Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1 fk . 25
ichc et Pauvre
L ivre de L e ctu re c o u ran te
Par S. RO CH EBLA VE
J
' j
0
0.
/
r s- 9, * ■
RICHE ET PAUVRE
R I C H E 5/s
5/a
ET P A U V R E
Livre de Lecture courante
PA R
S. R O C H E B L A V E
P ro fesseu r de Prem ière au Lycée Janson-de-Sailly
160 GRAVURES
S. R O C H E B L A V E ,
P ro fe sseu r de P rem ière
un L y cée J a n s o n -d o -S a illy .
Le docteur prit a p a rt le père...
RICHE ET P A U V R E
P R E M IÈ R E P A R T IE : E N FA N C E
1. — La jo ie fait peur.
prem iers à l’Éeole centrale. Là, il s’ôtait fait rem arquer par
ses aptitudes comme mécanicien. A peine sorti de l’École
centrale, il était attaché à une grande im prim erie, et,
presque aussitôt, il inventait une m achine rotative d’une
puissance nouvelle, qui économisait Je travail et doublait
la rapidité de l ’im pression.
Un grand journal adopta, pour ses forts tirages, la rota
tive Le Carpentier. D’autres l’im itèrent. Bientôt la nouvelle
machine s’imposa aux journaux quotidiens, aux périodiques,
aux illustrés. C’était la fortune. A trente-cinq ans, M. Le
Carpentier était déjà riche, et même très riche.
11 se m ariait alors.
Il épousait la fille d’un général en retraite, qu’il avait
remarquée pour sa grâce et pour sa beauté. Sou père, M. de
Kermadec, était breton. C’était un rude sol
dat. Je veux dire qu’il était rude aux ennemis
(en 1870 les Prussiens en avaient su quelque
chose) et rude à lui-m êm e; mais il était bon
avec ses hommes, quoiqu’il leur parlât avec
une grosse voix. Un biscaïen lui avait brisé
la jambe gauche à Beaune-la-Rolande, et,
depuis lors, il boitait légèrem ent et m archait
en s’appuyant sur une canne. Dans le pom
m eau, il avait fait incruster l’éclat d’acier
que le chirurgien avait retiré de sa blessure.
« C’est mon bijou », disait-il. Les soldats,
qui l’adoraient, le surnom m aient, entre eux
« le père Clochard », à cause de sa boiterie. Il le savait, et
s’intitulait ainsi lui-même, car il était fier de sa blessure.
Mais il n ’était fier que de cela ; car, si c’était u n noble, ce
n'était pas un aristocrate. Et puis, le régim ent est une
école de fraternité. On doit y vivre en s’aim ant, puisque
• demain, peut-être, on doit m ourir les uns pour les autres,
Colonel quand il fut blessé, il était peu après promu
général. 11 clochait un peu de la jambe gauche, mais toute
sa brigade m archait droit.
Quand M. Le Carpentier fit sa connaissance, au cours
d’un voyage, le général était déjà en retraite, et veuf depuis
L A J O I E F AI T P E U R . S
2 . — La M orin ette.
« Quincy-Ségy (Seine-et-M arne), le 24 décembre.
3. — F r è r e s de lait.
Le lendem ain, M. Le Carpentier, affairé comme un dé^
m énageur, pliait, emballait le petit trousseau. Pour éviter
les courants d'air du train ju sq u ’àE sbly, et la montée d’Es-
blv à Quincy dans la patache publique, il loua un landau
bien capitonné-, et fila droit au village. A ses eôlés, l’en
fant, entre les bras de la garde, dormait, blême et comme
inanimé. Lé tem ps lui parut long. Enfin apparut la raide
montée de Couilly. Le landau ralentit, tourna sur la droite à
la Demi-Lune, entra au
village par la Bonne-Ren-
contre, et stoppa, à l’ex
tr é m i t é de la r u e de
l’Église, devant la pe
tite ferme louée p ar les
Couvreur. La Morinette,
en sabots et bras nus,
malgré le froid, s’occu
pait justem ent à retour Le landau ralentit...
ner ses fromages de Brie
sur leurs clayons de paille. Elle fit u n cri : « Est-il pos
sible!... Monsieur Le Carpentier ! »
Et, tandis que la garde s’extrayait. avec précaution du
véhicule, son précieux fardeau dans les bras, elle avança la
tète pour voir le poupon, puis recula d'un pas, comme
saisie : « Pauvre mioche ! m urm ura-t-elle, il a l’air à moitié
péri ».
Cependant le grand air avait réveillé l’enfant. Il se plai
gnait faiblement.
— Vite, entrons !
L ’instant d’après, tous trois étaient assis sur des chaises
de paille, autour de l ’àtre, dans la cuisine rustique. Une m ar
mite, où cuisaient des pommes de terre, chantait sur le feu.
La garde, d’un air digne, se tenait comme à la parade.
M. Le Carpentier, ému, tortillant sa moustache d’un m ou
vem ent nerveux, observait la Morinette. Celle-ci, sans rien
dire, avait pris l’enfant’ entré ses bras avec précaution, et,
RICHE ET PAUVIIË.
4. — D eu x m ères.
Cependant petit Paul (c’était le nom de l’enfant des Le
Carpentier) se transform ait à vue d’œil, grâce au lait géné
reux de la Morinette.
Son teint pâle avait disparu. Petit Paul devenait d’un
blanc ambré, comme sont souvent les poupons blonds, et
parfois une teinte rosée m ettait une nuance d’aurore sur
ses pommettes. Ses paupières n ’avaient plus la transpa
rence d’un pétale de rose flétri. Elles s’alourdissaient,
et la lumière ne filtrait plus au travers.
Certes, il n ’avait ni le poids ni la force de Pierrot, et,
quand ils criaient tous les deux, on faisait bien la diffé
rence entre les poumons d’un enfant de la ville et ceux d’an
petit gaillard de la Campagne.
N’importe, la Morinette avait heu d’être fiôre de sa cure.
Et elle l’était !
D’ailleurs, elle commençait à payer cher son double allai
tement. Tous les dévouements se payent, dans la vie.
Mais la Morinette n ’était pas femme à laisser en route' ce
qu'elle avait commencé. Un bienfait entrepris ne compte
pas s’il n ’est achevé.
Quand elle vit qu’elle maigrissait à l’excès, que son
mari s’inquiétait, et qu’elle ôtait moins forte à l ’ouvrage
du battoir, elle sevra Pierrot peu à peu, et m it petit Paul
graduellem ent au biberon, tout en continuant à lui donner
le peu de son lait qui lui restât, car il tarissait.
Enfin, le double sevrage réussit, et, à la. fin de la pre
mière année, la Morinette, qui avait repris possession de
DEUX MÈRES. 17
5 . — D eu x m ères [Suite).
Devant la porte des Couvreur, sous la surveillance d’un
vieux du voisinage, deux bam bins, aux cheveux en brous-
saille, jouaient sur un tas de sable. Hélène courut au pe
tit blond, l’enleva de terre, et le dévora de baisers. « Mon
P aul! mon p e tit!» Mais l’enfant, surpris, effarouché, se
débattit, poussa des cris, jusqu’à ce qu'Hélène le reposât à
terre. Alors il se réfugia dans les jupes de la Morinette, en
criant : — Marna, m am a !
Hélène demeura saisie, et ses yeux se m ouillèrent tout
à coup.
La Morinette l’entraîna dans la m aison :
— 11 ne faut pas vous faire de chagrin, m a chère dame
Hélène, fit-elle; les enfants, ça ne connaît que ce qui les
soigne, à cet ftge. 11 faut l’apprivoiser, m aintenant, votre
petiot! Mais ce ne sera pas long, bien sûr! D’abord, en
levez-moi ça (elle désignait le chapeau), et puis ça (elle
m ontrait les gants), et puis prenez-moi ça (elle lui passait
en riant un grand tablier à la ceinture) ; il ne faut pas être
trop belle, avec les enfants ! Une m am an, ce n ’est pas un
joujou riche : ça doit pouvoir se toucher; et on ne doit pas
craindre de la salir !
DEUX MÈRES. 19
6. — La con su ltation .
7. — J ea n n ette M ignon.
Ils arrivèrent un beau m atin, se tenant par la main
comme deux bons petits frères, très propres, depuis leurs
galoches jusq u ’à leurs bérets, soigneusement lavés par la
Morinette, Celle-ci les conduisit jusqu'au seuil de l ’école,
24 RICHE ET PAUVRE.
quettes, casé les paniers, mis tout en ordre, elle leva l ’index
et demanda, d’une voix rieuse :
— Qu’est-ce qu’on va faire, mes petits?
— Chanter! mam ’zelle! crièrent-ils tous.
— Alors, attention ! Nous chanterons aujourd’hui : J ’ai
descendu... Et, sur un geste vif, elle entonna de sa voix
fraîche :
J’ai descendu dans mon jardin (bis)
Pour y cueillir le rom arin;
Gentil coq’lieot, mesdames,
Gentil coq’licot nouveau.
Les enfants la suivaient, chantant juste ou faux, mais
s’am usant de tout leur cœur. Ils estropiaient bien un peu
les mots : les uns disaient le
lo m a rin , d’autres le rom a-
lin ; mais, du m oment qu’ils
trouvaient cela joli, qu’im
portait une syllabe ou une
autre? Ils avaient eu de la
joie à chanter, ils avaient les
yeux tout gais, et ils étaient
rouges de plaisir.
Le chant fini, Jeannette
interrogea :
— V
La classe de chant. qu’un jardin ?
Ils répondirent tous à la
fois: tous avaient des jardins, au village. Ils riaient, comme
les enfants rient quand ils savent.
Elle demanda encore :
— Si vous n ’aviez plus de jardin, ça vous ferait-il de la
peine ?
—■Oh ! oui ! répondit-on en chœ ur.
— Pourquoi?
La réponse se fit attendre.
Un tout petit répondit enfin, tim idem ent :
— Les arbres, les fleurs, c’est comme nos am is...
Jeannette le caressa.
— Et à la ville, y a-t-il des jardins ?
Silence général. Ils ne savaient pas.
Alors petit Paul, assez résolum ent :
— 11 y en a à Paris, mais ils sont trop beaux, on n'ose y
rien faire. Et puis, ils ne sont à personne, parce qu’ils
sont à tout le monde.
— Bien répondu, mon petit, dit Jeannette.
— Mais alors, reprit-elle en s’adressant à tous, si les
arbres et les fleurs sont les amis des enfants, et aussi les
chiens qui gardent le jardin, et aussi les oiseaux et les
papillons qui le visitent, où vaut-il mieux passer son
enfance? à la ville ou à la cam pagne?
— A la campagne ! crièrent-ils tous si vivement, que
Jeannette fit le geste de se boucher les oreilles, en riant.
Puis elle demanda : — Vous avez vu des coquelicots?
Ils se m irent à rire : — Oh ! bien sûr 1
Elle dessina prestem ent une pervenche au tableau noir :
« Est-ce un coquelicot, cela? » Ils ne savaient trop. L ’un
disait oui, l’autre non.
Alors elle dessina un grand, un beau coquelicot. Avec de
la craie rouge, elle coloria les pétales. Puis, à côté, elle
crayonna une pensée. Et elle coloria aussi la pensée, en
violet et en jaune, avec le cœur noir. Et les enfants rete
naient leur souffle, la regardant dessiner, et l’écoutant
aussi, car elle racontait, racontait, racontait.
Elle leur racontait l’histoire d’un brin de rom a rin (elle en
avait apporté une branchette qu’elle leur fit respirer), qu’un
chevalier était allé cueillir autrefois, au milieu de mille dan
gers, pour le rapporter à sa dame, parce que c’était son par
fum préféré. Et la dame, touchée de son attention, l ’épousa.
Elle leur raconta d’autres histoires, en leur m ontrant
de grandes images accrochées à la muraille.
Et le temps coulait, coulait comme de l’eau rapide.
Petit Paul et Pierrot rentrèrent enthousiasm és. Leurs
âmes enfantines venaient de s’éveiller à la voix de Jean
nette, la petite fée.
RI CHE ET P A U V R E .
9. — L a bonne in stitu tr ic e .
1 1 . — L e nid.
1 2 . — L e v ieu x facteu r.
1 3 . — La fê te de J ea n n ette.
fois ses bam bins à « piquer » des dessins d’objets, leur avait
dit qu’il fallait regarder ce qu’ils voyaient autour d’eux, et
essayer d’en dessiner la forme, s ’ils le pouvaient.
Ainsi avait fait le petit Paul. Sa m am an lui avait donné
une boîte de crayons de couleur. Il avait dessiné un arbre,
et la maison des Couvreur. Son arbre ressem blait bien un
peu à un balai planté par le m anche, et sa maison n ’était
pas très d’aplomb, mais on voyait très bien ce qu'il avait
voulu faire, et son dessin naïf dénotait de l’attention et du
jugem ent.
Jeannette fut très touchée de son effort, et l’en remercia
avec des paroles très m aternelles, qui ravirent l ’enfant.
Puis elle décacheta.la lettre.
1 4 . — La lettre.
C’était une lettre de M"10 Le Carpentier, qui contenait,
non pas de l ’argent, certes ! (car la m ère de petit Paul sa
vait que l’argent ne paie pas le dévouement), mais une in
vitation à Jeannette de passer chez elle les vacances de la
Pentecôte. Elle la recevrait, disait-elle, « comme sa fille ».
Elle signait suivant un usage assez répandu aujourd’hui,
en faisant précéder son nom de femme mariée de son nom
de famille : « Kermadec-Le Carpentier ».
Jeannette lu t à haute voix la lettre et la signature.
Au dernier mot, la pipe du vieux facteur tom ba, et le
fourneau en éclata en vingt morceaux. Le facteur n’y prit
point garde. Il s’était dressé, et les yeux écarquillés :
— Kerm adec? tu as dit Kermadec! Répète ce nom -là.
As-tu bien lu ?
—• Mais oui : Kermadec-Le Carpentier. Vois toi-méme.
— Mais alors..., cette dame serait peut-être la fille... pas
possible !... la fille do mon ancien colonel?... Dis-moi, mon
petit homme, fit-il en s’adressant à petit Paul, comment
s’appelle ton grand-papa?
— Le général Kermadec, m onsieur.
LA L E T T R E . 41
•—• C’est lui ! c'est lui ! Un petit sec, qui boite de la jam be
droite, et qui a été blessé en 1870, à S aint-P rivat?
— Oui, dit l’enfant, en se redressant fièrement.
— Un rude soldat, et un bon cœur d’homme ! Va, tu peux
être fier de ce grand-père !
■— Je le suis, dit l’enl'ant. Mais d'où le connaissez-vous?
-— Ah 1 nous nous connaissons de la guerre. Voilà...
11 s’arrêta tout à coup, l’air em barrassé.
Jeannette prit la parole, malgré les gestes de son père
qui voulait la faire taire.
— Voilà, mon cher pe
tit Paul. Mon père était
sergent dans le régim ent
dont votre g ran d -p ère
était colonel. A la bataille
de Saint-Privat, le colonel
fut frappé d’un biscaïen
au genou. Il perdait son
sang, et allait tom ber de
cheval. Mon père pansa
sa blessure avec son mou
choir, soutint le colonel Il l’em poria à travers une grêle de balles
tant qu’il put commander
et donner des ordres ; ensuite, il le chargea tout évanoui sur
son dos, et l ’em porta, à travers une grêle de balles, ju sq u ’au
moment où il tomba lui-même, le bras fracassé. Le colonel
fut sauvé, et mon père reçut la médaille m ilitaire.
— Eh bien, dit le père Mignon, gêné, voilà-t-il pas un
beau m érite? Mais il ne s'agit pas de cela. Je croyais mon
ancien colonel m ort; car je n'en avais depuis longtemps au
cune nouvelle. Et le voilà vivant, et son petit-fils est la, tu
l’élèves, et il t’aime. Quelle joie pour mon cœur de vieux
soldat ! Ah ! si seulement je pouvais le revoir, mon colo
nel, je veux dire le général Kermadec! Ce serait, après
Saint-Privat, le plus beau jour de m a vie !
Disant ces mots, il étreignait l'enfant, qui se prêtait à
ses caresses, et le regardait d’un air grave, subitem ent
réllcchi.
— Vous le verrez, dit-il. Je vais prier m on père nour
ricier de lui écrire. Et vous verrez m am an aussi. Et elle
sera bien heureuse de vous voir, puisque vous avez sauvé
son père. Et moi, je vous aimerai pour elle, en attendant.
— Brave petit! lit le père Mignon à voix basse. C’est
gringalet, mais ça a du cœur. Et puis, bon sang ne peut
mentir.
Petit Paul revint avec Pierrot, tout songeur. Et il se pro
m it bien de demander à son grand-père un récit plus com
plet de cette mystérieuse époque, dont les échos doulou
reux, comme autant d’éclairs, avaient parfois déjà traversé
son tendre cerveau d’enfant.
1 5 . — D eu x b raves.
1 6 . — L ’alerte.
D E U X IÈ M E P A R T IE : L ’ÉCOLE P R IM A IR E
— Je ne sais pas.
■
— Avez-vous des frères, des sœ urs, des oncles, des
g ran d s-p aren ts, au m oins?
■
— Je ne sais pas.
— E t com m ent, dit P au l, qui sen tait la pitié g ran d ir en
Jui, com m ent avez-vous quitté la ru e D enfert?
— Il y avait une épidém ie à l'A ssistance. A lors le m éde
cin a fait disperser les enfants, su rto u t les plus faibles. E t il
p araît que je ne suis pas des plus forts.
D isant ces m ots, C harles
eut un pâle sourire.
— Mais qui vous a am ené
ici?
— Dos gens.
— Vous ne les connais
sez p as?
— ,1e ne les connais pas.
— Et chez qui êtes-vou s?
— Chez la m ère Séverin.
L a m ère S éverin était
u n e brave fem m e, u n e veuve
Charles lui lança sa tartine.
laborieuse, bien connue à
Q uincy.
— C’est p eu t-ê tre qu’elle est votre paren te?
— Mais je vous dis que je n ’ai pas de p are n ts n i de p a
ren te s, dit Charles, im patienté et hum ilié. E t puis, ça, c’est
m es affaires, cela ne regarde personne, là !
Un b ro u h ah a accueillit cette déclaration, faite d’u n ton
énergique.
— Oh ! là là! cria le g rand escogriffe, voyez ce m onsieu r
le P arisien , m onsieur V aurien, m onsieur le sans-p aren ts,
le sans père n i m ère ! ça ne sait pas seulem ent d’où ça sort,
et ca v eu t nous faire la leçon !
Et il esquissa u n e gigue ridicule au to u r du petit C harles.
— D’abord, toi, dit C harles, devenu tout pâlot, tu es un
grand im bécile ; et, ensuite, tu es un grand lâche. E t voilà
p o u r toi !
D isant cela, il lui lan çait en pleine figure Je reste de sa
tartine. Le from age de Brie colla su r le nez et les yeux de
l’escogriffe, qui, au m ilieu des rican em en ts de ses cam a
rades, fu t u n in sta n t à se d ébarrasser de cet em plâtre.
Sitôt cela fait, furieux, il s’élança :
— Toi, tu vas m e pay er ça!
P ie rre et P aul accoururent, trop ta rd . L e g rand diable
avait saisi le poignet du petit C harles, et le lu i to rd ait, p en
d an t qu’il lu i b o u rra it les jam b es de coups de pied.
C harles soutint la douleur avec stoïcism e ta n t qu il put.
A la lin, u n cri d éch iran t s’échappa de sa p auvre petite poi
trin e. 11 tom ba.
La porte de la salle d’école s’ouv rit avec force, et l ’in sti
tu te u r, grave et inquiet, ap p a ru t :
— Q u’y a-t-il donc, m es en fa n ts? u n accident? u n e m é
chanceté?
Un g rand silence s’établit.
1 9 . — M on sieu r P ro sp er.
— C’est cela m êm e.
— Telle, est aussi m on idée. En d’autres term es, son au
torité doit su rto u t être m orale, et il doit pro u v er p a r sa
conduite qu il pratique les principes q u ’il enseigne?
— Vous l ’avez dit.
A lors, 1 in stitu te u r est n on seulem ent le m aître public
de la com m une, m ais encore, si j ’ose dire, u n hom m e do
bien public ?
— Un hom m e de bien public, voilà le m ot. Vous dites
cela mieux que m oi, m ais telle fut toujours m a pensée.
E n ce cas, p o u rsu iv it l ’in stitu te u r, il n ’a p p a rtie n t n i
au m aire, ni au curé, ni au conseil m unicipal, n i à telle
personnalité riche ou influente, m ais il ap p a rtien t à tous, et
seulem ent pour le bien gén éral, p o u r le bon conseil et pour
le bon exem ple?
On ne sa u ra it m ieux définir le rôle du bon institu teu r.
Vous serez tel.
' J e n e 111 Çn flatte pas, dit L an d ry sim plem ent. Mais je
m y suis toujours efforcé, et j ’y tâcherai toujours. Vous
voyez n ettem en t, à ce com pte, m o n sieu r le m aire, les consé
quences de ce principe.
— C’est-à-dire?
— C’est-à-dire que si j ’accepte, com me vous le désirez, les
fonctions de secrétaire de la m airie, ce sera à la condition
d être au service de, tous sans exception, m ais sans m e
m êler aux affaires de qui que ce soit, sans épouser les ra n
cunes ou les in té rêts d’un particu lier ou d’un p arti, en un
m ot, sans toucher à la politique. La politique est la pierre
d achoppem ent de 1 in stitu te u r, la dim inution de son au to
rité, souvent la perte de sa dignité. Je n ’en ferai d ’aucune
sorte. Je suis citoyen ; j ’accom plirai m es devoirs de citoyen
en m a conscience. Le reste, c’est l ’affaire de la conscience
des au tres. Je ne m en m êlerai pas. Som m es-nous d’ac
cord ?
— A h ! que vous m ’enchantez de m e p a rle r ainsi, dit le
m aire. Un secrétaire de m airie dévoué, in stru it, et qui ne
fait pas de politique: m ais c’est l’idéal! S’il n ’y a que cela
p o u r nous sé p a re r...
I N S T I T U T E U R ET MAI RE 61
leu rs, la taille ici n ’a rien à faire. M ême, vous nous avez
déjà dit que N apoléon était to u t petit.
— Eh bien, m es enfants, le te rrito ire d 'u n e n atio n , c’est sa
taille ; et sa gloire ou le bien q u ’elle a fait, c’est sa grandeur.
C’est en ce sens que la F ran ce est grande.
— M onsieur, dit v ivem ent P aul, alors elle doit être plus
grande que beaucoup d’autres n ations, et p e u t-ê tre m êm e
est-elle la plus grande natio n du inonde.
— P a r sa bienfaisance, je crois qu’elle l ’est, m on enfant.
E n to u t cas, elle a été telle dans son passé. Et, si je m e
trom pe en cela, je m e trom pe avec l'u n de ses m eilleurs
h isto rien s, M ichelet. M ichelet dit que les services ren d u s
p ar la F ran ce à l ’h u m an ité, c’est-à-dire à tous les hom m es
en général, su rp assen t de beaucoup ceux des autres nations.
— A lors, dit P au l, il faut être fier d’être F rançais.
— Oui, en un sens, dit l'in stitu te u r, à condition de voir
dans cet h eureux h asard de votre naissance une bonne
chance p o ur vous, et non pas une supériorité. On p eu t ap
p a rte n ir à un pays supérieu r, et être soi-m êm e très infé
66 RICHE ET P A UV RE .
Un « regard » d’aqueduc.
Le passage à l ’écluse.
P liot. N e u rd e in .
Les moulins de Meaux.
2 6 . — L es d eu x cou rages.
très beau et très enviable, mais qui est souvent facilite par
la force, la santé ou l ’habitude de certains dangers ; et un
courage moral, plus beau encore, et plus rare, qui consiste
à braver les affronts pour faire un acte honnête et juste.
N ’ est-il pas vrai, mes enfants?
Un silence pesa sur la classe.
L ’instituteur reprit :
— Pierre, l ’autre jour, a donné un exem ple de courage
physique; Paul vien t de vous donner un exem ple de cou
rage moral. J’ ajoute que Pierre vient, en outre, de prouver
son courage moral en tenant le langage qu'il a tenu devant
vous tous. Quant à toi, Paul, dit-il avec un bon sou in e,
rappelle-toi que le courage physique est une chose qui s’ac-
quiert. A v e c un peu de volonté tu y parviendras. Déjà tu as
fait des progrès en ce sens : car je t observe, je vois tes
efforts sur toi-m êm e, et je te prédis qu avant peu tu seras 1.111
homme, un vrai homme complet, digne de ce beau nom.
— Merci, m onsieur, murmura Paul rasséréné.
Là-dessus l ’excellent maître m it tout le monde en récréa
tion, et il eut la joie de vo ir que tous les élèves, sans
exception, se serraient autour des deux amis, et. que la cor
dialité renaissait de plus belle dans la fam ille écolière.
27. — L ’incendie.
— M ère, mère !
M. Prosper s’élança dans ce tourbillon.
— M ère! criait-il d’une vo ix déchirante, m ’ entends-tu?
Pas de réponse!
L a salle à m anger n ’était déjà plus qu’un brasier.
Éperdu de douleur, M. Prosper allait s’y jeter avec déses
poir, quand il perçut une voix bien connue, à l ’opposé du
couloir.
— •Je n’ ai aucun mal. Descends, mon fils, et prends l ’esca
lier de l ’autre extrémité du bâ
timent. Je t’attends; sois sans
crainte...
M . Prosper chancela, comme
sous le coup d’une émotion
trop v iv e ; il descendit ou plu
tôt roula dans l ’escalier : il était
tem ps! Car il étouffait et brû
lait à la fois. Quand il apparut,
les yeux hagards, les cheveux
roussis, ce fut un cri dans la
foule maintenant compacte : on
le croyait brûlé, comme sa
mère !
Il fendit Je flot des specta
teurs, bouscula deux pompiers qui voulaient le retenir, et
vola au palier du prem ier étage, par l ’escalier intact. Sa
mère, un doux sourire aux lèvres, les yeux humides mais
tranquilles, l ’attendait avec un faible geste de ses bras à
m oitié paralysés.
M. Prosper, d’une étreinte convulsive, enleva sa mère dans
ses bras, et, m oitié riant m oitié sanglotant de bonheur,
la transporta dans la foule, où cent mains se tendirent
dans une clameur d’admiration et de surprise joyeuse.
Les pompiers cependant s’étaient mis gaillardem ent à
la besogne. Les lances bien dirigées circonscrivaient, le feu;
la lutte contre l ’élément destructeur s’organisait.
Plus prompte que les autres femmes, Jeannette Mignon
avait été chercher le fauteuil de paille de son père. Elle y ins
96 RICI-IE E T P A U V R E .
31. — La séparation.
LA SÉPARATION. 10o
rer que son fils réaliserait ses rêves d'avenir. Parti de très
bas lui-m êm e, il avait déjà fait une ascension marquée.
Pierre en ferait sans doute une encore plus grande. A lors
il s’ attendrissait en pensant à ses parents illettrés, lon g
temps besogneux, qui avaient eu la plus grande peine à
l'élever et à lui faire apprendre à lire, et qui étaient m ort ;
prématurément à la tâche, l'un valet de ferme, l ’autre gar-
deuse de bestiaux pans les environs. A in si, avec du courage,
de la conduite, du bon sens, et un peu d'instruction, on pou
vait s’élever constamment, de père en fils, et monter tou
jours plus haut... Il ju geait que le pays où ces choses so
peuvent naturellement était le plus beau pays du monde
(il n'avait pas tort), et trouvait que la vie est une bonne
chose (il avait encore plus raison).
On devine l ’accueil que la M orinette et Claudine firent
aux lauréats. L e voisinage s’ém ut: le propos du président
vola de bouche en bouche. L a modestie de M. Prosper eut
beaucoup à souffrir d’abord. Puis tout se calma.
Quelques jours après, une lettre de Paris annonça l'a rri
vée de M. L e Carpentier et du général de Kermadec. Cette
nouvelle, joyeuse en toute autre circonstance, rembrunit
tous les fronts, m êm e celui de Paul.
— On vien t me chercher, disait-il. Certes, je suis heu
reux de rentrer dans ma fam ille, et de revoir ma chère
maman, qui est presque toujours m alade; mais vous êtes
ma fam ille aussi, et j'a i le cœur tout gros de vous quitter,
de quitter mon Pierre.
— Votre départ nous fera aussi un grand chagrin, disait
Jacques Couvreur, pendant que la Morinette s'essuvait les
yeux furtivement. Vous étiez quasiment pour nous un se
cond fils. L a maison sera bien vide sans vous, et Pierre sera
bien seul. Mais il faut se faire une raison ; c’est, la vie. Et,
après tout, se séparer ce n ’est, pas se quitter, je pense?
— Non, certes! s’écria Paul avec élan. Je partirai avec
la volonté de vous revoir, aussi souvent et aussi longtemps
que possible. Et puis...
— Tu m ’écriras ? dit Pierre.
— N on seulement je t'écrirai, mais tu viendras me voir
106 RICHE ET P A U V R E .
T R O IS IÈ M E P A R T IE : L A P R É P A R A T IO N
A L A V IE
Ils conduisaient le cortège qui ram enait le corps de sa mère bit-n aimée
33. — Le lycée.
Le cours d’adultes.
R IC IIE HT PA U V R E ,
170 RI CHE E T P AUVR E .
Le Mont-Saint-MicheL
grés qui la. sillonnaient n'étaient, pas les fils de cette terre,
et ne l'occupaient qu'à titre d'usurpateurs. Ces corps alour
dis, ces manières emphatiques et gauches, cet idiome épais,
cette lourde fumée dont ils s'enveloppaient, avec leurs gros
cigares, cette épaisse nourriture dont ils se chargeaient à tout
instant l'estomac, tout cela disait une autre race, d'autres
mœurs, d'autres caractères. Et que ces gens d'autre sorte
fussent à leur place dans
leur pays d'origine, cela se
comprenait; mais qu'ils fus
sent chez eux M, dans cette
Alsace si différente d'eux,
cela choquait la raison, non
moins que le sentim ent. Et
tout à coup, sans avoir pu
échanger encore leurs im
pressions, Pierre et Paul
sentirent d'instinct ce que
c'est que la race, et le sol de
la Patrie. Iis sentirent ce qui
est français, et ce qui ne l'est
pas ; ce qui est do chez nous,
et ce qui est d'ailleurs. Une
barrière insurm ontable se
dressa, comme une herse,
dans leur jeune cœur, entre
eux et leurs voisins de ban
quettes. Et, sans les haïr, ils
comprirent tout ce qu'il y a de profond et de caché dans ce
mot : Z'eYmHg'g?'.
Oui, ils étaient cAez — en terre d'Alsace. Mais
l'Alsace elle-même, et ses fifs, ils les sentaient à nous, ils les
sentaient à eux. Et c'est dans ces dispositions que, graves,
pensifs, ils débarquèrent enfin en gare de Strasbourg.
Dès l'arrivée, dans la gare même, ils eurent un serre
ment de cœur. Les peintures murales du grand hall ne
représentaient-elles pas l'em pereur allemand recevant les
clefs de Strasbourg !
9
19', RI CHE ET PAU VUE.
du héros français,
coulée en bronze, et en face de cette statue un factionnaire
allemand m ontait la garde ! Et le bâtim ent où le poste était
installé^ l'Aubette, accusait son style Louis XV, à toutes
les moulures de ses fenêtres, à tous les rinceaux de ses
jolis balcons t Quel contresens plus violent put jamais
s'offrir à la vue?
le Gard, et dont nous avons parlé plus haut (1), n'était pas
une de ces mines qui n'existent que sur le papier.
11 continuait, sans doute, le lit de charbon qu'on exploite
à la Grand'Combe, mais il s'en écartait vers un pays
pauvre, et plutôt montagneux, peu habité, vers Branoux et
Blannaves. La station la plus rapprochée de la ligne ferrée,
La Levade, était elle-même sans animation.
M. Le Carpentier alla reconnaître le terrain, ht faire
quelques sondages discrets. Puis il réalisa
ce qui surnageait encore de sa fortune,
environ deux cent mille francs. C'était, à
peine le dixième de ce qu'il avait possédé.
Mais avec cette somme, dans un canton
de petits cultivateurs, on pouvait déjà
faire beaucoup. Et, s'il réussissait dans
ses premiers travaux, l'argent s'offrirait
à lui sans qu'il en cherchât.
rhyHuxéi-a(trêsgrossi):
!. Aild;
La contrée de Branoux était ruinée par
2. M à l e ; 3.Femelle. le phylloxéra. On avait peu replanté, car
les fortunes étaient rares dans le pays.
Le sol ne fournissait que des céréales médiocres. Trop éloigné
de la Grand'Combe pour s'embaucher comme ouvrier d'usine,
d'ailleurs très attaché à la tradition cévenole et patriarcale,
le paysan de cette région, fier et accoutumé à sa pauvreté,
vivotait sur son lopin de terre, aim ant le village et le sol
natal, ruiné mais content d'être propriétaire. Tout le monde
K avait du bien H, comme on dit; mais personne n'avait
de capitaux.
M. Le Carpentier jugea la situation d'un coup d'œil ; et
il résolut de faire l'affaire de ces pauvres braves gens, tout
en créant la sienne.
11 acheta des terrains, d'anciennes vignes de production
nulle. Il les eut presque pour rien. M continua d'acheter.
On répugnait d'abord à vendre ; on y répugna moins ; bien
tôt on lui offrit. Mais lui n'acceptait que ce qui correspon
dait au fihm qu'if soupçonnait, et qu'if faisait vérifier çà et
là, avec précaution. Puis ii s'arrondit, et acheta de plus en
plus. On ne soupçonnait pas encore pourquoi. Un peu d'ar
gent coulait dans Je pays. Geia mit en éveil. Puis un bruit
circuJa : « Des m ines! des m ines! a La convoitise du
paysan s'enflamma. On crut avoir le Pactole sous les pieds.
On demanda à M. Le Carpentier des prix fantastiques. Il
n'acheta plus, et se mit à creuser. Quand on vit qu'il ne
s'agissait que de charbon, et d'un charbon d'apparence m é
diocre, on se calma. M. Le Carpentier avait acheté cent
hectares pour une soixantaine de mille francs. Il acheta en
core un peu, et. suivant un procédé qui parut bizarre. Tout
le Jong de la route qui conduit de Branoux à La Levade, il
préleva une bande de terrain d'une cinquantaine de mètres.
On ne comprit pas d'abord. On ne devait pas tarder à com
prendre.
Le charbon de piètre mine qu'il avait extrait se trouvait
cependant de qualité excellente. Les échantillons, envoyés
à Paris, révélèrent une grande richesse en huiles grasses,
en goudron et par suite en ce produit colorant
aujourd'hui si recherché dans l'industrie. Ce que vovant,
M. Le Carpentier se m it à extraire, à extraire sans relâche.
D'ailleurs, iJ n'expédiait pas. Il accumulait sur place. La
main-d'œuvre ne lui coûtait pas cher, car tous les viticul
teurs de Branoux-Blannaves, étant sans travail, prêtaient
volontiers leurs bras pour un salaire modique ; et, comme
ils travaillaient chez eux, et souvent sur leurs anciennes
terrés, ils ne changeaient ni de pays ni presque de métier,
et continuaient, à vivre en paysans tout, en étant charbon
niers ou m ineurs. Peu à peu le pays changeait de face, et
s'enrichissait, ou du moins se désappauvrissait.
Alors H. Le Carpentier tit construire de grands hangars
pour abriter ses provisions de charbon, éditia un prem ier
atelier, et bâtit des hauts fourneaux. En même temps,
sur la bande de terrain conduisant à La Levade, il installa
nn petit chemin de fer Decauville. Et, son argent étant à
hout, l'argent de ses amis afflua. Alors il prit du minerai à
la plus proche carrière des Cévennes, et se mit à forger. Et
.après quelques essais qui réussirent, il entreprit de fabriquer
216 RICHH ET P A U V R E .
le Rot <io ces nouveaux arrivants, qui étaient pour lui des
inconnus. Jusque-là Pierre et Paul connaissaient chaque
ouvrier en particulier, avaient pu suivre ses efforts, ses pro
grès, l'avaient soutenu, instruit, récompensé. C'est ainsi
qu'il devrait en être partout; car un bon directeur d'usine
doit se faire le père et l'éducateur de ceux qu'il emploie.
C'est dans cet esprit de paternelle bienveillance que Pierre
avait créé les petits ateliers des écoles ; et aussi pour avoir
là une pépinière d'ouvriers de bonne qualité, et. éviter de
fâcheux mélanges.
Le mélange cependant se faisait par la force des choses.
Malgré la prospérité m atérielle, Pierre et Paul voyaient
là un danger moral.
Or, les dangers mo
raux aboutissent tôt
ou tard à des dangers
matériels. L 'h isto ire
des peuples, des répu
bliques surtout, est là
pour le prouver. Or, qu'est-ce qu'une usine, un groupement
ouvrier, sinon une petite république? Les intérêts matériels
et les intérêts moraux y marchent de pair.
Cependant que faire? Hien qu'il répugnât à laisser enva
hir ce coin des C évennespar une tourbe d'inconnus, Paul
ne pouvait, cependant, repousser les commandes que i'État
lui adressait en nombre croissant, et qui étaient pressantes.
Car on était au moment où le développement des torpil
leurs et l'invention des sous-marins nécessitaient le main
tien de notre rang parm i les Hottes navales.
Et, si t'Ktat pressait et insistait, s'il s'adressait d'urgence
à l'industrie privée, c'est que lui-même rencontrait des dif
ficultés dans ses propres chantiers, et qu'à Toulon, notam
ment, le travail des arsenaux était à tout instant compromis
par des troubles, par l'indiscipline ou les grèves.
De là des défections dans les ateliers de I'Etat. Aussi des
bras inoccupés vinrent-ils s'oM'rir aux Z/sMes
Il fallut bien les accepter, car l'ouvrage pressait, et ceux qui
se présentaient étaient capables. Peu à peu, tout ce qui était
D I F F I C U L T É S MOR AL E S . 233
61. — La grève
Paul, prévenu en hâte par Pierre, accourut. Du perron
de leur maison, les deux amis voyaient la masse des émeu-
tiers. Au lieu de fuir, ou de rentrer précipitamment. Paul
fit vers eux un geste d'appel.
.— Que voulez-vous? dit-il. Vous criez après le patron.
Voici le patron. Si vous avez une juste réclamation à faire,
je suis prêt à l'entendre. Parlez !
Les manifestants restèrent un instant interdits, puis ils
recommencèrent, à hurler.
— Vociférer n'est pas répondre, reprit Paul, avec un
236 R I C H E ET P A U V R E .
une seule partie de ces six cent mille, environ un tiers, est
donnée directement sous forme d'augmentations de traite
ments, ou de primes. Un second tiers va à la caisse des
retraites. Le troisième tiers est capitalisé au nom de chaque
ouvrier, et versé, suivant la proportion de leur ancienneté,
à la Caisse des Dépôts et Consignations. Paul sait bien que
l'ouvrier n'économise pas volontiers, quand il a devant lui
une petite somme; mais il sait aussi que, si l'on administre
pour lui ses économies, et qu'on les lui rem ette un jour sous
la forme d'un petit capital, il ne dépensera pas ce capital,
et le grossira au contraire d'économies nouvelles. Aussi
a-t-il fait adopter la mesure suivante, que tous ont acceptée :
la part des bénéfices revenant à chacun sera versée pew-
à la Caisse des Dépôts et Consignations, pour
y être capitalisée avec ses intérêts. Au bout de ce temps,
la somme sera remise à chacun pour l'em ployer à sa guise.
Les habitations ouvrières que Paul a fait construire, on
s'en souvient, au gré de chacun, appartiennent aussi aux
ouvriers à paW!)' & Ainsi, m oyennant
de l'assiduité et de la constance, en dix ans un ouvrier est,
sur place, propriétaire, et petit capitaliste. S'il dépense son
capital par imprévoyance, il lui reste sa maisonnette, le
travail quotidien, et la retraite à cinquante ans! Si la
maladie le prend avant l'âge, l'infirm erie ou la maison de
repos le reçoivent. S'il meurt, la veuve wmMon à
touche une pension, et les enfants sont élevés
aux frais des deux patrons.
Une seconde génération d'ouvriers grandit alors, mieux
exercée que la précédente, et animée du même zèle, du même
dévouement. Le problème du capital et du travail est ainsi
résolu : ces deux sources d'énergie, au lieu d'être antago
nistes, sont, fraternellem ent unies, et se fortifient l'une
par l'autre. La distance entre patrons et ouvriers est par là
même effacée, puisque tous travaillent, et sont également
intéressés à la prospérité de l'entreprise. Et l'affection,
l'estime, la confiance réciproque font le reste. Plus de
nomades, plus d'agitateurs, plus de politique, plus de cris.
Une population laborieuse et pacifique; des institutions de
260 RI CHE ET P A U V R E .
Épilogue.
Cependant l'orage, longtemps m enaçant, s'est éloigné.
La guerre, une fois encore, n 'a pas éclaté, parce qu'on a
senti la France capable de la faire, et résolue à faire valoir
son droit. Tant il est vrai que la paix est dans la perpé
tuelle préparation de la guerre, et que la meilleure façon
de faire respecter son droit, c'est d'être fort.
ÉPILOGUE.
F IN
TABLE DES MATIERES
Le Livre de Musique
par nhitidc A i :gk . 200 g r a v u r e s ................................ 1 IV. 50