Les laquais venaient de disparaître sous les
arbres ; les jeunes gens et le gouverneur riant et
causant suivaient à cent pas à peu près. Olivain se
tenait en arrière à pareille distance, lorsque tout à
coup cinq ou six coups de mousquet retentirent.
Le gouverneur cria halte, les jeunes gens obéirent
et retinrent leurs chevaux. Au même instant on
vit revenir au galop les deux laquais.
Les deux jeunes gens impatients de connaître
la cause de cette mousqueterie, piquèrent vers les
laquais. Le gouverneur les suivit par derrière.
– Avez-vous été arrêtés ? demandèrent
vivement les deux jeunes gens.
– Non, répondirent les laquais ; il est même

191
probable que nous n’avons pas été vus : les coups
de fusil ont éclaté à cent pas en avant de nous, à
peu près dans l’endroit le plus épais du bois, et
nous sommes revenus pour demander avis.
– Mon avis, dit M. d’Arminges, et au besoin
même ma volonté est que nous fassions retraite :
ce bois peut cacher une embuscade.
– N’avez-vous donc rien vu ? demanda le
comte aux laquais.
– Il m’a semblé voir, dit l’un d’eux, des
cavaliers vêtus de jaune qui se glissaient dans le
lit du ruisseau.
– C’est cela, dit le gouverneur, nous sommes
tombés dans un parti d’Espagnols. Arrière,
messieurs, arrière !
Les deux jeunes gens se consultèrent du coin
de l’œil, et en ce moment on entendit un coup de
pistolet suivi de deux ou trois cris qui appelaient
au secours.
Les deux jeunes gens s’assurèrent par un
dernier regard que chacun d’eux était dans la
disposition de ne pas reculer, et, comme le

192
gouverneur avait déjà fait retourner son cheval,
tous deux piquèrent en avant, Raoul criant : À
moi, Olivain ! et le comte de Guiche criant : À
moi, Urbain et Blanchet !
Et avant que le gouverneur fût revenu de sa
surprise, ils étaient déjà disparus dans la forêt.
En même temps qu’ils piquaient leurs
chevaux, les deux jeunes gens avaient mis le
pistolet au poing.
Cinq minutes après, ils étaient arrivés à
l’endroit d’où le bruit semblait être venu. Alors
ils ralentirent leurs chevaux, s’avançant avec
précaution.
– Chut ! dit de Guiche, des cavaliers.
– Oui, trois à cheval, et trois qui ont mis pied à
terre.
– Que font-ils ? Voyez-vous ?
– Oui, il me semble qu’ils fouillent un homme
blessé ou mort.
– C’est quelque lâche assassinat, dit de
Guiche.

193
– Ce sont des soldats cependant, reprit
Bragelonne.
– Oui, mais des partisans, c’est-à-dire des
voleurs de grand chemin.
– Donnons ! dit Raoul.
– Donnons ! dit de Guiche.
– Messieurs ! s’écria le pauvre gouverneur ;
messieurs, au nom du ciel...
Mais les jeunes gens n’écoutaient point. Ils
étaient partis à l’envi l’un de l’autre, et les cris du
gouverneur n’eurent d’autre résultat que de
donner l’éveil aux Espagnols.
Aussitôt les trois partisans qui étaient à cheval
s’élancèrent à la rencontre des jeunes gens, tandis
que les trois autres achevaient de dévaliser les
deux voyageurs ; car, en approchant, les deux
jeunes gens, au lieu d’un corps étendu, en
aperçurent deux.
À dix pas, de Guiche tira le premier et manqua
son homme ; l’Espagnol qui venait au-devant de
Raoul tira à son tour, et Raoul sentit au bras
gauche une douleur pareille à un coup de fouet. À

194
quatre pas, il lâcha son coup, et l’Espagnol,
frappé au milieu de la poitrine, étendit les bras et
tomba à la renverse sur la croupe de son cheval,
qui tourna bride et l’emporta.
En ce moment, Raoul vit comme à travers un
nuage le canon d’un mousquet se diriger sur lui.
La recommandation d’Athos lui revint à l’esprit :
par un mouvement rapide comme l’éclair, il fit
cabrer sa monture, le coup partit.
Le cheval fit un bond de côté, manqua des
quatre pieds, et tomba engageant la jambe de
Raoul sous lui.
L’Espagnol s’élança, saisissant son mousquet
par le canon pour briser la tête de Raoul avec sa
crosse.
Malheureusement, dans la position où était
Raoul, il ne pouvait ni tirer l’épée de son
fourreau, ni tirer le pistolet de ses fontes : il vit la
crosse tournoyer au-dessus de sa tête, et, malgré
lui, il allait fermer les yeux, lorsque d’un bond
Guiche arriva sur l’Espagnol et lui mit le pistolet
sur la gorge.

195
– Rendez-vous ! lui dit-il, ou vous êtes mort !
Le mousquet tomba des mains du soldat, qui
se rendit à l’instant même.
Guiche appela un de ses laquais, lui remit le
prisonnier en garde avec ordre de lui brûler la
cervelle s’il faisait un mouvement pour
s’échapper, sauta à bas de son cheval, et
s’approcha de Raoul.
– Ma foi ! monsieur, dit Raoul en riant,
quoique sa pâleur trahît l’émotion inévitable
d’une première affaire, vous payez vite vos dettes
et n’avez pas voulu m’avoir longue obligation.
Sans vous, ajouta-t-il en répétant les paroles du
comte, j’étais mort, trois fois mort.
– Mon ennemi en prenant la fuite, dit de
Guiche, m’a laissé toute facilité de venir à votre
secours ; mais êtes-vous blessé gravement, je
vous vois tout ensanglanté ?
– Je crois, dit Raoul, que j’ai quelque chose
comme une égratignure au bras. Aidez-moi donc
à me tirer de dessous mon cheval, et rien, je
l’espère, ne s’opposera à ce que nous continuions

196
notre route.
M. d’Arminges et Olivain étaient déjà à terre
et soulevaient le cheval, qui se débattait dans
l’agonie. Raoul parvint à tirer son pied de l’étrier,
et sa jambe de dessous le cheval, et en un instant
il se trouva debout.
– Rien de cassé ? dit de Guiche.
– Ma foi, non, grâce au ciel, répondit Raoul.
Mais que sont devenus les malheureux que les
misérables assassinaient ?
– Nous sommes arrivés trop tard, ils les ont
tués, je crois, et ont pris la fuite en emportant leur
butin ; mes deux laquais sont près des cadavres.
– Allons voir s’ils ne sont point tout à fait
morts et si on peut leur porter secours, dit Raoul.
Olivain, nous avons hérité de deux chevaux, mais
j’ai perdu le mien : prenez le meilleur des deux
pour vous et vous me donnerez le vôtre.
Et ils s’approchèrent de l’endroit où gisaient
les victimes.

197
34

Le moine

Deux hommes étaient étendus : l’un immobile,


la face contre terre, percé de trois balles et
nageant dans son sang... celui-là était mort.
L’autre, adossé à un arbre par les deux laquais,
les yeux au ciel et les mains jointes, faisait une
ardente prière... il avait reçu une balle qui lui
avait brisé le haut de la cuisse.
Les jeunes gens allèrent d’abord au mort et se
regardèrent avec étonnement.
– C’est un prêtre, dit Bragelonne, il est
tonsuré. Oh ! les maudits ! qui portent la main sur
les ministres de Dieu !
– Venez ici, monsieur, dit Urbain, vieux soldat
qui avait fait toutes les campagnes avec le
cardinal-duc ; venez ici... il n’y a plus rien à faire

198
avec l’autre, tandis que celui-ci, peut-être peut-on
encore le sauver.
Le blessé sourit tristement.
– Me sauver ! non, dit-il ; mais m’aider à
mourir, oui.
– Êtes-vous prêtre ? demanda Raoul.
– Non, monsieur.
– C’est que votre malheureux compagnon m’a
paru appartenir à l’Église, reprit Raoul.
– C’est le curé de Béthune, monsieur ; il
portait en lieu sûr les vases sacrés de son église et
le trésor du chapitre ; car M. le Prince a
abandonné notre ville hier, et peut-être
l’Espagnol y sera-t-il demain ; or, comme on
savait que des partis ennemis couraient la
campagne, et que la mission était périlleuse,
personne n’a osé l’accompagner, alors je me suis
offert.
– Et ces misérables vous ont attaqués, ces
misérables ont tiré sur un prêtre !
– Messieurs, dit le blessé en regardant autour
de lui, je souffre bien, et cependant je voudrais

199
être transporté dans quelque maison.
– Où vous puissiez être secouru ? dit de
Guiche.
– Non, où je puisse me confesser.
– Mais peut-être, dit Raoul, n’êtes-vous point
blessé si dangereusement que vous croyez.
– Monsieur, dit le blessé, croyez-moi, il n’y a
pas de temps à perdre, la balle a brisé le col du
fémur et a pénétré jusqu’aux intestins.
– Êtes-vous médecin ? demanda de Guiche.
– Non, dit le moribond, mais je me connais un
peu aux blessures, et la mienne est mortelle.
Tâchez donc de me transporter quelque part où je
puisse trouver un prêtre, ou prenez cette peine de
m’en amener un ici, et Dieu récompensera cette
sainte action ; c’est mon âme qu’il faut sauver
car, pour mon corps, il est perdu.
– Mourir en faisant une bonne œuvre, c’est
impossible ! et Dieu vous assistera.
– Messieurs, au nom du ciel ! dit le blessé
rassemblant toutes ses forces comme pour se
lever, ne perdons point le temps en paroles

200
inutiles : ou aidez-moi à gagner le prochain
village, ou jurez-moi sur votre salut que vous
m’enverrez ici le premier moine, le premier curé,
le premier prêtre que vous rencontrerez. Mais,
ajouta-t-il avec l’accent du désespoir, peut-être
nul n’osera venir, car on sait que les Espagnols
courent la campagne, et je mourrai sans
absolution. Mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta le
blessé avec un accent de terreur qui fit frissonner
les jeunes gens, vous ne permettrez point cela,
n’est-ce pas ? Ce serait trop terrible !
– Monsieur, tranquillisez-vous, dit de Guiche,
je vous jure que vous allez avoir la consolation
que vous demandez. Dites-nous seulement où il y
a une maison où nous puissions demander du
secours, et un village où nous puissions aller
quérir un prêtre.
– Merci, et que Dieu vous récompense ! Il y a
une auberge à une demi-lieue d’ici en suivant
cette route et à une lieue à peu près au-delà de
l’auberge vous trouverez le village de Greney1.

1
À 5 kilomètres de Lens, un peu à l’écart de la route

201
Allez trouver le curé ; si le curé n’est pas chez
lui, entrez dans le couvent des Augustins, qui est
la dernière maison du bourg à droite, et amenez-
moi un frère, qu’importe ! moine ou curé, pourvu
qu’il ait reçu de notre sainte Église la faculté
d’absoudre in articulo mortis1.
– Monsieur d’Arminges, dit de Guiche, restez
près de ce malheureux, et veillez à ce qu’il soit
transporté le plus doucement possible. Faites un
brancard avec des branches d’arbre, mettez-y
tous nos manteaux ; deux de nos laquais le
porteront, tandis que le troisième se tiendra prêt à
prendre la place de celui qui sera las. Nous
allons, le vicomte et moi, chercher un prêtre.
– Allez, monsieur le comte, dit le gouverneur ;
mais au nom du ciel ! ne vous exposez pas.
– Soyez tranquille. D’ailleurs, nous sommes
sauvés pour aujourd’hui ; vous connaissez
l’axiome : Non bis in idem2.

Béthune-Lens.
1
« À l’article de la mort. »
2
Axiome de droit signifiant qu’on ne peut être jugé une

202
– Bon courage, monsieur ! dit Raoul au blessé,
nous allons exécuter votre désir.
– Dieu vous bénisse, messieurs ! répondit le
moribond avec un accent de reconnaissance
impossible à décrire.
Et les deux jeunes gens partirent au galop dans
la direction indiquée, tandis que le gouverneur du
comte de Guiche présidait à la confection du
brancard.
Au bout de dix minutes de marche les deux
jeunes gens aperçurent l’auberge.
Raoul, sans descendre de cheval, appela
l’hôte, le prévint qu’on allait lui amener un blessé
et le pria de préparer, en attendant, tout ce qui
serait nécessaire à son pansement, c’est-à-dire un
lit, des bandes, de la charpie, l’invitant en outre,
s’il connaissait dans les environs quelque
médecin, chirurgien ou opérateur, à l’envoyer
chercher, se chargeant, lui, de récompenser le
messager.

seconde fois pour un même fait ; dans le langage courant : « Pas


de répétition d’un même fait. »

203
L’hôte, qui vit deux jeunes seigneurs
richement vêtus, promit tout ce qu’ils lui
demandèrent, et nos deux cavaliers, après avoir
vu commencer les préparatifs de la réception,
partirent de nouveau et piquèrent vivement vers
Greney.
Ils avaient fait plus d’une lieue et distinguaient
déjà les premières maisons du village dont les
toits couverts de tuiles rougeâtres se détachaient
vigoureusement sur les arbres verts qui les
environnaient, lorsqu’ils aperçurent, venant à leur
rencontre, monté sur une mule, un pauvre moine
qu’à son large chapeau et à sa robe de laine grise
ils prirent pour un frère augustin. Cette fois le
hasard semblait leur envoyer ce qu’ils
cherchaient.
Ils s’approchèrent du moine.
C’était un homme de vingt-deux à vingt-trois
ans, mais que les pratiques ascétiques avaient
vieilli en apparence. Il était pâle, non de cette
pâleur mate qui est une beauté, mais d’un jaune
bilieux ; ses cheveux courts, qui dépassaient à
peine le cercle que son chapeau traçait autour de

204
son front, étaient d’un blond pâle, et ses yeux,
d’un bleu clair, semblaient dénués de regard.
– Monsieur, dit Raoul avec sa politesse
ordinaire, êtes-vous ecclésiastique ?
– Pourquoi me demandez-vous cela ? dit
l’étranger avec une impassibilité presque incivile.
– Pour le savoir, dit le comte de Guiche avec
hauteur.
L’étranger toucha sa mule du talon et continua
son chemin.
De Guiche sauta d’un bond en avant de lui, et
lui barra la route.
– Répondez, monsieur ! dit-il, on vous a
interrogé poliment, et toute question vaut une
réponse.
– Je suis libre, je suppose, de dire ou de ne pas
dire qui je suis aux deux premières personnes
venues à qui il prend le caprice de m’interroger.
De Guiche réprima à grand-peine la furieuse
envie qu’il avait de casser les os au moine.
– D’abord, dit-il en faisant un effort sur lui-

205
même, nous ne sommes pas les deux premières
personnes venues ; mon ami que voilà est le
vicomte de Bragelonne, et moi je suis le comte de
Guiche. Enfin, ce n’est point par caprice que nous
vous faisons cette question ; car un homme est là,
blessé et mourant, qui réclame les secours de
l’Église. Êtes-vous prêtre, je vous somme, au
nom de l’humanité, de me suivre pour secourir
cet homme ; ne l’êtes-vous pas, c’est autre chose.
Je vous préviens, au nom de la courtoisie, que
vous paraissez si complètement ignorer, que je
vais vous châtier de votre insolence.
La pâleur du moine devint de la lividité, et il
sourit d’une si étrange façon que Raoul, qui ne le
quittait pas des yeux, sentit ce sourire lui serrer le
cœur comme une insulte.
– C’est quelque espion espagnol ou flamand,
dit-il en mettant la main sur la crosse de ses
pistolets.
Un regard menaçant et pareil à un éclair
répondit à Raoul.
– Eh bien ! monsieur, dit de Guiche, répondez-
vous ?

206
– Je suis prêtre, messieurs, dit le jeune
homme.
Et sa figure reprit son impassibilité ordinaire.
– Alors, mon père, dit Raoul laissant retomber
ses pistolets dans ses fontes et imposant à ses
paroles un accent respectueux qui ne sortait pas
de son cœur, alors, si vous êtes prêtre, vous allez
trouver, comme vous l’a dit mon ami, une
occasion d’exercer votre état : un malheureux
blessé vient à notre rencontre et doit s’arrêter au
prochain hôtel ; il demande l’assistance d’un
ministre de Dieu ; nos gens l’accompagnent.
– J’y vais, dit le moine.
Et il donna du talon à sa mule.
– Si vous n’y allez pas, monsieur, dit de
Guiche, croyez que nous avons des chevaux
capables de rattraper votre mule, un crédit
capable de vous faire saisir partout où vous
serez ; et alors, je vous le jure, votre procès sera
bientôt fait : on trouve partout un arbre et une
corde.
L’œil du moine étincela de nouveau, mais ce

207
fut tout ; il répéta sa phrase : « J’y vais », et il
partit.
– Suivons-le, dit de Guiche, ce sera plus sûr.
– J’allais vous le proposer, dit de Bragelonne.
Et les deux jeunes gens se remirent en route,
réglant leur pas sur celui du moine, qu’ils
suivaient ainsi à une portée de pistolet.
Au bout de cinq minutes, le moine se retourna
pour s’assurer s’il était suivi ou non.
– Voyez-vous, dit Raoul, que nous avons bien
fait !
– L’horrible figure que celle de ce moine ! dit
le comte de Guiche.
– Horrible, répondit Raoul, et d’expression
surtout ; ces cheveux jaunes, ces yeux ternes, ces
lèvres qui disparaissent au moindre mot qu’il
prononce...
– Oui, oui, dit de Guiche, qui avait été moins
frappé que Raoul de tous ces détails, attendu que
Raoul examinait tandis que de Guiche parlait ;
oui, figure étrange ; mais ces moines sont
assujettis à des pratiques si dégradantes : les

208
jeûnes les font pâlir, les coups de discipline les
font hypocrites, et c’est à force de pleurer les
biens de la vie, qu’ils ont perdus et dont nous
jouissons, que leurs yeux deviennent ternes.
– Enfin, dit Raoul, ce pauvre homme va avoir
son prêtre ; mais, de par Dieu ! le pénitent a la
mine de posséder une conscience meilleure que
celle du confesseur. Quant à moi, je l’avoue, je
suis accoutumé à voir des prêtres d’un tout autre
aspect.
– Ah ! dit de Guiche, comprenez-vous ? Celui-
ci est un de ces frères errants qui s’en vont
mendiant sur les grandes routes jusqu’au jour où
un bénéfice leur tombe du ciel ; ce sont des
étrangers pour la plupart : Écossais, Irlandais,
Danois. On m’en a quelquefois montré de pareils.
– Aussi laids ?
– Non, mais raisonnablement hideux,
cependant.
– Quel malheur pour ce pauvre blessé de
mourir entre les mains d’un pareil frocard !
– Bah ! dit de Guiche, l’absolution vient, non

209
de celui qui la donne, mais de Dieu. Cependant,
voulez-vous que je vous dise, eh bien ! j’aimerais
mieux mourir impénitent que d’avoir affaire à un
pareil confesseur. Vous êtes de mon avis, n’est-ce
pas, vicomte ? Et je vous voyais caresser le
pommeau de votre pistolet comme si vous aviez
quelque intention de lui casser la tête.
– Oui, comte, c’est une chose étrange, et qui
va vous surprendre, j’ai éprouvé à l’aspect de cet
homme une horreur indéfinissable. Avez-vous
quelquefois fait lever un serpent sur votre
chemin ?
– Jamais, dit de Guiche.
– Eh bien ! à moi cela m’est arrivé dans nos
forêts du Blaisois, et je me rappelle qu’à la vue
du premier qui me regarda de ses yeux ternes,
replié sur lui-même, branlant la tête et agitant la
langue, je demeurai fixe, pâle et comme fasciné
jusqu’au moment où le comte de La Fère...
– Votre père ? demanda de Guiche.
– Non, mon tuteur, répondit Raoul en
rougissant.

210
– Fort bien.
– Jusqu’au moment, reprit Raoul, où le comte
de La Fère me dit : « Allons, Bragelonne,
dégainez. » Alors seulement je courus au reptile
et le tranchai en deux, au moment où il se dressait
sur sa queue en sifflant pour venir lui-même au-
devant de moi. Eh bien ! je vous jure que j’ai
ressenti exactement la même sensation à la vue
de cet homme lorsqu’il a dit : « Pourquoi me
demandez-vous cela ? » et qu’il m’a regardé.
– Alors, vous vous reprochez de ne l’avoir pas
coupé en deux comme votre serpent ?
– Ma foi, oui, presque, dit Raoul.
En ce moment, on arrivait en vue de la petite
auberge, et l’on apercevait de l’autre côté le
cortège du blessé qui s’avançait guidé par M.
d’Arminges. Deux hommes portaient le
moribond, le troisième tenait les chevaux en
main.
Les jeunes gens donnèrent de l’éperon.
– Voici le blessé, dit de Guiche en passant
près du frère augustin ; ayez la bonté de vous

211
presser un peu, sire moine.
Quant à Raoul, il s’éloigna du frère de toute la
largeur de la route, et passa en détournant la tête
avec dégoût.
C’étaient alors les jeunes gens qui précédaient
le confesseur au lieu de le suivre. Ils allèrent au-
devant du blessé et lui annoncèrent cette bonne
nouvelle. Celui-ci se souleva pour regarder dans
la direction indiquée, vit le moine qui
s’approchait en hâtant le pas de sa mule, et
retomba sur sa litière le visage éclairé d’un rayon
de joie.
– Maintenant, dirent les jeunes gens, nous
avons fait pour vous tout ce que nous avons pu
faire, et comme nous sommes pressés de
rejoindre l’armée de M. le Prince, nous allons
continuer notre route ; vous nous excusez, n’est-
ce pas, monsieur ? Mais on dit qu’il va y avoir
une bataille, et nous ne voudrions pas arriver le
lendemain.
– Allez, mes jeunes seigneurs, dit le blessé, et
soyez bénis tous deux pour votre piété. Vous
avez en effet, et comme vous l’avez dit, fait pour

212
moi tout ce que vous pouviez faire ; moi, je ne
puis que vous dire encore une fois : Dieu vous
garde, vous et ceux qui vous sont chers !
– Monsieur, dit de Guiche à son gouverneur,
nous allons devant, vous nous rejoindrez sur la
route de Cambrin.
L’hôte était sur sa porte et avait tout préparé,
lit, bandes et charpie, et un palefrenier était allé
chercher un médecin à Lens, qui était la ville la
plus proche.
– Bien, dit l’aubergiste, il sera fait comme
vous le désirez ; mais ne vous arrêtez-vous pas,
monsieur, pour panser votre blessure ? continua-
t-il en s’adressant à Bragelonne.
– Oh ! ma blessure, à moi, n’est rien, dit le
vicomte, et il sera temps que je m’en occupe à la
prochaine halte ; seulement ayez la bonté, si vous
voyez passer un cavalier, et si ce cavalier vous
demande des nouvelles d’un jeune homme monté
sur un alezan et suivi d’un laquais, de lui dire
qu’effectivement vous m’avez vu, mais que j’ai

213
continué ma route et que je compte dîner à
Mazingarbe1 et coucher à Cambrin. Ce cavalier
est mon serviteur.
– Ne serait-il pas mieux, et pour plus grande
sûreté, que je lui demandasse son nom et que je
lui dise le vôtre ? répondit l’hôte.
– Il n’y a pas de mal au surcroît de précaution,
dit Raoul, je me nomme le vicomte de
Bragelonne et lui Grimaud.
En ce moment le blessé arrivait d’un côté et le
moine de l’autre ; les deux jeunes gens se
reculèrent pour laisser passer le brancard ; de son
côté le moine descendait de sa mule, et ordonnait
qu’on la conduisît à l’écurie sans la desseller.
– Sire moine, dit de Guiche, confessez bien ce
brave homme, et ne vous inquiétez pas de votre
dépense ni de celle de votre mule : tout est payé.
– Merci, monsieur ! dit le moine avec un de
ces sourires qui avaient fait frissonner
Bragelonne.

1
À 5 kilomètres de Greney ; plus loin, Dumas situe ce
village à 2,5 lieues de Greney.

214
– Venez, comte, dit Raoul, qui semblait
instinctivement ne pouvoir supporter la présence
de l’augustin, venez, je me sens mal ici.
– Merci, encore une fois, mes beaux jeunes
seigneurs, dit le blessé, et ne m’oubliez pas dans
vos prières !
– Soyez tranquille ! dit de Guiche en piquant
pour rejoindre Bragelonne, qui était déjà de vingt
pas en avant.
En ce moment le brancard, porté par les deux
laquais, entrait dans la maison. L’hôte et sa
femme, qui était accourue, se tenaient debout sur
les marches de l’escalier. Le malheureux blessé
paraissait souffrir des douleurs atroces ; et
cependant il n’était préoccupé que de savoir si le
moine le suivait.
À la vue de cet homme pâle et ensanglanté, la
femme saisit fortement le bras de son mari.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda celui-ci. Est-
ce que par hasard tu te trouverais mal ?
– Non, mais regarde ! dit l’hôtesse en
montrant à son mari le blessé.

215
– Dame ! répondit celui-ci, il me paraît bien
malade.
– Ce n’est pas cela que je veux dire, continua
la femme toute tremblante, je te demande si tu le
reconnais ?
– Cet homme ? attends donc...
– Ah ! je vois que tu le reconnais, dit la
femme, car tu pâlis à ton tour.
– En vérité ! s’écria l’hôte. Malheur à notre
maison, c’est l’ancien bourreau de Béthune.
– L’ancien bourreau de Béthune ! murmura le
jeune moine en faisant un mouvement d’arrêt et
en laissant voir sur son visage le sentiment de
répugnance que lui inspirait son pénitent.
M. d’Arminges, qui se tenait à la porte,
s’aperçut de son hésitation.
– Sire moine, dit-il, pour être ou pour avoir été
bourreau, ce malheureux n’en est pas moins un
homme. Rendez-lui donc le dernier service qu’il
réclame de vous, et votre œuvre n’en sera que
plus méritoire.
Le moine ne répondit rien, mais il continua

216
silencieusement son chemin vers la chambre
basse où les deux valets avaient déjà déposé le
mourant sur un lit.
En voyant l’homme de Dieu s’approcher du
chevet du blessé, les deux laquais sortirent en
fermant la porte sur le moine et sur le moribond.
D’Arminges et Olivain les attendaient ; ils
remontèrent à cheval, et tous quatre partirent au
trot, suivant le chemin à l’extrémité duquel
avaient déjà disparu Raoul et son compagnon.
Au moment où le gouverneur et son escorte
disparaissaient à leur tour, un nouveau voyageur
s’arrêtait devant le seuil de l’auberge.
– Que désire monsieur ? dit l’hôte, encore pâle
et tremblant de la découverte qu’il venait de faire.
Le voyageur fit le signe d’un homme qui boit,
et, mettant pied à terre, montra son cheval et fit le
signe d’un homme qui frotte.
– Ah diable ! se dit l’hôte, il paraît que celui-ci
est muet.
– Et où voulez-vous boire ? demanda-t-il.
– Ici, dit le voyageur en montrant une table.

217
– Je me trompais, dit l’hôte, il n’est pas tout à
fait muet.
Et il s’inclina, alla chercher une bouteille de
vin et des biscuits, qu’il posa devant son taciturne
convive.
– Monsieur ne désire pas autre chose ?
demanda-t-il.
– Si fait, dit le voyageur.
– Que désire monsieur ?
– Savoir si vous avez vu passer un jeune
gentilhomme de quinze ans, monté sur un cheval
alezan et suivi d’un laquais.
– Le vicomte de Bragelonne ? dit l’hôte.
– Justement.
– Alors c’est vous qui vous appelez M.
Grimaud ?
Le voyageur fit signe que oui.
– Eh bien ! dit l’hôte, votre jeune maître était
ici il n’y a qu’un quart d’heure ; il dînera à
Mazingarbe et couchera à Cambrin.
– Combien d’ici à Mazingarbe ?

218
– Deux lieues et demie.
– Merci.
Grimaud, assuré de rencontrer son jeune
maître avant la fin du jour, parut plus calme,
s’essuya le front et se versa un verre de vin, qu’il
but silencieusement.
Il venait de poser son verre sur la table et se
disposait à le remplir une seconde fois, lorsqu’un
cri terrible partit de la chambre où étaient le
moine et le mourant.
Grimaud se leva tout debout.
– Qu’est-ce que cela, dit-il, et d’où vient ce
cri ?
– De la chambre du blessé, dit l’hôte.
– Quel blessé ? demanda Grimaud.
– L’ancien bourreau de Béthune, qui vient
d’être assassiné par les partisans espagnols, qu’on
a apporté ici, et qui se confesse en ce moment à
un frère augustin : il paraît qu’il souffre bien.
– L’ancien bourreau de Béthune ? murmura
Grimaud rappelant ses souvenirs... un homme de

219
cinquante-cinq à soixante ans, grand, vigoureux,
basané, cheveux et barbe noirs ?
– C’est cela, excepté que sa barbe a grisonné
et que ses cheveux ont blanchi. Le connaissez-
vous ? demanda l’hôte.
– Je l’ai vu une fois, dit Grimaud, dont le front
s’assombrit au tableau que lui présentait ce
souvenir.
La femme était accourue toute tremblante.
– As-tu entendu ? dit-elle à son mari.
– Oui, répondit l’hôte en regardant avec
inquiétude du côté de la porte.
En ce moment, un cri moins fort que le
premier, mais suivi d’un gémissement long et
prolongé, se fit entendre.
Les trois personnages se regardèrent en
frissonnant.
– Il faut voir ce que c’est, dit Grimaud.
– On dirait le cri d’un homme qu’on égorge,
murmura l’hôte.
– Jésus ! dit la femme en se signant.

220
Si Grimaud parlait peu, on sait qu’il agissait
beaucoup. Il s’élança vers la porte et la secoua
vigoureusement, mais elle était fermée par un
verrou intérieur.
– Ouvrez ! cria l’hôte, ouvrez ; sire moine,
ouvrez à l’instant !
Personne ne répondit.
– Ouvrez, ou j’enfonce la porte ! dit Grimaud.
Même silence.
Grimaud jeta les yeux autour de lui et avisa
une pince qui d’aventure se trouvait dans un
coin ; il s’élança dessus, et, avant que l’hôte eût
pu s’opposer à son dessein, il avait mis la porte
en dedans.
La chambre était inondée du sang qui filtrait à
travers les matelas, le blessé ne parlait plus et
râlait ; le moine avait disparu.
– Le moine ? cria l’hôte ; où est le moine ?
Grimaud s’élança vers une fenêtre ouverte qui
donnait sur la cour.
– Il aura fui par là, s’écria-t-il.

221
– Vous croyez ? dit l’hôte effaré. Garçon,
voyez si la mule du moine est à l’écurie.
– Plus de mule ! cria celui à qui cette question
était adressée.
Grimaud fronça le sourcil, l’hôte joignit les
mains et regarda autour de lui avec défiance.
Quant à la femme, elle n’avait pas osé entrer dans
la chambre et se tenait debout, épouvantée, à la
porte.
Grimaud s’approcha du blessé, regardant ses
traits rudes et marqués qui lui rappelaient un
souvenir si terrible.
Enfin, après un moment de morne et muette
contemplation :
– Il n’y a plus de doute, dit-il, c’est bien lui.
– Vit-il encore ? demanda l’hôte.
Grimaud, sans répondre, ouvrit son
justaucorps pour lui tâter le cœur, tandis que
l’hôte s’approchait à son tour ; mais tout à coup
tous deux reculèrent, l’hôte en poussant un cri
d’effroi, Grimaud en pâlissant.
La lame d’un poignard était enfoncée jusqu’à

222
la garde du côté gauche de la poitrine du
bourreau.
– Courez chercher du secours, dit Grimaud,
moi je resterai près de lui.
L’hôte sortit de la chambre tout égaré ; quant à
la femme, elle s’était enfuie au cri qu’avait
poussé son mari.

223
35

L’absolution

Voici ce qui s’était passé.


Nous avons vu que ce n’était point par un effet
de sa propre volonté, mais au contraire assez à
contrecœur que le moine escortait le blessé qui
lui avait été recommandé d’une si étrange
manière. Peut-être eût-il cherché à fuir, s’il en
avait vu la possibilité ; mais les menaces des
deux gentilshommes, leur suite qui était restée
après eux et qui sans doute avait reçu leurs
instructions, et pour tout dire enfin, la réflexion
même avait engagé le moine, sans laisser paraître
trop de mauvais vouloir, à jouer jusqu’au bout
son rôle de confesseur, et, une fois entré dans la
chambre, il s’était approché du chevet du blessé.
Le bourreau examina de ce regard rapide,
particulier à ceux qui vont mourir et qui, par

224
conséquent, n’ont pas de temps à perdre, la figure
de celui qui devait être son consolateur ; il fit un
mouvement de surprise et dit :
– Vous êtes bien jeune, mon père ?
– Les gens qui portent ma robe n’ont point
d’âge, répondit sèchement le moine.
– Hélas ! parlez-moi plus doucement, mon
père, dit le blessé, j’ai besoin d’un ami à mes
derniers moments.
– Vous souffrez beaucoup ? demanda le
moine.
– Oui ; mais de l’âme bien plus que du corps.
– Nous sauverons votre âme, dit le jeune
homme ; mais êtes-vous réellement le bourreau
de Béthune, comme le disaient ces gens ?
– C’est-à-dire, reprit vivement le blessé, qui
craignait sans doute que ce nom de bourreau
n’éloignât de lui les derniers secours qu’il
réclamait, c’est-à-dire que je l’ai été, mais je ne le
suis plus ; il y a quinze ans que j’ai cédé ma
charge. Je figure encore aux exécutions, mais je
ne frappe plus moi-même, oh non !

225
– Vous avez donc horreur de votre état ?
Le bourreau poussa un profond soupir.
– Tant que je n’ai frappé qu’au nom de la loi
et de la justice, dit-il, mon état m’a laissé dormir
tranquille, abrité que j’étais sous la justice et sous
la loi ; mais depuis cette nuit terrible où j’ai servi
d’instrument à une vengeance particulière et où
j’ai levé avec haine le glaive sur une créature de
Dieu, depuis ce jour...
Le bourreau s’arrêta en secouant la tête d’un
air désespéré.
– Parlez, dit le moine, qui s’était assis au pied
du lit du blessé et qui commençait à prendre
intérêt à un récit qui s’annonçait d’une façon si
étrange.
– Ah ! s’écria le moribond avec tout l’élan
d’une douleur longtemps comprimée et qui finit
enfin par se faire jour, ah ! j’ai pourtant essayé
d’étouffer ce remords par vingt ans de bonnes
œuvres ; j’ai dépouillé la férocité naturelle à ceux
qui versent le sang ; à toutes les occasions j’ai
exposé ma vie pour sauver la vie de ceux qui

226
étaient en péril, et j’ai conservé à la terre des
existences humaines, en échange de celle que je
lui avais enlevée. Ce n’est pas tout : le bien
acquis dans l’exercice de ma profession, je l’ai
distribué aux pauvres, je suis devenu assidu aux
églises, les gens qui me fuyaient se sont habitués
à me voir. Tous m’ont pardonné, quelques-uns
même m’ont aimé ; mais je crois que Dieu ne m’a
pas pardonné, lui, car le souvenir de cette
exécution me poursuit sans cesse, et il me semble
chaque nuit voir se dresser devant moi le spectre
de cette femme.
– Une femme ! C’est donc une femme que
vous avez assassinée ? s’écria le moine.
– Et vous aussi ! s’écria le bourreau, vous
vous servez donc de ce mot qui retentit à mon
oreille : assassinée ! Je l’ai donc assassinée et non
pas exécutée ! je suis donc un assassin et non pas
un justicier !
Et il ferma les yeux en poussant un
gémissement.
Le moine craignit sans doute qu’il ne mourût
sans en dire davantage, car il reprit vivement :

227
– Continuez, je ne sais rien, et quand vous
aurez achevé votre récit, Dieu et moi jugerons.
– Oh ! mon père ! continua le bourreau sans
rouvrir les yeux, comme s’il craignait, en les
rouvrant, de revoir quelque objet effrayant, c’est
surtout lorsqu’il fait nuit et que je traverse
quelque rivière, que cette terreur que je n’ai pu
vaincre redouble : il me semble alors que ma
main s’alourdit, comme si mon coutelas y pesait
encore ; que l’eau devient couleur de sang, et que
toutes les voix de la nature, le bruissement des
arbres, le murmure du vent, le clapotement du
flot, se réunissent pour former une voix
pleurante, désespérée, terrible, qui me crie :
« Laissez passer la justice de Dieu ! »
– Délire ! murmura le moine en secouant la
tête à son tour.
Le bourreau rouvrit les yeux, fit un
mouvement pour se retourner du côté du jeune
homme et lui saisit le bras.
– Délire, répéta-t-il, délire, dites-vous ? Oh !
non pas, car c’était le soir, car j’ai jeté son corps
dans la rivière, car les paroles que mes remords

228
me répètent, ces paroles, c’est moi qui dans mon
orgueil les ai prononcées : après avoir été
l’instrument de la justice humaine, je croyais être
devenu celui de la justice de Dieu.
– Mais, voyons, comment cela s’est-il fait ?
Parlez, dit le moine.
– C’était un soir, un homme me vint chercher,
me montra un ordre, je le suivis. Quatre autres
seigneurs m’attendaient. Ils m’emmenèrent
masqué. Je me réservais toujours de résister si
l’office qu’on réclamait de moi me paraissait
injuste. Nous fîmes cinq ou six lieues, sombres,
silencieux et presque sans échanger une parole ;
enfin, à travers les fenêtres d’une petite
chaumière, ils me montrèrent une femme
accoudée sur une table et me dirent : « Voici celle
qu’il faut exécuter. »
– Horreur ! dit le moine. Et vous avez obéi ?
– Mon père, cette femme était un monstre :
elle avait empoisonné, disait-on, son second mari,
tenté d’assassiner son beau-frère, qui se trouvait
parmi ces hommes ; elle venait d’empoisonner
une jeune femme qui était sa rivale, et avant de

229
quitter l’Angleterre elle avait, disait-on, fait
poignarder le favori du roi.
– Buckingham ? s’écria le moine.
– Oui, Buckingham, c’est cela.
– Elle était donc Anglaise, cette femme ?
– Non, elle était Française, mais elle s’était
mariée en Angleterre.
Le moine pâlit, s’essuya le front et alla fermer
la porte au verrou. Le bourreau crut qu’il
l’abandonnait et retomba en gémissant sur son lit.
– Non, non, me voilà, reprit le moine en
revenant vivement près de lui ; continuez : quels
étaient ces hommes ?
– L’un était étranger, Anglais, je crois. Les
quatre autres étaient Français et portaient le
costume de mousquetaires.
– Leurs noms ? demanda le moine.
– Je ne les connais pas. Seulement les quatre
autres seigneurs appelaient l’Anglais milord.
– Et cette femme était-elle belle ?

230
– Jeune et belle ! Oh ! oui, belle surtout. Je la
vois encore, lorsque, à genoux à mes pieds, elle
priait, la tête renversée en arrière. Je n’ai jamais
compris depuis, comment j’avais abattu cette tête
si belle et si pâle.
Le moine semblait agité d’une émotion
étrange. Tous ses membres tremblaient ; on
voyait qu’il voulait faire une question, mais il
n’osait pas.
Enfin, après un violent effort sur lui-même :
– Le nom de cette femme ? dit-il.
– Je l’ignore. Comme je vous le dis, elle
s’était mariée deux fois, à ce qu’il paraît : une
fois en France, et l’autre en Angleterre.
– Et elle était jeune, dites-vous ?
– Vingt-cinq ans.
– Belle ?
– À ravir.
– Blonde ?
– Oui.

231
– De grands cheveux, n’est-ce pas ? qui
tombaient jusque sur ses épaules.
– Oui.
– Des yeux d’une expression admirable ?
– Quand elle voulait. Oh ! oui, c’est bien cela.
– Une voix d’une douceur étrange ?
– Comment le savez-vous ?
Le bourreau s’accouda sur son lit et fixa son
regard épouvanté sur le moine, qui devint livide.
– Et vous l’avez tuée ! dit le moine ; vous avez
servi d’instrument à ces lâches, qui n’osaient la
tuer eux-mêmes ! Vous n’avez pas eu pitié de
cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse !
Vous avez tué cette femme ?
– Hélas ! reprit le bourreau, je vous l’ai dit,
mon père, cette femme, sous cette enveloppe
céleste, cachait un esprit infernal, et quand je la
vis, quand je me rappelai tout le mal qu’elle
m’avait fait à moi-même...
– À vous ? et qu’avait-elle pu vous faire à
vous ? Voyons.

232
– Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était
prêtre ; elle s’était sauvée avec lui de son
couvent.
– Avec ton frère ?
– Oui. Mon frère avait été son premier amant :
elle avait été la cause de la mort de mon frère.
Oh ! mon père ! mon père ! ne me regardez donc
pas ainsi. Oh ! je suis donc coupable ? Oh ! vous
ne me pardonnerez donc pas ?
Le moine composa son visage.
– Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si
vous me dites tout !
– Oh ! s’écria le bourreau, tout ! tout ! tout !
– Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère...
vous dites qu’elle l’a séduit, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Si elle a causé sa mort... vous avez dit
qu’elle avait causé sa mort ?
– Oui, répéta le bourreau.
– Alors, vous devez savoir son nom de jeune
fille ?

233
– Ô mon Dieu ! dit le bourreau, mon Dieu ! il
me semble que je vais mourir. L’absolution, mon
père ! l’absolution !
– Dis son nom ! s’écria le moine, et je te la
donnerai.
– Elle s’appelait... mon Dieu, ayez pitié de
moi ! murmura le bourreau.
Et il se laissa aller sur son lit, pâle, frissonnant
et pareil à un homme qui va mourir.
– Son nom ! répéta le moine se courbant sur
lui comme pour lui arracher ce nom s’il ne
voulait pas le lui dire ; son nom !... parle, ou pas
d’absolution !
Le mourant parut rassembler toutes ses forces.
Les yeux du moine étincelaient.
– Anne de Breuil, murmura le blessé.
– Anne de Breuil ! s’écria le moine en se
redressant et en levant les deux mains au ciel ;
Anne de Breuil ! tu as bien dit Anne de Breuil,
n’est-ce pas ?
– Oui, oui, c’était son nom, et maintenant
absolvez-moi, car je me meurs.

234
– Moi, t’absoudre ! s’écria le prêtre avec un
rire qui fit dresser les cheveux sur la tête du
mourant, moi, t’absoudre ? Je ne suis pas prêtre !
– Vous n’êtes pas prêtre ! s’écria le bourreau,
mais qu’êtes-vous donc alors ?
– Je vais te le dire à mon tour, misérable !
– Ah ! Seigneur ! mon Dieu !
– Je suis John Francis de Winter !
– Je ne vous connais pas ! s’écria le bourreau.
– Attends, attends, tu vas me connaître : je
suis John Francis de Winter, répéta-t-il, et cette
femme...
– Eh bien ! cette femme ?
– C’était ma mère !
Le bourreau poussa le premier cri, ce cri si
terrible qu’on avait entendu d’abord.
– Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi,
murmura-t-il, sinon au nom de Dieu, du moins en
votre nom ; sinon comme prêtre, du moins
comme fils.

235
– Te pardonner ! s’écria le faux moine, te
pardonner ! Dieu le fera peut-être, mais moi,
jamais !
– Par pitié, dit le bourreau en tendant ses bras
vers lui.
– Pas de pitié pour qui n’a pas eu de pitié ;
meurs impénitent, meurs désespéré, meurs et sois
damné !
Et tirant de sa robe un poignard et le lui
enfonçant dans la poitrine :
– Tiens, dit-il, voilà mon absolution !
Ce fut alors que l’on entendit ce second cri
plus faible que le premier, qui avait été suivi d’un
long gémissement.
Le bourreau, qui s’était soulevé, retomba
renversé sur son lit. Quant au moine, sans retirer
le poignard de la plaie, il courut à la fenêtre,
l’ouvrit, sauta sur les fleurs d’un petit jardin, se
glissa dans l’écurie, prit sa mule, sortit par une
porte de derrière, courut jusqu’au prochain
bouquet de bois, y jeta sa robe de moine, tira de
sa valise un habit complet de cavalier, s’en

236
revêtit, gagna à pied la première poste, prit un
cheval et continua à franc étrier son chemin vers
Paris.

237
36

Grimaud parle

Grimaud était resté seul auprès du bourreau :


l’hôte était allé chercher du secours ; la femme
priait.
Au bout d’un instant, le blessé rouvrit les
yeux.
– Du secours ! murmura-t-il ; du secours ! Ô
mon Dieu, mon Dieu ! ne trouverai-je donc pas
un ami dans ce monde qui m’aide à vivre ou à
mourir ?
Et il porta avec effort sa main à sa poitrine ; sa
main rencontra le manche du poignard.
– Ah ! dit-il comme un homme qui se
souvient.
Et il laissa retomber son bras près de lui.
– Ayez courage, dit Grimaud, on est allé

238
chercher du secours.
– Qui êtes-vous ? demanda le blessé en fixant
sur Grimaud des yeux démesurément ouverts.
– Une ancienne connaissance, dit Grimaud.
– Vous ?
Le blessé chercha à se rappeler les traits de
celui qui lui parlait ainsi.
– Dans quelles circonstances nous sommes-
nous donc rencontrés ? demanda-t-il.
– Il y a vingt ans, une nuit ; mon maître vous
avait pris à Béthune et vous conduisit à
Armentières.
– Je vous reconnais bien, dit le bourreau, vous
êtes un des quatre laquais.
– C’est cela.
– D’où venez-vous ?
– Je passais sur la route ; je me suis arrêté
dans cette auberge pour faire rafraîchir mon
cheval. On me racontait que le bourreau de
Béthune était là blessé, quand vous avez poussé
deux cris. Au premier nous sommes accourus, au

239
second nous avons enfoncé la porte.
– Et le moine ? dit le bourreau ; avez-vous vu
le moine ?
– Quel moine ?
– Le moine qui était enfermé avec moi ?
– Non, il n’y était déjà plus ; il paraît qu’il a
fui par cette fenêtre. Est-ce donc lui qui vous a
frappé ?
– Oui, dit le bourreau.
Grimaud fit un mouvement pour sortir.
– Qu’allez-vous faire ? demanda le blessé.
– Il faut courir après lui.
– Gardez-vous-en bien !
– Et pourquoi ?
– Il s’est vengé, et il a bien fait. Maintenant
j’espère que Dieu me pardonnera, car il y a
expiation.
– Expliquez-vous, dit Grimaud.
– Cette femme que vous et vos maîtres m’avez
fait tuer...

240
– Milady ?
– Oui, Milady, c’est vrai, vous l’appeliez
ainsi...
– Qu’a de commun Milady et le moine ?
– C’était sa mère.
Grimaud chancela et regarda le mourant d’un
œil terne et presque hébété.
– Sa mère ? répéta-t-il.
– Oui, sa mère.
– Mais il sait donc ce secret ?
– Je l’ai pris pour un moine, et je le lui ai
révélé en confession.
– Malheureux ! s’écria Grimaud, dont les
cheveux se mouillèrent de sueur à la seule idée
des suites que pouvait avoir une pareille
révélation ; malheureux ! vous n’avez nommé
personne, j’espère ?
– Je n’ai prononcé aucun nom, car je n’en
connais aucun, excepté le nom de fille de sa
mère, et c’est à ce nom qu’il l’a reconnue ; mais
il sait que son oncle était au nombre des juges.

241
Et il retomba épuisé, Grimaud voulut lui
porter secours et avança sa main vers le manche
du poignard.
– Ne me touchez pas, dit le bourreau ; si l’on
retirait ce poignard, je mourrais.
Grimaud resta la main étendue, puis tout à
coup se frappant le front du poing :
– Ah ! mais si jamais cet homme apprend qui
sont les autres, mon maître est perdu alors.
– Hâtez-vous, hâtez-vous ! s’écria le bourreau,
prévenez-le, s’il vit encore ; prévenez ses amis ;
ma mort, croyez-le bien, ne sera pas le
dénouement de cette terrible aventure.
– Où allait-il ? demanda Grimaud.
– Vers Paris.
– Qui l’a arrêté ?
– Deux jeunes gentilshommes qui se rendaient
à l’armée, et dont l’un d’eux, j’ai entendu son
nom prononcé par son camarade, s’appelle le
vicomte de Bragelonne.
– Et c’est ce jeune homme qui vous a amené

242
ce moine ?
– Oui.
Grimaud leva les yeux au ciel.
– C’était donc la volonté de Dieu ? dit-il.
– Sans doute, dit le blessé.
– Alors voilà qui est effrayant, murmura
Grimaud ; et cependant cette femme, elle avait
mérité son sort. N’est-ce donc plus votre avis ?
– Au moment de mourir, dit le bourreau, on
voit les crimes des autres bien petits en
comparaison des siens.
Et il tomba épuisé en fermant les yeux.
Grimaud était retenu entre la pitié qui lui
défendait de laisser cet homme sans secours et la
crainte qui lui commandait de partir à l’instant
même pour aller porter cette nouvelle au comte
de La Fère, lorsqu’il entendit du bruit dans le
corridor et vit l’hôte qui rentrait avec le
chirurgien, qu’on avait enfin trouvé.
Plusieurs curieux suivaient, attirés par la
curiosité ; le bruit de l’étrange événement

243
commençait à se répandre.
Le praticien, s’approcha du mourant, qui
semblait évanoui.
– Il faut d’abord extraire le fer de la poitrine,
dit-il en secouant la tête d’une façon significative.
Grimaud se rappela la prophétie que venait de
faire le blessé et détourna les yeux.
Le chirurgien écarta le pourpoint, déchira la
chemise et mit la poitrine à nu.
Le fer, comme nous l’avons dit, était enfoncé
jusqu’à la garde.
Le chirurgien le prit par l’extrémité de la
poignée ; à mesure qu’il l’attirait, le blessé
ouvrait les yeux avec une fixité effrayante.
Lorsque la lame fut sortie entièrement de la plaie,
une mousse rougeâtre vint couronner la bouche
du blessé, puis au moment où il respira, un flot de
sang jaillit de l’orifice de sa blessure ; le mourant
fixa son regard sur Grimaud avec une expression
singulière, poussa un râle étouffé, et expira sur-
le-champ.
Alors, Grimaud ramassa le poignard inondé de

244
sang qui gisait dans la chambre et faisait horreur
à tous, fit signe à l’hôte de le suivre, paya la
dépense avec une générosité digne de son maître
et remonta à cheval.
Grimaud avait pensé tout d’abord à retourner
droit à Paris, mais il songea à l’inquiétude où son
absence prolongée tiendrait Raoul ; il se rappela
que Raoul n’était qu’à deux lieues de l’endroit où
il se trouvait lui-même, qu’en un quart d’heure il
serait près de lui, et qu’allée, retour et explication
ne lui prendraient pas une heure : il mit son
cheval au galop, et dix minutes après il
descendait au Mulet couronné, la seule auberge
de Mazingarbe.
Aux premiers mots qu’il échangea avec l’hôte,
il acquit la certitude qu’il avait rejoint celui qu’il
cherchait.
Raoul était à table avec le comte de Guiche et
son gouverneur, mais la sombre aventure de la
matinée laissait sur les deux jeunes fronts une
tristesse que la gaieté de M. d’Arminges, plus
philosophe qu’eux par la grande habitude qu’il
avait de ces sortes de spectacles, ne pouvait

245
parvenir à dissiper.
Tout à coup la porte s’ouvrit, et Grimaud se
présenta pâle, poudreux et encore couvert du sang
du malheureux blessé.
– Grimaud, mon bon Grimaud, s’écria Raoul,
enfin te voici. Excusez-moi, messieurs, ce n’est
pas un serviteur, c’est un ami.
Et se levant et courant à lui :
– Comment va M. le comte ? continua-t-il ;
me regrette-t-il un peu ? L’as-tu vu depuis que
nous nous sommes quittés ? Réponds, mais j’ai
de mon côté bien des choses à te dire. Va, depuis
trois jours, il nous est arrivé force aventures ;
mais qu’as-tu ? Comme tu es pâle ! Du sang !
pourquoi ce sang ?
– En effet, il y a du sang ! dit le comte en se
levant. Êtes-vous blessé, mon ami ?
– Non, monsieur, dit Grimaud, ce sang n’est
pas à moi.
– Mais à qui ? demanda Raoul.
– C’est le sang du malheureux que vous avez
laissé à l’auberge, et qui est mort entre mes bras.

246
– Entre tes bras ! cet homme ! mais sais-tu qui
il était ?
– Oui, dit Grimaud.
– Mais c’était l’ancien bourreau de Béthune.
– Je le sais.
– Et tu le connaissais ?
– Je le connaissais.
– Et il est mort ?
– Oui.
Les deux jeunes gens se regardèrent.
– Que voulez-vous, messieurs, dit
d’Arminges, c’est la loi commune, et pour avoir
été bourreau on n’en est pas exempt. Du moment
où j’ai vu sa blessure, j’en ai eu mauvaise idée ;
et, vous le savez, c’était son opinion à lui-même,
puisqu’il demandait un moine.
À ce mot de moine, Grimaud pâlit.
– Allons, allons, à table ! dit d’Arminges, qui,
comme tous les hommes de cette époque et
surtout de son âge, n’admettait pas la sensibilité
entre deux services.

247
– Oui, monsieur, vous avez raison, dit Raoul.
Allons, Grimaud, fais-toi servir ; ordonne,
commande, et après que tu seras reposé, nous
causerons.
– Non, monsieur, non, dit Grimaud, je ne puis
pas m’arrêter un instant, il faut que je reparte
pour Paris.
– Comment, que tu repartes pour Paris ! Tu te
trompes, c’est Olivain qui va partir ; toi tu restes.
– C’est Olivain qui reste, au contraire, et c’est
moi qui pars. Je suis venu tout exprès pour vous
l’apprendre.
– Mais à quel propos ce changement ?
– Je ne puis vous le dire.
– Explique-toi.
– Je ne puis m’expliquer.
– Allons, qu’est-ce que cette plaisanterie ?
– Monsieur le vicomte sait que je ne plaisante
jamais.
– Oui, mais je sais aussi que M. le comte de
La Fère a dit que vous resteriez près de moi et

248
qu’Olivain retournerait à Paris. Je suivrai les
ordres de M. le comte.
– Pas dans cette circonstance, monsieur.
– Me désobéirez-vous, par hasard ?
– Oui, monsieur, car il le faut.
– Ainsi, vous persistez ?
– Ainsi je pars ; soyez heureux, monsieur le
vicomte.
Et Grimaud salua et tourna vers la porte pour
sortir.
Raoul, furieux et inquiet tout à la fois, courut
après lui et l’arrêta par le bras.
– Grimaud ! s’écria Raoul, restez, je le veux !
– Alors, dit Grimaud, vous voulez que je laisse
tuer M. le comte.
Grimaud salua et s’apprêta à sortir.
– Grimaud, mon ami, dit le vicomte, vous ne
partirez pas ainsi, vous ne me laisserez pas dans
une pareille inquiétude. Grimaud, parle, parle, au
nom du ciel !

249
Et Raoul tout chancelant tomba sur un
fauteuil.
– Je ne puis vous dire qu’une chose, monsieur,
car le secret que vous me demandez n’est pas à
moi. Vous avez rencontré un moine, n’est-ce
pas ?
– Oui.
Les deux jeunes gens se regardèrent avec
effroi.
– Vous l’avez conduit près du blessé ?
– Oui.
– Vous avez eu le temps de le voir, alors ?
– Oui.
– Et peut-être le reconnaîtriez-vous si jamais
vous le rencontriez ?
– Oh ! oui, je le jure, dit Raoul.
– Et moi aussi, dit de Guiche.
– Eh bien ! si vous le rencontrez jamais, dit
Grimaud, quelque part que ce soit, sur la grande
route, dans la rue, dans une église, partout où il
sera et où vous serez, mettez le pied dessus et

250
écrasez-le sans pitié, sans miséricorde, comme
vous feriez d’une vipère, d’un serpent, d’un
aspic ; écrasez-le et ne le quittez que quand il sera
mort ; la vie de cinq hommes sera pour moi en
doute tant qu’il vivra.
Et sans ajouter une seule parole, Grimaud
profita de l’étonnement et de la terreur où il avait
jeté ceux qui l’écoutaient pour s’élancer hors de
l’appartement.
– Eh bien ! comte, dit Raoul en se retournant
vers de Guiche, ne l’avais-je pas bien dit que ce
moine me faisait l’effet d’un reptile !
Deux minutes après on entendait sur la route
le galop d’un cheval. Raoul courut à la fenêtre.
C’était Grimaud qui reprenait la route de
Paris. Il salua le vicomte en agitant son chapeau
et disparut bientôt à l’angle du chemin.
En route Grimaud réfléchit à deux choses : la
première, c’est qu’au train dont il allait son
cheval ne le mènerait pas dix lieues.
La seconde, c’est qu’il n’avait pas d’argent.
Mais Grimaud avait l’imagination d’autant

251
plus féconde qu’il parlait moins.
Au premier relais qu’il rencontra il vendit son
cheval, et avec l’argent de son cheval il prit la
poste.

252
37

La veille de la bataille

Raoul fut tiré de ces sombres réflexions par


l’hôte, qui entra précipitamment dans la chambre
où venait de se passer la scène que nous avons
racontée, en criant :
– Les Espagnols ! les Espagnols !
Ce cri était assez grave pour que toute
préoccupation fît place à celle qu’il devait causer.
Les jeunes gens demandèrent quelques
informations et apprirent que l’ennemi s’avançait
effectivement par Houdin1 et Béthune.
Tandis que M. d’Arminges donnait les ordres
pour que les chevaux, qui se rafraîchissaient,
fussent mis en état de partir, les deux jeunes gens

1
Houdain, à 13 kilomètres de Béthune.

253
montèrent aux plus hautes fenêtres de la maison
qui dominaient les environs, et virent
effectivement poindre du côté de Marsin1 et de
Lens un corps nombreux d’infanterie et de
cavalerie. Cette fois, ce n’était plus une troupe
nomade de partisans, c’était toute une armée.
Il n’y avait donc d’autre parti à prendre qu’à
suivre les sages instructions de M. d’Arminges et
à battre en retraite.
Les jeunes gens descendirent rapidement. M.
d’Arminges était déjà à cheval. Olivain tenait en
main les deux montures des jeunes gens, et les
laquais du comte de Guiche gardaient
soigneusement entre eux le prisonnier espagnol,
monté sur un bidet qu’on venait d’acheter à son
intention. Pour surcroît de précaution, il avait les
mains liées.
La petite troupe prit au trot le chemin de
Cambrin, où l’on croyait trouver le prince ; mais
il n’y était plus depuis la veille et s’était retiré à
La Bassée, une fausse nouvelle lui ayant appris

1
Sans doute Hersin, à 7 kilomètres de Mazingarbe.

254
que l’ennemi devait passer la Lys à Estaire1.
En effet, trompé par ces renseignements, le
prince avait retiré ses troupes de Béthune,
concentré toutes ses forces entre Vieille-Chapelle
et Laventhie, et lui-même, après la
reconnaissance sur toute la ligne avec le maréchal
de Grammont, venait de rentrer et de se mettre à
table, interrogeant les officiers, qui étaient assis à
ses côtés, sur les renseignements qu’il avait
chargé chacun d’eux de prendre ; mais nul n’avait
de nouvelles positives. L’armée ennemie avait
disparu depuis quarante-huit heures et semblait
s’être évanouie.
Or, jamais une armée ennemie n’est si proche
et par conséquent si menaçante que lorsqu’elle a
disparu complètement. Le prince était donc
maussade et soucieux contre son habitude,
lorsqu’un officier de service entra et annonça au
maréchal de Grammont que quelqu’un demandait
à lui parler.

1
Condé prit position à La Bassée, à 24 kilomètres de Lille,
le 18 août 1848, jour où les Espagnols prirent Estaires, sur la
Lys, en face de La Gorgne.

255
Le duc de Grammont prit du regard la
permission du prince et sortit.
Le prince le suivit des yeux, et ses regards
restèrent fixés sur la porte, personne n’osant
parler, de peur de le distraire de sa préoccupation.
Tout à coup un bruit sourd retentit ; le prince
se leva vivement en étendant la main du côté
d’où venait le bruit. Ce bruit lui était bien connu,
c’était celui du canon.
Chacun s’était levé comme lui.
En ce moment la porte s’ouvrit.
– Monseigneur, dit le maréchal de Grammont
radieux, Votre Altesse veut-elle permettre que
mon fils, le comte de Guiche, et son compagnon
de voyage, le vicomte de Bragelonne, viennent
lui donner des nouvelles de l’ennemi que nous
cherchons, nous, et qu’ils ont trouvé, eux ?
– Comment donc ! dit vivement le prince, si je
le permets ! non seulement je le permets, mais je
le désire. Qu’ils entrent.
Le maréchal poussa les deux jeunes gens, qui
se trouvèrent en face du prince.

256
– Parlez, messieurs, dit le prince en les
saluant, parlez d’abord ; ensuite nous nous ferons
les compliments d’usage. Le plus pressé pour
nous tous maintenant est de savoir où est
l’ennemi et ce qu’il fait.
C’était au comte de Guiche que revenait
naturellement la parole ; non seulement il était le
plus âgé des deux jeunes gens, mais encore il
était présenté au prince par son père. D’ailleurs, il
connaissait depuis longtemps le prince, que
Raoul voyait pour la première fois.
Il raconta donc au prince ce qu’ils avaient vu
de l’auberge de Mazingarbe.
Pendant ce temps, Raoul regardait ce jeune
général déjà si fameux par les batailles de
Rocroy, de Fribourg et de Nordlingen1.
Louis de Bourbon, prince de Condé, que,
depuis la mort de Henri de Bourbon, son père2,

1
Rocroy, le 19 mai 1643 contre les Espagnols qui
assiégeaient la ville ; Fribourg, du 3 au 5 août 1644 contre les
Autrichiens de Mercy ; Nordlingen contre le même Mercy en
1645.
2
Le 26 décembre 1646.

257
on appelait, par abréviation et selon l’habitude du
temps, Monsieur le Prince, était un jeune homme
de vingt-six à vingt-sept ans à peine, au regard
d’aigle, agl’ occhi grifani1, comme dit Dante, au
nez recourbé, aux longs cheveux flottant par
boucles, à la taille médiocre mais bien prise,
ayant toutes les qualités d’un grand homme de
guerre, c’est-à-dire coup d’œil, décision rapide,
courage fabuleux ; ce qui ne l’empêchait pas
d’être en même temps homme d’élégance et
d’esprit, si bien qu’outre la révolution qu’il faisait
dans la guerre par les nouveaux aperçus qu’il y
portait, il avait aussi fait révolution à Paris parmi
les jeunes seigneurs de la cour, dont il était le
chef naturel, et qu’en opposition aux élégants de
l’ancienne cour, dont Bassompierre, Bellegarde
et le duc d’Angoulême avaient été les modèles,
on appelait les petits-maîtres.
Aux premiers mots du comte de Guiche et à la
direction de laquelle venait le bruit du canon, le
prince avait tout compris. L’ennemi avait dû

1
Dante, L’Enfer, chant IV, vers 123 (« Cesare armato con
li occhi grifani » : « César armé au regard de griffon »).

258
passer la Lys à Saint-Venant1 et marchait sur
Lens, dans l’intention sans doute de s’emparer de
cette ville et de séparer l’armée française de la
France. Ce canon qu’on entendait, dont les
détonations dominaient de temps en temps les
autres, c’étaient des pièces de gros calibre qui
répondaient au canon espagnol et lorrain.
Mais de quelle force était cette troupe ? Était-
ce un corps destiné à produire une simple
diversion ? Éait-ce l’armée tout entière ?
C’était la dernière question du prince, à
laquelle il était impossible à de Guiche de
répondre.
Or, comme c’était la plus importante, c’était
aussi celle à laquelle surtout le prince eût désiré
une réponse exacte, précise, positive.
Raoul alors surmonta le sentiment bien naturel
de timidité qu’il sentait, malgré lui, s’emparer de
sa personne en face du prince, et se rapprochant
de lui :

1
Saint-Venant, dans l’arrondissement de Béthune.

259
– Monseigneur me permettra-t-il de hasarder
sur ce sujet quelques paroles qui peut-être le
tireront d’embarras ? dit-il.
Le prince se retourna et sembla envelopper
tout entier le jeune homme dans un seul regard ;
il sourit en reconnaissant en lui un enfant de
quinze ans à peine.
– Sans doute, monsieur, parlez, dit-il en
adoucissant sa voix brève et accentuée, comme
s’il eût cette fois adressé la parole à une femme.
– Monseigneur, répondit Raoul en rougissant,
pourrait interroger le prisonnier espagnol.
– Vous avez fait un prisonnier espagnol ?
s’écria le prince.
– Oui, mnseigneur.
– Ah ! c’est vrai, répondit de Guiche, je l’avais
oublié.
– C’est tout simple, c’est vous qui l’avez fait,
comte, dit Raoul en souriant.
Le vieux maréchal se retourna vers le
vicomte,reconnaissant de cet éloge donné à son
fils, tandis que le prince s’écriait :

260
– Le jeune homme a raison, qu’on amène le
prisonnier.
Pendant ce temps, le prince prit de Guiche à
part et l’interrogea sur la manière dont ce
prisonnier avait été fait, et lui demanda quel était
ce jeune homme.
– Monsieur, dit le prince en revenant vers
Raoul, je sais que vous avez une lettre de ma
sœur, Mme de Longueville, mais je vois que vous
avez préféré vous recommander vous-même en
me donnant un bon avis.
– Monseigneur, dit Raoul en rougissant, je
n’ai point voulu interrompre Votre Altesse dans
une conversation aussi importante que celle
qu’elle avait entamée avec M. le comte. Mais
voici la lettre.
– C’est bien, dit le prince, vous me la
donnerez plus tard. Voici le prisonnier, pensons
au plus pressé.
En effet, on amenait le partisan. C’était un de
ces condottieri comme il en restait encore à cette
époque, vendant leur sang à qui voulait l’acheter

261
et vieillis dans la ruse et le pillage. Depuis qu’il
avait été pris, il n’avait pas prononcé une seule
parole ; de sorte que ceux qui l’avaient pris ne
savaient pas eux-mêmes à quelle nation il
appartenait.
Le prince le regarda d’un air d’indicible
défiance.
– De quelle nation es-tu ? demanda le prince.
Le prisonnier répondit quelques mots en
langue étrangère.
– Ah ! ah ! il paraît qu’il est Espagnol. Parlez-
vous espagnol, Grammont ?
– Ma foi, mnseigneur, fort peu.
– Et moi, pas du tout, dit le prince en riant ;
messieurs, ajouta-t-il en se retournant vers ceux
qui l’environnaient, y a-t-il parmi vous quelqu’un
qui parle espagnol et qui veuille me servir
d’interprète ?
– Moi, mnseigneur, dit Raoul.
– Ah ! vous parlez espagnol ?
– Assez, je crois, pour exécuter les ordres de

262
Votre Altesse en cette occasion.
Pendant tout ce temps, le prisonnier était resté
impassible et comme s’il n’eût pas compris le
moins du monde de quelle chose il s’agissait.
– Monseigneur vous a fait demander de quelle
nation vous êtes, dit le jeune homme dans le plus
pur castillan.
– Ich bin ein Deutscher1, répondit le
prisonnier.
– Que diable dit-il ? demanda le prince, et quel
nouveau baragouin est celui-là ?
– Il dit qu’il est alemand, mnseigneur, reprit
Raoul ; cependant j’en doute, car son accent est
mauvais et sa prononciation défectueuse.
– Vous parlez donc allemand aussi ? demanda
le prince.
– Oui, mnseigneur, répondit Raoul.
– Assez pour l’interroger dans cette langue ?
– Oui, mnseigneur.

1
« Je suis allemand. »

263
– Interrogez-le donc, alors.
Raoul commença l’interrogatoire, mais les
faits vinrent à l’appui de son opinion. Le
prisonnier n’entendait pas ou faisait semblant de
ne pas entendre ce que Raoul lui disait, et Raoul,
de son côté, comprenait mal ses réponses
mélangées de flamand et d’alsacien. Cependant,
au milieu de tous les efforts du prisonnier pour
éluder un interrogatoire en règle, Raoul avait
reconnu l’accent naturel à cet homme.
– Non siete sagnuolo, dit-il, non siete tdesco,
siete ialiano1.
Le prisonnier fit un mouvement et se mordit
les lèvres.
– Ah ! ceci, je l’entends à merveille, dit le
prince de Condé, et puisqu’il est ialien, je vais
continuer l’interrogatoire. Merci, vicomte,
continua le prince en riant, je vous nomme, à
partir de ce moment, mon interprète.
Mais le prisonnier n’était pas plus disposé à

1
« Vous n’êtes pas espagnol, ni allemand, vous êtes
italien. »

264
répondre en italien que dans les autres langues ;
ce qu’il voulait, c’était éluder les questions. Aussi
ne savait-il rien, ni le nombre de l’ennemi, ni le
nom de ceux qui le commandaient, ni l’intention
de la marche de l’armée.
– C’est bien, dit le prince, qui comprit les
causes de cette ignorance ; cet homme a été pris
pillant et assassinant ; il aurait pu racheter sa vie
en parlant, il ne veut pas parler, emmenez-le et
passez-le par les armes.
Le prisonnier pâlit, les deux soldats qui
l’avaient emmené le prirent chacun par un bras et
le conduisirent vers la porte, tandis que le prince,
se retournant vers le maréchal de Grammont,
paraissait déjà avoir oublié l’ordre qu’il avait
donné.
Arrivé au seuil de la porte, le prisonnier
s’arrêta ; les soldats, qui ne connaissaient que
leur consigne, voulurent le forcer à continuer son
chemin.
– Un instant, dit le prisonnier en français : je
suis prêt à parler, mnseigneur.

265
– Ah ! ah ! dit le prince en riant, je savais bien
que nous finirions par là. J’ai un merveilleux
secret pour délier les langues ; jeunes gens,
faites-en votre profit pour le temps où vous
commanderez à votre tour.
– Mais à la condition, continua le prisonnier,
que Votre Altesse me jurera la vie sauve.
– Sur ma foi de gentilhomme, dit le prince.
– Alors, interrogez, monseigneur.
– Où l’armée a-t-elle passé la Lys ?
– Entre Saint-Venant et Aire.
– Par qui est-elle commandée ?
– Par le comte de Fuonsaldagna, par le général
Beck et par l’archiduc en personne1.
– De combien d’hommes se compose-t-elle ?
– De dix-huit mille hommes et de trente-six
pièces de canon.
– Et elle marche ?

1
Voir Dictionnaire. L’archiduc Léopold-Guillaume était le
frère de l’empereur Ferdinand III.

266
– Sur Lens.
– Voyez-vous, messieurs ! dit le prince en se
retournant d’un air de triomphe vers le maréchal
de Grammont et les autres officiers.
– Oui, monseigneur, dit le maréchal, vous
avez deviné tout ce qu’il était possible au génie
humain de deviner.
– Rappelez Le Plessis-Bellière1, Villequier et
d’Erlac, dit le prince, rappelez toutes les troupes
qui sont en deçà de la Lys, qu’elles se tiennent
prêtes à marcher cette nuit : demain, selon toute
probabilité, nous attaquons l’ennemi.
– Mais, monseigneur, dit le maréchal de
Grammont, songez qu’en réunissant tout ce que
nous avons d’hommes disponibles, nous
atteindrons à peine le chiffre de 13 000 hommes.
– Monsieur le maréchal, dit le prince avec cet
admirable regard qui n’appartenait qu’à lui, c’est
avec les petites armées qu’on gagne les grandes

1
Jacques de Rougé, seigneur du Plessis-Bellière, mari de la
future maîtresse de Fouquet, héroïne secondaire du Vicomte de
Bragelonne.

267
batailles.
Puis se retournant vers le prisonnier :
– Que l’on emmène cet homme, et qu’on le
garde soigneusement à vue. Sa vie repose sur les
renseignements qu’il nous a donnés : s’ils sont
faux, qu’on le fusille.
On emmena le prisonnier.
– Comte de Guiche, reprit le prince, il y a
longtemps que vous n’avez vu votre père, restez
près de lui. Monsieur, continua-t-il en s’adressant
à Raoul, si vous n’êtes pas trop fatigué, suivez-
moi.
– Au bout du monde ! monseigneur, s’écria
Raoul, éprouvant pour ce jeune général, qui lui
paraissait si digne de sa renommée, un
enthousiasme inconnu.
Le prince sourit ; il méprisait les flatteurs,
mais estimait fort les enthousiastes.
– Allons, monsieur, dit-il, vous êtes bon au
conseil, nous venons de l’éprouver ; demain nous
verrons comment vous êtes à l’action.
– Et moi, monseigneur, dit le maréchal, que

268
ferai-je ?
– Restez pour recevoir les troupes ; ou je
reviendrai les chercher moi-même, ou je vous
enverrai un courrier pour que vous me les
ameniez. Vingt gardes des mieux montés c’est
tout ce dont j’ai besoin pour mon escorte.
– C’est bien peu, dit le maréchal.
– C’est assez, dit le prince. Avez-vous un bon
cheval, monsieur de Bragelonne ?
– Le mien a été tué ce matin, monseigneur, et
je monte provisoirement celui de mon laquais.
– Demandez et choisissez vous-même dans
mes écuries celui qui vous conviendra. Pas de
fausse honte, prenez le cheval qui vous semblera
le meilleur. Vous en aurez besoin ce soir peut-
être, et demain certainement.
Raoul ne se le fit pas dire deux fois ; il savait
qu’avec les supérieurs, et surtout quand ces
supérieurs sont princes, la politesse suprême est
d’obéir sans retard et sans raisonnements ; il
descendit aux écuries, choisit un cheval andalou
de couleur isabelle, le sella, le brida lui-même, –

269
car Athos lui avait recommandé, au moment du
danger, de ne confier ces soins importants à
personne, – et il vint rejoindre le prince qui, en ce
moment, montait à cheval.
– Maintenant, monsieur, dit-il à Raoul,
voulez-vous me remettre la lettre dont vous êtes
porteur ?
Raoul tendit la lettre au prince.
– Tenez-vous près de moi, monsieur, dit celui-
ci.
Le prince piqua des deux, accrocha sa bride au
pommeau de sa selle comme il avait l’habitude de
le faire quand il voulait avoir les mains libres,
décacheta la lettre de Mme de Longueville et partit
au galop sur la route de Lens, accompagné de
Raoul, et suivi de sa petite escorte ; tandis que les
messagers qui devaient rappeler les troupes
partaient de leur côté à franc étrier dans des
directions opposées.
Le prince lisait tout en courant.
– Monsieur, dit-il après un instant, on me dit
le plus grand bien de vous ; je n’ai qu’une chose

270
à vous apprendre, c’est que, d’après le peu que
j’ai vu et entendu, j’en pense encore plus qu’on
ne m’en dit.
Raoul s’inclina.
Cependant, à chaque pas qui conduisait la
petite troupe vers Lens, les coups de canon
retentissaient plus rapprochés. Le regard du
prince était tendu vers ce bruit avec la fixité de
celui d’un oiseau de proie. On eût dit qu’il avait
la puissance de percer les rideaux d’arbres qui
s’étendaient devant lui et qui bornaient l’horizon.
De temps en temps les narines du prince se
dilataient, comme s’il avait eu hâte de respirer
l’odeur de la poudre, et il soufflait comme son
cheval.
Enfin on entendit le canon de si près qu’il était
évident qu’on n’était plus guère qu’à une lieue du
champ de bataille. En effet, au détour du chemin,
on aperçut le petit village d’Annay.
Les paysans étaient en grande confusion ; le
bruit des cruautés des Espagnols s’était répandu
et effrayait chacun ; les femmes avaient déjà fui,

271
se retirant vers Vitry1 ; quelques hommes
restaient seuls.
À la vue du prince, ils accoururent ; un d’eux
le reconnut.
– Ah ! monseigneur, dit-il, venez-vous chasser
tous ces gueux d’Espagnols et tous ces pillards de
Lorrains ?
– Oui, dit le prince, si tu veux me servir de
guide.
– Volontiers, monseigneur ; où Votre Altesse
veut-elle que je la conduise ?
– Dans quelque endroit élevé, d’où je puisse
découvrir Lens et ses environs.
– J’ai votre affaire, en ce cas.
– Je puis me fier à toi, tu es bon Français ?
– Je suis un vieux soldat de Rocroy,
monseigneur.
– Tiens, dit le prince en lui donnant sa bourse,
voilà pour Rocroy. Maintenant, veux-tu un cheval

1
Vitry-en-Artois, à 18 kilomètres d’Arras, sur la Scarpe.

272
ou préfères-tu aller à pied ?
– À pied, monseigneur, à pied, j’ai toujours
servi dans l’infanterie. D’ailleurs, je compte faire
passer Votre Altesse par des chemins où il faudra
bien qu’elle mette pied à terre.
– Viens donc, dit le prince, et ne perdons pas
de temps.
Le paysan partit, courant devant le cheval du
prince ; puis, à cent pas du village, il prit par un
petit chemin perdu au fond d’un joli vallon.
Pendant une demi-lieue, on marcha ainsi sous un
couvert d’arbres, les coups de canon retentissant
si près qu’on eût dit à chaque détonation qu’on
allait entendre siffler le boulet. Enfin, on trouva
un sentier qui quittait le chemin pour s’escarper
au flanc de la montagne. Le paysan prit le sentier
en invitant le prince à le suivre. Celui-ci mit pied
à terre, ordonna à un de ses aides de camp et à
Raoul d’en faire autant, aux autres d’attendre ses
ordres en se gardant et se tenant sur le qui-vive,
et il commença de gravir le sentier.
Au bout de dix minutes, on était arrivé aux
ruines d’un vieux château ; ces ruines

273
couronnaient le sommet d’une colline du haut de
laquelle on dominait tous les environs. À un quart
de lieue à peine, on découvrait Lens aux abois, et,
devant Lens, toute l’armée ennemie.
D’un seul coup d’œil, le prince embrassa
l’étendue qui se découvrait à ses yeux depuis
Lens jusqu’à Vimy1. En un instant, tout le plan de
la bataille qui devait le lendemain sauver la
France pour la seconde fois d’une invasion se
déroula dans son esprit. Il prit un crayon, déchira
une page de ses tablettes et écrivit :

Mon cher maréchal,


Dans une heure Lens sera au pouvoir de
l’ennemi. Venez me rejoindre ; amenez avec vous
toute l’armée. Je serai à Vendin2 pour lui faire
prendre sa position. Demain nous aurons repris
Lens et battu l’ennemi.

1
Vimy, à 11 kilomètres d’Arras.
2
Vendin-le-Vieil, à 20 kilomètres de Béthune, près de la
Deûle.

274
Puis, se retournant vers Raoul :
– Allez, monsieur, dit-il, partez à franc étrier
et remettez cette lettre à M. de Grammont.
Raoul s’inclina, prit le papier, descendit
rapidement la montagne, s’élança sur son cheval
et partit au galop.
Un quart d’heure après il était près du
maréchal.
Une partie des troupes était déjà arrivée, on
attendait le reste d’instant en instant.
Le maréchal de Grammont se mit à la tête de
tout ce qu’il avait d’infanterie et de cavalerie
disponible, et prit la route de Vendin, laissant le
duc de Châtillon pour attendre et amener le reste.
Toute l’artillerie était en mesure de partir à
l’instant même et se mit en marche.
Il était sept heures du soir lorsque le maréchal
arriva au rendez-vous. Le prince l’y attendait.
Comme il l’avait prévu, Lens était tombé au
pouvoir de l’ennemi presque aussitôt après le
départ de Raoul. La cessation de la canonnade
avait annoncé d’ailleurs cet événement.

275
On attendit la nuit. À mesure que les ténèbres
s’avançaient, les troupes mandées par le prince
arrivaient successivement. On avait ordonné
qu’aucune d’elles ne battît le tambour ni ne
sonnât de la trompette.
À neuf heures, la nuit était tout à fait venue.
Cependant un dernier crépuscule éclairait encore
la plaine. On se mit en marche silencieusement,
le prince conduisant la colonne.
Arrivée au-delà d’Annay, l’armée aperçut
Lens ; deux ou trois maisons étaient en flammes,
et une sourde rumeur qui indiquait l’agonie d’une
ville prise d’assaut arrivait jusqu’aux soldats.
Le prince indiqua à chacun son poste : le
maréchal de Grammont devait tenir l’extrême
gauche et devait s’appuyer à Méricourt1 ; le duc
de Châtillon formait le centre ; enfin le prince,
qui formait l’aile droite, resterait en avant
d’Annay.
L’ordre de bataille du lendemain devait être le

1
Méricourt, sur la rive gauche de la Somme, à 2 lieues à
l’est de Corbie et à 4 lieues à l’ouest-sud-ouest de Péronne.

276
même que celui des positions prises la veille.
Chacun en se réveillant se trouverait sur le terrain
où il devait manœuvrer.
Le mouvement s’exécuta dans le plus profond
silence et avec la plus grande précision. À dix
heures, chacun tenait sa position, à dix heures et
demie, le prince parcourut les postes et donna
l’ordre du lendemain.
Trois choses étaient recommandées par-dessus
toutes aux chefs, qui devaient veiller à ce que les
soldats les observassent scrupuleusement. La
première, que les différents corps se regarderaient
bien marcher, afin que la cavalerie et l’infanterie
fussent bien sur la même ligne et que chacun
gardât ses intervalles.
La seconde, de n’aller à la charge qu’au pas.
La troisième, de laisser tirer l’ennemi le
premier.
Le prince donna le comte de Guiche à son père
et retint pour lui Bragelonne ; mais les deux
jeunes gens demandèrent à passer cette nuit
ensemble, ce qui leur fut accordé.

277
Une tente fut posée pour eux près de celle du
maréchal. Quoique la journée eût été fatigante, ni
l’un ni l’autre n’avaient besoin de dormir.
D’ailleurs c’est une chose grave et imposante,
même pour les vieux soldats, que la veille d’une
bataille ; à plus forte raison pour deux jeunes
gens qui allaient voir ce terrible spectacle pour la
première fois.
La veille d’une bataille, on pense à mille
choses qu’on avait oubliées jusque-là et qui vous
reviennent alors à l’esprit. La veille d’une
bataille, les indifférents deviennent des amis, les
amis deviennent des frères.
Il va sans dire que si on a au fond du cœur
quelque sentiment plus tendre, ce sentiment
atteint tout naturellement le plus haut degré
d’exaltation auquel il puisse atteindre.
Il faut croire que chacun des deux jeunes gens
éprouvait quelque sentiment car au bout d’un
instant, chacun d’eux s’assit à une extrémité de la
tente et se mit à écrire sur ses genoux.
Les épîtres furent longues, les quatre pages se

278
couvrirent successivement de lettres fines et
rapprochées. De temps en temps les deux jeunes
gens se regardaient en souriant. Ils se
comprenaient sans rien dire ; ces deux
organisations élégantes et sympathiques étaient
faites pour s’entendre sans se parler.
Les lettres finies, chacun mit la sienne dans
deux enveloppes, où nul ne pouvait lire le nom de
la personne à laquelle elle était adressée qu’en
déchirant la première enveloppe ; puis tous deux
s’approchèrent l’un de l’autre et échangèrent
leurs lettres en souriant.
– S’il m’arrivait malheur, dit Bragelonne.
– Si j’étais tué, dit de Guiche.
– Soyez tranquille, dirent-ils tous deux.
Puis ils s’embrassèrent comme deux frères,
s’enveloppèrent chacun dans son manteau et
s’endormirent de ce sommeil jeune et gracieux
dont dorment les oiseaux, les fleurs et les enfants.

279
38

Un dîner d’autrefois

La seconde entrevue des anciens


mousquetaires n’avait pas été pompeuse et
menaçante comme la première. Athos avait jugé,
avec sa raison toujours supérieure, que la table
serait le centre le plus rapide et le plus complet de
la réunion ; et au moment où ses amis, redoutant
sa distinction et sa sobriété, n’osaient parler d’un
de ces bons dîners d’autrefois mangés soit à la
Pomme-de-Pin, soit au Parpaillot1, il proposa le
premier de se trouver autour de quelque table
bien servie, et de s’abandonner sans réserve
chacun à son caractère et à ses manières, abandon

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. VII : « Athos lui
conseilla de commander un bon repas à la Pomme-de-Pin » ; et
les chap. XLVI et XLVIII qui ont pour cadre l’auberge du
Parpaillot près de La Rochelle.

280
qui avait entretenu cette bonne intelligence qui
les avait fait nommer autrefois les inséparables.
La proposition fut agréable à tous et surtout à
d’Artagnan, lequel était avide de retrouver le bon
goût et la gaieté des entretiens de sa jeunesse ; car
depuis longtemps son esprit fin et enjoué n’avait
rencontré que des satisfactions insuffisantes, une
vile pâture, comme il le disait lui-même. Porthos,
au moment d’être baron, était enchanté de trouver
cette occasion d’étudier dans Athos et dans
Aramis le ton et les manières des gens de qualité.
Aramis voulait savoir les nouvelles du Palais-
Royal par d’Artagnan et par Porthos, et se
ménager pour toutes les occasions des amis si
dévoués, qui autrefois soutenaient ses querelles
avec des épées si promptes et si invincibles.
Quant à Athos, il était le seul qui n’eût rien à
attendre ni à recevoir des autres et qui ne fût mû
que par un sentiment de grandeur simple et
d’amitié pure.
On convint donc que chacun donnerait son
adresse très positive, et que sur le besoin de l’un
des associés la réunion serait convoquée chez un

281
fameux traiteur de la rue de la Monnaie1, à
l’enseigne de l’Ermitage. Le premier rendez-vous
fut fixé au mercredi suivant et à huit heures
précises du soir.
En effet, ce jour-là, les quatre amis arrivèrent
ponctuellement à l’heure dite, et chacun de son
côté. Porthos avait eu à essayer un nouveau
cheval, d’Artagnan descendait sa garde du
Louvre, Aramis avait eu à visiter une de ses
pénitentes dans le quartier, et Athos, qui avait
établi son domicile rue Guénégaud2, se trouvait
presque tout porté. Ils furent donc surpris de se
rencontrer à la porte de l’Ermitage, Athos
débouchant par le Pont-Neuf, Porthos par la rue
du Roule, d’Artagnan par la rue des Fossés-Saint-
Germain-l’Auxerrois, Aramis par la rue de
Béthisy.
Les premières paroles échangées entre les
quatre amis, justement par l’affectation que
chacun mit dans ses démonstrations, furent donc

1
Aujourd’hui rue Guénégaud et quai Conti.
2
Elle venait d’être percée (1641) dans les jardins de l’hôtel
de Nevers.

282
un peu forcées et le repas lui-même commença
avec une espèce de raideur. On voyait que
d’Artagnan se forçait pour rire, Athos pour boire,
Aramis pour conter, Porthos pour se taire. Athos
s’aperçut de cet embarras, et ordonna, pour y
porter un prompt remède, d’apporter quatre
bouteilles de vin de Champagne.
À cet ordre donné avec le calme habituel
d’Athos, on vit se dérider la figure du Gascon et
s’épanouir le front de Porthos.
Aramis fut étonné. Il savait non seulement
qu’Athos ne buvait plus, mais encore qu’il
éprouvait une certaine répugnance pour le vin.
Cet étonnement redoubla quand Aramis vit
Athos se verser rasade et boire avec son
enthousiasme d’autrefois. D’Artagnan remplit et
vida aussitôt son verre ; Porthos et Aramis
choquèrent les leurs. En un instant les quatre
bouteilles furent vides. On eût dit que les
convives avaient hâte de divorcer avec leurs
arrière-pensées.
En un instant cet excellent spécifique eut
dissipé jusqu’au moindre nuage qui pouvait rester

283
au fond de leur cœur. Les quatre amis se mirent à
parler plus haut sans attendre que l’un eût fini
pour que l’autre commençât, et à prendre sur la
table chacun sa posture favorite. Bientôt, chose
énorme, Aramis défit deux aiguillettes de son
pourpoint ; ce que voyant, Porthos dénoua toutes
les siennes.
Les batailles, les longs chemins, les coups
reçus et donnés firent les premiers frais de la
conversation. Puis on passa aux luttes sourdes
soutenues contre celui qu’on appelait maintenant
le grand cardinal.
– Ma foi, dit Aramis en riant, voici assez
d’éloges donnés aux morts, médisons un peu des
vivants. Je voudrais bien un peu médire du
Mazarin. Est-ce permis ?
– Toujours, dit d’Artagnan en éclatant de rire,
toujours ; contez votre histoire, et je vous
applaudirai si elle est bonne.
– Un grand prince, dit Aramis, dont le
Mazarin recherchait l’alliance, fut invité par
celui-ci à lui envoyer la liste des conditions
moyennant lesquelles il voulait bien lui faire

284
l’honneur de frayer avec lui. Le prince, qui avait
quelque répugnance à traiter avec un pareil
cuistre, fit sa liste à contrecœur et la lui envoya.
Sur cette liste il y avait trois conditions qui
déplaisaient à Mazarin ; il fit offrir au prince d’y
renoncer pour dix mille écus.
– Ah ! ah ! ah ! s’écrièrent les trois amis, ce
n’était pas cher, et il n’avait pas à craindre d’être
pris au mot. Que fit le prince ?
– Le prince envoya aussitôt cinquante mille
livres à Mazarin en le priant de ne plus jamais lui
écrire, et en lui offrant vingt mille livres de plus
s’il s’engageait à ne plus jamais lui parler.
– Que fit Mazarin ?
– Il se fâcha ? dit Athos.
– Il fit bâtonner le messager ? dit Porthos.
– Il accepta la somme ? dit d’Artagnan.
– Vous avez deviné, d’Artagnan, dit Aramis1.
Et tous d’éclater de rire si bruyamment que

1
L’anecdote est dans Tallemant des Réaux, Historiettes
(Pléiade, tome I, p. 333).

285
l’hôte monta en demandant si ces messieurs
n’avaient pas besoin de quelque chose.
Il avait cru que l’on se battait.
L’hilarité se calma enfin.
– Peut-on crosser M. de Beaufort ? demanda
d’Artagnan, j’en ai bien envie.
– Faites, dit Aramis, qui connaissait à fond cet
esprit gascon si fin et si brave qui ne reculait
jamais d’un seul pas sur aucun terrain.
– Et vous, Athos ? demanda d’Artagnan.
– Je vous jure, foi de gentilhomme, que nous
rirons si vous êtes drôle, dit Athos.
– Je commence, dit d’Artagnan. M. de
Beaufort, causant un jour avec un des amis de M.
le Prince, lui dit que sur les premières querelles
du Mazarin et du Parlement, il s’était trouvé un
jour en différend avec M. de Chavigny, et que le
voyant attaché au nouveau cardinal, lui qui tenait
à l’ancien par tant de manières, il l’avait gourmé
de bonne façon.
« Cet ami, qui connaissait M. de Beaufort pour
avoir la main fort légère, ne fut pas autrement

286
étonné du fait, et l’alla tout courant conter à M. le
Prince. La chose se répand, et voilà que chacun
tourne le dos à Chavigny. Celui-ci cherche
l’explication de cette froideur générale : on hésite
à la lui faire connaître ; enfin quelqu’un se
hasarde à lui dire que chacun s’étonne qu’il se
soit laissé gourmer par M. de Beaufort, tout
prince qu’il est.
« – Et qui a dit que le prince m’avait gourmé ?
demanda Chavigny.
« – Le prince lui-même, répond l’ami.
« On remonte à la source et l’on trouve la
personne à laquelle le prince a tenu ce propos,
laquelle, adjurée sur l’honneur de dire la vérité, le
répète et l’affirme.
« Chavigny, au désespoir d’une pareille
calomnie, à laquelle il ne comprend rien, déclare
à ses amis qu’il mourra plutôt que de supporter
une pareille injure. En conséquence, il envoie
deux témoins au prince, avec mission de lui
demander s’il est vrai qu’il ait dit qu’il avait
gourmé M. de Chavigny.

287
« – Je l’ai dit et je le répète, répondit le prince,
car c’est la vérité.
« – Monseigneur, dit alors l’un des parrains de
Chavigny, permettez-moi de dire à Votre Altesse
que des coups à un gentilhomme dégradent autant
celui qui les donne que celui qui les reçoit. Le roi
Louis XIII ne voulait pas avoir de valets de
chambre gentilshommes, pour avoir le droit de
battre ses valets de chambre.
« – Eh bien mais, demanda M. de Beaufort
étonné, qui a reçu des coups et qui parle de
battre ?
« – Mais vous, monseigneur, qui prétendez
avoir battu....
« – Qui ?
« – M. de Chavigny.
« – Moi ?
« – N’avez-vous pas gourmé M. de Chavigny,
à ce que vous dites au moins, monseigneur ?
« – Oui.
« – Eh bien ! lui dément.

288
« – Ah ! par exemple, dit le prince, je l’ai si
bien gourmé que voilà mes propres paroles, dit
M. de Beaufort avec toute la majesté que vous lui
connaissez. Mon cher Chavigny, vous êtes
blâmable de prêter secours à un drôle comme ce
Mazarin.
« – Ah ! monseigneur, s’écria le second, je
comprends, c’est gourmander que vous avez
voulu dire.
« – Gourmander, gourmer, que fait cela ? dit
le prince ; n’est-ce pas la même chose ? En
vérité, vos faiseurs de mots sont bien pédants !
On rit beaucoup de cette erreur philologique
de M. de Beaufort, dont les bévues en ce genre
commençaient à devenir proverbiales, et il fut
convenu que, l’esprit de parti étant exilé à tout
jamais de ces réunions amicales, d’Artagnan et
Porthos pourraient railler les princes, à la
condition qu’Athos et Aramis pourraient gourmer
le Mazarin.
– Ma foi, dit d’Artagnan à ses deux amis, vous
avez raison de lui vouloir du mal, à ce Mazarin,
car de son côté, je vous le jure, il ne vous veut

289
pas de bien.
– Bah ! vraiment ? dit Athos. Si je croyais que
ce drôle me connût par mon nom, je me ferais
débaptiser, de peur qu’on ne crût que je le
connais, moi.
– Il ne vous connaît point par votre nom, mais
par vos faits ; il sait qu’il y a deux gentilshommes
qui ont plus particulièrement contribué à
l’évasion de M. de Beaufort, et il les fait chercher
activement, je vous en réponds.
– Par qui ?
– Par moi.
– Comment, par vous ?
– Oui, il m’a encore envoyé chercher ce matin
pour me demander si j’avais quelque
renseignement.
– Sur ces deux gentilshommes ?
– Oui.
– Et que lui avez-vous répondu ?
– Que je n’en avais pas encore, mais que je
dînais avec deux personnes qui pourraient m’en

290
donner.
– Vous lui avez dit cela ! dit Porthos avec son
gros rire épanoui sur sa large figure. Bravo ! Et
cela ne vous fait pas peur, Athos ?
– Non, dit Athos, ce n’est pas la recherche du
Mazarin que je redoute.
– Vous, reprit Aramis, dites-moi un peu ce que
vous redoutez ?
– Rien, dans le présent du moins, c’est vrai.
– Et dans le passé ? dit Porthos.
– Ah ! dans le passé, c’est autre chose, dit
Athos avec un soupir ; dans le passé et dans
l’avenir...
– Est-ce que vous craignez pour votre jeune
Raoul ? demanda Aramis.
– Bon ! dit d’Artagnan, on n’est jamais tué à
la première affaire.
– Ni à la seconde, dit Aramis.
– Ni à la troisième, dit Porthos. D’ailleurs,
quand on est tué, on en revient, et la preuve c’est
que nous voilà.

291
– Non, dit Athos, ce n’est pas Raoul non plus
qui m’inquiète, car il se conduira, je l’espère, en
gentilhomme, et s’il est tué, eh bien ! ce sera
bravement ; mais tenez, si ce malheur lui arrivait,
eh bien...
Athos passa la main sur son front pâle.
– Eh bien ? demanda Aramis.
– Eh bien ! je regarderais ce malheur comme
une expiation.
– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, je sais ce que vous
voulez dire.
– Et moi aussi, dit Aramis ; mais il ne faut pas
songer à cela, Athos : le passé est le passé.
– Je ne comprends pas, dit Porthos.
– L’affaire d’Armentières, dit tout bas
d’Artagnan.
– L’affaire d’Armentières ? demanda celui-ci.
– Milady...
– Ah ! oui, dit Porthos, je l’avais oubliée, moi.
Athos le regarda de son œil profond.

292
– Vous l’avez oubliée, vous, Porthos ? dit-il.
– Ma foi, oui, dit Porthos, il y a longtemps de
cela.
– La chose ne pèse donc point à votre
conscience ?
– Ma foi, non ! dit Porthos.
– Et à vous, Aramis ?
– Mais, j’y pense parfois, dit Aramis, comme
à un des cas de conscience qui prêtent le plus à la
discussion.
– Et à vous, d’Artagnan ?
– Moi, j’avoue que lorsque mon esprit s’arrête
sur cette époque terrible, je n’ai de souvenirs que
pour le corps glacé de cette pauvre Mme
Bonacieux. Oui, oui, murmura-t-il, j’ai eu bien
des fois des regrets pour la victime, jamais de
remords pour son assassin.
Athos secoua la tête d’un air de doute.
– Songez, dit Aramis, que si vous admettez la
justice divine et sa participation aux choses de ce
monde, cette femme a été punie de par la volonté

293
de Dieu. Nous avons été les instruments, voilà
tout.
– Mais le libre arbitre, Aramis ?
– Que fait le juge ? il a son libre arbitre et il
condamne sans crainte. Que fait le bourreau ? Il
est maître de son bras, et cependant il frappe sans
remords.
– Le bourreau... murmura Athos.
Et l’on vit qu’il s’arrêtait à un souvenir.
– Je sais que c’est effrayant, dit d’Artagnan,
mais quand on pense que nous avons tué des
Anglais, des Rochelois, des Espagnols, des
Français même, qui n’avaient jamais fait d’autre
mal que de nous coucher en joue et de nous
manquer, qui n’avaient jamais eu d’autre tort que
de croiser le fer avec nous et de ne pas arriver à la
parade assez vite, je m’excuse pour ma part dans
le meurtre de cette femme, parole d’honneur !
– Moi, dit Porthos, maintenant que vous m’en
avez fait souvenir, Athos, je revois encore la
scène comme si j’y étais : Milady était là, où
vous êtes (Athos pâlit) ; moi j’étais à la place où

294
se trouve d’Artagnan. J’avais au côté une épée
qui coupait comme un damas... Vous vous la
rappelez, Aramis, car vous l’appeliez toujours
Balizarde1 ? Eh bien ! je vous jure à tous trois
que s’il n’y avait pas eu là le bourreau de
Béthune... Est-ce de Béthune ?... Oui, ma foi, de
Béthune... j’eusse coupé le cou à cette scélérate,
sans m’y reprendre, et même en m’y reprenant.
C’était une méchante femme.
– Et puis, dit Aramis, avec ce ton
d’insoucieuse philosophie qu’il avait pris depuis
qu’il était d’Église, et dans lequel il y avait bien
plus d’athéisme que de confiance en Dieu, à quoi
bon songer à tout cela ! ce qui est fait est fait.
Nous nous confesserons de cette action à l’heure
suprême et Dieu saura bien mieux que nous si
c’est un crime, une faute ou une action méritoire.
M’en repentir ? me direz-vous ; ma foi, non. Sur
l’honneur et sur la croix, je ne me repens que
parce qu’elle était femme.
– Le plus tranquillisant dans tout cela, dit

1
Nom de l’épée de Roger dans Roland furieux de l’Arioste.

295
d’Artagnan, c’est que de tout cela il ne reste
aucune trace.
– Elle avait un fils, dit Athos.
– Ah ! oui, je le sais bien, dit d’Artagnan, et
vous m’en avez parlé ; mais qui sait ce qu’il est
devenu ? Mort le serpent, morte la couvée ?
Croyez-vous que de Winter, son oncle, aura élevé
ce serpenteau-là ? De Winter aura condamné le
fils comme il a condamné la mère.
– Alors, dit Athos, malheur à de Winter, car
l’enfant n’avait rien fait, lui.
– L’enfant est mort, ou le diable m’emporte !
dit Porthos. Il fait tant de brouillard dans cet
affreux pays, à ce que dit d’Artagnan, du moins...
Au moment où cette conclusion de Porthos
allait peut-être ramener la gaieté sur tous ces
fronts plus ou moins assombris, un bruit de pas se
fit entendre dans l’escalier, et l’on frappa à la
porte.
– Entrez, dit Athos.
– Messieurs, dit l’hôte, il y a un garçon très
pressé qui demande à parler à l’un de vous.

296
– Auquel ? demandèrent les quatre amis.
– À celui qui se nomme le comte de La Fère.
– C’est moi, dit Athos. Et comment s’appelle
ce garçon ?
– Grimaud.
– Ah ! fit Athos pâlissant, déjà de retour ?
Qu’est-il donc arrivé à Bragelonne ?
– Qu’il entre ! dit d’Artagnan, qu’il entre !
Mais déjà Grimaud avait franchi l’escalier et
attendait sur le degré ; il s’élança dans la chambre
et congédia l’hôte d’un geste.
L’hôte referma la porte : les quatre amis
restèrent dans l’attente. L’agitation de Grimaud,
sa pâleur, la sueur qui mouillait son visage, la
poussière qui souillait ses vêtements, tout
annonçait qu’il s’était fait le messager de quelque
importante et terrible nouvelle.
– Messieurs, dit-il, cette femme avait un
enfant, l’enfant est devenu un homme ; la tigresse
avait un petit, le tigre est lancé, il vient à vous,
prenez garde !

297
Athos regarda ses amis avec un sourire
mélancolique. Porthos chercha à son côté son
épée, qui était pendue à la muraille ; Aramis saisit
son couteau, d’Artagnan se leva.
– Que veux-tu dire, Grimaud ? s’écria ce
dernier.
– Que le fils de Milady a quitté l’Angleterre,
qu’il est en France, qu’il vient à Paris, s’il n’y est
déjà.
– Diable ! dit Porthos, tu es sûr ?
– Sûr, dit Grimaud.
Un long silence accueillit cette déclaration.
Grimaud était si haletant, si fatigué, qu’il tomba
sur une chaise.
Athos remplit un verre de champagne et le lui
porta.
– Eh bien ! après tout, dit d’Artagnan, quand il
vivrait, quand il viendrait à Paris, nous en avons
vu bien d’autres ! Qu’il vienne !
– Oui, dit Porthos, caressant du regard son
épée pendue à la muraille, nous l’attendons : qu’il
vienne !

298
– D’ailleurs ce n’est qu’un enfant, dit Aramis.
Grimaud se leva.
– Un enfant ! dit-il. Savez-vous ce qu’il a fait,
cet enfant ? Déguisé en moine, il a découvert
toute l’histoire en confessant le bourreau de
Béthune, et après l’avoir confessé, après avoir
tout appris de lui, il lui a, pour absolution, planté
dans le cœur le poignard que voilà. Tenez, il est
encore rouge et humide, car il n’y a pas plus de
trente heures qu’il est sorti de la plaie.
Et Grimaud jeta sur la table le poignard oublié
par le moine dans la blessure du bourreau.
D’Artagnan, Porthos et Aramis se levèrent, et
d’un mouvement spontané coururent à leurs
épées.
Athos seul demeura sur sa chaise calme et
rêveur.
– Et tu dis qu’il est vêtu en moine, Grimaud ?
– Oui, en moine augustin.
– Quel homme est-ce ?
– De ma taille, à ce que m’a dit l’hôte, maigre,

299
pâle, avec des yeux bleu clair, et des cheveux
blonds !
– Et... il n’a pas vu Raoul ? dit Athos.
– Au contraire, ils se sont rencontrés, et c’est
le vicomte lui-même qui l’a conduit au lit du
mourant.
Athos se leva sans dire une parole et alla à son
tour décrocher son épée.
– Ah çà, messieurs, dit d’Artagnan essayant de
rire, savez-vous que nous avons l’air de
femmelettes ! Comment, nous, quatre hommes,
qui avons sans sourciller tenu tête à des armées,
voilà que nous tremblons devant un enfant !
– Oui, dit Athos, mais cet enfant vient au nom
de Dieu.
Et ils sortirent empressés de l’hôtellerie.

300
39

La lettre de Charles Ier.

Maintenant, il faut que le lecteur franchisse


avec nous la Seine, et nous suive jusqu’à la porte
du couvent des Carmélites de la rue Saint-
Jacques.
Il est onze heures du matin, et les pieuses
sœurs viennent de dire une messe pour le succès
des armes de Charles Ier. En sortant de l’église,
une femme et une jeune fille vêtues de noir, l’une
comme une veuve, l’autre comme une orpheline,
sont rentrées dans leur cellule.
La femme s’est agenouillée sur un prie-Dieu
de bois peint, et à quelques pas d’elle la jeune
fille, appuyée sur une chaise, se tient debout et
pleure.
La femme a dû être belle, mais on voit que ses

301
larmes l’ont vieillie. La jeune fille est charmante,
et ses pleurs l’embellissent encore. La femme
paraît avoir quarante ans, la jeune fille en a
quatorze1.
– Mon Dieu ! disait la suppliante agenouillée,
conservez mon époux, conservez mon fils, et
prenez ma vie si triste et si misérable.
– Mon Dieu ! disait la jeune fille, conservez-
moi ma mère !
– Votre mère ne peut plus rien pour vous en ce
monde, Henriette, dit en se retournant la femme
affligée qui priait. Votre mère n’a plus ni trône,
ni époux, ni fils, ni argent, ni amis ; votre mère,
ma pauvre enfant, est abandonnée de tout
l’univers.
Et la femme, se renversant aux bras de sa fille
qui se précipitait pour la soutenir, se laissa aller
elle-même aux sanglots.

1
Si Henriette de France, né le 26 novembre 1609, approche
de quarante ans, sa fille, Henriette-Anne, née le 14 juin 1644,
n’a guère que quatre ans : distorsion nécessaire à l’amour
naissant de Guiche pour elle qui s’épanouira dans Le Vicomte
de Bragelonne.

302
– Ma mère, prenez courage ! dit la jeune fille.
– Ah ! les rois sont malheureux cette année,
dit la mère en posant sa tête sur l’épaule de
l’enfant ; et personne ne songe à nous dans ce
pays, car chacun songe à ses propres affaires.
Tant que votre frère a été avec nous, il m’a
soutenue ; mais votre frère est parti : il est à
présent sans pouvoir donner de ses nouvelles à
moi ni à son père. J’ai engagé mes derniers
bijoux, vendu toutes mes hardes et les vôtres pour
payer les gages de ses serviteurs, qui refusaient
de l’accompagner si je n’eusse fait ce sacrifice.
Maintenant nous en sommes réduites de vivre
aux dépens des filles du Seigneur. Nous sommes
des pauvres secourues par Dieu.
– Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à
la reine votre sœur ? demanda la jeune fille.
– Hélas ! dit l’affligée, la reine ma sœur n’est
plus reine, mon enfant, et c’est un autre qui règne
en son nom. Un jour vous pourrez comprendre
cela.
– Eh bien, alors, au roi votre neveu. Voulez-
vous que je lui parle ? Vous savez comme il

303
m’aime, ma mère.
– Hélas ! le roi, mon neveu, n’est pas encore
roi, et lui-même, vous le savez bien, La Porte
nous l’a dit vingt fois, lui-même manque de tout1.
– Alors adressons-nous à Dieu, dit la jeune
fille.
Et elle s’agenouilla près de sa mère.
Ces deux femmes qui priaient ainsi au même
prie-Dieu, c’étaient la fille et la petite-fille de
Henri IV, la femme et la fille de Charles Ier.
Elles achevaient leur double prière lorsqu’une
religieuse gratta doucement à la porte de la
cellule.
– Entrez, ma sœur, dit la plus âgée des deux
femmes en essuyant ses pleurs et en se relevant.
La religieuse entrouvrit respectueusement la
porte.
– Que Votre Majesté veuille bien m’excuser si
je trouble ses méditations, dit-elle ; mais il y a au

1
Voir La Porte, Mémoires (Petitot, tome, LIX, p. 418).

304
parloir un seigneur étranger qui arrive
d’Angleterre, et qui demande l’honneur de
présenter une lettre à Votre Majesté.
– Oh ! une lettre ! une lettre du roi peut-être !
des nouvelles de votre père, sans doute !
Entendez-vous, Henriette ?
– Oui, madame, j’entends et j’espère.
– Et quel est ce seigneur, dites ?
– Un gentilhomme de quarante-cinq à
cinquante ans.
– Son nom ? a-t-il dit son nom ?
– Milord de Winter.
– Milord de Winter ! s’écria la reine ; l’ami de
mon époux ! Eh ! faites entrer, faites entrer !
Et la reine courut au-devant du messager, dont
elle saisit la main avec empressement.
Lord de Winter, en entrant dans la cellule,
s’agenouilla et présenta à la reine une lettre
roulée dans un étui d’or.
– Ah ! milord, dit la reine, vous nous apportez
trois choses que nous n’avions pas vues depuis

305
bien longtemps : de l’or, un ami dévoué et une
lettre du roi notre époux et maître.
De Winter salua de nouveau ; mais il ne put
répondre, tant il était profondément ému.
– Milord, dit la reine montrant la lettre, vous
comprenez que je suis pressée de savoir ce que
contient ce papier.
– Je me retire, madame, dit de Winter.
– Non, restez, dit la reine, nous lirons devant
vous. Ne comprenez-vous pas que j’ai mille
questions à vous faire ?
De Winter recula de quelques pas, et demeura
debout en silence.
La mère et la fille, de leur côté, s’étaient
retirées dans l’embrasure d’une fenêtre, et lisaient
avidement, la fille appuyée au bras de la mère, la
lettre suivante :

Madame et chère épouse,


Nous voici arrivés au terme. Toutes les
ressources que Dieu m’a laissées sont

306
concentrées en ce camp de Naseby1, d’où je vous
écris à la hâte. Là j’attends l’armée de mes sujets
rebelles, et je vais lutter une dernière fois contre
eux. Vainqueur, j’éternise la lutte ; vaincu, je suis
perdu complètement. Je veux, dans ce dernier cas
(hélas ! quand on en est où nous en sommes, il
faut tout prévoir), je veux essayer de gagner les
côtes de France. Mais pourra-t-on, voudra-t-on y
recevoir un roi malheureux, qui apportera un si
funeste exemple dans un pays déjà soulevé par
les discordes civiles ? Votre sagesse et votre
affection me serviront de guide. Le porteur de
cette lettre vous dira, madame, ce que je ne puis
confier au risque d’un accident. Il vous
expliquera quelle démarche j’attends de vous. Je
le charge aussi de ma bénédiction pour mes
enfants et de tous les sentiments de mon cœur

1
La bataille de Naseby, bien antérieure à l’action du roman,
se déroula le 14 juin 1645 : Cromwell y écrasa les troupes
loyalistes, faisant cinq mille tués ou prisonniers et mettant la
main sur les bagages et les papiers du roi. Naseby se trouve
dans le comté de Northampton, sur l’Avon et le Nen. Dans le
drame, Newcastle est substitué à Naseby, conformément à la
suite du roman.

307
pour vous, madame et chère épouse.

La lettre était signée, au lieu de « Charles,


roi », « Charles, encore roi ».
Cette triste lecture, dont de Winter suivait les
impressions sur le visage de la reine, amena
cependant dans ses yeux un éclair d’espérance.
– Qu’il ne soit plus roi ! s’écria-t-elle, qu’il
soit vaincu, exilé, proscrit, mais qu’il vive !
Hélas ! le trône est un poste trop périlleux
aujourd’hui pour que je désire qu’il y reste. Mais,
dites-moi, milord, continua la reine, ne me cachez
rien, où en est le roi ? Sa position est-elle donc
aussi désespérée qu’il le pense ?
– Hélas ! madame, plus désespérée qu’il ne le
pense lui-même. Sa Majesté a le cœur si bon,
qu’elle ne comprend pas la haine ; si loyal,
qu’elle ne devine pas la trahison. L’Angleterre est
atteinte d’un esprit de vertige qui, j’en ai bien
peur, ne s’éteindra que dans le sang.
– Mais lord Montrose ? répondit la reine.
J’avais entendu parler de grands et rapides

308
succès, de batailles gagnées à Inverlochy, à
Auldearn, à Alford et à Kilsyth1. J’avais entendu
dire qu’il marchait à la frontière pour se joindre à
son roi.
– Oui, madame ; mais à la frontière il a
rencontré Lesly. Il avait lassé la victoire à force
d’entreprises surhumaines : la victoire l’a
abandonné. Montrose, battu à Philiphaugh, a été
forcé de congédier les restes de son armée et de
fuir déguisé en laquais. Il est à Bergen en
Norvège.
– Dieu le garde ! dit la reine. C’est au moins
une consolation de savoir que ceux qui ont tant
de fois risqué leur vie pour nous sont en sûreté.
Et maintenant, milord, que je vois la position du
roi telle qu’elle est, c’est-à-dire désespérée, dites-
moi ce que vous avez à me dire de la part de mon
royal époux.
– Eh bien ! madame, dit de Winter, le roi

1
Montrose fut victorieux à Inverlochy (2 février 1645),
Auldearn (9 mai 1645), Alford (2 juillet 1645), Kilsyth (15 août
1645) avant d’être battu par Lesly à Philiphaugh (13 septembre
1645).

309
désire que vous tâchiez de pénétrer les
dispositions du roi et de la reine à son égard.
– Hélas ! vous le savez, répondit la reine, le
roi n’est encore qu’un enfant, et la reine est une
femme, bien faible même : c’est M. de Mazarin
qui est tout.
– Voudrait-il donc jouer en France le rôle que
Cromwell joue en Angleterre ?
– Oh ! non. C’est un Italien souple et rusé, qui
peut-être rêve le crime mais n’osera jamais le
commettre ; et, tout au contraire de Cromwell,
qui dispose des deux chambres, Mazarin n’a pour
appui que la reine dans sa lutte avec le Parlement.
– Raison de plus alors pour qu’il protège un
roi que les parlements poursuivent.
La reine hocha la tête avec amertume.
– Si j’en juge par moi-même, milord, dit-elle,
le cardinal ne fera rien, ou peut-être même sera
contre nous. Ma présence et celle de ma fille en
France lui pèsent déjà : à plus forte raison, celle
du roi. Milord, ajouta Henriette en souriant avec
mélancolie, c’est triste et presque honteux à dire,

310
mais nous avons passé l’hiver au Louvre sans
argent, sans linge, presque sans pain, et souvent
ne nous levant pas faute de feu.
– Horreur ! s’écria de Winter. La fille de Henri
IV, la femme du roi Charles ! Que ne vous
adressiez-vous donc, madame, au premier venu
de nous ?
– Voilà l’hospitalité que donne à une reine le
ministre auquel un roi veut la demander.
– Mais j’avais entendu parler d’un mariage
entre Mgr le prince de Galles et Mlle d’Orléans1 ?
dit de Winter.
– Oui, j’en ai eu un instant l’espoir. Les
enfants s’aimaient ; mais la reine, qui avait
d’abord donné les mains à cet amour, a changé
d’avis ; mais M. le duc d’Orléans, qui avait
encouragé le commencement de leur familiarité,
a défendu à sa fille de songer davantage à cette
union. Ah ! milord, continua la reine sans songer
même à essuyer ses larmes, mieux vaut combattre

1
Voir Mlle de Montpensier, Mémoires. Le mariage eut lieu
en 1658.

311
comme a fait le roi, et mourir comme il va faire
peut-être, que de vivre en mendiant comme je le
fais.
– Du courage, madame, dit de Winter, du
courage. Ne désespérez pas. Les intérêts de la
couronne de France, si ébranlée en ce moment,
sont de combattre la rébellion chez le peuple le
plus voisin. Mazarin est homme d’état et il
comprendra cette nécessité.
– Mais êtes-vous sûr, dit la reine d’un air de
doute, que vous ne soyez pas prévenu ?
– Par qui ? demanda de Winter.
– Mais par les Joyce, par les Pride, par les
Cromwell.
– Par un tailleur ! par un charretier ! par un
brasseur1 ! Ah ! je l’espère, madame, le cardinal
n’entrerait pas en alliance avec de pareils
hommes.

1
George Joyce avait été tailleur. Pride charretier et le père
de Cromwell, Robert, exploitait une petite brasserie dépendant
de sa ferme.

312
– Eh ! qu’est-il lui-même ? demanda madame
Henriette.
– Mais, pour l’honneur du roi, pour celui de la
reine...
– Allons, espérons qu’il fera quelque chose
pour cet honneur, dit madame Henriette. Un ami
possède une si bonne éloquence, milord, que
vous me rassurez. Donnez-moi donc la main et
allons chez le ministre.
– Madame, dit de Winter en s’inclinant, je suis
confus de cet honneur.
– Mais enfin, s’il refusait, dit madame
Henriette s’arrêtant, et que le roi perdît la
bataille ?
– Sa Majesté alors se réfugierait en Hollande,
où j’ai entendu dire qu’était Mgr le prince de
Galles.
– Et Sa Majesté pourrait-elle compter pour sa
fuite sur beaucoup de serviteurs comme vous ?
– Hélas ! non, madame, dit de Winter ; mais le
cas est prévu, et je viens chercher des alliés en
France.

313
– Des alliés ! dit la reine en secouant la tête.
– Madame, répondit de Winter, que je retrouve
d’anciens amis que j’ai eus autrefois, et je
réponds de tout.
– Allons donc, milord, dit la reine avec ce
doute poignant des gens qui ont été longtemps
malheureux, allons donc, et que Dieu vous
entende !
La reine monta dans sa voiture, et de Winter, à
cheval, suivi de deux laquais, l’accompagna à la
portière.

314
40

La lettre de Cromwell

Au moment où madame Henriette quittait les


Carmélites pour se rendre au Palais-Royal, un
cavalier descendait de cheval à la porte de cette
demeure royale, et annonçait aux gardes qu’il
avait quelque chose de conséquence à dire au
cardinal Mazarin.
Bien que le cardinal eût souvent peur, comme
il avait encore plus souvent besoin d’avis et de
renseignements, il était assez accessible. Ce
n’était point à la première porte qu’on trouvait la
difficulté véritable, la seconde même se
franchissait assez facilement, mais à la troisième
veillait, outre le garde et les huissiers, le fidèle
Bernouin, cerbère qu’aucune parole ne pouvait
fléchir, qu’aucun rameau, fût-il d’or, ne pouvait

315
charmer1.
C’était donc à la troisième porte que celui qui
sollicitait ou réclamait une audience devait subir
un interrogatoire formel.
Le cavalier, ayant laissé son cheval attaché
aux grilles de la cour, monta le grand escalier, et
s’adressant aux gardes dans la première salle :
– M. le cardinal Mazarin ? dit-il.
– Passez, répondirent les gardes sans lever le
nez, les uns de dessus leurs cartes et les autres de
dessus leurs dés, enchantés d’ailleurs de faire
comprendre que ce n’était pas à eux de remplir
l’office de laquais.
Le cavalier entra dans la seconde salle. Celle-
ci était gardée par les mousquetaires et les
huissiers.
Le cavalier répéta sa demande.
– Avez-vous une lettre d’audience ? demanda
un huissier s’avançant au-devant du solliciteur.

1
C’est à Charon que la sybille de Cumes montre le rameau
qui l’apaise (Virgile, Énéide, chant VI).

316
– J’en ai une, mais pas du cardinal Mazarin.
– Entrez et demandez M. Bernouin, dit
l’huissier.
Et il ouvrit la porte de la troisième chambre.
Soit par hasard, soit qu’il se tînt à son poste
habituel, Bernouin était debout derrière cette
porte et avait tout entendu.
– C’est moi, monsieur, que vous cherchez, dit-
il. De qui est la lettre que vous apportez à Son
Éminence ?
– Du général Olivier Cromwell, dit le nouveau
venu ; veuillez dire ce nom à Son Éminence, et
venir rapporter s’il peut me recevoir oui ou non.
Et il se tint debout dans l’attitude sombre et
fière qui était particulière aux puritains.
Bernouin, après avoir promené sur toute la
personne du jeune homme un regard inquisiteur,
rentra dans le cabinet du cardinal, auquel il
transmet les paroles du messager.
– Un homme porteur d’une lettre d’Olivier
Cromwell ? dit Mazarin ; et quelle espèce
d’homme ?

317
– Un vrai Anglais, monseigneur ; cheveux
blond roux, plutôt roux que blonds ; œil gris bleu,
plutôt gris que bleu ; pour le reste, orgueil et
raideur.
– Qu’il donne sa lettre.
– Monseigneur demande la lettre, dit Bernouin
en repassant du cabinet dans l’antichambre.
– Monseigneur ne verra pas la lettre sans le
porteur, répondit le jeune homme ; mais pour
vous convaincre que je suis réellement porteur
d’une lettre, regardez, la voici.
Bernouin regarda le cachet ; et, voyant que la
lettre venait véritablement du général Olivier
Cromwell, il s’apprêta à retourner près de
Mazarin.
– Ajoutez, dit le jeune homme, que je suis non
pas un simple messager, mais un envoyé
extraordinaire.
Bernouin rentrant dans le cabinet, et sortant
après quelques secondes :
– Entrez, monsieur, dit-il en tenant la porte
ouverte.

318
Mazarin avait eu besoin de toutes ces allées et
venues pour se remettre de l’émotion que lui
avait causée l’annonce de cette lettre, mais
quelque perspicace que fût son esprit, il cherchait
en vain quel motif avait pu porter Cromwell à
entrer avec lui en communication.
Le jeune homme parut sur le seuil de son
cabinet ; il tenait son chapeau d’une main et la
lettre de l’autre.
Mazarin se leva.
– Vous avez, monsieur, dit-il, une lettre de
créance pour moi ?
– La voici, monseigneur, dit le jeune homme.
Mazarin prit la lettre, la décacheta et lut :

M. Mordaunt, un de mes secrétaires, remettra


cette lettre d’introduction à Son Éminence le
cardinal Mazarini, à Paris ; il est porteur, en
outre, pour Son Éminence, d’une seconde lettre
confidentielle.
OLIVIER CROMWELL.

319
– Fort bien, monsieur Mordaunt, dit Mazarin,
donnez-moi cette seconde lettre et asseyez-vous.
Le jeune homme tira de sa poche une seconde
lettre, la donna au cardinal et s’assit.
Cependant, tout à ses réflexions, le cardinal
avait pris la lettre, et, sans la décacheter, la
tournait et la retournait dans sa main ; mais pour
donner le change au messager, il se mit à
l’interroger selon son habitude, et convaincu qu’il
était, par l’expérience, que peu d’hommes
parvenaient à lui cacher quelque chose lorsqu’il
interrogeait et regardait à la fois :
– Vous êtes bien jeune, monsieur Mordaunt,
pour ce rude métier d’ambassadeur où échouent
parfois les plus vieux diplomates.
– Monseigneur, j’ai vingt-trois ans ; mais
Votre Éminence se trompe en me disant que je
suis jeune. J’ai plus d’âge qu’elle, quoique je
n’aie point sa sagesse.
– Comment cela, monsieur ? dit Mazarin, je ne
vous comprends pas.
– Je dis, monseigneur, que les années de

320
souffrance comptent double, et que depuis vingt
ans je souffre.
– Ah ! oui, je comprends, dit Mazarin, défaut
de fortune ; vous êtes pauvre, n’est-ce pas ?
Puis il ajouta en lui-même :
« Ces révolutionnaires anglais sont tous des
gueux et des manants. »
– Monseigneur, je devais avoir un jour une
fortune de six millions ; mais on me l’a prise.
– Vous n’êtes donc pas un homme du peuple ?
dit Mazarin étonné.
– Si je portais mon titre, je serais lord ; si je
portais mon nom, vous eussiez entendu un des
noms les plus illustres de l’Angleterre.
– Comment vous appelez-vous donc ?
demanda Mazarin.
– Je m’appelle monsieur Mordaunt, dit le
jeune homme en s’inclinant.
Mazarin comprit que l’envoyé de Cromwell
désirait garder son incognito.
Il se tut un instant, mais pendant cet instant, il

321
le regarda avec une attention plus grande encore
qu’il n’avait fait la première fois.
Le jeune homme était impassible.
« Au diable ces puritains ! dit tout bas
Mazarin, ils sont taillés dans le marbre. »
Et tout haut :
– Mais il vous reste des parents ? dit-il.
– Il m’en reste un, oui, monseigneur.
– Alors il vous aide ?
– Je me suis présenté trois fois pour implorer
son appui, et trois fois il m’a fait chasser par ses
valets.
– Oh ! mon Dieu ! mon cher monsieur
Mordaunt, dit Mazarin, espérant faire tomber le
jeune homme dans quelque piège par sa fausse
pitié, mon Dieu ! que votre récit m’intéresse
donc ! Vous ne connaissez donc pas votre
naissance ?
– Je ne la connais que depuis peu de temps.
– Et jusqu’au moment où vous l’avez
connue ?...

322
– Je me considérais comme un enfant
abandonné.
– Alors vous n’avez jamais vu votre mère ?
– Si fait, monseigneur ; quand j’étais enfant,
elle vint trois fois chez ma nourrice ; je me
rappelle la dernière fois qu’elle vint comme si
c’était aujourd’hui.
– Vous avez bonne mémoire, dit Mazarin.
– Oh, oui, monseigneur, dit le jeune homme,
avec un si singulier accent, que le cardinal sentit
un frisson lui courir par les veines.
– Et qui vous élevait ? demanda Mazarin.
– Une nourrice française, qui me renvoya
quand j’eus cinq ans, parce que personne ne la
payait plus, en me nommant ce parent dont
souvent ma mère lui avait parlé.
– Que devîntes-vous ?
– Comme je pleurais et mendiais sur les
grands chemins, un ministre de Kingston me
recueillit, m’instruisit dans la religion calviniste,
me donna toute la science qu’il avait lui-même, et
m’aida dans les recherches que je fis de ma

323
famille.
– Et ces recherches ?
– Furent infructueuses ; le hasard fit tout.
– Vous découvrîtes ce qu’était devenue votre
mère ?
– J’appris qu’elle avait été assassinée par ce
parent aidé de quatre de ses amis, mais je savais
déjà que j’avais été dégradé de la noblesse et
dépouillé de tous mes biens par le roi Charles Ier.
– Ah ! je comprends maintenant pourquoi
vous servez M. Cromwell. Vous haïssez le roi.
– Oui, monseigneur, je le hais ! dit le jeune
homme.
Mazarin vit avec étonnement l’expression
diabolique avec laquelle le jeune homme
prononça ces paroles : comme les visages
ordinaires se colorent de sang, son visage, à lui,
se colora de fiel et devint livide.
– Votre histoire est terrible, monsieur
Mordaunt, et me touche vivement ; mais, par
bonheur pour vous, vous servez un maître tout-
puissant. Il doit vous aider dans vos recherches.

324
Nous avons tant de renseignements, nous autres.
– Monseigneur, à un bon chien de race il ne
faut montrer que le bout d’une piste pour qu’il
arrive sûrement à l’autre bout.
– Mais ce parent dont vous m’avez entretenu,
voulez-vous que je lui parle ? dit Mazarin qui
tenait à se faire un ami près de Cromwell.
– Merci, monseigneur, je lui parlerai moi-
même.
– Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il vous
maltraitait ?
– Il me traitera mieux la première fois que je
le verrai.
– Vous avez donc un moyen de l’attendrir ?
– J’ai un moyen de me faire craindre.
Mazarin regardait le jeune homme, mais à
l’éclair qui jaillit de ses yeux il baissa la tête, et
embarrassé de continuer une semblable
conversation, il ouvrit la lettre de Cromwell.
Peu à peu les yeux du jeune homme
redevinrent ternes et vitreux comme d’habitude,

325
et il tomba dans une rêverie profonde. Après
avoir lu les premières lignes, Mazarin se hasarda
à regarder en dessous si Mordaunt n’épiait pas sa
physionomie ; et remarquant son indifférence :
« Faites donc faire vos affaires, dit-il en
haussant imperceptiblement les épaules, par des
gens qui font en même temps les leurs ! Voyons
ce que veut cette lettre. » Nous la reproduisons
textuellement :

À Son Éminence
Monseigneur le cardinal Mazarini.
J’ai voulu, monseigneur, connaître vos
intentions au sujet des affaires présentes de
l’Angleterre. Les deux royaumes sont trop voisins
pour que la France ne s’occupe pas de notre
situation, comme nous nous occupons de celle de
la France. Les Anglais sont presque tous
unanimes pour combattre la tyrannie du roi
Charles et de ses partisans. Placé à la tête de ce
mouvement par la confiance publique, j’en
apprécie mieux que personne la nature et les

326
conséquences. Aujourd’hui je fais la guerre et je
vais livrer au roi Charles une bataille décisive.
Je la gagnerai, car l’espoir de la nation et
l’esprit du Seigneur sont avec moi. Cette bataille
gagnée, le roi n’a plus de ressources en
Angleterre ni en Écosse ; et s’il n’est pas pris ou
tué, il va essayer de passer en France pour
recruter des soldats et se refaire des armes et de
l’argent. Déjà la France a reçu la reine
Henriette, et, involontairement sans doute, a
entretenu un foyer de guerre civile inextinguible
dans mon pays ; mais madame Henriette est fille
de France et l’hospitalité de la France lui était
due. Quant au roi Charles, la question change de
face : en le recevant et en le secourant, la France
improuverait les actes du peuple anglais et
nuirait si essentiellement à l’Angleterre et surtout
à la marche du gouvernement qu’elle compte se
donner, qu’un pareil état équivaudrait à des
hostilités flagrantes...

À ce moment, Mazarin, fort inquiet de la


tournure que prenait la lettre, cessa de lire de

327
nouveau et regarda le jeune homme en dessous.
Il rêvait toujours.
Mazarin continua :

Il est donc urgent, monseigneur, que je sache


à quoi m’en tenir sur les vues de la France : les
intérêts de ce royaume et ceux de l’Angleterre,
quoique dirigés en sens inverse, se rapprochent
cependant plus qu’on ne saurait le croire.
L’Angleterre a besoin de tranquillité intérieure
pour consommer l’expulsion de son roi, la
France a besoin de cette tranquillité pour
consolider le trône de son jeune monarque ; vous
avez autant que nous besoin de cette paix
intérieure, à laquelle nous touchons, nous, grâce
à l’énergie de notre gouvernement.
Vos querelles avec le Parlement, vos
dissensions bruyantes avec les princes qui
aujourd’hui combattent pour vous et demain
combattront contre vous, la ténacité populaire
dirigée par le coadjuteur, le président
Blancmesnil et le conseiller Broussel ; tout ce

328
désordre enfin qui parcourt les différents degrés
de l’État doit vous faire envisager avec
inquiétude l’éventualité d’une guerre étrangère :
car alors l’Angleterre, surexcitée par
l’enthousiasme des idées nouvelles, s’allierait
avec l’Espagne qui déjà convoite cette alliance.
J’ai donc pensé, monseigneur, connaissant votre
prudence et la position toute personnelle que les
événements vous font aujourd’hui, j’ai pensé que
vous aimeriez mieux concentrer vos forces dans
l’intérieur du royaume de France et abandonner
aux siennes le gouvernement nouveau de
l’Angleterre. Cette neutralité consiste seulement
à éloigner le roi Charles du territoire de France,
et à ne secourir ni par armes, ni par argent, ni
par troupes, ce roi entièrement étranger à votre
pays.
Ma lettre est donc toute confidentielle, et c’est
pour cela que je vous l’envoie par un homme de
mon intime confiance ; elle précédera, par un
sentiment que Votre Éminence appréciera, les
mesures que je prendrai d’après les événements.
Olivier Cromwell a pensé qu’il ferait mieux
entendre la raison à un esprit intelligent comme

329
celui de Mazarini, qu’à une reine admirable de
fermeté sans doute, mais trop soumise aux vains
préjugés de la naissance et du pouvoir divin.
Adieu, monseigneur, si je n’ai pas de réponse
dans quinze jours, je regarderai ma lettre comme
non avenue.
OLIVIER CROMWELL.

– Monsieur Mordaunt, dit le cardinal en


élevant la voix comme pour éveiller le songeur,
ma réponse à cette lettre sera d’autant plus
satisfaisante pour le général Cromwell, que je
serai plus sûr qu’on ignorera que je la lui aurai
faite. Allez donc l’attendre à Boulogne-sur-Mer,
et promettez-moi de partir demain matin.
– Je vous le promets, monseigneur, répondit
Mordaunt, mais combien de jours Votre
Éminence me fera-t-elle attendre cette réponse ?
– Si vous ne l’avez pas reçue dans dix jours,
vous pouvez partir.
Mordaunt s’inclina.
– Ce n’est pas tout, monsieur, continua

330
Mazarin, vos aventures particulières m’ont
vivement touché ; en outre, la lettre de M.
Cromwell vous rend important à mes yeux
comme ambassadeur. Voyons, je vous le répète,
dites-moi, que puis-je faire pour vous ?
Mordaunt réfléchit un instant, et, après une
visible hésitation, il allait ouvrir la bouche pour
parler, quand Bernouin entra précipitamment, se
pencha vers l’oreille du cardinal et lui parla tout
bas.
– Monseigneur, lui dit-il, la reine Henriette
accompagnée d’un gentilhomme anglais entre en
ce moment au Palais-Royal.
Mazarin fit sur sa chaise un bond qui
n’échappa point au jeune homme et réprima la
confidence qu’il allait sans doute faire.
– Monsieur, dit le cardinal, vous avez entendu,
n’est-ce pas ? Je vous fixe Boulogne parce que je
pense que toute ville de France vous est
indifférente ; si vous en préférez une autre,
nommez-là ; mais vous concevez facilement
qu’entouré comme je le suis d’influences
auxquelles je n’échappe qu’à force de discrétion,

331
je désire qu’on ignore votre présence à Paris.
– Je partirai, monsieur, dit Mordaunt en
faisant quelques pas vers la porte par laquelle il
était entré.
– Non, point par là, monsieur, je vous prie !
s’écria vivement le cardinal : veuillez passer par
cette galerie d’où vous gagnerez le vestibule. Je
désire qu’on ne vous voie pas sortir, notre
entrevue doit être secrète.
Mordaunt suivit Bernouin, qui le fit passer
dans une salle voisine et le remit à un huissier en
lui indiquant une porte de sortie.
Puis il revint à la hâte vers son maître pour
introduire près de lui la reine Henriette, qui
traversait déjà la galerie vitrée.

332
41

Mazarin et madame Henriette

Le cardinal se leva et alla recevoir en hâte la


reine d’Angleterre. Il la joignit au milieu de la
galerie qui précédait son cabinet.
Il témoignait d’autant plus de respect à cette
reine sans suite et sans parure, qu’il sentait lui-
même qu’il avait bien quelque reproche à se faire
sur son avarice et son manque de cœur.
Mais les suppliants savent contraindre leur
visage à prendre toutes les expressions, et la fille
de Henri IV souriait en venant au-devant de celui
qu’elle haïssait et méprisait.
« Ah ! se dit à lui-même Mazarin, quel doux
visage ! Viendrait-elle pour m’emprunter de
l’argent ? »
Et il jeta un regard inquiet sur le panneau de

333
son coffre-fort ; il tourna même en dedans le
chaton du diamant magnifique dont l’éclat attirait
les yeux sur sa main, qu’il avait d’ailleurs
blanche et belle. Malheureusement cette bague
n’avait pas la vertu de celle de Gygès, qui rendait
son maître invisible lorsqu’il faisait ce que venait
de faire Mazarin.
Or, Mazarin eût bien désiré être invisible en ce
moment, car il devinait que Mme Henriette venait
lui demander quelque chose ; du moment où une
reine qu’il avait traitée ainsi apparaissait avec le
sourire sur les lèvres, au lieu d’avoir la menace
sur la bouche, elle venait en suppliante.
– Monsieur le cardinal, dit l’auguste visiteuse,
j’avais d’abord eu l’idée de parler de l’affaire qui
m’amène avec la reine ma sœur, mais j’ai réfléchi
que les choses politiques regardent avant tout les
hommes.
– Madame, dit Mazarin, croyez que Votre
Majesté me confond avec cette distinction
flatteuse.
« Il est bien gracieux, pensa la reine, m’aurait-
il donc devinée ? »

334
On était arrivé au cabinet du cardinal. Il fit
asseoir la reine, et lorsqu’elle fut accommodée
dans son fauteuil :
– Donnez, dit-il, vos ordres au plus
respectueux de vos serviteurs.
– Hélas ! monsieur, répondit la reine, j’ai
perdu l’habitude de donner des ordres, et pris
celle de faire des prières. Je viens vous prier, trop
heureuse si ma prière est exaucée par vous.
– Je vous écoute, madame, dit Mazarin.
– Monsieur le cardinal, il s’agit de la guerre
que le roi mon mari soutient contre ses sujets
rebelles. Vous ignorez peut-être qu’on se bat en
Angleterre, dit la reine avec un sourire triste, et
que dans peu l’on se battra d’une façon bien plus
décisive encore qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.
– Je l’ignore complètement, madame, dit le
cardinal en accompagnant ces paroles d’un léger
mouvement d’épaule. Hélas ! nos guerres à nous
absorbent le temps et l’esprit d’un pauvre
ministre incapable et infirme comme je le suis.
– Eh bien ! monsieur le cardinal, dit la reine,

335
je vous apprendrai donc que Charles Ier, mon
époux, est à la veille d’engager une action
décisive. En cas d’échec... Mazarin fit un
mouvement..., il faut tout prévoir, continua la
reine ; en cas d’échec, il désire se retirer en
France et y vivre comme un simple particulier.
Que dites-vous de ce projet ?
Le cardinal avait écouté sans qu’une fibre de
son visage trahit l’impression qu’il éprouvait ; en
écoutant, son sourire resta ce qu’il était toujours,
faux et câlin, et quand la reine eut fini :
– Croyez-vous, madame, dit-il de sa voix la
plus soyeuse, que la France, tout agitée et toute
bouillante comme elle est elle-même, soit un port
bien salutaire pour un roi détrôné ? La couronne
est déjà peu solide sur la tête du roi Louis XIV,
comment supporterait-il un double poids ?
– Ce poids n’a pas été bien lourd, quant à ce
qui me regarde, interrompit la reine avec un
douloureux sourire, et je ne demande pas qu’on
fasse plus pour mon époux qu’on n’a fait pour
moi. Vous voyez que nous sommes des rois bien
modestes, monsieur.

336
– Oh ! vous, madame, vous, se hâta de dire le
cardinal pour couper court aux explications qu’il
voyait arriver, vous, c’est autre chose, une fille de
Henri IV, de ce grand, de ce sublime roi...
– Ce qui ne vous empêche pas de refuser
l’hospitalité à son gendre, n’est-ce pas,
monsieur ? Vous devriez pourtant vous souvenir
que ce grand, ce sublime roi, proscrit un jour
comme va l’être mon mari, a été demander du
secours à l’Angleterre, et que l’Angleterre lui en
a donné ; il est vrai de dire que la reine Elisabeth
n’était pas sa nièce1.
– Peccato ! dit Mazarin se débattant sous cette
logique si simple, Votre Majesté ne me comprend
pas ; elle juge mal mes intentions, et cela sans
doute parce que je m’explique mal en français.
– Parlez italien, monsieur ; la reine Marie de
Médicis, notre mère, nous a appris cette langue
avant que le cardinal votre prédécesseur l’ait

1
Louis XIV est le neveu d’Henriette. Elisabeth Ire envoya
des secours à Henri IV pendant la Ligue.

337
envoyée mourir en exil1. S’il est resté quelque
chose de ce grand, de ce sublime roi Henri dont
vous parliez tout à l’heure, il doit bien s’étonner
de cette profonde admiration pour lui jointe à si
peu de pitié pour sa famille.
La sueur coulait à grosses gouttes sur le front
de Mazarin.
– Cette admiration est, au contraire, si grande
et si réelle, madame, dit Mazarin sans accepter
l’offre que lui faisait la reine de changer
d’idiome, que, si le roi Charles Ier – que Dieu le
garde de tout malheur ! – venait en France, je lui
offrirais ma maison, ma propre maison ; mais,
hélas ! ce serait une retraite peu sûre. Quelque
jour le peuple brûlera cette maison comme il a
brûlé celle du maréchal d’Ancre. Pauvre Concino
Concini ! il ne voulait cependant que le bien de la
France.
– Oui, monseigneur, comme vous, dit
ironiquement la reine.
Mazarin fit semblant de ne pas comprendre le

1
À Cologne, le 3 juillet 1642.

338
double sens de la phrase qu’il avait dite lui-
même, et continua de s’apitoyer sur le sort de
Concino Concini.
– Mais enfin, monseigneur le cardinal, dit la
reine impatientée, que me répondez-vous ?
– Madame, s’écria Mazarin de plus en plus
attendri, madame, Votre Majesté me permettrait-
elle de lui donner un conseil ? Bien entendu
qu’avant de prendre cette hardiesse, je commence
à me mettre aux pieds de Votre Majesté pour tout
ce qui lui fera plaisir.
– Dites, monsieur, répondit la reine. Le conseil
d’un homme aussi prudent que vous doit être
assurément bon.
– Madame, croyez-moi, le roi doit se défendre
jusqu’au bout.
– Il l’a fait, monsieur, et cette dernière bataille,
qu’il va livrer avec des ressources bien
inférieures à celles de ses ennemis, prouve qu’il
ne compte pas se rendre sans combattre ; mais
enfin, dans le cas où il serait vaincu ?
– Eh bien, madame, dans ce cas, mon avis, je

339
sais que je suis bien hardi de donner un avis à
Votre Majesté, mais mon avis est que le roi ne
doit pas quitter son royaume. On oublie vite les
rois absents : s’il passe en France, sa cause est
perdue.
– Mais alors, dit la reine, si c’est votre avis et
que vous lui portiez vraiment intérêt, envoyez-lui
quelque secours d’hommes et d’argent ; car, moi,
je ne puis plus rien pour lui, j’ai vendu pour
l’aider jusqu’à mon dernier diamant. Il ne me
reste rien, vous le savez, vous le savez mieux que
personne, monsieur. S’il m’était resté quelque
bijou, j’en aurais acheté du bois pour me
chauffer, moi et ma fille, cet hiver.
– Ah ! madame, dit Mazarin, Votre Majesté ne
sait guère ce qu’elle me demande. Du jour où un
secours d’étrangers entre à la suite d’un roi pour
le replacer sur le trône, c’est avouer qu’il n’a plus
d’aide dans l’amour de ses sujets.
– Au fait, monsieur le cardinal, dit la reine
impatientée de suivre cet esprit subtil dans le
labyrinthe de mots où il s’égarait, au fait, et
répondez-moi oui ou non : si le roi persiste à

340
rester en Angleterre, lui enverrez-vous des
secours ? S’il vient en France, lui donnerez-vous
l’hospitalité ?
– Madame, dit le cardinal en affectant la plus
grande franchise, je vais montrer à Votre
Majesté, je l’espère, combien je lui suis dévoué et
le désir que j’ai de terminer une affaire qu’elle a
tant à cœur. Après quoi Votre Majesté, je pense,
ne doutera plus de mon zèle à la servir.
La reine se mordait les lèvres et s’agitait
d’impatience sur son fauteuil.
– Eh bien ! qu’allez-vous faire ? dit-elle enfin ;
voyons, parlez.
– Je vais à l’instant même aller consulter la
reine, et nous déférerons de suite la chose au
Parlement.
– Avec lequel vous êtes en guerre, n’est-ce
pas ? Vous chargerez Broussel d’en être
rapporteur. Assez, monsieur le cardinal, assez. Je
vous comprends, ou plutôt j’ai tort. Allez en effet
au Parlement ; car c’est de ce Parlement, ennemi
des rois, que sont venus à la fille de ce grand, de

341
ce sublime Henri IV, que vous admirez tant, les
seuls secours qui l’aient empêchée de mourir de
faim et de froid cet hiver.
Et, sur ces paroles, la reine se leva avec une
majestueuse indignation.
Le cardinal étendit vers elle ses mains jointes.
– Ah ! madame, madame, que vous me
connaissez mal, mon Dieu !
Mais la reine Henriette, sans même se
retourner du côté de celui qui versait ces
hypocrites larmes, traversa le cabinet, ouvrit la
porte elle-même, et, au milieu des gardes
nombreuses de l’Éminence, des courtisans
empressés à lui faire leur cour, du luxe d’une
royauté rivale, elle alla prendre la main de
Winter, seul, isolé et debout. Pauvre reine déjà
déchue, devant laquelle tous s’inclinaient encore
par étiquette, mais qui n’avait plus, de fait, qu’un
seul bras sur lequel elle pût s’appuyer.
– C’est égal, dit Mazarin quand il fut seul, cela
m’a donné de la peine, et c’est un rude rôle à
jouer. Mais je n’ai rien dit ni à l’un ni à l’autre.

342
Hum ! le Cromwell est un rude chasseur de rois,
je plains ses ministres, s’il en prend jamais.
Bernouin !
Bernouin entra.
– Qu’on voie si le jeune homme au pourpoint
noir et aux cheveux courts, que vous avez tantôt
introduit près de moi, est encore au palais.
Bernouin sortit. Le cardinal occupa le temps
de son absence à retourner en dehors le chaton de
sa bague, à en frotter le diamant, à en admirer
l’eau, et comme une larme roulait encore dans ses
yeux et lui rendait la vue trouble, il secoua la tête
pour la faire tomber.
Bernouin rentra avec Comminges, qui était de
garde.
– Monseigneur, dit Comminges, comme je
reconduisais le jeune homme que Votre
Éminence demande, il s’est approché de la porte
vitrée de la galerie et a regardé quelque chose
avec étonnement, sans doute le tableau de
Raphaël, qui est vis-à-vis cette porte. Ensuite il a

343
rêvé un instant, et a descendu l’escalier1. Je crois
l’avoir vu monter sur un cheval gris et sortir de la
cour du palais. Mais monseigneur ne va-t-il point
chez la reine ?
– Pourquoi faire ?
– M. de Guitaut, mon oncle, vient de me dire
que Sa Majesté avait reçu des nouvelles de
l’armée.
– C’est bien, j’y cours.
En ce moment, M. de Villequier apparut. Il
venait en effet chercher le cardinal de la part de la
reine.
Comminges avait bien vu, et Mordaunt avait
réellement agi comme il l’avait raconté. En
traversant la galerie parallèle à la grande galerie
vitrée, il aperçut de Winter qui attendait que la
reine eût terminé sa négociation.
À cette vue, le jeune homme s’arrêta court,

1
Mazarin possédait une Vierge attribuée à Raphaël (n° 103
de l’inventaire de 1653), « dont M. de Fontenay lui avait fait
présent », Brienne, op. cit.

344
non point en admiration devant le tableau de
Raphaël, mais comme fasciné par la vue d’un
objet terrible. Ses yeux se dilatèrent ; un frisson
courut par tout son corps. On eût dit qu’il voulait
franchir le rempart de verre qui le séparait de son
ennemi ; car si Comminges avait vu avec quelle
expression de haine les yeux de ce jeune homme
s’étaient fixés sur de Winter, il n’eût point douté
un instant que ce seigneur anglais ne fût son
ennemi mortel.
Mais il s’arrêta.
Ce fut pour réfléchir sans doute ; car au lieu de
se laisser entraîner à son premier mouvement, qui
avait été d’aller droit à milord de Winter, il
descendit lentement l’escalier, sortit du palais la
tête baissée, se mit en selle, fit ranger son cheval
à l’angle de la rue Richelieu et, les yeux fixés sur
la grille, il attendit que le carrosse de la reine
sortît de la cour.
Il ne fut pas longtemps à attendre, car à peine
la reine était-elle restée un quart d’heure chez
Mazarin ; mais ce quart d’heure d’attente parut
un siècle à celui qui attendait.

345
Enfin la lourde machine qu’on appelait alors
un carrosse sortit, en grondant, des grilles, et de
Winter, toujours à cheval, se pencha de nouveau
à la portière pour causer avec Sa Majesté.
Les chevaux partirent au trot et prirent le
chemin du Louvre, où ils entrèrent. Avant de
partir du couvent des Carmélites, madame
Henriette avait dit à sa fille de venir l’attendre au
Palais qu’elle avait habité longtemps et qu’elle
n’avait quitté que parce que leur misère leur
semblait plus lourde encore dans les salles
dorées.
Mordaunt suivit la voiture, et lorsqu’il l’eut
vue entrer sous l’arcade sombre, il alla, lui et son
cheval, s’appliquer contre une muraille sur
laquelle l’ombre s’étendait, et demeura immobile
au milieu des moulures de Jean Goujon, pareil à
un bas-relief représentant une statue équestre.
Il attendait comme il avait déjà fait au Palais-
Royal.

346
42

Comment les malheureux prennent


parfois le hasard pour la Providence

– Eh bien ! madame ? dit de Winter quand la


reine eut éloigné ses serviteurs.
– Eh bien, ce que j’avais prévu arrive, milord.
– Il refuse ?
– Ne vous l’avais-je pas dit d’avance ?
– Le cardinal refuse de recevoir le roi, la
France refuse l’hospitalité à un prince
malheureux ? mais c’est la première fois,
madame !
– Je n’ai pas dit la France, milord, j’ai dit le
cardinal, et le cardinal n’est pas même français.
– Mais la reine, l’avez-vous vue ?
– Inutile, dit madame Henriette en secouant la

347
tête tristement ; ce n’est pas la reine qui dira
jamais oui quand le cardinal a dit non. Ignorez-
vous que cet Italien mène tout, au-dedans comme
au-dehors ? Il y a plus, et j’en reviens à ce que je
vous ai dit, je ne serais pas étonnée que nous
eussions été prévenus par Cromwell ; il était
embarrassé en me parlant, et cependant ferme
dans sa volonté de refuser. Puis, avez-vous
remarqué cette agitation au Palais-Royal, ces
allées, ces venues de gens affairés ! Auraient-ils
reçu quelques nouvelles, milord ?
– Ce n’est point d’Angleterre, madame ; j’ai
fait si grande diligence que je suis sûr de n’avoir
point été prévenu : je suis parti il y a trois jours,
j’ai passé par miracle au milieu de l’armée
puritaine, j’ai pris la poste avec mon laquais
Tony, et les chevaux que nous montons, nous les
avons achetés à Paris. D’ailleurs, avant de rien
risquer, le roi, j’en suis sûr, attendra la réponse de
Votre Majesté.
– Vous lui rapporterez, milord, reprit la reine
au désespoir, que je ne puis rien, que j’ai souffert
autant que lui, plus que lui, obligée que je suis de

348
manger le pain de l’exil, et de demander
l’hospitalité à de faux amis qui rient de mes
larmes, et que, quant à sa personne royale, il faut
qu’il se sacrifie généreusement et meure en roi.
J’irai mourir à ses côtés.
– Madame ! Madame ! s’écria de Winter,
Votre Majesté s’abandonne au découragement, et
peut-être nous reste-t-il encore quelque espoir.
– Plus d’amis, milord ! plus d’amis dans le
monde entier que vous ! Ô mon Dieu ! mon
Dieu ! s’écria madame Henriette en levant les
bras au ciel, avez-vous donc repris tous les cœurs
généreux qui existaient sur la terre !
– J’espère que non, madame, répondit de
Winter rêveur ; je vous ai parlé de quatre
hommes.
– Que voulez-vous faire avec quatre hommes ?
– Quatre hommes dévoués, quatre hommes
résolus à mourir peuvent beaucoup, croyez-moi,
madame, et ceux dont je vous parle ont beaucoup
fait dans un temps.
– Et ces quatre hommes, où sont-ils ?

349
– Ah ! voilà ce que j’ignore. Depuis près de
vingt ans je les ai perdus de vue, et cependant
dans toutes les occasions où j’ai vu le roi en péril
j’ai songé à eux.
– Et ces hommes étaient vos amis ?
– L’un d’eux a tenu ma vie entre ses mains et
me l’a rendue1 ; je ne sais pas s’il est resté mon
ami, mais depuis ce temps au moins, moi, je suis
demeuré le sien.
– Et ces hommes sont en France, milord ?
– Je le crois.
– Dites leurs noms ; peut-être les ai-je entendu
nommer et pourrais-je vous aider dans votre
recherche.
– L’un d’eux se nommait le chevalier
d’Artagnan.
– Oh ! milord ! si je ne me trompe, ce

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXXI : « Je pourrais
vous tuer, monsieur, dit [d’Artagnan], et vous êtes bien entre
mes mains, mais je vous donne la vie pour l’amour de votre
sœur. »

350
chevalier d’Artagnan est lieutenant aux gardes,
j’ai entendu prononcer son nom ; mais, faites-y
attention, cet homme, j’en ai peur, est tout au
cardinal.
– En ce cas, ce serait un dernier malheur, dit
de Winter, et je commencerais à croire que nous
sommes véritablement maudits.
– Mais les autres, dit la reine, qui s’accrochait
à ce dernier espoir comme un naufragé aux débris
de son vaisseau, les autres, milord !
– Le second, j’ai entendu son nom par hasard,
car avant de se battre contre nous ces quatre
gentilshommes nous avaient dit leurs noms, le
second s’appelait le comte de La Fère. Quant aux
deux autres, l’habitude que j’avais de les appeler
de noms empruntés m’a fait oublier leurs noms
véritables.
– Oh ! mon Dieu, il serait pourtant bien urgent
de les retrouver, dit la reine, puisque vous pensez
que ces dignes gentilshommes pourraient être si
utiles au roi.

351
– Oh ! oui, dit de Winter, car ce sont les
mêmes ; écoutez bien ceci, madame, et rappelez
tous vos souvenirs : n’avez-vous pas entendu
raconter que la reine Anne d’Autriche avait été
autrefois sauvée du plus grand danger que jamais
reine ait couru ?
– Oui, lors de ses amours avec M. de
Buckingham, et je ne sais à propos de quels
ferrets de diamants.
– Eh bien ! c’est cela, madame ; ces hommes,
ce sont ceux qui la sauvèrent, et je souris de pitié
en songeant que si les noms de ces
gentilshommes ne vous sont pas connus, c’est
que la reine les a oubliés, tandis qu’elle aurait dû
les faire les premiers seigneurs du royaume.
– Eh bien ! milord, il faut les chercher ; mais
que pourront faire quatre hommes, ou plutôt trois
hommes ? car, je vous le dis, il ne faut pas
compter sur M. d’Artagnan.
– Ce serait une vaillante épée de moins,
madame, mais il en resterait toujours trois autres
sans compter la mienne ; or, quatre hommes
dévoués autour du roi pour le garder de ses

352
ennemis, l’entourer dans la bataille, l’aider dans
le conseil l’escorter dans sa fuite, ce serait assez,
non pas pour faire le roi vainqueur, mais pour le
sauver s’il était vaincu, pour l’aider à traverser la
mer, et quoi qu’en dise Mazarin, une fois sur les
côtes de France, votre royal époux y trouverait
autant de retraites et d’asiles que l’oiseau de mer
en trouve dans les tempêtes.
– Cherchez, milord, cherchez ces
gentilshommes, et si vous les retrouvez, s’ils
consentent à passer avec vous en Angleterre, je
leur donnerai à chacun un duché le jour où nous
remonterons sur le trône, et en outre autant d’or
qu’il en faudrait pour paver le palais de White-
Hall. Cherchez donc, milord, cherchez, je vous en
conjure.
– Je chercherais bien, madame, dit de Winter,
et je les trouverais sans doute, mais le temps me
manque : Votre Majesté oublie-t-elle que le roi
attend sa réponse et l’attend avec angoisse ?
– Alors nous sommes donc perdus ! s’écria la
reine avec l’expansion d’un cœur brisé.

353
En ce moment la porte s’ouvrit, la jeune
Henriette parut, et la reine, avec cette sublime
force qui est l’héroïsme des mères, renfonça ses
larmes au fond de son cœur en faisant signe à de
Winter de changer de conversation.
Mais cette réaction, si puissante qu’elle fût,
n’échappa point aux yeux de la jeune princesse ;
elle s’arrêta sur le seuil, poussa un soupir, et
s’adressant à la reine :
– Pourquoi donc pleurez-vous toujours sans
moi, ma mère ? lui dit-elle.
La reine sourit, et au lieu de lui répondre :
– Tenez, de Winter, lui dit-elle, j’ai au moins
gagné une chose à n’être plus qu’à moitié reine,
c’est que mes enfants m’appellent ma mère au
lieu de m’appeler madame.
Puis se tournant vers sa fille :
– Que voulez-vous, Henriette ? continua-t-elle.
– Ma mère, dit la jeune princesse, un cavalier
vient d’entrer au Louvre et demande à présenter
ses respects à Votre Majesté ; il arrive de l’armée,

354
et a, dit-il, une lettre à vous remettre de la part du
maréchal de Grammont, je crois.
– Ah ! dit la reine à de Winter, c’est un de mes
fidèles ; mais ne remarquez-vous pas, mon cher
lord, que nous sommes si pauvrement servis, que
c’est ma fille qui fait les fonctions
d’introductrice ?
– Madame, ayez pitié de moi, dit de Winter,
vous me brisez l’âme.
– Et quel est ce cavalier, Henriette ? demanda
la reine.
– Je l’ai vu par la fenêtre, madame ; c’est un
jeune homme qui paraît à peine seize ans et qu’on
nomme le vicomte de Bragelonne.
La reine fit en souriant un signe de la tête, la
jeune princesse rouvrit la porte et Raoul apparut
sur le seuil.
Il fit trois pas vers la reine et s’agenouilla.
– Madame, dit-il, j’apporte à Votre Majesté
une lettre de mon ami, M. le comte de Guiche,
qui m’a dit avoir l’honneur d’être de vos
serviteurs ; cette lettre contient une nouvelle

355
importante et l’expression de ses respects.
Au nom du comte de Guiche, une rougeur se
répandit sur les joues de la jeune princesse ; la
reine la regarda avec une certaine sévérité.
– Mais vous m’aviez dit que la lettre était du
maréchal de Grammont, Henriette ! dit la reine.
– Je le croyais, madame..., balbutia la jeune
fille.
– C’est ma faute, madame, dit Raoul, je me
suis annoncé effectivement comme venant de la
part du maréchal de Grammont ; mais blessé au
bras droit1, il n’a pu écrire, et c’est le comte de
Guiche qui lui a servi de secrétaire.
– On s’est donc battu ? dit la reine faisant
signe à Raoul de se relever.
– Oui, madame, dit le jeune homme remettant
la lettre à de Winter, qui s’était avancé pour la
recevoir et qui la transmit à la reine.
À cette nouvelle d’une bataille livrée, la jeune
princesse ouvrit la bouche pour faire une question

1
Gramont fut effectivement blessé à la bataille de Lens.

356
qui l’intéressait sans doute ; mais sa bouche se
referma sans avoir prononcé une parole, tandis
que les roses de ses joues disparaissaient
graduellement.
La reine vit tous ces mouvements, et sans
doute son cœur maternel les traduisit ; car
s’adressant de nouveau à Raoul :
– Et il n’est rien arrivé de mal au jeune comte
de Guiche ? demanda-t-elle ; car non seulement il
est de nos serviteurs, comme il vous l’a dit,
monsieur, mais encore de nos amis.
– Non, madame, répondit Raoul ; mais au
contraire, il a gagné dans cette journée une
grande gloire, et il a eu l’honneur d’être embrassé
par M. le Prince sur le champ de bataille.
La jeune princesse frappa ses mains l’une
contre l’autre, mais toute honteuse de s’être laissé
entraîner à une pareille démonstration de joie,
elle se tourna à demi et se pencha vers un vase
plein de roses comme pour en respirer l’odeur.
– Voyons ce que nous dit le comte, dit la
reine.

357
– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté
qu’il écrivait au nom de son père.
– Oui, monsieur.
La reine décacheta la lettre et lut :

Madame et reine,
Ne pouvant avoir l’honneur de vous écrire
moi-même pour cause d’une blessure que j’ai
reçue dans la main droite, je vous fais écrire par
mon fils, M. le comte de Guiche, que vous savez
être votre serviteur à l’égal de son père, pour
vous dire que nous venons de gagner la bataille
de Lens, et que cette victoire ne peut manquer de
donner grand pouvoir au cardinal Mazarin et à
la reine sur les affaires de l’Europe. Que Votre
Majesté, si elle veut bien en croire mon conseil,
profite donc de ce moment pour insister en faveur
de son auguste époux auprès du gouvernement du
roi. M. le vicomte de Bragelonne, qui aura
l’honneur de vous remettre cette lettre, est l’ami
de mon fils, auquel il a, selon toute probabilité,
sauvé la vie ; c’est un gentilhomme auquel Votre

358
Majesté peut entièrement se confier, dans le cas
où elle aurait quelque ordre verbal ou écrit à me
faire parvenir.
J’ai l’honneur d’être avec respect...
MARÉCHAL DE GRAMMONT.

Au moment où il avait été question du service


qu’il avait rendu au comte, Raoul n’avait pu
s’empêcher de tourner la tête vers la jeune
princesse, et alors il avait vu passer dans ses yeux
une expression de reconnaissance infinie pour
Raoul ; il n’y avait plus de doute, la fille du roi
Charles Ier aimait son ami.
– La bataille de Lens est gagnée ! dit la reine.
Ils sont heureux ici, ils gagnent des batailles !
Oui, le maréchal de Grammont a raison, cela va
changer la face de leurs affaires ; mais j’ai bien
peur qu’elle ne fasse rien aux nôtres, si toutefois
elle ne leur nuit pas. Cette nouvelle est récente,
monsieur, continua la reine, je vous sais gré
d’avoir mis cette diligence à me l’apporter ; sans
vous, sans cette lettre, je ne l’eusse apprise que

359
demain, après-demain peut-être, la dernière de
tout Paris.
– Madame, dit Raoul, le Louvre est le second
palais où cette nouvelle soit arrivée ; personne
encore ne la connaît ; et j’avais juré à M. le comte
de Guiche de remettre cette lettre à Votre Majesté
avant même d’avoir embrassé mon tuteur.
– Votre tuteur est-il un Bragelonne comme
vous ? demanda lord de Winter. J’ai connu
autrefois un Bragelonne, vit-il toujours ?
– Non, monsieur, il est mort, et c’est de lui
que mon tuteur, dont il était parent assez proche,
je crois, a hérité cette terre dont il porte le nom.
– Et votre tuteur, monsieur, demanda la reine,
qui ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt à ce
beau jeune homme, comment se nomme-t-il ?
– M. le comte de La Fère, madame, répondit le
jeune homme en s’inclinant.
De Winter fit un mouvement de surprise, la
reine le regarda en éclatant de joie.
– Le comte de La Fère ! s’écria-t-elle ; n’est-
ce point ce nom que vous m’avez dit ?

360
Quant à de Winter, il ne pouvait en croire ce
qu’il avait entendu.
– M. le comte de La Fère ! s’écria-t-il à son
tour. Oh ! monsieur, répondez-moi, je vous en
supplie : le comte de La Fère n’est-il point un
seigneur que j’ai connu beau et brave, qui fut
mousquetaire de Louis XIII, et qui peut avoir
maintenant quarante-sept à quarante-huit ans1 ?
– Oui, monsieur, c’est cela en tous points.
– Et qui servait sous un nom d’emprunt ?
– Sous le nom d’Athos. Dernièrement encore
j’ai entendu son ami, M. d’Artagnan, lui donner
ce nom.
– C’est cela, madame, c’est cela. Dieu soit
loué ! Et il est à Paris ? continua le comte en
s’adressant à Raoul.
Puis revenant à la reine :
– Espérez encore, espérez, lui dit-il, la
Providence se déclare pour nous, puisqu’elle fait

1
Athos, qui a trente ans au début des Trois Mousquetaires
(1625), devrait avoir atteint et dépassé la cinquantaine.

361
que je retrouve ce brave gentilhomme d’une
façon si miraculeuse. Et où loge-t-il, monsieur, je
vous prie ?
– M. le comte de La Fère loge rue Guénégaud,
hôtel du Grand-Roi-Charlemagne.
– Merci, monsieur. Prévenez ce digne ami afin
qu’il reste chez lui, je vais aller l’embrasser tout à
l’heure.
– Monsieur, j’obéis avec grand plaisir, si Sa
Majesté veut me donner mon congé.
– Allez, monsieur le vicomte de Bragelonne,
dit la reine, allez, et soyez assuré de notre
affection.
Raoul s’inclina respectueusement devant les
deux princesses, salua de Winter et partit.
De Winter et la reine continuèrent à
s’entretenir quelque temps à voix basse pour que
la jeune princesse ne les entendît pas ; mais cette
précaution était inutile, celle-ci s’entretenait avec
ses pensées.
Puis comme de Winter allait prendre congé :
– Écoutez, milord, dit la reine, j’avais

362
conservé cette croix de diamants, qui vient de ma
mère, et cette plaque de saint Michel1, qui vient
de mon époux ; ils valent à peu près cinquante
mille livres. J’avais juré de mourir de faim près
de ces gages précieux plutôt que de m’en
défaire ; mais aujourd’hui que ces deux bijoux
peuvent être utiles à lui ou à ses défenseurs, il
faut sacrifier tout à cette espérance. Prenez-les ;
et s’il est besoin d’argent pour votre expédition,
vendez sans crainte, milord, vendez. Mais si vous
trouvez moyen de les conserver, songez, milord,
que je vous tiens comme m’ayant rendu le plus
grand service qu’un gentilhomme puisse rendre à
une reine, et qu’au jour de ma prospérité celui qui
me rapportera cette plaque et cette croix sera béni
par moi et mes enfants.
– Madame, dit de Winter, Votre Majesté sera
servie par un homme dévoué. Je cours déposer en
lieu sûr ces deux objets, que je n’accepterais pas

1
Institué par Louis XI le 1er août 1469 : la croix d’or à huit
pointes était émaillée vert et blanc, cantonnée de quatre fleurs
de lys d’or et chargée en cœur d’un saint Michel terrassant le
dragon.

363
s’il nous restait les ressources de notre ancienne
fortune ; mais nos biens sont confisqués, notre
argent comptant est tari, et nous sommes arrivés
aussi à faire ressources de tout ce que nous
possédons. Dans une heure je me rends chez le
comte de La Fère, et demain Votre Majesté aura
une réponse définitive.
La reine tendit la main à lord de Winter, qui la
baisa respectueusement ; et se tournant vers sa
fille :
– Milord, dit-elle, vous étiez chargé de
remettre à cette enfant quelque chose de la part
de son père.
De Winter demeura étonné ; il ne savait pas ce
que la reine voulait dire.
La jeune Henriette s’avança alors souriant et
rougissant, et tendit son front au gentilhomme.
– Dites à mon père que, roi ou fugitif,
vainqueur ou vaincu, puissant ou pauvre, dit la
jeune princesse, il a en moi la fille la plus
soumise et la plus affectionnée.
– Je le sais, madame, répondit de Winter, en

364
touchant de ses lèvres le front d’Henriette.
Puis il partit, traversant, sans être reconduit,
ces grands appartements déserts et obscurs,
essuyant les larmes que, tout blasé qu’il était par
cinquante années de vie de cour, il ne pouvait
s’empêcher de verser à la vue de cette royale
infortune, si digne et si profonde à la fois.

365
43

L’oncle et le neveu

Le cheval et le laquais de Winter l’attendaient


à la porte. Il s’achemina alors vers son logis tout
pensif et regardant derrière lui de temps en temps
pour contempler la façade silencieuse et noire du
Louvre. Ce fut alors qu’il vit un cavalier se
détacher pour ainsi dire de la muraille et le suivre
à quelque distance ; il se rappela avoir vu, en
sortant du Palais-Royal, une ombre à peu près
pareille.
Le laquais de lord de Winter, qui le suivait à
quelques pas, suivait aussi de l’œil ce cavalier
avec inquiétude.
– Tony, dit le gentilhomme en faisant signe au
valet de s’approcher.
– Me voici, monseigneur.

366
Et le valet se plaça à côté de son maître.
– Avez-vous remarqué cet homme qui nous
suit ?
– Oui, milord.
– Qui est-il ?
– Je n’en sais rien ; seulement il suit Votre
Grâce depuis le Palais-Royal, s’est arrêté au
Louvre pour attendre sa sortie, et repart du
Louvre avec elle.
– Quelque espion du cardinal, dit de Winter à
part lui ; feignons de ne pas nous apercevoir de sa
surveillance.
Et, piquant des deux, il s’enfonça dans le
dédale des rues qui conduisaient à son hôtel situé
du côté du Marais : ayant habité longtemps la
place Royale, lord de Winter était revenu tout
naturellement se loger près de son ancienne
demeure1.
L’inconnu mit son cheval au galop.

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXXV.

367
De Winter descendit à son hôtellerie et monta
chez lui, se promettant de faire observer
l’espion ; mais comme il déposait ses gants et son
chapeau sur une table, il vit dans une glace qui se
trouvait devant lui une figure qui se dessinait sur
le seuil de la chambre.
Il se retourna, Mordaunt était devant lui.
De Winter pâlit et resta debout et immobile ;
quant à Mordaunt, il se tenait sur la porte, froid,
menaçant, et pareil à la statue du Commandeur1.
Il y eut un instant de silence glacé entre ces
deux hommes.
– Monsieur, dit de Winter, je croyais déjà vous
avoir fait comprendre que cette persécution me
fatiguait, retirez-vous donc ou je vais appeler
pour vous faire chasser comme à Londres. Je ne
suis pas votre oncle, je ne vous connais pas.
– Mon oncle, répliqua Mordaunt de sa voix
rauque et railleuse, vous vous trompez ; vous ne
me ferez pas chasser cette fois comme vous

1
Molière, Dom Juan, acte III, scène V et acte IV, scène
VIII.

368
l’avez fait à Londres, vous n’oserez. Quant à nier
que je suis votre neveu, vous y songerez à deux
fois, maintenant que j’ai appris bien des choses
que j’ignorais il y a un an.
– Et que m’importe ce que vous avez appris !
dit de Winter.
– Oh ! il vous importe beaucoup, mon oncle,
j’en suis sûr, et vous allez être de mon avis tout à
l’heure, ajouta-t-il avec un sourire qui fit passer
un frisson dans les veines de celui auquel il
s’adressait. Quand je me suis présenté chez vous
la première fois, à Londres, c’était pour vous
demander ce qu’était devenu mon bien ; quand je
me suis présenté la seconde fois, c’était pour
vous demander ce qui avait souillé mon nom.
Cette fois je me présente devant vous pour vous
faire une question bien autrement terrible que
toutes ces questions, pour vous dire, comme Dieu
dit au premier meurtrier : « Caïn, qu’as-tu fait de
ton frère Abel1 ? » milord, qu’avez-vous fait de
votre sœur, de votre sœur qui était ma mère ?

1
Genèse, IV, 9.

369
De Winter recula sous le feu de ces yeux
ardents.
– De votre mère ? dit-il.
– Oui, de ma mère, milord, répondit le jeune
homme en jetant la tête de haut en bas.
De Winter fit un effort violent sur lui-même,
et, plongeant dans ses souvenirs pour y chercher
une haine nouvelle, il s’écria :
– Cherchez ce qu’elle est devenue,
malheureux, et demandez-le à l’enfer, peut-être
que l’enfer vous répondra.
Le jeune homme s’avança alors dans la
chambre jusqu’à ce qu’il se trouvât face à face
avec lord de Winter, et croisant les bras :
– Je l’ai demandé au bourreau de Béthune, dit
Mordaunt d’une voix sourde et le visage livide de
douleur et de colère, et le bourreau de Béthune
m’a répondu.
De Winter tomba sur une chaise comme si la
foudre l’avait frappé, et tenta vainement de
répondre.
– Oui, n’est-ce pas ? continua le jeune homme,

370
avec ce mot tout s’explique, avec cette clef
l’abîme s’ouvre. Ma mère avait hérité de son
mari, et vous avez assassiné ma mère ! mon nom
m’assurait le bien paternel, et vous m’avez
dégradé de mon nom ; puis, quand vous m’avez
eu dégradé de mon nom, vous m’avez dépouillé
de ma fortune. Je ne m’étonne plus maintenant
que vous ne me reconnaissiez pas ; je ne
m’étonne plus que vous refusiez de me
reconnaître. Il est malséant d’appeler son neveu,
quand on est spoliateur, l’homme qu’on a fait
pauvre ; quand on est meurtrier, l’homme qu’on a
fait orphelin !
Ces paroles produisirent l’effet contraire qu’en
attendait Mordaunt : de Winter se rappela quel
monstre était Milady ; il se releva calme et grave,
contenant par son regard sévère le regard exalté
du jeune homme.
– Vous voulez pénétrer dans cet horrible
secret, monsieur ? dit de Winter. Eh bien, soit !...
Sachez donc quelle était cette femme dont vous
venez aujourd’hui me demander compte ; cette
femme avait, selon toute probabilité, empoisonné

371
mon frère, et, pour hériter de moi, elle allait
m’assassiner à mon tour ; j’en ai la preuve. Que
direz-vous à cela ?
– Je dirai que c’était ma mère !
– Elle a fait poignarder, par un homme
autrefois juste, bon et pur, le malheureux duc de
Buckingham. Que direz-vous à ce crime, dont j’ai
la preuve ?
– C’était ma mère !
– Revenue en France, elle a empoisonné dans
le couvent des Augustines de Béthune une jeune
femme qu’aimait un de ses ennemis1. Ce crime
vous persuadera-t-il de la justice du châtiment ?
Ce crime, j’en ai la preuve !
– C’était ma mère ! s’écria le jeune homme,
qui avait donné à ces trois exclamations une force
toujours progressive.
– Enfin, chargée de meurtres, de débauches,
odieuse à tous, menaçante encore comme une

1
Voir Les Trois Mousquetaires, il s’agit des carmélites de
Béthune.

372
panthère altérée de sang, elle a succombé sous les
coups d’hommes qu’elle avait désespérés et qui
jamais ne lui avaient causé le moindre dommage ;
elle a trouvé des juges que ses attentats hideux
ont évoqués : et ce bourreau que vous avez vu, ce
bourreau qui vous a tout raconté, prétendez-vous,
ce bourreau, s’il vous a tout raconté, a dû vous
dire qu’il avait tressailli de joie en vengeant sur
elle la honte et le suicide de son frère. Fille
pervertie, épouse adultère, sœur dénaturée,
homicide, empoisonneuse, exécrable à tous les
gens qui l’avaient connue, à toutes les nations qui
l’avaient reçue dans leur sein, elle est morte
maudite du ciel et de la terre ; voilà ce qu’était
cette femme.
Un sanglot plus fort que la volonté de
Mordaunt lui déchira la gorge et fit remonter le
sang à son visage livide ; il crispa ses poings, et
le visage ruisselant de sueur, les cheveux hérissés
sur son front comme ceux d’Hamlet1, il s’écria

1
Hamlet, acte III, scène IV : “As the sleeping soldiers in the
alarm / Your bedded hair, life excrements / Starts up and stands
on end.” Hamlet, prince de Danemark, drame de Dumas et Paul

373
dévoré de fureur :
– Taisez-vous, monsieur ! c’était ma mère !
Ses désordres, je ne les connais pas ; ses vices, je
ne les connais pas ; ses crimes, je ne les connais
pas ! Mais ce que je sais, c’est que j’avais une
mère, c’est que cinq hommes, ligués contre une
femme, l’ont tuée clandestinement, nuitamment,
silencieusement, comme des lâches ! Ce que je
sais, c’est que vous en étiez, monsieur ; c’est que
vous en étiez, mon oncle, et que vous avez dit
comme les autres, et plus haut que les autres : Il
faut qu’elle meure ! Donc, je vous en préviens,
écoutez bien ces paroles et qu’elles se gravent
dans votre mémoire de manière que vous ne les
oubliez jamais : ce meurtre qui m’a tout ravi, ce
meurtre qui m’a fait sans nom, ce meurtre qui
m’a fait pauvre, ce meurtre qui m’a fait
corrompu, méchant, implacable, j’en demanderai
compte à vous d’abord, puis à ceux qui furent vos
complices, quand je les connaîtrai.

Meurice, acte troisième, cinquième partie, scène VI : « Tes


cheveux, frissonnants d’un souffle de tempête / Se dressent
animés et vivants sur ta tête. »

374
La haine dans les yeux, l’écume à la bouche,
le poing tendu, Mordaunt avait fait un pas de
plus, un pas terrible et menaçant vers de Winter.
Celui-ci porta la main à son épée, et dit avec le
sourire de l’homme qui depuis trente ans joue
avec la mort :
– Voulez-vous m’assassiner, monsieur ? alors
je vous reconnaîtrai pour mon neveu, car vous
êtes bien le fils de votre mère.
– Non, répliqua Mordaunt en forçant toutes les
fibres de son visage, tous les muscles de son
corps à reprendre leur place et à s’effacer ; non,
je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins :
car sans vous je ne découvrirais pas les autres.
Mais quand je les connaîtrai, tremblez,
monsieur ; j’ai poignardé le bourreau de Béthune,
je l’ai poignardé sans pitié, sans miséricorde, et
c’était le moins coupable de vous tous.
À ces mots, le jeune homme sortit, et
descendit l’escalier avec assez de calme pour
n’être pas remarqué ; puis sur le palier inférieur il
passa devant Tony, penché sur la rampe et
n’attendant qu’un cri de son maître pour monter

375
près de lui.
Mais de Winter n’appela point : écrasé,
défaillant, il resta debout et l’oreille tendue ; puis
seulement lorsqu’il eut entendu le pas du cheval
qui s’éloignait, il tomba sur une chaise en disant :
– Mon Dieu ! je vous remercie qu’il ne
connaisse que moi.

376
44

Paternité

Pendant que cette scène terrible se passait chez


lord de Winter, Athos, assis près de la fenêtre de
sa chambre, le coude appuyé sur une table, la tête
inclinée sur sa main, écoutait des yeux et des
oreilles à la fois Raoul qui lui racontait les
aventures de son voyage et les détails de la
bataille.
La belle et noble figure du gentilhomme
exprimait un indicible bonheur au récit de ces
premières émotions si fraîches et si pures ; il
aspirait les sons de cette voix juvénile qui se
passionnait déjà aux beaux sentiments, comme on
fait d’une musique harmonieuse. Il avait oublié
ce qu’il y avait de sombre dans le passé, de
nuageux dans l’avenir. On eût dit que le retour de
cet enfant bien-aimé avait fait de ces craintes

377
mêmes des espérances. Athos était heureux,
heureux comme jamais il ne l’avait été.
– Et vous avez assisté et pris part à cette
grande bataille, Bragelonne ? disait l’ancien
mousquetaire.
– Oui, monsieur.
– Et elle a été rude, dites-vous ?
– M. le Prince a chargé onze fois en personne.
– C’est un grand homme de guerre,
Bragelonne.
– C’est un héros, monsieur ; je ne l’ai pas
perdu de vue un instant. Oh ! que c’est beau,
monsieur, de s’appeler Condé... et de porter ainsi
son nom !
– Calme et brillant, n’est-ce pas ?
– Calme comme à une parade, brillant comme
dans une fête. Lorsque nous abordâmes l’ennemi,
c’était au pas ; on nous avait défendu de tirer les
premiers, et nous marchions aux Espagnols, qui
se tenaient sur une hauteur, le mousqueton à la
cuisse. Arrivé à trente pas d’eux, le prince se
retourna vers les soldats : « Enfants, dit-il, vous

378
allez avoir à souffrir une furieuse décharge ;
mais, après, soyez tranquilles, vous aurez bon
marché de tous ces gens. » Il se faisait un tel
silence, qu’amis et ennemis entendirent ces
paroles. Puis levant son épée : « Sonnez,
trompettes », dit-il.
– Bien, bien !... Dans l’occasion, vous feriez
ainsi, Raoul, n’est-ce pas ?
– J’en doute, monsieur, car j’ai trouvé cela
bien beau et bien grand. Lorsque nous fûmes
arrivés à vingt pas, nous vîmes tous ces
mousquetons s’abaisser comme une ligne
brillante ; car le soleil resplendissait sur les
canons. « Au pas, enfants, au pas, dit le prince,
voici le moment. »
– Eûtes-vous peur, Raoul ? demanda le comte.
– Oui, monsieur, répondit naïvement le jeune
homme, je me sentis comme un grand froid au
cœur, et au mot de : « Feu ! » qui retentit en
espagnol dans les rangs ennemis, je fermai les
yeux et je pensai à vous.
– Bien vrai, Raoul ? dit Athos en lui serrant la

379
main.
– Oui, monsieur. Au même instant il se fit une
telle détonation, qu’on eût dit que l’enfer
s’ouvrait et ceux qui ne furent pas tués sentirent
la chaleur de la flamme. Je rouvris les yeux,
étonné de n’être pas mort, ou tout au moins
blessé ; le tiers de l’escadron était couché à terre,
mutilé et sanglant. En ce moment je rencontrai
l’œil du prince ; je ne pensai plus qu’à une chose,
c’est qu’il me regardait. Je piquai des deux et je
me trouvai au milieu des rangs ennemis.
– Et le prince fut content de vous ?
– Il me le dit du moins, monsieur, lorsqu’il me
chargea d’accompagner à Paris M. de Châtillon,
qui est venu donner cette nouvelle à la reine et
apporter les drapeaux pris1. « Allez, me dit le
prince, l’ennemi ne sera pas rallié de quinze
jours. D’ici là je n’ai pas besoin de vous. Allez
embrasser ceux que vous aimez et qui vous
aiment, et dites à ma sœur de Longueville que je

1
Châtillon fut le messager de la victoire. Voir Mme de
Motteville, Mémoires.

380
la remercie du cadeau qu’elle m’a fait en vous
donnant à moi. » Et je suis venu, monsieur, ajouta
Raoul en regardant le comte avec un sourire de
profond amour, car j’ai pensé que vous seriez
bien aise de me revoir.
Athos attira le jeune homme à lui et
l’embrassa au front comme il eût fait à une jeune
fille.
– Ainsi, dit-il, vous voilà lancé, Raoul ; vous
avez des ducs pour amis, un maréchal de France
pour parrain, un prince du sang pour capitaine, et
dans une même journée de retour vous avez été
reçu par deux reines : c’est beau pour un novice.
– Ah ! monsieur, dit Raoul tout à coup, vous
me rappelez une chose que j’oubliais, dans mon
empressement à vous raconter mes exploits :
c’est qu’il se trouvait chez Sa Majesté la reine
d’Angleterre un gentilhomme qui, lorsque j’ai
prononcé votre nom, a poussé un cri de surprise
et de joie ; il s’est dit de vos amis, m’a demandé
votre adresse et va venir vous voir.
– Comment s’appelle-t-il ?

381
– Je n’ai pas osé le lui demander, monsieur ;
mais quoiqu’il s’exprime élégamment, à son
accent j’ai jugé qu’il était Anglais.
– Ah ! fit Athos.
Et sa tête se pencha comme pour chercher un
souvenir. Puis, lorsqu’il releva son front, ses yeux
furent frappés de la présence d’un homme qui se
tenait debout devant la porte entrouverte et le
regardait d’un air attendri.
– Lord de Winter ! s’écria le comte.
– Athos, mon ami !
Et les deux gentilshommes se tinrent un
instant embrassés ; puis Athos, lui prenant les
deux mains, lui dit en le regardant :
– Qu’avez-vous, milord ? vous paraissez aussi
triste que je suis joyeux.
– Oui, cher ami, c’est vrai ; et je dirai même
plus, c’est que votre vue redouble ma crainte.
Et de Winter regarda autour de lui comme
pour chercher la solitude. Raoul comprit que les
deux amis avaient à causer, et sortit sans
affectation.

382
– Voyons, maintenant que nous voilà seuls, dit
Athos, parlons de vous.
– Pendant que nous voilà seuls, parlons de
nous, répondit lord de Winter. Il est ici.
– Qui ?
– Le fils de Milady.
Athos, encore une fois frappé par ce nom qui
semblait le poursuivre comme un écho fatal,
hésita un moment, fronça légèrement le sourcil,
puis d’un ton calme :
– Je le sais, dit-il.
– Vous le savez ?
– Oui. Grimaud l’a rencontré entre Béthune et
Arras, et est revenu à franc étrier pour me
prévenir de sa présence.
– Grimaud le connaissait donc ?
– Non, mais il a assisté à son lit de mort un
homme qui le connaissait.
– Le bourreau de Béthune ! s’écria de Winter.
– Vous savez cela ? dit Athos étonné.

383
– Il me quitte à l’instant, répondit de Winter, il
m’a tout dit. Ah ! mon ami, quelle horrible
scène ! que n’avons-nous étouffé l’enfant avec la
mère !
Athos, comme toutes les nobles natures, ne
rendait pas à autrui les impressions fâcheuses
qu’il ressentait ; mais, au contraire, il les
absorbait toujours en lui-même et renvoyait en
leur place des espérances et des consolations. On
eût dit que ses douleurs personnelles sortaient de
son âme transformées en joies pour les autres.
– Que craignez-vous ? dit-il revenant par le
raisonnement sur la terreur instinctive qu’il avait
éprouvée d’abord, ne sommes-nous pas là pour
nous défendre ? Ce jeune homme s’est-il fait
assassin de profession, meurtrier de sang-froid ?
Il a pu tuer le bourreau de Béthune dans un
mouvement de rage, mais maintenant sa fureur
est assouvie.
De Winter sourit tristement et secoua la tête.
– Vous ne connaissez donc plus ce sang ? dit-
il.

384
– Bah ! dit Athos en essayant de sourire à son
tour, il aura perdu de sa férocité à la deuxième
génération. D’ailleurs, ami, la Providence nous a
prévenus que nous nous mettions sur nos gardes.
Nous ne pouvons rien autre chose qu’attendre.
Attendons. Mais, comme je le disais d’abord,
parlons de vous. Qui vous amène à Paris ?
– Quelques affaires d’importance que vous
connaîtrez plus tard. Mais qu’ai-je ouï dire chez
Sa Majesté la reine d’Angleterre, M. d’Artagnan
est à Mazarin ! Pardonnez-moi ma franchise, mon
ami, je ne hais ni ne blâme le cardinal, et vos
opinions me seront toujours sacrées ; seriez-vous
par hasard à cet homme ?
– M. d’Artagnan est au service, dit Athos, il
est soldat, il obéit au pouvoir constitué. M.
d’Artagnan n’est pas riche et a besoin pour vivre
de son grade de lieutenant. Les millionnaires
comme vous, milord, sont rares en France.
– Hélas ! dit de Winter, je suis aujourd’hui
aussi pauvre et plus pauvre que lui. Mais
revenons à vous.
– Eh bien ! vous voulez savoir si je suis

385
mazarin ? Non, mille fois non. Pardonnez-moi
aussi ma franchise, milord.
De Winter se leva et serra Athos dans ses bras.
– Merci, comte, dit-il, merci de cette heureuse
nouvelle. Vous me voyez heureux et rajeuni. Ah !
vous n’êtes pas mazarin, vous ! à la bonne heure !
D’ailleurs, ce ne pouvait pas être. Mais,
pardonnez encore, êtes-vous libre ?
– Qu’entendez-vous par libre ?
– Je vous demande si vous n’êtes point marié.
– Ah ! pour cela, non, dit Athos en souriant.
– C’est que ce jeune homme, si beau, si
élégant, si gracieux...
– C’est un enfant que j’élève et qui ne connaît
pas même son père.
– Fort bien ; vous êtes toujours le même,
Athos, grand et généreux.
– Voyons, milord, que me demandez-vous ?
– Vous avez encore pour amis MM. Porthos et
Aramis ?
– Et ajoutez d’Artagnan, milord. Nous

386
sommes toujours quatre amis dévoués l’un à
l’autre comme autrefois, mais lorsqu’il s’agit de
servir le cardinal ou de le combattre, d’être
mazarins ou frondeurs, nous ne sommes plus que
deux.
– M. Aramis est avec d’Artagnan ? demanda
lord de Winter.
– Non, dit Athos, M. Aramis me fait l’honneur
de partager mes convictions.
– Pouvez-vous me mettre en relation avec cet
ami si charmant et si spirituel ?
– Sans doute, dès que cela vous sera agréable.
– Est-il changé ?
– Il s’est fait abbé, voilà tout.
– Vous m’effrayez. Son état a dû le faire
renoncer alors aux grandes entreprises.
– Au contraire, dit Athos en souriant, il n’a
jamais été si mousquetaire que depuis qu’il est
abbé, et vous retrouverez un véritable Galaor1.

1
Frère d’Amadis dans le roman de chevalerie Amadis de
Gaule, de Monsalvo (1508).

387
Voulez-vous que je l’envoie chercher par Raoul ?
– Merci, comte, on pourrait ne pas le trouver à
cette heure chez lui. Mais puisque vous croyez
pouvoir répondre de lui...
– Comme de moi-même.
– Pouvez-vous vous engager à me l’amener
demain à dix heures sur le pont du Louvre ?
– Ah ! ah ! dit Athos en souriant, vous avez un
duel ?
– Oui, comte, et un beau duel, un duel dont
vous serez, j’espère.
– Où irons-nous, milord ?
– Chez Sa Majesté la reine d’Angleterre, qui
m’a chargé de vous présenter à elle, comte.
– Sa Majesté me connaît donc ?
– Je vous connais, moi.
– Énigme, dit Athos ; mais n’importe, du
moment où vous en avez le mot, je n’en demande
pas davantage. Me ferez-vous l’honneur de
souper avec moi, milord ?
– Merci, comte, dit de Winter, la visite de ce

388
jeune homme, je vous l’avoue, m’a ôté l’appétit
et m’ôtera probablement le sommeil. Quelle
entreprise vient-il accomplir à Paris ? Ce n’est
pas pour m’y rencontrer qu’il est venu, car il
ignorait mon voyage. Ce jeune homme
m’épouvante, comte ; il y a en lui un avenir de
sang.
– Que fait-il en Angleterre ?
– C’est un des sectateurs les plus ardents
d’Olivier Cromwell.
– Qui l’a donc rallié à cette cause ? Sa mère et
son père étaient catholiques, je crois ?
– La haine qu’il a contre le roi.
– Contre le roi ?
– Oui, le roi l’a déclaré bâtard, l’a dépouillé de
ses biens, lui a défendu de porter le nom de
Winter.
– Et comment s’appelle-t-il maintenant ?
– Mordaunt.
– Puritain et déguisé en moine, voyageant seul
sur les routes de France.

389
– En moine, dites-vous ?
– Oui, ne le saviez-vous pas ?
– Je ne sais rien que ce qu’il m’a dit.
– C’est ainsi et que par hasard, j’en demande
pardon à Dieu si je blasphème, c’est ainsi qu’il a
entendu la confession du bourreau de Béthune.
– Alors je devine tout : il vient envoyé par
Cromwell.
– À qui ?
– À Mazarin ; et la reine avait deviné juste,
nous avons été prévenus : tout s’explique pour
moi maintenant. Adieu, comte, à demain.
– Mais la nuit est noire, dit Athos en voyant
lord de Winter agité d’une inquiétude plus grande
que celle qu’il voulait laisser paraître, et vous
n’avez peut-être pas de laquais ?
– J’ai Tony, un bon, mais naïf garçon.
– Holà ! Olivain, Grimaud, Blaisois, qu’on
prenne le mousqueton et qu’on appelle M. le
vicomte.
Blaisois était ce grand garçon, moitié laquais,

390
moitié paysan, que nous avons entrevu au château
de Bragelonne, venant annoncer que le dîner était
servi et qu’Athos avait baptisé du nom de sa
province.
Cinq minutes après cet ordre donné, Raoul
entra.
– Vicomte, dit-il, vous allez escorter milord
jusqu’à son hôtellerie et ne le laisserez approcher
par personne.
– Ah ! comte, dit de Winter, pour qui donc me
prenez-vous ?
– Pour un étranger qui ne connaît point Paris,
dit Athos, et à qui le vicomte montrera le chemin.
De Winter lui serra la main.
– Grimaud, dit Athos, mets-toi à la tête de la
troupe, et gare au moine.
Grimaud tressaillit, puis il fit un signe de tête
et attendit le départ en caressant avec une
éloquence silencieuse la crosse de son
mousqueton.
– À demain, comte, dit de Winter.

391
– Oui, milord.
La petite troupe s’achemina vers la rue Saint-
Louis1, Olivain tremblant comme Sosie à chaque
reflet de lumière équivoque2 ; Blaisois assez
ferme parce qu’il ignorait qu’on courût un danger
quelconque ; Tony regardant à droite et à gauche,
mais ne pouvant dire une parole, attendu qu’il ne
parlait pas français.
De Winter et Raoul marchaient côte à côte et
causaient ensemble.
Grimaud, qui, selon l’ordre d’Athos, avait
précédé le cortège, le flambeau d’une main et le
mousqueton de l’autre, arriva devant l’hôtellerie
de de Winter, frappa du poing à la porte, et,
lorsqu’on fut venu ouvrir, salua milord sans rien
dire.
Il en fut de même pour le retour ; les yeux
perçants de Grimaud ne virent rien de suspect

1
La rue Saint-Louis-au-Marais suivait le tracé actuel de la
rue Turenne (entre la rue Charlot et la rue Vieille-du-Temple).
2
Molière, Amphitryon, acte I, scène I : « Qui va là ? Heu !
ma peur à chaque pas s’accroît. »

392
qu’une espèce d’ombre embusquée au coin de la
rue Guénégaud et du quai ; il lui sembla qu’en
passant il avait déjà remarqué ce guetteur de nuit
qui attirait ses yeux. Il piqua vers lui ; mais, avant
qu’il pût l’atteindre, l’ombre avait disparu dans
une ruelle où Grimaud ne pensa point qu’il était
prudent de s’engager.
On rendit compte à Athos du succès de
l’expédition ; et comme il était dix heures du soir,
chacun se retira dans son appartement.
Le lendemain, en ouvrant les yeux, ce fut le
comte à son tour qui aperçut Raoul à son chevet.
Le jeune homme était tout habillé et lisait un livre
nouveau de M. Chapelain1.
– Déjà levé, Raoul ? dit le comte.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme
avec une légère hésitation, j’ai mal dormi.
– Vous, Raoul ! vous avez mal dormi ?

1
Les œuvres les plus récentes de Chapelain étaient deux
odes publiées chez Vve Camuzat et P. Le Petit : Odes pour
Monseigneur le duc d’Anghien, 1646, 22 p. et Odes pour
Monseigneur de Mazarin, 1647, 24 p.

393
quelque chose vous préoccupait donc ? demanda
Athos.
– Monsieur, vous allez dire que j’ai bien
grande hâte de vous quitter quand je viens
d’arriver à peine, mais...
– Vous n’aviez donc que deux jours de congé,
Raoul ?
– Au contraire, monsieur, j’en ai dix, aussi
n’est-ce point au camp que je désirerais aller.
Athos sourit.
– Où donc, dit-il, à moins que ce ne soit un
secret, vicomte ? Vous voilà presque un homme,
puisque vous avez fait vos premières armes, et
vous avez conquis le droit d’aller où vous voulez
sans me le dire.
– Jamais, monsieur, dit Raoul, tant que j’aurai
le bonheur de vous avoir pour protecteur, je ne
croirai avoir le droit de m’affranchir d’une tutelle
qui m’est si chère. J’aurais donc le désir d’aller
passer un jour à Blois seulement. Vous me
regardez et vous allez rire de moi ?
– Non, au contraire, dit Athos en étouffant un

394
soupir, non, je ne ris pas, vicomte. Vous avez
envie de revoir Blois, mais c’est tout naturel !
– Ainsi, vous me le permettez ? s’écria Raoul
tout joyeux.
– Assurément, Raoul.
– Au fond du cœur, monsieur, vous n’êtes
point fâché ?
– Pas du tout. Pourquoi serais-je fâché de ce
qui vous fait plaisir ?
– Ah ! monsieur, que vous êtes bon ! s’écria le
jeune homme faisant un mouvement pour sauter
au cou d’Athos, mais le respect l’arrêta.
Athos lui ouvrit ses bras.
– Ainsi je puis partir tout de suite ?
– Quand vous voudrez, Raoul.
Raoul fit trois pas pour sortir.
– Monsieur, dit-il, j’ai pensé à une chose, c’est
que c’est à Mme la duchesse de Chevreuse, si
bonne pour moi, que j’ai dû mon introduction
près de M. le Prince.
– Et que vous lui devez un remerciement,

395
n’est-ce pas, Raoul ?
– Mais il me semble, monsieur ; cependant
c’est à vous de décider.
– Passez par l’hôtel de Luynes, Raoul, et faites
demander si Mme la duchesse peut vous recevoir.
Je vois avec plaisir que vous n’oubliez pas les
convenances. Vous prendrez Grimaud et Olivain.
– Tous deux, monsieur ? demanda Raoul avec
étonnement.
Raoul salua et sortit.
En lui regardant fermer la porte et en
l’écoutant appeler de sa voix joyeuse et vibrante
Grimaud et Olivain, Athos soupira.
– C’est bien vite me quitter, pensa-t-il en
secouant la tête ; mais il obéit à la loi commune.
La nature est ainsi faite, elle regarde en avant.
Décidément il aime cette enfant ; mais m’aimera-
t-il moins pour en aimer d’autres ?
Et Athos s’avoua qu’il ne s’attendait point à ce
prompt départ ; mais Raoul était si heureux que
tout s’effaça dans l’esprit d’Athos devant cette
considération.

396
À dix heures tout était prêt pour le départ.
Comme Athos regardait Raoul monter à cheval,
un laquais le vint saluer de la part de Mme de
Chevreuse. Il était chargé de dire au comte de La
Fère qu’elle avait appris le retour de son jeune
protégé, ainsi que la conduite qu’il avait tenue à
la bataille et qu’elle serait fort aise de lui faire ses
félicitations.
– Dites à Mme la duchesse, répondit Athos, que
M. le vicomte montait à cheval pour se rendre à
l’hôtel de Luynes.
Puis, après avoir fait de nouvelles
recommandations à Grimaud, Athos fit de la
main signe à Raoul qu’il pouvait partir.
Au reste, en y réfléchissant, Athos songeait
qu’il n’y avait point de mal peut-être à ce que
Raoul s’éloignât de Paris en ce moment.

397
45

Encore une reine qui demande secours

Athos avait envoyé prévenir Aramis dès le


matin et avait donné sa lettre à Blaisois, seul
serviteur qui lui fût resté. Blaisois trouva Bazin
revêtant sa robe de bedeau ; il était ce jour-là de
service à Notre-Dame.
Athos avait recommandé à Blaisois de tâcher
de parler à Aramis lui-même. Blaisois, grand et
naïf garçon, qui ne connaissait que sa consigne,
avait donc demandé l’abbé d’Herblay, et, malgré
les assurances de Bazin qu’il n’était pas chez lui,
il avait insisté de telle façon que Bazin s’était mis
fort en colère. Blaisois, voyant Bazin en costume
d’église, s’était peu inquiété de ses dénégations et
avait voulu passer outre, croyant celui auquel il
avait affaire doué de toutes les vertus de son
habit, c’est-à-dire de la patience et de la charité

398
chrétiennes.
Mais Bazin, toujours valet de mousquetaire
lorsque le sang montait à ses gros yeux, saisit un
manche à balai et rossa Blaisois en lui disant :
– Vous avez insulté l’Église ; mon ami, vous
avez insulté l’Église.
En ce moment et à ce bruit inaccoutumé,
Aramis était apparu entrouvrant avec précaution
la porte de sa chambre à coucher.
Alors Bazin avait posé respectueusement son
balai sur un des deux bouts, comme il avait vu à
Notre-Dame le suisse faire de sa hallebarde ; et,
Blaisois, avec un regard de reproche adressé au
cerbère, avait tiré sa lettre de sa poche et l’avait
présentée à Aramis.
– Du comte de La Fère ? dit Aramis, c’est
bien.
Puis il était rentré sans même demander la
cause de tout ce bruit.
Blaisois revint tristement à l’hôtel du Grand-
Roi-Charlemagne. Athos lui demanda des
nouvelles de sa commission. Blaisois raconta son

399
aventure.
– Imbécile ! dit Athos en riant, tu n’as donc
pas annoncé que tu venais de ma part ?
– Non, monsieur.
– Et qu’a dit Bazin quand il a su que vous
étiez à moi ?
– Ah ! monsieur, il m’a fait toute sorte
d’excuses et m’a forcé à boire deux verres d’un
très bon vin muscat, dans lequel il m’a fait
tremper trois ou quatre biscuits excellents ; mais
c’est égal, il est brutal en diable. Un bedeau ! fi
donc !
« Bon, pensa Athos, du moment où Aramis a
reçu ma lettre, si empêché qu’il soit, Aramis
viendra. »
À dix heures, Athos, avec son exactitude
habituelle, se trouvait sur le pont du Louvre. Il y
rencontra lord de Winter, qui arrivait à l’instant
même.
Ils attendirent dix minutes à peu près.
Milord de Winter commençait à craindre
qu’Aramis ne vînt pas.

400
– Patience, dit Athos, qui tenait ses yeux fixés
dans la direction de la rue du Bac, patience, voici
un abbé qui donne une gourmade à un homme et
qui salue une femme, ce doit être Aramis.
C’était lui en effet : un jeune bourgeois qui
bayait aux corneilles s’était trouvé sur son
chemin, et d’un coup de poing Aramis, qu’il avait
éclaboussé, l’avait envoyé à dix pas. En même
temps une de ses pénitentes avait passé ; et
comme elle était jeune et jolie, Aramis l’avait
saluée de son plus gracieux sourire.
En un instant Aramis fut près d’eux.
Ce furent, comme on le comprend bien, de
grandes embrassades entre lui et lord de Winter.
– Où allons-nous ? dit Aramis ; est-ce qu’on
se bat par là, sacrebleu ? Je n’ai pas d’épée ce
matin, et il faut que je repasse chez moi pour en
prendre une.
– Non, dit de Winter, nous allons faire visite à
Sa Majesté la reine d’Angleterre.
– Ah ! fort bien, dit Aramis ; et dans quel but
cette visite ? continua-t-il en se penchant à

401
l’oreille d’Athos.
– Ma foi, je n’en sais rien ; quelque
témoignage qu’on réclame de nous, peut-être ?
– Ne serait-ce point pour cette maudite
affaire ? dit Aramis. Dans ce cas je ne me
soucierais pas trop d’y aller, car ce serait pour
empocher quelque semonce ; et depuis que j’en
donne aux autres, je n’aime pas à en recevoir.
– Si cela était ainsi, dit Athos, nous ne serions
pas conduits à Sa Majesté par lord de Winter, car
il en aurait sa part : il était des nôtres.
– Ah ! oui, c’est vrai. Allons donc.
Arrivés au Louvre, lord de Winter passa le
premier ; au reste, un seul concierge tenait la
porte. À la lumière du jour, Athos, Aramis et
l’Anglais lui-même purent remarquer le
dénuement affreux de l’habitation qu’une avare
charité concédait à la malheureuse reine. De
grandes salles toutes dépouillées de meubles, des
murs dégradés sur lesquels reposaient par places
d’anciennes moulures d’or qui avaient résisté à
l’abandon, des fenêtres qui ne fermaient plus et

402
qui manquaient de vitres ; pas de tapis, pas de
gardes, pas de valets ; voilà ce qui frappa tout
d’abord les yeux d’Athos, et ce qu’il fit
silencieusement remarquer à son compagnon en
le poussant du coude et en lui montrant cette
misère des yeux.
– Mazarin est mieux logé, dit Aramis.
– Mazarin est presque roi, dit Athos, et
madame Henriette n’est presque plus reine.
– Si vous daigniez avoir de l’esprit, Athos, dit
Aramis, je crois véritablement que vous en auriez
plus que n’en avait ce pauvre M. de Voiture1.
Athos sourit.
La reine paraissait attendre avec impatience
car, au premier mouvement qu’elle entendit dans
la salle qui précédait sa chambre, elle vint elle-
même sur le seuil pour y recevoir les courtisans
de son infortune.
– Entrez et soyez les bienvenus, messieurs,
dit-elle.

1
Voiture mourut le 26 mai 1648.

403
Les gentilshommes entrèrent et demeurèrent
d’abord debout ; mais sur un geste de la reine qui
leur faisait signe de s’asseoir, Athos donna
l’exemple de l’obéissance. Il était grave et
calme ; mais Aramis était furieux : cette détresse
royale l’avait exaspéré, ses yeux étudiaient
chaque nouvelle trace de misère qu’il apercevait.
– Vous examinez mon luxe ? dit madame
Henriette avec un triste regard jeté autour d’elle.
– Madame, dit Aramis, j’en demande pardon à
Votre Majesté, mais je ne saurais cacher mon
indignation de voir qu’à la cour de France on
traite ainsi la fille de Henri IV.
– Monsieur n’est point cavalier ? dit la reine à
lord de Winter.
– Monsieur est l’abbé d’Herblay, répondit
celui-ci.
Aramis rougit.
– Madame, dit-il, je suis abbé, il est vrai, mais
c’est contre mon gré ; jamais je n’eus de vocation
pour le petit collet : ma soutane ne tient qu’à un
bouton, et je suis toujours prêt à redevenir

404
mousquetaire. Ce matin, ignorant que j’aurais
l’honneur de voir Votre Majesté, je me suis
affublé de ces habits, mais je n’en suis pas moins
l’homme que Votre Majesté trouvera le plus
dévoué à son service, quelque chose qu’elle
veuille ordonner.
– Monsieur le chevalier d’Herblay, reprit de
Winter, est l’un de ces vaillants mousquetaires de
Sa Majesté le roi Louis XIII dont je vous ai parlé,
madame... Puis, se retournant vers Athos : Quant
à monsieur, continua-t-il, c’est ce noble comte de
La Fère dont la haute réputation est si bien
connue de Votre Majesté.
– Messieurs, dit la reine, j’avais autour de
moi, il y a quelques années, des gentilshommes,
des trésors, des armées ; à un signe de ma main
tout cela s’employait pour mon service.
Aujourd’hui, regardez autour de moi, cela vous
surprendra sans doute ; mais pour accomplir un
dessein qui doit me sauver la vie, je n’ai que lord
de Winter, un ami de vingt ans, et vous,
messieurs, que je vois pour la première fois, et
que je ne connais que comme mes compatriotes.

405
– C’est assez, madame, dit Athos en saluant
profondément, si la vie de trois hommes peut
racheter la vôtre.
– Merci, messieurs. Mais écoutez-moi,
poursuivit-elle, je suis non seulement la plus
misérable des reines, mais la plus malheureuse
des mères, la plus désespérée des épouses : mes
enfants, deux du moins, le duc d’York et la
princesse Charlotte1, sont loin de moi, exposés
aux coups des ambitieux et des ennemis ; le roi
mon mari traîne en Angleterre une existence si
douloureuse, que c’est peu dire en vous affirmant
qu’il cherche la mort comme une chose désirable.
Tenez, messieurs, voici la lettre qu’il me fit tenir
par milord de Winter. Lisez.
Athos et Aramis s’excusèrent.
– Lisez, dit la reine.
Athos lut à haute voix la lettre que nous
connaissons, et dans laquelle le roi Charles

1
Charles Ier avait eu de Henriette d’Angleterre quatre
enfants : Charles, prince de Galles, Jacques, duc d’York,
Elisabeth et Henriette-Anne.

406
demandait si l’hospitalité lui serait accordée en
France.
– Eh bien ? demanda Athos lorsqu’il eut fini
cette lecture.
– Eh bien ! dit la reine, il a refusé.
Les deux amis échangèrent un sourire de
mépris.
– Et maintenant, madame, que faut-il faire ?
dit Athos.
– Avez-vous quelque compassion pour tant de
malheur ? dit la reine émue.
– J’ai eu l’honneur de demander à Votre
Majesté ce qu’elle désirait que M. d’Herblay et
moi fissions pour son service ; nous sommes
prêts.
– Ah ! monsieur, vous êtes en effet un noble
cœur ! s’écria la reine avec une explosion de voix
reconnaissante, tandis que lord de Winter la
regardait en ayant l’air de lui dire : Ne vous
avais-je pas répondu d’eux ?
– Mais vous, monsieur ? demanda la reine à
Aramis.

407
– Moi, madame, répondit celui-ci, partout où
va M. le comte, fût-ce à la mort, je le suis sans
demander pourquoi ; mais quand il s’agit du
service de Votre Majesté, ajouta-t-il en regardant
la reine avec toute la grâce de sa jeunesse, alors
je précède M. le comte.
– Eh bien ! messieurs, dit la reine, puisqu’il en
est ainsi, puisque vous voulez bien vous dévouer
au service d’une pauvre princesse que le monde
entier abandonne, voici ce qu’il s’agit de faire
pour moi. Le roi est seul avec quelques
gentilshommes qu’il craint de perdre chaque jour,
au milieu d’Écossais dont il se défie, quoiqu’il
soit Écossais lui-même. Depuis que lord de
Winter l’a quitté, je ne vis plus, messieurs. Eh
bien ! je demande beaucoup trop peut-être, car je
n’ai aucun titre pour demander ; passez en
Angleterre, joignez le roi, soyez ses amis, soyez
ses gardiens, marchez à ses côtés dans la bataille,
marchez près de lui dans l’intérieur de sa maison,
où des embûches se pressent chaque jour, bien
plus périlleuses que tous les risques de la guerre ;
et en échange de ce sacrifice que vous me ferez,
messieurs, je vous promets, non de vous

408
récompenser, je crois que ce mot vous blesserait,
mais de vous aimer comme une sœur et de vous
préférer à tout ce qui ne sera pas mon époux et
mes enfants, je le jure devant Dieu !
Et la reine leva lentement et solennellement
les yeux au ciel.
– Madame, dit Athos, quand faut-il partir ?
– Vous consentez donc ? s’écria la reine avec
joie.
– Oui, madame. Seulement Votre Majesté va
trop loin, ce me semble, en s’engageant à nous
combler d’une amitié si fort au-dessus de nos
mérites. Nous servons Dieu, madame, en servant
un prince si malheureux et une reine si vertueuse.
Madame, nous sommes à vous corps et âme.
– Ah ! messieurs, dit la reine attendrie
jusqu’aux larmes, voici le premier instant de joie
et d’espoir que j’ai éprouvé depuis cinq ans. Oui,
vous servez Dieu, et comme mon pouvoir sera
trop borné pour reconnaître un pareil sacrifice,
c’est lui qui vous récompensera, lui qui lit dans
mon cœur tout ce que j’ai de reconnaissance

409
envers lui et envers vous. Sauvez mon époux,
sauvez le roi ; et bien que vous ne soyez pas
sensibles au prix qui peut vous revenir sur la terre
pour cette belle action, laissez-moi l’espoir que je
vous reverrai pour vous remercier moi-même. En
attendant, je reste. Avez-vous quelque
recommandation à me faire ? Je suis dès à présent
votre amie ; et puisque vous faites mes affaires, je
dois m’occuper des vôtres.
– Madame, dit Athos, je n’ai rien à demander
à Votre Majesté que ses prières.
– Et moi, dit Aramis, je suis seul au monde et
n’ai que Votre Majesté à servir.
La reine leur tendit sa main, qu’ils baisèrent,
et elle dit tout bas à de Winter :
– Si vous manquez d’argent, milord, n’hésitez
pas un instant, brisez les joyaux que je vous ai
donnés, détachez-en les diamants et vendez-les à
un juif : vous en tirerez cinquante à soixante
mille livres ; dépensez-les s’il est nécessaire,
mais que ces gentilshommes soient traités comme
ils le méritent, c’est-à-dire en rois.

410
La reine avait préparé deux lettres : une écrite
par elle, une écrite par la princesse Henriette sa
fille. Toutes deux étaient adressées au roi
Charles. Elle en donna une à Athos et une à
Aramis, afin que si le hasard les séparait, ils
pussent se faire reconnaître au roi ; puis ils se
retirèrent.
Au bas de l’escalier, de Winter s’arrêta :
– Allez de votre côté et moi du mien,
messieurs, dit-il, afin que nous n’éveillions point
les soupçons, et ce soir, à neuf heures, trouvons-
nous à la porte Saint-Denis. Nous irons avec mes
chevaux tant qu’ils pourront aller, puis ensuite
nous prendrons la poste. Encore une fois merci,
mes chers amis, merci en mon nom, merci au
nom de la reine.
Les trois gentilshommes se serrèrent la main ;
le comte de Winter prit la rue Saint-Honoré, et
Athos et Aramis demeurèrent ensemble.
– Eh bien ! dit Aramis quand ils furent seuls,
que dites-vous de cette affaire, mon cher comte ?
– Mauvaise, répondit Athos, très mauvaise.

411
– Mais vous l’avez accueillie avec
enthousiasme ?
– Comme j’accueillerai toujours la défense
d’un grand principe, mon cher d’Herblay. Les
rois ne peuvent être forts que par la noblesse,
mais la noblesse ne peut être grande que par les
rois. Soutenons donc les monarchies, c’est nous
soutenir nous-mêmes.
– Nous allons nous faire assassiner là-bas, dit
Aramis. Je hais les Anglais, ils sont grossiers
comme tous les gens qui boivent de la bière.
– Valait-il donc mieux rester ici, dit Athos, et
nous en aller faire un tour à la Bastille ou au
donjon de Vincennes, comme ayant favorisé
l’évasion de M. de Beaufort ? Ah ! ma foi,
Aramis, croyez-moi, il n’y a point de regret à
avoir. Nous évitons la prison et nous agissons en
héros, le choix est facile.
– C’est vrai ; mais, en toute chose, mon cher,
il faut en revenir à cette première question, fort
sotte, je le sais, mais fort nécessaire : Avez-vous
de l’argent ?

412
– Quelque chose comme une centaine de
pistoles, que mon fermier m’avait envoyées la
veille de mon départ de Bragelonne ; mais là-
dessus je dois en laisser une cinquantaine à
Raoul : il faut qu’un jeune gentilhomme vive
dignement. Je n’ai donc que cinquante pistoles à
peu près : et vous ?
– Moi, je suis sûr qu’en retournant toutes mes
poches et en ouvrant tous mes tiroirs je ne
trouverai pas dix louis chez moi. Heureusement
que lord de Winter est riche.
– Lord de Winter est momentanément ruiné,
car c’est Cromwell qui touche ses revenus.
– Voilà où le baron Porthos serait bon, dit
Aramis.
– Voilà où je regrette d’Artagnan, dit Athos.
– Quelle bourse ronde !
– Quelle fière épée !
– Débauchons-les.
– Ce secret n’est pas le nôtre, Aramis ; croyez-
moi donc, ne mettons personne dans notre
confidence. Puis, en faisant une pareille

413
démarche, nous paraîtrions douter de nous-
mêmes. Regrettons à part nous, mais ne parlons
pas.
– Vous avez raison. Que ferez-vous d’ici à ce
soir ? Moi je suis forcé de remettre deux choses.
– Est-ce choses qui puissent se remettre ?
– Dame ! il le faudra bien.
– Et quelles étaient-elles ?
– D’abord un coup d’épée au coadjuteur, que
j’ai rencontré hier soir chez Mme de Rambouillet,
et que j’ai trouvé monté sur un singulier ton à
mon égard.
– Fi donc ! une querelle entre prêtres ! un duel
entre alliés !
– Que voulez-vous, mon cher ! il est
ferrailleur, et moi aussi ; il court les ruelles, et
moi aussi ; sa soutane lui pèse, et j’ai, je crois,
assez de la mienne ; je crois parfois qu’il est
Aramis et que je suis le coadjuteur, tant nous
avons d’analogie l’un avec l’autre. Cette espèce
de Sosie m’ennuie et me fait ombre ; d’ailleurs,
c’est un brouillon qui perdra notre parti. Je suis

414
convaincu que si je lui donnais un soufflet,
comme j’ai fait ce matin à ce petit bourgeois qui
m’avait éclaboussé, cela changerait la face des
affaires.
– Et moi, mon cher Aramis, répondit
tranquillement Athos, je crois que cela ne
changerait que la face de M. de Retz. Ainsi,
croyez-moi, laissons les choses comme elles
sont : d’ailleurs, vous ne vous appartenez plus ni
l’un ni l’autre : vous êtes à la reine d’Angleterre
et lui à la Fronde ; donc, si la seconde chose que
vous regrettez de ne pouvoir accomplir n’est pas
plus importante que la première...
– Oh ! celle-là était fort importante.
– Alors faites-la tout de suite.
– Malheureusement je ne suis pas libre de la
faire à l’heure que je veux. C’était au soir, tout à
fait au soir.
– Je comprends, dit Athos en souriant, à
minuit ?
– À peu près.
– Que voulez-vous, mon cher, ce sont choses

415
qui se remettent, que ces choses-là, et vous la
remettrez, ayant surtout une pareille excuse à
donner à votre retour...
– Oui, si je reviens.
– Si vous ne revenez pas, que vous importe ?
Soyez donc un peu raisonnable. Voyons, Aramis,
vous n’avez plus vingt ans, mon cher ami.
– À mon grand regret, mordieu ! Ah ! si je les
avais !
– Oui, dit Athos, je crois que vous feriez de
bonnes folies ! Mais il faut que nous nous
quittions : j’ai, moi, une ou deux visites à faire et
une lettre à écrire ; revenez donc me prendre à
huit heures, ou plutôt voulez-vous que je vous
attende à souper à sept ?
– Fort bien ; j’ai, moi, dit Aramis, vingt visites
à faire et autant de lettres à écrire.
Et sur ce ils se quittèrent. Athos alla faire une
visite à Mme de Vendôme, déposa son nom chez
Mme de Chevreuse, et écrivit à d’Artagnan la
lettre suivante :

416
Cher ami, je pars avec Aramis pour une
affaire d’importance. Je voudrais vous faire mes
adieux, mais le temps me manque. N’oubliez pas
que je vous écris pour vous répéter combien je
vous aime.
Raoul est allé à Blois, et il ignore mon
départ ; veillez sur lui en mon absence du mieux
qu’il vous sera possible, et si par hasard vous
n’avez pas de mes nouvelles d’ici à trois mois,
dites-lui qu’il ouvre un paquet cacheté à son
adresse, qu’il trouvera à Blois dans ma cassette
de bronze, dont je vous envoie la clef.
Embrassez Porthos pour Aramis et pour moi.
Au revoir, peut-être adieu.

Et il fit porter la lettre par Blaisois.


À l’heure convenue, Aramis arriva : il était en
cavalier et avait au côté cette ancienne épée qu’il
avait tirée si souvent et qu’il était plus que jamais
prêt à tirer.
– Ah çà ! dit-il, je crois que décidément nous
avons tort de partir ainsi, sans laisser un petit mot
d’adieu à Porthos et à d’Artagnan.

417
– C’est chose faite, cher ami, dit Athos, et j’y
ai pourvu ; je les ai embrassés tous deux pour
vous et pour moi.
– Vous êtes un homme admirable, mon cher
comte, dit Aramis, et vous pensez à tout.
– Eh bien ! avez-vous pris votre parti de ce
voyage ?
– Tout à fait ; et maintenant que j’y ai réfléchi,
je suis aise de quitter Paris en ce moment.
– Et moi aussi, répondit Athos ; seulement je
regrette de ne pas avoir embrassé d’Artagnan,
mais le démon est si fin qu’il eût deviné nos
projets.
À la fin du souper, Blaisois rentra.
– Monsieur, voilà la réponse de M.
d’Artagnan.
– Mais je ne t’ai pas dit qu’il y eût réponse,
imbécile ! dit Athos.
– Aussi étais-je parti sans l’attendre, mais il
m’a fait rappeler et il m’a donné ceci.
Et il présenta un petit sac de peau tout arrondi

418
et tout sonnant.
Athos l’ouvrit et commença par en tirer un
petit billet conçu en ces termes :

Mon cher comte,


Quand on voyage, et surtout pour trois mois,
on n’a jamais assez d’argent ; or, je me rappelle
nos temps de détresse, et je vous envoie la moitié
de ma bourse : c’est de l’argent que je suis
parvenu à faire suer au Mazarin. N’en faites
donc pas un trop mauvais usage, je vous en
supplie.
Quant à ce qui est de ne plus vous revoir, je
n’en crois pas un mot ; quand on a votre cœur et
votre épée, on passe partout.
Au revoir donc, et pas adieu.
Il va sans dire que du jour où j’ai vu Raoul je
l’ai aimé comme mon enfant ; cependant croyez
que je demande bien sincèrement à Dieu de ne
pas devenir son père, quoique je fusse fier d’un
fils comme lui.
VOTRE D’ARTAGNAN.

419
P.-S. Bien entendu que les cinquante louis que
je vous envoie sont à vous comme à Aramis, à
Aramis comme à vous.

Athos sourit, et son beau regard se voila d’une


larme. D’Artagnan, qu’il avait toujours
tendrement aimé, l’aimait donc toujours, tout
mazarin qu’il était.
– Voilà, ma foi, les cinquante louis, dit Aramis
en versant la bourse sur une table, tous à l’effigie
du roi Louis XIII. Eh bien, que faites-vous de cet
argent, comte, le gardez-vous ou le renvoyez-
vous ?
– Je le garde, Aramis, et je n’en aurais pas
besoin que je le garderais encore. Ce qui est
offert de grand cœur doit être accepté de grand
cœur. Prenez-en vingt-cinq, Aramis, et donnez-
moi les vingt-cinq autres.
– À la bonne heure, je suis heureux de voir
que vous êtes de mon avis. Là, maintenant,
partons-nous ?

420
– Quand vous voudrez ; mais n’avez-vous
donc point de laquais ?
– Non, cet imbécile de Bazin a eu la sottise de
se faire bedeau, comme vous savez, de sorte qu’il
ne peut pas quitter Notre-Dame.
– C’est bien, vous prendrez Blaisois, dont je
ne saurais que faire, puisque j’ai déjà Grimaud.
– Volontiers, dit Aramis.
En ce moment, Grimaud parut sur le seuil.
– Prêts, dit-il avec son laconisme ordinaire.
– Partons donc, dit Athos.
En effet, les chevaux attendaient tout sellés.
Les deux laquais en firent autant.
Au coin du quai ils rencontrèrent Bazin qui
accourait tout essoufflé.
– Ah ! monsieur, dit Bazin, Dieu merci !
j’arrive à temps.
– Qu’y a-t-il ?
– M. Porthos sort de la maison et a laissé ceci
pour vous, en disant que la chose était fort
pressée et devait vous être remise avant votre

421
départ.
– Bon, dit Aramis en prenant une bourse que
lui tendait Bazin, qu’est ceci ?
– Attendez, monsieur l’abbé, il y a une lettre.
– Tu sais que je t’ai déjà dit que si tu
m’appelais autrement que chevalier, je te
briserais les os. Voyons la lettre.
– Comment allez-vous lire ? demanda Athos,
il fait noir comme dans un four.
– Attendez, dit Bazin.
Bazin battit le briquet et alluma une bougie
roulée avec laquelle il allumait ses cierges. À la
lueur de cette bougie, Aramis lut :

Mon cher d’Herblay,


J’apprends par d’Artagnan, qui m’embrasse
de votre part et de celle du comte de La Fère, que
vous partez pour une expédition qui durera peut-
être deux ou trois mois ; comme je sais que vous
n’aimez pas demander à vos amis, moi je vous
offre : voici deux cents pistoles dont vous pouvez

422
disposer et que vous me rendrez quand
l’occasion s’en présentera. Ne craignez pas de
me gêner : si j’ai besoin d’argent, j’en ferai venir
de l’un de mes châteaux ; rien qu’à Bracieux j’ai
vingt mille livres en or. Aussi, si je ne vous envoie
pas plus, c’est que je crains que vous n’acceptiez
pas une somme trop forte.
Je m’adresse à vous parce que vous savez que
le comte de La Fère m’impose toujours un peu
malgré moi, quoique je l’aime de tout mon cœur ;
mais il est bien entendu que ce que j’offre à vous,
je l’offre en même temps à lui.
Je suis, comme vous n’en doutez pas, j’espère,
votre bien dévoué.
DU VALLON DE BRACIEUX DE PIERREFONDS.

– Eh bien ! dit Aramis, que dites-vous de


cela ?
– Je dis, mon cher d’Herblay, que c’est
presque un sacrilège de douter de la Providence
quand on a de tels amis.
– Ainsi donc ?

423
– Ainsi donc nous partageons les pistoles de
Porthos comme nous avons partagé les louis de
d’Artagnan.
Le partage fait à la lueur du rat-de-cave de
Bazin, les deux amis se remirent en route.
Un quart d’heure après, ils étaient à la porte
Saint-Denis où de Winter les attendait.

424
46

Où il est prouvé que le premier


mouvement est toujours le bon

Les trois gentilshommes prirent la route de


Picardie, cette route si connue d’eux, et qui
rappelait à Athos et à Aramis quelques-uns des
souvenirs les plus pittoresques de leur jeunesse.
– Si Mousqueton était avec nous, dit Athos en
arrivant à l’endroit où ils avaient eu dispute avec
des paveurs1, comme il frémirait en passant ici ;
vous rappelez-vous, Aramis ? c’est ici que lui
arriva cette fameuse balle.
– Ma foi, je le lui permettrais, dit Aramis, car

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XX : « À une lieue
[après] Beauvais [...] Aramis reçut une balle qui lui traversa
l’épaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea dans les
parties charnues qui prolongent les reins. »

425
moi je me sens frissonner à ce souvenir ; tenez,
voici au-delà de cet arbre un petit endroit où j’ai
bien cru que j’étais mort.
On continua le chemin. Bientôt ce fut à
Grimaud à redescendre dans sa mémoire. Arrivés
en face de l’auberge où son maître et lui avaient
fait autrefois une si énorme ripaille, il s’approcha
d’Athos, et, lui montrant le soupirail de la cave, il
lui dit :
– Saucissons1 !
Athos se mit à rire, et cette folie de son jeune
âge lui parut aussi amusante que si quelqu’un la
lui eût racontée comme d’un autre.
Enfin, après deux jours et une nuit de marche,
ils arrivèrent vers le soir, par un temps
magnifique, à Boulogne, ville alors presque
déserte, bâtie entièrement sur la hauteur ; ce
qu’on appelle la basse ville n’existait pas.
Boulogne était une position formidable.

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXVII : à Amiens, à
l’auberge du Lys d’or : « Sur cinquante saucissons, pendus aux
solives, dix restaient à peine. »

426
En arrivant aux portes de la ville :
– Messieurs, dit de Winter, faisons ici comme
à Paris : séparons-nous pour éviter les soupçons ;
j’ai une auberge peu fréquentée, mais dont le
patron m’est entièrement dévoué. Je vais y aller,
car des lettres doivent m’y attendre ; vous, allez à
la première hôtellerie de la ville, à l’Épée du
Grand Henri, par exemple ; rafraîchissez-vous, et
dans deux heures trouvez-vous sur la jetée, notre
barque doit nous y attendre.
La chose fut arrêtée ainsi. Lord de Winter
continua son chemin le long des boulevards
extérieurs pour entrer par une autre porte, tandis
que les deux amis entrèrent par celle devant
laquelle ils se trouvaient ; au bout de deux cents
pas ils rencontrèrent l’hôtel indiqué.
On fit rafraîchir les chevaux, mais sans les
desseller ; les laquais soupèrent, car il
commençait à se faire tard, et les deux maîtres,
fort impatients de s’embarquer, leur donnèrent
rendez-vous sur la jetée, avec ordre de
n’échanger aucune parole avec qui que ce fût. On
comprend bien que cette recommandation ne

427
regardait que Blaisois ; pour Grimaud, il y avait
longtemps qu’elle était devenue inutile.
Athos et Aramis descendirent vers le port.
Par leurs habits couverts de poussière, par
certain air dégagé qui fait toujours reconnaître un
homme habitué aux voyages, les deux amis
excitèrent l’attention de quelques promeneurs.
Ils en virent un surtout à qui leur arrivée avait
produit une certaine impression. Cet homme,
qu’ils avaient remarqué les premiers, par les
mêmes causes qui les avaient fait, eux, remarquer
des autres, allait et venait tristement sur la jetée.
Dès qu’il les vit, il ne cessa de les regarder à son
tour et parut brûler d’envie de leur adresser la
parole.
Cet homme était jeune et pâle ; il avait les
yeux d’un bleu si incertain, qu’ils paraissaient
s’irriter comme ceux du tigre, selon les couleurs
qu’ils reflétaient ; sa démarche, malgré la lenteur
et l’incertitude de ses détours, était raide et
hardie ; il était vêtu de noir et portait une longue
épée avec assez de grâce.

428
Arrivés sur la jetée, Athos et Aramis
s’arrêtèrent à regarder un petit bateau amarré à un
pieu et tout équipé comme s’il attendait.
– C’est sans doute le nôtre, dit Athos.
– Oui, répondit Aramis, et le sloop qui
appareille là-bas a bien l’air d’être celui qui doit
nous conduire à notre destination ; maintenant,
continua-t-il, pourvu que de Winter ne se fasse
pas attendre. Ce n’est point amusant de demeurer
ici : il n’y passe pas une seule femme.
– Chut ! dit Athos ; on nous écoutait.
En effet, le promeneur, qui, pendant l’examen
des deux amis, avait passé et repassé plusieurs
fois derrière eux, s’était arrêté au nom de Winter ;
mais comme sa figure n’avait exprimé aucune
émotion en entendant ce nom, ce pouvait être
aussi bien le hasard qui l’avait fait s’arrêter.
– Messieurs, dit le jeune homme en saluant
avec beaucoup d’aisance et de politesse,
pardonnez à ma curiosité, mais je vois que vous
venez de Paris, ou du moins que vous êtes
étrangers à Boulogne.

429
– Nous venons de Paris, oui, monsieur,
répondit Athos avec la même courtoisie, qu’y a-t-
il pour votre service ?
– Monsieur, dit le jeune homme, seriez-vous
assez bon pour me dire s’il est vrai que M. le
cardinal Mazarin ne soit plus ministre ?
– Voilà une question étrange, dit Aramis.
– Il l’est et ne l’est pas, répondit Athos ; c’est-
à-dire que la moitié de la France le chasse, et
qu’à force d’intrigues et de promesses, il se fait
maintenir par l’autre moitié : cela peut durer ainsi
fort longtemps, comme vous voyez.
– Enfin, monsieur, dit l’étranger, il n’est pas
en fuite ni en prison ?
– Non, monsieur, pas pour le moment du
moins.
– Messieurs, agréez mes remerciements pour
votre complaisance, dit le jeune homme en
s’éloignant.
– Que dites-vous de ce questionneur ? dit
Aramis.
– Je dis que c’est un provincial qui s’ennuie

430
ou un espion qui s’informe.
– Et vous lui avez répondu ainsi ?
– Rien ne m’autorisait à lui répondre
autrement. Il était poli avec moi, je l’ai été avec
lui.
– Mais cependant si c’est un espion...
– Que voulez-vous que fasse un espion ? nous
ne sommes plus au temps du cardinal de
Richelieu, qui, sur un simple soupçon, faisait
fermer les ports.
– N’importe, vous avez eu tort de lui répondre
comme vous avez fait, dit Aramis, en suivant des
yeux le jeune homme qui disparaissait derrière
les dunes.
– Et vous, dit Athos, vous oubliez que vous
avez commis une bien autre imprudence, c’était
celle de prononcer le nom de lord de Winter.
Oubliez-vous que c’est à ce nom que le jeune
homme s’est arrêté ?
– Raison de plus, quand il vous a parlé, de
l’inviter à passer son chemin.
– Une querelle, dit Athos.

431
– Et depuis quand une querelle vous fait-elle
peur ?
– Une querelle me fait toujours peur lorsqu’on
m’attend quelque part et que cette querelle peut
m’empêcher d’arriver. D’ailleurs, voulez-vous
que je vous avoue une chose ? Moi aussi je suis
curieux de voir ce jeune homme de près.
– Et pourquoi cela ?
– Aramis, vous allez vous moquer de moi ;
Aramis, vous allez dire que je répète toujours la
même chose ; vous allez m’appeler le plus
peureux des visionnaires.
– Après ?
– À qui trouvez-vous que cet homme
ressemble ?
– En laid ou en beau ? demanda en riant
Aramis.
– En laid, et autant qu’un homme peut
ressembler à une femme.
– Ah ! pardieu ! s’écria Aramis, vous m’y
faites penser. Non, certes, vous n’êtes pas
visionnaire, mon cher ami, et, à présent que je

432
réfléchis, oui, vous avez ma foi raison : cette
bouche fine et rentrée, ces yeux qui semblent
toujours aux ordres de l’esprit et jamais à ceux du
cœur. C’est quelque bâtard de Milady.
– Vous riez, Aramis !
– Par habitude, voilà tout ; car, je vous le jure,
je n’aimerais pas plus que vous à rencontrer ce
serpenteau sur mon chemin.
– Ah ! voici de Winter qui vient, dit Athos.
– Bon, il ne manquerait plus qu’une chose, dit
Aramis, c’est que ce fussent maintenant nos
laquais qui se fissent attendre.
– Non, dit Athos, je les aperçois, ils viennent à
vingt pas derrière milord. Je reconnais Grimaud à
sa tête raide et à ses longues jambes. Tony porte
nos carabines.
– Alors nous allons nous embarquer de nuit ?
demanda Aramis en jetant un coup d’œil sur
l’occident, où le soleil ne laissait plus qu’un
nuage d’or qui semblait s’éteindre peu à peu en
se trempant dans la mer.
– C’est probable, dit Athos.

433
– Diable ! reprit Aramis, j’aime peu la mer le
jour, mais encore moins la nuit ; le bruit des flots,
le bruit des vents, le mouvement affreux du
bâtiment, j’avoue que je préférerais le couvent de
Noisy.
Athos sourit de son sourire triste, car il
écoutait ce que lui disait son ami tout en pensant
évidemment à autre chose, et s’achemina vers de
Winter.
Aramis le suivit.
– Qu’a donc notre ami ? dit Aramis, il
ressemble aux damnés de Dante, à qui Satan a
disloqué le cou et qui regardent leurs talons1. Que
diable a-t-il donc à regarder ainsi derrière lui ?
En les apercevant à son tour, de Winter doubla
le pas et vint à eux avec une rapidité surprenante.
– Qu’avez-vous donc, milord, dit Athos, et qui
vous essouffle ainsi ?
– Rien, dit de Winter, rien. Cependant, en
passant près des dunes, il m’a semblé...

1
Dante, L’Enfer, chant XX, vers 10-16.

434
Et il se retourna de nouveau.
Athos regarda Aramis.
– Mais partons, continua de Winter, partons, le
bateau doit nous attendre, et voici notre sloop à
l’ancre, le voyez-vous d’ici ? Je voudrais déjà
être dessus.
Et il se retourna encore.
– Ah çà ! dit Aramis, vous oubliez donc
quelque chose ?
– Non, c’est une préoccupation.
– Il l’a vu, dit tout bas Athos à Aramis.
On était arrivé à l’escalier qui conduisait à la
barque. De Winter fit descendre les premiers les
laquais qui portaient les armes, les crocheteurs
qui portaient les malles, et commença à
descendre après eux.
En ce moment, Athos aperçut un homme qui
suivait le bord de la mer parallèle à la jetée, et qui
hâtant sa marche comme pour assister de l’autre
côté du port, séparé de vingt pas à peine, à leur
embarquement.

435
Il crut, au milieu de l’ombre qui commençait à
descendre, reconnaître le jeune homme qui les
avait questionnés.
« Oh ! oh ! se dit-il, serait-ce décidément un
espion et voudrait-il s’opposer à notre
embarquement ? »
Mais comme, dans le cas où l’étranger aurait
eu ce projet, il était déjà un peu tard pour qu’il fût
mis à exécution, Athos, à son tour, descendit
l’escalier, mais sans perdre de vue le jeune
homme. Celui-ci, pour couper court, avait paru
sur une écluse.
– Il nous en veut assurément, dit Athos, mais
embarquons-nous toujours, et, une fois en pleine
mer, qu’il y vienne.
Et Athos sauta dans la barque, qui se détacha
aussitôt du rivage et qui commença de s’éloigner
sous l’effort de quatre vigoureux rameurs.
Mais le jeune homme se mit à suivre ou plutôt
à devancer la barque. Elle devait passer entre la
pointe de la jetée, dominée par le fanal qui venait
de s’allumer, et un rocher qui surplombait. On le

436
vit de loin gravir le rocher de manière à dominer
la barque lorsqu’elle passerait.
– Ah çà ! dit Aramis à Athos, ce jeune homme
est décidément un espion.
– Quel est ce jeune homme ? demanda de
Winter en se retournant.
– Mais celui qui nous a suivis, qui nous a parlé
et qui nous a attendus là-bas : voyez.
De Winter se retourna et suivit la direction du
doigt d’Aramis. Le phare inondait de clarté le
petit détroit où l’on allait passer et le rocher où se
tenait debout le jeune homme, qui attendait la tête
nue et les bras croisés.
– C’est lui ! s’écria lord de Winter en
saisissant le bras d’Athos, c’est lui ; j’avais bien
cru le reconnaître et je ne m’étais pas trompé.
– Qui, lui ? demanda Aramis.
– Le fils de Milady, répondit Athos.
– Le moine ! s’écria Grimaud.
Le jeune homme entendit ces paroles ; on eût
dit qu’il allait se précipiter, tant il se tenait à

437
l’extrémité du rocher, penché sur la mer.
– Oui, c’est moi, mon oncle ; moi, le fils de
Milady ; moi, le moine ; moi, le secrétaire et
l’ami de Cromwell, et je vous connais, vous et
vos compagnons.
Il y avait dans cette barque trois hommes qui
étaient braves, certes, et desquels nul homme
n’eût osé contester le courage ; eh bien, à cette
voix, à cet accent, à ce geste, ils sentirent le
frisson de la terreur courir dans leurs veines.
Quant à Grimaud, ses cheveux étaient hérissés
sur sa tête, et la sueur lui coulait du front.
– Ah ! dit Aramis, c’est là le neveu, c’est le
moine, c’est là le fils de Milady, comme il le dit
lui-même ?
– Hélas ! oui, murmura de Winter.
– Alors, attendez ! dit Aramis.
Et il prit, avec le sang-froid terrible qu’il avait
dans les suprêmes occasions, un des deux
mousquets que tenait Tony, l’arma et coucha en
joue cet homme qui se tenait debout sur ce rocher
comme l’ange des malédictions.

438
– Feu ! cria Grimaud hors de lui.
Athos se jeta sur le canon de la carabine et
arrêta le coup qui allait partir.
– Que le diable vous emporte ! s’écria Aramis,
je le tenais si bien au bout de mon mousquet ; je
lui eusse mis la balle en pleine poitrine.
– C’est bien assez d’avoir tué la mère, dit
sourdement Athos.
– La mère était une scélérate, qui nous avait
tous frappés en nous ou dans ceux qui nous
étaient chers.
– Oui, mais le fils ne nous a rien fait, lui.
Grimaud, qui s’était soulevé pour voir l’effet
du coup, retomba découragé en frappant des
mains.
Le jeune homme éclata de rire.
– Ah ! c’est bien vous, dit-il, c’est bien vous,
et je vous connais maintenant.
Son rire strident et ses paroles menaçantes
passèrent au-dessus de la barque, emportés par la
brise et allèrent se perdre dans les profondeurs de

439
l’horizon.
Aramis frémit.
– Du calme, dit Athos. Que diable ! ne
sommes-nous donc plus des hommes ?
– Si fait, dit Aramis ; mais celui-là est un
démon. Et, tenez, demandez à l’oncle si j’avais
tort de le débarrasser de son cher neveu.
De Winter ne répondit que par un soupir.
– Tout était fini, continua Aramis. Ah ! j’ai
bien peur, Athos, que vous ne m’ayez fait faire
une folie avec votre sagesse.
Athos prit la main de de Winter, et, essayant
de détourner la conversation :
– Quand aborderons-nous en Angleterre ?
demanda-t-il au gentilhomme.
Mais celui-ci n’entendit point ces paroles et ne
répondit pas.
– Tenez, Athos, dit Aramis, peut-être serait-il
encore temps. Voyez, il est toujours à la même
place.
Athos se retourna avec effort, la vue de ce

440
jeune homme lui était évidemment pénible.
En effet, il était toujours debout sur son
rocher, le phare faisant autour de lui comme une
auréole de lumière.
– Mais que fait-il à Boulogne ? demanda
Athos, qui, étant la raison même, cherchait en
tout la cause, peu soucieux de l’effet.
– Il me suivait, il me suivait, dit de Winter,
qui, cette fois, avait entendu la voix d’Athos ; car
la voix d’Athos correspondait à ses pensées.
– Pour vous suivre, mon ami, dit Athos, il
aurait fallu qu’il sût notre départ ; et, d’ailleurs,
selon toute probabilité, au contraire, il nous avait
précédés.
– Alors je n’y comprends rien ! dit l’Anglais
en secouant la tête comme un homme qui pense
qu’il est inutile d’essayer de lutter contre une
force surnaturelle.
– Décidément, Aramis, dit Athos, je crois que
j’ai eu tort de ne pas vous laisser faire.
– Taisez-vous, répondit Aramis ; vous me
feriez pleurer si je pouvais.

441
Grimaud poussa un grognement sourd qui
ressemblait à un rugissement.
En ce moment, une voix les héla du sloop. Le
pilote, qui était assis au gouvernail, répondit, et la
barque aborda le bâtiment.
En un instant, hommes, valets et bagages
furent à bord. Le patron n’attendait que les
passagers pour partir ; et, à peine eurent-ils le
pied sur le pont que l’on mit le cap vers Hastings1
où on devait débarquer.
En ce moment les trois amis, malgré eux,
jetèrent un dernier regard vers le rocher, où se
détachait visible encore l’ombre menaçante qui
les poursuivait.
Puis une voix arriva jusqu’à eux, qui leur
envoyait cette dernière menace :
– Au revoir, messieurs, en Angleterre !

1
Ville de la côte sud de l’Angleterre.

442
47

Le Te Deum de la victoire de Lens1

Tout ce mouvement que madame Henriette


avait remarqué et dont elle avait cherché
vainement le motif était occasionné par la
victoire de Lens, dont M. le Prince avait fait
messager M. le duc de Châtillon, qui y avait eu
une noble part ; il était, en outre, chargé de
suspendre aux voûtes de Notre-Dame vingt-deux
drapeaux, pris tant aux Lorrains qu’aux
Espagnols.
Cette nouvelle était décisive : elle tranchait le
procès entamé avec le Parlement en faveur de la
cour. Tous les impôts enregistrés sommairement,

1
Le Te Deum en l’honneur de la victoire de Lens (20 août
1648) eut lieu le 26. Dumas s’inspire des Mémoires de Mme de
Motteville.

443
et auxquels le Parlement faisait opposition,
étaient toujours motivés sur la nécessité de
soutenir l’honneur de la France et sur l’espérance
hasardeuse de battre l’ennemi. Or, comme depuis
Nordlingen1 on n’avait éprouvé que des revers, le
Parlement avait beau jeu pour interpeller M. de
Mazarin sur les victoires toujours promises et
toujours ajournées ; mais cette fois on en était
enfin venu aux mains, il y avait eu triomphe et
triomphe complet : aussi tout le monde avait-il
compris qu’il y avait double victoire pour la cour,
victoire à l’extérieur, victoire à l’intérieur, si bien
qu’il n’y avait pas jusqu’au jeune roi, qui, en
apprenant cette nouvelle, ne se fût écrié :
– Ah ! messieurs du Parlement, nous allons
voir ce que vous allez dire.
Sur quoi la reine avait pressé sur son cœur
l’enfant royal, dont les sentiments hautains et
indomptés s’harmonisaient si bien avec les siens.
Un conseil eut lieu le même soir, auquel avaient

1
Bataille remportée par Condé et Turenne sur les Impériaux
en 1645.

444
été appelés le maréchal de La Meilleraie et M. de
Villeroy, parce qu’ils étaient mazarins ; Chavigny
et Séguier, parce qu’ils haïssaient le Parlement, et
Guitaut et Comminges, parce qu’ils étaient
dévoués à la reine.
Rien ne transpira de ce qui avait été décidé
dans ce conseil. On sut seulement que le
dimanche suivant il y aurait un Te Deum chanté à
Notre-Dame en l’honneur de la victoire de Lens.
Le dimanche suivant, les Parisiens
s’éveillèrent donc dans l’allégresse : c’était une
grande affaire, à cette époque, qu’un Te Deum.
On n’avait pas encore fait abus de ce genre de
cérémonie, et elle produisait son effet. Le soleil,
qui, de son côté, semblait prendre part à la fête,
s’était levé radieux et dorait les sombres tours de
la métropole, déjà remplie d’une immense
quantité de peuple ; les rues les plus obscures de
la Cité avaient pris un air de fête, et tout le long
des quais on voyait de longues files de bourgeois,
d’artisans, de femmes et d’enfants se rendant à
Notre-Dame, semblables à un fleuve qui
remonterait vers sa source.

445
Les boutiques étaient désertes, les maisons
fermées ; chacun avait voulu voir le jeune roi
avec sa mère et le fameux cardinal de Mazarin,
que l’on haïssait tant que personne ne voulait se
priver de sa présence.
La plus grande liberté, au reste, régnait parmi
ce peuple immense ; toutes les opinions
s’exprimaient ouvertement et sonnaient, pour
ainsi dire, l’émeute, comme les mille cloches de
toutes les églises de Paris sonnaient le Te Deum.
La police de la ville était faite par la ville elle-
même, rien de menaçant ne venait troubler le
concert de la haine générale et glacer les paroles
dans ces bouches médisantes.
Cependant, dès huit heures du matin, le
régiment des gardes de la reine, commandé par
Guitaut, et en second par Comminges, son neveu,
était venu, tambours et trompettes en tête,
s’échelonner depuis le Palais-Royal jusqu’à
Notre-Dame, manœuvre que les Parisiens avaient
vue avec tranquillité, toujours curieux qu’ils sont
de musique militaire et d’uniformes éclatants.
Friquet était endimanché, et sous prétexte

446
d’une fluxion qu’il s’était momentanément
procurée en introduisant un nombre infini de
noyaux de cerise dans un des côtés de sa bouche,
il avait obtenu de Bazin son supérieur un congé
pour toute la journée.
Bazin avait commencé par refuser, car Bazin
était de mauvaise humeur, d’abord du départ
d’Aramis, qui était parti sans lui dire où il allait,
ensuite de servir une messe dite en faveur d’une
victoire qui n’était pas selon ses opinions, Bazin
était frondeur, on se le rappelle ; et s’il y avait eu
moyen que, dans une pareille solennité, le bedeau
s’absentât comme un simple enfant de chœur,
Bazin eût certainement adressé à l’archevêque la
même demande que celle qu’on venait de lui
faire. Il avait donc commencé par refuser, comme
nous avons dit, tout congé ; mais en la présence
même de Bazin la fluxion de Friquet avait
tellement augmenté de volume, que pour
l’honneur du corps des enfants de chœur, qui
aurait été compromis par une pareille difformité,
il avait fini par céder en grommelant. À la porte
de l’église, Friquet avait craché sa fluxion et
envoyé du côté de Bazin un de ces gestes qui

447
assurent au gamin de Paris sa supériorité sur les
autres gamins de l’univers ; et, quant à son
hôtellerie1, il s’en était naturellement débarrassé
en disant qu’il servait la messe à Notre-Dame.
Friquet était donc libre, et, ainsi que nous
l’avons vu, avait revêtu sa plus somptueuse
toilette ; il avait surtout, comme ornement
remarquable de sa personne, un de ces bonnets
indescriptibles qui tiennent le milieu entre la
barrette du Moyen Âge et le chapeau du temps de
Louis XIII. Sa mère lui avait fabriqué ce curieux
couvre-chef, et, soit caprice, soit manque d’étoffe
uniforme, s’était montrée en le fabriquant peu
soucieuse d’assortir les couleurs ; de sorte que le
chef-d’œuvre de la chapellerie du dix-septième
siècle était jaune et vert d’un côté, blanc et rouge
de l’autre. Mais Friquet, qui avait toujours aimé
la variété dans les tons, n’en était que plus fier et
plus triomphant.
En sortant de chez Bazin, Friquet était parti

1
On se souvient que Friquet occupe les fonctions de garçon
de cabaret, au coin de la rue Saint-Éloi et de la rue de la
Calandre (chap. VIII).

448
tout courant pour le Palais-Royal ; il y arriva au
moment où en sortait le régiment des gardes, et,
comme il ne venait pas pour autre chose que pour
jouir de sa vue et profiter de sa musique, il prit
place en tête, battant le tambour avec deux
ardoises, et passant de cet exercice à celui de la
trompette, qu’il contrefaisait naturellement avec
la bouche d’une façon qui lui avait plus d’une
fois valu les éloges des amateurs de l’harmonie
imitative.
Cet amusement dura de la barrière des
Sergents jusqu’à la place Notre-Dame ; et Friquet
y prit un véritable plaisir ; mais lorsque le
régiment s’arrêta et que les compagnies, en se
développant, pénétrèrent jusqu’au cœur de la
Cité, se posant à l’extrémité de la rue Saint-
Christophe, près de la rue Cocatrix, où demeurait
Broussel, alors Friquet, se rappelant qu’il n’avait
pas déjeuné, chercha de quel côté il pourrait
tourner ses pas pour accomplir cet acte important
de la journée, et après avoir mûrement réfléchi,
décida que ce serait le conseiller Broussel qui
ferait les frais de son repas.

449
En conséquence il prit son élan, arriva tout
essoufflé devant la porte du conseiller et heurta
rudement.
Sa mère, la vieille servante de Broussel, vint
ouvrir.
– Que viens-tu faire ici, garnement, dit-elle, et
pourquoi n’es-tu pas à Notre-Dame ?
– J’y étais, mère Nanette, dit Friquet, mais j’ai
vu qu’il s’y passait des choses dont maître
Broussel devait être averti, et avec la permission
de M. Bazin, vous savez bien, mère Nanette, M.
Bazin le bedeau ? je suis venu pour parler à M.
Broussel.
– Et que veux-tu lui dire, magot1, à M.
Broussel ?
– Je veux lui parler à lui-même.
– Cela ne se peut pas, il travaille.
– Alors j’attendrai, dit Friquet, que cela
arrangeait d’autant mieux qu’il trouverait bien

1
Magot : petit singe, acaude, ce qui le distingue des
macaques.

450
moyen d’utiliser le temps.
Et il monta rapidement l’escalier, que dame
Nanette monta plus lentement derrière lui.
– Mais enfin, dit-elle, que lui veux-tu, à M.
Broussel ?
– Je veux lui dire, répondit Friquet en criant de
toutes ses forces, qu’il y a le régiment des gardes
tout entier qui vient de ce côté-ci. Or, comme j’ai
entendu dire partout qu’il y avait à la cour de
mauvaises dispositions contre lui, je viens le
prévenir afin qu’il se tienne sur ses gardes.
Broussel entendit le cri du jeune drôle, et,
charmé de son excès de zèle, descendit au
premier étage ; car il travaillait en effet dans son
cabinet au second.
– Eh ! dit-il, mon ami, que nous importe le
régiment des gardes, et n’es-tu pas fou de faire un
pareil esclandre ? Ne sais-tu pas que c’est l’usage
d’agir comme ces messieurs le font, et que c’est
l’habitude de ce régiment de se mettre en haie sur
le passage du roi ?
Friquet contrefit l’étonné, et tournant son

451
bonnet neuf entre ses doigts :
– Ce n’est pas étonnant que vous le sachiez,
dit-il, vous, monsieur Broussel, qui savez tout ;
mais moi, en vérité du bon Dieu, je ne le savais
pas, et j’ai cru vous donner un bon avis. Il ne faut
pas m’en vouloir pour cela, monsieur Broussel.
– Au contraire, mon garçon, au contraire, et
ton zèle me plaît. Dame Nanette, voyez donc un
peu à ces abricots que Mme de Longueville nous a
envoyés hier de Noisy ; et donnez-en donc une
demi-douzaine à votre fils avec un croûton de
pain tendre.
– Ah ! merci, monsieur Broussel, dit Friquet ;
merci, j’aime justement beaucoup les abricots.
Broussel alors passa chez sa femme et
demanda son déjeuner. Il était neuf heures et
demie. Le conseiller se mit à la fenêtre. La rue
était complètement déserte, mais au loin on
entendait, comme le bruit d’une marée qui monte,
l’immense mugissement des ondes populaires qui
grossissaient déjà autour de Notre-Dame.
Ce bruit redoubla lorsque d’Artagnan vint

452
avec une compagnie de mousquetaires se poser
aux portes de Notre-Dame pour faire faire le
service de l’église. Il avait dit à Porthos de
profiter de l’occasion pour voir la cérémonie, et
Porthos, en grande tenue, monta sur son plus
beau cheval, faisant le mousquetaire honoraire,
comme jadis si souvent d’Artagnan l’avait fait.
Le sergent de cette compagnie, vieux soldat des
guerres d’Espagne, avait reconnu Porthos, son
ancien compagnon, et bientôt il avait mis au
courant chacun de ceux qui servaient sous ses
ordres des hauts faits de ce géant, l’honneur des
anciens mousquetaires de Tréville. Porthos non
seulement avait été bien accueilli dans la
compagnie mais encore il y était regardé avec
admiration.
À dix heures, le canon du Louvre annonça la
sortie du roi. Un mouvement pareil à celui des
arbres dont un vent d’orage courbe et tourmente
les cimes courut dans la multitude, qui s’agita
derrière les mousquets immobiles des gardes.
Enfin le roi parut avec la reine dans un carrosse
tout doré. Dix autres carrosses suivaient,
renfermant les dames d’honneur, les officiers de

453
la maison royale et toute la cour.
– Vive le roi ! cria-t-on de toutes parts.
Le jeune roi mit gravement la tête à la
portière, fit une petite mine assez reconnaissante,
et salua même légèrement, ce qui fit redoubler les
cris de la multitude.
Le cortège s’avança lentement et mit près
d’une demi-heure pour franchir l’intervalle qui
sépare le Louvre de la place Notre-Dame. Arrivé
là, il se rendit peu à peu sous la voûte immense
de la sombre métropole, et le service divin
commença.
Au moment où la cour prenait place, un
carrosse aux armes de Comminges quitta la file
des carrosses de la cour, et vint lentement se
placer au bout de la rue Saint-Christophe,
entièrement déserte. Arrivé là, quatre gardes et un
exempt qui l’escortaient montèrent dans la lourde
machine et en fermèrent les mantelets ; puis à
travers un jour prudemment ménagé, l’exempt se
mit à guetter le long de la rue Cocatrix, comme
s’il attendait l’arrivée de quelqu’un.

454
Tout le monde était occupé de la cérémonie,
de sorte que ni le carrosse ni les précautions dont
s’entouraient ceux qui étaient dedans ne furent
remarqués. Friquet, dont l’œil toujours au guet
eût pu seul les pénétrer, s’en était allé savourer
ses abricots sur l’entablement d’une maison du
parvis Notre-Dame. De là il voyait le roi, la reine
et M. de Mazarin et entendait la messe comme
s’il l’avait servie.
Vers la fin de l’office, la reine, voyant que
Comminges attendait debout auprès d’elle une
confirmation de l’ordre qu’elle lui avait déjà
donné avant de quitter le Louvre, dit à demi-
voix :
– Allez Comminges, et que Dieu vous assiste !
Comminges partit aussitôt, sortit de l’église, et
entra dans la rue Saint-Christophe.
Friquet, qui vit ce bel officier marcher suivi de
deux gardes, s’amusa à le suivre, et cela avec
d’autant plus d’allégresse que la cérémonie
finissait à l’instant même et que le roi remontait
dans son carrosse.

455
À peine l’exempt vit-il apparaître Comminges
au bout de la rue Cocatrix, qu’il dit un mot au
cocher, lequel mit aussitôt sa machine en
mouvement et la conduisit devant la porte de
Broussel.
Comminges frappait à cette porte en même
temps que la voiture s’y arrêtait.
Friquet attendait derrière Comminges que
cette porte fût ouverte.
– Que fais-tu là, drôle ? demanda Comminges.
– J’attends pour entrer chez maître Broussel,
monsieur l’officier ! dit Friquet de ce ton câlin
que sait si bien prendre dans l’occasion le gamin
de Paris.
– C’est donc bien là qu’il demeure ? demanda
Comminges.
– Oui, monsieur.
– Et quel étage occupe-t-il ?
– Toute la maison, dit Friquet ; la maison est à
lui.
– Mais où se tient-il ordinairement ?

456
– Pour travailler, il se tient au second, mais
pour prendre ses repas, il descend au premier ;
dans ce moment il doit dîner, car il est midi.
– Bien, dit Comminges.
En ce moment on ouvrit. L’officier interrogea
le laquais, et apprit que maître Broussel était chez
lui, et dînait effectivement. Comminges monta
derrière le laquais, et Friquet monta derrière
Comminges.
Broussel était assis à table avec sa famille,
ayant devant lui sa femme, à ses côtés ses deux
filles, et au bout de la table son fils, Louvières,
que nous avons vu déjà apparaître lors de
l’accident arrivé au conseiller1, accident dont au
reste il était parfaitement remis. Le bonhomme,
revenu en pleine santé, goûtait donc les beaux
fruits que lui avait envoyés Mme de Longueville.
Comminges, qui avait arrêté le bras du laquais
au moment où celui-ci allait ouvrir la porte pour
l’annoncer, ouvrit la porte lui-même et se trouva

1
Au chap. XXIX : l’absence de ce chapitre dans la plupart
des éditions rend la référence incompréhensible.

457
en face de ce tableau de famille.
À la vue de l’officier, Broussel se sentit
quelque peu ému ; mais, voyant qu’il saluait
poliment, il se leva et salua aussi.
Cependant, malgré cette politesse réciproque,
l’inquiétude se peignit sur le visage des femmes ;
Louvières devint fort pâle et attendait
impatiemment que l’officier s’expliquât.
– Monsieur, dit Comminges, je suis porteur
d’un ordre du roi.
– Fort bien, monsieur, répondit Broussel. Quel
est cet ordre ?
Et il tendit la main.
– J’ai commission de me saisir de votre
personne, monsieur, dit Comminges, toujours sur
le même ton, avec la même politesse, et si vous
voulez bien m’en croire, vous vous épargnerez la
peine de lire cette longue lettre et vous me
suivrez.
La foudre tombée au milieu de ces bonnes
gens si paisiblement assemblés n’eût pas produit
un effet plus terrible. Broussel recula tout

458
tremblant. C’était une terrible chose à cette
époque que d’être emprisonné par l’inimitié du
roi. Louvières fit un mouvement pour sauter sur
son épée, qui était sur une chaise dans l’angle de
la salle ; mais un coup d’œil du bonhomme
Broussel, qui au milieu de tout cela ne perdait pas
la tête, contint ce mouvement désespéré. Mme
Broussel, séparée de son mari par la largeur de la
table, fondait en larmes, les deux jeunes filles
tenaient leur père embrassé.
– Allons, monsieur, dit Comminges, hâtons-
nous, il faut obéir au roi.
– Monsieur, dit Broussel, je suis en mauvaise
santé et ne puis me rendre prisonnier en cet état ;
je demande du temps.
– C’est impossible, répondit Comminges,
l’ordre est formel et doit être exécuté à l’instant
même.
– Impossible ! dit Louvières ; monsieur,
prenez garde de nous pousser au désespoir.
– Impossible ! dit une voix criarde au fond de
la chambre.

459
Comminges se retourna et vit dame Nanette,
son balai à la main et dont les yeux brillaient de
tous les feux de la colère.
– Ma bonne Nanette, tenez-vous tranquille, dit
Broussel, je vous en prie.
– Moi, me tenir tranquille quand on arrête
mon maître, le soutien, le libérateur, le père du
pauvre peuple ! Ah bien oui ! vous me connaissez
encore... Voulez-vous vous en aller ! dit-elle à
Comminges.
Comminges sourit.
– Voyons, monsieur, dit-il en se retournant
vers Broussel, faites-moi taire cette femme et
suivez-moi.
– Me faire taire, moi ! moi ! dit Nanette ; ah
bien oui ! il en faudrait encore un autre que vous,
mon bel oiseau du roi ! Vous allez voir.
Et dame Nanette s’élança vers la fenêtre,
l’ouvrit, et d’une voix si perçante qu’on put
l’entendre du parvis Notre-Dame :
– Au secours ! cria-t-elle, on arrête mon
maître ! on arrête le conseiller Broussel ! au

460
secours !
– Monsieur, dit Comminges, déclarez-vous
tout de suite : obéirez-vous ou comptez-vous
faire rébellion au roi ?
– J’obéis, j’obéis, monsieur, s’écria Broussel
essayant de se dégager de l’étreinte de ses deux
filles et de contenir du regard son fils toujours
prêt à lui échapper.
– En ce cas, dit Comminges, imposez silence à
cette vieille.
– Ah ! vieille ! dit Nanette.
Et elle se mit à crier de plus belle en se
cramponnant aux barres de la fenêtre :
– Au secours ! au secours ! pour maître
Broussel, qu’on arrête parce qu’il a défendu le
peuple ; au secours1 !
Comminges saisit la servante à bras-le-corps,

1
« Mais au même moment une vieille servante courut à une
fenêtre qui donnait sur la rue, et se mit à crier : “Au secours ! au
secours ! on enlève mon maître ! au secours !” » Voir Louis XIV
et son siècle.

461
et voulut l’arracher de son poste ; mais au même
instant une autre voix, sortant d’une espèce
d’entresol, hurla d’un ton de fausset :
– Au meurtre ! au feu ! à l’assassin ! On tue
M. Broussel ! on égorge M. Broussel !
C’était la voix de Friquet. Dame Nanette, se
sentant soutenue, reprit alors avec plus de force et
fit chorus.
Déjà des têtes curieuses apparaissaient aux
fenêtres. Le peuple, attiré au bout de la rue,
accourait, des hommes, puis des groupes, puis
une foule : on entendait les cris ; on voyait un
carrosse, mais on ne comprenait pas. Friquet
sauta de l’entresol sur l’impériale de la voiture.
– Ils veulent arrêter M. Broussel ! cria-t-il ; il
y a des gardes dans le carrosse, et l’officier est là-
haut.
La foule se mit à gronder et s’approcha des
chevaux. Les deux gardes qui étaient restés dans
l’allée montèrent au secours de Comminges ;
ceux qui étaient dans le carrosse ouvrirent les
portières et croisèrent la pique.

462
– Les voyez-vous ? criait Friquet. Les voyez-
vous ? les voilà.
Le cocher se retourna et envoya à Friquet un
coup de fouet qui le fit hurler de douleur.
– Ah ! cocher du diable ! s’écria Friquet, tu
t’en mêles ? attends !
Et il regagna son entresol, d’où il accabla le
cocher de tous les projectiles qu’il put trouver.
Malgré la démonstration hostile des gardes, et
peut-être même à cause de cette démonstration, la
foule se mit à gronder et s’approcher des
chevaux. Les gardes firent reculer les plus mutins
à grands coups de pique.
Cependant le tumulte allait toujours croissant ;
la rue ne pouvait plus contenir les spectateurs qui
affluaient de toutes parts ; la presse envahissait
l’espace que formaient encore entre eux et le
carrosse les redoutables piques des gardes. Les
soldats, repoussés comme par des murailles
vivantes, allaient être écrasés contre les moyeux
des roues et les panneaux de la voiture. Les cris :
« Au nom du roi ! » vingt fois répétés par

463
l’exempt, ne pouvaient rien contre cette
redoutable multitude, et semblaient l’exaspérer
encore, quand, à ces cris : « Au nom du roi ! », un
cavalier accourut, et, voyant des uniformes fort
maltraités, s’élança dans la mêlée l’épée à la
main et apporta un secours inespéré aux gardes.
Ce cavalier était un jeune homme de quinze à
seize ans à peine, que la colère rendait pâle. Il mit
pied à terre comme les autres gardes, s’adossa au
timon de la voiture, se fit un rempart de son
cheval, tira de ses fontes les pistolets, qu’il passa
à sa ceinture et commença à espadonner en
homme à qui le maniement de l’épée est chose
familière.
Pendant dix minutes, à lui seul le jeune
homme soutint l’effort de toute la foule.
Alors on vit paraître Comminges poussant
Broussel devant lui.
– Rompons le carrosse ! criait le peuple.
– Au secours ! criait la vieille.
– Au meurtre ! criait Friquet en continuant de
faire pleuvoir sur les gardes tout ce qui se

464
trouvait sous sa main.
– Au nom du roi ! criait Comminges.
– Le premier qui avance est mort ! cria Raoul
qui, se voyant pressé, fit sentir la pointe de son
épée à une espèce de géant qui était prêt à
l’écraser, et qui, se sentant blessé, recula en
hurlant.
Car c’était Raoul qui, revenant de Blois, selon
qu’il l’avait promis au comte de La Fère, après
cinq jours d’absence, avait voulu jouir du coup
d’œil de la cérémonie, et avait pris par les rues
qui le conduiraient plus directement à Notre-
Dame. Arrivé aux environs de la rue Cocatrix, il
s’était trouvé entraîné par le flot du populaire, et
à ce mot : « Au nom du roi ! » il s’était rappelé le
mot d’Athos : « Servez le roi » et il était accouru
combattre pour le roi, dont on maltraitait les
gardes.
Comminges jeta pour ainsi dire Broussel dans
le carrosse et s’élança derrière lui. En ce moment
un coup d’arquebuse retentit, une balle traversa
du haut en bas le chapeau de Comminges et cassa
le bras d’un garde. Comminges releva la tête et

465
vit, au milieu de la fumée, la figure menaçante de
Louvières qui apparaissait à la fenêtre du second
étage.
– C’est bien, monsieur, dit Comminges, vous
entendrez parler de moi.
– Et vous aussi, monsieur, dit Louvières, et
nous verrons lequel parlera plus haut.
Friquet et Nanette hurlaient toujours ; les cris,
le bruit du coup, l’odeur de la poudre toujours si
enivrante, faisaient leur effet.
– À mort l’officier ! à mort ! hurla la foule.
Et il se fit un grand mouvement.
– Un pas de plus, cria Comminges en abattant
les mantelets pour qu’on pût bien voir dans la
voiture et en appuyant son épée sur la poitrine de
Broussel, un pas de plus, et je tue le prisonnier ;
j’ai ordre de l’amener mort ou vif, je l’amènerai
mort, voilà tout.
Un cri terrible retentit : la femme et les filles
de Broussel tendaient au peuple des mains
suppliantes.
Le peuple comprit que cet officier si pâle,

466
mais qui paraissait si résolu, ferait comme il
disait : on continua de menacer, mais on s’écarta.
Comminges fit monter avec lui dans la voiture
le garde blessé, et ordonna aux autres de fermer
la portière.
– Touche au palais, dit-il au cocher plus mort
que vif.
Celui-ci fouetta ses animaux, qui ouvrirent un
large chemin dans la foule ; mais en arrivant au
quai1, il fallut s’arrêter. Le carrosse versa, les
chevaux étaient portés, étouffés, broyés par la
foule, Raoul, à pied, car il n’avait pas eu le temps
de remonter à cheval, las de distribuer des coups
de plat d’épée, comme les gardes las de distribuer
des coups de plat de lame, commençait à recourir
à la pointe. Mais ce terrible et dernier recours ne
faisait qu’exaspérer la multitude. On commençait
de temps en temps à voir reluire aussi au milieu
de la foule le canon d’un mousquet ou la lame
d’une rapière ; quelques coups de feu
retentissaient, tirés en l’air sans doute, mais dont

1
Le quai de l’Horloge.

467
l’écho ne faisait pas moins vibrer les cœurs ; les
projectiles continuaient de pleuvoir des fenêtres.
On entendait des voix que l’on n’entend que les
jours d’émeute ; on voyait des visages qu’on ne
voit que les jours sanglants. Les cris : « À mort !
à mort les gardes ! à la Seine l’officier ! »
dominaient tout ce bruit, si immense qu’il fût.
Raoul, son chapeau broyé, le visage sanglant,
sentait que non seulement ses forces, mais encore
sa raison, commençaient à l’abandonner ; ses
yeux nageaient dans un brouillard rougeâtre, et à
travers ce brouillard il voyait cent bras menaçants
s’étendre sur lui, prêts à le saisir quand il
tomberait. Comminges s’arrachait les cheveux de
rage dans le carrosse renversé. Les gardes ne
pouvaient porter secours à personne, occupés
qu’ils étaient chacun à se défendre
personnellement. Tout était fini : carrosse,
chevaux, gardes, satellites et prisonnier peut-être,
tout allait être dispersé par lambeaux, quand tout
à coup une voix bien connue de Raoul retentit,
quand soudain une large épée brilla en l’air ; au
même instant la foule s’ouvrit, trouée, renversée,
écrasée : un officier de mousquetaires, frappant et

468
taillant de droite et de gauche, courut à Raoul et
le prit dans ses bras au moment où il allait
tomber.
– Sangdieu ! cria l’officier, l’ont-ils donc
assassiné ? En ce cas, malheur à eux !
Et il se retourna si effrayant de vigueur, de
colère et de menace, que les plus enragés rebelles
se ruèrent les uns sur les autres pour s’enfuir et
que quelques-uns roulèrent jusque dans la Seine.
– Monsieur d’Artagnan, murmura Raoul.
– Oui, sangdieu ! en personne, et
heureusement pour vous, à ce qu’il paraît, mon
jeune ami. Voyons ! ici, vous autres, s’écria-t-il
en se redressant sur ses étriers et élevant son
épée, appelant de la voix et du geste les
mousquetaires qui n’avaient pu le suivre tant sa
course avait été rapide. Voyons, balayez-moi tout
cela ! Aux mousquets ! Portez armes ! Apprêtez
armes ! En joue...
À cet ordre les montagnes du populaire
s’affaissèrent si subitement, que d’Artagnan ne
put retenir un éclat de rire homérique.

469
– Merci, d’Artagnan, dit Comminges,
montrant la moitié de son corps par la portière du
carrosse renversé ; merci, mon jeune
gentilhomme ! Votre nom ? que je le dise à la
reine.
Raoul allait répondre, lorsque d’Artagnan se
pencha à son oreille :
– Taisez-vous, dit-il, et laissez-moi répondre.
Puis, se retournant vers Comminges :
– Ne perdez pas votre temps, Comminges, dit-
il, sortez du carrosse si vous pouvez, et faites-en
avancer un autre.
– Mais lequel ?
– Pardieu, le premier venu qui passera sur le
Pont-Neuf, ceux qui le montent seront trop
heureux, je l’espère, de prêter leur carrosse pour
le service du roi.
– Mais, dit Comminges, je ne sais.
– Allez donc, ou, dans cinq minutes, tous les
manants vont revenir avec des épées et des
mousquets. Vous serez tué et votre prisonnier
délivré. Allez. Et, tenez, voici justement un

470
carrosse qui vient là-bas.
Puis se penchant de nouveau vers Raoul :
– Surtout ne dites pas votre nom, lui souffla-t-
il.
Le jeune homme le regardait d’un air étonné.
– C’est bien, j’y cours, dit Comminges, et s’ils
reviennent, faites feu.
– Non pas, non pas, répondit d’Artagnan, que
personne ne bouge, au contraire : un coup de feu
tiré en ce moment serait payé trop cher demain.
Comminges prit ses quatre gardes et autant de
mousquetaires et courut au carrosse. Il en fit
descendre les gens qui s’y trouvaient et le ramena
près du carrosse versé.
Mais lorsqu’il fallut transporter Broussel du
char brisé dans l’autre, le peuple, qui aperçut
celui qu’il appelait son libérateur, poussa des
hurlements inimaginables et se rua de nouveau
vers le carrosse.
– Partez, dit d’Artagnan. Voici dix
mousquetaires pour vous accompagner, j’en
garde vingt pour contenir le peuple ; partez et ne

471
perdez pas une minute. Dix hommes pour
monsieur de Comminges !
Dix hommes se séparèrent de la troupe,
entourèrent le nouveau carrosse et partirent au
galop.
Au départ du carrosse les cris redoublèrent ;
plus de dix mille hommes se pressaient sur le
quai, encombrant le Pont-Neuf et les rues
adjacentes.
Quelques coups de feu partirent. Un
mousquetaire fut blessé.
– En avant, cria d’Artagnan poussé à bout et
mordant sa moustache.
Et il fit avec ses vingt hommes une charge sur
tout ce peuple, qui se renversa épouvanté. Un
seul homme demeura à sa place, l’arquebuse à la
main.
– Ah ! dit cet homme, c’est toi qui déjà as
voulu l’assassiner ! attends !
Et il abaissa son arquebuse sur d’Artagnan,
qui arrivait sur lui au triple galop.
D’Artagnan se pencha sur le cou de son

472
cheval, le jeune homme fit feu ; la balle coupa la
plume de son chapeau.
Le cheval emporté heurta l’imprudent qui, à
lui seul, essayait d’arrêter une tempête, et
l’envoya tomber contre la muraille.
D’Artagnan arrêta son cheval tout court, et
tandis que ses mousquetaires continuaient de
charger, il revint l’épée haute sur celui qu’il avait
renversé.
– Ah ! monsieur, cria Raoul, qui reconnaissait
le jeune homme pour l’avoir vu rue Cocatrix,
monsieur, épargnez-le, c’est son fils.
D’Artagnan retint son bras prêt à frapper.
– Ah ! vous êtes son fils, dit-il ; c’est autre
chose.
– Monsieur, je me rends ! dit Louvières
tendant à l’officier son arquebuse déchargée.
– Eh non ! ne vous rendez pas, mordieu ! filez
au contraire, et promptement ; si je vous prends,
vous serez pendu.
Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois,
il passa sous le cou du cheval et disparut au coin

473
de la rue Guénégaud.
– Ma foi, dit d’Artagnan à Raoul, il était
temps que vous m’arrêtiez la main, c’était un
homme mort, et, ma foi, quand j’aurais su qui il
était, j’eusse eu regret de l’avoir tué.
– Ah ! monsieur, dit Raoul, permettez
qu’après vous avoir remercié pour ce pauvre
garçon, je vous remercie pour moi ; moi aussi,
monsieur, j’allais mourir quand vous êtes arrivé.
– Attendez, attendez, jeune homme, et ne vous
fatiguez pas à parler.
Puis tirant d’une de ses fontes un flacon plein
de vin d’Espagne :
– Buvez deux gorgées de ceci, dit-il.
Raoul but et voulut renouveler ses
remerciements.
– Cher, dit d’Artagnan, nous parlerons de cela
plus tard.
Puis, voyant que les mousquetaires avaient
balayé le quai depuis le Pont-Neuf jusqu’au quai
Saint-Michel et qu’ils revenaient, il leva son épée
pour qu’ils doublassent le pas.

474
Les mousquetaires arrivèrent au trot ; en
même temps, de l’autre côté du quai, arrivaient
les dix hommes d’escorte que d’Artagnan avait
donnés à Comminges.
– Holà ! dit d’Artagnan s’adressant à ceux-ci,
est-il arrivé quelque chose de nouveau ?
– Eh, monsieur, dit le sergent, leur carrosse
s’est encore brisé une fois1 ; c’est une véritable
malédiction.
D’Artagnan haussa les épaules.
– Ce sont des maladroits, dit-il ; quand on
choisit un carrosse, il faut qu’il soit solide : le
carrosse avec lequel on arrête un Broussel doit
pouvoir porter dix mille hommes.
– Qu’ordonnez-vous, mon lieutenant ?
– Prenez le détachement et conduisez-le au
quartier.
– Mais vous vous retirez donc seul ?

1
« À peine fut-on dans la rue Saint-Honoré, que le nouveau
carrosse se rompit à son tour », Louis XIV et son siècle, chap.
XVI.

475
– Certainement. Croyez-vous pas que j’aie
besoin d’escorte ?
– Cependant...
– Allez donc.
Les mousquetaires partirent et d’Artagnan
demeura seul avec Raoul.
– Maintenant, souffrez-vous ? lui dit-il.
– Oui, monsieur, j’ai la tête lourde et brûlante.
– Qu’y a-t-il donc à cette tête ? dit d’Artagnan
levant le chapeau. Ah ! ah ! une contusion.
– Oui, j’ai reçu, je crois, un pot de fleurs sur la
tête.
– Canaille ! dit d’Artagnan. Mais vous avez
des éperons, étiez-vous donc à cheval ?
– Oui ; mais j’en suis descendu pour défendre
M. de Comminges, et mon cheval a été pris. Et
tenez, le voici.
En effet, en ce moment même le cheval de
Raoul passait monté par Friquet, qui courait au
galop, agitant son bonnet de quatre couleurs et
criant.

476
– Broussel ! Broussel !
– Holà ! arrête, drôle ! cria d’Artagnan, amène
ici ce cheval.
Friquet entendit bien ; mais il fit semblant de
ne pas entendre, et essaya de continuer son
chemin.
D’Artagnan eut un instant envie de courir
après maître Friquet, mais il ne voulut point
laisser Raoul seul ; il se contenta donc de prendre
un pistolet dans ses fontes et de l’armer.
Friquet avait l’œil vif et l’oreille fine, il vit le
mouvement de d’Artagnan, entendit le bruit du
chien ; il arrêta son cheval tout court.
– Ah ! c’est vous, monsieur l’officier, s’écria-
t-il en venant à d’Artagnan, et je suis en vérité
bien aise de vous rencontrer.
D’Artagnan regarda Friquet avec attention et
reconnut le petit garçon de la rue de la Calandre.
– Ah ! c’est toi, drôle, dit-il ; viens ici.
– Oui, c’est moi, monsieur l’officier, dit
Friquet de son air câlin.

477
– Tu as donc changé de métier ? tu n’es donc
plus enfant de chœur ? tu n’es donc plus garçon
de taverne ? tu es donc voleur de chevaux ?
– Ah ! monsieur l’officier, peut-on dire !
s’écria Friquet, je cherchais le gentilhomme
auquel appartient ce cheval, un beau cavalier
brave comme un César... Il fit semblant
d’apercevoir Raoul pour la première fois... Ah !
mais je ne me trompe pas, continua-t-il, le voici.
Monsieur, vous n’oublierez pas le garçon, n’est-
ce pas ?
Raoul mit la main à sa poche.
– Qu’allez-vous faire ? dit d’Artagnan.
– Donner dix livres à ce brave garçon,
répondit Raoul en tirant une pistole de sa poche.
– Dix coups de pied dans le ventre, dit
d’Artagnan. Va-t’en, drôle ! et n’oublie pas que
j’ai ton adresse.
Friquet, qui ne s’attendait pas à en être quitte à
si bon marché, ne fit qu’un bond du quai à la rue
Dauphine, où il disparut. Raoul remonta sur son
cheval, et tous deux marchant au pas, d’Artagnan

478
gardant le jeune homme comme si c’était son fils,
prirent le chemin de la rue Tiquetonne.
Tout le long de la route il y eut bien de sourds
murmures et de lointaines menaces ; mais, à
l’aspect de cet officier à la tournure si militaire, à
la vue de cette puissante épée qui pendait à son
poignet soutenue par sa dragonne, on s’écarta
constamment, et aucune tentative sérieuse ne fut
faite contre les deux cavaliers.
On arriva donc sans accident à l’hôtel de La
Chevrette.
La belle Madeleine annonça à d’Artagnan que
Planchet était de retour et avait amené
Mousqueton, lequel avait supporté héroïquement
l’extraction de la balle et se trouvait aussi bien
que le comportait son état.
D’Artagnan ordonna alors d’appeler Planchet ;
mais, si bien qu’on l’appelât, Planchet ne
répondit point : il avait disparu.
– Alors, du vin ! dit d’Artagnan.
Puis quand le vin fut apporté et que
d’Artagnan fut seul avec Raoul :

479
– Vous êtes bien content de vous, n’est-ce
pas ? dit-il en le regardant entre les deux yeux.
– Mais oui, dit Raoul ; il me semble que j’ai
fait mon devoir. N’ai-je pas défendu le roi ?
– Et qui vous dit de défendre le roi ?
– Mais M. le comte de La Fère lui-même.
– Oui, le roi ; mais aujourd’hui vous n’avez
pas défendu le roi, vous avez défendu Mazarin,
ce qui n’est pas la même chose.
– Mais, monsieur...
– Vous avez fait une énormité, jeune homme,
vous vous êtes mêlé de choses qui ne vous
regardent pas.
– Cependant vous-même...
– Oh ! moi, c’est autre chose ; moi, j’ai dû
obéir aux ordres de mon capitaine. Votre
capitaine, à vous, c’est M. le Prince. Entendez
bien cela, vous n’en avez pas d’autre. Mais a-t-on
vu, continua d’Artagnan, cette mauvaise tête qui
va se faire mazarin, et qui aide à arrêter
Broussel ! Ne soufflez pas un mot de cela, au
moins, ou M. le comte de La Fère serait furieux.

480
– Vous croyez que M. le comte de La Fère se
fâcherait contre moi ?
– Si je le crois ! j’en suis sûr ; sans cela je
vous remercierais, car enfin vous avez travaillé
pour nous. Aussi je vous gronde en son lieu et
place ; la tempête sera plus douce, croyez-moi.
Puis, ajouta d’Artagnan, j’use, mon cher enfant,
du privilège que votre tuteur m’a concédé.
– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit
Raoul.
D’Artagnan se leva, alla à son secrétaire, prit
une lettre et la présenta à Raoul.
Dès que Raoul eut parcouru le papier, ses
regards se troublèrent.
– Oh ! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux
yeux tout humides de larmes sur d’Artagnan, M.
le comte a donc quitté Paris sans me voir ?
– Il est parti il y a quatre jours, dit d’Artagnan.
– Mais sa lettre semble indiquer qu’il court un
danger de mort.
– Ah bien, oui ; lui, courir un danger de mort !
soyez tranquille : non, il voyage pour affaire et va

481
revenir bientôt ; vous n’avez pas de répugnance,
je l’espère, à m’accepter pour tuteur par intérim ?
– Oh ! non, monsieur d’Artagnan, dit Raoul,
vous êtes si brave gentilhomme et M. le comte de
La Fère vous aime tant !
– Eh ! mon Dieu ! aimez-moi aussi ; je ne
vous tourmenterai guère, mais à la condition que
vous serez frondeur, mon jeune ami, et très
frondeur même.
– Mais puis-je continuer de voir Mme de
Chevreuse ?
– Je le crois mordieu bien ! et M. le coadjuteur
aussi, et Mme de Longueville aussi ; et si le
bonhomme Broussel était là, que vous avez si
étourdiment contribué à faire arrêter, je vous
dirais : Faites vos excuses bien vite à M. Broussel
et embrassez-le sur les deux joues.
– Allons, monsieur, je vous obéirai, quoique je
ne vous comprenne pas.
– C’est inutile que vous compreniez. Tenez,
continua d’Artagnan en se tournant vers la porte
qu’on venait d’ouvrir, voici M. du Vallon qui

482
nous arrive avec ses habits tout déchirés.
– Oui, mais en échange, dit Porthos ruisselant
de sueur et tout souillé de poussière, en échange
j’ai déchiré bien des peaux. Ces croquants ne
voulaient-ils pas m’ôter mon épée ! Peste ! quelle
émotion populaire ! continua le géant avec son air
tranquille ; mais j’en ai assommé plus de vingt
avec le pommeau de Balizarde... Un doigt de vin,
d’Artagnan.
– Oh ! je m’en rapporte à vous, dit le Gascon
en remplissant le verre de Porthos jusqu’au bord ;
mais quand vous aurez bu, dites-moi votre
opinion.
Porthos avala le verre d’un trait ; puis, quand
il l’eut posé sur la table et qu’il eut sucé sa
moustache :
– Sur quoi ? dit-il.
– Tenez, reprit d’Artagnan, voici monsieur de
Bragelonne qui voulait à toute force aider à
l’arrestation de Broussel et que j’ai eu grand
peine à empêcher de défendre M. de
Comminges !

483
– Peste ! dit Porthos ; et le tuteur, qu’aurait-il
dit s’il eût appris cela ?
– Voyez-vous, interrompit d’Artagnan ;
frondez, mon ami, frondez et songez que je
remplace M. le comte en tout.
Et il fit sonner sa bourse.
Puis, se retournant vers son compagnon :
– Venez-vous, Porthos ? dit-il.
– Où cela ? demanda Porthos en se versant un
second verre de vin.
– Présenter nos hommages au cardinal.
Porthos avala le second verre avec la même
tranquillité qu’il avait bu le premier, reprit son
feutre, qu’il avait déposé sur une chaise, et suivit
d’Artagnan.
Quant à Raoul, il resta tout étourdi de ce qu’il
voyait, d’Artagnan lui ayant défendu de quitter la
chambre avant que toute cette émotion se fût
calmée.

484
48

Le mendiant de Saint-Eustache

D’Artagnan avait calculé ce qu’il faisait en ne


se rendant pas immédiatement au Palais-Royal :
il avait donné le temps à Comminges de s’y
rendre avant lui, et par conséquent de faire part
au cardinal des services éminents que lui,
d’Artagnan, et son ami avaient rendus dans cette
matinée au parti de la reine.
Aussi tous deux furent-ils admirablement
reçus par Mazarin, qui leur fit force compliments
et qui leur annonça que chacun d’eux était à plus
de moitié chemin de ce qu’il désirait : c’est-à-dire
d’Artagnan de son capitainat, et Porthos de sa
baronnie.
D’Artagnan aurait mieux aimé de l’argent que
tout cela, car il savait que Mazarin promettait
facilement et tenait avec grand-peine : il estimait

485
donc les promesses du cardinal comme viandes
creuses ; mais il ne parut pas moins très satisfait
devant Porthos, qu’il ne voulait pas décourager.
Pendant que les deux amis étaient chez le
cardinal, la reine le fit demander. Le cardinal
pensa que c’était un moyen de redoubler le zèle
de ses deux défenseurs, en leur procurant les
remerciements de la reine elle-même ; il leur fit
signe de le suivre. D’Artagnan et Porthos lui
montrèrent leurs habits tout poudreux et tout
déchirés, mais le cardinal secoua la tête.
– Ces costumes-là, dit-il, valent mieux que
ceux de la plupart des courtisans que vous
trouverez chez la reine, car ce sont des costumes
de bataille.
D’Artagnan et Porthos obéirent.
La cour d’Anne d’Autriche était nombreuse et
joyeusement bruyante, car, à tout prendre, après
avoir remporté une victoire sur l’Espagnol, on
venait de remporter une victoire sur le peuple.
Broussel avait été conduit hors de Paris sans
résistance et devait être à cette heure dans les
prisons de Saint-Germain ; et Blancmesnil, qui

486
avait été arrêté en même temps que lui, mais dont
l’arrestation s’était opérée sans bruit et sans
difficulté, était écroué au château de Vincennes.
Comminges était près de la reine, qui
l’interrogeait sur les détails de son expédition ; et
chacun écoutait son récit, lorsqu’il aperçut à la
porte, derrière le cardinal qui entrait, d’Artagnan
et Porthos.
– Eh ! madame, dit-il courant à d’Artagnan,
voici quelqu’un qui peut vous dire cela mieux
que moi, car c’est mon sauveur. Sans lui, je serais
probablement dans ce moment arrêté aux filets de
Saint-Cloud1 ; car il ne s’agissait de rien moins
que de me jeter à la rivière. Parlez, d’Artagnan,
parlez.
Depuis qu’il était lieutenant aux
mousquetaires, d’Artagnan s’était trouvé cent fois
peut-être dans le même appartement que la reine,
mais jamais celle-ci ne lui avait parlé.
– Eh bien, monsieur, après m’avoir rendu un

1
Filets posés dans la Seine, au bas de la colline de Saint-
Cloud pour arrêter les cadavres.

487
pareil service, vous vous taisez ? dit Anne
d’Autriche.
– Madame, répondit d’Artagnan, je n’ai rien à
dire, sinon que ma vie est au service de Votre
Majesté, et que je ne serai heureux que le jour où
je la perdrai pour elle.
– Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la
reine, et depuis longtemps. Aussi suis-je charmée
de pouvoir vous donner cette marque publique de
mon estime et de ma reconnaissance.
– Permettez-moi, madame, dit d’Artagnan,
d’en reverser une part sur mon ami, ancien
mousquetaire de la compagnie de Tréville,
comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait
des merveilles, ajouta-t-il.
– Le nom de monsieur ? demanda la reine.
– Aux mousquetaires, dit d’Artagnan, il
s’appelait Porthos (la reine tressaillit), mais son
véritable nom est le chevalier du Vallon.
– De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos.
– Ces noms sont trop nombreux pour que je
me les rappelle tous, et je ne veux me souvenir

488
que du premier, dit gracieusement la reine.
Porthos salua. D’Artagnan fit deux pas en
arrière.
En ce moment on annonça le coadjuteur1.
Il y eut un cri de surprise dans la royale
assemblée. Quoique M. le coadjuteur eût prêché
le matin même, on savait qu’il penchait fort du
côté de la Fronde ; et Mazarin, en demandant à
M. l’archevêque de Paris de faire prêcher son
neveu, avait eu évidemment l’intention de porter
à M. de Retz une de ces bottes à l’italienne qui le
réjouissaient si fort.
En effet, au sortir de Notre-Dame, le
coadjuteur avait appris l’événement. Quoique à
peu près engagé avec les principaux frondeurs, il
ne l’était point assez pour qu’il ne pût faire
retraite si la cour lui offrait les avantages qu’il
ambitionnait et auxquels la coadjutorerie n’était
qu’un acheminement. M. de Retz voulait être
archevêque en remplacement de son oncle, et

1
Sur cette visite de Retz, voir ses Mémoires, deuxième
partie.

489
cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire
pouvait difficilement lui accorder ces faveurs
toutes royales. Il se rendait donc au palais pour
faire compliment à la reine sur la bataille de
Lens, déterminé d’avance à agir pour ou contre la
cour, selon que son compliment serait bien ou
mal reçu.
Le coadjuteur fut donc annoncé ; il entra, et, à
son aspect, toute cette cour triomphante redoubla
de curiosité pour entendre ses paroles.
Le coadjuteur avait à lui seul à peu près autant
d’esprit que tous ceux qui étaient réunis là pour
se moquer de lui. Aussi son discours fut-il si
parfaitement habile, que, si bonne envie que les
assistants eussent d’en rire, ils n’y trouvaient
point prise. Il termina en disant qu’il mettait sa
faible puissance au service de Sa Majesté1.
La reine parut, tout le temps qu’elle dura,
goûter fort la harangue de M. le coadjuteur ; mais

1
« Je lui répondis que j’étais venu là pour me rendre à mon
devoir, pour recevoir les commandements de la reine, et pour
contribuer de tout ce qui serait en mon pouvoir au repos et à la
tranquillité », Retz, Mémoires.

490
cette harangue terminée par cette phrase, la seule
qui donnât prise aux quolibets, Anne se retourna,
et un coup d’œil décoché vers ses favoris leur
annonça qu’elle leur livrait le coadjuteur.
Aussitôt les plaisants de cour se lancèrent dans la
mystification. Nogent-Beautru1, le bouffon de la
maison, s’écria que la reine était bien heureuse de
trouver les secours de la religion dans un pareil
moment.
Chacun éclata de rire.
Le comte de Villeroy dit qu’il ne savait pas
comment on avait pu craindre un instant, quand
on avait pour défendre la cour contre le
Parlement et les bourgeois de Paris, M. le
coadjuteur qui, d’un signe, pouvait lever une
armée de curés, de suisses et de bedeaux.
Le maréchal de La Meilleraie ajouta que, le
cas échéant où l’on en viendrait aux mains, et où
M. le coadjuteur ferait le coup de feu, il était

1
Dumas ne retient qu’un bouffon ici, alors que Retz et lui-
même, dans Louis XIV et son siècle, nomment Nogent (Nicolas
Bautru, comte de Nogent) et Bautru (Guillaume Bautru, comte
de Serrant).

491
fâcheux seulement que M. le coadjuteur ne pût
pas être reconnu à un chapeau rouge dans la
mêlée, comme Henri IV l’avait été à sa plume
blanche à la bataille d’Ivry.
Gondy, devant cet orage qu’il pouvait rendre
mortel pour les railleurs, demeura calme et
sévère. La reine lui demanda alors s’il avait
quelque chose à ajouter au beau discours qu’il
venait de lui faire.
– Oui, madame, dit le coadjuteur, j’ai à vous
prier d’y réfléchir à deux fois avant de mettre la
guerre civile dans le royaume.
La reine tourna le dos et les rires
recommencèrent.
Le coadjuteur salua et sortit du palais en
lançant au cardinal, qui le regardait, un de ces
regards qu’on comprend entre ennemis mortels.
Ce regard était si acéré, qu’il pénétra jusqu’au
fond du cœur de Mazarin, et que celui-ci, sentant
que c’était une déclaration de guerre, saisit le
bras de d’Artagnan et lui dit :
– Dans l’occasion, monsieur, vous

492
reconnaîtrez bien cet homme, qui vient de sortir,
n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur, dit-il.
Puis, se tournant à son tour vers Porthos :
– Diable ! dit-il, cela se gâte ; je n’aime pas les
querelles entre les gens d’Église.
Gondy se retira en semant les bénédictions sur
son passage et en se donnant le malin plaisir de
faire tomber à ses genoux jusqu’aux serviteurs de
ses ennemis.
– Oh ! murmura-t-il en franchissant le seuil du
palais, cour ingrate, cour perfide, cour lâche ! je
t’apprendrai demain à rire, mais sur un autre ton.
Mais tandis que l’on faisait des extravagances
de joie au Palais-Royal pour renchérir sur
l’hilarité de la reine, Mazarin, homme de sens, et
qui d’ailleurs avait toute la prévoyance de la
peur, ne perdait pas son temps à de vaines et
dangereuses plaisanteries : il était sorti derrière le
coadjuteur, assurait ses comptes, serrait son or, et
faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer
des cachettes dans ses murailles.

493
En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit qu’un
jeune homme était venu après son départ et
l’attendait ; il demanda le nom de ce jeune
homme, et tressaillit de joie en apprenant qu’il
s’appelait Louvières.
Il courut aussitôt à son cabinet ; en effet le fils
de Broussel, encore tout furieux et tout sanglant
de la lutte contre les gens du roi, était là. La seule
précaution qu’il eût prise pour venir à
l’archevêché avait été de déposer son arquebuse
chez un ami.
Le coadjuteur alla à lui et lui tendit la main. Le
jeune homme le regarda comme s’il eût voulu lire
au fond de son cœur.
– Mon cher monsieur Louvières, dit le
coadjuteur, croyez que je prends une part bien
réelle au malheur qui vous arrive.
– Est-ce vrai et parlez-vous sérieusement ? dit
Louvières.
– Du fond du cœur, dit de Gondy.
– En ce cas, monseigneur, le temps des paroles
est passé, et l’heure d’agir est venue ;

494
monseigneur, si vous le voulez, mon père, dans
trois jours, sera hors de prison, et dans six mois
vous serez cardinal.
Le coadjuteur tressaillit.
– Oh ! parlons franc, dit Louvières, et jouons
cartes sur table. On ne sème pas pour trente mille
écus d’aumônes comme vous l’avez fait depuis
six mois par pure charité chrétienne, ce serait trop
beau. Vous êtes ambitieux, c’est tout simple :
vous êtes homme de génie et vous sentez votre
valeur. Moi je hais la cour et n’ai, en ce moment-
ci, qu’un seul désir, la vengeance. Donnez-nous
le clergé et le peuple, dont vous disposez ; moi, je
vous donne la bourgeoisie et le Parlement ; avec
ces quatre éléments, dans huit jours Paris est à
nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la
cour donnera par crainte ce qu’elle ne donnerait
pas par bienveillance.
Le coadjuteur regarda à son tour Louvières de
son œil perçant.
– Mais, monsieur Louvières, savez-vous que
c’est tout bonnement la guerre civile que vous me
proposez là ?

495
– Vous la préparez depuis assez longtemps,
monseigneur, pour qu’elle soit la bienvenue de
vous.
– N’importe, dit le coadjuteur, vous
comprenez que cela demande réflexion ?
– Et combien d’heures demandez-vous ?
– Douze heures, monsieur. Est-ce trop ?
– Il est midi ; à minuit je serai chez vous.
– Si je n’étais pas rentré, attendez-moi.
– À merveille. À minuit, monseigneur.
– À minuit, mon cher monsieur Louvières.
Resté seul, Gondy manda chez lui tous les
curés avec lesquels il était en relations. Deux
heures après, il avait réuni trente desservants des
paroisses les plus populeuses et par conséquent
les plus remuantes de Paris.
Gondy leur raconta l’insulte qu’on venait de
lui faire au Palais-Royal, et rapporta les
plaisanteries de Beautru, du comte de Villeroy et
du maréchal de La Meilleraie. Les curés lui
demandèrent ce qu’il y avait à faire.

496
– C’est tout simple, dit le coadjuteur ; vous
dirigez les consciences, eh bien ! sapez-y ce
misérable préjugé de la crainte et du respect des
rois ; apprenez à vos ouailles que la reine est un
tyran, et répétez, tant et si fort que chacun le
sache, que les malheurs de la France viennent du
Mazarin, son amant et son corrupteur ;
commencez l’œuvre aujourd’hui, à l’instant
même, et dans trois jours, je vous attends au
résultat. En outre, si quelqu’un de vous a un bon
conseil à me donner, qu’il reste, je l’écouterai
avec plaisir.
Trois curés restèrent : celui de Saint-Merri,
celui de Saint-Sulpice et celui de Saint-Eustache1.
Les autres se retirèrent.
– Vous croyez donc pouvoir m’aider encore
plus efficacement que vos confrères ? dit de
Gondy.
– Nous l’espérons, reprirent les curés.

1
Parmi ses curés, Retz cite « les curés de Saint-Eustache,
de Saint-Roch, de Saint-Méri et de Saint-Jean ». Dumas n’en a
retenu que deux, ajoutant le curé de Saint-Sulpice.

497
– Voyons, monsieur le desservant de Saint-
Merri, commencez.
– Monseigneur, j’ai dans mon quartier un
homme qui pourrait vous être de la plus grande
utilité.
– Quel est cet homme ?
– Un marchand de la rue des Lombards, qui a
la plus grande influence sur le petit commerce de
son quartier.
– Comment l’appelez-vous ?
– C’est un nommé Planchet : il avait fait à lui
seul une émeute il y a six semaines à peu près ;
mais, à la suite de cette émeute, comme on le
cherchait pour le pendre, il a disparu.
– Et le retrouverez-vous ?
– Je l’espère, je ne crois pas qu’il ait été
arrêté ; et comme je suis confesseur de sa femme,
si elle sait où il est, je le saurai.
– Bien, monsieur le curé, cherchez-moi cet
homme-là, et si vous me le trouvez, amenez-le-
moi.

498
– À quelle heure, monseigneur ?
– À six heures, voulez-vous ?
– Nous serons chez vous à six heures,
monseigneur.
– Allez, mon cher curé, allez, et que Dieu vous
seconde !
Le curé sortit.
– Et vous, monsieur ? dit Gondy en se
retournant vers le curé de Saint-Sulpice.
– Moi, monseigneur, dit celui-ci, je connais un
homme qui a rendu de grands services à un
prince très populaire, qui ferait un excellent chef
de révoltés et que je puis mettre à votre
disposition.
– Comment nommez-vous cet homme ?
– M. le comte de Rochefort.
– Je le connais aussi ; malheureusement il
n’est pas à Paris.
– Monseigneur, il est rue Cassette.
– Depuis quand ?

499
– Depuis trois jours déjà.
– Et pourquoi n’est-il pas venu me voir ?
– On lui a dit... monseigneur me pardonnera...
– Sans doute ; dites.
– Que monseigneur était en train de traiter
avec la cour.
Gondy se mordit les lèvres.
– On l’a trompé ; amenez-le-moi à huit heures,
monsieur le curé, et que Dieu vous bénisse
comme je vous bénis !
Le second curé s’inclina et sortit.
– À votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en
se tournant vers le dernier restant. Avez-vous
aussi bien à m’offrir que ces deux messieurs qui
nous quittent ?
– Mieux, monseigneur.
– Diable ! faites attention que vous prenez là
un terrible engagement : l’un m’a offert un
marchand, l’autre m’a offert un comte ; vous
allez donc m’offrir un prince, vous ?
– Je vais vous offrir un mendiant,

500
monseigneur.
– Ah ! ah ! fit Gondy réfléchissant, vous avez
raison, monsieur le curé ; quelqu’un qui
soulèverait toute cette légion de pauvres qui
encombrent les carrefours de Paris et qui saurait
leur faire crier, assez haut pour que toute la
France l’entendît, que c’est le Mazarin qui les a
réduits à la besace.
– Justement j’ai votre homme.
– Bravo ! et quel est cet homme ?
– Un simple mendiant comme je vous l’ai dit,
monseigneur, qui demande l’aumône en donnant
de l’eau bénite sur les marches de l’église Saint-
Eustache depuis six ans à peu près.
– Et vous dites qu’il a une grande influence
sur ses pareils ?
– Monseigneur sait-il que la mendicité est un
corps organisé, une espèce d’association de ceux
qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent,
une association dans laquelle chacun apporte sa
part, et qui relève d’un chef ?
– Oui, j’ai déjà entendu dire cela, reprit le

501
coadjuteur.
– Eh bien ! cet homme que je vous offre est un
syndic général.
– Et que savez-vous de cet homme ?
– Rien, monseigneur, sinon qu’il me paraît
tourmenté de quelque remords.
– Qui vous le fait croire ?
– Tous les 28 de chaque mois, il me fait dire
une messe pour le repos de l’âme d’une personne
morte de mort violente ; hier encore j’ai dit cette
messe.
– Et vous l’appelez ?
– Maillard1 ; mais je ne pense pas que ce soit
son véritable nom.
– Et croyez-vous qu’à cette heure nous le
trouvions à son poste ?
– Parfaitement.
– Allons voir votre mendiant, monsieur le
curé ; et s’il est tel que vous me le dites, vous

1
Maillart apparaît dans les Mémoires de Retz.

502
avez raison, c’est vous qui aurez trouvé le
véritable trésor.
Et Gondy s’habilla en cavalier, mit un large
feutre avec une plume rouge, ceignit une longue
épée, boucla des éperons à ses bottes,
s’enveloppa d’un ample manteau et suivit le curé.
Le coadjuteur et son compagnon traversèrent
toutes les rues qui séparent l’archevêché de
l’église Saint-Eustache, examinant avec soin
l’esprit du peuple. Le peuple était ému, mais,
comme un essaim d’abeilles effarouchées,
semblait ne savoir sur quelle place s’abattre, et il
était évident que, si l’on ne trouvait des chefs à ce
peuple, tout se passerait en bourdonnements.
En arrivant à la rue des Prouvaires1, le curé
étendit la main vers le parvis de l’église.
– Tenez, dit-il, le voilà, il est à son poste.
Gondy regarda du côté indiqué, et aperçut un
pauvre assis sur une chaise et adossé à une des
moulures ; il avait près de lui un petit seau et

1
La rue des Prouvaires, qui joint la rue Saint-Honoré et la
rue Berger, était alors la plus belle rue de Paris.

503
tenait un goupillon à la main.
– Est-ce par privilège, dit Gondy, qu’il se tient
là ?
– Non, monseigneur, dit le curé, il a traité avec
son prédécesseur de la place de donneur d’eau
bénite.
– Traité ?
– Oui, ces places s’achètent ; je crois que
celui-ci a payé la sienne cent pistoles.
– Le drôle est donc riche ?
– Quelques-uns de ces hommes meurent en
laissant parfois vingt mille, vingt-cinq mille,
trente mille livres et même plus.
– Hum ! fit Gondy en riant, je ne croyais pas si
bien placer mes aumônes.
Cependant on s’avançait vers le parvis ; au
moment où le curé et le coadjuteur mettaient le
pied sur la première marche de l’église, le
mendiant se leva et tendit son goupillon.
C’était un homme de soixante-six à soixante-
huit ans, petit, assez gros, aux cheveux gris, aux

504
yeux fauves. Il y avait sur sa figure la lutte de
deux principes opposés, une nature mauvaise
domptée par la volonté, peut-être par le repentir.
En voyant le cavalier qui accompagnait le
curé, il tressaillit légèrement et le regarda d’un air
étonné.
Le curé et le coadjuteur touchèrent le
goupillon du bout des doigts et firent le signe de
la croix ; le coadjuteur jeta une pièce d’argent
dans le chapeau qui était à terre.
– Maillard, dit le curé, nous sommes venus,
monsieur et moi, pour causer un instant avec
vous.
– Avec moi ! dit le mendiant ; c’est bien de
l’honneur pour un pauvre donneur d’eau bénite.
Il y avait dans la voix du pauvre un accent
d’ironie qu’il ne put dominer tout à fait et qui
étonna le coadjuteur.
– Oui, continua le curé qui semblait habitué à
cet accent, oui, nous avons voulu savoir ce que
vous pensiez des événements d’aujourd’hui, et ce
que vous en avez entendu dire aux personnes qui

505
entrent à l’église et qui en sortent.
Le mendiant hocha la tête.
– Ce sont de tristes événements, monsieur le
curé, qui, comme toujours, retombent sur le
pauvre peuple. Quant à ce qu’on en dit, tout le
monde est mécontent, tout le monde se plaint,
mais qui dit tout le monde ne dit personne.
– Expliquez-vous, mon cher ami, dit le
coadjuteur.
– Je dis que tous ces cris, toutes ces plaintes,
toutes ces malédictions ne produiront qu’une
tempête et des éclairs, voilà tout ; mais que le
tonnerre ne tombera que lorsqu’il y aura un chef
pour le diriger.
– Mon ami, dit Gondy, vous me paraissez un
habile homme ; seriez-vous disposé à vous mêler
d’une petite guerre civile dans le cas où nous en
aurions une, et à mettre à la disposition de ce
chef, si nous en trouvions un, votre pouvoir
personnel et l’influence que vous avez acquise
sur vos camarades ?
– Oui, monsieur, pourvu que cette guerre fût

506
approuvée par l’Église, et par conséquent pût me
conduire au but que je veux atteindre, c’est-à-dire
à la rémission de mes péchés.
– Cette guerre sera non seulement approuvée,
mais encore dirigée par elle. Quant à la rémission
de vos péchés, nous avons M. l’archevêque de
Paris qui tient de grands pouvoirs de la cour de
Rome, et même M. le coadjuteur qui possède des
indulgences plénières ; nous vous
recommanderions à lui.
– Songez, Maillard, dit le curé, que c’est moi
qui vous ai recommandé à monsieur qui est un
seigneur tout-puissant, et qui en quelque sorte ai
répondu de vous.
– Je sais, monsieur le curé, dit le mendiant,
que vous avez toujours été excellent pour moi ;
aussi, de mon côté, suis-je tout disposé à vous
être agréable.
– Et croyez-vous votre pouvoir aussi grand sur
vos confrères que me le disait tout à l’heure M. le
curé ?
– Je crois qu’ils ont pour moi une certaine

507
estime, dit le mendiant avec orgueil, et que non
seulement ils feront tout ce que je leur
ordonnerai, mais encore que partout où j’irai ils
me suivront.
– Et pouvez-vous me répondre de cinquante
hommes bien résolus, de bonnes âmes oisives et
bien animées, de braillards capables de faire
tomber les murs du Palais-Royal en criant : « À
bas le Mazarin ! » comme tombaient autrefois
ceux de Jéricho1 ?
– Je crois, dit le mendiant, que je puis être
chargé de choses plus difficiles et plus
importantes que cela.
– Ah ! ah ! dit Gondy, vous chargeriez-vous
donc dans une nuit de faire une dizaine de
barricades ?
– Je me chargerais d’en faire cinquante, et, le
jour venu, de les défendre.
– Pardieu, dit de Gondy, vous parlez avec une
assurance qui me fait plaisir, et puisque M. le

1
Josué, VI, 20.

508
curé me répond de vous...
– J’en réponds, dit le curé.
– Voici un sac contenant cinq cents pistoles en
or, faites toutes vos dispositions, et dites-moi où
je puis vous retrouver ce soir à dix heures.
– Il faudrait que ce fût dans un endroit élevé,
et d’où un signal fait pût être vu dans tous les
quartiers de Paris.
– Voulez-vous que je vous donne un mot pour
le vicaire de Saint-Jacques-la-Boucherie1 ? Il
vous introduira dans une des chambres de la tour,
dit le curé.
– À merveille, dit le mendiant.
– Donc, dit le coadjuteur, ce soir, à dix
heures ; et si je suis content de vous, il y aura à
votre disposition un autre sac de cinq cents
pistoles.
Les yeux du mendiant brillèrent d’avidité,
mais il réprima cette émotion.

1
Il ne reste plus de cette église, construite en 1060 et
détruite en 1797 que la tour Saint-Jacques.

509
– À ce soir, monsieur, répondit-il, tout sera
prêt.
Et il reporta sa chaise dans l’église, rangea
près de sa chaise son seau et son goupillon, alla
prendre de l’eau bénite au bénitier, comme s’il
n’avait pas confiance dans la sienne, et sortit de
l’église.

FIN DU TOME DEUXIÈME

510
511
Table

XXIV. Saint-Denis ..........................................5


XXV. Un des quarante moyens
d’évasion de M. de Beaufort .............25
XXVI. D’Artagnan arrive à propos ...............50
XXVII. La grande route..................................73
XXVIII. Rencontre...........................................90
XXIX. Le bonhomme Broussel...................111
XXX. Quatre anciens amis s’apprêtent à
se revoir ...........................................128
XXXI. La place Royale ...............................149
XXXII. Le bac de l’Oise...............................162
XXXIII. Escarmouche....................................183
XXXIV. Le moine..........................................198
XXXV. L’absolution.....................................224
XXXVI. Grimaud parle..................................238
XXXVII. La veille de la bataille......................253

512
XXXVIII. Un dîner d’autrefois.........................280
XXXIX. La lettre de Charles Ier. ....................301
XL. La lettre de Cromwell......................315
XLI. Mazarin et madame Henriette .........333
XLII. Comment les malheureux
prennent parfois le hasard pour la
Providence .......................................347
XLIII. L’oncle et le neveu ..........................366
XLIV. Paternité...........................................377
XLV. Encore une reine qui demande
secours .............................................398
XLVI. Où il est prouvé que le premier
mouvement est toujours le bon........425
XLVII. Le Te Deum de la victoire de
Lens .................................................443
XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache .......485

513
514
Cet ouvrage est le 212e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

515
Alexandre Dumas

Vingt ans après

BeQ
Alexandre Dumas

Vingt ans après


III

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 213 : version 1.0

2
Le roman fait suite aux Trois mousquetaires et
a pour suite Le Vicomte de Bragelonne.
Il est présenté ici en quatre tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991.

3
Vingt ans après

III

4
49

La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie

À six heures moins un quart, M. de Gondy


avait fait toutes ses courses et était rentré à
l’archevêché.
À six heures on annonça le curé de Saint-
Merri.
Le coadjuteur jeta vivement les yeux derrière
lui et vit qu’il était suivi d’un autre homme.
– Faites entrer, dit-il.
Le curé entra, et Planchet avec lui.
– Monseigneur, dit le curé de Saint-Merri,
voici la personne dont j’ai eu l’honneur de vous
parler.
Planchet salua de l’air d’un homme qui a
fréquenté les bonnes maisons.

5
– Et vous êtes disposé à servir la cause du
peuple ? demanda Gondy.
– Je crois bien, dit Planchet : je suis frondeur
dans l’âme. Tel que vous me voyez,
monseigneur, je suis condamné à être pendu.
– Et à quelle occasion ?
– J’ai tiré des mains des sergents de Mazarin
un noble seigneur qu’ils reconduisaient à la
Bastille, où il était depuis cinq ans.
– Vous le nommez ?
– Oh ! monseigneur le connaît bien : c’est le
comte de Rochefort.
– Ah ! vraiment oui ! dit le coadjuteur, j’ai
entendu parler de cette affaire : vous aviez
soulevé tout le quartier, m’a-t-on dit ?
– À peu près, dit Planchet d’un air satisfait de
lui-même.
– Et vous êtes de votre état ?...
– Confiseur, rue des Lombards.
– Expliquez-moi comment il se fait
qu’exerçant un état si pacifique vous ayez des

6
inclinations si belliqueuses ?
– Comment monseigneur, étant d’Église, me
reçoit-il maintenant en habit de cavalier, avec
l’épée au côté et les éperons aux bottes ?
– Pas mal répondu, ma foi ! dit Gondy en
riant ; mais, vous le savez, j’ai toujours eu,
malgré mon rabat, des inclinations guerrières.
– Eh bien, monseigneur, moi, avant d’être
confiseur, j’ai été trois ans sergent au régiment de
Piémont, et avant d’être trois ans au régiment de
Piémont, j’ai été dix-huit mois1 laquais de M.
d’Artagnan.
– Le lieutenant aux mousquetaires ? demanda
Gondy.
– Lui-même, monseigneur.
– Mais on le dit mazarin enragé ?
– Heu... fit Planchet.

1
Le compte de Planchet paraît erroné : il entre au service de
d’Artagnan en avril 1625 et obtient le grade de sergent dans les
gardes à la fin de 1628 ou au début de 1629 ; il est donc
pendant presque trois ans valet de d’Artagnan.

7
– Que voulez-vous dire ?
– Rien, monseigneur. M. d’Artagnan est au
service ; M. d’Artagnan fait son état de défendre
Mazarin, qui le paye, comme nous faisons, nous
autres bourgeois, notre état d’attaquer le Mazarin,
qui nous vole.
– Vous êtes un garçon intelligent, mon ami,
peut-on compter sur vous ?
– Je croyais, dit Planchet, que M. le curé vous
avait répondu pour moi.
– En effet ; mais j’aime à recevoir cette
assurance de votre bouche.
– Vous pouvez compter sur moi, monseigneur,
pourvu qu’il s’agisse de faire un bouleversement
par la ville.
– Il s’agit justement de cela. Combien
d’hommes croyez-vous pouvoir rassembler dans
la nuit ?
– Deux cents mousquets et cinq cents
hallebardes.
– Qu’il y ait seulement un homme par chaque
quartier qui en fasse autant, et demain nous

8
aurons une assez forte armée.
– Mais oui.
– Seriez-vous disposé à obéir au comte de
Rochefort ?
– Je le suivrais en enfer ; et ce n’est pas peu
dire, car je le crois capable d’y descendre.
– Bravo !
– À quel signe pourra-t-on distinguer demain
les amis des ennemis ?
– Tout frondeur peut mettre un nœud de paille
à son chapeau1.
– Bien. Donnez la consigne.
– Avez-vous besoin d’argent ?
– L’argent ne fait jamais de mal en aucune
chose, monseigneur. Si on n’en a pas, on s’en
passera ; si on en a, les choses n’iront que plus
vite et mieux.
Gondy alla à un coffre et tira un sac.
– Voici cinq cents pistoles, dit-il ; et si l’action

1
Voir les Mémoires de Retz (Pléiade, p. 692).

9
va bien, comptez demain sur pareille somme.
– Je rendrai fidèlement compte à monseigneur
de cette somme, dit Planchet en mettant le sac
sous son bras.
– C’est bien, je vous recommande le cardinal.
– Soyez tranquille, il est en bonnes mains.
Planchet sortit, le curé resta un peu en arrière.
– Êtes-vous content, monseigneur ? dit-il.
– Oui, cet homme m’a l’air d’un gaillard
résolu.
– Eh bien, il fera plus qu’il n’a promis.
– C’est merveilleux alors.
Et le curé rejoignit Planchet, qui l’attendait sur
l’escalier. Dix minutes après on annonçait le curé
de Saint-Sulpice.
Dès que la porte du cabinet de Gondy fut
ouverte, un homme s’y précipita, c’était le comte
de Rochefort.
– C’est donc vous, mon cher comte ! dit de
Gondy en lui tendant la main.

10
– Vous êtes donc enfin décidé, monseigneur ?
dit Rochefort.
– Je l’ai toujours été, dit Gondy.
– Ne parlons plus de cela, vous le dites, je
vous crois ; nous allons donner le bal au Mazarin.
– Mais... je l’espère.
– Et quand commencera la danse ?
– Les invitations se font pour cette nuit, dit le
coadjuteur, mais les violons ne commenceront à
jouer que demain matin.
– Vous pouvez compter sur moi et sur
cinquante soldats que m’a promis le chevalier
d’Humières, dans l’occasion où j’en aurais
besoin.
– Sur cinquante soldats ?
– Oui ; il fait des recrues et me les prête ; la
fête finie, s’il en manque, je les remplacerai.
– Bien, mon cher Rochefort ; mais ce n’est pas
tout.
– Qu’y a-t-il encore ? demanda Rochefort en
souriant.

11
– M. de Beaufort, qu’en avez-vous fait ?
– Il est dans le Vendômois, où il attend que je
lui écrive de revenir à Paris.
– Écrivez-lui, il est temps.
– Vous êtes donc sûr de votre affaire ?
– Oui, mais il faut qu’il se presse ; car à peine
le peuple de Paris va-t-il être révolté, que nous
aurons dix princes pour un qui voudront se mettre
à sa tête : s’il tarde, il trouvera la place prise.
– Puis-je lui donner avis de votre part ?
– Oui, parfaitement.
– Puis-je lui dire qu’il doit compter sur vous ?
– À merveille.
– Et vous lui laisserez tout pouvoir ?
– Pour la guerre, oui ; quant à la politique...
– Vous savez que ce n’est pas son fort.
– Il me laissera négocier à ma guise mon
chapeau de cardinal.
– Vous y tenez ?
– Puisqu’on me force de porter un chapeau

12
d’une forme qui ne me convient pas, dit Gondy,
je désire au moins que ce chapeau soit rouge.
– Il ne faut pas disputer des goûts et des
couleurs, dit Rochefort en riant ; je réponds de
son consentement.
– Et vous lui écrivez ce soir ?
– Je fais mieux que cela, je lui envoie un
messager.
– Dans combien de jours peut-il être ici ?
– Dans cinq jours.
– Qu’il vienne, et il trouvera un changement.
– Je le désire.
– Je vous en réponds.
– Ainsi ?
– Allez rassembler vos cinquante hommes et
tenez-vous prêt.
– À quoi ?
– À tout.
– Y a-t-il un signe de ralliement ?
– Un nœud de paille au chapeau.

13
– C’est bien. Adieu, monseigneur.
– Adieu, mon cher Rochefort.
– Ah ! mons Mazarin, mons Mazarin ! dit
Rochefort en entraînant son curé, qui n’avait pas
trouvé moyen de placer un mot dans ce dialogue,
vous verrez si je suis trop vieux pour être un
homme d’action !
Il était neuf heures et demie, il fallait bien une
demi-heure au coadjuteur pour se rendre de
l’archevêché à la tour de Saint-Jacques-la-
Boucherie.
Le coadjuteur remarqua qu’une lumière
veillait à l’une des fenêtres les plus élevées de la
tour.
– Bon, dit-il, notre syndic est à son poste.
Il frappa, on vint lui ouvrir. Le vicaire lui-
même l’attendait et le conduisit en l’éclairant
jusqu’au haut de la tour ; arrivé là, il lui montra
une petite porte, posa la lumière dans un angle de
la muraille pour que le coadjuteur pût la trouver
en sortant, et descendit.
Quoique la clef fût à la porte, le coadjuteur

14
frappa.
– Entrez, dit une voix que le coadjuteur
reconnut pour celle du mendiant.
De Gondy entra. C’était effectivement le
donneur d’eau bénite du parvis Saint-Eustache. Il
attendait couché sur une espèce de grabat.
En voyant entrer le coadjuteur il se leva.
Dix heures sonnèrent.
– Eh bien ! dit Gondy, m’as-tu tenu parole ?
– Pas tout à fait, dit le mendiant.
– Comment cela ?
– Vous m’avez demandé cinq cents hommes,
n’est-ce pas ?
– Oui, eh bien ?
– Eh bien ! je vous en aurai deux mille.
– Tu ne te vantes pas ?
– Voulez-vous une preuve ?
– Oui.
Trois chandelles étaient allumées, chacune
d’elles brûlant devant une fenêtre dont l’une

15
donnait sur la Cité, l’autre sur le Palais-Royal,
l’autre sur la rue Saint-Denis.
L’homme alla silencieusement à chacune des
trois chandelles et les souffla l’une après l’autre.
Le coadjuteur se trouva dans l’obscurité, la
chambre n’était plus éclairée que par le rayon
incertain de la lune perdue dans les gros nuages
noirs dont elle frangeait d’argent les extrémités.
– Qu’as-tu fait ? dit le coadjuteur.
– J’ai donné le signal.
– Lequel ?
– Celui des barricades.
– Ah ! ah !
– Quand vous sortirez d’ici vous verrez mes
hommes à l’œuvre. Prenez seulement garde de
vous casser les jambes en vous heurtant à quelque
chaîne ou en vous laissant tomber dans quelque
trou.
– Bien ! Voici la somme, la même que celle
que tu as reçue. Maintenant souviens-toi que tu es
un chef et ne va pas boire.

16
– Il y a vingt ans que je n’ai bu que de l’eau.
L’homme prit le sac des mains du coadjuteur,
qui entendit le bruit que faisait la main en
fouillant et en maniant les pièces d’or.
– Ah ! ah ! dit le coadjuteur, tu es avare, mon
drôle.
Le mendiant poussa un soupir et rejeta le sac.
– Serai-je donc toujours le même, dit-il, et ne
parviendrai-je jamais à dépouiller le vieil
homme ? Ô misère, ô vanité !
– Tu le prends, cependant.
– Oui, mais je fais vœu devant vous
d’employer ce qui me restera à des œuvres pies.
Son visage était pâle et contracté comme l’est
celui d’un homme qui vient de subir une lutte
intérieure.
– Singulier homme ! murmura Gondy.
Et il prit son chapeau pour s’en aller, mais en
se retournant il vit le mendiant entre lui et la
porte.
Son premier mouvement fut que cet homme

17
lui voulait quelque mal.
Mais bientôt, au contraire, il lui vit joindre les
deux mains et il tomba à genoux.
– Monseigneur, lui dit-il, avant de me quitter,
votre bénédiction, je vous prie.
– Monseigneur ! s’écria Gondy ; mon ami, tu
me prends pour un autre.
– Non, monseigneur, je vous prends pour ce
que vous êtes, c’est-à-dire pour M. le coadjuteur ;
je vous ai reconnu du premier coup d’œil.
Gondy sourit.
– Et tu veux ma bénédiction ? dit-il.
– Oui, j’en ai besoin.
Le mendiant dit ces paroles avec un ton
d’humilité si grande et de repentir si profond, que
Gondy étendit sa main sur lui et lui donna sa
bénédiction avec toute l’onction dont il était
capable.
– Maintenant, dit le coadjuteur, il y a
communion entre nous. Je t’ai béni et tu m’es
sacré, comme à mon tour je le suis pour toi.

18
Voyons, as-tu commis quelque crime que
poursuive la justice humaine dont je puisse te
garantir ?
Le mendiant secoua la tête.
– Le crime que j’ai commis, monseigneur, ne
relève point de la justice humaine, et vous ne
pouvez m’en délivrer qu’en me bénissant souvent
comme vous venez de le faire.
– Voyons, sois franc, dit le coadjuteur, tu n’as
pas fait toute ta vie le métier que tu fais ?
– Non, monseigneur, je ne le fais pas depuis
six ans.
– Avant de le faire, où étais-tu ?
– À la Bastille.
– Et avant d’être à la Bastille ?
– Je vous le dirai, monseigneur, le jour où
vous voudrez bien m’entendre en confession.
– C’est bien. À quelque heure du jour ou de la
nuit que tu te présentes, souviens-toi que je suis
prêt à te donner l’absolution.
– Merci, monseigneur, dit le mendiant d’une

19
voix sourde, mais je ne suis pas encore prêt à la
recevoir.
– C’est bien. Adieu.
– Adieu, monseigneur, dit le mendiant en
ouvrant la porte et en se courbant devant le prélat.
Le coadjuteur prit la chandelle, descendit et
sortit tout rêveur.

20
50

L’émeute1

Il était onze heures de la nuit à peu près.


Gondy n’eut pas fait cent pas dans les rues de
Paris qu’il s’aperçut du changement étrange qui
s’était opéré.
Toute la ville semblait habitée d’êtres
fantastiques ; on voyait des ombres silencieuses
qui dépavaient les rues, d’autres qui traînaient et
qui renversaient des charrettes, d’autres qui
creusaient des fossés à engloutir des compagnies
entières de cavaliers. Tous ces personnages si
actifs allaient, venaient, couraient, pareils à des
démons accomplissant quelque œuvre inconnue :

1
Source : Louis XIV et son siècle, chap. XVII, qui s’appuie
pour l’essentiel sur les Mémoires de Retz et ceux de Mme de
Motteville.

21
c’étaient les mendiants de la cour des Miracles1,
c’étaient les agents du donneur d’eau bénite du
parvis Saint-Eustache qui préparaient les
barricades du lendemain.
Gondy regardait ces hommes de l’obscurité,
ces travailleurs nocturnes, avec une certaine
épouvante ; il se demandait si, après avoir fait
sortir toutes ces créatures immondes de leurs
repaires, il aurait le pouvoir de les y faire rentrer.
Quand quelqu’un de ces êtres s’approchait de lui,
il était prêt à faire le signe de la croix.
Il gagna la rue Saint-Honoré et la suivit en
s’avançant vers la rue de la Ferronnerie. Là,
l’aspect changea : c’étaient des marchands qui
couraient de boutique en boutique ; les portes
semblaient fermées comme les contrevents ; mais
elles n’étaient que poussées, si bien qu’elles
s’ouvraient et se refermaient aussitôt pour donner

1
On comptait au XVIIe siècle une douzaine de cour des
Miracles, repaires de truands, de vrais et de faux mendiants ; la
plus fameuse était un grand cul-de-sac près de la rue Neuve-
Saint-Sauveur, entre la rue Saint-Sauveur, des Petits-Carreaux,
du Caire et de Saint-Denis.

22
entrée à des hommes qui semblaient craindre de
laisser voir ce qu’ils portaient ; ces hommes,
c’étaient les boutiquiers qui ayant des armes en
prêtaient à ceux qui n’en avaient pas.
Un individu allait de porte en porte, pliant
sous le poids d’épées, d’arquebuses, de
mousquetons, d’armes de toute espèce, qu’il
déposait au fur et à mesure. À la lueur d’une
lanterne, le coadjuteur reconnut Planchet.
Le coadjuteur regagna le quai par la rue de la
Monnaie ; sur le quai, des groupes de bourgeois
en manteaux noirs et gris, selon qu’ils
appartenaient à la haute ou à la basse bourgeoisie,
stationnaient immobiles, tandis que des hommes
isolés passaient d’un groupe à l’autre. Tous ces
manteaux gris ou noirs étaient relevés par-
derrière par la pointe d’une épée, par-devant par
le canon d’une arquebuse ou d’un mousqueton.
En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur
trouva ce pont gardé ; un homme s’approcha de
lui.
– Qui êtes-vous ? demanda cet homme ; je ne
vous reconnais pas pour être des nôtres.

23
– C’est que vous ne reconnaissez pas vos
amis, mon cher monsieur Louvières, dit le
coadjuteur en levant son chapeau.
Louvières le reconnut et s’inclina.
Gondy poursuivit sa route et descendit jusqu’à
la tour de Nesle. Là, il vit une longue file de gens
qui se glissaient le long des murs. On eût dit
d’une procession de fantômes, car ils étaient tous
enveloppés de manteaux blancs. Arrivés à un
certain endroit, tous ces hommes semblaient
s’anéantir l’un après l’autre comme si la terre eût
manqué sous leurs pieds. Gondy s’accouda dans
un angle et les vit disparaître depuis le premier
jusqu’à l’avant-dernier.
Le dernier leva les yeux pour s’assurer sans
doute que lui et ses compagnons n’étaient point
épiés, et malgré l’obscurité il aperçut Gondy. Il
marcha droit à lui et lui mit le pistolet sous la
gorge.
– Holà ! monsieur de Rochefort, dit Gondy en
riant, ne plaisantons pas avec les armes à feu.
Rochefort reconnut la voix.

24
– Ah ! c’est vous, monseigneur ? dit-il.
– Moi-même. Quelles gens menez-vous ainsi
dans les entrailles de la terre ?
– Mes cinquante recrues du chevalier
d’Humières, qui sont destinées à entrer dans les
chevau-légers, et qui ont pour tout équipement
reçu leurs manteaux blancs.
– Et vous allez ?
– Chez un sculpteur de mes amis ; seulement
nous descendons par la trappe où il introduit ses
marbres.
– Très bien, dit Gondy.
Et il donna une poignée de main à Rochefort,
qui descendit à son tour et referma la trappe
derrière lui.
Le coadjuteur rentra chez lui. Il était une heure
du matin. Il ouvrit la fenêtre et se pencha pour
écouter.
Il se faisait par toute la ville une rumeur
étrange, inouïe, inconnue ; on sentait qu’il se
passait dans toutes ces rues, obscures comme des
gouffres, quelque chose d’inusité et de terrible.

25
De temps en temps un grondement pareil à celui
d’une tempête qui s’amasse ou d’une houle qui
monte se faisait entendre ; mais rien de clair, rien
de distinct, rien d’explicable ne se présentait à
l’esprit : on eût dit de ces bruits mystérieux et
souterrains qui précèdent les tremblements de
terre.
L’œuvre de révolte dura toute la nuit ainsi. Le
lendemain, Paris en s’éveillant sembla tressaillir
à son propre aspect. On eût dit d’une ville
assiégée. Des hommes armés se tenaient sur les
barricades l’œil menaçant, le mousquet à
l’épaule ; des mots d’ordre, des patrouilles, des
arrestations, des exécutions même, voilà ce que le
passant trouvait à chaque pas. On arrêtait les
chapeaux à plumes et les épées dorées pour leur
faire crier : Vive Broussel ! à bas le Mazarin ! et
quiconque se refusait à cette cérémonie était hué,
conspué et même battu. On ne tuait pas encore,
mais on sentait que ce n’était pas l’envie qui en
manquait.
Les barricades avaient été poussées
jusqu’auprès du Palais-Royal. De la rue des

26
Bons-Enfants à celle de la Ferronnerie, de la rue
Saint-Thomas-du-Louvre au Pont-Neuf, de la rue
Richelieu à la porte Saint-Honoré, il y avait plus
de dix mille hommes armés, dont les plus
avancés criaient des défis aux sentinelles
impassibles du régiment des gardes placées en
vedettes tout autour du Palais-Royal, dont les
grilles étaient refermées derrière elles, précaution
qui rendait leur situation précaire. Au milieu de
tout cela circulaient, par bandes de cent, de cent
cinquante, de deux cents, des hommes hâves,
livides, déguenillés, portant des espèces
d’étendards où étaient écrits ces mots : Voyez la
misère du peuple ! Partout où passaient ces gens,
des cris frénétiques se faisaient entendre ; et il y
avait tant de bandes semblables, que l’on criait
partout.
L’étonnement d’Anne d’Autriche et de
Mazarin fut grand à leur lever, quand on vint leur
annoncer que la Cité, que la veille au soir ils
avaient laissée tranquille, se réveillait fiévreuse et
tout en émotion ; aussi ni l’un ni l’autre ne
voulaient-ils croire les rapports qu’on leur faisait,
disant qu’ils ne s’en rapporteraient de cela qu’à

27
leurs yeux et à leurs oreilles. On leur ouvrit une
fenêtre. Ils virent, ils entendirent et ils furent
convaincus.
Mazarin haussa les épaules et fit semblant de
mépriser fort cette populace, mais il pâlit
visiblement et, tout tremblant, courut à son
cabinet, enfermant son or et ses bijoux dans ses
cassettes, et passant à ses doigts ses plus beaux
diamants. Quant à la reine, furieuse et
abandonnée à sa seule volonté, elle fit venir le
maréchal de La Meilleraie, lui ordonna de
prendre autant d’hommes qu’il lui plairait et
d’aller voir ce que c’était que cette plaisanterie.
Le maréchal était d’ordinaire fort aventureux
et ne doutait de rien, ayant ce haut mépris de la
populace que professaient pour elle les gens
d’épée ; il prit cent cinquante hommes et voulut
sortir par le pont du Louvre, mais là il rencontra
Rochefort et ses cinquante chevau-légers
accompagnés de plus de quinze cents personnes.
Il n’y avait pas moyen de forcer une pareille
barrière. Le maréchal ne l’essaya même point et
remonta le quai.

28
Mais au Pont-Neuf il trouva Louvières et ses
bourgeois. Cette fois le maréchal essaya de
charger, mais il fut accueilli à coups de
mousquet, tandis que les pierres tombaient
comme grêle par toutes les fenêtres. Il y laissa
trois hommes.
Il battit en retraite vers le quartier des Halles,
mais il y trouva Planchet et ses hallebardiers. Les
hallebardes se couchèrent menaçantes vers lui ; il
voulut passer sur le ventre à tous ces manteaux
gris, mais les manteaux gris tinrent bon, et le
maréchal recula vers la rue Saint-Honoré, laissant
sur le champ quatre de ses gardes qui avaient été
tués tout doucement à l’arme blanche.
Alors il s’engagea dans la rue Saint-Honoré ;
mais là il rencontra les barricades du mendiant de
Saint-Eustache. Elles étaient gardées, non
seulement par des hommes armés, mais encore
par des femmes et des enfants. Maître Friquet,
possesseur d’un pistolet et d’une épée que lui
avait donnés Louvières, avait organisé une bande
de drôles comme lui, et faisait un bruit à tout
rompre.

29
Le maréchal crut ce point plus mal gardé que
les autres et voulut le forcer. Il fit mettre pied à
terre à vingt hommes pour forcer et ouvrir cette
barricade, tandis que lui et le reste de sa troupe à
cheval protégeraient les assaillants. Les vingt
hommes marchèrent droit à l’obstacle ; mais, là,
de derrière les poutres, d’entre les roues des
charrettes, du haut des pierres, une fusillade
terrible partit, et au bruit de cette fusillade, les
hallebardiers de Planchet apparurent au coin du
cimetière des Innocents, et les bourgeois de
Louvières au coin de la rue de la Monnaie.
Le maréchal de La Meilleraie était pris entre
deux feux.
Le maréchal de La Meilleraie était brave, aussi
résolut-il de mourir où il était. Il rendit coups
pour coups, et les hurlements de douleur
commencèrent à retentir dans la foule. Les
gardes, mieux exercés, tiraient plus juste, mais les
bourgeois, plus nombreux, les écrasaient sous un
véritable ouragan de fer. Les hommes tombaient
autour de lui comme ils auraient pu tomber à

30
Rocroy ou à Lérida1. Fontrailles, son aide de
camp, avait le bras cassé, son cheval avait reçu
une balle dans le cou, et il avait grand-peine à le
maîtriser, car la douleur le rendait presque fou.
Enfin, il en était à ce moment suprême où le plus
brave sent le frisson dans ses veines et la sueur
sur son front, lorsque tout à coup la foule s’ouvrit
du côté de la rue de l’Arbre-Sec2 en criant :
« Vive le coadjuteur ! » et Gondy, en rochet et en
camail, parut, passant tranquille au milieu de la
fusillade, et distribuant à droite et à gauche ses
bénédictions avec autant de calme que s’il
conduisait la procession de la Fête-Dieu.
Tout le monde tomba à genoux.
Le maréchal le reconnut et courut à lui.
– Tirez-moi d’ici, au nom du ciel, dit-il, ou j’y
laisserai ma peau et celle de tous mes hommes.
Il se faisait un tumulte au milieu duquel on

1
L’année précédente, Lérida avait résisté au siège
commandé par Condé.
2
Elle joint les rues des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois
et Saint-Honoré.

31
n’eût pas entendu gronder le tonnerre du ciel.
Gondy leva la main et réclama le silence. On se
tut.
– Mes enfants, dit-il, voici M. le maréchal de
La Meilleraie, aux intentions duquel vous vous
êtes trompés, et qui s’engage, en rentrant au
Louvre, à demander en votre nom, à la reine, la
liberté de notre Broussel. Vous y engagez-vous,
maréchal ? ajouta Gondy en se tournant vers La
Meilleraie.
– Morbleu ! s’écria celui-ci, je le crois bien
que je m’y engage ! Je n’espérais pas en être
quitte à si bon marché.
– Il vous donne sa parole de gentilhomme, dit
Gondy.
Le maréchal leva la main en signe
d’assentiment.
« Vive le coadjuteur ! » cria la foule. Quelques
voix ajoutèrent même. « Vive le maréchal ! »
mais toutes reprirent en chœur : « À bas le
Mazarin ! »
La foule s’ouvrit, le chemin de la rue Saint-

32
Honoré était le plus court. On ouvrit les
barricades, et le maréchal et le reste de sa troupe
firent retraite, précédés par Friquet et ses bandits,
les uns faisant semblant de battre du tambour, les
autres imitant le son de la trompette.
Ce fut presque une marche triomphante :
seulement, derrière les gardes, les barricades se
refermaient ; le maréchal rongeait ses poings.
Pendant ce temps, comme nous l’avons dit,
Mazarin était dans son cabinet, mettant ordre à
ses petites affaires. Il avait fait demander
d’Artagnan ; mais, au milieu de tout ce tumulte, il
n’espérait pas le voir, d’Artagnan n’étant pas de
service. Au bout de dix minutes le lieutenant
parut sur le seuil, suivi de son inséparable
Porthos.
– Ah ! venez, venez, monsou d’Artagnan,
s’écria le cardinal, et soyez le bienvenu, ainsi que
votre ami. Mais que se passe-t-il donc dans ce
damné Paris ?
– Ce qui se passe, monseigneur ! rien de bon,
dit d’Artagnan en hochant la tête ; la ville est en
pleine révolte, et tout à l’heure, comme je

33
traversais la rue Montorgueil avec M. du Vallon
que voici et qui est bien votre serviteur, malgré
mon uniforme et peut-être même à cause de mon
uniforme, on a voulu nous faire crier : Vive
Broussel ! et faut-il que je dise, monseigneur, ce
qu’on a voulu nous faire crier encore ?
– Dites, dites.
– Et : À bas Mazarin ! Ma foi, voilà le grand
mot lâché.
Mazarin sourit, mais devint fort pâle.
– Et vous avez crié ? dit-il.
– Ma foi non, dit d’Artagnan, je n’étais pas en
voix ; M. du Vallon est enrhumé et n’a pas crié
non plus. Alors, monseigneur...
– Alors quoi ? demanda Mazarin.
– Regardez mon chapeau et mon manteau.
Et d’Artagnan montra quatre trous de balle
dans son manteau et deux dans son feutre. Quant
à l’habit de Porthos, un coup de hallebarde l’avait
ouvert sur le flanc, et un coup de pistolet avait
coupé sa plume.

34
– Diavolo ! dit le cardinal pensif et en
regardant les deux amis avec une naïve
admiration, j’aurais crié, moi !
En ce moment le tumulte retentit plus
rapproché.
Mazarin s’essuya le front en regardant autour
de lui. Il avait bonne envie d’aller à la fenêtre,
mais il n’osait.
– Voyez donc ce qui se passe, monsieur
d’Artagnan, dit-il.
D’Artagnan alla à la fenêtre avec son
insouciance habituelle.
– Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? le
maréchal de La Meilleraie qui revient sans
chapeau, Fontrailles qui porte son bras en
écharpe, des gardes blessés, des chevaux tout en
sang... Eh ! mais... que font donc les sentinelles !
elles mettent en joue, elles vont tirer !
– On leur a donné la consigne de tirer sur le
peuple, s’écria Mazarin, si le peuple approchait
du Palais-Royal.
– Mais si elles font feu, tout est perdu ! s’écria

35
d’Artagnan.
– Nous avons les grilles.
– Les grilles ! il y en a pour cinq minutes ; les
grilles ! elles seront arrachées, tordues,
broyées !... Ne tirez pas, mordieu ! s’écria
d’Artagnan en ouvrant la fenêtre.
Malgré cette recommandation, qui, au milieu
du tumulte, n’avait pu être entendue, trois ou
quatre coups de mousquet retentirent, puis une
fusillade terrible leur succéda ; on entendit
cliqueter les balles sur la façade du Palais-Royal,
une d’elles passa sous le bras de d’Artagnan et
alla briser une glace dans laquelle Porthos se
mirait avec complaisance.
– Ohimé1 ! s’écria le cardinal ; une glace de
Venise !
– Oh ! monseigneur, dit d’Artagnan en
refermant tranquillement la fenêtre, ne pleurez
pas encore, cela n’en vaut pas la peine, car il est
probable que dans une heure il n’en restera pas

1
« Malheur à moi ! »

36
une au Palais-Royal, de toutes vos glaces,
qu’elles soient de Venise ou de Paris.
– Mais quel est donc votre avis, alors ? dit le
cardinal tout tremblant.
– Eh morbleu ! de leur rendre Broussel,
puisqu’ils vous le redemandent ! Que diable
voulez-vous faire d’un conseiller au Parlement ?
Ce n’est bon à rien !
– Et vous, monsieur du Vallon, est-ce votre
avis ? Que feriez-vous ?
– Je rendrais Broussel, dit Porthos.
– Venez, venez, messieurs, s’écria Mazarin, je
vais parler de la chose à la reine.
Au bout du corridor il s’arrêta.
– Je puis compter sur vous, n’est-ce pas,
messieurs ? dit-il.
– Nous ne nous donnons pas deux fois, dit
d’Artagnan, nous nous sommes donnés à vous,
ordonnez, nous obéirons.
– Eh bien ! dit Mazarin, entrez dans ce
cabinet, et attendez.

37
En faisant un détour, il rentra dans le salon par
une autre porte.

38
51

L’émeute se fait révolte

Le cabinet où l’on avait fait entrer d’Artagnan


et Porthos n’était séparé du salon où se trouvait la
reine que par des portières de tapisserie. Le peu
d’épaisseur de la séparation permettait donc
d’entendre tout ce qui se passait, tandis que
l’ouverture qui se trouvait entre les deux rideaux,
si étroite qu’elle fût, permettait de voir.
La reine était debout dans ce salon, pâle de
colère ; mais cependant sa puissance sur elle-
même était si grande, qu’on eût dit qu’elle
n’éprouvait aucune émotion. Derrière elle étaient
Comminges, Villequier et Guitaut ; derrière les
hommes, les femmes.
Devant elle, le chancelier Séguier, le même
qui, vingt ans auparavant, l’avait si fort
persécutée, racontait que son carrosse venait

39
d’être brisé, qu’il avait été poursuivi, qu’il s’était
jeté dans l’Hôtel d’O, que l’hôtel avait été
aussitôt envahi, pillé, dévasté ; heureusement il
avait eu le temps de gagner un cabinet perdu dans
la tapisserie, où une vieille femme l’avait
enfermé avec son frère l’évêque de Meaux. Là, le
danger avait été si réel, les forcenés s’étaient
approchés de ce cabinet avec de telles menaces,
que le chancelier avait cru que son heure était
venue, et qu’il s’était confessé à son frère, afin
d’être tout prêt à mourir s’il était découvert.
Heureusement ne l’avait-il point été : le peuple,
croyant qu’il s’était évadé par quelque porte de
derrière, s’était retiré et lui avait laissé la retraite
libre. Il s’était alors déguisé avec les habits du
marquis d’O1 et il était sorti de l’hôtel, enjambant
par-dessus les corps de son exempt et de deux
gardes qui avaient été tués en défendant la porte
de la rue.
Pendant ce récit, Mazarin était entré, et sans
bruit s’était glissé près de la reine et écoutait.

1
Confusion de Dumas : le marquis d’O n’est autre que
Séguier lui-même.

40
– Eh bien ! demanda la reine quand le
chancelier eut fini, que pensez-vous de cela ?
– Je pense que la chose est fort grave,
madame.
– Mais quel conseil me proposez-vous ?
– J’en proposerais bien un à Votre Majesté,
mais je n’ose.
– Osez, osez, monsieur, dit la reine avec un
sourire amer, vous avez bien osé autre chose.
Le chancelier rougit et balbutia quelques mots.
– Il n’est pas question du passé, mais du
présent, dit la reine. Vous avez dit que vous aviez
un conseil à me donner, quel est-il ?
– Madame, dit le chancelier en hésitant, ce
serait de relâcher Broussel.
La reine, quoique très pâle, pâlit visiblement
encore et sa figure se contracta.
– Relâcher Broussel ! dit-elle, jamais !
En ce moment on entendit des pas dans la
salle précédente, et, sans être annoncé, le
maréchal de La Meilleraie parut sur le seuil de la

41
porte.
– Ah ! vous voilà, maréchal ! s’écria Anne
d’Autriche avec joie, vous avez mis toute cette
canaille à la raison, j’espère ?
– Madame, dit le maréchal, j’ai laissé trois
hommes au Pont-Neuf, quatre aux Halles, six au
coin de la rue de l’Arbre-Sec et deux à la porte de
votre palais, en tout quinze. Je ramène dix ou
douze blessés. Mon chapeau est resté je ne sais
où, emporté par une balle et, selon toute
probabilité, je serais resté avec mon chapeau,
sans M. le coadjuteur, qui est venu et qui m’a tiré
d’affaire.
– Ah ! au fait, dit la reine, cela m’eût étonnée
de ne pas voir ce basset à jambes torses mêlé
dans tout cela.
– Madame, dit La Meilleraie en riant, n’en
dites pas trop de mal devant moi, car le service
qu’il m’a rendu est encore tout chaud.
– C’est bon, dit la reine, soyez-lui
reconnaissant tant que vous voudrez ; mais cela
ne m’engage pas, moi. Vous voilà sain et sauf,

42
c’est tout ce que je désirais ; soyez non seulement
le bienvenu, mais le bien revenu.
– Oui, madame ; mais je suis le bien revenu à
une condition, c’est que je vous transmettrai les
volontés du peuple.
– Des volontés ! dit Anne d’Autriche en
fronçant le sourcil. Oh ! oh ! monsieur le
maréchal, il faut que vous vous soyez trouvé dans
un bien grand danger, pour vous charger d’une
ambassade si étrange !
Et ces mots furent prononcés avec un accent
d’ironie qui n’échappa point au maréchal.
– Pardon, madame, dit le maréchal, je ne suis
pas avocat, je suis homme de guerre, et par
conséquent peut-être je comprends mal la valeur
des mots ; c’est le désir et non la volonté du
peuple que j’aurais dû dire. Quant à ce que vous
me faites l’honneur de me répondre, je crois que
vous vouliez dire que j’ai eu peur.
La reine sourit.
– Eh bien ! oui, madame, j’ai eu peur ; c’est la
troisième fois de ma vie que cela m’arrive, et

43
cependant je me suis trouvé à douze batailles
rangées et je ne sais combien de combats et
d’escarmouches : oui, j’ai eu peur, et j’aime
mieux être en face de Votre Majesté, si menaçant
que soit son sourire, qu’en face de ces démons
d’enfer qui m’ont accompagné jusqu’ici et qui
sortent je ne sais d’où.
– Bravo ! dit tout bas d’Artagnan à Porthos,
bien répondu.
– Eh bien ! dit la reine se mordant les lèvres,
tandis que les courtisans se regardaient avec
étonnement, quel est ce désir de mon peuple ?
– Qu’on lui rende Broussel, madame, dit le
maréchal.
– Jamais ! dit la reine, jamais !
– Votre Majesté est la maîtresse, dit La
Meilleraie saluant en faisant un pas en arrière.
– Où allez-vous, maréchal ? dit la reine.
– Je vais rendre la réponse de Votre Majesté à
ceux qui l’attendent.
– Restez, maréchal, je ne veux pas avoir l’air
de parlementer avec des rebelles.

44
– Madame, j’ai donné ma parole, dit le
maréchal.
– Ce qui veut dire ?...
– Que si vous ne me faites pas arrêter, je suis
forcé de descendre.
Les yeux d’Anne d’Autriche lancèrent deux
éclairs.
– Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur, dit-elle,
j’en ai fait arrêter de plus grands que vous ;
Guitaut !
Mazarin s’élança.
– Madame, dit-il, si j’osais à mon tour vous
donner un avis...
– Serait-ce aussi de rendre Broussel,
monsieur ? En ce cas vous pouvez vous en
dispenser.
– Non, dit Mazarin, quoique peut-être celui-là
en vaille bien un autre.
– Que serait-ce, alors ?
– Ce serait d’appeler M. le coadjuteur.
– Le coadjuteur ! s’écria la reine, cet affreux

45
brouillon ! C’est lui qui a fait toute cette révolte.
– Raison de plus, dit Mazarin ; s’il l’a faite, il
peut la défaire.
– Et tenez, madame, dit Comminges qui se
tenait près d’une fenêtre par laquelle il regardait ;
tenez, l’occasion est bonne, car le voici qui donne
sa bénédiction sur la place du Palais-Royal.
La reine s’élança vers la fenêtre.
– C’est vrai, dit-elle, le maître hypocrite !
voyez !
– Je vois, dit Mazarin, que tout le monde
s’agenouille devant lui, quoiqu’il ne soit que
coadjuteur ; tandis que si j’étais à sa place on me
mettrait en pièces, quoique je sois cardinal. Je
persiste donc, madame, dans mon désir (Mazarin
appuya sur ce mot) que Votre Majesté reçoive le
coadjuteur.
– Et pourquoi ne dites-vous pas, vous aussi,
dans votre volonté ? répondit la reine à voix
basse.
Mazarin s’inclina.
La reine demeura un instant pensive. Puis

46
relevant la tête :
– Monsieur le maréchal, dit-elle, allez me
chercher M. le coadjuteur, et me l’amenez.
– Et que dirai-je au peuple ? demanda le
maréchal.
– Qu’il ait patience, dit Anne d’Autriche ; je
l’ai bien, moi !
Il y avait dans la voix de la fière Espagnole un
accent si impératif, que le maréchal ne fit aucune
observation ; il s’inclina et sortit.
D’Artagnan se retourna vers Porthos :
– Comment cela va-t-il finir ? dit-il.
– Nous le verrons bien, dit Porthos avec son
air tranquille.
Pendant ce temps Anne d’Autriche allait à
Comminges et lui parlait tout bas.
Mazarin, inquiet, regardait du côté où étaient
d’Artagnan et Porthos.
Les autres assistants échangeaient des paroles
à voix basse.
La porte se rouvrit ; le maréchal parut, suivi

47
du coadjuteur.
– Voici, madame, dit-il, M. de Gondy qui
s’empresse de se rendre aux ordres de Votre
Majesté.
La reine fit quelques pas à sa rencontre et
s’arrêta froide, sévère, immobile et la lèvre
inférieure dédaigneusement avancée.
Gondy s’inclina respectueusement.
– Eh bien, monsieur, dit la reine, que dites-
vous de cette émeute ?
– Que ce n’est déjà plus une émeute, madame,
répondit le coadjuteur, mais une révolte.
– La révolte est chez ceux qui pensent que
mon peuple puisse se révolter ! s’écria Anne
incapable de dissimuler devant le coadjuteur,
qu’elle regardait à bon titre peut-être, comme le
promoteur de toute cette émotion. La révolte,
voilà comment appellent ceux qui la désirent le
mouvement qu’ils ont fait eux-mêmes ; mais,
attendez, attendez, l’autorité du roi y mettra bon
ordre.
– Est-ce pour me dire cela, madame, répondit

48
froidement Gondy, que Votre Majesté m’a admis
à l’honneur de sa présence ?
– Non, mon cher coadjuteur, dit Mazarin,
c’était pour vous demander votre avis dans la
conjoncture fâcheuse où nous nous trouvons.
– Est-il vrai, demanda de Gondy en feignant
l’air d’un homme étonné, que Sa Majesté m’ait
fait appeler pour me demander un conseil ?
– Oui, dit la reine, on l’a voulu.
Le coadjuteur s’inclina.
– Sa Majesté désire donc...
– Que vous lui disiez ce que vous feriez à sa
place, s’empressa de répondre Mazarin.
Le coadjuteur regarda la reine, qui fit un signe
affirmatif.
– À la place de Sa Majesté, dit froidement
Gondy, je n’hésiterais pas, je rendrais Broussel.
– Et si je ne le rends pas, s’écria la reine, que
croyez-vous qu’il arrive ?
– Je crois qu’il n’y aura pas demain pierre sur
pierre dans Paris, dit le maréchal.

49
– Ce n’est pas vous que j’interroge, dit la reine
d’un ton sec et sans même se retourner, c’est M.
de Gondy.
– Si c’est moi que Sa Majesté interroge,
répondit le coadjuteur avec le même calme, je lui
dirai que je suis en tout point de l’avis de
monsieur le maréchal.
Le rouge monta au visage de la reine, ses
beaux yeux bleus parurent prêts à lui sortir de la
tête ; ses lèvres de carmin, comparées par tous les
poètes du temps à des grenades en fleur, pâlirent
et tremblèrent de rage : elle effraya presque
Mazarin lui-même, qui pourtant était habitué aux
fureurs domestiques de ce ménage tourmenté :
– Rendre Broussel ! s’écria-t-elle enfin avec
un sourire effrayant : le beau conseil, par ma foi !
On voit bien qu’il vient d’un prêtre !
Gondy tint ferme. Les injures du jour
semblaient glisser sur lui comme les sarcasmes
de la veille ; mais la haine et la vengeance
s’amassaient silencieusement et goutte à goutte
au fond de son cœur. Il regarda froidement la
reine, qui poussait Mazarin pour lui faire dire à

50
son tour quelque chose.
Mazarin, selon son habitude, pensait beaucoup
et parlait peu.
– Hé ! hé ! dit-il, bon conseil d’ami. Moi aussi
je le rendrais, ce bon monsou Broussel, mort ou
vif, et tout serait fini.
– Si vous le rendiez mort, tout serait fini,
comme vous dites, monseigneur, mais autrement
que vous ne l’entendez.
– Ai-je dit mort ou vif ? reprit Mazarin :
manière de parler ; vous savez que j’entends bien
mal le français, que vous parlez et écrivez si bien,
vous, monsou le coadjuteur.
– Voilà un conseil d’État, dit d’Artagnan à
Porthos, mais nous en avons tenu de meilleurs à
La Rochelle, avec Athos et Aramis.
– Au bastion Saint-Gervais, dit Porthos.
– Là et ailleurs.
Le coadjuteur laissa passer l’averse, et reprit,
toujours avec le même flegme :
– Madame, si Votre Majesté ne goûte pas

51
l’avis que je lui soumets, c’est sans doute parce
qu’elle en a de meilleurs à suivre ; je connais trop
la sagesse de la reine et celle de ses conseillers
pour supposer qu’on laissera longtemps la ville
capitale dans un trouble qui peut amener une
révolution.
– Ainsi donc, à votre avis, reprit en ricanant
l’Espagnole qui se mordait les lèvres de colère,
cette émeute d’hier, qui aujourd’hui est déjà une
révolte, peut demain devenir une révolution ?
– Oui, madame, dit gravement le coadjuteur.
– Mais, à vous entendre, monsieur, les peuples
auraient donc oublié tout frein ?
– L’année est mauvaise pour les rois, dit
Gondy en secouant la tête, regardez en
Angleterre, madame.
– Oui, mais heureusement nous n’avons point
en France d’Olivier Cromwell, répondit la reine.
– Qui sait ? dit Gondy, ces hommes-là sont
pareils à la foudre : on ne les connaît que
lorsqu’ils frappent.
Chacun frissonna, et il se fit un moment de

52
silence.
Pendant ce temps, la reine avait ses deux
mains appuyées sur sa poitrine ; on voyait qu’elle
comprimait les battements précipités de son
cœur.
– Porthos, murmura d’Artagnan, regardez bien
ce prêtre.
– Bon, je le vois, dit Porthos. Eh bien ?
– Eh bien ! c’est un homme.
Porthos regarda d’Artagnan d’un air étonné ; il
était évident qu’il ne comprenait point
parfaitement ce que son ami voulait dire.
– Votre Majesté, continua impitoyablement le
coadjuteur, va donc prendre les mesures qui
conviennent. Mais je les prévois terribles et de
nature à irriter encore les mutins.
– Eh bien, alors, vous, monsieur le coadjuteur,
qui avez tant de puissance sur eux et qui êtes
notre ami, dit ironiquement la reine, vous les
calmerez en leur donnant vos bénédictions.
– Peut-être sera-t-il trop tard, dit Gondy
toujours de glace, et peut-être aurai-je perdu moi-

53
même toute influence, tandis qu’en leur rendant
leur Broussel, Votre Majesté coupe toute racine à
la sédition et prend droit de châtier cruellement
toute recrudescence de révolte.
– N’ai-je donc pas ce droit ? s’écria la reine.
– Si vous l’avez, usez-en, répondit Gondy.
– Peste ! dit d’Artagnan à Porthos, voilà un
caractère comme je les aime ; que n’est-il
ministre, et que ne suis-je son d’Artagnan, au lieu
d’être à ce bélître de Mazarin ! Ah ! mordieu ! les
beaux coups que nous ferions ensemble !
– Oui, dit Porthos.
La reine, d’un signe, congédia la cour, excepté
Mazarin. Gondy s’inclina et voulut se retirer
comme les autres.
– Restez, monsieur, dit la reine.
« Bon, dit Gondy en lui-même, elle va céder. »
– Elle va le faire tuer, dit d’Artagnan à
Porthos ; mais, en tout cas, ce ne sera point par
moi. Je jure Dieu, au contraire, que si l’on arrive
sur lui, je tombe sur les arrivants.

54
– Moi aussi, dit Porthos.
– Bon ! murmura Mazarin en prenant un siège,
nous allons voir du nouveau.
La reine suivait des yeux les personnes qui
sortaient. Quand la dernière eut refermé la porte,
elle se retourna. On voyait qu’elle faisait des
efforts inouïs pour dompter sa colère ; elle
s’éventait, elle respirait des cassolettes, elle allait
et venait. Mazarin restait sur le siège où il s’était
assis, paraissant réfléchir. Gondy, qui
commençait à s’inquiéter, sondait des yeux toutes
les tapisseries, tâtait la cuirasse qu’il portait sous
sa longue robe, et de temps en temps cherchait
sous son camail si le manche d’un bon poignard
espagnol qu’il y avait caché était bien à la portée
de sa main.
– Voyons, dit la reine en s’arrêtant enfin,
voyons, maintenant que nous sommes seuls,
répétez votre conseil, monsieur le coadjuteur.
– Le voici, madame : feindre une réflexion,
reconnaître publiquement une erreur, ce qui est la
force des gouvernements forts, faire sortir
Broussel de sa prison et le rendre au peuple.

55
– Oh ! s’écria Anne d’Autriche, m’humilier
ainsi ! Suis-je oui ou non la reine ? Toute cette
canaille qui hurle est-elle ou non la foule de mes
sujets ? Ai-je des amis, des gardes ? Ah ! par
Notre-Dame ! comme disait la reine Catherine,
continua-t-elle en se montant à ses propres
paroles, plutôt que de leur rendre cet infâme
Broussel, je l’étranglerais de mes propres mains !
Et elle s’élança les poings crispés vers Gondy,
que certes en ce moment elle détestait pour le
moins autant que Broussel.
Gondy demeura immobile, pas un muscle de
son visage ne bougea ; seulement son regard
glacé se croisa comme un glaive avec le regard
furieux de la reine.
– Voilà un homme mort, s’il y a encore
quelque Vitry à la cour et que le Vitry entre en ce
moment, dit le Gascon. Mais moi, avant qu’il
arrive à ce bon prélat, je tue le Vitry, et net ! M.
le cardinal de Mazarin m’en saura un gré infini.
– Chut ! dit Porthos ; écoutez donc.
– Madame ! s’écria le cardinal en saisissant

56
Anne d’Autriche et en la tirant en arrière ;
madame, que faites-vous ?
Puis il ajouta en espagnol :
– Anne, êtes-vous folle ? vous faites ici des
querelles de bourgeoise, vous, une reine ! et ne
voyez-vous pas que vous avez devant vous, dans
la personne de ce prêtre, tout le peuple de Paris,
auquel il est dangereux de faire insulte en ce
moment, et que, si ce prêtre le veut, dans une
heure vous n’aurez plus de couronne ! Allons
donc, plus tard, dans une autre occasion, vous
tiendrez ferme et fort, mais aujourd’hui ce n’est
pas l’heure ; aujourd’hui, flattez et caressez, ou
vous n’êtes qu’une femme vulgaire.
Aux premiers mots de ce discours, d’Artagnan
avait saisi le bras de Porthos et l’avait serré
progressivement ; puis quand Mazarin se fut tu :
– Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais
devant Mazarin que j’entends l’espagnol ou je
suis un homme perdu et vous aussi.
– Bon, dit Porthos.
Cette rude semonce, empreinte d’une

57
éloquence qui caractérisait Mazarin lorsqu’il
parlait italien ou espagnol, et qu’il perdait
entièrement lorsqu’il parlait français, fut
prononcée avec un visage impénétrable qui ne
laissa soupçonner à Gondy, si habile
physionomiste qu’il fût, qu’un simple
avertissement d’être plus modérée.
De son côté aussi, la reine rudoyée s’adoucit
tout à coup ; elle laissa pour ainsi dire tomber de
ses yeux le feu, de ses joues le sang, de ses lèvres
la colère verbeuse. Elle s’assit, et d’une voix
humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus
à ses côtés :
– Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-
elle, et attribuez cette violence à ce que je
souffre. Femme, et par conséquent assujettie aux
faiblesses de mon sexe, je m’effraie de la guerre
civile ; reine et accoutumée à être obéie, je
m’emporte aux premières résistances.
– Madame, dit de Gondy en s’inclinant, Votre
Majesté se trompe en qualifiant de résistance mes
sincères avis. Votre Majesté n’a que des sujets
soumis et respectueux. Ce n’est point à la reine

58
que le peuple en veut, il appelle Broussel, et voilà
tout, trop heureux de vivre sous les lois de Votre
Majesté, si toutefois Votre Majesté lui rend
Broussel, ajouta Gondy en souriant.
Mazarin qui, à ces mots : Ce n’est pas à la
reine que le peuple en veut, avait déjà dressé
l’oreille, croyant que le coadjuteur allait parler
des cris : À bas le Mazarin ! sut gré à Gondy de
cette suppression, et dit de sa voix la plus soyeuse
et avec son visage le plus gracieux :
– Madame, croyez-en le coadjuteur, qui est
l’un des plus habiles politiques que nous ayons ;
le premier chapeau de cardinal qui vaquera
semble fait pour sa noble tête.
« Ah ! que tu as besoin de moi, rusé coquin ! »
dit de Gondy.
– Et que nous promettra-t-il à nous, dit
d’Artagnan, le jour où on voudra le tuer ? Peste,
s’il donne comme cela des chapeaux, apprêtons-
nous, Porthos, et demandons chacun un régiment
dès demain. Corbleu ! que la guerre civile dure
une année seulement, et je ferai redorer pour moi
l’épée de connétable !

59
– Et moi ? dit Porthos.
– Toi ! je te ferai donner le bâton de maréchal
de M. de La Meilleraie, qui ne me paraît pas en
grande faveur en ce moment.
– Ainsi, monsieur, dit la reine, sérieusement,
vous craignez l’émotion populaire ?
– Sérieusement, madame, reprit Gondy étonné
de ne pas être plus avancé ; je crains, quand le
torrent a rompu sa digue, qu’il ne cause de grands
ravages.
– Et moi, dit la reine, je crois que dans ce cas,
il lui faut opposer des digues nouvelles. Allez, je
réfléchirai.
Gondy regarda Mazarin d’un air étonné.
Mazarin s’approcha de la reine pour lui parler. En
ce moment on entendit un tumulte effroyable sur
la place du Palais-Royal.
Gondy sourit, le regard de la reine
s’enflamma, Mazarin devint très pâle.
– Qu’est-ce encore ? dit-il.
En ce moment Comminges se précipita dans le
salon.

60
– Pardon, madame, dit Comminges à la reine
en entrant, mais le peuple a broyé les sentinelles
contre les grilles, et en ce moment il force les
portes : qu’ordonnez-vous ?
– Écoutez, madame, dit Gondy.
Le mugissement des flots, le bruit de la
foudre, les rugissements d’un volcan, ne peuvent
point se comparer à la tempête de cris qui s’éleva
au ciel en ce moment.
– Ce que j’ordonne ? dit la reine.
– Oui, le temps presse.
– Combien d’hommes à peu près avez-vous au
Palais-Royal ?
– Six cents hommes.
– Mettez cent hommes autour du roi, et avec le
reste balayez-moi toute cette populace.
– Madame, dit Mazarin, que faites-vous ?
– Allez ! dit la reine.
Comminges sortit avec l’obéissance passive
du soldat.
En ce moment un craquement horrible se fit

61
entendre, une des portes commençait à céder.
– Eh ! madame, dit Mazarin, vous nous perdez
tous, le roi, vous et moi.
Anne d’Autriche, à ce cri parti de l’âme du
cardinal effrayé, eut peur à son tour, elle rappela
Comminges.
– Il est trop tard ! dit Mazarin en s’arrachant
les cheveux, il est trop tard !
La porte céda, et l’on entendit les hurlements
de joie de la populace. D’Artagnan mit l’épée à la
main et fit signe à Porthos d’en faire autant.
– Sauvez la reine ! s’écria Mazarin en
s’adressant au coadjuteur.
Gondy s’élança vers la fenêtre qu’il ouvrit ; il
reconnut Louvières à la tête d’une troupe de trois
ou quatre mille hommes peut-être.
– Pas un pas de plus ! cria-t-il, la reine signe.
– Que dites-vous ? s’écria la reine.
– La vérité, madame, dit Mazarin lui
présentant une plume et un papier, il le faut. Puis
il ajouta : Signez, Anne, je vous en prie, je le

62
veux !
La reine tomba sur une chaise, prit la plume et
signa.
Contenu par Louvières, le peuple n’avait pas
fait un pas de plus ; mais ce murmure terrible qui
indique la colère de la multitude continuait
toujours.
La reine écrivit :

Le concierge de la prison de Saint-Germain


mettra en liberté le conseiller Broussel.

Et elle signa.
Le coadjuteur, qui dévorait des yeux ses
moindres mouvements, saisit le papier aussitôt
que la signature y fut déposée, revint à la fenêtre,
et l’agitant avec la main :
– Voici l’ordre, dit-il.
Paris tout entier sembla pousser une grande
clameur de joie ; puis les cris : « Vive Broussel !
Vive le coadjuteur ! » retentirent.

63
– Vive la reine ! dit le coadjuteur.
Quelques cris répondirent au sien, mais
pauvres et rares1.
Peut-être le coadjuteur n’avait-il poussé ce cri
que pour faire sentir à Anne d’Autriche sa
faiblesse.
– Et maintenant que vous avez ce que vous
avez voulu, dit-elle, allez, monsieur de Gondy.
– Quand la reine aura besoin de moi, dit le
coadjuteur en s’inclinant, Sa Majesté sait que je
suis à ses ordres.
La reine fit un signe de tête, Gondy se retira.
– Ah ! prêtre maudit ! s’écria Anne d’Autriche
en étendant la main vers la porte à peine fermée,
je te ferai boire un jour le reste du fiel que tu
m’as versé aujourd’hui.
Mazarin voulut s’approcher d’elle.

1
La libération des prisonniers est obtenue par le président
Molé : « L’on s’assembla en même temps dans la grande
galerie ; l’on délibéra, et l’on donna arrêt par lequel il fut
ordonné que la reine serait remerciée de la liberté accordée aux
prisonniers », Retz, Mémoires.

64
– Laissez-moi ! dit-elle ; vous n’êtes pas un
homme !
Et elle sortit.
– C’est vous qui n’êtes pas une femme,
murmura Mazarin.
Puis, après un instant de rêverie, il se souvint
que d’Artagnan et Porthos devaient être là, et par
conséquent avaient tout entendu. Il fronça le
sourcil et alla droit à la tapisserie, qu’il souleva ;
le cabinet était vide.
Au dernier mot de la reine, d’Artagnan avait
pris Porthos par la main et l’avait entraîné vers la
galerie.
Mazarin entra à son tour dans la galerie et
trouva les deux amis qui se promenaient.
– Pourquoi avez-vous quitté le cabinet,
monsieur d’Artagnan ? dit Mazarin.
– Parce que, dit d’Artagnan, la reine a ordonné
à tout le monde de sortir et que j’ai pensé que cet
ordre était pour nous comme pour les autres.
– Ainsi vous êtes ici depuis...

65
– Depuis un quart d’heure à peu près, dit
d’Artagnan en regardant Porthos et en lui faisant
signe de ne pas le démentir.
Mazarin surprit ce signe et demeura convaincu
que d’Artagnan avait tout vu et tout entendu,
mais il lui sut gré du mensonge.
– Décidément, monsieur d’Artagnan, vous
êtes l’homme que je cherchais, et vous pouvez
compter sur moi ainsi que votre ami.
Puis, saluant les deux amis de son plus
charmant sourire, il rentra plus tranquille dans
son cabinet, car à la sortie de Gondy, le tumulte
avait cessé comme par enchantement.

66
52

Le malheur donne de la mémoire

Anne était rentrée furieuse dans son oratoire.


– Quoi ! s’écria-t-elle en tordant ses beaux
bras, quoi, le peuple a vu M. de Condé, le
premier prince du sang, arrêté par ma belle-mère,
Marie de Médicis ; il a vu ma belle-mère, son
ancienne régente, chassée par le cardinal ; il a vu
M. de Vendôme, c’est-à-dire le fils de Henri IV,
prisonnier à Vincennes1 ; il n’a rien dit tandis
qu’on insultait, qu’on incarcérait, qu’on menaçait
ces grands personnages ! et pour un Broussel !

1
Henri II de Bourbon, prince de Condé, fut arrêté en 1616
et emprisonné à Vincennes où il resta trois ans ; Marie de
Médicis, après la journée des dupes (12 novembre 1630), fut
arrêtée et parvint à s’évader pour se réfugier aux Pays-Bas ;
César de Bourbon, duc de Vendôme, fut emprisonné à
Vincennes à la suite du complot de Chalais (1626).

67
Jésus, qu’est donc devenue la royauté ?
Anne touchait sans y penser à la question
brûlante. Le peuple n’avait rien dit pour les
princes, le peuple se soulevait pour Broussel ;
c’est qu’il s’agissait d’un plébéien, et qu’en
défendant Broussel le peuple sentait
instinctivement qu’il se défendait lui-même.
Pendant ce temps, Mazarin se promenait de
long en large dans son cabinet, regardant de
temps en temps sa belle glace de Venise tout
étoilée.
– Eh ! disait-il, c’est triste, je le sais bien,
d’être forcé de céder ainsi ; mais bah ! nous
prendrons notre revanche : qu’importe Broussel !
c’est un nom, ce n’est pas une chose.
Si habile politique qu’il fût, Mazarin se
trompait cette fois : Broussel était une chose et
non pas un nom.
Aussi, lorsque le lendemain matin Broussel fit
son entrée à Paris dans un grand carrosse, ayant
son fils Louvières à côté de lui et Friquet derrière
la voiture, tout le peuple en armes se précipita-t-il

68
sur son passage ! Les cris de : « Vive Broussel !
Vive notre père ! » retentissaient de toutes parts
et portaient la mort aux oreilles de Mazarin ; de
tous les côtés les espions du cardinal et de la
reine rapportaient de fâcheuses nouvelles, qui
trouvaient le ministre fort agité et la reine fort
tranquille. La reine paraissait mûrir dans sa tête
une grande résolution, ce qui redoublait les
inquiétudes de Mazarin. Il connaissait
l’orgueilleuse princesse et craignait fort les
résolutions d’Anne d’Autriche.
Le coadjuteur était rentré au Parlement plus
roi que le roi, la reine et le cardinal ne l’étaient à
eux trois ensemble ; sur son avis, un édit du
Parlement avait invité les bourgeois à déposer
leurs armes et à démolir les barricades1 : ils
savaient maintenant qu’il ne fallait qu’une heure
pour reprendre les armes et qu’une nuit pour

1
« Il revint [dans sa place] le lendemain, ou plutôt y fut
porté sur la tête des peuples, avec des acclamations incroyables.
L’on rompit les barricades, l’on ouvrit les boutiques, et en
moins de deux heures Paris parut plus tranquille que je ne l’ai
jamais vu le vendredi saint », Retz, Mémoires.

69
refaire les barricades.
Planchet était rentré dans sa boutique ; la
victoire amnistie : Planchet n’avait donc plus
peur d’être pendu ; il était convaincu que, si l’on
faisait seulement mine de l’arrêter, le peuple se
soulèverait pour lui comme il venait de le faire
pour Broussel.
Rochefort avait rendu ses chevau-légers au
chevalier d’Humières : il en manquait bien deux à
l’appel ; mais le chevalier, qui était frondeur dans
l’âme, n’avait pas voulu entendre parler de
dédommagement.
Le mendiant avait repris sa place au parvis
Saint-Eustache, distribuant toujours son eau
bénite d’une main et demandant l’aumône de
l’autre ; et nul ne se doutait que ces deux mains-
là venaient d’aider à tirer de l’édifice social la
pierre fondamentale de la royauté.
Louvières était fier et content, il s’était vengé
du Mazarin, qu’il détestait, et avait fort contribué
à faire sortir son père de prison ; son nom avait
été répété avec terreur au Palais-Royal, et il disait
en riant au conseiller réintégré dans sa famille :

70
– Croyez-vous, mon père, que si maintenant je
demandais une compagnie à la reine elle me la
donnerait ?
D’Artagnan avait profité du moment de calme
pour renvoyer Raoul, qu’il avait eu grand-peine à
retenir enfermé pendant l’émeute, et qui voulait
absolument tirer l’épée pour l’un ou l’autre parti.
Raoul avait fait quelque difficulté d’abord, mais
d’Artagnan avait parlé au nom du comte de La
Fère. Raoul avait été faire une visite à Mme de
Chevreuse et était parti pour rejoindre l’armée.
Rochefort seul trouvait la chose assez mal
terminée : il avait écrit à M. le duc de Beaufort de
venir ; le duc allait arriver et trouverait Paris
tranquille.
Il alla trouver le coadjuteur, pour lui demander
s’il ne fallait pas donner avis au prince de
s’arrêter en route ; mais Gondy y réfléchit un
instant et dit :
– Laissez-le continuer son chemin.
– Mais ce n’est donc pas fini ? demanda
Rochefort.

71
– Bon ! mon cher comte, nous ne sommes
encore qu’au commencement.
– Qui vous fait croire cela ?
– La connaissance que j’ai du cœur de la
reine : elle ne voudra pas demeurer battue.
– Prépare-t-elle donc quelque chose ?
– Je l’espère.
– Que savez-vous, voyons ?
– Je sais qu’elle a écrit à M. le Prince de
revenir de l’armée en toute hâte.
– Ah ! ah ! dit Rochefort, vous avez raison, il
faut laisser venir M. de Beaufort.
Le soir même de cette conversation, le bruit se
répandit que M. le Prince était arrivé1.
C’était une nouvelle bien simple et bien
naturelle, et cependant elle eut un immense
retentissement ; des indiscrétions, disait-on,
avaient été commises par Mme de Longueville, à

1
D’après Louis XIV et son siècle, Condé revint à Paris le 20
septembre, mais plus loin Dumas situe la scène « six jours »
après la victoire de Mordaunt.

72
qui M. le Prince, qu’on accusait d’avoir pour sa
sœur une tendresse qui dépassait les bornes de
l’amitié fraternelle, avait fait des confidences.
Ces confidences dévoilaient de sinistres
projets de la part de la reine.
Le soir même de l’arrivée de M. le Prince, des
bourgeois plus avancés que les autres, des
échevins, des capitaines de quartier s’en allaient
chez leurs connaissances, disant :
– Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne
le mettrions-nous pas à l’Hôtel de Ville ? C’est
un tort de le laisser élever par nos ennemis, qui
lui donnent de mauvais conseils ; tandis que s’il
était dirigé par M. le coadjuteur, par exemple, il
sucerait des principes nationaux et aimerait le
peuple.
La nuit fut sourdement agitée ; le lendemain
on revit les manteaux gris et noirs, les patrouilles
de marchands en armes et les bandes de
mendiants.
La reine avait passé la nuit à conférer seule à
seul avec M. le Prince ; à minuit il avait été

73
introduit dans son oratoire et ne l’avait quittée
qu’à cinq heures.
À cinq heures la reine se rendit au cabinet du
cardinal. Si elle n’était pas encore couchée, elle,
le cardinal était déjà levé.
Il rédigeait une réponse à Cromwell, six jours
étaient déjà écoulés sur les dix qu’il avait
demandés à Mordaunt.
– Bah ! disait-il, je l’aurai fait un peu attendre,
mais M. Cromwell sait trop ce que c’est que les
révolutions pour ne pas m’excuser.
Il relisait donc avec complaisance le premier
paragraphe de son factum, lorsqu’on gratta
doucement à la porte qui communiquait aux
appartements de la reine. Anne d’Autriche
pouvait seule venir par cette porte. Le cardinal se
leva et alla ouvrir.
La reine était en négligé, mais le négligé lui
allait encore, car, ainsi que Diane de Poitiers et
Ninon, Anne d’Autriche conserva ce privilège de
rester toujours belle : seulement ce matin-là elle
était plus belle que de coutume, car ses yeux

74
avaient tout le brillant que donne au regard une
joie intérieure.
– Qu’avez-vous, madame, dit Mazarin inquiet,
vous avez l’air toute fière ?
– Oui, Giulio, dit-elle, fière et heureuse, car
j’ai trouvé le moyen d’étouffer cette hydre.
– Vous êtes un grand politique, ma reine, dit
Mazarin, voyons le moyen.
Et il cacha ce qu’il écrivait en glissant la lettre
commencée sous du papier blanc.
– Ils veulent me prendre le roi, vous savez ?
dit la reine.
– Hélas ! oui ! et me pendre, moi.
– Ils n’auront pas le roi.
– Et ils ne me pendront pas, benone1.
– Écoutez : je veux leur enlever mon fils et
moi-même, et vous avec moi ; je veux que cet
événement, qui du jour au lendemain changera la
face des choses, s’accomplisse sans que d’autres

1
« Très bien. »

75
le sachent que vous, moi et une troisième
personne.
– Et quelle est cette troisième personne ?
– M. le Prince.
– Il est donc arrivé, comme on me l’avait dit ?
– Hier soir.
– Et vous l’avez vu ?
– Je le quitte.
– Il prête les mains à ce projet ?
– Le conseil vient de lui.
– Et Paris ?
– Il l’affame et le force à se rendre à
discrétion.
– Le projet ne manque pas de grandiose, mais
je n’y vois qu’un empêchement.
– Lequel ?
– L’impossibilité.
– Parole vide de sens. Rien n’est impossible.
– En projet.

76
– En exécution. Avons-nous de l’argent ?
– Un peu, dit Mazarin tremblant qu’Anne
d’Autriche ne demandât à puiser dans sa bourse.
– Avons-nous des troupes ?
– Cinq ou six mille hommes.
– Avons-nous du courage ?
– Beaucoup.
– Alors la chose est facile. Oh ! comprenez-
vous, Giulio ? Paris, cet odieux Paris, se
réveillant un matin sans reine et sans roi, cerné,
assiégé, affamé, n’ayant plus pour toute ressource
que son stupide Parlement et son maigre
coadjuteur aux jambes torses !
– Joli ! joli ! dit Mazarin : je comprends
l’effet ; mais je ne vois pas le moyen d’y arriver.
– Je le trouverai, moi !
– Vous savez que c’est la guerre, la guerre
civile, ardente, acharnée, implacable.
– Oh ! oui, oui, la guerre, dit Anne
d’Autriche ; oui, je veux réduire cette ville
rebelle en cendres ; je veux éteindre le feu dans le

77
sang ; je veux qu’un exemple effroyable éternise
le crime et le châtiment. Paris ! je le hais, je le
déteste.
– Tout beau, Anne, vous voilà sanguinaire !
Prenez garde, nous ne sommes pas au temps des
Malatesta et des Castruccio Castracani ; vous
vous ferez décapiter, ma belle reine, et ce serait
dommage.
– Vous riez.
– Je ris très peu, la guerre est dangereuse avec
tout un peuple : voyez votre frère Charles Ier, il
est mal, très mal.
– Nous sommes en France et je suis
Espagnole.
– Tant pis, per Baccho, tant pis, j’aimerais
mieux que vous fussiez française, et moi aussi :
on nous détesterait moins tous les deux.
– Cependant vous m’approuvez ?
– Oui, si je vois la chose possible.
– Elle l’est, c’est moi qui vous le dis ; faites
vos préparatifs de départ.

78
– Moi ! je suis toujours prêt à partir ;
seulement, vous le savez, je ne pars jamais... et
cette fois probablement pas plus que les autres.
– Enfin, si je pars, partirez-vous ?
– J’essaierai.
– Vous me faites mourir, avec vos peurs,
Giulio, et de quoi donc avez-vous peur ?
– De beaucoup de choses.
– Desquelles ?
La physionomie de Mazarin, de railleuse
qu’elle était, devint sombre.
– Anne, dit-il, vous n’êtes qu’une femme, et,
comme femme, vous pouvez insulter à votre aise
les hommes, sûre que vous êtes de l’impunité :
vous m’accusez d’avoir peur : je n’ai pas tant
peur que vous, puisque je ne me sauve pas, moi.
Contre qui crie-t-on ? Est-ce contre vous ou
contre moi ? Qui veut-on pendre ? Est-ce vous ou
moi ? Eh bien, je fais tête à l’orage, moi,
cependant, que vous accusez d’avoir peur, non
pas en bravache, ce n’est pas ma mode, mais je
tiens. Imitez-moi, pas tant d’éclat, plus d’effet.

79
Vous criez très haut, vous n’aboutissez à rien.
Vous parlez de fuir !
Mazarin haussa les épaules, prit la main de la
reine et la conduisit à la fenêtre :
– Regardez !
– Eh bien ? dit la reine aveuglée par son
entêtement.
– Eh bien, que voyez-vous de cette fenêtre ?
Ce sont, si je ne m’abuse, des bourgeois
cuirassés, casqués, armés de bons mousquets,
comme au temps de la Ligue, et qui regardent si
bien la fenêtre d’où vous les regardez, vous, que
vous allez être vue si vous soulevez si fort le
rideau. Maintenant, venez à cette autre : que
voyez-vous ? Des gens du peuple armés de
hallebardes qui gardent vos portes. À chaque
ouverture de ce palais où je vous conduirais, vous
en verriez autant ; vos portes sont gardées, les
soupiraux de vos caves sont gardés, et je vous
dirai à mon tour ce que ce bon La Ramée me
disait de M. de Beaufort : « À moins d’être
oiseau ou souris, vous ne sortirez pas. »

80
– Il est cependant sorti, lui.
– Comptez-vous sortir de la même manière ?
– Je suis donc prisonnière alors ?
– Parbleu ! dit Mazarin, il y a une heure que je
vous le prouve.
Et Mazarin reprit tranquillement sa dépêche
commencée, à l’endroit où il l’avait interrompue.
Anne, tremblante de colère, rouge
d’humiliation, sortit du cabinet en repoussant
derrière elle la porte avec violence.
Mazarin ne tourna pas même la tête.
Rentrée dans ses appartements, la reine se
laissa tomber sur un fauteuil et se mit à pleurer.
Puis tout à coup frappée d’une idée subite :
« Je suis sauvée, dit-elle en se levant. Oh ! oui,
oui, je connais un homme qui saura me tirer de
Paris, lui, un homme que j’ai trop longtemps
oublié. »
Et, rêveuse, quoique avec un sentiment de
joie :
« Ingrate que je suis, dit-elle, j’ai vingt ans

81
oublié cet homme, dont j’eusse dû faire un
maréchal de France. Ma belle-mère a prodigué
l’or, les dignités, les caresses à Concini, qui l’a
perdue, le roi a fait Vitry maréchal de France
pour un assassinat, et moi, j’ai laissé dans l’oubli,
dans la misère, ce noble d’Artagnan qui m’a
sauvée. »
Et elle courut à une table sur laquelle étaient
du papier et de l’encre, et se mit à écrire.

82
53

L’entrevue

Ce matin-là d’Artagnan était couché dans la


chambre de Porthos. C’était une habitude que les
deux amis avaient prise depuis les troubles. Sous
leur chevet était leur épée, et sur leur table, à
portée de la main étaient leurs pistolets.
D’Artagnan dormait encore et rêvait que le
ciel se couvrait d’un grand nuage jaune, que de ce
nuage tombait une pluie d’or, et qu’il tendait son
chapeau sous une gouttière.
Porthos rêvait de son côté que le panneau de
son carrosse n’était pas assez large pour contenir
les armoiries qu’il y faisait peindre.
Ils furent réveillés à sept heures par un valet
sans livrée qui apportait une lettre à d’Artagnan.
– De quelle part ? demanda le Gascon.

83
– De la part de la reine, répondit la valet.
– Hein ! fit Porthos en se soulevant sur son lit,
que dit-il donc ?
D’Artagnan pria le valet de passer dans une
salle voisine, et dès qu’il eut refermé la porte il
sauta à bas de son lit et lut rapidement, pendant
que Porthos le regardait les yeux écarquillés et
sans oser lui adresser une question.
– Ami Porthos, dit d’Artagnan en lui tendant
la lettre, voici pour cette fois ton titre de baron et
mon brevet de capitaine. Tiens, lis et juge.
Porthos étendit la main, prit la lettre, et lut ces
mots d’une voix tremblante :

La reine veut parler à M. d’Artagnan, qu’il


suive le porteur.

– Eh bien ! dit Porthos, je ne vois rien là que


d’ordinaire.
– J’y vois, moi, beaucoup d’extraordinaire, dit
d’Artagnan. Si l’on m’appelle, c’est que les

84
choses sont bien embrouillées. Songe un peu quel
remue-ménage a dû se faire dans l’esprit de la
reine, pour qu’après vingt ans mon souvenir
remonte à la surface.
– C’est juste, dit Porthos.
– Aiguise ton épée, baron, charge tes pistolets,
donne l’avoine aux chevaux, je te réponds qu’il y
aura du nouveau avant demain ; et motus !
– Ah çà ! ce n’est point un piège qu’on nous
tend pour se défaire de nous ? dit Porthos
toujours préoccupé de la gêne que sa grandeur
future devait causer à autrui.
– Si c’est un piège, reprit d’Artagnan, je le
flairerai, sois tranquille. Si Mazarin est Italien, je
suis Gascon, moi.
Et d’Artagnan s’habilla en un tour de main.
Comme Porthos, toujours couché, lui agrafait
son manteau, on frappa une seconde fois à la
porte.
– Entrez, dit d’Artagnan.
Un second valet entra.

85
– De la part de Son Éminence le cardinal
Mazarin, dit-il.
D’Artagnan regarda Porthos.
– Voilà qui se complique, dit Porthos, par où
commencer ?
– Cela tombe à merveille, dit d’Artagnan ; Son
Éminence me donne rendez-vous dans une demi-
heure.
– Bien.
– Mon ami, dit d’Artagnan se retournant vers
le valet, dites à Son Éminence que dans une
demi-heure je suis à ses ordres.
Le valet salua et sortit.
– C’est bien heureux qu’il n’ait pas vu l’autre,
reprit d’Artagnan.
– Tu crois donc qu’ils ne t’envoient pas
chercher tous deux pour la même chose ?
– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.
– Allons, allons, d’Artagnan, alerte ! Songe
que la reine t’attend ; après la reine, le cardinal ;
et après le cardinal, moi.

86
D’Artagnan rappela le valet d’Anne
d’Autriche.
– Me voilà, mon ami, dit-il, conduisez-moi.
Le valet le conduisit par la rue des Petits-
Champs, et, tournant à gauche, le fit entrer par la
petite porte du jardin qui donnait sur la rue
Richelieu, puis on gagna un escalier dérobé, et
d’Artagnan fut introduit dans l’oratoire.
Une certaine émotion dont il ne pouvait se
rendre compte faisait battre le cœur du
lieutenant ; il n’avait plus la confiance de la
jeunesse, et l’expérience lui avait appris toute la
gravité des événements passés. Il savait ce que
c’était que la noblesse des princes et la majesté
des rois, il s’était habitué à classer sa médiocrité
après les illustrations de la fortune et de la
naissance. Jadis il eût abordé Anne d’Autriche en
jeune homme qui salue une femme. Aujourd’hui
c’était autre chose : il se rendait près d’elle
comme un humble soldat près d’un illustre chef.
Un léger bruit troubla le silence de l’oratoire.
D’Artagnan tressaillit et vit une blanche main
soulever la tapisserie, et à sa forme, à sa

87
blancheur, à sa beauté, il reconnut cette main
royale qu’un jour on lui avait donnée à baiser.
La reine entra.
– C’est vous, monsieur d’Artagnan, dit-elle en
arrêtant sur l’officier un regard plein
d’affectueuse mélancolie, c’est vous et je vous
reconnais bien. Regardez-moi à votre tour, je suis
la reine ; me reconnaissez-vous ?
– Non, madame, répondit d’Artagnan.
– Mais ne savez-vous donc plus, continua
Anne d’Autriche avec cet accent délicieux qu’elle
savait, lorsqu’elle le voulait, donner à sa voix,
que la reine a eu besoin d’un jeune cavalier brave
et dévoué, qu’elle a trouvé ce cavalier, et que,
quoiqu’il ait pu croire qu’elle l’avait oublié, elle
lui a gardé une place au fond de son cœur ?
– Non, madame, j’ignore cela, dit le
mousquetaire.
– Tant pis, monsieur, dit Anne d’Autriche, tant
pis, pour la reine du moins, car la reine
aujourd’hui a besoin de ce même courage et de ce
même dévouement.

88
– Eh quoi ! dit d’Artagnan, la reine, entourée
comme elle est de serviteurs si dévoués, de
conseillers si sages, d’hommes si grands enfin par
leur mérite ou leur position, daigne jeter les yeux
sur un soldat obscur !
Anne comprit ce reproche voilé ; elle en fut
émue plus qu’irritée. Tant d’abnégation et de
désintéressement de la part du gentilhomme
gascon l’avait maintes fois humiliée, elle s’était
laissé vaincre en générosité.
– Tout ce que vous me dites de ceux qui
m’entourent, monsieur d’Artagnan, est vrai peut-
être, dit la reine : mais moi je n’ai de confiance
qu’en vous seul. Je sais que vous êtes à M. le
cardinal, mais soyez à moi aussi et je me charge
de votre fortune. Voyons, feriez-vous pour moi
aujourd’hui ce que fit jadis pour la reine ce
gentilhomme que vous ne connaissez pas ?
– Je ferai tout ce qu’ordonnera Votre Majesté,
dit d’Artagnan.
La reine réfléchit un moment ; et, voyant
l’attitude circonspecte du mousquetaire :

89
– Vous aimez peut-être le repos ? dit-elle.
– Je ne sais, car je ne me suis jamais reposé,
madame.
– Avez-vous des amis ?
– J’en avais trois : deux ont quitté Paris et
j’ignore où ils sont allés. Un seul me reste, mais
c’est un de ceux qui connaissaient, je crois, le
cavalier dont Votre Majesté m’a fait l’honneur de
me parler.
– C’est bien, dit la reine : vous et votre ami,
vous valez une armée.
– Que faut-il que je fasse, madame ?
– Revenez à cinq heures et je vous le dirai ;
mais ne parlez à âme qui vive, monsieur, du
rendez-vous que je vous donne.
– Non, madame.
– Jurez-le sur le Christ.
– Madame, je n’ai jamais menti à ma parole ;
quand je dis non, c’est non.
La reine, quoique étonnée de ce langage,
auquel ses courtisans ne l’avaient pas habituée,

90
en tira un heureux présage pour le zèle que
d’Artagnan mettrait à la servir dans
l’accomplissement de son projet. C’était un des
artifices du Gascon de cacher parfois sa profonde
subtilité sous les apparences d’une brutalité
loyale.
– La reine n’a pas autre chose à m’ordonner
pour le moment ? dit-il.
– Non, monsieur, répondit Anne d’Autriche, et
vous pouvez vous retirer jusqu’au moment que je
vous ai dit.
D’Artagnan salua et sortit.
« Diable ! dit-il lorsqu’il fut à la porte, il paraît
qu’on a bien besoin de moi ici. »
Puis, comme la demi-heure était écoulée. Il
traversa la galerie et alla heurter à la porte du
cardinal.
Bernouin l’introduisit.
– Je me rends à vos ordres, monseigneur, dit-
il.
Et, selon son habitude, d’Artagnan jeta un
coup d’œil rapide autour de lui, et remarqua que

91
Mazarin avait devant lui une lettre cachetée.
Seulement elle était posée sur le bureau du côté
de l’écriture, de sorte qu’il était impossible de
voir à qui elle était adressée.
– Vous venez de chez la reine ? dit Mazarin en
regardant fixement d’Artagnan.
– Moi, monseigneur ! qui vous a dit cela ?
– Personne ; mais je le sais.
– Je suis désespéré de dire à monseigneur qu’il
se trompe, répondit impudemment le Gascon, fort
de la promesse qu’il venait de faire à Anne
d’Autriche.
– J’ai ouvert moi-même l’antichambre, et je
vous ai vu venir du bout de la galerie.
– C’est que j’ai été introduit par l’escalier
dérobé.
– Comment cela ?
– Je l’ignore ; il y aura eu malentendu.
Mazarin savait qu’on ne faisait pas dire
facilement à d’Artagnan ce qu’il voulait cacher ;
aussi renonça-t-il à découvrir pour le moment le

92
mystère que lui faisait le Gascon.
– Parlons de mes affaires, dit le cardinal,
puisque vous ne voulez rien me dire des vôtres.
D’Artagnan s’inclina.
– Aimez-vous les voyages ? demanda le
cardinal.
– J’ai passé ma vie sur les grands chemins.
– Quelque chose vous retiendrait-il à Paris ?
– Rien ne me retiendrait à Paris qu’un ordre
supérieur.
– Bien. Voici une lettre qu’il s’agit de remettre
à son adresse.
– À son adresse, monseigneur ? mais il n’y en
a pas.
En effet, le côté opposé au cachet était intact
de toute écriture.
– C’est-à-dire, reprit Mazarin, qu’il y a une
double enveloppe.
– Je comprends, et je dois déchirer la
première, arrivé à un endroit donné seulement.

93
– À merveille. Prenez et partez. Vous avez un
ami, M. du Vallon, je l’aime fort, vous
l’emmènerez.
– Diable ! se dit d’Artagnan, il sait que nous
avons entendu sa conversation d’hier, et il veut
nous éloigner de Paris.
– Hésiteriez-vous ? demanda Mazarin.
– Non, monseigneur, et je pars sur-le-champ.
Seulement je désirerais une chose...
– Laquelle ? dites.
– C’est que Votre Éminence passât chez la
reine.
– Quand cela ?
– À l’instant même.
– Pourquoi faire ?
– Pour lui dire seulement ces mots : « J’envoie
M. d’Artagnan quelque part, et je le fais partir
tout de suite. »
– Vous voyez bien, dit Mazarin, que vous avez
vu la reine.
– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Éminence

94
qu’il était possible qu’il y eût un malentendu.
– Que signifie cela ? demanda Mazarin.
– Oserais-je renouveler ma prière à Son
Éminence ?
– C’est bien, j’y vais. Attendez-moi ici.
Mazarin regarda avec attention si aucune clef
n’avait été oubliée aux armoires et sortit.
Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles
d’Artagnan fit tout ce qu’il put pour lire à travers
la première enveloppe ce qui était écrit sur la
seconde ; mais il n’en put venir à bout.
Mazarin rentra pâle et vivement préoccupé ; il
alla s’asseoir à son bureau. D’Artagnan
l’examinait comme il venait d’examiner l’épître ;
mais l’enveloppe de son visage était presque
aussi impénétrable que l’enveloppe de la lettre.
« Eh, eh ! dit le Gascon, il a l’air fâché. Serait-
ce contre moi ? Il médite ; est-ce de m’envoyer à
la Bastille ? Tout beau, monseigneur ! au premier
mot que vous en dites, je vous étrangle et me fais
frondeur. On me portera en triomphe comme M.
Broussel, et Athos me proclamera le Brutus

95
français. Ce serait drôle. »
Le Gascon, avec son imagination toujours
galopante, avait déjà vu tout le parti qu’il pouvait
tirer de la situation.
Mais Mazarin ne donna aucun ordre de ce
genre et se mit au contraire à faire patte de
velours à d’Artagnan :
– Vous aviez raison, lui dit-il, mon cher
monsou d’Artagnan, et vous ne pouvez partir
encore.
– Ah ! fit d’Artagnan.
– Rendez-moi donc cette dépêche, je vous
prie.
D’Artagnan obéit. Mazarin s’assura que le
cachet était bien intact.
– J’aurai besoin de vous ce soir, dit-il, revenez
dans deux heures.
– Dans deux heures, monseigneur, dit
d’Artagnan, j’ai un rendez-vous auquel je ne puis
manquer.
– Que cela ne vous inquiète pas, dit Mazarin,

96
c’est le même.
« Bon ! pensa d’Artagnan, je m’en doutais. »
– Revenez donc à cinq heures et amenez-moi
ce cher M. du Vallon ; seulement, laissez-le dans
l’antichambre : je veux causer avec vous seul.
D’Artagnan s’inclina.
En s’inclinant il se disait :
« Tous deux le même ordre, tous deux à la
même heure, tous deux au Palais-Royal ; je
devine. Ah ! voilà un secret que M. de Gondy eût
payé cent mille livres. »
– Vous réfléchissez ! dit Mazarin inquiet.
– Oui, je me demande si nous devons être
armés ou non.
– Armés jusqu’aux dents, dit Mazarin.
– C’est bien, monseigneur, on le sera.
D’Artagnan salua, sortit et courut répéter à son
ami les promesses flatteuses de Mazarin,
lesquelles donnèrent à Porthos une allégresse
inconcevable.

97
54

La fuite1

Le Palais-Royal, malgré les signes d’agitation


que donnait la ville, présentait, lorsque
d’Artagnan s’y rendit vers les cinq heures du soir,
un spectacle des plus réjouissants. Ce n’était pas
étonnant : la reine avait rendu Broussel et
Blancmesnil au peuple. La reine n’avait
réellement donc rien à craindre, puisque le peuple
n’avait plus rien à demander. Son émotion était
un reste d’agitation auquel il fallait laisser le
temps de se calmer, comme après une tempête il
faut quelquefois plusieurs journées pour affaisser

1
Le roman amalgame deux événements : la retraite à Rueil
du roi, de la reine et de Mazarin du 13 septembre 1648 (proche
de la chronologie romanesque) et la fuite pour Saint-Germain-
en-Laye, dans la nuit du 6 au 7 février 1649, lors de la seconde
guerre de la Fronde.

98
la houle.
Il y avait eu un grand festin, dont le retour du
vainqueur de Lens était le prétexte. Les princes,
les princesses étaient invités, les carrosses
encombraient les cours depuis midi. Après le
dîner, il devait y avoir jeu chez la reine.
Anne d’Autriche était charmante, ce jour-là,
de grâce et d’esprit, jamais on ne l’avait vue de
plus joyeuse humeur. La vengeance en fleurs
brillait dans ses yeux et épanouissait ses lèvres.
Au moment où l’on se leva de table, Mazarin
s’éclipsa. D’Artagnan était déjà à son poste et
l’attendait dans l’antichambre. Le cardinal parut
l’air riant, le prit par la main et l’introduisit dans
son cabinet.
– Mon cher monsou d’Artagnan, dit le
ministre en s’asseyant, je vais vous donner la plus
grande marque de confiance qu’un ministre
puisse donner à un officier.
D’Artagnan s’inclina.
– J’espère, dit-il, que monseigneur me la
donne sans arrière-pensée et avec cette conviction

99
que j’en suis digne.
– Le plus digne de tous, mon cher ami,
puisque c’est à vous que je m’adresse.
– Eh bien ! dit d’Artagnan, je vous l’avouerai,
monseigneur, il y a longtemps que j’attends une
occasion pareille. Ainsi, dites-moi vite ce que
vous avez à me dire.
– Vous allez, mon cher monsou d’Artagnan,
reprit Mazarin, avoir ce soir entre les mains le
salut de l’État.
Il s’arrêta.
– Expliquez-vous, monseigneur, j’attends.
– La reine a résolu de faire avec le roi un petit
voyage à Saint-Germain.
– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, c’est-à-dire que la
reine veut quitter Paris.
– Vous comprenez, caprice de femme.
– Oui, je comprends très bien, dit d’Artagnan.
– C’était pour cela qu’elle vous avait fait venir
ce matin, et qu’elle vous a dit de revenir à cinq
heures.

100
– C’était bien la peine de vouloir me faire
jurer que je ne parlerais de ce rendez-vous à
personne ! murmura d’Artagnan ; oh ! les
femmes ! fussent-elles reines, elles sont toujours
femmes.
– Désapprouveriez-vous ce petit voyage, mon
cher monsou d’Artagnan ? demanda Mazarin
avec inquiétude.
– Moi, monseigneur ! dit d’Artagnan, et
pourquoi cela ?
– C’est que vous haussez les épaules.
– C’est une façon de me parler à moi-même,
monseigneur.
– Ainsi, vous approuvez ce voyage ?
– Je n’approuve pas plus que je ne
désapprouve, monseigneur, j’attends vos ordres.
– Bien. C’est donc sur vous que j’ai jeté les
yeux pour porter le roi et la reine à Saint-
Germain.
« Double fourbe », dit en lui-même
d’Artagnan.

101
– Vous voyez bien, reprit Mazarin voyant
l’impassibilité de d’Artagnan, que, comme je
vous le disais, le salut de l’État va reposer entre
vos mains.
– Oui, monseigneur, et je sens toute la
responsabilité d’une pareille charge.
– Vous acceptez, cependant ?
– J’accepte toujours.
– Vous croyez la chose possible.
– Tout l’est.
– Serez-vous attaqué en chemin ?
– C’est probable.
– Mais comment ferez-vous en ce cas ?
– Je passerai à travers ceux qui m’attaqueront.
– Et si vous ne passez pas à travers ?
– Alors, tant pis pour eux, je passerai dessus.
– Et vous rendrez le roi et la reine sains et
saufs à Saint-Germain ?
– Oui.
– Sur votre vie ?

102
– Sur ma vie.
– Vous êtes un héros, mon cher ! dit Mazarin
en regardant le mousquetaire avec admiration.
D’Artagnan sourit.
– Et moi ? dit Mazarin après un moment de
silence et en regardant fixement d’Artagnan.
– Comment et vous, monseigneur ?
– Et moi, si je veux partir ?
– Ce sera plus difficile.
– Comment cela ?
– Votre Éminence peut être reconnue.
– Même sous ce déguisement ? dit Mazarin.
Et il leva un manteau qui couvrait un fauteuil
sur lequel était un habit complet de cavalier gris
perle et grenat tout passementé d’argent.
– Si Votre Éminence se déguise, cela devient
plus facile.
– Ah ! fit Mazarin en respirant.
– Mais il faudra faire ce que Votre Éminence
disait l’autre jour qu’elle eût fait à notre place.

103
– Que faudra-t-il faire ?
– Crier : « À bas Mazarin ! »
– Je crierai.
– En français, en bon français, monseigneur,
prenez garde à l’accent ; on nous a tué six mille
Angevins en Sicile parce qu’ils prononçaient mal
l’italien1. Prenez garde que les Français ne
prennent sur vous leur revanche des Vêpres
siciliennes.
– Je ferai de mon mieux.
– Il y a bien des gens armés dans les rues,
continua d’Artagnan ; êtes-vous sûr que personne
ne connaît le projet de la reine ?
Mazarin réfléchit.
– Ce serait une belle affaire pour un traître,
monseigneur, que l’affaire que vous me proposez
là ; les hasards d’une attaque excuseraient tout.
Mazarin frissonna ; mais il réfléchit qu’un

1
Lors des Vêpres siciliennes (30 mars – 28 avril 1282) :
Dumas a raconté le massacre des Angevins de Charles d’Anjou
dans Le Speronare.

104
homme qui aurait l’intention de trahir ne
préviendrait pas.
– Aussi, dit-il vivement, je ne me fie pas à tout
le monde, et la preuve, c’est que je vous ai choisi
pour m’escorter.
– Ne partez-vous pas avec la reine ?
– Non, dit Mazarin.
– Alors, vous partez après la reine ?
– Non, fit encore Mazarin.
– Ah ! dit d’Artagnan qui commençait à
comprendre.
– Oui, j’ai mes plans, continua le cardinal :
avec la reine, je double ses mauvaises chances ;
après la reine, son départ double les miennes ;
puis, la cour une fois sauvée, on peut m’oublier :
les grands sont ingrats.
– C’est vrai, dit d’Artagnan en jetant malgré
lui les yeux sur le diamant de la reine que
Mazarin avait à son doigt.
Mazarin suivit la direction de ce regard et
tourna doucement le chaton de sa bague en

105
dedans.
– Je veux donc, dit Mazarin avec son fin
sourire, les empêcher d’être ingrats envers moi.
– C’est de charité chrétienne, dit d’Artagnan,
que de ne pas induire son prochain en tentation.
– C’est justement pour cela, dit Mazarin, que
je veux partir avant eux.
D’Artagnan sourit ; il était homme à très bien
comprendre cette astuce italienne.
Mazarin le vit sourire et profita du moment.
– Vous commencerez donc par me faire sortir
de Paris d’abord, n’est-ce pas, mon cher monsou
d’Artagnan ?
– Rude commission, monseigneur ! dit
d’Artagnan en reprenant son air grave.
– Mais, dit Mazarin en le regardant
attentivement pour que pas une des expressions
de sa physionomie ne lui échappât, mais vous
n’avez pas fait toutes ces observations pour le roi
et pour la reine ?
– Le roi et la reine sont ma reine et mon roi,

106
monseigneur, répondit le mousquetaire ; ma vie
est à eux, je la leur dois. Ils me la demandent, je
n’ai rien à dire.
– C’est juste, murmura tout bas Mazarin ;
mais comme ta vie n’est pas à moi, il faut que je
te l’achète, n’est-ce pas ?
Et tout en poussant un profond soupir, il
commença de retourner le chaton de sa bague en
dehors.
D’Artagnan sourit.
Ces deux hommes se touchaient par un point,
par l’astuce. S’ils se fussent touchés de même par
le courage, l’un eût fait faire à l’autre de grandes
choses.
– Mais aussi, dit Mazarin, vous comprenez, si
je vous demande ce service, c’est avec l’intention
d’en être reconnaissant.
– Monseigneur n’en est-il encore qu’à
l’intention ? demanda d’Artagnan.
– Tenez, dit Mazarin en tirant la bague de son
doigt, mon cher monsou d’Artagnan, voici un
diamant qui vous a appartenu jadis, il est juste

107
qu’il vous revienne ; prenez-le, je vous en
supplie.
D’Artagnan ne donna point à Mazarin la peine
d’insister, il le prit, regarda si la pierre était bien
la même, et, après s’être assuré de la pureté de
son eau, il le passa à son doigt avec un plaisir
indicible.
– J’y tenais beaucoup, dit Mazarin en
l’accompagnant d’un dernier regard ; mais
n’importe, je vous le donne avec grand plaisir.
– Et moi, monseigneur, dit d’Artagnan, je le
reçois comme il m’est donné. Voyons, parlons
donc de vos petites affaires. Vous voulez partir
avant tout le monde ?
– Oui, j’y tiens.
– À quelle heure ?
– À dix heures ?
– Et la reine, à quelle heure part-elle ?
– À minuit.
– Alors c’est possible : je vous fais sortir
d’abord, je vous laisse hors de la barrière, et je

108
reviens la chercher.
– À merveille, mais comment me conduire
hors de Paris ?
– Oh ! pour cela, il faut me laisser faire.
– Je vous donne plein pouvoir, prenez une
escorte aussi considérable que vous le voudrez.
D’Artagnan secoua la tête.
– Il me semble cependant que c’est le moyen
le plus sûr, dit Mazarin.
– Oui, pour vous, monseigneur, mais pas pour
la reine.
Mazarin se mordit les lèvres.
– Alors, dit-il, comment opérerons-nous ?
– Il faut me laisser faire, monseigneur.
– Hum ! fit Mazarin.
– Et il faut me donner la direction entière de
cette entreprise.
– Cependant...
– Ou en chercher un autre, dit d’Artagnan en
tournant le dos.

109
– Eh ! fit tout bas Mazarin, je crois qu’il s’en
va avec le diamant.
Et il le rappela.
– Monsou d’Artagnan, mon cher monsou
d’Artagnan, dit-il d’une voix caressante.
– Monseigneur ?
– Me répondez-vous de tout ?
– Je ne réponds de rien, je ferai de mon mieux.
– De votre mieux ?
– Oui.
– Eh bien ! allons, je me fie à vous.
« C’est bien heureux », se dit d’Artagnan à
lui-même.
– Vous serez donc ici à neuf heures et demie.
– Et je trouverai Votre Éminence prête ?
– Certainement, toute prête.
– C’est chose convenue, alors. Maintenant,
monseigneur veut-il me faire voir la reine ?
– À quoi bon ?
– Je désirerais prendre les ordres de Sa

110
Majesté de sa propre bouche.
– Elle m’a chargé de vous les donner.
– Elle pourrait avoir oublié quelque chose.
– Vous tenez à la voir ?
– C’est indispensable, monseigneur.
Mazarin hésita un instant, d’Artagnan
demeura impassible dans sa volonté.
– Allons donc, dit Mazarin, je vais vous
conduire, mais pas un mot de notre conversation.
– Ce qui a été dit entre nous ne regarde que
nous, monseigneur, dit d’Artagnan.
– Vous jurez d’être muet ?
– Je ne jure jamais, monseigneur. Je dis oui ou
je dis non ; et comme je suis gentilhomme, je
tiens ma parole.
– Allons, je vois qu’il faut me fier à vous sans
restriction.
– C’est ce qu’il y a de mieux, croyez-moi,
monseigneur.
– Venez, dit Mazarin.

111
Mazarin fit entrer d’Artagnan dans l’oratoire
de la reine et lui dit d’attendre.
D’Artagnan n’attendit pas longtemps. Cinq
minutes après qu’il était dans l’oratoire, la reine
arriva en costume de grand gala. Parée ainsi, elle
paraissait trente-cinq ans à peine et était toujours
belle.
– C’est vous, monsieur d’Artagnan, dit-elle en
souriant gracieusement, je vous remercie d’avoir
insisté pour me voir.
– J’en demande pardon à Votre Majesté, dit
d’Artagnan, mais j’ai voulu prendre ses ordres de
sa bouche même.
– Vous savez de quoi il s’agit ?
– Oui, madame.
– Vous acceptez la mission que je vous
confie ?
– Avec reconnaissance.
– C’est bien ; soyez ici à minuit.
– J’y serai.

112
– Monsieur d’Artagnan, dit la reine, je connais
trop votre désintéressement pour vous parler de
ma reconnaissance dans ce moment-ci, mais je
vous jure que je n’oublierai pas ce second service
comme j’ai oublié le premier.
– Votre Majesté est libre de se souvenir et
d’oublier, et je ne sais pas ce qu’elle veut dire.
Et d’Artagnan s’inclina.
– Allez, monsieur, dit la reine avec son plus
charmant sourire, allez et revenez à minuit.
Elle lui fit de la main un signe d’adieu, et
d’Artagnan se retira ; mais en se retirant il jeta les
yeux sur la portière par laquelle était entrée la
reine, et au bas de la tapisserie il aperçut le bout
d’un soulier de velours.
« Bon, dit-il, le Mazarin écoutait pour voir si
je ne le trahissais pas. En vérité, ce pantin d’Italie
ne mérite pas d’être servi par un honnête
homme. »
D’Artagnan n’en fut pas moins exact au
rendez-vous ; à neuf heures et demie, il entrait
dans l’antichambre.

113
Bernouin attendait et l’introduisit.
Il trouva le cardinal habillé en cavalier. Il avait
fort bonne mine sous ce costume, qu’il portait,
nous l’avons dit, avec élégance ; seulement il
était fort pâle et tremblait quelque peu.
– Tout seul ? dit Mazarin.
– Oui, monseigneur.
– Et ce bon M. du Vallon, ne jouirons-nous
pas de sa compagnie ?
– Si fait, monseigneur, il attend dans son
carrosse.
– Où cela ?
– À la porte du jardin du Palais-Royal.
– C’est donc dans son carrosse que nous
partons ?
– Oui, monseigneur.
– Et sans autre escorte que vous deux ?
– N’est-ce donc pas assez ? Un des deux
suffirait !

114
– En vérité, mon cher monsieur d’Artagnan,
dit Mazarin, vous m’épouvantez avec votre sang-
froid.
– J’aurais cru, au contraire, qu’il devait vous
inspirer de la confiance.
– Et Bernouin, est-ce que je ne l’emmène
pas ?
– Il n’y a point de place pour lui, il viendra
rejoindre Votre Éminence.
– Allons, dit Mazarin, puisqu’il faut faire en
tout comme vous le voulez.
– Monseigneur, il est encore temps de reculer,
dit d’Artagnan, et Votre Éminence est
parfaitement libre.
– Non pas, non pas, dit Mazarin, partons.
Et tous deux descendirent par l’escalier
dérobé, Mazarin appuyant au bras de d’Artagnan
son bras que le mousquetaire sentait trembler sur
le sien.
Ils traversèrent les cours du Palais-Royal, où
stationnaient encore quelques carrosses de

115
convives attardés, gagnèrent le jardin et
atteignirent la petite porte.
Mazarin essaya de l’ouvrir à l’aide d’une clef
qu’il tira de sa poche, mais la main lui tremblait
tellement qu’il ne put trouver le trou de la serrure.
– Donnez, dit d’Artagnan.
Mazarin lui donna la clef, d’Artagnan ouvrit et
remit la clef dans sa poche ; il comptait rentrer
par là.
Le marchepied était abaissé, la porte ouverte ;
Mousqueton se tenait à la portière, Porthos était
au fond de la voiture.
– Montez, monseigneur, dit d’Artagnan.
Mazarin ne se le fit pas dire à deux fois et il
s’élança dans le carrosse.
D’Artagnan monta derrière lui, Mousqueton
referma la portière et se hissa avec force
gémissements derrière la voiture. Il avait fait
quelques difficultés pour partir sous prétexte que
sa blessure le faisait encore souffrir, mais
d’Artagnan lui avait dit :

116
– Restez si vous voulez, mon cher monsieur
Mousqueton, mais je vous préviens que Paris sera
brûlé cette nuit.
Sur quoi Mousqueton n’en avait pas demandé
davantage et avait déclaré qu’il était prêt à suivre
son maître et M. d’Artagnan au bout du monde.
La voiture partit à un trot raisonnable et qui ne
dénonçait pas le moins du monde qu’elle
renfermât des gens pressés. Le cardinal s’essuya
le front avec son mouchoir et regarda autour de
lui.
Il avait à sa gauche Porthos et à sa droite
d’Artagnan ; chacun gardait une portière, chacun
lui servait de rempart.
En face, sur la banquette de devant, étaient
deux paires de pistolets, une paire devant
Porthos, une paire devant d’Artagnan ; les deux
amis avaient en outre chacun son épée au côté.
À cent pas du Palais-Royal une patrouille
arrêta le carrosse.
– Qui vive ? dit le chef.

117
– Mazarin ! répondit d’Artagnan en éclatant de
rire.
Le cardinal sentit ses cheveux se dresser sur sa
tête.
La plaisanterie parut excellente aux bourgeois,
qui, voyant ce carrosse sans armes et sans
escorte, n’eussent jamais cru à la réalité d’une
pareille imprudence.
– Bon voyage ! crièrent-ils.
Et ils laissèrent passer.
– Hein ! dit d’Artagnan, que pense
monseigneur de cette réponse ?
– Homme d’esprit ! s’écria Mazarin.
– Au fait, dit Porthos, je comprends...
Vers le milieu de la rue des Petits-Champs,
une seconde patrouille arrêta le carrosse.
– Qui vive ? cria le chef de la patrouille.
– Rangez-vous, monseigneur, dit d’Artagnan.
Et Mazarin s’enfonça tellement entre les deux
amis, qu’il disparut complètement caché par eux.

118
– Qui vive ? reprit la même voix avec
impatience.
Et d’Artagnan sentit qu’on se jetait à la tête
des chevaux.
Il sortit la moitié du corps du carrosse.
– Eh ! Planchet, dit-il.
Le chef s’approcha : c’était effectivement
Planchet. D’Artagnan avait reconnu la voix de
son ancien laquais.
– Comment ! monsieur, dit Planchet, c’est
vous ?
– Eh ! mon Dieu, oui, mon cher ami. Ce cher
Porthos vient de recevoir un coup d’épée, et je le
reconduis à sa maison de campagne de Saint-
Cloud.
– Oh ! vraiment ? dit Planchet.
– Porthos, reprit d’Artagnan, si vous pouvez
encore parler, mon cher Porthos, dites donc un
mot à ce bon Planchet.
– Planchet, mon ami, dit Porthos d’une voix
dolente, je suis bien malade, et si tu rencontres un

119
médecin, tu me feras plaisir de me l’envoyer.
– Ah ! grand Dieu ! dit Planchet, quel
malheur ! Et comment cela est-il arrivé ?
– Je te conterai cela, dit Mousqueton.
Porthos poussa un profond gémissement.
– Fais-nous faire place, Planchet, dit tout bas
d’Artagnan, ou il n’arrivera pas vivant : les
poumons sont offensés, mon ami.
Planchet secoua la tête de l’air d’un homme
qui dit : En ce cas, la chose va mal.
Puis, se retournant vers ses hommes :
– Laissez passer, dit-il, ce sont des amis.
La voiture reprit sa marche, et Mazarin, qui
avait retenu son haleine, se hasarda à respirer.
– Bricconi1 ! murmura-t-il.
Quelques pas avant la porte Saint-Honoré, on
rencontra une troisième troupe ; celle-ci était
composée de gens de mauvaise mine et qui
ressemblaient plutôt à des bandits qu’à autre

1
« Brigands ! »

120
chose : c’étaient les hommes du mendiant de
Saint-Eustache.
– Attention, Porthos ! dit d’Artagnan.
Porthos allongea la main vers ses pistolets.
– Qu’y a-t-il ? dit Mazarin.
– Monseigneur, je crois que nous sommes en
mauvaise compagnie.
Un homme s’avança à la portière avec une
espèce de faux à la main.
– Qui vive ? demanda cet homme.
– Eh ! drôle, dit d’Artagnan, ne connaissez-
vous pas le carrosse de M. le Prince ?
– Prince ou non, dit cet homme, ouvrez ! nous
avons la garde de la porte, et personne ne passera
que nous ne sachions qui passe.
– Que faut-il faire ? demanda Porthos.
– Pardieu ! passer, dit d’Artagnan.
– Mais comment passer ? dit Mazarin.
– À travers ou dessus. Cocher, au galop.
Le cocher leva son fouet.

121
– Pas un pas de plus, dit l’homme qui
paraissait le chef, ou je coupe le jarret à vos
chevaux.
– Peste ! dit Porthos, ce serait dommage, des
bêtes qui me coûtent cent pistoles pièce.
– Je vous les paierai deux cents, dit Mazarin.
– Oui ; mais quand ils auront les jarrets
coupés, on nous coupera le cou, à nous.
– Il en vient un de mon côté, dit Porthos ; faut-
il que je le tue ?
– Oui ; d’un coup de poing, si vous pouvez :
ne faisons feu qu’à la dernière extrémité.
– Je le puis, dit Porthos.
– Venez ouvrir alors, dit d’Artagnan à
l’homme à la faux, en prenant un de ses pistolets
par le canon et en s’apprêtant à frapper de la
crosse.
Celui-ci s’approcha.
À mesure qu’il s’approchait, d’Artagnan, pour
être plus libre de ses mouvements, sortait à demi
par la portière ; ses yeux s’arrêtèrent sur ceux du

122
mendiant, qu’éclairait la lueur d’une lanterne.
Sans doute il reconnut le mousquetaire, car il
devint fort pâle ; sans doute d’Artagnan le
reconnut, car ses cheveux se dressèrent sur sa
tête.
– Monsieur d’Artagnan ! s’écria-t-il en
reculant d’un pas, monsieur d’Artagnan ! laissez
passer !
Peut-être d’Artagnan allait-il répondre de son
côté, lorsqu’un coup pareil à celui d’une masse
qui tombe sur la tête d’un bœuf retentit : c’était
Porthos qui venait d’assommer son homme.
D’Artagnan se retourna et vit le malheureux
gisant à quatre pas de là.
– Ventre à terre, maintenant ! cria-t-il au
cocher ; pique ! pique.
Le cocher enveloppa ses chevaux d’un large
coup de fouet, les nobles animaux bondirent. On
entendit des cris comme ceux d’hommes qui sont
renversés. Puis on sentit une double secousse :
deux des roues venaient de passer sur un corps
flexible et rond.

123
Il se fit un moment de silence. La voiture
franchit la porte.
– Au Cours-la-Reine ! cria d’Artagnan au
cocher.
Puis se retournant vers Mazarin :
– Maintenant, monseigneur, lui dit-il, vous
pouvez dire cinq Pater et cinq Ave pour remercier
Dieu de votre délivrance ; vous êtes sauvé, vous
êtes libre !
Mazarin ne répondit que par une espèce de
gémissement, il ne pouvait croire à un pareil
miracle.
Cinq minutes après, la voiture s’arrêta, elle
était arrivée au Cours-la-Reine.
– Monseigneur est-il content de son escorte ?
demanda le mousquetaire.
– Enchanté, monsou, dit Mazarin en hasardant
sa tête à l’une des portières ; maintenant faites-en
autant pour la reine.
– Ce sera moins difficile, dit d’Artagnan en
sautant à terre. Monsieur du Vallon, je vous
recommande Son Éminence.

124
– Soyez tranquille, dit Porthos en étendant la
main.
D’Artagnan prit la main de Porthos et la
secoua.
– Aïe ! fit Porthos.
D’Artagnan regarda son ami avec étonnement.
– Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il.
– Je crois que j’ai le poignet foulé, dit Porthos.
– Que diable, aussi, vous frappez comme un
sourd.
– Il le fallait bien, mon homme allait me
lâcher un coup de pistolet ; mais vous, comment
vous êtes-vous débarrassé du vôtre ?
– Oh ! le mien, dit d’Artagnan, ce n’était pas
un homme.
– Qu’était-ce donc ?
– C’était un spectre.
– Et...
– Et je l’ai conjuré.

125
Sans autre explication, d’Artagnan prit les
pistolets qui étaient sur la banquette de devant,
les passa à sa ceinture, s’enveloppa dans son
manteau, et, ne voulant pas rentrer par la même
barrière qu’il était sorti, il s’achemina vers la
porte Richelieu1.

1
Sur l’emplacement de l’enceinte de Charles V, à la
hauteur de la rue Neuve-des-Fossés-Montmartre (rue Feydeau).

126
55

Le carrosse de M. le coadjuteur1

Au lieu de rentrer par la porte Saint-Honoré,


d’Artagnan qui avait du temps devant lui, fit le
tour et rentra par la porte Richelieu. On vint le
reconnaître, et, quand on vit à son chapeau à
plumes et à son manteau galonné qu’il était
officier des mousquetaires, on l’entoura avec
l’intention de lui faire crier : « À bas le
Mazarin ! » Cette première démonstration ne
laissa pas que de l’inquiéter d’abord ; mais quand
il sut de quoi il était question, il cria d’une si
belle voix que les plus difficiles furent satisfaits.
Il suivait la rue de Richelieu, rêvant à la façon

1
Dans ce chapitre, Dumas utilise les éléments dramatiques
(foule défilant devant le lit du roi) se rapportant à la fuite du
9/10 février 1651 et empruntés pour la plupart à Mme de
Motteville, par le biais de Louis XIV et son siècle, chap. XXIII.

127
dont il emmènerait à son tour la reine, car de
l’emmener dans un carrosse aux armes de France
il n’y fallait pas songer, lorsqu’à la porte de
l’hôtel de Mme de Guéménée1 il aperçut un
équipage.
Une idée subite l’illumina.
– Ah ! pardieu, dit-il, ce serait de bonne
guerre.
Et il s’approcha du carrosse, regarda les armes
qui étaient sur les panneaux et la livrée du cocher
qui était sur le siège.
Cet examen lui était d’autant plus facile que le
cocher dormait les poings fermés.
– C’est bien le carrosse de M. le coadjuteur,
dit-il ; sur ma parole, je commence à croire que la
Providence est pour nous.
Il monta doucement dans le carrosse, et tirant
le fil de soie qui correspondait au petit doigt du
cocher :

1
L’hôtel de Rohan-Guéménée se trouvait place Royale
(actuel n° 6) mais Dumas semble le situer rue Richelieu.

128
– Au Palais-Royal ! dit-il.
Le cocher, réveillé en sursaut, se dirigea vers
le point désigné sans se douter que l’ordre vînt
d’un autre que de son maître. Le suisse allait
fermer les grilles ; mais en voyant ce magnifique
équipage il ne douta pas que ce ne fût une visite
d’importance, et laissa passer le carrosse, qui
s’arrêta sous le péristyle.
Là seulement le cocher s’aperçut que les
laquais n’étaient pas derrière la voiture.
Il crut que M. le coadjuteur en avait disposé,
sauta à bas du siège sans lâcher les rênes et vint
ouvrir.
D’Artagnan sauta à son tour à terre, et, au
moment où le cocher, effrayé en ne reconnaissant
pas son maître, faisait un pas en arrière, il le saisit
au collet de la main gauche, et de la droite lui mit
un pistolet sur la gorge :
– Essaye de prononcer un seul mot, dit
d’Artagnan, et tu es mort !
Le cocher vit à l’expression du visage de celui
qui lui parlait qu’il était tombé dans un guet-

129
apens, et il resta la bouche béante et les yeux
démesurément ouverts.
Deux mousquetaires se promenaient dans la
cour, d’Artagnan les appela par leur nom.
– Monsieur de Bellière1, dit-il à l’un, faites-
moi le plaisir de prendre les rênes des mains de
ce brave homme, de monter sur le siège de la
voiture, de la conduire à la porte de l’escalier
dérobé et de m’attendre là ; c’est pour affaire
d’importance et qui tient au service du roi.
Le mousquetaire, qui savait son lieutenant
incapable de faire une mauvaise plaisanterie à
l’endroit du service, obéit sans dire un mot,
quoique l’ordre lui parût singulier.
Alors, se retournant vers le second
mousquetaire :
– Monsieur du Verger, dit-il, aidez-moi à
conduire cet homme en lieu de sûreté.

1
Il ne faut sans doute pas confondre ce mousquetaire avec
M. du Plessis-Bellière, rencontré à la bataille de Lens (chap.
XXXVII), qui ne saurait être un subordonné de d’Artagnan.

130
Le mousquetaire crut que son lieutenant venait
d’arrêter quelque prince déguisé, s’inclina et,
tirant son épée, fit signe qu’il était prêt.
D’Artagnan monta l’escalier suivi de son
prisonnier, qui était suivi lui-même du
mousquetaire, traversa le vestibule et entra dans
l’antichambre de Mazarin.
Bernouin attendait avec impatience des
nouvelles de son maître.
– Eh bien ! monsieur ? dit-il.
– Tout va à merveille, mon cher monsieur
Bernouin ; mais voici, s’il vous plaît, un homme
qu’il vous faudrait mettre en lieu de sûreté...
– Où cela, monsieur ?
– Où vous voudrez, pourvu que l’endroit que
vous choisirez ait des volets qui ferment au
cadenas et une porte qui ferme à la clef.
– Nous avons cela, monsieur, dit Bernouin.
Et l’on conduisit le pauvre cocher dans un
cabinet dont les fenêtres étaient grillées et qui
ressemblait fort à une prison.

131
– Maintenant, mon cher ami, je vous invite, dit
d’Artagnan, à vous défaire en ma faveur de votre
chapeau et de votre manteau.
Le cocher, comme on le comprend bien, ne fit
aucune résistance ; d’ailleurs il était si étonné de
ce qui lui arrivait qu’il chancelait et balbutiait
comme un homme ivre : d’Artagnan mit le tout
sous le bras du valet de chambre.
– Maintenant, monsieur du Verger, dit
d’Artagnan, enfermez-vous avec cet homme
jusqu’à ce que M. Bernouin vienne ouvrir la
porte ; la faction sera passablement longue et fort
peu amusante, je le sais, mais vous comprenez,
ajouta-t-il gravement, service du roi.
– À vos ordres, mon lieutenant, répondit le
mousquetaire, qui vit qu’il s’agissait de choses
sérieuses.
– À propos, dit d’Artagnan ; si cet homme
essaie de fuir ou de crier, passez-lui votre épée au
travers du corps.
Le mousquetaire fit un signe de tête qui
voulait dire qu’il obéirait ponctuellement à la

132
consigne.
D’Artagnan sortit emmenant Bernouin avec
lui.
Minuit sonnait.
– Menez-moi dans l’oratoire de la reine, dit-il ;
prévenez-la que j’y suis, et allez me mettre ce
paquet-là, avec un mousqueton bien chargé, sur
le siège de la voiture qui attend au bas de
l’escalier dérobé.
Bernouin introduisit d’Artagnan dans
l’oratoire où il s’assit tout pensif.
Tout avait été au Palais-Royal comme
d’habitude. À dix heures, ainsi que nous l’avons
dit, presque tous les convives étaient retirés ;
ceux qui devaient fuir avec la cour eurent le mot
d’ordre ; et chacun fut invité à se trouver de
minuit à une heure au Cours-la-Reine.
À dix heures, Anne d’Autriche passa chez le
roi. On venait de coucher Monsieur ; et le jeune
Louis, resté le dernier, s’amusait à mettre en
bataille des soldats de plomb, exercice qui le
récréait fort. Deux enfants d’honneur jouaient

133
avec lui.
– La Porte, dit la reine, il serait temps de
coucher Sa Majesté.
Le roi demanda à rester encore debout,
n’ayant aucune envie de dormir, disait-il ; mais la
reine insista.
– Ne devez-vous pas aller demain matin à six
heures vous baigner à Conflans1, Louis ? C’est
vous-même qui l’avez demandé, ce me semble.
– Vous avez raison, madame, dit le roi, et je
suis prêt à me retirer dans mon appartement
quand vous aurez bien voulu m’embrasser. La
Porte, donnez le bougeoir à M. le chevalier de
Coislin.
La reine posa ses lèvres sur le front blanc et
poli que l’auguste enfant lui tendait avec une
gravité qui sentait déjà l’étiquette.
– Endormez-vous bien vite, Louis, dit la reine,
car vous serez réveillé de bonne heure.

1
Conflans-l’Archevêque, près du confluent de la Seine et
de la Marne.

134
– Je ferai de mon mieux pour vous obéir,
madame, dit le jeune Louis, mais je n’ai aucune
envie de dormir.
– La Porte, dit tout bas Anne d’Autriche,
cherchez quelque livre bien ennuyeux à lire à Sa
Majesté, mais ne vous déshabillez pas.
Le roi sortit accompagné du chevalier de
Coislin, qui lui portait le bougeoir. L’autre enfant
d’honneur fut reconduit chez lui.
Alors la reine rentra dans son appartement.
Ses femmes, c’est-à-dire Mme de Brégy, Mlle de
Beaumont, Mme de Motteville et Socratine1 sa
sœur, que l’on appelait ainsi à cause de sa
sagesse, venaient de lui apporter dans la garde-
robe des restes du dîner, avec lesquels elle
soupait, selon son habitude.
La reine alors donna ses ordres, parla d’un
repas que lui offrait le surlendemain le marquis
de Villequier, désigna les personnes qu’elle
admettait à l’honneur d’en être, annonça pour le

1
Surnom, pour sa sagesse, de Magdeleine-Eugénie Bertaut,
sœur de Mme de Motteville.

135
lendemain encore une visite au Val-de-Grâce, où
elle avait l’intention de faire ses dévotions, et
donna à Béringhen, son premier valet de
chambre, ses ordres pour qu’il l’accompagnât.
Le souper des dames fini, la reine feignit une
grande fatigue et passa dans sa chambre à
coucher. Mme de Motteville, qui était de service
particulier ce soir-là, l’y suivit, puis l’aida à se
dévêtir. La reine alors se mit au lit, lui parla
affectueusement pendant quelques minutes et la
congédia.
C’était en ce moment que d’Artagnan entrait
dans la cour du Palais-Royal avec la voiture du
coadjuteur.
Un instant après, les carrosses des dames
d’honneur en sortaient et la grille se refermait
derrière eux.
Minuit sonnait.
Cinq minutes après, Bernouin frappait à la
chambre à coucher de la reine, venant par le
passage secret du cardinal.
Anne d’Autriche alla ouvrir elle-même.

136
Elle était déjà habillée, c’est-à-dire qu’elle
avait remis ses bas et s’était enveloppée d’un
long peignoir.
– C’est vous, Bernouin, dit-elle, M.
d’Artagnan est-il là ?
– Oui, madame, dans votre oratoire, il attend
que Votre Majesté soit prête.
– Je le suis. Allez dire à La Porte d’éveiller et
d’habiller le roi, puis de là passez chez le
maréchal de Villeroy et prévenez-le de ma part.
Bernouin s’inclina et sortit.
La reine entra dans son oratoire, qu’éclairait
une simple lampe en verroterie de Venise. Elle
vit d’Artagnan debout et qui l’attendait.
– C’est vous ? lui dit-elle.
– Oui, madame.
– Vous êtes prêt ?
– Je le suis.
– Et M. le cardinal ?
– Est sorti sans accident. Il attend Votre
Majesté au Cours-la-Reine.

137
– Mais dans quelle voiture partons-nous ?
– J’ai tout prévu, un carrosse attend en bas
Votre Majesté.
– Passons chez le roi.
D’Artagnan s’inclina et suivit la reine.
Le jeune Louis était déjà habillé, à l’exception
des souliers et du pourpoint, il se laissait faire
d’un air étonné, en accablant de questions La
Porte, qui ne lui répondait que ces paroles :
– Sire, c’est par l’ordre de la reine.
Le lit était découvert, et l’on voyait les draps
du roi tellement usés qu’en certains endroits il y
avait des trous.
C’était encore un des effets de la lésinerie de
Mazarin. La reine entra, et d’Artagnan se tint sur
le seuil. L’enfant, en apercevant la reine,
s’échappa des mains de La Porte et courut à elle.
La reine fit signe à d’Artagnan de s’approcher.
D’Artagnan obéit.
– Mon fils, dit Anne d’Autriche, en lui
montrant le mousquetaire calme, debout et

138
découvert, voici M. d’Artagnan, qui est brave
comme un de ces anciens preux dont vous aimez
tant que mes femmes vous racontent l’histoire.
Rappelez-vous bien son nom, et regardez-le bien,
pour ne pas oublier son visage, car ce soir il nous
rendra un grand service.
Le jeune roi regarda l’officier de son grand œil
fier et répéta :
– M. d’Artagnan ?
– C’est cela, mon fils.
Le jeune roi leva lentement sa petite main et la
tendit au mousquetaire ; celui-ci mit un genou en
terre et la baisa.
– M. d’Artagnan, répéta Louis, c’est bien,
madame.
À ce moment on entendit comme une rumeur
qui s’approchait.
– Qu’est-ce que cela ? dit la reine.
– Oh ! oh ! répondit d’Artagnan en tendant
tout à la fois son oreille fine et son regard
intelligent, c’est le bruit du peuple qui s’émeut.

139
– Il faut fuir, dit la reine.
– Votre Majesté m’a donné la direction de
cette affaire, il faut rester et savoir ce qu’il veut.
– Monsieur d’Artagnan !
– Je réponds de tout.
Rien ne se communique plus rapidement que
la confiance. La reine, pleine de force et de
courage, sentait au plus haut degré ces deux
vertus chez les autres.
– Faites, dit-elle, je m’en rapporte à vous.
– Votre Majesté veut-elle me permettre dans
toute cette affaire de donner des ordres en son
nom ?
– Ordonnez, monsieur.
– Que veut donc encore ce peuple ? dit le roi.
– Nous allons le savoir, sire, dit d’Artagnan.
Et il sortit rapidement de la chambre.
Le tumulte allait croissant, il semblait
envelopper le Palais-Royal tout entier. On
entendait de l’intérieur des cris dont on ne
pouvait comprendre le sens. Il était évident qu’il

140
y avait clameur et sédition. Le roi, à moitié
habillé, la reine et La Porte restèrent chacun dans
l’état et presque à la place où ils étaient, écoutant
et attendant.
Comminges, qui était de garde cette nuit-là au
Palais-Royal, accourut ; il avait deux cents
hommes à peu près dans les cours et dans les
écuries, il les mettait à la disposition de la reine.
– Eh bien ! demanda Anne d’Autriche en
voyant reparaître d’Artagnan, qu’y a-t-il ?
– Il y a, madame, que le bruit s’est répandu
que la reine avait quitté le Palais-Royal, enlevant
le roi, et que le peuple demande à avoir la preuve
du contraire, ou menace de démolir le Palais-
Royal.
– Oh ! cette fois, c’est trop fort, dit la reine, et
je leur prouverai que je ne suis point partie.
D’Artagnan vit, à l’expression du visage de la
reine, qu’elle allait donner quelque ordre violent.
Il s’approcha d’elle et lui dit tout bas :
– Votre Majesté a-t-elle toujours confiance en
moi ?

141
Cette voix la fit tressaillir.
– Oui, monsieur, toute confiance, dit-elle.
Dites.
– La reine daigne-t-elle se conduire d’après
mes avis ?
– Dites.
– Que Votre Majesté veuille renvoyer M. de
Comminges, en lui ordonnant de se renfermer, lui
et ses hommes, dans le corps de garde et les
écuries.
Comminges regarda d’Artagnan de ce regard
envieux avec lequel tout courtisan voit poindre
une fortune nouvelle.
– Vous avez entendu, Comminges ? dit la
reine.
D’Artagnan alla à lui, il avait reconnu avec sa
sagacité ordinaire ce coup d’œil inquiet.
– Monsieur de Comminges, lui dit-il,
pardonnez-moi ; nous sommes tous deux
serviteurs de la reine, n’est-ce pas ? C’est mon
tour de lui être utile, ne m’enviez donc pas ce
bonheur.

142
Comminges s’inclina et sortit.
– Allons, se dit d’Artagnan, me voilà avec un
ennemi de plus !
– Et maintenant, dit la reine en s’adressant à
d’Artagnan, que faut-il faire ? car, vous
l’entendez, au lieu de se calmer le bruit redouble.
– Madame, répondit d’Artagnan, le peuple
veut voir le roi, il faut qu’il le voie.
– Comment, qu’il le voie ! Où cela ! Sur le
balcon ?
– Non pas, madame, mais ici, dans son lit,
dormant.
– Oh ! Votre Majesté, M. d’Artagnan a toute
raison ! s’écria La Porte.
La reine réfléchit et sourit en femme à qui la
duplicité n’est pas étrangère.
– Au fait, murmura-t-elle.
– Monsieur La Porte, dit d’Artagnan, allez à
travers les grilles du Palais-Royal annoncer au
peuple qu’il va être satisfait et que, dans cinq
minutes, non seulement il verra le roi, mais

143
encore qu’il le verra dans son lit ; ajoutez que le
roi dort et que la reine prie que l’on fasse silence
pour ne point le réveiller.
– Mais pas tout le monde, une députation de
deux ou quatre personnes ?
– Tout le monde, madame.
– Mais ils nous tiendront jusqu’au jour,
songez-y.
– Nous en aurons pour un quart d’heure. Je
réponds de tout, madame ; croyez-moi, je connais
le peuple, c’est un grand enfant qu’il ne s’agit
que de caresser. Devant le roi endormi, il sera
muet, doux et timide comme un agneau.
– Allez, La Porte, dit la reine.
Le jeune roi se rapprocha de sa mère.
– Pourquoi faire ce que ces gens demandent ?
dit-il.
– Il le faut, mon fils, dit Anne d’Autriche.
– Mais alors, si on me dit il le faut, je ne suis
donc plus roi ?
La reine resta muette.

144
– Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté me
permettra-t-elle de lui faire une question ?
Louis XIV se retourna, étonné qu’on osât lui
adresser la parole ; la reine serra la main de
l’enfant.
– Oui, monsieur, dit-il.
– Votre Majesté se rappelle-t-elle avoir,
lorsqu’elle jouait dans le parc de Fontainebleau
ou dans les cours du palais de Versailles, vu tout
à coup le ciel se couvrir et entendu le bruit du
tonnerre ?
– Oui, sans doute.
– Eh bien ! ce bruit du tonnerre, si bonne envie
que Votre Majesté eût encore de jouer, lui disait :
« Rentrez, sire, il le faut. »
– Sans doute, monsieur ; mais aussi l’on m’a
dit que le bruit du tonnerre, c’était la voix de
Dieu.
– Eh bien ! sire, dit d’Artagnan, écoutez le
bruit du peuple, et vous verrez que cela ressemble
beaucoup à celui du tonnerre.
En effet, en ce moment une rumeur terrible

145
passait emportée par la brise de la nuit.
Tout à coup elle cessa.
– Tenez, sire, dit d’Artagnan, on vient de dire
au peuple que vous dormiez ; vous voyez bien
que vous êtes toujours roi.
La reine regardait avec étonnement cet homme
étrange que son courage éclatant faisait l’égal des
plus braves, que son esprit fin et rusé faisait
l’égal de tous.
La Porte entra.
– Eh bien, La Porte ? demanda la reine.
– Madame, répondit-il, la prédiction de M.
d’Artagnan s’est accomplie, ils se sont calmés
comme par enchantement. On va leur ouvrir les
portes, et dans cinq minutes ils seront ici.
– La Porte, dit la reine, si vous mettiez un de
vos fils à la place du roi, nous partirions pendant
ce temps.
– Si Sa Majesté l’ordonne, dit La Porte, mes
fils, comme moi, sont au service de la reine.
– Non pas, dit d’Artagnan, car si l’un d’eux

146
connaissait Votre Majesté et s’apercevait du
subterfuge, tout serait perdu.
– Vous avez raison, monsieur, toujours raison,
dit Anne d’Autriche. La Porte, couchez le roi.
La Porte posa le roi tout vêtu comme il était
dans son lit, puis il le recouvrit jusqu’aux épaules
avec le drap.
La reine se courba sur lui et l’embrassa au
front.
– Faites semblant de dormir, Louis, dit-elle.
– Oui, dit le roi, mais je ne veux pas qu’un
seul de ces hommes me touche.
– Sire, je suis là, dit d’Artagnan, et je vous
réponds que si un seul avait cette audace, il la
payerait de sa vie.
– Maintenant, que faut-il faire ? demanda la
reine, car je les entends.
– Monsieur La Porte, allez au-devant d’eux, et
leur recommandez de nouveau le silence.
Madame, attendez-là à la porte. Moi je suis au
chevet du roi, tout prêt à mourir pour lui.

147
La Porte sortit, la reine se tint debout près de
la tapisserie, d’Artagnan se glissa derrière les
rideaux.
Puis on entendit la marche sourde et contenue
d’une grande multitude d’hommes ; la reine
souleva elle-même la tapisserie en mettant un
doigt sur sa bouche.
En voyant la reine, ces hommes s’arrêtèrent
dans l’attitude du respect.
– Entrez, messieurs, entrez, dit la reine.
Il y eut alors parmi tout ce peuple un
mouvement d’hésitation qui ressemblait à de la
honte : il s’attendait à la résistance, il s’attendait à
être contrarié, à forcer les grilles et à renverser les
gardes ; les grilles s’étaient ouvertes toutes
seules, et le roi, ostensiblement du moins, n’avait
à son chevet d’autre garde que sa mère.
Ceux qui étaient en tête balbutièrent et
essayèrent de reculer.
– Entrez donc, messieurs, dit La Porte,
puisque la reine le permet.
Alors un plus hardi que les autres, se

148
hasardant, dépassa le seuil de la porte et s’avança
sur la pointe du pied. Tous les autres l’imitèrent,
et la chambre s’emplit silencieusement, comme si
tous ces hommes eussent été les courtisans les
plus humbles et les plus dévoués. Bien au-delà de
la porte on apercevait les têtes de ceux qui,
n’ayant pu entrer, se haussaient sur la pointe des
pieds. D’Artagnan voyait tout à travers une
ouverture qu’il avait faite au rideau ; dans
l’homme qui entra le premier il reconnut
Planchet.
– Monsieur, lui dit la reine, qui comprit qu’il
était le chef de toute cette bande, vous avez désiré
voir le roi et j’ai voulu le montrer moi-même.
Approchez, regardez-le et dites si nous avons
l’air de gens qui veulent s’échapper.
– Non certes, répondit Planchet un peu étonné
de l’honneur inattendu qu’il recevait.
– Vous direz donc à mes bons et fidèles
Parisiens, reprit Anne d’Autriche avec un sourire
à l’expression duquel d’Artagnan ne se trompa
point, que vous avez vu le roi couché et dormant,
ainsi que la reine prête à se mettre au lit à son

149
tour.
– Je le dirai, madame, et ceux qui
m’accompagnent le diront tous ainsi que moi,
mais...
– Mais quoi ? demanda Anne d’Autriche.
– Que Votre Majesté me pardonne, dit
Planchet, mais est-ce bien le roi qui est couché
dans ce lit ?
Anne d’Autriche tressaillit.
– S’il y a quelqu’un parmi vous tous qui
connaisse le roi, dit-elle, qu’il s’approche et qu’il
dise si c’est bien Sa Majesté qui est là.
Un homme enveloppé d’un manteau, dont en
se drapant il se cachait le visage, s’approcha, se
pencha sur le lit et regarda.
Un instant d’Artagnan crut que cet homme
avait un mauvais dessein, et il porta la main à son
épée ; mais dans le mouvement que fit en se
baissant l’homme au manteau, il découvrit une
portion de son visage, et d’Artagnan reconnut le
coadjuteur.
– C’est bien le roi, dit cet homme en se

150
relevant. Dieu bénisse Sa Majesté !
– Oui, dit à demi-voix le chef, oui, Dieu
bénisse Sa Majesté !
Et tous ces hommes, qui étaient entrés furieux,
passant de la colère à la pitié, bénirent à leur tour
l’enfant royal.
– Maintenant, dit Planchet, remercions la
reine, mes amis, et retirons-nous.
Tous s’inclinèrent et sortirent peu à peu et
sans bruit, comme ils étaient entrés. Planchet,
entré le premier, sortait le dernier.
La reine l’arrêta.
– Comment vous nommez-vous, mon ami ? lui
dit-elle.
Planchet se retourna fort étonné de la question.
– Oui, dit la reine, je me tiens tout aussi
honorée de vous avoir reçu ce soir que si vous
étiez un prince, et je désire savoir votre nom.
« Oui, pensa Planchet, pour me traiter comme
un prince, merci ! »
D’Artagnan frémit que Planchet, séduit

151
comme le corbeau de la fable1, ne dît son nom, et
que la reine, sachant son nom, ne sût que
Planchet lui avait appartenu.
– Madame, répondit respectueusement
Planchet, je m’appelle Dulaurier2 pour vous
servir.
– Merci, monsieur Dulaurier, dit la reine, et
que faites-vous ?
– Madame, je suis marchand drapier dans la
rue des Bourdonnais.
– Voilà tout ce que je voulais savoir, dit la
reine ; bien obligée, mon cher monsieur
Dulaurier, vous entendrez parler de moi.
« Allons, allons, murmura d’Artagnan en
sortant de derrière son rideau, décidément maître
Planchet n’est point un sot, et l’on voit bien qu’il
a été élevé à bonne école. »
Les différents acteurs de cette scène étrange

1
« Le Corbeau et le Renard », Fables, livre I, II : « Et pour
montrer sa belle voix… »
2
Nom historique : voir Mme de Motteville, Mémoires.

152
restèrent un instant en face les uns des autres sans
dire une seule parole, la reine debout près de la
porte, d’Artagnan à moitié sorti de sa cachette, le
roi soulevé sur son coude et prêt à retomber sur
son lit au moindre bruit qui indiquerait le retour
de toute cette multitude ; mais, au lieu de se
rapprocher, le bruit s’éloigna de plus en plus et
finit par s’éteindre tout à fait.
La reine respira ; d’Artagnan essuya son front
humide ; le roi se laissa glisser en bas de son lit
en disant :
– Partons.
En ce moment La Porte reparut.
– Eh bien ? demanda la reine.
– Eh bien, madame, répondit le valet de
chambre, je les ai suivis jusqu’aux grilles ; ils ont
annoncé à tous leurs camarades qu’ils ont vu le
roi et que la reine leur a parlé, de sorte qu’ils
s’éloignent tout fiers et tout glorieux.
– Oh ! les misérables ! murmura la reine, ils
paieront cher leur hardiesse, c’est moi qui le leur
promets !

153
Puis, se retournant vers d’Artagnan :
– Monsieur, dit-elle, vous m’avez donné ce
soir les meilleurs conseils que j’aie reçus de ma
vie. Continuez : que devons-nous faire
maintenant ?
– Monsieur La Porte, dit d’Artagnan, achevez
d’habiller Sa Majesté.
– Nous pouvons partir alors ? demanda la
reine.
– Quand Votre Majesté voudra ; elle n’a qu’à
descendre par l’escalier dérobé, elle me trouvera
à la porte.
– Allez, monsieur, dit la reine, je vous suis.
D’Artagnan descendit, le carrosse était à son
poste, le mousquetaire se tenait sur le siège.
D’Artagnan prit le paquet qu’il avait chargé
Bernouin de mettre aux pieds du mousquetaire.
C’était, on se le rappelle, le chapeau et le
manteau du cocher de M. de Gondy.
Il mit le manteau sur ses épaules et le chapeau
sur sa tête.

154
Le mousquetaire descendit du siège.
– Monsieur, dit d’Artagnan, vous allez rendre
la liberté à votre compagnon qui garde le cocher.
Vous monterez sur vos chevaux, vous irez
prendre, rue Tiquetonne, hôtel de La Chevrette,
mon cheval et celui de M. du Vallon, que vous
sellerez et harnacherez en guerre, puis vous
sortirez de Paris en les conduisant en main, et
vous vous rendrez au Cours-la-Reine. Si au
Cours-la-Reine vous ne trouviez plus personne,
vous pousseriez jusqu’à Saint-Germain. Service
du roi.
Le mousquetaire porta la main à son chapeau
et s’éloigna pour accomplir les ordres qu’il venait
de recevoir.
D’Artagnan monta sur le siège.
Il avait une paire de pistolets à sa ceinture, un
mousqueton sous ses pieds, son épée nue derrière
lui.
La reine parut ; derrière elle venaient le roi et
M. le duc d’Anjou, son frère.
– Le carrosse de M. le coadjuteur ! s’écria-t-

155
elle en reculant d’un pas.
– Oui, madame, dit d’Artagnan, mais montez
hardiment ; c’est moi qui le conduis.
La reine poussa un cri de surprise et monta
dans le carrosse. Le roi et Monsieur montèrent
après elle et s’assirent à ses côtés.
– Venez, La Porte, dit la reine.
– Comment, madame ! dit le valet de chambre,
dans le même carrosse que Vos Majestés ?
– Il ne s’agit pas ce soir de l’étiquette royale,
mais du salut du roi. Montez, La Porte !
La Porte obéit.
– Fermez les mantelets, dit d’Artagnan.
– Mais cela n’inspirera-t-il pas de la défiance,
monsieur ? demanda la reine.
– Que Votre Majesté soit tranquille, dit
d’Artagnan, j’ai ma réponse prête.
On ferma les mantelets et on partit au galop
par la rue de Richelieu. En arrivant à la porte, le
chef du poste s’avança à la tête d’une douzaine
d’hommes et tenant une lanterne à la main.

156
D’Artagnan lui fit signe d’approcher.
– Reconnaissez-vous la voiture ? dit-il au
sergent.
– Non, répondit celui-ci.
– Regardez les armes.
Le sergent approcha sa lanterne du panneau.
– Ce sont celles de M. le coadjuteur ! dit-il.
– Chut ! il est en bonne fortune avec Mme de
Guéménée1.
Le sergent se mit à rire.
– Ouvrez la porte, dit-il, je sais ce que c’est.
Puis, s’approchant du mantelet baissé :
– Bien du plaisir, monseigneur ! dit-il.
– Indiscret ! cria d’Artagnan, vous me ferez
chasser.
La barrière cria sur ses gonds ; et d’Artagnan,
voyant le chemin ouvert, fouetta vigoureusement
ses chevaux qui partirent au grand trot.

1
Maîtresse, effectivement du cardinal.

157
Cinq minutes après on avait rejoint le carrosse
du cardinal.
– Mousqueton, cria d’Artagnan, relevez les
mantelets du carrosse de Sa Majesté.
– C’est lui, dit Porthos.
– En cocher ! s’écria Mazarin.
– Et avec le carrosse du coadjuteur ! dit la
reine.
– Corpo di Dio ! monsou d’Artagnan, dit
Mazarin, vous valez votre pesant d’or !

158
56

Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un


deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze
louis, à vendre de la paille

Mazarin voulait partir à l’instant même pour


Saint-Germain, mais la reine déclara qu’elle
attendrait les personnes auxquelles elle avait
donné rendez-vous. Seulement, elle offrit au
cardinal la place de La Porte. Le cardinal accepta
et passa d’une voiture dans l’autre.
Ce n’était pas sans raison que le bruit s’était
répandu que le roi devait quitter Paris dans la
nuit : dix ou douze personnes étaient dans le
secret de cette fuite depuis six heures du soir, et,
si discrètes qu’elles eussent été, elles n’avaient pu
donner leurs ordres de départ sans que la chose
transpirât quelque peu. D’ailleurs, chacune de ces
personnes en avait une ou deux autres auxquelles

159
elle s’intéressait ; et comme on ne doutait point
que la reine ne quittât Paris avec de terribles
projets de vengeance, chacun avait averti ses
amis ou ses parents ; de sorte que la rumeur de ce
départ courut comme une traînée de poudre par
les rues de la ville.
Le premier carrosse qui arriva après celui de la
reine fut le carrosse de M. le Prince ; il contenait
M. de Condé, Mme la Princesse et Mme la
Princesse douairière. Toutes deux avaient été
réveillées au milieu de la nuit et ne savaient pas
de quoi il était question.
Le second contenait M. le duc d’Orléans, Mme
la duchesse, la Grande Mademoiselle et l’abbé de
La Rivière, favori inséparable et conseiller intime
du prince.
Le troisième contenait M. de Longueville et
M. le prince de Conti, frère et beau-frère de M. le
Prince. Ils mirent pied à terre, s’approchèrent du
carrosse du roi et de la reine, et présentèrent leurs
hommages à Sa Majesté.
La reine plongea son regard jusqu’au fond du
carrosse, dont la portière était restée ouverte, et

160
vit qu’il était vide.
– Mais où est donc Mme de Longueville ? dit-
elle.
– En effet, où est donc ma sœur ? demanda M.
le Prince.
– Mme de Longueville est souffrante, madame,
répondit le duc, et elle m’a chargé de l’excuser
près de Votre Majesté.
Anne lança un coup d’œil rapide à Mazarin,
qui répondit par un signe imperceptible de tête.
– Qu’en dites-vous ? demanda la reine.
– Je dis que c’est un otage pour les Parisiens,
répondit le cardinal.
– Pourquoi n’est-elle pas venue ? demanda
tout bas M. le Prince à son frère.
– Silence ! répondit celui-ci ; sans doute elle a
ses raisons.
– Elle nous perd, murmura le prince.
– Elle nous sauve, dit Conti.
Les voitures arrivaient en foule. Le maréchal
de La Meilleraie, le maréchal de Villeroy,

161
Guitaut, Villequier, Comminges, vinrent à la file ;
les deux mousquetaires arrivèrent à leur tour,
tenant les chevaux de d’Artagnan et de Porthos
en main. D’Artagnan et Porthos se mirent en
selle. Le cocher de Porthos remplaça d’Artagnan
sur le siège du carrosse royal, Mousqueton
remplaça le cocher, conduisant debout, pour
raison à lui connue, et pareil à l’Automédon
antique.
La reine, bien qu’occupée de mille détails,
cherchait des yeux d’Artagnan, mais le Gascon
s’était déjà replongé dans la foule avec sa
prudence accoutumée.
– Faisons l’avant-garde, dit-il à Porthos, et
ménageons-nous de bons logements à Saint-
Germain, car personne ne songera à nous. Je me
sens fort fatigué.
– Moi, dit Porthos, je tombe véritablement de
sommeil. Dire que nous n’avons pas eu la
moindre bataille. Décidément les Parisiens sont
bien sots.
– Ne serait-ce pas plutôt que nous sommes
bien habiles ? dit d’Artagnan.

162
– Peut-être.
– Et votre poignet, comment va-t-il ?
– Mieux ; mais croyez-vous que nous les
tenons cette fois-ci ?
– Quoi ?
– Vous, votre grade ; et moi, mon titre ?
– Ma foi ! oui, je parierais presque. D’ailleurs,
s’ils ne se souviennent pas, je les ferai souvenir.
– On entend la voix de la reine, dit Porthos. Je
crois qu’elle demande à monter à cheval.
– Oh ! elle le voudrait bien, elle ; mais...
– Mais quoi ?
– Mais le cardinal ne veut pas, lui. Messieurs,
continua d’Artagnan s’adressant aux deux
mousquetaires, accompagnez le carrosse de la
reine, et ne quittez pas les portières. Nous allons
faire préparer les logis.
Et d’Artagnan piqua vers Saint-Germain
accompagné de Porthos.
– Partons, messieurs ! dit la reine.

163
Et le carrosse royal se mit en route, suivi de
tous les autres carrosses et de plus de cinquante
cavaliers.
On arriva à Saint-Germain sans accident ; en
descendant du marchepied, la reine trouva M. le
Prince qui attendait debout et découvert pour lui
offrir la main.
– Quel réveil pour les Parisiens ! dit Anne
d’Autriche radieuse.
– C’est la guerre, dit le prince.
– Eh bien ! la guerre, soit. N’avons-nous pas
avec nous le vainqueur de Rocroy, de Nordlingen
et de Lens ?
Le prince s’inclina en signe de remerciement.
Il était trois heures du matin. La reine entra la
première dans le château ; tout le monde la
suivit : deux cents personnes à peu près l’avaient
accompagnée dans sa fuite.
– Messieurs, dit la reine en riant, logez-vous
dans le château, il est vaste et la place ne vous
manquera point ; mais, comme on ne comptait
pas y venir, on me prévient qu’il n’y a en tout que

164
trois lits, un pour le roi, un pour moi...
– Et un pour Mazarin, dit tout bas M. le
Prince.
– Et moi, je coucherai donc sur le plancher ?
dit Gaston d’Orléans avec un sourire très
inquiet...
– Non, monseigneur, dit Mazarin, car le
troisième lit est destiné à Votre Altesse.
– Mais vous ? demanda le prince.
– Moi, je ne me coucherai pas, dit Mazarin,
j’ai à travailler.
Gaston se fit indiquer la chambre où était le
lit, sans s’inquiéter de quelle façon se logerait sa
femme et sa fille.
– Eh bien, moi, je me coucherai, dit
d’Artagnan. Venez avec moi, Porthos.
Porthos suivit d’Artagnan avec cette profonde
confiance qu’il avait dans l’intellect de son ami.
Ils marchaient l’un à côté de l’autre sur la
place du château, Porthos regardant avec des
yeux ébahis d’Artagnan, qui calculait sur ses

165
doigts.
– Quatre cents à une pistole la pièce, quatre
cents pistoles.
– Oui, disait Porthos, quatre cents pistoles ;
mais qu’est-ce qui fait quatre cents pistoles ?
– Une pistole n’est pas assez, continua
d’Artagnan ; cela vaut un louis.
– Qu’est-ce qui vaut un louis ?
– Quatre cents, à un louis, font quatre cents
louis.
– Quatre cents ? dit Porthos.
– Oui, ils sont deux cents ; et il en faut au
moins deux par personne. À deux par personne,
cela fait quatre cents.
– Mais quatre cents quoi ?
– Écoutez, dit d’Artagnan.
Et comme il y avait là toutes sortes de gens
qui regardaient dans l’ébahissement l’arrivée de
la cour, il acheva sa phrase tout bas à l’oreille de
Porthos.
– Je comprends, dit Porthos, je comprends à

166
merveille, par ma foi ! Deux cents louis chacun,
c’est joli ; mais que dira-t-on ?
– On dira ce qu’on voudra ; d’ailleurs saura-t-
on que c’est nous ?
– Mais qui se chargera de la distribution ?
– Mousqueton n’est-il pas là ?
– Et ma livrée ! dit Porthos, on reconnaîtra ma
livrée.
– Il retournera son habit.
– Vous avez toujours raison, mon cher, s’écria
Porthos, mais où diable puisez-vous donc toutes
les idées que vous avez ?
D’Artagnan sourit.
Les deux amis prirent la première rue qu’ils
rencontrèrent ; Porthos frappa à la porte de la
maison de droite, tandis que d’Artagnan frappait
à la porte de la maison de gauche.
– De la paille ! dirent-ils.
– Monsieur, nous n’en avons pas, répondirent
les gens qui vinrent ouvrir, mais adressez-vous au
marchand de fourrages.

167
– Et où est-il, le marchand de fourrages ?
– La dernière grand-porte de la rue.
– À droite ou à gauche ?
– À gauche.
– Et y a-t-il encore à Saint-Germain d’autres
gens chez lesquels on en pourrait trouver ?
– Il y a l’aubergiste du Mouton Couronné, et
Gros-Louis le fermier.
– Où demeurent-ils ?
– Rue des Ursulines.
– Tous deux ?
– Oui.
– Très bien.
Les deux amis se firent indiquer la seconde et
la troisième adresse aussi exactement qu’ils
s’étaient fait indiquer la première ; puis
d’Artagnan se rendit chez le marchand de
fourrages et traita avec lui de cent cinquante
bottes de paille qu’il possédait, moyennant la
somme de trois pistoles. Il se rendit ensuite chez
l’aubergiste, où il trouva Porthos qui venait de

168
traiter de deux cents bottes pour une somme à
peu près pareille. Enfin le fermier Louis en mit
cent quatre-vingts à leur disposition. Cela faisait
un total de quatre cent trente.
Saint-Germain n’en avait pas davantage.
Toute cette rafle ne leur prit pas plus d’une
demi-heure. Mousqueton, dûment éduqué, fut mis
à la tête de ce commerce improvisé. On lui
recommanda de ne pas laisser sortir de ses mains
un fétu de paille au-dessous d’un louis la botte ;
on lui en confiait pour quatre cent trente louis.
Mousqueton secouait la tête et ne comprenait
rien à la spéculation des deux amis.
D’Artagnan, portant trois bottes de paille, s’en
retourna au château, où chacun, grelottant de
froid et tombant de sommeil, regardait
envieusement le roi, la reine et Monsieur sur
leurs lits de camp.
L’entrée de d’Artagnan dans la grande salle
produisit un éclat de rire universel ; mais
d’Artagnan n’eut pas même l’air de s’apercevoir
qu’il était l’objet de l’attention générale et se mit

169
à disposer avec tant d’habileté, d’adresse et de
gaieté sa couche de paille que l’eau en venait à la
bouche à tous ces pauvres endormis qui ne
pouvaient dormir.
– De la paille ! s’écrièrent-ils, de la paille ! où
trouve-t-on de la paille ?
– Je vais vous conduire, dit Porthos.
Et il conduisit les amateurs à Mousqueton, qui
distribuait généreusement les bottes à un louis la
pièce. On trouva bien que c’était un peu cher ;
mais quand on a bien envie de dormir, qui est-ce
qui ne paierait pas deux ou trois louis quelques
heures de bon sommeil ?
D’Artagnan cédait à chacun son lit, qu’il
recommença dix fois de suite ; et comme il était
censé avoir payé comme les autres sa botte de
paille un louis, il empocha ainsi une trentaine de
louis en moins d’une demi-heure. À cinq heures
du matin, la paille valait quatre-vingts livres la
botte, et encore n’en trouvait-on plus.
D’Artagnan avait eu le soin d’en mettre quatre
bottes de côté pour lui. Il prit dans sa poche la

170
clef du cabinet où il les avait cachées, et,
accompagné de Porthos, s’en retourna compter
avec Mousqueton, qui, naïvement et comme un
digne intendant qu’il était, leur remit quatre cent
trente louis et garda encore cent louis pour lui.
Mousqueton, qui ne savait rien de ce qui
s’était passé au château, ne comprenait pas
comment l’idée de vendre de la paille ne lui était
pas venue plus tôt.
D’Artagnan mit l’or dans son chapeau, et tout
en revenant fit son compte avec Porthos. Il leur
revenait à chacun deux cent quinze louis.
Porthos alors seulement s’aperçut qu’il n’avait
pas de paille pour son compte, il retourna auprès
de Mousqueton ; mais Mousqueton avait vendu
jusqu’à son dernier fétu, ne gardant rien pour lui-
même.
Il revint alors trouver d’Artagnan, lequel,
grâce à ses quatre bottes de paille, était en train
de confectionner, et en le savourant d’avance
avec délices, un lit si moelleux, si bien rembourré
à la tête, si bien couvert au pied, que ce lit eût fait
envie au roi lui-même, si le roi n’eût si bien

171
dormi dans le sien.
D’Artagnan, à aucun prix, ne voulut déranger
son lit pour Porthos ; mais moyennant quatre
louis que celui-ci lui compta, il consentit à ce que
Porthos couchât avec lui.
Il rangea son épée à son chevet, posa ses
pistolets à son côté, étendit son manteau à ses
pieds, plaça son feutre sur son manteau, et
s’étendit voluptueusement sur la paille qui
craquait. Déjà il caressait les doux rêves
qu’engendre la possession de deux cent dix-neuf
louis gagnés en un quart d’heure, quand une voix
retentit à la porte de la salle et le fit bondir.
– Monsieur d’Artagnan ! criait-elle, monsieur
d’Artagnan !
– Ici, dit Porthos, ici !
Porthos comprenait que si d’Artagnan s’en
allait, le lit lui resterait à lui tout seul.
Un officier s’approcha.
D’Artagnan se souleva sur son coude.
– C’est vous qui êtes monsieur d’Artagnan ?
dit-il.

172
– Oui, monsieur ; que me voulez-vous ?
– Je viens vous chercher.
– De quelle part ?
– De la part de Son Éminence.
– Dites à monseigneur que je vais dormir et
que je lui conseille en ami d’en faire autant.
– Son Éminence ne s’est pas couchée et ne se
couchera pas, et elle vous demande à l’instant
même.
« La peste étouffe le Mazarin, qui ne sait pas
dormir à propos ! murmura d’Artagnan. Que me
veut-il ? Est-ce pour me faire capitaine ? En ce
cas je lui pardonne. »
Et le mousquetaire se leva tout en
grommelant, prit son épée, son chapeau, ses
pistolets et son manteau, puis suivit l’officier,
tandis que Porthos, resté seul unique possesseur
du lit, essayait d’imiter les belles dispositions de
son ami.
– Monsou d’Artagnan, dit le cardinal en
apercevant celui qu’il venait d’envoyer chercher
si mal à propos, je n’ai point oublié avec quel

173
zèle vous m’avez servi, et je vais vous en donner
une preuve.
« Bon ! pensa d’Artagnan, cela s’annonce
bien. »
Mazarin regardait le mousquetaire et vit sa
figure s’épanouir.
– Ah ! monseigneur...
– Monsieur d’Artagnan, dit-il, avez-vous bien
envie d’être capitaine ?
– Oui, monseigneur.
– Et votre ami désire-t-il toujours être baron ?
– En ce moment-ci, monseigneur, il rêve qu’il
l’est !
– Alors, dit Mazarin, tirant d’un portefeuille la
lettre qu’il avait déjà montrée à d’Artagnan,
prenez cette dépêche et portez-la en Angleterre.
D’Artagnan regarda l’enveloppe : il n’y avait
point d’adresse.
– Ne puis-je savoir à qui je dois la remettre ?
– En arrivant à Londres, vous le saurez ; à
Londres seulement vous déchirerez la double

174
enveloppe.
– Et quelles sont mes instructions ?
– D’obéir en tout point à celui à qui cette lettre
est adressée.
D’Artagnan allait faire de nouvelles questions,
lorsque Mazarin ajouta :
– Vous partez pour Boulogne ; vous trouverez,
aux Armes d’Angleterre, un jeune gentilhomme
nommé M. Mordaunt.
– Oui, monseigneur, et que dois-je faire de ce
gentilhomme ?
– Le suivre jusqu’où il vous mènera.
D’Artagnan regarda le cardinal d’un air
stupéfait.
– Vous voilà renseigné, dit Mazarin ; allez !
– Allez ! c’est bien facile à dire, reprit
d’Artagnan ; mais pour aller il faut de l’argent et
je n’en ai pas.
– Ah ! dit Mazarin en se grattant l’oreille,
vous dites que vous n’avez pas d’argent ?
– Non, monseigneur.

175
– Mais ce diamant que je vous donnai hier
soir ?
– Je désire le conserver comme un souvenir de
votre Éminence.
Mazarin soupira.
– Il fait cher vivre en Angleterre,
monseigneur, et surtout comme envoyé
extraordinaire.
– Hein ! fit Mazarin, c’est un pays fort sobre et
qui vit de simplicité depuis la révolution ; mais
n’importe.
Il ouvrit un tiroir et prit une bourse.
– Que dites-vous de ces mille écus ?
D’Artagnan avança la lèvre inférieure d’une
façon démesurée.
– Je dis, monseigneur, que c’est peu, car je ne
partirai certainement pas seul.
– J’y compte bien, répondit Mazarin, M. du
Vallon vous accompagnera, le digne
gentilhomme ; car, après vous, mon cher monsou
d’Artagnan, c’est bien certainement l’homme de

176
France que j’aime et estime le plus.
– Alors, monseigneur, dit d’Artagnan en
montrant la bourse que Mazarin n’avait point
lâchée ; alors, si vous l’aimez et l’estimez tant,
vous comprenez...
– Soit ! à sa considération, j’ajouterai deux
cents écus.
« Ladre ! » murmura d’Artagnan...
– Mais à notre retour, au moins, ajouta-t-il tout
haut, nous pourrons compter, n’est-ce pas, M.
Porthos sur sa baronnie et moi sur mon grade ?
– Foi de Mazarin !
« J’aimerais mieux un autre serment », se dit
tout bas d’Artagnan ; puis tout haut :
– Ne puis-je, dit-il, présenter mes respects à Sa
Majesté la reine ?
– Sa Majesté dort, répondit vivement Mazarin,
et il faut que vous partiez sans délai ; allez donc,
monsieur.
– Encore un mot, monseigneur : si on se bat
où je vais, me battrai-je ?

177
– Vous ferez ce que vous ordonnera la
personne à laquelle je vous adresse.
– C’est bien, monseigneur, dit d’Artagnan en
allongeant la main pour recevoir le sac, et je vous
présente tous mes respects.
D’Artagnan mit lentement le sac dans sa large
poche et, se retournant vers l’officier :
– Monsieur, lui dit-il, voulez-vous bien aller
réveiller à son tour M. du Vallon de la part de
Son Éminence et lui dire que je l’attends aux
écuries ?
L’officier partit aussitôt avec un
empressement qui parut à d’Artagnan avoir
quelque chose d’intéressé.
Porthos venait de s’étendre à son tour dans son
lit, et il commençait à ronfler harmonieusement,
selon son habitude, lorsqu’il sentit qu’on fui
frappait sur l’épaule.
Il crut que c’était d’Artagnan et ne bougea
point.
– De la part du cardinal, dit l’officier.
– Hein ! dit Porthos en ouvrant de grands

178
yeux, que dites-vous ?
– Je dis que Son Éminence vous envoie en
Angleterre, et que M. d’Artagnan vous attend aux
écuries.
Porthos poussa un profond soupir, se leva, prit
son feutre, ses pistolets, son épée et son manteau,
et sortit en jetant un regard de regret sur le lit
dans lequel il s’était promis de si bien dormir.
À peine avait-il tourné le dos que l’officier y
était installé, et il n’avait point passé le seuil de la
porte que son successeur, à son tour, ronflait à
tout rompre. C’était bien naturel, il était seul dans
toute cette assemblée, avec le roi, la reine et
monseigneur Gaston d’Orléans, qui dormît gratis.

179
57

On a des nouvelles d’Aramis

D’Artagnan s’était rendu droit aux écuries. Le


jour venait de paraître ; il reconnut son cheval et
celui de Porthos attachés au râtelier, mais au
râtelier vide. Il eut pitié de ces pauvres animaux,
et s’achemina vers un coin de l’écurie où il voyait
reluire un peu de paille échappée sans doute à la
razzia de la nuit ; mais en rassemblant cette paille
avec le pied, le bout de sa botte rencontra un
corps rond qui, touché sans doute à un endroit
sensible, poussa un cri et se releva sur ses genoux
en se frottant les yeux. C’était Mousqueton, qui,
n’ayant plus de paille pour lui-même, s’était
accommodé de celle des chevaux.
– Mousqueton, dit d’Artagnan, allons, en
route ! en route !
Mousqueton, en reconnaissant la voix de l’ami

180
de son maître, se leva précipitamment, et en se
levant laissa choir quelques-uns des louis gagnés
illégalement pendant la nuit.
– Oh ! oh ! dit d’Artagnan en ramassant un
louis et en le flairant, voilà de l’or qui a une drôle
d’odeur, il sent la paille.
Mousqueton rougit si honnêtement et parut si
fort embarrassé, que le Gascon se mit à rire et lui
dit :
– Porthos se mettrait en colère, mon cher
monsieur Mousqueton, mais moi je vous
pardonne ; seulement rappelons-nous que cet or
doit nous servir de topique pour notre blessure, et
soyons gai, allons !
Mousqueton prit à l’instant même une figure
des plus hilares, sella avec activité le cheval de
son maître et monta sur le sien sans trop faire de
grimace. Sur ces entrefaites, Porthos arriva avec
une figure fort maussade, et fut on ne peut plus
étonné de trouver d’Artagnan résigné et
Mousqueton presque joyeux.
– Ah, çà, dit-il, nous avons donc, vous votre

181
grade, et moi ma baronnie ?
– Nous allons en chercher les brevets, dit
d’Artagnan, et à notre retour maître Mazarini les
signera.
– Et où allons-nous ? demanda Porthos.
– À Paris d’abord, répondit d’Artagnan ; j’y
veux régler quelques affaires.
– Allons à Paris, dit Porthos.
Et tous deux partirent pour Paris.
En arrivant aux portes ils furent étonnés de
voir l’attitude menaçante de la capitale. Autour
d’un carrosse brisé en morceaux le peuple
vociférait des imprécations, tandis que les
personnes qui avaient voulu fuir étaient
prisonnières, c’est-à-dire un vieillard et deux
femmes.
Lorsque au contraire d’Artagnan et Porthos
demandèrent l’entrée, il n’est sortes de caresses
qu’on ne leur fît. On les prenait pour des
déserteurs du parti royaliste, et on voulait se les
attacher.
– Que fait le roi ? demanda-t-on.

182
– Il dort.
– Et l’Espagnole ?
– Elle rêve.
– Et l’Italien maudit ?
– Il veille. Ainsi tenez-vous fermes ; car s’ils
sont partis, c’est bien certainement pour quelque
chose. Mais comme, au bout du compte, vous
êtes les plus forts, continua d’Artagnan, ne vous
acharnez pas après des femmes et des vieillards,
et prenez-vous-en aux causes véritables.
Le peuple entendit ces paroles avec plaisir et
laissa aller les dames, qui remercièrent
d’Artagnan par un éloquent regard.
– Maintenant, en avant ! dit d’Artagnan.
Et ils continuèrent leur chemin, traversant les
barricades, enjambant les chaînes, poussés,
interrogés, interrogeant.
À la place du Palais-Royal, d’Artagnan vit un
sergent qui faisait faire l’exercice à cinq ou six
cents bourgeois : c’était Planchet qui utilisait au
profit de la milice urbaine ses souvenirs du
régiment de Piémont.

183
En passant devant d’Artagnan, il reconnut son
ancien maître.
– Bonjour, monsieur d’Artagnan, dit Planchet
d’un air fier.
– Bonjour, monsieur Dulaurier, répondit
d’Artagnan.
Planchet s’arrêta court, fixant sur d’Artagnan
de grands yeux ébahis ; le premier rang, voyant
son chef s’arrêter, s’arrêta à son tour, ainsi de
suite jusqu’au dernier.
– Ces bourgeois sont affreusement ridicules,
dit d’Artagnan à Porthos.
Et il continua son chemin.
Cinq minutes après, il mettait pied à terre à
l’hôtel de La Chevrette.
La belle Madeleine se précipita au-devant de
d’Artagnan.
– Ma chère Mme Turquaine, dit d’Artagnan, si
vous avez de l’argent, enfouissez-le vite, si vous
avez des bijoux, cachez-les promptement, si vous
avez des débiteurs, faites-vous payer ; si vous
avez des créanciers, ne les payez pas.

184
– Pourquoi cela ? demanda Madeleine.
– Parce que Paris va être réduit en cendres ni
plus ni moins que Babylone, dont vous avez sans
doute entendu parler1.
– Et vous me quittez dans un pareil moment ?
– À l’instant même, dit d’Artagnan.
– Et où allez-vous ?
– Ah ! si vous pouvez me le dire, vous me
rendrez un véritable service.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
– Avez-vous des lettres pour moi ? demanda
d’Artagnan en faisant signe de la main à son
hôtesse qu’elle devait s’épargner les
lamentations, attendu que les lamentations
seraient superflues.
– Il y en a une qui vient justement d’arriver.
Et elle donna la lettre à d’Artagnan.
– D’Athos ! s’écria d’Artagnan en
reconnaissant l’écriture ferme et allongée de leur

1
Apocalypse, XIV, 8 ; XVI, 19 ; XVII, 5 ; XVIII, 2, 10, 21.

185
ami.
– Ah ! fit Porthos, voyons un peu quelles
choses il dit.
D’Artagnan ouvrit la lettre et lut :

Cher d’Artagnan, cher du Vallon, mes bons


amis, peut-être recevez-vous de mes nouvelles
pour la dernière fois. Aramis et moi nous sommes
bien malheureux ; mais Dieu, notre courage et le
souvenir de notre amitié nous soutiennent.
Pensez bien à Raoul. Je vous recommande les
papiers qui sont à Blois, et dans deux mois et
demi, si vous n’avez pas reçu de nos nouvelles,
prenez-en connaissance. Embrassez le vicomte de
tout votre cœur pour votre ami dévoué,
ATHOS.

– Je le crois pardieu bien, que je l’embrasserai,


dit d’Artagnan, avec cela qu’il est sur notre route,
et s’il a le malheur de perdre notre pauvre Athos,
de ce jour, il devient mon fils.
– Et moi, dit Porthos, je le fais mon légataire

186
universel.
– Voyons, que dit encore Athos ?

Si vous rencontrez par les routes un M.


Mordaunt, défiez-vous-en. Je ne puis vous en dire
davantage dans ma lettre.

– M. Mordaunt ! dit avec surprise d’Artagnan.


– M. Mordaunt, c’est bon, dit Porthos, on s’en
souviendra. Mais voyez donc, il y a un post-
scriptum d’Aramis.
– En effet, dit d’Artagnan.
Et il lut :

Nous vous cachons le lieu de notre séjour,


chers amis, connaissant votre dévouement
fraternel, et sachant bien que vous viendriez
mourir avec nous.

– Sacrebleu ! interrompit Porthos avec une

187
explosion de colère qui fit bondir Mousqueton à
l’autre bout de la chambre, sont-ils donc en
danger de mort ?
D’Artagnan continua :

Athos vous lègue Raoul, et moi je vous lègue


une vengeance. Si vous mettez par bonheur la
main sur un certain Mordaunt, dites à Porthos de
l’emmener dans un coin et de lui tordre le cou. Je
n’ose vous en dire davantage dans une lettre.
ARAMIS.

– Si ce n’est que cela, dit Porthos, c’est facile


à faire.
– Au contraire, dit d’Artagnan d’un air
sombre, c’est impossible.
– Et pourquoi cela ?
– C’est justement ce M. Mordaunt que nous
allons rejoindre à Boulogne et avec lequel nous
passons en Angleterre.
– Eh bien ! si au lieu d’aller rejoindre ce M.

188
Mordaunt, nous allions rejoindre nos amis ? dit
Porthos avec un geste capable d’épouvanter une
armée.
– J’y ai bien pensé, dit d’Artagnan ; mais la
lettre n’a ni date ni timbre.
– C’est juste, dit Porthos.
Et il se mit à errer dans la chambre comme un
homme égaré, gesticulant et tirant à tout moment
son épée au tiers du fourreau.
Quant à d’Artagnan, il restait debout comme
un homme consterné, et la plus profonde
affliction se peignait sur son visage.
– Ah ! c’est mal, disait-il ; Athos nous insulte ;
il veut mourir seul, c’est mal.
Mousqueton, voyant ces deux grands
désespoirs, fondait en larmes dans son coin.
– Allons, dit d’Artagnan, tout cela ne mène à
rien. Partons, allons embrasser Raoul comme
nous avons dit, et peut-être aura-t-il reçu des
nouvelles d’Athos.
– Tiens, c’est une idée, dit Porthos ; en vérité,
mon cher d’Artagnan, je ne sais pas comment

189
vous faites, mais vous êtes plein d’idées. Allons
embrasser Raoul.
– Gare à celui qui regarderait mon maître de
travers en ce moment, dit Mousqueton, je ne
donnerais pas un denier de sa peau.
On monta à cheval et l’on partit. En arrivant à
la rue Saint-Denis, les amis trouvèrent un grand
concours de peuple. C’était M. de Beaufort qui
venait d’arriver du Vendômois et que le
coadjuteur montrait aux Parisiens émerveillés et
joyeux1.
Avec M. de Beaufort, ils se regardaient
désormais comme invincibles.
Les deux amis prirent par une petite rue pour
ne pas rencontrer le prince et gagnèrent la
barrière Saint-Denis.
– Est-il vrai, dirent les gardes aux deux
cavaliers, que M. de Beaufort est arrivé dans
Paris ?

1
Beaufort arriva à Paris le 13 janvier 1649, c’est-à-dire
avant le départ du roi pour Saint-Germain.

190
– Rien de plus vrai, dit d’Artagnan et la
preuve, c’est qu’il nous envoie au-devant de M.
de Vendôme, son père, qui va arriver à son tour.
– Vive M. de Beaufort ! crièrent les gardes.
Et ils s’écartèrent respectueusement pour
laisser passer les envoyés du grand prince.
Une fois hors barrière, la route fut dévorée par
ces gens qui ne connaissaient ni fatigue ni
découragement ; leurs chevaux volaient, et eux ne
cessaient de parler d’Athos et d’Aramis.
Mousqueton souffrait tous les tourments
imaginables, mais l’excellent serviteur se
consolait en pensant que ses deux maîtres
éprouvaient bien d’autres souffrances. Car il était
arrivé à regarder d’Artagnan comme son second
maître et lui obéissait même plus promptement et
plus correctement qu’à Porthos.
Le camp était entre Saint-Omer et Lambes1 ;
les deux amis firent un crochet jusqu’au camp et
apprirent en détail à l’armée la nouvelle de la

1
Lambes, dans l’arrondissement de Béthune.

191
fuite du roi et de la reine, qui était arrivée
sourdement jusque-là. Ils trouvèrent Raoul près
de sa tente, couché sur une botte de foin dont son
cheval tirait quelques bribes à la dérobée. Le
jeune homme avait les yeux rouges et semblait
abattu. Le maréchal de Grammont et le comte de
Guiche étaient revenus à Paris, et le pauvre
enfant se trouvait isolé.
Au bout d’un instant Raoul leva les yeux et vit
les deux cavaliers qui le regardaient ; il les
reconnut et courut à eux les bras ouverts.
– Oh ! c’est vous, chers amis ! s’écria-t-il, me
venez-vous chercher ? m’emmenez-vous avec
vous ? m’apportez-vous des nouvelles de mon
tuteur ?
– N’en avez-vous donc point reçu ? demanda
d’Artagnan au jeune homme.
– Hélas ! non, monsieur, et je ne sais en vérité
ce qu’il est devenu. De sorte, oh ! de sorte que je
suis inquiet à en pleurer.
Et effectivement deux grosses larmes roulaient
sur les joues brunies du jeune homme.

192
Porthos détourna la tête pour ne pas laisser
voir sur sa bonne grosse figure ce qui se passait
dans son cœur.
– Que diable ! dit d’Artagnan plus remué qu’il
ne l’avait été depuis bien longtemps, ne vous
désespérez point, mon ami ; si vous n’avez point
reçu de lettres du comte, nous avons reçu, nous...
une...
– Oh ! vraiment ? s’écria Raoul.
– Et bien rassurante même, dit d’Artagnan en
voyant la joie que cette nouvelle causait au jeune
homme.
– L’avez-vous ? demanda Raoul.
– Oui ; c’est-à-dire je l’avais, dit d’Artagnan
en faisant semblant de chercher ; attendez, elle
doit être là, dans ma poche ; il me parle de son
retour, n’est-ce pas, Porthos ?
Tout Gascon qu’il était, d’Artagnan ne voulait
pas prendre à lui seul le fardeau de ce mensonge.
– Oui, dit Porthos en toussant.
– Oh ! donnez-la-moi, dit le jeune homme.

193
– Eh ! je la lisais encore tantôt. Est-ce que je
l’aurai perdue ! Ah ! pécaïre, ma poche est
percée.
– Oh ! oui, monsieur Raoul, dit Mousqueton,
et la lettre était même très consolante ; ces
messieurs me l’ont lue et j’en ai pleuré de joie.
– Mais au moins, monsieur d’Artagnan, vous
savez où il est ? demanda Raoul à moitié
rasséréné.
– Ah ! voilà, dit d’Artagnan, certainement que
je le sais, pardieu ! mais c’est un mystère.
– Pas pour moi, je l’espère.
– Non, pas pour vous, aussi je vais vous dire
où il est.
Porthos regardait d’Artagnan avec ses gros
yeux étonnés.
« Où diable vais-je dire qu’il est pour qu’il
n’essaie pas d’aller le rejoindre ? » murmurait
d’Artagnan.
– Eh bien ! où est-il, monsieur ? demanda
Raoul de sa voix douce et caressante.

194
– Il est à Constantinople !
– Chez les Turcs ! s’écria Raoul effrayé. Bon
dieu ! que me dites-vous là ?
– Eh bien ! cela vous fait peur ? dit
d’Artagnan. Bah ! qu’est-ce que les Turcs pour
des hommes comme le comte de La Fère et
l’abbé d’Herblay ?
– Ah ! son ami est avec lui ? dit Raoul, cela
me rassure un peu.
« A-t-il de l’esprit, ce démon de
d’Artagnan ! » disait Porthos tout émerveillé de
la ruse de son ami.
– Maintenant, dit d’Artagnan pressé de
changer le sujet de la conversation, voilà
cinquante pistoles que M. le comte vous envoyait
par le même courrier. Je présume que vous
n’avez plus d’argent et qu’elles sont les
bienvenues.
– J’ai encore vingt pistoles, monsieur.
– Eh bien ! prenez toujours, cela vous en fera
soixante-dix.
– Et si vous en voulez davantage... dit Porthos

195
mettant la main à son gousset.
– Merci, dit Raoul en rougissant, merci mille
fois, monsieur.
En ce moment, Olivain parut à l’horizon.
– À propos, dit d’Artagnan de manière que le
laquais l’entendît, êtes-vous content d’Olivain ?
– Oui, assez comme cela.
Olivain fit semblant de n’avoir rien entendu et
entra dans la tente.
– Que lui reprochez-vous, à ce drôle-là ?
– Il est gourmand, dit Raoul.
– Oh ! monsieur ! dit Olivain reparaissant à
cette accusation.
– Il est un peu voleur.
– Oh ! monsieur, oh !
– Et surtout il est fort poltron.
– Oh ! oh ! oh ! monsieur, vous me
déshonorez, dit Olivain.
– Peste ! dit d’Artagnan, apprenez, maître
Olivain, que des gens tels que nous ne se font pas

196
servir par des poltrons. Volez votre maître,
mangez ses confitures et buvez son vin, mais, cap
de Diou ! ne soyez pas poltron, ou je vous coupe
les oreilles. Regardez monsieur Mousqueton,
dites-lui de vous montrer les blessures honorables
qu’il a reçues, et voyez ce que sa bravoure
habituelle a mis de dignité sur son visage.
Mousqueton était au troisième ciel et eût
embrassé d’Artagnan s’il l’eût osé ; en attendant,
il se promettait de se faire tuer pour lui si
l’occasion s’en présentait jamais.
– Renvoyez ce drôle, Raoul, dit d’Artagnan,
car s’il est poltron, il se déshonorera quelque
jour.
– Monsieur dit que je suis poltron, s’écria
Olivain, parce qu’il a voulu se battre l’autre jour
avec un cornette du régiment de Grammont, et
que j’ai refusé de l’accompagner.
– Monsieur Olivain, un laquais ne doit jamais
désobéir, dit sévèrement d’Artagnan.
Et le tirant à l’écart :
– Tu as bien fait, dit-il, si ton maître avait tort,

197
et voici un écu pour toi ; mais s’il est jamais
insulté et que tu ne te fasses pas couper en
quartiers près de lui, je te coupe la langue et je
t’en balaye la figure. Retiens bien ceci.
Olivain s’inclina et mit l’écu dans sa poche.
– Et maintenant, ami Raoul, dit d’Artagnan,
nous partons, M. du Vallon et moi, comme
ambassadeurs. Je ne puis vous dire dans quel but,
je n’en sais rien moi-même ; mais si vous avez
besoin de quelque chose, écrivez à Mme Madelon
Turquaine, à La Chevrette, rue Tiquetonne, et
tirez sur cette caisse comme sur celle d’un
banquier : avec ménagement toutefois, car je
vous préviens qu’elle n’est pas tout à fait si bien
garnie que celle de M. d’Emery.
Et ayant embrassé son pupille par intérim, il le
passa aux robustes bras de Porthos, qui
l’enlevèrent de terre et le tinrent un moment
suspendu sur le noble cœur du redoutable géant.
– Allons, dit d’Artagnan, en route.
Et ils repartirent pour Boulogne, où vers le
soir ils arrêtèrent leurs chevaux trempés de sueur

198
et blancs d’écume.
À dix pas de l’endroit où ils faisaient halte
avant d’entrer en ville était un jeune homme vêtu
de noir qui paraissait attendre quelqu’un, et qui,
du moment où il les avait vus paraître, n’avait
point cessé d’avoir les yeux fixés sur eux.
D’Artagnan s’approcha de lui, et voyant que
son regard ne le quittait pas :
– Hé ! dit-il, l’ami, je n’aime pas qu’on me
toise.
– Monsieur, dit le jeune homme sans répondre
à l’interpellation de d’Artagnan, ne venez-vous
pas de Paris, s’il vous plaît ?
D’Artagnan pensa que c’était un curieux qui
désirait avoir des nouvelles de la capitale.
– Oui, monsieur, dit-il d’un ton plus radouci.
– Ne devez-vous pas loger aux Armes
d’Angleterre ?
– Oui, monsieur.
– N’êtes-vous pas chargé d’une mission de la
part de Son Éminence M. le cardinal de

199
Mazarin ?
– Oui, monsieur.
– En ce cas, dit le jeune homme, c’est à moi
que vous avez affaire, je suis M. Mordaunt.
« Ah ! dit tout bas d’Artagnan, celui dont
Athos me dit de me méfier. »
« Ah ! murmura Porthos, celui qu’Aramis veut
que j’étrangle. »
Tous deux regardèrent attentivement le jeune
homme.
Celui-ci se trompa à l’expression de leur
regard.
– Douteriez-vous de ma parole ? dit-il ; en ce
cas je suis prêt à vous donner toute preuve.
– Non, monsieur, dit d’Artagnan, et nous nous
mettons à votre disposition.
– Eh bien ! messieurs, dit Mordaunt, nous
partirons sans retard ; car c’est aujourd’hui le
dernier jour de délai que m’avait demandé le

200
cardinal1. Mon bâtiment est prêt ; et, si vous
n’étiez venus, j’allais partir sans vous, car le
général Olivier Cromwell doit attendre mon
retour avec impatience.
– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, c’est donc au
général Olivier Cromwell que nous sommes
dépêchés ?
– N’avez-vous donc pas une lettre pour lui ?
demanda le jeune homme.
– J’ai une lettre dont je ne devais rompre la
double enveloppe qu’à Londres ; mais puisque
vous me dites à qui elle est adressée, il est inutile
que j’attende jusque-là.
D’Artagnan déchira l’enveloppe de la lettre.
Elle était en effet adressée : « À Monsieur
Olivier Cromwell, général des troupes de la
nation anglaise. »
– Ah ! fit d’Artagnan, singulière commission !
– Qu’est-ce que ce M. Olivier Cromwell ?

1
Dans la chronologie romanesque, dix jours séparent donc
les chapitres XL et LVII.

201
demanda tout bas Porthos.
– Un ancien brasseur, répondit d’Artagnan.
– Est-ce que le Mazarin voudrait faire une
spéculation sur la bière comme nous en avons fait
sur la paille ? demanda Porthos.
– Allons, allons, messieurs, dit Mordaunt
impatient, partons.
– Oh ! oh ! dit Porthos, sans souper ? Est-ce
que M. Cromwell ne peut pas bien attendre un
peu ?
– Oui, mais moi ? dit Mordaunt.
– Eh bien ! vous, dit Porthos, après ?
– Moi, je suis pressé.
– Oh ! si c’est pour vous, dit Porthos, la chose
ne me regarde pas, et je souperai avec votre
permission ou sans votre permission.
Le regard vague du jeune homme s’enflamma
et parut prêt à jeter un éclair, mais il se contint.
– Monsieur, continua d’Artagnan, il faut
excuser des voyageurs affamés. D’ailleurs notre
souper ne vous retardera pas beaucoup, nous

202
allons piquer jusqu’à l’auberge. Allez à pied
jusqu’au port, nous mangeons un morceau et
nous y sommes en même temps que vous.
– Tout ce qu’il vous plaira, messieurs, pourvu
que nous partions, dit Mordaunt.
– C’est bien heureux, murmura Porthos.
– Le nom du bâtiment ? demanda d’Artagnan.
– Le Standard.
– C’est bien. Dans une demi-heure nous
serons à bord.
Et tous deux, donnant de l’éperon à leurs
chevaux, piquèrent vers l’hôtel des Armes
d’Angleterre.
– Que dites-vous de ce jeune homme ?
demanda d’Artagnan tout en courant.
– Je dis qu’il ne me revient pas du tout, dit
Porthos, et que je me suis senti une rude
démangeaison de suivre le conseil d’Aramis.
– Gardez-vous-en, mon cher Porthos, cet
homme est un envoyé du général Cromwell, et ce
serait une façon de nous faire pauvrement

203
recevoir, je crois, que de lui annoncer que nous
avons tordu le cou à son confident.
– C’est égal, dit Porthos, j’ai toujours
remarqué qu’Aramis était homme de bon conseil.
– Écoutez, dit d’Artagnan, quand notre
ambassade sera finie...
– Après ?
– S’il nous reconduit en France...
– Eh bien ?
– Eh bien ! nous verrons.
Les deux amis arrivèrent sur ce à l’hôtel des
Armes d’Angleterre, où ils soupèrent de grand
appétit ; puis, incontinent, ils se rendirent sur le
port. Un brick était prêt à mettre à la voile ; et,
sur le pont de ce brick, ils reconnurent Mordaunt,
qui se promenait avec impatience.
– C’est incroyable, disait d’Artagnan, tandis
que la barque le conduisait à bord du Standard,
c’est étonnant comme ce jeune homme ressemble
à quelqu’un que j’ai connu, mais je ne puis dire à
qui.

204
Ils arrivèrent à l’escalier, et, un instant après,
ils furent embarqués.
Mais l’embarquement des chevaux fut plus
long que celui des hommes, et le brick ne put
lever l’ancre qu’à huit heures du soir.
Le jeune homme trépignait d’impatience et
commandait que l’on couvrit les mâts de voiles.
Porthos, éreinté de trois nuits sans sommeil et
d’une route de soixante-dix lieues faite à cheval,
s’était retiré dans sa cabine et dormait.
D’Artagnan, surmontant sa répugnance pour
Mordaunt, se promenait avec lui sur le pont et
faisait cent contes pour le forcer à parler.
Mousqueton avait le mal de mer.

205
58

L’Écossais, parjure à sa foi,


Pour un denier vendit son roi1.

Et, maintenant, il faut que nos lecteurs laissent


voguer tranquillement le Standard, non pas vers
Londres, où d’Artagnan et Porthos croient aller,
mais vers Durham, où des lettres reçues
d’Angleterre pendant son séjour à Boulogne
avaient ordonné à Mordaunt de se rendre, et nous
suivent au camp royaliste, situé en deçà de la
Tyne, auprès de la ville de Newcastle2.

1
Nous n’avons pas retrouvé l’origine de ce distique.
2
Durham est situé au sud de Newcastle-upon-Tyne, chef-
lieu du comté de Northumberland, où le Parlement envoya au
roi des propositions destinées à mettre fin à la guerre civile (13
juillet 1646). Charles Ier avait quitté Oxford le 27 avril et s’était
réfugié au camp de Newark par les Écossais le 5 mai (Newark-
on-Trent, au nord-est de Nottingham).

206
C’est là, placées entre deux rivières, sur la
frontière d’Écosse, mais sur le sol d’Angleterre,
que s’étalent les tentes d’une petite armée. Il est
minuit. Des hommes qu’on peut reconnaître à
leurs jambes nues, à leurs jupes courtes, à leurs
plaids bariolés et à la plume qui décore leur
bonnet pour des highlanders, veillent
nonchalamment. La lune, qui glisse entre deux
gros nuages, éclaire à chaque intervalle qu’elle
trouve sur sa route les mousquets des sentinelles
et découpe en vigueur les murailles, les toits et
les clochers de la ville que Charles Ier vient de
rendre aux troupes du Parlement ainsi qu’Oxford
et Newark, qui tenaient encore pour lui, dans
l’espoir d’un accommodement.
À l’une des extrémités du camp, près d’une
tente immense, pleine d’officiers écossais tenant
une espèce de conseil présidé par le vieux comte
de Lœwen, leur chef, un homme, vêtu en
cavalier, dort couché sur le gazon et la main
droite étendue sur son épée.
À cinquante pas de là, un autre homme, vêtu
aussi en cavalier, cause avec une sentinelle

207
écossaise ; et grâce à l’habitude qu’il paraît avoir,
quoique étranger, de la langue anglaise, il
parvient à comprendre les réponses que son
interlocuteur lui fait dans le patois du comté de
Perth1.
Comme une heure du matin sonnait à la ville
de Newcastle, le dormeur s’éveilla ; et après
avoir fait tous les gestes d’un homme qui ouvre
les yeux après un profond sommeil, il regarda
attentivement autour de lui : voyant qu’il était
seul il se leva, et, faisant un détour, alla passer
près du cavalier qui causait avec la sentinelle.
Celui-ci avait sans doute fini ses interrogations,
car après un instant il prit congé de cet homme et
suivit sans affectation la même route que le
premier cavalier que nous avons vu passer.
À l’ombre d’une tente placée sur le chemin,
l’autre l’attendait.
– Eh bien, mon cher ami ? lui dit-il dans le
plus pur français qui ait jamais été parlé de

1
Comté d’Écosse, dont la ville-capitale, Perth, a longtemps
été la capitale de l’Écosse.

208
Rouen à Tours.
– Eh bien, mon ami, il n’y a pas de temps à
perdre, et il faut prévenir le roi.
– Que se passe-t-il donc ?
– Ce serait trop long à vous dire ; d’ailleurs,
vous l’entendrez tout à l’heure. Puis le moindre
mot prononcé ici peut tout perdre. Allons trouver
milord de Winter.
Et tous deux s’acheminèrent vers l’extrémité
opposée du camp ; mais comme le camp ne
couvrait pas une surface de plus de cinq cents pas
carrés, ils furent bientôt arrivés à la tente de celui
qu’ils cherchaient.
– Votre maître dort-il, Tony ? dit en anglais
l’un des deux cavaliers à un domestique couché
dans un premier compartiment qui servait
d’antichambre.
– Non, monsieur le comte, répondit le laquais,
je ne crois pas, ou ce serait depuis bien peu de
temps, car il a marché pendant plus de deux
heures après avoir quitté le roi, et le bruit de ses
pas a cessé à peine depuis dix minutes ;

209
d’ailleurs, ajouta le laquais en levant la portière
de la tente, vous pouvez le voir.
En effet, de Winter était assis devant une
ouverture, pratiquée comme une fenêtre, qui
laissait pénétrer l’air de la nuit, et à travers
laquelle il suivait mélancoliquement des yeux la
lune, perdue, comme nous l’avons dit tout à
l’heure, au milieu de gros nuages noirs.
Les deux amis s’approchèrent de de Winter,
qui, la tête appuyée sur sa main, regardait le ciel ;
il ne les entendit pas venir et resta dans la même
attitude, jusqu’au moment où il sentit qu’on lui
posait la main sur l’épaule. Alors il se retourna,
reconnut Athos et Aramis, et leur tendit la main.
– Avez-vous remarqué, leur dit-il, comme la
lune est ce soir couleur de sang ?
– Non, dit Athos, elle m’a semblé comme à
l’ordinaire.
– Regardez, chevalier, dit de Winter.
– Je vous avoue, dit Aramis, que je suis
comme le comte de La Fère, et que je n’y vois
rien de particulier.

210
– Comte, dit Athos, dans une position aussi
précaire que la nôtre, c’est la terre qu’il faut
examiner, et non le ciel. Avez-vous étudié nos
Écossais et en êtes-vous sûr ?
– Les Écossais ? demanda de Winter ; quels
Écossais ?
– Eh ! les nôtres, pardieu ! dit Athos ; ceux
auxquels le roi s’est confié, les Écossais du comte
de Lœwen.
– Non, dit de Winter. Puis il ajouta : Ainsi,
dites-moi, vous ne voyez pas comme moi cette
teinte rougeâtre qui couvre le ciel ?
– Pas le moins du monde, dirent ensemble
Athos et Aramis.
– Dites-moi, continua de Winter toujours
préoccupé de la même idée, n’est-ce pas une
tradition en France, que, la veille du jour où il fut
assassiné, Henri IV, qui jouait aux échecs avec
M. de Bassompierre, vit des taches de sang sur
l’échiquier1 ?

1
« Le 9 au soir, Henri étant en train de jouer au trictrac, il

211
– Oui, dit Athos et le maréchal me l’a raconté
maintes fois à moi-même.
– C’est cela, murmura de Winter, et le
lendemain Henri IV fut tué.
– Mais quel rapport cette vision de Henri IV a-
t-elle avec vous, comte ? demanda Aramis.
– Aucune, messieurs, et en vérité je suis fou
de vous entretenir de pareilles choses, quand
votre entrée à cette heure dans ma tente
m’annonce que vous êtes porteurs de quelque
nouvelle importante.
– Oui, milord, dit Athos, je voudrais parler au
roi.
– Au roi ? mais le roi dort.
– J’ai à lui révéler des choses de conséquence.
– Ces choses ne peuvent-elles être remises à
demain ?

lui sembla plusieurs fois voir des taches de sang sur l’ivoire et
l’ébène. Il essaya de les essuyer avec son mouchoir (…) puis
ensuite en demandant à son partner s’il ne voyait pas comme lui
ces taches de sang », A. Dumas, Les Grands Hommes en robe
de chambre, Henri IV, p. 203.

212
– Il faut qu’il les sache à l’instant même, et
peut-être est-il déjà trop tard.
– Entrons, messieurs, dit de Winter.
La tente de de Winter était posée à côté de la
tente royale, une espèce de corridor
communiquait de l’une à l’autre. Ce corridor était
gardé non par une sentinelle, mais par un valet de
confiance de Charles Ier, afin qu’en cas urgent le
roi pût à l’instant même communiquer avec son
fidèle serviteur.
– Ces messieurs sont avec moi, dit de Winter.
Le laquais s’inclina et laissa passer.
En effet, sur un lit de camp, vêtu de son
pourpoint noir, chaussé de ses bottes longues, la
ceinture lâche et son feutre près de lui, le roi
Charles, cédant à un besoin irrésistible de
sommeil, s’était endormi. Les hommes
s’avancèrent, et Athos, qui marchait le premier,
considéra un instant en silence cette noble figure
si pâle, encadrée de ses longs cheveux noirs que
collait à ses tempes la sueur d’un mauvais
sommeil et que marbraient de grosses veines

213
bleues, qui semblaient gonflées de larmes sous
ses yeux fatigués.
Athos poussa un profond soupir ; ce soupir
réveilla le roi, tant il dormait d’un faible
sommeil.
Il ouvrit les yeux.
– Ah ? dit-il en se soulevant sur son coude,
c’est vous, comte de La Fère ?
– Oui, sire, répondit Athos.
– Vous veillez tandis que je dors, et vous
venez m’apporter quelque nouvelle ?
– Hélas ! sire, répondit Athos, Votre Majesté a
deviné juste.
– Alors, la nouvelle est mauvaise ? dit le roi
en souriant avec mélancolie.
– Oui, sire.
– N’importe, le messager est le bienvenu, et
vous ne pouvez entrer chez moi sans me faire
toujours plaisir. Vous dont le dévouement ne
connaît ni patrie, ni malheur, vous m’êtes envoyé
par Henriette ; quelle que soit la nouvelle que

214
vous m’apportez, parlez donc avec assurance.
– Sire, M. Cromwell est arrivé cette nuit à
Newcastle.
– Ah ! fit le roi, pour me combattre ?
– Non, sire, pour vous acheter.
– Que dites-vous ?
– Je dis, sire, qu’il est dû à l’armée écossaise
quatre cent mille livres sterling1.
– Pour solde arriérée, oui, je le sais. Depuis
près d’un an mes braves et fidèles Écossais se
battent pour l’honneur.
Athos sourit.
– Eh bien ! sire, quoique l’honneur soit une
belle chose, il se sont lassés de se battre pour lui,
et, cette nuit, ils vous ont vendu pour deux cent
mille livres, c’est-à-dire pour la moitié de ce qui
leur était dû.

1
À la suite de tractations avec Cromwell, le Parlement
écossais, auquel le roi avait été remis, décida de livrer le roi et
d’évacuer l’Écosse, contre le paiement d’une indemnité (30
janvier 1647) : deux cent mille livres.

215
– Impossible ! s’écria le roi, les Écossais
vendre leur roi pour deux cent mille livres !
– Les Juifs ont bien vendu leur Dieu pour
trente deniers.
– Et quel est le Judas qui a fait ce marché
infâme1 ?
– Le comte de Lœwen.
– En êtes-vous sûr, monsieur ?
– Je l’ai entendu de mes propres oreilles.
Le roi poussa un soupir profond, comme si
son cœur se brisait, et laissa tomber sa tête entre
ses mains.
– Oh ! les Écossais ! dit-il, les Écossais ! que
j’appelais mes fidèles ; les Écossais ! à qui je
m’étais confié, quand je pouvais fuir à Oxford ;
les Écossais ! mes compatriotes ; les Écossais !
mes frères ! Mais en êtes-vous bien sûr,
monsieur ?

1
Plus précisément, les grands prêtres juifs versèrent trente
pièces d’argent à Judas pour qu’il livre Jésus. Voir Matthieu,
XXVI, 14-16.

216
– Couché derrière la tente du comte de
Lœwen, dont j’avais soulevé la toile, j’ai tout vu,
tout entendu.
– Et quand doit se consommer cet odieux
marché ?
– Aujourd’hui, dans la matinée. Comme le
voit Votre Majesté, il n’y a pas de temps à perdre.
– Pour quoi faire, puisque vous dites que je
suis vendu ?
– Pour traverser la Tyne, pour gagner
l’Écosse, pour rejoindre lord Montrose1, qui ne
vous vendra pas, lui.
– Et que ferais-je en Écosse ? Une guerre de
partisans ? Une pareille guerre est indigne d’un
roi.
– L’exemple de Robert Bruce est là pour vous
absoudre, sire.
– Non, non ! il y a trop longtemps que je
lutte ; s’ils m’ont vendu, qu’ils me livrent, et que
la honte éternelle de leur trahison retombe sur

1
Lord Montrose est alors en Hollande.

217
eux.
– Sire, dit Athos, peut-être est-ce ainsi que
doit agir un roi, mais ce n’est point ainsi que doit
agir un époux et un père. Je suis venu au nom de
votre femme et de votre fille, et, au nom de votre
femme et de votre fille et des deux autres enfants
que vous avez encore à Londres, je vous dis :
Vivez, sire, Dieu le veut !
Le roi se leva, resserra sa ceinture, ceignit son
épée, et essuyant d’un mouchoir son front
mouillé de sueur :
– Eh bien ! dit-il, que faut-il faire ?
– Sire, avez-vous dans toute l’armée un
régiment sur lequel vous puissiez compter ?
– De Winter, dit le roi, croyez-vous à la
fidélité du vôtre ?
– Sire, ce ne sont que des hommes, et les
hommes sont devenus bien faibles ou bien
méchants. Je crois à leur fidélité, mais je n’en
réponds pas ; je leur confierais ma vie, mais
j’hésite à leur confier celle de Votre Majesté.
– Eh bien ! dit Athos, à défaut de régiment,

218
nous sommes trois hommes dévoués, nous
suffirons. Que Votre Majesté monte à cheval,
qu’elle se place au milieu de nous, nous
traversons la Tyne, nous gagnons l’Écosse, et
nous sommes sauvés.
– Est-ce votre avis, de Winter ? demanda le
roi.
– Oui, sire.
– Est-ce le vôtre, monsieur d’Herblay ?
– Oui, sire.
– Qu’il soit donc fait ainsi que vous le voulez.
De Winter, donnez les ordres.
De Winter sortit ; pendant ce temps, le roi
acheva sa toilette. Les premiers rayons du jour
commençaient à filtrer à travers les ouvertures de
la tente lorsque de Winter entra.
– Tout est prêt, sire, dit-il.
– Et nous ? demanda Athos.
– Grimaud et Blaisois vous tiennent vos
chevaux tout sellés.
– En ce cas, dit Athos, ne perdons pas un

219
instant et partons.
– Partons, dit le roi.
– Sire, dit Aramis, Votre Majesté ne prévient-
elle pas ses amis ?
– Mes amis, dit Charles Ier en secouant
tristement la tête, je n’en ai plus d’autres que
vous trois. Un ami de vingt ans qui ne m’a jamais
oublié ; deux amis de huit jours que je n’oublierai
jamais. Venez, messieurs, venez.
Le roi sortit de sa tente et trouva effectivement
son cheval prêt. C’était un cheval isabelle qu’il
montait depuis trois ans et qu’il affectionnait
beaucoup.
Le cheval en le voyant hennit de plaisir.
– Ah ! dit le roi, j’étais injuste, et voilà encore,
sinon un ami, du moins un être qui m’aime. Toi,
tu me seras fidèle, n’est-ce pas, Arthus ?
Et comme s’il eût entendu ces paroles, le
cheval approcha ses naseaux fumants du visage
du roi, en relevant ses lèvres et en montrant
joyeusement ses dents blanches.
– Oui, oui, dit le roi en le flattant de la main ;

220
oui, c’est bien, Arthus, et je suis content de toi.
Et avec cette légèreté qui faisait du roi un des
meilleurs cavaliers de l’Europe, Charles se mit en
selle, et, se retournant vers Athos, Aramis et de
Winter :
– Eh bien ! messieurs, dit-il, je vous attends.
Mais Athos était debout, immobile, les yeux
fixés et la main tendue vers une ligne noire, qui
suivait le rivage de la Tyne et qui s’étendait sur
une longueur double de celle du camp.
– Qu’est-ce que cette ligne ? dit Athos, auquel
les dernières ténèbres de la nuit, luttant avec les
premiers rayons du jour, ne permettaient pas bien
de distinguer encore. Qu’est-ce que cette ligne ?
Je ne l’ai pas vue hier.
– C’est sans doute le brouillard qui s’élève de
la rivière, dit le roi.
– Sire, c’est quelque chose de plus compact
qu’une vapeur.
– En effet, je vois comme une barrière
rougeâtre, dit de Winter.
– C’est l’ennemi qui sort de Newcastle et qui

221
nous enveloppe, s’écria Athos.
– L’ennemi ! dit le roi.
– Oui, l’ennemi. Il est trop tard. Tenez !
tenez ! sous ce rayon de soleil, là, du côté de la
ville, voyez-vous reluire les côtes de fer ?
On appelait ainsi les cuirassiers dont
Cromwell avait fait ses gardes1.
– Ah ! dit le roi, nous allons savoir s’il est vrai
que mes Écossais me trahissent.
– Qu’allez-vous faire ? s’écria Athos.
– Leur donner l’ordre de charger et passer
avec eux sur le ventre de ces misérables rebelles.
Et le roi, piquant son cheval, s’élança vers la
tente du comte de Lœwen.
– Suivons-le, dit Athos.
– Allons, dit Aramis.

1
Le surnom de « Côtes de fer » (Ironsides) s’appliquait au
courage et à la discipline des soldats de Cromwell, mais ils ne
portaient pas de cuirasse. La paternité du surnom est attribuée à
Rupert, adversaire malheureux de Cromwell à la bataille de
Marston Moor (2 juillet 1642).

222
– Est-ce que le roi serait blessé ? dit de
Winter. Je vois à terre des taches de sang.
Et il s’élança sur la trace des deux amis. Athos
l’arrêta.
– Allez rassembler votre régiment, dit-il, je
prévois que nous en aurons besoin tout à l’heure.
De Winter tourna bride, et les deux amis
continuèrent leur route. En deux secondes le roi
était arrivé à la tente du général en chef de
l’armée écossaise. Il sauta à terre et entra.
Le général était au milieu des principaux
chefs.
– Le roi ! s’écrièrent-ils en se levant et en se
regardant avec stupéfaction.
En effet, Charles était debout devant eux, le
chapeau sur la tête, les sourcils froncés et
fouettant sa botte avec la cravache.
– Oui, messieurs, dit-il, le roi en personne ; le
roi qui vient vous demander compte de ce qui se
passe.
– Qu’y a-t-il donc, sire ? demanda le comte de
Lœwen.

223
– Il y a, monsieur, dit le roi, se laissant
emporter par la colère, que le général Cromwell
est arrivé cette nuit à Newcastle ; que vous le
savez et que je n’en suis pas averti ; il y a que
l’ennemi sort de la ville et nous ferme le passage
de la Tyne, que vos sentinelles ont dû voir ce
mouvement, et que je n’en suis pas averti ; il y a
que vous m’avez, par un infâme traité, vendu
deux cent mille livres sterling au Parlement, mais
que de ce traité au moins j’en suis averti. Voici ce
qu’il y a, messieurs ; répondez ou disculpez-vous,
car je vous accuse.
– Sire, balbutia le comte de Lœwen, sire,
Votre Majesté aura été trompée par quelque faux
rapport.
– J’ai vu de mes yeux l’armée ennemie
s’étendre entre moi et l’Écosse, dit Charles, et je
puis presque dire : J’ai entendu de mes propres
oreilles débattre les clauses du marché.
Les chefs écossais se regardèrent en fronçant
le sourcil à leur tour.
– Sire, murmura le comte de Lœwen courbé
sous le poids de la honte, sire, nous sommes prêts

224
à vous donner toutes preuves.
– Je n’en demande qu’une seule, dit le roi.
Mettez l’armée en bataille et marchons à
l’ennemi.
– Cela ne se peut pas, sire, dit le comte.
– Comment ! cela ne se peut pas ! et qui
empêche que cela se puisse ? s’écria Charles Ier.
– Votre Majesté sait bien qu’il y a trêve entre
nous et l’armée anglaise, répondit le comte.
– S’il y a trêve, l’armée anglaise l’a rompue en
sortant de la ville, contre les conventions qui l’y
tenaient enfermée ; or, je vous le dis, il faut
passer avec moi à travers cette armée et rentrer en
Écosse, et si vous ne le faites pas, eh bien !
choisissez entre les deux noms qui font les
hommes en mépris et en exécration aux autres
hommes : ou vous êtes des lâches, ou vous êtes
des traîtres !
Les yeux des Écossais flamboyèrent, et,
comme cela arrive souvent en pareille occasion,
ils passèrent de l’extrême honte à l’extrême
impudence, et deux chefs de clan s’avançant de

225
chaque côté du roi :
– Eh bien, oui, dirent-ils, nous avons promis
de délivrer l’Écosse et l’Angleterre de celui qui
depuis vingt-cinq ans boit le sang et l’or de
l’Angleterre et de l’Écosse. Nous avons promis,
et nous tenons nos promesses. Roi Charles Stuart,
vous êtes notre prisonnier.
Et tous deux étendirent en même temps la
main pour saisir le roi ; mais avant que le bout de
leurs doigts touchât sa personne, tous deux
étaient tombés, l’un évanoui et l’autre mort.
Athos avait assommé l’un avec le pommeau
de son pistolet, et Aramis avait passé son épée au
travers du corps de l’autre.
Puis, comme le comte de Lœwen et les autres
chefs reculaient devant ce secours inattendu qui
semblait tomber du ciel à celui qu’ils croyaient
déjà leur prisonnier, Athos et Aramis entraînèrent
le roi hors de la tente parjure, où il s’était si
imprudemment aventuré, et sautant sur les
chevaux que les laquais tenaient préparés, tous
trois reprirent au galop le chemin de la tente
royale.

226
En passant ils aperçurent de Winter qui
accourait à la tête de son régiment. Le roi lui fit
signe de les accompagner.

227
59

Le vengeur

Tous quatre entrèrent dans la tente ; il n’y


avait point de plan de fait, il fallait en arrêter un.
Le roi se laissa tomber sur un fauteuil.
– Je suis perdu, dit-il.
– Non, sire, répondit Athos, vous êtes
seulement trahi.
Le roi poussa un profond soupir.
– Trahi, trahi par les Écossais, au milieu
desquels je suis né, que j’ai toujours préférés aux
Anglais ! Oh ! les misérables !
– Sire, dit Athos, ce n’est point l’heure des
récriminations, mais le moment de montrer que
vous êtes roi et gentilhomme. Debout, sire,
debout ! car vous avez du moins ici trois hommes
qui ne vous trahiront pas, vous pouvez être

228
tranquille. Ah ! si seulement nous étions cinq !
murmura Athos en pensant à d’Artagnan et à
Porthos.
– Que dites-vous ? demanda Charles en se
levant.
– Je dis, sire, qu’il n’y a plus qu’un moyen.
Milord de Winter répond de son régiment ou à
peu près, ne chicanons pas sur les mots : il se met
à la tête de ses hommes ; nous nous mettons,
nous, aux côtés de Sa Majesté, nous faisons une
trouée dans l’armée de Cromwell et nous
gagnons l’Écosse.
– Il y a encore un moyen, dit Aramis, c’est que
l’un de nous prenne le costume et le cheval du
roi : tandis qu’on s’acharnerait après celui-là, le
roi passerait peut-être.
– L’avis est bon, dit Athos, et si Sa Majesté
veut faire à l’un de nous cet honneur, nous lui en
serons bien reconnaissants.
– Que pensez-vous de ce conseil, de Winter ?
dit le roi, regardant avec admiration ces deux
hommes, dont l’unique préoccupation était

229
d’amasser sur leur tête les dangers qui le
menaçaient.
– Je pense, sire, que s’il y a un moyen de
sauver votre Majesté, monsieur d’Herblay vient
de le proposer. Je supplie donc bien humblement
Votre Majesté de faire promptement son choix,
car nous n’avons pas de temps à perdre.
– Mais si j’accepte, c’est la mort, c’est tout au
moins la prison pour celui qui prendra ma place.
– C’est l’honneur d’avoir sauvé son roi !
s’écria de Winter.
Le roi regarda son vieil ami les larmes aux
yeux, détacha le cordon du Saint-Esprit, qu’il
portait pour faire honneur aux deux Français qui
l’accompagnaient, et le passa au cou de de
Winter, qui reçut à genoux cette terrible marque
de l’amitié et de la confiance de son souverain.
– C’est juste, dit Athos : il y a plus longtemps
qu’il sert que nous.
Le roi entendit ces mots et se retourna les
larmes aux yeux.
– Messieurs, dit-il, attendez un instant, j’ai

230
aussi un cordon à donner à chacun de vous.
Puis il alla à une armoire où étaient renfermés
ses propres ordres, et prit deux cordons de la
Jarretière1.
– Ces ordres ne peuvent être pour nous, dit
Athos.
– Et pourquoi cela, monsieur ? demanda
Charles.
– Ces ordres sont presque royaux, et nous ne
sommes que de simples gentilshommes.
– Passez-moi en revue tous les trônes de la
terre, dit le roi, et trouvez-moi de plus grands
cœurs que les vôtres. Non, non, vous ne vous
rendez pas justice, messieurs, mais je suis là pour
vous la rendre, moi. À genoux, comte.
Athos s’agenouilla, le roi lui passa le cordon
de gauche à droite comme d’habitude, et levant
son épée, au lieu de la formule habituelle : Je
vous fais chevalier, soyez brave, fidèle et loyal, il

1
L’ordre, institué en 1648 par Edouard III, ne comptait que
vingt-cinq chevaliers.

231
dit :
– Vous êtes brave, fidèle et loyal, je vous fais
chevalier, monsieur le comte.
Puis se retournant vers Aramis :
– À votre tour, monsieur le chevalier, dit-il.
Et la même cérémonie recommença avec les
mêmes paroles, tandis que de Winter, aidé des
écuyers, détachait sa cuirasse de cuivre pour être
mieux pris pour le roi.
Puis, lorsque Charles en eut fini avec Aramis
comme il avait fini avec Athos, il les embrassa
tous deux.
– Sire, dit de Winter, qui, en face d’un grand
dévouement, avait repris toute sa force et tout son
courage, nous sommes prêts.
Le roi regarda les trois gentilshommes.
– Ainsi donc il faut fuir ? dit-il.
– Fuir à travers une armée, sire, dit Athos,
dans tous les pays du monde s’appelle charger.
– Je mourrai donc l’épée à la main, dit
Charles. Monsieur le comte, monsieur le

232
chevalier, si jamais je suis roi...
– Sire, vous nous avez déjà honorés plus qu’il
n’appartenait à de simples gentilshommes ; ainsi
la reconnaissance vient de nous. Mais ne perdons
pas de temps, car nous n’en avons déjà que trop
perdu.
Le roi leur tendit une dernière fois la main à
tous les trois, échangea son chapeau avec celui de
de Winter et sortit.
Le régiment de de Winter était rangé sur une
plate-forme qui dominait le camp ; le roi, suivi
des trois amis, se dirigea vers la plate-forme.
Le camp écossais semblait être éveillé enfin ;
les hommes étaient sortis de leurs tentes et
avaient pris leur rang comme pour la bataille.
– Voyez-vous, dit le roi, peut-être se
repentent-ils et sont-ils prêts à marcher.
– S’ils se repentent, sire, répondit Athos, ils
nous suivront.
– Bien ! dit le roi, que faisons-nous ?
– Examinons l’armée ennemie, dit Athos.

233
Les yeux du petit groupe se fixèrent à l’instant
même sur cette ligne qu’à l’aube du jour on avait
prise pour du brouillard, et que les premiers
rayons du soleil dénonçaient maintenant pour une
armée rangée en bataille. L’air était pur et
limpide comme il est d’ordinaire à cette heure de
la matinée. On distinguait parfaitement les
régiments, les étendards et jusqu’à la couleur des
uniformes et des chevaux.
Alors on vit sur une petite colline, un peu en
avant du front ennemi, apparaître un homme
petit, trapu et lourd ; cet homme était entouré de
quelques officiers. Il dirigea une lunette sur le
groupe dont le roi faisait partie.
– Cet homme connaît-il personnellement
Votre Majesté1 ? demanda Aramis.
Charles sourit.
– Cet homme, c’est Cromwell, dit-il.
– Alors, abaissez votre chapeau, sire, qu’il ne

1
Cromwell avait vu Charles Ier à la Chambre des communes
lorsque le roi y était venu réclamer cinq parlementaires accusés
de haute trahison (4 janvier 1642).

234
s’aperçoive pas de la substitution.
– Ah ! dit Athos, nous avons perdu bien du
temps.
– Alors, dit le roi, en avant ! et partons.
– Le donnez-vous, sire ? demanda Athos.
– Non, je vous nomme mon lieutenant général,
dit le roi.
– Écoutez alors, milord de Winter, dit Athos ;
éloignez-vous, sire, je vous prie ; ce que nous
allons dire ne regarde pas Votre Majesté.
Le roi fit en souriant trois pas en arrière.
– Voici ce que je propose, continua Athos.
Nous divisons notre régiment en deux escadrons ;
vous vous mettez à la tête du premier ; Sa
Majesté et nous à la tête du second ; si rien ne
vient nous barrer le passage, nous chargeons tous
ensemble pour forcer la ligne ennemie et nous
jeter dans la Tyne, que nous traversons, soit à
gué, soit à la nage ; si au contraire on nous pousse
quelque obstacle sur le chemin, vous et vos
hommes vous vous faites tuer jusqu’au dernier,
nous et le roi nous continuons notre route : une

235
fois arrivés au bord de la rivière, fussent-ils sur
trois rangs d’épaisseur, si votre escadron fait son
devoir, cela nous regarde.
– À cheval ! dit de Winter.
– À cheval ! dit Athos, tout est prévu et
décidé.
– Alors, messieurs, dit le roi, en avant !
rallions-nous à l’ancien cri de France : Montjoie
et Saint-Denis ! Le cri de l’Angleterre est répété
maintenant par trop de traîtres.
On monta à cheval, le roi sur le cheval de de
Winter, de Winter sur le cheval du roi ; puis de
Winter se mit au premier rang du premier
escadron, et le roi, ayant Athos à sa droite et
Aramis à sa gauche, au premier rang du second.
Toute l’armée écossaise regardait ces
préparatifs avec l’immobilité et le silence de la
honte.
On vit quelques chefs sortir des rangs et briser
leurs épées.
– Allons, dit le roi, cela me console, ils ne sont
pas tous des traîtres.

236
En ce moment la voix de de Winter retentit :
– En avant ! criait-il.
Le premier escadron s’ébranla, le second le
suivit et descendit de la plate-forme. Un régiment
de cuirassiers à peu près égal en nombre se
développait derrière la colline et venait ventre à
terre au-devant de lui.
Le roi montra à Athos et à Aramis ce qui se
passait.
– Sire, dit Athos, le cas est prévu, et si les
hommes de de Winter font leur devoir, cet
événement nous sauve au lieu de nous perdre.
En ce moment on entendit, par-dessus tout le
bruit que faisaient les chevaux en galopant et
hennissant, de Winter qui criait :
– Sabre en main !
Tous les sabres à ce commandement sortirent
du fourreau et parurent comme des éclairs.
– Allons, messieurs, cria le roi à son tour,
enivré par le bruit et par la vue, allons, messieurs,
sabre en main !

237
Mais à ce commandement, dont le roi donna
l’exemple, Athos et Aramis seuls obéirent.
– Nous sommes trahis, dit tout bas le roi.
– Attendons encore, dit Athos, peut-être n’ont-
ils pas reconnu la voix de Votre Majesté, et
attendent-ils l’ordre de leur chef d’escadron.
– N’ont-ils pas entendu celui de leur colonel !
Mais voyez ! s’écria le roi, arrêtant son cheval
d’une secousse qui le fit plier sur ses jarrets, et
saisissant la bride du cheval d’Athos.
– Ah ! lâches ! ah ! misérables ! ah ! traîtres !
criait de Winter, dont on entendait la voix, tandis
que ses hommes, quittant leurs rangs,
s’éparpillaient dans la plaine.
Une quinzaine d’hommes à peine étaient
groupés autour de lui et attendaient la charge des
cuirassiers de Cromwell.
– Allons mourir avec eux ! dit le roi.
– Allons mourir ! dirent Athos et Aramis.
– À moi tous les cœurs fidèles ! cria de
Winter.

238
Cette voix arriva jusqu’aux deux amis, qui
partirent au galop.
– Pas de quartier ! cria en français, et
répondant à la voix de de Winter, une voix qui les
fit tressaillir.
Quant à de Winter, au son de cette voix il
demeura pâle et comme pétrifié.
Cette voix, c’était celle d’un cavalier monté
sur un magnifique cheval noir, et qui chargeait en
tête du régiment anglais que, dans son ardeur, il
devançait de dix pas.
– C’est lui ! murmura de Winter les yeux fixes
et laissant pendre son épée à ses côtés.
– Le roi ! le roi ! crièrent plusieurs voix se
trompant au cordon bleu et au cheval isabelle de
de Winter ; prenez-le vivant !
– Non, ce n’est pas le roi ! s’écria le cavalier ;
ne vous y trompez pas. N’est-ce pas, milord de
Winter, que vous n’êtes pas le roi ? N’est-ce pas
que vous êtes mon oncle ?
Et en même temps, Mordaunt, car c’était lui,
dirigea le canon d’un pistolet contre de Winter.

239
Le coup partit ; la balle traversa la poitrine du
vieux gentilhomme, qui fit un bond sur sa selle et
retomba entre les bras d’Athos en murmurant :
– Le vengeur !
– Souviens-toi de ma mère, hurla Mordaunt en
passant outre, emporté qu’il était par le galop
furieux de son cheval.
– Misérable ! cria Aramis en lui lâchant un
coup de pistolet presque à bout portant et comme
il passait à côté de lui ; mais l’amorce seule prit
feu et le coup ne partit point.
En ce moment le régiment tout entier tomba
sur les quelques hommes qui avaient tenu, et les
deux Français furent entourés, pressés,
enveloppés. Athos, après s’être assuré que de
Winter était mort, lâcha le cadavre, et tirant son
épée :
– Allons, Aramis, pour l’honneur de la France.
Et les deux Anglais qui se trouvaient les plus
proches des deux gentilshommes tombèrent tous
deux frappés mortellement.
Au même instant un hourra terrible retentit et

240
trente lames étincelèrent au-dessus de leurs têtes.
Tout à coup un homme s’élance du milieu des
rangs anglais, qu’il bouleverse, bondit sur Athos,
l’enlace de ses bras nerveux, lui arrache son épée
en lui disant à l’oreille :
– Silence ! rendez-vous. Vous rendre à moi, ce
n’est pas vous rendre.
Un géant a aussi saisi les deux poignets
d’Aramis, qui essaie en vain de se soustraire à sa
formidable étreinte.
– Rendez-vous, lui dit-il en le regardant
fixement.
Aramis lève la tête, Athos se retourne.
– D’Art..., s’écria Athos dont le Gascon ferma
la bouche avec la main.
– Je me rends, dit Aramis en tendant son épée
à Porthos.
– Feu ! feu ! criait Mordaunt en revenant sur le
groupe où étaient les deux amis.
– Et pourquoi feu ? dit le colonel, tout le
monde s’est rendu.

241
– C’est le fils de Milady, dit Athos à
d’Artagnan.
– Je l’ai reconnu.
– C’est le moine, dit Porthos à Aramis.
– Je le sais.
En même temps les rangs commencèrent à
s’ouvrir. D’Artagnan tenait la bride du cheval
d’Athos, Porthos celle du cheval d’Aramis.
Chacun deux essayait d’entraîner son prisonnier
loin du champ de bataille.
Ce mouvement découvrit l’endroit où était
tombé le corps de de Winter. Avec l’instinct de la
haine, Mordaunt l’avait retrouvé, et le regardait,
penché sur son cheval, avec un sourire hideux.
Athos, tout calme qu’il était, mit la main à ses
fontes encore garnies de pistolets.
– Que faites-vous ? dit d’Artagnan.
– Laissez-moi le tuer.
– Pas un geste qui puisse faire croire que vous
le connaissez, ou nous sommes perdus tous
quatre.

242
Puis se retournant vers le jeune homme :
– Bonne prise ! s’écria-t-il, bonne prise ! ami
Mordaunt. Nous avons chacun le nôtre, M. du
Vallon et moi : des chevaliers de la Jarretière,
rien que cela.
– Mais, s’écria Mordaunt, regardant Athos et
Aramis avec des yeux sanglants, mais ce sont des
Français, ce me semble ?
– Je n’en sais ma foi rien. Êtes-vous Français,
monsieur ? demanda-t-il à Athos.
– Je le suis, répondit gravement celui-ci.
– Eh bien ! mon cher monsieur, vous voilà
prisonnier d’un compatriote.
– Mais le roi ? dit Athos avec angoisse, le roi ?
D’Artagnan serra vigoureusement la main de
son prisonnier et lui dit :
– Eh ! nous le tenons, le roi !
– Oui, dit Aramis, par une trahison infâme.
Porthos broya le poignet de son ami et lui dit
avec un sourire :
– Eh ! monsieur ! la guerre se fait autant par

243
l’adresse que par la force : regardez !
En effet on vit en ce moment l’escadron qui
devait protéger la retraite de Charles s’avancer à
la rencontre du régiment anglais, enveloppant le
roi, qui marchait seul à pied dans un grand espace
vide. Le prince était calme en apparence, mais on
voyait ce qu’il devait souffrir pour paraître
calme ; ainsi la sueur coulait de son front, et il
s’essuyait les tempes et les lèvres avec un
mouchoir qui chaque fois s’éloignait de sa
bouche teint de sang.
– Voilà Nabuchodonosor, s’écria un des
cuirassiers de Cromwell, vieux puritain, dont les
yeux s’enflammèrent à l’aspect de celui qu’on
appelait le tyran.
– Que dites-vous donc, Nabuchodonosor ? dit
Mordaunt avec un sourire effrayant. Non, c’est le
roi Charles Ier, le bon roi Charles qui dépouille
ses sujets pour en hériter.
Charles leva les yeux vers l’insolent qui
parlait ainsi, mais il ne le reconnut point.
Cependant la majesté calme et religieuse de son
visage fit baisser le regard de Mordaunt.

244
– Bonjour, messieurs, dit le roi aux deux
gentilshommes qu’il vit, l’un aux mains de
d’Artagnan, l’autre aux mains de Porthos. La
journée a été malheureuse, mais ce n’est point
votre faute, Dieu merci ! Où est mon vieux de
Winter !
Les deux gentilshommes tournèrent la tête et
gardèrent le silence.
– Cherche où est Strafford, dit la voix
stridente de Mordaunt.
Charles tressaillit : le démon avait frappé
juste. Strafford, c’était son remords éternel,
l’ombre de ses jours, le fantôme de ses nuits.
Le roi regarda autour de lui et vit un cadavre à
ses pieds. C’était celui de de Winter.
Charles ne jeta pas un cri, ne versa pas une
larme, seulement une pâleur plus livide s’étendit
sur son visage ; il mit un genou en terre, souleva
la tête de de Winter, l’embrassa au front, et
reprenant le cordon du Saint-Esprit qu’il lui avait
passé au cou, il le mit religieusement sur sa
poitrine.

245
– De Winter est donc tué ? demanda
d’Artagnan en fixant ses yeux sur le cadavre.
– Oui, dit Athos, et par son neveu.
– Allons ! c’est le premier de nous qui s’en va,
murmura d’Artagnan ; qu’il dorme en paix,
c’était un brave.
– Charles Stuart, dit alors le colonel du
régiment anglais en s’avançant vers le roi qui
venait de reprendre les insignes de la royauté,
vous rendez-vous notre prisonnier ?
– Colonel Thomlison, dit Charles, le roi ne se
rend point ; l’homme cède à la force, voilà tout1.
– Votre épée.
Le roi tira son épée et la brisa sur son genou.
En ce moment un cheval sans cavalier,
ruisselant d’écume, l’œil en flamme, les naseaux
ouverts, accourut, et reconnaissant son maître,
s’arrêta près de lui en hennissant de joie : c’était

1
Cette reddition est fictive : livré au Parlement anglais,
Charles Ier fut emprisonné à la forteresse d’Holmby (Holdenby
Castle ici, de février à juin 1647).

246
Arthus.
Le roi sourit, le flatta de la main et se mit
légèrement en selle.
– Allons, messieurs, dit-il, conduisez-moi où
vous voudrez.
Puis se retournant vivement :
– Attendez, dit-il ; il m’a semblé voir remuer
de Winter ; s’il vit encore, par ce que vous avez
de plus sacré, n’abandonnez pas ce noble
gentilhomme.
– Oh ! soyez tranquille, roi Charles, dit
Mordaunt, la balle a traversé le cœur.
– Ne soufflez pas un mot, ne faites pas un
geste, ne risquez pas un regard pour moi ni pour
Porthos, dit d’Artagnan à Athos et à Aramis, car
Milady n’est pas morte, et son âme vit dans le
corps de ce démon !
Et le détachement s’achemina vers la ville,
emmenant sa royale capture ; mais à moitié
chemin, un aide de camp du général Cromwell
apporta l’ordre au colonel Thomlison de conduire
le roi à Holdenby Castle.

247
En même temps les courriers partaient dans
toutes les directions pour annoncer à l’Angleterre
et à toute l’Europe que le roi Charles Stuart était
prisonnier du général Olivier Cromwell.

248
60

Olivier Cromwell

– Venez-vous chez le général ? dit Mordaunt à


d’Artagnan et à Porthos, vous savez qu’il vous a
mandés après l’action.
– Nous allons d’abord mettre nos prisonniers
en lieu de sûreté, dit d’Artagnan à Mordaunt.
Savez-vous, monsieur, que ces gentilshommes
valent chacun quinze cents pistoles ?
– Oh ! soyez tranquilles, dit Mordaunt en les
regardant d’un œil dont il essayait en vain de
réprimer la férocité, mes cavaliers les garderont,
et les garderont bien ; je vous réponds d’eux.
– Je les garderai encore mieux moi-même,
reprit d’Artagnan ; d’ailleurs, que faut-il ? une
bonne chambre avec des sentinelles, ou leur
simple parole qu’ils ne chercheront pas à fuir. Je

249
vais mettre ordre à cela, puis nous aurons
l’honneur de nous présenter chez le général et de
lui demander ses ordres pour Son Éminence.
– Vous comptez donc partir bientôt ? demanda
Mordaunt.
– Notre mission est finie et rien ne nous arrête
plus en Angleterre que le bon plaisir du grand
homme près duquel nous avons été envoyés.
Le jeune homme se mordit les lèvres, et se
penchant à l’oreille du sergent :
– Vous suivrez ces hommes, lui dit-il, vous ne
les perdrez pas de vue ; et quand vous saurez où
ils sont logés, vous reviendrez m’attendre à la
porte de la ville.
Le sergent fit signe qu’il serait obéi.
Alors, au lieu de suivre le gros des prisonniers
qu’on ramenait dans la ville, Mordaunt se dirigea
vers la colline d’où Cromwell avait regardé la
bataille et où il venait de faire dresser sa tente.
Cromwell avait défendu qu’on laissât pénétrer
personne près de lui : mais la sentinelle, qui
connaissait Mordaunt pour un des confidents les

250
plus intimes du général, pensa que la défense ne
regardait point le jeune homme.
Mordaunt écarta donc la toile de la tente et vit
Cromwell assis devant une table, la tête cachée
entre ses deux mains ; en outre, il lui tournait le
dos.
Soit qu’il entendît ou non le bruit que fit
Mordaunt en entrant, Cromwell ne se retourna
point.
Mordaunt resta debout près de la porte.
Enfin, au bout d’un instant, Cromwell releva
son front appesanti, et, comme s’il eût senti
instinctivement que quelqu’un était là, il tourna
lentement la tête.
– J’avais dit que je voulais être seul ! s’écria-t-
il en voyant le jeune homme.
– On n’a pas cru que cette défense me
regardât, monsieur, dit Mordaunt ; cependant, si
vous l’ordonnez, je suis prêt à sortir.
– Ah ! c’est vous, Mordaunt ! dit Cromwell,
éclaircissant, comme par la force de sa volonté, le
voile qui couvrait ses yeux ; puisque vous voilà,

251
c’est bien, restez.
– Je vous apporte mes félicitations.
– Vos félicitations ! et de quoi ?
– De la prise de Charles Stuart. Vous êtes le
maître de l’Angleterre maintenant.
– Je l’étais bien mieux il y a deux heures, dit
Cromwell.
– Comment cela, général ?
– L’Angleterre avait besoin de moi pour
prendre le tyran, maintenant le tyran est pris.
L’avez-vous vu ?
– Oui, monsieur, dit Mordaunt.
– Quelle attitude a-t-il ?
Mordaunt hésita, mais la vérité sembla sortir
de force de ses lèvres.
– Calme et digne, dit-il.
– Qu’a-t-il dit ?
– Quelques paroles d’adieu à ses amis.
« À ses amis ! murmura Cromwell ; il a donc
des amis, lui ? »

252
Puis tout haut :
– S’est-il défendu ?
– Non, monsieur, il a été abandonné de tous,
excepté de trois ou quatre hommes ; il n’y avait
donc pas moyen de se défendre.
– À qui a-t-il rendu son épée ?
– Il ne l’a pas rendue, il l’a brisée.
– Il a bien fait ; mais au lieu de la briser il eût
mieux fait encore de s’en servir avec plus
d’avantage.
Il y eut un instant de silence.
– Le colonel du régiment qui servait d’escorte
au roi, à Charles, a été tué, ce me semble ? dit
Cromwell en regardant fixement Mordaunt.
– Oui, monsieur.
– Par qui ? demanda Cromwell.
– Par moi.
– Comment se nommait-il ?
– Lord de Winter.
– Votre oncle ? s’écria Cromwell.

253
– Mon oncle ! reprit Mordaunt ; les traîtres à
l’Angleterre ne sont pas de ma famille.
Cromwell resta un instant pensif, regardant ce
jeune homme ; puis, avec cette profonde
mélancolie que peint si bien Shakespeare :
– Mordaunt, lui dit-il, vous êtes un terrible
serviteur.
– Quand le Seigneur ordonne, dit Mordaunt, il
n’y a pas à marchander avec ses ordres. Abraham
a levé le couteau sur Isaac, et Isaac était son fils.
– Oui, dit Cromwell, mais le Seigneur n’a pas
laissé s’accomplir le sacrifice.
– J’ai regardé autour de moi, dit Mordaunt, et
je n’ai vu ni bouc ni chevreau arrêté dans les
buissons de la plaine1.
Cromwell s’inclina.
– Vous êtes fort parmi les forts, Mordaunt, dit-

1
Génène, XXII, 1-13 : « […] Et Abraham leva ses yeux, et
regarda, et voici derrière lui un bélier retenu en un buisson par
les cornes. Lequel il prit et offrit en holocauste au lieu de son
fils. »

254
il. Et les Français, comment se sont-ils conduits ?
– En gens de cœur, monsieur, dit Mordaunt.
– Oui, oui, murmura Cromwell, les Français se
battent bien ; et, en effet, si ma lunette est bonne,
il me semble que je les ai vus au premier rang.
– Ils y étaient, dit Mordaunt.
– Après vous, cependant, dit Cromwell.
– C’est la faute de leurs chevaux et non la leur.
Il se fit encore un moment de silence.
– Et les Écossais ? demanda Cromwell.
– Ils ont tenu leur parole, dit Mordaunt, et
n’ont pas bougé.
– Les misérables ! murmura Cromwell.
– Leurs officiers demandent à vous voir,
monsieur.
– Je n’ai pas le temps. Les a-t-on payés ?
– Cette nuit.
– Qu’ils partent alors, qu’ils retournent dans
leurs montagnes, qu’ils y cachent leur honte, si
leurs montagnes sont assez hautes pour cela ; je

255
n’ai plus affaire à eux, ni eux à moi. Et
maintenant, allez, Mordaunt.
– Avant de m’en aller, dit Mordaunt, j’ai
quelques questions à vous adresser, monsieur, et
une demande à vous faire, mon maître.
– À moi ?
Mordaunt s’inclina :
– Je viens à vous, mon héros, mon protecteur,
mon père, et je vous dis : Maître, êtes-vous
content de moi ?
Cromwell le regarda avec étonnement.
Le jeune homme demeura impassible.
– Oui, dit Cromwell ; vous avez fait, depuis
que je vous connais, non seulement votre devoir,
mais encore plus que votre devoir, vous avez été
fidèle ami, adroit négociateur, bon soldat.
– Avez-vous souvenir, monsieur, que c’est
moi qui ai eu la première idée de traiter avec les
Écossais de l’abandon de leur roi ?
– Oui, la pensée vient de vous, c’est vrai ; je
ne poussais pas encore le mépris des hommes

256
jusque-là.
– Ai-je été bon ambassadeur en France ?
– Oui, et vous avez obtenu de Mazarin ce que
je demandais.
– Ai-je combattu toujours ardemment pour
votre gloire et vos intérêts ?
– Trop ardemment peut-être, c’est ce que je
vous reprochais tout à l’heure. Mais où voulez-
vous en venir avec toutes vos questions ?
– À vous dire, milord, que le moment est venu
où vous pouvez d’un mot récompenser tous mes
services.
– Ah ! fit Olivier avec un léger mouvement de
dédain ; c’est vrai, j’oubliais que tout service
mérite sa récompense, que vous m’avez servi et
que vous n’êtes pas encore récompensé.
– Monsieur, je puis l’être à l’instant même et
au-delà de mes souhaits.
– Comment cela ?
– J’ai le prix sous la main et je le tiens
presque.

257
– Et quel est ce prix ? demanda Cromwell.
Vous a-t-on offert de l’or ? Demandez-vous un
grade ? Désirez-vous un gouvernement ?
– Monsieur, m’accorderez-vous ma demande ?
– Voyons ce qu’elle est d’abord.
– Monsieur, lorsque vous m’avez dit : Vous
allez accomplir un ordre, vous ai-je jamais
répondu : Voyons cet ordre ?
– Si cependant votre désir était impossible à
réaliser.
– Lorsque vous avez eu un désir et que vous
m’avez chargé de son accomplissement, vous ai-
je jamais répondu : C’est impossible ?
– Mais une demande formulée avec tant de
préparation...
– Ah ! soyez tranquille, monsieur, dit
Mordaunt avec une simple expression, elle ne
vous minera pas.
– Eh bien donc, dit Cromwell, je vous promets
de faire droit à votre demande autant que la chose
sera en mon pouvoir ; demandez.

258
– Monsieur, répondit Mordaunt, on a fait ce
matin deux prisonniers, je vous les demande.
– Ils ont donc offert une rançon considérable ?
dit Cromwell.
– Je les crois pauvres, au contraire, monsieur.
– Mais ce sont donc des amis à vous ?
– Oui, monsieur, s’écria Mordaunt, ce sont des
amis à moi, de chers amis, et je donnerais ma vie
pour la leur.
– Bien, Mordaunt, dit Cromwell, reprenant,
avec un certain mouvement de joie, une meilleure
opinion du jeune homme ; bien, je te les donne, je
ne veux même pas savoir qui ils sont ; fais-en ce
que tu voudras.
– Merci, monsieur, s’écria Mordaunt, merci !
ma vie est désormais à vous, et en la perdant je
vous serai encore redevable ; merci, vous venez
de me payer magnifiquement de mes services.
Et il se jeta aux genoux de Cromwell, et,
malgré les efforts du général puritain, qui ne
voulait pas ou qui faisait semblant de ne pas
vouloir se laisser rendre cet hommage presque

259
royal, il prit sa main qu’il baisa.
– Quoi ! dit Cromwell, l’arrêtant à son tour au
moment où il se relevait, pas d’autres
récompenses ? Pas d’or ? Pas de grade ?
– Vous m’avez donné tout ce que vous
pouviez me donner, milord, et de ce jour je vous
tiens quitte du reste.
Et Mordaunt s’élança hors de la tente du
général avec une joie qui débordait de son cœur
et de ses yeux.
Cromwell le suivit du regard.
– Il a tué son oncle ! murmura-t-il ; hélas !
quels sont donc mes serviteurs ? Peut-être celui-
ci, qui ne me réclame rien ou qui semble ne rien
réclamer, a-t-il plus demandé devant Dieu que
ceux qui viendront réclamer l’or des provinces et
le pain des malheureux ; personne ne me sert
pour rien, Charles, qui est mon prisonnier, a peut-
être encore des amis, et moi je n’en ai pas.
Et il reprit en soupirant sa rêverie interrompue
par Mordaunt.

260
61

Les gentilshommes

Pendant que Mordaunt s’acheminait vers la


tente de Cromwell, d’Artagnan et Porthos
ramenaient leurs prisonniers dans la maison qui
leur avait été assignée pour logement à
Newcastle.
La recommandation faite par Mordaunt au
sergent n’avait point échappé au Gascon ; aussi
avait-il recommandé de l’œil à Athos et à Aramis
la plus sévère prudence. Aramis et Athos avaient
en conséquence marché silencieux près de leurs
vainqueurs ; ce qui ne leur avait pas été difficile,
chacun ayant assez à faire de répondre à ses
propres pensées.
Si jamais homme fut étonné, ce fut
Mousqueton, lorsque du seuil de la porte il vit
s’avancer les quatre amis suivis du sergent et

261
d’une dizaine d’hommes. Il se frotta les yeux, ne
pouvant se décider à reconnaître Athos et Aramis,
mais enfin force lui fut de se rendre à l’évidence.
Aussi allait-il se confondre en exclamations,
lorsque Porthos lui imposa silence d’un de ces
coups d’œil qui n’admettent pas de discussion.
Mousqueton resta collé le long de la porte,
attendant l’explication d’une chose si étrange ; ce
qui le bouleversait surtout, c’est que les quatre
amis avaient l’air de ne plus se reconnaître.
La maison dans laquelle d’Artagnan et Porthos
conduisirent Athos et Aramis était celle qu’ils
habitaient depuis la veille et qui leur avait été
donnée par le général Cromwell : elle faisait
l’angle d’une rue, avait une espèce de jardin et
des écuries en retour sur la rue voisine.
Les fenêtres du rez-de-chaussée, comme cela
arrive souvent dans les petites villes de province,
étaient grillées, de sorte qu’elles ressemblaient
fort à celles d’une prison.
Les deux amis firent entrer les prisonniers
devant eux et se tinrent sur le seuil après avoir
ordonné à Mousqueton de conduire les quatre

262
chevaux à l’écurie.
– Pourquoi n’entrons-nous pas avec eux ? dit
Porthos.
– Parce que, auparavant, répondit d’Artagnan,
il faut voir ce que nous veulent ce sergent et les
huit ou dix hommes qui l’accompagnent.
Le sergent et les huit ou dix hommes
s’établirent dans le petit jardin.
D’Artagnan leur demanda ce qu’ils désiraient
et pourquoi ils se tenaient là.
– Nous avons reçu l’ordre, dit le sergent, de
vous aider à garder vos prisonniers.
Il n’y avait rien à dire à cela, c’était au
contraire une attention délicate dont il fallait
avoir l’air de savoir gré à celui qui l’avait eue.
D’Artagnan remercia le sergent et lui donna une
couronne pour boire à la santé du général
Cromwell.
Le sergent répondit que les puritains ne
buvaient point et mit la couronne dans sa poche.
– Ah ! dit Porthos, quelle affreuse journée,
mon cher d’Artagnan !

263
– Que dites-vous là, Porthos, vous appelez une
affreuse journée celle dans laquelle nous avons
retrouvé nos amis !
– Oui, mais dans quelle circonstance !
Il est vrai que la conjoncture est
embarrassante, dit d’Artagnan ; mais n’importe,
entrons chez eux, et tâchons de voir clair un peu
dans notre position.
– Elle est fort embrouillée, dit Porthos, et je
comprends maintenant pourquoi Aramis me
recommandait si fort d’étrangler cet affreux
Mordaunt.
– Silence donc ! dit d’Artagnan, ne prononcez
pas ce nom.
– Mais, dit Porthos, puisque je parle français
et qu’ils sont anglais !
D’Artagnan regarda Porthos avec cet air
d’admiration qu’un homme raisonnable ne peut
refuser aux énormités de tout genre.
Puis, comme Porthos de son côté le regardait
sans rien comprendre à son étonnement,
d’Artagnan le poussa en lui disant :

264
– Entrons.
Porthos entra le premier, d’Artagnan le
second ; d’Artagnan referma soigneusement la
porte et serra successivement les deux amis dans
ses bras.
Athos était d’une tristesse mortelle. Aramis
regardait successivement Porthos et d’Artagnan
sans rien dire, mais son regard était si expressif,
que d’Artagnan le comprit.
– Vous voulez savoir comment il se fait que
nous sommes ici ? Eh ! mon Dieu ! c’est bien
facile à deviner, Mazarin nous a chargés
d’apporter une lettre au général Cromwell.
– Mais comment vous trouvez-vous à côté de
Mordaunt ? dit Athos, de Mordaunt, dont je vous
avais dit de vous défier, d’Artagnan.
– Et que je vous avais recommandé
d’étrangler, Porthos, dit Aramis.
– Toujours Mazarin. Cromwell l’avait envoyé
à Mazarin ; Mazarin nous a envoyés à Cromwell.
Il y a de la fatalité dans tout cela.
– Oui, vous avez raison, d’Artagnan, une

265
fatalité qui nous divise et qui nous perd. Ainsi,
mon cher Aramis, n’en parlons plus et préparons-
nous à subir notre sort.
– Sang-Diou ! parlons-en, au contraire, car il a
été convenu une fois pour toutes, que nous
sommes toujours ensemble, quoique dans des
causes opposées.
– Oh ! oui, bien opposées, dit en souriant
Athos ; car ici, je vous le demande, quelle cause
servez-vous ? Ah ! d’Artagnan, voyez à quoi le
misérable Mazarin vous emploie. Savez-vous de
quel crime vous vous êtes rendu coupable
aujourd’hui ? De la prise du roi, de son
ignominie, de sa mort.
– Oh ! oh ! dit Porthos, croyez-vous ?
– Vous exagérez, Athos, dit d’Artagnan, nous
n’en sommes pas là.
– Eh, mon Dieu ! nous y touchons, au
contraire. Pourquoi arrête-t-on un roi ? Quand on
veut le respecter comme un maître, on ne l’achète
pas comme un esclave. Croyez-vous que ce soit
pour le remettre sur le trône que Cromwell l’a

266
payé deux cent mille livres sterling ? Amis, ils le
tueront, soyez-en sûrs, et c’est encore le moindre
crime qu’ils puissent commettre. Mieux vaut
décapiter que souffleter un roi.
– Je ne vous dis pas non, et c’est possible
après tout, dit d’Artagnan ; mais que nous fait
tout cela ? Je suis ici, moi, parce que je suis
soldat, parce que je sers mes maîtres, c’est-à-dire
ceux qui me payent ma solde. J’ai fait serment
d’obéir et j’obéis ; mais vous qui n’avez pas fait
de serment, pourquoi êtes-vous ici, et quelle
cause y servez-vous ?
– La cause la plus sacrée qu’il y ait au monde,
dit Athos ; celle du malheur, de la royauté et de la
religion. Un ami, une épouse, une fille, nous ont
fait l’honneur de nous appeler à leur aide. Nous
les avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu
nous tiendra compte de la volonté à défaut du
pouvoir. Vous pouvez penser d’une autre façon,
d’Artagnan, envisager les choses d’une autre
manière, mon ami ; je ne vous en détourne pas,
mais je vous blâme.
– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, et que me fait au

267
bout du compte que M. Cromwell, qui est
Anglais, se révolte contre son roi, qui est
Écossais ? Je suis Français, moi, toutes ces
choses ne me regardent pas. Pourquoi donc
voudriez-vous m’en rendre responsable ?
– Au fait, dit Porthos.
– Parce que tous les gentilshommes sont
frères, parce que vous êtes gentilhomme, parce
que les rois de tous les pays sont les premiers
entre les gentilshommes, parce que la plèbe
aveugle, ingrate et bête prend toujours plaisir à
abaisser ce qui lui est supérieur ; et c’est vous,
vous, d’Artagnan, l’homme de la vieille
seigneurie, l’homme au beau nom, l’homme à la
bonne épée, qui avez contribué à livrer un roi à
des marchands de bière, à des tailleurs, à des
charretiers1 ! Ah ! d’Artagnan, comme soldat,
peut-être avez-vous fait votre devoir, mais
comme gentilhomme, vous êtes coupable, je vous
le dis.
D’Artagnan mâchonnait une tige de fleur, ne

1
Allusion à Cromwell, Pride et Joyce. Voir chap. XXXIX.

268
répondait pas et se sentait mal à l’aise ; car
lorsqu’il détournait son regard de celui d’Athos,
il rencontrait celui d’Aramis.
– Et vous, Porthos, continua le comte comme
s’il eût eu pitié de l’embarras de d’Artagnan ;
vous, le meilleur cœur, le meilleur ami, le
meilleur soldat que je connaisse ; vous que votre
âme faisait digne de naître sur les degrés d’un
trône, et qui tôt ou tard serez récompensé par un
roi intelligent ; vous, mon cher Porthos, vous,
gentilhomme par les mœurs, par les goûts et par
le courage, vous êtes aussi coupable que
d’Artagnan.
Porthos rougit, mais de plaisir plutôt que de
confusion, et cependant, baissant la tête comme
s’il était humilié :
– Oui, oui, dit-il, je crois que vous avez raison,
mon cher comte.
Athos se leva.
– Allons, dit-il en marchant à d’Artagnan et en
lui tendant la main ; allons, ne bougez pas, mon
cher fils, car tout ce que je vous ai dit, je vous l’ai

269
dit sinon avec la voix, du moins avec le cœur
d’un père. Il m’eût été plus facile, croyez-moi, de
vous remercier de m’avoir sauvé la vie et de ne
pas vous toucher un seul mot de mes sentiments.
– Sans doute, sans doute, Athos, répondit
d’Artagnan en lui serrant la main à son tour ;
mais c’est qu’aussi vous avez de diables de
sentiments que tout le monde ne peut avoir. Qui
va s’imaginer qu’un homme raisonnable va
quitter sa maison, la France, son pupille, un jeune
homme charmant, car nous l’avons vu au camp,
pour courir où ? Au secours d’une royauté
pourrie et vermoulue qui va crouler un de ces
matins comme une vieille baraque. Le sentiment
que vous dites est beau, sans doute, si beau qu’il
est surhumain.
– Quel qu’il soit, d’Artagnan, répondit Athos
sans donner dans le piège qu’avec son adresse
gasconne son ami tendait à son affection
paternelle pour Raoul, quel qu’il soit, vous savez
bien au fond du cœur qu’il est juste ; mais j’ai
tort de discuter avec mon maître. D’Artagnan, je
suis votre prisonnier, traitez-moi donc comme tel.

270
– Ah ! pardieu ! dit d’Artagnan, vous savez
bien que vous ne le serez pas longtemps, mon
prisonnier.
– Non, dit Aramis, on nous traitera sans doute
comme ceux qui furent faits à Philiphaugh1.
– Et comment les a-t-on traités ? demanda
d’Artagnan.
– Mais, dit Aramis, on en a pendu une moitié
et l’on a fusillé l’autre.
– Eh bien ! moi, dit d’Artagnan, je vous
réponds que tant qu’il me restera une goutte de
sang dans les veines, vous ne serez ni pendus ni
fusillés. Sang-Diou ! qu’ils y viennent !
D’ailleurs, voyez-vous cette porte, Athos ?
– Eh bien ?
– Eh bien ! vous passerez par cette porte
quand vous voudrez ; car, à partir de ce moment,
vous et Aramis, vous êtes libres comme l’air.

1
Six des compagnons de Montrose, après la défaite de
Philiphaugh (13 septembre 1645), furent condamnés à être
exécutés.

271
– Je vous reconnais bien là, mon brave
d’Artagnan, répondit Athos, mais vous n’êtes
plus maîtres de nous : cette porte est gardée,
d’Artagnan, vous le savez bien.
– Eh bien, vous la forcerez, dit Porthos. Qu’y
a-t-il là ? dix hommes tout au plus.
– Ce ne serait rien pour nous quatre, c’est trop
pour nous deux. Non, tenez, divisés comme nous
sommes maintenant, il faut que nous périssions.
Voyez l’exemple fatal : sur la route du
Vendômois, d’Artagnan, vous si brave, Porthos,
vous si vaillant et si fort, vous avez été battus ;
aujourd’hui Aramis et moi nous le sommes, c’est
notre tour. Or, jamais cela ne nous était arrivé
lorsque nous étions tous quatre réunis ; mourons
donc comme est mort de Winter ; quant à moi, je
le déclare, je ne consens à fuir que tous quatre
ensemble.
– Impossible, dit d’Artagnan, nous sommes
sous les ordres de Mazarin.
– Je le sais, et ne vous presse point davantage ;
mes raisonnements n’ont rien produit ; sans doute
ils étaient mauvais, puisqu’ils n’ont point eu

272
d’empire sur des esprits aussi justes que les
vôtres.
– D’ailleurs eussent-ils fait effet, dit Aramis,
le meilleur est de ne pas compromettre deux
excellents amis comme sont d’Artagnan et
Porthos. Soyez tranquilles, messieurs, nous vous
ferons honneur en mourant ; quant à moi, je me
sens tout fier d’aller au-devant des balles et
même de la corde avec vous, Athos, car vous ne
m’avez jamais paru si grand qu’aujourd’hui.
D’Artagnan ne disait rien, mais, après avoir
rongé la tige de sa fleur, il se rongeait les doigts.
– Vous figurez-vous, reprit-il enfin, que l’on
va vous tuer ? Et pourquoi faire ? Qui a intérêt à
votre mort ? D’ailleurs, vous êtes nos prisonniers.
– Fou, triple fou ! dit Aramis, ne connais-tu
donc pas Mordaunt ? Eh bien ! moi, je n’ai
échangé qu’un regard avec lui, et j’ai vu dans ce
regard que nous étions condamnés.
– Le fait est que je suis fâché de ne pas l’avoir
étranglé comme vous me l’aviez dit, Aramis,
reprit Porthos.

273
– Eh ! je me moque pas mal de Mordaunt !
s’écria d’Artagnan ; cap de Diou ! s’il me
chatouille de trop près, je l’écraserai, cet insecte !
Ne vous sauvez donc pas, c’est inutile, car, je
vous le jure, vous êtes ici aussi en sûreté que
vous l’étiez il y a vingt ans, vous, Athos, dans la
rue Férou, et vous, Aramis, rue de Vaugirard.
– Tenez, dit Athos en étendant la main vers
une des deux fenêtres grillées qui éclairaient la
chambre, vous saurez tout à l’heure à quoi vous
en tenir, car le voilà qui accourt.
– Qui ?
– Mordaunt.
En effet, en suivant la direction qu’indiquait la
main d’Athos, d’Artagnan vit un cavalier qui
accourait au galop.
C’était en effet Mordaunt.
D’Artagnan s’élança hors de la chambre.
Porthos voulut le suivre.
– Restez, dit d’Artagnan, et ne venez que
lorsque vous m’entendrez battre le tambour avec
les doigts contre la porte.

274
62

Jésus Seigneur

Lorsque Mordaunt arriva en face de la maison,


il vit d’Artagnan sur le seuil et les soldats
couchés çà et là avec leurs armes, sur le gazon du
jardin.
– Holà ! cria-t-il d’une voix étranglée par la
précipitation de sa course, les prisonniers sont-ils
toujours là ?
– Oui, monsieur, dit le sergent en se levant
vivement ainsi que ses hommes, qui portèrent
vivement comme lui la main à leur chapeau.
– Bien. Quatre hommes pour les prendre et les
mener à l’instant même à mon logement.
Quatre hommes s’apprêtèrent.
– Plaît-il ? dit d’Artagnan avec cet air
goguenard que nos lecteurs ont dû lui voir bien

275
des fois depuis qu’ils le connaissent. Qu’y a-t-il,
s’il vous plaît ?
– Il y a, monsieur, dit Mordaunt, que
j’ordonnais à quatre hommes de prendre les
prisonniers que nous avons faits ce matin et de
les conduire à mon logement.
– Et pourquoi cela ? demanda d’Artagnan.
Pardon de la curiosité ; mais vous comprenez que
je désire être édifié à ce sujet.
– Parce que les prisonniers sont à moi
maintenant, répondit Mordaunt avec hauteur, et
que j’en dispose à ma fantaisie.
– Permettez, permettez, mon jeune monsieur,
dit d’Artagnan, vous faites erreur, ce me semble ;
les prisonniers sont d’habitude à ceux qui les ont
pris et non à ceux qui les ont regardé prendre.
Vous pouviez prendre milord de Winter, qui était
votre oncle, à ce que l’on dit ; vous avez préféré
le tuer, c’est bien ; nous pouvions, M. du Vallon
et moi, tuer ces deux gentilshommes, nous avons
préféré les prendre, chacun son goût.
Les lèvres de Mordaunt devinrent blanches.

276
D’Artagnan comprit que les choses ne
tarderaient pas à se gâter, et se mit à tambouriner
la marche des gardes sur la porte.
À la première mesure, Porthos sortit et vint se
placer de l’autre côté de la porte, dont ses pieds
touchaient le seuil et son front le faîte.
La manœuvre n’échappa point à Mordaunt.
– Monsieur, dit-il avec une colère qui
commençait à poindre, vous feriez une résistance
inutile, ces prisonniers viennent de m’être donnés
à l’instant même par le général en chef mon
illustre patron, par M. Olivier Cromwell.
D’Artagnan fut frappé de ces paroles comme
d’un coup de foudre. Le sang lui monta aux
tempes, un nuage passa devant ses yeux, il
comprit l’espérance féroce du jeune homme ; et
sa main descendit par un mouvement instinctif à
la garde de son épée.
Quant à Porthos, il regardait d’Artagnan pour
savoir ce qu’il devait faire et régler ses
mouvements sur les siens.
Ce regard de Porthos inquiéta plus qu’il ne

277
rassura d’Artagnan, et il commença à se
reprocher d’avoir appelé la force brutale de
Porthos dans une affaire qui lui semblait surtout
devoir être menée par la ruse.
« La violence, se disait-il tout bas, nous
perdrait tous ; d’Artagnan, mon ami, prouve à ce
jeune serpenteau que tu es non seulement plus
fort, mais encore plus fin que lui. »
– Ah ! dit-il en faisant un profond salut, que
ne commenciez-vous par dire cela, monsieur
Mordaunt ! Comment ! vous venez de la part de
M. Olivier Cromwell, le plus illustre capitaine de
ces temps-ci ?
– Je le quitte, monsieur, dit Mordaunt en
mettant pied à terre et en donnant son cheval à
tenir à l’un de ses soldats, je le quitte à l’instant
même.
– Que ne disiez-vous donc cela tout de suite,
mon cher monsieur ! continua d’Artagnan ; toute
l’Angleterre est à M. Cromwell, et puisque vous
venez me demander mes prisonniers en son nom,
je m’incline, monsieur, ils sont à vous, prenez-
les.

278
Mordaunt s’avança radieux, et Porthos,
anéanti et regardant d’Artagnan avec une stupeur
profonde, ouvrait la bouche pour parler.
D’Artagnan marcha sur la botte de Porthos,
qui comprit alors que c’était un jeu que son ami
jouait.
Mordaunt posa le pied sur le premier degré de
la porte, et le chapeau à la main, s’apprêta à
passer entre les deux amis, en faisant signe à ses
quatre hommes de le suivre.
– Mais, pardon, dit d’Artagnan avec le plus
charmant sourire et en posant la main sur l’épaule
du jeune homme, si l’illustre général Olivier
Cromwell a disposé de nos prisonniers en votre
faveur, il vous a sans doute fait par écrit cet acte
de donation.
Mordaunt s’arrêta court.
– Il vous a donné quelque petite lettre pour
moi, le moindre chiffon de papier, enfin, qui
atteste que vous venez en son nom. Veuillez me
confier ce chiffon pour que j’excuse au moins par
un prétexte l’abandon de mes compatriotes.

279
Autrement, vous comprenez, quoique je sois sûr
que le général Olivier Cromwell ne peut leur
vouloir de mal, ce serait d’un mauvais effet.
Mordaunt recula, et sentant le coup, lança un
terrible regard à d’Artagnan ; mais celui-ci
répondit par la mine la plus aimable et la plus
amicale qui ait jamais épanoui un visage.
– Lorsque je vous dis une chose, monsieur, dit
Mordaunt, me faites-vous l’injure d’en douter ?
– Moi ! s’écria d’Artagnan, moi ! douter de ce
que vous dites ! Dieu m’en préserve, mon cher
monsieur Mordaunt ! Je vous tiens au contraire
pour un digne et accompli gentilhomme, suivant
les apparences ; et puis, monsieur, voulez-vous
que je vous parle franc ? continua d’Artagnan
avec sa mine ouverte.
– Parlez, monsieur, dit Mordaunt.
– Monsieur du Vallon que voilà est riche, il a
quarante mille livres de rente, et par conséquent
ne tient point à l’argent ; je ne parle donc pas
pour lui, mais pour moi.
– Après, monsieur ?

280
– Eh bien, moi, je ne suis pas riche ; en
Gascogne ce n’est pas un déshonneur, monsieur ;
personne ne l’est, et Henri IV, de glorieuse
mémoire, qui était le roi des Gascons, comme Sa
Majesté Philippe IV est le roi de toutes les
Espagnes, n’avait jamais le sou dans sa poche.
– Achevez, monsieur, dit Mordaunt ; je vois
où vous voulez en venir, et si c’est ce que je
pense qui vous retient, on pourra lever cette
difficulté-là.
– Ah ! je savais bien, dit d’Artagnan, que vous
étiez un garçon d’esprit. Eh bien ! voilà le fait,
voilà où le bât me blesse, comme nous disons,
nous autres Français ; je suis un officier de
fortune, pas autre chose ; je n’ai que ce que me
rapporte mon épée, c’est-à-dire plus de coups que
de bank-notes. Or, en prenant ce matin deux
Français qui me paraissent de grande naissance,
deux chevaliers de la Jarretière, enfin, je me
disais : Ma fortune est faite. Je dis deux, parce
que, en pareille circonstance, M. du Vallon, qui
est riche, me cède toujours ses prisonniers.
Mordaunt, complètement abusé par la

281
verbeuse bonhomie de d’Artagnan, sourit en
homme qui comprend à merveille les raisons
qu’on lui donne, et répondit avec douceur :
– J’aurai l’ordre signé tout à l’heure,
monsieur, et avec cet ordre deux mille pistoles ;
mais en attendant, monsieur, laissez-moi
emmener ces hommes.
– Non, dit d’Artagnan ; que vous importe un
retard d’une demi-heure ? Je suis homme d’ordre,
monsieur, faisons les choses dans les règles.
– Cependant, reprit Mordaunt, je pourrais vous
forcer, monsieur, je commande ici.
– Ah ! monsieur, dit d’Artagnan en souriant
agréablement, on voit bien que, quoique nous
ayons eu l’honneur de voyager, M. du Vallon et
moi, en votre compagnie, vous ne nous
connaissez pas. Nous sommes gentilshommes,
nous sommes capables, à nous deux, de vous
tuer, vous et vos huit hommes. Pour Dieu !
monsieur Mordaunt, ne faites pas l’obstiné, car
lorsque l’on s’obstine je m’obstine aussi, et alors
je deviens d’un entêtement féroce ; et voilà
monsieur, continua d’Artagnan, qui, dans ce cas-

282
là, est bien plus entêté encore et bien plus féroce
que moi : sans compter que nous sommes
envoyés par M. le cardinal Mazarin, lequel
représente le roi de France. Il en résulte que, dans
ce moment-ci, nous représentons le roi et le
cardinal, ce qui fait qu’en notre qualité
d’ambassadeurs nous sommes inviolables, chose
que M. Olivier Cromwell, aussi grand politique
certainement qu’il est grand général, est tout à
fait homme à comprendre. Demandez-lui donc
l’ordre écrit. Qu’est-ce que cela vous coûte, mon
cher monsieur Mordaunt ?
– Oui, l’ordre écrit, dit Porthos, qui
commençait à comprendre l’intention de
d’Artagnan ; on ne vous demande que cela.
Si bonne envie que Mordaunt eût d’avoir
recours à la violence, il était homme à très bien
reconnaître pour bonnes les raisons que lui
donnait d’Artagnan. D’ailleurs sa réputation lui
imposait, et, ce qu’il lui avait vu faire le matin
venant en aide à sa réputation, il réfléchit. Puis,
ignorant complètement les relations de profonde
amitié qui existaient entre les quatre Français,

283
toutes ses inquiétudes avaient disparu devant le
motif, fort plausible d’ailleurs, de la rançon.
Il résolut donc d’aller non seulement chercher
l’ordre, mais encore les deux mille pistoles
auxquelles il avait estimé lui-même les deux
prisonniers.
Mordaunt remonta donc à cheval, et, après
avoir recommandé au sergent de faire bonne
garde, il tourna bride et disparut.
– Bon ! dit d’Artagnan, un quart d’heure pour
aller à la tente, un quart d’heure pour revenir,
c’est plus qu’il ne nous en faut.
Puis, revenant à Porthos, sans que son visage
exprimât le moindre changement, de sorte que
ceux qui l’épiaient eussent pu croire qu’il
continuait la même conversation :
– Ami Porthos, lui dit-il en le regardant en
face, écoutez bien ceci... D’abord, pas un seul
mot à nos amis de ce que vous venez d’entendre ;
il est inutile qu’ils sachent le service que nous
leur rendons.
– Bien, dit Porthos, je comprends.

284
– Allez-vous-en à l’écurie, vous y trouverez
Mousqueton, vous sellerez les chevaux, vous leur
mettrez les pistolets dans les fontes, vous les
ferez sortir, et vous les conduirez dans la rue d’en
bas, afin qu’il n’y ait plus qu’à monter dessus ; le
reste me regarde.
Porthos ne fit pas la moindre observation, et
obéit avec cette sublime confiance qu’il avait en
son ami.
– J’y vais, dit-il ; seulement, entrerai-je dans la
chambre où sont ces messieurs ?
– Non, c’est inutile.
– Eh bien ! faites-moi le plaisir d’y prendre ma
bourse que j’ai laissée sur la cheminée.
– Soyez tranquille.
Porthos s’achemina de son pas calme et
tranquille vers l’écurie, et passa au milieu des
soldats qui ne purent, tout Français qu’il était,
s’empêcher d’admirer sa haute taille et ses
membres vigoureux. À l’angle de la rue, il
rencontra Mousqueton, qu’il emmena avec lui.
Alors d’Artagnan rentra tout en sifflotant un

285
petit air qu’il avait commencé au départ de
Porthos.
– Mon cher Athos, je viens de réfléchir à vos
raisonnements, et ils m’ont convaincu ;
décidément je regrette de m’être trouvé à toute
cette affaire. Vous l’avez dit, Mazarin est un
cuistre. Je suis donc résolu de fuir avec vous. Pas
de réflexions, tenez-vous prêts ; vos deux épées
sont dans le coin, ne les oubliez pas, c’est un outil
qui, dans les circonstances où nous nous
trouvons, peut être fort utile ; cela me rappelle la
bourse de Porthos. Bon ! la voilà.
Et d’Artagnan mit la bourse dans sa poche.
Les deux amis le regardaient faire avec
stupéfaction.
– Eh bien ! qu’y a-t-il donc d’étonnant ? dit
d’Artagnan, je vous le demande. J’étais aveugle :
Athos m’a fait voir clair, voilà tout. Venez ici.
Les deux amis s’approchèrent.
– Voyez-vous cette rue ? dit d’Artagnan, c’est
là que seront les chevaux ; vous sortirez par la
porte, vous tournerez à gauche, vous sauterez en

286
selle, et tout sera dit ; ne vous inquiétez de rien
que de bien écouter le signal. Ce signal sera
quand je crierai : « Jésus Seigneur ! »
– Mais, vous, votre parole que vous viendrez,
d’Artagnan ! dit Athos.
– Sur Dieu, je vous le jure !
– C’est dit, s’écria Aramis. Au cri de : « Jésus
Seigneur ! » nous sortons, nous renversons tout
ce qui s’oppose à notre passage, nous courons à
nos chevaux, nous sautons en selle, et nous
piquons ; est-ce cela ?
– À merveille !
– Voyez, Aramis, dit Athos, je vous le dis
toujours, d’Artagnan est le meilleur de nous tous.
– Bon ! dit d’Artagnan, des compliments, je
me sauve. Adieu.
– Et vous fuyez avec nous, n’est-ce pas ?
Je le crois bien. N’oubliez pas le signal :
« Jésus Seigneur ! »
Et il sortit du même pas qu’il était entré, en
reprenant l’air qu’il sifflotait en entrant à

287
l’endroit où il l’avait interrompu.
Les soldats jouaient ou dormaient ; deux
chantaient faux dans un coin le psaume : Super
flumina Babylonis1.
D’Artagnan appela le sergent.
– Mon cher monsieur, lui dit-il, le général
Cromwell m’a fait demander par M. Mordaunt ;
veillez bien, je vous prie, sur les prisonniers.
Le sergent fit signe qu’il ne comprenait pas le
français.
Alors d’Artagnan essaya de lui faire
comprendre par gestes ce qu’il n’avait pu
comprendre par paroles.
Le sergent fit signe que c’était bien.
D’Artagnan descendit vers l’écurie : il trouva
les cinq chevaux sellés, le sien comme les autres.
– Prenez chacun un cheval en main, dit-il à
Porthos et à Mousqueton, tournez à gauche de

1
Psaume CXXXVI : « Nous nous sommes assis sur le bord
des fleuves de Babylone, et là nous avons pleuré en nous
souvenant de Sion. »

288
façon qu’Athos et Aramis vous voient bien de
leur fenêtre.
– Ils vont venir alors ? dit Porthos.
– Dans un instant.
– Vous n’avez pas oublié ma bourse ?
– Non, soyez tranquille.
– Bon.
Et Porthos et Mousqueton, tenant chacun un
cheval en main, se rendirent à leur poste.
Alors d’Artagnan, resté seul, battit le briquet,
alluma un morceau d’amadou deux fois grand
comme une lentille, monta à cheval, et vint
s’arrêter tout au milieu des soldats, en face de la
porte.
Là, tout en flattant l’animal de la main, il lui
introduisit le petit morceau d’amadou dans
l’oreille.
Il fallait être aussi bon cavalier que l’était
d’Artagnan pour risquer un pareil moyen, car à
peine l’animal eut-il senti la brûlure ardente qu’il
jeta un cri de douleur, se cabra et bondit comme

289
s’il devenait fou.
Les soldats, qu’il menaçait d’écraser,
s’éloignèrent précipitamment.
– À moi ! à moi ! criait d’Artagnan. Arrêtez !
arrêtez ! mon cheval a le vertige.
En effet, en un instant, le sang parut lui sortir
des yeux et il devint blanc d’écume.
– À moi ! criait toujours d’Artagnan sans que
les soldats osassent venir à son aide. À moi ! me
laisserez-vous tuer ? Jésus Seigneur !
À peine d’Artagnan avait-il poussé ce cri, que
la porte s’ouvrit, et qu’Athos et Aramis l’épée à
la main s’élancèrent. Mais grâce à la ruse de
d’Artagnan, le chemin était libre.
– Les prisonniers qui se sauvent ! les
prisonniers qui se sauvent ! cria le sergent.
– Arrête ! arrête ! cria d’Artagnan en lâchant
la bride à son cheval furieux, qui s’élança
renversant deux ou trois hommes.
– Stop ! stop ! crièrent les soldats en courant à
leurs armes.

290
Mais les prisonniers étaient déjà en selle, et
une fois en selle ils ne perdirent pas de temps,
s’élançant vers la porte la plus prochaine. Au
milieu de la rue ils aperçurent Grimaud et
Blaisois, qui revenaient cherchant leurs maîtres.
D’un signe Athos fit tout comprendre à
Grimaud, lequel se mit à la suite de la petite
troupe qui semblait un tourbillon et que
d’Artagnan, qui venait par derrière, aiguillonnait
encore de la voix. Ils passèrent sous la porte
comme des ombres, sans que les gardiens
songeassent seulement à les arrêter, et se
trouvèrent en rase campagne.
Pendant ce temps, les soldats criaient
toujours : Stop ! stop ! et le sergent, qui
commençait à s’apercevoir qu’il avait été dupe
d’une ruse, s’arrachait les cheveux.
Sur ces entrefaites, on vit arriver un cavalier
au galop et tenant un papier à la main.
C’était Mordaunt, qui revenait avec l’ordre.
– Les prisonniers ? cria-t-il en sautant à bas de
son cheval.

291
Le sergent n’eut pas la force de lui répondre, il
lui montra la porte béante et la chambre vide.
Mordaunt s’élança vers les degrés, comprit tout,
poussa un cri comme si on lui eût déchiré les
entrailles, et tomba évanoui sur la pierre.

292
63

Où il est prouvé que dans les positions les plus


difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le
courage, ni les bons estomacs l’appétit

La petite troupe, sans échanger une parole,


sans regarder en arrière, courut ainsi au grand
galop, traversant une petite rivière, dont personne
ne savait le nom, et laissant à sa gauche une ville
qu’Athos prétendit être Durham.
Enfin on aperçut un petit bois, et l’on donna
un dernier coup d’éperon aux chevaux en les
dirigeant de ce côté.
Dès qu’ils eurent disparu derrière un rideau de
verdure assez épais pour les dérober aux regards
de ceux qui pouvaient les poursuivre, ils
s’arrêtèrent pour tenir conseil ; on donna les
chevaux à deux laquais, afin qu’ils soufflassent
sans être dessellés ni débridés, et l’on plaça

293
Grimaud en sentinelle.
– Venez d’abord, que je vous embrasse, mon
ami, dit Athos à d’Artagnan, vous notre sauveur,
vous qui êtes le vrai héros parmi nous !
– Athos a raison et je vous admire, dit à son
tour Aramis en le serrant dans ses bras ; à quoi ne
devriez-vous pas prétendre avec un maître
intelligent, œil infaillible, bras d’acier, esprit
vainqueur !
– Maintenant, dit le Gascon, ça va bien,
j’accepte tout pour moi et pour Porthos,
embrassades et remerciements : nous avons du
temps à perdre, allez, allez.
Les deux amis, rappelés par d’Artagnan à ce
qu’ils devaient aussi à Porthos, lui serrèrent à son
tour la main.
– Maintenant, dit Athos, il s’agirait de ne point
courir au hasard et comme des insensés, mais
d’arrêter un plan. Qu’allons-nous faire ?
– Ce que nous allons faire, mordious ! Ce
n’est point difficile à dire.
– Dites donc alors, d’Artagnan.

294
– Nous allons gagner le port de mer le plus
proche, réunir toutes nos petites ressources, fréter
un bâtiment et passer en France. Quant à moi, j’y
mettrai jusqu’à mon dernier sou. Le premier
trésor, c’est la vie, et la nôtre, il faut le dire, ne
tient qu’à un fil.
– Qu’en dites-vous, du Vallon ? demanda
Athos.
– Moi, dit Porthos, je suis absolument de
l’avis de d’Artagnan ; c’est un vilain pays que
cette Angleterre.
– Vous êtes bien décidé à la quitter, alors ?
demanda Athos à d’Artagnan.
– Sang-Diou, dit d’Artagnan, je ne vois pas ce
qui m’y retiendrait.
Athos échangea un regard avec Aramis.
– Allez donc, mes amis, dit-il en soupirant.
– Comment ! allez ? dit d’Artagnan. Allons, ce
me semble !
– Non, mon ami, dit Athos ; il faut nous
quitter.

295
– Vous quitter ! dit d’Artagnan tout étourdi de
cette nouvelle inattendue.
– Bah ! fit Porthos ; pourquoi donc nous
quitter, puisque nous sommes ensemble ?
– Parce que votre mission est remplie, à vous,
et que vous pouvez, et que vous devez même
retourner en France, mais la nôtre ne l’est pas, à
nous.
– Votre mission n’est pas accomplie ? dit
d’Artagnan en regardant Athos avec surprise.
– Non, mon ami, répondit Athos de sa voix si
douce et si ferme à la fois. Nous sommes venus
ici pour défendre le roi Charles, nous l’avons mal
défendu, il nous reste à le sauver.
– Sauver le roi ! fit d’Artagnan en regardant
Aramis comme il avait regardé Athos.
Aramis se contenta de faire un signe de tête.
Le visage de d’Artagnan prit un air de
profonde compassion ; il commença à croire qu’il
avait affaire à deux insensés.
– Il ne se peut pas que vous parliez
sérieusement, Athos, dit d’Artagnan ; le roi est au

296
milieu d’une armée qui le conduit à Londres.
Cette armée est commandée par un boucher, ou
un fils de boucher, peu importe, le colonel
Harrison. Le procès de Sa Majesté va être fait à
son arrivée à Londres, je vous en réponds ; j’en ai
entendu sortir assez sur ce sujet de la bouche de
M. Olivier Cromwell pour savoir à quoi m’en
tenir.
Athos et Aramis échangèrent un second
regard.
– Et son procès fait, le jugement ne tardera pas
à être mis à exécution, continua d’Artagnan. Oh !
ce sont des gens qui vont vite en besogne que
messieurs les puritains.
– Et à quelle peine pensez-vous que le roi soit
condamné ? demanda Athos.
– Je crains bien que ce ne soit à la peine de
mort ; ils en ont trop fait contre lui pour qu’il leur
pardonne, ils n’ont plus qu’un moyen : c’est de le
tuer. Ne connaissez-vous donc pas le mot de M.
Olivier Cromwell quand il est venu à Paris et
qu’on lui a montré le donjon de Vincennes, où
était enfermé M. de Vendôme ?

297
– Quel est ce mot ? demanda Porthos.
– Il ne faut toucher les princes qu’à la tête1.
– Je le connaissais, dit Athos.
– Et vous croyez qu’il ne mettra point sa
maxime à exécution, maintenant qu’il tient le
roi ?
– Si fait, j’en suis sûr même, mais raison de
plus pour ne point abandonner l’auguste tête
menacée.
– Athos, vous devenez fou.
– Non, mon ami, répondit doucement le
gentilhomme, mais de Winter est venu nous
chercher en France, il nous a conduits à madame
Henriette ; Sa Majesté nous a fait l’honneur, à M.
d’Herblay et à moi, de nous demander notre aide
pour son époux ; nous lui avons engagé notre
parole, notre parole renfermait tout. C’était notre
force, c’était notre intelligence, c’était notre vie,

1
Cité dans Louis XIV et son siècle, d’après Mémoires pour
servir à l’histoire du cardinal duc de Richelieu, recueillis par le
sieur Aubery, Paris, A. Bertier, 1660, 2 volumes. La citation se
trouve également dans Cinq-Mars de Vigny, chap. XXIII.

298
enfin, que nous lui engagions ; il nous reste à
tenir notre parole. Est-ce votre avis, d’Herblay ?
– Oui, dit Aramis, nous avons promis.
– Puis, continua Athos, nous avons une autre
raison, et la voici ; écoutez bien. Tout est pauvre
et mesquin en France en ce moment. Nous avons
un roi de dix ans qui ne sait pas encore ce qu’il
veut ; nous avons une reine qu’une passion
tardive rend aveugle ; nous avons un ministre qui
régit la France comme il ferait d’une vaste ferme,
c’est-à-dire ne se préoccupant que de ce qu’il
peut y pousser d’or en la labourant avec l’intrigue
et l’astuce italiennes ; nous avons des princes qui
font de l’opposition personnelle et égoïste, qui
n’arriveront à rien qu’à tirer des mains de
Mazarin quelques lingots d’or, quelques bribes de
puissance. Je les ai servis, non par enthousiasme,
Dieu sait que je les estime à ce qu’ils valent, et
qu’ils ne sont pas bien haut dans mon estime,
mais par principe. Aujourd’hui c’est autre chose ;
aujourd’hui je rencontre sur ma route une haute
infortune, une infortune royale, une infortune
européenne, je m’y attache. Si nous parvenons à

299
sauver le roi, ce sera beau : si nous mourons pour
lui, ce sera grand !
– Ainsi, d’avance, vous savez que vous y
périrez, dit d’Artagnan.
– Nous le craignons, et notre seule douleur est
de mourir loin de vous.
– Qu’allez-vous faire dans un pays étranger,
ennemi ?
– Jeune, j’ai voyagé en Angleterre, je parle
anglais comme un Anglais, et de son côté Aramis
a quelque connaissance de la langue. Ah ! si nous
vous avions, mes amis ! Avec vous, d’Artagnan,
avec vous, Porthos, tous quatre, et réunis pour la
première fois depuis vingt ans, nous tiendrions
tête non seulement à l’Angleterre, mais aux trois
royaumes !
– Et avez-vous promis à cette reine, reprit
d’Artagnan avec humeur, de forcer la Tour de
Londres, de tuer cent mille soldats, de lutter
victorieusement contre le vœu d’une nation et
l’ambition d’un homme, quand cet homme
s’appelle Cromwell ? Vous ne l’avez pas vu, cet

300
homme, vous, Athos, vous, Aramis. Eh bien !
c’est un homme de génie, qui m’a fort rappelé
notre cardinal, l’autre, le grand ! vous savez bien.
Ne vous exagérez donc pas vos devoirs. Au nom
du ciel, mon cher Athos, ne faites pas du
dévouement inutile ! Quand je vous regarde, en
vérité, il me semble que je vois un homme
raisonnable ; quand vous me répondez, il me
semble que j’ai affaire à un fou. Voyons, Porthos,
joignez-vous donc à moi. Que pensez-vous de
cette affaire, dites franchement ?
– Rien de bon, répondit Porthos.
– Voyons, continua d’Artagnan, impatienté de
ce qu’au lieu de l’écouter Athos semblait écouter
une voix qui parlait en lui-même, jamais vous ne
vous êtes mal trouvé de mes conseils ; eh bien !
croyez-moi, Athos, votre mission est terminée,
terminée noblement ; revenez en France avec
nous.
– Ami, dit Athos, notre résolution est
inébranlable.
– Mais vous avez quelque autre motif que
nous ne connaissons pas ?

301
Athos sourit.
D’Artagnan frappa sur sa cuisse avec colère et
murmura les raisons les plus convaincantes qu’il
put trouver ; mais à toutes ces raisons, Athos se
contenta de répondre par un sourire calme et
doux, et Aramis par des signes de tête.
– Eh bien ! s’écria enfin d’Artagnan furieux,
eh bien ! puisque vous le voulez, laissons donc
nos os dans ce gredin de pays, où il fait froid
toujours, où le beau temps est du brouillard, le
brouillard de la pluie, la pluie du déluge ; où le
soleil ressemble à la lune, et la lune à un fromage
à la crème. Au fait, mourir là ou mourir ailleurs,
puisqu’il faut mourir, peu nous importe.
– Seulement, songez-y, dit Athos, cher ami,
c’est mourir plus tôt.
– Bah ! un peu plus tôt, un peu plus tard, cela
ne vaut pas la peine de chicaner.
– Si je m’étonne de quelque chose, dit
sentencieusement Porthos, c’est que ce ne soit
pas déjà fait.
– Oh ! cela se fera, soyez tranquille, Porthos,

302
dit d’Artagnan. Ainsi, c’est convenu, continua le
Gascon, et si Porthos ne s’y oppose pas...
– Moi, dit Porthos, je ferai ce que vous
voudrez. D’ailleurs je trouve très beau ce qu’a dit
tout à l’heure le comte de La Fère.
– Mais votre avenir, d’Artagnan ? vos
ambitions, Porthos ?
– Notre avenir, nos ambitions ! dit d’Artagnan
avec une volubilité fiévreuse ; avons-nous besoin
de nous occuper de cela, puisque nous sauvons le
roi ? Le roi sauvé, nous rassemblons ses amis,
nous battons les puritains, nous reconquérons
l’Angleterre, nous rentrons dans Londres avec
lui, nous le reposons bien carrément sur son
trône...
– Et il nous fait ducs et pairs, dit Porthos, dont
les yeux étincelaient de joie, même en voyant cet
avenir à travers une fable.
– Ou il nous oublie, dit d’Artagnan.
– Oh ! fit Porthos.
– Dame ! cela s’est vu, ami Porthos ; et il me
semble que nous avons autrefois rendu à la reine

303
Anne d’Autriche un service qui ne le cédait pas
de beaucoup à celui que nous voulons rendre
aujourd’hui à Charles Ier, ce qui n’a point
empêché la reine Anne d’Autriche de nous
oublier pendant près de vingt ans.
– Eh bien, malgré cela, d’Artagnan, dit Athos,
êtes-vous fâché de lui avoir rendu service ?
– Non, ma foi, dit d’Artagnan, et j’avoue
même que dans mes moments de plus mauvaise
humeur, eh bien ! j’ai trouvé une consolation
dans ce souvenir.
– Vous voyez bien, d’Artagnan, que les
princes sont ingrats souvent, mais que Dieu ne
l’est jamais.
– Tenez, Athos, dit d’Artagnan, je crois que si
vous rencontriez le diable sur la terre, vous feriez
si bien, que vous le ramèneriez avec vous au ciel.
– Ainsi donc ? dit Athos en tendant la main à
d’Artagnan.
– Ainsi donc, c’est convenu, dit d’Artagnan, je
trouve l’Angleterre un pays charmant, et j’y reste,
mais à une condition.

304
– Laquelle ?
– C’est qu’on ne me forcera pas d’apprendre
l’anglais.
– Eh bien ? maintenant, dit Athos triomphant,
je vous le jure, mon ami, par ce Dieu qui nous
entend, par mon nom que je crois sans tache, je
crois qu’il y a une puissance qui veille sur nous,
et j’ai l’espoir que nous reverrons tous quatre la
France.
– Soit, dit d’Artagnan ; mais moi j’avoue que
j’ai la conviction toute contraire.
– Ce cher d’Artagnan ! dit Aramis, il
représente au milieu de nous l’opposition des
parlements, qui disent toujours non et qui font
toujours oui.
– Oui, mais qui, en attendant, sauvent la
patrie, dit Athos.
– Eh bien ! maintenant que tout est arrêté, dit
Porthos en se frottant les mains, si nous pensions
à dîner ! il me semble que, dans les situations les
plus critiques de notre vie, nous avons dîné
toujours.

305
– Ah ! oui, parlez donc de dîner dans un pays
où l’on mange pour tout festin du mouton cuit à
l’eau, et où, pour tout régal, on boit de la bière !
Comment diable êtes-vous venu dans un pays
pareil, Athos ? Ah ! pardon, ajouta-t-il en
souriant, j’oubliais que vous n’êtes plus Athos.
Mais, n’importe, voyons votre plan pour dîner,
Porthos.
– Mon plan !
– Oui, avez-vous un plan ?
– Non, j’ai faim, voilà tout.
– Pardieu ! si ce n’est que cela, moi aussi j’ai
faim ; mais ce n’est pas le tout que d’avoir faim,
il faut trouver à manger, et à moins que de
brouter l’herbe comme nos chevaux...
– Ah ! fit Aramis, qui n’était pas tout à fait si
détaché des choses de la terre qu’Athos, quand
nous étions au Parpaillot, vous rappelez-vous les
belles huîtres que nous mangions ?
– Et ces gigots de mouton des marais salants !
fit Porthos en passant sa langue sur ses lèvres.
– Mais, dit d’Artagnan, n’avons-nous pas

306
notre ami Mousqueton, qui vous faisait si bien
vivre à Chantilly1, Porthos ?
– En effet, dit Porthos, nous avons
Mousqueton, mais depuis qu’il est intendant, il
s’est fort alourdi ; n’importe, appelons-le.
Et pour être sûr qu’il répondît agréablement :
– Eh ! Mouston ! fit Porthos.
Mouston parut ; il avait la figure fort piteuse.
– Qu’avez-vous donc, mon cher monsieur
Mouston ? dit d’Artagnan ; seriez-vous malade ?
– Monsieur, j’ai très faim, répondit
Mousqueton.
– Eh bien ! c’est justement pour cela que nous
vous faisons venir, mon cher monsieur Mouston.
Ne pourriez-vous donc pas vous procurer au
collet quelques-uns de ces gentils lapins et
quelques-unes de ces charmantes perdrix dont
vous faisiez des gibelottes et des salmis à l’hôtel
de... ma foi, je ne me rappelle plus le nom de

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XLVI et XLVIII ;
chap. XXVI.

307
l’hôtel ?
– À l’hôtel de..., dit Porthos. Ma foi, je ne me
rappelle pas non plus1.
– Peu importe ; et au lasso quelques-unes de
ces bouteilles de vieux vin de Bourgogne qui ont
si vivement guéri votre maître de sa foulure.
– Hélas ! monsieur, dit Mousqueton, je crains
bien que tout ce que vous me demandez là ne soit
fort rare dans cet affreux pays, et je crois que
nous ferons mieux d’aller demander l’hospitalité
au maître d’une petite maison que l’on aperçoit
de la lisière du bois.
– Comment ! il y a une maison aux environs ?
demanda d’Artagnan.
– Oui, monsieur, répondit Mousqueton.
– Eh bien ! comme vous le dites, mon ami,
allons demander à dîner au maître de cette
maison. Messieurs, qu’en pensez-vous, et le
conseil de M. Mouston ne vous paraît-il pas plein

1
Hôtel du Grand-Saint-Martin (trou de mémoire de Dumas,
ou de ses héros ?)

308
de sens ?
– Eh ! eh ! dit Aramis, si le maître est
puritain ?...
– Tant mieux, mordioux ! dit d’Artagnan : s’il
est puritain, nous lui apprendrons la prise du roi,
et en l’honneur de cette nouvelle, il nous donnera
ses poules blanches.
– Mais s’il est cavalier ? dit Porthos.
– Dans ce cas, nous prendrons un air de deuil,
et nous plumerons ses poules noires.
– Vous êtes bien heureux, dit Athos en
souriant malgré lui de la saillie de l’indomptable
Gascon, car vous voyez toute chose en riant.
– Que voulez-vous ? dit d’Artagnan, je suis
d’un pays où il n’y a pas un nuage au ciel.
– Ce n’est pas comme dans celui-ci, dit
Porthos en étendant la main pour s’assurer si un
sentiment de fraîcheur qu’il venait de ressentir
sur la joue était bien réellement causé par une
goutte de pluie.
– Allons, allons, dit d’Artagnan, raison de plus
pour nous mettre en route... Holà, Grimaud !

309
Grimaud apparut.
– Eh bien, Grimaud, mon ami, avez-vous vu
quelque chose ? demanda d’Artagnan.
– Rien, répondit Grimaud.
– Ces imbéciles, dit Porthos, ils ne nous ont
même pas poursuivis. Oh ! si nous eussions été à
leur place !
– Eh ! ils ont eu tort, dit d’Artagnan ; je dirais
volontiers deux mots au Mordaunt dans cette
petite Thébaïde1. Voyez la jolie place pour
coucher proprement un homme à terre.
– Décidément, dit Aramis, je crois, messieurs,
que le fils n’est pas de la force de la mère.
– Eh ! cher ami, répondit Athos, attendez
donc, nous le quittons depuis deux heures à
peine, il ne sait pas encore de quel côté nous nous
dirigeons, il ignore où nous sommes. Nous dirons
qu’il est moins fort que sa mère en mettant le
pied sur la terre de France, si d’ici là nous ne

1
Thébaïde : lieu désert d’Égypte où se retiraient les ascètes
chrétiens.

310
sommes ni tués, ni empoisonnés.
– Dînons toujours en attendant, dit Porthos.
– Ma foi, oui, dit Athos, car j’ai grand-faim.
– Gare aux poules noires ! dit Aramis.
Et les quatre amis, conduits par Mousqueton,
s’acheminèrent vers la maison, déjà presque
rendus à leur insouciance première, car ils étaient
maintenant tous les quatre unis et d’accord,
comme l’avait dit Athos.

311
64

Salut à la Majesté tombée

À mesure qu’ils approchaient de la maison,


nos fugitifs voyaient la terre écorchée comme si
une troupe considérable de cavaliers les eût
précédés ; devant la porte les traces étaient encore
plus visibles ; cette troupe, quelle qu’elle fût,
avait fait là une halte.
– Pardieu ! dit d’Artagnan, la chose est claire,
le roi et son escorte ont passé par ici.
– Diable ! dit Porthos, en ce cas ils auront tout
dévoré.
– Bah ! dit d’Artagnan, ils auront bien laissé
une poule.
Et il sauta à bas de son cheval et frappa à la
porte ; mais personne ne répondit.
Il poussa la porte qui n’était pas fermée, et vit

312
que la première chambre était vide et déserte.
– Eh bien ? demanda Porthos.
– Je ne vois personne, dit d’Artagnan. Ah !
Ah !
– Quoi ?
– Du sang !
À ce mot, les trois amis sautèrent à bas de
leurs chevaux et entrèrent dans la première
chambre ; mais d’Artagnan avait déjà poussé la
porte de la seconde, et à l’expression de son
visage, il était clair qu’il y voyait quelque objet
extraordinaire.
Les trois amis s’approchèrent et aperçurent un
homme encore jeune étendu à terre et baigné dans
une mare de sang.
On voyait qu’il avait voulu gagner son lit,
mais il n’en avait pas eu la force, il était tombé
auparavant.
Athos fut le premier qui se rapprocha de ce
malheureux : il avait cru lui voir faire un
mouvement.

313
– Eh bien ? demanda d’Artagnan.
– Eh bien ! dit Athos, s’il est mort, il n’y a pas
longtemps car il est chaud encore. Mais non, son
cœur bat. Eh ! mon ami !
Le blessé poussa un soupir ; d’Artagnan prit
de l’eau dans le creux de sa main et la lui jeta au
visage.
L’homme rouvrit les yeux, fit un mouvement
pour relever sa tête et retomba.
Athos alors essaya de la lui porter sur son
genou, mais il s’aperçut que la blessure était un
peu au-dessus du cervelet et lui fendait le crâne ;
le sang s’en échappait avec abondance.
Aramis trempa une serviette dans l’eau et
l’appliqua sur la plaie ; la fraîcheur rappela le
blessé à lui, il rouvrit une seconde fois les yeux.
Il regarda avec étonnement ces hommes qui
paraissaient le plaindre, et qui, autant qu’il était
en leur pouvoir, essayaient de lui porter secours.
– Vous êtes avec des amis, dit Athos en
anglais, rassurez-vous donc, et, si vous en avez la
force, racontez-nous ce qui est arrivé.

314
– Le roi, murmura le blessé, le roi est
prisonnier.
– Vous l’avez vu ? demanda Aramis dans la
même langue.
L’homme ne répondit pas.
– Soyez tranquille, reprit Athos, nous sommes
de fidèles serviteurs de Sa Majesté.
– Est-ce vrai ce que vous me dites là ?
demanda le blessé.
– Sur notre honneur de gentilshommes.
– Alors je puis donc vous dire ?
– Dites.
– Je suis le frère de Parry, le valet de chambre
de Sa Majesté1.
Athos et Aramis se rappelèrent que c’était de
ce nom que de Winter avait appelé le laquais

1
Nom qui semble inventé : les biographes de Charles Ier
signalent pour 1648 un valet nommé Herbert. Cependant, Mme
du Barry aurait acheté le portrait de Charles Ier par Van Dyck
parce que le jeune valet qui figure sur la toile se serait appelé
Barry-Moore.

315
qu’ils avaient trouvé dans le corridor de la tente
royale.
– Nous le connaissons, dit Athos ; il ne quittait
jamais le roi !
– Oui, c’est cela, dit le blessé. Eh bien !
voyant le roi pris, il songea à moi ; on passait
devant la maison, il demanda au nom du roi
qu’on s’y arrêtât. La demande fut accordée. Le
roi, disait-on, avait faim ; on le fit entrer dans la
chambre où je suis, afin qu’il y prit son repas, et
l’on plaça des sentinelles aux portes et aux
fenêtres. Parry connaissait cette chambre, car
plusieurs fois, tandis que Sa Majesté était à
Newcastle, il était venu me voir. Il savait que
dans cette chambre il y avait une trappe, que cette
trappe conduisait à la cave, et que de cette cave
on pouvait gagner le verger. Il me fit un signe1. Je

1
Prisonnier à Holmby, Charles Ier fut enlevé, par ordre de
Cromwell, et conduit à Newmarket par le cornette Joyce. Il
réussit à s’enfuir en novembre 1647 pour se réfugier à
Carisbrooke (île de Wight). Il fut fait prisonnier un an plus tard
(27 novembre 1648) et conduit alors à Londres. Rassemblant
les événements dramatiques, Dumas pratique l’ellipse, mais les
tentatives d’évasion pour être fictives, n’en sont pas moins

316
le compris. Mais sans doute ce signe fut
intercepté par les gardiens du roi et les mit en
défiance. Ignorant qu’on se doutait de quelque
chose, je n’eus plus qu’un désir, celui de sauver
Sa Majesté. Je fis donc semblant de sortir pour
aller chercher du bois, en pensant qu’il n’y avait
pas de temps à perdre. J’entrai dans le passage
souterrain qui conduisait à la cave à laquelle cette
trappe correspondait. Je levai la planche avec ma
tête ; et tandis que Parry poussait doucement le
verrou de la porte, je fis signe au roi de me
suivre. Hélas ! il ne le voulait pas ; on eût dit que
cette fuite lui répugnait. Mais Parry joignit les
mains en le suppliant ; je l’implorai aussi de mon
côté pour qu’il ne perdit pas une pareille
occasion. Enfin il se décida à me suivre. Je
marchai devant par bonheur ; le roi venait à
quelques pas derrière moi, lorsque tout à coup,
dans le passage souterrain, je vis se dresser
comme une grande ombre. Je voulus crier pour
avertir le roi, mais je n’en eus pas le temps. Je
sentis un coup comme si la maison s’écroulait sur

vraisemblables.

317
ma tête, et je tombai évanoui.
– Bon et loyal Anglais ! fidèle serviteur ! dit
Athos.
– Quand je revins à moi, j’étais étendu à la
même place. Je me traînai jusque dans la cour ; le
roi et son escorte étaient partis. Je mis une heure
peut-être à venir de la cour ici ; mais les forces
me manquèrent, et je m’évanouis pour la seconde
fois.
– Et à cette heure, comment vous sentez-
vous ?
– Bien mal, dit le blessé.
– Pouvons-nous quelque chose pour vous ?
demanda Athos.
– Aidez-moi à me mettre sur le lit ; cela me
soulagera, il me semble.
– Aurez-vous quelqu’un qui vous porte
secours ?
– Ma femme est à Durham, et va revenir d’un
moment à l’autre. Mais vous-mêmes, n’avez-
vous besoin de rien, ne désirez-vous rien ?

318
– Nous étions venus dans l’intention de vous
demander à manger.
– Hélas ! ils ont tout pris, il ne reste pas un
morceau de pain dans la maison.
– Vous entendez, d’Artagnan ? dit Athos, il
nous faut aller chercher notre dîner ailleurs.
– Cela m’est bien égal, maintenant, dit
d’Artagnan ; je n’ai plus faim.
– Ma foi, ni moi non plus, dit Porthos.
Et ils transportèrent l’homme sur son lit. On
fit venir Grimaud, qui pansa sa blessure. Grimaud
avait, au service des quatre amis, eu tant de fois
l’occasion de faire de la charpie et des
compresses, qu’il avait pris une certaine teinte de
chirurgie.
Pendant ce temps, les fugitifs étaient revenus
dans la première chambre et tenaient conseil.
– Maintenant, dit Aramis, nous savons à quoi
nous en tenir : c’est bien le roi et son escorte qui
sont passés par ici ; il faut prendre du côté
opposé. Est-ce votre avis, Athos ?
Athos ne répondit pas, il réfléchissait.

319
– Oui, dit Porthos, prenons du côté opposé. Si
nous suivons l’escorte, nous trouverons tout
dévoré et nous finirons par mourir de faim ; quel
maudit pays que cette Angleterre ! c’est la
première fois que j’aurai manqué à dîner. Le
dîner est mon meilleur repas, à moi.
– Que pensez-vous, d’Artagnan ? dit Athos,
êtes-vous de l’avis d’Aramis ?
– Non point, dit d’Artagnan, je suis au
contraire de l’avis tout opposé.
– Comment ! vous voulez suivre l’escorte ? dit
Porthos effrayé.
– Non, mais faire route avec elle.
Les yeux d’Athos brillèrent de joie.
– Faire route avec l’escorte ! s’écria Aramis.
– Laissez dire d’Artagnan, vous savez que
c’est l’homme aux bons conseils, dit Athos.
– Sans doute, dit d’Artagnan, il faut aller où
l’on ne nous cherchera pas. Or, on se gardera
bien de nous chercher parmi les puritains ; allons
donc parmi les puritains.

320
– Bien, ami, bien ! excellent conseil, dit
Athos, j’allais le donner quand vous m’avez
devancé.
– C’est donc aussi votre avis ? demanda
Aramis.
– Oui. On croira que nous voulons quitter
l’Angleterre, on nous cherchera dans les ports ;
pendant ce temps nous arriverons à Londres avec
le roi ; une fois à Londres, nous sommes
introuvables ; au milieu d’un million d’hommes,
il n’est pas difficile de se cacher ; sans compter,
continua Athos en jetant un regard à Aramis, les
chances que nous offre ce voyage.
– Oui, dit Aramis, je comprends.
– Moi, je ne comprends pas, dit Porthos, mais
n’importe ; puisque cet avis est à la fois celui de
d’Artagnan et d’Athos, ce doit être le meilleur.
– Mais, dit Aramis, ne paraîtrons-nous point
suspects au colonel Harrison ?
– Eh ! mordioux ! dit d’Artagnan, c’est
justement sur lui que je compte ; le colonel
Harrison est de nos amis ; nous l’avons vu deux

321
fois chez le général Cromwell ; il sait que nous
lui avons été envoyés de France par mons
Mazarini : il nous regardera comme des frères.
D’ailleurs, n’est-ce pas le fils d’un boucher ? Oui,
n’est-ce pas ? Eh bien ! Porthos lui montrera
comment on assomme un bœuf d’un coup de
poing, et moi comment on renverse un taureau en
le prenant par les cornes ; cela captera sa
confiance.
Athos sourit.
– Vous êtes le meilleur compagnon que je
connaisse, d’Artagnan, dit-il en tendant la main
au Gascon, et je suis bien heureux de vous avoir
retrouvé, mon cher fils.
C’était, comme on le sait, le nom qu’Athos
donnait à d’Artagnan dans ses grandes effusions
de cœur.
En ce moment Grimaud sortit de la chambre.
Le blessé était pansé et se trouvait mieux.
Les quatre amis prirent congé de lui et lui
demandèrent s’il n’avait pas quelque commission
à leur donner pour son frère.

322
– Dites-lui, répondit le brave homme, qu’il
fasse savoir au roi qu’ils ne m’ont pas tué tout à
fait ; si peu que je sois, je suis sûr que Sa Majesté
me regrette et se reproche ma mort.
– Soyez tranquille, dit d’Artagnan, il le saura
avant ce soir.
La petite troupe se remit en marche ; il n’y
avait point à se tromper de chemin ; celui qu’il
voulait suivre était visiblement tracé à travers la
plaine.
Au bout de deux heures de marche silencieuse,
d’Artagnan, qui tenait la tête, s’arrêta au tournant
d’un chemin.
– Ah ! ah ! dit-il, voici nos gens.
En effet, une troupe considérable de cavaliers
apparaissait à une demi-lieue de là environ.
– Mes chers amis, dit d’Artagnan, donnez vos
épées à M. Mouston, qui vous les remettra en
temps et lieu, et n’oubliez point que vous êtes nos
prisonniers.
Puis on mit au trot les chevaux qui
commençaient à se fatiguer, et l’on eut bientôt

323
rejoint l’escorte.
Le roi, placé en tête, entouré d’une partie du
régiment du colonel Harrison, cheminait
impassible, toujours digne et avec une sorte de
bonne volonté.
En apercevant Athos et Aramis, auxquels on
ne lui avait pas même laissé le temps de dire
adieu, et en lisant dans les regards de ces deux
gentilshommes qu’il avait encore des amis à
quelques pas de lui, quoiqu’il crût ces amis
prisonniers, une rougeur de plaisir monta aux
joues pâlies du roi.
D’Artagnan gagna la tête de la colonne, et,
laissant ses amis sous la garde de Porthos, il alla
droit à Harrison, qui le reconnut effectivement
pour l’avoir vu chez Cromwell, et qui l’accueillit
aussi poliment qu’un homme de cette condition et
de ce caractère pouvait accueillir quelqu’un. Ce
qu’avait prévu d’Artagnan arriva : le colonel
n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon.
On s’arrêta : c’était à cette halte que devait
dîner le roi. Seulement cette fois les précautions
furent prises pour qu’il ne tentât pas de

324
s’échapper. Dans la grande chambre de
l’hôtellerie, une petite table fut placée pour lui, et
une grande table pour les officiers.
– Dînez-vous avec moi ? demanda Harrison à
d’Artagnan.
– Diable ! dit d’Artagnan, cela me ferait grand
plaisir, mais j’ai mon compagnon, M. du Vallon,
et mes deux prisonniers que je ne puis quitter et
qui encombreraient votre table. Mais faisons
mieux : faites dresser une table dans un coin, et
envoyez-nous ce que bon vous semblera de la
vôtre, car, sans cela, nous courrons grand risque
de mourir de faim. Ce sera toujours dîner
ensemble, puisque nous dînerons dans la même
chambre.
– Soit, dit Harrison.
La chose fut arrangée comme le désirait
d’Artagnan, et lorsqu’il revint près du colonel il
trouva le roi déjà assis à sa petite table et servi
par Parry, Harrison et ses officiers attablés en
communauté, et dans un coin les places réservées
pour lui et ses compagnons.

325
La table à laquelle étaient assis les officiers
puritains était ronde, et, soit par hasard, soit
grossier calcul, Harrison tournait le dos au roi.
Le roi vit entrer les quatre gentilshommes,
mais il ne parut faire aucune attention à eux.
Ils allèrent s’asseoir à la table qui leur était
réservée et se placèrent pour ne tourner le dos à
personne. Ils avaient en face d’eux la table des
officiers et celle du roi.
Harrison, pour faire honneur à ses hôtes, leur
envoyait les meilleurs plats de sa table ;
malheureusement pour les quatre amis, le vin
manquait. La chose paraissait complètement
indifférente à Athos, mais d’Artagnan, Porthos et
Aramis faisaient la grimace chaque fois qu’il leur
fallait avaler la bière, cette boisson puritaine.
– Ma foi, colonel, dit d’Artagnan, nous vous
sommes bien reconnaissants de votre gracieuse
invitation, car, sans vous, nous courions le risque
de nous passer de dîner, comme nous nous
sommes passés de déjeuner ; et voilà mon ami,
M. du Vallon, qui partage ma reconnaissance, car
il avait grand-faim.

326
– J’ai faim encore, dit Porthos en saluant le
colonel Harrison.
– Et comment ce grave événement vous est-il
donc arrivé, de vous passer de déjeuner ?
demanda le colonel en riant.
– Par une raison bien simple, colonel, dit
d’Artagnan. J’avais hâte de vous rejoindre, et,
pour arriver à ce résultat, j’avais pris la même
route que vous, ce que n’aurait pas dû faire un
vieux fourrier comme moi, qui doit savoir que là
où a passé un bon et brave régiment comme le
vôtre, il ne reste rien à glaner. Aussi, vous
comprenez notre déception lorsqu’en arrivant à
une jolie petite maison située à la lisière d’un
bois, et qui, de loin, avec son toit rouge et ses
contrevents verts, avait un petit air de fête qui
faisait plaisir à voir, au lieu d’y trouver les poules
que nous nous apprêtions à faire rôtir, et les
jambons que nous comptions faire griller, nous ne
vîmes qu’un pauvre diable baigné... Ah !
mordioux ! colonel, faites mon compliment à
celui de vos officiers qui a donné ce coup-là, il
était bien donné, si bien donné, qu’il a fait

327
l’admiration de M. du Vallon, mon ami, qui les
donne gentiment aussi, les coups.
– Oui, dit Harrison en riant et en s’adressant
des yeux à un officier assis à sa table, quand
Groslow se charge de cette besogne, il n’y a pas
besoin de revenir après lui.
– Ah ! c’est monsieur, dit d’Artagnan en
saluant l’officier ; je regrette que monsieur ne
parle pas français, pour lui faire mon
compliment.
– Je suis prêt à le recevoir et à vous le rendre,
monsieur, dit l’officier en assez bon français, car
j’ai habité trois ans Paris.
– Eh bien ! monsieur, je m’empresse de vous
dire, continua d’Artagnan, que le coup était si
bien appliqué, que vous avez presque tué votre
homme.
– Je croyais l’avoir tué tout à fait, dit Groslow.
– Non. Il ne s’en est pas fallu grand-chose,
c’est vrai, mais il n’est pas mort.
Et en disant ces mots, d’Artagnan jeta un
regard sur Parry, qui se tenait debout devant le

328
roi, la pâleur de la mort au front, pour lui indiquer
que cette nouvelle était à son adresse.
Quant au roi, il avait écouté toute cette
conversation le cœur serré d’une indicible
angoisse, car il ne savait pas où l’officier français
en voulait venir et ces détails cruels, cachés sous
une apparence insoucieuse, le révoltaient.
Aux derniers mots qu’il prononça seulement,
il respira avec liberté.
– Ah diable ! dit Groslow, je croyais avoir
mieux réussi. S’il n’y avait pas si loin d’ici à la
maison de ce misérable, je retournerais pour
l’achever.
– Et vous feriez bien, si vous avez peur qu’il
en revienne, dit d’Artagnan, car vous le savez,
quand les blessures à la tête ne tuent pas sur le
coup, au bout de huit jours elles sont guéries.
Et d’Artagnan lança un second regard à Parry,
sur la figure duquel se répandit une telle
expression de joie, que Charles lui tendit la main
en souriant.
Parry s’inclina sur la main de son maître et la

329
baisa avec respect.
– En vérité, d’Artagnan, dit Athos, vous êtes à
la fois homme de parole et d’esprit. Mais que
dites-vous du roi ?
– Sa physionomie me revient tout à fait, dit
d’Artagnan ; il a l’air à la fois noble et bon.
– Oui, mais il se laisse prendre, dit Porthos,
c’est un tort.
– J’ai bien envie de boire à la santé du roi, dit
Athos.
– Alors, laissez-moi porter la santé, dit
d’Artagnan.
– Faites, dit Aramis.
Porthos regardait d’Artagnan, tout étourdi des
ressources que son esprit gascon fournissait
incessamment à son camarade.
D’Artagnan prit son gobelet d’étain, l’emplit
et se leva.
– Messieurs, dit-il à ses compagnons, buvons,
s’il vous plaît, à celui qui préside le repas. À
notre colonel, et qu’il sache que nous sommes

330
bien à son service jusqu’à Londres et au-delà.
Et comme, en disant ces paroles, d’Artagnan
regardait Harrison, Harrison crut que le toast était
pour lui, se leva et salua les quatre amis, qui, les
yeux attachés sur le roi Charles, burent ensemble,
tandis que Harrison, de son côté, vidait son verre
sans aucune défiance.
Charles, à son tour, tendit son verre à Parry,
qui y versa quelques gouttes de bière, car le roi
était au régime de tout le monde ; et le portant à
ses lèvres, en regardant à son tour les quatre
gentilshommes, il but avec un sourire plein de
noblesse et de reconnaissance.
– Allons, messieurs, s’écria Harrison en
reposant son verre et sans aucun égard pour
l’illustre prisonnier qu’il conduisait, en route !
– Où couchons-nous, colonel ?
– À Thirsk1, répondit Harrison.
– Parry, dit le roi en se levant à son tour et en
se retournant vers son valet, mon cheval. Je veux

1
À une cinquantaine de kilomètres au sud de Newcastle.

331
aller à Thirsk.
– Ma foi, dit d’Artagnan à Athos, votre roi
m’a véritablement séduit et je suis tout à fait à
son service.
– Si ce que vous me dites là est sincère,
répondit Athos, il n’arrivera pas jusqu’à Londres.
– Comment cela ?
– Oui, car avant ce moment nous l’aurons
enlevé.
– Ah ! pour cette fois, Athos, dit d’Artagnan,
ma parole d’honneur, vous êtes fou.
– Avez-vous donc quelque projet arrêté ?
demanda Aramis.
– Eh ! dit Porthos, la chose ne serait pas
impossible si on avait un bon projet.
– Je n’en ai pas, dit Athos ; mais d’Artagnan
en trouvera un.
D’Artagnan haussa les épaules, et on se mit en
route.

332
65

D’Artagnan trouve un projet

Athos connaissait d’Artagnan mieux peut-être


que d’Artagnan ne se connaissait lui-même. Il
savait que, dans un esprit aventureux comme
l’était celui du Gascon, il s’agit de laisser tomber
une pensée, comme dans une terre riche et
vigoureuse il s’agit seulement de laisser tomber
une graine.
Il avait donc laissé tranquillement son ami
hausser les épaules, et il avait continué son
chemin en lui parlant de Raoul, conversation
qu’il avait, dans une autre circonstance,
complètement laissée tomber, on se le rappelle.
À la nuit fermée on arriva à Thirsk. Les quatre
amis parurent complètement étrangers et
indifférents aux mesures de précaution que l’on
prenait pour s’assurer de la personne du roi. Ils se

333
retirèrent dans une maison particulière, et,
comme ils avaient d’un moment à l’autre à
craindre pour eux-mêmes, ils s’établirent dans
une seule chambre en se ménageant une issue en
cas d’attaque. Les valets furent distribués à des
postes différents ; Grimaud coucha sur une botte
de paille en travers de la porte.
D’Artagnan était pensif, et semblait avoir
momentanément perdu sa loquacité ordinaire. Il
ne disait pas mot, sifflotant sans cesse, allant de
son lit à la croisée. Porthos, qui ne voyait jamais
rien que les choses extérieures, lui, parlait comme
d’habitude. D’Artagnan répondait par
monosyllabes. Athos et Aramis se regardaient en
souriant.
La journée avait été fatigante, et cependant, à
l’exception de Porthos, dont le sommeil était
aussi inflexible que l’appétit, les amis dormirent
mal.
Le lendemain matin, d’Artagnan fut le premier
debout. Il était descendu aux écuries, il avait déjà
visité les chevaux, il avait déjà donné tous les
ordres nécessaires à la journée qu’Athos et

334
Aramis n’étaient point levés, et que Porthos
ronflait encore.
À huit heures du matin, on se mit en marche
dans le même ordre que la veille. Seulement
d’Artagnan laissa ses amis cheminer de leur côté,
et alla renouer avec M. Groslow la connaissance
entamée la veille.
Celui-ci, que ses éloges avaient doucement
caressé au cœur, le reçut avec un gracieux
sourire.
– En vérité, monsieur, lui dit d’Artagnan, je
suis heureux de trouver quelqu’un avec qui parler
ma pauvre langue.
M. du Vallon, mon ami, est d’un caractère fort
mélancolique, de sorte qu’on ne saurait lui tirer
quatre paroles par jour ; quant à nos deux
prisonniers, vous comprenez qu’ils sont peu en
train de faire la conversation.
– Ce sont des royalistes enragés, dit Groslow.
– Raison de plus pour qu’ils nous boudent
d’avoir pris le Stuart, à qui, je l’espère bien, vous
allez faire un bel et bon procès.

335
– Dame ! dit Groslow, nous le conduisons à
Londres pour cela.
– Et vous ne le perdez pas de vue, je
présume ?
– Peste ! je le crois bien ! Vous le voyez,
ajouta l’officier en riant, il a une escorte vraiment
royale.
– Oui, le jour, il n’y a pas de danger qu’il vous
échappe ; mais la nuit...
– La nuit, les précautions redoublent.
– Et quel mode de surveillance employez-
vous ?
– Huit hommes demeurent constamment dans
sa chambre.
– Diable ! fit d’Artagnan, il est bien gardé.
Mais, outre ces huit hommes, vous placez sans
doute une garde dehors ? On ne peut prendre trop
de précaution contre un pareil prisonnier.
– Oh ! non. Pensez donc : que voulez-vous
que fassent deux hommes sans armes contre huit
hommes armés ?

336
– Comment, deux hommes ?
– Oui, le roi et son valet de chambre.
– On a donc permis à son valet de chambre de
ne pas le quitter ?
– Oui, Stuart a demandé qu’on lui accordât
cette grâce, et le colonel Harrison y a consenti.
Sous prétexte qu’il est roi, il paraît qu’il ne peut
pas s’habiller ni se déshabiller tout seul.
– En vérité, capitaine, dit d’Artagnan décidé à
continuer à l’endroit de l’officier anglais le
système laudatif qui lui avait si bien réussi, plus
je vous écoute, plus je m’étonne de la manière
facile et élégante avec laquelle vous parlez le
français. Vous avez habité Paris trois ans, c’est
bien ; mais j’habiterais Londres toute ma vie que
je n’arriverais pas, j’en suis sûr, au degré où vous
en êtes. Que faisiez-vous donc à Paris ?
– Mon père, qui est commerçant, m’avait
placé chez son correspondant, qui, de son côté,
avait envoyé son fils chez mon père ; c’est
l’habitude entre négociants de faire de pareils
échanges.

337
– Et Paris vous a-t-il plu, monsieur ?
– Oui, mais vous auriez grand besoin d’une
révolution dans le genre de la nôtre ; non pas
contre votre roi, qui n’est qu’un enfant, mais
contre ce ladre d’italien qui est l’amant de votre
reine.
– Ah ! je suis bien de votre avis, monsieur, et
que ce serait bientôt fait, si nous avions
seulement douze officiers comme vous, sans
préjugés, vigilants, intraitables ! Ah ! nous
viendrions bien vite à bout du Mazarin, et nous
lui ferions un bon petit procès comme celui que
vous allez faire à votre roi.
– Mais, dit l’officier, je croyais que vous étiez
à son service, et que c’était lui qui vous avait
envoyé au général Cromwell ?
– C’est-à-dire que je suis au service du roi, et
que, sachant qu’il devait envoyer quelqu’un en
Angleterre, j’ai sollicité cette mission, tant était
grand mon désir de connaître l’homme de génie
qui commande à cette heure aux trois royaumes.
Aussi, quand il nous a proposé, à M. du Vallon et
à moi, de tirer l’épée en l’honneur de la vieille

338
Angleterre, vous avez vu comme nous avons
mordu à la proposition.
– Oui, je sais que vous avez chargé aux côtés
de M. Mordaunt.
– À sa droite et à sa gauche, monsieur. Peste,
encore un brave et excellent jeune homme que
celui-là. Comme il vous a décousu monsieur son
oncle ! Avez-vous vu ?
– Le connaissez-vous ? demanda l’officier.
– Beaucoup ; je puis même dire que nous
sommes fort liés : M. du Vallon et moi sommes
venus avec lui de France.
– Il paraît même que vous l’avez fait attendre
fort longtemps à Boulogne.
– Que voulez-vous, dit d’Artagnan, j’étais
comme vous, j’avais un roi en garde.
– Ah ! ah ! dit Groslow, et quel roi ?
– Le nôtre, pardieu ! le petit king, Louis le
quatorzième.
Et d’Artagnan ôta son chapeau. L’Anglais en
fit autant par politesse.

339
– Et combien de temps l’avez-vous gardé ?
– Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai
toujours ces trois nuits avec plaisir.
– Le jeune roi est donc bien aimable ?
– Le roi ! il dormait les poings fermés.
– Mais alors, que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que mes amis les officiers aux
gardes et aux mousquetaires me venaient tenir
compagnie, et que nous passions nos nuits à boire
et à jouer.
– Ah ! oui, dit l’Anglais avec un soupir, c’est
vrai, vous êtes joyeux compagnons, vous autres
Français.
– Ne jouez-vous donc pas aussi, quand vous
êtes de garde ?
– Jamais, dit l’Anglais.
– En ce cas vous devez fort vous ennuyer et je
vous plains, dit d’Artagnan.
– Le fait est, reprit l’officier, que je vois
arriver mon tour avec une certaine terreur. C’est
fort long, une nuit tout entière à veiller.

340
– Oui, quand on veille seul ou avec des soldats
stupides ; mais quand on veille avec un joyeux
partner, quand on fait rouler l’or et les dés sur
une table, la nuit passe comme un rêve. N’aimez-
vous donc pas le jeu ?
– Au contraire.
– Le lansquenet, par exemple1 ?
– J’en suis fou, je le jouais presque tous les
soirs en France.
– Et depuis que vous êtes en Angleterre ?
– Je n’ai pas tenu un cornet ni une carte.
– Je vous plains, dit d’Artagnan d’un air de
compassion profonde.
– Écoutez, dit l’Anglais, faites une chose.
– Laquelle ?
– Demain je suis de garde.
– Près de Stuart ?
– Oui. Venez passer la nuit avec moi.

1
Lansquenet : jeu qui se joue avec six jeux complets de
cinquante-deux cartes, entre un banquier et des pontes.

341
– Impossible.
– Impossible ?
– De toute impossibilité.
– Comment cela ?
– Chaque nuit je fais la partie de M. du
Vallon. Quelquefois nous ne nous couchons pas...
Ce matin, par exemple, au jour nous jouions
encore.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il s’ennuierait si je ne faisais pas sa
partie.
– Il est beau joueur ?
– Je lui ai vu perdre jusqu’à deux mille
pistoles en riant aux larmes.
– Amenez-le alors.
– Comment voulez-vous ? Et nos prisonniers ?
– Ah diable ! c’est vrai, dit l’officier. Mais
faites-les garder par vos laquais.
– Oui, pour qu’ils se sauvent ! dit d’Artagnan,
je n’ai garde.

342
– Ce sont donc des hommes de condition, que
vous y tenez tant ?
– Peste ! l’un est un riche seigneur de la
Touraine ; l’autre est un chevalier de Malte de
grande maison. Nous avons traité de leur rançon
à chacun : deux mille livres sterling en arrivant
en France. Nous ne voulons donc pas quitter un
seul instant des hommes que nos laquais savent
des millionnaires. Nous les avons bien un peu
fouillés en les prenant et je vous avouerai même
que c’est leur bourse que nous nous tiraillons
chaque nuit, M. du Vallon et moi ; mais ils
peuvent nous avoir caché quelque pierre
précieuse, quelque diamant de prix, de sorte que
nous sommes comme les avares, qui ne quittent
pas leur trésor ; nous nous sommes constitués
gardiens permanents de nos hommes, et quand je
dors, M. du Vallon veille.
– Ah ! ah ! fit Groslow.
– Vous comprenez donc maintenant ce qui me
force de refuser votre politesse, à laquelle au
reste je suis d’autant plus sensible, que rien n’est
plus ennuyeux que de jouer toujours avec la

343
même personne ; les chances se compensent
éternellement, et au bout d’un mois on trouve
qu’on ne s’est fait ni bien ni mal.
– Ah ! dit Groslow avec un soupir, il y a
quelque chose de plus ennuyeux encore, c’est de
ne pas jouer du tout.
– Je comprends cela, dit d’Artagnan.
– Mais voyons, reprit l’Anglais, sont-ce des
hommes dangereux que vos hommes ?
– Sous quel rapport ?
– Sont-ils capables de tenter un coup de
main ?
D’Artagnan éclata de rire.
– Jésus Dieu ! s’écria-t-il ; l’un des deux
tremble la fièvre, ne pouvant pas se faire au
charmant pays que vous habitez ; l’autre est un
chevalier de Malte, timide comme une jeune
fille ; et, pour plus grande sécurité, nous leur
avons ôté jusqu’à leurs couteaux fermants et leurs
ciseaux de poche.
– Eh bien, dit Groslow, amenez-les.

344
– Comment, vous voulez ! dit d’Artagnan.
– Oui, j’ai huit hommes.
– Eh bien ?
– Quatre les garderont, quatre garderont le roi.
– Au fait, dit d’Artagnan, la chose peut
s’arranger ainsi, quoique ce soit un grand
embarras que je vous donne.
– Bah ! venez toujours ; vous verrez comment
j’arrangerai la chose.
– Oh ! je ne m’en inquiète pas, dit
d’Artagnan ; à un homme comme vous, je me
livre les yeux fermés.
Cette dernière flatterie tira de l’officier un de
ces petits rires de satisfaction qui font les gens
amis de celui qui les provoque, car ils sont une
évaporation de la vanité caressée.
– Mais, dit d’Artagnan, j’y pense, qui nous
empêche de commencer ce soir ?
– Quoi ?
– Notre partie.
– Rien au monde, dit Groslow.

345
– En effet, venez ce soir chez nous, et demain
nous irons vous rendre votre visite. Si quelque
chose vous inquiète dans nos hommes, qui,
comme vous le savez, sont des royalistes enragés,
eh bien ! il n’y aura rien de dit, et ce sera toujours
une bonne nuit de passée.
– À merveille ! Ce soir chez vous, demain
chez Stuart, après-demain chez moi.
– Et les autres jours à Londres. Eh mordioux !
dit d’Artagnan, vous voyez bien qu’on peut
mener joyeuse vie partout.
– Oui, quand on rencontre des Français, et des
Français comme vous, dit Groslow.
– Et comme M. du Vallon ; vous verrez bien
quel gaillard ! un frondeur enragé, un homme qui
a failli tuer Mazarin entre deux portes ; on
l’emploie parce qu’on en a peur.
– Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et
sans que je le connaisse, il me revient tout à fait.
– Ce sera bien autre chose quand vous le
connaîtrez. Eh ! tenez, le voilà qui m’appelle.
Pardon, nous sommes tellement liés qu’il ne peut

346
se passer de moi. Vous m’excusez ?
– Comment donc !
– À ce soir.
– Chez vous ?
– Chez moi.
Les deux hommes échangèrent un salut, et
d’Artagnan revint vers ses compagnons.
– Que diable pouviez-vous dire à ce
bouledogue ? dit Porthos.
– Mon cher ami, ne parlez point ainsi de M.
Groslow, c’est un de mes amis intimes.
– Un de vos amis, dit Porthos, ce massacreur
de paysans.
– Chut ! mon cher Porthos. Eh bien ! oui, M.
Groslow est un peu vif, c’est vrai, mais au fond,
je lui ai découvert deux bonnes qualités : il est
bête et orgueilleux.
Porthos ouvrit de grands yeux stupéfaits,
Athos et Aramis se regardèrent avec un sourire ;
ils connaissaient d’Artagnan et savaient qu’il ne
faisait rien sans but.

347
– Mais, continua d’Artagnan, vous
l’apprécierez vous-même.
– Comment cela ?
– Je vous le présente ce soir, il vient jouer
avec nous.
– Oh ! oh ! dit Porthos, dont les yeux
s’allumèrent à ce mot, et il est riche ?
– C’est le fils d’un des plus forts négociants de
Londres.
– Et il connaît le lansquenet ?
– Il l’adore.
– La bassette ?
– C’est sa folie.
– Le biribi1 ?
– Il y raffine.

1
La bassette, proche du lansquenet et du pharaon, se jouait
avec deux jeux de cinquante-deux cartes ; le biribi se jouait sur
un tableau divisé en soixante-dix cases numérotées, entre un
banquier et un nombre illimité de joueurs, selon les règles du
loto.

348
– Bon, dit Porthos, nous passerons une
agréable nuit.
– D’autant plus agréable qu’elle nous
promettra une nuit meilleure.
– Comment cela ?
– Oui, nous lui donnons à jouer ce soir ; lui,
donne à jouer demain.
– Où cela ?
– Je vous le dirai. Maintenant ne nous
occupons que d’une chose : c’est de recevoir
dignement l’honneur que nous fait M. Groslow.
Nous nous arrêtons ce soir à Derby1 ; que
Mousqueton prenne les devants, et s’il y a une
bouteille de vin dans toute la ville, qu’il l’achète.
Il n’y aura pas de mal non plus qu’il préparât un
petit souper, auquel vous ne prendrez point part,
vous, Athos, parce que vous avez la fièvre, et
vous, Aramis, parce que vous êtes chevalier de
Malte, et que les propos de soudards comme nous
vous déplaisent et vous font rougir. Entendez-

1
À une trentaine de kilomètres au nord de Leicester, sur la
route de Londres.

349
vous bien cela ?
– Oui, dit Porthos ; mais le diable m’emporte
si je comprends.
– Porthos, mon ami, vous savez que je
descends des prophètes par mon père, et des
sibylles par ma mère, que je ne parle que par
paraboles et par énigmes ; que ceux qui ont des
oreilles écoutent, et que ceux qui ont des yeux
regardent, je n’en puis pas dire davantage pour le
moment.
– Faites, mon ami, dit Athos, je suis sûr que ce
que vous faites est bien fait.
– Et vous, Aramis, êtes-vous dans la même
opinion ?
– Tout à fait, mon cher d’Artagnan.
– À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà de
vrais croyants, et il y a plaisir d’essayer des
miracles pour eux ; ce n’est pas comme cet
incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et
toucher pour croire1.

1
Allusion à saint Thomas, voir Jean, XX, 24-29.

350
– Le fait est, dit Porthos d’un air fin, que je
suis très incrédule.
D’Artagnan lui donna une claque sur l’épaule,
et, comme on arrivait à la station du déjeuner, la
conversation en resta là.
Vers les cinq heures du soir, comme la chose
était convenue, on fit partir Mousqueton en avant.
Mousqueton ne parlait pas anglais, mais, depuis
qu’il était en Angleterre, il avait remarqué une
chose, c’est que Grimaud, par l’habitude du
geste, avait parfaitement remplacé la parole. Il
s’était donc mis à étudier le geste avec Grimaud,
et en quelques leçons, grâce à la supériorité du
maître, il était arrivé à une certaine force. Blaisois
l’accompagna.
Les quatre amis, en traversant la principale rue
de Derby, aperçurent Blaisois debout sur le seuil
d’une maison de belle apparence ; c’est là que
leur logement était préparé.
De toute la journée, ils ne s’étaient pas
approchés du roi, de peur de donner des
soupçons, et au lieu de dîner à la table du colonel
Harrison, comme ils l’avaient fait la veille, ils

351
avaient dîné entre eux.
À l’heure convenue, Groslow vint.
D’Artagnan le reçut comme il eût reçu un ami de
vingt ans. Porthos le toisa des pieds à la tête et
sourit en reconnaissant que malgré le coup
remarquable qu’il avait donné au frère de Parry,
il n’était pas de sa force. Athos et Aramis firent
ce qu’ils purent pour cacher le dégoût que leur
inspirait cette nature brutale et grossière.
En somme, Groslow parut content de la
réception.
Athos et Aramis se tinrent dans leur rôle. À
minuit ils se retirèrent dans leur chambre, dont on
laissa, sous prétexte de surveillance, la porte
ouverte. En outre, d’Artagnan les y accompagna,
laissant Porthos aux prises avec Groslow.
Porthos gagna cinquante pistoles à Groslow, et
trouva, lorsqu’il se fut retiré, qu’il était d’une
compagnie plus agréable qu’il ne l’avait cru
d’abord.
Quant à Groslow, il se promit de réparer le
lendemain sur d’Artagnan l’échec qu’il avait

352
éprouvé avec Porthos, et quitta le Gascon en lui
rappelant le rendez-vous du soir.
Nous disons du soir, car les joueurs se
quittèrent à quatre heures du matin.
La journée se passa comme d’habitude ;
d’Artagnan allait du capitaine Groslow au colonel
Harrison et du colonel Harrison à ses amis. Pour
quelqu’un qui ne connaissait pas d’Artagnan, il
paraissait être dans son assiette ordinaire ; pour
ses amis, c’est-à-dire pour Athos et Aramis, sa
gaieté était de la fièvre.
– Que peut-il machiner ? disait Aramis.
– Attendons, disait Athos.
Porthos ne disait rien, seulement il comptait
l’une après l’autre, dans son gousset, avec un air
de satisfaction qui se trahissait à l’extérieur, les
cinquante pistoles qu’il avait gagnées à Groslow.
En arrivant le soir à Syston1, d’Artagnan
rassembla ses amis. Sa figure avait perdu ce
caractère de gaieté insoucieuse qu’il avait porté

1
À 5 kilomètres au nord de Leicester.

353
comme un masque toute la journée ; Athos serra
la main à Aramis.
– Le moment approche, dit-il.
– Oui, dit d’Artagnan qui avait entendu, oui, le
moment approche : cette nuit, messieurs, nous
sauvons le roi.
Athos tressaillit, ses yeux s’enflammèrent.
– D’Artagnan, dit-il, doutant après avoir
espéré, ce n’est point une plaisanterie, n’est-ce
pas ? Elle me ferait trop grand mal !
– Vous êtes étrange, Athos, dit d’Artagnan, de
douter ainsi de moi. Où et quand m’avez-vous vu
plaisanter avec le cœur d’un ami et la vie d’un
roi ? Je vous ai dit et je vous répète que cette nuit
nous sauvons Charles Ier. Vous vous en êtes
rapporté à moi de trouver un moyen, le moyen est
trouvé.
Porthos regardait d’Artagnan avec un
sentiment d’admiration profonde. Aramis souriait
en homme qui espère.
Athos était pâle comme la mort et tremblait de
tous ses membres.

354
– Parlez, dit Athos.
Porthos ouvrit ses gros yeux, Aramis se pendit
pour ainsi dire aux lèvres de d’Artagnan.
– Nous sommes invités à passer la nuit chez
M. Groslow, vous savez cela ?
– Oui, répondit Porthos, il nous a fait
promettre de lui donner sa revanche.
– Bien. Mais savez-vous où nous lui donnons
sa revanche ?
– Non.
– Chez le roi.
– Chez le roi ! s’écria Athos.
– Oui, messieurs, chez le roi. M. Groslow est
de garde ce soir près de Sa Majesté, et, pour se
distraire dans sa faction, il nous invite à aller lui
tenir compagnie.
– Tous quatre ? demanda Athos.
– Pardieu ! certainement, tous quatre ; est-ce
que nous quittons nos prisonniers !
– Ah ! ah ! fit Aramis.

355
– Voyons, dit Athos palpitant.
– Nous allons donc chez Groslow, nous avec
nos épées, vous avec des poignards ; à nous
quatre nous nous rendons maîtres de ces huit
imbéciles et de leur stupide commandant.
Monsieur Porthos, qu’en dites-vous ?
– Je dis que c’est facile, dit Porthos.
– Nous habillons le roi en Groslow ;
Mousqueton, Grimaud et Blaisois nous tiennent
des chevaux tout sellés au détour de la première
rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous
sommes à vingt lieues d’ici. Hein ! est-ce tramé
cela, Athos ?
Athos posa ses deux mains sur les épaules de
d’Artagnan et le regarda avec son calme et doux
sourire.
– Je déclare, ami, dit-il, qu’il n’y a pas de
créature sous le ciel qui vous égale en noblesse et
en courage ; pendant que nous vous croyions
indifférent à nos douleurs que vous pouviez sans
crime ne point partager, vous seul d’entre nous
trouvez ce que nous cherchions vainement. Je te

356
le répète donc, d’Artagnan, tu es le meilleur de
nous, et je te bénis et je t’aime, mon cher fils.
– Dire que je n’ai point trouvé cela, dit
Porthos en se frappant sur le front, c’est si
simple !
– Mais, dit Aramis, si j’ai bien compris, nous
tuerons tout, n’est-ce pas ?
Athos frissonna et devint fort pâle.
– Mordioux ! dit d’Artagnan, il le faudra bien.
J’ai cherché longtemps s’il n’y avait pas moyen
d’éluder la chose, mais j’avoue que je n’en ai pas
pu trouver.
– Voyons, dit Aramis, il ne s’agit pas ici de
marchander avec la situation ; comment
procédons-nous ?
– J’ai fait un double plan, répondit
d’Artagnan.
– Voyons le premier, dit Aramis.
– Si nous sommes tous les quatre réunis, à
mon signal, et ce signal sera le mot enfin, vous
plongez chacun un poignard dans le cœur du
soldat qui est le plus proche de vous, nous en

357
faisons autant de notre côté ; voilà d’abord quatre
hommes morts ; la partie devient donc égale,
puisque nous nous trouvons quatre contre cinq ;
ces cinq-là se rendent, et on les bâillonne, ou ils
se défendent et on les tue ; si par hasard notre
amphitryon change d’avis et ne reçoit à sa partie
que Porthos et moi, dame ! il faudra prendre les
grands moyens en frappant double ; ce sera un
peu plus long et un peu bruyant, mais vous vous
tiendrez dehors avec des épées et vous accourrez
au bruit.
– Mais si l’on vous frappait vous-mêmes ? dit
Athos.
– Impossible ! dit d’Artagnan, ces buveurs de
bière sont trop lourds et trop maladroits ;
d’ailleurs vous frapperez à la gorge, Porthos, cela
tue aussi vite et empêche de crier ceux que l’on
tue.
– Très bien ! dit Porthos, ce sera un joli petit
égorgement.
– Affreux ! affreux ! dit Athos.
– Bah ! monsieur l’homme sensible, dit

358
d’Artagnan, vous en feriez bien d’autres dans une
bataille. D’ailleurs, ami, continua-t-il, si vous
trouvez que la vie du roi ne vaille pas ce qu’elle
doit coûter, rien n’est dit, et je vais prévenir M.
Groslow que je suis malade.
– Non, dit Athos, j’ai tort, mon ami, et c’est
vous qui avez raison, pardonnez-moi.
En ce moment la porte s’ouvrit et un soldat
parut.
– M. le capitaine Groslow, dit-il en mauvais
français, fait prévenir monsieur d’Artagnan et
monsieur du Vallon qu’il les attend.
– Où cela ? demanda d’Artagnan.
– Dans la chambre du Nabuchodonosor
anglais, répondit le soldat, puritain renforcé.
– C’est bien, répondit en excellent anglais
Athos, à qui le rouge était monté au visage à cette
insulte faite à la majesté royale, c’est bien ; dites
au capitaine Groslow que nous y allons.
Puis le puritain sortit ; l’ordre avait été donné
aux laquais de seller huit chevaux, et d’aller
attendre, sans se séparer les uns des autres ni sans

359
mettre pied à terre, au coin d’une rue située à
vingt pas à peu près de la maison où était logé le
roi.

360
66

La partie de lansquenet

En effet, il était neuf heures du soir ; les postes


avaient été relevés à huit, et depuis une heure la
garde du capitaine Groslow avait commencé.
D’Artagnan et Porthos armés de leurs épées, et
Athos et Aramis ayant chacun un poignard caché
dans la poitrine, s’avancèrent vers la maison qui
ce soir-là servait de prison à Charles Stuart. Ces
deux derniers suivaient leurs vainqueurs, humbles
et désarmés en apparence, comme des captifs.
– Ma foi, dit Groslow en les apercevant, je ne
comptais presque plus sur vous.
D’Artagnan s’approcha de celui-ci et lui dit
tout bas :
– En effet, nous avons hésité un instant, M. du
Vallon et moi.

361
– Et pourquoi ? demanda Groslow.
D’Artagnan lui montra de l’œil Athos et
Aramis.
– Ah ! ah ! dit Groslow, à cause des opinions ?
Peu importe. Au contraire, ajouta-t-il en riant ;
s’ils veulent voir leur Stuart, ils le verront.
– Passons-nous la nuit dans la chambre du
roi ? demanda d’Artagnan.
– Non, mais dans la chambre voisine ; et
comme la porte restera ouverte, c’est exactement
comme si nous demeurions dans sa chambre
même. Vous êtes-vous munis d’argent ? Je vous
déclare que je compte jouer ce soir un jeu
d’enfer.
– Entendez-vous ? dit d’Artagnan en faisant
sonner l’or dans ses poches.
– Very good ! dit Groslow, et il ouvrit la porte
de la chambre. C’est pour vous montrer le
chemin, messieurs, dit-il.
Et il entra le premier.
D’Artagnan se retourna vers ses amis. Porthos
était insoucieux comme s’il s’agissait d’une

362
partie ordinaire ; Athos était pâle, mais résolu ;
Aramis essuyait avec un mouchoir son front
mouillé d’une légère sueur.
Les huit gardes étaient à leur poste : quatre
étaient dans la chambre du roi, deux à la porte de
communication, deux à la porte par laquelle
entraient les quatre amis. À la vue des épées
nues, Athos sourit ; ce n’était donc plus une
boucherie, mais un combat.
À partir de ce moment toute sa bonne humeur
parut revenue.
Charles, que l’on apercevait à travers une
porte ouverte, était sur son lit tout habillé :
seulement une couverture de laine était rejetée
sur lui.
À son chevet, Parry était assis lisant à voix
basse, et cependant assez haute pour que Charles,
qui l’écoutait les yeux fermés, l’entendît, un
chapitre dans une Bible catholique.
Une chandelle de suif grossier, placée sur une
table noire, éclairait le visage résigné du roi et le
visage infiniment moins calme de son fidèle

363
serviteur.
De temps en temps Parry s’interrompait,
croyant que le roi dormait visiblement ; mais
alors le roi rouvrait les yeux et lui disait en
souriant :
– Continue, mon bon Parry, j’écoute.
Groslow s’avança jusqu’au seuil de la
chambre du roi, remit avec affectation sur sa tête
le chapeau qu’il avait tenu à la main pour
recevoir ses hôtes, regarda un instant avec mépris
ce tableau simple et touchant d’un vieux serviteur
lisant la Bible à son roi prisonnier, s’assura que
chaque homme était bien au poste qu’il lui avait
assigné, et, se retournant vers d’Artagnan, il
regarda triomphalement le Français comme pour
mendier un éloge sur sa tactique.
– À merveille, dit le Gascon ; cap de Diou !
vous ferez un général un peu distingué.
– Et croyez-vous, demanda Groslow, que ce
sera tant que je serai de garde près de lui que le
Stuart se sauvera ?
– Non, certes, répondit d’Artagnan. À moins

364
qu’il ne lui pleuve des amis du ciel.
Le visage de Groslow s’épanouit.
Comme Charles Stuart avait gardé pendant
cette scène ses yeux constamment fermés, on ne
peut dire s’il s’était aperçu ou non de l’insolence
du capitaine puritain. Mais malgré lui, dès qu’il
entendit le timbre accentué de la voix de
d’Artagnan, ses paupières se rouvrirent.
Parry, de son côté, tressaillit et interrompit la
lecture.
– À quoi songes-tu donc de t’interrompre ? dit
le roi, continue, mon bon Parry ; à moins que tu
ne sois fatigué, toutefois.
– Non, sire, dit le valet de chambre.
Et il reprit sa lecture.
Une table était préparée dans la première
chambre, et sur cette table, couverte d’un tapis,
étaient deux chandelles allumées, des cartes, deux
cornets et des dés.
– Messieurs, dit Groslow, asseyez-vous, je
vous prie, moi, en face du Stuart, que j’aime tant
à voir, surtout où il est ; vous, monsieur

365
d’Artagnan, en face de moi.
Athos rougit de colère, d’Artagnan le regarda
en fronçant le sourcil.
– C’est cela, dit d’Artagnan ; vous, monsieur
le comte de La Fère, à la droite de monsieur
Groslow ; vous, monsieur le chevalier d’Herblay,
à sa gauche ; vous, du Vallon, près de moi. Vous
pariez pour moi, et ces messieurs pour monsieur
Groslow.
D’Artagnan les avait ainsi : Porthos à sa
gauche, et il lui parlait du genou ; Athos et
Aramis en face de lui, et il les tenait sous son
regard.
Aux noms du comte de La Fère et du chevalier
d’Herblay, Charles rouvrit les yeux, et malgré lui,
relevant sa noble tête, embrassa d’un regard tous
les acteurs de cette scène.
En ce moment Parry tourna quelques feuillets
de sa Bible et lut tout haut ce verset de Jérémie :
« Dieu dit : Écoutez les paroles des prophètes,
mes serviteurs, que je vous ai envoyés avec grand

366
soin, et que j’ai conduits vers vous1. »
Les quatre amis échangèrent un regard. Les
paroles que venait de dire Parry leur indiquaient
que leur présence était attribuée par le roi à son
véritable motif.
Les yeux de d’Artagnan pétillèrent de joie.
– Vous m’avez demandé tout à l’heure si
j’étais en fonds ? dit d’Artagnan en mettant une
vingtaine de pistoles sur la table.
– Oui, dit Groslow.
– Eh bien, reprit d’Artagnan, à mon tour je
vous dis. Tenez bien votre trésor, mon cher
monsieur Groslow, car je vous réponds que nous
ne sortirons d’ici qu’en vous l’enlevant.
– Ce ne sera pas sans que je le défende, dit
Groslow.
– Tant mieux, dit d’Artagnan. Bataille, mon
cher capitaine, bataille ! Vous savez ou vous ne
savez pas que c’est ce que nous demandons.

1
Jérémie, XXVI, 5.

367
– Ah ! oui, je sais bien, dit Groslow en
éclatant de son gros rire, vous ne cherchez que
plaies et bosses, vous autres Français.
En effet, Charles avait tout entendu, tout
compris. Une légère rougeur monta à son visage.
Les soldats qui le gardaient le virent donc peu à
peu étendre ses membres fatigués, et, sous
prétexte d’une excessive chaleur, provoquée par
un poêle chauffé à blanc, rejeter peu à peu la
couverture écossaise sous laquelle, nous l’avons
dit, il était couché tout vêtu.
Athos et Aramis tressaillirent de joie en
voyant que le roi était couché habillé.
La partie commença. Ce soir-là la veine avait
tourné et était pour Groslow, il tenait tout et
gagnait toujours. Une centaine de pistoles passa
ainsi d’un côté de la table à l’autre. Groslow était
d’une gaieté folle.
Porthos, qui avait reperdu les cinquante
pistoles qu’il avait gagnées la veille, et en outre
une trentaine de pistoles à lui, était fort maussade
et interrogeait d’Artagnan du genou, comme pour
lui demander s’il n’était pas bientôt temps de

368
passer à un autre jeu ; de leur côté, Athos et
Aramis le regardaient d’un œil scrutateur, mais
d’Artagnan restait impassible.
Dix heures sonnèrent. On entendit la ronde qui
passait.
– Combien faites-vous de rondes comme
celle-là ? dit d’Artagnan en tirant de nouvelles
pistoles de sa poche.
– Cinq, dit Groslow, une toutes les deux
heures.
– Bien, dit d’Artagnan, c’est prudent.
Et à son tour, il lança un coup d’œil à Athos et
à Aramis.
On entendit les pas de la patrouille qui
s’éloignait.
D’Artagnan répondit pour la première fois au
coup de genou de Porthos par un coup de genou
pareil.
Cependant, attirés par cet attrait du jeu et par
la vue de l’or, si puissante chez tous les hommes,
les soldats, dont la consigne était de rester dans la
chambre du roi, s’étaient peu à peu rapprochés de

369
la porte, et là, en se haussant sur la pointe du
pied, ils regardaient par-dessus l’épaule de
d’Artagnan et de Porthos ; ceux de la porte
s’étaient rapprochés aussi, secondant de cette
façon les désirs des quatre amis, qui aimaient
mieux les avoir sous la main que d’être obligés
de courir à eux aux quatre coins de la chambre.
Les deux sentinelles de la porte avaient toujours
l’épée nue, seulement elles s’appuyaient sur la
pointe, et regardaient les joueurs.
Athos semblait se calmer à mesure que le
moment approchait ; ses deux mains blanches et
aristocratiques jouaient avec des louis, qu’il
tordait et redressait avec autant de facilité que si
l’or eût été de l’étain ; moins maître de lui,
Aramis fouillait continuellement sa poitrine ;
impatient de perdre toujours, Porthos jouait du
genou à tout rompre.
D’Artagnan se retourna, regardant
machinalement en arrière, et vit entre deux
soldats Parry debout, et Charles appuyé sur son
coude, joignant les mains et paraissant adresser à
Dieu une fervente prière. D’Artagnan comprit

370
que le moment était venu, que chacun était à son
poste et qu’on n’attendait plus que le mot :
« Enfin ! » qui, on se le rappelle, devait servir de
signal.
Il lança un coup d’œil préparatoire à Athos et
à Aramis, et tous deux reculèrent légèrement leur
chaise pour avoir la liberté du mouvement.
Il donna un second coup de genou à Porthos,
et celui-ci se leva comme pour se dégourdir les
jambes ; seulement en se levant il s’assura que
son épée pouvait sortir facilement du fourreau.
– Sacrebleu ! dit d’Artagnan, encore vingt
pistoles de perdues ! En vérité, capitaine
Groslow, vous avez trop de bonheur, cela ne peut
durer.
Et il tira vingt autres pistoles de sa poche.
– Un dernier coup, capitaine. Ces vingt
pistoles sur un coup, sur un seul, sur le dernier.
– Va pour vingt pistoles, dit Groslow.
Et il retourna deux cartes comme c’est
l’habitude, un roi pour d’Artagnan, un as pour
lui.

371
– Un roi, dit d’Artagnan, c’est de bon augure.
Maître Groslow, ajouta-t-il, prenez garde au roi.
Et, malgré sa puissance sur lui-même, il y
avait dans la voix de d’Artagnan une vibration
étrange qui fit tressaillir son partner.
Groslow commença à retourner les cartes les
unes après les autres. S’il retournait un as
d’abord, il avait gagné ; s’il retournait un roi, il
avait perdu1.
Il retourna un roi.
– Enfin ! dit d’Artagnan.
À ce mot, Athos et Aramis se levèrent,
Porthos recula d’un pas.
Poignards et épées allaient briller, mais
soudain la porte s’ouvrit, et Harrison parut sur le
seuil, accompagné d’un homme enveloppé dans
un manteau.

1
Le jeu fait, le banquier retourne une carte qui est la sienne
et la place à sa droite ; il retourne ensuite les autres cartes, une à
une, jusqu’à ce qu’il amène une carte correspondante à la
sienne ou à celle de ses pontes. La première carte amenée
détermine le gagnant.

372
Derrière cet homme, on voyait briller les
mousquets de cinq ou six soldats.
Groslow se leva vivement, honteux d’être
surpris au milieu du vin, des cartes et des dés.
Mais Harrison ne fit point attention à lui, et,
entrant dans la chambre du roi suivi de son
compagnon :
– Charles Stuart, dit-il, l’ordre arrive de vous
conduire à Londres sans s’arrêter ni jour ni nuit.
Apprêtez-vous donc à partir à l’instant même.
– Et de quelle part cet ordre est-il donné ?
demanda le roi, de la part du général Olivier
Cromwell ?
– Oui, dit Harrison, et voici monsieur
Mordaunt qui l’apporte à l’instant même et qui a
charge de le faire exécuter.
– Mordaunt ! murmurèrent les quatre amis en
échangeant un regard.
D’Artagnan rafla sur la table tout l’argent que
lui et Porthos avaient perdu et l’engouffra dans sa
vaste poche ; Athos et Aramis se rangèrent
derrière lui. À ce mouvement Mordaunt se

373
retourna, les reconnut et poussa une exclamation
de joie sauvage.
– Je crois que nous sommes pris, dit tout bas
d’Artagnan à ses amis.
– Pas encore, dit Porthos.
– Colonel ! colonel ! dit Mordaunt, faites
entourer cette chambre, vous êtes trahis. Ces
quatre Français se sont sauvés de Newcastle et
veulent sans doute enlever le roi. Qu’on les
arrête.
– Oh ! jeune homme, dit d’Artagnan en tirant
son épée, voici un ordre plus facile à dire qu’à
exécuter.
Puis, décrivant autour de lui un moulinet
terrible :
– En retraite, amis, cria-t-il, en retraite !
En même temps il s’élança vers la porte,
renversa deux des soldats qui la gardaient avant
qu’ils eussent eu le temps d’armer leurs
mousquets ; Athos et Aramis le suivirent ;
Porthos fit l’arrière-garde, et avant que soldats,
officiers, colonel, eussent eu le temps de se

374
reconnaître, ils étaient tous quatre dans la rue.
– Feu ! cria Mordaunt, feu sur eux !
Deux ou trois coups de mousquet partirent
effectivement, mais n’eurent d’autre effet que de
montrer les quatre fugitifs tournant sains et saufs
l’angle de la rue.
Les chevaux étaient à l’endroit désigné ; les
valets n’eurent qu’à jeter la bride à leurs maîtres,
qui se trouvèrent en selle avec la légèreté de
cavaliers consommés.
– En avant ! dit d’Artagnan, de l’éperon,
ferme !
Ils coururent ainsi suivant d’Artagnan et
reprenant la route qu’ils avaient déjà faite dans la
journée, c’est-à-dire se dirigeant vers l’Écosse.
Le bourg n’avait ni portes ni murailles, ils en
sortirent donc sans difficulté.
À cinquante pas de la dernière maison,
d’Artagnan s’arrêta.
– Halte ! dit-il.
– Comment, halte ? s’écria Porthos. Ventre à
terre, vous voulez dire ?

375
– Pas du tout, répondit d’Artagnan. Cette fois-
ci on va nous poursuivre, laissons-les sortir du
bourg et courir après nous sur la route d’Écosse ;
et quand nous les aurons vus passer au galop,
suivons la route opposée.
À quelques pas de là passait un ruisseau, un
pont était jeté sur le ruisseau ; d’Artagnan
conduisit son cheval sous l’arche de ce pont ; ses
amis le suivirent.
Ils n’y étaient pas depuis dix minutes qu’ils
entendirent approcher le galop rapide d’une
troupe de cavaliers. Cinq minutes après, cette
troupe passait sur leur tête, bien loin de se douter
que ceux qu’ils cherchaient n’étaient séparés
d’eux que par l’épaisseur de la voûte du pont.

376
67

Londres

Lorsque le bruit des chevaux se fut perdu dans


le lointain, d’Artagnan regagna le bord de la
rivière, et se mit à arpenter la plaine en
s’orientant autant que possible sur Londres. Ses
trois amis le suivirent en silence, jusqu’à ce qu’à
l’aide d’un large demi-cercle ils eussent laissé la
ville loin derrière eux.
– Pour cette fois, dit d’Artagnan lorsqu’il se
crut enfin assez loin du point de départ pour
passer du galop au trot, je crois bien que
décidément tout est perdu, et que ce que nous
avons de mieux à faire est de gagner la France.
Que dites-vous de la proposition, Athos ? Ne la
trouvez-vous point raisonnable ?
– Oui, cher ami, répondit Athos ; mais vous
avez prononcé l’autre jour une parole plus que

377
raisonnable, une parole noble et généreuse, vous
avez dit : « Nous mourrons ici ! » Je vous
rappellerai votre parole.
– Oh ! dit Porthos, la mort n’est rien, et ce
n’est pas la mort qui doit nous inquiéter, puisque
nous ne savons pas ce que c’est ; mais c’est l’idée
d’une défaite qui me tourmente. À la façon dont
les choses tournent, je vois qu’il nous faudra
livrer bataille à Londres, aux provinces, à toute
l’Angleterre, et en vérité nous ne pouvons à la fin
manquer d’être battus.
– Nous devons assister à cette grande tragédie
jusqu’à la fin, dit Athos ; quel qu’il soit, ne
quittons l’Angleterre qu’après le dénouement.
Pensez-vous comme moi, Aramis ?
– En tout point, mon cher comte ; puis je vous
avoue que je ne serais pas fâché de retrouver le
Mordaunt ; il me semble que nous avons un
compte à régler avec lui, et que ce n’est pas notre
habitude de quitter les pays sans payer ces sortes
de dettes.
– Ah ! ceci est autre chose, dit d’Artagnan, et
voilà une raison qui me paraît plausible. J’avoue,

378
quant à moi, que, pour retrouver le Mordaunt en
question, je resterai s’il le faut un an à Londres.
Seulement logeons-nous chez un homme sûr et
de façon à n’éveiller aucun soupçon, car à cette
heure, M. Cromwell doit nous faire chercher, et
autant que j’en ai pu juger, il ne plaisante pas, M.
Cromwell. Athos, connaissez-vous dans toute la
ville une auberge où l’on trouve des draps blancs,
du rosbif raisonnablement cuit et du vin qui ne
soit pas fait avec du houblon ou du genièvre ?
– Je crois que j’ai votre affaire, dit Athos. De
Winter nous a conduits chez un homme qu’il
disait être un ancien Espagnol naturalisé Anglais
de par les guinées de ses nouveaux compatriotes.
Qu’en dites-vous Aramis ?
– Mais le projet de nous arrêter chez el señor
Pérez me paraît des plus raisonnables, je l’adopte
donc pour mon compte. Nous invoquerons le
souvenir de ce pauvre de Winter, pour lequel il
paraissait avoir une grande vénération ; nous lui
dirons que nous venons en amateurs pour voir ce
qui se passe ; nous dépenserons chez lui chacun
une guinée par jour, et je crois que, moyennant

379
toutes ces précautions, nous pourrons demeurer
assez tranquilles.
– Vous en oubliez une, Aramis, et une
précaution assez importante même.
– Laquelle ?
– Celle de changer d’habits.
– Bah ! dit Porthos, pourquoi faire, changer
d’habits ? Nous sommes si bien à notre aise dans
ceux-ci !
– Pour ne pas être reconnus, dit d’Artagnan.
Nos habits ont une coupe et presque une couleur
uniforme qui dénonce leur Frenchman à la
première vue. Or, je ne tiens pas assez à la coupe
de mon pourpoint ou à la couleur de mes
chausses pour risquer, par amour pour elles,
d’être pendu à Tyburn ou d’aller faire un tour aux
Indes. Je vais m’acheter un habit marron. J’ai
remarqué que tous ces imbéciles de puritains
raffolaient de cette couleur.
– Mais retrouverez-vous votre homme ? dit
Aramis.
– Oh ! certainement, il demeurait Green Hall

380
Street, Bedford’s Tavern ; d’ailleurs j’irais dans
la cité les yeux fermés.
– Je voudrais déjà y être, dit d’Artagnan, et
mon avis serait d’arriver à Londres avant le jour,
dussions-nous crever nos chevaux.
– Allons donc, dit Athos, car si je ne me
trompe pas dans mes calculs, nous ne devons
guère en être éloignés que de huit ou dix lieues.
Les amis pressèrent leurs chevaux, et
effectivement ils arrivèrent vers les cinq heures
du matin. À la porte par laquelle ils se
présentèrent, un poste les arrêta ; mais Athos
répondit en excellent anglais qu’ils étaient
envoyés par le colonel Harrison pour prévenir
son collègue, M. Pride1, de l’arrivée prochaine du
roi. Cette réponse amena quelques questions sur
la prise du roi, et Athos donna des détails si
précis et si positifs, que si les gardiens des portes
avaient quelques soupçons, ces soupçons
s’évanouirent complètement. Le passage fut donc
livré aux quatre amis avec toutes sortes de

1
Édition originale : « Pridge. »

381
congratulations puritaines.
Athos avait dit vrai ; il alla droit à Bedford’s
Tavern et se fit reconnaître de l’hôte, qui fut si
fort enchanté de le voir revenir en si nombreuse
et si belle compagnie, qu’il fit préparer à l’instant
même ses plus belles chambres.
Quoiqu’il ne fit pas jour encore, nos quatre
voyageurs, en arrivant à Londres, avaient trouvé
toute la ville en rumeur. Le bruit que le roi,
ramené par le colonel Harrison, s’acheminait vers
la capitale, s’était répandu dès la veille, et
beaucoup ne s’étaient point couchés de peur que
le Stuart, comme ils l’appelaient, n’arrivât dans la
nuit et qu’ils ne manquassent son entrée.
Le projet de changement d’habits avait été
adopté à l’unanimité, on se le rappelle, moins la
légère opposition de Porthos. On s’occupa donc
de le mettre à exécution. L’hôte se fit apporter
des vêtements de toute sorte comme s’il voulait
remonter sa garde-robe. Athos prit un habit noir
qui lui donnait l’air d’un honnête bourgeois ;
Aramis, qui ne voulait pas quitter l’épée, choisit
un habit foncé de coupe militaire ; Porthos fut

382
séduit par un pourpoint rouge et par des chausses
vertes ; d’Artagnan, dont la couleur était arrêtée
d’avance, n’eut qu’à s’occuper de la nuance, et,
sous l’habit marron qu’il convoitait, représenta
assez exactement un marchand de sucre retiré.
Quant à Grimaud et à Mousqueton, qui ne
portaient pas de livrée, ils se trouvèrent tout
déguisés ; Grimaud, d’ailleurs, offrait le type
calme, sec et raide de l’Anglais circonspect ;
Mousqueton, celui de l’Anglais ventru, bouffi et
flâneur.
– Maintenant, dit d’Artagnan, passons au
principal ; coupons-nous les cheveux afin de
n’être point insultés par la populace. N’étant plus
gentilshommes par l’épée, soyons puritains par la
coiffure. C’est, vous le savez, le point important
qui sépare le covenantaire du cavalier.
Sur ce point important, d’Artagnan trouva
Aramis fort insoumis ; il voulait à toute force
garder sa chevelure, qu’il avait fort belle et dont
il prenait le plus grand soin, et il fallut qu’Athos,
à qui toutes ces questions étaient indifférentes, lui
donnât l’exemple. Porthos livra sans difficulté

383
son chef à Mousqueton, qui tailla à pleins ciseaux
dans l’épaisse et rude chevelure. D’Artagnan se
découpa lui-même une tête de fantaisie qui ne
ressemblait pas mal à une médaille du temps de
François Ier ou de Charles IX.
– Nous sommes affreux, dit Athos.
– Et il me semble que nous puons le puritain à
faire frémir, dit Aramis.
– J’ai froid à la tête, dit Porthos.
– Et moi, je me sens envie de prêcher, dit
d’Artagnan.
– Maintenant, dit Athos, que nous ne nous
reconnaissons pas nous-mêmes et que nous
n’avons point par conséquent la crainte que les
autres nous reconnaissent, allons voir entrer le
roi ; s’il a marché toute la nuit, il ne doit pas être
loin de Londres.
En effet, les quatre amis n’étaient pas mêlés
depuis deux heures à la foule que de grands cris
et un grand mouvement annoncèrent que Charles
arrivait. On avait envoyé un carrosse au-devant
de lui, et de loin le gigantesque Porthos, qui

384
dépassait de la tête toutes les têtes, annonça qu’il
voyait venir le carrosse royal. D’Artagnan se
dressa sur la pointe des pieds, tandis qu’Athos et
Aramis écoutaient pour tâcher de se rendre
compte eux-mêmes de l’opinion générale. Le
carrosse passa, et d’Artagnan reconnut Harrison à
une portière et Mordaunt à l’autre. Quant au
peuple, dont Athos et Aramis étudiaient les
impressions, il lançait force imprécations contre
Charles.
Athos rentra désespéré.
– Mon cher, lui dit d’Artagnan, vous vous
entêtez inutilement, et je vous proteste, moi, que
la position est mauvaise. Pour mon compte je ne
m’y attache qu’à cause de vous et par un certain
intérêt d’artiste en politique à la mousquetaire ; je
trouve qu’il serait très plaisant d’arracher leur
proie à tous ces hurleurs et de se moquer d’eux.
J’y songerai.
Dès le lendemain, en se mettant à sa fenêtre
qui donnait sur les quartiers les plus populeux de
la Cité, Athos entendit crier le bill du Parlement
qui traduisait à la barre l’ex-roi Charles Ier,

385
coupable présumé de trahison et d’abus de
pouvoir1.
D’Artagnan était près de lui. Aramis consultait
une carte, Porthos était absorbé dans les dernières
délices d’un succulent déjeuner.
– Le Parlement ! s’écria Athos, il n’est pas
possible que le Parlement ait rendu un pareil bill.
– Écoutez, dit d’Artagnan, je comprends peu
l’anglais ; mais, comme l’anglais n’est que du
français mal prononcé, voici ce que j’entends :
Parliament’s bill ; ce qui veut dire bill du
Parlement, ou Dieu me damne, comme ils disent
ici.
En ce moment l’hôte entrait ; Athos lui fit
signe de venir.
– Le Parlement a rendu ce bill ? lui demanda

1
Le 23 décembre 1648, les Communes décident que
Charles Ier sera traduit devant le Parlement, un comité étant
chargé de préparer l’accusation. Le 2 janvier, sa culpabilité est
définie : déclaration de guerre au Parlement, et une Haute Cour
est instituée comprenant cent cinquante membres. Malgré
l’opposition des Lords, la loi fut adoptée.

386
Athos en anglais.
– Oui, milord, le Parlement pur.
– Comment, le Parlement pur ! il y a donc
deux parlements ?
– Mon ami, interrompit d’Artagnan, comme je
n’entends pas l’anglais, mais que nous entendons
tous l’espagnol, faites-nous le plaisir de nous
entretenir dans cette langue, qui est la vôtre, et
que, par conséquent, vous devez parler avec
plaisir quand vous en retrouvez l’occasion.
– Ah ! parfait, dit Aramis.
Quant à Porthos, nous l’avons dit, toute son
attention était concentrée sur un os de côtelette
qu’il était occupé à dépouiller de son enveloppe
charnue.
– Vous demandiez donc ? dit l’hôte en
espagnol.
– Je demandais, reprit Athos dans la même
langue, s’il y avait deux parlements, un pur et un
impur.
– Oh ! que c’est bizarre ! dit Porthos en levant
lentement la tête et en regardant ses amis d’un air

387
étonné, je comprends donc maintenant l’anglais ?
J’entends ce que vous dites.
– C’est que nous parlons espagnol, cher ami,
dit Athos avec son sang-froid ordinaire.
– Ah ! diable ! dit Porthos, j’en suis fâché,
cela m’aurait fait une langue de plus.
– Quand je dis le Parlement pur, señor, reprit
l’hôte, je parle de celui que M. le colonel Pride a
épuré.
– Ah ! vraiment, dit d’Artagnan, ces gens-ci
sont bien ingénieux ; il faudra qu’en revenant en
France je donne ce moyen à M. de Mazarin et à
M. le coadjuteur. L’un épurera au nom de la cour,
l’autre au nom du peuple, de sorte qu’il n’y aura
plus de parlement du tout.
– Qu’est-ce que le colonel Pride ? demanda
Aramis, et de quelle façon s’y est-il pris pour
épurer le Parlement ?
– Le colonel Pride, dit l’Espagnol, est un
ancien charretier, homme de beaucoup d’esprit,
qui avait remarqué une chose en conduisant sa
charrette : c’est que lorsqu’une pierre se trouvait

388
sur sa route, il était plus court d’enlever la pierre
que d’essayer de faire passer la roue par-dessus.
Or, sur deux cent cinquante et un membres dont
se composait le Parlement, cent quatre-vingt-onze
le gênaient et auraient pu faire verser sa charrette
politique. Il les a pris comme autrefois il prenait
les pierres, et les a jetés hors de la Chambre1.
– Joli ! dit d’Artagnan, qui, homme d’esprit
surtout, estimait fort l’esprit partout où il le
rencontrait.
– Et tous ces expulsés étaient stuartistes ?
demanda Athos.
– Sans aucun doute, señor, et vous comprenez
qu’ils eussent sauvé le roi.
– Pardieu ! dit majestueusement Porthos, ils
faisaient majorité.

1
Pride avait arrêté les 6 et 7 décembre soixante
parlementaires parmi ceux qui avaient rejeté la
« Remontrance » envoyée par l’armée au Parlement et
demandant la mise en jugement du roi et le paiement des
soldes ; quatre-vingt-seize autres parlementaires avaient été
exclus : le Parlement-croupion (Rump Parliament) ne comptait
que cinquante-trois membres.

389
– Et vous pensez, dit Aramis, qu’il consentira
à paraître devant un tel tribunal ?
– Il le faudra bien, répondit l’Espagnol ; s’il
essayait d’un refus, le peuple l’y contraindrait.
– Merci, maître Pérez, dit Athos ; maintenant
je suis suffisamment renseigné.
– Commencez-vous à croire enfin que c’est
une cause perdue, Athos, dit d’Artagnan, et
qu’avec les Harrison, les Joyce, les Pride et les
Cromwell, nous ne serons jamais à la hauteur ?
– Le roi sera délivré au tribunal, dit Athos ; le
silence même de ses partisans indique un
complot.
D’Artagnan haussa les épaules.
– Mais, dit Aramis, s’ils osent condamner leur
roi, ils le condamneront à l’exil ou à la prison,
voilà tout.
D’Artagnan siffla d’un petit air d’incrédulité.
– Nous le verrons bien, dit Athos ; car nous
irons aux séances, je le présume.
– Vous n’aurez pas longtemps à attendre, dit

390
l’hôte, car elles commencent demain1.
– Ah çà ! répondit Athos, la procédure était
donc instruite avant que le roi eût été pris ?
– Sans doute, dit d’Artagnan, on l’a
commencée du jour où il a été acheté.
– Vous savez, dit Aramis, que c’est notre ami
Mordaunt qui a fait, sinon le marché, du moins
les premières ouvertures de cette petite affaire.
– Vous savez, dit d’Artagnan, que partout où il
me tombe sous la main, je le tue, M. Mordaunt.
– Fi donc ! dit Athos, un pareil misérable !
– Mais c’est justement parce que c’est un
misérable que je le tue, reprit d’Artagnan. Ah !
cher ami, je fais assez vos volontés pour que vous
soyez indulgent aux miennes ; d’ailleurs, cette
fois, que cela vous plaise ou non, je vous déclare
que ce Mordaunt ne sera tué que par moi.

1
La Haute-Cour de cent trente-cinq membres, après des
exclusions, tint des réunions préparatoires du 8 au 19 janvier
sous la présidence de John Bradshaw et ce, en dépit de
nombreuses abstentions de membres nommés. Le roi fut
assigné à comparaître le 20 janvier 1649.

391
– Et par moi, dit Porthos.
– Et par moi, dit Aramis.
Touchante unanimité, s’écria d’Artagnan, et
qui convient bien à de bons bourgeois que nous
sommes. Allons faire un tour par la ville ; ce
Mordaunt lui-même ne nous reconnaîtrait point à
quatre pas avec le brouillard qu’il fait. Allons
boire un peu de brouillard.
– Oui, dit Porthos, cela nous changera de la
bière.
Et les quatre amis sortirent en effet pour
prendre, comme on le dit vulgairement, l’air du
pays.

392
68

Le procès

Le lendemain une garde nombreuse conduisait


Charles Ier devant la haute cour qui devait le
juger1.
La foule envahissait les rues et les maisons
voisines du palais ; aussi, dès les premiers pas
que firent les quatre amis, ils furent arrêtés par
l’obstacle presque infranchissable de ce mur
vivant ; quelques hommes du peuple, robustes et
hargneux, repoussèrent même Aramis si
rudement, que Porthos leva son poing formidable
et le laissa retomber sur la face farineuse d’un
boulanger, laquelle changea immédiatement de

1
Charles Ier fut transféré de Windsor au palais Saint-James
le 19 ; le 20 janvier, la Haute Cour processionna jusqu’à
Westminster Hall, lieu du procès, bientôt suivie par le roi
conduit par le colonel Thomlison.

393
couleur et se couvrit de sang, écachée1 qu’elle
était comme une grappe de raisins mûrs. La chose
fit grande rumeur ; trois hommes voulurent
s’élancer sur Porthos ; mais Athos en écarta un,
d’Artagnan l’autre, et Porthos jeta le troisième
par-dessus sa tête. Quelques Anglais amateurs de
pugilat apprécièrent la façon rapide et facile avec
laquelle avait été exécutée cette manœuvre, et
battirent des mains. Peu s’en fallut alors qu’au
lieu d’être assommés, comme ils commençaient à
le craindre, Porthos et ses amis ne fussent portés
en triomphe ; mais nos quatre voyageurs, qui
craignaient tout ce qui pouvait les mettre en
lumière, parvinrent à se soustraire à l’ovation.
Cependant ils gagnèrent une chose à cette
démonstration herculéenne, c’est que la foule
s’ouvrit devant eux et qu’ils parvinrent au résultat
qui un instant auparavant leur avait paru
impossible, c’est-à-dire à aborder le palais.
Tout Londres se pressait aux portes des
tribunes ; aussi, lorsque les quatre amis réussirent

1
Écachée : écrasée après avoir été aplatie.

394
à pénétrer dans une d’elles, trouvèrent-ils les trois
premiers bancs occupés. Ce n’était que demi-mal
pour des gens qui désiraient ne pas être
reconnus ; ils prirent donc leurs places, fort
satisfaits d’en être arrivés là, à l’exception de
Porthos, qui désirait montrer son pourpoint rouge
et ses chausses vertes, et qui regrettait de ne pas
être au premier rang.
Les bancs étaient disposés en amphithéâtre, et
de leur place les quatre amis dominaient toute
l’assemblée. Le hasard avait fait justement qu’ils
étaient entrés dans la tribune du milieu et qu’ils
se trouvaient juste en face du fauteuil préparé
pour Charles Ier.
Vers onze heures du matin le roi parut sur le
seuil de la salle. Il entra environné de gardes,
mais couvert et l’air calme, et promena de tous
côtés un regard plein d’assurance, comme s’il
venait présider une assemblée de sujets soumis, et
non répondre aux accusations d’une cour rebelle.
Les juges, fiers d’avoir un roi à humilier, se
préparaient visiblement à user de ce droit qu’ils
s’étaient arrogé. En conséquence, un huissier vint

395
dire à Charles Ier que l’usage était que l’accusé se
découvrît devant lui.
Charles, sans répondre un seul mot, enfonça
son feutre sur sa tête, qu’il tourna d’un autre
côté ; puis, lorsque l’huissier se fut éloigné, il
s’assit sur le fauteuil préparé en face du
président, fouettant sa botte avec un petit jonc
qu’il portait à la main.
Parry, qui l’accompagnait, se tint debout
derrière lui.
D’Artagnan, au lieu de regarder tout ce
cérémonial, regardait Athos, dont le visage
reflétait toutes les émotions que le roi, à force de
puissance sur lui-même, parvenait à chasser du
sien. Cette agitation d’Athos, l’homme froid et
calme, l’effraya.
– J’espère bien, lui dit-il en se penchant à son
oreille, que vous allez prendre exemple de Sa
Majesté et ne pas vous faire sottement tuer dans
cette cage ?
– Soyez tranquille, dit Athos.
– Ah ! ah ! continua d’Artagnan, il paraît que

396
l’on craint quelque chose, car voici les postes qui
se doublent ; nous n’avions que des pertuisanes,
voici des mousquets. Il y en a maintenant pour
tout le monde : les pertuisanes regardent les
auditeurs du parquet, les mousquets sont à notre
intention.
– Trente, quarante, cinquante, soixante-dix
hommes, dit Porthos en comptant les nouveaux
venus.
– Eh ! dit Aramis, vous oubliez l’officier,
Porthos, il vaut cependant, ce me semble, bien la
peine d’être compté.
– Oui-da ! dit d’Artagnan.
Et il devint pâle de colère, car il avait reconnu
Mordaunt qui, l’épée nue, conduisait les
mousquetaires derrière le roi, c’est-à-dire en face
des tribunes.
– Nous aurait-il reconnus ? continua
d’Artagnan ; c’est que, dans ce cas, je battrais
très promptement en retraite. Je ne me soucie
aucunement qu’on m’impose un genre de mort, et
désire fort mourir à mon choix. Or, je ne choisis

397
pas d’être fusillé dans une boîte.
– Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne
voit que le roi. Mordieu ! avec quels yeux il le
regarde, l’insolent ! Est-ce qu’il haïrait Sa
Majesté autant qu’il nous hait nous-mêmes ?
– Pardieu ! dit Athos, nous ne lui avons enlevé
que sa mère, nous, et le roi l’a dépouillé de son
nom et de sa fortune.
– C’est juste, dit Aramis ; mais, silence ! voici
le président qui parle au roi.
En effet, le président Bradshaw interpellait
l’auguste accusé.
– Stuart, lui dit-il, écoutez l’appel nominal de
vos juges, et adressez au tribunal les observations
que vous aurez à faire.
Le roi, comme si ces paroles ne s’adressaient
point à lui, tourna la tête d’un autre côté.
Le président attendit, et comme aucune
réponse ne vint, il se fit un instant de silence.
Sur cent soixante-trois membres désignés,
soixante-treize seulement pouvaient répondre car
les autres, effrayés de la complicité d’un pareil

398
acte, s’étaient abstenus1.
– Je procède à l’appel, dit Bradshaw sans
paraître remarquer l’absence des trois cinquièmes
de l’assemblée.
Et il commença à nommer les uns après les
autres les membres présents et absents. Les
présents répondaient d’une voix forte ou faible,
selon qu’ils avaient ou non le courage de leur
opinion. Un court silence suivait le nom des
absents, répétés deux fois.
Le nom du colonel Fairfax vint à son tour, et
fut suivi d’un de ces silences courts mais
solennels qui dénonçaient l’absence des membres
qui n’avaient pas voulu personnellement prendre
part à ce jugement.
– Le colonel Fairfax ? répéta Bradshaw.
– Fairfax ? répondit une voix moqueuse, qu’à
son timbre argentin on reconnut pour une voix de
femme, il a trop d’esprit pour être ici.

1
Le nombre des membres de la Haute-Cour varie selon les
historiens, mais approchait soixante-dix.

399
Un immense éclat de rire accueillit ces paroles
prononcées avec cette audace que les femmes
puisent dans leur propre faiblesse, faiblesse qui
les soustrait à toute vengeance.
– C’est une voix de femme, s’écria Aramis.
Ah ! par ma foi, je donnerais beaucoup pour
qu’elle fût jeune et jolie.
Et il monta sur le gradin pour tâcher de voir
dans la tribune d’où la voix était partie.
– Sur mon âme, dit Aramis, elle est
charmante ! regardez donc, d’Artagnan, tout le
monde la regarde, et malgré le regard de
Bradshaw, elle n’a point pâli.
– C’est lady Fairfax elle-même, dit
d’Artagnan ; vous la rappelez-vous, Porthos ?
Nous l’avons vue avec son mari chez le général
Cromwell.
Au bout d’un instant le calme troublé par cet
étrange épisode se rétablit, et l’appel continua.
– Ces drôles vont lever la séance, quand ils
s’apercevront qu’ils ne sont pas en nombre
suffisant, dit le comte de La Fère.

400
– Vous ne les connaissez pas, Athos ;
remarquez donc le sourire de Mordaunt, voyez
comme il regarde le roi. Ce regard est-il celui
d’un homme qui craint que sa victime lui
échappe ? Non, non, c’est le sourire de la haine
satisfaite, de la vengeance sûre de s’assouvir.
Ah ! basilic maudit, ce sera un heureux jour pour
moi que celui où je croiserai avec toi autre chose
que le regard !
– Le roi est véritablement beau, dit Porthos ; et
puis voyez, tout prisonnier qu’il est, comme il est
vêtu avec soin. La plume de son chapeau vaut au
moins cinquante pistoles, regardez-la donc,
Aramis.
L’appel achevé, le président donna ordre de
passer à la lecture de l’acte d’accusation.
Athos pâlit : il était trompé encore une fois
dans son attente. Quoique les juges fussent en
nombre insuffisant, le procès allait s’instruire, le
roi était donc condamné d’avance.
– Je vous l’avais dit, Athos, fit d’Artagnan en
haussant les épaules. Mais vous doutez toujours.
Maintenant prenez votre courage à deux mains et

401
écoutez, sans vous faire trop de mauvais sang, je
vous prie, les petites horreurs que ce monsieur en
noir va dire de son roi avec licence et privilège.
En effet, jamais plus brutale accusation,
jamais injures plus basses, jamais plus sanglant
réquisitoire n’avaient encore flétri la majesté
royale. Jusque-là on s’était contenté d’assassiner
les rois, mais ce n’était du moins qu’à leurs
cadavres qu’on avait prodigué l’insulte.
Charles Ier écoutait le discours de l’accusateur
avec une attention toute particulière, laissant
passer les injures, retenant les griefs, et, quand la
haine débordait par trop, quand l’accusateur se
faisait bourreau par avance, il répondait par un
sourire de mépris. C’était, après tout, une œuvre
capitale et terrible que celle où ce malheureux roi
retrouvait toutes ses imprudences changées en
guet-apens, ses erreurs transformées en crimes.
D’Artagnan, qui laissait couler ce torrent
d’injures avec tout le dédain qu’elles méritaient,
arrêta cependant son esprit judicieux sur
quelques-unes des inculpations de l’accusateur.
– Le fait est, dit-il, que si l’on punit pour

402
imprudence et légèreté, ce pauvre roi mérite
punition ; mais il me semble que celle qu’il subit
en ce moment est assez cruelle.
– En tout cas, répondit Aramis, la punition ne
saurait atteindre le roi, mais ses ministres,
puisque la première loi de la constitution est : Le
roi ne peut faillir.
« Pour moi, pensait Porthos en regardant
Mordaunt et ne s’occupant que de lui, si ce n’était
troubler la majesté de la situation, je sauterais de
la tribune en bas, je tomberais en trois bonds sur
M. Mordaunt, que j’étranglerais ; je le prendrais
par les pieds et j’en assommerais tous ces
mauvais mousquetaires qui parodient les
mousquetaires de France. Pendant ce temps-là,
d’Artagnan, qui est plein d’esprit et d’à-propos,
trouverait peut-être un moyen de sauver le roi. Il
faudra que je lui en parle. »
Quant à Athos, le feu au visage, les poings
crispés, les lèvres ensanglantées par ses propres
morsures, il écumait sur son banc, furieux de
cette éternelle insulte parlementaire et de cette
longue patience royale, et ce bras inflexible, ce

403
cœur inébranlable s’étaient changés en une main
tremblante et un corps frissonnant.
À ce moment l’accusateur terminait son office
par ces mots :
« La présente accusation est portée par nous
au nom du peuple anglais. »
Il y eut à ces paroles un murmure dans les
tribunes, et une autre voix, non pas une voix de
femme, mais une voix d’homme, mâle et
furieuse, tonna derrière d’Artagnan.
– Tu mens ! s’écria cette voix, et les neuf
dixièmes du peuple anglais ont horreur de ce que
tu dis !
Cette voix était celle d’Athos, qui, hors de lui,
debout, le bras étendu, interpellait ainsi
l’accusateur public.
À cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout
le monde tourna les yeux vers la tribune où
étaient les quatre amis. Mordaunt fit comme les
autres et reconnut le gentilhomme autour duquel
s’étaient levés les trois autres Français, pâles et
menaçants. Ses yeux flamboyèrent de joie, il

404
venait de retrouver ceux à la recherche et à la
mort desquels il avait voué sa vie. Un
mouvement furieux appela près de lui vingt de
ses mousquetaires, et montrant du doigt la tribune
où étaient ses ennemis :
– Feu sur cette tribune ! dit-il1.
Mais alors, rapides comme la pensée,
d’Artagnan saisissant Athos par le milieu du
corps, Porthos emportant Aramis, sautèrent à bas
des gradins, s’élancèrent dans les corridors,
descendirent rapidement les escaliers et se
perdirent dans la foule ; tandis qu’à l’intérieur de
la salle les mousquets abaissés menaçaient trois
mille spectateurs, dont les cris de miséricorde et
les bruyantes terreurs arrêtèrent l’élan déjà donné
au carnage.
Charles avait aussi reconnu les quatre
Français ; il mit une main sur son cœur pour en
comprimer les battements, l’autre sur ses yeux

1
Le commandant de la garde ordonna : « Feu sur les
putains », car la réplique prêtée à Athos avait été prononcée par
lady Fairfax qui fut aussitôt expulsée.

405
pour ne pas voir égorger ses fidèles amis.
Mordaunt, pâle et tremblant de rage, se
précipita hors de la salle, l’épée nue à la main,
avec dix hallebardiers, fouillant la foule,
interrogeant, haletant, puis il revint sans avoir
rien trouvé.
Le trouble était inexprimable. Plus d’une
demi-heure se passa sans que personne pût se
faire entendre. Les juges croyaient chaque tribune
prête à tonner. Les tribunes voyaient les
mousquets dirigés sur elles, et, partagées entre la
crainte et la curiosité, demeuraient tumultueuses
et agitées.
Enfin le calme se rétablit.
– Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
demanda Bradshaw au roi.
Alors, du ton d’un juge et non de celui d’un
accusé, la tête toujours couverte, se levant, non
point par humilité, mais par domination :
– Avant de m’interroger, dit Charles,
répondez-moi. J’étais libre à Newcastle, j’y avais
conclu un traité avec les deux chambres. Au lieu

406
d’accomplir de votre part ce traité que
j’accomplissais de la mienne, vous m’avez acheté
aux Écossais, pas cher, je le sais, et cela fait
honneur à l’économie de votre gouvernement.
Mais pour m’avoir payé le prix d’un esclave,
espérez-vous que j’aie cessé d’être votre roi ?
Non pas. Vous répondre serait l’oublier. Je ne
vous répondrai donc que lorsque vous m’aurez
justifié de vos droits à m’interroger. Vous
répondre serait vous reconnaître pour mes juges,
et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux1.
Et au milieu d’un silence de mort, Charles,
calme, hautain et toujours couvert, se rassit sur
son fauteuil.
– Que ne sont-ils là, les Français ! murmura
Charles avec orgueil et en tournant les yeux vers
la tribune où ils étaient apparus un instant, ils
verraient que leur ami, vivant, est digne d’être
défendu ; mort, d’être pleuré.
Mais il eut beau sonder les profondeurs de la

1
Les propos du roi constituent un abrégé de la défense de
Charles Ier, à partir de la Biographie universelle de Michaud.

407
foule, et demander en quelque sorte à Dieu ces
douces et consolantes présences, il ne vit rien que
des physionomies hébétées et craintives ; il se
sentit aux prises avec la haine et la férocité.
– Eh bien, dit le président voyant Charles
décidé à se taire invinciblement, soit, nous vous
jugerons malgré votre silence ; vous êtes accusé
de trahison, d’abus de pouvoir et d’assassinat.
Les témoins feront foi. Allez, et une prochaine
séance accomplira ce que vous vous refusez à
faire dans celle-ci.
Charles se leva, et se retournant vers Parry,
qu’il voyait pâle et les tempes mouillées de
sueur :
– Eh bien ! mon cher Parry, lui dit-il, qu’as-tu
donc et qui peut t’agiter ainsi ?
– Oh ! sire, dit Parry les larmes aux yeux et
d’une voix suppliante, sire, en sortant de la salle,
ne regardez pas à votre gauche.
– Pourquoi cela, Parry ?
– Ne regardez pas, je vous en supplie, mon
roi !

408
– Mais qu’y a-t-il ? parle donc, dit Charles en
essayant de voir à travers la haie de gardes qui se
tenaient derrière lui.
– Il y a... mais vous ne regarderez point, sire,
n’est-ce pas ? Il y a que, sur une table, ils ont fait
apporter la hache avec laquelle on exécute les
criminels. Cette vue est hideuse ; ne regardez pas,
sire, je vous en supplie.
– Les sots ! dit Charles, me croient-ils donc un
lâche comme eux ? Tu fais bien de m’avoir
prévenu ; merci, Parry.
Et comme le moment était venu de se retirer,
le roi sortit suivant ses gardes.
À gauche de la porte, en effet, brillait d’un
reflet sinistre, celui du tapis rouge sur lequel elle
était déposée, la hache blanche, au long manche
poli par la main de l’exécuteur.
Arrivé en face d’elle, Charles s’arrêta ; et se
tournant avec un sourire :
– Ah ! ah ! dit-il en riant, la hache !
Épouvantail ingénieux et bien digne de ceux qui
ne savent pas ce que c’est qu’un gentilhomme ; tu

409
ne me fais pas peur, hache du bourreau, ajouta-t-
il en la fouettant du jonc mince et flexible qu’il
tenait à la main, et je te frappe, en attendant
patiemment et chrétiennement que tu me le
rendes1.
Et, haussant les épaules avec un royal dédain,
il continua sa route, laissant stupéfaits ceux qui
s’étaient pressés en foule autour de cette table
pour voir quelle figure ferait le roi en voyant
cette hache qui devait séparer sa tête de son
corps.
– En vérité, Parry, continua le roi en
s’éloignant, tous ces gens-là me prennent, Dieu
me pardonne ! pour un marchand de coton des
Indes, et non pour un gentilhomme accoutumé à
voir briller le fer ; pensent-ils donc que je ne vaux
pas bien un boucher !
Comme il disait ces mots, il arriva à la porte.
Une longue file de peuple était accourue, qui,
n’ayant pu trouver place dans les tribunes, voulait
au moins jouir de la fin du spectacle dont la plus

1
« Tu ne me fais pas peur » est la formule admise.

410
intéressante partie lui était échappée. Cette
multitude innombrable, dont les rangs étaient
semés de physionomies menaçantes, arracha un
léger soupir au roi.
« Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami
dévoué ! »
Et comme il disait ces paroles de doute et de
découragement en lui-même, une voix répondant
à ces paroles dit près de lui :
– Salut à la majesté tombée !
Le roi se retourna vivement, les larmes aux
yeux et au cœur.
C’était un vieux soldat de ses gardes qui
n’avait pas voulu voir passer devant lui son roi
captif sans lui rendre ce dernier hommage.
Mais au même instant le malheureux fut
presque assommé à coups de pommeau d’épée.
Parmi les assommeurs, le roi reconnut le
capitaine Groslow.
– Hélas ! dit Charles, voici un bien grand
châtiment pour une bien petite faute.

411
Puis, le cœur serré, il continua son chemin,
mais il n’avait pas fait cent pas, qu’un furieux, se
penchant entre deux soldats de la haie, cracha au
visage du roi, comme jadis un Juif infâme et
maudit avait craché au visage de Jésus le
Nazaréen.
De grands éclats de rire et de sombres
murmures retentirent tout ensemble : la foule
s’écarta, se rapprocha, ondula comme une mer
tempétueuse, et il sembla au roi qu’il voyait
reluire au milieu de la vague vivante les yeux
étincelants d’Athos.
Charles s’essuya le visage et dit avec un triste
sourire :
– Le malheureux ! pour une demi-couronne il
en ferait autant à son père.
Le roi ne s’était pas trompé ; il avait vu en
effet Athos et ses amis, qui, mêlés de nouveau
dans les groupes, escortaient d’un dernier regard
le roi martyr.
Quand le soldat salua Charles, le cœur
d’Athos se fondit de joie ; et lorsque ce

412
malheureux revint à lui, il put trouver dans sa
poche dix guinées qu’y avait glissées le
gentilhomme français. Mais quand le lâche
insulteur cracha au visage du roi prisonnier,
Athos porta la main à son poignard.
Mais d’Artagnan arrêta cette main, et d’une
voix rauque :
– Attends ! dit-il.
Jamais d’Artagnan n’avait tutoyé ni Athos ni
le comte de La Fère.
Athos s’arrêta.
D’Artagnan s’appuya sur Athos, fit signe à
Porthos et à Aramis de ne pas s’éloigner, et vint
se placer derrière l’homme aux bras nus, qui riait
encore de son infâme plaisanterie et que
félicitaient quelques autres furieux.
Cet homme s’achemina vers la Cité.
D’Artagnan, toujours appuyé sur Athos, le suivit
en faisant signe à Porthos et à Aramis de les
suivre eux-mêmes.
L’homme aux bras nus, qui semblait un
garçon boucher, descendit avec deux

413
compagnons par une petite rue rapide et isolée
qui donnait sur la rivière.
D’Artagnan avait quitté le bras d’Athos et
marchait derrière l’insulteur.
Arrivés près de l’eau, ces trois hommes
s’aperçurent qu’ils étaient suivis, s’arrêtèrent, et,
regardant insolemment les Français, échangèrent
quelques lazzi entre eux.
– Je ne sais pas l’anglais, Athos, dit
d’Artagnan, mais vous le savez, vous, et vous
m’allez servir d’interprète.
Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent
les trois hommes. Mais se retournant tout à coup,
d’Artagnan marcha droit au garçon boucher, qui
s’arrêta, et le touchant à la poitrine du bout de
son index :
– Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami :
« Tu as été lâche, tu as insulté un homme sans
défense, tu as souillé la face de ton roi, tu vas
mourir !... »
Athos, pâle comme un spectre et que
d’Artagnan tenait par le poignet, traduisit ces

414
étranges paroles à l’homme, qui, voyant ces
préparatifs sinistres et l’œil terrible de
d’Artagnan, voulut se mettre en défense. Aramis,
à ce mouvement, porta la main à son épée.
– Non, pas de fer, pas de fer ! dit d’Artagnan,
le fer est pour les gentilshommes.
Et, saisissant le boucher à la gorge :
– Porthos, dit d’Artagnan, assommez-moi ce
misérable d’un seul coup de poing.
Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en
l’air comme la branche d’une fronde, et la masse
pesante s’abattit avec un bruit sourd sur le crâne
du lâche, qu’elle brisa.
L’homme tomba comme tombe un bœuf sous
le marteau.
Ses compagnons voulurent crier, voulurent
fuir, mais la voix manqua à leur bouche, et leurs
jambes tremblantes se dérobèrent sous eux.
– Dites-leur encore ceci, Athos, continua
d’Artagnan : « Ainsi mourront tous ceux qui
oublient qu’un homme enchaîné est une tête
sacrée, qu’un roi captif est deux fois le

415
représentant du Seigneur. »
Athos répéta les paroles de d’Artagnan.
Les deux hommes, muets et les cheveux
hérissés, regardèrent le corps de leur compagnon
qui nageait dans des flots de sang noir ; puis,
retrouvant à la fois la voix et les forces, ils
s’enfuirent avec un cri et en joignant les mains.
– Justice est faite ! dit Porthos en s’essuyant le
front.
– Et maintenant, dit d’Artagnan à Athos, ne
doutez point de moi et tenez-vous tranquille, je
me charge de tout ce qui regarde le roi.

416
69

White-Hall

Le Parlement condamna Charles Stuart à mort,


comme il était facile de le prévoir1. Les
jugements politiques sont toujours de vaines
formalités, car les mêmes passions qui font
accuser font condamner aussi. Telle est la terrible
logique des révolutions.
Quoique nos amis s’attendissent à cette
condamnation, elle les remplit de douleur.

1
La condamnation du roi fut voté le 25 janvier, après
lecture de l’acte d’accusation (20 au 23) et défilé de trente-deux
témoins le 24 et 25. Une commission de sept membres prépara
la sentence qui fut adoptée le 26. Le 27, le roi demanda à faire
une déclaration devant les Lords et les Communes, demande
rejetée par le président qui justifia l’accusation et lut la sentence
fixant l’exécution au 30. Charles Ier fut reconduit à Saint James
et ne fut transféré à White Hall que le jour de l’exécution.

417
D’Artagnan, dont l’esprit n’avait jamais plus de
ressources que dans les moments extrêmes, jura
de nouveau qu’il tenterait tout au monde pour
empêcher le dénouement de la sanglante tragédie.
Mais par quels moyens ? C’est ce qu’il
n’entrevoyait que vaguement encore. Tout
dépendrait de la nature des circonstances. En
attendant qu’un plan complet pût être arrêté, il
fallait à tout prix, pour gagner du temps, mettre
obstacle à ce que l’exécution eût lieu le
lendemain ainsi que les juges en avaient décidé.
Le seul moyen, c’était de faire disparaître le
bourreau de Londres.
Le bourreau disparu, la sentence ne pouvait
être exécutée. Sans doute on enverrait chercher
celui de la ville la plus voisine de Londres, mais
cela faisait gagner au moins un jour, et un jour en
pareil cas, c’est le salut peut-être ! D’Artagnan se
chargea de cette tâche plus que difficile.
Une chose non moins essentielle, c’était de
prévenir Charles Stuart qu’on allait tenter de le
sauver, afin qu’il secondât autant que possible ses
défenseurs, ou que du moins il ne fit rien qui pût

418
contrarier leurs efforts. Aramis se chargea de ce
soin périlleux. Charles Stuart avait demandé qu’il
fût permis à l’évêque Juxon1 de le visiter dans sa
prison de White-Hall. Mordaunt était venu chez
l’évêque ce soir-là même pour lui faire connaître
le désir religieux exprimé par le roi, ainsi que
l’autorisation de Cromwell. Aramis résolut
d’obtenir de l’évêque, soit par la terreur, soit par
la persuasion, qu’il le laissât pénétrer à sa place et
revêtu de ses insignes sacerdotaux, dans le palais
de White-Hall.
Enfin, Athos se chargea de préparer, à tout
événement, les moyens de quitter l’Angleterre en
cas d’insuccès comme en cas de réussite.
La nuit étant venue, on se donna rendez-vous à
l’hôtel à onze heures, et chacun se mit en route
pour exécuter sa dangereuse mission.
Le palais de White-Hall était gardé par trois
régiments de cavalerie et surtout par les
inquiétudes incessantes de Cromwell, qui allait,

1
Sur la présence de Juxton auprès de Charles Ier, voir Mme
de Motteville, Mémoires.

419
venait, envoyait ses généraux ou ses agents.
Seul et dans sa chambre habituelle1, éclairée
par la lueur de deux bougies, le monarque
condamné à mort regardait tristement le luxe de
sa grandeur passée, comme on voit à la dernière
heure l’image de la vie plus brillante et plus
suave que jamais.
Parry n’avait point quitté son maître, et depuis
sa condamnation n’avait point cessé de pleurer.
Charles Stuart, accoudé sur une table,
regardait un médaillon sur lequel étaient, près
l’un de l’autre, les portraits de sa femme et de sa
fille. Il attendait d’abord Juxon ; puis après
Juxon, le martyre.
Quelquefois sa pensée s’arrêtait sur ces braves
gentilshommes français qui déjà lui paraissaient
éloignés de cent lieues, fabuleux, chimériques, et
pareils à ces figures que l’on voit en rêve et qui
disparaissent au réveil.
C’est qu’en effet parfois Charles se demandait

1
Détail emprunté à Mme de Motteville, Mémoires.

420
si tout ce qui venait de lui arriver n’était pas un
rêve ou tout au moins le délire de la fièvre.
À cette pensée, il se levait, faisait quelques pas
comme pour sortir de sa torpeur, allait jusqu’à la
fenêtre ; mais aussitôt au-dessous de la fenêtre il
voyait reluire les mousquets des gardes. Alors il
était forcé de s’avouer qu’il était bien réveillé et
que son rêve sanglant était bien réel.
Charles revenait silencieux à son fauteuil,
s’accoudait de nouveau à la table, laissait
retomber sa tête sur sa main, et songeait.
« Hélas ! disait-il en lui-même, si j’avais au
moins pour confesseur une de ces lumières de
l’Église dont l’âme a sondé tous les mystères de
la vie, toutes les petitesses de la grandeur, peut-
être sa voix étoufferait-elle la voix qui se lamente
dans mon âme ! Mais j’aurai un prêtre à l’esprit
vulgaire, dont j’ai brisé, par mon malheur, la
carrière et la fortune. Il me parlera de Dieu et de
la mort comme il en a parlé à d’autres mourants,
sans comprendre que ce mourant royal laisse un
trône à l’usurpateur quand ses enfants n’ont plus
de pain. »

421
Puis, approchant le portrait de ses lèvres, il
murmurait tour à tour et l’un après l’autre le nom
de chacun de ses enfants.
Il faisait, comme nous l’avons dit, une nuit
brumeuse et sombre. L’heure sonnait lentement à
l’horloge de l’église voisine. Les pâles clartés des
deux bougies semaient dans cette grande et haute
chambre des fantômes éclairés d’étranges reflets.
Ces fantômes c’étaient les aïeux du roi Charles
qui se détachaient de leurs cadres d’or ; ces
reflets c’étaient les dernières lueurs bleuâtres et
miroitantes d’un feu de charbon qui s’éteignait.
Une immense tristesse s’empara de Charles. Il
ensevelit son front entre ses deux mains, songea
au monde si beau lorsqu’on le quitte ou plutôt
lorsqu’il nous quitte, aux caresses des enfants si
suaves et si douces, surtout quand on est séparé
de ses enfants pour ne plus les revoir ; puis à sa
femme, noble et courageuse créature qui l’avait
soutenu jusqu’au dernier moment. Il tira de sa
poitrine la croix de diamants et la plaque de la
Jarretière qu’elle lui avait envoyées par ces
généreux Français, et les baisa ; puis, songeant

422
qu’elle ne reverrait ces objets que lorsqu’il serait
couché froid et mutilé dans une tombe, il sentit
passer en lui un de ces frissons glacés que la mort
nous jette comme son premier manteau.
Alors dans cette chambre qui lui rappelait tant
de souvenirs royaux, où avaient passé tant de
courtisans et tant de flatteries, seul avec un
serviteur désolé dont l’âme faible ne pouvait
soutenir son âme, le roi laissa tomber son courage
au niveau de cette faiblesse, de ces ténèbres, de
ce froid d’hiver ; et, le dira-t-on, ce roi qui
mourut si grand, si sublime, avec le sourire de la
résignation sur les lèvres, essuya dans l’ombre
une larme qui était tombée sur la table et qui
tremblait sur le tapis brodé d’or.
Soudain on entendit des pas dans les corridors,
la porte s’ouvrit, des torches emplirent la
chambre d’une lumière fumeuse, et un
ecclésiastique, revêtu des habits épiscopaux,
entra suivi de deux gardes auxquels Charles fit de
la main un geste impérieux.
Ces deux gardes se retirèrent ; la chambre
rentra dans son obscurité.

423
– Juxon ! s’écria Charles, Juxon ! Merci, mon
dernier ami, vous arrivez à propos.
L’évêque jeta un regard oblique et inquiet sur
cet homme qui sanglotait dans l’angle du foyer.
– Allons, Parry, dit le roi, ne pleure plus, voici
Dieu qui vient à nous.
– Si c’est Parry, dit l’évêque, je n’ai plus rien
à craindre ; mais, sire, permettez-moi de saluer
Votre Majesté et de lui dire qui je suis et pour
quelle chose je viens.
À cette vue, à cette voix, Charles allait s’écrier
sans doute, mais Aramis mit un doigt sur ses
lèvres, et salua profondément le roi d’Angleterre.
– Le chevalier, murmura Charles1.
– Oui, sire, interrompit Aramis en élevant la
voix, oui, l’évêque Juxon, fidèle chevalier du
Christ, et qui se rend aux vœux de Votre Majesté.
Charles joignit les mains ; il avait reconnu

1
Dans Le Chevalier de Maison-Rouge, le chevalier, pour
tenter d’approcher la reine, utilise un subterfuge presque
similaire.

424
d’Herblay, il restait stupéfait, anéanti, devant ces
hommes qui, étrangers, sans aucun mobile qu’un
devoir imposé par leur propre conscience,
luttaient ainsi contre la volonté d’un peuple et
contre la destinée d’un roi.
– Vous, dit-il, vous ! comment êtes-vous
parvenu jusqu’ici ? Mon Dieu, s’ils vous
reconnaissaient, vous seriez perdu.
Parry était debout, toute sa personne exprimait
le sentiment d’une naïve et profonde admiration.
– Ne songez pas à moi, sire, dit Aramis en
recommandant toujours du geste le silence au roi,
ne songez qu’à vous ; vos amis veillent, vous le
voyez ; ce que nous ferons, je ne sais pas encore ;
mais quatre hommes déterminés peuvent faire
beaucoup. En attendant, ne fermez pas l’œil de la
nuit, ne vous étonnez de rien et attendez-vous à
tout.
Charles secoua la tête.
– Ami, dit-il, savez-vous que vous n’avez pas
de temps à perdre et que si vous voulez agir, il
faut vous presser ? Savez-vous que c’est demain

425
à dix heures que je dois mourir ?
– Sire, quelque chose se passera d’ici là qui
rendra l’exécution impossible.
Le roi regarda Aramis avec étonnement.
En ce moment même il se fit, au-dessous de la
fenêtre du roi, un bruit étrange et comme ferait
celui d’une charrette de bois qu’on décharge.
– Entendez-vous ? dit le roi.
Ce bruit fut suivi d’un cri de douleur.
– J’écoute, dit Aramis, mais je ne comprends
pas quel est ce bruit, et surtout ce cri.
– Ce cri, j’ignore qui a pu le pousser, dit le roi,
mais ce bruit, je vais vous en rendre compte.
Savez-vous que je dois être exécuté en dehors de
cette fenêtre ? ajouta Charles en étendant la main
vers la place sombre et déserte, peuplée
seulement de soldats et de sentinelles.
– Oui, sire, dit Aramis, je le sais.
– Eh bien ! ces bois qu’on apporte sont les
poutres et les charpentes avec lesquelles on va
construire mon échafaud. Quelque ouvrier se sera

426
blessé en les déchargeant.
Aramis frissonna malgré lui.
– Vous voyez bien, dit Charles, qu’il est
inutile que vous vous obstiniez davantage ; je suis
condamné, laissez-moi subir mon sort.
– Sire, dit Aramis en reprenant sa tranquillité
un instant troublée, ils peuvent bien dresser un
échafaud, mais ils ne pourront pas trouver un
exécuteur.
– Que voulez-vous dire ? demanda le roi.
– Je veux dire qu’à cette heure, sire, le
bourreau est enlevé ou séduit ; demain,
l’échafaud sera prêt, mais le bourreau manquera,
on remettra alors l’exécution à après-demain.
– Eh bien ? dit le roi.
– Eh bien ? dit Aramis, demain dans la nuit
nous vous enlevons.
– Comment cela ? s’écria le roi, dont le visage
s’illumina malgré lui d’un éclair de joie.
– Oh ! monsieur, murmura Parry les mains
jointes, soyez bénis, vous et les vôtres.

427
– Comment cela ? répéta le roi ; il faut que je
le sache, afin que je vous seconde s’il en est
besoin.
– Je n’en sais rien, sire, dit Aramis ; mais le
plus adroit, le plus brave, le plus dévoué de nous
quatre m’a dit en me quittant : « Chevalier, dites
au roi que demain à dix heures du soir nous
l’enlevons. » Puisqu’il l’a dit, il le fera.
– Dites-moi le nom de ce généreux ami, dit le
roi, pour que je lui en garde une reconnaissance
éternelle, qu’il réussisse ou non.
– D’Artagnan, sire, le même qui a failli vous
sauver quand le colonel Harrison est entré si mal
à propos.
– Vous êtes en vérité des hommes
merveilleux ! dit le roi, et l’on m’eût raconté de
pareilles choses que je ne les eusse pas crues.
– Maintenant, sire, reprit Aramis, écoutez-moi.
N’oubliez pas un seul instant que nous veillons
pour votre salut ; le moindre geste, le moindre
chant, le moindre signe de ceux qui
s’approcheront de vous, épiez tout, écoutez tout,

428
commentez tout.
– Oh ! chevalier ! s’écria le roi, que puis-je
vous dire ? Aucune parole, vînt-elle du plus
profond de mon cœur, n’exprimerait ma
reconnaissance. Si vous réussissez, je ne vous
dirai pas que vous sauvez un roi ; non, vue de
l’échafaud comme je la vois, la royauté, je vous
le jure, est bien peu de chose ; mais vous
conserverez un mari à sa femme, un père à ses
enfants. Chevalier, touchez ma main, c’est celle
d’un ami qui vous aimera jusqu’au dernier soupir.
Aramis voulut baiser la main du roi, mais le
roi saisit la sienne et l’appuya contre son cœur.
En ce moment un homme entra sans même
frapper à la porte ; Aramis voulut retirer sa main,
le roi la retint.
Celui qui entrait était un de ces puritains demi-
prêtres, demi-soldats, comme il en pullulait près
de Cromwell.
– Que voulez-vous, monsieur ? lui dit le roi.
– Je désire savoir si la confession de Charles
Stuart est terminée, dit le nouveau venu.

429
– Que vous importe ? dit le roi, nous ne
sommes pas de la même religion.
– Tous les hommes sont frères, dit le puritain.
Un de mes frères va mourir, et je viens l’exhorter
à la mort.
– Assez, dit Parry, le roi n’a que faire de vos
exhortations.
– Sire, dit tout bas Aramis, ménagez-le, c’est
sans doute quelque espion.
– Après le révérend docteur évêque, dit le roi,
je vous entendrai avec plaisir, monsieur.
L’homme au regard louche se retira, non sans
avoir observé Juxon avec une attention qui
n’échappa point au roi.
– Chevalier, dit-il quand la porte fut refermée,
je crois que vous aviez raison et que cet homme
est venu ici avec des intentions mauvaises ;
prenez garde en vous retirant qu’il ne vous arrive
malheur.
– Sire, dit Aramis, je remercie Votre Majesté ;
mais qu’elle se tranquillise, sous cette robe j’ai
une cotte de mailles et un poignard.

430
– Allez donc, monsieur, et que Dieu vous ait
dans sa sainte garde, comme je disais du temps
que j’étais roi.
Aramis sortit ; Charles le reconduisit jusqu’au
seuil. Aramis lança sa bénédiction, qui fit incliner
les gardes, passa majestueusement à travers les
antichambres pleines de soldats, remonta dans
son carrosse, où le suivirent ses deux gardiens, et
se fit ramener à l’évêché, où ils le quittèrent.
Juxon attendait avec anxiété.
– Eh bien ? dit-il en apercevant Aramis.
– Eh bien ! dit celui-ci, tout a réussi selon mes
souhaits ; espions, gardes, satellites m’ont pris
pour vous, et le roi vous bénit en attendant que
vous le bénissiez.
– Dieu vous protège, mon fils, car votre
exemple m’a donné à la fois espoir et courage.
Aramis reprit ses habits et son manteau, et
sortit en prévenant Juxon qu’il aurait encore une
fois recours à lui.
À peine eut-il fait dix pas dans la rue qu’il
s’aperçut qu’il était suivi par un homme

431
enveloppé dans un grand manteau ; il mit la main
sur son poignard et s’arrêta. L’homme vint droit à
lui. C’était Porthos.
– Ce cher ami ! dit Aramis en lui tendant la
main.
– Vous le voyez, mon cher, dit Porthos,
chacun de nous avait sa mission ; la mienne était
de vous garder, et je vous gardais. Avez-vous vu
le roi ?
– Oui, et tout va bien. Maintenant, nos amis,
où sont-ils ?
– Nous avons rendez-vous à onze heures à
l’hôtel.
– Il n’y a pas de temps à perdre alors, dit
Aramis.
En effet, dix heures et demie sonnaient à
l’église Saint-Paul.
Cependant, comme les deux amis firent
diligence, ils arrivèrent, les premiers.
Après eux, Athos entra.
– Tout va bien, dit-il avant que ses amis

432
eussent eu le temps de l’interroger.
– Qu’avez-vous fait ? dit Aramis.
J’ai loué une petite felouque, étroite comme
une pirogue, légère comme une hirondelle ; elle
nous attend à Greenwich, en face de l’île des
Chiens1 ; elle est montée d’un patron et de quatre
hommes, qui, moyennant cinquante livres
sterling, se tiendront tout à notre disposition trois
nuits de suite. Une fois à bord avec le roi, nous
profitons de la marée, nous descendons la
Tamise, et en deux heures nous sommes en pleine
mer. Alors, en vrais pirates, nous suivons les
côtes, nous nichons sur les falaises, ou si la mer
est libre, nous mettons le cap sur Boulogne. Si
j’étais tué, le patron se nomme le capitaine
Roger, et la felouque L’Éclair. Avec ces
renseignements, vous les retrouverez l’un et
l’autre. Un mouchoir noué aux quatre coins est le
signe de reconnaissance.
Un instant après, d’Artagnan rentra à son tour.

1
Isle of Dogs, à une dizaine de kilomètres de la cité de
Londres.

433
– Videz vos poches, dit-il, jusqu’à
concurrence de cent livres sterling, car, quant aux
miennes...
Et d’Artagnan retourna ses poches absolument
vides.
La somme fut faite à la seconde ; d’Artagnan
sortit et rentra un instant après.
– Là ! dit-il, c’est fini. Ouf ! ce n’est pas sans
peine.
– Le bourreau a quitté Londres ? demanda
Athos.
– Ah bien, oui ! ce n’était pas assez sûr, cela.
Il pouvait sortir par une porte et rentrer par
l’autre.
– Et où est-il ? demanda Athos.
– Dans la cave.
– Dans quelle cave ?
– Dans la cave de notre hôte ! Mousqueton est
assis sur le seuil, et voici la clef.
– Bravo ! dit Aramis. Mais comment avez-
vous décidé cet homme à disparaître ?

434
– Comme on décide tout en ce monde, avec de
l’argent ; cela m’a coûté cher, mais il y a
consenti1.
– Et combien cela vous a-t-il coûté, ami ? dit
Athos ; car, vous le comprenez, maintenant que
nous ne sommes plus tout à fait de pauvres
mousquetaires sans feu ni lieu, toutes dépenses
doivent être communes.
– Cela m’a coûté douze mille livres, dit
d’Artagnan.
– Et où les avez-vous trouvées ? demanda
Athos ; possédiez-vous donc cette somme ?
– Et le fameux diamant de la reine ! dit
d’Artagnan avec un soupir.
– Ah ! c’est vrai, dit Aramis, je l’avais
reconnu à votre doigt.
– Vous l’avez donc racheté à M. des Essarts ?
demanda Porthos.

1
Le stratagène du bourreau gagné par de l’argent fut utilisé
par Mme de Chalais pour retarder la mort de son mari, voir Louis
XIV et son siècle, chap. III.

435
– Eh ! mon Dieu, oui, dit d’Artagnan ; mais il
est écrit là-haut que je ne pourrai pas le garder.
Que voulez-vous ! les diamants, à ce qu’il faut
croire, ont leurs sympathies et leurs antipathies
comme les hommes ; il paraît que celui-là me
déteste.
– Mais, dit Athos, voilà qui va bien pour le
bourreau ; malheureusement tout bourreau a son
aide, son valet, que sais-je, moi.
– Aussi celui-là avait-il le sien ; mais nous
jouons de bonheur.
– Comment cela ?
– Au moment où je croyais que j’allais avoir
une seconde affaire à traiter, on a rapporté mon
gaillard avec une cuisse cassée. Par excès de zèle,
il a accompagné jusque sous les fenêtres du roi la
charrette qui portait les poutres et les charpentes ;
une de ces poutres lui est tombée sur la jambe et
la lui a brisée.
– Ah ! dit Aramis, c’est donc lui qui a poussé
le cri que j’ai entendu de la chambre du roi ?
– C’est probable, dit d’Artagnan ; mais

436
comme c’est un homme bien pensant, il a promis
en se retirant d’envoyer en son lieu et place
quatre ouvriers experts et habiles pour aider ceux
qui sont déjà à la besogne, et en rentrant chez son
patron, tout blessé qu’il était, il a écrit à l’instant
même à maître Tom Low, garçon charpentier de
ses amis, de se rendre à White-Hall pour
accomplir sa promesse. Voici la lettre qu’il
envoyait par un exprès qui devait la porter pour
dix pence et qui me l’a vendue un louis.
– Et que diable voulez-vous faire de cette
lettre ? demanda Athos.
– Vous ne devinez pas ? dit d’Artagnan avec
ses yeux brillants d’intelligence.
– Non, sur mon âme !
– Eh bien ! mon cher Athos, vous qui parlez
anglais comme John Bull lui-même1, vous êtes
maître Tom Low, et nous sommes, nous, vos trois

1
Anachronisme de Dumas : John Bull, sobriquet désignant
la lourdeur et l’obstination du peuple anglais, a son origine dans
le pamphlet de John Arbuthnot, Procès sans fin ou Histoire de
John Bull, publié seulement en 1712.

437
compagnons ; comprenez-vous maintenant ?
Athos poussa un cri de joie et d’admiration,
courut à un cabinet, en tira des habits d’ouvrier,
que revêtirent aussitôt les quatre amis ; après quoi
ils sortirent de l’hôtel, Athos portant une scie,
Porthos une pince, Aramis une hache, et
d’Artagnan un marteau et des clous.
La lettre du valet de l’exécuteur faisait foi près
du maître charpentier que c’était bien eux que
l’on attendait.

438
70

Les ouvriers

Vers le milieu de la nuit, Charles entendit un


grand fracas au-dessous de sa fenêtre : c’étaient
des coups de marteau et de hache, des morsures
de pince et des cris de scie.
Comme il s’était jeté tout habillé sur son lit et
qu’il commençait à s’endormir, ce bruit l’éveilla
en sursaut ; et comme, outre son retentissement
matériel, ce bruit avait un écho moral et terrible
dans son âme, les pensées affreuses de la veille
vinrent l’assaillir de nouveau. Seul en face des
ténèbres et de l’isolement, il n’eut pas la force de
soutenir cette nouvelle torture, qui n’était pas
dans le programme de son supplice, et il envoya
Parry dire à la sentinelle de prier les ouvriers de
frapper moins fort et d’avoir pitié du dernier
sommeil de celui qui avait été leur roi.

439
La sentinelle ne voulut point quitter son poste,
mais laissa passer Parry.
Arrivé près de la fenêtre, après avoir fait le
tour du palais, Parry aperçut de plain-pied avec le
balcon, dont on avait descellé la grille, un large
échafaud inachevé, mais sur lequel on
commençait à clouer une tenture de serge noire.
Cet échafaud, élevé à la hauteur de la fenêtre,
c’est-à-dire à près de vingt pieds, avait deux
étages inférieurs. Parry, si odieuse que lui fût
cette vue, chercha parmi huit ou dix ouvriers qui
bâtissaient la sombre machine ceux dont le bruit
devait être le plus fatigant pour le roi, et sur le
second plancher il aperçut deux hommes qui
descellaient à l’aide d’une pince les dernières
fiches du balcon de fer ; l’un d’eux, véritable
colosse, faisait l’office du bélier antique chargé
de renverser les murailles. À chaque coup de son
instrument la pierre volait en éclats. L’autre, qui
se tenait à genoux tirait à lui les pierres ébranlées.
Il était évident que c’étaient ceux-là qui
faisaient le bruit dont se plaignait le roi.
Parry monta à l’échelle et vint à eux.

440
– Mes amis, dit-il, voulez-vous travailler un
peu plus doucement, je vous prie ? Le roi dort, et
il a besoin de sommeil.
L’homme qui frappait avec sa pince arrêta son
mouvement et se tourna à demi ; mais comme il
était debout, Parry ne put voir son visage perdu
dans les ténèbres qui s’épaississaient près du
plancher.
L’homme qui était à genoux se retourna aussi ;
et comme, plus bas que son compagnon, il avait
le visage éclairé par la lanterne, Parry put le voir.
Cet homme le regarda fixement et porta un
doigt à sa bouche.
Parry recula stupéfait.
– C’est bien, c’est bien, dit l’ouvrier en
excellent anglais, retourne dire au roi que s’il dort
mal cette nuit-ci, il dormira mieux la nuit
prochaine.
Ces rudes paroles, qui, en les prenant au pied
de la lettre, avaient un sens si terrible, furent
accueillies des ouvriers qui travaillaient sur les
côtés et à l’étage inférieur avec une explosion

441
d’affreuse joie.
Parry se retira, croyant qu’il faisait un rêve.
Charles l’attendait avec impatience.
Au moment où il rentra, la sentinelle qui
veillait à la porte passa curieusement sa tête par
l’ouverture pour voir ce que faisait le roi.
Le roi était accoudé sur son lit.
Parry ferma la porte, et, allant au roi le visage
rayonnant de joie :
– Sire, dit-il à voix basse, savez-vous quels
sont ces ouvriers qui font tant de bruit ?
– Non, dit Charles en secouant
mélancoliquement la tête ; comment veux-tu que
je sache cela ? Est-ce que je connais ces
hommes ?
– Sire, dit Parry plus bas encore et en se
penchant vers le lit de son maître, sire, c’est le
comte de La Fère et son compagnon.
– Qui dressent mon échafaud ? dit le roi
étonné.
– Oui, et qui en le dressant font un trou à la

442
muraille.
– Chut ! dit le roi en regardant avec terreur
autour de lui. Tu les as vus ?
– Je leur ai parlé.
Le roi joignit les mains et leva les yeux au
ciel ; puis, après une courte et fervente prière, il
se jeta à bas de son lit et alla à la fenêtre, dont il
écarta les rideaux ; les sentinelles du balcon y
étaient toujours ; puis au-delà du balcon
s’étendait une sombre plate-forme1 sur laquelle
elles passaient comme des ombres.
Charles ne put rien distinguer, mais il sentit
sous ses pieds la commotion des coups que
frappaient ses amis. Et chacun de ces coups
maintenant lui répondait au cœur.
Parry ne s’était pas trompé, et il avait bien
reconnu Athos. C’était lui, en effet, qui, aidé de
Porthos, creusait un trou sur lequel devait poser
une des charpentes transversales.

1
L’échafaud fut construit pour être de plain-pied avec la
fenêtre de la salle des banquets, non avec celle de la chambre
royale.

443
Ce trou communiquait dans une espèce de
tambour pratiqué sous le plancher même de la
chambre royale. Une fois dans ce tambour, qui
ressemblait à un entre-sol fort bas, on pouvait,
avec une pince et de bonnes épaules, et cela
regardait Porthos, faire sauter une lame du
parquet ; le roi alors se glissait par cette
ouverture, regagnait avec ses sauveurs un des
compartiments de l’échafaud entièrement
recouvert de drap noir, s’affublait à son tour d’un
habit d’ouvrier qu’on lui avait préparé, et, sans
affectation, sans crainte, il descendait avec les
quatre compagnons.
Les sentinelles, sans soupçon, voyant des
ouvriers qui venaient de travailler à l’échafaud,
laissaient passer.
Comme nous l’avons dit, la felouque était
toute prête.
Ce plan était large, simple et facile, comme
toutes les choses qui naissent d’une résolution
hardie.
Donc Athos déchirait ses belles mains si
blanches et si fines à lever les pierres arrachées

444
de leur base par Porthos. Déjà il pouvait passer la
tête sous les ornements qui décoraient la crédence
du balcon. Deux heures encore, il y passerait tout
le corps. Avant le jour, le trou serait achevé et
disparaîtrait sous les plis d’une tenture intérieure
que poserait d’Artagnan. D’Artagnan s’était fait
passer pour un ouvrier français et posait les clous
avec la régularité du plus habile tapissier. Aramis
coupait l’excédent de la serge, qui pendait
jusqu’à terre et derrière laquelle se levait la
charpente de l’échafaud.
Le jour parut au sommet des maisons. Un
grand feu de tourbe et de charbon avait aidé les
ouvriers à passer cette nuit si froide du 29 au 30
janvier ; à tout moment les plus acharnés à leur
ouvrage s’interrompaient pour aller se réchauffer.
Athos et Porthos seuls n’avaient point quitté leur
œuvre. Aussi, aux premières lueurs du matin, le
trou était-il achevé. Athos y entra, emportant
avec lui les habits destinés au roi, enveloppés
dans un coupon de serge noire. Porthos lui passa
une pince ; et d’Artagnan cloua, luxe bien grand
mais fort utile, une tenture de serge intérieure,
derrière laquelle le trou et celui qu’il cachait

445
disparurent.
Athos n’avait plus que deux heures de travail
pour pouvoir communiquer avec le roi ; et, selon
la prévision des quatre amis, ils avaient toute la
journée devant eux, puisque, le bourreau
manquant, on serait forcé d’aller chercher celui
de Bristol1.
D’Artagnan alla reprendre son habit marron, et
Porthos son pourpoint rouge ; quant à Aramis, il
se rendit chez Juxon, afin de pénétrer, s’il était
possible, avec lui jusqu’auprès du roi.
Tous trois avaient rendez-vous à midi sur la
place de White-Hall pour voir ce qui s’y
passerait.
Avant de quitter l’échafaud, Aramis s’était
approché de l’ouverture où était caché Athos, afin
de lui annoncer qu’il allait tâcher de revoir
Charles.
– Adieu donc et bon courage, dit Athos ;

1
Bristol, à l’embouchure de la Severn, est à 130 kilomètres
de Londres. Il est probable qu’il y eût des bourreaux plus
voisins de Londres.

446
rapportez au roi où en sont les choses ; dites-lui
que lorsqu’il sera seul il frappe au parquet, afin
que je puisse continuer sûrement ma besogne. Si
Parry pouvait m’aider en détachant d’avance la
plaque inférieure de la cheminée, qui sans doute
est une dalle de marbre, ce serait autant de fait.
Vous, Aramis, tâchez de ne pas quitter le roi.
Parlez haut, très haut, car on vous écoutera de la
porte. S’il y a une sentinelle dans l’intérieur de
l’appartement, tuez-la sans marchander ; s’il y en
a deux, que Parry en tue une et vous l’autre ; s’il
y en a trois, faites-vous tuer, mais sauvez le roi.
– Soyez tranquille, dit Aramis, je prendrai
deux poignards, afin d’en donner un à Parry. Est-
ce tout ?
– Oui, allez ; mais recommandez bien au roi
de ne pas faire de fausse générosité. Pendant que
vous vous battrez, s’il y a combat, qu’il fuie ; la
plaque une fois replacée sur sa tête, vous, mort ou
vivant sur cette plaque, on sera dix minutes au
moins à retrouver le trou par lequel il aura fui.
Pendant ces dix minutes nous aurons fait du
chemin et le roi sera sauvé.

447
– Il sera fait comme vous le dites, Athos.
Votre main, car peut-être ne nous reverrons-nous
plus.
Athos passa ses bras autour du cou d’Aramis
et l’embrassa :
– Pour vous, dit-il. Maintenant, si je meurs,
dites à d’Artagnan que je l’aime comme un
enfant, et embrassez-le pour moi. Embrassez
aussi notre bon et brave Porthos. Adieu.
– Adieu, dit Aramis. Je suis aussi sûr
maintenant que le roi se sauvera que je suis sûr de
tenir et de serrer la plus loyale main qui soit au
monde.
Aramis quitta Athos, descendit de l’échafaud à
son tour et regagna l’hôtel en sifflotant l’air d’une
chanson à la louange de Cromwell. Il trouva ses
deux autres amis attablés près d’un bon feu,
buvant une bouteille de vin de Porto et dévorant
un poulet froid. Porthos mangeait, tout en
maugréant force injures sur ces infâmes
parlementaires ; d’Artagnan mangeait en silence,
mais en bâtissant dans sa pensée les plans les plus
audacieux.

448
Aramis lui conta tout ce qui était convenu ;
d’Artagnan approuva de la tête et Porthos de la
voix.
– Bravo ! dit-il ; d’ailleurs nous serons là au
moment de sa fuite : on est très bien caché sous
cet échafaud, et nous pouvons nous y tenir. Entre
d’Artagnan, moi, Grimaud et Mousqueton, nous
en tuerons bien huit : je ne parle pas de Blaisois,
il n’est bon qu’à garder les chevaux. À deux
minutes par homme, c’est quatre minutes ;
Mousqueton en perdra une, c’est cinq, pendant
ces cinq minutes-là vous pouvez avoir fait un
quart de lieue.
Aramis mangea rapidement un morceau, but
un verre de vin et changea d’habits.
– Maintenant, dit-il, je me rends chez Sa
Grandeur. Chargez-vous de préparer les armes,
Porthos ; surveillez bien votre bourreau,
d’Artagnan.
– Soyez tranquille, Grimaud a relevé
Mousqueton, et il a le pied dessus.
– N’importe, redoublez de surveillance et ne

449
demeurez pas un instant inactif.
– Inactif ! Mon cher, demandez à Porthos : je
ne vis pas, je suis sans cesse sur mes jambes, j’ai
l’air d’un danseur. Mordioux ! que j’aime la
France en ce moment, et qu’il est bon d’avoir une
patrie à soi, quand on est si mal dans celle des
autres.
Aramis les quitta comme il avait quitté Athos,
c’est-à-dire en les embrassant ; puis il se rendit
chez l’évêque Juxon, auquel il transmit sa
requête. Juxon consentit d’autant plus facilement
à emmener Aramis, qu’il avait déjà prévenu qu’il
aurait besoin d’un prêtre, au cas certain où le roi
voudrait communier, et surtout au cas probable
où le roi désirerait entendre une messe.
Vêtu comme Aramis l’était la veille, l’évêque
monta dans sa voiture. Aramis, plus déguisé
encore par sa pâleur et sa tristesse que par son
costume de diacre, monta près de lui. La voiture
s’arrêta à la porte de White-Hall ; il était neuf
heures du matin à peu près. Rien ne semblait
changé ; les antichambres et les corridors, comme
la veille, étaient pleins de gardes. Deux

450
sentinelles veillaient à la porte du roi, deux autres
se promenaient devant le balcon sur la plate-
forme de l’échafaud, où le billot était déjà posé.
Le roi était plein d’espérance ; en revoyant
Aramis, cette espérance se changea en joie. Il
embrassa Juxon, il serra la main d’Aramis.
L’évêque affecta de parler haut et devant tout le
monde de leur entrevue de la veille. Le roi lui
répondit que les paroles qu’il lui avait dites dans
cette entrevue avaient porté leur fruit, et qu’il
désirait encore un entretien pareil. Juxon se
retourna vers les assistants et les pria de le laisser
seul avec le roi. Tout le monde se retira.
Dès que la porte se fut refermée :
– Sire, dit Aramis avec rapidité, vous êtes
sauvé ! Le bourreau de Londres a disparu ; son
aide s’est cassé la cuisse hier sous les fenêtres de
Votre Majesté. Ce cri que nous avons entendu,
c’était le sien. Sans doute on s’est déjà aperçu de
la disparition de l’exécuteur ; mais il n’y a de
bourreau qu’à Bristol, et il faut le temps de l’aller
chercher. Nous avons donc au moins jusqu’à
demain.

451
– Mais le comte de La Fère ? demanda le roi.
– À deux pieds de vous, sire. Prenez le poker1
du brasier et frappez trois coups, vous allez
l’entendre vous répondre.
Le roi, d’une main tremblante, prit
l’instrument et frappa trois coups à intervalles
égaux. Aussitôt des coups sourds et ménagés,
répondant au signal donné, retentirent sous le
parquet.
– Ainsi, dit le roi, celui qui me répond là...
– Est le comte de La Fère, sire, dit Aramis. Il
prépare la voie par laquelle Votre Majesté pourra
fuir. Parry, de son côté, soulèvera cette dalle de
marbre, et un passage sera tout ouvert.
– Mais, dit Parry, je n’ai aucun instrument.
– Prenez ce poignard, dit Aramis ; seulement
prenez garde de le trop émousser, car vous
pourrez bien en avoir besoin pour creuser autre
chose que la pierre.
– Oh ! Juxon, dit Charles, se retournant vers

1
Poker : tisonnier.

452
l’évêque et lui prenant les deux mains, Juxon,
retenez la prière de celui qui fut votre roi...
– Qui l’est encore et qui le sera toujours, dit
Juxon en baisant la main du prince.
– Priez toute votre vie pour ce gentilhomme
que vous voyez, pour cet autre que vous entendez
sous nos pieds, pour deux autres encore qui,
quelque part qu’ils soient, veillent, j’en suis sûr, à
mon salut.
– Sire répondit Juxon, vous serez obéi.
Chaque jour il y aura, tant que je vivrai, une
prière offerte à Dieu pour ces fidèles amis de
Votre Majesté.
Le mineur continua quelque temps encore son
travail, qu’on sentait incessamment se
rapprocher. Mais tout à coup un bruit inattendu
retentit dans la galerie. Aramis saisit le poker et
donna le signal de l’interruption.
Ce bruit se rapprochait : c’était celui d’un
certain nombre de pas égaux et réguliers. Les
quatre hommes restèrent immobiles ; tous les
yeux se fixèrent sur la porte, qui s’ouvrit

453
lentement et avec une sorte de solennité.
Des gardes étaient formés en haie dans la
chambre qui précédait celle du roi. Un
commissaire du Parlement, vêtu de noir et plein
d’une gravité de mauvais augure, entra, salua le
roi, et déployant un parchemin, lui lut son arrêt
comme on a l’habitude de le faire aux condamnés
qui vont marcher à l’échafaud.
– Que signifie cela ? demanda Aramis à
Juxon.
Juxon fit un signe qui voulait dire qu’il était
en tout point aussi ignorant que lui.
– C’est donc pour aujourd’hui ? demanda le
roi avec une émotion perceptible seulement pour
Juxon et Aramis.
– N’étiez-vous point prévenu, sire, que c’était
pour ce matin ? répondit l’homme vêtu de noir.
– Et, dit le roi, je dois périr comme un
criminel ordinaire, de la main du bourreau de
Londres ?
– Le bourreau de Londres a disparu, sire, dit le
commissaire du Parlement ; mais à sa place un

454
homme s’est offert. L’exécution ne sera donc
retardée que du temps seulement que vous
demanderez pour mettre ordre à vos affaires
temporelles et spirituelles.
Une légère sueur qui perla à la racine des
cheveux de Charles fut la seule trace d’émotion
qu’il donna en apprenant cette nouvelle.
Mais Aramis devint livide. Son cœur ne battait
plus : il ferma les yeux et appuya sa main sur une
table. En voyant cette profonde douleur, Charles
parut oublier la sienne.
Il alla à lui, lui prit la main et l’embrassa.
– Allons, ami, dit-il avec un doux et triste
sourire, du courage.
Puis se retournant vers le commissaire :
– Monsieur, dit-il, je suis prêt. Vous le voyez,
je ne désire que deux choses qui ne vous
retarderont pas beaucoup, je crois : la première,
de communier ; la seconde, d’embrasser mes
enfants et de leur dire adieu pour la dernière fois ;
cela me sera-t-il permis ?
– Oui, sire, répondit le commissaire du

455
Parlement.
Et il sortit.
Aramis, rappelé à lui, s’enfonçait les ongles
dans la chair, un immense gémissement sortit de
sa poitrine.
– Oh ! monseigneur, s’écria-t-il en saisissant
les mains de Juxon, où est Dieu ? où est Dieu ?
– Mon fils, dit avec fermeté l’évêque, vous ne
le voyez point, parce que les passions de la terre
le cachent.
– Mon enfant, dit le roi à Aramis, ne te désole
pas ainsi. Tu demandes ce que fait Dieu ? Dieu
regarde ton dévouement et mon martyre, et,
crois-moi, l’un et l’autre auront leur récompense ;
prends-t’en donc de ce qui arrive aux hommes, et
non à Dieu. Ce sont les hommes qui me font
mourir, ce sont les hommes qui te font pleurer.
– Oui, sire, dit Aramis, oui, vous avez raison ;
c’est aux hommes qu’il faut que je m’en prenne,
et c’est à eux que je m’en prendrai.
– Asseyez-vous, Juxon, dit le roi en tombant à
genoux, car il vous reste à m’entendre, et il me

456
reste à me confesser. Restez, monsieur, dit-il à
Aramis qui faisait un mouvement pour se retirer ;
restez, Parry, je n’ai rien à dire, même dans le
secret de la pénitence, qui ne puisse se dire en
face de tous ; restez, et je n’ai qu’un regret, c’est
que le monde entier ne puisse pas m’entendre
comme vous et avec vous.
Juxon s’assit, et le roi, agenouillé devant lui
comme le plus humble des fidèles, commença sa
confession.

457
71

Remember

La confession royale achevée, Charles


communia1, puis il demanda à voir ses enfants.
Dix heures sonnaient ; comme l’avait dit le roi, ce
n’était donc pas un grand retard.
Cependant le peuple était déjà prêt ; il savait
que dix heures étaient le moment fixé pour
l’exécution, il s’entassait dans les rues adjacentes
au palais, et le roi commençait à distinguer ce
bruit lointain que font la foule et la mer, quand
l’une est agitée par ses passions, l’autre par ses
tempêtes.
Les enfants du roi arrivèrent : c’était d’abord

1
Charles Ier reçut, le matin du 30, l’évêque Juxton à Saint
James ; à dix heures, il fut conduit par Hacker et Tomlison à
White Hall où il communia.

458
la princesse Charlotte, puis le duc de Glocester1,
c’est-à-dire une petite fille blonde, belle et les
yeux mouillés de larmes, puis un jeune garçon de
huit à neuf ans, dont l’œil sec et la lèvre
dédaigneusement relevée accusaient la fierté
naissante. L’enfant avait pleuré toute la nuit, mais
devant tout ce monde il ne pleurait pas.
Charles sentit son cœur se fondre à l’aspect de
ces deux enfants qu’il n’avait pas vus depuis
deux ans, et qu’il ne revoyait qu’au moment de
mourir. Une larme vint à ses yeux et il se
retourna pour l’essuyer, car il voulait être fort
devant ceux à qui il léguait un si lourd héritage de
souffrance et de malheur.
Il parla à la jeune fille d’abord ; l’attirant à lui,
il lui recommanda la piété, la résignation et
l’amour filial ; puis, passant de l’un à l’autre, il
prit le jeune duc de Glocester, et l’asseyant sur
son genou pour qu’à la fois il pût le presser sur
son cœur et baiser son visage :
– Mon fils, lui dit-il, vous avez vu par les rues

1
Voir chap. XLV.

459
et dans les antichambres beaucoup de gens en
venant ici ; ces gens vont couper la tête à votre
père, ne l’oubliez jamais. Peut-être un jour, vous
voyant près d’eux et vous ayant en leur pouvoir,
voudront-ils vous faire roi à l’exclusion du prince
de Galles ou du duc d’York, vos frères aînés qui
sont, l’un en France, l’autre je ne sais où1 ; mais
vous n’êtes pas le roi, mon fils, et vous ne pouvez
le devenir que par leur mort. Jurez-moi donc de
ne pas vous laisser mettre la couronne sur la tête,
que vous n’ayez légitimement droit à cette
couronne ; car un jour, écoutez bien, mon fils, si
vous faisiez cela, tête et couronne, ils abattraient
tout, et ce jour-là vous ne pourriez mourir calme
et sans remords, comme je meurs. Jurez, mon fils.
L’enfant étendit sa petite main dans celle de
son père, et dit :
– Sire, je jure à Votre Majesté...
Charles l’interrompit.

1
Jacques, duc d’York, avait quitté l’Angleterre le 21 avril
1648 pour la Hollande où il séjourna jusqu’au début de 1649
avant de gagner la France.

460
– Henri, dit-il, appelle-moi ton père.
– Mon père, reprit l’enfant, je vous jure qu’ils
me tueront avant de me faire roi.
– Bien, mon fils, dit Charles. Maintenant
embrassez-moi, et vous aussi, Charlotte, et ne
m’oubliez point.
– Oh ! non, jamais ! jamais ! s’écrièrent les
deux enfants en lançant leurs bras au cou du roi.
– Adieu, dit Charles ; adieu, mes enfants.
Emmenez-les, Juxon ; leurs larmes m’ôteraient le
courage de mourir.
Juxon arracha les pauvres enfants des bras de
leur père et les remit à ceux qui les avaient
amenés.
Derrière eux les portes s’ouvrirent, et tout le
monde put entrer.
Le roi, se voyant seul au milieu de la foule des
gardes et des curieux qui commençaient à envahir
la chambre, se rappela que le comte de La Fère
était là bien près, sous le parquet de
l’appartement, ne le pouvant voir et espérant
peut-être toujours.

461
Il tremblait que le moindre bruit ne semblât un
signal pour Athos, et que celui-ci, en se remettant
au travail, ne se trahit lui-même. Il affecta donc
l’immobilité et contint par son exemple tous les
assistants dans le repos.
Le roi ne se trompait point, Athos était
réellement sous ses pieds : il écoutait, il se
désespérait de ne pas entendre le signal ; il
commençait parfois, dans son impatience, à
déchiqueter de nouveau la pierre ; mais, craignant
d’être entendu, il s’arrêtait aussitôt.
Cette horrible inaction dura deux heures. Un
silence de mort régnait dans la chambre royale.
Alors Athos se décida à chercher la cause de
cette sombre et muette tranquillité que troublait
seule l’immense rumeur de la foule. Il entrouvrit
la tenture qui cachait le trou de la crevasse, et
descendit sur le premier étage de l’échafaud. Au-
dessus de sa tête, à quatre pouces à peine, était le
plancher qui s’étendait au niveau de la plate-
forme et qui faisait l’échafaud.
Ce bruit qu’il n’avait entendu que sourdement
jusque-là et qui dès lors parvint à lui, sombre et

462
menaçant, le fit bondir de terreur. Il alla jusqu’au
bord de l’échafaud, entrouvrit le drap noir à la
hauteur de son œil et vit les cavaliers acculés à la
terrible machine ; au-delà des cavaliers, une
rangée de pertuisaniers ; au-delà des
pertuisaniers, des mousquetaires ; et au-delà des
mousquetaires les premières files du peuple, qui,
pareil à un sombre océan, bouillonnait et
mugissait.
« Qu’est-il donc arrivé ? se demanda Athos
plus tremblant que le drap dont il froissait les
plis. Le peuple se presse, les soldats sont sous les
armes, et parmi les spectateurs, qui tous ont les
yeux fixés sur la fenêtre, j’aperçois d’Artagnan !
Qu’attend-il ? Que regarde-t-il ? Grand Dieu !
auraient-ils laissé échapper le bourreau ! »
Tout à coup le tambour roula sourd et funèbre
sur la place ; un bruit de pas pesants et prolongés
retentit au-dessus de sa tête. Il lui sembla que
quelque chose de pareil à une procession
immense foulait les parquets de White-Hall ;
bientôt il entendit craquer les planches mêmes de
l’échafaud. Il jeta un dernier regard sur la place,

463
et l’attitude des spectateurs lui apprit ce qu’une
dernière espérance restée au fond de son cœur
l’empêchait encore de deviner.
Le murmure de la place avait cessé
entièrement. Tous les yeux étaient fixés sur la
fenêtre de White-Hall, les bouches entrouvertes
et les haleines suspendues indiquaient l’attente de
quelque terrible spectacle.
Ce bruit de pas que, de la place qu’il occupait
alors sous le parquet de l’appartement du roi,
Athos avait entendu au-dessus de sa tête se
reproduisit sur l’échafaud, qui plia sous le poids,
de façon à ce que les planches touchèrent presque
la tête du malheureux gentilhomme. C’était
évidemment deux files de soldats qui prenaient
leur place.
Au même instant une voix bien connue du
gentilhomme, une noble voix prononça ces
paroles au-dessus de sa tête :
– Monsieur le colonel, je désire parler au
peuple.
Athos frissonna des pieds à la tête : c’était

464
bien le roi qui parlait sur l’échafaud.
En effet, après avoir bu quelques gouttes de
vin et rompu un pain, Charles, las d’attendre la
mort, s’était tout à coup décidé à aller au-devant
d’elle et avait donné le signal de la marche.
Alors on avait ouvert à deux battants la fenêtre
donnant sur la place, et du fond de la vaste
chambre, le peuple avait pu voir s’avancer
silencieusement d’abord un homme masqué, qu’à
la hache qu’il tenait à la main il avait reconnu
pour le bourreau. Cet homme s’était approché du
billot et y avait déposé sa hache.
C’était le premier bruit qu’Athos avait
entendu.
Puis, derrière cet homme, pâle sans doute,
mais calme et marchant d’un pas ferme, Charles
Stuart, lequel s’avançait entre deux prêtres suivis
de quelques officiers supérieurs, chargés de
présider à l’exécution, et escorté de deux files de
pertuisaniers, qui se rangèrent aux deux côtés de
l’échafaud.
La vue de l’homme masqué avait provoqué

465
une longue rumeur. Chacun était plein de
curiosité pour savoir quel était ce bourreau
inconnu qui s’était présenté si à point pour que le
terrible spectacle promis au peuple pût avoir lieu,
quand le peuple avait cru que ce spectacle était
remis au lendemain. Chacun l’avait donc dévoré
des yeux ; mais tout ce qu’on avait pu voir, c’est
que c’était un homme de moyenne taille, vêtu
tout en noir, et qui paraissait déjà d’un certain
âge, car l’extrémité d’une barbe grisonnante
dépassait le bas du masque qui lui couvrait le
visage.
Mais à la vue du roi si calme, si noble, si
digne, le silence s’était à l’instant même rétabli,
de sorte que chacun put entendre le désir qu’il
avait manifesté de parler au peuple.
À cette demande, celui à qui elle était adressée
avait sans doute répondu par un signe affirmatif,
car d’une voix ferme et sonore, et qui vibra
jusqu’au fond du cœur d’Athos, le roi commença
de parler.
Il expliquait sa conduite au peuple et lui

466
donnait des conseils pour le bien de l’Angleterre1.
« Oh ! se disait Athos en lui-même, est-il bien
possible que j’entende ce que j’entends et que je
voie ce que je vois ? Est-il bien possible que Dieu
ait abandonné son représentant sur la terre à ce
point qu’il le laisse mourir si misérablement !...
Et moi qui ne l’ai pas vu ! Moi qui ne lui ai pas
dit adieu ! »
Un bruit pareil à celui qu’aurait fait
l’instrument de mort remué sur le billot se fit
entendre.
Le roi s’interrompit.
– Ne touchez pas à la hache2, dit-il.
Et il reprit son discours où il l’avait laissé.
Le discours fini, un silence de glace s’établit

1
Le verre de vin, le morceau de pain, l’homme masqué ou
plutôt les deux hommes masqués (vêtus en marins) sont
historiques, ainsi que le discours du roi qui ne fut pas audible à
cause de la distance séparant l’échafaud du peuple.
2
Mot célèbre, repris sous différentes variantes, la plus
fréquente étant : « N’approchez pas de la hache, ne la gâtez pas,
elle me ferait plus de mal. » Ce fut le premier titre adopté par
Balzac pour La Duchesse de Langeais.

467
sur la tête du comte. Il avait la main à son front,
et entre sa main et son front ruisselaient des
gouttes de sueur, quoique l’air fût glacé.
Ce silence indiquait les derniers préparatifs.
Le discours terminé, le roi avait promené sur
la foule un regard plein de miséricorde ; et
détachant l’ordre qu’il portait, et qui était cette
même plaque en diamants que la reine lui avait
envoyée, il la remit au prêtre qui accompagnait
Juxon. Puis il tira de sa poitrine une petite croix
en diamants aussi. Celle-là, comme la plaque,
venait de madame Henriette.
– Monsieur, dit-il en s’adressant au prêtre qui
accompagnait Juxon, je garderai cette croix dans
ma main jusqu’au dernier moment ; vous me la
reprendrez quand je serai mort.
– Oui, sire, dit une voix qu’Athos reconnut
pour celle d’Aramis.
Alors Charles, qui jusque-là s’était tenu la tête
couverte, prit son chapeau et le jeta près de lui ;
puis un à un il défit tous les boutons de son
pourpoint, se dévêtit et le jeta près de son

468
chapeau. Alors, comme il faisait froid, il
demanda sa robe de chambre, qu’on lui donna.
Tous ces préparatifs avaient été faits avec un
calme effrayant.
On eût dit que le roi allait se coucher dans son
lit et non dans son cercueil.
Enfin, relevant ses cheveux avec la main :
– Vous gêneront-ils, monsieur1 ? dit-il au
bourreau. En ce cas on pourrait les retenir avec
un cordon.
Charles accompagna ces paroles d’un regard
qui semblait vouloir pénétrer sous le masque de
l’inconnu. Ce regard si noble, si calme et si
assuré força cet homme à détourner la tête. Mais
derrière le regard profond du roi il trouva le
regard ardent d’Aramis.
Le roi, voyant qu’il ne répondait pas, répéta sa
question.
– Il suffira, répondit l’homme d’une voix
sourde, que vous les écartiez sur le cou.

1
« Mes cheveux vous gênent-ils ? » selon les biographes.

469
Le roi sépara ses cheveux avec les deux mains,
et regardant le billot :
– Ce billot est bien bas, dit-il, n’y en aurait-il
point de plus élevé ?
– C’est le billot ordinaire, répondit l’homme
masqué.
– Croyez-vous me couper la tête d’un seul
coup ? demanda le roi.
– Je l’espère, répondit l’exécuteur.
Il y avait dans ces deux mots : Je l’espère, une
si étrange intonation, que tout le monde
frissonna, excepté le roi.
– C’est bien, dit le roi ; et maintenant,
bourreau, écoute.
L’homme masqué fit un pas vers le roi et
s’appuya sur sa hache.
– Je ne veux pas que tu me surprennes, lui dit
Charles. Je m’agenouillerai pour prier, alors ne
frappe pas encore.
– Et quand frapperai-je ? demanda l’homme
masqué.

470
– Quand je poserai le cou sur le billot et que je
tendrai les bras en disant : Remember1, alors
frappe hardiment.
L’homme masqué s’inclina légèrement.
– Voici le moment de quitter le monde, dit le
roi à ceux qui l’entouraient. Messieurs, je vous
laisse au milieu de la tempête et vous précède
dans cette patrie qui ne connaît pas d’orage.
Adieu.
Il regarda Aramis et lui fit un signe de tête
particulier.
– Maintenant, continua-t-il, éloignez-vous et
laissez-moi faire tout bas ma prière, je vous prie.
Éloigne-toi aussi, dit-il à l’homme masqué ; ce
n’est que pour un instant, et je sais que je
t’appartiens ; mais souviens-toi de ne frapper
qu’à mon signal.
Alors Charles s’agenouilla, fit le signe de la
croix, approcha sa bouche des planches comme
s’il eût voulu baiser la plate-forme ; puis

1
« Souvenez-vous. » (Note de Dumas.)

471
s’appuyant d’une main sur le plancher et de
l’autre sur le billot :
– Comte de La Fère, dit-il en français, êtes-
vous là et puis-je parler ?
Cette voix frappa droit au cœur d’Athos et le
perça comme un fer glacé.
– Oui, Majesté, dit-il en tremblant.
– Ami fidèle, cœur généreux, dit le roi, je n’ai
pu être sauvé, je ne devais pas l’être. Maintenant,
dussé-je commettre un sacrilège, je te dirai : Oui,
j’ai parlé aux hommes, j’ai parlé à Dieu, je te
parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que
j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône de mes pères
et diverti l’héritage de mes enfants. Un million en
or me reste, je l’ai enterré dans les caves du
château de Newcastle au moment où j’ai quitté
cette ville. Cet argent, toi seul sais qu’il existe,
fais-en usage quand tu croiras qu’il en sera temps
pour le plus grand bien de mon fils aîné ; et
maintenant, comte de La Fère, dites-moi adieu.
– Adieu, Majesté sainte et martyre, balbutia
Athos glacé de terreur.

472
Il se fit alors un instant de silence, pendant
lequel il sembla à Athos que le roi se relevait et
changeait de position.
Puis d’une voix pleine et sonore, de manière
qu’on l’entendît non seulement sur l’échafaud,
mais encore sur la place :
– Remember, dit le roi1.
Il achevait à peine ce mot qu’un coup terrible
ébranla le plancher de l’échafaud ; la poussière
s’échappa du drap et aveugla le malheureux
gentilhomme. Puis soudain, comme par un
mouvement machinal il levait les yeux et la tête,
une goutte chaude tomba sur son front. Athos
recula avec un frisson d’épouvante, et au même
instant, les gouttes se changèrent en une noire
cascade, qui rejaillit sur le plancher.
Athos, tombé lui-même à genoux, demeura
pendant quelques instants comme frappé de folie
et d’impuissance. Bientôt, à son murmure
décroissant, il s’aperçut que la foule s’éloignait ;

1
Cette ultime parole du roi est adressée à Juxton, en lui
remettant son Saint-Georges.

473
il demeura encore un instant immobile, muet et
consterné. Alors se retournant, il alla tremper le
bout de son mouchoir dans le sang du roi martyr ;
puis, comme la foule s’éloignait de plus en plus,
il descendit, fendit le drap, et se glissa entre deux
chevaux, se mêla au peuple dont il portait le
vêtement, et arriva le premier à la taverne.
Monté à sa chambre, il se regarda dans une
glace, vit son front marqué d’une large tache
rouge, porta la main à son front, la retira pleine
du sang du roi et s’évanouit.

474
72
L’homme masqué

Quoiqu’il ne fût que quatre heures du soir, il


faisait nuit close ; la neige tombait épaisse et
glacée. Aramis rentra à son tour et trouva Athos,
sinon sans connaissance, du moins anéanti.
Aux premiers mots de son ami, le comte sortit
de l’espèce de léthargie où il était tombé.
– Eh bien ! dit Aramis, vaincus par la fatalité.
– Vaincus ! dit Athos. Noble et malheureux
roi !
– Êtes-vous donc blessé ? demanda Aramis.
– Non, ce sang est le sien.
Le comte s’essuya le front.
– Où étiez-vous donc ?
– Où vous m’aviez laissé, sous l’échafaud.
– Et vous avez tout vu ?

475
– Non, mais tout entendu ; Dieu me garde
d’une autre heure pareille à celle que je viens de
passer ! N’ai-je point les cheveux blancs ?
– Alors vous savez que je ne l’ai point quitté ?
– J’ai entendu votre voix jusqu’au dernier
moment.
– Voici la plaque qu’il m’a donnée, dit
Aramis, voici la croix que j’ai retirée de sa main ;
il désirait qu’elles fussent remises à la reine.
– Et voilà un mouchoir pour les envelopper,
dit Athos.
Et il tira de sa poche le mouchoir qu’il avait
trempé dans le sang du roi.
– Maintenant, demanda Athos, qu’a-t-on fait
de ce pauvre cadavre ?
– Par ordre de Cromwell, les honneurs royaux
lui seront rendus. Nous avons placé le corps dans
un cercueil de plomb ; les médecins s’occupent
d’embaumer ces malheureux restes, et, leur
œuvre finie, le roi sera déposé dans une chapelle

476
ardente1.
– Dérision ! murmura sombrement Athos ; les
honneurs royaux à celui qu’ils ont assassiné !
– Cela prouve, dit Aramis, que le roi meurt,
mais que la royauté ne meurt pas.
– Hélas ! dit Athos, c’est peut-être le dernier
roi chevalier qu’aura eu le monde.
– Allons, ne vous désolez pas, comte, dit une
grosse voix dans l’escalier, où retentissaient les
larges pas de Porthos, nous sommes tous mortels,
mes pauvres amis.
– Vous arrivez tard, mon cher Porthos, dit le
comte de La Fère.
– Oui, dit Porthos, il y avait des gens sur ma
route qui m’ont retardé. Ils dansaient, les
misérables ! J’en ai pris un par le cou et je crois
l’avoir un peu étranglé. Juste en ce moment une
patrouille est venue. Heureusement, celui à qui
j’avais eu particulièrement affaire a été quelques

1
Le corps du roi fut transporté à Windsor où il fut inhumé
dans la chapelle Saint-Georges.

477
minutes sans pouvoir parler. J’ai profité de cela
pour me jeter dans une petite rue. Cette petite rue
m’a conduit dans une autre plus petite encore.
Alors je me suis perdu. Je ne connais pas
Londres, je ne sais pas l’anglais, j’ai cru que je ne
me retrouverais jamais ; enfin me voilà.
– Mais d’Artagnan, dit Aramis, ne l’avez-vous
point vu et ne lui serait-il rien arrivé ?
– Nous avons été séparés par la foule, dit
Porthos, et, quelques efforts que j’aie faits, je n’ai
pas pu le rejoindre.
– Oh ! dit Athos avec amertume, je l’ai vu,
moi ; il était au premier rang de la foule,
admirablement placé pour ne rien perdre ; et
comme, à tout prendre, le spectacle était curieux,
il aura voulu voir jusqu’au bout.
– Oh ! comte de La Fère, dit une voix calme,
quoique étouffée par la précipitation de la course,
est-ce bien vous qui calomniez les absents ?
Ce reproche atteignit Athos au cœur.
Cependant, comme l’impression que lui avait
produite d’Artagnan aux premiers rangs de ce

478
peuple stupide et féroce était profonde, il se
contenta de répondre :
– Je ne vous calomnie pas, mon ami. On était
inquiet de vous ici, et j’ai dit où vous étiez. Vous
ne connaissiez pas le roi Charles, ce n’était qu’un
étranger pour vous, et vous n’étiez pas forcé de
l’aimer.
Et en disant ces mots il tendit la main à son
ami. Mais d’Artagnan fit semblant de ne point
voir le geste d’Athos et garda sa main sous son
manteau.
Athos laissa retomber lentement la sienne près
de lui.
– Ouf ! je suis las, dit d’Artagnan, et il s’assit.
– Buvez un verre de porto, dit Aramis en
prenant une bouteille sur une table et en
remplissant un verre ; buvez, cela vous remettra.
– Oui, buvons, dit Athos, qui, sensible au
mécontentement du Gascon, voulait choquer son
verre contre le sien, buvons et quittons cet
abominable pays. La felouque nous attend, vous
le savez ; partons ce soir, nous n’avons plus rien

479
à faire ici.
– Vous êtes bien pressé, monsieur le comte,
dit d’Artagnan.
– Ce sol sanglant me brûle les pieds, dit
Athos.
– La neige ne me fait pas cet effet, à moi, dit
tranquillement le Gascon.
– Mais que voulez-vous donc que nous
fassions, dit Athos, maintenant que le roi est
mort ?
– Ainsi, monsieur le comte, dit d’Artagnan
avec négligence, vous ne voyez point qu’il vous
reste quelque chose à faire en Angleterre ?
– Rien, rien, dit Athos, qu’à douter de la bonté
divine et à mépriser mes propres forces.
– Eh bien ! moi, dit d’Artagnan, moi chétif,
moi badaud sanguinaire, qui suis allé me placer à
trente pas de l’échafaud pour mieux voir tomber
la tête de ce roi que je ne connaissais pas, et qui,
à ce qu’il paraît, m’était indifférent, je pense
autrement que monsieur le comte... je reste !
Athos pâlit extrêmement ; chaque reproche de

480
son ami vibrait jusqu’au plus profond de son
cœur.
– Ah ! vous restez à Londres ? dit Porthos à
d’Artagnan.
– Oui, dit celui-ci. Et vous ?
– Dame ! dit Porthos un peu embarrassé vis-à-
vis d’Athos et d’Aramis, dame ! si vous restez,
comme je suis venu avec vous, je ne m’en irai
qu’avec vous ; je ne vous laisserai pas seul dans
cet abominable pays.
– Merci, mon excellent ami. Alors j’ai une
petite entreprise à vous proposer, et que nous
mettrons à exécution ensemble quand monsieur le
comte sera parti, et dont l’idée m’est venue
pendant que je regardais le spectacle que vous
savez.
– Laquelle ? dit Porthos.
– C’est de savoir quel est cet homme masqué
qui s’est offert si obligeamment pour couper le
cou du roi.
– Un homme masqué ! s’écria Athos, vous
n’avez donc pas laissé fuir le bourreau ?

481
– Le bourreau ? dit d’Artagnan, il est toujours
dans la cave, où je présume qu’il dit deux mots
aux bouteilles de notre hôte. Mais vous m’y faites
penser...
Il alla à la porte.
– Mousqueton ! dit-il.
– Monsieur ? répondit une voix qui semblait
sortir des profondeurs de la terre.
– Lâchez votre prisonnier, dit d’Artagnan, tout
est fini.
– Mais, dit Athos, quel est donc le misérable
qui a porté la main sur son roi ?
– Un bourreau amateur, qui, du reste, manie la
hache avec facilité, car, ainsi qu’il l’espérait, dit
Aramis, il ne lui a fallu qu’un coup.
– N’avez-vous point vu son visage ? demanda
Athos.
– Il avait un masque, dit d’Artagnan.
– Mais vous qui étiez près de lui, Aramis ?
– Je n’ai vu qu’une barbe grisonnante qui
passait sous le masque.

482
– C’est donc un homme d’un certain âge ?
demanda Athos.
– Oh ! dit d’Artagnan, cela ne signifie rien.
Quand on met un masque, on peut bien mettre
une barbe.
– Je suis fâché de ne pas l’avoir suivi, dit
Porthos.
– Eh bien ! mon cher Porthos, dit d’Artagnan,
voilà justement l’idée qui m’est venue, à moi.
Athos comprit tout ; il se leva.
– Pardonne-moi, d’Artagnan, dit-il ; j’ai douté
de Dieu, je pouvais bien douter de toi. Pardonne-
moi, ami.
– Nous verrons cela tout à l’heure, dit
d’Artagnan avec un demi-sourire.
– Eh bien ? dit Aramis.
– Eh bien, reprit d’Artagnan, tandis que je
regardais, non pas le roi, comme le pense
monsieur le comte, car je sais ce que c’est qu’un
homme qui va mourir, et, quoique je dusse être
habitué à ces sortes de choses, elles me font
toujours mal, mais bien le bourreau masqué, cette

483
idée me vint, ainsi que je vous l’ai dit, de savoir
qui il était. Or, comme nous avons l’habitude de
nous compléter les uns par les autres, et de nous
appeler à l’aide, comme on appelle sa seconde
main au secours de la première, je regardai
machinalement autour de moi pour voir si
Porthos ne serait pas là ; car je vous avais
reconnu près du roi, Aramis, et vous, comte, je
savais que vous deviez être sous l’échafaud. Ce
qui fait que je vous pardonne, ajouta-t-il en
tendant la main à Athos, car vous avez bien dû
souffrir. Je regardais donc autour de moi quand je
vis à ma droite une tête qui avait été fendue, et
qui, tant bien que mal, s’était raccommodée avec
du taffetas noir. « Parbleu ! me dis-je, il me
semble que voilà une couture de ma façon, et que
j’ai recousu ce crâne-là quelque part. » En effet,
c’était ce malheureux Écossais, le frère de Parry,
vous savez, celui sur lequel Groslow s’est amusé
à essayer ses forces, et qui n’avait plus qu’une
moitié de tête quand nous le rencontrâmes.
– Parfaitement, dit Porthos, l’homme aux
poules noires.

484
– Vous l’avez dit, lui-même ; il faisait des
signes à un autre homme qui se trouvait à ma
gauche ; je me retournai, et je reconnus l’honnête
Grimaud, tout occupé comme moi à dévorer des
yeux mon bourreau masqué.
« – Oh ! lui fis-je. Or, comme cette syllabe est
l’abréviation dont se sert M. le comte les jours où
il lui parle, Grimaud comprit que c’était lui qu’on
appelait, et se retourna comme mû par un ressort ;
il me reconnut à son tour, alors, allongeant le
doigt vers l’homme masqué :
« – Hein ? dit-il. Ce qui voulait dire : avez-
vous vu ?
« – Parbleu ! répondis-je.
« Nous nous étions parfaitement compris.
« Je me retournai vers notre Écossais ; celui-là
aussi avait des regards parlants.
« Bref, tout finit, vous savez comment, d’une
façon fort lugubre. Le peuple s’éloigna ; peu à
peu le soir venait ; je m’étais retiré dans un coin
de la place avec Grimaud et l’Écossais, auquel
j’avais fait signe de demeurer avec nous, et je

485
regardais de là le bourreau, qui, rentré dans la
chambre royale, changeait d’habit ; le sien était
ensanglanté sans doute. Après quoi il mit un
chapeau noir sur sa tête, s’enveloppa d’un
manteau et disparut. Je devinai qu’il allait sortir
et je courus en face de la porte. En effet, cinq
minutes après nous le vîmes descendre l’escalier.
– Vous l’avez suivi ? s’écria Athos.
– Parbleu ! dit d’Artagnan ; mais ce n’est pas
sans peine, allez ! À chaque instant il se
retournait ; alors nous étions obligés de nous
cacher ou de prendre des airs indifférents.
J’aurais été à lui et je l’aurais bien tué ; mais je ne
suis pas égoïste, moi, et c’était un régal que je
vous ménageais, à Aramis et à vous, Athos, pour
vous consoler un peu. Enfin, après une demi-
heure de marche à travers les rues les plus
tortueuses de la Cité, il arriva à une petite maison
isolée, où pas un bruit, pas une lumière
n’annonçaient la présence de l’homme.
« Grimaud tira de ses larges chausses un
pistolet.
« – Hein ? dit-il en le montrant.

486
« – Non pas, lui dis-je. Et je lui arrêtai le bras.
« Je vous l’ai dit, j’avais mon idée.
« L’homme masqué s’arrêta devant une porte
basse et tira une clef ; mais avant de la mettre
dans la serrure, il se retourna pour voir s’il
n’avait pas été suivi. J’étais blotti derrière un
arbre ; Grimaud derrière une borne ; l’Écossais,
qui n’avait rien pour se cacher, se jeta à plat
ventre sur le chemin.
« Sans doute celui que nous poursuivons se
crut bien seul, car j’entendis le grincement de la
clef ; la porte s’ouvrit et il disparut.
– Le misérable ! dit Aramis, pendant que vous
êtes revenu, il aura fui, et nous ne le retrouverons
pas.
– Allons donc, Aramis, dit d’Artagnan, vous
me prenez pour un autre.
– Cependant, dit Athos, en votre absence...
– Eh bien, en mon absence, n’avais-je pas
pour me remplacer Grimaud et l’Écossais ?
Avant qu’il eût le temps de faire dix pas dans
l’intérieur j’avais fait le tour de la maison, moi. À

487
l’une des portes, celle par laquelle il était entré,
j’ai mis notre Écossais en lui faisant signe que si
l’homme au masque noir sortait, il fallait le
suivre où il allait, tandis que Grimaud le suivrait
lui-même et reviendrait nous attendre où nous
étions. Enfin, j’ai mis Grimaud à la seconde
issue, en lui faisant la même recommandation, et
me voilà. La bête est cernée ; maintenant, qui
veut voir l’hallali ?
Athos se précipita dans les bras de
d’Artagnan, qui s’essuyait le front.
– Ami, dit-il, en vérité vous avez été trop bon
de me pardonner ; j’ai tort, cent fois tort, je
devrais vous connaître pourtant ; mais il y a au
fond de nous quelque chose de méchant qui doute
sans cesse.
– Hum ! dit Porthos, est-ce que le bourreau ne
serait point par hasard M. Cromwell, qui pour
être sûr que sa besogne fût bien faite, aurait voulu
la faire lui-même !
– Ah bien ! oui ! M. Cromwell est gros et
court, et celui-là mince, élancé et plutôt grand
que petit.

488
– Quelque soldat condamné auquel on aura
offert sa grâce à ce prix, dit Athos, comme on a
fait pour le malheureux Chalais.
– Non, non, continua d’Artagnan, ce n’est
point la marche mesurée d’un fantassin ; ce n’est
point non plus le pas écarté d’un homme de
cheval. Il y a dans tout cela une jambe fine, une
allure distinguée. Ou je me trompe fort, ou nous
avons affaire à un gentilhomme.
– Un gentilhomme ! s’écria Athos,
impossible ! Ce serait un déshonneur pour toute
la seigneurie.
– Belle chasse ! dit Porthos avec un rire qui fit
trembler les vitres ; belle chasse, mordieu !
– Partez-vous toujours, Athos ? demanda
d’Artagnan.
– Non, je reste, répondit le gentilhomme avec
un geste de menace qui ne promettait rien de bon
à celui à qui ce geste était adressé.
– Alors, les épées ! dit Aramis, les épées ! et
ne perdons pas un instant.

489
Les quatre amis reprirent promptement leurs
habits de gentilshommes, ceignirent leurs épées,
firent monter Mousqueton, Blaisois, et leur
ordonnèrent de régler la dépense avec l’hôte et de
tenir tout prêt pour leur départ, les probabilités
étant que l’on quitterait Londres la nuit même.
La nuit s’était assombrie encore, la neige
continuait de tomber et semblait un vaste linceul
étendu sur la ville régicide ; il était sept heures du
soir à peu près, à peine voyait-on quelques
passants dans les rues, chacun s’entretenait en
famille et tout bas des événements terribles de la
journée.
Les quatre amis, enveloppés de leurs
manteaux, traversèrent toutes les places et les
rues de la Cité, si fréquentées le jour, et si
désertes cette nuit-là. D’Artagnan les conduisait,
essayant de reconnaître de temps en temps des
croix qu’il avait faites avec son poignard sur les
murailles ; mais la nuit était si sombre que les
vestiges indicateurs avaient grand-peine à être
reconnus. Cependant d’Artagnan avait si bien
incrusté dans sa tête chaque borne, chaque

490
fontaine, chaque enseigne, qu’au bout d’une
demi-heure de marche il parvint, avec ses trois
compagnons, en vue de la maison isolée.
D’Artagnan crut un instant que le frère de
Parry avait disparu ; il se trompait : le robuste
Écossais, accoutumé aux glaces de ses
montagnes, s’était étendu contre une borne, et
comme une statue abattue de sa base, insensible
aux intempéries de la saison, s’était laissé
recouvrir de neige ; mais à l’approche des quatre
hommes il se leva.
– Allons, dit Athos, voici encore un bon
serviteur. Vrai Dieu ! les braves gens sont moins
rares qu’on ne le croit ; cela encourage.
– Ne nous pressons pas de tresser des
couronnes pour notre Écossais, dit d’Artagnan ;
je crois que le drôle est ici pour son propre
compte. J’ai entendu dire que ces messieurs qui
ont vu le jour de l’autre côté de la Tweed1 sont
fort rancuniers. Gare à maître Groslow ! il pourra

1
Sortie des Southern Uplands, la rivière marque la frontière
entre l’Écosse et l’Angleterre.

491
bien passer un mauvais quart d’heure s’il le
rencontre.
En se détachant de ses amis il s’approcha de
l’Écossais et se fit reconnaître. Puis il fit signe
aux autres de venir.
– Eh bien ? dit Athos en anglais.
– Personne n’est sorti, répondit le frère de
Parry.
– Bien, restez avec cet homme, Porthos, et
vous aussi, Aramis. D’Artagnan va me conduire à
Grimaud.
Grimaud, non moins habile que l’Écossais,
était collé contre un saule creux dont il s’était fait
une guérite. Un instant, comme il l’avait craint
pour l’autre sentinelle, d’Artagnan crut que
l’homme masqué était sorti et que Grimaud
l’avait suivi.
Tout à coup une tête apparut et fit entendre un
léger sifflement.
– Oh ! dit Athos.
– Oui, répondit Grimaud.

492
Ils se rapprochèrent du saule.
– Eh bien, demanda d’Artagnan, quelqu’un
est-il sorti ?
– Non, mais quelqu’un est entré, dit Grimaud.
– Un homme ou une femme ?
– Un homme.
– Ah ! ah ! dit d’Artagnan ; ils sont deux,
alors.
– Je voudrais qu’ils fussent quatre, dit Athos,
au moins la partie serait égale.
– Peut-être sont-ils quatre, dit d’Artagnan.
– Comment cela ?
– D’autres hommes ne pouvaient-ils pas être
dans cette maison avant eux et les y attendre ?
– On peut voir, dit Grimaud en montrant une
fenêtre à travers les contrevents de laquelle
filtraient quelques rayons de lumière.
– C’est juste, dit d’Artagnan, appelons les
autres.

493
Et ils tournèrent autour de la maison pour faire
signe à Porthos et à Aramis de venir.
Ceux-ci accoururent empressés.
– Avez-vous vu quelque chose ? dirent-ils.
– Non, mais nous allons voir, répondit
d’Artagnan en montrant Grimaud, qui, en
s’accrochant aux aspérités de la muraille, était
déjà parvenu à cinq ou six pieds de la terre.
Tous quatre se rapprochèrent. Grimaud
continuait son ascension avec l’adresse d’un
chat ; enfin il parvint à saisir un de ces crochets
qui servent à maintenir les contrevents quand ils
sont ouverts ; en même temps son pied trouva
une moulure qui parut lui présenter un point
d’appui suffisant, car il fit un signe qui indiquait
qu’il était arrivé à son but. Alors il approcha son
œil de la fente du volet.
– Eh bien ? demanda d’Artagnan.
Grimaud montra sa main fermée avec deux
doigts ouverts seulement.
– Parle, dit Athos, on ne voit pas tes signes.
Combien sont-ils ?

494
Grimaud fit un effort sur lui-même.
– Deux, dit-il, l’un est en face de moi ; l’autre
me tourne le dos.
– Bien. Et quel est celui qui est en face de toi ?
– L’homme que j’ai vu passer.
– Le connais-tu ?
– J’ai cru le reconnaître et je ne me trompais
pas ; gros et court.
– Qui est-ce ? demandèrent ensemble et à voix
basse les quatre amis.
– Le général Olivier Cromwell.
Les quatre amis se regardèrent.
– Et l’autre ? demanda Athos.
– Maigre et élancé.
– C’est le bourreau, dirent à la fois d’Artagnan
et Aramis.
– Je ne vois que son dos, reprit Grimaud ;
mais attendez, il fait un mouvement, il se
retourne ; et s’il a déposé son masque, je pourrai
voir... Ah !

495
Grimaud, comme s’il eût été frappé au cœur,
lâcha le crochet de fer et se rejeta en arrière en
poussant un gémissement sourd. Porthos le retint
dans ses bras.
– L’as-tu vu ? dirent les quatre amis.
– Oui, dit Grimaud les cheveux hérissés et la
sueur au front.
– L’homme maigre et élancé ? dit d’Artagnan.
– Oui.
– Le bourreau, enfin ? demanda Aramis.
– Oui.
– Et qui est-ce ? dit Porthos.
– Lui ! lui ! balbutia Grimaud pâle comme un
mort et saisissant de ses mains tremblantes la
main de son maître.
– Qui, lui ? demanda Athos.
– Mordaunt !... répondit Grimaud.
D’Artagnan, Porthos et Aramis poussèrent une
exclamation de joie.

496
Athos fit un pas en arrière et passa la main sur
son front :
– Fatalité ! murmura-t-il.

FIN DU TOME TROISIÈME

497
498
Table

XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-


Boucherie...............................................5
L. L’émeute................................................21
LI. L’émeute se fait révolte .........................39
LII. Le malheur donne de la mémoire ..........67
LIII. L’entrevue..............................................83
LIV. La fuite...................................................98
LV. Le carrosse de M. le coadjuteur.............127
LVI. Comment d’Artagnan et Porthos
gagnèrent, l’un deux cent dix-
neuf, et l’autre deux cent quinze
louis, à vendre de la paille .....................159
LVII. On a des nouvelles d’Aramis.................180
LVIII. L’Écossais, parjure à sa foi, Pour
un denier vendit son roi. ........................206
LIX. Le vengeur .............................................228
LX. Olivier Cromwell...................................249

499
LXI. Les gentilshommes ................................261
LXII. Jésus Seigneur .......................................275
LXIII. Où il est prouvé que dans les
positions les plus difficiles les
grands cœurs ne perdent jamais le
courage, ni les bons estomacs
l’appétit..................................................293
LXIV. Salut à la Majesté tombée......................312
LXV. D’Artagnan trouve un projet .................333
LXVI. La partie de lansquenet..........................361
LXVII. Londres ..................................................377
LXVIII. Le procès ...............................................393
LXIX. White-Hall .............................................417
LXX. Les ouvriers ...........................................439
LXXI. Remember..............................................458
LXXII. L’homme masqué ..................................475

500
501
Cet ouvrage est le 213e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

502
Alexandre Dumas

Vingt ans après

BeQ
Alexandre Dumas

Vingt ans après


IV

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 513 : version 1.0

2
Le roman fait suite aux Trois mousquetaires et
a pour suite Le Vicomte de Bragelonne.
Il est présenté ici en quatre tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991.

3
Vingt ans après

IV

4
73

La maison de Cromwell

C’était effectivement Mordaunt que


d’Artagnan avait suivi sans le reconnaître.
En entrant dans la maison il avait ôté son
masque, enlevé la barbe grisonnante qu’il avait
mise pour se déguiser, avait monté l’escalier,
avait ouvert une porte, et, dans une chambre
éclairée par la lueur d’une lampe et tendue d’une
tenture de couleur sombre, s’était trouvé en face
d’un homme assis devant un bureau et écrivant.
Cet homme, c’était Cromwell.
Cromwell avait dans Londres, on le sait, deux
ou trois de ces retraites inconnues même au
commun de ses amis, et dont il ne livrait le secret
qu’à ses plus intimes. Or, Mordaunt, on se le
rappelle, pouvait être compté au nombre de ces

5
derniers.
Lorsqu’il entra, Cromwell leva la tête.
– C’est vous, Mordaunt, lui dit-il, vous venez
tard.
– Général, répondit Mordaunt, j’ai voulu voir
la cérémonie jusqu’au bout, cela m’a retardé.
– Ah ! dit Cromwell, je ne vous croyais pas
d’ordinaire aussi curieux que cela.
– Je suis toujours curieux de voir la chute d’un
des ennemis de Votre Honneur, et celui-là n’était
pas compté au nombre des plus petits. Mais vous,
général, n’étiez-vous pas à White-Hall ?
– Non, dit Cromwell.
Il y eut un moment de silence.
– Avez-vous eu des détails ? demanda
Mordaunt.
– Aucun. Je suis ici depuis le matin. Je sais
seulement qu’il y avait un complot pour sauver le
roi.
– Ah ! vous saviez cela ? dit Mordaunt.
– Peu importe. Quatre hommes déguisés en

6
ouvriers devaient tirer le roi de prison et le
conduire à Greenwich, où une barque l’attendait.
– Et sachant tout cela, Votre Honneur se tenait
ici, loin de la Cité, tranquille et inactif !
– Tranquille, oui, répondit Cromwell ; mais
qui vous dit inactif ?
– Cependant, si le complot avait réussi ?
– Je l’eusse désiré.
– Je pensais que Votre Honneur regardait la
mort de Charles Ier comme un malheur nécessaire
au bien de l’Angleterre.
– Eh bien ! dit Cromwell, c’est toujours mon
avis. Mais, pourvu qu’il mourût, c’était tout ce
qu’il fallait ; mieux eût valu, peut-être, que ce ne
fût point sur un échafaud.
– Pourquoi cela, Votre Honneur ?
Cromwell sourit.
– Pardon, dit Mordaunt, mais vous savez,
général, que je suis un apprenti politique, et je
désire profiter en toutes circonstances des leçons
que veut bien me donner mon maître.

7
– Parce qu’on eût dit que je l’avais fait
condamner par justice, et que je l’avais laissé fuir
par miséricorde.
– Mais s’il avait fui effectivement ?
– Impossible.
– Impossible ?
– Oui, mes précautions étaient prises.
– Et Votre Honneur connaît-il les quatre
hommes qui avaient entrepris de sauver le roi ?
– Ce sont ces quatre Français dont deux ont
été envoyés par madame Henriette à son mari, et
deux par Mazarin à moi.
– Et croyez-vous, monsieur, que Mazarin les
ait chargés de faire ce qu’ils ont fait ?
– C’est possible, mais il les désavouera.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’ils ont échoué.
– Votre Honneur m’avait donné deux de ces

8
Français alors qu’ils n’étaient coupables que
d’avoir porté les armes en faveur de Charles Ier.
Maintenant qu’ils sont coupables de complot
contre l’Angleterre, Votre Honneur veut-il me les
donner tous les quatre ?
– Prenez-les, dit Cromwell.
Mordaunt s’inclina avec un sourire de
triomphale férocité.
– Mais, dit Cromwell, voyant que Mordaunt
s’apprêtait à le remercier, revenons, s’il vous
plaît, à ce malheureux Charles. A-t-on crié parmi
le peuple ?
– Fort peu, si ce n’est : « Vive Cromwell ! »
– Où étiez-vous placé ?
Mordaunt regarda un instant le général pour
essayer de lire dans ses yeux s’il faisait une
question inutile et s’il savait tout.
Mais le regard ardent de Mordaunt ne put
pénétrer dans les sombres profondeurs du regard
de Cromwell.
– J’étais placé de manière à tout voir et à tout
entendre, répondit Mordaunt.

9
Ce fut au tour de Cromwell de regarder
fixement Mordaunt et au tour de Mordaunt de se
rendre impénétrable. Après quelques secondes
d’examen, il détourna les yeux avec indifférence.
– Il paraît, dit Cromwell, que le bourreau
improvisé a fort bien fait son devoir. Le coup, à
ce qu’on m’a rapporté du moins, a été appliqué
de main de maître.
Mordaunt se rappela que Cromwell lui avait
dit n’avoir aucun détail, et il fut dès lors
convaincu que le général avait assisté à
l’exécution, caché derrière quelque rideau ou
quelque jalousie.
– En effet, dit Mordaunt d’une voix calme et
avec un visage impassible, un seul coup a suffi.
– Peut-être, dit Cromwell, était-ce un homme
du métier.
– Le croyez-vous, monsieur ?
– Pourquoi pas ?
– Cet homme n’avait pas l’air d’un bourreau.
– Et quel autre qu’un bourreau, demanda
Cromwell, eût voulu exercer cet affreux métier ?

10
– Mais, dit Mordaunt, peut-être quelque
ennemi personnel du roi Charles, qui aura fait
vœu de vengeance et qui aura accompli ce vœu,
peut-être quelque gentilhomme qui avait de
graves raisons de haïr le roi déchu, et qui, sachant
qu’il allait fuir et lui échapper, s’est placé ainsi
sur sa route, le front masqué et la hache à la
main, non plus comme suppléant du bourreau,
mais comme mandataire de la fatalité.
– C’est possible, dit Cromwell.
– Et si cela était ainsi, dit Mordaunt, Votre
Honneur condamnerait-il son action ?
– Ce n’est point à moi de juger, dit Cromwell.
C’est une affaire entre lui et Dieu.
– Mais si Votre Honneur connaissait ce
gentilhomme ?
– Je ne le connais pas, monsieur, répondit
Cromwell, et ne veux pas le connaître. Que
m’importe à moi que ce soit celui-là ou un autre ?
Du moment où Charles était condamné, ce n’est
point un homme qui a tranché la tête, c’est une
hache.

11
– Et cependant, sans cet homme, dit
Mordaunt, le roi était sauvé.
Cromwell sourit.
– Sans doute, vous l’avez dit vous-même, on
l’enlevait.
– On l’enlevait jusqu’à Greenwich. Là il
s’embarquait sur une felouque avec ses quatre
sauveurs. Mais sur la felouque étaient quatre
hommes à moi, et cinq tonneaux de poudre à la
nation. En mer, les quatre hommes descendaient
dans la chaloupe, et vous êtes déjà trop habile
politique, Mordaunt, pour que je vous explique le
reste.
– Oui, en mer ils sautaient tous.
– Justement. L’explosion faisait ce que la
hache n’avait pas voulu faire. Le roi Charles
disparaissait anéanti. On disait qu’échappé à la
justice humaine, il avait été poursuivi et atteint
par la vengeance céleste ; nous n’étions plus que
ses juges et c’était Dieu qui était son bourreau.
Voilà ce que m’a fait perdre votre gentilhomme
masqué, Mordaunt. Vous voyez donc bien que

12
j’avais raison quand je ne voulais pas le
connaître ; car, en vérité, malgré ses excellentes
intentions, je ne saurais lui être reconnaissant de
ce qu’il a fait.
– Monsieur, dit Mordaunt, comme toujours je
m’incline et m’humilie devant vous ; vous êtes un
profond penseur, et, continua-t-il, votre idée de la
felouque minée est sublime.
– Absurde, dit Cromwell, puisqu’elle est
devenue inutile. Il n’y a d’idée sublime en
politique que celle qui porte ses fruits ; toute idée
qui avorte est folle et aride. Vous irez donc ce
soir à Greenwich, Mordaunt, dit Cromwell en se
levant ; vous demanderez le patron de la felouque
L’Éclair, vous lui montrerez un mouchoir blanc
noué par les quatre bouts, c’était le signe
convenu ; vous direz aux gens de reprendre terre,
et vous ferez reporter la poudre à l’arsenal, à
moins que...
– À moins que... répondit Mordaunt, dont le
visage s’était illuminé d’une joie sauvage pendant
que Cromwell parlait.
– À moins que cette felouque telle qu’elle est

13
ne puisse servir à vos projets personnels.
– Ah ! milord, milord ! s’écria Mordaunt,
Dieu, en vous faisant son élu, vous a donné son
regard, auquel rien ne peut échapper.
– Je crois que vous m’appelez milord ! dit
Cromwell en riant. C’est bien, parce que nous
sommes entre nous, mais il faudrait faire
attention qu’une pareille parole ne vous échappât
devant nos imbéciles de puritains.
– N’est-ce pas ainsi que Votre Honneur sera
appelé bientôt ?
– Je l’espère du moins, dit Cromwell, mais il
n’est pas encore temps.
Cromwell se leva et prit son manteau.
– Vous vous retirez, monsieur, demanda
Mordaunt.
– Oui, dit Cromwell, j’ai couché ici hier et
avant-hier, et vous savez que ce n’est pas mon
habitude de coucher trois fois dans le même lit.
– Ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur me
donne toute liberté pour la nuit ?

14
– Et même pour la journée de demain si
besoin est, dit Cromwell. Depuis hier soir, ajouta-
t-il en souriant, vous avez assez fait pour mon
service, et si vous avez quelques affaires
personnelles à régler, il est juste que je vous
laisse votre temps.
– Merci, monsieur ; il sera bien employé, je
l’espère.
Cromwell fit à Mordaunt un signe de la tête ;
puis, se retournant :
– Êtes-vous armé ? demanda-t-il.
– J’ai mon épée, dit Mordaunt.
– Et personne qui vous attende à la porte ?
– Personne.
– Alors vous devriez venir avec moi,
Mordaunt.
– Merci, monsieur ; les détours que vous êtes
obligé de faire en passant par le souterrain me
prendraient du temps, et, d’après ce que vous
venez de me dire, je n’en ai peut-être que trop
perdu. Je sortirai par l’autre porte.

15
– Allez donc, dit Cromwell.
Et posant la main sur un bouton caché, il fit
ouvrir une porte si bien perdue dans la tapisserie
qu’il était impossible à l’œil le plus exercé de la
reconnaître.
Cette porte, mue par un ressort d’acier, se
referma sur lui.
C’était une de ces issues secrètes comme
l’histoire nous dit qu’il en existait dans toutes les
mystérieuses maisons qu’habitait Cromwell.
Celle-là passait sous la rue déserte et allait
s’ouvrir au fond d’une grotte, dans le jardin d’une
autre maison située à cent pas de celle que le
futur protecteur venait de quitter.
C’était pendant cette dernière partie de la
scène, que, par l’ouverture que laissait un pan du
rideau mal tiré, Grimaud avait aperçu les deux
hommes et avait successivement reconnu
Cromwell et Mordaunt.
On a vu l’effet qu’avait produit la nouvelle sur
les quatre amis.
D’Artagnan fut le premier qui reprit la

16
plénitude de ses facultés.
– Mordaunt, dit-il ; ah ! par le ciel ! c’est Dieu
lui-même qui nous l’envoie.
– Oui, dit Porthos, enfonçons la porte et
tombons sur lui.
– Au contraire, dit d’Artagnan, n’enfonçons
rien, pas de bruit, le bruit appelle du monde ; car,
s’il est, comme le dit Grimaud, avec son digne
maître, il doit y avoir, caché à une cinquantaine
de pas d’ici, quelque poste des Côtes de fer.
Holà ! Grimaud, venez ici, et tâchez de vous tenir
sur vos jambes.
Grimaud s’approcha. La fureur lui était
revenue avec le sentiment, mais il était ferme.
– Bien, continua d’Artagnan. Maintenant
montez de nouveau à ce balcon, et dites-nous si le
Mordaunt est encore en compagnie, s’il s’apprête
à sortir ou à se coucher ; s’il est en compagnie,
nous attendrons qu’il soit seul ; s’il sort, nous le
prendrons à la sortie ; s’il reste, nous enfoncerons
la fenêtre. C’est toujours moins bruyant et moins
difficile qu’une porte.

17
Grimaud commença à escalader
silencieusement la fenêtre.
– Gardez l’autre issue, Athos et Aramis ; nous
restons ici avec Porthos.
Les deux amis obéirent.
– Eh bien ! Grimaud ! demanda d’Artagnan.
– Il est seul, dit Grimaud.
– Tu en es sûr ?
– Oui.
– Nous n’avons pas vu sortir son compagnon.
– Peut-être est-il sorti par l’autre porte.
– Que fait-il ?
– Il s’enveloppe de son manteau et met ses
gants.
– À nous ! murmura d’Artagnan.
Porthos mit la main à son poignard, qu’il tira
machinalement du fourreau.
– Rengaine, ami Porthos, dit d’Artagnan, il ne
s’agit point ici de frapper d’abord. Nous le
tenons, procédons avec ordre. Nous avons

18
quelques explications mutuelles à nous
demander, et ceci est un pendant de la scène
d’Armentières ; seulement, espérons que celui-ci
n’aura point de progéniture, et que, si nous
l’écrasons, tout sera bien écrasé avec lui.
– Chut ! dit Grimaud ; le voilà qui s’apprête à
sortir. Il s’approche de la lampe. Il la souffle. Je
ne vois plus rien.
– À terre, alors, à terre !
Grimaud sauta en arrière et tomba sur ses
pieds. La neige assourdissait le bruit. On
n’entendit rien.
– Va prévenir Athos et Aramis qu’ils se
placent de chaque côté de la porte, comme nous
allons faire Porthos et moi ; qu’ils frappent dans
leurs mains s’ils le tiennent, nous frapperons dans
les nôtres si nous le tenons.
Grimaud disparut.
– Porthos, Porthos, dit d’Artagnan, effacez
mieux vos larges épaules, cher ami ; il faut qu’il
sorte sans rien voir.
– Pourvu qu’il sorte par ici !

19
– Chut ! dit d’Artagnan.
Porthos se colla contre le mur à croire qu’il y
voulait rentrer. D’Artagnan en fit autant.
On entendit alors retentir le pas de Mordaunt
dans l’escalier sonore. Un guichet inaperçu glissa
en grinçant dans son coulisseau. Mordaunt
regarda, et, grâce aux précautions prises par les
deux amis, il ne vit rien. Alors il introduisit la
clef dans la serrure ; la porte s’ouvrit et il parut
sur le seuil.
Au même instant, il se trouva face à face avec
d’Artagnan.
Il voulut repousser la porte. Porthos s’élança
sur le bouton et la rouvrit toute grande.
Porthos frappa trois fois dans ses mains. Athos
et Aramis accoururent.
Mordaunt devint livide, mais il ne poussa
point un cri, mais n’appela point au secours.
D’Artagnan marcha droit sur Mordaunt, et, le
repoussant pour ainsi dire avec sa poitrine, lui fit
remonter à reculons tout l’escalier, éclairé par
une lampe qui permettait au Gascon de ne pas

20
perdre de vue les mains de Mordaunt ; mais
Mordaunt comprit que, d’Artagnan tué, il lui
resterait encore à se défaite de ses trois autres
ennemis. Il ne fit donc pas un seul mouvement de
défense, pas un seul geste de menace. Arrivé à la
porte, Mordaunt se sentit acculé contre elle, et
sans doute il crut que c’était là que tout allait finir
pour lui ; mais il se trompait, d’Artagnan étendit
la main et ouvrit la porte. Mordaunt et lui se
trouvèrent donc dans la chambre où dix minutes
auparavant le jeune homme causait avec
Cromwell.
Porthos entra derrière lui ; il avait étendu le
bras et décroché la lampe du plafond ; à l’aide de
cette première lampe il alluma la seconde.
Athos et Aramis parurent à la porte, qu’ils
refermèrent à clef.
– Prenez donc la peine de vous asseoir, dit
d’Artagnan en présentant un siège au jeune
homme.
Celui-ci prit la chaise des mains de d’Artagnan
et s’assit, pâle mais calme. À trois pas de lui,
Aramis approcha trois sièges pour lui,

21
d’Artagnan et Porthos.
Athos alla s’asseoir dans un coin, à l’angle le
plus éloigné de la chambre, paraissant résolu de
rester spectateur immobile de ce qui allait se
passer.
Porthos s’assit à la gauche et Aramis à la
droite de d’Artagnan.
Athos paraissait accablé. Porthos se frottait les
paumes des mains avec une impatience fiévreuse.
Aramis se mordait, tout en souriant, les lèvres
jusqu’au sang.
D’Artagnan seul se modérait, du moins en
apparence.
– Monsieur Mordaunt, dit-il au jeune homme,
puisque, après tant de jours perdus à courir les
uns après les autres, le hasard nous rassemble
enfin, causons un peu, s’il vous plaît.

22
74

Conversation

Mordaunt avait été surpris si inopinément, il


avait monté les degrés sous l’impression d’un
sentiment si confus encore, que sa réflexion
n’avait pu être complète ; ce qu’il y avait de réel,
c’est que son premier sentiment avait été tout
entier à l’émotion, à la surprise et à l’invincible
terreur qui saisit tout homme dont un ennemi
mortel et supérieur en force étreint le bras au
moment même où il croit cet ennemi dans un
autre lieu et occupé d’autres soins.
Mais une fois assis, mais du moment qu’il
s’aperçut qu’un sursis lui était accordé, n’importe
dans quelle intention, il concentra toutes ses idées
et rappela toutes ses forces.
Le feu du regard de d’Artagnan, au lieu de
l’intimider, l’électrisa pour ainsi dire, car ce

23
regard, tout brûlant de menace qu’il se répandît
sur lui, était franc dans sa haine et dans sa colère.
Mordaunt, prêt à saisir toute occasion qui lui
serait offerte de se tirer d’affaire, soit par la force,
soit par la ruse, se ramassa donc sur lui-même,
comme fait l’ours acculé dans sa tanière, et qui
suit d’un œil en apparence immobile tous les
gestes du chasseur qui l’a traqué.
Cependant cet œil, par un mouvement rapide,
se porta sur l’épée longue et forte qui battait sur
sa hanche ; il posa sans affectation sa main
gauche sur la poignée, la ramena à la portée de la
main droite et s’assit, comme l’en priait
d’Artagnan.
Ce dernier attendait sans doute quelque parole
agressive pour entamer une de ces conversations
railleuses ou terribles comme il les soutenait si
bien. Aramis se disait tout bas : « Nous allons
entendre des banalités. » Porthos mordait sa
moustache en murmurant : « Voilà bien des
façons, mordieu ! pour écraser ce serpenteau ! »
Athos s’effaçait dans l’angle de la chambre,
immobile et pâle comme un bas-relief de marbre,

24
et sentant malgré son immobilité son front se
mouiller de sueur.
Mordaunt ne disait rien ; seulement lorsqu’il
se fut bien assuré que son épée était toujours à sa
disposition, il croisa imperturbablement les
jambes et attendit.
Ce silence ne pouvait se prolonger plus
longtemps sans devenir ridicule ; d’Artagnan le
comprit ; et comme il avait invité Mordaunt à
s’asseoir pour causer, il pensa que c’était à lui de
commencer la conversation.
– Il me paraît, monsieur, dit-il avec sa mortelle
politesse, que vous changez de costume presque
aussi rapidement que je l’ai vu faire aux mimes
italiens que M. le cardinal Mazarin fit venir de
Bergame, et qu’il vous a sans doute mené voir
pendant votre voyage en France.
Mordaunt ne répondit rien.
– Tout à l’heure, continua d’Artagnan, vous
étiez déguisé, je veux dire habillé en assassin, et
maintenant...
– Et maintenant, au contraire, j’ai tout l’air

25
d’être dans l’habit d’un homme qu’on va
assassiner, n’est-ce pas ? répondit Mordaunt de sa
voix calme et brève.
– Oh ! monsieur, répondit d’Artagnan,
comment pouvez-vous dire de ces choses-là,
quand vous êtes en compagnie de gentilshommes
et que vous avez une si bonne épée au côté !
– Il n’y a pas si bonne épée monsieur, qui
vaille quatre épées et quatre poignards ; sans
compter les épées et les poignards de vos acolytes
qui vous attendent à la porte.
– Pardon, monsieur, reprit d’Artagnan, vous
faites erreur, ceux qui nous attendent à la porte ne
sont point nos acolytes, mais nos laquais. Je tiens
à rétablir les choses dans leur plus scrupuleuse
vérité.
Mordaunt ne répondit que par un sourire qui
crispa ironiquement ses lèvres.
– Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, reprit
d’Artagnan, et j’en reviens à ma question. Je me
faisais donc l’honneur de vous demander,
monsieur, pourquoi vous aviez changé

26
d’extérieur. Le masque vous était assez
commode, ce me semble ; la barbe grise vous
seyait à merveille, et quant à cette hache dont
vous avez fourni un si illustre coup, je crois
qu’elle ne vous irait pas mal non plus dans ce
moment. Pourquoi donc vous en êtes-vous
dessaisi ?
– Parce qu’en me rappelant la scène
d’Armentières, j’ai pensé que je trouverais quatre
haches pour une, puisque j’allais me trouver entre
quatre bourreaux.
– Monsieur, répondit d’Artagnan avec le plus
grand calme, bien qu’un léger mouvement de ses
sourcils annonçât qu’il commençait à s’échauffer,
monsieur, quoique profondément vicieux et
corrompu, vous êtes excessivement jeune, ce qui
fait que je ne m’arrêterai pas à vos discours
frivoles. Oui, frivoles, car ce que vous venez de
dire à propos d’Armentières n’a pas le moindre
rapport avec la situation présente. En effet, nous
ne pouvions pas offrir une épée à madame votre
mère et la prier de s’escrimer contre nous ; mais à
vous, monsieur, à un jeune cavalier qui joue du

27
poignard et du pistolet comme nous vous avons
vu faire, et qui porte une épée de la taille de celle-
ci, il n’y a personne qui n’ait le droit de
demander la faveur d’une rencontre.
– Ah ! ah ! dit Mordaunt, c’est donc un duel
que vous voulez ?
Et il se leva, l’œil étincelant, comme s’il était
disposé à répondre à l’instant même à la
provocation.
Porthos se leva aussi, prêt comme toujours à
ces sortes d’aventures.
– Pardon, pardon, dit d’Artagnan avec le
même sang-froid ; ne nous pressons pas, car
chacun de nous doit désirer que les choses se
passent dans toutes les règles. Rasseyez-vous
donc, cher Porthos, et vous, monsieur Mordaunt,
veuillez demeurer tranquille. Nous allons régler
au mieux cette affaire, et je vais être franc avec
vous. Avouez, monsieur Mordaunt, que vous
avez bien envie de nous tuer les uns ou les
autres ?
– Les uns et les autres, répondit Mordaunt.

28
D’Artagnan se retourna vers Aramis et lui dit :
– C’est un bien grand bonheur, convenez-en,
cher Aramis, que M. Mordaunt connaisse si bien
les finesses de la langue française ; au moins il
n’y aura pas de malentendu entre nous, et nous
allons tout régler merveilleusement.
Puis se retournant vers Mordaunt :
– Cher monsieur Mordaunt, continua-t-il, je
vous dirai que ces messieurs payent de retour vos
bons sentiments à leur égard, et seraient charmés
de vous tuer aussi. Je vous dirai plus, c’est qu’ils
vous tueront probablement ; toutefois, ce sera en
gentilshommes loyaux, et la meilleure preuve que
l’on puisse fournir, la voici.
Et ce disant, d’Artagnan jeta son chapeau sur
le tapis, recula sa chaise contre la muraille, fit
signe à ses amis d’en faire autant, et saluant
Mordaunt avec une grâce toute française :
– À vos ordres, monsieur, continua-t-il ; car si
vous n’avez rien à dire contre l’honneur que je
réclame, c’est moi qui commencerai, s’il vous
plaît. Mon épée est plus courte que la vôtre, c’est

29
vrai, mais bast ! j’espère que le bras suppléera à
l’épée.
– Halte-là ! dit Porthos en s’avançant ; je
commence, moi, et sans rhétorique.
– Permettez, Porthos, dit Aramis.
Athos ne fit pas un mouvement ; on eût dit
d’une statue ; sa respiration même semblait
arrêtée.
– Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, soyez
tranquilles, vous aurez votre tour. Regardez donc
les yeux de monsieur, et lisez-y la haine
bienheureuse que nous lui inspirons ; voyez
comme il a habilement dégainé ; admirez avec
quelle circonspection il cherche tout autour de lui
s’il ne rencontrera pas quelque obstacle qui
l’empêche de rompre. Eh bien ! tout cela ne vous
prouve-t-il pas que M. Mordaunt est une fine
lame et que vous me succéderez avant peu,
pourvu que je le laisse faire ? Demeurez donc à
votre place comme Athos, dont je ne puis trop
vous recommander le calme, et laissez-moi
l’initiative que j’ai prise. D’ailleurs, continua-t-il
tirant son épée avec un geste terrible, j’ai

30
particulièrement affaire à monsieur, et je
commencerai. Je le désire, je le veux.
C’était la première fois que d’Artagnan
prononçait ce mot en parlant à ses amis. Jusque-
là, il s’était contenté de le penser.
Porthos recula, Aramis mit son épée sous son
bras ; Athos demeura immobile dans l’angle
obscur où il se tenait, non pas calme, comme le
disait d’Artagnan, mais suffoqué, mais haletant.
– Remettez votre épée au fourreau, chevalier,
dit d’Artagnan à Aramis, monsieur pourrait croire
à des intentions que vous n’avez pas.
Puis se retournant vers Mordaunt :
– Monsieur, lui dit-il, je vous attends.
– Et moi, messieurs, je vous admire. Vous
discutez à qui commencera de se battre contre
moi, et vous ne me consultez pas là-dessus, moi
que la chose regarde un peu, ce me semble. Je
vous hais tous quatre, c’est vrai, mais à des
degrés différents. J’espère vous tuer tous quatre,
mais j’ai plus de chance de tuer le premier que le
second, le second que le troisième, le troisième

31
que le dernier. Je réclame donc le droit de choisir
mon adversaire. Si vous me déniez ce droit, tuez-
moi, je ne me battrai pas.
Les quatre amis se regardèrent.
– C’est juste, dirent Porthos et Aramis, qui
espéraient que le choix tomberait sur eux.
Athos ni d’Artagnan ne dirent rien ; mais leur
silence même était un assentiment.
– Eh bien ! dit Mordaunt au milieu du silence
profond et solennel qui régnait dans cette
mystérieuse maison ; eh bien ! je choisis pour
mon premier adversaire celui de vous qui, ne se
croyant plus digne de se nommer le comte de La
Fère, s’est fait appeler Athos !
Athos se leva de sa chaise comme si un ressort
l’eût mis sur ses pieds ; mais au grand
étonnement de ses amis, après un moment
d’immobilité et de silence :
– Monsieur Mordaunt, dit-il en secouant la
tête, tout duel entre nous deux est impossible,
faites à quelque autre l’honneur que vous me
destiniez.

32
Et il se rassit.
– Ah ! dit Mordaunt, en voilà déjà un qui a
peur.
– Mille tonnerres, s’écria d’Artagnan en
bondissant vers le jeune homme, qui a dit ici
qu’Athos avait peur ?
– Laissez dire, d’Artagnan, reprit Athos avec
un sourire plein de tristesse et de mépris.
– C’est votre décision, Athos ? reprit le
Gascon.
– Irrévocable.
– C’est bien, n’en parlons plus.
Puis se retournant vers Mordaunt :
– Vous l’avez entendu, monsieur, dit-il, le
comte de La Fère ne veut pas vous faire
l’honneur de se battre avec vous. Choisissez
parmi nous quelqu’un qui le remplace.
– Du moment que je ne me bats pas avec lui,
dit Mordaunt, peu m’importe avec qui je me
batte. Mettez vos noms dans un chapeau, et je
tirerai au hasard.

33
– Voilà une idée, dit d’Artagnan.
– En effet, ce moyen concilie tout, dit Aramis.
– Je n’y eusse point songé, dit Porthos, et
cependant c’est bien simple.
– Voyons, Aramis, dit d’Artagnan, écrivez-
nous cela de cette jolie petite écriture avec
laquelle vous écriviez à Marie Michon pour la
prévenir que la mère de monsieur voulait faire
assassiner milord Buckingham1.
Mordaunt supporta cette nouvelle attaque sans
sourciller ; il était debout, les bras croisés, et
paraissait aussi calme qu’un homme peut l’être
en pareille circonstance. Si ce n’était pas du
courage, c’était du moins de l’orgueil, ce qui y
ressemble beaucoup.
Aramis s’approcha du bureau de Cromwell,
déchira trois morceaux de papier d’égale
grandeur, écrivit sur le premier son nom à lui et
sur les deux autres les noms de ses compagnons,
les présenta tout ouverts à Mordaunt, qui, sans les

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XLVIII.

34
lire, fit un signe de tête qui voulait dire qu’il s’en
rapportait parfaitement à lui ; puis, les ayant
roulés, il les mit dans un chapeau et les présenta
au jeune homme.
Celui-ci plongea la main dans le chapeau et en
tira un des trois papiers, qu’il laissa
dédaigneusement retomber, sans le lire, sur la
table.
– Ah ! serpenteau ! murmura d’Artagnan, je
donnerais toutes mes chances au grade de
capitaine des mousquetaires pour que ce bulletin
portât mon nom !
Aramis ouvrit le papier ; mais, quelque calme
et quelque froideur qu’il affectât, on voyait que
sa voix tremblait de haine et de désir.
– D’Artagnan ! lut-il à haute voix.
D’Artagnan jeta un cri de joie.
– Ah ! dit-il, il y a donc une justice au ciel !
Puis se retournant vers Mordaunt :
– J’espère, monsieur, dit-il, que vous n’avez
aucune objection à faire ?

35
– Aucune, monsieur, dit Mordaunt en tirant à
son tour son épée et en appuyant la pointe sur sa
botte.
Du moment que d’Artagnan fut sûr que son
désir était exaucé et que son homme ne lui
échapperait point, il reprit toute sa tranquillité,
tout son calme et même toute la lenteur qu’il
avait l’habitude de mettre aux préparatifs de cette
grave affaire qu’on appelle un duel. Il releva
promptement ses manchettes, frotta la semelle de
son pied droit sur le parquet, ce qui ne l’empêcha
pas de remarquer que, pour la seconde fois,
Mordaunt lançait autour de lui le singulier regard
qu’une fois déjà il avait saisi au passage.
– Êtes-vous prêt, monsieur ? dit-il enfin.
– C’est moi qui vous attends, monsieur,
répondit Mordaunt en relevant la tête et en
regardant d’Artagnan avec un regard dont il serait
impossible de rendre l’expression.
– Alors, prenez garde à vous, monsieur, dit le
Gascon, car je tire assez bien l’épée.
– Et moi aussi, dit Mordaunt.

36
– Tant mieux ; cela met ma conscience en
repos. En garde !
– Un moment, dit le jeune homme, engagez-
moi votre parole, messieurs, que vous ne me
chargerez que les uns après les autres.
– C’est pour avoir le plaisir de nous insulter
que tu nous demandes cela, petit serpent ! dit
Porthos.
– Non, c’est pour avoir, comme disait
monsieur tout à l’heure, la conscience tranquille.
– Ce doit être pour autre chose, murmura
d’Artagnan en secouant la tête et en regardant
avec une certaine inquiétude autour de lui.
– Foi de gentilhomme ! dirent ensemble
Aramis et Porthos.
– En ce cas, messieurs, dit Mordaunt, rangez-
vous dans quelque coin, comme a fait M. le
comte de La Fère, qui, s’il ne veut point se battre,
me paraît connaître au moins les règles du
combat, et livrez-nous de l’espace ; nous allons
en avoir besoin.
– Soit, dit Aramis.

37
– Voilà bien des embarras ! dit Porthos.
– Rangez-vous, messieurs, dit d’Artagnan ; il
ne faut pas laisser à monsieur le plus petit
prétexte de se mal conduire, ce dont, sauf le
respect que je lui dois, il me semble avoir grande
envie.
Cette nouvelle raillerie alla s’émousser sur la
face impassible de Mordaunt.
Porthos et Aramis se rangèrent dans le coin
parallèle à celui où se tenait Athos, de sorte que
les deux champions se trouvèrent occuper le
milieu de la chambre, c’est-à-dire qu’ils étaient
placés en pleine lumière, les deux lampes qui
éclairaient la scène étant posées sur le bureau de
Cromwell. Il va sans dire que la lumière
s’affaiblissait à mesure qu’on s’éloignait du
centre de son rayonnement.
– Allons, dit d’Artagnan, êtes-vous enfin prêt,
monsieur ?
– Je le suis, dit Mordaunt.
Tous deux firent en même temps un pas en
avant, et grâce à ce seul et même mouvement, les

38
fers furent engagés.
D’Artagnan était une lame trop distinguée
pour s’amuser, comme on dit en termes
d’académie, à tâter son adversaire. Il fit une
feinte brillante et rapide ; la feinte fut parée par
Mordaunt.
– Ah ! ah ! fit-il avec un sourire de
satisfaction.
Et, sans perdre de temps, croyant voir une
ouverture, il allongea un coup droit, rapide et
flamboyant comme l’éclair.
Mordaunt para un contre de quarte si serré
qu’il ne fût pas sorti de l’anneau d’une jeune fille.
– Je commence à croire que nous allons nous
amuser, dit d’Artagnan.
– Oui, murmura Aramis, mais en vous
amusant, jouez serré.
– Sangdieu ! mon ami, faites attention, dit
Porthos.
Mordaunt sourit à son tour.
– Ah ! monsieur, dit d’Artagnan, que vous

39
avez un vilain sourire ! C’est le diable qui vous a
appris à sourire ainsi, n’est-ce pas ?
Mordaunt ne répondit qu’en essayant de lier
l’épée de d’Artagnan avec une force que le
Gascon ne s’attendait pas à trouver dans ce corps
débile en apparence ; mais, grâce à une parade
non moins habile que celle que venait d’exécuter
son adversaire, il rencontra à temps le fer de
Mordaunt, qui glissa le long du sien sans
rencontrer sa poitrine.
Mordaunt fit rapidement un pas en arrière.
– Ah ! vous rompez, dit d’Artagnan, vous
tournez ? comme il vous plaira, j’y gagne même
quelque chose : je ne vois plus votre méchant
sourire. Me voilà tout à fait dans l’ombre ; tant
mieux. Vous n’avez pas idée comme vous avez le
regard faux, monsieur, surtout lorsque vous avez
peur. Regardez un peu mes yeux, et vous verrez
une chose que votre miroir ne vous montrera
jamais, c’est-à-dire un regard loyal et franc.
Mordaunt, à ce flux de paroles, qui n’était
peut-être pas de très bon goût, mais qui était
habituel à d’Artagnan, lequel avait pour principe

40
de préoccuper son adversaire, ne répondit pas un
seul mot ; mais il rompait, et, tournant toujours, il
parvint ainsi à changer de place avec d’Artagnan.
Il souriait de plus en plus. Ce sourire
commença d’inquiéter le Gascon.
– Allons, allons, il faut en finir, dit
d’Artagnan, le drôle a des jarrets de fer, en avant
les grands coups !
Et à son tour il pressa Mordaunt, qui continua
de rompre, mais évidemment par tactique, sans
faire une faute dont d’Artagnan pût profiter, sans
que son épée s’écartât un instant de la ligne.
Cependant, comme le combat avait lieu dans une
chambre et que l’espace manquait aux
combattants, bientôt le pied de Mordaunt toucha
la muraille, à laquelle il appuya sa main gauche.
– Ah ! fit d’Artagnan, pour cette fois vous ne
romprez plus, mon bel ami ! Messieurs, continua-
t-il en serrant les lèvres et en fronçant le sourcil,
avez-vous jamais vu un scorpion cloué à un
mur ? Non. Eh bien ! vous allez le voir...
Et, en une seconde, d’Artagnan porta trois

41
coups terribles à Mordaunt. Tous trois le
touchèrent, mais en l’effleurant. D’Artagnan ne
comprenait rien à cette puissance. Les trois amis
regardaient haletants, la sueur au front.
Enfin d’Artagnan, engagé de trop près, fit à
son tour un pas en arrière pour préparer un
quatrième coup, ou plutôt pour l’exécuter ; car,
pour d’Artagnan, les armes comme les échecs
étaient une vaste combinaison dont tous les
détails s’enchaînaient les uns aux autres. Mais au
moment où, après une feinte rapide et serrée, il
attaquait prompt comme l’éclair, la muraille
sembla se fendre ; Mordaunt disparut par
l’ouverture béante, et l’épée de d’Artagnan, prise
entre les deux panneaux, se brisa comme si elle
eût été de verre.
D’Artagnan fit un pas en arrière. La muraille
se referma.
Mordaunt avait manœuvré, tout en se
défendant, de manière à venir s’adosser à la porte
secrète par laquelle nous avons vu sortir
Cromwell. Arrivé là, il avait de la main gauche
cherché et poussé le bouton ; puis il avait disparu

42
comme disparaissent au théâtre ces mauvais
génies qui ont le don de passer à travers les
murailles.
Le Gascon poussa une imprécation furieuse, à
laquelle, de l’autre côté du panneau de fer,
répondit un rire sauvage, rire funèbre qui fit
passer un frisson jusque dans les veines du
sceptique Aramis.
– À moi, messieurs ! cria d’Artagnan,
enfonçons cette porte.
– C’est le démon en personne ! dit Aramis en
accourant à l’appel de son ami.
– Il nous échappe, sangdieu ! il nous échappe,
hurla Porthos en appuyant sa large épaule contre
la cloison, qui, retenue par quelque ressort secret,
ne bougea point.
– Tant mieux, murmura sourdement Athos.
– Je m’en doutais, mordioux ! dit d’Artagnan
en s’épuisant en efforts inutiles, je m’en doutais ;
quand le misérable a tourné autour de la chambre,
je prévoyais quelque infâme manœuvre, je
devinais qu’il tramait quelque chose ; mais qui

43
pouvait se douter de cela ?
– C’est un affreux malheur que nous envoie le
diable son ami ! s’écria Aramis.
– C’est un bonheur manifeste que nous envoie
Dieu ! dit Athos avec une joie évidente.
– En vérité, répondit d’Artagnan en haussant
les épaules et en abandonnant la porte qui
décidément ne voulait pas s’ouvrir, vous baissez,
Athos ! Comment pouvez-vous dire des choses
pareilles à des gens comme nous, mordioux !
Vous ne comprenez donc pas la situation ?
– Quoi donc ? quelle situation ? demanda
Porthos.
– À ce jeu-là, quiconque ne tue pas est tué,
reprit d’Artagnan. Voyons maintenant, mon cher,
entre-t-il dans vos jérémiades expiatoires que M.
Mordaunt nous sacrifie à sa piété filiale ? Si c’est
votre avis dites-le franchement.
– Oh ! d’Artagnan, mon ami !
– C’est qu’en vérité, c’est pitié que de voir les
choses à ce point de vue ! Le misérable va nous
envoyer cent Côtes de fer qui nous pileront

44
comme grains dans ce mortier de M. Cromwell.
Allons ! allons ! en route ! si nous demeurons
cinq minutes seulement ici, c’est fait de nous.
– Oui, vous avez raison, en route ! reprirent
Athos et Aramis.
– Et où allons-nous ? demanda Porthos.
– À l’hôtel, cher ami, prendre nos hardes et
nos chevaux ; puis de là, s’il plaît à Dieu, en
France, où, du moins, je connais l’architecture
des maisons. Notre bateau nous attend ; ma foi,
c’est encore heureux.
Et d’Artagnan, joignant l’exemple au précepte,
remit au fourreau son tronçon d’épée, ramassa
son chapeau, ouvrit la porte de l’escalier et
descendit rapidement suivi de ses trois
compagnons.
À la porte les fugitifs retrouvèrent leurs
laquais et leur demandèrent des nouvelles de
Mordaunt ; mais ils n’avaient vu sortir personne.

45
75

La felouque « L’Éclair »1

D’Artagnan avait deviné juste : Mordaunt


n’avait pas de temps à perdre et n’en avait pas
perdu. Il connaissait la rapidité de décision et
d’action de ses ennemis, il résolut donc d’agir en
conséquence. Cette fois les mousquetaires avaient
trouvé un adversaire digne d’eux.
Après avoir refermé avec soin la porte derrière
lui, Mordaunt se glissa dans le souterrain, tout en
remettant au fourreau son épée inutile, et,
gagnant la maison voisine, il s’arrêta pour se tâter
et reprendre haleine.
« Bon ! dit-il, rien, presque rien : des
égratignures, voilà tout ; deux au bras, l’autre à la

1
Dans Courtilz de Sandras, une scène de poursuite en mer
et d’abordage a pu fournir l’idée première de cet épisode.

46
poitrine. Les blessures que je fais sont meilleures,
moi ! Qu’on demande au bourreau de Béthune, à
mon oncle de Winter et au roi Charles !
Maintenant pas une seconde à perdre, car une
seconde de perdue les sauve peut-être, et il faut
qu’ils meurent tous quatre ensemble, d’un seul
coup, dévorés par la foudre des hommes à défaut
de celle de Dieu. Il faut qu’ils disparaissent
brisés, anéantis, dispersés. Courons donc jusqu’à
ce que mes jambes ne puissent plus me porter,
jusqu’à ce que mon cœur se gonfle dans ma
poitrine, mais arrivons avant eux. »
Et Mordaunt se mit à marcher d’un pas rapide
mais plus égal vers la première caserne de
cavalerie, distante d’un quart de lieue à peu près.
Il fit ce quart de lieue en quatre ou cinq minutes.
Arrivé à la caserne, il se fit reconnaître, prit le
meilleur cheval de l’écurie, sauta dessus et gagna
la route. Un quart d’heure après, il était à
Greenwich.
« Voilà le port, murmura-t-il ; ce point sombre
là-bas, c’est l’île des Chiens. Bon ! j’ai une demi-
heure d’avance sur eux... une heure, peut-être.

47
Niais que j’étais ! j’ai failli m’asphyxier par ma
précipitation insensée. Maintenant, ajouta-t-il en
se dressant sur ses étriers comme pour voir au
loin parmi tous ces cordages, parmi tous ces
mâts, L’Éclair, où est L’Éclair ? »
Au moment où il prononçait mentalement ces
paroles, comme pour répondre à sa pensée un
homme couché sur un rouleau de câbles se leva et
fit quelques pas vers Mordaunt.
Mordaunt tira un mouchoir de sa poche et le
fit flotter un instant en l’air. L’homme parut
attentif, mais demeura à la même place sans faire
un pas en avant ni en arrière.
Mordaunt fit un nœud à chacun des coins de
son mouchoir ; l’homme s’avança jusqu’à lui.
C’était, on se le rappelle, le signal convenu. Le
marin était enveloppé d’un large caban de laine
qui cachait sa taille et lui voilait le visage.
– Monsieur, dit le marin, ne viendrait-il pas
par hasard de Londres pour faire une promenade
sur mer ?
– Tout exprès, répondit Mordaunt, du côté de

48
l’île des Chiens.
– C’est cela. Et sans doute monsieur a une
préférence quelconque ? Il aimerait mieux un
bâtiment qu’un autre ? Il voudrait un bâtiment
marcheur, un bâtiment rapide ?...
– Comme l’éclair, répondit Mordaunt.
– Bien, alors, c’est mon bâtiment que
monsieur cherche, je suis le patron qu’il lui faut.
– Je commence à le croire, dit Mordaunt,
surtout si vous n’avez pas oublié certain signe de
reconnaissance.
– Le voilà, monsieur, dit le marin en tirant de
la poche de son caban un mouchoir noué aux
quatre coins.
– Bon ! bon ! s’écria Mordaunt en sautant à
bas de son cheval. Maintenant il n’y a pas de
temps à perdre. Faites conduire mon cheval à la
première auberge et menez-moi à votre bâtiment.
– Mais vos compagnons ? dit le marin ; je
croyais que vous étiez quatre, sans compter les
laquais.
– Écoutez, dit Mordaunt en se rapprochant du

49
marin, je ne suis pas celui que vous attendez,
comme vous n’êtes pas celui qu’ils espèrent
trouver. Vous avez pris la place du capitaine
Roggers, n’est-ce pas ? Vous êtes ici par l’ordre
du général Cromwell, et moi je viens de sa part.
– En effet, dit le patron, je vous reconnais,
vous êtes le capitaine Mordaunt.
Mordaunt tressaillit.
– Oh ! ne craignez rien, dit le patron en
abaissant son capuchon et en découvrant sa tête,
je suis un ami.
– Le capitaine Groslow ! s’écria Mordaunt.
– Lui-même. Le général s’est souvenu que
j’avais été autrefois officier de marine, et il m’a
chargé de cette expédition. Y a-t-il donc quelque
chose de changé ?
– Non, rien. Tout demeure dans le même état,
au contraire.
– C’est qu’un instant j’avais pensé que la mort
du roi...
– La mort du roi n’a fait que hâter leur fuite ;
dans un quart d’heure, dans dix minutes ils seront

50
ici peut-être.
– Alors, que venez-vous faire ?
– M’embarquer avec vous.
– Ah ! ah ! le général douterait-il de mon
zèle ?
– Non ; mais je veux assister moi-même à ma
vengeance. N’avez-vous point quelqu’un qui
puisse me débarrasser de mon cheval ?
Groslow siffla, un marin parut.
– Patrick, dit Groslow, conduisez ce cheval à
l’écurie de l’auberge la plus proche. Si l’on vous
demande à qui il appartient, vous direz que c’est
à un seigneur irlandais.
Le marin s’éloigna sans faire une observation.
– Maintenant, dit Mordaunt, ne craignez-vous
point qu’ils vous reconnaissent ?
– Il n’y a pas de danger sous ce costume,
enveloppé de ce caban, par cette nuit sombre ;
d’ailleurs vous ne m’avez pas reconnu, vous ;
eux, à plus forte raison, ne me reconnaîtront
point.

51
– C’est vrai, dit Mordaunt ; d’ailleurs ils
seront loin de songer à vous. Tout est prêt, n’est-
ce pas ?
– Oui.
– La cargaison est chargée ?
– Oui.
– Cinq tonneaux pleins ?
– Et cinquante vides.
– C’est cela.
– Nous conduisons du porto à Anvers.
– À merveille. Maintenant menez-moi à bord
et revenez prendre votre poste, car ils ne
tarderont pas à arriver.
– Je suis prêt.
– Il est important qu’aucun de vos gens ne me
voie entrer.
– Je n’ai qu’un homme à bord, et je suis sûr de
lui comme de moi-même. D’ailleurs, cet homme
ne vous connaît pas, et, comme ses compagnons,
il est prêt à obéir à nos ordres, mais il ignore tout.

52
– C’est bien. Allons.
Ils descendirent alors vers la Tamise. Une
petite barque était amarrée au rivage par une
chaîne de fer fixée à un pieu. Groslow tira la
barque à lui, l’assura tandis que Mordaunt
descendait dedans, puis il sauta à son tour, et,
presque aussitôt, saisissant les avirons, il se mit à
ramer de manière à prouver à Mordaunt la vérité
de ce qu’il avait avancé, c’est-à-dire qu’il n’avait
pas oublié son métier de marin.
Au bout de cinq minutes on fut dégagé de ce
monde de bâtiments qui, à cette époque déjà,
encombraient les approches de Londres, et
Mordaunt put voir, comme un point sombre, la
petite felouque se balançant à l’ancre à quatre ou
cinq encablures de l’île des Chiens.
En approchant de L’Éclair, Groslow siffla
d’une certaine façon, et vit la tête d’un homme
apparaître au-dessus de la muraille.
– Est-ce vous, capitaine ? demanda cet
homme.
– Oui, jette l’échelle.

53
Et Groslow, passant léger et rapide comme
une hirondelle sous le beaupré, vint se ranger
bord à bord avec lui.
– Montez, dit Groslow à son compagnon.
Mordaunt, sans répondre, saisit la corde et
grimpa le long des flancs du navire avec une
agilité et un aplomb peu ordinaires aux gens de
terre ; mais son désir de vengeance lui tenait lieu
d’habitude et le rendait apte à tout.
Comme l’avait prévu Groslow, le matelot de
garde à bord de L’Éclair ne parut pas même
remarquer que son patron revenait accompagné.
Mordaunt et Groslow s’avancèrent vers la
chambre du capitaine. C’était une espèce de
cabine provisoire bâtie en planches sur le pont.
L’appartement d’honneur avait été cédé par le
capitaine Roggers à ses passagers.
– Et eux, demanda Mordaunt, où sont-ils ?
– À l’autre extrémité du bâtiment, répondit
Groslow.
– Et ils n’ont rien à faire de ce côté ?

54
– Rien absolument.
– À merveille ! Je me tiens caché chez vous.
Retournez à Greenwich et ramenez-les. Vous
avez une chaloupe ?
– Celle dans laquelle nous sommes venus.
– Elle m’a paru légère et bien taillée.
– Une véritable pirogue.
– Amarrez-la à la poupe avec une liasse de
chanvre, mettez-y les avirons afin qu’elle suive
dans le sillage et qu’il n’y ait que la corde à
couper. Munissez-la de rhum et de biscuits. Si par
hasard la mer était mauvaise, vos hommes ne
seraient pas fâchés de trouver sous leur main de
quoi se réconforter.
– Il sera fait comme vous dites. Voulez-vous
visiter la sainte-barbe1 !
– Non, à votre retour. Je veux placer la mèche
moi-même, pour être sûr qu’elle ne fera pas long
feu. Surtout cachez bien votre visage, qu’ils ne

1
Sainte-barbe : partie du navire où sont entreposées
artillerie et poudre.

55
vous reconnaissent pas.
– Soyez donc tranquille.
– Allez, voilà dix heures qui sonnent à
Greenwich.
En effet, les vibrations d’une cloche dix fois
répétées traversèrent tristement l’air chargé de
gros nuages qui roulaient au ciel pareils à des
vagues silencieuses.
Groslow repoussa la porte, que Mordaunt
ferma en dedans, et, après avoir donné au matelot
de garde l’ordre de veiller avec la plus grande
attention, il descendit dans sa barque, qui
s’éloigna rapidement, écumant le flot de son
double aviron.
Le vent était froid et la jetée déserte lorsque
Groslow aborda à Greenwich ; plusieurs barques
venaient de partir à la marée pleine. Au moment
où Groslow prit terre, il entendit comme un galop
de chevaux sur le chemin pavé de galets.
– Oh ! oh ! dit-il, Mordaunt avait raison de me
presser. Il n’y avait pas de temps de perdre ; les
voici.

56
En effet, c’étaient nos amis ou plutôt leur
avant-garde composée de d’Artagnan et d’Athos.
Arrivés en face de l’endroit où se tenait Groslow,
ils s’arrêtèrent comme s’ils eussent deviné que
celui à qui ils avaient affaire était là. Athos mit
pied à terre et déroula tranquillement un
mouchoir dont les quatre coins étaient noués, et
qu’il fit flotter au vent, tandis que d’Artagnan,
toujours prudent, restait à demi penché sur son
cheval, une main enfoncée dans les fontes.
Groslow, qui, dans le doute où il était que les
cavaliers fussent bien ceux qu’il attendait, s’était
accroupi derrière un de ces canons plantés dans le
sol et qui servent à enrouler les câbles, se leva
alors, en voyant le signal convenu, et marcha
droit aux gentilshommes. Il était tellement
encapuchonné dans son caban, qu’il était
impossible de voir sa figure. D’ailleurs la nuit
était si sombre, que cette précaution était
superflue.
Cependant l’œil perçant d’Athos devina,
malgré l’obscurité, que ce n’était pas Roggers qui
était devant lui.

57
– Que voulez-vous ? dit-il à Groslow en
faisant un pas en arrière.
– Je veux vous dire, milord, répondit Groslow
en affectant l’accent irlandais, que vous cherchez
le patron Roggers, mais que vous cherchez
vainement.
– Comment cela ? demanda Athos.
– Parce que ce matin il est tombé d’un mât de
hune et qu’il s’est cassé la jambe. Mais je suis
son cousin ; il m’a conté toute l’affaire et m’a
chargé de reconnaître pour lui et de conduire à sa
place, partout où ils le désireraient, les
gentilshommes qui m’apporteraient un mouchoir
noué aux quatre coins comme celui que vous
tenez à la main et comme celui que j’ai dans ma
poche.
Et à ces mots Groslow tira de sa poche le
mouchoir qu’il avait déjà montré à Mordaunt.
– Est-ce tout ? demanda Athos.
– Non pas, milord ; car il y a encore soixante-
quinze livres promises si je vous débarque sains
et saufs à Boulogne ou sur tout autre point de la

58
France que vous m’indiquerez.
– Que dites-vous de cela, d’Artagnan ?
demanda Athos en français.
– Que dit-il, d’abord ? répondit celui-ci.
– Ah ! c’est vrai, dit Athos ; j’oubliais que
vous n’entendez pas l’anglais.
Et il redit à d’Artagnan la conversation qu’il
venait d’avoir avec le patron.
– Cela me paraît assez vraisemblable, dit le
Gascon.
– Et à moi aussi, répondit Athos.
– D’ailleurs, reprit d’Artagnan, si cet homme
nous trompe, nous pourrons toujours lui brûler la
cervelle.
– Et qui nous conduira ?
– Vous, Athos ; vous savez tant de choses, que
je ne doute pas que vous ne sachiez conduire un
bâtiment.
– Ma foi, dit Athos avec un sourire, tout en
plaisantant, ami, vous avez presque rencontré
juste ; j’étais destiné par mon père à servir dans la

59
marine, et j’ai quelques vagues notions du
pilotage.
– Voyez-vous ! s’écria d’Artagnan.
– Allez donc chercher nos amis, d’Artagnan,
et revenez, il est onze heures, nous n’avons pas
de temps à perdre.
D’Artagnan s’avança vers deux cavaliers qui,
le pistolet au poing, se tenaient en vedette aux
premières maisons de la ville, attendant et
surveillant sur le revers de la route et rangés
contre une espèce de hangar ; trois autres
cavaliers faisaient le guet et semblaient attendre
aussi.
Les deux vedettes du milieu de la route étaient
Porthos et Aramis.
Les trois cavaliers du hangar étaient
Mousqueton, Blaisois et Grimaud ; seulement ce
dernier, en y regardant de plus près, était double,
car il avait en croupe Parry, qui devait ramener à
Londres les chevaux des gentilshommes et de
leurs gens, vendus à l’hôte pour payer les dettes
qu’ils avaient faites chez lui. Grâce à ce coup de

60
commerce, les quatre amis avaient pu emporter
avec eux une somme sinon considérable, du
moins suffisante pour faire face aux retards et aux
éventualités.
D’Artagnan transmit à Porthos et à Aramis
l’invitation de le suivre, et ceux-ci firent signe à
leurs gens de mettre pied à terre et de détacher
leurs porte-manteaux.
Parry se sépara, non sans regret, de ses amis ;
on lui avait proposé de venir en France, mais il
avait opiniâtrement refusé.
– C’est tout simple, avait dit Mousqueton, il a
son idée à l’endroit de Groslow.
On se rappelle que c’était le capitaine Groslow
qui lui avait cassé la tête.
La petite troupe rejoignit Athos. Mais déjà
d’Artagnan avait repris sa méfiance naturelle ; il
trouvait le quai trop désert, la nuit trop noire, le
patron trop facile.
Il avait raconté à Aramis l’incident que nous
avons dit, et Aramis, non moins défiant que lui,
n’avait pas peu contribué à augmenter ses

61
soupçons.
Un petit claquement de la langue contre ses
dents traduisit à Athos les inquiétudes du Gascon.
– Nous n’avons pas le temps d’être défiants,
dit Athos, la barque nous attend, entrons.
– D’ailleurs, dit Aramis, qui nous empêche
d’être défiants et d’entrer tout de même ? On
surveillera le patron.
– Et s’il ne marche pas droit, je l’assommerai.
Voilà tout.
– Bien dit, Porthos, reprit d’Artagnan. Entrons
donc. Passe, Mousqueton.
Et d’Artagnan arrêta ses amis, faisant passer
les valets les premiers afin qu’ils essayassent la
planche qui conduisait de la jetée à la barque.
Les trois valets passèrent sans accident.
Athos les suivit, puis Porthos, puis Aramis.
D’Artagnan passa le dernier, tout en continuant
de secouer la tête.
– Que diable avez-vous donc, mon ami ? dit
Porthos ; sur ma parole, vous feriez peur à César.

62
– J’ai, répondit d’Artagnan, que je ne vois sur
ce port ni inspecteur, ni sentinelle, ni gabelou.
– Plaignez-vous donc ! dit Porthos, tout va
comme sur une pente fleurie.
– Tout va trop bien, Porthos. Enfin, n’importe,
à la grâce de Dieu.
Aussitôt que la planche fut retirée, le patron
s’assit au gouvernail et fit signe à l’un de ses
matelots, qui, armé d’une gaffe, commença à
manœuvrer pour sortir du dédale de bâtiments au
milieu duquel la petite barque était engagée.
L’autre matelot se tenait déjà à bâbord, son
aviron à la main.
Lorsqu’on put se servir des rames, son
compagnon vint le rejoindre, et la barque
commença de filer plus rapidement.
– Enfin, nous partons ! dit Porthos.
– Hélas ! répondit le comte de La Fère, nous
partons seuls !
– Oui ; mais nous partons tous quatre
ensemble, et sans une égratignure ; c’est une
consolation.

63
– Nous ne sommes pas encore arrivés, dit
d’Artagnan ; gare les rencontres !
– Eh ! mon cher, dit Porthos, vous êtes comme
les corbeaux, vous ! vous chantez toujours
malheur. Qui peut nous rencontrer par cette nuit
sombre, où l’on ne voit pas à vingt pas de
distance ?
– Oui, mais demain matin ? dit d’Artagnan.
– Demain matin nous serons à Boulogne.
– Je le souhaite de tout mon cœur, dit le
Gascon, et j’avoue ma faiblesse. Tenez, Athos,
vous allez rire ! mais tant que nous avons été à
portée de fusil de la jetée ou des bâtiments qui la
bordaient, je me suis attendu à quelque effroyable
mousquetade qui nous écrasait tous.
– Mais, dit Porthos avec un gros bon sens,
c’était chose impossible, car on eût tué en même
temps le patron et les matelots.
– Bah ! voilà une belle affaire pour M.
Mordaunt ! Croyez-vous qu’il y regarde de si
près ?
– Enfin, dit Porthos, je suis bien aise que

64
d’Artagnan avoue qu’il ait eu peur.
– Non seulement je l’avoue, mais je m’en
vante. Je ne suis pas un rhinocéros comme vous.
Ohé ! qu’est-ce que cela ?
– L’Éclair, dit le patron.
– Nous sommes donc arrivés ? demanda Athos
en anglais.
– Nous arrivons, dit le capitaine.
En effet, après trois coups de rame, on se
trouvait côte à côte avec le petit bâtiment.
Le matelot attendait, l’échelle était préparée ;
il avait reconnu la barque.
Athos monta le premier avec une habileté
toute marine ; Aramis, avec l’habitude qu’il avait
depuis longtemps des échelles de corde et des
autres moyens plus ou moins ingénieux qui
existent pour traverser les espaces défendus ;
d’Artagnan comme un chasseur d’isard et de
chamois ; Porthos, avec ce développement de
force qui chez lui suppléait à tout.
Chez les valets l’opération fut plus difficile ;
non pas pour Grimaud, espèce de chat de

65
gouttière, maigre et effilé, qui trouvait toujours
moyen de se hisser partout, mais pour
Mousqueton et pour Blaisois, que les matelots
furent obligés de soulever dans leurs bras à la
portée de la main de Porthos, qui les empoigna
par le collet de leur justaucorps et les déposa tout
debout sur le pont du bâtiment.
Le capitaine conduisit ses passagers à
l’appartement qui leur était préparé, et qui se
composait d’une seule pièce qu’ils devaient
habiter en communauté ; puis il essaya de
s’éloigner sous le prétexte de donner quelques
ordres.
– Un instant, dit d’Artagnan ; combien
d’hommes avez-vous à bord, patron ?
– Je ne comprends pas, répondit celui-ci en
anglais.
– Demandez-lui cela dans sa langue, Athos.
Athos fit la question que désirait d’Artagnan.
– Trois, répondit Groslow, sans me compter,
bien entendu.
D’Artagnan comprit, car en répondant le

66
patron avait levé trois doigts.
– Oh ! dit d’Artagnan, trois, je commence à
me rassurer. N’importe, pendant que vous vous
installerez, moi, je vais faire un tour dans le
bâtiment.
– Et moi, dit Porthos, je vais m’occuper du
souper.
– Ce projet est beau et généreux, Porthos,
mettez-le à exécution. Vous, Athos, prêtez-moi
Grimaud, qui, dans la compagnie de son ami
Parry, a appris à baragouiner un peu d’anglais ; il
me servira d’interprète.
– Allez, Grimaud, dit Athos.
Une lanterne était sur le pont, d’Artagnan la
souleva d’une main, prit un pistolet de l’autre et
dit au patron :
– Come.
C’était, avec Goddam1, tout ce qu’il avait pu
retenir de la langue anglaise.

1
Sur ce juron, voir Le Mariage de Figaro, acte III, scène V.

67
D’Artagnan gagna l’écoutille et descendit dans
l’entrepont.
L’entrepont était divisé en trois
compartiments : celui dans lequel d’Artagnan
descendait et qui pouvait s’étendre du troisième
mâtereau à l’extrémité de la poupe, et qui par
conséquent était recouvert par le plancher de la
chambre dans laquelle Athos, Porthos et Aramis
se préparaient à passer la nuit ; le second, qui
occupait le milieu du bâtiment, et qui était destiné
au logement des domestiques ; le troisième qui
s’allongeait sous la proue, c’est-à-dire sous la
cabine improvisée par le capitaine et dans
laquelle Mordaunt se trouvait caché.
– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, descendant
l’escalier de l’écoutille et se faisant précéder de
sa lanterne, qu’il tenait étendue de toute la
longueur du bras, que de tonneaux ! On dirait la
caverne d’Ali-Baba.
Les Mille et Une Nuits venaient d’être
traduites pour la première fois et étaient fort à la

68
mode à cette époque1.
– Que dites-vous ? demanda en anglais le
capitaine.
D’Artagnan comprit à l’intonation de la voix.
– Je désire savoir ce qu’il y a dans ces
tonneaux ? demanda d’Artagnan en posant sa
lanterne sur l’une des futailles.
Le patron fit un mouvement pour remonter
l’échelle, mais il se contint.
– Porto, répondit-il.
– Ah ! du vin de Porto ? dit d’Artagnan, c’est
toujours une tranquillité, nous ne mourrons pas
de soif.
Puis se retournant vers Groslow, qui essuyait
sur son front de grosses gouttes de sueur :
– Et elles sont pleines ? demanda-t-il.
Grimaud traduisit la question.

1
La première traduction en français, celle d’Antoine
Galland, est postérieure d’un demi-siècle : Les Mille et Une
Nuits, contes arabes, 1704-1717, 12 vol.

69
Les unes pleines, les autres vides, dit Groslow
d’une voix dans laquelle, malgré ses efforts, se
trahissait son inquiétude.
D’Artagnan frappa du doigt sur les tonneaux,
reconnut cinq tonneaux pleins et les autres vides ;
puis il introduisit, toujours à la grande terreur de
l’Anglais, sa lanterne dans les intervalles des
barriques, et reconnaissant que ces intervalles
étaient inoccupés :
– Allons, passons, dit-il, et il s’avança vers la
porte qui donnait dans le second compartiment.
– Attendez, dit l’Anglais, qui était resté
derrière, toujours en proie à cette émotion que
nous avons indiquée ; attendez, c’est moi qui ai la
clef de cette porte.
Et, passant rapidement devant d’Artagnan et
Grimaud, il introduisit d’une main tremblante la
clef dans la serrure et l’on se trouva dans le
second compartiment, où Mousqueton et Blaisois
s’apprêtaient à souper.
Dans celui-là ne se trouvait évidemment rien à
chercher ni à reprendre : on en voyait tous les

70
coins et tous les recoins à la lueur de la lampe qui
éclairait ces dignes compagnons.
On passa donc rapidement et l’on visita le
troisième compartiment.
Celui-là était la chambre des matelots.
Trois ou quatre hamacs pendus au plafond,
une table soutenue par une double corde passée à
chacune de ses extrémités, deux bancs vermoulus
et boiteux en formaient tout l’ameublement.
D’Artagnan alla soulever deux ou trois vieilles
voiles pendantes contre les parois, et, ne voyant
encore rien de suspect, regagna par l’écoutille le
pont du bâtiment.
– Et cette chambre ? demanda d’Artagnan.
Grimaud traduisit à l’Anglais les paroles du
mousquetaire.
– Cette chambre est la mienne, dit le patron ; y
voulez-vous entrer ?
– Ouvrez la porte, dit d’Artagnan.
L’Anglais obéit : d’Artagnan allongea son
bras armé de la lanterne, passa la tête par la porte
entrebâillée, et voyant que cette chambre était un

71
véritable réduit :
– Bon, dit-il, s’il y a une armée à bord, ce
n’est point ici qu’elle sera cachée. Allons voir si
Porthos a trouvé de quoi souper.
En remerciant le patron d’un signe de tête, il
regagna la chambre d’honneur, où étaient ses
amis.
Porthos n’avait rien trouvé, à ce qu’il paraît,
ou, s’il avait trouvé quelque chose, la fatigue
l’avait emporté sur la faim, et, couché dans son
manteau, il dormait profondément lorsque
d’Artagnan rentra.
Athos et Aramis, bercés par les mouvements
moelleux des premières vagues de la mer,
commençaient de leur côté à fermer les yeux ; ils
les rouvrirent au bruit que fit leur compagnon.
– Eh bien ? fit Aramis.
– Tout va bien, dit d’Artagnan, et nous
pouvons dormir tranquilles.
Sur cette assurance, Aramis laissa retomber sa
tête ; Athos fit de la sienne un signe affectueux ;
et d’Artagnan, qui, comme Porthos, avait encore

72
plus besoin de dormir que de manger, congédia
Grimaud, et se coucha dans son manteau, l’épée
nue, de telle façon que son corps barrait le
passage et qu’il était impossible d’entrer dans la
chambre sans le heurter.

73
76

Le vin de porto

Au bout de dix minutes, les maîtres dormaient,


mais il n’en était pas ainsi des valets, affamés et
surtout altérés.
Blaisois et Mousqueton s’apprêtaient à
préparer leur lit, qui consistait en une planche et
une valise, tandis que sur une table suspendue
comme celle de la chambre voisine se
balançaient, au roulis de la mer, un pot de bière et
trois verres.
– Maudit roulis ! disait Blaisois. Je sens que
cela va me reprendre comme en venant.
– Et n’avoir pour combattre le mal de mer,
répondit Mousqueton, que du pain d’orge et du
vin de houblon ! pouah !
– Mais votre bouteille d’osier, monsieur

74
Mousqueton, demanda Blaisois, qui venait
d’achever la préparation de sa couche et qui
s’approchait en trébuchant de la table devant
laquelle Mousqueton était déjà assis et où il
parvint à s’asseoir ; mais votre bouteille d’osier,
l’avez-vous perdue ?
– Non pas, dit Mousqueton, mais Parry l’a
gardée. Ces diables d’Écossais ont toujours soif.
Et vous, Grimaud, demanda Mousqueton à son
compagnon, qui venait de rentrer après avoir
accompagné d’Artagnan dans sa tournée, avez-
vous soif ?
– Comme un Écossais, répondit
laconiquement Grimaud.
Et il s’assit près de Blaisois et de Mousqueton,
tira un carnet de sa poche et se mit à faire les
comptes de la société, dont il était l’économe.
– Oh ! la, la ! dit Blaisois, voilà mon cœur qui
s’embrouille !
– S’il en est ainsi, dit Mousqueton d’un ton
doctoral, prenez un peu de nourriture.
– Vous appelez cela de la nourriture ? dit

75
Blaisois en accompagnant d’une mine piteuse le
doigt dédaigneux dont il montrait le pain d’orge
et le pot de bière.
– Blaisois, reprit Mousqueton, souvenez-vous
que le pain est la vraie nourriture du Français ;
encore le Français n’en a-t-il pas toujours,
demandez à Grimaud.
– Oui, mais la bière, reprit Blaisois avec une
promptitude qui faisait honneur à la vivacité de
son esprit de repartie, mais la bière, est-ce là sa
vraie boisson ?
– Pour ceci, dit Mousqueton, pris par le
dilemme et assez embarrassé d’y répondre, je
dois avouer que non, et que la bière lui est aussi
antipathique que le vin l’est aux Anglais.
– Comment, monsieur Mouston, dit Blaisois,
qui cette fois doutait des profondes connaissances
de Mousqueton, pour lesquelles, dans les
circonstances ordinaires de la vie, il avait
cependant l’admiration la plus entière ; comment,
monsieur Mouston, les Anglais n’aiment pas le
vin ?

76
– Ils le détestent.
– Mais je leur en ai vu boire, cependant.
– Par pénitence ; et la preuve, continua
Mousqueton en se rengorgeant, c’est qu’un
prince anglais1 est mort un jour parce qu’on
l’avait mis dans un tonneau de malvoisie. J’ai
entendu raconter le fait à M. l’abbé d’Herblay.
– L’imbécile ! dit Blaisois, je voudrais bien
être à sa place !
– Tu le peux, dit Grimaud tout en alignant ses
chiffres.
– Comment cela, dit Blaisois, je le peux ?
– Oui, continua Grimaud tout en retenant
quatre et en reportant ce nombre à la colonne
suivante.
– Je le peux ? Expliquez-vous, monsieur
Grimaud.
Mousqueton gardait le silence pendant les
interrogations de Blaisois, mais il était facile de

1
Georges, duc de Clarence, frère d’Édouard IV.

77
voir à l’expression de son visage que ce n’était
point par indifférence.
Grimaud continua son calcul et posa son total.
– Porto, dit-il alors en étendant la main dans la
direction du premier compartiment visité par
d’Artagnan et lui en compagnie du patron.
– Comment ! ces tonneaux que j’ai aperçus à
travers la porte entrouverte ?
– Porto, répéta Grimaud, qui recommença une
nouvelle opération arithmétique.
– J’ai entendu dire, reprit Blaisois en
s’adressant à Mousqueton, que le porto est un
excellent vin d’Espagne.
– Excellent, dit Mousqueton en passant le bout
de sa langue sur ses lèvres, excellent. Il y en a
dans la cave de M. le baron de Bracieux.
– Si nous priions ces Anglais de nous en
vendre une bouteille ? demanda l’honnête
Blaisois.
– Vendre ! dit Mousqueton amené à ses
anciens instincts de marauderie. On voit bien,
jeune homme, que vous n’avez pas encore

78
l’expérience des choses de la vie. Pourquoi donc
acheter quand on peut prendre ?
– Prendre, dit Blaisois, convoiter le bien du
prochain ! la chose est défendue, ce me semble.
– Où cela ? demanda Mousqueton.
– Dans les commandements de Dieu ou de
l’Église, je ne sais plus lesquels. Mais ce que je
sais, c’est qu’il y a :

Bien d’autrui ne convoiteras,


Ni son épouse mêmement1.

– Voilà encore une raison d’enfant, monsieur


Blaisois, dit de son ton le plus protecteur
Mousqueton. Oui, d’enfant, je répète le mot. Où
avez-vous vu dans les écritures, je vous le
demande, que les Anglais fussent votre
prochain ?
– Ce n’est nulle part, la chose est vraie, dit
Blaisois, du moins je ne me le rappelle pas.

1
Deudéronome, V, 21.

79
– Raison d’enfant, je le répète, reprit
Mousqueton. Si vous aviez fait dix ans la guerre
comme Grimaud et moi, mon cher Blaisois, vous
sauriez faire la différence qu’il y a entre le bien
d’autrui et le bien de l’ennemi. Or, un Anglais est
un ennemi, je pense, et ce vin de Porto appartient
aux Anglais. Donc il nous appartient, puisque
nous sommes Français. Ne connaissez-vous pas
le proverbe : Autant de pris sur l’ennemi ?
Cette faconde, appuyée de toute l’autorité que
puisait Mousqueton dans sa longue expérience,
stupéfia Blaisois. Il baissa la tête comme pour se
recueillir, et tout à coup relevant le front en
homme armé d’un argument irrésistible :
– Et les maîtres, dit-il, seront-ils de votre avis,
monsieur Mouston ?
Mousqueton sourit avec dédain.
– Il faudrait peut-être, dit-il, que j’allasse
troubler le sommeil de ces illustres seigneurs
pour leur dire : « Messieurs, votre serviteur
Mousqueton a soif, voulez-vous lui permettre de
boire ? » Qu’importe, je vous le demande, à M.
de Bracieux que j’aie soif ou non ?

80
– C’est du vin bien cher, dit Blaisois en
secouant la tête.
– Fût-ce de l’or potable, monsieur Blaisois, dit
Mousqueton, nos maîtres ne s’en priveraient pas.
Apprenez que M. le baron de Bracieux est à lui
seul assez riche pour boire une tonne de porto,
fût-il obligé de la payer une pistole la goutte. Or,
je ne vois pas, continua Mousqueton de plus en
plus magnifique dans son orgueil, puisque les
maîtres ne s’en priveraient pas, pourquoi les
valets s’en priveraient.
Et Mousqueton, se levant, prit le pot de bière
qu’il vida par un sabord jusqu’à la dernière
goutte, et s’avança majestueusement vers la porte
qui donnait dans le compartiment.
– Ah ! ah ! fermée, dit-il. Ces diables
d’Anglais, comme ils sont défiants !
– Fermée ! dit Blaisois d’un ton non moins
désappointé que celui de Mousqueton. Ah !
peste ! c’est malheureux ; avec cela que je sens
mon cœur qui se barbouille de plus en plus.
Mousqueton se retourna vers Blaisois avec un

81
visage si piteux, qu’il était évident qu’il
partageait à un haut degré le désappointement du
brave garçon.
– Fermée ! répéta-t-il.
– Mais, hasarda Blaisois, je vous ai entendu
raconter, monsieur Mouston, qu’une fois dans
votre jeunesse, à Chantilly, je crois, vous avez
nourri votre maître et vous-même en prenant des
perdrix au collet, des carpes à la ligne et des
bouteilles au lacet.
– Sans doute, répondit Mousqueton, c’est
l’exacte vérité, et voilà Grimaud qui peut vous le
dire. Mais il y avait un soupirail à la cave, et le
vin était en bouteilles. Je ne puis pas jeter le lacet
à travers cette cloison, ni tirer avec une ficelle
une pièce de vin qui pèse peut-être deux
quintaux.
– Non, mais vous pouvez lever deux ou trois
planches de la cloison, dit Blaisois, et faire à l’un
des tonneaux un trou avec une vrille.
Mousqueton écarquilla démesurément ses
yeux ronds et regardant Blaisois en homme

82
émerveillé de rencontrer dans un autre homme
des qualités qu’il ne soupçonnait pas :
– C’est vrai, dit-il, cela se peut ; mais un
ciseau pour faire sauter les planches, une vrille
pour percer le tonneau ?
– La trousse, dit Grimaud tout en établissant la
balance de ses comptes.
– Ah ! oui, la trousse, dit Mousqueton, et moi
qui n’y pensais pas !
Grimaud, en effet, était non seulement
l’économe de la troupe, mais encore son
armurier ; outre un registre il avait une trousse.
Or, comme Grimaud était homme de suprême
précaution, cette trousse, soigneusement roulée
dans sa valise, était garnie de tous les instruments
de première nécessité.
Elle contenait donc une vrille d’une
raisonnable grosseur.
Mousqueton s’en empara.
Quant au ciseau, il n’eut point à le chercher
bien loin, le poignard qu’il portait à sa ceinture
pouvait le remplacer avantageusement.

83
Mousqueton chercha un coin où les planches
fussent disjointes, ce qu’il n’eut pas de peine à
trouver, et se mit immédiatement à l’œuvre.
Blaisois le regardait faire avec une admiration
mêlée d’impatience, hasardant de temps en temps
sur la façon de faire sauter un clou ou de
pratiquer une pesée des observations pleines
d’intelligence et de lucidité.
Au bout d’un instant, Mousqueton avait fait
sauter trois planches.
– Là, dit Blaisois.
Mousqueton était le contraire de la grenouille
de la fable qui se croyait plus grosse qu’elle
n’était1. Malheureusement, s’il était parvenu à
diminuer son nom d’un tiers, il n’en était pas de
même de son ventre. Il essaya de passer par
l’ouverture pratiquée et vit avec douleur qu’il lui
faudrait encore enlever deux ou trois planches au
moins pour que l’ouverture fût à sa taille.
Il poussa un soupir et se retira pour se remettre

1
La Fontaine, « La Grenouille qui veut se faire aussi grosse
que le Bœuf », Fables, livre I, III.

84
à l’œuvre.
Mais Grimaud, qui avait fini ses comptes,
s’était levé, et, avec un intérêt profond pour
l’opération qui s’exécutait, il s’était approché de
ses deux compagnons et avait vu les efforts
inutiles tentés par Mousqueton pour atteindre la
terre promise.
– Moi, dit Grimaud.
Ce mot valait à lui seul tout un sonnet, qui
vaut à lui seul, comme on le sait, tout un poème1.
Mousqueton se retourna.
– Quoi, vous ? demanda-t-il.
– Moi, je passerai.
– C’est vrai, dit Mousqueton en jetant un
regard sur le corps long et mince de son ami,
vous passerez, vous, et même facilement.
– C’est juste, il connaît les tonneaux pleins, dit
Blaisois, puisqu’il a déjà été dans la cave avec M.
le chevalier d’Artagnan. Laissez passer M.

1
Boileau, Art poétique, chant II : « Un sonnet sans défaut
vaut tout un long poème. »

85
Grimaud, monsieur Mouston.
– J’y serais passé aussi bien que Grimaud, dit
Mousqueton un peu piqué.
– Oui, mais ce serait plus long, et j’ai bien
soif. Je sens mon cœur qui se barbouille de plus
en plus.
– Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en
donnant à celui qui allait tenter l’expédition à sa
place le pot de bière et la vrille.
– Rincez les verres, dit Grimaud.
Puis il fit un geste amical à Mousqueton, afin
que celui-ci lui pardonnât d’achever une
expédition si brillamment commencée par un
autre, et comme une couleuvre il se glissa par
l’ouverture béante et disparut.
Blaisois semblait ravi, en extase. De tous les
exploits accomplis depuis leur arrivée en
Angleterre par les hommes extraordinaires
auxquels ils avaient le bonheur d’être adjoint,
celui-là lui semblait sans contredit le plus
miraculeux.
– Vous allez voir, dit alors Mousqueton en

86
regardant Blaisois avec une supériorité à laquelle
celui-ci n’essaya même point de se soustraire,
vous allez voir, Blaisois, comment, nous autres
anciens soldats, nous buvons quand nous avons
soif.
– Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave.
– C’est juste, dit Mousqueton.
– Que désire-t-il ? demanda Blaisois.
– Qu’on bouche l’ouverture avec un manteau.
– Pourquoi faire ? demande Blaisois.
– Innocent ! dit Mousqueton, et si quelqu’un
entrait ?
– Ah ! c’est vrai ! s’écria Blaisois avec une
admiration de plus en plus visible. Mais il n’y
verra pas clair.
– Grimaud voit toujours clair, répondit
Mousqueton, la nuit comme le jour.
– Il est bien heureux, dit Blaisois ; quand je
n’ai pas de chandelle, je ne puis pas faire deux
pas sans me cogner, moi.
– C’est que vous n’avez pas servi, dit

87
Mousqueton ; sans cela vous auriez appris à
ramasser une aiguille dans un four. Mais silence !
On vient, ce me semble.
Mousqueton fit entendre un petit sifflement
d’alarme qui était familier aux laquais aux jours
de leur jeunesse, reprit sa place à table et fit signe
à Blaisois d’en faire autant.
Blaisois obéit.
La porte s’ouvrit. Deux hommes enveloppés
dans leurs manteaux parurent.
– Oh ! oh ! dit l’un d’eux, pas encore couchés
à onze heures et un quart ? C’est contre les
règles. Que dans un quart d’heure tout soit éteint
et que tout le monde ronfle.
Les deux hommes s’acheminèrent vers la
porte du compartiment dans lequel s’était glissé
Grimaud, ouvrirent cette porte, entrèrent et la
refermèrent derrière eux.
– Ah ! dit Blaisois frémissant, il est perdu !
– C’est un bien fin renard que Grimaud,
murmura Mousqueton.
Et ils attendirent, l’oreille au guet et l’haleine

88
suspendue.
Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles
on n’entendit aucun bruit qui pût faire
soupçonner que Grimaud fût découvert.
Ce temps écoulé, Mousqueton et Blaisois
virent la porte se rouvrir, les deux hommes en
manteau sortirent, refermèrent la porte avec la
même précaution qu’ils avaient fait en entrant et
ils s’éloignèrent en renouvelant l’ordre de se
coucher et d’éteindre les lumières.
– Obéirons-nous ? demanda Blaisois ; tout
cela me semble louche.
– Ils ont dit un quart d’heure ; nous avons
encore cinq minutes, reprit Mousqueton.
– Si nous prévenions les maîtres ?
– Attendons Grimaud.
– Mais s’ils l’ont tué ?
– Grimaud eût crié.
– Vous savez qu’il est presque muet.
– Nous eussions entendu le coup, alors.
– Mais s’il ne revient pas ?

89
– Le voici.
En effet, au moment même Grimaud écartait
le manteau qui cachait l’ouverture et passait à
travers cette ouverture une tête livide dont les
yeux arrondis par l’effroi laissaient voir une
petite prunelle dans un large cercle blanc. Il tenait
à la main le pot de bière plein d’une substance
quelconque, l’approcha du rayon de lumière
qu’envoyait la lampe fumeuse, et murmura ce
simple monosyllabe : Oh ! avec une expression
de si profonde terreur, que Mousqueton recula
épouvanté et que Blaisois pensa s’évanouir.
Tous deux jetèrent néanmoins un regard
curieux dans le pot à bière : il était plein de
poudre.
Une fois convaincu que le bâtiment était
chargé de poudre au lieu de l’être de vin,
Grimaud s’élança vers l’écoutille et ne fit qu’on
bond jusqu’à la chambre où dormaient les quatre
amis. Arrivé à cette chambre, il repoussa
doucement la porte, laquelle en s’ouvrant réveilla
immédiatement d’Artagnan couché derrière elle.
À peine eut-il vu la figure décomposée de

90
Grimaud, qu’il comprit qu’il se passait quelque
chose d’extraordinaire et voulut s’écrier ; mais
Grimaud, d’un geste plus rapide que la parole
elle-même, mit un doigt sur ses lèvres, et, d’un
souffle qu’on n’eût pas soupçonné dans un corps
si frêle, il éteignit la petite veilleuse à trois pas.
D’Artagnan se souleva sur le coude, Grimaud
mit un genou en terre, et là, le cou tendu, tous les
sens surexcités, il lui glissa dans l’oreille un récit
qui, à la rigueur, était assez dramatique pour se
passer du geste et du jeu de physionomie.
Pendant ce récit, Athos, Porthos et Aramis
dormaient comme des hommes qui n’ont pas
dormi depuis huit jours, et dans l’entrepont,
Mousqueton nouait par précaution ses
aiguillettes, tandis que Blaisois, saisi d’horreur,
les cheveux hérissés sur sa tête, essayait d’en
faire autant.
Voici ce qui s’était passé.
À peine Grimaud eut-il disparu par l’ouverture
et se trouva-t-il dans le premier compartiment,
qu’il se mit en quête et qu’il rencontra un
tonneau. Il frappa dessus : le tonneau était vide. Il

91
passa à un autre, il était vide encore ; mais le
troisième sur lequel il répéta l’expérience rendit
un son si mat qu’il n’y avait point à s’y tromper.
Grimaud reconnut qu’il était plein.
Il s’arrêta à celui-ci, chercha une place
convenable pour le percer avec sa vrille, et, en
cherchant cet endroit, mit la main sur un robinet.
– Bon ! dit Grimaud, voilà qui m’épargne de
la besogne.
Et il approcha son pot à bière, tourna le
robinet et sentit que le contenu passait tout
doucement d’un récipient dans l’autre.
Grimaud, après avoir préalablement pris la
précaution de fermer le robinet, allait porter le
pot à ses lèvres, trop consciencieux qu’il était
pour apporter à ses compagnons une liqueur dont
il n’eût pas pu leur répondre, lorsqu’il entendit le
signal de l’alarme que lui donnait Mousqueton ; il
se douta de quelque ronde de nuit, se glissa dans
l’intervalle de deux tonneaux et se cacha derrière
une futaille.

92
En effet, un instant après, la porte s’ouvrit et
se referma après avoir donné passage aux deux
hommes à manteau que nous avons vus passer et
repasser devant Blaisois et Mousqueton en
donnant l’ordre d’éteindre les lumières.
L’un des deux portait une lanterne garnie de
vitres, soigneusement fermée et d’une telle
hauteur que la flamme ne pouvait atteindre à son
sommet. De plus, les vitres elles-mêmes étaient
recouvertes d’une feuille de papier blanc qui
adoucissait ou plutôt absorbait la lumière et la
chaleur.
Cet homme était Groslow.
L’autre tenait à la main quelque chose de long,
de flexible et de roulé comme une corde
blanchâtre. Son visage était recouvert d’un
chapeau à larges bords. Grimaud, croyant que le
même sentiment que le sien les attirait dans le
caveau, et que, comme lui, ils venaient faire une
visite au vin de Porto, se blottit de plus en plus
derrière sa futaille, se disant qu’au reste, s’il était
découvert, le crime n’était pas bien grand.

93
Arrivés au tonneau derrière lequel Grimaud
était caché, les deux hommes s’arrêtèrent.
– Avez-vous la mèche ? demanda en anglais
celui qui portait le falot.
– La voici, dit l’autre.
À la voix du dernier, Grimaud tressaillit et
sentit un frisson lui passer dans la moelle des os ;
il se souleva lentement, jusqu’à ce que sa tête
dépassât le cercle de bois, et sous le large
chapeau il reconnut la pâle figure de Mordaunt.
– Combien de temps peut durer cette mèche ?
demanda-t-il.
– Mais... cinq minutes à peu près, dit le patron.
Cette voix, non plus, n’était pas étrangère à
Grimaud. Ses regards passèrent de l’un à l’autre,
et après Mordaunt il reconnut Groslow.
– Alors, dit Mordaunt, vous allez prévenir vos
hommes de se tenir prêts, sans leur dire à quoi.
La chaloupe suit-elle le bâtiment ?
– Comme un chien suit son maître au bout
d’une laisse de chanvre.

94
– Alors, quand la pendule piquera le quart
après minuit vous réunirez vos hommes, vous
descendrez sans bruit dans la chaloupe...
– Après avoir mis le feu à la mèche ?
– Ce soin me regarde. Je veux être sûr de ma
vengeance. Les rames sont dans le canot ?
– Tout est préparé.
– Bien.
– C’est entendu, alors.
Mordaunt s’agenouilla et assura un bout de sa
mèche au robinet, pour n’avoir plus qu’à mettre
le feu à l’extrémité opposée.
Puis, cette opération achevée, il tira sa montre.
– Vous avez entendu ? Au quart d’heure après
minuit, dit-il en se relevant, c’est-à-dire...
Il regarda sa montre.
– Dans vingt minutes.
– Parfaitement, monsieur, répondit Groslow ;
seulement, je dois vous faire observer une
dernière fois qu’il y a quelque danger pour la
mission que vous vous réservez, et qu’il vaudrait

95
mieux charger un de nos hommes de mettre le feu
à l’artifice.
– Mon cher Groslow, dit Mordaunt, vous
connaissez le proverbe français : On n’est bien
servi que par soi-même. Je le mettrai en pratique.
Grimaud avait tout écouté, sinon tout
entendu ; mais la vue suppléait chez lui au défaut
de compréhension parfaite de la langue ; il avait
vu et reconnu les deux mortels ennemis des
mousquetaires ; il avait vu Mordaunt disposer la
mèche ; il avait entendu le proverbe, que pour sa
plus grande facilité Mordaunt avait dit en
français. Enfin il palpait et repalpait le contenu
du cruchon qu’il tenait à la main, et, au lieu du
liquide qu’attendaient Mousqueton et Blaisois,
criaient et s’écrasaient sous ses doigts les grains
d’une poudre grossière.
Mordaunt s’éloigna avec le patron. À la porte
il s’arrêta, écoutant.
– Entendez-vous comme ils dorment ? dit-il.
En effet, on entendait ronfler Porthos à travers
le plancher.

96
– C’est Dieu qui nous les livre, dit Groslow.
– Et cette fois, dit Mordaunt, le diable ne les
sauverait pas !
Et tous deux sortirent.

97
77

Le vin de porto (suite)

Grimaud attendit qu’il eût entendu grincer le


pêne de la porte dans la serrure, et quand il se fut
assuré qu’il était seul, il se dressa lentement le
long de la muraille.
– Ah ! fit-il en essuyant avec sa manche de
larges gouttes de sueur qui perlaient sur son
front ; comme c’est heureux que Mousqueton ait
eu soif !
Il se hâta de passer par son trou, croyant
encore rêver ; mais la vue de la poudre dans le
pot de bière lui prouva que ce rêve était un
cauchemar mortel.
D’Artagnan, comme on le pense, écouta tous
ces détails avec un intérêt croissant, et, sans
attendre que Grimaud eût fini, il se leva sans

98
secousse, et approchant sa bouche de l’oreille
d’Aramis, qui dormait à sa gauche, et lui touchant
l’épaule en même temps pour prévenir tout
mouvement brusque :
– Chevalier, lui dit-il, levez-vous, et ne faites
pas le moindre bruit.
Aramis s’éveilla. D’Artagnan lui répéta son
invitation en lui serrant la main. Aramis obéit.
– Vous avez Athos à votre gauche, dit-il,
prévenez-le comme je vous ai prévenu.
Aramis réveilla facilement Athos, dont le
sommeil était léger comme l’est ordinairement
celui de toutes les natures fines et nerveuses ;
mais on eut plus de difficulté pour réveiller
Porthos. Il allait demander les causes et les
raisons de cette interruption de son sommeil, qui
lui paraissait fort déplaisante, lorsque
d’Artagnan, pour toute explication, lui appliqua
la main sur la bouche.
Alors notre Gascon, allongeant ses bras et les
ramenant à lui, enferma dans leur cercle les trois
têtes de ses amis, de façon qu’elles se touchassent

99
pour ainsi dire.
– Amis, dit-il, nous allons immédiatement
quitter ce bateau, ou nous sommes tous morts.
– Bah ! dit Athos, encore ?
– Savez-vous quel était le capitaine du
bateau ?
– Non.
– Le capitaine Groslow.
Un frémissement des trois mousquetaires
apprit à d’Artagnan que son discours commençait
à faire quelque impression sur ses amis.
– Groslow ! fit Aramis, diable !
– Qu’est-ce que c’est que cela, Groslow ?
demanda Porthos, je ne me le rappelle plus.
– Celui qui a cassé la tête à Parry et qui
s’apprête en ce moment à casser les nôtres.
– Oh ! oh !
– Et son lieutenant, savez-vous qui c’est ?
– Son lieutenant ? il n’en a pas, dit Athos. On
n’a pas de lieutenant dans une felouque montée

100
par quatre hommes.
– Oui, mais M. Groslow n’est pas un capitaine
comme un autre ; il a un lieutenant, lui, et ce
lieutenant est M. Mordaunt.
Cette fois ce fut plus qu’un frémissement
parmi les mousquetaires, ce fut presque un cri.
Ces hommes invincibles étaient soumis à
l’influence mystérieuse et fatale qu’exerçait ce
nom sur eux, et ressentaient de la terreur à
l’entendre seulement prononcer.
– Que faire ? dit Athos.
– Nous emparer de la felouque, dit Aramis.
– Et le tuer, dit Porthos.
– La felouque est minée, dit d’Artagnan. Ces
tonneaux que j’ai pris pour des futailles pleines
de porto sont des tonneaux de poudre. Quand
Mordaunt se verra découvert, il fera tout sauter,
amis et ennemis, et ma foi c’est un monsieur de
trop mauvaise compagnie pour que j’aie le désir
de me présenter en sa société, soit au ciel, soit à
l’enfer.
– Vous avez donc un plan ? demanda Athos.

101
– Oui.
– Lequel ?
– Avez-vous confiance en moi ?
– Ordonnez, dirent ensemble les trois
mousquetaires.
– Eh bien, venez !
D’Artagnan alla à une fenêtre basse comme un
dalot1, mais qui suffisait pour donner passage à
un homme ; il la fit glisser doucement sur sa
charnière.
– Voilà le chemin, dit-il.
– Diable ! dit Aramis, il fait bien froid, cher
ami !
– Restez si vous voulez ici, mais je vous
préviens qu’il y fera chaud tout à l’heure.
– Mais nous ne pouvons gagner la terre à la
nage.

1
Dalot : ouverture munie de portes pratiquée dans la
muraille du navire, à hauteur du pont, pour faciliter
l’écoulement des eaux.

102
– La chaloupe suit en laisse, nous gagnerons la
chaloupe et nous couperons la laisse. Voilà tout.
Allons, messieurs.
– Un instant, dit Athos ; les laquais ?
– Nous voici, dirent Mousqueton et Blaisois,
que Grimaud avait été chercher pour concentrer
toutes les forces dans la cabine, et qui, par
l’écoutille qui touchait presque à la porte, étaient
entrés sans être vus.
Cependant les trois amis étaient restés
immobiles devant le terrible spectacle que leur
avait découvert d’Artagnan en soulevant le volet
et qu’ils voyaient par cette étroite ouverture.
En effet, quiconque a vu ce spectacle une fois
sait que rien n’est plus profondément saisissant
qu’une mer houleuse, roulant avec de sourds
murmures ses vagues noires à la pâle clarté d’une
lune d’hiver.
– Cordieu ! dit d’Artagnan, nous hésitons, ce
me semble ! Si nous hésitons, nous, que feront
donc les laquais ?
– Je n’hésite pas, moi, dit Grimaud.

103
– Monsieur, dit Blaisois, je ne sais nager que
dans les rivières, je vous en préviens.
– Et moi, je ne sais pas nager du tout, dit
Mousqueton.
Pendant ce temps, d’Artagnan s’était glissé par
l’ouverture.
– Vous êtes donc décidé, ami ? dit Athos.
– Oui, répondit le Gascon. Allons, Athos, vous
qui êtes l’homme parfait, dites à l’esprit de
dominer la matière. Vous, Aramis, donnez le mot
aux laquais. Vous, Porthos, tuez tout ce qui nous
fera obstacle.
Et d’Artagnan, après avoir serré la main
d’Athos, choisit le moment où par un mouvement
de tangage la felouque plongeait de l’arrière ; de
sorte qu’il n’eut qu’à se laisser glisser dans l’eau,
qui l’enveloppait déjà jusqu’à la ceinture.
Athos le suivit avant même que la felouque fût
relevée ; après Athos elle se releva, et l’on vit se
tendre et sortir de l’eau le câble qui attachait la
chaloupe.
D’Artagnan nagea vers ce câble et l’atteignit.

104
Là il attendit suspendu à ce câble par une main
et la tête seule à fleur d’eau.
Au bout d’une seconde, Athos le rejoignit.
Puis l’on vit au tournant de la felouque
poindre deux autres têtes. C’étaient celle
d’Aramis et de Grimaud.
– Blaisois m’inquiète, dit Athos. N’avez-vous
pas entendu, d’Artagnan, qu’il a dit qu’il ne
savait nager que dans les rivières ?
– Quand on sait nager, on nage partout, dit
d’Artagnan ; à la barque ! à la barque !
– Mais Porthos ? Je ne le vois pas.
– Porthos va venir, soyez tranquille, il nage
comme Léviathan1 lui-même.
En effet Porthos ne paraissait point ; car une
scène, moitié burlesque, moitié dramatique, se
passait entre lui, Mousqueton et Blaisois.
Ceux-ci, épouvantés par le bruit de l’eau, par
le sifflement du vent, effarés par la vue de cette

1
Montre marin dont le Livre de Job, III, 8, fait la
description.

105
eau noire bouillonnant dans le gouffre, reculaient
au lieu d’avancer.
– Allons ! allons ! dit Porthos, à l’eau !
– Mais, monsieur, disait Mousqueton, je ne
sais pas nager, laissez-moi ici.
– Et moi aussi, monsieur, disait Blaisois.
– Je vous assure que je vous embarrasserai
dans cette petite barque, reprit Mousqueton.
– Et moi je me noierai bien sûr avant que d’y
arriver, continuait Blaisois.
– Ah çà, je vous étrangle tous deux si vous ne
sortez pas, dit Porthos en les saisissant à la gorge.
En avant, Blaisois !
Un gémissement étouffé par la main de fer de
Porthos fut toute la réponse de Blaisois, car le
géant, le tenant par le cou et par les pieds, le fit
glisser comme une planche par la fenêtre et
l’envoya dans la mer tête en bas.
– Maintenant, Mouston, dit Porthos, j’espère
que vous n’abandonnerez pas votre maître.
– Ah ! monsieur, dit Mousqueton les larmes

106
aux yeux, pourquoi avez-vous repris du service ?
nous étions si bien au château de Pierrefonds !
Et sans autre reproche, devenu pensif et
obéissant, soit par dévouement réel, soit par
l’exemple donné à l’égard de Blaisois,
Mousqueton donna tête baissée dans la mer.
Action sublime en tout cas, car Mousqueton se
croyait mort.
Mais Porthos n’était pas homme à abandonner
ainsi son fidèle compagnon. Le maître suivit de si
près son valet, que la chute des deux corps ne fit
qu’un seul et même bruit ; de sorte que lorsque
Mousqueton revint sur l’eau tout aveuglé, il se
trouva retenu par la large main de Porthos, et put,
sans avoir besoin de faire aucun mouvement,
s’avancer vers la corde avec la majesté d’un dieu
marin.
Au même instant, Porthos vit tourbillonner
quelque chose à la portée de son bras. Il saisit ce
quelque chose par la chevelure : c’était Blaisois,
au-devant duquel venait déjà Athos.
– Allez, allez, comte, dit Porthos, je n’ai pas
besoin de vous.

107
Et en effet, d’un coup de jarret vigoureux,
Porthos se dressa comme le géant Adamastor1 au-
dessus de la lame, et en trois élans il se trouva
avoir rejoint ses compagnons.
D’Artagnan, Aramis et Grimaud aidèrent
Mousqueton et Blaisois à monter ; puis vint le
tour de Porthos, qui, en enjambant par-dessus le
bord, manqua de faire chavirer la petite
embarcation.
– Et Athos ? demanda d’Artagnan.
– Me voici ! dit Athos, qui, comme un général
soutenant la retraite, n’avait voulu monter que le
dernier et se tenait au rebord de la barque. Êtes-
vous tous réunis ?
– Tous, dit d’Artagnan. Et vous, Athos, avez-
vous votre poignard ?
– Oui.
– Alors coupez le câble et venez.
Athos tira un poignard acéré de sa ceinture et
coupa la corde ; la felouque s’éloigna ; la barque

1
Dans les Lusiades de Camoëns (1572).

108
resta stationnaire, sans autre mouvement que
celui que lui imprimaient les vagues.
– Venez, Athos ! dit d’Artagnan.
Et il tendit la main au comte de La Fère, qui
prit à son tour place dans le bateau.
– Il était temps, dit le Gascon, et vous allez
voir quelque chose de curieux.

109
78

Fatalité1

En effet, d’Artagnan achevait à peine ces


paroles qu’un coup de sifflet retentit sur la
felouque, qui commençait à s’enfoncer dans la
brume et dans l’obscurité.
– Ceci, comme vous le comprenez bien, reprit
le Gascon, veut dire quelque chose.
En ce moment on vit un falot apparaître sur le
pont et dessiner des ombres à l’arrière.
Soudain un cri terrible, un cri de désespoir
traversa l’espace ; et comme si ce cri eût chassé
les nuages, le voile qui cachait la lune s’écarta, et

1
Dans Courtilz de Sandras (chap. XVI), l’exécution d’un
agent anglais qui avait pour mission de « porter le Parlement à
se déclarer entièrement contre [Mazarin] » peut être à la source
de ce chapitre.

110
l’on vit se dessiner sur le ciel, argenté d’une pâle
lumière, la voilure grise et les cordages noirs de
la felouque.
Des ombres couraient éperdues sur le navire,
et des cris lamentables accompagnaient ces
promenades insensées.
Au milieu de ces cris, on vit apparaître, sur le
couronnement de la poupe, Mordaunt, une torche
à la main.
Ces ombres qui couraient éperdues sur le
navire, c’était Groslow qui, à l’heure indiquée par
Mordaunt, avait rassemblé ses hommes ; tandis
que celui-ci, après avoir écouté à la porte de la
cabine si les mousquetaires dormaient toujours,
était descendu dans la cale, rassuré par le silence.
En effet, qui eût pu soupçonner ce qui venait
de se passer ?
Mordaunt avait en conséquence ouvert la porte
et couru à la mèche ; ardent comme un homme
altéré de vengeance et sûr de lui comme ceux que
Dieu aveugle, il avait mis le feu au soufre.
Pendant ce temps, Groslow et ses matelots

111
s’étaient réunis à l’arrière.
– Halez la corde, dit Groslow, et attirez la
chaloupe à nous.
Un des matelots enjamba la muraille du
navire, saisit le câble et tira ; le câble vint à lui
sans résistance aucune.
– Le câble est coupé ! s’écria le marin, plus de
canot !
– Comment ! plus de canot ! dit Groslow en
s’élançant à son tour sur le bastingage, c’est
impossible !
– Cela est cependant, dit le marin, voyez
plutôt ; rien dans le sillage, et d’ailleurs voilà le
bout du câble.
C’était alors que Groslow avait poussé ce
rugissement que les mousquetaires avaient
entendu.
– Qu’y a-t-il ? s’écria Mordaunt, qui, sortant
de l’écoutille, s’élança à son tour vers l’arrière, sa
torche à la main.
– Il y a que nos ennemis nous échappent ; il y
a qu’ils ont coupé la corde et qu’ils fuient avec le

112
canot.
Mordaunt ne fit qu’un bond jusqu’à la cabine,
dont il enfonça la porte d’un coup de pied.
– Vide ! s’écria-t-il. Oh ! les démons !
– Nous allons les poursuivre, dit Groslow ; ils
ne peuvent être loin, et nous les coulerons en
passant sur eux.
– Oui, mais le feu ! dit Mordaunt, j’ai mis le
feu !
– À quoi ?
– À la mèche !
– Mille tonnerres ! hurla Groslow en se
précipitant vers l’écoutille. Peut-être est-il encore
temps.
Mordaunt ne répondit que par un rire terrible ;
et, les traits bouleversés par la haine plus encore
que par la terreur, cherchant le ciel de ses yeux
hagards pour lui lancer un dernier blasphème, il
jeta d’abord sa torche dans la mer, puis il s’y
précipita lui-même.
Au même instant et comme Groslow mettait le

113
pied sur l’escalier de l’écoutille, le navire s’ouvrit
comme le cratère d’un volcan ; un jet de feu
s’élança vers le ciel avec une explosion pareille à
celle de cent pièces de canon qui tonneraient à la
fois ; l’air s’embrasa tout sillonné de débris
embrasés eux-mêmes, puis l’effroyable éclair
disparut, les débris tombèrent l’un après l’autre,
frémissant dans l’abîme, où ils s’éteignirent, et, à
l’exception d’une vibration dans l’air, au bout
d’un instant on eût cru qu’il ne s’était rien passé.
Seulement la felouque avait disparu de la
surface de la mer, et Groslow et ses trois hommes
étaient anéantis.
Les quatre amis avaient tout vu, aucun des
détails de ce terrible drame ne leur avait échappé.
Un instant inondés de cette lumière éclatante qui
avait éclairé la mer à plus d’une lieue, on aurait
pu les voir chacun dans une attitude diverse,
exprimant l’effroi que, malgré leurs cœurs de
bronze, ils ne pouvaient s’empêcher de ressentir.
Bientôt la pluie de flammes retomba tout autour
d’eux ; puis enfin le volcan s’éteignit comme
nous l’avons raconté, et tout rentra dans

114
l’obscurité, barque flottante et océan houleux.
Ils demeurèrent un instant silencieux et
abattus. Porthos et d’Artagnan, qui avaient pris
chacun une rame, la soutenaient machinalement
au-dessus de l’eau en pesant dessus de tout leur
corps et en l’étreignant de leurs mains crispées.
– Ma foi, dit Aramis rompant le premier ce
silence de mort, pour cette fois je crois que tout
est fini.
– À moi, milords ! à l’aide ! au secours ! cria
une voix lamentable dont les accents parvinrent
aux quatre amis, et pareille à celle de quelque
esprit de la mer.
Tous se regardèrent. Athos lui-même
tressaillit.
– C’est lui, c’est sa voix ! dit-il.
Tous gardèrent le silence, car tous avaient,
comme Athos, reconnu cette voix. Seulement
leurs regards aux prunelles dilatées se tournèrent
dans la direction où avait disparu le bâtiment,
faisant des efforts inouïs pour percer l’obscurité.
Au bout d’un instant on commença de

115
distinguer un homme ; il s’approchait nageant
avec vigueur.
Athos étendit lentement le bras vers lui, le
montrant du doigt à ses compagnons.
– Oui, oui, dit d’Artagnan, je le vois bien.
– Encore lui ! dit Porthos en respirant comme
un soufflet de forge. Ah çà, mais il est donc de
fer ?
– Ô mon Dieu ! murmura Athos.
Aramis et d’Artagnan se parlaient à l’oreille.
Mordaunt fit encore quelques brassées, et,
levant en signe de détresse une main au-dessus de
la mer :
– Pitié ! messieurs, pitié, au nom du ciel ! Je
sens mes forces qui m’abandonnent, je vais
mourir !
La voix qui implorait secours était si vibrante,
qu’elle alla éveiller la compassion au fond du
cœur d’Athos.
– Le malheureux ! murmura-t-il.
– Bon ! dit d’Artagnan, il ne vous manque

116
plus que de le plaindre ! En vérité, je crois qu’il
nage vers nous. Pense-t-il donc que nous allons le
prendre ? Ramez, Porthos, ramez !
Et donnant l’exemple, d’Artagnan plongea sa
rame dans la mer, deux coups d’aviron
éloignèrent la barque de vingt brasses.
– Oh ! vous ne m’abandonnerez pas ! Vous ne
me laisserez pas périr ! Vous ne serez pas sans
pitié ! s’écria Mordaunt.
– Ah ! ah ! dit Porthos à Mordaunt, je crois
que nous vous tenons, enfin, mon brave, et que
vous n’avez pour vous sauver d’ici d’autres
portes que celles de l’enfer !
– Oh ! Porthos ! murmura le comte de La
Fère.
– Laissez-moi tranquille, Athos ; en vérité
vous devenez ridicule avec vos éternelles
générosités ! D’abord, s’il approche à dix pieds
de la barque, je vous déclare que je lui fends la
tête d’un coup d’aviron.
– Oh ! de grâce... ne me fuyez pas,
messieurs... de grâce... ayez pitié de moi ! cria le

117
jeune homme, dont la respiration haletante faisait
parfois, quand sa tête disparaissait sous la vague,
bouillonner l’eau glacée.
D’Artagnan, qui tout en suivant de l’œil
chaque mouvement de Mordaunt, avait terminé
son colloque avec Aramis, se leva :
– Monsieur, dit-il en s’adressant au nageur,
éloignez-vous, s’il vous plaît. Votre repentir est
de trop fraîche date pour que nous y ayons une
bien grande confiance ; faites attention que le
bateau dans lequel vous avez voulu nous griller
fume encore à quelques pieds sous l’eau, et que la
situation dans laquelle vous êtes est un lit de
roses en comparaison de celle où vous vouliez
nous mettre et où vous avez mis M. Groslow et
ses compagnons.
– Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent
plus désespéré, je vous jure que mon repentir est
véritable. Messieurs, je suis si jeune, j’ai vingt-
trois ans à peine ! Messieurs, j’ai été entraîné par
un ressentiment bien naturel, j’ai voulu venger
ma mère, et vous eussiez tous fait ce que j’ai fait.
– Peuh ! fit d’Artagnan, voyant qu’Athos

118
s’attendrissait de plus en plus ; c’est selon.
Mordaunt n’avait plus que trois ou quatre
brassées à faire pour atteindre la barque, car
l’approche de la mort semblait lui donner une
vigueur surnaturelle.
– Hélas ! reprit-il, je vais donc mourir ! Vous
allez donc tuer le fils comme vous avez tué la
mère ! Et cependant je n’étais pas coupable ;
selon toutes les lois divines et humaines, un fils
doit venger sa mère. D’ailleurs, ajouta-t-il en
joignant les mains, si c’est un crime, puisque je
m’en repens, puisque j’en demande pardon, je
dois être pardonné.
Alors, comme si les forces lui manquaient, il
sembla ne plus pouvoir se soutenir sur l’eau, et
une vague passa sur sa tête, qui éteignit sa voix.
– Oh ! cela me déchire ! dit Athos.
Mordaunt reparut.
– Et moi, répondit d’Artagnan, je dis qu’il faut
en finir ; monsieur l’assassin de votre oncle,
monsieur le bourreau du roi Charles, monsieur
l’incendiaire, je vous engage à vous laisser couler

119
à fond ; ou, si vous approchez encore de la
barque d’une seule brasse, je vous casse la tête
avec mon aviron.
Mordaunt, comme au désespoir, fit une
brassée. D’Artagnan prit sa rame à deux mains,
Athos se leva.
– D’Artagnan ! d’Artagnan ! s’écria-t-il ;
d’Artagnan ! mon fils, je vous en supplie. Le
malheureux va mourir, et c’est affreux de laisser
mourir un homme sans lui tendre la main, quand
on n’a qu’à lui tendre la main pour le sauver.
Oh ! mon cœur me défend une pareille action ; je
ne puis y résister, il faut qu’il vive !
– Mordieu ! répliqua d’Artagnan, pourquoi ne
vous livrez-vous pas tout de suite pieds et poings
liés à ce misérable ? Ce sera plus tôt fait. Ah !
comte de La Fère, vous voulez périr par lui ; eh
bien ! moi, votre fils, comme vous m’appelez, je
ne le veux pas.
C’était la première fois que d’Artagnan
résistait à une prière qu’Athos faisait en
l’appelant son fils.

120
Aramis tira froidement son épée, qu’il avait
emportée entre ses dents à la nage.
– S’il pose la main sur le bordage, dit-il, je la
lui coupe comme à un régicide qu’il est.
– Et moi, dit Porthos, attendez...
– Qu’allez-vous faire ? demanda Aramis.
– Je vais me jeter à l’eau et je l’étranglerai.
– Oh ! messieurs, s’écria Athos avec un
sentiment irrésistible, soyons hommes, soyons
chrétiens !
D’Artagnan poussa un soupir qui ressemblait à
un gémissement, Aramis abaissa son épée,
Porthos se rassit.
– Voyez, continua Athos, voyez, la mort se
peint sur son visage ; ses forces sont à bout, une
minute encore, et il coule au fond de l’abîme.
Ah ! ne me donnez pas cet horrible remords, ne
me forcez pas à mourir de honte à mon tour ; mes
amis, accordez-moi la vie de ce malheureux, je
vous bénirai, je vous...
– Je me meurs ! murmura Mordaunt ; à
moi !... à moi !...

121
– Gagnons une minute, dit Aramis en se
penchant à gauche et en s’adressant à d’Artagnan.
Un coup d’aviron, ajouta-t-il en se penchant à
droite vers Porthos.
D’Artagnan ne répondit ni du geste ni de la
parole ; il commençait d’être ému, moitié des
supplications d’Athos, moitié par le spectacle
qu’il avait sous les yeux. Porthos seul donna un
coup de rame, et, comme ce coup n’avait pas de
contrepoids, la barque tourna seulement sur elle-
même et ce mouvement rapprocha Athos du
moribond.
– Monsieur le comte de La Fère ! s’écria
Mordaunt, monsieur le comte de La Fère ! C’est à
vous que je m’adresse, c’est vous que je supplie,
ayez pitié de moi... Où êtes-vous, monsieur le
comte de La Fère ? Je n’y vois plus... Je me
meurs !... À moi ! à moi !
– Me voici, monsieur, dit Athos en se
penchant et en étendant le bras vers Mordaunt
avec cet air de noblesse et de dignité qui lui était
habituel, me voici ; prenez ma main, et entrez
dans notre embarcation.

122
– J’aime mieux ne pas regarder, dit
d’Artagnan, cette faiblesse me répugne.
Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur
côté, se pressaient au fond de la barque comme
s’ils eussent craint de toucher celui auquel Athos
ne craignait pas de tendre la main.
Mordaunt fit un effort suprême, se souleva,
saisit cette main qui se tendait vers lui et s’y
cramponna avec la véhémence du dernier espoir.
– Bien ! dit Athos, mettez votre autre main ici.
Et il lui offrait son épaule comme second point
d’appui, de sorte que sa tête touchait presque la
tête de Mordaunt, et que ces deux ennemis
mortels se tenaient embrassés comme deux
frères.
Mordaunt étreignit de ses doigts crispés le
collet d’Athos.
– Bien, monsieur, dit le comte, maintenant
vous voilà sauvé, tranquillisez-vous.
– Ah ! ma mère, s’écria Mordaunt avec un
regard flamboyant et avec un accent de haine
impossible à décrire, je ne peux t’offrir qu’une

123
victime, mais ce sera du moins celle que tu eusses
choisie !
Et tandis que d’Artagnan poussait un cri, que
Porthos levait l’aviron, qu’Aramis cherchait une
place pour frapper, une effrayante secousse
donnée à la barque entraîna Athos dans l’eau,
tandis que Mordaunt, poussant un cri de
triomphe, serrait le cou de sa victime et
enveloppait, pour paralyser ses mouvements, ses
jambes et les siennes comme aurait pu le faire un
serpent.
Un instant, sans pousser un cri, sans appeler à
son aide, Athos essaya de se maintenir à la
surface de la mer, mais le poids l’entraînant, il
disparut peu à peu ; bientôt on ne vit plus que ses
longs cheveux flottants ; puis tout disparut, et un
large bouillonnement, qui s’effaça à son tour,
indiqua seul l’endroit où tous deux s’étaient
engloutis.
Muets d’horreur, immobiles, suffoqués par
l’indignation et l’épouvante, les trois amis étaient
restés la bouche béante, les yeux dilatés, les bras
tendus ; ils semblaient des statues et cependant,

124
malgré leur immobilité, on entendait battre leur
cœur. Porthos le premier revint à lui, et
s’arrachant les cheveux à pleines mains :
– Oh ! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant
chez un pareil homme surtout, oh ! Athos,
Athos ! noble cœur ! malheur ! malheur sur nous
qui t’avons laissé mourir !
– Oh ! oui, répéta d’Artagnan, malheur !
– Malheur ! murmura Aramis.
En ce moment, au milieu du vaste cercle
illuminé des rayons de la lune, à quatre ou cinq
brasses de la barque, le même tourbillonnement
qui avait annoncé l’absorption se renouvela, et
l’on vit reparaître d’abord des cheveux, puis un
visage pâle aux yeux ouverts mais cependant
morts, puis un corps qui, après s’être dressé
jusqu’au buste au-dessus de la mer, se renversa
mollement sur le dos, selon le caprice de la
vague.
Dans la poitrine du cadavre était enfoncé un
poignard dont le pommeau d’or étincelait.
– Mordaunt ! Mordaunt ! Mordaunt !

125
s’écrièrent les trois amis, c’est Mordaunt !
– Mais Athos ? dit d’Artagnan.
Tout à coup la barque pencha à gauche sous
un poids nouveau et inattendu, et Grimaud poussa
un hurlement de joie ; tous se retournèrent, et l’on
vit Athos, livide, l’œil éteint et la main
tremblante, se reposer en s’appuyant sur le bord
du canot. Huit bras nerveux l’enlevèrent aussitôt
et le déposèrent dans la barque, où dans un
instant Athos se sentit réchauffé, ranimé,
renaissant sous les caresses et dans les étreintes
de ses amis ivres de joie.
– Vous n’êtes pas blessé, au moins ? demanda
d’Artagnan.
– Non, répondit Athos... Et lui ?
– Oh ! lui, cette fois, Dieu merci ! il est bien
mort. Tenez !
Et d’Artagnan, forçant Athos de regarder dans
la direction qu’il lui indiquait, lui montra le corps
de Mordaunt flottant sur le dos des lames, et qui,
tantôt submergé, tantôt relevé, semblait encore
poursuivre les quatre amis d’un regard chargé

126
d’insulte et de haine mortelle.
Enfin il s’abîma. Athos l’avait suivi d’un œil
empreint de mélancolie et de pitié.
– Bravo, Athos ! dit Aramis avec une effusion
bien rare chez lui.
– Le beau coup ! s’écria Porthos.
– J’avais un fils, dit Athos, j’ai voulu vivre.
– Enfin, dit d’Artagnan, voilà où Dieu a parlé.
– Ce n’est pas moi qui l’ai tué, murmura
Athos, c’est le destin.

127
79

Où, après avoir manqué d’être rôti,


Mousqueton manqua d’être mangé

Un profond silence régna longtemps dans le


canot après la scène terrible que nous venons de
raconter. La lune, qui s’était montrée un instant
comme si Dieu eût voulu qu’aucun détail de cet
événement ne restât caché aux yeux des
spectateurs, disparut derrière les nuages ; tout
rentra dans cette obscurité si effrayante dans tous
les déserts et surtout dans ce désert liquide qu’on
appelle l’Océan, et l’on n’entendit plus que le
sifflement du vent d’ouest dans la crête des
lames.
Porthos rompit le premier le silence.
– J’ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune
ne m’a ému comme celle que je viens de voir.
Cependant, tout troublé que je suis, je vous

128
déclare que je me sens excessivement heureux.
J’ai cent livres de moins sur la poitrine, et je
respire enfin librement.
En effet, Porthos respira avec un bruit qui
faisait honneur au jeu puissant de ses poumons.
– Pour moi, dit Aramis, je n’en dirai pas
autant que vous, Porthos ; je suis encore
épouvanté. C’est au point que je n’en crois pas
mes yeux, que je doute de ce que j’ai vu, que je
cherche tout autour du canot, et que je m’attends
à chaque minute à voir reparaître ce misérable
tenant à la main le poignard qu’il avait dans le
cœur.
– Oh ! moi, je suis tranquille, reprit Porthos ;
le coup lui a été porté vers la sixième côte et
enfoncé jusqu’à la garde. Je ne vous en fais pas
un reproche, Athos, au contraire. Quand on
frappe, c’est comme cela qu’il faut frapper. Aussi
je vis à présent, je respire, je suis joyeux.
– Ne vous hâtez pas de chanter victoire,
Porthos ! dit d’Artagnan. Jamais nous n’avons
couru un danger plus grand qu’à cette heure ; car
un homme vient à bout d’un homme, mais non

129
pas d’un élément. Or, nous sommes en mer la
nuit, sans guide, dans une frêle barque ; qu’un
coup de vent fasse chavirer le canot, et nous
sommes perdus.
Mousqueton poussa un profond soupir.
– Vous êtes ingrat, d’Artagnan, dit Athos ;
oui, ingrat de douter de la Providence au moment
où elle vient de nous sauver tous d’une façon si
miraculeuse. Croyez-vous qu’elle nous ait fait
passer, en nous guidant par la main, à travers tant
de périls, pour nous abandonner ensuite ? Non
pas. Nous sommes partis par un vent d’ouest, ce
vent souffle toujours. (Athos s’orienta sur l’étoile
polaire.) Voici le Chariot, par conséquent là est la
France. Laissons-nous aller au vent, et tant qu’il
ne changera point il nous poussera vers les côtes
de Calais ou de Boulogne. Si la barque chavire,
nous sommes assez forts et assez bons nageurs, à
nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour
nous attacher à elle si cet effort est au-dessus de
nos forces. Or, nous nous trouvons sur la route de
tous les vaisseaux qui vont de Douvres à Calais et
de Portsmouth à Boulogne ; si l’eau conservait

130
leurs traces, leur sillage eût creusé une vallée à
l’endroit même où nous sommes. Il est donc
impossible qu’au jour nous ne rencontrions pas
quelque barque de pêcheur qui nous recueillera.
– Mais si nous n’en rencontrions point, par
exemple, et que le vent tournât au nord !
– Alors, dit Athos, c’est autre chose, nous ne
retrouverions la terre que de l’autre côté de
l’Atlantique.
– Ce qui veut dire que nous mourrions de
faim, reprit Aramis.
– C’est plus que probable, dit le comte de La
Fère.
Mousqueton poussa un second soupir plus
douloureux encore que le premier.
– Ah ! çà ! Mouston, demanda Porthos,
qu’avez-vous donc à gémir toujours ainsi ? cela
devient fastidieux !
– J’ai que j’ai froid, monsieur, dit
Mousqueton.
– C’est impossible, dit Porthos.

131
– Impossible ? dit Mousqueton étonné.
– Certainement. Vous avez le corps couvert
d’une couche de graisse qui le rend impénétrable
à l’air. Il y a autre chose, parlez franchement.
– Eh bien, oui, monsieur, et c’est même cette
couche de graisse, dont vous me glorifiez, qui
m’épouvante, moi !
– Et pourquoi cela, Mouston ? Parlez
hardiment, ces messieurs vous le permettent.
– Parce que, monsieur, je me rappelais que
dans la bibliothèque du château de Bracieux il y a
une foule de livres de voyages, et parmi ces livres
de voyages ceux de Jean Mocquet1, le fameux
voyageur du roi Henri IV.
– Après ?
– Eh bien ! monsieur, dit Mousqueton, dans
ces livres il est fort parlé d’aventures maritimes et
d’événements semblables à celui qui nous
menace en ce moment !

1
Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occidentales
faits par Jean Mocquet..., Paris, J. de Hanqueville, 1617.

132
– Continuez, Mouston, dit Porthos, cette
analogie est pleine d’intérêt.
– Eh bien, monsieur, en pareil cas, les
voyageurs affamés, dit Jean Mocquet, ont
l’habitude affreuse de se manger les uns les
autres et de commencer par...
– Par le plus gras ! s’écria d’Artagnan ne
pouvant s’empêcher de rire, malgré la gravité de
la situation.
– Oui, monsieur, répondit Mousqueton, un peu
abasourdi de cette hilarité, et permettez-moi de
vous dire que je ne vois pas ce qu’il peut y avoir
de risible là-dedans.
– C’est le dévouement personnifié que ce
brave Mousqueton ! reprit Porthos. Gageons que
tu te voyais déjà dépecé et mangé par ton maître ?
– Oui, monsieur, quoique cette joie que vous
devinez en moi ne soit pas, je vous l’avoue, sans
quelque mélange de tristesse. Cependant je ne me
regretterais pas trop, monsieur, si en mourant
j’avais la certitude de vous être utile encore.
– Mouston, dit Porthos attendri, si nous

133
revoyons jamais mon château de Pierrefonds,
vous aurez, en toute propriété, pour vous et vos
descendants, le clos de vignes qui surmonte la
ferme.
– Et vous le nommerez la vigne du
Dévouement, Mouston, dit Aramis, pour
transmettre aux derniers âges le souvenir de votre
sacrifice.
– Chevalier, dit d’Artagnan en riant à son tour,
vous eussiez mangé du Mouston sans trop de
répugnance, n’est-ce pas, surtout après deux ou
trois jours de diète ?
– Oh ! ma foi, non, reprit Aramis, j’eusse
mieux aimé Blaisois : il y a moins longtemps que
nous le connaissons.
On conçoit que pendant cet échange de
plaisanteries, qui avaient pour but surtout
d’écarter de l’esprit d’Athos la scène qui venait
de se passer, à l’exception de Grimaud, qui savait
qu’en tout cas le danger, quel qu’il fût, passerait
au-dessus de sa tête, les valets ne fussent point
tranquilles.

134
Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la
conversation, et muet, selon son habitude,
s’escrimait-il de son mieux, un aviron de chaque
main.
– Tu rames donc, toi ? dit Athos.
Grimaud fit signe que oui.
– Pourquoi rames-tu ?
– Pour avoir chaud.
En effet, tandis que les autres naufragés
grelottaient de froid, le silencieux Grimaud suait
à grosses gouttes.
Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie
en élevant au-dessus de sa tête sa main armée
d’une bouteille.
– Oh ! dit-il en passant la bouteille à Porthos,
oh ! monsieur, nous sommes sauvés ! la barque
est garnie de vivres.
Et fouillant vivement sous le banc d’où il avait
déjà tiré le précieux spécimen, il amena
successivement une douzaine de bouteilles
pareilles, du pain et un morceau de bœuf salé.

135
Il est inutile de dire que cette trouvaille rendit
la gaieté à tous, excepté à Athos.
– Mordieu ! dit Porthos, qui, on se le rappelle,
avait déjà faim en mettant le pied sur la felouque,
c’est étonnant comme les émotions creusent
l’estomac !
Et il avala une bouteille d’un coup et mangea à
lui seul un bon tiers du pain et du bœuf salé.
– Maintenant, dit Athos, dormez ou tâchez de
dormir, messieurs ; moi, je veillerai.
Pour d’autres hommes que pour nos hardis
aventuriers une pareille proposition eût été
dérisoire. En effet, ils étaient mouillés jusqu’aux
os, il faisait un vent glacial, et les émotions qu’ils
venaient d’éprouver semblaient leur défendre de
fermer l’œil ; mais pour ces natures d’élite, pour
ces tempéraments de fer, pour ces corps brisés à
toutes les fatigues, le sommeil, dans toutes les
circonstances, arrivait à son heure sans jamais
manquer à l’appel.
Aussi au bout d’un instant chacun, plein de
confiance dans le pilote, se fut-il accoudé à sa

136
façon, et eut-il essayé de profiter du conseil
donné par Athos, qui, assis au gouvernail et les
yeux fixés sur le ciel, où sans doute il cherchait
non seulement le chemin de la France, mais
encore le visage de Dieu, demeura seul, comme il
l’avait promis, pensif et éveillé, dirigeant la petite
barque dans la voie qu’elle devait suivre.
Après quelques heures de sommeil, les
voyageurs furent réveillés par Athos.
Les premières lueurs du jour venaient de
blanchir la mer bleuâtre, et à dix portées de
mousquet à peu près vers l’avant on apercevait
une masse noire au-dessus de laquelle se
déployait une voile triangulaire fine et allongée
comme l’aile d’une hirondelle.
– Une barque ! dirent d’une même voix les
quatre amis, tandis que les laquais, de leur côté,
exprimaient aussi leur joie sur des tons différents.
C’était en effet une flûte1 dunkerquoise qui
faisait voile vers Boulogne.

1
Flûte : corvette destinée au transport au matériel de
guerre.

137
Les quatre maîtres, Blaisois et Mousqueton
unirent leurs voix en un seul cri qui vibra sur la
surface élastique des flots, tandis que Grimaud,
sans rien dire, mettait son chapeau au bout de sa
rame pour attirer les regards de ceux qu’allait
frapper le son de la voix.
Un quart d’heure après, le canot de cette flûte
les remorquait ; ils mettaient le pied sur le pont
du petit bâtiment. Grimaud offrait vingt guinées
au patron de la part de son maître, et à neuf
heures du matin, par un bon vent, nos Français
mettaient le pied sur le sol de la patrie.
– Mordieu ! qu’on est fort là-dessus ! dit
Porthos en enfonçant ses larges pieds dans le
sable. Qu’on vienne me chercher noise
maintenant, me regarder de travers ou me
chatouiller, et l’on verra à qui l’on a affaire !
Morbleu ! je défierais tout un royaume !
– Et moi, dit d’Artagnan, je vous engage à ne
pas faire sonner ce défi trop haut, Porthos ; car il
me semble qu’on nous regarde beaucoup par ici.
– Pardieu ! dit Porthos, on nous admire.

138
– Eh bien, moi, répondit d’Artagnan, je n’y
mets point d’amour-propre, je vous jure,
Porthos ! Seulement j’aperçois des hommes en
robe noire, et dans notre situation les hommes en
robe noire m’épouvantent, je l’avoue.
– Ce sont les greffiers des marchandises du
port, dit Aramis.
– Sous l’autre cardinal, sous le grand, dit
Athos, on eût plus fait attention à nous qu’aux
marchandises. Mais sous celui-ci, tranquillisez-
vous, amis, on fera plus attention aux
marchandises qu’à nous.
– Je ne m’y fie pas, dit d’Artagnan, et je gagne
les dunes.
– Pourquoi pas la ville ? dit Porthos.
J’aimerais mieux une bonne auberge que ces
affreux déserts de sable que Dieu a créés pour les
lapins seulement. D’ailleurs j’ai faim, moi.
– Faites comme vous voudrez, Porthos ! dit
d’Artagnan ; mais, quant à moi, je suis convaincu
que ce qu’il y a de plus sûr pour des hommes
dans notre situation, c’est la rase campagne.

139
Et d’Artagnan, certain de réunir la majorité,
s’enfonça dans les dunes sans attendre la réponse
de Porthos.
La petite troupe le suivit et disparut bientôt
avec lui derrière les monticules de sable, sans
avoir attiré sur elle l’attention publique.
– Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un
quart de lieue à peu près, causons.
– Non pas, dit d’Artagnan, fuyons. Nous
avons échappé à Cromwell, à Mordaunt, à la mer,
trois abîmes qui voulaient nous dévorer ; nous
n’échapperons pas au sieur Mazarin.
– Vous avez raison, d’Artagnan, dit Aramis, et
mon avis est que, pour plus de sécurité même,
nous nous séparions.
– Oui, oui, Aramis, dit d’Artagnan, séparons-
nous.
Porthos voulut parler pour s’opposer à cette
résolution, mais d’Artagnan lui fit comprendre,
en lui serrant la main, qu’il devait se taire.
Porthos était fort obéissant à ces signes de son
compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il

140
reconnaissait la supériorité intellectuelle. Il
renfonça donc les paroles qui allaient sortir de sa
bouche.
– Mais pourquoi nous séparer ? dit Athos.
– Parce que, dit d’Artagnan, nous avons été
envoyés à Cromwell par M. de Mazarin, Porthos
et moi, et qu’au lieu de servir Cromwell nous
avons servi le roi Charles Ier, ce qui n’est pas du
tout la même chose. En revenant avec messieurs
de La Fère et d’Herblay, notre crime est avéré ;
en revenant seuls, notre crime demeure à l’état de
doute, et avec le doute on mène les hommes très
loin. Or, je veux faire voir du pays à M. de
Mazarin, moi.
– Tiens, dit Porthos, c’est vrai !
– Vous oubliez, dit Athos, que nous sommes
vos prisonniers, que nous ne nous regardons pas
du tout comme dégagés de notre parole envers
vous, et qu’en nous ramenant prisonniers à
Paris...
– En vérité, Athos, interrompit d’Artagnan, je
suis fâché qu’un homme d’esprit comme vous

141
dise toujours des pauvretés dont rougiraient des
écoliers de troisième. Chevalier, continua
d’Artagnan en s’adressant à Aramis, qui, campé
fièrement sur son épée, semblait, quoiqu’il eût
d’abord émis une opinion contraire, s’être au
premier mot rallié à celle de son compagnon,
chevalier, comprenez donc qu’ici comme
toujours mon caractère défiant exagère. Porthos
et moi ne risquons rien, au bout du compte. Mais
si par hasard cependant on essayait de nous
arrêter devant vous, eh bien ! on n’arrêterait pas
sept hommes comme on en arrête trois ; les épées
verraient le soleil, et l’affaire, mauvaise pour tout
le monde, deviendrait une énormité qui nous
perdrait tous quatre. D’ailleurs, si malheur arrive
à deux de nous, ne vaut-il pas mieux que les deux
autres soient en liberté pour tirer ceux-là
d’affaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer
enfin ? Et puis, qui sait si nous n’obtiendrons pas
séparément, vous de la reine, nous de Mazarin,
un pardon qu’on nous refuserait réunis ? Allons,
Athos et Aramis, tirez à droite ; vous, Porthos,
venez à gauche avec moi ; laissez ces messieurs
filer sur la Normandie, et nous, par la route la

142
plus courte, gagnons Paris.
– Mais si l’on nous enlève en route, comment
nous prévenir mutuellement de cette
catastrophe ? demanda Aramis.
– Rien de plus facile, répondit d’Artagnan ;
convenons d’un itinéraire dont nous ne nous
écarterons pas. Gagnez Saint-Valery, puis
Dieppe, puis suivez la route droite de Dieppe à
Paris ; nous, nous allons prendre par Abbeville,
Amiens, Péronne, Compiègne et Senlis, et dans
chaque auberge, dans chaque maison où nous
nous arrêterons, nous écrirons sur la muraille
avec la pointe du couteau, ou sur la vitre avec le
tranchant d’un diamant, un renseignement qui
puisse guider les recherches de ceux qui seraient
libres.
– Ah ! mon ami, dit Athos, comme
j’admirerais les ressources de votre tête, si je ne
m’arrêtais pas, pour les adorer, à celles de votre
cœur.
Et il tendit la main à d’Artagnan.
– Est-ce que le renard a du génie, Athos ? dit

143
le Gascon avec un mouvement d’épaules. Non, il
sait croquer les poules, dépister les chasseurs et
retrouver son chemin le jour comme la nuit, voilà
tout. Eh bien, est-ce dit ?
– C’est dit.
– Alors, partageons l’argent, reprit
d’Artagnan, il doit rester environ deux cents
pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud ?
– Cent quatre-vingts demi-louis1, monsieur.
– C’est cela. Ah ! vivat ! voilà le soleil !
Bonjour, ami soleil ! Quoique tu ne sois pas le
même que celui de la Gascogne, je te reconnais
ou je fais semblant de te reconnaître. Bonjour. Il
y avait bien longtemps que je ne t’avais vu.
– Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, ne
faites pas l’esprit fort, vous avez les larmes aux
yeux. Soyons toujours francs entre nous, cette
franchise dût-elle laisser voir nos bonnes qualités.
– Eh mais, dit d’Artagnan, est-ce que vous
croyez, Athos, qu’on quitte de sang-froid et dans

1
Soit dix-huit cents livres.

144
un moment qui n’est pas sans danger deux amis
comme vous et Aramis ?
– Non, dit Athos ; aussi venez dans mes bras,
mon fils !
– Mordieu ! dit Porthos en sanglotant, je crois
que je pleure ; comme c’est bête !
Et les quatre amis se jetèrent en un seul groupe
dans les bras les uns des autres. Ces quatre
hommes, réunis par l’étreinte fraternelle, n’eurent
certes qu’une âme en ce moment.
Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et
Aramis.
Mousqueton suffisait à Porthos et à
d’Artagnan.
On partagea, comme on avait toujours fait,
l’argent avec une fraternelle régularité ; puis
après s’être individuellement serré la main et
s’être mutuellement réitéré l’assurance d’une
amitié éternelle, les quatre gentilshommes se
séparèrent pour prendre chacun la route
convenue, non sans se retourner, non sans se
renvoyer encore d’affectueuses paroles que

145
répétaient les échos de la dune.
Enfin ils se perdirent de vue.
– Sacrebleu ! d’Artagnan, dit Porthos, il faut
que je vous dise cela tout de suite, car je ne
saurais jamais garder sur le cœur quelque chose
contre vous, je ne vous ai pas reconnu dans cette
circonstance !
– Pourquoi ? demanda d’Artagnan avec son
fin sourire.
– Parce que si, comme vous le dites, Athos et
Aramis courent un véritable danger, ce n’est pas
le moment de les abandonner. Moi, je vous avoue
que j’étais tout prêt à les suivre et que je le suis
encore à les rejoindre malgré tous les Mazarins
de la terre.
– Vous auriez raison, Porthos, s’il en était
ainsi, dit d’Artagnan ; mais apprenez une toute
petite chose, qui cependant, toute petite qu’elle
est, va changer le cours de vos idées : c’est que ce
ne sont pas ces messieurs qui courent le plus
grave danger, c’est nous ; c’est que ce n’est point
pour les abandonner que nous les quittons, mais

146
pour ne pas les compromettre.
– Vrai ? dit Porthos en ouvrant de grands yeux
étonnés.
– Eh ! sans doute : qu’ils soient arrêtés, il y va
pour eux de la Bastille tout simplement ; que
nous le soyons, nous, il y va de la place de Grève.
– Oh ! oh ! dit Porthos, il y a loin de là à cette
couronne de baron que vous me promettiez,
d’Artagnan !
– Bah ! pas si loin que vous le croyez, peut-
être, Porthos ; vous connaissez le proverbe :
« Tout chemin mène à Rome. »
– Mais pourquoi courons-nous des dangers
plus grands que ceux que courent Athos et
Aramis ? demanda Porthos.
– Parce qu’ils n’ont fait, eux, que de suivre la
mission qu’ils avaient reçue de la reine Henriette,
et que nous avons trahi, nous, celle que nous
avons reçue de Mazarin ; parce que, partis
comme messagers à Cromwell, nous sommes
devenus partisans du roi Charles ; parce que, au
lieu de concourir à faire tomber sa tête royale

147
condamnée par ces cuistres qu’on appelle MM.
Mazarin, Cromwell, Joyce, Pride, Fairfax, etc.,
nous avons failli le sauver.
– C’est, ma foi, vrai, dit Porthos ; mais
comment voulez-vous, mon cher ami, qu’au
milieu de ces grandes préoccupations le général
Cromwell ait eu le temps de penser...
– Cromwell pense à tout, Cromwell a du
temps pour tout ; et, croyez-moi, cher ami, ne
perdons pas le nôtre, il est précieux. Nous ne
serons en sûreté qu’après avoir vu Mazarin, et
encore...
– Diable ! dit Porthos, et que lui dirons-nous à
Mazarin ?
– Laissez-moi faire, j’ai mon plan ; rira bien
qui rira le dernier. M. Cromwell est bien fort ; M.
Mazarin est bien rusé, mais j’aime encore mieux
faire de la diplomatie contre eux que contre feu
M. Mordaunt.
– Tiens ! dit Porthos, c’est agréable de dire feu
M. Mordaunt.
– Ma foi, oui ! dit d’Artagnan ; mais en route !

148
Et tous deux, sans perdre un instant, se
dirigèrent à vue de pays vers la route de Paris,
suivis de Mousqueton, qui, après avoir eu trop
froid toute la nuit, avait déjà trop chaud au bout
d’un quart d’heure.

149
80

Retour

Athos et Aramis avaient pris l’itinéraire que


leur avait indiqué d’Artagnan et avaient cheminé
aussi vite qu’ils avaient pu. Il leur semblait qu’il
serait plus avantageux pour eux d’être arrêtés
près de Paris que loin.
Tous les soirs, dans la crainte d’être arrêtés
pendant la nuit, ils traçaient soit sur la muraille,
soit sur les vitres, le signe de reconnaissance
convenu ; mais tous les matins ils se réveillaient
libres, à leur grand étonnement.
À mesure qu’ils avançaient vers Paris, les
grands événements auxquels ils avaient assisté et
qui venaient de bouleverser l’Angleterre
s’évanouissaient comme des songes ; tandis
qu’au contraire ceux qui pendant leur absence
avaient remué Paris et la province venaient au-

150
devant d’eux.
Pendant ces six semaines d’absence, il s’était
passé en France tant de petites choses qu’elles
avaient presque composé un grand événement.
Les Parisiens, en se réveillant le matin sans reine,
sans roi, furent fort tourmentés de cet abandon ;
et l’absence de Mazarin, si vivement désirée, ne
compensa point celle des deux augustes fugitifs.
Le premier sentiment qui remua Paris lorsqu’il
apprit la fuite à Saint-Germain, fuite à laquelle
nous avons fait assister nos lecteurs, fut donc
cette espèce d’effroi qui saisit les enfants
lorsqu’ils se réveillent dans la nuit ou dans la
solitude. Le Parlement s’émut, et il fut décidé
qu’une députation irait trouver la reine, pour la
prier de ne pas plus longtemps priver Paris de sa
royale présence1.
Mais la reine était encore sous la double
impression du triomphe de Lens et de l’orgueil de
sa fuite si heureusement exécutée. Les députés
non seulement n’eurent pas l’honneur d’être

1
Le 7 janvier 1649.

151
reçus par elle, mais encore on les fit attendre sur
le grand chemin, où le chancelier, ce même
chancelier Séguier que nous avons vu dans la
première partie de cet ouvrage poursuivre si
obstinément une lettre jusque dans le corset de la
reine, vint leur remettre l’ultimatum de la cour,
portant que si le Parlement ne s’humiliait pas
devant la majesté royale en passant condamnation
sur toutes les questions qui avaient amené la
querelle qui les divisait, Paris serait assiégé le
lendemain ; que même déjà, dans la prévision de
ce siège, le duc d’Orléans occupait le pont de
Saint-Cloud, et que M. le Prince, tout
resplendissant encore de sa victoire de Lens,
tenait Charenton et Saint-Denis.
Malheureusement pour la cour, à qui une
réponse modérée eût rendu peut-être bon nombre
de partisans, cette réponse menaçante produisit
un effet contraire de celui qui était attendu. Elle
blessa l’orgueil du Parlement, qui, se sentant
vigoureusement appuyé par la bourgeoisie, à qui
la grâce de Broussel avait donné la mesure de sa
force, répondit à ces lettres patentes en déclarant
que le cardinal Mazarin étant notoirement

152
l’auteur de tous les désordres, il le déclarait
ennemi du roi et de l’État, et lui ordonnait de se
retirer de la cour le jour même, et de la France
sous huit jours, et, après ce délai expiré, s’il
n’obéissait pas, enjoignait à tous les sujets du roi
de lui courir sus1.
Cette réponse énergique, à laquelle la cour
avait été loin de s’attendre, mettait à la fois Paris
et Mazarin hors la loi. Restait à savoir seulement
qui l’emporterait du Parlement ou de la cour.
La cour fit alors ses préparatifs d’attaque, et
Paris ses préparatifs de défense. Les bourgeois
étaient donc occupés à l’œuvre ordinaire des
bourgeois en temps d’émeute, c’est-à-dire à
tendre des chaînes et à dépaver les rues, lorsqu’ils
virent arriver à leur aide, conduits par le
coadjuteur, M. le prince de Conti, frère de M. le
prince de Condé, et M. le duc de Longueville, son
beau-frère. Dès lors ils furent rassurés, car ils
avaient pour eux deux princes du sang, et de plus

1
Citation presque littérale de cette réponse des parlements,
signée Guiet (reproduite dans Louis XIV et son siècle, chap.
XIII).

153
l’avantage du nombre. C’était le 10 janvier que
ce secours inespéré était venu aux Parisiens.
Après une discussion orageuse, M. le prince
de Conti fut nommé généralissime des armées du
roi hors Paris, avec MM. les ducs d’Elbeuf et de
Bouillon et le maréchal de La Mothe pour
lieutenants généraux. Le duc de Longueville, sans
charge et sans titre, se contentait de l’emploi
d’assister son beau-frère.
Quant à M. de Beaufort, il était arrivé, lui, du
Vendômois apportant, dit la chronique, sa haute
mine, de beaux et longs cheveux et cette
popularité qui lui valut la royauté des Halles.
L’armée parisienne s’était alors organisée avec
cette promptitude que les bourgeois mettent à se
déguiser en soldats, lorsqu’ils sont poussés à cette
transformation par un sentiment quelconque. Le
19, l’armée improvisée avait tenté une sortie,
plutôt pour s’assurer et assurer les autres de sa
propre existence que pour tenter quelque chose
de sérieux, faisant flotter au-dessus de sa tête un
drapeau, sur lequel on lisait cette singulière
devise : Nous cherchons notre roi.

154
Les jours suivants furent occupés à quelques
petites opérations partielles qui n’eurent d’autre
résultat que l’enlèvement de quelques troupeaux
et l’incendie de deux ou trois maisons.
On gagna ainsi les premiers jours de février, et
c’était le 1er de ce mois que nos quatre
compagnons avaient abordé à Boulogne et
avaient pris leur course vers Paris chacun de son
côté.
Vers la fin du quatrième jour de marche ils
évitaient Nanterre avec précaution, afin de ne pas
tomber dans quelque parti de la reine.
C’était bien à contrecœur qu’Athos prenait
toutes ces précautions, mais Aramis lui avait très
judicieusement fait observer qu’ils n’avaient pas
le droit d’être imprudents, qu’ils étaient chargés,
de la part du roi Charles, d’une mission suprême
et sacrée, et que cette mission reçue au pied de
l’échafaud ne s’achèverait qu’aux pieds de la
reine.
Athos céda donc.
Aux faubourgs, nos voyageurs trouvèrent

155
bonne garde, tout Paris était armé. La sentinelle
refusa de laisser passer les deux gentilshommes,
et appela son sergent.
Le sergent sortit aussitôt, et prenant toute
l’importance qu’ont l’habitude de prendre les
bourgeois lorsqu’ils ont le bonheur d’être revêtus
d’une dignité militaire :
– Qui êtes-vous, messieurs ? demanda-t-il.
– Deux gentilshommes, répondit Athos.
– D’où venez-vous ?
– De Londres.
– Que venez-vous faire à Paris ?
– Accomplir une mission près de Sa Majesté
la reine d’Angleterre.
– Ah çà ! tout le monde va donc aujourd’hui
chez la reine d’Angleterre ! répliqua le sergent.
Nous avons déjà au poste trois gentilshommes
dont on visite les passes et qui vont chez Sa
Majesté. Où sont les vôtres ?
– Nous n’en avons point.
– Comment ! vous n’en avez point ?

156
– Non, nous arrivons d’Angleterre, comme
nous vous l’avons dit ; nous ignorons
complètement où en sont les affaires politiques,
ayant quitté Paris avant le départ du roi.
– Ah ! dit le sergent d’un air fin, vous êtes des
mazarins qui voudriez bien entrer chez nous pour
nous espionner.
– Mon cher ami, dit Athos, qui avait jusque-là
laissé à Aramis le soin de répondre, si nous étions
des mazarins, nous aurions au contraire toutes les
passes possibles. Dans la situation où vous êtes,
défiez-vous avant tout, croyez-moi, de ceux qui
sont parfaitement en règle.
– Entrez au corps de garde, dit le sergent ;
vous exposerez vos raisons au chef du poste.
Il fit un signe à la sentinelle, elle se rangea ; le
sergent passa le premier, les deux gentilshommes
le suivirent au corps de garde.
Ce corps de garde était entièrement occupé par
des bourgeois et des gens du peuple ; les uns
jouaient, les autres buvaient, les autres péroraient.
Dans un coin et presque gardés à vue, étaient

157
les trois gentilshommes arrivés les premiers et
dont l’officier visitait les passes. Cet officier était
dans la chambre voisine, l’importance de son
grade lui concédant l’honneur d’un logement
particulier.
Le premier mouvement des nouveaux venus et
des premiers arrivés fut, des deux extrémités du
corps de garde, de jeter un regard rapide et
investigateur les uns sur les autres. Les premiers
venus étaient couverts de longs manteaux dans
les plis desquels ils étaient soigneusement
enveloppés. L’un d’eux, moins grand que ses
compagnons, se tenait en arrière dans l’ombre.
À l’annonce que fit en entrant le sergent, que
selon, toute probabilité, il amenait deux mazarins,
les trois gentilshommes dressèrent l’oreille et
prêtèrent attention. Le plus petit des trois, qui
avait fait deux pas en avant, en fit un en arrière et
se retrouva dans l’ombre.
Sur l’annonce que les nouveaux venus
n’avaient point de passes, l’avis unanime du
corps de garde parut être qu’ils n’entreraient pas.
– Si fait, dit Athos, il est probable au contraire

158
que nous entrerons, car nous paraissons avoir
affaire à des gens raisonnables. Or, il y aura une
chose bien simple à faire : ce sera de faire passer
nos noms à Sa Majesté la reine d’Angleterre ; et
si elle répond de nous, j’espère que vous ne
verrez plus aucun inconvénient à nous laisser le
passage libre.
À ces mots l’attention du gentilhomme caché
dans l’ombre redoubla et fut même accompagnée
d’un mouvement de surprise tel, que son
chapeau, repoussé par le manteau dont il
s’enveloppait plus soigneusement encore
qu’auparavant, tomba ; il se baissa et le ramassa
vivement.
– Oh ! mon Dieu ! dit Aramis poussant Athos
du coude, avez-vous vu ?
– Quoi ? demanda Athos.
– La figure du plus petit des trois
gentilshommes ?
– Non.
– C’est qu’il m’a semblé... mais c’est chose
impossible...

159
En ce moment le sergent, qui était allé dans la
chambre particulière prendre des ordres de
l’officier du poste, sortit, et désignant les trois
gentilshommes, auxquels il remit un papier :
– Les passes sont en règle, dit-il, laissez passer
ces trois messieurs.
Les trois gentilshommes firent un signe de tête
et s’empressèrent de profiter de la permission et
du chemin qui, sur l’ordre du sergent, s’ouvrait
devant eux.
Aramis les suivit des yeux ; et au moment où
le plus petit passait devant lui, il serra vivement
la main d’Athos.
– Qu’avez-vous, mon cher ? demanda celui-ci.
– J’ai... c’est une vision sans doute.
Puis, s’adressant au sergent :
– Dites-moi, monsieur, ajouta-t-il, connaissez-
vous les trois gentilshommes qui viennent de
sortir d’ici ?
– Je les connais d’après leur passe : ce sont
MM. de Flamarens, de Châtillon et de Bruy, trois
gentilshommes frondeurs qui vont rejoindre M. le

160
duc de Longueville.
– C’est étrange, dit Aramis répondant à sa
propre pensée plutôt qu’au sergent, j’avais cru
reconnaître le Mazarin lui-même.
Le sergent éclata de rire.
– Lui, dit-il, se hasarder ainsi chez nous, pour
être pendu ; pas si bête !
– Ah ! murmura Aramis, je puis bien m’être
trompé, je n’ai pas l’œil infaillible de d’Artagnan.
– Qui parle ici de d’Artagnan ? demanda
l’officier, qui, en ce moment même, apparaissait
sur le seuil de sa chambre.
– Oh ! fit Grimaud en écarquillant les yeux.
– Quoi ? demandèrent à la fois Aramis et
Athos.
– Planchet ! reprit Grimaud ; Planchet avec le
hausse-col !
– Messieurs de La Fère et d’Herblay, s’écria
l’officier, de retour à Paris ! Oh ! quelle joie pour
moi, messieurs ! car sans doute vous venez vous
joindre à MM. les princes !

161
– Comme tu vois, mon cher Planchet, dit
Aramis, tandis qu’Athos souriait en voyant le
grade important qu’occupait dans la milice
bourgeoise l’ancien camarade de Mousqueton, de
Bazin et de Grimaud.
– Et M. d’Artagnan dont vous parliez tout à
l’heure, monsieur d’Herblay, oserai-je vous
demander si vous avez de ses nouvelles ?
– Nous l’avons quitté il y a quatre jours, mon
cher ami, et tout nous portait à croire qu’il nous
avait précédés à Paris.
– Non, monsieur, j’ai la certitude qu’il n’est
point rentré dans la capitale ; après cela, peut-être
est-il resté à Saint-Germain.
– Je ne crois pas, nous avons rendez-vous à La
Chevrette.
– J’y suis passé aujourd’hui même.
– Et la belle Madeleine n’avait pas de ses
nouvelles ? demanda Aramis en souriant.
– Non, monsieur, je ne vous cacherai même
point qu’elle paraissait fort inquiète.
– Au fait, dit Aramis, il n’y a point de temps

162
de perdu, et nous avons fait grande diligence.
Permettez donc, mon cher Athos, sans que je
m’informe davantage de notre ami, que je fasse
mes compliments à M. Planchet.
– Ah ! monsieur le chevalier ! dit Planchet en
s’inclinant.
– Lieutenant ! dit Aramis.
– Lieutenant, et promesse pour être capitaine.
– C’est fort beau, dit Aramis ; et comment
tous ces honneurs sont-ils venus à vous ?
– D’abord vous savez, messieurs, que c’est
moi qui ai fait sauver M. de Rochefort ?
– Oui, pardieu ! il nous a conté cela.
– J’ai à cette occasion failli être pendu par le
Mazarin, ce qui m’a rendu naturellement plus
populaire encore que je n’étais.
– Et grâce à cette popularité...
– Non, grâce à quelque chose de mieux. Vous
savez d’ailleurs, messieurs, que j’ai servi dans le
régiment de Piémont, où j’avais l’honneur d’être
sergent.

163
– Oui.
– Eh bien ! un jour que personne ne pouvait
mettre en rang une foule de bourgeois armés qui
partaient les uns du pied gauche et les autres du
pied droit, je suis parvenu, moi, à les faire partir
tous du même pied, et l’on m’a fait lieutenant sur
le champ de... manœuvre.
– Voilà l’explication, dit Aramis.
– De sorte, dit Athos, que vous avez une foule
de noblesse avec vous ?
– Certes ! Nous avons d’abord, comme vous le
savez sans doute, M. le prince de Conti, M. le duc
de Longueville, M. le duc de Beaufort, M. le duc
d’Elbeuf, le duc de Bouillon, le duc de
Chevreuse, M. de Brissac, le maréchal de La
Mothe, M. de Luynes, le marquis de Vitry, le
prince de Marcillac, le marquis de Noirmoutiers,
le comte de Fiesque, le marquis de Laigues, le
comte de Montrésor, le marquis de Sévigné, que
sais-je encore, moi.
– Et M. Raoul de Bragelonne ? demanda
Athos d’une voix émue ; d’Artagnan m’a dit qu’il

164
vous l’avait recommandé en partant, mon bon
Planchet.
– Oui, monsieur le comte, comme si c’était
son propre fils, et je dois dire que je ne l’ai pas
perdu de vue un seul instant.
– Alors, reprit Athos d’une voix altérée par la
joie, il se porte bien ? Aucun accident ne lui est
arrivé ?
– Aucun, monsieur.
– Et il demeure ?
– Au Grand-Charlemagne toujours.
– Il passe ses journées ?...
– Tantôt chez la reine d’Angleterre, tantôt
chez Mme de Chevreuse. Lui et le comte de
Guiche ne se quittent point.
– Merci, Planchet, merci ! dit Athos en lui
tendant la main.
– Oh ! monsieur le comte, dit Planchet en
touchant cette main du bout des doigts.
– Eh bien ! que faites-vous donc, comte ? À
un ancien laquais ! dit Aramis.

165
– Ami, dit Athos, il me donne des nouvelles
de Raoul.
– Et maintenant, messieurs, demanda Planchet
qui n’avait point entendu l’observation, que
comptez-vous faire ?
– Rentrer dans Paris, si toutefois vous nous en
donnez la permission, mon cher monsieur
Planchet, dit Athos.
– Comment ! si je vous en donnerai la
permission ! Vous vous moquez de moi,
monsieur le comte ; je ne suis pas autre chose que
votre serviteur.
Et il s’inclina.
Puis, se retournant vers ses hommes :
– Laissez passer ces messieurs, dit-il, je les
connais, ce sont des amis de M. de Beaufort.
– Vive M. de Beaufort ! cria tout le poste
d’une seule voix en ouvrant un chemin à Athos et
à Aramis.
Le sergent seul s’approcha de Planchet :
– Quoi ! sans passeport ? murmura-t-il.

166
– Sans passeport, dit Planchet.
– Faites attention, capitaine, continua-t-il en
donnant d’avance à Planchet le titre qui lui était
promis, faites attention qu’un des trois hommes
qui sont sortis tout à l’heure m’a dit tout bas de
me défier de ces messieurs.
– Et moi, dit Planchet avec majesté, je les
connais et j’en réponds.
Cela dit, il serra la main de Grimaud, qui parut
fort honoré de cette distinction.
– Au revoir donc, capitaine, reprit Aramis de
son ton goguenard ; s’il nous arrivait quelque
chose, nous nous réclamerions de vous.
– Monsieur, dit Planchet, en cela comme en
toutes choses, je suis bien votre valet.
– Le drôle a de l’esprit, et beaucoup, dit
Aramis en montant à cheval.
– Et comment n’en aurait-il pas, dit Athos en
se mettant en selle à son tour, après avoir si
longtemps brossé les chapeaux de son maître ?

167
81

Les ambassadeurs

Les deux amis se mirent aussitôt en route,


descendant la pente rapide du faubourg ; mais
arrivés au bas de cette pente, ils virent avec un
grand étonnement que les rues de Paris étaient
changées en rivières et les places en lacs. À la
suite de grandes pluies qui avaient eu lieu
pendant le mois de janvier, la Seine avait débordé
et la rivière avait fini par envahir la moitié de la
capitale1.
Athos et Aramis entrèrent bravement dans
cette inondation avec leurs chevaux ; mais bientôt
les pauvres animaux en eurent jusqu’au poitrail,

1
Voir Mme de Motteville, Mémoires : « Paris était devenu
semblable à la ville de Venise. La Seine le baignait entièrement,
on allait par bâteau dans les rues. »

168
et il fallut que les deux gentilshommes se
décidassent à les quitter et à prendre une barque :
ce qu’ils firent après avoir recommandé aux
laquais d’aller les attendre aux Halles.
Ce fut donc en bateau qu’ils abordèrent le
Louvre. Il était nuit close, et Paris, vu ainsi à la
lueur de quelques pâles falots tremblotants parmi
tous ces étangs, avec ses barques chargées de
patrouilles aux armes étincelantes, avec tous ces
cris de veille échangés la nuit entre les postes,
Paris présentait un aspect dont fut ébloui Aramis,
l’homme le plus accessible aux sentiments
belliqueux qu’il fût possible de rencontrer.
On arriva chez la reine ; mais force fut de faire
antichambre, Sa Majesté donnant en ce moment
même audience à des gentilshommes qui
apportaient des nouvelles d’Angleterre.
– Et nous aussi, dit Athos au serviteur qui lui
faisait cette réponse, nous aussi, non seulement
nous apportons des nouvelles d’Angleterre, mais
encore nous en arrivons.
– Comment donc vous nommez-vous,
messieurs ? demanda le serviteur.

169
– M. le comte de La Fère et M. le chevalier
d’Herblay, dit Aramis.
– Ah ! en ce cas, messieurs, dit le serviteur en
entendant ces noms que tant de fois la reine avait
prononcés dans son espoir, en ce cas c’est autre
chose, et je crois que Sa Majesté ne me
pardonnerait pas de vous avoir fait attendre un
seul instant. Suivez-moi, je vous prie.
Et il marcha devant, suivi d’Athos et
d’Aramis.
Arrivés à la chambre où se tenait la reine, il
leur fit signe d’attendre ; et ouvrant la porte :
– Madame, dit-il, j’espère que Votre Majesté
me pardonnera d’avoir désobéi à ses ordres,
quand elle saura que ceux que je viens lui
annoncer sont messieurs le comte de La Fère et le
chevalier d’Herblay.
À ces deux noms, la reine poussa un cri de
joie que les deux gentilshommes entendirent de
l’endroit où ils s’étaient arrêtés.
– Pauvre reine ! murmura Athos.
– Oh ! qu’ils entrent ! qu’ils entrent ! s’écria à

170
son tour la jeune princesse en s’élançant vers la
porte.
La pauvre enfant ne quittait point sa mère et
essayait de lui faire oublier par ses soins filiaux
l’absence de ses deux frères et de sa sœur.
– Entrez, entrez, messieurs, dit-elle en ouvrant
elle-même la porte.
Athos et Aramis se présentèrent. La reine était
assise dans un fauteuil, et devant elle se tenaient
debout deux des trois gentilshommes qu’ils
avaient rencontrés dans le corps de garde.
C’étaient MM. de Flamarens1 et Gaspard de
Coligny, duc de Châtillon, frère de celui qui avait
été tué sept ou huit ans auparavant dans un duel
sur la place Royale, duel qui avait eu lieu à

1
Voir Mme de Motteville, Mémoires : « Le même jour [24
février 1649], Flammarens arriva à Paris pour faire un
compliment, de la part de M. le duc d’Orléans, à la reine
d’Angleterre, sur la mort du roi son mari, que l’on avait apprise
que trois ou quatre jours auparavant. » Ce n’était
qu’« un prétexte », car Flammarens était envoyé pour négocier
des ralliements à la cour, en particulier celui de La
Rochefoucauld, son ami.

171
propos de Mme de Longueville1.
À l’annonce des deux amis, ils reculèrent d’un
pas et échangèrent avec inquiétude quelques
paroles à voix basse.
– Eh bien ! messieurs ? s’écria la reine
d’Angleterre en apercevant Athos et Aramis.
Vous voilà enfin, amis fidèles, mais les courriers
d’État vont encore plus vite que vous. La cour a
été instruite des affaires de Londres au moment
où vous touchiez les portes de Paris, et voilà
messieurs de Flamarens et de Châtillon qui
m’apportent de la part de Sa Majesté la reine
Anne d’Autriche les plus récentes informations.
Aramis et Athos se regardèrent ; cette
tranquillité, cette joie même, qui brillaient dans
les regards de la reine, les comblaient de
stupéfaction.
– Veuillez continuer, dit-elle, en s’adressant à
MM. de Flamarens et de Châtillon ; vous disiez

1
Le duel avait eu lieu en décembre 1644 et Coligny était
mort en mai 1645, soit à peine quatre ans avant les présents
événements.

172
donc que Sa Majesté Charles Ier, mon auguste
maître, avait été condamné à mort malgré le vœu
de la majorité des sujets anglais ?
– Oui, madame, balbutia Châtillon.
Athos et Aramis se regardaient de plus en plus
étonnés.
– Et que, conduit à l’échafaud, continua la
reine, à l’échafaud ! ô mon seigneur ! ô mon
roi !... et que, conduit à l’échafaud, il avait été
sauvé par le peuple indigné ?
– Oui, madame, répondit Châtillon d’une voix
si basse, que ce fut à peine si les deux
gentilshommes, cependant fort attentifs, purent
entendre cette affirmation.
La reine joignit les mains avec une généreuse
reconnaissance, tandis que sa fille passait un bras
autour du cou de sa mère et l’embrassait les yeux
baignés de larmes de joie.
– Maintenant, il ne nous reste plus qu’à
présenter à Votre Majesté nos humbles respects,
dit Châtillon, à qui ce rôle semblait peser et qui
rougissait à vue d’œil sous le regard fixe et

173
perçant d’Athos.
– Un moment encore, messieurs, dit la reine
en les retenant d’un signe. Un moment, de grâce !
car voici messieurs de La Fère et d’Herblay qui,
ainsi que vous avez pu l’entendre, arrivent de
Londres et qui vous donneront peut-être, comme
témoins oculaires, des détails que vous ne
connaissez pas. Vous porterez ces détails à la
reine, ma bonne sœur. Parlez, messieurs, parlez,
je vous écoute. Ne me cachez rien ; ne ménagez
rien. Dès que Sa Majesté vit encore et que
l’honneur royal est sauf, tout le reste m’est
indifférent.
Athos pâlit et porta la main sur son cœur.
– Eh bien ! dit la reine, qui vit ce mouvement
et cette pâleur, parlez donc, monsieur, je vous en
prie.
– Pardon, madame, dit Athos ; mais je ne veux
rien ajouter au récit de ces messieurs avant qu’ils
aient reconnu que peut-être ils se sont trompés.
– Trompés ! s’écria la reine presque
suffoquée ; trompés !... Qu’y a-t-il donc ? ô mon

174
Dieu !
– Monsieur, dit M. de Flamarens à Athos, si
nous nous sommes trompés, c’est de la part de la
reine que vient l’erreur, et vous n’avez pas, je
suppose, la prétention de la rectifier, car ce serait
donner un démenti à Sa Majesté.
– De la reine, monsieur ? reprit Athos de sa
voix calme et vibrante.
– Oui, murmura Flamarens en baissant les
yeux.
Athos soupira tristement.
– Ne serait-ce pas plutôt de la part de celui qui
vous accompagnait, et que nous avons vu avec
vous au corps de garde de la barrière du Roule1,
que viendrait cette erreur ? dit Aramis avec sa
politesse insultante. Car, si nous ne nous sommes
trompés, le comte de La Fère et moi, vous étiez
trois en entrant dans Paris.

1
Le faubourg du Roule se terminait à la Fausse-Porte-Saint-
Honoré construite en 1636. La barrière se situait à la hauteur de
l’actuel n° 114 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

175
Châtillon et Flamarens tressaillirent.
– Mais expliquez-vous, comte ! s’écria la reine
dont l’angoisse croissait de moment en moment ;
sur votre front je lis le désespoir, votre bouche
hésite à m’annoncer quelque nouvelle terrible,
vos mains tremblent... Oh ! mon Dieu ! mon
Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?
– Seigneur ! dit la jeune princesse en tombant
à genoux près de sa mère, ayez pitié de nous !
– Monsieur, dit Châtillon, si vous portez une
nouvelle funeste, vous agissez en homme cruel
lorsque vous annoncez cette nouvelle à la reine.
Aramis s’approcha de Châtillon presque à le
toucher.
– Monsieur, lui dit-il, les lèvres pincées et le
regard étincelant, vous n’avez pas, je le suppose,
la prétention d’apprendre à M. le comte de La
Fère et à moi ce que nous avons à dire ici ?
Pendant cette courte altercation, Athos,
toujours la main sur son cœur et la tête inclinée,
s’était approché de la reine, et d’une voix émue :
– Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur

176
nature, sont au-dessus des autres hommes, ont
reçu du ciel un cœur fait pour supporter de plus
grandes infortunes que celles du vulgaire ; car
leur cœur participe de leur supériorité. On ne doit
donc pas, ce me semble, en agir avec une grande
reine comme Votre Majesté de la même façon
qu’avec une femme de notre état. Reine, destinée
à tous les martyres sur cette terre, voici le résultat
de la mission dont vous nous avez honorés.
Et Athos, s’agenouillant devant la reine
palpitante et glacée, tira de son sein, enfermés
dans la même boîte, l’ordre en diamants qu’avant
son départ la reine avait remis à lord de Winter,
et l’anneau nuptial qu’avant sa mort Charles avait
remis à Aramis ; depuis qu’il les avait reçus, ces
deux objets n’avaient point quitté Athos.
Il ouvrit la boîte et les tendit à la reine avec
une muette et profonde douleur.
La reine avança la main, saisit l’anneau, le
porta convulsivement à ses lèvres, et sans pouvoir
pousser un soupir, sans pouvoir articuler un
sanglot, elle étendit les bras, pâlit et tomba sans
connaissance dans ceux de ses femmes et de sa

177
fille.
Athos baisa le bas de la robe de la
malheureuse veuve, et se relevant avec une
majesté qui fit sur les assistants une impression
profonde :
– Moi, comte de La Fère, dit-il, gentilhomme
qui n’a jamais menti, je jure devant Dieu d’abord,
et ensuite devant cette pauvre reine, que tout ce
qu’il était possible de faire pour sauver le roi,
nous l’avons fait sur le sol d’Angleterre.
Maintenant, chevalier, ajouta-t-il en se tournant
vers d’Herblay, partons, notre devoir est
accompli.
– Pas encore, dit Aramis ; il nous reste un mot
à dire à ces messieurs.
Et se retournant vers Châtillon :
– Monsieur, lui dit-il, ne vous plairait-il pas de
sortir, ne fût-ce qu’un instant, pour entendre ce
mot que je ne puis dire devant la reine ?
Châtillon s’inclina sans répondre en signe
d’assentiment ; Athos et Aramis passèrent les
premiers, Châtillon et Flamarens les suivirent ; ils

178
traversèrent sans mot dire le vestibule ; mais
arrivés à une terrasse de plain-pied avec une
fenêtre, Aramis prit le chemin de cette terrasse,
tout à fait solitaire ; à la fenêtre il s’arrêta, et se
retournant vers le duc de Châtillon :
– Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis
tout à l’heure, ce me semble, de nous traiter bien
cavalièrement. Cela n’était point convenable en
aucun cas, moins encore de la part de gens qui
venaient apporter à la reine le message d’un
menteur.
– Monsieur ! s’écria Châtillon.
– Qu’avez-vous donc fait de M. de Bruy ?
demanda ironiquement Aramis. Ne serait-il point
par hasard allé changer sa figure qui ressemble
trop à celle de M. Mazarin ? On sait qu’il y a au
Palais-Royal bon nombre de masques italiens de
rechange, depuis celui d’Arlequin jusqu’à celui
de Pantalon.
– Mais vous nous provoquez, je crois ! dit
Flamarens.
– Ah ! vous ne faites que le croire, messieurs ?

179
– Chevalier ! chevalier ! dit Athos.
– Eh ! laissez-moi donc faire, dit Aramis avec
humeur, vous savez bien que je n’aime pas les
choses qui restent en chemin.
– Achevez donc, monsieur, dit Châtillon avec
une hauteur qui ne le cédait en rien à celle
d’Aramis.
Aramis s’inclina.
– Messieurs, dit-il, un autre que moi ou M. le
comte de La Fère vous ferait arrêter, car nous
avons quelques amis à Paris ; mais nous vous
offrons un moyen de partir sans être inquiétés.
Venez causer cinq minutes l’épée à la main avec
nous sur cette terrasse abandonnée.
– Volontiers, dit Châtillon.
– Un moment, messieurs, s’écria Flamarens.
Je sais bien que la proposition est tentante, mais à
cette heure il est impossible de l’accepter.
– Et pourquoi cela ? dit Aramis de son ton
goguenard ; est-ce donc le voisinage de Mazarin
qui vous rend si prudents ?
– Oh ! vous entendez, Flamarens, dit

180
Châtillon, ne pas répondre serait une tache à mon
nom et à mon honneur.
– C’est mon avis, dit Aramis.
– Vous ne répondrez pas, cependant, et ces
messieurs tout à l’heure seront, j’en suis sûr, de
mon avis.
Aramis secoua la tête avec un geste
d’incroyable insolence.
Châtillon vit ce geste et porta la main à son
épée.
– Duc, dit Flamarens, vous oubliez que
demain vous commandez une expédition de la
plus haute importance, et que, désigné par M. le
Prince, agréé par la reine, jusqu’à demain soir
vous ne vous appartenez pas.
– Soit. À après-demain matin donc, dit
Aramis.
– À après-demain matin, dit Châtillon, c’est
bien long, messieurs.
– Ce n’est pas moi, dit Aramis, qui fixe ce
terme, et qui demande ce délai, d’autant plus, ce
me semble, ajouta-t-il, qu’on pourrait se retrouver

181
à cette expédition.
– Oui, monsieur, vous avez raison, s’écria
Châtillon, et avec grand plaisir, si vous voulez
prendre la peine de venir jusqu’aux portes de
Charenton.
– Comment donc, monsieur ! pour avoir
l’honneur de vous rencontrer j’irais au bout du
monde, à plus forte raison ferai-je dans ce but une
ou deux lieues.
– Eh bien ! à demain, monsieur.
– J’y compte. Allez-vous-en donc rejoindre
votre cardinal. Mais auparavant jurez sur
l’honneur que vous ne le préviendrez pas de notre
retour.
– Des conditions !
– Pourquoi pas ?
– Parce que c’est aux vainqueurs à en faire, et
que vous ne l’êtes pas, messieurs.
– Alors, dégainons sur-le-champ. Cela nous
est égal, à nous qui ne commandons pas
l’expédition de demain.

182
Châtillon et Flamarens se regardèrent ; il y
avait tant d’ironie dans la parole et dans le geste
d’Aramis, que Châtillon surtout avait grand-peine
de tenir en bride sa colère. Mais sur un mot de
Flamarens il se contint.
– Eh bien ! soit, dit-il, notre compagnon, quel
qu’il soit, ne saura rien de ce qui s’est passé.
Mais vous me promettez bien, monsieur, de vous
trouver demain à Charenton, n’est-ce pas ?
– Ah ! dit Aramis, soyez tranquilles,
messieurs.
Les quatre gentilshommes se saluèrent, mais
cette fois ce furent Châtillon et Flamarens qui
sortirent du Louvre les premiers, et Athos en
Aramis qui les suivirent.
– À qui donc en avez-vous avec toute cette
fureur, Aramis ? demanda Athos.
– Eh pardieu ! j’en ai à ceux à qui je m’en suis
pris.
– Que vous ont-il fait ?
– Ils m’ont fait... Vous n’avez donc pas vu ?
– Non.

183
– Ils ont ricané quand nous avons juré que
nous avions fait notre devoir en Angleterre. Or,
ils l’ont cru ou ne l’ont pas cru ; s’ils l’ont cru,
c’était pour nous insulter qu’ils ricanaient ; s’ils
ne l’ont pas cru, ils nous insultaient encore, et il
est urgent de leur prouver que nous sommes bons
à quelque chose. Au reste, je ne suis pas fâché
qu’ils aient remis la chose à demain, je crois que
nous avons ce soir quelque chose de mieux à
faire que de tirer l’épée.
– Qu’avons-nous à faire ?
– Eh pardieu ! nous avons à faire prendre le
Mazarin.
Athos allongea dédaigneusement les lèvres.
– Ces expéditions ne me vont pas, vous le
savez, Aramis.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’elles ressemblent à des surprises.
– En vérité, Athos, vous seriez un singulier
général d’armée ; vous ne vous battriez qu’au
grand jour ; vous feriez prévenir votre adversaire
de l’heure à laquelle vous l’attaqueriez, et vous

184
vous garderiez bien de rien tenter la nuit contre
lui, de peur qu’il ne vous accusât d’avoir profité
de l’obscurité.
Athos sourit.
– Vous savez qu’on ne peut pas changer sa
nature, dit-il ; d’ailleurs, savez-vous où nous en
sommes, et si l’arrestation du Mazarin ne serait
pas plutôt un mal qu’un bien, un embarras qu’un
triomphe ?
– Dites, Athos, que vous désapprouvez ma
proposition.
– Non pas, je crois au contraire qu’elle est de
bonne guerre ; cependant...
– Cependant, quoi ?
– Je crois que vous n’auriez pas dû faire jurer
à ces messieurs de ne rien dire au Mazarin ; car
en leur faisant jurer cela, vous avez presque pris
l’engagement de ne rien faire.
– Je n’ai pris aucun engagement, je vous jure ;
je me regarde comme parfaitement libre. Allons,
allons, Athos ! allons !
– Où ?

185
– Chez M. de Beaufort ou chez M. de
Bouillon ; nous leur dirons ce qu’il en est.
– Oui, mais à une condition : c’est que nous
commencerons par le coadjuteur. C’est un prêtre ;
il est savant sur les cas de conscience, et nous lui
conterons le nôtre.
– Ah ! fit Aramis, il va tout gâter, tout
s’approprier ; finissons par lui au lieu de
commencer.
Athos sourit. On voyait qu’il avait au fond du
cœur une pensée qu’il ne disait pas.
– Eh bien ! soit, dit-il ; par lequel
commençons-nous ?
– Par M. de Bouillon, si vous voulez bien ;
c’est celui qui se présente le premier sur notre
chemin.
– Maintenant vous me permettrez une chose,
n’est-ce pas ?
– Laquelle ?
– C’est que je passe à l’hôtel du Grand-Roi-
Charlemagne pour embrasser Raoul.

186
– Comment donc ! j’y vais avec vous, nous
l’embrasserons ensemble.
Tous deux avaient repris le bateau qui les avait
amenés et s’étaient fait conduire aux Halles. Ils y
trouvèrent Grimaud et Blaisois, qui leur tenaient
leurs chevaux, et tous quatre s’acheminèrent vers
la rue Guénégaud.
Mais Raoul n’était point à l’hôtel du Grand-
Roi ; il avait reçu dans la journée un message de
M. le Prince et était parti avec Olivain aussitôt
après l’avoir reçu.

187
82

Les trois lieutenants du généralissime

Selon qu’il avait été convenu et dans l’ordre


arrêté entre eux, Athos et Aramis, en sortant de
l’auberge du Grand-Roi-Charlemagne,
s’acheminèrent vers l’hôtel de M. le duc de
Bouillon1.
La nuit était noire, et, quoique s’avançant vers
les heures silencieuses et solitaires, elle
continuait de retentir de ces mille bruits qui
réveillent en sursaut une ville assiégée. À chaque
pas on rencontrait des barricades, à chaque détour
des rues des chaînes tendues, à chaque carrefour

1
À l’emplacement de l’actuel n° 4 de la rue des Petits-
Champs, l’hôtel, constitué de quatre corps de bâtiments
entourant une cour carrée, avait été construit en 1640 par
Jacques d’Alibert qui, en 1644, l’avait vendu à la duchesse de
Bouillon.

188
des bivouacs ; les patrouilles se croisaient,
échangeant les mots d’ordre ; les messagers
expédiés par les différents chefs sillonnaient les
places ; enfin, des dialogues animés, et qui
indiquaient l’agitation des esprits, s’établissaient
entre les habitants pacifiques qui se tenaient aux
fenêtres et leurs concitoyens plus belliqueux qui
couraient les rues la pertuisane sur l’épaule ou
l’arquebuse au bras.
Athos et Aramis n’avaient pas fait cent pas
sans être arrêtés par les sentinelles placées aux
barricades, qui leur avaient demandé le mot
d’ordre ; mais ils avaient répondu qu’ils allaient
chez M. de Bouillon pour lui annoncer une
nouvelle d’importance, et l’on s’était contenté de
leur donner un guide qui, sous prétexte de les
accompagner et de leur faciliter les passages, était
chargé de veiller sur eux. Celui-ci était parti les
précédant et chantant :

Ce brave monsieur de Bouillon


Est incommodé de la goutte.

189
C’était un triolet des plus nouveaux et qui se
composait de je ne sais combien de couplets où
chacun avait sa part1.
En arrivant aux environs de l’hôtel de
Bouillon, on croisa une petite troupe de trois
cavaliers qui avaient tous les mots du monde, car
ils marchaient sans guide et sans escorte, et en
arrivant aux barricades n’avaient qu’à échanger
avec ceux qui les gardaient quelques paroles pour
qu’on les laissât passer avec toutes les déférences
qui sans doute étaient dues à leur rang. À leur
aspect, Athos et Aramis s’arrêtèrent.
– Oh ! oh ! dit Aramis, voyez-vous, comte ?
– Oui, dit Athos.
– Que vous semble de ces trois cavaliers ?
– Et à vous Aramis ?

1
Dans Louis XIV et son siècle, chap. XX, Dumas cite le
triolet en entier : « Ce brave monsieur de Bouillon / Est
incommodé de la goutte. / Il est hardi comme un lion, / Le
brave monsieur de Bouillon. / Mais s’il faut rompre un bataillon
/ Ou mettre le Prince en déroute, / Ce brave monsieur de
Bouillon / Est incommodé de la goutte. »

190
– Mais que ce sont nos hommes.
– Vous ne vous êtes pas trompé, j’ai
parfaitement reconnu M. de Flamarens.
– Et moi, M. de Châtillon.
– Quant au cavalier au manteau brun...
– C’est le cardinal.
– En personne.
– Comment diable se hasardent-ils ainsi dans
le voisinage de l’hôtel de Bouillon ? demanda
Aramis.
Athos sourit, mais il ne répondit point. Cinq
minutes après ils frappaient à la porte du prince.
La porte était gardée par une sentinelle,
comme c’est l’habitude pour les gens revêtus de
grades supérieurs ; un petit poste se tenait même
dans la cour, prêt à obéir aux ordres du lieutenant
de M. le prince de Conti.
Comme le disait la chanson, M. le duc de
Bouillon avait la goutte et se tenait au lit ; mais
malgré cette grave indisposition, qui l’empêchait
de monter à cheval depuis un mois, c’est-à-dire

191
depuis que Paris était assiégé, il n’en fit pas
moins dire qu’il était prêt à recevoir MM. le
comte de La Fère et le chevalier d’Herblay.
Les deux amis furent introduits près de M. le
duc de Bouillon. Le malade était dans sa
chambre, couché, mais entouré de l’appareil le
plus militaire qui se pût voir. Ce n’étaient partout,
pendus aux murailles, qu’épées, pistolets,
cuirasses et arquebuses, et il était facile de voir
que, dès qu’il n’aurait plus la goutte, M. de
Bouillon donnerait un joli peloton de fil à
retordre aux ennemis du Parlement. En attendant,
à son grand regret, disait-il, il était forcé de se
tenir au lit.
– Ah ! messieurs, s’écria-t-il en apercevant les
deux visiteurs et en faisant pour se soulever sur
son lit un effort qui lui arracha une grimace de
douleur, vous êtes bien heureux, vous ; vous
pouvez monter à cheval, aller, venir, combattre
pour la cause du peuple. Mais moi, vous le voyez,
je suis cloué sur mon lit. Ah ! diable de goutte !
fit-il en grimaçant de nouveau. Diable de goutte !
– Monseigneur, dit Athos, nous arrivons

192
d’Angleterre, et notre premier soin en touchant à
Paris a été de venir prendre des nouvelles de
votre santé.
– Grand merci, messieurs, grand merci ! reprit
le duc. Mauvaise, comme vous le voyez, ma
santé... Diable de goutte ! Ah ! vous arrivez
d’Angleterre ? Et le roi Charles se porte bien, à
ce que je viens d’apprendre ?
– Il est mort, monseigneur, dit Aramis.
– Bah ! fit le duc étonné.
– Mort sur un échafaud, condamné par le
Parlement.
– Impossible !
– Et exécuté en notre présence.
– Que me disait donc M. de Flamarens ?
– M. de Flamarens ? fit Aramis.
– Oui, il sort d’ici.
Athos sourit.
– Avec deux compagnons ? dit-il.
– Avec deux compagnons, oui, reprit le duc ;

193
puis il ajouta avec quelque inquiétude : Les
auriez-vous rencontrés ?
– Mais oui, dans la rue ce me semble, dit
Athos.
Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son
côté, le regarda d’un air quelque peu étonné.
– Diable de goutte ! s’écria M. de Bouillon
évidemment mal à son aise.
– Monseigneur, dit Athos, en vérité il faut tout
votre dévouement à la cause parisienne pour
rester, souffrant comme vous l’êtes, à la tête des
armées, et cette persévérance cause en vérité
notre admiration, à M. d’Herblay et à moi.
– Que voulez-vous, messieurs ! il faut bien, et
vous en êtes un exemple, vous si braves et si
dévoués, vous à qui mon cher collègue le duc de
Beaufort doit la liberté et peut-être la vie, il faut
bien se sacrifier à la chose publique. Aussi vous
le voyez, je me sacrifie ; mais, je l’avoue, je suis
au bout de ma force. Le cœur est bon, la tête est
bonne ; mais cette diable de goutte me tue, et
j’avoue que si la cour faisait droit à mes

194
demandes, demandes bien justes, puisque je ne
fais que demander une indemnité promise par
l’ancien cardinal lui-même lorsqu’on m’a enlevé
ma principauté de Sedan, oui, je l’avoue, si l’on
me donnait des domaines de la même valeur, si
l’on m’indemnisait de la non-jouissance de cette
propriété depuis qu’elle m’a été enlevée, c’est-à-
dire depuis huit ans ; si le titre de prince était
accordé à ceux de ma maison, et si mon frère de
Turenne était réintégré dans son
1
commandement , je me retirerais immédiatement
dans mes terres et laisserais la cour et le
Parlement s’arranger entre eux comme ils
l’entendraient.
– Et vous auriez bien raison, monseigneur, dit
Athos.
– C’est votre avis, n’est-ce pas, monsieur le

1
La principauté de Sedan lui avait été marchandée contre sa
grâce après qu’il se fût compromis dans le complot de Cinq-
Mars (1642) ; prenant parti contre Mazarin, Turenne avait
franchi avec son armée le Rhin, le conseil du roi l’avait
proclamé criminel de lèse-majesté (7 mars 1649) et, ses troupes
soudoyées par Mazarin l’abandonnant, il dut se réfugier en
Hollande.

195
comte de La Fère ?
– Tout à fait.
– Et à vous aussi, monsieur le chevalier
d’Herblay ?
– Parfaitement.
– Eh bien ! je vous assure, messieurs, reprit le
duc, que selon toute probabilité, c’est celui que
j’adopterai. La cour me fait des ouvertures en ce
moment ; il ne tient qu’à moi de les accepter. Je
les avais repoussées jusqu’à cette heure, mais
puisque des hommes comme vous me disent que
j’ai tort, mais puisque surtout cette diable de
goutte me met dans l’impossibilité de rendre
aucun service à la cause parisienne, ma foi, j’ai
bien envie de suivre votre conseil et d’accepter la
proposition que vient de me faire M. de
Châtillon.
– Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez.
– Ma foi, oui. Je suis même fâché, ce soir, de
l’avoir presque repoussée... mais il y a conférence
demain, et nous verrons.
Les deux amis saluèrent le duc.

196
– Allez, messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous
devez être bien fatigués du voyage. Pauvre roi
Charles ! Mais enfin, il y a bien un peu de sa
faute dans tout cela, et ce qui doit nous consoler
c’est que la France n’a rien à se reprocher dans
cette occasion, et qu’elle a fait tout ce qu’elle a
pu pour le sauver.
– Oh ! quant à cela, dit Aramis, nous en
sommes témoins, M. de Mazarin surtout....
– Eh bien ! voyez-vous, je suis bien aise que
vous lui rendiez ce témoignage ; il a du bon au
fond, le cardinal, et s’il n’était pas étranger... eh
bien ! on lui rendrait justice. Aïe ! diable de
goutte !
Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans
l’antichambre les cris de M. de Bouillon les
accompagnèrent ; il était évident que le pauvre
prince souffrait comme un damné.
Arrivés à la porte de la rue :
– Eh bien ! demanda Aramis à Athos, que
pensez-vous ?
– De qui ?

197
– De M. de Bouillon, pardieu !
– Mon ami, j’en pense ce qu’en pense le triolet
de notre guide, reprit Athos :

Ce pauvre monsieur de Bouillon


Est incommodé de la goutte.

– Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui


ai pas soufflé mot de l’objet qui nous amenait.
– Et vous avez agi prudemment, vous lui
eussiez redonné un accès. Allons chez M. de
Beaufort.
Et les deux amis s’acheminèrent vers l’hôtel
de Vendôme1.
Dix heures sonnaient comme ils arrivaient.
L’hôtel de Vendôme était non moins bien
gardé et présentait un aspect non moins

1
Vaste hôtel construit sous Charles IX pour le duc de Retz
et apporté en dot à César de Vendôme par Françoise de
Lorraine, fille du duc de Mercoeur, il était situé rue Saint-
Honoré (il fut démoli pour former la place Vendôme).

198
belliqueux que celui de Bouillon. Il y avait
sentinelles, poste dans la cour, armes aux
faisceaux, chevaux tout sellés aux anneaux. Deux
cavaliers, sortant comme Athos et Aramis
entraient, furent obligés de faire faire un pas en
arrière à leurs montures pour laisser passer ceux-
ci.
– Ah ! ah ! messieurs, dit Aramis, c’est
décidément la nuit aux rencontres, j’avoue que
nous serions bien malheureux, après nous être si
souvent rencontrés ce soir, si nous allions ne
point parvenir à nous rencontrer demain.
– Oh ! quant à cela, monsieur, repartit
Châtillon (car c’était lui-même qui sortait avec
Flamarens de chez le duc de Beaufort), vous
pouvez être tranquille ; si nous nous rencontrons
la nuit sans nous chercher, à plus forte raison
nous rencontrerons-nous le jour en nous
cherchant.
– Je l’espère, monsieur, dit Aramis.
– Et moi, j’en suis sûr, dit le duc.
MM. de Flamarens et de Châtillon

199
continuèrent leur chemin, et Athos et Aramis
mirent pied à terre.
À peine avaient-ils passé la bride de leurs
chevaux aux bras de leurs laquais et s’étaient-ils
débarrassés de leurs manteaux, qu’un homme
s’approcha d’eux, et après les avoir regardés un
instant à la douteuse clarté d’une lanterne
suspendue au milieu de la cour, poussa un cri de
surprise et vint se jeter dans leurs bras.
– Comte de La Fère, s’écria cet homme,
chevalier d’Herblay ! comment êtes-vous ici, à
Paris ?
– Rochefort ! dirent ensemble les deux amis.
– Oui, sans doute. Nous sommes arrivés,
comme vous l’avez su, du Vendômois, il y a
quatre ou cinq jours, et nous nous apprêtons à
donner de la besogne au Mazarin. Vous êtes
toujours des nôtres, je présume ?
– Plus que jamais. Et le duc ?
– Il est enragé contre le cardinal. Vous savez
ses succès, à notre cher duc ! c’est le véritable roi
de Paris, il ne peut pas sortir sans risquer qu’on

200
l’étouffe.
– Ah ! tant mieux, dit Aramis ; mais dites-moi,
n’est-ce pas MM. de Flamarens et de Châtillon
qui sortent d’ici ?
– Oui, ils viennent d’avoir audience du duc ;
ils venaient de la part du Mazarin sans doute,
mais ils auront trouvé à qui parler, je vous en
réponds.
– À la bonne heure ! dit Athos. Et ne pourrait-
on avoir l’honneur de voir Son Altesse ?
– Comment donc ! à l’instant même. Vous
savez que pour vous elle est toujours visible.
Suivez-moi, je réclame l’honneur de vous
présenter.
Rochefort marcha devant. Toutes les portes
s’ouvrirent devant lui et devant les deux amis. Ils
trouvèrent M. de Beaufort près de se mettre à
table. Les mille occupations de la soirée avaient
retardé son souper jusqu’à ce moment-là ; mais,
malgré la gravité de la circonstance, le prince
n’eut pas plus tôt entendu les deux noms que lui
annonçait Rochefort, qu’il se leva de la chaise

201
qu’il était en train d’approcher de la table, et que
s’avançant vivement au-devant des deux amis :
– Ah ! pardieu, dit-il, soyez les bienvenus,
messieurs. Vous venez prendre votre part de mon
souper, n’est-ce pas ? Boisjoli, préviens
Noirmont que j’ai deux convives. Vous
connaissez Noirmont, n’est-ce pas, messieurs ?
C’est mon maître d’hôtel, le successeur du père
Marteau, qui confectionne les excellents pâtés
que vous savez. Boisjoli, qu’il envoie un de sa
façon, mais pas dans le genre de celui qu’il avait
fait pour La Ramée. Dieu merci ! nous n’avons
plus besoin d’échelles de corde, de poignards ni
de poires d’angoisse.
– Monseigneur, dit Athos, ne dérangez pas
pour nous votre illustre maître d’hôtel, dont nous
connaissons les talents nombreux et variés. Ce
soir, avec la permission de Votre Altesse, nous
aurons seulement l’honneur de lui demander des
nouvelles de sa santé et de prendre ses ordres.
– Oh ! quant à ma santé, vous voyez,
messieurs, excellente. Une santé qui a résisté à

202
cinq ans de bastille1 accompagnés de M. de
Chavigny est capable de tout. Quant à mes
ordres, ma foi, j’avoue que je serais fort
embarrassé de vous en donner, attendu que
chacun donne les siens de son côté, et que je
finirai, si cela continue, par n’en pas donner du
tout.
– Vraiment ? dit Athos, je croyais cependant
que c’était sur votre union que le Parlement
comptait.
– Ah ! oui, notre union ! elle est belle ! Avec
le duc de Bouillon, ça va encore, il a la goutte et
ne quitte pas son lit, il y a moyen de s’entendre ;
mais avec M. d’Elbeuf et ses éléphants de fils...
Vous connaissez le triolet sur le duc d’Elbeuf,
messieurs ?
– Non, monseigneur.
– Vraiment !
Le duc se mit à chanter :

1
Or, Beaufort a été emprisonné à Vincennes : sans doute
faut-il donner à « bastille » son sens de « château-fort ».

203
Monsieur d’Elbeuf et ses enfants
Font rage à la place Royale.
Ils vont tous quatre piaffant,
Monsieur d’Elbeuf et ses enfants.
Mais sitôt qu’il faut battre aux champs,
Adieu leur humeur martiale.
Monsieur d’Elbeuf et ses enfants
Font rage à la place Royale.1

– Mais, reprit Athos, il n’en est pas ainsi avec


le coadjuteur, j’espère ?
– Ah ! bien oui ! avec le coadjuteur, c’est pis
encore. Dieu vous garde des prélats brouillons,
surtout quand ils portent une cuirasse sous leur
simarre ! Au lieu de se tenir tranquille dans son
évêché à chanter des Te Deum pour les victoires
que nous ne remportons pas, ou pour les victoires
où nous sommes battus, savez-vous ce qu’il fait ?

1
Triolet destiné à ridiculiser Elbeuf, écrit par l’abbé
Jacques Carpentier de Marigny à la demande de Retz qui
voulait écarter Elbeuf du commandement des armées de la
Fronde.

204
– Non.
– Il lève un régiment auquel il donne son nom,
le régiment de Corinthe1. Il fait des lieutenants et
des capitaines ni plus ni moins qu’un maréchal de
France, et des colonels comme le roi.
– Oui, dit Aramis ; mais lorsqu’il faut se
battre, j’espère qu’il se tient à son archevêché ?
– Eh bien ! pas du tout, voilà ce qui vous
trompe, mon cher d’Herblay ! Lorsqu’il faut se
battre, il se bat ; de sorte que comme la mort de
son oncle2 lui a donné siège au Parlement,
maintenant on l’a sans cesse dans les jambes ; au
Parlement, au conseil, au combat. Le prince de
Conti est général en peinture, et quelle peinture !
Un prince bossu ! Ah ! tout cela va bien mal,
messieurs, tout cela va bien mal !

1
Ce régiment, qui devait son nom au fait que Retz était
archevêque in partibus de Corinthe, était commandé par
Renaud de Sévigné.
2
L’archevêque de Paris, Jean-François de Gondi, ne mourra
que le 21 mars 1654. « Le 18 de janvier [1649], je fus reçu
conseiller au Parlement, pour y avoir place et voix délibérative
en l’absence de mon oncle », Retz, Mémoires.

205
– De sorte, monseigneur, que Votre Altesse
est mécontente ? dit Athos en échangeant un
regard avec Aramis.
– Mécontente, comte ! dites que Mon Altesse
est furieuse. C’est au point, tenez, je le dis à vous,
je ne le dirais point à d’autres, c’est au point que
si la reine, reconnaissant ses torts envers moi,
rappelait ma mère exilée et me donnait la
survivance de l’amirauté, qui est à monsieur mon
père et qui m’a été promise à sa mort, eh bien ! je
ne serais pas bien éloigné de dresser des chiens à
qui j’apprendrais à dire qu’il y a encore en France
de plus grands voleurs que M. de Mazarin.
Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent
un regard et un sourire qu’échangèrent Athos et
Aramis ; et ne les eussent-ils pas rencontrés, ils
eussent deviné que MM. de Châtillon et de
Flamarens avaient passé par là. Aussi ne
soufflèrent-ils pas mot de la présence à Paris de
M. de Mazarin.
– Monseigneur, dit Athos, nous voilà
satisfaits. Nous n’avions, en venant à cette heure
chez Votre Altesse, d’autre but que de faire

206
preuve de notre dévouement, et de lui dire que
nous nous tenions à sa disposition comme ses
plus fidèles serviteurs.
– Comme mes plus fidèles amis, messieurs,
comme mes plus fidèles amis ! vous l’avez
prouvé ; et si jamais je me raccommode avec la
cour, je vous prouverai, je l’espère, que moi aussi
je suis resté votre ami ainsi que celui de ces
messieurs ; comment diable les appelez-vous,
d’Artagnan et Porthos ?
– D’Artagnan et Porthos.
– Ah ! oui, c’est cela. Ainsi donc, vous
comprenez, comte de La Fère, vous comprenez,
chevalier d’Herblay, tout et toujours à vous.
Athos et Aramis s’inclinèrent et sortirent.
– Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que
vous n’avez consenti à m’accompagner, Dieu me
pardonne ! que pour me donner une leçon ?
– Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera
temps de vous en apercevoir quand nous sortirons
de chez le coadjuteur.
– Allons donc à l’archevêché, dit Aramis.

207
Et tous deux s’acheminèrent vers la Cité.
En se rapprochant du berceau de Paris, Athos
et Aramis trouvèrent les rues inondées, et il fallut
reprendre une barque.
Il était onze heures passées, mais on savait
qu’il n’y avait pas d’heure pour se présenter chez
le coadjuteur ; son incroyable activité faisait,
selon les besoins, de la nuit le jour, et du jour la
nuit.
Le palais archiépiscopal sortait du sein de
l’eau, et on eût dit, au nombre des barques
amarrées de tous côtés autour de ce palais, qu’on
était, non à Paris, mais à Venise. Ces barques
allaient, venaient, se croisaient en tous sens,
s’enfonçant dans le dédale des rues de la Cité, ou
s’éloignant dans la direction de l’Arsenal ou du
quai Saint-Victor1, et alors nageaient comme sur
un lac. De ces barques les unes étaient muettes et

1
L’Arsenal occupait depuis 1512 la place de l’actuelle
bibliothèque et était la demeure du grand maitre de l’artillerie.
Le quai de la porte Saint-Bernard, nom dû à la porte voisine
reconstruite sous Henri IV, donnait sur le faubourg Saint-Victor
construit autour de l’abbaye du même nom.

208
mystérieuses, les autres étaient bruyantes et
éclairées. Les deux amis glissèrent au milieu de
ce monde d’embarcations et abordèrent à leur
tour.
Tout le rez-de-chaussée de l’archevêché était
inondé, mais des espèces d’escaliers avaient été
adaptés aux murailles ; et tout le changement qui
était résulté de l’inondation, c’est qu’au lieu
d’entrer par les portes on entrait par les fenêtres.
Ce fut ainsi qu’Athos et Aramis abordèrent
dans l’antichambre du prélat. Cette antichambre
était encombrée de laquais, car une douzaine de
seigneurs étaient entassés dans le salon d’attente.
– Mon Dieu ! dit Aramis, regardez donc,
Athos ! est-ce que ce fat de coadjuteur va se
donner le plaisir de nous faire faire antichambre ?
Athos sourit.
– Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les
gens avec tous les inconvénients de leur position ;
le coadjuteur est en ce moment un des sept ou
huit rois qui règnent à Paris, il a une cour.
– Oui, dit Aramis ; mais nous ne sommes pas

209
des courtisans, nous.
– Aussi allons-nous lui faire passer nos noms,
et s’il ne fait pas en les voyant une réponse
convenable, eh bien ! nous le laisserons aux
affaires de la France et aux siennes. Il ne s’agit
que d’appeler un laquais et de lui mettre une
demi-pistole dans la main.
– Eh ! justement, s’écria Aramis, je ne me
trompe pas... oui... non... si fait, Bazin ; venez ici,
drôle !
Bazin, qui dans ce moment traversait
l’antichambre, majestueusement revêtu de ses
habits d’église, se retourna, le sourcil froncé,
pour voir quel était l’impertinent qui
l’apostrophait de cette manière. Mais à peine eut-
il reconnu Aramis, que le tigre se fit agneau, et
que s’approchant des deux gentilshommes :
– Comment ! dit-il, c’est vous, monsieur le
chevalier ! c’est vous, monsieur le comte ! Vous
voilà tous deux au moment où nous étions si
inquiets de vous ! Oh ! que je suis heureux de
vous revoir !

210
– C’est bien, c’est bien, maître Bazin, dit
Aramis ; trêve de compliments. Nous venons
pour voir M. le coadjuteur, mais nous sommes
pressés, et il faut que nous le voyions à l’instant
même.
– Comment donc ! dit Bazin, à l’instant même,
sans doute ; ce n’est point à des seigneurs de
votre sorte qu’on fait faire antichambre.
Seulement en ce moment il est en conférence
secrète avec un M. de Bruy.
– De Bruy ! s’écrièrent ensemble Athos et
Aramis.
– Oui ! c’est moi qui l’ai annoncé, et je me
rappelle parfaitement son nom. Le connaissez-
vous, monsieur ? ajouta Bazin en se retournant
vers Aramis.
– Je crois le connaître.
– Je n’en dirai pas autant, moi, reprit Bazin,
car il était si bien enveloppé dans son manteau,
que, quelque persistance que j’y aie mise, je n’ai
pas pu voir le plus petit coin de son visage. Mais
je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-

211
être serai-je plus heureux.
– Inutile, dit Aramis, nous renonçons à voir
M. le coadjuteur pour ce soir, n’est-ce pas,
Athos ?
– Comme vous voudrez, dit le comte.
– Oui, il a de trop grandes affaires à traiter
avec ce M. de Bruy.
– Et lui annoncerai-je que ces messieurs
étaient venus à l’archevêché ?
– Non, ce n’est pas la peine, dit Aramis ;
venez, Athos.
Et les deux amis, fendant la foule des laquais,
sortirent de l’archevêché suivis de Bazin, qui
témoignait de leur importance en leur prodiguant
les salutations.
– Eh bien ! demanda Athos lorsque Aramis et
lui furent dans la barque, commencez-vous à
croire, mon ami, que nous aurions joué un bien
mauvais tour à tous ces gens-là en arrêtant M. de
Mazarin ?
– Vous êtes la sagesse incarnée, Athos,
répondit Aramis.

212
Ce qui avait surtout frappé les deux amis,
c’était le peu d’importance qu’avaient pris à la
cour de France les événements terribles qui
s’étaient passés en Angleterre et qui leur
semblaient, à eux, devoir occuper l’attention de
toute l’Europe.
En effet, à part une pauvre veuve et une
orpheline royale qui pleuraient dans un coin du
Louvre, personne ne paraissait savoir qu’il eût
existé un roi Charles Ier et que ce roi venait de
mourir sur un échafaud.
Les deux amis s’étaient donné rendez-vous
pour le lendemain matin à dix heures, car,
quoique la nuit fût fort avancée lorsqu’ils étaient
arrivés à la porte de l’hôtel, Aramis avait
prétendu qu’il avait encore quelques visites
d’importance à faire et avait laissé Athos entrer
seul.
Le lendemain à dix heures sonnantes ils
étaient réunis. Depuis six heures du matin Athos
était sorti de son côté.
– Eh bien ! avez-vous eu quelques nouvelles ?
demanda Athos.

213
– Aucune ; on n’a vu d’Artagnan nulle part, et
Porthos n’a pas encore paru. Et chez vous ?
– Rien.
– Diable ! fit Aramis.
– En effet, dit Athos, ce retard n’est point
naturel ; ils ont pris la route la plus directe, et par
conséquent ils auraient dû arriver avant nous.
– Ajoutez à cela, dit Aramis, que nous
connaissons d’Artagnan pour la rapidité de ses
manœuvres, et qu’il n’est pas homme à avoir
perdu une heure, sachant que nous l’attendons...
– Il comptait, si vous vous rappelez, être ici le
cinq.
– Et nous voilà au neuf. C’est ce soir
qu’expire le délai.
– Que comptez-vous faire, demanda Athos, si
ce soir nous n’avons pas de nouvelles ?
– Pardieu ! nous mettre à sa recherche.
– Bien, dit Athos.
– Mais Raoul ? demanda Aramis.
Un léger nuage passa sur le front du comte.

214
– Raoul me donne beaucoup d’inquiétude, dit-
il, il a reçu hier un message du prince de Condé,
il est allé le rejoindre à Saint-Cloud et n’est pas
revenu.
– N’avez-vous point vu Mme de Chevreuse ?
– Elle n’était point chez elle. Et vous, Aramis,
vous deviez passer, je crois, chez Mme de
Longueville ?
– J’y ai passé en effet.
– Eh bien ?
– Elle n’était point chez elle non plus, mais au
moins elle avait laissé l’adresse de son nouveau
logement.
– Où était-elle ?
– Devinez, je vous le donne en mille.
– Comment voulez-vous que je devine où est à
minuit, car je présume que c’est en me quittant
que vous vous êtes présenté chez elle, comment,
dis-je, voulez-vous que je devine où est à minuit
la plus belle et la plus active de toutes les
frondeuses ?

215
– À l’Hôtel de Ville ! mon cher !
– Comment, à l’Hôtel de Ville ! Est-elle donc
nommée prévôt des marchands ?
– Non, mais elle s’est faite reine de Paris par
intérim, et comme elle n’a pas osé de prime abord
aller s’établir au Palais-Royal ou aux Tuileries,
elle s’est installée à l’Hôtel de Ville, où elle va
donner incessamment un héritier ou une héritière
à ce cher duc1.
– Vous ne m’aviez pas fait part de cette
circonstance, Aramis, dit Athos.
– Bah ! vraiment ! C’est un oubli alors,
excusez-moi.
– Maintenant, demanda Athos, qu’allons-nous
faire d’ici à ce soir ? Nous voici fort désœuvrés,
ce me semble.
– Vous oubliez, mon ami, que nous avons de

1
Pour gagner la confiance du peuple, Conti avait placé sa
sœur et ses neveux sous la garde du peuple. Selon la
chronologie romanesque (nous sommes le 9 février), la
duchesse de Longueville était déjà accouchée de Charles-Paris
(né le 29 janvier).

216
la besogne toute taillée.
– Où cela ?
– Du côté de Charenton, morbleu ! J’ai
l’espérance, d’après sa promesse, de rencontrer là
un certain M. de Châtillon que je déteste depuis
longtemps.
– Et pourquoi cela ?
– Parce qu’il est frère d’un certain M. de
Coligny.
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais... lequel a prétendu
à l’honneur d’être votre rival. Il a été bien
cruellement puni de cette audace, mon cher, et,
en vérité, cela devrait vous suffire.
– Oui ; mais que voulez-vous ! cela ne me
suffit point. Je suis rancunier ; c’est le seul point
par lequel je tienne à l’Église. Après cela, vous
comprenez, Athos, vous n’êtes aucunement forcé
de me suivre.
– Allons donc, dit Athos, vous plaisantez !
– En ce cas, mon cher, si vous êtes décidé à
m’accompagner, il n’y a point de temps à perdre.
Le tambour a battu, j’ai rencontré les canons qui

217
partaient, j’ai vu les bourgeois qui se rangeaient
en bataille sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; on va
bien certainement se battre vers Charenton,
comme l’a dit hier le duc de Châtillon.
– J’aurais cru, dit Athos, que les conférences
de cette nuit avaient changé quelque chose à ces
dispositions belliqueuses.
– Oui sans doute, mais on ne s’en battra pas
moins, ne fût-ce que pour mieux masquer ces
conférences.
– Pauvres gens ! dit Athos, qui vont se faire
tuer pour qu’on rende Sedan à M. de Bouillon,
pour qu’on donne la survivance de l’amirauté à
M. de Beaufort, et pour que le coadjuteur soit
cardinal !
– Allons ! allons ! mon cher, dit Aramis,
convenez que vous ne seriez pas si philosophe si
votre Raoul ne se devait point trouver à toute
cette bagarre.
– Peut-être dites-vous vrai, Aramis.
– Eh bien ! allons donc où l’on se bat, c’est un
moyen sûr de retrouver d’Artagnan, Porthos, et

218
peut-être même Raoul.
– Hélas ! dit Athos.
– Mon bon ami, dit Aramis, maintenant que
nous sommes à Paris, il vous faut, croyez-moi,
perdre cette habitude de soupirer sans cesse. À la,
guerre, morbleu ! comme à la guerre, Athos !
N’êtes-vous plus homme d’épée, et vous êtes-
vous fait d’Église, voyons ! Tenez, voilà de
beaux bourgeois qui passent ; c’est engageant,
tudieu ! Et ce capitaine, voyez donc, ça vous a
presque une tournure militaire !
– Ils sortent de la rue du Mouton1.
– Tambour en tête, comme de vrais soldats !
Mais voyez donc ce gaillard-là, comme il se
balance, comme il se cambre !
– Heu ! fit Grimaud.
– Quoi ? demanda Athos.
– Planchet, monsieur.
– Lieutenant hier, dit Aramis, capitaine

1
Elle partait de la place de Grève pour déboucher rue de la
Tixeranderie.

219
aujourd’hui, colonel sans doute demain ; dans
huit jours le gaillard sera maréchal de France.
– Demandons-lui quelques renseignements, dit
Athos.
Et les deux amis s’approchèrent de Planchet,
qui, plus fier que jamais d’être vu en fonctions,
daigna expliquer aux deux gentilshommes qu’il
avait ordre de prendre position sur la place
Royale avec deux cents hommes formant
l’arrière-garde de l’armée parisienne, et de se
diriger de là vers Charenton quand besoin serait.
Comme Athos et Aramis allaient du même
côté, ils escortèrent Planchet jusque sur son
terrain.
Planchet fit assez adroitement manœuvrer ses
hommes sur la place Royale, et les échelonna
derrière une longue file de bourgeois placée rue
et faubourg Saint-Antoine, en attendant le signal
du combat.
– La journée sera chaude, dit Planchet d’un
ton belliqueux.
– Oui, sans doute, répondit Aramis ; mais il y

220
a loin d’ici à l’ennemi.
– Monsieur, on rapprochera la distance,
répondit un dizainier.
Aramis salua, puis se retournant vers Athos :
– Je ne me soucie pas de camper place Royale
avec tous ces gens-là, dit-il ; voulez-vous que
nous marchions en avant ? nous verrons mieux
les choses.
– Et puis M. de Châtillon ne viendrait point
vous chercher place Royale, n’est-ce pas ? Allons
donc en avant, mon ami.
– N’avez-vous pas deux mots à dire de votre
côté à M. de Flamarens ?
– Ami, dit Athos, j’ai pris une résolution, c’est
de ne plus tirer l’épée que je n’y sois forcé
absolument.
– Et depuis quand cela ?
– Depuis que j’ai tiré le poignard.
– Ah bon ! encore un souvenir de M.
Mordaunt ! Eh bien ! mon cher, il ne vous
manquerait plus que d’éprouver des remords

221
d’avoir tué celui-là !
– Chut ! dit Athos en mettant un doigt sur sa
bouche avec ce sourire triste qui n’appartenait
qu’à lui, ne parlons plus de Mordaunt, cela nous
porterait malheur.
Et Athos piqua vers Charenton, longeant le
faubourg, puis la vallée de Fécamp1, toute noire
de bourgeois armés.
Il va sans dire qu’Aramis le suivait d’une
demi-longueur de cheval.

1
Elle correspondait à l’actuelle rue de Charenton, à partie
de la présente rue Mongallet et devait son nom à la petite vallée
au confluent des ruisseaux de Montreuil et des Orgueilleux.

222
83

Le combat de Charenton1

À mesure qu’Athos et Aramis avançaient, et


qu’en avançant ils dépassaient les différents corps
échelonnés sur la route, ils voyaient les cuirasses
fourbies et éclatantes succéder aux armes
rouillées, et les mousquets étincelants aux
pertuisanes bigarrées.
– Je crois que c’est ici le vrai champ de
bataille, dit Aramis ; voyez-vous ce corps de
cavalerie qui se tient en avant du pont, le pistolet
au poing ? Eh ! prenez garde, voici du canon qui
arrive.
– Ah ça ! mon cher, dit Athos, où nous avez-
vous menés ? Il me semble que je vois tout autour
de nous des figures appartenant à des officiers de

1
Il eut lieu le 8 février 1649.

223
l’armée royale. N’est-ce pas M. de Châtillon lui-
même qui s’avance avec ces deux brigadiers ?
Et Athos mit l’épée à la main, tandis
qu’Aramis, croyant qu’en effet il avait dépassé
les limites du camp parisien, portait la main à ses
fontes.
– Bonjour, messieurs, dit le duc en
s’approchant, je vois que vous ne comprenez rien
à ce qui se passe, mais un mot vous expliquera
tout. Nous sommes pour le moment en trêve ; il y
a conférence : M. le Prince, M. de Retz, M. de
Beaufort et M. de Bouillon causent en ce moment
politique. Or, de deux choses l’une : ou les
affaires ne s’arrangeront pas, et nous nous
retrouverons, chevalier ; ou elles s’arrangeront,
et, comme je serai débarrassé de mon
commandement, nous nous retrouverons encore.
– Monsieur, dit Aramis, vous parlez à
merveille. Permettez-moi donc de vous adresser
une question.
– Faites, monsieur.
– Où sont les plénipotentiaires ?

224
– À Charenton même, dans la seconde maison
à droite en entrant du côté de Paris.
– Et cette conférence n’était pas prévue !
– Non, messieurs. Elle est, à ce qu’il paraît, le
résultat de nouvelles propositions que M. de
Mazarin a fait faire hier soir aux Parisiens.
Athos et Aramis se regardèrent en riant ; ils
savaient mieux que personne quelles étaient ces
propositions, à qui elles avaient été faites et qui
les avait faites.
– Et cette maison où sont les plénipotentiaires,
demanda Athos, appartient... ?
– À M. de Chanleu1, qui commande vos
troupes à Charenton. Je dis vos troupes, parce que
je présume que ces messieurs sont frondeurs.
– Mais... à peu près, dit Aramis.
– Comment à peu près ?
– Eh ! sans doute, monsieur ; vous le savez
mieux que personne, dans ce temps-ci on ne peut

1
Bernard d’Ostove, marquis de Clanleu. Dans Louis XIV et
son siècle, chap. XX, Dumas écrit aussi Chanleu.

225
pas dire bien précisément ce qu’on est.
– Nous sommes pour le roi et MM. les
princes, dit Athos.
– Il faut cependant nous entendre, dit
Châtillon : le roi est avec nous, et il a pour
généralissimes MM. d’Orléans et de Condé.
– Oui, dit Athos, mais sa place est dans nos
rangs avec MM. de Conti, de Beaufort, d’Elbeuf
et de Bouillon.
– Cela peut être, dit Châtillon, et l’on sait que
pour mon compte j’ai assez peu de sympathie
pour M. de Mazarin ; mes intérêts mêmes sont à
Paris : j’ai là un grand procès d’où dépend toute
ma fortune, et, tel que vous me voyez, je viens de
consulter mon avocat...
– À Paris ?
– Non pas, à Charenton... M. Viole, que vous
connaissez de nom, un excellent homme, un peu
têtu ; mais il n’est pas du Parlement pour rien. Je
comptais le voir hier soir, mais notre rencontre
m’a empêché de m’occuper de mes affaires. Or,
comme il faut que les affaires se fassent, j’ai

226
profité de la trêve, et voilà comment je me trouve
au milieu de vous.
– M. Viole donne donc ses consultations en
plein vent ? demanda Aramis en riant.
– Oui, monsieur, et à cheval même. Il
commande cinq cents pistoliers pour aujourd’hui,
et je lui ai rendu visite accompagné, pour lui faire
honneur, de ces deux petites pièces de canon, en
tête desquelles vous avez paru si étonnés de me
voir. Je ne le reconnaissais pas d’abord, je dois
l’avouer ; il a une longue épée sur sa robe et des
pistolets à sa ceinture, ce qui lui donne un air
formidable qui vous ferait plaisir, si vous aviez le
bonheur de le rencontrer.
– S’il est si curieux à voir, on peut se donner
la peine de le chercher tout exprès, dit Aramis.
– Il faudrait vous hâter, monsieur, car les
conférences ne peuvent durer longtemps encore.
– Et si elles sont rompues sans amener de
résultat, dit Athos, vous allez tenter d’enlever
Charenton ?
– C’est mon ordre ; je commande les troupes

227
d’attaque, et je ferai de mon mieux pour réussir.
– Monsieur, dit Athos, puisque vous
commandez la cavalerie...
– Pardon ! je commande en chef.
– Mieux encore !... Vous devez connaître tous
vos officiers, j’entends tous ceux qui sont de
distinction.
– Mais oui, à peu près.
– Soyez assez bon pour me dire alors si vous
n’avez pas sous vos ordres M. le chevalier
d’Artagnan, lieutenant aux mousquetaires.
– Non, monsieur, il n’est pas avec nous ;
depuis plus de six semaines il a quitté Paris, et il
est, dit-on, en mission en Angleterre.
– Je savais cela, mais je le croyais de retour.
– Non, monsieur, et je ne sache point que
personne l’ait revu. Je puis d’autant mieux vous
répondre à ce sujet que les mousquetaires sont
des nôtres, et que c’est M. de Cambon qui, par
intérim, tient la place de M. d’Artagnan.
Les deux amis se regardèrent.

228
– Vous voyez, dit Athos.
– C’est étrange, dit Aramis.
– Il faut absolument qu’il leur soit arrivé
malheur en route.
– Nous sommes aujourd’hui le huit, c’est ce
soir qu’expire le délai fixé. Si ce soir nous
n’avons point de nouvelles, demain matin nous
partirons.
Athos fit de la tête un signe affirmatif, puis se
retournant :
– Et M. de Bragelonne, un jeune homme de
quinze ans, attaché à M. le Prince, demanda
Athos presque embarrassé de laisser percer ainsi
devant le sceptique Aramis ses préoccupations
paternelles, a-t-il l’honneur d’être connu de vous,
monsieur le duc ?
– Oui, certainement, répondit Châtillon, il
nous est arrivé ce matin avec M. le Prince. Un
charmant jeune homme ! Il est de vos amis,
monsieur le comte ?
– Oui, monsieur, répliqua Athos doucement
ému ; à telle enseigne, que j’aurais même le désir

229
de le voir. Est-ce possible ?
– Très possible, monsieur. Veuillez
m’accompagner et je vous conduirai au quartier
général.
– Holà ! dit Aramis en se retournant, voilà
bien du bruit derrière nous, ce me semble.
– En effet, un gros de cavaliers vient à nous !
fit Châtillon.
– Je reconnais M. le coadjuteur à son chapeau
de la fronde.
– Et moi, M. de Beaufort à ses plumes
blanches.
– Ils viennent au galop. M. le Prince est avec
eux. Ah ! voilà qu’il les quitte.
– On bat le rappel, s’écria Châtillon.
Entendez-vous ? Il faut nous informer.
En effet, on voyait les soldats courir à leurs
armes, les cavaliers qui étaient à pied se remettre
en selle, les trompettes sonnaient, les tambours
battaient ; M. de Beaufort tira l’épée.
De son côté, M. le Prince fit un signe de

230
rappel, et tous les officiers de l’armée royale,
mêlés momentanément aux troupes parisiennes,
coururent à lui.
– Messieurs, dit Châtillon, la trêve est rompue,
c’est évident ; on va se battre. Rentrez donc dans
Charenton, car j’attaquerai sous peu. Voilà le
signal que M. le Prince me donne.
En effet, une cornette élevait par trois fois en
l’air le guidon de M. le Prince.
– Au revoir, monsieur le chevalier ! cria
Châtillon.
Et il partit au galop pour rejoindre son escorte.
Athos et Aramis tournèrent bride de leur côté
et vinrent saluer le coadjuteur et M. de Beaufort.
Quant à M. de Bouillon, il avait eu vers la fin de
la conférence un si terrible accès de goutte, qu’on
avait été obligé de le reconduire à Paris en litière.
En échange, M. le duc d’Elbeuf, entouré de
ses quatre fils1 comme d’un état-major,

1
Le quatrième fils du duc d’Elbeuf, abbé d’Hombières,
était mort en 1648.

231
parcourait les rangs de l’armée parisienne.
Pendant ce temps, entre Charenton et l’armée
royale se formait un long espace blanc qui
semblait se préparer pour servir de dernière
couche aux cadavres.
– Ce Mazarin est véritablement une honte pour
la France, dit le coadjuteur en resserrant le
ceinturon de son épée qu’il portait, à la mode des
anciens prélats militaires, sur sa simarre
archiépiscopale. C’est un cuistre qui voudrait
gouverner la France comme une métairie. Aussi
la France ne peut-elle espérer de bonheur et de
tranquillité que lorsqu’il en sera sorti.
– Il paraît que l’on ne s’est pas entendu sur la
couleur du chapeau, dit Aramis.
Au même instant, M. de Beaufort leva son
épée.
– Messieurs, dit-il, nous avons fait de la
diplomatie inutile ; nous voulions nous
débarrasser de ce pleutre de Mazarini ; mais la
reine, qui en est embéguinée, le veut absolument
garder pour ministre, de sorte qu’il ne nous reste

232
plus qu’une ressource, c’est de le battre
congrûment1.
– Bon ! dit le coadjuteur, voilà l’éloquence
accoutumée de M. de Beaufort.
– Heureusement, dit Aramis, qu’il corrige ses
fautes de français avec la pointe de son épée.
– Peuh ! fit le coadjuteur avec mépris, je vous
jure que dans toute cette guerre il est bien pâle.
Et il tira son épée à son tour.
– Messieurs, dit-il, voilà l’ennemi qui vient à
nous ; nous lui épargnerons bien, je l’espère, la
moitié du chemin.
Et sans s’inquiéter s’il était suivi ou non, il
partit. Son régiment, qui portait le nom de
régiment de Corinthe, du nom de son archevêché,
s’ébranla derrière lui et commença la mêlée.
De son côté, M. de Beaufort lançait sa
cavalerie, sous la conduite de M. de
Noirmoutiers, vers Étampes, où elle devait
rencontrer un convoi de vivres impatiemment

1
Cuir de Beaufort : « congrûment » (« insuffisamment »).

233
attendu par les Parisiens1. M. de Beaufort
s’apprêtait à le soutenir.
M. de Chanleu, qui commandait la place, se
tenait, avec le plus fort de ses troupes, prêt à
résister à l’assaut, et même, au cas où l’ennemi
serait repoussé, à tenter une sortie.
Au bout d’une demi-heure le combat était
engagé sur tous les points. Le coadjuteur, que la
réputation de courage de M. de Beaufort
exaspérait, s’était jeté en avant et faisait
personnellement des merveilles de courage2. Sa
vocation, on le sait, était l’épée, et il était heureux
chaque fois qu’il la pouvait tirer du fourreau,
n’importe pour qui ou pour quoi. Mais dans cette
circonstance, s’il avait bien fait son métier de
soldat, il avait mal fait celui de colonel. Avec
sept ou huit cents hommes il était allé heurter

1
« Noirmoutier, à la faveur de ces escarmouches, fit un
détachement de mille chevaux, sans que Monsieur le Prince
s’en aperçut, et il alla du côté d’Étampes pour quérir et escorter
un fort grand convoi de toute sorte de bétail qui s’y était
assemblé », Retz, Mémoires, seconde partie.
2
Retz ne signale pas sa présence au combat.

234
trois mille hommes, lesquels, à leur tour, s’étaient
ébranlés tout d’une masse et ramenaient tambour
battant les soldats du coadjuteur, qui arrivèrent en
désordre aux remparts. Mais le feu de l’artillerie
de Chanleu arrêta court l’armée royale, qui parut
un instant ébranlée. Cependant cela dura peu, et
elle alla se reformer derrière un groupe de
maisons et un petit bois.
Chanleu crut que le moment était venu ; il
s’élança à la tête de deux régiments pour
poursuivre l’armée royale ; mais, comme nous
l’avons dit, elle s’était reformée et revenait à la
charge, guidée par M. de Châtillon en personne.
La charge fut si rude et si habilement conduite,
que Chanleu et ses hommes se trouvèrent presque
entourés. Chanleu ordonna la retraite, qui
commença de s’exécuter pied à pied, pas à pas.
Malheureusement, au bout d’un instant, Chanleu
tomba mortellement frappé.
M. de Châtillon le vit tomber et annonça tout
haut cette mort, qui redoubla le courage de
l’armée royale et démoralisa complètement les
deux régiments avec lesquels Chanleu avait fait

235
sa sortie. En conséquence, chacun songea à son
salut et ne s’occupa plus que de regagner les
retranchements, au pied desquels le coadjuteur
essayait de reformer son régiment écharpé.
Tout à coup un escadron de cavalerie vint à la
rencontre des vainqueurs, qui entraient pêle-mêle
avec les fugitifs dans les retranchements. Athos et
Aramis chargeaient en tête, Aramis l’épée et le
pistolet à la main, Athos l’épée au fourreau, le
pistolet aux fontes. Athos était calme et froid
comme dans une parade, seulement son beau et
noble regard s’attristait en voyant s’entr’égorger
tant d’hommes que sacrifiaient d’un côté
l’entêtement royal, et de l’autre côté la rancune
des princes. Aramis, au contraire, tuait et
s’enivrait peu à peu, selon son habitude. Ses yeux
vifs devenaient ardents ; sa bouche, si finement
découpée, souriait d’un sourire lugubre ; ses
narines ouvertes aspiraient l’odeur du sang ;
chacun de ses coups d’épée frappait juste, et le
pommeau de son pistolet achevait, assommait le
blessé qui essayait de se relever.
Du côté opposé, et dans les rangs de l’armée

236
royale, deux cavaliers, l’un couvert d’une
cuirasse dorée, l’autre d’un simple buffle duquel
sortaient les manches d’un justaucorps de velours
bleu, chargeaient au premier rang. Le cavalier à
la cuirasse dorée vint heurter Aramis et lui porta
un coup d’épée qu’Aramis para avec son habileté
ordinaire.
– Ah ! c’est vous, monsieur de Châtillon !
s’écria le chevalier ; soyez le bienvenu, je vous
attendais !
– J’espère ne vous avoir pas trop fait attendre,
monsieur, dit le duc ; en tout cas, me voici.
– Monsieur de Châtillon, dit Aramis en tirant
de ses fontes un second pistolet qu’il avait
réservé pour cette occasion, je crois que si votre
pistolet est déchargé vous êtes un homme mort.
– Dieu merci, dit Châtillon, il ne l’est pas !
Et le duc, levant son pistolet sur Aramis,
l’ajusta et fit feu. Mais Aramis courba la tête au
moment où il vit le duc appuyer le doigt sur la
gâchette, et la balle passa, sans l’atteindre, au-
dessus de lui.

237
– Oh ! vous m’avez manqué, dit Aramis. Mais
moi, j’en jure Dieu, je ne vous manquerai pas.
– Si je vous en laisse le temps ! s’écria M. de
Châtillon en piquant son cheval et en bondissant
sur lui l’épée haute.
Aramis l’attendit avec ce sourire terrible qui
lui était propre en pareille occasion ; et Athos, qui
voyait M. de Châtillon s’avancer sur Aramis avec
la rapidité de l’éclair, ouvrait la bouche pour
crier : « Tirez ! mais tirez donc ! » quand le coup
partit. M. de Châtillon ouvrit les bras et se
renversa sur la croupe de son cheval.
La balle lui était entrée dans la poitrine par
l’échancrure de la cuirasse.
– Je suis mort ! murmura le duc.
Et il glissa de son cheval à terre.
– Je vous l’avais dit, monsieur, et je suis fâché
maintenant d’avoir si bien tenu ma parole. Puis-je
vous être bon à quelque chose1 ?

1
« Aux premiers coups de feu, le duc de Chatillon […]
reçut une balle tout au travers du corps et tomba […]. Le

238
Châtillon fit un signe de la main ; et Aramis
s’apprêtait à descendre, quand tout à coup il reçut
un choc violent dans le côté : c’était un coup
d’épée, mais la cuirasse para le coup.
Il se tourna vivement, saisit ce nouvel
antagoniste par le poignet, quand deux cris
partirent en même temps, l’un poussé par lui,
l’autre par Athos :
– Raoul !
Le jeune homme reconnut à la fois la figure du
chevalier d’Herblay et la voix de son père, et
laissa tomber son épée. Plusieurs cavaliers de
l’armée parisienne s’élancèrent en ce moment sur
Raoul, mais Aramis le couvrit de son épée.
– Prisonnier à moi ! Passez donc au large !
cria-t-il.
Athos, pendant ce temps, prenait le cheval de
son fils par la bride et l’entraînait hors de la
mêlée.

lendemain [il] mourut, tenant le bâton de maréchal que la reine


lui avait envoyé, et qu’il n’avait possédé qu’une heure », Louis
XIV et son siècle, chap. XX.

239
En ce moment M. le Prince, qui soutenait M.
de Châtillon en seconde ligne, apparut au milieu
de la mêlée ; on vit briller son œil d’aigle et on le
reconnut à ses coups.
À sa vue, le régiment de l’archevêque de
Corinthe, que le coadjuteur, malgré tous ses
efforts, n’avait pu réorganiser, se jeta au milieu
des troupes parisiennes, renversa tout et rentra en
fuyant dans Charenton, qu’il traversa sans
s’arrêter. Le coadjuteur, entraîné par lui, repassa
près du groupe formé par Athos, par Aramis et
Raoul.
– Ah ! ah ! dit Aramis, qui ne pouvait, dans sa
jalousie, ne pas se réjouir de l’échec arrivé au
coadjuteur, en votre qualité d’archevêque,
monseigneur, vous devez connaître les Écritures.
– Et qu’ont de commun les Écritures avec ce
qui m’arrive ? demanda le coadjuteur.
– Que M. le Prince vous traite aujourd’hui
comme saint Paul, la première aux Corinthiens1.

1
Voir Louis XIV et son siècle : « La déroute des nouvelles
recrues fut complète, et l’on appela cette affaire la première aux

240
– Allons ! allons ! dit Athos, le mot est joli,
mais il ne faut pas attendre ici les compliments.
En avant, en avant, ou plutôt en arrière, car la
bataille m’a bien l’air d’être perdue pour les
frondeurs.
– Cela m’est bien égal ! dit Aramis, je ne
venais ici que pour rencontrer M. de Châtillon. Je
l’ai rencontré, je suis content ; un duel avec un
Châtillon, c’est flatteur !
– Et de plus un prisonnier, dit Athos en
montrant Raoul.
Les trois cavaliers continuèrent la route au
galop.
Le jeune homme avait ressenti un frisson de
joie en retrouvant son père. Ils galopaient l’un à
côté de l’autre, la main gauche du jeune homme
dans la main droite d’Athos.
Quand ils furent loin du champ de bataille :

Corinthiens » (après l’échec d’Antony du 28 janvier, selon les


Mémoires de Guy Joly). L’allusion porte sur les deux épîtres de
saint Paul adressées aux Corinthiens.

241
– Qu’alliez-vous donc faire si avant dans la
mêlée, mon ami ? demanda Athos au jeune
homme ; ce n’était point là votre place, ce me
semble, n’étant pas mieux armé pour le combat.
– Aussi ne devais-je point me battre
aujourd’hui, monsieur. J’étais chargé d’une
mission pour le cardinal, et je partais pour Rueil,
quand, voyant charger M. de Châtillon, l’envie
me prit de charger à ses côtés. C’est alors qu’il
me dit que deux cavaliers de l’armée parisienne
me cherchaient, et qu’il me nomma le comte de
La Fère.
– Comment ! vous saviez que nous étions là,
et vous avez voulu tuer votre ami le chevalier ?
– Je n’avais point reconnu M. le chevalier
sous son armure, dit en rougissant Raoul, mais
j’aurais dû le reconnaître à son adresse et à son
sang-froid.
– Merci du compliment, mon jeune ami, dit
Aramis, et l’on voit qui vous a donné des leçons
de courtoisie. Mais vous allez à Rueil, dites-
vous ?

242
– Oui.
– Chez le cardinal ?
– Sans doute. J’ai une dépêche de M. le Prince
pour Son Éminence.
– Il faut la porter, dit Athos.
– Oh ! pour cela, un instant, pas de fausse
générosité, comte. Que diable ! notre sort, et, ce
qui est plus important, le sort de nos amis, est
peut-être dans cette dépêche.
– Mais il ne faut pas que ce jeune homme
manque à son devoir, dit Athos.
– D’abord, comte, ce jeune homme est
prisonnier, vous l’oubliez. Ce que nous faisons là
est de bonne guerre. D’ailleurs, des vaincus ne
doivent pas être difficiles sur le choix des
moyens. Donnez cette dépêche, Raoul.
Raoul hésita, regardant Athos comme pour
chercher une règle de conduite dans ses yeux.
– Donnez la dépêche, Raoul, dit Athos, vous
êtes le prisonnier du chevalier d’Herblay.
Raoul céda avec répugnance, mais Aramis,

243
moins scrupuleux que le comte de La Fère, saisit
la dépêche avec empressement, la parcourut, et la
rendant à Athos :
– Vous, dit-il, qui êtes croyant, lisez et voyez,
en y réfléchissant, dans cette lettre, quelque chose
que la Providence juge important que nous
sachions.
Athos prit la lettre tout en fronçant son beau
sourcil, mais l’idée qu’il était question, dans la
lettre, de d’Artagnan l’aida à vaincre le dégoût
qu’il éprouvait à la lire.
Voici ce qu’il y avait dans la lettre :

Monseigneur, j’enverrai ce soir à Votre


Éminence, pour renforcer la troupe de M. de
Comminges, les dix hommes que vous demandez.
Ce sont de bons soldats, propres à maintenir les
deux rudes adversaires dont Votre Éminence
craint l’adresse et la résolution.

– Oh ! oh ! dit Athos.
– Eh bien ! demanda Aramis, que vous semble

244
de deux adversaires qu’il faut, outre la troupe de
Comminges, dix bons soldats pour garder ? Cela
ne ressemble-t-il pas comme deux gouttes d’eau à
d’Artagnan et à Porthos ?
– Nous allons battre Paris toute la journée, dit
Athos, et si nous n’avons pas de nouvelles ce
soir, nous reprendrons le chemin de la Picardie, et
je réponds, grâce à l’imagination de d’Artagnan,
que nous ne tarderons pas à trouver quelque
indication qui nous enlèvera tous nos doutes.
– Battons donc Paris, et informons-nous, à
Planchet surtout, s’il n’aura point entendu parler
de son ancien maître.
– Ce pauvre Planchet ! vous en parlez bien à
votre aise, Aramis, il est massacré sans doute.
Tous ces belliqueux bourgeois seront sortis, et
l’on aura fait un massacre.
Comme c’était assez probable, ce fut avec un
sentiment d’inquiétude que les deux amis
rentrèrent à Paris par la porte du Temple1, et

1
Elle se trouvait au débouché de la rue Mesley sur la rue du
Temple (actuel n° 207). Elle fut démoli en 1678.

245
qu’ils se dirigèrent vers la place Royale où ils
comptaient avoir des nouvelles de ces pauvres
bourgeois. Mais l’étonnement des deux amis fut
grand lorsqu’ils les trouvèrent buvant et
goguenardant, eux et leur capitaine, toujours
campés place Royale et pleurés sans doute par
leurs familles qui entendaient le bruit du canon de
Charenton et les croyaient au feu.
Athos et Aramis s’informèrent de nouveau à
Planchet ; mais il n’avait rien su de d’Artagnan.
Ils voulurent l’emmener, il leur déclara qu’il ne
pouvait quitter son poste sans ordre supérieur.
À cinq heures seulement ils rentrèrent chez
eux en disant qu’ils revenaient de la bataille ; ils
n’avaient pas perdu de vue le cheval de bronze de
Louis XIII1.
– Mille tonnerres ! dit Planchet en rentrant
dans sa boutique de la rue des Lombards, nous

1
Inauguré le 27 septembre 1639, il était l’œuvre de Pierre
Biard (et de Daniel de Volterra pour le cheval destiné d’abord à
une statue d’Henri II commandée par Catherine de Médicis).
Envoyé à la fonte sous la Révolution, il fut remplacé sous
Louis-Philippe par l’actuelle statue de Dupaty et Coitet.

246
avons été battus à plate couture. Je ne m’en
consolerai jamais !

247
84

La route de Picardie

Athos et Aramis, fort en sûreté dans Paris, ne


se dissimulaient pas qu’à peine auraient-ils mis le
pied dehors ils courraient les plus grands
dangers ; mais on sait ce qu’était la question de
danger pour de pareils hommes. D’ailleurs ils
sentaient que le dénouement de cette seconde
odyssée approchait, et qu’il n’y avait plus,
comme on dit, qu’un coup de collier à donner.
Au reste, Paris lui-même n’était pas
tranquille ; les vivres commençaient à manquer,
et selon que quelqu’un des généraux de M. le
prince de Conti avait besoin de reprendre son
influence, il se faisait une petite émeute qu’il
calmait et qui lui donnait un instant la supériorité
sur ses collègues.
Dans une de ces émeutes, M. de Beaufort avait

248
fait piller la maison et la bibliothèque de M. de
Mazarin pour donner, disait-il, quelque chose à
ronger à ce pauvre peuple1.
Athos et Aramis quittèrent Paris sur ce coup
d’État, qui avait eu lieu dans la soirée même du
jour où les Parisiens avaient été battus à
Charenton.
Tous deux laissaient Paris dans la misère et
touchant presque à la famine, agité par la crainte,
déchiré par les factions. Parisiens et frondeurs, ils
s’attendaient à trouver même misère, mêmes
craintes, mêmes intrigues dans le camp ennemi.
Leur surprise fut donc grande lorsque, en passant
à Saint-Denis, ils apprirent qu’à Saint-Germain
on riait, on chansonnait et l’on menait joyeuse
vie.
Les deux gentilshommes prirent des chemins
détournés, d’abord pour ne pas tomber aux mains
des mazarins épars dans l’Île-de-France, ensuite,
pour échapper aux frondeurs qui tenaient la

1
« Le 25 [janvier], l’on saisit tout ce qui se trouva dans la
maison du cardinal », Retz, Mémoires.

249
Normandie, et qui n’eussent pas manqué de les
conduire à M. de Longueville pour que M. de
Longueville reconnût en eux des amis ou des
ennemis. Une fois échappés à ces deux dangers,
ils rejoignirent le chemin de Boulogne à
Abbeville, et le suivirent pas à pas, trace à trace.
Cependant ils furent quelque temps indécis ;
deux ou trois aubergistes avaient été interrogés,
sans qu’un seul indice vînt éclairer leurs doutes
ou guider leurs recherches, lorsqu’à Montreuil1
Athos sentit sur la table quelque chose de rude au
toucher de ses doigts délicats. Il leva la nappe, et
lut sur le bois ces hiéroglyphes creusés
profondément avec la lame d’un couteau :
PORT... – D’ART... – 2 FÉVRIER.
– À merveille, dit Athos en faisant voir
l’inscription à Aramis ; nous voulions coucher
ici, mais c’est inutile. Allons plus loin.

1
Montreuil-sur-Mer (Pas-de-Calais), sur la rive gauche de
la Canche à cinq lieues au sud-sud-ouest de Boulogne et à
quatorze lieues au nord-ouest d’Amiens.

250
Ils remontèrent à cheval et gagnèrent
Abbeville. Là ils s’arrêtèrent fort perplexes à
cause de la grande quantité d’hôtelleries. On ne
pouvait pas les visiter toutes. Comment deviner
dans laquelle avaient logé ceux que l’on
cherchait ?
– Croyez-moi, Athos, dit Aramis, ne songeons
pas à rien trouver à Abbeville. Si nous sommes
embarrassés, nos amis l’ont été aussi. S’il n’y
avait que Porthos, Porthos eût été loger à la plus
magnifique hôtellerie, et, nous la faisant indiquer,
nous serions sûrs de retrouver trace de son
passage. Mais d’Artagnan n’a point de ces
faiblesses-là ; Porthos aura eu beau lui faire
observer qu’il mourait de faim, il aura continué
sa route, inexorable comme le destin, et c’est
ailleurs qu’il faut le chercher.
Ils continuèrent donc leur route, mais rien ne
se présenta. C’était une tâche des plus pénibles et
surtout des plus fastidieuses qu’avaient entreprise
là Athos et Aramis, et sans ce triple mobile de
l’honneur, de l’amitié et de la reconnaissance
incrusté dans leur âme, nos deux voyageurs

251
eussent cent fois renoncé à fouiller le sable, à
interroger les passants, à commenter les signes, à
épier les visages.
Ils allèrent ainsi jusqu’à Péronne.
Athos commençait à désespérer. Cette noble et
intéressante nature se reprochait cette obscurité
dans laquelle Aramis et lui se trouvaient. Sans
doute ils avaient mal cherché ; sans doute ils
n’avaient pas mis dans leurs questions assez de
persistance, dans leurs investigations assez de
perspicacité. Ils étaient prêts à retourner sur leurs
pas, lorsqu’en traversant le faubourg qui
conduisait aux portes de la ville, sur un mur blanc
qui faisait l’angle d’une rue tournant autour du
rempart, Athos jeta les yeux sur un dessin de
pierre noire qui représentait, avec la naïveté des
premières tentatives d’un enfant, deux cavaliers
galopant avec frénésie ; l’un des deux cavaliers
tenait à la main une pancarte où étaient écrits en
espagnol ces mots :
ON NOUS SUIT.
– Oh ! oh ! dit Athos, voilà qui est clair

252
comme le jour. Tout suivi qu’il était, d’Artagnan
se sera arrêté cinq minutes ici ; cela prouve au
reste qu’il n’était pas suivi de bien près ; peut-
être sera-t-il parvenu à s’échapper.
Aramis secoua la tête.
– S’il était échappé, nous l’aurions revu ou
nous en aurions au moins entendu parler.
– Vous avez raison, Aramis, continuons.
Dire l’inquiétude et l’impatience des deux
gentilshommes serait chose impossible.
L’inquiétude était pour le cœur tendre et amical
d’Athos ; l’impatience était pour l’esprit nerveux
et si facile à égarer d’Aramis. Aussi galopèrent-
ils tous deux pendant trois ou quatre heures avec
la frénésie des deux cavaliers de la muraille. Tout
à coup, dans une gorge étroite, resserrée entre
deux talus, ils virent la route à moitié barrée par
une énorme pierre. Sa place primitive était
indiquée sur un des côtés du talus, et l’espèce
d’alvéole qu’elle y avait laissé, par suite de
l’extraction, prouvait qu’elle n’avait pu rouler
toute seule, tandis que sa pesanteur indiquait qu’il
avait fallu, pour la faire mouvoir, le bras d’un

253
Encelade ou d’un Briarée.
Aramis s’arrêta.
– Oh ! dit-il en regardant la pierre, il y a là-
dedans de l’Ajax, du Télamon ou du Porthos.
Descendons, s’il vous plaît, comte, et examinons
ce rocher.
Tous deux descendirent. La pierre avait été
apportée dans le but évident de barrer le chemin à
des cavaliers. Elle avait donc été placée d’abord
en travers ; puis les cavaliers avaient trouvé cet
obstacle, étaient descendus et l’avaient écarté.
Les deux amis examinèrent la pierre de tous
les côtés exposés à la lumière : elle n’offrait rien
d’extraordinaire. Ils appelèrent alors Blaisois et
Grimaud. À eux quatre, ils parvinrent à retourner
le rocher. Sur le côté qui touchait la terre était
écrit :

Huit chevau-légers nous poursuivent. Si nous


arrivons jusqu’à Compiègne, nous nous
arrêterons au Paon-Couronné ; l’hôte est de nos
amis.

254
– Voilà quelque chose de positif, dit Athos, et
dans l’un ou l’autre cas nous saurons à quoi nous
en tenir. Allons donc au Paon-Couronné.
– Oui, dit Aramis ; mais si nous voulons y
arriver, donnons quelque relâche à nos chevaux ;
ils sont presque fourbus.
Aramis disait vrai. On s’arrêta au premier
bouchon ; on fit avaler à chaque cheval double
mesure d’avoine détrempée dans du vin, on leur
donna trois heures de repos et l’on se remit en
route. Les hommes eux-mêmes étaient écrasés de
fatigue, mais l’espérance les soutenait.
Six heures après, Athos et Aramis entraient à
Compiègne et s’informaient du Paon-Couronné.
On leur montra une enseigne représentant le dieu
Pan avec une couronne sur la tête.
Les deux amis descendirent de cheval sans
s’arrêter autrement à la prétention de l’enseigne,
que, dans un autre temps, Aramis eût fort
critiquée. Ils trouvèrent un brave homme
d’hôtelier, chauve et pansu comme un magot de

255
la Chine, auquel ils demandèrent s’il n’avait pas
logé plus ou moins longtemps deux
gentilshommes poursuivis par des chevau-légers.
L’hôte, sans rien répondre, alla chercher dans un
bahut une moitié de lame de rapière.
– Connaissez-vous cela ? dit-il.
Athos ne fit que jeter un coup d’œil sur cette
lame.
– C’est l’épée de d’Artagnan, dit-il.
– Du grand ou du petit ? demanda l’hôte.
– Du petit, répondit Athos.
– Je vois que vous êtes des amis de ces
messieurs.
– Eh bien ! que leur est-il arrivé ?
– Qu’ils sont entrés dans ma cour avec des
chevaux fourbus, et qu’avant qu’ils aient eu le
temps de refermer la grande porte huit chevau-
légers qui les poursuivaient sont entrés après eux.
– Huit ! dit Aramis, cela m’étonne bien que
d’Artagnan et Porthos, deux vaillants de cette
nature, se soient laissé arrêter par huit hommes.

256
– Sans doute, monsieur, et les huit hommes
n’en seraient pas venus à bout s’ils n’eussent
recruté par la ville une vingtaine de soldats du
régiment de Royal-Italien1, en garnison dans cette
ville, de sorte que vos deux amis ont été
littéralement accablés par le nombre.
– Arrêtés ! dit Athos, et sait-on pourquoi ?
– Non, monsieur, on les a emmenés tout de
suite, et ils n’ont eu le temps de me rien dire ;
seulement, quand ils ont été partis, j’ai trouvé ce
fragment d’épée sur le champ de bataille en
aidant à ramasser deux morts et cinq ou six
blessés.
– Et à eux, demanda Aramis, ne leur est-il rien
arrivé ?
– Non, monsieur, je ne crois pas.
– Allons, dit Aramis, c’est toujours une
consolation.
– Et savez-vous où on les a conduits ?

1
Régiment de Mazarin dont le chef se nommait Campi.
Voir Retz, Mémoires.

257
demanda Athos.
– Du côté de Louvres.
– Laissons Blaisois et Grimaud ici, dit Athos,
ils reviendront demain à Paris avec les chevaux,
qui aujourd’hui nous laisseraient en route, et
prenons la poste.
– Prenons la poste, dit Aramis.
On envoya chercher des chevaux. Pendant ce
temps, les deux amis dînèrent à la hâte ; ils
voulaient, s’ils trouvaient à Louvres quelques
renseignements, pouvoir continuer leur route.
Ils arrivèrent à Louvres. Il n’y avait qu’une
auberge. On y buvait une liqueur qui a conservé
de nos jours sa réputation, et qui s’y fabriquait
déjà à cette époque1.
– Descendons ici, dit Athos, d’Artagnan
n’aura pas manqué cette occasion, non pas de
boire un verre de liqueur, mais de nous laisser un
indice.
Ils entrèrent et demandèrent deux verres de

1
Le ratafia.

258
liqueur sur le comptoir, comme avaient dû les
demander d’Artagnan et Porthos. Le comptoir sur
lequel on buvait d’habitude était recouvert d’une
plaque d’étain. Sur cette plaque on avait écrit
avec la pointe d’une grosse épingle :
RUEIL, D.
– Ils sont à Rueil ! dit Aramis, que cette
inscription frappa le premier.
– Allons donc à Rueil, dit Athos.
– C’est nous jeter dans la gueule du loup, dit
Aramis.
– Si j’eusse été l’ami de Jonas comme je suis
celui de d’Artagnan, dit Athos, je l’eusse suivi
jusque dans le ventre de la baleine1 et vous en
feriez autant que moi, Aramis.
– Décidément, mon cher comte, je crois que
vous me faites meilleur que je ne suis. Si j’étais
seul, je ne sais pas si j’irais ainsi à Rueil sans de
grandes précautions ; mais où vous irez, j’irai.

1
Jonas, II, 1-11.

259
Ils prirent des chevaux et partirent pour Rueil.
Athos, sans s’en douter, avait donné à Aramis
le meilleur conseil qui pût être suivi. Les députés
du Parlement venaient d’arriver à Rueil pour ces
fameuses conférences qui devaient durer trois
semaines et amener cette paix boiteuse à la suite
de laquelle M. le Prince fut arrêté1. Rueil était
encombré, de la part des Parisiens, d’avocats, de
présidents, de conseillers, de robins de toute
espèce ; et enfin, de la part de la cour, de
gentilshommes, d’officiers et de gardes ; il était
donc facile, au milieu de cette confusion, de
demeurer aussi inconnu qu’on désirait l’être.
D’ailleurs, les conférences avaient amené une
trêve, et arrêter deux gentilshommes en ce
moment, fussent-ils frondeurs au premier chef,
c’était porter atteinte au droit des gens.

1
Les entretiens de Rueil commencèrent le 4 mars 1649 et
aboutirent à un premier accord entre la cour et le Parlement le
11 ; cependant, mal accueillis à Paris, les parlementaires
reprirent la négociation à Saint-Germain (17-30 mars) et
approuvèrent les articles de l’accord le 1er avril. Le prince de
Condé fut arrêté le 18 février 1650.

260
Les deux amis croyaient tout le monde occupé
de la pensée qui les tourmentait. Ils se mêlèrent
aux groupes, croyant qu’ils entendraient dire
quelque chose de d’Artagnan et de Porthos ; mais
chacun n’était occupé que d’articles et
d’amendements. Athos opinait pour qu’on allât
droit au ministre.
– Mon ami, objecta Aramis, ce que vous dites
là est bien beau, mais, prenez-y garde, notre
sécurité vient de notre obscurité. Si nous nous
faisons connaître d’une façon ou d’une autre,
nous irons immédiatement rejoindre nos amis
dans quelque cul-de-basse-fosse d’où le diable ne
nous tirera pas. Tâchons de ne pas les retrouver
par accident, mais bien à notre fantaisie. Arrêtés à
Compiègne, ils ont été amenés à Rueil, comme
nous en avons acquis la certitude à Louvres ;
conduits à Rueil, ils ont été interrogés par le
cardinal, qui, après cet interrogatoire, les a gardés
près de lui ou les a envoyés à Saint-Germain.
Quant à la Bastille ils n’y sont point, puisque la
Bastille est aux frondeurs et que le fils de

261
Broussel y commande1. Ils ne sont pas morts, car
la mort de d’Artagnan serait bruyante. Quant à
Porthos, je le crois éternel comme Dieu, quoiqu’il
soit moins patient. Ne désespérons pas,
attendons, et restons à Rueil, car ma conviction
est qu’ils sont à Rueil. Mais qu’avez-vous donc ?
vous pâlissez !
– J’ai, dit Athos d’une voix presque
tremblante, que je me souviens qu’au château de
Rueil M. de Richelieu avait fait fabriquer une
affreuse oubliette2...
– Oh ! soyez tranquille, dit Aramis, M. de
Richelieu était un gentilhomme, notre égal à tous
par la naissance, notre supérieur par la position. Il
pouvait, comme un roi, toucher les plus grands de
nous à la tête et, en les touchant, faire vaciller
cette tête sur les épaules. Mais M. de Mazarin est
un cuistre qui peut tout au plus nous prendre au
collet comme un archer. Rassurez-vous donc,
ami, je persiste à dire que d’Artagnan et Porthos

1
Louvières remplaçait M. du Tremblay qui avait rendu la
place, sans résistance, en janvier.
2
Cette oubliette appartient à la légende noire du cardinal.

262
sont à Rueil, vivants et bien vivants.
– N’importe, dit Athos, il nous faudrait obtenir
du coadjuteur d’être des conférences, et ainsi
nous entrerions à Rueil.
– Avec tous ces affreux robins ! Y pensez-
vous, mon cher ? et croyez-vous qu’il y sera le
moins du monde discuté de la liberté et de la
prison de d’Artagnan et de Porthos ? Non, je suis
d’avis que nous cherchions quelque autre moyen.
– Eh bien ! reprit Athos, j’en reviens à ma
première pensée ; je ne connais point de meilleur
moyen que d’agir franchement et loyalement.
J’irai trouver non pas Mazarin, mais la reine, et je
lui dirai : « Madame, rendez-nous vos deux
serviteurs et nos deux amis. »
Aramis secoua la tête.
– C’est une dernière ressource dont vous serez
toujours libre d’user, Athos ; mais croyez-moi,
n’en usez qu’à l’extrémité ; il sera toujours temps
d’en venir là. En attendant, continuons nos
recherches.
Ils continuèrent donc de chercher, et prirent

263
tant d’informations, firent, sous mille prétextes
plus ingénieux les uns que les autres, causer tant
de personnes, qu’ils finirent par trouver un
chevau-léger qui leur avoua avoir fait partie de
l’escorte qui avait amené d’Artagnan et Porthos
de Compiègne à Rueil. Sans les chevau-légers, on
n’aurait pas même su qu’ils y étaient rentrés.
Athos en revenait éternellement à son idée de
voir la reine.
– Pour voir la reine, disait Aramis, il faut
d’abord voir le cardinal, et à peine aurons-nous
vu le cardinal, rappelez-vous ce que je vous dis,
Athos, que nous serons réunis à nos amis, mais
point de la façon que nous l’entendons. Or, cette
façon d’être réunis à eux me sourit assez peu, je
l’avoue. Agissons en liberté pour agir bien et vite.
– Je verrai la reine, dit Athos.
– Eh bien, mon ami, si vous êtes décidé à faire
cette folie, prévenez-moi, je vous prie, un jour à
l’avance.
– Pourquoi cela ?
– Parce que je profiterai de la circonstance

264
pour aller faire une visite à Paris.
– À qui ?
– Dame ? que sais-je ! peut-être bien à Mme de
Longueville. Elle est toute-puissante là-bas ; elle
m’aidera. Seulement faites-moi dire par
quelqu’un si vous êtes arrêté, alors je me
retournerai de mon mieux.
– Pourquoi ne risquez-vous point l’arrestation
avec moi, Aramis ? dit Athos.
– Non merci.
– Arrêtés à quatre et réunis, je crois que nous
ne risquons plus rien. Au bout de vingt-quatre
heures nous sommes tous quatre dehors.
– Mon cher, depuis que j’ai tué Châtillon,
l’adoration des dames de Saint-Germain, j’ai trop
d’éclat autour de ma personne pour ne pas
craindre doublement la prison. La reine serait
capable de suivre les conseils de Mazarin en cette
occasion, et le conseil que lui donnerait Mazarin
serait de me faire juger.
– Mais pensez-vous donc, Aramis, qu’elle
aime cet Italien au point qu’on le dit ?

265
– Elle a bien aimé un Anglais.
– Eh ! mon cher, elle est femme !
– Non pas ; vous vous trompez, Athos, elle est
reine !
– Cher ami, je me dévoue et vais demander
audience à Anne d’Autriche.
– Adieu, Athos, je vais lever une armée.
– Pour quoi faire ?
– Pour revenir assiéger Rueil.
– Où nous retrouverons-nous ?
– Au pied de la potence du cardinal.
Et les deux amis se séparèrent, Aramis pour
retourner à Paris, Athos pour s’ouvrir par
quelques démarches préparatoires un chemin
jusqu’à la reine.

266
85

La reconnaissance d’Anne d’Autriche

Athos éprouva beaucoup moins de difficulté


qu’il ne s’y était attendu à pénétrer près d’Anne
d’Autriche ; à la première démarche, tout
s’aplanit, au contraire, et l’audience qu’il désirait
lui fut accordée pour le lendemain, à la suite du
lever, auquel sa naissance lui donnait le droit
d’assister.
Une grande foule emplissait les appartements
de Saint-Germain ; jamais au Louvre ou au
Palais-Royal Anne d’Autriche n’avait eu plus
grand nombre de courtisans ; seulement, un
mouvement s’était fait parmi cette foule qui
appartenait à la noblesse secondaire, tandis que
tous les premiers gentilshommes de France
étaient près de M. de Conti, de M. de Beaufort et
du coadjuteur.

267
Au reste, une grande gaieté régnait dans cette
cour. Le caractère particulier de cette guerre fut
qu’il y eut plus de couplets faits que de coups de
canon tirés. La cour chansonnait les Parisiens, qui
chansonnaient la cour, et les blessures, pour
n’être pas mortelles, n’en étaient pas moins
douloureuses, faites qu’elles étaient avec l’arme
du ridicule.
Mais au milieu de cette hilarité générale et de
cette futilité apparente, une grande préoccupation
vivait au fond de toutes les pensées, Mazarin
resterait-il ministre ou favori, ou Mazarin, venu
du Midi comme un nuage, s’en irait-il emporté
par le vent qui l’avait apporté ? Tout le monde
l’espérait, tout le monde le désirait ; de sorte que
le ministre sentait qu’autour de lui tous les
hommages, toutes les courtisaneries recouvraient
un fond de haine mal déguisée sous la crainte et
sous l’intérêt. Il se sentait mal à l’aise, ne sachant
sur quoi faire compte ni sur qui s’appuyer.
M. le Prince lui-même, qui combattait pour
lui, ne manquait jamais une occasion ou de le
railler ou de l’humilier ; et, à deux ou trois

268
reprises, Mazarin ayant voulu, devant le
vainqueur de Rocroy, faire acte de volonté, celui-
ci l’avait regardé de manière à lui faire
comprendre que, s’il le défendait, ce n’était ni par
conviction ni par enthousiasme.
Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son
seul appui. Mais à deux ou trois reprises il lui
avait semblé sentir cet appui vaciller sous sa
main.
L’heure de l’audience arrivée, on annonça au
comte de La Fère qu’elle aurait toujours lieu,
mais qu’il devait attendre quelques instants, la
reine ayant conseil à tenir avec le ministre.
C’était la vérité. Paris venait d’envoyer une
nouvelle députation qui devait tâcher de donner
enfin quelque tournure aux affaires, et la reine se
consultait avec Mazarin sur l’accueil à faire à ces
députés.
La préoccupation était grande parmi les hauts
personnages de l’État. Athos ne pouvait donc
choisir un plus mauvais moment pour parler de
ses amis, pauvres atomes perdus dans ce
tourbillon déchaîné.

269
Mais Athos était un homme inflexible qui ne
marchandait pas avec une décision prise, quand
cette décision lui paraissait émanée de sa
conscience et dictée par son devoir ; il insista
pour être introduit, en disant que, quoiqu’il ne fût
député ni de M. de Conti, ni de M. de Beaufort,
ni de M. de Bouillon, ni de M. d’Elbeuf, ni du
coadjuteur, ni de Mme de Longueville, ni de
Broussel, ni du Parlement, et qu’il vînt pour son
propre compte il n’en avait pas moins les choses
les plus importantes à dire à Sa Majesté.
La conférence finie, la reine le fit appeler dans
son cabinet.
Athos fut introduit et se nomma. C’était un
nom qui avait trop de fois retenti aux oreilles de
Sa Majesté et trop de fois vibré dans son cœur,
pour qu’Anne d’Autriche ne le reconnût point ;
cependant elle demeura impassible, se contentant
de regarder ce gentilhomme avec cette fixité qui
n’est permise qu’aux femmes reines soit par la
beauté, soit par le sang.
– C’est donc un service que vous offrez de
nous rendre, comte ? demanda Anne d’Autriche

270
après un instant de silence.
– Oui, madame, encore un service, dit Athos,
choqué de ce que la reine ne paraissait point le
reconnaître.
C’était un grand cœur qu’Athos, et par
conséquent un bien pauvre courtisan.
Anne fronça le sourcil. Mazarin, qui, assis
devant une table, feuilletait des papiers comme
eût pu le faire un simple secrétaire d’État, leva la
tête.
– Parlez, dit la reine.
Mazarin se remit à feuilleter ses papiers.
– Madame, reprit Athos, deux de nos amis,
deux des plus intrépides serviteurs de Votre
Majesté, M. d’Artagnan et M. du Vallon, envoyés
en Angleterre par M. le cardinal, ont disparu tout
à coup au moment où ils mettaient le pied sur la
terre de France, et l’on ne sait ce qu’ils sont
devenus.
– Eh bien ? dit la reine.
– Eh bien ! dit Athos, je m’adresse à la
bienveillance de Votre Majesté pour savoir ce

271
que sont devenus ces deux gentilshommes, me
réservant, s’il le faut ensuite, de m’adresser à sa
justice.
– Monsieur, répondit Anne d’Autriche avec
cette hauteur qui, vis-à-vis de certains hommes,
devenait de l’impertinence, voilà donc pourquoi
vous nous troublez au milieu des grandes
préoccupations qui nous agitent ? Une affaire de
police ! Eh ! monsieur, vous savez bien, ou vous
devez bien le savoir, que nous n’avons plus de
police depuis que nous ne sommes plus à Paris.
– Je crois que Votre Majesté, dit Athos en
s’inclinant avec un froid respect, n’aurait pas
besoin de s’informer à la police pour savoir ce
que sont devenus MM. d’Artagnan et du Vallon ;
et que si elle voulait bien interroger M. le
cardinal à l’endroit de ces deux gentilshommes,
M. le cardinal pourrait lui répondre sans
interroger autre chose que ses propres souvenirs.
– Mais, Dieu me pardonne ! dit Anne
d’Autriche avec ce dédaigneux mouvement des
lèvres qui lui était particulier, je crois que vous
interrogez vous-même.

272
– Oui, madame, et j’en ai presque le droit, car
il s’agit de M. d’Artagnan, de M. d’Artagnan,
entendez-vous bien, madame ? dit-il de manière à
courber sous les souvenirs de la femme le front
de la reine.
Mazarin comprit qu’il était temps de venir au
secours d’Anne d’Autriche.
– Monsou le comte, dit-il, je veux bien vous
apprendre une chose qu’ignore Sa Majesté, c’est
ce que sont devenus ces deux gentilshommes. Ils
ont désobéi, et ils sont aux arrêts.
– Je supplie donc Votre Majesté, dit Athos
toujours impassible et sans répondre à Mazarin,
de lever ces arrêts en faveur de MM. d’Artagnan
et du Vallon.
– Ce que vous me demandez est une affaire de
discipline et ne me regarde point, monsieur,
répondit la reine.
– M. d’Artagnan n’a jamais répondu cela
lorsqu’il s’est agi du service de Votre Majesté, dit
Athos en saluant avec dignité.
Et il fit deux pas en arrière pour regagner la

273
porte, Mazarin l’arrêta.
– Vous venez aussi d’Angleterre, monsieur ?
dit-il en faisant un signe à la reine, qui pâlissait
visiblement et s’apprêtait à donner un ordre
rigoureux.
– Et j’ai assisté aux derniers moments du roi
Charles Ier, dit Athos. Pauvre roi ! coupable tout
au plus de faiblesse, et que ses sujets ont puni
bien sévèrement ; car les trônes sont bien
ébranlés à cette heure, et il ne fait pas bon, pour
les cœurs dévoués, de servir les intérêts des
princes. C’était la seconde fois que M.
d’Artagnan allait en Angleterre : la première,
c’était pour l’honneur d’une grande reine ; la
seconde, c’était pour la vie d’un grand roi.
– Monsieur, dit Anne d’Autriche à Mazarin
avec un accent dont toute son habitude de
dissimuler n’avait pu chasser la véritable
expression, voyez si l’on peut faire quelque chose
pour ces gentilshommes.
– Madame, dit Mazarin, je ferai tout ce qu’il
plaira à Votre Majesté.

274
– Faites ce que demande M. le comte de La
Fère. N’est-ce pas comme cela que vous vous
appelez, monsieur ?
– J’ai encore un autre nom, madame ; je me
nomme Athos.
– Madame, dit Mazarin avec un sourire qui
indiquait avec quelle facilité il comprenait à
demi-mot, vous pouvez être tranquille, vos désirs
seront accomplis.
– Vous avez entendu, monsieur ? dit la reine.
– Oui, madame, et je n’attendais rien moins de
la justice de Votre Majesté. Ainsi, je vais revoir
mes amis ; n’est-ce pas, madame ? c’est bien
ainsi que Votre Majesté l’entend ?
– Vous allez les revoir, oui, monsieur. Mais, à
propos, vous êtes de la Fronde, n’est-ce pas ?
– Madame, je sers le roi.
– Oui, à votre manière.
– Ma manière est celle de tous les vrais
gentilshommes, et je n’en connais pas deux,
répondit Athos avec hauteur.

275
– Allez donc, monsieur, dit la reine en
congédiant Athos du geste ; vous avez obtenu ce
que vous désiriez obtenir, et nous savons tout ce
que nous désirions savoir.
Puis s’adressant à Mazarin, quand la portière
fut retombée derrière lui :
– Cardinal, dit-elle, faites arrêter cet insolent
gentilhomme avant qu’il soit sorti de la cour.
– J’y pensais, dit Mazarin, et je suis heureux
que Votre Majesté me donne un ordre que j’allais
solliciter d’elle. Ces casse-bras qui apportent
dans notre époque les traditions de l’autre règne
nous gênent fort ; et puisqu’il y en a déjà deux de
pris, joignons-y le troisième.
Athos n’avait pas été entièrement dupe de la
reine. Il y avait dans son accent quelque chose
qui l’avait frappé et qui lui semblait menacer tout
en promettant. Mais il n’était pas homme à
s’éloigner sur un simple soupçon, surtout quand
on lui avait dit clairement qu’il allait revoir ses
amis. Il attendit donc, dans une des chambres
attenantes au cabinet où il avait eu audience,
qu’on amenât vers lui d’Artagnan et Porthos, ou

276
qu’on le vînt chercher pour le conduire vers eux.
Dans cette attente, il s’était approché de la
fenêtre et regardait machinalement dans la cour.
Il y vit entrer la députation des Parisiens, qui
venait pour régler le lieu définitif des conférences
et saluer la reine. Il y avait des conseillers au
Parlement, des présidents, des avocats, parmi
lesquels étaient perdus quelques hommes d’épée.
Une escorte imposante les attendait hors des
grilles.
Athos regardait avec plus d’attention, car au
milieu de cette foule il avait cru reconnaître
quelqu’un, lorsqu’il sentit qu’on lui touchait
légèrement l’épaule.
Il se retourna.
– Ah ! monsieur de Comminges ! dit-il.
– Oui, monsieur le comte, moi-même, et
chargé d’une mission pour laquelle je vous prie
d’agréer toutes mes excuses.
– Laquelle, monsieur ? demanda Athos.
– Veuillez me rendre votre épée, comte.
Athos sourit, et ouvrant la fenêtre :

277
– Aramis ! cria-t-il.
Un gentilhomme se retourna : c’était celui
qu’avait cru reconnaître Athos. Ce gentilhomme,
c’était Aramis. Il salua amicalement le comte.
– Aramis, dit Athos, on m’arrête.
– Bien, répondit flegmatiquement Aramis.
– Monsieur, dit Athos en se retournant vers
Comminges et en lui présentant avec politesse
son épée par la poignée, voici mon épée ; veuillez
me la garder avec soin pour me la rendre quand je
sortirai de prison. J’y tiens, elle a été donnée par
le roi François Ier à mon aïeul. Dans son temps on
armait les gentilshommes, on ne les désarmait
pas. Maintenant, où me conduisez-vous ?
– Mais... dans ma chambre d’abord, dit
Comminges. La reine fixera le lieu de votre
domicile ultérieurement.
Athos suivit Comminges sans ajouter un seul
mot.

278
86

La royauté de M. de Mazarin

L’arrestation n’avait fait aucun bruit, causé


aucun scandale et était même restée à peu près
inconnue. Elle n’avait donc en rien entravé la
marche des événements, et la députation envoyée
par la ville de Paris fut avertie solennellement
qu’elle allait paraître devant la reine1.
La reine la reçut, muette et superbe comme
toujours ; elle écouta les doléances et les
supplications des députés ; mais, lorsqu’ils eurent
fini leurs discours, nul n’aurait pu dire, tant le

1
« Le surlendemain [14 février], le sauf-conduit arriva et la
députation partit. Mais ce n’était pas publiquement que les
vraies démarches se faisaient : pendant que la députation
s’acheminait vers Saint-Germain, M. de Flamarens […] était
chargé de faire des propositions secrètes aux chefs des
rebelles », Louis XIV et son siècle, chap. XX.

279
visage d’Anne d’Autriche était resté indifférent,
si elle les avait entendus.
En revanche, Mazarin, présent à cette
audience entendait très bien ce que ces députés
demandaient : c’était son renvoi en termes clairs
et précis, purement et simplement.
Les discours finis, la reine restant muette :
– Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai à
vous pour supplier la reine de mettre un terme
aux maux de ses sujets. J’ai fait tout ce que j’ai
pu pour les adoucir, et cependant la croyance
publique, dites-vous, est qu’ils viennent de moi,
pauvre étranger qui n’ai pu réussir à plaire aux
Français. Hélas ! on ne m’a point compris, et
c’était raison : je succédais à l’homme le plus
sublime qui eût encore soutenu le sceptre des rois
de France. Les souvenirs de M. de Richelieu
m’écrasent. En vain, si j’étais ambitieux,
lutterais-je contre ces souvenirs ; mais je ne le
suis pas, et j’en veux donner une preuve. Je me
déclare vaincu. Je ferai ce que demande le
peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui
n’en a pas, messieurs ? Paris est assez puni ;

280
assez de sang a coulé, assez de misère accable
une ville privée de son roi et de la justice. Ce
n’est pas à moi, simple particulier, de prendre
tant d’importance que de diviser une reine avec
son royaume. Puisque vous exigez que je me
retire, eh bien ! je me retirerai.
– Alors, dit Aramis à l’oreille de son voisin, la
paix est faite et les conférences sont inutiles. Il
n’y a plus qu’à envoyer sous bonne garde M.
Mazarini à la frontière la plus éloignée, et à
veiller à ce qu’il ne rentre ni par celle-là, ni par
les autres.
– Un instant, monsieur, un instant, dit
l’homme de robe auquel Aramis s’adressait.
Peste ! comme vous y allez ! On voit bien que
vous êtes des hommes d’épée. Il y a le chapitre
des rémunérations et des indemnités à mettre au
net.
– Monsieur le chancelier, dit la reine en se
tournant vers ce même Séguier, notre ancienne
connaissance, vous ouvrirez les conférences ;
elles auront lieu à Rueil. M. le cardinal a dit des
choses qui m’ont fort émue. Voilà pourquoi je ne

281
vous réponds pas plus longuement. Quant à ce
qui est de rester ou de partir, j’ai trop de
reconnaissance à M. le cardinal pour ne pas le
laisser libre en tous points de ses actions. M. le
cardinal fera ce qu’il voudra.
Une pâleur fugitive nuança le visage
intelligent du premier ministre. Il regarda la reine
avec inquiétude. Son visage était tellement
impassible, qu’il en était, comme les autres, à ne
pouvoir lire ce qui se passait dans son cœur.
– Mais, ajouta la reine, en attendant la
décision de M. de Mazarin, qu’il ne soit, je vous
prie, question que du roi.
Les députés s’inclinèrent et sortirent.
– Eh quoi ! dit la reine quand le dernier
d’entre eux eut quitté la chambre, vous céderiez à
ces robins et à ces avocats !
– Pour le bonheur de Votre Majesté, madame,
dit Mazarin en fixant sur la reine son œil perçant,
il n’y a point de sacrifice que je ne sois prêt à
m’imposer.
Anne baissa la tête et tomba dans une de ces

282
rêveries qui lui étaient si habituelles. Le souvenir
d’Athos lui revint à l’esprit. La tournure hardie
du gentilhomme, sa parole ferme et digne à la
fois, les fantômes qu’il avait évoqués d’un mot,
lui rappelaient tout un passé d’une poésie
enivrante : la jeunesse, la beauté, l’éclat des
amours de vingt ans, et les rudes combats de ses
soutiens, et la fin sanglante de Buckingham, le
seul homme qu’elle eût aimé réellement, et
l’héroïsme de ses obscurs défenseurs qui
l’avaient sauvée de la double haine de Richelieu
et du roi.
Mazarin la regardait, et maintenant qu’elle se
croyait seule et qu’elle n’avait plus tout un
monde d’ennemis pour l’épier, il suivait ses
pensées sur son visage, comme on voit dans les
lacs transparents passer les nuages, reflets du ciel
comme les pensées.
– Il faudrait donc, murmura Anne d’Autriche,
céder à l’orage, acheter la paix, attendre
patiemment et religieusement des temps
meilleurs ?
Mazarin sourit amèrement à cette proposition,

283
qui annonçait qu’elle avait pris la proposition du
ministre au sérieux.
Anne avait la tête inclinée et ne vit pas ce
sourire ; mais remarquant que sa demande
n’obtenait aucune réponse, elle releva le front.
– Eh bien ! vous ne me répondez point,
cardinal ; que pensez-vous ?
– Je pense, madame, que cet insolent
gentilhomme que nous avons fait arrêter par
Comminges a fait allusion à M. de Buckingham,
que vous laissâtes assassiner ; à Mme de
Chevreuse, que vous laissâtes exiler ; à M. de
Beaufort, que vous fîtes emprisonner. Mais s’il a
fait allusion à moi, c’est qu’il ne sait pas ce que je
suis pour vous.
Anne d’Autriche tressaillit comme elle faisait
lorsqu’on la frappait dans son orgueil ; elle rougit
et enfonça, pour ne pas répondre, ses ongles
acérés dans ses belles mains.
– Il est homme de bon conseil, d’honneur et
d’esprit, sans compter qu’il est homme de
résolution. Vous en savez quelque chose, n’est-ce

284
pas, madame ? Je veux donc lui dire, c’est une
grâce personnelle que je lui fais, en quoi il s’est
trompé à mon égard. C’est que, vraiment, ce
qu’on me propose, c’est presque une abdication,
et une abdication mérite qu’on y réfléchisse.
– Une abdication ! dit Anne ; je croyais,
monsieur, qu’il n’y avait que les rois qui
abdiquaient.
– Eh bien ! reprit Mazarin, ne suis-je pas
presque roi, et roi de France même ? Jetée sur le
pied d’un lit royal, je vous assure, madame, que
ma simarre de ministre ressemble fort, la nuit, à
un manteau royal.
C’était là une des humiliations que lui faisait
le plus souvent subir Mazarin, et sous lesquelles
elle courbait constamment la tête. Il n’y eut
qu’Élisabeth et Catherine II qui restèrent à la fois
maîtresses et reines pour leurs amants1.
Anne d’Autriche regarda donc avec une sorte
de terreur la physionomie menaçante du cardinal,
qui, dans ces moments-là, ne manquait pas d’une

1
Élisabeth d’Angleterre et Catherine II de Russie.

285
certaine grandeur.
– Monsieur, dit-elle, n’ai-je point dit, et
n’avez-vous point entendu que j’ai dit à ces gens-
là que vous feriez ce qu’il vous plairait ?
– En ce cas, dit Mazarin, je crois qu’il doit me
plaire de demeurer. C’est non seulement mon
intérêt, mais encore j’ose dire que c’est votre
salut.
– Demeurez donc, monsieur, je ne désire pas
autre chose, mais alors ne me laissez pas insulter.
– Vous voulez parler des prétentions des
révoltés et du ton dont ils les expriment ?
Patience ! Ils ont choisi un terrain sur lequel je
suis général plus habile qu’eux, les conférences.
Nous les battrons rien qu’en temporisant. Ils ont
déjà faim ; ce sera bien pis dans huit jours.
– Eh ! mon Dieu ! oui, monsieur, je sais que
nous finirons par là. Mais ce n’est pas d’eux
seulement qu’il s’agit ; ce n’est pas eux qui
m’adressent les injures les plus blessantes pour
moi.
– Ah ! je vous comprends. Vous voulez parler

286
des souvenirs qu’évoquent perpétuellement ces
trois ou quatre gentilshommes. Mais nous les
tenons prisonniers, et ils sont juste assez
coupables pour que nous les laissions en captivité
tout le temps qu’il nous conviendra ; un seul est
encore hors de notre pouvoir et nous brave. Mais,
que diable ! nous parviendrons bien à le joindre à
ses compagnons. Nous avons fait des choses plus
difficiles que cela, ce me semble. J’ai d’abord et
par précaution fait enfermer à Rueil, c’est-à-dire
près de moi, c’est-à-dire sous mes yeux, à la
portée de ma main, les deux plus intraitables.
Aujourd’hui même le troisième les y rejoindra.
– Tant qu’ils seront prisonniers, ce sera bien,
dit Anne d’Autriche, mais ils sortiront un jour.
– Oui, si Votre Majesté les met en liberté.
– Ah ! continua Anne d’Autriche répondant à
sa propre pensée, c’est ici qu’on regrette Paris !
– Et pourquoi donc ?
– Pour la Bastille, monsieur, qui est si forte et
si discrète.
– Madame, avec les conférences nous avons la

287
paix ; avec la paix nous avons Paris ; avec Paris
nous avons la Bastille ! nos quatre matamores y
pourriront.
Anne d’Autriche fronça légèrement le sourcil,
tandis que Mazarin lui baisait la main pour
prendre congé d’elle.
Mazarin sortit après cet acte moitié humble,
moitié galant. Anne d’Autriche le suivit du
regard, et à mesure qu’il s’éloignait on eût pu
voir un dédaigneux sourire se dessiner sur ses
lèvres.
– J’ai méprisé, murmura-t-elle, l’amour d’un
cardinal qui ne disait jamais « Je ferai », mais
« J’ai fait ». Celui-là connaissait des retraites plus
sûres que Rueil, plus sombres et plus muettes
encore que la Bastille. Oh ! le monde dégénère !

288
87

Précautions

Après avoir quitté Anne d’Autriche, Mazarin


reprit le chemin de Rueil, où était sa maison1.
Mazarin marchait fort accompagné, par ces temps
de trouble, et souvent même il marchait déguisé.
Le cardinal, nous l’avons déjà dit, sous les habits
d’un homme d’épée, était un fort beau
gentilhomme.
Dans la cour du vieux château2, il monta en
carrosse et gagna la Seine à Chatou. M. le Prince
lui avait fourni cinquante chevau-légers
d’escorte, non pas tant pour le garder encore que

1
Édifié et habité par Richelieu, le château de Rueil avait été
légué à la duchesse d’Aiguillon qui en avait fait don à Anne
d’Autriche.
2
Pour l’opposer au château Neuf, bâti à partir du XVIe
siècle, et dont ne subsiste aujourd’hui que le pavillon Henri IV.

289
pour montrer aux députés combien les généraux
de la reine disposaient facilement de leurs troupes
et les pouvaient disséminer selon leur caprice.
Athos, gardé à vue par Comminges, à cheval
et sans épée, suivait le cardinal sans dire un seul
mot. Grimaud, laissé à la porte du château par
son maître, avait entendu la nouvelle de son
arrestation quand Athos l’avait criée à Aramis, et,
sur un signe du comte, il était allé, sans dire un
seul mot, prendre rang près d’Aramis, comme s’il
ne se fût rien passé.
Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux
ans1 qu’il servait son maître, avait vu celui-ci se
tirer de tant d’aventures, que rien ne l’inquiétait
plus.
Les députés, aussitôt après leur audience,
avaient repris le chemin de Paris, c’est-à-dire
qu’ils précédaient le cardinal d’environ cinq cents
pas. Athos pouvait donc, en regardant devant lui,
voir le dos d’Aramis, dont le ceinturon doré et la

1
Compte approximatif : en avril 1625, au début des Trois
Mousquetaires, Grimaud est déjà « dressé » au service d’Athos.

290
tournure fière fixèrent ses regards parmi cette
foule, tout autant que l’espoir de la délivrance
qu’il avait mis en lui, l’habitude, la fréquentation
et l’espèce d’attraction qui résulte de toute amitié.
Aramis, au contraire, ne paraissait pas
s’inquiéter le moins du monde s’il était suivi par
Athos. Une seule fois il se retourna ; il est vrai
que ce fut en arrivant au château. Il supposait que
Mazarin laisserait peut-être là son nouveau
prisonnier dans le petit château fort, sentinelle qui
gardait le pont et qu’un capitaine gouvernait pour
la reine. Mais il n’en fut point ainsi. Athos passa
Chatou à la suite du cardinal.
À l’embranchement du chemin de Paris à
Rueil, Aramis se retourna. Cette fois ses
prévisions ne l’avaient pas trompé. Mazarin prit à
droite, et Aramis put voir le prisonnier disparaître
au tournant des arbres. Athos, au même instant,
mû par une pensée identique, regarda aussi en
arrière. Les deux amis échangèrent un simple
signe de tête, et Aramis porta son doigt à son
chapeau comme pour saluer. Athos seul comprit
que son compagnon lui faisait signe qu’il avait

291
une pensée.
Dix minutes après, Mazarin rentrait dans la
cour du château, que le cardinal son prédécesseur
avait fait disposer pour lui à Rueil.
Au moment où il mettait pied à terre au bas du
perron, Comminges s’approcha de lui.
– Monseigneur, demanda-t-il, où plairait-il à
Votre Éminence que nous logions M. de La
Fère ?
– Mais au pavillon de l’orangerie, en face du
pavillon où est le poste. Je veux qu’on fasse
honneur à M. le comte de La Fère, bien qu’il soit
prisonnier de Sa Majesté la reine.
– Monseigneur, hasarda Comminges, il
demande la faveur d’être conduit près de M.
d’Artagnan, qui occupe, ainsi que Votre
Éminence l’a ordonné, le pavillon de chasse en
face de l’orangerie.
Mazarin réfléchit un instant.
Comminges vit qu’il se consultait.
– C’est un poste très fort, ajouta-t-il ; quarante
hommes sûrs, des soldats éprouvés, presque tous

292
Allemands, et par conséquent n’ayant aucune
relation avec les frondeurs ni aucun intérêt dans
la Fronde.
– Si nous mettions ces trois hommes
ensemble, monsou de Comminges, dit Mazarin, il
nous faudrait doubler le poste et nous ne sommes
pas assez riches en défenseurs pour faire de ces
prodigalités-là.
Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le
comprit.
– Vous ne les connaissez pas, monsou
Comminges, mais moi je les connais, par eux-
mêmes d’abord, puis par tradition. Je les avais
chargés de porter secours au roi Charles, et ils ont
fait pour le sauver des choses miraculeuses ; il a
fallu que la destinée s’en mêlât pour que ce cher
roi Charles ne soit pas à cette heure en sûreté au
milieu de nous.
– Mais s’ils ont si bien servi Votre Éminence,
pourquoi donc Votre Éminence les tient-elle en
prison ?
– En prison ! dit Mazarin ; et depuis quand

293
Rueil est-il une prison ?
– Depuis qu’il y a des prisonniers, dit
Comminges.
– Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers,
Comminges, dit Mazarin en souriant de son
sourire narquois, ce sont mes hôtes ; hôtes si
précieux, que j’ai fait griller les fenêtres et mettre
des verrous aux portes des appartements qu’ils
habitent, tant je crains qu’ils ne se lassent de me
tenir compagnie. Mais tant il y a que, tout
prisonniers qu’ils semblent être au premier abord,
je les estime grandement ; et la preuve, c’est que
je désire rendre visite à M. de La Fère pour
causer avec lui en tête à tête. Donc, pour que
nous ne soyons pas dérangés dans cette causerie,
vous le conduirez, comme je vous l’ai déjà dit,
dans le pavillon de l’orangerie ; vous savez que
c’est ma promenade habituelle ; eh bien ! en
faisant ma promenade, j’entrerai chez lui et nous
causerons. Tout mon ennemi qu’on prétend qu’il
est, j’ai de la sympathie pour lui, et, s’il est
raisonnable, peut-être en ferons-nous quelque
chose.

294
Comminges s’inclina et revint vers Athos, qui
attendait, avec un calme apparent, mais avec une
inquiétude réelle, le résultat de la conférence.
– Eh bien ? demanda-t-il au lieutenant des
gardes.
– Monsieur, répondit Comminges, il paraît que
c’est impossible.
– Monsieur de Comminges, dit Athos, j’ai
toute ma vie été soldat, je sais donc ce que c’est
qu’une consigne ; mais en dehors de cette
consigne vous pourriez me rendre un service.
– Je le veux de grand cœur, monsieur, répondit
Comminges, depuis que je sais qui vous êtes et
quels services vous avez rendus autrefois à Sa
Majesté ; depuis que je sais combien vous touche
ce jeune homme qui est si vaillamment venu à
mon secours le jour de l’arrestation de ce vieux
drôle de Broussel, je me déclare tout vôtre, sauf
cependant la consigne.
– Merci, monsieur, je n’en désire pas
davantage et je vais vous demander une chose qui
ne vous compromettra aucunement.

295
– Si elle ne me compromet qu’un peu,
monsieur, dit en souriant M. de Comminges,
demandez toujours. Je n’aime pas beaucoup plus
que vous M. Mazarini : je sers la reine, ce qui
m’entraîne tout naturellement à servir le
cardinal ; mais je sers l’une avec joie et l’autre à
contrecœur. Parlez donc, je vous prie ; j’attends
et j’écoute.
– Puisqu’il n’y a aucun inconvénient, dit
Athos, que je sache que M. d’Artagnan est ici, il
n’y en a pas davantage, je présume, à ce qu’il
sache que j’y suis moi-même ?
– Je n’ai reçu aucun ordre à cet endroit,
monsieur.
– Eh bien ! faites-moi donc le plaisir de lui
présenter mes civilités et de lui dire que je suis
son voisin. Vous lui annoncerez en même temps
ce que vous m’annonciez tout à l’heure, c’est-à-
dire que M. de Mazarin m’a placé dans le
pavillon de l’orangerie pour me pouvoir faire
visite, et vous lui direz que je profiterai de cet
honneur qu’il me veut bien accorder, pour obtenir
quelque adoucissement à notre captivité.

296
– Qui ne peut durer, ajouta Comminges ; M. le
cardinal me le disait lui-même, il n’y a point ici
de prison.
– Il y a des oubliettes, dit en souriant Athos.
– Oh ! ceci est autre chose, dit Comminges.
Oui, je sais qu’il y a des traditions à ce sujet ;
mais un homme de petite naissance comme l’est
le cardinal, un Italien qui est venu chercher
fortune en France, n’oserait se porter à de pareils
excès envers des hommes comme vous ; ce serait
une énormité. C’était bon du temps de l’autre
cardinal, qui était un grand seigneur ; mais mons
Mazarin ! allons donc ! les oubliettes sont
vengeances royales et auxquelles ne doit pas
toucher un pleutre comme lui. On sait votre
arrestation, on saura bientôt celle de vos amis,
monsieur, et toute la noblesse de France lui
demanderait compte de votre disparition. Non,
non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil
sont devenues, depuis dix ans, des traditions à
l’usage des enfants. Demeurez donc sans
inquiétude à cet endroit. De mon côté, je
préviendrai M. d’Artagnan de votre arrivée ici.

297
Qui sait si dans quinze jours vous ne me rendrez
pas quelque service analogue !
– Moi, monsieur ?
– Eh ! sans doute ; ne puis-je pas à mon tour
être prisonnier de M. le coadjuteur ?
– Croyez bien que dans ce cas, monsieur, dit
Athos en s’inclinant, je m’efforcerais de vous
plaire.
– Me ferez-vous l’honneur de souper avec
moi, monsieur le comte ? demanda Comminges.
– Merci, monsieur, je suis de sombre humeur
et je vous ferais passer la soirée triste. Merci.
Comminges alors conduisit le comte dans une
chambre du rez-de-chaussée d’un pavillon faisant
suite à l’orangerie et de plain-pied avec elle. On
arrivait à cette orangerie par une grande cour
peuplée de soldats et de courtisans. Cette cour,
qui formait le fer à cheval, avait à son centre les
appartements habités par M. de Mazarin, et à
chacune de ses ailes le pavillon de chasse, où
était d’Artagnan, et le pavillon de l’orangerie, où
venait d’entrer Athos. Derrière l’extrémité de ces

298
deux ailes s’étendait le parc.
Athos, en arrivant dans la chambre qu’il devait
habiter, aperçut à travers sa fenêtre,
soigneusement grillée, des murs et des toits.
– Qu’est-ce que ce bâtiment ? dit-il.
– Le derrière du pavillon de chasse où vos
amis sont détenus, dit Comminges.
Malheureusement, les fenêtres qui donnent de ce
côté ont été bouchées du temps de l’autre
cardinal, car plus d’une fois les bâtiments ont
servi de prison, et M. de Mazarin, en vous y
enfermant, ne fait que les rendre à leur
destination première. Si ces fenêtres n’étaient pas
bouchées, vous auriez eu la consolation de
correspondre par signes avec vos amis.
– Et vous êtes sûr, monsieur de Comminges,
dit Athos, que le cardinal me fera l’honneur de
me visiter ?
– Il me l’a assuré, du moins, monsieur.
Athos soupira en regardant ses fenêtres
grillées.
– Oui, c’est vrai, dit Comminges, c’est

299
presque une prison, rien n’y manque, pas même
les barreaux. Mais aussi quelle singulière idée
vous a-t-il pris, à vous qui êtes une fleur de
noblesse, d’aller épanouir votre bravoure et votre
loyauté parmi tous ces champignons de la
Fronde ! Vraiment, comte, si j’eusse jamais cru
avoir quelque ami dans les rangs de l’armée
royale, c’est à vous que j’eusse pensé. Un
frondeur, vous, le comte de La Fère, du parti d’un
Broussel, d’un Blancmesnil, d’un Viole ! Fi
donc ! cela ferait croire que madame votre mère
était quelque petite robine. Vous êtes un
frondeur !
– Ma foi, mon cher monsieur, dit Athos, il
fallait être mazarin ou frondeur. J’ai longtemps
fait résonner ces deux noms à mon oreille, et je
me suis prononcé pour le dernier ; c’est un nom
français, au moins. Et puis, je suis frondeur, non
pas avec M. Broussel, avec M. Blancmesnil et
avec M. Viole, mais avec M. de Beaufort, M. de
Bouillon et M. d’Elbeuf, avec des princes et non
avec des présidents, des conseillers, des robins.
D’ailleurs, l’agréable résultat que de servir M. le
cardinal ! Regardez ce mur sans fenêtres,

300
monsieur de Comminges, il vous en dira de belles
sur la reconnaissance mazarine.
– Oui, reprit en riant Comminges, et surtout
s’il répète ce que M. d’Artagnan lui lance depuis
huit jours de malédictions.
– Pauvre d’Artagnan ! dit Athos avec cette
mélancolie charmante qui faisait une des faces de
son caractère, un homme si brave, si bon, si
terrible à ceux qui n’aiment pas ceux qu’il aime !
Vous avez là deux rudes prisonniers, monsieur de
Comminges, et je vous plains si l’on a mis sous
votre responsabilité ces deux hommes
indomptables.
– Indomptables ! dit en souriant à son tour
Comminges, eh ! monsieur, vous voulez me faire
peur. Le premier jour de son emprisonnement, M.
d’Artagnan a provoqué tous les soldats et tous les
bas officiers, sans doute afin d’avoir une épée ;
cela a duré le lendemain, s’est étendu même
jusqu’au surlendemain, mais ensuite il est devenu
calme et doux comme un agneau. À présent il
chante des chansons gasconnes qui nous font
mourir de rire.

301
– Et M. du Vallon ? demanda Athos.
– Ah ! celui-là, c’est autre chose. J’avoue que
c’est un gentilhomme effrayant. Le premier jour,
il a enfoncé toutes les portes d’un seul coup
d’épaule, et je m’attendais à le voir sortir de
Rueil comme Samson est sorti de Gaza1. Mais
son humeur a suivi la même marche que celle de
M. d’Artagnan. Maintenant, non seulement il
s’accoutume à sa captivité, mais encore il en
plaisante.
– Tant mieux, dit Athos, tant mieux.
– En attendiez-vous donc autre chose ?
demanda Comminges, qui, rapprochant ce
qu’avait dit Mazarin de ses prisonniers avec ce
qu’en disait le comte de La Fère, commençait à
concevoir quelques inquiétudes.
De son côté, Athos réfléchissait que très
certainement cette amélioration dans le moral de
ses amis naissait de quelque plan formé par
d’Artagnan. Il ne voulut donc pas leur nuire pour
trop les exalter.

1
Juges, XVI, 3.

302
– Eux ? dit-il, ce sont des têtes inflammables ;
l’un est Gascon, l’autre Picard ; tous deux
s’allument facilement, mais s’éteignent vite.
Vous en avez la preuve, et ce que vous venez de
me raconter tout à l’heure fait foi de ce que je
vous dis maintenant.
C’était l’opinion de Comminges ; aussi se
retira-t-il plus rassuré, et Athos demeura seul
dans la vaste chambre, où, suivant l’ordre du
cardinal, il fut traité avec les égards dus à un
gentilhomme.
Il attendait, au reste, pour se faire une idée
précise de sa situation, cette fameuse visite
promise par Mazarin lui-même.

303
88

L’esprit et le bras

Maintenant passons de l’orangerie au pavillon


de chasse.
Au fond de la cour, où, par un portique fermé
de colonnes ioniennes, on découvrait les chenils,
s’élevait un bâtiment oblong qui semblait
s’étendre comme un bras au-devant de cet autre
bras, le pavillon de l’orangerie, demi-cercle
enserrant la cour d’honneur.
C’est dans ce pavillon, au rez-de-chaussée,
qu’étaient renfermés Porthos et d’Artagnan,
partageant les longues heures d’une captivité
antipathique à ces deux tempéraments.
D’Artagnan se promenait comme un tigre,
l’œil fixe, et rugissant parfois sourdement le long
des barreaux d’une large fenêtre donnant sur la

304
cour de service.
Porthos ruminait en silence un excellent dîner
dont on venait de desservir les restes.
L’un semblait privé de raison, et il méditait ;
l’autre semblait méditer profondément, et il
dormait. Seulement, son sommeil était un
cauchemar, ce qui pouvait se deviner à la manière
incohérente et entrecoupée dont il ronflait.
– Voilà, dit d’Artagnan, le jour qui baisse. Il
doit être quatre heures à peu près. Il y a tantôt
cent quatre-vingt-trois heures que nous sommes
là-dedans.
– Hum ! fit Porthos pour avoir l’air de
répondre.
– Entendez-vous, éternel dormeur ? dit
d’Artagnan, impatienté qu’un autre pût se livrer
au sommeil le jour, quand il avait, lui, toutes les
peines du monde à dormir la nuit.
– Quoi ? dit Porthos.
– Ce que je dis ?
– Que dites-vous ?

305
– Je dis, reprit d’Artagnan, que voilà tantôt
cent quatre-vingt-trois heures que nous sommes
ici.
– C’est votre faute, dit Porthos.
– Comment ! c’est ma faute ?...
– Oui, je vous ai offert de nous en aller.
– En descellant un barreau ou en enfonçant
une porte ?
– Sans doute.
– Porthos, des gens comme nous ne s’en vont
pas purement et simplement.
– Ma foi, dit Porthos, moi je m’en irais avec
cette pureté et cette simplicité que vous me
semblez dédaigner par trop.
D’Artagnan haussa les épaules.
– Et puis, dit-il, ce n’est pas le tout que de
sortir de cette chambre.
– Cher ami, dit Porthos, vous me semblez
aujourd’hui d’un peu meilleure humeur qu’hier.
Expliquez-moi comment ce n’est pas le tout que
de sortir de cette chambre.

306
– Ce n’est pas le tout, parce que n’ayant ni
armes ni mot de passe, nous ne ferons pas
cinquante pas dans la cour sans heurter une
sentinelle.
– Eh bien ! dit Porthos, nous assommerons la
sentinelle et nous aurons ses armes.
– Oui, mais avant d’être assommée tout à fait
– cela a la vie dure, un Suisse –, elle poussera un
cri ou tout au moins un gémissement qui fera
sortir le poste ; nous serons traqués et pris comme
des renards, nous qui sommes des lions, et l’on
nous jettera dans quelque cul-de-basse-fosse où
nous n’aurons pas même la consolation de voir
cet affreux ciel gris de Rueil, qui ne ressemble
pas plus au ciel de Tarbes que la lune ne
ressemble au soleil. Mordioux ! si nous avions
quelqu’un au dehors, quelqu’un qui pût nous
donner des renseignements sur la topographie
morale et physique de ce château, sur ce que
César appelait les mœurs et les lieux, à ce qu’on
m’a dit, du moins1... Eh ! quand on pense que

1
Nous n’avons pas retrouvé cette allusion.

307
durant vingt ans, pendant lesquels je ne savais
que faire, je n’ai pas eu l’idée d’occuper une de
ces heures-là à venir étudier Rueil.
– Qu’est-ce que ça fait ? dit Porthos, allons-
nous-en toujours.
– Mon cher, dit d’Artagnan, savez-vous
pourquoi les maîtres pâtissiers ne travaillent
jamais de leurs mains ?
– Non, dit Porthos ; mais je serais flatté de le
savoir.
– C’est que devant leurs élèves ils craindraient
de faire quelques tartes trop rôties ou quelques
crèmes tournées.
– Après ?
– Après, on se moquerait d’eux, et il ne faut
jamais qu’on se moque des maîtres pâtissiers.
– Et pourquoi les maîtres pâtissiers à propos
de nous ?
– Parce que nous devons, en fait d’aventures,
jamais n’avoir d’échec ni prêter à rire de nous. En
Angleterre dernièrement nous avons échoué, nous
avons été battus, et c’est une tache à notre

308
réputation.
– Par qui donc avons-nous été battus ?
demanda Porthos.
– Par Mordaunt.
– Oui, mais nous avons noyé M. Mordaunt.
– Je le sais bien, et cela nous réhabilitera un
peu dans l’esprit de la postérité, si toutefois la
postérité s’occupe de nous. Mais écoutez-moi,
Porthos ; quoique M. Mordaunt ne fût pas à
mépriser, M. Mazarin me paraît bien autrement
fort que M. Mordaunt, et nous ne le noierons pas
aussi facilement. Observons-nous donc bien et
jouons serré ; car, ajouta d’Artagnan avec un
soupir, à nous deux, nous en valons huit autres
peut-être, mais nous ne valons pas les quatre que
vous savez.
– C’est vrai, dit Porthos en correspondant par
un soupir au soupir de d’Artagnan.
– Eh bien ! Porthos, faites comme moi,
promenez-vous de long en large jusqu’à ce
qu’une nouvelle de nos amis nous arrive ou
qu’une bonne idée nous vienne ; mais ne dormez

309
pas toujours comme vous le faites, il n’y a rien
qui alourdisse l’esprit comme le sommeil. Quant
à ce qui nous attend, c’est peut-être moins grave
que nous ne le pensions d’abord. Je ne crois pas
que M. de Mazarin songe à nous faire couper la
tête, parce qu’on ne nous couperait pas la tête
sans procès, que le procès ferait du bruit, que le
bruit attirerait nos amis, et qu’alors ils ne
laisseraient pas faire M. de Mazarin.
– Que vous raisonnez bien ! dit Porthos avec
admiration.
– Mais oui, pas mal, dit d’Artagnan. Et puis,
voyez-vous, si l’on ne nous fait pas notre procès,
si l’on ne nous coupe pas la tête, il faut qu’on
nous garde ici ou qu’on nous transporte ailleurs.
– Oui, il le faut nécessairement, dit Porthos.
– Eh bien ! il est impossible que maître
Aramis, ce fin limier, et qu’Athos, ce sage
gentilhomme, ne découvrent pas notre retraite ;
alors, ma foi, il sera temps.
– Oui, d’autant plus qu’on n’est pas
absolument mal ici ; à l’exception d’une chose,

310
cependant.
– De laquelle ?
– Avez-vous remarqué, d’Artagnan, qu’on
nous a donné du mouton braisé trois jours de
suite ?
– Non, mais s’il s’en présente une quatrième
fois, je m’en plaindrai, soyez tranquille.
– Et puis quelquefois ma maison me manque ;
il y a bien longtemps que je n’ai visité mes
châteaux.
– Bah ! oubliez-les momentanément ; nous les
retrouverons, à moins que M. de Mazarin ne les
ait fait raser.
– Croyez-vous qu’il se soit permis cette
tyrannie ? demanda Porthos avec inquiétude.
– Non ; c’était bon pour l’autre cardinal, ces
résolutions-là. Le nôtre est trop mesquin pour
risquer de pareilles choses.
– Vous me tranquillisez, d’Artagnan.
– Eh bien ! alors faites bon visage comme je le
fais ; plaisantons avec les gardiens ; intéressons

311
les soldats, puisque nous ne pouvons les
corrompre ; cajolez-les plus que vous ne faites,
Porthos, quand ils viendront sous nos barreaux.
Jusqu’à présent vous n’avez fait que leur montrer
le poing, et plus votre poing est respectable,
Porthos, moins il est attirant. Ah ! je donnerais
beaucoup pour avoir cinq cents louis seulement.
– Et moi aussi, dit Porthos, qui ne voulait pas
demeurer en reste de générosité avec d’Artagnan,
je donnerais bien cent pistoles1.
Les deux prisonniers en étaient là de leur
conversation, quand Comminges entra, précédé
d’un sergent et de deux hommes qui portaient le
souper dans une manne remplie de bassins et de
plats.

1
La pistole valait dix livres, l’écu trois livres.

312
89

L’esprit et le bras (suite)

– Bon ! dit Porthos, encore du mouton !


– Mon cher monsieur de Comminges, dit
d’Artagnan, vous saurez que mon ami, M. du
Vallon, est décidé à se porter aux plus dures
extrémités, si M. de Mazarin s’obstine à le
nourrir de cette sorte de viande.
– Je déclare même, dit Porthos, que je ne
mangerai de rien autre chose si on ne l’emporte
pas.
– Emportez le mouton, dit Comminges, je
veux que M. du Vallon soupe agréablement,
d’autant plus que j’ai à lui annoncer une nouvelle
qui, j’en suis sûr, va lui donner de l’appétit.
– M. de Mazarin serait-il trépassé ? demanda
Porthos.

313
– Non, j’ai même le regret de vous annoncer
qu’il se porte à merveille.
– Tant pis, dit Porthos.
– Et quelle est cette nouvelle ? demanda
d’Artagnan. C’est du fruit si rare qu’une nouvelle
en prison, que vous excuserez, je l’espère, mon
impatience, n’est-ce pas, monsieur de
Comminges ? D’autant plus que vous nous avez
laissé entendre que la nouvelle était bonne.
– Seriez-vous aise de savoir que M. le comte
de La Fère se porte bien ? répondit Comminges.
Les petits yeux de d’Artagnan s’ouvrirent
démesurément.
– Si j’en serais aise ! s’écria-t-il, j’en serais
plus qu’aise, j’en serais heureux.
– Eh bien ! je suis chargé par lui-même de
vous présenter tous ses compliments et de vous
dire qu’il est en bonne santé.
D’Artagnan faillit bondir de joie. Un coup
d’œil rapide traduisit à Porthos sa pensée : « Si
Athos sait où nous sommes, disait ce regard, s’il
nous fait parler, avant peu Athos agira. »

314
Porthos n’était pas très habile à comprendre
les coups d’œil ; mais cette fois, comme il avait,
au nom d’Athos, éprouvé la même impression
que d’Artagnan, il comprit.
– Mais, demanda timidement le Gascon, M. le
comte de La Fère, dites-vous, vous a chargé de
tous ses compliments pour M. du Vallon et moi ?
– Oui, monsieur.
– Vous l’avez donc vu ?
– Sans doute.
– Où cela ? sans indiscrétion.
– Bien près d’ici, répondit Comminges en
souriant.
– Bien près d’ici ! répéta d’Artagnan, dont les
yeux étincelèrent.
– Si près, que si les fenêtres qui donnent dans
l’orangerie n’étaient pas bouchées, vous pourriez
le voir de la place où vous êtes.
« Il rôde aux environs du château », pensa
d’Artagnan.
Puis tout haut :

315
– Vous l’avez rencontré à la chasse, dit-il,
dans le parc peut-être ?
– Non pas, plus près, plus près encore. Tenez,
derrière ce mur, dit Comminges en frappant
contre ce mur.
– Derrière ce mur ? Qu’y a-t-il donc derrière
ce mur ? On m’a amené ici de nuit, de sorte que
le diable m’emporte si je sais où je suis.
– Eh bien ! dit Comminges, supposez une
chose.
– Je supposerai tout ce que vous voudrez.
– Supposez qu’il y ait une fenêtre à ce mur.
– Eh bien ?
– Eh bien ! de cette fenêtre vous verriez M. de
La Fère à la sienne.
– M. de La Fère est donc logé au château ?
– Oui.
– À quel titre ?
– Au même titre que vous.
– Athos est prisonnier ?

316
– Vous savez bien, dit en riant Comminges,
qu’il n’y a pas de prisonniers à Rueil, puisqu’il
n’y a pas de prison.
– Ne jouons pas sur les mots, monsieur ;
Athos a été arrêté ?
– Hier, à Saint-Germain, en sortant de chez la
reine.
Les bras de d’Artagnan retombèrent inertes à
son côté. On eût dit qu’il était foudroyé.
La pâleur courut comme un nuage blanc sur
son teint bruni, mais disparut presque aussitôt.
– Prisonnier ! répéta-t-il.
– Prisonnier ! répéta après lui Porthos abattu.
Tout à coup d’Artagnan releva la tête et on vit
luire en ses yeux un éclair imperceptible pour
Porthos lui-même. Puis, le même abattement qui
l’avait précédé suivit cette fugitive lueur.
– Allons, allons, dit Comminges, qui avait un
sentiment réel d’affection pour d’Artagnan
depuis le service signalé que celui-ci lui avait
rendu le jour de l’arrestation de Broussel en le
tirant des mains des Parisiens ; allons, ne vous

317
désolez pas, je n’ai pas prétendu vous apporter
une triste nouvelle, tant s’en faut. Par la guerre
qui court, nous sommes tous des êtres incertains.
Riez donc du hasard qui rapproche votre ami de
vous et de M. du Vallon, au lieu de vous
désespérer.
Mais cette invitation n’eut aucune influence
sur d’Artagnan, qui conserva son air lugubre.
– Et quelle mine faisait-il ? demanda Porthos,
qui, voyant que d’Artagnan laissait tomber la
conversation, en profita pour placer son mot.
– Mais fort bonne mine, dit Comminges.
D’abord, comme vous, il avait paru assez
désespéré ; mais quand il a su que M. le cardinal
devait lui faire une visite ce soir même...
– Ah ! fit d’Artagnan, M. le cardinal doit faire
visite au comte de La Fère ?
– Oui, il l’en a fait prévenir, et M. le comte de
La Fère, en apprenant cette nouvelle, m’a chargé
de vous dire, à vous, qu’il profiterait de cette
faveur que lui faisait le cardinal pour plaider
votre cause et la sienne.

318
– Ah ! ce cher comte ! dit d’Artagnan.
– Belle affaire, grogna Porthos, grande
faveur ! Pardieu ! M. le comte de La Fère, dont la
famille a été alliée aux Montmorency et aux
Rohan, vaut bien M. de Mazarin.
– N’importe, dit d’Artagnan avec son ton le
plus câlin, en y réfléchissant, mon cher du
Vallon, c’est beaucoup d’honneur pour M. le
comte de La Fère, c’est surtout beaucoup
d’espérance à concevoir, une visite ! et même, à
mon avis, c’est un honneur si grand pour un
prisonnier, que je crois que M. de Comminges se
trompe.
– Comment ! je me trompe !
– Ce sera non pas M. de Mazarin qui ira
visiter le comte de La Fère, mais M. le comte de
La Fère qui sera appelé par M. de Mazarin ?
– Non, non, non, dit Comminges, qui tenait à
rétablir les faits dans toute leur exactitude. J’ai
parfaitement entendu ce que m’a dit le cardinal.
Ce sera lui qui ira visiter le comte de La Fère.
D’Artagnan essaya de surprendre un des

319
regards de Porthos pour savoir si son compagnon
comprenait l’importance de cette visite, mais
Porthos ne regardait pas même de son côté.
– C’est donc l’habitude de M. le cardinal de se
promener dans son orangerie ? demanda
d’Artagnan.
– Chaque soir il s’y enferme, dit Comminges.
Il paraît que c’est là qu’il médite sur les affaires
de l’État.
– Alors, dit d’Artagnan, je commence à croire
que M. de La Fère recevra la visite de Son
Éminence ; d’ailleurs, il se fera accompagner,
sans doute ?
– Oui, par deux soldats.
– Et il causera ainsi d’affaires devant deux
étrangers ?
– Les soldats sont des Suisses des petits
cantons1 et ne parlent qu’allemand. D’ailleurs,
selon toute probabilité, ils attendront à la porte.

1
Les petits cantons sont ceux du centre de la Suisse : Uri,
Unterwald, Appenzell.

320
D’Artagnan s’enfonçait les ongles dans les
paumes des mains pour que son visage
n’exprimât pas autre chose que ce qu’il voulait
lui permettre d’exprimer.
– Que M. de Mazarin prenne garde d’entrer
ainsi seul chez M. le comte de La Fère, dit
d’Artagnan, car le comte de La Fère doit être
furieux.
Comminges se mit à rire.
– Ah çà ! mais, en vérité, on dirait que vous
êtes des anthropophages ! M. de La Fère est
courtois, il n’a point d’armes, d’ailleurs ; au
premier cri de Son Éminence, les deux soldats
qui l’accompagnent toujours accourraient.
– Deux soldats, dit d’Artagnan paraissant
rappeler ses souvenirs, deux soldats, oui ; c’est
donc cela que j’entends appeler deux hommes
chaque soir, et que je les vois se promener
pendant une demi-heure quelquefois sous ma
fenêtre.
– C’est cela, ils attendent le cardinal, ou plutôt
Bernouin, qui vient les appeler quand le cardinal

321
sort.
– Beaux hommes, ma foi ! dit d’Artagnan.
– C’est le régiment qui était à Lens, et que M.
le Prince a donné au cardinal pour lui faire
honneur.
– Ah ! monsieur, dit d’Artagnan comme pour
résumer en un mot toute cette longue
conversation, pourvu que Son Éminence
s’adoucisse et accorde notre liberté à M. de La
Fère.
– Je le désire de tout mon cœur, dit
Comminges.
– Alors, s’il oubliait cette visite, vous ne
verriez aucun inconvénient à la lui rappeler ?
– Aucun, au contraire.
– Ah ! voilà qui me tranquillise un peu.
Cet habile changement de conversation eût
paru une manœuvre sublime à quiconque eût pu
lire dans l’âme du Gascon.
– Maintenant, continua-t-il, une dernière
grâce, je vous prie, mon cher monsieur de

322
Comminges.
– Tout à votre service, monsieur.
– Vous reverrez M. le comte de La Fère ?
– Demain matin.
– Voulez-vous lui souhaiter le bonjour pour
nous, et lui dire qu’il sollicite pour moi la même
faveur qu’il aura obtenue ?
– Vous désirez que M. le cardinal vienne ici ?
– Non ; je me connais et ne suis point si
exigeant. Que Son Éminence me fasse l’honneur
de m’entendre, c’est tout ce que je désire.
« Oh ! murmura Porthos en secouant la tête, je
n’aurais jamais cru cela de sa part. Comme
l’infortune vous abat un homme ! »
– Cela sera fait, dit Comminges.
– Assurez aussi le comte que je me porte à
merveille, et que vous m’avez vu triste, mais
résigné.
– Vous me plaisez, monsieur, en disant cela.
– Vous direz la même chose pour M. du
Vallon.

323
– Pour moi, non pas ! s’écria Porthos. Moi, je
ne suis pas résigné du tout.
– Mais vous vous résignerez, mon ami.
– Jamais !
– Il se résignera, monsieur de Comminges. Je
le connais mieux qu’il ne se connaît lui-même, et
je lui sais mille excellentes qualités qu’il ne se
soupçonne même pas. Taisez-vous, cher du
Vallon, et résignez-vous.
– Adieu, messieurs, dit Comminges. Bonne
nuit !
– Nous y tâcherons.
Comminges salua et sortit. D’Artagnan le
suivit des yeux dans la même posture humble et
avec le même visage résigné. Mais à peine la
porte fut-elle refermée sur le capitaine des gardes,
que, s’élançant vers Porthos, il le serra dans ses
bras avec une expression de joie sur laquelle il
n’y avait pas à se tromper.
– Oh ! oh ! dit Porthos, qu’y a-t-il donc ? Est-
ce que vous devenez fou, mon pauvre ami ?
– Il y a, dit d’Artagnan, que nous sommes

324
sauvés !
– Je ne vois pas cela le moins du monde, dit
Porthos ; je vois au contraire que nous sommes
tous pris, à l’exception d’Aramis, et que nos
chances de sortir sont diminuées depuis qu’un de
plus est entré dans la souricière de M. de
Mazarin.
– Pas du tout, Porthos, mon ami, cette
souricière était suffisante pour deux ; elle devient
trop faible pour trois.
– Je ne comprends pas du tout, dit Porthos.
– Inutile, dit d’Artagnan, mettons-nous à table
et prenons des forces, nous en aurons besoin pour
la nuit.
– Que ferons-nous donc cette nuit ? demanda
Porthos de plus en plus intrigué.
– Nous voyagerons probablement.
– Mais...
– Mettons-nous à table, cher ami, les idées me
viennent en mangeant. Après le souper, quand
mes idées seront au grand complet, je vous les
communiquerai.

325
Quelque désir qu’eût Porthos d’être mis au
courant du projet de d’Artagnan, comme il
connaissait les façons de faire de ce dernier, il se
mit à table sans insister davantage et mangea
avec un appétit qui faisait honneur à la confiance
que lui inspirait l’imaginative de d’Artagnan.

326
90

Le bras et l’esprit

Le souper fut silencieux, mais non pas triste ;


car de temps en temps un de ces fins sourires qui
lui étaient habituels dans ses moments de bonne
humeur illuminait le visage de d’Artagnan.
Porthos ne perdait pas un de ces sourires, et à
chacun d’eux il poussait quelque exclamation qui
indiquait à son ami que, quoiqu’il ne la comprît
pas, il n’abandonnait pas davantage la pensée qui
bouillonnait dans son cerveau.
Au dessert, d’Artagnan se coucha sur sa
chaise, croisa une jambe sur l’autre, et se dandina
de l’air d’un homme parfaitement satisfait de lui-
même.
Porthos appuya son menton sur ses deux
mains, posa ses deux coudes sur la table et
regarda d’Artagnan avec ce regard confiant qui

327
donnait à ce colosse une si admirable expression
de bonhomie.
– Eh bien ? fit d’Artagnan au bout d’un
instant.
– Eh bien ? répéta Porthos.
– Vous disiez donc, cher ami ?...
– Moi ! je ne disais rien.
– Si fait, vous disiez que vous aviez envie de
vous en aller d’ici.
– Ah ! pour cela, oui, ce n’est point l’envie qui
me manque.
– Et vous ajoutiez que, pour vous en aller
d’ici, il ne s’agissait que de desceller une porte ou
une muraille.
– C’est vrai, je disais cela, et même je le dis
encore.
– Et moi je vous répondais, Porthos, que
c’était un mauvais moyen, et que nous ne ferions
point cent pas sans être repris et assommés, à
moins que nous n’eussions des habits pour nous
déguiser et des armes pour nous défendre.

328
– C’est vrai, il nous faudrait des habits et des
armes.
– Eh bien ! dit d’Artagnan en se levant, nous
les avons, ami Porthos, et même quelque chose
de mieux.
– Bah ! dit Porthos en regardant autour de lui.
– Ne cherchez pas, c’est inutile, tout cela
viendra nous trouver au moment voulu. À quelle
heure à peu près avons-nous vu se promener hier
les deux gardes suisses ?
– Une heure, je crois, après que la nuit fut
tombée.
– S’ils sortent aujourd’hui comme hier, nous
ne serons donc pas un quart d’heure à attendre le
plaisir de les voir.
– Le fait est que nous serons un quart d’heure
tout au plus.
– Vous avez toujours le bras assez bon, n’est-
ce pas, Porthos ?
Porthos déboutonna sa manche, releva sa
chemise, et regarda avec complaisance ses bras
nerveux, gros comme la cuisse d’un homme

329
ordinaire.
– Mais oui, dit-il, assez bon.
– De sorte que vous feriez, sans trop vous
gêner, un cerceau de cette pincette et un tire-
bouchon de cette pelle ?
– Certainement, dit Porthos.
– Voyons, dit d’Artagnan.
Le géant prit les deux objets désignés et opéra
avec la plus grande facilité et sans aucun effort
apparent les deux métamorphoses désirées par
son compagnon.
– Voilà ! dit-il.
– Magnifique ! dit d’Artagnan, et
véritablement vous êtes doué, Porthos.
– J’ai entendu parler, dit Porthos, d’un certain
Milon de Crotone qui faisait des choses fort
extraordinaires, comme de serrer son front avec
une corde et de la faire éclater, de tuer un bœuf
d’un coup de poing et de l’emporter chez lui sur
ses épaules, d’arrêter un cheval par les pieds de

330
derrière1, etc. Je me suis fait raconter toutes ses
prouesses, là-bas à Pierrefonds, et j’ai fait tout ce
qu’il faisait, excepté de briser une corde en
enflant mes tempes.
– C’est que votre force n’est pas dans votre
tête, Porthos, dit d’Artagnan.
– Non, elle est dans mes bras et dans mes
épaules, répondit naïvement Porthos.
– Eh bien ! mon ami, approchons de la fenêtre
et servez-vous de votre force pour desceller un
barreau. Attendez que j’éteigne la lampe.

1
Ce dernier exploit exploit est aussi attribué à Polydamas.

331
91

Le bras et l’esprit (suite)

Porthos s’approcha de la fenêtre, prit un


barreau à deux mains, s’y cramponna, l’attira
vers lui et le fit plier comme un arc, si bien que
les deux bouts sortirent de l’alvéole de pierre où
depuis trente ans le ciment les tenait scellés1.
– Eh bien ! mon ami, dit d’Artagnan, voilà ce
que n’aurait jamais pu faire le cardinal, tout
homme de génie qu’il est.
– Faut-il en arracher d’autres ? demanda
Porthos.
– Non pas, celui-ci nous suffira ; un homme
peut passer maintenant.

1
Le château de Rueil avait été bâti par Lemercier pour
Richelieu qui y fit de fréquents séjours entre 1625 et sa mort ; il
était revenu en héritage à Mme d’Aiguillon.

332
Porthos essaya et sortit son torse tout entier.
– Oui, dit-il.
– En effet, c’est une assez jolie ouverture.
Maintenant passez votre bras.
– Par où ?
– Par cette ouverture.
– Pourquoi faire ?
– Vous le saurez tout à l’heure. Passez
toujours.
Porthos obéit, docile comme un soldat, et
passa son bras à travers les barreaux.
– À merveille ! dit d’Artagnan.
– Il paraît que cela marche ?
– Sur des roulettes, cher ami.
– Bon. Maintenant que faut-il que je fasse ?
– Rien.
– C’est donc fini ?
– Pas encore.
– Je voudrais cependant bien comprendre, dit
Porthos.

333
– Écoutez, mon cher ami, et en deux mots
vous serez au fait. La porte du poste s’ouvre,
comme vous voyez.
– Oui, je vois.
– On va envoyer dans notre cour, que traverse
M. de Mazarin pour se rendre à l’orangerie, les
deux gardes qui l’accompagnent.
– Les voilà qui sortent.
– Pourvu qu’ils referment la porte du poste.
Bon ! ils la referment.
– Après ?
– Silence ! ils pourraient nous entendre.
– Je ne saurai rien, alors.
– Si fait, car à mesure que vous exécuterez
vous comprendrez.
– Cependant, j’aurais préféré...
– Vous aurez le plaisir de la surprise.
– Tiens, c’est vrai, dit Porthos.
– Chut !
Porthos demeura muet et immobile.

334
En effet, les deux soldats s’avançaient du côté
de la fenêtre en se frottant les mains, car on était,
comme nous l’avons dit, au mois de février, et il
faisait froid.
En ce moment la porte du corps de garde
s’ouvrait et l’on rappela un des soldats. Le soldat
quitta son camarade et rentra dans le corps de
garde.
– Cela va donc toujours ? dit Porthos.
– Mieux que jamais, répondit d’Artagnan.
Maintenant, écoutez. Je vais appeler ce soldat et
causer avec lui, comme j’ai fait hier avec un de
ses camarades, vous rappelez-vous ?
– Oui ; seulement je n’ai pas entendu un mot
de ce qu’il disait.
– Le fait est qu’il avait un accent un peu
prononcé. Mais ne perdez pas un mot de ce que je
vais vous dire ; tout est dans l’exécution, Porthos.
– Bon, l’exécution, c’est mon fort.
– Je le sais pardieu bien ; aussi je compte sur
vous.
– Dites.

335
– Je vais donc appeler le soldat et causer avec
lui.
– Vous l’avez déjà dit.
– Je me tournerai à gauche, de sorte qu’il sera
placé, lui, à votre droite au moment où il montera
sur le banc.
– Mais s’il n’y monte pas !
– Il y montera, soyez tranquille. Au moment
où il montera sur le banc, vous allongerez votre
bras formidable et le saisirez au cou. Puis,
l’enlevant comme Tobie enleva le poisson par les
ouïes1, vous l’introduirez dans notre chambre, en
ayant soin de serrer assez fort pour l’empêcher de
crier.
– Oui, dit Porthos ; mais si je l’étrangle ?
– D’abord ce ne sera qu’un Suisse de moins ;
mais vous ne l’étranglerez pas, je l’espère. Vous
le déposerez tout doucement ici et nous le
bâillonnerons, et l’attacherons, peu importe où,
quelque part enfin. Cela nous fera d’abord un

1
Livre de Tobie, VI.

336
habit d’uniforme et une épée.
– Merveilleux ! dit Porthos en regardant
d’Artagnan avec la plus profonde admiration.
– Hein ! fit le Gascon.
– Oui, reprit Porthos en se ravisant ; mais un
habit d’uniforme et une épée, ce n’est pas assez
pour deux.
– Eh bien ! est-ce qu’il n’a pas son camarade ?
– C’est juste, dit Porthos.
– Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il
sera temps.
– Bon !
Les deux amis prirent chacun le poste indiqué.
Placé comme il était, Porthos se trouvait
entièrement caché dans l’angle de la fenêtre.
– Bonsoir, camarade, dit d’Artagnan de sa
voix la plus charmante et de son diapason le plus
modéré.
– Ponsoir, monsir, répondit le soldat.
– Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit
d’Artagnan.

337
– Brrrrrrroun, fit le soldat.
– Et je crois qu’un verre de vin ne vous serait
pas désagréable ?
– Un ferre de fin, il serait le bienfenu.
– Le poisson mord ! le poisson mord !
murmura d’Artagnan à Porthos.
– Je comprends, dit Porthos.
– J’en ai là une bouteille, dit d’Artagnan.
– Une pouteille !
– Oui.
– Une pouteille bleine ?
– Tout entière, et elle est à vous si vous voulez
la boire à ma santé.
– Ehé ! moi fouloir pien, dit le soldat en
s’approchant.
– Allons, venez la prendre, mon ami, dit le
Gascon.
– Pien folontiers. Ché grois qu’il y a un panc.
– Oh ! mon Dieu, on dirait qu’il a été placé
exprès là. Montez dessus... Là, bien, c’est cela,

338
mon ami.
Et d’Artagnan toussa.
Au même moment, le bras de Porthos
s’abattit ; son poignet d’acier mordit, rapide
comme l’éclair et ferme comme une tenaille, le
cou du soldat, l’enleva en l’étouffant, l’attira à lui
par l’ouverture au risque de l’écorcher en passant,
et le déposa sur le parquet, où d’Artagnan, en lui
laissant tout juste le temps de reprendre sa
respiration, le bâillonna avec son écharpe, et,
aussitôt bâillonné, se mit à le déshabiller avec la
promptitude et la dextérité d’un homme qui a
appris son métier sur le champ de bataille.
Puis le soldat garrotté et bâillonné fut porté
dans l’âtre, dont nos amis avaient préalablement
éteint la flamme.
– Voici toujours une épée et un habit, dit
Porthos.
– Je les prends, dit d’Artagnan. Si vous voulez
un autre habit et une autre épée, il faut
recommencer le tour. Attention ! Je vois
justement l’autre soldat qui sort du corps de garde

339
et qui vient de ce côté.
– Je crois, dit Porthos, qu’il serait imprudent
de recommencer pareille manœuvre. On ne
réussit pas deux fois, à ce qu’on assure, par le
même moyen. Si je le manquais, tout serait
perdu. Je vais descendre, le saisir au moment où
il ne se défiera pas, et je vous l’offrirai tout
bâillonné.
– C’est mieux, répondit le Gascon.
– Tenez-vous prêt, dit Porthos en se laissant
glisser par l’ouverture.
La chose s’effectua comme Porthos l’avait
promis. Le géant se cacha sur son chemin, et,
lorsque le soldat passa devant lui, il le saisit au
cou, le bâillonna, le poussa pareil à une momie à
travers les barreaux élargis de la fenêtre et rentra
derrière lui.
On déshabilla le second prisonnier comme on
avait déshabillé l’autre. On le coucha sur le lit, on
l’assujettit avec des sangles ; et comme le lit était
de chêne massif et que les sangles étaient
doublées, on fut non moins tranquille sur celui-là

340
que sur le premier.
– Là, dit d’Artagnan, voici qui va à merveille.
Maintenant, essayez-moi l’habit de ce gaillard-là,
Porthos, je doute qu’il vous aille ; mais s’il vous
est par trop étroit, ne vous inquiétez point, le
baudrier vous suffira, et surtout le chapeau à
plumes rouges.
Il se trouva par hasard que le second était un
Suisse gigantesque, de sorte qu’à l’exception de
quelques points qui craquèrent dans les coutures
tout alla le mieux du monde.
Pendant quelque temps on n’entendit que le
froissement du drap, Porthos et d’Artagnan
s’habillant à la hâte.
– C’est fait, dirent-ils en même temps. Quant à
vous, compagnons, ajoutèrent-ils en se retournant
vers les deux soldats, il ne vous arrivera rien si
vous êtes bien gentils ; mais si vous bougez, vous
êtes morts.
Les soldats se tinrent cois. Ils avaient compris
au poignet de Porthos que la chose était des plus
sérieuses et qu’il n’était pas le moins du monde

341
question de plaisanter.
– Maintenant, dit d’Artagnan, vous ne seriez
pas fâché de comprendre, n’est-ce pas Porthos ?
– Mais oui, pas mal.
– Eh bien, nous descendons dans la cour.
– Oui.
– Nous prenons la place de ces deux gaillards-
là.
– Bien.
– Nous nous promenons de long en large.
– Et ce sera bien vu, attendu qu’il ne fait pas
chaud.
– Dans un instant le valet de chambre appelle
comme hier et avant-hier le service.
– Nous répondons ?
– Non, nous ne répondons pas, au contraire.
– Comme vous voudrez. Je ne tiens pas à
répondre.
– Nous ne répondons donc pas ; nous
enfonçons seulement notre chapeau sur notre tête

342
et nous escortons Son Éminence.
– Où cela ?
– Où elle va, chez Athos. Croyez-vous qu’il
sera fâché de nous voir ?
– Oh ! s’écria Porthos, oh ! je comprends !
– Attendez pour vous écrier, Porthos ; car, sur
ma parole, vous n’êtes pas au bout, dit le Gascon
tout goguenard.
– Que va-t-il donc arriver ? dit Porthos.
– Suivez-moi, répondit d’Artagnan. Qui vivra
verra.
Et passant par l’ouverture, il se laissa
légèrement glisser dans la cour. Porthos le suivit
par le même chemin, quoique avec plus de peine
et moins de diligence.
On entendait frissonner de peur les deux
soldats liés dans la chambre.
À peine d’Artagnan et Porthos eurent-ils
touché terre, qu’une porte s’ouvrit et que la voix
du valet de chambre cria :
– Le service !

343
En même temps le poste s’ouvrit à son tour et
une voix cria :
– La Bruyère et du Barthois, partez !
– Il paraît que je m’appelle La Bruyère, dit
d’Artagnan.
– Et moi du Barthois, dit Porthos.
– Où êtes-vous ? demanda le valet de
chambre, dont les yeux éblouis par la lumière ne
pouvaient sans doute distinguer nos deux héros
dans l’obscurité.
– Nous voici, dit d’Artagnan.
Puis, se tournant vers Porthos :
– Que dites-vous de cela, monsieur du
Vallon ?
– Ma foi, pourvu que cela dure, je dis que
c’est joli !
Les deux soldats improvisés marchèrent
gravement derrière le valet de chambre ; il leur
ouvrit une porte du vestibule, puis une autre qui
semblait être celle d’un salon d’attente, et leur
montrant deux tabourets :

344
– La consigne est bien simple, leur dit-il, ne
laissez entrer qu’une personne ici, une seule,
entendez-vous bien ? pas davantage ; à cette
personne obéissez en tout. Quant au retour, il n’y
a pas à vous tromper, vous attendrez que je vous
relève.
D’Artagnan était fort connu de ce valet de
chambre, qui n’était autre que Bernouin, qui,
depuis six ou huit mois, l’avait introduit une
dizaine de fois près du cardinal. Il se contenta
donc, au lieu de répondre, de grommeler le ia le
moins gascon et le plus allemand possible.
Quant à Porthos, d’Artagnan avait exigé et
obtenu de lui la promesse qu’en aucun cas il ne
parlerait. S’il était poussé à bout, il lui était
permis de proférer pour toute réponse le tarteifle1
proverbial et solennel.
Bernouin s’éloigna en fermant la porte.
– Oh ! oh ! dit Porthos en entendant la clef de
la serrure, il paraît qu’ici c’est de mode
d’enfermer les gens. Nous n’avons fait, ce me

1
Altération de Der Teufel (le diable).

345
semble, que de troquer de prison : seulement, au
lieu d’être prisonniers là-bas, nous le sommes
dans l’orangerie. Je ne sais pas si nous y avons
gagné.
– Porthos, mon ami, dit tout bas d’Artagnan,
ne doutez pas de la Providence, et laissez-moi
méditer et réfléchir.
– Méditez et réfléchissez donc, dit Porthos de
mauvaise humeur en voyant que les choses
tournaient ainsi au lieu de tourner autrement.
– Nous avons marché quatre-vingts pas,
murmura d’Artagnan, nous avons monté six
marches, c’est donc ici, comme l’a dit tout à
l’heure mon illustre ami du Vallon, cet autre
pavillon parallèle au nôtre et qu’on désigne sous
le nom de pavillon de l’orangerie. Le comte de
La Fère ne doit pas être loin ; seulement les
portes sont fermées.
– Voilà une belle difficulté ! dit Porthos, et
avec un coup d’épaule...
– Pour Dieu ! Porthos, mon ami, dit
d’Artagnan, ménagez vos tours de force, ou ils

346
n’auront plus, dans l’occasion, toute la valeur
qu’ils méritent ; n’avez-vous pas entendu qu’il va
venir ici quelqu’un ?
– Si fait.
– Eh bien ! ce quelqu’un nous ouvrira les
portes.
– Mais, mon cher, dit Porthos, si ce quelqu’un
nous reconnaît, si ce quelqu’un en nous
reconnaissant se met à crier, nous sommes
perdus ; car enfin vous n’avez pas le dessein,
j’imagine, de me faire assommer ou étrangler cet
homme d’Église. Ces manières-là sont bonnes
envers les Anglais et les Allemands.
– Oh ! Dieu m’en préserve et vous aussi ! dit
d’Artagnan. Le jeune roi nous en aurait peut-être
quelque reconnaissance ; mais la reine ne nous le
pardonnerait pas, et c’est elle qu’il faut ménager ;
puis d’ailleurs, du sang inutile ! jamais ! au grand
jamais ! J’ai mon plan. Laissez-moi donc faire et
nous allons rire.
– Tant mieux, dit Porthos, j’en éprouve le
besoin.

347
– Chut ! dit d’Artagnan, voici le quelqu’un
annoncé.
On entendit alors dans la salle précédente,
c’est-à-dire dans le vestibule, le retentissement
d’un pas léger. Les gonds de la porte crièrent et
un homme parut en habit de cavalier, enveloppé
d’un manteau brun, un large feutre rabattu sur ses
yeux et une lanterne à la main.
Porthos s’effaça contre la muraille, mais il ne
put tellement se rendre invisible que l’homme au
manteau ne l’aperçût ; il lui présenta sa lanterne
et lui dit :
– Allumez la lampe du plafond.
Puis s’adressant à d’Artagnan :
– Vous connaissez la consigne, dit-il.
– Ia, répliqua le Gascon, déterminé à se borner
à cet échantillon de la langue allemande.
– Tedesco, fit le cavalier, va bene1.
Et s’avançant vers la porte située en face de

1
« Allemand, ça va bien. »

348
celle par laquelle il était entré, il l’ouvrit et
disparut derrière elle en la refermant.
– Et maintenant, dit Porthos, que ferons-
nous ?
– Maintenant, nous nous servirons de votre
épaule si cette porte est fermée, ami Porthos.
Chaque chose en son temps, et tout vient à propos
à qui sait attendre. Mais d’abord barricadons la
première porte d’une façon convenable, ensuite
nous suivrons le cavalier.
Les deux amis se mirent aussitôt à la besogne
et embarrassèrent la porte de tous les meubles qui
se trouvèrent dans la salle, embarras qui rendait
le passage d’autant plus impraticable que la porte
s’ouvrait en dedans.
– Là, dit d’Artagnan, nous voilà sûrs de ne pas
être surpris par derrière. Allons, en avant.

349
92

Les oubliettes de M. de Mazarin

On arriva à la porte par laquelle avait disparu


Mazarin ; elle était fermée ; d’Artagnan tenta
inutilement de l’ouvrir.
– Voilà où il s’agit de placer votre coup
d’épaule, dit d’Artagnan. Poussez, ami Porthos,
mais doucement, sans bruit ; n’enfoncez rien,
disjoignez les battants, voilà tout.
Porthos appuya sa robuste épaule contre un
des panneaux, qui plia, et d’Artagnan introduisit
alors la pointe de son épée entre le pêne et la
gâche de la serrure. Le pêne, taillé en biseau,
céda, et la porte s’ouvrit.
– Quand je vous disais, ami Porthos, qu’on
obtenait tout des femmes et des portes en les
prenant par la douceur.

350
– Le fait est, dit Porthos, que vous êtes un
grand moraliste.
– Entrons, dit d’Artagnan.
Ils entrèrent. Derrière un vitrage, à la lueur de
la lanterne du cardinal, posée à terre au milieu de
la galerie, on voyait les orangers et les grenadiers
du château de Rueil alignés en longues files
formant une grande allée et deux allées latérales
plus petites.
– Pas de cardinal, dit d’Artagnan, mais sa
lampe seule ; où diable est-il donc ?
Et comme il explorait une des ailes latérales,
après avoir fait signe à Porthos d’explorer l’autre,
il vit tout à coup à sa gauche une caisse écartée
de son rang, et, à la place de cette caisse un trou
béant.
Dix hommes eussent eu de la peine à faire
mouvoir cette caisse, mais, par un mécanisme
quelconque, elle avait tourné avec la dalle qui la
supportait.
D’Artagnan, comme nous l’avons dit, vit un
trou à cette place, et, dans ce trou, les degrés de

351
l’escalier tournant.
Il appela Porthos de la main et lui montra le
trou et les degrés.
Les deux hommes se regardèrent avec une
mine effarée.
– Si nous ne voulions que de l’or, dit tout bas
d’Artagnan, nous aurions trouvé notre affaire et
nous serions riches à tout jamais.
– Comment cela ?
– Ne comprenez-vous pas, Porthos, qu’au bas
de cet escalier est, selon toute probabilité, ce
fameux trésor du cardinal, dont on parle tant, et
que nous n’aurions qu’à descendre, vider une
caisse, enfermer dedans le cardinal à double tour,
nous en aller en emportant ce que nous pourrions
traîner d’or, remettre à sa place cet oranger, et
que personne au monde ne viendrait nous
demander d’où nous vient notre fortune, pas
même le cardinal ?
– Ce serait un beau coup pour des manants, dit
Porthos, mais indigne, ce me semble, de deux
gentilshommes.

352
– C’est mon avis, dit d’Artagnan ; aussi ai-je
dit : « Si nous ne voulions que de l’or... » mais
nous voulons autre chose.
Au même instant, et comme d’Artagnan
penchait la tête vers le caveau pour écouter, un
son métallique et sec comme celui d’un sac d’or
qu’on remue vint frapper son oreille ; il tressaillit.
Aussitôt une porte se referma et les premiers
reflets d’une lumière parurent dans l’escalier.
Mazarin avait laissé sa lampe dans l’orangerie
pour faire croire qu’il se promenait. Mais il avait
une bougie de cire pour explorer son mystérieux
coffre-fort.
« Hé ! dit-il en italien, tandis qu’il remontait
les marches en examinant un sac de réaux à la
panse arrondie ; hé ! voilà de quoi payer cinq
conseillers au Parlement et deux généraux de
Paris. Moi aussi je suis un grand capitaine ;
seulement je fais la guerre à ma façon... »
D’Artagnan et Porthos s’étaient tapis chacun
dans une allée latérale, derrière une caisse, et
attendaient.

353
Mazarin vint, à trois pas de d’Artagnan,
pousser un ressort caché dans le mur. La dalle
tourna, et l’oranger supporté par elle revint de
lui-même prendre sa place.
Alors le cardinal éteignit sa bougie, qu’il remit
dans sa poche ; et, reprenant sa lampe :
« Allons voir M. de La Fère », dit-il.
« Bon, c’est notre chemin, pensa d’Artagnan,
nous irons ensemble. »
Tous trois se mirent en marche. M. de Mazarin
suivant l’allée du milieu, et Porthos et d’Artagnan
les allées parallèles. Ces deux derniers évitaient
avec soin ces longues lignes lumineuses que
traçait à chaque pas entre les caisses la lampe du
cardinal.
Celui-ci arriva à une seconde porte vitrée sans
s’être aperçu qu’il était suivi, le sable mou
amortissant le bruit des pas de ses deux
accompagnateurs.
Puis il tourna sur la gauche, prit un corridor
auquel Porthos et d’Artagnan n’avaient pas
encore fait attention ; mais au moment d’en

354
ouvrir la porte, il s’arrêta pensif.
« Ah ! diavolo ! dit-il, j’oubliais la
recommandation de Comminges. Il me faut
prendre les soldats et les placer à cette porte, afin
de ne pas me mettre à la merci de ce diable à
quatre. Allons. »
Et, avec un mouvement d’impatience, il se
retourna pour revenir sur ses pas.
– Ne vous donnez pas la peine, monseigneur,
dit d’Artagnan le pied en avant, le feutre à la
main et la figure gracieuse, nous avons suivi
Votre Éminence pas à pas, et nous voici.
– Oui, nous voici, dit Porthos.
Et il fit le même geste d’agréable salutation.
Mazarin porta ses yeux effarés de l’un à
l’autre, les reconnut tous deux, et laissa échapper
sa lanterne en poussant un gémissement
d’épouvante.
D’Artagnan la ramassa ; par bonheur elle ne
s’était pas éteinte dans la chute.
– Oh ! quelle imprudence, monseigneur ! dit
d’Artagnan ; il ne fait pas bon à aller ici sans

355
lumière ! Votre Éminence pourrait se cogner
contre quelque caisse ou tomber dans quelque
trou.
– Monsieur d’Artagnan ! murmura Mazarin,
qui ne pouvait revenir de son étonnement.
– Oui, monseigneur, moi-même, et j’ai
l’honneur de vous présenter M. du Vallon, cet
excellent ami à moi, auquel Votre Éminence a eu
la bonté de s’intéresser si vivement autrefois.
Et d’Artagnan dirigea la lumière de la lampe
vers le visage joyeux de Porthos, qui commençait
à comprendre et qui en était tout fier.
– Vous alliez chez M. de La Fère, continua
d’Artagnan. Que nous ne vous gênions pas,
monseigneur. Veuillez nous montrer le chemin, et
nous vous suivrons.
Mazarin reprenait peu à peu ses esprits.
– Y a-t-il longtemps que vous êtes dans
l’orangerie, messieurs ? demanda-t-il d’une voix
tremblante en songeant à la visite qu’il venait de
faire à son trésor.
Porthos ouvrit la bouche pour répondre,

356
d’Artagnan lui fit un signe, et la bouche de
Porthos, demeurée muette, se referma
graduellement.
– Nous arrivons à l’instant même,
monseigneur, dit d’Artagnan.
Mazarin respira : il ne craignait plus pour son
trésor ; il ne craignait que pour lui-même. Une
espèce de sourire passa sur ses lèvres.
– Allons, dit-il, vous m’avez pris au piège,
messieurs, et je me déclare vaincu. Vous voulez
me demander votre liberté, n’est-ce pas ? Je vous
la donne.
– Oh ! monseigneur, dit d’Artagnan, vous êtes
bien bon ; mais notre liberté, nous l’avons, et
nous aimerions autant vous demander autre
chose.
– Vous avez votre liberté ? dit Mazarin tout
effrayé.
– Sans doute, et c’est au contraire vous,
monseigneur, qui avez perdu la vôtre, et
maintenant, que voulez-vous, monseigneur, c’est
la loi de la guerre, il s’agit de la racheter.

357
Mazarin se sentit frissonner jusqu’au fond du
cœur. Son regard si perçant se fixa en vain sur la
face moqueuse du Gascon et sur le visage
impassible de Porthos. Tous deux étaient cachés
dans l’ombre, et la sibylle de Cumes elle-même
n’aurait pas su y lire.
– Racheter ma liberté ! répéta Mazarin.
– Oui, monseigneur.
– Et combien cela me coûtera-t-il, monsieur
d’Artagnan ?
– Dame, monseigneur, je ne sais pas encore.
Nous allons demander cela au comte de La Fère,
si Votre Éminence veut bien le permettre. Que
Votre Éminence daigne donc ouvrir la porte qui
mène chez lui, et dans dix minutes elle sera fixée.
Mazarin tressaillit.
– Monseigneur, dit d’Artagnan, Votre
Éminence voit combien nous y mettons de
formes, mais cependant nous sommes obligés de
la prévenir que nous n’avons pas de temps à
perdre ; ouvrez donc, monseigneur, s’il vous
plaît, et veuillez vous souvenir, une fois pour

358
toutes, qu’au moindre mouvement que vous
feriez pour fuir, au moindre cri que vous
pousseriez pour échapper, notre position étant
tout exceptionnelle, il ne faudrait pas nous en
vouloir si nous nous portions à quelque extrémité.
– Soyez tranquilles, messieurs, dit Mazarin, je
ne tenterai rien, je vous en donne ma parole
d’honneur.
D’Artagnan fit un signe à Porthos de
redoubler de surveillance, puis, se retournant vers
Mazarin :
– Maintenant, monseigneur, entrons, s’il vous
plaît.

359
93

Conférences

Mazarin fit jouer le verrou d’une double porte,


sur le seuil de laquelle se trouva Athos tout prêt à
recevoir son illustre visiteur, selon l’avis que
Comminges lui avait donné.
En apercevant Mazarin il s’inclina.
– Votre Éminence, dit-il, pouvait se dispenser
de se faire accompagner ; l’honneur que je reçois
est trop grand pour que je l’oublie.
– Aussi, mon cher comte, dit d’Artagnan, Son
Éminence ne voulait-elle pas absolument de
nous ; c’est du Vallon et moi qui avons insisté,
d’une façon inconvenante peut-être, tant nous
avions grand désir de vous voir.
À cette voix, à son accent railleur, à ce geste si
connu qui accompagnait cet accent et cette voix,

360
Athos fit un bond de surprise.
– D’Artagnan ! Porthos ! s’écria-t-il.
– En personne, cher ami.
– En personne, répéta Porthos.
– Que veut dire ceci ? demanda le comte.
– Ceci veut dire, répondit Mazarin, en
essayant, comme il l’avait déjà fait, de sourire, et
en se mordant les lèvres en souriant, cela veut
dire que les rôles ont changé, et qu’au lieu que
ces messieurs soient mes prisonniers, c’est moi
qui suis le prisonnier de ces messieurs, si bien
que vous me voyez forcé de recevoir ici la loi au
lieu de la faire. Mais, messieurs, je vous en
préviens, à moins que vous ne m’égorgiez, votre
victoire sera de peu de durée ; j’aurai mon tour,
on viendra...
– Ah ! monseigneur, dit d’Artagnan, ne
menacez point ; c’est d’un mauvais exemple.
Nous sommes si doux et si charmants avec Votre
Éminence ! Voyons, mettons de côté toute
mauvaise humeur, écartons toute rancune, et
causons gentiment.

361
– Je ne demande pas mieux, messieurs, dit
Mazarin ; mais au moment de discuter ma
rançon, je ne veux pas que vous teniez votre
position pour meilleure qu’elle n’est ; en me
prenant au piège, vous vous êtes pris avec moi.
Comment sortirez-vous d’ici ? Voyez les grilles,
voyez les portes, voyez ou plutôt devinez les
sentinelles qui veillent derrière ces portes et ces
grilles, les soldats qui encombrent ces cours, et
composons. Tenez, je vais vous montrer que je
suis loyal.
« Bon ! pensa d’Artagnan, tenons-nous bien, il
va nous jouer un tour. »
– Je vous offrais votre liberté, continua le
ministre, je vous l’offre encore. En voulez-vous ?
Avant une heure vous serez découverts, arrêtés,
forcés de me tuer, ce qui serait un crime horrible
et tout à fait indigne de loyaux gentilshommes
comme vous.
« Il a raison », pensa Athos.
Et comme toute raison qui passait dans cette
âme qui n’avait que de nobles pensées, sa pensée
se refléta dans ses yeux.

362
– Aussi, dit d’Artagnan pour corriger l’espoir
que l’adhésion tacite d’Athos avait donné à
Mazarin, ne nous porterons-nous à cette violence
qu’à la dernière extrémité.
– Si au contraire, continua Mazarin, vous me
laissez aller en acceptant votre liberté...
– Comment, interrompit d’Artagnan, voulez-
vous que nous acceptions notre liberté, puisque
vous pouvez nous la reprendre, vous le dites
vous-même, cinq minutes après nous l’avoir
donnée ? Et, ajouta d’Artagnan, tel que je vous
connais, monseigneur, vous nous la reprendriez.
– Non, foi de cardinal... Vous ne me croyez
pas ?
– Monseigneur, je ne crois pas aux cardinaux
qui ne sont pas prêtres.
– Eh bien ! foi de ministre !
– Vous ne l’êtes plus, monseigneur, vous êtes
prisonnier.
– Alors, foi de Mazarin ! Je le suis et le serai
toujours, je l’espère.
– Hum ! fit d’Artagnan, j’ai entendu parler

363
d’un Mazarin qui avait peu de religion pour ses
serments, et j’ai peur que ce ne soit un des
ancêtres de Votre Éminence.
– Monsieur d’Artagnan, dit Mazarin, vous
avez beaucoup d’esprit, et je suis tout à fait fâché
de m’être brouillé avec vous.
– Monseigneur, raccommodons-nous, je ne
demande pas mieux.
– Eh bien ! dit Mazarin, si je vous mets en
sûreté d’une façon évidente, palpable ?...
– Ah ! c’est autre chose, dit Porthos.
– Voyons, dit Athos.
– Voyons, dit d’Artagnan.
– D’abord, acceptez-vous ? demanda le
cardinal.
– Expliquez-nous votre plan, monseigneur, et
nous verrons.
– Faites attention que vous êtes enfermés, pris.
– Vous savez bien, monseigneur, dit
d’Artagnan, qu’il nous reste toujours une dernière
ressource.

364
– Laquelle ?
– Celle de mourir ensemble.
Mazarin frissonna.
– Tenez, dit-il, au bout du corridor est une
porte dont j’ai la clef ; cette porte donne dans le
parc. Partez avec cette clef. Vous êtes alertes,
vous êtes vigoureux, vous êtes armés. À cent pas,
en tournant à gauche, vous rencontrerez le mur
du parc ; vous le franchirez, et en trois bonds
vous serez sur la route et libres. Maintenant je
vous connais assez pour savoir que si l’on vous
attaque, ce ne sera point un obstacle à votre fuite.
– Ah ! pardieu ! monseigneur, dit d’Artagnan,
à la bonne heure, voilà qui est parlé. Où est cette
clef que vous voulez bien nous offrir ?
– La voici.
– Ah ! monseigneur, dit d’Artagnan, vous
nous conduirez bien vous-même jusqu’à cette
porte.
– Très volontiers, dit le ministre, s’il vous faut
cela pour vous tranquilliser.
Mazarin, qui n’espérait pas en être quitte à si

365
bon marché, se dirigea tout radieux vers le
corridor et ouvrit la porte.
Elle donnait bien sur le parc, et les trois
fugitifs s’en aperçurent au vent de la nuit qui
s’engouffra dans le corridor et leur fit voler la
neige au visage.
– Diable ! diable ! dit d’Artagnan, il fait une
nuit horrible, monseigneur. Nous ne connaissons
pas les localités, et jamais nous ne trouverons
notre chemin. Puisque Votre Éminence a tant fait
que de venir jusqu’ici, quelques pas encore,
monseigneur... conduisez-nous au mur.
– Soit, dit le cardinal.
Et coupant en ligne droite, il marcha d’un pas
rapide vers le mur, au pied duquel tous quatre
furent en un instant.
– Êtes-vous contents, messieurs ? demanda
Mazarin.
– Je crois bien ! nous serions difficiles !
Peste ! quel honneur ! trois pauvres
gentilshommes escortés par un prince de
l’Église ! Ah ! à propos, monseigneur, vous

366
disiez tout à l’heure que nous étions braves,
alertes et armés ?
– Oui.
– Vous vous trompez : il n’y a d’armés que M.
du Vallon et moi ; M. le comte ne l’est pas, et si
nous étions rencontrés par quelque patrouille, il
faut que nous puissions nous défendre.
– C’est trop juste.
– Mais où trouverons-nous une épée ?
demanda Porthos.
– Monseigneur, dit d’Artagnan, prêtera au
comte la sienne qui lui est inutile.
– Bien volontiers, dit le cardinal ; je prierai
même M. le comte de vouloir bien la garder en
souvenir de moi.
– J’espère que voilà qui est galant, comte ! dit
d’Artagnan.
– Aussi, répondit Athos, je promets à
monseigneur de ne jamais m’en séparer.
– Bien, dit d’Artagnan, échange de procédés,
comme c’est touchant ! N’en avez-vous point les

367
larmes aux yeux, Porthos ?
– Oui, dit Porthos ; mais je ne sais si c’est cela
ou si c’est le vent qui me fait pleurer. Je crois que
c’est le vent.
– Maintenant montez, Athos, fit d’Artagnan,
et faites vite.
Athos, aidé de Porthos, qui l’enleva comme
une plume, arriva sur le perron.
– Maintenant sautez, Athos.
Athos sauta et disparut de l’autre côté du mur.
– Êtes-vous à terre ? demanda d’Artagnan.
– Oui.
– Sans accident ?
– Parfaitement sain et sauf.
– Porthos, observez M. le cardinal tandis que
je vais monter ; non, je n’ai pas besoin de vous, je
monterai bien tout seul. Observez M. le cardinal,
voilà tout.
– J’observe, dit Porthos. Eh bien ?...
– Vous avez raison, c’est plus difficile que je

368
ne croyais, prêtez-moi votre dos, mais sans lâcher
M. le cardinal.
– Je ne le lâche pas.
Porthos prêta son dos à d’Artagnan, qui en un
instant, grâce à cet appui, fut à cheval sur le
couronnement du mur.
Mazarin affectait de rire.
– Y êtes-vous ? demanda Porthos.
– Oui, mon ami, et maintenant...
– Maintenant, quoi ?
– Maintenant, passez-moi M. le cardinal, et au
moindre cri qu’il poussera, étouffez-le.
Mazarin voulut s’écrier ; mais Porthos
l’étreignit de ses deux mains et l’éleva jusqu’à
d’Artagnan, qui, à son tour, le saisit au collet et
l’assit près de lui. Puis d’un ton menaçant :
– Monsieur, sautez à l’instant même en bas,
près de M. de La Fère, ou je vous tue, foi de
gentilhomme !
– Monsou, monsou, s’écria Mazarin, vous
manquez à la foi promise.

369
– Moi ! Où vous ai-je promis quelque chose,
monseigneur ?
Mazarin poussa un gémissement.
– Vous êtes libre par moi, monsieur, dit-il,
votre liberté c’était ma rançon.
– D’accord ; mais la rançon de cet immense
trésor enfoui dans la galerie et près duquel on
descend en poussant un ressort caché dans la
muraille, lequel fait tourner une caisse qui, en
tournant, découvre un escalier, ne faut-il pas
aussi en parler un peu, dites, monseigneur ?
– Jésous ! dit Mazarin presque suffoqué et en
joignant les mains, Jésous mon Diou ! Je suis un
homme perdu.
Mais, sans s’arrêter à ses plaintes, d’Artagnan
le prit par-dessous le bras et le fit glisser
doucement aux mains d’Athos, qui était demeuré
impassible au bas de la muraille.
Alors, se retournant vers Porthos :
– Prenez ma main, dit d’Artagnan ; je me tiens
au mur.
Porthos fit un effort qui ébranla la muraille, et

370
à son tour il arriva au sommet.
– Je n’avais pas compris tout à fait, dit-il, mais
je comprends maintenant ; c’est très drôle.
– Trouvez-vous ? dit d’Artagnan ; tant mieux !
Mais pour que ce soit drôle jusqu’au bout, ne
perdons pas de temps.
Et il sauta au bas du mur.
Porthos en fit autant.
– Accompagnez M. le cardinal, messieurs, dit
d’Artagnan, moi, je sonde le terrain.
Le Gascon tira son épée et marcha à l’avant-
garde.
– Monseigneur, dit-il, par où faut-il tourner
pour gagner la grande route ? Réfléchissez bien
avant de répondre ; car si Votre Éminence se
trompait, cela pourrait avoir de graves
inconvénients, non seulement pour nous, mais
encore pour elle.
– Longez le mur, monsieur, dit Mazarin, et
vous ne risquez pas de vous perdre.
Les trois amis doublèrent le pas, mais au bout

371
de quelques instants ils furent obligés de ralentir
leur marche ; quoiqu’il y mît toute la bonne
volonté possible, le cardinal ne pouvait les suivre.
Tout à coup d’Artagnan se heurta à quelque
chose de tiède qui fit un mouvement.
– Tiens ! un cheval ! dit-il ; je viens de trouver
un cheval, messieurs !
– Et moi aussi ! dit Athos.
– Et moi aussi ! dit Porthos, qui, fidèle à la
consigne, tenait toujours le cardinal par le bras.
– Voilà ce qui s’appelle de la chance,
monseigneur, dit d’Artagnan, juste au moment où
Votre Éminence se plaignait d’être obligée d’aller
à pied...
Mais au moment où il prononçait ces mots, un
canon de pistolet s’abaissa sur sa poitrine ; il
entendit ces mots prononcés gravement :
– Touchez pas !
– Grimaud ! s’écria-t-il, Grimaud ! que fais-tu
là ? Est-ce le ciel qui t’envoie ?
– Non, monsieur, dit l’honnête domestique,

372
c’est M. Aramis qui m’a dit de garder les
chevaux.
– Aramis est donc ici ?
– Oui, monsieur, depuis hier.
– Et que faites-vous ?
– Nous guettons.
– Quoi ! Aramis est ici ? répéta Athos.
– À la petite porte du château. C’était là son
poste.
– Vous êtes donc nombreux ?
– Nous sommes soixante.
– Fais-le prévenir.
– À l’instant même, monsieur.
Et pensant que personne ne ferait mieux la
commission que lui, Grimaud partit à toutes
jambes, tandis que, venant d’être enfin réunis, les
trois amis attendaient.
Il n’y avait dans tout le groupe que M. de
Mazarin qui fût de fort mauvaise humeur.

373
94

Où l’on commence à croire que Porthos sera


enfin baron et d’Artagnan capitaine

Au bout de dix minutes Aramis arriva


accompagné de Grimaud et de huit ou dix
gentilshommes. Il était tout radieux, et se jeta au
cou de ses amis.
– Vous êtes donc libres, frères ! libres sans
mon aide ! Je n’aurai donc rien pu faire pour vous
malgré tous mes efforts !
– Ne vous désolez pas, cher ami. Ce qui est
différé n’est pas perdu. Si vous n’avez pas pu
faire, vous ferez.
– J’avais cependant bien pris mes mesures, dit
Aramis. J’ai obtenu soixante hommes de M. le
coadjuteur ; vingt gardent les murs du parc, vingt
la route de Rueil à Saint-Germain, vingt sont

374
disséminés dans les bois. J’ai intercepté ainsi, et
grâce à ces dispositions stratégiques, deux
courriers de Mazarin à la reine.
Mazarin dressa les oreilles.
– Mais, dit d’Artagnan, vous les avez
honnêtement, je l’espère, renvoyés à M. le
cardinal ?
– Ah ! oui, dit Aramis, c’est bien avec lui que
je me piquerais de semblable délicatesse ! Dans
l’une de ces dépêches, le cardinal déclare à la
reine que les coffres sont vides et que Sa Majesté
n’a plus d’argent ; dans l’autre, il annonce qu’il
va faire transporter ses prisonniers à Melun, Rueil
ne lui paraissant pas une localité assez sûre. Vous
comprenez, cher ami, que cette dernière lettre
m’a donné bon espoir. Je me suis embusqué avec
mes soixante hommes, j’ai cerné le château, j’ai
fait préparer des chevaux de main que j’ai confiés
à l’intelligent Grimaud, et j’ai attendu votre
sortie ; je n’y comptais guère que pour demain
matin, et je n’espérais pas vous délivrer sans
escarmouche. Vous êtes libres ce soir, libres sans
combat, tant mieux ! Comment avez-vous fait

375
pour échapper à ce pleutre de Mazarin ? Vous
devez avoir eu fort à vous en plaindre.
– Mais pas trop, dit d’Artagnan.
– Vraiment !
– Je dirai même plus, nous avons eu à nous
louer de lui.
– Impossible !
– Si fait, en vérité ; c’est grâce à lui que nous
sommes libres.
– Grâce à lui ?
– Oui, il nous a fait conduire dans l’orangerie
par M. Bernouin, son valet de chambre, puis de là
nous l’avons suivi jusque chez le comte de La
Fère. Alors il nous a offert de nous rendre notre
liberté, nous avons accepté, et il a poussé la
complaisance jusqu’à nous montrer le chemin et
nous conduire au mur du parc, que nous venions
d’escalader avec le plus grand bonheur, quand
nous avons rencontré Grimaud.
– Ah ! bien, dit Aramis, voici qui me
raccommode avec lui, et je voudrais qu’il fût là
pour lui dire que je ne le croyais pas capable

376
d’une si belle action.
– Monseigneur, dit d’Artagnan incapable de se
contenir plus longtemps, permettez que je vous
présente M. le chevalier d’Herblay, qui désire
offrir, comme vous avez pu l’entendre, ses
félicitations respectueuses à Votre Éminence.
Et il se retira, démasquant Mazarin confus aux
regards effarés d’Aramis.
– Oh ! oh ! fit celui-ci, le cardinal ? Belle
prise ! Holà ! holà ! amis ! les chevaux ! les
chevaux !
Quelques cavaliers accoururent.
– Pardieu ! dit Aramis, j’aurai donc été utile à
quelque chose. Monseigneur, daigne Votre
Éminence recevoir tous mes hommages ! Je parie
que c’est ce saint Christophe de Porthos qui a
encore fait ce coup-là ? À propos, j’oubliais...
Et il donna tout bas un ordre à un cavalier.
– Je crois qu’il serait prudent de partir, dit
d’Artagnan.
– Oui, mais j’attends quelqu’un... un ami
d’Athos.

377
– Un ami ? dit le comte.
– Et tenez, le voilà qui arrive au galop à
travers les broussailles.
– Monsieur le comte ! monsieur le comte ! cria
une jeune voix qui fit tressaillir Athos.
– Raoul ! Raoul ! s’écria le comte de La Fère.
Un instant le jeune homme oublia son respect
habituel ; il se jeta au cou de son père.
– Voyez, monsieur le cardinal, n’eût-ce pas été
dommage de séparer des gens qui s’aiment
comme nous nous aimons ! Messieurs, continua
Aramis en s’adressant aux cavaliers qui se
réunissaient plus nombreux à chaque instant,
messieurs, entourez Son Éminence pour lui faire
honneur ; elle veut bien nous accorder la faveur
de sa compagnie ; vous lui en serez
reconnaissants, je l’espère. Porthos, ne perdez pas
de vue Son Éminence.
Et Aramis se réunit à d’Artagnan et à Athos,
qui délibéraient, et délibéra avec eux.
– Allons, dit d’Artagnan après cinq minutes de
conférence, en route !

378
– Et où allons-nous ? demanda Porthos.
– Chez vous, cher ami, à Pierrefonds ; votre
beau château est digne d’offrir son hospitalité
seigneuriale à Son Éminence. Et puis, très bien
situé, ni trop près ni trop loin de Paris ; on pourra
de là établir des communications faciles avec la
capitale. Venez, monseigneur, vous serez là
comme un prince, que vous êtes.
– Prince déchu, dit piteusement Mazarin.
– La guerre a ses chances, monseigneur,
répondit Athos, mais soyez assuré que nous n’en
abuserons point.
– Non, mais nous en userons, dit d’Artagnan.
Tout le reste de la nuit, les ravisseurs
coururent avec cette rapidité infatigable
d’autrefois ; Mazarin, sombre et pensif, se laissait
entraîner au milieu de cette course de fantômes.
À l’aube, on avait fait douze lieues d’une seule
traite ; la moitié de l’escorte était harassée,
quelques chevaux tombèrent.
– Les chevaux d’aujourd’hui ne valent pas
ceux d’autrefois, dit Porthos, tout dégénère.

379
– J’ai envoyé Grimaud à Dammartin, dit
Aramis ; il doit nous ramener cinq chevaux frais,
un pour son Éminence, quatre pour nous. Le
principal est que nous ne quittions pas
monseigneur ; le reste de l’escorte nous rejoindra
plus tard ; une fois Saint-Denis passé, nous
n’avons plus rien à craindre.
Grimaud ramena effectivement cinq chevaux ;
le Seigneur auquel il s’était adressé, étant un ami
de Porthos, s’était empressé, non pas de les
vendre, comme on le lui avait proposé, mais de
les offrir. Dix minutes après, l’escorte s’arrêtait à
Ermenonville ; mais les quatre amis couraient
avec une ardeur nouvelle, escortant M. de
Mazarin.
À midi on entrait dans l’avenue du château de
Porthos.
– Ah ! fit Mousqueton, qui était placé près de
d’Artagnan et qui n’avait pas soufflé un seul mot
pendant toute la route ; ah ! vous me croirez si
vous voulez, monsieur, mais voilà la première
fois que je respire depuis mon départ de
Pierrefonds.

380
Et il mit son cheval au galop pour annoncer
aux autres serviteurs l’arrivée de M. du Vallon et
de ses amis.
– Nous sommes quatre, dit d’Artagnan à ses
amis ; nous nous relayons pour garder
monseigneur, et chacun de nous veillera trois
heures. Athos va visiter le château, qu’il s’agit de
rendre imprenable en cas de siège, Porthos
veillera aux approvisionnements, et Aramis aux
entrées des garnisons ; c’est-à-dire qu’Athos sera
ingénieur en chef, Porthos munitionnaire général,
et Aramis gouverneur de la place.
En attendant, on installa Mazarin dans le plus
bel appartement du château.
– Messieurs, dit-il quand cette installation fut
faite, vous ne comptez pas, je présume, me garder
ici longtemps incognito ?
– Non, monseigneur, répondit d’Artagnan, et,
tout au contraire, comptons-nous publier bien vite
que nous vous tenons.
– Alors on vous assiégera.
– Nous y comptons bien.

381
– Et que ferez-vous ?
– Nous nous défendrons. Si feu M. le cardinal
de Richelieu vivait encore, il vous raconterait une
certaine histoire d’un bastion Saint-Gervais, où
nous avons tenu à nous quatre, avec nos quatre
laquais et douze morts, contre toute une armée.
– Ces prouesses-là se font une fois, monsieur,
et ne se renouvellent pas.
– Aussi, aujourd’hui, n’aurons-nous pas
besoin d’être si héroïques ; demain l’armée
parisienne sera prévenue, après-demain, elle sera
ici. La bataille, au lieu de se livrer à Saint-Denis
ou à Charenton, se livrera donc vers Compiègne
ou Villers-Cotterêts.
– M. le Prince vous battra, comme il vous a
toujours battus.
– C’est possible, monseigneur ; mais avant la
bataille nous ferons filer Votre Éminence sur un
autre château de notre ami du Vallon, et il en a
trois comme celui-ci. Nous ne voulons pas
exposer Votre Éminence aux hasards de la
guerre.

382
– Allons, dit Mazarin, je vois qu’il faudra
capituler.
– Avant le siège ?
– Oui, les conditions seront peut-être
meilleures.
– Ah ! monseigneur, pour ce qui est des
conditions, vous verrez comme nous sommes
raisonnables.
– Voyons, quelles sont-elles, vos conditions ?
– Reposez-vous d’abord, monseigneur, et
nous, nous allons réfléchir.
– Je n’ai pas besoin de repos, messieurs, j’ai
besoin de savoir si je suis entre des mains amies
ou ennemies.
– Amies, monseigneur. Amies !
– Eh bien, alors, dites-moi tout de suite ce que
vous voulez, afin que je voie si un arrangement
est possible entre nous. Parlez, monsieur le comte
de La Fère.
– Monseigneur, dit Athos, je n’ai rien à
demander pour moi et j’aurais trop à demander

383
pour la France. Je me récuse donc et passe la
parole à M. le chevalier d’Herblay.
Athos, s’inclinant, fit un pas en arrière et
demeura debout, appuyé contre la cheminée, en
simple spectateur de la conférence.
– Parlez donc, monsieur le chevalier
d’Herblay, dit le cardinal. Que désirez-vous ? Pas
d’ambages, pas d’ambiguïtés. Soyez clair, court
et précis.
– Moi, monseigneur, je jouerai cartes sur
table.
– Abattez donc votre jeu.
– J’ai dans ma poche, dit Aramis, le
programme des conditions qu’est venue vous
imposer avant-hier à Saint-Germain la députation
dont je faisais partie. Respectons d’abord les
droits anciens ; les demandes qui seront portées
au programme seront accordées.
– Nous étions presque d’accord sur celles-là,
dit Mazarin, passons donc aux conditions
particulières.
– Vous croyez donc qu’il y en aura ? dit en

384
souriant Aramis.
– Je crois que vous n’aurez pas tous le même
désintéressement que M. le comte de La Fère, dit
Mazarin en se retournant vers Athos en le
saluant.
– Ah ? monseigneur, vous avez raison, dit
Aramis, et je suis heureux de voir que vous
rendez enfin justice au comte. M. de La Fère est
un esprit supérieur qui plane au-dessus des désirs
vulgaires et des passions humaines ; c’est une
âme antique et fière. M. le comte est un homme à
part. Vous avez raison, monseigneur, nous ne le
valons pas, et nous sommes les premiers à le
confesser avec vous.
– Aramis, dit Athos, raillez-vous ?
– Non, mon cher comte, non, je dis ce que
nous pensons et ce que pensent tous ceux qui
vous connaissent. Mais vous avez raison, ce n’est
pas de vous qu’il s’agit, c’est de monseigneur et
de son indigne serviteur le chevalier d’Herblay.
– Eh bien ! que désirez-vous, monsieur, outre
les conditions générales sur lesquelles nous

385
reviendrons ?
– Je désire, monseigneur, qu’on donne la
Normandie à Mme de Longueville, avec
l’absolution pleine et entière, et cinq cent mille
livres. Je désire que Sa Majesté le roi daigne être
le parrain du fils dont elle vient d’accoucher1 ;
puis que monseigneur, après avoir assisté au
baptême, aille présenter ses hommages à Notre
Saint-Père le pape2.
– C’est-à-dire que vous voulez que je me
démette de mes fonctions de ministre, que je
quitte la France, que je m’exile ?
– Je veux que monseigneur soit pape à la
première vacance, me réservant alors de lui
demander des indulgences plénières pour moi et
mes amis.
Mazarin fit une grimace intraduisible.
– Et vous, monsieur ? demanda-t-il à
d’Artagnan.

1
L’enfant, Charles-Paris, né le 29 janvier, était fils de La
Rochefoucauld.
2
Innocent X.

386
– Moi, monseigneur, dit le Gascon, je suis en
tout point du même avis que M. le chevalier
d’Herblay, excepté sur le dernier article, sur
lequel je diffère entièrement de lui. Loin de
vouloir que monseigneur quitte la France, je veux
qu’il demeure premier ministre, car monseigneur
est un grand politique. Je tâcherai même, autant
qu’il dépendra de moi, qu’il ait le dé sur la
Fronde tout entière ; mais à la condition qu’il se
souviendra quelque peu des fidèles serviteurs du
roi, et qu’il donnera la première compagnie de
mousquetaires à quelqu’un que je désignerai. Et
vous, du Vallon ?
– Oui, à votre tour, monsieur, dit Mazarin,
parlez.
– Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur
le cardinal, pour honorer ma maison qui lui a
donné asile, voulût bien, en mémoire de cette
aventure, ériger ma terre en baronnie, avec
promesse de l’ordre pour un de mes amis à la
première promotion que fera Sa Majesté.
– Vous savez, monsieur, que pour recevoir
l’ordre il faut faire ses preuves.

387
– Cet ami les fera. D’ailleurs, s’il le fallait
absolument, monseigneur lui dirait comment on
évite cette formalité.
Mazarin se mordit les lèvres, le coup était
direct, et il reprit assez sèchement :
– Tout cela se concilie fort mal, ce me semble,
messieurs ; car si je satisfais les uns, je
mécontente nécessairement les autres. Si je reste
à Paris, je ne puis aller à Rome, si je deviens
pape, je ne puis rester ministre, et si je ne suis pas
ministre, je ne puis pas faire M. d’Artagnan
capitaine et M. du Vallon baron.
– C’est vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais
minorité, je retire ma proposition en ce qui est du
voyage de Rome et de la démission de
monseigneur.
– Je demeure donc ministre ? dit Mazarin.
– Vous demeurez ministre, c’est entendu,
monseigneur, dit d’Artagnan ; la France a besoin
de vous.
– Et moi je me désiste de mes prétentions,
reprit Aramis, Son Éminence restera premier

388
ministre, et même favori de Sa Majesté, si elle
veut m’accorder, à moi et à mes amis, ce que
nous demandons pour la France et pour nous.
– Occupez-vous de vous, messieurs, et laissez
la France s’arranger avec moi comme elle
l’entendra, dit Mazarin.
– Non pas ! non pas ! reprit Aramis, il faut un
traité aux frondeurs, et Votre Éminence voudra
bien le rédiger et le signer devant nous, en
s’engageant par le même traité à obtenir la
ratification de la reine.
– Je ne puis répondre que de moi, dit Mazarin,
je ne puis répondre de la reine. Et si Sa Majesté
refuse ?
– Oh ! dit d’Artagnan, monseigneur sait bien
que Sa Majesté n’a rien à lui refuser.
– Tenez, monseigneur, dit Aramis, voici le
traité proposé par la députation des frondeurs ;
plaise à Votre Éminence de le lire et de
l’examiner.
– Je le connais, dit Mazarin.
– Alors, signez-le donc.

389
– Réfléchissez, messieurs, qu’une signature
donnée dans les circonstances où nous sommes
pourrait être considérée comme arrachée par la
violence.
– Monseigneur sera là pour dire qu’elle a été
donnée volontairement.
– Mais enfin, si je refuse ?
– Alors, monseigneur, dit d’Artagnan, Votre
Éminence ne pourra s’en prendre qu’à elle des
conséquences de son refus.
– Vous oseriez porter la main sur un cardinal ?
– Vous l’avez bien portée, monseigneur, sur
des mousquetaires de Sa Majesté !
– La reine me vengera, messieurs !
– Je n’en crois rien, quoique je ne pense pas
que la bonne envie lui en manque ; mais nous
irons à Paris avec Votre Éminence, et les
Parisiens sont gens à nous défendre...
– Comme on doit être inquiet en ce moment à
Rueil et à Saint-Germain ! dit Aramis ; comme
on doit se demander où est le cardinal, ce qu’est
devenu le ministre, où est passé le favori !

390
Comme on doit chercher monseigneur dans tous
les coins et recoins ! Comme on doit faire des
commentaires, et si la Fronde sait la disparition
de monseigneur, comme la Fronde doit
triompher !
– C’est affreux, murmura Mazarin.
– Signez donc le traité, monseigneur, dit
Aramis.
– Mais si je le signe et que la reine refuse de le
ratifier ?
– Je me charge d’aller voir Sa Majesté, dit
d’Artagnan, et d’obtenir sa signature.
– Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas
recevoir à Saint-Germain l’accueil que vous
croyez avoir le droit d’attendre.
– Ah bah ! dit d’Artagnan, je m’arrangerai de
manière à être le bienvenu ; je sais un moyen.
– Lequel ?
– Je porterai à Sa Majesté la lettre par laquelle
monseigneur lui annonce le complet épuisement
des finances.

391
– Ensuite ? dit Mazarin pâlissant.
– Ensuite, quand je verrai Sa Majesté au
comble de l’embarras, je la mènerai à Rueil, je la
ferai entrer dans l’orangerie, et je lui indiquerai
certain ressort qui fait mouvoir une caisse.
– Assez, monsieur, murmura le cardinal,
assez ! Où est le traité ?
– Le voici, dit Aramis.
– Vous voyez que nous sommes généreux, dit
d’Artagnan, car nous pouvions faire bien des
choses avec un pareil secret.
– Donc, signez, dit Aramis en lui présentant la
plume.
Mazarin se leva, se promena quelques instants,
plutôt rêveur qu’abattu. Puis s’arrêtant tout à
coup :
– Et quand j’aurai signé, messieurs, quelle sera
ma garantie ?
– Ma parole d’honneur, monsieur, dit Athos.
Mazarin tressaillit, se retourna vers le comte
de La Fère, examina un instant ce visage noble et

392
loyal, et prenant la plume :
– Cela me suffit, monsieur le comte, dit-il.
Et il signa.
– Et maintenant, monsieur d’Artagnan, ajouta-
t-il, préparez-vous à partir pour Saint-Germain et
à porter une lettre de moi à la reine.

393
95

Comme quoi avec une plume et une


menace on fait plus vite et mieux
qu’avec l’épée et du dévouement

D’Artagnan connaissait sa mythologie : il


savait que l’occasion n’a qu’une touffe de
cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il
n’était pas homme à la laisser passer sans
l’arrêter par le toupet1. Il organisa un système de
voyage prompt et sûr en envoyant d’avance des
chevaux de relais à Chantilly, de façon qu’il
pouvait être à Paris en cinq ou six heures. Mais
avant de partir, il réfléchit que, pour un garçon
d’esprit et d’expérience, c’était une singulière

1
Dans la mythologie romaine, la déesse Occasion était
représentée par une femme aux pieds ailés appuyée sur une
roue ; chauve par derrière, elle portait une touffe de cheveux
par-devant qui permettait de la saisir.

394
position que de marcher à l’incertain en laissant
le certain derrière soi.
« En effet, se dit-il au moment de monter à
cheval pour remplir sa dangereuse mission, Athos
est un héros de roman pour la générosité ;
Porthos, une nature excellente, mais facile à
influencer ; Aramis, un visage hiéroglyphique,
c’est-à-dire toujours illisible. Que produiront ces
trois éléments quand je ne serai plus là pour les
relier entre eux ?... la délivrance du cardinal peut-
être. Or, la délivrance du cardinal, c’est la ruine
de nos espérances, et nos espérances sont jusqu’à
présent l’unique récompense de vingt ans de
travaux près desquels ceux d’Hercule sont des
œuvres de pygmée1. »
Il alla trouver Aramis.
– Vous êtes, vous, mon cher chevalier
d’Herblay, lui dit-il, la Fronde incarnée. Méfiez-
vous donc d’Athos, qui ne veut faire les affaires

1
On sait qu’après avoir lutté contre Anthée, Héraclès-
Hercule fut assailli par les pygmées alors qu’il était endormi ;
éveillé, il les enveloppa dans sa peau de lion, les réduisant à
l’impuissance.

395
de personne, pas même les siennes. Méfiez-vous
surtout de Porthos, qui, pour plaire au comte,
qu’il regarde comme la Divinité sur la terre,
l’aidera à faire évader Mazarin, si Mazarin a
seulement l’esprit de pleurer ou de faire de la
chevalerie.
Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la
fois.
– Ne craignez rien, dit-il, j’ai mes conditions à
poser. Je ne travaille pas pour moi, mais pour les
autres. Il faut que ma petite ambition aboutisse au
profit de qui de droit.
« Bon, pensa d’Artagnan, de ce côté je suis
tranquille. »
Il serra la main d’Aramis et alla trouver
Porthos.
– Ami, lui dit-il, vous avez tant travaillé avec
moi à édifier notre fortune, jusqu’au moment où
nous sommes sur le point de recueillir le fruit de
nos travaux, ce serait une duperie ridicule à vous
que de vous laisser dominer par Aramis, dont
vous connaissez la finesse, finesse qui, nous

396
pouvons le dire entre nous, n’est pas toujours
exempte d’égoïsme ; ou par Athos, homme noble
et désintéressé, mais aussi homme blasé, qui, ne
désirant plus rien pour lui-même, ne comprend
pas que les autres aient des désirs. Que diriez-
vous si l’un ou l’autre de nos deux amis vous
proposait de laisser aller Mazarin ?
– Mais je dirais que nous avons eu trop de mal
à le prendre pour le lâcher ainsi.
– Bravo ! Porthos, et vous auriez raison, mon
ami ; car avec lui vous lâcheriez votre baronnie,
que vous tenez entre vos mains ; sans compter
qu’une fois hors d’ici Mazarin vous ferait pendre.
– Bon ! vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Alors je tuerais plutôt tout que de le laisser
échapper.
– Et vous auriez raison. Il ne s’agit pas, vous
comprenez, quand nous avons cru faire nos
affaires, d’avoir fait celles des frondeurs, qui
d’ailleurs n’entendent pas les questions politiques
comme nous, qui sommes de vieux soldats.

397
– N’ayez pas peur, cher ami, dit Porthos, je
vous regarde par la fenêtre monter à cheval, je
vous suis des yeux jusqu’à ce que vous ayez
disparu, puis je reviens m’installer à la porte du
cardinal, à une porte vitrée qui donne dans la
chambre. De là je verrai tout, et au moindre geste
suspect j’extermine.
« Bravo ! pensa d’Artagnan, de ce côté, je
crois, le cardinal sera bien gardé. »
Et il serra la main du seigneur de Pierrefonds
et alla trouver Athos.
– Mon cher Athos, dit-il, je pars. Je n’ai
qu’une chose à vous dire : vous connaissez Anne
d’Autriche, la captivité de M. de Mazarin garantit
seule ma vie ; si vous le lâchez, je suis mort.
– Il ne me fallait rien moins qu’une telle
considération, mon cher d’Artagnan, pour me
décider à faire le métier de geôlier. Je vous donne
ma parole que vous retrouverez le cardinal où
vous le laissez.
« Voilà qui me rassure plus que toutes les
signatures royales, pensa d’Artagnan. Maintenant

398
que j’ai la parole d’Athos, je puis partir. »
D’Artagnan partit effectivement seul, sans
autre escorte que son épée et avec un simple
laissez-passer de Mazarin pour parvenir près de
la reine.
Six heures après son départ de Pierrefonds, il
était à Saint-Germain.
La disparition de Mazarin était encore
ignorée ; Anne d’Autriche seule la savait et
cachait son inquiétude à ses plus intimes. On
avait retrouvé dans la chambre de d’Artagnan et
de Porthos les deux soldats garrottés et
bâillonnés. On leur avait immédiatement rendu
l’usage des membres et de la parole ; mais ils
n’avaient rien autre chose à dire que ce qu’ils
savaient, c’est-à-dire comme ils avaient été
harponnés, liés et dépouillés. Mais de ce
qu’avaient fait Porthos et d’Artagnan une fois
sortis, par où les soldats étaient entrés, c’est ce
dont ils étaient aussi ignorants que tous les
habitants du château.
Bernouin seul en savait un peu plus que les
autres. Bernouin, ne voyant pas revenir son

399
maître et entendant sonner minuit, avait pris sur
lui de pénétrer dans l’orangerie. La première
porte, barricadée avec les meubles, lui avait déjà
donné quelques soupçons ; mais cependant il
n’avait voulu faire part de ses soupçons à
personne, et avait patiemment frayé son passage
au milieu de tout ce déménagement. Puis il était
arrivé au corridor, dont il avait trouvé toutes les
portes ouvertes. Il en était de même de la porte de
la chambre d’Athos et de celle du parc. Arrivé là,
il lui fut facile de suivre les pas sur la neige. Il vit
que ces pas aboutissaient au mur ; de l’autre côté,
il retrouva la même trace, puis des piétinements
de chevaux, puis les vestiges d’une troupe de
cavalerie tout entière qui s’était éloignée dans la
direction d’Enghien. Dès lors il n’avait plus
conservé aucun doute que le cardinal eût été
enlevé par les trois prisonniers, puisque les
prisonniers étaient disparus avec lui, et il avait
couru à Saint-Germain pour prévenir la reine de
cette disparition.
Anne d’Autriche lui avait recommandé le
silence, et Bernouin l’avait scrupuleusement
gardé ; seulement elle avait fait prévenir M. le

400
Prince, auquel elle avait tout dit, et M. le Prince
avait aussitôt mis en campagne cinq ou six cents
cavaliers, avec ordre de fouiller tous les environs
et de ramener à Saint-Germain toute troupe
suspecte qui s’éloignerait de Rueil, dans quelque
direction que ce fût.
Or, comme d’Artagnan ne formait pas une
troupe, puisqu’il était seul, puisqu’il ne
s’éloignait pas de Rueil, puisqu’il allait à Saint-
Germain, personne ne fit attention à lui, et son
voyage ne fut aucunement entravé.
En entrant dans la cour du vieux château, la
première personne que vit notre ambassadeur fut
maître Bernouin en personne, qui, debout sur le
seuil, attendait des nouvelles de son maître
disparu.
À la vue de d’Artagnan, qui entrait à cheval
dans la cour d’honneur, Bernouin se frotta les
yeux et crut se tromper. Mais d’Artagnan lui fit
de la tête un petit signe amical, mit pied à terre,
et, jetant la bride de son cheval au bras d’un
laquais qui passait, il s’avança vers le valet de
chambre, qu’il aborda le sourire sur les lèvres.

401
– Monsieur d’Artagnan ! s’écria celui-ci,
pareil à un homme qui a le cauchemar et qui parle
en dormant ; monsieur d’Artagnan !
– Lui-même, monsieur Bernouin.
– Et que venez-vous faire ici ?
– Apporter des nouvelles de M. de Mazarin, et
des plus fraîches même.
– Et qu’est-il donc devenu ?
– Il se porte comme vous et moi.
– Il ne lui est donc rien arrivé de fâcheux ?
– Rien absolument. Il a seulement éprouvé le
besoin de faire une course dans l’Île-de-France, et
nous a priés, M. le comte de La Fère, M. du
Vallon et moi, de l’accompagner. Nous étions
trop ses serviteurs pour lui refuser une pareille
demande. Nous sommes partis hier soir, et nous
voilà.
– Vous voilà.
– Son Éminence avait quelque chose à faire
dire à Sa Majesté, quelque chose de secret et
d’intime, une mission qui ne pouvait être confiée

402
qu’à un homme sûr, de sorte qu’elle m’a envoyé
à Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher monsieur
Bernouin, si vous voulez faire quelque chose qui
soit agréable à votre maître, prévenez Sa Majesté
que j’arrive et dites-lui dans quel but.
Qu’il parlât sérieusement ou que son discours
ne fût qu’une plaisanterie, comme il était évident
que d’Artagnan était, dans les circonstances
présentes, le seul homme qui pût tirer Anne
d’Autriche d’inquiétude, Bernouin ne fit aucune
difficulté d’aller la prévenir de cette singulière
ambassade, et comme il l’avait prévu, la reine lui
donna l’ordre d’introduire à l’instant même M.
d’Artagnan.
D’Artagnan s’approcha de sa souveraine avec
toutes les marques du plus profond respect.
Arrivé à trois pas d’elle, il mit un genou en
terre et lui présenta la lettre.
C’était, comme nous l’avons dit, une simple
lettre, moitié d’introduction, moitié de créance.
La reine la lut, reconnut parfaitement l’écriture
du cardinal, quoiqu’elle fût un peu tremblée ; et
comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui

403
s’était passé, elle demanda des détails.
D’Artagnan lui raconta tout avec cet air naïf et
simple qu’il savait si bien prendre dans certaines
circonstances.
La reine, à mesure qu’il parlait, le regardait
avec un étonnement progressif ; elle ne
comprenait pas qu’un homme osât concevoir une
telle entreprise, et encore moins qu’il eût l’audace
de la raconter à celle dont l’intérêt et presque le
devoir était de la punir.
– Comment, monsieur ! s’écria, quand
d’Artagnan eut terminé son récit, la reine rouge
d’indignation, vous osez m’avouer votre crime !
me raconter votre trahison !
– Pardon, madame, mais il me semble, ou que
je me suis mal expliqué, ou que Votre Majesté
m’a mal compris ; il n’y a là-dedans ni crime ni
trahison. M. de Mazarin nous tenait en prison, M.
du Vallon et moi, parce que nous n’avons pu
croire qu’il nous ait envoyés en Angleterre pour
voir tranquillement couper le cou au roi Charles
Ier, le beau-frère du feu roi votre mari, l’époux de
madame Henriette, votre sœur et votre hôte, et

404
que nous avons fait tout ce que nous avons pu
pour sauver la vie du martyr royal. Nous étions
donc convaincus, mon ami et moi, qu’il y avait
là-dessous quelque erreur dont nous étions
victimes, et qu’une explication entre nous et Son
Éminence était nécessaire. Or, pour qu’une
explication porte ses fruits, il faut qu’elle se fasse
tranquillement, loin du bruit des importuns. Nous
avons en conséquence emmené M. le cardinal
dans le château de mon ami, et là nous nous
sommes expliqués. Eh bien ! madame, ce que
nous avions prévu est arrivé, il y avait erreur. M.
de Mazarin avait pensé que nous avions servi le
général Cromwell, au lieu d’avoir servi le roi
Charles, ce qui eût été une honte qui eût rejailli
de nous à lui, de lui à Votre Majesté, une lâcheté
qui eût taché à sa tige la royauté de votre illustre
fils. Or, nous lui avons donné la preuve du
contraire et cette preuve, nous sommes prêts à la
donner à Votre Majesté elle-même, en en
appelant à l’auguste veuve qui pleure dans ce
Louvre où l’a logée votre royale munificence.
Cette preuve l’a si bien satisfait, qu’en signe de
satisfaction il m’a envoyé, comme Votre Majesté

405
peut le voir, pour causer avec elle des réparations
naturellement dues à des gentilshommes mal
appréciés et persécutés à tort.
– Je vous écoute et vous admire, monsieur, dit
Anne d’Autriche. En vérité, j’ai rarement vu un
pareil excès d’impudence.
– Allons, dit d’Artagnan, voici Votre Majesté
qui, à son tour, se trompe sur nos intentions
comme avait fait M. de Mazarin.
– Vous êtes dans l’erreur, monsieur, dit la
reine, et je me trompe si peu, que dans dix
minutes vous serez arrêté et que dans une heure
je partirai pour aller délivrer mon ministre à la
tête de mon armée.
– Je suis sûr que Votre Majesté ne commettra
point une pareille imprudence, dit d’Artagnan,
d’abord parce qu’elle serait inutile et qu’elle
amènerait les plus graves résultats. Avant d’être
délivré, M. le cardinal serait mort, et Son
Éminence est si bien convaincue de la vérité de
ce que je dis qu’elle m’a au contraire prié, dans le
cas où je verrais Votre Majesté dans ces
dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour

406
obtenir qu’elle change de projet.
– Eh bien ! je me contenterai donc de vous
faire arrêter.
– Pas davantage, madame, car le cas de mon
arrestation est aussi bien prévu que celui de la
délivrance du cardinal. Si demain, à une heure
fixe, je ne suis pas revenu, après-demain matin
M. le cardinal sera conduit à Paris.
– On voit bien, monsieur, que vous vivez, par
votre position, loin des hommes et des choses ;
car autrement vous sauriez que M. le cardinal a
été cinq ou six fois à Paris, et cela depuis que
nous en sommes sortis, et qu’il y a vu M. de
Beaufort, M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M.
d’Elbeuf, et que pas un n’a eu l’idée de le faire
arrêter.
– Pardon, madame, je sais tout cela ; aussi
n’est-ce ni à M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon,
ni à M. le coadjuteur, ni à M. d’Elbeuf, que mes
amis conduiront M. le cardinal, attendu que ces
messieurs font la guerre pour leur propre compte,
et qu’en leur accordant ce qu’ils désirent M. le
cardinal en aurait bon marché ; mais bien au

407
Parlement, qu’on peut acheter en détail sans
doute, mais que M. de Mazarin lui-même n’est
pas assez riche pour acheter en masse.
– Je crois, dit Anne d’Autriche en fixant son
regard, qui, dédaigneux chez une femme,
devenait terrible chez une reine, je crois que vous
menacez la mère de votre roi.
– Madame, dit d’Artagnan, je menace parce
qu’on m’y force. Je me grandis parce qu’il faut
que je me place à la hauteur des événements et
des personnes. Mais croyez bien une chose,
madame, aussi vrai qu’il y a un cœur qui bat pour
vous dans cette poitrine, croyez bien que vous
avez été l’idole constante de notre vie, que nous
avons, vous le savez bien, mon Dieu, risquée
vingt fois pour Votre Majesté. Voyons, madame,
est-ce que Votre Majesté n’aura pas pitié de ses
serviteurs, qui ont depuis vingt ans végété dans
l’ombre, sans laisser échapper dans un seul soupir
les secrets saints et solennels qu’ils avaient eu le
bonheur de partager avec vous ? Regardez-moi,
moi qui vous parle, madame, moi que vous
accusez d’élever la voix et de prendre un ton

408
menaçant. Que suis-je ? un pauvre officier sans
fortune, sans abri, sans avenir, si le regard de ma
reine, que j’ai si longtemps cherché, ne se fixe
pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de
La Fère, un type de noblesse, une fleur de la
chevalerie ; il a pris parti contre sa reine, ou
plutôt, non pas, il a pris parti contre son ministre,
et celui-là n’a pas d’exigences, que je crois.
Voyez enfin M. du Vallon, cette âme fidèle, ce
bras d’acier, il attend depuis vingt ans de votre
bouche un mot qui le fasse par le blason ce qu’il
est par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin
votre peuple, qui est bien quelque chose pour une
reine, votre peuple qui vous aime et qui
cependant souffre, que vous aimez et qui
cependant a faim, qui ne demande pas mieux que
de vous bénir et qui cependant vous... Non, j’ai
tort ; jamais votre peuple ne vous maudira,
madame. Eh bien ! dites un mot, et tout est fini, et
la paix succède à la guerre, la joie aux larmes, le
bonheur aux calamités.
Anne d’Autriche regarda avec un certain
étonnement le visage martial de d’Artagnan, sur
lequel on pouvait lire une expression singulière

409
d’attendrissement.
– Que n’avez-vous dit tout cela avant d’agir !
dit-elle.
– Parce que, madame, il s’agissait de prouver
à Votre Majesté une chose dont elle doutait, ce
me semble : c’est que nous avons encore quelque
valeur, et qu’il est juste qu’on fasse quelque cas
de nous.
– Et cette valeur ne reculerait devant rien, à ce
que je vois ? dit Anne d’Autriche.
– Elle n’a reculé devant rien dans le passé, dit
d’Artagnan ; pourquoi donc ferait-elle moins
dans l’avenir ?
– Et cette valeur, en cas de refus, et par
conséquent en cas de lutte, irait jusqu’à
m’enlever moi-même au milieu de ma cour pour
me livrer à la Fronde, comme vous voulez livrer
mon ministre ?
– Nous n’y avons jamais songé, madame, dit
d’Artagnan avec cette forfanterie gasconne qui
n’était chez lui que de la naïveté ; mais si nous
l’avions résolu entre nous quatre, nous le ferions

410
bien certainement.
– Je devais le savoir, murmura Anne
d’Autriche, ce sont des hommes de fer.
– Hélas ! madame, dit d’Artagnan, cela me
prouve que c’est seulement d’aujourd’hui que
Votre Majesté a une juste idée de nous.
– Bien, dit Anne, mais cette idée, si je l’ai
enfin...
– Votre Majesté nous rendra justice. Nous
rendant justice, elle ne nous traitera plus comme
des hommes vulgaires. Elle verra en moi un
ambassadeur digne des hauts intérêts qu’il est
chargé de discuter avec vous.
– Où est le traité ?
– Le voici.

411
96

Comme quoi avec une plume et une menace on


fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du
dévouement (suite)

Anne d’Autriche jeta les yeux sur le traité que


lui présentait d’Artagnan.
– Je n’y vois, dit-elle, que des conditions
générales. Les intérêts de M. de Conti, de M. de
Beaufort, de M. de Bouillon, de M. d’Elbeuf et
de M. le coadjuteur y sont établis. Mais les
vôtres ?
– Nous nous rendons justice, madame, tout en
nous plaçant à notre hauteur. Nous avons pensé
que nos noms n’étaient pas dignes de figurer près
de ces grands noms.
– Mais vous, vous n’avez pas renoncé, je
présume, à m’exposer vos prétentions de vive

412
voix ?
– Je crois que vous êtes une grande et
puissante reine, madame, et qu’il serait indigne
de votre grandeur et de votre puissance de ne pas
récompenser dignement les bras qui ramèneront
Son Éminence à Saint-Germain.
– C’est mon intention, dit la reine ; voyons,
parlez.
– Celui qui a traité l’affaire (pardon si je
commence par moi, mais il faut bien que je
m’accorde l’importance, non pas que j’ai prise,
mais qu’on m’a donnée), celui qui a traité
l’affaire du rachat de M. le cardinal doit être, ce
me semble, pour que la récompense ne soit pas
au-dessous de Votre Majesté, celui-là doit être
fait chef des gardes, quelque chose comme
capitaine des mousquetaires.
– C’est la place de M. de Tréville que vous me
demandez là !
– La place est vacante, madame, et depuis un
an que M. de Tréville l’a quittée, il n’a point été

413
remplacé1.
– Mais c’est une des premières charges
militaires de la maison du roi !
– M. de Tréville était un simple cadet de
Gascogne comme moi, madame, et il a occupé
cette charge vingt ans.
– Vous avez réponse à tout, monsieur, dit
Anne d’Autriche.
Et elle prit sur un bureau un brevet qu’elle
remplit et signa.
– Certes, madame, dit d’Artagnan en prenant
le brevet et en s’inclinant, voilà une belle et noble
récompense ; mais les choses de ce monde sont
pleines d’instabilité, et un homme qui tomberait
dans la disgrâce de Votre Majesté perdrait cette
charge demain.

1
Dissoute en 1646 par Mazarin, la compagnie des
Mousquetaires, reformée en 1657, passera sous le
commandement nominatif du neveu de Mazarin, Philippe-
Julien de Médicis, et sous le commandement effectif de
d’Artagnan. Tréville, en 1646, avait été nommé gouverneur et
lieutenant de Foix.

414
– Que voulez-vous donc alors ? dit la reine,
rougissant d’être pénétrée par cet esprit aussi
subtil que le sien.
– Cent mille livres pour ce pauvre capitaine
des mousquetaires, payables le jour où ses
services n’agréeront plus à Votre Majesté.
Anne hésita.
– Et dire que les Parisiens, reprit d’Artagnan,
offraient l’autre jour, par arrêt du Parlement, six
cent mille livres à qui leur livrerait le cardinal
mort ou vivant ; vivant pour le pendre, mort pour
le traîner à la voirie !
– Allons, dit Anne d’Autriche, c’est
raisonnable, puisque vous ne demandez à une
reine que le sixième de ce que proposait le
Parlement.
Et elle signa une promesse de cent mille livres.
– Après ? dit-elle.
– Madame, mon ami du Vallon est riche, et
n’a par conséquent rien à désirer comme fortune ;
mais je crois me rappeler qu’il a été question
entre lui et M. de Mazarin d’ériger sa terre en

415
baronnie. C’est même, autant que je puis me le
rappeler, une chose promise.
– Un croquant ! dit Anne d’Autriche. On en
rira.
– Soit, dit d’Artagnan. Mais je suis sûr d’une
chose, c’est que ceux qui en riront devant lui ne
riront pas deux fois.
– Va pour la baronnie, dit Anne d’Autriche, et
elle signa.
– Maintenant, reste le chevalier ou l’abbé
d’Herblay, comme Votre Majesté voudra.
– Il veut être évêque ?
– Non pas, madame, il désire une chose plus
facile.
– Laquelle ?
– C’est que le roi daigne être le parrain du fils
de Mme de Longueville.
La reine sourit.
– M. de Longueville est de race royale,
madame, dit d’Artagnan.
– Oui, dit la reine ; mais son fils ?

416
– Son fils, madame... doit en être, puisque le
mari de sa mère en est.
– Et votre ami n’a rien à demander de plus
pour Mme de Longueville ?
– Non, madame ; car il présume que Sa
Majesté le roi, daignant être le parrain de son
enfant, ne peut pas faire à la mère, pour les
relevailles, un cadeau de moins de cinq cent mille
livres, en conservant, bien entendu, au père le
gouvernement de la Normandie.
– Quant au gouvernement de la Normandie, je
crois pouvoir m’engager, dit la reine ; mais quant
aux cinq cent mille livres, M. le cardinal ne cesse
de me répéter qu’il n’y a plus d’argent dans les
coffres de l’État.
– Nous en chercherons ensemble, madame, si
Votre Majesté le permet, et nous en trouverons.
– Après ?
– Après, madame ?...
– Oui.
– C’est tout.

417
– N’avez-vous donc pas un quatrième
compagnon ?
– Si fait, madame ; M. le comte de La Fère.
– Que demande-t-il ?
– Il ne demande rien.
– Rien ?
– Non.
– Il y a au monde un homme qui, pouvant
demander, ne demande pas ?
– Il y a M. le comte de La Fère, madame ; M.
le comte de La Fère n’est pas un homme.
– Qu’est-ce donc ?
– M. le comte de La Fère est un demi-dieu.
– N’a-t-il pas un fils, un jeune homme, un
parent, un neveu, dont Comminges m’a parlé
comme d’un brave enfant, et qui a rapporté avec
M. de Châtillon les drapeaux de Lens ?
– Il a, comme Votre Majesté le dit, un pupille
qui s’appelle le vicomte de Bragelonne.
– Si on donnait à ce jeune homme un

418
régiment, que dirait son tuteur ?
– Peut-être accepterait-il.
– Peut-être !
– Oui, si Votre Majesté elle-même le priait
d’accepter.
– Vous l’avez dit, monsieur, voilà un singulier
homme. Eh bien, nous y réfléchirons, et nous le
prierons peut-être. Êtes-vous content, monsieur ?
– Oui, Votre Majesté. Mais il y a une chose
que la reine n’a pas signée.
– Laquelle ?
– Et cette chose est la plus importante.
– L’acquiescement au traité ?
– Oui.
– À quoi bon ? Je signe le traité demain.
– Il y a une chose que je crois pouvoir affirmer
à Votre Majesté, dit d’Artagnan : c’est que si
Votre Majesté ne signe pas cet acquiescement
aujourd’hui, elle ne trouvera pas le temps de
signer plus tard. Veuillez donc, je vous en
supplie, écrire au bas de ce programme, tout

419
entier de la main de M. de Mazarin, comme vous
le voyez : « Je consens à ratifier le traité proposé
par les Parisiens1. »
Anne était prise, elle ne pouvait reculer, elle
signa. Mais à peine eut-elle signé que l’orgueil
éclata en elle comme une tempête, et qu’elle se
prit à pleurer.
D’Artagnan tressaillit en voyant ces larmes.
Dès ce temps les reines pleuraient comme de
simples femmes.
Le Gascon secoua la tête. Ces larmes royales
semblaient lui brûler le cœur.
– Madame, dit-il en s’agenouillant, regardez le
malheureux gentilhomme qui est à vos pieds, il
vous prie de croire que sur un geste de Votre
Majesté tout lui serait possible. Il a foi en lui-
même, il a foi en ses amis, il veut aussi avoir foi
en sa reine ; et la preuve qu’il ne craint rien, qu’il

1
Dans Louis XIV et son siècle, chap. XX, Dumas énumère
quatorze articles du traité qui en comptait dix-neuf ; Retz en
recense douze dans ses Mémoires ; quant à Mme de Motteville,
elle parvient au nombre de vingt et un, ayant scindé deux des
articles.

420
ne spécule sur rien, c’est qu’il ramènera M. de
Mazarin à Votre Majesté sans conditions. Tenez,
madame, voici les signatures sacrées de Votre
Majesté ; si vous croyez devoir me les rendre,
vous le ferez. Mais, à partir de ce moment, elles
ne vous engagent plus à rien.
Et d’Artagnan, toujours à genoux, avec un
regard flamboyant d’orgueil et de mâle
intrépidité, remit en masse à Anne d’Autriche ces
papiers qu’il avait arrachés un à un et avec tant de
peine.
Il y a des moments, car si tout n’est pas bon,
tout n’est pas mauvais dans ce monde, il y a des
moments où, dans les cœurs les plus secs et les
plus froids, germe, arrosé par les larmes d’une
émotion extrême, un sentiment généreux, que le
calcul et l’orgueil étouffent si un autre sentiment
ne s’en empare pas à sa naissance. Anne était
dans un de ces moments-là. D’Artagnan, en
cédant à sa propre émotion, en harmonie avec
celle de la reine, avait accompli l’œuvre d’une
profonde diplomatie ; il fut donc immédiatement
récompensé de son adresse ou de son

421
désintéressement, selon qu’on voudra faire
honneur à son esprit ou à son cœur de la raison
qui le fit agir.
– Vous aviez raison, monsieur, dit Anne, je
vous avais méconnu. Voici les actes signés que je
vous rends librement ; allez et ramenez-moi au
plus vite le cardinal.
– Madame, dit d’Artagnan, il y a vingt ans,
j’ai bonne mémoire, que j’ai eu l’honneur,
derrière une tapisserie de l’Hôtel de Ville, de
baiser une de ces belles mains1.
– Voici l’autre, dit la reine, et pour que la
gauche ne soit pas moins libérale que la droite
(elle tira de son doigt un diamant à peu près
pareil au premier), prenez et gardez cette bague
en mémoire de moi.
– Madame, dit d’Artagnan en se relevant, je
n’ai plus qu’un désir, c’est que la première chose
que vous me demandiez, ce soit ma vie.
Et, avec cette allure qui n’appartenait qu’à lui,

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXII.

422
il se releva et sortit.
– J’ai méconnu ces hommes, dit Anne
d’Autriche en regardant s’éloigner d’Artagnan, et
maintenant il est trop tard pour que je les utilise :
dans un an le roi sera majeur !
Quinze heures après, d’Artagnan et Porthos
ramenaient Mazarin à la reine, et recevaient, l’un
son brevet de lieutenant-capitaine des
mousquetaires, l’autre son diplôme de baron.
– Eh bien ! êtes-vous contents ? demanda
Anne d’Autriche.
D’Artagnan s’inclina. Porthos tourna et
retourna son diplôme entre ses doigts en
regardant Mazarin.
– Qu’y a-t-il donc encore ? demanda le
ministre.
– Il y a, monseigneur, qu’il avait été question
d’une promesse de chevalier de l’ordre à la
première promotion.
– Mais, dit Mazarin, vous savez, monsieur le
baron, qu’on ne peut être chevalier de l’ordre
sans faire ses preuves.

423
– Oh ! dit Porthos, ce n’est pas pour moi,
monseigneur, que j’ai demandé le cordon bleu.
– Et pour qui donc ? demanda Mazarin.
– Pour mon ami, M. le comte de La Fère.
– Oh ! celui-là, dit la reine, c’est autre chose :
les preuves sont faites.
– Il l’aura ?
– Il l’a.
Le même jour le traité de Paris était signé, et
l’on proclamait partout que le cardinal s’était
enfermé pendant trois jours pour l’élaborer avec
plus de soin.
Voici ce que chacun gagnait à ce traité :
M. de Conti avait Damvilliers, et, ayant fait
ses preuves comme général, il obtenait de rester
homme d’épée et de ne pas devenir cardinal. De
plus, on avait lâché quelques mots d’un mariage
avec une nièce de Mazarin ; ces quelques mots
avaient été accueillis avec faveur par le prince, à
qui il importait peu avec qui on le marierait,

424
pourvu qu’on le mariât1.
M. le duc de Beaufort faisait son entrée à la
cour avec toutes les réparations dues aux offenses
qui lui avaient été faites et tous les honneurs
qu’avait droit de réclamer son rang. On lui
accordait la grâce pleine et entière de ceux qui
l’avaient aidé dans sa fuite, la survivance de
l’amirauté que tenait le duc de Vendôme son
père, et une indemnité pour ses maisons et
châteaux que le Parlement de Bretagne avait fait
démolir.
Le duc de Bouillon recevait des domaines
d’une égale valeur à sa principauté de Sedan, une
indemnité pour les huit ans de non-jouissance de
cette principauté, et le titre de prince accordé à lui
et à ceux de sa maison.
M. le duc de Longueville, le gouvernement du
Pont-de-l’Arche, cinq cent mille livres pour sa
femme et l’honneur de voir son fils tenu sur les

1
Conti eut le gouvernement de Champagne, Damvillers
allant à La Rochefoucauld, mais il épousa en 1654 Anne-Marie
Martinozzi, nièce de Mazarin.

425
fonts de baptême par le jeune roi et la jeune
Henriette d’Angleterre1.
Aramis stipula que ce serait Bazin qui
officierait à cette solennité et que ce serait
Planchet qui fournirait les dragées.
Le duc d’Elbeuf obtint le paiement de
certaines sommes dues à sa femme, cent mille
livres pour l’aîné de ses fils et vingt-cinq mille
pour chacun des trois autres.
Il n’y eut que le coadjuteur qui n’obtint rien ;
on lui promit bien de négocier l’affaire de son
chapeau avec le pape ; mais il savait quel fonds il
fallait faire sur de pareilles promesses venant de
la reine et de Mazarin. Tout au contraire de M. de
Conti, ne pouvant devenir cardinal, il était forcé
de demeurer homme d’épée.
Aussi, quand tout Paris se réjouissait de la
rentrée du roi, fixée au surlendemain, Gondy
seul, au milieu de l’allégresse générale, était-il de

1
Longueville n’obtint Pont-de-l’Arche qu’en septembre, et
le fils de sa femme fut tenu sur les fonts batismaux par d’autres
que par le roi et Henriette d’Angleterre.

426
si mauvaise humeur, qu’il envoya chercher à
l’instant deux hommes qu’il avait l’habitude de
faire appeler quand il était dans cette disposition
d’esprit1.
Ces deux hommes étaient, l’un le comte de
Rochefort, l’autre le mendiant de Saint-Eustache.
Ils vinrent avec leur ponctualité ordinaire, et le
coadjuteur passa une partie de la nuit avec eux.

1
Retz, dignement, ne demanda rien, ne faisant même pas
porter son nom sur la liste d’amnistie.

427
97

Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile


aux rois de rentrer dans la capitale de leur
royaume que d’en sortir

Pendant que d’Artagnan et Porthos étaient


allés conduire le cardinal à Saint-Germain, Athos
et Aramis, qui les avaient quittés à Saint-Denis,
étaient rentrés à Paris.
Chacun d’eux avait sa visite à faire.
À peine débotté, Aramis courut à l’Hôtel de
Ville, où était Mme de Longueville. À la première
nouvelle de la paix, la belle duchesse jeta les
hauts cris. La guerre la faisait reine, la paix
amenait son abdication ; elle déclara qu’elle ne
signerait jamais au traité et qu’elle voulait une
guerre éternelle.
Mais lorsque Aramis lui eut présenté cette

428
paix sous son véritable jour, c’est-à-dire avec
tous ses avantages, lorsqu’il lui eut montré, en
échange de sa royauté précaire et contestée de
Paris, la vice-royauté de Pont-de-l’Arche, c’est-à-
dire de la Normandie tout entière, lorsqu’il eut
fait sonner à ses oreilles les cinq cent mille livres
promises par le cardinal, lorsqu’il eut fait briller à
ses yeux l’honneur que lui ferait le roi en tenant
son enfant sur les fonts de baptême, Mme de
Longueville ne contesta plus que par l’habitude
qu’ont les jolies femmes de contester, et ne se
défendit plus que pour se rendre.
Aramis fit semblant de croire à la réalité de
son opposition, et ne voulut pas à ses propres
yeux s’ôter le mérite de l’avoir persuadée.
– Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre
une bonne fois M. le Prince votre frère, c’est-à-
dire le plus grand capitaine de l’époque, et
lorsque les femmes de génie le veulent, elles
réussissent toujours. Vous avez réussi, M. le
Prince est battu, puisqu’il ne peut plus faire la
guerre. Maintenant, attirez-le à notre parti.
Détachez-le tout doucement de la reine, qu’il

429
n’aime pas, et de M. de Mazarin, qu’il méprise.
La Fronde est une comédie dont nous n’avons
encore joué que le premier acte. Attendons M. de
Mazarin au dénouement, c’est-à-dire au jour où
M. le Prince, grâce à vous, sera tourné contre la
cour1.
Mme de Longueville fut persuadée. Elle était si
bien convaincue du pouvoir de ses beaux yeux, la
frondeuse duchesse, qu’elle ne douta point de
leur influence, même sur M. de Condé, et la
chronique scandaleuse du temps dit qu’elle
n’avait pas trop présumé.
Athos, en quittant Aramis à la place Royale,
s’était rendu chez Mme de Chevreuse. C’était
encore une frondeuse à persuader, mais celle-là
était plus difficile à convaincre que sa jeune
rivale ; il n’avait été stipulé aucune condition en
sa faveur. M. de Chevreuse n’était nommé
gouverneur d’aucune province, et si la reine

1
Annonce de la Fronde des princes qui verra
l’emprisonnement de Condé, de Conti et de Longueville (18
janvier 1650), puis après leur libération, la révolte contre la
cour et son alliance avec l’Espagne (1651-1652).

430
consentait à être marraine, ce ne pouvait être que
de son petit-fils ou de sa petite-fille.
Aussi, au premier mot de paix, Mme de
Chevreuse fronça-t-elle le sourcil, et malgré toute
la logique d’Athos pour lui montrer qu’une plus
longue guerre était impossible, elle insista en
faveur des hostilités.
– Belle amie, dit Athos, permettez-moi de
vous dire que tout le monde est las de la guerre ;
qu’excepté vous et M. le coadjuteur peut-être,
tout le monde désire la paix. Vous vous ferez
exiler comme du temps du roi Louis XIII.
Croyez-moi, nous avons passé l’âge des succès
en intrigue, et vos beaux yeux ne sont pas
destinés à s’éteindre en pleurant Paris, où il y
aura toujours deux reines tant que vous y serez.
– Oh ! dit la duchesse, je ne puis faire la
guerre toute seule, mais je puis me venger de
cette reine ingrate et de cet ambitieux favori, et...
foi de duchesse ! je me vengerai.
– Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne
faites pas un avenir mauvais à M. de Bragelonne ;
le voilà lancé, M. le Prince lui veut du bien, il est

431
jeune, laissons un jeune roi s’établir ! Hélas !
excusez ma faiblesse, madame, il vient un
moment où l’homme revit et rajeunit dans ses
enfants.
La duchesse sourit, moitié tendrement, moitié
ironiquement.
– Comte, dit-elle, vous êtes, j’en ai bien peur,
gagné au parti de la cour. N’avez-vous pas
quelque cordon bleu dans votre poche ?
– Oui, madame, dit Athos, j’ai celui de la
Jarretière, que le roi Charles Ier, m’a donné
quelques jours avant sa mort.
Le comte disait vrai ; il ignorait la demande de
Porthos et ne savait pas qu’il en eût un autre que
celui-là.
– Allons ! il faut devenir vieille femme, dit la
duchesse rêveuse.
Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle
soupira en le regardant.
– Comte, dit-elle, ce doit être une charmante
habitation que Bragelonne. Vous êtes homme de
goût ; vous devez avoir de l’eau, des bois, des

432
fleurs.
Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tête
charmante sur sa main coquettement recourbée et
toujours admirable de forme et de blancheur.
– Madame, répliqua le comte, que disiez-vous
donc tout à l’heure ? Jamais je ne vous ai vue si
jeune, jamais je ne vous ai vue plus belle.
La duchesse secoua la tête.
– M. de Bragelonne reste-t-il à Paris ? dit-elle.
– Qu’en pensez-vous ? demanda Athos.
– Laissez-le-moi, reprit la duchesse.
– Non pas, madame, si vous avez oublié
l’histoire d’Oedipe, moi, je m’en souviens.
– En vérité, vous êtes charmant, comte, et
j’aimerais à vivre un mois à Bragelonne.
– N’avez-vous pas peur de me faire bien des
envieux, duchesse ? répondit galamment Athos.
– Non, j’irai incognito, comte, sous le nom de
Marie Michon.
– Vous êtes adorable, madame.

433
– Mais Raoul, ne le laissez pas près de vous.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’il est amoureux.
– Lui, un enfant !
– Aussi est-ce une enfant qu’il aime !
Athos devant rêveur.
– Vous avez raison, duchesse, cet amour
singulier pour une enfant de sept ans peut le
rendre bien malheureux un jour ; on va se battre
en Flandre1 ; il ira.
– Puis à son tour vous me l’enverrez, je le
cuirasserai contre l’amour.
– Hélas ! madame, dit Athos, aujourd’hui
l’amour est comme la guerre, et la cuirasse y est
devenue inutile.

1
« Pendant ce temps, l’ennemi profitant du rappel des
troupes vers Paris prenait sa revanche de la bataille de Lens en
s’emparant d’Ypres et de Saint-Venant […] Le comte
d’Harcourt [remplaçant Condé, mécontent] avait forcé l’Escaut
entre Bouchain et Valenciennes, et défait un corps ennemi de
huit cents chevaux », Louis XIV et son siècle, chap. XXI.

434
En ce moment Raoul entra ; il venait annoncer
au comte et à la duchesse que le comte de
Guiche, son ami, l’avait prévenu que l’entrée
solennelle du roi, de la reine et du ministre devait
avoir lieu le lendemain.
Le lendemain, en effet, dès la pointe du jour,
la cour fit tous ses préparatifs pour quitter Saint-
Germain1.
La reine, dès la veille au soir, avait fait venir
d’Artagnan.
– Monsieur, lui avait-elle dit, on m’assure que
Paris n’est pas tranquille. J’aurais peur pour le
roi ; mettez-vous à la portière de droite.
– Que Votre Majesté soit tranquille, dit
d’Artagnan ; je réponds du roi.
Et saluant la reine, il sortit.
En sortant de chez la reine, Bernouin vint dire
à d’Artagnan que le cardinal l’attendait pour des

1
La reine n’accepta de rentrer à Paris qu’en août 1649, et
non au lendemain du traité. La cour, venant de Compiègne où
elle séjournait depuis avril, fit son entrée solennelle le 18 août.

435
choses importantes.
Il se rendit aussitôt chez le cardinal.
– Monsieur, lui dit-il, on parle d’émeute à
Paris. Je me trouverai à la gauche du roi, et,
comme je serai principalement menacé, tenez-
vous à la portière de gauche.
– Que Votre Éminence se rassure, dit
d’Artagnan, on ne touchera pas à un cheveu de sa
tête.
– Diable ! fit-il une fois dans l’antichambre,
comment me tirer de là ? Je ne puis cependant
pas être à la fois à la portière de gauche et à celle
de droite. Ah bah ! je garderai le roi, et Porthos
gardera le cardinal.
Cet arrangement convint à tout le monde, ce
qui est assez rare. La reine avait confiance dans le
courage de d’Artagnan qu’elle connaissait, et le
cardinal, dans la force de Porthos qu’il avait
éprouvée.
Le cortège se mit en route pour Paris dans un
ordre arrêté d’avance ; Guitaut et Comminges, en
tête des gardes, marchaient les premiers ; puis

436
venait la voiture royale, ayant à l’une de ses
portières d’Artagnan, à l’autre Porthos ; puis les
mousquetaires, les vieux amis de d’Artagnan
depuis vingt-deux ans, leur lieutenant depuis
vingt, leur capitaine depuis la veille.
En arrivant à la barrière, la voiture fut saluée
par de grands cris de : « Vive le roi ! » et de :
« Vive la reine ! » Quelques cris de : « Vive
Mazarin ! » s’y mêlèrent, mais n’eurent point
d’échos.
On se rendait à Notre-Dame, où devait être
chanté un Te Deum1.
Tout le peuple de Paris était dans les rues. On
avait échelonné les Suisses sur toute la longueur
de la route ; mais, comme la route était longue, ils
n’étaient placés qu’à six ou huit pas de distance,
et sur un seul homme de hauteur. Le rempart était
donc tout à fait insuffisant, et de temps en temps
la digue rompue par un flot de peuple avait toutes
les peines du monde à se reformer.

1
Le Te Deum pour célébrer le retour du roi avait été chanté
le 5 août 1649 à Notre-Dame et à Saint-Germain-des-Prés.

437
À chaque rupture, toute bienveillante
d’ailleurs, puisqu’elle tenait au désir qu’avaient
les Parisiens de revoir leur roi et leur reine, dont
ils étaient privés depuis une année, Anne
d’Autriche regardait d’Artagnan avec inquiétude,
et celui-ci la rassurait avec un sourire.
Mazarin, qui avait dépensé un millier de louis
pour faire crier « Vive Mazarin ! » et qui n’avait
pas estimé les cris qu’il avait entendus à vingt
pistoles, regardait aussi avec inquiétude Porthos ;
mais le gigantesque garde du corps répondait à ce
regard avec une si belle voix de basse : « Soyez
tranquille, monseigneur », qu’en effet Mazarin se
tranquillisa de plus en plus1.

1
« Ce fut un véritable prodige que l’entrée du roi en ce jour,
et une grande victoire pour le ministre. Jamais la foule ne fut si
grande à suivre le carrosse du roi, et il semblait, par cette
allégresse publique, que le passé fût un songe. Le Mazarin si
haï était à la portière avec M. le Prince et fut regardé si
attentivement de ceux qui suivaient le roi, qu’on eût dit qu’ils
ne l’avaient jamais vu. Ils se disaient les uns aux autres : Voici
le Mazarin. Les peuples qui arrêtaient les voitures par la presse
bénissaient le roi et la reine, et parlaient à l’avantage du
Mazarin. Les uns disaient qu’il était beau ; les autres disaient

438
En arrivant au Palais-Royal, on trouva la foule
plus grande encore ; elle avait afflué sur cette
place par toutes les rues adjacentes, et l’on
voyait, comme une large rivière houleuse, tout ce
flot populaire venant au-devant de la voiture, et
roulant tumultueusement dans la rue Saint-
Honoré.
Lorsqu’on arriva sur la place, de grands cris de
« Vivent Leurs Majestés ! » retentirent. Mazarin
se pencha à la portière. Deux ou trois cris de :
« Vive le cardinal ! » saluèrent son apparition ;
mais presque aussitôt des sifflets et des huées les
étouffèrent impitoyablement. Mazarin pâlit et se
jeta précipitamment en arrière.
– Canailles ! murmura Porthos.

qu’ils allaient boire à sa santé. Enfin, après que la reine fut


rentrée chez elle, ils se mirent à faire des feux de joie et à bénir
le Mazarin qui leur avait ramené le roi. » Mme de Motteville,
Mémoires. Il est vrai que madame de Motteville ajoute à la
ligne suivante que Mazarin avait fait distribuer de l’argent à
cette populace, et quelques auteurs prétendent que, malgré son
avarice, le ministre « consacra cent mille livres à se préparer
cette entrée triomphale » (Louis XIV et son siècle, chap. XXI).

439
D’Artagnan ne dit rien, mais frisa sa
moustache avec un geste particulier qui indiquait
que sa belle humeur gasconne commençait à
s’échauffer.
Anne d’Autriche se pencha à l’oreille du jeune
roi et lui dit tout bas :
– Faites un geste gracieux, et adressez
quelques mots à M. d’Artagnan, mon fils.
Le jeune roi se pencha à la portière.
– Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour,
monsieur d’Artagnan, dit-il, et cependant je vous
ai bien reconnu. C’est vous qui étiez derrière les
courtines de mon lit, cette nuit où les Parisiens
ont voulu me voir dormir.
– Et si le roi le permet, dit d’Artagnan, c’est
moi qui serai près de lui toutes les fois qu’il y
aura un danger à courir.
– Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-
vous si toute la foule se ruait sur nous ?
– J’en tuerais le plus que je pourrais,
monseigneur, dit Porthos.
– Hum ! fit Mazarin, tout brave et tout

440
vigoureux que vous êtes, vous ne pourriez pas
tout tuer.
– C’est vrai, dit Porthos en se haussant sur ses
étriers pour mieux découvrir les immensités de la
foule, c’est vrai, il y en a beaucoup.
– Je crois que j’aimerais mieux l’autre, dit
Mazarin.
Et il se rejeta dans le fond du carrosse.
La reine et son ministre avaient raison
d’éprouver quelque inquiétude, du moins le
dernier. La foule, tout en conservant les
apparences du respect et même de l’affection
pour le roi et la régente, commençait à s’agiter
tumultueusement. On entendait courir de ces
rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots,
indiquent la tempête, et qui, lorsqu’elles rasent la
multitude, présagent l’émeute.
D’Artagnan se retourna vers les mousquetaires
et fit, en clignant de l’œil, un signe imperceptible
pour la foule, mais très compréhensible pour cette
brave élite.
Les rangs des chevaux se resserrèrent, et un

441
léger frémissement courut parmi les hommes.
À la barrière des Sergents on fut obligé de
faire halte ; Comminges quitta la tête de l’escorte
qu’il tenait, et vint au carrosse de la reine. La
reine interrogea d’Artagnan du regard ;
d’Artagnan lui répondit dans le même langage.
– Allez en avant, dit la reine.
Comminges regagna son poste. On fit un
effort, et la barrière vivante fut rompue
violemment.
Quelques murmures s’élevèrent de la foule,
qui, cette fois, s’adressaient aussi bien au roi
qu’au ministre.
– En avant ! cria d’Artagnan à pleine voix.
– En avant ! répéta Porthos.
Mais, comme si la multitude n’eût attendu que
cette démonstration pour éclater, tous les
sentiments d’hostilité qu’elle renfermait
éclatèrent à la fois. Les cris : « À bas le Mazarin !
À mort le cardinal ! » retentirent de tous côtés.
En même temps, par les rues de Grenelle-
Saint-Honoré et du Coq, un double flot se rua qui

442
rompit la faible haie des gardes suisses, et s’en
vint tourbillonner jusqu’aux jambes des chevaux
de d’Artagnan et de Porthos.
Cette nouvelle irruption était plus dangereuse
que les autres, car elle se composait de gens
armés, et mieux armés même que ne le sont les
hommes du peuple en pareil cas. On voyait que
ce dernier mouvement n’était par l’effet du
hasard qui aurait réuni un certain nombre de
mécontents sur le même point, mais la
combinaison d’un esprit hostile qui avait organisé
une attaque.
Ces deux masses étaient conduites chacune
par un chef, l’un qui semblait appartenir, non pas
au peuple, mais même à l’honorable corporation
des mendiants ; l’autre que, malgré son
affectation à imiter les airs du peuple, il était
facile de reconnaître pour un gentilhomme.
Tous deux agissaient évidemment poussés par
une même impulsion.
Il y eut une vive secousse qui retentit jusque
dans la voiture royale ; puis des milliers de cris,
formant une vraie clameur, se firent entendre,

443
entrecoupés de deux ou trois coups de feu.
– À moi les mousquetaires ! s’écria
d’Artagnan.
L’escorte se sépara en deux files ; l’une passa
à droite du carrosse, l’autre à gauche ; l’une vint
au secours de d’Artagnan, l’autre de Porthos.
Alors une mêlée s’engagea, d’autant plus
terrible qu’elle n’avait pas de but, d’autant plus
funeste qu’on ne savait ni pourquoi ni pour qui
on se battait.

444
98

Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus


difficile aux rois de rentrer dans la capitale
de leur royaume que d’en sortir (suite)

Comme tous les mouvements de la populace,


le choc de cette foule fut terrible ; les
mousquetaires, peu nombreux, mal alignés, ne
pouvant, au milieu de cette multitude, faire
circuler leurs chevaux, commencèrent par être
entamés.
D’Artagnan avait voulu faire baisser les
mantelets de la voiture, mais le jeune roi avait
étendu le bras en disant :
– Non, monsieur d’Artagnan, je veux voir.
– Si Votre Majesté veut voir, dit d’Artagnan,
eh bien, qu’elle regarde !
Et se retournant avec cette furie qui le rendait

445
si terrible, d’Artagnan bondit vers le chef des
émeutiers, qui, un pistolet d’une main, une large
épée de l’autre, essayait de se frayer un passage
jusqu’à la portière, en luttant avec deux
mousquetaires.
– Place, mordioux ! cria d’Artagnan, place !
À cette voix, l’homme au pistolet et à la large
épée leva la tête ; mais il était déjà trop tard : le
coup de d’Artagnan était porté ; la rapière lui
avait traversé la poitrine.
– Ah ! ventre-saint-gris ! cria d’Artagnan,
essayant trop tard de retenir le coup, que diable
veniez-vous faire ici, comte ?
– Accomplir ma destinée, dit Rochefort en
tombant sur un genou. Je me suis déjà relevé de
trois de vos coups d’épée ; mais je ne me
relèverai pas du quatrième.
– Comte, dit d’Artagnan avec une certaine
émotion, j’ai frappé sans savoir que ce fût vous.
Je serais fâché, si vous mouriez, que vous
mourussiez avec des sentiments de haine contre
moi.

446
Rochefort tendit la main à d’Artagnan.
D’Artagnan la lui prit. Le comte voulut parler,
mais une gorgée de sang étouffa sa parole, il se
raidit dans une dernière convulsion et expira.
– Arrière, canaille ! cria d’Artagnan. Votre
chef est mort, et vous n’avez plus rien à faire ici.
En effet, comme si le comte de Rochefort eût
été l’âme de l’attaque qui se portait de ce côté du
carrosse du roi, toute la foule qui l’avait suivi et
qui lui obéissait prit la fuite en le voyant tomber.
D’Artagnan poussa une charge avec une
vingtaine de mousquetaires dans la rue du Coq et
cette partie de l’émeute disparut comme une
fumée, en s’éparpillant sur la place de Saint-
Germain-l’Auxerrois et en se dirigeant vers les
quais.
D’Artagnan revint pour porter secours à
Porthos, si Porthos en avait besoin ; mais Porthos,
de son côté, avait fait son œuvre avec la même
conscience que d’Artagnan. La gauche du
carrosse était non moins bien déblayée que la
droite, et l’on relevait le mantelet de la portière
que Mazarin, moins belliqueux que le roi, avait

447
pris la précaution de faire baisser.
Porthos avait l’air fort mélancolique.
– Quelle diable de mine faites-vous donc là,
Porthos ? et quel singulier air vous avez pour un
victorieux !
– Mais vous-même, dit Porthos, vous me
semblez tout ému !
– Il y a de quoi, mordioux ! je viens de tuer un
ancien ami.
– Vraiment ! dit Porthos. Qui donc ?
– Ce pauvre comte de Rochefort !...
– Eh bien ! c’est comme moi, je viens de tuer
un homme dont la figure ne m’est pas inconnue ;
malheureusement je l’ai frappé à la tête, et en un
instant il a eu le visage plein de sang.
– Et il n’a rien dit en tombant ?
– Si fait, il a dit... Ouf !
– Je comprends, dit d’Artagnan ne pouvant
s’empêcher de rire, que, s’il n’a pas dit autre
chose, cela n’a pas dû vous éclairer beaucoup.
– Eh bien, monsieur ? demanda la reine.

448
– Madame, dit d’Artagnan, la route est
parfaitement libre, et Votre Majesté peut
continuer son chemin.
En effet, tout le cortège arriva sans autre
accident dans l’église Notre-Dame, sous le portail
de laquelle tout le clergé, le coadjuteur en tête,
attendait le roi, la reine et le ministre, pour la
bienheureuse rentrée desquels on allait chanter le
Te Deum.
Pendant le service et vers le moment où il
tirait à sa fin, un gamin tout effaré entra dans
l’église, courut à la sacristie, s’habilla rapidement
en enfant de chœur, et fendant, grâce au
respectable uniforme dont il venait de se couvrir,
la foule qui encombrait le temple, il s’approcha
de Bazin, qui, revêtu de sa robe bleue et sa
baleine garnie d’argent à la main, se tenait
gravement placé en face du Suisse à l’entrée du
chœur.
Bazin sentit qu’on le tirait par sa manche. Il
abaissa vers la terre ses yeux béatement levés
vers le ciel, et reconnut Friquet.
– Eh bien ! drôle, qu’y a-t-il, que vous osez

449
me déranger dans l’exercice de mes fonctions ?
demanda le bedeau.
– Il y a, monsieur Bazin, dit Friquet, que M.
Maillard, vous savez bien, le donneur d’eau
bénite à Saint-Eustache...
– Oui, après ?...
– Eh bien ! il a reçu dans la bagarre un coup
d’épée sur la tête ; c’est ce grand géant qui est là,
vous voyez, brodé sur toutes les coutures, qui le
lui a donné.
– Oui ? en ce cas, dit Bazin, il doit être bien
malade.
– Si malade qu’il se meurt, et qu’il voudrait,
avant de mourir, se confesser à M. le coadjuteur,
qui a pouvoir, à ce qu’on dit, de remettre les gros
péchés.
– Et il se figure que M. le coadjuteur se
dérangera pour lui ?
– Oui, certainement, car il paraît que M. le
coadjuteur le lui a promis.
– Et qui t’a dit cela ?

450
– M. Maillard lui-même.
– Tu l’as donc vu ?
– Certainement, j’étais là quand il est tombé.
– Et que faisais-tu là ?
– Tiens ! je criais : « À bas Mazarin ! à mort le
cardinal ! à la potence l’Italien ! » N’est-ce pas
cela que vous m’aviez dit de crier ?
– Veux-tu te taire, petit drôle ! dit Bazin en
regardant avec inquiétude autour de lui.
– De sorte qu’il m’a dit, ce pauvre M.
Maillard : « Va chercher M. le coadjuteur,
Friquet, et si tu me l’amènes, je te fais mon
héritier. » Dites donc, père Bazin, l’héritier de M.
Maillard, le donneur d’eau bénite à Saint-
Eustache ! hein ! je n’ai plus qu’à me croiser les
bras ! C’est égal, je voudrais bien lui rendre ce
service-là, qu’en dites-vous ?
– Je vais prévenir M. le coadjuteur, dit Bazin.
En effet, il s’approcha respectueusement et
lentement du prélat, lui dit à l’oreille quelques
mots, auxquels celui-ci répondit par un signe
affirmatif, et revenant du même pas qu’il était

451
allé :
– Va dire au moribond qu’il prenne patience,
monseigneur sera chez lui dans une heure.
– Bon, dit Friquet, voilà ma fortune faite.
– À propos, dit Bazin, où s’est-il fait porter ?
– À la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.
Et, enchanté du succès de son ambassade,
Friquet, sans quitter son costume d’enfant de
chœur, qui d’ailleurs lui donnait une plus grande
facilité de parcours, sortit de la basilique et prit,
avec toute la rapidité dont il était capable, la route
de la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.
En effet, aussitôt le Te Deum achevé, le
coadjuteur, comme il l’avait promis, et sans
même quitter ses habits sacerdotaux, s’achemina
à son tour vers la vieille tour qu’il connaissait si
bien.
Il arrivait à temps. Quoique plus bas de
moment en moment, le blessé n’était pas encore
mort.

452
On lui ouvrit la porte de la pièce où agonisait
le mendiant1.
Un instant après Friquet sortit en tenant à la
main un gros sac de cuir qu’il ouvrit aussitôt qu’il
fut hors de la chambre, et qu’à son grand
étonnement il trouva plein d’or.
Le mendiant lui avait tenu parole et l’avait fait
son héritier.
– Ah ! mère Nanette, s’écria Friquet suffoqué,
ah ! mère Nanette !
Il n’en put dire davantage ; mais la force qui
lui manquait pour parler lui resta pour agir. Il prit
vers la rue une course désespérée, et, comme le
Grec de Marathon tombant sur la place d’Athènes
son laurier à la main, Friquet arriva sur le seuil du
conseiller Broussel, et tomba en arrivant,
éparpillant sur le parquet les louis qui

1
La mort de Maillard pourrait avoir été inspirée par les
Mémoires de Retz, complétées par celles de son secrétaire,
Guy-Joly : « Un crocheteur mit un sabre à la main vis-à-vis des
Quinze-Vingts : le maréchal [de la Meilleraie] le tua d’un coup
de pistolet. » Guy-Joly précise que le coadjuteur le confessa
« dans le ruisseau ».

453
dégorgeaient de son sac.
La mère Nanette commença par ramasser les
louis, et ensuite ramassa Friquet.
Pendant ce temps, le cortège rentrait au Palais-
Royal.
– C’est un bien vaillant homme, ma mère, que
ce M. d’Artagnan, dit le jeune roi.
– Oui, mon fils, et qui a rendu de bien grands
services à votre père. Ménagez-le donc pour
l’avenir.
– Monsieur le capitaine, dit en descendant de
voiture le jeune roi à d’Artagnan, madame la
reine me charge de vous inviter à dîner pour
aujourd’hui, vous et votre ami le baron du
Vallon.
C’était un grand honneur pour d’Artagnan et
pour Porthos ; aussi Porthos était-il transporté.
Cependant, pendant toute la durée du repas, le
digne gentilhomme parut tout préoccupé.
– Mais qu’aviez-vous donc, baron ? lui dit
d’Artagnan en descendant l’escalier du Palais-
Royal ; vous aviez l’air tout soucieux pendant le

454
dîner.
– Je cherchais, dit Porthos, à me rappeler où
j’ai vu ce mendiant que je dois avoir tué.
– Et vous ne pouvez en venir à bout ?
– Non.
– Eh bien ! cherchez, mon ami, cherchez ;
quand vous l’aurez trouvé, vous me le direz,
n’est-ce pas ?
– Pardieu ! fit Porthos.

Conclusion

En rentrant chez eux, les deux amis trouvèrent


une lettre d’Athos qui leur donnait rendez-vous
au Grand-Charlemagne pour le lendemain matin.
Tous deux se couchèrent de bonne heure, mais
ni l’un ni l’autre ne dormit. On n’arrive pas ainsi
au but de tous ses désirs sans que ce but atteint
n’ait l’influence de chasser le sommeil, au moins
pendant la première nuit.

455
Le lendemain, à l’heure indiquée, tous deux se
rendirent chez Athos. Ils trouvèrent le comte et
Aramis en habits de voyage.
– Tiens ! dit Porthos, nous partons donc tous ?
Moi aussi j’ai fait mes apprêts ce matin.
– Oh ! mon Dieu, oui, dit Aramis, il n’y a plus
rien à faire à Paris du moment où il n’y a plus de
Fronde. Mme de Longueville m’a invité à aller
passer quelques jours en Normandie1, et m’a
chargé, tandis qu’on baptiserait son fils, d’aller
lui faire préparer ses logements à Rouen. Je vais
m’acquitter de cette commission ; puis, s’il n’y a
rien de nouveau, je retournerai m’ensevelir dans
mon couvent de Noisy-le-Sec.
– Et moi, dit Athos, je retourne à Bragelonne.
Vous le savez, mon cher d’Artagnan, je ne suis
plus qu’un bon et brave campagnard. Raoul n’a
d’autre fortune que ma fortune, pauvre enfant ! et
il faut que je veille sur elle, puisque je ne suis en

1
« À la première nouvelle de l’arrestation de son mari et de
ses deux frères [18 janvier 1650], madame de Longueville
s’était retirée dans la Normandie sur laquelle elle croyait
pouvoir compter », Louis XIV et son siècle, chap. XXII.

456
quelque sorte qu’un prête-nom.
– Et Raoul, qu’en faites-vous ?
– Je vous le laisse, mon ami. On va faire la
guerre en Flandre, vous l’emmènerez ; j’ai peur
que le séjour de Blois ne soit dangereux à sa
jeune tête. Emmenez-le et apprenez-lui à être
brave et loyal comme vous.
– Et moi, dit d’Artagnan, je ne vous aurai plus,
Athos, mais au moins je l’aurai, cette chère tête
blonde ; et, quoique ce ne soit qu’un enfant,
comme votre âme tout entière revit en lui, cher
Athos, je croirai toujours que vous êtes là près de
moi, m’accompagnant et me soutenant.
Les quatre amis s’embrassèrent les larmes aux
yeux.
Puis ils se séparèrent sans savoir s’ils se
reverraient jamais.
D’Artagnan revint rue Tiquetonne avec
Porthos, toujours préoccupé et toujours cherchant
quel était cet homme qu’il avait tué. En arrivant
devant l’hôtel de La Chevrette, on trouva les
équipages du baron prêts et Mousqueton en selle.

457
– Tenez, d’Artagnan, dit Porthos, quittez
l’épée et venez avec moi à Pierrefonds, à
Bracieux ou au Vallon ; nous vieillirons
ensemble en parlant de nos compagnons.
– Non pas ! dit d’Artagnan. Peste ! on va
ouvrir la campagne, et je veux en être ; j’espère
bien y gagner quelque chose !
– Et qu’espérez-vous donc devenir ?
– Maréchal de France, pardieu !
– Ah ! ah ! fit Porthos en regardant
d’Artagnan, aux gasconnades duquel il n’avait
jamais pu se faire entièrement.
– Venez avec moi, Porthos, dit d’Artagnan, je
vous ferai duc.
– Non, dit Porthos, Mouston ne veut plus faire
la guerre. D’ailleurs on m’a ménagé une entrée
solennelle chez moi, qui va faire crever de pitié
tous mes voisins.
– À ceci, je n’ai rien à répondre, dit
d’Artagnan qui connaissait la vanité du nouveau
baron. Au revoir donc, mon ami.
– Au revoir, cher capitaine, dit Porthos. Vous

458
savez que lorsque vous me voudrez venir voir,
vous serez toujours le bienvenu dans ma
baronnie.
– Oui, dit d’Artagnan, au retour de la
campagne j’irai.
– Les équipages de M. le baron attendent, dit
Mousqueton.
Et les deux amis se séparèrent après s’être
serré la main. D’Artagnan resta sur la porte,
suivant d’un œil mélancolique Porthos qui
s’éloignait.
Mais au bout de vingt pas, Porthos s’arrêta
tout court, se frappa le front et revint.
– Je me rappelle, dit-il.
– Quoi ? demanda d’Artagnan.
– Quel est ce mendiant que j’ai tué.
– Ah vraiment ! qui est-ce ?
– C’est cette canaille de Bonacieux.
Et Porthos, enchanté d’avoir l’esprit libre,
rejoignit Mousqueton, avec lequel il disparut au
coin de la rue.

459
D’Artagnan demeura un instant immobile et
pensif puis, en se retournant il aperçut la belle
Madeleine, qui, inquiète des nouvelles grandeurs
de d’Artagnan, se tenait debout sur le seuil de la
porte.
– Madeleine, dit le Gascon, donnez-moi
l’appartement du premier ; je suis obligé de
représenter, maintenant que je suis capitaine des
mousquetaires. Mais gardez-moi toujours la
chambre du cinquième ; on ne sait ce qui peut
arriver.

FIN

460
461
Table

LXXIII. La maison de Cromwell.........................5


LXXIV. Conversation..........................................23
LXXV. La felouque « L’Éclair »........................46
LXXVI. Le vin de porto.......................................74
LXXVII. Le vin de porto (suite) ...........................98
LXXVIII. Fatalité ...................................................110
LXXIX. Où, après avoir manqué d’être
rôti, Mousqueton manqua d’être
mangé ....................................................128
LXXX. Retour ....................................................150
LXXXI. Les ambassadeurs ..................................168
LXXXII. Les trois lieutenants du
généralissime .........................................188
LXXXIII. Le combat de Charenton........................223
LXXXIV. La route de Picardie...............................248
LXXXV. La reconnaissance d’Anne

462
d’Autriche..............................................267
LXXXVI. La royauté de M. de Mazarin ................279
LXXXVII. Précautions ............................................289
LXXXVIII. L’esprit et le bras ...................................304
LXXXIX. L’esprit et le bras (suite)........................313
XC. Le bras et l’esprit ...................................327
XCI. Le bras et l’esprit (suite)........................332
XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin ...........350
XCIII. Conférences ...........................................360
XCIV. Où l’on commence à croire que
Porthos sera enfin baron et
d’Artagnan capitaine .............................374
XCV. Comme quoi avec une plume et
une menace on fait plus vite et
mieux qu’avec l’épée et du
dévouement ...........................................394
XCVI. Comme quoi avec une plume et
une menace on fait plus vite et
mieux qu’avec l’épée et du
dévouement (suite) ................................412

463
XCVII. Où il est prouvé qu’il est
quelquefois plus difficile aux rois
de rentrer dans la capitale de leur
royaume que d’en sortir.........................428
XCVIII. Où il est prouvé qu’il est
quelquefois plus difficile aux rois
de rentrer dans la capitale de leur
royaume que d’en sortir (suite)..............445

464
465
Cet ouvrage est le 513e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

466
Alexandre Dumas
Le Vicomte de Bragelonne

BeQ
Alexandre Dumas
Le Vicomte de Bragelonne
I

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 500 : version 1.0

2
Le Vicomte de Bragelonne parut d’abord en
feuilleton dans Le Siècle du 20 octobre 1847 au
12 janvier 1850 avec quelques interruptions. La
première édition en librairie fut publiée en 26
volumes in 8° de 1848 à 1850 chez Michel Lévy.
Le roman fait suite aux Trois mousquetaires et
à Vingt ans après.
Le roman est présenté ici en six tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991.

3
Le Vicomte de Bragelonne

4
1

La lettre

Vers le milieu du mois de mai de l’année


1660, à neuf heures du matin, lorsque le soleil
déjà chaud séchait la rosée sur les ravenelles du
château de Blois, une petite cavalcade, composée
de trois hommes et de deux pages, rentra par le
pont de la ville sans produire d’autre effet sur les
promeneurs du quai qu’un premier mouvement
de la main à la tête pour saluer, et un second
mouvement de la langue pour exprimer cette idée
dans le plus pur français qui se parle en France :
– Voici Monsieur qui revient de la chasse.
Et ce fut tout.
Cependant, tandis que les chevaux
gravissaient la pente raide qui de la rivière
conduit au château, plusieurs courtauds de

5
boutique s’approchèrent du dernier cheval, qui
portait, pendus à l’arçon de la selle, divers
oiseaux attachés par le bec.
À cette vue, les curieux manifestèrent avec
une franchise toute rustique leur dédain pour une
aussi maigre capture, et, après une dissertation
qu’ils firent entre eux sur le désavantage de la
chasse au vol, ils revinrent à leurs occupations.
Seulement un des curieux, gros garçon joufflu et
de joyeuse humeur, ayant demandé pourquoi
Monsieur, qui pouvait tant s’amuser, grâce à ses
gros revenus, se contentait d’un si piteux
divertissement :
– Ne sais-tu pas, lui fut-il répondu, que le
principal divertissement de Monsieur est de
s’ennuyer ?
Le joyeux garçon haussa les épaules avec un
geste qui signifiait clair comme le jour : « En ce
cas, j’aime mieux être Gros-Jean que d’être
prince. »
Et chacun reprit ses travaux.
Cependant Monsieur continuait sa route avec

6
un air si mélancolique et si majestueux à la fois
qu’il eût certainement fait l’admiration des
spectateurs s’il eût eu des spectateurs ; mais les
bourgeois de Blois ne pardonnaient pas à
Monsieur d’avoir choisi cette ville si gaie pour
s’y ennuyer à son aise ; et toutes les fois qu’ils
apercevaient l’auguste ennuyé, ils s’esquivaient
en bâillant ou rentraient la tête dans l’intérieur de
leurs chambres, pour se soustraire à l’influence
soporifique de ce long visage blême, de ces yeux
noyés et de cette tournure languissante. En sorte
que le digne prince était à peu près sûr de trouver
les rues désertes chaque fois qu’il s’y hasardait.
Or, c’était de la part des habitants de Blois une
irrévérence bien coupable, car Monsieur était,
après le roi, et même avant le roi peut-être, le
plus grand seigneur du royaume. En effet, Dieu,
qui avait accordé à Louis XIV, alors régnant, le
bonheur d’être le fils de Louis XIII, avait accordé
à Monsieur l’honneur d’être le fils d’Henri IV.
Ce n’était donc pas, ou du moins ce n’eût pas dû
être un mince sujet d’orgueil pour la ville de
Blois, que cette préférence à elle donnée par
Gaston d’Orléans, qui tenait sa cour dans l’ancien

7
château des États.
Mais il était dans la destinée de ce grand
prince d’exciter médiocrement partout où il se
rencontrait l’attention du public et son
admiration. Monsieur en avait pris son parti avec
l’habitude.
C’est peut-être ce qui lui donnait cet air de
tranquille ennui. Monsieur avait été fort occupé
dans sa vie. On ne laisse pas couper la tête à une
douzaine de ses meilleurs amis sans que cela
cause quelque tracas. Or, comme depuis
l’avènement de M. Mazarin on n’avait coupé la
tête à personne, Monsieur n’avait plus eu
d’occupation, et son moral s’en ressentait.
La vie du pauvre prince était donc fort triste.
Après sa petite chasse du matin sur les bords du
Beuvron ou dans les bois de Cheverny, Monsieur
passait la Loire, allait déjeuner à Chambord avec
ou sans appétit, et la ville de Blois n’entendait
plus parler, jusqu’à la prochaine chasse, de son
souverain et maître.
Voilà pour l’ennui extra-muros ; quant à
l’ennui à l’intérieur, nous en donnerons une idée

8
au lecteur s’il veut suivre avec nous la cavalcade
et monter jusqu’au porche majestueux du château
des États.
Monsieur montait un petit cheval d’allure,
équipé d’une large selle de velours rouge de
Flandre, avec des étriers en forme de brodequins ;
le cheval était de couleur fauve ; le pourpoint de
Monsieur, fait de velours cramoisi, se confondait
sous le manteau de même nuance avec
l’équipement du cheval, et c’est seulement à cet
ensemble rougeâtre qu’on pouvait reconnaître le
prince entre ses deux compagnons vêtus l’un de
violet, l’autre de vert. Celui de gauche, vêtu de
violet, était l’écuyer ; celui de droite, vêtu de vert,
était le grand veneur.
L’un des pages portait deux gerfauts sur un
perchoir, l’autre un cornet de chasse dans lequel
il soufflait nonchalamment à vingt pas du
château. Tout ce qui entourait ce prince
nonchalant faisait tout ce qu’il avait à faire avec
nonchalance.
À ce signal, huit gardes qui se promenaient au
soleil dans la cour carrée accoururent prendre

9
leurs hallebardes, et Monsieur fit son entrée
solennelle dans le château.
Lorsqu’il eut disparu sous les profondeurs du
porche, trois ou quatre vauriens, montés du mail
au château derrière la cavalcade, en se montrant
l’un à l’autre les oiseaux accrochés, se
dispersèrent, en faisant à leur tour leurs
commentaires sur ce qu’ils venaient de voir ;
puis, lorsqu’ils furent partis, la rue, la place et la
cour demeurèrent désertes.
Monsieur descendit de cheval sans dire un
mot, passa dans son appartement, où son valet de
chambre le changea d’habits ; et comme Madame
n’avait pas encore envoyé prendre les ordres pour
le déjeuner, Monsieur s’étendit sur une chaise
longue et s’endormit d’aussi bon cœur que s’il
eût été onze heures du soir.
Les huit gardes, qui comprenaient que leur
service était fini pour le reste de la journée, se
couchèrent sur des bancs de pierre, au soleil ; les
palefreniers disparurent avec leurs chevaux dans
les écuries, et, à part quelques joyeux oiseaux
s’effarouchant les uns les autres, avec des

10
pépiements aigus, dans les touffes de giroflées,
on eût dit qu’au château tout dormait comme
Monseigneur.
Tout à coup, au milieu de ce silence si doux,
retentit un éclat de rire nerveux, éclatant, qui fit
ouvrir un œil à quelques-uns des hallebardiers
enfoncés dans leur sieste.
Cet éclat de rire partait d’une croisée du
château, visitée en ce moment par le soleil, qui
l’englobait dans un de ces grands angles que
dessinent avant midi, sur les cours, les profils des
cheminées.
Le petit balcon de fer ciselé qui s’avançait au-
delà de cette fenêtre était meublé d’un pot de
giroflées rouges, d’un autre pot de primevères, et
d’un rosier hâtif, dont le feuillage, d’un vert
magnifique, était diapré de plusieurs paillettes
rouges annonçant des roses.
Dans la chambre qu’éclairait cette fenêtre, on
voyait une table carrée vêtue d’une vieille
tapisserie à larges fleurs de Harlem ; au milieu de
cette table, une fiole de grès à long col, dans
laquelle plongeaient des iris et du muguet ; à

11
chacune des extrémités de cette table, une jeune
fille.
L’attitude de ces deux enfants était singulière :
on les eût prises pour deux pensionnaires
échappées du couvent. L’une, les deux coudes
appuyés sur la table, une plume à la main, traçait
des caractères sur une feuille de beau papier de
Hollande ; l’autre, à genoux sur une chaise, ce
qui lui permettait de s’avancer de la tête et du
buste par-dessus le dossier et jusqu’en pleine
table, regardait sa compagne écrire. De là mille
cris, mille railleries, mille rires, dont l’un, plus
éclatant que les autres, avait effrayé les oiseaux
des ravenelles et troublé le sommeil des gardes de
Monsieur.
Nous en sommes aux portraits, on nous
passera donc, nous l’espérons, les deux derniers
de ce chapitre.
Celle qui était appuyée sur la chaise, c’est-à-
dire la bruyante, la rieuse, était une belle fille de
dix-neuf à vingt ans, brune de peau, brune de
cheveux, resplendissante, par ses yeux, qui
s’allumaient sous des sourcils vigoureusement

12
tracés, et surtout par ses dents, qui éclataient
comme des perles sous ses lèvres d’un corail
sanglant.
Chacun de ses mouvements semblait le
résultat du jeu d’une mime ; elle ne vivait pas,
elle bondissait.
L’autre, celle qui écrivait, regardait sa
turbulente compagne avec un œil bleu, limpide et
pur comme était le ciel ce jour-là. Ses cheveux,
d’un blond cendré, roulés avec un goût exquis,
tombaient en grappes soyeuses sur ses joues
nacrées ; elle promenait sur le papier une main
fine, mais dont la maigreur accusait son extrême
jeunesse. À chaque éclat de rire de son amie, elle
soulevait, comme dépitée, ses blanches épaules
d’une forme poétique et suave, mais auxquelles
manquait ce luxe de vigueur et de modelé qu’on
eût désiré voir à ses bras et à ses mains.
– Montalais ! Montalais ! dit-elle enfin d’une
voix douce et caressante comme un chant, vous
riez trop fort, vous riez comme un homme ; non
seulement vous vous ferez remarquer de
messieurs les gardes, mais vous n’entendrez pas

13
la cloche de Madame, lorsque Madame appellera.
La jeune fille qu’on appelait Montalais, ne
cessant ni de rire ni de gesticuler à cette
admonestation, répondit :
– Louise, vous ne dites pas votre façon de
penser, ma chère ; vous savez que messieurs les
gardes, comme vous les appelez, commencent
leur somme, et que le canon ne les réveillerait
pas ; vous savez que la cloche de Madame
s’entend du pont de Blois, et que par conséquent
je l’entendrai quand mon service m’appellera
chez Madame. Ce qui vous ennuie, c’est que je
ris quand vous écrivez ; ce que vous craignez,
c’est que Mme de Saint-Remy, votre mère, ne
monte ici, comme elle fait quelquefois quand
nous rions trop ; qu’elle ne nous surprenne, et
qu’elle ne voie cette énorme feuille de papier sur
laquelle, depuis un quart d’heure, vous n’avez
encore tracé que ces mots : Monsieur Raoul. Or
vous avez raison, ma chère Louise, parce que,
après ces mots, Monsieur Raoul, on peut en
mettre tant d’autres, si significatifs et si
incendiaires, que Mme de Saint-Remy, votre chère

14
mère, aurait droit de jeter feu et flammes. Hein !
n’est-ce pas cela, dites ?
Et Montalais redoublait ses rires et ses
provocations turbulentes.
La blonde jeune fille se courrouça tout à fait ;
elle déchira le feuillet sur lequel, en effet, ces
mots, Monsieur Raoul, étaient écrits d’une belle
écriture, et, froissant le papier dans ses doigts
tremblants, elle le jeta par la fenêtre.
– Là ! là ! dit Mlle de Montalais, voilà notre
petit mouton, notre Enfant Jésus, notre colombe
qui se fâche !... N’ayez donc pas peur, Louise ;
Mme de Saint-Remy ne viendra pas, et si elle
venait, vous savez que j’ai l’oreille fine.
D’ailleurs, quoi de plus permis que d’écrire à un
vieil ami qui date de douze ans, surtout quand on
commence la lettre par ces mots : Monsieur
Raoul ?
– C’est bien, je ne lui écrirai pas, dit la jeune
fille.
– Ah ! en vérité, voilà Montalais bien punie !
s’écria toujours en riant la brune railleuse.

15
Allons, allons, une autre feuille de papier, et
terminons vite notre courrier. Bon ! voici la
cloche qui sonne, à présent ! Ah ! ma foi, tant
pis ! Madame attendra, ou se passera pour ce
matin de sa première fille d’honneur !
Une cloche sonnait, en effet ; elle annonçait
que Madame avait terminé sa toilette et attendait
Monsieur, lequel lui donnait la main au salon
pour passer au réfectoire.
Cette formalité accomplie en grande
cérémonie, les deux époux déjeunaient et se
séparaient jusqu’au dîner, invariablement fixé à
deux heures.

Le son de la cloche fit ouvrir dans les offices,


situées à gauche de la cour, une porte par laquelle
défilèrent deux maîtres d’hôtel, suivis de huit
marmitons qui portaient une civière chargée de
mets couverts de cloches d’argent.
L’un de ces maîtres d’hôtel, celui qui
paraissait le premier en titre, toucha
silencieusement de sa baguette un des gardes qui

16
ronflait sur un banc ; il poussa même la bonté
jusqu’à mettre dans les mains de cet homme, ivre
de sommeil, sa hallebarde dressée le long du mur,
près de lui ; après quoi, le soldat, sans demander
compte de rien, escorta jusqu’au réfectoire la
viande de Monsieur, précédée par un page et les
deux maîtres d’hôtel.
Partout où la viande passait, les sentinelles
portaient les armes.
Mlle de Montalais et sa compagne avaient suivi
de leur fenêtre le détail de ce cérémonial, auquel
pourtant elles devaient être accoutumées. Elles ne
regardaient au reste avec tant de curiosité que
pour être sûres de n’être pas dérangées. Aussi
marmitons, gardes, pages et maîtres d’hôtel une
fois passés, elles se remirent à leur table, et le
soleil, qui, dans l’encadrement de la fenêtre, avait
éclairé un instant ces deux charmants visages,
n’éclaira plus que les giroflées, les primevères et
le rosier.
– Bah ! dit Montalais en reprenant sa place,
Madame déjeunera bien sans moi.
– Oh ! Montalais, vous serez punie, répondit

17
l’autre jeune fille en s’asseyant tout doucement à
la sienne.
– Punie ? ah ! oui, c’est-à-dire privée de
promenade ; c’est tout ce que je demande, que
d’être punie ! Sortir dans ce grand coche, perchée
sur une portière ; tourner à gauche, virer à droite
par des chemins pleins d’ornières où l’on avance
d’une lieue en deux heures ; puis revenir droit sur
l’aile du château où se trouve la fenêtre de Marie
de Médicis, en sorte que Madame ne manque
jamais de dire : « Croirait-on que c’est par là que
la reine Marie s’est sauvée... quarante-sept pieds
de hauteur !... La mère de deux princes et de trois
princesses ! » Si c’est là un divertissement,
Louise, je demande à être punie tous les jours,
surtout quand ma punition est de rester avec vous
et d’écrire des lettres aussi intéressantes que
celles que nous écrivons.
– Montalais ! Montalais ! on a des devoirs à
remplir.
– Vous en parlez bien à votre aise, mon cœur,
vous qu’on laisse libre au milieu de cette cour.
Vous êtes la seule qui en récoltiez les avantages

18
sans en avoir les charges, vous plus fille
d’honneur de Madame que moi-même, parce que
Madame fait ricocher ses affections de votre
beau-père à vous ; en sorte que vous entrez dans
cette triste maison comme les oiseaux dans cette
tour, humant l’air, becquetant les fleurs, picotant
les graines, sans avoir le moindre service à faire,
ni le moindre ennui à supporter. C’est vous qui
me parlez de devoirs à remplir ! En vérité, ma
belle paresseuse, quels sont vos devoirs à vous,
sinon d’écrire à ce beau Raoul ? Encore voyons-
nous que vous ne lui écrivez pas, de sorte que
vous aussi, ce me semble, vous négligez un peu
vos devoirs.
Louise prit son air sérieux, appuya son menton
sur sa main, et d’un ton plein de candeur :
– Reprochez-moi donc mon bien-être ! En
aurez-vous le cœur ? Vous avez un avenir, vous ;
vous êtes de la cour ; le roi, s’il se marie,
appellera Monsieur près de lui ; vous verrez des
fêtes splendides, vous verrez le roi, qu’on dit si
beau, si charmant !
– Et de plus je verrai Raoul, qui est près de M.

19
le prince, ajouta malignement Montalais.
– Pauvre Raoul ! soupira Louise.
– Voilà le moment de lui écrire, chère belle ;
allons, recommençons ce fameux Monsieur
Raoul, qui brillait en tête de la feuille déchirée.
Alors elle lui tendit la plume, et, avec un
sourire charmant, encouragea sa main, qui traça
vite les mots désignés.
– Maintenant ? demanda la plus jeune des
deux jeunes filles.
– Maintenant, écrivez ce que vous pensez,
Louise, répondit Montalais.
– Êtes-vous bien sûre que je pense quelque
chose ?
– Vous pensez à quelqu’un, ce qui revient au
même, ou plutôt ce qui est bien pis.
– Vous croyez, Montalais ?
– Louise, Louise, vos yeux bleus sont
profonds comme la mer que j’ai vue à Boulogne
l’an passé. Non, je me trompe, la mer est perfide,
vos yeux sont profonds comme l’azur que voici

20
là-haut, tenez, sur nos têtes.
– Eh bien ! puisque vous lisez si bien dans
mes yeux, dites-moi ce que je pense, Montalais.
– D’abord, vous ne pensez pas Monsieur
Raoul ; vous pensez Mon cher Raoul.
– Oh !
– Ne rougissez pas pour si peu. Mon cher
Raoul, disons-nous, vous me suppliez de vous
écrire à Paris, où vous retient le service de M. le
prince. Comme il faut que vous vous ennuyiez là-
bas pour chercher des distractions dans le
souvenir d’une provinciale...
Louise se leva tout à coup.
– Non, Montalais, dit-elle en souriant, non, je
ne pense pas un mot de cela. Tenez, voici ce que
je pense.
Et elle prit hardiment la plume et traça d’une
main ferme les mots suivants :

J’eusse été bien malheureuse si vos instances


pour obtenir de moi un souvenir eussent été

21
moins vives. Tout ici me parle de nos premières
années, si vite écoulées, si doucement enfuies,
que jamais d’autres n’en remplaceront le charme
dans le cœur.

Montalais, qui regardait courir la plume, et qui


lisait au rebours à mesure que son amie écrivait,
l’interrompit par un battement de mains.
– À la bonne heure ! dit-elle, voilà de la
franchise, voilà du cœur, voilà du style ! Montrez
à ces Parisiens, ma chère, que Blois est la ville du
beau langage.
– Il sait que pour moi, répondit la jeune fille,
Blois a été le paradis.
– C’est ce que je voulais dire, et vous parlez
comme un ange.
– Je termine, Montalais.
Et la jeune fille continua en effet :

Vous pensez à moi, dites-vous, monsieur


Raoul ; je vous en remercie ; mais cela ne peut

22
me surprendre, moi qui sais combien de fois nos
cœurs ont battu l’un près de l’autre.

– Oh ! oh ! dit Montalais, prenez garde, mon


agneau, voilà que vous semez votre laine, et il y a
des loups là-bas.
Louise allait répondre, quand le galop d’un
cheval retentit sous le porche du château.
– Qu’est-ce que cela ? dit Montalais en
s’approchant de la fenêtre. Un beau cavalier, ma
foi !
– Oh ! Raoul ! s’écria Louise, qui avait fait le
même mouvement que son amie, et qui, devenant
toute pâle, tomba palpitante auprès de sa lettre
inachevée.
– Voilà un adroit amant, sur ma parole !
s’écria Montalais, et qui arrive bien à propos !
– Retirez-vous, retirez-vous, je vous en
supplie ! murmura Louise.
– Bah ! il ne me connaît pas ; laissez-moi donc
voir ce qu’il vient faire ici.

23
2

Le messager

Mlle de Montalais avait raison, le jeune


cavalier était bon à voir.
C’était un jeune homme de vingt-quatre à
vingt-cinq ans, grand, élancé, portant avec grâce
sur ses épaules le charmant costume militaire de
l’époque. Ses grandes bottes à entonnoir
enfermaient un pied que Mlle de Montalais n’eût
pas désavoué si elle se fût travestie en homme.
D’une de ses mains fines et nerveuses il arrêta
son cheval au milieu de la cour, et de l’autre
souleva le chapeau à longues plumes qui
ombrageait sa physionomie grave et naïve à la
fois.
Les gardes, au bruit du cheval, se réveillèrent
et furent promptement debout.

24
Le jeune homme laissa l’un d’eux s’approcher
de ses arçons, et s’inclinant vers lui, d’une voix
claire et précise, qui fut parfaitement entendue de
la fenêtre où se cachaient les deux jeunes filles :
– Un messager pour Son Altesse Royale, dit-
il.
– Ah ! ah ! s’écria le garde ; officier, un
messager !
Mais ce brave soldat savait bien qu’il ne
paraîtrait aucun officier, attendu que le seul qui
eût pu paraître demeurait au fond du château,
dans un petit appartement sur les jardins. Aussi se
hâta-t-il d’ajouter :
– Mon gentilhomme, l’officier est en ronde,
mais en son absence on va prévenir M. de Saint-
Remy, le maître d’hôtel.
– M. de Saint-Remy ! répéta le cavalier en
rougissant.
– Vous le connaissez ?
– Mais oui... Avertissez-le, je vous prie, pour
que ma visite soit annoncée le plus tôt possible à
Son Altesse.

25
– Il paraît que c’est pressé, dit le garde,
comme s’il se parlait à lui-même, mais dans
l’espérance d’obtenir une réponse.
Le messager fit un signe de tête affirmatif.
– En ce cas, reprit le garde, je vais moi-même
trouver le maître d’hôtel.
Le jeune homme cependant mit pied à terre, et
tandis que les autres soldats observaient avec
curiosité chaque mouvement du beau cheval qui
avait amené ce jeune homme, le soldat revint sur
ses pas en disant :
– Pardon, mon gentilhomme, mais votre nom,
s’il vous plaît ?
– Le vicomte de Bragelonne, de la part de Son
Altesse M. le prince de Condé.
Le soldat fit un profond salut, et, comme si ce
nom du vainqueur de Rocroi et de Lens lui eût
donné des ailes, il gravit légèrement le perron
pour gagner les antichambres.
M. de Bragelonne n’avait pas eu le temps
d’attacher son cheval aux barreaux de fer de ce
perron, que M. de Saint-Remy accourut hors

26
d’haleine, soutenant son gros ventre avec l’une de
ses mains, pendant que de l’autre il fendait l’air
comme un pêcheur fend les flots avec une rame.
– Ah ! monsieur le vicomte, vous à Blois !
s’écria-t-il ; mais c’est une merveille ! Bonjour,
monsieur Raoul, bonjour !
– Mille respects, monsieur de Saint-Remy.
– Que Mme de La Vall... je veux dire que Mme
de Saint-Remy va être heureuse de vous voir !
Mais venez. Son Altesse Royale déjeune ; faut-il
l’interrompre ? la chose est-elle grave ?
– Oui et non, monsieur de Saint-Remy.
Toutefois, un moment de retard pourrait causer
quelques désagréments à Son Altesse Royale.
– S’il en est ainsi, forçons la consigne,
monsieur le vicomte. Venez. D’ailleurs,
Monsieur est d’une humeur charmante
aujourd’hui. Et puis, vous nous apportez des
nouvelles, n’est-ce pas ?
– De grandes, monsieur de Saint-Remy.
– Et de bonnes, je présume ?
– D’excellentes.

27
– Venez vite, bien vite, alors ! s’écria le
bonhomme, qui se rajusta tout en cheminant.
Raoul le suivit son chapeau à la main, et un
peu effrayé du bruit solennel que faisaient ses
éperons sur les parquets de ces immenses salles.

Aussitôt qu’il eut disparu dans l’intérieur du


palais, la fenêtre de la cour se repeupla, et un
chuchotement animé trahit l’émotion des deux
jeunes filles ; bientôt elles eurent pris une
résolution, car l’une des deux figures disparut de
la fenêtre : c’était la tête brune ; l’autre demeura
derrière le balcon, cachée sous les fleurs,
regardant attentivement, par les échancrures des
branches, le perron sur lequel M. de Bragelonne
avait fait son entrée au palais.
Cependant l’objet de tant de curiosité
continuait sa route en suivant les traces du maître
d’hôtel. Un bruit de pas empressés, un fumet de
vin et de viandes, un cliquetis de cristaux et de
vaisselle l’avertirent qu’il touchait au terme de sa
course.

28
Les pages, les valets et les officiers, réunis
dans l’office qui précédait le réfectoire,
accueillirent le nouveau venu avec une politesse
proverbiale en ce pays ; quelques-uns
connaissaient Raoul, presque tous savaient qu’il
venait de Paris. On pourrait dire que son arrivée
suspendit un moment le service.
Le fait est qu’un page qui versait à boire à Son
Altesse, entendant les éperons dans la chambre
voisine, se retourna comme un enfant, sans
s’apercevoir qu’il continuait de verser, non plus
dans le verre du prince, mais sur la nappe.
Madame, qui n’était pas préoccupée comme
son glorieux époux, remarqua cette distraction du
page.
– Eh bien ! dit-elle.
– Eh bien, répéta Monsieur, que se passe-t-il
donc ?
M. de Saint-Remy, qui introduisait sa tête par
la porte, profita du moment.
– Pourquoi me dérangerait-on ? dit Gaston en
attirant à lui une tranche épaisse d’un des plus

29
gros saumons qui aient jamais remonté la Loire
pour se faire prendre entre Paimbœuf et Saint-
Nazaire.
– C’est qu’il arrive un messager de Paris. Oh !
mais, après le déjeuner de Monseigneur, nous
avons le temps.
– De Paris ! s’écria le prince en laissant
tomber sa fourchette ; un messager de Paris,
dites-vous ? Et de quelle part vient ce messager ?
– De la part de M. le prince, se hâta de dire le
maître d’hôtel.
On sait que c’est ainsi qu’on appelait M. de
Condé.
– Un messager de M. le prince ? fit Gaston
avec une inquiétude qui n’échappa à aucun des
assistants, et qui par conséquent redoubla la
curiosité générale.
Monsieur se crut peut-être ramené au temps de
ces bienheureuses conspirations où le bruit des
portes lui donnait des émotions, où toute lettre
pouvait renfermer un secret d’État, où tout
message servait une intrigue bien sombre et bien

30
compliquée. Peut-être aussi ce grand nom de M.
le prince se déploya-t-il sous les voûtes de Blois
avec les proportions d’un fantôme.
Monsieur repoussa son assiette.
– Je vais faire attendre l’envoyé ? demanda M.
de Saint-Remy.
Un coup d’œil de Madame enhardit Gaston,
qui répliqua :
– Non pas, faites-le entrer sur-le-champ, au
contraire. À propos, qui est-ce ?
– Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte
de Bragelonne.
– Ah ! oui, fort bien !... Introduisez, Saint-
Remy, introduisez.
Et lorsqu’il eut laissé tomber ces mots avec sa
gravité accoutumée, Monsieur regarda d’une
certaine façon les gens de son service, qui, tous,
pages, officiers et écuyers, quittèrent la serviette,
le couteau, le gobelet, et firent vers la seconde
chambre une retraite aussi rapide que
désordonnée.
Cette petite armée s’écarta en deux files

31
lorsque Raoul de Bragelonne, précédé de M. de
Saint-Remy, entra dans le réfectoire.
Ce court moment de solitude dans lequel cette
retraite l’avait laissé avait permis à Monseigneur
de prendre une figure diplomatique. Il ne se
retourna pas, et attendit que le maître d’hôtel eût
amené en face de lui le messager.
Raoul s’arrêta à la hauteur du bas bout de la
table, de façon à se trouver entre Monsieur et
Madame. Il fit de cette place un salut très profond
pour Monsieur, un autre très humble pour
Madame, puis se redressa et attendit que
Monsieur lui adressât la parole.
Le prince, de son côté, attendait que les portes
fussent hermétiquement fermées ; il ne voulait
pas se retourner pour s’en assurer, ce qui n’eût
pas été digne, mais il écoutait de toutes ses
oreilles le bruit de la serrure, qui lui promettait au
moins une apparence de secret.
La porte fermée, Monsieur leva les yeux sur le
vicomte de Bragelonne et lui dit :
– Il paraît que vous arrivez de Paris,

32
monsieur ?
– À l’instant, monseigneur.
– Comment se porte le roi ?
– Sa Majesté est en parfaite santé,
monseigneur.
– Et ma belle-sœur ?
– Sa Majesté la reine mère souffre toujours de
la poitrine. Toutefois, depuis un mois, il y a du
mieux.
– Que me disait-on, que vous veniez de la part
de M. le prince ? on se trompait assurément.
– Non, monseigneur. M. le prince m’a chargé
de remettre à Votre Altesse Royale une lettre que
voici, et j’en attends la réponse.
Raoul avait été un peu ému de ce froid et
méticuleux accueil ; sa voix était tombée
insensiblement au diapason de la voix basse.
Le prince oublia qu’il était cause de ce
mystère, et la peur le reprit.
Il reçut avec un coup d’œil hagard la lettre du
prince de Condé, la décacheta comme il eût

33
décacheté un paquet suspect, et, pour la lire sans
que personne pût en remarquer l’effet produit sur
sa physionomie, il se retourna.
Madame suivait avec une anxiété presque
égale à celle du prince chacune des manœuvres
de son auguste époux.
Raoul, impassible, et un peu dégagé par
l’attention de ses hôtes, regardait de sa place et
par la fenêtre ouverte devant lui les jardins et les
statues qui les peuplaient.
– Ah ! mais, s’écria tout à coup Monsieur avec
un sourire rayonnant, voilà une agréable surprise
et une charmante lettre de M. le prince ! Tenez,
madame.
La table était trop large pour que le bras du
prince joignît la main de la princesse ; Raoul
s’empressa d’être leur intermédiaire ; il le fit avec
une bonne grâce qui charma la princesse et valut
un remerciement flatteur au vicomte.
– Vous savez le contenu de cette lettre, sans
doute ? dit Gaston à Raoul.
– Oui, monseigneur ; M. le prince m’avait

34
donné d’abord le message verbalement, puis Son
Altesse a réfléchi et pris la plume.
– C’est d’une belle écriture, dit Madame, mais
je ne puis lire.
– Voulez-vous lire à Madame, monsieur de
Bragelonne, dit le duc.
– Oui, lisez, je vous prie, monsieur.
Raoul commença la lecture à laquelle
Monsieur donna de nouveau toute son attention.
La lettre était conçue en ces termes :

Monseigneur,
Le roi part pour la frontière ; vous aurez
appris que le mariage de Sa Majesté va se
conclure : le roi m’a fait l’honneur de me
nommer maréchal des logis pour ce voyage, et
comme je sais toute la joie que Sa Majesté aurait
de passer une journée à Blois, j’ose demander à
Votre Altesse Royale la permission de marquer
de ma craie le château qu’elle habite. Si
cependant l’imprévu de cette demande pouvait
causer à Votre Altesse Royale quelque embarras,

35
je la supplierai de me le mander par le messager
que j’envoie, et qui est un gentilhomme à moi, M.
le vicomte de Bragelonne. Mon itinéraire
dépendra de la résolution de Votre Altesse
Royale, et au lieu de prendre par Blois,
j’indiquerai Vendôme ou Romorantin. J’ose
espérer que Votre Altesse Royale prendra ma
demande en bonne part, comme étant
l’expression de mon dévouement sans bornes et
de mon désir de lui être agréable.

– Il n’est rien de plus gracieux pour nous, dit


Madame, qui s’était consultée plus d’une fois
pendant cette lecture dans les regards de son
époux. Le roi ici ! s’écria-t-elle un peu plus haut
peut-être qu’il n’eût fallu pour que le secret fût
gardé.
– Monsieur, dit à son tour Son Altesse,
prenant la parole, vous remercierez M. le prince
de Condé, et vous lui exprimerez toute ma
reconnaissance pour le plaisir qu’il me fait.
Raoul s’inclina.

36
– Quel jour arrive Sa Majesté ? continua le
prince.
– Le roi, monseigneur, arrivera ce soir, selon
toute probabilité.
– Mais comment alors aurait-on su ma
réponse, au cas où elle eût été négative ?
– J’avais mission, monseigneur, de retourner
en toute hâte à Beaugency pour donner
contrordre au courrier, qui fût lui-même retourné
en arrière donner contrordre à M. le prince.
– Sa Majesté est donc à Orléans ?
– Plus près, monseigneur ; Sa Majesté doit
être arrivée à Meung en ce moment.
– La cour l’accompagne ?
– Oui, monseigneur.
– À propos, j’oubliais de vous demander des
nouvelles de M. le cardinal.
– Son Éminence paraît jouir d’une bonne
santé, monseigneur.
– Ses nièces l’accompagnent sans doute ?
– Non, monseigneur ; Son Éminence a

37
ordonné à Mlles de Mancini de partir pour
Brouage ; elles suivent la rive gauche de la Loire
pendant que la cour vient par la rive droite.
– Quoi ! Mlle Marie de Mancini quitte aussi la
cour ? demanda Monsieur, dont la réserve
commençait à s’affaiblir.
– Mlle Marie de Mancini surtout, répondit
discrètement Raoul.
Un sourire fugitif, vestige imperceptible de
son ancien esprit d’intrigues brouillonnes, éclaira
les joues pâles du prince.
– Merci, monsieur de Bragelonne, dit alors
Monsieur ; vous ne voudrez peut-être pas rendre
à M. le prince la commission dont je voudrais
vous charger, à savoir que son messager m’a été
fort agréable, mais je le lui dirai moi-même.
Raoul s’inclina pour remercier Monsieur de
l’honneur qu’il lui faisait.
Monseigneur fit un signe à Madame, qui
frappa sur un timbre placé à sa droite.
Aussitôt M. de Saint-Remy entra, et la
chambre se remplit de monde.

38
– Messieurs, dit le prince, Sa Majesté me fait
l’honneur de venir passer un jour à Blois ; je
compte que le roi, mon neveu, n’aura pas à se
repentir de la faveur qu’il fait à ma maison.
– Vive le roi ! s’écrièrent avec un
enthousiasme frénétique les officiers de service,
et M. de Saint-Remy avant tous.
Gaston baissa la tête avec une sombre
tristesse ; toute sa vie, il avait dû entendre ou
plutôt subir ce cri de : « Vive le roi ! » qui passait
au-dessus de lui. Depuis longtemps, ne
l’entendant plus, il avait reposé son oreille, et
voilà qu’une royauté plus jeune, plus vivace, plus
brillante, surgissait devant lui comme une
nouvelle, comme une plus douloureuse
provocation.
Madame comprit les souffrances de ce cœur
timide et ombrageux ; elle se leva de table,
Monsieur l’imita machinalement, et tous les
serviteurs, avec un bourdonnement semblable à
celui des ruches, entourèrent Raoul pour le
questionner.
Madame vit ce mouvement et appela M. de

39
Saint-Remy.
– Ce n’est pas le moment de jaser, mais de
travailler, dit-elle avec l’accent d’une ménagère
qui se fâche.
M. de Saint-Remy s’empressa de rompre le
cercle formé par les officiers autour de Raoul, en
sorte que celui-ci put gagner l’antichambre.
– On aura soin de ce gentilhomme, j’espère,
ajouta Madame en s’adressant à M. de Saint-
Remy.
Le bonhomme courut aussitôt derrière Raoul.
– Madame nous charge de vous faire rafraîchir
ici, dit-il ; il y a en outre un logement au château
pour vous.
– Merci, monsieur de Saint-Remy, répondit
Bragelonne. Vous savez combien il me tarde
d’aller présenter mes devoirs à M. le comte mon
père.
– C’est vrai, c’est vrai, monsieur Raoul,
présentez-lui en même temps mes bien humbles
respects, je vous prie.
Raoul se débarrassa encore du vieux

40
gentilhomme et continua son chemin.
Comme il passait sous le porche tenant son
cheval par la bride, une petite voix l’appela du
fond d’une allée obscure.
– Monsieur Raoul ! dit la voix.
Le jeune homme se retourna surpris, et vit une
jeune fille brune qui appuyait un doigt sur ses
lèvres et qui lui tendait la main.
Cette jeune fille lui était inconnue.

41
3

L’entrevue

Raoul fit un pas vers la jeune fille qui


l’appelait ainsi.
– Mais mon cheval, madame ? dit-il.
– Vous voilà bien embarrassé ! Sortez ; il y a
un hangar dans la première cour, attachez là votre
cheval et venez vite.
– J’obéis, madame.
Raoul ne fut pas quatre minutes à faire ce
qu’on lui avait recommandé ; il revint à la petite
porte, où, dans l’obscurité, il revit sa conductrice
mystérieuse qui l’attendait sur les premiers
degrés d’un escalier tournant.
– Êtes-vous assez brave pour me suivre,
monsieur le chevalier errant ? demanda la jeune
fille en riant du moment d’hésitation qu’avait

42
manifesté Raoul.
Celui-ci répondit en s’élançant derrière elle
dans l’escalier sombre. Ils gravirent ainsi trois
étages, lui derrière elle, effleurant de ses mains,
lorsqu’il cherchait la rampe, une robe de soie qui
frôlait aux deux parois de l’escalier. À chaque
faux pas de Raoul, sa conductrice lui criait un
chut ! sévère et lui tendait une main douce et
parfumée.
– On monterait ainsi jusqu’au donjon du
château sans s’apercevoir de la fatigue, dit Raoul.
– Ce qui signifie, monsieur, que vous êtes fort
intrigué, fort las et fort inquiet ; mais rassurez-
vous, nous voici arrivés.
La jeune fille poussa une porte qui, sur-le-
champ, sans transition aucune, emplit d’un flot de
lumière le palier de l’escalier au haut duquel
Raoul apparaissait, tenant la rampe. La jeune fille
marchait toujours, il la suivit ; elle entra dans une
chambre, Raoul entra comme elle.
Aussitôt qu’il fut dans le piège, il entendit
pousser un grand cri, se retourna, et vit à deux

43
pas de lui, les mains jointes, les yeux fermés,
cette belle jeune fille blonde, aux prunelles
bleues, aux blanches épaules, qui, le
reconnaissant, l’avait appelé Raoul !
Il la vit et devina tant d’amour, tant de
bonheur dans l’expression de ses yeux, qu’il se
laissa tomber à genoux tout au milieu de la
chambre, en murmurant de son côté le nom de
Louise.
– Ah ! Montalais ! Montalais ! soupira celle-
ci, c’est un grand péché que de tromper ainsi.
– Moi ! je vous ai trompée ?
– Oui, vous me dites que vous allez savoir en
bas des nouvelles, et vous faites monter ici
Monsieur !
– Il le fallait bien. Comment eût-il reçu sans
cela la lettre que vous lui écriviez ?
Et elle désignait du doigt cette lettre qui était
encore sur la table. Raoul fit un pas pour la
prendre ; Louise, plus rapide, bien qu’elle se fût
élancée avec une hésitation classique assez
remarquable, allongea la main pour l’arrêter.

44
Raoul rencontra donc cette main toute tiède et
toute tremblante ; il la prit dans les siennes et
l’approcha si respectueusement de ses lèvres,
qu’il y déposa un souffle plutôt qu’un baiser.
Pendant ce temps, Mlle de Montalais avait pris
la lettre, l’avait pliée soigneusement, comme font
les femmes, en trois plis, et l’avait glissée dans sa
poitrine.
– N’ayez pas peur, Louise, dit-elle ; Monsieur
n’ira pas plus la prendre ici, que le défunt roi
Louis XIII ne prenait les billets dans le corsage
de Mlle de Hautefort.
Raoul rougit en voyant le sourire des deux
jeunes filles, et il ne remarqua pas que la main de
Louise était restée entre les siennes.
– Là ! dit Montalais, vous m’avez pardonné,
Louise, de vous avoir amené Monsieur ; vous,
monsieur, ne m’en voulez plus de m’avoir suivie
pour voir mademoiselle. Donc, maintenant que la
paix est faite, causons comme de vieux amis.
Présentez-moi, Louise, à M. de Bragelonne.
– Monsieur le vicomte, dit Louise avec sa

45
grâce sérieuse et son candide sourire, j’ai
l’honneur de vous présenter Mlle Aure de
Montalais, jeune fille d’honneur de Son Altesse
Royale Madame, et de plus mon amie, mon
excellente amie.
Raoul salua cérémonieusement.
– Et moi ! Louise, dit-il, ne me présentez-vous
pas aussi à Mademoiselle ?
– Oh ! elle vous connaît ! elle connaît tout !
Ce mot naïf fit rire Montalais et soupirer de
bonheur Raoul, qui l’avait interprété ainsi : Elle
connaît tout notre amour.
– Les politesses sont faites, monsieur le
vicomte, dit Montalais ; voici un fauteuil, et
dites-nous bien vite la nouvelle que vous nous
apportez ainsi courant.
– Mademoiselle, ce n’est plus un secret. Le
roi, se rendant à Poitiers, s’arrête à Blois pour
visiter Son Altesse Royale.
– Le roi ici ! s’écria Montalais en frappant ses
mains l’une contre l’autre ; nous allons voir la
cour ! Concevez-vous cela, Louise ? la vraie cour

46
de Paris ! Oh ! mon Dieu ! mais quand cela,
monsieur ?
– Peut-être ce soir, mademoiselle, assurément
demain.
Montalais fit un geste de dépit.
– Pas le temps de s’ajuster ! pas le temps de
préparer une robe ! Nous sommes ici en retard
comme des Polonaises ! Nous allons ressembler à
des portraits du temps de Henri IV !... Ah !
monsieur, la méchante nouvelle que vous nous
apportez là !
– Mesdemoiselles, vous serez toujours belles.
– C’est fade !... nous serons toujours belles,
oui, parce que la nature nous a faites passables ;
mais nous serons ridicules, parce que la mode
nous aura oubliées... Hélas ! ridicules ! l’on me
verra ridicule, moi ?
– Qui cela ? dit naïvement Louise.
– Qui cela ? vous êtes étrange, ma chère !...
Est-ce une question à m’adresser ? On, veut dire
tout le monde ; on, veut dire les courtisans, les
seigneurs ; on, veut dire le roi.

47
– Pardon, ma bonne amie, mais comme ici
tout le monde a l’habitude de nous voir telles que
nous sommes...
– D’accord ; mais cela va changer, et nous
serons ridicules, même pour Blois ; car près de
nous on va voir les modes de Paris, et l’on
comprendra que nous sommes à la mode de
Blois ! C’est désespérant !
– Consolez-vous, mademoiselle.
– Ah ! baste ! au fait, tant pis pour ceux qui ne
me trouveront pas à leur goût ! dit
philosophiquement Montalais.
– Ceux-là seraient bien difficiles, répliqua
Raoul fidèle à son système de galanterie
régulière.
– Merci, monsieur le vicomte. Nous disions
donc que le roi vient à Blois ?
– Avec toute la cour.
– Mlles de Mancini y seront-elles ?
– Non pas, justement.
– Mais puisque le roi, dit-on, ne peut se passer

48
de Mlle Marie ?
– Mademoiselle, il faudra bien que le roi s’en
passe. M. le cardinal le veut. Il exile ses nièces à
Brouage.
– Lui ! l’hypocrite !
– Chut ! dit Louise en collant son doigt sur ses
lèvres roses.
– Bah ! personne ne peut m’entendre. Je dis
que le vieux Mazarino Mazarini est un hypocrite
qui grille de faire sa nièce reine de France.
– Mais non, mademoiselle, puisque M. le
cardinal, au contraire, fait épouser à Sa Majesté
l’infante Marie-Thérèse.
Montalais regarda en face Raoul et lui dit :
– Vous croyez à ces contes, vous autres
Parisiens ? Allons, nous sommes plus forts que
vous à Blois.
– Mademoiselle, si le roi dépasse Poitiers et
part pour l’Espagne, si les articles du contrat de
mariage sont arrêtés entre don Luis de Haro et
Son Éminence, vous entendez bien que ce ne sont
plus des jeux d’enfant.

49
– Ah çà ! mais le roi est le roi, je suppose ?
– Sans doute, mademoiselle, mais le cardinal
est le cardinal.
– Ce n’est donc pas un homme, que le roi ? Il
n’aime donc pas Marie de Mancini ?
– Il l’adore.
– Eh bien ! il l’épousera ; nous aurons la
guerre avec l’Espagne ; M. Mazarin dépensera
quelques-uns des millions qu’il a de côté ; nos
gentilshommes feront des prouesses à l’encontre
des fiers Castillans, et beaucoup nous reviendront
couronnés de lauriers, et que nous couronnerons
de myrte. Voilà comme j’entends la politique.
– Montalais, vous êtes une folle, dit Louise, et
chaque exagération vous attire, comme le feu
attire les papillons.
– Louise, vous êtes tellement raisonnable que
vous n’aimerez jamais.
– Oh ! fit Louise avec un tendre reproche,
comprenez donc, Montalais ! La reine mère
désire marier son fils avec l’infante ; voulez vous
que le roi désobéisse à sa mère ? Est-il d’un cœur

50
royal comme le sien de donner le mauvais
exemple ? Quand les parents défendent l’amour,
chassons l’amour !
Et Louise soupira ; Raoul baissa les yeux d’un
air contraint. Montalais se mit à rire.
– Moi, je n’ai pas de parents, dit-elle.
– Vous savez sans doute des nouvelles de la
santé de M. le comte de La Fère, dit Louise à la
suite de ce soupir, qui avait tant révélé de
douleurs dans son éloquente expansion.
– Non, mademoiselle, répliqua Raoul, je n’ai
pas encore rendu visite à mon père ; mais j’allais
à sa maison, quand Mlle de Montalais a bien
voulu m’arrêter ; j’espère que M. le comte se
porte bien. Vous n’avez rien ouï dire de fâcheux,
n’est-ce pas ?
– Rien, monsieur Raoul, rien, Dieu merci !
Ici s’établit un silence pendant lequel deux
âmes qui suivaient la même idée s’entendirent
parfaitement, même sans l’assistance d’un seul
regard.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup

51
Montalais, on monte !...
– Qui cela peut-il être ? dit Louise en se levant
tout inquiète.
– Mesdemoiselles, je vous gêne beaucoup ;
j’ai été bien indiscret sans doute, balbutia Raoul,
fort mal à son aise.
– C’est un pas lourd, dit Louise.
– Ah ! si ce n’est que M. Malicorne, répliqua
Montalais, ne nous dérangeons pas.
Louise et Raoul se regardèrent pour se
demander ce que c’était que M. Malicorne.
– Ne vous inquiétez pas, poursuivit Montalais,
il n’est pas jaloux.
– Mais, mademoiselle... dit Raoul.
– Je comprends... Eh bien ! il est aussi discret
que moi.
– Mon Dieu ! s’écria Louise, qui avait appuyé
son oreille sur la porte entrebâillée, je reconnais
les pas de ma mère !
– Mme de Saint-Remy ! Où me cacher ? dit
Raoul, en sollicitant vivement la robe de

52
Montalais, qui semblait un peu avoir perdu la
tête.
– Oui, dit celle-ci, oui, je reconnais aussi les
patins qui claquent. C’est notre excellente
mère !... Monsieur le vicomte, c’est bien
dommage que la fenêtre donne sur un pavé et
cela à cinquante pieds de haut.
Raoul regarda le balcon d’un air égaré, Louise
saisit son bras et le retint.
– Ah çà ! suis-je folle ! dit Montalais, n’ai-je
pas l’armoire aux robes de cérémonie ! Elle a
vraiment l’air d’être faite pour cela.
Il était temps, Mme de Saint-Remy montait
plus vite qu’à l’ordinaire ; elle arriva sur le palier
au moment où Montalais, comme dans les scènes
de surprises, fermait l’armoire en appuyant son
corps sur la porte.
– Ah ! s’écria Mme de Saint-Remy, vous êtes
ici, Louise ?
– Oui ! madame, répondit-elle, plus pâle que si
elle eût été convaincue d’un grand crime.
– Bon ! bon !

53
– Asseyez-vous, madame, dit Montalais en
offrant un fauteuil à Mme de Saint-Remy, et en le
plaçant de façon qu’elle tournât le dos à
l’armoire.
– Merci, mademoiselle Aure, merci ; venez
vite, ma fille, allons.
– Où voulez-vous donc que j’aille, madame ?
– Mais, au logis ; ne faut-il pas préparer votre
toilette ?
– Plaît-il ? fit Montalais, se hâtant de jouer la
surprise, tant elle craignait de voir Louise faire
quelque sottise.
– Vous ne savez donc pas la nouvelle ? dit
me
M de Saint-Remy.
– Quelle nouvelle, madame, voulez-vous que
deux filles apprennent en ce colombier ?
– Quoi !... vous n’avez vu personne ?...
– Madame, vous parlez par énigmes et vous
nous faites mourir à petit feu ! s’écria Montalais,
qui, effrayée de voir Louise de plus en plus pâle,
ne savait à quel saint se vouer.

54
Enfin elle surprit de sa compagne un regard
parlant, un de ces regards qui donneraient de
l’intelligence à un mur. Louise indiquait à son
amie le chapeau, le malencontreux chapeau de
Raoul qui se pavanait sur la table.
Montalais se jeta au-devant, et, le saisissant de
sa main gauche, le passa derrière elle dans la
droite, et le cacha ainsi tout en parlant.
– Eh bien ! dit Mme de Saint-Remy, un courrier
nous arrive qui annonce la prochaine arrivée du
roi. Çà, mesdemoiselles, il s’agit d’être belles !
– Vite ! vite ! s’écria Montalais, suivez Mme
votre mère, Louise, et me laissez ajuster ma robe
de cérémonie.
Louise se leva, sa mère la prit par la main et
l’entraîna sur le palier.
– Venez, dit-elle.
Et tout bas :
– Quand je vous défends de venir chez
Montalais, pourquoi y venez-vous ?
– Madame, c’est mon amie. D’ailleurs,
j’arrivais.

55
– On n’a fait cacher personne devant vous ?
– Madame !
– J’ai vu un chapeau d’homme, vous dis-je ;
celui de ce drôle, de ce vaurien !
– Madame ! s’écria Louise.
– De ce fainéant de Malicorne ! Une fille
d’honneur fréquenter ainsi... fi !
Et les voix se perdirent dans les profondeurs
du petit escalier. Montalais n’avait pas perdu un
mot de ces propos que l’écho lui renvoyait
comme par un entonnoir.
Elle haussa les épaules, et, voyant Raoul qui,
sorti de sa cachette, avait écouté aussi :
– Pauvre Montalais ! dit-elle, victime de
l’amitié !... Pauvre Malicorne !... victime de
l’amour !
Elle s’arrêta sur la mine tragi-comique de
Raoul, qui s’en voulut d’avoir en un jour surpris
tant de secrets.
– Oh ! mademoiselle, dit-il, comment
reconnaître vos bontés ?

56
– Nous ferons quelque jour nos comptes,
répliqua-t-elle ; pour le moment, gagnez au pied,
monsieur de Bragelonne, car Mme de Saint-Remy
n’est pas indulgente, et quelque indiscrétion de sa
part pourrait amener ici une visite domiciliaire
fâcheuse pour nous tous. Adieu !
– Mais Louise... comment savoir ?...
– Allez ! allez ! le roi Louis XI savait bien ce
qu’il faisait lorsqu’il inventa la poste.
– Hélas ! dit Raoul.
– Et ne suis-je pas là, moi, qui vaux toutes les
postes du royaume ? Vite ! à votre cheval ! et que
si Mme de Saint-Remy remonte pour me faire de
la morale, elle ne vous trouve plus ici.
– Elle le dirait à mon père, n’est-ce pas ?
murmura Raoul.
– Et vous seriez grondé ! Ah ! vicomte, on
voit bien que vous venez de la cour : vous êtes
peureux comme le roi. Peste ! à Blois, nous nous
passons mieux que cela du consentement de
papa ! Demandez à Malicorne.
Et, sur ces mots, la folle jeune fille mit Raoul

57
à la porte par les épaules ; celui-ci se glissa le
long du porche, retrouva son cheval, sauta dessus
et partit comme s’il eût les huit gardes de
Monsieur à ses trousses.

58
4

Le père et le fils

Raoul suivit la route bien connue, bien chère à


sa mémoire, qui conduisait de Blois à la maison
du comte de La Fère.
Le lecteur nous dispensera d’une description
nouvelle de cette habitation. Il y a pénétré avec
nous en d’autres temps ; il la connaît1. Seulement,
depuis le dernier voyage que nous y avons fait,
les murs avaient pris une teinte plus grise, et la
brique des tons de cuivre plus harmonieux ; les
arbres avaient grandi, et tel autrefois allongeait
ses bras grêles par-dessus les haies, qui
maintenant, arrondi, touffu, luxuriant, jetait au
loin, sous ses rameaux gonflés de sève, l’ombre
épaisse des fleurs ou des fruits pour le passant.

1
Voir Vingt ans après, chap. XV.

59
Raoul aperçut au loin le toit aigu, les deux
petites tourelles, le colombier dans les ormes, et
les volées de pigeons qui tournoyaient
incessamment, sans pouvoir le quitter jamais,
autour du cône de briques, pareils aux doux
souvenirs qui voltigent autour d’une âme sereine.
Lorsqu’il s’approcha, il entendit le bruit des
poulies qui grinçaient sous le poids des seaux
massifs ; il lui sembla aussi entendre le
mélancolique gémissement de l’eau qui retombe
dans le puits, bruit triste, funèbre, solennel, qui
frappe l’oreille de l’enfant et du poète rêveurs,
que les Anglais appellent splash, les poètes
arabes gasgachau, et que nous autres Français,
qui voudrions bien être poètes, nous ne pouvons
traduire que par une périphrase : le bruit de l’eau
tombant dans l’eau.
Il y avait plus d’un an que Raoul n’était venu
voir son père. Il avait passé tout ce temps chez M.
le prince.
En effet, après toutes ces émotions de la
Fronde dont nous avons autrefois essayé de
reproduire la première période, Louis de Condé

60
avait fait avec la cour une réconciliation
publique, solennelle et franche. Pendant tout le
temps qu’avait duré la rupture de M. le prince
avec le roi, M. le prince, qui s’était depuis
longtemps affectionné à Bragelonne, lui avait
vainement offert tous les avantages qui peuvent
éblouir un jeune homme. Le comte de La Fère,
toujours fidèle à ses principes de loyauté et de
royauté, développés un jour devant son fils dans
les caveaux de Saint-Denis, le comte de La Fère,
au nom de son fils, avait toujours refusé. Il y
avait plus ; au lieu de suivre M. de Condé dans sa
rébellion, le vicomte avait suivi M. de Turenne,
combattant pour le roi. Puis, lorsque M. de
Turenne, à son tour, avait paru abandonner la
cause royale, il avait quitté M. de Turenne,
comme il avait fait de M. de Condé. Il résultait de
cette ligne invariable de conduite que, comme
jamais Turenne et Condé n’avaient été
vainqueurs l’un de l’autre que sous les drapeaux
du roi, Raoul avait, si jeune qu’il fût encore, dix
victoires inscrites sur l’état de ses services, et pas
une défaite dont sa bravoure et sa conscience
eussent à souffrir.

61
Donc Raoul avait, selon le vœu de son père,
servi opiniâtrement et passivement la fortune du
roi Louis XIV, malgré toutes les tergiversations,
qui étaient endémiques et, on peut dire,
inévitables à cette époque.
M. de Condé, rentré en grâce, avait usé de
tout, d’abord de son privilège d’amnistie pour
redemander beaucoup de choses qui lui avaient
été accordées et, entre autres choses, Raoul.
Aussitôt M. le comte de La Fère, dans son bon
sens inébranlable, avait renvoyé Raoul au prince
de Condé.
Un an donc s’était écoulé depuis la dernière
séparation du père et du fils ; quelques lettres
avaient adouci, mais non guéri, les douleurs de
son absence. On a vu que Raoul laissait à Blois
un autre amour que l’amour filial.
Mais rendons-lui cette justice que, sans le
hasard et Mlle de Montalais, deux démons
tentateurs, Raoul, après le message accompli, se
fût mis à galoper vers la demeure de son père en
retournant la tête sans doute, mais sans s’arrêter
un seul instant, eût-il vu Louise lui tendre les

62
bras.
Aussi, la première partie du trajet fut-elle
donnée par Raoul au regret du passé qu’il venait
de quitter si vite, c’est-à-dire à l’amante ; l’autre
moitié à l’ami qu’il allait retrouver, trop
lentement au gré de ses désirs.
Raoul trouva la porte du jardin ouverte et
lança son cheval sous l’allée, sans prendre garde
aux grands bras que faisait, en signe de colère, un
vieillard vêtu d’un tricot de laine violette et coiffé
d’un large bonnet de velours râpé. Ce vieillard,
qui sarclait de ses doigts une plate-bande de
rosiers nains et de marguerites, s’indignait de voir
un cheval courir ainsi dans ses allées sablées et
ratissées.
Il hasarda même un vigoureux hum ! qui fit
retourner le cavalier. Ce fut alors un changement
de scène ; car aussitôt qu’il eut vu le visage de
Raoul, ce vieillard se redressa et se mit à courir
dans la direction de la maison avec des
grognements interrompus qui semblaient être
chez lui le paroxysme d’une joie folle. Raoul
arriva aux écuries, remit son cheval à un petit

63
laquais, et enjamba le perron avec une ardeur qui
eût bien réjoui le cœur de son père.
Il traversa l’antichambre, la salle à manger et
le salon sans trouver personne ; enfin, arrivé à la
porte de M. le comte de La Fère, il heurta
impatiemment et entra presque sans attendre le
mot Entrez ! que lui jeta une voix grave et douce
tout à la fois.
Le comte était assis devant une table couverte
de papiers et de livres : c’était bien toujours le
noble et le beau gentilhomme d’autrefois, mais le
temps avait donné à sa noblesse, à sa beauté, un
caractère plus solennel et plus distinct. Un front
blanc et sans rides sous ses longs cheveux plus
blancs que noirs, un œil perçant et doux sous des
cils de jeune homme, la moustache fine et à peine
grisonnante, encadrant des lèvres d’un modèle
pur et délicat, comme si jamais elles n’eussent été
crispées par les passions mortelles ; une taille
droite et souple, une main irréprochable mais
amaigrie, voilà quel était encore l’illustre
gentilhomme dont tant de bouches illustres
avaient fait l’éloge sous le nom d’Athos. Il

64
s’occupait alors de corriger les pages d’un cahier
manuscrit, tout entier rempli de sa main.
Raoul saisit son père par les épaules, par le
cou, comme il put, et l’embrassa si tendrement, si
rapidement, que le comte n’eut pas la force ni le
temps de se dégager, ni de surmonter son
émotion paternelle.
– Vous ici, vous voici, Raoul ! dit-il, est-ce
bien possible ?
– Oh ! monsieur, monsieur, quelle joie de vous
revoir !
– Vous ne me répondez pas, vicomte. Avez-
vous un congé, pour être à Blois, ou bien est-il
arrivé quelque malheur à Paris ?
– Dieu merci ! monsieur, répliqua Raoul en se
calmant peu à peu, il n’est rien arrivé que
d’heureux ; le roi se marie, comme j’ai eu
l’honneur de vous le mander dans ma dernière
lettre, et il part pour l’Espagne. Sa Majesté
passera par Blois.
– Pour rendre visite à Monsieur ?

65
– Oui, monsieur le comte. Aussi, craignant de
le prendre à l’improviste, ou désirant lui être
particulièrement agréable, M. le prince m’a-t-il
envoyé pour préparer les logements.
– Vous avez vu Monsieur ? demanda le comte
vivement.
– J’ai eu cet honneur.
– Au château ?
– Oui, monsieur, répondit Raoul en baissant
les yeux, parce que, sans doute, il avait senti dans
l’interrogation du comte plus que de la curiosité.
– Ah ! vraiment, vicomte ?... Je vous fais mon
compliment.
Raoul s’inclina.
– Mais vous avez encore vu quelqu’un à
Blois ?
– Monsieur, j’ai vu Son Altesse Royale,
Madame.
– Très bien. Ce n’est pas de Madame que je
parle.

66
Raoul rougit extrêmement et ne répondit
point.
– Vous ne m’entendez pas, à ce qu’il paraît,
monsieur le vicomte ? insista M. de La Fère sans
accentuer plus nerveusement sa question, mais en
forçant l’expression un peu plus sévère de son
regard.
– Je vous entends parfaitement, monsieur,
répliqua Raoul, et si je prépare ma réponse, ce
n’est pas que je cherche un mensonge, vous le
savez, monsieur.
– Je sais que vous ne mentez jamais. Aussi, je
dois m’étonner que vous preniez un si long temps
pour me dire oui ou non.
– Je ne puis vous répondre qu’en vous
comprenant bien, et si je vous ai bien compris,
vous allez recevoir en mauvaise part mes
premières paroles. Il vous déplaît sans doute,
monsieur le comte, que j’aie vu...
– Mlle de La Vallière, n’est-ce pas ?
– C’est d’elle que vous voulez parler, je le sais
bien, monsieur le comte, dit Raoul avec une

67
inexprimable douceur.
– Et je vous demande si vous l’avez vue.
– Monsieur, j’ignorais absolument, lorsque
j’entrai au château, que Mlle de La Vallière pût
s’y trouver ; c’est seulement en m’en retournant,
après ma mission achevée, que le hasard nous a
mis en présence. J’ai eu l’honneur de lui
présenter mes respects.
– Comment s’appelle le hasard qui vous a
réuni à Mlle de La Vallière ?
– Mlle de Montalais, monsieur.
– Qu’est-ce que Mlle de Montalais ?
– Une jeune personne que je ne connaissais
pas, que je n’avais jamais vue. Elle est fille
d’honneur de Madame.
– Monsieur le vicomte, je ne pousserai pas
plus loin mon interrogatoire, que je me reproche
déjà d’avoir fait durer. Je vous avais recommandé
d’éviter Mlle de La Vallière, et de ne la voir
qu’avec mon autorisation. Oh ! je sais que vous
m’avez dit vrai, et que vous n’avez pas fait une
démarche pour vous rapprocher d’elle. Le hasard

68
m’a fait du tort ; je n’ai pas à vous accuser. Je me
contenterai donc de ce que je vous ai déjà dit
concernant cette demoiselle. Je ne lui reproche
rien, Dieu m’en est témoin ; seulement il n’entre
pas dans mes desseins que vous fréquentiez sa
maison. Je vous prie encore une fois, mon cher
Raoul, de l’avoir pour entendu.
On eût dit que l’œil si limpide et si pur de
Raoul se troublait à cette parole.
– Maintenant, mon ami, continua le comte
avec son doux sourire et sa voix habituelle,
parlons d’autre chose. Vous retournez peut-être à
votre service ?
– Non, monsieur, je n’ai plus qu’à demeurer
auprès de vous tout aujourd’hui. M. le prince ne
m’a heureusement fixé d’autre devoir que celui-
là, qui était si bien d’accord avec mes désirs.
– Le roi se porte bien ?
– À merveille.
– Et M. le Prince aussi ?
– Comme toujours, monsieur.

69
Le comte oubliait Mazarin : c’était une vieille
habitude.
– Eh bien ! Raoul, puisque vous n’êtes plus
qu’à moi, je vous donnerai, de mon côté, toute
ma journée. Embrassez-moi... encore... encore...
Vous êtes chez vous, vicomte... Ah ! voici notre
vieux Grimaud !... Venez, Grimaud, M. le
vicomte veut vous embrasser aussi.
Le grand vieillard ne se le fit pas répéter ; il
accourait les bras ouverts. Raoul lui épargna la
moitié du chemin.
– Maintenant, voulez-vous que nous passions
au jardin, Raoul ? Je vous montrerai le nouveau
logement que j’ai fait préparer pour vous à vos
congés, et, tout en regardant les plantations de cet
hiver et deux chevaux de main que j’ai changés,
vous me donnerez des nouvelles de nos amis de
Paris.
Le comte ferma son manuscrit, prit le bras du
jeune homme et passa au jardin avec lui.
Grimaud regarda mélancoliquement partir
Raoul, dont la tête effleurait presque la traverse

70
de la porte, et, tout en caressant sa royale
blanche, il laissa échapper ce mot profond :
– Grandi !

71
5

Où il sera parlé de Cropoli, de Cropole


et d’un grand peintre inconnu

Tandis que le comte de La Fère visite avec


Raoul les nouveaux bâtiments qu’il a fait bâtir, et
les chevaux neufs qu’il a fait acheter, nos lecteurs
nous permettront de les ramener à la ville de
Blois et de les faire assister au mouvement
inaccoutumé qui agitait la ville.
C’était surtout dans les hôtels que s’était fait
sentir le contrecoup de la nouvelle apportée par
Raoul.
En effet, le roi et la cour à Blois, c’est-à-dire
cent cavaliers, dix carrosses, deux cents chevaux,
autant de valets que de maîtres, où se caserait tout
ce monde, où se logeraient tous ces
gentilshommes des environs qui allaient arriver

72
dans deux ou trois heures peut-être, aussitôt que
la nouvelle aurait élargi le centre de son
retentissement, comme ces circonférences
croissantes que produit la chute d’une pierre dans
l’eau d’un lac tranquille ?
Blois, aussi paisible le matin, nous l’avons vu,
que le lac le plus calme du monde, à l’annonce de
l’arrivée royale, s’emplit soudain de tumulte et de
bourdonnement.
Tous les valets du château, sous l’inspection
des officiers, allaient en ville quérir les
provisions, et dix courriers à cheval galopaient
vers les réserves de Chambord pour chercher le
gibier, aux pêcheries du Beuvron pour le poisson,
aux serres de Cheverny pour les fleurs et pour les
fruits.
On tirait du garde-meuble les tapisseries
précieuses, les lustres à grands chaînons dorés ;
une armée de pauvres balayaient les cours et
lavaient les devantures de pierre, tandis que leurs
femmes foulaient les prés au-delà de la Loire
pour récolter des jonchées de verdure et de fleurs
des champs. Toute la ville, pour ne pas demeurer

73
au-dessous de ce luxe de propreté, faisait sa
toilette à grand renfort de brosses, de balais et
d’eau.
Les ruisseaux de la ville supérieure, gonflés
par ces lotions continues, devenaient fleuves au
bas de la ville, et le petit pavé, parfois très
boueux, il faut le dire, se nettoyait, se diamantait
aux rayons amis du soleil.
Enfin, les musiques se préparaient, les tiroirs
se vidaient ; on accaparait chez les marchands
cires, rubans et nœuds d’épées ; les ménagères
faisaient provision de pain, de viandes et
d’épices. Déjà même bon nombre de bourgeois,
dont la maison était garnie comme pour soutenir
un siège, n’ayant plus à s’occuper de rien,
endossaient des habits de fête et se dirigeaient
vers la porte de la ville pour être les premiers à
signaler ou à voir le cortège. Ils savaient bien que
le roi n’arriverait qu’à la nuit, peut-être même au
matin suivant. Mais qu’est-ce que l’attente, sinon
une sorte de folie, et qu’est-ce que la folie, sinon
un excès d’espoir ?
Dans la ville basse, à cent pas à peine du

74
château des États, entre le mail et le château, dans
une rue assez belle qui s’appelait alors rue
Vieille, et qui devait en effet être bien vieille,
s’élevait un vénérable édifice, à pignon aigu, à
forme trapue et large ornée de trois fenêtres sur la
rue au premier étage, de deux au second, et d’un
petit œil-de-bœuf au troisième.
Sur les côtés de ce triangle on avait
récemment construit un parallélogramme assez
vaste qui empiétait sans façon sur la rue, selon les
us tout familiers de l’édilité d’alors. La rue s’en
voyait bien rétrécie d’un quart, mais la maison
s’en trouvait élargie de près de moitié ; n’est-ce
pas là une compensation suffisante ?
Une tradition voulait que cette maison à
pignon aigu fût habitée, du temps de Henri III,
par un conseiller des États que la reine Catherine
était venue, les uns disent visiter, les autres
étrangler. Quoi qu’il en soit, la bonne dame avait
dû poser un pied circonspect sur le seuil de ce
bâtiment.
Après le conseiller mort par strangulation ou
mort naturellement, il n’importe, la maison avait

75
été vendue, puis abandonnée, enfin isolée des
autres maisons de la rue. Vers le milieu du règne
de Louis XIII seulement, un Italien nommé
Cropoli, échappé des cuisines du maréchal
d’Ancre1, était venu s’établir en cette maison. Il y
avait fondé une petite hôtellerie où se fabriquait
un macaroni tellement raffiné, qu’on en venait
quérir ou manger là de plusieurs lieues à la ronde.
L’illustration de la maison était venue de ce
que la reine Marie de Médicis, prisonnière,
comme on sait, au château des États, en avait
envoyé chercher une fois.
C’était précisément le jour où elle s’était
évadée par la fameuse fenêtre. Le plat de
macaroni était resté sur la table, effleuré
seulement par la bouche royale.
De cette double faveur faite à la maison
triangulaire, d’une strangulation et d’un
macaroni, l’idée était venue au pauvre Cropoli de
nommer son hôtellerie d’un titre pompeux. Mais

1
Concino Concini, maréchal d’Ancre, fut assassiné par
Vitry le 24 avril 1617.

76
sa qualité d’Italien n’était pas une
recommandation en ce temps-là, et son peu de
fortune soigneusement cachée l’empêchait de se
mettre trop en évidence.
Quand il se vit près de mourir, ce qui arriva en
1643, après la mort du roi Louis XIII, il fit venir
son fils, jeune marmiton de la plus belle
espérance, et, les larmes aux yeux, il lui
recommanda de bien garder le secret du
macaroni, de franciser son nom, d’épouser une
Française, et enfin, lorsque l’horizon politique
serait débarrassé des nuages qui le couvraient –
on pratiquait déjà à cette époque cette figure, fort
en usage de nos jours dans les premiers Paris1 et à
la Chambre, – de faire tailler par le forgeron
voisin une belle enseigne, sur laquelle un fameux
peintre qu’il désigna tracerait deux portraits de la
reine avec ces mots en légende : Aux Médicis.
Le bonhomme Cropoli, après ces
recommandations, n’eut que la force d’indiquer à

1
Premiers Paris : article de tête, souvent politique, des
journaux parisiens.

77
son jeune successeur une cheminée sous la dalle
de laquelle il avait enfoui mille louis de dix
francs, et il expira.
Cropoli fils, en homme de cœur, supporta la
perte avec résignation et le gain sans insolence. Il
commença par accoutumer le public à faire
sonner si peu l’i final de son nom, que, la
complaisance générale aidant, on ne l’appela plus
que M. Cropole, ce qui est un nom tout français.
Ensuite il se maria, ayant justement sous la
main une petite Française dont il était amoureux,
et aux parents de laquelle il arracha une dot
raisonnable en montrant le dessous de la dalle de
la cheminée.
Ces deux premiers points accomplis, il se mit
à la recherche du peintre qui devait faire
l’enseigne.
Le peintre fut bientôt trouvé.
C’était un vieil Italien émule des Raphaël et
des Carrache, mais émule malheureux. Il se disait
de l’école vénitienne, sans doute parce qu’il
aimait fort la couleur. Ses ouvrages, dont jamais

78
il n’avait vendu un seul, tiraient l’œil à cent pas
et déplaisaient formidablement aux bourgeois, si
bien qu’il avait fini par ne plus rien faire.
Il se vantait toujours d’avoir peint une salle de
bains pour Mme la maréchale d’Ancre, et se
plaignait que cette salle eût été brûlée lors du
désastre du maréchal.
Cropoli, en sa qualité de compatriote, était
indulgent pour Pittrino. C’était le nom de
l’artiste. Peut-être avait-il vu les fameuses
peintures de la salle de bains. Toujours est-il qu’il
avait dans une telle estime, voire dans une telle
amitié, le fameux Pittrino, qu’il le retira chez lui.
Pittrino, reconnaissant et nourri de macaroni,
apprit à propager la réputation de ce mets
national, et, du temps de son fondateur, il avait
rendu par sa langue infatigable des services
signalés à la maison Cropoli.
En vieillissant, il s’attacha au fils comme au
père, et peu à peu devint l’espèce de surveillant
d’une maison où sa probité intègre, sa sobriété
reconnue, sa chasteté proverbiale, et mille autres
vertus que nous jugeons inutile d’énumérer ici,

79
lui donnèrent place éternelle au foyer, avec droit
d’inspection sur les domestiques. En outre, c’était
lui qui goûtait le macaroni, pour maintenir le goût
pur de l’antique tradition ; il faut dire qu’il ne
pardonnait pas un grain de poivre de plus, ou un
atome de parmesan en moins. Sa joie fut bien
grande le jour où, appelé à partager le secret de
Cropole fils, il fut chargé de peindre la fameuse
enseigne.
On le vit fouiller avec ardeur dans une vieille
boîte, où il retrouva des pinceaux un peu mangés
par les rats, mais encore passables, des couleurs
dans des vessies à peu près desséchées, de l’huile
de lin dans une bouteille, et une palette qui avait
appartenu autrefois au Bronzino, ce diou de la
pittoure, comme disait, dans son enthousiasme
toujours juvénile, l’artiste ultramontain.
Pittrino était grandi de toute la joie d’une
réhabilitation.
Il fit comme avait fait Raphaël, il changea de
manière et peignit à la façon d’Albane deux
déesses plutôt que deux reines. Ces dames
illustres étaient tellement gracieuses sur

80
l’enseigne, elles offraient aux regards étonnés un
tel assemblage de lis et de roses, résultat
enchanteur du changement de manière de
Pittrino ; elles affectaient des poses de sirènes
tellement anacréontiques, que le principal
échevin, lorsqu’il fut admis à voir ce morceau
capital dans la salle de Cropole, déclara tout de
suite que ces dames étaient trop belles et d’un
charme trop animé pour figurer comme enseigne
à la vue des passants.
– Son Altesse Royale Monsieur, fut-il dit à
Pittrino, qui vient souvent dans notre ville, ne
s’arrangerait pas de voir Mme son illustre mère
aussi peu vêtue, et il vous enverrait aux oubliettes
des États, car il n’a pas toujours le cœur tendre,
ce glorieux prince. Effacez donc les deux sirènes
ou la légende, sans quoi je vous interdis
l’exhibition de l’enseigne. Cela est dans votre
intérêt, maître Cropole, et dans le vôtre, seigneur
Pittrino.
Que répondre à cela ? Il fallut remercier
l’échevin de sa gracieuseté ; c’est ce que fit
Cropole.

81
Mais Pittrino demeura sombre et déçu.
Il sentait bien ce qui allait arriver.
L’édile ne fut pas plutôt parti que Cropole, se
croisant les bras :
– Eh bien ! maître, dit-il, qu’allons-nous
faire ?
– Nous allons ôter la légende, dit tristement
Pittrino. J’ai là du noir d’ivoire excellent, ce sera
fait en un tour de main, et nous remplacerons les
Médicis par les Nymphes ou les Sirènes, comme
il vous plaira.
– Non pas, dit Cropole, la volonté de mon père
ne serait pas remplie. Mon père tenait...
– Il tenait aux figures, dit Pittrino.
– Il tenait à la légende, dit Cropole.
– La preuve qu’il tenait aux figures, c’est qu’il
les avait commandées ressemblantes, et elles le
sont, répliqua Pittrino.
– Oui, mais si elles ne l’eussent pas été, qui les
eût reconnues sans la légende ? Aujourd’hui
même que la mémoire des Blésois s’oblitère un

82
peu à l’endroit de ces personnes célèbres, qui
reconnaîtrait Catherine et Marie sans ces mots :
Aux Médicis ?
– Mais enfin, mes figures ? dit Pittrino
désespéré, car il sentait que le petit Cropole avait
raison. Je ne veux pas perdre le fruit de mon
travail.
– Je ne veux pas que vous alliez en prison et
moi dans les oubliettes.
– Effaçons Médicis, dit Pittrino suppliant.
– Non, répliqua fermement Cropole. Il me
vient une idée, une idée sublime... votre peinture
paraîtra, et ma légende aussi... Médici ne veut-il
pas dire médecin en italien ?
– Oui, au pluriel.
– Vous m’allez donc commander une autre
plaque d’enseigne chez le forgeron ; vous y
peindrez six médecins, et vous écrirez dessous :
Aux Médicis... ce qui fait un jeu de mots agréable.
– Six médecins ! Impossible ! Et la
composition ? s’écria Pittrino.
– Cela vous regarde, mais il en sera ainsi, je le

83
veux, il le faut. Mon macaroni brûle.
Cette raison était péremptoire ; Pittrino obéit.
Il composa l’enseigne des six médecins avec la
légende ; l’échevin applaudit et autorisa.
L’enseigne eut par la ville un succès fou. Ce
qui prouve bien que la poésie a toujours eu tort
devant les bourgeois, comme dit Pittrino.
Cropole, pour dédommager son peintre
ordinaire, accrocha dans sa chambre à coucher les
nymphes de la précédente enseigne, ce qui faisait
rougir Mme Cropole chaque fois qu’elle les
regardait en se déshabillant le soir.
Voilà comment la maison au pignon eut une
enseigne, voilà comment, faisant fortune,
l’hôtellerie des Médicis fut forcée de s’agrandir
du quadrilatère que nous avons dépeint. Voilà
comment il y avait à Blois une hôtellerie de ce
nom ayant pour propriétaire maître Cropole et
pour peintre ordinaire maître Pittrino.

84
6

L’inconnu

Ainsi fondée et recommandée par son


enseigne, l’hôtellerie de maître Cropole marchait
vers une solide prospérité.
Ce n’était pas une fortune immense que
Cropole avait en perspective, mais il pouvait
espérer de doubler les mille louis d’or légués par
son père, de faire mille autre louis de la vente de
la maison et du fonds, et, libre enfin, de vivre
heureux comme un bourgeois de la ville.
Cropole était âpre au gain, il accueillit en
homme fou de joie la nouvelle de l’arrivée du roi
Louis XIV.
Lui, sa femme, Pittrino et deux marmitons
firent aussitôt main basse sur tous les habitants du
colombier, de la basse-cour et des clapiers, en

85
sorte qu’on entendit dans les cours de l’Hôtellerie
des Médicis autant de lamentations et de cris que
jadis on en avait entendu dans Rama1.
Cropole n’avait pour le moment qu’un seul
voyageur.
C’était un homme de trente ans à peine, beau,
grand, austère, ou plutôt mélancolique dans
chacun de ses gestes et de ses regards.
Il était vêtu d’un habit de velours noir avec des
garnitures de jais ; un col blanc, simple comme
celui des puritains les plus sévères, faisait
ressortir la teinte mate et fine de son cou plein de
jeunesse ; une légère moustache blonde couvrait
à peine sa lèvre frémissante et dédaigneuse.
Il parlait aux gens en les regardant en face,
sans affectation, il est vrai, mais sans scrupule ;
de sorte que l’éclat de ses yeux bleus devenait
tellement insupportable que plus d’un regard se
baissait devant le sien, comme fait l’épée la plus
faible dans un combat singulier.

1
Aujourd’hui Er-Râm. Voir Matthieu, II, 18, d’après
Jérémie, XXXI, 15.

86
En ce temps où les hommes, tous créés égaux
par Dieu, se divisaient, grâce aux préjugés, en
deux castes distinctes, le gentilhomme et le
roturier, comme ils se divisent réellement en deux
races, la noire et la blanche, en ce temps, disons-
nous, celui dont nous venons d’esquisser le
portrait ne pouvait manquer d’être pris pour un
gentilhomme, et de la meilleure race. Il ne fallait
pour cela que consulter ses mains, longues,
effilées et blanches, dont chaque muscle, chaque
veine transparaissaient sous la peau au moindre
mouvement, dont les phalanges rougissaient à la
moindre crispation.

Ce gentilhomme était donc arrivé seul chez


Cropole. Il avait pris sans hésiter, sans réfléchir
même, l’appartement le plus important, que
l’hôtelier lui avait indiqué dans un but de rapacité
fort condamnable, diront les uns, fort louable,
diront les autres, s’ils admettent que Cropole fût
physionomiste et jugeât les gens à première vue.
Cet appartement était celui qui composait
toute la devanture de la vieille maison

87
triangulaire : un grand salon éclairé par deux
fenêtres au premier étage, une petite chambre à
côté, une autre au-dessus.
Or, depuis qu’il était arrivé, ce gentilhomme
avait à peine touché au repas qu’on lui avait servi
dans sa chambre. Il n’avait dit que deux mots à
l’hôte pour le prévenir qu’il viendrait un
voyageur du nom de Parry, et recommander
qu’on laissât monter ce voyageur.
Ensuite, il avait gardé un silence tellement
profond, que Cropole en avait été presque
offensé, lui qui aimait les gens de bonne
compagnie.
Enfin, ce gentilhomme s’était levé de bonne
heure le matin du jour où commence cette
histoire, et s’était mis à la fenêtre de son salon,
assis sur le rebord et appuyé sur la rampe du
balcon, regardant tristement et opiniâtrement aux
deux côtés de la rue pour guetter sans doute la
venue de ce voyageur qu’il avait signalé à l’hôte.
Il avait vu, de cette façon, passer le petit
cortège de Monsieur revenant de la chasse, puis
avait savouré de nouveau la profonde tranquillité

88
de la ville, absorbé qu’il était dans son attente.
Tout à coup, le remue-ménage des pauvres
allant aux prairies, des courriers partant, des
laveurs de pavé, des pourvoyeurs de la maison
royale, des courtauds de boutiques effarouchés et
bavards, des chariots en branle, des coiffeurs en
course et des pages en corvée ; ce tumulte et ce
vacarme l’avaient surpris, mais sans qu’il perdît
rien de cette majesté impassible et suprême qui
donne à l’aigle et au lion ce coup d’œil serein et
méprisant au milieu des hourras et des
trépignements des chasseurs ou des curieux.

Bientôt les cris des victimes égorgées dans la


basse-cour, les pas pressés de Mme Cropole dans
le petit escalier de bois si étroit et si sonore, les
allures bondissantes de Pittrino, qui, le matin
encore, fumait sur la porte avec le flegme d’un
Hollandais, tout cela donna au voyageur un
commencement de surprise et d’agitation.
Comme il se levait pour s’informer, la porte
de la chambre s’ouvrit. L’inconnu pensa que sans
doute on lui amenait le voyageur si

89
impatiemment attendu.
Il fit donc, avec une sorte de précipitation,
trois pas vers cette porte qui s’ouvrait.
Mais au lieu de la figure qu’il espérait voir, ce
fut maître Cropole qui apparut, et derrière lui,
dans la pénombre de l’escalier, le visage assez
gracieux, mais rendu trivial par la curiosité, de
Mme Cropole, qui donna un coup d’œil furtif au
beau gentilhomme et disparut.
Cropole s’avança l’air souriant, le bonnet à la
main, plutôt courbé qu’incliné.
Un geste de l’inconnu l’interrogea sans
qu’aucune parole fût prononcée.
– Monsieur, dit Cropole, je venais demander
comment dois-je dire : Votre Seigneurie, ou
Monsieur le comte, ou Monsieur le marquis ?...
– Dites « Monsieur », et dites vite, répondit
l’inconnu avec cet accent hautain qui n’admet ni
discussion ni réplique.
– Je venais donc m’informer comment
Monsieur avait passé la nuit, et si Monsieur était
dans l’intention de garder cet appartement.

90
– Oui.
– Monsieur, c’est qu’il arrive un incident sur
lequel nous n’avions pas compté.
– Lequel ?
– Sa Majesté Louis XIV entre aujourd’hui
dans notre ville et s’y repose un jour, deux jours
peut-être.
Un vif étonnement se peignit sur le visage de
l’inconnu.
– Le roi de France vient à Blois !
– Il est en route, monsieur.
– Alors, raison de plus pour que je reste, dit
l’inconnu.
– Fort bien, monsieur ; mais Monsieur garde-t-
il tout l’appartement ?
– Je ne vous comprends pas. Pourquoi aurais-
je aujourd’hui moins que je n’ai eu hier ?
– Parce que, monsieur, Votre Seigneurie me
permettra de le lui dire, hier je n’ai pas dû,
lorsque vous avez choisi votre logis, fixer un prix
quelconque qui eût fait croire à Votre Seigneurie

91
que je préjugeais ses ressources... tandis
qu’aujourd’hui...
L’inconnu rougit. L’idée lui vint sur-le-champ
qu’on le soupçonnait pauvre et qu’on l’insultait.
– Tandis qu’aujourd’hui, reprit-il froidement,
vous préjugez ?
– Monsieur, je suis un galant homme, Dieu
merci ! et, tout hôtelier que je paraisse être, il y a
en moi du sang de gentilhomme ; mon père était
serviteur et officier de feu M. le maréchal
d’Ancre. Dieu veuille avoir son âme !...
– Je ne vous conteste pas ce point, monsieur ;
seulement, je désire savoir, et savoir vite, à quoi
tendent vos questions.
– Vous êtes, monsieur, trop raisonnable pour
ne pas comprendre que notre ville est petite, que
la cour va l’envahir, que les maisons regorgeront
d’habitants, et que, par conséquent, les loyers
vont acquérir une valeur considérable.
L’inconnu rougit encore.
– Faites vos conditions, monsieur, dit-il.
– Je les fais avec scrupule, monsieur, parce

92
que je cherche un gain honnête et que je veux
faire une affaire sans être incivil ou grossier dans
mes désirs... Or, l’appartement que vous occupez
est considérable, et vous êtes seul...
– Cela me regarde.
– Oh ! bien certainement ; aussi je ne congédie
pas Monsieur.

Le sang afflua aux tempes de l’inconnu ; il


lança sur le pauvre Cropole, descendant d’un
officier de M. le maréchal d’Ancre, un regard qui
l’eût fait rentrer sous cette fameuse dalle de la
cheminée, si Cropole n’eût pas été vissé à sa
place par la question de ses intérêts.
– Voulez-vous que je parte ? expliquez-vous,
mais promptement.
– Monsieur, monsieur, vous ne m’avez pas
compris. C’est fort délicat, ce que je fais ; mais je
m’exprime mal, ou peut-être, comme Monsieur
est étranger, ce que je reconnais à l’accent...
En effet, l’inconnu parlait avec le léger
grasseyement qui est le caractère principal de

93
l’accentuation anglaise, même chez les hommes
de cette nation qui parlent le plus purement le
français.
– Comme Monsieur est étranger, dis-je, c’est
peut-être lui qui ne saisit pas les nuances de mon
discours. Je prétends que Monsieur pourrait
abandonner une ou deux des trois pièces qu’il
occupe, ce qui diminuerait son loyer de beaucoup
et soulagerait ma conscience ; en effet, il est dur
d’augmenter déraisonnablement le prix des
chambres, lorsqu’on a l’honneur de les évaluer à
un prix raisonnable.
– Combien le loyer depuis hier ?
– Monsieur, un louis, avec la nourriture et le
soin du cheval.
– Bien. Et celui d’aujourd’hui ?
– Ah ! voilà la difficulté. Aujourd’hui c’est le
jour d’arrivée du roi ; si la cour vient pour la
couchée, le jour de loyer compte. Il en résulte que
trois chambres à deux louis la pièce font six louis.
Deux louis, monsieur, ce n’est rien, mais six louis
sont beaucoup.

94
L’inconnu, de rouge qu’on l’avait vu, était
devenu très pâle.
Il tira de sa poche, avec une bravoure
héroïque, une bourse brodée d’armes, qu’il cacha
soigneusement dans le creux de sa main. Cette
bourse était d’une maigreur, d’un flasque, d’un
creux qui n’échappèrent pas à l’œil de Cropole.
L’inconnu vida cette bourse dans sa main. Elle
contenait trois louis doubles, qui faisaient une
valeur de six louis, comme l’hôtelier le
demandait.
Toutefois, c’était sept que Cropole avait
exigés.
Il regarda donc l’inconnu comme pour lui
dire : Après ?
– Il reste un louis, n’est-ce pas, maître
hôtelier ?
– Oui, monsieur, mais...
L’inconnu fouilla dans la poche de son haut-
de-chausses et la vida ; elle renfermait un petit
portefeuille, une clef d’or et quelque monnaie
blanche.

95
De cette monnaie il composa le total d’un
louis.
– Merci, monsieur, dit Cropole. Maintenant, il
me reste à savoir si Monsieur compte habiter
demain encore son appartement, auquel cas je l’y
maintiendrais ; tandis que si Monsieur n’y
comptait pas, je le promettrais aux gens de Sa
Majesté qui vont venir.
– C’est juste, fit l’inconnu après un assez long
silence, mais comme je n’ai plus d’argent, ainsi
que vous l’avez pu voir, comme cependant je
garde cet appartement, il faut que vous vendiez
ce diamant dans la ville ou que vous le gardiez en
gage.
Cropole regarda si longtemps le diamant, que
l’inconnu se hâta de dire :
– Je préfère que vous le vendiez, monsieur, car
il vaut trois cents pistoles1. Un juif, y a-t-il un juif
dans Blois ? vous en donnera deux cents, cent
cinquante même, prenez ce qu’il vous en

1
Rappelons que la pistole valait dix livres ; l’écu, trois
livres.

96
donnera, ne dût-il vous en offrir que le prix de
votre logement. Allez !
– Oh ! monsieur, s’écria Cropole, honteux de
l’infériorité subite que lui rétorquait l’inconnu par
cet abandon si noble et si désintéressé, comme
aussi par cette inaltérable patience envers tant de
chicanes et de soupçons ; oh ! monsieur, j’espère
bien qu’on ne vole pas à Blois comme vous le
paraissez croire, et le diamant s’élevant à ce que
vous dites...
L’inconnu foudroya encore une fois Cropole
de son regard azuré.
– Je ne m’y connais pas, monsieur, croyez-le
bien, s’écria celui-ci.
– Mais les joailliers s’y connaissent,
interrogez-les, dit l’inconnu. Maintenant, je crois
que nos comptes sont terminés, n’est-il pas vrai,
monsieur l’hôte ?
– Oui, monsieur, et à mon regret profond, car
j’ai peur d’avoir offensé Monsieur.
– Nullement, répliqua l’inconnu avec la
majesté de la toute puissance.

97
– Ou d’avoir paru écorcher un noble
voyageur... Faites la part, monsieur, de la
nécessité.
– N’en parlons plus, vous dis-je, et veuillez
me laisser chez moi.
Cropole s’inclina profondément et partit avec
un air égaré qui accusait chez lui un cœur
excellent et du remords véritable.

L’inconnu alla fermer lui-même la porte,


regarda, quand il fut seul, le fond de sa bourse, où
il avait pris un petit sac de soie renfermant le
diamant, sa ressource unique.
Il interrogea aussi le vide de ses poches,
regarda les papiers de son portefeuille et se
convainquit de l’absolu dénuement où il allait se
trouver.
Alors il leva les yeux au ciel avec un sublime
mouvement de calme et de désespoir, essuya de
sa main tremblante quelques gouttes de sueur qui
sillonnaient son noble front, et reporta sur la terre
un regard naguère empreint d’une majesté divine.

98
L’orage venait de passer loin de lui, peut-être
avait-il prié du fond de l’âme.
Il se rapprocha de la fenêtre, reprit sa place au
balcon, et demeura là immobile, atone, mort,
jusqu’au moment où, le ciel commençant à
s’obscurcir, les premiers flambeaux traversèrent
la rue embaumée, et donnèrent le signal de
l’illumination à toutes les fenêtres de la ville.

99
7

Parry

Comme l’inconnu regardait avec intérêt ces


lumières et prêtait l’oreille à tous ces bruits,
maître Cropole entrait dans sa chambre avec deux
valets qui dressèrent la table.
L’étranger ne fit pas la moindre attention à
eux.
Alors Cropole, s’approchant de son hôte, lui
glissa dans l’oreille avec un profond respect :
– Monsieur, le diamant a été estimé.
– Ah ! fit le voyageur. Eh bien ?
– Eh bien ! monsieur, le joaillier de Son
Altesse Royale en donne deux cent quatre-vingts
pistoles.
– Vous les avez ?

100
– J’ai cru devoir les prendre, monsieur ;
toutefois, j’ai mis dans les conditions du marché
que si Monsieur voulait garder son diamant
jusqu’à une rentrée de fonds... le diamant serait
rendu.
– Pas du tout ; je vous ai dit de le vendre.
– Alors j’ai obéi ou à peu près, puisque, sans
l’avoir définitivement vendu, j’en ai touché
l’argent.
– Payez-vous, ajouta l’inconnu.
– Monsieur, je le ferai, puisque vous l’exigez
absolument.
Un sourire triste effleura les lèvres du
gentilhomme.
– Mettez l’argent sur ce bahut, dit-il en se
détournant en même temps qu’il indiquait le
meuble du geste.
Cropole déposa un sac assez gros, sur le
contenu duquel il préleva le prix du loyer.
– Maintenant, dit-il, Monsieur ne me fera pas
la douleur de ne pas souper... Déjà le dîner a été
refusé ; c’est outrageant pour la maison des

101
Médicis. Voyez, monsieur, le repas est servi, et
j’oserai même ajouter qu’il a bon air.
L’inconnu demanda un verre de vin, cassa un
morceau de pain et ne quitta pas la fenêtre pour
manger et boire.
Bientôt l’on entendit un grand bruit de
fanfares et de trompettes ; des cris s’élevèrent au
loin, un bourdonnement confus emplit la partie
basse de la ville, et le premier bruit distinct qui
frappa l’oreille de l’étranger fut le pas des
chevaux qui s’avançaient.
– Le roi ! le roi ! répétait une foule bruyante et
pressée.
– Le roi ! répéta Cropole, qui abandonna son
hôte et ses idées de délicatesse pour satisfaire sa
curiosité.
Avec Cropole se heurtèrent et se confondirent
dans l’escalier Mme Cropole, Pittrino, les aides et
les marmitons.
Le cortège s’avançait lentement, éclairé par
des milliers de flambeaux, soit de la rue, soit des
fenêtres.

102
Après une compagnie de mousquetaires et un
corps tout serré de gentilshommes, venait la
litière de M. le cardinal Mazarin. Elle était traînée
comme un carrosse par quatre chevaux noirs.
Les pages et les gens du cardinal marchaient
derrière.
Ensuite venait le carrosse de la reine mère, ses
filles d’honneur aux portières, ses gentilshommes
à cheval des deux côtés.
Le roi paraissait ensuite, monté sur un beau
cheval de race saxonne à large crinière. Le jeune
prince montrait, en saluant à quelques fenêtres
d’où partaient les plus vives acclamations, son
noble et gracieux visage, éclairé par les
flambeaux de ses pages.
Aux côtés du roi, mais deux pas en arrière, le
prince de Condé, M. Dangeau et vingt autres
courtisans, suivis de leurs gens et de leurs
bagages, fermaient la marche véritablement
triomphale.
Cette pompe était d’une ordonnance militaire.
Quelques-uns des courtisans seulement, et

103
parmi les vieux, portaient l’habit de voyage ;
presque tous étaient vêtus de l’habit de guerre.
On en voyait beaucoup ayant le hausse-col et le
buffle comme au temps de Henri IV et de Louis
XIII.
Quand le roi passa devant lui, l’inconnu, qui
s’était penché sur le balcon pour mieux voir, et
qui avait caché son visage en l’appuyant sur son
bras, sentit son cœur se gonfler et déborder d’une
amère jalousie.
Le bruit des trompettes l’enivrait, les
acclamations populaires l’assourdissaient ; il
laissa tomber un moment sa raison dans ce flot de
lumières, de tumulte et de brillantes images.
– Il est roi, lui ! murmura-t-il avec un accent
de désespoir et d’angoisse qui dut monter
jusqu’au pied du trône de Dieu.
Puis, avant qu’il fût revenu de sa sombre
rêverie, tout ce bruit, toute cette splendeur
s’évanouirent. À l’angle de la rue il ne resta plus
au-dessous de l’étranger que des voix
discordantes et enrouées qui criaient encore par
intervalles : « Vive le roi ! »

104
Il resta aussi les six chandelles que tenaient les
habitants de l’Hôtellerie des Médicis, savoir :
deux chandelles pour Cropole, une pour Pittrino,
une pour chaque marmiton.
Cropole ne cessait de répéter :
– Qu’il est bien, le roi, et qu’il ressemble à feu
son illustre père !
– En beau, disait Pittrino.
– Et qu’il a une fière mine ! ajoutait Mme
Cropole, déjà en promiscuité de commentaires
avec les voisins et les voisines.
Cropole alimentait ces propos de ses
observations personnelles, sans remarquer qu’un
vieillard à pied, mais traînant un petit cheval
irlandais par la bride, essayait de fendre le groupe
de femmes et d’hommes qui stationnait devant
les Médicis.
Mais en ce moment la voix de l’étranger se fit
entendre à la fenêtre.
– Faites donc en sorte, monsieur l’hôtelier,
qu’on puisse arriver jusqu’à votre maison.

105
Cropole se retourna, vit alors seulement le
vieillard, et lui fit faire passage.
La fenêtre se ferma.
Pittrino indiqua le chemin au nouveau venu,
qui entra sans proférer une parole.
L’étranger l’attendait sur le palier, il ouvrit ses
bras au vieillard et le conduisit à un siège, mais
celui-ci résista.
– Oh ! non pas, non pas, milord, dit-il.
M’asseoir devant vous ! jamais !
– Parry, s’écria le gentilhomme, je vous en
supplie... vous qui venez d’Angleterre... de si
loin ! Ah ! ce n’est pas à votre âge qu’on devrait
subir des fatigues pareilles à celles de mon
service. Reposez-vous...
– J’ai ma réponse à vous donner avant tout,
milord.
– Parry... je t’en conjure, ne me dis rien... car
si la nouvelle eût été bonne, tu ne commencerais
pas ainsi ta phrase. Tu prends un détour, c’est que
la nouvelle est mauvaise.
– Milord, dit le vieillard, ne vous hâtez pas de

106
vous alarmer. Tout n’est pas perdu, je l’espère.
C’est de la volonté, de la persévérance qu’il faut,
c’est surtout de la résignation.
– Parry, répondit le jeune homme, je suis venu
ici seul, à travers mille pièges et mille périls :
crois-tu à ma volonté ? J’ai médité ce voyage dix
ans, malgré tous les conseils et tous les
obstacles : crois-tu à ma persévérance ? J’ai
vendu ce soir le dernier diamant de mon père, car
je n’avais plus de quoi payer mon gîte, et l’hôte
m’allait chasser.
Parry fit un geste d’indignation auquel le
jeune homme répondit par une pression de main
et un sourire.
– J’ai encore deux cent soixante-quatorze
pistoles, et je me trouve riche ; je ne désespère
pas, Parry ; crois-tu à ma résignation ?
Le vieillard leva au ciel ses mains tremblantes.
– Voyons, dit l’étranger, ne me déguise rien :
qu’est-il arrivé ?
– Mon récit sera court, milord ; mais au nom
du ciel ne tremblez pas ainsi !

107
– C’est d’impatience, Parry. Voyons, que t’a
dit le général ?
– D’abord, le général n’a pas voulu me
recevoir.
– Il te prenait pour quelque espion.
– Oui, milord, mais je lui ai écrit une lettre.
– Eh bien ?
– Il l’a reçue, il l’a lue, milord.
– Cette lettre expliquait bien ma position, mes
vœux ?
– Oh ! oui, dit Parry avec un triste sourire...
elle peignait fidèlement votre pensée.
– Alors, Parry ?...
– Alors le général m’a renvoyé la lettre par un
aide de camp, en me faisant annoncer que le
lendemain, si je me trouvais encore dans la
circonscription de son commandement, il me
ferait arrêter.
– Arrêter ! murmura le jeune homme ; arrêter !
toi, mon plus fidèle serviteur !
– Oui, milord.

108
– Et tu avais signé Parry, cependant ?
– En toutes lettres, milord ; et l’aide de camp
m’a connu à Saint-James, et, ajouta le vieillard
avec un soupir, à White Hall !
Le jeune homme s’inclina, rêveur et sombre.
– Voilà ce qu’il a fait devant ses gens, dit-il en
essayant de se donner le change... mais sous
main... de lui à toi... qu’a-t-il fait ? Réponds.
– Hélas ! milord, il m’a envoyé quatre
cavaliers qui m’ont donné le cheval sur lequel
vous m’avez vu revenir. Ces cavaliers m’ont
conduit toujours courant jusqu’au petit port de
Tenby1, m’ont jeté plutôt qu’embarqué sur un
bateau de pêche qui faisait voile vers la Bretagne
et me voici.
– Oh ! soupira le jeune homme en serrant
convulsivement de sa main nerveuse sa gorge, où
montait un sanglot... Parry, c’est tout, c’est bien
tout ?

1
Tenby, port de la baie de Carmarthen (pays de Galles), sur
le canal de Bristol.

109
– Oui, milord, c’est tout !
Il y eut après cette brève réponse de Parry un
long intervalle de silence ; on n’entendait que le
bruit du talon de ce jeune homme tourmentant le
parquet avec furie.
Le vieillard voulut tenter de changer la
conversation.
– Milord, dit-il, quel est donc tout ce bruit qui
me précédait ? Quels sont ces gens qui crient :
« Vive le roi ! »... De quel roi est-il question, et
pourquoi toutes ces lumières ?
– Ah ! Parry, tu ne sais pas, dit ironiquement
le jeune homme, c’est le roi de France qui visite
sa bonne ville de Blois ; toutes ces trompettes
sont à lui, toutes ces housses dorées sont à lui,
tous ces gentilshommes ont des épées qui sont à
lui. Sa mère le précède dans un carrosse
magnifiquement incrusté d’argent et d’or !
Heureuse mère ! Son ministre lui amasse des
millions et le conduit à une riche fiancée. Alors
tout ce peuple est joyeux, il aime son roi, il le
caresse de ses acclamations, et il crie : « Vive le
roi ! vive le roi ! »

110
– Bien ! bien ! milord, dit Parry, plus inquiet
de la tournure de cette nouvelle conversation que
de l’autre.
– Tu sais, reprit l’inconnu, que ma mère à moi,
que ma sœur, tandis que tout cela se passe en
l’honneur du roi Louis XIV, n’ont plus d’argent,
plus de pain ; tu sais que, moi, je serai misérable
et honni dans quinze jours, quand toute l’Europe
apprendra ce que tu viens de me raconter !...
Parry... y a-t-il des exemples qu’un homme de ma
condition se soit...
– Milord, au nom du Ciel !
– Tu as raison, Parry, je suis un lâche, et si je
ne fais rien pour moi, que fera Dieu ? Non, non,
j’ai deux bras, Parry, j’ai une épée...
Et il frappa violemment son bras avec sa main
et détacha son épée accrochée au mur.
– Qu’allez-vous faire, milord ?
– Parry, ce que je vais faire ? ce que tout le
monde fait dans ma famille : ma mère vit de la
charité publique, ma sœur mendie pour ma mère,

111
j’ai quelque part des frères1 qui mendient
également pour eux ; moi, l’aîné, je vais faire
comme eux tous, je m’en vais demander
l’aumône !
Et sur ces mots, qu’il coupa brusquement par
un rire nerveux et terrible, le jeune homme
ceignit son épée, prit son chapeau sur le bahut, se
fit attacher à l’épaule un manteau noir qu’il avait
porté pendant toute la route, et serrant les deux
mains du vieillard qui le regardait avec anxiété :
– Mon bon Parry, dit-il, fais-toi faire du feu,
bois, mange, dors, sois heureux ; soyons bien
heureux, mon fidèle ami, mon unique ami : nous
sommes riches comme des rois !
Il donna un coup de poing au sac de pistoles,
qui tomba lourdement par terre, se remit à rire de
cette lugubre façon qui avait tant effrayé Parry, et
tandis que toute la maison criait, chantait et se
préparait à recevoir et à installer les voyageurs
devancés par leurs laquais, il se glissa par la

1
James, duc d’York, et Henry, duc de Glocester (ou
Gloucester).

112
grande salle dans la rue, où le vieillard, qui s’était
mis à la fenêtre, le perdit de vue après une
minute.

113
8

Ce qu’était Sa Majesté Louis XIV


à l’âge de vingt-deux ans

On l’a vu par le récit que nous avons essayé


d’en faire, l’entrée du roi Louis XIV dans la ville
de Blois avait été bruyante et brillante, aussi la
jeune majesté en avait-elle paru satisfaite.
En arrivant sous le porche du château des
États, le roi y trouva, environné de ses gardes et
de ses gentilshommes, Son Altesse Royale le duc
Gaston d’Orléans, dont la physionomie,
naturellement assez majestueuse, avait emprunté
à la circonstance solennelle dans laquelle on se
trouvait un nouveau lustre et une nouvelle
dignité.
De son côté, Madame, parée de ses grands
habits de cérémonie, attendait sur un balcon

114
intérieur l’entrée de son neveu. Toutes les
fenêtres du vieux château, si désert et si morne
dans les jours ordinaires, resplendissaient de
dames et de flambeaux.
Ce fut donc au bruit des tambours, des
trompettes et des vivats, que le jeune roi franchit
le seuil de ce château, dans lequel Henri III,
soixante-douze ans auparavant, avait appelé à son
aide l’assassinat et la trahison pour maintenir sur
sa tête et dans sa maison une couronne qui déjà
glissait de son front pour tomber dans une autre
famille1.
Tous les yeux, après avoir admiré le jeune roi,
si beau, si charmant, si noble, cherchaient cet
autre roi de France, bien autrement roi que le
premier, et si vieux, si pâle, si courbé, que l’on
appelait le cardinal Mazarin.
Louis était alors comblé de tous ces dons
naturels qui font le parfait gentilhomme : il avait
l’œil brillant et doux, d’un bleu pur et azuré ;
mais les plus habiles physionomistes, ces

1
Le duc de Guise fut assassiné le 23 décembre 1588.

115
plongeurs de l’âme, en y fixant leurs regards, s’il
eût été donné à un sujet de soutenir le regard du
roi, les plus habiles physionomistes, disons-nous,
n’eussent jamais pu trouver le fond de cet abîme
de douceur. C’est qu’il en était des yeux du roi
comme de l’immense profondeur des azurs
célestes, ou de ceux plus effrayants et presque
aussi sublimes que la Méditerranée ouvre sous la
carène de ses navires par un beau jour d’été,
miroir gigantesque où le ciel aime à réfléchir
tantôt ses étoiles et tantôt ses orages.
Le roi était petit de taille, à peine avait-il cinq
pieds deux pouces ; mais sa jeunesse faisait
encore excuser ce défaut, racheté d’ailleurs par
une grande noblesse de tous ses mouvements et
par une certaine adresse dans tous les exercices
du corps.
Certes, c’était déjà bien le roi, et c’était
beaucoup que d’être le roi à cette époque de
respect et de dévouement traditionnels ; mais,
comme jusque-là on l’avait assez peu et toujours
assez pauvrement montré au peuple, comme ceux
auxquels on le montrait voyaient auprès de lui sa

116
mère, femme d’une haute taille, et M. le cardinal,
homme d’une belle prestance, beaucoup le
trouvaient assez peu roi pour dire : Le roi est
moins grand que M. le cardinal.
Quoi qu’il en soit de ces observations
physiques qui se faisaient, surtout dans la
capitale, le jeune prince fut accueilli comme un
dieu par les habitants de Blois, et presque comme
un roi par son oncle et sa tante, Monsieur et
Madame, les habitants du château.
Cependant, il faut le dire, lorsqu’il vit dans la
salle de réception des fauteuils égaux de taille
pour lui, sa mère, le cardinal, sa tante et son
oncle, disposition habilement cachée par la forme
demi-circulaire de l’assemblée, Louis XIV rougit
de colère, et regarda autour de lui pour s’assurer
par la physionomie des assistants si cette
humiliation lui avait été préparée ; mais comme il
ne vit rien sur le visage impassible du cardinal,
rien sur celui de sa mère, rien sur celui des
assistants, il se résigna et s’assit, ayant soin de
s’asseoir avant tout le monde.
Les gentilshommes et les dames furent

117
présentés à Leurs Majestés et à M. le cardinal.
Le roi remarqua que sa mère et lui
connaissaient rarement le nom de ceux qu’on leur
présentait, tandis que le cardinal, au contraire, ne
manquait jamais, avec une mémoire et une
présence d’esprit admirables, de parler à chacun
de ses terres, de ses aïeux ou de ses enfants, dont
il leur nommait quelques-uns, ce qui enchantait
ces dignes hobereaux et les confirmait dans cette
idée que celui-là est seulement et véritablement
roi qui connaît ses sujets, par cette même raison
que le soleil n’a pas de rival, parce que seul le
soleil échauffe et éclaire.
L’étude du jeune roi, commencée depuis
longtemps sans que l’on s’en doutât, continuait
donc, et il regardait attentivement, pour tâcher de
démêler quelque chose dans leur physionomie,
les figures qui lui avaient d’abord paru les plus
insignifiantes et les plus triviales.
On servit une collation. Le roi, sans oser la
réclamer de l’hospitalité de son oncle, l’attendait
avec impatience. Aussi cette fois eut-il tous les
honneurs dus, sinon à son rang, du moins à son

118
appétit.
Quant au cardinal, il se contenta d’effleurer de
ses lèvres flétries un bouillon servi dans une tasse
d’or. Le ministre tout-puissant qui avait pris à la
reine mère sa régence, au roi sa royauté, n’avait
pu prendre à la nature un bon estomac.
Anne d’Autriche, souffrant déjà du cancer
dont six ou huit ans plus tard elle devait mourir1,
ne mangeait guère plus que le cardinal.
Quant à Monsieur, encore tout ébouriffé du
grand événement qui s’accomplissait dans sa vie
provinciale, il ne mangeait pas du tout.
Madame seule, en véritable Lorraine, tenait
tête à Sa Majesté ; de sorte que Louis XIV, qui,
sans partenaire, eût mangé à peu près seul, sut
grand gré à sa tante d’abord, puis ensuite à M. de
Saint-Remy, son maître d’hôtel, qui s’était
réellement distingué.
La collation finie, sur un signe d’approbation

1
Anne d’Autriche meurt le 20 janvier 1666, soit à peine six
ans après l’époque à laquelle Dumas situe le début du Vicomte
de bragelonne.

119
de M. de Mazarin, le roi se leva, et sur
l’invitation de sa tante, il se mit à parcourir les
rangs de l’assemblée.
Les dames observèrent alors, il y a certaines
choses pour lesquelles les femmes sont aussi
bonnes observatrices à Blois qu’à Paris, les
dames observèrent alors que Louis XIV avait le
regard prompt et hardi, ce qui promettait aux
attraits de bon aloi un appréciateur distingué. Les
hommes, de leur côté, observèrent que le prince
était fier et hautain, qu’il aimait à faire baisser les
yeux qui le regardaient trop longtemps ou trop
fixement, ce qui semblait présager un maître.
Louis XIV avait accompli le tiers de sa revue à
peu près, quand ses oreilles furent frappées d’un
mot que prononça Son Éminence, laquelle
s’entretenait avec Monsieur.
Ce mot était un nom de femme.
À peine Louis XIV eut-il entendu ce mot,
qu’il n’entendit ou plutôt qu’il n’écouta plus rien
autre chose, et que, négligeant l’arc du cercle qui
attendait sa visite, il ne s’occupa plus que
d’expédier promptement l’extrémité de la courbe.

120
Monsieur, en bon courtisan, s’informait près
de Son Éminence de la santé de ses nièces. En
effet, cinq ou six ans auparavant, trois nièces
étaient arrivées d’Italie au cardinal : c’étaient
Mlles Hortense, Olympe et Marie de Mancini.
Monsieur s’informait donc de la santé des
nièces du cardinal ; il regrettait, disait-il, de
n’avoir pas le bonheur de les recevoir en même
temps que leur oncle ; elles avaient certainement
grandi en beauté et en grâce, comme elles
promettaient de le faire la première fois que
Monsieur les avait vues.

Ce qui avait d’abord frappé le roi, c’était un


certain contraste dans la voix des deux
interlocuteurs. La voix de Monsieur était calme et
naturelle lorsqu’il parlait ainsi, tandis que celle de
M. de Mazarin sauta d’un ton et demi pour lui
répondre au-dessus du diapason de sa voix
ordinaire.
On eût dit qu’il désirait que cette voix allât
frapper au bout de la salle une oreille qui
s’éloignait trop.

121
– Monseigneur, répliqua-t-il, Mlles de Mazarin
ont encore toute une éducation à terminer, des
devoirs à remplir, une position à apprendre. Le
séjour d’une cour jeune et brillante les dissipe un
peu.
Louis, à cette dernière épithète, sourit
tristement. La cour était jeune, c’est vrai, mais
l’avarice du cardinal avait mis bon ordre à ce
qu’elle ne fût point brillante.
– Vous n’avez cependant point l’intention,
répondait Monsieur, de les cloîtrer ou de les faire
bourgeoises ?
– Pas du tout, reprit le cardinal en forçant sa
prononciation italienne de manière que, de douce
et veloutée qu’elle était, elle devint aiguë et
vibrante ; pas du tout. J’ai bel et bien l’intention
de les marier, et du mieux qu’il me sera possible.
– Les partis ne manqueront pas, monsieur le
cardinal, répondait Monsieur avec une bonhomie
de marchand qui félicite son confrère.
– Je l’espère, monseigneur, d’autant plus que
Dieu leur a donné à la fois la grâce, la sagesse et

122
la beauté.
Pendant cette conversation, Louis XIV,
conduit par Madame, accomplissait, comme nous
l’avons dit, le cercle des présentations.
– Mlle Arnoux, disait la princesse en présentant
à Sa Majesté une grosse blonde de vingt-deux
ans, qu’à la fête d’un village on eût prise pour
une paysanne endimanchée, Mlle Arnoux, fille de
ma maîtresse de musique.
Le roi sourit. Madame n’avait jamais pu tirer
quatre notes justes de la viole ou du clavecin.
– Mlle Aure de Montalais, continua Madame,
fille de qualité et bonne servante.
Cette fois ce n’était plus le roi qui riait, c’était
la jeune fille présentée, parce que, pour la
première fois de sa vie, elle s’entendait donner
par Madame, qui d’ordinaire ne la gâtait point,
une si honorable qualification.
Aussi Montalais, notre ancienne connaissance,
fit-elle à Sa Majesté une révérence profonde, et
cela autant par respect que par nécessité, car il
s’agissait de cacher certaines contractions de ses

123
lèvres rieuses que le roi eût bien pu ne pas
attribuer à leur motif réel.

Ce fut juste en ce moment que le roi entendit


le mot qui le fit tressaillir.
– Et la troisième s’appelle ? demandait
Monsieur.
– Marie, monseigneur, répondait le cardinal.
Il y avait sans doute dans ce mot quelque
puissance magique, car, nous l’avons dit, à ce
mot le roi tressaillit, et, entraînant Madame vers
le milieu du cercle, comme s’il eût voulu
confidentiellement lui faire quelque question,
mais en réalité pour se rapprocher du cardinal :
– Madame ma tante, dit-il en riant et à demi-
voix, mon maître de géographie ne m’avait point
appris que Blois fût à une si prodigieuse distance
de Paris.
– Comment cela, mon neveu ? demanda
Madame.
– C’est qu’en vérité il paraît qu’il faut
plusieurs années aux modes pour franchir cette

124
distance. Voyez ces demoiselles.
– Eh bien ! je les connais.
– Quelques-unes sont jolies.
– Ne dites pas cela trop haut, monsieur mon
neveu, vous les rendriez folles.
– Attendez, attendez, ma chère tante, dit le roi
en souriant, car la seconde partie de ma phrase
doit servir de correctif à la première. Eh bien !
ma chère tante, quelques-unes paraissent vieilles
et quelques autres laides, grâce à leurs modes de
dix ans.
– Mais, sire, Blois n’est cependant qu’à cinq
journées de Paris.
– Eh ! dit le roi, c’est cela, deux ans de retard
par journée.
– Ah ! vraiment, vous trouvez ? C’est étrange,
je ne m’aperçois point de cela, moi.
– Tenez, ma tante, dit Louis XIV en se
rapprochant toujours de Mazarin sous prétexte de
choisir son point de vue, voyez, à côté de ces
affiquets vieillis et de ces coiffures prétentieuses,
regardez cette simple robe blanche. C’est une des

125
filles d’honneur de ma mère, probablement,
quoique je ne la connaisse pas. Voyez quelle
tournure simple, quel maintien gracieux ! À la
bonne heure ! c’est une femme, cela, tandis que
toutes les autres ne sont que des habits.
– Mon cher neveu, répliqua Madame en riant,
permettez-moi de vous dire que, cette fois, votre
science divinatoire est en défaut. La personne que
vous louez ainsi n’est point une Parisienne, mais
une Blésoise.
– Ah ! ma tante ! reprit le roi avec l’air du
doute.
– Approchez, Louise, dit Madame.
Et la jeune fille qui déjà nous est apparue sous
ce nom s’approcha, timide, rougissante et presque
courbée sous le regard royal.
– Mlle Louise-Françoise de La Beaume Le
Blanc, fille du marquis de La Vallière, dit
cérémonieusement Madame au roi.
La jeune fille s’inclina avec tant de grâce au
milieu de cette timidité profonde que lui inspirait
la présence du roi, que celui-ci perdit en la

126
regardant quelques mots de la conversation du
cardinal et de Monsieur.
– Belle-fille, continua Madame, de M. de
Saint-Remy, mon maître d’hôtel, qui a présidé à
la confection de cette excellente daube truffée
que Votre Majesté a si fort appréciée.
Il n’y avait point de grâce, de beauté ni de
jeunesse qui pût résister à une pareille
présentation. Le roi sourit. Que les paroles de
Madame fussent une plaisanterie ou une naïveté,
c’était, en tout cas, l’immolation impitoyable de
tout ce que Louis venait de trouver charmant et
poétique dans la jeune fille.
Mlle de La Vallière, pour Madame, et par
contrecoup pour le roi, n’était plus
momentanément que la belle-fille d’un homme
qui avait un talent supérieur sur les dindes
truffées.
Mais les princes sont ainsi faits. Les dieux
aussi étaient comme cela dans l’Olympe. Diane et
Vénus devaient bien maltraiter la belle Alcmène
et la pauvre Io, quand on descendait par
distraction à parler, entre le nectar et l’ambroisie,

127
de beautés mortelles à la table de Jupiter.
Heureusement que Louise était courbée si bas
qu’elle n’entendit point les paroles de Madame,
qu’elle ne vit point le sourire du roi. En effet, si
la pauvre enfant, qui avait tant de bon goût que
seule elle avait imaginé de se vêtir de blanc entre
toutes ses compagnes ; si ce cœur de colombe, si
facilement accessible à toutes les douleurs, eût
été touché par les cruelles paroles de Madame,
par l’égoïste et froid sourire du roi, elle fût morte
sur le coup.
Et Montalais elle-même, la fille aux
ingénieuses idées, n’eût pas tenté d’essayer de la
rappeler à la vie, car le ridicule tue tout, même la
beauté.
Mais par bonheur, comme nous l’avons dit,
Louise, dont les oreilles étaient bourdonnantes et
les yeux voilés, Louise ne vit rien, n’entendit
rien, et le roi, qui avait toujours l’attention
braquée aux entretiens du cardinal et de son
oncle, se hâta de retourner près d’eux.
Il arriva juste au moment où Mazarin terminait
en disant :

128
– Marie, comme ses sœurs, part en ce moment
pour Brouage. Je leur fais suivre la rive opposée
de la Loire à celle que nous avons suivie, et si je
calcule bien leur marche, d’après les ordres que
j’ai donnés, elles seront demain à la hauteur de
Blois.
Ces paroles furent prononcées avec ce tact,
cette mesure, cette sûreté de ton, d’intention et de
portée, qui faisaient de signor Giulio Mazarini le
premier comédien du monde.
Il en résulta qu’elles portèrent droit au cœur de
Louis XIV, et que le cardinal, en se retournant
sur le simple bruit des pas de Sa Majesté, qui
s’approchait, en vit l’effet immédiat sur le visage
de son élève, effet qu’une simple rougeur trahit
aux yeux de Son Éminence. Mais aussi, qu’était
un tel secret à éventer pour celui dont l’astuce
avait joué depuis vingt ans tous les diplomates
européens ?
Il sembla dès lors, une fois ces dernières
paroles entendues, que le jeune roi eût reçu dans
le cœur un trait empoisonné. Il ne tint plus en
place, il promena un regard incertain, atone,

129
mort, sur toute cette assemblée. Il interrogea plus
de vingt fois du regard la reine mère, qui, livrée
au plaisir d’entretenir sa belle-sœur, et retenue
d’ailleurs par le coup d’œil de Mazarin, ne parut
pas comprendre toutes les supplications
contenues dans les regards de son fils.
À partir de ce moment, musique, fleurs,
lumières, beauté, tout devint odieux et insipide à
Louis XIV. Après qu’il eut cent fois mordu ses
lèvres, détiré ses bras et ses jambes, comme
l’enfant bien élevé qui, sans oser bâiller, épuise
toutes les façons de témoigner son ennui, après
avoir inutilement imploré de nouveau mère et
ministre, il tourna un œil désespéré vers la porte,
c’est-à-dire vers la liberté.
À cette porte, encadrée par l’embrasure à
laquelle elle était adossée, il vit surtout, se
détachant en vigueur, une figure fière et brune, au
nez aquilin, à l’œil dur mais étincelant, aux
cheveux gris et longs, à la moustache noire,
véritable type de beauté militaire, dont le hausse-
col, plus étincelant qu’un miroir, brisait tous les
reflets lumineux qui venaient s’y concentrer et les

130
renvoyait en éclairs. Cet officier avait le chapeau
gris à plume rouge sur la tête, preuve qu’il était
appelé là par son service et non par son plaisir.
S’il y eût été appelé par son plaisir, s’il eût été
courtisan au lieu d’être soldat, comme il faut
toujours payer le plaisir un prix quelconque, il eût
tenu son chapeau à la main.
Ce qui prouvait bien mieux encore que cet
officier était de service et accomplissait une tâche
à laquelle il était accoutumé, c’est qu’il
surveillait, les bras croisés, avec une indifférence
remarquable et avec une apathie suprême, les
joies et les ennuis de cette fête. Il semblait
surtout, comme un philosophe, et tous les vieux
soldats sont philosophes, il semblait surtout
comprendre infiniment mieux les ennuis que les
joies ; mais des uns il prenait son parti, sachant
bien se passer des autres.
Or, il était là adossé, comme nous l’avons dit,
au chambranle sculpté de la porte, lorsque les
yeux tristes et fatigués du roi rencontrèrent par
hasard les siens.
Ce n’était pas la première fois, à ce qu’il

131
paraît, que les yeux de l’officier rencontraient ces
yeux-là, et il en savait à fond le style et la pensée,
car aussitôt qu’il eut arrêté son regard sur la
physionomie de Louis XIV, et que, par la
physionomie, il eut lu ce qui se passait dans son
cœur, c’est-à-dire tout l’ennui qui l’oppressait,
toute la résolution timide de partir qui s’agitait au
fond de ce cœur, il comprit qu’il fallait rendre
service au roi sans qu’il le demandât, lui rendre
service presque malgré lui, enfin, et hardi,
comme s’il eût commandé la cavalerie un jour de
bataille :
– Le service du roi ! cria-t-il d’une voix
retentissante.
À ces mots, qui firent l’effet d’un roulement
de tonnerre prenant le dessus sur l’orchestre, les
chants, les bourdonnements et les promenades, le
cardinal et la reine mère regardèrent avec surprise
Sa Majesté.
Louis XIV, pâle mais résolu, soutenu qu’il
était par cette intuition de sa propre pensée qu’il
avait retrouvée dans l’esprit de l’officier de
mousquetaires, et qui venait de se manifester par

132
l’ordre donné, se leva de son fauteuil et fit un pas
vers la porte.
– Vous partez, mon fils ? dit la reine, tandis
que Mazarin se contentait d’interroger avec son
regard, qui eût pu paraître doux s’il n’eût été si
perçant.
– Oui, madame, répondit le roi, je me sens
fatigué et voudrais d’ailleurs écrire ce soir.
Un sourire erra sur les lèvres du ministre, qui
parut, d’un signe de tête, donner congé au roi.
Monsieur et Madame se hâtèrent alors pour
donner des ordres aux officiers qui se
présentèrent.
Le roi salua, traversa la salle et atteignit la
porte.
À la porte, une haie de vingt mousquetaires
attendait Sa Majesté.
À l’extrémité de cette haie se tenait l’officier
impassible et son épée nue à la main.
Le roi passa, et toute la foule se haussa sur la
pointe des pieds pour le voir encore.

133
Dix mousquetaires, ouvrant la foule des
antichambres et des degrés, faisaient faire place
au roi.
Les dix autres enfermaient le roi et Monsieur,
qui avait voulu accompagner Sa Majesté.
Les gens du service marchaient derrière.
Ce petit cortège escorta le roi jusqu’à
l’appartement qui lui était destiné.
Cet appartement était le même qu’avait
occupé le roi Henri III lors de son séjour aux
États.

Monsieur avait donné ses ordres. Les


mousquetaires, conduits par leur officier,
s’engagèrent dans le petit passage qui
communique parallèlement d’une aile du château
à l’autre.
Ce passage se composait d’abord d’une petite
antichambre carrée et sombre, même dans les
beaux jours.
Monsieur arrêta Louis XIV.

134
– Vous passez, sire, lui dit-il, à l’endroit même
où le duc de Guise reçut le premier coup de
poignard.
Le roi, fort ignorant des choses d’histoire,
connaissait le fait, mais sans en savoir ni les
localités ni les détails.
– Ah ! fit-il tout frissonnant.
Et il s’arrêta.
Tout le monde s’arrêta devant et derrière lui.
– Le duc, sire, continua Gaston, était à peu
près où je suis ; il marchait dans le sens où
marche Votre Majesté ; M. de Loignes était à
l’endroit où se trouve en ce moment votre
lieutenant des mousquetaires ; M. de Sainte-
Maline et les ordinaires de Sa Majesté étaient
derrière lui et autour de lui. C’est là qu’il fut
frappé.
Le roi se tourna du côté de son officier, et vit
comme un nuage passer sur sa physionomie
martiale et audacieuse.
– Oui, par derrière, murmura le lieutenant avec
un geste de suprême dédain.

135
Et il essaya de se remettre en marche, comme
s’il eût été mal à l’aise entre ces murs visités
autrefois par la trahison.
Mais le roi, qui paraissait ne pas mieux
demander que d’apprendre, parut disposé à
donner encore un regard à ce funèbre lieu.
Gaston comprit le désir de son neveu.
– Voyez, sire, dit-il en prenant un flambeau
des mains de M. de Saint-Remy, voici où il est
allé tomber. Il y avait là un lit dont il déchira les
rideaux en s’y retenant.
– Pourquoi le parquet semble-t-il creusé à cet
endroit ? demanda Louis.
– Parce que c’est à cet endroit que coula le
sang, répondit Gaston, que le sang pénétra
profondément dans le chêne, et que ce n’est qu’à
force de le creuser qu’on est parvenu à le faire
disparaître, et encore, ajouta Gaston en
approchant son flambeau de l’endroit désigné, et
encore cette teinte rougeâtre a-t-elle résisté à
toutes les tentatives qu’on a faites pour la
détruire.

136
Louis XIV releva le front. Peut-être pensait-il
à cette trace sanglante qu’on lui avait un jour
montrée au Louvre, et qui, comme pendant à
celle de Blois, y avait été faite un jour par le roi
son père avec le sang de Concini.
– Allons ! dit-il.
On se remit aussitôt en marche, car l’émotion
sans doute avait donné à la voix du jeune prince
un ton de commandement auquel de sa part on
n’était point accoutumé.
Arrivé à l’appartement réservé au roi, et
auquel on communiquait, non seulement par le
petit passage que nous venons de suivre, mais
encore par un grand escalier donnant sur la cour :
– Que Votre Majesté, dit Gaston, veuille bien
accepter cet appartement, tout indigne qu’il est de
la recevoir.
– Mon oncle, répondit le jeune prince, je vous
rends grâce de votre cordiale hospitalité.
Gaston salua son neveu, qui l’embrassa, puis il
sortit.
Des vingt mousquetaires qui avaient

137
accompagné le roi, dix reconduisirent Monsieur
jusqu’aux salles de réception, qui n’avaient point
désempli malgré le départ de Sa Majesté.
Les dix autres furent postés par l’officier, qui
explora lui-même en cinq minutes toutes les
localités avec ce coup d’œil froid et dur que ne
donne pas toujours l’habitude, attendu que ce
coup d’œil appartenait au génie.
Puis, quand tout son monde fut placé, il choisit
pour son quartier général l’antichambre dans
laquelle il trouva un grand fauteuil, une lampe, du
vin, de l’eau et du pain sec.
Il raviva la lampe, but un demi-verre de vin,
tordit ses lèvres sous un sourire plein
d’expression, s’installa dans le grand fauteuil et
prit toutes ses dispositions pour dormir.

138
9

Où l’inconnu de l’hôtellerie des


Médicis perd son incognito1

Cet officier qui dormait ou qui s’apprêtait à


dormir était cependant, malgré son air insouciant,
chargé d’une grave responsabilité.
Lieutenant des mousquetaires du roi, il
commandait toute la compagnie qui était venue
de Paris, et cette compagnie était de cent vingt
hommes ; mais, excepté les vingt dont nous
avons parlé, les cent autres étaient occupés de la
garde de la reine mère et surtout de M. le
cardinal.
Monsignor Giulio Mazarini économisait sur

1
Ce chapitre s’inspire de la démarche de Charles II qui
rejoignit Mazarin à Fontarabie pour tenter d’obtenir son aide :
le cardinal ne le reçut pas.

139
les frais de voyage de ses gardes, il usait en
conséquence de ceux du roi, et largement,
puisqu’il en prenait cinquante pour lui,
particularité qui n’eût pas manqué de paraître
bien inconvenante à tout homme étranger aux
usages de cette cour.
Ce qui n’eût pas manqué non plus de paraître,
sinon inconvenant, du moins extraordinaire à cet
étranger, c’est que le côté du château destiné à M.
le cardinal était brillant, éclairé, mouvementé.
Les mousquetaires y montaient des factions
devant chaque porte et ne laissaient entrer
personne, sinon les courriers qui, même en
voyage, suivaient le cardinal pour ses
correspondances.
Vingt hommes étaient de service chez la reine
mère ; trente se reposaient pour relayer leurs
compagnons le lendemain.
Du côté du roi, au contraire, obscurité, silence
et solitude. Une fois les portes fermées, plus
d’apparence de royauté. Tous les gens du service
s’étaient retirés peu à peu. M. le prince avait
envoyé savoir si Sa Majesté requérait ses bons

140
offices et sur le non banal du lieutenant des
mousquetaires, qui avait l’habitude de la question
et de la réponse, tout commençait à s’endormir,
ainsi que chez un bon bourgeois.
Et cependant il était aisé d’entendre, du corps
de logis habité par le jeune roi, les musiques de la
fête et de voir les fenêtres richement illuminées
de la grande salle.
Dix minutes après son installation chez lui,
Louis XIV avait pu reconnaître, à un certain
mouvement plus marqué que celui de sa sortie, la
sortie du cardinal, lequel, à son tour, gagnait son
lit avec grande escorte des gentilshommes et des
dames.
D’ailleurs, il n’eut, pour apercevoir tout ce
mouvement, qu’à regarder par la fenêtre, dont les
volets n’avaient pas été fermés.
Son Éminence traversa la cour, reconduite par
Monsieur lui-même, qui lui tenait un flambeau ;
ensuite passa la reine mère, à qui Madame
donnait familièrement le bras, et toutes deux s’en
allaient chuchotant comme deux vieilles amies.

141
Derrière ces deux couples tout défila, grandes
dames, pages, officiers ; les flambeaux
embrasèrent toute la cour comme d’un incendie
aux reflets mouvants ; puis le bruit des pas et des
voix se perdit dans les étages supérieurs.
Alors personne ne songeait plus au roi,
accoudé à sa fenêtre et qui avait tristement
regardé s’écouler toute cette lumière, qui avait
écouté s’éloigner tout ce bruit ; personne, si ce
n’est toutefois cet inconnu de l’hôtellerie des
Médicis, que nous avons vu sortir enveloppé dans
son manteau noir.
Il était monté droit au château et était venu
rôder, avec sa figure mélancolique, aux environs
du palais, que le peuple entourait encore, et
voyant que nul ne gardait la grande porte ni le
porche, attendu que les soldats de Monsieur
fraternisaient avec les soldats royaux, c’est-à-dire
sablaient le beaugency à discrétion, ou plutôt à
indiscrétion, l’inconnu traversa la foule, puis
franchit la cour, puis vint jusqu’au palier de
l’escalier qui conduisait chez le cardinal.
Ce qui, selon toute probabilité, l’engageait à se

142
diriger de ce côté, c’était l’éclat des flambeaux et
l’air affairé des pages et des hommes de service.
Mais il fut arrêté net par une évolution de
mousquet et par le cri de la sentinelle.
– Où allez-vous, l’ami ? lui demanda le
factionnaire.
– Je vais chez le roi, répondit tranquillement et
fièrement l’inconnu.
Le soldat appela un des officiers de Son
Éminence, qui, du ton avec lequel un garçon de
bureau dirige dans ses recherches un solliciteur
du ministère, laissa tomber ces mots :
– L’autre escalier en face.
Et l’officier, sans plus s’inquiéter de
l’inconnu, reprit la conversation interrompue.
L’étranger, sans rien répondre, se dirigea vers
l’escalier indiqué.
De ce côté, plus de bruit, plus de flambeaux.
L’obscurité, au milieu de laquelle on voyait
errer une sentinelle pareille à une ombre.
Le silence, qui permettait d’entendre le bruit

143
de ses pas accompagnés du retentissement des
éperons sur les dalles.
Ce factionnaire était un des vingt
mousquetaires affectés au service du roi, et qui
montait la garde avec la raideur et la conscience
d’une statue.
– Qui vive ? dit ce garde.
– Ami, répondit l’inconnu.
– Que voulez-vous ?
– Parler au roi.
– Oh ! oh ! mon cher monsieur, cela ne se peut
guère.
– Et pourquoi ?
– Parce que le roi est couché.
– Couché déjà ?
– Oui.
– N’importe, il faut que je lui parle.
– Et moi je vous dis que c’est impossible.
– Cependant...
– Au large !

144
– C’est donc la consigne ?
– Je n’ai pas de compte à vous rendre. Au
large !
Et cette fois le factionnaire accompagna la
parole d’un geste menaçant ; mais l’inconnu ne
bougea pas plus que si ses pieds eussent pris
racine.
– Monsieur le mousquetaire, dit-il, vous êtes
gentilhomme ?
– J’ai cet honneur.
– Eh bien ! moi aussi je le suis, et entre
gentilshommes on se doit quelques égards.
Le factionnaire abaissa son arme, vaincu par la
dignité avec laquelle avaient été prononcées ces
paroles.
– Parlez, monsieur, dit-il, et si vous me
demandez une chose qui soit en mon pouvoir...
– Merci. Vous avez un officier, n’est-ce pas ?
– Notre lieutenant, oui, monsieur.
– Eh bien ! je désire parler à votre lieutenant.
– Ah ! pour cela, c’est différent. Montez,

145
monsieur.
L’inconnu salua le factionnaire d’une haute
façon, et monta l’escalier, tandis que le cri :
« Lieutenant, une visite ! » transmis de sentinelle
en sentinelle, précédait l’inconnu et allait troubler
le premier somme de l’officier.
Traînant sa botte, se frottant les yeux et
agrafant son manteau, le lieutenant fit trois pas
au-devant de l’étranger.
– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?
demanda-t-il.
– Vous êtes l’officier de service, lieutenant des
mousquetaires ?
– J’ai cet honneur, répondit l’officier.
– Monsieur, il faut absolument que je parle au
roi.
Le lieutenant regarda attentivement l’inconnu,
et dans ce regard, si rapide qu’il fût, il vit tout ce
qu’il voulait voir, c’est-à-dire une profonde
distinction sous un habit ordinaire.
– Je ne suppose pas que vous soyez un fou,
répliqua-t-il, et cependant vous me semblez de

146
condition à savoir, monsieur, qu’on n’entre pas
ainsi chez un roi sans qu’il y consente.
– Il y consentira, monsieur.
– Monsieur, permettez-moi d’en douter ; le roi
rentre il y a un quart d’heure, il doit être en ce
moment en train de se dévêtir. D’ailleurs, la
consigne est donnée.
– Quand il saura qui je suis, répondit
l’inconnu en redressant la tête, il lèvera la
consigne.
L’officier était de plus en plus surpris, de plus
en plus subjugué.
– Si je consentais à vous annoncer, puis-je au
moins savoir qui j’annoncerais, monsieur ?
– Vous annonceriez Sa Majesté Charles II, roi
d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.
L’officier poussa un cri d’étonnement, recula,
et l’on put voir sur son visage pâle une des plus
poignantes émotions que jamais homme
d’énergie ait essayé de refouler au fond de son
cœur.
– Oh ! oui, sire : en effet, j’aurais dû vous

147
reconnaître.
– Vous avez vu mon portrait ?
– Non, sire.
– Ou vous m’avez vu moi-même autrefois à la
cour, avant qu’on me chassât de France1 ?
– Non, sire, ce n’est point encore cela.
– Comment m’eussiez-vous reconnu alors, si
vous ne connaissiez ni mon portrait ni ma
personne ?
– Sire, j’ai vu Sa Majesté le roi votre père dans
un moment terrible.
– Le jour...
– Oui.
Un sombre nuage passa sur le front du prince ;
puis, l’écartant de la main :
– Voyez-vous encore quelque difficulté à
m’annoncer ? dit-il.

1
Au printemps 1647, Charles II et son frère le duc d’York
« sortent de Paris pour aller chercher asile en Flandre », Mme de
Motteville, Mémoires. Charles II choisit Cologne, puis
Bruxelles comme lieux d’exil.

148
– Sire, pardonnez-moi, répondit l’officier,
mais je ne pouvais deviner un roi sous cet
extérieur si simple ; et pourtant, j’avais l’honneur
de le dire tout à l’heure à Votre Majesté, j’ai vu le
roi Charles Ier... Mais, pardon, je cours prévenir le
roi.
Puis, revenant sur ses pas :
– Votre Majesté désire sans doute le secret
pour cette entrevue ? demanda-t-il.
– Je ne l’exige pas, mais si c’est possible de le
garder...
– C’est possible, sire, car je puis me dispenser
de prévenir le premier gentilhomme de service ;
mais il faut pour cela que Votre Majesté consente
à me remettre son épée.
– C’est vrai. J’oubliais que nul ne pénètre
armé chez le roi de France.
– Votre Majesté fera exception si elle le veut,
mais alors je mettrai ma responsabilité à couvert,
en prévenant le service du roi.
– Voici mon épée, monsieur. Vous plaît-il
maintenant de m’annoncer à Sa Majesté ?

149
– À l’instant, sire.
Et l’officier courut aussitôt heurter à la porte
de communication, que le valet de chambre lui
ouvrit.
– Sa Majesté le roi d’Angleterre ! dit l’officier.
– Sa Majesté le roi d’Angleterre ! répéta le
valet de chambre.
À ces mots, un gentilhomme ouvrit à deux
battants la porte du roi, et l’on vit Louis XIV sans
chapeau et sans épée, avec son pourpoint ouvert,
s’avancer en donnant les signes de la plus grande
surprise.
– Vous, mon frère ! vous à Blois ! s’écria
Louis XIV en congédiant d’un geste le
gentilhomme et le valet de chambre qui passèrent
dans une pièce voisine.
– Sire, répondit Charles II, je m’en allais à
Paris dans l’espoir de voir Votre Majesté, lorsque
la renommée m’a appris votre prochaine arrivée
en cette ville. J’ai alors prolongé mon séjour,
ayant quelque chose de très particulier à vous
communiquer.

150
– Ce cabinet vous convient-il, mon frère ?
– Parfaitement, sire, car je crois qu’on ne peut
nous entendre.
– J’ai congédié mon gentilhomme et mon
veilleur : ils sont dans la chambre voisine. Là,
derrière cette cloison, est un cabinet solitaire
donnant sur l’antichambre, et dans l’antichambre
vous n’avez vu qu’un officier, n’est-ce pas ?
– Oui, sire.
– Eh bien ! parlez donc, mon frère, je vous
écoute.
– Sire, je commence, et veuille Votre Majesté
prendre en pitié les malheurs de notre maison.
Le roi de France rougit et rapprocha son
fauteuil de celui du roi d’Angleterre.
– Sire, dit Charles II, je n’ai pas besoin de
demander à Votre Majesté si elle connaît les
détails de ma déplorable histoire.
Louis XIV rougit plus fort encore que la
première fois, puis étendant sa main sur celle du
roi d’Angleterre :

151
– Mon frère, dit-il, c’est honteux à dire, mais
rarement le cardinal parle politique devant moi. Il
y a plus : autrefois je me faisais faire des lectures
historiques par La Porte, mon valet de chambre,
mais il a fait cesser ces lectures et m’a ôté La
Porte, de sorte que je prie mon frère Charles de
me dire toutes ces choses comme à un homme
qui ne saurait rien.
– Eh bien ! sire, j’aurai, en reprenant les
choses de plus haut, une chance de plus de
toucher le cœur de Votre Majesté.
– Dites, mon frère, dites.
– Vous savez, sire, qu’appelé en 1650 à
Édimbourg, pendant l’expédition de Cromwell en
Irlande, je fus couronné à Scone. Un an après,
blessé dans une des provinces qu’il avait
usurpées, Cromwell revint sur nous. Le
rencontrer était mon but, sortir de l’Écosse était
mon désir.
– Cependant, reprit le jeune roi, l’Écosse est
presque votre pays natal, mon frère.
– Oui ; mais les Écossais étaient pour moi de

152
cruels compatriotes ! Sire, ils m’avaient forcé à
renier la religion de mes pères ; ils avaient pendu
lord Montrose, mon serviteur le plus dévoué,
parce qu’il n’était pas covenantaire, et comme le
pauvre martyr, à qui l’on avait offert une faveur
en mourant, avait demandé que son corps fût mis
en autant de morceaux qu’il y avait de villes en
Écosse, afin qu’on rencontrât partout des témoins
de sa fidélité, je ne pouvais sortir d’une ville ou
entrer dans une autre sans passer sur quelque
lambeau de ce corps qui avait agi, combattu,
respiré pour moi.
« Je traversai donc, par une marche hardie,
l’armée de Cromwell, et j’entrai en Angleterre.
Le Protecteur se mit à la poursuite de cette fuite
étrange, qui avait une couronne pour but. Si
j’avais pu arriver à Londres avant lui, sans doute
le prix de la course était à moi, mais il me
rejoignit à Worcester.
« Le génie de l’Angleterre n’était plus en
nous, mais en lui. Sire, le 5 septembre 1651, jour
anniversaire de cette autre bataille de Dunbar,
déjà si fatale aux Écossais, je fus vaincu. Deux

153
mille hommes tombèrent autour de moi avant que
je songeasse à faire un pas en arrière. Enfin il
fallut fuir.
« Dès lors mon histoire devint un roman.
Poursuivi avec acharnement, je me coupai les
cheveux, je me déguisai en bûcheron. Une
journée passée dans les branches d’un chêne
donna à cet arbre le nom de chêne royal, qu’il
porte encore. Mes aventures du comté de
Strafford, d’où je sortis menant en croupe la fille
de mon hôte, font encore le récit de toutes les
veillées et fourniront le sujet d’une ballade. Un
jour j’écrirai tout cela, sire, pour l’instruction des
rois mes frères.
« Je dirai comment, en arrivant chez M.
Norton, je rencontrai un chapelain de la cour qui
regardait jouer aux quilles, et un vieux serviteur
qui me nomma en fondant en larmes, et qui
manqua presque aussi sûrement de me tuer avec
sa fidélité qu’un autre eût fait avec sa trahison.
Enfin, je dirai mes terreurs ; oui, sire, mes
terreurs, lorsque, chez le colonel Windham, un
maréchal qui visitait nos chevaux déclara qu’ils

154
avaient été ferrés dans le Nord.
– C’est étrange, murmura Louis XIV,
j’ignorais tout cela. Je savais seulement votre
embarquement à Brighelmsted et votre
débarquement en Normandie1.
– Oh ! fit Charles, si vous permettez, mon
Dieu ! que les rois ignorent ainsi l’histoire les uns
des autres, comment voulez-vous qu’ils se
secourent entre eux !
– Mais dites-moi, mon frère, continua
Louis XIV, comment, ayant été si rudement reçu
en Angleterre, espérez-vous encore quelque
chose de ce malheureux pays et de ce peuple
rebelle ?
– Oh ! sire ! c’est que, depuis la bataille de
Worcester, toutes choses sont bien changées là-
bas ! Cromwell est mort après avoir signé avec la
France un traité dans lequel il a écrit son nom au-
dessus du vôtre. Il est mort le 5 septembre 1658,
nouvel anniversaire des batailles de Worcester et

1
La fuite du roi aboutit à Brighton où il se cacha au George
Inn ; il débarqua à Fécamp le 16 octobre 1651.

155
de Dunbar.
– Son fils lui a succédé.
– Mais certains hommes, sire, ont une famille
et pas d’héritier. L’héritage d’Olivier était trop
lourd pour Richard. Richard, qui n’était ni
républicain ni royaliste ; Richard, qui laissait ses
gardes manger son dîner et ses généraux
gouverner la république ; Richard a abdiqué le
protectorat le 22 avril 1659. Il y a un peu plus
d’un an, sire.
« Depuis ce temps, l’Angleterre n’est plus
qu’un tripot où chacun joue aux dés la couronne
de mon père. Les deux joueurs les plus acharnés
sont Lambert et Monck. Eh bien ! sire, à mon
tour, je voudrais me mêler à cette partie, où
l’enjeu est jeté sur mon manteau royal. Sire, un
million pour corrompre un de ces joueurs, pour
m’en faire un allié, ou deux cents de vos
gentilshommes pour les chasser de mon palais de
White Hall, comme Jésus chassa les vendeurs du
temple.
– Ainsi, reprit Louis XIV, vous venez me
demander...

156
– Votre aide ; c’est-à-dire ce que non
seulement les rois se doivent entre eux, mais ce
que les simples chrétiens se doivent les uns aux
autres ; votre aide, sire, soit en argent soit en
hommes ; votre aide, sire, et dans un mois, soit
que j’oppose Lambert à Monck, ou Monck à
Lambert, j’aurai reconquis l’héritage paternel
sans avoir coûté une guinée à mon pays, une
goutte de sang à mes sujets, car ils sont ivres
maintenant de révolution, de protectorat et de
république, et ne demandent pas mieux que
d’aller tout chancelants tomber et s’endormir
dans la royauté ; votre aide, sire, et je devrai plus
à Votre Majesté qu’à mon père. Pauvre père ! qui
a payé si chèrement la ruine de notre maison !
Vous voyez, sire, si je suis malheureux, si je suis
désespéré, car voilà que j’accuse mon père.
Et le sang monta au visage pâle de Charles II,
qui resta un instant la tête entre ses deux mains et
comme aveuglé par ce sang qui semblait se
révolter du blasphème filial.
Le jeune roi n’était pas moins malheureux que
son frère aîné ; il s’agitait dans son fauteuil et ne

157
trouvait pas un mot à répondre.

Enfin, Charles II, à qui dix ans de plus


donnaient une force supérieure pour maîtriser ses
émotions, retrouva le premier la parole.
– Sire, dit-il, votre réponse ? je l’attends
comme un condamné son arrêt. Faut-il que je
meure ?
– Mon frère, répondit le prince français à
Charles II, vous me demandez un million, à moi !
mais je n’ai jamais possédé le quart de cette
somme ! mais je ne possède rien ! Je ne suis pas
plus roi de France que vous n’êtes roi
d’Angleterre. Je suis un nom, un chiffre habillé
de velours fleurdelisé, voilà tout. Je suis un trône
visible, voilà mon seul avantage sur Votre
Majesté. Je n’ai rien, je ne puis rien.
– Est-il vrai ! s’écria Charles II.
– Mon frère, dit Louis en baissant la voix, j’ai
supporté des misères que n’ont pas supportées
mes plus pauvres gentilshommes. Si mon pauvre
La Porte était près de moi, il vous dirait que j’ai

158
dormi dans des draps déchirés à travers lesquels
mes jambes passaient ; il vous dirait que, plus
tard, quand je demandais mes carrosses, on
m’amenait des voitures à moitié mangées par les
rats de mes remises ; il vous dirait que, lorsque je
demandais mon dîner, on allait s’informer aux
cuisines du cardinal s’il y avait à manger pour le
roi. Et tenez, aujourd’hui que j’ai atteint l’âge des
grandes majorités royales, aujourd’hui encore,
aujourd’hui que j’ai vingt-deux ans, aujourd’hui
que je devrais avoir la clef du trésor, la direction
de la politique, la suprématie de la paix et de la
guerre, jetez les yeux autour de moi, voyez ce
qu’on me laisse : regardez cet abandon, ce
dédain, ce silence, tandis que là-bas, tenez, voyez
là-bas, regardez cet empressement, ces lumières,
ces hommages ! Là ! là ! voyez-vous, là est le
véritable roi de France, mon frère.
– Chez le cardinal ?
– Chez le cardinal, oui.
– Alors, je suis condamné, sire.
Louis XIV ne répondit rien.

159
– Condamné est le mot, car je ne solliciterai
jamais celui qui eût laissé mourir de froid et de
faim ma mère et ma sœur, c’est-à-dire la fille et
la petite-fille de Henri IV, si M. de Retz et le
Parlement ne leur eussent envoyé du bois et du
pain.
– Mourir ! murmura Louis XIV.
– Eh bien ! continua le roi d’Angleterre, le
pauvre Charles II, ce petit-fils de Henri IV
comme vous, sire, n’ayant ni Parlement ni
cardinal de Retz, mourra de faim comme ont
manqué de mourir sa sœur et sa mère.
Louis fronça le sourcil et tordit violemment
les dentelles de ses manchettes.
Cette atonie, cette immobilité, servant de
masque à une émotion si visible, frappèrent le roi
Charles, qui prit la main du jeune homme.
– Merci, dit-il, mon frère ; vous m’avez plaint,
c’est tout ce que je pouvais exiger de vous dans la
position où vous êtes.
– Sire, dit tout à coup Louis XIV en relevant
la tête, c’est un million qu’il vous faut, ou deux

160
cents gentilshommes, m’avez-vous dit ?
– Sire, un million me suffira.
– C’est bien peu.
– Offert à un seul homme, c’est beaucoup. On
a souvent payé moins cher des convictions ; moi,
je n’aurai affaire qu’à des vénalités.
– Deux cents gentilshommes, songez-y, c’est
un peu plus qu’une compagnie, voilà tout.
– Sire, il y a dans notre famille une tradition,
c’est que quatre hommes, quatre gentilshommes
français dévoués à mon père, ont failli sauver
mon père, jugé par un Parlement, gardé par une
armée, entouré par une nation.
– Donc, si je puis vous avoir un million ou
deux cents gentilshommes, vous serez satisfait, et
vous me tiendrez pour votre bon frère ?
– Je vous tiendrai pour mon sauveur, et si je
remonte sur le trône de mon père, l’Angleterre
sera, tant que je régnerai, du moins, une sœur à la
France, comme vous aurez été un frère pour moi.
– Eh bien ! mon frère, dit Louis en se levant,
ce que vous hésitez à me demander, je le

161
demanderai, moi ! ce que je n’ai jamais voulu
faire pour mon propre compte, je le ferai pour le
vôtre. J’irai trouver le roi de France, l’autre, le
riche, le puissant, et je solliciterai, moi, ce million
ou ces deux cents gentilshommes ; et nous
verrons !
– Oh ! s’écria Charles, vous êtes un noble ami,
sire, un cœur créé par Dieu ! Vous me sauvez,
mon frère, et quand vous aurez besoin de la vie
que vous me rendez, demandez-la-moi !
– Silence ! mon frère, silence ! dit tout bas
Louis. Gardez qu’on ne vous entende ! Nous ne
sommes pas au bout. Demander de l’argent à
Mazarin ! c’est plus que traverser la forêt
enchantée dont chaque arbre enferme un démon ;
c’est plus que d’aller conquérir un monde !
– Mais cependant, sire, quand vous
demandez...
– Je vous ai déjà dit que je ne demandais
jamais, répondit Louis avec une fierté qui fit pâlir
le roi d’Angleterre.
Et comme celui-ci, pareil à un homme blessé,

162
faisait un mouvement de retraite :
– Pardon, mon frère, reprit-il, je n’ai pas une
mère, une sœur qui souffrent ; mon trône est dur
et nu, mais je suis bien assis sur mon trône.
Pardon, mon frère, ne me reprochez pas cette
parole : elle est d’un égoïste ; aussi la rachèterai-
je par un sacrifice. Je vais trouver M. le cardinal.
Attendez-moi, je vous prie. Je reviens.

163
10

L’arithmétique de M. de Mazarin

Tandis que le roi se dirigeait rapidement vers


l’aile du château occupée par le cardinal,
n’emmenant avec lui que son valet de chambre,
l’officier de mousquetaires sortait, en respirant
comme un homme qui a été forcé de retenir
longuement son souffle, du petit cabinet dont
nous avons déjà parlé et que le roi croyait
solitaire. Ce petit cabinet avait autrefois fait
partie de la chambre ; il n’en était séparé que par
une mince cloison. Il en résultait que cette
séparation, qui n’en était une que pour les yeux,
permettait à l’oreille la moins indiscrète
d’entendre tout ce qui se passait dans cette
chambre.
Il n’y avait donc pas de doute que ce
lieutenant des mousquetaires n’eût entendu tout

164
ce qui s’était passé chez Sa Majesté.
Prévenu par les dernières paroles du jeune roi,
il en sortit donc à temps pour le saluer à son
passage et pour l’accompagner du regard jusqu’à
ce qu’il eût disparu dans le corridor.
Puis, lorsqu’il eut disparu, il secoua la tête
d’une façon qui n’appartenait qu’à lui, et d’une
voix à laquelle quarante ans passés hors de la
Gascogne n’avaient pu faire perdre son accent
gascon :
– Triste service ! dit-il ; triste maître !...
Puis, ces mots prononcés, le lieutenant reprit
sa place dans son fauteuil, étendit les jambes et
ferma les yeux en homme qui dort ou qui médite.
Pendant ce court monologue et la mise en
scène qui l’avait suivi, tandis que le roi, à travers
les longs corridors du vieux château,
s’acheminait chez M. de Mazarin, une scène d’un
autre genre se passait chez le cardinal.
Mazarin s’était mis au lit un peu tourmenté de
la goutte, mais comme c’était un homme d’ordre
qui utilisait jusqu’à la douleur, il forçait sa veille

165
à être la très humble servante de son travail. En
conséquence, il s’était fait apporter par Bernouin,
son valet de chambre, un petit pupitre de voyage,
afin de pouvoir écrire sur son lit. Mais la goutte
n’est pas un adversaire qui se laisse vaincre si
facilement, et comme, à chaque mouvement qu’il
faisait, de sourde la douleur devenait aiguë :
– Brienne n’est pas là ? demanda-t-il à
Bernouin.
– Non, monseigneur, répondit le valet de
chambre. M. de Brienne, sur votre congé, s’est
allé coucher ; mais si c’est le désir de Votre
Éminence, on peut parfaitement le réveiller.
– Non, ce n’est point la peine. Voyons
cependant. Maudits chiffres !
Et le cardinal se mit à rêver tout en comptant
sur ses doigts.
– Oh ! des chiffres ! dit Bernouin. Bon ! si
Votre Éminence se jette dans ses calculs, je lui
promets pour demain la plus belle migraine ! et
avec cela que M. Guénaud n’est pas ici.
– Tu as raison, Bernouin. Eh bien ! tu vas

166
remplacer Brienne, mon ami. En vérité, j’aurais
dû emmener avec moi M. de Colbert. Ce jeune
homme va bien, Bernouin, très bien. Un garçon
d’ordre !
– Je ne sais pas, dit le valet de chambre, mais
je n’aime pas sa figure, moi, à votre jeune
homme qui va bien.
– C’est bon, c’est bon, Bernouin ! On n’a pas
besoin de votre avis. Mettez-vous là, prenez la
plume, et écrivez.
– M’y voici ; monseigneur. Que faut-il que
j’écrive ?
– Là, c’est bien, à la suite des deux lignes déjà
tracées.
– M’y voici.
– Écris. Sept cent soixante mille livres.
– C’est écrit.
– Sur Lyon...
Le cardinal paraissait hésiter.
– Sur Lyon, répéta Bernouin.
– Trois millions neuf cent mille livres.

167
– Bien, monseigneur.
– Sur Bordeaux, sept millions.
– Sept, répéta Bernouin.
– Eh oui, dit le cardinal avec humeur, sept.
Puis, se reprenant :
– Tu comprends, Bernouin, ajouta-t-il, que
tout cela est de l’argent à dépenser ?
– Eh ! monseigneur, que ce soit à dépenser ou
à encaisser, peu m’importe, puisque tous ces
millions ne sont pas à moi.
– Ces millions sont au roi ; c’est l’argent du
roi que je compte. Voyons, nous disions ?... Tu
m’interromps toujours !
– Sept millions, sur Bordeaux.
– Ah ! oui, c’est vrai. Sur Madrid, quatre. Je
t’explique bien à qui est cet argent, Bernouin,
attendu que tout le monde a la sottise de me
croire riche à millions. Moi, je repousse la sottise.
Un ministre n’a rien à soi, d’ailleurs. Voyons,
continue. Rentrées générales, sept millions.
Propriétés, neuf millions. As-tu écrit, Bernouin ?

168
– Oui, monseigneur.
– Bourse, six cent mille livres ; valeurs
diverses, deux millions. Ah ! j’oubliais : mobilier
des différents châteaux...
– Faut-il mettre de la Couronne ? demanda
Bernouin.
– Non, non, inutile ; c’est sous-entendu. As-tu
écrit, Bernouin ?
– Oui, monseigneur.
– Et les chiffres ?
– Sont alignés au-dessous les uns des autres.
– Additionne, Bernouin.
– Trente-neuf millions deux cent soixante
mille livres, monseigneur.
– Ah ! fit le cardinal avec une expression de
dépit, il n’y a pas encore quarante millions !
Bernouin recommença l’addition.
– Non, monseigneur, il s’en manque sept cent
quarante mille livres.
Mazarin demanda le compte et le revit

169
attentivement.
– C’est égale dit Bernouin, trente-neuf
millions deux cent soixante mille livres, cela fait
un joli denier.
– Ah ! Bernouin, voilà ce que je voudrais voir
au roi.
– Son Éminence me disait que cet argent était
celui de Sa Majesté.
– Sans doute, mais bien clair, bien liquide. Ces
trente-neuf millions sont engagés, et bien au-delà.
Bernouin sourit à sa façon, c’est-à-dire en
homme qui ne croit que ce qu’il veut croire, tout
en préparant la boisson de nuit du cardinal et en
lui redressant l’oreiller.
– Oh ! dit Mazarin lorsque le valet de chambre
fut sorti, pas encore quarante millions ! Il faut
pourtant que j’arrive à ce chiffre de quarante-cinq
millions que je me suis fixé. Mais qui sait si
j’aurai le temps ! Je baisse, je m’en vais, je
n’arriverai pas. Pourtant, qui sait si je ne
trouverai pas deux ou trois millions dans les
poches de nos bons amis les Espagnols ? Ils ont

170
découvert le Pérou, ces gens-là, et, que diable ! il
doit leur en rester quelque chose.
Comme il parlait ainsi, tout occupé de ses
chiffres et ne pensant plus à sa goutte, repoussée
par une préoccupation qui, chez le cardinal, était
la plus puissante de toutes les préoccupations,
Bernouin se précipita dans sa chambre tout
effaré.
– Eh bien ! demanda le cardinal, qu’y a-t-il
donc ?
– Le roi ! Monseigneur, le roi !
– Comment, le roi ! fit Mazarin en cachant
rapidement son papier. Le roi ici ! le roi à cette
heure ! Je le croyais couché depuis longtemps.
Qu’y a-t-il donc ?
Louis XIV put entendre ces derniers mots et
voir le geste effaré du cardinal se redressant sur
son lit, car il entrait en ce moment dans la
chambre.
– Il n’y a rien, monsieur le cardinal, ou du
moins rien qui puisse vous alarmer ; c’est une
communication importante que j’avais besoin de

171
faire ce soir même à Votre Éminence, voilà tout.
Mazarin pensa aussitôt à cette attention si
marquée que le roi avait donnée à ses paroles
touchant Mlle de Mancini, et la communication lui
parut devoir venir de cette source. Il se rasséréna
donc à l’instant même et prit son air le plus
charmant, changement de physionomie dont le
jeune roi sentit une joie extrême, et quand Louis
se fut assis :
– Sire, dit le cardinal, je devrais certainement
écouter Votre Majesté debout, mais la violence
de mon mal...
– Pas d’étiquette entre nous, cher monsieur le
cardinal, dit Louis affectueusement ; je suis votre
élève et non le roi, vous le savez bien, et ce soir
surtout, puisque je viens à vous comme un
requérant, comme un solliciteur, et même comme
un solliciteur très humble et très désireux d’être
bien accueilli.

Mazarin, voyant la rougeur du roi, fut


confirmé dans sa première idée, c’est-à-dire qu’il

172
y avait une pensée d’amour sous toutes ces belles
paroles. Cette fois, le rusé politique, tout fin qu’il
était, se trompait : cette rougeur n’était point
causée par les pudibonds élans d’une passion
juvénile, mais seulement par la douloureuse
contraction de l’orgueil royal.
En bon oncle, Mazarin se disposa à faciliter la
confidence.
– Parlez, dit-il, sire, et puisque Votre Majesté
veut bien un instant oublier que je suis son sujet
pour m’appeler son maître et son instituteur, je
proteste à Votre Majesté de tous mes sentiments
dévoués et tendres.
– Merci, monsieur le cardinal, répondit le roi.
Ce que j’ai à mander à Votre Éminence est
d’ailleurs peu de chose pour elle.
– Tant pis, répondit le cardinal, tant pis, sire.
Je voudrais que Votre Majesté me demandât une
chose importante et même un sacrifice... mais,
quoi que ce soit que vous me demandiez, je suis
prêt à soulager votre cœur en vous l’accordant,
mon cher sire.

173
– Eh bien ! voici de quoi il s’agit, dit le roi
avec un battement de cœur qui n’avait d’égal en
précipitation que le battement de cœur du
ministre : je viens de recevoir la visite de mon
frère le roi d’Angleterre.
Mazarin bondit dans son lit comme s’il eût été
mis en rapport avec la bouteille de Leyde ou la
pile de Volta, en même temps qu’une surprise ou
plutôt qu’un désappointement manifeste éclairait
sa figure d’une telle lueur de colère que
Louis XIV, si peu diplomate qu’il fut, vit bien
que le ministre avait espéré entendre toute autre
chose.
– Charles II ! s’écria Mazarin avec une voix
rauque et un dédaigneux mouvement des lèvres.
Vous avez reçu la visite de Charles II !
– Du roi Charles II, reprit Louis XIV,
accordant avec affectation au petit-fils de
Henri IV le titre que Mazarin oubliait de lui
donner. Oui, monsieur le cardinal, ce malheureux
prince m’a touché le cœur en me racontant ses
infortunes. Sa détresse est grande, monsieur le
cardinal, et il m’a paru pénible à moi, qui me suis

174
vu disputer mon trône, qui ai été forcé, dans des
jours d’émotion, de quitter ma capitale ; à moi,
enfin, qui connais le malheur, de laisser sans
appui un frère dépossédé et fugitif.
– Eh ! dit avec dépit le cardinal, que n’a-t-il
comme vous, sire, un Jules Mazarin près de lui !
sa couronne lui eût été gardée intacte.
– Je sais tout ce que ma maison doit à votre
Éminence, repartit fièrement le roi, et croyez bien
que pour ma part, monsieur, je ne l’oublierai
jamais. C’est justement parce que mon frère le roi
d’Angleterre n’a pas près de lui le génie puissant
qui m’a sauvé, c’est pour cela, dis-je, que je
voudrais lui concilier l’aide de ce même génie, et
prier votre bras de s’étendre sur sa tête, bien
assuré, monsieur le cardinal, que votre main, en
le touchant seulement, saurait lui remettre au
front sa couronne, tombée au pied de l’échafaud
de son père.
– Sire, répliqua Mazarin, je vous remercie de
votre bonne opinion à mon égard, mais nous
n’avons rien à faire là-bas : ce sont des enragés
qui renient Dieu et qui coupent la tête à leurs rois.

175
Ils sont dangereux, voyez-vous, sire, et sales à
toucher depuis qu’ils se sont vautrés dans le sang
royal et dans la boue covenantaire. Cette
politique-là ne m’a jamais convenu, et je la
repousse.
– Aussi pouvez-vous nous aider à lui en
substituer une autre.
– Laquelle ?
– La restauration de Charles II, par exemple.
– Eh ! mon Dieu ! répliqua Mazarin, est-ce
que par hasard le pauvre sire se flatterait de cette
chimère ?
– Mais oui, répliqua le jeune roi, effrayé des
difficultés que semblait entrevoir dans ce projet
l’œil si sûr de son ministre ; il ne demande même
pour cela qu’un million.
– Voilà tout. Un petit million, s’il vous plaît ?
fit ironiquement le cardinal en forçant son accent
italien. Un petit million, s’il vous plaît, mon
frère ? Famille de mendiants, va !
– Cardinal, dit Louis XIV en relevant la tête,
cette famille de mendiants est une branche de ma

176
famille.
– Êtes-vous assez riche pour donner des
millions aux autres, sire ? avez-vous des
millions ?
– Oh ! répliqua Louis XIV avec une suprême
douleur qu’il força cependant, à force de volonté,
de ne point éclater sur son visage ; oh ! oui,
monsieur le cardinal, je sais que je suis pauvre,
mais enfin la couronne de France vaut bien un
million, et pour faire une bonne action,
j’engagerai, s’il le faut, ma couronne. Je trouverai
des juifs qui me prêteront bien un million ?
– Ainsi, sire, vous dites que vous avez besoin
d’un million ? demanda Mazarin.
– Oui, monsieur, je le dis.
– Vous vous trompez beaucoup, sire, et vous
avez besoin de bien plus que cela. Bernouin !...
Vous allez voir, sire, de combien vous avez
besoin en réalité... Bernouin !
– Eh quoi ! cardinal, dit le roi, vous allez
consulter un laquais sur mes affaires ?
– Bernouin ! cria encore le cardinal sans

177
paraître remarquer l’humiliation du jeune prince.
Avance ici, et dis-moi le chiffre que je te
demandais tout à l’heure, mon ami.
– Cardinal, cardinal, ne m’avez-vous pas
entendu ? dit Louis pâlissant d’indignation.
– Sire, ne vous fâchez pas ; je traite à
découvert les affaires de Votre Majesté, moi.
Tout le monde en France le sait, mes livres sont à
jour. Que te disais-je de me faire tout à l’heure,
Bernouin ?
– Votre Éminence me disait de lui faire une
addition.
– Tu l’as faite, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur.
– Pour constater la somme dont Sa Majesté
avait besoin en ce moment ? Ne te disais-je pas
cela ? Sois franc, mon ami.
– Votre Éminence me le disait.
– Eh bien ! quelle somme désirais-je ?
– Quarante-cinq millions, je crois.
– Et quelle somme trouverions-nous en

178
réunissant toutes nos ressources ?
– Trente-neuf millions deux cent soixante
mille francs.
– C’est bien, Bernouin, voilà tout ce que je
voulais savoir ; laisse-nous maintenant, dit le
cardinal en attachant son brillant regard sur le
jeune roi, muet de stupéfaction.
– Mais cependant... balbutia le roi.
– Ah ! vous doutez encore ! sire, dit le
cardinal. Eh bien ! voici la preuve de ce que je
vous disais.
Et Mazarin tira de dessous son traversin le
papier couvert de chiffres, qu’il présenta au roi,
lequel détourna la vue, tant sa douleur était
profonde.
– Ainsi, comme c’est un million que vous
désirez, sire, que ce million n’est point porté là,
c’est donc de quarante-six millions qu’a besoin
Votre Majesté. Eh bien ! il n’y a pas de juifs au
monde qui prêtent une pareille somme, même sur
la couronne de France.
Le roi, crispant ses poings sous ses

179
manchettes, repoussa son fauteuil.
– C’est bien, dit-il, mon frère le roi
d’Angleterre mourra donc de faim.
– Sire, répondit sur le même ton Mazarin,
rappelez-vous ce proverbe que je vous donne ici
comme l’expression de la plus saine politique :
« Réjouis-toi d’être pauvre quand ton voisin est
pauvre aussi. »
Louis médita quelques moments, tout en jetant
un curieux regard sur le papier dont un bout
passait sous le traversin.
– Alors, dit-il, il y a impossibilité à faire droit
à ma demande d’argent, monsieur le cardinal ?
– Absolue, sire.
– Songez que cela me fera un ennemi plus tard
s’il remonte sans moi sur le trône.
– Si Votre Majesté ne craint que cela, qu’elle
se tranquillise, dit vivement le cardinal.
– C’est bien, je n’insiste plus, dit Louis XIV.
– Vous ai-je convaincu, au moins, sire ? dit le
cardinal en posant sa main sur celle du roi.

180
– Parfaitement.
– Toute autre chose, demandez-la, sire, et je
serai heureux de vous l’accorder, vous ayant
refusé celle-ci.
– Toute autre chose, monsieur ?
– Eh ! oui, ne suis-je pas corps et âme au
service de Votre Majesté ? Holà ! Bernouin, des
flambeaux, des gardes pour Sa Majesté ! Sa
Majesté rentre dans ses appartements.
– Pas encore, monsieur, et puisque vous
mettez votre bonne volonté à ma disposition, je
vais en user.
– Pour vous, sire ? demanda le cardinal,
espérant qu’il allait enfin être question de sa
nièce.
– Non, monsieur, pas pour moi, répondit
Louis, mais pour mon frère Charles toujours.
La figure de Mazarin se rembrunit, et il
grommela quelques paroles que le roi ne put
entendre.

181
11

La politique de M. de Mazarin

Au lieu de l’hésitation avec laquelle il avait un


quart d’heure auparavant abordé le cardinal, on
pouvait lire alors dans les yeux du jeune roi cette
volonté contre laquelle on peut lutter, qu’on
brisera peut-être par sa propre impuissance, mais
qui au moins gardera, comme une plaie au fond
du cœur, le souvenir de sa défaite.
– Cette fois, monsieur le cardinal, il s’agit
d’une chose plus facile à trouver qu’un million.
– Vous croyez cela, sire ? dit Mazarin en
regardant le roi de cet œil rusé qui lisait au plus
profond des cœurs.
– Oui, je le crois, et lorsque vous connaîtrez
l’objet de ma demande...
– Et croyez-vous donc que je ne le connaisse

182
pas, sire ?
– Vous savez ce qui me reste à vous dire ?
– Écoutez, sire, voilà les propres paroles du roi
Charles...
– Oh ! par exemple !
– Écoutez. Et si cet avare, ce pleutre d’Italien,
a-t-il dit...
– Monsieur le cardinal !...
– Voilà le sens, sinon les paroles. Eh ! mon
Dieu ! je ne lui en veux pas pour cela, sire ;
chacun voit avec ses passions. Il a donc dit : Et si
ce pleutre d’Italien vous refuse le million que
nous lui demandons, sire ; si nous sommes forcés,
faute d’argent, de renoncer à la diplomatie, eh
bien ! nous lui demanderons cinq cents
gentilshommes...
Le roi tressaillit, car le cardinal ne s’était
trompé que sur le chiffre.
– N’est-ce pas, sire, que c’est cela ? s’écria le
ministre avec un accent triomphateur ; puis il a
ajouté de belles paroles, il a dit : J’ai des amis de
l’autre côté du détroit ; à ces amis il manque

183
seulement un chef et une bannière. Quand ils me
verront, quand ils verront la bannière de France,
ils se rallieront à moi, car ils comprendront que
j’ai votre appui. Les couleurs de l’uniforme
français vaudront près de moi le million que M.
de Mazarin nous aura refusé. Car il savait bien
que je le refuserais, ce million. Je vaincrai avec
ces cinq cents gentilshommes, sire, et tout
l’honneur en sera pour vous. Voilà ce qu’il a dit,
ou à peu près, n’est-ce pas ? en entourant ces
paroles de métaphores brillantes, d’images
pompeuses, car ils sont bavards dans la famille !
Le père a parlé jusque sur l’échafaud.
La sueur de la honte coulait au front de Louis.
Il sentait qu’il n’était pas de sa dignité d’entendre
ainsi insulter son frère, mais il ne savait pas
encore comment on voulait, surtout en face de
celui devant qui il avait vu tout plier, même sa
mère. Enfin il fit un effort.
– Mais, dit-il, monsieur le cardinal, ce n’est
pas cinq cents hommes, c’est deux cents.
– Vous voyez bien que j’avais deviné ce qu’il
demandait.

184
– Je n’ai jamais nié, monsieur, que vous
n’eussiez un œil profond, et c’est pour cela que
j’ai pensé que vous ne refuseriez pas à mon frère
Charles une chose aussi simple et aussi facile à
accorder que celle que je vous demande en son
nom, monsieur le cardinal, ou plutôt au mien.
– Sire, dit Mazarin, voilà trente ans que je fais
de la politique. J’en ai fait d’abord avec M. le
cardinal de Richelieu, puis tout seul. Cette
politique n’a pas toujours été très honnête, il faut
l’avouer ; mais elle n’a jamais été maladroite. Or,
celle que l’on propose en ce moment à Votre
Majesté est malhonnête et maladroite à la fois.
– Malhonnête, monsieur !
– Sire, vous avez fait un traité avec M.
Cromwell.
– Oui ; et dans ce traité même M. Cromwell a
signé au-dessus de moi.
– Pourquoi avez-vous signé si bas, sire ? M.
Cromwell a trouvé une bonne place, il l’a prise ;
c’était assez son habitude. J’en reviens donc à M.
Cromwell. Vous avez fait un traité avec lui, c’est-

185
à-dire avec l’Angleterre, puisque quand vous
avez signé ce traité M. Cromwell était
l’Angleterre.
– M. Cromwell est mort.
– Vous croyez cela, sire ?
– Mais sans doute, puisque son fils Richard lui
a succédé et a abdiqué même.
– Eh bien ! voilà justement ! Richard a hérité à
la mort de Cromwell, et l’Angleterre à
l’abdication de Richard. Le traité faisait partie de
l’héritage, qu’il fût entre les mains de M. Richard
ou entre les mains de l’Angleterre. Le traité est
donc bon toujours, valable autant que jamais.
Pourquoi l’éluderiez-vous, sire ? Qu’y a-t-il de
changé ? Charles II veut aujourd’hui ce que nous
n’avons pas voulu il y a dix ans ; mais c’est un
cas prévu. Vous êtes l’allié de l’Angleterre, sire,
et non celui de Charles II. C’est malhonnête sans
doute, au point de vue de la famille, d’avoir signé
un traité avec un homme qui a fait couper la tête
au beau-frère du roi votre père, et d’avoir
contracté une alliance avec un Parlement qu’on
appelle là-bas un Parlement Croupion ; c’est

186
malhonnête, j’en conviens, mais ce n’était pas
maladroit au point de vue de la politique,
puisque, grâce à ce traité, j’ai sauvé à Votre
Majesté, mineure encore, les tracas d’une guerre
extérieure, que la Fronde... vous vous rappelez la
Fronde, sire (le jeune roi baissa la tête), que la
Fronde eût fatalement compliqués. Et voilà
comme quoi je prouve à Votre Majesté que
changer de route maintenant sans prévenir nos
alliés serait à la fois maladroit et malhonnête.
Nous ferions la guerre en mettant les torts de
notre côté ; nous la ferions, méritant qu’on nous
la fît, et nous aurions l’air de la craindre, tout en
la provoquant ; car une permission à cinq cents
hommes, à deux cents hommes, à cinquante
hommes, à dix hommes, c’est toujours une
permission. Un Français, c’est la nation ; un
uniforme, c’est l’armée. Supposez, par exemple,
sire, que vous avez la guerre avec la Hollande, ce
qui tôt ou tard arrivera certainement, ou avec
l’Espagne, ce qui arrivera peut-être si votre
mariage manque (Mazarin regarda profondément
le roi), et il y a mille causes qui peuvent faire
manquer votre mariage ; eh bien ! approuveriez-

187
vous l’Angleterre d’envoyer aux Provinces-Unies
ou à l’infante un régiment, une compagnie, une
escouade même de gentilshommes anglais ?
Trouveriez-vous qu’elle se renferme honnêtement
dans les limites de son traité d’alliance ?
Louis écoutait ; il lui semblait étrange que
Mazarin invoquât la bonne foi, lui l’auteur de tant
de supercheries politiques qu’on appelait des
mazarinades.
– Mais enfin, dit le roi, sans autorisation
manifeste, je ne puis empêcher des
gentilshommes de mon État de passer en
Angleterre si tel est leur bon plaisir.
– Vous devez les contraindre à revenir, sire,
ou tout au moins protester contre leur présence en
ennemis dans un pays allié.
– Mais enfin, voyons, vous, monsieur le
cardinal, vous un génie si profond, cherchons un
moyen d’aider ce pauvre roi sans nous
compromettre.
– Et voilà justement ce que je ne veux pas,
mon cher sire, dit Mazarin. L’Angleterre agirait

188
d’après mes désirs qu’elle n’agirait pas mieux ; je
dirigerais d’ici la politique d’Angleterre que je ne
la dirigerais pas autrement. Gouvernée ainsi
qu’on la gouverne, l’Angleterre est pour l’Europe
un nid éternel à procès. La Hollande protège
Charles II : laissez faire la Hollande ; ils se
fâcheront, ils se battront ; ce sont les deux seules
puissances maritimes ; laissez-les détruire leurs
marines l’une par l’autre ; nous construirons la
nôtre avec les débris de leurs vaisseaux, et encore
quand nous aurons de l’argent pour acheter des
clous.
– Oh ! que tout ce que vous me dites là est
pauvre et mesquin, monsieur le cardinal !
– Oui, mais comme c’est vrai, sire, avouez-le.
Il y a plus : j’admets un moment la possibilité de
manquer à votre parole et d’éluder le traité ; cela
se voit souvent, qu’on manque à sa parole et
qu’on élude un traité, mais c’est quand on a
quelque grand intérêt à le faire ou quand on se
trouve par trop gêné par le contrat ; eh bien !
vous autoriseriez l’engagement qu’on vous
demande ; la France, sa bannière, ce qui est la

189
même chose, passera le détroit et combattra ; la
France sera vaincue.
– Pourquoi cela ?
– Voilà ma foi un habile général, que Sa
Majesté Charles II, et Worcester nous donne de
belles garanties !
– Il n’aura plus affaire à Cromwell, monsieur.
– Oui, mais il aura affaire à Monck, qui est
bien autrement dangereux. Ce brave marchand de
bière dont nous parlons était un illuminé, il avait
des moments d’exaltation, d’épanouissement, de
gonflement, pendant lesquels il se fendait comme
un tonneau trop plein ; par les fentes alors
s’échappaient toujours quelques gouttes de sa
pensée, et à l’échantillon on connaissait la pensée
tout entière. Cromwell nous a ainsi, plus de dix
fois, laissé pénétrer dans son âme, quand on
croyait cette âme enveloppée d’un triple airain,
comme dit Horace1. Mais Monck ! Ah ! sire,
Dieu vous garde de faire jamais de la politique
avec M. Monck ! C’est lui qui m’a fait depuis un

1
Odes, I, 3, 9.

190
an tous les cheveux gris que j’ai ! Monck n’est
pas un illuminé, lui, malheureusement, c’est un
politique ; il ne se fend pas, il se resserre. Depuis
dix ans il a les yeux fixés sur un but, et nul n’a pu
encore deviner lequel. Tous les matins, comme le
conseillait Louis XI, il brûle son bonnet de la
nuit. Aussi, le jour où ce plan lentement et
solitairement mûri éclatera, il éclatera avec toutes
les conditions de succès qui accompagnent
toujours l’imprévu.
« Voilà Monck, sire, dont vous n’aviez peut-
être jamais entendu parler, dont vous ne
connaissiez peut-être pas même le nom, avant
que votre frère Charles II, qui sait ce qu’il est, lui,
le prononçât devant vous, c’est-à-dire une
merveille de profondeur et de ténacité, les deux
seules choses contre lesquelles l’esprit et l’ardeur
s’émoussent. Sire, j’ai eu de l’ardeur quand
j’étais jeune, j’ai eu de l’esprit toujours. Je puis
m’en vanter, puisqu’on me le reproche. J’ai fait
un beau chemin avec ces deux qualités, puisque
de fils d’un pêcheur de Piscina, je suis devenu
Premier ministre du roi de France, et que dans
cette qualité, Votre Majesté veut bien le

191
reconnaître, j’ai rendu quelques services au trône
de Votre Majesté. Eh bien ! sire, si j’eusse
rencontré Monck sur ma route, au lieu d’y
trouver M. de Beaufort, M. de Retz, ou M. le
prince, eh bien, nous étions perdus. Engagez-
vous à la légère, sire, et vous tomberez dans les
griffes de ce soldat politique. Le casque de
Monck, sire, est un coffre de fer au fond duquel il
enferme ses pensées, et dont personne n’a la clef.
Aussi, près de lui, ou plutôt devant lui, je
m’incline, sire, moi qui n’ai qu’une barrette de
velours.
– Que pensez-vous donc que veuille Monck,
alors ?
– Eh ! si je le savais, sire, je ne vous dirais pas
de vous défier de lui, car je serais plus fort que
lui ; mais avec lui j’ai peur de deviner ; de
deviner ! vous comprenez mon mot ? car si je
crois avoir deviné, je m’arrêterai à une idée, et,
malgré moi, je poursuivrai cette idée. Depuis que
cet homme est au pouvoir là-bas, je suis comme
ces damnés de Dante à qui Satan a tordu le cou,
qui marchent en avant et qui regardent en arrière :

192
je vais du côté de Madrid, mais je ne perds pas de
vue Londres. Deviner, avec ce diable d’homme,
c’est se tromper, et se tromper, c’est se perdre.
Dieu me garde de jamais chercher à deviner ce
qu’il désire ; je me borne, et c’est bien assez, à
espionner ce qu’il fait ; or, je crois – vous
comprenez la portée du mot je crois ? je crois,
relativement à Monck, n’engage à rien –, je crois
qu’il a tout bonnement envie de succéder à
Cromwell. Votre Charles II lui a déjà fait faire
des propositions par dix personnes ; il s’est
contenté de chasser les dix entremetteurs sans
rien leur dire autre chose que : « Allez-vous-en,
ou je vous fais pendre ! » C’est un sépulcre que
cet homme ! Dans ce moment-ci, Monck fait du
dévouement au Parlement Croupion ; de ce
dévouement, par exemple, je ne suis pas dupe :
Monck ne veut pas être assassiné. Un assassinat
l’arrêterait au milieu de son œuvre, et il faut que
son œuvre s’accomplisse ; aussi je crois, mais ne
croyez pas ce que je crois, je dis je crois par
habitude ; je crois que Monck ménage le
Parlement jusqu’au moment où il le brisera. On
vous demande des épées, mais c’est pour se

193
battre contre Monck. Dieu nous garde de nous
battre contre Monck, sire, car Monck nous battra,
et battu par Monck, je ne m’en consolerais de ma
vie ! Cette victoire, je me dirais que Monck la
prévoyait depuis dix ans. Pour Dieu ! sire, par
amitié pour vous, si ce n’est par considération
pour lui, que Charles II se tienne tranquille ;
Votre Majesté lui fera ici un petit revenu ; elle lui
donnera un de ses châteaux. Eh ! eh ! attendez
donc ! mais je me rappelle le traité, ce fameux
traité dont nous parlions tout à l’heure ! Votre
Majesté n’en a pas même le droit, de lui donner
un château !
– Comment cela ?
– Oui, oui, Sa Majesté s’est engagée à ne pas
donner l’hospitalité au roi Charles, à le faire
sortir de France même. C’est pour cela que vous
ferez comprendre à votre frère qu’il ne peut rester
chez nous, que c’est impossible, qu’il nous
compromet, ou moi-même...
– Assez, monsieur ! dit Louis XIV en se
levant. Que vous me refusiez un million, vous en
avez le droit : vos millions sont à vous ; que vous

194
me refusiez deux cents gentilshommes, vous en
avez le droit encore, car vous êtes Premier
ministre, et vous avez, aux yeux de la France, la
responsabilité de la paix et de la guerre ; mais que
vous prétendiez m’empêcher, moi le roi, de
donner l’hospitalité au petit-fils de Henri IV, à
mon cousin germain, au compagnon de mon
enfance ! là s’arrête votre pouvoir, là commence
ma volonté.
– Sire, dit Mazarin, enchanté d’en être quitte à
si bon marché, et qui n’avait d’ailleurs si
chaudement combattu que pour en arriver là ;
sire, je me courberai toujours devant la volonté
de mon roi ; que mon roi garde donc près de lui
ou dans un de ses châteaux le roi d’Angleterre,
que Mazarin le sache, mais que le ministre ne le
sache pas.
– Bonne nuit, monsieur, dit Louis XIV, je
m’en vais désespéré.
– Mais convaincu, c’est tout ce qu’il me faut,
sire, répliqua Mazarin.

195
Le roi ne répondit pas, et se retira tout pensif,
convaincu, non pas de tout ce que lui avait dit
Mazarin, mais d’une chose au contraire qu’il
s’était bien gardé de lui dire, c’était de la
nécessité d’étudier sérieusement ses affaires et
celles de l’Europe, car il les voyait difficiles et
obscures.
Louis retrouva le roi d’Angleterre assis à la
même place où il l’avait laissé.
En l’apercevant, le prince anglais se leva ;
mais du premier coup d’œil il vit le
découragement écrit en lettres sombres sur le
front de son cousin.
Alors, prenant la parole le premier, comme
pour faciliter à Louis l’aveu pénible qu’il avait à
lui faire :
– Quoi qu’il en soit, dit-il, je n’oublierai
jamais toute la bonté, toute l’amitié dont vous
avez fait preuve à mon égard.
– Hélas ! répliqua sourdement Louis XIV,
bonne volonté stérile, mon frère !

196
Charles II devint extrêmement pâle, passa une
main froide sur son front, et lutta quelques
instants contre un éblouissement qui le fit
chanceler.
– Je comprends, dit-il enfin, plus d’espoir !
Louis saisit la main de Charles II.
– Attendez, mon frère, dit-il, ne précipitez
rien, tout peut changer ; ce sont les résolutions
extrêmes qui ruinent les causes ; ajoutez, je vous
en supplie, une année d’épreuve encore aux
années que vous avez déjà subies. Il n’y a, pour
vous décider à agir en ce moment plutôt qu’en un
autre, ni occasion ni opportunité ; venez avec
moi, mon frère, je vous donnerai une de mes
résidences, celle qu’il vous plaira d’habiter ;
j’aurai l’œil avec vous sur les événements, nous
les préparerons ensemble ; allons, mon frère, du
courage !
Charles II dégagea sa main de celle du roi, et
se reculant pour le saluer avec plus de
cérémonie :

197
– De tout mon cœur, merci, répliqua-t-il, sire,
mais j’ai prié sans résultat le plus grand roi de la
terre, maintenant je vais demander un miracle à
Dieu.
Et il sortit sans vouloir en entendre davantage,
le front haut, la main frémissante, avec une
contraction douloureuse de son noble visage, et
cette sombre profondeur du regard qui, ne
trouvant plus d’espoir dans le monde des
hommes, semble aller au-delà en demander à des
mondes inconnus.
L’officier des mousquetaires, en le voyant
ainsi passer livide, s’inclina presque à genoux
pour le saluer.
Il prit ensuite un flambeau, appela deux
mousquetaires et descendit avec le malheureux
roi l’escalier désert, tenant à la main gauche son
chapeau, dont la plume balayait les degrés.
Arrivé à la porte, l’officier demanda au roi de
quel côté il se dirigeait, afin d’y envoyer les
mousquetaires.

198
– Monsieur, répondit Charles II à demi-voix,
vous qui avez connu mon père, dites-vous, peut-
être avez-vous prié pour lui ? Si cela est ainsi, ne
m’oubliez pas non plus dans vos prières.
Maintenant je m’en vais seul, et vous prie de ne
point m’accompagner ni de me faire
accompagner plus loin.
L’officier s’inclina et renvoya ses
mousquetaires dans l’intérieur du palais.
Mais lui demeura un instant sous le porche
pour voir Charles II s’éloigner et se perdre dans
l’ombre de la rue tournante.
– À celui-là, comme autrefois à son père,
murmura-t-il, Athos, s’il était là, dirait avec
raison : « Salut à la Majesté tombée ! »
Puis, montant les escaliers :
– Ah ! le vilain service que je fais ! dit-il à
chaque marche. Ah ! le piteux maître ! La vie
ainsi faite n’est plus tolérable, et il est temps
enfin que je prenne mon parti !... Plus de
générosité, plus d’énergie ! continua-t-il. Allons,
le maître a réussi, l’élève est atrophié pour

199
toujours. Mordioux ! je n’y résisterai pas. Allons,
vous autres, continua-t-il en entrant dans
l’antichambre, que faites-vous là à me regarder
ainsi ? Éteignez ces flambeaux et rentrez à vos
postes ! Ah ! vous me gardiez ? Oui, vous veillez
sur moi, n’est-ce pas, bonnes gens ? Braves
niais ! je ne suis pas le duc de Guise, allez, et l’on
ne m’assassinera pas dans le petit couloir.
D’ailleurs, ajouta-t-il tout bas, ce serait une
résolution, et l’on ne prend plus de résolutions
depuis que M. le cardinal de Richelieu est mort.
Ah ! à la bonne heure, c’était un homme, celui-
là ! C’est décidé, dès demain je jette la casaque
aux orties !
Puis, se ravisant :
– Non, dit-il, pas encore ! J’ai une superbe
épreuve à faire, et je la ferai ; mais celle-là, je le
jure, ce sera la dernière, mordioux !
Il n’avait pas achevé, qu’une voix partit de la
chambre du roi.
– Monsieur le lieutenant ! dit cette voix.
– Me voici, répondit-il.

200
– Le roi demande à vous parler.
– Allons, dit le lieutenant, peut-être est-ce
pour ce que je pense.
Et il entra chez le roi.

201
12

Le roi et le lieutenant

Lorsque le roi vit l’officier près de lui, il


congédia son valet de chambre et son
gentilhomme.
– Qui est de service demain, monsieur ?
demanda-t-il alors.
Le lieutenant inclina la tête avec une politesse
de soldat et répondit :
– Moi, sire.
– Comment, encore vous ?
– Moi toujours.
– Comment cela se fait-il, monsieur ?
– Sire, les mousquetaires, en voyage,
fournissent tous les postes de la maison de Votre
Majesté, c’est-à-dire le vôtre, celui de la reine

202
mère et celui de M. le cardinal, qui emprunte au
roi la meilleure partie ou plutôt la plus nombreuse
partie de sa garde royale.
– Mais les intérims ?
– Il n’y a d’intérim, sire, que pour vingt ou
trente hommes qui se reposent sur cent vingt. Au
Louvre, c’est différent, et si j’étais au Louvre, je
me reposerais sur mon brigadier ; mais en route,
sire, on ne sait ce qui peut arriver et j’aime assez
faire ma besogne moi-même.
– Ainsi, vous êtes de garde tous les jours ?
– Et toutes les nuits, oui, sire.
– Monsieur, je ne puis souffrir cela, et je veux
que vous vous reposiez.
– C’est fort bien, sire, mais moi, je ne le veux
pas.
– Plaît-il ? fit le roi, qui ne comprit pas tout
d’abord le sens de cette réponse.
– Je dis, sire, que je ne veux pas m’exposer à
une faute. Si le diable avait un mauvais tour à me
jouer, vous comprenez, sire, comme il connaît
l’homme auquel il a affaire, il choisirait le

203
moment où je ne serais point là. Mon service
avant tout et la paix de ma conscience.
– Mais à ce métier-là, monsieur, vous vous
tuerez.
– Eh ! sire, il y a trente-cinq ans que je le fais,
ce métier-là, et je suis l’homme de France et de
Navarre qui se porte le mieux. Au surplus, sire,
ne vous inquiétez pas de moi, je vous prie ; cela
me semblerait trop étrange, attendu que je n’en ai
pas l’habitude.
Le roi coupa court à la conversation par une
question nouvelle.
– Vous serez donc là demain matin ?
demanda-t-il.
– Comme à présent, oui, sire.
Le roi fit alors quelques tours dans sa
chambre ; il était facile de voir qu’il brûlait du
désir de parler, mais qu’une crainte quelconque le
retenait.
Le lieutenant, debout, immobile, le feutre à la
main, le poing sur la hanche, le regardait faire ses
évolutions, et tout en le regardant, il grommelait

204
en mordant sa moustache :
« Il n’a pas de résolution pour une demi-
pistole, ma parole d’honneur ! Gageons qu’il ne
parlera point. »
Le roi continuait de marcher, tout en jetant de
temps en temps un regard de côté sur le
lieutenant.
« C’est son père tout craché, poursuivait celui-
ci dans son monologue secret ; il est à la fois
orgueilleux, avare et timide. Peste soit du maître,
va ! »
Louis s’arrêta.
– Lieutenant ? dit-il.
– Me voilà, sire.
– Pourquoi donc, ce soir, avez-vous crié là-
bas, dans la salle : « Le service du roi, les
mousquetaires de Sa Majesté » ?
– Parce que vous m’en avez donné l’ordre,
sire.
– Moi ?
– Vous-même.

205
– En vérité, je n’ai pas dit un seul mot de cela,
monsieur.
– Sire, on donne un ordre par un signe, par un
geste, par un clin d’œil, aussi franchement, aussi
clairement qu’avec la parole. Un serviteur qui
n’aurait que des oreilles ne serait que la moitié
d’un bon serviteur.
– Vos yeux sont bien perçants alors, monsieur.
– Pourquoi cela, sire ?
– Parce qu’ils voient ce qui n’est point.
– Mes yeux sont bons, en effet, sire, quoiqu’ils
aient beaucoup servi et depuis longtemps leur
maître ; aussi, toutes les fois qu’ils ont quelque
chose à voir, ils n’en manquent pas l’occasion.
Or, ce soir ils ont vu que Votre Majesté rougissait
à force d’avoir envie de bâiller ; que Votre
Majesté regardait avec des supplications
éloquentes, d’abord Son Éminence, ensuite Sa
Majesté la reine mère, enfin la porte par laquelle
on sort ; et ils ont si bien remarqué tout ce que je
viens de dire, qu’ils ont vu les lèvres de Votre
Majesté articuler ces paroles : « Qui donc me

206
sortira de là ? »
– Monsieur !
– Ou tout au moins ceci, sire : « Mes
mousquetaires ! » Alors je n’ai pas hésité. Ce
regard était pour moi, la parole était pour moi ;
j’ai crié aussitôt : « Les mousquetaires de Sa
Majesté ! » Et d’ailleurs, cela est si vrai, sire, que
Votre Majesté, non seulement ne m’a pas donné
tort, mais encore m’a donné raison en partant sur-
le-champ.
Le roi se détourna pour sourire ; puis, après
quelques secondes, il ramena son œil limpide sur
cette physionomie si intelligente, si hardie et si
ferme, qu’on eût dit le profil énergique et fier de
l’aigle en face du soleil.
– C’est bien, dit-il après un court silence,
pendant lequel il essaya, mais en vain, de faire
baisser les yeux à son officier.
Mais voyant que le roi ne disait plus rien,
celui-ci pirouetta sur ses talons et fit trois pas
pour s’en aller en murmurant : « Il ne parlera pas,
mordioux ! il ne parlera pas ! »

207
– Merci, monsieur, dit alors le roi.
« En vérité, poursuivit le lieutenant, il n’eût
plus manqué que cela, être blâmé pour avoir été
moins sot qu’un autre. »
Et il gagna la porte en faisant sonner
militairement ses éperons.
Mais arrivé sur le seuil, et sentant que le désir
du roi l’attirait en arrière, il se retourna.
– Votre Majesté m’a tout dit ? demanda-t-il
d’un ton que rien ne saurait rendre et qui, sans
paraître provoquer la confiance royale, contenait
tant de persuasive franchise, que le roi répliqua
sur-le-champ :
– Si fait, monsieur, approchez.
« Allons donc ! murmura l’officier, il y vient
enfin ! »
– Écoutez-moi.
– Je ne perds pas une parole, sire.
– Vous monterez à cheval, monsieur, demain,
vers quatre heures du matin, et vous me ferez
seller un cheval pour moi.

208
– Des écuries de Votre Majesté ?
– Non, d’un de vos mousquetaires.
– Très bien, sire. Est-ce tout ?
– Et vous m’accompagnerez.
– Seul ?
– Seul.
– Viendrai-je quérir Votre Majesté, ou
l’attendrai-je ?
– Vous m’attendrez.
– Où cela, sire ?
– À la petite porte du parc.
Le lieutenant s’inclina, comprenant que le roi
lui avait dit tout ce qu’il avait à lui dire.
En effet, le roi le congédia par un geste tout
aimable de sa main.
L’officier sortit de la chambre du roi et revint
se placer philosophiquement sur sa chaise, où,
bien loin de s’endormir, comme on aurait pu le
croire, vu l’heure avancée de la nuit, il se mit à
réfléchir plus profondément qu’il n’avait jamais

209
fait.
Le résultat de ces réflexions ne fut point aussi
triste que l’avaient été les réflexions précédentes.
« Allons, il a commencé, dit-il ; l’amour le
pousse, il marche, il marche ! Le roi est nul chez
lui, mais l’homme vaudra peut-être quelque
chose. D’ailleurs, nous verrons bien demain
matin... Oh ! oh ! s’écria-t-il tout à coup en se
redressant, voilà une idée gigantesque,
mordioux ! et peut-être ma fortune est-elle dans
cette idée-là ! »
Après cette exclamation, l’officier se leva et
arpenta, les mains dans les poches de son
justaucorps, l’immense antichambre qui lui
servait d’appartement.
La bougie flambait avec fureur sous l’effort
d’une brise fraîche qui, s’introduisant par les
gerçures de la porte et par les fentes de la fenêtre,
coupait diagonalement la salle. Elle projetait une
lueur rougeâtre, inégale, tantôt radieuse, tantôt
ternie, et l’on voyait marcher sur la muraille la
grande ombre du lieutenant, découpée en
silhouette comme une figure de Callot, avec

210
l’épée en broche et le feutre empanaché.
« Certes, murmurait-il, ou je me trompe fort,
ou le Mazarin tend là un piège au jeune
amoureux ; le Mazarin a donné ce soir un rendez-
vous et une adresse aussi complaisamment que
l’eût pu faire M. Dangeau lui-même. J’ai entendu
et je sais la valeur des paroles. “Demain matin, a-
t-il dit, elles passeront à la hauteur du pont de
Blois.” Mordioux ! c’est clair, cela ! et surtout
pour un amant ! C’est pourquoi cet embarras,
c’est pourquoi cette hésitation, c’est pourquoi cet
ordre : “Monsieur le lieutenant de mes
mousquetaires, à cheval demain, à quatre heures
du matin.” Ce qui est aussi clair que s’il m’eût
dit : “Monsieur le lieutenant de mes
mousquetaires, demain, à quatre heures du matin,
au pont de Blois, entendez-vous ?” Il y a donc là
un secret d’État que moi, chétif, je tiens à l’heure
qu’il est. Et pourquoi est-ce que je le tiens ?
Parce que j’ai de bons yeux, comme je le disais
tout à l’heure à Sa Majesté. C’est qu’on dit qu’il
l’aime à la fureur, cette petite poupée
d’Italienne ! C’est qu’on dit qu’il s’est jeté aux
genoux de sa mère pour lui demander de

211
l’épouser ! C’est qu’on dit que la reine a été
jusqu’à consulter la cour de Rome pour savoir si
un pareil mariage, fait contre sa volonté, serait
valable ! Oh ! si j’avais encore vingt-cinq ans ! si
j’avais là, à mes côtés, ceux que je n’ai plus ! si je
ne méprisais pas profondément tout le monde, je
brouillerais M. de Mazarin avec la reine mère, la
France avec l’Espagne, et je ferais une reine de
ma façon ; mais, bah ! »
Et le lieutenant fit claquer ses doigts en signe
de dédain.
« Ce misérable Italien, ce pleutre, ce ladre
vert, qui vient de refuser un million au roi
d’Angleterre, ne me donnerait peut-être pas mille
pistoles pour la nouvelle que je lui porterais. Oh !
mordioux ! voilà que je tombe en enfance ! voilà
que je m’abrutis ! Le Mazarin donner quelque
chose, ha ! ha ! ha ! »
Et l’officier se mit à rire formidablement tout
seul.
« Dormons, dit-il, dormons, et tout de suite.
J’ai l’esprit fatigué de ma soirée, demain il verra
plus clair qu’aujourd’hui. »

212
Et sur cette recommandation faite à lui-même,
il s’enveloppa de son manteau, narguant son
royal voisin.
Cinq minutes après, il dormait les poings
fermés, les lèvres entrouvertes, laissant échapper,
non pas son secret, mais un ronflement sonore
qui se développait à l’aise sous la voûte
majestueuse de l’antichambre.

213
13

Marie de Mancini

Le soleil éclairait à peine de ses premiers


rayons les grands bois du parc et les hautes
girouettes du château, quand le jeune roi, réveillé
déjà depuis plus de deux heures, et tout entier à
l’insomnie de l’amour, ouvrit son volet lui-même
et jeta un regard curieux sur les cours du palais
endormi.
Il vit qu’il était l’heure convenue : la grande
horloge de la cour marquait même quatre heures
un quart.
Il ne réveilla point son valet de chambre, qui
dormait profondément à quelque distance ; il
s’habilla seul, et ce valet, tout effaré, arrivait,
croyant avoir manqué à son service, lorsque
Louis le renvoya dans sa chambre en lui
recommandant le silence le plus absolu.

214
Alors il descendit le petit escalier, sortit par
une porte latérale, et aperçut le long du mur du
parc un cavalier qui tenait un cheval de main.
Ce cavalier était méconnaissable dans son
manteau et sous son chapeau.
Quant au cheval, sellé comme celui d’un
bourgeois riche, il n’offrait rien de remarquable à
l’œil le plus exercé.
Louis vint prendre la bride de ce cheval ;
l’officier lui tint l’étrier, sans quitter lui-même la
selle, et demanda d’une voix discrète les ordres
de Sa Majesté.
– Suivez-moi, répondit Louis XIV.
L’officier mit son cheval au trot derrière celui
de son maître, et ils descendirent ainsi vers le
pont.
Lorsqu’ils furent de l’autre côté de la Loire :
– Monsieur, dit le roi, vous allez me faire le
plaisir de piquer devant vous jusqu’à ce que vous
aperceviez un carrosse ; alors vous reviendrez
m’avertir ; je me tiens ici.
– Votre Majesté daignera-t-elle me donner

215
quelques détails sur le carrosse que je suis chargé
de découvrir ?
– Un carrosse dans lequel vous verrez deux
dames et probablement aussi leurs suivantes.
– Sire, je ne veux point faire d’erreur ; y a-t-il
encore un autre signe auquel je puisse reconnaître
ce carrosse ?
– Il sera, selon toute probabilité, aux armes de
M. le cardinal.
– C’est bien, sire, répondit l’officier,
entièrement fixé sur l’objet de sa reconnaissance.
Il mit alors son cheval au grand trot et piqua
du côté indiqué par le roi. Mais il n’eut pas fait
cinq cents pas qu’il vit quatre mules, puis un
carrosse poindre derrière un monticule.
Derrière ce carrosse en venait un autre.
Il n’eut besoin que d’un coup d’œil pour
s’assurer que c’étaient bien là les équipages qu’il
était venu chercher.
Il tourna bride sur-le-champ, et se rapprochant
du roi :

216
– Sire, dit-il, voici les carrosses. Le premier,
en effet, contient deux dames avec leurs femmes
de chambre ; le second renferme des valets de
pied, des provisions, des hardes.
– Bien, bien, répondit le roi d’une voix tout
émue. Eh bien ! allez, je vous prie, dire à ces
dames qu’un cavalier de la cour désire présenter
ses hommages à elles seules.
L’officier partit au galop.
– Mordioux ! disait-il tout en courant, voilà un
emploi nouveau et honorable, j’espère ! Je me
plaignais de n’être rien, je suis confident du roi.
Un mousquetaire, c’est à en crever d’orgueil !
Il s’approcha du carrosse et fit sa commission
en messager galant et spirituel.
Deux dames étaient en effet dans le carrosse :
l’une d’une grande beauté, quoique un peu
maigre ; l’autre moins favorisée de la nature,
mais vive, gracieuse, et réunissant dans les légers
plis de son front tous les signes de la volonté.
Ses yeux vifs et perçants, surtout, parlaient
plus éloquemment que toutes les phrases

217
amoureuses de mise en ces temps de galanterie.
Ce fut à celle-là que d’Artagnan s’adressa sans
se tromper, quoique, ainsi que nous l’avons dit,
l’autre fût plus jolie peut-être.
– Mesdames, dit-il, je suis le lieutenant des
mousquetaires, et il y a sur la route un cavalier
qui vous attend et qui désire vous présenter ses
hommages.
À ces mots, dont il suivait curieusement
l’effet, la dame aux yeux noirs poussa un cri de
joie, se pencha hors de la portière, et, voyant
accourir le cavalier, tendit les bras en s’écriant :
– Ah ! mon cher sire !
Et les larmes jaillirent aussitôt de ses yeux.
Le cocher arrêta ses chevaux, les femmes de
chambre se levèrent avec confusion au fond du
carrosse, et la seconde dame ébaucha une
révérence terminée par le plus ironique sourire
que la jalousie ait jamais dessiné sur des lèvres de
femme.
– Marie ! chère Marie ! s’écria le roi en
prenant dans ses deux mains la main de la dame

218
aux yeux noirs.
Et, ouvrant lui-même la lourde portière, il
l’attira hors du carrosse avec tant d’ardeur qu’elle
fut dans ses bras avant de toucher la terre.
Le lieutenant, posté de l’autre côté du
carrosse, voyait et entendait sans être remarqué.
Le roi offrit son bras à Mlle de Mancini, et fit
signe aux cochers et aux laquais de poursuivre
leur chemin.
Il était six heures à peu près ; la route était
fraîche et charmante ; de grands arbres aux
feuillages encore noués dans leur bourre dorée
laissaient filtrer la rosée du matin suspendue
comme des diamants liquides à leurs branches
frémissantes ; l’herbe s’épanouissait au pied des
haies ; les hirondelles, revenues depuis quelques
jours, décrivaient leurs courbes gracieuses entre
le ciel et l’eau ; une brise parfumée par les bois
dans leur floraison courait le long de cette route
et ridait la nappe d’eau du fleuve ; toutes ces
beautés du jour, tous ces parfums des plantes,
toutes ces aspirations de la terre vers le ciel,
enivraient les deux amants, marchant côte à côte,

219
appuyés l’un à l’autre, les yeux sur les yeux, la
main dans la main, et qui, s’attardant par un
commun désir, n’osaient parler, tant ils avaient de
choses à se dire.

L’officier vit que le cheval abandonné errait çà


et là et inquiétait Mlle de Mancini. Il profita du
prétexte pour se rapprocher en arrêtant le cheval,
et, à pied aussi entre les deux montures qu’il
maintenait, il ne perdit pas un mot ni un geste des
deux amants.
Ce fut Mlle de Mancini qui commença.
– Ah ! mon cher sire, dit elle, vous ne
m’abandonnez donc pas, vous ?
– Non, répondit le roi : vous le voyez bien,
Marie.
– On me l’avait tant dit, cependant : qu’à
peine serions-nous séparés, vous ne penseriez
plus à moi !
– Chère Marie, est-ce donc d’aujourd’hui que
vous vous apercevez que nous sommes entourés
de gens intéressés à nous tromper ?

220
– Mais enfin, sire, ce voyage, cette alliance
avec l’Espagne ? On vous marie !
Louis baissa la tête.
En même temps l’officier put voir luire au
soleil les regards de Marie de Mancini, brillants
comme une dague qui jaillit du fourreau.
– Et vous n’avez rien fait pour notre amour ?
demanda la jeune fille après un instant de silence.
– Ah ! mademoiselle, comment pouvez-vous
croire cela ! Je me suis jeté aux genoux de ma
mère ; j’ai prié, j’ai supplié ; j’ai dit que tout mon
bonheur était en vous ; j’ai menacé...
– Eh bien ? demanda vivement Marie.
– Eh bien ! la reine mère a écrit en cour de
Rome, et on lui a répondu qu’un mariage entre
nous n’aurait aucune valeur et serait cassé par le
Saint-Père1. Enfin, voyant qu’il n’y avait pas
d’espoir pour nous, j’ai demandé qu’on retardât
au moins mon mariage avec l’infante.
– Ce qui n’empêche point que vous ne soyez

1
Le pape était alors Alexandre VII.

221
en route pour aller au-devant d’elle.
– Que voulez-vous ! à mes prières, à mes
supplications, à mes larmes, on a répondu par la
raison d’État.
– Eh bien ?
– Eh bien ! que voulez-vous faire,
mademoiselle, lorsque tant de volontés se liguent
contre moi ?
Ce fut au tour de Marie de baisser la tête.
– Alors, il me faudra vous dire adieu pour
toujours, dit-elle. Vous savez qu’on m’exile,
qu’on m’ensevelit ; vous savez qu’on fait plus
encore, vous savez qu’on me marie, aussi, moi !
Louis devint pâle et porta une main à son
cœur.
– S’il ne se fût agi que de ma vie, moi aussi
j’ai été si fort persécutée que j’eusse cédé, mais
j’ai cru qu’il s’agissait de la vôtre, mon cher sire,
et j’ai combattu pour conserver votre bien.
– Oh ! oui, mon bien, mon trésor ! murmura le
roi, plus galamment que passionnément peut-être.

222
– Le cardinal eût cédé, dit Marie, si vous vous
fussiez adressé à lui, si vous eussiez insisté. Le
cardinal appeler le roi de France son neveu !
comprenez-vous, sire ! Il eût tout fait pour cela,
même la guerre ; le cardinal, assuré de gouverner
seul, sous le double prétexte qu’il avait élevé le
roi et qu’il lui avait donné sa nièce, le cardinal
eût combattu toutes les volontés, renversé tous les
obstacles. Oh ! sire, sire, je vous en réponds. Moi,
je suis une femme et je vois clair dans tout ce qui
est amour.
Ces paroles produisirent sur le roi une
impression singulière. On eût dit qu’au lieu
d’exalter sa passion, elles la refroidissaient. Il
ralentit le pas et dit avec précipitation :
– Que voulez-vous, mademoiselle ! tout a
échoué.
– Excepté votre volonté, n’est-ce pas, mon
cher sire ?
– Hélas ! dit le roi rougissant, est-ce que j’ai
une volonté, moi !
– Oh ! laissa échapper douloureusement Mlle

223
de Mancini, blessée de ce mot.
– Le roi n’a de volonté que celle que lui dicte
la politique, que celle que lui impose la raison
d’État.
– Oh ! c’est que vous n’avez pas d’amour !
s’écria Marie ; si vous m’aimiez, sire, vous auriez
une volonté.
En prononçant ces mots, Marie leva les yeux
sur son amant, qu’elle vit plus pâle et plus défait
qu’un exilé qui va quitter à jamais sa terre natale.
– Accusez-moi, murmura le roi, mais ne me
dites point que je ne vous aime pas.
Un long silence suivit ces mots, que le jeune
roi avait prononcés avec un sentiment bien vrai et
bien profond.
– Je ne puis penser, sire, continua Marie,
tentant un dernier effort, que demain, après-
demain, je ne vous verrai plus ; je ne puis penser
que j’irai finir mes tristes jours loin de Paris, que
les lèvres d’un vieillard, d’un inconnu,
toucheraient cette main que vous tenez dans les
vôtres ; non, en vérité, je ne puis penser à tout

224
cela, mon cher sire, sans que mon pauvre cœur
éclate de désespoir.
Et, en effet, Marie de Mancini fondit en
larmes.
De son côté, le roi, attendri, porta son
mouchoir à ses lèvres et étouffa un sanglot.
– Voyez, dit-elle, les voitures se sont arrêtées ;
ma sœur m’attend, l’heure est suprême : ce que
vous allez décider sera décidé pour toute la vie !
Oh ! sire, vous voulez donc que je vous perde ?
Vous voulez donc, Louis, que celle à qui vous
avez dit : « Je vous aime » appartienne à un autre
qu’à son roi, à son maître, à son amant ? Oh ! du
courage, Louis ! un mot, un seul mot ! dites : « Je
veux ! » et toute ma vie est enchaînée à la vôtre,
et tout mon cœur est à vous à jamais.
Le roi ne répondit rien.

Marie alors le regarda comme Didon regarda


Énée aux Champs élyséens, farouche et

225
dédaigneuse1.
– Adieu, donc, dit-elle, adieu la vie, adieu
l’amour, adieu le Ciel !
Et elle fit un pas pour s’éloigner ; le roi la
retint, lui saisit la main, qu’il colla sur ses lèvres,
et, le désespoir l’emportant sur la résolution qu’il
paraissait avoir prise intérieurement, il laissa
tomber sur cette belle main une larme brûlante de
regret qui fit tressaillir Marie comme si
effectivement cette larme l’eût brûlée.
Elle vit les yeux humides du roi, son front
pâle, ses lèvres convulsives, et s’écria avec un
accent que rien ne pourrait rendre :
– Oh ! sire, vous êtes roi, vous pleurez, et je
pars !
Le roi, pour toute réponse, cacha son visage
dans son mouchoir.
L’officier poussa comme un rugissement qui
effraya les deux chevaux.
Mlle de Mancini, indignée, quitta le roi et

1
Virgile, L’Énéide, livre VI, vers 467-468.

226
remonta précipitamment dans son carrosse en
criant au cocher :
– Partez, partez vite !
Le cocher obéit, fouetta ses chevaux, et le
lourd carrosse s’ébranla sur ses essieux criards,
tandis que le roi de France, seul, abattu, anéanti,
n’osait plus regarder ni devant ni derrière lui.

227
14

Où le roi et le lieutenant font


chacun preuve de mémoire

Quand le roi, comme tous les amoureux du


monde, eut longtemps et attentivement regardé à
l’horizon disparaître le carrosse qui emportait sa
maîtresse ; lorsqu’il se fut tourné et retourné cent
fois du même côté, et qu’il eut enfin réussi à
calmer quelque peu l’agitation de son cœur et de
sa pensée, il se souvint enfin qu’il n’était pas
seul.
L’officier tenait toujours le cheval par la bride,
et n’avait pas perdu tout espoir de voir le roi
revenir sur sa résolution.
« Il a encore la ressource de remonter à cheval
et de courir après le carrosse : on n’aura rien
perdu pour attendre. »

228
Mais l’imagination du lieutenant des
mousquetaires était trop brillante et trop riche ;
elle laissa en arrière celle du roi, qui se garda
bien de se porter à un pareil excès de luxe.
Il se contenta de se rapprocher de l’officier, et
d’une voix dolente :
– Allons, dit-il, nous avons fini... À cheval.
L’officier imita ce maintien, cette lenteur,
cette tristesse et enfourcha lentement et tristement
sa monture. Le roi piqua, le lieutenant le suivit.
Au pont, Louis se retourna une dernière fois.
L’officier, patient comme un dieu qui a l’éternité
devant et derrière lui, espéra encore un retour
d’énergie. Mais ce fut inutilement, rien ne parut.
Louis gagna la rue qui conduisait au château et
rentra comme sept heures sonnaient.
Une fois que le roi fut bien rentré et que le
mousquetaire eut bien vu, lui qui voyait tout, un
coin de tapisserie se soulever à la fenêtre du
cardinal, il poussa un grand soupir comme un
homme qu’on délie des plus étroites entraves, et
il dit à demi-voix :

229
– Pour le coup, mon officier, j’espère que c’est
fini !
Le roi appela son gentilhomme.
– Je ne recevrai personne avant deux heures,
dit-il, entendez-vous, monsieur ?
– Sire, répliqua le gentilhomme, il y a
cependant quelqu’un qui demandait à entrer.
– Qui donc ?
– Votre lieutenant de mousquetaires.
– Celui qui m’a accompagné ?
– Oui, sire.
– Ah ! fit le roi. Voyons, qu’il entre.
L’officier entra.
Le roi fit signe, le gentilhomme et le valet de
chambre sortirent.
Louis les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils
eussent refermé la porte, et lorsque les tapisseries
furent retombées derrière eux :
– Vous me rappelez par votre présence,
monsieur, dit le roi, ce que j’avais oublié de vous

230
recommander, c’est-à-dire la discrétion la plus
absolue.
– Oh ! sire, pourquoi Votre Majesté se donne-
t-elle la peine de me faire une pareille
recommandation ? on voit bien qu’elle ne me
connaît pas.
– Oui, monsieur, c’est la vérité ; je sais que
vous êtes discret ; mais comme je n’avais rien
prescrit...
L’officier s’inclina.
– Votre Majesté n’a plus rien à me dire ?
demanda-t-il.
– Non, monsieur, et vous pouvez vous retirer.
– Obtiendrai-je la permission de ne pas le faire
avant d’avoir parlé au roi, sire ?
– Qu’avez-vous à me dire ? Expliquez-vous,
monsieur.
– Sire, une chose sans importance pour vous,
mais qui m’intéresse énormément, moi.
Pardonnez-moi donc de vous en entretenir. Sans
l’urgence, sans la nécessité, je ne l’eusse jamais
fait, et je fusse disparu, muet, et petit, comme j’ai

231
toujours été.
– Comment, disparu ! Je ne vous comprends
pas.
– Sire, en un mot, dit l’officier, je viens
demander mon congé à Votre Majesté.
Le roi fit un mouvement de surprise, mais
l’officier ne bougea pas plus qu’une statue.
– Votre congé, à vous, monsieur ? et pour
combien de temps, je vous prie ?
– Mais pour toujours, sire.
– Comment, vous quitteriez mon service,
monsieur ? dit Louis avec un mouvement qui
décelait plus que de la surprise.
– Sire, j’ai ce regret.
– Impossible.
– Si fait, sire : je me fais vieux ; voilà trente-
quatre ou trente-cinq ans que je porte le harnais ;
mes pauvres épaules sont fatiguées ; je sens qu’il
faut laisser la place aux jeunes. Je ne suis pas du
nouveau siècle, moi ! j’ai encore un pied pris
dans l’ancien ; il en résulte que tout étant étrange

232
à mes yeux, tout m’étonne et tout m’étourdit.
Bref ! j’ai l’honneur de demander mon congé à
Votre Majesté.
– Monsieur, dit le roi en regardant l’officier,
qui portait sa casaque avec une aisance que lui
eût enviée un jeune homme, vous êtes plus fort et
plus vigoureux que moi.
– Oh ! répondit l’officier avec un sourire de
fausse modestie. Votre Majesté me dit cela parce
que j’ai encore l’œil assez bon et le pied assez
sûr, parce que je ne suis pas mal à cheval et que
ma moustache est encore noire ; mais, sire, vanité
des vanités que tout cela ; illusions que tout cela,
apparence, fumée, sire ! J’ai l’air jeune encore,
c’est vrai, mais je suis vieux au fond, et avant six
mois, j’en suis sûr, je serai cassé, podagre,
impotent. Ainsi donc, sire...
– Monsieur, interrompit le roi, rappelez-vous
vos paroles d’hier, vous me disiez à cette même
place où vous êtes que vous étiez doué de la
meilleure santé de France, que la fatigue vous
était inconnue, que vous n’aviez aucun souci de
passer nuits et jours à votre poste. M’avez-vous

233
dit cela, oui ou non ? Rappelez vos souvenirs,
monsieur.
L’officier poussa un soupir.
– Sire, dit-il, la vieillesse est vaniteuse, et il
faut bien pardonner aux vieillards de faire leur
éloge que personne ne fait plus. Je disais cela,
c’est possible ; mais le fait est, sire, que je suis
très fatigué et que je demande ma retraite.
– Monsieur, dit le roi en avançant sur l’officier
avec un geste plein de finesse et de majesté, vous
ne me donnez pas la véritable raison ; vous
voulez quitter mon service, c’est vrai, mais vous
me déguisez le motif de cette retraite.
– Sire, croyez bien...
– Je crois ce que je vois, monsieur ; je vois un
homme énergique, vigoureux, plein de présence
d’esprit, le meilleur soldat de France, peut-être, et
ce personnage-là ne me persuade pas le moins du
monde que vous ayez besoin de repos.
– Ah ! sire, dit le lieutenant avec amertume,
que d’éloges ! Votre Majesté me confond, en
vérité ! Énergique, vigoureux, spirituel, brave, le

234
meilleur soldat de l’armée ! mais, sire, Votre
Majesté exagère mon peu de mérite, à ce point
que si bonne opinion que j’aie de moi, je ne me
reconnais plus en vérité. Si j’étais assez vain pour
croire à moitié seulement aux paroles de Votre
Majesté, je me regarderais comme un homme
précieux, indispensable ; je dirais qu’un serviteur,
lorsqu’il réunit tant et de si brillantes qualités, est
un trésor sans prix. Or, sire, j’ai été toute ma vie,
je dois le dire, excepté aujourd’hui, apprécié, à
mon avis, fort au-dessous de ce que je valais. Je
le répète, Votre Majesté exagère donc.
Le roi fronça le sourcil, car il voyait une
raillerie sourire amèrement au fond des paroles
de l’officier.
– Voyons, monsieur, dit-il, abordons
franchement la question. Est-ce que mon service
ne vous plaît pas, dites ? Allons, point de détours,
répondez hardiment, franchement, je le veux.
L’officier, qui roulait depuis quelques instants
d’un air assez embarrassé son feutre entre ses
mains, releva la tête à ces mots.
– Oh ! sire, dit-il, voilà qui me met un peu

235
plus à l’aise. À une question posée aussi
franchement, je répondrai moi-même
franchement. Dire vrai est une bonne chose, tant
à cause du plaisir qu’on éprouve à se soulager le
cœur, qu’à cause de la rareté du fait. Je dirai donc
la vérité à mon roi, tout en le suppliant d’excuser
la franchise d’un vieux soldat.
Louis regarda son officier avec une vive
inquiétude qui se manifesta par l’agitation de son
geste.
– Eh bien ! donc, parlez, dit-il ; car je suis
impatient d’entendre les vérités que vous avez à
me dire.
L’officier jeta son chapeau sur une table, et sa
figure, déjà si intelligente et si martiale, prit tout
à coup un étrange caractère de grandeur et de
solennité.
– Sire, dit-il, je quitte le service du roi parce
que je suis mécontent. Le valet, en ce temps-ci,
peut s’approcher respectueusement de son maître
comme je le fais, lui donner l’emploi de son
travail, lui rapporter les outils, lui rendre compte
des fonds qui lui ont été confiés, et dire :

236
« Maître, ma journée est faite, payez-moi, je vous
prie, et séparons-nous. »
– Monsieur, monsieur ! s’écria le roi, pourpre
de colère.
– Ah ! sire, répondit l’officier en fléchissant
un moment le genou, jamais serviteur ne fut plus
respectueux que je ne le suis devant Votre
Majesté ; seulement, vous m’avez ordonné de
dire la vérité. Or, maintenant que j’ai commencé
de la dire, il faut qu’elle éclate, même si vous me
commandiez de la taire.
Il y avait une telle résolution exprimée dans
les muscles froncés du visage de l’officier, que
Louis XIV n’eut pas besoin de lui dire de
continuer ; il continua donc, tandis que le roi le
regardait avec une curiosité mêlée d’admiration.
– Sire, voici bientôt trente-cinq ans, comme je
le disais, que je sers la maison de France ; peu de
gens ont usé autant d’épées que moi à ce service,
et les épées dont je parle étaient de bonnes épées,
sire. J’étais enfant, j’étais ignorant de toutes
choses excepté du courage, quand le roi votre
père devina en moi un homme. J’étais un homme,

237
sire, lorsque le cardinal de Richelieu, qui s’y
connaissait, devina en moi un ennemi. Sire,
l’histoire de cette inimitié de la fourmi et du lion,
vous l’eussiez pu lire depuis la première jusqu’à
la dernière ligne dans les archives secrètes de
votre famille. Si jamais l’envie vous en prend,
sire, faites-le ; cette histoire en vaut la peine,
c’est moi qui vous le dis. Vous y lirez que le lion,
fatigué, lassé, haletant, demanda enfin grâce, et, il
faut lui rendre cette justice, qu’il fit grâce aussi.
Oh ! ce fut un beau temps, sire, semé de batailles,
comme une épopée du Tasse ou de l’Arioste !
Les merveilles de ce temps-là, auxquelles le nôtre
refuserait de croire, furent pour nous tous des
banalités. Pendant cinq ans, je fus un héros tous
les jours, à ce que m’ont dit du moins quelques
personnages de mérite ; et c’est long, croyez-moi,
sire, un héroïsme de cinq ans ! Cependant je crois
à ce que m’ont dit ces gens-là, car c’étaient de
bons appréciateurs : on les appelait M. de
Richelieu, M. de Buckingham, M. de Beaufort,
M. de Retz, un rude génie aussi, celui-là, dans la
guerre des rues ! enfin, le roi Louis XIII, et même
la reine, votre auguste mère, qui voulut bien me

238
dire un jour : Merci ! Je ne sais plus quel service
j’avais eu l’honneur de lui rendre. Pardonnez-
moi, sire, de parler si hardiment ; mais ce que je
vous raconte là, j’ai déjà eu l’honneur de le dire à
Votre Majesté, c’est de l’histoire.
Le roi se mordit les lèvres et s’assit
violemment dans un fauteuil.
– J’obsède Votre Majesté, dit le lieutenant.
Eh ! sire, voilà ce que c’est que la vérité ! C’est
une dure compagne, elle est hérissée de fer ; elle
blesse qui elle atteint, et parfois aussi qui la dit.
– Non, monsieur, répondit le roi ; je vous ai
invité à parler, parlez donc.
– Après le service du roi et du cardinal, vint le
service de la régence, sire ; je me suis bien battu
aussi dans la Fronde, moins bien cependant que
la première fois. Les hommes commençaient à
diminuer de taille. Je n’en ai pas moins conduit
les mousquetaires de Votre Majesté en quelques
occasions périlleuses qui sont restées à l’ordre du
jour de la compagnie. C’était un beau sort alors
que le mien ! J’étais le favori de M. de Mazarin :
Lieutenant par-ci ! lieutenant par-là ! lieutenant à

239
droite ! lieutenant à gauche ! Il ne se distribuait
pas un horion en France que votre très humble
serviteur ne fût chargé de la distribution ; mais
bientôt il ne se contenta point de la France, M. le
cardinal ! il m’envoya en Angleterre pour le
compte de M. Cromwell. Encore un monsieur qui
n’était pas tendre, je vous en réponds, sire. J’ai eu
l’honneur de le connaître, et j’ai pu l’apprécier.
On m’avait beaucoup promis à l’endroit de cette
mission ; aussi, comme j’y fis tout autre chose
que ce que l’on m’avait recommandé de faire, je
fus généreusement payé, car on me nomma enfin
capitaine de mousquetaires, c’est-à-dire à la
charge la plus enviée de la cour, à celle qui donne
le pas sur les maréchaux de France ; et c’est
justice, car qui dit capitaine de mousquetaires dit
la fleur du soldat et le roi des braves !
– Capitaine, monsieur, répliqua le roi, vous
faites erreur, c’est lieutenant que vous voulez
dire.
– Non pas, sire, je ne fais jamais d’erreur ; que
Votre Majesté s’en rapporte à moi sur ce point :
M. de Mazarin m’en donna le brevet.

240
– Eh bien ?
– Mais M. de Mazarin, vous le savez mieux
que personne, ne donne pas souvent ; et même
parfois reprend ce qu’il donne : il me le reprit
quand la paix fut faite et qu’il n’eut plus besoin
de moi. Certes, je n’étais pas digne de remplacer
M. de Tréville, d’illustre mémoire ; mais enfin,
on m’avait promis, on m’avait donné, il fallait en
demeurer là.
– Voilà ce qui vous mécontente, monsieur ?
Eh bien ! je prendrai des informations. J’aime la
justice, moi, et votre réclamation, bien que faite
militairement, ne me déplaît pas.
– Oh ! sire, dit l’officier, Votre Majesté m’a
mal compris, je ne réclame plus rien maintenant.
– Excès de délicatesse, monsieur ; mais je
veux veiller à vos affaires et plus tard...
– Oh ! sire, quel mot ! Plus tard ! Voilà trente
ans que je vis sur ce mot plein de bonté, qui a été
prononcé par tant de grands personnages, et que
vient à son tour de prononcer votre bouche. Plus
tard ! voilà comment j’ai reçu vingt blessures, et

241
comment j’ai atteint cinquante-quatre ans sans
jamais avoir un louis dans ma bourse et sans
jamais avoir trouvé un protecteur sur ma route,
moi qui ai protégé tant de gens ! Aussi, je change
de formule, sire, et quand on me dit : Plus tard,
maintenant, je réponds : Tout de suite. C’est le
repos que je sollicite, sire. On peut bien me
l’accorder : cela ne coûtera rien à personne.
– Je ne m’attendais pas à ce langage,
monsieur, surtout de la part d’un homme qui a
toujours vécu près des grands. Vous oubliez que
vous parlez au roi, à un gentilhomme qui est
d’aussi bonne maison que vous, je suppose, et
quand je dis plus tard, moi, c’est une certitude.
– Je n’en doute pas, sire ; mais voici la fin de
cette terrible vérité que j’avais à vous dire :
Quand je verrais sur cette table le bâton de
maréchal, l’épée de connétable, la couronne de
Pologne, au lieu de plus tard, je vous jure, sire,
que je dirais encore tout de suite. Oh ! excusez-
moi, sire, je suis du pays de votre aïeul Henri IV :
je ne dis pas souvent, mais je dis tout quand je
dis.

242
– L’avenir de mon règne vous tente peu, à ce
qu’il paraît, monsieur ? dit Louis avec hauteur.
– Oubli, oubli partout ! s’écria l’officier avec
noblesse ; le maître a oublié le serviteur, et voilà
que le serviteur en est réduit à oublier son maître.
Je vis dans un temps malheureux, sire ! Je vois la
jeunesse pleine de découragement et de crainte, je
la vois timide et dépouillée, quand elle devrait
être riche et puissante. J’ouvre hier soir, par
exemple, la porte du roi de France à un roi
d’Angleterre dont moi, chétif, j’ai failli sauver le
père, si Dieu ne s’était pas mis contre moi, Dieu,
qui inspirait son élu Cromwell ! J’ouvre, dis-je,
cette porte, c’est-à-dire le palais d’un frère à un
frère, et je vois, tenez, sire, cela me serre le
cœur ! et je vois le ministre de ce roi chasser le
proscrit et humilier son maître en condamnant à
la misère un autre roi, son égal ; enfin je vois
mon prince, qui est jeune, beau, brave, qui a le
courage dans le cœur et l’éclair dans les yeux, je
le vois trembler devant un prêtre qui rit de lui
derrière les rideaux de son alcôve, où il digère
dans son lit tout l’or de la France, qu’il engloutit
ensuite dans des coffres inconnus. Oui, je

243
comprends votre regard, sire. Je me fais hardi
jusqu’à la démence ; mais que voulez-vous ! je
suis un vieux, et je vous dis là, à vous, mon roi,
des choses que je ferais rentrer dans la gorge de
celui qui les prononcerait devant moi. Enfin, vous
m’avez commandé de vider devant vous le fond
de mon cœur, sire, et je répands aux pieds de
Votre Majesté la bile que j’ai amassée depuis
trente ans, comme je répandrais tout mon sang si
Votre Majesté me l’ordonnait.
Le roi essuya sans mot dire les flots d’une
sueur froide et abondante qui ruisselait de ses
tempes.
La minute de silence qui suivit cette
véhémente sortie représenta pour celui qui avait
parlé et pour celui qui avait entendu des siècles
de souffrance.
– Monsieur, dit enfin le roi, vous avez
prononcé le mot oubli, je n’ai entendu que ce
mot ; je répondrai donc à lui seul. D’autres ont pu
être oublieux, mais je ne le suis pas, moi, et la
preuve, c’est que je me souviens qu’un jour
d’émeute, qu’un jour où le peuple furieux,

244
furieux et mugissant comme la mer, envahissait
le Palais-Royal ; qu’un jour enfin où je feignais
de dormir dans mon lit, un seul homme, l’épée
nue, caché derrière mon chevet, veillait sur ma
vie, prêt à risquer la sienne pour moi, comme il
l’avait déjà vingt fois risquée pour ceux de ma
famille. Est-ce que ce gentilhomme, à qui je
demandai alors son nom, ne s’appelait pas M.
d’Artagnan, dites, monsieur ?
– Votre Majesté a bonne mémoire, répondit
froidement l’officier.
– Voyez alors, monsieur, continua le roi, si
j’ai de pareils souvenirs d’enfance, ce que je puis
en amasser dans l’âge de raison.
– Votre Majesté a été richement douée par
Dieu, dit l’officier avec le même ton.
– Voyons, monsieur d’Artagnan, continua
Louis avec une agitation fébrile, est-ce que vous
ne serez pas aussi patient que moi ? est-ce que
vous ne ferez pas ce que je fais ? voyons.
– Et que faites-vous, sire ?
– J’attends.

245
– Votre Majesté le peut, parce qu’elle est
jeune ; mais moi, sire, je n’ai pas le temps
d’attendre : la vieillesse est à ma porte, et la mort
la suit, regardant jusqu’au fond de ma maison.
Votre Majesté commence la vie ; elle est pleine
d’espérance et de fortune à venir ; mais moi, sire,
moi, je suis à l’autre bout de l’horizon, et nous
nous trouvons si loin l’un de l’autre, que je
n’aurais jamais le temps d’attendre que Votre
Majesté vînt jusqu’à moi.
Louis fit un tour dans la chambre, toujours
essuyant cette sueur qui eût bien effrayé les
médecins, si les médecins eussent pu voir le roi
dans un pareil état.
– C’est bien, monsieur, dit alors Louis XIV
d’une voix brève ; vous désirez votre retraite ?
vous l’aurez. Vous m’offrez votre démission du
grade de lieutenant de mousquetaires ?
– Je la dépose bien humblement aux pieds de
Votre Majesté, sire.
– Il suffit. Je ferai ordonnancer votre pension.
– J’en aurai mille obligations à Votre Majesté.

246
– Monsieur, dit encore le roi en faisant un
violent effort sur lui-même, je crois que vous
perdez un bon maître.
– Et moi, j’en suis sûr, sire.
– En retrouverez-vous jamais un pareil ?
– Oh ! sire, je sais bien que Votre Majesté est
unique dans le monde ; aussi ne prendrai-je
désormais plus de service chez aucun roi de la
terre, et n’aurai plus d’autre maître que moi.
– Vous le dites ?
– Je le jure à Votre Majesté.
– Je retiens cette parole, monsieur.
D’Artagnan s’inclina.
– Et vous savez que j’ai bonne mémoire,
continua le roi.
– Oui, sire, et cependant je désire que cette
mémoire fasse défaut à cette heure à Votre
Majesté, afin qu’elle oublie les misères que j’ai
été forcé d’étaler à ses yeux. Sa Majesté est
tellement au-dessus des pauvres et des petits, que
j’espère...

247
– Ma Majesté, monsieur, fera comme le soleil,
qui voit tout, grands et petits, riches et
misérables, donnant le lustre aux uns, la chaleur
aux autres, à tous la vie. Adieu, monsieur
d’Artagnan, adieu, vous êtes libre.
Et le roi, avec un rauque sanglot qui se perdit
dans sa gorge, passa rapidement dans la chambre
voisine.
D’Artagnan reprit son chapeau sur la table où
il l’avait jeté, et sortit.

248
15

Le proscrit

D’Artagnan n’était pas au bas de l’escalier que


le roi appela son gentilhomme.
– J’ai une commission à vous donner,
monsieur, dit-il.
– Je suis aux ordres de Votre Majesté.
– Attendez alors.
Et le jeune roi se mit à écrire la lettre suivante,
qui lui coûta plus d’un soupir, quoique en même
temps quelque chose comme le sentiment du
triomphe brillât dans ses yeux.

Monsieur le cardinal,
Grâce à vos bons conseils, et surtout grâce à
votre fermeté, j’ai su vaincre et dompter une

249
faiblesse indigne d’un roi. Vous avez trop
habilement arrangé ma destinée pour que la
reconnaissance ne m’arrête pas au moment de
détruire votre ouvrage. J’ai compris que j’avais
tort de vouloir faire dévier ma vie de la route que
vous lui aviez tracée. Certes, il eût été
malheureux pour la France, et malheureux pour
ma famille, que la mésintelligence éclatât entre
moi et mon ministre.
C’est pourtant ce qui fût certainement arrivé
si j’avais fait ma femme de votre nièce. Je le
comprends parfaitement, et désormais
n’opposerai rien à l’accomplissement de ma
destinée. Je suis donc prêt à épouser l’infante
Marie-Thérèse. Vous pouvez fixer dès cet instant
l’ouverture des conférences.
Votre affectionné, LOUIS.

Le roi relut la lettre, puis il la scella lui-même.


– Cette lettre à M. le cardinal, dit-il.
Le gentilhomme partit. À la porte de Mazarin,
il rencontra Bernouin qui attendait avec anxiété.

250
– Eh bien ? demanda le valet de chambre du
ministre.
– Monsieur, dit le gentilhomme, voici une
lettre pour Son Éminence.
– Une lettre ! Ah ! nous nous y attendions,
après le petit voyage de ce matin.
– Ah ! vous saviez que Sa Majesté...
– En qualité de Premier ministre, il est des
devoirs de notre charge de tout savoir. Et Sa
Majesté prie, supplie, je présume ?
– Je ne sais, mais il a soupiré bien des fois en
l’écrivant.
– Oui, oui, oui, nous savons ce que cela veut
dire. On soupire de bonheur comme de chagrin,
monsieur.
– Cependant, le roi n’avait pas l’air fort
heureux en revenant, monsieur.
– Vous n’aurez pas bien vu. D’ailleurs, vous
n’avez vu Sa Majesté qu’au retour, puisqu’elle
n’était accompagnée que de son seul lieutenant
des gardes. Mais moi, j’avais le télescope de Son
Éminence, et je regardais quand elle était

251
fatiguée. Tous deux pleuraient, j’en suis sûr.
– Eh bien ! était-ce aussi de bonheur qu’ils
pleuraient ?
– Non, mais d’amour, et ils se juraient mille
tendresses que le roi ne demande pas mieux que
de tenir. Or, cette lettre est un commencement
d’exécution.
– Et que pense Son Éminence de cet amour,
qui, d’ailleurs, n’est un secret pour personne ?
Bernouin prit le bras du messager de Louis, et
tout en montant l’escalier :
– Confidentiellement, répliqua-t-il à demi-
voix, Son Éminence s’attend au succès de
l’affaire. Je sais bien que nous aurons la guerre
avec l’Espagne ; mais bah ! la guerre satisfera la
noblesse. M. le cardinal d’ailleurs dotera
royalement, et même plus que royalement, sa
nièce. Il y aura de l’argent, des fêtes et des
coups ; tout le monde sera content.
– Eh bien ! à moi, répondit le gentilhomme en
hochant la tête, il me semble que voici une lettre
bien légère pour contenir tout cela.

252
– Ami, répondit Bernouin, je suis sûr de ce
que je dis ; M. d’Artagnan m’a tout conté.
– Bon ! et qu’a-t-il dit ? voyons !
– Je l’ai abordé pour lui demander des
nouvelles de la part du cardinal, sans découvrir
nos desseins, bien entendu, car M. d’Artagnan est
un fin limier.
« – Mon cher monsieur Bernouin, a-t-il
répondu, le roi est amoureux fou de Mlle de
Mancini. Voilà tout ce que je puis vous dire.
« – Eh ! lui ai-je demandé, est-ce donc à ce
point que vous le croyez capable de passer outre
aux desseins de Son Éminence ?
« – Ah ! ne m’interrogez pas ; je crois le roi
capable de tout. Il a une tête de fer, et ce qu’il
veut, il le veut bien. S’il s’est chaussé dans la
cervelle d’épouser Mlle de Mancini, il l’épousera.
« Et là-dessus il m’a quitté et est allé aux
écuries, a pris un cheval, l’a sellé lui-même, a
sauté dessus, et est parti comme si le diable
l’emportait.
– De sorte que vous croyez... ?

253
– Je crois que M. le lieutenant des gardes en
savait plus qu’il n’en voulait dire.
– Si bien qu’à votre avis, M. d’Artagnan...
– Court, selon toutes les probabilités, après les
exilées pour faire toutes démarches utiles au
succès de l’amour du roi.
En causant ainsi, les deux confidents étaient
arrivés à la porte du cabinet de Son Éminence.
Son Éminence n’avait plus la goutte, elle se
promenait avec anxiété dans sa chambre,
écoutant aux portes et regardant aux fenêtres.
Bernouin entra, suivi du gentilhomme qui
avait ordre du roi de remettre la lettre aux mains
mêmes de Son Éminence. Mazarin prit la lettre ;
mais avant de l’ouvrir il se composa un sourire de
circonstance, maintien commode pour voiler les
émotions de quelque genre qu’elles fussent. De
cette façon, quelle que fût l’impression qu’il reçût
de la lettre, aucun reflet de cette impression ne
transpira sur son visage.
– Eh bien ! dit-il lorsqu’il eut lu et relu la
lettre, à merveille, monsieur. Annoncez au roi

254
que je le remercie de son obéissance aux désirs
de la reine mère, et que je vais tout faire pour
accomplir sa volonté.
Le gentilhomme sortit. À peine la porte avait-
elle été refermée, que le cardinal, qui n’avait pas
de masque pour Bernouin, ôta celui dont il venait
momentanément de couvrir sa physionomie, et
avec sa plus sombre expression :
– Appelez M. de Brienne, dit-il.
Le secrétaire entra cinq minutes après.
– Monsieur, lui dit Mazarin, je viens de rendre
un grand service à la monarchie, le plus grand
que je lui aie jamais rendu. Vous porterez cette
lettre, qui en fait foi, chez Sa Majesté la reine
mère, et lorsqu’elle vous l’aura rendue, vous la
logerez dans le carton B, qui est plein de
documents et de pièces relatives à mon service.
Brienne partit, et comme cette lettre si
intéressante était décachetée, il ne manqua pas de
la lire en chemin. Il va sans dire que Bernouin,
qui était bien avec tout le monde, s’approcha
assez près du secrétaire pour pouvoir lire par-

255
dessus son épaule. La nouvelle se répandit dans
le château avec tant de rapidité, que Mazarin
craignit un instant qu’elle ne parvînt aux oreilles
de la reine avant que M. de Brienne lui remît la
lettre de Louis XIV. Un moment après, tous les
ordres étaient donnés pour le départ, et M. de
Condé, ayant été saluer le roi à son lever
prétendu, inscrivait sur ses tablettes la ville de
Poitiers comme lieu de séjour et de repos pour
Leurs Majestés.
Ainsi se dénouait en quelques instants une
intrigue qui avait occupé sourdement toutes les
diplomaties de l’Europe. Elle n’avait eu
cependant pour résultat bien clair et bien net que
de faire perdre à un pauvre lieutenant de
mousquetaires sa charge et sa fortune. Il est vrai
qu’en échange il gagnait sa liberté.
Nous saurons bientôt comment M. d’Artagnan
profita de la sienne. Pour le moment, si le lecteur
le permet, nous devons revenir à l’Hôtellerie des
Médicis, dont une fenêtre venait de s’ouvrir au
moment même où les ordres se donnaient au
château pour le départ du roi.

256
Cette fenêtre qui s’ouvrait était celle d’une des
chambres de Charles. Le malheureux prince avait
passé la nuit à rêver, la tête dans ses deux mains
et les coudes sur une table, tandis que Parry,
informe et vieux, s’était endormi dans un coin,
fatigué de corps et d’esprit. Singulière destinée
que celle de ce serviteur fidèle, qui voyait
recommencer pour la deuxième génération
l’effrayante série de malheurs qui avaient pesé
sur la première. Quand Charles II eut bien pensé
à la nouvelle défaite qu’il venait d’éprouver,
quand il eut bien compris l’isolement complet
dans lequel il venait de tomber en voyant fuir
derrière lui sa nouvelle espérance, il fut saisi
comme d’un vertige et tomba renversé dans le
large fauteuil au bord duquel il était assis.
Alors Dieu prit en pitié le malheureux prince
et lui envoya le sommeil, frère innocent de la
mort. Il ne s’éveilla donc qu’à six heures et
demie, c’est-à-dire quand le soleil resplendissait
déjà dans sa chambre et que Parry, immobile
dans la crainte de le réveiller, considérait avec
une profonde douleur les yeux de ce jeune
homme déjà rougis par la veille, ses joues déjà

257
pâlies par la souffrance et les privations.
Enfin le bruit de quelques chariots pesants qui
descendaient vers la Loire réveilla Charles. Il se
leva, regarda autour de lui comme un homme qui
a tout oublié, aperçut Parry, lui serra la main, et
lui commanda de régler la dépense avec maître
Cropole. Maître Cropole, forcé de régler ses
comptes avec Parry, s’en acquitta, il faut le dire,
en homme honnête ; il fit seulement sa remarque
habituelle, c’est-à-dire que les deux voyageurs
n’avaient pas mangé, ce qui avait le double
désavantage d’être humiliant pour sa cuisine et de
le forcer de demander le prix d’un repas non
employé, mais néanmoins perdu. Parry ne trouva
rien à redire et paya.
– J’espère, dit le roi, qu’il n’en aura pas été de
même des chevaux. Je ne vois pas qu’ils aient
mangé à votre compte, et ce serait malheureux
pour des voyageurs qui, comme nous, ont une
longue route à faire de trouver des chevaux
affaiblis.
Mais Cropole, à ce doute, prit son air de
majesté, et répondit que la crèche des Médicis

258
n’était pas moins hospitalière que son réfectoire.
Le roi monta donc à cheval, son vieux
serviteur en fit autant, et tous deux prirent la
route de Paris sans avoir presque rencontré
personne sur leur chemin, dans les rues et dans
les faubourgs de la ville.
Pour le prince, le coup était d’autant plus cruel
que c’était un nouvel exil. Les malheureux
s’attachent aux moindres espérances, comme les
heureux aux plus grands bonheurs, et lorsqu’il
faut quitter le lieu où cette espérance leur a
caressé le cœur, ils éprouvent le mortel regret que
ressent le banni lorsqu’il met le pied sur le
vaisseau qui doit l’emporter pour l’emmener en
exil. C’est apparemment que le cœur déjà blessé
tant de fois souffre de la moindre piqûre ; c’est
qu’il regarde comme un bien l’absence
momentanée du mal, qui n’est seulement que
l’absence de la douleur ; c’est qu’enfin, dans les
plus terribles infortunes, Dieu a jeté l’espérance
comme cette goutte d’eau que le mauvais riche en
enfer demandait à Lazare.
Un instant même l’espérance de Charles II

259
avait été plus qu’une fugitive joie. C’était
lorsqu’il s’était vu bien accueilli par son frère
Louis. Alors elle avait pris un corps et s’était faite
réalité ; puis tout à coup le refus de Mazarin avait
fait descendre la réalité factice à l’état de rêve.
Cette promesse de Louis XIV sitôt reprise n’avait
été qu’une dérision. Dérision comme sa
couronne, comme son sceptre, comme ses amis,
comme tout ce qui avait entouré son enfance
royale et qui avait abandonné sa jeunesse
proscrite. Dérision ! tout était dérision pour
Charles II, hormis ce repos froid et noir que lui
promettait la mort.
Telles étaient les idées du malheureux prince
alors que, couché sur son cheval dont il
abandonnait les rênes, il marchait sous le soleil
chaud et doux du mois de mai, dans lequel la
sombre misanthropie de l’exilé voyait une
dernière insulte à sa douleur.

260
16

Remember !

Un cavalier qui passait rapidement sur la route


remontant vers Blois, qu’il venait de quitter
depuis une demi-heure à peu près, croisa les deux
voyageurs, et, tout pressé qu’il était, leva son
chapeau en passant près d’eux. Le roi fit à peine
attention à ce jeune homme, car ce cavalier qui
les croisait était un jeune homme de vingt-quatre
à vingt-cinq ans, lequel, se retournant parfois,
faisait des signes d’amitié à un homme debout
devant la grille d’une belle maison blanche et
rouge, c’est-à-dire de briques et de pierres, à toit
d’ardoises, située à gauche de la route que suivait
le prince.
Cet homme, vieillard grand et maigre, à
cheveux blancs, nous parlons de celui qui se
tenait près de la grille, cet homme répondait aux

261
signaux que lui faisait le jeune homme par des
signes d’adieu aussi tendres que les eût faits un
père. Le jeune homme finit par disparaître au
premier tournant de la route bordée de beaux
arbres, et le vieillard s’apprêtait à rentrer dans la
maison, lorsque les deux voyageurs, arrivés en
face de cette grille, attirèrent son attention.
Le roi, nous l’avons dit, cheminait la tête
baissée, les bras inertes, se laissant aller au pas et
presque au caprice de son cheval ; tandis que
Parry, derrière lui, pour se mieux laisser pénétrer
de la tiède influence du soleil, avait ôté son
chapeau et promenait ses regards à droite et à
gauche du chemin. Ses yeux se rencontrèrent
avec ceux du vieillard adossé à la grille, et qui,
comme s’il eût été frappé de quelque spectacle
étrange, poussa une exclamation et fit un pas vers
les deux voyageurs.
De Parry, ses yeux se portèrent
immédiatement au roi, sur lequel ils s’arrêtèrent
un instant. Cet examen, si rapide qu’il fût, se
refléta à l’instant même d’une façon visible sur
les traits du grand vieillard ; car à peine eut-il

262
reconnu le plus jeune des voyageurs, et nous
disons reconnu, car il n’y avait qu’une
reconnaissance positive qui pouvait expliquer un
pareil acte ; à peine, disons-nous, eut-il reconnu
le plus jeune des deux voyageurs, qu’il joignit
d’abord les mains avec une respectueuse surprise,
et, levant son chapeau de sa tête, salua si
profondément qu’on eût dit qu’il s’agenouillait.
Cette démonstration, si distrait ou plutôt si
plongé que fût le roi dans ses réflexions, attira
son attention à l’instant même. Charles, arrêtant
donc son cheval et se retournant vers Parry :
– Mon Dieu ! Parry, dit-il, quel est donc cet
homme qui me salue ainsi ? Me connaîtrait-il, par
hasard ?
Parry, tout agité, tout pâle, avait déjà poussé
son cheval du côté de la grille.
– Ah ! sire, dit-il en s’arrêtant tout à coup à
cinq ou six pas du vieillard toujours agenouillé,
sire, vous me voyez saisi d’étonnement, car il me
semble que je reconnais ce brave homme. Eh !
oui, c’est bien lui-même. Votre Majesté permet
que je lui parle ?

263
– Sans doute.
– Est-ce donc vous, monsieur Grimaud ?
demanda Parry.
– Oui, moi, dit le grand vieillard en se
redressant, mais sans rien perdre de son attitude
respectueuse.
– Sire, dit alors Parry, je ne m’étais pas
trompé, cet homme est le serviteur du comte de
La Fère, et le comte de La Fère, si vous vous en
souvenez, est ce digne gentilhomme dont j’ai si
souvent parlé à Votre Majesté, que le souvenir
doit en être resté, non seulement dans son esprit,
mais encore dans son cœur.
– Celui qui assista le roi mon père à ses
derniers moments ? demanda Charles.
Et Charles tressaillit visiblement à ce
souvenir.
– Justement, sire.
– Hélas ! dit Charles.
Puis, s’adressant à Grimaud, dont les yeux vifs
et intelligents semblaient chercher à deviner sa
pensée :

264
– Mon ami, demanda-t-il, votre maître, M. le
comte de La Fère, habiterait-il dans les environs ?
– Là, répondit Grimaud en désignant de son
bras étendu en arrière la grille de la maison
blanche et rouge.
– Et M. le comte de La Fère est chez lui en ce
moment ?
– Au fond, sous les marronniers.
– Parry, dit le roi, je ne veux pas manquer
cette occasion si précieuse pour moi de remercier
le gentilhomme auquel notre maison doit un si
bel exemple de dévouement et de générosité.
Tenez mon cheval, mon ami, je vous prie.
Et jetant la bride aux mains de Grimaud, le roi
entra tout seul chez Athos, comme un égal chez
son égal. Charles avait été renseigné par
l’explication si concise de Grimaud, au fond,
sous les marronniers ; il laissa donc la maison à
gauche et marcha droit vers l’allée désignée. La
chose était facile ; la cime de ces grands arbres,
déjà couverts de feuilles et de fleurs, dépassait
celle de tous les autres.

265
En arrivant sous les losanges lumineux et
sombres tour à tour qui diapraient le sol de cette
allée, selon le caprice de leurs voûtes plus ou
moins feuillées, le jeune prince aperçut un
gentilhomme qui se promenait les bras derrière le
dos et paraissant plongé dans une sereine rêverie.
Sans doute, il s’était fait souvent redire comment
était ce gentilhomme, car sans hésitation
Charles II marcha droit à lui. Au bruit de ses pas,
le comte de La Fère releva la tête, et voyant un
inconnu à la tournure élégante et noble qui se
dirigeait de son côté, il leva son chapeau de
dessus sa tête et attendit. À quelques pas de lui,
Charles II, de son côté, mit le chapeau à la main ;
puis, comme pour répondre à l’interrogation
muette du comte :
– Monsieur le comte, dit-il, je viens accomplir
près de vous un devoir. J’ai depuis longtemps
l’expression d’une reconnaissance profonde à
vous apporter. Je suis Charles II, fils de Charles
Stuart, qui régna sur l’Angleterre et mourut sur
l’échafaud.

266
À ce nom illustre, Athos sentit comme un
frisson dans ses veines ; mais à la vue de ce jeune
prince debout, découvert devant lui et lui tendant
la main, deux larmes vinrent un instant troubler le
limpide azur de ses beaux yeux.
Il se courba respectueusement ; mais le prince
lui prit la main :
– Voyez comme je suis malheureux, monsieur
le comte, dit Charles ; il a fallu que ce fût le
hasard qui me rapprochât de vous. Hélas ! ne
devrais-je pas avoir près de moi les gens que
j’aime et que j’honore, tandis que j’en suis réduit
à conserver leurs services dans mon cœur et leurs
noms dans ma mémoire, si bien que sans votre
serviteur, qui a reconnu le mien, je passais devant
votre porte comme devant celle d’un étranger.
– C’est vrai, dit Athos, répondant avec la voix
à la première partie de la phrase du prince, et
avec un salut à la seconde ; c’est vrai, Votre
Majesté a vu de biens mauvais jours.
– Et les plus mauvais, hélas ! répondit Charles,
sont peut-être encore à venir.

267
– Sire, espérons !
– Comte, comte ! continua Charles en
secouant la tête, j’ai espéré jusqu’à hier soir, et
c’était d’un bon chrétien, je vous le jure.
Athos regarda le roi comme pour l’interroger.
– Oh ! l’histoire est facile à raconter, dit
Charles II : proscrit, dépouillé, dédaigné, je me
suis résolu, malgré toutes mes répugnances, à
tenter une dernière fois la fortune. N’est-il pas
écrit là-haut que, pour notre famille, tout bonheur
et tout malheur viennent éternellement de la
France ! Vous en savez quelque chose, vous,
monsieur, qui êtes un des Français que mon
malheureux père trouva au pied de son échafaud
le jour de sa mort, après les avoir trouvés à sa
droite les jours de bataille.
– Sire, dit modestement Athos, je n’étais pas
seul, et mes compagnons et moi avons fait, dans
cette circonstance, notre devoir de
gentilshommes, et voilà tout. Mais Votre Majesté
allait me faire l’honneur de me raconter...
– C’est vrai. J’avais la protection, pardon de

268
mon hésitation, comte, mais pour un Stuart, vous
comprendrez cela, vous qui comprenez toutes
choses, le mot est dur à prononcer, j’avais, dis-je,
la protection de mon cousin le stathouder de
Hollande1 ; mais, sans l’intervention, ou tout au
moins sans l’autorisation de la France, le
stathouder ne veut pas prendre d’initiative. Je suis
donc venu demander cette autorisation au roi de
France, qui m’a refusé.
– Le roi vous a refusé, sire !
– Oh ! pas lui : toute justice doit être rendue à
mon jeune frère Louis ; mais M. de Mazarin.
Athos se mordit les lèvres.
– Vous trouvez peut-être que j’eusse dû
m’attendre à ce refus, dit le roi, qui avait
remarqué le mouvement.
– C’était en effet ma pensée, sire, répliqua
respectueusement le comte, je connais cet Italien

1
En 1660, le stathouder Guillaume II d’Orange était mort
depuis dix ans, et son fils posthume, le futur Guillaume III,
n’était qu’un enfant. D’autre part, le stathoudérat était alors
interdit aux Orange-Nassau.

269
de longue main.
– Alors j’ai résolu de pousser la chose à bout
et de savoir tout de suite le dernier mot de ma
destinée ; j’ai dit à mon frère Louis que, pour ne
compromettre ni la France, ni la Hollande, je
tenterais la fortune moi-même en personne,
comme j’ai déjà fait, avec deux cents
gentilshommes, s’il voulait me les donner, et un
million, s’il voulait me le prêter.
– Eh bien ! sire ?
– Eh bien ! monsieur, j’éprouve en ce moment
quelque chose d’étrange, c’est la satisfaction du
désespoir. Il y a dans certaines âmes, et je viens
de m’apercevoir que la mienne est de ce nombre,
une satisfaction réelle dans cette assurance que
tout est perdu et que l’heure est enfin venue de
succomber.
– Oh ! j’espère, dit Athos, que Votre Majesté
n’en est point encore arrivée à cette extrémité.
– Pour me dire cela, monsieur le comte, pour
essayer de raviver l’espoir dans mon cœur, il faut
que vous n’ayez pas bien compris ce que je viens

270
de vous dire. Je suis venu à Blois, comte, pour
demander à mon frère Louis l’aumône d’un
million avec lequel j’avais l’espérance de rétablir
mes affaires, et mon frère Louis m’a refusé. Vous
voyez donc bien que tout est perdu.
– Votre Majesté me permettra-t-elle de lui
répondre par un avis contraire ?
– Comment, comte, vous me prenez pour un
esprit vulgaire, à ce point que je ne sache pas
envisager ma position ?
– Sire, j’ai toujours vu que c’était dans les
positions désespérées qu’éclatent tout à coup les
grands revirements de fortune.
– Merci, comte, il est beau de retrouver des
cœurs comme le vôtre, c’est-à-dire assez
confiants en Dieu et dans la monarchie pour ne
jamais désespérer d’une fortune royale, si bas
qu’elle soit tombée. Malheureusement, vos
paroles, cher comte, sont comme ces remèdes que
l’on dit souverains et qui cependant, ne pouvant
guérir que les plaies guérissables, échouent
contre la mort. Merci de votre persévérance à me
consoler, comte ; merci de votre souvenir dévoué,

271
mais je sais à quoi m’en tenir. Rien ne me
sauvera maintenant. Et tenez, mon ami, j’étais si
bien convaincu, que je prenais la route de l’exil
avec mon vieux Parry ; je retournais savourer
mes poignantes douleurs dans ce petit ermitage
que m’offre la Hollande. Là, croyez-moi, comte,
tout sera bientôt fini, et la mort viendra vite ; elle
est appelée si souvent par ce corps que ronge
l’âme et par cette âme qui aspire aux cieux !
– Votre Majesté a une mère, une sœur, des
frères ; Votre Majesté est le chef de la famille,
elle doit donc demander à Dieu une longue vie au
lieu de lui demander une prompte mort. Votre
Majesté est proscrite, fugitive, mais elle a son
droit pour elle ; elle doit donc aspirer aux
combats, aux dangers, aux affaires, et non pas au
repos des cieux.
– Comte, dit Charles II avec un sourire
d’indéfinissable tristesse, avez-vous entendu dire
jamais qu’un roi ait reconquis son royaume avec
un serviteur de l’âge de Parry et avec trois cents
écus que ce serviteur porte dans sa bourse !
– Non, sire ; mais j’ai entendu dire, et même

272
plus d’une fois, qu’un roi détrôné reprit son
royaume avec une volonté ferme, de la
persévérance, des amis et un million de francs
habilement employés.
– Mais vous ne m’avez donc pas compris ? Ce
million, je l’ai demandé à mon frère Louis ; qui
me l’a refusé.
– Sire, dit Athos, Votre Majesté veut-elle
m’accorder quelques minutes encore à écouter
attentivement ce qui me reste à lui dire ?
Charles II regarda fixement Athos.
– Volontiers, monsieur, dit-il.
– Alors je vais montrer le chemin à Votre
Majesté, reprit le comte en se dirigeant vers la
maison.
Et il conduisit le roi vers son cabinet et le fit
asseoir.
– Sire, dit-il, Votre Majesté m’a dit tout à
l’heure qu’avec l’état des choses en Angleterre
un million lui suffirait pour reconquérir son
royaume ?
– Pour le tenter du moins, et pour mourir en

273
roi si je ne réussissais pas.
– Eh bien ! sire, que Votre Majesté, selon la
promesse qu’elle m’a faite, veuille bien écouter
ce qui me reste à lui dire.
Charles fit de la tête un signe d’assentiment.
Athos marcha droit à la porte, dont il ferma le
verrou après avoir regardé si personne n’écoutait
aux environs, et revint.
– Sire, dit-il, Votre Majesté a bien voulu se
souvenir que j’avais prêté assistance au très noble
et très malheureux Charles Ier, lorsque ses
bourreaux le conduisirent de Saint-James à White
Hall.
– Oui, certes, je me suis souvenu et me
souviendrai toujours.
– Sire, c’est une lugubre histoire à entendre
pour un fils, qui sans doute se l’est déjà fait
raconter bien des fois ; mais cependant je dois la
redire à Votre Majesté sans en omettre un détail.
– Parlez, monsieur.
– Lorsque le roi votre père monta sur
l’échafaud, ou plutôt passa de sa chambre à

274
l’échafaud dressé hors de sa fenêtre, tout avait été
pratiqué pour sa fuite. Le bourreau avait été
écarté, un trou préparé sous le plancher de son
appartement, enfin moi-même j’étais sous la
voûte funèbre que j’entendis tout à coup craquer
sous ses pas.
– Parry m’a raconté ces terribles détails,
monsieur.
Athos s’inclina et reprit :
– Voici ce qu’il n’a pu vous raconter, sire, car
ce qui suit s’est passé entre Dieu, votre père et
moi, et jamais la révélation n’en a été faite, même
à mes plus chers amis :
« – Éloigne-toi, dit l’auguste patient au
bourreau masqué, ce n’est que pour un instant, et
je sais que je t’appartiens ; mais souviens-toi de
ne frapper qu’à mon signal. Je veux faire
librement ma prière.
– Pardon, dit Charles II en pâlissant ; mais
vous, comte, qui savez tant de détails sur ce
funeste événement, de détails qui, comme vous le
disiez tout à l’heure, n’ont été révélés à personne,

275
savez-vous le nom de ce bourreau infernal, de ce
lâche, qui cacha son visage pour assassiner
impunément un roi ?
Athos pâlit légèrement.
– Son nom ? dit-il ; oui, je le sais, mais je ne
puis le dire.
– Et ce qu’il est devenu ?... car personne en
Angleterre n’a connu sa destinée.
– Il est mort.
– Mais pas mort dans son lit, pas mort d’une
mort calme et douce, pas de la mort des honnêtes
gens ?
– Il est mort de mort violente, dans une nuit
terrible, entre la colère des hommes et la tempête
de Dieu. Son corps percé d’un coup de poignard a
roulé dans les profondeurs de l’océan. Dieu
pardonne à son meurtrier !
– Alors, passons, dit le roi Charles II, qui vit
que le comte n’en voulait pas dire davantage.
– Le roi d’Angleterre, après avoir, ainsi que
j’ai dit, parlé au bourreau voilé, ajouta : « Tu ne
me frapperas, entends-tu bien ? que lorsque je

276
tendrai les bras en disant : Remember ! »
– En effet, dit Charles d’une voix sourde, je
sais que c’est le dernier mot prononcé par mon
malheureux père. Mais dans quel but, pour qui ?
– Pour le gentilhomme français placé sous son
échafaud.
– Pour lors à vous, monsieur ?
– Oui, sire, et chacune des paroles qu’il a
dites, à travers les planches de l’échafaud
recouvertes d’un drap noir, retentissent encore à
mon oreille. Le roi mit donc un genou en terre.
« – Comte de La Fère, dit-il, êtes-vous là ?
« – Oui, sire, répondis-je.
« Alors le roi se pencha.
Charles II, lui aussi, tout palpitant d’intérêt,
tout brûlant de douleur, se penchait vers Athos
pour recueillir une à une les premières paroles
que laisserait échapper le comte. Sa tête effleurait
celle d’Athos.
– Alors, continua le comte, le roi se pencha.
« – Comte de La Fère, dit-il, je n’ai pu être

277
sauvé par toi. Je ne devais pas l’être. Maintenant,
dussé-je commettre un sacrilège, je te dirai :
“Oui, j’ai parlé aux hommes ; oui, j’ai parlé à
Dieu, et je te parle à toi le dernier. Pour soutenir
une cause que j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône
de mes pères et diverti l’héritage de mes enfants.”

Charles II cacha son visage entre ses mains, et


une larme dévorante glissa entre ses doigts blancs
et amaigris.
« – Un million en or me reste, continua le roi.
Je l’ai enterré dans les caves du château de
Newcastle au moment où j’ai quitté cette ville.
Charles releva sa tête avec une expression de
joie douloureuse qui eût arraché des sanglots à
quiconque connaissait cette immense infortune.
– Un million ! murmura-t-il, oh ! comte !
« – Cet argent, toi seul sais qu’il existe, fais-en
usage quand tu croiras qu’il en est temps pour le
plus grand bien de mon fils aîné. Et maintenant,
comte de La Fère, dites-moi adieu !
« – Adieu, adieu sire ! m’écriai-je.

278
Charles II se leva et alla appuyer son front
brûlant à la fenêtre.
– Ce fut alors, continua Athos, que le roi
prononça le mot « Remember ! » adressé à moi.
Vous voyez, sire, que je me suis souvenu.
Le roi ne put résister à son émotion. Athos vit
le mouvement de ses deux épaules qui ondulaient
convulsivement. Il entendit les sanglots qui
brisaient sa poitrine au passage. Il se tut, suffoqué
lui-même par le flot de souvenirs amers qu’il
venait de soulever sur cette tête royale.
Charles II, avec un violent effort, quitta la
fenêtre, dévora ses larmes et revint s’asseoir
auprès d’Athos.
– Sire, dit celui-ci, jusqu’aujourd’hui j’avais
cru que l’heure n’était pas encore venue
d’employer cette dernière ressource, mais les
yeux fixés sur l’Angleterre, je sentais qu’elle
approchait. Demain j’allais m’informer en quel
lieu du monde était Votre Majesté, et j’allais aller
à elle. Elle vient à moi, c’est une indication que
Dieu est pour nous.

279
– Monsieur, dit Charles d’une voix encore
étranglée par l’émotion, vous êtes pour moi ce
que serait un ange envoyé par Dieu ; vous êtes
mon sauveur suscité de la tombe par mon père
lui-même ; mais croyez-moi, depuis dix années
les guerres civiles ont passé sur mon pays,
bouleversant les hommes, creusant le sol ; il n’est
probablement pas plus resté d’or dans les
entrailles de ma terre que d’amour dans les cœurs
de mes sujets.
– Sire, l’endroit où Sa Majesté a enfoui le
million est bien connu de moi, et nul, j’en suis
bien certain, n’a pu le découvrir. D’ailleurs le
château de Newcastle est-il donc entièrement
écroulé ; l’a-t-on démoli pierre à pierre et
déraciné du sol jusqu’à sa dernière fibre ?
– Non, il est encore debout, mais en ce
moment le général Monck l’occupe et y campe.
Le seul endroit où m’attend un secours, où je
possède une ressource, vous le voyez, est envahi
par mes ennemis.
– Le général Monck, sire, ne peut avoir
découvert le trésor dont je vous parle.

280
– Oui, mais dois-je aller me livrer à Monck
pour le recouvrer, ce trésor ? Ah ! vous le voyez
donc bien, comte, il faut en finir avec la destinée,
puisqu’elle me terrasse à chaque fois que je me
relève. Que faire avec Parry pour tout serviteur,
avec Parry, que Monck a déjà chassé une fois ?
Non, non, comte, acceptons ce dernier coup.
– Ce que Votre Majesté ne peut faire, ce que
Parry ne peut plus tenter, croyez-vous que moi je
puisse y réussir ?
– Vous, vous comte, vous iriez !
– Si cela plaît à Votre Majesté, dit Athos en
saluant le roi, oui, j’irai, sire.
– Vous si heureux ici, comte !
– Je ne suis jamais heureux, sire, tant qu’il me
reste un devoir à accomplir, et c’est un devoir
suprême que m’a légué le roi votre père de veiller
sur votre fortune et de faire un emploi royal de
son argent. Ainsi, que Votre Majesté me fasse un
signe, et je pars avec elle.
– Ah ! monsieur, dit le roi, oubliant toute
étiquette royale et se jetant au cou d’Athos, vous

281
me prouvez qu’il y a un Dieu au ciel, et que ce
Dieu envoie parfois des messagers aux
malheureux qui gémissent sur cette terre.
Athos, tout ému de cet élan du jeune homme,
le remercia avec un profond respect, et
s’approchant de la fenêtre :
– Grimaud, dit-il, mes chevaux.
– Comment ! ainsi, tout de suite ? dit le roi.
Ah ! monsieur, vous êtes, en vérité, un homme
merveilleux.
– Sire ! dit Athos, je ne connais rien de plus
pressé que le service de Votre Majesté.
D’ailleurs, ajouta-t-il en souriant, c’est une
habitude contractée depuis longtemps au service
de la reine votre tante et au service du roi votre
père. Comment la perdrais-je précisément à
l’heure où il s’agit du service de Votre Majesté ?
– Quel homme ! murmura le roi.
Puis, après un instant de réflexion :
– Mais non, comte, je ne puis vous exposer à
de pareilles privations. Je n’ai rien pour
récompenser de pareils services.

282
– Bah ! dit en riant Athos, Votre Majesté me
raille, elle a un million. Ah ! que ne suis-je riche
seulement de la moitié de cette somme, j’aurais
déjà levé un régiment. Mais, Dieu merci ! il me
reste encore quelques rouleaux d’or et quelques
diamants de famille. Votre Majesté, je l’espère,
daignera partager avec un serviteur dévoué.
– Avec un ami. Oui, comte, mais à condition
qu’à son tour cet ami partagera avec moi plus
tard.
– Sire, dit Athos en ouvrant une cassette, de
laquelle il tira de l’or et des bijoux, voilà
maintenant que nous sommes trop riches.
Heureusement que nous nous trouverons quatre
contre les voleurs.
La joie fit affluer le sang aux joues pâles de
Charles II. Il vit s’avancer jusqu’au péristyle
deux chevaux d’Athos, conduits par Grimaud, qui
s’était déjà botté pour la route.
– Blaisois, cette lettre au vicomte de
Bragelonne. Pour tout le monde, je suis allé à
Paris. Je vous confie la maison, Blaisois.

283
Blaisois s’inclina, embrassa Grimaud et ferma
la grille.

284
17

Où l’on cherche Aramis, et où l’on ne


retrouve que Bazin

Deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis


le départ du maître de la maison, lequel, à la vue
de Blaisois, avait pris le chemin de Paris,
lorsqu’un cavalier monté sur un bon cheval pie
s’arrêta devant la grille, et, d’un holà ! sonore,
appela les palefreniers, qui faisaient encore cercle
avec les jardiniers autour de Blaisois, historien
ordinaire de la valetaille du château. Ce holà !
connu sans doute de maître Blaisois lui fit tourner
la tête et il s’écria :
– Monsieur d’Artagnan !... Courez vite, vous
autres, lui ouvrir la porte !
Un essaim de huit ardélions1 courut à la grille,

1
Ardélion : homme qui fait l’empressé, qui se mêle de tout.

285
qui fut ouverte comme si elle eût été de plumes.
Et chacun de se confondre en politesses, car on
savait l’accueil que le maître avait l’habitude de
faire à cet ami, et toujours, pour ces sortes de
remarques, il faut consulter le coup d’œil du
valet.
– Ah ! dit avec un sourire tout agréable M.
d’Artagnan qui se balançait sur l’étrier pour
sauter à terre, où est ce cher comte ?
– Eh ! voyez, monsieur, quel est votre
malheur, dit Blaisois, quel sera aussi celui de M.
le comte notre maître, lorsqu’il apprendra votre
arrivée ! M. le comte, par un coup du sort, vient
de partir il n’y a pas deux heures.
D’Artagnan ne se tourmenta pas pour si peu.
– Bon, dit-il, je vois que tu parles toujours le
plus pur français du monde ; tu vas me donner
une leçon de grammaire et de beau langage,
tandis que j’attendrai le retour de ton maître.
– Voilà que c’est impossible, monsieur, dit

Voir Phèdre, Fables, II, 5, 1.

286
Blaisois ; vous attendriez trop longtemps.
– Il ne reviendra pas aujourd’hui ?
– Ni demain, monsieur, ni après-demain. M. le
comte est parti pour un voyage.
– Un voyage ! dit d’Artagnan, c’est une fable
que tu me contes.
– Monsieur, c’est la plus exacte vérité.
Monsieur m’a fait l’honneur de me recommander
la maison, et il a ajouté de sa voix si pleine
d’autorité et de douceur... c’est tout un pour moi :
« Tu diras que je pars pour Paris. »
– Eh bien ! alors, s’écria d’Artagnan, puisqu’il
marche sur Paris, c’est tout ce que je voulais
savoir, il fallait commencer par là, nigaud... Il a
donc deux heures d’avance ?
– Oui, monsieur.
– Je l’aurai bientôt rattrapé. Est-il seul ?
– Non, monsieur.
– Qui donc est avec lui ?
– Un gentilhomme que je ne connais pas, un
vieillard, et M. Grimaud.

287
– Tout cela ne courra pas si vite que moi... Je
pars...
– Monsieur veut-il m’écouter un instant, dit
Blaisois, en appuyant doucement sur les rênes du
cheval.
– Oui, si tu ne me fais pas de phrases ou que
tu les fasses vite.
– Eh bien ! monsieur, ce mot de Paris me
paraît être un leurre.
– Oh ! oh ! dit d’Artagnan sérieux, un leurre ?
– Oui, monsieur, et M. le comte ne va pas à
Paris, j’en jurerais.
– Qui te fait croire ?
– Ceci : M. Grimaud sait toujours où va notre
maître, et il m’avait promis, la première fois
qu’on irait à Paris, de prendre un peu d’argent
que je fais passer à ma femme.
– Ah ! tu as une femme ?
– J’en avais une, elle était de ce pays, mais
Monsieur la trouvait bavarde, je l’ai envoyée à
Paris : c’est incommode parfois, mais bien

288
agréable en d’autres moments.
– Je comprends, mais achève : tu ne crois pas
que le comte aille à Paris ?
– Non, monsieur, car alors Grimaud eût
manqué à sa parole, il se fût parjuré, ce qui est
impossible.
– Ce qui est impossible, répéta d’Artagnan
tout à fait rêveur, parce qu’il était tout à fait
convaincu. Allons, mon brave Blaisois, merci.
Blaisois s’inclina.
– Voyons, tu sais que je ne suis pas curieux...
J’ai absolument affaire à ton maître... ne peux-
tu... par un petit bout de mot... toi qui parles si
bien, me faire comprendre... Une syllabe,
seulement... je devinerai le reste.
– Sur ma parole, monsieur, je ne le pourrais...
J’ignore absolument le but du voyage de
Monsieur... Quant à écouter aux portes, cela
m’est antipathique, et d’ailleurs, c’est défendu
ici.
– Mon cher, dit d’Artagnan, voilà un mauvais
commencement pour moi. N’importe, tu sais

289
l’époque du retour du comte au moins ?
– Aussi peu, monsieur, que sa destination.
– Allons, Blaisois, allons, cherche.
– Monsieur doute de ma sincérité ! Ah !
Monsieur me chagrine bien sensiblement !
– Que le diable emporte sa langue dorée !
grommela d’Artagnan. Qu’un rustaud vaut mieux
avec une parole !... Adieu !
– Monsieur, j’ai l’honneur de vous présenter
mes respects.
« Cuistre ! se dit d’Artagnan. Le drôle est
insupportable. »
Il donna un dernier coup d’œil à la maison, fit
tourner son cheval, et partit comme un homme
qui n’a rien dans l’esprit de fâcheux ou
d’embarrassé.
Quand il fut au bout du mur et hors de toute
vue :
– Voyons, dit-il en respirant brusquement,
Athos était-il chez lui ?... Non. Tous ces fainéants
qui se croisaient les bras dans la cour eussent été

290
en nage si le maître avait pu les voir. Athos en
voyage ?... c’est incompréhensible. Ah bah !
celui-là est mystérieux en diable... Et puis, non,
ce n’est pas l’homme qu’il me fallait. J’ai besoin
d’un esprit rusé, patient. Mon affaire est à Melun,
dans certain presbytère de ma connaissance.
Quarante-cinq lieues ! quatre jours et demi !
Allons, il fait beau et je suis libre. Avalons la
distance.
Et il mit son cheval au trot, s’orientant vers
Paris. Le quatrième jour, il descendait à Melun,
selon son désir.
D’Artagnan avait pour habitude de ne jamais
demander à personne le chemin ou un
renseignement banal. Pour ces sortes de détails, à
moins d’erreur très grave, il s’en fiait à sa
perspicacité jamais en défaut, à une expérience de
trente ans, et à une grande habitude de lire sur les
physionomies des maisons comme sur celles des
hommes.
À Melun, d’Artagnan trouva tout de suite le
presbytère, charmante maison aux enduits de
plâtre sur de la brique rouge, avec des vignes

291
vierges qui grimpaient le long des gouttières, et
une croix de pierre sculptée qui surmontait le
pignon du toit. De la salle basse de cette maison
un bruit, ou plutôt un fouillis de voix, s’échappait
comme un gazouillement d’oisillons quand la
nichée vient d’éclore sous le duvet. Une de ces
voix épelait distinctement les lettres de
l’alphabet. Une voix grasse et flûtée tout à la fois
sermonnait les bavards et corrigeait les fautes du
lecteur.
D’Artagnan reconnut cette voix, et comme la
fenêtre de la salle basse était ouverte, il se pencha
tout à cheval sous les pampres et les filets rouges
de la vigne, et cria :
– Bazin, mon cher Bazin, bonjour !

Un homme court, gros, à la figure plate, au


crâne orné d’une couronne de cheveux gris
coupés court simulant la tonsure, et recouvert
d’une vieille calotte de velours noir, se leva
lorsqu’il entendit d’Artagnan. Ce n’est pas se
lever qu’il aurait fallu dire, c’est bondit. Bazin
bondit en effet et entraîna sa petite chaise basse,

292
que des enfants voulurent relever avec des
batailles plus mouvementées que celles des Grecs
voulant retirer aux Troyens le corps de Patrocle1.
Bazin fit plus que bondir, il laissa tomber
l’alphabet qu’il tenait et sa férule.
– Vous ! dit-il, vous, monsieur d’Artagnan !
– Oui, moi. Où est Aramis... non pas, M. le
chevalier d’Herblay... non, je me trompe encore,
M. Le vicaire général ?
– Ah ! monsieur, dit Bazin avec dignité,
Monseigneur est en son diocèse.
– Plaît-il ? fit d’Artagnan.
Bazin répéta sa phrase.
– Ah çà ! mais, Aramis a un diocèse ?
– Oui, monsieur. Pourquoi pas ?
– Il est donc évêque ?
– Mais d’où sortez-vous donc, dit Bazin assez
irrévérencieusement, que vous ignoriez cela ?
– Mon cher Bazin, nous autres païens, nous

1
L’Iliade, chant XVII.

293
autres gens d’épée, nous savons bien qu’un
homme est colonel, ou mestre de camp1, ou
maréchal de France ; mais qu’il soit évêque,
archevêque ou pape... diable m’emporte ! si la
nouvelle nous en arrive avant que les trois quarts
de la terre en aient fait leur profit.
– Chut ! chut ! dit Bazin avec de gros yeux,
n’allez pas me gâter ces enfants, à qui je tâche
d’inculquer de si bons principes.
Les enfants avaient en effet tourné autour de
d’Artagnan, dont ils admiraient le cheval, la
grande épée, les éperons et l’air martial. Ils
admiraient surtout sa grosse voix ; en sorte que,
lorsqu’il accentua son juron, toute l’école
s’écria : « Diable m’emporte ! » avec un bruit
effroyable de rires, de joies et de trépignements
qui combla d’aise le mousquetaire et fit perdre la
tête au vieux pédagogue.
– Là ! dit-il, taisez-vous donc, marmailles !...
Là... vous voilà arrivé, monsieur d’Artagnan, et

1
Mestre de camp : commandant d’un régiment d’infanterie
ou de cavalerie.

294
tous mes bons principes s’envolent... Enfin, avec
vous, comme d’habitude, le désordre ici... Babel
est retrouvée !... Ah ! bon Dieu ! ah ! les
enragés !
Et le digne Bazin appliquait à droite et à
gauche des horions qui redoublaient les cris de
ses écoliers en les faisant changer de nature.
– Au moins, dit-il, vous ne débaucherez plus
personne ici.
– Tu crois ? dit d’Artagnan avec un sourire qui
fit passer un frisson sur les épaules de Bazin.
– Il en est capable, murmura-t-il.
– Où est le diocèse de ton maître ?
– Mgr René est évêque de Vannes.
– Qui donc l’a fait nommer ?
– Mais M. le surintendant, notre voisin.
– Quoi ! M. Fouquet ?
– Sans doute.
– Aramis est donc bien avec lui ?
– Monseigneur prêchait tous les dimanches

295
chez M. le surintendant, à Vaux ; puis ils
chassaient ensemble.
– Ah !
– Et Monseigneur travaillait souvent ses
homélies... non, je veux dire ses sermons, avec
M. le surintendant.
– Bah ! il prêche donc en vers, ce digne
évêque ?
– Monsieur, ne plaisantez pas des choses
religieuses, pour l’amour de Dieu !
– Là, Bazin, là ! en sorte qu’Aramis est à
Vannes ?
– À Vannes, en Bretagne.
– Tu es un sournois, Bazin, ce n’est pas vrai.
– Monsieur, voyez, les appartements du
presbytère sont vides.
« Il a raison », se dit d’Artagnan en
considérant la maison dont l’aspect annonçait la
solitude.
– Mais Monseigneur a dû vous écrire sa
promotion.

296
– De quand date-t-elle ?
– D’un mois.
– Oh ! alors, il n’y a pas de temps perdu.
Aramis ne peut avoir eu encore besoin de moi.
Mais voyons, Bazin, pourquoi ne suis-tu pas ton
pasteur ?
– Monsieur, je ne puis, j’ai des occupations.
– Ton alphabet ?
– Et mes pénitents.
– Quoi ! tu confesses ? tu es donc prêtre ?
– C’est tout comme. J’ai tant de vocation !
– Mais les ordres ?
– Oh ! dit Bazin avec aplomb, maintenant que
Monseigneur est évêque, j’aurai promptement
mes ordres ou tout au moins mes dispenses.
Et il se frotta les mains.
« Décidément, se dit d’Artagnan, il n’y a pas à
déraciner ces gens-là. »
– Fais-moi servir, Bazin.
– Avec empressement, monsieur.

297
– Un poulet, un bouillon et une bouteille de
vin.
– C’est aujourd’hui samedi, jour maigre, dit
Bazin.
– J’ai une dispense, dit d’Artagnan.
Bazin le regarda d’un air soupçonneux.
– Ah çà ! maître cafard, pour qui me prends-
tu ? dit le mousquetaire ; si toi, qui es le valet, tu
espères des dispenses pour commettre des crimes,
je n’aurai pas, moi, l’ami de ton évêque, une
dispense pour faire gras selon le vœu de mon
estomac ? Bazin, sois aimable avec moi, ou, de
par Dieu ! je me plains au roi, et tu ne confesseras
jamais. Or, tu sais que la nomination des évêques
est au roi, je suis le plus fort.
Bazin sourit hypocritement.
– Oh ! nous avons M. le surintendant, nous
autres, dit-il.
– Et tu te moques du roi, alors ?
Bazin ne répliqua rien, son sourire était assez
éloquent.

298
– Mon souper, dit d’Artagnan, voilà qu’il s’en
va vers sept heures.
Bazin se retourna et commanda au plus âgé de
ses écoliers d’avertir la cuisinière. Cependant
d’Artagnan regardait le presbytère.
– Peuh ! dit-il dédaigneusement, Monseigneur
logeait assez mal Sa Grandeur ici.
– Nous avons le château de Vaux, dit Bazin.
– Qui vaut peut-être le Louvre ? répliqua
d’Artagnan en goguenardant.
– Qui vaut mieux, répliqua Bazin du plus
grand sang-froid du monde.
– Ah ! fit d’Artagnan.
Peut-être allait-il prolonger la discussion et
soutenir la suprématie du Louvre ; mais le
lieutenant s’était aperçu que son cheval était
demeuré attaché aux barreaux d’une porte.
– Diable ! dit-il, fais donc soigner mon cheval.
Ton maître l’évêque n’en a pas comme celui-là
dans ses écuries.
Bazin donna un coup d’œil oblique au cheval

299
et répondit :
– M. le surintendant en a donné quatre de ses
écuries, et un seul de ces quatre en vaut quatre
comme le vôtre.
Le sang monta au visage de d’Artagnan. La
main lui démangeait, et il contemplait sur la tête
de Bazin la place où son poing allait tomber.
Mais cet éclair passa. La réflexion vint, et
d’Artagnan se contenta de dire :
– Diable ! diable ! j’ai bien fait de quitter le
service du roi. Dites-moi, digne Bazin, ajouta-t-il,
combien M. le surintendant a-t-il de
mousquetaires ?
– Il aura tous ceux du royaume avec son
argent, répliqua Bazin en fermant son livre et en
congédiant les enfants à grands coups de férule.
– Diable ! diable ! dit une dernière fois
d’Artagnan.
Et comme on lui annonçait qu’il était servi, il
suivit la cuisinière qui l’introduisit dans la salle à
manger, où le souper l’attendait.
D’Artagnan se mit à table et attaqua

300
bravement le poulet.
– Il me paraît, dit d’Artagnan en mordant à
belles dents dans la volaille qu’on lui avait servie
et qu’on avait visiblement oublié d’engraisser, il
me paraît que j’ai eu tort de ne pas aller chercher
tout de suite du service chez ce maître-là. C’est
un puissant seigneur, à ce qu’il paraît, que ce
surintendant. En vérité, nous ne savons rien, nous
autres à la cour, et les rayons du soleil nous
empêchent de voir les grosses étoiles, qui sont
aussi des soleils, un peu plus éloignés de notre
terre, voilà tout.
Comme d’Artagnan aimait beaucoup, par
plaisir et par système, à faire causer les gens sur
les choses qui l’intéressaient, il s’escrima de son
mieux sur maître Bazin ; mais ce fut en pure
perte : hormis l’éloge fatigant et hyperbolique de
M. le surintendant des finances, Bazin, qui, de
son côté, se tenait sur ses gardes, ne livra
absolument rien que des platitudes à la curiosité
de d’Artagnan, ce qui fit que d’Artagnan, d’assez
mauvaise humeur, demanda à aller se coucher
aussitôt que son repas fut fini.

301
D’Artagnan fut introduit par Bazin dans une
chambre assez médiocre, où il trouva un assez
mauvais lit ; mais d’Artagnan n’était pas difficile.
On lui avait dit qu’Aramis avait emporté les clefs
de son appartement particulier, et comme il savait
qu’Aramis était un homme d’ordre et avait
généralement beaucoup de choses à cacher dans
son appartement, cela ne l’avait nullement
étonné. Il avait donc, quoiqu’il eût paru
comparativement plus dur, attaqué le lit aussi
bravement qu’il avait attaqué le poulet, et comme
il avait aussi bon sommeil que bon appétit, il
n’avait guère mis plus de temps à s’endormir
qu’il n’en avait mis à sucer le dernier os de son
rôti.
Depuis qu’il n’était plus au service de
personne, d’Artagnan s’était promis d’avoir le
sommeil aussi dur qu’il l’avait léger autrefois ;
mais de si bonne foi que d’Artagnan se fût fait
cette promesse, et quelque désir qu’il eût de se la
tenir religieusement, il fut réveillé au milieu de la
nuit par un grand bruit de carrosses et de laquais
à cheval. Une illumination soudaine embrasa les
murs de sa chambre ; il sauta hors de son lit tout

302
en chemise et courut à la fenêtre.
« Est-ce que le roi revient, par hasard ? pensa-
t-il en se frottant les yeux, car en vérité voilà une
suite qui ne peut appartenir qu’à une personne
royale. »
– Vive M. le surintendant ! cria ou plutôt
vociféra à une fenêtre du rez-de-chaussée une
voix qu’il reconnut pour celle de Bazin, lequel,
tout en criant, agitait un mouchoir d’une main et
tenait une grosse chandelle de l’autre.
D’Artagnan vit alors quelque chose comme
une brillante forme humaine qui se penchait à la
portière du principal carrosse ; en même temps de
longs éclats de rire, suscités sans doute par
l’étrange figure de Bazin, et qui sortaient du
même carrosse, laissaient comme une traînée de
joie sur le passage du rapide cortège.
– J’aurais bien dû voir, dit d’Artagnan, que ce
n’était pas le roi ; on ne rit pas de si bon cœur
quand le roi passe. Hé ! Bazin ! cria-t-il à son
voisin qui se penchait aux trois quarts hors de la
fenêtre pour suivre plus longtemps le carrosse des
yeux, hé ! qu’est-ce que cela ?

303
– C’est M. Fouquet, dit Bazin d’un air de
protection.
– Et tous ces gens ?
– C’est la cour de M. Fouquet.
– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, que dirait M. de
Mazarin s’il entendait cela ?
Et il se recoucha tout rêveur en se demandant
comment il se faisait qu’Aramis fût toujours
protégé par le plus puissant du royaume.
« Serait-ce qu’il a plus de chance que moi ou
que je serais plus sot que lui ? Bah ! »
C’était le mot concluant à l’aide duquel
d’Artagnan devenu sage terminait maintenant
chaque pensée et chaque période de son style.
Autrefois, il disait « Mordioux ! » ce qui était un
coup d’éperon. Mais maintenant il avait vieilli, et
il murmurait ce bah ! philosophique qui sert de
bride à toutes les passions.

304
18

Où d’Artagnan cherche Porthos


et ne trouve que Mousqueton1

Lorsque d’Artagnan se fut bien convaincu que


l’absence de M. le vicaire général d’Herblay était
réelle, et que son ami n’était point trouvable à
Melun ni dans les environs, il quitta Bazin sans
regret, donna un coup d’œil sournois au
magnifique château de Vaux, qui commençait à
briller de cette splendeur qui fit sa ruine, et
pinçant ses lèvres comme un homme plein de
défiance et de soupçons, il piqua son cheval pie
en disant :
– Allons, allons, c’est encore à Pierrefonds
que je trouverai le meilleur homme et le meilleur
coffre. Or, je n’ai besoin que de cela, puisque moi

1
Voir chapitre 17.

305
j’ai l’idée.
Nous ferons grâce à nos lecteurs des incidents
prosaïques du voyage de d’Artagnan, qui toucha
barre à Pierrefonds dans la matinée du troisième
jour. D’Artagnan arrivait par Nanteuil-le-
Haudouin et Crépy. De loin, il aperçut le château
de Louis d’Orléans, lequel, devenu domaine de la
Couronne, était gardé par un vieux concierge.
C’était un de ces manoirs merveilleux du Moyen
Âge, aux murailles épaisses de vingt pieds, aux
tours hautes de cent.
D’Artagnan longea ses murailles, mesura ses
tours des yeux et descendit dans la vallée. De loin
il dominait le château de Porthos, situé sur les
rives d’un vaste étang et attenant à une
magnifique forêt. C’est le même que nous avons
déjà eu l’honneur de décrire à nos lecteurs ; nous
nous contenterons donc de l’indiquer. La
première chose qu’aperçut d’Artagnan après les
beaux arbres, après le soleil de mai dorant les
coteaux verts, après les longues futaies de bois
empanachées qui s’étendent vers Compiègne, ce
fut une grande boîte roulante, poussée par deux

306
laquais et traînée par deux autres. Dans cette
boîte il y avait une énorme chose vert et or qui
arpentait, traînée et poussée, les allées riantes du
parc. Cette chose, de loin, était indétaillable et ne
signifiait absolument rien ; de plus près, c’était
un tonneau affublé de drap vert galonné ; de plus
près encore, c’était un homme ou plutôt un
poussah dont l’extrémité inférieure, se répandant
dans la boîte, en remplissait le contenu ; de plus
près encore, cet homme, c’était Mousqueton,
Mousqueton blanc de cheveux et rouge de visage
comme Polichinelle.
– Eh pardieu ! s’écria d’Artagnan, c’est ce
cher M. Mousqueton !
– Ah !... cria le gros homme, ah ! quel
bonheur ! quelle joie ! c’est M. d’Artagnan !...
Arrêtez, coquins !
Ces derniers mots s’adressaient aux laquais
qui le poussaient et qui le tiraient. La boîte
s’arrêta, et les quatre laquais, avec une précision
toute militaire, ôtèrent à la fois leurs chapeaux
galonnés et se rangèrent derrière la boîte.
– Oh ! monsieur d’Artagnan, dit Mousqueton,

307
que ne puis-je vous embrasser les genoux ! Mais
je suis devenu impotent, comme vous le voyez.
– Dame ! mon cher Mousqueton, c’est l’âge.
– Non, monsieur, ce n’est pas l’âge : ce sont
les infirmités, les chagrins.
– Des chagrins, vous, Mousqueton ? dit
d’Artagnan en faisant le tour de la boîte ; êtes-
vous fou, mon cher ami ? Dieu merci ! vous vous
portez comme un chêne de trois cents ans.
– Ah ! les jambes, monsieur, les jambes ! dit le
fidèle serviteur.
– Comment, les jambes ?
– Oui, elles ne veulent plus me porter.
– Les ingrates ! Cependant, vous les
nourrissez bien, Mousqueton, à ce qu’il me
paraît.
– Hélas ! oui, elles n’ont rien à me reprocher
sous ce rapport-là, dit Mousqueton avec un
soupir ; j’ai toujours fait tout ce que j’ai pu pour
mon corps ; je ne suis pas égoïste.
Et Mousqueton soupira de nouveau.

308
« Est-ce que Mousqueton veut aussi être
baron, qu’il soupire de la sorte ? » pensa
d’Artagnan.
– Mon Dieu ! monsieur, dit Mousqueton,
s’arrachant à une rêverie pénible, mon Dieu ! que
Monseigneur sera heureux que vous ayez pensé à
lui.
– Bon Porthos, s’écria d’Artagnan ; je brûle de
l’embrasser !
– Oh ! dit Mousqueton attendri, je le lui écrirai
bien certainement, monsieur.
– Comment, s’écria d’Artagnan, tu le lui
écriras ?
– Aujourd’hui même, sans retard.
– Il n’est donc pas ici ?
– Mais, non, monsieur.
– Mais est-il près ? est-il loin ?
– Eh ! le sais-je, monsieur, le sais-je ? fit
Mousqueton.
– Mordioux ! s’écria le mousquetaire en
frappant du pied, je joue de malheur ! Porthos si

309
casanier !
– Monsieur, il n’y a pas d’homme plus
sédentaire que Monseigneur... mais...
– Mais quoi ?
– Quand un ami vous presse...
– Un ami ?
– Eh ! sans doute ; ce digne M. d’Herblay.
– C’est Aramis qui a pressé Porthos ?
– Voici comment la chose s’est passée,
monsieur d’Artagnan. M. d’Herblay a écrit à
Monseigneur...
– Vraiment ?
– Une lettre, monsieur, une lettre si pressante
qu’elle a mis ici tout à feu et à sang !
– Conte-moi cela, cher ami, dit d’Artagnan,
mais renvoie un peu ces messieurs, d’abord.
Mousqueton poussa un « Au large, faquins ! »
avec des poumons si puissants, qu’il eût suffi du
souffle sans les paroles pour faire évaporer les
quatre laquais. D’Artagnan s’assit sur le brancard
de la boîte et ouvrit ses oreilles.

310
– Monsieur, dit Mousqueton, Monseigneur a
donc reçu une lettre de M. le vicaire général
d’Herblay, voici huit ou neuf jours ; c’était le jour
des plaisirs... champêtres ; oui, mercredi par
conséquent.
– Comment cela ! dit d’Artagnan ; le jour des
plaisirs champêtres ?
– Oui, monsieur ; nous avons tant de plaisirs à
prendre dans ce délicieux pays que nous en étions
encombrés ; si bien que force a été pour nous
d’en régler la distribution.
– Comme je reconnais bien l’ordre de
Porthos ! Ce n’est pas à moi que cette idée serait
venue. Il est vrai que je ne suis pas encombré de
plaisirs, moi.
– Nous l’étions, nous, dit Mousqueton.
– Et comment avez-vous réglé cela, voyons ?
demanda d’Artagnan.
– C’est un peu long, monsieur.
– N’importe, nous avons le temps, et puis vous
parlez si bien, mon cher Mousqueton, que c’est
vraiment plaisir de vous entendre.

311
– Il est vrai, dit Mousqueton avec un signe de
satisfaction qui provenait évidemment de la
justice qui lui était rendue, il est vrai que j’ai fait
de grands progrès dans la compagnie de
Monseigneur.
– J’attends la distribution des plaisirs,
Mousqueton, et avec impatience ; je veux savoir
si je suis arrivé dans un bon jour.
– Oh ! monsieur d’Artagnan, dit
mélancoliquement Mousqueton, depuis que
Monseigneur est parti, tous les plaisirs sont
envolés !
– Eh bien ! mon cher Mousqueton, rappelez
vos souvenirs.
– Par quel jour voulez-vous que nous
commencions ?
– Eh pardieu ! commencez par le dimanche,
c’est le jour du Seigneur.
– Le dimanche, monsieur ?
– Oui.
– Dimanche, plaisirs religieux : Monseigneur
va à la messe, rend le pain bénit, se fait faire des

312
discours et des instructions par son aumônier
ordinaire. Ce n’est pas fort amusant, mais nous
attendons un carme de Paris qui desservira notre
aumônerie et qui parle fort bien, à ce que l’on
assure ; cela nous éveillera, car l’aumônier actuel
nous endort toujours. Donc le dimanche, plaisirs
religieux. Le lundi, plaisirs mondains.
– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, comment
comprends-tu cela, Mousqueton ? Voyons un peu
les plaisirs mondains, voyons.
– Monsieur, le lundi, nous allons dans le
monde ; nous recevons, nous rendons des visites ;
on joue du luth, on danse, on fait des bouts rimés,
enfin on brûle un peu d’encens en l’honneur des
dames.
– Peste ! c’est du suprême galant, dit le
mousquetaire, qui eut besoin d’appeler à son aide
toute la vigueur de ses muscles mastoïdes pour
comprimer une énorme envie de rire.
– Mardi, plaisirs savants.
– Ah ! bon ! dit d’Artagnan, lesquels ?
Détaille-nous un peu cela, mon cher Mousqueton.

313
– Monseigneur a acheté une sphère que je
vous montrerai, elle remplit tout le périmètre de
la grosse tour, moins une galerie qu’il a fait faire
au-dessus de la sphère ; il y a des petites ficelles
et des fils de laiton après lesquels sont accrochés
le soleil et la lune. Cela tourne ; c’est fort beau.
Monseigneur me montre les mers et terres
lointaines ; nous nous promettons de ne jamais y
aller. C’est plein d’intérêt.
– Plein d’intérêt, c’est le mot, répéta
d’Artagnan. Et le mercredi ?
– Plaisirs champêtres, j’ai déjà eu l’honneur de
vous le dire, monsieur le chevalier : nous
regardons les moutons et les chèvres de
Monseigneur ; nous faisons danser les bergères
avec des chalumeaux et des musettes, ainsi qu’il
est écrit dans un livre que Monseigneur possède
en sa bibliothèque et qu’on appelle Bergeries.
L’auteur est mort, voilà un mois à peine.
– M. Racan, peut-être ? fit d’Artagnan.
– C’est cela, M. Racan1. Mais ce n’est pas le

1
Racan ne mourut que dix ans plus tard, en 1670.

314
tout. Nous pêchons à la ligne dans le petit canal,
après quoi nous dînons couronnés de fleurs. Voilà
pour le mercredi.
– Peste ! dit d’Artagnan, il n’est pas mal
partagé, le mercredi. Et le jeudi ? que peut-il
rester à ce pauvre jeudi ?
– Il n’est pas malheureux, monsieur, dit
Mousqueton souriant. Jeudi, plaisirs olympiques.
Ah ! monsieur, c’est superbe ! Nous faisons venir
tous les jeunes vassaux de Monseigneur et nous
les faisons jeter le disque, lutter, courir.
Monseigneur jette le disque comme personne. Et
lorsqu’il applique un coup de poing, oh ! quel
malheur !
– Comment, quel malheur !
– Oui, monsieur, on a été obligé de renoncer
au ceste1. Il cassait les têtes, brisait les mâchoires,
enfonçait les poitrines. C’est un jeu charmant,
mais personne ne voulait plus le jouer avec lui.

1
Ceste : pugilat qui se pratiquait, dans l’Antiquité, avec un
gantelet fait d’une courroie garnie de plomb qui était enroulée
autour de la main.

315
– Ainsi, le poignet...
– Oh ! monsieur, plus solide que jamais.
Monseigneur baisse un peu quant aux jambes, il
l’avoue lui-même ; mais cela s’est réfugié dans
les bras, de sorte que...
– De sorte qu’il assomme les bœufs comme
autrefois.
– Monsieur, mieux que cela, il enfonce les
murs. Dernièrement, après avoir soupé chez un
de ses fermiers, vous savez combien
Monseigneur est populaire et bon, après souper il
fait cette plaisanterie de donner un coup de poing
dans le mur, le mur s’écroule, le toit glisse, et il y
a trois hommes d’étouffés et une vieille femme.
– Bon Dieu ! Mousqueton, et ton maître ?
– Oh ! Monseigneur ! il a eu la tête un peu
écorchée. Nous lui avons bassiné les chairs avec
une eau que les religieuses nous donnent. Mais
rien au poing.
– Rien ?
– Rien, monsieur.
– Foin des plaisirs olympiques ! ils doivent

316
coûter trop cher, car enfin les veuves et les
orphelins...
– On leur fait des pensions, monsieur, un
dixième du revenu de Monseigneur est affecté à
cela.
– Passons au vendredi, dit d’Artagnan.
– Le vendredi, plaisirs nobles et guerriers.
Nous chassons, nous faisons des armes, nous
dressons des faucons, nous domptons des
chevaux. Enfin, le samedi est le jour des plaisirs
spirituels : nous meublons notre esprit, nous
regardons les tableaux et les statues de
Monseigneur, nous écrivons même et nous
traçons des plans ; enfin, nous tirons les canons
de Monseigneur.
– Vous tracez des plans, vous tirez les
canons...
– Oui, monsieur.
– Mon ami, dit d’Artagnan, M. du Vallon
possède en vérité l’esprit le plus subtil et le plus
aimable que je connaisse ; mais il y a une sorte de
plaisirs que vous avez oubliés, ce me semble.

317
– Lesquels, monsieur ? demanda Mousqueton
avec anxiété.
– Les plaisirs matériels.
Mousqueton rougit.
– Qu’entendez-vous par là, monsieur ? dit-il
en baissant les yeux.
– J’entends la table, le bon vin, la soirée
occupée aux évolutions de la bouteille.
– Ah ! monsieur, ces plaisirs-là ne comptent
point, nous les pratiquons tous les jours.
– Mon brave Mousqueton, reprit d’Artagnan,
pardonne-moi, mais j’ai été tellement absorbé par
ton récit plein de charmes, que j’ai oublié le
principal point de notre conversation, c’est à
savoir ce que M. le vicaire général d’Herblay a
pu écrire à ton maître.
– C’est vrai, monsieur, dit Mousqueton, les
plaisirs nous ont distraits. Eh bien ! monsieur,
voici la chose tout entière.
– J’écoute, mon cher Mousqueton.
– Mercredi...

318
– Jour des plaisirs champêtres ?
– Oui. Une lettre arrive ; il la reçoit de mes
mains. J’avais reconnu l’écriture.
– Eh bien ?
– Monseigneur la lit et s’écrie : « Vite, mes
chevaux ! mes armes ! »
– Ah ! mon Dieu ! dit d’Artagnan, c’était
encore quelque duel !
– Non pas, monsieur, il y avait ces mots
seulement :

Cher Porthos, en route si vous voulez arriver


avant l’équinoxe1. Je vous attends.

– Mordioux ! fit d’Artagnan rêveur, c’était


pressé à ce qu’il paraît.
– Je le crois bien. En sorte, continua
Mousqueton, que Monseigneur est parti le jour

1
Dumas semble oublier que nous sommes « vers le milieu
de mai » et que l’équinoxe hivernal (21 mars) est passé.

319
même avec son secrétaire pour tâcher d’arriver à
temps.
– Et sera-t-il arrivé à temps ?
– Je l’espère. Monseigneur qui est haut à la
main, comme vous le savez, monsieur, répétait
sans cesse : « Tonne Dieu ! qu’est-ce encore que
cela, l’équinoxe ? N’importe, il faudra que le
drôle soit bien monté, s’il arrivait avant moi. »
– Et tu crois que Porthos sera arrivé le
premier ? demanda d’Artagnan.
– J’en suis sûr. Cet équinoxe, si riche qu’il
soit, n’a certes pas des chevaux comme
Monseigneur !
D’Artagnan contint son envie de rire, parce
que la brièveté de la lettre d’Aramis lui donnait
fort à penser. Il suivit Mousqueton, ou plutôt le
chariot de Mousqueton, jusqu’au château ; il
s’assit à une table somptueuse, dont on lui fit les
honneurs comme à un roi, mais il ne put rien tirer
de Mousqueton : le fidèle serviteur pleurait à
volonté, c’était tout.
D’Artagnan, après une nuit passée sur un

320
excellent lit, rêva beaucoup au sens de la lettre
d’Aramis, s’inquiéta des rapports de l’équinoxe
avec les affaires de Porthos, puis n’y comprenant
rien, sinon qu’il s’agissait de quelque amourette
de l’évêque pour laquelle il était nécessaire que
les jours fussent égaux aux nuits, d’Artagnan
quitta Pierrefonds comme il avait quitté Melun,
comme il avait quitté le château du comte de La
Fère. Ce ne fut cependant pas sans une
mélancolie qui pouvait à bon droit passer pour
une des plus sombres humeurs de d’Artagnan. La
tête baissée, l’œil fixe, il laissait pendre ses
jambes sur chaque flanc de son cheval et se
disait, dans cette vague rêverie qui monte parfois
à la plus sublime éloquence :
« Plus d’amis, plus d’avenir, plus rien ! mes
forces sont brisées, comme le faisceau de notre
amitié passée. Oh ! la vieillesse arrive, froide,
inexorable ; elle enveloppe dans son crêpe
funèbre tout ce qui reluisait, tout ce qui
embaumait dans ma jeunesse, puis elle jette ce
doux fardeau sur son épaule et le porte avec le
reste dans ce gouffre sans fond de la mort. »

321
Un frisson serra le cœur du Gascon, si brave et
si fort contre tous les malheurs de la vie, et
pendant quelques moments les nuages lui
parurent noirs, la terre glissante et glaiseuse
comme celle des cimetières.
– Où vais-je... se dit-il ; que veux-je faire ?...
seul... tout seul, sans famille, sans amis... Bah !
s’écria-t-il tout à coup.
Et il piqua des deux sa monture, qui, n’ayant
rien trouvé de mélancolique dans la lourde avoine
de Pierrefonds, profita de la permission pour
montrer sa gaieté par un temps de galop qui
absorba deux lieues.
« À Paris ! » se dit d’Artagnan.
Et le lendemain il descendit à Paris.
Il avait mis dix jours à faire ce voyage.

322
19

Ce que d’Artagnan venait faire à Paris

Le lieutenant mit pied à terre devant une


boutique de la rue des Lombards, à l’enseigne du
Pilon-d’Or. Un homme de bonne mine, portant
un tablier blanc et caressant sa moustache grise
avec une bonne grosse main, poussa un cri de joie
en apercevant le cheval pie.
– Monsieur le chevalier, dit-il ; ah ! c’est
vous !
– Bonjour, Planchet ! répondit d’Artagnan en
faisant le gros dos pour entrer dans la boutique.
– Vite, quelqu’un, cria Planchet, pour le
cheval de M. d’Artagnan, quelqu’un pour sa
chambre, quelqu’un pour son souper !
– Merci, Planchet ! bonjour, mes enfants, dit
d’Artagnan aux garçons empressés.

323
– Vous permettez que j’expédie ce café, cette
mélasse et ces raisins cuits ? dit Planchet, ils sont
destinés à l’office de M. le surintendant.
– Expédie, expédie.
– C’est l’affaire d’un moment, puis nous
souperons.
– Fais que nous soupions seuls, dit
d’Artagnan, j’ai à te parler.
Planchet regarda son ancien maître d’une
façon significative.
– Oh ! tranquillise-toi, ce n’est rien que
d’agréable, dit d’Artagnan.
– Tant mieux ! tant mieux !...
Et Planchet respira, tandis que d’Artagnan
s’asseyait fort simplement dans la boutique sur
une balle de bouchons, et prenait connaissance
des localités. La boutique était bien garnie ; on
respirait là un parfum de gingembre, de cannelle
et de poivre pilé qui fit éternuer d’Artagnan.
Les garçons, heureux d’être aux côtés d’un
homme de guerre aussi renommé qu’un
lieutenant de mousquetaires qui approchait la

324
personne du roi, se mirent à travailler avec un
enthousiasme qui tenait du délire, et à servir les
pratiques avec une précipitation dédaigneuse que
plus d’un remarqua.
Planchet encaissait l’argent et faisait ses
comptes entrecoupés de politesses à l’adresse de
son ancien maître. Planchet avait avec ses clients
la parole brève et la familiarité hautaine du
marchand riche, qui sert tout le monde et n’attend
personne. D’Artagnan observa cette nuance avec
un plaisir que nous analyserons plus tard. Il vit
peu à peu la nuit venir ; et enfin, Planchet le
conduisit dans une chambre du premier étage, où,
parmi les ballots et les caisses, une table fort
proprement servie attendait deux convives.
D’Artagnan profita d’un moment de répit pour
considérer la figure de Planchet, qu’il n’avait pas
vu depuis un an. L’intelligent Planchet avait pris
du ventre, mais son visage n’était pas boursouflé.
Son regard brillant jouait encore avec facilité
dans ses orbites profondes, et la graisse, qui
nivelle toutes les saillies caractéristiques du
visage humain, n’avait encore touché ni à ses

325
pommettes saillantes, indice de ruse et de
cupidité, ni à son menton aigu, indice de finesse
et de persévérance. Planchet trônait avec autant
de majesté dans sa salle à manger que dans sa
boutique. Il offrit à son maître un repas frugal,
mais tout parisien : le rôti cuit au four du
boulanger, avec les légumes, la salade, et le
dessert emprunté à la boutique même.
D’Artagnan trouva bon que l’épicier eût tiré de
derrière les fagots une bouteille de ce vin
d’Anjou qui, durant toute la vie de d’Artagnan,
avait été son vin de prédilection.
– Autrefois, monsieur, dit Planchet avec un
sourire plein de bonhomie, c’était moi qui vous
buvais votre vin ; maintenant, j’ai le bonheur que
vous buviez le mien.
– Et Dieu merci ! ami Planchet, je le boirai
encore longtemps, j’espère, car à présent me
voilà libre.
– Libre ! Vous avez congé, monsieur ?
– Illimité !
– Vous quittez le service ? dit Planchet

326
stupéfait.
– Oui, je me repose.
– Et le roi ? s’écria Planchet, qui ne pouvait
supposer que le roi pût se passer des services
d’un homme tel que d’Artagnan.
– Et le roi cherchera fortune ailleurs... Mais
nous avons bien soupé, tu es en veine de saillies,
tu m’excites à te faire des confidences, ouvre
donc tes oreilles.
– J’ouvre.
Et Planchet, avec un rire plus franc que malin,
décoiffa une bouteille de vin blanc.
– Laisse-moi ma raison seulement.
– Oh ! quand vous perdrez la tête, vous,
monsieur...
– Maintenant, ma tête est à moi, et je prétends
la ménager plus que jamais. D’abord causons
finances... Comment se porte notre argent ?
– À merveille, monsieur. Les vingt mille livres
que j’ai reçues de vous sont placées toujours dans
mon commerce, où elles rapportent neuf pour

327
cent ; je vous en donne sept, je gagne donc sur
vous.
– Et tu es toujours content ?
– Enchanté. Vous m’en apportez d’autres ?
– Mieux que cela... Mais en as-tu besoin ?
– Oh ! que non pas. Chacun m’en veut confier
à présent. J’étends mes affaires.
– C’était ton projet.
– Je fais un jeu de banque... J’achète les
marchandises de mes confrères nécessiteux, je
prête de l’argent à ceux qui sont gênés pour les
remboursements.
– Sans usure ?...
– Oh ! monsieur, la semaine passée j’ai eu
deux rendez-vous au boulevard pour ce mot que
vous venez de prononcer.
– Comment !
– Vous allez comprendre : il s’agissait d’un
prêt... L’emprunteur me donne en caution des
cassonades avec condition que je vendrais si le
remboursement n’avait pas lieu à une époque

328
fixe. Je prête mille livres. Il ne me paie pas, je
vends les cassonades treize cents livres. Il
l’apprend et réclame cent écus. Ma foi, j’ai
refusé... prétendant que je pouvais ne les vendre
que neuf cents livres. Il m’a dit que je faisais de
l’usure. Je l’ai prié de me répéter cela derrière le
boulevard. C’est un ancien garde, il est venu ; je
lui ai passé votre épée au travers de la cuisse
gauche.
– Tudieu ! quelle banque tu fais ! dit
d’Artagnan.
– Au-dessus de treize pour cent je me bats,
répliqua Planchet ; voilà mon caractère.
– Ne prends que douze, dit d’Artagnan, et
appelle le reste prime et courtage.
– Vous avez raison, monsieur. Mais votre
affaire ?
– Ah ! Planchet, c’est bien long et bien
difficile à dire.
– Dites toujours.
D’Artagnan se gratta la moustache comme un
homme embarrassé de sa confidence et défiant du

329
confident.
– C’est un placement ? demanda Planchet.
– Mais, oui.
– D’un beau produit ?
– D’un joli produit : quatre cents pour cent,
Planchet.
Planchet donna un coup de poing sur la table
avec tant de raideur que les bouteilles en
bondirent comme si elles avaient peur.
– Est-ce Dieu possible !
– Je crois qu’il y aura plus, dit froidement
d’Artagnan, mais enfin j’aime mieux dire moins.
– Ah diable ! fit Planchet se rapprochant...
Mais, monsieur, c’est magnifique !... Peut-on
mettre beaucoup d’argent ?
– Vingt mille livres chacun, Planchet.
– C’est tout votre avoir, monsieur. Pour
combien de temps ?
– Pour un mois.
– Et cela nous donnera ?

330
– Cinquante mille livres chacun ; compte.
– C’est monstrueux !... Il faudra se bien battre
pour un jeu comme celui-là ?
– Je crois en effet qu’il se faudra battre pas
mal, dit d’Artagnan avec la même tranquillité ;
mais cette fois, Planchet, nous sommes deux, et
je prends les coups pour moi seul.
– Monsieur, je ne souffrirai pas...
– Planchet, tu ne peux en être, il te faudrait
quitter ton commerce.
– L’affaire ne se fait pas à Paris ?
– Non.
– Ah ! à l’étranger ?
– En Angleterre.
– Pays de spéculation, c’est vrai, dit
Planchet... pays que je connais beaucoup... Quelle
sorte d’affaire, monsieur, sans trop de curiosité ?
– Planchet, c’est une restauration.
– De monuments ?
– Oui, de monuments, nous restaurerons

331
White Hall.
– C’est important... Et en un mois vous
croyez ?...
– Je m’en charge.
– Cela vous regarde, monsieur, et une fois que
vous vous en mêlez...
– Oui, cela me regarde... je suis fort au
courant... cependant je te consulterai volontiers.
– C’est beaucoup d’honneur... mais je
m’entends mal à l’architecture.
– Planchet... tu as tort, tu es un excellent
architecte, aussi bon que moi pour ce dont il
s’agit.
– Merci...
– J’avais, je te l’avoue, été tenté d’offrir la
chose à ces Messieurs, mais ils sont absents de
leurs maisons... C’est fâcheux, je n’en connais
pas de plus hardis ni de plus adroits.
– Ah çà ! il paraît qu’il y aura concurrence et
que l’entreprise sera disputée ?
– Oh ! oui, Planchet, oui...

332
– Je brûle d’avoir des détails, monsieur.
– En voici, Planchet, ferme bien toutes les
portes.
– Oui, monsieur.
Et Planchet s’enferma d’un triple tour.
– Bien ; maintenant, approche-toi de moi.
Planchet obéit.
– Et ouvre la fenêtre, parce que le bruit des
passants et des chariots rendra sourds tous ceux
qui pourraient nous entendre.

Planchet ouvrit la fenêtre comme on le lui


avait prescrit, et la bouffée de tumulte qui
s’engouffra dans la chambre, cris, roues,
aboiements et pas, assourdit d’Artagnan lui-
même, selon qu’il l’avait désiré. Ce fut alors qu’il
but un verre de vin blanc et qu’il commença en
ces termes :
– Planchet, j’ai une idée.
– Ah ! monsieur, je vous reconnais bien là,
répondit l’épicier, pantelant d’émotion.

333
20

De la société qui se forme rue des


Lombards à l’enseigne du Pilon-d’Or,
pour exploiter l’idée de M. d’Artagnan

Après un instant de silence, pendant lequel


d’Artagnan parut recueillir non pas une idée,
mais toutes ses idées :
– Il n’est point, mon cher Planchet, dit-il, que
tu n’aies entendu parler de Sa Majesté Charles Ier,
roi d’Angleterre ?
– Hélas ! oui, monsieur, puisque vous avez
quitté la France pour lui porter secours ; que
malgré ce secours il est tombé et a failli vous
entraîner dans sa chute.
– Précisément ; je vois que tu as bonne
mémoire, Planchet.
– Peste ! monsieur, l’étonnant serait que je

334
l’eusse perdue, cette mémoire, si mauvaise
qu’elle fût. Quand on a entendu Grimaud qui,
vous le savez, ne raconte guère, raconter
comment est tombée la tête du roi Charles,
comment vous avez voyagé la moitié d’une nuit
dans un bâtiment miné, et vu revenir sur l’eau ce
bon M. Mordaunt avec certain poignard à manche
doré dans la poitrine, on n’oublie pas ces choses-
là1.
– Il y a pourtant des gens qui les oublient,
Planchet.
– Oui, ceux qui ne les ont pas vues ou qui
n’ont pas entendu Grimaud les raconter.
– Eh bien ! tant mieux, puisque tu te rappelles
tout cela, je n’aurai besoin de te rappeler qu’une
chose, c’est que le roi Charles Ier avait un fils.
– Il en avait même deux, monsieur, sans vous
démentir, dit Planchet ; car j’ai vu le second à
Paris, M. le duc d’York, un jour qu’il se rendait
au Palais-Royal, et l’on m’a assuré que ce n’était
que le second fils du roi Charles Ier. Quant à

1
Voir Vingt ans après, chap.68.

335
l’aîné, j’ai l’honneur de le connaître de nom, mais
pas de vue.
– Voilà justement, Planchet, où nous en
devons venir : c’est à ce fils aîné qui s’appelait
autrefois le prince de Galles, et qui s’appelle
aujourd’hui Charles II, roi d’Angleterre.
– Roi sans royaume, monsieur, répondit
sentencieusement Planchet.
– Oui, Planchet, et tu peux ajouter malheureux
prince, plus malheureux qu’un homme du peuple
perdu dans le plus misérable quartier de Paris.
Planchet fit un geste plein de cette compassion
banale que l’on accorde aux étrangers avec
lesquels on ne pense pas qu’on puisse jamais se
trouver en contact. D’ailleurs, il ne voyait, dans
cette opération politico-sentimentale, poindre
aucunement l’idée commerciale de M.
d’Artagnan, et c’était à cette idée qu’il en avait
principalement. D’Artagnan, qui avait l’habitude
de bien comprendre les choses et les hommes,
comprit Planchet.
– J’arrive, dit-il. Ce jeune prince de Galles, roi

336
sans royaume, comme tu dis fort bien, Planchet,
m’a intéressé, moi, d’Artagnan. Je l’ai vu
mendier l’assistance de Mazarin, qui est un
cuistre, et le secours du roi Louis, qui est un
enfant, et il m’a semblé, à moi qui m’y connais,
que dans cet œil intelligent du roi déchu, dans
cette noblesse de toute sa personne, noblesse qui
a surnagé au-dessus de toutes les misères, il y
avait l’étoffe d’un homme de cœur et d’un roi.
Planchet approuva tacitement : tout cela, à ses
yeux du moins, n’éclairait pas encore l’idée de
d’Artagnan. Celui-ci continua :
– Voici donc le raisonnement que je me suis
fait. Écoute bien, Planchet, car nous approchons
de la conclusion.
– J’écoute.
– Les rois ne sont pas semés tellement dru sur
la terre que les peuples en trouvent là où ils en
ont besoin. Or ce roi sans royaume est à mon avis
une graine réservée qui doit fleurir en une saison
quelconque, pourvu qu’une main adroite, discrète
et vigoureuse, la sème bel et bien, en choisissant
sol, ciel et temps.

337
Planchet approuvait toujours de la tête, ce qui
prouvait qu’il ne comprenait toujours pas.
– Pauvre petite graine de roi ! me suis-je dit, et
réellement j’étais attendri, Planchet, ce qui me
fait penser que j’entame une bêtise. Voilà
pourquoi j’ai voulu te consulter, mon ami.
Planchet rougit de plaisir et d’orgueil.
– Pauvre petite graine de roi ! je te ramasse,
moi, et je vais te jeter dans une bonne terre.
– Ah ! mon Dieu ! dit Planchet en regardant
fixement son ancien maître, comme s’il eût douté
de tout l’éclat de sa raison.
– Eh bien ! quoi ? demanda d’Artagnan, qui te
blesse ?
– Moi, rien, monsieur.
– Tu as dit : « Ah ! mon Dieu ! »
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr. Est-ce que tu comprendrais
déjà ?
– J’avoue, monsieur d’Artagnan, que j’ai

338
peur...
– De comprendre ?
– Oui.
– De comprendre que je veux faire remonter
sur le trône le roi Charles II, qui n’a plus de
trône ? Est-ce cela ?
Planchet fit un bond prodigieux sur sa chaise.
– Ah ! Ah ! dit-il tout effaré ; voilà donc ce
que vous appelez une restauration, vous !
– Oui, Planchet, n’est-ce pas ainsi que la chose
se nomme ?
– Sans doute, sans doute. Mais avez-vous bien
réfléchi ?
– À quoi ?
– À ce qu’il y a là-bas ?
– Où ?
– En Angleterre.
– Et qu’y a-t-il, voyons, Planchet ?
– D’abord, monsieur, je vous demande pardon
si je me mêle de ces choses-là, qui ne sont point

339
de mon commerce ; mais puisque c’est une
affaire que vous me proposez... car vous me
proposez une affaire, n’est-ce pas ?
– Superbe, Planchet.
– Mais puisque vous me proposez une affaire,
j’ai le droit de la discuter.
– Discute, Planchet ; de la discussion naît la
lumière.
– Eh bien ! puisque j’ai la permission de
Monsieur, je lui dirai qu’il y a là-bas les
parlements d’abord.
– Eh bien ! après ?
– Et puis l’armée.
– Bon. Vois-tu encore quelque chose ?
– Et puis la nation.
– Est-ce tout ?
– La nation, qui a consenti la chute et la mort
du feu roi, père de celui-là, et qui ne se voudra
point démentir.
– Planchet, mon ami, dit d’Artagnan, tu
raisonnes comme un fromage. La nation... la

340
nation est lasse de ces messieurs qui s’appellent
de noms barbares et qui lui chantent des psaumes.
Chanter pour chanter, mon cher Planchet, j’ai
remarqué que les nations aimaient mieux chanter
la gaudriole que le plain-chant. Rappelle-toi la
Fronde ; a-t-on chanté dans ces temps-là ! Eh
bien ! c’était le bon temps.
– Pas trop, pas trop ; j’ai manqué y être pendu.
– Oui, mais tu ne l’as pas été ?
– Non.
– Et tu as commencé ta fortune au milieu de
toutes ces chansons-là ?
– C’est vrai.
– Tu n’as donc rien à dire ?
– Si fait ! j’en reviens à l’armée et aux
parlements.
– J’ai dit que j’empruntais vingt mille livres à
M. Planchet, et que je mettais vingt mille livres
de mon côté ; avec ces quarante mille livres je
lève une armée.

341
Planchet joignit les mains ; il voyait
d’Artagnan sérieux, il crut de bonne foi que son
maître avait perdu le sens.
– Une armée !... Ah ! monsieur, fit-il avec son
plus charmant sourire, de peur d’irriter ce fou et
d’en faire un furieux. Une armée... nombreuse ?
– De quarante hommes, dit d’Artagnan.
– Quarante contre quarante mille, ce n’est
point assez. Vous valez bien mille hommes à
vous tout seul, monsieur d’Artagnan, je le sais
bien ; mais où trouverez-vous trente-neuf
hommes qui vaillent autant que vous ? ou, les
trouvant, qui vous fournira l’argent pour les
payer ?
– Pas mal, Planchet... Ah ! diable ! tu te fais
courtisan.
– Non, monsieur, je dis ce que je pense, et
voilà justement pourquoi je dis qu’à la première
bataille rangée que vous livrerez avec vos
quarante hommes, j’ai bien peur...
– Aussi ne livrerai-je pas de bataille rangée,
mon cher Planchet, dit en riant le Gascon. Nous

342
avons, dans l’Antiquité, des exemples très beaux
de retraites et de marches savantes qui
consistaient à éviter l’ennemi au lieu de
l’aborder. Tu dois savoir cela, Planchet, toi qui as
commandé les Parisiens le jour où ils eussent dû
se battre contre les mousquetaires, et qui as si
bien calculé les marches et les contremarches,
que tu n’as point quitté la place Royale1.
Planchet se mit à rire.
– Il est de fait, répondit-il, que si vos quarante
hommes se cachent toujours et qu’ils ne soient
pas maladroits, ils peuvent espérer de n’être pas
battus ; mais enfin, vous vous proposez un
résultat quelconque ?
– Sans aucun doute. Voici donc, à mon avis, le
procédé à employer pour replacer promptement
Sa Majesté Charles II sur le trône.
– Bon ! s’écria Planchet en redoublant
d’attention, voyons ce procédé. Mais auparavant
il me semble que nous oublions quelque chose.

1
Voir Vingt ans après, chap.83.

343
– Quoi ?
– Nous avons mis de côté la nation, qui aime
mieux chanter des gaudrioles que des psaumes, et
l’armée, que nous ne combattons pas ; mais
restent les parlements, qui ne chantent guère.
– Et qui ne se battent pas davantage.
Comment, toi, Planchet, un homme intelligent, tu
t’inquiètes d’un tas de braillards qui s’appellent
les croupions et les décharnés ! Les parlements
ne m’inquiètent pas, Planchet.
– Du moment où ils n’inquiètent pas
Monsieur, passons outre.
– Oui, et arrivons au résultat. Te rappelles-tu
Cromwell, Planchet ?
– J’en ai beaucoup ouï parler, monsieur.
– C’était un rude guerrier.
– Et un terrible mangeur, surtout.
– Comment cela ?
– Oui, d’un seul coup il a avalé l’Angleterre.
– Eh bien ! Planchet, le lendemain du jour où
il avala l’Angleterre, si quelqu’un eût avalé M.

344
Cromwell ?...
– Oh ! monsieur, c’est un des premiers
axiomes de mathématiques que le contenant doit
être plus grand que le contenu.
– Très bien !... Voilà notre affaire, Planchet.
– Mais M. Cromwell est mort, et son
contenant maintenant, c’est la tombe.
– Mon cher Planchet, je vois avec plaisir que
non seulement tu es devenu mathématicien, mais
encore philosophe.
– Monsieur, dans mon commerce d’épicerie,
j’utilise beaucoup de papier imprimé ; cela
m’instruit.
– Bravo ! Tu sais donc, en ce cas-là... car tu
n’as pas appris les mathématiques et la
philosophie sans un peu d’histoire... qu’après ce
Cromwell si grand, il en est venu un tout petit.
– Oui ; celui-là s’appelait Richard, et il a fait
comme vous, monsieur d’Artagnan, il a donné sa
démission.
– Bien, très bien ! Après le grand, qui est
mort ; après le petit, qui a donné sa démission, est

345
venu un troisième. Celui-là s’appelle M. Monck ;
c’est un général fort habile, en ce qu’il ne s’est
jamais battu ; c’est un diplomate très fort, en ce
qu’il ne parle jamais, et qu’avant de dire bonjour
à un homme, il médite douze heures, et finit par
dire bonsoir ; ce qui fait crier au miracle, attendu
que cela tombe juste.
– C’est très fort, en effet, dit Planchet ; mais je
connais, moi, un autre homme politique qui
ressemble beaucoup à celui-là.
– M. de Mazarin, n’est-ce pas ?
– Lui-même.
– Tu as raison, Planchet ; seulement, M. de
Mazarin n’aspire pas au trône de France ; cela
change tout, vois-tu. Eh bien ! ce M. Monck, qui
a déjà l’Angleterre toute rôtie sur son assiette et
qui ouvre déjà la bouche pour l’avaler, ce M.
Monck, qui dit aux gens de Charles II et à
Charles II lui-même : « Nescio vos1... »
– Je ne sais pas l’anglais, dit Planchet.

1
Mathieu, XXV, 12 : paroles adressées aux vierges folles
dans la parabole évangélique.

346
– Oui, mais moi, je le sais, dit d’Artagnan.
Nescio vos signifie : « Je ne vous connais pas. »
Ce M. Monck, l’homme important de
l’Angleterre elle-même, quand il l’aura
engloutie...
– Eh bien ? demanda Planchet.
– Eh bien ! mon ami, je vais là-bas, et avec
mes quarante hommes je l’enlève, je l’emballe, et
je l’apporte en France, où deux partis se
présentent à mes yeux éblouis.
– Et aux miens ! s’écria Planchet, transporté
d’enthousiasme. Nous le mettons dans une cage
et nous le montrons pour de l’argent.
– Eh bien ! Planchet, c’est un troisième parti
auquel je n’avais pas songé et que tu viens de
trouver, toi.
– Le croyez-vous bon ?
– Oui, certainement ; mais je crois les miens
meilleurs.
– Voyons les vôtres, alors.
– 1° je le mets à rançon.

347
– De combien ?
– Peste ! un gaillard comme cela vaut bien
cent mille écus.
– Oh ! oui.
– Tu vois : 1° je le mets à rançon de cent mille
écus.
« Ou bien, ce qui est mieux encore, je le livre
au roi Charles, qui, n’ayant plus ni général
d’armée à craindre, ni diplomate à jouer, se
restaurera lui-même, et, une fois restauré, me
comptera les cent mille écus en question. Voilà
l’idée que j’ai eue ; qu’en dis-tu, Planchet ?
– Magnifique, monsieur ! s’écria Planchet
tremblant d’émotion. Et comment cette idée-là
vous est-elle venue ?
– Elle m’est venue un matin au bord de la
Loire, tandis que le roi Louis XIV, notre bien-
aimé roi, pleurnichait sur la main de Mlle de
Mancini.
– Monsieur, je vous garantis que l’idée est
sublime. Mais...
– Ah ! il y a un mais.

348
– Permettez ! Mais elle est un peu comme la
peau de ce bel ours, vous savez, qu’on devait
vendre, mais qu’il fallait prendre sur l’ours
vivant1. Or, pour prendre M. Monck, il y aura
bagarre.
– Sans doute, mais puisque je lève une armée.
– Oui, oui, je comprends, parbleu ! un coup de
main. Oh ! alors, monsieur, vous triompherez, car
nul ne vous égale en ces sortes de rencontres.
– J’y ai du bonheur, c’est vrai, dit d’Artagnan,
avec une orgueilleuse simplicité ; tu comprends
que si pour cela j’avais mon cher Athos, mon
brave Porthos et mon rusé Aramis, l’affaire était
faite ; mais ils sont perdus, à ce qu’il paraît, et nul
ne sait où les retrouver. Je ferai donc le coup tout
seul. Maintenant, trouves-tu l’affaire bonne et le
placement avantageux ?
– Trop ! trop !

1
Voir La Fontaine, « L’Ours et les Deux Compagnons »,
Fables, livre V, XX : « Deux compagnons, pressés d’argent, / À
leur voisin fourreur vendirent / La peau de l’ours encore
vivant. »

349
– Comment cela ?
– Parce que les belles choses n’arrivent jamais
à point.
– Celle-là est infaillible, Planchet, et la preuve,
c’est que je m’y emploie. Ce sera pour toi un
assez joli lucre et pour moi un coup assez
intéressant. On dira : « Voilà quelle fut la
vieillesse de M. d’Artagnan » ; et j’aurai une
place dans les histoires et même dans l’histoire,
Planchet.
– Monsieur ! s’écria Planchet, quand je pense
que c’est ici, chez moi, au milieu de ma
cassonade, de mes pruneaux et de ma cannelle
que ce gigantesque projet se mûrit, il me semble
que ma boutique est un palais.
– Prends garde, prends garde, Planchet ; si le
moindre bruit transpire, il y a Bastille pour nous
deux ; prends garde, mon ami, car c’est un
complot que nous faisons là : M. Monck est
l’allié de M. de Mazarin ; prends garde.
– Monsieur, quand on a eu l’honneur de vous
appartenir, on n’a pas peur, et quand on a

350
l’avantage d’être lié d’intérêt avec vous, on se
tait.
– Fort bien, c’est ton affaire encore plus que la
mienne, attendu que dans huit jours, moi, je serai
en Angleterre.
– Partez, monsieur, partez ; le plus tôt sera le
mieux.
– Alors, l’argent est prêt ?
– Demain il le sera, demain vous le recevrez
de ma main. Voulez-vous de l’or ou de l’argent ?
– De l’or, c’est plus commode. Mais comment
allons-nous arranger cela ? Voyons.
– Oh ! mon Dieu, de la façon la plus simple :
vous me donnez un reçu, voilà tout.
– Non pas, non pas, dit vivement d’Artagnan,
il faut de l’ordre en toutes choses.
– C’est aussi mon opinion... mais avec vous,
monsieur d’Artagnan...
– Et si je meurs là-bas, si je suis tué d’une
balle de mousquet, si je crève pour avoir bu de la
bière ?

351
– Monsieur, je vous prie de croire qu’en ce cas
je serais tellement affligé de votre mort, que je ne
penserais point à l’argent.
– Merci, Planchet, mais cela n’empêche. Nous
allons, comme deux clercs de procureur, rédiger
ensemble une convention, une espèce d’acte
qu’on pourrait appeler un acte de société.
– Volontiers, monsieur.
– Je sais bien que c’est difficile à rédiger, mais
nous essaierons.
Planchet alla chercher une plume, de l’encre et
du papier.
D’Artagnan prit la plume, la trempa dans
l’encre et écrivit :

Entre messire d’Artagnan, ex-lieutenant des


mousquetaires du roi, actuellement demeurant
rue Tiquetonne, Hôtel de la Chevrette,
Et le sieur Planchet, épicier, demeurant rue
des Lombards, à l’enseigne du Pilon-d’Or,
A été convenu ce qui suit :

352
Une société au capital de quarante mille livres
est formée à l’effet d’exploiter une idée apportée
par M. d’Artagnan.
Le sieur Planchet, qui connaît cette idée et qui
l’approuve en tous points, versera vingt mille
livres entre les mains de M. d’Artagnan.
Il n’en exigera ni remboursement ni intérêt
avant le retour d’un voyage que M. d’Artagnan
va faire en Angleterre.
De son côté, M. d’Artagnan s’engage à verser
vingt mille livres qu’il joindra aux vingt mille
déjà versées par le sieur Planchet.
Il usera de ladite somme de quarante mille
livres comme bon lui semblera, s’engageant
toutefois à une chose qui va être énoncée ci-
dessous.
Le jour où M. d’Artagnan aura rétabli par un
moyen quelconque Sa Majesté le roi Charles II
sur le trône d’Angleterre, il versera entre les
mains de M. Planchet la somme de...

– La somme de cent cinquante mille livres, dit

353
naïvement Planchet voyant que d’Artagnan
s’arrêtait.
– Ah ! diable ! non, dit d’Artagnan, le partage
ne peut pas se faire par moitié, ce ne serait pas
juste.
– Cependant, monsieur, nous mettons moitié
chacun, objecta timidement Planchet.
– Oui, mais écoute la clause, mon cher
Planchet, et si tu ne la trouves pas équitable en
tout point quand elle sera écrite, eh bien ! nous la
rayerons.
Et d’Artagnan écrivit :

Toutefois, comme M. d’Artagnan apporte à


l’association, outre le capital de vingt mille
livres, son temps, son idée, son industrie et sa
peau, choses qu’il apprécie fort, surtout cette
dernière, M. d’Artagnan gardera, sur les trois
cent mille livres, deux cent mille livres pour lui,
ce qui portera sa part aux deux tiers.

– Très bien, dit Planchet.

354
– Est-ce juste ? demanda d’Artagnan.
– Parfaitement juste, monsieur.
– Et tu seras content moyennant cent mille
livres ?
– Peste ! je crois bien. Cent mille livres pour
vingt mille livres !
– Et à un mois, comprends bien.
– Comment, à un mois ?
– Oui, je ne te demande qu’un mois.
– Monsieur, dit généreusement Planchet, je
vous donne six semaines.
– Merci, répondit fort civilement le
mousquetaire.
Après quoi, les deux associés relurent l’acte.
– C’est parfait, monsieur, dit Planchet, et feu
M. Coquenard, le premier époux de Mme la
baronne du Vallon, n’aurait pas fait mieux.
– Tu trouves ? Eh bien ! alors, signons.
Et tous deux apposèrent leur parafe.
– De cette façon, dit d’Artagnan, je n’aurai

355
obligation à personne.
– Mais moi, j’aurai obligation à vous, dit
Planchet.
– Non, car si tendrement que j’y tienne,
Planchet, je puis laisser ma peau là-bas, et tu
perdras tout. À propos, peste ! cela me fait penser
au principal, une clause indispensable, je l’écris :

Dans le cas où M. d’Artagnan succomberait à


l’œuvre, la liquidation se trouvera faite et le sieur
Planchet donne dès à présent quittance à l’ombre
de messire d’Artagnan des vingt mille livres par
lui versées dans la caisse de ladite association.

Cette dernière clause fit froncer le sourcil à


Planchet ; mais lorsqu’il vit l’œil si brillant, la
main si musculeuse, l’échine si souple et si
robuste de son associé, il reprit courage, et sans
regret, haut la main, il ajouta un trait à son parafe.
D’Artagnan en fit autant. Ainsi fut rédigé le
premier acte de société connu ; peut-être a-t-on
un peu abusé depuis de la forme et du fond.

356
– Maintenant, dit Planchet en versant un
dernier verre de vin d’Anjou à d’Artagnan,
maintenant, allez dormir, mon cher maître.
– Non pas, répliqua d’Artagnan, car le plus
difficile maintenant reste à faire, et je vais rêver à
ce plus difficile.
– Bah ! dit Planchet, j’ai si grande confiance
en vous, monsieur d’Artagnan, que je ne
donnerais pas mes cent mille livres pour quatre-
vingt-dix mille.
– Et le diable m’emporte ! dit d’Artagnan, je
crois que tu aurais raison.
Sur quoi d’Artagnan prit une chandelle, monta
à sa chambre et se coucha.

357
21

Où d’Artagnan se prépare à voyager


pour la maison Planchet et Compagnie

D’Artagnan rêva si bien toute la nuit, que son


plan fut arrêté dès le lendemain matin.
– Voilà ! dit-il en se mettant sur son séant dans
son lit et en appuyant son coude sur son genou et
son menton dans sa main, voilà ! Je chercherai
quarante hommes bien sûrs et bien solides,
recrutés parmi des gens un peu compromis, mais
ayant des habitudes de discipline. Je leur
promettrai cinq cents livres pour un mois, s’ils
reviennent ; rien, s’ils ne reviennent pas, ou
moitié pour leurs collatéraux. Quant à la
nourriture et au logement, cela regarde les
Anglais, qui ont des bœufs au pâturage, du lard
au saloir, des poules au poulailler et du grain en
grange. Je me présenterai au général Monck avec

358
ce corps de troupe. Il m’agréera. J’aurai sa
confiance, et j’en abuserai le plus vite possible.
Mais, sans aller plus loin, d’Artagnan secoua
la tête et s’interrompit.
– Non, dit-il, je n’oserais raconter cela à
Athos ; le moyen est donc peu honorable. Il faut
user de violence, continua-t-il, il le faut bien
certainement, sans avoir en rien engagé ma
loyauté. Avec quarante hommes je courrai la
campagne comme partisan. Oui, mais si je
rencontre, non pas quarante mille Anglais,
comme disait Planchet, mais purement et
simplement quatre cents ? Je serai battu, attendu
que, sur mes quarante guerriers, il s’en trouvera
dix au moins de véreux, dix qui se feront tuer tout
de suite par bêtise. Non, en effet, impossible
d’avoir quarante hommes sûrs ; cela n’existe pas.
Il faut savoir se contenter de trente. Avec dix
hommes de moins j’aurai le droit d’éviter la
rencontre à main armée, à cause du petit nombre
de mes gens, et si la rencontre a lieu, mon choix
est bien plus certain sur trente hommes que sur
quarante. En outre, j’économise cinq mille francs,

359
c’est-à-dire le huitième de mon capital, cela en
vaut la peine. C’est dit, j’aurai donc trente
hommes. Je les diviserai en trois bandes, nous
nous éparpillerons dans le pays avec injonction
de nous réunir à un moment donné ; de cette
façon, dix par dix, nous ne donnons pas le
moindre soupçon, nous passons inaperçus. Oui,
oui, trente, c’est un merveilleux nombre. Il y a
trois dizaines ; trois, ce nombre divin. Et puis,
vraiment, une compagnie de trente hommes,
lorsqu’elle sera réunie, cela aura encore quelque
chose d’imposant. Ah ! malheureux que je suis,
continua d’Artagnan, il faut trente chevaux ; c’est
ruineux. Où diable avais-je la tête en oubliant les
chevaux ? On ne peut songer cependant à faire un
coup pareil sans chevaux. Eh bien ! soit ! ce
sacrifice, nous le ferons, quitte à prendre les
chevaux dans le pays ; ils n’y sont pas mauvais,
d’ailleurs. Mais j’oubliais, peste ! trois bandes,
cela nécessite trois commandants, voilà la
difficulté : sur les trois commandants, j’en ai déjà
un, c’est moi ; oui, mais les deux autres coûteront
à eux seuls presque autant d’argent que tout le
reste de la troupe. Non, décidément, il ne faudrait

360
qu’un seul lieutenant. En ce cas, alors, je réduirai
ma troupe à vingt hommes. Je sais bien que c’est
peu, vingt hommes ; mais puisque avec trente
j’étais décidé à ne pas chercher les coups, je le
serai bien plus encore avec vingt. Vingt, c’est un
compte rond ; cela d’ailleurs réduit de dix le
nombre des chevaux, ce qui est une
considération ; et alors, avec un bon lieutenant...
Mordieu ! ce que c’est pourtant que patience et
calcul ! N’allais-je pas m’embarquer avec
quarante hommes, et voilà maintenant que je me
réduis à vingt pour un égal succès. Dix mille
livres d’épargnées d’un seul coup et plus de
sûreté, c’est bien cela. Voyons à cette heure : il
ne s’agit plus que de trouver ce lieutenant ;
trouvons-le donc, et après... Ce n’est pas facile, il
me le faut brave et bon, un second moi-même.
Oui, mais un lieutenant aura mon secret, et
comme ce secret vaut un million et que je ne
paierai à mon homme que mille livres, quinze
cents livres au plus, mon homme vendra le secret
à Monck. Pas de lieutenant, mordioux !

361
D’ailleurs, cet homme fût-il muet comme un
disciple de Pythagore1, cet homme aura bien dans
la troupe un soldat favori dont il fera son sergent ;
le sergent pénétrera le secret du lieutenant, au cas
où celui-ci sera honnête et ne voudra pas le
vendre. Alors le sergent, moins probe et moins
ambitieux, donnera le tout pour cinquante mille
livres. Allons, allons ! c’est impossible !
Décidément le lieutenant est impossible. Mais
alors plus de fractions, je ne puis diviser ma
troupe en deux et agir sur deux points à la fois
sans un autre moi-même qui... Mais à quoi bon
agir sur deux points, puisque nous n’avons qu’un
homme à prendre ? À quoi bon affaiblir un corps
en mettant la droite ici, la gauche là ? Un seul
corps, mordioux ! un seul, et commandé par
d’Artagnan ; très bien ! Mais vingt hommes
marchant d’une bande sont suspects à tout le
monde ; il ne faut pas qu’on voie vingt cavaliers
marcher ensemble, autrement on leur détache une
compagnie qui demande le mot d’ordre, et qui,
sur l’embarras qu’on éprouve à le donner, fusille

1
Voir Vingt ans après, chap.5.

362
M. d’Artagnan et ses hommes comme des lapins.
Je me réduis donc à dix hommes ; de cette façon ;
j’agis simplement et avec unité ; je serai forcé à
la prudence, ce qui est la moitié de la réussite
dans une affaire du genre de celle que
j’entreprends : le grand nombre m’eût entraîné à
quelque folie peut-être. Dix chevaux ne sont plus
rien à acheter ou à prendre. Oh ! excellente idée
et quelle tranquillité parfaite elle fait passer dans
mes veines ! Plus de soupçons, plus de mots
d’ordre, plus de danger. Dix hommes, ce sont des
valets ou des commis. Dix hommes conduisant
dix chevaux chargés de marchandises
quelconques sont tolérés, bien reçus partout. Dix
hommes voyagent pour le compte de la maison
Planchet et Cie, de France. Il n’y a rien à dire. Ces
dix hommes, vêtus comme des manœuvriers, ont
un bon couteau de chasse, un bon mousqueton à
la croupe du cheval, un bon pistolet dans la fonte.
Ils ne se laissent jamais inquiéter, parce qu’ils
n’ont pas de mauvais desseins. Ils sont peut-être
au fond un peu contrebandiers, mais qu’est-ce
que cela fait ? la contrebande n’est pas comme la
polygamie, un cas pendable. Le pis qui puisse

363
nous arriver, c’est qu’on confisque nos
marchandises. Les marchandises confisquées, la
belle affaire ! Allons, allons, c’est un plan
superbe. Dix hommes seulement, dix hommes
que j’engagerai pour mon service, dix hommes
qui seront résolus comme quarante, qui me
coûteront comme quatre, et à qui, pour plus
grande sûreté, je n’ouvrirai pas la bouche de mon
dessein, et à qui je dirai seulement : « Mes amis,
il y a un coup à faire. » De cette façon, Satan sera
bien malin s’il me joue un de ses tours. Quinze
mille livres d’économisées ! c’est superbe sur
vingt.
Ainsi réconforté par son industrieux calcul,
d’Artagnan s’arrêta à ce plan et résolut de n’y
plus rien changer. Il avait déjà, sur une liste
fournie par son intarissable mémoire, dix
hommes illustres parmi les chercheurs
d’aventures, maltraités par la fortune ou inquiétés
par la justice. Sur ce, d’Artagnan se leva et se mit
en quête à l’instant même, en invitant Planchet à
ne pas l’attendre à déjeuner, et même peut-être à
dîner. Un jour et demi passé à courir certains
bouges de Paris lui suffit pour sa récolte, et sans

364
faire communiquer les uns avec les autres ses
aventuriers, il avait colligé, collectionné, réuni en
moins de trente heures une charmante collection
de mauvais visages parlant un français moins pur
que l’anglais dont ils allaient se servir. C’étaient
pour la plupart des gardes dont d’Artagnan avait
pu apprécier le mérite en différentes rencontres,
et que l’ivrognerie, des coups d’épée malheureux,
des gains inespérés au jeu ou les réformes
économiques de M. de Mazarin avaient forcés de
chercher l’ombre et la solitude, ces deux grands
consolateurs des âmes incomprises et froissées.
Ils portaient sur leur physionomie et dans leurs
vêtements les traces des peines de cœur qu’ils
avaient éprouvées. Quelques-uns avaient le
visage déchiré ; tous avaient des habits en
lambeaux. D’Artagnan soulagea le plus pressé de
ces misères fraternelles avec une sage distribution
des écus de la société ; puis ayant veillé à ce que
ces écus fussent employés à l’embellissement
physique de la troupe, il assigna rendez-vous à
ses recrues dans le nord de la France, entre
Bergues et Saint-Omer. Six jours avaient été
donnés pour tout terme, et d’Artagnan connaissait

365
assez la bonne volonté, la belle humeur et la
probité relative de ces illustres engagés, pour être
certain que pas un d’eux ne manquerait à l’appel.
Ces ordres donnés, ce rendez-vous pris, il alla
faire ses adieux à Planchet, qui lui demanda des
nouvelles de son armée. D’Artagnan ne jugea
point à propos de lui faire part de la réduction
qu’il avait faite dans son personnel ; il craignait
d’entamer par cet aveu la confiance de son
associé. Planchet se réjouit fort d’apprendre que
l’armée était toute levée, et que lui, Planchet, se
trouvait une espèce de roi de compte à demi, qui,
de son trône-comptoir, soudoyait un corps de
troupes destiné à guerroyer contre la perfide
Albion, cette ennemie de tous les cœurs vraiment
français.
Planchet compta donc en beaux louis doubles
vingt mille livres à d’Artagnan, pour sa part à lui,
Planchet, et vingt autres mille livres, toujours en
beaux louis doubles, pour la part de d’Artagnan.
D’Artagnan mit chacun des vingt mille francs
dans un sac et pesant chaque sac de chaque
main :

366
– C’est bien embarrassant, cet argent, mon
cher Planchet, dit-il ; sais-tu que cela pèse plus de
trente livres ?
– Bah ! votre cheval portera cela comme une
plume.
D’Artagnan secoua la tête.
– Ne me dis pas de ces choses-là, Planchet ;
un cheval surchargé de trente livres, après le
portemanteau et le cavalier, ne passe plus si
facilement une rivière, ne franchit plus si
légèrement un mur ou un fossé, et plus de cheval,
plus de cavalier. Il est vrai que tu ne sais pas cela,
toi, Planchet, qui as servi toute ta vie dans
l’infanterie.
– Alors, monsieur, comment faire ? dit
Planchet vraiment embarrassé.
– Écoute, dit d’Artagnan, je paierai mon armée
à son retour dans ses foyers. Garde-moi ma
moitié de vingt mille livres, que tu feras valoir
pendant ce temps-là.
– Et ma moitié à moi ? dit Planchet.
– Je l’emporte.

367
– Votre confiance m’honore, dit Planchet ;
mais si vous ne revenez pas ?
– C’est possible, quoique la chose soit peu
vraisemblable. Alors, Planchet, pour le cas où je
ne reviendrais pas, donne-moi une plume pour
que je fasse mon testament.
D’Artagnan prit une plume, du papier et
écrivit sur une simple feuille :

Moi, d’Artagnan, je possède vingt mille livres


économisées sou à sou depuis trente-trois ans
que je suis au service de Sa Majesté le roi de
France. J’en donne cinq mille à Athos, cinq mille
à Porthos, cinq mille à Aramis, pour qu’ils les
donnent, en mon nom et aux leurs, à mon petit
ami Raoul, vicomte de Bragelonne. Je donne les
cinq mille dernières à Planchet, pour qu’il
distribue avec moins de regret les quinze mille
autres à mes amis.
En fin de quoi j’ai signé les présentes.
D’ARTAGNAN.

368
Planchet paraissait fort curieux de savoir ce
qu’avait écrit d’Artagnan.
– Tiens, dit le mousquetaire à Planchet, lis.
Aux dernières lignes, les larmes vinrent aux
yeux de Planchet.
– Vous croyez que je n’eusse pas donné
l’argent sans cela ? Alors, je ne veux pas de vos
cinq mille livres.
D’Artagnan sourit.
– Accepte, Planchet, accepte, et de cette façon
tu ne perdras que quinze mille francs au lieu de
vingt, et tu ne seras pas tenté de faire affront à la
signature de ton maître et ami, en cherchant à ne
rien perdre du tout.
Comme il connaissait le cœur des hommes et
des épiciers, ce cher M. d’Artagnan !
Ceux qui ont appelé fou Don Quichotte, parce
qu’il marchait à la conquête d’un empire avec le
seul Sancho, son écuyer, et ceux qui ont appelé
fou Sancho, parce qu’il marchait avec son maître
à la conquête du susdit empire, ceux-là
certainement n’eussent point porté un autre

369
jugement sur d’Artagnan et Planchet.
Cependant le premier passait pour un esprit
subtil parmi les plus fins esprits de la cour de
France. Quant au second, il s’était acquis à bon
droit la réputation d’une des plus fortes cervelles
parmi les marchands épiciers de la rue des
Lombards, par conséquent de Paris, par
conséquent de France.
Or, à n’envisager ces deux hommes qu’au
point de vue de tous les hommes, et les moyens à
l’aide desquels ils comptaient remettre un roi sur
son trône que comparativement aux autres
moyens, le plus mince cerveau du pays où les
cerveaux sont les plus minces se fût révolté
contre l’outrecuidance du lieutenant et la
stupidité de son associé.
Heureusement d’Artagnan n’était pas homme
à écouter les sornettes qui se débitaient autour de
lui, ni les commentaires que l’on faisait sur lui. Il
avait adopté la devise : « Faisons bien et laissons
dire. » Planchet, de son côté, avait adopté celle-
ci : « Laissons faire et ne disons rien. » Il en
résultait que, selon l’habitude de tous les génies

370
supérieurs, ces deux hommes se flattaient intra
pectus1 d’avoir raison contre tous ceux qui leur
donnaient tort.
Pour commencer, d’Artagnan se mit en route
par le plus beau temps du monde, sans nuages au
ciel, sans nuages à l’esprit, joyeux et fort, calme
et décidé, gros de sa résolution, et par conséquent
portant avec lui une dose décuple de ce fluide
puissant que les secousses de l’âme font jaillir
des nerfs et qui procurent à la machine humaine
une force et une influence dont les siècles futurs
se rendront, selon toute probabilité, plus
arithmétiquement compte que nous ne pouvons le
faire aujourd’hui. Il remonta, comme aux temps
passés, cette route féconde en aventures qui
l’avait conduit à Boulogne et qu’il faisait pour la
quatrième fois.
Il put presque, chemin faisant, reconnaître la
trace de son pas sur le pavé et celle de son poing
sur les portes des hôtelleries ; sa mémoire,
toujours active et présente, ressuscitait alors cette

1
« Au fond d’eux-mêmes ».

371
jeunesse que n’eût, trente ans après, démentie ni
son grand cœur ni son poignet d’acier.
Quelle riche nature que celle de cet homme ! Il
avait toutes les passions, tous les défauts, toutes
les faiblesses, et l’esprit de contrariété familier à
son intelligence changeait toutes ces
imperfections en des qualités correspondantes.
D’Artagnan, grâce à son imagination sans cesse
errante, avait peur d’une ombre, et honteux
d’avoir eu peur, il marchait à cette ombre, et
devenait alors extravagant de bravoure si le
danger était réel ; aussi, tout en lui était émotions
et partant jouissance. Il aimait fort la société
d’autrui, mais jamais ne s’ennuyait dans la
sienne, et plus d’une fois, si on eût pu l’étudier
quand il était seul, on l’eût vu rire des quolibets
qu’il se racontait à lui-même ou des bouffonnes
imaginations qu’il se créait justement cinq
minutes avant le moment où devait venir l’ennui.
D’Artagnan ne fut pas peut-être aussi gai cette
fois qu’il l’eût été avec la perspective de trouver
quelques bons amis à Calais au lieu de celle qu’il
avait d’y rencontrer les dix sacripants ; mais

372
cependant la mélancolie ne le visita point plus
d’une fois par jour, et ce fut cinq visites à peu
près qu’il reçut de cette sombre déité avant
d’apercevoir la mer à Boulogne, encore les visites
furent-elles courtes.
Mais, une fois là, d’Artagnan se sentit près de
l’action, et tout autre sentiment que celui de la
confiance disparut, pour ne plus jamais revenir.
De Boulogne, il suivit la côte jusqu’à Calais.
Calais était le rendez-vous général, et dans
Calais il avait désigné à chacun de ses enrôlés
l’hôtellerie du Grand-Monarque, où la vie n’était
point chère, où les matelots faisaient la chaudière,
où les hommes d’épée, à fourreau de cuir, bien
entendu, trouvaient gîte, table, nourriture, et
toutes les douceurs de la vie enfin, à trente sous
par jour.
D’Artagnan se proposait de les surprendre en
flagrant délit de vie errante, et de juger par la
première apparence s’il fallait compter sur eux
comme sur de bons compagnons.
Il arriva le soir, à quatre heures et demie, à
Calais.

373
22

D’Artagnan voyage pour la maison


Planchet et Compagnie

L’hôtellerie du Grand-Monarque était située


dans une petite rue parallèle au port, sans donner
sur le port même ; quelques ruelles coupaient,
comme des échelons coupent les deux parallèles
de l’échelle, les deux grandes lignes droites du
port et de la rue. Par les ruelles on débouchait
inopinément du port dans la rue et de la rue dans
le port.
D’Artagnan arriva sur le port, prit une de ces
rues, et tomba inopinément devant l’hôtellerie du
Grand-Monarque.
Le moment était bien choisi et put rappeler à
d’Artagnan son début à l’hôtellerie du Franc-
Meunier, à Meung. Des matelots qui venaient de
jouer aux dés s’étaient pris de querelle et se

374
menaçaient avec fureur. L’hôte, l’hôtesse et deux
garçons surveillaient avec anxiété le cercle de ces
mauvais joueurs, du milieu desquels la guerre
semblait prête à s’élancer toute hérissée de
couteaux et de haches.
Le jeu, cependant, continuait.
Un banc de pierre était occupé par deux
hommes qui semblaient ainsi veiller à la porte ;
quatre tables placées au fond de la chambre
commune étaient occupées par huit autres
individus. Ni les hommes du banc ni les hommes
des tables ne prenaient part ni à la querelle ni au
jeu. D’Artagnan reconnut ses dix hommes dans
ces spectateurs si froids et si indifférents.
La querelle allait croissant. Toute passion a,
comme la mer, sa marée qui monte et qui
descend. Arrivé au paroxysme de sa passion, un
matelot renversa la table et l’argent qui était
dessus. La table tomba, l’argent roula. À l’instant
même tout le personnel de l’hôtellerie se jeta sur
les enjeux, et bon nombre de pièces blanches
furent ramassées par des gens qui s’esquivèrent,
tandis que les matelots se déchiraient entre eux.

375
Seuls, les deux hommes du banc et les huit
hommes de l’intérieur, quoiqu’ils eussent l’air
parfaitement étrangers les uns aux autres, seuls,
disons-nous, ces dix hommes semblaient s’être
donné le mot pour demeurer impassibles au
milieu de ces cris de fureur et de ce bruit
d’argent. Deux seulement se contentèrent de
repousser avec le pied les combattants qui
venaient jusque sous leur table.
Deux autres, enfin, plutôt que de prendre part
à tout ce vacarme, sortirent leurs mains de leurs
poches ; deux autres, enfin, montèrent sur la table
qu’ils occupaient, comme font, pour éviter d’être
submergés, des gens surpris par une crue d’eau.
« Allons, allons, se dit d’Artagnan, qui n’avait
perdu aucun de ces détails que nous venons de
raconter, voilà une jolie collection : circonspects,
calmes, habitués au bruit, faits aux coups ; peste !
j’ai eu la main heureuse. »
Tout à coup son attention fut appelée sur un
point de la chambre.
Les deux hommes qui avaient repoussé du
pied les lutteurs furent assaillis d’injures par les

376
matelots qui venaient de se réconcilier.
L’un deux, à moitié ivre de colère et tout à fait
de bière, vint d’un ton menaçant demander au
plus petit de ces deux sages de quel droit il avait
touché de son pied des créatures du bon Dieu qui
n’étaient pas des chiens. Et en faisant cette
interpellation, il mit, pour la rendre plus directe,
son gros poing sous le nez de la recrue de M.
d’Artagnan.
Cet homme pâlit sans qu’on pût apprécier s’il
pâlissait de crainte ou bien de colère ; ce que
voyant, le matelot conclut que c’était de peur, et
leva son poing avec l’intention bien manifeste de
le laisser retomber sur la tête de l’étranger. Mais
sans qu’on eût vu remuer l’homme menacé, il
détacha au matelot une si rude bourrade dans
l’estomac, que celui-ci roula jusqu’au bout de la
chambre avec des cris épouvantables. Au même
instant, ralliés par l’esprit de corps, tous les
camarades du vaincu tombèrent sur le vainqueur.
Ce dernier, avec le même sang-froid dont il
avait déjà fait preuve, sans commettre
l’imprudence de toucher à ses armes, empoigna

377
un pot de bière à couvercle d’étain, et assomma
deux ou trois assaillants ; puis, comme il allait
succomber sous le nombre, les sept autres
silencieux de l’intérieur, qui n’avaient pas bougé,
comprirent que c’était leur cause qui était en jeu
et se ruèrent à son secours.
En même temps les deux indifférents de la
porte se retournèrent avec un froncement de
sourcils qui indiquait leur intention bien
prononcée de prendre l’ennemi à revers si
l’ennemi ne cessait pas son agression.
L’hôte, ses garçons et deux gardes de nuit qui
passaient et qui, par curiosité, pénétrèrent trop
avant dans la chambre furent enveloppés dans la
bagarre et roués de coups.

Les Parisiens frappaient comme des Cyclopes,


avec un ensemble et une tactique qui faisaient
plaisir à voir ; enfin, obligés de battre en retraite
devant le nombre, ils prirent leur retranchement
de l’autre côté de la grande table, qu’ils
soulevèrent d’un commun accord à quatre, tandis
que les deux autres s’armaient chacun d’un

378
tréteau, de telle sorte qu’en s’en servant comme
d’un gigantesque abattoir, ils renversèrent d’un
coup huit matelots sur la tête desquels ils avaient
fait jouer leur monstrueuse catapulte.
Le sol était donc jonché de blessés et la salle
pleine de cris et de poussière, lorsque
d’Artagnan, satisfait de l’épreuve, s’avança
l’épée à la main, et, frappant du pommeau tout ce
qu’il rencontra de têtes dressées, il poussa un
vigoureux holà ! qui mit à l’instant même fin à la
lutte. Il se fit un grand refoulement du centre à la
circonférence, de sorte que d’Artagnan se trouva
isolé et dominateur.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il ensuite à
l’assemblée, avec le ton majestueux de Neptune
prononçant le Quos ego...1
À l’instant même et au premier accent de cette
voix, pour continuer la métaphore virgilienne, les
recrues de M. d’Artagnan, reconnaissant chacun

1
L’Énéide, livre I, vers 135 : « Vous que je... », menace
suspensive que Neptune adresse aux vents déchaînés par le roi
sans son ordre.

379
isolément son souverain seigneur, rengainèrent à
la fois et leurs colères, et leurs battements de
planche, et leurs coups de tréteau.
De leur côté, les matelots, voyant cette longue
épée nue, cet air martial et ce bras agile qui
venaient au secours de leurs ennemis dans la
personne d’un homme qui paraissait habitué au
commandement, de leur côté, les matelots
ramassèrent leurs blessés et leurs cruchons.
Les Parisiens s’essuyèrent le front et tirèrent
leur révérence au chef.
D’Artagnan fut comblé de félicitations par
l’hôte du Grand-Monarque.
Il les reçut en homme qui sait qu’on ne lui
offre rien de trop, puis il déclara qu’en attendant
de souper il allait se promener sur le port.
Aussitôt chacun des enrôlés, qui comprit
l’appel, prit son chapeau, épousseta son habit et
suivit d’Artagnan.
Mais d’Artagnan, tout en flânant, tout en
examinant chaque chose, se garda bien de
s’arrêter ; il se dirigea vers la dune, et les dix

380
hommes, effarés de se trouver ainsi à la piste les
uns des autres, inquiets de voir à leur droite, à
leur gauche et derrière eux des compagnons sur
lesquels ils ne comptaient pas, le suivirent en se
jetant les uns les autres des regards furibonds.
Ce ne fut qu’au plus creux de la plus profonde
dune que d’Artagnan, souriant de les voir
distancés, se retourna vers eux, et leur faisant de
la main un signe pacifique :
– Eh ! là, là ! messieurs, dit-il, ne nous
dévorons pas ; vous êtes faits pour vivre
ensemble, pour vous entendre en tous points, et
non pour vous dévorer les uns les autres.
Alors toute hésitation cessa ; les hommes
respirèrent comme s’ils eussent été tirés d’un
cercueil, et s’examinèrent complaisamment les
uns les autres. Après cet examen, ils portèrent les
yeux sur leur chef, qui, connaissant dès
longtemps le grand art de parler à des hommes de
cette trempe, leur improvisa le petit discours
suivant, accentué avec une énergie toute
gasconne.
– Messieurs, vous savez tous qui je suis. Je

381
vous ai engagés, vous connaissant des braves et
voulant vous associer à une expédition glorieuse.
Figurez-vous qu’en travaillant avec moi vous
travaillez pour le roi. Je vous préviens seulement
que si vous laissez paraître quelque chose de cette
supposition, je me verrai forcé de vous casser
immédiatement la tête de la façon qui me sera la
plus commode. Vous n’ignorez pas, messieurs,
que les secrets d’État sont comme un poison
mortel ; tant que ce poison est dans sa boîte et
que la boîte est fermée, il ne nuit pas ; hors de la
boîte, il tue. Maintenant, approchez-vous de moi,
et vous allez savoir de ce secret ce que je puis
vous en dire.
Tous s’approchèrent avec un mouvement de
curiosité.
– Approchez-vous, continua d’Artagnan, et
que l’oiseau qui passe au-dessus de nos têtes, que
le lapin qui joue dans les dunes, que le poisson
qui bondit hors de l’eau ne puissent nous
entendre. Il s’agit de savoir et de rapporter à M.
le surintendant des finances combien la
contrebande anglaise fait de tort aux marchands

382
français. J’entrerai partout et je verrai tout. Nous
sommes de pauvres pêcheurs picards jetés sur la
côte par une bourrasque. Il va sans dire que nous
vendrons du poisson ni plus ni moins que de vrais
pêcheurs. Seulement, on pourrait deviner qui
nous sommes et nous inquiéter ; il est donc
urgent que nous soyons en état de nous défendre.
Voilà pourquoi je vous ai choisis comme des
gens d’esprit et de courage. Nous mènerons
bonne vie et nous ne courrons pas grand danger,
attendu que nous avons derrière nous un
protecteur puissant, grâce auquel il n’y a pas
d’embarras possible. Une seule chose me
contrarie, mais j’espère qu’après une courte
explication vous allez me tirer d’embarras. Cette
chose qui me contrarie, c’est d’emmener avec
moi un équipage de pêcheurs stupides, lequel
équipage nous gênera énormément, tandis que si,
par hasard, il y avait parmi vous des gens qui
eussent vu la mer...
– Oh ! qu’à cela ne tienne ! dit une des recrues
de d’Artagnan ; moi, j’ai été prisonnier des
pirates de Tunis pendant trois ans, et je connais la
manœuvre comme un amiral.

383
– Voyez-vous, dit d’Artagnan, l’admirable
chose que le hasard !
D’Artagnan prononça ces paroles avec un
indéfinissable accent de feinte bonhomie ; car
d’Artagnan savait à merveille que cette victime
des pirates était un ancien corsaire, et il l’avait
engagé en connaissance de cause. Mais
d’Artagnan n’en disait jamais plus qu’il n’avait
besoin d’en dire, pour laisser les gens dans le
doute. Il se paya donc de l’explication, et
accueillit l’effet sans paraître se préoccuper de la
cause.
– Et moi, dit un second, j’ai, par chance, un
oncle qui dirige les travaux du port de La
Rochelle. Tout enfant, j’ai joué sur les
embarcations ; je sais donc manier l’aviron et la
voile à défier le premier matelot ponantais1 venu.
Celui-là ne mentait guère plus que l’autre, il
avait ramé six ans sur les galères de Sa Majesté, à
La Ciotat.

1
Le Ponant se dit en Méditerranée pour désigner l’océan
Atlantique.

384
Deux autres furent plus francs ; ils avouèrent
tout simplement qu’ils avaient servi sur un
vaisseau comme soldats de pénitence ; ils n’en
rougissaient pas. D’Artagnan se trouva donc le
chef de dix hommes de guerre et de quatre
matelots, ayant à la fois armée de terre et de mer,
ce qui eût porté l’orgueil de Planchet au comble,
si Planchet eût connu ce détail.
Il ne s’agissait plus que de l’ordre général, et
d’Artagnan le donna précis. Il enjoignit à ses
hommes de se tenir prêts à partir pour La Haye,
en suivant, les uns le littoral qui mène jusqu’à
Breskens1, les autres la route qui mène à Anvers.
Le rendez-vous fut donné, en calculant chaque
jour de marche, à quinze jours de là, sur la place
principale de La Haye.
D’Artagnan recommanda à ses hommes de
s’accoupler comme ils l’entendraient, par
sympathie, deux par deux. Lui-même choisit
parmi les figures les moins patibulaires deux
gardes qu’il avait connus autrefois, et dont les

1
Port de Zélande, sur la bouche de l’Escaut occidental.

385
seuls défauts étaient d’être joueurs et ivrognes.
Ces hommes n’avaient point perdu toute idée de
civilisation, et, sous des habits propres, leurs
cœurs eussent recommencé à battre. D’Artagnan,
pour ne pas donner de jalousie aux autres, fit
passer les autres devant. Il garda ses deux
préférés, les habilla de ses propres nippes et partit
avec eux.
C’est à ceux-là, qu’il semblait honorer d’une
confiance absolue, que d’Artagnan fit une fausse
confidence destinée à garantir le succès de
l’expédition. Il leur avoua qu’il s’agissait, non
pas de voir combien la contrebande anglaise
pouvait faire de tort au commerce français, mais
au contraire combien la contrebande française
pouvait faire tort au commerce anglais. Ces
hommes parurent convaincus ; ils l’étaient
effectivement. D’Artagnan était bien sûr qu’à la
première débauche, alors qu’ils seraient morts-
ivres, l’un des deux divulguerait ce secret capital
à toute la bande. Son jeu lui parut infaillible.
Quinze jours après ce que nous venons de voir
se passer à Calais, toute la troupe se trouvait

386
réunie à La Haye.
Alors, d’Artagnan s’aperçut que tous ses
hommes, avec une intelligence remarquable,
s’étaient déjà travestis en matelots plus ou moins
maltraités par la mer.
D’Artagnan les laissa dormir en un bouge de
Newkerkestreet, et se logea, lui, proprement, sur
le grand canal.
Il apprit que le roi d’Angleterre était revenu
près de son allié Guillaume II de Nassau,
stathouder de Hollande1. Il apprit encore que le
refus du roi Louis XIV avait un peu refroidi la
protection qui lui avait été accordée jusque-là, et
qu’en conséquence il avait été se confiner dans
une petite maison du village de Scheveningen,
situé dans les dunes, au bord de la mer, à une
petite lieue de La Haye.
Là, disait-on, le malheureux banni se consolait
de son exil en regardant, avec cette mélancolie
particulière aux princes de sa race, cette mer
immense du Nord, qui le séparait de son

1
Voir chapitre 16.

387
Angleterre, comme elle avait séparé autrefois
Marie Stuart de la France. Là, derrière quelques
arbres du beau bois de Scheveningen, sur le sable
fin où croissent les bruyères dorées de la dune,
Charles II végétait comme elles, plus malheureux
qu’elles, car il vivait de la vie de la pensée, et il
espérait et désespérait tour à tour.
D’Artagnan poussa une fois jusqu’à
Scheveningen, afin d’être bien sûr de ce que l’on
rapportait sur le prince. Il vit en effet Charles II
pensif et seul sortir par une petite porte donnant
sur le bois, et se promenant sur le rivage, au soleil
couchant, sans même attirer l’attention des
pêcheurs qui, en revenant le soir, tiraient, comme
les anciens marins de l’Archipel1, leurs barques
sur le sable de la grève.
D’Artagnan reconnut le roi. Il le vit fixer son
regard sombre sur l’immense étendue des eaux, et
absorber sur son pâle visage les rouges rayons du
soleil déjà échancré par la ligne noire de

1
L’Archipel était le nom que les Anciens donnaient à la
mer Égée et à ses rivages.

388
l’horizon. Puis Charles II rentra dans la maison
isolée, toujours seul, toujours lent et triste,
s’amusant à faire crier sous ses pas le sable
friable et mouvant.
Dès le soir même, d’Artagnan loua pour mille
livres une barque de pêcheur qui en valait quatre
mille. Il donna ces mille livres comptant, et
déposa les trois mille autres chez le bourgmestre.
Après quoi il embarqua, sans qu’on les vît et
durant la nuit obscure, les six hommes qui
formaient son armée de terre ; et, à la marée
montante, à trois heures du matin, il gagna le
large manœuvrant ostensiblement avec les quatre
autres et se reposant sur la science de son
galérien, comme il l’eût fait sur celle du premier
pilote du port.

389
23

Où l’auteur est forcé, bien malgré lui,


de faire un peu d’histoire

Tandis que les rois et les hommes


s’occupaient ainsi de l’Angleterre, qui se
gouvernait toute seule, et qui, il faut le dire à sa
louange, n’avait jamais été si mal gouvernée, un
homme sur qui Dieu avait arrêté son regard et
posé son doigt, un homme prédestiné à écrire son
nom en lettres éclatantes dans le livre de
l’histoire, poursuivait à la face du monde une
œuvre pleine de mystère et d’audace. Il allait, et
nul ne savait où il voulait aller, quoique non
seulement l’Angleterre, mais la France, mais
l’Europe, le regardassent marcher d’un pas ferme
et la tête haute. Tout ce qu’on savait sur cet
homme, nous allons le dire.
Monck venait de se déclarer pour la liberté du

390
Rump Parliament, ou, si on l’aime mieux, le
Parlement Croupion, comme on l’appelait,
Parlement que le général Lambert, imitant
Cromwell, dont il avait été le lieutenant, venait de
bloquer si étroitement, pour lui faire faire sa
volonté, qu’aucun membre, pendant tout le
blocus, n’avait pu en sortir, et qu’un seul, Pierre
Wentwort, avait pu y entrer1.
Lambert et Monck, tout se résumait dans ces
deux hommes, le premier représentant le
despotisme militaire, le second représentant le
républicanisme pur. Ces deux hommes, c’étaient
les deux seuls représentants politiques de cette
révolution dans laquelle Charles Ier avait d’abord
perdu sa couronne et ensuite sa tête.
Lambert, au reste, ne dissimulait pas ses vues ;
il cherchait à établir un gouvernement tout
militaire et à se faire le chef de ce gouvernement.
Monck, républicain rigide, disaient les uns,

1
Lambert, à la tête de l’armée, avait expulsé le parlement le
17 octobre 1659 ; trois jours plus tard, Monck s’était déclaré en
faveur du parlement dont il voulait assurer la liberté et
l’autorité.

391
voulait maintenir le Rump Parliament, cette
représentation visible, quoique dégénérée, de la
république. Monck, adroit ambitieux, disaient les
autres, voulait tout simplement se faire de ce
Parlement, qu’il semblait protéger, un degré
solide pour monter jusqu’au trône que Cromwell
avait fait vide, mais sur lequel il n’avait pas osé
s’asseoir.
Ainsi, Lambert en persécutant le Parlement,
Monck en se déclarant pour lui, s’étaient
mutuellement déclarés ennemis l’un de l’autre.
Aussi Monck et Lambert avaient-ils songé tout
d’abord à se faire chacun une armée : Monck en
Écosse, où étaient les presbytériens et les
royalistes, c’est-à-dire les mécontents ; Lambert à
Londres, où se trouvait comme toujours la plus
forte opposition contre le pouvoir qu’elle avait
sous les yeux.
Monck avait pacifié l’Écosse, il s’y était formé
une armée et s’en était fait un asile : l’une gardait
l’autre ; Monck savait que le jour n’était pas
encore venu, jour marqué par le Seigneur, pour
un grand changement ; aussi son épée paraissait-

392
elle collée au fourreau. Inexpugnable dans sa
farouche et montagneuse Écosse, général absolu,
roi d’une armée de onze mille vieux soldats, qu’il
avait plus d’une fois conduits à la victoire ; aussi
bien et mieux instruit des affaires de Londres que
Lambert, qui tenait garnison dans la Cité, voilà
quelle était la position de Monck lorsque à cent
lieues de Londres il se déclara pour le Parlement.
Lambert, au contraire, comme nous l’avons dit,
habitait la capitale. Il y avait le centre de toutes
ses opérations, et il y réunissait autour de lui et
tous ses amis et tout le bas peuple, éternellement
enclin à chérir les ennemis du pouvoir constitué.
Ce fut donc à Londres que Lambert apprit
l’appui que des frontières d’Écosse Monck prêtait
au Parlement. Il jugea qu’il n’y avait pas de
temps à perdre, et que la Tweed n’était pas si
éloignée de la Tamise qu’une armée n’enjambât
d’une rivière à l’autre surtout lorsqu’elle était
bien commandée. Il savait en outre, qu’au fur et à
mesure qu’ils pénétreraient en Angleterre, les
soldats de Monck formeraient sur la route cette
boule de neige, emblème du globe de la fortune,
qui n’est pour l’ambitieux qu’un degré sans cesse

393
grandissant pour le conduire à son but. Il ramassa
donc son armée, formidable à la fois par sa
composition ainsi que par le nombre, et courut
au-devant de Monck, qui, lui, pareil à un
navigateur prudent voguant au milieu des écueils,
s’avançait à toutes petites journées et le nez au
vent, écoutant le bruit et flairant l’air qui venait
de Londres.
Les deux armées s’aperçurent à la hauteur de
Newcastle ; Lambert, arrivé le premier, campa
dans la ville même.
Monck, toujours circonspect, s’arrêta où il
était et plaça son quartier général à Coldstream,
sur la Tweed1.
La vue de Lambert répandit la joie dans
l’armée de Monck, tandis qu’au contraire la vue
de Monck jeta le désarroi dans l’armée de
Lambert. On eût cru que ces intrépides
batailleurs, qui avaient fait tant de bruit dans les

1
Coldstream, sur la Tweed, à neuf miles de Berwick, n’est
pas en vue de Newcastle, sur la Tyne : les deux villes sont
séparées par soixante kilomètres.

394
rues de Londres, s’étaient mis en route dans
l’espoir de ne rencontrer personne, et que
maintenant, voyant qu’ils avaient rencontré une
armée et que cette armée arborait devant eux, non
seulement un étendard, mais encore une cause et
un principe, on eût cru, disons-nous, que ces
intrépides batailleurs s’étaient mis à réfléchir
qu’ils étaient moins bons républicains que les
soldats de Monck, puisque ceux-ci soutenaient le
Parlement, tandis que Lambert ne soutenait rien,
pas même lui.
Quant à Monck, s’il eut à réfléchir ou s’il
réfléchit, ce dut être fort tristement, car l’histoire
raconte, et cette pudique dame, on le sait, ne ment
jamais, car l’histoire raconte que le jour de son
arrivée à Coldstream on chercha inutilement un
mouton par toute la ville.
Si Monck eût commandé une armée anglaise,
il y eût eu de quoi faire déserter toute l’armée.
Mais il n’en est point des Écossais comme des
Anglais, à qui cette chair coulante qu’on appelle
le sang est de toute nécessité ; les Écossais, race
pauvre et sobre, vivent d’un peu d’orge écrasée

395
entre deux pierres, délayée avec de l’eau de la
fontaine et cuite sur un grès rougi.
Les Écossais, leur distribution d’orge faite, ne
s’inquiétèrent donc point s’il y avait ou s’il n’y
avait pas de viande à Coldstream.
Monck, peu familiarisé avec les gâteaux
d’orge, avait faim, et son état-major, aussi affamé
pour le moins que lui, regardait avec anxiété à
droite et à gauche pour savoir ce qu’on préparait
à souper.
Monck se fit renseigner ; ses éclaireurs avaient
en arrivant trouvé la ville déserte et les buffets
vides ; de bouchers et de boulangers, il n’y fallait
pas compter à Coldstream. On ne trouva donc pas
le moindre morceau de pain pour la table du
général.
Au fur et à mesure que les récits se
succédaient, aussi peu rassurants les uns que les
autres, Monck, voyant l’effroi et le
découragement sur tous les visages, affirma qu’il
n’avait pas faim ; d’ailleurs on mangerait le
lendemain, puisque Lambert était là
probablement dans l’intention de livrer bataille,

396
et par conséquent pour livrer ses provisions s’il
était forcé dans Newcastle, ou pour délivrer à
jamais les soldats de Monck de la faim s’il était
vainqueur.
Cette consolation ne fut efficace que sur le
petit nombre ; mais peu importait à Monck, car
Monck était fort absolu sous les apparences de la
plus parfaite douceur.
Force fut donc à chacun d’être satisfait, ou
tout au moins de le paraître. Monck, tout aussi
affamé que ses gens, mais affectant la plus
parfaite indifférence pour ce mouton absent,
coupa un fragment de tabac, long d’un demi-
pouce, à la carotte d’un sergent qui faisait partie
de sa suite, et commença à mastiquer le susdit
fragment en assurant à ses lieutenants que la faim
était une chimère, et que d’ailleurs on n’avait
jamais faim tant qu’on avait quelque chose à
mettre sous sa dent.
Cette plaisanterie satisfit quelques-uns de ceux
qui avaient résisté à la première déduction que
Monck avait tirée du voisinage de Lambert ; le
nombre des récalcitrants diminua donc d’autant ;

397
la garde s’installa, les patrouilles commencèrent,
et le général continua son frugal repas sous sa
tente ouverte.

Entre son camp et celui de l’ennemi s’élevait


une vieille abbaye dont il reste à peine quelques
ruines aujourd’hui, mais qui alors était debout et
qu’on appelait l’abbaye de Newcastle. Elle était
bâtie sur un vaste terrain indépendant à la fois de
la plaine et de la rivière, parce qu’il était presque
un marais alimenté par des sources et entretenu
par les pluies. Cependant, au milieu des ces
flaques d’eau couvertes de grandes herbes, de
joncs et de roseaux, on voyait s’avancer des
terrains solides consacrés autrefois au potager, au
parc, au jardin d’agrément et autres dépendances
de l’abbaye, pareille à une de ces grandes
araignées de mer dont le corps est rond, tandis
que les pattes vont en divergeant à partir de cette
circonférence.
Le potager, l’une des pattes les plus allongées
de l’abbaye, s’étendait jusqu’au camp de Monck.
Malheureusement on en était, comme nous

398
l’avons dit, aux premiers jours de juin, et le
potager, abandonné d’ailleurs, offrait peu de
ressources.
Monck avait fait garder ce lieu comme le plus
propre aux surprises. On voyait bien au-delà de
l’abbaye les feux du général ennemi ; mais entre
ces feux et l’abbaye s’étendait la Tweed,
déroulant ses écailles lumineuses sous l’ombre
épaisse de quelques grands chênes verts.
Monck connaissait parfaitement cette position,
Newcastle et ses environs lui ayant déjà plus
d’une fois servi de quartier général. Il savait que
le jour son ennemi pourrait sans doute jeter des
éclaireurs dans ces ruines et y venir chercher une
escarmouche, mais que la nuit il se garderait bien
de s’y hasarder. Il se trouverait donc en sûreté.
Aussi ses soldats purent-ils le voir, après ce
qu’il appelait fastueusement son souper, c’est-à-
dire après l’exercice de mastication rapporté par
nous au commencement de ce chapitre, comme
depuis Napoléon à la veille d’Austerlitz1, dormir

1
Référence probable à La Veillée de Wagram (et non

399
tout assis sur sa chaise de jonc, moitié sous la
lueur de sa lampe, moitié sous le reflet de la lune
qui commençait à monter aux cieux.
Ce qui signifie qu’il était à peu près neuf
heures et demie du soir.
Tout à coup Monck fut tiré de ce demi-
sommeil, factice peut-être, par une troupe de
soldats qui, accourant avec des cris joyeux,
venaient frapper du pied les bâtons de la tente de
Monck, tout en bourdonnant pour le réveiller.
Il n’était pas besoin d’un si grand bruit. Le
général ouvrit les yeux.
– Eh bien ! mes enfants, que se passe-t-il
donc ? demanda le général.
– Général, répondirent plusieurs voix, général,
vous souperez.
– J’ai soupé, messieurs, répondit
tranquillement celui-ci, et je digérais

d’Austerlitz), toile de Benjamin Zix (musée de Strasbourg),


largement diffusée par la lithographie. Renseignement
aimablement communiqué par Jean Tulard.

400
tranquillement, comme vous voyez ; mais entrez,
et dites-moi ce qui vous amène.
– Général, une bonne nouvelle.
– Bah ! Lambert nous fait-il dire qu’il se battra
demain ?
– Non, mais nous venons de capturer une
barque de pêcheurs qui portait du poisson au
camp de Newcastle.
– Et vous avez eu tort, mes amis. Ces
messieurs de Londres sont délicats, ils tiennent à
leur premier service ; vous allez les mettre de très
mauvaise humeur ; ce soir et demain ils seront
impitoyables. Il serait de bon goût, croyez-moi,
de renvoyer à M. Lambert ses poissons et ses
pêcheurs, à moins que...
Le général réfléchit un instant.
– Dites-moi, continua-t-il, quels sont ces
pêcheurs, s’il vous plaît ?
– Des marins picards qui pêchaient sur les
côtes de France ou de Hollande, et qui ont été
jetés sur les nôtres par un grand vent.
– Quelques-uns d’entre eux parlent-ils notre

401
langue ?
– Le chef nous a dit quelques mots d’anglais.
La défiance du général s’était éveillée au fur et
à mesure que les renseignements lui venaient.
– C’est bien, dit-il. Je désire voir ces hommes,
amenez-les-moi.
Un officier se détacha aussitôt pour aller les
chercher.
– Combien sont-ils ? continua Monck, et quel
bateau montent-ils ?
– Ils sont dix ou douze, mon général, et ils
montent une espèce de chasse-marée, comme ils
appellent cela, de construction hollandaise, à ce
qu’il nous a semblé.
– Et vous dites qu’ils portaient du poisson au
camp de M. Lambert ?
– Oui, général. Il paraît même qu’ils ont fait
une assez bonne pêche.
– Bien, nous allons voir cela, dit Monck.
En effet, au moment même l’officier revenait,
amenant le chef de ces pêcheurs, homme de

402
cinquante à cinquante-cinq ans à peu près, mais
de bonne mine. Il était de moyenne taille et
portait un justaucorps de grosse laine, un bonnet
enfoncé jusqu’aux yeux ; un coutelas était passé à
sa ceinture, et il marchait avec cette hésitation
toute particulière aux marins, qui, ne sachant
jamais, grâce au mouvement du bateau, si leur
pied posera sur la planche ou dans le vide,
donnent à chacun de leurs pas une assiette aussi
sûre que s’il s’agissait de poser un pilotis.
Monck, avec un regard fin et pénétrant,
considéra longtemps le pêcheur, qui lui souriait
de ce sourire moitié narquois, moitié niais,
particulier à nos paysans.
– Tu parles anglais ? lui demanda Monck en
excellent français.
– Ah ! bien mal, milord, répondit le pêcheur.
Cette réponse fut faite bien plutôt avec
l’accentuation vive et saccadée des gens d’outre-
Loire qu’avec l’accent un peu traînard des
contrées de l’ouest et du nord de la France.
– Mais enfin tu le parles, insista Monck, pour

403
étudier encore une fois cet accent.
– Eh ! nous autres gens de mer, répondit le
pêcheur, nous parlons un peu toutes les langues.
– Alors, tu es matelot pêcheur ?
– Pour aujourd’hui, milord, pêcheur, et
fameux pêcheur même. J’ai pris un bar qui pèse
au moins trente livres, et plus de cinquante
mulets ; j’ai aussi de petits merlans qui seront
parfaits dans la friture.
– Tu me fais l’effet d’avoir plus pêché dans le
golfe de Gascogne que dans la Manche, dit
Monck en souriant.
– En effet, je suis du Midi ; cela empêche-t-il
d’être bon pêcheur, milord ?
– Non pas, et je t’achète ta pêche ; maintenant
parle avec franchise : à qui la destinais-tu ?
– Milord, je ne vous cacherai point que j’allais
à Newcastle, tout en suivant la côte, lorsqu’un
gros de cavaliers qui remontaient le rivage en
sens inverse ont fait signe à ma barque de
rebrousser chemin jusqu’au camp de Votre
Honneur, sous peine d’une décharge de

404
mousqueterie. Comme je n’étais pas armé en
guerre, ajouta le pêcheur en souriant, j’ai dû
obéir.
– Et pourquoi allais-tu chez Lambert et non
chez moi ?
– Milord, je serai franc ; Votre Seigneurie le
permet-elle ?
– Oui, et même au besoin je te l’ordonne.
– Eh bien ! milord, j’allais chez M. Lambert,
parce que ces messieurs de la ville paient bien,
tandis que vous autres Écossais, puritains,
presbytériens, covenantaires, comme vous
voudrez vous appeler, vous mangez peu, mais ne
payez pas du tout.
Monck haussa les épaules sans cependant
pouvoir s’empêcher de sourire en même temps.
– Et pourquoi, étant du Midi, viens-tu pêcher
sur nos côtes ?
– Parce que j’ai eu la bêtise de me marier en
Picardie.
– Oui ; mais enfin la Picardie n’est pas
l’Angleterre.

405
– Milord, l’homme pousse le bateau à la mer,
mais Dieu et le vent font le reste et poussent le
bateau où il leur plaît.
– Tu n’avais donc pas l’intention d’aborder
chez nous ?
– Jamais.
– Et quelle route faisais-tu ?
– Nous revenions d’Ostende, où l’on avait
déjà vu des maquereaux, lorsqu’un grand vent du
midi nous a fait dériver ; alors, voyant qu’il était
inutile de lutter avec lui, nous avons filé devant
lui. Il a donc fallu, pour ne pas perdre la pêche,
qui était bonne, l’aller vendre au plus prochain
port d’Angleterre ; or, ce plus prochain port,
c’était Newcastle ; l’occasion était bonne, nous a-
t-on dit, il y avait surcroît de population dans le
camp ; surcroît de population dans la ville ; l’un
et l’autre étaient pleins de gentilshommes très
riches et très affamés, nous disait-on encore ;
alors je me suis dirigé vers Newcastle.
– Et tes compagnons, où sont-ils ?
– Oh ! mes compagnons, ils sont restés à

406
bord ; ce sont des matelots sans instruction
aucune.
– Tandis que toi... ? fit Monck.
– Oh ! moi, dit le patron en riant, j’ai
beaucoup couru avec mon père, et je sais
comment on dit un sou, un écu, une pistole, un
louis et un double louis dans toutes les langues de
l’Europe ; aussi mon équipage m’écoute-t-il
comme un oracle et m’obéit-il comme à un
amiral.
– Alors c’est toi qui avais choisi M. Lambert
comme la meilleure pratique ?
– Oui, certes. Et soyez franc, milord, m’étais-
je trompé ?
– C’est ce que tu verras plus tard.
– En tout cas, milord, s’il y a faute, la faute est
à moi, et il ne faut pas en vouloir pour cela à mes
camarades.
« Voilà décidément un drôle spirituel », pensa
Monck.
Puis, après quelques minutes de silence
employées à détailler le pêcheur :

407
– Tu viens d’Ostende, m’as-tu dit ? demanda
le général.
– Oui, milord, en droite ligne.
– Tu as entendu parler des affaires du jour
alors, car je ne doute point qu’on ne s’en occupe
en France et en Hollande. Que fait celui qui se dit
le roi d’Angleterre ?
– Oh ! milord, s’écria le pêcheur avec une
franchise bruyante et expansive, voilà une
heureuse question, et vous ne pouviez mieux
vous adresser qu’à moi, car en vérité j’y peux
faire une fameuse réponse. Figurez-vous, milord,
qu’en relâchant à Ostende pour y vendre le peu
de maquereaux que nous y avions pêchés, j’ai vu
l’ex-roi qui se promenait sur les dunes, en
attendant ses chevaux, qui devaient le conduire à
La Haye : c’est un grand pâle avec des cheveux
noirs, et la mine un peu dure. Il a l’air de se mal
porter, au reste, et je crois que l’air de la
Hollande ne lui est pas bon.
Monck suivait avec une grande attention la
conversation rapide, colorée et diffuse du
pêcheur, dans une langue qui n’était pas la

408
sienne ; heureusement, avons-nous dit, qu’il la
parlait avec une grande facilité. Le pêcheur, de
son côté, employait tantôt un mot français, tantôt
un mot anglais, tantôt un mot qui paraissait
n’appartenir à aucune langue et qui était un mot
gascon. Heureusement ses yeux parlaient pour
lui, et si éloquemment, qu’on pouvait bien perdre
un mot de sa bouche, mais pas une seule intention
de ses yeux.
Le général paraissait de plus en plus satisfait
de son examen.
– Tu as dû entendre dire que cet ex-roi,
comme tu l’appelles, se dirigeait vers La Haye
dans un but quelconque.
– Oh ! oui, bien certainement, dit le pêcheur,
j’ai entendu dire cela.
– Et dans quel but ?
– Mais toujours le même, fit le pêcheur ; n’a-t-
il pas cette idée fixe de revenir en Angleterre ?
– C’est vrai, dit Monck pensif.
– Sans compter, ajouta le pêcheur, que le
stathouder... vous savez, milord, Guillaume II...

409
– Eh bien ?
– Il l’y aidera de tout son pouvoir.
– Ah ! tu as entendu dire cela ?
– Non, mais je le crois.
– Tu es fort en politique, à ce qu’il paraît ?
demanda Monck.
– Oh ! nous autres marins, milord, qui avons
l’habitude d’étudier l’eau et l’air, c’est-à-dire les
deux choses les plus mobiles du monde, il est rare
que nous nous trompions sur le reste.
– Voyons, dit Monck, changeant de
conversation, on prétend que tu vas nous bien
nourrir.
– Je ferai de mon mieux, milord.
– Combien nous vends-tu ta pêche, d’abord ?
– Pas si sot que de faire un prix, milord.
– Pourquoi cela ?
– Parce que mon poisson est bien à vous.
– De quel droit ?
– Du droit du plus fort.

410
– Mais mon intention est de te le payer.
– C’est bien généreux à vous, milord.
– Et ce qu’il vaut, même.
– Je ne demande pas tant.
– Et que demandes-tu donc, alors ?
– Mais je demande à m’en aller.
– Où cela ? Chez le général Lambert ?
– Moi ! s’écria le pêcheur ; et pour quoi faire
irais-je à Newcastle, puisque je n’ai plus de
poisson ?
– Dans tous les cas, écoute-moi.
– J’écoute.
– Un conseil.
– Comment ! Milord veut me payer et encore
me donner un bon conseil ! mais milord me
comble.
Monck regarda plus fixement que jamais le
pêcheur, sur lequel il paraissait toujours
conserver quelque soupçon.
– Oui, je veux te payer et te donner un conseil,

411
car les deux choses se tiennent. Donc, si tu t’en
retournes chez le général Lambert...
Le pêcheur fit un mouvement de la tête et des
épaules qui signifiait : « S’il y tient, ne le
contrarions pas. »
– Ne traverse pas le marais, continua Monck ;
tu seras porteur d’argent, et il y a dans le marais
quelques embuscades d’Écossais que j’ai placées
là. Ce sont gens peu traitables, qui comprennent
mal la langue que tu parles, quoiqu’elle me
paraisse se composer de trois langues, et qui
pourraient te reprendre ce que je t’aurais donné,
et de retour dans ton pays, tu ne manquerais pas
de dire que le général Monck a deux mains, l’une
écossaise, l’autre anglaise, et qu’il reprend avec
la main écossaise ce qu’il a donné avec la main
anglaise.
– Oh ! général, j’irai où vous voudrez, soyez
tranquille, dit le pêcheur avec une crainte trop
expressive pour n’être pas exagérée. Je ne
demande qu’à rester ici, moi, si vous voulez que
je reste.
– Je te crois bien, dit Monck, avec un

412
imperceptible sourire ; mais je ne puis cependant
te garder sous ma tente.
– Je n’ai pas cette prétention, milord, et désire
seulement que Votre Seigneurie m’indique où
elle veut que je me poste. Qu’elle ne se gêne pas,
pour nous une nuit est bientôt passée.
– Alors je vais te faire conduire à ta barque.
– Comme il plaira à Votre Seigneurie.
Seulement, si Votre Seigneurie voulait me faire
reconduire par un charpentier, je lui en serais on
ne peut plus reconnaissant.
– Pourquoi cela ?
– Parce que ces messieurs de votre armée, en
faisant remonter la rivière à ma barque, avec le
câble que tiraient leurs chevaux, l’ont quelque
peu déchirée aux roches de la rive, en sorte que
j’ai au moins deux pieds d’eau dans ma cale,
milord.
– Raison de plus pour que tu veilles sur ton
bateau, ce me semble.
– Milord, je suis bien à vos ordres, dit le
pêcheur. Je vais décharger mes paniers où vous

413
voudrez, puis vous me paierez si cela vous plaît ;
vous me renverrez si la chose vous convient.
Vous voyez que je suis facile à vivre, moi.
– Allons, allons, tu es un bon diable, dit
Monck, dont le regard scrutateur n’avait pu
trouver une seule ombre dans la limpidité de l’œil
du pêcheur. Holà ! Digby !
Un aide de camp parut.
– Vous conduirez ce digne garçon et ses
compagnons aux petites tentes des cantines, en
avant des marais ; de cette façon ils seront à
portée de joindre leur barque, et cependant ils ne
coucheront pas dans l’eau cette nuit. Qu’y a-t-il,
Spithead ?
Spithead était le sergent auquel Monck, pour
souper, avait emprunté un morceau de tabac.
Spithead, en entrant dans la tente du général
sans être appelé, motivait cette question de
Monck.
– Milord, dit-il, un gentilhomme français vient
de se présenter aux avant-postes et demande à
parler à Votre Honneur.

414
Tout cela était dit, bien entendu, en anglais.
Quoique la conversation eût lieu en cette
langue, le pêcheur fit un léger mouvement que
Monck, occupé de son sergent, ne remarqua
point.
– Et quel est ce gentilhomme ? demanda
Monck.
– Milord, répondit Spithead, il me l’a dit ;
mais ces diables de noms français sont si
difficiles à prononcer pour un gosier écossais,
que je n’ai pu le retenir. Au surplus, ce
gentilhomme, à ce que m’ont dit les gardes, est le
même qui s’est présenté hier à l’étape, et que
Votre Honneur n’a pas voulu recevoir.
– C’est vrai, j’avais conseil d’officiers.
– Milord décide-t-il quelque chose à l’égard de
ce gentilhomme ?
– Oui, qu’il soit amené ici.
– Faut-il prendre des précautions ?
– Lesquelles ?
– Lui bander les yeux, par exemple.

415
– À quoi bon ? Il ne verra que ce que je désire
qu’on voie, c’est-à-dire que j’ai autour de moi
onze mille braves qui ne demandent pas mieux
que de se couper la gorge en l’honneur du
Parlement, de l’Écosse et de l’Angleterre.
– Et cet homme, milord ? dit Spithead en
montrant le pêcheur, qui pendant cette
conversation était resté debout et immobile, en
homme qui voit mais ne comprend pas.
– Ah ! c’est vrai, dit Monck.
Puis, se retournant vers le marchand de
poisson :
– Au revoir, mon brave homme, dit-il ; je t’ai
choisi un gîte. Digby, emmenez-le. Ne crains
rien, on t’enverra ton argent tout à l’heure.
– Merci, milord, dit le pêcheur.
Et, après avoir salué, il partit accompagné de
Digby.
À cent pas de la tente, il retrouva ses
compagnons, lesquels chuchotaient avec une
volubilité qui ne paraissait pas exempte
d’inquiétude, mais il leur fit un signe qui parut les

416
rassurer.
– Holà ! vous autres, dit le patron, venez par
ici ; Sa Seigneurie le général Monck a la
générosité de nous payer notre poisson et la bonté
de nous donner l’hospitalité pour cette nuit.
Les pêcheurs se réunirent à leur chef, et,
conduite par Digby, la petite troupe s’achemina
vers les cantines, poste qui, on se le rappelle, lui
avait été assigné.
Tout en cheminant, les pêcheurs passèrent
dans l’ombre près de la garde qui conduisait le
gentilhomme français au général Monck.
Ce gentilhomme était à cheval et enveloppé
d’un grand manteau, ce qui fit que le patron ne
put le voir, quelle que parût être sa curiosité.
Quant au gentilhomme, ignorant qu’il coudoyait
des compatriotes, il ne fit pas même attention à
cette petite troupe.
L’aide de camp installa ses hôtes dans une
tente assez propre d’où fut délogée une cantinière
irlandaise qui s’en alla coucher où elle put avec
ses six enfants. Un grand feu brûlait en avant de

417
cette tente et projetait sa lumière pourprée sur les
flaques herbeuses du marais que ridait une brise
assez fraîche. Puis l’installation faite, l’aide de
camp souhaita le bonsoir aux matelots en leur
faisant observer que l’on voyait du seuil de la
tente les mâts de la barque qui se balançait sur la
Tweed, preuve qu’elle n’avait pas encore coulé à
fond. Cette vue parut réjouir infiniment le chef
des pêcheurs.

418
24

Le trésor

Le gentilhomme français que Spithead avait


annoncé à Monck, et qui avait passé si bien
enveloppé de son manteau près du pêcheur qui
sortait de la tente du général cinq minutes avant
qu’il y entrât, le gentilhomme français traversa
les différents postes sans même jeter les yeux
autour de lui, de peur de paraître indiscret.
Comme l’ordre en avait été donné, on le
conduisit à la tente du général. Le gentilhomme
fut laissé seul dans l’antichambre qui précédait la
tente, et il attendit Monck, qui ne tarda à paraître
que le temps qu’il mit à entendre le rapport de ses
gens et à étudier par la cloison de toile le visage
de celui qui sollicitait un entretien.
Sans doute le rapport de ceux qui avaient
accompagné le gentilhomme français établissait

419
la discrétion avec laquelle il s’était conduit, car la
première impression que l’étranger reçut de
l’accueil fait à lui par le général fut plus
favorable qu’il n’avait à s’y attendre en un pareil
moment, et de la part d’un homme si
soupçonneux. Néanmoins, selon son habitude,
lorsque Monck se trouva en face de l’étranger, il
attacha sur lui ses regards perçants, que, de son
côté, l’étranger soutint sans être embarrassé ni
soucieux. Au bout de quelques secondes, le
général fit un geste de la main et de la tête en
signe qu’il attendait.
– Milord, dit le gentilhomme en excellent
anglais, j’ai fait demander une entrevue à Votre
Honneur pour affaire de conséquence.
– Monsieur, répondit Monck en français, vous
parlez purement notre langue pour un fils du
continent. Je vous demande bien pardon, car sans
doute la question est indiscrète, parlez-vous le
français avec la même pureté ?
– Il n’y a rien d’étonnant, milord, à ce que je
parle anglais assez familièrement ; j’ai, dans ma
jeunesse, habité l’Angleterre, et depuis j’y ai fait

420
deux voyages.
Ces mots furent dits en français et avec une
pureté de langue qui décelait non seulement un
Français, mais encore un Français des environs
de Tours.
– Et quelle partie de l’Angleterre avez-vous
habitée, monsieur ?
– Dans ma jeunesse, Londres, milord ; ensuite,
vers 1635, j’ai fait un voyage de plaisir en
Écosse ; enfin, en 1648, j’ai habité quelque temps
Newcastle, et particulièrement le couvent dont les
jardins sont occupés par votre armée.
– Excusez-moi, monsieur, mais de ma part,
vous comprenez ces questions, n’est-ce pas ?
– Je m’étonnerais, milord, qu’elles ne fussent
point faites.
– Maintenant, monsieur, que puis-je pour
votre service, et que désirez-vous de moi ?
– Voici, milord ; mais, auparavant, sommes-
nous seuls ?
– Parfaitement seuls, monsieur, sauf toutefois
le poste qui nous garde.

421
En disant ces mots, Monck écarta la tente de la
main, et montra au gentilhomme que le
factionnaire était placé à dix pas au plus, et qu’au
premier appel on pouvait avoir main-forte en une
seconde.
– En ce cas, milord, dit le gentilhomme d’un
ton aussi calme que si depuis longtemps il eût été
lié d’amitié avec son interlocuteur, je suis très
décidé à parler à Votre Honneur, parce que je
vous sais honnête homme. Au reste, la
communication que je vais vous faire vous
prouvera l’estime dans laquelle je vous tiens.
Monck, étonné de ce langage qui établissait
entre lui et le gentilhomme français l’égalité au
moins, releva son œil perçant sur l’étranger, et
avec une ironie sensible par la seule inflexion de
sa voix, car pas un muscle de sa physionomie ne
bougea :
– Je vous remercie, monsieur, dit-il ; mais,
d’abord, qui êtes-vous, je vous prie ?
– J’ai déjà dit mon nom à votre sergent,
milord.

422
– Excusez-le, monsieur ; il est écossais, il a
éprouvé de la difficulté à le retenir.
– Je m’appelle le comte de La Fère, monsieur,
dit Athos en s’inclinant.
– Le comte de La Fère ? dit Monck, cherchant
à se souvenir. Pardon, monsieur, mais il me
semble que c’est la première fois que j’entends ce
nom. Remplissez-vous quelque poste à la cour de
France ?
– Aucun. Je suis simple gentilhomme.
– Quelle dignité ?
– Le roi Charles Ier m’a fait chevalier de la
Jarretière, et la reine Anne d’Autriche m’a donné
le cordon du Saint-Esprit1. Voilà mes seules
dignités, monsieur.
– La Jarretière ! le Saint-Esprit ! vous êtes
chevalier de ces deux ordres, monsieur !
– Oui.
– Et à quelle occasion une pareille faveur vous

1
Voir Vingt ans après, chap. 59 et 96.

423
a-t-elle été accordée ?
– Pour services rendus à Leurs Majestés.
Monck regarda avec étonnement cet homme,
qui lui paraissait si simple et si grand en même
temps ; puis, comme s’il eût renoncé à pénétrer
ce mystère de simplicité et de grandeur, sur
lequel l’étranger ne paraissait pas disposé à lui
donner d’autres renseignements que ceux qu’il
avait déjà reçus :
– C’est bien vous, dit-il, qui hier vous êtes
présenté aux avant-postes ?
– Et qu’on a renvoyé ; oui, milord.
– Beaucoup d’officiers, monsieur, ne laissent
entrer personne dans le camp, surtout à la veille
d’une bataille probable ; mais moi, je diffère de
mes collègues et aime à ne rien laisser derrière
moi. Tout avis m’est bon ; tout danger m’est
envoyé par Dieu, et je le pèse dans ma main avec
l’énergie qu’il m’a donnée. Aussi n’avez-vous été
congédié hier qu’à cause du conseil que je tenais.
Aujourd’hui, je suis libre, parlez.
– Milord, vous avez d’autant mieux fait de me

424
recevoir, qu’il ne s’agit en rien ni de la bataille
que vous allez livrer au général Lambert, ni de
votre camp, et la preuve, c’est que j’ai détourné
la tête pour ne pas voir vos hommes, et fermé les
yeux pour ne pas compter vos tentes. Non, je
viens vous parler, milord, pour moi.
– Parlez donc, monsieur, dit Monck.
– Tout à l’heure, continua Athos, j’avais
l’honneur de dire à Votre Seigneurie que j’ai
longtemps habité Newcastle : c’était au temps du
roi Charles Ier et lorsque le feu roi fut livré à M.
Cromwell par les Écossais.
– Je sais, dit froidement Monck.
– J’avais en ce moment une forte somme en
or, et à la veille de la bataille, par pressentiment
peut-être de la façon dont les choses se devaient
passer le lendemain, je la cachai dans la
principale cave du couvent de Newcastle1, dans la
tour dont vous voyez d’ici le sommet argenté par
la lune. Mon trésor a donc été enterré là, et je

1
Charles Ier avait placé le trésor dans les « caves du château
de Newcastle ».

425
venais prier Votre Honneur de permettre que je le
retire avant que, peut-être, la bataille portant de
ce côté, une mine ou quelque autre jeu de guerre
détruise le bâtiment et éparpille mon or, ou le
rende apparent de telle façon que les soldats s’en
emparent.
Monck se connaissait en hommes ; il voyait
sur la physionomie de celui-ci toute l’énergie,
toute la raison, toute la circonspection possibles ;
il ne pouvait donc attribuer qu’à une magnanime
confiance la révélation du gentilhomme français,
et il s’en montra profondément touché.
– Monsieur, dit-il, vous avez en effet bien
auguré de moi. Mais la somme vaut-elle la peine
que vous vous exposiez ? Croyez-vous même
qu’elle soit encore à l’endroit où vous l’avez
laissée ?
– Elle y est, monsieur, n’en doutez pas.
– Voilà pour une question ; mais pour
l’autre ?... Je vous ai demandé si la somme était
tellement forte que vous dussiez vous exposer
ainsi.

426
– Elle est forte réellement, oui, milord, car
c’est un million que j’ai renfermé dans deux
barils.
– Un million ! s’écria Monck, que cette fois à
son tour Athos regardait fixement et longuement.

Monck s’en aperçut ; alors sa défiance revint.


« Voilà, se dit-il, un homme qui me tend un
piège... »
– Ainsi, monsieur, reprit-il, vous voudriez
retirer cette somme, à ce que je comprends ?
– S’il vous plaît, milord.
– Aujourd’hui ?
– Ce soir même, et à cause des circonstances
que je vous ai expliquées.
– Mais, monsieur, objecta Monck, le général
Lambert est aussi près de l’abbaye où vous avez
affaire que moi-même, pourquoi donc ne vous
êtes-vous pas adressé à lui ?
– Parce que, milord, quand on agit dans les
circonstances importantes, il faut consulter son

427
instinct avant toutes choses. Eh bien ! le général
Lambert ne m’inspire pas la confiance que vous
m’inspirez.
– Soit, monsieur. Je vous ferai retrouver votre
argent, si toutefois il y est encore, car, enfin, il
peut n’y être plus. Depuis 1648, douze ans sont
révolus, et bien des événements se sont passés.
Monck insistait sur ce point pour voir si le
gentilhomme français saisirait l’échappatoire qui
lui était ouverte ; mais Athos ne sourcilla point.
– Je vous assure, milord, dit-il fermement, que
ma conviction à l’endroit des deux barils est
qu’ils n’ont changé ni de place ni de maître.
Cette réponse avait enlevé à Monck un
soupçon, mais elle lui en avait suggéré un autre.
Sans doute ce Français était quelque émissaire
envoyé pour induire en faute le protecteur du
Parlement ; l’or n’était qu’un leurre ; sans doute
encore, à l’aide de ce leurre, on voulait exciter la
cupidité du général. Cet or ne devait pas exister.
Il s’agissait, pour Monck, de prendre en flagrant
délit de mensonge et de ruse le gentilhomme

428
français, et de tirer du mauvais pas même où ses
ennemis voulaient l’engager un triomphe pour sa
renommée. Monck, une fois fixé sur ce qu’il avait
à faire :
– Monsieur, dit-il à Athos, sans doute vous me
ferez l’honneur de partager mon souper ce soir !
– Oui, milord, répondit Athos en s’inclinant,
car vous me faites un honneur dont je me sens
digne par le penchant qui m’entraîne vers vous.
– C’est d’autant plus gracieux à vous
d’accepter avec cette franchise, que mes
cuisiniers sont peu nombreux et peu exercés, et
que mes approvisionneurs sont rentrés ce soir les
mains vides ; si bien que, sans un pêcheur de
votre nation qui s’est fourvoyé dans mon camp,
le général Monck se couchait sans souper
aujourd’hui. J’ai donc du poisson frais, à ce que
m’a dit le vendeur.
– Milord, c’est principalement pour avoir
l’honneur de passer quelques instants de plus
avec vous.
Après cet échange de civilités, pendant lequel

429
Monck n’avait rien perdu de sa circonspection, le
souper, ou ce qui devait en tenir lieu, avait été
servi sur une table de bois de sapin. Monck fit
signe au comte de La Fère de s’asseoir à cette
table et prit place en face de lui. Un seul plat,
couvert de poisson bouilli, offert aux deux
illustres convives, promettait plus aux estomacs
affamés qu’aux palais difficiles.
Tout en soupant, c’est-à-dire en mangeant ce
poisson arrosé de mauvaise ale, Monck se fit
raconter les derniers événements de la Fronde, la
réconciliation de M. de Condé avec le roi, le
mariage probable de Sa Majesté avec l’infante
Marie-Thérèse ; mais il évita, comme Athos
l’évitait lui-même, toute allusion aux intérêts
politiques qui unissaient ou plutôt qui
désunissaient en ce moment l’Angleterre, la
France et la Hollande.
Monck, dans cette conversation, se
convainquit d’une chose, qu’il avait déjà
remarquée aux premiers mots échangés, c’est
qu’il avait affaire à un homme de haute
distinction.

430
Celui-là ne pouvait être un assassin, et il
répugnait à Monck de le croire un espion ; mais il
y avait assez de finesse et de fermeté à la fois
dans Athos pour que Monck crût reconnaître en
lui un conspirateur.
Lorsqu’ils eurent quitté la table :
– Vous croyez donc à votre trésor, monsieur ?
demanda Monck.
– Oui, milord.
– Sérieusement ?
– Très sérieusement.
– Et vous croyez retrouver la place à laquelle
il a été enterré ?
– À la première inspection.
– Eh bien ! monsieur, dit Monck, par curiosité,
je vous accompagnerai. Et il faut d’autant plus
que je vous accompagne, que vous éprouveriez
les plus grandes difficultés à circuler dans le
camp sans moi ou l’un de mes lieutenants.
– Général, je ne souffrirais pas que vous vous
dérangeassiez si je n’avais, en effet, besoin de

431
votre compagnie ; mais comme je reconnais que
cette compagnie m’est non seulement honorable,
mais nécessaire, j’accepte.
– Désirez-vous que nous emmenions du
monde ? demanda Monck à Athos.
– Général, c’est inutile, je crois, si vous-même
n’en voyez pas la nécessité. Deux hommes et un
cheval suffiront pour transporter les deux barils
sur la felouque qui m’a amené.
– Mais il faudra piocher, creuser, remuer la
terre, fendre des pierres, et vous ne comptez pas
faire cette besogne vous-même, n’est-ce pas ?
– Général, il ne faut ni creuser, ni piocher. Le
trésor est enfoui dans le caveau des sépultures du
couvent ; sous une pierre, dans laquelle est scellé
un gros anneau de fer, s’ouvre un petit degré de
quatre marches. Les deux barils sont là, bout à
bout, recouverts d’un enduit de plâtre ayant la
forme d’une bière. Il y a en outre une inscription
qui doit me servir à reconnaître la pierre ; et
comme je ne veux pas, dans une affaire de
délicatesse et de confiance, garder de secrets pour
Votre Honneur, voici cette inscription :

432
Hic jacet venerabilis Petrus Guillelmus Scott,
Canon. Honorab. Conventus Novi Castelli. Obiit
quarta et decima die. Feb. ann. Dom., MCCVIII.
Requiescat in pace.1

Monck ne perdait pas une parole. Il s’étonnait,


soit de la duplicité merveilleuse de cet homme et
de la façon supérieure dont il jouait son rôle, soit
de la bonne foi loyale avec laquelle il présentait
sa requête, dans une situation où il s’agissait d’un
million aventuré contre un coup de poignard, au
milieu d’une armée qui eût regardé le vol comme
une restitution.
– C’est bien, dit-il, je vous accompagne, et
l’aventure me paraît si merveilleuse, que je veux
porter moi-même le flambeau.
Et en disant ces mots, il ceignit une courte

1
« Ci-gît le vénérable Pierre Guillaume Scott, honorable
chanoine de l’abbaye de Newcastle. Mort le quatorze février de
l’année du Seigneur 1208. Qu’il repose en paix. »

433
épée, plaça un pistolet à sa ceinture, découvrant,
dans ce mouvement, qui fit entrouvrir son
pourpoint, les fins anneaux d’une cotte de mailles
destinée à le mettre à l’abri du premier coup de
poignard d’un assassin.
Après quoi, il passa un dirk1 écossais dans sa
main gauche ; puis, se tournant vers Athos :
– Êtes-vous prêt, monsieur ? dit-il. Je le suis.
Athos, au contraire de ce que venait de faire
Monck, détacha son poignard, qu’il posa sur la
table, dégrafa le ceinturon de son épée, qu’il
coucha près de son poignard, et sans affectation,
ouvrant les agrafes de son pourpoint comme pour
y chercher son mouchoir, montra sous sa fine
chemise de batiste sa poitrine nue et sans armes
offensives ni défensives.
« Voilà, en vérité, un singulier homme, se dit
Monck, il est sans arme aucune ; il a donc une
embuscade placée là-bas ? »
– Général, dit Athos, comme s’il eût deviné la

1
Dirk : poignard utilisé par les highlanders écossais.

434
pensée de Monck, vous voulez que nous soyons
seuls, c’est fort bien ; mais un grand capitaine ne
doit jamais s’exposer avec témérité : il fait nuit,
le passage du marais peut offrir des dangers,
faites-vous accompagner.
– Vous avez raison, dit Monck.
Et appelant :
– Digby !
L’aide de camp parut.
– Cinquante hommes avec l’épée et le
mousquet, dit-il.
Et il regardait Athos.
– C’est bien peu, dit Athos, s’il y a du danger ;
c’est trop, s’il n’y en a pas.
– J’irai seul, dit Monck. Digby, je n’ai besoin
de personne. Venez, monsieur.

435
25

Le marais

Athos et Monck traversèrent, allant du camp


vers la Tweed, cette partie de terrain que Digby
avait fait traverser aux pêcheurs venant de la
Tweed au camp. L’aspect de ce lieu, l’aspect des
changements qu’y avaient apportés les hommes,
était de nature à produire le plus grand effet sur
une imagination délicate et vive comme celle
d’Athos. Athos ne regardait que ces lieux
désolés ; Monck ne regardait qu’Athos, Athos
qui, les yeux tantôt vers le ciel, tantôt vers la
terre, cherchait, pensait, soupirait.
Digby, que le dernier ordre du général, et
surtout l’accent avec lequel il avait été donné,
avait un peu ému d’abord, Digby suivit les
nocturnes promeneurs pendant une vingtaine de
pas ; mais le général s’étant retourné, comme s’il

436
s’étonnait que l’on n’exécutât point ses ordres,
l’aide de camp comprit qu’il était indiscret et
rentra dans sa tente.
Il supposait que le général voulait faire
incognito dans son camp une de ces revues de
vigilance que tout capitaine expérimenté ne
manque jamais de faire à la veille d’un
engagement décisif, il s’expliquait en ce cas la
présence d’Athos, comme un inférieur s’explique
tout ce qui est mystérieux de la part du chef,
Athos pouvait être, et même aux yeux de Digby
devait être un espion dont les renseignements
allaient éclairer le général.
Au bout de dix minutes de marche à peu près
parmi les tentes et les postes, plus serrés aux
environs du quartier général, Monck s’engagea
sur une petite chaussée qui divergeait en trois
branches. Celle de gauche conduisait à la rivière,
celle du milieu à l’abbaye de Newcastle sur le
marais, celle de droite traversait les premières
lignes du camp de Monck, c’est-à-dire les lignes
les plus rapprochées de l’armée de Lambert. Au-
delà de la rivière était un poste avancé

437
appartenant à l’armée de Monck et qui surveillait
l’ennemi ; il était composé de cent cinquante
Écossais. Ils avaient passé la Tweed à la nage en
donnant l’alarme ; mais comme il n’y avait pas
de pont en cet endroit, et que les soldats de
Lambert n’étaient pas aussi prompts à se mettre à
l’eau que les soldats de Monck, celui-ci ne
paraissait pas avoir de grandes inquiétudes de ce
côté.
En deçà de la rivière, à cinq cents pas à peu
près de la vieille abbaye, les pêcheurs avaient
leur domicile au milieu d’une fourmilière de
petites tentes élevées par les soldats des clans
voisins, qui avaient avec eux leurs femmes et
leurs enfants.
Tout ce pêle-mêle aux rayons de la lune offrait
un coup d’œil saisissant ; la pénombre
ennoblissait chaque détail, et la lumière, cette
flatteuse qui ne s’attache qu’au côté poli des
choses, sollicitait sur chaque mousquet rouillé le
point encore intact, sur tout haillon de toile, la
partie la plus blanche et la moins souillée.
Monck arriva donc avec Athos, traversant ce

438
paysage sombre éclairé d’une double lueur, la
lueur argentée de la lune, la lueur rougeâtre des
feux mourants au carrefour des trois chaussées.
Là il s’arrêta, et s’adressant à son compagnon :
– Monsieur, lui dit-il, reconnaîtrez-vous votre
chemin ?
– Général, si je ne me trompe, la chaussée du
milieu conduit droit à l’abbaye.
– C’est cela même ; mais nous aurions besoin
de lumière pour nous guider dans le souterrain.
Monck se retourna.
– Ah ! Digby nous a suivis, à ce qu’il paraît,
dit-il ; tant mieux, il va nous procurer ce qu’il
nous faut.
– Oui, général, il y a effectivement là-bas un
homme qui depuis quelque temps marche derrière
nous.
– Digby ! cria Monck, Digby ! venez, je vous
prie.
Mais, au lieu d’obéir, l’ombre fit un
mouvement de surprise, et, reculant au lieu
d’avancer, elle se courba et disparut le long de la

439
jetée de gauche, se dirigeant vers le logement qui
avait été donné aux pêcheurs.
– Il paraît que ce n’était pas Digby, dit Monck.
Tous deux avaient suivi l’ombre qui s’était
évanouie ; mais ce n’est pas chose assez rare
qu’un homme rôdant à onze heures du soir dans
un camp où sont couchés dix à douze mille
hommes pour qu’Athos et Monck s’inquiétassent
de cette disparition.
– En attendant, comme il nous faut un falot,
une lanterne, une torche quelconque pour voir où
mettre nos pieds, cherchons ce falot, dit Monck.
– Général, le premier soldat venu nous
éclairera.
– Non, dit Monck, pour voir s’il n’y aurait pas
quelque connivence entre le comte de La Fère et
les pêcheurs ; non, j’aimerais mieux quelqu’un de
ces matelots français qui sont venus ce soir me
vendre du poisson. Ils partent demain, et le secret
sera mieux gardé par eux. Tandis que si le bruit
se répand dans l’armée écossaise que l’on trouve
des trésors dans l’abbaye de Newcastle, mes

440
highlanders croiront qu’il y a un million sous
chaque dalle, et ils ne laisseront pas pierre sur
pierre dans le bâtiment.
– Faites comme vous voudrez, général,
répondit Athos d’un ton de voix si naturel, qu’il
était évident que, soldat ou pêcheur, tout lui était
égal et qu’il n’éprouvait aucune préférence.
Monck s’approcha de la chaussée, derrière
laquelle avait disparu celui que le général avait
pris pour Digby, et rencontra une patrouille qui,
faisant le tour des tentes, se dirigeait vers le
quartier général ; il fut arrêté avec son
compagnon, donna le mot de passe et poursuivit
son chemin.
Un soldat, réveillé par le bruit, se souleva dans
son plaid pour voir ce qui se passait.
– Demandez-lui, dit Monck à Athos, où sont
les pêcheurs ; si je lui faisais cette question, il me
reconnaîtrait.
Athos s’approcha du soldat, lequel lui indiqua
la tente ; aussitôt Monck et Athos se dirigèrent de
ce côté.

441
Il sembla au général qu’au moment où il
s’approchait une ombre, pareille à celle qu’il
avait déjà vue, se glissait dans cette tente ; mais
en s’approchant, il reconnut qu’il devait s’être
trompé, car tout le monde dormait pêle-mêle, et
l’on ne voyait que jambes et que bras entrelacés.
Athos, craignant qu’on ne le soupçonnât de
connivence avec quelqu’un de ses compatriotes,
resta en dehors de la tente.
– Holà ! dit Monck en français, qu’on s’éveille
ici.
Deux ou trois dormeurs se soulevèrent.
– J’ai besoin d’un homme pour m’éclairer,
continua Monck.
Tout le monde fit un mouvement, les uns se
soulevant, les autres se levant tout à fait. Le chef
s’était levé le premier.
– Votre Honneur peut compter sur nous, dit-il
d’une voix qui fit tressaillir Athos. Où s’agit-il
d’aller ?
– Vous le verrez. Un falot ! Allons, vite !

442
– Oui, Votre Honneur. Plaît-il à Votre
Honneur que ce soit moi qui l’accompagne ?
– Toi ou un autre, peu m’importe, pourvu que
quelqu’un m’éclaire.
« C’est étrange, pensa Athos, quelle voix
singulière a ce pêcheur ! »
– Du feu, vous autres ! cria le pêcheur ; allons
dépêchons !
Puis tout bas, s’adressant à celui de ses
compagnons qui était le plus près de lui :
– Éclaire, toi, Menneville, dit-il, et tiens-toi
prêt à tout.
Un des pêcheurs fit jaillir du feu d’une pierre,
embrasa un morceau d’amadou, et à l’aide d’une
allumette éclaira une lanterne.
La lumière envahit aussitôt la tente.
– Êtes-vous prêt, monsieur ? dit Monck à
Athos, qui se détournait pour ne pas exposer son
visage à la clarté.
– Oui, général, répliqua-t-il.
– Ah ! le gentilhomme français ! fit tout bas le

443
chef des pêcheurs. Peste ! j’ai eu bonne idée de te
charger de la commission, Menneville, il n’aurait
qu’à me reconnaître, moi. Éclaire, éclaire !
Ce dialogue fut prononcé au fond de la tente,
et si bas que Monck n’en put entendre une
syllabe ; il causait d’ailleurs avec Athos.
Menneville s’apprêtait pendant ce temps-là, ou
plutôt recevait les ordres de son chef.
– Eh bien ? dit Monck.
– Me voici, mon général, dit le pêcheur.
Monck, Athos et le pêcheur quittèrent la tente.
« C’était impossible, pensa Athos. Quelle
rêverie avais-je donc été me mettre dans la
cervelle ! »
– Va devant, suis la chaussée du milieu et
allonge les jambes, dit Monck au pêcheur.
Ils n’étaient pas à vingt pas, que la même
ombre qui avait paru rentrer dans la tente sortait,
rampait jusqu’aux pilotis, et, protégée par cette
espèce de parapet posé aux alentours de la
chaussée, observait curieusement la marche du
général.

444
Tous trois disparurent dans la brume. Ils
marchaient vers Newcastle, dont on apercevait
déjà les pierres blanches comme des sépulcres.
Après une station de quelques secondes sous
le porche, ils pénétrèrent dans l’intérieur. La
porte était brisée à coups de hache. Un poste de
quatre hommes dormait en sûreté dans un
enfoncement, tant on avait la certitude que
l’attaque ne pouvait avoir lieu de ce côté.
– Ces hommes ne vous gêneront point ? dit
Monck à Athos.
– Au contraire, monsieur, ils aideront à rouler
les barils, si Votre Honneur le permet.
– Vous avez raison.
Le poste, tout endormi qu’il était, se réveilla
cependant aux premiers pas des deux visiteurs au
milieu des ronces et des herbes qui envahissaient
le porche. Monck donna le mot de passe et
pénétra dans l’intérieur du couvent, précédé
toujours de son falot. Il marchait le dernier,
surveillant jusqu’au moindre mouvement
d’Athos, son dirk tout nu dans sa manche, et prêt

445
à le plonger dans les reins du gentilhomme au
premier geste suspect qu’il verrait faire à celui-ci.
Mais Athos d’un pas ferme et sûr traversa les
salles et les cours.
Plus une porte, plus une fenêtre dans ce
bâtiment. Les portes avaient été brûlées,
quelques-unes sur place, et les charbons en
étaient dentelés encore par l’action du feu, qui
s’était éteint tout seul, impuissant sans doute à
mordre jusqu’au bout ces massives jointures de
chêne assemblées par des clous de fer. Quant aux
fenêtres, toutes les vitres ayant été brisées, on
voyait s’enfuir par les trous des oiseaux de
ténèbres que la lueur du falot effarouchait. En
même temps des chauves-souris gigantesques se
mirent à tracer autour des deux importuns leurs
vastes cercles silencieux, tandis qu’à la lumière
projetée sur les hautes parois de pierre on voyait
trembloter leur ombre. Ce spectacle était
rassurant pour des raisonneurs. Monck conclut
qu’il n’y avait aucun homme dans le couvent,
puisque les farouches bêtes y étaient encore et
s’envolaient à son approche.

446
Après avoir franchi les décombres et arraché
plus d’un lierre qui s’était posé comme gardien
de la solitude, Athos arriva aux caveaux situés
sous la grande salle, mais dont l’entrée donnait
dans la chapelle. Là il s’arrêta.
– Nous y voilà, général, dit-il.
– Voici donc la dalle ?
– Oui.
– En effet, je reconnais l’anneau ; mais
l’anneau est scellé à plat.
– Il nous faudrait un levier.
– C’est chose facile à se procurer.
En regardant autour d’eux, Athos et Monck
aperçurent un petit frêne de trois pouces de
diamètre qui avait poussé dans un angle du mur,
montant jusqu’à une fenêtre que ses branches
avaient aveuglée.
– As-tu un couteau ? dit Monck au pêcheur.
– Oui, monsieur.
– Coupe cet arbre, alors.
Le pêcheur obéit, mais non sans que son

447
coutelas en fût ébréché. Lorsque le frêne fut
arraché, façonné en forme de levier, les trois
hommes pénétrèrent dans le souterrain.
– Arrête-toi là, dit Monck au pêcheur en lui
désignant un coin du caveau ; nous avons de la
poudre à déterrer, et ton falot serait dangereux.
L’homme se recula avec une sorte de terreur et
garda fidèlement le poste qu’on lui avait assigné,
tandis que Monck et Athos tournaient derrière
une colonne au pied de laquelle, par un soupirail,
pénétrait un rayon de lune reflété précisément par
la pierre que le comte de La Fère venait chercher
de si loin.
– Nous y voici, dit Athos en montrant au
général l’inscription latine.
– Oui, dit Monck.
Puis, comme il voulait encore laisser au
Français un moyen évasif :
– Ne remarquez-vous pas, continua-t-il, que
l’on a déjà pénétré dans ce caveau, et que
plusieurs statues ont été brisées ?
– Milord, vous avez sans doute entendu dire

448
que le respect religieux de vos Écossais aime à
donner en garde aux statues des morts les objets
précieux qu’ils ont pu posséder pendant leur vie.
Ainsi les soldats ont dû penser que sous le
piédestal des statues qui ornaient la plupart de ces
tombes un trésor était enfoui ; ils ont donc brisé
piédestal et statue. Mais la tombe du vénérable
chanoine à qui nous avons affaire ne se distingue
par aucun monument ; elle est simple, puis elle a
été protégée par la crainte superstitieuse que vos
puritains ont toujours eue du sacrilège ; pas un
morceau de cette tombe n’a été écaillé.
– C’est vrai, dit Monck.
Athos saisit le levier.
– Voulez-vous que je vous aide ? dit Monck.
– Merci, milord, je ne veux pas que Votre
Honneur mette la main à une œuvre dont peut-
être elle ne voudrait pas prendre la responsabilité
si elle en connaissait les conséquences probables.
Monck leva la tête.
– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda-
t-il.

449
– Je veux dire... Mais cet homme...
– Attendez, dit Monck, je comprends ce que
vous craignez et vais faire une épreuve.
Monck se retourna vers le pêcheur, dont on
apercevait la silhouette éclairée par le falot.
– Come here, friend1, dit-il avec le ton du
commandement.
Le pêcheur ne bougea pas.
– C’est bien, continua-t-il, il ne sait pas
l’anglais. Parlez-moi donc anglais, s’il vous plaît,
monsieur.
– Milord, répondit Athos, j’ai souvent vu des
hommes, dans certaines circonstances, avoir sur
eux-mêmes cette puissance de ne point répondre
à une question faite dans une langue qu’ils
comprennent. Le pêcheur est peut-être plus
savant que nous le croyons. Veuillez le
congédier, milord, je vous prie.

1
« Viens ici, mon ami. »

450
« Décidément, pensa Monck, il désire me tenir
seul dans ce caveau. N’importe, allons jusqu’au
bout, un homme vaut un homme, et nous sommes
seuls... »
– Mon ami, dit Monck au pêcheur, remonte
cet escalier que nous venons de descendre, et
veille à ce que personne ne nous vienne troubler.
Le pêcheur fit un mouvement pour obéir.
– Laisse ton falot, dit Monck, il trahirait ta
présence et pourrait te valoir quelque coup de
mousquet effarouché.
Le pêcheur parut apprécier le conseil, déposa
le falot à terre et disparut sous la voûte de
l’escalier.
Monck alla prendre le falot, qu’il apporta au
pied de la colonne.
– Ah çà ! dit-il, c’est bien de l’argent qui est
caché dans cette tombe ?
– Oui, milord, et dans cinq minutes vous n’en
douterez plus.
En même temps, Athos frappait un coup
violent sur le plâtre, qui se fendait en présentant

451
une gerçure au bec du levier. Athos introduisit la
pince dans cette gerçure, et bientôt des morceaux
tout entiers de plâtre cédèrent, se soulevant
comme des dalles arrondies. Alors le comte de La
Fère saisit les pierres et les écarta avec des
ébranlements dont on n’aurait pas cru capables
des mains aussi délicates que les siennes.
– Milord, dit Athos, voici bien la maçonnerie
dont j’ai parlé à Votre Honneur.
– Oui, mais je ne vois pas encore les barils, dit
Monck.
– Si j’avais un poignard, dit Athos en
regardant autour de lui, vous les verriez bientôt,
monsieur. Malheureusement, j’ai oublié le mien
dans la tente de Votre Honneur.
– Je vous offrirais bien le mien, dit Monck,
mais la lame me semble trop frêle pour la
besogne à laquelle vous la destinez.
Athos parut chercher autour de lui un objet
quelconque qui pût remplacer l’arme qu’il
désirait.
Monck ne perdait pas un des mouvements de

452
ses mains, une des expressions de ses yeux.
– Que ne demandez-vous le coutelas du
pêcheur ? dit Monck. Il avait un coutelas.
– Ah ! c’est juste, dit Athos, puisqu’il s’en est
servi pour couper cet arbre.
Et il s’avança vers l’escalier.
– Mon ami, dit-il au pêcheur, jetez-moi votre
coutelas, je vous prie, j’en ai besoin.
Le bruit de l’arme retentit sur les marches.
– Prenez, dit Monck, c’est un instrument
solide, à ce que j’ai vu, et dont une main ferme
peut tirer bon parti.
Athos ne parut accorder aux paroles de Monck
que le sens naturel et simple sous lequel elles
devaient être entendues et comprises. Il ne
remarqua pas non plus, ou du moins il ne parut
pas remarquer, que, lorsqu’il revint à Monck,
Monck s’écarta en portant la main gauche à la
crosse de son pistolet ; de la droite il tenait déjà
son dirk. Il se mit donc à l’œuvre, tournant le dos
à Monck et lui livrant sa vie sans défense
possible. Alors il frappa pendant quelques

453
secondes si adroitement et si nettement sur le
plâtre intermédiaire, qu’il le sépara en deux
parties, et que Monck alors put voir deux barils
placés bout à bout et que leur poids maintenait
immobiles dans leur enveloppe crayeuse.
– Milord, dit Athos, vous voyez que mes
pressentiments ne m’avaient point trompé.
– Oui, monsieur, dit Monck, et j’ai tout lieu de
croire que vous êtes satisfait, n’est-ce pas ?
– Sans doute ; la perte de cet argent m’eût été
on ne peut plus sensible ; mais j’étais certain que
Dieu, qui protège la bonne cause, n’aurait pas
permis que l’on détournât cet or qui doit la faire
triompher.
– Vous êtes, sur mon honneur, aussi
mystérieux en paroles qu’en actions, monsieur,
dit Monck. Tout à l’heure, je vous ai peu
compris, quand vous m’avez dit que vous ne
vouliez pas déverser sur moi la responsabilité de
l’œuvre que nous accomplissons.
– J’avais raison de dire cela, milord.
– Et voilà maintenant que vous me parlez de la

454
bonne cause. Qu’entendez-vous pas ces mots, la
bonne cause ? Nous défendons en ce moment en
Angleterre cinq ou six causes, ce qui n’empêche
pas chacun de regarder la sienne non seulement
comme la bonne, mais encore comme la
meilleure. Quelle est la vôtre, monsieur ? Parlez
hardiment, que nous voyions si sur ce point,
auquel vous paraissez attacher une grande
importance, nous sommes du même avis.

Athos fixa sur Monck un de ces regards


profonds qui semblent porter à celui qu’on
regarde ainsi le défi de cacher une seule de ses
pensées ; puis, levant son chapeau, il commença
d’une voix solennelle, tandis que son
interlocuteur, une main sur le visage, laissait cette
main longue et nerveuse enserrer sa moustache et
sa barbe, en même temps que son œil vague et
mélancolique errait dans les profondeurs du
souterrain.

455
26

Le cœur et l’esprit

– Milord, dit le comte de La Fère, vous êtes un


noble Anglais, vous êtes un homme loyal, vous
parlez à un noble Français, à un homme de cœur.
Cet or, contenu dans les deux barils que voici, je
vous ai dit qu’il était à moi, j’ai eu tort ; c’est le
premier mensonge que j’aie fait de ma vie,
mensonge momentané, il est vrai : cet or, c’est le
bien du roi Charles II, exilé de sa patrie, chassé
de son palais, orphelin à la fois de son père et de
son trône, et privé de tout, même du triste
bonheur de baiser à genoux la pierre sur laquelle
la main de ses meurtriers a écrit cette simple
épitaphe qui criera éternellement vengeance
contre eux : « Ci-gît le roi Charles Ier.1 »

1
Voir Vingt ans après, chap. 72.

456
Monck pâlit légèrement, et un imperceptible
frisson rida sa peau et hérissa sa moustache grise.
– Moi, continua Athos, moi, le comte de La
Fère, le seul, le dernier fidèle qui reste au pauvre
prince abandonné, je lui ai offert de venir trouver
l’homme duquel dépend aujourd’hui le sort de la
royauté en Angleterre, et je suis venu, et je me
suis placé sous le regard de cet homme, et je me
suis mis nu et désarmé dans ses mains en lui
disant : « Milord, ici est la dernière ressource
d’un prince que Dieu fit votre maître, que sa
naissance fit votre roi ; de vous, de vous seul
dépendent sa vie et son avenir. Voulez-vous
employer cet argent à consoler l’Angleterre des
maux qu’elle a dû souffrir pendant l’anarchie,
c’est-à-dire voulez-vous aider, ou, sinon aider, du
moins laisser faire le roi Charles II ? Vous êtes le
maître, vous êtes le roi, maître et roi tout-
puissant, car le hasard défait parfois l’œuvre du
temps et de Dieu. Je suis avec vous seul, milord ;
si le succès vous effraie étant partagé, si ma
complicité vous pèse, vous êtes armé, milord, et
voici une tombe toute creusée ; si, au contraire,
l’enthousiasme de votre cause vous enivre, si

457
vous êtes ce que vous paraissez être, si votre
main, dans ce qu’elle entreprend, obéit à votre
esprit, et votre esprit à votre cœur, voici le moyen
de perdre à jamais la cause de votre ennemi
Charles Stuart ; tuez encore l’homme que vous
avez devant les yeux, car cet homme ne
retournera pas vers celui qui l’a envoyé sans lui
rapporter le dépôt que lui confia Charles Ier, son
père, et gardez l’or qui pourrait servir à entretenir
la guerre civile. Hélas ! milord, c’est la condition
fatale de ce malheureux prince. Il faut qu’il
corrompe ou qu’il tue ; car tout lui résiste, tout le
repousse, tout lui est hostile, et cependant il est
marqué du sceau divin, et il faut, pour ne pas
mentir à son sang, qu’il remonte sur le trône ou
qu’il meure sur le sol sacré de la patrie.
« Milord, vous m’avez entendu. À tout autre
qu’à l’homme illustre qui m’écoute, j’eusse dit :
“Milord, vous êtes pauvre ; milord, le roi vous
offre ce million comme arrhes d’un immense
marché ; prenez-le et servez Charles II comme
j’ai servi Charles Ier, et je suis sûr que Dieu, qui
nous écoute, qui nous voit, qui lit seul dans votre
cœur fermé à tous les regards humains ; je suis

458
sûr que Dieu vous donnera une heureuse vie
éternelle après une heureuse mort.” Mais au
général Monck, à l’homme illustre dont je crois
avoir mesuré la hauteur, je dis : “Milord, il y a
pour vous dans l’histoire des peuples et des rois
une place brillante, une gloire immortelle,
impérissable, si seul, sans autre intérêt que le bien
de votre pays et l’intérêt de la justice, vous
devenez le soutien de votre roi. Beaucoup
d’autres ont été des conquérants et des
usurpateurs glorieux. Vous, milord, vous vous
serez contenté d’être le plus vertueux, le plus
probe et le plus intègre des hommes ; vous aurez
tenu une couronne dans votre main, et, au lieu de
l’ajuster à votre front, vous l’aurez déposée sur la
tête de celui pour lequel elle avait été faite. Oh !
milord, agissez ainsi, et vous léguerez à la
postérité le plus envié des noms qu’aucune
créature humaine puisse s’enorgueillir de porter.”
Athos s’arrêta. Pendant tout le temps que le
noble gentilhomme avait parlé, Monck n’avait
pas donné un signe d’approbation ni
d’improbation ; à peine même si, durant cette
véhémente allocution, ses yeux s’étaient animés

459
de ce feu qui indique l’intelligence. Le comte de
La Fère le regarda tristement et, voyant ce visage
morne, sentit le découragement pénétrer jusqu’à
son cœur. Enfin Monck parut s’animer, et,
rompant le silence :
– Monsieur, dit-il d’une voix douce et grave,
je vais, pour vous répondre, me servir de vos
propres paroles. À tout autre qu’à vous, je
répondrais par l’expulsion, la prison ou pis
encore. Car enfin, vous me tentez et vous me
violentez à la fois. Mais vous êtes un de ces
hommes, monsieur, à qui l’on ne peut refuser
l’attention et les égards qu’ils méritent : vous êtes
un brave gentilhomme, monsieur, je le dis et je
m’y connais. Tout à l’heure, vous m’avez parlé
d’un dépôt que le feu roi transmit pour son fils :
n’êtes-vous donc pas un de ces Français qui, je
l’ai ouï dire, ont voulu enlever Charles à White
Hall ?
– Oui, milord, c’est moi qui me trouvais sous
l’échafaud pendant l’exécution ; moi qui, n’ayant
pu le racheter, reçus sur mon front le sang du roi
martyr ; je reçus en même temps la dernière

460
parole de Charles Ier, c’est à moi qu’il a dit
« Remember ! » et en me disant « Souviens-
toi ! » il faisait allusion à cet argent qui est à vos
pieds, milord.
– J’ai beaucoup entendu parler de vous,
monsieur, dit Monck, mais je suis heureux de
vous avoir apprécié tout d’abord par ma propre
inspiration et non par mes souvenirs. Je vous
donnerai donc des explications que je n’ai
données à personne, et vous apprécierez quelle
distinction je fais entre vous et les personnes qui
m’ont été envoyées jusqu’ici.
Athos s’inclina, s’apprêtant à absorber
avidement les paroles qui tombaient une à une de
la bouche de Monck, ces paroles rares et
précieuses comme la rosée dans le désert.
– Vous me parliez, dit Monck, du roi
Charles II ; mais je vous prie, monsieur, dites-
moi, que m’importe à moi, ce fantôme de roi ?
J’ai vieilli dans la guerre et dans la politique, qui
sont aujourd’hui liées si étroitement ensemble,
que tout homme d’épée doit combattre en vertu
de son droit ou de son ambition, avec un intérêt

461
personnel, et non aveuglément derrière un
officier, comme dans les guerres ordinaires. Moi,
je ne désire rien peut-être mais je crains
beaucoup. Dans la guerre aujourd’hui réside la
liberté de l’Angleterre, et peut-être celle de
chaque Anglais. Pourquoi voulez-vous que, libre
dans la position que je me suis faite, j’aille tendre
la main aux fers d’un étranger ? Charles n’est que
cela pour moi. Il a livré ici des combats1 qu’il a
perdus, c’est donc un mauvais capitaine ; il n’a
réussi dans aucune négociation, c’est donc un
mauvais diplomate ; il a colporté sa misère dans
toutes les cours de l’Europe, c’est donc un cœur
faible et pusillanime. Rien de noble, rien de
grand, rien de fort n’est sorti encore de ce génie
qui aspire à gouverner un des plus grands
royaumes de la terre. Donc, je ne connais ce
Charles que sous de mauvais aspects, et vous
voudriez que moi, homme de bon sens, j’allasse
me faire gratuitement l’esclave d’une créature qui
m’est inférieure en capacité militaire, en politique
et en dignité ? Non, monsieur ; quand quelque

1
Batailles de Dunbar et de Worcester. Voir chapitre 9.

462
grande et noble action m’aura appris à apprécier
Charles, je reconnaîtrai peut-être ses droits à un
trône dont nous avons renversé le père, parce
qu’il manquait des vertus qui jusqu’ici manquent
au fils ; mais jusqu’ici, en fait de droits, je ne
reconnais que les miens : la révolution m’a fait
général, mon épée me fera protecteur si je veux.
Que Charles se montre, qu’il se présente, qu’il
subisse le concours ouvert au génie, et surtout
qu’il se souvienne qu’il est d’une race à laquelle
on demandera plus qu’à toute autre. Ainsi,
monsieur, n’en parlons plus, je ne refuse ni
n’accepte : je me réserve, j’attends.

Athos savait Monck trop bien informé de tout


ce qui avait rapport à Charles II pour pousser plus
loin la discussion. Ce n’était ni l’heure ni le lieu.
– Milord, dit-il, je n’ai donc plus qu’à vous
remercier.
– Et de quoi, monsieur ? de ce que vous
m’avez bien jugé et de ce que j’ai agi d’après
votre jugement ? Oh ! vraiment, est-ce la peine ?
Cet or que vous allez porter au roi Charles va me

463
servir d’épreuve pour lui : en voyant ce qu’il en
saura faire, je prendrai sans doute une opinion
que je n’ai pas.
– Cependant Votre Honneur ne craint-elle pas
de se compromettre en laissant partir une somme
destinée à servir les armes de son ennemi ?
– Mon ennemi, dites-vous ? Eh ! monsieur, je
n’ai pas d’ennemis, moi. Je suis au service du
Parlement, qui m’ordonne de combattre le
général Lambert et le roi Charles, ses ennemis à
lui et non les miens ; je combats donc. Si le
Parlement, au contraire, m’ordonnait de faire
pavoiser le port de Londres, de faire assembler
les soldats sur le rivage, de recevoir le roi
Charles II...
– Vous obéiriez ? s’écria Athos avec joie.
– Pardonnez-moi, dit Monck en souriant,
j’allais, moi, une tête grise... en vérité, où avais-je
l’esprit ? j’allais, moi, dire une folie de jeune
homme.
– Alors, vous n’obéiriez pas ? dit Athos.
– Je ne dis pas cela non plus, monsieur. Avant

464
tout, le salut de ma patrie. Dieu, qui a bien voulu
me donner la force, a voulu sans doute que
j’eusse cette force pour le bien de tous, et il m’a
donné en même temps le discernement. Si le
Parlement m’ordonnait une chose pareille, je
réfléchirais.
Athos s’assombrit.
– Allons, dit-il, je le vois, décidément Votre
Honneur n’est point disposée à favoriser le roi
Charles II.
– Vous me questionnez toujours, monsieur le
comte ; à mon tour, s’il vous plaît.
– Faites, monsieur, et puisse Dieu vous
inspirer l’idée de me répondre aussi franchement
que je vous répondrai !
– Quand vous aurez rapporté ce million à
votre prince, quel conseil lui donnerez-vous ?
Athos fixa sur Monck un regard fier et résolu.
– Milord, dit-il, avec ce million que d’autres
emploieraient à négocier peut-être, je veux
conseiller au roi de lever deux régiments, d’entrer
par l’Écosse que vous venez de pacifier ; de

465
donner au peuple des franchises que la révolution
lui avait promises et n’a pas tout à fait tenues. Je
lui conseillerai de commander en personne cette
petite armée, qui se grossirait, croyez-le bien, de
se faire tuer le drapeau à la main et l’épée au
fourreau, en disant : « Anglais ! voilà le troisième
roi de ma race que vous tuez : prenez garde à la
justice de Dieu1 ! »
Monck baissa la tête et rêva un instant.
– S’il réussissait, dit-il, ce qui est
invraisemblable, mais non pas impossible, car
tout est possible en ce monde, que lui
conseilleriez-vous ?
– De penser que par la volonté de Dieu il a
perdu sa couronne, mais que par la bonne volonté
des hommes il l’a recouvrée.
Un sourire ironique passa sur les lèvres de
Monck.
– Malheureusement, monsieur, dit-il, les rois
ne savent pas suivre un bon conseil.

1
Athos fait allusion aux deux Stuart qui ont déjà péri sur
l’échafaud : Marie Stuart et son petit-fils Charles Ier.

466
– Ah ! milord, Charles II n’est pas un roi,
répliqua Athos en souriant à son tour, mais avec
une tout autre expression que n’avait fait Monck.
– Voyons, abrégeons, monsieur le comte...
C’est votre désir, n’est-il pas vrai ?
Athos s’inclina.
– Je vais donner l’ordre qu’on transporte où il
vous plaira ces deux barils. Où demeurez-vous,
monsieur ?
– Dans un petit bourg, à l’embouchure de la
rivière, Votre Honneur.
– Oh ! je connais ce bourg, il se compose de
cinq ou six maisons, n’est-ce pas ?
– C’est cela. Eh bien ! j’habite la première ;
deux faiseurs de filets l’occupent avec moi ; c’est
leur barque qui m’a mis à terre.
– Mais votre bâtiment à vous, monsieur ?
– Mon bâtiment est à l’ancre à un quart de
mille en mer et m’attend.
– Vous ne comptez cependant point partir tout
de suite ?

467
– Milord, j’essaierai encore une fois de
convaincre Votre Honneur.
– Vous n’y parviendrez pas, répliqua Monck ;
mais il importe que vous quittiez Newcastle sans
y laisser de votre passage le moindre soupçon qui
puisse nuire à vous ou à moi. Demain, mes
officiers pensent que Lambert m’attaquera. Moi,
je garantis, au contraire, qu’il ne bougera point ;
c’est à mes yeux impossible. Lambert conduit
une armée sans principes homogènes, et il n’y a
pas d’armée possible avec de pareils éléments.
Moi, j’ai instruit mes soldats à subordonner mon
autorité à une autorité supérieure, ce qui fait
qu’après moi, autour de moi, au-dessus de moi,
ils tentent encore quelque chose. Il en résulte que,
moi mort, ce qui peut arriver, mon armée ne se
démoralisera pas tout de suite ; il en résulte que,
s’il me plaisait de m’absenter, par exemple,
comme cela me plaît quelquefois, il n’y aurait pas
dans mon camp l’ombre d’une inquiétude ou
d’un désordre. Je suis l’aimant, la force
sympathique et naturelle des Anglais. Tous ces
fers éparpillés qu’on enverra contre moi, je les
attirerai à moi. Lambert commande en ce moment

468
dix-huit mille déserteurs ; mais je n’ai point parlé
de cela à mes officiers, vous le sentez bien. Rien
n’est plus utile à une armée que le sentiment
d’une bataille prochaine : tout le monde demeure
éveillé, tout le monde se garde. Je vous dis cela à
vous pour que vous viviez en toute sécurité. Ne
vous hâtez donc pas de repasser la mer : d’ici à
huit jours, il y aura quelque chose de nouveau,
soit la bataille, soit l’accommodement. Alors,
comme vous m’avez jugé honnête homme et
confié votre secret, et que j’ai à vous remercier de
cette confiance, j’irai vous faire visite ou vous
manderai. Ne partez donc pas avant mon avis, je
vous en réitère l’invitation.
– Je vous le promets, général, s’écria Athos,
transporté d’une joie si grande que, malgré toute
sa circonspection, il ne put s’empêcher de laisser
jaillir une étincelle de ses yeux.
Monck surprit cette flamme et l’éteignit
aussitôt par un de ces muets sourires qui
rompaient toujours chez ses interlocuteurs le
chemin qu’ils croyaient avoir fait dans son esprit.
– Ainsi, milord, dit Athos, c’est huit jours que

469
vous me fixez pour délai ?
– Huit jours, oui, monsieur.
– Et pendant ces huit jours, que ferai-je ?
– S’il y a bataille, tenez-vous loin, je vous
prie. Je sais les Français curieux de ces sortes de
divertissements ; vous voudriez voir comment
nous nous battons, et vous pourriez recueillir
quelque balle égarée ; nos Écossais tirent fort
mal, et je ne veux pas qu’un digne gentilhomme
tel que vous regagne, blessé, la terre de France. Je
ne veux pas enfin être obligé de renvoyer moi-
même à votre prince son million laissé par vous ;
car alors on dirait, et cela avec quelque raison,
que je paie le prétendant pour qu’il guerroie
contre le Parlement. Allez donc, monsieur, et
qu’il soit fait entre nous comme il est convenu.
– Ah ! milord, dit Athos, quelle joie ce serait
pour moi d’avoir pénétré le premier dans le noble
cœur qui bat sous ce manteau.
– Vous croyez donc décidément que j’ai des
secrets, dit Monck sans changer l’expression
demi-enjouée de son visage. Eh ! monsieur, quel

470
secret voulez-vous donc qu’il y ait dans la tête
creuse d’un soldat ? Mais il se fait tard, et voici
notre falot qui s’éteint, rappelons notre homme.
Holà ! cria Monck en français ; et s’approchant
de l’escalier : Holà ! pêcheur !
Le pêcheur, engourdi par la fraîcheur de la
nuit, répondit d’une voix enrouée en demandant
quelle chose on lui voulait.
– Va jusqu’au poste, dit Monck, et ordonne au
sergent, de la part du général Monck, de venir ici
sur-le-champ.
C’était une commission facile à remplir, car le
sergent, intrigué de la présence du général en
cette abbaye déserte, s’était approché peu à peu,
et n’était qu’à quelques pas du pêcheur.
L’ordre du général parvint donc directement
jusqu’à lui, et il accourut.
– Prends un cheval et deux hommes, dit
Monck.
– Un cheval et deux hommes ? répéta le
sergent.
– Oui, reprit Monck. As-tu un moyen de te

471
procurer un cheval avec un bât ou des paniers ?
– Sans doute, à cent pas d’ici, au camp des
Écossais.
– Bien.
– Que ferai-je du cheval, général ?
– Regarde.
Le sergent descendit les trois ou quatre
marches qui le séparaient de Monck et apparut
sous la voûte.
– Tu vois, lui dit Monck, là-bas où est ce
gentilhomme ?
– Oui, mon général.
– Tu vois ces deux barils ?
– Parfaitement.
– Ce sont deux barils contenant, l’un de la
poudre, l’autre des balles ; je voudrais faire
transporter ces barils dans le petit bourg qui est
au bord de la rivière, et que je compte faire
occuper demain par deux cents mousquets. Tu
comprends que la commission est secrète, car
c’est un mouvement qui peut décider du gain de

472
la bataille.
– Oh ! mon général, murmura le sergent.
– Bien ! Fais donc attacher ces deux barils sur
le cheval, et qu’on les escorte, deux hommes et
toi, jusqu’à la maison de ce gentilhomme, qui est
mon ami ; mais tu comprends, que nul ne le
sache.
– Je passerais par le marais si je connaissais
un chemin, dit le sergent.
– J’en connais un, moi, dit Athos ; il n’est pas
large, mais il est solide, ayant été fait sur pilotis,
et, avec de la précaution, nous arriverons.
– Faites ce que ce cavalier vous ordonnera, dit
Monck.
– Oh ! oh ! les barils sont lourds, dit le
sergent, qui essaya d’en soulever un.
– Ils pèsent quatre cents livres chacun, s’ils
contiennent ce qu’ils doivent contenir, n’est-ce
pas, monsieur ?
– À peu près, dit Athos.
Le sergent alla chercher le cheval et les

473
hommes. Monck, resté seul avec Athos, affecta
de ne plus lui parler que de choses indifférentes,
tout en examinant distraitement le caveau. Puis,
entendant le pas du cheval :
– Je vous laisse avec vos hommes, monsieur,
dit-il, et retourne au camp. Vous êtes en sûreté.
– Je vous reverrai donc, milord ? demanda
Athos.
– C’est chose dite, monsieur, et avec grand
plaisir.
Monck tendit la main à Athos.
– Ah ! milord, si vous vouliez ! murmura
Athos.
– Chut ! monsieur, dit Monck, il est convenu
que nous ne parlerons plus de cela.
Et, saluant Athos, il remonta, croisant au
milieu de l’escalier ses hommes qui descendaient.
Il n’avait pas fait vingt pas hors de l’abbaye,
qu’un petit coup de sifflet lointain et prolongé se
fit entendre. Monck dressa l’oreille ; mais ne
voyant plus rien, il continua sa route. Alors, il se
souvint du pêcheur et le chercha des yeux, mais

474
le pêcheur avait disparu. S’il eût cependant
regardé avec plus d’attention qu’il ne le fit, il eût
vu cet homme courbé en deux, se glissant comme
un serpent le long des pierres et se perdant au
milieu de la brume, rasant la surface du marais ;
il eût vu également, essayant de percer cette
brume, un spectacle qui eût attiré son attention :
c’était la mâture de la barque du pêcheur qui
avait changé de place, et qui se trouvait alors au
plus près du bord de la rivière.
Mais Monck ne vit rien et, pensant n’avoir
rien à craindre, il s’engagea sur la chaussée
déserte qui conduisait à son camp. Ce fut alors
que cette disparition du pêcheur lui parut étrange,
et qu’un soupçon réel commença d’assiéger son
esprit. Il venait de mettre aux ordres d’Athos le
seul poste qui pût le protéger. Il avait un mille de
chaussée à traverser pour regagner son camp.
Le brouillard montait avec une telle intensité,
qu’à peine pouvait-on distinguer les objets à une
distance de dix pas.
Monck crut alors entendre comme le bruit
d’un aviron qui battait sourdement le marais à sa

475
droite.
– Qui va là ? cria-t-il.
Mais personne ne répondit. Alors il arma son
pistolet, mit l’épée à la main, et pressa le pas sans
cependant vouloir appeler personne. Cet appel,
dont l’urgence n’était pas absolue, lui paraissait
indigne de lui.

476
27

Le lendemain

Il était sept heures du matin : les premiers


rayons du jour éclairaient les étangs, dans
lesquels le soleil se reflétait comme un boulet
rougi, lorsque Athos, se réveillant et ouvrant la
fenêtre de sa chambre à coucher qui donnait sur
les bords de la rivière, aperçut à quinze pas de
distance à peu près le sergent et les hommes qui
l’avaient accompagné la veille, et qui, après avoir
déposé les barils chez lui, étaient retournés au
camp par la chaussée de droite.
Pourquoi, après être retournés au camp, ces
hommes étaient-ils revenus ? Voilà la question
qui se présenta soudainement à l’esprit d’Athos.
Le sergent, la tête haute, paraissait guetter le
moment où le gentilhomme paraîtrait pour
l’interpeller. Athos, surpris de retrouver là ceux

477
qu’il avait vus s’éloigner la veille, ne put
s’empêcher de leur témoigner son étonnement.
– Cela n’a rien de surprenant, monsieur, dit le
sergent, car hier le général m’a recommandé de
veiller à votre sûreté, et j’ai dû obéir à cet ordre.
– Le général est au camp ? demanda Athos.
– Sans doute, monsieur, puisque vous l’avez
quitté hier s’y rendant.
– Eh bien ! attendez-moi ; j’y vais aller pour
rendre compte de la fidélité avec laquelle vous
avez rempli votre mission et pour reprendre mon
épée, que j’oubliai hier sur la table.
– Cela tombe à merveille, dit le sergent, car
nous allions vous en prier.
Athos crut remarquer un certain air de
bonhomie équivoque sur le visage de ce sergent ;
mais l’aventure du souterrain pouvait avoir excité
la curiosité de cet homme, et il n’était pas
surprenant alors qu’il laissât voir sur son visage
un peu des sentiments qui agitaient son esprit.
Athos ferma donc soigneusement les portes, et
il en confia les clefs à Grimaud, lequel avait élu

478
son domicile sous l’appentis même qui conduisait
au cellier où les barils avaient été enfermés. Le
sergent escorta le comte de La Fère jusqu’au
camp. Là, une garde nouvelle attendait et relaya
les quatre hommes qui avaient conduit Athos.
Cette garde nouvelle était commandée par
l’aide de camp Digby, lequel, durant le trajet,
attacha sur Athos des regards si peu
encourageants, que le Français se demanda d’où
venaient à son endroit cette vigilance et cette
sévérité, quand la veille il avait été si
parfaitement libre.
Il n’en continua pas moins son chemin vers le
quartier général, renfermant en lui-même les
observations que le forçaient de faire les hommes
et les choses. Il trouva sous la tente du général où
il avait été introduit la veille trois officiers
supérieurs ; c’étaient le lieutenant de Monck et
deux colonels. Athos reconnut son épée ; elle
était encore sur la table du général, à la place où
il l’avait laissée la veille.
Aucun des officiers n’avait vu Athos, aucun
par conséquent ne le connaissait. Le lieutenant de

479
Monck demanda alors, à l’aspect d’Athos, si
c’était bien là le même gentilhomme avec lequel
le général était sorti de la tente.
– Oui, Votre Honneur, dit le sergent, c’est lui-
même.
– Mais, dit Athos avec hauteur, je ne le nie
pas, ce me semble ; et maintenant, messieurs, à
mon tour, permettez-moi de vous demander à
quoi bon toutes ces questions, et surtout quelques
explications sur le ton avec lequel vous les
demandez.
– Monsieur, dit le lieutenant, si nous vous
adressons ces questions, c’est que nous avons le
droit de les faire, et si nous vous les faisons avec
ce ton, c’est que ce ton convient, croyez-moi, à la
situation.
– Messieurs, dit Athos, vous ne savez pas qui
je suis, mais ce que je dois vous dire, c’est que je
ne reconnais ici pour mon égal que le général
Monck. Où est-il ? Qu’on me conduise devant
lui, et s’il a, lui, quelque question à m’adresser, je
lui répondrai, et à sa satisfaction, je l’espère. Je le
répète, messieurs, où est le général ?

480
– Eh mordieu ! vous le savez mieux que nous,
où il est, fit le lieutenant.
– Moi ?
– Certainement, vous.
– Monsieur, dit Athos, je ne vous comprends
pas.
– Vous m’allez comprendre, et vous-même
d’abord, parlez plus bas, monsieur. Que vous a
dit le général, hier ?
Athos sourit dédaigneusement.
– Il ne s’agit pas de sourire, s’écria un des
colonels avec emportement, il s’agit de répondre.
– Et moi, messieurs, je vous déclare que je ne
vous répondrai point que je ne sois en présence
du général.
– Mais, répéta le même colonel qui avait déjà
parlé, vous savez bien que vous demandez une
chose impossible.
– Voilà déjà deux fois que l’on fait cette
étrange réponse au désir que j’exprime, reprit
Athos. Le général est-il absent ?

481
La question d’Athos fut faite de si bonne foi,
et le gentilhomme avait l’air si naïvement surpris,
que les trois officiers échangèrent un regard. Le
lieutenant prit la parole par une espèce de
convention tacite des deux autres officiers.
– Monsieur, dit-il, le général vous a quitté hier
sur les limites du monastère ?
– Oui, monsieur.
– Et vous êtes allé... ?
– Ce n’est point à moi de vous répondre, c’est
à ceux qui m’ont accompagné. Ce sont vos
soldats, interrogez-les.
– Mais s’il nous plaît de vous interroger,
vous ?
– Alors il me plaira de vous répondre,
monsieur, que je ne relève de personne ici, que je
ne connais ici que le général, et que ce n’est qu’à
lui que je répondrai.
– Soit, monsieur, mais comme nous sommes
les maîtres, nous nous érigeons en conseil de
guerre, et quand vous serez devant des juges, il
faudra bien que vous leur répondiez.

482
La figure d’Athos n’exprima que l’étonnement
et le dédain, au lieu de la terreur qu’à cette
menace les officiers comptaient y lire.
– Des juges écossais ou anglais, à moi, sujet
du roi de France ; à moi, placé sous la sauvegarde
de l’honneur britannique ! Vous êtes fous,
messieurs ! dit Athos en haussant les épaules.
Les officiers se regardèrent.
– Alors, monsieur, dirent-ils, vous prétendez
ne pas savoir où est le général ?
– À ceci, je vous ai déjà répondu, monsieur.
– Oui ; mais vous avez déjà répondu une
chose incroyable.
– Elle est vraie cependant, messieurs. Les gens
de ma condition ne mentent point d’ordinaire. Je
suis gentilhomme, vous ai-je dit, et quand je porte
à mon côté l’épée que, par un excès de
délicatesse, j’ai laissée hier sur cette table où elle
est encore aujourd’hui, nul, croyez-le bien, ne me
dit des choses que je ne veux pas entendre.
Aujourd’hui, je suis désarmé ; si vous vous
prétendez mes juges, jugez-moi ; si vous n’êtes

483
que mes bourreaux, tuez-moi.
– Mais, monsieur ?... demanda d’une voix plus
courtoise le lieutenant, frappé de la grandeur et
du sang-froid d’Athos.
– Monsieur, j’étais venu parler
confidentiellement à votre général d’affaires
d’importance. Ce n’est point un accueil ordinaire
que celui qu’il m’a fait. Les rapports de vos
soldats peuvent vous en convaincre. Donc, s’il
m’accueillait ainsi, le général savait quels étaient
mes titres à l’estime. Maintenant vous ne
supposez pas, je présume, que je vous révélerai
mes secrets, et encore moins les siens.
– Mais enfin, ces barils, que contenaient-ils ?
– N’avez-vous point adressé cette question à
vos soldats ? Que vous ont-ils répondu ?
– Qu’ils contenaient de la poudre et du plomb.
– De qui tenaient-ils ces renseignements ? Ils
ont dû vous le dire.
– Du général ; mais nous ne sommes point
dupes.
– Prenez garde, monsieur, ce n’est plus à moi

484
que vous donnez un démenti, c’est à votre chef.
Les officiers se regardèrent encore. Athos
continua :
– Devant vos soldats, le général m’a dit
d’attendre huit jours ; que dans huit jours il me
donnerait la réponse qu’il avait à me faire. Me
suis-je enfui ? Non, j’attends.
– Il vous a dit d’attendre huit jours ! s’écria le
lieutenant.
– Il me l’a si bien dit, monsieur, que j’ai un
sloop à l’ancre à l’embouchure de la rivière, et
que je pouvais parfaitement le joindre hier et
m’embarquer. Or, si je suis resté, c’est
uniquement pour me conformer aux désirs du
général, Son Honneur m’ayant recommandé de
ne point partir sans une dernière audience que lui-
même a fixée à huit jours. Je vous le répète donc,
j’attends.
Le lieutenant se retourna vers les deux autres
officiers, et à voix basse :
– Si ce gentilhomme dit vrai, il y aurait encore
de l’espoir, dit-il. Le général aurait dû accomplir

485
quelques négociations si secrètes qu’il aurait cru
imprudent de prévenir, même nous. Alors, le
temps limité pour son absence serait huit jours.
Puis, se retournant vers Athos :
– Monsieur, dit-il, votre déclaration est de la
plus grave importance ; voulez-vous la répéter
sous le sceau du serment ?
– Monsieur, répondit Athos, j’ai toujours vécu
dans un monde où ma simple parole a été
regardée comme le plus saint des serments.
– Cette fois cependant, monsieur, la
circonstance est plus grave qu’aucune de celles
dans lesquelles vous vous êtes trouvé. Il s’agit du
salut de toute une armée. Songez-y bien, le
général a disparu, nous sommes à sa recherche.
La disparition est-elle naturelle ? Un crime a-t-il
été commis ? Devons-nous pousser nos
investigations jusqu’à l’extrémité ? Devons-nous
attendre avec patience ? En ce moment,
monsieur, tout dépend du mot que vous allez
prononcer.
– Interrogé ainsi, monsieur, je n’hésite plus,

486
dit Athos. Oui, j’étais venu causer
confidentiellement avec le général Monck et lui
demander une réponse sur certains intérêts ; oui,
le général, ne pouvant sans doute se prononcer
avant la bataille qu’on attend, m’a prié de
demeurer huit jours encore dans cette maison que
j’habite, me promettant que dans huit jours je le
reverrais. Oui, tout cela est vrai, et je le jure sur
Dieu, qui est le maître absolu de ma vie et de la
vôtre.
Athos prononça ces paroles avec tant de
grandeur et de solennité que les trois officiers
furent presque convaincus. Cependant un des
colonels essaya une dernière tentative :
– Monsieur, dit-il, quoique nous soyons
persuadés maintenant de la vérité de ce que vous
dites, il y a pourtant dans tout ceci un étrange
mystère. Le général est un homme trop prudent
pour avoir ainsi abandonné son armée à la veille
d’une bataille, sans avoir au moins donné à l’un
de nous un avertissement. Quant à moi, je ne puis
croire, je l’avoue, qu’un événement étrange ne
soit pas la cause de cette disparition. Hier, des

487
pêcheurs étrangers sont venus vendre ici leur
poisson ; on les a logés là-bas aux Écossais, c’est-
à-dire sur la route qu’a suivie le général pour
aller à l’abbaye avec Monsieur et pour en revenir.
C’est un de ces pêcheurs qui a accompagné le
général avec un falot. Et ce matin, barque et
pêcheurs avaient disparu, emportés cette nuit par
la marée.
– Moi, fit le lieutenant, je ne vois rien là que
de bien naturel ; car, enfin, ces gens n’étaient pas
prisonniers.
– Non ; mais, je le répète, c’est un d’eux qui a
éclairé le général et Monsieur dans le caveau de
l’abbaye, et Digby nous a assuré que le général
avait eu sur ces gens-là de mauvais soupçons. Or,
qui nous dit que ces pêcheurs n’étaient pas
d’intelligence avec Monsieur, et que, le coup fait,
Monsieur, qui est brave assurément, n’est pas
resté pour nous rassurer par sa présence et
empêcher nos recherches dans la bonne voie ?
Ce discours fit impression sur les deux autres
officiers.

488
– Monsieur, dit Athos, permettez-moi de vous
dire que votre raisonnement, très spécieux en
apparence, manque cependant de solidité quant à
ce qui me concerne. Je suis resté, dites-vous, pour
détourner les soupçons. Eh bien ! au contraire, les
soupçons me viennent à moi comme à vous et je
vous dis : Il est impossible, messieurs, que le
général, la veille d’une bataille, soit parti sans
rien dire à personne. Oui, il y a un événement
étrange dans tout cela ; oui, au lieu de demeurer
oisifs et d’attendre, il vous faut déployer toute la
vigilance, toute l’activité possibles. Je suis votre
prisonnier, messieurs, sur parole ou autrement.
Mon honneur est intéressé à ce que l’on sache ce
qu’est devenu le général Monck, à ce point que si
vous me disiez : « Partez ! » je dirais : « Non, je
reste. » Et si vous me demandiez mon avis,
j’ajouterais : « Oui, le général est victime de
quelque conspiration, car s’il eût dû quitter le
camp, il me l’aurait dit. Cherchez donc, fouillez
donc, fouillez la terre, fouillez la mer ; le général
n’est point parti, ou tout au moins n’est pas parti
de sa propre volonté. »
Le lieutenant fit un signe aux autres officiers.

489
– Non, monsieur, dit-il, non ; à votre tour vous
allez trop loin. Le général n’a rien à souffrir des
événements, et sans doute, au contraire, il les a
dirigés. Ce que fait Monck à cette heure, il l’a fait
souvent. Nous avons donc tort de nous alarmer ;
son absence sera de courte durée, sans doute ;
aussi gardons-nous bien, par une pusillanimité
dont le général nous ferait un crime, d’ébruiter
son absence, qui pourrait démoraliser l’armée. Le
général donne une preuve immense de sa
confiance en nous, montrons-nous-en dignes.
Messieurs, que le plus profond silence couvre
tout ceci d’un voile impénétrable ; nous allons
garder Monsieur, non pas par défiance de lui
relativement au crime, mais pour assurer plus
efficacement le secret de l’absence du général en
le concentrant parmi nous ; aussi, jusqu’à nouvel
ordre, Monsieur habitera le quartier général.
– Messieurs, dit Athos, vous oubliez que cette
nuit le général m’a confié un dépôt sur lequel je
dois veiller. Donnez-moi telle garde qu’il vous
plaira, enchaînez-moi, s’il vous plaît, mais
laissez-moi la maison que j’habite pour prison.
Le général, à son retour, vous reprocherait, je

490
vous le jure, sur ma foi de gentilhomme, de lui
avoir déplu en ceci.
Les officiers se consultèrent un moment ; puis
après cette consultation :
– Soit, monsieur, dit le lieutenant ; retournez
chez vous.
Puis ils donnèrent à Athos une garde de
cinquante hommes qui l’enferma dans sa maison,
sans le perdre de vue un seul instant.
Le secret demeura gardé, mais les heures, mais
les jours s’écoulèrent sans que le général revînt et
sans que nul reçût de ses nouvelles.

491
28

La marchandise de contrebande

Deux jours après les événements que nous


venons de raconter, et tandis qu’on attendait à
chaque instant dans son camp le général Monck,
qui n’y rentrait pas, une petite felouque
hollandaise, montée par dix hommes, vint jeter
l’ancre sur la côte de Scheveningen, à une portée
de canon à peu près de la terre. Il était nuit serrée,
l’obscurité était grande, la mer montait dans
l’obscurité : c’était une heure excellente pour
débarquer passagers et marchandises.
La rade de Scheveningen forme un vaste
croissant ; elle est peu profonde, et surtout peu
sûre, aussi n’y voit-on stationner que de grandes
felouques1 flamandes, ou de ces barques

1
Texte : « houques », sans doute pour « felouques ».

492
hollandaises que les pêcheurs tirent au sable sur
des rouleaux, comme faisaient les Anciens, au
dire de Virgile1. Lorsque le flot grandit, monte et
pousse à la terre, il n’est pas très prudent de faire
arriver l’embarcation trop près de la côte, car si le
vent est frais, les proues s’ensablent, et le sable
de cette côte est spongieux ; il prend facilement
mais ne rend pas de même. C’est sans doute pour
cette raison que la chaloupe se détacha du
bâtiment aussitôt que le bâtiment eut jeté l’ancre,
et vint avec huit de ses marins, au milieu desquels
on distinguait un objet de forme oblongue, une
sorte de grand panier ou de ballot.
La rive était déserte : les quelques pêcheurs
habitant la dune étaient couchés. La seule
sentinelle qui gardât la côte (côte fort mal gardée,
attendu qu’un débarquement de grand navire était
impossible), sans avoir pu suivre tout à fait
l’exemple des pêcheurs qui étaient allés se
coucher, les avait imités en ce point qu’elle
dormait au fond de sa guérite aussi profondément

1
Il s’agit, en fait, de César, Commentaires, « Phalangae »,
2, 10-17.

493
qu’eux dormaient dans leurs lits. Le seul bruit
que l’on entendît était donc le sifflement de la
brise nocturne courant dans les bruyères de la
dune. Mais c’étaient des gens défiants sans doute
que ceux qui s’approchaient, car ce silence réel et
cette solitude apparente ne les rassurèrent point ;
aussi leur chaloupe, à peine visible comme un
point sombre sur l’océan, glissa-t-elle sans bruit,
évitant de ramer de peur d’être entendue, et vint-
elle toucher terre au plus près.
À peine avait-on senti le fond qu’un seul
homme sauta hors de l’esquif après avoir donné
un ordre bref avec cette voix qui indique
l’habitude du commandement. En conséquence
de cet ordre, plusieurs mousquets reluisirent
immédiatement aux faibles clartés de la mer, ce
miroir du ciel, et le ballot oblong dont nous avons
déjà parlé, lequel renfermait sans doute quelque
objet de contrebande, fut transporté à terre avec
des précautions infinies. Aussitôt, l’homme qui
avait débarqué le premier courut diagonalement
vers le village de Scheveningen, se dirigeant vers
la pointe la plus avancée du bois. Là il chercha
cette maison qu’une fois déjà nous avons

494
entrevue à travers les arbres, et que nous avons
désignée comme la demeure provisoire, demeure
bien modeste, de celui qu’on appelait par
courtoisie le roi d’Angleterre.
Tout dormait là comme partout ; seulement,
un gros chien, de la race de ceux que les pêcheurs
de Scheveningen attellent à de petites charrettes
pour porter leur poisson à La Haye, se mit à
pousser des aboiements formidables aussitôt que
l’étranger fit entendre son pas devant les fenêtres.
Mais cette surveillance, au lieu d’effrayer le
nouveau débarqué, sembla au contraire lui causer
une grande joie, car sa voix peut-être eût été
insuffisante pour réveiller les gens de la maison,
tandis qu’avec un auxiliaire de cette importance,
sa voix était devenue presque inutile. L’étranger
attendit donc que les aboiements sonores et
réitérés eussent, selon toute probabilité, produit
leur effet, et alors il hasarda un appel. À sa voix
le dogue se mit à rugir avec une telle violence,
que bientôt à l’intérieur une autre voix se fit
entendre, apaisant celle du chien. Puis, lorsque le
chien se fut apaisé :

495
– Que voulez-vous ? demanda cette voix à la
fois faible, cassée et polie.
– Je demande Sa Majesté le roi Charles II, fit
l’étranger.
– Que lui voulez-vous ?
– Je veux lui parler.
– Qui êtes-vous ?
– Ah ! mordioux ! vous m’en demandez trop,
je n’aime pas à dialoguer à travers les portes.
– Dites seulement votre nom.
– Je n’aime pas davantage à décliner mon nom
en plein air ; d’ailleurs, soyez tranquille, je ne
mangerai pas votre chien, et je prie Dieu qu’il
soit aussi réservé à mon égard.
– Vous apportez des nouvelles peut-être, n’est-
ce pas, monsieur ? reprit la voix, patiente et
questionneuse comme celle d’un vieillard.
– Je vous en réponds, que j’en apporte des
nouvelles, et auxquelles on ne s’attend pas,
encore ! Ouvrez donc, s’il vous plaît, hein ?
– Monsieur, poursuivit le vieillard, sur votre

496
âme et conscience, croyez-vous que vos
nouvelles vaillent la peine de réveiller le roi ?
– Pour l’amour de Dieu ! mon cher monsieur,
tirez vos verrous, vous ne serez pas fâché, je vous
jure, de la peine que vous aurez prise. Je vaux
mon pesant d’or, ma parole d’honneur !
– Monsieur, je ne puis pourtant pas ouvrir que
vous ne me disiez votre nom.
– Il le faut donc ?
– C’est l’ordre de mon maître, monsieur.
– Eh bien ! mon nom, le voici... mais je vous
en préviens, mon nom ne vous apprendra
absolument rien.
– N’importe, dites toujours.
– Eh bien ! je suis le chevalier d’Artagnan.
La voix poussa un cri.
– Ah ! mon Dieu ! dit le vieillard de l’autre
côté de la porte, monsieur d’Artagnan ! quel
bonheur ! Je me disais bien à moi-même que je
connaissais cette voix-là.
– Tiens ! dit d’Artagnan, on connaît ma voix

497
ici ! C’est flatteur.
– Oh ! oui, on la connaît, dit le vieillard en
tirant les verrous, et en voici la preuve.
Et à ces mots il introduisit d’Artagnan, qui, à
la lueur de la lanterne qu’il portait à la main,
reconnut son interlocuteur obstiné.

– Ah ! mordioux ! s’écria-t-il, c’est Parry !


j’aurais dû m’en douter.
– Parry, oui, mon cher monsieur d’Artagnan,
c’est moi. Quelle joie de vous revoir !
– Vous avez bien dit : quelle joie ! fit
d’Artagnan serrant les mains du vieillard. Çà !
vous allez prévenir le roi, n’est-ce pas ?
– Mais le roi dort, mon cher monsieur.
– Mordioux ! réveillez-le, et il ne vous
grondera pas de l’avoir dérangé, c’est moi qui
vous le dis.
– Vous venez de la part du comte, n’est-ce
pas ?
– De quel comte ?

498
– Du comte de La Fère.
– De la part d’Athos ? Ma foi, non ; je viens
de ma part à moi. Allons, vite, Parry, le roi ! il me
faut le roi !
Parry ne crut pas devoir résister plus
longtemps ; il connaissait d’Artagnan de longue
main ; il savait que, quoique gascon, ses paroles
ne promettaient jamais plus qu’elles ne pouvaient
tenir. Il traversa une cour et un petit jardin, apaisa
le chien, qui voulait sérieusement goûter du
mousquetaire, et alla heurter au volet d’une
chambre faisant le rez-de-chaussée d’un petit
pavillon.
Aussitôt un petit chien habitant cette chambre
répondit au grand chien habitant la cour.
« Pauvre roi ! se dit d’Artagnan, voilà ses
gardes du corps ; il est vrai qu’il n’en est pas plus
mal gardé pour cela. »
– Que veut-on ? demanda le roi du fond de la
chambre.
– Sire, c’est M. le chevalier d’Artagnan qui
apporte des nouvelles.

499
On entendit aussitôt du bruit dans cette
chambre ; une porte s’ouvrit et une grande clarté
inonda le corridor et le jardin.
Le roi travaillait à la lueur d’une lampe. Des
papiers étaient épars sur son bureau, et il avait
commencé le brouillon d’une lettre qui accusait
par ses nombreuses ratures la peine qu’il avait
eue à l’écrire.
– Entrez, monsieur le chevalier, dit-il en se
retournant.
Puis, apercevant le pêcheur :
– Que me disiez-vous donc, Parry, et où est M.
le chevalier d’Artagnan ? demanda Charles.
– Il est devant vous, sire, dit d’Artagnan.
– Sous ce costume ?
– Oui. Regardez-moi, sire ; ne me
reconnaissez-vous pas pour m’avoir vu à Blois
dans les antichambres du roi Louis XIV ?
– Si fait, monsieur, et je me souviens même
que j’eus fort à me louer de vous.
D’Artagnan s’inclina.

500
– C’était un devoir pour moi de me conduire
comme je l’ai fait, dès que j’ai su que j’avais
affaire à Votre Majesté.
– Vous m’apportez des nouvelles, dites-vous ?
– Oui, sire.
– De la part du roi de France, sans doute ?
– Ma foi, non, sire, répliqua d’Artagnan. Votre
Majesté a dû voir là-bas que le roi de France ne
s’occupait que de Sa Majesté à lui.
Charles leva les yeux au ciel.
– Non, continua d’Artagnan, non, sire.
J’apporte, moi, des nouvelles toutes composées
de faits personnels. Cependant, j’ose espérer que
Votre Majesté les écoutera, faits et nouvelles,
avec quelque faveur.
– Parlez, monsieur.
– Si je ne me trompe, sire, Votre Majesté
aurait fort parlé à Blois de l’embarras où sont ses
affaires en Angleterre.
Charles rougit.
– Monsieur, dit-il, c’est au roi de France seul

501
que je racontais.
– Oh ! Votre Majesté se méprend, dit
froidement le mousquetaire ; je sais parler aux
rois dans le malheur ; ce n’est même que
lorsqu’ils sont dans le malheur qu’ils me parlent ;
une fois heureux, ils ne me regardent plus. J’ai
donc pour Votre Majesté, non seulement le plus
grand respect, mais encore le plus absolu
dévouement, et cela, croyez-le bien, chez moi,
sire, cela signifie quelque chose. Or, entendant
Votre Majesté se plaindre de la destinée, je
trouvai que vous étiez noble, généreux et portant
bien le malheur.
– En vérité, dit Charles étonné, je ne sais ce
que je dois préférer, de vos libertés ou de vos
respects.
– Vous choisirez tout à l’heure, sire, dit
d’Artagnan. Donc Votre Majesté se plaignait à
son frère Louis XIV de la difficulté qu’elle
éprouvait à rentrer en Angleterre et à remonter
sur son trône sans hommes et sans argent.
Charles laissa échapper un mouvement
d’impatience.

502
– Et le principal obstacle qu’elle rencontrait
sur son chemin, continua d’Artagnan, était un
certain général commandant les armées du
Parlement, et qui jouait là-bas le rôle d’un autre
Cromwell. Votre Majesté n’a-t-elle pas dit cela ?
– Oui ; mais je vous le répète, monsieur, ces
paroles étaient pour les seules oreilles du roi.
– Et vous allez voir, sire, qu’il est bien
heureux qu’elles soient tombées dans celles de
son lieutenant de mousquetaires. Cet homme si
gênant pour Votre Majesté, c’était le général
Monck, je crois ; ai-je bien entendu son nom,
sire ?
– Oui, monsieur ; mais, encore une fois, à quoi
bon ces questions ?
– Oh ! je le sais bien, sire, l’étiquette ne veut
point que l’on interroge les rois. J’espère que tout
à l’heure Votre Majesté me pardonnera ce
manque d’étiquette. Votre Majesté ajoutait que si
cependant elle pouvait le voir, conférer avec lui,
le tenir face à face, elle triompherait, soit par la
force, soit par la persuasion, de cet obstacle, le

503
seul sérieux, le seul insurmontable, le seul réel
qu’elle rencontrât sur son chemin.
– Tout cela est vrai, monsieur ; ma destinée,
mon avenir, mon obscurité ou ma gloire
dépendent de cet homme ; mais que voulez-vous
induire de là ?
– Une seule chose : que si ce général Monck
est gênant au point que vous dites, il serait
expédient d’en débarrasser Votre Majesté ou de
lui en faire un allié.
– Monsieur, un roi qui n’a ni armée ni argent,
puisque vous avez écouté ma conversation avec
mon frère, n’a rien à faire contre un homme
comme Monck.
– Oui, sire, c’était votre opinion, je le sais
bien, mais, heureusement pour vous, ce n’était
pas la mienne.
– Que voulez-vous dire ?
– Que sans armée et sans million j’ai fait, moi,
ce que Votre Majesté ne croyait pouvoir faire
qu’avec une armée et un million.

504
– Comment ! Que dites-vous ? Qu’avez-vous
fait ?
– Ce que j’ai fait ? Eh bien ! sire, je suis allé
prendre là-bas cet homme si gênant pour Votre
Majesté.
– En Angleterre ?
– Précisément, sire.
– Vous êtes allé prendre Monck en
Angleterre ?
– Aurais-je mal fait par hasard ?
– En vérité, vous êtes fou, monsieur !
– Pas le moins du monde, sire.
– Vous avez pris Monck ?
– Oui, sire.
– Où cela ?
– Au milieu de son camp.
Le roi tressaillit d’impatience et haussa les
épaules.
– Et l’ayant pris sur la chaussée de Newcastle,
dit simplement d’Artagnan, je l’apporte à Votre

505
Majesté.
– Vous me l’apportez ! s’écria le roi presque
indigné de ce qu’il regardait comme une
mystification.
– Oui, sire, répondit d’Artagnan du même ton,
je vous l’apporte ; il est là-bas, dans une grande
caisse percée de trous pour qu’il puisse respirer.
– Mon Dieu !
– Oh ! soyez tranquille, sire, on a eu les plus
grands soins pour lui. Il arrive donc en bon état et
parfaitement conditionné. Plaît-il à Votre Majesté
de le voir, de causer avec lui ou de le faire jeter à
l’eau ?
– Oh ! mon Dieu ! répéta Charles, oh ! mon
Dieu ! monsieur, dites-vous vrai ? Ne m’insultez-
vous point par quelque indigne plaisanterie ?
Vous auriez accompli ce trait inouï d’audace et
de génie ! Impossible !
– Votre Majesté me permet-elle d’ouvrir la
fenêtre ? dit d’Artagnan en l’ouvrant.
Le roi n’eut même pas le temps de dire oui.
D’Artagnan donna un coup de sifflet aigu et

506
prolongé qu’il répéta trois fois dans le silence de
la nuit.
– Là ! dit-il, on va l’apporter à Votre Majesté.

507
29

Où d’Artagnan commence à craindre


d’avoir placé son argent et celui de
Planchet à fonds perdu

Le roi ne pouvait revenir de sa surprise, et


regardait tantôt le visage souriant du
mousquetaire, tantôt cette sombre fenêtre qui
s’ouvrait sur la nuit. Mais avant qu’il eût fixé ses
idées, huit des hommes de d’Artagnan, car deux
restèrent pour garder la barque, apportèrent à la
maison, où Parry le reçut, cet objet de forme
oblongue qui renfermait pour le moment les
destinées de l’Angleterre.
Avant de partir de Calais, d’Artagnan avait
fait confectionner dans cette ville une sorte de
cercueil assez large et assez profond pour qu’un
homme pût s’y retourner à l’aise. Le fond et les
côtés, matelassés proprement, formaient un lit

508
assez doux pour que le roulis ne pût transformer
cette espèce de cage en assommoir. La petite
grille dont d’Artagnan avait parlé au roi, pareille
à la visière d’un casque, existait à la hauteur du
visage de l’homme. Elle était taillée de façon
qu’au moindre cri une pression subite pût
étouffer ce cri, et au besoin celui qui eût crié.
D’Artagnan connaissait si bien son équipage
et si bien son prisonnier, que, pendant toute la
route, il avait redouté deux choses : ou que le
général ne préférât la mort à cet étrange
esclavage et ne se fît étouffer à force de vouloir
parler ; ou que ses gardiens ne se laissassent
tenter par les offres du prisonnier et ne le missent,
lui, d’Artagnan, dans la boîte, à la place de
Monck.
Aussi d’Artagnan avait-il passé les deux jours
et les deux nuits près du coffre, seul avec le
général, lui offrant du vin et des aliments qu’il
avait refusés, et essayant éternellement de le
rassurer sur la destinée qui l’attendait à la suite de
cette singulière captivité. Deux pistolets sur la
table et son épée nue rassuraient d’Artagnan sur

509
les indiscrétions du dehors.
Une fois à Scheveningen, il avait été
complètement rassuré. Ses hommes redoutaient
fort tout conflit avec les seigneurs de la terre. Il
avait d’ailleurs intéressé à sa cause celui qui lui
servait moralement de lieutenant, et que nous
avons vu répondre au nom de Menneville. Celui-
là, n’étant point un esprit vulgaire, avait plus à
risquer que les autres, parce qu’il avait plus de
conscience. Il croyait donc à un avenir au service
de d’Artagnan, et, en conséquence, il se fût fait
hacher plutôt que de violer la consigne donnée
par le chef. Aussi était-ce à lui qu’une fois
débarqué d’Artagnan avait confié la caisse et la
respiration du général. C’était aussi à lui qu’il
avait recommandé de faire apporter la caisse par
les sept hommes aussitôt qu’il entendrait le triple
coup de sifflet. On voit que ce lieutenant obéit.
Le coffre une fois dans la maison du roi,
d’Artagnan congédia ses hommes avec un
gracieux sourire et leur dit :
– Messieurs, vous avez rendu un grand service
à Sa Majesté le roi Charles II qui, avant six

510
semaines, sera roi d’Angleterre. Votre
gratification sera doublée ; retournez m’attendre
au bateau.
Sur quoi tous partirent avec des transports de
joie qui épouvantèrent le chien lui-même.
D’Artagnan avait fait apporter le coffre jusque
dans l’antichambre du roi. Il ferma avec le plus
grand soin les portes de cette antichambre ; après
quoi, il ouvrit le coffre, et dit au général :
– Mon général, j’ai mille excuses à vous faire ;
mes façons n’ont pas été dignes d’un homme tel
que vous, je le sais bien ; mais j’avais besoin que
vous me prissiez pour un patron de barque. Et
puis l’Angleterre est un pays fort incommode
pour les transports. J’espère donc que vous
prendrez tout cela en considération. Mais ici,
mon général, continua d’Artagnan, vous êtes libre
de vous lever et de marcher.
Cela dit, il trancha les liens qui attachaient les
bras et les mains du général. Celui-ci se leva et
s’assit avec la contenance d’un homme qui attend
la mort.

511
D’Artagnan ouvrit alors la porte du cabinet de
Charles et lui dit :
– Sire, voici votre ennemi, M. Monck ; je
m’étais promis de faire cela pour votre service.
C’est fait, ordonnez présentement. Monsieur
Monck, ajouta-t-il en se tournant vers le
prisonnier, vous êtes devant Sa Majesté le roi
Charles II, souverain seigneur de la Grande-
Bretagne.
Monck leva sur le jeune prince son regard
froidement stoïque, et répondit :
– Je ne connais aucun roi de la Grande-
Bretagne ; je ne connais même ici personne qui
soit digne de porter le nom de gentilhomme ; car
c’est au nom du roi Charles II qu’un émissaire,
que j’ai pris pour un honnête homme, m’est venu
tendre un piège infâme. Je suis tombé dans ce
piège, tant pis pour moi. Maintenant, vous, le
tentateur, dit-il au roi ; vous l’exécuteur, dit-il à
d’Artagnan, rappelez-vous de ce que je vais vous
dire : vous avez mon corps, vous pouvez le tuer,
je vous y engage, car vous n’aurez jamais mon
âme ni ma volonté. Et maintenant ne me

512
demandez pas une seule parole, car à partir de ce
moment, je n’ouvrirai plus même la bouche pour
crier. J’ai dit.
Et il prononça ces paroles avec la farouche et
invincible résolution du puritain le plus gangrené.
D’Artagnan regarda son prisonnier en homme qui
sait la valeur de chaque mot et qui fixe cette
valeur d’après l’accent avec lequel il a été
prononcé.
– Le fait est, dit-il tout bas au roi, que le
général est un homme décidé ; il n’a pas voulu
prendre une bouchée de pain, ni avaler une goutte
de vin depuis deux jours. Mais comme à partir de
ce moment c’est Votre Majesté qui décide de son
sort, je m’en lave les mains, comme dit Pilate1.
Monck, debout, pâle et résigné, attendait l’œil
fixe et les bras croisés.
D’Artagnan se retourna vers lui.
– Vous comprenez parfaitement, lui dit-il, que
votre phrase, très belle du reste, ne peut

1
Matthieu, XXVIII, 24.

513
accommoder personne, pas même vous. Sa
Majesté voulait vous parler, vous vous refusiez à
une entrevue ; pourquoi maintenant que vous
voilà face à face, que vous y voilà par une force
indépendante de votre volonté, pourquoi nous
contraindriez-vous à des rigueurs que je regarde
comme inutiles et absurdes ? Parlez, que diable !
ne fût-ce que pour dire non.
Monck ne desserra pas les lèvres, Monck ne
détourna point les yeux, Monck se caressa la
moustache avec un air soucieux qui annonçait
que les choses allaient se gâter.

Pendant ce temps, Charles II était tombé dans


une réflexion profonde. Pour la première fois, il
se trouvait en face de Monck, c’est-à-dire de cet
homme qu’il avait tant désiré voir, et, avec ce
coup d’œil particulier que Dieu a donné à l’aigle
et aux rois, il avait sondé l’abîme de son cœur.
Il voyait donc Monck résolu bien positivement
à mourir plutôt qu’à parler, ce qui n’était pas
extraordinaire de la part d’un homme aussi
considérable, et dont la blessure devait en ce

514
moment être si cruelle. Charles II prit à l’instant
même une de ces déterminations sur lesquelles un
homme ordinaire joue sa vie, un général sa
fortune, un roi son royaume.
– Monsieur, dit-il à Monck, vous avez
parfaitement raison sur certains points. Je ne vous
demande donc pas de me répondre, mais de
m’écouter.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel
le roi regarda Monck, qui resta impassible.
– Vous m’avez fait tout à l’heure un
douloureux reproche, monsieur, continua le roi.
Vous avez dit qu’un de mes émissaires était allé à
Newcastle vous dresser une embûche, et, cela,
par parenthèse, n’aura pas été compris par M.
d’Artagnan que voici, et auquel, avant toute
chose, je dois des remerciements bien sincères
pour son généreux, pour son héroïque
dévouement.
D’Artagnan salua avec respect. Monck ne
sourcilla point.
– Car M. d’Artagnan, et remarquez bien,

515
monsieur Monck, que je ne vous dis pas ceci pour
m’excuser, car M. d’Artagnan, continua le roi, est
allé en Angleterre de son propre mouvement,
sans intérêt, sans ordre, sans espoir, comme un
vrai gentilhomme qu’il est, pour rendre service à
un roi malheureux et pour ajouter un beau fait de
plus aux illustres actions d’une existence si bien
remplie.
D’Artagnan rougit un peu et toussa pour se
donner une contenance. Monck ne bougea point.
– Vous ne croyez pas à ce que je vous dis,
monsieur Monck ? reprit le roi. Je comprends
cela : de pareilles preuves de dévouement sont si
rares, que l’on pourrait mettre en doute leur
réalité.
– Monsieur aurait bien tort de ne pas vous
croire, sire, s’écria d’Artagnan, car ce que Votre
Majesté vient de dire est l’exacte vérité, et la
vérité si exacte, qu’il paraît que j’ai fait, en allant
trouver le général, quelque chose qui contrarie
tout. En vérité, si cela est ainsi, j’en suis au
désespoir.
– Monsieur d’Artagnan, s’écria le roi en

516
prenant la main du mousquetaire, vous m’avez
plus obligé, croyez-moi, que si vous eussiez fait
réussir ma cause, car vous m’avez révélé un ami
inconnu auquel je serai à jamais reconnaissant, et
que j’aimerai toujours.
Et le roi lui serra cordialement la main.
– Et, continua-t-il en saluant Monck, un
ennemi que j’estimerai désormais à sa valeur.
Les yeux du puritain lancèrent un éclair, mais
un seul, et son visage, un instant illuminé par cet
éclair, reprit sa sombre impassibilité.
– Donc, monsieur d’Artagnan, poursuivit
Charles, voici ce qui allait arriver : M. le comte
de La Fère, que vous connaissez, je crois, était
parti pour Newcastle...
– Athos ? s’écria d’Artagnan.
– Oui, c’est son nom de guerre, je crois. Le
comte de La Fère était donc parti pour Newcastle,
et il allait peut-être amener le général à quelque
conférence avec moi ou avec ceux de mon parti,
quand vous êtes violemment, à ce qu’il paraît,
intervenu dans la négociation.

517
– Mordioux ! répliqua d’Artagnan, c’était lui
sans doute qui entrait dans le camp le soir même
où j’y pénétrais avec mes pêcheurs...
Un imperceptible froncement de sourcils de
Monck apprit à d’Artagnan qu’il avait deviné
juste.
– Oui, oui, murmura-t-il, j’avais cru
reconnaître sa taille, j’avais cru entendre sa voix.
Maudit que je suis ! Oh ! sire, pardonnez-moi ; je
croyais cependant avoir bien mené ma barque.
– Il n’y a rien de mal, monsieur, dit le roi,
sinon que le général m’accuse de lui avoir fait
tendre un piège, ce qui n’est pas. Non, général, ce
ne sont pas là les armes dont je comptais me
servir avec vous ; vous l’allez voir bientôt. En
attendant, quand je vous donne ma foi de
gentilhomme, croyez-moi, monsieur, croyez-moi.
Maintenant, monsieur d’Artagnan, un mot.
– J’écoute à genoux, sire.
– Vous êtes bien à moi, n’est-ce pas ?
– Votre Majesté l’a vu. Trop !
– Bien. D’un homme comme vous, un mot

518
suffit. D’ailleurs, à côté du mot, il y a les actions.
Général, veuillez me suivre. Venez avec nous,
monsieur d’Artagnan.
D’Artagnan, assez surpris, s’apprêta à obéir.
Charles II sortit, Monck le suivit, d’Artagnan
suivit Monck. Charles prit la route que
d’Artagnan avait suivie pour venir à lui ; bientôt
l’air frais de la mer vint frapper le visage des trois
promeneurs nocturnes, et, à cinquante pas au-delà
d’une petite porte que Charles ouvrit, ils se
retrouvèrent sur la dune, en face de l’océan qui,
ayant cessé de grandir, se reposait sur la rive
comme un monstre fatigué. Charles II, pensif,
marchait la tête baissée et la main sous son
manteau. Monck le suivait, les bras libres et le
regard inquiet. D’Artagnan venait ensuite, le
poing sur le pommeau de son épée.
– Où est le bateau qui vous a amenés,
messieurs ? dit Charles au mousquetaire.
– Là-bas, sire ; j’ai sept hommes et un officier
qui m’attendent dans cette petite barque qui est
éclairée par un feu.
– Ah ! oui, la barque est tirée sur le sable, et je

519
la vois ; mais vous n’êtes certainement pas venu
de Newcastle sur cette barque ?
– Non pas, sire, j’avais frété à mon compte
une felouque qui a jeté l’ancre à portée de canon
des dunes. C’est dans cette felouque que nous
avons fait le voyage.
– Monsieur, dit le roi à Monck, vous êtes libre.
Monck, si ferme de volonté qu’il fût, ne put
retenir une exclamation. Le roi fit de la tête un
mouvement affirmatif et continua :
– Nous allons réveiller un pêcheur de ce
village, qui mettra son bateau en mer cette nuit
même et vous reconduira où vous lui
commanderez d’aller. M. d’Artagnan, que voici,
escortera Votre Honneur. Je mets M. d’Artagnan
sous la sauvegarde de votre loyauté, monsieur
Monck.
Monck laissa échapper un murmure de
surprise, et d’Artagnan un profond soupir. Le roi,
sans paraître rien remarquer, heurta au treillis de
bois de sapin qui fermait la cabane du premier
pêcheur habitant la dune.

520
– Holà ! Keyser ! cria-t-il, éveille-toi !
– Qui m’appelle ? demanda le pêcheur.
– Moi, Charles, roi.
– Ah ! milord, s’écria Keyser en se levant tout
habillé de la voile dans laquelle il couchait
comme on couche dans un hamac, qu’y a-t-il
pour votre service ?
– Patron Keyser, dit Charles, tu vas appareiller
sur-le-champ. Voici un voyageur qui frète ta
barque et te paiera bien ; sers-le bien.
Et le roi fit quelques pas en arrière pour laisser
Monck parler librement avec le pêcheur.
– Je veux passer en Angleterre, dit Monck, qui
parlait hollandais tout autant qu’il fallait pour se
faire comprendre.
– À l’instant, dit le patron ; à l’instant même,
si vous voulez.
– Mais ce sera bien long ? dit Monck.
– Pas une demi-heure, Votre Honneur. Mon
fils aîné fait en ce moment l’appareillage, attendu
que nous devons partir pour la pêche à trois

521
heures du matin.
– Eh bien ! est-ce fait ? demanda Charles en se
rapprochant.
– Moins le prix, dit le pêcheur ; oui, sire.
– Cela me regarde, dit Charles ; Monsieur est
mon ami.
Monck tressaillit et regarda Charles à ce mot.
– Bien, milord, répliqua Keyser.
Et en ce moment on entendit le fils aîné de
Keyser qui sonnait, de la grève, dans une corne
de bœuf.
– Et maintenant, messieurs, partez, dit le roi.
– Sire, dit d’Artagnan, plaise à Votre Majesté
de m’accorder quelques minutes. J’avais engagé
des hommes, je pars sans eux, il faut que je les
prévienne.
– Sifflez-les, dit Charles en souriant.
D’Artagnan siffla effectivement, tandis que le
patron Keyser répondait à son fils, et quatre
hommes, conduits par Menneville, accoururent.
– Voici toujours un bon acompte, dit

522
d’Artagnan, leur remettant une bourse qui
contenait deux mille cinq cents livres en or. Allez
m’attendre à Calais, où vous savez.
Et d’Artagnan, poussant un profond soupir,
lâcha la bourse dans les mains de Menneville.
– Comment ! vous nous quittez ? s’écrièrent
les hommes.
– Pour peu de temps, dit d’Artagnan, ou pour
beaucoup, qui sait ? Mais avec ces deux mille
cinq cents livres et les deux mille cinq cents que
vous avez déjà reçues, vous êtes payés selon nos
conventions. Quittons-nous donc, mes enfants.
– Mais le bateau ?
– Ne vous en inquiétez pas.
– Nos effets sont à bord de la felouque.
– Vous irez les chercher, et aussitôt vous vous
mettrez en route.
– Oui, commandant.
D’Artagnan revint à Monck en lui disant :
– Monsieur, j’attends vos ordres, car nous
allons partir ensemble, à moins que ma

523
compagnie ne vous soit pas agréable.
– Au contraire, monsieur, dit Monck.
– Allons, messieurs, embarquons ! cria le fils
de Keyser.
Charles salua noblement et dignement le
général en lui disant :
– Vous me pardonnerez le contretemps et la
violence que vous avez soufferts, quand vous
serez convaincu que je ne les ai point causés.
Monck s’inclina profondément sans répondre.
De son côté, Charles affecta de ne pas dire un
mot en particulier à d’Artagnan ; mais tout haut :
– Merci encore, monsieur le chevalier, lui dit-
il, merci de vos services. Ils vous seront payés
par le Seigneur Dieu, qui réserve à moi tout seul,
je l’espère, les épreuves et la douleur.
Monck suivit Keyser et son fils, et s’embarqua
avec eux.
D’Artagnan les suivit en murmurant :
– Ah ! mon pauvre Planchet, j’ai bien peur que
nous n’ayons fait une mauvaise spéculation !

524
30

Les actions de la société Planchet et


Compagnie remontent au pair

Pendant la traversée, Monck ne parla à


d’Artagnan que dans les cas d’urgente nécessité.
Ainsi, lorsque le Français tardait à venir prendre
son repas, pauvre repas composé de poisson salé,
de biscuit et de genièvre, Monck l’appelait et lui
disait :
– À table, monsieur !
C’était tout. D’Artagnan, justement parce qu’il
était dans les grandes occasions extrêmement
concis, ne tira pas de cette concision un augure
favorable pour le résultat de sa mission. Or,
comme il avait beaucoup de temps de reste, il se
creusait la tête pendant ce temps à chercher
comment Athos avait vu Charles II, comment il
avait conspiré avec lui ce départ, comment enfin

525
il était entré dans le camp de Monck ; et le pauvre
lieutenant de mousquetaires s’arrachait un poil de
sa moustache chaque fois qu’il songeait qu’Athos
était sans doute le cavalier qui accompagnait
Monck dans la fameuse nuit de l’enlèvement.
Enfin, après deux nuits et deux jours de traversée,
le patron Keyser toucha terre à l’endroit où
Monck, qui avait donné tous les ordres pendant la
traversée, avait commandé qu’on débarquât.
C’était justement à l’embouchure de cette petite
rivière près de laquelle Athos avait choisi son
habitation.
Le jour baissait ; un beau soleil, pareil à un
bouclier d’acier rougi, plongeait l’extrémité
inférieure de son disque sous la ligne bleue de la
mer. La felouque cinglait toujours, en remontant
le fleuve, assez large en cet endroit ; mais
Monck, en son impatience, ordonna de prendre
terre, et le canot de Keyser le débarqua, en
compagnie de d’Artagnan, sur le bord vaseux de
la rivière, au milieu des roseaux.
D’Artagnan, résigné à l’obéissance, suivait
Monck absolument comme l’ours enchaîné suit

526
son maître ; mais sa position l’humiliait fort, à
son tour, et il grommelait tout bas que le service
des rois est amer, et que le meilleur de tous ne
vaut rien.
Monck marchait à grands pas. On eût dit qu’il
n’était pas encore bien sûr d’avoir reconquis la
terre d’Angleterre, et déjà l’on apercevait
distinctement les quelques maisons de marins et
de pêcheurs éparses sur le petit quai de cet
humble port. Tout à coup d’Artagnan s’écria :
– Eh ! mais, Dieu me pardonne, voilà une
maison qui brûle !
Monck leva les yeux C’était bien en effet le
feu qui commençait à dévorer une maison. Il
avait été mis à un petit hangar attenant à cette
maison, dont il commençait à ronger la toiture.
Le vent frais du soir venait en aide à l’incendie.
Les deux voyageurs hâtèrent le pas,
entendirent de grands cris et virent, en
s’approchant, les soldats qui agitaient leurs armes
et tendaient le poing vers la maison incendiée.
C’était sans doute cette menaçante occupation qui
leur avait fait négliger de signaler la felouque.

527
Monck s’arrêta court un instant, et pour la
première fois formula sa pensée avec des paroles.
– Eh ! dit-il, ce ne sont peut-être plus mes
soldats, mais ceux de Lambert.
Ces mots renfermaient tout à la fois une
douleur, une appréhension et un reproche que
d’Artagnan comprit à merveille. En effet, pendant
l’absence du général, Lambert pouvait avoir livré
bataille, vaincu, dispersé les parlementaires et
pris avec son armée la place de l’armée de
Monck, privée de son plus ferme appui. À ce
doute qui passa de l’esprit de Monck au sien,
d’Artagnan fit ce raisonnement : « Il va arriver de
deux choses l’une : ou Monck a dit juste, et il n’y
a plus que des lambertistes dans le pays, c’est-à-
dire des ennemis qui me recevront à merveille,
puisque c’est à moi qu’ils devront leur victoire ;
ou rien n’est changé, et Monck, transporté d’aise
en retrouvant son camp à la même place, ne se
montrera pas trop dur dans ses représailles. »

Tout en pensant de la sorte, les deux


voyageurs avançaient, et ils commençaient à se

528
trouver au milieu d’une petite troupe de marins
qui regardaient avec douleur brûler la maison,
mais qui n’osaient rien dire, effrayés par les
menaces des soldats. Monck s’adressa à un de ces
marins.
– Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il.
– Monsieur, répondit cet homme, ne
reconnaissant pas Monck pour un officier sous
l’épais manteau qui l’enveloppait, il y a que cette
maison était habitée par un étranger, et que cet
étranger est devenu suspect aux soldats. Alors ils
ont voulu pénétrer chez lui sous prétexte de le
conduire au camp ; mais lui, sans s’épouvanter de
leur nombre, a menacé de mort le premier qui
essaierait de franchir le seuil de la porte ; et
comme il s’en est trouvé un qui a risqué la chose,
le Français l’a étendu à terre d’un coup de
pistolet.
– Ah ! c’est un Français ? dit d’Artagnan en se
frottant les mains. Bon !
– Comment, bon ? fit le pêcheur.
– Non, je voulais dire... après... la langue m’a

529
fourché.
– Après, monsieur ? les autres sont devenus
enragés comme des lions ; ils ont tiré plus de cent
coups de mousquet sur la maison ; mais le
Français était à l’abri derrière le mur, et chaque
fois qu’on voulait entrer par la porte, on essuyait
un coup de feu de son laquais, qui tire juste,
allez ! Chaque fois qu’on menaçait la fenêtre, on
rencontrait le pistolet du maître. Comptez, il y a
sept hommes à terre.
– Ah ! mon brave compatriote ! s’écria
d’Artagnan, attends, attends, je vais à toi, et nous
aurons raison de toute cette canaille !
– Un instant, monsieur, dit Monck, attendez.
– Longtemps ?
– Non, le temps de faire une question.
Puis se retournant vers le marin :
– Mon ami, demanda-t-il avec une émotion,
que malgré toute sa force sur lui-même il ne put
cacher, à qui ces soldats, je vous prie ?
– Et à qui voulez-vous que ce soit si ce n’est à
cet enragé de Monck ?

530
– Il n’y a donc pas eu de bataille livrée ?
– Ah ! bien oui ! À quoi bon ? L’armée de
Lambert fond comme la neige en avril. Tout vient
à Monck, officiers et soldats. Dans huit jours,
Lambert n’aura plus cinquante hommes.
Le pêcheur fut interrompu par une nouvelle
salve de coups de feu tirés sur la maison, et par
un nouveau coup de pistolet qui répondit à cette
salve et jeta bas le plus entreprenant des
agresseurs. La colère des soldats fut au comble.
Le feu montait toujours et un panache de
flammes et de fumée tourbillonnait au faîte de la
maison. D’Artagnan ne put se contenir plus
longtemps.
– Mordioux ! dit-il à Monck en le regardant de
travers, vous êtes général, et vous laissez vos
soldats brûler les maisons et assassiner les gens !
et vous regardez cela tranquillement, en vous
chauffant les mains au feu de l’incendie !
Mordioux ! vous n’êtes pas un homme !
– Patience, monsieur, patience, dit Monck en
souriant.

531
– Patience ! patience ! jusqu’à ce que ce
gentilhomme si brave soit rôti, n’est-ce pas ?
Et d’Artagnan s’élançait.
– Restez, monsieur, dit impérieusement
Monck.
Et il s’avança vers la maison. Justement un
officier venait de s’en approcher et disait à
l’assiégé :
– La maison brûle, tu vas être grillé dans une
heure ! Il est encore temps ; voyons, veux-tu nous
dire ce que tu sais du général Monck, et nous te
laisserons la vie sauve. Réponds, ou par saint
Patrick... !
L’assiégé ne répondit pas ; sans doute il
rechargeait son pistolet.
– On est allé chercher du renfort, continua
l’officier ; dans un quart d’heure il y aura cent
hommes autour de cette maison.
– Je veux pour répondre, dit le Français, que
tout le monde soit éloigné ; je veux sortir libre,
me rendre au camp seul, ou sinon je me ferai tuer
ici !

532
– Mille tonnerres ! s’écria d’Artagnan, mais
c’est la voix d’Athos ! Ah ! canailles !
Et l’épée de d’Artagnan flamboya hors du
fourreau.
Monck l’arrêta et s’arrêta lui-même ; puis
d’une voix sonore :
– Holà ! que fait-on ici ? Digby, pourquoi ce
feu ? pourquoi ces cris ?
– Le général ! cria Digby en laissant tomber
son épée.
– Le général ! répétèrent les soldats.
– Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant ? dit Monck
d’une voix calme.
Puis le silence étant rétabli :
– Voyons, dit-il, qui a allumé ce feu ?
Les soldats baissèrent la tête.
– Quoi ! je demande et l’on ne me répond
pas ! dit Monck. Quoi ! je reproche, et l’on ne
répare pas ! Ce feu brûle encore, je crois ?
Aussitôt les vingt hommes s’élancèrent
cherchant des seaux, des jarres, des tonnes,

533
éteignant l’incendie enfin avec l’ardeur qu’ils
mettaient un instant auparavant à le propager.
Mais déjà, avant toute chose et le premier,
d’Artagnan avait appliqué une échelle à la
maison en criant :
– Athos ! c’est moi, moi, d’Artagnan ! Ne me
tuez pas, cher ami.
Et quelques minutes après il serrait le comte
dans ses bras.
Pendant ce temps, Grimaud, conservant son
air calme, démantelait la fortification du rez-de-
chaussée, et, après avoir ouvert la porte, se
croisait tranquillement les bras sur le seuil.
Seulement, à la voix de d’Artagnan, il avait
poussé une exclamation de surprise.
Le feu éteint, les soldats se présentèrent
confus, Digby en tête.
– Général, dit celui-ci, excusez-nous. Ce que
nous avons fait, c’est par amour pour Votre
Honneur, que l’on croyait perdu.
– Vous êtes fous, messieurs. Perdu ! Est-ce
qu’un homme comme moi se perd ? Est-ce que

534
par hasard il ne m’est pas permis de m’absenter à
ma guise sans prévenir ? Est-ce que par hasard
vous me prenez pour un bourgeois de la Cité ?
Est-ce qu’un gentilhomme, mon ami, mon hôte,
doit être assiégé, traqué, menacé de mort, parce
qu’on le soupçonne ? Qu’est-ce que signifie ce
mot-là, soupçonner ? Dieu me damne ! si je ne
fais pas fusiller tout ce que ce brave gentilhomme
a laissé de vivant ici !
– Général, dit piteusement Digby, nous étions
vingt-huit, et en voilà huit à terre.
– J’autorise M. le comte de La Fère à envoyer
les vingt autres rejoindre ces huit-là, dit Monck.
Et il tendit la main à Athos.
– Qu’on rejoigne le camp, dit Monck.
Monsieur Digby, vous garderez les arrêts pendant
un mois.
– Général...
– Cela vous apprendra, monsieur, à n’agir une
autre fois que d’après mes ordres.
– J’avais ceux du lieutenant, général.
– Le lieutenant n’a pas d’ordres pareils à vous

535
donner, et c’est lui qui prendra les arrêts à votre
place, s’il vous a effectivement commandé de
brûler ce gentilhomme.
– Il n’a pas commandé cela, général ; il a
commandé de l’amener au camp ; mais M. le
comte n’a pas voulu nous suivre.
– Je n’ai pas voulu qu’on entrât piller ma
maison, dit Athos avec un regard significatif à
Monck.
– Et vous avez bien fait. Au camp, vous dis-
je !
Les soldats s’éloignèrent tête baissée.
– Maintenant que nous sommes seuls, dit
Monck à Athos, veuillez me dire, monsieur,
pourquoi vous vous obstiniez à rester ici, et
puisque vous aviez votre felouque...
– Je vous attendais, général, dit Athos ; Votre
Honneur ne m’avait-il pas donné rendez-vous
dans huit jours ?
Un regard éloquent de d’Artagnan fit voir à
Monck que ces deux hommes si braves et si
loyaux n’étaient point d’intelligence pour son

536
enlèvement. Il le savait déjà.
– Monsieur, dit-il à d’Artagnan, vous aviez
parfaitement raison. Veuillez me laisser causer un
moment avec M. le comte de La Fère.
D’Artagnan profita du congé pour aller dire
bonjour à Grimaud.
Monck pria Athos de le conduire à la chambre
qu’il habitait. Cette chambre était pleine encore
de fumée et de débris. Plus de cinquante balles
avaient passé par la fenêtre et avaient mutilé les
murailles. On y trouva une table, un encrier et
tout ce qu’il faut pour écrire. Monck prit une
plume et écrivit une seule ligne, signa, plia le
papier, cacheta la lettre avec le cachet de son
anneau, et remit la missive à Athos, en lui disant :
– Monsieur, portez, s’il vous plaît, cette lettre
au roi Charles II, et partez à l’instant même si
rien ne vous arrête plus ici.
– Et les barils ? dit Athos.
– Les pêcheurs qui m’ont amené vont vous
aider à les transporter à bord. Soyez parti s’il se
peut dans une heure.

537
– Oui, général, dit Athos.
– Monsieur d’Artagnan ! cria Monck par la
fenêtre.
D’Artagnan monta précipitamment.
– Embrassez votre ami et lui dites adieu,
monsieur, car il retourne en Hollande.
– En Hollande ! s’écria d’Artagnan, et moi ?
– Vous êtes libre de le suivre, monsieur ; mais
je vous supplie de rester, dit Monck. Me refusez-
vous ?
– Oh ! non, général, je suis à vos ordres.
D’Artagnan embrassa Athos et n’eut que le
temps de lui dire adieu. Monck les observait tous
deux. Puis il surveilla lui-même les apprêts du
départ, le transport des barils à bord,
l’embarquement d’Athos, et prenant par le bras
d’Artagnan tout ébahi, tout ému, il l’emmena
vers Newcastle. Tout en allant au bras de Monck,
d’Artagnan murmurait tout bas :
– Allons, allons, voilà, ce me semble, les
actions de la maison Planchet et Cie qui
remontent.

538
31

Monck se dessine

D’Artagnan, bien qu’il se flattât d’un meilleur


succès, n’avait pourtant pas très bien compris la
situation. C’était pour lui un grave sujet de
méditation que ce voyage d’Athos en Angleterre ;
cette ligue du roi avec Athos et cet étrange
enlacement de son dessein avec celui du comte de
La Fère. Le meilleur était de se laisser aller. Une
imprudence avait été commise, et, tout en ayant
réussi comme il l’avait promis, d’Artagnan se
trouvait n’avoir aucun des avantages de la
réussite. Puisque tout était perdu, on ne risquait
plus rien.
D’Artagnan suivit Monck au milieu de son
camp. Le retour du général avait produit un
merveilleux effet, car on le croyait perdu. Mais
Monck, avec son visage austère et son glacial

539
maintien, semblait demander à ses lieutenants
empressés et à ses soldats ravis la cause de cette
allégresse. Aussi, au lieutenant qui était venu au-
devant de lui et qui lui témoignait l’inquiétude
qu’ils avaient ressentie de son départ :
– Pourquoi cela ? dit-il. Suis-je obligé de vous
rendre des comptes ?
– Mais, Votre Honneur, les brebis sans le
pasteur peuvent trembler.
– Trembler ! répondit Monck avec sa voix
calme et puissante ; ah ! monsieur, quel mot !...
Dieu me damne ! si mes brebis n’ont pas dents et
ongles, je renonce à être leur pasteur. Ah ! vous
trembliez, monsieur !
– Général, pour vous.
– Mêlez-vous de ce qui vous concerne, et si je
n’ai pas l’esprit que Dieu envoyait à Olivier
Cromwell, j’ai celui qu’il m’a envoyé ; je m’en
contente, pour si petit qu’il soit.
L’officier ne répliqua pas, et Monck ayant
ainsi imposé silence à ses gens, tous demeurèrent
persuadés qu’il avait accompli une œuvre

540
importante ou fait sur eux une épreuve. C’était
bien peu connaître ce génie scrupuleux et patient.
Monck, s’il avait la bonne foi des puritains, ses
alliés, dut remercier avec bien de la ferveur le
saint patron qui l’avait pris de la boîte de M.
d’Artagnan.
Pendant que ces choses se passaient, notre
mousquetaire ne cessait de répéter :
– Mon Dieu ! fais que M. Monck n’ait pas
autant d’amour-propre que j’en ai moi-même ;
car, je le déclare, si quelqu’un m’eût mis dans un
coffre avec ce grillage sur la bouche et mené
ainsi, voituré comme un veau par-delà la mer, je
garderais un si mauvais souvenir de ma mine
piteuse dans ce coffre et une si laide rancune à
celui qui m’aurait enfermé ; je craindrais si fort
de voir éclore sur le visage de ce malicieux un
sourire sarcastique, ou dans son attitude une
imitation grotesque de ma position dans la boîte,
que, mordioux !... je lui enfoncerais un bon
poignard dans la gorge en compensation du
grillage, et le clouerais dans une véritable bière
en souvenir du faux cercueil où j’aurais moisi

541
deux jours.
Et d’Artagnan était de bonne foi en parlant
ainsi, car c’était un épiderme sensible que celui
de notre Gascon. Monck avait d’autres idées,
heureusement. Il n’ouvrit pas la bouche du passé
à son timide vainqueur, mais il l’admit de fort
près à ses travaux, l’emmena dans quelques
reconnaissances, de façon à obtenir ce qu’il
désirait sans doute vivement, une réhabilitation
dans l’esprit de d’Artagnan. Celui-ci se conduisit
en maître juré flatteur : il admira toute la tactique
de Monck et l’ordonnance de son camp ; il
plaisanta fort agréablement les circonvallations
de Lambert, qui, disait-il, s’était bien inutilement
donné la peine de clore un camp pour vingt mille
hommes, tandis qu’un arpent de terrain lui eût
suffi pour le caporal et les cinquante gardes qui
peut-être lui demeureraient fidèles.
Monck, aussitôt à son arrivée, avait accepté la
proposition d’entrevue faite la veille par Lambert
et que les lieutenants de Monck avaient refusée,
sous prétexte que le général était malade. Cette

542
entrevue ne fut ni longue ni intéressante1.
Lambert demanda une profession de foi à son
rival. Celui-ci déclara qu’il n’avait d’autre
opinion que celle de la majorité. Lambert
demanda s’il ne serait pas plus expédient de
terminer la querelle par une alliance que par une
bataille. Monck, là-dessus, demanda huit jours
pour réfléchir. Or, Lambert ne pouvait les lui
refuser, et Lambert cependant était venu en disant
qu’il dévorerait l’armée de Monck. Aussi quand,
à la suite de l’entrevue, que ceux de Lambert
attendaient avec impatience, rien ne se décida, ni
traité ni bataille, l’armée rebelle commença, ainsi
que l’avait prévu M. d’Artagnan, à préférer la
bonne cause à la mauvaise, et le Parlement, tout
Croupion qu’il était, au néant pompeux des
desseins du général Lambert.
On se rappelait, en outre, les bons repas de
Londres, la profusion d’ale et de sherry que le
bourgeois de la Cité payait à ses amis, les
soldats ; on regardait avec terreur le pain noir de

1
Les négociations entre Monck et Lambert sont rompues le
24 décembre 1659.

543
la guerre, l’eau trouble de la Tweed, trop salée
pour le verre, trop peu pour la marmite, et l’on se
disait : « Ne serions-nous pas mieux de l’autre
côté ? Les rôtis ne chauffent-ils pas à Londres
pour Monck ? »
Dès lors, l’on n’entendit plus parler que de
désertion dans l’armée de Lambert. Les soldats se
laissaient entraîner par la force des principes, qui
sont, comme la discipline, le lien obligé de tout
corps constitué dans un but quelconque. Monck
défendait le Parlement, Lambert l’attaquait.
Monck n’avait pas plus envie que Lambert de
soutenir le Parlement, mais il l’avait écrit sur ses
drapeaux, en sorte que tous ceux du parti
contraire étaient réduits à écrire sur le leur :
« Rébellion », ce qui sonnait mal aux oreilles
puritaines. On vint donc de Lambert à Monck
comme des pécheurs viennent de Baal à Dieu.
Monck fit son calcul : à mille désertions par
jour, Lambert en avait pour vingt jours ; mais il y
a dans les choses qui croulent un tel
accroissement du poids et de la vitesse qui se
combinent, que cent partirent le premier jour,

544
cinq cents le second, mille le troisième. Monck
pensa qu’il avait atteint sa moyenne. Mais de
mille la désertion passa vite à deux mille, puis à
quatre mille, et huit jours après, Lambert, sentant
bien qu’il n’avait plus la possibilité d’accepter la
bataille si on la lui offrait, prit le sage parti de
décamper pendant la nuit pour retourner à
Londres1, et prévenir Monck en se reconstruisant
une puissance avec les débris du parti militaire.
Mais Monck, libre et sans inquiétudes, marcha
sur Londres en vainqueur, grossissant son armée
de tous les partis flottants sur son passage. Il vint
camper à Barnet, c’est-à-dire à quatre lieues,
chéri du Parlement, qui croyait voir en lui un
protecteur, et attendu par le peuple, qui voulait le
voir se dessiner pour le juger. D’Artagnan lui-
même n’avait rien pu juger de sa tactique. Il
observait, il admirait. Monck ne pouvait entrer à
Londres avec un parti pris sans y rencontrer la
guerre civile. Il temporisa quelque temps.

1
Après la défection de la brigade irlandaise qui se joignit à
la rébellion des gentilshommes du Yorkshire (1er janvier 1660),
toute l’armée de Lambert se dissolut.

545
Soudain, sans que personne s’y attendît,
Monck fit chasser de Londres le parti militaire,
s’installa dans la Cité au milieu des bourgeois par
ordre du Parlement, puis, au moment où les
bourgeois criaient contre Monck, au moment où
les soldats eux-mêmes accusaient leur chef,
Monck, se voyant bien sûr de la majorité, déclara
au Parlement Croupion qu’il fallait abdiquer,
lever le siège, et céder sa place à un
gouvernement qui ne fût pas une plaisanterie.
Monck prononça cette déclaration, appuyé sur
cinquante mille épées, auxquelles, le soir même,
se joignirent, avec des hourras de joie délirante,
cinq cent mille habitants de la bonne ville de
Londres1.
Enfin, au moment où le peuple, après son
triomphe et ses repas orgiaques en pleine rue,

1
Monck traverse la Tweed le 2 janvier 1660, et, le 3 février,
à la tête de quatre cents hommes à pied et de dix-huit cavaliers,
entre à Londres où il est solennellement remercié par le
parlement le 6 ; il dissout le Rump Parliament le 20 avril et
presente le 1er mai, devant le nouveau parlement, les lettres du
roi (déclaration de Bréda du 4 avril) qui décident de la
Restauration.

546
cherchait des yeux le maître qu’il pourrait bien se
donner, on apprit qu’un bâtiment venait de partir
de La Haye, portant Charles II et sa fortune1.
– Messieurs, dit Monck à ses officiers, je pars
au-devant du roi légitime. Qui m’aime me suive !
Une immense acclamation accueillit ces
paroles, que d’Artagnan n’entendit pas sans un
frisson de plaisir.
– Mordioux ! dit-il à Monck, c’est hardi,
monsieur.
– Vous m’accompagnez, n’est-ce pas ? dit
Monck.
– Pardieu, général ! Mais, dites-moi, je vous
prie, ce que vous aviez écrit avec Athos, c’est-à-
dire avec M. le comte de La Fère... vous savez...
le jour de notre arrivée ?
– Je n’ai pas de secrets pour vous, répliqua
Monck : j’avais écrit ces mots : « Sire, j’attends
Votre Majesté dans six semaines à Douvres. »
– Ah ! fit d’Artagnan, je ne dis plus que c’est

1
Charles Ier débarque à Douvres le 26 mai 1660.

547
hardi ; je dis que c’est bien joué. Voilà un beau
coup.
– Vous vous y connaissez, répliqua Monck.
C’était la seule allusion que le général eût
jamais faite à son voyage en Hollande.

548
32

Comment Athos et d’Artagnan se retrouvent


encore une fois à l’hôtellerie de la Corne-du-Cerf

Le roi d’Angleterre fit son entrée en grande


pompe à Douvres, puis à Londres1. Il avait mandé
ses frères ; il avait amené sa mère et sa sœur.
L’Angleterre était depuis si longtemps livrée à
elle-même, c’est-à-dire à la tyrannie, à la
médiocrité et à la déraison, que ce retour du roi
Charles II, que les Anglais ne connaissaient
cependant que comme le fils d’un homme auquel
ils avaient coupé la tête, fut une fête pour les trois
royaumes. Aussi, tous ces vœux, toutes ces
acclamations qui accompagnaient son retour,
frappèrent tellement le jeune roi, qu’il se pencha
à l’oreille de Jack d’York, son jeune frère, pour

1
Charles Ier entre à Londres le 29 mai 1660.

549
lui dire :
– En vérité, Jack, il me semble que c’est bien
notre faute si nous avons été si longtemps absents
d’un pays où l’on nous aime tant.
Le cortège fut magnifique. Un admirable
temps favorisait la solennité. Charles avait repris
toute sa jeunesse, toute sa belle humeur ; il
semblait transfiguré ; les cœurs lui riaient comme
le soleil.
Dans cette foule bruyante de courtisans et
d’adorateurs, qui ne semblaient pas se rappeler
qu’ils avaient conduit à l’échafaud de White Hall
le père du nouveau roi, un homme, en costume de
lieutenant de mousquetaires, regardait, le sourire
sur ses lèvres minces et spirituelles, tantôt le
peuple qui vociférait ses bénédictions, tantôt le
prince qui jouait l’émotion et qui saluait surtout
les femmes dont les bouquets venaient tomber
sous les pieds de son cheval.
– Quel beau métier que celui de roi ! disait cet
homme, entraîné dans sa contemplation, et si bien
absorbé qu’il s’arrêta au milieu du chemin,
laissant défiler le cortège. Voici en vérité un

550
prince cousu d’or et de diamants comme un
Salomon, émaillé de fleurs comme une prairie
printanière ; il va puiser à pleines mains dans
l’immense coffre où ses sujets très fidèles
aujourd’hui, naguère très infidèles, lui ont amassé
une ou deux charretées de lingots d’or. On lui
jette des bouquets à l’enfouir dessous, et il y a
deux mois, s’il se fût présenté, on lui eût envoyé
autant de boulets et de balles qu’aujourd’hui on
lui envoie de fleurs. Décidément, c’est quelque
chose que de naître d’une certaine façon, n’en
déplaise aux vilains qui prétendent que peu leur
importe de naître vilains.
Le cortège défilait toujours, et, avec le roi, les
acclamations commençaient à s’éloigner dans la
direction du palais, ce qui n’empêchait pas notre
officier d’être fort bousculé.
– Mordioux ! continuait le raisonneur, voilà
bien des gens qui me marchent sur les pieds et
qui me regardent comme fort peu, ou plutôt
comme rien du tout, attendu qu’ils sont anglais et
que je suis français. Si l’on demandait à tous ces
gens-là : « Qu’est-ce que M. d’Artagnan ? » ils

551
répondraient : « Nescio vos. » Mais qu’on leur
dise : « Voilà le roi qui passe, voilà M. Monck
qui passe », ils vont hurler : « Vive le roi ! Vive
M. Monck ! » jusqu’à ce que leurs poumons leur
refusent le service.
« Cependant, continua-t-il en regardant, de ce
regard si fin et parfois si fier, s’écouler la foule,
cependant, réfléchissez un peu, bonnes gens, à ce
que votre roi Charles a fait, à ce que M. Monck a
fait, puis songez à ce qu’a fait ce pauvre inconnu
qu’on appelle M. d’Artagnan. Il est vrai que vous
ne le savez pas puisqu’il est inconnu, ce qui vous
empêche peut-être de réfléchir. Mais, bah !
qu’importe ! ce n’empêche pas Charles II d’être
un grand roi, quoiqu’il ait été exilé douze ans, et
M. Monck d’être un grand capitaine, quoiqu’il ait
fait le voyage de France dans une boîte. Or donc,
puisqu’il est reconnu que l’un est un grand roi et
l’autre un grand capitaine : Hurrah for the king
Charles II ! Hurrah for the captain Monck !
Et sa voix se mêla aux voix des milliers de
spectateurs, qu’elle domina un moment ; et, pour
mieux faire l’homme dévoué, il leva son feutre en

552
l’air. Quelqu’un lui arrêta le bras au beau milieu
de son expansif loyalisme. (On appelait ainsi en
1660 ce qu’on appelle aujourd’hui royalisme.)
– Athos ! s’écria d’Artagnan. Vous ici ?
Et les deux amis s’embrassèrent.
– Vous ici ! et étant ici, continua le
mousquetaire, vous n’êtes pas au milieu de tous
les courtisans, mon cher comte ? Quoi ! vous le
héros de la fête, vous ne chevauchez pas au côté
gauche de Sa Majesté restaurée, comme M.
Monck chevauche à son côté droit ! En vérité, je
ne comprends rien à votre caractère ni à celui du
prince qui vous doit tant.
– Toujours railleur, mon cher d’Artagnan, dit
Athos. Ne vous corrigerez-vous donc jamais de
ce vilain défaut ?
– Mais enfin, vous ne faites point partie du
cortège ?
– Je ne fais point partie du cortège, parce que
je ne l’ai point voulu.
– Et pourquoi ne l’avez-vous point voulu ?
– Parce que je ne suis ni envoyé, ni

553
ambassadeur, ni représentant du roi de France, et
qu’il ne me convient pas de me montrer ainsi près
d’un autre roi que Dieu ne m’a pas donné pour
maître.
– Mordioux ! vous vous montriez bien près du
roi son père.
– C’est autre chose, ami : celui-là allait
mourir.
– Et cependant ce que vous avez fait pour
celui-ci...
– Je l’ai fait parce que je devais le faire. Mais,
vous le savez, je déplore toute ostentation. Que le
roi Charles II, qui n’a plus besoin de moi, me
laisse donc maintenant dans mon repos et dans
mon ombre, c’est tout ce que je réclame de lui.
D’Artagnan soupira.
– Qu’avez-vous ? lui dit Athos, on dirait que
cet heureux retour du roi à Londres vous attriste,
mon ami, vous qui cependant avez fait au moins
autant que moi pour Sa Majesté.
– N’est-ce pas, répondit d’Artagnan en riant
de son rire gascon, que j’ai fait aussi beaucoup

554
pour Sa Majesté, sans que l’on s’en doute ?
– Oh ! oui s’écria Athos ; et le roi le sait bien,
mon ami.
– Il le sait, fit amèrement le mousquetaire ; par
ma foi ! je ne m’en doutais pas, et je tâchais
même en ce moment de l’oublier.
– Mais lui, mon ami, n’oubliera point, je vous
en réponds.
– Vous me dites cela pour me consoler un peu,
Athos.
– Et de quoi ?
– Mordioux ! de toutes les dépenses que j’ai
faites. Je me suis ruiné, mon ami, ruiné pour la
restauration de ce jeune prince qui vient de passer
en cabriolant sur son cheval isabelle.
– Le roi ne sait pas que vous vous êtes ruiné,
mon ami, mais il sait qu’il vous doit beaucoup.
– Cela m’avance-t-il en quelque chose,
Athos ? dites ! car enfin, je vous rends justice,
vous avez noblement travaillé. Mais, moi qui, en
apparence, ai fait manquer votre combinaison,
c’est moi qui en réalité l’ai fait réussir. Suivez

555
bien mon calcul : vous n’eussiez peut-être pas,
par la persuasion et la douceur, convaincu le
général Monck, tandis que moi je l’ai si rudement
mené, ce cher général, que j’ai fourni à votre
prince l’occasion de se montrer généreux ; cette
générosité lui a été inspirée par le fait de ma
bienheureuse bévue, Charles se la voit payer par
la restauration que Monck lui a faite.
– Tout cela, cher ami, est d’une vérité
frappante, répondit Athos.
– Et bien ! toute frappante qu’est cette vérité,
il n’en est pas moins vrai, cher ami, que je m’en
retournerai, fort chéri de M. Monck, qui
m’appelle my dear captain toute la journée, bien
que je ne sois ni son cher, ni capitaine, et fort
apprécié du roi, qui a déjà oublié mon nom ; il
n’en est pas moins vrai, dis-je, que je m’en
retournerai dans ma belle patrie, maudit par les
soldats que j’avais levés dans l’espoir d’une
grosse solde, maudit du brave Planchet, à qui j’ai
emprunté une partie de sa fortune.
– Comment cela ? et que diable vient faire
Planchet dans tout ceci ?

556
– Eh ! oui, mon cher : ce roi si pimpant, si
souriant, si adoré, M. Monck se figure l’avoir
rappelé, vous vous figurez l’avoir soutenu, je me
figure l’avoir ramené, le peuple se figure l’avoir
reconquis, lui-même se figure avoir négocié de
façon à être restauré, et rien de tout cela n’est
vrai, cependant : Charles II, roi d’Angleterre,
d’Écosse et d’Irlande, a été remis sur son trône
par un épicier de France qui demeure rue des
Lombards et qu’on appelle Planchet. Ce que c’est
que la grandeur ! « Vanité ! dit l’Écriture ;
vanité ! tout est vanité1 ! »
Athos ne put s’empêcher de rire de la boutade
de son ami.
– Cher d’Artagnan, dit-il en lui serrant
affectueusement la main, ne seriez-vous plus
philosophe ? N’est-ce plus pour vous une
satisfaction que de m’avoir sauvé la vie comme
vous le fîtes en arrivant si heureusement avec
Monck, quand ces damnés parlementaires
voulaient me brûler vif ?

1
« Vanitas vanitatum et omnia vanitas », Ecclésiaste, I, 2.

557
– Voyons, voyons, dit d’Artagnan, vous
l’aviez un peu méritée, cette brûlure, mon cher
comte.
– Comment ! pour avoir sauvé le million du
roi Charles ?
– Quel million ?
– Ah ! c’est vrai, vous n’avez jamais su cela,
vous, mon ami ; mais il ne faut pas m’en vouloir,
ce n’était pas mon secret. Ce mot Remember !
que le roi Charles a prononcé sur l’échafaud...
– Et qui veut dire Souviens-toi ?
– Parfaitement. Ce mot signifiait : Souviens-
toi qu’il y a un million enterré dans les caves de
Newcastle, et que ce million appartient à mon
fils.
– Ah ! très bien, je comprends. Mais ce que je
comprends aussi, et ce qu’il y a d’affreux, c’est
que, chaque fois que Sa Majesté Charles II
pensera à moi, il se dira : « Voilà un homme qui a
cependant manqué me faire perdre ma couronne.
Heureusement j’ai été généreux, grand, plein de
présence d’esprit. » Voilà ce que dira de moi et

558
de lui ce jeune gentilhomme au pourpoint noir
très râpé, qui vint au château de Blois, son
chapeau à la main, me demander si je voulais
bien lui accorder entrée chez le roi de France.
– D’Artagnan ! d’Artagnan ! dit Athos en
posant sa main sur l’épaule du mousquetaire,
vous n’êtes pas juste.
– J’en ai le droit.
– Non, car vous ignorez l’avenir.
D’Artagnan regarda son ami entre les yeux et
se mit à rire.
– En vérité, mon cher Athos, dit-il, vous avez
des mots superbes que je n’ai connus qu’à vous et
à M. le cardinal Mazarin.
Athos fit un mouvement.
– Pardon, continua d’Artagnan en riant,
pardon si je vous offense. L’avenir ! hou ! les
jolis mots que les mots qui promettent, et comme
ils remplissent bien la bouche à défaut d’autre
chose ! Mordioux ! après en avoir tant trouvé qui
promettent, quand donc en trouverai-je un qui
donne ? Mais laissons cela, continua d’Artagnan.

559
Que faites-vous ici, mon cher Athos ? êtes-vous
trésorier du roi ?
– Comment ! trésorier du roi ?
– Oui, puisque le roi possède un million, il lui
faut un trésorier. Le roi de France, qui est sans un
sou, a bien un surintendant des finances, M.
Fouquet. Il est vrai qu’en échange M. Fouquet a
bon nombre de millions, lui.
– Oh ! notre million est dépensé depuis
longtemps, dit à son tour en riant Athos.
– Je comprends, il a passé en satin, en
pierreries, en velours et en plumes de toute
espèce et de toute couleur. Tous ces princes et
toutes ces princesses avaient grand besoin de
tailleurs et de lingères... Eh ! Athos, vous
souvenez-vous de ce que nous dépensâmes pour
nous équiper, nous autres, lors de la campagne de
La Rochelle, et pour faire aussi notre entrée à
cheval ? Deux ou trois mille livres, par ma foi !
mais un corsage de roi est plus ample, et il faut
un million pour en acheter l’étoffe. Au moins,
dites, Athos, si vous n’êtes pas trésorier, vous
êtes bien en cour ?

560
– Foi de gentilhomme, je n’en sais rien,
répondit simplement Athos.
– Allons donc ! vous n’en savez rien ?
– Non, je n’ai pas revu le roi depuis Douvres.
– Alors, c’est qu’il vous a oublié aussi,
mordioux ! c’est régalant !
– Sa Majesté a eu tant d’affaires !
– Oh ! s’écria d’Artagnan avec une de ces
spirituelles grimaces comme lui seul savait en
faire, voilà, sur mon honneur, que je me reprends
d’amour pour monsignor Giulio Mazarini.
Comment ! mon cher Athos, le roi ne vous a pas
revu ?
– Non.
– Et vous n’êtes pas furieux ?
– Moi ! pourquoi ? Est-ce que vous vous
figurez, mon cher d’Artagnan, que c’est pour le
roi que j’ai agi de la sorte ? Je ne le connais pas,
ce jeune homme. J’ai défendu le père, qui
représentait un principe sacré pour moi, et je me
suis laissé aller vers le fils toujours par sympathie
pour ce même principe. Au reste, c’était un digne

561
chevalier, une noble créature mortelle, que ce
père, vous vous le rappelez.
– C’est vrai, un brave et excellent homme, qui
fit une triste vie, mais une bien belle mort.
– Eh bien ! mon cher d’Artagnan, comprenez
ceci : à ce roi, à cet homme de cœur, à cet ami de
ma pensée, si j’ose le dire, je jurai à l’heure
suprême de conserver fidèlement le secret d’un
dépôt qui devait être remis à son fils pour l’aider
dans l’occasion ; ce jeune homme m’est venu
trouver ; il m’a raconté sa misère, il ignorait que
je fusse autre chose pour lui qu’un souvenir
vivant de son père, j’ai accompli envers
Charles II ce que j’avais promis à Charles Ier,
voilà tout. Que m’importe donc qu’il soit ou non
reconnaissant ! C’est à moi que j’ai rendu service
en me délivrant de cette responsabilité, et non à
lui.
– J’ai toujours dit, répondit d’Artagnan avec
un soupir, que le désintéressement était la plus
belle chose du monde.
– Eh bien ! quoi ! cher ami, reprit Athos, vous-
même n’êtes-vous pas dans la même situation

562
que moi ? Si j’ai bien compris vos paroles, vous
vous êtes laissé toucher par le malheur de ce
jeune homme ; c’est de votre part bien plus beau
que de la mienne, car moi, j’avais un devoir à
accomplir, tandis que vous, vous ne deviez
absolument rien au fils du martyr. Vous n’aviez
pas, vous, à lui payer le prix de cette précieuse
goutte de sang qu’il laissa tomber sur mon front
du plancher de son échafaud. Ce qui vous a fait
agir, vous, c’est le cœur uniquement, le cœur
noble et bon que vous avez sous votre apparent
scepticisme, sous votre sarcastique ironie ; vous
avez engagé la fortune d’un serviteur, la vôtre
peut-être, je vous en soupçonne, bienfaisant
avare ! et l’on méconnaît votre sacrifice.
Qu’importe ! voulez-vous rendre à Planchet son
argent ? Je comprends cela, mon ami, car il ne
convient pas qu’un gentilhomme emprunte à son
inférieur sans lui rendre capital et intérêts. Eh
bien ! je vendrai La Fère1 s’il le faut, ou, s’il n’est
besoin, quelque petite ferme. Vous paierez

1
La Fère n’était pas mentionnée parmi les terres d’Athos :
ce nom prend désormais le relais de Bragelonne.

563
Planchet, et il restera, croyez-moi, encore assez
de grain pour nous deux et pour Raoul dans mes
greniers. De cette façon, mon ami, vous n’aurez
d’obligation qu’à vous-même, et, si je vous
connais bien, ce ne sera pas pour votre esprit une
mince satisfaction que de vous dire : « J’ai fait un
roi. » Ai-je raison ?
– Athos ! Athos ! murmura d’Artagnan rêveur,
je vous l’ai dit une fois, le jour où vous
prêcherez, j’irai au sermon ; le jour où vous me
direz qu’il y a un enfer, mordioux ! j’aurai peur
du gril et des fourches. Vous êtes meilleur que
moi, ou plutôt meilleur que tout le monde, et je
ne me reconnais qu’un mérite, celui de n’être pas
jaloux. Hors ce défaut, Dieu me damne ! comme
disent les Anglais, j’ai tous les autres.
– Je ne connais personne qui vaille
d’Artagnan, répliqua Athos ; mais nous voici
arrivés tout doucement à la maison que j’habite.
Voulez-vous entrer chez moi, mon ami ?
– Eh ! mais c’est la taverne de la Corne-du-
Cerf, ce me semble ? dit d’Artagnan.
– Je vous avoue, mon ami, que je l’ai un peu

564
choisie pour cela. J’aime les anciennes
connaissances, j’aime à m’asseoir à cette place où
je me suis laissé tomber tout abattu de fatigue,
tout abîmé de désespoir, lorsque vous revîntes le
30 janvier au soir1.
– Après avoir découvert la demeure du
bourreau masqué ? Oui, ce fut un terrible jour !
– Venez donc alors, dit Athos en
l’interrompant.
Ils entrèrent dans la salle autrefois commune.
La taverne en général, et cette salle commune en
particulier, avaient subi de grandes
transformations ; l’ancien hôte des
mousquetaires, devenu assez riche pour un
hôtelier, avait fermé boutique et fait de cette salle
dont nous parlions un entrepôt de denrées
coloniales. Quant au reste de la maison, il le
louait tout meublé aux étrangers.

1
Voir Vingt ans après, chap. 72. La taverne était nommée
alors la Bedford’s Tavern et était située alors dans Green-Hall
Street ; son propriétait, espagnol, se nommait Pérez.

565
Ce fut avec une indicible émotion que
d’Artagnan reconnut tous les meubles de cette
chambre du premier étage : les boiseries, les
tapisseries et jusqu’à cette carte géographique
que Porthos étudiait si amoureusement dans ses
loisirs.
– Il y a onze ans ! s’écria d’Artagnan.
Mordioux ! il me semble qu’il y a un siècle.
– Et à moi qu’il y a un jour, dit Athos. Voyez-
vous la joie que j’éprouve, mon ami, à penser que
je vous tiens là, que je serre votre main, que je
puis jeter bien loin l’épée et le poignard, toucher
sans défiance à ce flacon de xérès. Oh ! cette joie,
en vérité, je ne pourrais vous l’exprimer que si
nos deux amis étaient là, aux deux angles de cette
table, et Raoul, mon bien-aimé Raoul, sur le
seuil, à nous regarder avec ses grands yeux si
brillants et si doux !
– Oui, oui, dit d’Artagnan fort ému, c’est vrai.
J’approuve surtout cette première partie de votre
pensée : il est doux de sourire là où nous avons si
légitimement frissonné, en pensant que d’un
moment à l’autre M. Mordaunt pouvait apparaître

566
sur le palier.
En ce moment la porte s’ouvrit, et d’Artagnan,
tout brave qu’il était, ne put retenir un léger
mouvement d’effroi.
Athos le comprit et souriant :
– C’est notre hôte, dit-il, qui m’apporte
quelque lettre.
– Oui, milord, dit le bonhomme, j’apporte en
effet une lettre à Votre Honneur.
– Merci, dit Athos prenant la lettre sans
regarder. Dites-moi, mon cher hôte, vous ne
reconnaissez pas Monsieur ?
Le vieillard leva la tête et regarda
attentivement d’Artagnan.
– Non, dit-il.
– C’est, dit Athos, un de ces amis dont je vous
ai parlé, et qui logeait ici avec moi il y a onze
ans.
– Oh ! dit le vieillard, il a logé ici tant
d’étrangers !
– Mais nous y logions, nous, le 30 janvier

567
1649, ajouta Athos, croyant stimuler par cet
éclaircissement la mémoire paresseuse de l’hôte.
– C’est possible, répondit-il en souriant, mais
il y a si longtemps !
Il salua et sortit.

– Merci, dit d’Artagnan, faites des exploits,


accomplissez des révolutions, essayez de graver
votre nom dans la pierre ou sur l’airain avec de
fortes épées ; il y a quelque chose de plus rebelle,
de plus dur, de plus oublieux que le fer, l’airain et
la pierre, c’est le crâne vieilli du premier logeur
enrichi dans son commerce ; il ne me reconnaît
pas ! Eh bien ! moi, je l’eusse vraiment reconnu.
Athos, tout en souriant, décachetait la lettre.
– Ah ! dit-il, une lettre de Parry.
– Oh ! oh ! fit d’Artagnan, lisez mon ami,
lisez, elle contient sans doute du nouveau.
Athos secoua la tête et lut :

Monsieur le comte,
Le roi a éprouvé bien du regret de ne pas vous

568
voir aujourd’hui près de lui à son entrée ; Sa
Majesté me charge de vous le mander et de la
rappeler à votre souvenir. Sa Majesté attendra
Votre Honneur ce soir même, au palais de Saint-
James, entre neuf et onze heures.
Je suis avec respect, monsieur le comte, de
Votre Honneur,
Le très humble et très obéissant serviteur,
PARRY.

– Vous le voyez, mon cher d’Artagnan, dit


Athos, il ne faut pas désespérer du cœur des rois.
– N’en désespérez pas, vous avez raison,
repartit d’Artagnan.
– Oh ! cher, bien cher ami, reprit Athos, à qui
l’imperceptible amertume de d’Artagnan n’avait
pas échappé, pardon. Aurais-je blessé, sans le
vouloir, mon meilleur camarade ?
– Vous êtes fou, Athos, et la preuve, c’est que
je vais vous conduire jusqu’au château, jusqu’à la
porte, s’entend ; cela me promènera.

569
– Vous entrerez avec moi, mon ami, je veux
dire à Sa Majesté...
– Allons donc ! répliqua d’Artagnan avec une
fierté vraie et pure de tout mélange, s’il est
quelque chose de pire que de mendier soi-même,
c’est de faire mendier par les autres. Çà ! partons,
mon ami, la promenade sera charmante ; je veux,
en passant, vous montrer la maison de M. Monck,
qui m’a retiré chez lui : une belle maison, ma
foi ! Être général en Angleterre rapporte plus que
d’être maréchal en France, savez-vous ?
Athos se laissa emmener, tout triste de cette
gaieté qu’affectait d’Artagnan.
Toute la ville était dans l’allégresse ; les deux
amis se heurtaient à chaque moment contre des
enthousiastes, qui leur demandaient dans leur
ivresse de crier : « Vive le bon roi Charles ! »
D’Artagnan répondait par un grognement, et
Athos par un sourire. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à
la maison de Monck, devant laquelle, comme
nous l’avons dit, il fallait passer, en effet, pour se
rendre au palais de Saint-James.
Athos et d’Artagnan parlèrent peu durant la

570
route, par cela même qu’ils eussent eu sans doute
trop de choses à se dire s’ils eussent parlé. Athos
pensait que, parlant, il semblerait témoigner de la
joie, et que cette joie pourrait blesser d’Artagnan.
Celui-ci, de son côté, craignait, en parlant, de
laisser percer une aigreur qui le rendrait gênant
pour Athos. C’était une singulière émulation de
silence entre le contentement et la mauvaise
humeur. D’Artagnan céda le premier à cette
démangeaison qu’il éprouvait d’habitude à
l’extrémité de la langue.
– Vous rappelez-vous, Athos, dit-il, le passage
des Mémoires de d’Aubigné, dans lequel ce
dévoué serviteur, gascon comme moi, pauvre
comme moi, et j’allais presque dire brave comme
moi, raconte les ladreries de Henri IV1 ? Mon
père m’a toujours dit, je m’en souviens, que M.
d’Aubigné était menteur. Mais pourtant,
examinez comme tous les princes issus du grand
Henri chassent de race !
– Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, les

1
Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle.

571
rois de France avares ? Vous êtes fou, mon ami.
– Oh ! vous ne convenez jamais des défauts
d’autrui, vous qui êtes parfait. Mais, en réalité,
Henri IV était avare, Louis XIII, son fils, l’était
aussi ; nous en savons quelque chose, n’est-ce
pas ? Gaston poussait ce vice à l’exagération, et
s’est fait sous ce rapport détester de tout ce qui
l’entourait. Henriette, pauvre femme ! a bien fait
d’être avare, elle qui ne mangeait pas tous les
jours et ne se chauffait pas tous les ans ; et c’est
un exemple qu’elle a donné à son fils Charles
deuxième, petit-fils du grand Henri IV, avare
comme sa mère et comme son grand-père.
Voyons, ai-je bien déduit la généalogie des
avares ?
– D’Artagnan, mon ami, s’écria Athos, vous
êtes bien rude pour cette race d’aigles qu’on
appelle les Bourbons.
– Et j’oubliais le plus beau !... l’autre petit-fils
du Béarnais, Louis quatorzième, mon ex-maître.
Mais j’espère qu’il est avare, celui-là, qui n’a pas
voulu prêter un million à son frère Charles !
Bon ! je vois que vous vous fâchez. Nous voilà,

572
par bonheur, près de ma maison, ou plutôt près de
celle de mon ami M. Monck.
– Cher d’Artagnan, vous ne me fâchez point,
vous m’attristez ; il est cruel, en effet, de voir un
homme de votre mérite à côté de la position que
ses services lui eussent dû acquérir ; il me semble
que votre nom, cher ami, est aussi radieux que les
plus beaux noms de guerre et de diplomatie.
Dites-moi si les Luynes, si les Bellegarde et les
Bassompierre ont mérité comme nous la fortune
et les honneurs ; vous avez raison, cent fois
raison, mon ami.
D’Artagnan soupira, et précédant son ami sous
le porche de la maison que Monck habitait au
fond de la Cité :
– Permettez, dit-il, que je laisse chez moi ma
bourse ; car si, dans la foule, ces adroits filous de
Londres, qui nous sont fort vantés, même à Paris,
me volaient le reste de mes pauvres écus, je ne
pourrais plus retourner en France. Or, content je
suis parti de France et fou de joie j’y retourne,
attendu que toutes mes préventions d’autrefois
contre l’Angleterre me sont revenues,

573
accompagnées de beaucoup d’autres.
Athos ne répondit rien.
– Ainsi donc, cher ami, lui dit d’Artagnan, une
seconde et je vous suis. Je sais bien que vous êtes
pressé d’aller là-bas recevoir vos récompenses ;
mais, croyez-le bien, je ne suis pas moins pressé
de jouir de votre joie, quoique de loin... Attendez-
moi.
Et d’Artagnan franchissait déjà le vestibule,
lorsqu’un homme, moitié valet, moitié soldat, qui
remplissait chez Monck les fonctions de portier et
de garde, arrêta notre mousquetaire en lui disant
en anglais :
– Pardon, milord d’Artagnan !
– Eh bien ! répliqua celui-ci, quoi ? Est-ce que
le général aussi me congédie ?... Il ne me manque
plus que d’être expulsé par lui !
Ces mots, dits en français, ne touchèrent
nullement celui à qui on les adressait, et qui ne
parlait qu’un anglais mêlé de l’écossais le plus
rude. Mais Athos en fut navré, car d’Artagnan
commençait à avoir l’air d’avoir raison.

574
L’Anglais montra une lettre à d’Artagnan.
– From the general, dit-il.
– Bien, c’est cela ; mon congé, répliqua le
Gascon. Faut-il lire, Athos ?
– Vous devez vous tromper, dit Athos, ou je
ne connais plus d’honnêtes gens que vous et moi.
D’Artagnan haussa les épaules et décacheta la
lettre, tandis que l’Anglais, impassible,
approchait de lui une grosse lanterne dont la
lumière devait l’aider à lire.
– Eh bien ! qu’avez-vous ? dit Athos voyant
changer la physionomie du lecteur.
– Tenez, lisez vous-même, dit le
mousquetaire.
Athos prit le papier et lut :

Monsieur d’Artagnan, le roi a regretté bien


vivement que vous ne fussiez pas venu à Saint-
Paul avec son cortège. Sa Majesté dit que vous
lui avez manqué comme vous me manquiez aussi
à moi, cher capitaine. Il n’y a qu’un moyen de

575
réparer tout cela. Sa Majesté m’attend à neuf
heures au palais de Saint-James ; voulez-vous
vous y trouver en même temps que moi ? Sa Très
Gracieuse Majesté vous fixe cette heure pour
l’audience qu’elle vous accorde.

La lettre était de Monck.

576
33

L’audience

– Eh bien ? s’écria Athos avec un doux


reproche, lorsque d’Artagnan eut lu la lettre qui
lui était adressée par Monck.
– Eh bien ! dit d’Artagnan, rouge de plaisir et
un peu de honte de s’être tant pressé d’accuser le
roi et Monck, c’est une politesse... qui n’engage à
rien, c’est vrai... mais enfin c’est une politesse.
– J’avais bien de la peine à croire le jeune
prince ingrat, dit Athos.
– Le fait est que son présent est bien près
encore de son passé, répliqua d’Artagnan ; mais
enfin, jusqu’ici tout me donnait raison.
– J’en conviens, cher ami, j’en conviens. Ah !
voilà votre bon regard revenu. Vous ne sauriez
croire combien je suis heureux.

577
– Ainsi, voyez, dit d’Artagnan, Charles II
reçoit M. Monck à neuf heures, moi il me recevra
à dix heures ; c’est une grande audience, de celles
que nous appelons au Louvre distribution d’eau
bénite de cour. Allons nous mettre sous la
gouttière, mon cher ami, allons.
Athos ne lui répondit rien, et tous deux se
dirigèrent, en pressant le pas, vers le palais de
Saint-James que la foule envahissait encore, pour
apercevoir aux vitres les ombres des courtisans et
les reflets de la personne royale. Huit heures
sonnaient quand les deux amis prirent place dans
la galerie pleine de courtisans et de solliciteurs.
Chacun donna un coup d’œil à ces habits simples
et de forme étrangère, à ces deux têtes si nobles,
si pleines de caractère et de signification. De leur
côté, Athos et d’Artagnan, après avoir en deux
regards mesuré toute cette assemblée, se remirent
à causer ensemble. Un grand bruit se fit tout à
coup aux extrémités de la galerie : c’était le
général Monck qui entrait, suivi de plus de vingt
officiers qui quêtaient un de ses sourires, car il
était la veille encore maître de l’Angleterre, et on
supposait un beau lendemain au restaurateur de la

578
famille des Stuarts.
– Messieurs, dit Monck en se détournant,
désormais, je vous prie, souvenez-vous que je ne
suis plus rien. Naguère encore je commandais la
principale armée de la république ; maintenant
cette armée est au roi, entre les mains de qui je
vais remettre, d’après son ordre, mon pouvoir
d’hier.
Une grande surprise se peignit sur tous les
visages, et le cercle d’adulateurs et de suppliants
qui serrait Monck l’instant d’auparavant s’élargit
peu à peu et finit par se perdre dans les grandes
ondulations de la foule. Monck allait faire
antichambre comme tout le monde. D’Artagnan
ne put s’empêcher d’en faire la remarque au
comte de La Fère, qui fronça le sourcil. Soudain
la porte du cabinet de Charles s’ouvrit, et le jeune
roi parut, précédé de deux officiers de sa maison.
– Bonsoir, messieurs, dit-il. Le général Monck
est-il ici ?
– Me voici, sire, répliqua le vieux général.
Charles courut à lui et lui prit les mains avec

579
une fervente amitié.
– Général, dit tout haut le roi, je viens de
signer votre brevet ; vous êtes duc d’Albermale1,
et mon intention est que nul ne vous égale en
puissance et en fortune dans ce royaume, où, le
noble Montrose excepté, nul ne vous a égalé en
loyauté, en courage et en talent. Messieurs, le duc
est commandant général de nos armées de terre et
de mer, rendez-lui vos devoirs, s’il vous plaît, en
cette qualité.
Tandis que chacun s’empressait auprès du
général, qui recevait tous ces hommages sans
perdre un instant son impassibilité ordinaire,
d’Artagnan dit à Athos :
– Quand on pense que ce duché, ce
commandement des armées de terre et de mer,
toutes ces grandeurs, en un mot, ont tenu dans
une boîte de six pieds de long sur trois pieds de

1
Monck fut élevé à la pairie, avec les titres de baron Monck
of Potherbridge, Beauchamp et Teyes, comte de Torrington et
duc d’Albermale, le 7 juillet 1760. Nommé lord-lieutenant
d’Irlande, il ne remplit pas cette fonction et démissionna
(1661).

580
large !
– Ami, répliqua Athos, de bien plus
imposantes grandeurs tiennent dans des boîtes
moins grandes encore ; elles renferment pour
toujours !...
Tout à coup Monck aperçut les deux
gentilshommes qui se tenaient à l’écart, attendant
que le flot se fût retiré. Il se fit passage et alla
vers eux, en sorte qu’il les surprit au milieu de
leurs philosophiques réflexions.
– Vous parliez de moi, dit-il avec un sourire.
– Milord, répondit Athos, nous parlions aussi
de Dieu.
Monck réfléchit un moment et reprit
gaiement :
– Messieurs, parlons aussi un peu du roi, s’il
vous plaît ; car vous avez, je crois, audience de
Sa Majesté.
– À neuf heures, dit Athos.

581
– À dix heures, dit d’Artagnan1.
– Entrons tout de suite dans ce cabinet,
répondit Monck faisant signe à ses deux
compagnons de le précéder, ce à quoi ni l’un ni
l’autre ne voulut consentir.
Le roi, pendant ce débat tout français, était
revenu au centre de la galerie.
– Oh ! mes Français, dit-il de ce ton
d’insouciante gaieté que, malgré tant de chagrins
et de traverses, il n’avait pu perdre. Les Français,
ma consolation !
Athos et d’Artagnan s’inclinèrent.
– Duc, conduisez ces messieurs dans ma salle
d’étude. Je suis à vous, messieurs, ajouta-t-il en
français.
Et il expédia promptement sa cour pour
revenir à ses Français, comme il les appelait.
– Monsieur d’Artagnan, dit-il en entrant dans
son cabinet, je suis aise de vous revoir.

1
L’audience avait été fixé pour Athos « entre neuf et onze
heures » et pour d’Artagnan « à neuf heures » (voir chap. 32).

582
– Sire, ma joie est au comble de saluer Votre
Majesté dans son palais de Saint-James.
– Monsieur, vous m’avez voulu rendre un bien
grand service, et je vous dois de la
reconnaissance. Si je ne craignais pas d’empiéter
sur les droits de notre commandant général, je
vous offrirais quelque poste digne de vous près
de notre personne.
– Sire, répliqua d’Artagnan, j’ai quitté le
service du roi de France en faisant à mon prince
la promesse de ne servir aucun roi.
– Allons, dit Charles, voilà qui me rend très
malheureux, j’eusse aimé à faire beaucoup pour
vous, vous me plaisez.
– Sire...
– Voyons, dit Charles avec un sourire, ne puis-
je vous faire manquer à votre parole ? Duc, aidez-
moi. Si l’on vous offrait, c’est-à-dire si je vous
offrais, moi, le commandement général de mes
mousquetaires ?
D’Artagnan s’inclinant plus bas que la
première fois :

583
– J’aurais le regret de refuser ce que Votre
Gracieuse Majesté m’offrirait, dit-il ; un
gentilhomme n’a que sa parole, et cette parole,
j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, est
engagée au roi de France.
– N’en parlons donc plus, dit le roi en se
tournant vers Athos.
Et il laissa d’Artagnan plongé dans les plus
vives douleurs du désappointement.
– Ah ! je l’avais bien dit, murmura le
mousquetaire : paroles ! eau bénite de cour ! Les
rois ont toujours un merveilleux talent pour vous
offrir ce qu’ils savent que nous n’accepterons
pas, et se montrer généreux sans risque. Sot !...
triple sot que j’étais d’avoir un moment espéré !
Pendant ce temps, Charles prenait la main
d’Athos.
– Comte, lui dit-il, vous avez été pour moi un
second père ; le service que vous m’avez rendu
ne se peut payer. J’ai songé à vous récompenser
cependant. Vous fûtes créé par mon père
chevalier de la Jarretière ; c’est un ordre que tous

584
les rois d’Europe ne peuvent porter ; par la reine
régente, chevalier du Saint-Esprit, qui est un
ordre non moins illustre ; j’y joins cette Toison
d’or que m’a envoyée le roi de France, à qui le
roi d’Espagne, son beau-père, en avait donné
deux à l’occasion de son mariage1 ; mais, en
revanche, j’ai un service à vous demander.
– Sire, dit Athos avec confusion, la Toison
d’or à moi ! quand le roi de France est le seul de
mon pays qui jouisse de cette distinction !
– Je veux que vous soyez en votre pays et
partout l’égal de tous ceux que les souverains
auront honorés de leur faveur, dit Charles en
tirant la chaîne de son cou ; et j’en suis sûr,
comte, mon père me sourit du fond de son
tombeau.
« Il est cependant étrange, se dit d’Artagnan
tandis que son ami recevait à genoux l’ordre
éminent que lui conférait le roi, il est cependant

1
Le mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse fut célébré
par procuration, dans la cathédrale de Fontarabie, le 3 juin 1660
et fut confirmé solennellement en l’église de Saint-Jean-de-Luz
six jours plus tard.

585
incroyable que j’aie toujours vu tomber la pluie
des prospérités sur tous ceux qui m’entourent, et
que pas une goutte ne m’ait jamais atteint ! Ce
serait à s’arracher les cheveux si l’on était jaloux,
ma parole d’honneur ! »
Athos se releva, Charles l’embrassa
tendrement.
– Général, dit-il à Monck.
Puis, s’arrêtant, avec un sourire :
– Pardon, c’est duc que je voulais dire. Voyez-
vous, si je me trompe, c’est que le mot duc est
encore trop court pour moi... Je cherche toujours
un titre qui l’allonge... J’aimerais à vous voir si
près de mon trône que je pusse vous dire, comme
à Louis XIV : Mon frère. Oh ! j’y suis, et vous
serez presque mon frère, car je vous fais vice-roi
d’Irlande et d’Écosse, mon cher duc... De cette
façon, désormais, je ne me tromperai plus.
Le duc saisit la main du roi, mais sans
enthousiasme, sans joie, comme il faisait toute
chose. Cependant son cœur avait été remué par
cette dernière faveur. Charles, en ménageant

586
habilement sa générosité, avait laissé au duc le
temps de désirer... quoiqu’il n’eût pu désirer
autant qu’on lui donnait.
– Mordioux ! grommela d’Artagnan, voilà
l’averse qui recommence. Oh ! c’est à en perdre
la cervelle.
Et il se tourna d’un air si contrit et si
comiquement piteux, que le roi ne put retenir un
sourire. Monck se préparait à quitter le cabinet
pour prendre congé de Charles.
– Eh bien ! quoi ! mon féal, dit le roi au duc,
vous partez ?
– S’il plaît à Votre Majesté ; car, en vérité, je
suis bien las... L’émotion de la journée m’a
exténué : j’ai besoin de repos.
– Mais, dit le roi, vous ne partez pas sans M.
d’Artagnan, j’espère !
– Pourquoi, sire ? dit le vieux guerrier.
– Mais, dit le roi, vous le savez bien,
pourquoi.
Monck regarda Charles avec étonnement.

587
– J’en demande bien pardon à Votre Majesté,
dit-il, je ne sais pas... ce qu’elle veut dire.
– Oh ! c’est possible ; mais si vous oubliez,
vous, M. d’Artagnan n’oublie pas.
L’étonnement se peignit sur le visage du
mousquetaire.
– Voyons, duc, dit le roi, n’êtes-vous pas logé
avec M. d’Artagnan ?
– J’ai l’honneur d’offrir un logement à M.
d’Artagnan, oui, sire.
– Cette idée vous est venue de vous-même et à
vous seul ?
– De moi-même et à moi seul, oui, sire.
– Eh bien ! mais il n’en pouvait être
différemment... Le prisonnier est toujours au
logis de son vainqueur.
Monck rougit à son tour.
– Ah ! c’est vrai, je suis prisonnier de M.
d’Artagnan.
– Sans doute, Monck, puisque vous ne vous
êtes pas encore racheté ; mais ne vous inquiétez

588
pas, c’est moi qui vous ai arraché à M.
d’Artagnan, c’est moi qui paierai votre rançon.
Les yeux de d’Artagnan reprirent leur gaieté et
leur brillant ; le Gascon commençait à
comprendre. Charles s’avança vers lui.
– Le général, dit-il, n’est pas riche et ne
pourrait vous payer ce qu’il vaut. Moi, je suis
plus riche certainement ; mais à présent que le
voilà duc, et si ce n’est roi, du moins presque roi,
il vaut une somme que je ne pourrais peut-être
pas payer. Voyons, monsieur d’Artagnan,
ménagez-moi : combien vous dois-je ?
D’Artagnan, ravi de la tournure que prenait la
chose, mais se possédant parfaitement, répondit :
– Sire, Votre Majesté a tort de s’alarmer.
Lorsque j’eus le bonheur de prendre Sa Grâce, M.
Monck n’était que général ; ce n’est donc qu’une
rançon de général qui m’est due. Mais que le
général veuille bien me rendre son épée, et je me
tiens pour payé, car il n’y a au monde que l’épée
du général qui vaille autant que lui.

589
– Odds fish1 ! comme disait mon père, s’écria
Charles II ; voilà un galant propos et un galant
homme, n’est-ce pas, duc ?
– Sur mon honneur ! répondit le duc, oui, sire.
Et il tira son épée.
– Monsieur, dit-il à d’Artagnan, voilà ce que
vous demandez. Beaucoup ont tenu de meilleures
lames ; mais, si modeste que soit la mienne, je ne
l’ai jamais rendue à personne.
D’Artagnan prit avec orgueil cette épée qui
venait de faire un roi.
– Oh ! oh ! s’écria Charles II : quoi ! une épée
qui m’a rendu mon trône sortirait de mon
royaume et ne figurerait pas un jour parmi les
joyaux de ma couronne ? Non, sur mon âme !
cela ne sera pas ! Capitaine d’Artagnan, je donne
deux cent mille livres de cette épée : si c’est trop
peu, dites-le-moi.
– C’est trop peu, sire, répliqua d’Artagnan
avec un sérieux inimitable. Et d’abord je ne veux

1
Drôle de poisson.

590
point la vendre ; mais Votre Majesté désire, et
c’est là un ordre. J’obéis donc ; mais le respect
que je dois à l’illustre guerrier qui m’entend me
commande d’estimer à un tiers de plus le gage de
ma victoire. Je demande donc trois cent mille
livres de l’épée, ou je la donne pour rien à Votre
Majesté.
Et, la prenant par la pointe, il la présenta au
roi.
Charles II se mit à rire aux éclats.
– Galant homme et joyeux compagnon ! Odds
fish ! n’est-ce pas, duc ? n’est-ce pas, comte ? Il
me plaît et je l’aime. Tenez, chevalier
d’Artagnan, dit-il, prenez ceci.
Et, allant à une table, il prit une plume et
écrivit un bon de trois cent mille livres sur son
trésorier.
D’Artagnan le prit, et se tournant gravement
vers Monck :
– J’ai encore demandé trop peu, je le sais, dit-
il ; mais croyez-moi, monsieur le duc, j’eusse
aimé mieux mourir que de me laisser guider par

591
l’avarice.
Le roi se remit à rire comme le plus heureux
cokney1 de son royaume.
– Vous reviendrez me voir avant de partir,
chevalier, dit-il ; j’aurai besoin d’une provision
de gaieté, maintenant que mes Français vont être
partis.
– Ah ! sire, il n’en sera pas de la gaieté comme
de l’épée du duc, et je la donnerai gratis à Votre
Majesté, répliqua d’Artagnan, dont les pieds ne
touchaient plus la terre.
– Et vous, comte, ajouta Charles en se
tournant vers Athos, revenez aussi, j’ai un
important message à vous confier. Votre main,
duc.
Monck serra la main du roi.
– Adieu, messieurs, dit Charles en tendant
chacune de ses mains aux deux Français, qui y
posèrent leurs lèvres.

1
Cockney : Londonien caractérisé par son langage
populaire, celui de l’East End.

592
– Eh bien ! dit Athos quand ils furent dehors,
êtes-vous content ?
– Chut ! dit d’Artagnan tout ému de joie ; je
ne suis pas encore revenu de chez le trésorier... la
gouttière peut me tomber sur la tête.

593
34

De l’embarras des richesses

D’Artagnan ne perdit pas de temps, et sitôt


que la chose fut convenable et opportune, il
rendit visite au seigneur trésorier de Sa Majesté.
Il eut alors la satisfaction d’échanger un
morceau de papier, couvert d’une fort laide
écriture, contre une quantité prodigieuse d’écus
frappés tout récemment à l’effigie de Sa Très
Gracieuse Majesté Charles II.
D’Artagnan se rendait facilement maître de
lui-même ; toutefois, en cette occasion, il ne put
s’empêcher de témoigner une joie que le lecteur
comprendra peut-être, s’il daigne avoir quelque
indulgence pour un homme qui, depuis sa
naissance, n’avait jamais vu tant de pièces et de
rouleaux de pièces juxtaposés dans un ordre
vraiment agréable à l’œil.

594
Le trésorier renferma tous ces rouleaux dans
des sacs, ferma chaque sac d’une estampille aux
armes d’Angleterre, faveur que les trésoriers
n’accordent pas à tout le monde.
Puis, impassible et tout juste aussi poli qu’il
devait l’être envers un homme honoré de l’amitié
du roi, il dit à d’Artagnan :
– Emportez votre argent, monsieur.
Votre argent ! Ce mot fit vibrer mille cordes
que d’Artagnan n’avait jamais senties en son
cœur.
Il fit charger les sacs sur un petit chariot et
revint chez lui méditant profondément. Un
homme qui possède trois cent mille livres ne peut
plus avoir le front uni : une ride par chaque
centaine de mille livres, ce n’est pas trop.
D’Artagnan s’enferma, ne dîna point, refusa sa
porte à tout le monde, et, la lampe allumée, le
pistolet armé sur la table, il veilla toute la nuit,
rêvant au moyen d’empêcher que ces beaux écus,
qui du coffre royal avaient passé dans ses coffres
à lui, ne passassent de ses coffres dans les poches

595
d’un larron quelconque. Le meilleur moyen que
trouva le Gascon, ce fut d’enfermer son trésor
momentanément sous des serrures assez solides
pour que nul poignet ne les brisât, assez
compliquées pour que nulle clef banale ne les
ouvrît.

D’Artagnan se souvint que les Anglais sont


passés maîtres en mécanique et en industrie
conservatrice ; il résolut d’aller dès le lendemain
à la recherche d’un mécanicien qui lui vendît un
coffre-fort.
Il n’alla pas bien loin. Le sieur Will Jobson,
domicilié dans Piccadilly, écouta ses
propositions, comprit ses désastres, et lui promit
de confectionner une serrure de sûreté qui le
délivrât de toute crainte pour l’avenir.
– Je vous donnerai, dit-il, un mécanisme tout
nouveau. À la première tentative un peu sérieuse
faite sur votre serrure, une plaque invisible
s’ouvrira, un petit canon également invisible

596
vomira un joli boulet de cuivre du poids d’un
marc1, qui jettera bas le maladroit, non sans un
bruit notable. Qu’en pensez-vous ?
– Je dis que c’est vraiment ingénieux, s’écria
d’Artagnan ; le petit boulet de cuivre me plaît
véritablement. Çà, monsieur le mécanicien, les
conditions ?
– Quinze jours pour l’exécution, et quinze
mille livres payables à la livraison, répondit
l’artiste.
D’Artagnan fronça le sourcil. Quinze jours
étaient un délai suffisant pour que tous les filous
de Londres eussent fait disparaître chez lui la
nécessité d’un coffre-fort. Quant aux quinze mille
livres, c’était payer bien cher ce qu’un peu de
vigilance lui procurerait pour rien.
– Je réfléchirai, fit-il ; merci, monsieur.
Et il retourna chez lui au pas de course ;
personne n’avait encore approché du trésor.
Le jour même, Athos vint rendre visite à son

1
Ancien poids de huit onces de Paris = 244,5 g.

597
ami et le trouva soucieux au point qu’il lui en
manifesta sa surprise.
– Comment ! vous voilà riche, dit-il, et pas
gai ! vous qui désiriez tant la richesse...
– Mon ami, les plaisirs auxquels on n’est pas
habitué gênent plus que les chagrins dont on avait
l’habitude. Un avis, s’il vous plaît. Je puis vous
demander cela, à vous qui avez toujours eu de
l’argent : quand on a de l’argent, qu’en fait-on ?
– Cela dépend.
– Qu’avez-vous fait du vôtre, pour qu’il ne fît
de vous ni un avare ni un prodigue ? Car l’avarice
dessèche le cœur, et la prodigalité le noie... n’est-
ce pas ?
– Fabricius ne dirait pas plus juste. Mais, en
vérité, mon argent ne m’a jamais gêné.
– Voyons, le placez-vous sur les rentes ?
– Non ; vous savez que j’ai une assez belle
maison et que cette maison compose le meilleur
de mon bien.
– Je le sais.

598
– En sorte que vous serez aussi riche que moi,
plus riche même quand vous le voudrez, par le
même moyen.
– Mais les revenus, les encaissez-vous ?
– Non.
– Que pensez-vous d’une cachette dans un
mur plein ?
– Je n’en ai jamais fait usage.
– C’est qu’alors vous avez quelque confident,
quelque homme d’affaires sûr, et qui vous paie
l’intérêt à un taux honnête.
– Pas du tout.
– Mon Dieu ! que faites-vous alors ?
– Je dépense tout ce que j’ai, et je n’ai que ce
que je dépense, mon cher d’Artagnan.
– Ah ! voilà. Mais vous êtes un peu prince,
vous, et quinze à seize mille livres de revenu
vous fondent dans les doigts ; et puis vous avez
des charges, de la représentation.
– Mais je ne vois pas que vous soyez
beaucoup moins grand seigneur que moi, mon

599
ami, et votre argent vous suffira bien juste.
– Trois cent mille livres ! Il y a là deux tiers de
superflu.
– Pardon, mais il me semblait que vous
m’aviez dit... j’ai cru entendre, enfin... je me
figurais que vous aviez un associé...
– Ah ! mordioux ! c’est vrai ! s’écria
d’Artagnan en rougissant, il y a Planchet.
J’oubliais Planchet, sur ma vie !... Eh bien ! voilà
mes cent mille écus entamés... C’est dommage, le
chiffre était rond, bien sonnant... C’est vrai,
Athos, je ne suis plus riche du tout. Quelle
mémoire vous avez !
– Assez bonne, oui, Dieu merci !
– Ce brave Planchet, grommela d’Artagnan, il
n’a pas fait là un mauvais rêve. Quelle
spéculation, peste ! Enfin, ce qui est dit, est dit.
– Combien lui donnez-vous ?
– Oh ! fit d’Artagnan, ce n’est pas un mauvais
garçon, je m’arrangerai toujours bien avec lui ;
j’ai eu du mal, voyez-vous, des frais, tout cela
doit entrer en ligne de compte.

600
– Mon cher, je suis bien sûr de vous, dit
tranquillement Athos, et je n’ai pas peur pour ce
bon Planchet ; ses intérêts sont mieux dans vos
mains que dans les siennes ; mais à présent que
vous n’avez plus rien à faire ici, nous partirons si
vous m’en croyez. Vous irez remercier Sa
Majesté, lui demander ses ordres, et, dans six
jours, nous pourrons apercevoir les tours de
Notre-Dame.
– Mon ami, je brûle en effet de partir, et de ce
pas je vais présenter mes respects au roi.
– Moi, dit Athos, je vais saluer quelques
personnes par la ville, et ensuite je suis à vous.
– Voulez-vous me prêter Grimaud ?
– De tout mon cœur... Qu’en comptez-vous
faire ?
– Quelque chose de fort simple et qui ne le
fatiguera pas, je le prierai de me garder mes
pistolets qui sont sur la table, à côté des coffres
que voici.
– Très bien, répliqua imperturbablement
Athos.

601
– Et il ne s’éloignera point, n’est-ce pas ?
– Pas plus que les pistolets eux-mêmes.
– Alors, je m’en vais chez Sa Majesté. Au
revoir.
D’Artagnan arriva en effet au palais de Saint-
James, où Charles II, qui écrivait sa
correspondance, lui fit faire antichambre une
bonne heure.
D’Artagnan, tout en se promenant dans la
galerie, des portes aux fenêtres, et des fenêtres
aux portes, crut bien voir un manteau pareil à
celui d’Athos traverser les vestibules ; mais au
moment où il allait vérifier le fait, l’huissier
l’appela chez Sa Majesté.
Charles II se frottait les mains tout en recevant
les remerciements de notre ami.
– Chevalier, dit-il, vous avez tort de m’être
reconnaissant ; je n’ai pas payé le quart de ce
qu’elle vaut l’histoire de la boîte où vous avez
mis ce brave général... je veux dire cet excellent
duc d’Albermale.
Et le roi rit aux éclats.

602
D’Artagnan crut ne pas devoir interrompre Sa
Majesté et fit le gros dos avec modestie.
– À propos, continua Charles, vous a-t-il
vraiment pardonné, mon cher Monck ?
– Pardonné ! mais j’espère que oui, sire.
– Eh !... c’est que le tour était cruel... Odds
fish ! encaquer comme un hareng le premier
personnage de la révolution anglaise ! À votre
place, je ne m’y fierais pas, chevalier.
– Mais, sire...
– Je sais bien que Monck vous appelle son
ami... Mais il a l’œil bien profond pour n’avoir
pas de mémoire, et le sourcil bien haut pour
n’être pas fort orgueilleux ; vous savez, grande
supercilium1.
« J’apprendrai le latin, bien sûr », se dit
d’Artagnan.
– Tenez, s’écria le roi enchanté, il faut que
j’arrange votre réconciliation ; je saurai m’y

1
Grande supercilium : « grand sourcil ». Virgile,
Géorgiques, I, 108.

603
prendre de telle sorte...
D’Artagnan se mordit la moustache.
– Votre Majesté me permet de lui dire la
vérité ?
– Dites, chevalier, dites.
– Eh bien ! sire, vous me faites une peur
affreuse... Si Votre Majesté arrange mon affaire,
comme elle paraît en avoir envie, je suis un
homme perdu, le duc me fera assassiner.
Le roi partit d’un nouvel éclat de rire, qui
changea en épouvante la frayeur de d’Artagnan.
– Sire, de grâce, promettez-moi de me laisser
traiter cette négociation ; et puis, si vous n’avez
plus besoin de mes services...
– Non, chevalier. Vous voulez partir ?
répondit Charles avec une hilarité de plus en plus
inquiétante.
– Si Votre Majesté n’a plus rien à me
demander.
Charles redevint à peu près sérieux.
– Une seule chose. Voyez ma sœur, lady

604
Henriette. Vous connaît-elle ?
– Non, sire ; mais... un vieux soldat comme
moi n’est pas un spectacle agréable pour une
jeune et joyeuse princesse.
– Je veux, vous dis-je, que ma sœur vous
connaisse ; je veux qu’elle puisse au besoin
compter sur vous.
– Sire, tout ce qui est cher à Votre Majesté
sera sacré pour moi.
– Bien... Parry ! viens, mon bon Parry.
La porte latérale s’ouvrit, et Parry entra, le
visage rayonnant dès qu’il eut aperçu le
chevalier.
– Que fait Rochester ? dit le roi.
– Il est sur le canal avec les dames, répliqua
Parry.
– Et Buckingham ?
– Aussi.
– Voilà qui est au mieux. Tu conduiras le
chevalier près de Villiers... c’est le duc de
Buckingham, chevalier... et tu prieras le duc de

605
présenter M. d’Artagnan à lady Henriette.
Parry s’inclina et sourit à d’Artagnan.
– Chevalier, continua le roi, c’est votre
audience de congé ; vous pourrez ensuite partir
quand il vous plaira.
– Sire, merci !
– Mais faites bien votre paix avec Monck.
– Oh ! sire...
– Vous savez qu’il y a un de mes vaisseaux à
votre disposition ?
– Mais, sire, vous me comblez, et je ne
souffrirai jamais que des officiers de Votre
Majesté se dérangent pour moi.
Le roi frappa sur l’épaule de d’Artagnan.
– Personne ne se dérange pour vous, chevalier,
mais bien pour un ambassadeur que j’envoie en
France et à qui vous servirez volontiers, je crois,
de compagnon, car vous le connaissez.
D’Artagnan regarda étonné.
– C’est un certain comte de La Fère... celui
que vous appelez Athos, ajouta le roi en

606
terminant la conversation, comme il l’avait
commencée, par un joyeux éclat de rire. Adieu,
chevalier, adieu ! Aimez-moi comme je vous
aime.
Et là-dessus, faisant un signe à Parry pour lui
demander si quelqu’un n’attendait pas dans un
cabinet voisin, le roi disparut dans ce cabinet,
laissant la place au chevalier, tout étourdi de cette
singulière audience.
Le vieillard lui prit le bras amicalement et
l’emmena vers les jardins.

607
35

Sur le canal1

Sur le canal aux eaux d’un vert opaque, bordé


de margelles de marbre où le temps avait déjà
semé ses taches noires et des touffes d’herbes
moussues, glissait majestueusement une longue
barque plate, pavoisée aux armes d’Angleterre,
surmontée d’un dais et tapissée de longues
étoffes damassées qui traînaient leurs franges
dans l’eau. Huit rameurs, pesant mollement sur
les avirons, la faisaient mouvoir sur le canal avec
la lenteur gracieuse des cygnes, qui, troublés dans
leur antique possession par le sillage de la
barque, regardaient de loin passer cette splendeur
et ce bruit. Nous disons ce bruit, car la barque

1
Le beau parc de Saint-James, au sud du palais, commencé
par Henri VIII, ne fut achevé que pendant la Restauration :
Charles II fit alors appel à Le Nôtre.

608
renfermait quatre joueurs de guitare et de luth,
deux chanteurs et plusieurs courtisans, tout
chamarrés d’or et de pierreries, lesquels
montraient leurs dents blanches à l’envi pour
plaire à lady Stuart, petite-fille de Henri IV, fille
de Charles Ier, sœur de Charles II, qui occupait
sous le dais de cette barque la place d’honneur.
Nous connaissons cette jeune princesse, nous
l’avons vue au Louvre avec sa mère, manquant
de bois, manquant de pain, nourrie par le
coadjuteur et les parlements1. Elle avait donc,
comme ses frères, passé une dure jeunesse ; puis
tout à coup elle venait de se réveiller de ce long
et horrible rêve, assise sur les degrés d’un trône,
entourée de courtisans et de flatteurs. Comme
Marie Stuart au sortir de la prison, elle aspirait
donc la vie et la liberté, et, de plus, la puissance
et la richesse.

1
Voir Vingt ans après, chap. 39 : la scène n’est pas au
Louvre mais dans le couvent des carmélites de la rue Saint-
Jacques.

609
Lady Henriette en grandissant était devenue
une beauté remarquable que la restauration qui
venait d’avoir lieu avait rendue célèbre. Le
malheur lui avait ôté l’éclat de l’orgueil, mais la
prospérité venait de le lui rendre. Elle
resplendissait dans sa joie et son bien-être,
pareille à ces fleurs de serre qui, oubliées pendant
une nuit aux premières gelées d’automne, ont
penché la tête1, mais qui le lendemain,
réchauffées à l’atmosphère dans laquelle elles
sont nées, se relèvent plus splendides que jamais.
Lord Villiers de Buckingham, fils de celui qui
joue un rôle si célèbre dans les premiers chapitres
de cette histoire, lord Villiers de Buckingham,
beau cavalier, mélancolique avec les femmes,
rieur avec les hommes, et Vilmot de Rochester,
rieur avec les deux sexes, se tenaient en ce
moment debout devant lady Henriette, et se
disputaient le privilège de la faire sourire.
Quant à cette jeune et belle princesse, adossée

1
Souvenir de Dante, L’Enfer, chant II, vers 127-128 :
« Quali i fioretti dal notturno gelo / Chinati e chiusi. »

610
à un coussin de velours brodé d’or, les mains
inertes et pendantes qui trempaient dans l’eau,
elle écoutait nonchalamment les musiciens sans
les entendre, et elle entendait les deux courtisans
sans avoir l’air de les écouter.
C’est que lady Henriette, cette créature pleine
de charmes, cette femme qui joignait les grâces
de la France à celles de l’Angleterre, n’ayant pas
encore aimé, était cruelle dans sa coquetterie.
Aussi le sourire, cette naïve faveur des jeunes
filles, n’éclairait pas même son visage, et si
parfois elle levait les yeux, c’était pour les
attacher avec tant de fixité sur l’un ou l’autre
cavalier, que leur galanterie, si effrontée qu’elle
fût d’habitude, s’en alarmait et en devenait
timide.
Cependant le bateau marchait toujours, les
musiciens faisaient rage, et les courtisans
commençaient à s’essouffler comme eux.
D’ailleurs, la promenade paraissait sans doute
monotone à la princesse, car, secouant tout à
coup la tête d’impatience :
– Allons, dit-elle, assez comme cela,

611
messieurs, rentrons.
– Ah ! madame, dit Buckingham, nous
sommes bien malheureux, nous n’avons pu
réussir à faire trouver la promenade agréable à
Votre Altesse.
– Ma mère m’attend, répondit lady Henriette ;
puis, je vous l’avouerai franchement, messieurs,
je m’ennuie.
Et tout en disant ce mot cruel, la princesse
essayait de consoler par un regard chacun des
deux jeunes gens, qui paraissaient consternés
d’une pareille franchise. Le regard produisit son
effet, les deux visages s’épanouirent ; mais
aussitôt, comme si la royale coquette eût pensé
qu’elle venait de faire trop pour de simples
mortels, elle fit un mouvement, tourna le dos à
ses deux orateurs et parut se plonger dans une
rêverie à laquelle il était évident qu’ils n’avaient
aucune part.
Buckingham se mordit les lèvres avec colère,
car il était véritablement amoureux de lady
Henriette, et, en cette qualité, il prenait tout au
sérieux. Rochester se les mordit aussi ; mais,

612
comme son esprit dominait toujours son cœur, ce
fut purement et simplement pour réprimer un
malicieux éclat de rire. La princesse laissait donc
errer sur la berge aux gazons fins et fleuris ses
yeux, qu’elle détournait des deux jeunes gens.
Elle aperçut au loin Parry et d’Artagnan.
– Qui vient là-bas ? demanda-t-elle.
Les deux jeunes gens firent volte-face avec la
rapidité de l’éclair.
– Parry, répondit Buckingham, rien que Parry.
– Pardon, dit Rochester, mais je lui vois un
compagnon, ce me semble.
– Oui d’abord, reprit la princesse avec
langueur ; puis, que signifient ces mots : « Rien
que Parry », dites, milord ?
– Parce que, madame, répliqua Buckingham
piqué, parce que le fidèle Parry, l’errant Parry,
l’éternel Parry, n’est pas, je crois, de grande
importance.
– Vous vous trompez, monsieur le duc : Parry,
l’errant Parry, comme vous dites, a erré toujours
pour le service de ma famille, et voir ce vieillard

613
est toujours pour moi un doux spectacle.
Lady Henriette suivait la progression ordinaire
aux jolies femmes, et surtout aux femmes
coquettes ; elle passait du caprice à la
contrariété ; le galant avait subi le caprice, le
courtisan devait plier sous l’humeur contrariante.
Buckingham s’inclina, mais ne répondit point.
– Il est vrai, madame, dit Rochester en
s’inclinant à son tour, que Parry est le modèle des
serviteurs ; mais, madame, il n’est plus jeune, et
nous ne rions, nous, qu’en voyant les choses
gaies. Est-ce bien gai, un vieillard ?
– Assez, milord, dit sèchement lady Henriette,
ce sujet de conversation me blesse.
Puis, comme se parlant à elle-même :
– Il est vraiment inouï, continua-t-elle,
combien les amis de mon frère ont peu d’égards
pour ses serviteurs !
– Ah ! madame, s’écria Buckingham, Votre
Grâce me perce le cœur avec un poignard forgé
par ses propres mains.
– Que veut dire cette phrase tournée en

614
manière de madrigal français, monsieur le duc ?
Je ne la comprends pas.
– Elle signifie, madame, que vous-même, si
bonne, si charmante, si sensible, vous avez ri
quelquefois, pardon, je voulais dire souri, des
radotages futiles de ce bon Parry, pour lequel
Votre Altesse se fait aujourd’hui d’une si
merveilleuse susceptibilité.
– Eh bien ! milord, dit lady Henriette, si je me
suis oubliée à ce point, vous avez tort de me le
rappeler.
Et elle fit un mouvement d’impatience.
– Ce bon Parry veut me parler, je crois.
Monsieur de Rochester, faites donc aborder, je
vous prie.
Rochester s’empressa de répéter le
commandement de la princesse. Une minute
après, la barque touchait le rivage.
– Débarquons, messieurs, dit lady Henriette en
allant chercher le bras que lui offrait Rochester,
bien que Buckingham fût plus près d’elle et eût
présenté le sien.

615
Alors Rochester, avec un orgueil mal
dissimulé qui perça d’outre en outre le cœur du
malheureux Buckingham, fit traverser à la
princesse le petit pont que les gens de l’équipage
avaient jeté du bateau royal sur la berge.
– Où va Votre Grâce ? demanda Rochester.
– Vous le voyez, milord, vers ce bon Parry qui
erre, comme disait milord Buckingham, et me
cherche avec ses yeux affaiblis par les larmes
qu’il a versées sur nos malheurs.
– Oh ! mon Dieu ! dit Rochester, que Votre
Altesse est triste aujourd’hui, madame ! nous
avons, en vérité, l’air de lui paraître des fous
ridicules.
– Parlez pour vous, milord, interrompit
Buckingham avec dépit ; moi, je déplais
tellement à Son Altesse que je ne lui parais
absolument rien.
Ni Rochester ni la princesse ne répondirent ;
on vit seulement lady Henriette entraîner son
cavalier d’une course plus rapide. Buckingham
resta en arrière et profita de cet isolement pour se

616
livrer, sur son mouchoir, à des morsures
tellement furieuses que la batiste fut mise en
lambeaux au troisième coup de dents.
– Parry, bon Parry, dit la princesse avec sa
petite voix, viens par ici ; je vois que tu me
cherches, et j’attends.
– Ah ! madame, dit Rochester venant
charitablement au secours de son compagnon,
demeuré, comme nous l’avons dit, en arrière, si
Parry ne voit pas Votre Altesse, l’homme qui le
suit est un guide suffisant, même pour un
aveugle ; car, en vérité, il a des yeux de flamme ;
c’est un fanal à double lampe que cet homme.
– Éclairant une fort belle et fort martiale
figure, dit la princesse décidée à rompre en
visière à tout propos.
Rochester s’inclina.
– Une de ces vigoureuses têtes de soldat
comme on n’en voit qu’en France, ajouta la
princesse avec la persévérance de la femme sûre
de l’impunité.
Rochester et Buckingham se regardèrent

617
comme pour se dire : « Mais qu’a-t-elle donc ? »
– Voyez, monsieur de Buckingham, ce que
veut Parry, dit lady Henriette : allez.
Le jeune homme, qui regardait cet ordre
comme une faveur, reprit courage et courut au-
devant de Parry, qui, toujours suivi par
d’Artagnan, s’avançait avec lenteur du côté de la
noble compagnie. Parry marchait avec lenteur à
cause de son âge. D’Artagnan marchait lentement
et noblement, comme devait marcher d’Artagnan
doublé d’un tiers de million, c’est-à-dire sans
forfanterie, mais aussi sans timidité. Lorsque
Buckingham, qui avait mis un grand
empressement à suivre les intentions de la
princesse, laquelle s’était arrêtée sur un banc de
marbre, comme fatiguée des quelques pas qu’elle
venait de faire, lorsque Buckingham, disons-
nous, ne fut plus qu’à quelques pas de Parry,
celui-ci le reconnut.
– Ah ! milord, dit-il tout essoufflé, Votre
Grâce veut-elle obéir au roi ?
– En quoi, monsieur Parry ? demanda le jeune
homme avec une sorte de froideur tempérée par

618
le désir d’être agréable à la princesse.
– Eh bien ! Sa Majesté prie Votre Grâce de
présenter Monsieur à lady Henriette Stuart.
– Monsieur qui, d’abord ? demanda le duc
avec hauteur.
D’Artagnan, on le sait, était facile à
effaroucher ; le ton de milord Buckingham lui
déplut. Il regarda le courtisan à la hauteur des
yeux, et deux éclairs brillèrent sous ses sourcils
froncés. Puis, faisant un effort sur lui-même :
– Monsieur le chevalier d’Artagnan, milord,
répondit-il tranquillement.
– Pardon, monsieur, mais ce nom m’apprend
votre nom, voilà tout.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que je ne vous connais pas.
– Je suis plus heureux que vous, monsieur,
répondit d’Artagnan, car, moi, j’ai eu l’honneur
de connaître beaucoup votre famille et
particulièrement milord duc de Buckingham,
votre illustre père.

619
– Mon père ? fit Buckingham. En effet,
monsieur, il me semble maintenant me rappeler...
M. le chevalier d’Artagnan, dites-vous ?
D’Artagnan s’inclina.
– En personne, dit-il.
– Pardon, n’êtes-vous point l’un de ces
Français qui eurent avec mon père certains
rapports secrets ?
– Précisément, monsieur le duc, je suis un de
ces Français-là.
– Alors, monsieur, permettez-moi de vous dire
qu’il est étrange que mon père, de son vivant,
n’ait jamais entendu parler de vous.
– Non, monsieur, mais il en a entendu parler
au moment de sa mort ; c’est moi qui lui ai fait
passer, par le valet de chambre de la reine Anne
d’Autriche, l’avis du danger qu’il courait ;
malheureusement l’avis est arrivé trop tard1.
– N’importe ! monsieur, dit Buckingham, je
comprends maintenant qu’ayant eu l’intention de

1
Voir Les Trois mousquetaires, chap. 59.

620
rendre un service au père, vous veniez réclamer
la protection du fils.
– D’abord, milord, répondit flegmatiquement
d’Artagnan, je ne réclame la protection de
personne. Sa Majesté le roi Charles II, à qui j’ai
eu l’honneur de rendre quelques services (il faut
vous dire, monsieur, que ma vie s’est passée à
cette occupation), le roi Charles II, donc, qui veut
bien m’honorer de quelque bienveillance, a désiré
que je fusse présenté à lady Henriette, sa sœur, à
laquelle j’aurai peut-être aussi le bonheur d’être
utile dans l’avenir. Or, le roi vous savait en ce
moment auprès de Son Altesse, et m’a adressé à
vous, par l’entremise de Parry. Il n’y a pas
d’autre mystère. Je ne vous demande absolument
rien, et si vous ne voulez pas me présenter à Son
Altesse, j’aurai la douleur de me passer de vous
et la hardiesse de me présenter moi-même.
– Au moins, monsieur, répliqua Buckingham,
qui tenait à avoir le dernier mot, vous ne
reculerez pas devant une explication provoquée
par vous.
– Je ne recule jamais, monsieur, dit

621
d’Artagnan.
– Vous devez savoir alors, puisque vous avez
eu des rapports secrets avec mon père, quelque
détail particulier ?
– Ces rapports sont déjà loin de nous,
monsieur, car vous n’étiez pas encore né1, et pour
quelques malheureux ferrets de diamant que j’ai
reçus de ses mains et rapportés en France, ce
n’est vraiment pas la peine de réveiller tant de
souvenirs.
– Ah ! monsieur, dit vivement Buckingham en
s’approchant de d’Artagnan et en lui tendant la
main, c’est donc vous ! vous que mon père a tant
cherché et qui pouviez tant attendre de nous !
– Attendre, monsieur ! en vérité, c’est là mon
fort, et toute ma vie j’ai attendu.

Pendant ce temps, la princesse, lasse de ne pas


voir venir à elle l’étranger, s’était levée et s’était

1
En effet, l’affaire des ferrets est située en 1625, et le
second duc de Buckimgham naquit en 1628.

622
approchée.
– Au moins, monsieur, dit Buckingham,
n’attendrez-vous point cette présentation que
vous réclamez de moi.
Alors, se retournant et s’inclinant devant lady
Henriette :
– Madame, dit le jeune homme, le roi votre
frère désire que j’aie l’honneur de présenter à
Votre Altesse M. le chevalier d’Artagnan.
– Pour que Votre Altesse ait au besoin un
appui solide et un ami sûr, ajouta Parry.
D’Artagnan s’inclina.
– Vous avez encore quelque chose à dire,
Parry ? répondit lady Henriette souriant à
d’Artagnan, tout en adressant la parole au vieux
serviteur.
– Oui, madame, le roi désire que Votre Altesse
garde religieusement dans sa mémoire le nom et
se souvienne du mérite de M. d’Artagnan, à qui
Sa Majesté doit, dit-elle, d’avoir recouvré son
royaume.
Buckingham, la princesse et Rochester se

623
regardèrent étonnés.
– Cela, dit d’Artagnan, est un autre petit secret
dont, selon toute probabilité, je ne me vanterai
pas au fils de Sa Majesté le roi Charles II, comme
j’ai fait à vous à l’endroit des ferrets de diamant.
– Madame, dit Buckingham, Monsieur vient,
pour la seconde fois, de rappeler à ma mémoire
un événement qui excite tellement ma curiosité,
que j’oserai vous demander la permission de
l’écarter un instant de vous, pour l’entretenir en
particulier.
– Faites, milord, dit la princesse, mais rendez
bien vite à la sœur cet ami si dévoué au frère.

Et elle reprit le bras de Rochester, pendant que


Buckingham prenait celui de d’Artagnan.
– Oh ! racontez-moi donc, chevalier, dit
Buckingham, toute cette affaire des diamants, que
nul ne sait en Angleterre, pas même le fils de
celui qui en fut le héros.
– Milord, une seule personne avait le droit de
raconter toute cette affaire, comme vous dites,

624
c’était votre père ; il a jugé à propos de se taire, je
vous demanderai la permission de l’imiter.
Et d’Artagnan s’inclina en homme sur lequel
il est évident qu’aucune instance n’aura de prise.
– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, dit
Buckingham, pardonnez-moi mon indiscrétion, je
vous prie ; et si quelque jour, moi aussi, j’allais
en France...
Et il se retourna pour donner un dernier regard
à la princesse, qui ne s’inquiétait guère de lui,
tout occupée qu’elle était ou paraissait être de la
conversation de Rochester.
Buckingham soupira.
– Eh bien ? demanda d’Artagnan.
– Je disais donc que si quelque jour, moi aussi,
j’allais en France...
– Vous irez, milord, dit en souriant
d’Artagnan, c’est moi qui vous en réponds.
– Et pourquoi cela ?
– Oh ! j’ai d’étranges manières de prédiction,
moi ; et une fois que je prédis, je me trompe

625
rarement. Si donc vous venez en France ?
– Eh bien ! monsieur, vous à qui les rois
demandent cette précieuse amitié qui leur rend
des couronnes, j’oserai vous demander un peu de
ce grand intérêt que vous avez voué à mon père.
– Milord, répondit d’Artagnan, croyez que je
me tiendrai pour fort honoré, si, là-bas, vous
voulez bien encore vous souvenir que vous
m’avez vu ici. Et maintenant, permettez...
Se retournant alors vers lady Henriette :
– Madame, dit-il, Votre Altesse est fille de
France, et, en cette qualité, j’espère la revoir à
Paris. Un de mes jours heureux sera celui où
Votre Altesse me donnera un ordre quelconque
qui me rappelle, à moi, qu’elle n’a point oublié
les recommandations de son auguste frère.
Et il s’inclina devant la jeune princesse, qui lui
donna sa main à baiser avec une grâce toute
royale.
– Ah ! madame, dit tout bas Buckingham, que
faudrait-il faire pour obtenir de Votre Altesse une
pareille faveur ?

626
– Dame ! milord, répondit lady Henriette,
demandez à M. d’Artagnan, il vous le dira.

627
36

Comment d’Artagnan tira, comme eût fait une


fée, une maison de plaisance d’une boîte de sapin

Les paroles du roi, touchant l’amour-propre de


Monck, n’avaient pas inspiré à d’Artagnan une
médiocre appréhension. Le lieutenant avait eu
toute sa vie le grand art de choisir ses ennemis, et
lorsqu’il les avait pris implacables et invincibles,
c’est qu’il n’avait pu, sous aucun prétexte, faire
autrement. Mais les points de vue changent
beaucoup dans la vie. C’est une lanterne magique
dont l’œil de l’homme modifie chaque année les
aspects. Il en résulte que, du dernier jour d’une
année où l’on voyait blanc, au premier jour de
l’autre où l’on verra noir, il n’y a que l’espace
d’une nuit.
Or, d’Artagnan, lorsqu’il partit de Calais avec
ses dix sacripants, se souciait aussi peu de

628
prendre à partie Goliath, Nabuchodonosor ou
Holopherne1, que de croiser l’épée avec une
recrue, ou que de discuter avec son hôtesse. Alors
il ressemblait à l’épervier qui à jeun attaque un
bélier. La faim aveugle. Mais d’Artagnan
rassasié, d’Artagnan riche, d’Artagnan vainqueur,
d’Artagnan fier d’un triomphe si difficile,
d’Artagnan avait trop à perdre pour ne pas
compter chiffre à chiffre avec la mauvaise
fortune probable.
Il songeait donc, tout en revenant de sa
présentation, à une seule chose, c’est-à-dire à
ménager un homme aussi puissant que Monck, un
homme que Charles ménageait aussi, tout roi
qu’il était ; car, à peine établi, le protégé pouvait
encore avoir besoin du protecteur, et ne lui
refuserait point par conséquent, le cas échéant, la
mince satisfaction de déporter M. d’Artagnan, ou
de le renfermer dans quelque tour du Middlesex2,

1
Exemples d’ennemis formidables pour David, les Juifs et
Judith.
2
Le comté de Middlesex, enclavant en partie le comté de
Londres, a pour chef-lieu Westminster.

629
ou de le faire un peu noyer dans le trajet maritime
de Douvres à Boulogne. Ces sortes de
satisfactions se rendent de rois à vice-rois, sans
tirer autrement à conséquence.
Il n’était même pas besoin que le roi fût actif
dans cette contrepartie de la pièce où Monck
prendrait sa revanche. Le rôle du roi se bornerait
tout simplement à pardonner au vice-roi d’Irlande
tout ce qu’il aurait entrepris contre d’Artagnan. Il
ne fallait rien autre chose pour mettre la
conscience du duc d’Albermale en repos qu’un te
absolvo1 dit en riant, ou le griffonnage du
Charles, the king, tracé au bas d’un parchemin ;
et avec ces deux mots prononcés, ou ces trois
mots écrits, le pauvre d’Artagnan était à tout
jamais enterré sous les ruines de son imagination.
Et puis, chose assez inquiétante pour un
homme aussi prévoyant que l’était notre
mousquetaire, il se voyait seul, et l’amitié
d’Athos ne suffisait point pour le rassurer. Certes,
s’il se fût agi d’une bonne distribution de coups

1
« Je t’absous. »

630
d’épée, le mousquetaire eût compté sur son
compagnon ; mais dans des délicatesses avec un
roi, lorsque le peut-être d’un hasard
malencontreux viendrait aider à la justification de
Monck ou de Charles II, d’Artagnan connaissait
assez Athos pour être sûr qu’il ferait la plus belle
part à la loyauté du survivant, et se contenterait
de verser force larmes sur la tombe du mort,
quitte, si le mort était son ami, à composer
ensuite son épitaphe avec les superlatifs les plus
pompeux.
« Décidément, pensait le Gascon, et cette
pensée était le résultat des réflexions qu’il venait
de faire tout bas, et que nous venons de faire tout
haut, décidément il faut que je me réconcilie avec
M. Monck, et que j’acquière la preuve de sa
parfaite indifférence pour le passé. Si, ce qu’à
Dieu ne plaise, il est encore maussade et réservé
dans l’expression de ce sentiment, je donne mon
argent à emporter à Athos, je demeure en
Angleterre juste assez de temps pour le dévoiler ;
puis, comme j’ai l’œil vif et le pied léger, je saisis
le premier signe hostile, je décampe, je me cache
chez milord de Buckingham, qui me paraît bon

631
diable au fond, et auquel, en récompense de son
hospitalité, je raconte alors toute cette histoire de
diamants, qui ne peut plus compromettre qu’une
vieille reine, laquelle peut bien passer, étant la
femme d’un ladre vert comme M. de Mazarin,
pour avoir été autrefois la maîtresse d’un beau
seigneur comme Buckingham. Mordioux ! c’est
dit, et ce Monck ne me surmontera pas. Eh !
d’ailleurs, une idée ! »

On sait que ce n’étaient pas, en général, les


idées qui manquaient à d’Artagnan. C’est que,
pendant son monologue, d’Artagnan venait de se
boutonner jusqu’au menton, et rien n’excitait en
lui l’imagination comme cette préparation à un
combat quelconque, nommée accinction1 par les
Romains. Il arriva tout échauffé au logis du duc
d’Albermale. On l’introduisit chez le vice-roi
avec une célérité qui prouvait qu’on le regardait
comme étant de la maison. Monck était dans son
cabinet de travail.

1
Accinctio : action de ceindre, de s’armer.

632
– Milord, lui dit d’Artagnan avec cette
expression de franchise que le Gascon savait si
bien étendre sur son visage rusé, milord, je viens
demander un conseil à Votre Grâce.
Monck, aussi boutonné moralement que son
antagoniste l’était physiquement, Monck
répondit :
– Demandez, mon cher.
Et sa figure présentait une expression non
moins ouverte que celle de d’Artagnan.
– Milord, avant toute chose, promettez-moi
secret et indulgence.
– Je vous promets tout ce que vous voudrez.
Qu’y a-t-il ? dites !
– Il y a, milord, que je ne suis pas tout à fait
content du roi.
– Ah ! vraiment ! Et en quoi, s’il vous plaît,
mon cher lieutenant ?
– En ce que Sa Majesté se livre parfois à des
plaisanteries fort compromettantes pour ses
serviteurs, et la plaisanterie, milord, est une arme
qui blesse fort les gens d’épée comme nous.

633
Monck fit tous ses efforts pour ne pas trahir sa
pensée ; mais d’Artagnan le guettait avec une
attention trop soutenue pour ne pas apercevoir
une imperceptible rougeur sur ses joues.
– Mais quant à moi, dit Monck de l’air le plus
naturel du monde, je ne suis pas ennemi de la
plaisanterie, mon cher monsieur d’Artagnan ;
mes soldats vous diront même que bien des fois,
au camp, j’entendais fort indifféremment, et avec
un certain goût même, les chansons satiriques
qui, de l’armée de Lambert, passaient dans la
mienne, et qui, bien certainement, eussent
écorché les oreilles d’un général plus susceptible
que je ne le suis.
– Oh ! milord, fit d’Artagnan, je sais que vous
êtes un homme complet, je sais que vous êtes
placé depuis longtemps au-dessus des misères
humaines, mais il y a plaisanteries et
plaisanteries, et certaines, quant à moi, ont le
privilège de m’irriter au-delà de toute expression.
– Peut-on savoir lesquelles, my dear ?
– Celles qui sont dirigées contre mes amis ou
contre les gens que je respecte, milord.

634
Monck fit un imperceptible mouvement que
d’Artagnan aperçut.
– Et en quoi, demanda Monck, en quoi le coup
d’épingle qui égratigne autrui peut-il vous
chatouiller la peau ? Contez-moi cela, voyons !
– Milord, je vais vous l’expliquer par une
seule phrase ; il s’agissait de vous.
Monck fit un pas vers d’Artagnan.
– De moi ? dit-il.
– Oui, et voilà ce que je ne puis m’expliquer ;
mais aussi peut-être est-ce faute de connaître son
caractère. Comment le roi a-t-il le cœur de railler
un homme qui lui a rendu tant et de si grands
services ? Comment comprendre qu’il s’amuse à
mettre aux prises un lion comme vous avec un
moucheron comme moi1 ?
– Aussi je ne vois cela en aucune façon, dit
Monck.
– Si fait ! Enfin, le roi, qui me devait une
récompense, pouvait me récompenser comme un

1
La Fontaine, Fables, livre II, ix.

635
soldat, sans imaginer cette histoire de rançon qui
vous touche, milord.
– Non, fit Monck en riant, elle ne me touche
en aucune façon, je vous jure.
– Pas à mon endroit, je le comprends ; vous
me connaissez, milord, je suis si discret que la
tombe paraîtrait bavarde auprès de moi ; mais...
comprenez-vous, milord ?
– Non, s’obstina à dire Monck.
– Si un autre savait le secret que je sais...
– Quel secret ?
– Eh ! milord, ce malheureux secret de
Newcastle.
– Ah ! le million de M. le comte de La Fère ?
– Non, milord, non ; l’entreprise faite sur
Votre Grâce.
– C’était bien joué, chevalier, voilà tout ; et il
n’y avait rien à dire ; vous êtes un homme de
guerre, brave et rusé à la fois, ce qui prouve que
vous réunissez les qualités de Fabius et
d’Annibal. Donc, vous avez usé de vos moyens,

636
de la force et de la ruse ; il n’y a rien à dire à cela,
et c’était à moi de me garantir.
– Eh ! je le sais, milord, et je n’attendais pas
moins de votre impartialité, aussi, s’il n’y avait
que l’enlèvement en lui-même, mordioux ! ce ne
serait rien ; mais il y a...
– Quoi ?
– Les circonstances de cet enlèvement.
– Quelles circonstances ?
– Vous savez bien, milord, ce que je veux dire.
– Non, Dieu me damne !
– Il y a... c’est qu’en vérité c’est fort difficile à
dire.
– Il y a ?
– Eh bien ! il y a cette diable de boîte.
Monck rougit visiblement.
– Cette indignité de boîte, continua
d’Artagnan, de boîte en sapin, vous savez ?
– Bon ! je l’oubliais.
– En sapin, continua d’Artagnan, avec des

637
trous pour le nez et la bouche. En vérité, milord,
tout le reste était bien ; mais la boîte, la boîte !
décidément, c’était une mauvaise plaisanterie.
Monck se démenait dans tous les sens.
– Et cependant, que j’aie fait cela, reprit
d’Artagnan, moi, un capitaine d’aventures, c’est
tout simple, parce que, à côté de l’action un peu
légère que j’ai commise, mais que la gravité de la
situation peut faire excuser, j’ai la circonspection
et la réserve.
– Oh ! dit Monck, croyez que je vous connais
bien, monsieur d’Artagnan, et que je vous
apprécie.
D’Artagnan ne perdait pas Monck de vue,
étudiant tout ce qui se passait dans l’esprit du
général au fur et à mesure qu’il parlait.
– Mais il ne s’agit pas de moi, reprit-il.
– Enfin, de qui s’agit-il donc ? demanda
Monck, qui commençait à s’impatienter.
– Il s’agit du roi, qui jamais ne retiendra sa
langue.
– Eh bien ! quand il parlerait, au bout du

638
compte ? dit Monck en balbutiant.
– Milord, reprit d’Artagnan, ne dissimulez
pas, je vous en supplie, avec un homme qui parle
aussi franchement que je le fais. Vous avez le
droit de hérisser votre susceptibilité, si bénigne
qu’elle soit. Que diable ! ce n’est pas la place
d’un homme sérieux comme vous, d’un homme
qui joue avec des couronnes et des sceptres
comme un bohémien avec des boules ; ce n’est
pas la place d’un homme sérieux, disais-je, que
d’être enfermé dans une boîte, ainsi qu’un objet
curieux d’histoire naturelle ; car enfin, vous
comprenez, ce serait pour faire crever de rire tous
vos ennemis, et vous êtes si grand, si noble, si
généreux, que vous devez en avoir beaucoup. Ce
secret pourrait faire crever de rire la moitié du
genre humain si l’on vous représentait dans cette
boîte. Or, il n’est pas décent que l’on rie ainsi du
second personnage de ce royaume.
Monck perdit tout à fait contenance à l’idée de
se voir représenté dans sa boîte.

Le ridicule, comme l’avait judicieusement

639
prévu d’Artagnan, faisait sur lui ce que ni les
hasards de la guerre, ni les désirs de l’ambition,
ni la crainte de la mort n’avaient pu faire.
« Bon ! pensa le Gascon, il a peur ; je suis
sauvé. »
– Oh ! quant au roi, dit Monck, ne craignez
rien, cher monsieur d’Artagnan, le roi ne
plaisantera pas avec Monck, je vous jure !
L’éclair de ses yeux fut intercepté au passage
par d’Artagnan. Monck se radoucit aussitôt.
– Le roi, continua-t-il, est d’un trop noble
naturel, le roi a un cœur trop haut placé pour
vouloir du mal à qui lui fait du bien.
– Oh ! certainement, s’écria d’Artagnan. Je
suis entièrement de votre opinion sur le cœur du
roi, mais non sur sa tête ; il est bon, mais il est
léger.
– Le roi ne sera pas léger avec Monck, soyez
tranquille.
– Ainsi, vous êtes tranquille, vous, milord ?
– De ce côté du moins, oui, parfaitement.

640
– Oh ! je vous comprends, vous êtes tranquille
du côté du roi.
– Je vous l’ai dit.
– Mais vous n’êtes pas aussi tranquille du
mien ?
– Je croyais vous avoir affirmé que je croyais
à votre loyauté et à votre discrétion.
– Sans doute, sans doute ; mais vous
réfléchirez à une chose...
– À laquelle ?...
– C’est que je ne suis pas seul, c’est que j’ai
des compagnons ; et quels compagnons !
– Oh ! oui, je les connais.
– Malheureusement, milord, et ils vous
connaissent aussi.
– Eh bien ?
– Eh bien ! ils sont là-bas, à Boulogne, ils
m’attendent.
– Et vous craignez... ?
– Oui, je crains qu’en mon absence... Parbleu !

641
Si j’étais près d’eux, je répondrais bien de leur
silence.
– Avais-je raison de vous dire que le danger,
s’il y avait danger, ne viendrait pas de Sa
Majesté, quelque peu disposée qu’elle soit à la
plaisanterie, mais de vos compagnons, comme
vous dites... Être raillé par un roi, c’est tolérable
encore, mais par des goujats d’armée...
Goddam1 !
– Oui, je comprends, c’est insupportable ; et
voilà pourquoi, milord, je venais vous dire : « Ne
croyez-vous pas qu’il serait bon que je partisse
pour la France le plus tôt possible ? »
– Certes, si vous croyez que votre présence...
– Impose à tous ces coquins ? De cela, oh !
j’en suis sûr, milord.
– Votre présence n’empêchera point le bruit de
se répandre s’il a transpiré déjà.

1
« Dieu me damne. » « Les Anglais, à la vérité, ajoutent,
par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant ; mais il est
bien aisé de voir que Goddam est le fond de la langue »,
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte III, scène v.

642
– Oh ! il n’a point transpiré, milord, je vous le
garantis. En tout cas, croyez que je suis bien
déterminé à une grande chose.
– Laquelle ?
– À casser la tête au premier qui aura propagé
ce bruit et au premier qui l’aura entendu. Après
quoi, je reviens en Angleterre chercher un asile et
peut-être de l’emploi auprès de Votre Grâce.
– Oh ! revenez, revenez !
– Malheureusement, milord, je ne connais que
vous, ici, et je ne vous trouverai plus, ou vous
m’aurez oublié dans vos grandeurs.
– Écoutez, monsieur d’Artagnan, répondit
Monck, vous êtes un charmant gentilhomme,
plein d’esprit et de courage ; vous méritez toutes
les fortunes de ce monde ; venez avec moi en
Écosse, et, je vous jure, je vous y ferai dans ma
vice-royauté un sort que chacun enviera.
– Oh ! milord, c’est impossible à cette heure.
À cette heure, j’ai un devoir sacré à remplir ; j’ai
à veiller autour de votre gloire ; j’ai à empêcher
qu’un mauvais plaisant ne ternisse aux yeux des

643
contemporains, qui sait ? aux yeux de la postérité
même, l’éclat de votre nom.
– De la postérité, monsieur d’Artagnan ?
– Eh ! sans doute ; il faut que, pour la
postérité, tous les détails de cette histoire restent
un mystère ; car enfin, admettez que cette
malheureuse histoire du coffre de sapin se
répande, et l’on dira, non pas que vous avez
rétabli le roi loyalement, en vertu de votre libre
arbitre, mais bien par suite d’un compromis fait
entre vous deux à Scheveningen. J’aurai beau
dire comment la chose s’est passée, moi qui le
sais, on ne me croira pas, et l’on dira que j’ai reçu
ma part du gâteau et que je la mange.
Monck fronça le sourcil.
– Gloire, honneur, probité, dit-il, vous n’êtes
que de vains mots !
– Brouillard, répliqua d’Artagnan, brouillard à
travers lequel personne ne voit jamais bien clair.
– Eh bien ! alors, allez en France, mon cher
monsieur, dit Monck ; allez et, pour vous rendre
l’Angleterre plus accessible et plus agréable,

644
acceptez un souvenir de moi.
« Mais allons donc ! » pensa d’Artagnan.
– J’ai sur les bords de la Clyde1, continua
Monck, une petite maison sous des arbres, un
cottage, comme on appelle cela ici. À cette
maison sont attachés une centaine d’arpents de
terre ; acceptez-la.
– Oh ! milord...
– Dame ! vous serez là chez vous, et ce sera le
refuge dont vous me parliez tout à l’heure.
– Moi, je serais votre obligé à ce point,
milord ! En vérité, j’en ai honte !
– Non pas, monsieur, reprit Monck avec un fin
sourire, non pas, c’est moi qui serai le vôtre.
Et serrant la main du mousquetaire :
– Je vais faire dresser l’acte de donation, dit-il.
Et il sortit.
D’Artagnan le regarda s’éloigner et demeura

1
La rivière écossaise, qui prend sa source dans les Southern
Uplands et arrose Glasgow, se jette dans la mer d’Irlande.

645
pensif et même ému.
– Enfin, dit-il, voilà pourtant un brave homme.
Il est triste de sentir seulement que c’est par peur
de moi et non par affection qu’il agit ainsi. Eh !
bien ! je veux que l’affection lui vienne.
Puis, après un instant de réflexion plus
profonde :
– Bah ! dit-il, à quoi bon ? C’est un Anglais !
Et il sortit, à son tour, un peu étourdi de ce
combat.
– Ainsi, dit-il, me voilà propriétaire. Mais
comment diable partager le cottage avec
Planchet ? À moins que je ne lui donne les terres
et que je ne prenne le château, ou bien que ce ne
soit lui qui ne prenne le château, et moi... Fi
donc ! M. Monck ne souffrirait point que je
partageasse avec un épicier une maison qu’il a
habitée ! Il est trop fier pour cela ! D’ailleurs,
pourquoi en parler ? Ce n’est point avec l’argent
de la société que j’ai acquis cet immeuble ; c’est
avec ma seule intelligence ; il est donc bien à
moi. Allons retrouver Athos.

646
Et il se dirigea vers la demeure du comte de
La Fère.

647
37

Comment d’Artagnan régla le passif de


la société avant d’établir son actif

« Décidément, se dit d’Artagnan, je suis en


veine. Cette étoile qui luit une fois dans la vie de
tout homme, qui a lui pour Job et pour Irus, le
plus malheureux des Juifs et le plus pauvre des
Grecs, vient enfin de luire pour moi. Je ne ferai
pas de folie, je profiterai ; c’est assez tard pour
que je sois raisonnable. »
Il soupa ce soir-là de fort bonne humeur avec
son amis Athos, ne lui parla pas de la donation
attendue, mais ne put s’empêcher, tout en
mangeant, de questionner son ami sur les
provenances, les semailles, les plantations. Athos
répondit complaisamment, comme il faisait
toujours. Son idée était que d’Artagnan voulait
devenir propriétaire ; seulement, il se prit plus

648
d’une fois à regretter l’humeur si vive, les saillies
si divertissantes du gai compagnon d’autrefois.
D’Artagnan, en effet, profitait du reste de graisse
figée sur l’assiette pour y tracer des chiffres et
faire des additions d’une rotondité surprenante.
L’ordre ou plutôt la licence d’embarquement
arriva chez eux le soir. Tandis qu’on remettait le
papier au comte, un autre messager tendait à
d’Artagnan une petite liasse de parchemins
revêtus de tous les sceaux dont se pare la
propriété foncière en Angleterre. Athos le surprit
à feuilleter ces différents actes, qui établissaient
la transmission de propriété. Le prudent Monck,
d’autres eussent dit le généreux Monck, avait
commué la donation en une vente, et
reconnaissait avoir reçu la somme de quinze
mille livres pour prix de la cession.
Déjà le messager s’était éclipsé. D’Artagnan
lisait toujours, Athos le regardait en souriant.
D’Artagnan, surprenant un de ces sourires par-
dessus son épaule, renferma toute la liasse dans
son étui.
– Pardon, dit Athos.

649
– Oh ! vous n’êtes pas indiscret, mon cher,
répliqua le lieutenant ; je voudrais...
– Non, ne me dites rien, je vous prie : des
ordres sont choses si sacrées, qu’à son frère, à
son père, le chargé de ces ordres ne doit pas
avouer un mot. Ainsi, moi qui vous parle et qui
vous aime plus tendrement que frère, père et tout
au monde...
– Hors votre Raoul ?
– J’aimerai plus encore Raoul lorsqu’il sera un
homme et que je l’aurai vu se dessiner dans
toutes les phases de son caractère et de ses actes...
comme je vous ai vu, vous, mon ami.
– Vous disiez donc que vous aviez un ordre
aussi, et que vous ne me le communiqueriez pas ?
– Oui, cher d’Artagnan.
Le Gascon soupira.
– Il fut un temps, dit-il, où cet ordre, vous
l’eussiez mis là, tout ouvert sur la table, en
disant : « D’Artagnan, lisez-nous ce grimoire, à
Porthos, à Aramis et à moi. »
– C’est vrai... Oh ! c’était la jeunesse, la

650
confiance, la généreuse saison où le sang
commande lorsqu’il est échauffé par la passion !
– Eh bien ! Athos, voulez-vous que je vous
dise ?
– Dites, ami.
– Cet adorable temps, cette généreuse saison,
cette domination du sang échauffé, toutes choses
fort belles sans doute, je ne les regrette pas du
tout. C’est absolument comme le temps des
études... J’ai toujours rencontré quelque part un
sot pour me vanter ce temps des pensums, des
férules, des croûtes de pain sec... C’est singulier,
je n’ai jamais aimé cela, moi ; et si actif, si sobre
que je fusse (vous savez si je l’étais, Athos), si
simple que je parusse dans mes habits, je n’ai pas
moins préféré les broderies de Porthos à ma petite
casaque poreuse, qui laissait passer la bise en
hiver, le soleil en été. Voyez-vous, mon ami, je
me défierai toujours de celui qui prétendra
préférer le mal au bien. Or, du temps passé, tout
fut mal pour moi, du temps où chaque mois
voyait un trou de plus à ma peau et à ma casaque,
un écu d’or de moins dans ma pauvre bourse ; de

651
cet exécrable temps de bascules et de balançoires,
je ne regrette absolument rien, rien, rien, que
notre amitié ; car chez moi il y a un cœur ; et,
c’est miracle, ce cœur n’a pas été desséché par le
vent de la misère qui passait aux trous de mon
manteau, ou traversé par les épées de toute
fabrique qui passaient aux trous de ma pauvre
chair.
– Ne regrettez pas notre amitié, dit Athos ; elle
ne mourra qu’avec nous. L’amitié se compose
surtout de souvenirs et d’habitudes, et si vous
avez fait tout à l’heure une petite satire de la
mienne parce que j’hésite à vous révéler ma
mission en France...
– Moi ?... Ô ciel ! si vous saviez, cher et bon
ami, comme désormais toutes les missions du
monde vont me devenir indifférentes !
Et il serra ses parchemins dans sa vaste poche.
Athos se leva de table et appela l’hôte pour
payer la dépense.
– Depuis que je suis votre ami, dit d’Artagnan,
je n’ai jamais payé un écot. Porthos souvent,

652
Aramis quelquefois, et vous, presque toujours,
vous tirâtes votre bourse au dessert. Maintenant,
je suis riche, et je vais essayer si cela est héroïque
de payer.
– Faites, dit Athos en remettant sa bourse dans
sa poche.
Les deux amis se dirigèrent ensuite vers le
port, non sans que d’Artagnan eût regardé en
arrière pour surveiller le transport de ses chers
écus. La nuit venait d’étendre son voile épais sur
l’eau jaune de la Tamise ; on entendait ces bruits
de tonnes et de poulies, précurseurs de
l’appareillage, qui tant de fois avaient fait battre
le cœur des mousquetaires, alors que le danger de
la mer était le moindre de ceux qu’ils allaient
affronter. Cette fois, ils devaient s’embarquer sur
un grand vaisseau qui les attendait à Gravesend,
et Charles II, toujours délicat dans les petites
choses, avait envoyé un de ses yachts avec douze
hommes de sa garde écossaise, pour faire
honneur à l’ambassadeur qu’il députait en
France. À minuit le yacht avait déposé ses
passagers à bord du vaisseau, et à huit heures du

653
matin le vaisseau débarquait l’ambassadeur et son
ami devant la jetée de Boulogne.
Tandis que le comte avec Grimaud s’occupait
des chevaux pour aller droit à Paris, d’Artagnan
courait à l’hôtellerie où, selon ses ordres, sa petite
armée devait l’attendre1. Ces messieurs
déjeunaient d’huîtres, de poisson et d’eau-de-vie
aromatisée, lorsque parut d’Artagnan. Ils étaient
bien gais, mais aucun n’avait encore franchi les
limites de la raison. Un hourra de joie accueillit le
général.
– Me voici, dit d’Artagnan ; la campagne est
terminée. Je viens apporter à chacun le
supplément de solde qui était promis.
Les yeux brillèrent.
– Je gage qu’il n’y a déjà plus cent livres dans
l’escarcelle du plus riche de vous ?
– C’est vrai ! s’écria-t-on en chœur.
– Messieurs, dit alors d’Artagnan, voici la

1
« Allez m’attendre à Calais où vous savez », avait dit
d’Artagnan, chap. 29.

654
dernière consigne. Le traité de commerce a été
conclu, grâce à ce coup de main qui nous a
rendus maîtres du plus habile financier de
l’Angleterre ; car à présent, je dois vous l’avouer,
l’homme qu’il s’agissait d’enlever, c’était le
trésorier du général Monck.
Ce mot de trésorier produisit un certain effet
dans son armée. D’Artagnan remarqua que les
yeux du seul Menneville ne témoignaient pas
d’une foi parfaite.
– Ce trésorier, continua d’Artagnan, je l’ai
emmené sur un terrain neutre, la Hollande ; je lui
ai fait signer le traité, je l’ai reconduit moi-même
à Newcastle, et, comme il devait être satisfait de
nos procédés à son égard, comme le coffre de
sapin avait été porté toujours sans secousses et
rembourré moelleusement, j’ai demandé pour
vous une gratification. La voici.
Il jeta un sac assez respectable sur la nappe.
Tous étendirent involontairement la main.
– Un moment, mes agneaux, dit d’Artagnan ;
s’il y a les bénéfices, il y a aussi les charges.

655
– Oh ! oh ! murmura l’assemblée.
– Nous allons nous trouver, mes amis, dans
une position qui ne serait pas tenable pour des
gens sans cervelle ; je parle net : nous sommes
entre la potence et la Bastille.
– Oh ! oh ! dit le chœur.
– C’est aisé à comprendre. Il a fallu expliquer
au général Monck la disparition de son trésorier ;
j’ai attendu pour cela le moment fort inespéré de
la restauration du roi Charles II, qui est de mes
amis...
L’armée échangea un regard de satisfaction
contre le regard assez orgueilleux de d’Artagnan.
– Le roi restauré, j’ai rendu à M. Monck son
homme d’affaires, un peu déplumé, c’est vrai,
mais enfin je le lui ai rendu. Or, le général
Monck, en me pardonnant, car il m’a pardonné,
n’a pu s’empêcher de me dire ces mots que
j’engage chacun de vous à se graver
profondément là, entre les yeux, sous la voûte du
crâne : « Monsieur, la plaisanterie est bonne,
mais je n’aime pas naturellement les

656
plaisanteries ; si jamais un mot de ce que vous
avez fait (vous comprenez, monsieur Menneville)
s’échappait de vos lèvres ou des lèvres de vos
compagnons, j’ai dans mon gouvernement
d’Écosse et d’Irlande sept cent quarante et une
potences en bois de chêne, chevillées de fer et
graissées à neuf toutes les semaines. Je ferais
présent d’une de ces potences à chacun de vous,
et, remarquez-le bien, cher monsieur d’Artagnan,
ajouta-t-il (remarquez le aussi, cher monsieur
Menneville), il m’en resterait encore sept cent
trente pour mes menus plaisirs. De plus... »
– Ah ! ah ! firent les auxiliaires, il y a du
plus ?
– Une misère de plus : « Monsieur
d’Artagnan, j’expédie au roi de France le traité en
question, avec prière de faire fourrer à la Bastille
provisoirement, puis de m’envoyer là-bas tous
ceux qui ont pris part à l’expédition ; et c’est une
prière à laquelle le roi se rendra certainement. »
Un cri d’effroi partit de tous les coins de la
table.
– Là ! là ! dit d’Artagnan ; ce brave M. Monck

657
a oublié une chose, c’est qu’il ne sait le nom
d’aucun d’entre vous ; moi seul je vous connais,
et ce n’est pas moi, vous le croyez bien, qui vous
trahirai. Pour quoi faire ? Quant à vous, je ne
suppose pas que vous soyez jamais assez niais
pour vous dénoncer vous-mêmes, car alors le roi,
pour s’épargner des frais de nourriture et de
logement, vous expédierait en Écosse, où sont les
sept cent quarante et une potences. Voilà,
messieurs. Et maintenant je n’ai plus un mot à
ajouter à ce que je viens d’avoir l’honneur de
vous dire. Je suis sûr que l’on m’a compris
parfaitement, n’est-ce pas, monsieur de
Menneville ?
– Parfaitement, répliqua celui-ci.
– Maintenant, les écus ! dit d’Artagnan.
Fermez les portes.
Il dit et ouvrit un sac sur la table d’où
tombèrent plusieurs beaux écus d’or. Chacun fit
un mouvement vers le plancher.
– Tout beau ! s’écria d’Artagnan ; que
personne ne se baisse et je retrouverai mon
compte.

658
Il le retrouva en effet, donna cinquante de ces
beaux écus à chacun, et reçut autant de
bénédictions qu’il avait donné de pièces.
– Maintenant, dit-il, s’il vous était possible de
vous ranger un peu, si vous deveniez de bons et
honnêtes bourgeois...
– C’est bien difficile, dit un des assistants.
– Mais pourquoi cela, capitaine ? dit un autre.
– C’est parce que je vous aurais retrouvés, et,
qui sait ? rafraîchis de temps en temps par
quelque aubaine...
Il fit signe à Menneville, qui écoutait tout cela
d’un air composé.
– Menneville, dit-il, venez avec moi. Adieu
mes braves ; je ne vous recommande pas d’être
discrets.
Menneville le suivit, tandis que les salutations
des auxiliaires se mêlaient au doux bruit de l’or
tintant dans leurs poches.
– Menneville, dit d’Artagnan une fois dans la
rue, vous n’êtes pas dupe, prenez garde de le
devenir ; vous ne me faites pas l’effet d’avoir

659
peur des potences de Monck ni de la Bastille de
Sa Majesté le roi Louis XIV, mais vous me ferez
bien la grâce d’avoir peur de moi. Eh bien !
écoutez : Au moindre mot qui vous échapperait,
je vous tuerais comme un poulet. J’ai déjà dans
ma poche l’absolution de notre Saint-Père le
pape.
– Je vous assure que je ne sais absolument
rien, mon cher monsieur d’Artagnan, et que
toutes vos paroles sont pour moi articles de foi.
– J’étais bien sûr que vous étiez un garçon
d’esprit, dit le mousquetaire ; il y a vingt-cinq ans
que je vous ai jugé. Ces cinquante écus d’or que
je vous donne en plus vous prouveront le cas que
je fais de vous. Prenez.
– Merci, monsieur d’Artagnan, dit Menneville.
– Avec cela vous pouvez réellement devenir
honnête homme, répliqua d’Artagnan du ton le
plus sérieux. Il serait honteux qu’un esprit
comme le vôtre et un nom que vous n’osez plus
porter se trouvassent effacés à jamais sous la
rouille d’une mauvaise vie. Devenez galant
homme, Menneville, et vivez un an avec ces cent

660
écus d’or, c’est un beau denier : deux fois la
solde d’un haut officier. Dans un an, venez me
voir, et, mordioux ! je ferai de vous quelque
chose.
Menneville jura, comme avaient fait ses
camarades, qu’il serait muet comme la tombe. Et
cependant, il faut bien que quelqu’un ait parlé, et
comme à coup sûr ce n’est pas nos neuf
compagnons, comme certainement ce n’est pas
Menneville, il faut bien que ce soit d’Artagnan,
qui, en sa qualité de Gascon, avait la langue bien
près des lèvres. Car enfin, si ce n’est pas lui, qui
serait-ce ? Et comment s’expliquerait le secret du
coffre de sapin percé de trous parvenu à notre
connaissance, et d’une façon si complète, que
nous en avons, comme on a pu le voir, raconté
l’histoire dans ses détails les plus intimes ?
détails qui, au reste, éclairent d’un jour aussi
nouveau qu’inattendu toute cette portion de
l’histoire d’Angleterre, laissée jusqu’aujourd’hui
dans l’ombre par les historiens nos confrères.

661
38

Où l’on voit que l’épicier français s’était déjà


réhabilité au XVIIème siècle

Une fois ses comptes réglés et ses


recommandations faites, d’Artagnan ne songea
plus qu’à regagner Paris le plus promptement
possible. Athos, de son côté, avait hâte de
regagner sa maison et de s’y reposer un peu. Si
entiers que soient restés le caractère et l’homme,
après les fatigues du voyage, le voyageur
s’aperçoit avec plaisir, à la fin du jour, même
quand le jour a été beau, que la nuit va venir
apporter un peu de sommeil. Aussi, de Boulogne
à Paris, chevauchant côte à côte, les deux amis,
quelque peu absorbés dans leurs pensées
individuelles, ne causèrent-ils pas de choses assez
intéressantes pour que nous en instruisions le
lecteur : chacun d’eux, livré à ses réflexions

662
personnelles, et se construisant l’avenir à sa
façon, s’occupa surtout d’abréger la distance par
la vitesse. Athos et d’Artagnan arrivèrent le soir
du quatrième jour, après leur départ de Boulogne,
aux barrières de Paris.
– Ou allez-vous, mon cher ami ? demanda
Athos. Moi, je me dirige droit vers mon hôtel.
– Et moi tout droit chez mon associé.
– Chez Planchet ?
– Mon Dieu, oui : au Pilon-d’Or.
– N’est-il pas bien entendu que nous nous
reverrons ?
– Si vous restez à Paris, oui ; car j’y reste,
moi.
– Non. Après avoir embrassé Raoul, à qui j’ai
fait donner rendez-vous chez moi, dans l’hôtel, je
pars immédiatement pour La Fère.
– Eh bien ! adieu, alors, cher et parfait ami.
– Au revoir plutôt, car enfin je ne sais pas
pourquoi vous ne viendriez pas habiter avec moi
à Blois. Vous voilà libre, vous voilà riche ; je

663
vous achèterai, si vous voulez, un beau bien dans
les environs de Cheverny ou dans ceux de
Bracieux1. D’un côté, vous aurez les plus beaux
bois du monde, qui vont rejoindre ceux de
Chambord ; de l’autre, des marais admirables.
Vous qui aimez la chasse, et qui, bon gré mal gré,
êtes poète, cher ami, vous trouverez des faisans,
des râles et des sarcelles, sans compter des
couchers de soleil et des promenades en bateau à
faire rêver Nemrod et Apollon eux-mêmes. En
attendant l’acquisition, vous habiterez La Fère, et
nous irons voler la pie dans les vignes, comme
faisait le roi Louis XIII. C’est un sage plaisir pour
des vieux comme nous.
D’Artagnan prit les mains d’Athos.
– Cher comte, lui dit-il, je ne vous dis ni oui ni
non. Laissez-moi passer à Paris le temps
indispensable pour régler toutes mes affaires et
m’accoutumer peu à peu à la très lourde et très
reluisante idée qui bat dans mon cerveau et
m’éblouit. Je suis riche, voyez-vous, et d’ici à ce

1
Voir chap. 1.

664
que j’aie pris l’habitude de la richesse, je me
connais, je serai un animal insupportable. Or, je
ne suis pas encore assez bête pour manquer
d’esprit devant un ami tel que vous, Athos.
L’habit est beau, l’habit est richement doré, mais
il est neuf, et me gêne aux entournures.
Athos sourit.
– Soit, dit-il. Mais à propos de cet habit, cher
d’Artagnan, voulez-vous que je vous donne un
conseil ?
– Oh ! très volontiers.
– Vous ne vous fâcherez point ?
– Allons donc !
– Quand la richesse arrive à quelqu’un tard et
tout à coup, ce quelqu’un, pour ne pas changer,
doit se faire avare, c’est-à-dire ne pas dépenser
beaucoup plus d’argent qu’il n’en avait
auparavant, ou se faire prodigue, et avoir tant de
dettes qu’il redevienne pauvre.
– Oh ! mais, ce que vous me dites là ressemble
fort à un sophisme, mon cher philosophe.
– Je ne crois pas. Voulez-vous devenir avare ?

665
– Non, parbleu ! Je l’étais déjà, n’ayant rien.
Changeons.
– Alors, soyez prodigue.
– Encore moins, mordioux ! les dettes
m’épouvantent. Les créanciers me représentent
par anticipation ces diables qui retournent les
damnés sur le gril, et comme la patience n’est pas
ma vertu dominante, je suis toujours tenté de
rosser les diables.
– Vous êtes l’homme le plus sage que je
connaisse, et vous n’avez de conseils à recevoir
de personne. Bien fous ceux qui croiraient avoir
quelque chose à vous apprendre ! Mais ne
sommes-nous pas à la rue Saint-Honoré ?
– Oui, cher Athos.
– Tenez, là-bas, à gauche, cette petite maison
longue et blanche, c’est l’hôtel où j’ai mon
logement. Vous remarquerez qu’il n’a que deux
étages. J’occupe le premier ; l’autre est loué à un
officier que son service tient éloigné huit ou neuf
mois de l’année, en sorte que je suis dans cette
maison comme je serais chez moi, sans la

666
dépense.
– Oh ! que vous vous arrangez bien, Athos !
Quel ordre et quelle largeur ! Voilà ce que je
voudrais réunir. Mais que voulez-vous, c’est de
naissance, et cela ne s’acquiert point.
– Flatteur ! Allons, adieu, cher ami. À propos,
rappelez-moi au souvenir de monsieur Planchet ;
c’est toujours un garçon d’esprit, n’est-ce pas ?
– Et de cœur, Athos. Adieu !
Ils se séparèrent. Pendant toute cette
conversation, d’Artagnan n’avait pas une seconde
perdu de vue certain cheval de charge dans les
paniers duquel, sous du foin, s’épanouissaient les
sacoches avec le portemanteau. Neuf heures du
soir sonnaient à Saint-Merri ; les garçons de
Planchet fermaient la boutique. D’Artagnan
arrêta le postillon qui conduisait le cheval de
charge au coin de la rue des Lombards, sous un
auvent, et, appelant un garçon de Planchet, il lui
donna à garder non seulement les deux chevaux,
mais encore le postillon ; après quoi, il entra chez
l’épicier dont le souper venait de finir, et qui,
dans son entresol, consultait avec une certaine

667
anxiété le calendrier sur lequel il rayait chaque
soir le jour qui venait de finir. Au moment où,
selon son habitude quotidienne, Planchet, du dos
de sa plume, biffait en soupirant le jour écoulé,
d’Artagnan heurta du pied le seuil de la porte, et
le choc fit sonner son éperon de fer.
– Ah mon Dieu ! cria Planchet.

Le digne épicier n’en put dire davantage ; il


venait d’apercevoir son associé. D’Artagnan
entra le dos voûté, l’œil morne. Le Gascon avait
son idée à l’endroit de Planchet.
« Bon Dieu ! pensa l’épicier en regardant le
voyageur, il est triste ! »
Le mousquetaire s’assit.
– Cher monsieur d’Artagnan, dit Planchet avec
un horrible battement de cœur, vous voilà ! et la
santé ?
– Assez bonne, Planchet, assez bonne, dit
d’Artagnan en poussant un soupir.
– Vous n’avez point été blessé, j’espère ?

668
– Peuh !
– Ah ! je vois, continua Planchet de plus en
plus alarmé, l’expédition a été rude ?
– Oui, fit d’Artagnan.
Un frisson courut par tout le corps de
Planchet.
– Je boirais bien, dit le mousquetaire en levant
piteusement la tête.
Planchet courut lui-même à l’armoire et servit
du vin à d’Artagnan dans un grand verre.
D’Artagnan regarda la bouteille.
– Quel est ce vin ? demanda-t-il.
– Hélas ! celui que vous préférez, monsieur,
dit Planchet ; c’est ce bon vieux vin d’Anjou qui
a failli nous coûter un jour si cher à tous.
– Ah ! répliqua d’Artagnan avec un sourire
mélancolique ; ah ! mon pauvre Planchet, dois-je
boire encore du bon vin ?
– Voyons, mon cher maître, dit Planchet en
faisant un effort surhumain, tandis que tous ses
muscles contractés, sa pâleur et son tremblement

669
décelaient la plus vive angoisse. Voyons, j’ai été
soldat, par conséquent j’ai du courage ; ne me
faites donc pas languir, cher monsieur
d’Artagnan : notre argent est perdu, n’est-ce pas ?
D’Artagnan prit, avant de répondre, un temps
qui parut un siècle au pauvre épicier. Cependant
il n’avait fait que de se retourner sur sa chaise.
– Et si cela était, dit-il avec lenteur et en
balançant la tête du haut en bas, que dirais-tu,
mon pauvre ami ?
Planchet, de pâle qu’il était, devint jaune. On
eût dit qu’il allait avaler sa langue, tant son gosier
s’enflait, tant ses yeux rougissaient.
– Vingt mille livres ! murmura-t-il, vingt mille
livres, cependant !...
D’Artagnan, le cou détendu, les jambes
allongées, les mains paresseuses, ressemblait à
une statue du découragement ; Planchet arracha
un douloureux soupir des cavités les plus
profondes de sa poitrine.
– Allons, dit-il, je vois ce qu’il en est. Soyons
hommes. C’est fini, n’est-ce pas ? Le principal,

670
monsieur, est que vous ayez sauvé votre vie.
– Sans doute, sans doute, c’est quelque chose
que la vie ; mais, en attendant, je suis ruiné, moi.
– Cordieu ! monsieur, dit Planchet, s’il en est
ainsi, il ne faut point se désespérer pour cela ;
vous vous mettrez épicier avec moi ; je vous
associe à mon commerce ; nous partagerons les
bénéfices, et quand il n’y aura plus de bénéfices,
eh bien ! nous partagerons les amandes, les
raisins secs et les pruneaux, et nous grignoterons
ensemble le dernier quartier de fromage de
Hollande.
D’Artagnan ne put y résister plus longtemps.
– Mordioux ! s’écria-t-il tout ému, tu es un
brave garçon, sur l’honneur, Planchet ! Voyons,
tu n’as pas joué la comédie ? Voyons, tu n’avais
pas vu là-bas dans la rue, sous l’auvent, le cheval
aux sacoches ?
– Quel cheval ? quelles sacoches ? dit
Planchet, dont le cœur se serra à l’idée que
d’Artagnan devenait fou.
– Eh ! les sacoches anglaises, mordioux ! dit

671
d’Artagnan tout radieux, tout transfiguré.
– Ah ! mon Dieu ! articula Planchet en se
reculant devant le feu éblouissant de ses regards.
– Imbécile ! s’écria d’Artagnan, tu me crois
fou. Mordioux ! jamais, au contraire, je n’ai eu la
tête plus saine et le cœur plus joyeux. Aux
sacoches, Planchet, aux sacoches !
– Mais à quelles sacoches, mon Dieu ?
D’Artagnan poussa Planchet vers la fenêtre.
– Sous l’auvent, là-bas, lui dit-il, vois-tu un
cheval ?
– Oui.
– Lui vois-tu le dos embarrassé ?
– Oui, oui.
– Vois-tu un de tes garçons qui cause avec le
postillon ?
– Oui, oui, oui.
– Eh bien ! tu sais le nom de ce garçon,
puisqu’il est à toi. Appelle-le.
– Abdon ! Abdon ! vociféra Planchet par la

672
fenêtre.
– Amène le cheval, souffla d’Artagnan.
– Amène le cheval ! hurla Planchet.
– Maintenant, dix livres au postillon, dit
d’Artagnan du ton qu’il eût mis à commander une
manœuvre ; deux garçons pour monter les deux
premières sacoches, deux autres pour les deux
dernières, et du feu, mordioux ! de l’action !
Planchet se précipita par les degrés comme si
le diable eût mordu ses chausses. Un moment
après, les garçons montaient l’escalier, pliant
sous leur fardeau. D’Artagnan les renvoyait à leur
galetas, fermait soigneusement la porte et
s’adressant à Planchet, qui à son tour devenait
fou :
– Maintenant, à nous deux ! dit-il.
Et il étendit à terre une vaste couverture et
vida dessus la première sacoche. Autant fit
Planchet de la seconde ; puis d’Artagnan, tout
frémissant, éventra la troisième à coups de
couteau. Lorsque Planchet entendit le bruit
agaçant de l’argent et de l’or, lorsqu’il vit

673
bouillonner hors du sac les écus reluisants qui
frétillaient comme des poissons hors de
l’épervier, lorsqu’il se sentit trempant jusqu’au
mollet dans cette marée toujours montante de
pièces fauves ou argentées, le saisissement le prit,
il tourna sur lui-même comme un homme
foudroyé, et vint s’abattre lourdement sur
l’énorme monceau que sa pesanteur fit crouler
avec un fracas indescriptible.
Planchet, suffoqué par la joie, avait perdu
connaissance. D’Artagnan lui jeta un verre de vin
blanc au visage, ce qui le rappela incontinent à la
vie.
– Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon
Dieu ! disait Planchet essuyant sa moustache et sa
barbe.
En ce temps-là comme aujourd’hui, les
épiciers portaient la moustache cavalière et la
barbe de lansquenet ; seulement les bains
d’argent, déjà très rares en ce temps-là, sont
devenus à peu près inconnus aujourd’hui.
– Mordioux ! dit d’Artagnan, il y a là cent
mille livres à vous, monsieur mon associé. Tirez

674
votre épingle1, s’il vous plaît ; moi, je vais tirer la
mienne.
– Oh ! la belle somme, monsieur d’Artagnan,
la belle somme !
– Je regrettais un peu la somme qui te revient,
il y a une demi-heure, dit d’Artagnan ; mais à
présent, je ne la regrette plus, et tu es un brave
épicier, Planchet. Çà ! faisons de bons comptes,
puisque les bons comptes, dit-on, font de bons
amis.
– Oh ! racontez-moi d’abord toute l’histoire,
dit Planchet : ce doit être encore plus beau que
l’argent.
– Ma foi, répliqua d’Artagnan se caressant la
moustache, je ne dis pas non, et si jamais
l’historien pense à moi pour le renseigner, il
pourra dire qu’il n’aura pas puisé à une mauvaise
source. Écoute donc, Planchet, je vais conter.
– Et moi faire des piles, dit Planchet.
Commencez, mon cher patron.

1
Tirer son épingle : avoir une commission dans une
affaire ; mot plaisant ici compte tenu des bénéfices réalisés.

675
– Voici, dit d’Artagnan en prenant haleine.
– Voilà, dit Planchet en ramassant sa première
poignée d’écus.

676
39

Le jeu de M. de Mazarin1

Dans une grande chambre du Palais-Royal,


tendue de velours sombre que rehaussaient les
bordures dorées d’un grand nombre de
magnifiques tableaux, on voyait, le soir même de
l’arrivée de nos deux Français, toute la cour
réunie devant l’alcôve de M. le cardinal Mazarin,
qui donnait à jouer au roi et à la reine.
Un petit paravent séparait trois tables dressées
dans la chambre. À l’une de ces tables, le roi et
les deux reines étaient assis ; Louis XIV, placé en
face de la jeune reine, sa femme, lui souriait avec
une expression de bonheur très réel. Anne
d’Autriche tenait les cartes contre le cardinal, et
sa bru l’aidait au jeu, lorsqu’elle ne souriait pas à

1
Le chapitre s’inspire des Mémoires de Brienne.

677
son époux. Quant au cardinal, qui était couché
avec une figure fort amaigrie, fort fatiguée, son
jeu était tenu par la comtesse de Soissons1, et il y
plongeait un regard incessant plein d’intérêt et de
cupidité.
Le cardinal s’était fait farder par Bernouin ;
mais le rouge qui brillait aux pommettes seules
faisait ressortir d’autant plus la pâleur maladive
du reste de la figure et le jaune luisant du front.
Seulement les yeux en prenaient un éclat plus vif,
et sur ces yeux de malade s’attachaient de temps
en temps les regards inquiets du roi, des reines et
des courtisans.
Le fait est que les deux yeux du signor
Mazarin étaient les étoiles plus ou moins
brillantes sur lesquelles la France du XVIIème
siècle lisait sa destinée chaque soir et chaque
matin.
Monseigneur ne gagnait ni ne perdait ; il
n’était donc ni gai ni triste. C’était une stagnation

1
Olympe Mancini avait épousé Eugène de Carignan-
Savoie, comte de Soissons, en 1659.

678
dans laquelle n’eût pas voulu le laisser Anne
d’Autriche, pleine de compassion pour lui ; mais,
pour attirer l’attention du malade par quelque
coup d’éclat, il eût fallu gagner ou perdre.
Gagner, c’était dangereux, parce que Mazarin eût
changé son indifférence en une laide grimace ;
perdre, c’était dangereux aussi, parce qu’il eût
fallu tricher, et que l’infante, veillant au jeu de sa
belle-mère, se fût sans doute récriée sur sa bonne
disposition pour M. de Mazarin.
Profitant de ce calme, les courtisans causaient.
M. de Mazarin, lorsqu’il n’était pas de mauvaise
humeur, était un prince débonnaire, et lui, qui
n’empêchait personne de chanter, pourvu que
l’on payât1, n’était pas assez tyran pour empêcher
que l’on parlât, pourvu qu’on se décidât à perdre.
Donc l’on causait. À la première table, le
jeune frère du roi, Philippe, duc d’Anjou, mirait
sa belle figure dans la glace d’une boîte. Son
favori, le chevalier de Lorraine, appuyé sur le
fauteuil du prince, écoutait avec une secrète envie

1
Voir Vingt ans après, chap. 2.

679
le comte de Guiche, autre favori de Philippe, qui
racontait, en des termes choisis, les différentes
vicissitudes de fortune du roi aventurier
Charles II. Il disait, comme des événements
fabuleux, toute l’histoire de ses pérégrinations
dans l’Écosse, et ses terreurs quand les partis
ennemis le suivaient à la piste ; les nuits passées
dans des arbres ; les jours passés dans la faim et
le combat. Peu à peu, le sort de ce roi malheureux
avait intéressé les auditeurs à tel point que le jeu
languissait, même à la table royale, et que le
jeune roi, pensif, l’œil perdu, suivait, sans
paraître y donner d’attention, les moindres détails
de cette odyssée, fort pittoresquement racontée
par le comte de Guiche1.
La comtesse de Soissons interrompit le
narrateur :
– Avouez, comte, dit-elle, que vous brodez.
– Madame, je récite, comme un perroquet,
toutes les histoires que différents Anglais m’ont
racontées. Je dirai même, à ma honte, que je suis

1
Il s’agit de l’odyssée de 1650-1651.

680
textuel comme une copie.
– Charles II serait mort s’il avait enduré tout
cela.
Louis XIV souleva sa tête intelligente et fière.
– Madame, dit-il d’une voix posée qui sentait
encore l’enfant timide, M. le cardinal vous dira
que, dans ma minorité, les affaires de France ont
été à l’aventure... et que si j’eusse été plus grand
et obligé de mettre l’épée à la main, ç’aurait été
quelquefois pour la soupe du soir.
– Dieu merci ! repartit le cardinal, qui parlait
pour la première fois, Votre Majesté exagère, et
son souper a toujours été cuit à point avec celui
de ses serviteurs.
Le roi rougit.
– Oh ! s’écria Philippe étourdiment, de sa
place et sans cesser de se mirer, je me rappelle
qu’une fois, à Melun, ce souper n’était mis pour
personne, et que le roi mangea les deux tiers d’un
morceau de pain dont il m’abandonna l’autre

681
tiers1.
Toute l’assemblée, voyant sourire Mazarin, se
mit à rire. On flatte les rois avec le souvenir
d’une détresse passée, comme avec l’espoir d’une
fortune future.
– Toujours est-il que la couronne de France a
toujours bien tenu sur la tête des rois, se hâta
d’ajouter Anne d’Autriche, et qu’elle est tombée
de celle du roi d’Angleterre ; et lorsque par
hasard cette couronne oscillait un peu, car il y a
parfois des tremblements de trône, comme il y a
des tremblements de terre, chaque fois, dis-je,
que la rébellion menaçait, une bonne victoire
ramenait la tranquillité.
– Avec quelques fleurons de plus à la
couronne, dit Mazarin.
Le comte de Guiche se tut ; le roi composa son
visage, et Mazarin échangea un regard avec Anne
d’Autriche comme pour la remercier de son
intervention.

1
Voir La Porte, Mémoires, (Petitot, tome LIX).

682
– Il n’importe, dit Philippe en lissant ses
cheveux, mon cousin Charles n’est pas beau,
mais il est très brave et s’est battu comme un
reître, et s’il continue à se battre ainsi, nul doute
qu’il ne finisse par gagner une bataille !... comme
Rocroy...
– Il n’a pas de soldats, interrompit le chevalier
de Lorraine.
– Le roi de Hollande, son allié, lui en donnera.
Moi, je lui en eusse bien donné, si j’eusse été roi
de France.
Louis XIV rougit excessivement.
Mazarin affecta de regarder son jeu avec plus
d’attention que jamais.
– À l’heure qu’il est, reprit le comte de
Guiche, la fortune de ce malheureux prince est
accomplie. S’il a été trompé par Monck, il est
perdu. La prison, la mort peut-être, finiront ce
que l’exil, les batailles et les privations avaient
commencé.
Mazarin fronça le sourcil.
– Est-il bien sûr, dit Louis XIV, que Sa

683
Majesté Charles II ait quitté La Haye ?
– Très sûr, Votre Majesté, répliqua le jeune
homme. Mon père a reçu une lettre qui lui donne
des détails ; on sait même que le roi a débarqué à
Douvres ; des pêcheurs l’ont vu entrer dans le
port ; le reste est encore un mystère.
– Je voudrais bien savoir le reste, dit
impétueusement Philippe. Vous savez, vous, mon
frère ?
Louis XIV rougit encore. C’était la troisième
fois depuis une heure.
– Demandez à M. le cardinal, répliqua-t-il
d’un ton qui fit lever les yeux à Mazarin, à Anne
d’Autriche, à tout le monde.
– Ce qui veut dire, mon fils, interrompit en
riant Anne d’Autriche, que le roi n’aime pas
qu’on cause des choses de l’État hors du conseil.
Philippe accepta de bonne volonté la
mercuriale et fit un grand salut, tout en souriant à
son frère d’abord, puis à sa mère.
Mais Mazarin vit du coin de l’œil qu’un
groupe allait se reformer dans un angle de la

684
chambre, et que le duc d’Orléans1 avec le comte
de Guiche et le chevalier de Lorraine, privés de
s’expliquer tout haut, pourraient bien tout bas en
dire plus qu’il n’était nécessaire. Il commençait
donc à leur lancer des œillades pleines de
défiance et d’inquiétude, invitant Anne
d’Autriche à jeter quelque perturbation dans le
conciliabule, quand tout à coup Bernouin, entrant
sous la portière à la ruelle du lit, vint dire à
l’oreille de son maître :
– Monseigneur, un envoyé de Sa Majesté le
roi d’Angleterre.
Mazarin ne put cacher une légère émotion que
le roi saisit au passage. Pour éviter d’être
indiscret, moins encore que pour ne pas paraître
inutile, Louis XIV se leva donc aussitôt, et,
s’approchant de Son Éminence, il lui souhaita le
bonsoir.
Toute l’assemblée s’était levée avec un grand

1
Confusion : le duc d’Anjou ne devint duc d’Orléans
qu’après la mort de son oncle qui n’est pas encore annoncée
dans le roman.

685
bruit de chaises roulantes et de tables poussées.
– Laissez partir peu à peu tout le monde, dit
Mazarin tout bas à Louis XIV, et veuillez
m’accorder quelques minutes. J’expédie une
affaire dont, ce soir même, je veux entretenir
Votre Majesté.
– Et les reines ? demanda Louis XIV.
– Et M. le duc d’Anjou, dit Son Éminence.
En même temps, il se retourna dans sa ruelle,
dont les rideaux, en retombant, cachèrent le lit.
Le cardinal, cependant, n’avait pas perdu de vue
ses conspirateurs.
– Monsieur le comte de Guiche ! dit-il d’une
voix chevrotante, tout en revêtant, derrière le
rideau, la robe de chambre que lui tendait
Bernouin.
– Me voici, monseigneur, dit le jeune homme
en s’approchant.
– Prenez mes cartes ; vous avez du bonheur,
vous... Gagnez-moi un peu l’argent de ces
messieurs.
– Oui, monseigneur.

686
Le jeune homme s’assit à table, d’où le roi
s’éloigna pour causer avec les reines.
Une partie sérieuse commença entre le comte
et plusieurs riches courtisans.
Cependant, Philippe causait parures avec le
chevalier de Lorraine, et l’on avait cessé
d’entendre derrière les rideaux de l’alcôve le
frôlement de la robe de soie du cardinal.
Son Éminence avait suivi Bernouin dans le
cabinet adjacent à la chambre à coucher.

687
40

Affaire d’État

Le cardinal, en passant dans son cabinet,


trouva le comte de La Fère qui attendait, fort
occupé d’admirer un Raphaël très beau, placé au-
dessus d’un dressoir garni d’orfèvrerie1.
Son Éminence arriva doucement, léger et
silencieux comme une ombre, et surprit la
physionomie du comte, ainsi qu’il avait
l’habitude de le faire, prétendant deviner à la
simple inspection du visage d’un interlocuteur
quel devait être le résultat de la conversation.
Mais, cette fois, l’attente de Mazarin fut
trompée ; il ne lut absolument rien sur le visage

1
Écho de Vingt ans après, chap. 61, dans lequel Mordaunt,
annonçant Mazarin, semble regarder avec étonnement « le
tableau de Raphaël, qui est vis-à-vis cette porte ».

688
d’Athos, pas même le respect qu’il avait
l’habitude de lire sur toutes les physionomies.
Athos était vêtu de noir avec une simple
broderie d’argent. Il portait le Saint-Esprit, la
Jarretière et la Toison d’or, trois ordres d’une
telle importance, qu’un roi seul ou un comédien
pouvait les réunir.
Mazarin fouilla longtemps dans sa mémoire
un peu troublée pour se rappeler le nom qu’il
devait mettre sur cette figure glaciale et n’y
réussit pas.
– J’ai su, dit-il enfin, qu’il m’arrivait un
message d’Angleterre.
Et il s’assit, congédiant Bernouin et Brienne,
qui se préparait, en sa qualité de secrétaire, à tenir
la plume.
– De la part de Sa Majesté le roi d’Angleterre,
oui, Votre Éminence.
– Vous parlez bien purement le français,
monsieur, pour un Anglais, dit gracieusement
Mazarin en regardant toujours à travers ses doigts
le Saint-Esprit, la Jarretière, la Toison et surtout

689
le visage du messager.
– Je ne suis pas anglais, je suis français,
monsieur le cardinal, répondit Athos.
– Voilà qui est particulier, le roi d’Angleterre
choisissant des Français pour ses ambassades ;
c’est d’un excellent augure... Votre nom,
monsieur, je vous prie ?
– Comte de La Fère, répliqua Athos en saluant
plus légèrement que ne l’exigeaient le cérémonial
et l’orgueil du ministre tout-puissant.
Mazarin plia les épaules comme pour dire :
« Je ne connais pas ce nom-là. »
Athos ne sourcilla point.
– Et vous venez, monsieur, continua Mazarin,
pour me dire...
– Je venais de la part de Sa Majesté le roi de la
Grande-Bretagne annoncer au roi de France...
Mazarin fronça le sourcil.
– Annoncer au roi de France, poursuivit
imperturbablement Athos, l’heureuse restauration
de Sa Majesté Charles II sur le trône de ses pères.

690
Cette nuance n’échappa point à la rusée
Éminence. Mazarin avait trop l’habitude des
hommes pour ne pas voir, dans la politesse froide
et presque hautaine d’Athos, un indice d’hostilité
qui n’était pas la température ordinaire de cette
serre chaude qu’on appelle la cour.
– Vous avez ses pouvoirs, sans doute ?
demanda Mazarin d’un ton bref et querelleur.
– Oui... monseigneur.
Ce mot : « Monseigneur » sortit péniblement
des lèvres d’Athos ; on eût dit qu’il les écorchait.
– En ce cas, montrez-les.
Athos tira d’un sachet de velours brodé qu’il
portait sous son pourpoint une dépêche. Le
cardinal étendit la main.
– Pardon, monseigneur, dit Athos ; mais ma
dépêche est pour le roi.
– Puisque vous êtes français, monsieur, vous
devez savoir ce qu’un Premier ministre vaut à la
cour de France.
– Il fut un temps, répondit Athos, où je
m’occupais, en effet, de ce que valent les

691
Premiers ministres ; mais j’ai formé, il y a déjà
plusieurs années de cela, la résolution de ne plus
traiter qu’avec le roi.
– Alors, monsieur, dit Mazarin, qui
commençait à s’irriter, vous ne verrez ni le
ministre ni le roi.
Et Mazarin se leva. Athos remit sa dépêche
dans le sachet, salua gravement et fit quelques
pas vers la porte. Ce sang-froid exaspéra
Mazarin.
– Quels étranges procédés diplomatiques !
s’écria-t-il. Sommes-nous encore au temps où M.
Cromwell nous envoyait des pourfendeurs en
guise de chargés d’affaires ? Il ne vous manque,
monsieur, que le pot en tête et la bible à la
ceinture.
– Monsieur, répliqua sèchement Athos, je n’ai
jamais eu comme vous l’avantage de traiter avec
M. Cromwell, et je n’ai vu ses chargés d’affaires
que l’épée à la main ; j’ignore donc comment il
traitait avec les Premiers ministres. Quant au roi
d’Angleterre, Charles II, je sais que, quand il
écrit à Sa Majesté le roi Louis XIV, ce n’est pas à

692
son Éminence le cardinal Mazarin ; dans cette
distinction, je ne vois aucune diplomatie.
– Ah ! s’écria Mazarin en relevant sa tête
amaigrie et en frappant de la main sur sa tête, je
me souviens maintenant !
Athos le regarda étonné.
– Oui, c’est cela ! dit le cardinal en continuant
de regarder son interlocuteur ; oui, c’est bien
cela... Je vous reconnais, monsieur. Ah !
diavolo ! je ne m’étonne plus.
– En effet, je m’étonnais qu’avec l’excellente
mémoire de Votre Éminence, répondit en
souriant Athos, Votre Éminence ne m’eût pas
encore reconnu.
– Toujours récalcitrant et grondeur...
monsieur... monsieur... comment vous appelait-
on ? Attendez donc... un nom de fleuve...
Potamos... non... un nom d’île... Naxos1... non,
per Jove ! un nom de montagne... Athos ! m’y
voilà ! Enchanté de vous revoir, et de n’être plus

1
Potamos : « fleuve » en grec ; l’île de Naxos, « la ronde »,
est la plus importante des Cyclades.

693
à Rueil, où vous me fîtes payer rançon avec vos
damnés complices... Fronde ! toujours Fronde !
Fronde maudite ! oh ! quel levain ! Ah çà !
monsieur, pourquoi vos antipathies ont-elles
survécu aux miennes ? Si quelqu’un avait à se
plaindre, pourtant, je crois que ce n’était pas
vous, qui vous êtes tiré de là, non seulement les
braies nettes, mais encore avec le cordon du
Saint-Esprit au cou.
– Monsieur le cardinal, répondit Athos,
permettez-moi de ne pas entrer dans des
considérations de cet ordre. J’ai une mission à
remplir... me faciliterez-vous les moyens de
remplir cette mission ?
– Je m’étonne, dit Mazarin, tout joyeux
d’avoir retrouvé la mémoire, et tout hérissé de
pointes malicieuses ; je m’étonne, monsieur...
Athos... qu’un frondeur tel que vous ait accepté
une mission près du Mazarin, comme on disait
dans le bon temps.
Et Mazarin se mit à rire, malgré une toux
douloureuse qui coupait chacune de ses phrases
et qui en faisait des sanglots.

694
– Je n’ai accepté de mission qu’auprès du roi
de France, monsieur le cardinal, riposta le comte
avec moins d’aigreur cependant, car il croyait
avoir assez d’avantages pour se montrer modéré.
– Il faudra toujours, monsieur le frondeur, dit
Mazarin gaiement, que, du roi, l’affaire dont vous
vous êtes chargé...
– Dont on m’a chargé, monseigneur, je ne
cours pas après les affaires.
– Soit ! il faudra, dis-je, que cette négociation
passe un peu par mes mains... Ne perdons pas un
temps précieux... dites-moi les conditions.
– J’ai eu l’honneur d’assurer à Votre
Éminence que la lettre seule de Sa Majesté le roi
Charles II contenait la révélation de son désir.
– Tenez ! vous êtes ridicule avec votre roideur,
monsieur Athos. On voit que vous vous êtes
frotté aux puritains de là-bas... Votre secret, je le
sais mieux que vous, et vous avez eu tort, peut-
être, de ne pas avoir quelques égards pour un
homme très vieux et très souffrant, qui a
beaucoup travaillé dans sa vie et tenu bravement

695
la campagne pour ses idées, comme vous pour les
vôtres... Vous ne voulez rien dire ? bien ; vous ne
voulez pas me communiquer votre lettre ?... à
merveille ; venez avec moi dans ma chambre,
vous allez parler au roi... et devant le roi...
Maintenant, un dernier mot : Qui donc vous a
donné la Toison ? Je me rappelle que vous
passiez pour avoir la Jarretière ; mais quant à la
Toison, je ne savais pas...
– Récemment, monseigneur, l’Espagne, à
l’occasion du mariage de Sa Majesté Louis XIV,
a envoyé au roi Charles II un brevet de la Toison
en blanc ; Charles II me l’a transmis aussitôt, en
remplissant le blanc avec mon nom.

Mazarin se leva, et, s’appuyant sur le bras de


Bernouin, il rentra dans sa ruelle, au moment où
l’on annonçait dans la chambre : « Monsieur le
prince ! » Le prince de Condé, le premier prince
du sang, le vainqueur de Rocroy, de Lens et de
Nordlingen, entrait en effet chez Mgr de Mazarin,
suivi de ses gentilshommes, et déjà il saluait le
roi, quand le Premier ministre souleva son rideau.

696
Athos eut le temps d’apercevoir Raoul serrant
la main du comte de Guiche, et d’échanger un
sourire contre son respectueux salut.
Il eut le temps de voir aussi la figure
rayonnante du cardinal, lorsqu’il aperçut devant
lui, sur la table, une masse énorme d’or que le
comte de Guiche avait gagnée, par une heureuse
veine, depuis que Son Éminence lui avait confié
les cartes. Aussi, oubliant ambassadeur,
ambassade et prince, sa première pensée fut-elle
pour l’or.
– Quoi ! s’écria le vieillard, tout cela... de
gain ?
– Quelque chose comme cinquante mille
écus ; oui, monseigneur, répliqua le comte de
Guiche en se levant. Faut-il que je rende la place
à Votre Éminence ou que je continue ?
– Rendez, rendez ! Vous êtes un fou. Vous
reperdriez tout ce que vous avez gagné, peste !
– Monseigneur, dit le prince de Condé en
saluant.
– Bonsoir, monsieur le prince, dit le ministre

697
d’un ton léger ; c’est bien aimable à vous de
rendre visite à un ami malade.
– Un ami !... murmura le comte de La Fère en
voyant avec stupeur cette alliance monstrueuse de
mots ; ami ! lorsqu’il s’agit de Mazarin et de
Condé.
Mazarin devina la pensée de ce frondeur, car il
lui sourit avec triomphe, et tout aussitôt :
– Sire, dit-il au roi, j’ai l’honneur de présenter
à Votre Majesté M. le comte de La Fère,
ambassadeur de Sa Majesté britannique... Affaire
d’État, messieurs ! ajouta-t-il en congédiant de la
main tous ceux qui garnissaient la chambre, et
qui, le prince de Condé en tête, s’éclipsèrent sur
le geste seul de Mazarin.
Raoul, après un dernier regard jeté au comte
de La Fère, suivit M. de Condé.
Philippe d’Anjou et la reine parurent alors se
consulter comme pour partir.
– Affaire de famille, dit subitement Mazarin
en les arrêtant sur leurs sièges. Monsieur, que
voici, apporte au roi une lettre par laquelle

698
Charles II, complètement restauré sur le trône,
demande une alliance entre Monsieur, frère du
roi, et Mademoiselle Henriette, petite-fille de
Henri IV... voulez-vous remettre au roi votre
lettre de créance, monsieur le comte.
Athos resta un instant stupéfait. Comment le
ministre pouvait-il savoir le contenu d’une lettre
qui ne l’avait pas quitté un seul instant ?
Cependant, toujours maître de lui, il tendit sa
dépêche au jeune roi Louis XIV, qui la prit en
rougissant. Un silence solennel régnait dans la
chambre du cardinal. Il ne fut troublé que par le
bruit de l’or que Mazarin, de sa main jaune et
sèche, empilait dans un coffret pendant la lecture
du roi.

699
41

Le récit

La malice du cardinal ne laissait pas beaucoup


de choses à dire à l’ambassadeur ; cependant le
mot de restauration avait frappé le roi, qui,
s’adressant au comte, sur lequel il avait les yeux
fixés depuis son entrée :
– Monsieur, dit-il, veuillez nous donner
quelques détails sur la situation des affaires en
Angleterre. Vous venez du pays, vous êtes
français, et les ordres que je vois briller sur votre
personne annoncent un homme de mérite en
même temps qu’un homme de qualité.
– Monsieur, dit le cardinal en se tournant vers
la reine mère, est un ancien serviteur de Votre
Majesté, M. le comte de La Fère.
Anne d’Autriche était oublieuse comme une

700
reine dont la vie a été mêlée d’orages et de beaux
jours. Elle regarda Mazarin, dont le mauvais
sourire lui promettait quelque noirceur ; puis elle
sollicita d’Athos, par un autre regard, une
explication.
– Monsieur, continua le cardinal, était un
mousquetaire Tréville, au service du feu roi...
Monsieur connaît parfaitement l’Angleterre, où il
a fait plusieurs voyages à diverses époques ; c’est
un sujet du plus haut mérite.
Ces mots faisaient allusion à tous les
souvenirs qu’Anne d’Autriche tremblait toujours
d’évoquer. L’Angleterre, c’était sa haine pour
Richelieu et son amour pour Buckingham ; un
mousquetaire Tréville, c’était toute l’odyssée des
triomphes qui avaient fait battre le cœur de la
jeune femme, et des dangers qui avaient à moitié
déraciné le trône de la jeune reine.
Ces mots avaient bien de la puissance, car ils
rendirent muettes et attentives toutes les
personnes royales, qui, avec des sentiments bien
divers, se mirent à recomposer en même temps
les mystérieuses années que les jeunes n’avaient

701
pas vues, que les vieux avaient crues à jamais
effacées.
– Parlez, monsieur, dit Louis XIV, sorti le
premier du trouble, des soupçons et des
souvenirs.
– Oui, parlez, ajouta Mazarin, à qui la petite
méchanceté faite à Anne d’Autriche venait de
rendre son énergie et sa gaieté.
– Sire, dit le comte, une sorte de miracle a
changé toute la destinée du roi Charles II. Ce que
les hommes n’avaient pu faire jusque-là, Dieu
s’est résolu à l’accomplir.
Mazarin toussa en se démenant dans son lit.
– Le roi Charles II, continua Athos, est sorti
de La Haye, non plus en fugitif ou en conquérant,
mais en roi absolu qui, après un voyage loin de
son royaume, revient au milieu des bénédictions
universelles.
– Grand miracle en effet, dit Mazarin, car si
les nouvelles ont été vraies, le roi Charles II, qui
vient de rentrer au milieu des bénédictions, était
sorti au milieu des coups de mousquet.

702
Le roi demeura impassible.
Philippe, plus jeune et plus frivole, ne put
réprimer un sourire qui flatta Mazarin comme un
applaudissement de sa plaisanterie.
– En effet, dit le roi, il y a eu miracle ; mais
Dieu, qui fait tant pour les rois, monsieur le
comte, emploie cependant la main des hommes
pour faire triompher ses desseins. À quels
hommes principalement Charles II doit-il son
rétablissement ?
– Mais, interrompit le cardinal sans aucun
souci de l’amour-propre du roi, Votre Majesté ne
sait-elle pas que c’est à M. Monck ?...
– Je dois le savoir, répliqua résolument
Louis XIV ; cependant, je demande à M.
l’ambassadeur les causes du changement de ce
M. Monck.
– Et Votre Majesté touche précisément la
question, répondit Athos ; car, sans le miracle
dont j’ai eu l’honneur de parler, M. Monck
demeurait probablement un ennemi invincible
pour le roi Charles II. Dieu a voulu qu’une idée

703
étrange, hardie et ingénieuse tombât dans l’esprit
d’un certain homme, tandis qu’une idée dévouée,
courageuse, tombait en l’esprit d’un certain autre.
La combinaison de ces deux idées amena un tel
changement dans la position de M. Monck, que,
d’ennemi acharné, il devint un ami pour le roi
déchu.
– Voilà précisément aussi le détail que je
demandais, fit le roi... Quels sont ces deux
hommes dont vous parlez ?
– Deux Français, sire.
– En vérité, j’en suis heureux.
– Et les deux idées ? s’écria Mazarin. Je suis
plus curieux des idées que des hommes, moi.
– Oui, murmura le roi.
– La deuxième, l’idée dévouée, raisonnable...
La moins importante, sire, c’était d’aller déterrer
un million en or enfoui par le roi Charles Ier dans
Newcastle, et d’acheter, avec cet or, le concours
de Monck.
– Oh ! oh ! dit Mazarin ranimé à ce mot
million... mais Newcastle était précisément

704
occupé par ce même Monck ?
– Oui, monsieur le cardinal, voilà pourquoi
j’ai osé appeler l’idée courageuse en même temps
que dévouée. Il s’agissait donc, si M. Monck
refusait les offres du négociateur, de réintégrer le
roi Charles II dans la propriété de ce million que
l’on devait arracher à la loyauté et non plus au
loyalisme du général Monck... Cela se fit malgré
quelques difficultés ; le général fut loyal et laissa
emporter l’or.
– Il me semble, dit le roi timide et rêveur, que
Charles II n’avait pas connaissance de ce million
pendant son séjour à Paris.
– Il me semble, ajouta le cardinal
malicieusement, que Sa Majesté le roi de la
Grande-Bretagne savait parfaitement l’existence
du million, mais qu’elle préférait deux millions à
un seul.
– Sire, répondit Athos avec fermeté, Sa
Majesté le roi Charles II s’est trouvé en France
tellement pauvre, qu’il n’avait pas d’argent pour
prendre la poste ; tellement dénué d’espérances,
qu’il pensa plusieurs fois à mourir. Il ignorait si

705
bien l’existence du million de Newcastle, que
sans un gentilhomme, sujet de Votre Majesté,
dépositaire moral du million et qui révéla le
secret à Charles II, ce prince végéterait encore
dans le plus cruel oubli.
– Passons à l’idée ingénieuse, étrange et
hardie, interrompit Mazarin, dont la sagacité
pressentait un échec. Quelle était cette idée ?
– La voici. M. Monck faisant seul obstacle au
rétablissement de Sa Majesté le roi déchu, un
Français imagina de supprimer cet obstacle.
– Oh ! oh ! mais c’est un scélérat que ce
Français-là, dit Mazarin, et l’idée n’est pas
tellement ingénieuse qu’elle ne fasse brancher ou
rouer son auteur en place de Grève par arrêt du
Parlement.
– Votre Éminence se trompe, dit sèchement
Athos ; je n’ai pas dit que le Français en question
eût résolu d’assassiner Monck, mais bien de le
supprimer. Les mots de la langue française ont
une valeur que des gentilshommes de France
connaissent absolument. D’ailleurs, c’est affaire
de guerre, et quand on sert les rois contre leurs

706
ennemis, on n’a pas pour juge le Parlement, on a
Dieu. Donc ce gentilhomme français imagina de
s’emparer de la personne de M. Monck, et il
exécuta son plan.
Le roi s’animait au récit des belles actions.

Le jeune frère de Sa Majesté frappa du poing


sur la table en s’écriant :
– Ah ! c’est beau !
– Il enleva Monck ? dit le roi, mais Monck
était dans son camp...
– Et le gentilhomme était seul, sire.
– C’est merveilleux ! dit Philippe.
– En effet, merveilleux ! s’écria le roi.
– Bon ! voilà les deux petits lions déchaînés,
murmura le cardinal.
Et d’un air de dépit qu’il ne dissimulait pas :
– J’ignore ces détails, dit-il ; en garantissez-
vous l’authenticité, monsieur ?
– D’autant plus aisément, monsieur le

707
cardinal, que j’ai vu les événements.
– Vous ?
– Oui, monseigneur.
Le roi s’était involontairement rapproché du
comte ; le duc d’Anjou avait fait volte-face, et
pressait Athos de l’autre côté.
– Après, monsieur, après ? s’écrièrent-ils tous
deux en même temps.
– Sire, M. Monck, étant pris par le Français,
fut amené au roi Charles II à La Haye1. Le roi
rendit la liberté à M. Monck, et le général,
reconnaissant, donna en retour à Charles II le
trône de la Grande-Bretagne, pour lequel tant de
vaillantes gens ont combattu sans résultat.
Philippe frappa dans ses mains avec
enthousiasme. Louis XIV, plus réfléchi, se tourna
vers le comte de La Fère :
– Cela est vrai, dit-il, dans tous ses détails ?
– Absolument vrai, sire.

1
Plus précisément à Sheveningen.

708
– Un de mes gentilshommes connaissait le
secret du million et l’avait gardé ?
– Oui, sire.
– Le nom de ce gentilhomme ?
– C’est votre serviteur, dit simplement Athos.

Un murmure d’admiration vint gonfler le cœur


d’Athos. Il pouvait être fier à moins. Mazarin lui-
même avait levé les bras au ciel.
– Monsieur, dit le roi, je chercherai, je tâcherai
de trouver un moyen de vous récompenser.
Athos fit un mouvement.
– Oh ! non pas de votre probité ; être payé
pour cela vous humilierait ; mais je vous dois une
récompense pour avoir participé à la restauration
de mon frère Charles II.
– Certainement, dit Mazarin.
– Triomphe d’une bonne cause qui comble de
joie toute la maison de France, dit Anne
d’Autriche.
– Je continue, dit Louis XIV. Est-il vrai aussi

709
qu’un homme ait pénétré jusqu’à Monck, dans
son camp, et l’ait enlevé ?
– Cet homme avait dix auxiliaires pris dans un
rang inférieur.
– Rien que cela ?
– Rien que cela.
– Et vous le nommez ?
– M. d’Artagnan, autrefois lieutenant des
mousquetaires de Votre Majesté.
Anne d’Autriche rougit, Mazarin devint
honteux et jaune ; Louis XIV s’assombrit, et une
goutte de sueur tomba de son front pâle.
– Quels hommes ! murmura-t-il.
Et, involontairement, il lança au ministre un
coup d’œil qui l’eût épouvanté, si Mazarin n’eût
pas en ce moment caché sa tête sous l’oreiller.
– Monsieur, s’écria le jeune duc d’Anjou en
posant sa main blanche et fine comme celle d’une
femme sur le bras d’Athos, dites à ce brave
homme, je vous prie, que Monsieur, frère du roi,
boira demain à sa santé devant cent des meilleurs

710
gentilshommes de France.
Et en achevant ces mots, le jeune homme,
s’apercevant que l’enthousiasme avait dérangé
une de ses manchettes, s’occupa de la rétablir
avec le plus grand soin.
– Causons d’affaires, sire, interrompit
Mazarin, qui ne s’enthousiasmait pas et qui
n’avait pas de manchettes.
– Oui, monsieur, répliqua Louis XIV.
Entamez votre communication, monsieur le
comte, ajouta-t-il en se tournant vers Athos.
Athos commença en effet, et proposa
solennellement la main de lady Henriette Stuart
au jeune prince frère du roi.
La conférence dura une heure ; après quoi, les
portes de la chambre furent ouvertes aux
courtisans, qui reprirent leurs places comme si
rien n’avait été supprimé pour eux dans les
occupations de cette soirée.
Athos se retrouva alors près de Raoul, et le
père et le fils purent se serrer la main.

711
42

Où M. de Mazarin se fait prodigue

Pendant que Mazarin cherchait à se remettre


de la chaude alarme qu’il venait d’avoir, Athos et
Raoul échangeaient quelques mots dans un coin
de la chambre.
– Vous voilà donc à Paris, Raoul ? dit le
comte.
– Oui, monsieur, depuis que M. le prince est
revenu.
– Je ne puis m’entretenir avec vous en ce lieu,
où l’on nous observe, mais je vais tout à l’heure
retourner chez moi, et je vous y attends aussitôt
que votre service le permettra.
Raoul s’inclina. M. le prince venait droit à
eux.
Le prince avait ce regard clair et profond qui

712
distingue les oiseaux de proie de l’espèce noble ;
sa physionomie elle-même offrait plusieurs traits
distinctifs de cette ressemblance. On sait que,
chez le prince de Condé, le nez aquilin sortait
aigu, incisif, d’un front légèrement fuyant et plus
bas que haut ; ce qui, au dire des railleurs de la
cour, gens impitoyables même pour le génie,
constituait plutôt un bec d’aigle qu’un nez
humain à l’héritier des illustres princes de la
maison de Condé.
Ce regard pénétrant, cette expression
impérieuse de toute la physionomie, troublaient
ordinairement ceux à qui le prince adressait la
parole plus que ne l’eût fait la majesté ou la
beauté régulière du vainqueur de Rocroy.
D’ailleurs, la flamme montait si vite à ces yeux
saillants, que chez M. le prince toute animation
ressemblait à de la colère. Or, à cause de sa
qualité, tout le monde à la cour respectait M. le
prince, et beaucoup même, ne voyant que
l’homme, poussaient le respect jusqu’à la terreur.
Donc, Louis de Condé s’avança vers le comte
de La Fère et Raoul avec l’intention marquée

713
d’être salué par l’un et d’adresser la parole à
l’autre.
Nul ne saluait avec plus de grâce réservée que
le comte de La Fère. Il dédaignait de mettre dans
une révérence toutes les nuances qu’un courtisan
n’emprunte d’ordinaire qu’à la même couleur : le
désir de plaire. Athos connaissait sa valeur
personnelle et saluait un prince comme un
homme, corrigeant par quelque chose de
sympathique et d’indéfinissable ce que pouvait
avoir de blessant pour l’orgueil du rang suprême
l’inflexibilité de son attitude.
Le prince allait parler à Raoul. Athos le
prévint.
– Si M. le vicomte de Bragelonne, dit-il,
n’était pas un des très humbles serviteurs de
Votre Altesse, je le prierais de prononcer mon
nom devant vous... mon prince.
– J’ai l’honneur de parler à M. le comte de La
Fère, dit aussitôt M. de Condé.
– Mon protecteur, ajouta Raoul en rougissant.
– L’un des plus honnêtes hommes du

714
royaume, continua le prince ; l’un des premiers
gentilshommes de France, et dont j’ai ouï dire
tant de bien, que souvent je désirais de le compter
au nombre de mes amis.
– Honneur dont je ne serais digne,
monseigneur, répliqua Athos, que par mon
respect et mon admiration pour Votre Altesse.
– M. de Bragelonne, dit le prince, est un bon
officier qui, on le voit, a été à bonne école. Ah !
monsieur le comte, de votre temps, les généraux
avaient des soldats...
– C’est vrai, monseigneur ; mais aujourd’hui,
les soldats ont des généraux.
Ce compliment, qui sentait si peu son flatteur,
fit tressaillir de joie un homme que toute l’Europe
regardait comme un héros et qui pouvait être
blasé sur la louange.
– Il est fâcheux pour moi, repartit le prince,
que vous vous soyez retiré du service, monsieur
le comte ; car, incessamment, il faudra que le roi
s’occupe d’une guerre avec la Hollande ou d’une
guerre avec l’Angleterre, et les occasions ne

715
manqueront point pour un homme comme vous
qui connaît la Grande-Bretagne comme la France.
– Je crois pouvoir vous dire, monseigneur, que
j’ai sagement fait de me retirer du service, dit
Athos en souriant. La France et la Grande-
Bretagne vont désormais vivre comme deux
sœurs, si j’en crois mes pressentiments.
– Vos pressentiments ?
– Tenez, monseigneur, écoutez ce qui se dit là-
bas à la table de M. le cardinal.
– Au jeu ?
– Au jeu... Oui, monseigneur.
Le cardinal venait en effet de se soulever sur
un coude et de faire un signe au jeune frère du
roi, qui s’approcha de lui.
– Monseigneur, dit le cardinal, faites ramasser,
je vous prie, tous ces écus d’or.
Et il désignait l’énorme amas de pièces fauves
et brillantes que le comte de Guiche avait élevé
peu à peu devant lui, grâce à une veine des plus
heureuses.

716
– À moi ? s’écria le duc d’Anjou.
– Ces cinquante mille écus, oui, monseigneur ;
ils sont à vous.
– Vous me les donnez ?
– J’ai joué à votre intention, monseigneur,
répliqua le cardinal en s’affaiblissant peu à peu,
comme si cet effort de donner de l’argent eût
épuisé chez lui toutes les facultés physiques ou
morales.
– Oh ! mon Dieu, murmura Philippe presque
étourdi de joie, la belle journée !
Et lui-même, faisant le râteau avec ses doigts,
attira une partie de la somme dans ses poches,
qu’il remplit...
Cependant plus d’un tiers restait encore sur la
table.
– Chevalier, dit Philippe à son favori le
chevalier de Lorraine, viens.
Le favori accourut.
– Empoche le reste, dit le jeune prince.
Cette scène singulière ne fut prise par aucun

717
des assistants que comme une touchante fête de
famille. Le cardinal se donnait des airs de père
avec les fils de France, et les deux jeunes princes
avaient grandi sous son aile. Nul n’imputa donc à
orgueil ou même à impertinence, comme on le
ferait de nos jours, cette libéralité du Premier
ministre.
Les courtisans se contentèrent d’envier... Le
roi détourna la tête.
– Jamais je n’ai eu tant d’argent, dit
joyeusement le jeune prince en traversant la
chambre avec son favori pour aller gagner son
carrosse. Non, jamais... Comme c’est lourd, cent
cinquante mille livres1 !
– Mais pourquoi M. le cardinal donne-t-il tout
cet argent d’un coup ? demanda tout bas M. le
prince au comte de La Fère. Il est donc bien
malade, ce cher cardinal ?
– Oui, monseigneur, bien malade sans doute ;
il a d’ailleurs mauvaise mine, comme Votre

1
Voir Louis XIV et son siècle, chap. XXXIV, repris de
Brienne, op. cit., tome II, p. 118-119.

718
Altesse peut le voir.
– Certes... Mais il en mourra !... Cent
cinquante mille livres !... Oh ! c’est à ne pas
croire. Voyons, comte, pourquoi ? Trouvez-nous
une raison.
– Monseigneur, patientez, je vous prie ; voilà
M. le duc d’Anjou qui vient de ce côté causant
avec le chevalier de Lorraine ; je ne serais pas
surpris qu’ils m’épargnassent la peine d’être
indiscret. Écoutez-les.
En effet, le chevalier disait au prince à demi-
voix :
– Monseigneur, ce n’est pas naturel que M.
Mazarin vous donne tant d’argent... Prenez garde,
vous allez laisser tomber des pièces,
monseigneur... Que vous veut le cardinal pour
être si généreux ?
– Quand je vous disais, murmura Athos à
l’oreille de M. le prince ; voici peut-être la
réponse à votre question.
– Dites donc, monseigneur ? réitéra
impatiemment le chevalier, qui supputait, en

719
pesant sa poche, la quotité de la somme qui lui
était échue par ricochet.
– Mon cher chevalier, cadeau de noces.
– Comment, cadeau de noces !
– Eh ! oui, je me marie ! répliqua le duc
d’Anjou, sans s’apercevoir qu’il passait à ce
moment même devant M. le prince et devant
Athos, qui tous deux le saluèrent profondément.
Le chevalier lança au jeune duc un regard si
étrange, si haineux, que le comte de La Fère en
tressaillit.
– Vous ! vous marier ! répéta-t-il. Oh ! c’est
impossible. Vous feriez cette folie !
– Bah ! ce n’est pas moi qui la fais ; on me la
fait faire, répliqua le duc d’Anjou. Mais viens
vite ; allons dépenser notre argent.
Là-dessus, il disparut avec son compagnon
riant et causant, tandis que les fronts se
courbaient sur son passage.
Alors M. le prince dit tout bas à Athos :
– Voilà donc le secret ?

720
– Ce n’est pas moi qui vous l’ai dit,
monseigneur.
– Il épouse la sœur de Charles II ?
– Je crois que oui.
Le prince réfléchit un moment et son œil lança
un vif éclair.
– Allons, dit-il avec lenteur, comme s’il se
parlait à lui-même, voilà encore une fois les
épées au croc... pour longtemps !
Et il soupira.
Tout ce que renfermait ce soupir d’ambitions
sourdement étouffées, d’illusions éteintes,
d’espérances déçues, Athos seul le devina, car
seul il avait entendu le soupir.
Aussitôt M. le prince prit congé, le roi partait.
Athos, avec un signe qu’il fit à Bragelonne, lui
renouvela l’invitation faite au commencement de
cette scène.
Peu à peu la chambre devint déserte, et
Mazarin resta seul en proie à des souffrances
qu’il ne songeait plus à dissimuler.

721
– Bernouin ! Bernouin ! cria-t-il d’une voix
brisée.
– Que veut Monseigneur ?
– Guénaud... qu’on appelle Guénaud, dit
l’Éminence ; il me semble que je vais mourir.
Bernouin, effaré, courut au cabinet donner un
ordre, et le piqueur qui courut chercher le
médecin croisa le carrosse du roi dans la rue
Saint-Honoré.

722
43

Guénaud1

L’ordre du cardinal était pressant : Guénaud


ne se fit pas attendre.
Il trouva son malade renversé sur le lit, les
jambes enflées, livide, l’estomac comprimé.
Mazarin venait de subir une rude attaque de
goutte. Il souffrait cruellement et avec
l’impatience d’un homme qui n’a pas l’habitude
des résistances. À l’arrivée de Guénaud :
– Ah ! dit-il, me voilà sauvé !
Guénaud était un homme fort savant et fort
circonspect, qui n’avait pas besoin des critiques
de Boileau pour avoir de la réputation2. Lorsqu’il

1
Voir Louis XIV et son siècle, chap. XXXIV, repris de
Brienne, op. cit., tome II, p. 113-114.
2
Boileau, Satires, VI : « Guénaud sur son cheval en passant

723
était en face de la maladie, fût-elle personnifiée
dans un roi, il traitait le malade de Turc à More.
Il ne répliqua donc pas à Mazarin comme le
ministre s’y attendait : « Voilà le médecin ; adieu
la maladie ! » Tout au contraire, examinant le
malade d’un air fort grave :
– Oh ! oh ! dit-il.
– Eh quoi ! Guénaud ?... Quel air vous avez !
– J’ai l’air qu’il faut pour voir votre mal,
monseigneur, et un mal fort dangereux.
– La goutte... Oh ! oui, la goutte.
– Avec des complications, monseigneur.
Mazarin se souleva sur un coude, et
interrogeant du regard, du geste :
– Que me dites-vous là ! Suis-je plus malade
que je ne crois moi-même ?
– Monseigneur, dit Guénaud en s’asseyant
près du lit, Votre Éminence a beaucoup travaillé
dans sa vie, Votre Éminence a souffert beaucoup.

m’éclabousse. »

724
– Mais je ne suis pas si vieux, ce me semble...
Feu M. de Richelieu n’avait que dix-sept mois de
moins que moi lorsqu’il est mort, et mort de
maladie mortelle. Je suis jeune, Guénaud,
songez-y donc : j’ai cinquante deux ans à peine.
– Oh ! monseigneur, vous avez bien plus que
cela... Combien la Fronde a t-elle duré ?
– À quel propos, Guénaud, me faites-vous
cette question ?
– Pour un calcul médical, monseigneur.
– Mais quelque chose comme dix ans... forte
ou faible.
– Très bien ; veuillez compter chaque année
de Fronde pour trois ans... cela fait trente ; or,
vingt1 et cinquante-deux font soixante-douze ans.
Vous avez soixante-douze ans, monseigneur... et
c’est un grand âge.
En disant cela, il tâtait le pouls du malade. Ce
pouls était rempli de si fâcheux pronostics, que le
médecin poursuivit aussitôt, malgré les

1
En ôtant les dix ans effectivement vécus.

725
interruptions du malade :
– Mettons les années de Fronde à quatre ans
l’une, c’est quatre-vingt-deux ans que vous avez
vécu.
Mazarin devint fort pâle, et d’une voix éteinte
il dit :
– Vous parlez sérieusement, Guénaud ?
– Hélas ! oui, monseigneur.
– Vous prenez alors un détour pour
m’annoncer que je suis bien malade ?
– Ma foi, oui, monseigneur, et avec un homme
de l’esprit et du courage de Votre Éminence, on
ne devrait pas prendre de détour.
Le cardinal respirait si difficilement, qu’il fit
pitié même à l’impitoyable médecin.
– Il y a maladie et maladie, reprit Mazarin. De
certaines on échappe.
– C’est vrai, monseigneur.
– N’est-ce pas ? s’écria Mazarin presque
joyeux ; car enfin, à quoi serviraient la puissance,
la force de volonté ? À quoi servirait le génie,

726
votre génie à vous, Guénaud ? À quoi enfin
servent la science et l’art, si le malade qui dispose
de tout cela ne peut se sauver du péril ?
Guénaud allait ouvrir la bouche. Mazarin
continua :
– Songez, dit-il, que je suis le plus confiant de
vos clients, songez que je vous obéis en aveugle,
et que par conséquent...
– Je sais tout cela, dit Guénaud.
– Je guérirai alors ?
– Monseigneur, il n’y a ni force de volonté, ni
puissance, ni génie, ni science qui résistent au
mal que Dieu envoie sans doute, ou qu’il jette sur
la terre à la création, avec plein pouvoir de
détruire et de tuer les hommes. Quand le mal est
mortel, il tue, et rien n’y fait...
– Mon mal... est... mortel ? demanda Mazarin.
– Oui, monseigneur.
L’Éminence s’affaissa un moment, comme le
malheureux qu’une chute de colonne vient
d’écraser... Mais c’était une âme bien trempée ou
plutôt un esprit bien solide, que l’esprit de M. de

727
Mazarin.
– Guénaud, dit-il en se relevant, vous me
permettrez bien d’en appeler de votre jugement.
Je veux rassembler les plus savants hommes de
l’Europe, je veux les consulter... je veux vivre
enfin par la vertu de n’importe quel remède.
– Monseigneur ne suppose pas, dit Guénaud,
que j’aie la prétention d’avoir prononcé tout seul
sur une existence précieuse comme la sienne ; j’ai
assemblé déjà tous les bons médecins et
praticiens de France et d’Europe... ils étaient
douze.
– Et ils ont dit... ?
– Ils ont dit que Votre Éminence était atteinte
d’une maladie mortelle ; j’ai la consultation
signée dans mon portefeuille. Si Votre Éminence
veut en prendre connaissance, elle verra le nom
de toutes les maladies incurables que nous avons
découvertes. Il y a d’abord...
– Non ! non ! s’écria Mazarin en repoussant le
papier. Non, Guénaud, je me rends, je me rends !
Et un profond silence, pendant lequel le

728
cardinal reprenait ses esprits et réparait ses
forces, succéda aux agitations de cette scène.
– Il y a autre chose, murmura Mazarin ; il y a
les empiriques, les charlatans. Dans mon pays,
ceux que les médecins abandonnent courent la
chance d’un vendeur d’orviétan, qui dix fois les
tue, mais qui cent fois les sauve.
– Depuis un mois, Votre Éminence ne
s’aperçoit-elle pas que j’ai changé dix fois ses
remèdes ?
– Oui... Eh bien ?
– Eh bien ! j’ai dépensé cinquante mille livres
à acheter les secrets de tous ces drôles : la liste
est épuisée ; ma bourse aussi. Vous n’êtes pas
guéri, et sans mon art vous seriez mort.
– C’est fini, murmura le cardinal ; c’est fini.
Il jeta un regard sombre autour de lui sur ses
richesses.
– Il faudra quitter tout cela ! soupira-t-il. Je
suis mort, Guénaud ! je suis mort !
– Oh ! pas encore, monseigneur, dit le
médecin.

729
Mazarin lui saisit la main.
– Dans combien de temps ? demanda-t-il en
arrêtant deux grands yeux fixes sur le visage du
médecin.
– Monseigneur, on ne dit jamais cela.
– Aux hommes ordinaires, soit ; mais à moi...
à moi dont chaque minute vaut un trésor, dis-le-
moi, Guénaud, dis-le-moi !
– Non, non, monseigneur.
– Je le veux, te dis-je. Oh ! donne-moi un
mois, et pour chacun de ces trente jours, je te
paierai cent mille livres.
– Monseigneur, répliqua Guénaud d’une voix
ferme, c’est Dieu qui vous donne les jours de
grâce et non pas moi. Dieu ne vous donne donc
que quinze jours !
Le cardinal poussa un douloureux soupir et
retomba sur son oreiller en murmurant :
– Merci, Guénaud, merci !
Le médecin allait s’éloigner ; le moribond se
redressa :

730
– Silence, dit-il avec des yeux de flamme,
silence !
– Monseigneur, il y a deux mois que je sais ce
secret ; vous voyez que je l’ai bien gardé.
– Allez, Guénaud, j’aurai soin de votre
fortune ; allez, et dites à Brienne de m’envoyer
un commis ; qu’on appelle M. Colbert. Allez.

731
44

Colbert

Colbert n’était pas loin.


Durant toute la soirée, il s’était tenu dans un
corridor, causant avec Bernouin, avec Brienne, et
commentant, avec l’habileté ordinaire des gens
de cour, les nouvelles qui se dessinaient comme
les bulles d’air sur l’eau à la surface de chaque
événement. Il est temps, sans doute, de tracer, en
quelques mots, un des portraits les plus
intéressants de ce siècle, et de le tracer avec
autant de vérité peut-être que les peintres
contemporains l’ont pu faire. Colbert fut un
homme sur lequel l’historien et le moraliste ont
un droit égal.
Il avait treize ans de plus que Louis XIV, son
maître futur.

732
D’une taille médiocre, plutôt maigre que gras,
il avait l’œil enfoncé, la mine basse, les cheveux
gros, noirs et rares, ce qui, disent les biographes
de son temps, lui fit prendre de bonne heure la
calotte. Un regard plein de sévérité, de dureté
même ; une sorte de roideur qui, pour les
inférieurs, était de la fierté, pour les supérieurs,
une affectation de vertu digne ; la morgue sur
toutes choses, même lorsqu’il était seul à se
regarder dans une glace : voilà pour l’extérieur du
personnage.
Au moral, on vantait la profondeur de son
talent pour les comptes, son ingéniosité à faire
produire la stérilité même.
Colbert avait imaginé de forcer les
gouverneurs des places frontières à nourrir les
garnisons sans solde de ce qu’ils tiraient des
contributions. Une si précieuse qualité donna
l’idée à M. le cardinal Mazarin de remplacer
Joubert, son intendant qui venait de mourir, par
M. Colbert, qui rognait si bien les portions.
Colbert peu à peu se lançait à la cour, malgré
la médiocrité de sa naissance, car il était fils d’un

733
homme qui vendait du vin comme son père, qui
ensuite avait vendu du drap, puis des étoffes de
soie.
Colbert, destiné d’abord au commerce, avait
été commis chez un marchand de Lyon, qu’il
avait quitté pour venir à Paris dans l’étude d’un
procureur au Châtelet nommé Biterne. C’est ainsi
qu’il avait appris l’art de dresser un compte et
l’art plus précieux de l’embrouiller.
Cette roideur de Colbert lui avait fait le plus
grand bien, tant il est vrai que la fortune,
lorsqu’elle a un caprice, ressemble à ces femmes
de l’Antiquité dont rien au physique et au moral
des choses et des hommes ne rebute la fantaisie.
Colbert, placé chez Michel Letellier, secrétaire
d’État en 1648, par son cousin Colbert, seigneur
de Saint-Pouange, qui le favorisait, reçut un jour
du ministre une commission pour le cardinal
Mazarin.
Son Éminence le cardinal jouissait alors d’une
santé florissante, et les mauvaises années de la
Fronde n’avaient pas encore compté triple et
quadruple pour lui. Il était à Sedan, fort empêché

734
d’une intrigue de cour dans laquelle Anne
d’Autriche paraissait vouloir déserter sa cause.
Cette intrigue, Letellier en tenait les fils.
Il venait de recevoir une lettre d’Anne
d’Autriche, lettre fort précieuse pour lui et fort
compromettante pour Mazarin ; mais comme il
jouait déjà le rôle double qui lui servit si bien, et
qu’il ménageait toujours deux ennemis pour tirer
parti de l’un et de l’autre, soit en les brouillant
plus qu’ils ne l’étaient, soit en les réconciliant,
Michel Letellier voulut envoyer à Mazarin la
lettre d’Anne d’Autriche, afin qu’il en prît
connaissance, et par conséquent afin qu’il sût gré
d’un service aussi galamment rendu.
Envoyer la lettre, c’était facile ; la recouvrer
après communication, c’était la difficulté.
Letellier jeta les yeux autour de lui, et voyant
le commis noir et maigre qui griffonnait, le
sourcil froncé, dans ses bureaux, il le préféra au
meilleur gendarme pour l’exécution de ce
dessein.

735
Colbert dut partir pour Sedan avec l’ordre de
communiquer la lettre à Mazarin et de la
rapporter à Letellier.
Il écouta sa consigne avec une attention
scrupuleuse, s’en fit répéter la teneur deux fois,
insista sur la question de savoir si rapporter était
aussi nécessaire que communiquer, et Letellier
lui dit :
– Plus nécessaire.
Alors il partit, voyagea comme un courrier
sans souci de son corps, et remit à Mazarin,
d’abord une lettre de Letellier qui annonçait au
cardinal l’envoi de la lettre précieuse, puis cette
lettre elle-même.
Mazarin rougit fort en voyant la lettre d’Anne
d’Autriche, fit un gracieux sourire à Colbert et le
congédia.
– À quand la réponse, monseigneur ? dit le
courrier humblement.
– À demain.
– Demain matin ?
– Oui, monsieur.

736
Le commis tourna les talons et essaya sa plus
noble révérence.
Le lendemain il était au poste dès sept heures.
Mazarin le fit attendre jusqu’à dix. Colbert ne
sourcilla point dans l’antichambre ; son tour
venu, il entra.
Mazarin lui remit alors un paquet cacheté. Sur
l’enveloppe de ce paquet étaient écrits ces mots :
« À M. Michel Letellier, etc. »
Colbert regarda le paquet avec beaucoup
d’attention ; le cardinal fit une charmante mine et
le poussa vers la porte.
– Et la lettre de la reine mère, monseigneur ?
demanda Colbert.
– Elle est avec le reste, dans le paquet, dit
Mazarin.
– Ah ! fort bien, répliqua Colbert.
Et, plaçant son chapeau entre ses genoux, il se
mit à décacheter le paquet.
Mazarin poussa un cri.
– Que faites-vous donc ! dit-il brutalement.

737
– Je décachette le paquet, monseigneur.
– Vous défiez-vous de moi, monsieur le
cuistre ? A-t-on vu pareille impertinence !
– Oh ! monseigneur, ne vous fâchez pas contre
moi ! Ce n’est certainement pas la parole de
Votre Éminence que je mets en doute, à Dieu ne
plaise.
– Quoi donc, alors ?
– C’est l’exactitude de votre chancellerie,
monseigneur. Qu’est-ce qu’une lettre ? Un
chiffon. Un chiffon ne peut-il être oublié ?... Et
tenez, monseigneur, tenez, voyez si j’avais tort !
Vos commis ont oublié le chiffon : la lettre ne se
trouve pas dans le paquet.
– Vous êtes un insolent et vous n’avez rien
vu ! s’écria Mazarin irrité ; retirez-vous et
attendez mon plaisir !
En disant ces mots, avec une subtilité tout
italienne, il arracha le paquet des mains de
Colbert et rentra dans ses appartements. Mais
cette colère ne pouvait tant durer qu’elle ne fût
remplacée un jour par le raisonnement.

738
Mazarin, chaque matin, en ouvrant la porte de
son cabinet, trouvait la figure de Colbert en
sentinelle derrière la banquette, et cette figure
désagréable lui demandait humblement, mais
avec ténacité, la lettre de la reine mère.
Mazarin n’y put tenir et dut la rendre. Il
accompagna cette restitution d’une mercuriale
des plus rudes, pendant laquelle Colbert se
contenta d’examiner, de ressaisir, de flairer même
le papier, les caractères et la signature, ni plus ni
moins que s’il eût eu affaire au dernier faussaire
du royaume. Mazarin le traita plus rudement
encore, et Colbert, impassible, ayant acquis la
certitude que la lettre était la vraie, partit comme
s’il eût été sourd.
Cette conduite lui valut plus tard le poste de
Joubert, car Mazarin, au lieu d’en garder rancune,
l’admira et souhaita de s’attacher une pareille
fidélité.

On voit par cette seule histoire ce qu’était


l’esprit de Colbert. Les événements, se déroulant
peu à peu, laisseront fonctionner librement tous

739
les ressorts de cet esprit.
Colbert ne fut pas long à s’insinuer dans les
bonnes grâces du cardinal : il lui devint même
indispensable. Tous ses comptes, le commis les
connaissait, sans que le cardinal lui en eût jamais
parlé. Ce secret entre eux, à deux, était un lien
puissant, et voilà pourquoi, près de paraître
devant le maître d’un autre monde, Mazarin
voulait prendre un parti et un bon conseil pour
disposer du bien qu’il était forcé de laisser en ce
monde-ci.
Après la visite de Guénaud, il appela donc
Colbert, le fit asseoir et lui dit :
– Causons, monsieur Colbert, et sérieusement,
car je suis malade et il se pourrait que je vinsse à
mourir.
– L’homme est mortel, répliqua Colbert.
– Je m’en suis toujours souvenu, monsieur
Colbert, et j’ai travaillé dans cette prévision...
Vous savez que j’ai amassé un peu de bien...
– Je le sais, monseigneur.
– À combien estimez-vous à peu près ce bien,

740
monsieur Colbert ?
– À quarante millions cinq cent soixante mille
deux cents livres neuf sous et huit deniers,
répondit Colbert.
Le cardinal poussa un gros soupir et regarda
Colbert avec admiration ; mais il se permit un
sourire.
– Argent connu, ajouta Colbert en réponse à ce
sourire.
Le cardinal fit un soubresaut dans son lit.
– Qu’entendez-vous par là ? dit-il.
– J’entends, dit Colbert, qu’outre ces quarante
millions cinq cent soixante mille deux cents
livres neuf sous huit deniers il y a treize autres
millions que l’on ne connaît pas.
– Ouf ! soupira Mazarin, quel homme !
À ce moment la tête de Bernouin apparut dans
l’embrasure de la porte.
– Qu’y a-t-il, demanda Mazarin, et pourquoi
me trouble-t-on ?

741
– Le père théatin1, directeur de Son Éminence,
avait été mandé pour ce soir ; il ne pourrait
revenir qu’après-demain chez Monseigneur.
Mazarin regarda Colbert, qui aussitôt prit son
chapeau en disant :
– Je reviendrai, monseigneur.
Mazarin hésita.
– Non, non, dit-il, j’ai autant affaire de vous
que de lui. D’ailleurs, vous êtes mon autre
confesseur, vous... et ce que je dis à l’un, l’autre
peut l’entendre. Restez-là, Colbert.
– Mais, monseigneur, s’il n’y a pas secret de
pénitence, le directeur consentira-t-il ?
– Ne vous inquiétez pas de cela, entrez dans la
ruelle.

1
L’ordre des Théatins, fondé en 1524 par J.-P. Carafa,
archevêque de Théate (futur Paul IV), professait une grande
pauvreté ; Mazarin les appela à Paris, les logea, le 26 mai 1647,
quai de la Reine-Marguerite (quai Malaquais), et prit chez eux
son confesseur. Avec les 100 000 écus que leur légua Mazarin,
les Théatins firent agrandir leur église, Sainte-Anne-la-Royale
(17-21 de l’actuel quai Voltaire).

742
– Je puis attendre dehors, monseigneur.
– Non, non, mieux vaut que vous entendiez la
confession d’un homme de bien.
Colbert s’inclina et passa dans la ruelle.
– Introduisez le père théatin, dit Mazarin en
fermant les rideaux.

743
45

Confession d’un homme de bien

Le théatin entra délibérément, sans trop


s’étonner du bruit et du mouvement que les
inquiétudes sur la santé du cardinal avaient
soulevés dans sa maison1.
– Venez, mon révérend, dit Mazarin après un
dernier regard à la ruelle ; venez et soulagez-moi.
– C’est mon devoir, monseigneur, répliqua le
théatin.
– Commencez par vous asseoir
commodément, car je vais débuter par une
confession générale ; vous me donnerez tout de
suite une bonne absolution, et je me croirai plus

1
Scène résumée dans Louis XIV et son siècle, chap.
XXXIV, d’après Brienne, op. cit., tome II, chap. XV, p. 118-
119 (le don du cardinal n’est pas un gain de jeu).

744
tranquille.
– Monseigneur, dit le révérend, vous n’êtes
pas tellement malade qu’une confession générale
soit urgente... Et ce sera bien fatigant, prenez
garde !
– Vous supposez qu’il y en a long, mon
révérend ?
– Comment croire qu’il en soit autrement,
quand on a vécu aussi complètement que Votre
Éminence ?
– Ah ! c’est vrai... Oui, le récit peut être long.
– La miséricorde de Dieu est grande, nasilla le
théatin.
– Tenez, dit Mazarin, voilà que je commence à
m’effrayer moi-même d’avoir tant laissé passer
de choses que le Seigneur pouvait réprouver.
– N’est-ce pas ? dit naïvement le théatin en
éloignant de la lampe sa figure fine et pointue
comme celle d’une taupe. Les pécheurs sont
comme cela : oublieux avant, puis scrupuleux
quand il est trop tard.
– Les pécheurs ? répliqua Mazarin. Me dites-

745
vous ce mot avec ironie et pour me reprocher
toutes les généalogies que j’ai laissé faire sur
mon compte... moi, fils de pêcheur, en effet ?
– Hum ! fit le théatin.
– C’est là un premier péché, mon révérend ;
car enfin, j’ai souffert qu’on me fît descendre des
vieux consuls de Rome, T. Geganius
Macerinus Ier, Macerinus II et Proculus
Macerinus III, dont parle la chronique de
Haolander... De Macerinus à Mazarin, la
proximité était tentante. Macerinus, diminutif,
veut dire maigrelet. Oh ! mon révérend, Mazarini
peut signifier aujourd’hui, à l’augmentatif,
maigre comme un Lazare. Voyez !
Et il montra ses bras décharnés et ses jambes
dévorées par la fièvre1.
– Que vous soyez né d’une famille de
pêcheurs, reprit le théatin, je n’y vois rien de
fâcheux pour vous... car enfin, saint Pierre était
un pêcheur, et si vous êtes prince de l’Église,

1
Brienne montre Mazarin découvrant ses cuisses à la reine,
op. cit., tome II, chap. XIV, p. 408-409.

746
monseigneur, il en a été le chef suprême.
Passons, s’il vous plaît.
– D’autant plus que j’ai menacé de la Bastille
un certain Bonnet1, prêtre d’Avignon, qui voulait
publier une généalogie de Casa Mazarini
beaucoup trop merveilleuse.
– Pour être vraisemblable ? répliqua le théatin.
– Oh ! alors, si j’eusse agi dans cette idée,
mon révérend, c’était vice d’orgueil... autre
péché.
– C’était excès d’esprit, et jamais on ne peut
reprocher à personne ces sortes d’abus. Passons,
passons.
– J’en étais à l’orgueil... Voyez-vous, mon
révérend, je vais tâcher de diviser cela par péchés
capitaux.
– J’aime les divisions bien faites.
– J’en suis aise. Il faut que vous sachiez qu’en
1630... hélas ! voilà trente et un ans !

1
Il s’agit de Dom Thomas Bonnet.

747
– Vous aviez vingt-neuf ans, monseigneur.
– Âge bouillant. Je tranchais du soldat en me
jetant à Casal dans les arquebusades, pour
montrer que je montais à cheval aussi bien qu’un
officier. Il est vrai que j’apportai la paix aux
Espagnols et aux Français. Cela rachète un peu
mon péché.
– Je ne vois pas le moindre péché à montrer
qu’on monte à cheval, dit le théatin, c’est du goût
parfait, et cela honore notre robe. En ma qualité
de chrétien, j’approuve que vous ayez empêché
l’effusion du sang ; en ma qualité de religieux, je
suis fier de la bravoure qu’un collègue a
témoignée.
Mazarin fit un humble salut de la tête.
– Oui, dit-il, mais les suites !
– Quelles suites ?
– Eh ! ce damné péché d’orgueil a des racines
sans fin... Depuis que je m’étais jeté comme cela
entre deux armées, que j’avais flairé la poudre et
parcouru des lignes de soldats, je regardais un
peu en pitié les généraux.

748
– Ah !
– Voilà le mal... En sorte que je n’en ai plus
trouvé un seul supportable depuis ce temps-là.
– Le fait est, dit le théatin, que les généraux
que nous avons eus n’étaient pas forts.
– Oh ! s’écria Mazarin, il y avait M. le
prince... je l’ai bien tourmenté, celui-là !
– Il n’est pas à plaindre, il a acquis assez de
gloire et assez de bien.
– Soit pour M. le prince ; mais M. de
Beaufort, par exemple... que j’ai tant fait souffrir
au donjon de Vincennes ?
– Ah ! mais c’était un rebelle, et la sûreté de
l’État exigeait que vous fissiez le sacrifice...
Passons.
– Je crois que j’ai épuisé l’orgueil. Il y a un
autre péché que j’ai peur de qualifier...
– Je le qualifierai, moi... Dites toujours.
– Un bien grand péché, mon révérend.
– Nous verrons, monseigneur.
– Vous ne pouvez manquer d’avoir oui parler

749
de certaines relations que j’aurais eues... avec Sa
Majesté la reine mère... Les malveillants...
– Les malveillants, monseigneur, sont des
sots... Ne fallait-il pas, pour le bien de l’État et
pour l’intérêt du jeune roi, que vous vécussiez en
bonne intelligence avec la reine ? Passons,
passons.
– Je vous assure, dit Mazarin, que vous
m’enlevez de la poitrine un terrible poids.
– Vétilles que tout cela !... Cherchez les
choses sérieuses.
– Il y a bien de l’ambition, mon révérend...
– C’est la marche des grandes choses,
monseigneur.
– Même cette velléité de la tiare ?...
– Être pape, c’est être le premier des
chrétiens... Pourquoi ne l’eussiez vous pas
désiré ?
– On a imprimé que j’avais, pour arriver là,
vendu Cambrai aux Espagnols.
– Vous avez fait peut-être vous-même des

750
pamphlets sans trop persécuter les
pamphlétaires ?
– Alors, mon révérend, j’ai vraiment le cœur
bien net. Je ne sens plus que de légères
peccadilles.
– Dites.
– Le jeu.
– C’est un peu mondain ; mais enfin, vous
étiez obligé, par le devoir de la grandeur, à tenir
maison.
– J’aimais à gagner...
– Il n’est pas de joueur qui joue pour perdre.
– Je trichais bien un peu...
– Vous preniez votre avantage. Passons.
– Eh bien ! mon révérend, je ne sens plus rien
du tout sur ma conscience. Donnez-moi
l’absolution, et mon âme pourra, lorsque Dieu
l’appellera, monter sans obstacle jusqu’à son
trône.
Le théatin ne remua ni les bras ni les lèvres.
– Qu’attendez-vous, mon révérend, dit

751
Mazarin.
– J’attends la fin.
– La fin de quoi ?
– De la confession, monseigneur.
– Mais j’ai fini.
– Oh ! non ! Votre Éminence fait erreur.
– Pas que je sache.
– Cherchez bien.
– J’ai cherché aussi bien que possible.
– Alors je vais aider votre mémoire.
– Voyons.
Le théatin toussa plusieurs fois.
– Vous ne me parlez pas de l’avarice, autre
péché capital, ni de ces millions, dit-il.
– Quels millions, mon révérend ?
– Mais ceux que vous possédez, monseigneur.
– Mon père, cet argent est à moi, pourquoi
vous en parlerais-je ?
– C’est que, voyez-vous, nos deux opinions

752
diffèrent. Vous dites que cet argent est à vous, et,
moi, je crois qu’il est un peu à d’autres.
Mazarin porta une main froide à son front
perlé de sueur.
– Comment cela ? balbutia-t-il.
– Voici. Votre Éminence a gagné beaucoup de
biens au service du roi...
– Hum ! beaucoup... ce n’est pas trop.
– Quoi qu’il en soit, d’où venait ce bien ?
– De l’État.
– L’État, c’est le roi.
– Mais que concluez-vous, mon révérend ? dit
Mazarin, qui commençait à trembler.
– Je ne puis conclure sans une liste des biens1
que vous avez. Comptons un peu, s’il vous plaît :
vous avez l’évêché de Metz.
– Oui.
– Les abbayes de Saint-Clément, de Saint-

1
La liste des biens de Mazarin figure dans Brienne, op. cit.,
tome II, chap. XVI, p. 134-137.

753
Arnoud et de Saint-Vincent, toujours à Metz.
– Oui.
– Vous avez l’abbaye de Saint-Denis, en
France, un beau bien.
– Oui, mon révérend.
– Vous avez l’abbaye de Cluny, qui est si
riche.
– Je l’ai.
– Celle de Saint-Médard, à Soissons, cent
mille livres de revenus.
– Je ne le nie pas.
– Celle de Saint-Victor, à Marseille, une des
meilleures du Midi.
– Oui, mon père.
– Un bon million par an. Avec les émoluments
du cardinalat et du ministère, c’est peut-être deux
millions par an.
– Eh !
– Pendant dix ans, c’est vingt millions... et
vingt millions placés à cinquante pour cent

754
donnent, par progression, vingt autres millions en
dix ans.
– Comme vous comptez, pour un théatin !
– Depuis que Votre Éminence a placé notre
ordre dans le couvent que nous occupons près de
Saint-Germain-des-Prés, en 1644, c’est moi qui
fais les comptes de la société.
– Et les miens, à ce que je vois, mon révérend.
– Il faut savoir un peu de tout, monseigneur.
– Eh bien ! concluez à présent.
– Je conclus que le bagage est trop gros pour
que vous passiez à la porte du paradis.
– Je serai damné ?
– Si vous ne restituez pas, oui.
Mazarin poussa un cri pitoyable.
– Restituer ! mais à qui, bon Dieu !
– Au maître de cet argent, au roi !
– Mais c’est le roi qui m’a tout donné !...
– Un moment ! le roi ne signe pas les
ordonnances !

755
Mazarin passa des soupirs aux gémissements.
– L’absolution, dit-il.
– Impossible, monseigneur... Restituez,
restituez, répliqua le théatin.
– Mais, enfin, vous m’absolvez de tous les
péchés ; pourquoi pas de celui-là ?
– Parce que, répondit le révérend, vous
absoudre pour ce motif est un péché dont le roi ne
m’absoudrait jamais, monseigneur.
Là-dessus, le confesseur quitta son pénitent
avec une mine pleine de componction, puis il
sortit du même pas qu’il était entré.
– Holà ! mon Dieu, gémit le cardinal... Venez
ça, Colbert ; je suis bien malade, mon ami !

756
46

La donation

Colbert reparut sous les rideaux.


– Avez-vous entendu ? dit Mazarin.
– Hélas ! oui, monseigneur.
– Est-ce qu’il a raison ? Est-ce que tout cet
argent est du bien mal acquis ?
– Un théatin, monseigneur, est un mauvais
juge en matière de finances, répondit froidement
Colbert. Cependant il se pourrait que, d’après ses
idées théologiques, Votre Éminence eût de
certains torts. On en a toujours eu... quand on
meurt.
– On a d’abord celui de mourir, Colbert.
– C’est vrai, monseigneur. Envers qui
cependant le théatin vous aurait-il trouvé des
torts ? Envers le roi.

757
Mazarin haussa les épaules.
– Comme si je n’avais pas sauvé son État et
ses finances !
– Cela ne souffre pas de controverse,
monseigneur.
– N’est-ce pas ? Donc, j’aurais gagné très
légitimement un salaire, malgré mon confesseur ?
– C’est hors de doute.
– Et je pourrais garder pour ma famille, si
besogneuse, une bonne partie... le tout même de
ce que j’ai gagné !
– Je n’y vois aucun empêchement,
monseigneur.
– J’étais bien sûr, en vous consultant, Colbert,
d’avoir un avis sage, répliqua Mazarin tout
joyeux.
Colbert fit sa grimace de pédant.
– Monseigneur, interrompit-il, il faudrait bien
voir cependant si ce qu’a dit le théatin n’est pas
un piège.
– Non, un piège... pourquoi ? Le théatin est

758
honnête homme.
– Il a cru Votre Éminence aux portes du
tombeau, puisque Votre Éminence le consultait...
Ne l’ai-je pas entendu vous dire : « Distinguez ce
que le roi vous a donné de ce que vous vous êtes
donné à vous-même... » Cherchez bien,
monseigneur, s’il ne vous a pas un peu dit cela,
c’est assez une parole de théatin.
– Il serait possible.
– Auquel cas, monseigneur, je vous
regarderais comme mis en demeure par le
religieux...
– De restituer ? s’écria Mazarin tout échauffé.
– Eh ! je ne dis pas non.
– De restituer tout ! Vous n’y songez pas...
Vous dites comme le confesseur.
– Restituer une partie, c’est-à-dire faire la part
de Sa Majesté, et cela, monseigneur, peut avoir
des dangers. Votre Éminence est un politique trop
habile pour ignorer qu’à cette heure le roi ne
possède pas cent cinquante mille livres nettes
dans ses coffres.

759
– Ce n’est pas mon affaire, dit Mazarin
triomphant, c’est celle de M. le surintendant
Fouquet, dont je vous ai donné, ces derniers
mois, tous les comptes à vérifier.
Colbert pinça les lèvres à ce seul nom de
Fouquet.
– Sa Majesté, dit-il entre ses dents, n’a
d’argent que celui qu’amasse M. Fouquet ; votre
argent à vous, monseigneur, lui sera une friande
pâture.
– Enfin, je ne suis pas le surintendant des
finances du roi, moi ; j’ai ma bourse... Certes, je
ferais bien, pour le bonheur de Sa Majesté...
quelques legs... mais je ne puis frustrer ma
famille...
– Un legs partiel vous déshonore et offense le
roi. Une partie léguée à Sa Majesté, c’est l’aveu
que cette partie vous a inspiré des doutes comme
n’étant pas acquise légitimement.
– Monsieur Colbert !...
– J’ai cru que Votre Éminence me faisait
l’honneur de me demander un conseil.

760
– Oui, mais vous ignorez les principaux détails
de la question.
– Je n’ignore rien, monseigneur ; voilà dix ans
que je passe en revue toutes les colonnes de
chiffres qui se font en France, et si je les ai
péniblement clouées en ma tête, elles y sont si
bien rivées à présent, que depuis l’office de M.
Letellier, qui est sobre, jusqu’aux petites
largesses secrètes de M. Fouquet, qui est
prodigue, je réciterais, chiffre par chiffre, tout
l’argent qui se dépense de Marseille à Cherbourg.
– Alors, vous voudriez que je jetasse tout mon
argent dans les coffres du roi ! s’écria
ironiquement Mazarin, à qui la goutte arrachait
en même temps plusieurs soupirs douloureux.
Certes, le roi ne me reprocherait rien, mais il se
moquerait de moi en mangeant mes millions, et il
aurait bien raison.
– Votre Éminence ne m’a pas compris. Je n’ai
pas prétendu le moins du monde que le roi dût
dépenser votre argent.
– Vous le dites clairement, ce me semble, en
me conseillant de le lui donner.

761
– Ah ! répliqua Colbert, c’est que Votre
Éminence, absorbée qu’elle est par son mal, perd
de vue complètement le caractère de Sa Majesté
Louis XIV.
– Comment cela ?...
– Ce caractère, je crois, si j’ose m’exprimer
ainsi, ressemble à celui que Monseigneur
confessait tout à l’heure au théatin.
– Osez ; c’est... ?
– C’est l’orgueil. Pardon, monseigneur ; la
fierté, voulais-je dire. Les rois n’ont pas
d’orgueil : c’est une passion humaine.
– L’orgueil, oui, vous avez raison. Après ?...
– Eh bien ! monseigneur, si j’ai rencontré
juste, Votre Éminence n’a qu’à donner tout son
argent au roi, et tout de suite.
– Mais pourquoi ? dit Mazarin fort intrigué.
– Parce que le roi n’acceptera pas le tout.
– Oh ! un jeune homme qui n’a pas d’argent et
qui est rongé d’ambition.
– Soit.

762
– Un jeune homme qui désire ma mort.
– Monseigneur...
– Pour hériter, oui, Colbert ; oui, il désire ma
mort pour hériter. Triple sot que je suis ! je le
préviendrais !
– Précisément. Si la donation est faite dans
une certaine forme, il refusera.
– Allons donc !
– C’est positif. Un jeune homme qui n’a rien
fait, qui brûle de devenir illustre, qui brûle de
régner seul, ne prendra rien de bâti ; il voudra
construire lui-même. Ce prince-là, monseigneur,
ne se contentera pas du Palais-Royal que M. de
Richelieu lui a légué, ni du palais Mazarin que
vous avez si superbement fait construire, ni du
Louvre que ses ancêtres ont habité, ni de Saint-
Germain où il est né. Tout ce qui ne procédera
pas de lui, il le dédaignera, je le prédis.
– Et vous garantissez que si je donne mes
quarante millions au roi...
– En lui disant de certaines choses, je garantis
qu’il refusera.

763
– Ces choses... sont ?
– Je les écrirai, si Monseigneur veut me les
dicter.
– Mais enfin, quel avantage pour moi ?
– Un énorme. Personne ne peut plus accuser
Votre Éminence de cette injuste avarice que les
pamphlétaires ont reprochée au plus brillant
esprit de ce siècle.
– Tu as raison, Colbert, tu as raison ; va
trouver le roi de ma part et porte-lui mon
testament.
– Une donation, monseigneur.
– Mais s’il acceptait ! s’il allait accepter ?
– Alors, il resterait treize millions à votre
famille, et c’est une jolie somme.
– Mais tu serais un traître ou un sot, alors.
– Et je ne suis ni l’un ni l’autre,
monseigneur... Vous me paraissez craindre
beaucoup que le roi n’accepte... Oh ! craignez
plutôt qu’il n’accepte pas...
– S’il n’accepte pas, vois-tu, je lui veux

764
garantir mes treize millions de réserve... Oui, je le
ferai... Oui... Mais voici la douleur qui vient ; je
vais tomber en faiblesse.... C’est que je suis
malade, Colbert, que je suis près de ma fin.
Colbert tressaillit.
Le cardinal était bien mal en effet : il suait à
grosses gouttes sur son lit de douleur, et cette
pâleur effrayante d’un visage ruisselant d’eau
était un spectacle que le plus endurci praticien
n’eût pas supporté sans compassion. Colbert fut
sans doute très ému, car il quitta la chambre en
appelant Bernouin près du moribond et passa
dans le corridor.
Là, se promenant de long en large avec une
expression méditative qui donnait presque de la
noblesse à sa tête vulgaire, les épaules arrondies,
le cou tendu, les lèvres entrouvertes pour laisser
échapper des lambeaux décousus de pensées
incohérentes, il s’enhardit à la démarche qu’il
voulait tenter, tandis qu’à dix pas de lui, séparé
seulement par un mur, son maître étouffait dans
des angoisses qui lui arrachaient des cris
lamentables, ne pensant plus ni aux trésors de la

765
terre ni aux joies du paradis, mais bien à toutes
les horreurs de l’enfer.
Tandis que les serviettes brûlantes, les
topiques, les révulsifs et Guénaud, rappelé près
du cardinal, fonctionnaient avec une activité
toujours croissante, Colbert, tenant à deux mains
sa grosse tête, pour y comprimer la fièvre des
projets enfantés par le cerveau, méditait la teneur
de la donation qu’il allait faire écrire à Mazarin
dès la première heure de répit que lui donnerait le
mal. Il semblait que tous ces cris du cardinal et
toutes ces entreprises de la mort sur ce
représentant du passé fussent des stimulants pour
le génie de ce penseur aux sourcils épais qui se
tournait déjà vers le lever du nouveau soleil d’une
société régénérée.
Colbert revint près de Mazarin lorsque la
raison fut revenue au malade, et lui persuada de
dicter une donation ainsi conçue :

« Près de paraître devant Dieu, maître des


hommes, je prie le roi, qui fut mon maître sur la
terre, de reprendre les biens que sa bonté m’avait

766
donnés, et que ma famille sera heureuse de voir
passer en de si illustres mains. Le détail de mes
biens se trouvera, il est dressé, à la première
réquisition de Sa Majesté, ou au dernier soupir de
son plus dévoué serviteur.
Jules, cardinal de Mazarin. »

Le cardinal signa en soupirant ; Colbert


cacheta le paquet et le porta immédiatement au
Louvre, où le roi venait de rentrer. Puis il revint à
son logis, se frottant les mains avec la confiance
d’un ouvrier qui a bien employé sa journée.

767
47

Comment Anne d’Autriche donna un


conseil à Louis XIV, et comment M.
Fouquet lui en donna un autre

La nouvelle de l’extrémité où se trouvait le


cardinal s’était déjà répandue, et elle attirait au
moins autant de gens au Louvre que la nouvelle
du mariage de Monsieur, le frère du roi, laquelle
avait déjà été annoncée à titre de fait officiel.

À peine Louis XIV rentrait-il chez lui, tout


rêveur encore des choses qu’il avait vues ou
entendu dire dans cette soirée, que l’huissier
annonça que la même foule de courtisans qui, le
matin, s’était empressée à son lever, se
représentait de nouveau à son coucher, faveur
insigne que depuis le règne du cardinal la cour,
fort peu discrète dans ses préférences, avait

768
accordée au ministre sans grand souci de déplaire
au roi.
Mais le ministre avait eu, comme nous l’avons
dit, une grave attaque de goutte, et la marée de la
flatterie montait vers le trône.
Les courtisans ont ce merveilleux instinct de
flairer d’avance tous les événements ; les
courtisans ont la science suprême : ils sont
diplomates pour éclairer les grands dénouements
des circonstances difficiles, capitaines pour
deviner l’issue des batailles, médecins pour
guérir les maladies.
Louis XIV, à qui sa mère avait appris cet
axiome, entre beaucoup d’autres, comprit que
Son Éminence Monseigneur le cardinal Mazarin
était bien malade.
À peine Anne d’Autriche eut-elle conduit la
jeune reine dans ses appartements et soulagé son
front du poids de la coiffure de cérémonie,
qu’elle revint trouver son fils dans le cabinet où,
seul, morne et le cœur ulcéré, il passait sur lui-
même, comme pour exercer sa volonté, une de
ces colères sourdes et terribles, colères de roi, qui

769
font des événements quand elles éclatent, et qui,
chez Louis XIV, grâce à sa puissance
merveilleuse sur lui-même, devinrent des orages
si bénins, que sa plus fougueuse, son unique
colère, celle que signale Saint-Simon, tout en
s’en étonnant, fut cette fameuse colère qui éclata
cinquante ans plus tard à propos d’une cachette
de M. le duc du Maine, et qui eut pour résultat
une grêle de coups de canne donnés sur le dos
d’un pauvre laquais qui avait volé un biscuit.
Le jeune roi était donc, comme nous l’avons
vu, en proie à une douloureuse surexcitation, et il
se disait en se regardant dans une glace :
– Ô roi !... roi de nom, et non de fait...
fantôme, vain fantôme que tu es !.... statue inerte
qui n’as d’autre puissance que celle de provoquer
un salut de la part des courtisans, quand pourras-
tu donc lever ton bras de velours, serrer ta main
de soie ? quand pourras-tu ouvrir pour autre
chose que pour soupirer ou sourire tes lèvres
condamnées à la stupide immobilité des marbres
de ta galerie ?
Alors, passant la main sur son front et

770
cherchant l’air, il s’approcha de la fenêtre et vit
au bas quelques cavaliers qui causaient entre eux,
quelques groupes timidement curieux. Ces
cavaliers, c’était une fraction du guet ; ce groupe,
c’étaient les empressés du peuple, ceux-là pour
qui un roi est toujours une chose curieuse,
comme un rhinocéros, un crocodile ou un
serpent.
Il frappa son front du plat de sa main en
s’écriant :
– Roi de France ! quel titre ! Peuple de
France ! quelle masse de créatures ! Et voilà que
je rentre dans mon Louvre ; mes chevaux, à peine
dételés, fument encore, et j’ai tout juste soulevé
assez d’intérêt pour que vingt personnes à peine
me regardent passer... Vingt... que dis-je ! non, il
n’y a pas même vingt curieux pour le roi de
France, il n’y a pas même dix archers pour veiller
sur ma maison : archers, peuple, gardes, tout est
au Palais-Royal. Pourquoi mon Dieu ? Moi, le
roi, n’ai-je pas le droit de vous demander cela ?
– Parce que, dit une voix répondant à la sienne
et qui retentit de l’autre côté de la portière du

771
cabinet, parce qu’au Palais-Royal il y a tout l’or,
c’est-à-dire toute la puissance de celui qui veut
régner.
Louis se retourna précipitamment. La voix qui
venait de prononcer ces paroles était celle d’Anne
d’Autriche. Le roi tressaillit, et s’avançant vers sa
mère :
– J’espère, dit-il, que Votre Majesté n’a pas
fait attention aux vaines déclamations dont la
solitude et le dégoût familiers aux rois donnent
l’idée aux plus heureux caractères ?
– Je n’ai fait attention qu’à une chose, mon
fils : c’est que vous vous plaigniez.
– Moi ? pas du tout, dit Louis XIV ; non, en
vérité ; vous vous trompez, madame.
– Que faisiez-vous donc, sire ?
– Il me semblait être sous la férule de mon
professeur et développer un sujet d’amplification.
– Mon fils, reprit Anne d’Autriche en secouant
la tête, vous avez tort de ne vous point fier à ma
parole ; vous avez tort de ne me point accorder
votre confiance. Un jour va venir, jour prochain

772
peut-être, où vous aurez besoin de vous rappeler
cet axiome : « L’or est la toute-puissance, et
ceux-là seuls sont véritablement rois qui sont
tout-puissants. »
– Votre intention, poursuivit le roi, n’était
point cependant de jeter un blâme sur les riches
de ce siècle ?
– Non, dit vivement Anne d’Autriche, non,
sire ; ceux qui sont riches en ce siècle, sous votre
règne, sont riches parce que vous l’avez bien
voulu, et je n’ai contre eux ni rancune ni envie ;
ils ont sans doute assez bien servi Votre Majesté
pour que Votre Majesté leur ait permis de se
récompenser eux-mêmes. Voilà ce que j’entends
dire par la parole que vous semblez me reprocher.
– À Dieu ne plaise, madame, que je reproche
jamais quelque chose à ma mère !
– D’ailleurs, continua Anne d’Autriche, le
Seigneur ne donne jamais que pour un temps les
biens de la terre ; le Seigneur, comme correctif
aux honneurs et à la richesse, le Seigneur a mis la
souffrance, la maladie, la mort, et nul, ajouta
Anne d’Autriche avec un douloureux sourire qui

773
prouvait qu’elle faisait à elle-même l’application
du funèbre précepte, nul n’emporte son bien ou
sa grandeur dans le tombeau. Il en résulte que les
jeunes récoltent les fruits de la féconde moisson
préparée par les vieux.

Louis écoutait avec une attention croissante


ces paroles accentuées par Anne d’Autriche dans
un but évidemment consolateur.
– Madame, dit Louis XIV regardant fixement
sa mère, on dirait, en vérité, que vous avez
quelque chose de plus à m’annoncer ?
– Je n’ai rien absolument, mon fils ;
seulement, vous aurez remarqué ce soir que M. le
cardinal est bien malade ?
Louis regarda sa mère, cherchant une émotion
dans sa voix, une douleur dans sa physionomie.
Le visage d’Anne d’Autriche semblait
légèrement altéré ; mais cette souffrance avait un
caractère tout personnel. Peut-être cette altération
était-elle causée par le cancer qui commençait à
la mordre au sein.

774
– Oui, madame, dit le roi, oui, M. de Mazarin
est bien malade.
– Et ce serait une grande perte pour le
royaume si Son Éminence venait à être appelée
par Dieu. N’est-ce point votre avis comme le
mien, mon fils ? demanda Anne d’Autriche.
– Oui, madame, oui certainement, ce serait
une grande perte pour le royaume, dit Louis en
rougissant ; mais le péril n’est pas si grand, ce me
semble, et d’ailleurs M. le cardinal est jeune
encore.
Le roi achevait à peine de parler, qu’un
huissier souleva la tapisserie et se tint debout, un
papier à la main, en attendant que le roi
l’interrogeât.
– Qu’est-ce que cela ? demanda le roi.
– Un message de M. de Mazarin, répondit
l’huissier.
– Donnez, dit le roi.
Et il prit le papier. Mais, au moment où il
l’allait ouvrir, il se fit à la fois un grand bruit dans
la galerie, dans les antichambres et dans la cour.

775
– Ah ! ah ! dit Louis XIV, qui sans doute
reconnut ce triple bruit, que disais-je donc qu’il
n’y avait qu’un roi en France ! je me trompais, il
y en a deux.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et le
surintendant des finances Fouquet apparut à
Louis XIV. C’était lui qui faisait ce bruit dans la
galerie ; c’étaient ses laquais qui faisaient ce bruit
dans les antichambres ; c’étaient ses chevaux qui
faisaient ce bruit dans la cour. En outre, on
entendait un long murmure sur son passage qui
ne s’éteignait que longtemps après qu’il avait
passé. C’était ce murmure que Louis XIV
regrettait si fort de ne point entendre alors sous
ses pas et mourir derrière lui.
– Celui-là n’est pas précisément un roi comme
vous le croyez, dit Anne d’Autriche à son fils ;
c’est un homme trop riche, voilà tout.
Et en disant ces mots, un sentiment amer
donnait aux paroles de la reine leur expression la
plus haineuse ; tandis que le front de Louis, au
contraire, resté calme et maître de lui, était pur de
la plus légère ride.

776
Il salua donc librement Fouquet de la tête,
tandis qu’il continuait de déplier le rouleau que
venait de lui remettre l’huissier. Fouquet vit ce
mouvement, et, avec une politesse à la fois aisée
et respectueuse, il s’approcha d’Anne d’Autriche
pour laisser toute liberté au roi.
Louis avait ouvert le papier, et cependant il ne
lisait pas.
Il écoutait Fouquet faire à sa mère des
compliments adorablement tournés sur sa main et
sur ses bras.
La figure d’Anne d’Autriche se dérida et passa
presque au sourire.
Fouquet s’aperçut que le roi, au lieu de lire, le
regardait et l’écoutait ; il fit un demi-tour, et, tout
en continuant pour ainsi dire d’appartenir à Anne
d’Autriche, il se retourna en face du roi.
– Vous savez, monsieur Fouquet, dit
Louis XIV, que Son Éminence est fort mal ?
– Oui, sire, je sais cela, dit Fouquet ; et en
effet elle est fort mal. J’étais à ma campagne de
Vaux lorsque la nouvelle m’en est venue, si

777
pressante que j’ai tout quitté.
– Vous avez quitté Vaux ce soir, monsieur ?
– Il y a une heure et demie, oui, Votre
Majesté, dit Fouquet, consultant une montre toute
garnie de diamants.
– Une heure et demie ! dit le roi, assez
puissant pour maîtriser sa colère, mais non pour
cacher son étonnement.
– Je comprends, sire, Votre Majesté doute de
ma parole, et elle a raison ; mais, si je suis venu
ainsi, c’est vraiment par merveille. On m’avait
envoyé d’Angleterre trois couples de chevaux
fort vifs, m’assurait-on ; ils étaient disposés de
quatre lieues en quatre lieues, et je les ai essayés
ce soir. Ils sont venus en effet de Vaux au Louvre
en une heure et demie, et Votre Majesté voit
qu’on ne m’avait pas trompé.
La reine mère sourit avec une secrète envie.
Fouquet alla au-devant de cette mauvaise
pensée.
– Aussi, madame, se hâta-t-il d’ajouter, de
pareils chevaux sont faits, non pour des sujets,

778
mais pour des rois, car les rois ne doivent jamais
le céder à qui que ce soit en quoi que ce soit.
Le roi leva la tête.
– Cependant, interrompit Anne d’Autriche,
vous n’êtes point roi, que je sache, monsieur
Fouquet ?
– Aussi, madame, les chevaux n’attendent-ils
qu’un signe de Sa Majesté pour entrer dans les
écuries du Louvre ; et si je me suis permis de les
essayer, c’était dans la seule crainte d’offrir au
roi quelque chose qui ne fût pas précisément une
merveille.
Le roi était devenu fort rouge.
– Vous savez, monsieur Fouquet, dit la reine,
que l’usage n’est point à la cour de France qu’un
sujet offre quelque chose à son roi ?
Louis fit un mouvement.
– J’espérais, madame, dit Fouquet fort agité
que mon amour pour Sa Majesté, mon désir
incessant de lui plaire, serviraient de contrepoids
à cette raison d’étiquette. Ce n’était point
d’ailleurs un présent que je me permettais

779
d’offrir, c’était un tribut que je payais.
– Merci, monsieur Fouquet, dit poliment le
roi, et je vous sais gré de l’intention, car j’aime
en effet les bons chevaux ; mais vous savez que
je suis bien peu riche ; vous le savez mieux que
personne, vous, mon surintendant des finances. Je
ne puis donc, lors même que je le voudrais,
acheter un attelage si cher.
Fouquet lança un regard plein de fierté à la
reine mère qui semblait triompher de la fausse
position du ministre, et répondit :
– Le luxe est la vertu des rois, sire ; c’est le
luxe qui les fait ressembler à Dieu ; c’est par le
luxe qu’ils sont plus que les autres hommes.
Avec le luxe un roi nourrit ses sujets et les
honore. Sous la douce chaleur de ce luxe des rois
naît le luxe des particuliers, source de richesses
pour le peuple. Sa Majesté, en acceptant le don
de six chevaux incomparables, eût piqué
d’amour-propre les éleveurs de notre pays, du
Limousin, du Perche, de la Normandie ; cette
émulation eût été profitable à tous... Mais le roi
se tait, et par conséquent je suis condamné.

780
Pendant ce temps, Louis XIV, par contenance,
pliait et dépliait le papier de Mazarin, sur lequel il
n’avait pas encore jeté les yeux. Sa vue s’y arrêta
enfin, et il poussa un petit cri dès la première
ligne.
– Qu’y a-t-il donc, mon fils ? demanda Anne
d’Autriche en se rapprochant vivement du roi.
– De la part du cardinal ? reprit le roi en
continuant sa lecture. Oui, oui, c’est bien de sa
part.
– Est-il donc plus mal ?
– Lisez, acheva le roi en passant le parchemin
à sa mère, comme s’il eût pensé qu’il ne fallait
pas moins que la lecture pour convaincre Anne
d’Autriche d’une chose aussi étonnante que celle
qui était renfermée dans ce papier.
Anne d’Autriche lut à son tour. À mesure
qu’elle lisait, ses yeux pétillaient d’une joie plus
vive qu’elle essayait inutilement de dissimuler et
qui attira les regards de Fouquet.
– Oh ! une donation en règle, dit-elle.

781
– Une donation ? répéta Fouquet.
– Oui, fit le roi répondant particulièrement au
surintendant des finances ; oui, sur le point de
mourir, M. le cardinal me fait une donation de
tous ses biens.
– Quarante millions ! s’écria la reine. Ah !
mon fils, voilà un beau trait de la part de M. le
cardinal, et qui va contredire bien des
malveillantes rumeurs ; quarante millions
amassés lentement et qui reviennent d’un seul
coup en masse au trésor royal, c’est d’un sujet
fidèle et d’un vrai chrétien.
Et ayant jeté une fois encore les yeux sur
l’acte, elle le rendit à Louis XIV, que l’énoncé de
cette somme faisait tout palpitant.
Fouquet avait fait quelques pas en arrière et se
taisait.
Le roi le regarda et lui tendit le rouleau à son
tour.
Le surintendant ne fit qu’y arrêter une seconde
son regard hautain.
Puis, s’inclinant :

782
– Oui, sire, dit-il, une donation, je le vois.
– Il faut répondre, mon fils, s’écria Anne
d’Autriche ; il faut répondre sur-le-champ.
– Et comment cela, madame ?
– Par une visite au cardinal.
– Mais il y a une heure à peine que je quitte
Son Éminence, dit le roi.
– Écrivez alors, sire.
– Écrire ! fit le jeune roi avec répugnance.
– Enfin, reprit Anne d’Autriche, il me semble,
mon fils, qu’un homme qui vient de faire un
pareil présent est bien en droit d’attendre qu’on le
remercie avec quelque hâte.
Puis, se retournant vers le surintendant :
– Est-ce que ce n’est point votre avis,
monsieur Fouquet ?
– Le présent en vaut la peine, oui, madame,
répliqua le surintendant avec une noblesse qui
n’échappa point au roi.
– Acceptez donc et remerciez, insista Anne
d’Autriche.

783
– Que dit M. Fouquet ? demanda Louis XIV.
– Sa Majesté veut savoir ma pensée ?
– Oui.
– Remerciez, sire...
– Ah ! fit Anne d’Autriche.
– Mais n’acceptez pas, continua Fouquet.
– Et pourquoi cela ? demanda Anne
d’Autriche.
– Mais vous l’avez dit vous-mêmes, madame,
répliqua Fouquet, parce que les rois ne doivent et
ne peuvent recevoir de présents de leurs sujets.
Le roi demeurait muet entre ces deux opinions
si opposées.
– Mais quarante millions ! dit Anne
d’Autriche du même ton dont la pauvre Marie-
Antoinette dit plus tard : « Vous m’en direz
tant ! »
– Je le sais, dit Fouquet en riant, quarante
millions font une belle somme, et une pareille
somme pourrait tenter même une conscience
royale.

784
– Mais, monsieur, dit Anne d’Autriche, au lieu
de détourner le roi de recevoir ce présent, faites
donc observer à Sa Majesté, vous dont c’est la
charge, que ces quarante millions lui font une
fortune.
– C’est précisément, madame, parce que ces
quarante millions font une fortune que je dirai au
roi : « Sire, s’il n’est point décent qu’un roi
accepte d’un sujet six chevaux de vingt mille
livres, il est déshonorant qu’il doive sa fortune à
un autre sujet plus ou moins scrupuleux dans le
choix des matériaux qui contribuaient à
l’édification de cette fortune. »
– Il ne vous sied guère, monsieur, dit Anne
d’Autriche, de faire une leçon au roi ; procurez-
lui plutôt quarante millions pour remplacer ceux
que vous lui faites perdre.
– Le roi les aura quand il voudra, dit en
s’inclinant le surintendant des finances.
– Oui, en pressurant les peuples, fit Anne
d’Autriche.
– Eh ! ne l’ont-ils pas été, madame, répondit

785
Fouquet, quand on leur a fait suer les quarante
millions donnés par cet acte ? Au surplus, Sa
Majesté m’a demandé mon avis, le voilà ; que Sa
Majesté me demande mon concours, il en sera de
même.
– Allons, allons, acceptez, mon fils, dit Anne
d’Autriche ; vous êtes au-dessus des bruits et des
interprétations.
– Refusez, sire, dit Fouquet. Tant qu’un roi
vit, il n’a d’autre niveau que sa conscience,
d’autre juge que son désir ; mais, mort, il a la
postérité qui applaudit ou qui accuse.
– Merci, ma mère, répliqua Louis en saluant
respectueusement la reine. Merci, monsieur
Fouquet, dit-il en congédiant civilement le
surintendant.
– Acceptez-vous ? demanda encore Anne
d’Autriche.
– Je réfléchirai, répliqua le roi en regardant
Fouquet.

786
48

Agonie

Le jour même où la donation avait été envoyée


au roi, le cardinal s’était fait transporter à
Vincennes. Le roi et la cour l’y avaient suivi. Les
dernières lueurs de ce flambeau jetaient encore
assez d’éclat pour absorber, dans leur
rayonnement, toutes les autres lumières. Au reste,
comme on le voit, satellite fidèle de son ministre,
le jeune Louis XIV marchait jusqu’au dernier
moment dans le sens de sa gravitation. Le mal,
selon les pronostics de Guénaud, avait empiré ;
ce n’était plus une attaque de goutte, c’était une
attaque de mort. Puis il y avait une chose qui
faisait cet agonisant plus agonisant encore :
c’était l’anxiété que jetait dans son esprit cette
donation envoyée au roi, et qu’au dire de Colbert
le roi devait renvoyer non acceptée au cardinal.

787
Le cardinal avait grande foi, comme nous avons
vu, dans les prédictions de son secrétaire ; mais la
somme était forte, et quel que fût le génie de
Colbert, de temps en temps le cardinal pensait, à
part lui, que le théatin, lui aussi, avait bien pu se
tromper, et qu’il y avait au moins autant de
chances pour qu’il ne fût pas damné, qu’il y en
avait pour que Louis XIV lui renvoyât ses
millions.
D’ailleurs, plus la donation tardait à revenir,
plus Mazarin trouvait que quarante millions
valent bien la peine que l’on risque quelque chose
et surtout une chose aussi hypothétique que
l’âme.
Mazarin, en sa qualité de cardinal et de
premier ministre, était à peu près athée et tout à
fait matérialiste.
À chaque fois que la porte s’ouvrait, il se
retournait donc vivement vers la porte, croyant
voir entrer par là sa malheureuse donation ; puis,
trompé dans son espérance, il se recouchait avec
un soupir et retrouvait sa douleur d’autant plus
vive qu’un instant il l’avait oubliée.

788
Anne d’Autriche, elle aussi, avait suivi le
cardinal ; son cœur, quoique l’âge l’eût faite
égoïste, ne pouvait se refuser de témoigner à ce
mourant une tristesse qu’elle lui devait en qualité
de femme, disent les uns, en qualité de
souveraine, disent les autres.
Elle avait, en quelque sorte, pris le deuil de la
physionomie par avance, et toute la cour le
portait comme elle.
Louis, pour ne pas montrer sur son visage ce
qui se passait au fond de son âme, s’obstinait à
rester confiné dans son appartement où sa
nourrice toute seule lui faisait compagnie ; plus il
croyait approcher du terme où toute contrainte
cesserait pour lui, plus il se faisait humble et
patient, se repliant sur lui-même comme tous les
hommes forts qui ont quelque dessein, afin de se
donner plus de ressort au moment décisif.
L’extrême-onction avait été secrètement
administrée au cardinal, qui, fidèle à ses
habitudes de dissimulation, luttait contre les
apparences, et même contre la réalité, recevant
dans son lit comme s’il n’eût été atteint que d’un

789
mal passager.
Guénaud, de son côté, gardait le secret le plus
absolu : interrogé, fatigué de poursuites et de
questions, il ne répondait rien, sinon : « Son
Éminence est encore pleine de jeunesse et de
force ; mais Dieu veut ce qu’il veut, et quand il a
décidé qu’il doit abattre l’homme, il faut que
l’homme soit abattu. »
Ces paroles, qu’il semait avec une sorte de
discrétion, de réserve et de préférence, deux
personnes les commentaient avec grand intérêt :
le roi et le cardinal.
Mazarin, malgré la prophétie de Guénaud, se
leurrait toujours, ou, pour mieux dire, il jouait si
bien son rôle, que les plus fins, en disant qu’il se
leurrait, prouvaient qu’ils étaient des dupes.
Louis, éloigné du cardinal depuis deux jours ;
Louis, l’œil fixé sur cette donation qui
préoccupait si fort le cardinal ; Louis ne savait
point au juste où en était Mazarin. Le fils de
Louis XIII, suivant les traditions paternelles,
avait été si peu roi jusque-là, que, tout en désirant
ardemment la royauté, il la désirait avec cette

790
terreur qui accompagne toujours l’inconnu.
Aussi, ayant pris sa résolution, qu’il ne
communiquait d’ailleurs à personne, se résolut-il
à demander à Mazarin une entrevue. Ce fut Anne
d’Autriche qui, toujours assidue près du cardinal,
entendit la première cette proposition du roi et
qui la transmit au mourant, qu’elle fit tressaillir.
Dans quel but Louis XIV lui demandait-il une
entrevue ? Était-ce pour rendre, comme l’avait dit
Colbert ? Était-ce pour garder après
remerciement, comme le pensait Mazarin ?
Néanmoins, comme le mourant sentait cette
incertitude augmenter encore son mal, il n’hésita
pas un instant.
– Sa Majesté sera la bienvenue, oui, la très
bienvenue, s’écria-t-il en faisant à Colbert, qui
était assis au pied du lit, un signe que celui-ci
comprit parfaitement. Madame, continua
Mazarin, Votre Majesté serait-elle assez bonne
pour assurer elle-même le roi de la vérité de ce
que je viens de dire ?
Anne d’Autriche se leva ; elle avait hâte, elle
aussi, d’être fixée à l’endroit des quarante

791
millions qui étaient la sourde pensée de tout le
monde.
Anne d’Autriche sortie, Mazarin fit un grand
effort, et se soulevant vers Colbert :
– Eh bien ! Colbert, dit-il, voilà deux jours
malheureux ! voilà deux mortels jours, et, tu le
vois, rien n’est revenu de là-bas.
– Patience, monseigneur, dit Colbert.
– Es-tu fou, malheureux ! tu me conseilles la
patience ! Oh ! en vérité, Colbert, tu te moques de
moi : je meurs, et tu me cries d’attendre !
– Monseigneur, dit Colbert avec son sang-
froid habituel, il est impossible que les choses
n’arrivent pas comme je l’ai dit. Sa Majesté vient
vous voir, c’est qu’elle vous rapporte elle-même
la donation.
– Tu crois, toi ? Eh bien ! moi, au contraire, je
suis sûr que Sa Majesté vient pour me remercier.
Anne d’Autriche rentra en ce moment ; en se
rendant près de son fils, elle avait rencontré dans
les antichambres un nouvel empirique.
Il était question d’une poudre qui devait

792
sauver le cardinal. Anne d’Autriche apportait un
échantillon de cette poudre1.
Mais ce n’était point cela que Mazarin
attendait, aussi ne voulait-il pas même jeter les
yeux dessus, assurant que la vie ne valait point
toutes les peines qu’on prenait pour la conserver.
Mais, tout en proférant cet axiome
philosophique, son secret, si longtemps contenu,
lui échappa enfin.
– Là, madame, dit-il, là n’est point
l’intéressant de la situation ; j’ai fait au roi, voici
tantôt deux jours, une petite donation ; jusqu’ici,
par délicatesse sans doute, Sa Majesté n’en a
point voulu parler ; mais le moment arrive des
explications et je supplie Votre Majesté de me
dire si le roi a quelques idées sur cette matière.
Anne d’Autriche fit un mouvement pour
répondre : Mazarin l’arrêta.
– La vérité, madame, dit-il ; au nom du ciel, la

1
De l’émétique avait été donné au cardinal le 11 février sur
le soir, ce qui « l’avait fort soulagé : c’est pourquoi on lui en
avait redonné le 13 » (Mme de Motteville, Mémoires.)

793
vérité ! Ne flattez pas un mourant d’un espoir qui
serait vain.
Là, il s’arrêta, un regard de Colbert lui disait
qu’il allait faire fausse route.
– Je sais, dit Anne d’Autriche, en prenant la
main du cardinal ; je sais que vous avez fait
généreusement, non pas une petite donation,
comme vous dites avec tant de modestie, mais un
don magnifique ; je sais combien il vous serait
pénible que le roi...
Mazarin écoutait, tout mourant qu’il était,
comme dix vivants n’eussent pu le faire.
– Que le roi ? reprit-il.
– Que le roi, continua Anne d’Autriche,
n’acceptât point de bon cœur ce que vous offrez
si noblement.
Mazarin se laissa retomber sur l’oreiller
comme Pantalon, c’est-à-dire avec tout le
désespoir de l’homme qui s’abandonne au
naufrage, mais il conserva encore assez de force
et de présence d’esprit pour jeter à Colbert un de
ces regards qui valent bien dix sonnets, c’est-à-

794
dire dix longs poèmes1.
– N’est-ce pas, ajouta la reine, que vous
eussiez considéré le refus du roi comme une sorte
d’injure ?
Mazarin roula sa tête sur l’oreiller sans
articuler une seule syllabe.
La reine se trompa, ou feignit de se tromper, à
cette démonstration.
– Aussi, reprit-elle, je l’ai circonvenu par de
bons conseils, et comme certains esprits, jaloux
sans doute de la gloire que vous allez acquérir par
cette générosité, s’efforçaient de prouver au roi
qu’il devait refuser cette donation, j’ai lutté en
votre faveur, et lutté si bien, que vous n’aurez
pas, je l’espère, cette contrariété à subir.
– Oh ! murmura Mazarin avec des yeux
languissants, ah ! que voilà un service que je
n’oublierai pas une minute, pendant le peu
d’heures qui me restent à vivre !

1
« Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème »,
Boileau, Art poétique, chant II.

795
– Au reste, je dois le dire, continua Anne
d’Autriche, ce n’est point sans peine que je l’ai
rendu à Votre Éminence.
– Ah ! peste ! je le crois. Ahimé !
– Qu’avez-vous, mon Dieu ?
– Il y a que je brûle.
– Vous souffrez donc beaucoup ?
– Comme un damné !
Colbert eût voulu disparaître sous les parquets.
– En sorte, reprit Mazarin, que Votre Majesté
pense que le roi...
Il s’arrêta.
– Que le roi, reprit-il après quelques secondes,
vient ici pour me faire un petit bout de
compliment ?
– Je le crois, dit la reine.
Mazarin foudroya Colbert de son dernier
regard.
En ce moment, les huissiers annoncèrent le roi
dans les antichambres pleines de monde. Cette

796
annonce produisit un remue-ménage dont Colbert
profita pour s’esquiver par la porte de la ruelle.
Anne d’Autriche se leva, et debout attendit
son fils.
Louis XIV parut au seuil de la chambre, les
yeux fixés sur le moribond, qui ne prenait plus
même la peine de se remuer pour cette Majesté
de laquelle il pensait n’avoir plus rien à attendre.
Un huissier roula un fauteuil près du lit.
Louis salua sa mère, puis le cardinal, et s’assit.
La reine s’assit à son tour.
Puis, comme le roi avait regardé derrière lui,
l’huissier comprit ce regard, fit un signe et ce qui
restait de courtisans sous les portières s’éloigna
aussitôt.
Le silence retomba dans la chambre avec les
rideaux de velours.
Le roi, encore très jeune et très timide devant
celui qui avait été son maître depuis sa naissance,
le respectait encore bien plus dans cette suprême
majesté de la mort ; il n’osait donc entamer la
conversation, sentant que chaque parole devait

797
avoir une portée, non pas seulement sur les
choses de ce monde, mais encore sur celles de
l’autre.
Quant au cardinal, il n’avait qu’une pensée en
ce moment : sa donation. Ce n’était point la
douleur qui lui donnait cet air abattu et ce regard
morne ; c’était l’attente devant de ce
remerciement qui allait sortir de la bouche du roi,
et couper court à toute espérance de restitution.
Ce fut Mazarin qui rompit le premier le
silence.
– Votre Majesté, dit-il, est venue s’établir à
Vincennes ?
Louis fit un signe de la tête.
– C’est une gracieuse faveur, continua
Mazarin, qu’elle accorde à un mourant, et qui lui
rendra la mort plus douce.
– J’espère, répondit le roi, que je viens visiter,
non pas un mourant, mais un malade susceptible
de guérison.
Mazarin fit un mouvement de tête qui
signifiait : « Votre Majesté est bien bonne, mais

798
j’en sais plus qu’elle là-dessus. »
– La dernière visite, dit-il, sire, la dernière.
– S’il en était ainsi, monsieur le cardinal, dit
Louis XIV, je viendrais une dernière fois prendre
les conseils d’un guide à qui je dois tout.
Anne d’Autriche était femme ; elle ne put
retenir ses larmes. Louis se montra lui-même fort
ému, et Mazarin plus encore que ses deux hôtes,
mais pour d’autres motifs.
Ici le silence recommença ; la reine essuya ses
joues et Louis reprit de la fermeté.
– Je disais, poursuivit le roi, que je devais
beaucoup à Votre Éminence.
Les yeux du cardinal dévorèrent Louis XIV,
car il sentait venir le moment suprême.
– Et, continua le roi, le principal objet de ma
visite était un remerciement bien sincère pour le
dernier témoignage d’amitié que vous avez bien
voulu m’envoyer.
Les joues du cardinal se creusèrent, ses lèvres
s’entrouvrirent et le plus lamentable soupir qu’il
eût jamais poussé se prépara à sortir de sa

799
poitrine.
– Sire, dit-il, j’aurai dépouillé ma pauvre
famille ; j’aurai ruiné tous les miens, ce qui peut
m’être imputé à mal ; mais au moins on ne dira
pas que j’ai refusé de tout sacrifier à mon roi.
Anne d’Autriche recommença ses pleurs.
– Cher monsieur Mazarin, dit le roi d’un ton
plus grave qu’on n’eût dû l’attendre de sa
jeunesse, vous m’avez mal compris, à ce que je
vois.
Mazarin se souleva sur son coude.
– Il ne s’agit point ici de ruiner votre chère
famille, ni de dépouiller vos serviteurs ; oh ! non,
cela ne sera point.
« Allons, il va me rendre quelque bribe, pensa
Mazarin ; tirons donc le morceau le plus large
possible. »
« Le roi va s’attendrir et faire le généreux,
pensa la reine ; ne le laissons pas s’appauvrir,
pareille occasion de fortune ne se représentera
jamais. »
– Sire, dit tout haut le cardinal, ma famille est

800
bien nombreuse et mes nièces vont être bien
privées, moi n’y étant plus.
– Oh ! s’empressa d’interrompre la reine,
n’ayez aucune inquiétude à l’endroit de votre
famille, cher monsieur Mazarin ; nous n’aurons
pas d’amis plus précieux que vos amis ; vos
nièces seront mes enfants, les sœurs de Sa
Majesté, et, s’il se distribue une faveur en France,
ce sera pour ceux que vous aimez.
« Fumée ! » pensa Mazarin, qui connaissait
mieux que personne le fond que l’on peut faire
sur les promesses des rois.
Louis lut la pensée du moribond sur son
visage.
– Rassurez-vous, cher monsieur de Mazarin,
lui dit-il avec un demi sourire triste sous son
ironie, Mlles de Mazarin perdront en vous perdant
leur bien le plus précieux ; mais elles n’en
resteront pas moins les plus riches héritières de
France, et puisque vous avez bien voulu me

801
donner leur dot...1
Le cardinal était haletant.
– Je la leur rends, continua Louis, en tirant de
sa poitrine et en allongeant vers le lit du cardinal
le parchemin qui contenait la donation qui, depuis
deux jours, avait soulevé tant d’orages dans
l’esprit de Mazarin.
– Que vous avais-je dit, monseigneur ?
murmura dans la ruelle une voix qui passa
comme un souffle.
– Votre Majesté me rend ma donation ! s’écria
Mazarin si troublé par la joie qu’il oublia son rôle
de bienfaiteur.
– Votre Majesté rend les quarante millions !
s’écria Anne d’Autriche, si stupéfaite qu’elle
oublia son rôle d’affligée.

1
« Avant sa mort, il résolut d’établir les deux nièces qui lui
restaient ; l’une [...], Marie de Mancini, fut fiancée à don
Lorenzo Colonna, connétable de Naples; l’autre, Hortense
Mancini, au fils du maréchal de la Meilleraie, qui quitta son
nom pour prendre celui de duc de Mazarin », Louis XIV et son
siècle, chap. XXXIV.

802
– Oui, monsieur le cardinal, oui, madame,
répondit Louis XIV, en déchirant le parchemin
que Mazarin n’avait pas encore osé reprendre ;
oui, j’anéantis cet acte qui spoliait toute une
famille ; le bien acquis par Son Éminence à mon
service est son bien et non le mien.
– Mais, sire, s’écria Anne d’Autriche, Votre
Majesté songe-t-elle qu’elle n’a pas dix mille
écus dans ses coffres ?
– Madame, je viens de faire ma première
action royale, et, je l’espère, elle inaugurera
dignement mon règne.
– Ah ! sire, vous avez raison ! s’écria
Mazarin ; c’est véritablement grand, c’est
véritablement généreux, ce que vous venez de
faire là !
Et il regardait, l’un après l’autre, les morceaux
de l’acte épars sur son lit, pour se bien assurer
qu’on avait déchiré la minute et non pas une
copie.
Enfin, ses yeux rencontrèrent celui où se
trouvait sa signature, et, la reconnaissant, il se

803
renversa tout pâmé sur son chevet.
Anne d’Autriche, sans force pour cacher ses
regrets, levait les mains et les yeux au ciel.
– Ah ! sire, s’écriait Mazarin, ah ! sire, serez-
vous béni ! Mon Dieu ! serez-vous aimé par toute
ma famille !... Per bacco ! si jamais un
mécontentement vous venait de la part des miens,
sire, froncez les sourcils et je sors de mon
tombeau.
Cette pantalonnade ne produisit pas tout l’effet
sur lequel avait compté Mazarin. Louis avait déjà
passé à des considérations d’un ordre plus élevé ;
et, quant à Anne d’Autriche, ne pouvant
supporter, sans s’abandonner à la colère qu’elle
sentait gronder en elle, et cette magnanimité de
son fils et cette hypocrisie du cardinal, elle se
leva et sortit de la chambre, peu soucieuse de
trahir ainsi son dépit.
Mazarin devina tout, et, craignant que
Louis XIV ne revînt sur sa première décision, il
se mit, pour entraîner les esprits sur une autre
voie, à crier comme plus tard devait le faire
Scapin, dans cette sublime plaisanterie que le

804
morose et grondeur Boileau osa reprocher à
Molière avoir faite.
Cependant, peu à peu les cris se calmèrent, et
quand Anne d’Autriche fut sortie de la chambre,
ils s’éteignirent même tout à fait.
– Monsieur le cardinal, dit le roi, avez-vous
maintenant quelque recommandation à me faire ?
– Sire, répondit Mazarin, vous êtes déjà la
sagesse même, la prudence en personne ; quant à
la générosité, je n’en parle pas : ce que vous
venez de faire dépasse ce que les hommes les
plus généreux de l’antiquité et des temps
modernes ont jamais fait.
Le roi demeura froid à cet éloge.
– Ainsi, dit-il, vous vous bornez à un
remerciement, monsieur, et votre expérience,
bien plus connue encore que ma sagesse, que ma
prudence et que ma générosité, ne vous fournit
pas un avis amical qui me serve pour l’avenir ?
Mazarin réfléchit un moment.
– Vous venez, dit-il, de faire beaucoup pour
moi, c’est-à-dire pour les miens, sire.

805
– Ne parlons plus de cela, dit le roi.
– Eh bien ! continua Mazarin, je veux vous
rendre quelque chose en échange de ces quarante
millions que vous abandonnez si royalement.
Louis XIV fit un mouvement qui indiquait que
toutes ces flatteries le faisaient souffrir.
– Je veux, reprit Mazarin, vous donner un
avis ; oui, un avis, et un avis plus précieux que
ces quarante millions.
– Monsieur le cardinal ! interrompit
Louis XIV.
– Sire, écoutez cet avis.
– J’écoute.
– Approchez-vous, sire, car je m’affaiblis...
Plus près, sire, plus près.
Le roi se courba sur le lit du mourant.
– Sire, dit Mazarin, si bas que le souffle de sa
parole arriva seul comme une recommandation
du tombeau aux oreilles attentives du jeune roi...
Sire, ne prenez jamais de Premier ministre.
Louis se redressa, étonné.

806
L’avis était une confession.
C’était un trésor, en effet, que cette confession
sincère de Mazarin. Le legs du cardinal au jeune
roi se composait de sept paroles seulement ; mais
ces sept paroles, Mazarin l’avait dit, elles valaient
quarante millions.
Louis en resta un instant étourdi.
Quant à Mazarin, il semblait avoir dit une
chose toute naturelle.
– Maintenant, à part votre famille, demanda le
jeune roi, avez-vous quelqu’un à me
recommander, monsieur de Mazarin ?
Un petit grattement se fit entendre le long des
rideaux de la ruelle.
Mazarin comprit.
– Oui ! oui ! s’écria-t-il vivement ; oui, sire ;
je vous recommande un homme sage, un honnête
homme, un habile homme.
– Dites son nom, monsieur le cardinal.
– Son nom vous est presque inconnu encore,
sire : c’est celui de M. Colbert, mon intendant.

807
Oh ! essayez de lui, ajouta Mazarin d’une voix
accentuée ; tout ce qu’il m’a prédit est arrivé ; il a
du coup d’œil, et ne s’est jamais trompé, ni sur
les choses, ni sur les hommes, ce qui est bien plus
surprenant encore. Sire, je vous dois beaucoup ;
mais je crois m’acquitter envers vous, en vous
donnant M. Colbert.
– Soit, dit faiblement Louis XIV ; car, ainsi
que le disait Mazarin, ce nom de Colbert lui était
bien inconnu, et il prenait cet enthousiasme du
cardinal pour le délire d’un mourant.
Le cardinal était retombé sur son oreiller.
– Pour cette fois, adieu, sire... adieu, murmura
Mazarin... je suis las et j’ai encore un rude
chemin à faire avant de me présenter devant mon
nouveau maître. Adieu, sire.
Le jeune roi sentit des larmes dans ses yeux ;
il se pencha sur le mourant, déjà à moitié
cadavre... puis il s’éloigna précipitamment.

FIN DU TOME PREMIER

808
809
Table

I. La lettre..................................................5
II. Le messager ...........................................24
III. L’entrevue..............................................42
IV. Le père et le fils .....................................59
V. Où il sera parlé de Cropoli, de
Cropole et d’un grand peintre
inconnu ..................................................72
VI. L’inconnu ..............................................85
VII. Parry ......................................................100
VIII. Ce qu’était Sa Majesté Louis XIV
à l’âge de vingt-deux ans.......................114
IX. Où l’inconnu de l’hôtellerie des
Médicis perd son incognito ...................139
X. L’arithmétique de M. de Mazarin..........164
XI. La politique de M. de Mazarin ..............182
XII. Le roi et le lieutenant.............................202

810
XIII. Marie de Mancini ..................................214
XIV. Où le roi et le lieutenant font
chacun preuve de mémoire....................228
XV. Le proscrit..............................................249
XVI. Remember ! ...........................................261
XVII. Où l’on cherche Aramis, et où
l’on ne retrouve que Bazin ....................285
XVIII. Où d’Artagnan cherche Porthos et
ne trouve que Mousqueton ....................305
XIX. Ce que d’Artagnan venait faire à
Paris .......................................................323
XX. De la société qui se forme rue des
Lombards à l’enseigne du Pilon-
d’Or, pour exploiter l’idée de M.
d’Artagnan.............................................334
XXI. Où d’Artagnan se prépare à
voyager pour la maison Planchet
et Compagnie.........................................358
XXII. D’Artagnan voyage pour la
maison Planchet et Compagnie .............374
XXIII. Où l’auteur est forcé, bien malgré

811
lui, de faire un peu d’histoire.................390
XXIV. Le trésor.................................................419
XXV. Le marais ...............................................436
XXVI. Le cœur et l’esprit..................................456
XXVII. Le lendemain .........................................477
XXVIII. La marchandise de contrebande ............492
XXIX. Où d’Artagnan commence à
craindre d’avoir placé son argent
et celui de Planchet à fonds perdu .........508
XXX. Les actions de la société Planchet
et Compagnie remontent au pair ...........525
XXXI. Monck se dessine...................................539
XXXII. Comment Athos et d’Artagnan se
retrouvent encore une fois à
l’hôtellerie de la Corne-du-Cerf ............549
XXXIII. L’audience .............................................577
XXXIV. De l’embarras des richesses...................594
XXXV. Sur le canal ............................................608
XXXVI. Comment d’Artagnan tira, comme
eût fait une fée, une maison de

812
plaisance d’une boîte de sapin...............628
XXXVII. Comment d’Artagnan régla le
passif de la société avant d’établir
son actif .................................................648
XXXVIII. Où l’on voit que l’épicier français
s’était déjà réhabilité au XVIIème
siècle ......................................................662
XXXIX. Le jeu de M. de Mazarin........................677
XL. Affaire d’État.........................................688
XLI. Le récit...................................................700
XLII. Où M. de Mazarin se fait prodigue........712
XLIII. Guénaud.................................................723
XLIV. Colbert ...................................................732
XLV. Confession d’un homme de bien ...........744
XLVI. La donation............................................757
XLVII. Comment Anne d’Autriche donna
un conseil à Louis XIV, et
comment M. Fouquet lui en donna
un autre ..................................................768
XLVIII. Agonie ...................................................787

813
814
Cet ouvrage est le 500e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

815
Alexandre Dumas
Le Vicomte de Bragelonne

BeQ
Alexandre Dumas
Le Vicomte de Bragelonne
II

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 508 : version 1.0

2
Le Vicomte de Bragelonne parut d’abord en
feuilleton dans Le Siècle du 20 octobre 1847 au
12 janvier 1850 avec quelques interruptions. La
première édition en librairie fut publiée en 26
volumes in 8° de 1848 à 1850 chez Michel Lévy.
Le roman fait suite aux Trois mousquetaires et
à Vingt ans après.
Le roman est présenté ici en six tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991.

3
Le Vicomte de Bragelonne

II

4
49

La première apparition de Colbert

Tout la nuit se passa en angoisses communes,


au mourant et au roi.
Le mourant attendait sa délivrance.
Le roi attendait sa liberté.
Louis ne se coucha point. Une heure après sa
sortie de la chambre du cardinal, il sut que le
mourant, reprenant un peu de forces, s’était fait
habiller, farder, peigner, et qu’il avait voulu
recevoir les ambassadeurs.
Pareil à Auguste, il considérait sans doute le
monde comme un grand théâtre, et voulait jouer
proprement le dernier acte de sa comédie.
Anne d’Autriche ne reparut plus chez le
cardinal, elle n’avait plus rien à y faire. Les
convenances furent un prétexte à son absence.

5
Au reste, le cardinal ne s’enquit point d’elle :
le conseil que la reine avait donné à son fils lui
était resté sur le cœur.
Vers minuit, encore tout fardé, Mazarin entra
en agonie. Il avait revu son testament et comme
ce testament était l’expression exacte de sa
volonté, et qu’il craignait qu’une influence
intéressée ne profitât de sa faiblesse pour faire
changer quelque chose à ce testament, il avait
donné le mot d’ordre à Colbert, lequel se
promenait dans le corridor qui conduisait à la
chambre à coucher du cardinal, comme la plus
vigilante des sentinelles.
Le roi, renfermé chez lui, dépêchait toutes les
heures sa nourrice vers l’appartement de
Mazarin, avec ordre de lui rapporter le bulletin
exact de la santé du cardinal.
Après avoir appris que Mazarin s’était fait
habiller, farder, peigner et avait reçu les
ambassadeurs, Louis apprit que l’on commençait
pour le cardinal les prières des agonisants.
À une heure du matin, Guénaud avait essayé le
dernier remède, dit remède héroïque. C’était un

6
reste des vieilles habitudes de ce temps
d’escrime, qui allait disparaître pour faire place à
un autre temps, que de croire que l’on pouvait
garder contre la mort quelque bonne botte
secrète.
Mazarin, après avoir pris le remède, respira
pendant près de dix minutes.
Aussitôt, il donna l’ordre que l’on répandît en
tout lieu et tout de suite le bruit d’une crise
heureuse.
Le roi, à cette nouvelle, sentit passer comme
une sueur froide sur son front : il avait entrevu le
jour de la liberté, l’esclavage lui paraissait plus
sombre, et moins acceptable que jamais.
Mais le bulletin qui suivit changea entièrement
la face des choses.
Mazarin ne respirait plus du tout, et suivait à
peine les prières que le curé de Saint-Nicolas-
des-Champs récitait auprès de lui.
Le roi se remit à marcher avec agitation dans
sa chambre, et à consulter, tout en marchant,
plusieurs papiers tirés d’une cassette, dont seul il

7
avait la clef.
Une troisième fois la nourrice retourna.
M. de Mazarin venait de faire un jeu de mots
et d’ordonner que l’on revernît sa Flore du
Titien1.
Enfin, vers deux heures et demie du matin, le
roi ne put résister à l’accablement ; depuis vingt-
quatre heures, il ne dormait pas.
Le sommeil, si puissant à son âge, s’empara
donc de lui et le terrassa pendant une heure
environ.
Mais il ne se coucha point pendant cette
heure ; il dormit sur son fauteuil.
Vers quatre heures, la nourrice, en rentrant
dans la chambre, le réveilla.
– Eh bien ? demanda le roi.
– Eh bien ! mon cher sire, dit la nourrice en
joignant les mains avec un air de commisération,
eh bien ! il est mort.

1
Conservée à la galerie des Offices à Florence.

8
Le roi se leva d’un seul coup et comme si un
ressort d’acier l’eût mis sur ses jambes.
– Mort ! s’écria-t-il.
– Hélas ! oui.
– Est-ce donc bien sûr ?
– Oui.
– Officiel ?
– Oui.
– La nouvelle en est-elle donnée ?
– Pas encore.
– Mais qui t’a dit, à toi, que le cardinal était
mort ?
– M. Colbert.
– M. Colbert ?
– Oui.
– Et lui-même était sûr de ce qu’il disait ?
– Il sortait de la chambre et avait tenu, pendant
quelques minutes, une glace devant les lèvres du
cardinal.
– Ah ! fit le roi ; et qu’est-il devenu, M.

9
Colbert ?
– Il vient de quitter la chambre de Son
Éminence.
– Pour aller où ?
– Pour me suivre.
– De sorte qu’il est... ?
– Là, mon cher sire, attendant à votre porte
que votre bon plaisir soit de le recevoir.
Louis courut à la porte, l’ouvrit lui-même et
aperçut dans le couloir Colbert debout et
attendant.
Le roi tressaillit à l’aspect de cette statue toute
vêtue de noir.
Colbert, saluant avec un profond respect, fit
deux pas vers Sa Majesté.
Louis rentra dans la chambre, en faisant à
Colbert signe de le suivre.
Colbert entra. Louis congédia la nourrice qui
ferma la porte en sortant.
Colbert se tint modestement debout près de
cette porte.

10
– Que venez-vous m’annoncer, monsieur ? dit
Louis, fort troublé d’être ainsi surpris dans sa
pensée intime qu’il ne pouvait complètement
cacher.
– Que M. le cardinal vient de trépasser, sire, et
que je vous apporte son dernier adieu.
Le roi demeura un instant pensif.
Pendant cet instant, il regardait attentivement
Colbert ; il était évident que la dernière pensée du
cardinal lui revenait à l’esprit.
– C’est vous qui êtes M. Colbert ? demanda-t-
il.
– Oui, sire.
– Fidèle serviteur de Son Éminence, à ce que
Son Éminence m’a dit elle même ?
– Oui, sire.
– Dépositaire d’une partie de ses secrets ?
– De tous.
– Les amis et les serviteurs de Son Éminence
défunte me seront chers, monsieur, et j’aurai soin
que vous soyez placé dans mes bureaux.

11
Colbert s’inclina.
– Vous êtes financier, monsieur, je crois.
– Oui, sire.
– Et M. le cardinal vous employait à son
économat ?
– J’ai eu cet honneur, sire.
– Jamais vous ne fîtes personnellement rien
pour ma maison, je crois.
– Pardon, sire ; c’est moi qui eus le bonheur
de donner à M. le cardinal l’idée d’une économie
qui met trois cent mille livres par an dans les
coffres de Sa Majesté.
– Quelle économie, monsieur ? demanda
Louis XIV.
– Votre Majesté sait que les cent-suisses ont
des dentelles d’argent de chaque côté de leurs
rubans ?
– Sans doute.
– Eh bien ! sire, c’est moi qui ai proposé que
l’on mit à ces rubans des dentelles d’argent faux.
Cela ne paraît point et cent mille écus font la

12
nourriture d’un régiment pendant le semestre ou
le prix de dix mille bons mousquets, ou la valeur
d’une flûte de dix canons prête à prendre la mer.
– C’est vrai, dit Louis XIV en considérant plus
attentivement le personnage, et voilà, par ma foi,
une économie bien placée ; d’ailleurs, il était
ridicule que des soldats portassent la même
dentelle que portent des seigneurs.
– Je suis heureux d’être approuvé par Sa
Majesté, dit Colbert.
– Est-ce là le seul emploi que vous teniez près
du cardinal ? demanda le roi.
– C’est moi que Son Éminence avait chargé
d’examiner les comptes de la surintendance, sire.
– Ah ! fit Louis XIV qui s’apprêtait à renvoyer
Colbert et que ce mot arrêta ; ah ! c’est vous que
Son Éminence avait chargé de contrôler M.
Fouquet. Et le résultat du contrôle ?
– Est qu’il y a déficit, sire ; mais si Votre
Majesté daigne me permettre...
– Parlez, monsieur Colbert.
– Je dois donner à Votre Majesté quelques

13
explications.
– Point du tout, monsieur ; c’est vous qui avez
contrôlé ces comptes, donnez-m’en le relevé.
– Ce sera facile, sire. Vide partout, argent
nulle part.
– Prenez-y garde, monsieur ; vous attaquez
rudement la gestion de M. Fouquet, lequel, à ce
que j’ai entendu dire cependant, est un habile
homme.
Colbert rougit, puis pâlit, car il sentit que, de
ce moment, il entrait en lutte avec un homme
dont la puissance balançait presque la puissance
de celui qui venait de mourir.
– Oui, sire, un très habile homme, répéta
Colbert en s’inclinant.
– Mais si M. Fouquet est un habile homme et
que, malgré cette habileté, l’argent manque, à qui
la faute ?
– Je n’accuse pas, sire, je constate.
– C’est bien ; faites vos comptes et présentez-
les-moi. Il y a déficit, dites vous ? Un déficit peut
être passager, le crédit revient, les fonds rentrent.

14
Colbert secoua sa grosse tête.
– Qu’est-ce donc ? dit le roi ; les revenus de
l’État sont-ils donc obérés à ce point qu’ils ne
soient plus des revenus ?
– Oui, sire, à ce point.
Le roi fit un mouvement.
– Expliquez-moi cela, monsieur Colbert.
– Que Votre Majesté formule clairement sa
pensée, et me dise ce qu’elle désire que je lui
explique.
– Vous avez raison. La clarté, n’est-ce pas ?
– Oui, sire, la clarté. Dieu est Dieu surtout
parce qu’il a fait la lumière.
– Eh bien, par exemple, reprit Louis XIV, si
aujourd’hui que M. le cardinal est mort et que me
voilà roi, si je voulais avoir de l’argent ?
– Votre Majesté n’en aurait pas.
– Oh ! voilà qui est étrange, monsieur ;
comment, mon surintendant ne me trouverait
point d’argent ?
– Non, sire.

15
– Sur cette année peut-être, je comprends
cela ; mais sur l’an prochain ?
– L’an prochain, sire, est mangé aussi ras que
l’an qui court.
– Mais l’an d’après alors ?
– Comme l’an prochain.
– Que me dites-vous là, monsieur Colbert ?
– Je dis qu’il y a quatre années engagées
d’avance.
– On fera un emprunt, alors.
– On en a fait trois, sire.
– Je créerai des offices pour les faire résigner
et l’on encaissera l’argent des charges.
– Impossible, sire, car il y a déjà eu créations
sur créations d’offices dont les provisions sont
livrées en blanc, en sorte que les acquéreurs en
jouissent sans les remplir. Voilà pourquoi Votre
Majesté ne peut résigner. De plus, sur chaque
traité, M. le surintendant a donné un tiers de
remise, en sorte que les peuples sont foulés sans
que Votre Majesté en profite.

16
Le roi fronça le sourcil.
– Soit, dit-il ; j’assemblerai les ordonnances
pour obtenir des porteurs un dégrèvement, une
liquidation à bon marché.
– Impossible, car les ordonnances ont été
converties en billets, lesquels billets, pour
commodité de rapport et facilité de transaction,
sont coupés en tant de parts que l’on ne peut plus
reconnaître l’original.
Louis, fort agité, se promenait de long en
large, le sourcil toujours froncé.
– Mais si cela était comme vous le dites,
monsieur Colbert, fit-il en s’arrêtant tout d’un
coup, je serais ruiné avant même de régner ?
– Vous l’êtes en effet, sire, repartit
l’impassible aligneur de chiffres.
– Mais cependant, monsieur, l’argent est
quelque part ?
– Oui, sire, et même pour commencer,
j’apporte à Votre Majesté une note de fonds que
M. le cardinal Mazarin n’a pas voulu relater dans
son testament, ni dans aucun acte quelconque ;

17
mais qu’il m’avait confiés, à moi.
– À vous ?
– Oui, sire, avec injonction de les remettre à
Votre Majesté.
– Comment ! outre les quarante millions du
testament ?
– Oui, sire.
– M. de Mazarin avait encore d’autres fonds ?
Colbert s’inclina.
– Mais c’était donc un gouffre que cet
homme ! murmura le roi. M. de Mazarin d’un
côté, M. Fouquet de l’autre ; plus de cent millions
peut-être pour eux deux ! Cela ne m’étonne point
que mes coffres soient vides.
Colbert attendait sans bouger.
– Et la somme que vous m’apportez en vaut-
elle la peine ? demanda le roi.
– Oui, sire ; la somme est assez ronde.
– Elle s’élève ?
– À treize millions de livres, sire.

18
– Treize millions ! s’écria Louis XIV en
frissonnant de joie. Vous dites treize millions,
monsieur Colbert.
– J’ai dit treize millions, oui, Votre Majesté.
– Que tout le monde ignore ?
– Que tout le monde ignore.
– Qui sont entre vos mains ?
– En mes mains, oui, sire.
– Et que je puis avoir ?
– Dans deux heures.
– Mais où sont-ils donc ?
– Dans la cave d’une maison que M. le
cardinal possédait en ville et qu’il veut bien me
laisser par une clause particulière de son
testament.
– Vous connaissez donc le testament du
cardinal ?
– J’en ai un double signé de sa main.
– Un double ?
– Oui, sire, et le voici.

19
Colbert tira simplement l’acte de sa poche et
le montra au roi.
Le roi lut l’article relatif à la donation de cette
maison.
– Mais, dit-il, il n’est question ici que de la
maison et nulle part l’argent n’est mentionné.
– Pardon, sire, il l’est dans ma conscience.
– Et M. de Mazarin s’en est rapporté à vous ?
– Pourquoi pas, sire ?
– Lui, l’homme défiant par excellence ?
– Il ne l’était pas pour moi, sire, comme Votre
Majesté peut le voir.
Louis arrêta avec admiration son regard sur
cette tête vulgaire, mais expressive.
– Vous êtes un honnête homme, monsieur
Colbert, dit le roi.
– Ce n’est pas une vertu, sire, c’est un devoir,
répondit froidement Colbert.
– Mais, ajouta Louis XIV, cet argent n’est-il
pas à la famille ?

20
– Si cet argent était à la famille, il serait porté
au testament du cardinal comme le reste de sa
fortune. Si cet argent était à la famille, moi qui ai
rédigé l’acte de donation fait en faveur de Votre
Majesté, j’eusse ajouté la somme de treize
millions à celle de quarante millions qu’on vous
offrait déjà.
– Comment ! s’écria Louis XIV, c’est vous
qui avez rédigé la donation, monsieur Colbert ?
– Oui, sire.
– Et le cardinal vous aimait ? ajouta naïvement
le roi.
– J’avais répondu à Son Éminence que Votre
Majesté n’accepterait point, dit Colbert de ce
même ton tranquille que nous avons dit et qui,
même dans les habitudes de la vie, avait quelque
chose de solennel.
Louis passa une main sur son front :
« Oh ! que je suis jeune, murmura-t-il tout bas,
pour commander aux hommes ! »
Colbert attendait la fin de ce monologue
intérieur.

21
Il vit Louis relever la tête.
– À quelle heure enverrai-je l’argent à Votre
Majesté ? demanda-t-il.
– Cette nuit, à onze heures. Je désire que
personne ne sache que je possède cet argent.
Colbert ne répondit pas plus que si la chose
n’avait point été dite pour lui.
– Cette somme est-elle en lingots ou en or
monnayé ?
– En or monnayé, sire.
– Bien.
– Où l’enverrai-je ?
– Au Louvre. Merci, monsieur Colbert.
Colbert s’inclina et sortit.
– Treize millions ! s’écria Louis XIV lorsqu’il
fut seul ; mais c’est un rêve !
Puis il laissa tomber son front dans ses mains,
comme s’il dormait effectivement.
Mais, au bout d’un instant, il releva le front,
secoua sa belle chevelure, se leva, et, ouvrant

22
violemment la fenêtre, il baigna son front brûlant
dans l’air vif du matin qui lui apportait l’âcre
senteur des arbres et le doux parfum des fleurs.
Une resplendissante aurore se levait à
l’horizon et les premiers rayons du soleil
inondèrent de flamme le front du jeune roi.
– Cette aurore est celle de mon règne,
murmura Louis XIV, et est-ce un présage que
vous m’envoyez, Dieu tout-puissant ?...

23
50

Le premier jour de la royauté de Louis XIV

Le matin, la mort du cardinal se répandit dans


le château, et du château dans la ville.
Les ministres Fouquet, Lyonne et Letellier
entrèrent dans la salle des séances pour tenir
conseil.
Le roi les fit mander aussitôt.
– Messieurs, dit-il, M. le cardinal a vécu. Je
l’ai laissé gouverner mes affaires ; mais à présent,
j’entends les gouverner moi-même. Vous me
donnerez vos avis quand je vous les demanderai.
Allez !
Les ministres se regardèrent avec surprise.
S’ils dissimulèrent un sourire, ce fut un grand
effort, car ils savaient que le prince, élevé dans
une ignorance absolue des affaires, se chargeait

24
là, par amour-propre, d’un fardeau trop lourd
pour ses forces.
Fouquet prit congé de ses collègues sur
l’escalier en leur disant :
– Messieurs, voilà bien de la besogne de
moins pour nous.
Et il monta tout joyeux dans son carrosse.
Les autres, un peu inquiets de la tournure que
prendraient les événements, s’en retournèrent
ensemble à Paris.
Le roi, vers les dix heures, passa chez sa mère,
avec laquelle il eut un entretien fort particulier ;
puis, après le dîner, il monta en voiture fermée et
se rendit tout droit au Louvre. Là il reçut
beaucoup de monde, et prit un certain plaisir à
remarquer l’hésitation de tous et la curiosité de
chacun.
Vers le soir, il commanda que les portes du
Louvre fussent fermées, à l’exception d’une
seule, de celle qui donnait sur le quai. Il mit en
sentinelle à cet endroit deux cent-suisses qui ne
parlaient pas un mot de français, avec consigne

25
de laisser entrer tout ce qui serait ballot, mais rien
autre chose, et de ne laisser rien sortir.
À onze heures précises, il entendit le
roulement d’un pesant chariot sous la voûte, puis
d’un autre, puis d’un troisième. Après quoi, la
grille roula sourdement sur ses gonds pour se
refermer.
Bientôt quelqu’un gratta de l’ongle à la porte
du cabinet. Le roi alla ouvrir lui-même, et il vit
Colbert, dont le premier mot fut celui-ci :
– L’argent est dans la cave de Votre Majesté.
Louis descendit alors et alla visiter lui-même
les barriques d’espèces, or et argent, que, par les
soins de Colbert, quatre hommes à lui venaient de
rouler dans un caveau dont le roi avait fait passer
la clef à Colbert le matin même. Cette revue
achevée, Louis rentra chez lui, suivi de Colbert,
qui n’avait pas réchauffé son immobile froideur
du moindre rayon de satisfaction personnelle.
– Monsieur, lui dit le roi, que voulez-vous que
je vous donne en récompense de ce dévouement
et de cette probité ?

26
– Rien absolument, sire.
– Comment, rien ? pas même l’occasion de me
servir ?
– Votre Majesté ne me fournirait pas cette
occasion que je ne la servirais pas moins. Il m’est
impossible de n’être pas le meilleur serviteur du
roi.
– Vous serez intendant des finances, monsieur
Colbert.
– Mais il y a un surintendant, sire ?
– Justement.
– Sire, le surintendant est l’homme le plus
puissant du royaume.
– Ah ! s’écria Louis en rougissant, vous
croyez ?
– Il me broiera en huit jours, sire ; car enfin,
Votre Majesté me donne un contrôle pour lequel
la force est indispensable. Intendant sous un
surintendant, c’est l’infériorité.
– Vous voulez des appuis... vous ne faites pas
fond sur moi ?

27
– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté
que M. Fouquet, du vivant de M. Mazarin, était le
second personnage du royaume ; mais voilà M.
Mazarin mort, et M. Fouquet est devenu le
premier.
– Monsieur, je consens à ce que vous me
disiez toutes choses aujourd’hui encore ; mais
demain, songez-y, je ne le souffrirai plus.
– Alors je serai inutile à Votre Majesté ?
– Vous l’êtes déjà, puisque vous craignez de
vous compromettre en me servant.
– Je crains seulement d’être mis hors d’état de
vous servir.
– Que voulez-vous alors ?
– Je veux que Votre Majesté me donne des
aides dans le travail de l’intendance.
– La place perd de sa valeur ?
– Elle gagne de la sûreté.
– Choisissez vos collègues.
– MM. Breteuil, Marin, Hervard.
– Demain, l’ordonnance paraîtra.

28
– Sire, merci !
– C’est tout ce que vous demandez ?
– Non, sire ; encore une chose...
– Laquelle ?
– Laissez-moi composer une Chambre de
justice.
– Pour quoi faire, cette Chambre de justice ?
– Pour juger les traitants et les partisans qui,
depuis dix ans, ont mal versé.
– Mais... que leur fera-t-on ?
– On en pendra trois, ce qui fera rendre gorge
aux autres.
– Je ne puis cependant commencer mon règne
par des exécutions, monsieur Colbert.
– Au contraire, sire, afin de ne pas le finir par
des supplices.
Le roi ne répondit pas.
– Votre Majesté consent-elle ? dit Colbert.
– Je réfléchirai, monsieur.
– Il sera trop tard quand la réflexion sera faite.

29
– Pourquoi ?
– Parce que nous avons affaire à des gens plus
forts que nous, s’ils sont avertis.
– Composez cette Chambre de justice,
monsieur.
– Je la composerai.
– Est-ce tout ?
– Non, sire ; il y a encore une chose
importante... Quels droits attache Votre Majesté à
cette intendance ?
– Mais... je ne sais... il y a des usages...
– Sire, j’ai besoin qu’à cette intendance soit
dévolu le droit de lire la correspondance avec
l’Angleterre.
– Impossible, monsieur, car cette
correspondance se dépouille au conseil ; M. le
cardinal lui-même le faisait.
– Je croyais que Votre Majesté avait déclaré
ce matin qu’elle n’aurait plus de conseil.
– Oui, je l’ai déclaré.
– Que Votre Majesté alors veuille bien lire

30
elle-même et toute seule ses lettres, surtout celles
d’Angleterre ; je tiens particulièrement à ce point.
– Monsieur, vous aurez cette correspondance
et m’en rendrez compte.
– Maintenant, sire, qu’aurai-je à faire des
finances ?
– Tout ce que M. Fouquet ne fera pas.
– C’est là ce que je demandais à Votre
Majesté. Merci, je pars tranquille.
Il partit en effet sur ces mots. Louis le regarda
partir. Colbert n’était pas encore à cent pas du
Louvre que le roi reçut un courrier d’Angleterre.
Après avoir regardé, sondé l’enveloppe, le roi la
décacheta précipitamment, et trouva tout d’abord
une lettre du roi Charles II. Voici ce que le prince
anglais écrivait à son royal frère :

Votre Majesté doit être fort inquiète de la


maladie de M. le cardinal Mazarin ; mais l’excès
du danger ne peut que vous servir. Le cardinal
est condamné par son médecin. Je vous remercie
de la gracieuse réponse que vous avez faite à ma

31
communication touchant lady Henriette Stuart,
ma sœur, et dans huit jours la princesse partira
pour Paris avec sa cour.
Il est doux pour moi de reconnaître la
paternelle amitié que vous m’avez témoignée, et
de vous appeler plus justement encore mon frère.
Il m’est doux, surtout, de prouver à Votre
Majesté combien je m’occupe de ce qui peut lui
plaire. Vous faites sourdement fortifier Belle-Île-
en-Mer. C’est un tort. Jamais nous n’aurons la
guerre ensemble. Cette mesure ne m’inquiète
pas ; elle m’attriste... Vous dépensez là des
millions inutiles, dites-le bien à vos ministres, et
croyez que ma police est bien informée ; rendez-
moi, mon frère, les mêmes services, le cas
échéant.

Le roi sonna violemment, et son valet de


chambre parut.
– M. Colbert sort d’ici et ne peut être loin...
Qu’on l’appelle ! s’écria-t-il.

32
Le valet de chambre allait exécuter l’ordre, le
roi l’arrêta.
– Non, dit-il, non... Je vois toute la trame de
cet homme. Belle-Île est à M. Fouquet ; Belle-Île
fortifiée, c’est une conspiration de M. Fouquet...
La découverte de cette conspiration, c’est la ruine
du surintendant, et cette découverte résulte de la
correspondance d’Angleterre ; voilà pourquoi
Colbert voulait avoir cette correspondance. Oh !
je ne puis cependant mettre toute ma force sur cet
homme ; il n’est que la tête, il me faut le bras.
Louis poussa tout à coup un cri joyeux.
– J’avais, dit-il au valet de chambre, un
lieutenant de mousquetaires ?
– Oui, sire ; M. d’Artagnan.
– Il a quitté momentanément mon service ?
– Oui, sire.
– Qu’on me le trouve, et que demain il soit ici
à mon lever.
Le valet de chambre s’inclina et sortit.

33
– Treize millions dans ma cave, dit alors le
roi ; Colbert tenant ma bourse et d’Artagnan
portant mon épée : je suis roi !

34
51

Une passion

Le jour même de son arrivée, en revenant du


Palais-Royal, Athos, comme nous l’avons vu,
rentra en son hôtel de la rue Saint-Honoré.
Il y trouva le vicomte de Bragelonne qui
l’attendait dans sa chambre en faisant la
conversation avec Grimaud.
Ce n’était pas une chose aisée que de causer
avec le vieux serviteur ; deux hommes seulement
possédaient ce secret : Athos et d’Artagnan. Le
premier y réussissait, parce que Grimaud
cherchait à le faire parler lui-même ; d’Artagnan,
au contraire, parce qu’il savait faire causer
Grimaud.
Raoul était occupé à se faire raconter le
voyage d’Angleterre, et Grimaud l’avait conté

35
dans tous ses détails avec un certain nombre de
gestes et huit mots, ni plus ni moins.
Il avait d’abord indiqué, par un mouvement
onduleux de la main, que son maître et lui avaient
traversé la mer.
– Pour quelque expédition ? avait demandé
Raoul.
Grimaud, baissant la tête, avait répondu : Oui.
– Où M. le comte courut des dangers ?
interrogea Raoul.
Grimaud haussa légèrement les épaules
comme pour dire : « Ni trop ni trop peu. »
– Mais encore, quels dangers ! insista Raoul.
Grimaud montra l’épée, il montra le feu et un
mousquet pendu au mur.
– M. le comte avait donc là-bas un ennemi ?
s’écria Raoul.
– Monck, répliqua Grimaud.
– Il est étrange, continua Raoul, que M. le
comte persiste à me regarder comme un novice et
à ne pas me faire partager l’honneur ou le danger

36
de ces rencontres.
Grimaud sourit.
C’est à ce moment que revint Athos.
L’hôte lui éclairait l’escalier, et Grimaud,
reconnaissant le pas de son maître, courut à sa
rencontre, ce qui coupa court à l’entretien.
Mais Raoul était lancé ; en voie
d’interrogation, il ne s’arrêta pas, et, prenant les
deux mains du comte avec une tendresse vive,
mais respectueuse :
– Comment se fait-il, monsieur, dit-il, que
vous partiez pour un voyage dangereux sans me
dire adieu, sans me demander l’aide de mon épée,
à moi qui dois être pour vous un soutien, depuis
que j’ai de la force ; à moi, que vous avez élevé
comme un homme ? Ah ! monsieur, voulez-vous
donc m’exposer à cette cruelle épreuve de ne plus
vous revoir jamais ?
– Qui vous a dit, Raoul, que mon voyage fut
dangereux ? répliqua le comte en déposant son
manteau et son chapeau dans les mains de
Grimaud, qui venait de lui dégrafer l’épée.

37
– Moi, dit Grimaud.
– Et pourquoi cela ? fit sévèrement Athos.
Grimaud s’embarrassait ; Raoul le prévint en
répondant pour lui.
– Il est naturel, monsieur, que ce bon Grimaud
me dise la vérité sur ce qui vous concerne. Par
qui serez-vous aimé, soutenu, si ce n’est par
moi ?
Athos ne répliqua point. Il fit un geste amical
qui éloigna Grimaud, puis s’assit dans un
fauteuil, tandis que Raoul demeurait debout
devant lui.
– Toujours est-il, continua Raoul, que votre
voyage était une expédition.,. et que le fer, le feu
vous ont menacé.
– Ne parlons plus de cela, vicomte, dit
doucement Athos ; je suis parti vite, c’est vrai ;
mais le service du roi Charles II exigeait ce
prompt départ. Quant à votre inquiétude, je vous
en remercie, et je sais que je puis compter sur
vous... Vous n’avez manqué de rien, vicomte, en
mon absence ?

38
– Non, monsieur, merci.
– J’avais ordonné à Blaisois de vous faire
compter cent pistoles au premier besoin d’argent.
– Monsieur, je n’ai pas vu Blaisois.
– Vous vous êtes passé d’argent, alors !
– Monsieur, il me restait trente pistoles de la
vente des chevaux que je pris lors de ma dernière
campagne, et M. le prince avait eu la bonté de me
faire gagner deux cents pistoles à son jeu, il y a
trois mois.
– Vous jouez ?... Je n’aime pas cela, Raoul.
– Je ne joue jamais, monsieur ; c’est M. le
prince qui m’a ordonné de tenir ses cartes à
Chantilly... un soir qu’il était venu un courrier du
roi. J’ai obéi ; le gain de la partie, M. le prince
m’a commandé de le prendre.
– Est-ce que c’est une habitude de la maison,
Raoul ? dit Athos en fronçant le sourcil.
– Oui, monsieur ; chaque semaine, M. le
prince fait, sur une cause ou sur une autre, un
avantage pareil à l’un de ses gentilshommes. Il y
a cinquante gentilshommes chez Son Altesse ;

39
mon tour s’est rencontré cette fois.
– Bien ! vous allâtes donc en Espagne1 ?
– Oui, monsieur, je fis un fort beau voyage, et
fort intéressant.
– Voilà un mois que vous êtes revenu ?
– Oui, monsieur.
– Et depuis ce mois ?
– Depuis ce mois...
– Qu’avez-vous fait ?
– Mon service, monsieur.
– Vous n’avez point été chez moi, à La Fère ?
Raoul rougit.
Athos le regarda de son œil fixe et tranquille.
– Vous auriez tort de ne pas me croire, dit
Raoul, je rougis et je le sens bien ; c’est malgré
moi. La question que vous me faites l’honneur de
m’adresser est de nature à soulever en moi
beaucoup d’émotions ; je rougis donc, parce que

1
Allusion au voyage de la cour jusqu’aux Pyrénées.

40
je suis ému, non parce que je mens.
– Je sais, Raoul, que vous ne mentez jamais.
– Non, monsieur.
– D’ailleurs, mon ami, vous auriez tort, ce que
je voulais vous dire...
– Je le sais bien, monsieur ; vous voulez me
demander si je n’ai pas été à Blois.
– Précisément.
– Je n’y suis pas allé ; je n’ai même pas aperçu
la personne dont vous voulez me parler.
La voix de Raoul tremblait en prononçant ces
paroles.
Athos, souverain juge en toute délicatesse,
ajouta aussitôt :
– Raoul, vous répondez avec un sentiment
pénible ; vous souffrez.
– Beaucoup, monsieur ; vous m’avez défendu
d’aller à Blois et de revoir Mlle de La Vallière.
Ici le jeune homme s’arrêta. Ce doux nom, si
charmant à prononcer, déchirait son cœur en
caressant ses lèvres.

41
– Et j’ai bien fait, Raoul, se hâta de dire
Athos. Je ne suis pas un père barbare ni injuste ;
je respecte l’amour vrai ; mais je pense pour vous
à un avenir... à un immense avenir. Un règne
nouveau va luire comme une aurore ; la guerre
appelle le jeune roi plein d’esprit chevaleresque.
Ce qu’il faut à cette ardeur héroïque, c’est un
bataillon de lieutenants jeunes et libres, qui
courent aux coups avec enthousiasme et tombent
en criant : « Vive le roi ! » au lieu de crier :
« Adieu, ma femme !... » Vous comprenez cela,
Raoul. Tout brutal que paraisse être mon
raisonnement, je vous adjure donc de me croire et
de détourner vos regards de ces premiers jours de
jeunesse où vous prîtes l’habitude d’aimer, jours
de molle insouciance qui attendrissent le cœur et
le rendent incapable de contenir ces fortes
liqueurs amères qu’on appelle la gloire et
l’adversité. Ainsi, Raoul, je vous le répète, voyez
dans mon conseil le seul désir de vous être utile,
la seule ambition de vous voir prospérer. Je vous
crois capable de devenir un homme remarquable ;
marchez seul, vous marcherez mieux et plus vite.
– Vous avez commandé, monsieur, répliqua

42
Raoul, j’obéis.
– Commandé ! s’écria Athos. Est-ce ainsi que
vous me répondez ! Je vous ai commandé ! Oh !
vous détournez mes paroles, comme vous
méconnaissez mes intentions ! je n’ai pas
commandé, j’ai prié.
– Non pas, monsieur, vous avez commandé,
dit Raoul avec opiniâtreté... mais n’eussiez-vous
fait qu’une prière, votre prière est encore plus
efficace qu’un ordre. Je n’ai pas revu Mlle de La
Vallière.
– Mais vous souffrez ! vous souffrez ! insista
Athos.
Raoul ne répondit pas.
– Je vous trouve pâli, je vous trouve attristé...
Ce sentiment est donc bien fort !
– C’est une passion, répliqua Raoul.
– Non... une habitude.
– Monsieur, vous savez que j’ai voyagé
beaucoup, que j’ai passé deux ans loin d’elle...
Toute habitude se peut rompre en deux années, je
crois... Eh bien ! au retour, j’aimais, non pas plus,

43
c’est impossible, mais autant. Mlle de La Vallière
est pour moi la compagne par excellence ; mais
vous êtes pour moi Dieu sur la terre... À vous je
sacrifierai tout.
– Vous auriez tort, dit Athos ; je n’ai plus
aucun droit sur vous. L’âge vous a émancipé1 ;
vous n’avez plus même besoin de mon
consentement. D’ailleurs, le consentement, je ne
le refuserai pas, après tout ce que vous venez de
me dire. Épousez Mlle de La Vallière, si vous le
voulez.
Raoul fit un mouvement, puis soudain :
– Vous êtes bon, monsieur, dit-il, et votre
concession me pénètre de reconnaissance ; mais
je n’accepterai pas.
– Voilà que vous refusez, à présent ?
– Oui, monsieur.
– Je ne vous en témoignerai rien, Raoul.
– Mais vous avez au fond du cœur une idée

1
Bragelonne, né en août 1633, a vingt-sept ans et demi à la
mort de Mazarin.

44
contre ce mariage. Vous ne me l’avez pas choisi.
– C’est vrai.
– Il suffit pour que je ne persiste pas :
j’attendrai.
– Prenez-y garde, Raoul ! ce que vous dites est
sérieux.
– Je le sais bien, monsieur ; j’attendrai, vous
dis-je.
– Quoi ! que je meure ? fit Athos très ému.
– Oh ! monsieur ! s’écria Raoul avec des
larmes dans la voix, est-il possible que vous me
déchiriez le cœur ainsi, à moi qui ne vous ai pas
donné un sujet de plainte ?
– Cher enfant, c’est vrai, murmura Athos en
serrant violemment ses lèvres pour comprimer
l’émotion dont il n’allait plus être maître. Non, je
ne veux point vous affliger ; seulement, je ne
comprends pas ce que vous attendrez...
Attendrez-vous que vous n’aimiez plus ?
– Ah ! pour cela, non, monsieur ; j’attendrai
que vous changiez d’avis.

45
– Je veux faire une épreuve, Raoul ; je veux
voir si Mlle de La Vallière attendra comme vous.
– Je l’espère, monsieur.
– Mais, prenez garde, Raoul ! si elle
n’attendait pas ! Ah ! vous êtes si jeune, si
confiant, si loyal... les femmes sont changeantes.
– Vous ne m’avez jamais dit de mal des
femmes, monsieur ; jamais vous n’avez eu à vous
en plaindre ; pourquoi vous en plaindre à moi, à
propos de Mlle de La Vallière ?
– C’est vrai, dit Athos en baissant les yeux...
jamais je ne vous ai dit de mal des femmes ;
jamais je n’ai eu à me plaindre d’elles ; jamais
Mlle de La Vallière n’a motivé un soupçon ; mais
quand on prévoit, il faut aller jusqu’aux
exceptions, jusqu’aux improbabilités ! Si, dis-je,
Mlle de La Vallière ne vous attendait pas ?
– Comment cela, monsieur ?
– Si elle tournait ses vues d’un autre côté ?
– Ses regards sur un autre homme, voulez-
vous dire ? fit Raoul pâle d’angoisse.
– C’est cela.

46
– Eh bien ! monsieur, je tuerais cet homme, dit
simplement Raoul, et tous les hommes que Mlle
de La Vallière choisirait, jusqu’à ce qu’un d’entre
eux m’eût tué ou jusqu’à ce que Mlle de La
Vallière m’eût rendu son cœur.
Athos tressaillit.
– Je croyais, reprit-il d’une voix sourde, que
vous m’appeliez tout à l’heure votre dieu, votre
loi en ce monde ?
– Oh ! dit Raoul tremblant, vous me
défendriez le duel ?
– Si je le défendais, Raoul ?
– Vous me défendriez d’espérer, monsieur, et,
par conséquent, vous ne me défendriez pas de
mourir.
Athos leva les yeux sur le vicomte.
Il avait prononcé ces mots avec une sombre
inflexion, qu’accompagnait le plus sombre
regard.
– Assez, dit Athos après un long silence, assez
sur ce triste sujet, où tous deux nous exagérons.
Vivez au jour le jour, Raoul ; faites votre service,

47
aimez Mlle de La Vallière, en un mot, agissez
comme un homme, puisque vous avez l’âge
d’homme ; seulement, n’oubliez pas que je vous
aime tendrement et que vous prétendez m’aimer.
– Ah ! monsieur le comte ! s’écria Raoul en
pressant la main d’Athos sur son cœur.
– Bien, cher enfant ; laissez-moi, j’ai besoin
de repos. À propos, M. d’Artagnan est revenu
d’Angleterre avec moi ; vous lui devez une visite.
– J’irai la lui rendre, monsieur, avec une bien
grande joie ; j’aime tant M. d’Artagnan !
– Vous avez raison : c’est un honnête homme
et un brave cavalier.
– Qui vous aime ! dit Raoul.
– J’en suis sûr... Savez-vous son adresse ?
– Mais au Louvre, au Palais-Royal, partout où
est le roi. Ne commande-t-il pas les
mousquetaires ?
– Non, pour le moment, M. d’Artagnan est en
congé ; il se repose... Ne le cherchez donc pas
aux postes de son service. Vous aurez de ses
nouvelles chez un certain M. Planchet.

48
– Son ancien laquais ?
– Précisément, devenu épicier.
– Je sais ; rue des Lombards ?
– Quelque chose comme cela... Ou rue des
Arcis1.
– Je trouverai, monsieur, je trouverai.
– Vous lui direz mille choses tendres de ma
part et l’amènerez dîner avec moi avant mon
départ pour La Fère.
– Oui, monsieur.
– Bonsoir, Raoul !
– Monsieur, je vous vois un ordre que je ne
vous connaissais pas ; recevez mes compliments.
– La Toison ?... c’est vrai... Hochet, mon fils...
qui n’amuse même plus un vieil enfant comme
moi... Bonsoir, Raoul !

1
Nom porté par une portion de l’actuelle rue Saint-Martin,
entre les rues de la Verrerie et Saint-Jacques-la-Boucherie.

49
52

La leçon de M. d’Artagnan

Raoul ne trouva pas le lendemain M.


d’Artagnan, comme il l’avait espéré. Il ne
rencontra que Planchet, dont la joie fut vive en
revoyant ce jeune homme, et qui sut lui faire
deux ou trois compliments guerriers qui ne
sentaient pas du tout l’épicerie. Mais comme
Raoul revenait de Vincennes, le lendemain,
ramenant cinquante dragons que lui avait confiés
M. le prince, il aperçut, sur la place Baudoyer, un
homme qui, le nez en l’air, regardait une maison
comme on regarde un cheval qu’on a envie
d’acheter.
Cet homme, vêtu d’un costume bourgeois
boutonné comme un pourpoint de militaire, coiffé
d’un tout petit chapeau, et portant au côté une
longue épée garnie de chagrin, tourna la tête

50
aussitôt qu’il entendit le pas des chevaux, et cessa
de regarder la maison pour voir les dragons.
C’était tout simplement M. d’Artagnan ; M.
d’Artagnan à pied ; d’Artagnan les mains derrière
le dos, qui passait une petite revue des dragons
après avoir passé une revue des édifices. Pas un
homme, pas une aiguillette, pas un sabot de
cheval n’échappa à son inspection.
Raoul marchait sur les flancs de sa troupe ;
d’Artagnan l’aperçut le dernier.
– Eh ! fit-il, eh ! mordioux !
– Je ne me trompe pas ? dit Raoul en poussant
son cheval.
– Non, tu ne te trompes pas ; bonjour !
répliqua l’ancien mousquetaire.
Et Raoul vint serrer avec effusion la main de
son vieil ami.
– Prends garde, Raoul, dit d’Artagnan, le
deuxième cheval du cinquième rang sera déferré
avant le pont Marie ; il n’a plus que deux clous

51
au pied de devant hors montoir1.
– Attendez-moi, dit Raoul, je reviens.
– Tu quittes ton détachement ?
– Le cornette est là pour me remplacer.
– Tu viens dîner avec moi ?
– Très volontiers, monsieur d’Artagnan.
– Alors fais vite, quitte ton cheval ou fais-
m’en donner un.
– J’aime mieux revenir à pied avec vous.

Raoul se hâta d’aller prévenir le cornette, qui


prit rang à sa place ; puis il mit pied à terre,
donna son cheval à l’un des dragons, et, tout
joyeux, prit le bras de M. d’Artagnan, qui le
considérait depuis toutes ces évolutions avec la
satisfaction d’un connaisseur.
– Et tu viens de Vincennes ? dit-il d’abord.
– Oui, monsieur le chevalier.

1
Hors montoir : droit.

52
– Le cardinal ?...
– Est bien malade ; on dit même qu’il est
mort1.
– Es-tu bien avec M. Fouquet ? demanda
d’Artagnan, montrant, par un dédaigneux
mouvement d’épaules, que cette mort de Mazarin
ne l’affectait pas outre mesure.
– Avec M. Fouquet ? dit Raoul. Je ne le
connais pas.
– Tant pis, tant pis, car un nouveau roi cherche
toujours à se faire des créatures.
– Oh ! le roi ne me veut pas de mal, répondit
le jeune homme.
– Je ne parle pas de la couronne, dit
d’Artagnan, mais du roi... Le roi, c’est M.
Fouquet, à présent que le cardinal est mort. Il
s’agit d’être très bien avec M. Fouquet, si tu ne
veux pas moisir toute ta vie comme j’ai moisi... Il
est vrai que tu as d’autres protecteurs, fort

1
L’indication rattache, artificiellement, ce chapitre à la
mort de Mazarin.

53
heureusement.
– M. le prince, d’abord.
– Usé, usé, mon ami.
– M. le comte de La Fère.
– Athos ? oh ! c’est différent ; oui, Athos... et
si tu veux faire un bon chemin en Angleterre, tu
ne peux mieux t’adresser. Je te dirai même, sans
trop de vanité, que moi-même j’ai quelque crédit
à la cour de Charles II. Voilà un roi, à la bonne
heure !
– Ah ! fit Raoul avec la curiosité naïve des
jeunes gens bien nés qui entendent parler
l’expérience et la valeur.
– Oui, un roi qui s’amuse, c’est vrai, mais qui
a su mettre l’épée à la main et apprécier les
hommes utiles. Athos est bien avec Charles II.
Prends-moi du service par là, et laisse un peu les
cuistres de traitants qui volent aussi bien avec des
mains françaises qu’avec des doigts italiens ;
laisse le petit pleurard de roi, qui va nous donner
un règne de François II. Sais-tu l’histoire, Raoul ?
– Oui, monsieur le chevalier.

54
– Tu sais que François II avait toujours mal
aux oreilles, alors ?
– Non, je ne le savais pas.
– Que Charles IX avait toujours mal à la tête ?
– Ah !
– Et Henri III toujours mal au ventre ?
Raoul se mit à rire.
– Eh bien ! mon cher ami, Louis XIV a
toujours mal au cœur ; c’est déplorable à voir,
qu’un roi soupire du soir au matin, et ne dise pas
une fois dans la journée : « Ventre-saint-gris ! »
ou « Corne de bœuf ! », quelque chose qui
réveille, enfin.
– C’est pour cela, monsieur le chevalier, que
vous avez quitté le service ? demanda Raoul.
– Oui.
– Mais vous-même, cher monsieur
d’Artagnan, vous jetez le manche après la
cognée ; vous ne ferez pas fortune.
– Oh ! moi, répliqua d’Artagnan d’un ton
léger, je suis fixé. J’avais quelque bien de ma

55
famille.
Raoul le regarda. La pauvreté de d’Artagnan
était proverbiale. Gascon, il enchérissait, par le
guignon, sur toutes les gasconnades de France et
de Navarre ; Raoul, cent fois, avait entendu
nommer Job et d’Artagnan, comme on nomme
les jumeaux Romulus et Rémus.
D’Artagnan surprit ce regard d’étonnement.
– Et puis ton père t’aura dit que j’avais été en
Angleterre ?
– Oui, monsieur le chevalier.
– Et que j’avais fait là une heureuse
rencontre ?
– Non, monsieur, j’ignorais cela.
– Oui, un de mes bons amis, un très grand
seigneur, le vice-roi d’Écosse et d’Irlande, m’a
fait retrouver un héritage.
– Un héritage ?
– Assez rond.
– En sorte que vous êtes riche ?
– Peuh !...

56
– Recevez mes bien sincères compliments.
– Merci... Tiens, voici ma maison.
– Place de Grève ?
– Oui ; tu n’aimes pas ce quartier ?
– Au contraire : l’eau est belle à voir... Oh ! la
jolie maison antique !
– L’Image-de-Notre-Dame, c’est un vieux
cabaret que j’ai transformé en maison depuis
deux jours.
– Mais le cabaret est toujours ouvert ?
– Pardieu !
– Et vous, où logez-vous ?
– Moi, je loge chez Planchet.
– Vous m’avez dit tout à l’heure : « Voici ma
maison ! »
– Je l’ai dit parce que c’est ma maison en
effet... j’ai acheté cette maison.
– Ah ! fit Raoul.

57
– Le denier dix1, mon cher Raoul ; une affaire
superbe !... J’ai acheté la maison trente mille
livres : elle a un jardin sur la rue de la
Mortellerie2 ; le cabaret se loue mille livres avec
le premier étage ; le grenier, ou second étage,
cinq cents livres.
– Allons donc !
– Sans doute.
– Un grenier cinq cents livres ? Mais ce n’est
pas habitable.
– Aussi ne l’habite-t-on pas ; seulement, tu
vois que ce grenier a deux fenêtres sur la place.
– Oui, monsieur.
– Eh bien ! chaque fois qu’on roue, qu’on
pend, qu’on écartèle ou qu’on brûle, les deux
fenêtres se louent jusqu’à vingt pistoles.
– Oh ! fit Raoul avec horreur.

1
Denier dix : qui rapporte 10% d’intérêt.
2
C’était l’actuelle rue de l’Hôtel-de-Ville, mais elle
débouchait sur la place de Grève. Elle devait son nom aux
morteliers, ouvriers et gâcheurs de mortiers.

58
– C’est dégoûtant, n’est-ce pas ? dit
d’Artagnan.
– Oh ! répéta Raoul.
– C’est dégoûtant, mais c’est comme cela...
Ces badauds de Parisiens sont parfois de
véritables anthropophages. Je ne conçois pas que
des hommes, des chrétiens, puissent faire de
pareilles spéculations.
– C’est vrai.
– Quant à moi, continua d’Artagnan, si
j’habitais cette maison, je fermerais, les jours
d’exécution, jusqu’aux trous de serrures ; mais je
ne l’habite pas.
– Et vous louez cinq cents livres ce grenier ?
– Au féroce cabaretier qui le sous-loue lui-
même... Je disais donc quinze cents livres.
– L’intérêt naturel de l’argent, dit Raoul, au
denier cinq.
– Juste. Il me reste le corps de logis du fond :
magasins, logements et caves inondées chaque
hiver, deux cents livres, et le jardin, qui est très
beau, très bien planté, très enfoui sous les murs et

59
sous l’ombre du portail de Saint Gervais et Saint-
Protais1, treize cents livres.
– Treize cents livres ! mais c’est royal.
– Voici l’histoire. Je soupçonne fort un
chanoine quelconque de la paroisse (ces
chanoines sont des Crésus), je le soupçonne donc
d’avoir loué ce jardin pour y prendre ses ébats.
Le locataire a donné pour nom M. Godard... C’est
un faux nom ou un vrai nom ; s’il est vrai, c’est
un chanoine ; s’il est faux, c’est quelque
inconnu ; pourquoi le connaîtrais-je ? Il paie
toujours d’avance. Aussi j’avais cette idée tout à
l’heure, quand je t’ai rencontré, d’acheter, place
Baudoyer, une maison dont les derrières se
joindraient à mon jardin, et feraient une
magnifique propriété. Tes dragons m’ont distrait
de mon idée. Tiens, prenons la rue de la
Vannerie2 : nous allons droit chez maître

1
La façade, due à Salomon de Brosse et à Clément
Métezeau, avait été terminée en 1657, alors que l’église avait
été construite à la Renaissance. Le parvis était étriqué.
2
Elle reliait la place de Grève à la rue de la Planche-Mibray
(actuellement rue Saint-Martin), et disparut lors de l’ouverture

60
Planchet.

D’Artagnan pressa le pas et amena en effet


Raoul chez Planchet, dans une chambre que
l’épicier avait cédée à son ancien maître. Planchet
était sorti, mais le dîner était servi. Il y avait chez
cet épicier un reste de la régularité, de la
ponctualité militaire.
D’Artagnan remit Raoul sur le chapitre de son
avenir.
– Ton père te tient sévèrement ? dit-il.
– Justement, monsieur le chevalier.
– Oh ! je sais qu’Athos est juste, mais serré,
peut-être ?
– Une main royale, monsieur d’Artagnan.
– Ne te gêne pas, garçon, si jamais tu as
besoin de quelques pistoles, le vieux
mousquetaire est là.

du boulevard de l’Hôtel-de-Ville (actuellement, avenue


Victoria).

61
– Cher monsieur d’Artagnan...
– Tu joues bien un peu ?
– Jamais.
– Heureux en femmes, alors ?... Tu rougis...
Oh ! petit Aramis, va ! Mon cher, cela coûte
encore plus cher que le jeu. Il est vrai qu’on se
bat quand on a perdu, c’est une compensation.
Bah ! le petit pleurard de roi fait payer l’amende
aux gens qui dégainent. Quel règne, mon pauvre
Raoul, quel règne ! Quand on pense que de mon
temps on assiégeait les mousquetaires dans les
maisons, comme Hector et Priam dans la ville de
Troie ; et alors les femmes pleuraient, et alors les
murailles riaient, et alors cinq cents gredins
battaient des mains et criaient : « Tue ! Tue ! »
quand il ne s’agissait pas d’un mousquetaire !
Mordioux ! vous ne verrez pas cela, vous autres.
– Vous tenez rigueur au roi, cher monsieur
d’Artagnan, et vous le connaissez à peine.
– Moi ? Écoute, Raoul : jour par jour, heure
par heure, prends bien note de mes paroles, je te
prédis ce qu’il fera. Le cardinal mort, il pleurera ;

62
bien : c’est ce qu’il fera de moins niais, surtout
s’il n’en pense pas une larme.
– Ensuite ?
– Ensuite, il se fera faire une pension par M.
Fouquet et s’en ira composer des vers à
Fontainebleau pour des Mancini quelconques à
qui la reine arrachera les yeux. Elle est espagnole,
vois-tu, la reine, et elle a pour belle-mère Mme
Anne d’Autriche. Je connais cela, moi, les
Espagnoles de la maison d’Autriche.
– Ensuite ?
– Ensuite, après avoir fait arracher les galons
d’argent de ses Suisses parce que la broderie
coûte trop cher, il mettra les mousquetaires à
pied, parce que l’avoine et le foin du cheval
coûtent cinq sols par jour.
– Oh ! ne dites pas cela.
– Que m’importe ! je ne suis plus
mousquetaire, n’est-ce pas ? Qu’on soit à cheval,
à pied, qu’on porte une lardoire, une broche, une
épée ou rien, que m’importe ?
– Cher monsieur d’Artagnan, je vous en

63
supplie, ne me dites plus de mal du roi... Je suis
presque à son service, et mon père m’en voudrait
beaucoup d’avoir entendu, même de votre
bouche, des paroles offensantes pour Sa Majesté.
– Ton père ?... Eh ! c’est un chevalier de toute
cause véreuse. Pardieu ! oui, ton père est un
brave, un César, c’est vrai ; mais un homme sans
coup d’œil.
– Allons, bon ! chevalier, dit Raoul en riant,
voilà que vous allez dire du mal de mon père, de
celui que vous appeliez le grand Athos ; vous êtes
en veine méchante aujourd’hui, et la richesse
vous rend aigre, comme les autres la pauvreté.
– Tu as, pardieu, raison ; je suis un bélître, et
je radote ; je suis un malheureux vieilli, une corde
à fourrage effilée, une cuirasse percée, une botte
sans semelle, un éperon sans molette ; mais fais-
moi un plaisir, dis moi une seule chose.
– Quelle chose, cher monsieur d’Artagnan ?
– Dis-moi ceci : « Mazarin était un croquant. »
– Il est peut-être mort.
– Raison de plus ; je dis était ; si je n’espérais

64
pas qu’il fût mort, je te prierais de dire :
« Mazarin est un croquant. » Dis, voyons, dis,
pour l’amour de moi.
– Allons, je le veux bien.
– Dis !
– Mazarin était un croquant, dit Raoul en
souriant au mousquetaire, qui s’épanouissait
comme en ses beaux jours.
– Un moment, fit celui-ci. Tu as dit la
première proposition ; voici la conclusion.
Répète, Raoul, répète : « Mais je regretterais
Mazarin. »
– Chevalier !
– Tu ne veux pas le dire, je vais le dire deux
fois pour toi... Mais tu regretterais Mazarin.
Ils riaient encore et discutaient cette rédaction
d’une profession de principes, quand un des
garçons épiciers entra.
– Une lettre, monsieur, dit-il, pour M.
d’Artagnan.
– Merci... Tiens !... s’écria le mousquetaire.

65
– L’écriture de M. le comte, dit Raoul.
– Oui, oui.
Et d’Artagnan décacheta.

Cher ami, disait Athos, on vient de me prier


de la part du roi de vous faire chercher...

– Moi ? dit d’Artagnan, laissant tomber le


papier sous la table.
Raoul le ramassa et continua de lire tout haut :

Hâtez-vous... Sa Majesté a grand besoin de


vous parler, et vous attend au Louvre.

– Moi ? répéta encore le mousquetaire.


– Hé ! hé ! dit Raoul.
– Oh ! oh ! répondit d’Artagnan. Qu’est-ce
que cela veut dire ?

66
53

Le roi

Le premier mouvement de surprise passé,


d’Artagnan relut encore le billet d’Athos.
– C’est étrange, dit-il, que le roi me fasse
appeler.
– Pourquoi, dit Raoul, ne croyez-vous pas,
monsieur, que le roi doive regretter un serviteur
tel que vous ?
– Oh ! oh ! s’écria l’officier en riant du bout
des dents, vous me la donnez belle, maître Raoul.
Si le roi m’eût regretté, il ne m’eût pas laissé
partir. Non, non, je vois là quelque chose de
mieux, ou de pis, si vous voulez.
– De pis ! Quoi donc, monsieur le chevalier ?
– Tu es jeune, tu es confiant, tu es admirable...
Comme je voudrais être encore où tu en es !

67
Avoir vingt-quatre ans1, le front uni ou le cerveau
vide de tout, si ce n’est de femmes, d’amour ou
de bonne intentions... Oh ! Raoul ! tant que tu
n’auras pas reçu les sourires des rois et les
confidences des reines ; tant que tu n’auras pas eu
deux cardinaux tués sous toi, l’un tigre, l’autre
renard ; tant que tu n’auras pas... Mais à quoi bon
toutes ces niaiseries ? Il faut nous quitter, Raoul !
– Comme vous me dites cela ! Quel air grave !
– Eh ! mais la chose en vaut la peine... Écoute-
moi : j’ai une belle recommandation à te faire.
– J’écoute, cher monsieur d’Artagnan.
– Tu vas prévenir ton père de mon départ.
– Vous partez ?
– Pardieu !... Tu lui diras que je suis passé en
Angleterre et que j’habite ma petite maison de
plaisance.
– En Angleterre, vous !... Et les ordres du roi ?
– Je te trouve de plus en plus naïf : tu te

1
Voir note du chap. 51 : « Bragelonne, né en août 1633, a
vingt-sept ans et demi à la mort de Mazarin. »

68
figures que je vais comme cela me rendre au
Louvre et me remettre à la disposition de ce petit
louveteau couronné ?
– Louveteau ! le roi ? Mais, monsieur le
chevalier, vous êtes fou.
– Je ne fus jamais si sage, au contraire. Tu ne
sais donc pas ce qu’il veut faire de moi, ce digne
fils de Louis le Juste ?... Mais, mordioux ! c’est
de la politique... Il veut me faire embastiller
purement et simplement, vois-tu.
– À quel propos ? s’écria Raoul effaré de ce
qu’il entendait.
– À propos de ce que je lui ai dit un certain
jour à Blois... J’ai été vif ; il s’en souvient.
– Vous lui avez dit ?
– Qu’il était un ladre, un polisson, un niais.
– Ah ! mon Dieu !... dit Raoul ; est-il possible
que de pareils mots soient sortis de votre
bouche ?
– Peut-être que je ne te donne pas la lettre de
mon discours, mais au moins je t’en donne le
sens.

69
– Mais le roi vous eût fait arrêter tout de
suite !
– Par qui ? C’était moi qui commandais les
mousquetaires : il eût fallu me commander à moi-
même de me conduire en prison ; je n’y eusse
jamais consenti ; je me fusse résisté à moi-
même... Et puis j’ai passé en Angleterre... plus de
d’Artagnan... Aujourd’hui, le cardinal est mort ou
à peu près : on me sait à Paris ; on met la main
sur moi.
– Le cardinal était donc votre protecteur ?
– Le cardinal me connaissait ; il savait de moi
certaines particularités ; j’en savais de lui
certaines aussi : nous nous apprécions
mutuellement... Et puis, en rendant son âme au
diable, il aura conseillé à Anne d’Autriche de me
faire habiter en lieu sûr. Va donc trouver ton
père, conte-lui le fait, et adieu !
– Mon cher monsieur d’Artagnan, dit Raoul
tout ému après avoir regardé par la fenêtre, vous
ne pouvez pas même fuir.
– Pourquoi donc ?

70
– Parce qu’il y a en bas un officier des Suisses
qui vous attend.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il vous arrêtera.
D’Artagnan partit d’un éclat de rire
homérique.
– Oh ! je sais bien que vous lui résisterez, que
vous le combattrez même ; je sais bien que vous
serez vainqueur ; mais c’est de la rébellion, cela,
et vous êtes officier vous-même, sachant ce que
c’est que la discipline.
– Diable d’enfant ! comme c’est élevé, comme
c’est logique ! grommela d’Artagnan.
– Vous m’approuvez, n’est-ce pas ?
– Oui. Au lieu de passer par la rue où ce benêt
m’attend, je vais m’esquiver simplement par les
derrières. J’ai un cheval à l’écurie ; il est bon ; je
le crèverai, mes moyens me le permettent, et, de
cheval crevé en cheval crevé, j’arriverai à
Boulogne en onze heures ; je sais le chemin... Ne
dis plus qu’une chose à ton père.
– Laquelle ?

71
– C’est que... ce qu’il sait bien est placé chez
Planchet, sauf un cinquième, et que...
– Mais, mon cher monsieur d’Artagnan,
prenez bien garde ; si vous fuyez, on va dire deux
choses.
– Lesquelles, cher ami ?
– D’abord, que vous avez eu peur.
– Oh ! qui donc dira cela ?
– Le roi tout le premier.
– Eh bien ! mais... il dira la vérité. J’ai peur.
– La seconde, c’est que vous vous sentiez
coupable.
– Coupable de quoi ?
– Mais des crimes que l’on voudra bien vous
imputer.
– C’est encore vrai... Et alors tu me conseilles
d’aller me faire embastiller ?
– M. le comte de La Fère vous le conseillerait
comme moi.
– Je le sais pardieu bien ! dit d’Artagnan

72
rêveur ; tu as raison, je ne me sauverai pas. Mais
si l’on me jette à la Bastille ?
– Nous vous en tirerons, dit Raoul d’un air
tranquille et calme.
– Mordioux ! s’écria d’Artagnan en lui prenant
la main, tu as dit cela d’une brave façon, Raoul ;
c’est de l’Athos tout pur. Eh bien ! je pars.
N’oublie pas mon dernier mot.
– Sauf un cinquième, dit Raoul.
– Oui, tu es un joli garçon, et je veux que tu
ajoutes une chose à cette dernière.
– Parlez !
– C’est que, si vous ne me tirez pas de la
Bastille et que j’y meure... Oh ! cela s’est vu... et
je serais un détestable prisonnier, moi qui fus un
homme passable... en ce cas, je donne trois
cinquièmes à toi et le quatrième à ton père.
– Chevalier !
– Mordioux ! si vous voulez m’en faire dire,
des messes, vous êtes libres.
Cela dit, d’Artagnan décrocha son baudrier,

73
ceignit son épée, prit un chapeau dont la plume
était fraîche, et tendit la main à Raoul, qui se jeta
dans ses bras.
Une fois dans la boutique, il lança un coup
d’œil sur les garçons, qui considéraient la scène
avec un orgueil mêlé de quelque inquiétude ; puis
plongeant la main dans une caisse de petits
raisins secs de Corinthe, il poussa vers l’officier,
qui attendait philosophiquement devant la porte
de la boutique.
– Ces traits !... C’être vous, monsieur de
Friedisch ! s’écria gaiement le mousquetaire. Eh !
eh ! nous arrêtons donc nos amis ?
– Arrêter ! firent entre eux les garçons.
– C’est moi, dit le Suisse. Ponchour, monsir
d’Artagnan.
– Faut-il vous donner mon épée ? Je vous
préviens qu’elle est longue et lourde. Laissez-la-
moi jusqu’au Louvre ; je suis tout bête quand je
n’ai pas d’épée par les rues, et vous seriez encore
plus bête que moi d’en avoir deux.
– Le roi n’afre bas dit, répliqua le Suisse,

74
cartez tonc votre épée.
– Eh bien ! c’est fort gentil de la part du roi.
Partons vite.
M. de Friedisch n’était pas causeur, et
d’Artagnan avait beaucoup trop à penser pour
l’être. De la boutique de Planchet au Louvre, il
n’y avait pas loin ; on arriva en dix minutes. Il
faisait nuit alors.
M. de Friedisch voulut entrer par le guichet.
– Non, dit d’Artagnan, vous perdrez du temps
par là : prenez le petit escalier.
Le Suisse fit ce que lui recommandait
d’Artagnan et le conduisit au vestibule du cabinet
de Louis XIV. Arrivé là, il salua son prisonnier,
et, sans rien dire, retourna à son poste.
D’Artagnan n’avait pas eu le temps de se
demander pourquoi on ne lui ôtait pas son épée,
que la porte du cabinet s’ouvrit et qu’un valet de
chambre appela :
– Monsieur d’Artagnan !
Le mousquetaire prit sa tenue de parade et
entra, l’œil grand ouvert, le front calme, la

75
moustache roide.
Le roi était assis devant sa table et écrivait.
Il ne se dérangea point quand le pas du
mousquetaire retentit sur le parquet ; il ne tourna
même pas la tête. D’Artagnan s’avança jusqu’au
milieu de la salle, et voyant que le roi ne faisait
pas attention à lui, comprenant d’ailleurs fort bien
que c’était de l’affectation, sorte de préambule
fâcheux pour l’explication qui se préparait, il
tourna le dos au prince et se mit à regarder de
tous ses yeux les fresques de la corniche et les
lézardes du plafond. Cette manœuvre fut
accompagnée de ce petit monologue tacite :
« Ah ! tu veux m’humilier, toi que j’ai vu tout
petit, toi que j’ai sauvé comme mon enfant, toi
que j’ai servi comme mon Dieu, c’est-à-dire pour
rien... Attends, attends ; tu vas voir ce que peut
faire un homme qui a siffloté l’air du branle des
Huguenots à la barbe de M. le cardinal, le vrai
cardinal ! »
Louis XIV se retourna en ce moment.
– Vous êtes là, monsieur d’Artagnan ? dit-il.

76
D’Artagnan vit le mouvement et l’imita.
– Oui, sire, dit-il.
– Bien, veuillez attendre que j’aie additionné.
D’Artagnan ne répondit rien ; seulement il
s’inclina.
« C’est assez poli, pensa-t-il, et je n’ai rien à
dire. »
Louis fit un trait de plume violent et jeta sa
plume avec colère.
« Va, fâche-toi pour te mettre en train, pensa
le mousquetaire, tu me mettras à mon aise : aussi
bien, je n’ai pas l’autre jour, à Blois, vidé le fond
du sac. »
Louis se leva, passa une main sur son front ;
puis, s’arrêtant vis-à-vis de d’Artagnan, il le
regarda d’un air impérieux et bienveillant tout à
la fois.
« Que me veut-il ? Voyons, qu’il finisse »,
pensa le mousquetaire.
– Monsieur, dit le roi, vous savez sans doute
que M. le cardinal est mort ?

77
– Je m’en doute, sire.
– Vous savez par conséquent que je suis
maître chez moi ?
– Ce n’est pas une chose qui date de la mort
du cardinal, sire ; on est toujours maître chez soi
quand on veut.
– Oui ; mais vous vous rappelez tout ce que
vous m’avez dit à Blois ?
« Nous y voici, pensa d’Artagnan ; je ne
m’étais pas trompé. Allons, tant mieux ! c’est
signe que j’ai le flair assez fin encore. »
– Vous ne me répondez pas ? dit Louis.
– Sire, je crois me souvenir...
– Vous croyez seulement ?
– Il y a longtemps.
– Si vous ne vous rappelez pas, je me
souviens, moi. Voici ce que vous m’avez dit ;
écoutez avec attention.
– Oh ! j’écoute de toutes mes oreilles, sire ;
car vraisemblablement la conversation tournera
d’une façon intéressante pour moi.

78
Louis regarda encore une fois le mousquetaire.
Celui-ci caressa la plume de son chapeau, puis sa
moustache, et attendit intrépidement.
Louis XIV continua :
– Vous avez quitté mon service, monsieur,
après m’avoir dit toute la vérité ?
– Oui, sire.
– C’est-à-dire après m’avoir déclaré tout ce
que vous croyiez être vrai sur ma façon de penser
et d’agir. C’est toujours un mérite. Vous
commençâtes par me dire que vous serviez ma
famille depuis trente-quatre ans, et que vous étiez
fatigué.
– Je l’ai dit, oui, sire.
– Et vous avez avoué ensuite que cette fatigue
était un prétexte, que le mécontentement était la
cause réelle.
– J’étais mécontent, en effet ; mais ce
mécontentement ne s’est trahi nulle part, que je
sache, et si comme un homme de cœur, j’ai parlé
haut devant Votre Majesté, je n’ai pas même
pensé en face de quelqu’un autre.

79
– Ne vous excusez pas, d’Artagnan, et
continuez de m’écouter. En me faisant le
reproche que vous étiez mécontent, vous reçûtes
pour réponse une promesse ; je vous dis :
« Attendez. » Est-ce vrai ?
– Oui, sire, vrai comme ce que je vous disais.
– Vous me répondîtes : « Plus tard ? Non pas ;
tout de suite, à la bonne heure !... » Ne vous
excusez pas, vous dis-je... C’était naturel ; mais
vous n’aviez pas de charité pour votre prince,
monsieur d’Artagnan.
– Sire... de la charité !... pour un roi, de la part
d’un pauvre soldat !
– Vous me comprenez bien ; vous savez bien
que j’en avais besoin ; vous savez bien que je
n’étais pas le maître ; vous savez bien que j’avais
l’avenir en espérance. Or, vous me répondîtes,
quand je parlai de cet avenir : « Mon congé... tout
de suite ! »
D’Artagnan mordit sa moustache.
– C’est vrai, murmura-t-il.
– Vous ne m’avez pas flatté quand j’étais dans

80
la détresse, ajouta Louis XIV.
– Mais, dit d’Artagnan relevant la tête avec
noblesse, je n’ai pas flatté Votre Majesté pauvre,
je ne l’ai point trahie non plus. J’ai versé mon
sang pour rien ; j’ai veillé comme un chien à la
porte, sachant bien qu’on ne me jetterait ni pain,
ni os. Pauvre aussi, moi, je n’ai rien demandé que
le congé dont Votre Majesté parle.
– Je sais que vous êtes un brave homme ; mais
j’étais un jeune homme, vous deviez me
ménager... Qu’aviez-vous à reprocher au roi ?
qu’il laissait Charles II sans secours ?... disons
plus... qu’il n’épousait point Mlle de Mancini ?
En disant ce mot, le roi fixa sur le
mousquetaire un regard profond.
« Ah ! ah ! pensa ce dernier, il fait plus que se
souvenir, il devine... Diable ! »
– Votre jugement, continua Louis XIV,
tombait sur le roi et tombait sur l’homme... Mais,
monsieur d’Artagnan... cette faiblesse, car vous
regardiez cela comme une faiblesse...
D’Artagnan ne répondit pas.

81
– Vous me la reprochiez aussi à l’égard de M.
le cardinal défunt ; car M. le cardinal ne m’a-t-il
pas élevé, soutenu ?... en s’élevant, en se
soutenant lui-même, je le sais bien ; mais enfin,
le bienfait demeure acquis. Ingrat, égoïste, vous
m’eussiez donc plus aimé, mieux servi ?
– Sire...
– Ne parlons plus de cela, monsieur : ce serait
causer à vous trop de regrets, à moi trop de peine.
D’Artagnan n’était pas convaincu. Le jeune
roi, en reprenant avec lui un ton de hauteur,
n’avançait pas dans les affaires.
– Vous avez réfléchi depuis ? reprit
Louis XIV.
– À quoi, sire ? demanda poliment
d’Artagnan.
– Mais à tout ce que je vous dis, monsieur.
– Oui, sire, sans doute...
– Et vous n’avez attendu qu’une occasion de
revenir sur vos paroles ?
– Sire...

82
– Vous hésitez, ce me semble...
– Je ne comprends pas bien ce que Votre
Majesté me fait l’honneur de me dire.
Louis fronça le sourcil.
– Veuillez m’excuser, sire ; j’ai l’esprit
particulièrement épais... les choses n’y pénètrent
qu’avec difficulté ; il est vrai qu’une fois entrées,
elles y restent.
– Oui, vous me semblez avoir de la mémoire.
– Presque autant que Votre Majesté.
– Alors, donnez-moi vite une solution... Mon
temps est cher. Que faites vous depuis votre
congé ?
– Ma fortune, sire.
– Le mot est dur, monsieur d’Artagnan.
– Votre Majesté le prend en mauvaise part,
certainement. Je n’ai pour le roi qu’un profond
respect, et, fussé-je impoli, ce qui peut s’excuser
par ma longue habitude des camps et des
casernes, Sa Majesté est trop au-dessus de moi
pour s’offenser d’un mot échappé innocemment à

83
un soldat.
– En effet, je sais que vous avez fait une action
d’éclat en Angleterre, monsieur. Je regrette
seulement que vous ayez manqué à votre
promesse.
– Moi ? s’écria d’Artagnan.
– Sans doute... Vous m’aviez engagé votre foi
de ne servir aucun prince en quittant mon
service... Or, c’est pour le roi Charles II que vous
avez travaillé à l’enlèvement merveilleux de M.
Monck.
– Pardonnez-moi, sire, c’est pour moi.
– Cela vous a réussi ?
– Comme aux capitaines du XVe siècle les
coups de main et les aventures.
– Qu’appelez-vous réussite ? une fortune ?
– Cent mille écus, sire, que je possède : c’est,
en une semaine, le triple de tout ce que j’avais eu
d’argent en cinquante années.
– La somme est belle... mais vous êtes
ambitieux, je crois ?

84
– Moi, sire ? Le quart me semblait un trésor, et
je vous jure que je ne pense pas à l’augmenter.
– Ah ! vous comptez demeurer oisif ?
– Oui, sire.
– Quitter l’épée ?
– C’est fait déjà.
– Impossible, monsieur d’Artagnan, dit Louis
avec résolution.
– Mais, sire...
– Eh bien ?
– Pourquoi ?
– Parce que je ne le veux pas ! dit le jeune
prince d’une voix tellement grave et impérieuse,
que d’Artagnan fit un mouvement de surprise,
d’inquiétude même.
– Votre Majesté me permettra-t-elle un mot de
réponse ? demanda-t-il.
– Dites.
– Cette résolution, je l’avais prise étant pauvre
et dénué.

85
– Soit. Après ?
– Or, aujourd’hui que, par mon industrie, j’ai
acquis un bien-être assuré, Votre Majesté me
dépouillerait de ma liberté, Votre Majesté me
condamnerait au moins lorsque j’ai bien gagné le
plus.
– Qui vous a permis, monsieur, de sonder mes
desseins et de compter avec moi ? reprit Louis
d’une voix presque courroucée ; qui vous a dit ce
que je ferai, ce que vous ferez vous-même ?
– Sire, dit tranquillement le mousquetaire, la
franchise, à ce que je vois, n’est plus à l’ordre de
la conversation, comme le jour où nous nous
expliquâmes à Blois.
– Non, monsieur, tout est changé.
– J’en fais à Votre Majesté mes sincères
compliments ; mais...
– Mais vous n’y croyez pas ?
– Je ne suis pas un grand homme d’État,
cependant j’ai mon coup d’œil pour les affaires ;
il ne manque pas de sûreté ; or, je ne vois pas tout
à fait comme Votre Majesté, sire. Le règne de

86
Mazarin est fini, mais celui des financiers
commence. Ils ont l’argent : Votre Majesté ne
doit pas en voir souvent. Vivre sous la patte de
ces loups affamés, c’est dur pour un homme qui
comptait sur l’indépendance.
À ce moment quelqu’un gratta à la porte du
cabinet ; le roi leva la tête orgueilleusement.
– Pardon, monsieur d’Artagnan, dit-il ; c’est
M. Colbert qui vient me faire un rapport. Entrez,
monsieur Colbert.
D’Artagnan s’effaça. Colbert entra, des
papiers à la main, et vint au-devant du roi.
Il va sans dire que le Gascon ne perdit pas
l’occasion d’appliquer son coup d’œil si fin et si
vif sur la nouvelle figure qui se présentait.
– L’instruction est donc faite ? demanda le roi
à Colbert.
– Oui, sire.
– Et l’avis des instructeurs ?
– Est que les accusés ont mérité la
confiscation et la mort.

87
– Ah ! ah ! fit le roi sans sourciller, en jetant
un regard oblique à d’Artagnan... Et votre avis à
vous, monsieur Colbert ? dit le roi.
Colbert regarda d’Artagnan à son tour. Cette
figure gênante arrêtait la parole sur ses lèvres.
Louis XIV comprit.
– Ne vous inquiétez pas, dit-il, c’est M.
d’Artagnan ; ne reconnaissez-vous pas M.
d’Artagnan ?
Ces deux hommes se regardèrent alors ;
d’Artagnan, l’œil ouvert et flamboyant ; Colbert,
l’œil à demi couvert et nuageux. La franche
intrépidité de l’un déplut à l’autre ; la cauteleuse
circonspection du financier déplut au soldat.
– Ah ! ah ! c’est Monsieur qui a fait ce beau
coup en Angleterre, dit Colbert.
Et il salua légèrement d’Artagnan.
– Ah ! ah ! dit le Gascon, c’est Monsieur qui a
rogné l’argent des galons des Suisses... Louable
économie !
Et il salua profondément.
Le financier avait cru embarrasser le

88
mousquetaire ; mais le mousquetaire perçait à
jour le financier.
– Monsieur d’Artagnan, reprit le roi, qui
n’avait pas remarqué toutes les nuances dont
Mazarin n’eût pas laissé échapper une seule, il
s’agit de traitants qui m’ont volé, que je fais
prendre, et dont je vais signer l’arrêt de mort.
D’Artagnan tressaillit.
– Oh ! oh ! fit-il.
– Vous dites ?
– Rien, sire ; ce ne sont pas mes affaires.
Le roi tenait déjà la plume et l’approchait du
papier.
– Sire, dit à demi-voix Colbert, je préviens
Votre Majesté que si un exemple est nécessaire,
cet exemple peut soulever quelques difficultés
dans l’exécution.
– Plaît-il ? dit Louis XIV.
– Ne vous dissimulez pas, continua
tranquillement Colbert, que toucher aux traitants,
c’est toucher à la surintendance. Les deux

89
malheureux, les deux coupables dont il s’agit sont
des amis particuliers d’un puissant personnage, et
le jour du supplice, que d’ailleurs on peut
étouffer dans le Châtelet, des troubles
s’élèveront, à n’en pas douter.
Louis rougit et se retourna vers d’Artagnan,
qui rongeait doucement sa moustache, non sans
un sourire de pitié pour le financier, comme aussi
pour le roi, qui l’écoutait si longtemps.
Alors Louis XIV saisit la plume et, d’un
mouvement si rapide que la main lui trembla,
apposa ses deux signatures au bas des pièces
présentées par Colbert ; puis, regardant ce dernier
en face :
– Monsieur Colbert, dit-il, quand vous me
parlerez affaires, effacez souvent le mot difficulté
de vos raisonnements et de vos avis ; quant au
mot impossibilité, ne le prononcez jamais.
Colbert s’inclina, très humilié d’avoir subi
cette leçon devant le mousquetaire ; puis il allait
sortir ; mais, jaloux de réparer son échec :
– J’oubliais d’annoncer à Votre Majesté, dit-il,

90
que les confiscations s’élèvent à la somme de
cinq millions de livres.
« C’est gentil », pensa d’Artagnan.
– Ce qui fait en mes coffres ? dit le roi.
– Dix-huit millions de livres, sire, répliqua
Colbert en s’inclinant.
– Mordioux ! grommela d’Artagnan, c’est
beau !
– Monsieur Colbert, ajouta le roi, vous
traverserez, je vous prie, la galerie où M. de
Lyonne attend, et vous lui direz d’apporter ce
qu’il a rédigé... par mon ordre.
– À l’instant même, sire. Votre Majesté n’a
plus besoin de moi ce soir ?
– Non, monsieur ; adieu !
« Revenons à notre affaire, monsieur
d’Artagnan, reprit Louis XIV, comme si rien ne
s’était passé. Vous voyez que, quant à l’argent, il
y a déjà un changement notable. »
– Comme de zéro à dix-huit, répliqua
gaiement le mousquetaire. Ah ! voilà ce qu’il eût

91
fallu à Votre Majesté, le jour où Sa Majesté
Charles II vint à Blois. Les deux États ne seraient
point en brouille aujourd’hui, car, il faut bien que
je le dise, là aussi je vois une pierre
d’achoppement.
– Et d’abord, riposta Louis, vous êtes injuste,
monsieur ; car si la Providence m’eût permis de
donner ce jour-là le million à mon frère, vous
n’eussiez pas quitté mon service, et, par
conséquent, vous n’eussiez pas fait votre
fortune... comme vous disiez tout à l’heure...
Mais, outre ce bonheur, j’en ai un autre, et ma
brouille avec la Grande-Bretagne ne doit pas
vous étonner.
Un valet de chambre interrompit le roi et
annonça M. de Lyonne.
– Entrez, monsieur, dit le roi ; vous êtes exact,
c’est d’un bon serviteur. Voyons votre lettre à
mon frère Charles II.
D’Artagnan dressa l’oreille.
– Un moment, monsieur, dit négligemment
Louis au Gascon ; il faut que j’expédie à Londres

92
le consentement au mariage de mon frère, M. le
duc d’Orléans, avec lady Henriette Stuart.
– Il me bat, ce me semble, murmura
d’Artagnan, tandis que le roi signait cette lettre et
congédiait M. de Lyonne ; mais, ma foi, je
l’avoue, plus je serai battu, plus je serai content.

Le roi suivit des yeux M. de Lyonne jusqu’à


ce que la porte fût bien refermée derrière lui ; il
fit même trois pas, comme s’il eût voulu suivre
son ministre. Mais, après ces trois pas, s’arrêtant,
faisant une pause et revenant sur le
mousquetaire :
– Maintenant, monsieur, dit-il ; hâtons-nous de
terminer. Vous me disiez l’autre jour à Blois que
vous n’étiez pas riche ?
– Je le suis à présent, sire.
– Oui, mais cela ne me regarde pas ; vous avez
votre argent, non le mien ; ce n’est pas mon
compte.
– Je n’entends pas très bien ce que dit Votre
Majesté.

93
– Alors, au lieu de vous laisser tirer les
paroles, parlez spontanément. Aurez-vous assez
de vingt mille livres par an, argent fixe ?
– Mais, sire... dit d’Artagnan ouvrant de
grands yeux.
– Aurez-vous assez de quatre chevaux
entretenus et fournis, et d’un supplément de fonds
tel que vous le demanderez, selon les occasions et
les nécessités ; ou bien préférez-vous un fixe qui
serait, par exemple, de quarante mille livres ?
Répondez.
– Sire, Votre Majesté...
– Oui, vous êtes surpris, c’est tout naturel, et
je m’y attendais ; répondez, voyons, ou je croirai
que vous n’avez plus cette rapidité de jugement
que j’ai toujours appréciée en vous.
– Il est certain, sire, que vingt mille livres par
an sont une belle somme ; mais...
– Pas de mais. Oui ou non ; est-ce une
indemnité honorable ?
– Oh ! certes...
– Vous vous en contenterez alors ! C’est très

94
bien. Il vaut mieux, d’ailleurs, vous compter à
part les faux frais ; vous vous arrangerez de cela
avec Colbert ; maintenant, passons à quelque
chose de plus important.
– Mais, sire, j’avais dit à Votre Majesté...
– Que vous vouliez vous reposer, je le sais
bien ; seulement, je vous ai répondu que je ne le
voulais pas... Je suis le maître, je pense ?
– Oui, sire.
– À la bonne heure ! Vous étiez en veine de
devenir autrefois capitaine de mousquetaires1 ?
– Oui, sire.
– Eh bien ! voici votre brevet signé. Je le mets
dans le tiroir. Le jour où vous reviendrez de
certaine expédition que j’ai à vous confier, ce
jour-là vous prendrez vous-même ce brevet dans
le tiroir.

1
On sait que d’Artagnan avait extorqué le brevet de
capitaine des mousquetaires à Mazarin (voir Vingt ans après,
chap. 94), mais que le cardinal le lui reprit « quand la paix fut
faite » (voir chap. II).

95
D’Artagnan hésitait encore et tenait la tête
baissée.
– Allons, monsieur, dit le roi, on croirait à
vous voir que vous ne savez pas qu’à la cour du
roi très chrétien le capitaine général des
mousquetaires a le pas sur les maréchaux de
France ?
– Sire, je le sais.
– Alors, on dirait que vous ne vous fiez pas à
ma parole ?
– Oh ! sire, jamais... ne croyez pas de telles
choses.
– J’ai voulu vous prouver que vous, si bon
serviteur vous aviez perdu un bon maître : suis-je
un peu le maître qu’il vous faut ?
– Je commence à penser que oui, sire.
– Alors, monsieur, vous allez entrer en
fonctions. Votre compagnie est toute
désorganisée depuis votre départ, et les hommes
s’en vont flânant et heurtant les cabarets où l’on
se bat, malgré mes édits et ceux de mon père.
Vous réorganiserez le service au plus vite.

96
– Oui, sire.
– Vous ne quitterez plus ma personne.
– Bien.
– Et vous marcherez avec moi à l’armée, où
vous camperez autour de ma tente.
– Alors, sire, dit d’Artagnan, si c’est pour
m’imposer un service comme celui-là, Votre
Majesté n’a pas besoin de me donner vingt mille
livres que je ne gagnerai pas.
– Je veux que vous ayez un état de maison ; je
veux que vous teniez table ; je veux que mon
capitaine de mousquetaires soit un personnage.
– Et moi, dit brusquement d’Artagnan, je
n’aime pas l’argent trouvé ; je veux l’argent
gagné ! Votre Majesté me donne un métier de
paresseux, que le premier venu fera pour quatre
mille livres.
– Vous êtes un fin Gascon, monsieur
d’Artagnan ; vous me tirez mon secret du cœur.
– Bah ! Votre Majesté a donc un secret ?
– Oui, monsieur.

97
– Eh bien ! alors, j’accepte les vingt mille
livres, car je garderai ce secret, et la discrétion,
cela n’a pas de prix par le temps qui court. Votre
Majesté veut-elle parler à présent ?
– Vous allez vous botter, monsieur
d’Artagnan, et monter à cheval.
– Tout de suite ?
– Sous deux jours.
– À la bonne heure, sire ; car j’ai mes affaires
à régler avant le départ, surtout s’il y a des coups
à recevoir.
– Cela peut se présenter.
– On le prendra. Mais, sire, vous avez parlé à
l’avarice, à l’ambition ; vous avez parlé au cœur
de M. d’Artagnan ; vous avez oublié une chose.
– Laquelle ?
– Vous n’avez pas parlé à la vanité : quand
serai-je chevalier des ordres du roi1 ?

1
Les ordres du roi comprenaient l’ordre du Saint-Esprit et
l’ordre de Saint-Michel.

98
– Cela vous occupe ?
– Mais, oui. J’ai mon ami Athos qui est tout
chamarré, cela m’offusque.
– Vous serez chevalier de mes ordres un mois
après avoir pris le brevet de capitaine.
– Ah ! ah ! dit l’officier rêveur, après
l’expédition ?
– Précisément.
– Où m’envoie Votre Majesté, alors ?
– Connaissez-vous la Bretagne ?
– Non, sire.
– Y avez-vous des amis ?
– En Bretagne ? Non, ma foi !
– Tant mieux. Vous connaissez-vous en
fortifications ?
D’Artagnan sourit.
– Je crois que oui sire.
– C’est-à-dire que vous pouvez bien distinguer
une forteresse d’avec une simple fortification
comme on en permet aux châtelains, nos

99
vassaux ?
– Je distingue un fort d’avec un rempart,
comme on distingue une cuirasse d’avec une
croûte de pâté, sire. Est-ce suffisant ?
– Oui, monsieur. Vous allez donc partir.
– Pour la Bretagne ?
– Oui.
– Seul ?
– Absolument seul. C’est-à-dire que vous ne
pourrez même emmener un laquais.
– Puis-je demander à Votre Majesté pour
quelle raison ?
– Parce que, monsieur, vous ferez bien de
vous travestir vous-même quelquefois en valet de
bonne maison. Votre visage est fort connu en
France, monsieur d’Artagnan.
– Et puis, sire ?
– Et puis vous vous promènerez par la
Bretagne, et vous examinerez soigneusement les
fortifications de ce pays.
– Les côtes ?

100
– Aussi les îles.
– Ah !
– Vous commencerez par Belle-Île-en-Mer.
– Qui est à M. Fouquet ? dit d’Artagnan d’un
ton sérieux, en levant sur Louis XIV son œil
intelligent.
– Je crois que vous avez raison, monsieur, et
que Belle-Île est, en effet, à M. Fouquet.
– Alors Votre Majesté veut que je sache si
Belle-Île est une bonne place ?
– Oui.
– Si les fortifications en sont neuves ou
vieilles ?
– Précisément.
– Si par hasard les vassaux de M. le
surintendant sont assez nombreux pour former
garnison ?
– Voilà ce que je vous demande, monsieur ;
vous avez mis le doigt sur la question.
– Et si l’on ne fortifie pas, sire ?

101
– Vous vous promènerez dans la Bretagne,
écoutant et jugeant.
D’Artagnan se chatouilla la moustache.
– Je suis espion du roi, dit-il tout net.
– Non, monsieur.
– Pardon, sire, puisque j’épie pour le compte
de Votre Majesté.
– Vous allez à la découverte, monsieur. Est-ce
que si vous marchiez à la tête de mes
mousquetaires, l’épée au poing, pour éclairer un
lieu quelconque ou une position de l’ennemi...
À ce mot, d’Artagnan tressaillit invisiblement.
– ... Est-ce que, continua le roi, vous vous
croiriez un espion ?
– Non, non ! dit d’Artagnan pensif ; la chose
change de face quand on éclaire l’ennemi ; on
n’est qu’un soldat... Et si l’on fortifie Belle-Île ?
ajouta-t-il aussitôt.
– Vous prendrez un plan exact de la
fortification.
– On me laissera entrer ?

102
– Cela ne me regarde pas, ce sont vos affaires.
Vous n’avez donc pas entendu que je vous
réservais un supplément de vingt mille livres par
an, si vous vouliez ?
– Si fait, sire ; mais si l’on ne fortifie pas ?
– Vous reviendrez tranquillement, sans
fatiguer votre cheval.
– Sire, je suis prêt.
– Vous débuterez demain par aller chez M. le
surintendant toucher le premier quartier de la
pension que je vous fais. Connaissez-vous M.
Fouquet ?
– Fort peu, sire ; mais je ferai observer à Votre
Majesté qu’il n’est pas très urgent que je le
connaisse.
– Je vous demande pardon, monsieur ; car il
vous refusera l’argent que je veux vous faire
toucher, et c’est ce refus que j’attends.
– Ah ! fit d’Artagnan. Après, sire ?
– L’argent refusé, vous irez le chercher près de
M. Colbert. À propos, avez-vous un bon cheval ?

103
– Un excellent, sire.
– Combien le payâtes-vous ?
– Cent cinquante pistoles.
– Je vous l’achète. Voici un bon de deux cents
pistoles.
– Mais il me faut un cheval pour voyager,
sire ?
– Eh bien ?
– Eh bien ! vous me prenez le mien.
– Pas du tout ; je vous le donne, au contraire.
Seulement, comme il est à moi et non plus à
vous, je suis sûr que vous ne le ménagerez pas.
– Votre Majesté est donc pressée ?
– Beaucoup.
– Alors qui me force d’attendre deux jours ?
– Deux raisons à moi connues.
– C’est différent. Le cheval peut rattraper ces
deux jours sur les huit qu’il a à faire ; et puis il y
a la poste.
– Non, non, la poste compromet assez,

104
monsieur d’Artagnan. Allez et n’oubliez pas que
vous êtes à moi.
– Sire, ce n’est pas moi qui l’ai jamais oublié !
À quelle heure prendrai-je congé de Votre
Majesté après-demain ?
– Où logez-vous ?
– Je dois loger désormais au Louvre.
– Je ne le veux pas. Vous garderez votre
logement en ville, je le paierai. Pour le départ, je
le fixe à la nuit, attendu que vous devez partir
sans être vu de personne, ou si vous êtes vu, sans
qu’on sache que vous êtes à moi... Bouche close,
monsieur.
– Votre Majesté gâte tout ce qu’elle a dit par
ce seul mot.
– Je vous demandais où vous logez, car je ne
puis vous envoyer chercher toujours chez M. le
comte de La Fère.
– Je loge chez M. Planchet, épicier, rue des
Lombards, à l’enseigne du Pilon-d’Or.
– Sortez peu, montrez-vous moins encore et
attendez mes ordres.

105
– Il faut que j’aille toucher cependant, sire.
– C’est vrai ; mais pour aller à la
surintendance, où vont tant de gens, vous vous
mêlerez à la foule.
– Il me manque les bons pour toucher, sire.
– Les voici.
Le roi signa.
D’Artagnan regarda pour s’assurer de la
régularité.
– C’est de l’argent, dit-il, et l’argent se lit ou
se compte.
– Adieu, monsieur d’Artagnan, ajouta le roi ;
je pense que vous m’avez bien compris ?
– Moi, j’ai compris que Votre Majesté
m’envoie à Belle-Île-en-Mer, voilà tout.
– Pour savoir ?...
– Pour savoir comment vont les travaux de M.
Fouquet ; voilà tout.
– Bien ; j’admets que vous soyez pris ?
– Moi, je ne l’admets pas, répliqua hardiment

106
le Gascon.
– J’admets que vous soyez tué ? poursuivit le
roi.
– Ce n’est pas probable, sire.
– Dans le premier cas, vous ne parlez pas ;
dans le second, aucun papier ne parle sur vous.
D’Artagnan haussa les épaules sans
cérémonie, et prit congé du roi en se disant : « La
pluie d’Angleterre continue ! restons sous la
gouttière ».

107
54

Les maisons de M. Fouquet

Tandis que d’Artagnan revenait chez Planchet,


la tête bourrelée et alourdie par tout ce qui venait
de lui arriver, il se passait une scène d’un tout
autre genre et qui cependant n’était pas étrangère
à la conversation que notre mousquetaire venait
d’avoir avec le roi. Seulement, cette scène avait
lieu hors Paris, dans une maison que possédait le
surintendant Fouquet dans le village de Saint-
Mandé.
Le ministre venait d’arriver à cette maison de
campagne, suivi de son premier commis, lequel
portait un énorme portefeuille plein de papiers à
examiner et d’actes attendant la signature.
Comme il pouvait être cinq heures du soir, les
maîtres avaient dîné, le souper se préparait pour
vingt convives subalternes.

108
Le surintendant ne s’arrêta point, en
descendant de voiture. Il franchit du même bond
le seuil de la porte, traversa les appartements et
gagna son cabinet, où il déclara qu’il s’enfermait
pour travailler, défendant qu’on le dérangeât pour
quelque chose que ce fût, excepté pour ordre du
roi.
En effet, aussitôt cet ordre donné, Fouquet
s’enferma, et deux valets de pied furent placés en
sentinelle à sa porte. Alors Fouquet poussa un
verrou, lequel déplaçait un panneau qui murait
l’entrée, et qui empêchait que rien de ce qui se
passait dans ce cabinet fût vu ou entendu. Mais
contre toute probabilité, c’était bien pour
s’enfermer que Fouquet s’enfermait ainsi ; car il
alla droit à son bureau, s’y assit, ouvrit le
portefeuille et se mit à faire un choix dans la
masse énorme de papiers qu’il renfermait.
Il n’y avait pas dix minutes qu’il était entré, et
que toutes les précautions que nous avons dites
avaient été prises, quand le bruit répété de
plusieurs petits coups égaux frappa son oreille, et
parut appeler toute son attention.

109
Fouquet redressa la tête, tendit l’oreille et
écouta.
Les petits coups continuèrent. Alors le
travailleur se leva avec un léger mouvement
d’impatience, et marcha droit à une glace derrière
laquelle les coups étaient frappés par une main ou
par un mécanisme invisible.
C’était une grande glace prise dans un
panneau. Trois autres glaces absolument pareilles
complétaient la symétrie de l’appartement.
Rien ne distinguait celle-là des autres.
À n’en pas douter, ces petits coups réitérés
étaient un signal ; car au moment où Fouquet
approchait de la glace en écoutant, le même bruit
se renouvela et dans la même mesure.
– Oh ! oh ! murmura le surintendant avec
surprise ; qui donc est là-bas ? Je n’attendais
personne aujourd’hui.
Et, sans doute pour répondre au signal qui
avait été fait, le surintendant tira un clou doré
dans cette même glace et l’agita trois fois.
Puis, revenant à sa place et se rasseyant :

110
– Ma foi, qu’on attende, dit-il.
Et se replongeant dans l’océan de papier
déroulé devant lui, il ne parut songer plus qu’au
travail. En effet, avec une rapidité incroyable, une
lucidité merveilleuse, Fouquet déchiffrait les
papiers les plus longs, les écritures les plus
compliquées, les corrigeant, les annotant d’une
plume emportée comme par la fièvre, et
l’ouvrage fondait entre ses doigts, les signatures,
les chiffres, les renvois se multipliaient comme si
dix commis, c’est-à-dire cent doigts et dix
cerveaux, eussent fonctionné, au lieu de cinq
doigts et du seul esprit de cet homme.
De temps en temps seulement, Fouquet, abîmé
dans ce travail, levait la tête pour jeter un coup
d’œil furtif sur une horloge placée en face de lui.
C’est que Fouquet se donnait sa tâche ; c’est
que, cette tâche une fois donnée, en une heure de
travail il faisait, lui, ce qu’un autre n’eût point
accompli dans sa journée : toujours certain, par
conséquent, pourvu qu’il ne fût point dérangé,
d’arriver au but dans le délai que son activité
dévorante avait fixé. Mais, au milieu de ce travail

111
ardent, les coups secs du petit timbre placé
derrière la glace retentirent encore une fois, plus
pressés, et par conséquent plus instants.
– Allons, il paraît que la dame s’impatiente,
dit Fouquet ; voyons, voyons, du calme, ce doit
être la comtesse ; mais non, la comtesse est à
Rambouillet pour trois jours. La présidente, alors.
Oh ! la présidente ne prendrait point de ces
grands airs ; elle sonnerait bien humblement, puis
elle attendrait mon bon plaisir. Le plus clair de
tout cela, c’est que je ne puis savoir qui cela peut
être, mais que je sais bien qui cela n’est pas. Et
puisque ce n’est pas vous, marquise, puisque ce
ne peut être vous, foin de tout autre !
Et il poursuivit sa besogne, malgré les appels
réitérés du timbre. Cependant, au bout d’un quart
d’heure, l’impatience gagna Fouquet à son tour ;
il brûla plutôt qu’il n’acheva le reste de son
ouvrage, repoussa les papiers dans le portefeuille,
et donnant un coup d’œil à son miroir, tandis que
les petits coups continuaient plus pressés que
jamais :
– Oh ! oh ! dit-il, d’où vient cette fougue ?

112
Qu’est-il arrivé, et quelle est l’Ariane qui
m’attend avec une pareille impatience ? Voyons.
Alors il appuya le bout de son doigt sur le clou
parallèle à celui qu’il avait tiré. Aussitôt la glace
joua comme le battant d’une porte et découvrit un
placard assez profond, dans lequel le surintendant
disparut comme dans une vaste boîte. Là, il
poussa un nouveau ressort, qui ouvrit, non pas
une planche, mais un bloc de muraille, et sortit
par cette tranchée, laissant la porte se refermer
d’elle-même.
Alors Fouquet descendit une vingtaine de
marches qui s’enfonçaient en tournoyant sous la
terre, et trouva un long souterrain dallé et éclairé
par des meurtrières imperceptibles. Les parois de
ce souterrain étaient couvertes de nattes, et le sol
de tapis. Ce souterrain passait sous la rue même
qui séparait la maison de Fouquet du parc de
Vincennes. Au bout du souterrain tournoyait un
escalier parallèle à celui par lequel Fouquet était
descendu. Il monta cet autre escalier, entra par le
moyen d’un ressort pareil dans un placard
semblable à celui de son cabinet, et, de ce

113
placard, il passa dans une chambre absolument
vide, quoique meublée avec une suprême
élégance.
Une fois entré, il examina soigneusement si la
glace fermait sans laisser de trace, et, content
sans doute de son observation, il alla ouvrir, à
l’aide d’une petite clé de vermeil, les triples tours
d’une porte située en face de lui.
Cette fois, la porte ouvrait sur un beau cabinet
meublé somptueusement et dans lequel se tenait
assise sur des coussins une femme d’une beauté
suprême, qui, au bruit des verrous, se précipita
vers Fouquet.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria celui-ci reculant
d’étonnement : madame la marquise de Bellière,
vous, vous ici !
– Oui, murmura la marquise ; oui, moi,
monsieur.
– Marquise, chère marquise, ajouta Fouquet
prêt à se prosterner. Ah ! mon Dieu ! mais
comment donc êtes-vous venue ? Et moi qui vous
ai fait attendre !

114
– Bien longtemps, monsieur, oh ! oui, bien
longtemps.
– Je suis assez heureux pour que cette attente
vous ait duré, marquise ?
– Une éternité, monsieur ; oh ! j’ai sonné plus
de vingt fois ; n’entendiez-vous pas ?
– Marquise, vous êtes pâle, vous êtes
tremblante.
– N’entendiez-vous donc pas qu’on vous
appelait ?
– Oh ! si fait, j’entendais bien, madame ; mais
je ne pouvais venir. Comment supposer que ce
fût vous, après vos rigueurs, après vos refus ? Si
j’avais pu soupçonner le bonheur qui m’attendait,
croyez-le bien, marquise, j’eusse tout quitté pour
venir tomber à vos genoux, comme je le fais en
ce moment.
La marquise regarda autour d’elle.
– Sommes-nous bien seuls, monsieur ?
demanda-t-elle.
– Oh ! oui, madame, je vous en réponds.

115
– En effet, dit la marquise tristement.
– Vous soupirez ?
– Que de mystères, que de précautions, dit la
marquise avec une légère amertume et comme on
voit que vous craignez de laisser soupçonner vos
amours !
– Aimeriez-vous mieux que je les affichasse ?
– Oh ! non, et c’est d’un homme délicat, dit la
marquise en souriant.
– Voyons, voyons, marquise, pas de
reproches, je vous en supplie !
– Des reproches, ai-je le droit de vous en
faire ?
– Non, malheureusement non ; mais, dites-
moi, vous, que depuis un an j’aime sans retour et
sans espoir...
– Vous vous trompez : sans espoir, c’est vrai ;
mais sans retour, non.
– Oh ! pour moi, à l’amour, il n’y a qu’une
preuve, et cette preuve, je l’attends encore.
– Je viens vous l’apporter, monsieur.

116
Fouquet voulut entourer la marquise de ses
bras, mais elle se dégagea d’un geste.
– Vous tromperez-vous donc toujours,
monsieur, et n’accepterez-vous pas de moi la
seule chose que je veuille vous donner, le
dévouement ?
– Ah ! vous ne m’aimez pas, alors ; le
dévouement n’est qu’une vertu, l’amour est une
passion.
– Écoutez-moi, monsieur, je vous en supplie ;
je ne serais pas venue ici sans un motif grave,
vous le comprenez bien.
– Peu m’importe le motif, puisque vous voilà,
puisque je vous parle, puisque je vous vois.
– Oui, vous avez raison, le principal est que
j’y sois, sans que personne m’ait vue, et que je
puisse vous parler.
Fouquet se laissa tomber à deux genoux.
– Parlez, parlez, madame, dit-il, je vous
écoute.
La marquise regardait Fouquet à ses genoux,
et il y avait dans les regards de cette femme une

117
étrange expression d’amour et de mélancolie.
– Oh ! murmura-t-elle enfin, que je voudrais
être celle qui a le droit de vous voir à chaque
minute, de vous parler à chaque instant ! Que je
voudrais être celle qui veille sur vous, celle qui
n’a pas besoin de mystérieux ressorts pour
appeler, pour faire apparaître comme un sylphe
l’homme qu’elle aime, pour le regarder une
heure, et puis le voir disparaître dans les ténèbres,
d’un mystère encore plus étrange à sa sortie qu’il
n’était à son arrivée. Oh !... c’est une femme bien
heureuse.
– Par hasard, marquise, dit Fouquet en
souriant, parleriez-vous de ma femme ?
– Oui, certes, j’en parle.
– Eh bien ! n’enviez pas son sort, marquise ;
de toutes les femmes avec lesquelles je suis en
relations, Mme Fouquet est celle qui me voit le
moins, qui me parle le moins et qui a le moins de
confidences avec moi.
– Au moins, monsieur, n’en est-elle pas
réduite à appuyer, comme je l’ai fait, la main sur

118
un ornement de glace pour vous faire venir ; au
moins ne lui répondez-vous pas par ce bruit
mystérieux, effrayant, d’un timbre dont le ressort
vient je ne sais d’où ; au moins ne lui avez-vous
jamais défendu de chercher à percer le secret de
ces communications, sous peine de voir se
rompre à jamais votre liaison avec elle, comme
vous le défendez à celles qui sont venues ici
avant moi et qui y viendront après moi.
– Ah ! chère marquise, que vous êtes injuste et
que vous savez peu ce que vous faites en
récriminant contre le mystère ! c’est avec le
mystère seulement que l’on peut aimer sans
trouble, c’est avec l’amour sans trouble qu’on
peut être heureux. Mais revenons à vous, à ce
dévouement dont vous me parliez, ou plutôt
trompez-moi, marquise, et me laissez croire que
ce dévouement, c’est de l’amour.
– Tout à l’heure, reprit la marquise en passant
sur ses yeux cette main modelée sur les plus
suaves contours de l’antiquité, tout à l’heure
j’étais prête à parler, mes idées étaient nettes,
hardies ; maintenant, je suis tout interdite, toute

119
troublée, toute tremblante ; je crains de venir
vous apporter une mauvaise nouvelle.
– Si c’est à cette mauvaise nouvelle que je
dois votre présence, marquise, que cette mauvaise
nouvelle soit la bienvenue ; ou plutôt, marquise,
puisque vous voilà, puisque vous m’avouez que
je ne vous suis pas tout à fait indifférent, laissons
de côté cette mauvaise nouvelle, et ne parlons
que de vous.
– Non, non, au contraire, demandez-la-moi ;
exigez que je vous la dise à l’instant, que je ne
me laisse détourner par aucun sentiment ;
Fouquet, mon ami, il y va d’un intérêt immense.
– Vous m’étonnez, marquise ; je dirai même
plus, vous me faites presque peur, vous, si
sérieuse, si réfléchie, vous qui connaissez si bien
le monde où nous vivons. C’est donc grave.
– Oh ! très grave, écoutez !
– D’abord, comment êtes-vous venue ici ?
– Vous le saurez tout à l’heure ; mais, d’abord,
au plus pressé.
– Dites, marquise, dites ! Seulement je vous en

120
supplie, prenez en pitié mon impatience.
– Vous savez que M. Colbert est nommé
intendant des finances ?
– Bah ! Colbert, le petit Colbert ?
– Oui, Colbert, le petit Colbert.
– Le factotum de M. de Mazarin ?
– Justement.
– Eh bien ! que voyez-vous là d’effrayant,
chère marquise ? Ce petit cuistre intendant, c’est
étonnant, j’en conviens, mais ce n’est pas terrible.
– Croyez-vous que le roi ait donné, sans
motifs pressants, une pareille place à celui que
vous appelez un petit cuistre ?
– D’abord, est-ce bien vrai que le roi la lui ait
donnée.
– On le dit.
– Qui le dit ?
– Tout le monde.
– Tout le monde, ce n’est personne ; citez-moi
quelqu’un qui puisse être bien informé et qui le

121
dise.
– Mme Vanel.
– Ah ! vous commencez à m’effrayer, en effet,
dit Fouquet en riant ; le fait est que si quelqu’un
est bien renseigné, ou doit être bien renseigné,
c’est la personne que vous nommez.
– Ne dites pas de mal de la pauvre Marguerite,
monsieur Fouquet, car elle vous aime toujours.
– Bah ! vraiment ? C’est à ne pas croire. Je
pensais que ce petit Colbert, comme vous disiez
tout à l’heure, avait passé par-dessus cet amour-là
et l’avait empreint d’une tache d’encre ou d’une
couche de crasse.
– Fouquet, Fouquet, voilà donc comme vous
êtes pour celles que vous abandonnez ?
– Allons, n’allez-vous pas prendre la défense
de Mme Vanel, marquise ?
– Oui, je la prendrai ; car, je vous le répète,
elle vous aime toujours, et la preuve, c’est qu’elle
vous sauve.
– Par votre entremise, marquise ; c’est adroit à
elle. Nul ange ne pourrait m’être plus agréable, et

122
me mener plus sûrement au salut. Mais d’abord,
comment connaissez-vous Marguerite ?
– C’est mon amie de couvent.
– Et vous dites donc qu’elle vous a annoncé
que M. Colbert était nommé intendant ?
– Oui.
– Eh bien ! éclairez-moi, marquise ; voilà M.
Colbert intendant, soit. En quoi un intendant,
c’est-à-dire mon subordonné, mon commis, peut-
il me porter ombrage ou préjudice, fût-ce M.
Colbert ?
– Vous ne réfléchissez pas, monsieur, à ce
qu’il paraît, répondit la marquise.
– À quoi ?
– À ceci : que M. Colbert vous hait.
– Moi ! s’écria Fouquet. Eh ! mon Dieu !
marquise, d’où sortez-vous donc ? Mais, tout le
monde me hait, celui-là comme les autres.
– Celui-là plus que les autres.
– Plus que les autres, soit.
– Il est ambitieux.

123
– Qui ne l’est pas, marquise ?
– Oui ; mais à lui son ambition n’a pas de
borne.
– Je le vois bien, puisqu’il a tendu à me
succéder près de Mme Vanel.
– Et qu’il a réussi ; prenez-y garde.
– Voudriez-vous dire qu’il a la prétention de
passer d’intendant surintendant ?
– N’en avez-vous pas eu déjà la crainte ?
– Oh ! oh ! fit Fouquet, me succéder près de
me
M Vanel, soit ; mais près du roi, c’est autre
chose. La France ne s’achète pas si facilement
que la femme d’un maître des comptes.
– Eh ! monsieur, tout s’achète ; quand ce n’est
point par l’or, c’est par l’intrigue.
– Vous savez bien le contraire, vous, madame,
vous à qui j’ai offert des millions.
– Il fallait, au lieu de ces millions, Fouquet,
m’offrir un amour vrai, unique, absolu ; j’eusse
accepté. Vous voyez bien que tout s’achète, si ce
n’est pas d’une façon, c’est de l’autre.

124
– Ainsi M. Colbert, à votre avis, est en train de
marchander ma place de surintendant ? Allons,
allons, marquise, tranquillisez-vous, il n’est pas
encore assez riche pour l’acheter.
– Mais s’il vous la vole ?
– Ah ! ceci est autre chose. Malheureusement,
avant que d’arriver à moi, c’est-à-dire au corps de
la place, il faut détruire, il faut battre en brèche
les ouvrages avancés, et je suis diablement bien
fortifié, marquise.
– Et ce que vous appelez vos ouvrages
avancés, ce sont vos créatures, n’est-ce pas, ce
sont vos amis ?
– Justement.
– Et M. d’Emerys est-il de vos créatures ?
– Oui.
– M. Lyodot est-il de vos amis ?
– Certainement.
– M. de Varins ?
– Oh ! M. de Varins, qu’on en fasse ce que
l’on voudra, mais...

125
– Mais ?...
– Mais qu’on ne touche pas aux autres.
– Eh bien ! si vous voulez qu’on ne touche
point à MM. d’Emerys et Lyodot, il est temps de
vous y prendre.
– Qui les menace ?
– Voulez-vous m’entendre maintenant ?
– Toujours, marquise.
– Sans m’interrompre ?
– Parlez.
– Eh bien ! ce matin, Marguerite m’a envoyé
chercher.
– Ah !
– Oui.
– Et que vous voulait-elle ?
– « Je n’ose voir M. Fouquet moi-même »,
m’a-t-elle dit.
– Bah ! pourquoi ? pense-t-elle que je lui eusse
fait des reproches ? Pauvre femme, elle se trompe
bien, mon Dieu !

126
– « Voyez-le, vous, et dites-lui qu’il se garde
de M. de Colbert. »
– Comment, elle me fait prévenir de me garder
de son amant ?
– Je vous ai dit qu’elle vous aime toujours.
– Après, marquise ?
– « M. de Colbert, a-t-elle ajouté, est venu il y
a deux heures m’annoncer qu’il était intendant. »
– Je vous ai déjà dit, marquise, que M. de
Colbert n’en serait que mieux sous ma main.
– Oui, mais ce n’est pas le tout : Marguerite
est liée, comme vous savez, avec Mme d’Emerys
et Mme Lyodot.
– Oui .
– Eh bien ! M. de Colbert lui a fait de grandes
questions sur la fortune de ces deux messieurs,
sur le degré de dévouement qu’ils vous portent.
– Oh ! quant à ces deux-là, je réponds d’eux ;
il faudra les tuer pour qu’ils ne soient plus à moi.
– Puis, comme Mme Vanel a été obligée, pour
recevoir une visite, de quitter un instant M.

127
Colbert, et que M. Colbert est un travailleur, à
peine le nouvel intendant est-il resté seul, qu’il a
tiré un crayon de sa poche, et, comme il y avait
du papier sur une table, s’est mis à crayonner des
notes.
– Des notes sur Emerys et Lyodot ?
– Justement.
– Je serais curieux de savoir ce que disaient
ces notes.
– C’est justement ce que je viens vous
apporter.
– Mme Vanel a pris les notes de Colbert et me
les envoie ?
– Non, mais, par un hasard qui ressemble à un
miracle, elle a un double de ces notes.
– Comment cela ?
– Écoutez. Je vous ai dit que Colbert avait
trouvé du papier sur une table ?
– Oui.
– Qu’il avait tiré un crayon de sa poche ?
– Oui.

128
– Et avait écrit sur ce papier ?
– Oui.
– Eh bien ! ce crayon était de mine de plomb,
dur par conséquent : il a marqué en noir sur la
première feuille et, sur la seconde, a tracé son
empreinte en blanc.
– Après ?
– Colbert, en déchirant la première feuille, n’a
pas songé à la seconde.
– Eh bien ?
– Eh bien ! sur la seconde on pouvait lire ce
qui avait été écrit sur la première ; Mme Vanel l’a
lu et m’a envoyé chercher.
– Ah !
– Puis, quand elle s’est assurée que j’étais
pour vous une amie dévouée, elle m’a donné le
papier et m’a dit le secret de cette maison.
– Et ce papier ? dit Fouquet en se troublant
quelque peu.
– Le voilà, monsieur ; lisez, dit la marquise.
Fouquet lut :

129
Noms des traitants à faire condamner par la
Chambre de justice : d’Emerys, ami de M. F. ;
Lyodot, ami de M. F. ; de Varins, indif.

– D’Emerys ! Lyodot ! s’écria Fouquet en


relisant.
– Amis de M. F., indiqua du doigt la marquise.
– Mais que veulent dire ces mots : « À faire
condamner par la Chambre de justice » ?
– Dame ! fit la marquise, c’est clair, ce me
semble. D’ailleurs, vous n’êtes pas au bout.
Lisez, lisez.
Fouquet continua :

Les deux premiers, à mort, le troisième à


renvoyer, avec MM. d’Hautemont et de La
Valette, dont les biens seront seulement
confisqués.

– Grand Dieu ! s’écria Fouquet, à mort, à

130
mort, Lyodot et d’Emerys ! Mais, quand même la
Chambre de justice les condamnerait à mort, le
roi ne ratifiera pas leur condamnation, et l’on
n’exécute pas sans la signature du roi.
– Le roi a fait M. Colbert intendant.
– Oh ! s’écria Fouquet, comme s’il entrevoyait
sous ses pieds un abîme inaperçu, impossible !
impossible ! Mais qui a passé un crayon sur les
traces de celui de M. Colbert.
– Moi. J’avais peur que le premier trait ne
s’effaçât.
– Oh ! je saurai tout.
– Vous ne saurez rien, monsieur ; vous
méprisez trop votre ennemi pour cela.
– Pardonnez-moi, chère marquise, excusez-
moi ; oui, M. Colbert est mon ennemi, je le crois ;
oui, M. Colbert est un homme à craindre, je
l’avoue. Mais... mais, j’ai le temps, et puisque
vous voilà, puisque vous m’avez assuré de votre
dévouement, puisque vous m’avez laissé
entrevoir votre amour, puisque nous sommes
seuls...

131
– Je suis venue pour vous sauver, monsieur
Fouquet, et non pour me perdre, dit la marquise
en se relevant ; ainsi, gardez-vous...
– Marquise, en vérité, vous vous effrayez par
trop, et à moins que cet effroi ne soit un
prétexte...
– C’est un cœur profond que ce M. Colbert !
gardez-vous...
Fouquet se redressa à son tour.
– Et moi ? demanda-t-il.
– Oh ! vous, vous n’êtes qu’un noble cœur.
Gardez-vous ! gardez-vous !
– Ainsi ?
– J’ai fait ce que je devais faire, mon ami, au
risque de me perdre de réputation. Adieu !
– Non pas adieu, au revoir !
– Peut-être, dit la marquise.
Et, donnant sa main à baiser à Fouquet, elle
s’avança si résolument vers la porte que Fouquet
n’osa lui barrer le passage.
Quant à Fouquet, il reprit, la tête inclinée et

132
avec un nuage au front, la route de ce souterrain
le long duquel couraient les fils de métal qui
communiquaient d’une maison à l’autre,
transmettant, au revers des deux glaces, les désirs
et les appels des deux correspondants.

133
55

L’abbé Fouquet

Fouquet se hâta de repasser chez lui par le


souterrain et de faire jouer le ressort du miroir. À
peine fut-il dans son cabinet, qu’il entendit
heurter à la porte ; en même temps une voix bien
connue criait :
– Ouvrez, monseigneur, je vous prie, ouvrez.
Fouquet, par un mouvement rapide, rendit un
peu d’ordre à tout ce qui pouvait déceler son
agitation et son absence ; il éparpilla les papiers
sur le bureau, prit une plume dans sa main, et à
travers la porte, pour gagner du temps :
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Quoi ! Monseigneur ne me reconnaît pas ?
répondit la voix.
« Si fait, dit en lui-même Fouquet, si fait, mon

134
ami, je te reconnais à merveille ! »
Et tout haut :
– N’êtes-vous pas Gourville ?
– Mais oui, monseigneur.
Fouquet se leva, jeta un dernier regard sur une
de ses glaces, alla à la porte, poussa le verrou, et
Gourville entra.
– Ah ! monseigneur, monseigneur, dit-il,
quelle cruauté !
– Pourquoi ?
– Voilà un quart d’heure que je vous supplie
d’ouvrir et que vous ne me répondez même pas.
– Une fois pour toutes, vous savez bien que je
ne veux pas être dérangé lorsque je travaille. Or,
bien que vous fassiez exception, Gourville, je
veux, pour les autres, que ma consigne soit
respectée.
– Monseigneur, en ce moment, consignes,
portes, verrous et murailles, j’eusse tout brisé,
renversé, enfoncé.
– Ah ! ah ! il s’agit donc d’un grand

135
événement ? demanda Fouquet.
– Oh ! je vous en réponds, monseigneur ! dit
Gourville.
– Et quel est cet événement ? reprit Fouquet
un peu ému du trouble de son plus intime
confident.
– Il y a une Chambre de justice secrète,
monseigneur.
– Je le sais bien ; mais s’assemble-t-elle,
Gourville ?
– Non seulement elle s’assemble, mais encore
elle a rendu un arrêt... monseigneur.
– Un arrêt ! fit le surintendant avec un
frissonnement et une pâleur qu’il ne put cacher.
Un arrêt ! Et contre qui ?
– Contre deux de vos amis.
– Lyodot, d’Emerys, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur.
– Mais arrêt de quoi ?
– Arrêt de mort.

136
– Rendu ! Oh ! vous vous trompez, Gourville,
et c’est impossible.
– Voici la copie de cet arrêt que le roi doit
signer aujourd’hui, si toutefois il ne l’a point
signé déjà.
Fouquet saisit avidement le papier, le lut et le
rendit à Gourville.
– Le roi ne signera pas, dit-il.
Gourville secoua la tête.
– Monseigneur, M. Colbert est un hardi
conseiller ; ne vous y fiez pas.
– Encore M. Colbert ! s’écria Fouquet ; çà !
pourquoi ce nom vient-il à tout propos
tourmenter depuis deux ou trois jours mes
oreilles ? C’est par trop d’importance, Gourville,
pour un sujet si mince. Que M. Colbert paraisse,
je le regarderai ; qu’il lève la tête, je l’écraserai ;
mais vous comprenez qu’il me faut au moins une
aspérité pour que mon regard s’arrête, une
surface pour que mon pied se pose.
– Patience, monseigneur ; car vous ne savez
pas ce que vaut Colbert... Étudiez-le vite ; il en

137
est de ce sombre financier comme des météores
que l’œil ne voit jamais complètement avant leur
invasion désastreuse ; quand on les sent, on est
mort.
– Oh ! Gourville, c’est beaucoup, répliqua
Fouquet en souriant ; permettez-moi, mon ami,
de ne pas m’épouvanter avec cette facilité ;
météore, M. Colbert ! Corbleu ! nous entendrons
le météore... Voyons, des actes, et non des mots.
Qu’a-t-il fait ?
– Il a commandé deux potences chez
l’exécuteur de Paris, répondit simplement
Gourville.
Fouquet leva la tête, et un éclair passa dans ses
yeux.
– Vous êtes sûr de ce que vous dites ? s’écria-
t-il.
– Voici la preuve, monseigneur.
Et Gourville tendit au surintendant une note
communiquée par l’un des secrétaires de l’Hôtel
de Ville, qui était à Fouquet.
– Oui, c’est vrai, murmura le ministre,

138
l’échafaud se dresse... mais le roi n’a pas signé,
Gourville, le roi ne signera pas.
– Je le saurai tantôt, dit Gourville.
– Comment cela ?
– Si le roi a signé, les potences seront
expédiées ce soir à l’Hôtel de Ville, afin d’être
tout à fait dressées demain matin.
– Mais non, non ! s’écria encore une fois
Fouquet ; vous vous trompez tous, et me trompez
à mon tour ; avant-hier matin, Lyodot me vint
voir ; il y a trois jours je reçus un envoi de vin de
Syracuse de ce pauvre d’Emerys.
– Qu’est-ce que cela prouve ? répliqua
Gourville, sinon que la Chambre de justice s’est
assemblée secrètement, a délibéré en l’absence
des accusés, et que toute la procédure était faite
quand on les a arrêtés.
– Mais ils sont donc arrêtés ?
– Sans doute.
– Mais où, quand, comment ont-ils été
arrêtés ?

139
– Lyodot, hier au point du jour ; d’Emerys,
avant-hier au soir, comme il revenait de chez sa
maîtresse ; leur disparition n’avait inquiété
personne ; mais tout à coup Colbert a levé le
masque et fait publier la chose ; on le crie à son
de trompe en ce moment dans les rues de Paris,
et, en vérité, monseigneur, il n’y a plus guère que
vous qui ne connaissiez pas l’événement.
Fouquet se mit à marcher dans la chambre
avec une inquiétude de plus en plus douloureuse.
– Que décidez-vous, monseigneur ? dit
Gourville.
– S’il en était ainsi, j’irais chez le roi, s’écria
Fouquet. Mais, pour aller au Louvre, je veux
passer auparavant à l’Hôtel de Ville. Si l’arrêt a
été signé, nous verrons !
Gourville haussa les épaules.
– Incrédulité ! dit-il, tu es la peste de tous les
grands esprits !
– Gourville !
– Oui, continua-t-il, et tu les perds, comme la
contagion tue les santés les plus robustes, c’est-à-

140
dire en un instant.
– Partons, s’écria Fouquet ; faites ouvrir,
Gourville.
– Prenez garde, dit celui-ci, M. l’abbé Fouquet
est là.
– Ah ! mon frère, répliqua Fouquet d’un ton
chagrin, il est là ? il sait donc quelque mauvaise
nouvelle qu’il est tout joyeux de m’apporter,
comme à son habitude ? Diable ! si mon frère est
là, mes affaires vont mal, Gourville ; que ne me
disiez-vous cela plus tôt, je me fusse plus
facilement laissé convaincre.
– Monseigneur le calomnie, dit Gourville en
riant ; s’il vient, ce n’est pas dans une mauvaise
intention.
– Allons, voilà que vous l’excusez, s’écria
Fouquet ; un garçon sans cœur, sans suite d’idées,
un mangeur de tous biens.
– Il vous sait riche.
– Et il veut ma ruine.
– Non ; il veut votre bourse. Voilà tout.

141
– Assez ! Assez ! Cent mille écus par mois
pendant deux ans ! Corbleu ! c’est moi qui paie,
Gourville, et je sais mes chiffres.
Gourville se mit à rire d’un air silencieux et
fin.
– Oui, vous voulez dire que c’est le roi, fit le
surintendant ; ah ! Gourville, voilà une vilaine
plaisanterie ; ce n’est pas le lieu.
– Monseigneur, ne vous fâchez pas.
– Allons donc ! Qu’on renvoie l’abbé Fouquet,
je n’ai pas le sou.
Gourville fit un pas vers la porte.
– Il est resté un mois sans me voir, continua
Fouquet ; pourquoi ne resterait-il pas deux mois ?
– C’est qu’il se repent de vivre en mauvaise
compagnie, dit Gourville, et qu’il vous préfère à
tous ses bandits.
– Merci de la préférence. Vous faites un
étrange avocat, Gourville, aujourd’hui... avocat
de l’abbé Fouquet !
– Eh ! mais toute chose et tout homme ont leur

142
bon côté, leur côté utile, monseigneur.
– Les bandits que l’abbé solde et grise ont leur
côté utile ? Prouvez-le-moi donc.
– Vienne la circonstance, monseigneur, et
vous serez bien heureux de trouver ces bandits
sous votre main.
– Alors tu me conseilles de me réconcilier
avec M. l’abbé ? dit ironiquement Fouquet.
– Je vous conseille, monseigneur, de ne pas
vous brouiller avec cent ou cent vingt garnements
qui, en mettant leurs rapières bout à bout, feraient
un cordon d’acier capable d’enfermer trois mille
hommes.
Fouquet lança un coup d’œil profond à
Gourville, et passant devant lui :
– C’est bien ; qu’on introduise M. l’abbé
Fouquet, dit-il aux valets de pied. Vous avez
raison, Gourville.
Deux minutes après, l’abbé parut avec de
grandes révérences sur le seuil de la porte.
C’était un homme de quarante à quarante-cinq
ans, moitié homme d’Église, moitié homme de

143
guerre, un spadassin greffé sur un abbé ; on
voyait qu’il n’avait pas d’épée au côté, mais on
sentait qu’il avait des pistolets. Fouquet le salua
en frère aîné, moins qu’en ministre.
– Qu’y a-t-il pour votre service, dit-il,
monsieur l’abbé ?
– Oh ! oh ! comme vous dites cela, mon frère !
– Je vous dis cela comme un homme pressé,
monsieur.
L’abbé regarda malicieusement Gourville,
anxieusement Fouquet, et dit :
– J’ai trois cents pistoles à payer à M. de Bregi
ce soir... Dette de jeu, dette sacrée.
– Après ? dit Fouquet bravement, car il
comprenait que l’abbé Fouquet ne l’eût point
dérangé pour une pareille misère.
– Mille à mon boucher, qui ne veut plus
fournir.
– Après ?
– Douze cents au tailleur d’habits... continua
l’abbé : le drôle m’a fait reprendre sept habits de

144
mes gens, ce qui fait que mes livrées sont
compromises, et que ma maîtresse parle de me
remplacer par un traitant1, ce qui serait humiliant
pour l’Église.
– Qu’y a-t-il encore ? dit Fouquet.
– Vous remarquerez, monsieur, dit
humblement l’abbé, que je n’ai rien demandé
pour moi.
– C’est délicat, monsieur, répliqua Fouquet ;
aussi, comme vous voyez, j’attends.
– Et je ne demande rien ; oh ! non... Ce n’est
pas faute pourtant de chômer... je vous en
réponds.
Le ministre réfléchit un moment.
– Douze cents pistoles au tailleur d’habits, dit-
il ; ce sont bien des habits, ce me semble ?
– J’entretiens cent hommes ! dit fièrement
l’abbé ; c’est une charge, je crois.

1
Les Mémoires de Monsieur d’Artagnan de Courtilz de
Sandras racontent une savoureuse aventure amoureuse de
l’abbé Fouquet (chap. XXVIII).

145
– Pourquoi cent hommes ? dit Fouquet ; est-ce
que vous êtes un Richelieu ou un Mazarin pour
avoir cent hommes de garde ? À quoi vous
servent ces cent hommes ? Parlez, dites !
– Vous me le demandez ? s’écria l’abbé
Fouquet ; ah ! comment pouvez-vous faire une
question pareille, pourquoi j’entretiens cent
hommes ? Ah !
– Mais oui, je vous fais cette question.
Qu’avez-vous à faire de cent hommes ?
Répondez !
– Ingrat ! continua l’abbé s’affectant de plus
en plus.
– Expliquez-vous.
– Mais, monsieur le surintendant, je n’ai
besoin que d’un valet de chambre, moi, et encore,
si j’étais seul, me servirais-je moi-même ; mais
vous, vous qui avez tant d’ennemis... cent
hommes ne me suffisent pas pour vous défendre.
Cent hommes !... il en faudrait dix mille.
J’entretiens donc tout cela pour que dans les
endroits publics, pour que dans les assemblées,

146
nul n’élève la voix contre vous ; et sans cela,
monsieur, vous seriez chargé d’imprécations,
vous seriez déchiré à belles dents, vous ne
dureriez pas huit jours, non, pas huit jours,
entendez-vous ?
– Ah ! je ne savais pas que vous me fussiez un
pareil champion, monsieur l’abbé.
– Vous en doutez ! s’écria l’abbé. Écoutez
donc ce qui est arrivé. Pas plus tard qu’hier, rue
de la Huchette, un homme marchandait un poulet.
– Eh bien ! en quoi cela me nuisait-il, l’abbé ?
– En ceci. Le poulet n’était pas gras.
L’acheteur refusa d’en donner dix-huit sous, en
disant qu’il ne pouvait payer dix-huit sous la peau
d’un poulet dont M. Fouquet avait pris toute la
graisse.
– Après ?
– Le propos fit rire, continua l’abbé, rire à vos
dépens, mort de tous les diables ! et la canaille
s’amassa. Le rieur ajouta ces mots : « Donnez-
moi un poulet nourri par M. Colbert, à la bonne
heure ! et je le paierai ce que vous voudrez. » Et

147
aussitôt l’on battit des mains. Scandale affreux !
vous comprenez ; scandale qui force un frère à se
voiler le visage.
Fouquet rougit.
– Et vous vous le voilâtes ? dit le surintendant.
– Non ; car justement, continua l’abbé, j’avais
un de mes hommes dans la foule ; une nouvelle
recrue qui vient de province, un M. de
Menneville que j’affectionne. Il fendit la presse,
en disant au rieur :
« – Mille barbes ! monsieur le mauvais
plaisant, tope un coup d’épée au Colbert !
« – Tope et tingue1 au Fouquet ! répliqua le
rieur.
« Sur quoi ils dégainèrent devant la boutique
du rôtisseur, avec une haie de curieux autour
d’eux et cinq cents curieux aux fenêtres.
– Eh bien ? dit Fouquet.
– Eh bien ! monsieur, mon Menneville

1
De l’espagnol : Topo y tengo (« Je tope et je tiens »), qui
est aussi le nom d’un jeu de dés.

148
embrocha le rieur au grand ébahissement de
l’assistance, et dit au rôtisseur :
« – Prenez ce dindon, mon ami, il est plus gras
que votre poulet.
« Voilà, monsieur, acheva l’abbé
triomphalement, à quoi je dépense mes revenus ;
je soutiens l’honneur de la famille, monsieur.
Fouquet baissa la tête.
– Et j’en ai cent comme cela, poursuivit
l’abbé.
– Bien, dit Fouquet ; donnez votre addition à
Gourville et restez ici ce soir, chez moi.
– On soupe ?
– On soupe.
– Mais la caisse est fermée ?
– Gourville vous l’ouvrira. Allez, monsieur
l’abbé, allez.
L’abbé fit une révérence.
– Alors nous voilà amis ? dit-il.
– Oui, amis. Venez, Gourville.

149
– Vous sortez ? Vous ne soupez donc pas ?
– Je serai ici dans une heure, soyez tranquille.
Puis tout bas à Gourville :
– Qu’on attelle mes chevaux anglais, dit-il, et
qu’on touche à l’Hôtel de Ville de Paris.

150
56

Le vin de M. de La Fontaine

Les carrosses amenaient déjà les convives de


Fouquet à Saint-Mandé ; déjà toute la maison
s’échauffait des apprêts du souper, quand le
surintendant lança sur la route de Paris ses
chevaux rapides, et, prenant par les quais pour
trouver moins de monde sur sa route, gagna
l’Hôtel de Ville. Il était huit heures moins un
quart. Fouquet descendit au coin de la rue du
Long-Pont1, se dirigea vers la place de Grève, à
pied, avec Gourville.
Au détour de la place, ils virent un homme
vêtu de noir et de violet d’une bonne mine, qui

1
La rue de Longpont, qui s’appelait encore au XVIIe siècle
rue des Moines-de-Long-Pont, est l’actuelle rue de Brosse : elle
débouchait face au portail de Saint-Gervais.

151
s’apprêtait à monter dans un carrosse de louage et
disait au cocher de toucher à Vincennes. Il avait
devant lui un grand panier plein de bouteilles
qu’il venait d’acheter au cabaret de l’Image-de-
Notre-Dame.
– Eh ! mais c’est Vatel, mon maître d’hôtel !
dit Fouquet à Gourville.
– Oui, monseigneur, répliqua celui-ci.
– Que vient-il faire à l’Image-de-Notre-
Dame ?
– Acheter du vin sans doute.
– Comment, on achète pour moi du vin au
cabaret ? dit Fouquet. Ma cave est donc bien
misérable !
Et il s’avança vers le maître d’hôtel, qui faisait
ranger son vin dans le carrosse avec un soin
minutieux.
– Holà ! Vatel ! dit-il d’une voix de maître.
– Prenez garde, monseigneur, dit Gourville,
vous allez être reconnu.
– Bon !... que m’importe ? Vatel !

152
L’homme vêtu de noir et de violet se retourna.
C’était une bonne et douce figure sans
expression, une figure de mathématicien, moins
l’orgueil. Un certain feu brillait dans les yeux de
ce personnage, un sourire assez fin voltigeait sur
ses lèvres ; mais l’observateur eût remarqué bien
vite que ce feu, que ce sourire ne s’appliquaient à
rien et n’éclairaient rien.
Vatel riait comme un distrait, ou s’occupait
comme un enfant.
Au son de la voix qui l’interpellait, il se
retourna.
– Oh ! fit-il, monseigneur ?
– Oui, moi. Que diable faites-vous là,
Vatel ?... Du vin ! vous achetez du vin dans un
cabaret de la place de Grève ! Passe encore pour
la Pomme-de-Pin ou les Barreaux-Verts.
– Mais, monseigneur, dit Vatel tranquillement,
après avoir lancé un regard hostile à Gourville, de
quoi se mêle-t-on ici ?... Est-ce que ma cave est
mal tenue ?
– Non, certes, Vatel, non ; mais...

153
– Quoi ! mais ?... répliqua Vatel.
Gourville toucha le coude du surintendant.
– Ne vous fâchez pas, Vatel ; je croyais ma
cave, votre cave assez bien garnie pour que je
pusse me dispenser de recourir à l’Image-de-
Notre-Dame.
– Eh ! monsieur, dit Vatel, tombant du
monseigneur au monsieur, avec un certain
dédain, votre cave est si bien garnie que, lorsque
certains de vos convives vont dîner chez vous, ils
ne boivent pas.
Fouquet, surpris, regarda Gourville, puis
Vatel.
– Que dites-vous là ?
– Je dis que votre sommelier n’avait pas de
vins pour tous les goûts, monsieur, et que M. de
La Fontaine, M. Pellisson et M. Conrart ne
boivent pas quand ils viennent à la maison. Ces
messieurs n’aiment pas le grand vin : que voulez-
vous y faire ?
– Et alors ?
– Alors, j’ai ici un vin de Joigny qu’ils

154
affectionnent. Je sais qu’ils le viennent boire à
l’Image-de-Notre-Dame une fois par semaine.
Voilà pourquoi je fais ma provision.
Fouquet n’avait plus rien à dire... Il était
presque ému.
Vatel, lui, avait encore beaucoup à dire sans
doute, et l’on vit bien qu’il s’échauffait.
– C’est comme si vous me reprochiez,
monseigneur, d’aller rue Planche-Mibray
chercher moi-même le cidre que boit M. Loret
quand il vient dîner à la maison.
– Loret boit du cidre chez moi ? s’écria
Fouquet en riant.
– Eh ! oui, monsieur, eh ! oui, voilà pourquoi
il dîne chez vous avec plaisir.
– Vatel, s’écria Fouquet en serrant la main de
son maître d’hôtel, vous êtes un homme ! Je vous
remercie, Vatel, d’avoir compris que chez moi M.
de La Fontaine, M. Conrart et M. Loret sont
autant que des ducs et des pairs, autant que des
princes, plus que moi. Vatel, vous êtes un bon
serviteur, et je double vos honoraires.

155
Vatel ne remercia même pas ; il haussa
légèrement les épaules en murmurant ce mot
superbe :
– Être remercié pour avoir fait son devoir,
c’est humiliant.
– Il a raison, dit Gourville en attirant
l’attention de Fouquet sur un autre point par un
seul geste.
Il lui montrait en effet un chariot de forme
basse, traîné par deux chevaux, sur lequel
s’agitaient deux potences toutes ferrées, liées
l’une à l’autre et dos à dos par des chaînes ;
tandis qu’un archer, assis sur l’épaisseur de la
poutre, soutenait, tant bien que mal, la mine un
peu basse, les commentaires d’une centaine de
vagabonds qui flairaient la destination de ces
potences et les escortaient jusqu’à l’Hôtel de
Ville.
Fouquet tressaillit.
– C’est décidé, voyez-vous, dit Gourville.
– Mais ce n’est pas fait, répliqua Fouquet.

156
– Oh ! ne vous abusez pas, monseigneur ; si
l’on a ainsi endormi votre amitié, votre défiance,
si les choses en sont là, vous ne déferez rien.
– Mais je n’ai pas ratifié, moi.
– M. de Lyonne aura ratifié pour vous.
– Je vais au Louvre.
– Vous n’irez pas.
– Vous me conseilleriez cette lâcheté ! s’écria
Fouquet, vous me conseilleriez d’abandonner
mes amis, vous me conseilleriez, pouvant
combattre, de jeter à terre les armes que j’ai dans
la main ?
– Je ne vous conseille rien de tout cela,
monseigneur ; pouvez-vous quitter la
surintendance en ce moment ?
– Non.
– Eh bien ! si le roi nous veut remplacer
cependant ?
– Il me remplacera de loin comme de près.
– Oui, mais vous ne l’aurez jamais blessé.

157
– Oui, mais j’aurai été lâche ; or, je ne veux
pas que mes amis meurent, et ils ne mourront pas.
– Pour cela, il est nécessaire que vous alliez au
Louvre ?
– Gourville !
– Prenez garde... une fois au Louvre, ou vous
serez forcé de défendre tout haut vos amis, c’est-
à-dire de faire une profession de foi, ou vous
serez forcé de les abandonner sans retour
possible.
– Jamais !
– Pardonnez-moi... le roi vous proposera
forcément l’alternative, ou bien vous la lui
proposerez vous-même.
– C’est juste.
– Voilà pourquoi il ne faut pas de conflit...
Retournons à Saint-Mandé, monseigneur.
– Gourville, je ne bougerai pas de cette place
où doit s’accomplir le crime, où doit s’accomplir
ma honte ; je ne bougerai pas, dis-je, que je n’aie
trouvé un moyen de combattre mes ennemis.

158
– Monseigneur, répliqua Gourville, vous me
feriez pitié si je ne savais que vous êtes un des
bons esprits de ce monde. Vous possédez cent
cinquante millions, vous êtes autant que le roi par
la position, cent cinquante fois plus par l’argent.
M. Colbert n’a pas eu même l’esprit de faire
accepter le testament de Mazarin. Or, quand on
est le plus riche d’un royaume et qu’on veut se
donner la peine de dépenser de l’argent, si l’on ne
fait pas ce qu’on veut, c’est qu’on est un pauvre
homme. Retournons, vous dis-je, à Saint-Mandé.
– Pour consulter Pellisson ? Oui.
– Non, monseigneur, pour compter votre
argent.
– Allons ! dit Fouquet les yeux enflammés ;
oui ! oui ! à Saint-Mandé !
Il remonta dans son carrosse, et Gourville avec
lui. Sur la route, au bout du faubourg Saint-
Antoine, ils rencontrèrent le petit équipage de
Vatel, qui voiturait tranquillement son vin de
Joigny.
Les chevaux noirs, lancés à toute bride,

159
épouvantèrent en passant le timide cheval du
maître d’hôtel, qui, mettant la tête à la portière,
cria, effaré :
– Gare à mes bouteilles !

160
57

La galerie de Saint-Mandé

Cinquante personnes attendaient le


surintendant. Il ne prit même pas le temps de se
confier un moment à son valet de chambre, et du
perron passa dans le premier salon. Là ses amis
étaient rassemblés et causaient. L’intendant
s’apprêtait à faire servir le souper ; mais, par-
dessus tout, l’abbé Fouquet guettait le retour de
son frère et s’étudiait à faire les honneurs de la
maison en son absence.
Ce fut à l’arrivée du surintendant un murmure
de joie et de tendresse : Fouquet, plein
d’affabilité et de bonne humeur, de munificence,
était aimé de ses poètes, de ses artistes et de ses
gens d’affaires. Son front, sur lequel sa petite
cour lisait, comme sur celui d’un dieu, tous les
mouvements de son âme, pour en faire des règles

161
de conduite, son front que les affaires ne ridaient
jamais, était ce soir-là plus pâle que de coutume,
et plus d’un œil ami remarqua cette pâleur.
Fouquet se mit au centre de la table et présida
gaiement le souper. Il raconta l’expédition de
Vatel à La Fontaine.
Il raconta l’histoire de Menneville et du poulet
maigre à Pellisson, de telle façon que toute la
table l’entendit.
Ce fut alors une tempête de rires et de
railleries qui ne s’arrêta que sur un geste grave et
triste de Pellisson.
L’abbé Fouquet, ne sachant pas à quel propos
son frère avait engagé la conversation sur ce
sujet, écoutait de toutes ses oreilles et cherchait
sur le visage de Gourville ou sur celui du
surintendant une explication que rien ne lui
donnait.
Pellisson prit la parole.
– On parle donc de M. Colbert ? dit-il.
– Pourquoi non, répliqua Fouquet, s’il est vrai,
comme on le dit, que le roi l’ait fait son

162
intendant ?
À peine Fouquet eut-il laissé échapper cette
parole, prononcée avec une intention marquée,
que l’explosion se fit entendre parmi les
convives.
– Un avare ! dit l’un.
– Un croquant ! dit l’autre.
– Un hypocrite ! dit un troisième.
Pellisson échangea un regard profond avec
Fouquet.
– Messieurs, dit-il, en vérité, nous maltraitons
là un homme que nul ne connaît : ce n’est ni
charitable, ni raisonnable, et voilà M. le
surintendant qui, j’en suis sûr, est de cet avis.
– Entièrement, répliqua Fouquet. Laissons les
poulets gras de M. Colbert, il ne s’agit
aujourd’hui que des faisans truffés de M. Vatel.
Ces mots arrêtèrent le nuage sombre qui
précipitait sa marche au-dessus des convives.
Gourville anima si bien les poètes avec le vin
de Joigny ; l’abbé, intelligent comme un homme

163
qui a besoin des écus d’autrui, anima si bien les
financiers et les gens d’épée, que, dans les
brouillards de cette joie et les rumeurs de la
conversation, l’objet des inquiétudes disparut
complètement.
Le testament du cardinal Mazarin fut le texte
de la conversation au second service et au
dessert ; puis Fouquet commanda qu’on portât les
bassins de confiture et les fontaines de liqueurs
dans le salon attenant à la galerie. Il s’y rendit,
menant par la main une femme, reine, ce soir-là,
par sa préférence.
Puis les violons soupèrent, et les promenades
dans la galerie, dans le jardin commencèrent, par
un ciel de printemps doux et parfumé.
Pellisson vint alors auprès du surintendant et
lui dit :
– Monseigneur a un chagrin ?
– Un grand, répondit le ministre ; faites-vous
conter cela par Gourville.
Pellisson, en se retournant, trouva La Fontaine
qui lui marchait sur les deux pieds. Il lui fallut

164
écouter un vers latin que le poète avait composé
sur Vatel.
La Fontaine, depuis une heure, scandait ce
vers dans tous les coins et lui cherchait un
placement avantageux.
Il crut tenir Pellisson, mais celui-ci lui
échappa.
Il se retourna sur Loret, qui, lui, venait de
composer un quatrain en l’honneur du souper et
de l’amphitryon.
La Fontaine voulut en vain placer son vers ;
Loret voulait placer son quatrain.
Il fut obligé de rétrograder devant M. le comte
de Charost1, à qui Fouquet venait de prendre le
bras.
L’abbé Fouquet sentit que le poète, distrait
comme toujours, allait suivre les deux causeurs :
il intervint.
La Fontaine se cramponna aussitôt et récita
son vers.

1
Louis-Armand de Béthune, duc de Charost ou Charrost.

165
L’abbé, qui ne savait pas le latin, balançait la
tête en cadence, à chaque mouvement de roulis
que La Fontaine imprimait à son corps, selon les
ondulations des dactyles ou des spondées.
Pendant ce temps, derrière les bassins de
confiture, Fouquet racontait l’événement à M. de
Charost, son gendre.
– Il faut envoyer les inutiles au feu d’artifice,
dit Pellisson à Gourville, tandis que nous
causerons ici.
– Soit, répliqua Gourville, qui dit quatre mots
à Vatel.
Alors on vit ce dernier emmener vers les
jardins la majeure partie des muguets, des dames
et des babillards, tandis que les hommes se
promenaient dans la galerie, éclairée de trois
cents bougies de cire, au vu de tous les amateurs
du feu d’artifice, occupés à courir le jardin.
Gourville s’approcha de Fouquet. Alors, il lui
dit :
– Monsieur, nous sommes tous ici.
– Tous ? dit Fouquet.

166
– Oui, comptez.
Le surintendant se retourna et compta. Il y
avait huit personnes.
Pellisson et Gourville marchaient en se tenant
par le bras, comme s’ils causaient de sujets
vagues et légers.
Loret et deux officiers les imitaient en sens
inverse.
L’abbé Fouquet se promenait seul.
Fouquet, avec M. de Charost, marchait aussi
comme s’il eût été absorbé par la conversation de
son gendre.
– Messieurs, dit-il, que personne de vous ne
lève la tête en marchant et ne paraisse faire
attention à moi ; continuez de marcher, nous
sommes seuls, écoutez-moi.
Un grand silence se fit, troublé seulement par
les cris lointains des joyeux convives qui
prenaient place dans les bosquets pour mieux voir
les fusées.
C’était un bizarre spectacle que celui de ces
hommes marchant comme par groupes, comme

167
occupés chacun à quelque chose, et pourtant
attentifs à la parole d’un seul d’entre eux, qui,
lui-même, ne semblait parler qu’à son voisin.
– Messieurs, dit Fouquet, vous avez remarqué,
sans doute, que deux de nos amis manquaient ce
soir à la réunion du mercredi... Pour Dieu !
l’abbé, ne vous arrêtez pas, ce n’est pas
nécessaire pour écouter ; marchez, de grâce, avec
vos airs de tête les plus naturels, et comme vous
avez la vue perçante, mettez-vous à la fenêtre
ouverte, et si quelqu’un revient vers la galerie,
prévenez-nous en toussant.
L’abbé obéit.
– Je n’ai pas remarqué les absents, dit
Pellisson, qui, à ce moment, tournait absolument
le dos à Fouquet et marchait en sens inverse.
– Moi, dit Loret, je ne vois pas M. Lyodot, qui
me fait ma pension.
– Et moi, dit l’abbé, à la fenêtre, je ne vois pas
mon cher d’Emerys, qui me doit onze cents livres
de notre dernier brelan.
– Loret, continua Fouquet en marchant sombre

168
et incliné, vous ne toucherez plus la pension de
Lyodot ; et vous, l’abbé, vous ne toucherez
jamais vos onze cents livres d’Emerys, car l’un et
l’autre vont mourir.
– Mourir ? s’écria l’assemblée, arrêtée malgré
elle dans son jeu de scène par le mot terrible.
– Remettez-vous, messieurs, dit Fouquet, car
on nous épie peut-être... J’ai dit : mourir.
– Mourir ! répéta Pellisson, ces hommes que
j’ai vus, il n’y a pas six jours, pleins de santé, de
gaieté, d’avenir. Qu’est-ce donc que l’homme,
bon Dieu ! pour qu’une maladie le jette en bas
tout d’un coup ?
– Ce n’est pas la maladie, dit Fouquet.
– Alors, il y a du remède, dit Loret.
– Aucun remède. MM. de Lyodot et d’Emerys
sont à la veille de leur dernier jour.
– De quoi ces messieurs meurent-ils, alors ?
s’écria un officier.
– Demandez à celui qui les tue, répliqua
Fouquet.

169
– Qui les tue ! On les tue ? s’écria le chœur
épouvanté.
– On fait mieux encore. On les pend !
murmura Fouquet d’une voix sinistre qui retentit
comme un glas funèbre dans cette riche galerie,
tout étincelante de tableaux, de fleurs, de velours
et d’or.
Involontairement chacun s’arrêta ; l’abbé
quitta sa fenêtre ; les premières fusées du feu
d’artifice commençaient à monter par-dessus la
cime des arbres.
Un long cri, parti des jardins, appela le
surintendant à jouir du coup d’œil.
Il s’approcha d’une fenêtre, et, derrière lui, se
placèrent ses amis, attentifs à ses moindres désirs.
– Messieurs, dit-il, M. Colbert a fait arrêter,
juger et fera exécuter à mort mes deux amis : que
convient-il que je fasse ?
– Mordieu ! dit l’abbé le premier, il faut faire
éventrer M. Colbert.
– Monseigneur, dit Pellisson, il faut parler à
Sa Majesté.

170
– Le roi, mon cher Pellisson, a signé l’ordre
d’exécution.
– Eh bien ! dit le comte de Charost, il faut que
l’exécution n’ait pas lieu, voilà tout.
– Impossible, dit Gourville, à moins que l’on
ne corrompe les geôliers.
– Ou le gouverneur, dit Fouquet.
– Cette nuit, l’on peut faire évader les
prisonniers.
– Qui de vous se charge de la transaction ?
– Moi, dit l’abbé, je porterai l’argent.
– Moi, dit Pellisson, je porterai la parole.
– La parole et l’argent, dit Fouquet, cinq cent
mille livres au gouverneur de la Conciergerie,
c’est assez ; cependant on mettra un million s’il
le faut.
– Un million ! s’écria l’abbé ; mais pour la
moitié moins je ferais mettre à sac la moitié de
Paris.
– Pas de désordre, dit Pellisson ; le gouverneur
étant gagné, les deux prisonniers s’évadent ; une

171
fois hors de cause, ils ameutent les ennemis de
Colbert et prouvent au roi que sa jeune justice
n’est pas infaillible, comme toutes les
exagérations.
– Allez donc à Paris, Pellisson, dit Fouquet, et
ramenez les deux victimes ; demain, nous
verrons. Gourville, donnez les cinq cent mille
livres à Pellisson.
– Prenez garde que le vent ne vous emporte,
dit l’abbé ; quelle responsabilité, peste ! Laissez-
moi vous aider un peu.
– Silence ! dit Fouquet ; on s’approche. Ah !
le feu d’artifice est d’un effet magique !
À ce moment, une pluie d’étincelles tomba,
ruisselante, dans les branchages du bois voisin.
Pellisson et Gourville sortirent ensemble par la
porte de la galerie ; Fouquet descendit au jardin
avec les cinq derniers conjurés.

172
58

Les épicuriens

Comme Fouquet donnait ou paraissait donner


toute son attention aux illuminations brillantes, à
la musique langoureuse des violons et des
hautbois, aux gerbes étincelantes des artifices qui,
embrasant le ciel de fauves reflets, accentuaient,
derrière les arbres, la sombre silhouette du donjon
de Vincennes ; comme, disons-nous, le
surintendant souriait aux dames et aux poètes, la
fête ne fut pas moins gaie qu’à l’ordinaire, et
Vatel, dont le regard inquiet, jaloux même,
interrogeait avec insistance le regard de Fouquet,
ne se montra pas mécontent de l’accueil fait à
l’ordonnance de la soirée.
Le feu tiré, la société se dispersa dans les
jardins et sous les portiques de marbre, avec cette
molle liberté qui décèle, chez le maître de la

173
maison, tant d’oubli de la grandeur, tant de
courtoise hospitalité, tant de magnifique
insouciance.
Les poètes s’égarèrent, bras dessus, bras
dessous, dans les bosquets ; quelques-uns
s’étendirent sur des lits de mousse, au grand
désastre des habits de velours et des frisures, dans
lesquelles s’introduisaient les petites feuilles
sèches et les brins de verdure.
Les dames, en petit nombre, écoutèrent les
chants des artistes et les vers des poètes ; d’autre
écoutèrent la prose que disaient, avec beaucoup
d’art, des hommes qui n’étaient ni comédiens ni
poètes, mais à qui la jeunesse et la solitude
donnaient une éloquence inaccoutumée qui leur
paraissait être la préférable de toutes.
– Pourquoi, dit La Fontaine, notre maître
Épicure n’est-il pas descendu au jardin ? Jamais
Épicure n’abandonnait ses disciples, le maître a
tort.
– Monsieur, lui dit Conrart, vous avez bien
tort de persister à vous décorer du nom
d’épicurien ; en vérité, rien ici ne rappelle la

174
doctrine du philosophe de Gargette1.
– Bah ! répliqua La Fontaine, n’est-il pas écrit
qu’Épicure acheta un grand jardin et y vécut
tranquillement avec ses amis ?
– C’est vrai.
– Eh bien ! M. Fouquet n’a-t-il pas acheté un
grand jardin à Saint-Mandé, et n’y vivons-nous
pas, fort tranquillement, avec lui et nos amis ?
– Oui, sans doute ; malheureusement ce n’est
ni le jardin ni les amis qui peuvent faire la
ressemblance. Or, où est la ressemblance de la
doctrine de M. Fouquet avec celle d’Épicure ?
– La voici : « Le plaisir donne le bonheur. »
– Après ?
– Eh bien ?
– Je ne crois pas que nous nous trouvions
malheureux, moi, du moins. Un bon repas, du vin
de Joigny qu’on a la délicatesse d’aller chercher
pour moi à mon cabaret favori ; pas une ineptie

1
Dème (bourg) de l’Attique, où Lucrèce fait naître Épicure
à qui on donne généralement comme lieu de naissance Samos.

175
dans tout un souper d’une heure, malgré dix
millionnaires et vingt poètes.
– Je vous arrête là. Vous avez parlé de vin de
Joigny et d’un bon repas ; persistez-vous ?
– Je persiste, antecho1, comme on dit à Port-
Royal.
– Alors, rappelez-vous que le grand Épicure
vivait et faisait vivre ses disciples de pain, de
légumes et d’eau claire.
– Cela n’est pas certain, dit La Fontaine, et
vous pourriez bien confondre Épicure avec
Pythagore, mon cher Conrart.
– Souvenez-vous aussi que le philosophe
ancien était un assez mauvais ami des dieux et
des magistrats.

1
Texte : « antecho », pour « antiquo : « Je rejette (une loi,
une proposition, un argument), donc je persiste dans ma
première opinion. » Les Petites Écoles établies à Port-Royal des
Champs en 1638 avaient pour maîtres MM. de Selles, de
Bascle, Lancelot, Nicole qui promouvaient une méthode
rationnelle, d’inspiration cartésienne. Elles venaient d’être
dispersées.

176
– Oh ! voilà ce que je ne puis souffrir, répliqua
La Fontaine, Épicure comme M. Fouquet.
– Ne le comparez pas à M. le surintendant, dit
Conrart, d’une voix émue, sinon vous
accréditeriez les bruits qui courent déjà sur lui et
sur nous.
– Quels bruits ?
– Que nous sommes de mauvais Français,
tièdes au monarque, sourds à la loi.
– J’en reviens donc à mon texte, alors, dit La
Fontaine. Écoutez, Conrart, voici la morale
d’Épicure... lequel, d’ailleurs, je considère, s’il
faut que je vous le dise, comme un mythe. Tout
ce qu’il y a d’un peu tranché dans l’Antiquité est
mythe. Jupiter, si l’on veut bien y faire attention,
c’est la vie, Alcide, c’est la force. Les mots sont
là pour me donner raison : Zeus, c’est zèn, vivre ;
Alcide, c’est alcé, vigueur. Eh bien ! Épicure,
c’est la douce surveillance, c’est la protection ;
or, qui surveille mieux l’État et qui protège
mieux les individus que M. Fouquet ?
– Vous me parlez étymologie, mais non pas

177
morale : je dis que, nous autres épicuriens
modernes, nous sommes de fâcheux citoyens.
– Oh ! s’écria La Fontaine, si nous devenons
de fâcheux citoyens, ce ne sera pas en suivant les
maximes du maître. Écoutez un de ses principaux
aphorismes.
– J’écoute.
– « Souhaitez de bons chefs. »
– Eh bien ?
– Eh bien ! que nous dit M. Fouquet tous les
jours ? « Quand donc serons-nous gouvernés ? »
Le dit-il ? Voyons, Conrart, soyez franc !
– Il le dit, c’est vrai.
– Eh bien ! doctrine d’Épicure.
– Oui, mais c’est un peu séditieux, cela.
– Comment ! c’est séditieux de vouloir être
gouverné par de bons chefs ?
– Certainement, quand ceux qui gouvernent
sont mauvais.
– Patience ! j’ai réponse à tout.

178
– Même à ce que je viens de vous dire ?
– Écoutez : « Soumettez-vous à ceux qui
gouvernent mal... » Oh ! c’est écrit : Cacos
politeuousi1... Vous m’accordez le texte ?
– Pardieu ! je le crois bien. Savez-vous que
vous parlez grec comme Ésope, mon cher La
Fontaine ?
– Est-ce une méchanceté, mon cher Conrart ?
– Dieu m’en garde !
– Alors, revenons à M. Fouquet. Que nous
répétait-il toute la journée ? N’est-ce pas ceci :
« Quel cuistre que ce Mazarin ! quel âne ! quelle
sangsue ! Il faut pourtant obéir à ce drôle !... »
Voyons, Conrart, le disait-il ou ne le disait-il
pas ?
– J’avoue qu’il le disait, et même peut-être un
peu trop.
– Comme Épicure, mon ami, toujours comme
Épicure ; je le répète, nous sommes épicuriens, et
c’est fort amusant.

1
« Ils gouvernent mal. »

179
– Oui, mais j’ai peur qu’il ne s’élève, à côté de
nous, une secte comme celle d’Épictète ; vous
savez bien, le philosophe d’Hiérapolis1, celui qui
appelait le pain du luxe, les légumes de la
prodigalité et l’eau claire de l’ivrognerie ; celui
qui, battu par son maître, lui disait en grognant un
peu, c’est vrai, mais sans se fâcher autrement :
« Gageons que vous m’avez cassé la jambe ? » et
qui gagnait son pari.
– C’était un oison que cet Épictète.
– Soit ; mais il pourrait bien revenir à la mode
en changeant seulement son nom en celui de
Colbert.
– Bah ! répliqua La Fontaine, c’est
impossible ; jamais vous ne trouverez Colbert
dans Épictète.
– Vous avez raison, j’y trouverai... Coluber2,
tout au plus.
– Ah ! vous êtes battu, Conrart ; vous vous

1
Texte : « Hériopolis ». Ville de Phrygie (Asie Mineure)
sur le Ménandre au nord de Laodicée.
2
En latin : couleuvre.

180
réfugiez dans le jeu de mots. M. Arnault prétend
que je n’ai pas de logique... j’en ai plus que M.
Nicolle.
– Oui, riposta Conrart, vous avez de la
logique, mais vous êtes janséniste.
Cette péroraison fut accueillie par un immense
éclat de rire. Peu à peu, les promeneurs avaient
été attirés par les exclamations des deux
ergoteurs autour du bosquet sous lequel ils
péroraient. Toute la discussion avait été
religieusement écoutée, et Fouquet lui-même, se
contenant à peine, avait donné l’exemple de la
modération.
Mais le dénouement de la scène le jeta hors de
toute mesure ; il éclata. Tout le monde éclata
comme lui, et les deux philosophes furent salués
par des félicitations unanimes.
Cependant La Fontaine fut déclaré vainqueur,
à cause de son érudition profonde et de son
irréfragable logique.
Conrart obtint les dédommagements dus à un
combattant malheureux ; on le loua sur la loyauté

181
de ses intentions et la pureté de sa conscience.
Au moment où cette joie se manifestait par les
plus vives démonstrations ; au moment où les
dames reprochaient aux deux adversaires de
n’avoir pas fait entrer les femmes dans le système
du bonheur épicurien, on vit Gourville venir de
l’autre bout du jardin, s’approcher de Fouquet,
qui le couvait des yeux, et, par sa seule présence,
le détacher du groupe.
Le surintendant conserva sur son visage le rire
et tous les caractères de l’insouciance ; mais à
peine hors de vue, il quitta le masque.
– Eh bien ! dit-il vivement, où est Pellisson ?
que fait Pellisson ?
– Pellisson revient de Paris.
– A-t-il ramené les prisonniers ?
– Il n’a pas seulement pu voir le concierge de
la prison.
– Quoi ! n’a-t-il pas dit qu’il venait de ma
part ?
– Il l’a dit ; mais le concierge a fait répondre
ceci : « Si l’on vient de la part de M. Fouquet, on

182
doit avoir une lettre de M. Fouquet. »
– Oh ! s’écria celui-ci, s’il ne s’agit que de lui
donner une lettre...
– Jamais, répliqua Pellisson, qui se montra au
coin du petit bois, jamais, monseigneur... Allez
vous-même et parlez en votre nom.
– Oui, vous avez raison ; je rentre chez moi
comme pour travailler ; laissez les chevaux
attelés, Pellisson. Retenez mes amis, Gourville.
– Un dernier avis, monseigneur, répondit
celui-ci.
– Parlez, Gourville.
– N’allez chez le concierge qu’au dernier
moment ; c’est brave, mais ce n’est pas adroit.
Excusez-moi, monsieur Pellisson, si je suis d’un
autre avis que vous ; mais croyez-moi,
monseigneur, envoyez encore porter des paroles à
ce concierge, c’est un galant homme ; mais ne les
portez pas vous-même.
– J’aviserai, dit Fouquet ; d’ailleurs, nous
avons la nuit tout entière.
– Ne comptez pas trop sur le temps, ce temps

183
fût-il double de celui que nous avons, répliqua
Pellisson ; ce n’est jamais une faute d’arriver trop
tôt.
– Adieu, dit le surintendant ; venez avec moi,
Pellisson. Gourville, je vous recommande mes
convives.
Et il partit.
Les épicuriens ne s’aperçurent pas que le chef
de l’école avait disparu ; les violons allèrent toute
la nuit.

184
59

Un quart d’heure de retard

Fouquet, hors de sa maison pour la deuxième


fois dans cette journée, se sentit moins lourd et
moins troublé qu’on n’eût pu le croire.
Il se tourna vers Pellisson, qui gravement
méditait dans son coin de carrosse quelque bonne
argumentation contre les emportements de
Colbert.
– Mon cher Pellisson, dit alors Fouquet, c’est
bien dommage que vous ne soyez pas une
femme.
– Je crois que c’est bien heureux, au contraire,
répliqua Pellisson ; car, enfin, monseigneur, je
suis excessivement laid.
– Pellisson ! Pellisson ! dit le surintendant en
riant, vous répétez trop que vous êtes laid pour ne

185
pas laisser croire que cela vous fait beaucoup de
peine.
– Beaucoup, en effet, monseigneur ; il n’y a
pas d’homme plus malheureux que moi ; j’étais
beau, la petite vérole m’a rendu hideux ; je suis
privé d’un grand moyen de séduction ; or, je suis
votre premier commis ou à peu près ; j’ai affaire
de vos intérêts, et si, en ce moment, j’étais une
jolie femme, je vous rendrais un important
service.
– Lequel ?
– J’irais trouver le concierge du palais1, je le
séduirais, car c’est un galant homme et un
galantin ; puis j’emmènerais nos deux
prisonniers.
– J’espère bien encore le pouvoir moi-même,
quoique je ne sois pas une jolie femme, répliqua
Fouquet.
– D’accord, monseigneur ; mais vous vous
compromettez beaucoup.

1
La Conciergerie.

186
– Oh ! s’écria soudain Fouquet, avec un de ces
transports secrets comme en possède dans le
cœur le sang généreux de la jeunesse ou le
souvenir de quelque douce émotion ; oh ! je
connais une femme qui fera près du lieutenant
gouverneur de la Conciergerie le personnage dont
nous avons besoin.
– Moi, j’en connais cinquante, monseigneur,
cinquante trompettes qui instruiront l’univers de
votre générosité, de votre dévouement à vos
amis, et par conséquent vous perdront tôt ou tard
en se perdant.
– Je ne parle pas de ces femmes, Pellisson ; je
parle d’une noble et belle créature qui joint à
l’esprit de son sexe la valeur et le sang-froid du
nôtre ; je parle d’une femme assez belle pour que
les murs de la prison s’inclinent pour la saluer,
d’une femme assez discrète pour que nul ne
soupçonne par qui elle aura été envoyée.
– Un trésor, dit Pellisson ; vous feriez là un
fameux cadeau à M. le gouverneur de la
Conciergerie. Peste ! monseigneur, on lui
couperait la tête, cela peut arriver, mais il aurait

187
eu avant de mourir une bonne fortune, telle que
jamais homme ne l’aurait rencontrée avant lui.
– Et j’ajoute, dit Fouquet, que le concierge du
palais n’aurait pas la tête coupée, car il recevrait
de moi mes chevaux pour se sauver, et cinq cent
mille livres pour vivre honorablement en
Angleterre ; j’ajoute que la femme, mon ami, ne
lui donnerait que les chevaux et l’argent. Allons
trouver cette femme, Pellisson.
Le surintendant étendit la main vers le cordon
de soie et d’or placé à l’intérieur de son carrosse.
Pellisson l’arrêta.
– Monseigneur, dit-il, vous allez perdre à
chercher cette femme autant de temps que
Colomb en mit à trouver le Nouveau Monde1. Or,
nous n’avons que deux heures à peine pour
réussir ; le concierge une fois couché, comment
pénétrer chez lui sans de grands éclats ? le jour
une fois venu, comment cacher nos démarches ?
Allez, allez, monseigneur, allez vous-même, et ne
cherchez ni ange ni femme pour cette nuit.

1
Le voyage dura deux mois et dix jours.

188
– Mais, cher Pellisson, nous voilà devant sa
porte.
– Devant la porte de l’ange.
– Eh oui !
– C’est l’hôtel de Mme de Bellière, cela.
– Chut !
– Ah ! mon Dieu ! s’écria Pellisson.
– Qu’avez-vous à dire contre elle ? demanda
Fouquet.
– Rien, hélas ! c’est ce qui me désespère.
Rien, absolument rien... Que ne puis-je vous dire,
au contraire, assez de mal pour vous empêcher de
monter chez elle !
Mais déjà Fouquet avait donné l’ordre
d’arrêter ; le carrosse était immobile.
– M’empêcher ! dit Fouquet ; nulle puissance
au monde ne m’empêcherait, vois-tu, de dire un
compliment à Mme du Plessis-Bellière ; d’ailleurs,
qui sait si nous n’aurons pas besoin d’elle !
Montez-vous avec moi ?
– Non, monseigneur, non.

189
– Mais je ne veux pas que vous m’attendiez,
Pellisson, répliqua Fouquet avec une courtoisie
sincère.
– Raison de plus, monseigneur ; sachant que
vous me faites attendre, vous resterez moins
longtemps là-haut... Prenez garde ! vous voyez un
carrosse dans la cour ; elle a quelqu’un chez elle !
Fouquet se pencha vers le marchepied du
carrosse.
– Encore un mot, s’écria Pellisson : n’allez
chez cette dame qu’en revenant de la
Conciergerie, par grâce !
– Eh ! cinq minutes, Pellisson, répliqua
Fouquet en descendant au perron même de
l’hôtel.
Pellisson demeura au fond du carrosse, le
sourcil froncé.
Fouquet monta chez la marquise, dit son nom
au valet, ce qui excita un empressement et des
respects qui témoignaient de l’habitude que la
maîtresse de la maison avait prise de faire
respecter et aimer ce nom chez elle.

190
– Monsieur le surintendant ! s’écria la
marquise en s’avançant fort pâle au devant de
Fouquet. Quel honneur ! quel imprévu ! dit-elle.
Puis tout bas :
– Prenez garde ! ajouta la marquise,
Marguerite Vanel est chez moi.
– Madame, répondit Fouquet troublé, je venais
pour affaires... Un seul mot pressant.
Et il entra dans le salon.
Mme Vanel s’était levée plus pâle, plus livide
que l’Envie elle-même. Fouquet lui adressa
vainement un salut des plus charmants, des plus
pacifiques ; elle n’y répondit que par un coup
d’œil terrible, lancé sur la marquise et sur
Fouquet. Ce regard acéré d’une femme jalouse
est un stylet qui trouve le défaut de toutes les
cuirasses ; Marguerite Vanel plongea du coup
dans le cœur des deux confidents. Elle fit une
révérence à son amie, une plus profonde à
Fouquet, et prit congé, en prétextant un grand
nombre de visites à faire avant que la marquise,
interdite, ni Fouquet, saisi d’inquiétude, eussent

191
songé à la retenir.
À peine fut-elle partie, que Fouquet, resté seul
avec la marquise, se mit à ses genoux sans dire
un mot.
– Je vous attendais, répondit la marquise avec
un doux sourire.
– Oh ! non, dit-il, car vous eussiez renvoyé
cette femme.
– Elle arrive depuis un quart d’heure à peine,
et je ne pouvais soupçonner qu’elle dût venir ce
soir.
– Vous m’aimez donc un peu, marquise ?
– Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, monsieur,
c’est de vos dangers ; où en sont vos affaires ?
– Je vais ce soir arracher mes amis aux prisons
du palais.
– Comment cela ?
– En achetant, en séduisant le gouverneur.
– Il est de mes amis ; puis-je vous aider sans
vous nuire ?
– Oh ! marquise, ce serait un signalé service ;

192
mais comment vous employer sans vous
compromettre ? Or, jamais ni ma vie, ni ma
puissance, ni ma liberté même, ne seront
rachetées, s’il faut qu’une larme tombe de vos
yeux, s’il faut qu’une douleur obscurcisse votre
front.
– Monseigneur, ne me dites plus de ces mots
qui m’enivrent ; je suis coupable d’avoir voulu
vous servir, sans calculer la portée de ma
démarche. Je vous aime, en effet, comme une
tendre amie, et, comme amie, je vous suis
reconnaissante de votre délicatesse mais, hélas !...
hélas ! jamais vous ne trouverez en moi une
maîtresse.
– Marquise !... s’écria Fouquet d’une voix
désespérée, pourquoi ?
– Parce que vous êtes trop aimé, dit tout bas la
jeune femme, parce que vous l’êtes de trop de
gens... parce que l’éclat de la gloire et de la
fortune blesse mes yeux, tandis que la sombre
douleur les attire ; parce qu’enfin, moi qui vous ai
repoussé dans vos fastueuses magnificences, moi
qui vous ai à peine regardé lorsque vous

193
resplendissiez, j’ai été, comme une femme
égarée, me jeter, pour ainsi dire, dans vos bras
lorsque je vis un malheur planer sur votre tête...
Vous me comprenez maintenant, monseigneur...
Redevenez heureux pour que je redevienne chaste
de cœur et de pensée : votre infortune me
perdrait.
– Oh ! madame, dit Fouquet avec une émotion
qu’il n’avait jamais ressentie, dussé-je tomber au
dernier degré de la misère humaine, j’entendrai
de votre bouche ce mot que vous me refusez, et
ce jour-là, madame, vous vous serez abusée dans
votre noble égoïsme ; ce jour-là, vous croirez
consoler le plus malheureux des hommes, et vous
aurez dit : « Je t’aime ! » au plus illustre, au plus
souriant, au plus triomphant des heureux de ce
monde !
Il était encore à ses pieds, lui baisant la main,
lorsque Pellisson entra précipitamment en
s’écriant avec humeur :
– Monseigneur ! madame ! par grâce,
madame ! veuillez m’excuser... Monseigneur, il y
a une demi-heure que vous êtes ici... Oh ! ne me

194
regardez pas ainsi tous deux d’un air de
reproche... madame, je vous prie, qui est cette
dame qui est sortie de chez vous à l’entrée de
Monseigneur ?
– Mme Vanel, dit Fouquet.
– Là ! s’écria Pellisson, j’en étais sûr !
– Eh bien ! quoi ?
– Eh bien ! elle est montée, toute pâle, dans
son carrosse.
– Que m’importe ! dit Fouquet.
– Oui, mais ce qui vous importe, c’est ce
qu’elle a dit à son cocher.
– Quoi donc, mon Dieu ? s’écria la marquise.
– « Chez M. Colbert ! » dit Pellisson d’une
voix rauque.
– Grand Dieu ! partez ! partez, monseigneur !
répondit la marquise en poussant Fouquet hors du
salon, tandis que Pellisson l’entraînait par la
main.
– En vérité, dit le surintendant, suis-je un
enfant à qui l’on fasse peur d’une ombre ?

195
– Vous êtes un géant, dit la marquise, qu’une
vipère cherche à mordre au talon.
Pellisson continua d’entraîner Fouquet
jusqu’au carrosse.
– Au palais, ventre à terre ! cria Pellisson au
cocher.
Les chevaux partirent comme l’éclair ; nul
obstacle ne ralentit leur marche un seul instant.
Seulement, à l’arcade Saint-Jean, lorsqu’ils
allaient déboucher sur la place de Grève, une
longue file de cavaliers, barrant le passage étroit,
arrêta le carrosse du surintendant. Nul moyen de
forcer cette barrière ; il fallut attendre que les
archers du guet à cheval, car c’étaient eux,
fussent passés, avec le chariot massif qu’ils
escortaient et qui remontait rapidement vers la
place Baudoyer.
Fouquet et Pellisson ne prirent garde à cet
événement que pour déplorer la minute de retard
qu’ils eurent à subir. Ils entrèrent chez le
concierge du palais cinq minutes après.
Cet officier se promenait encore dans la

196
première cour.
Au nom de Fouquet, prononcé à son oreille
par Pellisson, le gouverneur s’approcha du
carrosse avec empressement, et, le chapeau à la
main, multiplia les révérences.
– Quel honneur pour moi, monseigneur ! dit-
il.
– Un mot, monsieur le gouverneur. Voulez-
vous prendre la peine d’entrer dans mon
carrosse ?
L’officier vint s’asseoir en face de Fouquet
dans la lourde voiture.
– Monsieur, dit Fouquet, j’ai un service à vous
demander.
– Parlez, monseigneur.
– Service compromettant pour vous, monsieur,
mais qui vous assure à jamais ma protection et
mon amitié.
– Fallût-il me jeter au feu pour vous,
monseigneur, je le ferais.
– Bien, dit Fouquet ; ce que je vous demande

197
est plus simple.
– Ceci fait, monseigneur, alors ; de quoi
s’agit-il ?
– De me conduire aux chambres de MM.
Lyodot et d’Emerys.
– Monseigneur veut-il m’expliquer pourquoi ?
– Je vous le dirai en leur présence, monsieur,
en même temps que je vous donnerai tous les
moyens de pallier cette évasion.
– Évasion ! Mais Monseigneur ne sait donc
pas ?
– Quoi ?
– MM. Lyodot et d’Emerys ne sont plus ici.
– Depuis quand ? s’écria Fouquet tremblant.
– Depuis un quart d’heure.
– Où sont-ils donc ?
– À Vincennes, au donjon.
– Qui les a tirés d’ici ?
– Un ordre du roi.
– Malheur ! s’écria Fouquet en se frappant le

198
front, malheur !
Et, sans dire un seul mot de plus au
gouverneur, il regagna son carrosse, le désespoir
dans l’âme, la mort sur le visage.
– Eh bien ? fit Pellisson avec anxiété.
– Eh bien ! nos amis sont perdus ! Colbert les
emmène au donjon. Ce sont eux qui nous ont
croisés sous l’arcade Saint-Jean.
Pellisson, frappé comme d’un coup de foudre,
ne répliqua pas. D’un reproche, il eût tué son
maître.
– Où va Monseigneur ? demanda le valet de
pied.
– Chez moi, à Paris ; vous, Pellisson,
retournez à Saint-Mandé, ramenez-moi l’abbé
Fouquet sous une heure. Allez !

199
60

Plan de bataille

La nuit était déjà avancée quand l’abbé


Fouquet arriva près de son frère.
Gourville l’avait accompagné. Ces trois
hommes, pâles des événements futurs,
ressemblaient moins à trois puissants du jour qu’à
trois conspirateurs unis par une même pensée de
violence.
Fouquet se promena longtemps, l’œil fixé sur
le parquet, les mains froissées l’une contre
l’autre.
Enfin, prenant son courage au milieu d’un
grand soupir :
– L’abbé, dit-il, vous m’avez parlé aujourd’hui
même de certaines gens que vous entretenez ?
– Oui, monsieur, répliqua l’abbé.

200
– Au juste, qui sont ces gens ?
L’abbé hésitait.
– Voyons ! pas de crainte, je ne menace pas ;
pas de forfanterie, je ne plaisante pas.
– Puisque vous demandez la vérité, monsieur,
la voici : j’ai cent vingt amis ou compagnons de
plaisir qui sont voués à moi comme les larrons à
la potence.
– Et vous pouvez compter sur eux ?
– En tout.
– Et vous ne serez pas compromis ?
– Je ne figurerai même pas.
– Et ce sont des gens de résolution ?
– Ils brûleront Paris si je leur promets qu’ils
ne seront pas brûlés.
– La chose que je vous demande, l’abbé, dit
Fouquet en essuyant la sueur qui tombait de son
visage, c’est de lancer vos cent vingt hommes sur
les gens que je vous désignerai, à un certain
moment donné... Est-ce possible ?
– Ce n’est pas la première fois que pareille

201
chose leur sera arrivée, monsieur.
– Bien ; mais ces bandits attaqueront-ils... la
force armée ?
– C’est leur habitude.
– Alors, rassemblez vos cent vingt hommes,
l’abbé.
– Bien ! Où cela ?
– Sur le chemin de Vincennes, demain, à deux
heures précises.
– Pour enlever Lyodot et d’Emerys ?... Il y a
des coups à gagner ?
– De nombreux. Avez-vous peur ?
– Pas pour moi, mais pour vous.
– Vos hommes sauront donc ce qu’ils font ?
– Ils sont trop intelligents pour ne pas le
deviner. Or, un ministre qui fait émeute contre
son roi... s’expose.
– Que vous importe, si je paie ?... D’ailleurs,
si je tombe, vous tombez avec moi.
– Il serait alors plus prudent, monsieur, de ne

202
pas remuer, de laisser le roi prendre cette petite
satisfaction.
– Pensez bien à ceci, l’abbé, que Lyodot et
d’Emerys à Vincennes sont un prélude de ruine
pour ma maison. Je le répète, moi arrêté, vous
serez emprisonné ; moi emprisonné, vous serez
exilé.
– Monsieur, je suis à vos ordres. En avez-vous
à me donner ?
– Ce que j’ai dit : je veux que demain les deux
financiers que l’on cherche à rendre victimes,
quand il y a tant de criminels impunis, soient
arrachés à la fureur de mes ennemis. Prenez vos
mesures en conséquence. Est-ce possible ?
– C’est possible.
– Indiquez-moi votre plan.
– Il est d’une riche simplicité. La garde
ordinaire aux exécutions est de douze archers.
– Il y en aura cent demain.
– J’y compte ; je dis plus, il y en aura deux
cents.

203
– Alors, vous n’avez pas assez de cent vingt
hommes ?
– Pardonnez-moi. Dans toute foule composée
de cent mille spectateurs, il y a dix mille bandits
ou coupeurs de bourse ; seulement, ils n’osent
pas prendre d’initiative.
– Eh bien ?
– Il y aura donc demain sur la place de Grève,
que je choisis pour terrain, dix mille auxiliaires à
mes cent vingt hommes. L’attaque commencée
par ceux-ci, les autres l’achèveront.
– Bien ! mais que fera-t-on des prisonniers sur
la place de Grève ?
– Voici : on les fera entrer dans une maison
quelconque de la place ; là, il faudra un siège
pour qu’on puisse les enlever... Et, tenez, autre
idée, plus sublime encore : certaines maisons ont
deux issues, l’une sur la place, l’autre sur la rue
de la Mortellerie, ou de la Vannerie, ou de la
Tixeranderie. Les prisonniers, entrés par l’une,
sortiront par l’autre.
– Mais dites quelque chose de positif.

204
– Je cherche.
– Et moi, s’écria Fouquet, je trouve. Écoutez
bien ce qui me vient en ce moment.
– J’écoute.
Fouquet fit un signe à Gourville qui parut
comprendre.
– Un de mes amis me prête parfois les clefs
d’une maison qu’il loue rue Baudoyer1, et dont
les jardins spacieux s’étendent derrière certaine
maison de la place de Grève.
– Voilà notre affaire, dit l’abbé. Quelle
maison ?
– Un cabaret assez achalandé, dont l’enseigne
représente l’image de Notre Dame.
– Je le connais, dit l’abbé.
– Ce cabaret a des fenêtres sur la place, une
sortie sur une cour, laquelle doit aboutir aux
jardins de mon ami par une porte de
communication.

1
Lapsus probable pour place Baudoyer : il n’existait pas de
rue de ce nom.

205
– Bon !
– Entrez par le cabaret, faites entrer les
prisonniers, défendez la porte pendant que vous
les ferez fuir par le jardin de la place Baudoyer.
– C’est vrai, monsieur, vous feriez un général
excellent, comme M. le prince.
– Avez-vous compris ?
– Parfaitement.
– Combien vous faut-il pour griser vos bandits
avec du vin et les satisfaire avec de l’or ?
– Oh ! monsieur, quelle expression ! Oh !
monsieur, s’ils vous entendaient ! Quelques-uns
parmi eux sont très susceptibles.
– Je veux dire qu’on doit les amener à ne plus
reconnaître le ciel d’avec la terre, car je lutterai
demain contre le roi, et quand je lutte, je veux
vaincre, entendez-vous ?
– Ce sera fait, monsieur... Donnez-moi,
monsieur, vos autres idées.
– Cela vous regarde.
– Alors donnez-moi votre bourse.

206
– Gourville, comptez cent mille livres à
l’abbé.
– Bon... et ne ménageons rien, n’est-ce pas ?
– Rien.
– À la bonne heure !
– Monseigneur, objecta Gourville, si cela est
su, nous y perdons la tête.
– Eh ! Gourville, répliqua Fouquet, pourpre de
colère, vous me faites pitié ; parlez donc pour
vous, mon cher. Mais ma tête à moi ne branle pas
comme cela sur mes épaules. Voyons, l’abbé, est-
ce dit ?
– C’est dit.
– À deux heures, demain ?
– À midi, parce qu’il faut maintenant préparer
d’une manière secrète nos auxiliaires.
– C’est vrai : ne ménagez pas le vin du
cabaretier.
– Je ne ménagerai ni son vin ni sa maison,
repartit l’abbé en ricanant. J’ai mon plan, vous
dis-je ; laissez-moi me mettre à l’œuvre, et vous

207
verrez.
– Où vous tiendrez-vous ?
– Partout, et nulle part.
– Et comment serai-je informé ?
– Par un courrier dont le cheval se tiendra dans
le jardin même de votre ami. À propos, le nom de
cet ami ?
Fouquet regarda encore Gourville. Celui-ci
vint au secours du maître en disant :
– Accompagnez M. l’abbé pour plusieurs
raisons ; seulement, la maison est
reconnaissable : l’image de Notre-Dame par-
devant, un jardin, le seul du quartier, par-derrière.
– Bon, bon. Je vais prévenir mes soldats.
– Accompagnez-le, Gourville, dit Fouquet, et
lui comptez l’argent. Un moment, l’abbé... un
moment, Gourville... Quelle tournure donne-t-on
à cet enlèvement ?
– Une bien naturelle, monsieur... L’émeute.
– L’émeute à propos de quoi ? Car enfin, si
jamais le peuple de Paris est disposé à faire sa

208
cour au roi, c’est quand il fait pendre des
financiers.
– J’arrangerai cela... dit l’abbé.
– Oui, mais vous l’arrangerez mal et l’on
devinera.
– Non pas, non pas... j’ai encore une idée.
– Dites.
– Mes hommes crieront : « Colbert ! Vive
Colbert ! » et se jetteront sur les prisonniers
comme pour les mettre en pièces et les arracher à
la potence, supplice trop doux.
– Ah ! voilà une idée, en effet, dit Gourville.
Peste, monsieur l’abbé, quelle imagination !
– Monsieur, on est digne de la famille, riposta
fièrement l’abbé.
– Drôle ! murmura Fouquet.
Puis il ajouta :
– C’est ingénieux ! Faites et ne versez pas de
sang.
Gourville et l’abbé partirent ensemble fort
affairés.

209
Le surintendant se coucha sur des coussins,
moitié veillant aux sinistres projets du lendemain,
moitié rêvant d’amour.

210
61

Le cabaret de l’Image-de-Notre-Dame

À deux heures, le lendemain, cinquante mille


spectateurs avaient pris position sur la place
autour de deux potences que l’on avait élevées en
Grève entre le quai de la Grève et le quai
Pelletier, l’une auprès de l’autre, adossées au
parapet de la rivière.
Le matin aussi, tous les crieurs jurés de la
bonne ville de Paris avaient parcouru les quartiers
de la cité, surtout les halles et les faubourgs,
annonçant de leurs voix rauques et infatigables la
grande justice faite par le roi sur deux
prévaricateurs, deux larrons affameurs du peuple.
Et ce peuple dont on prenait si chaudement les
intérêts, pour ne pas manquer de respect à son
roi, quittait boutique, étaux, ateliers, afin d’aller
témoigner un peu de reconnaissance à Louis XIV,

211
absolument comme feraient des invités qui
craindraient de faire une impolitesse en ne se
rendant pas chez celui qui les aurait conviés.
Selon la teneur de l’arrêt, que lisaient haut et
mal les crieurs, deux traitants, accapareurs
d’argent, dilapidateurs des deniers royaux,
concussionnaires et faussaires, allaient subir la
peine capitale en place de Grève, « leurs noms
affichés sur leurs têtes », disait l’arrêt.
Quant à ces noms, l’arrêt n’en faisait pas
mention.
La curiosité des Parisiens était à son comble,
et, ainsi que nous l’avons dit, une foule immense
attendait avec une impatience fébrile l’heure
fixée pour l’exécution. La nouvelle s’était déjà
répandue que les prisonniers, transférés au
château de Vincennes, seraient conduits de cette
prison à la place de Grève. Aussi le faubourg et la
rue Saint-Antoine étaient-ils encombrés, car la
population de Paris, dans ces jours de grande
exécution, se divise en deux catégories : ceux qui
veulent voir passer les condamnés, ceux-là sont
les cœurs timides et doux, mais curieux de

212
philosophie, et ceux qui veulent voir les
condamnés mourir, ceux-là sont les cœurs avides
d’émotions.
Ce jour-là, M. d’Artagnan, ayant reçu ses
dernières instructions du roi et fait ses adieux à
ses amis, et pour le moment le nombre en était
réduit à Planchet, se traça le plan de sa journée
comme doit le faire tout homme occupé et dont
les instants sont comptés, parce qu’il apprécie
leur importance.
– Le départ est, dit-il, fixé au point du jour,
trois heures du matin ; j’ai donc quinze heures
devant moi. Ôtons-en les six heures de sommeil
qui me sont indispensables, six ; une heure de
repas, sept ; une heure de visite à Athos, huit ;
deux heures pour l’imprévu. Total : dix.
« Restent donc cinq heures.
« Une heure pour toucher, c’est-à-dire pour
me faire refuser l’argent chez M. Fouquet ; une
autre pour aller chercher cet argent chez M.
Colbert et recevoir ses questions et ses grimaces ;
une heure pour surveiller mes armes, mes habits
et faire graisser mes bottes. Il me reste encore

213
deux heures. Mordioux ! que je suis riche !
Et ce disant, d’Artagnan sentit une joie
étrange, une joie de jeunesse, un parfum de ces
belles et heureuses années d’autrefois monter à sa
tête et l’enivrer.
– Pendant ces deux heures, j’irai, dit le
mousquetaire, toucher mon quartier de loyer de
l’Image-de-Notre-Dame. Ce sera réjouissant.
Trois cent soixante-quinze livres ! Mordioux !
que c’est étonnant ! Si le pauvre qui n’a qu’une
livre dans sa poche avait une livre et douze
deniers, ce serait justice, ce serait excellent ; mais
jamais pareille aubaine n’arrive au pauvre. Le
riche, au contraire, se fait des revenus avec son
argent, auquel il ne touche pas... Voilà trois cent
soixante-quinze livres qui me tombent du ciel.
« J’irai donc à l’Image-de-Notre-Dame, et je
boirai avec mon locataire un verre de vin
d’Espagne qu’il ne manquera pas de m’offrir.
« Mais il faut de l’ordre, monsieur
d’Artagnan, il faut de l’ordre.
« Organisons donc notre temps et répartissons-

214
en l’emploi.

« Article premier. Athos.


« Art. 2. L’Image-de-Notre-Dame.
« Art. 3. M. Fouquet.
« Art. 4. M. Colbert.
« Art. 5. Souper.
« Art. 6. Habits, bottes, chevaux,
portemanteau.
« Art. 7 et dernier. Le sommeil.

En conséquence de cette disposition,


d’Artagnan s’en alla tout droit chez le comte de
La Fère auquel modestement et naïvement il
raconta une partie de ses bonnes aventures.
Athos n’était pas sans inquiétude depuis la
veille au sujet de cette visite de d’Artagnan au
roi ; mais quatre mots lui suffirent comme
explications. Athos devina que Louis avait chargé
d’Artagnan de quelque mission importante et
n’essaya pas même de lui faire avouer le secret. Il

215
lui recommanda de se ménager, lui offrit
discrètement de l’accompagner si la chose était
possible.
– Mais, cher ami, dit d’Artagnan, je ne pars
point.
– Comment ! vous venez me dire adieu et
vous ne partez point ?
– Oh ! si fait, si fait, répliqua d’Artagnan en
rougissant un peu, je pars pour faire une
acquisition.
– C’est autre chose. Alors, je change ma
formule. Au lieu de : « Ne vous faites pas tuer »,
je dirai : « Ne vous faites pas voler. »
– Mon ami, je vous ferai prévenir si j’arrête
mon idée sur quelque propriété ; puis vous
voudrez bien me rendre le service de me
conseiller.
– Oui, oui, dit Athos, trop délicat pour se
permettre la compensation d’un sourire.
Raoul imitait la réserve paternelle.
D’Artagnan comprit qu’il était par trop
mystérieux de quitter des amis sous un prétexte

216
sans leur dire même la route qu’on prenait.
– J’ai choisi Le Mans, dit-il à Athos. Est-ce
pas un bon pays ?
– Excellent, mon ami, répliqua le comte sans
lui faire remarquer que Le Mans était dans la
même direction que la Touraine, et qu’en
attendant deux jours au plus il pourrait faire route
avec un ami.
Mais d’Artagnan, plus embarrassé que le
comte, creusait à chaque explication nouvelle le
bourbier dans lequel il s’enfonçait peu à peu.
– Je partirai demain au point du jour, dit-il
enfin. Jusque-là, Raoul, veux-tu venir avec moi ?
– Oui, monsieur le chevalier, dit le jeune
homme, si M. le comte n’a pas affaire de moi.
– Non, Raoul ; j’ai audience aujourd’hui de
Monsieur, frère du roi, voilà tout.
Raoul demanda son épée à Grimaud, qui la lui
apporta sur-le-champ.
– Alors, ajouta d’Artagnan ouvrant ses deux
bras à Athos, adieu, cher ami !

217
Athos l’embrassa longuement, et le
mousquetaire, qui comprit bien sa discrétion, lui
glissa à l’oreille :
– Affaire d’État !
Ce à quoi Athos ne répondit que par un
serrement de main plus significatif encore.
Alors ils se séparèrent. Raoul prit le bras de
son vieil ami, qui l’emmena par la rue Saint-
Honoré.
– Je te conduis chez le dieu Plutus, dit
d’Artagnan au jeune homme ; prépare-toi ; toute
la journée tu verras empiler des écus. Suis-je
changé, mon Dieu !
– Oh ! oh ! voilà bien du monde dans la rue,
dit Raoul.
– Est-ce procession, aujourd’hui ? demanda
d’Artagnan à un flâneur.
– Monsieur, c’est pendaison, répliqua le
passant.
– Comment ! pendaison, fit d’Artagnan, en
Grève ?

218
– Oui, monsieur.
– Diable soit du maraud qui se fait pendre le
jour où j’ai besoin d’aller toucher mon terme de
loyer ! s’écria d’Artagnan. Raoul, as-tu vu
pendre ?
– Jamais, monsieur... Dieu merci !
– Voilà bien la jeunesse... Si tu étais de garde
à la tranchée, comme je le fus, et qu’un espion...
Mais, vois-tu, pardonne, Raoul, je radote... Tu as
raison, c’est hideux de voir pendre... À quelle
heure pendra-t-on, monsieur, s’il vous plaît ?
– Monsieur, reprit le flâneur avec déférence,
charmé qu’il était de lier conversation avec deux
hommes d’épée, ce doit être pour trois heures.
– Oh ! il n’est qu’une heure et demie,
allongeons les jambes, nous arriverons à temps
pour toucher mes trois cent soixante-quinze livres
et repartir avant l’arrivée du patient.
– Des patients, monsieur, continua le
bourgeois, car ils sont deux.
– Monsieur, je vous rends mille grâces, dit
d’Artagnan, qui, en vieillissant, était devenu

219
d’une politesse raffinée.
En entraînant Raoul, il se dirigea rapidement
vers le quartier de la Grève.
Sans cette grande habitude que le
mousquetaire avait de la foule et le poignet
irrésistible auquel se joignait une souplesse peu
commune des épaules, ni l’un ni l’autre des deux
voyageurs ne fût arrivé à destination.

Ils suivaient le quai qu’ils avaient gagné en


quittant la rue Saint-Honoré, dans laquelle ils
s’étaient engagés après avoir pris congé d’Athos.
D’Artagnan marchait le premier : son coude,
son poignet, son épaule, formaient trois coins
qu’il savait enfoncer avec art dans les groupes
pour les faire éclater et se disjoindre comme des
morceaux de bois.
Souvent il usait comme renfort de la poignée
en fer de son épée. Il l’introduisait entre des côtes
trop rebelles, et la faisant jouer, en guise de levier
ou de pince, séparait à propos l’époux de
l’épouse, l’oncle du neveu, le frère du frère. Tout

220
cela si naturellement et avec de si gracieux
sourires, qu’il eût fallu avoir des côtes de bronze
pour ne pas crier merci quand la poignée faisait
son jeu, ou des cœurs de diamant pour ne pas être
enchanté quand le sourire s’épanouissait sur les
lèvres du mousquetaire.
Raoul, suivant son ami, ménageait les
femmes, qui admiraient sa beauté, contenait les
hommes, qui sentaient la rigidité de ses muscles,
et tous deux fendaient, grâce à cette manœuvre,
l’onde un peu compacte et un peu bourbeuse du
populaire.
Ils arrivèrent en vue des deux potences, et
Raoul détourna les yeux avec dégoût. Pour
d’Artagnan, il ne les vit même pas ; sa maison au
pignon dentelé, aux fenêtres pleines de curieux,
attirait, absorbait même toute l’attention dont il
était capable.
Il distingua dans la place et autour des
maisons bon nombre de mousquetaires en congé,
qui, les uns avec des femmes, les autres avec des
amis, attendaient l’instant de la cérémonie.
Ce qui le réjouit par-dessus tout, ce fut de voir

221
que le cabaretier, son locataire, ne savait auquel
entendre.
Trois garçons ne pouvaient suffire à servir les
buveurs. Il y en avait dans la boutique, dans les
chambres, dans la cour même.
D’Artagnan fit observer cette affluence à
Raoul et ajouta :
– Le drôle n’aura pas d’excuse pour ne pas
payer son terme. Vois tous ces buveurs, Raoul,
on dirait des gens de bonne compagnie.
Mordioux ! mais on n’a pas de place ici.
Cependant d’Artagnan réussit à attraper le
patron par le coin de son tablier et à se faire
reconnaître de lui.
– Ah ! monsieur le chevalier, dit le cabaretier
à moitié fou, une minute, de grâce ! J’ai ici cent
enragés qui mettent ma cave sens dessus dessous.
– La cave, bon, mais non le coffre-fort.
– Oh ! monsieur, vos trente-sept pistoles et
demie1 sont là-haut toutes comptées dans ma

1
La pistole valant dix livres tournois (1652), la somme de

222
chambre ; mais il y a dans cette chambre trente
compagnons qui sucent les douves d’un petit
baril de porto que j’ai défoncé ce matin pour
eux... Donnez-moi une minute, rien qu’une
minute.
– Soit, soit.
– Je m’en vais, dit Raoul bas à d’Artagnan ;
cette joie est ignoble.
– Monsieur, répliqua sévèrement d’Artagnan,
vous allez me faire le plaisir de rester ici. Le
soldat doit se familiariser avec tous les
spectacles. Il y a dans l’œil, quand il est jeune,
des fibres qu’il faut savoir endurcir, et l’on n’est
vraiment généreux et bon que du moment où
l’œil est devenu dur et le cœur resté tendre.
D’ailleurs, mon petit Raoul, veux-tu me laisser
seul ici ? Ce serait mal à toi. Tiens, il y a la cour
là-bas, et un arbre dans cette cour ; viens à
l’ombre, nous respirerons mieux que dans cette
atmosphère chaude de vins répandus.

trois cent soixante-quinze livres attendue par d’Artagnan est


donc prête.

223
De l’endroit où s’étaient placés les deux
nouveaux hôtes de l’Image-de-Notre-Darne, ils
entendaient le murmure toujours grossissant des
flots du peuple, et ne perdaient ni un cri ni un
geste des buveurs attablés dans le cabaret ou
disséminés dans les chambres.
D’Artagnan eût voulu se placer en vedette
pour une expédition, qu’il n’eût pas mieux réussi.
L’arbre sous lequel Raoul et lui étaient assis
les couvrait d’un feuillage déjà épais. C’était un
marronnier trapu, aux branches inclinées, qui
versait son ombre sur une table tellement brisée,
que les buveurs avaient dû renoncer à s’en servir.
Nous disons que de ce poste d’Artagnan
voyait tout. Il observait, en effet, les allées et
venues des garçons, l’arrivée des nouveaux
buveurs, l’accueil tantôt amical, tantôt hostile,
qui était fait à certains arrivants par certains
installés. Il observait pour passer le temps, car les
trente-sept pistoles et demie tardaient beaucoup à
arriver.
Raoul le lui fit remarquer.

224
– Monsieur, lui dit-il, vous ne pressez pas
votre locataire, et tout à l’heure les patients vont
arriver. Il y aura une telle presse en ce moment,
que nous ne pourrons plus sortir.
– Tu as raison, dit le mousquetaire. Holà ! oh !
quelqu’un, mordioux !
Mais il eut beau crier, frapper sur les débris de
la table, qui tombèrent en poussière sous son
poing, nul ne vint.
D’Artagnan se préparait à aller trouver lui-
même le cabaretier pour le forcer à une
explication définitive, lorsque la porte de la cour
dans laquelle il se trouvait avec Raoul, porte qui
communiquait au jardin situé derrière, s’ouvrit en
criant péniblement sur ses gonds rouillés, et un
homme vêtu en cavalier sortit de ce jardin l’épée
au fourreau, mais non à la ceinture, traversa la
cour sans refermer la porte, et ayant jeté un
regard oblique sur d’Artagnan et son compagnon,
se dirigea vers le cabaret même en promenant
partout ses yeux qui semblaient percer les murs et
les consciences.
« Tiens, se dit d’Artagnan, mes locataires

225
communiquent... Ah ! c’est sans doute encore
quelque curieux de pendaison. »
Au même moment, les cris et le vacarme des
buveurs cessèrent dans les chambres supérieures.
Le silence, en pareille circonstance, surprend
comme un redoublement de bruit. D’Artagnan
voulut voir quelle était la cause de ce silence
subit.
Il vit alors que cet homme, en habit de
cavalier, venait d’entrer dans la chambre
principale et qu’il haranguait les buveurs, qui
tous l’écoutaient avec une attention minutieuse.
Son allocution, d’Artagnan l’eût entendue peut-
être sans le bruit dominant des clameurs
populaires qui faisait un formidable
accompagnement à la harangue de l’orateur. Mais
elle finit bientôt, et tous les gens que contenait le
cabaret sortirent les uns après les autres par petits
groupes ; de telle sorte, cependant, qu’il n’en
demeura que six dans la chambre : l’un de ces
six, l’homme à l’épée, prit à part le cabaretier,
l’occupant par des discours plus ou moins
sérieux, tandis que les autres allumaient un grand

226
feu dans l’âtre : chose assez étrange par le beau
temps et la chaleur.
– C’est singulier, dit d’Artagnan à Raoul ;
mais je connais ces figures-là.
– Ne trouvez-vous pas, dit Raoul, que cela
sent la fumée ici ?
– Je trouve plutôt que cela sent la
conspiration, répliqua d’Artagnan.
Il n’avait pas achevé que quatre de ces
hommes étaient descendus dans la cour, et, sans
apparence de mauvais desseins, montaient la
garde aux environs de la porte de communication,
en lançant par intervalles à d’Artagnan des
regards qui signifiaient beaucoup de choses.
– Mordioux ! dit tout bas d’Artagnan à Raoul,
il y a quelque chose. Es-tu curieux, toi, Raoul ?
– C’est selon, monsieur le chevalier.
– Moi, je suis curieux comme une vieille
femme. Viens un peu sur le devant, nous verrons
le coup d’œil de la place. Il y a gros à parier que
ce coup d’œil va être curieux.
– Mais vous savez, monsieur le chevalier, que

227
je ne veux pas me faire le spectateur passif et
indifférent de la mort de deux pauvres diables.
– Et moi donc, crois-tu que je sois un
sauvage ? Nous rentrerons quand il sera temps de
rentrer. Viens !
Ils s’acheminèrent donc vers le corps de logis
et se placèrent près de la fenêtre, qui, chose plus
étrange encore que le reste, était demeurée
inoccupée.
Les deux derniers buveurs, au lieu de regarder
par cette fenêtre, entretenaient le feu.
En voyant entrer d’Artagnan et son ami :
– Ah ! ah ! du renfort, murmurèrent-ils.
D’Artagnan poussa le coude à Raoul.
– Oui, mes braves, du renfort, dit-il ; cordieu !
voilà un fameux feu... Qui voulez-vous donc faire
cuire ?
Les deux hommes poussèrent un éclat de rire
jovial, et, au lieu de répondre, ajoutèrent du bois
au feu.
D’Artagnan ne pouvait se lasser de les

228
regarder.
– Voyons, dit un des chauffeurs, on vous a
envoyés pour nous dire le moment, n’est-ce pas ?
– Sans doute, dit d’Artagnan, qui voulait
savoir à quoi s’en tenir. Pourquoi serais-je donc
ici, si ce n’était pour cela ?
– Alors, mettez-vous à la fenêtre, s’il vous
plaît.
D’Artagnan sourit dans sa moustache, fit signe
à Raoul et se mit complaisamment à la fenêtre.

229
62

Vive Colbert !

C’était un effrayant spectacle que celui que


présentait la Grève en ce moment. Les têtes,
nivelées par la perspective, s’étendaient au loin,
drues et mouvantes comme les épis dans une
grande plaine. De temps en temps, un bruit
inconnu, une rumeur lointaine, faisait osciller les
têtes et flamboyer des milliers d’yeux.
Parfois il y avait de grands refoulements. Tous
ces épis se courbaient et devenaient des vagues
plus mouvantes que celles de l’océan, qui
roulaient des extrémités au centre, et allaient
battre, comme des marées, la haie d’archers qui
entouraient les potences.
Alors les manches des hallebardes
s’abaissaient sur la tête ou les épaules des
téméraires envahisseurs ; parfois aussi c’était le

230
fer au lieu du bois, et, dans ce cas, il se faisait un
large cercle vide autour de la garde : espace
conquis aux dépens des extrémités, qui
subissaient à leur tour l’oppression de ce
refoulement subit qui les repoussait contre les
parapets de la Seine.
Du haut de sa fenêtre, qui dominait toute la
place, d’Artagnan vit, avec une satisfaction
intérieure, que ceux des mousquetaires et des
gardes qui se trouvaient pris dans la foule
savaient, à coups de poing et de pommeaux
d’épée, se faire place. Il remarqua même qu’ils
avaient réussi, par suite de cet esprit de corps qui
double les forces du soldat, à se réunir en un
groupe d’à peu près cinquante hommes ; et que,
sauf une douzaine d’égarés qu’il voyait encore
rouler çà et là, le noyau était complet et à la
portée de la voix. Mais ce n’étaient pas seulement
les mousquetaires et les gardes qui attiraient
l’attention de d’Artagnan. Autour des potences, et
surtout aux abords de l’arcade Saint-Jean,
s’agitait un tourbillon bruyant, brouillon, affairé ;
des figures hardies, des mines résolues se
dessinaient çà et là au milieu des figures niaises

231
et des mines indifférentes ; des signaux
s’échangeaient, des mains se touchaient.
D’Artagnan remarqua dans les groupes, et même
dans les groupes les plus animés, la figure du
cavalier qu’il avait vu entrer par la porte de
communication de son jardin et qui était monté
au premier pour haranguer les buveurs. Cet
homme organisait des escouades et distribuait des
ordres.
– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je ne me
trompais pas, je connais cet homme, c’est
Menneville. Que diable fait-il ici ?
Un murmure sourd et qui s’accentuait par
degrés arrêta sa réflexion et attira ses regards
d’un autre côté. Ce murmure était occasionné par
l’arrivée des patients ; un fort piquet d’archers les
précédait et parut à l’angle de l’arcade. La foule
tout entière se mit à pousser des cris. Tous ces
cris formèrent un hurlement immense.
D’Artagnan vit Raoul pâlir ; il lui frappa
rudement sur l’épaule.
Les chauffeurs, à ce grand cri, se retournèrent
et demandèrent où l’on en était.

232
– Les condamnés arrivent, dit d’Artagnan.
– Bien, répondirent-ils en avivant la flamme
de la cheminée.
D’Artagnan les regarda avec inquiétude ; il
était évident que ces hommes qui faisaient un
pareil feu, sans utilité aucune, avaient d’étranges
intentions.
Les condamnés parurent sur la place. Ils
marchaient à pied, le bourreau devant eux ;
cinquante archers se tenaient en haie à leur droite
et à leur gauche. Tous deux étaient vêtus de noir,
pâles mais résolus.
Ils regardaient impatiemment au-dessus des
têtes en se haussant à chaque pas.
D’Artagnan remarqua ce mouvement.
– Mordioux ! dit-il, ils sont bien pressés de
voir la potence.
Raoul se reculait sans avoir la force cependant
de quitter tout à fait la fenêtre. La terreur, elle
aussi, a son attraction.
– À mort ! à mort ! crièrent cinquante mille
voix.

233
– Oui, à mort ! hurlèrent une centaine de
furieux, comme si la grande masse leur eût donné
la réplique.
– À la hart ! à la hart ! cria le grand ensemble ;
vive le roi !
– Tiens ! murmura d’Artagnan, c’est drôle,
j’aurais cru que c’était M. de Colbert qui les
faisait pendre, moi.
Il y eut en ce moment un refoulement qui
arrêta un instant la marche des condamnés.
Les gens à mine hardie et résolue qu’avait
remarqués d’Artagnan, à force de se presser, de
se pousser, de se hausser, étaient parvenus à
toucher presque la haie d’archers.
Le cortège se remit en marche.
Tout à coup, aux cris de : « Vive Colbert ! »
ces hommes que d’Artagnan ne perdait pas de
vue se jetèrent sur l’escorte, qui essaya vainement
de lutter. Derrière ces hommes, il y avait la foule.
Alors commença, au milieu d’un affreux
vacarme, une affreuse confusion.
Cette fois, ce sont mieux que des cris d’attente

234
ou des cris de joie, ce sont des cris de douleur.
En effet, les hallebardes frappent, les épées
trouent, les mousquets commencent à tirer.
Il se fit alors un tourbillonnement étrange au
milieu duquel d’Artagnan ne vit plus rien.
Puis de ce chaos surgit tout à coup comme une
intention visible, comme une volonté arrêtée.
Les condamnés avaient été arrachés des mains
des gardes et on les entraînait vers la maison de
l’Image-de-Notre-Dame.
Ceux qui les entraînaient criaient :
– Vive Colbert !
Le peuple hésitait, ne sachant s’il devait
tomber sur les archers ou sur les agresseurs.
Ce qui arrêtait le peuple, c’est que ceux qui
criaient : « Vive Colbert ! » commençaient à crier
en même temps : « Pas de hart ! à bas la potence !
au feu ! au feu ! brûlons les voleurs ! brûlons les
affameurs ! »
Ce cri poussé d’ensemble obtint un succès
d’enthousiasme.

235
La populace était venue pour voir un supplice,
et voilà qu’on lui offrait l’occasion d’en faire un
elle-même.
C’était ce qui pouvait être le plus agréable à la
populace. Aussi se rangea-t-elle immédiatement
du parti des agresseurs contre les archers, en
criant avec la minorité, devenue, grâce à elle,
majorité des plus compactes :
– Oui, oui, au feu, les voleurs ! vive Colbert !
– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, il me semble
que cela devient sérieux.
Un des hommes qui se tenaient près de la
cheminée s’approcha de la fenêtre, son brandon à
la main.
– Ah ! ah ! dit-il, cela chauffe.
Puis, se retournant vers son compagnon :
– Voilà le signal ! dit-il.
Et soudain il appuya le tison brûlant à la
boiserie.
Ce n’était pas une maison tout à fait neuve que

236
le cabaret de l’Image-de-Notre-Dame ; aussi ne
se fit-elle pas prier pour prendre feu.
En une seconde, les ais craquent et la flamme
monte en pétillant. Un hurlement du dehors
répond aux cris que poussent les incendiaires.
D’Artagnan, qui n’a rien vu parce qu’il
regarde sur la place, sent à la fois la fumée qui
l’étouffe et la flamme qui le grille.
– Holà ! s’écrie-t-il en se retournant, le feu est-
il ici ? êtes-vous fous ou enragés, mes maîtres ?
Les deux hommes le regardèrent d’un air
étonné.
– Eh quoi ! demandèrent-ils à d’Artagnan,
n’est-ce pas chose convenue ?
– Chose convenue que vous brûlerez ma
maison ? vocifère d’Artagnan en arrachant le
tison des mains de l’incendiaire et le lui portant
au visage.
Le second veut porter secours à son
camarade ; mais Raoul le saisit, l’enlève et le
jette par la fenêtre, tandis que d’Artagnan pousse
son compagnon par les degrés. Raoul, le premier

237
libre, arrache les lambris qu’il jette tout fumants
par la chambre.
D’un coup d’œil, d’Artagnan voit qu’il n’y a
plus rien à craindre pour l’incendie et court à la
fenêtre.
Le désordre est à son comble. On crie à la
fois :
– Au feu ! au meurtre ! à la hart ! au bûcher !
vive Colbert et vive le roi !
Le groupe qui arrache les patients aux mains
des archers s’est rapproché de la maison, qui
semble le but vers lequel on les entraîne.
Menneville est à la tête du groupe criant plus
haut que personne :
– Au feu ! au feu ! vive Colbert !
D’Artagnan commence à comprendre. On veut
brûler les condamnés, et sa maison est le bûcher
qu’on leur prépare.
– Halte-là ! cria-t-il l’épée à la main et un pied
sur la fenêtre. Menneville, que voulez-vous ?
– Monsieur d’Artagnan, s’écrie celui-ci,

238
passage, passage !
– Au feu ! au feu, les voleurs ! vive Colbert !
crie la foule.
Ces cris exaspérèrent d’Artagnan.
– Mordioux ! dit-il, brûler ces pauvres diables
qui ne sont condamnés qu’à être pendus, c’est
infâme !
Cependant, devant la porte, la masse des
curieux, refoulée contre les murailles, est plus
épaisse et ferme la voie.
Menneville et ses hommes, qui traînent les
patients, ne sont plus qu’à dix pas de la porte.
Menneville fait un dernier effort.
– Passage ! passage ! crie-t-il le pistolet au
poing.
– Brûlons ! brûlons ! répète la foule. Le feu est
à l’Image-de-Notre-Dame. Brûlons les voleurs !
brûlons-les tous deux dans l’Image-de-Notre-
Dame.
Cette fois, il n’y a pas de doute, c’est bien à la
maison de d’Artagnan qu’on en veut.

239
D’Artagnan se rappelle l’ancien cri, toujours si
efficacement poussé par lui.
– À moi, mousquetaires !... dit-il d’une voix
de géant, d’une de ces voix qui dominent le
canon, la mer, la tempête ; à moi,
mousquetaires !...
Et, se suspendant par le bras au balcon, il se
laisse tomber au milieu de la foule, qui
commence à s’écarter de cette maison d’où il
pleut des hommes.
Raoul est à terre aussitôt que lui. Tous deux
ont l’épée à la main. Tout ce qu’il y a de
mousquetaires sur la place a entendu ce cri
d’appel ; tous se sont retournés à ce cri et ont
reconnu d’Artagnan.
– Au capitaine ! au capitaine ! crient-ils tous à
leur tour.
Et la foule s’ouvre devant eux comme devant
la proue d’un vaisseau. En ce moment
d’Artagnan et Menneville se trouvèrent face à
face.
– Passage ! passage ! s’écrie Menneville en

240
voyant qu’il n’a plus que le bras à étendre pour
toucher la porte.
– On ne passe pas ! dit d’Artagnan.
– Tiens, dit Menneville en lâchant son coup de
pistolet presque à bout portant.
Mais avant que le rouet ait tourné, d’Artagnan
a relevé le bras de Menneville avec la poignée de
son épée et lui a passé la lame au travers du
corps.
– Je t’avais bien dit de te tenir tranquille, dit
d’Artagnan à Menneville qui roula à ses pieds.
– Passage ! passage ! crient les compagnons
de Menneville épouvantés d’abord, mais qui se
rassurent bientôt en s’apercevant qu’ils n’ont
affaire qu’à deux hommes.
Mais ces deux hommes sont deux géants à
cent bras, l’épée voltige entre leurs mains comme
le glaive flamboyant de l’archange1. Elle troue

1
L’archange Saint-Michel est représenté traditionnellement
recouvert d’une cuirasse et armé d’un glaive, dans son combat
contre le Dragon (Apocalypse, XII, 7).

241
avec la pointe, frappe de revers, frappe de taille.
Chaque coup renverse son homme.
– Pour le roi ! crie d’Artagnan à chaque
homme qu’il frappe, c’est-à-dire à chaque
homme qui tombe.
Ce cri devient le mot d’ordre des
mousquetaires, qui, guidés par lui, rejoignent
d’Artagnan.
Pendant ce temps les archers se remettent de la
panique qu’ils ont éprouvée, chargent les
agresseurs en queue, et, réguliers comme des
moulins, foulent et abattent tout ce qu’ils
rencontrent.
La foule, qui voit reluire les épées, voler en
l’air les gouttes de sang, la foule fuit et s’écrase
elle-même.
Enfin des cris de miséricorde et de désespoir
retentissent ; c’est l’adieu des vaincus. Les deux
condamnés sont retombés aux mains des archers.
D’Artagnan s’approche d’eux, et les voyant pâles
et mourants :
– Consolez-vous, pauvres gens, dit-il, vous ne

242
subirez pas le supplice affreux dont ces
misérables vous menaçaient. Le roi vous a
condamnés à être pendus. Vous ne serez que
pendus. Çà ! qu’on les pende, et voilà tout.
Il n’y a plus rien à l’Image-de-Notre-Dame.
Le feu a été éteint avec deux tonnes de vin à
défaut d’eau. Les conjurés ont fui par le jardin.
Les archers entraînent les patients aux potences.
L’affaire ne fut pas longue à partir de ce
moment. L’exécuteur, peu soucieux d’opérer
selon les formes de l’art, se hâte et expédie les
deux malheureux en une minute.
Cependant on s’empresse autour de
d’Artagnan ; on le félicite, on le caresse. Il essuie
son front ruisselant de sueur, son épée ruisselante
de sang, hausse les épaules en voyant Menneville
qui se tord à ses pieds dans les dernières
convulsions de l’agonie. Et tandis que Raoul
détourne les yeux avec compassion, il montre aux
mousquetaires les potences chargées de leurs
tristes fruits.
– Pauvres diables ! dit-il, j’espère qu’ils sont
morts en me bénissant, car je leur en ai sauvé de

243
belles.
Ces mots vont atteindre Menneville au
moment où lui-même va rendre le dernier soupir.
Un soupir sombre et ironique voltige sur ses
lèvres. Il veut répondre, mais l’effort qu’il fait
achève de briser sa vie. Il expire.
– Oh ! tout cela est affreux, murmura Raoul ;
partons, monsieur le chevalier.
– Tu n’es pas blessé ? demande d’Artagnan.
– Non, merci.
– Eh bien ! tu es un brave, mordioux ! C’est la
tête du père et le bras de Porthos. Ah ! s’il avait
été ici, Porthos, il en aurait vu de belles.
Puis, par manière de se souvenir :
– Mais où diable peut-il être, ce brave
Porthos ? murmura d’Artagnan.
– Venez, chevalier, venez, insista Raoul.
– Une dernière minute, mon ami, que je
prenne mes trente-sept pistoles et demie, je suis à
toi. La maison est d’un bon produit, ajouta
d’Artagnan en rentrant à l’Image-de-Notre-

244
Dame ; mais décidément, dût-elle être moins
productive, je l’aimerais mieux dans un autre
quartier.

245
63

Comment le diamant de M. d’Emerys


passa entre les mains de d’Artagnan

Tandis que cette scène bruyante et


ensanglantée se passait sur la Grève, plusieurs
hommes, barricadés derrière la porte de
communication du jardin, remettaient leurs épées
au fourreau, aidaient l’un d’eux à monter sur son
cheval tout sellé qui attendait dans le jardin, et,
comme une volée d’oiseaux effarés, s’enfuyaient
dans toutes les directions, les uns escaladant les
murs, les autres se précipitant par les portes avec
toute l’ardeur de la panique.
Celui qui monta sur le cheval et qui lui fit
sentir l’éperon avec une telle brutalité que
l’animal faillit franchir la muraille, ce cavalier,
disons-nous, traversa la place Baudoyer, passa
comme l’éclair devant la foule des rues, écrasant,

246
culbutant, renversant tout, et dix minutes après
arriva aux portes de la surintendance, plus
essoufflé encore que son cheval.
L’abbé Fouquet, au bruit retentissant des fers
sur le pavé, parut à une fenêtre de la cour, et
avant même que le cavalier eût mis pied à terre :
– Eh bien ! Danicamp ? demanda-t-il, à moitié
penché hors de la fenêtre.
– Eh bien ! c’est fini, répondit le cavalier.
– Fini ! cria l’abbé ; alors ils sont sauvés ?
– Non pas, monsieur, répliqua le cavalier. Ils
sont pendus.
– Pendus ! répéta l’abbé pâlissant.
Une porte latérale s’ouvrit soudain, et Fouquet
apparut dans la chambre, pâle, égaré, les lèvres
entrouvertes par un cri de douleur et de colère.
Il s’arrêta sur le seuil, écoutant ce qui se disait
de la cour à la fenêtre.
– Misérables ! dit l’abbé, vous ne vous êtes
donc pas battus !
– Comme des lions.

247
– Dites comme des lâches.
– Monsieur !
– Cent hommes de guerre, l’épée à la main,
valent dix mille archers dans une surprise. Où est
Menneville, ce fanfaron, ce vantard qui ne devait
revenir que mort ou vainqueur ?
– Eh bien ! monsieur, il a tenu parole. Il est
mort.
– Mort ! qui l’a tué ?
– Un démon déguisé en homme, un géant
armé de dix épées flamboyantes, un enragé qui a
d’un seul coup éteint le feu, éteint l’émeute, et
fait sortir cent mousquetaires du pavé de la place
de Grève.
Fouquet souleva son front tout ruisselant de
sueur.
– Oh ! Lyodot et d’Emerys ! murmura-t-il,
morts ! morts ! morts ! et moi déshonoré.
L’abbé se retourna, et apercevant son frère
écrasé, livide :
– Allons ! allons ! dit-il, c’est un coup du sort,

248
monsieur, il ne faut pas nous lamenter ainsi.
Puisque cela ne s’est point fait, c’est que Dieu...
– Taisez-vous, l’abbé ! taisez-vous ! cria
Fouquet ; vos excuses sont des blasphèmes.
Faites monter ici cet homme, et qu’il raconte les
détails de l’horrible événement.
– Mais, mon frère...
– Obéissez, monsieur !
L’abbé fit un signe, et une demi-minute après
on entendit les pas de l’homme dans l’escalier.
En même temps, Gourville apparut derrière
Fouquet, pareil à l’ange gardien du surintendant,
appuyant un doigt sur ses lèvres pour lui
enjoindre de s’observer au milieu des élans
mêmes de sa douleur.
Le ministre reprit toute la sérénité que les
forces humaines peuvent laisser à la disposition
d’un cœur à demi brisé par la douleur. Danicamp
parut.
– Faites votre rapport, dit Gourville.
– Monsieur, répondit le messager, nous avions
reçu l’ordre d’enlever les prisonniers et de crier :

249
« Vive Colbert ! » en les enlevant.
– Pour les brûler vifs, n’est-ce pas, l’abbé ?
interrompit Gourville.
– Oui ! oui ! l’ordre avait été donné à
Menneville. Menneville savait ce qu’il en fallait
faire, et Menneville est mort.
Cette nouvelle parut rassurer Gourville au lieu
de l’attrister.
– Pour les brûler vifs ? répéta le messager,
comme s’il eût douté que cet ordre, le seul qui lui
eût été donné au reste, fût bien réel.
– Mais certainement pour les brûler vifs, reprit
brutalement l’abbé.
– D’accord, monsieur, d’accord, reprit
l’homme en cherchant des yeux sur la
physionomie des deux interlocuteurs ce qu’il y
avait de triste ou d’avantageux pour lui à raconter
selon la vérité.
– Maintenant, racontez, dit Gourville.
– Les prisonniers, continua Danicamp,
devaient donc être amenés à la Grève, et le
peuple en fureur voulait qu’ils fussent brûlés au

250
lieu d’être pendus.
– Le peuple a ses raisons, dit l’abbé ;
continuez.
– Mais, reprit l’homme, au moment où les
archers venaient d’être enfoncés, au moment où
le feu prenait dans une des maisons de la place
destinée à servir de bûcher aux coupables, un
furieux, ce démon, ce géant dont je vous parlais,
et qu’on nous avait dit être le propriétaire de la
maison en question, aidé d’un jeune homme qui
l’accompagnait, jeta par la fenêtre ceux qui
activaient le feu, appela au secours les
mousquetaires qui se trouvaient dans la foule,
sauta lui-même du premier étage dans la place, et
joua si désespérément de l’épée, que la victoire
fut rendue aux archers, les prisonniers repris et
Menneville tué. Une fois repris, les condamnés
furent exécutés en trois minutes.
Fouquet, malgré sa puissance sur lui-même, ne
put s’empêcher de laisser échapper un sourd
gémissement.
– Et cet homme, le propriétaire de la maison,
reprit l’abbé, comment le nomme-t-on ?

251
– Je ne vous le dirai pas, n’ayant pas pu le
voir ; mon poste m’avait été désigné dans le
jardin, et je suis resté à mon poste ; seulement, on
est venu me raconter l’affaire. J’avais ordre, la
chose une fois finie, de venir vous annoncer en
toute hâte de quelle façon elle était finie. Selon
l’ordre, je suis parti au galop, et me voilà.
– Très bien, monsieur, nous n’avons pas autre
chose à demander de vous, dit l’abbé, de plus en
plus atterré à mesure qu’approchait le moment
d’aborder son frère seul à seul.
– On vous a payé ? demanda Gourville.
– Un acompte, monsieur, répondit Danicamp.
– Voilà vingt pistoles. Allez, monsieur, et
n’oubliez pas de toujours défendre, comme cette
fois, les véritables intérêts du roi.
– Oui, monsieur, dit l’homme en s’inclinant et
en serrant l’argent dans sa poche.
Après quoi il sortit.

À peine fut-il dehors que Fouquet, qui était


resté immobile, s’avança d’un pas rapide et se

252
trouva entre l’abbé et Gourville.
Tous deux ouvrirent en même temps la bouche
pour parler.
– Pas d’excuses ! dit-il, pas de récriminations
contre qui que ce soit. Si je n’eusse pas été un
faux ami, je n’eusse confié à personne le soin de
délivrer Lyodot et d’Emerys. C’est moi seul qui
suis coupable, à moi seul donc les reproches et
les remords. Laissez-moi, l’abbé.
– Cependant, monsieur, vous n’empêcherez
pas, répondit celui-ci, que je ne fasse rechercher
le misérable qui s’est entremis pour le service de
M. Colbert dans cette partie si bien préparée ; car,
s’il est d’une bonne politique de bien aimer ses
amis, je ne crois pas mauvaise celle qui consiste à
poursuivre ses ennemis d’une façon acharnée.
– Trêve de politique, l’abbé ; sortez, je vous
prie, et que je n’entende plus parler de vous
jusqu’à nouvel ordre ; il me semble que nous
avons besoin de beaucoup de silence et de
circonspection. Vous avez un terrible exemple
devant vous. Messieurs, pas de représailles, je
vous le défends.

253
– Il n’y a pas d’ordres, grommela l’abbé, qui
m’empêchent de venger sur un coupable l’affront
fait à ma famille.
– Et moi, s’écria Fouquet de cette voix
impérative à laquelle on sent qu’il n’y a rien à
répondre, si vous avez une pensée, une seule, qui
ne soit pas l’expression absolue de ma volonté, je
vous ferai jeter à la Bastille deux heures après
que cette pensée se sera manifestée. Réglez-vous
là-dessus, l’abbé.
L’abbé s’inclina en rougissant.
Fouquet fit signe à Gourville de le suivre, et
déjà se dirigeait vers son cabinet, lorsque
l’huissier annonça d’une voix haute :
– M. le chevalier d’Artagnan.
– Qu’est-ce ? fit négligemment Fouquet à
Gourville.
– Un ex-lieutenant des mousquetaires de Sa
Majesté, répondit Gourville sur le même ton.
Fouquet ne prit pas même la peine de réfléchir
et se remit à marcher.
– Pardon, monseigneur ! dit alors Gourville ;

254
mais, je réfléchis, ce brave garçon a quitté le
service du roi, et probablement vient-il toucher
un quart de pension quelconque.
– Au diable ! dit Fouquet ; pourquoi prend-il
si mal son temps ?
– Permettez, monseigneur, que je lui dise un
mot de refus alors ; car il est de ma connaissance,
et c’est un homme qu’il vaut mieux, dans les
circonstances où nous nous trouvons, avoir pour
ami que pour ennemi.
– Répondez tout ce que vous voudrez, dit
Fouquet.
– Eh ! mon Dieu ! dit l’abbé plein de rancune,
comme un homme d’Église, répondez qu’il n’y a
pas d’argent, surtout pour les mousquetaires.
Mais l’abbé n’avait pas plutôt lâché ce mot
imprudent, que la porte entrebâillée s’ouvrit tout
à fait et que d’Artagnan parut.
– Eh ! monsieur Fouquet, dit-il, je le savais
bien, qu’il n’y avait pas d’argent pour les
mousquetaires. Aussi je ne venais point pour
m’en faire donner, mais bien pour m’en faire

255
refuser. C’est fait, merci. Je vous donne le
bonjour et vais en chercher chez M. Colbert.
Et il sortit après un salut assez leste.
– Gourville, dit Fouquet, courez après cet
homme et me le ramenez.
Gourville obéit et rejoignit d’Artagnan sur
l’escalier.
D’Artagnan, entendant des pas derrière lui, se
retourna et aperçut Gourville.
– Mordioux ! mon cher monsieur, dit-il, ce
sont de tristes façons que celles de messieurs vos
gens de finances ; je viens chez M. Fouquet pour
toucher une somme ordonnancée par Sa Majesté,
et l’on m’y reçoit comme un mendiant qui vient
pour demander une aumône, ou comme un filou
qui vient pour voler une pièce d’argenterie.
– Mais vous avez prononcé le nom de M.
Colbert, cher monsieur d’Artagnan ; vous avez
dit que vous alliez chez M. Colbert ?
– Certainement que j’y vais, ne fût-ce que
pour lui demander satisfaction des gens qui
veulent brûler les maisons en criant : « Vive

256
Colbert ! »
Gourville dressa les oreilles.
– Oh ! oh ! dit-il, vous faites allusion à ce qui
vient de se passer en Grève ?
– Oui, certainement.
– Et en quoi ce qui vient de se passer vous
importe-t-il ?
– Comment ! vous me demandez en quoi il
m’importe ou il ne m’importe pas que M. Colbert
fasse de ma maison un bûcher ?
– Ainsi, votre maison... C’est votre maison
qu’on voulait brûler ?
– Pardieu !
– Le cabaret de l’Image-de-Notre-Dame est à
vous ?
– Depuis huit jours.
– Et vous êtes ce brave capitaine, vous êtes
cette vaillante épée qui a dispersé ceux qui
voulaient brûler les condamnés ?
– Mon cher monsieur Gourville, mettez-vous à
ma place : je suis agent de la force publique et

257
propriétaire. Comme capitaine, mon devoir est de
faire accomplir les ordres du roi. Comme
propriétaire, mon intérêt est qu’on ne me brûle
pas ma maison. J’ai donc suivi à la fois les lois de
l’intérêt et du devoir en remettant MM. Lyodot et
d’Emerys entre les mains des archers.
– Ainsi c’est vous qui avez jeté un homme par
la fenêtre ?
– C’est moi-même, répliqua modestement
d’Artagnan.
– C’est vous qui avez tué Menneville ?
– J’ai eu ce malheur, dit d’Artagnan saluant
comme un homme que l’on félicite.
– C’est vous enfin qui avez été cause que les
deux condamnés ont été pendus ?
– Au lieu d’être brûlés, oui, monsieur, et je
m’en fais gloire. J’ai arraché ces pauvres diables
à d’effroyables tortures. Comprenez-vous, mon
cher monsieur Gourville, qu’on voulait les brûler
vifs ? cela passe toute imagination.
– Allez, mon cher monsieur d’Artagnan, allez,
dit Gourville voulant épargner à Fouquet la vue

258
d’un homme qui venait de lui causer une si
profonde douleur.
– Non pas, dit Fouquet, qui avait entendu de la
porte de l’antichambre ; non pas, monsieur
d’Artagnan, venez, au contraire.
D’Artagnan essuya au pommeau de son épée
une dernière trace sanglante qui avait échappé à
son investigation et rentra.
Alors il se retrouva en face de ces trois
hommes, dont les visages portaient trois
expressions bien différentes : chez l’abbé celle de
la colère, chez Gourville celle de la stupeur, chez
Fouquet celle de l’abattement.
– Pardon, monsieur le ministre, dit
d’Artagnan, mais mon temps est compté, il faut
que je passe à l’intendance pour m’expliquer
avec M. Colbert et toucher mon quartier.
– Mais, monsieur, dit Fouquet, il y a de
l’argent ici.
D’Artagnan, étonné, regarda le surintendant.
– Il vous a été répondu légèrement, monsieur,
je le sais, je l’ai entendu, dit le ministre ; un

259
homme de votre mérite devrait être connu de tout
le monde.
D’Artagnan s’inclina.
– Vous avez une ordonnance ? ajouta Fouquet.
– Oui, monsieur.
– Donnez, je vais vous payer moi-même ;
venez.
Il fit un signe à Gourville et à l’abbé, qui
demeurèrent dans la chambre où ils étaient, et
emmena d’Artagnan dans son cabinet. Une fois
arrivé :
– Combien vous doit-on, monsieur ?
– Mais quelque chose comme cinq mille
livres, monseigneur.
– Pour votre arriéré de solde ?
– Pour un quartier.
– Un quartier de cinq mille livres ! dit Fouquet
attachant sur le mousquetaire un profond regard ;
c’est donc vingt mille livres par an que le roi
vous donne ?
– Oui, monseigneur, c’est vingt mille livres ;

260
trouvez-vous que cela soit trop ?
– Moi ! s’écria Fouquet, et il sourit
amèrement. Si je me connaissais en hommes, si
j’étais, au lieu d’un esprit léger, inconséquent et
vain, un esprit prudent et réfléchi ; si, en un mot,
j’avais, comme certaines gens, su arranger ma
vie, vous ne recevriez pas vingt mille livres par
an, mais cent mille, et vous ne seriez pas au roi,
mais à moi !
D’Artagnan rougit légèrement.
Il y a dans la façon dont se donne l’éloge, dans
la voix du louangeur, dans son accent affectueux,
un poison si doux, que le plus fort en est parfois
enivré.
Le surintendant termina cette allocution en
ouvrant un tiroir, où il prit quatre rouleaux qu’il
posa devant d’Artagnan.
Le Gascon en écorna un.
– De l’or ! dit-il.
– Cela vous chargera moins, monsieur.
– Mais alors, monsieur, cela fait vingt mille
livres.

261
– Sans doute.
– Mais on ne m’en doit que cinq.
– Je veux vous épargner la peine de passer
quatre fois à la surintendance.
– Vous me comblez, monsieur.
– Je fais ce que je dois, monsieur le chevalier,
et j’espère que vous ne me garderez pas rancune
pour l’accueil de mon frère. C’est un esprit plein
d’aigreur et de caprice.
– Monsieur, dit d’Artagnan, croyez que rien ne
me fâcherait plus qu’une excuse de vous.
– Aussi ne le ferai-je plus, et me contenterai-je
de vous demander une grâce.
– Oh ! monsieur.
Fouquet tira de son doigt un diamant
d’environ mille pistoles.
– Monsieur, dit-il, la pierre que voici me fut
donnée par un ami d’enfance, par un homme à
qui vous avez rendu un grand service.
La voix de Fouquet s’altéra sensiblement.
– Un service, moi ! fit le mousquetaire ; j’ai

262
rendu un service à l’un de vos amis ?
– Vous ne pouvez l’avoir oublié, monsieur,
car c’est aujourd’hui même.
– Et cet ami s’appelait ?...
– M. d’Emerys.
– L’un des condamnés ?
– Oui, l’une des victimes... Eh bien ! monsieur
d’Artagnan, en faveur du service que vous lui
avez rendu, je vous prie d’accepter ce diamant.
Faites cela pour l’amour de moi.
– Monsieur...
– Acceptez, vous dis-je. Je suis aujourd’hui
dans un jour de deuil, plus tard vous saurez cela
peut-être ; aujourd’hui j’ai perdu un ami ; eh
bien ! j’essaie d’en retrouver un autre.
– Mais, monsieur Fouquet...
– Adieu, monsieur d’Artagnan, adieu ! s’écria
Fouquet le cœur gonflé, ou plutôt, au revoir !
Et le ministre sortit de son cabinet, laissant
aux mains du mousquetaire la bague et les vingt
mille livres.

263
– Oh ! oh ! dit d’Artagnan après un moment
de réflexion sombre ; est-ce que je
comprendrais ? Mordioux ! si je comprends, voilà
un bien galant homme !... Je m’en vais me faire
expliquer cela par M. Colbert.
Et il sortit.

264
64

De la différence notable que d’Artagnan trouva


entre M. l’intendant et Mgr le surintendant

M. Colbert demeurait rue Neuve-des-Petits-


Champs, dans une maison qui avait appartenu à
Beautru. Les jambes de d’Artagnan firent le trajet
en un petit quart d’heure.
Lorsqu’il arriva chez le nouveau favori, la
cour était pleine d’archers et de gens de police
qui venaient, soit le féliciter, soit s’excuser, selon
qu’il choisirait éloge ou blâme. Le sentiment de
la flatterie est instinctif chez les gens de condition
abjecte ; ils en ont le sens, comme l’animal
sauvage a celui de l’ouïe ou de l’odorat. Ces
gens, ou leur chef, avaient donc compris qu’il y
avait un plaisir à faire à M. Colbert, en lui
rendant compte de la façon dont son nom avait
été prononcé pendant l’échauffourée.

265
D’Artagnan se produisit juste au moment où le
chef du guet faisait son rapport. D’Artagnan se
tint près de la porte, derrière les archers.
Cet officier prit Colbert à part, malgré sa
résistance et le froncement de ses gros sourcils.
– Au cas, dit-il, où vous auriez réellement
désiré, monsieur, que le peuple fît justice de deux
traîtres, il eût été sage de nous en avertir ; car
enfin, monsieur, malgré notre douleur de vous
déplaire ou de contrarier vos vues, nous avions
notre consigne à exécuter.
– Triple sot ! répliqua Colbert furieux en
secouant ses cheveux tassés et noirs comme une
crinière, que me racontez-vous là ? Quoi !
j’aurais eu, moi, l’idée d’une émeute ? Êtes-vous
fou ou ivre ?
– Mais, monsieur, on a crié : « Vive
Colbert ! » répliqua le chef du guet fort ému.
– Une poignée de conspirateurs...
– Non pas, non pas, une masse de peuple !
– Oh ! vraiment, dit Colbert en s’épanouissant,
une masse du peuple criait : « Vive Colbert ! »

266
Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites,
monsieur ?...
– Il n’y avait qu’à ouvrir les oreilles, ou plutôt
à les fermer, tant les cris étaient terribles.
– Et c’était du peuple, du vrai peuple ?
– Certainement, monsieur ; seulement, ce vrai
peuple nous a battus.
– Oh ! fort bien, continua Colbert tout à sa
pensée. Alors vous supposez que c’est le peuple
seul qui voulait faire brûler les condamnés ?
– Oh ! oui, monsieur.
– C’est autre chose... Vous avez donc bien
résisté ?
– Nous avons eu trois hommes étouffés,
monsieur.
– Vous n’avez tué personne, au moins ?
– Monsieur, il est resté sur le carreau quelques
mutins, un, entre autres, qui n’était pas un
homme ordinaire.
– Qui ?
– Un certain Menneville, sur qui, depuis

267
longtemps, la police avait l’œil ouvert.
– Menneville ! s’écria Colbert ; celui qui tua,
rue de la Huchette, un brave homme qui
demandait un poulet gras ?
– Oui, monsieur, c’est le même.
– Et ce Menneville, criait-il aussi : « Vive
Colbert ! » lui ?
– Plus fort que tous les autres ; comme un
enragé.
Le front de Colbert devint nuageux et se rida.
L’espèce d’auréole ambitieuse qui éclairait son
visage s’éteignit comme le feu des vers luisants
qu’on écrase sous l’herbe.
– Que disiez-vous donc, reprit alors
l’intendant déçu, que l’initiative venait du
peuple ? Menneville était mon ennemi ; je l’eusse
fait pendre, et il le savait bien ; Menneville était à
l’abbé Fouquet... toute l’affaire vient de Fouquet ;
ne sait-on pas que les condamnés étaient ses amis
d’enfance ?
« C’est vrai, pensa d’Artagnan, et voilà mes
doutes éclaircis. Je le répète, M. Fouquet peut

268
être ce qu’on voudra, mais c’est un galant
homme. »
– Et, poursuivit Colbert, pensez-vous être sûr
que ce Menneville est mort ?
D’Artagnan jugea que le moment était venu de
faire son entrée.
– Parfaitement, monsieur, répliqua-t-il en
s’avançant tout à coup.
– Ah ! c’est vous ; monsieur ? dit Colbert.
– En personne, répliqua le mousquetaire avec
son ton délibéré ; il paraît que vous aviez dans
Menneville un joli petit ennemi ?
– Ce n’est pas moi, monsieur, qui avais un
ennemi, répondit Colbert, c’est le roi.
« Double brute ! pensa d’Artagnan, tu fais de
la morgue et de l’hypocrisie avec moi... »
– Eh bien ! poursuivit-il, je suis très heureux
d’avoir rendu un si bon service au roi, voudrez-
vous vous charger de le dire à Sa Majesté,
monsieur l’intendant ?
– Quelle commission me donnez-vous, et que

269
me chargez-vous de dire, monsieur ? Précisez, je
vous prie, répondit Colbert d’une voix aigre et
toute chargée d’avance d’hostilités.
– Je ne vous donne aucune commission,
repartit d’Artagnan avec le calme qui
n’abandonne jamais les railleurs. Je pensais qu’il
vous serait facile d’annoncer à Sa Majesté que
c’est moi qui, me trouvant là par hasard, ai fait
justice de M. Menneville et remis les choses dans
l’ordre.
Colbert ouvrit de grands yeux et interrogea du
regard le chef du guet.
– Ah ! c’est bien vrai, dit celui-ci, que
monsieur a été notre sauveur.
– Que ne me disiez-vous, monsieur, que vous
veniez me raconter cela ? fit Colbert avec envie ;
tout s’expliquait, et mieux pour vous que pour
tout autre.
– Vous faites erreur, monsieur l’intendant, je
ne venais pas du tout vous raconter cela.
– C’est un exploit pourtant, monsieur.
– Oh ! dit le mousquetaire avec insouciance, la

270
grande habitude blase l’esprit.
– À quoi dois-je l’honneur de votre visite,
alors ?
– Tout simplement à ceci : le roi m’a
commandé de venir vous trouver.
– Ah ! dit Colbert en reprenant son aplomb,
parce qu’il voyait d’Artagnan tirer un papier de
sa poche, c’est pour me demander de l’argent ?
– Précisément, monsieur.
– Veuillez attendre, je vous prie, monsieur ;
j’expédie le rapport du guet.
D’Artagnan tourna sur ses talons assez
insolemment, et, se retrouvant en face de Colbert
après ce premier tour, il le salua comme Arlequin
eût pu le faire ; puis, opérant une seconde
évolution, il se dirigea vers la porte d’un bon pas.
Colbert fut frappé de cette vigoureuse
résistance à laquelle il n’était pas accoutumé.
D’ordinaire, les gens d’épée, lorsqu’ils venaient
chez lui, avaient un tel besoin d’argent, que, leurs
pieds eussent-ils dû prendre racine dans le
marbre, leur patience ne s’épuisait pas.

271
D’Artagnan allait-il droit chez le roi ? allait-il
se plaindre d’une réception mauvaise ou raconter
son exploit ? C’était une grave matière à
réflexion.
En tout cas, le moment était mal choisi pour
renvoyer d’Artagnan, soit qu’il vînt de la part du
roi, soit qu’il vînt de la sienne. Le mousquetaire
venait de rendre un trop grand service, et depuis
trop peu de temps, pour qu’il fût déjà oublié.
Aussi Colbert pensa-t-il que mieux valait
secouer toute arrogance et rappeler d’Artagnan.
– Hé ! monsieur d’Artagnan, cria Colbert,
quoi ! vous me quittez ainsi ?
D’Artagnan se retourna.
– Pourquoi non ? dit-il tranquillement ; nous
n’avons plus rien à nous dire, n’est-ce pas ?
– Vous avez au moins de l’argent à toucher,
puisque vous avez une ordonnance ?
– Moi ? pas le moins du monde, mon cher
monsieur Colbert.
– Mais enfin, monsieur, vous avez un bon ! Et
de même que, vous, vous donnez un coup d’épée

272
pour le roi quand vous en êtes requis, je paie,
moi, quand on me présente une ordonnance.
Présentez.
– Inutile, mon cher monsieur Colbert, dit
d’Artagnan, qui jouissait intérieurement du
désarroi mis dans les idées de Colbert ; ce bon est
payé.
– Payé ! par qui donc ?
– Mais par le surintendant.
Colbert pâlit.
– Expliquez-vous alors, dit-il d’une voix
étranglée ; si vous êtes payé, pourquoi me
montrer ce papier ?
– Suite de la consigne dont vous parliez si
ingénieusement tout à l’heure, cher monsieur
Colbert ; le roi m’avait dit de toucher un quartier
de la pension qu’il veut bien me faire...
– Chez moi ?... dit Colbert.
– Pas précisément. Le roi m’a dit : « Allez
chez M. Fouquet : le surintendant n’aura peut-
être pas d’argent, alors vous irez chez M.
Colbert. »

273
Le visage de Colbert s’éclaircit un moment ;
mais il en était de sa malheureuse physionomie
comme du ciel d’orage, tantôt radieux, tantôt
sombre comme la nuit, selon que brille l’éclair ou
que passe le nuage.
– Et... il y avait de l’argent chez le
surintendant ? demanda-t-il.
– Mais, oui, pas mal d’argent, répliqua
d’Artagnan... Il faut le croire, puisque M.
Fouquet, au lieu de me payer un quartier de cinq
mille livres...
– Un quartier de cinq mille livres ! s’écria
Colbert, saisi comme l’avait été Fouquet de
l’ampleur d’une somme destinée à payer le
service d’un soldat ; cela ferait donc vingt mille
livres de pension ?
– Juste, monsieur Colbert. Peste ! vous
comptez comme feu Pythagore ; oui, vingt mille
livres.
– Dix fois les appointements d’un intendant
des finances. Je vous en fais mon compliment, dit
Colbert avec un venimeux sourire.

274
– Oh ! dit d’Artagnan, le roi s’est excusé de
me donner si peu ; aussi m’a-t-il fait promesse de
réparer plus tard, quand il serait riche... Mais
j’achève étant fort pressé...
– Oui, et malgré l’attente du roi, le
surintendant vous a payé ?
– Comme, malgré l’attente du roi, vous avez
refusé de me payer, vous.
– Je n’ai pas refusé, monsieur, je vous ai prié
d’attendre. Et vous dites que M. Fouquet vous a
payé vos cinq mille livres ?
– Oui ; c’est ce que vous eussiez fait, vous ; et
encore, encore... il a fait mieux que cela, cher
monsieur Colbert.
– Et qu’a-t-il fait ?
– Il m’a poliment compté la totalité de la
somme, en disant que pour le roi les caisses
étaient toujours pleines.
– La totalité de la somme ! M. Fouquet vous a
compté vingt mille livres au lieu de cinq mille.
– Oui, monsieur.

275
– Et pourquoi cela ?
– Afin de m’épargner trois visites à la caisse
de la surintendance ; donc, j’ai les vingt mille
livres là, dans ma poche, en fort bel or tout neuf.
Vous voyez donc que je puis m’en aller, n’ayant
aucunement besoin de vous et n’étant passé ici
que pour la forme.
Et d’Artagnan frappa sur ses poches en riant,
ce qui découvrit à Colbert trente-deux
magnifiques dents aussi blanches que des dents
de vingt-cinq ans, et qui semblaient dire dans leur
langage : « Servez-nous trente-deux petits
Colbert, et nous les mangerons volontiers. »
Le serpent est aussi brave que le lion,
l’épervier aussi courageux que l’aigle, cela ne se
peut contester. Il n’est pas jusqu’aux animaux
qu’on a nommés lâches qui ne soient braves
quand il s’agit de la défense. Colbert n’eut pas
peur des trente-deux dents de d’Artagnan ; il se
roidit, et soudain :
– Monsieur, dit-il, ce que M. le surintendant a
fait là, il n’avait pas le droit de le faire.

276
– Comment dites-vous ? répliqua d’Artagnan.
– Je dis que votre bordereau... Voulez-vous
me le montrer, s’il vous plaît, votre bordereau ?
– Très volontiers ; le voici.
Colbert saisit le papier avec un empressement
que le mousquetaire ne remarqua pas sans
inquiétude et surtout sans un certain regret de
l’avoir livré.
– Eh bien ! monsieur, dit Colbert,
l’ordonnance royale porte ceci :

À vue, j’entends qu’il soit payé à M.


d’Artagnan la somme de cinq mille livres,
formant un quartier de la pension que je lui ai
faite.

– C’est écrit, en effet, dit d’Artagnan affectant


le calme.
– Eh bien ! le roi ne vous devait que cinq mille
livres, pourquoi vous en a t-on donné davantage ?
– Parce qu’on avait davantage, et qu’on

277
voulait me donner davantage ; cela ne regarde
personne.
– Il est naturel, dit Colbert avec une
orgueilleuse aisance, que vous ignoriez les usages
de la comptabilité ; mais, monsieur, quand vous
avez mille livres à payer, que faites-vous ?
– Je n’ai jamais mille livres à payer, répliqua
d’Artagnan.
– Encore... s’écria Colbert irrité, encore, si
vous aviez un paiement à faire, ne paieriez-vous
que ce que vous devez.
– Cela ne prouve qu’une chose, dit
d’Artagnan : c’est que vous avez vos habitudes
particulières en comptabilité, tandis que M.
Fouquet a les siennes.
– Les miennes, monsieur, sont les bonnes.
– Je ne dis pas non.
– Et vous avez reçu ce qu’on ne vous devait
pas.
L’œil de d’Artagnan jeta un éclair.
– Ce qu’on ne me devait pas encore, voulez-

278
vous dire, monsieur Colbert ; car si j’avais reçu
ce qu’on ne me devait pas du tout, j’aurais fait un
vol.
Colbert ne répondit pas sur cette subtilité.
– C’est donc quinze mille livres que vous
devez à la caisse, dit-il, emporté par sa jalouse
ardeur.
– Alors vous me ferez crédit, répliqua
d’Artagnan avec son imperceptible ironie.
– Pas du tout, monsieur.
– Bon ! comment cela ?... Vous me reprendrez
mes trois rouleaux, vous ?
– Vous les restituerez à ma caisse.
– Moi ? Ah ! monsieur Colbert, n’y comptez
pas...
– Le roi a besoin de son argent, monsieur.
– Et moi, monsieur, j’ai besoin de l’argent du
roi.
– Soit ; mais vous restituerez.
– Pas le moins du monde. J’ai toujours
entendu dire qu’en matière de comptabilité,

279
comme vous dites, un bon caissier ne rend et ne
reprend jamais.
– Alors, monsieur, nous verrons ce que dira le
roi, à qui je montrerai ce bordereau, qui prouve
que M. Fouquet non seulement paie ce qu’il ne
doit pas, mais même ne garde pas quittance de ce
qu’il paie.
– Ah ! je comprends, s’écria d’Artagnan,
pourquoi vous m’avez pris ce papier, monsieur
Colbert.
Colbert ne comprit pas tout ce qu’il y avait de
menace dans son nom prononcé d’une certaine
façon.
– Vous en verrez l’utilité plus tard, répliqua-t-
il en élevant l’ordonnance dans ses doigts.
– Oh ! s’écria d’Artagnan en attrapant le
papier par un geste rapide, je le comprends
parfaitement, monsieur Colbert, et je n’ai pas
besoin d’attendre pour cela.
Et il serra dans sa poche le papier qu’il venait
de saisir au vol.
– Monsieur, monsieur ! s’écria Colbert... cette

280
violence...
– Allons donc ! est-ce qu’il faut faire attention
aux manières d’un soldat ! répondit le
mousquetaire ; recevez mes baisemains, cher
monsieur Colbert !
Et il sortit en riant au nez du futur ministre.
– Cet homme-là va m’adorer, murmura-t-il ;
c’est bien dommage qu’il me faille lui fausser
compagnie.

281
65

Philosophie du cœur et de l’esprit

Pour un homme qui en avait vu de plus


dangereuses, la position de d’Artagnan vis-à-vis
de Colbert n’était que comique.
D’Artagnan ne se refusa donc pas la
satisfaction de rire aux dépens de M. l’intendant,
depuis la rue Neuve-des-Petits-Champs jusqu’à la
rue des Lombards.
Il y a loin. D’Artagnan rit donc longtemps.
Il riait encore lorsque Planchet lui apparut,
riant aussi, sur la porte de sa maison.
Car Planchet, depuis le retour de son patron,
depuis la rentrée des guinées anglaises, passait la
plus grande partie de sa vie à faire ce que
d’Artagnan venait de faire seulement de la rue
Neuve-des-Petits-Champs à la rue des Lombards.

282
– Vous arrivez donc, mon cher maître ? dit
Planchet à d’Artagnan.
– Non, mon ami, répliqua le mousquetaire, je
pars au plus vite, c’est-à-dire que je vais souper,
me coucher, dormir cinq heures, et qu’au point du
jour je sauterai en selle... A-t-on donné ration et
demie à mon cheval ?
– Eh ! mon cher maître, répliqua Planchet,
vous savez bien que votre cheval est le bijou de la
maison, que mes garçons le baisent toute la
journée et lui font manger mon sucre, mes
noisettes et mes biscuits. Vous me demandez s’il
a eu sa ration d’avoine ? demandez donc plutôt
s’il n’en a pas eu de quoi crever dix fois.
– Bien, Planchet, bien. Alors, je passe à ce qui
me concerne. Le souper ?
– Prêt : un rôti fumant, du vin blanc, des
écrevisses, des cerises fraîches. C’est du
nouveau, mon maître.
– Tu es un aimable homme, Planchet ;
soupons donc, et que je me couche.
Pendant le souper, d’Artagnan observa que

283
Planchet se frottait le front fréquemment comme
pour faciliter la sortie d’une idée logée à l’étroit
dans son cerveau. Il regarda d’un air affectueux
ce digne compagnon de ses traverses d’autrefois,
et heurtant le verre au verre :
– Voyons, dit-il, ami Planchet, voyons ce qui
te gêne tant à m’annoncer ; mordioux ! parle
franc, tu parleras vite.
– Voici, répondit Planchet, vous me faites
l’effet d’aller à une expédition quelconque.
– Je ne dis pas non.
– Alors vous auriez eu quelque idée nouvelle.
– C’est possible, Planchet.
– Alors, il y aurait un nouveau capital à
aventurer ? Je mets cinquante mille livres sur
l’idée que vous allez exploiter.
Et, ce disant, Planchet frotta ses mains l’une
contre l’autre avec la rapidité que donne une
grande joie.
– Planchet, répliqua d’Artagnan, il n’y a qu’un
malheur.

284
– Et lequel ?
– L’idée n’est pas à moi... Je ne puis rien
placer dessus.
Ces mots arrachèrent un gros soupir du cœur
de Planchet. C’est une ardente conseillère,
l’avarice ; elle enlève son homme comme Satan
fit à Jésus sur la montagne1, et lorsqu’une fois
elle a montré à un malheureux tous les royaumes
de la terre, elle peut se reposer, sachant bien
qu’elle a laissé sa compagne, l’envie, pour
mordre le cœur.
Planchet avait goûté la richesse facile, il ne
devait plus s’arrêter dans ses désirs ; mais,
comme c’était un bon cœur malgré son avidité,
comme il adorait d’Artagnan, il ne put
s’empêcher de lui faire mille recommandations
plus affectueuses les unes que les autres.
Il n’eût pas été fâché non plus d’attraper une
petite bribe du secret que cachait si bien son
maître : ruses, mines, conseils et traquenards
furent inutiles ; d’Artagnan ne lâcha rien de

1
Matthieu, IV, 8-10 ; Luc, IV, 5-8.

285
confidentiel.
La soirée se passa ainsi. Après souper, le
portemanteau occupa d’Artagnan ; il fit un tour à
l’écurie, caressa son cheval en lui visitant les fers
et les jambes ; puis, ayant recompté son argent, il
se mit au lit, où, dormant comme à vingt ans,
parce qu’il n’avait ni inquiétude ni remords, il
ferma la paupière cinq minutes après avoir
soufflé la lampe.
Beaucoup d’événements pouvaient pourtant le
tenir éveillé. La pensée bouillonnait en son
cerveau, les conjectures abondaient, et
d’Artagnan était grand tireur d’horoscopes ; mais,
avec ce flegme imperturbable qui fait plus que le
génie pour la fortune et le bonheur des gens
d’action, il remit au lendemain la réflexion, de
peur, se dit-il, de n’être pas frais en ce moment.
Le jour vint. La rue des Lombards eut sa part
des caresses de l’aurore aux doigts de rose, et
d’Artagnan se leva comme l’aurore.
Il n’éveilla personne, mit son portemanteau
sous son bras, descendit l’escalier sans faire crier
une marche, sans troubler un seul des ronflements

286
sonores étagés du grenier à la cave ; puis, ayant
sellé son cheval, refermé l’écurie et la boutique, il
partit au pas pour son expédition de Bretagne.
Il avait eu bien raison de ne pas penser la
veille à toutes les affaires politiques et
diplomatiques qui sollicitaient son esprit, car au
matin, dans la fraîcheur et le doux crépuscule, il
sentit ses idées se développer pures et fécondes.
Et d’abord, il passa devant la maison de
Fouquet, et jeta dans une large boîte béante à la
porte du surintendant le bienheureux bordereau
que, la veille, il avait eu tant de peine à soustraire
aux doigts crochus de l’intendant.
Mis sous enveloppe à l’adresse de Fouquet, le
bordereau n’avait pas même été deviné par
Planchet, qui, en fait de divination, valait Calchas
ou Apollon Pythien1.
D’Artagnan renvoyait donc la quittance à
Fouquet, sans se compromettre lui-même et sans
avoir désormais de reproches à s’adresser.

1
À Delphes, Apollon rendait ses oracles par le truchement
de trois pythies vaticinantes.

287
Lorsqu’il eut fait cette restitution commode :
– Maintenant, se dit-il, humons beaucoup d’air
matinal, beaucoup d’insouciance et de santé,
laissons respirer le cheval Zéphire, qui gonfle ses
flancs comme s’il s’agissait d’aspirer un
hémisphère, et soyons très ingénieux dans nos
petites combinaisons.
« Il est temps, poursuivit d’Artagnan, de faire
un plan de campagne, et, selon la méthode de M.
de Turenne, qui a une fort grosse tête pleine de
toutes sortes de bons avis, avant le plan de
campagne, il convient de dresser un portrait
ressemblant des généraux ennemis à qui nous
avons affaire.
« Tout d’abord se présente M. Fouquet.
Qu’est-ce que M. Fouquet ?
« M. Fouquet, se répondit à lui-même
d’Artagnan, c’est un bel homme fort aimé des
femmes ; un galant homme fort aimé des poètes ;
un homme d’esprit très exécré des faquins.
« Je ne suis ni femme, ni poète, ni faquin ; je
n’aime donc ni ne hais M. le surintendant. Je me

288
trouve donc absolument dans la position où se
trouva M. de Turenne, lorsqu’il s’agit de gagner
la bataille des Dunes1. Il ne haïssait pas les
Espagnols, mais il les battit à plate couture.
« Non pas ; il y a meilleur exemple,
mordioux : je suis dans la position où se trouva le
même M. de Turenne lorsqu’il eut en tête le
prince de Condé à Jargeau, à Gien et au faubourg
Saint-Antoine. Il n’exécrait pas M. le prince,
c’est vrai, mais il obéissait au roi. M. le prince est
un homme charmant, mais le roi est le roi ;
Turenne poussa un gros soupir, appela Condé
“mon cousin”, et lui rafla son armée.
« Maintenant, que veut le roi ? Cela ne me
regarde pas.
« Maintenant, que veut M. Colbert ? oh ! c’est
autre chose. M. Colbert veut tout ce que ne veut
pas M. Fouquet.

1
Mettant le siège devant Dunkerque, Turenne livra bataille
dans les dunes, entre cette ville et Nieuport, à l’armée
espagnole, commandée par don Juan d’Autriche et Condé, le 14
juin 1658 : victorieux, il put s’emparer de la ville.

289
« Que veut donc M. Fouquet ? Oh ! oh ! ceci
est grave. M. Fouquet veut précisément tout ce
que veut le roi.
Ce monologue achevé, d’Artagnan se remit à
rire en faisant siffler sa houssine. Il était déjà en
pleine grande route, effarouchant les oiseaux sur
les haies, écoutant les louis qui dansaient à
chaque secousse dans sa poche de peau, et,
avouons-le, chaque fois que d’Artagnan se
rencontrait en de pareilles conditions, la tendresse
n’était pas son vice dominant.
– Allons, dit-il, l’expédition n’est pas fort
dangereuse, et il en sera de mon voyage comme
de cette pièce que M. Monck me mena voir à
Londres, et qui s’appelle, je crois : Beaucoup de
bruit pour rien1.

1
Much Ado About Nothing, comédie de Shakespeare, en
cinq actes, en prose mêlée de vers, datée de 1598.

290
66

Voyage

C’était la cinquantième fois peut-être, depuis


le jour où nous avons ouvert cette histoire, que
cet homme au cœur de bronze et aux muscles
d’acier avait quitté maison et amis, tout enfin,
pour aller chercher la fortune et la mort. L’une,
c’est-à-dire la mort, avait constamment reculé
devant lui comme si elle en eût peur ; l’autre,
c’est-à-dire la fortune, depuis un mois seulement
avait fait réellement alliance avec lui.
Quoique ce ne fût pas un grand philosophe,
selon Épicure ou selon Socrate, c’était un
puissant esprit, ayant la pratique de la vie et de la
pensée. On n’est pas brave, on n’est pas
aventureux, on n’est pas adroit comme l’était
d’Artagnan, sans être en même temps un peu
rêveur.

291
Il avait donc retenu çà et là quelques bribes de
M. de La Rochefoucauld1, dignes d’être mises en
latin par messieurs de Port-Royal, et il avait fait
collection en passant, dans la société d’Athos et
d’Aramis, de beaucoup de morceaux de Sénèque
et de Cicéron, traduits par eux et appliqués à
l’usage de la vie commune.
Ce mépris des richesses, que notre Gascon
avait observé comme article de foi pendant les
trente-cinq premières années de sa vie, avait été
regardé longtemps par lui comme l’article
premier du code de la bravoure.
– Article premier, disait-il :
« On est brave parce qu’on n’a rien ;
« On n’a rien parce qu’on méprise les
richesses.
Aussi avec ces principes, qui, ainsi que nous
l’avons dit, avaient régi les trente-cinq premières

1
Léger anachronisme de Dumas : l’édition originale des
Réflexions ou sentences et maximes morales ne fut publiée
qu’en 1664 à Paris chez Barbin ; l’année précédente, une
préoriginale en avait été donné à La Haye.

292
années de sa vie, d’Artagnan ne fut pas plutôt
riche qu’il dut se demander si, malgré sa richesse,
il était toujours brave.
À cela, pour tout autre que d’Artagnan,
l’événement de la place de Grève eût pu servir de
réponse. Bien des consciences s’en fussent
contentées ; mais d’Artagnan était assez brave
pour se demander sincèrement et
consciencieusement s’il était brave.
Aussi à ceci :
– Mais il me semble que j’ai assez vivement
dégainé et assez proprement estocadé sur la place
de Grève pour être rassuré sur ma bravoure.
D’Artagnan s’était répondu à lui-même.
– Tout beau, capitaine ! ceci n’est point une
réponse. J’ai été brave ce jour-là parce qu’on
brûlait ma maison, et il y a cent et même mille à
parier contre un que, si ces messieurs de l’émeute
n’eussent pas eu cette malencontreuse idée, leur
plan d’attaque eût réussi, ou du moins ce n’eût
point été moi qui m’y fusse opposé.
« Maintenant, que va-t-on tenter contre moi ?

293
Je n’ai pas de maison à brûler en Bretagne ; je
n’ai pas de trésor qu’on puisse m’enlever.
« Non ! mais j’ai ma peau ; cette précieuse
peau de M. d’Artagnan, qui vaut toutes les
maisons et tous les trésors du monde ; cette peau
à laquelle je tiens par-dessus tout parce qu’elle
est, à tout prendre, la reliure d’un corps qui
renferme un cœur très chaud et très satisfait de
battre, et par conséquent de vivre.
« Donc, je désire vivre, et en réalité je vis bien
mieux, bien plus complètement, depuis que je
suis riche. Qui diable disait que l’argent gâtait la
vie ? Il n’en est rien, sur mon âme ! il semble, au
contraire, que maintenant j’absorbe double
quantité d’air et de soleil. Mordioux ! que sera-ce
donc si je double encore cette fortune, et si, au
lieu de cette badine que je tiens en ma main, je
porte jamais le bâton de maréchal ?
« Alors je ne sais plus s’il y aura, à partir de ce
moment-là, assez d’air et de soleil pour moi.
« Au fait, ce n’est pas un rêve ; qui diable
s’opposerait à ce que le roi me fît duc et
maréchal, comme son père, le roi Louis XIII, a

294
fait duc et connétable Albert de Luynes ? Ne
suis-je pas aussi brave et bien autrement
intelligent que cet imbécile de Vitry ?
« Ah ! voilà justement ce qui s’opposera à
mon avancement ; j’ai trop d’esprit.
« Heureusement, s’il y a une justice en ce
monde, la fortune en est avec moi aux
compensations. Elle me doit, certes, une
récompense pour tout ce que j’ai fait pour Anne
d’Autriche et un dédommagement pour tout ce
qu’elle n’a point fait pour moi.
« Donc, à l’heure qu’il est, me voilà bien avec
un roi, et avec un roi qui a l’air de vouloir régner.
« Dieu le maintienne dans cette illustre voie !
Car s’il veut régner, il a besoin de moi, et s’il a
besoin de moi, il faudra bien qu’il me donne ce
qu’il m’a promis. Chaleur et lumière. Donc, je
marche, comparativement, aujourd’hui, comme je
marchais autrefois, de rien à tout.
« Seulement, le rien aujourd’hui, c’est le tout
d’autrefois ; il n’y a que ce petit changement dans
ma vie.

295
« Et maintenant, voyons ! faisons la part du
cœur, puisque j’en ai parlé tout à l’heure.
« Mais, en vérité, je n’en ai parlé que pour
mémoire.
Et le Gascon appuya la main sur sa poitrine,
comme s’il y eût cherché effectivement la place
du cœur.
– Ah ! malheureux ! murmura-t-il en souriant
avec amertume. Ah ! pauvre espèce ! tu avais
espéré un instant n’avoir pas de cœur, et voilà
que tu en as un, courtisan manqué que tu es, et
même un des plus séditieux.
« Tu as un cœur qui te parle en faveur de M.
Fouquet.
« Qu’est-ce que M. Fouquet, cependant,
lorsqu’il s’agit du roi ? Un conspirateur, un
véritable conspirateur, qui ne s’est même pas
donné la peine de te cacher qu’il conspirait ;
aussi, quelle arme n’aurais-tu pas contre lui, si sa
bonne grâce et son esprit n’eussent pas fait un
fourreau à cette arme.
« La révolte à main armée !... car enfin, M.

296
Fouquet a fait de la révolte à main armée.
« Ainsi, quand le roi soupçonne vaguement M.
Fouquet de sourde rébellion, moi, je sais, moi, je
puis prouver que M. Fouquet a fait verser le sang
des sujets du roi.
« Voyons maintenant : sachant tout cela et le
taisant, que veut de plus ce cœur si pitoyable pour
un bon procédé de M. Fouquet, pour une avance
de quinze mille livres, pour un diamant de mille
pistoles, pour un sourire où il y avait bien autant
d’amertume que de bienveillance ? Je lui sauve la
vie.
« Maintenant j’espère, continua le
mousquetaire, que cet imbécile de cœur va garder
le silence et qu’il est bel et bien quitte avec M.
Fouquet.
« Donc, maintenant le roi est mon soleil, et
comme voilà mon cœur quitte avec M. Fouquet,
gare à qui se remettra devant mon soleil ! En
avant pour Sa Majesté Louis XIV, en avant !

Ces réflexions étaient les seuls empêchements

297
qui pussent retarder l’allure de d’Artagnan. Or,
ces réflexions une fois faites, il pressa le pas de
sa monture.
Mais, si parfait que fût le cheval Zéphire, il ne
pouvait aller toujours. Le lendemain du départ de
Paris, il fut laissé à Chartres chez un vieil ami
que d’Artagnan s’était fait d’un hôtelier de la
ville.
Puis, à partir de ce moment, le mousquetaire
voyagea sur des chevaux de poste. Grâce à ce
mode de locomotion, il traversa donc l’espace qui
sépare Chartres de Châteaubriant1.
Dans cette dernière ville, encore assez
éloignée des côtes pour que nul ne devinât que
d’Artagnan allait gagner la mer, assez éloignée de
Paris pour que nul ne soupçonnât qu’il en venait,
le messager de Sa Majesté Louis XIV, que
d’Artagnan avait appelé son soleil sans se douter
que celui qui n’était encore qu’une assez pauvre
étoile dans le ciel de la royauté ferait un jour de
cet astre son emblème, le messager du roi

1
235 km environ.

298
Louis XIV, disons-nous, quitta la poste et acheta
un bidet de la plus pauvre apparence, une de ces
montures que jamais officier de cavalerie ne se
permettrait de choisir, de peur d’être déshonoré.
Sauf le pelage, cette nouvelle acquisition
rappelait fort à d’Artagnan ce fameux cheval
orange1 avec lequel ou plutôt sur lequel il avait
fait son entrée dans le monde.
Il est vrai de dire que, du moment où il avait
enfourché cette nouvelle monture, ce n’était plus
d’Artagnan qui voyageait, c’était un bonhomme
vêtu d’un justaucorps gris de fer, d’un haut-de-
chausses marron, tenant le milieu entre le prêtre
et le laïque ; ce qui, surtout, le rapprochait de
l’homme d’Église, c’est que d’Artagnan avait mis
sur son crâne une calotte de velours râpé, et par-
dessus la calotte un grand chapeau noir ; plus
d’épée : un bâton pendu par une corde à son
avant-bras, mais auquel il se promettait, comme

1
Le fameux Bouton-d’Or : « C’était un bidet du Béarn, âgé
de douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins à la queue,
mais non pas sans javarts aux jambes » (Les Trois
Mousquetaires, chap. I).

299
auxiliaire inattendu, de joindre à l’occasion une
bonne dague de dix pouces cachée sous son
manteau.
Le bidet acheté à Châteaubriant complétait la
différence. Il s’appelait, ou plutôt d’Artagnan
l’avait appelé Furet.
– Si de Zéphire j’ai fait Furet, dit d’Artagnan,
il faut faire de mon nom un diminutif
quelconque.
« Donc, au lieu de d’Artagnan, je serai Agnan
tout court ; c’est une concession que je dois
naturellement à mon habit gris, à mon chapeau
rond et à ma calotte râpée.
M. Agnan voyagea donc sans secousse
exagérée sur Furet, qui trottait l’amble comme un
véritable cheval déluré, et qui, tout en trottant
l’amble, faisait gaillardement ses douze lieues par
jour, grâce à quatre jambes sèches comme des
fuseaux, dont l’art exercé de d’Artagnan avait
apprécié l’aplomb et la sûreté sous l’épaisse
fourrure qui les cachait.
Chemin faisant, le voyageur prenait des notes,

300
étudiait le pays sévère et froid qu’il traversait,
tout en cherchant le prétexte le plus plausible
d’aller à Belle-Île-en-Mer et de tout voir sans
éveiller le soupçon.
De cette façon, il put se convaincre de
l’importance que prenait l’événement à mesure
qu’il s’en approchait.
Dans cette contrée reculée, dans cet ancien
duché de Bretagne qui n’était pas français à cette
époque, et qui ne l’est guère encore aujourd’hui,
le peuple ne connaissait pas le roi de France.
Non seulement il ne le connaissait pas, mais
même ne voulait pas le connaître.
Un fait, un seul, surnageait visible pour lui sur
le courant de la politique. Ses anciens ducs ne
gouvernaient plus, mais c’était un vide : rien de
plus. À la place du duc souverain, les seigneurs
de paroisse régnaient sans limite.
Et au-dessus de ces seigneurs, Dieu, qui n’a
jamais été oublié en Bretagne.
Parmi ces suzerains de châteaux et de
clochers, le plus puissant, le plus riche et surtout

301
le plus populaire, c’était M. Fouquet, seigneur de
Belle-Île.
Même dans le pays, même en vue de cette île
mystérieuse, les légendes et les traditions
consacraient ses merveilles.
Tout le monde n’y pénétrait pas ; l’île, d’une
étendue de six lieues de long sur six de large,
était une propriété seigneuriale que longtemps le
peuple avait respectée, couverte qu’elle était du
nom de Retz, si fort redouté dans la contrée.
Peu après l’érection de cette seigneurie en
marquisat par Charles IX, Belle-Île était passée à
M. Fouquet.
La célébrité de l’île ne datait pas d’hier : son
nom, ou plutôt sa qualification, remontait à la
plus haute Antiquité ; les anciens l’appelaient
Kalonèse, de deux mots grecs qui signifient belle
île.
Ainsi, à dix-huit cents ans de distance, elle
avait, dans un autre idiome, porté le même nom
qu’elle portait encore.
C’était donc quelque chose en soi que cette

302
propriété de M. le surintendant, outre sa position
à six lieues des côtes de France, position qui la
fait souveraine dans sa solitude maritime, comme
un majestueux navire qui dédaignerait les rades et
qui jetterait fièrement ses ancres au beau milieu
de l’océan.
D’Artagnan apprit tout cela sans paraître le
moins du monde étonné : il apprit aussi que le
meilleur moyen de prendre langue était de passer
à La Roche-Bernard, ville assez importante sur
l’embouchure de la Vilaine1.
Peut-être là pourrait-il s’embarquer. Sinon,
traversant les marais salins, il se rendrait à
Guérande ou au Croisic pour attendre l’occasion
de passer à Belle-Île. Il s’était aperçu, au reste,
depuis son départ de Châteaubriant, que rien ne
serait impossible à Furet sous l’impulsion de M.
Agnan, et rien à M. Agnan sur l’initiative de
Furet.
Il s’apprêta donc à souper d’une sarcelle et
d’un tourteau dans un hôtel de La Roche-

1
À 17 km de Vannes.

303
Bernard, et fit tirer de la cave, pour arroser ces
deux mets bretons, un cidre qu’au seul toucher du
bout des lèvres il reconnut pour être infiniment
plus breton encore.

304
67

Comment d’Artagnan fit connaissance


d’un poète qui s’était fait imprimeur
pour que ses vers fussent imprimés

Avant de se mettre à table, d’Artagnan prit,


comme d’habitude, ses informations ; mais c’est
un axiome de curiosité que tout homme qui veut
bien et fructueusement questionner doit d’abord
s’offrir lui-même aux questions.
D’Artagnan chercha donc avec son habileté
ordinaire un utile questionneur dans l’hôtellerie
de La Roche-Bernard.
Justement il y avait dans cette maison, au
premier étage, deux voyageurs occupés aussi des
préparatifs de leur souper ou de leur souper lui-
même.
D’Artagnan avait vu à l’écurie leur monture,

305
et dans la salle leur équipage.
L’un voyageait avec un laquais, comme une
sorte de personnage ; deux juments du Perche,
belles et rondes bêtes, leur servaient de monture.
L’autre, assez petit compagnon, voyageur de
maigre apparence, portant surtout poudreux, linge
usé, bottes plus fatiguées par le pavé que par
l’étrier, l’autre était venu de Nantes avec un
chariot traîné par un cheval tellement pareil à
Furet pour la couleur que d’Artagnan eût fait cent
lieues avant de trouver mieux pour apparier un
attelage.
Ce chariot renfermait divers gros paquets
enfermés dans de vieilles étoffes.
« Ce voyageur-là, se dit d’Artagnan, est de ma
farine. Il me va, il me convient. Je dois lui aller et
lui convenir. M. Agnan, au justaucorps gris et à la
calotte râpée, n’est pas indigne de souper avec le
monsieur aux vieilles bottes et au vieux cheval. »
Cela dit, d’Artagnan appela l’hôte et lui
commanda de monter sa sarcelle, son tourteau et
son cidre dans la chambre du monsieur aux

306
dehors modestes.
Lui-même, gravissant, une assiette à la main,
un escalier de bois qui conduisait à la chambre, se
mit à heurter à la porte.
– Entrez ! dit l’inconnu.
D’Artagnan entra la bouche en cœur, son
assiette sous le bras, son chapeau d’une main, sa
chandelle de l’autre.
– Monsieur, dit-il, excusez-moi, je suis
comme vous un voyageur, je ne connais personne
dans l’hôtel et j’ai la mauvaise habitude de
m’ennuyer quand je mange seul, de sorte que
mon repas me paraît mauvais et ne me profite
point. Votre figure, que j’aperçus tout à l’heure
quand vous descendîtes pour vous faire ouvrir
des huîtres, votre figure me revient fort ; en outre,
j’ai observé que vous aviez un cheval tout pareil
au mien, et que l’hôte, à cause de cette
ressemblance sans doute, les a placés côte à côte
dans son écurie, où ils paraissent se trouver à
merveille de cette compagnie. Je ne vois donc
pas, monsieur, pourquoi les maîtres seraient
séparés, quand les chevaux sont réunis. En

307
conséquence, je viens vous demander le plaisir
d’être admis à votre table. Je m’appelle Agnan,
Agnan pour vous servir, monsieur, intendant
indigne d’un riche seigneur qui veut acheter des
salines dans le pays et m’envoie visiter ses
futures acquisitions. En vérité, monsieur, je
voudrais que ma figure vous agréât autant que la
vôtre m’agrée, car je suis tout vôtre en honneur.
L’étranger, que d’Artagnan voyait pour la
première fois, car d’abord il ne l’avait
qu’entrevu, l’étranger avait des yeux noirs et
brillants, un teint jaune, le front un peu plissé par
le poids de cinquante années, de la bonhomie
dans l’ensemble des traits, mais de la finesse dans
le regard.
« On dirait, pensa d’Artagnan, que ce gaillard-
là n’a jamais exercé que la partie supérieure de sa
tête, l’œil et le cerveau et ce doit être un homme
de science : la bouche, le nez, le menton ne
signifient absolument rien. »
– Monsieur, répliqua celui dont on fouillait
ainsi l’idée et la personne, vous me faites
honneur, non pas que je m’ennuyasse ; j’ai,

308
ajouta-t-il en souriant, une compagnie qui me
distrait toujours ; mais n’importe, je suis très
heureux de vous recevoir.
Mais, en disant ces mots, l’homme aux bottes
usées jeta un regard inquiet sur sa table, dont les
huîtres avaient disparu et sur laquelle il ne restait
plus qu’un morceau de lard salé.
– Monsieur, se hâta de dire d’Artagnan, l’hôte
me monte une jolie volaille rôtie et un superbe
tourteau.
D’Artagnan avait lu dans le regard de son
compagnon, si rapide qu’il eût été, la crainte
d’une attaque par un parasite.
Il avait deviné juste : à cette ouverture, les
traits de l’homme aux dehors modestes se
déridèrent.
En effet comme s’il eût guetté son entrée,
l’hôte parut aussitôt, portant les mets annoncés.
Le tourteau et la sarcelle étant ajoutés au
morceau de lard grillé, d’Artagnan et son convive
se saluèrent, s’assirent face à face, et comme
deux frères firent le partage du lard et des autres

309
plats.
– Monsieur, dit d’Artagnan, avouez que c’est
une merveilleuse chose que l’association.
– Pourquoi ? demanda l’étranger la bouche
pleine.
– Eh bien ! je vais vous le dire, répondit
d’Artagnan.
L’étranger donna trêve aux mouvements de
ses mâchoires pour mieux écouter.
– D’abord, continua d’Artagnan, au lieu d’une
chandelle que nous avions chacun, en voici deux.
– C’est vrai, dit l’étranger, frappé de l’extrême
justesse de l’observation.
– Puis je vois que vous mangez mon tourteau
par préférence, tandis que moi, par préférence
aussi, je mange votre lard.
– C’est encore vrai.
– Enfin, par-dessus le plaisir d’être mieux
éclairé et de manger des choses à mon goût, je
mets le plaisir de la société.
– En vérité, monsieur, vous êtes jovial, dit

310
agréablement l’inconnu.
– Mais oui, monsieur ; jovial comme tous
ceux qui n’ont rien dans la tête. Oh ! il n’en est
pas ainsi de vous, poursuivit d’Artagnan, et je
vois dans vos yeux toute sorte de génie.
– Oh ! monsieur...
– Voyons, avouez-moi une chose.
– Laquelle ?
– C’est que vous êtes un savant.
– Ma foi, monsieur...
– Hein ?
– Presque.
– Allons donc !
– Je suis un auteur.
– Là ! s’écria d’Artagnan ravi en frappant dans
ses deux mains, je ne m’étais pas trompé ! C’est
du miracle...
– Monsieur...
– Eh quoi ! continua d’Artagnan, j’aurais le
bonheur de passer cette nuit dans la société d’un

311
auteur, d’un auteur célèbre peut-être ?
– Oh ! fit l’inconnu en rougissant, célèbre,
monsieur, célèbre n’est pas le mot.
– Modeste ! s’écria d’Artagnan transporté ; il
est modeste !
Puis, revenant à l’étranger avec le caractère
d’une brusque bonhomie :
– Mais, dites-moi au moins le nom de vos
œuvres, monsieur, car vous remarquerez que
vous ne m’avez point dit le vôtre, et que j’ai été
forcé de vous deviner.
– Je m’appelle Jupenet, monsieur, dit l’auteur.
– Beau nom ! fit d’Artagnan ; beau nom, sur
ma parole, et je ne sais pourquoi, pardonnez-moi
cette bévue, si c’en est une, je ne sais comment je
me figure avoir entendu prononcer ce nom
quelque part.
– Mais j’ai fait des vers, dit modestement le
poète.
– Eh ! voilà ! on me les aura fait lire.
– Une tragédie.

312
– Je l’aurai vu jouer.
Le poète rougit encore.
– Je ne crois pas, dit-il, car mes vers n’ont pas
été imprimés.
– Eh bien ! je vous le dis, c’est la tragédie qui
m’aura appris votre nom.
– Vous vous trompez encore, car messieurs les
comédiens de l’hôtel de Bourgogne n’en ont pas
voulu, dit le poète avec le sourire dont certains
orgueils savent seuls le secret.
D’Artagnan se mordit les lèvres.
– Ainsi donc, monsieur, continua le poète,
vous voyez que vous êtes dans l’erreur à mon
endroit, et que, n’étant point connu du tout, vous
n’avez pu entendre parler de moi.
– Voilà qui me confond. Ce nom de Jupenet
me semble cependant un beau nom et bien digne
d’être connu, aussi bien que ceux de MM.
Corneille, ou Rotrou, ou Garnier. J’espère,
monsieur, que vous voudrez bien me dire un peu
votre tragédie, plus tard, comme cela, au dessert.
Ce sera la rôtie au sucre, mordioux ! Ah ! pardon,

313
monsieur, c’est un juron, qui m’échappe parce
qu’il est habituel à mon seigneur et maître. Je me
permets donc quelquefois d’usurper quelquefois
ce juron qui me paraît de bon goût. Je me permets
cela en son absence seulement, bien entendu, car
vous comprenez qu’en sa présence... Mais en
vérité, monsieur, ce cidre est abominable ; n’êtes-
vous point de mon avis ? Et de plus le pot est de
forme si peu régulière qu’il ne tient point sur la
table.
– Si nous le calions ?
– Sans doute : mais avec quoi ?
– Avec ce couteau.
– Et la sarcelle, avec quoi la découperons-
nous ? tenez-vous par hasard ne point toucher à la
sarcelle ?
– Si fait.
– Eh bien ! alors...
– Attendez.
Le poète fouilla dans sa poche et en tira un
petit morceau de fonte oblong, quadrangulaire,
épais d’une ligne à peu près, long d’un pouce et

314
demi.
Mais à peine le petit morceau de fonte eut-il
vu le jour que le poète parut avoir commis une
imprudence et fit un mouvement pour le remettre
dans sa poche.
D’Artagnan s’en aperçut. C’était un homme à
qui rien n’échappait.
Il étendit la main vers le petit morceau de
fonte.
– Tiens, c’est gentil, ce que vous tenez là, dit-
il ; peut-on voir ?
– Certainement, dit le poète, qui parut avoir
cédé trop vite à un premier mouvement,
certainement qu’on peut voir ; mais vous avez
beau regarder, ajouta-t-il d’un air satisfait, si je ne
vous dis point à quoi cela sert, vous ne le saurez
pas.
D’Artagnan avait saisi comme un aveu les
hésitations du poète et son empressement à
cacher le morceau de fonte qu’un premier
mouvement l’avait porté à sortir de sa poche.
Aussi, son attention une fois éveillée sur ce

315
point, il se renferma dans une circonspection qui
lui donnait en toute occasion la supériorité.
D’ailleurs, quoi qu’en eût dit M. Jupenet, à la
simple inspection de l’objet, il l’avait
parfaitement reconnu.
C’était un caractère d’imprimerie.
– Devinez-vous ce que c’est ? continua le
poète.
– Non ! dit d’Artagnan ; non, ma foi !
– Eh bien ! monsieur, dit maître Jupenet, ce
petit morceau de fonte, c’est une lettre
d’imprimerie.
– Bah !
– Une majuscule.
– Tiens ! tiens tiens ! fit M. Agnan
écarquillant des yeux bien naïfs.
– Oui, monsieur, un J majuscule, la première
lettre de mon nom.
– Et c’est une lettre, cela ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien ! je vais vous avouer une chose.

316
– Laquelle ?
– Non ! car c’est encore une bêtise que je vais
vous dire.
– Eh ! non, fit maître Jupenet d’un air
protecteur.
– Eh bien ! je ne comprends pas, si cela est
une lettre, comment on peut faire un mot.
– Un mot ?
– Pour l’imprimer, oui.
– C’est bien facile.
– Voyons.
– Cela vous intéresse ?
– Énormément.
– Eh bien ! je vais vous expliquer la chose.
Attendez !
– J’attends.
– M’y voici.
– Bon !
– Regardez bien.
– Je regarde.

317
D’Artagnan, en effet, paraissait absorbé dans
sa contemplation. Jupenet tira de sa poche sept ou
huit autres morceaux de fonte, mais plus petits.
– Ah ! ah ! fit d’Artagnan.
– Quoi ?
– Vous avez donc toute une imprimerie dans
votre poche. Peste ! c’est curieux, en effet.
– N’est-ce pas ?
– Que de choses on apprend en voyageant,
mon Dieu !
– À votre santé, dit Jupenet enchanté.
– À la vôtre, mordioux, à la vôtre ! Mais un
instant, pas avec ce cidre. C’est une abominable
boisson et indigne d’un homme qui s’abreuve à
l’Hippocrène : n’est-ce pas ainsi que vous
appelez votre fontaine, à vous autres poètes ?
– Oui, monsieur, notre fontaine s’appelle ainsi
en effet. Cela vient de deux mots grecs, hippos,
qui veut dire cheval... et...
– Monsieur, interrompit d’Artagnan, je vais
vous faire boire une liqueur qui vient d’un seul

318
mot français et qui n’en est pas plus mauvaise
pour cela, du mot raisin ; ce cidre m’écœure et
me gonfle à la fois. Permettez-moi de m’informer
près de notre hôte s’il n’a pas quelque bonne
bouteille de Beaugency ou de la coulée de Céran1
derrière les grosses bûches de son cellier.
En effet, l’hôte interpellé monta aussitôt.
– Monsieur, interrompit le poète, prenez
garde, nous n’aurons pas le temps de boire le vin,
à moins que nous ne nous pressions fort, car je
dois profiter de la marée pour prendre le bateau.
– Quel bateau ? demanda d’Artagnan.
– Mais le bateau qui part pour Belle-Île.
– Ah ! pour Belle-Île ? dit le mousquetaire.
Bon !
– Bah ! vous aurez tout le temps, monsieur,
répliqua l’hôtelier en débouchant la bouteille ; le
bateau ne part que dans une heure.

1
« Céran », pour « Serrant ». La coulée de Serrant, à une
vingtaine de kilomètres d’Angers, est un vin blanc d’Anjou,
légèrement liquoreux, commes ses voisins de Savennières et
des côteaux du Layon.

319
– Mais qui m’avertira ? fit le poète.
– Votre voisin, répliqua l’hôte.
– Mais je le connais à peine.
– Quand vous l’entendrez partir, il sera temps
que vous partiez.
– Il va donc à Belle-Île aussi ?
– Oui.
– Ce monsieur qui a un laquais ? demanda
d’Artagnan.
– Ce monsieur qui a un laquais.
– Quelque gentilhomme, sans doute ?
– Je l’ignore.
– Comment, vous l’ignorez ?
– Oui. Tout ce que je sais, c’est qu’il boit le
même vin que vous.
– Peste ! voilà bien de l’honneur pour nous, dit
d’Artagnan en versant à boire à son compagnon,
tandis que l’hôte s’éloignait.
– Ainsi, reprit le poète, revenant à ses idées
dominantes, vous n’avez jamais vu imprimer ?

320
– Jamais.
– Tenez, on prend ainsi les lettres qui
composent le mot, voyez-vous ; AB ; ma foi,
voici un R. deux EE, puis un G.
Et il assembla les lettres avec une vitesse et
une habileté qui n’échappèrent point à l’œil de
d’Artagnan.
– Abrégé, dit-il en terminant.
– Bon ! fit d’Artagnan ; voici bien les lettres
assemblées ; mais comment tiennent-elles ?
Et il versa un second verre de vin à son hôte.
M. Jupenet sourit en homme qui a réponse à
tout ; puis il tira, de sa poche toujours, une petite
règle de métal, composée de deux parties
assemblées en équerre, sur laquelle il réunit et
aligna les caractères en les maintenant sous son
pouce gauche.
– Et comment s’appelle cette petite règle de
fer ? dit d’Artagnan ; car enfin cela doit avoir un
nom.
– Cela s’appelle un composteur, dit Jupenet.
C’est à l’aide de cette règle que l’on forme les

321
lignes.
– Allons, allons, je maintiens ce que j’ai dit ;
vous avez une presse dans votre poche, dit
d’Artagnan en riant d’un air de simplicité si
lourde, que le poète fut complètement sa dupe.
– Non, répliqua-t-il, mais je suis paresseux
pour écrire, et quand j’ai fait un vers dans ma
tête, je le compose tout de suite pour
l’imprimerie. C’est une besogne dédoublée.
« Mordioux ! pensa en lui-même d’Artagnan,
il s’agit d’éclaircir cela. »
Et sous un prétexte qui n’embarrassa point le
mousquetaire, homme fertile en expédients, il
quitta la table, descendit l’escalier, courut au
hangar sous lequel était le petit chariot, fouilla
avec la pointe de son poignard l’étoffe et les
enveloppes d’un des paquets, qu’il trouva plein
de caractères de fonte pareils à ceux que le poète
imprimeur avait dans sa poche.
« Bien ! dit d’Artagnan, je ne sais point encore
si M. Fouquet veut fortifier matériellement Belle-
Île ; mais voilà, en tout cas, des munitions

322
spirituelles pour le château. »
Puis, riche de cette découverte, il revint se
mettre à table.
D’Artagnan savait ce qu’il voulait savoir. Il
n’en resta pas moins en face de son partner
jusqu’au moment où l’on entendit dans la
chambre voisine le remue-ménage d’un homme
qui s’apprête à partir.
Aussitôt l’imprimeur-poète fut sur pied ; il
avait donné des ordres pour que son cheval fût
attelé. La voiture l’attendait à la porte. Le second
voyageur se mettait en selle dans la cour avec son
laquais.
D’Artagnan suivit Jupenet jusqu’au port ; il
embarqua sa voiture et son cheval sur le bateau.
Quant au voyageur opulent, il en fit autant de
ses deux chevaux et de son domestique. Mais
quelque esprit que dépensât d’Artagnan pour
savoir son nom, il ne put rien apprendre.
Seulement, il remarqua son visage de façon à
ce que le visage se gravât pour toujours dans sa
mémoire.

323
D’Artagnan avait bonne envie de s’embarquer
avec les deux passagers, mais un intérêt plus
puissant que celui de la curiosité, celui du succès,
le repoussa du rivage et le ramena dans
l’hôtellerie.
Il y rentra en soupirant et se mit
immédiatement au lit afin d’être prêt le
lendemain de bonne heure avec de fraîches idées
et le conseil de la nuit.

324
68

D’Artagnan continue ses investigations

Au point du jour, d’Artagnan sella lui-même


Furet, qui avait fait bombance toute la nuit, et
dévoré à lui seul les restes de provisions de ses
deux compagnons.
Le mousquetaire prit tous ses renseignements
de l’hôte, qu’il trouva fin, défiant, et dévoué
corps et âme à M. Fouquet.
Il en résulta que, pour ne donner aucun
soupçon à cet homme, il continua sa fable d’un
achat probable de quelques salines.
S’embarquer pour Belle-Île à La Roche-
Bernard, c’eût été s’exposer à des commentaires
que peut-être on avait déjà faits et qu’on allait
porter au château.
De plus, il était singulier que ce voyageur et

325
son laquais fussent restés un secret pour
d’Artagnan, malgré toutes les questions adressées
par lui à l’hôte, à l’hôte qui semblait le connaître
parfaitement.
Le mousquetaire se fit donc renseigner sur les
salines et prit le chemin des marais, laissant la
mer à sa droite et pénétrant dans cette plaine
vaste et désolée qui ressemble à une mer de boue,
dont çà et là quelques crêtes de sel argentent les
ondulations.
Furet marchait à merveille avec ses petits
pieds nerveux, sur les chaussées larges d’un pied
qui divisent les salines. D’Artagnan, rassuré sur
les conséquences d’une chute qui aboutirait à un
bain froid, le laissait faire, se contentant, lui, de
regarder à l’horizon les trois rochers aigus qui
sortaient pareils à des fers de lance du sein de la
plaine sans verdure.
Piriac1, le bourg de Batz et Le Croisic,
semblables les uns les autres, attiraient et

1
Piriac est situé à la pointe septentrionale de la rade du
Croisic.

326
suspendaient son attention. Si le voyageur se
retournait pour mieux s’orienter, il voyait de
l’autre côté un horizon de trois autres clochers,
Guérande, Le Pouliguen, Saint-Joachim1, qui,
dans leur circonférence, lui figuraient un jeu de
quilles, dont Furet et lui n’étaient que la boule
vagabonde. Piriac était le premier petit port sur sa
droite. Il s’y rendit, le nom des principaux
sauniers à la bouche. Au moment où il visita le
petit port de Piriac, cinq gros chalands chargés de
pierres s’en éloignaient.
Il parut étrange à d’Artagnan que des pierres
partissent d’un pays où l’on n’en trouve pas. Il
eut recours à toute l’aménité de M. Agnan pour
demander aux gens du port la cause de cette
singularité.
Un vieux pêcheur répondit à M. Agnan que les
pierres ne venaient pas de Piriac, ni des marais,
bien entendu.
– D’où viennent-elles, alors ? demanda le

1
Bourg de la Grande Brière, à une vingtaine de kilomètres
de La Roche-Bernard.

327
mousquetaire.
– Monsieur, elles viennent de Nantes et de
Paimbœuf.
– Où donc vont-elles ?
– Monsieur, à Belle-Île.
– Ah ! ah ! fit d’Artagnan, du même ton qu’il
avait pris pour dire à l’imprimeur que ses
caractères l’intéressaient... On travaille donc, à
Belle-Île ?
– Mais oui-da ! monsieur. Tous les ans, M.
Fouquet fait réparer les murs du château.
– Il est en ruine donc ?
– Il est vieux.
– Fort bien.
« Le fait est, se dit d’Artagnan, que rien n’est
plus naturel, et que tout propriétaire a le droit de
faire réparer sa propriété. C’est comme si l’on
venait me dire, à moi, que je fortifie l’Image-de-
Notre-Dame, lorsque je serai purement et
simplement obligé d’y faire des réparations. En
vérité, je crois qu’on a fait de faux rapports à Sa

328
Majesté et qu’elle pourrait bien avoir tort... »
– Vous m’avouerez, continua-t-il alors tout
haut en s’adressant au pêcheur, car son rôle
d’homme défiant lui était imposé par le but même
de la mission, vous m’avouerez, mon bon
monsieur, que ces pierres voyagent d’une bien
singulière façon.
– Comment ! dit le pêcheur.
– Elles viennent de Nantes ou de Paimbœuf
par la Loire, n’est-ce pas ?
– Ça descend.
– C’est commode, je ne dis pas ; mais
pourquoi ne vont-elles pas droit de Saint-Nazaire
à Belle-Île ?
– Eh ! parce que les chalands sont de mauvais
bateaux et tiennent mal la mer, répliqua le
pêcheur.
– Ce n’est pas une raison.
– Pardonnez-moi, monsieur, on voit bien que
vous n’avez jamais navigué, ajouta le pêcheur,
non sans une sorte de dédain.

329
– Expliquez-moi cela, je vous prie, mon
bonhomme. Il me semble à moi que venir de
Paimbœuf à Piriac, pour aller de Piriac à Belle-
Île, c’est comme si on allait de La Roche-Bernard
à Nantes et de Nantes à Piriac.
– Par eau, ce serait plus court, répliqua
imperturbablement le pêcheur.
– Mais il y a un coude ?
Le pêcheur secoua la tête.
– Le chemin le plus court d’un point à un
autre, c’est la ligne droite, poursuivit d’Artagnan.
– Vous oubliez le flot, monsieur.
– Soit ! va pour le flot.
– Et le vent.
– Ah ! bon !
– Sans doute ; le courant de la Loire pousse
presque les barques jusqu’au Croisic. Si elles ont
besoin de se radouber un peu ou de rafraîchir
l’équipage, elles viennent à Piriac en longeant la
côte ; de Piriac, elles trouvent un autre courant

330
inverse qui les mène à l’île Dumet1, deux lieues
et demie.
– D’accord.
– Là, le courant de la Vilaine les jette sur une
autre île, l’île d’Hoëdic2.
– Je le veux bien.
– Eh ! monsieur, de cette île à Belle-Île, le
chemin est tout droit. La mer, brisée en amont et
en aval, passe comme un canal, comme un miroir
entre les deux îles ; les chalands glissent là-
dessus semblables à des canards sur la Loire,
voilà !
– N’importe, dit l’entêté M. Agnan, c’est bien
du chemin.
– Ah !... M. Fouquet le veut ! répliqua pour
conclusion le pêcheur en ôtant son bonnet de
laine à l’énoncé de ce nom respectable.
Un regard de d’Artagnan, regard vif et perçant

1
L’île Dumet, au large de Piriac.
2
Rocher granitique, entouré d’écueils, au large de l’île
d’Houat et de Belle-Île.

331
comme une lame d’épée, ne trouva dans le cœur
du vieillard que la confiance naïve, sur ses traits
que la satisfaction et l’indifférence. Il disait :
« M. Fouquet le veut », comme il eût dit : « Dieu
l’a voulu ! »
D’Artagnan s’était encore trop avancé à cet
endroit ; d’ailleurs, les chalands partis, il ne
restait à Piriac qu’une seule barque, celle du
vieillard, et elle ne semblait pas disposée à
reprendre la mer sans beaucoup de préparatifs.
Aussi, d’Artagnan caressa-t-il Furet, qui, pour
nouvelle preuve de son charmant caractère, se
remit en marche les pieds dans les salines et le
nez au vent très sec qui courbe les ajoncs et les
maigres bruyères de ce pays. Il arriva vers cinq
heures au Croisic.
Si d’Artagnan eût été poète, c’était un beau
spectacle que celui de ces immenses grèves,
d’une lieue et plus, que couvre la mer aux
marées, et qui, au reflux, apparaissent grisâtres,
désolées, jonchées de polypes et d’algues mortes
avec leurs galets épars et blancs, comme des
ossements dans un vaste cimetière. Mais le

332
soldat, le politique, l’ambitieux n’avait plus
même cette douce consolation de regarder au ciel
pour y lire un espoir ou un avertissement.
Le ciel rouge signifie pour ces gens du vent et
de la tourmente. Les nuages blancs et ouatés sur
l’azur disent tout simplement que la mer sera
égale et douce. D’Artagnan trouva le ciel bleu, la
bise embaumée de parfums salins, et se dit : « Je
m’embarquerai à la première marée, fût-ce sur
une coquille de noix. »
Au Croisic, comme à Piriac, il avait remarqué
des tas énormes de pierres alignées sur la grève.
Ces murailles gigantesques, démolies à chaque
marée par les transports qu’on opérait pour Belle-
Île, furent aux yeux du mousquetaire la suite et la
preuve de ce qu’il avait si bien deviné à Piriac.
Était-ce un mur que M. Fouquet reconstruisait ?
était-ce une fortification qu’il édifiait ? Pour le
savoir, il fallait le voir.
D’Artagnan mit Furet à l’écurie, soupa, se
coucha, et le lendemain, au jour, il se promenait
sur le port, ou mieux, sur les galets.
Le Croisic a un port de cinquante pieds, il a

333
une vigie qui ressemble à une énorme brioche
élevée sur un plat. Les grèves plates sont le plat.
Cent brouettées de terre solidifiées avec des
galets, et arrondies en cône avec des allées
sinueuses sont la brioche et la vigie en même
temps.
C’est ainsi aujourd’hui, c’était ainsi il y a cent
quatre-vingts ans ; seulement, la brioche était
moins grosse et l’on ne voyait probablement pas
autour de la brioche les treillages de lattes qui en
font l’ornement et que l’édilité de cette pauvre et
pieuse bourgade a plantés comme garde-fous le
long des allées en limaçon qui aboutissent à la
petite terrasse.
Sur les galets, trois ou quatre pêcheurs
causaient sardines et chevrettes1.
M. Agnan, l’œil animé d’une bonne grosse
gaieté, le sourire aux lèvres, s’approcha des
pêcheurs.
– Pêche-t-on aujourd’hui ? dit-il.

1
Chevrette : nom populaire donné à la crevette.

334
– Oui, monsieur, dit l’un d’eux, et nous
attendons la marée.
– Où pêchez-vous, mes amis ?
– Sur les côtes, monsieur.
– Quelles sont les bonnes côtes ?
– Ah ! c’est selon ; le tour des îles, par
exemple.
– Mais c’est loin, les îles ?
– Pas trop ; quatre lieues.
– Quatre lieues ! C’est un voyage !
Le pêcheur se mit à rire au nez de M. Agnan.
– Écoutez donc, reprit celui-ci avec sa native
bêtise, à quatre lieues on perd de vue la côte,
n’est-ce pas ?
– Mais... pas toujours.
– Enfin... c’est loin... trop loin même ; sans
quoi, je vous eusse demandé de me prendre à
bord et de me montrer ce que je n’ai jamais vu.
– Quoi donc ?
– Un poisson de mer vivant.

335
– Monsieur est de province ? dit un des
pêcheurs.
– Oui, je suis de Paris.
Le Breton haussa les épaules ; puis :
– Avez-vous vu M. Fouquet à Paris ?
demanda-t-il.
– Souvent, répondit Agnan.
– Souvent ? firent les pêcheurs en resserrant
leur cercle autour du Parisien. Vous le
connaissez ?
– Un peu ; il est ami intime de mon maître.
– Ah ! firent les pêcheurs.
– Et, ajouta d’Artagnan, j’ai vu tous ses
châteaux, de Saint-Mandé, de Vaux, et son hôtel
de Paris.
– C’est beau ?
– Superbe.
– Ce n’est pas si beau que Belle-Île, dit un
pêcheur.
– Bah ! répliqua M. Agnan en éclatant d’un

336
rire assez dédaigneux, qui courrouça tous les
assistants.
– On voit bien que vous n’avez pas vu Belle-
Île, répliqua le pêcheur le plus curieux. Savez-
vous que cela fait six lieues, et qu’il a des arbres
que l’on n’en voit pas de pareils à Nantes sur le
fossé ?
– Des arbres ! en mer ! s’écria d’Artagnan. Je
voudrais bien voir cela !
– C’est facile, nous pêchons à l’île de Hoëdic ;
venez avec nous. De cet endroit, vous verrez
comme un paradis les arbres noirs de Belle-Île
sur le ciel ; vous verrez la ligne blanche du
château, qui coupe comme une lame l’horizon de
la mer.
– Oh ! fit d’Artagnan, ce doit être beau. Mais
il y a cent clochers au château de M. Fouquet, à
Vaux, savez-vous ?
Le Breton leva la tête avec une admiration
profonde, mais ne fut pas convaincu.
– Cent clochers ! dit-il ; c’est égal, Belle-Île
est plus beau. Voulez-vous voir Belle-Île ?

337
– Est-ce que c’est possible ? demanda M.
Agnan.
– Oui, avec la permission du gouverneur.
– Mais je ne le connais pas, moi, ce
gouverneur.
– Puisque vous connaissez M. Fouquet, vous
direz votre nom.
– Oh ! mes amis, je ne suis pas un
gentilhomme, moi !
– Tout le monde entre à Belle-Île, continua le
pêcheur dans sa langue forte et pure, pourvu
qu’on ne veuille pas de mal à Belle-Île ni à son
seigneur.
Un frisson léger parcourut le corps du
mousquetaire. « C’est vrai », pensa-t il.
Puis, se reprenant :
– Si j’étais sûr, dit-il, de ne pas souffrir du mal
de mer...
– Là-dessus ? fit le pêcheur en montrant avec
orgueil sa jolie barque au ventre rond.
– Allons ! vous me persuadez, s’écria M.

338
Agnan ; j’irai voir Belle-Île ; mais on ne me
laissera pas entrer.
– Nous entrons bien, nous.
– Vous ! pourquoi ?
– Mais dame !... pour vendre du poisson aux
corsaires.
– Hé !... des corsaires, que dites-vous ?
– Je dis que M. Fouquet fait construire deux
corsaires pour la chasse aux Hollandais ou aux
Anglais, et que nous vendons du poisson aux
équipages de ces petits navires.
« Tiens !... tiens !... fit d’Artagnan, de mieux
en mieux ! une imprimerie, des bastions et des
corsaires !... Allons, M. Fouquet n’est pas un
médiocre ennemi, comme je l’avais présumé. Il
vaut la peine qu’on se remue pour le voir de
près. »
– Nous partons à cinq heures et demie, ajouta
gravement le pêcheur.
– Je suis tout à vous, je ne vous quitte pas.

339
En effet, d’Artagnan vit les pêcheurs haler
avec un tourniquet leurs barques jusqu’au flot ; la
mer monta, M. Agnan se laissa glisser jusqu’au
bord, non sans jouer la frayeur et prêter à rire aux
petits mousses qui le surveillaient de leurs grands
yeux intelligents.
Il se coucha sur une voile pliée en quatre,
laissa l’appareillage se faire, et la barque, avec sa
grande voile carrée, prit le large en deux heures
de temps.
Les pêcheurs, qui faisaient leur état tout en
marchant, ne s’aperçurent pas que leur passager
n’avait point pâli, point gémi, point souffert ; que
malgré l’horrible tangage et le roulis brutal de la
barque, à laquelle nulle main n’imprimait la
direction, le passager novice avait conservé sa
présence d’esprit et son appétit.
Ils pêchaient, et la pêche était assez heureuse.
Aux lignes amorcées de crevettes venaient
mordre, avec force soubresauts, les soles et les
carrelets. Deux fils avaient déjà été brisés par des
congres et des cabillauds d’un poids énorme ;
trois anguilles de mer labouraient la cale de leurs

340
replis vaseux et de leurs frétillements d’agonie.
D’Artagnan leur portait bonheur ; ils le lui
dirent. Le soldat trouva la besogne si
réjouissante, qu’il mit la main à l’œuvre, c’est-à-
dire aux lignes, et poussa des rugissements de
joie et des mordioux à étonner ses mousquetaires
eux-mêmes, chaque fois qu’une secousse
imprimée à la ligne, par une proie conquise,
venait déchirer les muscles de son bras, et
solliciter l’emploi de ses forces et de son adresse.
La partie de plaisir lui avait fait oublier la
mission diplomatique. Il en était à lutter contre un
effroyable congre, à se cramponner au bordage
d’une main pour attirer la hure béante de son
antagoniste, lorsque le patron lui dit :
– Prenez garde qu’on ne vous voie de Belle-
Île !
Ces mots firent l’effet à d’Artagnan du
premier boulet qui siffle en un jour de bataille : il
lâcha le fil et le congre, qui, l’un tirant l’autre,
s’en retournèrent vau l’eau.
D’Artagnan venait d’apercevoir à une demi-

341
lieue au plus la silhouette bleuâtre et accentuée
des rochers de Belle-Île, dominée par la ligne
blanche et majestueuse du château.
Au loin, la terre, avec des forêts et des plaines
verdoyantes ; dans les herbages, des bestiaux.
Voilà ce qui tout d’abord attira l’attention du
mousquetaire.
Le soleil, parvenu au quart du ciel, lançait des
rayons d’or sur la mer et faisait voltiger une
poussière resplendissante autour de cette île
enchantée. On n’en voyait, grâce à cette lumière
éblouissante, que les points aplanis ; toute ombre
tranchait durement et zébrait d’une bande de
ténèbres le drap lumineux de la prairie ou des
murailles.
– Eh ! eh ! fit d’Artagnan à l’aspect de ces
masses de roches noires, voilà, ce me semble, des
fortifications qui n’ont besoin d’aucun ingénieur
pour inquiéter un débarquement. Par où diable
peut-on descendre sur cette terre que Dieu a
défendue si complaisamment ?
– Par ici, répliqua le patron de la barque en

342
changeant la voile et en imprimant au gouvernail
une secousse qui mena l’esquif dans la direction
d’un joli petit port tout coquet, tout rond et tout
crénelé à neuf.
– Que diable vois-je là, dit d’Artagnan.
– Vous voyez Locmaria, répliqua le pêcheur.
– Mais là-bas ?
– C’est Bangor.
– Et plus loin ?
– Sauzon... Puis Le Palais.
– Mordioux ! c’est un monde. Ah ! voilà des
soldats.
– Il y a dix-sept cents hommes à Belle-Île,
monsieur, répliqua le pêcheur avec orgueil.
Savez-vous que la moindre garnison est de vingt-
deux compagnies d’infanterie ?
– Mordioux ! s’écria d’Artagnan en frappant
du pied, Sa Majesté pourrait bien avoir raison.

343
69

Où le lecteur sera sans doute aussi étonné que le


fut d’Artagnan de retrouver une ancienne
connaissance

Il y a presque toujours dans un débarquement,


fût-ce celui du plus petit esquif de la mer, un
trouble et une confusion qui ne laissent pas à
l’esprit la liberté dont il aurait besoin pour étudier
du premier coup d’œil l’endroit nouveau qui lui
est offert.
Le pont mobile, le matelot agité, le bruit de
l’eau sur le galet, les cris et les empressements de
ceux qui attendent au rivage, sont les détails
multiples de cette sensation, qui se résume en un
seul résultat, l’hésitation.
Ce ne fut donc que quelques minutes après
avoir débarqué que d’Artagnan vit sur le port, et
surtout dans l’intérieur de l’île, s’agiter un monde

344
de travailleurs. À ses pieds, d’Artagnan reconnut
les cinq chalands chargés de moellons qu’il avait
vus partir du port de Piriac. Ils étaient transportés
au rivage au moyen d’une chaîne formée par
vingt cinq ou trente paysans.
Les grosses pierres était chargées sur des
charrettes qui les conduisaient dans la même
direction que les moellons, c’est-à-dire vers des
travaux dont d’Artagnan ne pouvait encore
apprécier la valeur ni l’étendue.
Partout régnait une activité égale à celle que
remarqua Télémaque en débarquant à Salente1.
D’Artagnan avait bonne envie de pénétrer plus
avant ; mais il ne pouvait, sous peine de défiance,
se laisser soupçonner de curiosité. Il n’avançait
donc que petit à petit, dépassant à peine la ligne

1
Fénélon, Aventures de Télémaque, huitième livre : « Tous
les chefs animaient le peuple au travail, dès que l’aurore
paraissait, et le roi Idoménée, donnant partout les ordres lui-
même, faisait avancer les ouvrages avec une incroyable
diligence. » Salente, ville de Calabrie, capitale des Salentins,
fondée par Idoménée, à qui Mentor enseigne l’art de gouverner
les hommes.

345
que les pêcheurs formaient sur la plage, observant
tout, ne disant rien, et allant au-devant de toutes
les suppositions que l’on eût pu faire avec une
question niaise ou un salut poli.
Cependant, tandis que ses compagnons
faisaient leur commerce, vendant ou vantant leurs
poissons aux ouvriers ou aux habitants de la ville,
d’Artagnan avait gagné peu à peu du terrain, et,
rassuré par le peu d’attention qu’on lui accordait,
il commençait à jeter un regard intelligent et
assuré sur les hommes et les choses qui
apparaissaient à ses yeux.
Au reste, les premiers regards de d’Artagnan
rencontrèrent des mouvements de terrain
auxquels l’œil d’un soldat ne pouvait se tromper.
Aux deux extrémités du port, afin que les feux
se croisassent sur le grand axe de l’ellipse formée
par le bassin, on avait élevé d’abord deux
batteries destinées évidemment à recevoir des
pièces de côte, car d’Artagnan vit les ouvriers
achever les plates-formes et disposer la demi-

346
circonférence en bois sur laquelle la joue1 des
pièces doit tourner pour prendre toutes les
directions au-dessus de l’épaulement.
À côté de chacune de ces batteries, d’autres
travailleurs garnissaient de gabions remplis de
terre le revêtement d’une autre batterie. Celle-ci
avait des embrasures, et un conducteur de travaux
appelait successivement les hommes qui, avec
des harts2, liaient des saucissons, et ceux qui
découpaient les losanges et les rectangles de
gazon destinés à retenir les joncs des embrasures.
À l’activité déployée à ces travaux déjà
avancés, on pouvait les regarder comme
terminés ; ils n’étaient point garnis de leurs
canons, mais les plates-formes avaient leurs gîtes
et leurs madriers tout dressés ; la terre, battue
avec soin, les avait consolidés, et, en supposant
l’artillerie dans l’île, en moins de deux ou trois
jours le port pouvait être complètement armé.

1
Joue : partie latérale d’une arme.
2
Le hart est un lien d’osier ; le saucisson, un tuyau rempli
de poudre.

347
Ce qui étonna d’Artagnan, lorsqu’il reporta
ses regards des batteries de côte aux fortifications
de la ville, fut de voir que Belle-Île était défendue
par un système tout à fait nouveau, dont il avait
entendu parler plus d’une fois au comte de La
Fère comme d’un grand progrès, mais dont il
n’avait point encore vu l’application.
Ces fortifications n’appartenaient plus ni à la
méthode hollandaise de Marollois, ni à la
méthode française du chevalier Antoine de Ville,
mais au système de Manesson Mallet, habile
ingénieur qui, depuis six ou huit ans à peu près,
avait quitté le service du Portugal pour entrer au
service de France.
Ces travaux avaient cela de remarquable qu’au
lieu de s’élever hors de terre, comme faisaient les
anciens remparts destinés à défendre la ville des
échellades, ils s’y enfonçaient au contraire ; et ce
qui faisait la hauteur des murailles, c’était la
profondeur des fossés.
Il ne fallut pas un long temps à d’Artagnan
pour reconnaître toute la supériorité d’un pareil
système, qui ne donne aucune prise au canon.

348
En outre, comme les fossés étaient au-dessous
du niveau de la mer, ces fossés pouvaient être
inondés par des écluses souterraines.
Au reste, les travaux étaient presque achevés,
et un groupe de travailleurs, recevant des ordres
d’un homme qui paraissait être le conducteur des
travaux, était occupé à poser les dernières pierres.
Un pont de planches jeté sur le fossé, pour la
plus grande commodité des manœuvres
conduisant les brouettes, reliait l’extérieur à
l’intérieur.
D’Artagnan demanda avec une curiosité naïve
s’il lui était permis de traverser le pont, et il lui
fut répondu qu’aucun ordre ne s’y opposait.
En conséquence, d’Artagnan traversa le pont
et s’avança vers le groupe.
Ce groupe était dominé par cet homme
qu’avait déjà remarqué d’Artagnan, et qui
paraissait être l’ingénieur en chef. Un plan était
étendu sur une grosse pierre formant table, et à
quelques pas de cet homme une grue
fonctionnait.

349
Cet ingénieur, qui, en qualité de son
importance, devait tout d’abord attirer l’attention
de d’Artagnan, portait un justaucorps qui, par sa
somptuosité, n’était guère en harmonie avec la
besogne qu’il faisait, laquelle eût plutôt nécessité
le costume d’un maître maçon que celui d’un
seigneur.
C’était, en outre, un homme d’une haute taille,
aux épaules larges et carrées, et portant un
chapeau tout couvert de panaches. Il gesticulait
d’une façon on ne peut plus majestueuse, et
paraissait, car on ne le voyait que de dos,
gourmander les travailleurs sur leur inertie ou
leur faiblesse.
D’Artagnan approchait toujours.
En ce moment, l’homme aux panaches avait
cessé de gesticuler, et, les mains appuyées sur ses
genoux, il suivait, à demi courbé sur lui-même,
les efforts de six ouvriers qui essayaient de
soulever une pierre de taille à la hauteur d’une
pièce de bois destinée à soutenir cette pierre, de
façon qu’on pût passer sous elle la corde de la
grue.

350
Les six hommes, réunis sur une seule face de
la pierre, rassemblaient tous leurs efforts pour la
soulever à huit ou dix pouces de terre, suant et
soufflant, tandis qu’un septième s’apprêtait, dès
qu’il y aurait un jour suffisant, à glisser le rouleau
qui devait la supporter. Mais déjà deux fois la
pierre leur était échappée des mains avant
d’arriver à une hauteur suffisante pour que le
rouleau fût introduit.
Il va sans dire que chaque fois que la pierre
leur était échappée, ils avaient fait un bond en
arrière pour éviter qu’en retombant la pierre ne
leur écrasât les pieds.
À chaque fois cette pierre abandonnée par eux
s’était enfoncée de plus en plus dans la terre
grasse, ce qui rendait de plus en plus difficile
l’opération à laquelle les travailleurs se livraient
en ce moment.
Un troisième effort fut tenté sans un succès
meilleur, mais avec un découragement progressif.
Et cependant, lorsque les six hommes s’étaient
courbés sur la pierre, l’homme aux panaches
avait lui-même, d’une voix puissante, articulé le

351
commandement de « Ferme ! » qui préside à
toutes les manœuvres de force.
Alors l’homme aux panaches se redressa.
– Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? ai-je
donc affaire à des hommes de paille ?... Corne de
bœuf ! rangez-vous, et vous allez voir comment
cela se pratique.
– Peste ! dit d’Artagnan, aurait-il la prétention
de lever ce rocher ? Ce serait curieux, par
exemple.
Les ouvriers, interpellés par l’ingénieur, se
rangèrent l’oreille basse et secouant la tête, à
l’exception de celui qui tenait le madrier et qui
s’apprêtait à remplir son office.
L’homme aux panaches s’approcha de la
pierre, se baissa, glissa ses mains sous la face qui
posait à terre, roidit ses muscles herculéens, et,
sans secousse, d’un mouvement lent comme celui
d’une machine, il souleva le rocher à un pied de
terre.
L’ouvrier qui tenait le madrier profita du jeu
qui lui était donné et glissa le rouleau sous la

352
pierre.
– Voilà ! dit le géant, non pas en laissant
retomber le rocher, mais en le reposant sur son
support.
– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je ne connais
qu’un homme capable d’un tel tour de force.
– Hein ? fit le colosse en se retournant.
– Porthos ! murmura d’Artagnan saisi de
stupeur, Porthos à Belle-Île !
De son côté, l’homme aux panaches arrêta ses
yeux sur le faux intendant, et, malgré son
déguisement, le reconnut.
– D’Artagnan ! s’écria-t-il.
Et le rouge lui monta au visage.
– Chut ! fit-il à d’Artagnan.
– Chut ! lui fit le mousquetaire.
En effet, si Porthos venait d’être découvert par
d’Artagnan, d’Artagnan de son côté venait d’être
découvert par Porthos.
L’intérêt de leur secret particulier les emporta
chacun tout d’abord.

353
Néanmoins, le premier mouvement des deux
hommes fut de se jeter dans les bras l’un de
l’autre.
Ce qu’ils voulaient cacher aux assistants, ce
n’était pas leur amitié, c’étaient leurs noms.
Mais après l’embrassade vint la réflexion.
« Pourquoi diantre Porthos est-il à Belle-Île et
lève-t-il des pierres ? » se dit d’Artagnan.
Seulement d’Artagnan se fit cette question
tout bas.
Moins fort en diplomatie que son ami, Porthos
pensa tout haut.
– Pourquoi diable êtes-vous à Belle-Île ?
demanda-t-il à d’Artagnan ; et qu’y venez-vous
faire ?
Il fallait répondre sans hésiter.
Hésiter à répondre à Porthos c’eût été un
échec dont l’amour-propre de d’Artagnan n’eût
jamais pu se consoler.
– Pardieu ! mon ami, répondit-il, je suis à
Belle-Île parce que vous y êtes.

354
– Ah bah ! fit Porthos, visiblement étourdi de
l’argument et cherchant à s’en rendre compte
avec cette lucidité de déduction que nous lui
connaissons.
– Sans doute, continua d’Artagnan, qui ne
voulait pas donner à son ami le temps de se
reconnaître ; j’ai été pour vous voir à Pierrefonds.
– Vraiment ?
– Oui.
– Et vous ne m’y avez pas trouvé ?
– Non, mais j’ai trouvé Mouston.
– Il va bien ?
– Peste !
– Mais enfin, Mouston ne vous a pas dit que
j’étais ici.
– Pourquoi ne me l’eût-il pas dit ? Ai-je par
hasard démérité de la confiance de Mouston ?
– Non ; mais il ne le savait pas.
– Oh ! voilà une raison qui n’a rien
d’offensant pour mon amour-propre au moins.

355
– Mais comment avez-vous fait pour me
rejoindre ?
– Eh ! mon cher, un grand seigneur comme
vous laisse toujours trace de son passage, et je
m’estimerais bien peu si je ne savais pas suivre
les traces de mes amis.
Cette explication, toute flatteuse qu’elle était,
ne satisfit pas entièrement Porthos.
– Mais je n’ai pu laisser de traces, étant venu
déguisé, dit Porthos.
– Ah ! vous êtes venu déguisé ? fit
d’Artagnan.
– Oui.
– Et comment cela ?
– En meunier.
– Est-ce qu’un grand seigneur comme vous,
Porthos, peut affecter des manières communes au
point de tromper les gens ?
– Eh bien ! je vous jure, mon ami, que tout le
monde y a été trompé, tant j’ai bien joué mon
rôle.

356
– Enfin, pas si bien que je ne vous aie rejoint
et découvert.
– Justement. Comment m’avez-vous rejoint et
découvert ?
– Attendez donc. J’allais vous raconter la
chose. Imaginez-vous que Mouston...
– Ah ! c’est ce drôle de Mouston, dit Porthos
en plissant les deux arcs de triomphe qui lui
servaient de sourcils.
– Mais attendez donc, attendez donc. Il n’y a
pas de la faute de Mouston, puisqu’il ignorait lui-
même où vous étiez.
– Sans doute. Voilà pourquoi j’ai si grande
hâte de comprendre.
– Oh ! comme vous êtes devenu impatient,
Porthos !
– Quand je ne comprends pas, je suis terrible.
– Vous allez comprendre. Aramis vous a écrit
à Pierrefonds, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Il vous a écrit d’arriver avant l’équinoxe ?

357
– C’est vrai.
– Eh bien ! voilà, dit d’Artagnan, espérant que
cette raison suffirait à Porthos.
Porthos parut se livrer à un violent travail
d’esprit.
– Oh ! oui, dit-il, je comprends. Comme
Aramis me disait d’arriver avant l’équinoxe, vous
avez compris que c’était pour le rejoindre. Vous
vous êtes informé où était Aramis, vous disant :
« Où sera Aramis, sera Porthos. » Vous avez
appris qu’Aramis était en Bretagne, et vous vous
êtes dit : « Porthos est en Bretagne. »
– Eh ! justement. En vérité, Porthos, je ne sais
comment vous ne vous êtes pas fait devin. Alors,
vous comprenez : en arrivant à La Roche-
Bernard, j’ai appris les beaux travaux de
fortification que l’on faisait à Belle-Île. Le récit
qu’on m’en a fait a piqué ma curiosité. Je me suis
embarqué sur un bâtiment pêcheur, sans savoir le
moins du monde que vous étiez ici. Je suis venu.
J’ai vu un gaillard qui levait une pierre qu’Ajax
n’eût pas ébranlée. Je me suis écrié : « Il n’y a
que le baron de Bracieux qui soit capable d’un

358
pareil tour de force. » Vous m’avez entendu, vous
vous êtes retourné, vous m’avez reconnu, nous
nous sommes embrassés, et, ma foi, si vous le
voulez bien, cher ami, nous nous embrasserons
encore.
– Voilà comment tout s’explique, en effet, dit
Porthos.
Et il embrassa d’Artagnan avec une si grande
amitié, que le mousquetaire en perdit la
respiration pendant cinq minutes.
– Allons, allons, plus fort que jamais, dit
d’Artagnan, et toujours dans les bras,
heureusement.
Porthos salua d’Artagnan avec un gracieux
sourire.
Pendant les cinq minutes où d’Artagnan avait
repris sa respiration, il avait réfléchi qu’il avait
un rôle fort difficile à jouer.
Il s’agissait de toujours questionner sans
jamais répondre.
Quand la respiration lui revint, son plan de
campagne était fait.

359
70

Où les idées de d’Artagnan, d’abord fort


troublées, commencent à s’éclaircir un peu

D’Artagnan prit aussitôt l’offensive.


– Maintenant que je vous ai tout dit, cher ami,
ou plutôt que vous avez tout deviné, dites-moi ce
que vous faites ainsi, couvert de poussière et de
boue ?
Porthos essuya son front, et regardant autour
de lui avec orgueil :
– Mais il me semble, dit-il, que vous pouvez le
voir, ce que je fais ici !
– Sans doute, sans doute ; vous levez des
pierres.
– Oh ! pour leur montrer ce que c’est qu’un
homme, à ces fainéants ! dit Porthos avec mépris.
Mais vous comprenez...

360
– Oui, vous ne faites pas votre état de lever
des pierres, quoiqu’il y en a beaucoup qui en font
leur état et qui ne les lèvent pas comme vous.
Voilà donc ce qui me faisait vous demander tout
à l’heure : « Que faites-vous ici, baron ? »
– J’étudie la topographie, chevalier.
– Vous étudiez la topographie ?
– Oui ; mais vous-même, que faites-vous sous
cet habit bourgeois ?
D’Artagnan reconnut qu’il avait fait une faute
en se laissant aller à son étonnement. Porthos en
avait profité pour riposter avec une question.
Heureusement d’Artagnan s’attendait à cette
question.
– Mais, dit-il, vous savez que je suis
bourgeois, en effet ; l’habit n’a donc rien
d’étonnant, puisqu’il est en rapport avec la
condition.
– Allons donc, vous, un mousquetaire !
– Vous n’y êtes plus, mon bon ami ; j’ai donné
ma démission.

361
– Bah !
– Ah ! mon Dieu, oui !
– Et vous avez abandonné le service ?
– Je l’ai quitté.
– Vous avez abandonné le roi ?
– Tout net.
Porthos leva les bras au ciel comme fait un
homme qui apprend une nouvelle inouïe.
– Oh ! par exemple, voilà qui me confond, dit-
il.
– C’est pourtant ainsi.
– Et qui a pu vous déterminer à cela ?
– Le roi m’a déplu ; Mazarin me dégoûtait
depuis longtemps, comme vous savez ; j’ai jeté
ma casaque aux orties.
– Mais Mazarin est mort.
– Je le sais parbleu bien ; seulement, à
l’époque de sa mort, la démission était donnée et
acceptée depuis deux mois. C’est alors que, me
trouvant libre, j’ai couru à Pierrefonds pour voir

362
mon cher Porthos. J’avais entendu parler de
l’heureuse division que vous aviez faite de votre
temps, et je voulais pendant une quinzaine de
jours diviser le mien sur le vôtre.
– Mon ami, vous savez que ce n’est pas pour
quinze jours que la maison vous est ouverte :
c’est pour un an, c’est pour dix ans, c’est pour la
vie.
– Merci, Porthos.
– Ah çà ! vous n’avez point besoin d’argent ?
dit Porthos en faisant sonner une cinquantaine de
louis que renfermait son gousset. Auquel cas,
vous savez...
– Non, je n’ai besoin de rien ; j’ai placé mes
économies chez Planchet, qui m’en sert la rente.
– Vos économies ?
– Sans doute, dit d’Artagnan ; pourquoi
voulez-vous que je n’aie pas fait mes économies
comme un autre, Porthos ?
– Moi ! je ne veux pas cela ; au contraire, je
vous ai toujours soupçonné... c’est-à-dire Aramis
vous a toujours soupçonné d’avoir des

363
économies. Moi, voyez-vous, je ne me mêle pas
des affaires de ménage ; seulement, ce que je
présume, c’est que des économies de
mousquetaire, c’est léger.
– Sans doute, relativement à vous, Porthos, qui
êtes millionnaire ; mais enfin je vais vous en faire
juge. J’avais d’une part vingt-cinq mille livres.
– C’est gentil, dit Porthos d’un air affable.
– Et, continua d’Artagnan, j’y ai ajouté, le 25
du mois dernier, deux cents autres mille livres.
Porthos ouvrit des yeux énormes, qui
demandaient éloquemment au mousquetaire :
« où diable avez-vous volé une pareille somme,
cher ami ? »
– Deux cent mille livres ! s’écria-t-il enfin.
– Oui, qui, avec vingt-cinq que j’avais déjà, et
vingt mille que j’ai sur moi, me complètent une
somme de deux cent quarante-cinq mille livres.
– Mais voyons, voyons ! d’où vous vient cette
fortune ?
– Ah ! voilà. Je vous conterai la chose plus
tard, cher ami ; mais comme vous avez d’abord

364
beaucoup de choses à me dire vous-même,
mettons mon récit à son rang.
– Bravo ! dit Porthos, nous voilà tous riches.
Mais qu’avais-je donc à vous raconter ?
– Vous avez à me raconter comment Aramis a
été nommé...
– Ah ! évêque de Vannes.
– C’est cela, dit d’Artagnan, évêque de
Vannes. Ce cher Aramis ! savez-vous qu’il fait
son chemin ?
– Oui, oui, oui ! Sans compter qu’il n’en
restera pas là.
– Comment ! vous croyez qu’il ne se
contentera pas des bas violets, et qu’il lui faudra
le chapeau rouge ?
– Chut ! cela lui est promis.
– Bah ! par le roi ?
– Par quelqu’un qui est plus puissant que le
roi.
– Ah ! diable ! Porthos, que vous me dites là
de choses incroyables, mon ami !

365
– Pourquoi, incroyables ? Est-ce qu’il n’y a
pas toujours eu en France quelqu’un de plus
puissant que le roi ?
– Oh ! si fait. Du temps du roi Louis XIII,
c’était le duc de Richelieu ; du temps de la
régence, c’était le cardinal Mazarin ; du temps de
Louis XIV, c’est M...
– Allons donc !
– C’est M. Fouquet.
– Tope ! Vous l’avez nommé du premier coup.
– Ainsi c’est M. Fouquet qui a promis le
chapeau à Aramis ?
Porthos prit un air réservé.
– Cher ami, dit-il, Dieu me préserve de
m’occuper des affaires des autres et surtout de
révéler des secrets qu’ils peuvent avoir intérêt à
garder. Quand vous verrez Aramis, il vous dira ce
qu’il croira devoir vous dire.
– Vous avez raison, Porthos, et vous êtes un
cadenas pour la sûreté. Revenons donc à vous.
– Oui, dit Porthos.

366
– Vous m’avez donc dit que vous étiez ici
pour étudier la topographie ?
– Justement.
– Tudieu ! mon ami, les belles études que vous
ferez !
– Comment cela ?
– Mais ces fortifications sont admirables.
– C’est votre opinion ?
– Sans doute. En vérité, à moins d’un siège
tout à fait en règle, Belle-Île est imprenable.
Porthos se frotta les mains.
– C’est mon avis, dit-il.
– Mais qui diable a fortifié ainsi cette
bicoque ?
Porthos se rengorgea.
– Je ne vous l’ai pas dit ?
– Non.
– Vous ne vous en doutez pas ?
– Non ; tout ce que je puis dire, c’est que c’est
un homme qui a étudié tous les systèmes et qui

367
me paraît s’être arrêté au meilleur.
– Chut ! dit Porthos ; ménagez ma modestie,
mon cher d’Artagnan.
– Comment ! s’écria le mousquetaire ; ce
serait vous... qui... Oh !
– Par grâce, mon ami !
– Vous qui avez imaginé, tracé et combiné
entre eux ces bastions, ces redans, ces courtines,
ces demi-lunes, qui préparez ce chemin couvert ?
– Je vous en prie...
– Vous qui avez édifié cette lunette avec ses
angles saillants et ses angles rentrants ?
– Mon ami...
– Vous qui avez donné aux joues de vos
embrasures cette inclinaison à l’aide de laquelle
vous protégez si efficacement les servants de vos
pièces ?
– Eh ! mon Dieu, oui.
– Ah ! Porthos, Porthos, il faut s’incliner
devant vous, il faut admirer ! Mais vous nous
avez toujours caché ce beau génie ! J’espère, mon

368
ami, que vous allez me montrer tout cela en
détail.
– Rien de plus facile. Voici mon plan.
– Montrez.
Porthos conduisit d’Artagnan vers la pierre qui
lui servait de table et sur laquelle le plan était
étendu.
Au bas du plan était écrit, de cette formidable
écriture de Porthos, écriture dont nous avons déjà
eu l’occasion de parler :

Au lieu de vous servir du carré ou du


rectangle, ainsi qu’on le faisait
jusqu’aujourd’hui, vous supposerez votre place
enfermée dans un hexagone régulier. Ce
polygone ayant l’avantage d’offrir plus d’angles
que le quadrilatère. Chaque côté de votre
hexagone, dont vous déterminerez la longueur en
raison des dimensions prises sur la place, sera
divisé en deux parties, et sur le point milieu vous
élèverez une perpendiculaire vers le centre du
polygone, laquelle égalera en longueur la

369
sixième partie du côté.
Par les extrémités, de chaque côté du
polygone, vous tracerez deux diagonales et qui
iront couper la perpendiculaire. Ces deux droites
formeront les lignes de défense.

– Diable ! dit d’Artagnan s’arrêtant à ce point


de la démonstration ; mais c’est un système
complet, cela, Porthos ?
– Tout entier, fit Porthos. Voulez-vous
continuer ?
– Non pas, j’en ai lu assez ; mais puisque c’est
vous, mon cher Porthos, qui dirigez les travaux,
qu’avez-vous besoin d’établir ainsi votre système
par écrit ?
– Oh ! mon cher, la mort !
– Comment, la mort ?
– Eh oui ! nous sommes tous mortels.
– C’est vrai, dit d’Artagnan ; vous avez
réponse à tout, mon ami.
Et il reposa le plan sur la pierre.

370
Mais si peu de temps qu’il eût eu ce plan entre
les mains, d’Artagnan avait pu distinguer, sous
l’énorme écriture de Porthos, une écriture
beaucoup plus fine qui lui rappelait certaines
lettres à Marie Michon dont il avait eu
connaissance dans sa jeunesse.
Seulement, la gomme avait passé et repassé
sur cette écriture, qui eût échappé à un œil moins
perçant que celui de notre mousquetaire.
– Bravo, mon ami, bravo ! dit d’Artagnan.
– Et maintenant, vous savez tout ce que vous
vouliez savoir, n’est-ce pas ? reprit Porthos en
faisant la roue.
– Oh ! mon Dieu, oui ; seulement, faites-moi
une dernière grâce, cher ami.
– Parlez ; je suis le maître ici.
– Faites-moi le plaisir de me nommer ce
monsieur qui se promène là-bas.
– Où, là-bas ?
– Derrière les soldats.

371
– Suivi d’un laquais ?
– Précisément.
– En compagnie d’une espèce de maraud vêtu
de noir ?
– À merveille !
– C’est M. Gétard.
– Qu’est-ce que M. Gétard, mon ami ?
– C’est l’architecte de la maison.
– De quelle maison ?
– De la maison de M. Fouquet.
– Ah ! ah ! s’écria d’Artagnan ; vous êtes donc
de la maison de M. Fouquet, vous, Porthos ?
– Moi ! et pourquoi cela ? fit le topographe en
rougissant jusqu’au centre des oreilles.
– Mais, vous dites la maison, en parlant de
Belle-Île, comme si vous parliez du château de
Pierrefonds.
Porthos se pinça les lèvres.
– Mon cher, dit-il, Belle-Île est à M. Fouquet,
n’est-ce pas ?

372
– Oui.
– Comme Pierrefonds est à moi ?
– Certainement.
– Vous êtes venu à Pierrefonds ?
– Je vous ai dit que j’y étais ne voilà point
deux mois.
– Y avez-vous vu un monsieur qui a l’habitude
de s’y promener une règle à la main ?
– Non ; mais j’eusse pu l’y voir, s’il s’y
promenait effectivement.
– Eh bien ! ce monsieur, c’est M. Boulingrin.
– Qu’est-ce que M. Boulingrin ?
– Voilà justement. Si quand ce monsieur se
promène une règle à la main, quelqu’un me
demande : « Qu’est-ce que M. Boulingrin ? » je
réponds : « C’est l’architecte de la maison. » Eh
bien ! M. Gétard est le Boulingrin de M. Fouquet.
Mais il n’a rien à voir aux fortifications, qui me
regardent seul, entendez-vous bien ? rien,
absolument.
– Ah ! Porthos, s’écria d’Artagnan en laissant

373
tomber ses bras comme un vaincu qui rend son
épée ; ah ! mon ami, vous n’êtes pas seulement
un topographe herculéen, vous êtes encore un
dialecticien de première trempe.
– N’est-ce pas, répondit Porthos, que c’est
puissamment raisonné ?
Et il souffla comme le congre que d’Artagnan
avait laissé échapper le matin.
– Et maintenant, continua d’Artagnan, ce
maraud qui accompagne M. Gétard est-il aussi de
la maison de M. Fouquet ?
– Oh ! fit Porthos avec mépris, c’est un M.
Jupenet ou Juponet, une espèce de poète.
– Qui vient s’établir ici ?
– Je crois que oui.
– Je pensais que M. Fouquet avait bien assez
de poètes là-bas : Scudéry, Loret, Pellisson, La
Fontaine. S’il faut que je vous dise la vérité,
Porthos, ce poète-là vous déshonore.
– Eh ! mon ami, ce qui nous sauve, c’est qu’il
n’est pas ici comme poète.

374
– Comment donc y est-il ?
– Comme imprimeur, et même vous me faites
songer que j’ai un mot à lui dire, à ce cuistre.
– Dites.
Porthos fit un signe à Jupenet, lequel avait
bien reconnu d’Artagnan et ne se souciait pas
trop d’approcher.
Ce qui amena tout naturellement un second
signe de Porthos.
Ce signe était tellement impératif, qu’il fallait
obéir cette fois.
Il s’approcha donc.
– Çà ! dit Porthos, vous voilà débarqué d’hier
et vous faites déjà des vôtres.
– Comment cela, monsieur le baron ?
demanda Jupenet tout tremblant.
– Votre presse a gémi toute la nuit, monsieur,
dit Porthos, et vous m’avez empêché de dormir,
corne de bœuf !
– Monsieur... objecta timidement Jupenet.
– Vous n’avez rien encore à imprimer ; donc

375
vous ne devez pas encore faire aller la presse.
Qu’avez-vous donc imprimé cette nuit ?
– Monsieur, une poésie légère de ma
composition.
– Légère ! Allons donc, monsieur, la presse
criait que c’était pitié. Que cela ne vous arrive
plus, entendez-vous ?
– Non, monsieur.
– Vous me le promettez ?
– Je le promets.
– C’est bien ; pour cette fois, je vous
pardonne. Allez !
Le poète se retira avec la même humilité dont
il avait fait preuve en arrivant.
– Eh bien ! maintenant que nous avons lavé la
tête à ce drôle, dit Porthos, déjeunons.
– Oui, dit d’Artagnan, déjeunons.
– Seulement, mon ami, dit Porthos, je vous
ferai observer que nous n’avons que deux heures
pour notre repas.
– Que voulez-vous ! nous tâcherons d’en faire

376
assez. Mais pourquoi n’avons-nous que deux
heures ?
– Parce que la marée monte à une heure, et
qu’avec la marée je pars pour Vannes. Mais,
comme je reviens demain, cher ami, restez chez
moi, vous y serez le maître. J’ai bon cuisinier,
bonne cave.
– Mais non, interrompit d’Artagnan, mieux
que cela.
– Quoi ?
– Vous allez à Vannes, dites-vous ?
– Sans doute.
– Pour voir Aramis ?
– Oui.
– Eh bien ! moi qui étais venu de Paris exprès
pour voir Aramis...
– C’est vrai.
– Je partirai avec vous.
– Tiens ! c’est cela.
– Seulement, je devais commencer par voir

377
Aramis, et vous après. Mais, vous savez,
l’homme propose et Dieu dispose. J’aurai
commencé par vous, je finirai par Aramis.
– Très bien !
– Et en combien d’heures allez-vous d’ici à
Vannes ?
– Ah ! mon Dieu ! en six heures. Trois heures
de mer d’ici à Sarzeau1, trois heures de route de
Sarzeau à Vannes.
– Comme c’est commode ! Et vous allez
souvent à Vannes, étant si près de l’évêché ?
– Oui, une fois par semaine. Mais attendez que
je prenne mon plan.
Porthos ramassa son plan, le plia avec soin et
l’engouffra dans sa large poche.
– Bon ! dit à part d’Artagnan, je crois que je
sais maintenant quel est le véritable ingénieur qui
fortifie Belle-Île.

1
Sarzeau est à 3 km de la mer et à 28 km de Vannes.

378
Deux heures après, à la marée montante,
Porthos et d’Artagnan partaient pour Sarzeau.

379
71

Une procession à Vannes

La traversée de Belle-Île à Sarzeau se fit assez


rapidement, grâce à l’un de ces petits corsaires
dont on avait parlé à d’Artagnan pendant son
voyage, et qui, taillés pour la course et destinés à
la chasse, s’abritaient momentanément dans la
rade de Locmaria, où l’un d’eux, avec le quart de
son équipage de guerre, faisait le service entre
Belle-Île et le continent.
D’Artagnan eut l’occasion de se convaincre
cette fois encore que Porthos, bien qu’ingénieur
et topographe, n’était pas profondément enfoncé
dans les secrets d’État.
Sa parfaite ignorance, au reste, eût passé près
de tout autre pour une savante dissimulation.
Mais d’Artagnan connaissait trop bien tous les
plis et replis de son Porthos pour n’y pas trouver

380
un secret s’il y était, comme ces vieux garçons
rangés et minutieux savent trouver, les yeux
fermés, tel livre sur les rayons de la bibliothèque,
telle pièce de linge dans un tiroir de leur
commode.
Donc, s’il n’avait rien trouvé, ce rusé
d’Artagnan, en roulant et en déroulant son
Porthos, c’est qu’en vérité il n’y avait rien.
– Soit, dit d’Artagnan ; j’en saurai plus à
Vannes en une demi-heure que Porthos n’en a su
à Belle-Île en deux mois. Seulement, pour que je
sache quelque chose, il importe que Porthos n’use
pas du seul stratagème dont je lui ai laissé la
disposition. Il faut qu’il ne prévienne point
Aramis de mon arrivée.
Tous les soins du mousquetaire se bornèrent
donc pour le moment à surveiller Porthos.
Et, hâtons-nous de le dire, Porthos ne méritait
pas cet excès de défiance. Porthos ne songeait
aucunement à mal. Peut-être, à la première vue,
d’Artagnan lui avait-il inspiré quelque défiance ;
mais presque aussitôt d’Artagnan avait reconquis
dans ce bon et brave cœur la place qu’il y avait

381
toujours occupée, et pas le moindre nuage
n’obscurcissait le gros œil de Porthos se fixant de
temps en temps avec tendresse sur son ami.

En débarquant, Porthos s’informa si ses


chevaux l’attendaient. Et, en effet, il les aperçut
bientôt à la croix du chemin qui tourne autour de
Sarzeau et qui, sans traverser cette petite ville,
aboutit à Vannes.
Ces chevaux étaient au nombre de deux : celui
de M. de Vallon et celui de son écuyer.
Car Porthos avait un écuyer depuis que
Mousqueton n’usait plus que du chariot comme
moyen de locomotion.
D’Artagnan s’attendait à ce que Porthos
proposât d’envoyer en avant son écuyer sur un
cheval pour en ramener un autre, et il se
promettait, lui, d’Artagnan, de combattre cette
proposition. Mais rien de ce que présumait
d’Artagnan n’arriva. Porthos ordonna tout
simplement au serviteur de mettre pied à terre et
d’attendre son retour à Sarzeau tandis que

382
d’Artagnan monterait son cheval.
Ce qui fut fait.
– Eh ! mais vous êtes homme de précaution,
mon cher Porthos, dit d’Artagnan à son ami
lorsqu’il se trouva en selle sur le cheval de
l’écuyer.
– Oui ; mais c’est une gracieuseté d’Aramis.
Je n’ai pas mes équipages ici. Aramis a donc mis
ses écuries à ma disposition.
– Bons chevaux, mordioux ! pour des chevaux
d’évêque, dit d’Artagnan. Il est vrai qu’Aramis
est un évêque tout particulier.
– C’est un saint homme, répondit Porthos d’un
ton presque nasillard et en levant les yeux au ciel.
– Alors il est donc bien changé, dit
d’Artagnan, car nous l’avons connu passablement
profane.
– La grâce l’a touché, dit Porthos.
– Bravo ! dit d’Artagnan, cela redouble mon
désir de le voir, ce cher Aramis.
Et il éperonna son cheval, qui l’emporta avec

383
une nouvelle rapidité.
– Peste ! dit Porthos, si nous allons de ce train-
là, nous ne mettrons qu’une heure au lieu de
deux.
– Pour faire combien, dites-vous, Porthos ?
– Quatre lieues et demie.
– Ce sera aller bon pas.
– J’aurais pu, cher ami, vous faire embarquer
sur le canal ; mais au diable les rameurs ou les
chevaux de trait ! Les premiers vont comme des
tortues, les seconds comme des limaces, et quand
on peut se mettre un bon coursier entre les
genoux, mieux vaut un bon cheval que rameurs
ou tout autre moyen.
– Vous avez raison, vous surtout, Porthos, qui
êtes toujours magnifique à cheval.
– Un peu lourd, mon ami ; je me suis pesé
dernièrement.
– Et combien pesez-vous ?
– Trois cents ! dit Porthos avec orgueil.
– Bravo !

384
– De sorte, vous comprenez, qu’on est forcé
de me choisir des chevaux dont le rein soit droit
et large, autrement je les crève en deux heures.
– Oui, des chevaux de géant, n’est-ce pas,
Porthos ?
– Vous êtes bien bon, mon ami, répliqua
l’ingénieur avec une affectueuse majesté.
– En effet, répliqua d’Artagnan, il semble,
mon ami, que votre monture sue déjà.
– Dame ; il fait chaud. Ah ! ah ! voyez-vous
Vannes maintenant ?
– Oui, très bien. C’est une fort belle ville, à ce
qu’il paraît ?
– Charmante, selon Aramis, du moins ; moi, je
la trouve noire ; mais il paraît que c’est beau, le
noir, pour les artistes. J’en suis fâché.
– Pourquoi cela, Porthos ?
– Parce que j’ai précisément fait badigeonner
en blanc mon château de Pierrefonds, qui était
gris de vieillesse.
– Hum ! fit d’Artagnan ; en effet, le blanc est

385
plus gai.
– Oui, mais c’est moins auguste, à ce que m’a
dit Aramis. Heureusement qu’il y a des
marchands de noir : je ferai rebadigeonner
Pierrefonds en noir, voilà tout. Si le gris est beau,
vous comprenez, mon ami, le noir doit être
superbe.
– Dame ! fit d’Artagnan, cela me paraît
logique.
– Est-ce que vous n’êtes jamais venu à
Vannes, d’Artagnan ?
– Jamais.
– Alors vous ne connaissez pas la ville ?
– Non.
– Eh bien ! tenez, dit Porthos en se haussant
sur ses étriers, mouvement qui fit fléchir l’avant-
main de son cheval, voyez-vous dans le soleil, là-
bas, cette flèche ?
– Certainement, que je la vois.
– C’est la cathédrale.
– Qui s’appelle ?

386
– Saint-Pierre. Maintenant, là, tenez, dans le
faubourg à gauche, voyez-vous une autre croix ?
– À merveille.
– C’est Saint-Paterne, la paroisse de
prédilection d’Aramis.
– Ah !
– Sans doute. Saint Paterne, voyez-vous, passe
pour avoir été le premier évêque de Vannes. Il est
vrai qu’Aramis prétend que non, lui. Il est vrai
qu’il est si savant, que cela pourrait bien n’être
qu’un paro... qu’un para...
– Qu’un paradoxe, dit d’Artagnan.
– Précisément. Merci, la langue me fourchait...
il fait si chaud.
– Mon ami, fit d’Artagnan, continuez, je vous
prie, votre intéressante démonstration. Qu’est-ce
que ce grand bâtiment blanc percé de fenêtres ?
– Ah ! celui-là, c’est le collège des jésuites.
Pardieu ! vous avez la main heureuse. Voyez-
vous près du collège une grande maison à
clochetons à tourelles, d’un beau style gothique,
comme dit cette brute de M. Gétard ?

387
– Oui, je la vois. Eh bien ?
– Eh bien ! c’est là que loge Aramis.
– Quoi ! il ne loge pas à l’évêché ?
– Non ; l’évêché est en ruines. L’évêché,
d’ailleurs, est dans la ville, et Aramis préfère le
faubourg. Voilà pourquoi je vous dis : « Il
affectionne Saint-Paterne, parce que Saint-
Paterne est dans le faubourg. » Et puis il y a dans
ce même faubourg un mail, un jeu de paume et
une maison de dominicains. Tenez, celle-là qui
élève jusqu’au ciel ce beau clocher.
– Très bien.
– Ensuite, voyez-vous, le faubourg est comme
une ville à part ; il a ses murailles, ses tours, ses
fossés ; le quai même y aboutit, et les bateaux
abordent au quai. Si notre petit corsaire ne tirait
pas huit pieds d’eau, nous serions arrivés à
pleines voiles jusque sous les fenêtres d’Aramis.
– Porthos, Porthos, mon ami, s’écria
d’Artagnan, vous êtes un puits de science, une
source de réflexions ingénieuses et profondes.
Porthos, vous ne me surprenez plus, vous me

388
confondez.
– Nous voici arrivés, dit Porthos, détournant la
conversation avec sa modestie ordinaire.
« Et il était temps, pensa d’Artagnan, car le
cheval d’Aramis fond comme un cheval de
glace. »
Ils entrèrent presque au même instant dans le
faubourg, mais à peine eurent-ils fait cent pas,
qu’ils furent surpris de voir les rues jonchées de
feuillages et de fleurs.
Aux vieilles murailles de Vannes pendaient les
plus vieilles et les plus étranges tapisseries de
France.
Des balcons de fer tombaient de longs draps
blancs tout parsemés de bouquets de fleurs.
Les rues étaient désertes ; on sentait que toute
la population était rassemblée sur un point.
Les jalousies étaient closes, et la fraîcheur
pénétrait dans les maisons sous l’abri des
tentures, qui faisaient de larges ombres noires
entre leurs saillies et les murailles.
Soudain, au détour d’une rue, des chants

389
frappèrent les oreilles des nouveaux débarqués.
Une foule endimanchée apparut à travers les
vapeurs de l’encens qui montait au ciel en
bleuâtres flocons, et les nuages de feuilles de
roses voltigeant jusqu’aux premiers étages.
Au-dessus de toutes les têtes, on distinguait les
croix et les bannières, signes sacrés de la religion.
Puis, au-dessous de ces croix et de ces
bannières, et comme protégées par elles, tout un
monde de jeunes filles vêtues de blanc et
couronnées de bleuets.
Aux deux côtés de la rue, enfermant le
cortège, s’avançaient les soldats de la garnison,
portant des bouquets dans les canons de leurs
fusils et à la pointe de leurs lances.
C’était une procession.
Tandis que d’Artagnan et Porthos regardaient
avec une ferveur de bon goût qui déguisait une
extrême impatience de pousser en avant, un dais
magnifique s’approchait, précédé de cent jésuites,
de cent dominicains, et escorté par deux
archidiacres, un trésorier, un pénitencier et douze

390
chanoines.
Un chantre à la voix foudroyante, un chantre
trié certainement dans toutes les voix de la
France, comme l’était le tambour-major de la
garde impériale dans tous les géants de l’Empire,
un chantre, escorté de quatre autres chantres qui
semblaient n’être là que pour lui servir
d’accompagnement, faisait retentir les airs et
vibrer les vitres de toutes les maisons.

Sous le dais apparaissait une figure pâle et


noble, aux yeux noirs, aux cheveux noirs mêlés
de fils d’argent, à la bouche fine et circonspecte,
au menton proéminent et anguleux. Cette tête,
pleine de gracieuse majesté, était coiffée de la
mitre épiscopale, coiffure qui lui donnait, outre le
caractère de la souveraineté, celui de l’ascétisme
et de la méditation évangélique.
– Aramis ! s’écria involontairement le
mousquetaire quand cette figure altière passa
devant lui.
Le prélat tressaillit ; il parut avoir entendu

391
cette voix comme un mort ressuscitant entend la
voix du Sauveur.
Il leva ses grands yeux noirs aux longs cils et
les porta sans hésiter vers l’endroit d’où
l’exclamation était partie.
D’un seul coup d’œil, il avait vu Porthos et
d’Artagnan près de lui.
De son côté, d’Artagnan, grâce à l’acuité de
son regard, avait tout vu, tout saisi. Le portrait en
pied du prélat était entré dans sa mémoire pour
n’en plus sortir.
Une chose surtout avait frappé d’Artagnan.
En l’apercevant, Aramis avait rougi, puis il
avait à l’instant même concentré sous sa paupière
le feu du regard du maître et l’imperceptible
affectuosité du regard de l’ami.
Il était évident qu’Aramis s’adressait tout bas
cette question : « Pourquoi d’Artagnan est-il là
avec Porthos, et que vient-il faire à Vannes ? »
Aramis comprit tout ce qui se passait dans
l’esprit de d’Artagnan en reportant son regard sur
lui et en voyant qu’il n’avait pas baissé les yeux.

392
Il connaît la finesse de son ami et son
intelligence ; il craint de laisser deviner le secret
de sa rougeur et de son étonnement. C’est bien le
même Aramis, ayant toujours un secret
quelconque à dissimuler.
Aussi, pour en finir avec ce regard
d’inquisiteur qu’il faut faire baisser à tout prix,
comme à tout prix un général éteint le feu d’une
batterie qui le gêne, Aramis étend sa belle main
blanche, à laquelle étincelle l’améthyste de
l’anneau pastoral, il fend l’air avec le signe de la
croix et foudroie ses deux amis avec sa
bénédiction.
Mais peut-être, rêveur et distrait, d’Artagnan,
impie malgré lui, ne se fût point baissé sous cette
bénédiction sainte ; mais Porthos a vu cette
distraction, et, appuyant amicalement la main sur
le cou de son compagnon, il l’écrase vers la terre.
D’Artagnan fléchit : peu s’en faut même qu’il
ne tombe à plat ventre.
Pendant ce temps, Aramis est passé.
D’Artagnan, comme Antée, n’a fait que

393
toucher la terre, et il se retourne vers Porthos tout
prêt à se fâcher.
Mais il n’y a pas à se tromper à l’intention du
brave hercule : c’est un sentiment de bienséance
religieuse qui l’a poussé.
D’ailleurs, la parole, chez Porthos, au lieu de
déguiser la pensée, la complète toujours.
– C’est fort gentil à lui, dit-il, de nous avoir
donné comme cela une bénédiction, à nous tout
seuls. Décidément, c’est un saint homme et un
brave homme.
Moins convaincu que Porthos, d’Artagnan ne
répondit mot.
– Voyez, cher ami, continua Porthos, il nous a
vus, et au lieu de marcher au simple pas de
procession, comme tout à l’heure, voilà qu’il se
hâte. Voyez-vous comme le cortège double sa
vitesse ? Il est pressé de nous voir et de nous
embrasser, ce cher Aramis.
– C’est vrai, répondit d’Artagnan tout haut.
Puis tout bas :
– Toujours est-il qu’il m’a vu, le renard, et

394
qu’il aura le temps de se préparer à me recevoir.
Mais la procession était passée ; le chemin
était libre.
D’Artagnan et Porthos marchèrent droit au
palais épiscopal, qu’une foule nombreuse
entourait pour voir rentrer le prélat.
D’Artagnan remarqua que cette foule était
surtout composée de bourgeois et de militaires.
Il reconnut dans la nature de ces partisans
l’adresse de son ami.
En effet, Aramis n’était pas homme à
rechercher une popularité inutile : peu lui
importait d’être aimé de gens qui ne lui servaient
à rien.
Des femmes, des enfants, des vieillards, c’est-
à-dire le cortège ordinaire des pasteurs, ce n’était
pas son cortège à lui.
Dix minutes après que les deux amis avaient
passé le seuil de l’évêché, Aramis rentra comme
un triomphateur ; les soldats lui présentaient les
armes comme à un supérieur ; les bourgeois le
saluaient comme un ami, comme un patron plutôt

395
que comme un chef religieux.
Il y avait dans Aramis quelque chose de ces
sénateurs romains qui avaient toujours leurs
portes encombrées de clients.
Au bas du perron, il eut une conférence d’une
demi-minute avec un jésuite qui, pour lui parler
plus discrètement, passa la tête sous le dais.
Puis il rentra chez lui ; les portes se
refermèrent lentement, et la foule s’écoula, tandis
que les chants et les prières retentissaient encore.
C’était une magnifique journée. Il y avait des
parfums terrestres mêlés à des parfums d’air et de
mer. La ville respirait le bonheur, la joie, la force.
D’Artagnan sentit comme la présence d’une
main invisible qui avait, toute-puissante, créé
cette force, cette joie, ce bonheur, et répandu
partout ces parfums.
« Oh ! oh ! se dit-il, Porthos a engraissé ; mais
Aramis a grandi. »

396
72

La grandeur de l’évêque de Vannes

Porthos et d’Artagnan étaient entrés à l’évêché


par une porte particulière, connue des seuls amis
de la maison.
Il va sans dire que Porthos avait servi de guide
à d’Artagnan. Le digne baron se comportait un
peu partout comme chez lui. Cependant, soit
reconnaissance tacite de cette sainteté du
personnage d’Aramis et de son caractère, soit
habitude de respecter ce qui lui imposait
moralement, digne habitude qui avait toujours
fait de Porthos un soldat modèle quant à la
discipline, par toutes ces raisons, disons-nous,
Porthos conservait, chez Sa Grandeur l’évêque de
Vannes, une sorte de réserve que d’Artagnan
remarqua tout d’abord dans l’attitude qu’il prit
avec les valets et les commensaux.

397
Cependant cette réserve n’allait pas jusqu’à se
priver de questions, Porthos questionna.
On apprit alors que Sa Grandeur venait de
rentrer dans ses appartements, et se préparait à
paraître, dans l’intimité, moins majestueuse
qu’elle n’avait paru à ses ouailles.
En effet, après un petit quart d’heure que
passèrent d’Artagnan et Porthos à se regarder
mutuellement le blanc des yeux, à tourner leurs
pouces dans les différentes évolutions qui
joignent le nord au midi, une porte de la salle
s’ouvrit et l’on vit paraître Sa Grandeur vêtue du
petit costume de prélat.
Aramis portait la tête haute, en homme qui a
l’habitude du commandement, la robe de drap
violet retroussée sur le côté, et le poing sur la
hanche.
En outre, il avait conservé la fine moustache et
la royale allongée du temps de Louis XIII.
Il exhala en entrant ce parfum délicat qui, chez
les hommes élégants, chez les femmes du grand
monde, ne change jamais, et semble s’être

398
incorporé dans la personne dont il est devenu
l’émanation naturelle.
Cette fois seulement le parfum avait retenu
quelque chose de la sublimité religieuse de
l’encens. Il n’enivrait plus, il pénétrait ; il
n’inspirait plus le désir, il inspirait le respect.
Aramis, en entrant dans la chambre, n’hésita
pas un instant, et sans prononcer une parole qui,
quelle qu’elle fût, eût été froide en pareille
occasion, il vint droit au mousquetaire si bien
déguisé sous le costume de M. Agnan, et le serra
dans ses bras avec une tendresse que le plus
défiant n’eût pu soupçonner de froideur ou
d’affectation.
D’Artagnan, de son côté, l’embrassa d’une
égale ardeur.
Porthos serra la main délicate d’Aramis dans
ses grosses mains, et d’Artagnan remarqua que
Sa Grandeur lui livrait la main gauche
probablement par habitude, attendu que Porthos
devait déjà dix fois lui avoir meurtri ses doigts
ornés de bagues en broyant sa chair dans l’étau
de son poignet. Aramis, averti par la douleur, se

399
défiait donc et ne présentait que des chairs à
froisser sur des chairs et non des doigts à écraser
contre de l’or ou des facettes de diamant.
Entre deux accolades, Aramis regarda en face
d’Artagnan, lui offrit une chaise et s’assit dans
l’ombre, observant que le jour donnait sur les
traits de son interlocuteur.
Cette manœuvre, familière aux diplomates et
aux femmes, ressemble beaucoup à l’avantage de
la garde que cherchent, selon leur habileté ou leur
habitude, à prendre les combattants sur le terrain
du duel.
D’Artagnan ne fut pas dupe de la manœuvre ;
mais il ne parut pas s’en apercevoir. Il se sentait
pris ; mais, justement parce qu’il était pris, il se
sentait sur la voie de la découverte, et peu lui
importait, vieux condottiere, de se faire battre en
apparence, pourvu qu’il tirât de sa prétendue
défaite tous les avantages de la victoire.
Ce fut Aramis qui commença la conversation.
– Ah ! cher ami ! mon bon d’Artagnan ! dit-il,
quel excellent hasard !

400
– C’est un hasard, mon révérend compagnon,
dit d’Artagnan, que j’appellerai de l’amitié. Je
vous cherche, comme toujours je vous ai cherché,
dès que j’ai eu quelque grande entreprise à vous
offrir ou quelques heures de liberté à vous
donner.
– Ah ! vraiment, dit Aramis sans explosion,
vous me cherchez ?
– Eh ! oui, il vous cherche, mon cher Aramis,
dit Porthos, et la preuve, c’est qu’il m’a relancé,
moi, à Belle-Île. C’est aimable, n’est-ce pas ?
– Ah ! fit Aramis, certainement, à Belle-Île...
« Bon ! dit d’Artagnan, voilà mon butor de
Porthos qui, sans y songer, a tiré du premier coup
le canon d’attaque. »
– À Belle-Île, répéta Aramis, dans ce trou,
dans ce désert ! C’est aimable, en effet.
– Et c’est moi qui lui ai appris que vous étiez à
Vannes, continua Porthos du même ton.
D’Artagnan arma sa bouche d’une finesse
presque ironique.
– Si fait, je le savais, dit-il ; mais j’ai voulu

401
voir.
– Voir quoi ?
– Si notre vieille amitié tenait toujours ; si, en
nous voyant, notre cœur, tout racorni qu’il est par
l’âge, laissait encore échapper ce bon cri de joie
qui salue la venue d’un ami.
– Eh bien ! vous avez dû être satisfait ?
demanda Aramis.
– Couci-couci1.
– Comment cela ?
– Oui, Porthos m’a dit : « Chut ! » et vous...
– Eh bien ! et moi ?
– Et vous, vous m’avez donné votre
bénédiction.
– Que voulez-vous ! mon ami, dit en souriant
Aramis, c’est ce qu’un pauvre prélat comme moi
a de plus précieux.
– Allons donc, mon cher ami.

1
Expression familière, de l’italien cosi cosi, déjà utilisée
par Porthos dans Les Trois Mousquetaires, chap. XXV.

402
– Sans doute.
– L’on dit cependant à Paris que l’évêché de
Vannes est un des meilleurs de France.
– Ah ! vous voulez parler des biens
temporels ? dit Aramis d’un air détaché.
– Mais certainement j’en veux parler. J’y
tiens, moi.
– En ce cas, parlons-en, dit Aramis avec un
sourire.
– Vous avouez être un des plus riches prélats
de France ?
– Mon cher, puisque vous me demandez mes
comptes, je vous dirai que l’évêché de Vannes
vaut vingt mille livres de rente, ni plus ni moins.
C’est un diocèse qui renferme cent soixante
paroisses.
– C’est fort joli, dit d’Artagnan.
– C’est superbe, dit Porthos.
– Mais cependant, reprit d’Artagnan en
couvrant Aramis du regard, vous ne vous êtes pas
enterré ici à jamais ?

403
– Pardonnez-moi. Seulement je n’admets pas
le mot enterré.
– Mais il me semble qu’à cette distance de
Paris on est enterré, ou peu s’en faut.
– Mon ami, je me fais vieux, dit Aramis ; le
bruit et le mouvement de la ville ne me vont plus.
À cinquante-sept ans, on doit chercher le calme et
la méditation. Je les ai trouvés ici. Quoi de plus
beau et de plus sévère à la fois que cette vieille
Armorique ? Je trouve ici, cher d’Artagnan, tout
le contraire de ce que j’aimais autrefois, et c’est
ce qu’il faut à la fin de la vie, qui est le contraire
du commencement. Un peu de mon plaisir
d’autrefois vient encore m’y saluer de temps en
temps sans me distraire de mon salut. Je suis
encore de ce monde, et cependant, à chaque pas
que je fais, je me rapproche de Dieu.
– Éloquent, sage, discret, vous êtes un prélat
accompli, Aramis, et je vous félicite.
– Mais, dit Aramis en souriant, vous n’êtes pas
seulement venu, cher ami, pour me faire des
compliments... Parlez, qui vous amène ? Serais-je
assez heureux pour que, d’une façon quelconque,

404
vous eussiez besoin de moi ?
– Dieu merci, non, mon cher ami, dit
d’Artagnan, ce n’est rien de cela. Je suis riche et
libre.
– Riche ?
– Oui, riche pour moi ; pas pour vous ni pour
Porthos, bien entendu. J’ai une quinzaine de mille
livres de rente.
Aramis le regarda soupçonneux. Il ne pouvait
croire, surtout en retrouvant son ancien ami avec
cet humble aspect, qu’il eût fait une si belle
fortune.
Alors d’Artagnan, voyant que l’heure des
explications était venue, raconta son histoire
d’Angleterre.
Pendant le récit, il vit dix fois briller les yeux
et tressaillir les doigts effilés du prélat.
Quant à Porthos, ce n’était pas de l’admiration
qu’il manifestait pour d’Artagnan, c’était de
l’enthousiasme, c’était du délire.
Lorsque d’Artagnan eut achevé son récit :

405
– Eh bien ? fit Aramis.
– Eh bien ! dit d’Artagnan, vous voyez que
j’ai en Angleterre des amis et des propriétés, en
France un trésor. Si le cœur vous en dit, je vous
les offre. Voilà pourquoi je suis venu.
Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir
en ce moment le regard d’Aramis. Il laissa donc
dévier son œil sur Porthos, comme fait l’épée qui
cède à une pression toute-puissante et cherche un
autre chemin.
– En tout cas, dit l’évêque, vous avez pris un
singulier costume de voyage, cher ami.
– Affreux ! je le sais. Vous comprenez que je
ne voulais voyager ni en cavalier ni en seigneur.
Depuis que je suis riche, je suis avare.
– Et vous dites donc que vous êtes venu à
Belle-Île ? reprit Aramis sans transition.
– Oui, répliqua d’Artagnan, je savais y trouver
Porthos et vous.
– Moi ! s’écria Aramis. Moi ! depuis un an
que je suis ici je n’ai point une seule fois passé la
mer.

406
– Oh ! fit d’Artagnan, je ne vous savais pas si
casanier.
– Ah ! cher ami, c’est qu’il faut vous dire que
je ne suis plus l’homme d’autrefois. Le cheval
m’incommode, la mer me fatigue ; je suis un
pauvre prêtre souffreteux, se plaignant toujours,
grognant toujours, et enclin aux austérités, qui me
paraissent des accommodements avec la
vieillesse, des pourparlers avec la mort. Je réside,
mon cher d’Artagnan, je réside.
– Eh bien ! tant mieux, mon ami, répondit le
mousquetaire, car nous allons probablement
devenir voisins.
– Bah ! dit Aramis, non sans une certaine
surprise qu’il ne chercha même point à
dissimuler, vous, mon voisin ?
– Eh ! mon Dieu, oui.
– Comment cela ?
– Je vais acheter des salines fort avantageuses
qui sont situées entre Piriac et Le Croisic.
Figurez-vous, mon cher, une exploitation de
douze pour cent de revenu clair ; jamais de non-

407
valeur, jamais de faux frais ; l’océan, fidèle et
régulier, apporte toutes les six heures son
contingent à ma caisse. Je suis le premier Parisien
qui ait imaginé une pareille spéculation.
N’éventez pas la mine, je vous en prie, et avant
peu nous communiquerons. J’aurai trois lieues de
pays pour trente mille livres.
Aramis lança un regard à Porthos comme pour
lui demander si tout cela était bien vrai, si
quelque piège ne se cachait point sous ces dehors
d’indifférence. Mais bientôt, comme honteux
d’avoir consulté ce pauvre auxiliaire, il rassembla
toutes ses forces pour un nouvel assaut ou pour
une nouvelle défense.
– On m’avait assuré, dit-il, que vous aviez eu
quelque démêlé avec la cour, mais que vous en
étiez sorti comme vous savez sortir de tout, mon
cher d’Artagnan, avec les honneurs de la guerre.
– Moi ? s’écria le mousquetaire avec un grand
éclat de rire insuffisant à cacher son embarras ;
car, à ces mots d’Aramis, il pouvait le croire
instruit de ses dernières relations avec le roi ;
moi ? Ah ! racontez-moi donc cela, mon cher

408
Aramis.
– Oui, l’on m’avait raconté, à moi, pauvre
évêque perdu au milieu des landes, on m’avait dit
que le roi vous avait pris pour confident de ses
amours.
– Avec qui ?
– Avec Mlle de Mancini.
D’Artagnan respira.
– Ah ! je ne dis pas non, répliqua-t-il.
– Il paraît que le roi vous a emmené un matin
au-delà du pont de Blois pour causer avec sa
belle.
– C’est vrai, fit d’Artagnan. Ah ! vous savez
cela ? Mais alors, vous devez savoir que, le jour
même, j’ai donné ma démission.
– Sincère ?
– Ah ! mon ami, on ne peut plus sincère.
– C’est alors que vous allâtes chez le comte de
La Fère ?
– Oui.

409
– Chez moi ?
– Oui.
– Et chez Porthos ?
– Oui.
– Était-ce pour nous faire une simple visite ?
– Non ; je ne vous savais point attachés, et je
voulais vous emmener en Angleterre.
– Oui, je comprends, et alors vous avez
exécuté seul, homme merveilleux, ce que vous
vouliez nous proposer d’exécuter à nous quatre.
Je me suis douté que vous étiez pour quelque
chose dans cette belle restauration, quand j’appris
qu’on vous avait vu aux réceptions du roi
Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou
plutôt comme un obligé.
– Mais comment diable avez-vous su tout
cela ? demanda d’Artagnan, qui craignait que les
investigations d’Aramis ne s’étendissent plus loin
qu’il ne le voulait.
– Cher d’Artagnan, dit le prélat, mon amitié
ressemble un peu à la sollicitude de ce veilleur de
nuit que nous avons dans la petite tour du môle, à

410
l’extrémité du quai. Ce brave homme allume tous
les soirs une lanterne pour éclairer les barques qui
viennent de la mer. Il est caché dans sa guérite, et
les pêcheurs ne le voient pas ; mais lui les suit
avec intérêt ; il les devine, il les appelle, il les
attire dans la voie du port. Je ressemble à ce
veilleur ; de temps en temps quelques avis
m’arrivent et me rappellent au souvenir de tout ce
que j’aimais. Alors je suis ces amis d’autrefois
sur la mer orageuse du monde, moi, pauvre
guetteur auquel Dieu a bien voulu donner l’abri
d’une guérite.
– Et, dit d’Artagnan, après l’Angleterre, qu’ai-
je fait ?
– Ah ! voilà ! fit Aramis, vous voulez forcer
ma vue. Je ne sais plus rien depuis votre retour,
d’Artagnan ; mes yeux se sont troublés. J’ai
regretté que vous ne pensiez point à moi. J’ai
pleuré votre oubli. J’avais tort. Je vous revois, et
c’est une fête, une grande fête, je vous le jure...
Comment se porte Athos ?
– Très bien, merci.
– Et notre jeune pupille ?

411
– Raoul ?
– Oui.
– Il paraît avoir hérité de l’adresse de son père
Athos et de la force de son tuteur Porthos.
– Et à quelle occasion avez-vous pu juger de
cela ?
– Eh ! mon Dieu ! la veille même de mon
départ.
– Vraiment ?
– Oui, il y avait exécution en Grève, et, à la
suite de cette exécution, émeute. Nous nous
sommes trouvés pris dans l’émeute, et, à la suite
de l’émeute, il a fallu jouer de l’épée ; il s’en est
tiré à merveille.
– Bah ! et qu’a-t-il fait ? dit Porthos.
– D’abord il a jeté un homme par la fenêtre,
comme il eût fait d’un ballot de coton.
– Oh ! très bien ! s’écria Porthos.
– Puis il a dégainé, pointé, estocadé, comme
nous faisions dans notre beau temps, nous autres.
– Et à quel propos cette émeute ? demanda

412
Porthos.
D’Artagnan remarqua à cette question
qu’Aramis paraissait tout à fait indifférent.
– Mais, dit-il en regardant Aramis, à propos de
deux traitants à qui le roi faisait rendre gorge, de
deux amis de M. Fouquet que l’on pendait.
À peine un léger froncement des sourcils du
prélat indiqua-t-il qu’il avait entendu.
– Oh ! oh ! fit Porthos, et comment les
nommait-on, ces amis de M. Fouquet ?
– MM. d’Emerys et Lyodot, dit d’Artagnan.
Connaissez-vous ces noms-là, Aramis ?
– Non, fit dédaigneusement le prélat ; cela m’a
l’air de noms de financiers.
– Justement.
– Oh ! M. Fouquet a laissé pendre ses amis ?
s’écria Porthos.
– Et pourquoi pas ? dit Aramis.
– C’est qu’il me semble...
– Si on a pendu ces malheureux, c’était par
ordre du roi. Or, M. Fouquet, pour être

413
surintendant des finances, n’a pas, je le pense,
droit de vie et de mort.
– C’est égal, grommela Porthos, à la place de
M. Fouquet...
Aramis comprit que Porthos allait dire quelque
sottise. Il brisa la conversation.
– Voyons, dit-il, mon cher d’Artagnan, c’est
assez parler des autres ; parlons un peu de vous.
– Mais, de moi, vous en savez tout ce que je
puis vous en dire. Parlons de vous, au contraire,
cher Aramis.
– Je vous l’ai dit, mon ami, il n’y a plus
d’Aramis en moi.
– Plus même de l’abbé d’Herblay ?
– Plus même. Vous voyez un homme que
Dieu a pris par la main et qu’il a conduit à une
position qu’il n’osait ni ne devait espérer.
– Dieu ? interrogea d’Artagnan.
– Oui.
– Tiens ! c’est étrange ; on m’avait dit, à moi,
M. Fouquet.

414
– Qui vous a dit cela ? fit Aramis sans que
toute la puissance de sa volonté pût empêcher une
légère rougeur de colorer ses joues.
– Ma foi ! c’est Bazin.
– Le sot !
– Je ne dis pas qu’il soit homme de génie,
c’est vrai ; mais il me l’a dit, et après lui, je vous
le répète.
– Je n’ai jamais vu M. Fouquet, répondit
Aramis avec un regard aussi calme et aussi pur
que celui d’une jeune vierge qui n’a jamais
menti.
– Mais, répliqua d’Artagnan, quand vous
l’eussiez vu et même connu, il n’y aurait point de
mal à cela ; c’est un fort brave homme que M.
Fouquet.
– Ah !
– Un grand politique.
Aramis fit un geste d’indifférence.
– Un tout-puissant ministre.
– Je ne relève que du roi et du pape, dit

415
Aramis.
– Dame ! écoutez donc, dit d’Artagnan du ton
le plus naïf, je vous dis cela, moi, parce que tout
le monde ici jure par M. Fouquet. La plaine est à
M. Fouquet, les salines que j’ai achetées sont à
M. Fouquet, l’île dans laquelle Porthos s’est fait
topographe est à M. Fouquet, la garnison est à M.
Fouquet, les galères sont à M. Fouquet. J’avoue
donc que rien ne m’eût surpris dans votre
inféodation, ou plutôt dans celle de votre diocèse,
à M. Fouquet. C’est un autre maître que le roi,
voilà tout, mais aussi puissant qu’un roi.
– Dieu merci ! mon ami, je ne suis inféodé à
personne ; je n’appartiens à personne et suis tout
à moi, répondit Aramis, qui, pendant toute cette
conversation, suivait de l’œil chaque geste de
d’Artagnan, chaque clin d’œil de Porthos.
Mais d’Artagnan était impassible et Porthos
immobile ; les coups portés habilement étaient
parés par un habile adversaire ; aucun ne toucha.
Néanmoins chacun sentait la fatigue d’une
pareille lutte, et l’annonce du souper fut bien
reçue par tout le monde.

416
Le souper changea le cours de la conversation.
D’ailleurs, Aramis et d’Artagnan avaient compris
que, sur leurs gardes comme ils étaient chacun de
son côté, ni l’un ni l’autre n’en saurait davantage.
Porthos n’avait rien compris du tout. Il s’était
tenu immobile parce qu’Aramis lui avait fait
signe de ne pas bouger. Le souper ne fut donc
pour lui que le souper. Mais c’était bien assez
pour Porthos.
Le souper se passa donc à merveille.
D’Artagnan fut d’une gaieté éblouissante.
Aramis se surpassa par sa douce affabilité.
Porthos mangea comme feu Pélops.
On causa guerre et finance, arts et amours.
Aramis faisait l’étonné à chaque mot de
politique que risquait d’Artagnan. Celle longue
série de surprises augmenta la défiance de
d’Artagnan, comme l’éternelle indifférence de
d’Artagnan provoquait la défiance d’Aramis.
Enfin d’Artagnan laissa à dessein tomber le
nom de Colbert.

417
Il avait réservé ce coup pour le dernier.
– Qu’est-ce que Colbert ? demanda l’évêque.
« Oh ! pour le coup, se dit d’Artagnan, c’est
trop fort. Veillons, mordioux ! veillons. »
Et il donna sur Colbert tous les
renseignements qu’Aramis pouvait désirer.
Le souper ou plutôt la conversation se
prolongea jusqu’à une heure du matin entre
d’Artagnan et Aramis.
À dix heures précises, Porthos s’était endormi
sur sa chaise et ronflait comme un orgue.
À minuit, on le réveilla et on l’envoya
coucher.
– Hum ! dit-il ; il me semble que je me suis
assoupi ; c’était pourtant fort intéressant ce que
vous disiez.
À une heure, Aramis conduisit d’Artagnan
dans la chambre qui lui était destinée et qui était
la meilleure du palais épiscopal.
Deux serviteurs furent mis à ses ordres.
– Demain, à huit heures, dit-il en prenant

418
congé de d’Artagnan, nous ferons, si vous le
voulez, une promenade à cheval avec Porthos.
– À huit heures ! fit d’Artagnan, si tard ?
– Vous savez que j’ai besoin de sept heures de
sommeil, dit Aramis.
– C’est juste.
– Bonsoir, cher ami !
Et il embrassa le mousquetaire avec cordialité.
D’Artagnan le laissa partir.
– Bon ! dit-il quand sa porte fut refermée
derrière Aramis, à cinq heures je serai sur pied.
Puis, cette disposition arrêtée, il se coucha et
mit, comme on dit, les morceaux doubles.

419
73

Où Porthos commence à être fâché


d’être venu avec d’Artagnan

À peine d’Artagnan avait-il éteint sa bougie,


qu’Aramis, qui guettait à travers ses rideaux le
dernier soupir de la lumière chez son ami,
traversa le corridor sur la pointe du pied et passa
chez Porthos.
Le géant, couché depuis une heure et demie à
peu près, se prélassait sur l’édredon. Il était dans
ce calme heureux du premier sommeil qui, chez
Porthos, résistait au bruit des cloches et du canon.
Sa tête nageait dans ce doux balancement qui
rappelle le mouvement moelleux d’un navire.
Une minute de plus, Porthos allait rêver.
La porte de sa chambre s’ouvrit doucement
sous la pression délicate de la main d’Aramis.

420
L’évêque s’approcha du dormeur. Un épais
tapis assourdissait le bruit de ses pas ; d’ailleurs,
Porthos ronflait de façon à éteindre tout autre
bruit.
Il lui posa une main sur l’épaule.
– Allons, dit-il, allons, mon cher Porthos.
La voix d’Aramis était douce et affectueuse,
mais elle renfermait plus qu’un avis, elle
renfermait un ordre. Sa main était légère, et
cependant elle indiquait un danger.
Porthos entendit la voix et sentit la main
d’Aramis au fond de son sommeil.
Il tressaillit.
– Qui va là ? dit-il de sa voix de géant.
– Chut ! c’est moi, dit Aramis.
– Vous, cher ami ! et pourquoi diable
m’éveillez-vous ?
– Pour vous dire qu’il faut partir.
– Partir ?
– Oui.

421
– Pour où ?
– Pour Paris.
Porthos bondit dans son lit et retomba assis en
fixant sur Aramis ses gros yeux effarés.
– Pour Paris ?
– Oui.
– Cent lieues ! fit-il.
– Cent quatre, répliqua l’évêque.
– Ah ! mon Dieu ! soupira Porthos en se
recouchant, pareil à ces enfants qui luttent avec
leur bonne pour gagner une heure ou deux de
sommeil.
– Trente heures de cheval, ajouta résolument
Aramis. Vous savez qu’il y a de bons relais.
Porthos bougea une jambe en laissant
échapper un gémissement.
– Allons ! allons ! cher ami, insista le prélat
avec une sorte d’impatience.
Porthos tira l’autre jambe du lit.
– Et c’est absolument nécessaire que je parte ?

422
dit-il.
– De toute nécessité.
Porthos se dressa sur ses jambes et commença
d’ébranler le plancher et les murs de son pas de
statue.
– Chut ! pour l’amour de Dieu, mon cher
Porthos ! dit Aramis ; vous allez réveiller
quelqu’un.
– Ah ! c’est vrai, répondit Porthos d’une voix
de tonnerre ; j’oubliais ; mais, soyez tranquille, je
m’observerai.
Et, en disant ces mots, il fit tomber une
ceinture chargée de son épée, de ses pistolets et
d’une bourse dont les écus s’échappèrent avec un
bruit vibrant et prolongé.
Ce bruit fit bouillir le sang d’Aramis, tandis
qu’il provoquait chez Porthos un formidable éclat
de rire.
– Que c’est bizarre ! dit-il de sa même voix.
– Plus bas, Porthos, plus bas, donc !
– C’est vrai.

423
Et il baissa en effet la voix d’un demi-ton.
– Je disais donc, continua Porthos, que c’est
bizarre qu’on ne soit jamais aussi lent que
lorsqu’on veut se presser, aussi bruyant que
lorsqu’on désire être muet.
– Oui, c’est vrai ; mais faisons mentir le
proverbe, Porthos, hâtons-nous et taisons-nous.
– Vous voyez que je fais de mon mieux, dit
Porthos en passant son haut-de-chausses.
– Très bien.
– Il paraît que c’est pressé ?
– C’est plus que pressé, c’est grave, Porthos.
– Oh ! oh !
– D’Artagnan vous a questionné, n’est-ce
pas ?
– Moi ?
– Oui, à Belle-Île ?
– Pas le moins du monde.
– Vous en êtes bien sûr, Porthos ?
– Parbleu !

424
– C’est impossible. Souvenez-vous bien.
– Il m’a demandé ce que je faisais, je lui ai
dit : « De la topographie. » J’aurais voulu dire un
autre mot dont vous vous étiez servi un jour.
– De la castramétation1 ?
– C’est cela ; mais je n’ai jamais pu me le
rappeler.
– Tant mieux ! Que vous a-t-il demandé
encore ?
– Ce que c’était que M. Gétard.
– Et encore ?
– Ce que c’était que M. Jupenet.
– Il n’a pas vu notre plan de fortifications, par
hasard ?
– Si fait.
– Ah ! diable !
– Mais soyez tranquille, j’avais effacé votre
écriture avec de la gomme. Impossible de

1
Castramétation : art de choisir et de disposer
l’emplacement d’un camp.

425
supposer que vous avez bien voulu me donner
quelque avis dans ce travail.
– Il a de bien bons yeux, notre ami.
– Que craignez-vous ?
– Je crains que tout ne soit découvert,
Porthos ; il s’agit donc de prévenir un grand
malheur. J’ai donné l’ordre à mes gens de fermer
toutes les portes. On ne laissera point sortir
d’Artagnan avant le jour. Votre cheval est tout
sellé ; vous gagnez le premier relais ; à cinq
heures du matin, vous aurez fait quinze lieues.
Venez.
On vit alors Aramis vêtir Porthos pièce par
pièce avec autant de célérité qu’eût pu le faire le
plus habile valet de chambre.
Porthos, moitié confus, moitié étourdi, se
laissait faire et se confondait en excuses.
Lorsqu’il fut prêt, Aramis le prit par la main et
l’emmena, en lui faisant poser le pied avec
précaution sur chaque marche de l’escalier,
l’empêchant de se heurter aux embrasures des
portes, le tournant et le retournant comme si lui,

426
Aramis, eût été le géant et Porthos le nain.
Cette âme incendiait et soulevait cette matière.
Un cheval, en effet, attendait tout sellé dans la
cour.
Porthos se mit en selle.
Alors Aramis prit lui-même le cheval par la
bride et le guida sur du fumier répandu dans la
cour, dans l’intention évidente d’éteindre le bruit.
Il lui pinçait en même temps les naseaux pour
qu’il ne hennit pas...
Puis, une fois arrivé à la porte extérieure,
attirant à lui Porthos, qui allait partir sans même
lui demander pourquoi :
– Maintenant, ami Porthos, dit-il à son oreille,
maintenant, sans débrider jusqu’à Paris ; mangez
à cheval, buvez à cheval, dormez à cheval, mais
ne perdez pas une minute.
– C’est dit ; on ne s’arrêtera pas.
– Cette lettre à M. Fouquet, coûte que coûte ;
il faut qu’il l’ait demain à midi.
– Il l’aura.

427
– Et pensez à une chose, cher ami.
– À laquelle ?
– C’est que vous courez après votre brevet de
duc et pair.
– Oh ! oh ! fit Porthos les yeux étincelants,
j’irai en vingt-quatre heures en ce cas.
– Tâchez.
– Alors lâchez la bride, et en avant, Goliath !
Aramis lâcha effectivement, non pas la bride,
mais les narines du cheval. Porthos rendit la
main, piqua des deux, et l’animal furieux partit au
galop sur la terre.
Tant qu’il put voir Porthos dans la nuit,
Aramis le suivit des yeux ; puis, lorsqu’il l’eut
perdu de vue, il rentra dans la cour.
Rien n’avait bougé chez d’Artagnan.
Le valet mis en faction auprès de sa porte
n’avait vu aucune lumière, n’avait entendu aucun
bruit.
Aramis referma la porte avec soin, envoya le
laquais se coucher, et lui-même se mit au lit.

428
D’Artagnan ne se doutait réellement de rien ;
aussi crut-il avoir tout gagné, lorsque le matin il
s’éveilla vers quatre heures et demie.
Il courut tout en chemise regarder par la
fenêtre : la fenêtre donnait sur la cour. Le jour se
levait.
La cour était déserte, les poules elles-mêmes
n’avaient pas encore quitté leurs perchoirs.
Pas un valet n’apparaissait.
Toutes les portes étaient fermées.
« Bon ! calme parfait, se dit d’Artagnan.
N’importe, me voici réveillé le premier de toute
la maison. Habillons-nous ; ce sera autant de
fait. »
Et d’Artagnan s’habilla.
Mais cette fois il s’étudia à ne point donner au
costume de M. Agnan cette rigidité bourgeoise et
presque ecclésiastique qu’il affectait auparavant ;
il sut même, en se serrant davantage, en se
boutonnant d’une certaine façon, en posant son
feutre plus obliquement, rendre à sa personne un
peu de cette tournure militaire dont l’absence

429
avait effarouché Aramis.
Cela fait, il en usa ou plutôt feignit d’en user
sans façon avec son hôte, et entra tout à
l’improviste dans son appartement.
Aramis dormait ou feignait de dormir.
Un grand livre était ouvert sur son pupitre de
nuit ; la bougie brûlait encore au-dessus de son
plateau d’argent. C’était plus qu’il n’en fallait
pour prouver à d’Artagnan l’innocence de la nuit
du prélat et les bonnes intentions de son réveil.
Le mousquetaire fit précisément à l’évêque ce
que l’évêque avait fait à Porthos.
Il lui frappa sur l’épaule.
Évidemment Aramis feignait de dormir, car,
au lieu de s’éveiller soudain, lui qui avait le
sommeil si léger, il se fit réitérer l’avertissement.
– Ah ! ah ! c’est vous, dit-il en allongeant les
bras. Quelle bonne surprise ! Ma foi, le sommeil
m’avait fait oublier que j’eusse le bonheur de
vous posséder. Quelle heure est-il ?
– Je ne sais, dit d’Artagnan un peu
embarrassé. De bonne heure, je crois. Mais, vous

430
le savez, cette diable d’habitude militaire de
m’éveiller avec le jour me tient encore.
– Est-ce que vous voulez déjà que nous
sortions, par hasard ? demanda Aramis. Il est bien
matin, ce me semble.
– Ce sera comme vous voudrez.
– Je croyais que nous étions convenus de ne
monter à cheval qu’à huit heures.
– C’est possible ; mais, moi, j’avais si grande
envie de vous voir, que je me suis dit : « Le plus
tôt sera le meilleur. »
– Et mes sept heures de sommeil ? dit Aramis.
Prenez garde, j’avais compté là-dessus, et ce qu’il
m’en manquera, il faudra que je le rattrape.
– Mais il me semble qu’autrefois vous étiez
moins dormeur que cela, cher ami ; vous aviez le
sang alerte et l’on ne vous trouvait jamais au lit.
– Et c’est justement à cause de ce que vous me
dites là que j’aime fort à y demeurer maintenant.
– Aussi, avouez que ce n’était pas pour dormir
que vous m’avez demandé jusqu’à huit heures.

431
– J’ai toujours peur que vous ne vous moquiez
de moi si je vous dis la vérité.
– Dites toujours.
– Eh bien ! de six à huit heures, j’ai l’habitude
de faire mes dévotions.
– Vos dévotions ?
– Oui.
– Je ne croyais pas qu’un évêque eût des
exercices si sévères.
– Un évêque, cher ami, a plus à donner aux
apparences qu’un simple clerc.
– Mordioux ! Aramis, voici un mot qui me
réconcilie avec Votre Grandeur. Aux
apparences ! c’est un mot de mousquetaire, celui-
là, à la bonne heure ! Vivent les apparences,
Aramis !
– Au lieu de m’en féliciter, pardonnez-le-moi,
d’Artagnan. C’est un mot bien mondain que j’ai
laissé échapper là.
– Faut-il donc que je vous quitte ?
– J’ai besoin de recueillement, cher ami.

432
– Bon. Je vous laisse ; mais à cause de ce
païen qu’on appelle d’Artagnan, abrégez-les, je
vous prie ; j’ai soif de votre parole.
– Eh bien ! d’Artagnan, je vous promets que
dans une heure et demie...
– Une heure et demie de dévotions ? Ah ! mon
ami, passez-moi cela au plus juste. Faites-moi le
meilleur marché possible.
Aramis se mit à rire.
– Toujours charmant, toujours jeune, toujours
gai, dit-il. Voilà que vous êtes venu dans mon
diocèse pour me brouiller avec la grâce.
– Bah !
– Et vous savez bien que je n’ai jamais résisté
à vos entraînements ; vous me coûterez mon
salut, d’Artagnan.
D’Artagnan se pinça les lèvres.
– Allons, dit-il, je prends le péché sur mon
compte, dessinez-moi un simple signe de croix de
chrétien, débridez-moi un Pater et partons.
– Chut ! dit Aramis, nous ne sommes déjà plus

433
seuls, et j’entends des étrangers qui montent.
– Eh bien ! congédiez-les.
– Impossible ; je leur avais donné rendez-vous
hier : c’est le principal du collège des jésuites et
le supérieur des dominicains.
– Votre état-major, soit.
– Qu’allez-vous faire ?
– Je vais aller réveiller Porthos et attendre
dans sa compagnie que vous ayez fini vos
conférences.
Aramis ne bougea point, ne sourcilla point, ne
précipita ni son geste ni sa parole.
– Allez, dit-il.
D’Artagnan s’avança vers la porte.
– À propos, vous savez où loge Porthos ?
– Non ; mais je vais m’en informer.
– Prenez le corridor, et ouvrez la deuxième
porte à gauche.
– Merci ! au revoir.
Et d’Artagnan s’éloigna dans la direction

434
indiquée par Aramis.
Dix minutes ne s’étaient point écoulées qu’il
revint.
Il trouva Aramis assis entre le principal du
collège des jésuites et le supérieur des
dominicains et le principal du collège des
jésuites, exactement dans la même situation où il
l’avait retrouvé autrefois dans l’auberge de
Crèvecœur1.
Cette compagnie n’effraya pas le
mousquetaire.
– Qu’est-ce ? dit tranquillement Aramis. Vous
avez quelque chose à me dire, ce me semble, cher
ami ?
– C’est, répondit d’Artagnan en regardant
Aramis, c’est que Porthos n’est pas chez lui.
– Tiens ! fit Aramis avec calme ; vous êtes
sûr ?
– Pardieu ! je viens de sa chambre.

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXVI.

435
– Où peut-il être alors ?
– Je vous le demande.
– Et vous ne vous en êtes pas informé ?
– Si fait.
– Et que vous a-t-on répondu ?
– Que Porthos sortait souvent le matin sans
rien dire à personne, et était probablement sorti.
– Qu’avez-vous fait alors ?
– J’ai été à l’écurie, répondit indifféremment
d’Artagnan.
– Pour quoi faire ?
– Pour voir si Porthos est sorti à cheval.
– Et ?... interrogea l’évêque.
– Eh bien ! il manque un cheval au râtelier, le
numéro 5, Goliath.
Tout ce dialogue, on le comprend, n’était pas
exempt d’une certaine affectation de la part du
mousquetaire et d’une parfaite complaisance de
la part d’Aramis.
– Oh ! je vois ce que c’est, dit Aramis après

436
avoir rêvé un moment : Porthos est sorti pour
nous faire une surprise.
– Une surprise ?
– Oui. Le canal qui va de Vannes à la mer1 est
très giboyeux en sarcelles et en bécassines ; c’est
la chasse favorite de Porthos ; il nous en
rapportera une douzaine pour notre déjeuner.
– Vous croyez ? fit d’Artagnan.
– J’en suis sûr. Où voulez-vous qu’il soit allé ?
Je parie qu’il a emporté un fusil.
– C’est possible, dit d’Artagnan.
– Faites une chose, cher ami, montez à cheval
et le rejoignez.
– Vous avez raison, dit d’Artagnan, j’y vais.
– Voulez-vous qu’on vous accompagne ?
– Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je
me renseignerai.
– Prenez-vous une arquebuse ?

1
Bras du golfe du Morbihan qui s’enfonce dans les terres
jusqu’au port de Vannes.

437
– Merci.
– Faites-vous seller le cheval que vous
voudrez.
– Celui que je montais hier en venant de Belle-
Île.
– Soit ; usez de la maison comme de la vôtre.
Aramis sonna et donna l’ordre de seller le
cheval que choisirait M. d’Artagnan.
D’Artagnan suivit le serviteur chargé de
l’exécution de cet ordre.
Arrivé à la porte, le serviteur se rangea pour
laisser passer d’Artagnan.
Dans ce moment son œil rencontra l’œil de
son maître. Un froncement de sourcils suffit à
faire comprendre à l’intelligent espion que l’on
donnait à d’Artagnan ce qu’il avait à faire.
D’Artagnan monta à cheval ; Aramis entendit
le bruit des fers qui battaient le pavé.
Un instant après, le serviteur rentra.
– Eh bien ? demanda l’évêque.
– Monseigneur, il suit le canal et se dirige vers

438
la mer, dit le serviteur.
– Bien ! dit Aramis.
En effet, d’Artagnan, chassant tout soupçon,
courait vers l’océan, espérant toujours voir dans
les landes ou sur la grève la colossale silhouette
de son ami Porthos.
D’Artagnan s’obstinait à reconnaître des pas
de cheval dans chaque flaque d’eau.
Quelquefois il se figurait entendre la
détonation d’une arme à feu.
Cette illusion dura trois heures.
Pendant deux heures, d’Artagnan chercha
Porthos.
Pendant la troisième, il revint à la maison.
– Nous nous serons croisés, dit-il, et je vais
trouver les deux convives attendant mon retour.
D’Artagnan se trompait. Il ne retrouva pas
plus Porthos à l’évêché qu’il ne l’avait trouvé sur
le bord du canal.
Aramis l’attendait au haut de l’escalier avec
une figure désespérée.

439
– Ne vous a-t-on pas rejoint, mon cher
d’Artagnan ? cria-t-il du plus loin qu’il aperçut le
mousquetaire.
– Non. Auriez-vous fait courir après moi ?
– Désolé, mon cher ami, désolé de vous avoir
fait courir inutilement ; mais, vers sept heures,
l’aumônier de Saint-Paterne est venu ; il avait
rencontré du Vallon qui s’en allait et qui, n’ayant
voulu réveiller personne à l’évêché, l’avait
chargé de me dire que, craignant que M. Gétard
ne lui fît quelque mauvais tour en son absence, il
allait profiter de la marée du matin pour faire un
tour à Belle-Île.
– Mais, dites-moi, Goliath n’a pas traversé les
quatre lieues de mer, ce me semble ?
– Il y en a bien six, dit Aramis.
– Encore moins, alors.
– Aussi, cher ami, dit le prélat avec un doux
sourire, Goliath est à l’écurie, fort satisfait même,
j’en réponds, de n’avoir plus Porthos sur le dos.
En effet, le cheval avait été ramené du relais
par les soins du prélat, à qui aucun détail

440
n’échappait.
D’Artagnan parut on ne peut plus satisfait de
l’explication.
Il commençait un rôle de dissimulation qui
convenait parfaitement aux soupçons qui
s’accentuaient de plus en plus dans son esprit.
Il déjeuna entre le jésuite et Aramis, ayant le
dominicain en face de lui et souriant
particulièrement au dominicain, dont la bonne
grosse figure lui revenait assez.
Le repas fut long et somptueux ; d’excellent
vin d’Espagne, de belles huîtres du Morbihan, les
poissons exquis de l’embouchure de la Loire, les
énormes chevrettes de Paimbœuf et le gibier
délicat des bruyères en firent les frais.
D’Artagnan mangea beaucoup et but peu.
Aramis ne but pas du tout, ou du moins ne but
que de l’eau.
Puis après le déjeuner :
– Vous m’avez offert une arquebuse ? dit
d’Artagnan.

441
– Oui.
– Prêtez-la-moi.
– Vous voulez chasser ?
– En attendant Porthos, c’est ce que j’ai de
mieux à faire, je crois.
– Prenez celle que vous voudrez au trophée.
– Venez-vous avec moi ?
– Hélas ! cher ami, ce serait avec grand plaisir,
mais la chasse est défendue aux évêques.
– Ah ! dit d’Artagnan, je ne savais pas.
– D’ailleurs, continua Aramis, j’ai affaire
jusqu’à midi.
– J’irai donc seul ? dit d’Artagnan.
– Hélas ! oui ! mais revenez dîner surtout.
– Pardieu ! on mange trop bien chez vous pour
que je n’y revienne pas.
Et là-dessus d’Artagnan quitta son hôte, salua
les convives, prit son arquebuse, mais, au lieu de
chasser, courut tout droit au petit port de Vannes.
Il regarda en vain si on le suivait ; il ne vit rien

442
ni personne.
Il fréta un petit bâtiment de pêche pour vingt-
cinq livres et partit à onze heures et demie,
convaincu qu’on ne l’avait pas suivi.
On ne l’avait pas suivi, c’était vrai. Seulement,
un frère jésuite, placé au haut du clocher de son
église, n’avait pas, depuis le matin, à l’aide d’une
excellente lunette, perdu un seul de ses pas.
À onze heures trois quarts, Aramis était averti
que d’Artagnan voguait vers Belle-Île.

Le voyage de d’Artagnan fut rapide : un bon


vent nord-nord-est le poussait vers Belle-Île.
Au fur et à mesure qu’il approchait, ses yeux
interrogeaient la côte. Il cherchait à voir, soit sur
le rivage, soit au-dessus des fortifications,
l’éclatant habit de Porthos et sa vaste stature se
détachant sur un ciel légèrement nuageux.
D’Artagnan cherchait inutilement ; il débarqua
sans avoir rien vu, et apprit du premier soldat
interrogé par lui que M. du Vallon n’était point
encore revenu de Vannes.

443
Alors, sans perdre un instant, d’Artagnan
ordonna à sa petite barque de mettre le cap sur
Sarzeau.
On sait que le vent tourne avec les différentes
heures de la journée ; le vent était passé du nord-
nord-est au sud-est ; le vent était donc presque
aussi bon pour le retour à Sarzeau qu’il l’avait été
pour le voyage de Belle-Île. En trois heures,
d’Artagnan eut touché le continent ; deux autres
heures lui suffirent pour gagner Vannes.
Malgré la rapidité de la course, ce que
d’Artagnan dévora d’impatience et de dépit
pendant cette traversée, le pont seul du bateau sur
lequel il trépigna pendant trois heures pourrait le
raconter à l’histoire.
D’Artagnan ne fit qu’un bond du quai où il
avait débarqué au palais épiscopal.
Il comptait terrifier Aramis par la promptitude
de son retour, et il voulait lui reprocher sa
duplicité, avec réserve toutefois, mais avec assez
d’esprit néanmoins pour lui en faire sentir toutes
les conséquences et lui arracher une partie de son
secret.

444
Il espérait enfin, grâce à cette verve
d’expression qui est aux mystères ce que la
charge à la baïonnette est aux redoutes, enlever le
mystérieux Aramis jusqu’à une manifestation
quelconque.
Mais il trouva dans le vestibule du palais le
valet de chambre qui lui fermait le passage tout
en lui souriant d’un air béat.
– Monseigneur ? cria d’Artagnan en essayant
de l’écarter de la main.
Un instant ébranlé, le valet reprit son aplomb.
– Monseigneur ? fit-il.
– Eh ! oui, sans doute ; ne me reconnais-tu
pas, imbécile ?
– Si fait ; vous êtes M. le chevalier
d’Artagnan.
– Alors, laisse-moi passer.
– Inutile.
– Pourquoi inutile ?
– Parce que Sa Grandeur n’est point chez elle.
– Comment, Sa Grandeur n’est point chez

445
elle ! Mais où est-elle donc ?
– Partie.
– Partie ?
– Oui.
– Pour où ?
– Je n’en sais rien ; mais peut-être le dit-elle à
Monsieur le chevalier.
– Comment ? où cela ? de quelle façon ?
– Dans cette lettre qu’elle m’a remise pour
Monsieur le chevalier.
Et le valet de chambre tira une lettre de sa
poche.
– Eh ! donne donc, maroufle ! fit d’Artagnan
en la lui arrachant des mains. Oh ! oui, continua
d’Artagnan à la première ligne ; oui, je
comprends.
Et il lut à demi-voix :

Cher ami,
Une affaire des plus urgentes m’appelle dans
une des paroisses de mon diocèse. J’espérais

446
vous voir avant de partir ; mais je perds cet
espoir en songeant que vous allez sans doute
rester deux ou trois jours à Belle-Île avec notre
cher Porthos.
Amusez-vous bien, mais n’essayez pas de lui
tenir tête à table ; c’est un conseil que je n’eusse
pas donné, même à Athos, dans son plus beau et
son meilleur temps.
Adieu, cher ami ; croyez bien que j’en suis aux
regrets de n’avoir pas mieux et plus longtemps
profité de votre excellente compagnie.

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je suis joué.


Ah ! pécore, brute, triple sot que je fais ! mais
rira bien qui rira le dernier. Oh ! dupé, dupé
comme un singe à qui on donne une noix vide !
Et, bourrant un coup de poing sur le museau
toujours riant du valet de chambre, il s’élança
hors du palais épiscopal.
Furet, si bon trotteur qu’il fût, n’était plus à la
hauteur des circonstances.
D’Artagnan gagna donc la poste, et il y choisit

447
un cheval auquel il fit, avec de bons éperons et
une main légère, voir que les cerfs ne sont point
les plus agiles coureurs de la création.

448
74

Où d’Artagnan court, où Porthos ronfle, où


Aramis conseille

Trente à trente-cinq heures après les


événements que nous venons de raconter, comme
M. Fouquet, selon son habitude, ayant interdit sa
porte, travaillait dans ce cabinet de sa maison de
Saint-Mandé que nous connaissons déjà, un
carrosse attelé de quatre chevaux ruisselant de
sueur entra au galop dans sa cour.
Ce carrosse était probablement attendu, car
trois ou quatre laquais se précipitèrent vers la
portière, qu’ils ouvrirent tandis que M. Fouquet
se levait de son bureau et courait lui-même à la
fenêtre.
Un homme sortit péniblement du carrosse,
descendant avec difficulté les trois degrés du
marchepied et s’appuyant sur l’épaule des

449
laquais.
À peine eut-il dit son nom, que celui sur
l’épaule duquel il ne s’appuyait point s’élança
vers le perron et disparut dans le vestibule.
Cet homme courait prévenir son maître ; mais
il n’eut pas même besoin de frapper à la porte.
Fouquet était debout sur le seuil.
– Mgr l’évêque de Vannes ! dit le laquais.
– Bien ! dit Fouquet.
Puis, se penchant sur la rampe de l’escalier,
dont Aramis commençait à monter les premiers
degrés :
– Vous, cher ami, dit-il, vous si tôt !
– Oui, moi-même, monsieur ; mais moulu,
brisé, comme vous voyez.
– Oh ! pauvre cher, dit Fouquet en lui
présentant son bras sur lequel Aramis s’appuya,
tandis que les serviteurs s’éloignaient avec
respect.
– Bah ! répondit Aramis, ce n’est rien, puisque
me voilà ; le principal était que j’arrivasse, et me

450
voilà arrivé.
– Parlez vite, dit Fouquet en refermant la porte
du cabinet derrière Aramis et lui.
– Sommes-nous seuls ?
– Oui, parfaitement seuls.
– Nul ne peut nous écouter ? nul ne peut nous
entendre ?
– Soyez donc tranquille.
– M. du Vallon est arrivé ?
– Oui.
– Et vous avez reçu ma lettre ?
– Oui, l’affaire est grave, à ce qu’il paraît,
puisqu’elle nécessite votre présence à Paris, dans
un moment où votre présence était si urgente là-
bas.
– Vous avez raison, on ne peut plus grave.
– Merci, merci ! De quoi s’agit-il ? Mais, pour
Dieu, et avant toute chose, respirez, cher ami ;
vous êtes pâle à faire frémir !
– Je souffre, en effet ; mais, par grâce ! ne

451
faites pas attention à moi. M. du Vallon ne vous
a-t-il rien dit en vous remettant sa lettre ?
– Non : j’ai entendu un grand bruit, je me suis
mis à la fenêtre ; j’ai vu, au pied du perron, une
espèce de cavalier de marbre ; je suis descendu, il
m’a tendu la lettre, et son cheval est tombé mort.
– Mais lui ?
– Lui est tombé avec le cheval ; on l’a enlevé
pour le porter dans les appartements ; la lettre lue,
j’ai voulu monter près de lui pour avoir de plus
amples nouvelles : mais il était endormi de telle
façon qu’il a été impossible de le réveiller. J’ai eu
pitié de lui, et j’ai ordonné qu’on lui ôtât ses
bottes et qu’on le laissât tranquille.
– Bien ; maintenant, voici ce dont il s’agit,
monseigneur. Vous avez vu M. d’Artagnan à
Paris, n’est-ce pas ?
– Certes, et c’est un homme d’esprit et même
un homme de cœur, bien qu’il m’ait fait tuer nos
chers amis Lyodot et d’Emerys.
– Hélas ! oui, je le sais ; j’ai rencontré à Tours
le courrier qui m’apportait la lettre de Gourville

452
et les dépêches de Pellisson. Avez-vous bien
réfléchi à cet événement, monsieur ?
– Oui.
– Et vous avez compris que c’était une attaque
directe à votre souveraineté ?
– Croyez-vous ?
– Oh ! oui, je le crois.
– Eh bien ! je vous l’avouerai, cette sombre
idée m’est venue, à moi aussi.
– Ne vous aveuglez pas, monsieur, au nom du
Ciel, écoutez bien... j’en reviens à d’Artagnan.
– J’écoute.
– Dans quelle circonstance l’avez-vous vu ?
– Il est venu chercher de l’argent.
– Avec quelle ordonnance ?
– Avec un bon du roi.
– Direct ?
– Signé de Sa Majesté.
– Voyez-vous ! Eh bien ! d’Artagnan est venu
à Belle-Île ; il était déguisé, il passait pour un

453
intendant quelconque chargé par son maître
d’acheter des salines. Or, d’Artagnan n’a pas
d’autre maître que le roi ; il venait donc comme
envoyé du roi. Il a vu Porthos.
– Qu’est-ce que Porthos ?
– Pardon, je me trompe. Il a vu M. du Vallon à
Belle-Île, et il sait, comme vous et moi, que
Belle-Île est fortifiée.
– Et vous croyez que le roi l’aurait envoyé ?
dit Fouquet tout pensif.
– Assurément.
– Et d’Artagnan aux mains du roi est un
instrument dangereux ?
– Le plus dangereux de tous.
– Je l’ai donc bien jugé du premier coup d’œil.
– Comment cela ?
– J’ai voulu me l’attacher.
– Si vous avez jugé que ce fût l’homme de
France le plus brave, le plus fin et le plus adroit,
vous l’avez bien jugé.
– Il faut donc l’avoir à tout prix !

454
– D’Artagnan ?
– N’est-ce pas votre avis ?
– C’est mon avis ; mais vous ne l’aurez pas.
– Pourquoi ?
– Parce que nous avons laissé passer le temps.
Il était en dissentiment avec la cour, il fallait
profiter de ce dissentiment ; depuis il a passé en
Angleterre, depuis il a puissamment contribué à
la restauration, depuis il a gagné une fortune,
depuis enfin il est rentré au service du roi. Eh
bien ! s’il est rentré au service du roi, c’est qu’on
lui a bien payé ce service.
– Nous le paierons davantage, voilà tout.
– Oh ! monsieur, permettez ; d’Artagnan a une
parole, et, une fois engagée, cette parole demeure
où elle est.
– Que concluez-vous de cela ? dit Fouquet
avec inquiétude.
– Que pour le moment il s’agit de parer un
coup terrible.
– Et comment le parez-vous ?

455
– Attendez... d’Artagnan va venir rendre
compte au roi de sa mission.
– Oh ! nous avons le temps d’y penser.
– Comment cela ?
– Vous avez bonne avance sur lui, je
présume ?
– Dix heures à peu près.
– Eh bien ! en dix heures...
Aramis secoua sa tête pâle.
– Voyez ces nuages qui courent au ciel, ces
hirondelles qui fendent l’air : d’Artagnan va plus
vite que le nuage et que l’oiseau ; d’Artagnan,
c’est le vent qui les emporte.
– Allons donc !
– Je vous dis que c’est quelque chose de
surhumain que cet homme, monsieur ; il est de
mon âge, et je le connais depuis trente-cinq ans.
– Eh bien ?
– Eh bien ! écoutez mon calcul, monsieur : je
vous ai expédié M. du Vallon à deux heures de la
nuit ; M. du Vallon avait huit heures d’avance sur

456
moi. Quand M. du Vallon est-il arrivé ?
– Voilà quatre heures, à peu près.
– Vous voyez bien, j’ai gagné quatre heures
sur lui, et cependant c’est un rude cavalier que
Porthos, et cependant il a tué sur la route huit
chevaux dont j’ai retrouvé les cadavres. Moi, j’ai
couru la poste cinquante lieues, mais j’ai la
goutte, la gravelle, que sais-je ? de sorte que la
fatigue me tue. J’ai dû descendre à Tours ;
depuis, roulant en carrosse à moitié mort, à
moitié versé, souvent traîné sur les flancs, parfois
sur le dos de la voiture, toujours au galop de
quatre chevaux furieux, je suis arrivé, arrivé
gagnant quatre heures sur Porthos ; mais, voyez-
vous, d’Artagnan ne pèse pas trois cents livres
comme Porthos, d’Artagnan n’a pas la goutte et
la gravelle comme moi : ce n’est pas un cavalier,
c’est un centaure ; d’Artagnan, voyez-vous, parti
pour Belle-Île quand je partais pour Paris,
d’Artagnan, malgré dix heures d’avance que j’ai
sur lui, d’Artagnan arrivera deux heures après
moi.
– Mais enfin, les accidents ?

457
– Il n’y a pas d’accidents pour lui.
– Si les chevaux manquent ?
– Il courra plus vite que les chevaux.
– Quel homme, bon Dieu !
– Oui, c’est un homme que j’aime et que
j’admire ; je l’aime, parce qu’il est bon, grand,
loyal ; je l’admire, parce qu’il représente pour
moi le point culminant de la puissance humaine ;
mais, tout en l’aimant, tout en l’admirant, je le
crains et je le prévois. Donc, je me résume,
monsieur : dans deux heures, d’Artagnan sera
ici ; prenez les devants, courez au Louvre, voyez
le roi avant qu’il voie d’Artagnan.
– Que dirai-je au roi ?
– Rien ; donnez-lui Belle-Île.
– Oh ! monsieur d’Herblay, monsieur
d’Herblay ! s’écria Fouquet, que de projets
manqués tout à coup !
– Après un projet avorté, il y a toujours un
autre projet que l’on peut mener à bien ! Ne
désespérons jamais, et allez, monsieur, allez vite.

458
– Mais cette garnison si soigneusement triée,
le roi la fera changer tout de suite.
– Cette garnison, monsieur, était au roi quand
elle entra dans Belle-Île ; elle est à vous
aujourd’hui : il en sera de même pour toutes les
garnisons après quinze jours d’occupation.
Laissez faire, monsieur. Voyez-vous
inconvénient à avoir une armée à vous au bout
d’un an au lieu d’un ou deux régiments ? Ne
voyez-vous pas que votre garnison d’aujourd’hui
vous fera des partisans à La Rochelle, à Nantes, à
Bordeaux, à Toulouse, partout où on l’enverra ?
Allez au roi, monsieur, allez, le temps s’écoule, et
d’Artagnan, pendant que nous perdons notre
temps, vole comme une flèche sur le grand
chemin.
– Monsieur d’Herblay, vous savez que toute
parole de vous est un germe qui fructifie dans ma
pensée ; je vais au Louvre.
– À l’instant même, n’est-ce pas ?
– Je ne vous demande que le temps de changer
d’habits.

459
– Rappelez-vous que d’Artagnan n’a pas
besoin de passer par Saint-Mandé, lui, mais qu’il
se rendra tout droit au Louvre ; c’est une heure à
retrancher sur l’avance qui nous reste.
– D’Artagnan peut tout avoir, excepté mes
chevaux anglais ; je serai au Louvre dans vingt-
cinq minutes.
Et, sans perdre une seconde, Fouquet
commanda le départ.
Aramis n’eut que le temps de lui dire :
– Revenez aussi vite que vous serez parti, car
je vous attends avec impatience.
Cinq minutes après, le surintendant volait vers
Paris.

Pendant ce temps, Aramis se faisait indiquer la


chambre où reposait Porthos.
À la porte du cabinet de Fouquet, il fut serré
dans les bras de Pellisson, qui venait d’apprendre
son arrivée et quittait les bureaux pour le voir.
Aramis reçut, avec cette dignité amicale qu’il

460
savait si bien prendre, ces caresses aussi
respectueuses qu’empressées ; mais tout à coup,
s’arrêtant sur le palier :
– Qu’entends-je là-haut ? demanda-t-il.
On entendait, en effet, un rauquement sourd
pareil à celui d’un tigre affamé ou d’un lion
impatient.
– Oh ! ce n’est rien, dit Pellisson en souriant.
– Mais enfin ?...
– C’est M. du Vallon qui ronfle.
– En effet, dit Aramis, il n’y avait que lui
capable de faire un tel bruit. Vous permettez,
Pellisson, que je m’informe s’il ne manque de
rien ?
– Et vous, permettez-vous que je vous
accompagne ?
– Comment donc !
Tous deux entrèrent dans la chambre.
Porthos était étendu sur un lit, la face violette
plutôt que rouge, les yeux gonflés, la bouche
béante. Ce rugissement qui s’échappait des

461
profondes cavités de sa poitrine faisait vibrer les
carreaux des fenêtres.
À ses muscles tendus et sculptés en saillie sur
sa face, à ses cheveux collés de sueur, aux
énergiques soulèvements de son menton et de ses
épaules, on ne pouvait refuser une certaine
admiration : la force poussée à ce point, c’est
presque de la divinité.
Les jambes et les pieds herculéens de Porthos
avaient, en se gonflant, fait craquer ses bottes de
cuir ; toute la force de son énorme corps s’était
convertie en une rigidité de pierre. Porthos ne
remuait pas plus que le géant de granit couché
dans la plaine d’Agrigente.

Sur l’ordre de Pellisson, un valet de chambre


s’occupa de couper les bottes de Porthos, car
nulle puissance au monde n’eût pu les lui
arracher.
Quatre laquais y avaient essayé en vain, tirant
à eux comme des cabestans.
Ils n’avaient pas même réussi à réveiller

462
Porthos.
On lui enleva ses bottes par lanières, et ses
jambes retombèrent sur le lit ; on lui coupa le
reste de ses habits, on le porta dans un bain, on
l’y laissa une heure, puis on le revêtit de linge
blanc et on l’introduisit dans un lit bassiné, le tout
avec des efforts et des peines qui eussent
incommodé un mort, mais qui ne firent pas même
ouvrir l’œil à Porthos et n’interrompirent pas une
seconde l’orgue formidable de ses ronflements.
Aramis voulait, de son côté, nature sèche et
nerveuse, armée d’un courage exquis, braver
aussi la fatigue et travailler avec Gourville et
Pellisson ; mais il s’évanouit sur la chaise où il
s’était obstiné à rester.
On l’enleva pour le porter dans une chambre
voisine, où le repos du lit ne tarda point à
provoquer le calme de la tête.

463
75

Où M. Fouquet agit

Cependant Fouquet courait vers le Louvre au


grand galop de son attelage anglais
Le roi travaillait avec Colbert.
Tout à coup le roi demeura pensif. Ces deux
arrêts de mort qu’il avait signés en montant sur le
trône lui revenaient parfois en mémoire.
C’étaient deux taches de deuil qu’il voyait les
yeux ouverts ; deux taches de sang qu’il voyait
les yeux fermés.
– Monsieur, dit-il tout à coup à l’intendant, il
me semble parfois que ces deux hommes que
vous avez fait condamner n’étaient pas de bien
grands coupables.
– Sire, ils avaient été choisis dans le troupeau
des traitants, qui avait besoin d’être décimé.

464
– Choisis par qui ?
– Par la nécessité, sire, répondit froidement
Colbert.
– La nécessité ! grand mot ! murmura le jeune
roi.
– Grande déesse, sire.
– C’étaient des amis fort dévoués au
surintendant, n’est-ce pas ?
– Oui, sire, des amis qui eussent donné leur
vie pour M. Fouquet.
– Ils l’ont donnée, monsieur, dit le roi.
– C’est vrai, mais inutilement, par bonheur, ce
qui n’était pas leur intention.
– Combien ces hommes avaient-ils dilapidé
d’argent ?
– Dix millions peut-être, dont six ont été
confisqués sur eux.
– Et cet argent est dans mes coffres ? demanda
le roi avec un certain sentiment de répugnance.
– Il y est, sire ; mais cette confiscation, tout en
menaçant M. Fouquet, ne l’a point atteint.

465
– Vous concluez, monsieur Colbert ?...
– Que si M. Fouquet a soulevé contre Votre
Majesté une troupe de factieux pour arracher ses
amis au supplice, il soulèvera une armée quand il
s’agira de se soustraire lui-même au châtiment.
Le roi fit jaillir sur son confident un de ces
regards qui ressemblent au feu sombre d’un éclair
d’orage ; un de ces regards qui vont illuminer les
ténèbres des plus profondes consciences.
– Je m’étonne, dit-il, que, pensant sur M.
Fouquet de pareilles choses, vous ne veniez pas
me donner un avis.
– Quel avis, sire ?
– Dites-moi d’abord, clairement et
précisément, ce que vous pensez, monsieur
Colbert.
– Sur quoi ?
– Sur la conduite de M. Fouquet.
– Je pense, sire, que M. Fouquet, non content
d’attirer à lui l’argent, comme faisait M. de
Mazarin, et de priver par là Votre Majesté d’une
partie de sa puissance, veut encore attirer à lui

466
tous les amis de la vie facile et des plaisirs, de ce
qu’enfin les fainéants appellent la poésie, et les
politiques la corruption ; je pense qu’en
soudoyant les sujets de Votre Majesté il empiète
sur la prérogative royale, et ne peut, si cela
continue ainsi, tarder à reléguer Votre Majesté
parmi les faibles et les obscurs.
– Comment qualifie-t-on tous ces projets,
monsieur Colbert ?
– Les projets de M. Fouquet, sire ?
– Oui.
– On les nomme crimes de lèse-majesté.
– Et que fait-on aux criminels de lèse-
majesté ?
– On les arrête, on les juge, on les punit.
– Vous êtes bien sûr que M. Fouquet a conçu
la pensée des crimes que vous lui imputez ?
– Je dirai plus, sire, il y a eu chez lui
commencement d’exécution.
– Eh bien ! j’en reviens à ce que je disais,
monsieur Colbert.

467
– Et vous disiez, sire ?
– Donnez-moi un conseil.
– Pardon, sire, mais auparavant j’ai encore
quelque chose à ajouter.
– Dites.
– Une preuve évidente, palpable, matérielle de
trahison.
– Laquelle ?
– Je viens d’apprendre que M. Fouquet fait
fortifier Belle-Île-en-Mer.
– Ah ! vraiment !
– Oui, sire.
– Vous en êtes sûr ?
– Parfaitement ; savez-vous, sire, ce qu’il y a
de soldats à Belle-Île ?
– Non, ma foi ; et vous ?
– Je l’ignore, sire, je voulais donc proposer à
Votre Majesté d’envoyer quelqu’un à Belle-Île.
– Qui cela ?
– Moi, par exemple.

468
– Qu’iriez-vous faire à Belle-Île ?
– M’informer s’il est vrai qu’à l’exemple des
anciens seigneurs féodaux, M. Fouquet fait
créneler ses murailles.
– Et dans quel but ferait-il cela ?
– Dans le but de se défendre un jour contre
son roi.
– Mais s’il en est ainsi, monsieur Colbert, dit
Louis, il faut faire tout de suite comme vous
disiez : il faut arrêter M. Fouquet.
– Impossible !
– Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur, que
je supprimais ce mot dans mon service.
– Le service de Votre Majesté ne peut
empêcher que M. Fouquet ne soit procureur
général.
– Eh bien ?
– Et que par conséquent, par cette charge, il
n’ait pour lui tout le Parlement, comme il a toute
l’armée par ses largesses, toute la littérature par
ses grâces, toute la noblesse par ses présents.

469
– C’est-à-dire alors que je ne puis rien contre
M. Fouquet ?
– Rien absolument, du moins à cette heure,
sire.
– Vous êtes un conseiller stérile, monsieur
Colbert.
– Oh ! non pas, sire, car je ne me bornerai plus
à montrer le péril à Votre Majesté.
– Allons donc ! Par où peut-on saper le
colosse ? Voyons !
Et le roi se mit à rire avec amertume.
– Il a grandi par l’argent, tuez-le par l’argent,
sire.
– Si je lui enlevais sa charge ?
– Mauvais moyen.
– Le bon, le bon alors ?
– Ruinez-le, sire, je vous le dis.
– Comment cela ?
– Les occasions ne vous manqueront pas,
profitez de toutes les occasions.

470
– Indiquez-les moi.
– En voici une d’abord. Son Altesse Royale
Monsieur va se marier, ses noces doivent être
magnifiques. C’est une belle occasion pour votre
Majesté de demander un million à M. Fouquet ;
M. Fouquet, qui paie des vingt mille livres d’un
coup, lorsqu’il n’en doit que cinq, trouvera
facilement ce million quand le demandera Votre
Majesté.
– C’est bien, je le lui demanderai, fit
Louis XIV.
– Si Votre Majesté veut signer l’ordonnance,
je ferai prendre l’argent moi-même.
Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui
présenta une plume.
En ce moment, l’huissier entrouvrit la porte et
annonça M. le surintendant.
Louis pâlit.
Colbert laissa tomber la plume et s’écarta du
roi sur lequel il étendait ses ailes noires de
mauvais ange.
Le surintendant fit son entrée en homme de

471
cour, à qui un seul coup d’œil suffit pour
apprécier une situation.
Cette situation n’était pas rassurante pour
Fouquet, quelle que fût la conscience de sa force.
Le petit œil noir de Colbert, dilaté par l’envie, et
l’œil limpide de Louis XIV, enflammé par la
colère, signalaient un danger pressant.
Les courtisans sont, pour les bruits de cour,
comme les vieux soldats qui distinguent, à travers
les rumeurs du vent et des feuillages, le
retentissement lointain des pas d’une troupe
armée ; ils peuvent, après avoir écouté, dire à peu
près combien d’hommes marchent, combien
d’armes sonnent, combien de canons roulent.
Fouquet n’eut donc qu’à interroger le silence
qui s’était fait à son arrivée : il le trouva gros de
menaçantes révélations.
Le roi lui laissa tout le temps de s’avancer
jusqu’au milieu de la chambre.
Sa pudeur adolescente lui commandait cette
abstention du moment.
Fouquet saisit hardiment l’occasion.

472
– Sire, dit-il, j’étais impatient de voir Votre
Majesté.
– Pourquoi cela, monsieur ? demanda Louis.
– Pour lui annoncer une bonne nouvelle.
Colbert, moins la grandeur de la personne,
moins la largesse du cœur, ressemblait en
beaucoup de points à Fouquet.
Même pénétration, même habitude des
hommes. De plus, cette grande force de
contraction, qui donne aux hypocrites le temps de
réfléchir et de se ramasser pour prendre du
ressort.
Il devina que Fouquet marchait au-devant du
coup qu’il allait lui porter.
Ses yeux brillèrent.
– Quelle nouvelle ? demanda le roi.
Fouquet déposa un rouleau de papier sur la
table.
– Que Votre Majesté veuille bien jeter les
yeux sur ce travail, dit-il.
Le roi déplia lentement le rouleau.

473
– Des plans ? dit-il.
– Oui, sire.
– Et quels sont ces plans ?
– Une fortification nouvelle, sire.
– Ah ! ah ! fit le roi, vous vous occupez donc
de tactique et de stratégie, monsieur Fouquet.
– Je m’occupe de tout ce qui peut être utile au
règne de Votre Majesté, répliqua Fouquet.
– Belles images ! dit le roi en regardant le
dessin.
– Votre Majesté comprend sans doute, dit
Fouquet en s’inclinant sur le papier : ici est la
ceinture de murailles, ici les forts, là les ouvrages
avancés.
– Et que vois-je là, monsieur ?
– La mer.
– La mer tout autour ?
– Oui, sire.
– Et quelle est donc cette place dont vous me
montrez le plan ?

474
– Sire, c’est Belle-Île-en-Mer, répondit
Fouquet avec simplicité.
À ce mot, à ce nom, Colbert fit un mouvement
si marqué que le roi se retourna pour lui
commander la réserve.
Fouquet ne parut pas s’être ému le moins du
monde du mouvement de Colbert, ni du signe du
roi.
– Monsieur, continua Louis, vous avez donc
fait fortifier Belle-Île ?
– Oui, sire, et j’en apporte les devis et les
comptes à Votre Majesté, répliqua Fouquet ; j’ai
dépensé seize cent mille livres à cette opération.
– Pour quoi faire ? répliqua froidement Louis
qui avait puisé de l’initiative dans un regard
haineux de l’intendant.
– Pour un but assez facile à saisir, répondit
Fouquet, Votre Majesté était en froid avec la
Grande-Bretagne.
– Oui ; mais depuis la restauration du roi
Charles II, j’ai fait alliance avec elle.
– Depuis un mois, sire, Votre Majesté l’a bien

475
dit ; mais il y a près de six mois que les
fortifications de Belle-Île sont commencées.
– Alors elles sont devenues inutiles.
– Sire, des fortifications ne sont jamais
inutiles. J’avais fortifié Belle-Île contre MM.
Monck et Lambert et tous ces bourgeois de
Londres qui jouaient au soldat. Belle-Île se
trouvera toute fortifiée contre les Hollandais à qui
ou l’Angleterre ou Votre Majesté ne peut
manquer de faire la guerre.
Le roi se tut encore une fois et regarda en
dessous Colbert.
– Belle-Île, je crois, ajouta Louis, est à vous,
monsieur Fouquet ?
– Non, sire.
– À qui donc alors ?
– À Votre Majesté.
Colbert fut saisi d’effroi comme si un gouffre
se fût ouvert sous ses pieds.
Louis tressaillit d’admiration, soit pour le
génie, soit pour le dévouement de Fouquet.

476
– Expliquez-vous, monsieur, dit-il.
– Rien de plus facile, sire ; Belle-Île est une
terre à moi ; je l’ai fortifiée de mes deniers ; mais
comme rien au monde ne peut s’opposer à ce
qu’un sujet fasse un humble présent à son roi,
j’offre à Votre Majesté la propriété de la terre
dont elle me laissera l’usufruit. Belle-Île, place de
guerre, doit être occupée par le roi ; Sa Majesté,
désormais, pourra y tenir une sûre garnison.
Colbert se laissa presque entièrement aller sur
le parquet glissant. Il eut besoin, pour ne pas
tomber, de se tenir aux colonnes de la boiserie.
– C’est une grande habileté d’homme de
guerre que vous avez témoignée là, monsieur, dit
Louis XIV.
– Sire, l’initiative n’est pas venue de moi,
répondit Fouquet ; beaucoup d’officiers me l’ont
inspirée ; les plans eux-mêmes ont été faits par un
ingénieur des plus distingués.
– Son nom ?
– M. du Vallon.
– M. du Vallon ? reprit Louis. Je ne le connais

477
pas. Il est fâcheux, monsieur Colbert, continua-t-
il, que je ne connaisse pas le nom des hommes de
talent qui honorent mon règne.
Et en disant ces mots, il se retourna vers
Colbert.
Celui-ci se sentait écrasé, la sueur lui coulait
du front, aucune parole ne se présentait à ses
lèvres, il souffrait un martyre inexprimable.
– Vous retiendrez ce nom, ajouta Louis XIV.
Colbert s’inclina, plus pâle que ses manchettes
de dentelles de Flandre.
Fouquet continua :
– Les maçonneries sont de mastic romain ; des
architectes me l’ont composé d’après les relations
de l’Antiquité.
– Et les canons ? demanda Louis.
– Oh ! sire, ceci regarde Votre Majesté, il ne
m’appartient pas de mettre des canons chez moi,
sans que Votre Majesté m’ait dit qu’elle était
chez elle.
Louis commençait à flotter indécis entre la

478
haine que lui inspirait cet homme si puissant et la
pitié que lui inspirait cet autre homme abattu, qui
lui semblait une contrefaçon du premier.
Mais la conscience de son devoir de roi
l’emporta sur les sentiments de l’homme.
Il allongea son doigt sur le papier.
– Ces plans ont dû vous coûter beaucoup
d’argent à exécuter ? dit-il.
– Je croyais avoir eu l’honneur de dire le
chiffre à Votre Majesté.
– Redites, je l’ai oublié.
– Seize cent mille livres.
– Seize cent mille livres ! Vous êtes
énormément riche, monsieur Fouquet.
– C’est Votre Majesté qui est riche, dit le
surintendant, puisque Belle-Île est à elle.
– Oui, merci ; mais si riche que je sois,
monsieur Fouquet...
Le roi s’arrêta.
– Eh bien ! sire ?... demanda le surintendant.

479
– Je prévois le moment où je manquerai
d’argent.
– Vous, sire ?
– Oui, moi.
– Et à quel moment donc ?
– Demain, par exemple.
– Que Votre Majesté me fasse l’honneur de
s’expliquer.
– Mon frère épouse Madame d’Angleterre.
– Eh bien, sire ?
– Eh bien ! je dois faire à la jeune princesse
une réception digne de la petite-fille de Henri IV.
– C’est trop juste, sire.
– J’ai donc besoin d’argent.
– Sans doute.
– Et il me faudrait...
Louis XIV hésita. La somme qu’il avait à
demander était juste celle qu’il avait été obligé de
refuser à Charles II.
Il se tourna vers Colbert pour qu’il donnât le

480
coup.
– Il me faudrait demain... répéta-t-il en
regardant Colbert.
– Un million, dit brutalement celui-ci enchanté
de reprendre sa revanche.
Fouquet tournait le dos à l’intendant pour
écouter le roi. Il ne se retourna même point et
attendit que le roi répétât ou plutôt murmurât :
– Un million.
– Oh ! sire, répondit dédaigneusement
Fouquet, un million ! que fera Votre Majesté
avec un million ?
– Il me semble cependant... dit Louis XIV.
– C’est ce qu’on dépense aux noces d’un petit
prince d’Allemagne.
– Monsieur...
– Il faut deux millions au moins à Votre
Majesté. Les chevaux seuls emporteront cinq cent
mille livres. J’aurai l’honneur d’envoyer ce soir
seize cent mille livres à Votre Majesté.
– Comment, dit le roi, seize cent mille livres !

481
– Attendez, sire, répondit Fouquet sans même
se retourner vers Colbert, je sais qu’il manque
quatre cent mille livres. Mais ce monsieur de
l’intendance (et par-dessus son épaule il montrait
du pouce Colbert, qui pâlissait derrière lui), mais
ce monsieur de l’intendance... a dans sa caisse
neuf cent mille livres à moi.
Le roi se retourna pour regarder Colbert.
– Mais... dit celui-ci.
– Monsieur, poursuivit Fouquet toujours
parlant indirectement à Colbert, Monsieur a reçu
il y a huit jours seize cent mille livres ; il a payé
cent mille livres aux gardes, soixante-quinze
mille aux hôpitaux, vingt-cinq mille aux Suisses,
cent trente mille aux vivres, mille aux armes, dix
mille aux menus frais ; je ne me trompe donc
point en comptant sur neuf cent mille livres qui
restent.
Alors, se tournant à demi vers Colbert, comme
fait un chef dédaigneux vers son inférieur :
– Ayez soin, monsieur, dit-il, que ces neuf
cent mille livres soient remises ce soir en or à Sa

482
Majesté.
– Mais, dit le roi, cela fera deux millions cinq
cent mille livres ?
– Sire, les cinq cent mille livres de plus seront
la monnaie de poche de Son Altesse Royale.
Vous entendez, monsieur Colbert, ce soir, avant
huit heures.
Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le
surintendant fit à reculons sa sortie sans honorer
d’un seul regard l’envieux auquel il venait
d’écraser à moitié la tête.
Colbert déchira de rage son point de Flandre et
mordit ses lèvres jusqu’au sang.
Fouquet n’était pas à la porte du cabinet que
l’huissier, passant à coté de lui, cria :
– Un courrier de Bretagne pour Sa Majesté.
– M. d’Herblay avait raison, murmura Fouquet
en tirant sa montre : une heure cinquante-cinq
minutes. Il était temps !

483
76

Où d’Artagnan finit par mettre enfin la


main sur son brevet de capitaine

Le lecteur sait d’avance qui l’huissier


annonçait en annonçant le messager de Bretagne.
Ce messager, il était facile de le reconnaître.
C’était d’Artagnan, l’habit poudreux, le visage
enflammé, les cheveux dégouttants de sueur, les
jambes roidies ; il levait péniblement les pieds à
la hauteur de chaque marche sur laquelle
résonnaient ses éperons ensanglantés.
Il apparut sur le seuil, au moment où le
franchissait M. le surintendant.
Fouquet salua avec un sourire celui qui, une
heure plus tôt, lui amenait la ruine ou la mort.
D’Artagnan trouva dans sa bonté d’âme et
dans son inépuisable vigueur corporelle assez de

484
présence d’esprit pour se rappeler le bon accueil
de cet homme ; il le salua donc aussi, bien plutôt
par bienveillance et par compassion que par
respect.
Il se sentit sur les lèvres ce mot qui tant de fois
avait été répété au duc de Guise : « Fuyez ! »
Mais prononcer ce mot, c’eût été trahir une
cause ; dire ce mot dans le cabinet du roi et
devant un huissier, c’eût été se perdre
gratuitement sans sauver personne.
D’Artagnan se contenta donc de saluer
Fouquet sans lui parler et entra.
En ce moment même, le roi flottait entre la
surprise où venaient de le jeter les dernières
paroles de Fouquet et le plaisir du retour de
d’Artagnan.
Sans être courtisan, d’Artagnan avait le regard
aussi sûr et aussi rapide que s’il l’eût été.
Il lut en entrant l’humiliation dévorante
imprimée au front de Colbert.
Il put même entendre ces mots que lui disait le
roi :

485
– Ah ! monsieur Colbert, vous aviez donc neuf
cent mille livres à la surintendance ?
Colbert, suffoqué, s’inclinait sans répondre.
Toute cette scène entra donc dans l’esprit de
d’Artagnan par les yeux et par les oreilles à la
fois.
Le premier mot de Louis XIV à son
mousquetaire, comme s’il eût voulu faire
opposition à ce qu’il disait en ce moment, fut un
bonjour affectueux.
Puis son second un congé à Colbert.
Ce dernier sortit du cabinet du roi, livide et
chancelant, tandis que d’Artagnan retroussait les
crocs de ses moustaches.
– J’aime à voir dans ce désordre un de mes
serviteurs, dit le roi, admirant la martiale
souillure des habits de son envoyé.
– En effet, sire, dit d’Artagnan, j’ai cru ma
présence assez urgente au Louvre pour me
présenter ainsi devant vous.
– Vous m’apportez donc de grandes nouvelles,
monsieur ? demanda le roi en souriant.

486
– Sire, voici la chose en deux mots : Belle-Île
est fortifiée, admirablement fortifiée ; Belle-Île a
une double enceinte, une citadelle, deux forts
détachés ; son port renferme trois corsaires, et ses
batteries de côte n’attendent plus que du canon.
– Je sais tout cela, monsieur, répondit le roi.
– Ah ! Votre Majesté sait tout cela ? fit le
mousquetaire stupéfait.
– J’ai le plan des fortifications de Belle-Île, dit
le roi.
– Votre Majesté a le plan ?...
– Le voici.
– En effet, sire, dit d’Artagnan, c’est bien cela,
et là-bas j’ai vu le pareil.
Le front de d’Artagnan se rembrunit.
– Ah ! je comprends, Votre Majesté ne s’est
pas fiée à moi seul, et elle a envoyé quelqu’un,
dit-il d’un ton plein de reproche.
– Qu’importe, monsieur, de quelle façon j’ai
appris ce que je sais, du moment où je sais ?
– Soit, sire, reprit le mousquetaire, sans

487
chercher même à déguiser son mécontentement ;
mais je me permettrai de dire à Votre Majesté
que ce n’était point la peine de me faire tant
courir, de risquer vingt fois de me rompre les os,
pour me saluer en arrivant ici d’une pareille
nouvelle. Sire, quand on se défie des gens, ou
quand on les croit insuffisants, on ne les emploie
pas.
Et d’Artagnan, par un mouvement tout
militaire, frappa du pied et fit tomber sur le
parquet une poussière sanglante.
Le roi le regardait et jouissait intérieurement
de son premier triomphe.
– Monsieur, dit-il au bout d’un instant, non
seulement Belle-Île m’est connue, mais encore
Belle-Île est à moi.
– C’est bon, c’est bon, sire ; je ne vous en
demande pas davantage, répondit d’Artagnan.
Mon congé !
– Comment ! votre congé ?
– Sans doute. Je suis trop fier pour manger le
pain du roi sans le gagner, ou plutôt pour le

488
gagner mal. Mon congé, sire !
– Oh ! oh !
– Mon congé, ou je le prends.
– Vous vous fâchez, monsieur ?
– Il y a de quoi, mordioux ! Je reste en selle
trente-deux heures, je cours jour et nuit, je fais
des prodiges de vitesse, j’arrive roide comme un
pendu, et un autre est arrivé avant moi ! Allons !
je suis un niais. Mon congé, sire !
– Monsieur d’Artagnan, dit Louis XIV en
appuyant sa main blanche sur le bras poudreux du
mousquetaire, ce que je viens de vous dire ne
nuira en rien à ce que je vous ai promis. Parole
donnée, parole tenue.
Et le jeune roi, allant droit à sa table, ouvrit un
tiroir et y prit un papier plié en quatre.
– Voici votre brevet de capitaine des
mousquetaires ; vous l’avez gagné, dit-il,
monsieur d’Artagnan.
D’Artagnan ouvrit vivement le papier et le
regarda à deux fois. Il ne pouvait en croire ses
yeux.

489
– Et ce brevet, continua le roi, vous est donné,
non seulement pour votre voyage à Belle-Île,
mais encore pour votre brave intervention à la
place de Grève. Là, en effet, vous m’avez servi
bien vaillamment.
– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, sans que sa
puissance sur lui-même pût empêcher une
certaine rougeur de lui monter aux yeux ; vous
savez aussi cela, sire ?
– Oui, je le sais.
Le roi avait le regard perçant et le jugement
infaillible, quand il s’agissait de lire dans une
conscience.
– Vous avez quelque chose, dit-il au
mousquetaire, quelque chose à dire et que vous
ne dites pas. Voyons, parlez franchement,
monsieur : vous savez que je vous ai dit, une fois
pour toutes, que vous aviez toute franchise avec
moi.
– Eh bien ! sire, ce que j’ai, c’est que
j’aimerais mieux être nommé capitaine des
mousquetaires pour avoir chargé à la tête de ma

490
compagnie, fait taire une batterie ou pris une
ville, que pour avoir fait pendre deux
malheureux.
– Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là ?
– Et pourquoi Votre Majesté me
soupçonnerait-elle de dissimulation, je le lui
demande ?
– Parce que, si je vous connais bien, monsieur,
vous ne pouvez vous repentir d’avoir tiré l’épée
pour moi.
– Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, sire, et
grandement ; oui, je me repens d’avoir tiré l’épée
à cause des résultats que cette action a amenés ;
ces pauvres gens qui sont morts, sire, n’étaient ni
vos ennemis ni les miens, et ils ne se défendaient
pas.
Le roi garda un moment le silence.
– Et votre compagnon, monsieur d’Artagnan,
partage-t-il votre repentir ?
– Mon compagnon ?
– Oui, vous n’étiez pas seul, ce me semble.

491
– Seul ? où cela ?
– À la place de Grève.
– Non, sire, non, dit d’Artagnan, rougissant à
ce soupçon que le roi pouvait avoir l’idée que lui,
d’Artagnan, avait voulu accaparer pour lui seul la
gloire qui revenait à Raoul ; non, mordioux ! et,
comme dit Votre Majesté ? j’avais un
compagnon, et même un bon compagnon.
– Un jeune homme ?
– Oui, sire, un jeune homme. Oh ! mais j’en
fais compliment à Votre Majesté, elle est aussi
bien informée du dehors que du dedans. C’est M.
Colbert qui fait au roi tous ces beaux rapports ?
– M. Colbert ne m’a dit que du bien de vous,
monsieur d’Artagnan, et il eût été malvenu à
m’en dire autre chose.
– Ah ! c’est heureux !
– Mais il a dit aussi beaucoup de bien de ce
jeune homme.
– Et c’est justice, dit le mousquetaire.
– Enfin, il paraît que ce jeune homme est un

492
brave, dit Louis XIV, pour aiguiser ce sentiment
qu’il prenait pour du dépit.
– Un brave, oui, sire, répéta d’Artagnan,
enchanté, de son côté, de pousser le roi sur le
compte de Raoul.
– Savez-vous son nom ?
– Mais je pense...
– Vous le connaissez donc ?
– Depuis à peu près vingt-cinq ans, oui, sire.
– Mais il a vingt-cinq ans à peine ! s’écria le
roi.
– Eh bien ! sire, je le connais depuis sa
naissance, voilà tout1.
– Vous m’affirmez cela ?
– Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté
m’interroge avec une défiance dans laquelle je
reconnais un tout autre caractère que le sien. M.
Colbert, qui vous a si bien instruit, a-t-il donc

1
D’Artagnan ne découvre l’existence de Raoul que
lorsqu’il a quinze ans, en 1648. Voir Vingt Ans après, chap.
XV.

493
oublié de vous dire que ce jeune homme était le
fils de mon ami intime ?
– Le vicomte de Bragelonne ?
– Eh ! certainement, sire : le vicomte de
Bragelonne a pour père M. le comte de La Fère,
qui a si puissamment aidé à la restauration du roi
Charles II. Oh ! Bragelonne est d’une race de
vaillants, sire.
– Alors il est le fils de ce seigneur qui m’est
venu trouver, ou plutôt qui est venu trouver M. de
Mazarin, de la part du roi Charles II, pour nous
offrir son alliance1 ?
– Justement.
– Et c’est un brave que ce comte de La Fère,
dites-vous ?
– Sire, c’est un homme qui a plus de fois tiré
l’épée pour le roi votre père qu’il n’y a encore de
jours dans la vie bienheureuse de Votre Majesté.
Ce fut Louis XIV qui se mordit les lèvres à
son tour.

1
Voir chap. XL.

494
– Bien, monsieur d’Artagnan, bien ! Et M. le
comte de La Fère est votre ami ?
– Mais depuis tantôt quarante ans, oui, sire.
Votre Majesté voit que je ne lui parle pas d’hier.
– Seriez-vous content de voir ce jeune homme,
monsieur d’Artagnan ?
– Enchanté, sire.
Le roi frappa sur son timbre. Un huissier
parut.
– Appelez M. de Bragelonne, dit le roi.
– Ah ! ah ! il est ici ? fit d’Artagnan.
– Il est de garde aujourd’hui au Louvre avec la
compagnie des gentilshommes de M. le Prince.
Le roi achevait à peine, quand Raoul se
présenta, et, voyant d’Artagnan, lui sourit de ce
charmant sourire qui ne se trouve que sur les
lèvres de la jeunesse.
– Allons, allons, dit familièrement d’Artagnan
à Raoul, le roi permet que tu m’embrasses ;
seulement, dis à Sa Majesté que tu la remercies.
Raoul s’inclina si gracieusement, que Louis, à

495
qui toutes les supériorités savaient plaire
lorsqu’elles n’affectaient rien contre la sienne,
admira cette beauté, cette vigueur et cette
modestie.
– Monsieur, dit le roi s’adressant à Raoul, j’ai
demandé à M. le prince qu’il veuille bien vous
céder à moi ; j’ai reçu sa réponse ; vous
m’appartenez donc dès ce matin. M. le prince
était bon maître ; mais j’espère bien que vous ne
perdez pas au change.
– Oui, oui, Raoul, sois tranquille, le roi a du
bon, dit d’Artagnan, qui avait deviné le caractère
de Louis et qui jouait avec son amour-propre
dans certaines limites, bien entendu, réservant
toujours les convenances et flattant, lors même
qu’il semblait railler.
– Sire, dit alors Bragelonne d’une voix douce
et pleine de charmes, avec cette élocution
naturelle et facile qu’il tenait de son père ; sire, ce
n’est point d’aujourd’hui que je suis à Votre
Majesté.
– Oh ! je sais cela, dit le roi, et vous voulez
parler de votre expédition de la place de Grève.

496
Ce jour-là, en effet, vous fûtes bien à moi,
monsieur.
– Sire, ce n’est point non plus de ce jour que je
parle ; il ne me siérait point de rappeler un
service si mince en présence d’un homme comme
M. d’Artagnan ; je voulais parler d’une
circonstance qui a fait époque dans ma vie et qui
m’a consacré, dès l’âge de seize ans, au service
dévoué de Votre Majesté.
– Ah ! ah ! dit le roi, et quelle est cette
circonstance, dites, monsieur ?
– La voici... Lorsque je partis pour ma
première campagne, c’est-à-dire pour rejoindre
l’armée de M. le prince, M. le comte de La Fère
me vint conduire jusqu’à Saint-Denis, où les
restes du roi Louis XIII attendent, sur les derniers
degrés de la basilique funèbre, un successeur que
Dieu ne lui enverra point, je l’espère avant
longues années. Alors il me fit jurer sur la cendre
de mes maîtres de servir la royauté, représentée
par vous, incarnée en vous, sire, de la servir en
pensées, en paroles et en action. Je jurai, Dieu et

497
les morts ont reçu mon serment1.
Depuis dix ans, sire, je n’ai point eu aussi
souvent que je l’eusse désiré l’occasion de le
tenir : je suis un soldat de Votre Majesté, pas
autre chose, et en m’appelant près d’elle, elle ne
me fait pas changer de maître, mais seulement de
garnison.
Raoul se tut et s’inclina.
Il avait fini, que Louis XIV écoutait encore.
– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, c’est bien
dit, n’est-ce pas, Votre Majesté ? Bonne race,
sire, grande race !
– Oui, murmura le roi ému, sans oser
cependant manifester son émotion, car elle
n’avait d’autre cause que le contact d’une nature
éminemment aristocratique. Oui, monsieur, vous
dites vrai ; partout où vous étiez, vous étiez au
roi. Mais en changeant de garnison, vous
trouverez, croyez-moi, un avancement dont vous
êtes digne.

1
Voir Vingt Ans après, chap. XXVI.

498
Raoul vit que là s’arrêtait ce que le roi avait à
lui dire. Et avec le tact parfait qui caractérisait
cette nature exquise, il s’inclina et sortit.
– Vous reste-t-il encore quelque chose à
m’apprendre, monsieur ? dit le roi lorsqu’il se
retrouva seul avec d’Artagnan.
– Oui, sire et j’avais gardé cette nouvelle pour
la dernière, car elle est triste et va vêtir la royauté
européenne de deuil.
– Que me dites-vous ?
– Sire, en passant à Blois, un mot, un triste
mot, écho du palais, est venu frapper mon oreille.
– En vérité, vous m’effrayez, monsieur
d’Artagnan.
– Sire, ce mot était prononcé par un piqueur
qui portait un crêpe au bras.
– Mon oncle Gaston d’Orléans, peut-être ?
– Sire, il a rendu le dernier soupir.
– Et je ne suis pas prévenu1 ! s’écria le roi,

1
La cour apprit la nouvelle de la mort de Gaston d’Orléans

499
dont la susceptibilité royale voyait une insulte
dans l’absence de cette nouvelle.
– Oh ! ne vous fâchez point, sire, dit
d’Artagnan, les courriers de Paris, les courriers
du monde entier ne vont point comme votre
serviteur ; le courrier de Blois ne sera pas ici
avant deux heures, et il court bien, je vous en
réponds, attendu que je ne l’ai rejoint qu’au-delà
d’Orléans.
– Mon oncle Gaston, murmura Louis en
appuyant la main sur son front et en enfermant
dans ces trois mots tout ce que sa mémoire lui
rappelait à ce nom de sentiments opposés.
– Eh ! oui, sire, c’est ainsi, dit
philosophiquement d’Artagnan, répondant à la
pensée royale ; le passé s’envole.
– C’est vrai, monsieur, c’est vrai ; mais il nous
reste, Dieu merci, l’avenir, et nous tâcherons de
ne pas le faire trop sombre.
– Je m’en rapporte pour cela à Votre Majesté,

à Aix-en-Provence (février 1660). Voir Mlle de Montpensier,


Mémoires.

500
dit le mousquetaire en s’inclinant. Et
maintenant...
– Oui, vous avez raison, monsieur, j’oublie les
cent dix lieues que vous venez de faire. Allez,
monsieur, prenez soin d’un de mes meilleurs
soldats, et, quand vous serez reposé, venez vous
mettre à mes ordres.
– Sire, absent ou présent, j’y suis toujours.
D’Artagnan s’inclina et sortit.
Puis, comme s’il fût arrivé de Fontainebleau
seulement, il se mit à arpenter le Louvre pour
rejoindre Bragelonne.

501
77

Un amoureux et une maîtresse

Tandis que les cires brûlaient dans le château


de Blois autour du corps inanimé de Gaston
d’Orléans, ce dernier représentant du passé ;
tandis que les bourgeois de la ville faisaient son
épitaphe, qui était loin d’être un panégyrique ;
tandis que Madame douairière ne se souvenait
plus que pendant ses jeunes années elle avait
aimé ce cadavre gisant, au point de fuir pour le
suivre le palais paternel1 et faisait, à vingt pas de

1
Réfugié chez le duc de Lorraine (mars 1631), Gaston
d’Orléans s’allia à lui et épousa sa soeur Marguerite dans la nuit
du 2 au 3 janvier 1632 à Nancy ; cependant, Louis XIII
attaquait la Lorraine : Gaston s’enfuit aussitôt à Bruxelles ; six
mois plus tard, le 3 septembre, Marguerite s’évada à son tour de
Nancy, bouclé par les armées françaises, pour rejoindre son
mari. Madame ne vit son mariage reconnu qu’après la mort de
Richelieu.

502
la salle funèbre, ses petits calculs d’intérêt et ses
petits sacrifices d’orgueil, d’autres intérêts et
d’autres orgueils s’agitaient dans toutes les
parties du château où avait pu pénétrer une âme
vivante.
Ni les sons lugubres des cloches, ni les voix
des chantres, ni l’éclat des cierges à travers les
vitres, ni les préparatifs de l’ensevelissement
n’avaient le pouvoir de distraire deux personnes
placées à une fenêtre de la cour intérieure, fenêtre
que nous connaissons déjà et qui éclairait une
chambre faisant partie de ce qu’on appelait les
petits appartements.
Au reste, un rayon joyeux de soleil, car le
soleil paraissait fort peu s’inquiéter de la perte
que venait de faire la France, un rayon joyeux de
soleil, disons-nous, descendait sur eux, tirant les
parfums des fleurs voisines et animant les
murailles elles-mêmes.
Ces deux personnes si occupées, non de la
mort du duc, mais de la conversation qui était la
suite de cette mort, ces deux personnes étaient
une jeune fille et un jeune homme.

503
Ce dernier personnage, garçon de vingt-cinq à
vingt-six ans à peu près, à la mine tantôt éveillée,
tantôt sournoise, faisait jouer à propos deux yeux
immenses recouverts de longs cils, était petit et
brun de peau ; il souriait avec une bouche
énorme, mais bien meublée, et son menton
pointu, qui semblait jouir d’une mobilité que la
nature n’accorde pas d’ordinaire à cette portion
de visage, s’allongeait parfois très
amoureusement vers son interlocutrice, qui,
disons-le, ne se reculait pas toujours aussi
rapidement que les strictes bienséances avaient le
droit de l’exiger.
La jeune fille, nous la connaissons, car nous
l’avons déjà vue à cette même fenêtre, à la lueur
de ce même soleil ; la jeune fille offrait un
singulier mélange de finesse et de réflexion : elle
était charmante quand elle riait, belle quand elle
devenait sérieuse ; mais, hâtons-nous de le dire,
elle était plus souvent charmante que belle.
Les deux personnes paraissaient avoir atteint
le point culminant d’une discussion moitié
railleuse, moitié grave.

504
– Voyons, monsieur Malicorne, disait la jeune
fille, vous plaît-il enfin que nous parlions raison ?
– Vous croyez que c’est facile, mademoiselle
Aure, répliqua le jeune homme. Faire ce qu’on
veut, quand on ne peut faire ce que l’on peut...
– Bon ! le voilà qui s’embrouille dans ses
phrases.
– Moi ?
– Oui, vous ; voyons, quittez cette logique de
procureur, mon cher.
– Encore une chose impossible. Clerc je suis,
mademoiselle de Montalais.
– Demoiselle je suis, monsieur Malicorne.
– Hélas ! je le sais bien, et vous m’accablez
par la distance ; aussi, je ne vous dirai rien.
– Mais non, je ne vous accable pas ; dites ce
que vous avez à me dire, dites, je le veux !
– Eh bien ! je vous obéis.
– C’est bien heureux, vraiment !
– Monsieur est mort.

505
– Ah ! peste, voilà du nouveau ! Et d’où
arrivez-vous pour nous dire cela ?
– J’arrive d’Orléans, mademoiselle.
– Et c’est la seule nouvelle que vous
apportez ?
– Oh ! non pas... J’arrive aussi pour vous dire
que Madame Henriette d’Angleterre arrive pour
épouser le frère de Sa Majesté.
– En vérité, Malicorne, vous êtes
insupportable avec vos nouvelles du siècle passé ;
voyons, si vous prenez aussi cette mauvaise
habitude de vous moquer, je vous ferai jeter
dehors.
– Oh !
– Oui, car vraiment vous m’exaspérez.
– Là ! là ! patience, mademoiselle.
– Vous vous faites valoir ainsi. Je sais bien
pourquoi, allez...
– Dites, et je vous répondrai franchement oui,
si la chose est vraie.
– Vous savez que j’ai envie de cette

506
commission de dame d’honneur que j’ai eu la
sottise de vous demander, et vous ménagez votre
crédit.
– Moi ?
Malicorne abaissa ses paupières, joignit les
mains et prit son air sournois.
– Et quel crédit un pauvre clerc de procureur
saurait-il avoir, je vous le demande ?
– Votre père n’a pas pour rien vingt mille
livres de rente, monsieur Malicorne.
– Fortune de province, mademoiselle de
Montalais.
– Votre père n’est pas pour rien dans les
secrets de M. le prince.
– Avantage qui se borne à prêter de l’argent à
Monseigneur.
– En un mot, vous n’êtes pas pour rien le plus
rusé compère de la province.
– Vous me flattez.
– Moi ?
– Oui, vous.

507
– Comment cela ?
– Puisque c’est moi qui vous soutiens que je
n’ai point de crédit, et vous qui me soutenez que
j’en ai.
– Enfin, ma commission ?
– Eh bien ! votre commission ?
– L’aurai-je ou ne l’aurai-je pas ?
– Vous l’aurez.
– Mais quand ?
– Quand vous voudrez.
– Où est-elle, alors ?
– Dans ma poche.
– Comment ! dans votre poche ?
– Oui.
Et, en effet, avec son sourire narquois,
Malicorne tira de sa poche une lettre dont la
Montalais s’empara comme d’une proie et qu’elle
lut avec avidité.
À mesure qu’elle lisait, son visage s’éclairait.
– Malicorne ! s’écria-t-elle après avoir lu, en

508
vérité vous êtes un bon garçon.
– Pourquoi cela, mademoiselle ?
– Parce que vous auriez pu vous faire payer
cette commission et que vous ne l’avez pas fait.
Et elle éclata de rire, croyant décontenancer le
clerc.
Mais Malicorne soutint bravement l’attaque.
– Je ne vous comprends pas, dit-il.
Ce fut Montalais qui fut décontenancée à son
tour.
– Je vous ai déclaré mes sentiments, continua
Malicorne ; vous m’avez dit trois fois en riant
que vous ne m’aimiez pas ; vous m’avez
embrassé une fois sans rire, c’est tout ce qu’il me
faut.
– Tout ? fit la fière et coquette Montalais d’un
ton où perçait l’orgueil blessé.
– Absolument tout, mademoiselle, répliqua
Malicorne.
– Ah !
Ce monosyllabe indiquait autant de colère que

509
le jeune homme eût pu attendre de
reconnaissance.
Il secoua tranquillement la tête.
– Écoutez, Montalais, dit-il sans s’inquiéter si
cette familiarité plaisait ou non à sa maîtresse, ne
discutons point là-dessus.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, depuis un an que je vous connais,
vous m’eussiez mis à la porte vingt fois si je ne
vous plaisais pas.
– En vérité ! Et à quel propos vous eussé-je
mis à la porte ?
– Parce que j’ai été assez impertinent pour
cela.
– Oh ! cela, c’est vrai.
– Vous voyez bien que vous êtes forcée de
l’avouer, fit Malicorne.
– Monsieur Malicorne !
– Ne nous fâchons pas ; donc, si vous m’avez
conservé, ce n’est pas sans cause.
– Ce n’est pas au moins parce que je vous

510
aime ! s’écria Montalais.
– D’accord. Je vous dirai même qu’en ce
moment je suis certain que vous m’exécrez.
– Oh ! vous n’avez jamais dit si vrai.
– Bien ! Moi, je vous déteste.
– Ah ! je prends acte.
– Prenez. Vous me trouvez brutal et sot ; je
vous trouve, moi, la voix dure et le visage
décomposé par la colère. En ce moment, vous
vous jetteriez par cette fenêtre plutôt que de me
laisser baiser le bout de votre doigt ; moi, je me
précipiterais du haut du clocheton plutôt que de
toucher le bas de votre robe. Mais dans cinq
minutes vous m’aimerez, et moi, je vous adorerai.
Oh ! c’est comme cela.
– J’en doute.
– Et moi, j’en jure.
– Fat !
– Et puis ce n’est point la véritable raison ;
vous avez besoin de moi, Aure, et moi, de vous.
Quand il vous plaît d’être gaie, je vous fais rire ;

511
quand il me sied d’être amoureux, je vous
regarde. Je vous ai donné une commission de
dame d’honneur que vous désiriez ; vous m’allez
donner tout à l’heure quelque chose que je
désirerai.
– Moi ?
– Vous ! mais en ce moment, ma chère Aure,
je vous déclare que je ne désire absolument rien ;
ainsi, soyez tranquille.
– Vous êtes un homme odieux, Malicorne ;
j’allais me réjouir de cette commission, et voilà
que vous m’ôtez toute ma joie.
– Bon ! il n’y a point de temps perdu ; vous
vous réjouirez quand je serai parti.
– Partez donc, alors...
– Soit ; mais, auparavant, un conseil...
– Lequel ?
– Reprenez votre belle humeur ; vous devenez
laide quand vous boudez.
– Grossier !
– Allons, disons-nous nos vérités tandis que

512
nous y sommes.
– Ô Malicorne ! ô mauvais cœur !
– Ô Montalais ! ô ingrate !
Et le jeune homme s’accouda tranquillement
sur l’appui de la fenêtre.
Montalais prit un livre et l’ouvrit.
Malicorne se redressa, brossa son feutre avec
sa manche et défripa son pourpoint noir.
Montalais, tout en faisant semblant de lire, le
regardait du coin de l’œil.
– Bon ! s’écria-t-elle furieuse, le voilà qui
prend son air respectueux. Il va bouder pendant
huit jours.
– Quinze, mademoiselle, dit Malicorne en
s’inclinant.
Montalais s’avança sur lui le poing crispé.
– Monstre ! dit-elle. Oh ! si j’étais un homme !
– Que me feriez-vous ?
– Je t’étranglerais !
– Ah ! fort bien, dit Malicorne ; je crois que je

513
commence à désirer quelque chose.
– Et que désirez-vous, monsieur le démon !
Que je perde mon âme par la colère ?

Malicorne roulait respectueusement son


chapeau entre ses doigts ; mais tout à coup il
laissa tomber son chapeau, saisit la jeune fille par
les deux épaules, l’approcha de lui et appuya sur
ses lèvres deux lèvres bien ardentes pour un
homme ayant la prétention d’être si indifférent.
Aure voulut pousser un cri, mais ce cri
s’éteignit dans le baiser.
Nerveuse et irritée, la jeune fille repoussa
Malicorne contre la muraille.
– Bon ! dit philosophiquement Malicorne, en
voilà pour six semaines ; adieu, mademoiselle !
agréez mon très humble salut.
Et il fit trois pas pour se retirer.
– Eh bien ! non, vous ne sortirez pas ! s’écria
Montalais en frappant du pied ; restez ! je vous
l’ordonne !

514
– Vous l’ordonnez ?
– Oui ; ne suis-je pas la maîtresse ?
– De mon âme et de mon esprit, sans aucun
doute.
– Belle propriété, ma foi ! L’âme est sotte et
l’esprit est sec.
– Prenez garde, Montalais, je vous connais, dit
Malicorne ; vous allez vous reprendre d’amour
pour votre serviteur.
– Eh bien ! oui, dit-elle en se pendant à son
cou avec une enfantine indolence bien plus
qu’avec un voluptueux abandon ; eh bien ! oui,
car il faut que je vous remercie, enfin.
– Et de quoi ?
– De cette commission ; n’est-ce pas tout mon
avenir ?
– Et tout le mien.
Montalais le regarda.
– C’est affreux, dit-elle, de ne jamais pouvoir
deviner si vous parlez sérieusement.
– On ne peut plus sérieusement ; j’allais à

515
Paris, vous y allez, nous y allons.
– Alors, c’est par ce seul motif que vous
m’avez servie, égoïste ?
– Que voulez-vous, Aure, je ne puis me passer
de vous.
– Eh bien ! en vérité, c’est comme moi ; vous
êtes cependant, il faut l’avouer, un bien méchant
cœur !
– Aure, ma chère Aure, prenez garde ; si vous
retombez dans les injures, vous savez l’effet
qu’elles me produisent, et je vais vous adorer.
Et, tout en disant ces paroles, Malicorne
rapprocha une seconde fois la jeune fille de lui.
Au même instant un pas retentit dans
l’escalier.
Les jeunes gens étaient si rapprochés qu’on les
eût surpris dans les bras l’un de l’autre, si
Montalais n’eût violemment repoussé Malicorne,
lequel alla frapper du dos la porte, qui s’ouvrait
en ce moment.
Un grand cri, suivi d’injures, retentit aussitôt.

516
C’était Mme de Saint-Remy qui poussait ce cri
et qui proférait ces injures : le malheureux
Malicorne venait de l’écraser à moitié entre la
muraille et la porte qu’elle entrouvrait.
– C’est encore ce vaurien ! s’écria la vieille
dame ; toujours là !
– Ah ! madame, répondit Malicorne d’une
voix respectueuse, il y a huit grands jours que je
ne suis venu ici.

517
78

Où l’on voit enfin reparaître la


véritable héroïne de cette histoire

Derrière Mme de Saint-Remy montait Mlle de


La Vallière.
Elle entendit l’explosion de la colère
maternelle, et comme elle en devinait la cause,
elle entra toute tremblante dans la chambre et
aperçut le malheureux Malicorne, dont la
contenance désespérée eût attendri ou égayé
quiconque l’eût observé de sang-froid.
En effet, il s’était vivement retranché derrière
une grande chaise, comme pour éviter les
premiers assauts de Mme de Saint-Remy ; il
n’espérait pas la fléchir par la parole, car elle
parlait plus haut que lui et sans interruption, mais
il comptait sur l’éloquence de ses gestes.

518
La vieille dame n’écoutait et ne voyait rien ;
Malicorne, depuis longtemps, était une des ses
antipathies. Mais sa colère était trop grande pour
ne pas déborder de Malicorne sur sa complice.
Montalais eut son tour.
– Et vous, mademoiselle, et vous, comptez-
vous que je n’avertirai point Madame de ce qui se
passe chez une de ses filles d’honneur ?
– Oh ! ma mère, s’écria Mlle de La Vallière,
par grâce, épargnez Aure !
– Taisez-vous, mademoiselle, et ne vous
fatiguez pas inutilement à intercéder pour des
sujets indignes ; qu’une fille honnête comme
vous subisse le mauvais exemple, c’est déjà
certes un assez grand malheur ; mais qu’elle
l’autorise par son indulgence, c’est ce que je ne
souffrirai pas.
– Mais, en vérité, dit Montalais se rebellant
enfin, je ne sais pas sous quel prétexte vous me
traitez ainsi ; je ne fais point de mal, je suppose ?
– Et ce grand fainéant, mademoiselle, reprit
me
M de Saint-Remy montrant Malicorne, est-il ici

519
pour faire le bien ? je vous le demande.
– Il n’est ici ni pour le bien ni pour le mal,
madame ; il vient me voir, voilà tout.
– C’est bien, c’est bien, dit Mme de Saint-
Remy ; Son Altesse Royale sera instruite, et elle
jugera.
– En tout cas, je ne vois pas pourquoi,
répondit Montalais, il serait défendu à M.
Malicorne d’avoir dessein sur moi, si son dessein
est honnête.
– Dessein honnête, avec une pareille figure !
s’écria Mme de Saint-Remy.
– Je vous remercie au nom de ma figure,
madame, dit Malicorne.
– Venez, ma fille, venez, continua Mme de
Saint-Remy ; allons prévenir Madame qu’au
moment même où elle pleure un époux, au
moment où nous pleurons un maître dans ce
vieux château de Blois, séjour de la douleur, il y a
des gens qui s’amusent et se réjouissent.
– Oh ! firent d’un seul mouvement les deux
accusés.

520
– Une fille d’honneur ! une fille d’honneur !
s’écria la vieille dame en levant les mains au ciel.
– Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, madame,
dit Montalais exaspérée ; je ne suis plus fille
d’honneur, de Madame du moins.
– Vous donnez votre démission,
mademoiselle ? Très bien ! je ne puis
qu’applaudir à une telle détermination et j’y
applaudis.
– Je ne donne point ma démission, madame ;
je prends un autre service, voilà tout.
– Dans la bourgeoisie ou dans la robe ?
demanda Mme de Saint-Remy avec dédain.
– Apprenez, madame, dit Montalais, que je ne
suis point fille à servir des bourgeoises ni des
robines, et qu’au lieu de la cour misérable où
vous végétez, je vais habiter une cour presque
royale.
– Ah ! ah ! une cour royale, dit Mme de Saint-
Remy en se forçant pour rire ; une cour royale,
qu’en pensez-vous, ma fille ?
Et elle se retournait vers Mlle de La Vallière,

521
qu’elle voulait à toute force entraîner contre
Montalais, et qui, au lieu d’obéir à l’impulsion de
Mme de Saint-Remy, regardait tantôt sa mère,
tantôt Montalais avec ses beaux yeux
conciliateurs.
– Je n’ai point dit une cour royale, madame,
répondit Montalais, parce que Madame Henriette
d’Angleterre, qui va devenir la femme de Son
Altesse Royale Monsieur, n’est point une reine.
J’ai dit presque royale, et j’ai dit juste,
puisqu’elle va être la belle-sœur du roi.
La foudre tombant sur le château de Blois
n’eût point étourdi Mme de Saint Remy comme le
fit cette dernière phrase de Montalais.
– Que parlez-vous de Son Altesse Royale
Madame Henriette ? balbutia la vieille dame.
– Je dis que je vais entrer chez elle comme
demoiselle d’honneur : voilà ce que je dis.
– Comme demoiselle d’honneur ! s’écrièrent à
la fois Mme de Saint-Remy avec désespoir et Mlle
de La Vallière avec joie.
– Oui, madame, comme demoiselle d’honneur.

522
La vieille dame baissa la tête comme si le
coup eût été trop fort pour elle.
Cependant, presque aussitôt elle se redressa
pour lancer un dernier projectile à son adversaire.
– Oh ! oh ! dit-elle, on parle beaucoup de ces
sortes de promesses à l’avance, on se flatte
souvent d’espérances folles, et au dernier
moment, lorsqu’il s’agit de tenir ces promesses,
de réaliser ces espérances, on est tout surpris de
se voir réduire en vapeur le grand crédit sur
lequel on comptait.
– Oh ! madame, le crédit de mon protecteur, à
moi, est incontestable, et ses promesses valent
des actes.
– Et ce protecteur si puissant, serait-ce
indiscret de vous demander son nom ?
– Oh ! mon Dieu, non ; c’est Monsieur que
voilà, dit Montalais en montrant Malicorne, qui,
pendant toute cette scène, avait conservé le plus
imperturbable sang-froid et la plus comique
dignité.
– Monsieur ! s’écria Mme de Saint-Remy avec

523
une explosion d’hilarité, Monsieur est votre
protecteur ! Cet homme dont le crédit est si
puissant, dont les promesses valent des actes,
c’est M. Malicorne ?
Malicorne salua.
Quant à Montalais, pour toute réponse elle tira
le brevet de sa poche, et le montrant à la vieille
dame :
– Voici le brevet, dit-elle.
Pour le coup, tout fut fini. Dès qu’elle eut
parcouru du regard le bienheureux parchemin, la
bonne dame joignit les mains, une expression
indicible d’envie et de désespoir contracta son
visage, et elle fut obligée de s’asseoir pour ne
point s’évanouir.

Montalais n’était point assez méchante pour se


réjouir outre mesure de sa victoire et accabler
l’ennemi vaincu, surtout lorsque cet ennemi
c’était la mère de son amie ; elle usa donc, mais
n’abusa point du triomphe.
Malicorne fut moins généreux ; il prit des

524
poses nobles sur son fauteuil et s’étendit avec une
familiarité qui, deux heures plus tôt, lui eût attiré
la menace du bâton.
– Dame d’honneur de la jeune Madame !
répétait Mme de Saint-Remy, encore mal
convaincue.
– Oui, madame, et par la protection de M.
Malicorne, encore.
– C’est incroyable ! répétait la vieille dame ;
n’est-ce pas, Louise, que c’est incroyable ?
Mais Louise ne répondit pas ; elle était
inclinée, rêveuse, presque affligée ; une main sur
son beau front, elle soupirait.
– Enfin, monsieur, dit tout à coup Mme de
Saint-Remy, comment avez vous fait pour obtenir
cette charge ?
– Je l’ai demandée madame.
– À qui ?
– À un de mes amis.
– Et vous avez des amis assez bien en cour
pour vous donner de pareilles preuves de crédit ?

525
– Dame ! il paraît.
– Et peut-on savoir le nom de ces amis ?
– Je n’ai pas dit que j’eusse plusieurs amis
madame, j’ai dit un ami.
– Et cet ami s’appelle ?
– Peste ! madame, comme vous y allez !
Quand on a un ami aussi puissant que le mien, on
ne le produit pas comme cela au grand jour pour
qu’on vous le vole.
– Vous avez raison, monsieur, de taire le nom
de cet ami car je crois qu’il vous serait difficile
de le dire.
– En tout cas, dit Montalais, si l’ami n’existe
pas, le brevet existe, et voilà qui tranche la
question.
– Alors je conçois, dit Mme de Saint-Remy
avec le sourire gracieux du chat qui va griffer,
quand j’ai trouvé Monsieur chez vous tout à
l’heure...
– Eh bien ?
– Il vous apportait votre brevet.

526
– Justement, madame, vous avez deviné.
– Mais c’était on ne peut plus moral, alors.
– Je le crois, madame.
– Et j’ai eu tort, à ce qu’il paraît, de vous faire
des reproches, mademoiselle.
– Très grand tort, madame ; mais je suis
tellement habituée à vos reproches, que je vous
les pardonne.
– En ce cas, allons-nous-en, Louise ; nous
n’avons plus qu’à nous retirer. Eh bien ?
– Madame ! fit La Vallière en tressaillant,
vous dites ?
– Tu n’écoutais pas, à ce qu’il paraît, mon
enfant ?
– Non, madame, je pensais.
– Et à quoi ?
– À mille choses.
– Tu ne m’en veux pas au moins, Louise ?
s’écria Montalais lui prenant la main.
– Et de quoi t’en voudrais-je, ma chère Aure ?

527
répondit la jeune fille avec sa voix douce comme
une musique.
– Dame ! reprit Mme de Saint-Remy, quand
elle vous en voudrait un peu, pauvre enfant ! elle
n’aurait pas tout à fait tort.
– Et pourquoi m’en voudrait-elle, bon Dieu ?
– Il me semble qu’elle est d’aussi bonne
famille et aussi jolie que vous.
– Ma mère ! s’écria Louise.
– Plus jolie cent fois, madame ; de meilleure
famille, non ; mais cela ne me dit point pourquoi
Louise doit m’en vouloir.
– Croyez-vous donc que ce soit si amusant
pour elle de s’enterrer à Blois quand vous allez
briller à Paris ?
– Mais, madame, ce n’est point moi qui
empêche Louise de m’y suivre, à Paris ; au
contraire, je serais certes bien heureuse qu’elle y
vînt.
– Mais il me semble que M. Malicorne, qui est
tout-puissant à la cour...

528
– Ah ! tant pis, madame, fit Malicorne, chacun
pour soi en ce pauvre monde.
– Malicorne ! fit Montalais.
Puis, se baissant vers le jeune homme :
– Occupez Mme de Saint-Remy, soit en
disputant, soit en vous raccommodant avec elle ;
il faut que je cause avec Louise.
Et, en même temps, une douce pression de
main récompensait Malicorne de sa future
obéissance.
Malicorne se rapprocha tout grognant de Mme
de Saint-Remy, tandis que Montalais disait à son
amie, en lui jetant un bras autour du cou :
– Qu’as-tu ? Voyons ! Est-il vrai que tu ne
m’aimeras plus parce que je brillerai, comme dit
ta mère ?
– Oh ! non, répondit la jeune fille retenant à
peine ses larmes ; je suis bien heureuse de ton
bonheur, au contraire.
– Heureuse ! et l’on dirait que tu es prête à
pleurer.

529
– Ne pleure-t-on que d’envie ?
– Ah ! oui, je comprends, je vais à Paris, et ce
mot « Paris » te rappelait certain cavalier.
– Aure !
– Certain cavalier qui, autrefois, habitait Blois,
et qui aujourd’hui habite Paris.
– Je ne sais, en vérité, ce que j’ai, mais
j’étouffe.
– Pleure alors, puisque tu ne peux pas me
sourire.
Louise releva son visage si doux que des
larmes, roulant l’une après l’autre, illuminaient
comme des diamants.
– Voyons, avoue, dit Montalais.
– Que veux-tu que j’avoue ?
– Ce qui te fait pleurer ; on ne pleure pas sans
cause. Je suis ton amie ; tout ce que tu voudras
que je fasse, je le ferai. Malicorne est plus
puissant qu’on ne croit, va ! Veux-tu venir à
Paris ?
– Hélas ! fit Louise.

530
– Veux-tu venir à Paris ?
– Rester seule ici, dans ce vieux château, moi
qui avais cette douce habitude d’entendre tes
chansons, de te presser la main, de courir avec
vous toutes dans ce parc ; oh ! comme je vais
m’ennuyer, comme je vais mourir vite !
– Veux-tu venir à Paris ?
Louise poussa un soupir.
– Tu ne réponds pas.
– Que veux-tu que je te réponde ?
– Oui ou non ; ce n’est pas bien difficile, ce
me semble.
– Oh ! tu es bien heureuse, Montalais !
– Allons, ce qui veut dire que tu voudrais être
à ma place ?
Louise se tut.
– Petite obstinée ! dit Montalais ; a-t-on jamais
vu avoir des secrets pour une amie ! Mais avoue
donc que tu voudrais venir à Paris, avoue donc
que tu meurs d’envie de revoir Raoul !
– Je ne puis avouer cela.

531
– Et tu as tort.
– Pourquoi ?
– Parce que... Vois-tu ce brevet ?
– Sans doute que je le vois.
– Eh bien ! je t’en eusse fait avoir un pareil.
– Par qui ?
– Par Malicorne.
– Aure, dis-tu vrai ? serait-ce possible ?
– Dame ! Malicorne est là ; et ce qu’il a fait
pour moi, il faudra bien qu’il le fasse pour toi.
Malicorne venait d’entendre prononcer deux
fois son nom, il était enchanté d’avoir une
occasion d’en finir avec Mme de Saint-Remy, et il
se retourna.
– Qu’y a-t-il, mademoiselle ?
– Venez ça, Malicorne, fit Montalais avec un
geste impératif.
Malicorne obéit.
– Un brevet pareil, dit Montalais.
– Comment cela ?

532
– Un brevet pareil à celui-ci ; c’est clair.
– Mais...
– Il me le faut !
– Oh ! oh ! il vous le faut ?
– Oui.
– Il est impossible, n’est-ce pas, monsieur
Malicorne ? dit Louise avec sa douce voix.
– Dame ! si c’est pour vous, mademoiselle...
– Pour moi. Oui, monsieur Malicorne, ce
serait pour moi.
– Et si Mlle de Montalais le demande en même
temps que vous...
– Mlle de Montalais ne le demande pas, elle
l’exige.
– Eh bien ! on verra à vous obéir,
mademoiselle.
– Et vous la ferez nommer ?
– On tâchera.
– Pas de réponse évasive. Louise de La
Vallière sera demoiselle d’honneur de Madame

533
Henriette avant huit jours.
– Comme vous y allez !
– Avant huit jours, ou bien...
– Ou bien ?
– Vous reprendrez votre brevet, monsieur
Malicorne ; je ne quitte pas mon amie.
– Chère Montalais !
– C’est bien, gardez votre brevet ; Mlle de La
Vallière sera dame d’honneur.
– Est-ce vrai ?
– C’est vrai.
– Je puis donc espérer d’aller à Paris ?
– Comptez-y.
– Oh ! monsieur Malicorne, quelle
reconnaissance ! s’écria Louise en joignant les
mains et en bondissant de joie.
– Petite dissimulée ! dit Montalais, essaie
encore de me faire croire que tu n’es pas
amoureuse de Raoul.
Louise rougit comme la rose de mai ; mais, au

534
lieu de répondre, elle alla embrasser sa mère.
– Madame, lui dit-elle, savez-vous que M.
Malicorne va me faire nommer demoiselle
d’honneur ?
– M. Malicorne est un prince déguisé, répliqua
la vieille dame ; il a tous les pouvoirs.
– Voulez-vous aussi être demoiselle
me
d’honneur ? demanda Malicorne à M de Saint-
Remy. Pendant que j’y suis, autant que je fasse
nommer tout le monde.
Et, sur ce, il sortit laissant la pauvre dame
toute déferrée comme dirait Tallemant des
Réaux1.
– Allons, murmura Malicorne en descendant
les escaliers, allons, c’est encore un billet de
mille livres que cela va me coûter ; mais il faut en
prendre son parti ; mon ami Manicamp ne fait
rien pour rien.

1
Expression tirée des Historiettes, déjà employée dans
Joseph Balsamo, chap. LXXXIV.

535
79

Malicorne et Manicamp

L’introduction de ces deux nouveaux


personnages dans cette histoire, et cette affinité
mystérieuse de noms et de sentiments méritent
quelque attention de la part de l’historien et du
lecteur.
Nous allons donc entrer dans quelques détails
sur M. Malicorne et sur M. de Manicamp.
Malicorne, on le sait, avait fait le voyage
d’Orléans pour aller chercher ce brevet destiné à
Mlle de Montalais, et dont l’arrivée venait de
produire une si vive sensation au château de
Blois.
C’est qu’à Orléans se trouvait pour le moment
M. de Manicamp.
Singulier personnage s’il en fut que ce M. de

536
Manicamp : garçon de beaucoup d’esprit,
toujours à sec, toujours besogneux, bien qu’il
puisât à volonté dans la bourse de M. le comte de
Guiche, l’une des bourses les mieux garnies de
l’époque.
C’est que M. le comte de Guiche avait eu pour
compagnon d’enfance, de Manicamp, pauvre
gentillâtre vassal né des Grammont.
C’est que M. de Manicamp, avec son esprit,
s’était créé un revenu dans l’opulente famille du
maréchal.
Dès l’enfance, il avait, par un calcul fort au-
dessus de son âge, prêté son nom et sa
complaisance aux folies du comte de Guiche. Son
noble compagnon avait-il dérobé un fruit destiné
à Mme la maréchale, avait-il brisé une glace,
éborgné un chien, de Manicamp se déclarait
coupable du crime commis, et recevait la
punition, qui n’en était pas plus douce pour
tomber sur l’innocent.
Mais aussi, ce système d’abnégation lui était
payé. Au lieu de porter des habits médiocres
comme la fortune paternelle lui en faisait une loi,

537
il pouvait paraître éclatant, superbe, comme un
jeune seigneur de cinquante mille livres de
revenu.
Ce n’est point qu’il fût vil de caractère ou
humble d’esprit ; non, il était philosophe, ou
plutôt il avait l’indifférence, l’apathie et la rêverie
qui éloignent chez l’homme tout sentiment du
monde hiérarchique. Sa seule ambition était de
dépenser de l’argent.
Mais, sous ce rapport, c’était un gouffre que
ce bon M. de Manicamp.
Trois ou quatre fois régulièrement par année,
il épuisait le comte de Guiche, et, quand le comte
de Guiche était bien épuisé, qu’il avait retourné
ses poches et sa bourse devant lui, et déclaré qu’il
fallait au moins quinze jours à la munificence
paternelle pour remplir bourse et poches, de
Manicamp perdait toute son énergie, il se
couchait, restait au lit, ne mangeait plus et
vendait ses beaux habits sous prétexte que,
restant couché, il n’en avait plus besoin.
Pendant cette prostration de force et d’esprit,
la bourse du comte de Guiche se remplissait, et,

538
une fois remplie, débordait dans celle de
Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se
rhabillait et recommençait la même vie
qu’auparavant.
Cette manie de vendre ses habits neufs le quart
de ce qu’ils valaient avait rendu notre héros assez
célèbre dans Orléans, ville où, en général, nous
serions fort embarrassés de dire pourquoi il
venait passer ses jours de pénitence.
Les débauchés de province, les petits-maîtres à
six cents livres par an se partageaient les bribes
de son opulence.
Parmi les admirateurs de ces splendides
toilettes brillait notre ami Malicorne, fils d’un
syndic de la ville, à qui M. le prince de Condé,
toujours besoigneux1 comme un Condé,
empruntait souvent de l’argent à gros intérêt.
M. Malicorne tenait la caisse paternelle.
C’est-à-dire qu’en ce temps de facile morale il
se faisait de son côté, en suivant l’exemple de son

1
Forme figurant encore dans le Dictionnaire de l’Académie
de 1835.

539
père et en prêtant à la petite semaine, un revenu
de dix-huit cents livres annuelles, sans compter
six cents autres livres que fournissait la
générosité du syndic, de sorte que Malicorne était
le roi des raffinés d’Orléans, ayant deux mille
quatre cents livres à dilapider, à gaspiller, à
éparpiller en folies de tout genre.
Mais, tout au contraire de Manicamp,
Malicorne était effroyablement ambitieux.
Il aimait par ambition, il dépensait par
ambition, il se fût ruiné par ambition.
Malicorne avait résolu de parvenir à quelque
prix que ce fût ; et pour cela, à quelque prix que
ce fût, il s’était donné une maîtresse et un ami.
La maîtresse, Mlle de Montalais, lui était
cruelle dans les dernières faveurs de l’amour ;
mais c’était une fille noble, et cela suffisait à
Malicorne.
L’ami n’avait pas d’amitié, mais c’était le
favori du comte de Guiche, ami lui-même de
Monsieur, frère du roi, et cela suffisait à
Malicorne.

540
Seulement, au chapitre des charges, Mlle de
Montalais coûtait par an :
Rubans, gants et sucreries, mille livres.
De Manicamp coûtait, argent prêté jamais
rendu, de douze à quinze cents livres par an.
Il ne restait donc rien à Malicorne.
Ah ! si fait, nous nous trompons, il lui restait
la caisse paternelle.
Il usa d’un procédé sur lequel il garda le plus
profond secret, et qui consistait à s’avancer à lui-
même, sur la caisse du syndic, une demi-
douzaine d’années, c’est-à-dire une quinzaine de
mille livres, se jurant bien entendu, à lui-même,
de combler ce déficit aussitôt que l’occasion s’en
présenterait.
L’occasion devait être la concession d’une
belle charge dans la maison de Monsieur, quand
on monterait cette maison à l’époque de son
mariage.

Cette époque était venue, et l’on allait enfin


monter sa maison.

541
Une bonne charge chez un prince du sang,
lorsqu’elle est donnée par le crédit et sur la
recommandation d’un ami tel que le comte de
Guiche, c’est au moins douze mille livres par an,
et, moyennant cette habitude qu’avait prise
Malicorne de faire fructifier ses revenus, douze
mille livres pouvaient s’élever à vingt.
Alors, une fois titulaire de cette charge,
Malicorne épouserait Mlle de Montalais ; Mlle de
Montalais, d’une famille où le ventre anoblissait,
non seulement serait dotée, mais encore
anoblirait Malicorne.
Mais, pour que Mlle de Montalais, qui n’avait
pas grande fortune patrimoniale, quoiqu’elle fût
fille unique, fût convenablement dotée, il fallait
qu’elle appartînt à quelque grande princesse,
aussi prodigue que Madame douairière était
avare.
Et afin que la femme ne fût point d’un côté
pendant que le mari serait de l’autre, situation qui
présente de graves inconvénients, surtout avec
des caractères comme étaient ceux des futurs
conjoints, Malicorne avait imaginé de mettre le

542
point central de réunion dans la maison même de
Monsieur, frère du roi.
Mlle de Montalais serait fille d’honneur de
Madame.
M. Malicorne serait officier de Monsieur.
On voit que le plan venait d’une bonne tête, on
voit aussi qu’il avait été bravement exécuté.
Malicorne avait demandé à Manicamp de
demander au comte de Guiche un brevet de fille
d’honneur.
Et le comte de Guiche avait demandé ce
brevet à Monsieur, lequel l’avait signé sans
hésitation.
Le plan moral de Malicorne, car on pense bien
que les combinaisons d’un esprit aussi actif que
le sien ne se bornaient point au présent et
s’étendaient à l’avenir, le plan moral de
Malicorne, disons-nous, était celui-ci :
Faire entrer chez Madame Henriette une
femme dévouée à lui, spirituelle, jeune, jolie et
intrigante ; savoir, par cette femme, tous les
secrets féminins du jeune ménage, tandis que lui,

543
Malicorne, et son ami Manicamp sauraient, à eux
deux, tous les mystères masculins de la jeune
communauté.
C’était par ces moyens qu’on arriverait à une
fortune rapide et splendide à la fois.
Malicorne était un vilain nom ; celui qui le
portait avait trop d’esprit pour se dissimuler cette
vérité ; mais on achetait une terre, et Malicorne
de quelque chose, ou même de Malicorne tout
court, sonnait fort noblement à l’oreille.
Il n’était pas invraisemblable que l’on pût
trouver à ce nom de Malicorne une origine des
plus aristocratiques.
En effet, ne pouvait-il pas venir d’une terre où
un taureau aux cornes mortelles aurait causé
quelque grand malheur et baptisé le sol avec le
sang qu’il aurait répandu ?
Certes, ce plan se présentait hérissé de
difficultés ; mais la plus grande de toutes, c’était
Mlle de Montalais elle-même.
Capricieuse, variable, sournoise, étourdie,
libertine, prude, vierge armée de griffes, Érigone

544
barbouillée de raisins, elle renversait parfois,
d’un seul coup de ses doigts blancs ou d’un seul
souffle de ses lèvres riantes, l’édifice que la
patience de Malicorne avait mis un mois à établir.
Amour à part, Malicorne était heureux ; mais
cet amour, qu’il ne pouvait s’empêcher de
ressentir, il avait la force de le cacher avec soin,
persuadé qu’au moindre relâchement de ces liens,
dont il avait garrotté son Protée femelle, le
démon le terrasserait et se moquerait de lui.
Il humiliait sa maîtresse en la dédaignant.
Brûlant de désirs quand elle s’avançait pour le
tenter, il avait l’art de paraître de glace, persuadé
que, s’il ouvrait ses bras, elle s’enfuirait en le
raillant.
De son côté, Montalais croyait ne pas aimer
Malicorne, et, tout au contraire, elle l’aimait.
Malicorne lui répétait si souvent ses protestations
d’indifférence, qu’elle finissait de temps en
temps par y croire, et alors elle croyait détester
Malicorne. Voulait-elle le ramener par la
coquetterie, Malicorne se faisait plus coquet
qu’elle.

545
Mais ce qui faisait que Montalais tenait à
Malicorne d’une indissoluble façon, c’est que
Malicorne était toujours bourré de nouvelles
fraîches apportées de la cour et de la ville ; c’est
que Malicorne apportait toujours à Blois une
mode, un secret, un parfum ; c’est que Malicorne
ne demandait jamais un rendez-vous, et, tout au
contraire, se faisait supplier pour recevoir des
faveurs qu’il brûlait d’obtenir.
De son côté, Montalais n’était pas avare
d’histoires. Par elle, Malicorne savait tout ce qui
se passait chez Madame douairière, et il en faisait
à Manicamp des contes à mourir de rire, que
celui-ci, par paresse, portait tout faits à M. de
Guiche, qui les portait à Monsieur.
Voilà en deux mots quelle était la trame de
petits intérêts et de petites conspirations qui
unissait Blois à Orléans et Orléans à Paris, et qui
allait amener dans cette dernière ville, où elle
devait produire une si grande révolution, la
pauvre petite La Vallière, qui était bien loin de se
douter, en s’en retournant toute joyeuse au bras
de sa mère, à quel étrange avenir elle était

546
réservée.
Quant au bonhomme Malicorne, nous voulons
parler du syndic d’Orléans, il ne voyait pas plus
clair dans le présent que les autres dans l’avenir,
et ne se doutait guère, en promenant tous les
jours, de trois à cinq heures, après son dîner, sur
la place Sainte-Catherine, son habit gris taillé
sous Louis XIII et ses souliers de drap à grosses
bouffettes, que c’était lui qui payait tous ces
éclats de rire, tous ces baisers furtifs, tous ces
chuchotements, toute cette rubanerie et tous ces
projets soufflés qui faisaient une chaîne de
quarante-cinq lieues du palais de Blois au Palais-
Royal.

547
80

Manicamp et Malicorne

Donc, Malicorne partit, comme nous l’avons


dit, et alla trouver son ami Manicamp, en retraite
momentanée dans la ville d’Orléans.
C’était juste au moment où ce jeune seigneur
s’occupait de vendre le dernier habit un peu
propre qui lui restât.
Il avait, quinze jours auparavant, tiré du comte
de Guiche cent pistoles, les seules qui pussent
l’aider à se mettre en campagne, pour aller au-
devant de Madame, qui arrivait au Havre.
Il avait tiré de Malicorne, trois jours
auparavant, cinquante pistoles, prix du brevet
obtenu pour Montalais.
Il ne s’attendait donc plus à rien, ayant épuisé
toutes les ressources, sinon à vendre un bel habit

548
de drap et de satin, tout brodé et passementé d’or,
qui avait fait l’admiration de la cour.
Mais, pour être en mesure de vendre cet habit,
le dernier qui lui restât, comme nous avons été
forcé de l’avouer au lecteur, Manicamp avait été
obligé de prendre le lit.
Plus de feu, plus d’argent de poche, plus
d’argent de promenade, plus rien que le sommeil
pour remplacer les repas, les compagnies et les
bals.
On a dit : « Qui dort dîne » ; mais on n’a pas
dit : « Qui dort joue », ou « Qui dort danse ».
Manicamp, réduit à cette extrémité de ne plus
jouer ou de ne plus danser de huit jours au moins,
était donc fort triste. Il attendait un usurier : il vit
entrer Malicorne.
Un cri de détresse lui échappa.
– Eh bien ! dit-il d’un ton que rien ne pourrait
rendre, c’est encore vous, cher ami ?
– Bon ! vous êtes poli ! dit Malicorne.
– Ah ! voyez-vous, c’est que j’attendais de
l’argent, et, au lieu d’argent, vous arrivez.

549
– Et si je vous en apporte, de l’argent ?
– Oh ! alors, c’est autre chose. Soyez le
bienvenu, cher ami.
Et il tendit la main, non pas à la main de
Malicorne, mais à sa bourse.
Malicorne fit semblant de s’y tromper et lui
donna la main.
– Et l’argent ? fit Manicamp.
– Mon cher ami, si vous voulez l’avoir,
gagnez-le.
– Que faut-il faire pour cela ?
– Le gagner, parbleu !
– Et de quelle façon ?
– Oh ! c’est rude, je vous en avertis !
– Diable !
– Il faut quitter le lit et aller trouver sur-le-
champ M. le comte de Guiche.
– Moi, me lever ? fit Manicamp en se détirant
voluptueusement dans son lit. Oh ! non pas.
– Vous avez donc vendu tous vos habits ?

550
– Non, il m’en reste un, le plus beau même,
mais j’attends Esaü.
– Et des chausses ?
– Il me semble que vous les voyez sur cette
chaise.
– Eh bien ! puisqu’il vous reste des chausses
et un pourpoint, chaussez les unes et endossez
l’autre, faites seller un cheval et mettez-vous en
chemin.
– Point du tout.
– Pourquoi cela ?
– Morbleu ! vous ne savez donc pas que M. de
Guiche est à Étampes ?
– Non, je le croyais à Paris, moi ; vous n’aurez
que quinze lieues à faire au lieu de trente.
– Vous êtes charmant ! Si je fais quinze lieues
avec mon habit, il ne sera plus mettable, et, au
lieu de le vendre trente pistoles, je serai obligé de
le donner pour cinq.
– Donnez-le pour ce que vous voudrez, mais il
me faut une seconde commission de fille

551
d’honneur.
– Bon ! pour qui ? La Montalais est donc
double ?
– Méchant homme ! c’est vous qui l’êtes.
Vous engloutissez deux fortunes : la mienne et
celle de M. le comte de Guiche.
– Vous pourriez bien dire celle de M. de
Guiche et la vôtre.
– C’est juste, à tout seigneur tout honneur ;
mais j’en reviens à mon brevet.
– Et vous avez tort.
– Prouvez-moi cela.
– Mon ami, il n’y aura que douze filles
d’honneur pour Madame ; j’ai déjà obtenu pour
vous ce que douze cents femmes se disputent, et
pour cela, il m’a fallu déployer une diplomatie...
– Oui, je sais que vous avez été héroïque, cher
ami.
– On sait les affaires, dit Manicamp.
– À qui le dites-vous ! Aussi, quand je serai
roi, je vous promets une chose.

552
– Laquelle ? de vous appeler Malicorne Ier ?
– Non, de vous faire surintendant de mes
finances ; mais ce n’est point de cela qu’il s’agit.
– Malheureusement.
– Il s’agit de me procurer une seconde charge
de fille d’honneur.
– Mon ami, vous me promettriez le ciel que je
ne me dérangerais pas dans ce moment-ci.
Malicorne fit sonner sa poche.
– Il y a là vingt pistoles, dit Malicorne.
– Et que voulez-vous faire de vingt pistoles,
mon Dieu ?
– Eh ! dit Malicorne un peu fâché, quand ce ne
serait que pour les ajouter aux cinq cents que
vous me devez déjà !
– Vous avez raison, reprit Manicamp en
tendant de nouveau la main, et sous ce point de
vue je puis les accepter. Donnez-les moi.
– Un instant, que diable ! il ne s’agit pas
seulement de tendre la main ; si je vous donne les
vingt pistoles, aurai-je le brevet ?

553
– Sans doute.
– Bientôt ?
– Aujourd’hui.
– Oh ! prenez garde, monsieur de Manicamp !
vous vous engagez beaucoup, et je ne vous en
demande pas si long. Trente lieues en un jour,
c’est trop, et vous vous tueriez.
– Pour obliger un ami, je ne trouve rien
d’impossible.
– Vous êtes héroïque.
– Où sont les vingt pistoles ?
– Les voici, fit Malicorne en les montrant.
– Bien.
– Mais, mon cher monsieur Manicamp, vous
allez les dévorer rien qu’en chevaux de poste.
– Non pas ; soyez tranquille.
– Pardonnez-moi.
– Quinze lieues d’ici à Étampes...
– Quatorze.
– Soit ; quatorze lieues font sept postes ; à

554
vingt sous la poste, sept livres ; sept livres de
courrier, quatorze ; autant pour revenir, vingt-
huit ; coucher et souper autant ; c’est une
soixantaine de livres que vous coûtera cette
complaisance.
Manicamp s’allongea comme un serpent dans
son lit, et fixant ses deux grands yeux sur
Malicorne :
– Vous avez raison, dit-il, je ne pourrais pas
revenir avant demain.
Et il prit les vingt pistoles.
– Alors, partez.
– Puisque je ne pourrai revenir que demain,
nous avons le temps.
– Le temps de quoi faire ?
– Le temps de jouer.
– Que voulez-vous jouer ?
– Vos vingt pistoles, pardieu !
– Non pas, vous gagnez toujours.
– Je vous les gage, alors.

555
– Contre quoi !
– Contre vingt autres.
– Et quel sera l’objet du pari ?
– Voici. Nous avons dit quatorze lieues pour
aller à Étampes.
– Oui.
– Quatorze lieues pour revenir.
– Oui.
– Par conséquent vingt-huit lieues.
– Sans doute.
– Pour ces vingt-huit lieues, vous m’accordez
bien quatorze heures ?
– Je vous les accorde.
– Une heure pour trouver le comte de Guiche ?
– Soit.
– Et une heure pour lui faire écrire la lettre à
Monsieur ?
– À merveille.
– Seize heures en tout.

556
– Vous comptez comme M. Colbert.
– Il est midi ?
– Et demi.
– Tiens ! vous avez une belle montre.
– Vous disiez ?... fit Malicorne en remettant sa
montre dans son gousset.
– Ah ! c’est vrai ; je vous offrais de vous
gagner vingt pistoles contre celles que vous
m’avez prêtées, que vous aurez la lettre du comte
de Guiche dans...
– Dans combien ?
– Dans huit heures.
– Avez-vous un cheval ailé ?
– Cela me regarde. Pariez toujours.
– J’aurai la lettre du comte dans huit heures ?
– Oui.
– Signée ?
– Oui.
– En main ?
– En main.

557
– Eh bien, soit ! je parie, dit Malicorne,
curieux de savoir comment son vendeur d’habits
se tirerait de là.
– Est-ce dit ?
– C’est dit.
– Passez-moi la plume, l’encre et le papier.
– Voici.
– Ah !
Manicamp se souleva avec un soupir, et
s’accoudant sur son bras gauche, de sa plus belle
écriture il traça les lignes suivantes :

Bon pour une charge de fille d’honneur de


Madame que M. le comte de Guiche se chargera
d’obtenir à première vue.
DE MANICAMP.

Ce travail pénible accompli, Manicamp se


recoucha tout de son long.
– Eh bien ? demanda Malicorne, qu’est-ce que

558
cela veut dire ?
– Cela veut dire que si vous êtes pressé
d’avoir la lettre du comte de Guiche pour
Monsieur, j’ai gagné mon pari.
– Comment cela ?
– C’est limpide, ce me semble ; vous prenez
ce papier.
– Oui.
– Vous partez à ma place.
– Ah !
– Vous lancez vos chevaux à fond de train.
– Bon !
– Dans six heures, vous êtes à Étampes ; dans
sept heures, vous avez la lettre du comte, et j’ai
gagné mon pari sans avoir bougé de mon lit, ce
qui m’accommode tout à la fois et vous aussi,
j’en suis bien sûr.
– Décidément, Manicamp, vous êtes un grand
homme.
– Je le sais bien.

559
– Je pars donc pour Étampes.
– Vous partez.
– Je vais trouver le comte de Guiche avec ce
bon.
– Il vous en donne un pareil sur Monsieur.
– Je pars pour Paris.
– Vous allez trouver Monsieur avec le bon du
comte de Guiche.
– Monsieur approuve.
– À l’instant même.
– Et j’ai mon brevet.
– Vous l’avez.
– Ah !
– J’espère que je suis gentil, hein ?
– Adorable !
– Merci.
– Vous faites donc du comte de Guiche tout ce
que vous voulez, mon cher Manicamp ?
– Tout, excepté de l’argent.

560
– Diable ! l’exception est fâcheuse ; mais
enfin, si au lieu de lui demander de l’argent, vous
lui demandiez...
– Quoi ?
– Quelque chose d’important.
– Qu’appelez-vous important ?
– Enfin, si un de vos amis vous demandait un
service ?
– Je ne le lui rendrais pas.
– Égoïste !
– Ou du moins je lui demanderais quel service
il me rendra en échange.
– À la bonne heure ! Eh bien ! cet ami vous
parle.
– C’est vous, Malicorne ?
– C’est moi.
– Ah çà ! vous êtes donc bien riche ?
– J’ai encore cinquante pistoles.
– Juste la somme dont j’ai besoin. Où sont ces
cinquante pistoles ?

561
– Là, dit Malicorne en frappant sur son
gousset.
– Alors, parlez, mon cher ; que vous faut-il ?
Malicorne reprit l’encre, la plume et le papier,
et présenta le tout à Manicamp.
– Écrivez, lui dit-il.
– Dictez.
– « Bon pour une charge dans la maison de
Monsieur. »
– Oh ! fit Manicamp en levant la plume, une
charge dans la maison de Monsieur pour
cinquante pistoles ?
– Vous avez mal entendu, mon cher.
– Comment avez-vous dit ?
– J’ai dit cinq cents.
– Et les cinq cents pistoles ?
Malicorne tira de sa poche un rouleau d’or
qu’il écorna par un bout.
– Les voilà.
Manicamp dévora des yeux le rouleau ; mais,

562
cette fois, Malicorne le tenait à distance.
– Ah ! qu’en dites-vous ? Cinq cents pistoles...
– Je dis que c’est pour rien, mon cher, dit
Manicamp en reprenant la plume, et que vous
userez mon crédit ; dictez.
Malicorne continua :
– « Que mon ami le comte de Guiche
obtiendra de Monsieur pour mon ami
Malicorne. »
– Voilà, dit Manicamp.
– Pardon, vous avez oublié de signer.
– Ah ! c’est vrai. Les cinq cents pistoles ?
– En voilà deux cent cinquante.
– Et les deux cent cinquante autres ?
– Quand je tiendrai ma charge.
Manicamp fit la grimace.
– En ce cas, rendez-moi la recommandation,
dit-il.
– Pour quoi faire ?
– Pour que j’y ajoute un mot.

563
– Un mot ?
– Oui, un seul.
– Lequel ?
– « Pressé. »
Malicorne rendit la recommandation :
Manicamp ajouta le mot.
– Bon ! fit Malicorne en reprenant le papier.
Manicamp se mit à compter ses pistoles.
– Il en manque vingt, dit-il.
– Comment cela ?
– Les vingt que j’ai gagnées.
– Où ?
– En pariant que vous auriez la lettre du duc
de Guiche dans huit heures.
– C’est juste.
Et il lui donna les vingt pistoles.
Manicamp se mit à prendre son or à pleines
mains et le fit pleuvoir en cascades sur son lit.
– Voilà une seconde charge, murmurait
Malicorne en faisant sécher son papier, qui, au

564
premier abord, paraît me coûter plus cher que la
première ; mais...
Il s’arrêta, prit à son tour la plume, et écrivit à
Montalais :

Mademoiselle, annoncez à votre amie que sa


commission ne peut tarder à lui arriver ; je pars
pour la faire signer : c’est quatre-vingt-dix lieues
que j’aurai faites pour l’amour de vous...

Puis avec son sourire de démon, reprenant la


phrase interrompue :
– Voilà, dit-il, une charge qui, au premier
abord, paraît me coûter plus cher que la
première ; mais... le bénéfice sera, je l’espère,
dans la proportion de la dépense, et Mlle de La
Vallière me rapportera plus que Mlle de
Montalais, ou bien, ou bien, je ne m’appelle plus
Malicorne. Adieu, Manicamp.
Et il sortit.

565
81

La cour de l’hôtel Grammont

Lorsque Malicorne arriva à Étampes, il apprit


que le comte de Guiche venait de partir pour
Paris. Malicorne prit deux heures de repos et
s’apprêta à continuer son chemin.
Il arriva dans la nuit à Paris, descendit à un
petit hôtel dont il avait l’habitude lors de ses
voyages dans la capitale, et le lendemain, à huit
heures, il se présenta à l’hôtel Grammont.
Il était temps que Malicorne arrivât.
Le comte de Guiche se préparait à faire ses
adieux à Monsieur avant de partir pour Le Havre,
où l’élite de la noblesse française allait chercher
Madame à son arrivée d’Angleterre.
Malicorne prononça le nom de Manicamp, et
fut introduit à l’instant même. Le comte de

566
Guiche était dans la cour de l’hôtel Grammont,
visitant ses équipages, que des piqueurs et des
écuyers faisaient passer en revue devant lui.
Le comte louait ou blâmait devant ses
fournisseurs et ses gens les habits, les chevaux et
les harnais qu’on venait de lui apporter, lorsque
au milieu de cette importante occupation on lui
jeta le nom de Manicamp.
– Manicamp ? s’écria-t-il. Qu’il entre,
parbleu ! qu’il entre !
Et il fit quatre pas vers la porte.
Malicorne se glissa par cette porte demi-
ouverte, et regardant le comte de Guiche surpris
de voir un visage inconnu en place de celui qu’il
attendait :
– Pardon, monsieur le comte, dit-il, mais je
crois qu’on a fait erreur : on vous a annoncé
Manicamp lui-même, et ce n’est que son envoyé.
– Ah ! ah ! fit de Guiche un peu refroidi, et
vous m’apportez ?
– Une lettre, monsieur le comte.
Malicorne présenta le premier bon et observa

567
le visage du comte.
Celui-ci lut et se mit à rire.
– Encore ! dit-il, encore une fille d’honneur ?
Ah çà ! mais ce drôle de Manicamp protège donc
toutes les filles d’honneur de France ?
Malicorne salua.
– Et pourquoi ne vient-il pas lui-même ?
demanda-t-il.
– Il est au lit.
– Ah ! diable ! Il n’a donc pas d’argent ?
De Guiche haussa les épaules.
– Mais qu’en fait-il donc, de son argent ?
Malicorne fit un mouvement qui voulait dire
que, sur cet article-là, il était aussi ignorant que le
comte.
– Alors qu’il use de son crédit, continua de
Guiche.
– Ah ! mais c’est que je crois une chose.
– Laquelle ?
– C’est que Manicamp n’a de crédit qu’auprès

568
de vous, monsieur le comte.
– Mais alors il ne se trouvera donc pas au
Havre ?
Autre mouvement de Malicorne.
– C’est impossible, et tout le monde y sera !
– J’espère, monsieur le comte, qu’il ne
négligera point une si belle occasion.
– Il devrait déjà être à Paris.
– Il prendra la traverse pour regagner le temps
perdu.
– Et où est-il ?
– À Orléans.
– Monsieur, dit de Guiche en saluant, vous me
paraissez homme de bon goût.
Malicorne avait l’habit de Manicamp.
Il salua à son tour.
– Vous me faites grand honneur, monsieur,
dit-il.
– À qui ai-je le plaisir de parler ?
– Je me nomme Malicorne, monsieur.

569
– Monsieur de Malicorne, comment trouvez-
vous les fontes de ces pistolets ?
Malicorne était homme d’esprit ; il comprit la
situation. D’ailleurs, le de mis avant son nom
venait de l’élever à la hauteur de celui qui lui
parlait.
Il regarda les fontes en connaisseur, et, sans
hésiter :
– Un peu lourdes, monsieur, dit-il.
– Vous voyez, fit de Guiche au sellier,
Monsieur, qui est homme de goût, trouve vos
fontes lourdes : que vous avais-je dit tout à
l’heure ?
Le sellier s’excusa.
– Et ce cheval, qu’en dites-vous ? demanda de
Guiche. C’est encore une emplette que je viens
de faire.
– À la vue, il me paraît parfait, monsieur le
comte ; mais il faudrait que je le montasse pour
vous en dire mon avis.
– Eh bien ! montez-le, monsieur de Malicorne,
et faites-lui faire deux ou trois fois le tour du

570
manège.
La cour de l’hôtel était en effet disposée de
manière à servir de manège en cas de besoin.
Malicorne, sans embarras, assembla la bride et
le bridon, prit la crinière de la main gauche, plaça
son pied à l’étrier, s’enleva et se mit en selle.
La première fois il fit faire au cheval le tour de
la cour au pas.
La seconde fois, au trot.
Et la troisième fois, au galop.
Puis il s’arrêta près du comte, mit pied à terre
et jeta la bride aux mains d’un palefrenier.
– Eh bien ! dit le comte, qu’en pensez-vous,
monsieur de Malicorne ?
– Monsieur le comte, fit Malicorne, ce cheval
est de race mecklembourgeoise. En regardant si
le mors reposait bien sur les branches, j’ai vu
qu’il prenait sept ans. C’est l’âge auquel il faut
préparer le cheval de guerre. L’avant-main est
léger. Cheval à tête plate, dit-on, ne fatigue
jamais la main du cavalier. Le garrot est un peu
bas. L’avalement de la croupe me ferait douter de

571
la pureté de la race allemande. Il doit avoir du
sang anglais. L’animal est droit sur ses aplombs,
mais il chasse au trot ; il doit se couper. Attention
à la ferrure. Il est, au reste, maniable. Dans les
voltes et les changements de pied je lui ai trouvé
les aides fines1.
– Bien jugé, monsieur de Malicorne, fit le
comte. Vous êtes connaisseur.
Puis, se retournant vers le nouvel arrivé :
– Vous avez là un habit charmant, dit de
Guiche à Malicorne. Il ne vient pas de province,
je présume ; on ne taille pas dans ce goût-là à
Tours ou à Orléans.
– Non, monsieur le comte, cet habit vient en
effet de Paris.
– Oui, cela se voit... Mais retournons à notre

1
Termes de manège : branches : parties en fer qui portent
l’embouchure et la gourmette ; avant-main : partie de devant
du cheval ; avalement de la croupe : chute de la croupe ;
chasser : glisser par l’arrière ; se couper : atteindre du sabot de
la jambe en action la jambe d’appui ; aides : moyens à l’aide
desquels le cavalier dirige son cheval.

572
affaire... Manicamp veut donc faire une seconde
fille d’honneur ?
– Vous voyez ce qu’il vous écrit, monsieur le
comte.
– Qui était la première déjà ?
Malicorne sentit le rouge lui monter au visage.
– Une charmante fille d’honneur, se hâta-t-il
de répondre, Mlle de Montalais.
– Ah ! ah ! vous la connaissez, monsieur ?
– Oui, c’est ma fiancée, ou à peu près.
– C’est autre chose, alors... Mille
compliments ! s’écria de Guiche, sur les lèvres
duquel voltigeait déjà une plaisanterie de
courtisan, et que ce titre de fiancée donné par
Malicorne à Mlle de Montalais rappela au respect
des femmes.
– Et le second brevet, pour qui est-ce ?
demanda de Guiche. Est-ce pour la fiancée de
Manicamp ?... En ce cas, je la plains. Pauvre
fille ! elle aura pour mari un méchant sujet.
– Non, monsieur le comte... Le second brevet

573
est pour Mlle La Baume Le Blanc de La Vallière.
– Inconnue, fit de Guiche.
– Inconnue ? oui, monsieur, fit Malicorne en
souriant à son tour.
– Bon ! je vais en parler à Monsieur. À
propos, elle est demoiselle ?
– De très bonne maison, fille d’honneur de
Madame douairière.
– Très bien ! Voulez-vous m’accompagner
chez Monsieur ?
– Volontiers, si vous me faites cet honneur.
– Avez-vous votre carrosse ?
– Non, je suis venu à cheval.
– Avec cet habit ?
– Non, monsieur ; j’arrive d’Orléans en poste,
et j’ai changé mon habit de voyage contre celui-ci
pour me présenter chez vous.
– Ah ! c’est vrai, vous m’avez dit que vous
arriviez d’Orléans.
Et il fourra, en la froissant, la lettre de

574
Manicamp dans sa poche.
– Monsieur, dit timidement Malicorne, je crois
que vous n’avez pas tout lu.
– Comment, je n’ai pas tout lu ?
– Non, il y avait deux billets dans la même
enveloppe.
– Ah ! ah ! vous êtes sûr ?
– Oh ! très sûr.
– Voyons donc.
Et le comte rouvrit le cachet.
– Ah ! fit-il, c’est, ma foi, vrai.
Et il déplia le papier qu’il n’avait pas encore
lu.
– Je m’en doutais, dit-il, un autre bon pour une
charge chez Monsieur ; oh ! mais c’est un gouffre
que ce Manicamp. Oh ! le scélérat, il en fait donc
commerce ?
– Non, monsieur le comte, il veut en faire don.
– À qui ?
– À moi, monsieur.

575
– Mais que ne disiez-vous cela tout de suite,
mon cher monsieur de Mauvaisecorne.
– Malicorne !
– Ah ! pardon ; c’est le latin qui me brouille,
l’affreuse habitude des étymologies. Pourquoi
diantre fait-on apprendre le latin aux jeunes gens
de famille ? Mala : mauvaise. Vous comprenez,
c’est tout un. Vous me pardonnez, n’est-ce pas,
monsieur de Malicorne ?
– Votre bonté me touche, monsieur ; mais
c’est une raison pour que je vous dise une chose
tout de suite.
– Quelle chose, monsieur ?
– Je ne suis pas gentilhomme : j’ai bon cœur,
un peu d’esprit, mais je m’appelle Malicorne tout
court.
– Eh bien ! s’écria de Guiche en regardant la
malicieuse figure de son interlocuteur, vous me
faites l’effet, monsieur, d’un aimable homme.
J’aime votre figure, monsieur Malicorne ; il faut
que vous ayez de furieusement bonnes qualités
pour avoir plu à cet égoïste de Manicamp. Soyez

576
franc, vous êtes quelque saint descendu sur la
terre.
– Pourquoi cela ?
– Morbleu ! pour qu’il vous donne quelque
chose. N’avez-vous pas dit qu’il voulait vous
faire don d’une charge chez le roi ?
– Pardon, monsieur le comte ; si j’obtiens
cette charge, ce n’est point lui qui me l’aura
donnée, c’est vous.
– Et puis il ne vous l’aura peut-être pas donnée
pour rien tout à fait ?
– Monsieur le comte...
– Attendez donc : il y a un Malicorne à
Orléans. Parbleu ! c’est cela ! qui prête de
l’argent à M. le prince.
– Je crois que c’est mon père, monsieur.
– Ah ! voilà ! M. le prince a le père, et cet
affreux dévorateur de Manicamp a le fils. Prenez
garde, monsieur, je le connais ; il vous rongera,
mordieu ! jusqu’aux os.
– Seulement, je prête sans intérêt, moi,

577
monsieur, dit en souriant Malicorne.
– Je disais bien que vous étiez un saint ou
quelque chose d’approchant, monsieur
Malicorne. Vous aurez votre charge ou j’y
perdrai mon nom.
– Oh ! monsieur le comte, quelle
reconnaissance ! dit Malicorne transporté.
– Allons chez le prince, mon cher monsieur
Malicorne, allons chez le prince.
Et de Guiche se dirigea vers la porte en faisant
signe à Malicorne de le suivre.
Mais au moment où ils allaient en franchir le
seuil, un jeune homme apparut de l’autre côté.
C’était un cavalier de vingt-quatre à vingt-cinq
ans, au visage pâle, aux lèvres minces, aux yeux
brillants, aux cheveux et aux sourcils bruns.
– Eh ! bonjour, dit-il tout à coup en repoussant
pour ainsi dire Guiche dans l’intérieur de la cour.
– Ah ! ah ! vous ici, de Wardes. Vous, botté,
éperonné, et le fouet à la main !
– C’est la tenue qui convient à un homme qui

578
part pour Le Havre. Demain, il n’y aura plus
personne à Paris.
Et le nouveau venu salua cérémonieusement
Malicorne, à qui son bel habit donnait des airs de
prince.
– M. Malicorne, dit de Guiche à son ami.
De Wardes salua.
– M. de Wardes, dit de Guiche à Malicorne.
Malicorne salua à son tour.
– Voyons, de Wardes, continua de Guiche,
dites-nous cela, vous qui êtes à l’affût de ces
sortes de choses : quelles charges y a-t-il encore à
donner à la cour, ou plutôt dans la maison de
Monsieur ?
– Dans la maison de Monsieur ? dit de Wardes
en levant les yeux en l’air pour chercher.
Attendez donc... celle de grand écuyer, je crois.
– Oh ! s’écria Malicorne, ne parlons point de
pareils postes, monsieur ; mon ambition ne va pas
au quart du chemin.
De Wardes avait le coup d’œil plus défiant

579
que de Guiche, il devina tout de suite Malicorne.
– Le fait est, dit-il en le toisant, que, pour
occuper cette charge, il faut être duc et pair.
– Tout ce que je demande, moi, dit Malicorne,
c’est une charge très humble ; je suis peu et ne
m’estime point au-dessus de ce que je suis.
– Monsieur Malicorne, que vous voyez, dit de
Guiche à de Wardes, est un charmant garçon qui
n’a d’autre malheur que de ne pas être
gentilhomme. Mais, vous le savez, moi, je fais
peu de cas de l’homme qui n’est que
gentilhomme.
– D’accord, dit de Wardes ; mais seulement je
vous ferai observer, mon cher comte, que, sans
qualité, on ne peut raisonnablement espérer
d’entrer chez Monsieur.
– C’est vrai, dit le comte, l’étiquette est
formelle. Diable ! diable ! nous n’avions pas
pensé à cela.
– Hélas ! voilà un grand malheur pour moi, dit
Malicorne en pâlissant légèrement, un grand
malheur, monsieur le comte.

580
– Mais qui n’est pas sans remède, j’espère,
répondit de Guiche.
– Pardieu ! s’écria de Wardes, le remède est
tout trouvé ; on vous fera gentilhomme, mon cher
monsieur : Son Éminence le cardinal Mazarini ne
faisait pas autre chose du matin au soir.
– Paix, paix, de Wardes ! dit le comte, pas de
mauvaise plaisanterie ; ce n’est point entre nous
qu’il convient de plaisanter de la sorte ; la
noblesse peut s’acheter, c’est vrai, mais c’est un
assez grand malheur pour que les nobles n’en
rient pas.
– Ma foi ! tu es bien puritain, comme disent
les Anglais.
– M. le vicomte de Bragelonne, annonça un
valet dans la cour, comme il eût fait dans un
salon.
– Ah ! cher Raoul, viens, viens donc. Tout
botté aussi ! tout éperonné aussi ! Tu pars donc ?
Bragelonne s’approcha du groupe de jeunes
gens, et salua de cet air grave et doux qui lui était
particulier. Son salut s’adressa surtout à de

581
Wardes, qu’il ne connaissait point, et dont les
traits s’étaient armés d’une étrange froideur en
voyant apparaître Raoul.
– Mon ami, dit-il à de Guiche, je viens te
demander ta compagnie. Nous partons pour Le
Havre, je présume ?
– Ah ! c’est au mieux ! c’est charmant ! Nous
allons faire un merveilleux voyage. Monsieur
Malicorne, M. de Bragelonne. Ah ! M. de
Wardes, que je te présente.
Les jeunes gens échangèrent un salut
compassé. Les deux natures semblaient dès
l’abord disposées à se discuter l’une l’autre. De
Wardes était souple, fin, dissimulé ; Raoul,
sérieux, élevé, droit.
– Mets-nous d’accord, de Wardes et moi,
Raoul.
– À quel propos ?
– À propos de noblesse.
– Qui s’y connaîtra, si ce n’est un Grammont ?
– Je ne te demande pas de compliments, je te
demande ton avis.

582
– Encore faut-il que je connaisse l’objet de la
discussion.
– De Wardes prétend que l’on fait abus de
titres ; moi, je prétends que le titre est inutile à
l’homme.
– Et tu as raison, dit tranquillement de
Bragelonne.
– Mais, moi aussi, reprit de Wardes avec une
espèce d’obstination, moi aussi, monsieur le
vicomte, je prétends que j’ai raison.
– Que disiez-vous, monsieur ?
– Je disais, moi, que l’on fait tout ce qu’on
peut en France pour humilier les gentilshommes.
– Et qui donc cela ? demanda Raoul.
– Le roi lui-même ; il s’entoure de gens qui ne
feraient pas preuve de quatre quartiers.
– Allons donc ! fit de Guiche, je ne sais pas où
diable vous avez vu cela, de Wardes.
– Un seul exemple.
Et de Wardes couvrit Bragelonne tout entier
de son regard.

583
– Dis.
– Sais-tu qui vient d’être nommé capitaine
général des mousquetaires, charge qui vaut plus
que la pairie, charge qui donne le pas sur les
maréchaux de France ?
Raoul commença de rougir, car il voyait où de
Wardes en voulait venir.
– Non ; qui a-t-on nommé ? Il n’y a pas
longtemps en tout cas ; car il y a huit jours la
charge était encore vacante ; à telle enseigne que
le roi l’a refusée à Monsieur, qui la demandait
pour un de ses protégés.
– Eh bien ! mon cher, le roi l’a refusée au
protégé de Monsieur pour la donner au chevalier
d’Artagnan, à un cadet de Gascogne qui a traîné
l’épée trente ans dans les antichambres.
– Pardon, monsieur, si je vous arrête, dit
Raoul en lançant un regard plein de sévérité à de
Wardes ; mais vous me faites l’effet de ne pas
connaître celui dont vous parlez.
– Je ne connais pas M. d’Artagnan ! Eh ! mon
Dieu ! qui donc ne le connaît pas ?

584
– Ceux qui le connaissent, monsieur, reprit
Raoul avec plus de calme et de froideur, sont
tenus de dire que, s’il n’est pas aussi bon
gentilhomme que le roi, ce qui n’est point sa
faute, il égale tous les rois du monde en courage
et en loyauté. Voilà mon opinion à moi,
monsieur, et Dieu merci ! je connais M.
d’Artagnan depuis ma naissance.
De Wardes allait répliquer, mais de Guiche
l’interrompit.

585
82

Le portrait de Madame

La discussion allait s’aigrir, de Guiche l’avait


parfaitement compris.
En effet, il y avait dans le regard de
Bragelonne quelque chose d’instinctivement
hostile.
Il y avait dans celui de de Wardes quelque
chose comme un calcul d’agression. Sans se
rendre compte des divers sentiments qui agitaient
ses deux amis, de Guiche songea à parer le coup
qu’il sentait prêt à être porté par l’un ou l’autre et
peut-être par tous les deux.
– Messieurs, dit-il, nous devons nous quitter, il
faut que je passe chez Monsieur. Prenons nos
rendez-vous : toi, de Wardes, viens avec moi au
Louvre ; toi, Raoul, demeure le maître de la

586
maison, et comme tu es le conseil de tout ce qui
se fait ici, tu donneras le dernier coup d’œil à mes
préparatifs de départ.
Raoul, en homme qui ne cherche ni ne craint
une affaire, fit de la tête un signe d’assentiment,
et s’assit sur un banc au soleil.
– C’est bien, dit de Guiche, reste là, Raoul, et
fais-toi montrer les deux chevaux que je viens
d’acheter ; tu me diras ton sentiment, car je ne les
ai achetés qu’à la condition que tu ratifierais le
marché. À propos, pardon ! j’oubliais de te
demander des nouvelles de M. le comte de La
Fère.
Et tout en prononçant ces derniers mots, il
observait de Wardes et essayait de saisir l’effet
que produirait sur lui le nom du père de Raoul.
– Merci, répondit le jeune homme. M. le
comte se porte bien.
Un éclair de haine passa dans les yeux de de
Wardes.
De Guiche ne parut pas remarquer cette lueur
funèbre, et allant donner une poignée de main à

587
Raoul :
– C’est convenu, n’est-ce pas, Bragelonne, dit-
il, tu viens nous rejoindre dans la cour du Palais-
Royal ?
Puis, faisant signe de le suivre à de Wardes,
qui se balançait tantôt sur un pied, tantôt sur
l’autre.
– Nous partons, dit-il ; venez, monsieur
Malicorne.
Ce nom fit tressaillir Raoul.
Il lui sembla qu’il avait déjà entendu
prononcer ce nom une fois ; mais il ne put se
rappeler dans quelle occasion. Tandis qu’il
cherchait, moitié rêveur, moitié irrité de sa
conversation avec de Wardes, les trois jeunes
gens s’acheminaient vers le Palais-Royal, où
logeait Monsieur.

Malicorne comprit deux choses.


La première, c’est que les jeunes gens avaient
quelque chose à se dire.

588
La seconde, c’est qu’il ne devait pas marcher
sur le même rang qu’eux.
Il demeura en arrière.
– Êtes-vous fou ? dit de Guiche à son
compagnon, lorsqu’ils eurent fait quelques pas
hors de l’hôtel de Grammont ; vous attaquez M.
d’Artagnan, et cela devant Raoul !
– Eh bien ! après ? fit de Wardes.
– Comment, après ?
– Sans doute : est-il défendu d’attaquer M.
d’Artagnan ?
– Mais vous savez bien que M. d’Artagnan
fait le quart de ce tout si glorieux et si redoutable
qu’on appelait les Mousquetaires.
– Soit ; mais je ne vois pas pourquoi cela peut
m’empêcher de haïr M. d’Artagnan.
– Que vous a-t-il fait ?
– Oh ! à moi, rien.
– Alors, pourquoi le haïr ?
– Demandez cela à l’ombre de mon père.

589
– En vérité, mon cher de Wardes, vous
m’étonnez : M. d’Artagnan n’est point de ces
hommes qui laissent derrière eux une inimitié
sans apurer leur compte. Votre père, m’a-t-on dit,
était de son côté haut la main1. Or, il n’est si
rudes inimitiés qui ne se lavent dans le sang d’un
bon et loyal coup d’épée.
– Que voulez-vous, cher ami, cette haine
existait entre mon père et M. d’Artagnan ; il m’a,
tout enfant, entretenu de cette haine, et c’est un
legs particulier qu’il m’a laissé au milieu de son
héritage2.
– Et cette haine avait pour objet M.
d’Artagnan seul ?
– Oh ! M. d’Artagnan était trop bien incorporé
dans ses trois amis pour que le trop-plein n’en
rejaillît pas sur eux ; elle est de mesure, croyez-
moi, à ce que les autres, le cas échéant, n’aient
point à se plaindre de leur part.

1
Haut la main : arrogant.
2
Wardes n’apparaît qu’à Calais où il est grièvement blessé
par d’Artagnan (Les Trois Mousquetaires, chap. XX).

590
De Guiche avait les yeux fixés sur de Wardes ;
il frissonna en voyant le pâle sourire du jeune
homme. Quelque chose comme un pressentiment
fît tressaillir sa pensée ; il se dit que le temps était
passé des grands coups d’épée entre
gentilshommes, mais que la haine, en
s’extravasant au fond du cœur, au lieu de se
répandre au-dehors, n’en était pas moins de la
haine ; que parfois le sourire était aussi sinistre
que la menace et qu’en un mot, enfin, après les
pères, qui s’étaient haïs avec le cœur et
combattus avec le bras, viendraient les fils ;
qu’eux aussi se haïraient avec le cœur, mais
qu’ils ne se combattraient plus qu’avec l’intrigue
ou la trahison.
Or, comme ce n’était point Raoul qu’il
soupçonnait de trahison ou d’intrigue, ce fut pour
Raoul que de Guiche frissonna.
Mais tandis que ces sombres pensées
obscurcissaient le front de de Guiche, de Wardes
était redevenu complètement maître de lui-même.
– Au reste, dit-il, ce n’est pas que j’en veuille
personnellement à M. de Bragelonne, je ne le

591
connais pas.
– En tout cas, de Wardes, dit de Guiche avec
une certaine sévérité, n’oubliez pas une chose,
c’est que Raoul est le meilleur de mes amis.
De Wardes s’inclina.
La conversation en demeura là, quoique de
Guiche fît tout ce qu’il put pour lui tirer son
secret du cœur ; mais de Wardes avait sans doute
résolu de n’en pas dire davantage, et il demeura
impénétrable.
De Guiche se promit d’avoir plus de
satisfaction avec Raoul.
Sur ces entrefaites, on arriva au Palais-Royal,
qui était entouré d’une foule de curieux.
La maison de Monsieur attendait ses ordres
pour monter à cheval et faire escorte aux
ambassadeurs chargés de ramener la jeune
princesse.
Ce luxe de chevaux, d’armes et de livrées
compensait en ce temps-là, grâce au bon vouloir
des peuples et aux traditions de respectueux
attachement pour les rois, les énormes dépenses

592
couvertes par l’impôt.
Mazarin avait dit : « Laissez-les chanter,
pourvu qu’ils paient. »
Louis XIV disait : « Laissez-les voir. »
La vue avait remplacé la voix : on pouvait
encore regarder, mais on ne pouvait plus chanter.
M. de Guiche laissa de Wardes et Malicorne
au pied du grand escalier ; mais lui, qui partageait
la faveur de Monsieur avec le chevalier de
Lorraine, qui lui faisait les blanches dents, mais
ne pouvait le souffrir, il monta droit chez
Monsieur.
Il trouva le jeune prince qui se mirait en se
posant du rouge.
Dans l’angle du cabinet, sur des coussins, M.
le chevalier de Lorraine était étendu, venant de
faire friser ses longs cheveux blonds, avec
lesquels il jouait comme eût fait une femme.
Le prince se retourna au bruit, et, apercevant
le comte :
– Ah ! c’est toi, Guiche, dit-il ; viens çà et dis-
moi la vérité.

593
– Oui, monseigneur, vous savez que c’est mon
défaut.
– Figure-toi, Guiche, que ce méchant chevalier
me fait de la peine.
Le chevalier haussa les épaules.
– Et comment cela ? demanda de Guiche. Ce
n’est pas l’habitude de M. le chevalier.
– Eh bien ! il prétend, continua le prince, il
prétend que Mlle Henriette est mieux comme
femme que je ne suis comme homme.
– Prenez garde, monseigneur, dit de Guiche en
fronçant le sourcil, vous m’avez demandé la
vérité.
– Oui, dit Monsieur presque en tremblant.
– Eh bien ! je vais vous la dire.
– Ne te hâte pas, Guiche, s’écria le prince, tu
as le temps ; regarde-moi avec attention et
rappelle-toi bien Madame ; d’ailleurs, voici son
portrait ; tiens.
Et il lui tendit la miniature, du plus fin travail.
De Guiche prit le portrait et le considéra

594
longtemps.
– Sur ma foi, dit-il, voilà, monseigneur, une
adorable figure.
– Mais regarde-moi à mon tour, regarde-moi
donc, s’écria le prince essayant de ramener à lui
l’attention du comte, absorbée tout entière par le
portrait.
– En vérité, c’est merveilleux ! murmura de
Guiche.
– Eh ! ne dirait-on pas, continua Monsieur,
que tu n’as jamais vu cette petite fille.
– Je l’ai vue, monseigneur, c’est vrai, mais il y
a cinq ans de cela, et il s’opère de grands
changements entre une enfant de douze ans et une
jeune fille de dix-sept.
– Enfin, ton opinion, dis-la ; parle, voyons !
– Mon opinion est que le portrait doit être
flatté, monseigneur.
– Oh ! d’abord, oui, dit le prince triomphant, il
l’est certainement ; mais enfin suppose qu’il ne
soit point flatté, et dis-moi ton avis.

595
– Monseigneur, Votre Altesse est bien
heureuse d’avoir une si charmante fiancée.
– Soit, c’est ton avis sur elle ; mais sur moi ?
– Mon avis, monseigneur, est que vous êtes
beaucoup trop beau pour un homme.
Le chevalier de Lorraine se mit à rire aux
éclats.
Monseigneur comprit tout ce qu’il y avait de
sévère pour lui dans l’opinion du comte de
Guiche.
Il fronça le sourcil.
– J’ai des amis peu bienveillants, dit-il.
De Guiche regarda encore le portrait ; mais
après quelques secondes de contemplation, le
rendant avec effort à Monsieur :
– Décidément, dit-il, monseigneur, j’aimerais
mieux contempler dix fois Votre Altesse qu’une
fois de plus Madame.
Sans doute le chevalier vit quelque chose de
mystérieux dans ces paroles qui restèrent
incomprises du prince, car il s’écria :

596
– Eh bien ! mariez-vous donc !
Monsieur continua à se mettre du rouge ; puis,
quand il eut fini, il regarda encore le portrait, puis
se mira dans la glace et sourit.
Sans doute il était satisfait de la comparaison.
– Au reste, tu es bien gentil d’être venu, dit-il
à de Guiche ; je craignais que tu ne partisses sans
venir me dire adieu.
– Monseigneur me connaît trop pour croire
que j’eusse commis une pareille inconvenance.
– Et puis tu as bien quelque chose à me
demander avant de quitter Paris ?
– Eh bien ! Votre Altesse a deviné juste ; j’ai,
en effet, une requête à lui présenter.
– Bon ! parle.

Le chevalier de Lorraine devint tout yeux et


tout oreilles ; il lui semblait que chaque grâce
obtenue par un autre était un vol qui lui était fait.
Et comme de Guiche hésitait :
– Est-ce de l’argent ? demanda le prince. Cela

597
tomberait à merveille, je suis richissime ; M. le
surintendant des finances m’a fait remettre
cinquante mille pistoles.
– Merci à Votre Altesse ; mais il ne s’agit pas
d’argent.
– Et de quoi s’agit-il ? Voyons.
– D’un brevet de fille d’honneur.
– Tudieu ! Guiche, quel protecteur tu fais, dit
le prince avec dédain ; ne me parleras-tu donc
jamais que de péronnelles ?
Le chevalier de Lorraine sourit ; il savait que
c’était déplaire à Monseigneur que de protéger
les dames.
– Monseigneur, dit le comte, ce n’est pas moi
qui protège directement la personne dont je viens
de vous parler ; c’est un de mes amis.
– Ah ! c’est différent ; et comment se nomme
la protégée de ton ami ?
– Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière,
déjà fille d’honneur de Madame douairière.
– Fi ! une boiteuse, dit le chevalier de Lorraine

598
en s’allongeant sur son coussin.
– Une boiteuse ! répéta le prince. Madame
aurait cela sous les yeux ? Ma foi, non, ce serait
trop dangereux pour ses grossesses.
Le chevalier de Lorraine éclata de rire.
– Monsieur le chevalier, dit de Guiche, ce que
vous faites là n’est point généreux ; je sollicite et
vous me nuisez.
– Ah ! pardon, monsieur le comte, dit le
chevalier de Lorraine inquiet du ton avec lequel
le comte avait accentué ses paroles, telle n’était
pas mon intention, et, au fait, je crois que je
confonds cette demoiselle avec une autre.
– Assurément, et je vous affirme, moi, que
vous confondez.
– Voyons, y tiens-tu beaucoup, Guiche ?
demanda le prince.
– Beaucoup, monseigneur.
– Eh bien ! accordé ; mais ne demande plus de
brevet, il n’y a plus de place.
– Ah ! s’écria le chevalier, midi déjà ; c’est

599
l’heure fixée pour le départ.
– Vous me chassez, monsieur ? demanda de
Guiche.
– Oh ! comte, comme vous me maltraitez
aujourd’hui ! répondit affectueusement le
chevalier.
– Pour Dieu ! comte ; pour Dieu ! chevalier,
dit Monsieur, ne vous disputez donc pas ainsi : ne
voyez-vous pas que cela me fait de la peine ?
– Ma signature ? demanda de Guiche.
– Prends un brevet dans ce tiroir, et donne-le-
moi.
De Guiche prit le brevet indiqué d’une main,
et de l’autre présenta à Monsieur une plume toute
trempée dans l’encre.
Le prince signa.
– Tiens, dit-il en lui rendant le brevet ; mais
c’est à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que tu feras ta paix avec le chevalier.
– Volontiers, dit de Guiche.

600
Et il tendit la main au chevalier avec une
indifférence qui ressemblait à du mépris.
– Allez, comte, dit le chevalier sans paraître
aucunement remarquer le dédain du comte ; allez,
et ramenez-nous une princesse qui ne jase pas
trop avec son portrait.
– Oui, pars et fais diligence... À propos, qui
emmènes-tu ?
– Bragelonne et de Wardes.
– Deux braves compagnons.
– Trop braves, dit le chevalier ; tâchez de les
ramener tous deux, comte.
– Vilain cœur ! murmura de Guiche ; il flaire
le mal partout et avant tout.
Puis, saluant Monsieur, il sortit.
En arrivant sous le vestibule, il éleva en l’air
le brevet tout signé.
Malicorne se précipita et le reçut tout
tremblant de joie.
Mais, après l’avoir reçu, de Guiche s’aperçut
qu’il attendait quelque chose encore.

601
– Patience, monsieur, patience, dit-il à son
client ; mais M. le chevalier était là et j’ai craint
d’échouer si je demandais trop à la fois. Attendez
donc à mon retour. Adieu !
– Adieu, monsieur le comte ; mille grâces, dit
Malicorne.
– Et envoyez-moi Manicamp. À propos, est-ce
vrai, monsieur, que Mlle de La Vallière est
boiteuse ?
Au moment où il prononçait ces mots, un
cheval s’arrêtait derrière lui.
Il se retourna et vit pâlir Bragelonne, qui
entrait au moment même dans la cour.
Le pauvre amant avait entendu.
Il n’en était pas de même de Malicorne, qui
était déjà hors de la portée de la voix.
« Pourquoi parle-t-on ici de Louise ? se
demanda Raoul ; oh ! qu’il n’arrive jamais à ce
de Wardes, qui sourit là-bas, de dire un mot
d’elle devant moi ! »
– Allons, allons, messieurs ! cria le comte de
Guiche, en route.

602
En ce moment, le prince, dont la toilette était
terminée parut à la fenêtre.
Toute l’escorte le salua de ses acclamations, et
dix minutes après, bannières, écharpes et plumes
flottaient à l’ondulation du galop des coursiers.

603
83

Au Havre

Toute cette cour, si brillante, si gaie, si animée


de sentiments divers, arriva au Havre quatre jours
après son départ de Paris. C’était vers les cinq
heures du soir ; on n’avait encore aucune
nouvelle de Madame.
On chercha des logements ; mais dès lors
commença une grande confusion parmi les
maîtres, de grandes querelles parmi les laquais.
Au milieu de tout ce conflit, le comte de Guiche
crut reconnaître Manicamp. C’était en effet lui
qui était venu ; mais comme Malicorne s’était
accommodé de son plus bel habit, il n’avait pu
trouver, lui, à racheter qu’un habit de velours
violet brodé d’argent.
De Guiche le reconnut autant à son habit qu’à
son visage. Il avait vu très souvent à Manicamp

604
cet habit violet, sa dernière ressource.
Manicamp se présenta au comte sous une
voûte de flambeaux qui incendiaient plutôt qu’ils
n’illuminaient le porche par lequel on entrait au
Havre, et qui était situé près de la tour de
François Ier.
Le comte, en voyant la figure attristée de
Manicamp, ne put s’empêcher de rire.
– Eh ! mon pauvre Manicamp, dit-il, comme
te voilà violet ; tu es donc en deuil ?
– Je suis en deuil, oui, répondit Manicamp.
– De qui ou de quoi ?
– De mon habit bleu et or, qui a disparu, et à la
place duquel je n’ai plus trouvé que celui-ci ; et
encore m’a-t-il fallu économiser à force pour le
racheter.
– Vraiment ?
– Pardieu ! étonne-toi de cela ; tu me laisses
sans argent.
– Enfin, te voilà, c’est le principal.
– Par des routes exécrables.

605
– Où es-tu logé ?
– Logé ?
– Oui.
– Mais je ne suis pas logé.
De Guiche se mit à rire.
– Alors, où logeras-tu ?
– Où tu logeras.
– Alors, je ne sais pas.
– Comment, tu ne sais pas ?
– Sans doute ; comment veux-tu que je sache
où je logerai ?
– Tu n’as donc pas retenu un hôtel ?
– Moi ?
– Toi ou Monsieur ?
– Nous n’y avons pensé ni l’un ni l’autre. Le
Havre est grand, je suppose, et pourvu qu’il y ait
une écurie pour douze chevaux et une maison
propre dans un bon quartier.
– Oh ! il y a des maisons très propres.
– Eh bien ! alors...

606
– Mais pas pour nous.
– Comment, pas pour nous ? Et pour qui ?
– Pour les Anglais, parbleu !
– Pour les Anglais ?
– Oui, elles sont toutes louées.
– Par qui ?
– Par M. de Buckingham.
– Plaît-il ? fit de Guiche, à qui ce mot fit
dresser l’oreille.
– Eh ! oui, mon cher, par M. de Buckingham.
Sa Grâce s’est fait précéder d’un courrier ; ce
courrier est arrivé depuis trois jours, et il a retenu
tous les logements logeables qui se trouvaient
dans la ville.
– Voyons, voyons, Manicamp, entendons-
nous.
– Dame ! ce que je te dis là est clair, ce me
semble.
– Mais M. de Buckingham n’occupe pas tout
Le Havre, que diable ?

607
– Il ne l’occupe pas, c’est vrai, puisqu’il n’est
pas encore débarqué ; mais, une fois débarqué, il
l’occupera.
– Oh ! oh !
– On voit bien que tu ne connais pas les
Anglais, toi ; ils ont la rage d’accaparer.
– Bon ! un homme qui a toute une maison s’en
contente et n’en prend pas deux.
– Oui, mais deux hommes ?
– Soit, deux maisons ; quatre, six, dix, si tu
veux ; mais il y a cent maisons au Havre ?
– Eh bien ! alors, elles sont louées toutes les
cent.
– Impossible !
– Mais, entêté que tu es, quand je te dis que
M. de Buckingham a loué toutes les maisons qui
entourent celle où doit descendre Sa Majesté la
reine douairière d’Angleterre et la princesse sa
fille.
– Ah ! par exemple, voilà qui est particulier,
dit de Wardes en caressant le cou de son cheval.

608
– C’est ainsi, monsieur.
– Vous en êtes bien sûr, monsieur de
Manicamp ?
Et, en faisant cette question, il regardait
sournoisement de Guiche, comme pour
l’interroger sur le degré de confiance qu’on
pouvait avoir dans la raison de son ami.
Pendant ce temps, la nuit était venue, et les
flambeaux, les pages, les laquais, les écuyers, les
chevaux et les carrosses encombraient la porte et
la place, les torches se reflétaient dans le chenal
qu’emplissait la marée montante, tandis que, de
l’autre côté de la jetée, on apercevait mille
figures curieuses de matelots et de bourgeois qui
cherchaient à ne rien perdre du spectacle.
Pendant toutes ces hésitations, Bragelonne,
comme s’il y eût été étranger, se tenait à cheval
un peu en arrière de de Guiche, et regardait les
jeux de la lumière qui montaient dans l’eau, en
même temps qu’il respirait avec délices le parfum
salin de la vague qui roule bruyante sur les
grèves, les galets et l’algue, et jette à l’air son
écume, à l’espace son bruit.

609
– Mais, enfin, s’écria de Guiche, quelle raison
M. de Buckingham a-t-il eue pour faire cette
provision de logements ?
– Oui, demanda de Wardes, quelle raison ?
– Oh ! une excellente, répondit Manicamp.
– Mais enfin, la connais-tu ?
– Je crois la connaître.
– Parle donc.
– Penche-toi.
– Diable ! cela ne peut se dire que tout bas ?
– Tu en jugeras toi-même.
– Bon.
De Guiche se pencha.
– L’amour, dit Manicamp.
– Je ne comprends plus.
– Dis que tu ne comprends pas encore.
– Explique-toi.
– Eh bien ! il passe pour certain, monsieur le

610
comte, que Son Altesse Royale Monsieur sera le
plus infortuné des maris.
– Comment ! le duc de Buckingham ?...
– Ce nom porte malheur aux princes de la
maison de France.
– Ainsi, le duc ?...
– Serait amoureux fou de la jeune Madame, à
ce qu’on assure, et ne voudrait point que
personne approchât d’elle, si ce n’est lui.
De Guiche rougit.
– Bien ! bien ! merci, dit-il en serrant la main
de Manicamp.
Puis, se relevant :
– Pour l’amour de Dieu ! dit-il à Manicamp,
fais en sorte que ce projet du duc de Buckingham
n’arrive pas à des oreilles françaises, ou sinon,
Manicamp, il reluira au soleil de ce pays des
épées qui n’ont pas peur de la trempe anglaise.
– Après tout, dit Manicamp, cet amour ne
m’est point prouvé à moi, et n’est peut-être qu’un
conte.

611
– Non, dit de Guiche, ce doit être la vérité.
Et malgré lui, les dents du jeune homme se
serraient.
– Eh bien ! après tout, qu’est-ce que cela te
fait à toi ? qu’est-ce que cela me fait, à moi, que
Monsieur soit ce que le feu roi fût ? Buckingham
père, pour la reine ; Buckingham fils, pour la
jeune Madame ; rien, pour tout le monde.
– Manicamp ! Manicamp !
– Eh ! que diable ! c’est un fait ou tout au
moins un dire.
– Silence ! dit le comte.
– Et pourquoi silence ? dit de Wardes : c’est
un fait fort honorable pour la nation française.
N’êtes-vous point de mon avis, monsieur de
Bragelonne ?
– Quel fait ? demanda tristement Bragelonne.
– Que les Anglais rendent ainsi hommage à la
beauté de vos reines et de vos princesses.
– Pardon, je ne suis pas à ce que l’on dit, et je
vous demanderai une explication.

612
– Sans doute, il a fallu que M. de Buckingham
père vînt à Paris pour que Sa Majesté le roi Louis
XIII s’aperçût que sa femme était une des plus
belles personnes de la cour de France ; il faut
maintenant que M. de Buckingham fils consacre
à son tour, par l’hommage qu’il lui rend, la
beauté d’une princesse de sang français. Ce sera
désormais un brevet de beauté que d’avoir inspiré
un amour d’outre-mer.
– Monsieur, répondit Bragelonne, je n’aime
pas à entendre plaisanter sur ces matières. Nous
autres gentilshommes, nous sommes les gardiens
de l’honneur des reines et des princesses. Si nous
rions d’elles, que feront les laquais ?
– Oh ! oh ! monsieur, dit de Wardes, dont les
oreilles rougirent, comment dois-je prendre cela ?
– Prenez-le comme il vous plaira, monsieur,
répondit froidement Bragelonne.
– Bragelonne ! Bragelonne ! murmura de
Guiche.
– Monsieur de Wardes ! s’écria Manicamp
voyant le jeune homme pousser son cheval du

613
côté de Raoul.
– Messieurs ! Messieurs ! dit de Guiche, ne
donnez pas un pareil exemple en public, dans la
rue. De Wardes, vous avez tort.
– Tort ! en quoi ? Je vous le demande.
– Tort en ce que vous dites toujours du mal de
quelque chose ou de quelqu’un, répliqua Raoul
avec son implacable sang-froid.
– De l’indulgence, Raoul, fit tout bas de
Guiche.
– Et ne vous battez pas avant de vous être
reposés ; vous ne feriez rien qui vaille, dit
Manicamp.
– Allons ! allons ! dit de Guiche, en avant,
messieurs, en avant !
Et là-dessus, écartant les chevaux et les pages,
il se fit une route jusqu’à la place au milieu de la
foule, attirant après lui tout le cortège des
Français.
Une grande porte donnant sur une cour était
ouverte ; de Guiche entra dans cette cour ;
Bragelonne, de Wardes, Manicamp et trois ou

614
quatre autres gentilshommes l’y suivirent.
Là se tint une espèce de conseil de guerre ; on
délibéra sur le moyen qu’il fallait employer pour
sauver la dignité de l’ambassade.
Bragelonne conclut pour que l’on respectât le
droit de priorité.
De Wardes proposa de mettre la ville à sac.
Cette proposition parut un peu vive à
Manicamp.
Il proposa de dormir d’abord : c’était le plus
sage.
Malheureusement, pour suivre son conseil, il
ne manquait que deux choses : une maison et des
lits.
De Guiche rêva quelque temps ; puis, à haute
voix :
– Qui m’aime me suive, dit-il.
– Les gens aussi ? demanda un page qui s’était
approché du groupe.
– Tout le monde ! s’écria le fougueux jeune
homme. Allons Manicamp, conduis-nous à la

615
maison que Son Altesse Madame doit occuper.
Sans rien deviner des projets du comte, ses
amis le suivirent, escortés d’une foule de peuple
dont les acclamations et la joie formaient un
présage heureux pour le projet encore inconnu
que poursuivait cette ardente jeunesse.
Le vent soufflait bruyamment du port et
grondait par lourdes rafales.

616
84

En mer

Le jour suivant se leva un peu plus calme,


quoique le vent soufflât toujours.
Cependant le soleil s’était levé dans un de ces
nuages rouges découpant ses rayons ensanglantés
sur la crête des vagues noires.
Du haut des vigies, on guettait impatiemment.
Vers onze heures du matin, un bâtiment fut
signalé : ce bâtiment arrivait à pleines voiles :
deux autres le suivaient à la distance d’un demi-
nœud.
Ils venaient comme des flèches lancées par un
vigoureux archer, et cependant la mer était si
grosse, que la rapidité de leur marche n’ôtait rien
aux mouvements du roulis qui couchait les
navires tantôt à droite, tantôt à gauche.

617
Bientôt la forme des vaisseaux et la couleur
des flammes firent connaître la flotte anglaise. En
tête marchait le bâtiment monté par la princesse,
portant le pavillon de l’amirauté.
Aussitôt le bruit se répandit que la princesse
arrivait. Toute la noblesse française courut au
port ; le peuple se porta sur les quais et sur les
jetées.
Deux heures après, les vaisseaux avaient rallié
le vaisseau amiral, et tous les trois, n’osant sans
doute pas se hasarder à entrer dans l’étroit goulet
du port, jetaient l’ancre entre Le Havre et la
Hève.
Aussitôt la manœuvre achevée, le vaisseau
amiral salua la France de douze coups de canon,
qui lui furent rendus coup pour coup par le fort
François Ier.
Aussitôt cent embarcations prirent la mer ;
elles étaient tapissées de riches étoffes ; elles
étaient destinées à porter les gentilshommes
français jusqu’aux vaisseaux mouillés.
Mais en les voyant, même dans le port, se

618
balancer violemment, en voyant au-delà de la
jetée les vagues s’élever en montagnes et venir se
briser sur la grève avec un rugissement terrible,
on comprenait bien qu’aucune de ces barques
n’atteindrait le quart de la distance qu’il y avait à
parcourir pour arriver aux vaisseaux sans avoir
chaviré. Cependant, un bateau pilote, malgré le
vent et la mer, s’apprêtait à sortir du port pour
aller se mettre à la disposition de l’amiral anglais.
De Guiche avait cherché parmi toutes ces
embarcations un bateau un peu plus fort que les
autres, qui lui donnât chance d’arriver jusqu’aux
bâtiments anglais, lorsqu’il aperçut le pilote
côtier qui appareillait.
– Raoul, dit-il, ne trouves-tu point qu’il est
honteux pour des créatures intelligentes et fortes
comme nous de reculer devant cette force brutale
du vent et de l’eau ?
– C’est la réflexion que justement je faisais
tout bas, répondit Bragelonne.
– Eh bien ! veux-tu que nous montions ce
bateau et que nous poussions en avant ? Veux-tu,
de Wardes ?

619
– Prenez garde, vous allez vous faire noyer, dit
Manicamp.
– Et pour rien, dit de Wardes, attendu qu’avec
le vent debout, comme vous l’aurez, vous
n’arriverez jamais aux vaisseaux.
– Ainsi, tu refuses ?
– Oui, ma foi ! Je perdrais volontiers la vie
dans une lutte contre les hommes, dit-il en
regardant obliquement Bragelonne ; mais me
battre à coups d’aviron contre les flots d’eau
salée, je n’y ai pas le moindre goût.
– Et moi, dit Manicamp, dussé-je arriver
jusqu’aux bâtiments, je me soucierais peu de
perdre le seul habit propre qui me reste ; l’eau
salée rejaillit, et elle tache.
– Toi aussi, tu refuses ? s’écria de Guiche.
– Mais tout à fait : je te prie de le croire, et
plutôt deux fois qu’une.
– Mais voyez donc, s’écria de Guiche ; vois
donc, de Wardes, vois donc, Manicamp ; là-bas,
sur la dunette du vaisseau amiral, les princesses
nous regardent.

620
– Raison de plus, cher ami, pour ne pas
prendre un bain ridicule devant elles.
– C’est ton dernier mot, Manicamp ?
– Oui.
– C’est ton dernier mot, de Wardes ?
– Oui.
– Alors j’irai tout seul.
– Non pas, dit Raoul, je vais avec toi : il me
semble que c’est chose convenue.
Le fait est que Raoul, libre de toute passion,
mesurant le danger avec sang-froid, voyait le
danger imminent ; mais il se laissait entraîner
volontiers à faire une chose devant laquelle
reculait de Wardes.
Le bateau se mettait en route ; de Guiche
appela le pilote côtier.
– Holà de la barque ! dit-il, il nous faut deux
places !
Et roulant cinq ou dix pistoles dans un
morceau de papier, il les jeta du quai dans le
bateau.

621
– Il paraît que vous n’avez pas peur de l’eau
salée, mes jeunes maîtres ? dit le patron.
– Nous n’avons peur de rien, répondit de
Guiche.
– Alors, venez, mes gentilshommes.
Le pilote s’approcha du bord, et l’un après
l’autre, avec une légèreté pareille, les deux jeunes
gens sautèrent dans le bateau.
– Allons, courage, enfants, dit de Guiche ; il y
a encore vingt pistoles dans cette bourse, et si
nous atteignons le vaisseau amiral, elles sont à
vous.
Aussitôt les rameurs se courbèrent sur leurs
rames, et la barque bondit sur la cime des flots.
Tout le monde avait pris intérêt à ce départ si
hasardé ; la population du Havre se pressait sur
les jetées : il n’y avait pas un regard qui ne fût
pour la barque.
Parfois, la frêle embarcation demeurait un
instant comme suspendue aux crêtes écumeuses,
puis tout à coup elle glissait au fond d’un abîme
mugissant, et semblait être précipitée.

622
Néanmoins, après une heure de lutte, elle
arriva dans les eaux du vaisseau amiral, dont se
détachaient déjà deux embarcations destinées à
venir à son aide.
Sur le gaillard d’arrière du vaisseau amiral,
abritées par un dais de velours et d’hermine que
soutenaient de puissantes attaches, Madame
Henriette douairière et la jeune Madame, ayant
auprès d’elle l’amiral comte de Norfolk1,
regardaient avec terreur cette barque tantôt
enlevée au ciel, tantôt engloutie jusqu’aux enfers,
contre la voile sombre de laquelle brillaient,
comme deux lumineuses apparitions, les deux
nobles figures des deux gentilshommes français.
L’équipage, appuyé sur les bastingages et
grimpé dans les haubans, applaudissait à la
bravoure de ces deux intrépides, à l’adresse du
pilote et à la force des matelots.
Un hourra de triomphe accueillit leur arrivée à

1
L’amiral qui commandait le London transportant Henriette
d’Angleterre n’était pas Norfolk, mais Edward Montagu, comte
de Sandwich (1625-1672), général de la Flotte depuis 1660.

623
bord.
Le comte de Norfolk, beau jeune homme de
vingt-six à vingt-huit ans, s’avança au-devant
d’eux.
De Guiche et Bragelonne montèrent lestement
l’escalier de tribord, et conduits par le comte de
Norfolk, qui reprit sa place auprès d’elles, ils
vinrent saluer les princesses.
Le respect, et surtout une certaine crainte dont
il ne se rendait pas compte, avaient empêché
jusque-là le comte de Guiche de regarder
attentivement la jeune Madame.
Celle-ci, au contraire, l’avait distingué tout
d’abord et avait demandé à sa mère :
– N’est-ce point Monsieur que nous
apercevons sur cette barque ?
Madame Henriette, qui connaissait Monsieur
mieux que sa fille, avait souri à cette erreur de
son amour-propre et avait répondu :
– Non, c’est M. de Guiche, son favori, voilà
tout.
À cette réponse, la princesse avait été forcée

624
de contenir l’instinctive bienveillance provoquée
par l’audace du comte.
Ce fut au moment où la princesse faisait cette
question que de Guiche, osant enfin lever les
yeux sur elle, put comparer l’original au portrait.
Lorsqu’il vit ce visage pâle, ces yeux animés,
ces adorables cheveux châtains, cette bouche
frémissante et ce geste si éminemment royal qui
semblait remercier et encourager tout à la fois, il
fut saisi d’une telle émotion, que, sans Raoul, qui
lui prêta son bras, il eût chancelé.
Le regard étonné de son ami, le geste
bienveillant de la reine, rappelèrent de Guiche à
lui.
En peu de mots, il expliqua sa mission, dit
comment il était l’envoyé de Monsieur, et salua,
selon leur rang et les avances qu’ils lui firent,
l’amiral et les différents seigneurs anglais qui se
groupaient autour des princesses.

Raoul fut présenté à son tour et gracieusement


accueilli ; tout le monde savait la part que le

625
comte de La Fère avait prise à la restauration du
roi Charles II ; en outre, c’était encore le comte
qui avait été chargé de la négociation du mariage
qui ramenait en France la petite-fille de Henri IV.
Raoul parlait parfaitement anglais ; il se
constitua l’interprète de son ami près des jeunes
seigneurs anglais auxquels notre langue n’était
point familière.
En ce moment parut un jeune homme d’une
beauté remarquable et d’une splendide richesse
de costume et d’armes. Il s’approcha des
princesses, qui causaient avec le comte de
Norfolk, et d’une voix qui déguisait mal son
impatience :
– Allons, mesdames, dit-il, il faut descendre à
terre.
À cette invitation, la jeune Madame se leva et
elle allait accepter la main que le jeune homme
lui tendait avec une vivacité pleine d’expressions
diverses, lorsque l’amiral s’avança entre la jeune
Madame et le nouveau venu.
– Un moment, s’il vous plaît, milord de

626
Buckingham, dit-il ; le débarquement n’est point
possible à cette heure pour des femmes. La mer
est trop grosse ; mais, vers quatre heures, il est
probable que le vent tombera ; on ne débarquera
donc que ce soir.
– Permettez, milord, dit Buckingham avec une
irritation qu’il ne chercha point même à déguiser.
Vous retenez ces dames et vous n’en avez pas le
droit. De ces dames, l’une appartient, hélas ! à la
France, et, vous le voyez, la France la réclame
par la voix de ses ambassadeurs.
Et, de la main, il montra de Guiche et Raoul,
qu’il saluait en même temps.
– Je ne suppose pas, répondit l’amiral, qu’il
entre dans les intentions de ces messieurs
d’exposer la vie des princesses ?
– Milord, ces messieurs sont bien venus
malgré le vent ; permettez-moi de croire que le
danger ne sera pas plus grand pour ces dames, qui
s’en iront avec le vent.
– Ces messieurs sont fort braves, dit l’amiral.
Vous avez vu que beaucoup étaient sur le port et

627
n’ont point osé les suivre. En outre, le désir qu’ils
avaient de présenter le plus tôt possible leurs
hommages à Madame et à son illustre mère les a
portés à affronter la mer, fort mauvaise
aujourd’hui, même pour des marins. Mais ces
messieurs, que je présenterai pour exemple à mon
état-major, ne doivent pas en être un pour ces
dames.
Un regard dérobé de Madame surprit la
rougeur qui couvrait les joues du comte.
Ce regard échappa à Buckingham. Il n’avait
d’yeux que pour surveiller Norfolk. Il était
évidemment jaloux de l’amiral, et semblait brûler
du désir d’arracher les princesses à ce sol
mouvant des vaisseaux sur lequel l’amiral était
roi.
– Au reste, reprit Buckingham, j’en appelle à
Madame elle-même.
– Et moi, milord, répondit l’amiral, j’en
appelle à ma conscience et à ma responsabilité.
J’ai promis de rendre saine et sauve Madame à la
France, je tiendrai ma promesse.

628
– Mais, cependant, monsieur...
– Milord, permettez-moi de vous rappeler que
je commande seul ici.
– Milord, savez-vous ce que vous dites ?
répondit avec hauteur Buckingham.
– Parfaitement, et je le répète : Je commande
seul ici, milord, et tout m’obéit : la mer, le vent,
les navires et les hommes.
Cette parole était grande et noblement
prononcée. Raoul en observa l’effet sur
Buckingham. Celui-ci frissonna par tout le corps
et s’appuya à l’un des soutiens de la tente pour ne
pas tomber ; ses yeux s’injectèrent de sang, et la
main dont il ne se soutenait point se porta sur la
garde de son épée.
– Milord, dit la reine, permettez-moi de vous
dire que je suis en tout point de l’avis du comte
de Norfolk ; puis le temps, au lieu de se couvrir
de vapeur comme il le fait en ce moment, fût-il
parfaitement pur et favorable, nous devons bien
quelques heures à l’officier qui nous a conduites
si heureusement et avec des soins si empressés

629
jusqu’en vue des côtes de France, où il doit nous
quitter.
Buckingham, au lieu de répondre, consulta le
regard de Madame.
Madame, à demi cachée sous les courtines de
velours et d’or qui l’abritaient, n’écoutait rien de
ce débat, occupée qu’elle était à regarder le
comte de Guiche qui s’entretenait avec Raoul.
Ce fut un nouveau coup pour Buckingham, qui
crut découvrir dans le regard de Madame
Henriette un sentiment plus profond que celui de
la curiosité.
Il se retira tout chancelant et alla heurter le
grand mât.
– M. de Buckingham n’a pas le pied marin, dit
en français la reine mère ; voilà sans doute
pourquoi il désire si fort toucher la terre ferme.
Le jeune homme entendit ces mots, pâlit,
laissa tomber ses mains avec découragement à
ses côtés, et se retira confondant dans un soupir
ses anciennes amours et ses haines nouvelles.

630
Cependant l’amiral, sans se préoccuper
autrement de cette mauvaise humeur de
Buckingham, fit passer les princesses dans sa
chambre de poupe, où le dîner avait été servi avec
une magnificence digne de tous les convives.
L’amiral prit place à droite de Madame et mit
le comte de Guiche à sa gauche.
C’était la place qu’occupait d’ordinaire
Buckingham.
Aussi, lorsqu’il entra dans la salle à manger,
fut-ce une douleur pour lui que de se voir
reléguer par l’étiquette, cette autre reine à qui il
devait le respect, à un rang inférieur à celui qu’il
avait tenu jusque-là.
De son côté, de Guiche, plus pâle encore peut-
être de son bonheur que son rival ne l’était de sa
colère, s’assit en tressaillant près de la princesse,
dont la robe de soie, en effleurant son corps,
faisait passer dans tout son être des frissons d’une
volupté jusqu’alors inconnue. Après le repas,
Buckingham s’élança pour donner la main à
Madame.

631
Mais ce fut au tour de de Guiche de faire la
leçon au duc.
– Milord, dit-il, soyez assez bon, à partir de ce
moment, pour ne plus vous interposer entre Son
Altesse Royale Madame et moi. À partir de ce
moment, en effet, Son Altesse Royale appartient
à la France, et c’est la main de Monsieur, frère du
roi, qui touche la main de la princesse quand Son
Altesse Royale me fait l’honneur de me toucher
la main.
Et, en prononçant ces paroles, il présenta lui-
même sa main à la jeune Madame avec une
timidité si visible et en même temps une noblesse
si courageuse, que les Anglais firent entendre un
murmure d’admiration, tandis que Buckingham
laissait échapper un soupir de douleur.
Raoul aimait ; Raoul comprit tout.
Il attacha sur son ami un de ces regards
profonds que l’ami seul ou la mère étendent
comme protecteur ou comme surveillant sur
l’enfant ou sur l’ami qui s’égare.
Vers deux heures, enfin, le soleil parut, le vent

632
tomba, la mer devint unie comme une large
nappe de cristal, la brume, qui couvrait les côtes,
se déchira comme un voile qui s’envole en
lambeaux.
Alors les riants coteaux de la France
apparurent avec leurs mille maisons blanches, se
détachant, ou sur le vert des arbres, ou sur le bleu
du ciel.

633
85

Les tentes

L’amiral, comme nous l’avons vu, avait pris le


parti de ne plus faire attention aux yeux
menaçants et aux emportements convulsifs de
Buckingham. En effet, depuis le départ
d’Angleterre, il devait s’y être tout doucement
habitué. De Guiche n’avait point encore
remarqué en aucune façon cette animosité que le
jeune lord paraissait avoir contre lui ; mais il ne
se sentait, d’instinct, aucune sympathie pour le
favori de Charles II. La reine mère, avec une
expérience plus grande et un sens plus froid,
dominait toute la situation, et, comme elle en
comprenait le danger, elle s’apprêtait à en
trancher le nœud lorsque le moment en serait
venu. Ce moment arriva. Le calme était rétabli
partout, excepté dans le cœur de Buckingham, et

634
celui-ci, dans son impatience, répétait à demi-
voix à la jeune princesse :
– Madame, Madame, au nom du Ciel,
rendons-nous à terre, je vous en supplie ! Ne
voyez-vous pas que ce fat de comte de Norfolk
me fait mourir avec ses soins et ses adorations
pour vous ?
Henriette entendit ces paroles ; elle sourit et,
sans se retourner, donnant seulement à sa voix
cette inflexion de doux reproche et de
langoureuse impertinence avec lesquels la
coquetterie sait donner un acquiescement tout en
ayant l’air de formuler une défense :
– Mon cher lord, murmura-t-elle, je vous ai
déjà dit que vous étiez fou.
Aucun de ces détails, nous l’avons déjà dit,
n’échappait à Raoul ; il avait entendu la prière de
Buckingham, la réponse de la princesse ; il avait
vu Buckingham faire un pas en arrière à cette
réponse, pousser un soupir et passer la main sur
son front ; et n’ayant de voile ni sur les yeux, ni
autour du cœur, il comprenait tout et frémissait
en appréciant l’état des choses et des esprits.

635
Enfin l’amiral, avec une lenteur étudiée, donna
les derniers ordres pour le départ des canots.
Buckingham accueillit ces ordres avec de tels
transports, qu’un étranger eût pu croire que le
jeune homme avait le cerveau troublé.
À la voix du comte de Norfolk, une grande
barque, toute pavoisée, descendit lentement des
flancs du vaisseau amiral : elle pouvait contenir
vingt rameurs et quinze passagers.
Des tapis de velours, des housses brodées aux
armes d’Angleterre, des guirlandes de fleurs, car
en ce temps on cultivait assez volontiers la
parabole au milieu des alliances politiques,
formaient le principal ornement de cette barque
vraiment royale.
À peine la barque était-elle à flot, à peine les
rameurs avaient-ils dressé leurs avirons,
attendant, comme des soldats au port d’arme,
l’embarquement de la princesse, que Buckingham
courut à l’escalier pour prendre sa place dans le
canot.
Mais la reine l’arrêta.

636
– Milord, dit-elle, il ne convient pas que vous
laissiez aller ma fille et moi à terre sans que les
logements soient préparés d’une façon certaine.
Je vous prie donc, milord, de nous devancer au
Havre et de veiller à ce que tout soit en ordre à
notre arrivée.
Ce fut un nouveau coup pour le duc, coup
d’autant plus terrible qu’il était inattendu.
Il balbutia, rougit, mais ne put répondre.
Il avait cru pouvoir se tenir près de Madame
pendant le trajet, et savourer ainsi jusqu’au
dernier des moments qui lui étaient donnés par la
fortune. Mais l’ordre était exprès.
L’amiral, qui l’avait entendu, s’écria aussitôt :
– Le petit canot à la mer !
L’ordre fut exécuté avec cette rapidité
particulière aux manœuvres des bâtiments de
guerre.
Buckingham, désolé, adressa un regard de
désespoir à la princesse, un regard de
supplication à la reine, un regard de colère à
l’amiral.

637
La princesse fit semblant de ne pas le voir.
La reine détourna la tête.
L’amiral se mit à rire.
Buckingham, à ce rire, fut tout prêt à s’élancer
sur Norfolk.
La reine mère se leva.
– Partez, monsieur, dit-elle avec autorité.
Le jeune duc s’arrêta.
Mais regardant autour de lui et tentant un
dernier effort :
– Et vous, messieurs, demanda-t-il tout
suffoqué par tant d’émotions diverses, vous,
monsieur de Guiche ; vous, monsieur de
Bragelonne, ne m’accompagnez-vous point ?
De Guiche s’inclina.
– Je suis, ainsi que M. de Bragelonne, aux
ordres de la reine, dit-il ; ce qu’elle nous
commandera de faire, nous le ferons.
Et il regarda la jeune princesse, qui baissa les
yeux.

638
– Pardon, monsieur de Buckingham, dit la
reine, mais M. de Guiche représente ici
Monsieur ; c’est lui qui doit nous faire les
honneurs de la France, comme vous nous avez
fait les honneurs de l’Angleterre ; il ne peut donc
se dispenser de nous accompagner ; nous devons
bien, d’ailleurs, cette légère faveur au courage
qu’il a eu de nous venir trouver par ce mauvais
temps.
Buckingham ouvrit la bouche comme pour
répondre ; mais, soit qu’il ne trouvât point de
pensée ou point de mots pour formuler cette
pensée, aucun son ne tomba de ses lèvres, et, se
retournant comme en délire, il sauta du bâtiment
dans le canot.
Les rameurs n’eurent que le temps de le
retenir et de se retenir eux-mêmes, car le poids et
le contrecoup avaient failli faire chavirer la
barque.
– Décidément, Milord est fou, dit tout haut
l’amiral à Raoul.
– J’en ai peur pour Milord, répondit
Bragelonne.

639
Pendant tout le temps que le canot mit à
gagner la terre, le duc ne cessa de couvrir de ses
regards le vaisseau amiral, comme ferait un avare
qu’on arracherait à son coffre, une mère qu’on
éloignerait de sa fille pour la conduire à la mort.
Mais rien ne répondit à ses signaux, à ses
manifestations, à ses lamentables attitudes.
Buckingham en fut tellement étourdi, qu’il se
laissa tomber sur un banc, enfonça sa main dans
ses cheveux, tandis que les matelots insoucieux
faisaient voler le canot sur les vagues.
En arrivant, il était dans une torpeur telle, que
s’il n’eût pas rencontré sur le port le messager
auquel il avait fait prendre les devants comme
maréchal des logis, il n’eût pas su demander son
chemin.
Une fois arrivé à la maison qui lui était
destinée, il s’y enferma comme Achille dans sa
tente1.
Cependant le canot qui portait les princesses
quittait le bord du vaisseau amiral au moment

1
L’Iliade, chant I.

640
même où Buckingham mettait pied à terre.
Une barque suivait, remplie d’officiers, de
courtisans et d’amis empressés.
Toute la population du Havre, embarquée à la
hâte sur des bateaux de pêche et des barques
plates ou sur de longues péniches normandes,
accourut au devant du bateau royal.
Le canon des forts retentissait ; le vaisseau
amiral et les deux autres échangeaient leurs
salves, et des nuages de flammes s’envolaient des
bouches béantes en flocons ouatés de fumée au-
dessus des flots, puis s’évaporaient dans l’azur du
ciel.

La princesse descendit aux degrés du quai.


Une musique joyeuse l’attendait à terre et
accompagnait chacun de ses pas.
Tandis que, s’avançant dans le centre de la
ville, elle foulait de son pied délicat les riches
tapisseries et les jonchées de fleurs, de Guiche et
Raoul, se dérobant du milieu des Anglais,
prenaient leur chemin par la ville et s’avançaient

641
rapidement vers l’endroit désigné pour la
résidence de Madame.
– Hâtons-nous, disait Raoul à de Guiche, car,
du caractère que je lui connais, ce Buckingham
nous fera quelque malheur en voyant le résultat
de notre délibération d’hier.
– Oh ! dit le comte, nous avons là de Wardes,
qui est la fermeté en personne, et Manicamp, qui
est la douceur même.
De Guiche n’en fit pas moins diligence, et,
cinq minutes après, ils étaient en vue de l’Hôtel
de Ville.
Ce qui les frappa d’abord, c’était une grande
quantité de gens assemblés sur la place.
– Bon ! dit de Guiche, il paraît que nos
logements sont construits.
En effet, devant l’hôtel, sur la place même,
s’élevaient huit tentes de la plus grande élégance,
surmontées des pavillons de France et
d’Angleterre unis.
L’Hôtel de Ville était entouré par des tentes
comme d’une ceinture bigarrée ; dix pages et

642
douze chevau-légers donnés pour escorte aux
ambassadeurs montaient la garde devant ces
tentes.
Le spectacle était curieux, étrange ; il avait
quelque chose de féerique.
Ces habitations improvisées avaient été
construites dans la nuit. Revêtues au-dedans et
au-dehors des plus riches étoffes que de Guiche
avait pu se procurer au Havre, elles encerclaient
entièrement l’Hôtel de Ville, c’est-à-dire la
demeure de la jeune princesse ; elles étaient
réunies les unes aux autres par de simples câbles
de soie, tendus et gardés par des sentinelles, de
sorte que le plan de Buckingham se trouvait
complètement renversé, si ce plan avait été
réellement de garder pour lui et ses Anglais les
abords de l’Hôtel de Ville.
Le seul passage qui donnât accès aux degrés
de l’édifice, et qui ne fût point fermé par cette
barricade soyeuse, était gardé par deux tentes
pareilles à deux pavillons, et dont les portes
s’ouvraient aux deux côtés de cette entrée.
Ces deux tentes étaient celles de de Guiche et

643
de Raoul, et en leur absence devaient toujours
être occupées : celle de de Guiche, par de
Wardes ; celle de Raoul par Manicamp.
Tout autour de ces deux tentes et des six
autres, une centaine d’officiers, de
gentilshommes et de pages reluisaient de soie et
d’or, bourdonnant comme des abeilles autour de
leur ruche.
Tout cela, l’épée à la hanche, était prêt à obéir
à un signe de de Guiche ou de Bragelonne, les
deux chefs de l’ambassade.

Au moment même où les deux jeunes gens


apparaissaient à l’extrémité d’une rue aboutissant
sur la place, ils aperçurent, traversant cette même
place au galop de son cheval, un jeune
gentilhomme d’une merveilleuse élégance. Il
fendait la foule des curieux, et, à la vue de ces
bâtisses improvisées, il poussa un cri de colère et
de désespoir.
C’était Buckingham, Buckingham sorti de sa
stupeur pour revêtir un éblouissant costume et

644
pour venir attendre Madame et la reine à l’Hôtel
de Ville.
Mais à l’entrée des tentes on lui barra le
passage, et force lui fut de s’arrêter.
Buckingham, exaspéré, leva son fouet ; deux
officiers lui saisirent le bras.
Des deux gardiens, un seul était là. De
Wardes, monté dans l’intérieur de l’Hôtel de
Ville, transmettait quelques ordres donnés par de
Guiche.

Au bruit que faisait Buckingham, Manicamp,


couché paresseusement sur les coussins d’une des
deux tentes d’entrée, se souleva avec sa
nonchalance ordinaire, et s’apercevant que le
bruit continuait, apparut sous les rideaux.
– Qu’est-ce, dit-il avec douceur, et qui donc
mène tout ce grand bruit ?
Le hasard fit qu’au moment où il commençait
à parler, le silence venait de renaître, et bien que
son accent fût doux et modéré, tout le monde
entendit sa question.

645
Buckingham se retourna, regarda ce grand
corps maigre et ce visage indolent.
Probablement la personne de notre
gentilhomme, vêtu d’ailleurs assez simplement,
comme nous l’avons dit, ne lui inspira pas grand
respect, car il répondit dédaigneusement :
– Qui êtes-vous, monsieur ?
Manicamp s’appuya au bras d’un énorme
chevau-léger, droit comme un pilier de
cathédrale, et répondit du même ton tranquille :
– Et vous, monsieur ?
– Moi, je suis milord duc de Buckingham. J’ai
loué toutes les maisons qui entourent l’Hôtel de
Ville, où j’ai affaire ; or, puisque ces maisons
sont louées, elles sont à moi, et puisque je les ai
louées pour avoir le passage libre à l’Hôtel de
Ville, vous n’avez pas le droit de me fermer ce
passage.
– Mais, monsieur, qui vous empêche de
passer ? demanda Manicamp.
– Mais vos sentinelles.
– Parce que vous voulez passer à cheval,

646
monsieur, et que la consigne est de ne laisser
passer que les piétons.
– Nul n’a le droit de donner de consigne ici,
excepté moi, dit Buckingham.
– Comment cela, monsieur ? demanda
Manicamp avec sa voix douce. Faites-moi la
grâce de m’expliquer cette énigme.
– Parce que, comme je vous l’ai dit, j’ai loué
toutes les maisons de la place.
– Nous le savons bien, puisqu’il ne nous est
resté que la place elle-même.
– Vous vous trompez, monsieur, la place est à
moi comme les maisons.
– Oh ! pardon, monsieur, vous faites erreur.
On dit chez nous le pavé du roi ; donc, la place
est au roi ; donc, puisque nous sommes les
ambassadeurs du roi, la place est à nous.
– Monsieur, je vous ai déjà demandé qui vous
étiez ! s’écria Buckingham exaspéré du sang-
froid de son interlocuteur.
– On m’appelle Manicamp, répondit le jeune
homme d’une voix éolienne, tant elle était

647
harmonieuse et suave.
Buckingham haussa les épaules.
– Bref, dit-il, quand j’ai loué les maisons qui
entourent l’Hôtel de Ville, la place était libre ; ces
baraques obstruent ma vue, ôtez ces baraques !
Un sourd et menaçant murmure courut dans la
foule des auditeurs.
De Guiche arrivait en ce moment ; il écarta
cette foule qui le séparait de Buckingham, et,
suivi de Raoul, il arriva d’un côté, tandis que de
Wardes arrivait de l’autre.
– Pardon, milord, dit-il ; mais si vous avez
quelque réclamation à faire, ayez l’obligeance de
la faire à moi, attendu que c’est moi qui ai donné
les plans de cette construction.
– En outre, je vous ferai observer, monsieur,
que le mot baraque se prend en mauvaise part,
ajouta gracieusement Manicamp.
– Vous disiez donc, monsieur ? continua de
Guiche.
– Je disais, monsieur le comte, reprit
Buckingham avec un accent de colère encore

648
sensible, quoiqu’il fût tempéré par la présence
d’un égal, je disais qu’il est impossible que ces
tentes demeurent où elles sont.
– Impossible, fit de Guiche, et pourquoi ?
– Parce qu’elles me gênent.
De Guiche laissa échapper un mouvement
d’impatience, mais un coup d’œil froid de Raoul
le retint.
– Elles doivent moins vous gêner, monsieur,
que cet abus de la priorité que vous vous êtes
permis.
– Un abus !
– Mais sans doute. Vous envoyez ici un
messager qui loue, en votre nom, toute la ville du
Havre, sans s’inquiéter des Français qui doivent
venir au-devant de Madame. C’est peu fraternel,
monsieur le duc, pour le représentant d’une
nation amie.
– La terre est au premier occupant, dit
Buckingham.
– Pas en France, monsieur.

649
– Et pourquoi pas en France ?
– Parce que c’est le pays de la politesse.
– Qu’est-ce à dire ? s’écria Buckingham d’une
façon si emportée, que les assistants se
reculèrent, s’attendant à une collision immédiate.
– C’est-à-dire, monsieur, répondit de Guiche
en pâlissant, que j’ai fait construire ce logement
pour moi et mes amis, comme l’asile des
ambassadeurs de France, comme le seul abri que
votre exigence nous ait laissé dans la ville, et que
dans ce logement j’habiterai, moi et les miens, à
moins qu’une volonté plus puissante et surtout
plus souveraine que la vôtre ne me renvoie.
– C’est-à-dire ne nous déboute, comme on dit
au palais, dit doucement Manicamp.
– J’en connais un, monsieur, qui sera tel, je
l’espère, que vous le désirez, dit Buckingham en
mettant la main à la garde de son épée.
En ce moment, et comme la déesse Discorde
allait, enflammant les esprits, tourner toutes les
épées contre des poitrines humaines, Raoul posa
doucement sa main sur l’épaule de Buckingham.

650
– Un mot, milord, dit-il.
– Mon droit ! mon droit d’abord ! s’écria le
fougueux jeune homme.
– C’est justement sur ce point que je vais avoir
l’honneur de vous entretenir, dit Raoul.
– Soit, mais pas de longs discours, monsieur.
– Une seule question ; vous voyez qu’on ne
peut pas être plus bref.
– Parlez, j’écoute.
– Est-ce vous ou M. le duc d’Orléans qui allez
épouser la petite-fille du roi Henri IV ?
– Plaît-il ? demanda Buckingham en se
reculant tout effaré.
– Répondez-moi, je vous prie, monsieur,
insista tranquillement Raoul.
– Votre intention est-elle de me railler,
monsieur ? demanda Buckingham.
– C’est toujours répondre, monsieur, et cela
me suffit. Donc, vous l’avouez, ce n’est pas vous
qui allez épouser la princesse d’Angleterre.
– Vous le savez bien, monsieur, ce me semble.

651
– Pardon, mais c’est que, d’après votre
conduite, la chose n’était plus claire.
– Voyons, au fait, que prétendez-vous dire,
monsieur ?
Raoul se rapprocha du duc.
– Vous avez, dit-il en baissant la voix, des
fureurs qui ressemblent à des jalousies ; savez-
vous cela, milord ? or, ces jalousies, à propos
d’une femme, ne vont point à quiconque n’est ni
son amant, ni son époux ; à bien plus forte raison,
je suis sûr que vous comprendrez cela, milord,
quand cette femme est une princesse.
– Monsieur, s’écria Buckingham, insultez-
vous Madame Henriette ?
– C’est vous, répondit froidement Bragelonne,
c’est vous qui l’insultez, milord, prenez-y garde.
Tout à l’heure, sur le vaisseau amiral, vous avez
poussé à bout la reine et lassé la patience de
l’amiral. Je vous observais, milord, et vous ai cru
fou d’abord ; mais depuis j’ai deviné le caractère
réel de cette folie.
– Monsieur !

652
– Attendez, car j’ajouterai un mot. J’espère
être le seul parmi les Français qui l’ait deviné.
– Mais, savez-vous, monsieur, dit
Buckingham frissonnant de colère et d’inquiétude
à la fois, savez-vous que vous tenez là un langage
qui mérite répression ?
– Pesez vos paroles, milord, dit Raoul avec
hauteur ; je ne suis pas d’un sang dont les
vivacités se laissent réprimer ; tandis qu’au
contraire, vous, vous êtes d’une race dont les
passions sont suspectes aux bons Français ; je
vous le répète donc pour la seconde fois, prenez
garde, milord.
– À quoi, s’il vous plaît ? Me menaceriez-
vous ?
– Je suis le fils du comte de La Fère, monsieur
de Buckingham, et je ne menace jamais, parce
que je frappe d’abord. Ainsi, entendons-nous
bien, la menace que je vous fais, la voici...
Buckingham serra les poings ; mais Raoul
continua comme s’il ne s’apercevait de rien.
– Au premier mot hors des bienséances que

653
vous vous permettrez envers Son Altesse Royale.
Oh ! soyez patient, monsieur de Buckingham ; je
le suis bien moi.
– Vous ?
– Sans doute. Tant que Madame a été sur le
sol anglais, je me suis tu ; mais, à présent qu’elle
a touché au sol de la France, maintenant que nous
l’avons reçue au nom du prince, à la première
insulte que, dans votre étrange attachement, vous
commettrez envers la maison royale de France,
j’ai deux partis à prendre : ou je déclare devant
tous la folie dont vous êtes affecté en ce moment,
et je vous fais renvoyer honteusement en
Angleterre ; ou, si vous le préférez, je vous donne
du poignard dans la gorge en pleine assemblée.
Au reste, ce second moyen me paraît le plus
convenable, et je crois que je m’y tiendrai.
Buckingham était devenu plus pâle que le flot
de dentelle d’Angleterre qui entourait son cou.
– Monsieur de Bragelonne, dit-il, est-ce bien
un gentilhomme qui parle ?
– Oui ; seulement, ce gentilhomme parle à un

654
fou. Guérissez, milord, et il vous tiendra un autre
langage.
– Oh ! mais, monsieur de Bragelonne,
murmura le duc d’une voix étranglée et en
portant la main à son cou, vous voyez bien que je
me meurs !
– Si la chose arrivait en ce moment, monsieur,
dit Raoul avec son inaltérable sang-froid, je
regarderais en vérité cela comme un grand
bonheur, car cet événement préviendrait toutes
sortes de mauvais propos sur votre compte et sur
celui des personnes illustres que votre
dévouement compromet si follement.
– Oh ! vous avez raison, vous avez raison, dit
le jeune homme éperdu ; oui, oui, mourir ! oui,
mieux vaut mourir que souffrir ce que je souffre
en ce moment.
Et il porta la main sur un charmant poignard
au manche tout garni de pierreries qu’il tira à
moitié de sa poitrine.
Raoul lui repoussa la main.
– Prenez garde, monsieur, dit-il ; si vous ne

655
vous tuez pas, vous faites un acte ridicule, si vous
vous tuez, vous tachez de sang la robe nuptiale de
la princesse d’Angleterre.
Buckingham demeura une minute haletant.
Pendant cette minute, on vit ses lèvres trembler,
ses joues frémir, ses yeux vaciller, comme dans le
délire.
Puis, tout à coup :
– Monsieur de Bragelonne, dit-il, je ne
connais pas un plus noble esprit que vous ; vous
êtes le digne fils du plus parfait gentilhomme que
l’on connaisse. Habitez vos tentes !
Et il jeta ses deux bras autour du cou de
Raoul.

Toute l’assistance émerveillée de ce


mouvement auquel on ne pouvait guère attendre,
vu les trépignements de l’un des adversaires et la
rude insistance de l’autre, l’assemblée se mit à
battre des mains, et mille vivats, mille
applaudissements joyeux s’élancèrent vers le ciel.
De Guiche embrassa à son tour Buckingham,

656
un peu à contrecœur, mais enfin il l’embrassa.
Ce fut le signal : Anglais et Français, qui,
jusque-là, s’étaient regardés avec inquiétude,
fraternisèrent à l’instant même.
Sur ces entrefaites arriva le cortège des
princesses, qui, sans Bragelonne, eussent trouvé
deux armées aux prises et du sang sur les fleurs.
Tout se remit à l’aspect des bannières.

657
86

La nuit

La concorde était revenue s’asseoir au milieu


des tentes. Anglais et Français rivalisaient de
galanterie auprès des illustres voyageuses et de
politesse entre eux.
Les Anglais envoyèrent aux Français des
fleurs dont ils avaient fait provision pour fêter
l’arrivée de la jeune princesse ; les Français
invitèrent les Anglais à un souper qu’ils devaient
donner le lendemain.
Madame recueillit donc sur son passage
d’unanimes félicitations. Elle apparaissait comme
une reine, à cause du respect de tous ; comme une
idole, à cause de l’adoration de quelques-uns.
La reine mère fit aux Français l’accueil le plus
affectueux. La France était son pays, à elle, et elle

658
avait été trop malheureuse en Angleterre pour
que l’Angleterre lui pût faire oublier la France.
Elle apprenait donc à sa fille, par son propre
amour, l’amour du pays où toutes deux avaient
trouvé l’hospitalité, et où elles allaient trouver la
fortune d’un brillant avenir.
Lorsque l’entrée fut faite et les spectateurs un
peu disséminés, lorsqu’on n’entendit plus que de
loin les fanfares et le bruissement de la foule,
lorsque la nuit tomba, enveloppant de ses voiles
étoilés la mer, le port, la ville et la campagne
encore émue de ce grand événement, de Guiche
rentra dans sa tente, et s’assit sur un large
escabeau, avec une telle expression de douleur,
que Bragelonne le suivit du regard jusqu’à ce
qu’il l’eût entendu soupirer ; alors il s’approcha.
Le comte était renversé en arrière, l’épaule
appuyée à la paroi de la tente, le front dans ses
mains, la poitrine haletante et le genou inquiet.
– Tu souffres, ami ? lui demanda Raoul.
– Cruellement.
– Du corps, n’est-ce pas ?

659
– Du corps, oui.
– La journée a été fatigante, en effet, continua
le jeune homme, les yeux fixés sur celui qu’il
interrogeait.
– Oui, et le sommeil me rafraîchirait.
– Veux-tu que je te laisse ?
– Non, j’ai à te parler.
– Je ne te laisserai parler qu’après avoir
interrogé, moi-même, de Guiche.
– Interroge.
– Mais sois franc.
– Comme toujours.
– Sais-tu pourquoi Buckingham était si
furieux ?
– Je m’en doute.
– Il aime Madame, n’est-ce pas ?
– Du moins on en jurerait, à le voir.
– Eh bien ! il n’en est rien.
– Oh ! cette fois, tu te trompes, Raoul, et j’ai
bien lu sa peine dans ses yeux, dans son geste,

660
dans toute sa vie depuis ce matin.
– Tu es poète, mon cher comte, et partout tu
vois de la poésie.
– Je vois surtout l’amour.
– Où il n’est pas.
– Où il est.
– Voyons, de Guiche, tu crois ne pas te
tromper ?
– Oh ! j’en suis sûr ! s’écria vivement le
comte.
– Dis-moi, comte, demanda Raoul avec un
profond regard, qui te rend si clairvoyant ?
– Mais, répondit de Guiche en hésitant,
l’amour-propre.
– L’amour-propre ! c’est un mot bien long, de
Guiche.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire, mon ami, que d’ordinaire tu es
moins triste que ce soir.
– La fatigue.

661
– La fatigue ?
– Oui.
– Écoute, cher ami, nous avons fait campagne
ensemble, nous nous sommes vus à cheval
pendant dix-huit heures ; trois chevaux, écrasés
de lassitude ou mourant de faim, tombaient sous
nous, que nous riions encore. Ce n’est point la
fatigue qui te rend triste, comte.
– Alors, c’est la contrariété.
– Quelle contrariété ?
– Celle de ce soir.
– La folie de lord Buckingham ?
– Eh ! sans doute ; n’est-il point fâcheux, pour
nous Français représentant notre maître, de voir
un Anglais courtiser notre future maîtresse, la
seconde dame du royaume ?
– Oui, tu as raison ; mais je crois que lord
Buckingham n’est pas dangereux.
– Non, mais il est importun. En arrivant ici,
n’a-t-il pas failli tout troubler entre les Anglais et
nous, et sans toi, sans ta prudence si admirable et

662
ta fermeté si étrange, nous tirions l’épée en pleine
ville.
– Il a changé, tu vois.
– Oui, certes ; mais de là même vient ma
stupéfaction. Tu lui as parlé bas ; que lui as-tu
dit ? Tu crois qu’il l’aime ; tu le dis, une passion
ne cède pas avec cette facilité ; il n’est donc pas
amoureux d’elle !
Et de Guiche prononça lui-même ces derniers
mots avec une telle expression, que Raoul leva la
tête.
Le noble visage du jeune homme exprimait un
mécontentement facile à lire.
– Ce que je lui ai dit, comte, répondit Raoul, je
vais le répéter à toi. Écoute bien, le voici :
« Monsieur, vous regardez d’un air d’envie, d’un
air de convoitise injurieuse, la sœur de votre
prince, laquelle ne vous est pas fiancée, laquelle
n’est pas, laquelle ne peut pas être votre
maîtresse ; vous faites donc affront à ceux qui,
comme nous, viennent chercher une jeune fille
pour la conduire à son époux. »

663
– Tu lui as dit cela ? demanda de Guiche en
rougissant.
– En propres termes ; j’ai même été plus loin.
De Guiche fit un mouvement.
– Je lui ai dit : « De quel œil nous regarderiez-
vous, si vous aperceviez parmi nous un homme
assez insensé, assez déloyal, pour concevoir
d’autres sentiments que le plus pur respect à
l’égard d’une princesse destinée à notre
maître ? »
Ces paroles étaient tellement à l’adresse de de
Guiche, que de Guiche pâlit, et, saisi d’un
tremblement subit, ne put tendre que
machinalement une main vers Raoul, tandis que
de l’autre il se couvrait les yeux et le front.
– Mais, continua Raoul sans s’arrêter à cette
démonstration de son ami, Dieu merci ! les
Français, que l’on proclame légers, indiscrets,
inconsidérés, savent appliquer un jugement sain
et une saine morale à l’examen des questions de
haute convenance. « Or, ai-je ajouté, sachez,
monsieur de Buckingham, que nous autres,

664
gentilshommes de France, nous servons nos rois
en leur sacrifiant nos passions aussi bien que
notre fortune et notre vie ; et quand, par hasard, le
démon nous suggère une de ces mauvaises
pensées qui incendient le cœur, nous éteignons
cette flamme, fût-ce en l’arrosant de notre sang.
De cette façon, nous sauvons trois honneurs à la
fois : celui de notre pays, celui de notre maître et
le nôtre. Voilà, monsieur de Buckingham, comme
nous agissons ; voilà comment tout homme de
cœur doit agir. » Et voilà, mon cher de Guiche,
continua Raoul, comment j’ai parlé à M. de
Buckingham ; aussi s’est-il rendu sans résistance
à mes raisons.
De Guiche, courbé jusqu’alors sous la parole
de Raoul, se redressa, les yeux fiers et la main
fiévreuse, il saisit la main de Raoul ; les
pommettes de ses joues, après avoir été froides
comme la glace, étaient de flamme.
– Et tu as bien parlé, dit-il d’une voix
étranglée ; et tu es un brave ami, Raoul, merci ;
maintenant, je t’en supplie, laisse-moi seul.
– Tu le veux ?

665
– Oui, j’ai besoin de repos. Beaucoup de
choses ont ébranlé aujourd’hui ma tête et mon
cœur ; demain, quand tu reviendras, je ne serai
plus le même homme.
– Et bien ! soit, je te laisse, dit Raoul en se
retirant.
Le comte fit un pas vers son ami, et l’étreignit
cordialement entre ses bras.
Mais, dans cette étreinte amicale, Raoul put
distinguer le frissonnement d’une grande passion
combattue.

La nuit était fraîche, étoilée, splendide ; après


la tempête, la chaleur du soleil avait ramené
partout la vie, la joie et la sécurité. Il s’était formé
au ciel quelques nuages longs et effilés dont la
blancheur azurée promettait une série de beaux
jours tempérés par une brise de l’est. Sur la place
de l’hôtel, de grandes ombres coupées de larges
rayons lumineux formaient comme une
gigantesque mosaïque aux dalles noires et
blanches.

666
Bientôt tout s’endormit dans la ville ; il resta
une faible lumière dans l’appartement de
Madame, qui donnait sur la place, et cette douce
clarté de la lampe affaiblie semblait une image de
ce calme sommeil d’une jeune fille, dont la vie à
peine se manifeste, à peine est sensible, et dont la
flamme se tempère aussi quand le corps est
endormi.
Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche
lente et mesurée de l’homme curieux de voir et
jaloux de n’être point vu.
Alors, abrité derrière les rideaux épais,
embrassant toute la place d’un seul coup d’œil, il
vit, au bout d’un instant, les rideaux de la tente de
de Guiche s’entrouvrir et s’agiter.
Derrière les rideaux se dessinait l’ombre de de
Guiche, dont les yeux brillaient dans l’obscurité,
attachés ardemment sur le salon de Madame,
illuminé doucement par la lumière intérieure de
l’appartement.
Cette douce lueur qui colorait les vitres était
l’étoile du comte. On voyait monter jusqu’à ses
yeux l’aspiration de son âme tout entière. Raoul,

667
perdu dans l’ombre, devinait toutes les pensées
passionnées qui établissaient entre la tente du
jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un
lien mystérieux et magique de sympathie ; lien
formé par des pensées empreintes d’une telle
volonté, d’une telle obsession, qu’elles
sollicitaient certainement les rêves amoureux à
descendre sur cette couche parfumée que le
comte dévorait avec les yeux de l’âme.

Mais de Guiche et Raoul n’étaient pas les


seuls qui veillassent. La fenêtre d’une des
maisons de la place était ouverte ; c’était la
fenêtre d’une maison habitée par Buckingham.
Sur la lumière qui jaillissait hors de cette
dernière fenêtre se détachait en vigueur la
silhouette du duc, qui, mollement appuyé sur la
traverse sculptée et garnie de velours, envoyait au
balcon de Madame ses vœux et les folles visions
de son amour.
Bragelonne ne put s’empêcher de sourire.
– Voilà un pauvre cœur bien assiégé, dit-il en

668
songeant à Madame.
Puis, faisant un retour compatissant vers
Monsieur :
– Et voilà un pauvre mari bien menacé, ajouta-
t-il ; bien lui est d’être un grand prince et d’avoir
une armée pour garder son bien.
Bragelonne épia pendant quelque temps le
manège des deux soupirants, écouta le ronflement
sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec
autant de fierté que s’il eût eu son habit bleu au
lieu d’avoir son habit violet, se tourna vers la
brise qui apportait à lui le chant lointain d’un
rossignol ; puis, après avoir fait sa provision de
mélancolie, autre maladie nocturne, il rentra se
coucher en songeant, pour son propre compte,
que peut-être quatre ou six yeux tout aussi
ardents que ceux de de Guiche ou de
Buckingham couvaient son idole à lui dans le
château de Blois.
– Et ce n’est pas une bien solide garnison que
lle
M de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout
haut.

669
87

Du Havre à Paris

Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute


la pompe et toute l’allégresse que les ressources
de la ville et la disposition des esprits pouvaient
donner.
Pendant les dernières heures passées au Havre,
le départ avait été préparé.
Madame, après avoir fait ses adieux à la flotte
anglaise et salué une dernière fois la patrie en
saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu
d’une brillante escorte.
De Guiche espérait que le duc de Buckingham
retournerait avec l’amiral en Angleterre ; mais
Buckingham parvint à prouver à la reine que ce
serait une inconvenance de laisser arriver

670
Madame presque abandonnée à Paris1.
Ce point une fois arrêté, que Buckingham
accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit
une cour de gentilshommes et d’officiers destinés
à lui faire cortège à lui-même ; en sorte que ce fut
une armée qui s’achemina vers Paris, semant l’or
et jetant les démonstrations brillantes au milieu
des villes et des villages qu’elle traversait.
Le temps était beau. La France était belle à
voir, surtout de cette route que traversait le
cortège. Le printemps jetait ses fleurs et ses
feuillages embaumés sur les pas de cette
jeunesse. Toute la Normandie, aux végétations
plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves
argentés, se présentait comme un paradis pour la
nouvelle sœur du roi.
Ce n’était que fêtes et enivrements sur la
route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout :
de Guiche pour réprimer les nouvelles tentatives

1
« La reine, craignant qu’il n’en arrivât du désordre,
ordonna au duc de Buckingham de s’en aller à Paris, pendant
qu’elle séjournerait quelques temps au Havre avec sa fille »,
Mme de La Fayette, op. cit.

671
de l’Anglais, Buckingham pour réveiller dans le
cœur de la princesse un souvenir plus vif de la
patrie à laquelle se rattachait la mémoire des
jours heureux.
Mais, hélas ! le pauvre duc pouvait
s’apercevoir que l’image de sa chère Angleterre
s’effaçait de jour en jour dans l’esprit de
Madame, à mesure que s’y imprimait plus
profondément l’amour de la France.
En effet, il pouvait s’apercevoir que tous ces
petits soins n’éveillaient aucune reconnaissance,
et il avait beau cheminer avec grâce sur l’un des
plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce n’était
que par hasard et accidentellement que les yeux
de la princesse tombaient sur lui.
En vain essayait-il, pour fixer sur lui un de ses
regards égarés dans l’espace ou arrêtés ailleurs,
de faire produire à la nature animale tout ce
qu’elle peut réunir de force, de vigueur, de colère
et d’adresse : en vain, surexcitant le cheval aux
narines de feu, le lançait-il, au risque de se briser
mille fois contre les arbres ou de rouler dans les
fossés, par-dessus les barrières et sur la déclivité

672
des rapides collines, Madame, attirée par le bruit,
tournait un moment la tête, puis, souriant
légèrement, revenait à ses gardiens fidèles, Raoul
et de Guiche, qui chevauchaient tranquillement
aux portières de son carrosse.
Alors Buckingham se sentait en proie à toutes
les tortures de la jalousie ; une douleur inconnue,
inouïe, brûlante, se glissait dans ses veines et
allait assiéger son cœur ; alors, pour prouver qu’il
comprenait sa folie, et qu’il voulait racheter par
la plus humble soumission ses torts d’étourderie,
il domptait son cheval et le forçait, tout ruisselant
de sueur, tout blanchi d’une écume épaisse, à
ronger son frein près du carrosse, dans la foule
des courtisans.
Quelquefois il obtenait pour récompense un
mot de Madame, et encore ce mot lui semblait-il
un reproche.
– Bien ! monsieur de Buckingham, disait-elle,
vous voilà raisonnable.
Ou un mot de Raoul.
– Vous tuez votre cheval, monsieur de

673
Buckingham.
Et Buckingham écoutait patiemment Raoul,
car il sentait instinctivement, sans qu’aucune
preuve lui en eût été donnée, que Raoul était le
modérateur des sentiments de de Guiche, et que,
sans Raoul, déjà quelque folle démarche, soit du
comte, soit de lui, Buckingham, eût amené une
rupture, un éclat, un exil peut-être.
Depuis la fameuse conversation que les deux
jeunes gens avaient eue dans les tentes du Havre,
et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc
l’inconvenance de ses manifestations,
Buckingham était comme malgré lui attiré vers
Raoul.
Souvent il engageait la conversation avec lui,
et presque toujours c’était pour lui parler ou de
son père, ou de d’Artagnan, leur ami commun,
dont Buckingham était presque aussi enthousiaste
que Raoul.
Raoul affectait principalement de ramener
l’entretien sur ce sujet devant de Wardes, qui
pendant tout le voyage avait été blessé de la
supériorité de Bragelonne, et surtout de son

674
influence sur l’esprit de de Guiche. De Wardes
avait cet œil fin et inquisiteur qui distingue toute
mauvaise nature ; il avait remarqué sur-le-champ
la tristesse de de Guiche et ses aspirations
amoureuses vers la princesse.
Au lieu de traiter le sujet avec la réserve de
Raoul, au lieu de ménager dignement comme ce
dernier les convenances et les devoirs, de Wardes
attaquait avec résolution chez le comte cette
corde toujours sonore de l’audace juvénile et de
l’orgueil égoïste.
Or, il arriva qu’un soir, pendant une halte à
Mantes, de Guiche et de Wardes causant
ensemble appuyés à une barrière, Buckingham et
Raoul causant de leur côté en se promenant,
Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui
déjà le traitaient sans conséquence à cause de la
souplesse de son esprit, de la bonhomie civile de
ses manières et de son caractère conciliant :
– Avoue, dit de Wardes au comte, que te voilà
bien malade et que ton pédagogue ne te guérit
pas.
– Je ne te comprends pas, dit le comte.

675
– C’est facile cependant : tu dessèches
d’amour.
– Folie, de Wardes, folie !
– Ce serait folie, oui, j’en conviens, si
Madame était indifférente à ton martyre ; mais
elle le remarque à un tel point qu’elle se
compromet, et je tremble qu’en arrivant à Paris
ton pédagogue, M. de Bragelonne, ne vous
dénonce tous les deux.
– De Wardes ! de Wardes ! encore une attaque
à Bragelonne !
– Allons, trêve d’enfantillage, reprit à demi-
voix le mauvais génie du comte ; tu sais aussi
bien que moi tout ce que je veux dire ; tu vois
bien, d’ailleurs, que le regard de la princesse
s’adoucit en te parlant ; tu comprends au son de
sa voix qu’elle se plaît à entendre la tienne ; tu
sens qu’elle entend les vers que tu lui récites, et
tu ne nieras point que chaque matin elle ne te dise
qu’elle a mal dormi ?
– C’est vrai, de Wardes, c’est vrai ; mais à
quoi bon me dire tout cela ?

676
– N’est-il pas important de voir clairement les
choses ?
– Non quand les choses qu’on voit peuvent
vous rendre fou.
Et il se retourna avec inquiétude du côté de la
princesse, comme si, tout en repoussant les
insinuations de de Wardes, il eût voulu en
chercher la confirmation dans ses yeux.
– Tiens ! tiens ! dit de Wardes, regarde, elle
t’appelle, entends-tu ? Allons, profite de
l’occasion, le pédagogue n’est pas là.
De Guiche n’y put tenir ; une attraction
invincible l’attirait vers la princesse.
De Wardes le regarda en souriant.
– Vous vous trompez, monsieur, dit tout à
coup Raoul en enjambant la barrière où, un
instant auparavant, s’adossaient les deux
causeurs ; le pédagogue est là et il vous écoute.
De Wardes, à la voix de Raoul qu’il reconnut
sans avoir besoin de le regarder, tira son épée à
demi.
– Rentrez votre épée, dit Raoul ; vous savez

677
bien que, pendant le voyage que nous
accomplissons, toute démonstration de ce genre
serait inutile. Rentrez votre épée, mais aussi
rentrez votre langue. Pourquoi mettez-vous dans
le cœur de celui que vous nommez votre ami tout
le fiel qui ronge le vôtre ? À moi, vous voulez
faire haïr un honnête homme, ami de mon père et
des miens ! Au comte, vous voulez faire aimer
une femme destinée à votre maître ! En vérité,
monsieur, vous seriez un traître et un lâche à mes
yeux, si, bien plus justement, je ne vous regardais
comme un fou.
– Monsieur, s’écria de Wardes exaspéré, je ne
m’étais donc pas trompé en vous appelant un
pédagogue ! Ce ton que vous affectez, cette
forme dont vous faites la vôtre, est celle d’un
jésuite fouetteur et non celle d’un gentilhomme.
Quittez donc, je vous prie, vis-à-vis de moi, cette
forme et ce ton. Je hais M. d’Artagnan parce qu’il
a commis une lâcheté envers mon père.
– Vous mentez, monsieur, dit froidement
Raoul.
– Oh ! s’écria de Wardes, vous me donnez un

678
démenti, monsieur ?
– Pourquoi pas, si ce que vous dites est faux ?
– Vous me donnez un démenti et vous ne
mettez pas l’épée à la main ?
– Monsieur, je me suis promis à moi-même de
ne vous tuer que lorsque nous aurons remis
Madame à son époux.
– Me tuer ? Oh ! votre poignée de verges ne
tue point ainsi, monsieur le pédant.
– Non, répliqua froidement Raoul, mais l’épée
de M. d’Artagnan tue ; et non seulement j’ai cette
épée, monsieur, mais c’est lui qui m’a appris à
m’en servir, et c’est avec cette épée, monsieur,
que je vengerai, en temps utile, son nom outragé
par vous.
– Monsieur, monsieur ! s’écria de Wardes,
prenez garde ! Si vous ne me rendez pas raison
sur-le-champ, tous les moyens me seront bons
pour me venger !
– Oh ! Oh ! monsieur ! fit Buckingham en
apparaissant tout à coup sur le théâtre de la scène,
voilà une menace qui frise l’assassinat, et qui, par

679
conséquent, est d’assez mauvais goût pour un
gentilhomme.
– Vous dites, monsieur le duc ? dit de Wardes
en se retournant.
– Je dis que vous venez de prononcer des
paroles qui sonnent mal à mes oreilles anglaises.
– Eh bien ! monsieur, si ce que vous dites est
vrai, s’écria de Wardes exaspéré, tant mieux ! je
trouverai au moins en vous un homme qui ne me
glissera pas entre les doigts. Prenez donc mes
paroles comme vous l’entendez.
– Je les prends comme il faut, monsieur,
répondit Buckingham avec ce ton hautain qui lui
était particulier et qui donnait, même dans la
conversation ordinaire, le ton de défi à ce qu’il
disait ; M. de Bragelonne est mon ami, vous
insultez M. de Bragelonne, vous me rendrez
raison de cette insulte.
De Wardes jeta un regard sur Bragelonne, qui,
fidèle à son rôle, demeurait calme et froid, même
devant le défi du duc.
– Et d’abord, il paraît que je n’insulte pas M.

680
de Bragelonne, puisque M. de Bragelonne, qui a
une épée au côté, ne se regarde pas comme
insulté.
– Mais, enfin, vous insultez quelqu’un ?
– Oui, j’insulte M. d’Artagnan, reprit de
Wardes, qui avait remarqué que ce nom était le
seul aiguillon avec lequel il pût éveiller la colère
de Raoul.
– Alors, dit Buckingham, c’est autre chose.
– N’est-ce pas ? dit de Wardes. C’est donc aux
amis de M. d’Artagnan de le défendre.
– Je suis tout à fait de votre avis, monsieur,
répondit l’Anglais, qui avait retrouvé tout son
flegme ; pour M. de Bragelonne offensé, je ne
pouvais, raisonnablement, prendre le parti de M.
de Bragelonne, puisqu’il est là ; mais dès qu’il est
question de M. d’Artagnan...
– Vous me laissez la place, n’est-ce pas,
monsieur ? dit de Wardes.
– Non pas, au contraire, je dégaine, dit
Buckingham en tirant son épée du fourreau, car si
M. d’Artagnan a offensé monsieur votre père, il a

681
rendu ou, du moins, il a tenté de rendre un grand
service au mien.
De Wardes fit un mouvement de stupeur.
– M. d’Artagnan, poursuivit Buckingham, est
le plus galant gentilhomme que je connaisse. Je
serai donc enchanté, lui ayant des obligations
personnelles, de vous les payer, à vous, d’un
coup d’épée.
Et, en même temps, Buckingham tira
gracieusement son épée, salua Raoul et se mit en
garde.
De Wardes fit un pas pour croiser le fer.
– Là ! là ! messieurs, dit Raoul en s’avançant
et en posant à son tour son épée nue entre les
combattants, tout cela ne vaut pas la peine qu’on
s’égorge presque aux yeux de la princesse. M. de
Wardes dit du mal de M. d’Artagnan, mais il ne
connaît même pas M. d’Artagnan.
– Oh ! Oh ! fit de Wardes en grinçant des
dents et en abaissant la pointe de son épée sur le
bout de sa botte ; vous dites que moi, je ne
connais pas M. d’Artagnan ?

682
– Eh ! non, vous ne le connaissez pas, reprit
froidement Raoul, et même vous ignorez où il est.
– Moi ! j’ignore où il est ?
– Sans doute, il faut bien que cela soit ainsi,
puisque vous cherchez, à son propos, querelle à
des étrangers, au lieu d’aller trouver M.
d’Artagnan où il est.
De Wardes pâlit.
– Eh bien ! je vais vous le dire, moi, monsieur,
où il est, continua Raoul ; M. d’Artagnan est à
Paris ; il loge au Louvre quand il est de service,
rue des Lombards quand il ne l’est pas ; M.
d’Artagnan est parfaitement trouvable à l’un ou
l’autre de ces deux domiciles ; donc, ayant tous
les griefs que vous avez contre lui, vous n’êtes
point un galant homme en ne l’allant point quérir,
pour qu’il vous donne la satisfaction que vous
semblez demander à tout le monde, excepté à lui.

De Wardes essuya son front ruisselant de


sueur.
– Fi ! monsieur de Wardes, continua Raoul, il

683
ne sied point d’être ainsi ferrailleur quand nous
avons des édits contre les duels. Songez-y : le roi
nous en voudrait de notre désobéissance, surtout
dans un pareil moment, et le roi aurait raison.
– Excuses ! murmura de Wardes, prétextes !
– Allons donc, reprit Raoul, vous dites là des
billevesées, mon cher monsieur de Wardes ; vous
savez bien que M. le duc de Buckingham est un
galant homme qui a tiré l’épée dix fois et qui se
battra bien onze. Il porte un nom qui oblige, que
diable ! Quant à moi, n’est-ce pas ? vous savez
bien que je me bats aussi. Je me suis battu à Lens,
à Bléneau, aux Dunes, en avant des canonniers, à
cent pas en avant de la ligne, tandis que vous, par
parenthèse, vous étiez à cent pas en arrière. Il est
vrai que là-bas il y avait beaucoup trop de monde
pour que l’on vît votre bravoure, c’est pourquoi
vous la cachiez ; mais ici ce serait un spectacle,
un scandale, vous voulez faire parler de vous,
n’importe de quelle façon. Eh bien ! ne comptez
pas sur moi, monsieur de Wardes, pour vous
aider dans ce projet, je ne vous donnerai pas ce
plaisir.

684
– Ceci est plein de raison, dit Buckingham en
rengainant son épée, et je vous demande pardon,
monsieur de Bragelonne, de m’être laissé
entraîner à un premier mouvement.
Mais, au contraire, de Wardes furieux fit un
bond en avant, et l’épée haute, menaçant Raoul,
qui n’eut que le temps d’arriver à une parade de
quarte.
– Eh ! monsieur, dit tranquillement
Bragelonne, prenez donc garde, vous allez
m’éborgner.
– Mais vous ne voulez pas vous battre ! s’écria
M. de Wardes.
– Non, pas pour le moment ; mais voilà ce que
je vous promets aussitôt notre arrivée à Paris : je
vous mènerai à M. d’Artagnan, auquel vous
conterez les griefs que vous pourrez avoir contre
lui. M. d’Artagnan demandera au roi la
permission de vous allonger un coup d’épée, le
roi la lui accordera, et, le coup d’épée reçu, eh
bien ! mon cher monsieur de Wardes, vous

685
considérerez d’un œil plus calme les préceptes de
l’Évangile qui commandent l’oubli des injures1.
– Ah ! s’écria de Wardes furieux de ce sang-
froid, on voit bien que vous êtes à moitié bâtard,
monsieur de Bragelonne !
Raoul devint pâle comme le col de sa
chemise ; son œil lança un éclair qui fit reculer de
Wardes.
Buckingham lui-même en fut ébloui, et se jeta
entre les deux adversaires, qu’il s’attendait à voir
se précipiter l’un sur l’autre.
De Wardes avait réservé cette injure pour la
dernière ; il serrait convulsivement son épée et
attendait le choc.
– Vous avez raison, monsieur, dit Raoul en
faisant un violent effort sur lui-même, je ne
connais que le nom de mon père ; mais je sais
trop combien M. le comte de La Fère est homme
de bien et d’honneur pour craindre un seul
instant, comme vous semblez le dire, qu’il y ait

1
Matthieu, XXI, 21-22 ; Luc, XVII, 4.

686
une tache sur ma naissance. Cette ignorance où je
suis du nom de ma mère est donc seulement pour
moi un malheur et non un opprobre. Or, vous
manquez de loyauté, monsieur ; vous manquez de
courtoisie en me reprochant un malheur.
N’importe, l’insulte existe, et, cette fois, je me
tiens pour insulté ! Donc, c’est chose convenue :
après avoir vidé votre querelle avec M.
d’Artagnan, vous aurez affaire à moi, s’il vous
plaît.
– Oh ! oh ! répondit de Wardes avec un
sourire amer, j’admire votre prudence, monsieur ;
tout à l’heure vous me promettiez un coup d’épée
de M. d’Artagnan, et c’est après ce coup d’épée,
déjà reçu par moi, que vous m’offrez le vôtre.
– Ne vous inquiétez point, répondit Raoul
avec une sourde colère ; M. d’Artagnan est un
habile homme en fait d’armes et je lui
demanderai cette grâce qu’il fasse pour vous ce
qu’il a fait pour monsieur votre père, c’est-à-dire
qu’il ne vous tue pas tout à fait, afin qu’il me
laisse le plaisir, quand vous serez guéri, de vous
tuer sérieusement, car vous êtes un méchant

687
cœur, monsieur de Wardes, et l’on ne saurait, en
vérité, prendre trop de précautions contre vous.
– Monsieur, j’en prendrai contre vous-même,
dit de Wardes, soyez tranquille.
– Monsieur, fit Buckingham, permettez-moi
de traduire vos paroles par un conseil que je vais
donner à M. de Bragelonne : monsieur de
Bragelonne, portez une cuirasse.
De Wardes serra les poings.
– Ah ! je comprends, dit-il, ces messieurs
attendent le moment où ils auront pris cette
précaution pour se mesurer contre moi.
– Allons ! monsieur, dit Raoul, puisque vous
le voulez absolument, finissons-en.
Et il fit un pas vers de Wardes en étendant son
épée.
– Que faites-vous ? demanda Buckingham.
– Soyez tranquille, dit Raoul, ce ne sera pas
long.
De Wardes tomba en garde : les fers se
croisèrent.

688
De Wardes s’élança avec une telle
précipitation sur Raoul, qu’au premier
froissement du fer, il fut évident pour
Buckingham que Raoul ménageait son
adversaire.
Buckingham recula d’un pas et regarda la
lutte.
Raoul était calme comme s’il eût joué avec un
fleuret, au lieu de jouer avec une épée ; il
dégagea son arme engagée jusqu’à la poignée en
faisant un pas de retraite, para avec des contres
les trois ou quatre coups que lui porta de
Wardes ; puis, sur une menace en quarte basse
que de Wardes para par le cercle, il lia l’épée et
l’envoya à vingt pas de l’autre côté de la barrière.
Puis, comme de Wardes demeurait désarmé et
étourdi, Raoul remit son épée au fourreau, le
saisit au collet et à la ceinture et le jeta de l’autre
côté de la barrière, frémissant et hurlant de rage.
– Au revoir ! au revoir ! murmura de Wardes
en se relevant et en ramassant son épée.
– Eh ! pardieu ! dit Raoul, je ne vous répète

689
pas autre chose depuis une heure.
Puis, se retournant vers Buckingham :
– Duc, dit-il, pas un mot de tout cela, je vous
en supplie ; je suis honteux d’en être venu à cette
extrémité, mais la colère m’a emporté. Je vous en
demande pardon, oubliez.
– Ah ! cher vicomte, dit le duc en serrant cette
main si rude et si loyale à la fois, vous me
permettrez bien de me souvenir, au contraire, et
de me souvenir de votre salut ; cet homme est
dangereux, il vous tuera.
– Mon père, répondit Raoul, a vécu vingt ans
sous la menace d’un ennemi bien plus redoutable,
et il n’est pas mort. Je suis d’un sang que Dieu
favorise, monsieur le duc.
– Votre père avait de bons amis, vicomte.
– Oui, soupira Raoul, des amis comme il n’y
en a plus.
– Oh ! ne dites point cela, je vous en supplie,
au moment où je vous offre mon amitié.
Et Buckingham ouvrit ses bras à Bragelonne,
qui reçut avec joie l’alliance offerte.

690
– Dans ma famille, ajouta Buckingham, on
meurt pour ceux que l’on aime, vous savez cela,
monsieur de Bragelonne.
– Oui, duc, je le sais, répondit Raoul.

691
88

Ce que le chevalier de Lorraine


pensait de Madame

Rien ne troubla plus la sécurité de la route.


Sous un prétexte qui ne fit pas grand bruit, M.
de Wardes s’échappa pour prendre les devants.
Il emmena Manicamp, dont l’humeur égale et
rêveuse lui servait de balance.
Il est à remarquer que les esprits querelleurs et
inquiets trouvent toujours une association à faire
avec des caractères doux et timides, comme si les
uns cherchaient dans le contraste un repos à leur
humeur, les autres une défense pour leur propre
faiblesse.
Buckingham et Bragelonne, initiant de Guiche
à leur amitié, formaient tout le long de la route un
concert de louanges en l’honneur de la princesse.

692
Seulement Bragelonne avait obtenu que ce
concert fût donné par trios au lieu de procéder par
solos comme de Guiche et son rival semblaient
en avoir la dangereuse habitude.
Cette méthode d’harmonie plut beaucoup à
Madame Henriette, la reine mère ; elle ne fut
peut-être pas autant du goût de la jeune princesse,
qui était coquette comme un démon, et qui, sans
crainte pour sa voix, cherchait les occasions du
péril. Elle avait, en effet, un de ces cœurs
vaillants et téméraires qui se plaisent dans les
extrêmes de la délicatesse et cherchent le fer avec
un certain appétit de la blessure.
Aussi ses regards, ses sourires, ses toilettes,
projectiles inépuisables, pleuvaient-ils sur les
trois jeunes gens, les criblaient-ils, et de cet
arsenal sans fond sortaient encore des œillades,
des baisemains et mille autres délices qui allaient
férir à distance les gentilshommes de l’escorte,
les bourgeois, les officiers des villes que l’on
traversait, les pages, le peuple, les laquais : c’était
un ravage général, une dévastation universelle.
Lorsque Madame arriva à Paris, elle avait fait

693
en chemin cent mille amoureux, et ramenait à
Paris une demi-douzaine de fous et deux aliénés.
Raoul seul, devinant toute la séduction de
cette femme, et parce qu’il avait le cœur rempli,
n’offrant aucun vide où pût se placer une flèche,
Raoul arriva froid et défiant dans la capitale du
royaume.
Parfois, en route, il causait avec la reine
d’Angleterre de ce charme enivrant que laissait
Madame autour d’elle, et la mère, que tant de
malheurs et de déceptions laissaient
expérimentée, lui répondait :
– Henriette devait être une femme illustre, soit
qu’elle fût née sur le trône, soit qu’elle fût née
dans l’obscurité ; car elle est femme
d’imagination, de caprice et de volonté.
De Wardes et Manicamp, éclaireurs et
courriers, avaient annoncé l’arrivée de la
princesse. Le cortège vit, à Nanterre, apparaître
une brillante escorte de cavaliers et de carrosses.
C’était Monsieur qui, suivi du chevalier de
Lorraine et de ses favoris, suivis eux-mêmes

694
d’une partie de la maison militaire du roi, venait
saluer sa royale fiancée1.
Dès Saint-Germain, la princesse et sa mère
avaient changé le coche de voyage, un peu lourd,
un peu fatigué par la route, contre un élégant et
riche coupé traîné par six chevaux, harnachés de
blanc et d’or.
Dans cette sorte de calèche apparaissait,
comme sur un trône sous le parasol de soie
brodée à longues franges de plumes, la jeune et
belle princesse, dont le visage radieux recevait les
reflets rosés si doux à sa peau de nacre.
Monsieur, en arrivant près du carrosse, fut
frappé de cet éclat ; il témoigna son admiration
en termes assez explicites pour que le chevalier
de Lorraine haussât les épaules dans le groupe
des courtisans, et pour que le comte de Guiche et
Buckingham fussent frappés au cœur.

1
« Lorsqu’elle fut entièrement rétablie, elle revint à Paris
[arrivée : 20 février 1661]. Monsieur alla au-devant d’elle avec
tous les empressements imaginables », Mme de La Fayette, op.
cit.

695
Après les civilités faites et le cérémonial
accompli, tout le cortège reprit plus lentement la
route de Paris.
Les présentations avaient eu lieu légèrement.
M. de Buckingham avait été désigné à Monsieur
avec les autres gentilshommes anglais.
Monsieur n’avait donné à tous qu’une
attention assez légère.
Mais en chemin, comme il vit le duc
s’empresser avec la même ardeur que d’habitude
aux portières de la calèche :
– Quel est ce cavalier ? demanda-t-il au
chevalier de Lorraine, son inséparable.
– On l’a présenté tout à l’heure à Votre
Altesse, répliqua le chevalier de Lorraine ; c’est
le beau duc de Buckingham.
– Ah ! c’est vrai.
– Le chevalier de Madame, ajouta le favori
avec un tour et un ton que les seuls envieux
peuvent donner aux phrases les plus simples.
– Comment ! que veux-tu dire ? répliqua le
prince toujours chevauchant.

696
– J’ai dit le chevalier.
– Madame a-t-elle donc un chevalier attitré ?
– Dame ! il me semble que vous le voyez
comme moi ; regardez-les seulement rire, et
folâtrer, et faire du Cyrus1 tous les deux.
– Tous les trois.
– Comment, tous les trois ?
– Sans doute ; tu vois bien que de Guiche en
est.
– Certes !... Oui, je le vois bien... Mais qu’est-
ce que cela prouve ?... Que Madame a deux
chevaliers au lieu d’un.
– Tu envenimes tout, vipère.
– Je n’envenime rien. Ah ! monseigneur, que
vous avez l’esprit mal fait ! Voilà qu’on fait les
honneurs du royaume de France à votre femme et
vous n’êtes pas content.
Le duc d’Orléans redoutait la verve satirique

1
Artamène ou le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry, parangon
du roman précieux, avait été publié en 1650.

697
du chevalier, lorsqu’il la sentait montée à un
certain degré de vigueur.
Il coupa court.
– La princesse est jolie, dit-il négligemment
comme s’il s’agissait d’une étrangère.
– Oui, répliqua sur le même ton le chevalier.
– Tu dis ce oui comme un non. Elle a des yeux
noirs fort beaux, ce me semble.
– Petits.
– C’est vrai, mais brillants. Elle est d’une
taille avantageuse.
– La taille est un peu gâtée, monseigneur.
– Je ne dis pas non. L’air est noble.
– Mais le visage est maigre.
– Les dents m’ont paru admirables.
– On les voit. La bouche est assez grande.
Dieu merci ! Décidément, monseigneur, j’avais
tort ; vous êtes plus beau que votre femme.
– Et trouves-tu aussi que je sois plus beau que
Buckingham ? Dis.

698
– Oh ! oui, et il le sent bien, allez ; car, voyez-
le, il redouble de soins près de Madame pour que
vous ne l’effaciez pas.
Monsieur fit un mouvement d’impatience ;
mais, comme il vit un sourire de triomphe passer
sur les lèvres du chevalier, il remit son cheval au
pas.
– Au fait, dit-il, pourquoi m’occuperais-je plus
longtemps de ma cousine ? Est-ce que je ne la
connais pas ? est-ce que je n’ai pas été élevé avec
elle ? est-ce que je ne l’ai pas vue tout enfant au
Louvre ?
– Ah ! pardon, mon prince, il y a un
changement d’opéré en elle, fit le chevalier. À
cette époque dont vous parlez, elle était un peu
moins brillante, et surtout beaucoup moins fière ;
ce soir surtout, vous en souvient-il, monseigneur,
où le roi ne voulait pas danser avec elle, parce
qu’il la trouvait laide et mal vêtue ?
Ces mots firent froncer le sourcil au duc
d’Orléans. Il était, en effet, assez peu flatteur
pour lui d’épouser une princesse dont le roi
n’avait pas fait grand cas dans sa jeunesse.

699
Peut-être allait-il répondre, mais en ce moment
de Guiche quittait le carrosse pour se rapprocher
du prince.
De loin, il avait vu le prince et le chevalier, et
il semblait, l’oreille inquiète, chercher à deviner
les paroles qui venaient d’être échangées entre
Monsieur et son favori.
Ce dernier, soit perfidie, soit impudence, ne
prit pas la peine de dissimuler.
– Comte, dit-il, vous êtes de bon goût.
– Merci du compliment, répondit de Guiche ;
mais à quel propos me dites vous cela ?
– Dame ! j’en appelle à Son Altesse.
– Sans doute, dit Monsieur, et Guiche sait bien
que je pense qu’il est parfait cavalier.
– Ceci posé, je reprends, comte ; vous êtes
auprès de Madame depuis huit jours, n’est-ce
pas ?
– Sans doute, répondit de Guiche rougissant
malgré lui.
– Et bien ! dites-nous franchement ce que vous

700
pensez de sa personne.
– De sa personne ? reprit de Guiche stupéfait.
– Oui, de sa personne, de son esprit, d’elle,
enfin...
Étourdi de cette question, de Guiche hésita à
répondre.
– Allons donc ! allons donc, de Guiche ! reprit
le chevalier en riant, dis ce que tu penses, sois
franc : Monsieur l’ordonne.
– Oui, oui, sois franc, dit le prince.
De Guiche balbutia quelques mots
inintelligibles.
– Je sais bien que c’est délicat, reprit
Monsieur ; mais, enfin, tu sais qu’on peut tout me
dire, à moi. Comment la trouves-tu ?
Pour cacher ce qui se passait en lui, de Guiche
eut recours à la seule défense qui soit au pouvoir
de l’homme surpris : il mentit.
– Je ne trouve Madame, dit-il, ni bien ni mal,
mais cependant mieux que mal.
– Eh ! cher comte, s’écria le chevalier, vous

701
qui aviez fait tant d’extases et de cris à la vue de
son portrait !
De Guiche rougit jusqu’aux oreilles.
Heureusement son cheval un peu vif lui servit,
par un écart, à dissimuler cette rougeur.
– Le portrait !... murmura-t-il en se
rapprochant, quel portrait ?
Le chevalier ne l’avait pas quitté du regard.
– Oui, le portrait. La miniature n’était-elle
donc pas ressemblante ?
– Je ne sais. J’ai oublié ce portrait ; il s’est
effacé de mon esprit.
– Il avait fait pourtant sur vous une bien vive
impression, dit le chevalier.
– C’est possible.
– A-t-elle de l’esprit, au moins ? demanda le
duc.
– Je le crois, monseigneur.
– Et M. de Buckingham, en a-t-il ? dit le
chevalier.
– Je ne sais.

702
– Moi, je suis d’avis qu’il en a, répliqua le
chevalier, car il fait rire Madame, et elle paraît
prendre beaucoup de plaisir en sa société, ce qui
n’arrive jamais à une femme d’esprit quand elle
se trouve dans la compagnie d’un sot.
– Alors c’est qu’il a de l’esprit, dit naïvement
de Guiche, au secours duquel Raoul arriva
soudain, le voyant aux prises avec ce dangereux
interlocuteur, dont il s’empara et qu’il força ainsi
de changer d’entretien.
L’entrée se fit brillante et joyeuse. Le roi, pour
fêter son frère, avait ordonné que les choses
fussent magnifiquement traitées. Madame et sa
mère descendirent au Louvre, à ce Louvre où,
pendant les temps d’exil, elles avaient supporté si
douloureusement l’obscurité, la misère, les
privations.
Ce palais inhospitalier pour la malheureuse
fille de Henri IV, ces murs nus, ces parquets
effondrés, ces plafonds tapissés de toiles
d’araignées, ces vastes cheminées aux marbres
écornés, ces âtres froids que l’aumône du
Parlement avait à peine réchauffés pour elles, tout

703
avait changé de face.
Tentures splendides, tapis épais, dalles
reluisantes, peintures fraîches aux larges bordures
d’or ; partout des candélabres, des glaces, des
meubles somptueux ; partout des gardes aux
fières tournures, aux panaches flottants, un
peuple de valets et de courtisans dans les
antichambres et sur les escaliers.
Dans ces cours où naguère l’herbe poussait
encore, comme si cet ingrat de Mazarin eût jugé
bon de prouver aux Parisiens que la solitude et le
désordre devaient être, avec la misère et le
désespoir, le cortège des monarchies abattues ;
dans ces cours immenses, muettes, désolées,
paradaient des cavaliers dont les chevaux
arrachaient aux pavés brillants des milliers
d’étincelles.
Des carrosses étaient peuplés de femmes
belles et jeunes, qui attendaient, pour la saluer au
passage, la fille de cette fille de France qui,
durant son veuvage et son exil, n’avait
quelquefois pas trouvé un morceau de bois pour
son foyer, et un morceau de pain pour sa table, et

704
que dédaignaient les plus humbles serviteurs du
château.
Aussi Madame Henriette rentra-t-elle au
Louvre avec le cœur plus gonflé de douleur et
d’amers souvenirs que sa fille, nature oublieuse et
variable, n’y revint avec triomphe et joie.
Elle savait bien que l’accueil brillant
s’adressait à l’heureuse mère d’un roi replacé sur
le second trône de l’Europe, tandis que l’accueil
mauvais s’adressait à elle, fille de Henri IV,
punie d’avoir été malheureuse.
Après que les princesses eurent été installées,
après qu’elles eurent pris quelque repos, les
hommes, qui s’étaient aussi remis de leurs
fatigues, reprirent leurs habitudes et leurs
travaux.
Bragelonne commença par aller voir son père.
Athos était reparti pour Blois.
Il voulut aller voir M. d’Artagnan.
Mais celui-ci, occupé de l’organisation d’une
nouvelle maison militaire du roi, était devenu
introuvable.

705
Bragelonne se rabattit sur de Guiche.
Mais le comte avait avec ses tailleurs et avec
Manicamp des conférences qui absorbaient sa
journée entière.
C’était bien pis avec le duc de Buckingham.
Celui-ci achetait chevaux sur chevaux,
diamants sur diamants. Tout ce que Paris
renferme de brodeuses, de lapidaires, de tailleurs,
il l’accaparait. C’était entre lui et de Guiche un
assaut plus ou moins courtois pour le succès
duquel le duc voulait dépenser un million, tandis
que le maréchal de Grammont avait donné
soixante mille livres seulement à de Guiche.
Buckingham riait et dépensait son million.
De Guiche soupirait et se fût arraché les
cheveux sans les conseils de de Wardes.
– Un million ! répétait tous les jours de
Guiche ; j’y succomberai. Pourquoi M. le
maréchal ne veut-il pas m’avancer ma part de
succession ?
– Parce que tu la dévorerais, disait Raoul.
– Eh ! que lui importe ! Si j’en dois mourir,

706
j’en mourrai. Alors je n’aurai plus besoin de rien.
– Mais quelle nécessité de mourir ? disait
Raoul.
– Je ne veux pas être vaincu en élégance par
un Anglais.
– Mon cher comte, dit alors Manicamp,
l’élégance n’est pas une chose coûteuse, ce n’est
qu’une chose difficile.
– Oui, mais les choses difficiles coûtent fort
cher, et je n’ai que soixante mille livres.
– Pardieu ! dit de Wardes, tu es bien
embarrassé ; dépense autant que Buckingham ; ce
n’est que neuf cent quarante mille livres de
différence.
– Où les trouver ?
– Fais des dettes.
– J’en ai déjà.
– Raison de plus.
Ces avis finirent par exciter tellement de
Guiche, qu’il fit des folies quand Buckingham ne
faisait que des dépenses.

707
Le bruit de ces prodigalités épanouissait la
mine de tous les marchands de Paris, et de l’hôtel
de Buckingham à l’hôtel de Grammont on rêvait
des merveilles.
Pendant ce temps, Madame se reposait, et
Bragelonne écrivait à Mlle de La Vallière.
Quatre lettres s’étaient déjà échappées de sa
plume, et pas une réponse n’arrivait, lorsque le
matin même de la cérémonie du mariage, qui
devait avoir lieu au Palais-Royal, dans la
chapelle, Raoul, à sa toilette, entendit annoncer
par son valet :
– M. de Malicorne.
« Que me veut ce Malicorne ? » pensa Raoul.
– Faites attendre, dit-il au laquais.
– C’est un monsieur qui vient de Blois, dit le
valet.
– Ah ! faites entrer ! s’écria Raoul vivement.

Malicorne entra, beau comme un astre et


porteur d’une épée superbe.

708
Après avoir salué gracieusement :
– Monsieur de Bragelonne, fit-il, je vous
apporte mille civilités de la part d’une dame.
Raoul rougit.
– D’une dame, dit-il, d’une dame de Blois ?
– Oui, monsieur, de Mlle de Montalais.
– Ah ! merci, monsieur, je vous reconnais
maintenant, dit Raoul. Et que désire de moi Mlle
de Montalais ?
Malicorne tira de sa poche quatre lettres qu’il
offrit à Raoul.
– Mes lettres ! est-il possible ! dit celui-ci en
pâlissant ; mes lettres encore cachetées !
– Monsieur, ces lettres n’ont plus trouvé à
Blois les personnes à qui vous les destiniez ; on
vous les retourne.
– Mademoiselle de La Vallière est partie de
Blois ? s’écria Raoul.
– Il y a huit jours.
– Et où est-elle ?

709
– Elle doit être à Paris, monsieur.
– Mais comment sait-on que ces lettres
venaient de moi ?
– Mlle de Montalais a reconnu votre écriture et
votre cachet, dit Malicorne.
Raoul rougit et sourit.
– C’est fort aimable à Mlle Aure, dit-il ; elle est
toujours bonne et charmante.
– Toujours, monsieur.
– Elle eût bien dû me donner un
renseignement précis sur Mlle de La Vallière. Je
ne chercherais pas dans cet immense Paris.
Malicorne tira de sa poche un autre paquet.
– Peut-être, dit-il, trouverez-vous dans cette
lettre ce que vous souhaitez de savoir.
Raoul rompit précipitamment le cachet.
L’écriture était de Mlle Aure, et voici ce que
renfermait la lettre :

Paris, Palais-Royal, jour de la bénédiction


nuptiale.

710
– Que signifie cela ? demanda Raoul à
Malicorne ; vous le savez, vous, monsieur ?
– Oui, monsieur le vicomte.
– De grâce, dites-le-moi, alors.
– Impossible, monsieur.
– Pourquoi ?
– Parce que Mlle Aure m’a défendu de le dire.
Raoul regarda ce singulier personnage et resta
muet.
– Au moins, reprit-il, est-ce heureux ou
malheureux pour moi ?
– Vous verrez.
– Vous êtes sévère dans vos discrétions.
– Monsieur, une grâce.
– En échange de celle que vous ne me faites
pas ?
– Précisément.
– Parlez !

711
– J’ai le plus vif désir de voir la cérémonie et
je n’ai pas de billet d’admission, malgré toutes
les démarches que j’ai faites pour m’en procurer.
Pourriez-vous me faire entrer ?
– Certes.
– Faites cela pour moi, monsieur le vicomte, je
vous en supplie.
– Je le ferai volontiers, monsieur ;
accompagnez-moi.
– Monsieur, je suis votre humble serviteur.
– Je vous croyais ami de M. de Manicamp ?
– Oui, monsieur. Mais, ce matin, j’ai, en le
regardant s’habiller, fait tomber une bouteille de
vernis sur son habit neuf, et il m’a chargé l’épée à
la main, si bien que j’ai dû m’enfuir. Voilà
pourquoi je ne lui ai pas demandé de billet. Il
m’eût tué.
– Cela se conçoit, dit Raoul. Je connais
Manicamp capable de tuer l’homme assez
malheureux pour commettre le crime que vous
avez à vous reprocher à ses yeux, mais je
réparerai le mal vis-à-vis de vous ; j’agrafe mon

712
manteau, et je suis prêt à vous servir de guide et
d’introducteur.

713
89

La surprise de mademoiselle de Montalais

Madame fut mariée au Palais-Royal1, dans la


chapelle, devant un monde de courtisans
sévèrement choisis.
Cependant, malgré la haute faveur
qu’indiquait une invitation, Raoul, fidèle à sa
promesse, fit entrer Malicorne, désireux de jouir
de ce curieux coup d’œil.
Lorsqu’il eut acquitté cet engagement, Raoul
se rapprocha de de Guiche, qui, pour contraste
avec ses habits splendides, montrait un visage
tellement bouleversé par la douleur, que le duc de

1
« Le mariage de Monsieur s’acheva et fut fait en carême
[31 mars 1661], dans la chapelle du palais. Toute la cour rendit
ses devoirs à madame la princesse d’Angleterre », Mme de La
Fayette, op. cit. Mme de Motteville y signale la présence du
prince de Condé.

714
Buckingham seul pouvait lui disputer l’excès de
la pâleur et de l’abattement.
– Prends garde, comte, dit Raoul en
s’approchant de son ami et en s’apprêtant à le
soutenir au moment où l’archevêque bénissait les
deux époux.
En effet, on voyait M. le prince de Condé
regardant d’un œil curieux ces deux images de la
désolation, debout comme des cariatides aux
deux côtés de la nef. Le comte s’observa plus
soigneusement. La cérémonie terminée, le roi et
la reine passèrent dans le grand salon, où ils se
firent présenter Madame et sa suite.
On observa que le roi, qui avait paru très
émerveillé à la vue de sa belle sœur, lui fit les
compliments les plus sincères.
On observa que la reine mère, attachant sur
Buckingham un regard long et rêveur, se pencha
vers Mme de Motteville pour lui dire :
– Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à son
père ?
On observa enfin que Monsieur observait tout

715
le monde et paraissait assez mécontent.
Après la réception des princes et des
ambassadeurs, Monsieur demanda au roi la
permission de lui présenter, ainsi qu’à Madame,
les personnes de sa maison nouvelle.
– Savez-vous, vicomte, demanda tout bas M.
le prince à Raoul, si la maison a été formée par
une personne de goût, et si nous aurons quelques
visages assez propres ?
– Je l’ignore absolument, monseigneur,
répondit Raoul.
– Oh ! vous jouez l’ignorance.
– Comment cela, monseigneur ?
– Vous êtes l’ami de de Guiche, qui est des
amis du prince.
– C’est vrai, monseigneur : mais la chose ne
m’intéressant point, je n’ai fait aucune question à
de Guiche, et, de son côté, de Guiche, n’étant
point interrogé, ne s’est point ouvert à moi.
– Mais Manicamp ?
– J’ai vu, il est vrai, M. de Manicamp au

716
Havre et sur la route, mais j’ai eu soin d’être
aussi peu questionneur vis-à-vis de lui que je
l’avais été vis-à-vis de de Guiche. D’ailleurs, M.
de Manicamp sait-il quelque chose de tout cela,
lui qui n’est qu’un personnage secondaire ?
– Eh ! mon cher vicomte, d’où sortez-vous ?
dit le prince ; mais ce sont les personnages
secondaires qui, en pareille occasion, ont toute
influence, et la preuve, c’est que presque tout
s’est fait par la présentation de M. de Manicamp
à de Guiche, et de Guiche à Monsieur.
– Eh bien ! monseigneur, j’ignorais cela
complètement, dit Raoul, et c’est une nouvelle
que Votre Altesse me fait l’honneur de
m’apprendre.
– Je veux bien vous croire, quoique ce soit
incroyable, et d’ailleurs nous n’aurons pas
longtemps à attendre : voici l’escadron volant qui
s’avance, comme disait la bonne reine Catherine.
Tudieu ! les jolis visages !
Une troupe de jeunes filles s’avançait en effet
dans la salle sous la conduite de Mme de
Navailles, et nous devons le dire à l’honneur de

717
Manicamp, si en effet il avait pris à cette élection
la part que lui accordait le prince de Condé,
c’était un coup d’œil fait pour enchanter ceux
qui, comme M. le prince, étaient appréciateurs de
tous les genres de beauté. Une jeune femme
blonde, qui pouvait avoir vingt à vingt et un ans,
et dont les grands yeux bleus dégageaient en
s’ouvrant des flammes éblouissantes, marchait la
première et fut présentée la première.
– Mlle de Tonnay-Charente, dit à Monsieur la
vieille Mme de Navailles.
Et Monsieur répéta en saluant Madame :
– Mlle de Tonnay-Charente.
– Ah ! ah ! celle-ci me paraît assez agréable,
dit M. le prince en se retournant vers Raoul... Et
d’une.
– En effet, dit Raoul, elle est jolie, quoiqu’elle
ait l’air un peu hautain.
– Bah ! nous connaissons ces airs-là, vicomte ;
dans trois mois elle sera apprivoisée ; mais
regardez donc, voici encore une beauté.
– Tiens, dit Raoul, et une beauté de ma

718
connaissance même.
– Mlle Aure de Montalais, dit Mme de
Navailles.
Nom et prénom furent scrupuleusement
répétés par Monsieur.
– Grand Dieu ! s’écria Raoul fixant des yeux
effarés sur la porte d’entrée.
– Qu’y a-t-il ? demanda le prince, et serait-ce
lle
M Aure de Montalais qui vous fait pousser un
pareil grand Dieu ?
– Non, monseigneur, non, répondit Raoul tout
pâle et tout tremblant.
– Alors si ce n’est Mlle Aure de Montalais,
c’est cette charmante blonde qui la suit. De jolis
yeux, ma foi ! un peu maigre, mais beaucoup de
charme.
– Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière,
dit Mme de Navailles.
À ce nom retentissant jusqu’au fond du cœur
de Raoul, un nuage monta de sa poitrine à ses
yeux.

719
De sorte qu’il ne vit plus rien et n’entendit
plus rien ; de sorte que M. le prince, ne trouvant
plus en lui qu’un écho muet à ses railleries, s’en
alla voir de plus près les belles jeunes filles que
son premier coup d’œil avait déjà détaillées.
– Louise ici ! Louise demoiselle d’honneur de
Madame ! murmurait Raoul.
Et ses yeux, qui ne suffisaient pas à
convaincre sa raison, erraient de Louise à
Montalais.
Au reste, cette dernière s’était déjà défaite de
sa timidité d’emprunt, timidité qui ne devait lui
servir qu’au moment de la présentation et pour
les révérences.
Mlle de Montalais, de son petit coin à elle,
regardait avec assez d’assurance tous les
assistants, et, ayant retrouvé Raoul, elle s’amusait
de l’étonnement profond où sa présence et celle
de son amie avaient jeté le pauvre amoureux.
Cet œil mutin, malicieux, railleur, que Raoul
voulait éviter, et qu’il revenait interroger sans
cesse, mettait Raoul au supplice.

720
Quant à Louise, soit timidité naturelle, soit
toute autre raison dont Raoul ne pouvait se rendre
compte, elle tenait constamment les yeux baissés,
et, intimidée, éblouie, la respiration brève, elle se
retirait le plus qu’elle pouvait à l’écart,
impassible même aux coups de coude de
Montalais.
Tout cela était pour Raoul une véritable
énigme dont le pauvre vicomte eût donné bien
des choses pour savoir le mot.
Mais nul n’était là pour le lui donner, pas
même Malicorne, qui, un peu inquiet de se
trouver avec tant de gentilshommes, et assez
effaré des regards railleurs de Montalais, avait
décrit un cercle, et peu à peu s’était allé placer à
quelques pas de M. le prince, derrière le groupe
des filles d’honneur, presque à la portée de la
voix de Mlle Aure, planète autour de laquelle,
humble satellite, il semblait graviter forcément.
En revenant à lui, Raoul crut reconnaître à sa
gauche des voix connues.
C’était, en effet, de Wardes, de Guiche et le
chevalier de Lorraine qui causaient ensemble.

721
Il est vrai qu’ils causaient si bas, qu’à peine si
l’on entendait le souffle de leurs paroles dans la
vaste salle.
Parler ainsi de sa place, du haut de sa taille,
sans se pencher, sans regarder son interlocuteur,
c’était un talent dont les nouveaux venus ne
pouvaient atteindre du premier coup la sublimité.
Aussi fallait-il une longue étude à ces causeries,
qui, sans regards, sans ondulation de tête,
semblaient la conversation d’un groupe de
statues.
En effet, aux grands cercles du roi et des
reines, tandis que Leurs Majestés parlaient et que
tous paraissaient les écouter dans un religieux
silence, il se tenait bon nombre de ces silencieux
colloques dans lesquels l’adulation n’était point
la note dominante.
Mais Raoul était un de ces habiles dans cette
étude toute d’étiquette, et, au mouvement des
lèvres, il eût pu souvent deviner le sens des
paroles.
– Qu’est-ce que cette Montalais ? demandait
de Wardes. Qu’est-ce que cette La Vallière ?

722
Qu’est-ce que cette province qui nous arrive ?
– La Montalais, dit le chevalier de Lorraine, je
la connais : c’est une bonne fille qui amusera la
cour. La Vallière, c’est une charmante boiteuse.
– Peuh ! dit de Wardes.
– N’en faites pas fi, de Wardes ; il y a sur les
boiteuses des axiomes latins très ingénieux et
surtout fort caractéristiques.
– Messieurs, messieurs, dit de Guiche en
regardant Raoul avec inquiétude, un peu de
mesure, je vous prie.
Mais l’inquiétude du comte, en apparence du
moins, était inopportune. Raoul avait gardé la
contenance la plus ferme et la plus indifférente,
quoiqu’il n’eût pas perdu un mot de ce qui venait
de se dire. Il semblait tenir registre des insolences
et des libertés des deux provocateurs pour régler
avec eux son compte à l’occasion.
De Wardes devina sans doute cette pensée et
continua :
– Quels sont les amants de ces demoiselles ?
– De la Montalais ? fit le chevalier.

723
– Oui, de la Montalais d’abord.
– Eh bien ! vous, moi, de Guiche, qui voudra,
pardieu !
– Et de l’autre ?
– De Mlle de La Vallière ?
– Oui.
– Prenez garde, messieurs, s’écria de Guiche
pour couper court à la réponse du chevalier ;
prenez garde, Madame nous écoute.

Raoul enfonçait sa main jusqu’au poignet dans


son justaucorps et ravageait sa poitrine et ses
dentelles.
Mais justement cet acharnement qu’il voyait
se dresser contre de pauvres femmes lui fit
prendre une résolution sérieuse.
« Cette pauvre Louise, se dit-il à lui-même,
n’est venue ici que dans un but honorable et sous
une honorable protection ; mais il faut que je
connaisse ce but ; il faut que je sache qui la
protège. »

724
Et, imitant la manœuvre de Malicorne, il se
dirigea vers le groupe des filles d’honneur.
Bientôt la présentation fut terminée. Le roi,
qui n’avait cessé de regarder et d’admirer
Madame, sortit alors de la salle de réception avec
les deux reines.
Le chevalier de Lorraine reprit sa place à côté
de Monsieur, et, tout en l’accompagnant, il lui
glissa dans l’oreille quelques gouttes de ce poison
qu’il avait amassé depuis une heure, en regardant
de nouveaux visages et en soupçonnant quelques
cœurs d’être heureux.
Le roi, en sortant, avait entraîné derrière lui
une partie des assistants ; mais ceux qui, parmi
les courtisans, faisaient profession
d’indépendance ou de galanterie, commencèrent
à s’approcher des dames.
M. le prince complimenta Mlle de Tonnay-
Charente. Buckingham fit la cour à Mme de
Chalais et à Mme de La Fayette, que déjà Madame
avait distinguées et qu’elle aimait. Quant au
comte de Guiche, abandonnant Monsieur depuis
qu’il pouvait se rapprocher seul de Madame, il

725
s’entretenait vivement avec Mme de Valentinois,
sa sœur, et Mmes de Créquy et de Châtillon.
Au milieu de tous ces intérêts politiques ou
amoureux, Malicorne voulait s’emparer de
Montalais, mais celle-ci aimait bien mieux causer
avec Raoul, ne fût-ce que pour jouir de toutes ses
questions et de toutes ses surprises.
Raoul était allé droit à Mlle de La Vallière, et
l’avait saluée avec le plus profond respect.
Ce que voyant, Louise rougit et balbutia ; mais
Montalais s’empressa de venir à son secours.
– Eh bien ! dit-elle, nous voilà, monsieur le
vicomte.
– Je vous vois bien, dit en souriant Raoul, et
c’est justement sur votre présence que je viens
vous demander une petite explication.
Malicorne s’approcha avec son plus charmant
sourire.
– Éloignez-vous donc, monsieur Malicorne,
dit Montalais. En vérité, vous êtes fort indiscret.
Malicorne se pinça les lèvres et fit deux pas en
arrière sans dire un seul mot.

726
Seulement, son sourire changea d’expression,
et, d’ouvert qu’il était, devint railleur.
– Vous voulez une explication, monsieur
Raoul ? demanda Montalais.
– Certainement, la chose en vaut bien la peine,
il me semble ; Mlle de la Vallière fille d’honneur
de Madame !
– Pourquoi ne serait-elle pas fille d’honneur
aussi bien que moi ? demanda Montalais.
– Recevez mes compliments, mesdemoiselles,
dit Raoul, qui crut s’apercevoir qu’on ne voulait
pas lui répondre directement.
– Vous dites cela d’un air fort complimenteur,
monsieur le vicomte.
– Moi ?
– Dame ? j’en appelle à Louise.
– M. de Bragelonne pense peut-être que la
place est au-dessus de ma condition, dit Louise
en balbutiant.
– Oh ! non pas, mademoiselle, répliqua
vivement Raoul ; vous savez très bien que tel

727
n’est pas mon sentiment ; je ne m’étonnerais pas
que vous occupassiez la place d’une reine, à plus
forte raison celle-ci. La seule chose dont je
m’étonne, c’est de l’avoir appris aujourd’hui
seulement et par accident.
– Ah ! c’est vrai, répondit Montalais avec son
étourderie ordinaire. Tu ne comprends rien à cela,
et, en effet, tu n’y dois rien comprendre. M. de
Bragelonne t’avait écrit quatre lettres, mais ta
mère seule était restée à Blois ; il fallait éviter
que ces lettres ne tombassent entre ses mains ; je
les ai interceptées et renvoyées à M. Raoul, de
sorte qu’il te croyait à Blois quand tu étais à
Paris, et ne savait pas surtout que tu fusses
montée en dignité.
– Eh quoi ! tu n’avais pas fait prévenir M.
Raoul comme je t’en avais priée ? s’écria Louise.
– Bon ! pour qu’il fit de l’austérité, pour qu’il
prononçât des maximes, pour qu’il défît ce que
nous avions eu tant de peine à faire ? Ah ! non
certes.
– Je suis donc bien sévère ? demanda Raoul.

728
– D’ailleurs, fit Montalais, cela me convenait
ainsi. Je partais pour Paris, vous n’étiez pas là,
Louise pleurait à chaudes larmes ; interprétez
cela comme vous voudrez ; j’ai prié mon
protecteur, celui qui m’avait fait obtenir mon
brevet, d’en demander un pour Louise ; le brevet
est venu. Louise est partie pour commander ses
habits ; moi, je suis restée en arrière, attendu que
j’avais les miens ; j’ai reçu vos lettres, je vous les
ai renvoyées en y ajoutant un mot qui vous
promettait une surprise. Votre surprise, mon cher
monsieur, la voilà ; elle me paraît bonne, ne
demandez pas autre chose. Allons, monsieur
Malicorne, il est temps que nous laissions ces
jeunes gens ensemble ; ils ont une foule de
choses à se dire ; donnez-moi votre main :
j’espère que voilà un grand honneur que l’on
vous fait, monsieur Malicorne.
– Pardon, mademoiselle, dit Raoul en arrêtant
la folle jeune fille et en donnant à ses paroles une
intonation dont la gravité contrastait avec celles
de Montalais ; pardon, mais pourrais-je savoir le
nom de ce protecteur ? Car si l’on vous protège,
vous, mademoiselle, et avec toutes sortes de

729
raisons... – Raoul s’inclina – je ne vois pas les
mêmes raisons pour que Mlle de La Vallière soit
protégée.
– Mon Dieu ! monsieur Raoul, dit naïvement
Louise, la chose est bien simple, et je ne vois pas
pourquoi je ne vous le dirais pas moi-même...
Mon protecteur, c’est M. Malicorne.
Raoul resta un instant stupéfait, se demandant
si l’on se jouait de lui ; puis il se retourna pour
interpeller Malicorne. Mais celui-ci était déjà
loin, entraîné qu’il était par Montalais.
Mlle de La Vallière fit un mouvement pour
suivre son amie ; mais Raoul la retint avec une
douce autorité.
– Je vous en supplie, Louise, dit-il, un mot.
– Mais, monsieur Raoul, dit Louise toute
rougissante, nous sommes seuls... Tout le monde
est parti... On va s’inquiéter, nous chercher.
– Ne craignez rien, dit le jeune homme en
souriant, nous ne sommes ni l’un ni l’autre des
personnages assez importants pour que notre
absence se remarque.

730
– Mais mon service, monsieur Raoul ?
– Tranquillisez-vous, mademoiselle, je
connais les usages de la cour ; votre service ne
doit commencer que demain ; il vous reste donc
quelques minutes, pendant lesquelles vous
pouvez me donner l’éclaircissement que je vais
avoir l’honneur de vous demander.
– Comme vous êtes sérieux, monsieur Raoul !
dit Louise tout inquiète.
– C’est que la circonstance est sérieuse,
mademoiselle. M’écoutez-vous ?
– Je vous écoute ; seulement, monsieur, je
vous le répète, nous sommes bien seuls.
– Vous avez raison, dit Raoul.
Et, lui offrant la main, il conduisit la jeune
fille dans la galerie voisine de la salle de
réception, et dont les fenêtres donnaient sur la
place.
Tout le monde se pressait à la fenêtre du
milieu, qui avait un balcon extérieur d’où l’on
pouvait voir dans tous leurs détails les lents
préparatifs du départ.

731
Raoul ouvrit une des fenêtres latérales, et là,
seul avec Mlle de La Vallière :
– Louise, dit-il, vous savez que, dès mon
enfance, je vous ai chérie comme une sœur et que
vous avez été la confidente de tous mes chagrins,
la dépositaire de toutes mes espérances.
– Oui, répondit-elle bien bas, oui, monsieur
Raoul, je sais cela.
– Vous aviez l’habitude, de votre côté, de me
témoigner la même amitié, la même confiance ;
pourquoi, en cette rencontre, n’avez-vous pas été
mon amie ? pourquoi vous êtes-vous défiée de
moi ?
La Vallière ne répondit point.
– J’ai cru que vous m’aimiez, dit Raoul, dont
la voix devenait de plus en plus tremblante ; j’ai
cru que vous aviez consenti à tous les plans faits
en commun pour notre bonheur, alors que tous
deux nous nous promenions dans les grandes
allées de Cour-Cheverny1 et sous les peupliers de

1
Cour-Cheverny, village proche du château de Cheverny.

732
l’avenue qui conduit à Blois. Vous ne répondez
pas, Louise ?
Il s’interrompit.
– Serait-ce, demanda-t-il en respirant à peine,
que vous ne m’aimeriez plus ?
– Je ne dis point cela, répliqua tout bas Louise.
– Oh ! dites-le-moi bien, je vous en prie ; j’ai
mis tout l’espoir de ma vie en vous, je vous ai
choisie pour vos habitudes douces et simples. Ne
vous laissez pas éblouir, Louise, à présent que
vous voilà au milieu de la cour, où tout ce qui est
pur se corrompt, où tout ce qui est jeune vieillit
vite. Louise, fermez vos oreilles pour ne pas
entendre les paroles, fermez vos yeux pour ne pas
voir les exemples, fermez vos lèvres pour ne
point respirer les souffles corrupteurs. Sans
mensonges, sans détours, Louise, faut-il que je
croie ces mots de Mlle de Montalais ? Louise,
êtes-vous venue à Paris parce que je n’étais plus à
Blois ?
La Vallière rougit et cacha son visage dans ses
mains.

733
– Oui, n’est-ce pas, s’écria Raoul exalté, oui,
c’est pour cela que vous êtes venue ? Oh ! je vous
aime comme jamais je ne vous ai aimée ! Merci,
Louise, de ce dévouement ; mais il faut que je
prenne un parti pour vous mettre à couvert de
toute insulte, pour vous garantir de toute tache.
Louise, une fille d’honneur, à la cour d’une jeune
princesse, en ce temps de mœurs faciles et
d’inconstantes amours, une fille d’honneur est
placée dans le centre des attaques sans aucune
défense ; cette condition ne peut vous convenir :
il faut que vous soyez mariée pour être respectée.
– Mariée ?
– Oui.
– Mon Dieu !
– Voici ma main, Louise, laissez-y tomber la
vôtre.
– Mais votre père ?
– Mon père me laisse libre.
– Cependant...
– Je comprends ce scrupule, Louise ; je
consulterai mon père.

734
– Oh ! monsieur Raoul, réfléchissez, attendez.
– Attendre, c’est impossible ; réfléchir,
Louise, réfléchir, quand il s’agit de vous ! ce
serait vous insulter ; votre main, chère Louise, je
suis maître de moi ; mon père dira oui, je vous le
promets ; votre main, ne me faites point attendre
ainsi, répondez vite un mot, un seul, sinon je
croirais que, pour vous changer à jamais, il a suffi
d’un seul pas dans le palais, d’un seul souffle de
la faveur, d’un seul sourire des reines, d’un seul
regard du roi.

Raoul n’avait pas prononcé ce dernier mot que


La Vallière était devenue pâle comme la mort,
sans doute par la crainte qu’elle avait de voir
s’exalter le jeune homme.
Aussi, par un mouvement rapide comme la
pensée, jeta-t-elle ses deux mains dans celles de
Raoul.
Puis elle s’enfuit sans ajouter une syllabe et
disparut sans avoir regardé en arrière.
Raoul sentit son corps frissonner au contact de

735
cette main.
Il reçut le serment, comme un serment
solennel arraché par l’amour à la timidité
virginale.

736
90

Le consentement d’Athos

Raoul était sorti du Palais-Royal avec des


idées qui n’admettaient point de délais dans leur
exécution.
Il monta donc à cheval dans la cour même et
prit la route de Blois, tandis que
s’accomplissaient, avec une grande allégresse des
courtisans et une grande désolation de Guiche et
de Buckingham, les noces de Monsieur et de la
princesse d’Angleterre.
Raoul fit diligence ; en dix-huit heures il
arriva à Blois.
Il avait préparé en route ses meilleurs
arguments.
La fièvre aussi est un argument sans réplique,
et Raoul avait la fièvre.

737
Athos était dans son cabinet, ajoutant quelques
pages à ses mémoires, lorsque Raoul entra
conduit par Grimaud.
Le clairvoyant gentilhomme n’eut besoin que
d’un coup d’œil pour reconnaître quelque chose
d’extraordinaire dans l’attitude de son fils.
– Vous me paraissez venir pour affaire de
conséquence, dit-il en montrant un siège à Raoul
après l’avoir embrassé.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme, et
je vous supplie de me prêter cette bienveillante
attention qui ne m’a jamais fait défaut.
– Parlez, Raoul.
– Monsieur, voici le fait dénué de tout
préambule indigne d’un homme comme vous :
Mlle de La Vallière est à Paris en qualité de fille
d’honneur de Madame ; je me suis bien consulté,
j’aime Mlle de La Vallière par-dessus tout, et il ne
me convient pas de la laisser dans un poste où sa
réputation, sa vertu peuvent être exposées ; je
désire donc l’épouser, monsieur, et je viens vous
demander votre consentement à ce mariage.

738
Athos avait gardé, pendant cette
communication, un silence et une réserve
absolus.
Raoul avait commencé son discours avec
l’affectation du sang-froid, et il avait fini par
laisser voir à chaque mot une émotion des plus
manifestes.
Athos fixa sur Bragelonne un regard profond,
voilé d’une certaine tristesse.
– Donc, vous avez bien réfléchi ? demanda-t-
il.
– Oui, monsieur.
– Il me semblait vous avoir déjà dit mon
sentiment à l’égard de cette alliance.
– Je le sais, monsieur, répondit Raoul bien
bas ; mais vous avez répondu que si j’insistais...
– Et vous insistez ?
Bragelonne balbutia un oui presque
inintelligible.
– Il faut, en effet, monsieur, continua
tranquillement Athos, que votre passion soit bien

739
forte, puisque, malgré ma répugnance pour cette
union, vous persistez à la désirer.
Raoul passa sur son front une main
tremblante, il essuyait ainsi la sueur qui
l’inondait.
Athos le regarda, et la pitié descendit au fond
de son cœur.
Il se leva.
– C’est bien, dit-il, mes sentiments personnels,
à moi, ne signifient rien, puisqu’il s’agit des
vôtres ; vous me requérez, je suis à vous. Au fait,
voyons, que désirez-vous de moi ?
– Oh ! votre indulgence, monsieur, votre
indulgence d’abord, dit Raoul en lui prenant les
mains.
– Vous vous méprenez sur mes sentiments
pour vous, Raoul ; il y a mieux que cela dans
mon cœur, répliqua le comte.
Raoul baisa la main qu’il tenait, comme eût pu
le faire l’amant le plus passionné.
– Allons, allons, reprit Athos ; dites, Raoul,
me voilà prêt, que faut-il signer ?

740
– Oh ! rien, monsieur, rien ; seulement, il
serait bon que vous prissiez la peine d’écrire au
roi, et de demander pour moi à Sa Majesté, à
laquelle j’appartiens, la permission d’épouser Mlle
de La Vallière.
– Bien, vous avez là une bonne pensée, Raoul.
En effet, après moi, ou plutôt avant moi, vous
avez un maître ; ce maître, c’est le roi ; vous vous
soumettez donc à une double épreuve, c’est loyal.
– Oh ! monsieur !
– Je vais sur-le-champ acquiescer à votre
demande, Raoul.
Le comte s’approcha de la fenêtre ; et se
penchant légèrement en dehors :
– Grimaud ! cria-t-il.
Grimaud montra sa tête à travers une tonnelle
de jasmin qu’il émondait.
– Mes chevaux ! continua le comte.
– Que signifie cet ordre, monsieur ?
– Que nous partons dans deux heures.
– Pour où ?

741
– Pour Paris.
– Comment, pour Paris ! Vous venez à Paris ?
– Le roi n’est-il pas à Paris ?
– Sans doute.
– Eh bien ! ne faut-il pas que nous y allions, et
avez-vous perdu le sens ?
– Mais, monsieur, dit Raoul presque effrayé
de cette condescendance paternelle, je ne vous
demande point un pareil dérangement, et une
simple lettre...
– Raoul, vous vous méprenez sur mon
importance ; il n’est point convenable qu’un
simple gentilhomme comme moi écrive à son roi.
Je veux et je dois parler à Sa Majesté. Je le ferai.
Nous partirons ensemble, Raoul.
– Oh ! que de bontés, monsieur !
– Comment croyez-vous Sa Majesté
disposée ?
– Pour moi, monsieur ?
– Oui.
– Oh ! parfaitement.

742
– Elle vous l’a dit ?
– De sa propre bouche.
– À quelle occasion ?
– Mais sur une recommandation de M.
d’Artagnan, je crois, et à propos d’une affaire en
Grève où j’ai eu le bonheur de tirer l’épée pour
Sa Majesté. J’ai donc lieu de me croire, sans
amour-propre, assez avancé dans l’esprit de Sa
Majesté.
– Tant mieux !
– Mais, je vous en conjure, continua Raoul, ne
gardez point avec moi ce sérieux et cette
discrétion, ne me faites pas regretter d’avoir
écouté un sentiment plus fort que tout.
– C’est la seconde fois que vous me le dites,
Raoul, cela n’était point nécessaire ; vous voulez
une formalité de consentement, je vous le donne,
c’est acquis, n’en parlons plus. Venez voir mes
nouvelles plantations, Raoul.
Le jeune homme savait qu’après l’expression
d’une volonté du comte, il n’y avait plus de place
pour la controverse.

743
Il baissa la tête et suivit son père au jardin.
Athos lui montra lentement les greffes, les
pousses et les quinconces.
Cette tranquillité déconcertait de plus en plus
Raoul ; l’amour qui remplissait son cœur lui
semblait assez grand pour que le monde pût le
contenir à peine. Comment le cœur d’Athos
restait-il vide et fermé à cette influence ?
Aussi Bragelonne, rassemblant toutes ses
forces, s’écria-t-il tout à coup :
– Monsieur, il est impossible que vous n’ayez
pas quelque raison de repousser Mlle de La
Vallière, elle est si bonne, si douce, si pure, que
votre esprit, plein d’une suprême sagesse, devrait
l’apprécier à sa valeur. Au nom du Ciel ! existe-t-
il entre vous et sa famille quelque secrète
inimitié, quelque haine héréditaire ?
– Voyez, Raoul, la belle planche de muguet,
dit Athos, voyez comme l’ombre et l’humidité lui
vont bien, cette ombre surtout des feuilles de
sycomore, par l’échancrure desquelles filtre la
chaleur et non la flamme du soleil.

744
Raoul s’arrêta, se mordit les lèvres ; puis,
sentant le sang affluer à ses tempes :
– Monsieur, dit-il bravement, une explication,
je vous en supplie ; vous ne pouvez oublier que
votre fils est un homme.
– Alors, répondit Athos en se redressant avec
sévérité, alors prouvez-moi que vous êtes un
homme, car vous ne prouvez point que vous êtes
un fils. Je vous priais d’attendre le moment d’une
illustre alliance, je vous eusse trouvé une femme
dans les premiers rangs de la riche noblesse1 ; je
voulais que vous pussiez briller de ce double
éclat que donnent la gloire et la fortune : vous
avez la noblesse de la race.
– Monsieur, s’écria Raoul emporté par un
premier mouvement, l’on m’a reproché l’autre
jour de ne pas connaître ma mère.
Athos pâlit ; puis, fronçant le sourcil comme

1
« Il y a une chose dont je suis convaincu c’est que si tu le
veux tu épouseras d’ici à 6 mois une jeune fille de 18 ans avec
un million de dot. Si tu juges qu’il vaille la peine d’en causer –
viens me voir. » Dumas à son fils, vers juillet 1851, Aut., B. N.,
N.A.F., 24641, f° 94.

745
le dieu suprême de l’Antiquité :
– Il me tarde de savoir ce que vous avez
répondu, monsieur, demanda-t-il
majestueusement.
– Oh ! pardon... pardon !... murmura le jeune
homme tombant du haut de son exaltation.
– Qu’avez-vous répondu, monsieur ? demanda
le comte en frappant du pied.
– Monsieur, j’avais l’épée à la main, celui qui
m’insultait était en garde, j’ai fait sauter son épée
par-dessus une palissade, et je l’ai envoyé
rejoindre son épée.
– Et pourquoi ne l’avez-vous pas tué ?
– Sa Majesté défend le duel, monsieur, et
j’étais en ce moment ambassadeur de Sa Majesté.
– C’est bien, dit Athos, mais raison de plus
pour que j’aille parler au roi.
– Qu’allez-vous lui demander, monsieur ?
– L’autorisation de tirer l’épée contre celui qui
nous a fait cette offense.
– Monsieur, si je n’ai point agi comme je

746
devais agir, pardonnez-moi, je vous en supplie.
– Qui vous a fait un reproche, Raoul ?
– Mais cette permission que vous voulez
demander au roi.
– Raoul, je prierai Sa Majesté de signer à votre
contrat de mariage.
– Monsieur...
– Mais à une condition...
– Avez-vous besoin de condition vis-à-vis de
moi ? Ordonnez, monsieur, et j’obéirai.
– À la condition, continua Athos, que vous me
direz le nom de celui qui a ainsi parlé de votre
mère.
– Mais, monsieur, qu’avez-vous besoin de
savoir ce nom ? C’est à moi que l’offense a été
faite, et une fois la permission obtenue de Sa
Majesté, c’est moi que la vengeance regarde.
– Son nom, monsieur ?
– Je ne souffrirai pas que vous vous exposiez.

747
– Me prenez-vous pour un don Diegue1 ? Son
nom ?
– Vous l’exigez ?
– Je le veux.
– Le vicomte de Wardes.
– Ah ! dit tranquillement Athos, c’est bien, je
le connais. Mais nos chevaux sont prêts,
monsieur ; au lieu de partir dans deux heures,
nous partirons tout de suite. À cheval, monsieur,
à cheval !

1
Voir Corneille, Le Cid, acte I, scènes III et IV : « Mais
mon âge a trompé ma généreuse envie / Et ce fer, que mon bras
ne peut plus soutenir, / Je le remets au tien pour venger et
punir. »

748
91

Monsieur est jaloux du duc de Buckingham

Tandis que M. le comte de La Fère


s’acheminait vers Paris, accompagné de Raoul, le
Palais-Royal était le théâtre d’une scène que
Molière eût appelée une bonne comédie.
C’était quatre jours après son mariage ;
Monsieur, après avoir déjeuné à la hâte, passa
dans ses antichambres, les lèvres en moue, le
sourcil froncé.
Le repas n’avait pas été gai. Madame s’était
fait servir dans son appartement.
Monsieur avait donc déjeuné en petit comité.
Le chevalier de Lorraine et Manicamp
assistaient seuls à ce déjeuner, qui avait duré trois
quarts d’heure sans qu’un seul mot eut été
prononcé.

749
Manicamp, moins avancé dans l’intimité de
Son Altesse Royale que le chevalier de Lorraine,
essayait vainement de lire dans les yeux du prince
ce qui lui donnait cette mine si maussade.
Le chevalier de Lorraine, qui n’avait besoin de
rien devenir, attendu qu’il savait tout, mangeait
avec cet appétit extraordinaire que lui donnait le
chagrin des autres, et jouissait à la fois du dépit
de Monsieur et du trouble de Manicamp.
Il prenait plaisir à retenir à table, en continuant
de manger, le prince impatient, qui brûlait du
désir de lever le siège.
Parfois Monsieur se repentait de cet ascendant
qu’il avait laissé prendre sur lui au chevalier de
Lorraine, et qui exemptait celui-ci de toute
étiquette.
Monsieur était dans un de ces moments-là ;
mais il craignait le chevalier presque autant qu’il
l’aimait, et se contentait de rager intérieurement.
De temps en temps, Monsieur levait les yeux
au ciel, puis les abaissait sur les tranches de pâté
que le chevalier attaquait ; puis enfin, n’osant

750
éclater, il se livrait à une pantomime dont
Arlequin se fût montré jaloux.
Enfin Monsieur n’y put tenir, et au fruit1, se
levant tout courroucé, comme nous l’avons dit, il
laissa le chevalier de Lorraine achever son
déjeuner comme il l’entendrait.
En voyant Monsieur se lever, Manicamp se
leva tout roide, sa serviette à la main.
Monsieur courut plutôt qu’il ne marcha vers
l’antichambre, et, trouvant un huissier, il le
chargea d’un ordre à voix basse.
Puis, rebroussant chemin, pour ne pas passer
par la salle à manger, il traversa ses cabinets,
dans l’intention d’aller trouver la reine mère dans
son oratoire, où elle se tenait habituellement.
Il pouvait être dix heures du matin.
Anne d’Autriche écrivait lorsque Monsieur
entra.
La reine mère aimait beaucoup ce fils, qui était
beau de visage et doux de caractère.

1
Le fruit : partie du repas où l’on mangeait les fruits.

751
Monsieur, en effet, était plus tendre et, si l’on
veut, plus efféminé que le roi.
Il avait pris sa mère par les petites sensibleries
de femme, qui plaisent toujours aux femmes ;
Anne d’Autriche, qui eût fort aimé avoir une fille,
trouvait presque en ce fils les attentions, les petits
soins et les mignardises d’un enfant de douze ans.
Ainsi, Monsieur employait tout le temps qu’il
passait chez sa mère à admirer ses beaux bras, à
lui donner des conseils sur ses pâtes et des
recettes sur ses essences, où elle se montrait fort
recherchée ; puis il lui baisait les mains et les
yeux avec un enfantillage charmant, avait
toujours quelque sucrerie à lui offrir, quelque
ajustement nouveau à lui recommander.
Anne d’Autriche aimait le roi, ou plutôt la
royauté dans son fils aîné : Louis XIV lui
représentait la légitimité divine. Elle était reine
mère avec le roi ; elle était mère seulement avec
Philippe.
Et ce dernier savait que, de tous les abris, le
sein d’une mère est le plus doux et le plus sûr.

752
Aussi, tout enfant, allait-il se réfugier là quand
des orages s’étaient élevés entre son frère et lui ;
souvent après les gourmades qui constituaient de
sa part des crimes de lèse-majesté, après les
combats à coups de poings et d’ongles, que le roi
et son sujet très insoumis se livraient en chemise
sur un lit contesté, ayant le valet de chambre La
Porte pour tout juge du camp, Philippe,
vainqueur, mais épouvanté de sa victoire, était
allé demander du renfort à sa mère, ou du moins
l’assurance d’un pardon que Louis XIV
n’accordait que difficilement et à distance.
Anne avait réussi, par cette habitude
d’intervention pacifique, à concilier tous les
différends de ses fils et à participer par la même
occasion à tous leurs secrets.
Le roi, un peu jaloux de cette sollicitude
maternelle qui s’épandait surtout sur son frère, se
sentait disposé envers Anne d’Autriche à plus de
soumission et de prévenances qu’il n’était dans
son caractère d’en avoir.
Anne d’Autriche avait surtout pratiqué ce
système de politique envers la jeune reine.

753
Aussi régnait-elle presque despotiquement sur
le ménage royal, et dressait-elle déjà toutes ses
batteries pour régner avec le même absolutisme
sur le ménage de son second fils.
Anne d’Autriche était presque fière lorsqu’elle
voyait entrer chez elle une mine allongée, des
joues pâles et des yeux rouges, comprenant qu’il
s’agissait d’un secours à donner au plus faible ou
au plus mutin.
Elle écrivait, disons-nous, lorsque Monsieur
entra dans son oratoire, non pas les yeux rouges,
non pas les joues pâles, mais inquiet, dépité,
agacé.
Il baisa distraitement les bras de sa mère, et
s’assit avant qu’elle lui en eût donné
l’autorisation.
Avec les habitudes d’étiquette établies à la
cour d’Anne d’Autriche, cet oubli des
convenances était un signe d’égarement, de la
part surtout de Philippe, qui pratiquait si
volontiers l’adulation du respect.
Mais, s’il manquait si notoirement à tous ces

754
principes, c’est que la cause en devait être grave.
– Qu’avez-vous, Philippe ? demanda Anne
d’Autriche en se tournant vers son fils.
– Ah ! madame, bien des choses, murmura le
prince d’un air dolent.
– Vous ressemblez, en effet, à un homme fort
affairé, dit la reine en posant la plume dans
l’écritoire.
Philippe fronça le sourcil, mais ne répondit
point.
– Dans toutes les choses qui remplissent votre
esprit, dit Anne d’Autriche, il doit cependant s’en
trouver quelqu’une qui vous occupe plus que les
autres ?
– Une, en effet, m’occupe plus que les autres,
oui, madame.
– Je vous écoute.
Philippe ouvrit la bouche pour donner passage
à tous les griefs qui se passaient dans son esprit et
semblaient n’attendre qu’une issue pour
s’exhaler.

755
Mais tout à coup il se tut, et tout ce qu’il avait
sur le cœur se résuma par un soupir.
– Voyons, Philippe, voyons, de la fermeté, dit
la reine mère. Une chose dont on se plaint, c’est
presque toujours une personne qui gêne, n’est-ce
pas ?
– Je ne dis point cela, madame.
– De qui voulez-vous parler ? Allons, allons,
résumez-vous.
– Mais c’est qu’en vérité, madame, ce que
j’aurais à dire est fort discret.
– Ah ! mon Dieu !
– Sans doute ; car, enfin, une femme...
– Ah ! vous voulez parler de Madame ?
demanda la reine mère avec un vif sentiment de
curiosité.
– De Madame ?
– De votre femme, enfin.
– Oui, oui, j’entends.
– Eh bien ! si c’est de Madame que vous
voulez me parler, mon fils, ne vous gênez pas. Je

756
suis votre mère, et Madame n’est pour moi
qu’une étrangère. Cependant, comme elle est ma
bru, ne doutez point que je n’écoute avec intérêt,
ne fût-ce que pour vous, tout ce que vous m’en
direz.
– Voyons, à votre tour, madame, dit Philippe,
avouez-moi si vous n’avez pas remarqué quelque
chose ?
– Quelque chose, Philippe ?... Vous avez des
mots d’un vague effrayant... Quelque chose, et de
quelle sorte est-ce quelque chose ?
– Madame est jolie, enfin.
– Mais oui.
– Cependant ce n’est point une beauté.
– Non ; mais, en grandissant, elle peut
singulièrement embellir encore. Vous avez bien
vu les changements que quelques années déjà ont
apportés sur son visage. Eh bien ! elle se
développera de plus en plus, elle n’a que seize
ans. À quinze ans, moi aussi, j’étais fort maigre ;
mais enfin, telle qu’elle est, Madame est jolie.
– Par conséquent, on peut l’avoir remarquée.

757
– Sans doute, on remarque une femme
ordinaire, à plus forte raison une princesse.
– Elle a été bien élevée, n’est-ce pas,
madame ?
– Madame Henriette, sa mère, est une femme
un peu froide, un peu prétentieuse, mais une
femme pleine de beaux sentiments. L’éducation
de la jeune princesse peut avoir été négligée,
mais, quant aux principes, je les crois bons ; telle
était du moins mon opinion sur elle lors de son
séjour en France ; depuis, elle est retournée en
Angleterre, et je ne sais ce qui s’est passé.
– Que voulez-vous dire ?
– Eh ! mon Dieu, je veux dire que certaines
têtes, un peu légères, sont facilement tournées par
la prospérité.
– Eh bien ! madame, vous avez dit le mot ; je
crois à la princesse une tête un peu légère, en
effet.
– Il ne faudrait pas exagérer, Philippe : elle a
de l’esprit et une certaine dose de coquetterie très
naturelle chez une jeune femme ; mais, mon fils,

758
chez les personnes de haute qualité ce défaut
tourne à l’avantage d’une cour. Une princesse un
peu coquette se fait ordinairement une cour
brillante ; un sourire d’elle fait éclore partout le
luxe, l’esprit et le courage même ; la noblesse se
bat mieux pour un prince dont la femme est belle.
– Grand merci, madame, dit Philippe avec
humeur ; en vérité, vous me faites là des
peintures fort alarmantes, ma mère.
– En quoi ? demanda la reine avec une feinte
naïveté.
– Vous savez, madame, dit dolemment
Philippe, vous savez si j’ai eu de la répugnance à
me marier.
– Ah ! mais, cette fois, vous m’alarmez. Vous
avez donc un grief sérieux contre Madame ?
– Sérieux, je ne dis point cela.
– Alors ; quittez cette physionomie renversée.
Si vous vous montrez ainsi chez vous, prenez-y
garde, on vous prendra pour un mari fort
malheureux.
– Au fait, répondit Philippe, je ne suis pas un

759
mari satisfait, et je suis aise qu’on le sache.
– Philippe ! Philippe !
– Ma foi ! madame, je vous dirai franchement,
je n’ai point compris la vie comme on me la fait.
– Expliquez-vous.
– Ma femme n’est point à moi, en vérité ; elle
m’échappe en toute circonstance. Le matin, ce
sont les visites, les correspondances, les toilettes ;
le soir, ce sont les bals et les concerts.
– Vous êtes jaloux, Philippe !
– Moi ? Dieu m’en préserve ! À d’autres qu’à
moi ce sot rôle de mari jaloux ; mais je suis
contrarié.
– Philippe, ce sont toutes choses innocentes
que vous reprochez là à votre femme, et tant que
vous n’aurez rien de plus considérable...
– Écoutez donc, sans être coupable, une
femme peut inquiéter ; il est de certaines
fréquentations, de certaines préférences que les
jeunes femmes affichent et qui suffisent pour
faire donner parfois au diable les maris les moins
jaloux.

760
– Ah ! nous y voilà, enfin ; ce n’est point sans
peine. Les fréquentations, les préférences, bon !
Depuis une heure que nous battons la campagne,
vous venez enfin d’aborder la véritable question.
– Eh bien ! oui...
– Ceci est plus sérieux. Madame aurait-elle
donc de ces sortes de torts envers vous ?
– Précisément.
– Quoi ! votre femme, après quatre jours de
mariage, vous préférerait quelqu’un, fréquenterait
quelqu’un ? Prenez-y garde, Philippe, vous
exagérez ses torts ; à force de vouloir prouver, on
ne prouve rien.
Le prince, effarouché du sérieux de sa mère,
voulut répondre, mais il ne put que balbutier
quelques paroles inintelligibles.
– Voilà que vous reculez, dit Anne d’Autriche,
j’aime mieux cela ; c’est une reconnaissance de
vos torts.
– Non ! s’écria Philippe, non, je ne recule pas,
et je vais le prouver. J’ai dit préférences, n’est-ce
pas ? j’ai dit fréquentations, n’est-ce pas ? Eh

761
bien ! écoutez.
Anne d’Autriche s’apprêta complaisamment à
écouter avec ce plaisir de commère que la
meilleure femme, que la meilleure mère, fût-elle
reine, trouve toujours dans son immixtion à de
petites querelles de ménage.
– Eh bien ! reprit Philippe, dites-moi une
chose.
– Laquelle ?
– Pourquoi ma femme a-t-elle conservé une
cour anglaise ? Dites !
Et Philippe se croisa les bras en regardant sa
mère, comme s’il eût été convaincu qu’elle ne
trouverait rien à répondre à ce reproche.
– Mais, reprit Anne d’Autriche, c’est tout
simple, parce que les Anglais sont ses
compatriotes, parce qu’ils ont dépensé beaucoup
d’argent pour l’accompagner en France, et qu’il
serait peu poli, peu politique même, de congédier
brusquement une noblesse qui n’a reculé devant
aucun dévouement, devant aucun sacrifice.
– Eh ! ma mère, le beau sacrifice, en vérité,

762
que de se déranger d’un vilain pays pour venir
dans une belle contrée, où l’on fait avec un écu
plus d’effet qu’autre part avec quatre ! Le beau
dévouement, n’est-ce pas, que de faire cent lieues
pour accompagner une femme dont on est
amoureux ?
– Amoureux, Philippe ? Songez-vous à ce que
vous dites ?
– Parbleu !
– Et qui donc est amoureux de Madame ?
– Le beau duc de Buckingham... N’allez-vous
pas aussi me défendre celui-là, ma mère ?
Anne d’Autriche rougit et sourit en même
temps. Ce nom de duc de Buckingham lui
rappelait à la fois de si doux et de si tristes
souvenirs !
– Le duc de Buckingham ? murmura-t-elle.
– Oui, un de ces mignons de couchette,
comme disait mon grand-père Henri IV.
– Les Buckingham sont loyaux et braves, dit
courageusement Anne d’Autriche.

763
– Allons ! bien ; voilà ma mère qui défend
contre moi le galant de ma femme ! s’écria
Philippe tellement exaspéré que sa nature frêle en
fut ébranlée jusqu’aux larmes.
– Mon fils ! mon fils ! s’écria Anne
d’Autriche, l’expression n’est pas digne de vous.
Votre femme n’a point de galant, et si elle en
devait avoir un, ce ne serait pas M. de
Buckingham : les gens de cette race, je vous le
répète, sont loyaux et discrets ; l’hospitalité leur
est sacrée.
– Eh ! madame ! s’écria Philippe, M. de
Buckingham est un Anglais, et les Anglais
respectent-ils si fort religieusement le bien des
princes français ?
Anne rougit sous ses coiffes pour la seconde
fois, et se retourna sous prétexte de tirer sa plume
de l’écritoire ; mais, en réalité, pour cacher sa
rougeur aux yeux de son fils.
– En vérité, Philippe, dit-elle, vous savez
trouver des mots qui me confondent, et votre
colère vous aveugle, comme elle m’épouvante ;
réfléchissez, voyons !

764
– Madame, je n’ai pas besoin de réfléchir, je
vois.
– Et que voyez-vous ?
– Je vois que M. de Buckingham ne quitte
point ma femme. Il ose lui faire des présents, elle
ose les accepter. Hier, elle parlait de sachets à la
violette ; or, nos parfumeurs français, vous le
savez bien, madame, vous qui en avez demandé
tant de fois sans pouvoir en obtenir, or, nos
parfumeurs français n’ont jamais pu trouver cette
odeur. Eh bien ! le duc, lui aussi, avait sur lui un
sachet à la violette. C’est donc de lui que venait
celui de ma femme.
– En vérité, monsieur, dit Anne d’Autriche,
vous bâtissez des pyramides sur des pointes
d’aiguilles ; prenez garde. Quel mal, je vous le
demande, y a-t-il à ce qu’un compatriote donne
une recette d’essence nouvelle à sa compatriote ?
Ces idées étranges, je vous le jure, me rappellent
douloureusement votre père, qui m’a fait souvent
souffrir avec injustice.
– Le père de M. de Buckingham était sans
doute plus réservé, plus respectueux que son fils,

765
dit étourdiment Philippe, sans voir qu’il touchait
rudement au cœur de sa mère.
La reine pâlit et appuya une main crispée sur
sa poitrine ; mais, se remettant promptement :
– Enfin, dit-elle, vous êtes venu ici dans une
intention quelconque ?
– Sans doute.
– Alors, expliquez-vous.
– Je suis venu, madame, dans l’intention de
me plaindre énergiquement, et pour vous prévenir
que je n’endurerai rien de la part de M. de
Buckingham.
– Vous n’endurerez rien ?
– Non.
– Que ferez-vous ?
– Je me plaindrai au roi.
– Et que voulez-vous que vous réponde le
roi ?
– Eh bien ! dit Monsieur avec une expression
de féroce fermeté qui faisait un étrange contraste
avec la douceur habituelle de sa physionomie, eh

766
bien ! je me ferai justice moi-même.
– Qu’appelez-vous vous faire justice vous-
même ? demanda Anne d’Autriche avec un
certain effroi.
– Je veux que M. de Buckingham quitte
Madame ; je veux que M. de Buckingham quitte
la France, et je lui ferai signifier ma volonté.
– Vous ne ferez rien signifier du tout,
Philippe, dit la reine ; car si vous agissiez de la
sorte, si vous violiez à ce point l’hospitalité,
j’invoquerais contre vous la sévérité du roi.
– Vous me menacez, ma mère ! s’écria
Philippe éploré ; vous me menacez quand je me
plains !
– Non, je ne vous menace pas, je mets une
digue à votre emportement. Je vous dis que
prendre contre M. de Buckingham ou tout autre
Anglais un moyen rigoureux, qu’employer même
un procédé peu civil, c’est entraîner la France et
l’Angleterre dans des divisions fort douloureuses.
Quoi ! un prince, le frère du roi de France, ne
saurait pas dissimuler une injure, même réelle,

767
devant une nécessité politique !
Philippe fit un mouvement.
– D’ailleurs, continua la reine, l’injure n’est ni
vraie ni possible, et il ne s’agit que d’une jalousie
ridicule.
– Madame, je sais ce que je sais.
– Et moi, quelque chose que vous sachiez, je
vous exhorte à la patience.
– Je ne suis point patient, madame.
La reine se leva pleine de roideur et de
cérémonie glacée.
– Alors expliquez vos volontés, dit-elle.
– Je n’ai point de volonté, madame ; mais
j’exprime des désirs. Si, de lui-même, M. de
Buckingham ne s’écarte point de ma maison, je la
lui interdirai.
– Ceci est une question dont nous référerons
au roi, dit Anne d’Autriche le cœur gonflé, la
voix émue.
– Mais, madame, s’écria Philippe en frappant
ses mains l’une contre l’autre, soyez ma mère et

768
non la reine, puisque je vous parle en fils ; entre
M. de Buckingham et moi, c’est l’affaire d’un
entretien de quatre minutes.
– C’est justement cet entretien que je vous
interdis, monsieur, dit la reine reprenant son
autorité ; ce n’est pas digne de vous.
– Eh bien ! soit ! je ne paraîtrai pas, mais
j’intimerai mes volontés à Madame.
– Oh ! fit Anne d’Autriche avec la mélancolie
du souvenir, ne tyrannisez jamais une femme,
mon fils ; ne commandez jamais trop haut
impérativement à la vôtre. Femme vaincue n’est
pas toujours convaincue.
– Que faire alors ?... Je consulterai autour de
moi.
– Oui, vos conseillers hypocrites, votre
chevalier de Lorraine, votre de Wardes... Laissez-
moi le soin de cette affaire, Philippe ; vous
désirez que le duc de Buckingham s’éloigne,
n’est-ce pas ?
– Au plus tôt, madame.
– Eh bien ! envoyez-moi le duc, mon fils !

769
Souriez-lui, ne témoignez rien à votre femme, au
roi, à personne. Des conseils, n’en recevez que de
moi. Hélas ! je sais ce que c’est qu’un ménage
troublé par des conseillers.
– J’obéirai, ma mère.
– Et vous serez satisfait, Philippe. Trouvez-
moi le duc.
– Oh ! ce ne sera point difficile.
– Où croyez-vous qu’il soit ?
– Pardieu ! à la porte de Madame, dont il
attend le lever : c’est hors de doute.
– Bien ! fit Anne d’Autriche avec calme.
Veuillez dire au duc que je le prie de me venir
voir.
Philippe baisa la main de sa mère et partit à la
recherche de M. de Buckingham.

770
92

For ever !

Milord Buckingham, soumis à l’invitation de


la reine mère, se présenta chez elle une demi-
heure après le départ du duc d’Orléans.
Lorsque son nom fut prononcé par l’huissier,
la reine, qui s’était accoudée sur sa table, la tête
dans ses mains, se releva et reçut avec un sourire
le salut plein de grâce et de respect que le duc lui
adressait.
Anne d’Autriche était belle encore. On sait
qu’à cet âge déjà avancé ses longs cheveux
cendrés, ses belles mains, ses lèvres vermeilles
faisaient encore l’admiration de tous ceux qui la
voyaient.
En ce moment, tout entière à un souvenir qui
remuait le passé dans son cœur, elle était aussi

771
belle qu’aux jours de la jeunesse, alors que son
palais s’ouvrait pour recevoir, jeune et passionné,
le père de ce Buckingham, cet infortuné qui avait
vécu pour elle, qui était mort en prononçant son
nom.
Anne d’Autriche attacha donc sur
Buckingham un regard si tendre, que l’on y
découvrait à la fois la complaisance d’une
affection maternelle et quelque chose de doux
comme une coquetterie d’amante.
– Votre Majesté, dit Buckingham avec respect,
a désiré me parler ?
– Oui, duc, répliqua la reine en anglais.
Veuillez vous asseoir.
Cette faveur que faisait Anne d’Autriche au
jeune homme, cette caresse de la langue du pays
dont le duc était sevré depuis son séjour en
France, remuèrent profondément son âme. Il
devina sur-le-champ que la reine avait quelque
chose à lui demander.
Après avoir donné les premiers moments à
l’oppression insurmontable qu’elle avait

772
ressentie, la reine reprit son air riant.
– Monsieur, dit-elle en français, comment
trouvez-vous la France ?
– Un beau pays, madame, répliqua le duc.
– L’aviez-vous déjà vue ?
– Déjà une fois, oui, madame.
– Mais, comme tout bon Anglais, vous
préférez l’Angleterre ?
– J’aime mieux ma patrie que la patrie d’un
Français, répondit le duc ; mais si Votre Majesté
me demande lequel des deux séjours je préfère,
Londres ou Paris, je répondrai Paris.
Anne d’Autriche remarqua le ton plein de
chaleur avec lequel ces paroles avaient été
prononcées.
– Vous avez, m’a-t-on dit, milord, de beaux
biens chez vous ; vous habitez un palais riche et
ancien ?
– Le palais de mon père, répliqua Buckingham
en baissant les yeux.
– Ce sont là des avantages précieux et des

773
souvenirs, répliqua la reine en touchant malgré
elle des souvenirs dont on ne se sépare pas
volontiers.
– En effet, dit le duc subissant l’influence
mélancolique de ce préambule, les gens de cœur
rêvent autant par le passé ou par l’avenir que par
le présent.
– C’est vrai, dit la reine à voix basse. Il en
résulte, ajouta-t-elle, que vous, milord, qui êtes
un homme de cœur... vous quitterez bientôt la
France... pour vous renfermer dans vos richesses,
dans vos reliques.
Buckingham leva la tête.
– Je ne crois pas, dit-il, madame.
– Comment ?
– Je pense, au contraire, que je quitterai
l’Angleterre pour venir habiter la France.
Ce fut au tour d’Anne d’Autriche à manifester
son étonnement.
– Quoi ! dit-elle, vous ne vous trouvez donc
pas dans la faveur du nouveau roi ?

774
– Au contraire, madame, Sa Majesté m’honore
d’une bienveillance sans bornes.
– Il ne se peut, dit la reine, que votre fortune
soit diminuée ; on la disait considérable.
– Ma fortune, madame, n’a jamais été plus
florissante.
– Il faut alors que ce soit quelque cause
secrète ?
– Non, madame, dit vivement Buckingham, il
n’est rien dans la cause de ma détermination qui
soit secret. J’aime le séjour de France, j’aime une
cour pleine de goût et de politesse ; j’aime enfin,
madame, ces plaisirs un peu sérieux qui ne sont
pas les plaisirs de mon pays et qu’on trouve en
France.
Anne d’Autriche sourit avec finesse.
– Les plaisirs sérieux ! dit-elle ; avez-vous
bien réfléchi, monsieur de Buckingham, à ce
sérieux-là ?
Le duc balbutia.
– Il n’est pas de plaisir si sérieux, continua la
reine, qui doive empêcher un homme de votre

775
rang...
– Madame, interrompit le duc, Votre Majesté
insiste beaucoup sur ce point, ce me semble.
– Vous trouvez, duc ?
– C’est, n’en déplaise à Votre Majesté, la
deuxième fois qu’elle vante les attraits de
l’Angleterre aux dépens du charme qu’on
éprouve à vivre en France.
Anne d’Autriche s’approcha du jeune homme,
et, posant sa belle main sur son épaule qui
tressaillit au contact :
– Monsieur, dit-elle, croyez-moi, rien ne vaut
le séjour du pays natal. Il m’est arrivé, à moi,
bien souvent, de regretter l’Espagne. J’ai vécu
longtemps, milord, bien longtemps pour une
femme, et je vous avoue qu’il ne s’est point passé
d’année que je n’aie regretté l’Espagne.
– Pas une année, madame ! dit froidement le
jeune duc ; pas une de ces années où vous étiez
reine de beauté, comme vous l’êtes encore, du
reste ?
– Oh ! pas de flatterie, duc ; je suis une femme

776
qui serait votre mère !
Elle mit, sur ces derniers mots, un accent, une
douceur qui pénétrèrent le cœur de Buckingham.
– Oui, dit-elle, je serais votre mère, et voilà
pourquoi je vous donne un bon conseil.
– Le conseil de m’en retourner à Londres ?
s’écria-t-il.
– Oui, milord, dit-elle.
Le duc joignit les mains d’un air effrayé, qui
ne pouvait manquer son effet sur cette femme
disposée à des sentiments tendres par de tendres
souvenirs.
– Il le faut, ajouta la reine.
– Comment ! s’écria-t-il encore, l’on me dit
sérieusement qu’il faut que je parte, qu’il faut que
je m’exile, qu’il faut que je me sauve !
– Que vous vous exiliez, avez-vous dit ? Ah !
milord, on croirait que la France est votre patrie.
– Madame, le pays des gens qui aiment, c’est
le pays de ceux qu’ils aiment.
– Pas un mot de plus, milord, dit la reine, vous

777
oubliez à qui vous parlez !
Buckingham se mit à deux genoux.
– Madame, madame, vous êtes une source
d’esprit, de bonté, de clémence ; madame, vous
n’êtes pas seulement la première de ce royaume
par le rang, vous êtes la première du monde par
les qualités qui vous font divine ; je n’ai rien dit,
madame. Ai-je dit quelque chose à quoi vous
puissiez me répondre une aussi cruelle parole ?
Est-ce que je me suis trahi, madame ?
– Vous vous êtes trahi, dit la reine à voix
basse.
– Je n’ai rien dit ! je ne sais rien !
– Vous oubliez que vous avez parlé, pensé
devant une femme, et d’ailleurs...
– D’ailleurs, interrompit-il vivement, nul ne
sait que vous m’écoutez.
– On le sait, au contraire, duc ; vous avez les
défauts et les qualités de la jeunesse.
– On m’a trahi ! on m’a dénoncé !
– Qui cela ?

778
– Ceux qui déjà, au Havre, avaient, avec une
infernale perspicacité, lu dans mon cœur à livre
ouvert.
– Je ne sais de qui vous entendez parler.
– Mais M. de Bragelonne, par exemple.
– C’est un nom que je connais sans connaître
celui qui le porte. Non, M. de Bragelonne n’a rien
dit.
– Qui donc, alors ? Oh, madame, si quelqu’un
avait eu l’audace de voir en moi ce que je n’y
veux point voir moi-même...
– Que feriez-vous, duc ?
– Il est des secrets qui tuent ceux qui les
trouvent.
– Celui qui a trouvé votre secret, fou que vous
êtes, celui-là n’est pas tué encore ; il y a plus,
vous ne le tuerez pas ; celui-là est armé de tous
droits : c’est un mari, c’est un jaloux, c’est le
second gentilhomme de France, c’est mon fils, le
duc d’Orléans.
Le duc pâlit.

779
– Que vous êtes cruelle, madame ! dit-il.
– Vous voilà bien, Buckingham, dit Anne
d’Autriche avec mélancolie, passant par tous les
extrêmes et combattant les nuages, quand il vous
serait si facile de demeurer en paix avec vous-
même.
– Si nous guerroyons, madame ; nous
mourrons sur le champ de bataille, répliqua
doucement le jeune homme en se laissant aller au
plus douloureux abattement.
Anne courut à lui et lui prit la main.
– Villiers, dit-elle en anglais avec une
véhémence à laquelle nul n’eût pu résister, que
demandez-vous ? À une mère, de sacrifier son
fils ; à une reine, de consentir au déshonneur de
sa maison ! Vous êtes un enfant, n’y pensez pas !
Quoi ! pour vous épargner une larme, je
commettrais ces deux crimes, Villiers ? Vous
parlez des morts ; les morts du moins furent
respectueux et soumis ; les morts s’inclinaient
devant un ordre d’exil ; ils emportaient leur
désespoir comme une richesse en leur cœur,
parce que le désespoir venait de la femme aimée,

780
parce que la mort, ainsi trompeuse, était comme
un don, comme une faveur.
Buckingham se leva les traits altérés, les
mains sur le cœur.
– Vous avez raison, madame, dit-il ; mais ceux
dont vous parlez avaient reçu l’ordre d’exil d’une
bouche aimée ; on ne les chassait point : on les
priait de partir, on ne riait pas d’eux.
– Non, l’on se souvenait ! murmura Anne
d’Autriche. Mais qui vous dit qu’on vous chasse,
qu’on vous exile ? Qui vous dit qu’on ne se
souvienne pas de votre dévouement ? Je ne parle
pour personne, Villiers, je parle pour moi,
partez ! Rendez-moi ce service, faites-moi cette
grâce ; que je doive cela encore à quelqu’un de
votre nom.
– C’est donc pour vous, madame ?
– Pour moi seule.
– Il n’y aura derrière moi aucun homme qui
rira, aucun prince qui dira : « J’ai voulu ! »
– Duc, écoutez-moi.
Et ici la figure auguste de la vieille reine prit

781
une expression solennelle.
– Je vous jure que nul ici ne commande, si ce
n’est moi ; je vous jure que non seulement
personne ne rira, ne se vantera, mais que
personne même ne manquera au devoir que votre
rang impose. Comptez sur moi, duc, comme j’ai
compté sur vous.
– Vous ne vous expliquez point, madame ; je
suis ulcéré, je suis au désespoir ; la consolation,
si douce et si complète qu’elle soit, ne me
paraîtra pas suffisante.
– Ami, avez-vous connu votre mère ? répliqua
la reine avec un caressant sourire.
– Oh ! bien peu, madame1, mais je me rappelle
que cette noble dame me couvrait de baisers et de
pleurs quand je pleurais.
– Villiers ! murmura la reine en passant son
bras au cou du jeune homme, je suis une mère
pour vous, et, croyez-moi bien, jamais personne
ne fera pleurer mon fils.

1
Après la mort du duc, Lady Katherine Manners, duchesse
de Buckingham, épousa le duc d’Antrim.

782
– Merci, madame, merci ! dit le jeune homme
attendri et suffoquant d’émotion ; je sens qu’il y
avait place encore dans mon cœur pour un
sentiment plus doux, plus noble que l’amour.
La reine mère le regarda et lui serra la main.
– Allez, dit-elle.
– Quand faut-il que je parte ? ordonnez !
– Mettez le temps convenable, milord, reprit la
reine ; vous partez, mais vous choisissez votre
jour... Ainsi, au lieu de partir aujourd’hui, comme
vous le désireriez sans doute ; demain, comme on
s’y attendait, partez après demain au soir ;
seulement, annoncez dès aujourd’hui votre
volonté1.
– Ma volonté ? murmura le jeune homme.
– Oui, duc.
– Et... je ne reviendrai jamais en France ?

1
« [La reine mère] ne voulut pas qu’on fît du bruit ; mais
elle fut d’avis qu’on lui fît entendre, lorsqu’il aurait fait encore
quelque séjour en France, que son retour était nécessaire en
Angleterre, ce qui fut exécuté dans la suite », Mme de La
Fayette, op. cit.

783
Anne d’Autriche réfléchit un moment, et
s’absorba dans la douloureuse gravité de cette
méditation.
– Il me sera doux, dit-elle, que vous reveniez
le jour où j’irai dormir éternellement à Saint-
Denis près du roi mon époux.
– Qui vous fit tant souffrir ! dit Buckingham.
– Qui était roi de France, répliqua la reine.
– Madame, vous êtes pleine de bonté, vous
entrez dans la prospérité, vous nagez dans la
joie ; de longues années vous sont promises.
– Eh bien ! vous viendrez tard alors, dit la
reine en essayant de sourire.
– Je ne reviendrai pas, dit tristement
Buckingham, moi qui suis jeune.
– Oh ! Dieu merci...
– La mort, madame, ne compte pas les
années ; elle est impartiale ; on meurt quoique
jeune, on vit quoique vieillard.
– Duc, pas de sombres idées ; je vais vous
égayer. Venez dans deux ans. Je vois sur votre

784
charmante figure que les idées qui vous font si
lugubre aujourd’hui seront des idées décrépites
avant six mois ; donc, elles seront mortes et
oubliées dans le délai que je vous assigne.
– Je crois que vous me jugiez mieux tout à
l’heure, madame, répliqua le jeune homme,
quand vous disiez que, sur nous autres de la
maison de Buckingham, le temps n’a pas de
prise.
– Silence ! oh ! silence ! fit la reine en
embrassant le duc sur le front avec une tendresse
qu’elle ne put réprimer ; allez ! allez ! ne
m’attendrissez point, ne vous oubliez plus ! Je
suis la reine, vous êtes sujet du roi d’Angleterre ;
le roi Charles vous attend ; adieu, Villiers !
farewell, Villiers !
– For ever1 ! répliqua le jeune homme.
Et il s’enfuit en dévorant ses larmes.
Anne appuya ses mains sur son front ; puis, se
regardant au miroir :

1
« Adieu ! à jamais ! »

785
– On a beau dire, murmura-t-elle, la femme est
toujours jeune ; on a toujours vingt ans dans
quelque coin du cœur.

786
93

Où sa Majesté Louis XIV ne trouve Mlle de La


Vallière ni assez riche, ni assez jolie pour un
gentilhomme du rang du vicomte de Bragelonne

Raoul et le comte de La Fère arrivèrent à Paris


le soir du jour où Buckingham avait eu cet
entretien avec la reine mère.
À peine arrivé, le comte fit demander par
Raoul une audience au roi.
Le roi avait passé une partie de la journée à
regarder avec Madame et les dames de la cour
des étoffes de Lyon dont il faisait présent à sa
belle-sœur. Il y avait eu ensuite dîner à la cour,
puis jeu, et, selon son habitude, le roi, quittant le
jeu à huit heures, avait passé dans son cabinet
pour travailler avec M. Colbert et M. Fouquet.
Raoul était dans l’antichambre au moment où

787
les deux ministres sortirent, et le roi l’aperçut par
la porte entrebâillée.
– Que veut M. de Bragelonne ? demanda-t-il.
Le jeune homme s’approcha.
– Sire, répliqua-t-il, une audience pour M. le
comte de La Fère, qui arrive de Blois avec grand
désir d’entretenir Votre Majesté.
– J’ai une heure avant le jeu et mon souper, dit
le roi. M. de La Fère est-il prêt ?
– M. le comte est en bas, aux ordres de Votre
Majesté.
– Qu’il monte.
Cinq minutes après, Athos entrait chez
Louis XIV, accueilli par le maître avec cette
gracieuse bienveillance que Louis, avec un tact
au-dessus de son âge, réservait pour s’acquérir les
hommes que l’on ne conquiert point avec des
faveurs ordinaires.
– Comte, dit le roi, laissez-moi espérer que
vous venez me demander quelque chose.
– Je ne le cacherai point à Votre Majesté,

788
répliqua le comte ; je viens en effet solliciter.
– Voyons ! dit le roi d’un air joyeux.
– Ce n’est pas pour moi, sire.
– Tant pis ! mais enfin, pour votre protégé,
comte, je ferai ce que vous me refusez de faire
pour vous.
– Votre Majesté me console... Je viens parler
au roi pour le vicomte de Bragelonne.
– Comte, c’est comme si vous parliez pour
vous.
– Pas tout à fait, sire... Ce que je désire obtenir
de vous, je ne le puis pour moi-même. Le
vicomte pense à se marier.
– Il est jeune encore ; mais qu’importe... C’est
un homme distingué, je lui veux trouver une
femme.
– Il l’a trouvée, sire, et ne cherche que
l’assentiment de Votre Majesté.
– Ah ! il ne s’agit que de signer un contrat de
mariage ?
Athos s’inclina.

789
– A-t-il choisi sa fiancée riche et d’une qualité
qui vous agrée ?
Athos hésita un moment.
– La fiancée est demoiselle, répliqua-t-il ;
mais pour riche, elle ne l’est pas.
– C’est un mal auquel nous voyons remède.
– Votre Majesté me pénètre de
reconnaissance ; toutefois, elle me permettra de
lui faire une observation.
– Faites, comte.
– Votre Majesté semble annoncer l’intention
de doter cette jeune fille ?
– Oui, certes.
– Et ma démarche au Louvre aurait eu ce
résultat ? J’en serais chagrin, sire.
– Pas de fausse délicatesse, comte ; comment
s’appelle la fiancée ?
– C’est, dit Athos froidement, Mlle de La
Vallière de La Baume Le Blanc.
– Ah ! fit le roi en cherchant dans sa
mémoire ; je connais ce nom ; un marquis de La

790
Vallière...1
– Oui, sire, c’est sa fille.
– Il est mort ?
– Oui, sire.
– Et la veuve s’est remariée à M. de Saint-
Remy, maître d’hôtel de Madame douairière ?
– Votre Majesté est bien informée.
– C’est cela, c’est cela !... Il y a plus : la
demoiselle est entrée dans les filles d’honneur de
Madame la jeune.
– Votre Majesté sait mieux que moi toute
l’histoire.
Le roi réfléchit encore, et regardant à la
dérobée le visage assez soucieux d’Athos :
– Comte, dit-il, elle n’est pas fort jolie, cette
demoiselle, il me semble ?

1
Laurent de La Baume Le Blanc, seigneur de La Vallière,
était mort en 1651 ; il laissait à sa femme, Françoise Le Prévost
de La Coutelaye, trois enfants : Jean-François, Jean-Michel et
Françoise-Louise. Sa veuve épousa en secondes noces (1655)
Jacques de Courtavel, marquis de Saint-Rémy.

791
– Je ne sais trop, répondit Athos.
– Moi, je l’ai regardée : elle ne m’a point
frappé.
– C’est un air de douceur et de modestie, mais
peu de beauté, sire.
– De beaux cheveux blonds, cependant.
– Je crois que oui.
– Et d’assez beaux yeux bleus.
– C’est cela même.
– Donc, sous le rapport de la beauté, le parti
est ordinaire. Passons à l’argent.
– Quinze à vingt mille livres de dot au plus,
sire ; mais les amoureux sont désintéressés ; moi-
même, je fais peu de cas de l’argent.
– Le superflu, voulez-vous dire ; mais le
nécessaire, c’est urgent. Avec quinze mille livres
de dot, sans apanages, une femme ne peut
aborder la cour. Nous y suppléerons ; je veux
faire cela pour Bragelonne.
Athos s’inclina. Le roi remarqua encore sa
froideur.

792
– Passons de l’argent à la qualité, dit
Louis XIV ; fille du marquis de La Vallière, c’est
bien ; mais nous avons ce bon Saint-Remy qui
gâte un peu la maison... par les femmes, je le sais,
enfin cela gâte ; et vous, comte, vous tenez fort,
je crois, à votre maison.
– Moi, sire, je ne tiens plus à rien du tout qu’à
mon dévouement pour Votre Majesté.
Le roi s’arrêta encore.
– Tenez, dit-il, monsieur, vous me surprenez
beaucoup depuis le commencement de votre
entretien. Vous venez me faire une demande en
mariage, et vous paraissez fort affligé de faire
cette demande. Oh ! je me trompe rarement, tout
jeune que je suis, car avec les uns, je mets mon
amitié au service de l’intelligence ; avec les
autres, je mets ma défiance que double la
perspicacité. Je le répète, vous ne faites point
cette demande de bon cœur.
– Eh bien ! sire, c’est vrai.
– Alors, je ne vous comprends point ; refusez.
– Non, sire : j’aime Bragelonne de tout mon

793
amour ; il est épris de Mlle de La Vallière, il se
forge des paradis pour l’avenir ; je ne suis pas de
ceux qui veulent briser les illusions de la
jeunesse. Ce mariage me déplaît, mais je supplie
Votre Majesté d’y consentir au plus vite, et de
faire ainsi le bonheur de Raoul.
– Voyons, voyons, comte, l’aime-t-elle ?
– Si Votre Majesté veut que je lui dise la
vérité, je ne crois pas à l’amour de Mlle de La
Vallière ; elle est jeune, elle est enfant, elle est
enivrée ; le plaisir de voir la cour, l’honneur
d’être au service de Madame, balanceront dans sa
tête ce qu’elle pourrait avoir de tendresse dans le
cœur, ce sera donc un mariage comme Votre
Majesté en voit beaucoup à la cour ; mais
Bragelonne le veut ; que cela soit ainsi.
– Vous ne ressemblez cependant pas à ces
pères faciles qui se font esclaves de leurs
enfants ? dit le roi.
– Sire, j’ai de la volonté contre les méchants,
je n’en ai point contre les gens de cœur. Raoul
souffre, il prend du chagrin ; son esprit, libre
d’ordinaire, est devenu lourd et sombre ; je ne

794
veux pas priver Votre Majesté des services qu’il
peut rendre.
– Je vous comprends, dit le roi, et je
comprends surtout votre cœur.
– Alors, répliqua le comte, je n’ai pas besoin
de dire à Votre Majesté que mon but est de faire
le bonheur de ces enfants ou plutôt de cet enfant.
– Et moi, je veux, comme vous, le bonheur de
M. de Bragelonne.
– Je n’attends plus, sire, que la signature de
Votre Majesté. Raoul aura l’honneur de se
présenter devant vous, et recevra votre
consentement.
– Vous vous trompez, comte, dit fermement le
roi ; je viens de vous dire que je voulais le
bonheur du vicomte ; aussi m’opposé-je en ce
moment à son mariage.
– Mais, sire, s’écria Athos, Votre Majesté m’a
promis...
– Non pas cela, comte ; je ne vous l’ai point
promis, car cela est opposé à mes vues.
– Je comprends tout ce que l’initiative de

795
Votre Majesté a de bienveillant et de généreux
pour moi ; mais je prends la liberté de vous
rappeler que j’ai pris l’engagement de venir en
ambassadeur.
– Un ambassadeur, comte, demande souvent et
n’obtient pas toujours.
– Ah ! sire, quel coup pour Bragelonne !
– Je donnerai le coup, je parlerai au vicomte.
– L’amour, sire, c’est une force irrésistible.
– On résiste à l’amour ; je vous le certifie,
comte.
– Lorsqu’on a l’âme d’un roi, votre âme, sire.
– Ne vous inquiétez plus à ce sujet. J’ai des
vues sur Bragelonne ; je ne dis pas qu’il
n’épousera pas Mlle de La Vallière ; mais je ne
veux point qu’il se marie si jeune ; je ne veux
point qu’il épouse avant qu’il ait fait fortune, et
lui, de son côté, mérite mes bonnes grâces, telles
que je veux les lui donner. En un mot, je veux
qu’on attende.
– Sire, encore une fois...

796
– Monsieur le comte, vous êtes venu, disiez-
vous, me demander une faveur ?
– Oui, certes.
– Eh bien ! accordez-m’en une, ne parlons
plus de cela. Il est possible qu’avant un long
temps je fasse la guerre ; j’ai besoin de
gentilshommes libres autour de moi. J’hésiterais
à envoyer sous les balles et le canon un homme
marié, un père de famille, j’hésiterais aussi, pour
Bragelonne, à doter, sans raison majeure, une
jeune fille inconnue, cela sèmerait de la jalousie
dans ma noblesse.
Athos s’inclina et ne répondit rien.
– Est-ce tout ce qu’il vous importait de me
demander ? ajouta Louis XIV.
– Tout absolument, sire, et je prends congé de
Votre Majesté. Mais faut-il que je prévienne
Raoul ?
– Épargnez-vous ce soin, épargnez-vous cette
contrariété. Dites au vicomte que demain, à mon
lever, je lui parlerai ; quant à ce soir, comte, vous
êtes de mon jeu.

797
– Je suis en habit de voyage, sire.
– Un jour viendra, j’espère, où vous ne me
quitterez pas. Avant peu, comte, la monarchie
sera établie de façon à offrir une digne hospitalité
à tous les hommes de votre mérite.
– Sire, pourvu qu’un roi soit grand dans le
cœur de ses sujets, peu importe le palais qu’il
habite, puisqu’il est adoré dans un temple.
En disant ces mots, Athos sortit du cabinet et
retrouva Bragelonne qui l’attendait.
– Eh bien ! monsieur ? dit le jeune homme.
– Raoul, le roi est bien bon pour nous, peut-
être pas dans le sens que vous croyez, mais il est
bon et généreux pour notre maison.
– Monsieur, vous avez une mauvaise nouvelle
à m’apprendre, fit le jeune homme en pâlissant.
– Le roi vous dira demain matin que ce n’est
pas une mauvaise nouvelle.
– Mais enfin, monsieur, le roi n’a pas signé ?
– Le roi veut faire votre contrat lui-même,
Raoul ; et il veut le faire si grand, que le temps

798
lui manque. Prenez-vous-en à votre impatience
bien plutôt qu’à la bonne volonté du roi.
Raoul, consterné, parce qu’il connaissait la
franchise du comte et en même temps son
habileté, demeura plongé dans une morne
stupeur.
– Vous ne m’accompagnez pas chez moi ? dit
Athos.
– Pardonnez-moi, monsieur, je vous suis,
balbutia-t-il.
Et il descendit les degrés derrière Athos.
– Oh ! pendant que je suis ici, fit tout à coup
ce dernier, ne pourrais-je voir M. d’Artagnan ?
– Voulez-vous que je vous mène à son
appartement ? dit Bragelonne.
– Oui, certes.
– C’est dans l’autre escalier, alors.
Et ils changèrent de chemin ; mais, arrivés au
palier de la grande galerie, Raoul aperçut un
laquais à la livrée du comte de Guiche qui
accourut aussitôt vers lui en entendant sa voix.

799
– Qu’y a-t-il ? dit Raoul.
– Ce billet, monsieur. M. le comte a su que
vous étiez de retour, et il vous a écrit sur-le-
champ ; je vous cherche depuis une heure.
Raoul se rapprocha d’Athos pour décacheter la
lettre.
– Vous permettez, monsieur ? dit-il.
– Faites.

Cher Raoul, disait le comte de Guiche, j’ai


une affaire d’importance à traiter sans retard ; je
sais que vous êtes arrivé ; venez vite.

Il achevait à peine de lire, lorsque, débouchant


de la galerie, un valet, à la livrée de Buckingham,
reconnaissant Raoul, s’approcha de lui
respectueusement.
– De la part de milord duc, dit-il.
– Ah ! s’écria Athos, je vois, Raoul, que vous
êtes déjà en affaires comme un général d’armée ;
je vous laisse, je trouverai seul M. d’Artagnan.

800
– Veuillez m’excuser, je vous prie, dit Raoul.
– Oui, oui, je vous excuse ; adieu, Raoul.
Vous me retrouverez chez moi jusqu’à demain ;
au jour, je pourrai partir pour Blois, à moins de
contrordre.
– Monsieur, je vous présenterai demain mes
respects.
Athos partit.
Raoul ouvrit la lettre de Buckingham.

Monsieur de Bragelonne, disait le duc, vous


êtes de tous les Français que j’ai vus celui qui me
plaît le plus ; je vais avoir besoin de votre amitié.
Il m’arrive certain message écrit en bon français.
Je suis Anglais, moi, et j’ai peur de ne pas assez
bien comprendre. La lettre est signée d’un bon
nom, voilà tout ce que je sais. Serez-vous assez
obligeant pour me venir voir, car j’apprends que
vous êtes arrivé de Blois ?
Votre dévoué,
VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM.

801
– Je vais trouver ton maître, dit Raoul au valet
de Guiche en le congédiant. Et, dans une heure, je
serai chez M. de Buckingham, ajouta-t-il en
faisant de la main un signe au messager du duc.

FIN DU TOME DEUXIÈME

802
803
Table

XLIX. La première apparition de Colbert.........5


L. Le premier jour de la royauté de
Louis XIV..............................................24
LI. Une passion ...........................................35
LII. La leçon de M. d’Artagnan....................50
LIII. Le roi .....................................................67
LIV. Les maisons de M. Fouquet...................108
LV. L’abbé Fouquet......................................134
LVI. Le vin de M. de La Fontaine .................151
LVII. La galerie de Saint-Mandé.....................161
LVIII. Les épicuriens........................................173
LIX. Un quart d’heure de retard.....................185
LX. Plan de bataille ......................................200
LXI. Le cabaret de l’Image-de-Notre-
Dame .....................................................211
LXII. Vive Colbert ! ........................................230

804
LXIII. Comment le diamant de M.
d’Emerys passa entre les mains de
d’Artagnan.............................................246
LXIV. De la différence notable que
d’Artagnan trouva entre M.
l’intendant et Mgr le surintendant .........265
LXV. Philosophie du cœur et de l’esprit .........282
LXVI. Voyage...................................................291
LXVII. Comment d’Artagnan fit
connaissance d’un poète qui
s’était fait imprimeur pour que ses
vers fussent imprimés ............................305
LXVIII. D’Artagnan continue ses
investigations.........................................325
LXIX. Où le lecteur sera sans doute aussi
étonné que le fut d’Artagnan de
retrouver une ancienne
connaissance ..........................................344
LXX. Où les idées de d’Artagnan,
d’abord fort troublées,
commencent à s’éclaircir un peu ...........360
LXXI. Une procession à Vannes.......................380

805
LXXII. La grandeur de l’évêque de
Vannes ...................................................397
LXXIII. Où Porthos commence à être
fâché d’être venu avec d’Artagnan........420
LXXIV. Où d’Artagnan court, où Porthos
ronfle, où Aramis conseille ...................449
LXXV. Où M. Fouquet agit................................464
LXXVI. Où d’Artagnan finit par mettre
enfin la main sur son brevet de
capitaine.................................................484
LXXVII. Un amoureux et une maîtresse ..............502
LXXVIII. Où l’on voit enfin reparaître la
véritable héroïne de cette histoire..........518
LXXIX. Malicorne et Manicamp.........................536
LXXX. Manicamp et Malicorne.........................548
LXXXI. La cour de l’hôtel Grammont ................566
LXXXII. Le portrait de Madame ..........................586
LXXXIII. Au Havre ...............................................604
LXXXIV. En mer ...................................................617
LXXXV. Les tentes ...............................................634

806
LXXXVI. La nuit....................................................658
LXXXVII. Du Havre à Paris....................................670
LXXXVIII. Ce que le chevalier de Lorraine
pensait de Madame ................................692
LXXXIX. La surprise de mademoiselle de
Montalais ...............................................714
XC. Le consentement d’Athos ......................737
XCI. Monsieur est jaloux du duc de
Buckingham...........................................749
XCII. For ever ! ...............................................771
XCIII. Où sa Majesté Louis XIV ne
trouve Mlle de La Vallière ni assez
riche, ni assez jolie pour un
gentilhomme du rang du vicomte
de Bragelonne........................................787

807
808
Cet ouvrage est le 508e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

809
Alexandre Dumas
Le Vicomte de Bragelonne

BeQ
Alexandre Dumas
Le Vicomte de Bragelonne
III

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 509 : version 1.0

2
Le Vicomte de Bragelonne parut d’abord en
feuilleton dans Le Siècle du 20 octobre 1847 au
12 janvier 1850 avec quelques interruptions. La
première édition en librairie fut publiée en 26
volumes in 8° de 1848 à 1850 chez Michel Lévy.
Le roman fait suite aux Trois mousquetaires et
à Vingt ans après.
Le roman est présenté ici en six tomes.
Édition de référence : Collection Bouquins,
Éditions Robert Laffont, 1991.

3
Le Vicomte de Bragelonne

III

4
94

Une foule de coups d’épée dans l’eau

Raoul, en se rendant chez de Guiche, trouva


celui-ci causant avec de Wardes et Manicamp. De
Wardes, depuis l’aventure de la barrière, traitait
Raoul en étranger.
On eût dit qu’il ne s’était rien passé entre eux ;
seulement, ils avaient l’air de ne pas se connaître.
Raoul entra, de Guiche marcha au-devant de
lui.
Raoul, tout en serrant la main de son ami, jeta
un regard rapide sur les deux jeunes gens. Il
espérait lire sur leur visage ce qui s’agitait dans
leur esprit.
De Wardes était froid et impénétrable.
Manicamp semblait perdu dans la
contemplation d’une garniture qui l’absorbait.

5
De Guiche emmena Raoul dans un cabinet
voisin et le fit asseoir.
– Comme tu as bonne mine ! lui dit-il.
– C’est assez étrange, répondit Raoul, car je
suis fort peu joyeux.
– C’est comme moi, n’est-ce pas, Raoul ?
L’amour va mal.
– Tant mieux, de ton côté, comte ; la pire
nouvelle, celle qui pourrait le plus m’attrister,
serait une bonne nouvelle.
– Oh ! alors, ne t’afflige pas, car non
seulement je suis très malheureux, mais encore je
vois des gens heureux autour de moi.
– Voilà ce que je ne comprends plus, répondit
Raoul ; explique, mon ami, explique.
– Tu vas comprendre. J’ai vainement combattu
le sentiment que tu as vu naître en moi, grandir
en moi, s’emparer de moi ; j’ai appelé à la fois
tous les conseils et toute ma force ; j’ai bien
considéré le malheur où je m’engageais ; je l’ai
sondé, c’est un abîme, je le sais ; mais n’importe,
je poursuivrai mon chemin.

6
– Insensé ! tu ne peux faire un pas de plus sans
vouloir aujourd’hui ta ruine, demain ta mort.
– Advienne que pourra !
– De Guiche !
– Toutes réflexions sont faites ; écoute.
– Oh ! tu crois réussir, tu crois que Madame
t’aimera !
– Raoul, je ne crois rien, j’espère, parce que
l’espoir est dans l’homme et qu’il y vit jusqu’au
tombeau.
– Mais j’admets que tu obtiennes ce bonheur
que tu espères, et tu es plus sûrement perdu
encore que si tu ne l’obtiens pas.
– Je t’en supplie, ne m’interromps plus, Raoul,
tu ne me convaincras point ; car, je te le dis
d’avance, je ne veux pas être convaincu ; j’ai
tellement marché que je ne puis reculer, j’ai
tellement souffert que la mort me paraîtrait un
bienfait. Je ne suis plus seulement amoureux
jusqu’au délire, Raoul, je suis jaloux jusqu’à la
fureur.
Raoul frappa l’une contre l’autre ses deux

7
mains avec un sentiment qui ressemblait à de la
colère.
– Bien ! dit-il.
– Bien ou mal, peu importe. Voici ce que je
réclame de toi, de mon ami, de mon frère. Depuis
trois jours, Madame est en fêtes, en ivresse. Le
premier jour, je n’ai point osé la regarder ; je la
haïssais de ne pas être aussi malheureuse que
moi. Le lendemain, je ne la pouvais plus perdre
de vue ; et de son côté, oui, je crus le remarquer,
du moins, Raoul, de son côté, elle me regarda,
sinon avec quelque pitié, du moins avec quelque
douceur. Mais entre ses regards et les miens vint
s’interposer une ombre ; le sourire d’un autre
provoque son sourire. À côté de son cheval
galope éternellement un cheval qui n’est pas le
mien ; à son oreille vibre incessamment une voix
caressante qui n’est pas ma voix. Raoul, depuis
trois jours, ma tête est en feu ; c’est de la flamme
qui coule dans mes veines. Cette ombre, il faut
que je la chasse ; ce sourire, que je l’éteigne ;
cette voix, que je l’étouffe.
– Tu veux tuer Monsieur ? s’écria Raoul.

8
– Eh ! non. Je ne suis pas jaloux de Monsieur ;
je ne suis pas jaloux du mari ; je suis jaloux de
l’amant.
– De l’amant ?
– Mais ne l’as-tu donc pas remarqué ici, toi
qui là-bas étais si clairvoyant ?
– Tu es jaloux de M. de Buckingham ?
– À en mourir !
– Encore.
– Oh ! cette fois la chose sera facile à régler
entre nous, j’ai pris les devants, je lui ai fait
passer un billet.
– Tu lui as écrit ? c’est toi ?
– Comment sais-tu cela ?
– Je le sais, parce qu’il me l’a appris. Tiens.
Et il tendit à de Guiche la lettre qu’il avait
reçue presque en même temps que la sienne. De
Guiche la lut avidement.
– C’est d’un brave homme et surtout d’un
galant homme, dit-il.

9
– Oui, certes, le duc est un galant homme ; je
n’ai pas besoin de te demander si tu lui as écrit en
aussi bons termes.
– Je te montrerai ma lettre quand tu l’iras
trouver de ma part.
– Mais c’est presque impossible.
– Quoi ?
– Que j’aille le trouver.
– Comment ?
– Le duc me consulte, et toi aussi.
– Oh ! tu me donneras la préférence, je
suppose. Écoute, voici ce que je te prie de dire à
Sa Grâce... C’est bien simple... Un de ces jours,
aujourd’hui, demain, après-demain, le jour qui lui
conviendra, je veux le rencontrer à Vincennes.
– Réfléchis.
– Je croyais t’avoir déjà dit que mes réflexions
étaient faites.
– Le duc est étranger ; il a une mission qui le
fait inviolable... Vincennes est tout près de la
Bastille.

10
– Les conséquences me regardent.
– Mais la raison de cette rencontre ? quelle
raison veux-tu que je lui donne ?
– Il ne t’en demandera pas, sois tranquille... Le
duc doit être aussi las de moi que je le suis de
lui ; le duc doit me haïr autant que je le hais.
Ainsi, je t’en supplie, va trouver le duc, et, s’il
faut que je le supplie d’accepter ma proposition,
je le supplierai.
– C’est inutile... Le duc m’a prévenu qu’il me
voulait parler. Le duc est au jeu du roi... Allons-y
tous deux. Je le tirerai à quartier1 dans la galerie.
Tu resteras à l’écart. Deux mots suffiront.
– C’est bien. Je vais emmener de Wardes pour
me servir de contenance.
– Pourquoi pas Manicamp ? De Wardes nous
rejoindra toujours, le laissassions-nous ici.
– Oui, c’est vrai.
– Il ne sait rien ?

1
Tirer à quartier : tirer à l’écart.

11
– Oh ! rien absolument. Vous êtes toujours en
froid, donc !
– Il ne t’a rien raconté ?
– Non.
– Je n’aime pas cet homme, et, comme je ne
l’ai jamais aimé, il résulte de cette antipathie que
je ne suis pas plus en froid avec lui aujourd’hui
que je ne l’étais hier.
– Partons alors.
Tous quatre descendirent. Le carrosse de de
Guiche attendait à la porte et les conduisit au
Palais-Royal.
En chemin, Raoul se forgeait un thème. Seul
dépositaire des deux secrets, il ne désespérait pas
de conclure un accommodement entre les deux
parties.
Il se savait influent près de Buckingham ; il
connaissait son ascendant sur de Guiche : les
choses ne lui paraissaient donc point désespérées.
En arrivant dans la galerie, resplendissante de
lumière, où les femmes les plus belles et les plus
illustres de la cour s’agitaient comme des astres

12
dans leur atmosphère de flammes, Raoul ne put
s’empêcher d’oublier un instant de Guiche pour
regarder Louise, qui, au milieu de ses compagnes,
pareille à une colombe fascinée, dévorait des
yeux le cercle royal, tout éblouissant de diamants
et d’or.
Les hommes étaient debout, le roi seul était
assis.
Raoul aperçut Buckingham.
Il était à dix pas de Monsieur, dans un groupe
de Français et d’Anglais qui admiraient le grand
air de sa personne et l’incomparable
magnificence de ses habits.
Quelques-uns des vieux courtisans se
rappelaient avoir vu le père, et ce souvenir ne
faisait aucun tort au fils.
Buckingham causait avec Fouquet. Fouquet
lui parlait tout haut de Belle-Île.
– Je ne puis l’aborder dans ce moment, dit
Raoul.
– Attends et choisis ton occasion, mais
termine tout sur l’heure. Je brûle.

13
– Tiens, voici notre sauveur, dit Raoul
apercevant d’Artagnan, qui, magnifique dans son
habit neuf de capitaine des mousquetaires, venait
de faire dans la galerie une entrée de conquérant.
Et il se dirigea vers d’Artagnan.
– Le comte de La Fère vous cherchait,
chevalier, dit Raoul.
– Oui, répondit d’Artagnan, je le quitte.
– J’avais cru comprendre que vous deviez
passer une partie de la nuit ensemble.
– Rendez-vous est pris pour nous retrouver.
Et tout en répondant à Raoul, d’Artagnan
promenait ses regards distraits à droite et à
gauche, cherchant dans la foule quelqu’un ou
dans l’appartement quelque chose.
Tout à coup son œil devint fixe comme celui
de l’aigle qui aperçoit sa proie.
Raoul suivit la direction de ce regard. Il vit
que de Guiche et d’Artagnan se saluaient. Mais il
ne put distinguer à qui s’adressait ce coup d’œil
si curieux et si fier du capitaine.

14
– Monsieur le chevalier, dit Raoul, il n’y a que
vous qui puissiez me rendre un service.
– Lequel, mon cher vicomte ?
– Il s’agit d’aller déranger M. de Buckingham,
à qui j’ai deux mots à dire, et comme M. de
Buckingham cause avec M. Fouquet, vous
comprenez que ce n’est point moi qui puis me
jeter au milieu de la conversation.
– Ah ! ah ! M. Fouquet ; il est là ? demanda
d’Artagnan.
– Le voyez-vous ? Tenez.
– Oui, ma foi ! Et tu crois que j’ai plus de
droits que toi ?
– Vous êtes un homme plus considérable.
– Ah ! c’est vrai, je suis capitaine des
mousquetaires ; il y a si longtemps qu’on me
promettait ce grade et si peu de temps que je l’ai,
que j’oublie toujours ma dignité.
– Vous me rendrez ce service, n’est-ce pas ?
– M. Fouquet, diable !
– Avez-vous quelque chose contre lui ?

15
– Non, ce serait plutôt lui qui aurait quelque
chose contre moi ; mais enfin, comme il faudra
qu’un jour ou l’autre...
– Tenez, je crois qu’il vous regarde ; ou bien
serait-ce ?...
– Non, non, tu ne te trompes pas, c’est bien à
moi qu’il fait cet honneur.
– Le moment est bon, alors.
– Tu crois ?
– Allez, je vous en prie.
– J’y vais.
De Guiche ne perdait pas de vue Raoul ; Raoul
lui fit signe que tout était arrangé.
D’Artagnan marcha droit au groupe, et salua
civilement M. Fouquet comme les autres.
– Bonjour, monsieur d’Artagnan. Nous
parlions de Belle-Île-en-Mer, dit Fouquet avec
cet usage du monde et cette science du regard qui
demandent la moitié de la vie pour être bien
appris, et auxquels certaines gens, malgré toute
leur étude, n’arrivent jamais.

16
– De Belle-Île-en-Mer ? Ah ! ah ! fit
d’Artagnan. C’est à vous, je crois, monsieur
Fouquet ?
– Monsieur vient de me dire qu’il l’avait
donnée au roi, dit Buckingham. Serviteur,
monsieur d’Artagnan.
– Connaissez-vous Belle-Île, chevalier ?
demanda Fouquet au mousquetaire.
– J’y ai été une seule fois, monsieur, répondit
d’Artagnan en homme d’esprit et en galant
homme.
– Y êtes-vous resté longtemps ?
– À peine une journée, monseigneur.
– Et vous y avez vu ?
– Tout ce qu’on peut voir en un jour.
– C’est beaucoup d’un jour quand on a votre
regard, monsieur.
D’Artagnan s’inclina.
Pendant ce temps, Raoul faisait signe à
Buckingham.
– Monsieur le surintendant, dit Buckingham,

17
je vous laisse le capitaine, qui se connaît mieux
que moi en bastions, en escarpes et en
contrescarpes, et je vais rejoindre un ami qui me
fait signe. Vous comprenez...
En effet, Buckingham se détacha du groupe et
s’avança vers Raoul, mais tout en s’arrêtant un
instant à la table où jouaient Madame, la reine
mère, la jeune reine et le roi.
– Allons, Raoul, dit de Guiche, le voilà ; ferme
et vite !
Buckingham en effet, après avoir présenté un
compliment à Madame, continuait son chemin
vers Raoul.
Raoul vint au-devant de lui. De Guiche
demeura à sa place.
Il le suivit des yeux.
La manœuvre était combinée de telle façon
que la rencontre des deux jeunes gens eut lieu
dans l’espace resté vide entre le groupe du jeu et
la galerie où se promenaient, en s’arrêtant de
temps en temps, pour causer, quelques braves
gentilshommes.

18
Mais, au moment où les deux lignes allaient
s’unir, elles furent rompues par une troisième.
C’était Monsieur qui s’avançait vers le duc de
Buckingham.
Monsieur avait sur ses lèvres roses et
pommadées son plus charmant sourire.
– Eh ! mon Dieu ! dit-il avec une affectueuse
politesse, que vient-on de m’apprendre, mon cher
duc ?
Buckingham se retourna : il n’avait pas vu
venir Monsieur ; il avait entendu sa voix, voilà
tout.
Il tressaillit malgré lui. Une légère pâleur
envahit ses joues.
– Monseigneur, demanda-t-il, qu’a-t-on dit à
Votre Altesse qui paraisse lui causer ce grand
étonnement ?
– Une chose qui me désespère, monsieur, dit
le prince, une chose qui sera un deuil pour toute
la cour.
– Ah ! Votre Altesse est trop bonne, dit
Buckingham, car je vois qu’elle veut parler de

19
mon départ.
– Justement.
– Hélas ! monseigneur, à Paris depuis cinq à
six jours à peine, mon départ ne peut être un deuil
que pour moi.
De Guiche entendit le mot de la place où il
était resté et tressaillit à son tour.
– Son départ ! murmura-t-il. Que dit-il donc ?
Philippe continua avec son même air
gracieux :
– Que le roi de la Grande-Bretagne vous
rappelle, monsieur, je conçois cela ; on sait que
Sa Majesté Charles II, qui se connaît en
gentilshommes, ne peut se passer de vous. Mais
que nous vous perdions sans regret, cela ne se
peut comprendre ; recevez donc l’expression des
miens.
– Monseigneur, dit le duc, croyez que si je
quitte la cour de France...
– C’est qu’on vous rappelle, je comprends
cela ; mais enfin, si vous croyez que mon désir ait
quelque poids près du roi, je m’offre à supplier

20
Sa Majesté Charles II de vous laisser avec nous
quelque temps encore.
– Tant d’obligeance me comble, monseigneur,
répondit Buckingham ; mais j’ai reçu des ordres
précis. Mon séjour en France était limité ; je l’ai
prolongé au risque de déplaire à mon gracieux
souverain. Aujourd’hui seulement, je me rappelle
que, depuis quatre jours, je devrais être parti.
– Oh ! fit Monsieur.
– Oui, mais, ajouta Buckingham en élevant la
voix, même de manière à être entendu des
princesses, mais je ressemble à cet homme de
l’Orient qui, pendant plusieurs jours, devint fou
d’avoir fait un beau rêve1, et qui, un beau matin,
se réveilla guéri, c’est-à-dire raisonnable. La cour
de France a des enivrements qui peuvent
ressembler à ce rêve, monseigneur, mais on se
réveille enfin et l’on part. Je ne saurais donc

1
Allusion probable à Bedreddin Hassan, dans l’« Histoire
de Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan » des Mille et Une
Nuits, XCIIIe à CXXIIIe nuit : il passe pour fou quand, au
matin, à Damas, il raconte que le soir précédent il s’est endormi
à Balsora et qu’il a ensuite passé une nuit nuptiale au Caire.

21
prolonger mon séjour comme Votre Altesse veut
bien me le demander.
– Et quand partez-vous ? demanda Philippe
d’un air plein de sollicitude.
– Demain, monseigneur... Mes équipages sont
prêts depuis trois jours.
Le duc d’Orléans fit un mouvement de tête qui
signifiait : « Puisque c’est une résolution prise,
duc, il n’y a rien à dire. »
Buckingham leva les yeux sur les reines ; son
regard rencontra celui d’Anne d’Autriche, qui le
remercia et l’approuva par un geste.
Buckingham lui rendit ce geste en cachant
sous un sourire le serrement de son cœur.
Monsieur s’éloigna par où il était venu.

Mais en même temps, du côté opposé,


s’avançait de Guiche.
Raoul craignit que l’impatient jeune homme
ne vînt faire la proposition lui-même, et se jeta
au-devant de lui.

22
– Non, non, Raoul, tout est inutile maintenant,
dit de Guiche en tendant ses deux mains au duc et
en l’entraînant derrière une colonne... Oh ! duc,
duc ! dit de Guiche, pardonnez-moi ce que je
vous ai écrit ; j’étais un fou ! Rendez-moi ma
lettre !
– C’est vrai, répliqua le jeune duc avec un
sourire mélancolique, vous ne pouvez plus m’en
vouloir.
– Oh ! duc, duc, excusez-moi !... Mon amitié,
mon amitié éternelle...
– Pourquoi, en effet, m’en voudriez-vous,
comte, du moment où je la quitte, du moment où
je ne la verrai plus ?
Raoul entendit ces mots, et, comprenant que
sa présence était désormais inutile entre ces deux
jeunes gens qui n’avaient plus que des paroles
amies, il recula de quelques pas.
Ce mouvement le rapprocha de de Wardes.
De Wardes parlait du départ de Buckingham.
Son interlocuteur était le chevalier de Lorraine.
– Sage retraite ! disait de Wardes.

23
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’il économise un coup d’épée au
cher duc.
Et tous se mirent à rire.
Raoul, indigné, se retourna, le sourcil froncé,
le sang aux tempes, la bouche dédaigneuse.
Le chevalier de Lorraine pivota sur ses talons ;
de Wardes demeura ferme et attendit.
– Monsieur, dit Raoul à de Wardes, vous ne
vous déshabituerez donc pas d’insulter les
absents ? Hier, c’était M. d’Artagnan ;
aujourd’hui, c’est M. de Buckingham.
– Monsieur, monsieur, dit de Wardes, vous
savez bien que parfois aussi j’insulte ceux qui
sont là.
De Wardes touchait Raoul, leurs épaules
s’appuyaient l’une à l’autre, leurs visages se
penchaient l’un vers l’autre comme pour
s’embraser réciproquement du feu de leur souffle
et de leur colère.

24
On sentait que l’un était au sommet de sa
haine, l’autre au bout de sa patience.
Tout à coup ils entendirent une voix pleine de
grâce et de politesse qui disait derrière eux :
– On m’a nommé, je crois.
Ils se retournèrent : c’était d’Artagnan qui
l’œil souriant et la bouche en cœur, venait de
poser sa main sur l’épaule de de Wardes.
Raoul s’écarta d’un pas pour faire place au
mousquetaire.
De Wardes frissonna par tout le corps, pâlit,
mais ne bougea point.
D’Artagnan, toujours avec son sourire, prit la
place que Raoul lui abandonnait.
– Merci, mon cher Raoul, dit-il. Monsieur de
Wardes, j’ai à causer avec vous. Ne vous
éloignez pas, Raoul ; tout le monde peut entendre
ce que j’ai à dire à M. de Wardes.
Puis son sourire s’effaça, et son regard devint
froid et aigu comme une lame d’acier.
– Je suis à vos ordres, monsieur, dit de

25
Wardes.
– Monsieur, reprit d’Artagnan, depuis
longtemps je cherchais l’occasion de causer avec
vous ; aujourd’hui seulement, je l’ai trouvée.
Quant au lieu, il est mal choisi, j’en conviens ;
mais si vous voulez vous donner la peine de venir
jusque chez moi, mon chez-moi est justement
dans l’escalier qui aboutit à la galerie.
– Je vous suis, monsieur, dit de Wardes.
– Est-ce que vous êtes seul ici, monsieur ? fit
d’Artagnan.
– Non pas, j’ai MM. Manicamp et de Guiche,
deux de mes amis.
– Bien, dit d’Artagnan ; mais deux personnes,
c’est peu. Vous en trouverez bien encore
quelques-unes, n’est-ce pas ?
– Certes ! dit le jeune homme, qui ne savait
pas où d’Artagnan voulait en venir. Tant que
vous en voudrez.
– Des amis ?
– Oui, monsieur.

26
– De bons amis ?
– Sans doute.
– Eh bien ! faites-en provision, je vous prie. Et
vous, Raoul, venez... Amenez aussi M. de
Guiche ; amenez M. de Buckingham, s’il vous
plaît.
– Oh ! mon Dieu, monsieur, que de tapage !
répondit de Wardes en essayant de sourire.
Le capitaine lui fit, de la main, un petit signe
pour lui recommander la patience.
– Je suis toujours impassible. Donc, je vous
attends, monsieur, dit-il.
– Attendez-moi.
– Alors, au revoir !
Et il se dirigea du côté de son appartement.
La chambre de d’Artagnan n’était point
solitaire : le comte de La Fère attendait, assis
dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Eh bien ? demanda-t-il à d’Artagnan en le
voyant rentrer.
– Eh bien ! dit celui-ci, M. de Wardes veut

27
bien m’accorder l’honneur de me faire une petite
visite, en compagnie de quelques-uns de ses amis
et des nôtres.
En effet, derrière le mousquetaire apparurent
de Wardes et Manicamp.
De Guiche et Buckingham les suivaient, assez
surpris et ne sachant ce qu’on leur voulait.
Raoul venait avec deux ou trois
gentilshommes. Son regard erra, en entrant, sur
toutes les parties de la chambre. Il aperçut le
comte et alla se placer près de lui.
D’Artagnan recevait ses visiteurs avec toute la
courtoisie dont il était capable.
Il avait conservé sa physionomie calme et
polie.
Tous ceux qui se trouvaient là étaient des
hommes de distinction occupant un poste à la
cour.
Puis, lorsqu’il eut fait à chacun ses excuses du
dérangement qu’il lui causait, il se retourna vers
de Wardes, qui, malgré sa puissance sur lui-
même, ne pouvait empêcher sa physionomie

28
d’exprimer une surprise mêlée d’inquiétude.
– Monsieur, dit-il, maintenant que nous voici
hors du palais du roi, maintenant que nous
pouvons causer tout haut sans manquer aux
convenances, je vais vous faire savoir pourquoi
j’ai pris la liberté de vous prier de passer chez
moi et d’y convoquer en même temps ces
messieurs. J’ai appris, par M. le comte de La
Fère, mon ami, les bruits injurieux que vous
semiez sur mon compte ; vous m’avez dit que
vous me teniez pour votre ennemi mortel, attendu
que j’étais, dites-vous, celui de votre père.
– C’est vrai, monsieur, j’ai dit cela, reprit de
Wardes, dont la pâleur se colora d’une légère
flamme.
– Ainsi, vous m’accusez d’un crime, d’une
faute ou d’une lâcheté. Je vous prie de préciser
votre accusation.
– Devant témoins, monsieur ?
– Oui, sans doute, devant témoins, et vous
voyez que je les ai choisis experts en matière
d’honneur.

29
– Vous n’appréciez pas ma délicatesse,
monsieur. Je vous ai accusé, c’est vrai ; mais j’ai
gardé le secret sur l’accusation. Je ne suis entré
dans aucun détail, je me suis contenté d’exprimer
ma haine devant des personnes pour lesquelles
c’était presque un devoir de vous la faire
connaître. Vous ne m’avez pas tenu compte de
ma discrétion, quoique vous fussiez intéressé à
mon silence. Je ne reconnais point là votre
prudence habituelle, monsieur d’Artagnan.
D’Artagnan se mordit le coin de la moustache.
– Monsieur, dit-il, j’ai déjà eu l’honneur de
vous prier d’articuler les griefs que vous aviez
contre moi.
– Tout haut ?
– Parbleu !
– Je parlerai donc.
– Parlez, monsieur, dit d’Artagnan en
s’inclinant, nous vous écoutons tous.
– Eh bien ! monsieur, il s’agit, non pas d’un
tort envers moi, mais d’un tort envers mon père.
– Vous l’avez déjà dit.

30
– Oui, mais il y a certaines choses qu’on
n’aborde qu’avec hésitation.
– Si cette hésitation existe réellement, je vous
prie de la surmonter, monsieur.
– Même dans le cas où il s’agirait d’une action
honteuse ?
– Dans tous les cas.
Les témoins de cette scène commencèrent par
se regarder entre eux avec une certaine
inquiétude. Cependant, ils se rassurèrent en
voyant que le visage de d’Artagnan ne
manifestait aucune émotion.
De Wardes gardait le silence.
– Parlez, monsieur, dit le mousquetaire. Vous
voyez bien que vous nous faites attendre.
– Eh bien ! écoutez. Mon père aimait une
femme, une femme noble ; cette femme aimait
mon père.
D’Artagnan échangea un regard avec Athos.
De Wardes continua.
– M. d’Artagnan surprit des lettres qui

31
indiquaient un rendez-vous, se substitua, sous un
déguisement, à celui qui était attendu et abusa de
l’obscurité1.
– C’est vrai, dit d’Artagnan.
Un léger murmure se fit entendre parmi les
assistants.
– Oui, j’ai commis cette mauvaise action.
Vous auriez dû ajouter, monsieur, puisque vous
êtes si impartial, qu’à l’époque où se passa
l’événement que vous me reprochez, je n’avais
point encore vingt et un ans.
– L’action n’en est pas moins honteuse, dit de
Wardes, et l’âge de raison suffit à un
gentilhomme pour ne pas commettre une
indélicatesse.
Un nouveau murmure se fit entendre, mais
d’étonnement et presque de doute.
– C’était une supercherie honteuse, en effet,
dit d’Artagnan, et je n’ai point attendu que M. de

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XXX, XXXIII,
XXXV et XXXVI.

32
Wardes me la reprochât pour me la reprocher
moi-même et bien amèrement. L’âge m’a fait
plus raisonnable, plus probe surtout, et j’ai expié
ce tort par de longs regrets. Mais j’en appelle à
vous, messieurs ; cela se passait en 1626, et
c’était un temps, heureusement pour vous, vous
ne savez cela que par tradition, et c’était un temps
où l’amour n’était pas scrupuleux, où les
consciences ne distillaient pas, comme
aujourd’hui, le venin et la myrrhe. Nous étions de
jeunes soldats toujours battants, toujours battus,
toujours l’épée hors du fourreau ou tout au moins
à moitié tirée, toujours entre deux morts ; la
guerre nous faisait durs, et le cardinal nous faisait
pressés. Enfin, je me suis repenti, et, il y a plus, je
me repens encore, monsieur de Wardes.
– Oui, monsieur, je comprends cela, car
l’action comportait le repentir ; mais vous n’en
avez pas moins causé la perte d’une femme. Celle
dont vous parlez, voilée par sa honte, courbée
sous son affront, celle dont vous parlez a fui, elle
a quitté la France, et l’on n’a jamais su ce qu’elle
était devenue...

33
– Oh ! fit le comte de La Fère en étendant le
bras vers de Wardes avec un sinistre sourire, si
fait, monsieur, on l’a vue, et il est même ici
quelques personnes qui, en ayant entendu parler,
peuvent la reconnaître au portrait que j’en vais
faire. C’était une femme de vingt-cinq ans,
mince, pâle, blonde, qui s’était mariée en
Angleterre.
– Mariée ? fit de Wardes.
– Ah ! vous ignoriez qu’elle fût mariée ? Vous
voyez que nous sommes mieux instruits que
vous, monsieur de Wardes. Savez-vous qu’on
l’appelait habituellement Milady, sans ajouter
aucun nom à cette qualification ?
– Oui, monsieur, je sais cela.
– Mon Dieu ! murmura Buckingham.
– Eh bien ! cette femme, qui venait
d’Angleterre, retourna en Angleterre, après avoir
trois fois conspiré la mort de M. d’Artagnan.
C’était justice, n’est-ce pas ? Je le veux bien, M.
d’Artagnan l’avait insultée. Mais ce qui n’est plus
justice, c’est qu’en Angleterre, par ses

34
séductions, cette femme conquit un jeune homme
qui était au service de lord de Winter, et que l’on
nommait Felton. Vous pâlissez, milord de
Buckingham ? vos yeux s’allument à la fois de
colère et de douleur ? Alors, achevez le récit,
milord, et dites à M. de Wardes quelle était cette
femme qui mit le couteau à la main de l’assassin
de votre père.
Un cri s’échappa de toutes les bouches. Le
jeune duc passa un mouchoir sur son front inondé
de sueur.
Un grand silence s’était fait parmi tous les
assistants.
– Vous voyez, monsieur de Wardes, dit
d’Artagnan, que ce récit avait d’autant plus
impressionné que ses propres souvenirs se
ravivaient aux paroles d’Athos ; vous voyez que
mon crime n’est point la cause d’une perte
d’âme, et que l’âme était bel et bien perdue avant
mon regret. C’est donc bien un acte de
conscience. Or, maintenant que ceci est établi, il
me reste, monsieur de Wardes, à vous demander
bien humblement pardon de cette action

35
honteuse, comme bien certainement j’eusse
demandé pardon à M. votre père, s’il vivait
encore, et si je l’eusse rencontré après mon retour
en France depuis la mort de Charles Ier.
– Mais c’est trop, monsieur d’Artagnan,
s’écrièrent vivement plusieurs voix.
– Non, messieurs, dit le capitaine. Maintenant,
monsieur de Wardes, j’espère que tout est fini
entre nous deux, et qu’il ne vous arrivera plus de
mal parler de moi. C’est une affaire purgée, n’est-
ce pas ?
De Wardes s’inclina en balbutiant.
– J’espère aussi, continua d’Artagnan en se
rapprochant du jeune homme, que vous ne
parlerez plus mal de personne comme vous en
avez la fâcheuse habitude ; car un homme aussi
consciencieux, aussi parfait que vous l’êtes, vous
qui reprochez une vétille de jeunesse à un vieux
soldat, après trente-cinq ans, vous, dis-je, qui
arborez cette pureté de conscience, vous prenez
de votre côté, l’engagement tacite de ne rien faire
contre la conscience et l’honneur. Or, écoutez
bien ce qui me reste à vous dire, monsieur de

36
Wardes. Gardez-vous qu’une histoire où votre
nom figurera ne parvienne à mes oreilles.
– Monsieur, dit de Wardes, il est inutile de
menacer pour rien.
– Oh ! je n’ai point fini, monsieur de Wardes,
reprit d’Artagnan, et vous êtes condamné à
m’entendre encore.
Le cercle se rapprocha curieusement.
– Vous parliez haut tout à l’heure de l’honneur
d’une femme et de l’honneur de votre père ; vous
nous avez plu en parlant ainsi, car il est doux de
songer que ce sentiment de délicatesse et de
probité qui ne vivait pas, à ce qu’il paraît, dans
notre âme, vit dans l’âme de nos enfants, et il est
beau enfin de voir un jeune homme à l’âge où
d’habitude on se fait le larron de l’honneur des
femmes, il est beau de voir ce jeune homme le
respecter et le défendre.
De Wardes serrait les lèvres et les poings,
évidemment fort inquiet de savoir comment
finirait ce discours dont l’exorde s’annonçait si
mal.

37
– Comment se fait-il donc alors, continua
d’Artagnan, que vous vous soyez permis de dire à
M. le vicomte de Bragelonne qu’il ne connaissait
point sa mère ?
Les yeux de Raoul étincelèrent.
– Oh ! s’écria-t-il en s’élançant, monsieur le
chevalier, monsieur le chevalier, c’est une affaire
qui m’est personnelle.
De Wardes sourit méchamment.
D’Artagnan repoussa Raoul du bras.
– Ne m’interrompez pas, jeune homme, dit-il.
Et dominant de Wardes du regard :
– Je traite ici une question qui ne se résout
point par l’épée, continua-t-il. Je la traite devant
des hommes d’honneur, qui tous ont mis plus
d’une fois l’épée à la main. Je les ai choisis
exprès. Or, ces messieurs savent que tout secret
pour lequel on se bat cesse d’être un secret. Je
réitère donc ma question à M. de Wardes : À quel
propos avez-vous offensé ce jeune homme en
offensant à la fois son père et sa mère ?
– Mais il me semble, dit de Wardes, que les

38
paroles sont libres, quand on offre de les soutenir
par tous les moyens qui sont à la disposition d’un
galant homme.
– Ah ! monsieur, quels sont les moyens, dites-
moi, à l’aide desquels un galant homme peut
soutenir une méchante parole ?
– Par l’épée.
– Vous manquez non seulement de logique en
disant cela, mais encore de religion et d’honneur ;
vous exposez la vie de plusieurs hommes, sans
parler de la vôtre, qui me paraît fort aventurée.
Or, toute mode passe, monsieur, et la mode est
passée des rencontres, sans compter les édits de
Sa Majesté qui défendent le duel. Donc, pour être
conséquent avec vos idées de chevalerie, vous
allez présenter vos excuses à M. Raoul de
Bragelonne ; vous lui direz que vous regrettez
d’avoir tenu un propos léger ; que la noblesse et
la pureté de sa race sont écrites non seulement
dans son cœur, mais encore dans toutes les
actions de sa vie. Vous allez faire cela, monsieur
de Wardes, comme je l’ai fait tout à l’heure, moi,
vieux capitaine, devant votre moustache d’enfant.

39
– Et si je ne le fais pas ? demanda de Wardes.
– Eh bien ! il arrivera...
– Ce que vous croyez empêcher, dit de Wardes
en riant ; il arrivera que votre logique de
conciliation aboutira à une violation des défenses
du roi.
– Non, monsieur, dit tranquillement le
capitaine, et vous êtes dans l’erreur.
– Qu’arrivera-t-il donc, alors ?
– Il arrivera que j’irai trouver le roi, avec qui
je suis assez bien ; le roi, à qui j’ai eu le bonheur
de rendre quelques services qui datent d’un temps
où vous n’étiez pas encore né ; le roi, enfin, qui,
sur ma demande, vient de m’envoyer un ordre en
blanc pour M. Baisemeaux de Montlezun,
gouverneur de la Bastille, et que je dirai au roi :
« Sire, un homme a insulté lâchement M. de
Bragelonne dans la personne de sa mère. J’ai
écrit le nom de cet homme sur la lettre de cachet
que Votre Majesté a bien voulu me donner, de
sorte que M. de Wardes est à la Bastille pour trois
ans. »

40
Et d’Artagnan, tirant de sa poche l’ordre signé
du roi, le tendit à de Wardes.
Puis, voyant que le jeune homme n’était pas
bien convaincu, et prenait l’avis pour une menace
vaine, il haussa les épaules et se dirigea
froidement vers la table sur laquelle étaient une
écritoire et une plume dont la longueur eût
épouvanté le topographe Porthos.

Alors de Wardes vit que la menace était on ne


peut plus sérieuse ; la Bastille, à cette époque,
était déjà chose effrayante. Il fit un pas vers
Raoul, et d’une voix presque inintelligible :
– Monsieur, dit-il, je vous fais les excuses que
m’a dictées tout à l’heure M. d’Artagnan, et que
force m’est de vous faire.
– Un instant, un instant, monsieur, dit le
mousquetaire avec la plus grande tranquillité ;
vous vous trompez sur les termes. Je n’ai pas dit :
« Et que force m’est de vous faire. » J’ai dit : « Et
que ma conscience me porte à vous faire. » Ce
mot vaut mieux que l’autre, croyez-moi ; il

41
vaudra d’autant mieux qu’il sera l’expression
plus vraie de vos sentiments.
– J’y souscris donc, dit de Wardes ; mais, en
vérité messieurs, avouez qu’un coup d’épée au
travers du corps, comme on se le donnait
autrefois, valait mieux qu’une pareille tyrannie.
– Non, monsieur, répondit Buckingham, car le
coup d’épée ne signifie pas, si vous le recevez,
que vous avez tort ou raison ; il signifie
seulement que vous êtes plus ou moins adroit.
– Monsieur ! s’écria de Wardes.
– Ah ! vous allez dire quelque mauvaise
chose, interrompit d’Artagnan coupant la parole à
de Wardes, et je vous rends service en vous
arrêtant là.
– Est-ce tout, monsieur ? demanda de Wardes.
– Absolument tout, répondit d’Artagnan, et
ces messieurs et moi sommes satisfaits de vous.
– Croyez-moi, monsieur, répondit de Wardes,
vos conciliations ne sont pas heureuses !
– Et pourquoi cela ?

42
– Parce que nous allons nous séparer, je le
gagerais, M. de Bragelonne et moi, plus ennemis
que jamais.
– Vous vous trompez quant à moi, monsieur,
répondit Raoul, et je ne conserve pas contre vous
un atome de fiel dans le cœur.
Ce dernier coup écrasa de Wardes. Il jeta les
yeux autour de lui en homme égaré.
D’Artagnan salua gracieusement les
gentilshommes qui avaient bien voulu assister à
l’explication, et chacun se retira en lui donnant la
main.
Pas une main ne se tendit vers de Wardes.
– Oh ! s’écria le jeune homme succombant à la
rage qui lui mangeait le cœur ; oh ! je ne
trouverai donc personne sur qui je puisse me
venger !
– Si fait, monsieur, car je suis là, moi, dit à
son oreille une voix toute chargée de menaces.
De Wardes se retourna et vit le duc de
Buckingham qui, resté sans doute dans cette
intention, venait de s’approcher de lui.

43
– Vous, monsieur ! s’écria de Wardes.
– Oui, moi. Je ne suis pas sujet du roi de
France, moi, monsieur ; moi, je ne reste pas sur le
territoire, puisque je pars pour l’Angleterre. J’ai
amassé aussi du désespoir et de la rage, moi. J’ai
donc, comme vous, besoin de me venger sur
quelqu’un. J’approuve fort les principes de M.
d’Artagnan, mais je ne suis pas tenu de les
appliquer à vous. Je suis Anglais, et je viens vous
proposer à mon tour ce que vous avez inutilement
proposé aux autres.
– Monsieur le duc !
– Allons, cher monsieur de Wardes, puisque
vous êtes si fort courroucé, prenez-moi pour
quintaine1. Je serai à Calais dans trente-quatre
heures. Venez avec moi, la route nous paraîtra
moins longue ensemble que séparés. Nous
tirerons l’épée là-bas, sur le sable que couvre la
marée, et qui, six heures par jour, est le territoire
de la France, mais pendant six autres heures le

1
Quintaine : mannequin monté sur un pivot servant aux
exercices dans les académies militaires.

44
territoire de Dieu.
– C’est bien, répliqua de Wardes ; j’accepte.
– Pardieu ! dit le duc, si vous me tuez, mon
cher monsieur de Wardes, vous me rendrez, je
vous en réponds, un signalé service.
– Je ferai ce que je pourrai pour vous être
agréable, duc, dit de Wardes.
– Ainsi, c’est convenu, je vous emmène.
– Je serai à vos ordres. Pardieu ! j’avais besoin
pour me calmer d’un bon danger, d’un péril
mortel.
– Eh bien ! je crois que vous avez trouvé votre
affaire. Serviteur, monsieur de Wardes ; demain,
au matin, mon valet de chambre vous dira l’heure
précise du départ ; nous voyagerons ensemble
comme deux bons amis. Je voyage d’ordinaire en
homme pressé. Adieu !
Buckingham salua de Wardes et rentra chez le
roi.
De Wardes, exaspéré, sortit du Palais-Royal et
prit rapidement le chemin de la maison qu’il
habitait.

45
95

M. Baisemeaux de Montlezun

Après la leçon un peu dure donnée à de


Wardes, Athos et d’Artagnan descendirent
ensemble l’escalier qui conduit à la cour du
Palais-Royal.
– Voyez-vous, disait Athos à d’Artagnan,
Raoul ne peut échapper tôt ou tard à ce duel avec
de Wardes ; de Wardes est brave autant qu’il est
méchant.
– Je connais ces drôles-là, répliqua
d’Artagnan ; j’ai eu affaire au père. Je vous
déclare, et en ce temps j’avais de bons muscles et
une sauvage assurance, je vous déclare, dis-je,
que le père m’a donné du mal. Il fallait voir
cependant comme j’en décousais. Ah ! mon ami,
on ne fait plus des assauts pareils aujourd’hui ;
j’avais une main qui ne pouvait rester un moment

46
en place, une main de vif-argent, vous le savez,
Athos, vous m’avez vu à l’œuvre. Ce n’était plus
un simple morceau d’acier, c’était un serpent qui
prenait toutes ses formes et toutes ses longueurs
pour parvenir à placer convenablement sa tête,
c’est-à-dire sa morsure ; je me donnais six pieds,
puis trois, je pressais l’ennemi corps à corps, puis
je me jetais à dix pieds. Il n’y avait pas force
humaine capable de résister à ce féroce entrain.
Eh bien ! de Wardes le père, avec sa bravoure de
race, sa bravoure hargneuse, m’occupa fort
longtemps, et je me souviens que mes doigts, à
l’issue du combat, étaient fatigués1.
– Donc, je vous le disais bien, reprit Athos, le
fils cherchera toujours Raoul et finira par le
rencontrer, car on trouve Raoul facilement
lorsqu’on le cherche.
– D’accord, mon ami, mais Raoul calcule
bien ; il n’en veut point à de Wardes, il l’a dit : il
attendra d’être provoqué ; alors sa position est
bonne. Le roi ne peut se fâcher ; d’ailleurs, nous

1
Voir Les Trois Mousquetaires, chap. XX.

47
saurons le moyen de calmer le roi. Mais pourquoi
ces craintes, ces inquiétudes chez vous qui ne
vous alarmez pas aisément ?
– Voici : tout me trouble. Raoul va demain
voir le roi qui lui dira sa volonté sur certain
mariage. Raoul se fâchera comme un amoureux
qu’il est, et, une fois dans sa mauvaise humeur,
s’il rencontre de Wardes, la bombe éclatera.
– Nous empêcherons l’éclat, cher ami.
– Pas moi, car je veux retourner à Blois. Toute
cette élégance fardée de cour, toutes ces intrigues
me dégoûtent. Je ne suis plus un jeune homme
pour pactiser avec les mesquineries
d’aujourd’hui. J’ai lu dans le grand livre de Dieu
beaucoup de choses trop belles et trop larges pour
m’occuper avec intérêt des petites phrases que se
chuchotent ces hommes quand ils veulent se
tromper. En un mot, je m’ennuie à Paris, partout
où je ne vous ai pas, et, comme je ne puis
toujours vous avoir, je veux m’en retourner à
Blois.
– Oh ! que vous avez tort, Athos ! que vous
mentez à votre origine et à la destinée de votre

48
âme ! Les hommes de votre trempe sont faits
pour aller jusqu’au dernier jour dans la plénitude
de leurs facultés. Voyez ma vieille épée de La
Rochelle, cette lame espagnole ; elle servit trente
ans aussi parfaite ; un jour d’hiver, en tombant
sur le marbre du Louvre, elle se cassa net, mon
cher. On m’en a fait un couteau de chasse qui
durera cent ans encore. Vous, Athos, avec votre
loyauté, votre franchise, votre courage froid et
votre instruction solide, vous êtes l’homme qu’il
faut pour avertir et diriger les rois. Restez ici : M.
Fouquet ne durera pas aussi longtemps que ma
lame espagnole.
– Allons, dit Athos en souriant, voilà
d’Artagnan qui, après m’avoir élevé aux nues,
fait de moi une sorte de dieu, me jette du haut de
l’Olympe et m’aplatit sur terre. J’ai des ambitions
plus grandes, ami. Être ministre, être esclave,
allons donc ! Ne suis-je pas plus grand ? je ne
suis rien. Je me souviens de vous avoir entendu
m’appeler quelquefois le grand Athos. Or, je
vous défie, si j’étais ministre, de me confirmer
cette épithète. Non, non, je ne me livre pas ainsi.

49
– Alors n’en parlons plus ; abdiquez tout,
même la fraternité !
– Oh ! cher ami, c’est presque dur, ce que
vous me dites là !
D’Artagnan serra vivement la main d’Athos.
– Non, non, abdiquez sans crainte. Raoul peut
se passer de vous, je suis à Paris.
– Eh bien ! alors, je retournerai à Blois. Ce
soir, vous me direz adieu ; demain, au point du
jour, je remonterai à cheval.
– Vous ne pouvez pas rentrer seul à votre
hôtel ; pourquoi n’avez-vous pas amené
Grimaud ?
– Mon ami, Grimaud dort ; il se couche de
bonne heure. Mon pauvre vieux se fatigue
aisément. Il est venu avec moi de Blois, et je l’ai
forcé de garder le logis ; car s’il lui fallait, pour
reprendre haleine, remonter les quarante lieues
qui nous séparent de Blois, il en mourrait sans se
plaindre. Mais je tiens à mon Grimaud.
– Je vais vous donner un mousquetaire pour
porter le flambeau. Holà ! quelqu’un !

50
Et d’Artagnan se pencha sur la rampe dorée.
Sept ou huit têtes de mousquetaires
apparurent.
– Quelqu’un de bonne volonté pour escorter
M. le comte de La Fère, cria d’Artagnan.
– Merci de votre empressement, messieurs, dit
Athos. Je ne saurais ainsi déranger des
gentilshommes.
– J’escorterais bien Monsieur, dit quelqu’un,
si je n’avais à parler à M. d’Artagnan.
– Qui est là ? fit d’Artagnan en cherchant dans
la pénombre.
– Moi, cher monsieur d’Artagnan.
– Dieu me pardonne, si ce n’est pas la voix de
Baisemeaux !
– Moi-même, monsieur.
– Eh ! mon cher Baisemeaux, que faites-vous
là dans la cour ?
– J’attends vos ordres, mon cher monsieur
d’Artagnan.
– Ah ! malheureux que je suis, pensa

51
d’Artagnan ; c’est vrai, vous avez été prévenu
pour une arrestation ; mais venir vous-même au
lieu d’envoyer un écuyer !
– Je suis venu parce que j’avais à vous parler.
– Et vous ne m’avez pas fait prévenir ?
– J’attendais, dit timidement M. Baisemeaux.
– Je vous quitte. Adieu, d’Artagnan, fit Athos
à son ami.
– Pas avant que je vous présente M.
Baisemeaux de Montlezun, gouverneur du
château de la Bastille.
Baisemeaux salua. Athos également.
– Mais vous devez vous connaître, ajouta
d’Artagnan.
– J’ai un vague souvenir de Monsieur, dit
Athos.
– Vous savez bien, mon cher ami,
Baisemeaux, ce garde du roi avec qui nous fîmes
de si bonnes parties autrefois sous le cardinal.
– Parfaitement, dit Athos en prenant congé
avec affabilité.

52
– M. le comte de La Fère, qui avait nom de
guerre Athos, dit d’Artagnan à l’oreille de
Baisemeaux.
– Oui, oui, un galant homme, un des quatre
fameux, dit Baisemeaux.
– Précisément. Mais, voyons, mon cher
Baisemeaux, causons-nous ?
– S’il vous plaît !
– D’abord, quant aux ordres, c’est fait, pas
d’ordres. Le roi renonce à faire arrêter la
personne en question.
– Ah ! tant pis, dit Baisemeaux avec un soupir.
– Comment, tant pis ? s’écria d’Artagnan en
riant.
– Sans doute, s’écria le gouverneur de la
Bastille, mes prisonniers sont mes rentes, à moi.
– Eh ! c’est vrai. Je ne voyais pas la chose
sous ce jour-là.
– Donc, pas d’ordres ?
Et Baisemeaux soupira encore.
– C’est vous, reprit-il, qui avez une belle

53
position : capitaine-lieutenant des
mousquetaires !
– C’est assez bon, oui. Mais je ne vois pas ce
que vous avez à m’envier : gouverneur de la
Bastille, qui est le premier château de France.
– Je le sais bien, dit tristement Baisemeaux.
– Vous dites cela comme un pénitent,
mordioux ! Je changerai mes bénéfices contre les
vôtres, si vous voulez ?
– Ne parlons pas bénéfices, dit Baisemeaux, si
vous ne voulez pas me fendre l’âme.
– Mais vous regardez de droite et de gauche
comme si vous aviez peur d’être arrêté, vous qui
gardez ceux qu’on arrête.
– Je regarde qu’on nous voit et qu’on nous
entend, et qu’il serait plus sûr de causer à l’écart,
si vous m’accordiez cette faveur.
– Baisemeaux ! Baisemeaux ! vous oubliez
donc que nous sommes des connaissances de
trente-cinq ans. Ne prenez donc pas avec moi des
airs contrits. Soyez à l’aise. Je ne mange pas crus
des gouverneurs de la Bastille.

54
– Plût au Ciel !
– Voyons, venez dans la cour, nous nous
prendrons par le bras ; il fait un clair de lune
superbe, et le long des chênes, sous les arbres,
vous me conterez votre histoire lugubre. Venez.
Il attira le dolent gouverneur dans la cour, lui
prit le bras, comme il l’avait dit, et avec sa
brusque bonhomie :
– Allons, flamberge au vent ! dit-il, dégoisez.
Baisemeaux, que voulez-vous me dire ?
– Ce sera bien long.
– Vous aimez donc mieux vous lamenter ?
M’est avis que ce sera plus long encore. Gage
que vous vous faites cinquante mille livres sur
vos pigeons de la Bastille.
– Quand cela serait, cher monsieur
d’Artagnan ?
– Vous m’étonnez, Baisemeaux ; regardez-
vous donc, mon cher. Vous faites l’homme
contrit, mordioux ! je vais vous conduire devant
une glace, vous y verrez que vous êtes
grassouillet, fleuri, gras et rond comme un

55
fromage ; que vous avez des yeux comme des
charbons allumés, et que, sans ce vilain pli que
vous affectez de vous creuser au front, vous ne
paraîtriez pas cinquante ans. Or, vous en avez
soixante1, hein ?
– Tout cela est vrai...
– Pardieu ! je le sais bien que c’est vrai, vrai
comme les cinquante mille livres de bénéfice.
Le petit Baisemeaux frappa du pied.
– Là, là ! dit d’Artagnan, je m’en vais vous
faire votre compte ; vous étiez capitaine des
gardes de M. de Mazarin : douze mille livres par
an ; vous les avez touchées douze ans, soit cent
quarante mille livres.
– Douze mille livres ! Êtes-vous fou ! s’écria
Baisemeaux. Le vieux grigou n’a jamais donné
que six mille, et les charges de la place allaient à
six mille cinq cents. M. Colbert, qui m’avait fait
rogner les six mille autres livres, daignait me
faire toucher cinquante pistoles comme

1
Né vers 1613, Bezmaux n’a alors que 48 ans.

56
gratification. En sorte que, sans ce petit fief de
Montlezun1, qui donne douze mille livres, je
n’eusse pas fait honneur à mes affaires.
– Passons condamnation, arrivons aux
cinquante mille livres de la Bastille. Là, j’espère,
vous êtes nourri, logé ; vous avez six mille livres
de traitement.
– Soit.
– Bon an mal an, cinquante prisonniers qui,
l’un dans l’autre, vous rapportent mille livres.
– Je n’en disconviens pas.
– C’est bien cinquante mille livres par an ;
vous occupez depuis trois ans, c’est donc cent
cinquante mille livres que vous avez.
– Vous oubliez un détail, cher monsieur
d’Artagnan.
– Lequel ?

1
Le gouverneur ne possédait pas le fief de Montlezun, situé
entre les fiefs de Fezensac et de Bigorre, mais la terre de
Bezmaus, située sur la commune de Pavie (Gers) ; Louis XIV
l’érigea en alleu (1655).

57
– C’est que, vous, vous avez reçu la charge de
capitaine des mains du roi.
– Je le sais bien.
– Tandis que, moi, j’ai reçu celle de
gouverneur de MM. Tremblay et Louvière.
– C’est juste, et Tremblay n’était pas homme à
vous laisser sa charge pour rien.
– Oh ! Louvière non plus. Il en résulte que j’ai
donné soixante-quinze mille livres à Tremblay
pour sa part.
– Joli ! Et à Louvière ?
– Autant.
– Tout de suite ?
– Non pas, c’eût été impossible. Le roi ne
voulait pas, ou plutôt M. de Mazarin ne voulait
pas paraître destituer ces deux gaillards issus de
la barricade ; il a donc souffert qu’ils fissent pour
se retirer des conditions léonines.
– Quelles conditions ?
– Frémissez !... trois années du revenu comme
pot-de-vin.

58
– Diable ! en sorte que les cent cinquante mille
livres ont passé dans leurs mains ?
– Juste.
– Et outre cela ?
– Une somme de quinze mille écus ou
cinquante mille pistoles, comme il vous plaira, en
trois paiements.
– C’est exorbitant.
– Ce n’est pas tout.
– Allons donc !
– Faute à moi de remplir l’une des conditions,
ces messieurs rentrent dans leur charge. On a fait
signer cela au roi.
– C’est énorme, c’est incroyable !
– C’est comme cela.
– Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux.
Mais alors, cher ami, pourquoi diable M. de
Mazarin vous a-t-il accordé cette prétendue
faveur ? Il était plus simple de vous la refuser.
– Oh ! oui ! mais il a eu la main forcée par
mon protecteur.

59
– Votre protecteur ! qui cela ?
– Parbleu ! un de vos amis, M. d’Herblay.
– M. d’Herblay ? Aramis ?
– Aramis, précisément, il a été charmant pour
moi.
– Charmant ! de vous faire passer sous ces
fourches ?
– Écoutez donc ! je voulais quitter le service
du cardinal. M. d’Herblay parla pour moi à
Louvière et à Tremblay ; ils résistèrent ; j’avais
envie de la place, car je sais ce qu’elle peut
donner ; je m’ouvris à M. d’Herblay sur ma
détresse : il m’offrit de répondre pour moi à
chaque paiement.
– Bah ! Aramis ? Oh ! vous me stupéfiez.
Aramis répondit pour vous ?
– En galant homme. Il obtint la signature ;
Tremblay et Louvière se démirent ; j’ai fait payer
vingt-cinq mille livres chaque année de bénéfice
à un de ces deux messieurs ; chaque année aussi,
en mai, M. d’Herblay vint lui-même à la Bastille
m’apporter deux mille cinq cents pistoles pour

60
distribuer à mes crocodiles.
– Alors, vous devez cent cinquante mille livres
à Aramis ?
– Eh ! voilà mon désespoir, je ne lui en dois
que cent mille.
– Je ne vous comprends pas parfaitement.
– Eh ! sans doute, il n’est venu que deux ans.
Mais aujourd’hui nous sommes le 31 mai, et il
n’est pas venu, et c’est demain l’échéance, à
midi. Et demain, si je n’ai pas payé, ces
messieurs, aux termes du contrat, peuvent rentrer
dans le marché ; je serai dépouillé et j’aurai
travaillé trois ans et donné deux cent cinquante
mille livres pour rien, mon cher monsieur
d’Artagnan, pour rien absolument.
– Voilà qui est curieux, murmura d’Artagnan.
– Concevez-vous maintenant que je puisse
avoir un pli sur le front ?
– Oh ! oui.
– Concevez-vous que, malgré cette rondeur de
fromage et cette fraîcheur de pomme d’api,
malgré ces yeux brillants comme des charbons

61
allumés, je sois arrivé à craindre de n’avoir plus
même un fromage ni une pomme d’api à manger,
et de n’avoir plus que des yeux pour pleurer ?
– C’est désolant.
– Je suis donc venu à vous, monsieur
d’Artagnan, car vous seul pouvez me tirer de
peine.
– Comment cela ?
– Vous connaissez l’abbé d’Herblay ?
– Pardieu !
– Vous le connaissez mystérieux ?
– Oh ! oui.
– Vous pouvez me donner l’adresse de son
presbytère, car j’ai cherché à Noisy-le-Sec, et il
n’y est plus.
– Parbleu ! il est évêque de Vannes.
– Vannes, en Bretagne ?
– Oui.
Le petit homme se mit à s’arracher les
cheveux.

62
– Hélas ! dit-il, comment aller à Vannes d’ici
demain à midi ?... Je suis un homme perdu.
Vannes ! Vannes ! criait Baisemeaux.
– Votre désespoir me fait mal. Écoutez donc,
un évêque ne réside pas toujours ; Mgr d’Herblay
pourrait n’être pas si loin que vous le craignez.
– Oh ! dites-moi son adresse.
– Je ne sais, mon ami.
– Décidément me voilà perdu ! Je vais aller
me jeter aux pieds du roi.
– Mais, Baisemeaux, vous m’étonnez ;
comment, la Bastille pouvant produire cinquante
mille livres, n’avez-vous pas poussé la vis pour
en faire produire cent mille ?
– Parce que je suis un honnête homme, cher
monsieur d’Artagnan, et que mes prisonniers sont
nourris comme des potentats.
– Pardieu ! vous voilà bien avancé ; donnez-
vous une bonne indigestion avec vos belles
nourritures, et crevez-moi d’ici à demain midi.
– Cruel ! il a le cœur de rire.

63
– Non, vous m’affligez... Voyons,
Baisemeaux, avez-vous une parole d’honneur ?
– Oh ! capitaine !
– Eh bien ! donnez-moi votre parole que vous
n’ouvrirez la bouche à personne de ce que je vais
vous dire.
– Jamais ! jamais !
– Vous voulez mettre la main sur Aramis ?
– À tout prix !
– Eh bien ! allez trouver M. Fouquet.
– Quel rapport...
– Niais que vous êtes !... Où est Vannes ?
– Dame !...
– Vannes est dans le diocèse de Belle-Île, ou
Belle-Île dans le diocèse de Vannes. Belle-Île est
à M. Fouquet : M. Fouquet a fait nommer M.
d’Herblay à cet évêché.
– Vous m’ouvrez les yeux et vous me rendez
la vie.

64
– Tant mieux. Allez donc dire tout simplement
à M. Fouquet que vous désirez parler à M.
d’Herblay.
– C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria Baisemeaux
transporté.
– Et, fit d’Artagnan en l’arrêtant avec un
regard sévère, la parole d’honneur ?
– Oh ! sacrée ! répliqua le petit homme en
s’apprêtant à courir.
– Où allez-vous ?
– Chez M. Fouquet.
– Non pas, M. Fouquet est au jeu du roi. Que
vous alliez chez M. Fouquet demain de bonne
heure, c’est tout ce que vous pouvez faire.
– J’irai ; merci !
– Bonne chance !
– Merci !
– Voilà une drôle d’histoire, murmura
d’Artagnan, qui, après avoir quitté Baisemeaux,
remonta lentement son escalier. Quel diable
d’intérêt Aramis peut-il avoir à obliger ainsi

65
Baisemeaux ? Hein !... nous saurons cela un jour
ou l’autre.

66
96

Le jeu du roi1

Fouquet assistait, comme l’avait dit


d’Artagnan, au jeu du roi.
Il semblait que le départ de Buckingham eût
jeté du baume sur tous les cœurs ulcérés la veille.
Monsieur, rayonnant, faisait mille signaux
affectueux à sa mère.
Le comte de Guiche ne pouvait se séparer de
Buckingham, et, tout en jouant, il s’entretenait
avec lui des éventualités de son voyage.

1
« Après le souper tous les hommes de la cour s’y rendaient
et on passait le soir parmi les plaisirs de la comédie, du jeu et
des violons. Enfin on s’y divertissait avec l’agrément
imaginable et sans aucun mélange de chagrin [aux Tuileries où
Madame vint loger quelque temps après son mariage] », Mme de
La Fayette, op. cit.

67
Buckingham, rêveur et affectueux comme un
homme de cœur qui a pris son parti, écoutait le
comte et adressait de temps en temps à Madame
un regard de regrets et de tendresse éperdue.
La princesse, au sein de son enivrement,
partageait encore sa pensée entre le roi, qui jouait
avec elle, Monsieur, qui la raillait doucement sur
des gains considérables, et de Guiche, qui
témoignait une joie extravagante.
Quant à Buckingham, elle s’en occupait
légèrement ; pour elle, ce fugitif, ce banni était un
souvenir, non plus un homme.
Les cœurs légers sont ainsi faits ; entiers au
présent, ils rompent violemment avec tout ce qui
peut déranger leurs petits calculs de bien-être
égoïste.
Madame se fût accommodée des sourires, des
gentillesses, des soupirs de Buckingham présent ;
mais de loin, soupirer, sourire, s’agenouiller, à
quoi bon ?
Le vent du détroit, qui enlève les navires
pesants, où balaie-t-il les soupirs ? Le sait-on ?

68
Le duc ne se dissimula point ce changement ;
son cœur en fut mortellement blessé.
Nature délicate, fière et susceptible de profond
attachement, il maudit le jour où la passion était
entrée dans son cœur.
Les regards qu’il envoyait à Madame se
refroidirent peu à peu au souffle glacial de sa
pensée. Il ne pouvait mépriser encore, mais il fut
assez fort pour imposer silence aux cris
tumultueux de son cœur.
À mesure que Madame devinait ce
changement, elle redoublait d’activité pour
recouvrer le rayonnement qui lui échappait ; son
esprit, timide et indécis d’abord, se fit jour en
brillants éclats ; il fallait à tout prix qu’elle fût
remarquée par-dessus tout, par-dessus le roi lui-
même.
Elle le fut. Les reines, malgré leur dignité, le
roi, malgré les respects de l’étiquette, furent
éclipsés.
Les reines, roides et guindées, dès l’abord,
s’humanisèrent et rirent. Madame Henriette, reine

69
mère, fut éblouie de cet éclat qui revenait sur sa
race, grâce à l’esprit de la petite-fille de Henri IV.
Le roi, si jaloux comme jeune homme, si
jaloux comme roi de toutes les supériorités qui
l’entouraient, ne put s’empêcher de rendre les
armes à cette pétulance française dont l’humeur
anglaise rehaussait encore l’énergie. Il fut saisi
comme un enfant par cette radieuse beauté que
suscitait l’esprit.
Les yeux de Madame lançaient des éclairs. La
gaieté s’échappait de ses lèvres de pourpre
comme la persuasion des lèvres du vieux Grec
Nestor.
Autour des reines et du roi, toute la cour,
soumise à ces enchantements, s’apercevait, pour
la première fois, qu’on pouvait rire devant le plus
grand roi du monde, comme des gens dignes
d’être appelés les plus polis et les plus spirituels
du monde.
Madame eut, dès ce soir, un succès capable
d’étourdir quiconque n’eût pas pris naissance
dans ces régions élevées qu’on appelle un trône et
qui sont à l’abri de semblables vertiges, malgré

70
leur hauteur.
À partir de ce moment, Louis XIV regarda
Madame comme un personnage.
Buckingham la regarda comme une coquette
digne des plus cruels supplices.
De Guiche la regarda comme une divinité.
Les courtisans, comme un astre dont la
lumière devait devenir un foyer pour toute faveur,
pour toute puissance.
Cependant Louis XIV, quelques années
auparavant, n’avait pas seulement daigné donner
la main à ce laideron pour un ballet1.
Cependant Buckingham avait adoré cette
coquette à deux genoux.
Cependant de Guiche avait regardé cette
divinité comme une femme.
Cependant les courtisans n’avaient pas osé
applaudir sur le passage de cet astre dans la

1
Voir Mme de Motteville, Mémoires : « [Louis XIV]
répondit à [Anne d’Autriche] qu’il n’aimait point les petites
filles « (1655).

71
crainte de déplaire au roi, à qui cet astre avait
autrefois déplu.
Voilà ce qui se passait, dans cette mémorable
soirée, au jeu du roi.
La jeune reine, quoique Espagnole et nièce
d’Anne d’Autriche, aimait le roi et ne savait pas
dissimuler.
Anne d’Autriche, observatrice, comme toute
femme et impérieuse comme toute reine, sentit la
puissance de Madame et s’inclina tout aussitôt.
Ce qui détermina la jeune reine à lever le siège
et à rentrer chez elle.
À peine le roi fit-il attention à ce départ,
malgré les symptômes affectés d’indisposition
qui l’accompagnaient.
Fort des lois de l’étiquette qu’il commençait à
introduire chez lui comme élément de toute
relation, Louis XIV ne s’émut point ; il offrit la
main à Madame sans regarder Monsieur, son
frère, et conduisit la jeune princesse jusqu’à la
porte de son appartement.
On remarqua que, sur le seuil de la porte, Sa

72
Majesté, libre de toute contrainte ou moins forte
que la situation, laissa échapper un énorme
soupir.
Les femmes, car elles remarquent tout, Mlle de
Montalais, par exemple, ne manquèrent pas de
dire à leurs compagnes :
– Le roi a soupiré.
– Madame a soupiré.
C’était vrai.
Madame avait soupiré sans bruit, mais avec un
accompagnement bien plus dangereux pour le
repos du roi.
Madame avait soupiré en fermant ses beaux
yeux noirs, puis elle les avait rouverts, et, tout
chargés qu’ils étaient d’une indicible tristesse,
elle les avait relevés sur le roi, dont le visage, à
ce moment, s’était empourpré visiblement.
Il résultait de cette rougeur, de ces soupirs
échangés et de tout ce mouvement royal, que
Montalais avait commis une indiscrétion, et que
cette indiscrétion avait certainement affecté sa
compagne, car Mlle de La Vallière, moins

73
perspicace sans doute, pâlit quand rougit le roi,
et, son service l’appelant chez Madame, entra
toute tremblante derrière la princesse, sans songer
à prendre les gants, ainsi que le cérémonial le
voulait.
Il est vrai que cette provinciale pouvait
alléguer pour excuse le trouble où la jetait la
majesté royale. En effet, Mlle de La Vallière, tout
occupée de refermer la porte, avait
involontairement les yeux attachés sur le roi, qui
marchait à reculons.
Le roi rentra dans la salle de jeu ; il voulut
parler à diverses personnes mais l’on put voir
qu’il n’avait pas l’esprit fort présent.
Il brouilla divers comptes dont profitèrent
divers seigneurs qui avaient retenu ces habitudes
depuis M. de Mazarin, mauvaise mémoire, mais
bonne arithmétique.
Ainsi Manicamp, distrait personnage s’il en
fut, que le lecteur ne s’y trompe pas, Manicamp,
l’homme le plus honnête du monde, ramassa
purement et simplement vingt mille livres qui
traînaient sur le tapis et dont la propriété ne

74
paraissait légitimement acquise à personne.
Ainsi M. de Wardes, qui avait la tête un peu
embarrassée par les affaires de la soirée, laissa-t-
il soixante louis doubles qu’il avait gagnés à M.
de Buckingham, et que celui-ci, incapable comme
son père de salir ses mains avec une monnaie
quelconque, abandonna au chandelier1, ce
chandelier dût-il être vivant.
Le roi ne recouvra un peu de son attention
qu’au moment où M. Colbert, qui guettait depuis
quelques instants, s’approcha, et, fort
respectueusement sans doute, mais avec
insistance, déposa un de ses conseils dans
l’oreille encore bourdonnante de Sa Majesté.
Au conseil, Louis prêta une attention nouvelle,
et, aussitôt, jetant ses regards devant lui :
– Est-ce que M. Fouquet, dit-il, n’est plus là ?
– Si fait, si fait, sire, répliqua la voix du
surintendant, occupé avec Buckingham.

1
Mettre au chandelier : mettre de l’argent pour payer les
cartes et autres frais du jeu.

75
Et il s’approcha. Le roi fit un pas vers lui d’un
air charmant et plein de négligence.
– Pardon, monsieur le surintendant, si je
trouble votre conversation, dit Louis ; mais je
vous réclame partout où j’ai besoin de vous.
– Mes services sont au roi toujours, répliqua
Fouquet.
– Et surtout votre caisse, dit le roi en riant
d’un sourire faux.
– Ma caisse plus encore que le reste, dit
froidement Fouquet.
– Voici le fait, monsieur : je veux donner une
fête à Fontainebleau. Quinze jours de maison
ouverte. J’ai besoin de...
Il regarda obliquement Colbert.
Fouquet attendit sans se troubler.
– De... dit-il.
– De quatre millions, fit le roi, répondant au
sourire cruel de Colbert.
– Quatre millions ? dit Fouquet en s’inclinant
profondément.

76
Et ses ongles, entrant dans sa poitrine, y
creusèrent un sillon sanglant sans que la sérénité
de son visage en fût un moment altérée.
– Oui, monsieur, dit le roi.
– Quand, sire ?
– Mais... prenez votre temps... C’est-à-dire...
non... le plus tôt possible.
– Il faut le temps.
– Le temps ! s’écria Colbert triomphant.
– Le temps de compter les écus, fit le
surintendant avec un majestueux mépris ; l’on ne
tire et l’on ne pèse qu’un million par jour,
monsieur.
– Quatre jours, alors, dit Colbert.
– Oh ! répliqua Fouquet en s’adressant au roi,
mes commis font des prodiges pour le service de
Sa Majesté. La somme sera prête dans trois jours.
Colbert pâlit à son tour. Louis le regarda
étonné.
Fouquet se retira sans forfanterie, sans
faiblesse, souriant aux nombreux amis dans le

77
regard desquels, seul, il sait une véritable amitié,
un intérêt allant jusqu’à la compassion.
Il ne fallait pas juger Fouquet sur ce sourire ;
Fouquet avait, en réalité, la mort dans le cœur.
Quelques gouttes de sang tachaient, sous son
habit, le fin tissu qui couvrait sa poitrine.
L’habit cachait le sang, le sourire, la rage.
À la façon dont il aborda son carrosse, ses
gens devinèrent que le maître n’était pas de
joyeuse humeur. Il résulta de cette intelligence
que les ordres s’exécutèrent avec cette précision
de manœuvre que l’on trouve sur un vaisseau de
guerre commandé pendant l’orage par un
capitaine irrité.
Le carrosse ne roula point, il vola.
À peine si Fouquet eut le temps de se
recueillir durant le trajet.
En arrivant, il monta chez Aramis.
Aramis n’était point encore couché.
Quant à Porthos, il avait soupé fort
convenablement d’un gigot braisé, de deux

78
faisans rôtis et d’une montagne d’écrevisses ;
puis il s’était fait oindre le corps avec des huiles
parfumées, à la façon des lutteurs antiques ; puis,
l’onction achevée, il s’était étendu dans des
flanelles et fait transporter dans un lit bassiné.

Aramis, nous l’avons dit, n’était point couché.


À l’aise dans une robe de chambre de velours, il
écrivait lettres sur lettres, de cette écriture si fine
et si pressée dont une page tient un quart de
volume.
La porte s’ouvrit précipitamment ; le
surintendant parut, pâle, agité, soucieux.
Aramis releva la tête.
– Bonsoir, cher hôte ! dit-il.
Et son regard observateur devina toute cette
tristesse, tout ce désordre.
– Beau jeu chez le roi ? demanda Aramis pour
engager la conversation.
Fouquet s’assit, et, du geste, montra la porte
au laquais qui l’avait suivi.

79
Puis, quand le laquais fut sorti :
– Très beau ! dit-il.
Et Aramis, qui le suivait de l’œil, le vit, avec
une impatience fébrile, s’allonger sur les
coussins.
– Vous avez perdu, comme toujours ?
demanda Aramis, sa plume à la main.
– Mieux que toujours, répliqua Fouquet.
– Mais on sait que vous supportez bien la
perte, vous.
– Quelquefois.
– Bon ! M. Fouquet, mauvais joueur ?
– Il y a jeu et jeu, monsieur d’Herblay.
– Combien avez-vous donc perdu,
monseigneur ? demanda Aramis avec une
certaine inquiétude.
Fouquet se recueillit un moment pour poser
convenablement sa voix, et puis, sans émotion
aucune :
– La soirée me coûte quatre millions, dit-il.

80
Et un rire amer se perdit sur la dernière
vibration de ces paroles. Aramis ne s’attendait
point à un pareil chiffre ; il laissa tomber sa
plume.
– Quatre millions ! dit-il. Vous avez joué
quatre millions ? Impossible !
– M. Colbert tenait mes cartes, répondit le
surintendant avec le même rire sinistre.
– Ah ! je comprends maintenant, monseigneur.
Ainsi, nouvel appel de fonds ?
– Oui, mon ami.
– Par le roi ?
– De sa bouche même. Il est impossible
d’assommer un homme avec un plus beau
sourire.
– Diable !
– Que pensez-vous de cela ?
– Parbleu ! je pense que l’on veut vous ruiner :
c’est clair.
– Ainsi, c’est toujours votre avis ?
– Toujours. Il n’y a rien là, d’ailleurs, qui

81
doive vous étonner, puisque c’est ce que nous
avons prévu.
– Soit ; mais je ne m’attendais pas aux quatre
millions.
– Il est vrai que la somme est lourde ; mais,
enfin, quatre millions ne sont point la mort d’un
homme, c’est là le cas de le dire, surtout quand
cet homme s’appelle M. Fouquet.
– Si vous connaissiez le fond du coffre, mon
cher d’Herblay, vous seriez moins tranquille.
– Et vous avez promis ?
– Que vouliez-vous que je fisse ?
– C’est vrai.
– Le jour où je refuserai, Colbert en trouvera ;
où ? je n’en sais rien ; mais il en trouvera et je
serai perdu !
– Incontestablement. Et dans combien de jours
avez-vous promis ces quatre millions ?
– Dans trois jours. Le roi paraît fort pressé.
– Dans trois jours !
– Oh ! mon ami, reprit Fouquet, quand on

82
pense que tout à l’heure, quand je passais dans la
rue, des gens criaient : « Voilà le riche M.
Fouquet qui passe ! » En vérité, cher d’Herblay,
c’est à en perdre la tête !
– Oh ! non, monseigneur, halte-là ! la chose
n’en vaut pas la peine, dit flegmatiquement
Aramis en versant de la poudre sur la lettre qu’il
venait d’écrire.
– Alors, un remède, un remède à ce mal sans
remède ?
– Il n’y en a qu’un : payez.
– Mais à peine si j’ai la somme. Tout doit être
épuisé ; on a payé Belle-Île ; on a payé la
pension ; l’argent, depuis les recherches des
traitants, est rare. En admettant qu’on paie cette
fois, comment paiera-t-on l’autre ? Car, croyez-le
bien, nous ne sommes pas au bout ! Quand les
rois ont goûté de l’argent, c’est comme les tigres
quand ils ont goûté de la chair : ils dévorent ! Un
jour, il faudra bien que je dise : « Impossible,
sire ! » Eh bien ! ce jour-là, je serai perdu !
Aramis haussa légèrement les épaules.

83
– Un homme dans votre position,
monseigneur, dit-il, n’est perdu que lorsqu’il veut
l’être.
– Un homme, dans quelque position qu’il soit,
ne peut lutter contre un roi.
– Bah ! dans ma jeunesse, j’ai bien lutté, moi,
avec le cardinal de Richelieu, qui était roi de
France, plus, cardinal !
– Ai-je des armées, des troupes, des trésors ?
Je n’ai même plus Belle-Île !
– Bah ! la nécessité est la mère de l’invention.
Quand vous croirez tout perdu...
– Eh bien ?
– On découvrira quelque chose d’inattendu qui
sauvera tout.
– Et qui découvrira ce merveilleux quelque
chose ?
– Vous.
– Moi ? Je donne ma démission d’inventeur.
– Alors, moi.
– Soit. Mais alors mettez-vous à l’œuvre sans

84
retard.
– Ah ! nous avons bien le temps.
– Vous me tuez avec votre flegme, d’Herblay,
dit le surintendant en passant son mouchoir sur
son front.
– Ne vous souvenez-vous donc pas de ce que
je vous ai dit un jour ?
– Que m’avez-vous dit ?
– De ne pas vous inquiéter, si vous avez du
courage. En avez-vous ?
– Je le crois.
– Ne vous inquiétez donc pas.
– Alors, c’est dit, au moment suprême, vous
venez à mon aide, d’Herblay ?
– Ce ne sera que vous rendre ce que je vous
dois, monseigneur.
– C’est le métier des gens de finance que
d’aller au-devant des besoins des hommes
comme vous, d’Herblay.
– Si l’obligeance est le métier des hommes de
finance, la charité est la vertu des gens d’Église.

85
Seulement, cette fois encore, exécutez-vous,
monseigneur. Vous n’êtes pas encore assez bas ;
au dernier moment, nous verrons.
– Nous verrons dans peu, alors.
– Soit. Maintenant, permettez-moi de vous
dire que, personnellement, je regrette beaucoup
que vous soyez si fort à court d’argent.
– Pourquoi cela ?
– Parce que j’allais vous en demander, donc !
– Pour vous ?
– Pour moi ou pour les miens, pour les miens
ou pour les nôtres.
– Quelle somme ?
– Oh ! tranquillisez-vous ; une somme
rondelette, il est vrai, mais peu exorbitante.
– Dites le chiffre !
– Oh ! cinquante mille livres.
– Misère !
– Vraiment ?
– Sans doute, on a toujours cinquante mille

86
livres. Ah ! pourquoi ce coquin que l’on nomme
M. Colbert ne se contente-t-il pas comme vous, je
me mettrais moins en peine que je ne le fais. Et
quand vous faut-il cette somme ?
– Pour demain matin.
– Bien, et...
– Ah ! c’est vrai, la destination, voulez-vous
dire ?
– Non, chevalier, non ; je n’ai pas besoin
d’explication.
– Si fait ; c’est demain le 1er juin ?
– Eh bien ?
– Échéance d’une de nos obligations.
– Nous avons donc des obligations ?
– Sans doute, nous payons demain notre
dernier tiers.
– Quel tiers ?
– Des cent cinquante mille livres de
Baisemeaux.
– Baisemeaux ! Qui cela ?

87
– Le gouverneur de la Bastille.
– Ah ! oui, c’est vrai ; vous me faites payer
cent cinquante mille francs pour cet homme.
– Allons donc !
– Mais à quel propos ?
– À propos de sa charge qu’il a achetée, ou
plutôt que nous avons achetée à Louvière et à
Tremblay.
– Tout cela est fort vague dans mon esprit.
– Je conçois cela, vous avez tant d’affaires !
Cependant, je ne crois pas que vous en ayez de
plus importante que celle-ci.
– Alors, dites-moi à quel propos nous avons
acheté cette charge.
– Mais pour lui être utile.
– Ah !
– À lui d’abord.
– Et puis ensuite ?
– Ensuite à nous.
– Comment, à nous ? Vous vous moquez.

88
– Monseigneur, il y a des temps où un
gouverneur de la Bastille est une fort belle
connaissance.
– J’ai le bonheur de ne pas vous comprendre,
d’Herblay.
– Monseigneur, nous avons nos postes, notre
ingénieur, notre architecte, nos musiciens, notre
imprimeur, nos peintres ; il nous fallait notre
gouverneur de la Bastille.
– Ah ! vous croyez ?
– Monseigneur, ne nous faisons pas illusion ;
nous sommes fort exposés à aller à la Bastille,
cher monsieur Fouquet, ajouta le prélat en
montrant sous ses lèvres pâles des dents qui
étaient encore ces belles dents adorées trente ans
auparavant par Marie Michon.
– Et vous croyez que ce n’est pas trop de cent
cinquante mille livres pour cela, d’Herblay ? Je
vous assure que d’ordinaire vous placez mieux
votre argent.
– Un jour viendra où vous reconnaîtrez votre
erreur.

89
– Mon cher d’Herblay, le jour où l’on entre à
la Bastille, on n’est plus protégé par le passé.
– Si fait, si les obligations souscrites sont bien
en règle ; et puis, croyez-moi, cet excellent
Baisemeaux n’a pas un cœur de courtisan. Je suis
sûr qu’il me gardera bonne reconnaissance de cet
argent ; sans compter, comme je vous le dis,
monseigneur, que je garde les titres.
– Quelle diable d’affaire ! De l’usure en
matière de bienfaisance !
– Monseigneur, monseigneur, ne vous mêlez
point de tout cela ; s’il y a usure, c’est moi qui la
fais seul ; nous en profitons à nous deux, voilà
tout.
– Quelque intrigue, d’Herblay ?...
– Je ne dis pas non.
– Et Baisemeaux complice.
– Et pourquoi pas ? On en a de pires. Ainsi je
puis compter demain sur les cinq mille pistoles ?
– Les voulez-vous ce soir ?
– Ce serait encore mieux, car je veux me

90
mettre en chemin de bonne heure ; ce pauvre
Baisemeaux, qui ne sait pas ce que je suis
devenu, il est sur des charbons ardents.
– Vous aurez la somme dans une heure. Ah !
d’Herblay, l’intérêt de vos cent cinquante mille
francs ne paiera jamais mes quatre millions, dit
Fouquet en se levant.
– Pourquoi pas, monseigneur ?
– Bonsoir ! j’ai affaire aux commis avant de
me coucher.
– Bonne nuit, monseigneur !
– D’Herblay vous me souhaitez l’impossible.
– J’aurai mes cinquante mille livres ce soir ?
– Oui.
– Eh bien ! dormez sur les deux oreilles, c’est
moi qui vous le dis. Bonne nuit, monseigneur !
Malgré cette assurance et le ton avec lequel
elle était donnée, Fouquet sortit en hochant la tête
et en poussant un soupir.

91
97

Les petits comptes de M. Baisemeaux de


Montlezun

Sept heures sonnaient à Saint-Paul, lorsque


Aramis à cheval, en costume de bourgeois, c’est-
à-dire vêtu de drap de couleur, ayant pour toute
distinction une espèce de couteau de chasse au
côté, passa devant la rue du Petit-Musc et vint
s’arrêter en face de la rue des Tournelles, à la
porte du château de la Bastille.
Deux factionnaires gardaient cette porte. Ils ne
firent aucune difficulté pour admettre Aramis, qui
entra tout à cheval comme il était, et le
conduisirent du geste par un long passage bordé
de bâtiments à droite et à gauche.
Ce passage conduisait jusqu’au pont-levis,
c’est-à-dire jusqu’à la véritable entrée.

92
Le pont-levis était baissé, le service de la place
commençait à se faire.
La sentinelle du corps de garde extérieur arrêta
Aramis, et lui demanda d’un ton assez brusque
quelle était la cause qui l’amenait.
Aramis expliqua avec sa politesse habituelle
que la cause qui l’amenait était le désir de parler
à M. Baisemeaux de Montlezun.
Le premier factionnaire appela un second
factionnaire placé dans une cage intérieure.
Celui-ci mit la tête à son guichet et regarda
fort attentivement le nouveau venu.
Aramis réitéra l’expression de son désir.
Le factionnaire appela aussitôt un bas officier
qui se promenait dans une cour assez spacieuse,
lequel, apprenant ce dont il s’agissait, courut
chercher un officier de l’état-major du
gouverneur.
Ce dernier, après avoir écouté la demande
d’Aramis, le pria d’attendre un moment, fit
quelques pas et revint pour lui demander son
nom.

93
– Je ne puis vous le dire, monsieur, dit
Aramis ; seulement sachez que j’ai des choses
d’une telle importance à communiquer à M. le
gouverneur, que je puis répondre d’avance d’une
chose, c’est que M. de Baisemeaux sera enchanté
de me voir. Il y a plus, c’est que, lorsque vous lui
aurez dit que c’est la personne qu’il attend au 1er
juin, je suis convaincu qu’il accourra lui-même.
L’officier ne pouvait faire entrer dans sa
pensée qu’un homme aussi important que M. le
gouverneur se dérangeât pour un autre homme
aussi peu important que paraissait l’être ce petit
bourgeois à cheval.
– Justement, monsieur, cela tombe à merveille.
M. le gouverneur se préparait à sortir, et vous
voyez son carrosse attelé dans la cour du
Gouvernement ; il n’aura donc pas besoin de
venir au-devant de vous, mais il vous verra en
passant.
Aramis fit de la tête un signe d’assentiment : il
ne voulait pas donner de lui-même une trop haute
idée ; il attendit donc patiemment et en silence,
penché sur les arçons de son cheval.

94
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, l’on vit
s’ébranler le carrosse du gouverneur. Il
s’approcha de la porte. Le gouverneur parut,
monta dans le carrosse qui s’apprêta à sortir.
Mais alors la même cérémonie eut lieu pour le
maître du logis que pour un étranger suspect ; la
sentinelle de la cage s’avança au moment où le
carrosse allait passer sous la voûte, et le
gouverneur ouvrit sa portière pour obéir le
premier à la consigne.
De cette façon, la sentinelle put se convaincre
que nul ne sortait de la Bastille en fraude.
Le carrosse roula sous la voûte.
Mais, au moment où l’on ouvrait la grille,
l’officier s’approcha du carrosse arrêté pour la
seconde fois, et dit quelques mots au gouverneur.
Aussitôt le gouverneur passa la tête hors de la
portière et aperçut Aramis à cheval à l’extrémité
du pont-levis.
Il poussa aussitôt un grand cri de joie, et sortit,
ou plutôt s’élança de son carrosse, et vint, tout
courant, saisir les mains d’Aramis en lui faisant

95
mille excuses. Peu s’en fallut qu’il ne les lui
baisât.
– Que de mal pour entrer à la Bastille,
monsieur le gouverneur ! Est-ce de même pour
ceux qu’on y envoie malgré eux que pour ceux
qui y viennent volontairement ?
– Pardon, pardon. Ah ! monseigneur, que de
joie j’éprouve à voir Votre Grandeur !
– Chut ! Y songez-vous, mon cher monsieur
de Baisemeaux ! Que voulez-vous qu’on pense
de voir un évêque dans l’attirail où je suis ?
– Ah ! pardon, excuse, je n’y songeais pas...
Le cheval de Monsieur à l’écurie ! cria
Baisemeaux.
– Non pas, non pas, dit Aramis, peste !
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’il y a cinq mille pistoles dans le
portemanteau.
Le visage du gouverneur devint si radieux, que
les prisonniers, s’ils l’eussent vu, eussent pu
croire qu’il lui arrivait quelque prince du sang.

96
– Oui, oui, vous avez raison, au
Gouvernement le cheval. Voulez-vous, mon cher
monsieur d’Herblay, que nous remontions en
voiture pour aller jusque chez moi ?
– Monter en voiture pour traverser une cour,
monsieur le gouverneur ! me croyez-vous donc si
invalide ? Non pas, à pied, monsieur le
gouverneur, à pied.
Baisemeaux offrit alors son bras comme
appui, mais le prélat n’en fit point usage. Ils
arrivèrent ainsi au Gouvernement, Baisemeaux se
frottant les mains et lorgnant le cheval du coin de
l’œil, Aramis regardant les murailles noires et
nues.

Un vestibule assez grandiose, un escalier droit


en pierres blanches, conduisaient aux
appartements de Baisemeaux.
Celui-ci traversa l’antichambre, la salle à
manger, où l’on apprêtait le déjeuner, ouvrit une
petite porte dérobée, et s’enferma avec son hôte
dans un grand cabinet dont les fenêtres

97
s’ouvraient obliquement sur les cours et les
écuries.
Baisemeaux installa le prélat avec cette
obséquieuse politesse dont un bon homme ou un
homme reconnaissant connaît seul le secret.
Fauteuil à bras, coussin sous les pieds, table
roulante pour appuyer la main, le gouverneur
prépara tout lui-même.
Lui-même aussi plaça sur cette table avec un
soin religieux le sac d’or qu’un de ses soldats
avait monté avec non moins de respect qu’un
prêtre apporte le saint sacrement.
Le soldat sortit. Baisemeaux alla fermer
derrière lui la porte, tira un rideau de la fenêtre, et
regarda dans les yeux d’Aramis pour voir si le
prélat ne manquait de rien.
– Eh bien ! monseigneur, dit-il sans s’asseoir,
vous continuez à être le plus fidèle des gens de
parole ?
– En affaires, cher monsieur de Baisemeaux,
l’exactitude n’est pas une vertu, c’est un simple
devoir.

98
– Oui, en affaires, je comprends ; mais ce n’est
point une affaire que vous faites avec moi,
monseigneur, c’est un service que vous me
rendez.
– Allons, allons, cher monsieur Baisemeaux,
avouez que, malgré cette exactitude, vous n’avez
point été sans quelque inquiétude.
– Sur votre santé, oui, certainement, balbutia
Baisemeaux.
– Je voulais venir hier, mais je n’ai pu, étant
trop fatigué, continua Aramis.
Baisemeaux s’empressa de glisser un autre
coussin sous les reins de son hôte.
– Mais, reprit Aramis, je me suis promis de
venir vous visiter aujourd’hui de bon matin.
– Vous êtes excellent, monseigneur.
– Et bien m’en a pris de ma diligence, ce me
semble.
– Comment cela ?
– Oui, vous alliez sortir.
Baisemeaux rougit.

99
– En effet, dit-il, je sortais.
– Alors je vous dérange ?
L’embarras de Baisemeaux devint visible.
– Alors je vous gêne, continua Aramis, en
fixant son regard incisif sur le pauvre gouverneur.
Si j’eusse su cela, je ne fusse point venu.
– Ah ! monseigneur, comment pouvez-vous
croire que vous me gênez jamais, vous !
– Avouez que vous alliez en quête d’argent.
– Non ! balbutia Baisemeaux ; non, je vous
jure.
– M. le gouverneur va-t-il toujours chez M.
Fouquet ? cria d’en bas la voix du major.
Baisemeaux courut comme un fou à la fenêtre.
– Non, non, cria-t-il désespéré. Qui diable
parle donc de M. Fouquet ? Est-on ivre là-bas ?
Pourquoi me dérange-t-on quand je suis en
affaire ?
– Vous alliez chez M. Fouquet, dit Aramis en
se pinçant les lèvres ; chez l’abbé ou chez le
surintendant ?

100
Baisemeaux avait bonne envie de mentir, mais
il n’en eut pas le courage.
– Chez M. le surintendant, dit-il.
– Alors, vous voyez bien que vous aviez
besoin d’argent, puisque vous alliez chez celui
qui en donne.
– Mais non, monseigneur.
– Allons, vous vous défiez de moi.
– Mon cher seigneur, la seule incertitude, la
seule ignorance où j’étais du lieu que vous
habitez...
– Oh ! vous eussiez eu de l’argent chez M.
Fouquet, cher monsieur Baisemeaux, c’est un
homme qui a la main ouverte.
– Je vous jure que je n’eusse jamais osé
demander de l’argent à M. Fouquet. Je lui voulais
demander votre adresse, voilà tout.
– Mon adresse chez M. Fouquet ? s’écria
Aramis en ouvrant malgré lui les yeux.
– Mais, fit Baisemeaux troublé par le regard
du prélat, oui, sans doute, chez M. Fouquet.

101
– Il n’y a pas de mal à cela, cher monsieur
Baisemeaux ; seulement, je me demande
pourquoi chercher mon adresse chez M. Fouquet.
– Pour vous écrire.
– Je comprends, fit Aramis en souriant ; aussi,
n’était-ce pas cela que je voulais dire ; je ne vous
demande pas pour quoi faire vous cherchiez mon
adresse, je vous demande à quel propos vous
alliez la chercher chez M. Fouquet ?
– Ah ! dit Baisemeaux, parce que M. Fouquet
ayant Belle-Île...
– Eh bien ?
– Belle-Île, qui est du diocèse de Vannes, et
que, comme vous êtes évêque de Vannes...
– Cher monsieur de Baisemeaux, puisque vous
saviez que j’étais évêque de Vannes, vous n’aviez
point besoin de demander mon adresse à M.
Fouquet.
– Enfin, monsieur, dit Baisemeaux aux abois,
ai-je commis une inconséquence ? En ce cas, je
vous en demande bien pardon.
– Allons donc ! Et en quoi pouviez-vous avoir

102
commis une inconséquence ? demanda
tranquillement Aramis.
Et tout en rassérénant son visage, et tout en
souriant au gouverneur, Aramis se demandait
comment Baisemeaux, qui ne savait pas son
adresse, savait cependant que Vannes était sa
résidence.
« J’éclaircirai cela », dit-il en lui-même.

Puis tout haut :


– Voyons, mon cher gouverneur, dit-il,
voulez-vous que nous fassions nos petits
comptes ?
– À vos ordres, monseigneur. Mais
auparavant, dites-moi, monseigneur...
– Quoi ?
– Ne me ferez-vous point l’honneur de
déjeuner avec moi comme d’habitude ?
– Si fait, très volontiers.
– À la bonne heure !
Baisemeaux frappa trois coups sur un timbre.

103
– Cela veut dire ? demanda Aramis.
– Que j’ai quelqu’un à déjeuner et que l’on
agisse en conséquence.
– Ah ! diable ! Et vous frappez trois fois !
Vous m’avez l’air, savez-vous bien, mon cher
gouverneur, de faire des façons avec moi ?
– Oh ! par exemple ! D’ailleurs, c’est bien le
moins que je vous reçoive du mieux que je puis.
– À quel propos ?
– C’est qu’il n’y a pas de prince qui ait fait
pour moi ce que vous avez fait, vous !
– Allons, encore !
– Non, non...
– Parlons d’autre chose. Ou plutôt, dites-moi,
faites-vous vos affaires à la Bastille ?
– Mais oui.
– Le prisonnier donne donc ?
– Pas trop.
– Diable !
– M. de Mazarin n’était pas assez rude.

104
– Ah ! oui, il vous faudrait un gouvernement
soupçonneux, notre ancien cardinal.
– Oui, sous celui-là, cela allait bien. Le frère
de Son Éminence grise y a fait sa fortune.
– Croyez-moi, mon cher gouverneur, dit
Aramis en se rapprochant de Baisemeaux, un
jeune roi vaut un vieux cardinal. La jeunesse a
ses défiances, ses colères, ses passions, si la
vieillesse a ses haines, ses précautions, ses
craintes. Avez-vous payé vos trois ans de
bénéfices à Louvière et à Tremblay ?
– Oh ! mon Dieu, oui.
– De sorte qu’il ne vous reste plus à leur
donner que les cinquante mille livres que je vous
apporte ?
– Oui.
– Ainsi, pas d’économies ?
– Ah ! monseigneur, en donnant cinquante
mille livres de mon côté à ces messieurs, je vous
jure que je leur donne tout ce que je gagne. C’est
ce que je disais encore hier au soir à M.
d’Artagnan.

105
– Ah ! fit Aramis, dont les yeux brillèrent mais
s’éteignirent à l’instant, ah ! hier, vous avez vu
d’Artagnan !... Et comment se porte-t-il, ce cher
ami ?
– À merveille.
– Et que lui disiez-vous, monsieur de
Baisemeaux ?
– Je lui disais, continua le gouverneur sans
s’apercevoir de son étourderie, je lui disais que je
nourrissais trop bien mes prisonniers.
– Combien en avez-vous ? demanda
négligemment Aramis.
– Soixante.
– Eh ! eh ! c’est un chiffre assez rond.
– Ah ! monseigneur, autrefois il y avait des
années de deux cents.
– Mais enfin un minimum de soixante,
voyons, il n’y a pas encore trop à se plaindre.
– Non, sans doute, car à tout autre que moi
chacun devrait rapporter cent cinquante pistoles.
– Cent cinquante pistoles !

106
– Dame ! calculez : pour un prince du sang,
par exemple, j’ai cinquante livres par jour.
– Seulement, vous n’avez pas de prince du
sang, à ce que je suppose du moins, fit Aramis
avec un léger tremblement dans la voix.
– Non, Dieu merci ! c’est-à-dire non,
malheureusement.
– Comment, malheureusement ?
– Sans doute, ma place en serait bonifiée.
– C’est vrai.
– J’ai donc, par prince du sang, cinquante
livres.
– Oui.
– Par maréchal de France, trente-six livres.
– Mais pas plus de maréchal de France en ce
moment que de prince du sang, n’est-ce pas ?
– Hélas ! non ; il est vrai que les lieutenants
généraux et les brigadiers sont à vingt-quatre
livres, et que j’en ai deux.
– Ah ! ah !

107
– Il y a après cela les conseillers au Parlement,
qui me rapportent quinze livres.
– Et combien en avez-vous ?
– J’en ai quatre.
– Je ne savais pas que les conseillers fussent
d’un si bon rapport.
– Oui, mais de quinze livres, je tombe tout de
suite à dix.
– À dix ?
– Oui, pour un juge ordinaire, pour un homme
défenseur, pour un ecclésiastique, dix livres.
– Et vous en avez sept ? Bonne affaire !
– Non, mauvaise !
– En quoi ?
– Comment voulez-vous que je ne traite pas
ces pauvres gens, qui sont quelque chose, enfin,
comme je traite un conseiller au Parlement ?
– En effet, vous avez raison, je ne vois pas
cinq livres de différence entre eux.
– Vous comprenez, si j’ai un beau poisson, je

108
le paie toujours quatre ou cinq livres ; si j’ai un
beau poulet, il me coûte une livre et demie.
J’engraisse bien des élèves de basse-cour ; mais il
me faut acheter le grain, et vous ne pouvez-vous
imaginer l’armée de rats que nous avons ici.
– Eh bien ! pourquoi ne pas leur opposer une
demi-douzaine de chats ?
– Ah ! bien oui, des chats, ils les mangent ;
j’ai été forcé d’y renoncer ; jugez comme ils
traitent mon grain. Je suis forcé d’avoir des
terriers que je fais venir d’Angleterre pour
étrangler les rats. Les chiens ont un appétit
féroce ; ils mangent autant qu’un prisonnier de
cinquième ordre, sans compter qu’ils
m’étranglent quelquefois mes lapins et mes
poules.
Aramis écoutait-il, n’écoutait-il pas ? nul n’eût
pu le dire : ses yeux baissés annonçaient l’homme
attentif, sa main inquiète annonçait l’homme
absorbé.

Aramis méditait.
– Je vous disais donc, continua Baisemeaux,

109
qu’une volaille passable me revenait à une livre
et demie, et qu’un bon poisson me coûtait quatre
ou cinq livres. On fait trois repas à la Bastille, les
prisonniers, n’ayant rien à faire, mangent
toujours ; un homme de dix livres me coûte sept
livres et dix sous.
– Mais vous me disiez que ceux de dix livres,
vous les traitiez comme ceux de quinze livres ?
– Oui, certainement.
– Très bien ! alors vous gagnez sept livres dix
sous sur ceux de quinze livres ?
– Il faut bien compenser, dit Baisemeaux, qui
vit qu’il s’était laissé prendre.
– Vous avez raison, cher gouverneur ; mais
est-ce que vous n’avez pas de prisonniers au-
dessous de dix livres ?
– Oh ! que si fait ; nous avons le bourgeois et
l’avocat.
– À la bonne heure. Taxés à combien ?
– À cinq livres.
– Est-ce qu’ils mangent, ceux-là ?

110
– Pardieu ! seulement, vous comprenez qu’on
ne leur donne pas tous les jours une sole ou un
poulet dégraissé, ni des vins d’Espagne à tous
leurs repas ; mais enfin ils voient encore trois fois
la semaine un bon plat à leur dîner.
– Mais c’est de la philanthropie, cela, mon
cher gouverneur, et vous devez vous ruiner.
– Non. Comprenez bien : quand le quinze
livres n’a pas achevé sa volaille, ou que le dix
livres a laissé un bon reste, je l’envoie au cinq
livres ; c’est une ripaille pour le pauvre diable.
Que voulez-vous ! il faut être charitable.
– Et qu’avez-vous à peu près sur les cinq
livres ?
– Trente sous.
– Allons, vous êtes un honnête homme,
Baisemeaux !
– Merci !
– Non, en vérité, je le déclare.
– Merci, merci, monseigneur. Mais je crois
que vous avez raison, maintenant. Savez-vous
pourquoi je souffre ?

111
– Non.
– Eh bien ! c’est pour les petits-bourgeois et
les clercs d’huissier taxés à trois livres. Ceux-là
ne voient pas souvent des carpes du Rhin ni des
esturgeons de la Manche.
– Bon ! est-ce que les cinq livres ne feraient
pas de restes par hasard ?
– Oh ! monseigneur, ne croyez pas que je sois
ladre à ce point, et je comble de bonheur le petit-
bourgeois ou le clerc d’huissier, en lui donnant
une aile de perdrix rouge, un filet de chevreuil,
une tranche de pâté aux truffes, des mets qu’il n’a
jamais vus qu’en songe ; enfin ce sont les restes
des vingt-quatre livres ; il mange, il boit, au
dessert il crie : « Vive le roi ! » et bénit la
Bastille, avec deux bouteilles d’un joli vin de
Champagne qui me revient à cinq sous, je le grise
chaque dimanche. Oh ! ceux-là me bénissent,
ceux-là regrettent la prison lorsqu’ils la quittent.
Savez-vous ce que j’ai remarqué ?
– Non, en vérité.
– Eh bien ! j’ai remarqué... Savez-vous que

112
c’est un bonheur pour ma maison ? Eh bien ! j’ai
remarqué que certains prisonniers libérés se sont
fait réincarcérer presque aussitôt. Pour quoi
serait-ce faire, sinon pour goûter de ma cuisine ?
Oh ! mais c’est à la lettre !
Aramis sourit d’un air de doute.
– Vous souriez ?
– Oui.
– Je vous dis que nous avons des noms portés
trois fois dans l’espace de deux ans.
– Il faudrait que je le visse pour le croire.
– Oh ! l’on peut vous montrer cela, quoiqu’il
soit défendu de communiquer les registres aux
étrangers.
– Je le crois.
– Mais vous, monseigneur, si vous tenez à voir
la chose de vos yeux...
– J’en serais enchanté, je l’avoue.
– Eh bien ! soit !
Baisemeaux alla vers une armoire et en tira un
grand registre.

113
Aramis le suivait ardemment des yeux.
Baisemeaux revint, posa le registre sur la
table, le feuilleta un instant, et s’arrêta à la lettre
M.
– Tenez, dit-il, par exemple, vous voyez bien.
– Quoi ?
– « Martinier, janvier 1659. Martinier, juin
1660. Martinier, mars 16611, pamphlets,
mazarinades, etc. » Vous comprenez que ce n’est
qu’un prétexte : on n’était pas embastillé pour des
mazarinades ; le compère allait se dénoncer lui-
même pour qu’on l’embastillât. Et dans quel but,
monsieur ? Dans le but de revenir manger ma
cuisine à trois livres.
– À trois livres ! le malheureux !
– Oui, monseigneur ; le poète est au dernier
degré, cuisine du petit-bourgeois et du clerc
d’huissier ; mais, je vous le disais, c’est justement

1
L’Histoire de la Bastille ne cite pas ce prisonnier, mais
dans son chapitre « La Bastille sous Louis XIV », elle signale
parmi les prisonniers un relieur, Marsolier : le présent nom
pourrait être une mauvaise lecture de l’imprimeur.

114
à ceux-là que je fais des surprises.
Et Aramis, machinalement, tournait les
feuillets du registre, continuant de lire sans
paraître seulement s’intéresser aux noms qu’il
lisait.
– En 1661, vous voyez, dit Baisemeaux,
quatre-vingts écrous ; en 1659, quatre-vingts.
– Ah ! Seldon, dit Aramis ; je connais ce nom,
ce me semble. N’est-ce pas vous qui m’aviez
parlé d’un jeune homme ?
– Oui ! oui ! un pauvre diable d’étudiant qui
fit... Comment appelez-vous ça, deux vers latins
qui se touchent ?
– Un distique.
– Oui, c’est cela.
– Le malheureux ! pour un distique !
– Peste ! comme vous y allez ! Savez-vous
qu’il l’a fait contre les jésuites, ce distique1 ?

1
Sur François Seldon, voir Arnould, Alboize, Maquet, op.
cit., qui reproduit le distique : « Ils remplacent Jésus par les lis
et le roi ; / Race inique, il n’est pas un autre Dieu pour toi. »

115
– C’est égal, la punition me paraît bien sévère.
– Ne le plaignez pas : l’année passée, vous
avez paru vous intéresser à lui.
– Sans doute.
– Eh bien ! comme votre intérêt est tout-
puissant ici, monseigneur, depuis ce jour je le
traite comme un quinze livres.
– Alors, comme celui-ci, dit Aramis, qui avait
continué de feuilleter, et qui s’était arrêté à un des
noms qui suivaient celui de Martinier.
– Justement, comme celui-ci.
– Est-ce un Italien que ce Marchiali ?
demanda Aramis en montrant du bout du doigt le
nom qui avait attiré son attention1.
– Chut ! fit Baisemeaux.
– Comment, chut ? dit Aramis en crispant
involontairement sa main blanche.
– Je croyais vous avoir déjà parlé de ce

1
Marchialy n’est porté sur le livre d’écrou de la Bastille,
par Étienne Du Junca, lieutenant du roi à la Bastille, que le 2
octobre 1690.

116
Marchiali.
– Non, c’est la première fois que j’entends
prononcer son nom.
– C’est possible, je vous en aurai parlé sans
vous le nommer.
– Et c’est un vieux pêcheur, celui-là ?
demanda Aramis en essayant de sourire.
– Non, il est tout jeune, au contraire.
– Ah ! ah ! son crime est donc bien grand ?
– Impardonnable !
– Il a assassiné ?
– Bah !
– Incendié ?
– Bah !
– Calomnié ?
– Eh ! non. C’est celui qui...

Et Baisemeaux s’approcha de l’oreille


d’Aramis en faisant de ses deux mains un cornet
d’acoustique.

117
– C’est celui qui se permet de ressembler au...
– Ah ! oui, oui, dit Aramis. Je sais en effet,
vous m’en aviez déjà parlé l’an dernier ; mais le
crime m’avait paru si léger...
– Léger !
– Ou plutôt si involontaire...
– Monseigneur, ce n’est pas involontairement
que l’on surprend une pareille ressemblance.
– Enfin, je l’avais oublié, voilà le fait. Mais,
tenez, mon cher hôte, dit Aramis en fermant le
registre, voilà, je crois, que l’on nous appelle.
Baisemeaux prit le registre, le reporta
vivement vers l’armoire qu’il ferma, et dont il mit
la clef dans sa poche.
– Vous plaît-il que nous déjeunions,
monseigneur ? dit-il. Car vous ne vous trompez
pas, on nous appelle pour le déjeuner.
– À votre aise, mon cher gouverneur.
Et ils passèrent dans la salle à manger.

118
98

Le déjeuner de M. de Baisemeaux

Aramis était sobre d’ordinaire ; mais, cette


fois, tout en se ménageant fort sur le vin, il fit
honneur au déjeuner de Baisemeaux, qui
d’ailleurs était excellent.
Celui-ci, de son côté, s’animait d’une gaieté
folâtre ; l’aspect des cinq mille pistoles, sur
lesquelles il tournait de temps en temps les yeux,
épanouissait son cœur.
De temps en temps aussi, il regardait Aramis
avec un doux attendrissement.
Celui-ci se renversait sur sa chaise et prenait
du bout des lèvres dans son verre quelques
gouttes de vin qu’il savourait en connaisseur.
– Qu’on ne vienne plus me dire du mal de
l’ordinaire de la Bastille, dit-il en clignant les

119
yeux ; heureux les prisonniers qui ont par jour
seulement une demi-bouteille de ce bourgogne !
– Tous les quinze francs en boivent, dit
Baisemeaux. C’est un Volnay fort vieux.
– Ainsi notre pauvre écolier, notre pauvre
Seldon, en a, de cet excellent Volnay ?
– Non pas ! non pas !
– Je croyais vous avoir entendu dire qu’il était
à quinze livres.
– Lui ! jamais ! un homme qui fait des
districts... Comment dites-vous cela ?
– Des distiques.
– À quinze livres ! allons donc ! C’est son
voisin qui est à quinze livres.
– Son voisin ?
– Oui.
– Lequel ?
– L’autre ; le deuxième Bertaudière.
– Mon cher gouverneur, excusez-moi, mais
vous parlez une langue pour laquelle il faut un

120
certain apprentissage.
– C’est vrai, pardon ; deuxième Bertaudière,
voyez-vous, veut dire celui qui occupe le
deuxième étage de la tour de la Bertaudière.
– Ainsi la Bertaudière est le nom d’une des
tours de la Bastille ? J’ai, en effet, entendu dire
que chaque tour avait son nom. Et où est cette
tour ?
– Tenez, venez, dit Baisemeaux en allant à la
fenêtre. C’est cette tour à gauche, la deuxième.
– Très bien. Ah ! c’est là qu’est le prisonnier à
quinze livres ?
– Oui.
– Et depuis combien de temps y est-il ?
– Ah ! dame ! depuis sept ou huit ans, à peu
près.
– Comment, à peu près ? Vous ne savez pas
plus sûrement vos dates ?
– Ce n’était pas de mon temps, cher monsieur
d’Herblay.
– Mais Louvière, mais Tremblay, il me semble

121
qu’ils eussent dû vous instruire.
– Oh ! mon cher monsieur... Pardon, pardon,
monseigneur.
– Ne faites pas attention. Vous disiez ?
– Je disais que les secrets de la Bastille ne se
transmettent pas avec les clefs du gouvernement.
– Ah çà ? c’est donc un mystère que ce
prisonnier, un secret d’État ?
– Oh ! un secret d’État, non, je ne crois pas ;
c’est un secret comme tout ce qui se fait à la
Bastille.
– Très bien, dit Aramis ; mais alors pourquoi
parlez-vous plus librement de Seldon que de...
– Que du deuxième Bertaudière ?
– Oui.
– Mais parce qu’à mon avis le crime d’un
homme qui a fait un distique est moins grand que
celui qui ressemble au...
– Oui, oui, je vous comprends, mais les
guichetiers...
– Eh bien ! les guichetiers ?

122
– Ils causent avec vos prisonniers.
– Sans doute.
– Alors vos prisonniers doivent leur dire qu’ils
ne sont pas coupables.
– Ils ne leur disent que cela, c’est la formule
générale, c’est l’antienne universelle.
– Oui, mais maintenant cette ressemblance
dont vous parliez tout à l’heure ?
– Après ?
– Ne peut-elle pas frapper vos guichetiers ?
– Oh ! mon cher monsieur d’Herblay, il faut
être homme de cour comme vous pour s’occuper
de tous ces détails-là.
– Vous avez mille fois raison, mon cher
monsieur de Baisemeaux. Encore une goutte de
ce Volnay, je vous prie.
– Pas une goutte, un verre.
– Non, non. Vous êtes resté mousquetaire
jusqu’au bout des ongles, tandis que, moi, je suis
devenu évêque. Une goutte pour moi, un verre
pour vous.

123
– Soit.
Aramis et le gouverneur trinquèrent.
– Et puis, dit Aramis en fixant son regard
brillant sur le rubis en fusion élevé par sa main à
la hauteur de son œil, comme s’il eût voulu jouir
par tous les sens à la fois ; et puis ce que vous
appelez une ressemblance, vous, un autre ne la
remarquerait peut-être pas.
– Oh ! que si. Tout autre qui connaîtrait, enfin,
la personne à laquelle il ressemble.
– Je crois, cher monsieur de Baisemeaux, que
c’est tout simplement un jeu de votre esprit.
– Non pas, sur ma parole.
– Écoutez, continua Aramis : j’ai vu beaucoup
de gens ressembler à celui que nous disons, mais
par respect on n’en parlait pas.
– Sans doute parce qu’il y a ressemblance et
ressemblance ; celle-là est frappante, et si vous le
voyiez...
– Eh bien ?
– Vous en conviendriez vous-même.

124
– Si je le voyais, dit Aramis d’un air dégagé ;
mais je ne le verrai pas, selon toute probabilité.
– Et pourquoi ?
– Parce que, si je mettais seulement le pied
dans une de ces horribles chambres, je me
croirais à tout jamais enterré.
– Eh non ! l’habitation est bonne.
– Nenni.
– Comment, nenni ?
– Je ne vous crois pas sur parole, voilà tout.
– Permettez, permettez, ne dites pas de mal de
la deuxième Bertaudière. Peste ! c’est une bonne
chambre, meublée fort agréablement, ayant tapis.
– Diable !
– Oui ! oui ! il n’a pas été malheureux, ce
garçon-là, le meilleur logement de la Bastille a
été pour lui. En voilà une chance !
– Allons ! allons ! dit froidement Aramis, vous
ne me ferez jamais croire qu’il y ait de bonnes
chambres à la Bastille ; et quant à vos tapis...
– Eh bien ! quant à mes tapis ?...

125
– Eh bien ! ils n’existent que dans votre
imagination ; je vois des araignées, des rats, des
crapauds même.
– Des crapauds ? Ah ! dans les cachots, je ne
dis pas.
– Mais je vois peu de meubles et pas du tout
de tapis.
– Êtes-vous homme à vous convaincre par vos
yeux ? dit Baisemeaux avec entraînement.
– Non ! oh ! pardieu, non !
– Même pour vous assurer de cette
ressemblance, que vous niez comme les tapis ?
– Quelque spectre, quelque ombre, un
malheureux mourant.
– Non pas ! non pas ! Un gaillard se portant
comme le pont Neuf.
– Triste, maussade ?
– Pas du tout : folâtre.
– Allons donc !
– C’est le mot. Il est lâché, je ne le retire pas.

126
– C’est impossible !
– Venez.
– Où cela ?
– Avec moi.
– Quoi faire ?
– Un tour de Bastille.
– Comment ?
– Vous verrez, vous verrez par vous-même,
vous verrez de vos yeux
– Et les règlements ?
– Oh ! qu’à cela ne tienne. C’est le jour de
sortie de mon major ; le lieutenant est en ronde
sur les bastions ; nous sommes maîtres chez nous.
– Non, non, cher gouverneur ; rien que de
penser au bruit des verrous qu’il nous faudra
tirer, j’en ai le frisson.
– Allons donc !
– Vous n’auriez qu’à m’oublier dans quelque
troisième ou quatrième Bertaudière... Brou !...
– Vous voulez rire ?

127
– Non, je vous parle sérieusement.
– Vous refusez une occasion unique. Savez-
vous que, pour obtenir la faveur que je vous
propose gratis, certains princes du sang ont offert
jusqu’à cinquante mille livres ?
– Décidément, c’est donc bien curieux ?
– Le fruit défendu, monseigneur ! le fruit
défendu ! Vous qui êtes d’Église, vous devez
savoir cela.
– Non. Si j’avais quelque curiosité, moi, ce
serait pour le pauvre écolier du distique.
– Eh bien ! voyons, celui-là ; il habite la
troisième Bertaudière, justement.
– Pourquoi dites-vous justement ?
– Parce que, moi, si j’avais une curiosité, ce
serait pour la belle chambre tapissée et pour son
locataire.
– Bah ! des meubles, c’est banal ; une figure
insignifiante, c’est sans intérêt.
– Un quinze livres, monseigneur, un quinze
livres, c’est toujours intéressant.

128
– Eh ! justement j’oubliais de vous interroger
là-dessus. Pourquoi quinze livres à celui-là et
trois livres seulement au pauvre Seldon ?
– Ah ! voyez, c’est une chose superbe que
cette distinction, mon cher monsieur, et voilà où
l’on voit éclater la bonté du roi...
– Du roi ! du roi !
– Du cardinal, je veux dire. « Ce malheureux,
s’est dit M. de Mazarin, ce malheureux est
destiné à demeurer toujours en prison. »
– Pourquoi ?
– Dame ! il me semble que son crime est
éternel, et que, par conséquent, le châtiment doit
l’être aussi.
– Éternel ?
– Sans doute. S’il n’a pas le bonheur d’avoir la
petite vérole, vous comprenez... et cette chance
même lui est difficile, car on n’a pas de mauvais
air à la Bastille.
– Votre raisonnement est on ne peut plus
ingénieux, cher monsieur de Baisemeaux.

129
– N’est-ce pas ?
– Vous vouliez donc dire que ce malheureux
devait souffrir sans trêve et sans fin...
– Souffrir, je n’ai pas dit cela, monseigneur ;
un quinze livres ne souffre pas.
– Souffrir la prison, au moins ?
– Sans doute, c’est une fatalité ; mais cette
souffrance, on la lui adoucit. Enfin, vous en
conviendrez, ce gaillard-là n’était pas venu au
monde pour manger toutes les bonnes choses
qu’il mange. Pardieu ! vous allez voir : nous
avons ici ce pâté intact, ces écrevisses auxquelles
nous avons à peine touché, des écrevisses de
Marne, grosses comme des langoustes, voyez. Eh
bien ! tout cela va prendre le chemin de la
Deuxième Bertaudière, avec une bouteille de ce
Volnay que vous trouvez si bon. Ayant vu, vous
ne douterez plus, j’espère.
– Non, mon cher gouverneur, non ; mais, dans
tout cela, vous ne pensez qu’aux bienheureuses
quinze livres, et vous oubliez toujours le pauvre
Seldon, mon protégé.

130
– Soit ! à votre considération, jour de fête pour
lui : il aura des biscuits et des confitures, avec ce
flacon de porto.
– Vous êtes un brave homme, je vous l’ai déjà
dit et je vous le répète, mon cher Baisemeaux.
– Partons, partons, dit le gouverneur un peu
étourdi, moitié par le vin qu’il avait bu, moitié
par les éloges d’Aramis.
– Souvenez-vous que c’est pour vous obliger,
ce que j’en fais, dit le prélat.
– Oh ! vous me remercierez en rentrant.
– Partons donc.
– Attendez que je prévienne le porte-clefs.
Baisemeaux sonna deux coups, un homme
parut.
– Je vais aux tours ! cria le gouverneur. Pas de
gardes, pas de tambours, pas de bruit, enfin !
– Si je ne laissais ici mon manteau, dit
Aramis, en affectant la crainte, je croirais, en
vérité, que je vais en prison pour mon propre
compte.

131
Le porte-clefs précéda le gouverneur ; Aramis
prit la droite ; quelques soldats épars dans la cour
se rangèrent, fermes comme des pieux, sur le
passage du gouverneur.
Baisemeaux fit franchir à son hôte plusieurs
marches qui menaient à une espèce d’esplanade ;
de là, on vint au pont-levis, sur lequel les
factionnaires reçurent le gouverneur et le
reconnurent.
– Monsieur, dit alors le gouverneur en se
retournant du côté d’Aramis et en parlant de
façon que les factionnaires ne perdissent point
une de ses paroles ; monsieur, vous avez bonne
mémoire, n’est-ce pas ?
– Pourquoi ? demanda Aramis.
– Pour vos plans et pour vos mesures, car vous
savez qu’il n’est pas permis, même aux
architectes, d’entrer chez les personnes avec du
papier, des plumes ou un crayon.
« Bon ! se dit Aramis à lui-même, il paraît que
je suis un architecte. N’est-ce pas encore là une
plaisanterie de d’Artagnan, qui m’a vu ingénieur

132
à Belle-Île ? »
Puis, tout haut :
– Tranquillisez-vous, monsieur le gouverneur ;
dans notre état, le coup d’œil et la mémoire
suffisent.
Baisemeaux ne sourcilla point : les gardes
prirent Aramis pour ce qu’il semblait être.
– Eh bien ! allons d’abord à la Bertaudière, dit
Baisemeaux toujours avec l’intention d’être
entendu des factionnaires.
– Allons, répondit Aramis.
Puis, s’adressant au porte-clefs :
– Tu profiteras de cela, lui dit-il, pour porter
au numéro 2 les friandises que j’ai désignées.
– Le numéro 3, cher monsieur de Baisemeaux,
le numéro 3, vous l’oubliez toujours.
– C’est vrai.
Ils montèrent.
Ce qu’il y avait de verrous, de grilles et de
serrures pour cette seule cour eût suffi à la sûreté
d’une ville entière.

133
Aramis n’était ni un rêveur ni un homme
sensible ; il avait fait des vers dans sa jeunesse ;
mais il était sec de cœur, comme tout homme de
cinquante-cinq ans qui a beaucoup aimé les
femmes ou plutôt qui en a été fort aimé.
Mais, lorsqu’il posa le pied sur les marches de
pierre usées par lesquelles avaient passé tant
d’infortunes, lorsqu’il se sentit imprégné de
l’atmosphère de ces sombres voûtes humides de
larmes, il fut, sans nul doute, attendri, car son
front se baissa, car ses yeux se troublèrent, et il
suivit Baisemeaux sans lui adresser une parole.

134
99

Le deuxième de la Bertaudière

Au deuxième étage, soit fatigue, soit émotion,


la respiration manqua au visiteur.
Il s’adossa contre le mur.
– Voulez-vous commencer par celui-ci ? dit
Baisemeaux. Puisque nous allons de l’un chez
l’autre, peu importe, ce me semble, que nous
montions du second au troisième, ou que nous
descendions du troisième au second. Il y a,
d’ailleurs, aussi certaines réparations à faire dans
cette chambre, se hâta-t-il d’ajouter à l’intention
du guichetier qui se trouvait à la portée de la
voix.
– Non ! non ! s’écria vivement Aramis ; plus
haut, plus haut, monsieur le gouverneur, s’il vous
plaît ; le haut est le plus pressé.

135
Ils continuèrent de monter.
– Demandez les clefs au geôlier, souffla tout
bas Aramis.
– Volontiers.
Baisemeaux prit les clefs et ouvrit lui-même la
porte de la troisième chambre. Le porte-clefs
entra le premier et déposa sur une table les
provisions que le bon gouverneur appelait des
friandises.
Puis il sortit.
Le prisonnier n’avait pas fait un mouvement.
Alors Baisemeaux entra à son tour, tandis
qu’Aramis se tenait sur le seuil.
De là, il vit un jeune homme, un enfant de dix-
huit ans qui, levant la tête au bruit inaccoutumé,
se jeta à bas de son lit en apercevant le
gouverneur, et, joignant les mains, se mit à crier :
– Ma mère ! ma mère !
L’accent de ce jeune homme contenait tant de
douleur, qu’Aramis se sentit frissonner malgré
lui.

136
– Mon cher hôte, lui dit Baisemeaux en
essayant de sourire, je vous apporte à la fois une
distraction et un extra, la distraction pour l’esprit
et l’extra pour le corps. Voilà Monsieur qui va
prendre des mesures sur vous, et voilà des
confitures pour votre dessert.
– Oh ! monsieur ! monsieur ! dit le jeune
homme, laissez-moi seul pendant un an,
nourrissez-moi de pain et d’eau pendant un an,
mais dites-moi qu’au bout d’un an je sortirai
d’ici, dites-moi qu’au bout d’un an je reverrai ma
mère !
– Mais, mon cher ami, dit Baisemeaux, je
vous ai entendu dire à vous-même qu’elle était
fort pauvre, votre mère, que vous étiez fort mal
logé chez elle, tandis qu’ici, peste !
– Si elle était pauvre, monsieur, raison de plus
pour qu’on lui rende son soutien. Mal logé chez
elle ? Oh ! monsieur, on est toujours bien logé
quand on est libre.
– Enfin, puisque vous dites vous-même que
vous n’avez fait que ce malheureux distique...

137
– Et sans intention, monsieur, sans intention
aucune, je vous jure ; je lisais Martial quand
l’idée m’en est venue. Oh ! monsieur, qu’on me
punisse, moi, qu’on me coupe la main avec
laquelle je l’ai écrit, je travaillerai de l’autre ;
mais qu’on me rende ma mère.
– Mon enfant, dit Baisemeaux, vous savez que
cela ne dépend pas de moi ; je ne puis que vous
augmenter votre ration, vous donner un petit
verre de porto, vous glisser un biscuit entre deux
assiettes.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le jeune
homme en se renversant en arrière et en se
roulant sur le parquet.
Aramis, incapable de supporter plus
longtemps cette scène, se retira jusque sur le
palier.
– Le malheureux ! murmurait-il tout bas.
– Oh ! oui, monsieur, il est bien malheureux ;
mais c’est la faute de ses parents.
– Comment cela ?
– Sans doute... Pourquoi lui faisait-on

138
apprendre le latin ?... Trop de science, voyez-
vous, monsieur, ça nuit... Moi, je ne sais ni lire ni
écrire : aussi je ne suis pas en prison.
Aramis regarda cet homme, qui appelait n’être
pas en prison être geôlier à la Bastille.
Quant à Baisemeaux, voyant le peu d’effet de
ses conseils et de son vin de Porto, il sortit tout
troublé.
– Eh bien ! et la porte ! la porte ! dit le geôlier,
vous oubliez de refermer la porte.
– C’est vrai, dit Baisemeaux. Tiens, tiens,
voilà les clefs.
– Je demanderai la grâce de cet enfant, dit
Aramis.
– Et si vous ne l’obtenez pas, dit Baisemeaux,
demandez au moins qu’on le porte à dix livres,
cela fait que nous y gagnerons tous les deux.
– Si l’autre prisonnier appelle aussi sa mère,
fit Aramis, j’aime mieux ne pas entrer, je
prendrai mesure du dehors.
– Oh ! oh ! dit le geôlier, n’ayez pas peur,
monsieur l’architecte, celui-là, il est doux comme

139
un agneau ; pour appeler sa mère, il faudrait qu’il
parlât, et il ne parle jamais.
– Alors entrons, dit sourdement Aramis.
– Oh ! monsieur, dit le porte-clefs, vous êtes
architecte des prisons ?
– Oui.
– Et vous n’êtes pas plus habitué à la chose ?
C’est étonnant !
Aramis vit que, pour ne pas inspirer de
soupçons, il lui fallait appeler toute sa force à son
secours.
Baisemeaux avait les clefs, il ouvrit la porte.
– Reste dehors, dit-il au porte-clefs, et attends-
nous au bas du degré.
Le porte-clefs obéit et se retira.
Baisemeaux passa le premier et ouvrit lui-
même la deuxième porte.
Alors on vit, dans le carré de lumière qui
filtrait par la fenêtre grillée, un beau jeune
homme, de petite taille, aux cheveux courts, à la
barbe déjà croissante ; il était assis sur un

140
escabeau, le coude dans un fauteuil auquel
s’appuyait tout le haut de son corps.
Son habit, jeté sur le lit, était de fin velours
noir, et il aspirait l’air frais qui venait
s’engouffrer dans sa poitrine couverte d’une
chemise de la plus belle batiste que l’on avait pu
trouver.
Lorsque le gouverneur entra, ce jeune homme
tourna la tête avec un mouvement plein de
nonchalance, et, comme il reconnut Baisemeaux,
il se leva et salua courtoisement.
Mais, quand ses yeux se portèrent sur Aramis,
demeuré dans l’ombre, celui-ci frissonna ; il pâlit
et son chapeau, qu’il tenait à la main, lui échappa
comme si tous les muscles venaient de se
détendre à la fois.
Baisemeaux, pendant ce temps, habitué à la
présence de son prisonnier, semblait ne partager
aucune des sensations que partageait Aramis ; il
étalait sur la table son pâté et ses écrevisses,
comme eût pu faire un serviteur plein de zèle.
Ainsi occupé, il ne remarquait point le trouble de
son hôte.

141
Mais, quand il eut fini, adressant la parole au
jeune prisonnier :
– Vous avez bonne mine, dit-il, cela va bien ?
– Très bien, monsieur, merci, répondit le jeune
homme.
Cette voix faillit renverser Aramis. Malgré lui
il fit un pas en avant, les lèvres frémissantes.
Ce mouvement était si visible, qu’il ne put
échapper à Baisemeaux, tout préoccupé qu’il
était.
– Voici un architecte qui va examiner votre
cheminée, dit Baisemeaux ; fume-t-elle ?
– Jamais, monsieur.
– Vous disiez qu’on ne pouvait pas être
heureux en prison, dit le gouverneur en se frottant
les mains ; voici pourtant un prisonnier qui l’est.
Vous ne vous plaignez pas, j’espère ?
– Jamais.
– Vous ne vous ennuyez pas ? dit Aramis.
– Jamais.
– Hein ! fit tout bas Baisemeaux, avais-je

142
raison ?
– Dame ! que voulez-vous, mon cher
gouverneur, il faut bien se rendre à l’évidence.
Est-il permis de lui faire des questions ?
– Tout autant qu’il vous plaira.
– Eh bien ! faites-moi donc le plaisir de lui
demander s’il sait pourquoi il est ici.
– Monsieur me charge de vous demander, dit
Baisemeaux, si vous connaissez la cause de votre
détention.
– Non, monsieur, dit simplement le jeune
homme, je ne la connais pas.
– Mais c’est impossible, dit Aramis emporté
malgré lui. Si vous ignoriez la cause de votre
détention, vous seriez furieux.
– Je l’ai été pendant les premiers jours.
– Pourquoi ne l’êtes-vous plus ?
– Parce que j’ai réfléchi.
– C’est étrange, dit Aramis.
– N’est-ce pas qu’il est étonnant ? fit
Baisemeaux.

143
– Et à quoi avez-vous réfléchi ? demanda
Aramis. Peut-on vous le demander, monsieur ?
– J’ai réfléchi que, n’ayant commis aucun
crime, Dieu ne pouvait me châtier.
– Mais qu’est-ce donc que la prison, demanda
Aramis, si ce n’est un châtiment ?
– Hélas ! dit le jeune homme, je ne sais ; tout
ce que je puis vous dire, c’est que c’est tout le
contraire de ce que j’avais dit il y a sept ans.
– À vous entendre, monsieur, à voir votre
résignation, on serait tenté de croire que vous
aimez la prison.
– Je la supporte.
– C’est dans la certitude d’être libre un jour ?
– Je n’ai pas de certitude, monsieur ; de
l’espoir, voilà tout ; et cependant, chaque jour, je
l’avoue, cet espoir se perd.
– Mais enfin, pourquoi ne seriez-vous pas
libre, puisque vous l’avez déjà été ?
– C’est justement, répondit le jeune homme, la
raison qui m’empêche d’attendre la liberté ;

144
pourquoi m’eût-on emprisonné, si l’on avait
l’intention de me faire libre plus tard ?
– Quel âge avez-vous ?
– Je ne sais.
– Comment vous nommez-vous ?
– J’ai oublié le nom qu’on me donnait.
– Vos parents ?
– Je ne les ai jamais connus.
– Mais ceux qui vous ont élevé ?
– Ils ne m’appelaient pas leur fils.
– Aimiez-vous quelqu’un avant de venir ici ?
– J’aimais ma nourrice et mes fleurs.
– Est-ce tout ?
– J’aimais aussi mon valet.
– Vous regrettez cette nourrice et ce valet ?
– J’ai beaucoup pleuré quand ils sont morts.
– Sont-ils morts depuis que vous êtes ici ou
auparavant que vous y fussiez ?
– Ils sont morts la veille du jour où l’on m’a

145
enlevé.
– Tous deux en même temps ?
– Tous deux en même temps.
– Et comment vous enleva-t-on ?
– Un homme me vint chercher, me fit monter
dans un carrosse qui se trouva fermé avec des
serrures, et m’amena ici.
– Cet homme, le reconnaîtriez-vous ?
– Il avait un masque.
– N’est-ce pas que cette histoire est
extraordinaire ? dit tout bas Baisemeaux à
Aramis.
Aramis pouvait à peine respirer.
– Oui, extraordinaire, murmura-t-il.
– Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire
encore, c’est que jamais il ne m’en a dit autant
qu’il vient de vous en dire.
– Peut-être cela tient-il aussi à ce que vous ne
l’avez jamais questionné, dit Aramis.
– C’est possible, répondit Baisemeaux, je ne

146
suis pas curieux. Au reste, vous voyez la
chambre : elle est belle, n’est-ce pas ?
– Fort belle.
– Un tapis...
– Superbe.
– Je gage qu’il n’en avait pas de pareil avant
de venir ici.
– Je le crois.
Puis, se retournant vers le jeune homme :
– Ne vous rappelez-vous point avoir été jamais
visité par quelque étranger ou quelque étrangère ?
demanda Aramis au jeune homme.
– Oh ! si fait, trois fois par une femme, qui
chaque fois s’arrêta en voiture à la porte, entra,
couverte d’un voile qu’elle ne leva que lorsque
nous fûmes enfermés et seuls.
– Vous vous rappelez cette femme ?
– Oui.
– Que vous disait-elle ?
Le jeune homme sourit tristement.

147
– Elle me demandait ce que vous me
demandez, si j’étais heureux et si je m’ennuyais.
– Et lorsqu’elle arrivait ou partait ?
– Elle me pressait dans ses bras, me serrait sur
son cœur, m’embrassait.
– Vous vous la rappelez ?
– À merveille.
– Je vous demande si vous vous rappelez les
traits de son visage.
– Oui.
– Donc, vous la reconnaîtriez si le hasard
l’amenait devant vous ou vous conduisait à elle ?
– Oh ! bien certainement.
Un éclair de fugitive satisfaction passa sur le
visage d’Aramis.
En ce moment Baisemeaux entendit le porte-
clefs qui remontait.
– Voulez-vous que nous sortions ? dit-il
vivement à Aramis.
Probablement Aramis savait tout ce qu’il

148
voulait savoir.
– Quand il vous plaira, dit-il.
Le jeune homme les vit se disposer à partir et
les salua poliment.
Baisemeaux répondit par une simple
inclination de tête.
Aramis, rendu respectueux par le malheur sans
doute, salua profondément le prisonnier.
Ils sortirent. Baisemeaux ferma la porte
derrière eux.
– Eh bien ! fit Baisemeaux dans l’escalier, que
dites-vous de tout cela ?
– J’ai découvert le secret, mon cher
gouverneur, dit-il.
– Bah ! Et quel est ce secret ?
– Il y a eu un assassinat commis dans cette
maison.
– Allons donc !
– Comprenez-vous, le valet et la nourrice
morts le même jour ?

149
– Eh bien ?
– Poison.
– Ah ! ah !
– Qu’en dites-vous ?
– Que cela pourrait bien être vrai... Quoi ! ce
jeune homme serait un assassin ?
– Eh ! qui vous dit cela ? Comment voulez-
vous que le pauvre enfant soit un assassin ?
– C’est ce que je disais.
– Le crime a été commis dans sa maison ;
c’est assez ; peut-être a-t-il vu les criminels, et
l’on craint qu’il ne parle.
– Diable ! si je savais cela.
– Eh bien ?
– Je redoublerais de surveillance.
– Oh ! il n’a pas l’air d’avoir envie de se
sauver.
– Ah ! les prisonniers, vous ne les connaissez
pas.
– A-t-il des livres ?

150
– Jamais ; défense absolue de lui en donner.
– Absolue ?
– De la main même de M. Mazarin.
– Et vous avez cette note ?
– Oui, monseigneur ; la voulez-vous voir en
revenant prendre votre manteau ?
– Je le veux bien, les autographes me plaisent
fort.
– Celui-là est d’une certitude superbe ; il n’y a
qu’une rature.
– Ah ! ah ! une rature ! et à quel propos, cette
rature ?
– À propos d’un chiffre.
– D’un chiffre ?
– Oui. Voilà ce qu’il y avait d’abord : pension
à cinquante livres.
– Comme les princes du sang, alors ?
– Mais le cardinal aura vu qu’il se trompait,
vous comprenez bien ; il a biffé le zéro et a ajouté
un un devant le cinq. Mais, à propos...

151
– Quoi ?
– Vous ne parlez pas de la ressemblance.
– Je n’en parle pas, cher monsieur de
Baisemeaux, par une raison bien simple ; je n’en
parle pas, parce qu’elle n’existe pas.
– Oh ! par exemple !
– Ou que, si elle existe, c’est dans votre
imagination, et que même, existât-elle ailleurs, je
crois que vous feriez bien de n’en point parler.
– Vraiment !
– Le roi Louis XIV, vous le comprenez bien,
vous en voudrait mortellement s’il apprenait que
vous contribuez à répandre ce bruit qu’un de ses
sujets a l’audace de lui ressembler.
– C’est vrai, c’est vrai, dit Baisemeaux tout
effrayé, mais je n’ai parlé de la chose qu’à vous,
et vous comprenez, monseigneur, que je compte
assez sur votre discrétion.
– Oh ! soyez tranquille.
– Voulez-vous toujours voir la note ? dit
Baisemeaux ébranlé.

152
– Sans doute.
En causant ainsi, ils étaient rentrés ;
Baisemeaux tira de l’armoire un registre
particulier pareil à celui qu’il avait déjà montré à
Aramis, mais fermé par une serrure.
La clef qui ouvrait cette serrure faisait partie
d’un petit trousseau que Baisemeaux portait
toujours sur lui.
Puis, posant le livre sur la table, il l’ouvrit à la
lettre M et montra à Aramis cette note à la
colonne des observations :

Jamais de livres, linge de la plus grande


finesse, habits recherchés, pas de promenades,
pas de changement de geôlier, pas de
communications.
Instruments de musique ; toute licence pour le
bien-être ; quinze livres de nourriture. M. de
Baisemeaux peut réclamer si les 15 livres ne lui
suffisent pas.

– Tiens, au fait, dit Baisemeaux, j’y songe : je

153
réclamerai.
Aramis referma le livre.
– Oui, dit-il, c’est bien de la main de M. de
Mazarin ; je reconnais son écriture. Maintenant,
mon cher gouverneur, continua-t-il, comme si
cette dernière communication avait épuisé son
intérêt, passons, si vous le voulez bien, à nos
petits arrangements.
– Eh bien ! quel terme voulez-vous que je
prenne ? Fixez vous-même.
– Ne prenez pas de terme ; faites-moi une
reconnaissance pure et simple de cent cinquante
mille francs.
– Exigible ?
– À ma volonté. Mais, vous comprenez, je ne
voudrai que lorsque vous voudrez vous-même.
– Oh ! je suis tranquille, dit Baisemeaux en
souriant ; mais je vous ai déjà donné deux reçus.
– Aussi, vous voyez, je les déchire.
Et Aramis, après avoir montré les deux reçus
au gouverneur, les déchira en effet.

154
Vaincu par une pareille marque de confiance,
Baisemeaux souscrivit sans hésitation une
obligation de cent cinquante mille francs
remboursable à la volonté du prélat.
Aramis, qui avait suivi la plume par-dessus
l’épaule du gouverneur, mit l’obligation dans sa
poche sans avoir l’air de l’avoir lue, ce qui donna
toute tranquillité à Baisemeaux.
– Maintenant, dit Aramis, vous ne m’en
voudrez point, n’est-ce pas, si je vous enlève
quelque prisonnier ?
– Comment cela ?
– Sans doute en obtenant sa grâce. Ne vous ai-
je pas dit, par exemple, que le pauvre Seldon
m’intéressait ?
– Ah ! c’est vrai !
– Eh bien ?
– C’est votre affaire ; agissez comme vous
l’entendrez. Je vois que vous avez le bras long et
la main large.
Et Aramis partit, emportant les bénédictions
du gouverneur.

155
100

Les deux amies

À l’heure où M. de Baisemeaux montrait à


Aramis les prisonniers de la Bastille, un carrosse
s’arrêtait devant la porte de Mme de Bellière, et à
cette heure encore matinale déposait au perron
une jeune femme enveloppée de coiffes de soie.
Lorsqu’on annonça Mme Vanel à Mme de
Bellière, celle-ci s’occupait ou plutôt s’absorbait
à lire une lettre qu’elle cacha précipitamment.
Elle achevait à peine sa toilette du matin, ses
femmes étaient encore dans la chambre voisine.
Au nom, au pas de Marguerite Vanel, Mme de
Bellière courut à sa rencontre. Elle crut voir dans
les yeux de son amie un éclat qui n’était pas celui
de la santé ou de la joie.
Marguerite l’embrassa, lui serra les mains, lui

156
laissa à peine le temps de parler.
– Ma chère, dit-elle, tu m’oublies donc ? Tu es
donc tout entière aux plaisirs de la cour ?
– Je n’ai pas vu seulement les fêtes du
mariage.
– Que fais-tu alors ?
– Je me prépare à aller à Bellière1.
– À Bellière !
– Oui.
– Campagnarde alors. J’aime à te voir dans ces
dispositions. Mais tu es pâle.
– Non, je me porte à ravir.
– Tant mieux, j’étais inquiète. Tu ne sais pas
ce qu’on m’avait dit ?

1
Les Rougé, seigneurs de Plessis-Bellière, étaient
originaires de la région nantaise, mais nous n’avons pas
retrouvé Bellière. Après la mort de son mari, Mme du Plessis-
Bellière habita à Charenton, dans une maison décrite par Mlle de
Scudéry au tome IX de Clélie dans laquelle Mme du Plessie-
Bellière est Bélisanthe. Elle y vivait avec ses deux frères et sa
nièce.

157
– On dit tant de choses !
– Oh ! celle-là est extraordinaire.
– Comme tu sais faire languir ton auditoire,
Marguerite.
– M’y voici. C’est que j’ai peur de te fâcher.
– Oh ! jamais. Tu admires toi-même mon
égalité d’humeur.
– Eh bien ! on dit que... Ah ! vraiment, je ne
pourrai jamais t’avouer cela.
– N’en parlons plus alors, fit Mme de Bellière,
qui devinait une méchanceté sous ces
préambules, mais qui cependant se sentait
dévorée de curiosité.
– Eh bien ! ma chère marquise, on dit que
depuis quelque temps tu regrettes beaucoup
moins M. de Bellière, le pauvre homme1 !
– C’est un mauvais bruit, Marguerite ; je
regrette et regretterai toujours mon mari ; mais
voilà deux ans qu’il est mort ; je n’en ai que

1
Jacques de Rougé, sieur du Plessis-Bellière, était mort en
1655.

158
vingt-huit, et la douleur de sa perte ne doit pas
dominer toutes les actions, toutes les pensées de
ma vie. Je le dirais, que toi, toi, Marguerite, la
femme par excellence, tu ne le croirais pas.
– Pourquoi ? Tu as le cœur si tendre ! répliqua
méchamment Mme Vanel.
– Tu l’as aussi, Marguerite, et je n’ai pas vu
que tu te laissasses abattre par le chagrin quand le
cœur était blessé.
Ces mots étaient une allusion directe à la
rupture de Marguerite avec le surintendant. Ils
étaient aussi un reproche voilé, mais direct, fait
au cœur de la jeune femme.
Comme si elle n’eût attendu que ce signal
pour décocher sa flèche, Marguerite s’écria :
– Eh bien ! Élise, on dit que tu es amoureuse.
Et elle dévora du regard Mme de Bellière, qui
rougit sans pouvoir s’en empêcher.
– On ne se fait jamais faute de calomnier les
femmes, répliqua la marquise après un instant de
silence.
– Oh ! on ne te calomnie pas, Élise.

159
– Comment ! on dit que je suis amoureuse, et
on ne me calomnie pas ?
– D’abord, si c’est vrai, il n’y a pas de
calomnie, il n’y a que médisance ; ensuite, car tu
ne me laisses pas achever, le public ne dit pas que
tu t’abandonnes à cet amour. Il te peint, au
contraire, comme une vertueuse amante armée de
griffes et de dents, te renfermant chez toi comme
dans une forteresse, et dans une forteresse
autrement impénétrable que celle de Danaé, bien
que la tour de Danaé fût faite d’airain.
– Tu as de l’esprit, Marguerite, dit Mme de
Bellière, tremblante.
– Tu m’as toujours flattée, Élise... Bref, on te
dit incorruptible et inaccessible. Tu vois si l’on te
calomnie... Mais à quoi rêves-tu pendant que je te
parle ?
– Moi ?
– Oui, tu es toute rouge et toute muette.
– Je cherche, dit la marquise relevant ses
beaux yeux brillant d’un commencement de
colère, je cherche à quoi tu as pu faire allusion,

160
toi, si savante dans la mythologie, en me
comparant à Danaé.
– Ah ! ah ! fit Marguerite en riant, tu cherches
cela ?
– Oui ; ne te souvient-il pas qu’au couvent,
lorsque nous cherchions des problèmes
d’arithmétique... Ah ! c’est savant aussi ce que je
vais te dire, mais à mon tour... Ne te souviens-tu
pas que, si l’un des termes était donné, nous
devions trouver l’autre ? Cherche, alors, cherche.
– Mais je ne devine pas ce que tu veux dire.
– Rien de plus simple, pourtant. Tu prétends
que je suis amoureuse, n’est-ce pas ?
– On me l’a dit.
– Eh bien ! on ne dit pas que je sois
amoureuse d’une abstraction. Il y a un nom dans
tout ce bruit ?
– Certes, oui, il y a un nom.
– Eh bien ! ma chère, il n’est pas étonnant que
je doive chercher ce nom, puisque tu ne me le dis
pas.

161
– Ma chère marquise, en te voyant rougir, je
croyais que tu ne chercherais pas longtemps.
– C’est ton mot Danaé qui m’a surprise. Qui
dit Danaé dit pluie d’or, n’est-ce pas ?
– C’est-à-dire que le Jupiter de Danaé se
changea pour elle en pluie d’or.
– Mon amant alors... celui que tu me donnes...
– Oh ! pardon ; moi, je suis ton amie et ne te
donne personne.
– Soit !... mais les ennemis.
– Veux-tu que je te dise le nom ?
– Il y a une demi-heure que tu me le fais
attendre.
– Tu vas l’entendre. Ne t’effarouche pas, c’est
un homme puissant.
– Bon !
La marquise s’enfonçait dans les mains ses
ongles effilés, comme le patient à l’approche du
fer.
– C’est un homme très riche, continua
Marguerite, le plus riche peut-être. C’est enfin...

162
La marquise ferma un instant les yeux.
– C’est le duc de Buckingham, dit Marguerite
en riant aux éclats.
La perfidie avait été calculée avec une adresse
incroyable. Ce nom, qui tombait à faux à la place
du nom que la marquise attendait, faisait bien
l’effet sur la pauvre femme de ces haches mal
aiguisées qui avaient déchiqueté, sans les tuer,
MM. de Chalais et de Thou sur leurs échafauds.
Elle se remit pourtant.
– J’avais bien raison, dit-elle, de t’appeler une
femme d’esprit ; tu me fais passer un agréable
moment. La plaisanterie est charmante... Je n’ai
jamais vu M. de Buckingham.
– Jamais ? fit Marguerite en contenant ses
éclats.
– Je n’ai pas mis le pied hors de chez moi
depuis que le duc est à Paris.
– Oh ! reprit Mme Vanel en allongeant son pied
mutin vers un papier qui frissonnait près de la
fenêtre sur un tapis. On peut ne pas se voir, mais
on s’écrit.

163
La marquise frémit. Ce papier était
l’enveloppe de la lettre qu’elle lisait à l’entrée de
son amie. Cette enveloppe était cachetée aux
armes du surintendant.
En se reculant sur son sofa, Mme de Bellière fit
rouler sur ce papier les plis épais de sa large robe
de soie, et l’ensevelit ainsi.
– Voyons, dit-elle alors, voyons, Marguerite,
est-ce pour me dire toutes ces folies que tu es
venue de si bon matin ?
– Non, je suis venue pour te voir d’abord et
pour te rappeler nos anciennes habitudes si
douces et si bonnes, tu sais, lorsque nous allions
nous promener à Vincennes, et que, sous un
chêne, dans un taillis, nous causions de ceux que
nous aimions et qui nous aimaient.
– Tu me proposes une promenade.
– J’ai mon carrosse et trois heures de liberté.
– Je ne suis pas vêtue, Marguerite... et... si tu
veux que nous causions, sans aller au bois de
Vincennes, nous trouverions dans le jardin de
l’hôtel un bel arbre, des charmilles touffues, un

164
gazon semé de pâquerettes, et toute cette violette
que l’on sent d’ici.
– Ma chère marquise, je regrette que tu me
refuses... J’avais besoin d’épancher mon cœur
dans le tien.
– Je te le répète, Marguerite, mon cœur est à
toi, aussi bien dans cette chambre, aussi bien ici
près, sous ce tilleul de mon jardin, que là-bas,
sous un chêne dans le bois.
– Pour moi, ce n’est pas la même chose... En
me rapprochant de Vincennes, marquise, je
rapprochais mes soupirs du but vers lequel ils
tendent depuis quelques jours.
La marquise leva tout à coup la tête.
– Cela t’étonne, n’est-ce pas... que je pense
encore à Saint-Mandé ?
– À Saint-Mandé ! s’écria Mme de Bellière.
Et les regards des deux femmes se croisèrent
comme deux épées inquiètes au premier
engagement du combat.
– Toi, si fière ?... dit avec dédain la marquise.

165
– Moi... si fière !... répliqua Mme Vanel. Je suis
ainsi faite... Je ne pardonne pas l’oubli, je ne
supporte pas l’infidélité. Quand je quitte et qu’on
pleure, je suis tentée d’aimer encore ; mais,
quand on me quitte et qu’on rit, j’aime
éperdument.
Mme de Bellière fit un mouvement
involontaire.
« Elle est jalouse », se dit Marguerite.
– Alors, continua la marquise, tu es
éperdument éprise... de M. de Buckingham... non,
je me trompe... de M. Fouquet ?
Elle sentit le coup, et tout son sang afflua sur
son cœur.
– Et tu voulais aller à Vincennes... à Saint-
Mandé même !
– Je ne sais ce que je voulais, tu m’eusses
conseillée peut-être.
– En quoi ?
– Tu l’as fait souvent.
– Certes, ce n’eût point été en cette occasion ;

166
car, moi, je ne pardonne pas comme toi. J’aime
moins peut-être ; mais quand mon cœur a été
froissé, c’est pour toujours.
– Mais M. Fouquet ne t’a pas froissée, dit avec
une naïveté de vierge Marguerite Vanel.
– Tu comprends parfaitement ce que je veux te
dire. M. Fouquet ne m’a pas froissée ; il ne m’est
connu ni par faveur, ni par injure, mais tu as à te
plaindre de lui. Tu es mon amie, je ne te
conseillerais donc pas comme tu voudrais.
– Ah ! tu préjuges ?
– Les soupirs dont tu parlais sont plus que des
indices.
– Ah ! mais tu m’accables, fit tout à coup la
jeune femme en rassemblant toutes ses forces
comme le lutteur qui s’apprête à porter le dernier
coup ; tu ne comptes qu’avec mes mauvaises
passions et mes faiblesses. Quant à ce que j’ai de
sentiments purs et généreux, tu n’en parles point.
Si je me sens entraînée en ce moment vers M. le
surintendant, si je fais même un pas vers lui, ce
qui est probable, je te le confesse, c’est que le

167
sort de M. Fouquet me touche profondément,
c’est qu’il est, selon moi, un des hommes les plus
malheureux qui soient.
– Ah ! fit la marquise en appuyant une main
sur son cœur, il y a donc quelque chose de
nouveau ?
– Tu ne sais donc pas ?
– Je ne sais rien, dit Mme de Bellière avec cette
palpitation de l’angoisse qui suspend la pensée et
la parole, qui suspend jusqu’à la vie.
– Ma chère, il y a d’abord que toute la faveur
du roi s’est retirée de M. Fouquet pour passer à
M. Colbert.
– Oui, on le dit.
– C’est tout simple, depuis la découverte du
complot de Belle-Île.
– On m’avait assuré que cette découverte de
fortifications avait tourné à l’honneur de M.
Fouquet.
Marguerite se mit à rire d’une façon si cruelle,
que Mme de Bellière lui eût en ce moment plongé
avec joie un poignard dans le cœur.

168
– Ma chère, continua Marguerite, il ne s’agit
plus même de l’honneur de M. Fouquet ; il s’agit
de son salut. Avant trois jours, la ruine du
surintendant est consommée.
– Oh ! fit la marquise en souriant à son tour,
c’est aller un peu vite.
– J’ai dit trois jours, parce que j’aime à me
leurrer d’une espérance. Mais très certainement la
catastrophe ne passera pas vingt-quatre heures.
– Et pourquoi ?
– Par la plus humble de toutes les raisons : M.
Fouquet n’a plus d’argent.
– Dans la finance, ma chère Marguerite, tel
n’a pas d’argent aujourd’hui, qui demain fait
rentrer des millions.
– Cela pouvait être pour M. Fouquet alors
qu’il avait deux amis riches et habiles qui
amassaient pour lui et faisaient sortir l’argent de
tous les coffres ; mais ces amis sont morts.
– Les écus ne meurent pas, Marguerite ; ils
sont cachés, on les cherche, on les achète et on
les trouve.

169
– Tu vois en blanc et en rose, tant mieux pour
toi. Il est bien fâcheux que tu ne sois pas l’égérie
de M. Fouquet, tu lui indiquerais la source où il
pourra puiser les millions que le roi lui a
demandés hier.
– Des millions ? fit la marquise avec effroi.
– Quatre... c’est un nombre pair.
– Infâme ! murmura Mme de Bellière torturée
par cette féroce joie.
– M. Fouquet a bien quatre millions, je pense,
répliqua-t-elle courageusement.
– S’il a ceux que le roi lui demande
aujourd’hui, dit Marguerite, peut-être n’aura-t-il
pas ceux que le roi lui demandera dans un mois.
– Le roi lui redemandera de l’argent ?
– Sans doute, et voilà pourquoi je te dis que la
ruine de ce pauvre M. Fouquet devient infaillible.
Par orgueil, il fournira de l’argent, et, quand il
n’en aura plus, il tombera.
– C’est vrai, dit la marquise en frissonnant ; le
plan est fort... Dis-moi, M. Colbert hait donc bien
M. Fouquet ?

170
– Je crois qu’il ne l’aime pas... Or, c’est un
homme puissant que M. Colbert ; il gagne à être
vu de près ; des conceptions gigantesques, de la
volonté, de la discrétion ; il ira loin.
– Il sera surintendant ?
– C’est probable... Voilà pourquoi, ma bonne
marquise, je me sentais émue en faveur de ce
pauvre homme qui m’a aimée, adorée même ;
voilà pourquoi, le voyant si malheureux, je lui
pardonnais son infidélité... dont il se repent, j’ai
lieu de le croire ; voilà pourquoi je n’eusse pas
été éloignée de lui porter une consolation, un bon
conseil ; il aurait compris ma démarche et m’en
aurait su gré. C’est doux d’être aimée, vois-tu.
Les hommes apprécient fort l’amour quand ils ne
sont pas aveuglés par la puissance.

La marquise, étourdie, écrasée par ces atroces


attaques, calculées avec la justesse et la précision
d’un tir d’artillerie, ne savait plus comment
répondre ; elle ne savait plus comment penser.
La voix de la perfide avait pris les intonations

171
les plus affectueuses ; elle parlait comme une
femme et cachait les instincts d’une panthère.
– Eh bien ! dit Mme de Bellière, qui espéra
vaguement que Marguerite cessait d’accabler
l’ennemi vaincu ; eh bien ! que n’allez-vous
trouver M. Fouquet ?
– Décidément, marquise, tu m’as fait réfléchir.
Non, il serait inconvenant que je fisse la première
démarche. M. Fouquet m’aime sans doute, mais il
est trop fier. Je ne puis m’exposer à un affront...
J’ai mon mari, d’ailleurs, à ménager. Tu ne me
dis rien. Allons ! je consulterai là-dessus M.
Colbert.
Elle se leva en souriant comme pour prendre
congé. La marquise n’eut pas la force de l’imiter.
Marguerite fit quelques pas pour continuer à
jouir de l’humiliante douleur où sa rivale était
plongée ; puis soudain :
– Tu ne me reconduis pas ? dit-elle.
La marquise se leva, pâle et froide, sans
s’inquiéter davantage de cette enveloppe qui
l’avait si fort préoccupée au commencement de la

172
conversation et que son premier pas laissa à
découvert.
Puis elle ouvrit la porte de son oratoire, et,
sans même retourner la tête du côté de
Marguerite Vanel, elle s’y enferma.
Marguerite prononça ou plutôt balbutia trois
ou quatre paroles que Mme de Bellière n’entendit
même pas.
Mais, aussitôt que la marquise eut disparu, son
envieuse ennemie ne put résister au désir de
s’assurer que ses soupçons étaient fondés ; elle
s’allongea comme une panthère et saisit
l’enveloppe.
– Ah ! dit-elle en grinçant des dents, c’était
bien une lettre de M. Fouquet qu’elle lisait quand
je suis arrivée !
Et elle s’élança, à son tour, hors de la
chambre.

Pendant ce temps, la marquise, arrivée derrière


le rempart de sa porte, sentait qu’elle était au bout
de ses forces ; un instant elle resta roide, pâle et

173
immobile comme une statue ; puis, comme une
statue qu’un vent d’orage ébranle sur sa base, elle
chancela et tomba inanimée sur le tapis.
Le bruit de sa chute retentit en même temps
que retentissait le roulement de la voiture de
Marguerite sortant de l’hôtel.

174
101

L’argenterie de Mme de Bellière

Le coup avait été d’autant plus douloureux


qu’il était inattendu ; la marquise fut donc
quelque temps à se remettre ; mais, une fois
remise, elle se prit aussitôt à réfléchir sur les
événements tels qu’ils s’annonçaient.
Alors elle reprit, dût sa vue se briser encore en
chemin, cette ligne d’idées que lui avait fait
suivre son implacable amie.
Trahison, puis noires menaces voilées sous un
semblant d’intérêt public, voilà pour les
manœuvres de Colbert.
Joie odieuse d’une chute prochaine, efforts
incessants pour arriver à ce but, séductions non
moins coupables que le crime lui-même : voilà ce
que Marguerite mettait en œuvre.

175
Les atomes crochus de Descartes
1
triomphaient ; à l’homme sans entrailles s’était
unie la femme sans cœur.
La marquise vit avec tristesse, encore plus
qu’avec indignation, que le roi trempât dans un
complot qui décelait la duplicité de Louis XIII
déjà vieux, et l’avarice de Mazarin lorsqu’il
n’avait pas encore eu le temps de se gorger de
l’or français. Mais bientôt l’esprit de cette
courageuse femme reprit toute son énergie et
cessa de s’arrêter aux spéculations rétrogrades de
la compassion.
La marquise n’était point de ceux qui pleurent
quand il faut agir et qui s’amusent à plaindre un
malheur qu’ils ont moyen de soulager.
Elle appuya, pendant dix minutes à peu près,
son front dans ses mains glacées ; puis, relevant
le front, elle sonna ses femmes d’une main ferme
et avec un geste plein d’énergie.
Sa résolution était prise.

1
La théorie des atomes crochus vient de Démocrite et
d’Épicure.

176
– A-t-on tout préparé pour mon départ ?
demanda-t-elle à une de ses femmes qui entrait.
– Oui, madame ; mais on ne comptait pas que
Madame la marquise dût partir pour Bellière
avant trois jours.
– Cependant tout ce qui est parures et valeurs
est en caisse ?
– Oui, madame ; mais nous avons l’habitude
de laisser tout cela à Paris ; Madame,
ordinairement, n’emporte pas ses pierreries à la
campagne.
– Et tout cela est rangé, dites-vous ?
– Dans le cabinet de Madame.
– Et l’orfèvrerie ?
– Dans les coffres.
– Et l’argenterie ?
– Dans la grande armoire de chêne.
La marquise se tut ; puis, d’une voix
tranquille :
– Que l’on fasse venir mon orfèvre, dit-elle.

177
Les femmes disparurent pour exécuter l’ordre.
Cependant la marquise était entrée dans son
cabinet, et, avec le plus grand soin, considérait
ses écrins.
Jamais elle n’avait donné pareille attention à
ces richesses qui font l’orgueil d’une femme ;
jamais elle n’avait regardé ces parures que pour
les choisir selon leurs montures ou leurs couleurs.
Aujourd’hui elle admirait la grosseur des rubis et
la limpidité des diamants ; elle se désolait d’une
tache, d’un défaut ; elle trouvait l’or trop faible et
les pierres misérables.
L’orfèvre la surprit dans cette occupation
lorsqu’il arriva.
– Monsieur Faucheux, dit-elle, vous m’avez
fourni mon orfèvrerie, je crois ?
– Oui, madame la marquise.
– Je ne me souviens plus à combien se montait
la note.
– De la nouvelle, madame, ou de celle que M.
de Bellière vous donna en vous épousant ? Car
j’ai fourni les deux.

178
– Eh bien ! de la nouvelle, d’abord.
– Madame, les aiguières, les gobelets et les
plats avec leurs étuis, le surtout et les mortiers à
glace, les bassins à confitures et les fontaines ont
coûté à Madame la marquise soixante mille
livres.
– Rien que cela, mon Dieu ?
– Madame trouva ma note bien chère...
– C’est vrai ! c’est vrai ! Je me souviens qu’en
effet c’était cher ; le travail, n’est-ce pas ?
– Oui, madame : gravures, ciselures, formes
nouvelles.
– Le travail entre pour combien dans le prix ?
N’hésitez pas.
– Un tiers de la valeur, madame. Mais...
– Nous avons encore l’autre service, le vieux,
celui de mon mari ?
– Oh ! madame, il est moins ouvré que celui
dont je vous parle. Il ne vaut que trente mille
livres, valeur intrinsèque.
– Soixante-dix ! murmura la marquise. Mais,

179
monsieur Faucheux, il y a encore l’argenterie de
ma mère ; vous savez, tout ce massif dont je n’ai
pas voulu me défaire à cause du souvenir ?
– Ah ! madame, par exemple, c’est là une
fameuse ressource pour des gens qui, comme
Madame la marquise, ne seraient pas libres de
garder leur vaisselle. En ce temps, madame, on
ne travaillait pas léger comme aujourd’hui. On
travaillait dans des lingots. Mais cette vaisselle
n’est plus présentable ; seulement, elle pèse.
– Voilà tout, voilà tout ce qu’il faut. Combien
pèse-t-elle ?
– Cinquante mille livres, au moins. Je ne parle
pas des énormes vases de buffet qui, seuls, pèsent
cinq mille livres d’argent : soit dix mille livres les
deux.
– Cent trente ! murmura la marquise. Vous
êtes sûr de ces chiffres, monsieur Faucheux ?
– Sûr, madame. D’ailleurs, ce n’est pas
difficile à peser.
– Les quantités sont écrites sur mes livres.
– Oh ! vous êtes une femme d’ordre, madame

180
la marquise.
– Passons à autre chose, dit Mme de Bellière.
Et elle ouvrit un écrin.
– Je reconnais ces émeraudes, dit le marchand,
c’est moi qui les ai fait monter ; ce sont les plus
belles de la cour ; c’est-à-dire, non : les plus
belles sont à Mme de Châtillon ; elles lui viennent
de MM. de Guise ; mais les vôtres, madame, sont
les secondes.
– Elles valent ?
– Montées ?
– Non ; supposez qu’on voulût les vendre.
– Je sais bien qui les achèterait ! s’écria M.
Faucheux.
– Voilà précisément ce que je vous demande.
On les achèterait donc ?
– On achèterait toutes vos pierreries,
madame ; on sait que vous avez le plus bel écrin
de Paris. Vous n’êtes pas de ces femmes qui
changent ; quand vous achetez, c’est du beau ;
lorsque vous possédez, vous gardez.

181
– Donc, on paierait ces émeraudes ?
– Cent trente mille livres.
La marquise écrivit sur des tablettes, avec un
crayon, le chiffre cité par l’orfèvre.
– Ce collier de rubis ? dit-elle.
– Des rubis balais ?
– Les voici.
– Ils sont beaux, ils sont superbes. Je ne vous
connaissais pas ces pierres, madame.
– Estimez.
– Deux cent mille livres. Celui du milieu en
vaut cent à lui seul.
– Oui, oui, c’est ce que je pensais, dit la
marquise. Les diamants, les diamants ! oh ! j’en
ai beaucoup : bagues, chaînes, pendants et
girandoles, agrafes, ferrets ! Estimez, monsieur
Faucheux, estimez.
L’orfèvre prit sa loupe, ses balances, pesa,
lorgna, et tout bas, faisant son addition :
– Voilà des pierres, dit-il, qui coûtent à
Madame la marquise quarante mille livres de

182
rente.
– Vous estimez huit cent mille livres ?...
– À peu près.
– C’est bien ce que je pensais. Mais les
montures sont à part.
– Comme toujours, madame. si j’étais appelé à
vendre ou à acheter, je me contenterais, pour
bénéfice, de l’or seul de ces montures ; j’aurais
encore vingt-cinq bonnes mille livres.
– C’est joli !
– Oui, madame, très joli.
– Acceptez-vous le bénéfice à la condition de
faire argent comptant des pierreries ?
– Mais, madame ! s’écria l’orfèvre effaré,
vous ne vendez pas vos diamants, je suppose ?
– Silence, monsieur Faucheux, ne vous
inquiétez pas de cela, rendez-moi seulement
réponse. Vous êtes honnête homme, fournisseur
de ma maison depuis trente ans, vous avez connu
mon père et ma mère, que servaient votre père et
votre mère. Je vous parle comme à un ami ;

183
acceptez-vous l’or des montures contre une
somme comptant que vous verserez entre mes
mains ?
– Huit cent mille livres ! mais c’est énorme !
– Je le sais.
– Impossible à trouver !
– Oh ! que non.
– Mais madame, songez à l’effet que ferait,
dans le monde, le bruit d’une vente de vos
pierreries !
– Nul ne le saurait... Vous me ferez fabriquer
autant de parures fausses semblables aux fines.
Ne répondez rien : je le veux. Vendez en détail,
vendez seulement les pierres.
– Comme cela, c’est facile... Monsieur
cherche des écrins, des pierres nues pour la
toilette de Madame. Il y a concours. Je placerai
facilement chez Monsieur pour six cent mille
livres. Je suis sûr que les vôtres sont les plus
belles.
– Quand cela ?

184
– Sous trois jours.
– Eh bien ! le reste, vous le placerez à des
particuliers ; pour le présent, faites-moi un
contrat de vente garanti... paiement sous quatre
jours.
– Madame, madame, réfléchissez, je vous en
conjure... Vous perdrez là cent mille livres, si
vous vous hâtez.
– J’en perdrai deux cent mille s’il le faut. Je
veux que tout soit fait ce soir. Acceptez-vous ?
– J’accepte, madame la marquise... Je ne
dissimule pas que je gagnerai à cela cinq mille
pistoles.
– Tant mieux ! comment aurai-je l’argent ?
– En or ou en billets de la Banque de Lyon,
payables chez M. Colbert.
– J’accepte, dit vivement la marquise ;
retournez chez vous et apportez vite la somme en
billets, entendez-vous ?
– Oui, madame ; mais, de grâce...
– Plus un mot, monsieur Faucheux. À propos,

185
l’argenterie, que j’oubliais... Pour combien en ai-
je ?
– Cinquante mille livres, madame.
– C’est un million, se dit tout bas la marquise.
Monsieur Faucheux, vous ferez prendre aussi
l’orfèvrerie et l’argenterie avec toute la vaisselle.
Je prétexte une refonte pour des modèles plus à
mon goût... Fondez, dis-je, et rendez-moi la
valeur en or... sur-le-champ.
– Bien, madame la marquise.
– Vous mettrez cet or dans un coffre ; vous
ferez accompagner cet or d’un de vos commis et
sans que mes gens le voient ; ce commis
m’attendra dans un carrosse.
– Celui de Mme Faucheux ? dit l’orfèvre.
– Si vous le voulez, je le prendrai chez vous.
– Oui, madame la marquise.
– Prenez trois de mes gens pour porter chez
vous l’argenterie.
– Oui, madame.
La marquise sonna.

186
– Le fourgon, dit-elle, à la disposition de M.
Faucheux.
L’orfèvre salua et sortit en commandant que le
fourgon le suivit de près et en annonçant, lui-
même, que la marquise faisait fondre sa vaisselle
pour en avoir de plus nouvelle.
Trois heures après, elle se rendait chez M.
Faucheux et recevait de lui huit cent mille livres
en billets de la Banque de Lyon, deux cent
cinquante mille livres en or, enfermées dans un
coffre que portait péniblement un commis jusqu’à
la voiture de Mme Faucheux.
Car Mme Faucheux avait un coche. Fille d’un
président des comptes, elle avait apporté trente
mille écus à son mari, syndic des orfèvres. Les
trente mille écus avaient fructifié depuis vingt
ans. L’orfèvre était millionnaire et modeste. Pour
lui, il avait fait l’emplette d’un vénérable
carrosse, fabriqué en 1648, dix années après la
naissance du roi. Ce carrosse, ou plutôt cette
maison roulante, faisait l’admiration du quartier ;
elle était couverte de peintures allégoriques et de
nuages semés d’étoiles d’or et d’argent doré.

187
C’est dans cet équipage, un peu grotesque, que
la noble femme monta, en regard du commis, qui
dissimulait ses genoux de peur d’effleurer la robe
de la marquise.
C’est ce même commis qui dit au cocher, fier
de conduire une marquise :
– Route de Saint-Mandé !

188
102

La dot

Les chevaux de M. Faucheux étaient


d’honnêtes chevaux du Perche, ayant de gros
genoux et des jambes tant soit peu engorgées.
Comme la voiture, ils dataient de l’autre moitié
du siècle.
Ils ne couraient donc pas comme les chevaux
anglais de M. Fouquet.
Aussi mirent-ils deux heures à se rendre à
Saint-Mandé.
On peut dire qu’ils marchaient
majestueusement.
La majesté exclut le mouvement.
La marquise s’arrêta devant une porte bien
connue, quoiqu’elle ne l’eût vue qu’une fois, on
se le rappelle, dans une circonstance non moins

189
pénible que celle qui l’amenait cette fois encore.
Elle tira de sa poche une clef, l’introduisit de
sa petite main blanche dans la serrure, poussa la
porte qui céda sans bruit, et donna l’ordre au
commis de monter le coffret au premier étage.
Mais le poids de ce coffret était tel, que le
commis fut forcé de se faire aider par le cocher.
Le coffret fut déposé dans ce petit cabinet,
antichambre ou plutôt boudoir, attenant au salon
où nous avons vu M. Fouquet aux pieds de la
marquise.
Mme de Bellière donna un louis au cocher, un
sourire charmant au commis, et les congédia tous
deux.
Derrière eux, elle referma la porte et attendit
ainsi, seule et barricadée. Nul domestique
n’apparaissait à l’intérieur.
Mais toute chose était apprêtée comme si un
génie invisible eût deviné les besoins et les désirs
de l’hôte ou plutôt de l’hôtesse qui était attendue.
Le feu préparé, les bougies aux candélabres,
les rafraîchissements sur l’étagère, les livres sur

190
les tables, les fleurs fraîches dans les vases du
Japon.
On eût dit une maison enchantée.
La marquise alluma les candélabres, respira le
parfum des fleurs, s’assit et tomba bientôt dans
une profonde rêverie.
Mais cette rêverie, toute mélancolique, était
imprégnée d’une certaine douceur.
Elle voyait devant elle un trésor étalé dans
cette chambre. Un million qu’elle avait arraché
de sa fortune comme la moissonneuse arrache un
bleuet de sa couronne.
Elle se forgeait les plus doux songes.
Elle songeait surtout et avant tout au moyen de
laisser tout cet argent à M. Fouquet sans qu’il pût
savoir d’où venait le don. Ce moyen était celui
qui naturellement s’était présenté le premier à son
esprit.
Mais, quoique, en y réfléchissant, la chose lui
eût paru difficile, elle ne désespérait point de
parvenir à ce but.
Elle devait sonner pour appeler M. Fouquet, et

191
s’enfuir plus heureuse que si, au lieu de donner
un million, elle trouvait un million elle-même.
Mais, depuis qu’elle était arrivée là, depuis
qu’elle avait vu ce boudoir si coquet, qu’on eût
dit qu’une femme de chambre venait d’en enlever
jusqu’au dernier atome de poussière ; quand elle
avait vu ce salon si bien tenu, qu’on eût dit
qu’elle en avait chassé les fées qui l’habitaient,
elle se demanda si déjà les regards de ceux
qu’elle avait fait fuir, génies, fées, lutins ou
créatures humaines, ne l’avaient pas reconnue.
Alors Fouquet saurait tout ; ce qu’il ne saurait
pas, il le devinerait ; Fouquet refuserait
d’accepter comme don ce qu’il eût peut-être
accepté à titre de prêt, et, ainsi menée,
l’entreprise manquerait de but comme de résultat.
Il fallait donc que la démarche fût faite
sérieusement pour réussir. Il fallait que le
surintendant comprît toute la gravité de sa
position pour se soumettre au caprice généreux
d’une femme ; il fallait enfin, pour le persuader,
tout le charme d’une éloquente amitié, et, si ce
n’était point assez, tout l’enivrement d’un ardent

192
amour que rien ne détournerait dans son absolu
désir de convaincre.

En effet, le surintendant n’était-il pas connu


pour un homme plein de délicatesse et de
dignité ? Se laisserait-il charger des dépouilles
d’une femme ? Non, il lutterait, et si une voix au
monde pouvait vaincre sa résistance, c’était la
voix de la femme qu’il aimait.
Maintenant, autre doute, doute cruel qui
passait dans le cœur de Mme de Bellière avec la
douleur et le froid aigu d’un poignard :
Aimait-il ?
Cet esprit léger, ce cœur volage se résoudrait-
il à se fixer un moment, fût-ce pour contempler
un ange ?
N’en était-il pas de Fouquet, malgré tout son
génie, malgré toute sa probité, comme des
conquérants qui versent des larmes sur le champ
de bataille lorsqu’ils ont remporté la victoire ?
« Eh bien ! c’est de cela qu’il faut que je
m’éclaircisse, c’est sur cela qu’il faut que je le

193
juge, dit la marquise. Qui sait si ce cœur tant
convoité n’est pas un cœur vulgaire et plein
d’alliage, qui sait si cet esprit ne se trouvera pas
être, quand j’y appliquerai la pierre de touche,
d’une nature triviale et inférieure ? Allons !
allons ! s’écria-t-elle, c’est trop de doute, trop
d’hésitation, l’épreuve ! l’épreuve ! »
Elle regarda la pendule.
« Voilà sept heures, il doit être arrivé, c’est
l’heure des signatures. Allons ! »
Et, se levant avec une fébrile impatience, elle
marcha vers la glace, dans laquelle elle se souriait
avec l’énergique sourire du dévouement ; elle fit
jouer le ressort et tira le bouton de la sonnette.
Puis, comme épuisée à l’avance par la lutte
qu’elle venait d’engager, elle alla s’agenouiller
éperdue devant un vaste fauteuil, où sa tête
s’ensevelit dans ses mains tremblantes.
Dix minutes après, elle entendit grincer le
ressort de la porte.
La porte roula sur ses gonds invisibles.
Fouquet parut.

194
Il était pâle ; il était courbé sous le poids d’une
pensée amère.
Il n’accourait pas ; il venait, voilà tout.
Il fallait que la préoccupation fût bien
puissante pour que cet homme de plaisir, pour qui
le plaisir était tout, vînt si lentement à un
semblable appel.
En effet, la nuit, féconde en rêves douloureux,
avait amaigri ses traits d’ordinaire si noblement
insoucieux, avait tracé autour de ses yeux des
orbites de bistre.
Il était toujours beau, toujours noble, et
l’expression mélancolique de sa bouche,
expression si rare chez cet homme, donnait à sa
physionomie un caractère nouveau qui la
rajeunissait.
Vêtu de noir, la poitrine toute gonflée de
dentelles ravagées par sa main inquiète, le
surintendant s’arrêta l’œil plein de rêverie au
seuil de cette chambre où tant de fois il était venu
chercher le bonheur attendu.
Cette douceur morne, cette tristesse souriante

195
remplaçant l’exaltation de la joie, firent sur Mme
de Bellière, qui le regardait de loin, un effet
indicible.
L’œil d’une femme sait lire tout orgueil ou
toute souffrance sur les traits de l’homme qu’elle
aime ; on dirait qu’en raison de leur faiblesse,
Dieu a voulu accorder aux femmes plus qu’il
n’accorde aux autres créatures.
Elles peuvent cacher leurs sentiments à
l’homme ; l’homme ne peut leur cacher les siens.
La marquise devina d’un seul coup d’œil tout
le malheur du surintendant.
Elle devina une nuit passée sans sommeil, un
jour passé en déceptions.
Dès lors elle fut forte, elle sentait qu’elle
aimait Fouquet au-delà de toute chose.

Elle se releva, et, s’approchant de lui :


– Vous m’écriviez ce matin, dit-elle, que vous
commenciez à m’oublier, et que, moi que vous
n’aviez pas revue, j’avais sans doute fini de
penser à vous. Je viens vous démentir, monsieur,

196
et cela d’autant plus sûrement que je lis dans vos
yeux une chose.
– Laquelle, madame ? demanda Fouquet
étonné.
– C’est que vous ne m’avez jamais tant aimée
qu’à cette heure ; de même que vous devez lire
dans ma démarche, à moi, que je ne vous ai point
oublié.
– Oh ! vous, marquise, dit Fouquet, dont un
éclair de joie illumina un instant la noble figure,
vous, vous êtes un ange, et les hommes n’ont pas
le droit de douter de vous ! Ils n’ont donc qu’à
s’humilier et à demander grâce !
– Grâce vous soit donc accordée alors !
Fouquet voulut se mettre à genoux.
– Non, dit-elle, à côté de moi, asseyez-vous.
Ah ! voilà une pensée mauvaise qui passe dans
votre esprit !
– Et à quoi voyez-vous cela, madame ?
– À votre sourire, qui vient de gâter toute
votre physionomie. Voyons, à quoi songez-vous ?
Dites, soyez franc, pas de secrets entre amis ?

197
– Eh bien ! madame, dites-moi alors pourquoi
cette rigueur de trois ou quatre mois.
– Cette rigueur ?
– Oui ; ne m’avez-vous pas défendu de vous
visiter ?
– Hélas ! mon ami, dit Mme de Bellière avec
un profond soupir, parce que votre visite chez
moi vous a causé un grand malheur, parce que
l’on veille sur ma maison, parce que les mêmes
yeux qui vous ont vu pourraient vous voir encore,
parce que je trouve moins dangereux pour vous, à
moi de venir ici, qu’à vous de venir chez moi ;
enfin, parce que je vous trouve assez malheureux
pour ne pas vouloir augmenter encore votre
malheur...
Fouquet tressaillit.
Ces mots venaient de le rappeler aux soucis de
la surintendance, lui qui pendant quelques
minutes ne se souvenait plus que des espérances
de l’amant.
– Malheureux, moi ? dit-il en essayant un
sourire. Mais en vérité, marquise, vous me le

198
feriez croire avec votre tristesse. Ces beaux yeux
ne sont-ils donc levés sur moi que pour me
plaindre ? Oh ! j’attends d’eux un autre
sentiment.
– Ce n’est pas moi qui suis triste, monsieur :
regardez dans cette glace ; c’est vous.
– Marquise, je suis un peu pâle, c’est vrai,
mais c’est l’excès du travail ; le roi m’a demandé
hier de l’argent.
– Oui, quatre millions ; je sais cela.
– Vous le savez ! s’écria Fouquet, surpris. Et
comment le savez-vous ? C’est au jeu seulement,
après le départ des reines et en présence d’une
seule personne, que le roi...
– Vous voyez que je le sais ; cela suffit, n’est-
ce pas ? Eh bien ! continuez, mon ami : c’est que
le roi vous a demandé...
– Eh bien ! vous comprenez, marquise, il a
fallu se le procurer, puis le faire compter, puis le
faire enregistrer, c’est long. Depuis la mort de M.
de Mazarin, il y a un peu de fatigue et d’embarras
dans le service des finances. Mon administration

199
se trouve surchargée, voilà pourquoi j’ai veillé
cette nuit.
– De sorte que vous avez la somme ? demanda
la marquise, inquiète.
– Il ferait beau voir, marquise, répliqua
gaiement Fouquet, qu’un surintendant des
finances n’eût pas quatre pauvres millions dans
ses coffres.
– Oui, je crois que vous les avez ou que vous
les aurez.
– Comment, que je les aurai ?
– Il n’y a pas longtemps qu’il vous en avait
déjà fait demander deux.
– Il me semble, au contraire, qu’il y a un
siècle, marquise ; mais ne parlons plus argent, s’il
vous plaît.
– Au contraire, parlons-en, mon ami.
– Oh !
– Écoutez, je ne suis venue que pour cela.
– Mais que voulez-vous donc dire ? demanda
le surintendant, dont les yeux exprimèrent une

200
inquiète curiosité.
– Monsieur, est-ce une charge inamovible que
la surintendance ?
– Marquise !
– Vous voyez que je vous réponds, et
franchement même.
– Marquise, vous me surprenez, vous me
parlez comme un commanditaire.
– C’est tout simple : je veux placer de l’argent
chez vous, et, naturellement, je désire savoir si
vous êtes sûr.
– En vérité, marquise, je m’y perds et ne sais
plus où vous voulez en venir.
– Sérieusement, mon cher monsieur Fouquet,
j’ai quelques fonds qui m’embarrassent. Je suis
lasse d’acheter des terres et désire charger un ami
de faire valoir mon argent.
– Mais cela ne presse pas, j’imagine ? dit
Fouquet.
– Au contraire, cela presse, et beaucoup.
– Eh bien ! nous en causerons plus tard.

201
– Non pas plus tard, car mon argent est là.
La marquise montra le coffret au surintendant,
et, l’ouvrant, lui fit voir des liasses de billets et
une masse d’or.
Fouquet s’était levé en même temps que Mme
de Bellière ; il demeura un instant pensif ; puis
tout à coup, se reculant, il pâlit et tomba sur une
chaise en cachant son visage dans ses mains.
– Oh ! marquise ! marquise ! murmura-t-il.
– Eh bien ?
– Quelle opinion avez-vous donc de moi pour
me faire une pareille offre ?
– De vous ?
– Sans doute.
– Mais que pensez-vous donc vous-même ?
Voyons.
– Cet argent, vous me l’apportez pour moi :
vous me l’apportez parce que vous me savez
embarrassé. Oh ! ne niez pas. Je devine. Est-ce
que je ne connais pas votre cœur ?
– Eh bien ! si vous connaissez mon cœur, vous

202
voyez que c’est mon cœur que je vous offre.
– J’ai donc deviné ! s’écria Fouquet. Oh !
madame, en vérité, je ne vous ai jamais donné le
droit de m’insulter ainsi.
– Vous insulter ! dit-elle en pâlissant. Étrange
délicatesse humaine ! Vous m’aimez, m’avez-
vous dit ? Vous m’avez demandé au nom de cet
amour ma réputation, mon honneur ? Et quand je
vous offre mon argent, vous me refusez !
– Marquise, marquise, vous avez été libre de
garder ce que vous appelez votre réputation et
votre honneur. Laissez-moi la liberté de garder
les miens. Laissez-moi me ruiner, laissez-moi
succomber sous le fardeau des haines qui
m’environnent, sous le fardeau des fautes que j’ai
commises, sous le fardeau de mes remords
même ; mais, au nom du Ciel ! marquise, ne
m’écrasez pas sous ce dernier coup.
– Vous avez manqué tout à l’heure d’esprit,
monsieur Fouquet, dit-elle.
– C’est possible, madame.
– Et maintenant, voilà que vous manquez de

203
cœur.
Fouquet comprima de sa main crispée sa
poitrine haletante.
– Accablez-moi, madame, dit-il, je n’ai rien à
répondre.
– Je vous ai offert mon amitié, monsieur
Fouquet.
– Oui, madame ; mais vous vous êtes bornée
là.
– Ce que je fais est-il d’une amie ?
– Sans doute.
– Et vous refusez cette preuve de mon amitié ?
– Je la refuse.
– Regardez-moi, monsieur Fouquet.
Les yeux de la marquise étincelaient.
– Je vous offre mon amour.
– Oh ! madame ! dit Fouquet.
– Je vous aime, entendez-vous, depuis
longtemps ; les femmes ont comme les hommes
leur fausse délicatesse. Depuis longtemps je vous

204
aime, mais je ne voulais pas vous le dire.
– Oh ! fit Fouquet en joignant les mains.
– Eh bien ! je vous le dis. Vous m’avez
demandé cet amour à genoux, je vous l’ai refusé ;
j’étais aveugle comme vous l’étiez tout à l’heure.
Mon amour, je vous l’offre.
– Oui, votre amour, mais votre amour
seulement.
– Mon amour, ma personne, ma vie ! tout,
tout, tout !
– Oh ! mon Dieu ! s’écria Fouquet ébloui.
– Voulez-vous de mon amour ?
– Oh ! mais vous m’accablez sous le poids de
mon bonheur !
– Serez-vous heureux ? Dites, dites... si je suis
à vous, tout entière à vous ?
– C’est la félicité suprême !
– Alors, prenez-moi. Mais, si je vous fais le
sacrifice d’un préjugé, faites-moi celui d’un
scrupule.
– Madame, madame, ne me tentez pas !

205
– Mon ami, mon ami, ne me refusez pas !
– Oh ! faites attention à ce que vous
proposez !
– Fouquet, un mot... « Non !... » et j’ouvre
cette porte. Elle montra celle qui conduisait à la
rue. Et vous ne me verrez plus. Un autre mot...
« Oui !... » et je vous suis où vous voudrez, les
yeux fermés, sans défense, sans refus, sans
remords.
– Élise !... Élise !... Mais ce coffret ?
– C’est ma dot !
– C’est votre ruine ! s’écria Fouquet en
bouleversant l’or et les papiers ; il y a là un
million...
– Juste... Mes pierreries, qui ne me serviront
plus si vous ne m’aimez pas ; qui ne me serviront
plus si vous m’aimez comme je vous aime !
– Oh ! c’en est trop ! c’en est trop ! s’écria
Fouquet. Je cède, je cède : ne fût-ce que pour
consacrer un pareil dévouement. J’accepte la
dot...

206
– Et voici la femme, dit la marquise en se
jetant dans ses bras.

207
103

Le terrain de Dieu

Pendant ce temps, Buckingham et de Wardes


faisaient en bons compagnons et en harmonie
parfaite la route de Paris à Calais.
Buckingham s’était hâté de faire ses adieux,
de sorte qu’il en avait brusqué la meilleure partie.
Les visites à Monsieur et à Madame, à la jeune
reine et à la reine douairière avaient été
collectives.
Prévoyance de la reine mère, qui lui épargnait
la douleur de causer encore en particulier avec
Monsieur, qui lui épargnait le danger de revoir
Madame.
Buckingham embrassa de Guiche et Raoul ; il
assura le premier de toute sa considération ; le
second d’une constante amitié destinée à

208
triompher de tous les obstacles et à ne se laisser
ébranler ni par la distance ni par le temps.
Les fourgons avaient déjà pris les devants ; il
partit le soir en carrosse avec toute sa maison.
De Wardes, tout froissé d’être pour ainsi dire
emmené à la remorque par cet Anglais, avait
cherché dans son esprit subtil tous les moyens
d’échapper à cette chaîne ; mais nul ne lui avait
donné assistance, et force lui était de porter la
peine de son mauvais esprit et de sa causticité.
Ceux à qui il eût pu s’ouvrir, en qualité de
gens spirituels l’eussent raillé sur la supériorité
du duc.
Les autres esprits, plus lourds, mais plus
sensés, lui eussent allégué les ordres du roi, qui
défendaient le duel.
Les autres enfin, et c’étaient les plus
nombreux, qui, par charité chrétienne ou par
amour-propre national, lui eussent prêté
assistance, ne se souciaient point d’encourir une
disgrâce, et eussent tout au plus prévenu les
ministres d’un départ qui pouvait dégénérer en un

209
petit massacre.
Il en résulta que, tout bien pesé, de Wardes fit
son portemanteau, prit deux chevaux, et, suivi
d’un seul laquais, s’achemina vers la barrière où
le carrosse de Buckingham le devait prendre.
Le duc reçut son adversaire comme il eût fait
de la plus aimable connaissance, se rangea pour
le faire asseoir, lui offrit des sucreries, étendit sur
lui le manteau de martre zibeline jeté sur le siège
de devant. Puis on causa :
De la cour, sans parler de Madame ;
De Monsieur, sans parler de son ménage ;
Du roi, sans parler de sa belle-sœur ;
De la reine mère, sans parler de sa bru ;
Du roi d’Angleterre, sans parler de sa sœur ;
De l’état de cœur de chacun des voyageurs,
sans prononcer aucun nom dangereux.
Aussi le voyage, qui se faisait à petites
journées, fut-il charmant.
Aussi Buckingham, véritablement Français
par l’esprit et l’éducation, fut-il enchanté d’avoir

210
si bien choisi son partner.
Bons repas effleurés du bout des dents, essais
de chevaux dans les belles prairies que coupait la
route, chasses aux lièvres, car Buckingham avait
ses lévriers. Tel fut l’emploi du temps.
Le duc ressemblait un peu à ce beau fleuve de
Seine, qui embrasse mille fois la France dans ses
méandres amoureux avant de se décider à gagner
l’Océan.
Mais, en quittant la France, c’était surtout la
Française nouvelle qu’il avait amenée à Paris que
Buckingham regrettait ; pas une de ses pensées
qui ne fût un souvenir et, par conséquent, un
regret.
Aussi quand, parfois, malgré sa force sur lui-
même, il s’abîmait dans ses pensées, de Wardes
le laissait-il tout entier à ses rêveries.
Cette délicatesse eût certainement touché
Buckingham et changé ses dispositions à l’égard
de de Wardes, si celui-ci, tout en gardant le
silence, eût eu l’œil moins méchant et le sourire
moins faux.

211
Mais les haines d’instinct sont inflexibles ;
rien ne les éteint ; un peu de cendre les recouvre
parfois, mais sous cette cendre elles couvent plus
furieuses.
Après avoir épuisé toutes les distractions que
présentait la route, on arriva, comme nous
l’avons dit, à Calais.
C’était vers la fin du sixième jour.
Dès la veille, les gens du duc avaient pris les
devants et avaient frété une barque. Cette barque
était destinée à aller joindre le petit yacht qui
courait des bordées en vue, ou s’embossait,
lorsqu’il sentait ses ailes blanches fatiguées, à
deux ou trois portées de canon de la jetée.
Cette barque allant et venant devait porter tous
les équipages du duc.
Les chevaux avaient été embarqués ; on les
hissait de la barque sur le pont du bâtiment dans
des paniers faits exprès, et ouatés de telle façon
que leurs membres, dans les plus violentes crises
même de terreur ou d’impatience, ne quittaient
pas l’appui moelleux des parois, et que leur poil

212
n’était pas même rebroussé.
Huit de ces paniers juxtaposés emplissaient la
cale. On sait que, pendant les courtes traversées,
les chevaux tremblants ne mangent point et
frissonnent en présence des meilleurs aliments
qu’ils eussent convoités sur terre.
Peu à peu l’équipage entier du duc fut
transporté à bord du yacht, et alors ses gens
revinrent lui annoncer que tout était prêt, et que,
lorsqu’il voudrait s’embarquer avec le
gentilhomme français, on n’attendait plus qu’eux.
Car nul ne supposait que le gentilhomme
français pût avoir à régler avec milord duc autre
chose que des comptes d’amitié.
Buckingham fit répondre au patron du yacht
qu’il eût à se tenir prêt, mais que la mer était
belle, que la journée promettant un coucher de
soleil magnifique, il comptait ne s’embarquer que
la nuit et profiter de la soirée pour faire une
promenade sur la grève.
D’ailleurs, il ajouta que, se trouvant en
excellente compagnie, il n’avait pas la moindre

213
hâte de s’embarquer.
En disant cela, il montra aux gens qui
l’entouraient le magnifique spectacle du ciel
empourpré à l’horizon, et d’un amphithéâtre de
nuages floconneux qui montaient du disque du
soleil jusqu’au zénith, en affectant les formes
d’une chaîne de montagnes aux sommets entassés
les uns sur les autres.
Tout cet amphithéâtre était teint à sa base
d’une espèce de mousse sanglante, se fondant
dans des teintes d’opale et de nacre au fur et à
mesure que le regard montait de la base au
sommet. La mer, de son côté, se teignait de ce
même reflet, et sur chaque cime de vague bleue
dansait un point lumineux comme un rubis
exposé au reflet d’une lame.

Tiède soirée, parfums salins chers aux


rêveuses imaginations, vent d’est épais et
soufflant en harmonieuses rafales, puis au loin le
yacht se profilant en noir avec ses agrès à jour,
sur le fond empourpré du ciel, et çà et là sur
l’horizon les voiles latines courbées sous l’azur

214
comme l’aile d’une mouette qui plonge, le
spectacle, en effet, valait bien qu’on l’admirât. La
foule des curieux suivit les valets dorés, parmi
lesquels, voyant l’intendant et le secrétaire, elle
croyait voir le maître et son ami.
Quant à Buckingham, simplement vêtu d’une
veste de satin gris et d’un pourpoint de petit
velours violet, le chapeau sur les yeux, sans
ordres ni broderies, il ne fut pas plus remarqué
que de Wardes, vêtu de noir comme un
procureur.
Les gens du duc avaient reçu l’ordre de tenir
une barque prête au môle et de surveiller
l’embarquement de leur maître, sans venir à lui
avant que lui ou son ami appelât.
– Quelque chose qu’ils vissent, avait-il ajouté
en appuyant sur ces mots de façon qu’ils fussent
compris.
Après quelques pas faits sur la plage :
– Je crois, monsieur, dit Buckingham à de
Wardes, je crois qu’il va falloir nous faire nos
adieux. Vous le voyez, la mer monte ; dans dix

215
minutes elle aura tellement imbibé le sable où
nous marchons, que nous serons hors d’état de
sentir le sol.
– Milord, je suis à vos ordres ; mais...
– Mais nous sommes encore sur le terrain du
roi, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Eh bien ! venez ; il y a là-bas, comme vous
le voyez, une espèce d’île entourée par une
grande flaque circulaire ; la flaque va
s’augmentant et l’île disparaissant de minute en
minute. Cette île est bien à Dieu, car elle est entre
deux mers et le roi ne l’a point sur ses cartes. La
voyez-vous ?
– Je la vois. Nous ne pouvons même guère
l’atteindre maintenant sans nous mouiller les
pieds.
– Oui ; mais remarquez qu’elle forme une
éminence assez élevée, et que la mer monte de
chaque côté en épargnant sa cime. Il en résulte
que nous serons à merveille sur ce petit théâtre.
Que vous en semble ?

216
– Je serai bien partout où mon épée aura
l’honneur de rencontrer la vôtre, milord.
– Eh bien ! allons donc. Je suis désespéré de
vous faire mouiller les pieds, monsieur de
Wardes ; mais il est nécessaire, je crois, que vous
puissiez dire au roi : « Sire, je ne me suis point
battu sur la terre de Votre Majesté. » C’est peut-
être un peu bien subtil, mais depuis Port-Royal1
vous nagez dans les subtilités. Oh ! ne nous en
plaignons pas, cela vous donne un fort charmant
esprit, et qui n’appartient qu’à vous autres. Si
vous voulez bien, nous nous hâterons, monsieur
de Wardes, car voici la mer qui monte et la nuit
qui vient.
– Si je ne marchais pas plus vite, milord,
c’était pour ne point passer devant Votre Grâce.
Êtes-vous à pied sec, monsieur le duc ?
– Oui, jusqu’à présent. Regardez donc là-bas :
voici mes drôles qui ont peur de nous voir nous

1
Allusion probable à la Logique de Port-Royal ou Art de
penser de Antoine Arnauld et Pierre Nicole, écrite pour
l’éducation du jeune duc de Chevreuse, qui ne fut publiée qu’en
1662.

217
noyer et qui viennent faire une croisière avec le
canot. Voyez donc comme ils dansent sur la
pointe des lames, c’est curieux ; mais cela me
donne le mal de mer. Voudriez-vous me
permettre de leur tourner le dos ?
– Vous remarquerez qu’en leur tournant le dos
vous aurez le soleil en face, milord.
– Oh ! il est bien faible à cette heure et aura
bien vite disparu ; ne vous inquiétez donc point
de cela.
– Comme vous voudrez, milord ; ce que j’en
disais, c’était par délicatesse.
– Je le sais, monsieur de Wardes, et j’apprécie
votre observation. Voulez-vous ôter nos
pourpoints ?
– Décidez, milord.
– C’est plus commode.
– Alors je suis tout prêt.
– Dites-moi, là, sans façon, monsieur de
Wardes, si vous vous sentez mal sur le sable
mouillé, ou si vous vous croyez encore un peu
trop sur le territoire français ? Nous nous battrons

218
en Angleterre ou sur mon yacht.
– Nous sommes fort bien ici, milord ;
seulement j’aurai l’honneur de vous faire
observer que, comme la mer monte, nous aurons
à peine le temps...
Buckingham fit un signe d’assentiment, ôta
son pourpoint et le jeta sur le sable.
De Wardes en fit autant.
Les deux corps, blancs comme deux fantômes
pour ceux qui les regardaient du rivage, se
dessinaient sur l’ombre d’un rouge violet qui
descendait du ciel.
– Ma foi ! monsieur le duc, nous ne pouvons
guère rompre, dit de Wardes. Sentez-vous comme
nos pieds tiennent dans le sable ?
– J’y suis enfoncé jusqu’à la cheville, dit
Buckingham, sans compter que voilà l’eau qui
nous gagne.
– Elle m’a gagné déjà... Quand vous voudrez,
monsieur le duc.
De Wardes mit l’épée à la main.

219
Le duc l’imita.
– Monsieur de Wardes, dit alors Buckingham,
un dernier mot, s’il vous plaît... Je me bats contre
vous, parce que je ne vous aime pas, parce que
vous m’avez déchiré le cœur en raillant certaine
passion que j’ai, que j’avoue en ce moment, et
pour laquelle je serais très heureux de mourir.
Vous êtes un méchant homme, monsieur de
Wardes, et je veux faire tous mes efforts pour
vous tuer ; car, je le sens, si vous ne mourez pas
de ce coup, vous ferez dans l’avenir beaucoup de
mal à mes amis. Voilà ce que j’avais à vous dire,
monsieur de Wardes.
Et Buckingham salua.
– Et moi, milord, voici ce que j’ai à vous
répondre : je ne vous haïssais pas ; mais,
maintenant que vous m’avez deviné, je vous hais,
et vais faire tout ce que je pourrai pour vous tuer.
Et de Wardes salua Buckingham.
Au même instant, les fers se croisèrent ; deux
éclairs se joignirent dans la nuit.
Les épées se cherchaient, se devinaient, se

220
touchaient.
Tous deux étaient habiles tireurs ; les
premières passes n’eurent aucun résultat.
La nuit s’était avancée rapidement ; la nuit
était si sombre, qu’on attaquait et se défendait
d’instinct.
Tout à coup de Wardes sentit son fer arrêté ; il
venait de piquer l’épaule de Buckingham.
L’épée du duc s’abaissa avec son bras.
– Oh ! fit-il.
– Touché, n’est-ce pas, milord ? dit de Wardes
en reculant de deux pas.
– Oui, monsieur, mais légèrement.
– Cependant, vous avez quitté la garde.
– C’est le premier effet du froid du fer, mais je
suis remis. Recommençons, s’il vous plaît,
monsieur.
Et, dégageant avec un sinistre froissement de
lame, le duc déchira la poitrine du marquis.
– Touché aussi, dit-il.

221
– Non, dit de Wardes restant ferme à sa place.
– Pardon ; mais, voyant votre chemise toute
rouge.... dit Buckingham.
– Alors, dit de Wardes furieux, alors... à vous !
Et, se fendant à fond, il traversa l’avant-bras
de Buckingham. L’épée passa entre les deux os.
Buckingham sentit son bras droit paralysé ; il
avança le bras gauche, saisit son épée, prête à
tomber de sa main inerte, et avant que de Wardes
se fût remis en garde, il lui traversa la poitrine.
De Wardes chancela, ses genoux plièrent, et,
laissant son épée engagée encore dans le bras du
duc, il tomba dans l’eau qui se rougit d’un reflet
plus réel que celui que lui envoyaient les nuages.
De Wardes n’était pas mort. Il sentit le danger
effroyable dont il était menacé : la mer montait.
Le duc sentit le danger aussi. Avec un effort et
un cri de douleur, il arracha le fer demeuré dans
son bras ; puis, se retournant vers de Wardes :
– Est-ce que vous êtes mort, marquis ? dit-il.
– Non, répliqua de Wardes d’une voix

222
étouffée par le sang qui montait de ses poumons à
sa gorge, mais peu s’en faut.
– Eh bien qu’y a-t-il à faire ? Voyons, pouvez-
vous marcher ?
Buckingham le souleva sur un genou.
– Impossible, dit-il.
Puis, retombant :
– Appelez vos gens, fit-il, ou je me noie.
– Holà ! cria Buckingham ; holà ! de la
barque ! nagez vivement, nagez !
La barque fit force de rames.
Mais la mer montait plus vite que la barque ne
marchait.
Buckingham vit de Wardes prêt à être
recouvert par une vague : de son bras gauche,
sain et sans blessure, il lui fit une ceinture et
l’enleva.
La vague monta jusqu’à mi-corps, mais ne put
l’ébranler.
Mais à peine eut-il fait dix pas qu’une seconde
vague, accourant plus haute, plus menaçante, plus

223
furieuse que la première, vint le frapper à la
hauteur de la poitrine, le renversa, l’ensevelit.
Puis, le reflux l’emportant, elle laissa un
instant à découvert le duc et de Wardes couchés
sur le sable.
De Wardes était évanoui.
En ce moment quatre matelots du duc, qui
comprirent le danger, se jetèrent à la mer et en
une seconde furent près du duc.
Leur terreur fut grande lorsqu’ils virent leur
maître se couvrir de sang à mesure que l’eau dont
il était imprégné coulait vers les genoux et les
pieds.
Ils voulurent l’emporter.
– Non, non ! dit le duc ; à terre ! à terre, le
marquis !
– À mort ! à mort, le Français ! crièrent
sourdement les Anglais.
– Misérables drôles ! s’écria le duc se dressant
avec un geste superbe qui les arrosa de sang,
obéissez. M. de Wardes à terre, M. de Wardes en
sûreté avant toutes choses ou je vous fais pendre !

224
La barque s’était approchée pendant ce temps.
Le secrétaire et l’intendant sautèrent à leur tour à
la mer et s’approchèrent du marquis. Il ne donnait
plus signe de vie.
– Je vous recommande cet homme sur votre
tête, dit le duc. Au rivage ! M. de Wardes au
rivage !
On le prit à bras et on le porta jusqu’au sable
sec.
Quelques curieux et cinq ou six pêcheurs
s’étaient groupés sur le rivage, attirés par le
singulier spectacle de deux hommes se battant
avec de l’eau jusqu’aux genoux.
Les pêcheurs, voyant venir à eux un groupe
d’hommes portant un blessé, entrèrent, de leur
côté, jusqu’à mi-jambe dans la mer. Les Anglais
leur remirent le blessé au moment où celui-ci
commençait à rouvrir les yeux.
L’eau salée de la mer et le sable fin s’étaient
introduits dans ses blessures et lui causaient
d’inexprimables souffrances.
Le secrétaire du duc tira de sa poche une

225
bourse pleine et la remit à celui qui paraissait le
plus considérable d’entre les assistants.
– De la part de mon maître, milord duc de
Buckingham, dit-il, pour que l’on prenne de M. le
marquis de Wardes tous les soins imaginables.
Et il s’en retourna, suivi des siens, jusqu’au
canot que Buckingham avait regagné à grand-
peine, mais seulement lorsqu’il avait vu de
Wardes hors de danger.
La mer était déjà haute ; les habits brodés et
les ceintures de soie furent noyés. Beaucoup de
chapeaux furent enlevés par les lames.
Quant aux habits de milord duc et à ceux de de
Wardes, le flux les avait portés vers le rivage.
On enveloppa de Wardes dans l’habit du duc,
croyant que c’était le sien, et on le transporta à
bras vers la ville.

226
104

Triple amour

Depuis le départ de Buckingham, de Guiche se


figurait que la terre lui appartenait sans partage.
Monsieur, qui n’avait plus le moindre sujet de
jalousie et qui, d’ailleurs, se laissait accaparer par
le chevalier de Lorraine, accordait dans sa maison
autant de liberté que les plus exigeants pouvaient
en souhaiter.
De son côté, le roi, qui avait pris goût à la
société de Madame, imaginait plaisirs sur plaisirs
pour égayer le séjour de Paris, en sorte qu’il ne se
passait pas un jour sans une fête au Palais-Royal
ou une réception chez Monsieur.
Le roi faisait disposer Fontainebleau pour y
recevoir la cour, et tout le monde s’employait
pour être du voyage. Madame menait la vie la

227
plus occupée. Sa voix, sa plume ne s’arrêtaient
pas un moment.
Les conversations avec de Guiche prenaient
peu à peu l’intérêt auquel on ne peut méconnaître
les préludes des grandes passions.
Lorsque les yeux languissent à propos d’une
discussion sur des couleurs d’étoffes, lorsque l’on
passe une heure à analyser les mérites et le
parfum d’un sachet ou d’une fleur, il y a dans ce
genre de conversation des mots que tout le monde
peut entendre, mais il y a des gestes ou des
soupirs que tout le monde ne peut voir.
Quand Madame avait bien causé avec M. de
Guiche, elle causait avec le roi, qui lui rendait
visite régulièrement chaque jour. On jouait, on
faisait des vers, on choisissait des devises et des
emblèmes ; ce printemps n’était pas seulement le
printemps de la nature, c’était la jeunesse de tout
un peuple dont cette cour formait la tête.
Le roi était beau, jeune, galant plus que tout le
monde. Il aimait amoureusement toutes les
femmes, même la reine sa femme.

228
Seulement le grand roi était le plus timide ou
le plus réservé de son royaume, tant qu’il ne
s’était pas avoué à lui-même ses sentiments.
Cette timidité le retenait dans les limites de la
simple politesse, et nulle femme ne pouvait se
vanter d’avoir la préférence sur une autre.
On pouvait pressentir que le jour où il se
déclarerait serait l’aurore d’une souveraineté
nouvelle ; mais il ne se déclarait pas. M. de
Guiche en profitait pour être le roi de toute la
cour amoureuse.
On l’avait dit au mieux avec Mlle de
Montalais, on l’avait dit assidu près de Mlle de
Châtillon ; maintenant il n’était plus même civil
avec aucune femme de la cour. Il n’avait d’yeux,
d’oreilles que pour une seule.
Aussi prenait-il insensiblement sa place chez
Monsieur, qui l’aimait et le retenait le plus
possible dans sa maison.
Naturellement sauvage, il s’éloignait trop
avant l’arrivée de Madame ; une fois que
Madame était arrivée, il ne s’éloignait plus assez.

229
Ce qui, remarqué de tout le monde, le fut
particulièrement du mauvais génie de la maison,
le chevalier de Lorraine, à qui Monsieur
témoignait un vif attachement parce qu’il avait
l’humeur joyeuse, même dans ses méchancetés,
et qu’il ne manquait jamais d’idées pour
employer le temps.
Le chevalier de Lorraine, disons-nous, voyant
que de Guiche menaçait de le supplanter, eut
recours au grand moyen. Il disparut, laissant
Monsieur bien empêché.
Le premier jour de sa disparition, Monsieur ne
le chercha presque pas, car de Guiche était là, et,
sauf les entretiens avec Madame, il consacrait
bravement les heures du jour et de la nuit au
prince.
Mais le second jour, Monsieur, ne trouvant
personne sous la main, demanda où était le
chevalier.
Il lui fut répondu que l’on ne savait pas.
De Guiche, après avoir passé sa matinée à
choisir des broderies et des franges avec

230
Madame, vint consoler le prince. Mais, après le
dîner, il y avait encore des tulipes et des
améthystes à estimer ; de Guiche retourna dans le
cabinet de Madame.
Monsieur demeura seul ; c’était l’heure de sa
toilette : il se trouva le plus malheureux des
hommes et demanda encore si l’on avait des
nouvelles du chevalier.
– Nul ne sait où trouver M. le chevalier, fut la
réponse que l’on rendit au prince.
Monsieur, ne sachant plus où porter son ennui,
s’en alla en robe de chambre et coiffé chez
Madame.
Il y avait là grand cercle de gens qui riaient et
chuchotaient à tous les coins : ici un groupe de
femmes autour d’un homme et des éclats
étouffés ; là Manicamp et Malicorne pillés par
Montalais, Mlle de Tonnay-Charente et deux
autres rieuses.
Plus loin, Madame, assise sur des coussins, et
de Guiche éparpillant, à genoux près d’elle, une
poignée de perles et de pierres dans lesquelles le

231
doigt fin et blanc de la princesse désignait celles
qui lui plaisaient le plus.
Dans un autre coin, un joueur de guitare qui
chantonnait des séguedilles espagnoles dont
Madame raffolait depuis qu’elle les avait entendu
chanter à la jeune reine avec une certaine
mélancolie ; seulement ce que l’Espagnole avait
chanté avec des larmes dans les paupières,
l’Anglaise le fredonnait avec un sourire qui
laissait voir ses dents de nacre.
Ce cabinet, ainsi habité, présentait la plus
riante image du plaisir.
En entrant, Monsieur fut frappé de voir tant de
gens qui se divertissaient sans lui. Il en fut
tellement jaloux, qu’il ne put s’empêcher de dire
comme un enfant :
– Eh quoi ! vous vous amusez ici, et moi, je
m’ennuie tout seul !
Sa voix fut comme le coup de tonnerre qui
interrompt le gazouillement d’oiseaux sous le
feuillage ; il se fit un grand silence.
De Guiche fut debout en un moment.

232
Malicorne se fit petit derrière les jupes de
Montalais.
Manicamp se redressa et prit ses grands airs de
cérémonie.
Le guitarrero fourra sa guitare sous une table
et tira le tapis pour la dissimuler aux yeux du
prince.
Madame seule ne bougea point, et, souriant à
son époux, lui répondit :
– Est-ce que ce n’est pas l’heure de votre
toilette ?
– Que l’on choisit pour se divertir, grommela
le prince.

Ce mot malencontreux fut le signal de la


déroute : les femmes s’enfuirent comme une
volée d’oiseaux effrayés ; le joueur de guitare
s’évanouit comme une ombre ; Malicorne,
toujours protégé par Montalais, qui élargissait sa
robe, se glissa derrière une tapisserie. Pour
Manicamp, il vint en aide à de Guiche, qui,
naturellement, restait auprès de Madame, et tous

233
deux soutinrent bravement le choc avec la
princesse. Le comte était trop heureux pour en
vouloir au mari ; mais Monsieur en voulait à sa
femme.
Il lui fallait un motif de querelle ; il le
cherchait, et le départ précipité de cette foule, si
joyeuse avant son arrivée et si troublée par sa
présence, lui servit de prétexte.
– Pourquoi donc prend-on la fuite à mon
aspect ? dit-il d’un ton rogue.
Madame répliqua froidement que, toutes les
fois que le maître paraissait, la famille se tenait à
l’écart par respect.
Et, en disant ces mots, elle fit une mine si
drôle et si plaisante, que de Guiche et Manicamp
ne purent se retenir. Ils éclatèrent de rire ;
madame les imita ; l’accès gagna Monsieur lui-
même, qui fut forcé de s’asseoir, parce que, en
riant, il perdait trop de sa gravité.
Enfin il cessa, mais sa colère s’était
augmentée. Il était encore plus furieux de s’être
laissé aller à rire qu’il ne l’avait été de voir rire

234
les autres.
Il regardait Manicamp avec de gros yeux,
n’osant pas montrer sa colère au comte de
Guiche.
Mais, sur un signe qu’il fit avec trop de dépit,
Manicamp et de Guiche sortirent.
En sorte que Madame, demeurée seule, se mit
à ramasser tristement ses perles, ne rit plus du
tout et parla encore moins.
– Je suis bien aise de voir, dit le duc, que l’on
me traite comme un étranger chez vous, madame.
Et il sortit exaspéré. En chemin, il rencontra
Montalais, qui veillait dans l’antichambre.
– Il fait beau venir vous voir, dit-il, mais à la
porte.
Montalais fit la révérence la plus profonde.
– Je ne comprends pas bien, dit-elle, ce que
Votre Altesse Royale me fait l’honneur de me
dire.
– Je dis, mademoiselle, que quand vous riez
tous ensemble, dans l’appartement de Madame,

235
est mal venu celui qui ne reste pas dehors.
– Votre Altesse Royale ne pense pas et ne
parle pas ainsi pour elle, sans doute ?
– Au contraire, mademoiselle, c’est pour moi
que je parle, c’est à moi que je pense. Certes, je
n’ai pas lieu de m’applaudir des réceptions qui
me sont faites ici. Comment ! pour un jour qu’il y
a chez Madame, chez moi, musique et assemblée,
pour un jour que je compte me divertir un peu à
mon tour, on s’éloigne !... Ah çà ! craignait-on
donc de me voir, que tout le monde a pris la fuite
en me voyant ?... On fait donc mal, quand je suis
absent ?...
– Mais, repartit Montalais, on ne fait pas
aujourd’hui, monseigneur, autre chose que l’on
ne fasse les autres jours.
– Quoi ! tous les jours on rit comme cela !
– Mais, oui, monseigneur.
– Tous les jours, ce sont des groupes comme
ceux que je viens de voir ?
– Absolument pareils, monseigneur.
– Et enfin tous les jours on racle le boyau ?

236
– Monseigneur, la guitare est d’aujourd’hui ;
mais, quand nous n’avons pas de guitare, nous
avons les violons et les flûtes ; des femmes
s’ennuient sans musique.
– Peste ! et des hommes ?
– Quels hommes, monseigneur ?
– M. de Guiche, M. de Manicamp et les
autres.
– Tous de la maison de Monseigneur.
– Oui, oui, vous avez raison, mademoiselle.
Et le prince rentra dans ses appartements : il
était tout rêveur. Il se précipita dans le plus
profond de ses fauteuils, sans se regarder au
miroir.
– Où peut être le chevalier ? dit-il.
Il y avait un serviteur auprès du prince.
Sa question fut entendue.
– On ne sait, monseigneur.
– Encore cette réponse !... Le premier qui me
répondra : « Je ne sais », je le chasse.

237
Tout le monde, à cette parole, s’enfuit de chez
Monsieur comme on s’était enfui de chez
Madame.
Alors le prince entra dans une colère
inexprimable. Il donna du pied dans un
chiffonnier, qui roula sur le parquet brisé en
trente morceaux.
Puis, du plus grand sang-froid, il alla aux
galeries, et renversa l’un sur l’autre un vase
d’émail, une aiguière de porphyre et un
candélabre de bronze. Le tout fit un fracas
effroyable. Tout le monde parut aux portes.
– Que veut Monseigneur ? se hasarda de dire
timidement le capitaine des gardes.
– Je me donne de la musique, répliqua
Monseigneur en grinçant des dents.
Le capitaine des gardes envoya chercher le
médecin de Son Altesse Royale.
Mais avant le médecin, arriva Malicorne, qui
dit au prince :
– Monseigneur, M. le chevalier de Lorraine
me suit.

238
Le duc regarda Malicorne et lui sourit.
Le chevalier entra en effet.

239
105

La jalousie de M. de Lorraine

Le duc d’Orléans poussa un cri de satisfaction


en apercevant le chevalier de Lorraine.
– Ah ! c’est heureux, dit-il, par quel hasard
vous voit-on ? N’étiez-vous pas disparu, comme
on le disait ?
– Mais, oui, monseigneur.
– Un caprice ?
– Un caprice ! moi, avoir des caprices avec
Votre Altesse ? Le respect...
– Laisse là le respect, auquel tu manques tous
les jours. Je t’absous. Pourquoi étais-tu parti ?
– Parce que j’étais parfaitement inutile à
Monseigneur.
– Explique-toi ?

240
– Monseigneur a près de lui des gens plus
divertissants que je ne le serai jamais. Je ne me
sens pas de force à lutter, moi ; je me suis retiré.
– Toute cette réserve n’a pas le sens commun.
Quels sont ces gens contre qui tu ne veux pas
lutter ? Guiche ?
– Je ne nomme personne.
– C’est absurde ! Guiche te gêne ?
– Je ne dis pas cela, monseigneur ; ne me
faites pas parler : vous savez bien que de Guiche
est de nos bons amis.
– Qui, alors ?
– De grâce, monseigneur, brisons là, je vous
en supplie.
Le chevalier savait bien que l’on irrite la
curiosité comme la soif en éloignant le breuvage
ou l’explication.
– Non, je veux savoir pourquoi tu as disparu.
– Eh bien ! je vais vous le dire ; mais ne le
prenez pas en mauvaise part.
– Parle.

241
– Je me suis aperçu que je gênais.
– Qui ?
– Madame.
– Comment cela ? dit le duc étonné.
– C’est tout simple : Madame est peut-être
jalouse de l’attachement que vous voulez bien
avoir pour moi.
– Elle te le témoigne ?
– Monseigneur, Madame ne m’adresse jamais
la parole, surtout depuis un certain temps.
– Quel temps ?
– Depuis que M. de Guiche lui ayant plu
mieux que moi, elle le reçoit à toute heure1.
Le duc rougit.
– À toute heure... Qu’est-ce que ce mot-là,
chevalier ? dit-il sévèrement.
– Vous voyez bien, monseigneur, que je vous

1
Historiquement, le chevalier de Lorraine, né en 1643,
n’apparaît que tardivement dans les démêlés conjugaux de
Monsieur et de Madame, vers 1667.

242
ai déplu ; j’en étais bien sûr.
– Vous ne me déplaisez pas, mais vous dites
les choses un peu vivement. En quoi Madame
préfère-t-elle Guiche à vous ?
– Je ne dirai plus rien, fit le chevalier avec un
salut plein de cérémonie.
– Au contraire, j’entends que vous parliez. Si
vous vous êtes retiré pour cela, vous êtes donc
bien jaloux ?
– Il faut être jaloux quand on aime,
monseigneur ; est-ce que Votre Altesse n’est pas
jalouse de Madame ? est-ce que Votre Altesse, si
elle voyait toujours quelqu’un près de Madame,
et quelqu’un traité favorablement, ne prendrait
pas de l’ombrage ? On aime ses amis comme ses
amours. Votre Altesse Royale m’a fait
quelquefois l’insigne honneur de m’appeler son
ami.
– Oui, oui, mais voilà encore un mot
équivoque ; chevalier, vous avez la conversation
malheureuse.
– Quel mot, monseigneur ?

243
– Vous avez dit : Traité favorablement...
Qu’entendez-vous par ce favorablement ?
– Rien que de fort simple, monseigneur, dit le
chevalier avec une grande bonhomie. Ainsi, par
exemple, quand un mari voit sa femme appeler de
préférence tel ou tel homme près d’elle ; quand
cet homme se trouve toujours à la tête de son lit
ou bien à la portière de son carrosse ; lorsqu’il y a
toujours une petite place pour le pied de cet
homme dans la circonférence des robes de la
femme ; lorsque les gens se rencontrent hors des
appels de la conversation ; lorsque le bouquet de
celle-ci est de la couleur des rubans de celui-là ;
lorsque les musiques sont dans l’appartement, les
soupers dans les ruelles ; lorsque, le mari
paraissant, tout se tait chez la femme ; lorsque le
mari se trouve avoir soudain pour compagnon le
plus assidu, le plus tendre des hommes qui, huit
jours auparavant, semblait le moins à lui... alors...
– Alors, achève.
– Alors, je dis, monseigneur, qu’on est peut-
être jaloux ; mais tous ces détails-là ne sont pas
de mise, il ne s’agit en rien de cela dans notre

244
conversation.
Le duc s’agitait et se combattait évidemment.
– Vous ne me dites pas, finit-il par dire,
pourquoi vous vous éloignâtes. Tout à l’heure,
vous disiez que c’était dans la crainte de gêner,
vous ajoutiez même que vous aviez remarqué de
la part de Madame un penchant à fréquenter un
de Guiche.
– Ah ! monseigneur, je n’ai pas dit cela.
– Si fait.
– Mais si je l’ai dit, je ne voyais rien là que
d’innocent.
– Enfin, vous voyiez quelque chose ?
– Monseigneur m’embarrasse.
– Qu’importe ! parlez. Si vous dites la vérité,
pourquoi vous embarrasser ?
– Je dis toujours la vérité, monseigneur, mais
j’hésite toujours aussi quand il s’agit de répéter
ce que disent les autres.
– Ah ! vous répétez... Il paraît qu’on a dit
alors ?

245
– J’avoue qu’on m’a parlé.
– Qui ?
Le chevalier prit un air presque courroucé.
– Monseigneur, dit-il, vous me soumettez à
une question, vous me traitez comme un accusé
sur la sellette... et les bruits qui effleurent en
passant l’oreille d’un gentilhomme n’y séjournent
pas. Votre Altesse veut que je grandisse le bruit à
la hauteur d’un événement.
– Enfin, s’écria le duc avec dépit, un fait
constant, c’est que vous vous êtes retiré à cause
de ce bruit.
– Je dois dire la vérité : on m’a parlé des
assiduités de M. de Guiche près de Madame, rien
de plus ; plaisir innocent, je le répète, et, de plus,
permis ; mais, monseigneur, ne soyez pas injuste
et ne poussez pas les choses à l’excès. Cela ne
vous regarde pas.
– Il ne me regarde pas qu’on parle des
assiduités de Guiche chez Madame ?...
– Non, monseigneur, non ; et ce que je vous
dis, je le dirais à de Guiche lui-même, tant je vois

246
en beau la cour qu’il fait à Madame ; je le lui
dirais à elle-même. Seulement vous comprenez
ce que je crains ? Je crains de passer pour un
jaloux de faveur, quand je ne suis qu’un jaloux
d’amitié. Je connais votre faible, je connais que,
quand vous aimez, vous êtes exclusif. Or, vous
aimez Madame, et d’ailleurs qui ne l’aimerait
pas ? Suivez bien le cercle où je me promène :
Madame a distingué dans vos amis le plus beau et
le plus attrayant ; elle va vous influencer de telle
façon au sujet de celui-là, que vous négligerez les
autres. Un dédain de vous me ferait mourir ; c’est
assez déjà de supporter ceux de Madame. J’ai
donc pris mon parti, monseigneur, de céder la
place au favori dont j’envie le bonheur, tout en
professant pour lui une amitié sincère et une
sincère admiration. Voyons, avez-vous quelque
chose contre ce raisonnement ? Est-il d’un galant
homme ? La conduite est-elle d’un brave ami ?
Répondez au moins, vous qui m’avez si rudement
interrogé.
Le duc s’étaient assis, il tenait sa tête à deux
mains et ravageait sa coiffure. Après un silence
assez long pour que le chevalier eût pu apprécier

247
tout l’effet de ses combinaisons oratoires,
Monseigneur se releva.
– Voyons, dit-il, et sois franc.
– Comme toujours.
– Bon ! Tu sais que nous avons déjà remarqué
quelque chose au sujet de cet extravagant de
Buckingham.
– Oh ! monseigneur, n’accusez pas Madame,
ou je prends congé de vous. Quoi ! vous allez à
ces systèmes ? quoi, vous soupçonnez ?
– Non, non, chevalier, je ne soupçonne pas
Madame ; mais enfin... je vois... je compare...
– Buckingham était un fou !
– Un fou sur lequel tu m’as parfaitement
ouvert les yeux.
– Non ! non ! dit vivement le chevalier, ce
n’est pas moi qui vous ai ouvert les yeux, c’est de
Guiche. Oh ! ne confondons pas.
Et il se mit à rire de ce rire strident qui
ressemble au sifflet d’une couleuvre.
– Oui, oui, en effet... tu dis quelques mots,

248
mais Guiche se montra le plus jaloux.
– Je crois bien, continua le chevalier sur le
même ton ; il combattait pour l’autel et le foyer.
– Plaît-il ? fit le duc impérieusement et révolté
de cette plaisanterie perfide.
– Sans doute, M. de Guiche n’est-il pas le
premier gentilhomme de votre maison ?
– Enfin, répliqua le duc un peu plus calme,
cette passion de Buckingham avait été
remarquée ?
– Certes !
– Eh bien ! dit-on que celle de M. de Guiche
soit remarquée autant ?
– Mais, monseigneur, vous retombez encore ;
on ne dit pas que M. de Guiche ait de la passion.
– C’est bien ! c’est bien !
– Vous voyez, monseigneur, qu’il valait
mieux, cent fois mieux, me laisser dans ma
retraite que d’aller vous forger avec mes
scrupules des soupçons que Madame regardera
comme des crimes, et elle aura raison.

249
– Que feras-tu, toi ?
– Une chose raisonnable.
– Laquelle ?
– Je ne ferais plus la moindre attention à la
société de ces épicuriens nouveaux, et de cette
façon les bruits tomberaient.
– Je verrai, je me consulterai.
– Oh ! vous avez le temps, le danger n’est pas
grand, et puis il ne s’agit ni de danger ni de
passion ; il s’agit d’une crainte que j’ai eue de
voir s’affaiblir votre amitié pour moi. Dès que
vous me la rendez avec une assurance aussi
gracieuse, je n’ai plus d’autre idée en tête.
Le duc secoua la tête, comme s’il voulait dire :
« Si tu n’as plus d’idées, moi, j’en ai. »
Mais l’heure du dîner étant arrivée,
Monseigneur envoya prévenir Madame. Il fut
répondu que Madame ne pouvait assister au
grand couvert et qu’elle dînerait chez elle.
– Cela n’est pas ma faute, dit le duc ; ce matin,
tombant au milieu de toutes leurs musiques, j’ai
fait le jaloux, et on me boude.

250
– Nous dînerons seuls, dit le chevalier avec un
soupir ; je regrette Guiche.
– Oh ! de Guiche ne boudera pas longtemps,
c’est un bon naturel.
– Monseigneur, dit tout à coup le chevalier, il
me vient une bonne idée : tantôt, dans notre
conversation, j’ai pu aigrir Votre Altesse et
donner sur lui des ombrages. Il convient que je
sois le médiateur... Je vais aller à la recherche du
comte et je le ramènerai.
– Ah ! chevalier, tu es une bonne âme.
– Vous dites cela comme si vous étiez surpris.
– Dame ! tu n’es pas tendre tous les jours.
– Soit ; mais je sais réparer un tort que j’ai
fait, avouez.
– J’avoue.
– Votre Altesse veut bien me faire la grâce
d’attendre ici quelques moments ?
– Volontiers, va... J’essaierai mes habits de
Fontainebleau.
Le chevalier partit, il appela ses gens avec un

251
grand soin, comme s’il leur donnait divers ordres.

Tous partirent dans différentes directions ;


mais il retint son valet de chambre.
– Sache, dit-il, et sache tout de suite si M. de
Guiche n’est pas chez Madame. Vois ; comment
savoir cela ?
– Facilement, monsieur le chevalier ; je le
demanderai à Malicorne, qui le saura de Mlle de
Montalais. Cependant je dois dire que la demande
sera vaine, car tous les gens de M. de Guiche sont
partis : le maître a dû partir avec eux.
– Informe-toi, néanmoins.
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que le
valet de chambre revint. Il attira mystérieusement
son maître dans un escalier de service, et le fit
entrer dans une petite chambre dont la fenêtre
donnait sur le jardin.
– Qu’y a-t-il ? dit le chevalier ; pourquoi tant
de précautions ?
– Regardez, monsieur, dit le valet de chambre.

252
– Quoi ?
– Regardez sous le marronnier, en bas.
– Bien... Ah ! mon Dieu ! je vois Manicamp
qui attend ; qu’attend-il ?
– Vous allez le voir, si vous prenez patience...
Là ! voyez-vous, maintenant ?
– Je vois un, deux, quatre musiciens avec leurs
instruments, et derrière eux, les poussant, de
Guiche en personne. Mais que fait-il là ?
– Il attend qu’on lui ouvre la porte de
l’escalier des dames d’honneur ; il montera par là
chez Madame, où l’on va faire entendre une
nouvelle musique pendant le dîner.
– C’est superbe ce que tu dis là.
– N’est-ce pas, monsieur ?
– Et c’est M. Malicorne qui t’a dit cela ?
– Lui-même.
– Il t’aime donc ?
– Il aime Monsieur.
– Pourquoi ?

253
– Parce qu’il veut être de sa maison.
– Mordieu ! il en sera. Combien t’as-t-il donné
pour cela ?
– Le secret que je vous vends, monsieur.
– Je te le paie cent pistoles. Prends !
– Merci, monsieur... Voyez-vous, la petite
porte s’ouvre, une femme fait entrer les
musiciens...
– C’est la Montalais ?
– Tout beau, monsieur, ne criez pas ce nom ;
qui dit Montalais dit Malicorne. Si vous vous
brouillez avec l’un, vous serez mal avec l’autre.
– Bien, je n’ai rien vu.
– Et moi rien reçu, dit le valet en emportant la
bourse.
Le chevalier, ayant la certitude que de Guiche
était entré, revint chez Monsieur, qu’il trouva
splendidement vêtu et rayonnant de joie comme
de beauté.
– On dit, s’écria-t-il, que le roi prend le soleil
pour devise ; vrai, monseigneur, c’est à vous que

254
cette devise conviendrait.
– Et Guiche ?
– Introuvable ! Il a fui, il s’est évaporé. Votre
algarade du matin l’a effarouché. On ne l’a pas
trouvé chez lui.
– Bah ! il est capable, ce cerveau fêlé, d’avoir
pris la poste pour aller dans ses terres. Pauvre
garçon ! nous le rappellerons, va. Dînons.
– Monseigneur, c’est le jour des idées ; j’en ai
encore une.
– Laquelle ?
– Monseigneur, Madame vous boude, et elle a
raison. Vous lui devez une revanche ; allez dîner
avec elle.
– Oh ! c’est d’un mari faible.
– C’est d’un bon mari. La princesse s’ennuie :
elle va pleurer dans son assiette, elle aura les
yeux rouges. Un mari se fait odieux qui rougit les
yeux de sa femme. Allons, monseigneur, allons !
– Non, mon service est commandé pour ici.
– Voyons, voyons, monseigneur, nous serons

255
tristes ; j’aurai le cœur gros de savoir que
Madame est seule ; vous, tout féroce que vous
voudrez être, vous soupirerez. Emmenez-moi au
dîner de Madame, et ce sera une charmante
surprise. Je gage que nous nous divertirons ; vous
aviez tort ce matin.
– Peut-être bien.
– Il n’y a pas de peut-être, c’est un fait.
– Chevalier, chevalier ! tu me conseilles mal.
– Je vous conseille bien, vous êtes dans vos
avantages : votre habit pensée, brodé d’or, vous
va divinement. Madame sera encore plus
subjuguée par l’homme que par le procédé.
Voyons, monseigneur.
– Tu me décides, partons.
Le duc sortit avec le chevalier de son
appartement, et se dirigea vers celui de Madame.
Le chevalier glissa ces mots à l’oreille de son
valet :
– Du monde devant la petite porte ! Que nul
ne puisse s’échapper par là ! Cours.

256
Et derrière le duc il parvint aux antichambres
de Madame.
Les huissiers allaient annoncer.
– Que nul ne bouge, dit le chevalier en riant,
Monseigneur veut faire une surprise.

257
106

Monsieur est jaloux de Guiche

Monsieur entra brusquement comme les gens


qui ont une bonne intention et qui croient faire
plaisir, ou comme ceux qui espèrent surprendre
quelque secret, triste aubaine des jaloux.
Madame, enivrée par les premières mesures de
la musique, dansait comme une folle, laissant là
son dîner commencé.
Son danseur était M. de Guiche, les bras en
l’air, les yeux à demi fermés, le genou en terre,
comme ces danseurs espagnols aux regards
voluptueux, au geste caressant1.
La princesse tournait autour de lui avec le

1
Souvenir du voyage en Espagne de 1846. Voir
Impressions de voyage. De Paris à Cadix, en particulier chap.
XIX.

258
même sourire et la même séduction provocante.
Montalais admirait. La Vallière, assise dans un
coin, regardait toute rêveuse.
Il est impossible d’exprimer l’effet que
produisit sur ces gens heureux la présence de
Monsieur. Il serait tout aussi impossible
d’exprimer l’effet que produisit sur Philippe la
vue de ces gens heureux.
Le comte de Guiche n’eut pas la force de se
relever ; Madame demeura au milieu de son pas
et de son attitude, sans pouvoir articuler un mot.
Le chevalier de Lorraine, adossé au
chambranle de la porte, souriait comme un
homme plongé dans la plus naïve admiration.
La pâleur du prince, le tremblement convulsif
de ses mains et de ses jambes furent les premiers
symptômes qui frappèrent les assistants. Un
profond silence succéda au bruit de la danse.
Le chevalier de Lorraine profita de cet
intervalle pour venir saluer respectivement
Madame et de Guiche ; en affectant de les
confondre dans ses révérences, comme les deux

259
maîtres de la maison.
Monsieur, s’approchant à son tour :
– Je suis enchanté, dit-il d’une voix rauque ;
j’arrivais ici croyant vous trouver malade et triste,
je vous vois livrée à de nouveaux plaisirs ; en
vérité, c’est heureux ! Ma maison est la plus
joyeuse de l’univers.
Se retournant vers de Guiche :
– Comte, dit-il, je ne vous savais pas si brave
danseur.
Puis, revenant à sa femme :
– Soyez meilleure pour moi, dit-il avec une
amertume qui voilait sa colère ; chaque fois
qu’on se réjouira chez vous, invitez-moi... Je suis
un prince fort abandonné.
De Guiche avait repris toute son assurance, et,
avec une fierté naturelle qui lui allait bien :
– Monseigneur, dit-il, sait bien que toute ma
vie est à son service ; quand il s’agira de la
donner, je suis prêt ; pour aujourd’hui il ne s’agit
que de danser aux violons, je danse.

260
– Et vous avez raison, dit froidement le prince.
Et puis, Madame, continua-t-il, vous ne
remarquez pas que vos dames m’enlèvent mes
amis : M. de Guiche n’est pas à vous, madame, il
est à moi. Si vous voulez dîner sans moi, vous
avez vos dames. Quand je dîne seul, j’ai mes
gentilshommes ; ne me dépouillez pas tout à fait.
Madame sentit le reproche et la leçon.
La rougeur monta soudain jusqu’à ses yeux.
– Monsieur, répliqua-t-elle, j’ignorais, en
venant à la cour de France, que les princesses de
mon rang dussent être considérées comme les
femmes de Turquie. J’ignorais qu’il fût défendu
de voir des hommes ; mais, puisque telle est votre
volonté, je m’y conformerai ; ne vous gênez point
si vous voulez faire griller mes fenêtres.
Cette riposte, qui fit sourire Montalais et de
Guiche, ramena dans le cœur du prince la colère,
dont une bonne partie venait de s’évaporer en
paroles.
– Très bien ! dit-il d’un ton concentré, voilà
comme on me respecte chez moi !

261
– Monseigneur ! monseigneur ! murmura le
chevalier à l’oreille de Monsieur, de façon que
tout le monde remarquât bien qu’il le modérait.
– Venez ! répliqua le duc pour toute réponse,
en l’entraînant et en pirouettant par un
mouvement brusque, au risque de heurter
Madame.
Le chevalier suivit son maître jusque dans
l’appartement, où le prince ne fut pas plutôt assis,
qu’il donna un libre cours à sa fureur.
Le chevalier levait les yeux au ciel, joignait les
mains et ne disait mot.
– Ton avis ? s’écria Monsieur.
– Sur quoi, monseigneur ?
– Sur tout ce qui se passe ici.
– Oh ! monseigneur, c’est grave.
– C’est odieux ! la vie ne peut se passer ainsi.
– Voyez, comme c’est malheureux ! dit le
chevalier. Nous espérions avoir la tranquillité
après le départ de ce fou de Buckingham.
– Et c’est pire !

262
– Je ne dis pas cela, monseigneur.
– Non, mais je le dis, moi, car Buckingham
n’eût jamais osé faire le quart de ce que nous
avons vu.
– Quoi donc ?
– Se cacher pour danser, feindre une
indisposition pour dîner tête à tête.
– Oh ! monseigneur, non ! non !
– Si ! si ! cria le prince en s’excitant lui-même
comme les enfants volontaires ; mais je
n’endurerai pas cela plus longtemps, il faut qu’on
sache ce qui se passe.
– Monseigneur, un éclat...
– Pardieu ! dois-je me gêner quand on se gêne
si peu avec moi ? Attends-moi ici, chevalier,
attends-moi !
Le prince disparut dans la chambre voisine, et
s’informa de l’huissier si la reine mère était
revenue de la chapelle.

Anne d’Autriche était heureuse : la paix

263
revenue au foyer de sa famille, tout un peuple
charmé par la présence d’un souverain jeune et
bien disposé pour les grandes choses, les revenus
de l’État agrandis, la paix extérieure assurée, tout
lui présageait un avenir tranquille.
Elle se reprenait parfois au souvenir de ce
pauvre jeune homme qu’elle avait reçu en mère et
chassé en marâtre.
Un soupir achevait sa pensée. Tout à coup le
duc d’Orléans entra chez elle.
– Ma mère, s’écria-t-il en fermant vivement
les portières, les choses ne peuvent subsister
ainsi.
Anne d’Autriche leva sur lui ses beaux yeux,
et, avec une inaltérable douceur :
– De quelle chose voulez-vous parler ? dit-
elle.
– Je veux parler de Madame.
– Votre femme ?
– Oui, ma mère.
– Je gage que ce fou de Buckingham lui aura

264
écrit quelque lettre d’adieu.
– Ah bien ! oui, ma mère, est-ce qu’il s’agit de
Buckingham !
– Et de qui donc alors ? Car ce pauvre garçon
était bien à tort le point de mire de votre jalousie,
et je croyais...
– Ma mère, Madame a déjà remplacé M. de
Buckingham.
– Philippe, que dites-vous ? Vous prononcez
là des paroles légères.
– Non pas, non pas. Madame a si bien fait que
je suis encore jaloux.
– Et de qui, bon Dieu ?
– Quoi ! vous n’avez pas remarqué ?
– Non.
– Vous n’avez pas vu que M. de Guiche est
toujours chez elle, toujours avec elle ?
La reine frappa ses deux mains l’une contre
l’autre et se mit à rire.
– Philippe, dit-elle, ce n’est pas un défaut que
vous avez là ; c’est une maladie.

265
– Défaut ou maladie, madame, j’en souffre.
– Et vous prétendez qu’on guérisse un mal qui
existe seulement dans votre imagination ? Vous
voulez qu’on vous approuve, jaloux, quand il n’y
a aucun fondement à votre jalousie ?
– Allons, voilà que vous allez recommencer
pour celui-ci ce que vous disiez pour celui-là.
– C’est que, mon fils, dit sèchement la reine,
ce que vous faisiez pour celui-là, vous le
recommencez pour celui-ci.
Le prince s’inclina un peu piqué.
– Et si je cite des faits, dit-il, croirez-vous ?
– Mon fils, pour toute autre chose que la
jalousie, je vous croirais sans l’allégation des
faits ; mais, pour la jalousie, je ne vous promets
rien.
– Alors, c’est comme si Votre Majesté
m’ordonnait de me taire et me renvoyait hors de
cause.
– Nullement ; vous êtes mon fils, je vous dois
toute l’indulgence d’une mère.

266
– Oh ! dites votre pensée : vous me devez
toute l’indulgence que mérite un fou.
– N’exagérez pas, Philippe, et prenez garde de
me représenter votre femme comme un esprit
dépravé...
– Mais les faits !
– J’écoute.
– Ce matin, on faisait de la musique chez
Madame, à dix heures.
– C’est innocent.
– M. de Guiche causait seul avec elle... Ah !
j’oublie de vous dire que, depuis huit jours, il ne
la quitte pas plus que son ombre.
– Mon ami, s’ils faisaient mal, ils se
cacheraient.
– Bon ! s’écria le duc ; je vous attendais là.
Retenez bien ce que vous venez de dire. Ce
matin, dis-je, je les surpris, et témoignai vivement
mon mécontentement.
– Soyez sûr que cela suffira ; c’est peut-être
même un peu vif. Ces jeunes femmes sont

267
ombrageuses. Leur reprocher le mal qu’elles
n’ont pas fait, c’est parfois leur dire qu’elles
pourraient le faire.
– Bien, bien, attendez. Retenez aussi ce que
vous venez de dire, Madame : « La leçon de ce
matin eût dû suffire, et, s’ils faisaient mal, ils se
cacheraient. »
– Je l’ai dit.
– Or, tantôt, me repentant de cette vivacité du
matin et sachant que Guiche boudait chez lui,
j’allai chez Madame. Devinez ce que j’y trouvai ?
D’autres musiques, des danses, et Guiche ; on l’y
cachait.
Anne d’Autriche fronça le sourcil.
– C’est imprudent, dit-elle. Qu’a dit
Madame ?
– Rien.
– Et Guiche ?
– De même... Si fait... il a balbutié quelques
impertinences.
– Que concluez-vous, Philippe ?

268
– Que j’étais joué, que Buckingham n’était
qu’un prétexte, et que le vrai coupable, c’est
Guiche.
Anne haussa les épaules.
– Après ?
– Je veux que Guiche sorte de chez moi
comme Buckingham, et je le demanderai au roi, à
moins que...
– À moins que ?
– Vous ne fassiez vous-même la commission,
madame, vous qui êtes si spirituelle et si bonne.
– Je ne la ferai point.
– Quoi, ma mère !
– Écoutez, Philippe, je ne suis pas tous les
jours disposée à faire aux gens de mauvais
compliments ; j’ai de l’autorité sur cette jeunesse,
mais je ne saurais m’en prévaloir sans la perdre ;
d’ailleurs, rien ne prouve que M. de Guiche soit
coupable.
– Il m’a déplu.
– Cela vous regarde.

269
– Bien, je sais ce que je ferai, dit le prince
impétueusement.
Anne le regarda inquiète.
– Et que ferez-vous ? dit-elle.
– Je le ferai noyer dans mon bassin la première
fois que je le trouverai chez moi.
Et, cette férocité lancée, le prince attendit un
effet d’effroi. La reine fut impassible.
– Faites, dit-elle.
Philippe était faible comme une femme, il se
mit à hurler.
– On me trahit, personne ne m’aime : voilà ma
mère qui passe à mes ennemis !
– Votre mère y voit plus loin que vous et ne se
soucie pas de vous conseiller, puisque vous ne
l’écoutez pas.
– J’irai au roi.
– J’allais vous le proposer. J’attends Sa
Majesté ici, c’est l’heure de sa visite ; expliquez-
vous.
Elle n’avait pas fini, que Philippe entendit la

270
porte de l’antichambre s’ouvrir bruyamment.
La peur le prit. On distinguait le pas du roi,
dont les semelles craquaient sur les tapis.
Le duc s’enfuit par une petite porte, laissant la
reine aux prises.
Anne d’Autriche se mit à rire, et riait encore
lorsque le roi entra.
Il venait, très affectueusement, savoir des
nouvelles de la santé, déjà chancelante, de la
reine mère. Il venait lui annoncer aussi que tous
les préparatifs pour le voyage de Fontainebleau
étaient terminés.
La voyant rire, il sentit diminuer son
inquiétude et l’interrogea lui-même en riant.
Anne d’Autriche lui prit la main, et, d’une
voix pleine d’enjouement ;
– Savez-vous, dit-elle, que je suis fière d’être
Espagnole.
– Pourquoi, madame ?
– Parce que les Espagnoles valent mieux au
moins que les Anglaises.

271
– Expliquez-vous.
– Depuis que vous êtes marié, vous n’avez pas
un seul reproche à faire à la reine ?
– Non, certes.
– Et voilà un certain temps que vous êtes
marié. Votre frère, au contraire, est marié depuis
quinze jours...
– Eh bien ?
– Il se plaint de Madame pour la seconde fois.
– Quoi ! encore Buckingham ?
– Non, un autre.
– Qui ?
– Guiche.
– Ah çà ! mais c’est donc une coquette que
Madame ?
– Je le crains.
– Mon pauvre frère ! dit le roi en riant.
– Vous excusez la coquetterie, à ce que je
vois ?
– Chez Madame, oui ; Madame n’est pas

272
coquette au fond.
– Soit ; mais votre frère en perdra la tête.
– Que demande-t-il ?
– Il veut faire noyer Guiche.
– C’est violent.
– Ne riez pas, il est exaspéré. Avisez à quelque
moyen.
– Pour sauver Guiche, volontiers.
– Oh ! si votre frère vous entendait, il
conspirerait contre vous comme faisait votre
oncle, Monsieur, contre le roi votre père.
– Non. Philippe m’aime trop et je l’aime trop
de mon côté ; nous vivrons bons amis. Le résumé
de la requête ?
– C’est que vous empêchiez Madame d’être
coquette et Guiche d’être aimable.
– Rien que cela ? Mon frère se fait une bien
haute idée du pouvoir royal... corriger une
femme ! Passe encore pour un homme.
– Comment vous y prendrez-vous ?

273
– Avec un mot dit à Guiche, qui est un garçon
d’esprit, je le persuaderai.
– Mais Madame ?
– C’est plus difficile ; un mot ne suffira pas ;
je composerai une homélie, je la prêcherai.
– Cela presse.
– Oh ! j’y mettrai toute la diligence possible.
Nous avons répétition de ballet cette après-dînée.
– Vous prêcherez en dansant ?
– Oui, madame.
– Vous promettez de convertir ?
– J’extirperai l’hérésie par la conviction ou par
le feu.
– À la bonne heure ! Ne me mêlez point dans
tout cela, Madame ne me le pardonnerait de sa
vie ; et, belle-mère, je dois vivre avec ma bru.
– Madame, ce sera le roi qui prendra tout sur
lui. Voyons, je réfléchis.
– À quoi ?
– Il serait peut-être mieux que j’allasse trouver

274
Madame chez elle ?
– C’est un peu solennel.
– Oui, mais la solennité ne messied pas aux
prédicateurs, et puis le violon du ballet mangerait
la moitié de mes arguments. En outre, il s’agit
d’empêcher quelque violence de mon frère...
Mieux vaut un peu de précipitation... Madame
est-elle chez elle ?
– Je le crois.
– L’exposition des griefs, s’il vous plaît.
– En deux mots, voici : Musique perpétuelle...
assiduité de Guiche... soupçons de cachotteries et
de complots...
– Les preuves ?
– Aucune.
– Bien ; je me rends chez Madame.

Et le roi se prit à regarder, dans les glaces, sa


toilette qui était riche et son visage qui
resplendissait comme ses diamants.
– On éloigne bien un peu Monsieur ? dit-il.

275
– Oh ! le feu et l’eau ne se fuient pas avec plus
d’acharnement.
– Il suffit. Ma mère, je vous baise les mains...
les plus belles mains de France.
– Réussissez, sire... Soyez le pacificateur du
ménage.
– Je n’emploie pas d’ambassadeur, répliqua
Louis. C’est vous dire que je réussirai.
Il sortit en riant et s’épousseta soigneusement
tout le long du chemin.

276
107

Le médiateur

Quand le roi parut chez Madame, tous les


courtisans, que la nouvelle d’une scène conjugale
avait disséminés autour des appartements,
commencèrent à concevoir les plus graves
inquiétudes1.
Il se formait aussi de ce côté un orage dont le
chevalier de Lorraine, au milieu des groupes,
analysait avec joie tous les éléments, grossissant
les plus faibles et manœuvrant, selon ses mauvais
desseins, les plus forts, afin de produire les plus
méchants effets possibles.

1
« Comme le roi vint chez elle, elle lui dit les ordres qu’elle
lui avait donnés, le roi lui répondit en souriant qu’elle ne
connaissait pas mal ceux qui devaient être exemptés et lui conta
ensuite ce qui venait de se passer entre Monsieur et le comte de
Guiche », Mme de La Fayette, op. cit.

277
Ainsi que l’avait annoncé Anne d’Autriche, la
présence du roi donna un caractère solennel à
l’événement.
Ce n’était pas une petite affaire, en 16621, que
le mécontentement de Monsieur contre Madame,
et l’intervention du roi dans les affaires privées
de Monsieur.
Aussi vit-on les plus hardis, qui entouraient le
comte de Guiche dès le premier moment,
s’éloigner de lui avec une sorte d’épouvante ; et
le comte lui-même, gagné par la panique
générale, se retirer chez lui tout seul.
Le roi entra chez Madame en saluant, comme
il avait toujours l’habitude de le faire. Les dames
d’honneur étaient rangées en file sur son passage
dans la galerie.
Si fort préoccupée que fût Sa Majesté, elle
donna un coup d’œil de maître à ces deux rangs

1
Indication chronologique surprenante puisque, au chapitre
précédent, Anne d’Autriche disait à Louis XIV : « Votre frère
[...] est marié depuis quinze jours » ; or, rappelons que
Monsieur épouse Madame le 31 mars 1661. Voir également
chap. CXXI : « 1661 ».

278
de jeunes et charmantes femmes qui baissaient
modestement les yeux.
Toutes étaient rouges de sentir sur elles le
regard du roi. Une seule, dont les longs cheveux
se roulaient en boucles soyeuses sur la plus belle
peau du monde, une seule était pâle et se
soutenait à peine, malgré les coups de coude de
sa compagne.
C’était La Vallière, que Montalais étayait de la
sorte en lui soufflant tout bas le courage dont
elle-même était si abondamment pourvue.
Le roi ne put s’empêcher de se retourner. Tous
les fronts, qui déjà s’étaient relevés, se baissèrent
de nouveau ; mais la seule tête blonde demeura
immobile, comme si elle eût épuisé tout ce qui lui
restait de force et d’intelligence.
En entrant chez Madame, Louis trouva sa
belle-sœur à demi couchée sur les coussins de son
cabinet. Elle se souleva et fit une révérence
profonde en balbutiant quelques remerciements
sur l’honneur qu’elle recevait.
Puis elle se rassit, vaincue par une faiblesse,

279
affectée sans doute, car un coloris charmant
animait ses joues, et ses yeux, encore rouges de
quelques larmes répandues récemment, n’avaient
que plus de feu.
Quand le roi fut assis et qu’il eut remarqué,
avec cette sûreté d’observation qui le
caractérisait, le désordre de la chambre et celui,
non moins grand, du visage de Madame, il prit un
air enjoué.
– Ma sœur, dit-il, à quelle heure vous plaît-il
que nous répétions le ballet aujourd’hui ?
Madame, secouant lentement et
languissamment sa tête charmante :
– Ah ! sire, dit-elle, veuillez m’excuser pour
cette répétition ; j’allais faire prévenir Votre
Majesté que je ne saurais aujourd’hui.
– Comment ! dit le roi avec une surprise
modérée ; ma sœur, seriez-vous indisposée ?
– Oui, sire.
– Je vais faire appeler vos médecins, alors.
– Non, car les médecins ne peuvent rien à mon
mal.

280
– Vous m’effrayez !
– Sire, je veux demander à Votre Majesté la
permission de m’en retourner en Angleterre.
Le roi fit un mouvement.
– En Angleterre ! Dites-vous bien ce que vous
voulez dire, madame ?
– Je le dis à contrecœur, sire, répliqua la
petite-fille de Henri IV avec résolution.
Et elle fit étinceler ses beaux yeux noirs.
– Oui, je regrette de faire à Votre Majesté des
confidences de ce genre ; mais je me trouve trop
malheureuse à la cour de Votre Majesté ; je veux
retourner dans ma famille.
– Madame ! Madame !
Et le roi s’approcha.
– Écoutez-moi, sire, continua la jeune femme
en prenant peu à peu sur son interlocuteur
l’ascendant que lui donnaient sa beauté, sa
nerveuse nature ; je suis accoutumée à souffrir.
Jeune encore, j’ai été humiliée, j’ai été dédaignée.
Oh ! ne me démentez pas, sire, dit-elle avec un

281
sourire.
Le roi rougit.
– Alors, dis-je, j’ai pu croire que Dieu m’avait
fait naître pour cela, moi, fille d’un roi puissant ;
mais, puisqu’il avait frappé la vie dans mon père,
il pouvait bien frapper en moi l’orgueil. J’ai bien
souffert, j’ai bien fait souffrir ma mère ; mais j’ai
juré que, si jamais Dieu me rendait une position
indépendante, fût-ce celle de l’ouvrière du peuple
qui gagne son pain avec son travail, je ne
souffrirais plus la moindre humiliation. Ce jour
est arrivé ; j’ai recouvré la fortune due à mon
rang, à ma naissance ; j’ai remonté jusqu’aux
degrés du trône ; j’ai cru que, m’alliant à un
prince français, je trouverais en lui un parent, un
ami, un égal ; mais je m’aperçois que je n’ai
trouvé qu’un maître, et je me révolte, sire. Ma
mère n’en saura rien, vous que je respecte et
que... j’aime...
Le roi tressaillit ; nulle voix n’avait ainsi
chatouillé son oreille.
– Vous, dis-je, sire, qui savez tout, puisque
vous venez ici, vous me comprendrez peut-être.

282
Si vous ne fussiez pas venu, j’allais à vous. C’est
l’autorisation de partir librement que je veux.
J’abandonne à votre délicatesse, à vous, l’homme
par excellence, de me disculper et de me
protéger.
– Ma sœur ! ma sœur ! balbutia le roi courbé
par cette rude attaque, avez-vous bien réfléchi à
l’énorme difficulté du projet que vous formez ?
– Sire, je ne réfléchis pas, je sens. Attaquée, je
repousse d’instinct l’attaque ; voilà tout.
– Mais que vous a-t-on fait ? Voyons.
La princesse venait, on le voit, par cette
manœuvre particulière aux femmes, d’éviter tout
reproche et d’en formuler un plus grave,
d’accusée elle devenait accusatrice. C’est un
signe infaillible de culpabilité ; mais de ce mal
évident, les femmes, même les moins adroites,
savent toujours tirer parti pour vaincre.
Le roi ne s’aperçut pas qu’il était venu chez
elle pour lui dire : « Qu’avez-vous fait à mon
frère ? »
Et qu’il se réduisait à dire :

283
– Que vous a-t-on fait ?
– Ce qu’on m’a fait ? répliqua Madame. Oh !
il faut être femme pour le comprendre, sire : on
m’a fait pleurer.
Et d’un doigt qui n’avait pas son égal en
finesse et en blancheur nacrée, elle montrait des
yeux brillants noyés dans le fluide, et elle
recommençait à pleurer.
– Ma sœur, je vous en supplie, dit le roi en
s’avançant pour lui prendre une main qu’elle lui
abandonna moite et palpitante.
– Sire, on m’a tout d’abord privée de la
présence d’un ami de mon frère. Milord de
Buckingham était pour moi un hôte agréable,
enjoué, un compatriote qui connaissait mes
habitudes, je dirai presque un compagnon, tant
nous avons passé de jours ensemble avec nos
autres amis sur mes belles eaux de Saint-James.
– Mais, ma sœur, Villiers était amoureux de
vous ?
– Prétexte ! Que fait cela, dit-elle
sérieusement, que M. de Buckingham ait été ou

284
non amoureux de moi ? Est-ce donc dangereux
pour moi, un homme amoureux ?... Ah ! sire, il
ne suffit pas qu’un homme vous aime.
Et elle sourit si tendrement, si finement, que le
roi sentit son cœur battre et défaillir dans sa
poitrine.
– Enfin, si mon frère était jaloux ? interrompit
le roi.
– Bien, j’y consens, voilà une raison ; et l’on a
chassé M. de Buckingham.
– Chassé !... Oh ! non.
– Expulsé, évincé, congédié, si vous aimez
mieux, sire ; un des premiers gentilshommes de
l’Europe s’est vu forcé de quitter la cour du roi de
France, de Louis XIV, comme un manant, à
propos d’une œillade ou d’un bouquet. C’est bien
peu digne de la cour la plus galante... Pardon,
sire, j’oubliais qu’en parlant ainsi j’attentais à
votre souverain pouvoir.
– Ma foi ! non, ma sœur, ce n’est pas moi qui
ai congédié M. de Buckingham... Il me plaisait
fort.

285
– Ce n’est pas vous ? dit habilement Madame.
Ah ! tant mieux !
Et elle accentua ce tant mieux comme si elle
eût, à la place de ce mot, prononcé celui de tant
pis.
Il y eut un silence de quelques minutes.
Elle reprit :
– M. de Buckingham parti... je sais à présent
pourquoi et par qui... je croyais avoir recouvré la
tranquillité... Point... Voilà que Monsieur trouve
un autre prétexte ; voilà que...
– Voilà que, dit le roi avec enjouement, un
autre se présente. Et c’est naturel ; vous êtes
belle, madame ; on vous aimera toujours.
– Alors, s’écria la princesse, je ferai la solitude
autour de moi. Oh ! c’est bien ce qu’on veut,
c’est bien ce qu’on me prépare ; mais, non, je
préfère retourner à Londres. Là, on me connaît,
on m’apprécie. J’aurai mes amis sans craindre
que l’on ose les nommer mes amants. Fi ! c’est
un indigne soupçon de la part d’un gentilhomme !
Oh ! Monsieur a tout perdu dans mon esprit

286
depuis que je le vois, depuis qu’il s’est révélé à
moi, comme le tyran d’une femme.
– Là ! là ! mon frère n’est coupable que de
vous aimer.
– M’aimer ! Monsieur m’aimer ? Ah ! sire...
Et elle rit aux éclats.
– Monsieur n’aimera jamais une femme, dit-
elle ; Monsieur s’aime trop lui-même ; non,
malheureusement pour moi, Monsieur est de la
pire espèce des jaloux : jaloux sans amour.
– Avouez cependant, dit le roi, qui
commençait à s’animer dans cet entretien varié,
brûlant, avouez que Guiche vous aime.
– Ah ! sire, je n’en sais rien.
– Vous devez le voir. Un homme qui aime se
trahit.
– M. de Guiche ne s’est pas trahi.
– Ma sœur, ma sœur, vous défendez M. de
Guiche.
– Moi ! par exemple ! moi ? Oh ! sire, il ne
manquerait plus à mon infortune qu’un soupçon

287
de vous.
– Non, madame, non, reprit vivement le roi.
Ne vous affligez pas. Oh ! vous pleurez ! Je vous
en conjure, calmez-vous.
Elle pleurait cependant, de grosses larmes
coulaient sur ses mains. Le roi prit une de ses
mains et but une de ses larmes.
Elle le regarda si tristement et si tendrement,
qu’il en fut frappé au cœur.
– Vous n’avez rien pour Guiche ? dit-il plus
inquiet qu’il ne convenait à son rôle de
médiateur.
– Mais rien, rien.
– Alors je puis rassurer mon frère.
– Eh ! sire, rien ne le rassurera. Ne croyez
donc pas qu’il soit jaloux. Monsieur a reçu de
mauvais conseils, et Monsieur est d’un caractère
inquiet.
– On peut l’être lorsqu’il s’agit de vous.
Madame baissa les yeux et se tut. Le roi fit
comme elle. Il lui tenait toujours la main.

288
Ce silence d’une minute dura un siècle.
Madame retira doucement sa main. Elle était
sûre désormais du triomphe. Le champ de bataille
était à elle.
– Monsieur se plaint, dit timidement le roi,
que vous préférez à son entretien, à sa société,
des sociétés particulières.
– Sire, Monsieur passe sa vie à regarder sa
figure dans un miroir et à comploter des
méchancetés contre les femmes avec M. le
chevalier de Lorraine.
– Oh ! vous allez un peu loin.
– Je dis ce qui est. Observez, vous verrez, sire,
si j’ai raison.
– J’observerai. Mais, en attendant, quelle
satisfaction donner à mon frère ?
– Mon départ.
– Vous répétez ce mot ! s’écria imprudemment
le roi, comme si depuis dix minutes un
changement tel eût été produit, que Madame en
eût toutes ses idées retournées.

289
– Sire, je ne puis plus être heureuse ici, dit-
elle. M. de Guiche gêne Monsieur. Le fera-t-on
partir aussi ?
– S’il le faut, pourquoi pas ? répondit en
souriant Louis XIV.
– Eh bien ! après M. de Guiche ?... que je
regretterai, du reste, je vous en préviens, sire.
– Ah ! vous le regretterez ?
– Sans doute ; il est aimable, il a pour moi de
l’amitié, il me distrait.
– Ah ! si Monsieur vous entendait ! fit le roi
piqué. Savez-vous que je ne me chargerais point
de vous raccommoder et que je ne le tenterais
même pas ?
– Sire, à l’heure qu’il est, pouvez-vous
empêcher Monsieur d’être jaloux du premier
venu ? Je sais bien que M. de Guiche n’est pas le
premier venu.
– Encore ! Je vous préviens qu’en bon frère je
vais prendre M. de Guiche en horreur.
– Ah ! sire, dit Madame, ne prenez, je vous en
supplie, ni les sympathies ni les haines de

290
Monsieur. Restez le roi ; mieux vaudra pour vous
et pour tout le monde.
– Vous êtes une adorable railleuse, madame, et
je comprends que ceux mêmes que vous raillez
vous adorent.
– Et voilà pourquoi, vous, sire, que j’eusse
pris pour mon défenseur, vous allez vous joindre
à ceux qui me persécutent, dit Madame.
– Moi, votre persécuteur ? Dieu m’en garde !
– Alors, continua-t-elle languissamment,
accordez-moi ma demande.
– Que demandez-vous ?
– À retourner en Angleterre.
– Oh ! cela, jamais ! jamais ! s’écria
Louis XIV.
– Je suis donc prisonnière ?
– En France, oui.
– Que faut-il que je fasse alors ?
– Eh bien ! ma sœur, je vais vous le dire.
– J’écoute Votre Majesté en humble servante.

291
– Au lieu de vous livrer à des intimités un peu
inconséquentes, au lieu de nous alarmer par votre
isolement, montrez-vous à nous toujours, ne nous
quittez pas, vivons en famille. Certes, M. de
Guiche est aimable ; mais, enfin, si nous n’avons
pas son esprit...
– Oh ! sire, vous savez bien que vous faites le
modeste.
– Non, je vous jure. On peut être roi et sentir
soi-même que l’on a moins de chance de plaire
que tel ou tel gentilhomme.
– Je jure bien que vous ne croyez pas un seul
mot de ce que vous dites là, sire.
Le roi regarda Madame tendrement.
– Voulez-vous me promettre une chose ? dit-
il.
– Laquelle ?
– C’est de ne plus perdre dans votre cabinet,
avec des étrangers, le temps que vous nous devez.
Voulez-vous que nous fassions contre l’ennemi
commun une alliance offensive et défensive ?
– Une alliance avec vous, sire ?

292
– Pourquoi pas ? N’êtes-vous pas une
puissance ?
– Mais vous, sire, êtes-vous un allié bien
fidèle ?
– Vous verrez, madame.
– Et de quel jour datera cette alliance ?
– D’aujourd’hui.
– Je rédigerai le traité ?
– Très bien !
– Et vous le signerez ?
– Aveuglément.
– Oh ! alors, sire, je vous promets merveille ;
vous êtes l’astre de la cour, quand vous me
paraîtrez...
– Eh bien ?
– Tout resplendira.
– Oh ! madame, madame, dit Louis XIV, vous
savez bien que toute lumière vient de vous, et
que, si je prends le soleil pour devise, ce n’est
qu’un emblème.

293
– Sire, vous flattez votre alliée ; donc, vous
voulez la tromper, dit Madame en menaçant le roi
de son doigt mutin.
– Comment ! vous croyez que je vous trompe,
lorsque je vous assure de mon affection ?
– Oui.
– Et qui vous fait douter ?
– Une chose.
– Une seule ?
– Oui.
– Laquelle ? Je serai bien malheureux si je ne
triomphe pas d’une seule chose.
– Cette chose n’est point en votre pouvoir,
sire, pas même au pouvoir de Dieu.
– Et quelle est cette chose ?
– Le passé.
– Madame, je ne comprends pas, dit le roi,
justement parce qu’il avait trop bien compris.
La princesse lui prit la main.
– Sire, dit-elle, j’ai eu le malheur de vous

294
déplaire si longtemps, que j’ai presque le droit de
me demander aujourd’hui comment vous avez pu
m’accepter comme belle-sœur.
– Me déplaire ! vous m’avez déplu ?
– Allons, ne le niez pas.
– Permettez.
– Non, non, je me rappelle.
– Notre alliance date d’aujourd’hui, s’écria le
roi avec une chaleur qui n’était pas feinte ; vous
ne vous souvenez donc plus du passé, ni moi non
plus, mais je me souviens du présent. Je l’ai sous
les yeux, le voici ; regardez.

Et il mena la princesse devant une glace, où


elle se vit rougissante et belle à faire succomber
un saint.
– C’est égal, murmura-t-elle, ce ne sera point
là une bien vaillante alliance.
– Faut-il jurer ? demanda le roi, enivré par la
tournure voluptueuse qu’avait prise tout cet
entretien.

295
– Oh ! je ne refuse pas un bon serment, dit
Madame. C’est toujours un semblant de sûreté.
Le roi s’agenouilla sur un carreau et prit la
main de Madame.
Elle, avec un sourire qu’un peintre ne rendrait
point et qu’un poète ne pourrait qu’imaginer, lui
donna ses deux mains dans lesquelles il cacha son
front brûlant.
Ni l’un ni l’autre ne put trouver une parole.
Le roi sentit que Madame retirait ses mains en
lui effleurant les joues.
Il se releva aussitôt et sortit de l’appartement.
Les courtisans remarquèrent sa rougeur, et en
conclurent que la scène avait été orageuse.
Mais le chevalier de Lorraine se hâta de dire :
– Oh ! non, messieurs, rassurez-vous. Quand
Sa Majesté est en colère, elle est pâle.

296
108

Les conseilleurs

Le roi quitta Madame dans un état d’agitation


qu’il eût eu peine à s’expliquer lui-même.
Il est impossible, en effet, d’expliquer le jeu
secret de ces sympathies étranges qui s’allument
subitement et sans cause après de nombreuses
années passées dans le plus grand calme, dans la
plus grande indifférence de deux cœurs destinés à
s’aimer.
Pourquoi Louis avait-il autrefois dédaigné,
presque haï Madame ? Pourquoi maintenant
trouvait-il cette même femme si belle, si
désirable, et pourquoi non seulement s’occupait-
il, mais encore était-il si occupé d’elle ? Pourquoi
Madame enfin, dont les yeux et l’esprit étaient
sollicités d’un autre côté, avait-elle depuis huit
jours, pour le roi, un semblant de faveur qui

297
faisait croire à de plus parfaites intimités ?
Il ne faut pas croire que Louis se proposât à
lui-même un plan de séduction : le lien qui
unissait Madame à son frère était, ou du moins lui
semblait, une barrière infranchissable ; il était
même encore trop loin de cette barrière pour
s’apercevoir qu’elle existât. Mais sur la pente de
ces passions dont le cœur se réjouit, vers
lesquelles la jeunesse nous pousse, nul ne peut
dire où il s’arrêtera, pas même celui qui,
d’avance, a calculé toutes les chances de succès
ou de chute.
Quant à Madame, on expliquera facilement
son penchant pour le roi : elle était jeune,
coquette, et passionnée pour inspirer de
l’admiration.
C’était une de ces natures à élans impétueux
qui, sur un théâtre, franchiraient les brasiers
ardents pour arracher un cri d’applaudissement
aux spectateurs.
Il n’était donc pas surprenant que, progression
gardée, après avoir été adorée de Buckingham, de
Guiche, qui était supérieur à Buckingham, ne fût-

298
ce que par ce grand mérite si bien apprécié des
femmes, la nouveauté, il n’était donc pas
étonnant, disons-nous, que la princesse élevât son
ambition jusqu’à être admirée par le roi, qui était
non seulement le premier du royaume, mais un
des plus beaux et des plus spirituels.
Quant à la soudaine passion de Louis pour sa
belle-sœur, la physiologie en donnerait
l’explication par des banalités, et la nature par
quelques-unes de ses affinités mystérieuses.
Madame avait les plus beaux yeux noirs, Louis
les plus beaux yeux bleus du monde. Madame
était rieuse et expansive, Louis mélancolique et
discret. Appelés à se rencontrer pour la première
fois sur le terrain d’un intérêt et d’une curiosité
communs, ces deux natures opposées s’étaient
enflammées par le contact de leurs aspérités
réciproques. Louis, de retour chez lui, s’aperçut
que Madame était la femme la plus séduisante de
la cour. Madame, demeurée seule, songea, toute
joyeuse, qu’elle avait produit sur le roi une vive
impression.
Mais ce sentiment chez elle devait être passif,

299
tandis que chez le roi il ne pouvait manquer
d’agir avec toute la véhémence naturelle à l’esprit
inflammable d’un jeune homme, et d’un jeune
homme qui n’a qu’à vouloir pour voir ses
volontés exécutées.
Le roi annonça d’abord à Monsieur que tout
était pacifié : que Madame avait pour lui le plus
grand respect, la plus sincère affection ; mais que
c’était un caractère altier, ombrageux même, et
dont il fallait soigneusement ménager les
susceptibilités. Monsieur répliqua, sur le ton
aigre-doux qu’il prenait d’ordinaire avec son
frère, qu’il ne s’expliquait pas bien les
susceptibilités d’une femme dont la conduite
pouvait, à son avis, donner prise à quelque
censure, et que si quelqu’un avait droit d’être
blessé, c’était à lui, Monsieur, que ce droit
appartenait sans conteste.
Mais alors le roi répondit d’un ton assez vif et
qui prouvait tout l’intérêt qu’il prenait à sa belle-
sœur :
– Madame est au-dessus des censures, Dieu
merci !

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– Des autres, oui, j’en conviens, dit Monsieur,
mais pas des miennes, je présume.
– Eh bien ! dit le roi, à vous, mon frère, je
dirai que la conduite de Madame ne mérite pas
vos censures. Oui, c’est sans doute une jeune
femme fort distraite et fort étrange, mais qui fait
profession des meilleurs sentiments. Le caractère
anglais n’est pas toujours bien compris en France,
mon frère, et la liberté des mœurs anglaises
étonne parfois ceux qui ne savent pas combien
cette liberté est rehaussée d’innocence.
– Ah ! dit Monsieur, de plus en plus piqué, dès
que Votre Majesté absout ma femme, que
j’accuse, ma femme n’est pas coupable, et je n’ai
rien à dire.
– Mon frère, repartit vivement le roi, qui
sentait la voix de la conscience murmurer tout
bas à son cœur que Monsieur n’avait pas tout à
fait tort, mon frère, ce que j’en dis et surtout ce
que j’en fais, c’est pour votre bonheur. J’ai appris
que vous vous étiez plaint d’un manque de
confiance ou d’égards de la part de Madame, et je
n’ai point voulu que votre inquiétude se

301
prolongeât plus longtemps. Il entre dans mon
devoir de surveiller votre maison comme celle du
plus humble de mes sujets. J’ai donc vu avec le
plus grand plaisir que vos alarmes n’avaient
aucun fondement.
– Et, continua Monsieur d’un ton interrogateur
et en fixant les yeux sur son frère, ce que Votre
Majesté a reconnu pour Madame, et je m’incline
devant votre sagesse royale, l’avez-vous aussi
vérifié pour ceux qui ont été la cause du scandale
dont je me plains ?
– Vous avez raison, mon frère, dit le roi ;
j’aviserai.
Ces mots renfermaient un ordre en même
temps qu’une consolation. Le prince le sentit et
se retira.
Quant à Louis, il alla retrouver sa mère ; il
sentait qu’il avait besoin d’une absolution plus
complète que celle qu’il venait de recevoir de son
frère.
Anne d’Autriche n’av

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