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Éditions Saint-Remi

– 2014 –
COLLECTION LÉON VILLE
Couronnée par l’Académie Française
(Grand Prix de vertu Louis BIGOT, de 6.000 francs)

Léon Ville, dont tous les ouvrages, avidement lus par la jeunesse, ont été
couronnés par l’Académie Française et la Société d’Encouragement au bien, est
un émule de Fenimore Cooper, Mayne-Reid, Jules Verne, etc... Sa plume alerte
et la verve de son esprit tiennent constamment en haleine le lecteur et le
captivent de la première à la dernière page de son œuvre.
Et combien saine est cette distraction pour l’esprit et le cœur épris de
sentiments chevaleresques ! Ces lectures sont comme de la gymnastique morale
au grand air. Mettez sans crainte ces livres entre les mains de vos enfants. Vous
verrez de quelle façon ils formeront leur caractère et quel plaisir vous vous
procurerez à vous-mêmes, parents et maîtres, à voir vos jeunes lecteurs dévorer
littéralement ces excellentes publications illustrées.

Du même auteur :
Ouvrages disponibles aux Éditions Saint-Remi (tous abondamment illustrés)

LES PIONNIERS DU GRAND DÉSERT AMÉRICAIN, 273 p., 19 €


LA RIVIÈRE DES ALLIGATORS, 152 p., 12 €
JEAN LE VACHER, MISSIONNAIRE, CONSUL ET MARTYR, 136 p., 11 €
LES CORSAIRES D’AFRIQUE, 147 p., 11 €
LE CHEF DES HURONS, 151 p., 12 €
LES CHRÉTIENS EN CHINE, 155 p., 12 €
NOS GRANDS CAPITAINES - ROLAND, 137 p., 11 €
NOS GRANDS CAPITAINES – DU GUESCLIN, 127 p., 10 €
NOS GRANDS CAPITAINES – BAYARD, 139 p., 11 €
L’ERMITE DE BENI-ABBÈS, 129 p., 10 €

Éditions Saint-Remi
BP 80 – 33410 CADILLAC
05 56 76 73 38
www.saint-remi.fr
L’ERMITE DE BENI-ABBÈS
(LE P. CHARLES DE FOUCAULD)

par

Léon VILLE,
LAURÉAT DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Illustrations de
P. Monnin

Nouvelle édition
à partir de celle de Tolra, 1929

Editions Saint-Remi
– 2014 –
JE DÉDIE
Très respectueusement ce livre
A SON EMINENCE LE CARDINAL DUBOIS
Archevêque de Paris
Léon Ville

Éditions Saint-RemI
BP 80 – 33410 CADILLAC
05 56 76 73 38
www.saint-remi.fr
Dernier portrait du père CHARLES DE FOUCAULD
d’après une photographie prise dans l’ermitage de Beni-Abbès
L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

CHAPITRE PREMIER

UN DESCENDANT DES CROISÉS

E n 1880, le 4e hussards, qui tenait garnison à Pont-à-


Mousson, fut envoyé en Algérie, où il devint le 4e
chasseurs d’Afrique. Réparti entre deux villes : Bône et Sétif, il
était à peine installé qu’il partait pour les manœuvres ; après quoi,
il revint dans ses quartiers.
Un matin, le colonel, qui résidait à Sétif, se promenait
nerveusement dans la salle du rapport, les mains au dos, le sourcil
froncé. De temps en temps, il jetait un regard agacé sur un
fourrier occupé à ranger méthodiquement ses paperasses, sans se
douter de l’impatience de son chef.
Enfin, c’est fini. Le fourrier, ses registres sous le bras, salue le
colonel et se dirige vers la porte. Mais il s’arrête net en entendant
l’officier supérieur lui dire :
— Fourrier, dites au planton de porter immédiatement ce pli
au lieutenant de Foucauld.
Le fourrier sortit.
Quelques minutes après, un officier de vingt-deux ans entrait
dans la salle. Fin, un grand air de distinction dans toute sa
personne, il s’approcha jusqu’à deux pas de la table, où le colonel
venait de se rasseoir, salua et dit :
— Mon colonel, vous m’avez fait mander ?
— Oui, monsieur, répondit sévèrement le colonel, oui, je
vous ai fait mander, pour vous dire que je ne peux plus, que je ne
veux plus tolérer la conduite scandaleuse que vous menez ici.
— Mon colonel !... regimba le lieutenant.
— Laissez-moi achever ; vous me répondrez ensuite... si vous
pouvez.
CH. I : UN DESCENDANT DES CROISÉS 7

Il fit une pause, et reprit :


— Déjà, à Pont-à-Mousson, où vous ne pouviez même plus
trouver à vous loger à cause du vacarme que vous faisiez en
compagnie de gens que je ne veux pas qualifier, je vous ai adressé
quelques observations sur un ton presque amical ; non seulement
vous n’en avez tenu aucun compte, mais encore vous avez
recommencé ici votre existence d’incorrigible fêtard.
— Mon colonel !...
Le colonel poursuivit, sans paraître avoir entendu cette
interruption :
— Aujourd’hui, ce n’est plus une observation que je vous
fais, c’est un ordre que je vous donne.
— Quel ordre, mon colonel ? demanda froidement l’officier.
— Celui de ne plus compromettre le numéro du régiment...
En tant que chef de corps, j’ai le droit d’exiger de mes hommes,
simples cavaliers ou officiers, une certaine dignité, ou tout au
moins des mœurs qui ne puissent prêter le flanc à la raillerie et à la
médisance.
Le lieutenant devint très pâle.
— Mon colonel, répliqua-t-il vivement, aucun de mes actes
n’est de nature à me faire baisser les yeux. Et si ma jeunesse
m’incite à commettre des étourderies, ce n’est qu’en dehors du
service, et nul n’a le droit de m’en faire grief.
— Pas même moi ?
— Pas même vous, mon colonel, car, hors du service, je ne
relève que de moi-même, et n’ai d’ordre à recevoir de personne.
— Mais, vous devenez insolent ! s’écria furieusement le
colonel.
— Pas du tout, mon colonel ; je mets seulement les choses au
point.
— Voilà un esprit d’indiscipline que je ne tolérerai pas...
Et puisque c’est ainsi, je vais envoyer au général un rapport qui
sera transmis au ministre... Tant pis pour vous !
Le lieutenant répliqua, glacial :
— Ne prenez pas cette peine, mon colonel, dans une heure
j’aurai envoyé ma démission à Paris.
8 L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

Il salua et sortit avant que son chef ait eu le temps de se


remettre de la stupéfaction où l’avait plongé une déclaration aussi
inattendue.
Le lieutenant de Foucauld gagna son logis. Là il prit un cigare
dans une boîte, en coupa le bout avec soin, l’alluma, puis, se jetant
dans un fauteuil, les jambes allongées, la tête renversée, il se mit à
fumer béatement, tout en repassant dans son esprit la scène qu’il
venait d’avoir avec son colonel, ainsi que la résolution qu’il avait
prise et qui allait briser à jamais sa carrière.

Laissons le jeune officier à ses réflexions et à son cigare, pour


le présenter au lecteur, aussi brièvement que possible.
Charles de Foucauld appartenait à une vieille famille du
Périgord, mais naquit à Strasbourg, en 1858. Il avait six ans quand
il perdit sa mère et, quelques mois après, son père. Il fut alors,
CH. I : UN DESCENDANT DES CROISÉS 9

ainsi que sa sœur, confié à son grand-père maternel, M. Charles-


Gabriel de Morlet, colonel du génie, en retraite, et âgé de
soixante-dix ans, brave homme, mais trop faible pour guider avec
sévérité les premiers pas, dans la vie, d’un enfant dont la fierté
s’appuyait sur dix siècles de noblesse !
La généalogie des Foucauld commence avec certitude vers 960,
époque où Hugues de Foucauld donna une part de ses biens aux
abbayes de Chancelade et de Saint-Pierre d’Uzerches, puis se
retira dans un monastère, afin de se préparer pieusement à la
mort.
Un Bertrand de Foucauld, parti pour la croisade avec saint
Louis, tomba à la bataille de la Mansourah, en défendant son roi
contre les musulmans.
Un autre, Gabriel de Foucauld, fut délégué par le roi
François II pour épouser par procuration la reine Marie Stuart.
Jean de Foucauld, chambellan du dauphin, assistait au sacre de
Reims, près de Jeanne d’Arc.
Dans plusieurs lettres, Henri IV appelle Jean III « son bon et
assuré amy », et pour lui mieux prouver son amitié, il le nomme
gouverneur des comtés de Périgord et vicomté de Limoges.
D’autres Foucauld se firent tuer au cours des temps, à la tête
de leur régiment ou de leur compagnie, en France, en Italie, en
Espagne ou en Allemagne. Mais une des plus belles illustrations
de cette famille lui est venue d’Armand de Foucauld de
Pontbriand, chanoine de Meaux, grand vicaire de son cousin,
Jean-Marie du Lau, archevêque d’Arles... Sa charité était extrême.
Il partageait avec les pauvres la majeure partie de son revenu qui
était considérable !... Ordonné prêtre en 1774, il avait été, deux
ans avant la Révolution, pourvu, par le roi, de la commande de
l’abbaye de Solignac, en Limousin.
En 1790, l’archevêque d’Arles adressa à son clergé la célèbre
Exposition des principes de la constitution civile du clergé, document où la
tentative de schisme, décidée par les hommes de la Révolution,
était dénoncée, et que signèrent cent vingt-neuf évêques de
France, défenseurs de la foi catholique, apostolique et romaine.
10 L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

Armand de Foucauld partit bientôt d’Arles pour rejoindre à


Paris Mgr du Lau... Le 11 août il fut arrêté avec son évêque et
conduit dans l’église des Carmes, où se trouvaient déjà de
nombreux prêtres... Le 2 septembre, le massacre commença1. M.
de Foucauld tomba près du corps de son cousin.
Comme on le voit, le petit Charles de Foucauld avait de la race,
et les grands exemples ne lui manquaient pas dans sa famille.
Malheureusement, nous l’avons déjà dit, le grand-père n’avait
pas la fermeté nécessaire pour tenir en laisse et guider sûrement
l’enfant, dont le défaut capital était la paresse, une paresse
incroyable... Placé à l’école épiscopale de Saint-Arbogast, dirigée
par des prêtres du diocèse de Strasbourg, il n’y resta pas... La
guerre de 1870 chassa d’Alsace M. de Morlet et les deux enfants,
qui allèrent habiter Berne.
En 1872, M. de Morlet, ne pouvant rentrer en Alsace, vint
habiter Nancy. C’est au lycée de cette ville que Charles acheva de
perdre l’habitude du travail régulier, et aussi qu’il commença de
perdre la foi, en la remplaçant par un athéisme qui dura treize
années.
Il sortit du lycée, bachelier, comme les autres. M. de Morlet
aurait voulu qu’il entrât à l’Ecole polytechnique, mais il opta pour
une vie plus facile. Il déclara nettement qu’il préférait entrer à
Saint-Cyr, parce que le concours ne demandait pas autant de
travail ; et, sur ce, il partit pour Paris, et entra comme interne à la
rue des Postes... Sa paresse invétérée ne tarda pas à le rendre
parfaitement indésirable. Une maladie qu’il fit fut un prétexte à le
renvoyer dans sa famille. Il revint, mais comme externe.
Charles de Foucauld subit néanmoins tant bien que mal les
épreuves du concours de l’Ecole militaire, en 1876. Admis à la
suite, il faillit être refusé à l’examen médical, pour cause d’obésité.
Comme M. de Morlet s’attristait de ce que son petit-fils eût été
classé dans les derniers, Charles lui dit en riant :
— Au contraire, c’est très chic ; j’aurai l’occasion de gagner
beaucoup de rangs.
1 Lire Calby ou les massacres de Septembre, par A. de BOAÇA, vol. in4° illustré, 12
fr. franco, Tolra, éditeur, Paris.
CH. I : UN DESCENDANT DES CROISÉS 11

De Saint-Cyr, Charles de Foucauld passa, en 1878, à l’école de


cavalerie de Saumur. Il y partagea la chambre du jeune marquis de
Morès, que les juifs devaient faire assassiner en Algérie. Tous
deux s’étaient déjà liés à Saint-Cyr.
Dès lors, il ne fut plus question, à l’école, que de cette
chambre, lieu de festins et de soirées échevelées. Ce qu’on y fit de
parties de cartes est incroyable. Leurs camarades venaient y tenir
compagnie aux deux amis ; car il était extrêmement rare que l’un
ou l’autre ne fût pas aux arrêts. Il était même assez fréquent qu’ils
y fussent tous les deux à la fois.
De Foucauld, prodigue à l’excès, gaspillait littéralement sa
fortune, ne fumant que des cigares d’une marque spéciale et
n’admettant jamais qu’un garçon de café lui rendît la monnaie sur
un louis. Toujours vêtu avec une suprême élégance, et ne
marchandant point, ses fournisseurs ne se gênaient guère pour
enfler leurs factures. Si bien que son oncle, M. Moitessier, à la
grande fureur de Charles, finit par le doter d’un conseil judiciaire.
Envoyé comme lieutenant à Pont-à-Mousson, il y continua son
existence de folie, au point qu’un jour vint où aucun propriétaire
de la ville ne voulut de lui comme locataire.
Heureusement, en 1880, le 4e hussards fut envoyé en Algérie,
où, ainsi que nous l’avons déjà dit, il devint le 4e chasseurs à
cheval. Mais, là encore, le jeune et incorrigible fêtard attira sur lui
l’attention peu bienveillante des habitants de Sétif. C’est alors que
le colonel du régiment crut devoir agir avec énergie.
On a vu ce qui en était résulté : le lieutenant de Foucauld
déclarant qu’il allait démissionner... Et maintenant, il est là,
allongé dans un fauteuil, achevant un fin havane, mais avec,
pourtant, une physionomie beaucoup moins calme que tout à
l’heure. C’est qu’il se rend compte de la gravité de la décision qu’il
a prise... En effet, quitter l’armée, alors qu’il y est à peine entré, et
dans de telles conditions, sera plutôt pour l’avenir un mauvais
point. Et puis, après, que fera-t-il ?... Quelle sera sa vie ?...
Soudain, il se dresse, jette le restant de son cigare dans un
cendrier de bronze, s’assied à sa table et se met à rédiger sa lettre
12 L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

pour le ministre, non une lettre de démission, mais une demande


de mise en non-activité.
Cette idée vient de lui venir subitement. Comme cela, il ne
quittera pas l’armée et pourra y rentrer si une circonstance l’y
incite ou lui en fait une obligation.
Sa lettre expédiée, Charles de Foucauld reprit son existence
accoutumée, mais sans négliger son service. Son colonel ne lui
parlait plus, mais, en son for intérieur, l’officier souffrait de voir
un jeune homme, porteur d’un nom quasi illustre, gaspiller
d’incontestables qualités et briser une carrière à peine
commencée.
La réponse du ministre arriva au bout de trois semaines,
conforme au désir du lieutenant. Il restait dans l’armée, tout en en
faisant plus partie.
Un peu désemparé, néanmoins, Charles de Foucauld fait ses
adieux à ses camarades qui, tous, lui manifestent leur étonnement
et leur vif regret de le voir partir.
Il fait également une visite d’adieu à son colonel, dont il ne
peut méconnaître les bonnes dispositions à son égard. Puis, libre,
il se retire à Evian, loin des siens, loin de tout ce qu’il a coutume
d’aimer et de fréquenter. Il s’isole volontairement, comme s’il se
repentait de sa détermination, du coup de tête qui lui a fait quitter
l’armée.
CHAPITRE II

DE FOUCAULD EXPLORE LE MAROC

Charles de Foucauld ne devait pas demeurer longtemps en


non-activité.
Quelques mois après son arrivée à Evian, en 1881, Bou-
Amama, un marabout vénéré, organisa un soulèvement de toutes
les tribus nomades, dans le Sud-Oranais. Cette révolte était
d’autant plus redoutable, que le chef des révoltés était l’arrière-
petit-fils de Sidi-Brahim-ben-Tadj, que chacun considérait comme
un véritable saint.
A cette nouvelle, le lieutenant sentit bouillir le vieux sang de
ses ancêtres. Quoi ! ses camarades allaient se battre, et il ne serait
pas parmi eux pour partager leur gloire et leurs dangers !
Il écrivit aussitôt au ministre pour lui demander sa
réincorporation dans son ancien régiment.
Cette demande fut accueillie aussi favorablement que l’avait été
celle d’une mise en non-activité. Il avait, d’ailleurs, spécifié dans sa
lettre qu’il était prêt à accepter toutes les conditions qui lui
seraient imposées, pourvu qu’il pût partir.
Foucauld rejoignit donc le 4e chasseurs d’Afrique, et put
prendre part aux opérations militaires organisées contre les
révoltés.
Bou-Amama, énergiquement poursuivi, finit par passer la
frontière marocaine, d’où il continua ses excitations contre la
France.
La campagne avait été relativement courte ; mais elle avait suffi
pour mettre en Charles de Foucauld un vif désir de connaître
exactement les Arabes.
Le général Laperrine, qui avait fait partie de l’expédition
comme lieutenant, a écrit, en parlant de Foucauld :
« Au milieu des dangers et des privations des colonnes
expéditionnaires, ce lettré fêtard se révéla un soldat et un chef ;
supportant gaiement les plus dures épreuves, payant constamment
de sa personne, s’occupant avec dévouement de ses hommes ; il
14 L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

faisait l’admiration des vieux Mexicains du régiment ; des


connaisseurs. Du Foucauld de Saumur et de Pont-à-Mousson, il
ne restait plus qu’un homme énergique et prêt pour tous les
dévouements. »
On raconte qu’un jour, après une grande étape, le lieutenant de
Foucauld, voyant que les hommes, épuisés de chaleur, allaient se
précipiter vers le puits, se porta rapidement en arrière, acheta à la
cantinière une bouteille de rhum, et revint en disant : « Ce que je
suis content de l’avoir, ma bouteille, pour vous la donner !» Et les
soldats mêlèrent un peu de rhum à l’eau saumâtre du puits.
Nous avons dit que les Arabes l’avaient fort intéressé.
L’expédition terminée, il demanda un congé pour faire un voyage
dans le Sud, et les étudier.
Le ministre, las sans doute des demandes de mise en non-
activité, puis de réincorporation du jeune lieutenant, refusa net.
Mécontent, Foucauld donna sa démission, puis alla s’installer à
Alger, pour préparer son grand voyage au Maroc, au cours duquel
il devait faire la connaissance de l’officier interprète Motylinski,
qu’il devait retrouver plus tard, en pays touareg.
Foucauld avait alors vingt-quatre ans, et possédait un goût très
vif pour l’Orient. Il aimait ses vastes horizons tout baignés de
lumière, ses grands silences impressionnants, ses imprévus et ses
mystères. C’était chez lui comme une vocation, un besoin
irrésistible de liberté dans l’immensité.
Cette vocation, si l’on peut dire, lui avait été un peu suggérée
pendant la campagne, par les récits de vieux soldats d’Afrique,
devenus presque Africains par suite de leur existence continuelle
sur la frontière saharienne.
Il était donc bien résolu à ne point quitter l’Afrique sans l’avoir
étudiée et parcourue en partie. Pour réaliser ce désir, il imagina,
comme une chose extrêmement simple, d’aller explorer le
Maroc... Mon Dieu, oui, pas davantage.
Notez que le Maroc était alors un pays à peu près
complètement fermé aux étrangers, à quelque nation qu’ils
appartinssent.
CH. II : DE FOUCAULD EXPLORE LE MAROC 15

Le lieutenant de Foucauld, voyant que les hommes, épuisés de chaleur,


allaient se précipiter vers le puits (p. 14)
16 L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

Bien résolu à exécuter son projet, il courut les bibliothèques


d’Alger, prit des leçons d’arabe ; en un mot, se prépara
minutieusement à l’audacieuse entreprise qu’il avait décidé de
tenter, malgré tous les risques qui y étaient attachés, et dont le
moindre était de se voir massacré par les Marocains !
A cette pensée, le jeune descendant des croisés souriait
dédaigneusement... La mort !... Qu’était cela, pour un homme qui
ne croyait à rien, pas même à Dieu ?... Car il était encore sous
l’emprise de la bizarre incrédulité qui s’était à son insu glissée en
son esprit. Il n’était point un ennemi de la religion. Non. C’était
un indifférent qui n’admettait aucune conception métaphysique. Il
ne ressemblait pas à ces athées qui discutent avec eux-mêmes et
s’efforcent d’asseoir leur incroyance sur des données plus ou
moins scientifiques et paradoxales. Il ne croyait pas, parce qu’il ne
croyait pas, voilà tout.
Foucauld s’était lié avec M. Oscar Mac Carthy, conservateur de
la bibliothèque installée dans la résidence princière de Mustapha-
Pacha. Tous deux passaient parfois des heures, penchés sur des
cartes anciennes et de vieux in-folio, feuilletant les ouvrages de
géographes que le jeune officier devait bientôt dépasser de
beaucoup.
Quand il se sentit suffisamment documenté pour entreprendre
sa randonnée scientifique, il dut se poser une question d’une
importance capitale et dont pouvait dépendre la réussite ou
l’insuccès de sa périlleuse entreprise : sous quel déguisement
devait-il voyager ? Car il était absolument indispensable qu’il
cachât son origine de chrétien. Seuls les diplomates pouvaient le
faire, mais ouvertement et par la voie des ambassades, qui allait de
la côte à Fez ou à Marrakech, sans la moindre possibilité de s’en
écarter, sans courir de réels dangers.
Deux costumes seulement s’offraient à Foucauld, qui pussent
lui permettre de circuler parmi les tribus, dans des villages où
aucun Européen n’avait encore pénétré : le costume arabe et le
costume du juif, commerçant surveillé, mais pourtant toléré...
Oui, mais comment ne pas se trahir, ignorant des coutumes et des
mœurs juives ou musulmanes ?
CH. II : DE FOUCAULD EXPLORE LE MAROC 17

Sur le conseil de Mac Carthy, le jeune officier opta pour le


costume hébraïque...
Le costume du fier musulman aurait certainement mieux cadré
avec ses idées chevaleresques et son tempérament de soldat.
De Foucauld s’est expliqué à ce sujet.
Il n’y a que deux religions au Maroc. Il fallait à tout prix être de
l’une d’elles : coiffer le turban ou le bonnet noir. René Caillé,
Rohlfs et Lenz avaient tous opté pour le turban. Il se décida, au
contraire, pour le bonnet. Ce qui l’y incita surtout fut le souvenir
des difficultés qu’avaient rencontrées ces voyageurs sous leurs
costumes : l’obligation de mener la même vie que leurs
coreligionnaires, la présence continuelle de vrais musulmans
autour d’eux, les soupçons mêmes et la surveillance dont ils se
trouvaient souvent l’objet, furent un gros obstacle à leurs travaux.
De Foucauld fut effrayé d’un travestissement qui, loin de
favoriser ses études, pouvait y apporter beaucoup d’entraves ; il
jeta les yeux sur le costume israélite. Il lui sembla que ce dernier,
en l’abaissant, le ferait passer plus inaperçu, lui donnerait plus de
liberté. Il ne se trompait pas. Durant tout son voyage, il garda ce
déguisement, et n’eut lieu que de s’en féliciter. S’il lui attira de
petites avanies, il en fut dédommagé, ayant toujours ses aises pour
travailler ; pendant les séjours, il lui était facile, à l’ombre des
mellahs, de faire ses observations astronomiques, et d’écrire des
nuits entières pour compléter ses notes. Dans les marches, nul ne
faisait attention à lui, nul ne daignait parler au pauvre juif qui,
pendant ce temps, consultait tour à tour boussole, montre,
baromètre, et relevait le chemin qu’on suivait ; de plus, en tous
lieux, il obtenait de ses cousins, comme s’appellent entre eux les
juifs du Maroc, des renseignements sincères et détaillés sur la
région où il se trouvait. Enfin, il excita peu de soupçons. Son
mauvais accent aurait pu en faire naître, mais ne sait-on pas qu’il y
a des israélites en tous pays ? Son travestissement était d’ailleurs
complété par la présence, à ses côtés, d’un juif authentique.
Mais rétrogradons un peu.
Cette décision de voyager costumé en juif obligea Foucauld à
apprendre l’hébreu en même temps que l’arabe, et à étudier les
18 L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

coutumes juives, pour éviter de laisser soupçonner sa qualité de


chrétien déguisé.
Il lui fallait aussi un guide, mais un guide intelligent et sûr. M.
Mac Carthy lui présenta le rabbin Mardochée. La présentation eut
lieu dans une rencontre fortuite à la bibliothèque d’Alger.
Mardochée était un homme de cinquante ans environ, grand,
fort, mais voûté et marchant avec cette hésitation des gens qui ont
une mauvaise vue. Il portait une longue barbe noire mêlée de
poils blancs ; sa figure était empreinte d’une sorte de bonhomie. Il
était vêtu à la mode syrienne : un caftan grenat, serré par une
ceinture lui tombant jusqu’aux pieds ; par-dessus pendait un
manteau de drap bleu, de même longueur ; il était coiffé d’une
calotte rouge entourée d’un turban noir ; ses habits, autrefois
riches, étaient vieux et malpropres.
— Qui est ce juif ? avait demandé Foucauld à Mac Carthy.
— C’est l’homme qu’il vous faut, répondit Mac Carthy. Il a
passé toute sa vie au Maroc, a beaucoup voyagé, et a été plusieurs
fois à Tombouktou.
Une conversation s’engagea alors entre les trois hommes, qui
posèrent les premiers jalons d’un engagement qui fut, le
lendemain, signé par Foucauld et Mardochée.
Peu après, le 10 juin 1883, Foucauld et son guide partaient
ensemble pour le Maroc.
L’exploration qu’allait entreprendre l’ex-lieutenant était une
œuvre à la fois scientifique, militaire et politique, œuvre de grande
envergure, mais pleine de difficultés, dans ce Maroc fermé, où
tout étranger était presque considéré comme espion.
Sans compter que, ainsi que de Foucauld l’a écrit, le métier
d’Israélite ne manquait pas de désagréments : marcher pieds nus
dans les villes, et quelquefois dans les Jardins, recevoir des injures
et aussi des pierres n’était rien ; mais vivre constamment avec les
juifs marocains, gens méprisables et répugnants entre tous, sauf
de très rares exceptions, était un véritable supplice.
Le prenant pour un des leurs, les juifs lui parlèrent comme à
un frère, à cœur ouvert, se vantant d’actions criminelles, lui
confiant des détails ignobles. Il est vrai que tant de désagréments
CH. II : DE FOUCAULD EXPLORE LE MAROC 19

étaient compensés par la facilité de travail que lui donnait son


déguisement.

Musulman, il eût dû vivre de la vie commune, sans cesse au


grand jour et toujours en compagnie, et dans l’absolue
impossibilité de se servir d’instruments. Juif, toutes les
commodités s’offraient à lui, par le fait même qu’il était plus
méprisé partout où il passait.
Néanmoins, que d’habileté ne lui fallait-il pas pour procéder
sans attirer l’attention, partant la méfiance de ceux au milieu
desquels il vivait ! Quand on pense que tout son itinéraire fut
relevé à la boussole et au baromètre. Un petit cahier de cinq
centimètres carrés lui servait pour prendre ses notes, au crayon.
20 L’ERMITE DE BENI-ABBÈS

De Foucauld écrivait ainsi tout le long de la route, et toujours


dans des régions accidentées.
Jamais personne ne s’aperçut du travail auquel se livrait le
jeune explorateur, même lorsqu’il se trouvait dans les plus
nombreuses caravanes ; il est vrai qu’il prenait la précaution de
marcher autant que possible en avant ou en arrière de ses
compagnons de voyage. Le mépris qu’inspire le juif favorisait
aussi beaucoup ses mouvements, en ce que nul ne lui faisait
l’honneur de s’en occuper.
Dès qu’il pouvait avoir une chambre à part, quand on s’arrêtait
dans un village, il mettait ses notes en ordre et les complétait de
détails conservés dans sa mémoire, puis les recopiait sur les
calepins, qui formaient son journal de route.
De Foucauld consacrait parfois des nuits entières à cette
occupation... Et cet homme n’avait que vingt-cinq ans. Ah ! il était
loin, le fêtard de Saumur et de Pont-à-Mousson, loin comme sa
foi perdue, car l’heure n’était pas encore venue où Dieu devait
enfin s’emparer de cette âme en sommeil, la réveiller et l’embellir
du splendide rayonnement des sublimes vérités !
En attendant que sonnât pour lui cette heure décisive, il
travaillait pour la France, pour l’humanité ! Travail parfois bien
difficile, surtout pour les observations astronomiques, où il lui
fallait utiliser le sextant, car cet instrument ne se dissimule pas
comme la boussole, que l’on peut au besoin tenir dans le creux de
la main.
Toujours entouré de juifs, il devait naturellement se méfier
d’une gênante et indiscrète curiosité. Il raconte lui-même que
toutes ses hauteurs de soleil et d’étoiles ont été prises dans des
villages.
Pendant le jour, il épiait le moment où personne n’était sur la
terrasse de la maison ; il y transportait ses instruments enveloppés
de vêtements, qu’il disait vouloir mettre à l’air. Le rabbin
Mardochée restait dans l’escalier, avec mission d’arrêter par des
histoires interminables quiconque essaierait de le rejoindre.
Certes, aucun explorateur ne travailla dans de telles conditions,
et contraint de se cacher de tout le monde, de jouer sans cesse
TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE PREMIER
UN DESCENDANT DES CROISÉS ................................................................................... 6

CHAPITRE II
DE FOUCAULD EXPLORE LE MAROC ......................................................................... 13

CHAPITRE III
OU L’INCRÉDULITÉ DE FOUCAULT EST ÉBRANLÉE ................................................ 23

CHAPITRE IV
LA CONVERSION ........................................................................................................... 30

CHAPITRE V
LE TRAPPISTE ................................................................................................................ 35

CHAPITRE VI
DE NAZARETH A JÉRUSALEM .....................................................................................43

CHAPITRE VII
MEURTRIER ET DÉSERTEUR ........................................................................................52

CHAPITRE VIII
IRRÉDUCTIBLE HAINE ................................................................................................. 62

CHAPITRE IX
UNE TERRIBLE VENGEANCE ......................................................................................70

CHAPITRE X
MORT DE PERRALINI .................................................................................................... 80

CHAPITRE XI
UNE TERRIBLE ÉDUCATION .......................................................................................91

CHAPITRE XII
LA HAINE DE CASTORELLO ......................................................................................102

CHAPITRE XIII
UN COMPLOT DE BANDITS ........................................................................................113

CHAPITRE XIV
MORT DU PERE DE FOUCAULD ................................................................................121

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