Vous êtes sur la page 1sur 276

'N

1 fk . 25

ichc et Pauvre
L ivre de L e ctu re c o u ran te
Par S. RO CH EBLA VE

J
' j

Cours moyen et su o ^ ieu r ^


1

Librairie Larousse. Paris


h ]y \ la A C jû & f

0
0.
/
r s- 9, * ■
RICHE ET PAUVRE
R I C H E 5/s
5/a
ET P A U V R E
Livre de Lecture courante
PA R

S. R O C H E B L A V E
P ro fesseu r de Prem ière au Lycée Janson-de-Sailly

160 GRAVURES

LIBRAIRIE LAROUSSE. — PARIS


« U E M ONTPARNASSE, 1 3 -1 7 . - S U C C 1' : R U E D E S É C O L E S , 5 8 (S O R B O N N E )
AUX JJV S TJ T U T E U R S

C’est à yous, m es chers collègues, que je dédie ce p e tit


livre, destiné aux lectures de vos élèves. Je ne m e cache
point, et au co n traire je me flatte, de m 'être adressé non
seulem ent à l’e sp rit des enfants dans cette histo ire, m ais
encore à leu r cœ ur et à le u r conscience. L ’h isto ire est
sim ple. C’est celle de deux p e tits garçons qui com blent
p a r l ’am itié e t le dévouem ent m u tu e l la distance que
sem blait avoir m ise en tre eux la fo rtu n e. C’est q u ’en
réalité les ra n g s sociaux n ’ex isten t plu s. 11 n ’y a plus,
à pro p rem en t p arler, de « classes ». Chacun p e u t so rtir
de sa condition p rem ière, s’élever — ou s’abaisser —-
suivant son m érite. C’est affaire d’in stru c tio n , et de
volonté. P a u l Le C arpentier, P ie rre C ouvreur, le soi-
disant « riche » et le soi-disant « pauvre », so n t to u s
deux riches de bons sentim en ts, d ’énergie, de m oralité.
A ussi peuvent-ils, l ’u n comme l'au tre, b rav er les acci­
dents de la fo rtu n e, et p arv en ir enfin au m êm e bonheur,
à la même u tilité sociale, en d em eu ran t to u jo u rs fra te r­
nellem ent un is, en exposant à l’occasion leu r vie l’u n
po u r l’au tre. Ce so n t de bons citoyens et. d ’excellents
petits Français.
Ils sont tels, d ’ailleurs, parce q u ’ils o n t tro u v é dans
l’in s titu te u r du village le m eilleur des m aîtres, le p lu s
capable de développer les bons germ es que la n a tu re et
la fam ille déposent au cœ ur de chaque enfant. P ro sp cr
L andry, l ’in s titu te u r modèle, est v raim en t u n hom m e de
bien public. Son p o rtra it n ’est pas im ag in aire. J ’en ai
connu non pas u n seul exemple, m ais plusieu rs. E t je
ne me défends pas d’avoir s u rto u t songé, en écrivant ces
pages, au vieil in s titu te u r qui fu t jad is m on p rem ier
m aître, et d o n t les sim ples leçons d em eu ren t to u jo u rs
gravées au fond de m a conscience.
A près une carrière déjà longue p arco u ru e dans l ’en­
seignem ent secondaire, après m a in t livre destiné aux
grands élèves de nos lycées, il m ’a p a ru n a tu re l et il m ’a
été doux de me re to u rn e r vers l’école p rim a ire , d’où je
suis sorti, et d ’écrire p o u r ses élèves, qui fo u rn issen t
souvent une élite à nos lycées, u n p e tit livre qui re p ré­
sen tât en abrégé la vie de deux braves écoliers d’au jo u r­
d’h u i, et qui les m ît en éta t de leu r ressem bler.

S. R O C H E B L A V E ,
P ro fe sseu r de P rem ière
un L y cée J a n s o n -d o -S a illy .
Le docteur prit a p a rt le père...

RICHE ET P A U V R E

P R E M IÈ R E P A R T IE : E N FA N C E

1. — La jo ie fait peur.

Grande joie chez M. Le Garpentier le jour de Noël,


25 décembre 187.! Après plusieurs années de mariage, un
iîls lui était né.
« Hnlin! ponsait-il. Je pourrai donc transmettre le nom
sans tache que j'ai reçu de mon père, ma fortune honora­
blement acquise, et j ’aurai plus tard la joie de faire sauter
les fils de mon iîls sur mes genoux! »
Tout ému à cette pensée, M. Le Carpentier essuya au
bord de sa paupière une larme furtive. Car c'était un homme
très sensible que M. Le Carpentier, sous des dehors parfois
impérieux; c’était surtout un très honnête homme.
11 était fils de ses œuvres.
Orphelin de bonne heure, devenu boursier de l’État grâce
à sou travail et à ses succès au lycée, il était entré l’un des
RICHE ET P A U V R E .

prem iers à l’Éeole centrale. Là, il s’ôtait fait rem arquer par
ses aptitudes comme mécanicien. A peine sorti de l’École
centrale, il était attaché à une grande im prim erie, et,
presque aussitôt, il inventait une m achine rotative d’une
puissance nouvelle, qui économisait Je travail et doublait
la rapidité de l ’im pression.
Un grand journal adopta, pour ses forts tirages, la rota­
tive Le Carpentier. D’autres l’im itèrent. Bientôt la nouvelle
machine s’imposa aux journaux quotidiens, aux périodiques,
aux illustrés. C’était la fortune. A trente-cinq ans, M. Le
Carpentier était déjà riche, et même très riche.
11 se m ariait alors.
Il épousait la fille d’un général en retraite, qu’il avait
remarquée pour sa grâce et pour sa beauté. Sou père, M. de
Kermadec, était breton. C’était un rude sol­
dat. Je veux dire qu’il était rude aux ennemis
(en 1870 les Prussiens en avaient su quelque
chose) et rude à lui-m êm e; mais il était bon
avec ses hommes, quoiqu’il leur parlât avec
une grosse voix. Un biscaïen lui avait brisé
la jambe gauche à Beaune-la-Rolande, et,
depuis lors, il boitait légèrem ent et m archait
en s’appuyant sur une canne. Dans le pom­
m eau, il avait fait incruster l’éclat d’acier
que le chirurgien avait retiré de sa blessure.
« C’est mon bijou », disait-il. Les soldats,
qui l’adoraient, le surnom m aient, entre eux
« le père Clochard », à cause de sa boiterie. Il le savait, et
s’intitulait ainsi lui-même, car il était fier de sa blessure.
Mais il n ’était fier que de cela ; car, si c’était u n noble, ce
n'était pas un aristocrate. Et puis, le régim ent est une
école de fraternité. On doit y vivre en s’aim ant, puisque
• demain, peut-être, on doit m ourir les uns pour les autres,
Colonel quand il fut blessé, il était peu après promu
général. 11 clochait un peu de la jambe gauche, mais toute
sa brigade m archait droit.
Quand M. Le Carpentier fit sa connaissance, au cours
d’un voyage, le général était déjà en retraite, et veuf depuis
L A J O I E F AI T P E U R . S

quelques années. Toute sa sollicitude s’était reportée sur sa


fille unique, Hélène, alors âgée de vingt-deux ans.
Hélène était de santé délicate. Le vieux Breton, à cause
d’elle, passait l’hiver dans le Midi, sur la belle « Côte
d’Azur », vers Cannes. Hélène avait repris là des forces et
des couleurs. Le charm e de la nature méridionale opérait
sur elle plus que les remèdes de médecins. Sa gaieté s’était
ranimée âu contact d’une jeune paysanne provençale, qui,
d’abord sa servante, était vite devenue sa compagne, et
presque son amie. Petite, brune, le teint bistré, les yeux cou­
leur de jais, rieuse, active, pétulante, bruyante, la robuste
Morinette formait avec sa maîtresse le plus parfait contraste.
Ce même contraste avait attiré plus vivem ent l’attention
de M. Le Carpentier sur Hélène : celle-ci, fille du Nord éga­
rée dans cette Provence à demi italienne, y avait apporté le
charme de l ’Arm orique avec ses cheveux blonds, ses yeux
clairs et rêveurs, et sa simplicité naturelle, tranquille et
réservée.
M. Le Carpentier aima cette convalescente qui avait l’air
d’une fée en exil. Il était naturellem ent timide. Mais la
force du sentim ent l’enhardit. Il parla, et sut se faire écou­
ter. Il se fit aim er enfin. Le général, arrêté d’abord p ar un
scrupule, car il était plus riche d’honneur que d’argent,
accepta ensuite avec joie le gendre qui s’offrait si loyale­
m ent à lui, riche, énergique, artisan de sa propre fortune
et plein de rêves d’avenir.
Et ce furent de belles noces, puis u n voyage à l’étranger ;
et, dès lors, durant des années, une attente, une longue
attente.
Le général espérait un petit-fils, et ce petit-fils ne venait
toujours pas.
M. Le Carpentier repassait toutes ces choses en son
esprit, durant cette soirée de Noël, tandis que, dans son
vaste cabinet d’affaires, boulevard Haussm ann, il épiait
derrière le vitrage la visite que le docteur avait promise, la
seconde de la journée.
Au dehors, une neige épaisse capitonnait la chaussée,
et ouatait tous les bruits. Les becs de gaz, piqués comme
10 RICHE ET PAUVRE

des fleurs brûlantes dans ce noir et dans ce blanc, sem­


blaient des yeux qui clignotent.
Un roulem ent sourd se fit enfin vaguem ent entendre.
C’était la voiture du docteur.
M. Le Carpentier se précipita pour le recevoir, et s’em­
pressa, un peu fébrilement, de le guider vers le petit ber­
ceau. De faibles vagissem ents s’en échappaient.
Le docteur hocha la tête. Puis il prit à part le pèré, et
lui parla a voix basse. On l’entendit m urm urer : « Grande
faiblesse... précautions... la cam pagne... nourrice vigou­
reuse... air p u r... »
Le docteur parti, Mme Le Carpentier exhala son chagrin :
« Ah ! plutôt être paysanne, et m anger du pain bis, mais
se sentir forte, et pouvoir allaiter son enfant... »
11 se fit un lourd silence.
La malade semblait rêv er; puis, tout à coup, avec une
vivacité im prévue :
— A propos, Charles! n ’est-ce pas vers cette époque
que ma brave Morinette attendait aussi un poupon? Qui
sait si elle ne m ’a même pas rattrapée et peut-être de­
vancée ? Rappelle-toi sa dernière lettre !
— En effet, dit M. Le Carpentier, frappé d’une idée sou­
daine. Et la coïncidence pourrait être pour nous heureuse,
si toutefois...
— Oui, oui ! je te devine, mon ami. Certes, la Morinette
serait la seule femme à laquelle je consentisse à confier
mon enfant. Mais, ajouta-t-elle avec tristesse, pourquoi une
mère préférerait-elle un enfant étranger au sien propre ?
Elle retomba dans un morne silence.
— Qu’y a-t-il? dem anda son m ari, l’instant d’après,
à la bonne qui heurtait doucement.
— Monsieur, une lettre.
— Voyons !
M. Le Carpentier l’eut à peine parcourue, que sa figure
s’illum ina d’espoir.
— Écoute, chérie, dit-il à la malade : écoute, et espère !
Et il lui fit lecture de la lettre que nous allons reproduire.
la MORINETTE. -11

2 . — La M orin ette.
« Quincy-Ségy (Seine-et-M arne), le 24 décembre.

« Ma chère Madame Hélène,


« Excusez si je vous fais écrire par mon homme : c’est
à cause du petit qui crie. Car j ’ai un petit,.et un solide,
allez! Il pèse bien neuf livres! La boulangère, qui pèse dans
ses balances tous les nouveau-nés du pays, dit que le
mien est leur tam bour-m ajor; et ça doit être, foi de Mori­
nette !
« Quand il est né, voilà tantôt trois semaines, nous
avons lait une fête ! Mon m ari riait et pleurait. Le petit,
lui, criait comme u n perdu : il
avait déjà soif!. Depuis, i l : est
goulu, goulu, c’est un avale-tout,
P ar exemple, ça lui profite ! il est.
rond, rien que des .bourrelets. Et
déjà fort! et un air éveillé! Il a
faim si souvent, qu’on ne peut
guère le quitter. Cela me gène
b i e n UII p e u , p O U r m o n tra v a il de M orinette, la lavandière.
lavandière; mais quand il dort, je
me rattrape, et le battoir claque ferme, allez! Je ne vou­
drais pas être dessous. Mon m ari est gai comme un pinson,
et siffle comme un m erle. 11 va toujours au four à chaux,
vers Nanteuil, et il en revient, chaque fois, blanc et poudré
comme le bonhom me Noël.
« Mais je bavarde comme mes commères de Cheval-Rue.
Tout ça pour vous dire que nous sommes heureux avec
notre petit homme, et que nous vous en souhaitons autant.
Nos souhaits sont de bon cœur. Car vous étiez une bonne
maîtresse, vous, une vraie femme, quoi ! quelque chose
comme une grande sœur avec plus d’instruction. Aussi je
vous aime, allez, et je voudrais souffrir quelque chose pour
Vous, foi de M orinette!
« Mon m ari, qui écrit pour moi, vous aime aussi, à cause
de moi, prétend-il ; mais il ne sait pas très bien s’expliquer.
12 RI CHE ET P A U V Ë E .

Il faut l'excuser. Il a été à l ’école laïque autrefois, mais il


n ’a pas pu continuer aux cours d’adultes, à cause du four
à chaux, qui lui dévore tout son temps.
« Alors, je vous embrasse pour nous trois, de tout mon
cœur, avec m a plus grosse fidélité.
« Votre ancienne servante pour la vie.
« Morinette Morin, épouse Jacques Couvniïun. »

M. Le Carpentier, ayant achevé la lecture de cette lettre,


toussa légèrement pour affermir sa voix mal assurée,
puis :
— Hé bien, m a chérie, que te disais-je?...
11 attendit, anxieusement, une réponse qui ne venait pas.
Une courte lutte semblait se peindre sur le visage de sa
femme. Enfin celle-ci prit une résolution. D’une voix basse,
mais ferme, elle articula lentem ent:
— Je ne ine dédirai pas. Mon sacrifice est fait. L ’enfant
avant tout. Si Morinette consent à n ourrir mon fils, et à
l ’élever avec le sien, non seulem ent j ’accepte la séparation,
mais je la bénirai. M orinette cependant voudra-t-elle priver
son enfant de son propre lait pour le donner au mien ?
N’est-ce pas trop dem ander à une m ère? Il est vrai que son
petit est déjà gaillard, et qu’on pourrait peut-être l’élever
au biberon. Écris, vite, vite...
M. Le Carpentier écrivit. La réponse arriva courrier par
courrier. « Envoyez-moi ça, écrivait la Morinette ; il y en a
pour deux, allez! Les mioches partageront, et, quand il n ’y
en aura pas assez, les bons biberons ne sont pas faits pour
les chats. 11 y a de fameuses vaches laitières dans Quincy-
Ségy et dans Meaux. Apportez donc ! »
F R È R E S DE L AI T. 13

3. — F r è r e s de lait.
Le lendem ain, M. Le Carpentier, affairé comme un dé^
m énageur, pliait, emballait le petit trousseau. Pour éviter
les courants d'air du train ju sq u ’àE sbly, et la montée d’Es-
blv à Quincy dans la patache publique, il loua un landau
bien capitonné-, et fila droit au village. A ses eôlés, l’en­
fant, entre les bras de la garde, dormait, blême et comme
inanimé. Lé tem ps lui parut long. Enfin apparut la raide
montée de Couilly. Le landau ralentit, tourna sur la droite à
la Demi-Lune, entra au
village par la Bonne-Ren-
contre, et stoppa, à l’ex­
tr é m i t é de la r u e de
l’Église, devant la pe­
tite ferme louée p ar les
Couvreur. La Morinette,
en sabots et bras nus,
malgré le froid, s’occu­
pait justem ent à retour­ Le landau ralentit...
ner ses fromages de Brie
sur leurs clayons de paille. Elle fit u n cri : « Est-il pos­
sible!... Monsieur Le Carpentier ! »
Et, tandis que la garde s’extrayait. avec précaution du
véhicule, son précieux fardeau dans les bras, elle avança la
tète pour voir le poupon, puis recula d'un pas, comme
saisie : « Pauvre mioche ! m urm ura-t-elle, il a l’air à moitié
péri ».
Cependant le grand air avait réveillé l’enfant. Il se plai­
gnait faiblement.
— Vite, entrons !
L ’instant d’après, tous trois étaient assis sur des chaises
de paille, autour de l ’àtre, dans la cuisine rustique. Une m ar­
mite, où cuisaient des pommes de terre, chantait sur le feu.
La garde, d’un air digne, se tenait comme à la parade.
M. Le Carpentier, ému, tortillant sa moustache d’un m ou­
vem ent nerveux, observait la Morinette. Celle-ci, sans rien
dire, avait pris l’enfant’ entré ses bras avec précaution, et,
RICHE ET PAUVIIË.

dégrafant son corsage, essayait de l’allaiter. Celui-ci


d’abord ne bougea pas ; puis il rem ua fortem ent la bouche ;
enfin il essaya de saisir, y réussit, et commença à téter,
avec effort. « Ça y est ! s’écria glorieusement la Mori-
nette ; nous le sauverons ! »
Une larme perla sous la paupière de M. Le Carpentier.
11 allait parler, quand un piaillem ent aigu partit de la
chambre voisine, dont la porte était ouverte. Le cri de la
Morinette avait réveillé son petit Pierre qui, ne dormant
plus, avait faim.
. — C’est bon ! e’est bon ! fit-elle. Tu auras ta part aussi,
n ’aie pas peur! Voyez-
vous ce jaloux? dit-elle en
riant à M. Le Carpen­
tier. — Passez-m oi ce
braillard, s’il vous plaît,
ajouta-t-elle, parlant à la
garde.
On lui apporta Pierrot,
tout rouge et tout criant.
La Morinette l’apaisa aus-
s i t ô t , o n d e v in e c o m ­
m ent. Le contraste entre
les deux nourrissons était
si complet que tous devinrent graves et silencieux. La Mori­
nette, semblable à une image de lu M aternité, portait son
regard de l’un à l’autre, et les considérait tour à tour, avec
compassion et tendresse.
La porte s’ouvrit avec fracas. C’était le m ari, Jacques
Couvreur, qui entrait, blanc de chaux des pieds à la tête, et
bien semblable, comme l’avait écrit sa femme, aubonhom m e
Noël. Seulement, si sa barbe était poudrée à frimas, ses
yeux noirs et vifs riaient dans ea figure jeune et disaient
son âge : vingt-huit ans.
D’abord stupéfait, il s’approcha avec précaution, sur un
geste de sa femm e; et, après avoir bien regardé, il dit naï­
vement :
— Ma foi, c’est le riche qui a l’air du pauvre !
F R È R E S DE LAI T.

La Morinette lui coupa la parole :


— Encore une bêtise ! lui fît-elle d’un air vif, mais
sans fâcherie. Tu es solide des bras, mon homme, niais
parler n ’est pas ton affaire. D’abord, il n 'v a pas des riches
et des pauvres, il y a seulement des forts et des faibles, et
aussi des bons et des méchants. Et puis, les bébés, c’est
tous des égaux devant le lolo.
Jacques Couvreur se le tin t pour dit.
On déjeuna tous ensemble, avec les bonnes pommes de
terre en robe de chambre, du beurre, du pain noir, du gros
sel de cuisine, un quar-
tier de fromage de. Brie
bien à point, le tout ar­
rosé d’un petit vin du cru
qui râpait la gorge et
excitait l’appétit. Jamais
M. Le Carpentier n ’avait
mangé de si bon cœur.
La garde seule faisait des
façons et ne m angeait
que du bout des dents.
Enfin il fallut partir.
M. Le Carpentier fit
déballer les paquets du
landau : oreillers de den-
telle, petites robes fines
garnies d’entre-deux, une foule de choses jolies, luxueuses,
fragiles et délicates.
— Bon sort ! s’écria la Morinette en levant les bras au ciel,
que vais-je faire de tout ça, à Cheval-Rue? Me voyez-vous
avec un mioche pom ponné comme aux Champs-Elysées,
parm i nos « coutures » ? Et ces bavoirs au point d’aiguille,
voyez-vous ça sous mon batto ir? Y 'lic ! v la c ! j ’en ferais
de la charpie ! et tout le pays se moquerait de moi ! Rem­
portez tout ça où vous l’avez pris. Dites à Mmo Hélène
qu’elle m ’envoie une pièce de molleton, de la flanelle au
inètre, et des épingles de nourrice. Du savon aussi, par
exemple ! et du bon ! Le restant, je m 'en charge.
16 RICHE ET PAUVRE

Et M. Le Carpentier partit, tout ému de reconnaissance.


II voulait remercier. Mais tout ce qu’il put l'aire, ce'fut d’em­
brasser la Morinette sur ses grosses joues rebondies, et
c’était le meilleur rem erciement à faire. Et fouette cocher !
En deux heures il ôtait de retour à Paris, joyeux, et sa
chère malade rayonnait de contentement à son récit.

4. — D eu x m ères.
Cependant petit Paul (c’était le nom de l’enfant des Le
Carpentier) se transform ait à vue d’œil, grâce au lait géné­
reux de la Morinette.
Son teint pâle avait disparu. Petit Paul devenait d’un
blanc ambré, comme sont souvent les poupons blonds, et
parfois une teinte rosée m ettait une nuance d’aurore sur
ses pommettes. Ses paupières n ’avaient plus la transpa­
rence d’un pétale de rose flétri. Elles s’alourdissaient,
et la lumière ne filtrait plus au travers.
Certes, il n ’avait ni le poids ni la force de Pierrot, et,
quand ils criaient tous les deux, on faisait bien la diffé­
rence entre les poumons d’un enfant de la ville et ceux d’an
petit gaillard de la Campagne.
N’importe, la Morinette avait heu d’être fiôre de sa cure.
Et elle l’était !
D’ailleurs, elle commençait à payer cher son double allai­
tement. Tous les dévouements se payent, dans la vie.
Mais la Morinette n ’était pas femme à laisser en route' ce
qu'elle avait commencé. Un bienfait entrepris ne compte
pas s’il n ’est achevé.
Quand elle vit qu’elle maigrissait à l’excès, que son
mari s’inquiétait, et qu’elle ôtait moins forte à l ’ouvrage
du battoir, elle sevra Pierrot peu à peu, et m it petit Paul
graduellem ent au biberon, tout en continuant à lui donner
le peu de son lait qui lui restât, car il tarissait.
Enfin, le double sevrage réussit, et, à la. fin de la pre­
mière année, la Morinette, qui avait repris possession de
DEUX MÈRES. 17

ses forces, pouvait m ontrer avec orgueil deux petites têtes,


l ’une brune et l’autre blonde, qui respiraient la santé,
riaient vers elle avec leurs petites quenottes, et jasaient
toutes deux : « Marna ! »
L’autre mère, celle de Paris, toujours couchée sur une
chaise longue, n ’ava.it pu encore rendre visite à son en­
fant. M. Le Carpentier, p ar contre, était venu à Quincv-
Ségv presque chaque semaine, et, par deux fois, il avait
amené petit Paul à sa mère,
qui avait pu juger de ses
progrès.
Son cœur de m ère souf­
frait à la pensée qu’elle ne
pouvait ni donner des soins
à son fils, ni’ recevoir son
prem ier sourire, n i diriger
ses petits pieds trébuchants.
Ah ! cette m audite santé !
Mais elle n ’était pas jalouse
de la Morinette ; elle trou­
vait juste que celle-ci fût
payée en joies maternelles Elle lui sauta au cou...
de ses soins m aternels. La
nature seule parlait en elle, car M'“° Hélène n ’avait rien
d’une ingrate.
Enfin, un beau jour de m ai (son fils avait alors dix-huit
mois), elle put réaliser son rêve : un voyage à Quincy !
Elle ne prévint pas les Couvreur, voulant jouir de leur
surprise.
Dans une confortable voiture, où elle, avait accumulé
provisions, effets, jouets et friandises, elle arriva, par une
après-midi ensoleillée, en plein Cheval-Rue. — La Mori­
nette? répondit-on à ses questions; voyez au lavoir!
Elle courut au lavoir, où la Morinette, avec ses com­
mères, travaillait du battoir, et aussi un peu de la langue.
En voyant Mm0 Hélène là, devant elle, toute belle et bien
portante, elle eut un tel saisissement, qu'elle laissa choir
son battoir dans le ru. Puis, d’un brusque mouvement,
R I CHE ET PA UV RE .

sans essuyer ses m ains pleines de savonnade, elle lui


sauta au cou. — Ma chère dame Hélène, m a chère dame
Hélène !...
Elle n ’en pouvait dire davantage, suffoquée d’émotion.
Hélène s’attendrissait derrière son voile, lui rendait ses
baisers, et serrait de ses gants fins les m ains mouillées de
la lavandière.
Tous les battoirs s’étaient tus, et un grand silence régnait
autour du lavoir.
•— Venez, venez vite !
Riantes m aintenant, elles couraient à travers les « cou­
tures » — nom donné aux chemins de traverse, dans le pays,
■— vers les enfants. Des émotions diverses les agitaient.

5 . — D eu x m ères [Suite).
Devant la porte des Couvreur, sous la surveillance d’un
vieux du voisinage, deux bam bins, aux cheveux en brous-
saille, jouaient sur un tas de sable. Hélène courut au pe­
tit blond, l’enleva de terre, et le dévora de baisers. « Mon
P aul! mon p e tit!» Mais l’enfant, surpris, effarouché, se
débattit, poussa des cris, jusqu’à ce qu'Hélène le reposât à
terre. Alors il se réfugia dans les jupes de la Morinette, en
criant : — Marna, m am a !
Hélène demeura saisie, et ses yeux se m ouillèrent tout
à coup.
La Morinette l’entraîna dans la m aison :
— 11 ne faut pas vous faire de chagrin, m a chère dame
Hélène, fit-elle; les enfants, ça ne connaît que ce qui les
soigne, à cet ftge. 11 faut l’apprivoiser, m aintenant, votre
petiot! Mais ce ne sera pas long, bien sûr! D’abord, en­
levez-moi ça (elle désignait le chapeau), et puis ça (elle
m ontrait les gants), et puis prenez-moi ça (elle lui passait
en riant un grand tablier à la ceinture) ; il ne faut pas être
trop belle, avec les enfants ! Une m am an, ce n ’est pas un
joujou riche : ça doit pouvoir se toucher; et on ne doit pas
craindre de la salir !
DEUX MÈRES. 19

Les enfants épiaient curieusem ent la m étam orphose.


Hélène s’assit. Ils se rapprochèrent. Elle ouvrit deux pa­
quets. Ils se rapprochèrent encore. Un paquet contenait des
pâtisseries; un autre, de jolis petits anim aux de bois blanc.
Elle leur présenta les deux.
Pierrot, les yeux grands ouverts de convoitise, saisit de
ses deux m ains les deux plus gros gâteaux ; petit. Paul,
après avoir longtem ps hésité et regardé la dame d'un air
intrigué, examina les anim aux, et choisit un petit cheval
à queue longue et à belle
crinière.
Hélène l’embrassa. îl
se laissa faire, ou à peu
près. Elle voulut le pren­
dre sur ses genoux. Il ré­
sista.
— Hé S madame ! fit la
Morinette, pas tout à la
fois ! Vous êtes trop gour­
mande ! Allez 1 bientôt il
viendra à vous tout seul. Hélène, la Morinette et les enfants.
Ça a de l ’instinct, les
mioches! Voyez-vous, ça en a presque autant que les
bêtes, sauf votre respect. Ça sent ce qui les aime, et ça
sent ce qui est de leur espèce. Votre petit sentira bientôt
que vous avez quelque chose que je n ’ai pas et qui est
à lui, bien que je sois comme sa m am an. Attendez seu­
lement un petit peu. La nature, voyez-vous, ça ne se
trompe pas, m ais ça ne se presse jam ais. Il faut l ’attendre
à son heure. .
La Morinette parlait d’or. Dès le soir, Hélène, qui avait
résolu de passer la nuit à Quincy, eut la douceur de voir
son fils s’endorm ir sur ses genoux, son pouce droit dans.la
bouche et tenant de la main gauche le petit cheval de bois
serré contre son cœur.
Jacques Couvreur était rentré sur ces entrefaites. D’abord
intimidé p a rla beauté et l'élégance de la dame, il s'était re­
mis en voyant sa simplicité. Alors, sous la petite lampe à
20 RIGHE ET P A U V R E

pétrole s’échangea, entre les deux m ères, ce dialogue à voix


basse, pendant que les enfants dorm aient et que Jacques
Couvreur, silencieux, écoutait de toutes ses oreilles :
— Morinette, disait Hélène de sa voix grave, vous avez
sauvé mon enfant ; vous ôtes aussi sa m ère, puisque vous
lui avez conservé la vie que sa mère lui avait donnée.
—■Eli bien, ça lui fait deux m am ans, voilà tout ! A -t-on
jam ais assez de m ères? dit gaiem ent la Morinette. Et puis, je
suis tout de môme moins qu’une m am an pour le petit Paul,
quoique je sois un peu
plus qu’une nourrice.
— Certes !
— D’ailleurs, je ne
c o m p r e n d s p a s q u ’on
puisse donner son lait
sans donner aussi son
cœur.
— C’est pour cela, Mo­
rinette, que nous ne nous
acquitterons jam ais en­
vers vous. Comment le
P au l endormi, sur les g-enoux d’Hélène. p 0 U rri0 n S -n 0 U S ?

— Mais vous ne me
devez rien pour une chose qui m ’a été si agréable. Et puis,
vous étiez acquittée d’avance.
— Comment cela ?
— Là-bas, dans mon pays, avez-vous été bonne, et pas
tière, et affectueuse pour la petite paysanne, l’ignorante
Morinette ! Allez, déjà j'étais votre obligée pour la vie !
•— Je t’aimais, Morinette, parce que tu avais un bon
cœur. Entre nous, il n ’y avait pas de distance, puisque
les bons cœurs font les égaux.
— Alors, que parlez-vous de vous acquitter, de dette, do
choses que je ne comprends pas, enfin ? Si chacun a donné
ce qu’il pouvait, nous sommes quittes !
— Égaux en bonne volonté, peut-être, mais non pas
quittes. Nos deux services ne se comparent pas. Je te dois,
je te devrai de la reconnaissance toute m a vie; toute ma
LA C ONSULTATI ON. 21

vie, entends-tu? Et alors, si jam ais tu penses que je puisse


l'aire pour toi et les tiens quelque chose...
— Bien ! fit M orinette après avoir réfléchi un instant,
vous m ’aiderez à faire de Pierrot un bon sujet, si par ha­
sard il faisait m ine de ne pas m archer droit...
— C’est ça, c’est tout à fait ça! Ça, c’est tapé ! cria brus­
quem ent Jacques Couvreur, de toutes ses forces, en agitant
les bras.
— Cliut ! fit la Morinette, tu vas les réveiller, mon
homme ! et elle m ontrait les berceaux.
— C’est dit, fit sérieusem ent Hélène. J ’en prends l’enga­
gement sur la tète de mon fils, que tu as sauvé.
Les deux m ères se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.
Puis on alla dormir.
Le lendem ain, à la première heure, Mmo Le Carpentier
rentrait à Paris.

6. — La con su ltation .

Trois années ont passé.


Les frères de lait ont m aintenant quatre ans et demi.
Pierrot est un gros garçon joufflu, brun et crépu, au teint
bistré comme celui de sa m ère, très fort pour son âge, franc,
bon cœur, mais assez colère, et volontiers paresseux. 11 n ’a
pas son pareil pour courir, grimper aux arbres déjà, ta­
quiner le chien et le chat. Il fait volontiers les commis­
sions, parce qu’il aime le mouvem ent et qu’il est serviable.
Mais, s'il faut ranger la provision de bois, surveiller la m ar­
mite, frotter l’argenterie d'étain, il se lasse vite, car il
n ’est pas soigneux et n ’aime pas faire longtemps la même
chose.
Alors, il appelle petit Paul, qui, délicatement, soigneu­
sement, vient l’aider et fait l’ouvrage aussi proprem ent
qu’une demoiselle.
Petit Paul, lui aussi, a m aintenant une bonne santé. Ses
parents voudraient bien le prendre avec eux à Paris ; et,
22 RICHE ET PAUVRE.

au village, plus d’une commère s’étonne qu’ils ne le fassent


pas venir : m ais le médecin ne l’a pas permis. Ce médecin,
qui est un grand docteur célèbre, un vieil ami du père
d’Hélène le général de Kermadec, est arrivé un jour exprès
à Quincy pour observer l’enfant. Le général raccom pagnait.
Le grand docteur resta là toute une journée. Il fut très
satisfait au prem ier aspect de petit Paul. Mais, quand il le
vit transpirer à la prem ière fatigue, pâlir à la prem ière
impression, s’énerver d’un effort et m anger de façon irré­
gulière, quand il eut appris ses brusques réveils la nuit, et
parfois ses oppressions, il
dit au général :

si tu veux conserver ton
petit-fils, laisse-le à la cam­
pagne jusque vers dix ans.
Ici l’air est bon, la maison
propre, la nourriture saine
et les soins intelligents. Il
faut à petit Paul du mouve­
ment, de l’exercice et un
camarade. Laisse-le se faire
P ierre et P aul rangeant le bois. ici des poumons, des m us­
cles, un bon fonds de santé.
À Paris, dans un appartem ent, vous n ’en feriez qu’un m a­
lade. Dès que sa prem ière croissance sera terminée, que
son tem péram ent aura repris le dessus, vous pourrez le
prendre à Paris et le mettre aux études sérieuses, m ais
pas avant.

— Au moins, dit le général, ne me caches-tu rien ? et
crois-tu qu’au fond le coffre est bon?
— Le coffre sera bon, je te le prom ets, si vous voulez
laisser faire doucement la nature, et 11e pas m archer plus
vite qu’elle. Sinon, je ne réponds de rien.
Petit Paul resta donc confié au ménage Couvreur. Chaque
semaine, ses parents venaient le voir, et, une fois par mois,
il passait une journée à Paris, 11 savait m aintenant distin­
guer sa vraie famille de sa famille d’adoption; mais il les
J E A N N E T T E MI G N O N .

aimait toutes les deux aussi fort, quoique pas de la même


façon cependant.
Il s’était attaché à Pierrot comme à un frère, et ne pou­
vait se séparer de lui. Même quand il allait à Paris, il le
réclamait, et on dut une fois ou deux céder à ses instances
et l’emmener. Petit Paul était donc élevé à la paysanne
mais n ’était pas un paysan, et on le voyait bien à ses gestes,
à ce qu’il faisait, à ce qu'il disait. D 'ailleurs, s'il était autre
que Pierrot, il admirait beaucoup Pierrot, et trouvait bien
tout ce que celui-ci faisait.
Pierrot lui rendait amitié
pour amitié. De sorte qu’on
ne pouvait se ressembler
moins et s’aim er davantage.
C’est parfois une condition
pour se bien aimer que d’être
très différents l’un de l’autre.
L ’amitié,’ et d’autres affec­
tions, sont souvent faites de
contrastes. La petite sœ ur.
Sur ces entrefaites, sur­
vint un gros événement chez les Couvreur : la naissance d’une
petite lille. Pierrot eut une sœur, qu’on appela Claudine.
D’autre part, le vieux voisin qui surveillait les jeux de
Pierrot et de petit Paul vint à m ourir.
La Morinette, prise p ar son second enfant et son ouvrage,
ne pouvait s’occuper beaucoup des garçons. Son m ari tra ­
vaillait au four à chaux toute la journée.
On m it alors Pierrot et petit Paul à l’école enfantine.

7. — J ea n n ette M ignon.
Ils arrivèrent un beau m atin, se tenant par la main
comme deux bons petits frères, très propres, depuis leurs
galoches jusq u ’à leurs bérets, soigneusement lavés par la
Morinette, Celle-ci les conduisit jusqu'au seuil de l ’école,
24 RICHE ET PAUVRE.

les moucha, les embrassa, et les poussa doucement vers une


jeune tille qui venait à eux en souriant.
Cette jeune fille, Pierrot et petit Paul la connaissaient
bien. C’était Jeannette Mignon, la. fille du facteur de Quincy.
Ils l'avaient souvent rencontrée dans le pays, facile à
reconnaître avec ses cheveux roux, ses yeux clairs, son bon
sourire et sa robe toujours noire on ne savait pourquoi.
Quoiqu’elle n ’eût pas beaucoup plus de vingt ans, elle
paraissait sérieuse comme une femme de trente, et tout le
monde la saluait d’un : « Bonjour, m am ’zelle Jeannette!-»
où il entrait du respect
avec de l ’amitié.
Très serviable, ins­
truite, elle donnait ici un
coup de m ain, là un con­
seil; sans faire beaucoup
de bruit, elle faisait de
bonne besogne. Elle.avait
une inclination particu­
lière pour les enfants, et
les enfants l ’adoraient.
P e rso n n e ne s a v a it
M orinette les présenta à l ’institutrice. comme elle consoler un
bébé en larm es, soigner
un petit, malade. Elle faisait aussi de jolis objets avec du
papier, du carton et des bûchettes, savait une quantité de
contes si drôles, si am usants, et qui finissaient toujours si
bien! Elle chantait aussi de jolies chansons, pas de ces gros­
sières chansons à la mode des villes, mais des chanson­
nettes de l’ancien tem ps, comme en disaient les m ères-
grands et les anciens laboureurs dans la vieille France.
On ne savait où elle avait été prendre tout cela. Pour sûr,
elle devait en avoir inventé une bonne partie ; car, si son
bonhomme de père lui avait fait donner la meilleure ins­
truction possible dans une pension de Meaux d’abord, puis
à l’école normale de Melun, Jeannette n'en était pas moins
une simple paysanne, fille de paysans de père en fils. Il
fallait qu’elle ne lut pas faite comme les autres, pour savoir
L ’É C O L E E N F A N T I N E .

tant de choses naturellem ent. Mais il y a beaucoup de


simples filles de village, dans le beau pays de France, qui
savent bien des choses sans les apprendre. Pour cela il
suffit d’avoir un peu d’esprit, des doigts agiles, et un cœur
bien porté à aim er son prochain. Et, si on est instruite par­
dessus le marché, 011 fait des miracles, tout comme une
petite fée. Et Jeannette Mignon était comme la providence
des enfants, et la bonne petite fée de Quincy-Ségy.
Aussi, quand le m aire, très justem ent lier de son école,
voulut adjoindre aux classes ordinaires une petite classe
pour les bam bins, ce qui devait perm ettre aux cultivateurs
de la commune de vaquer plus librem ent aux travaux des
champs, tous lui dirent-ils d’une seule voix : « Ne faites
pas venir une étrangère, m ’sieu le m aire ! Prenez la Jean­
nette au. père Mignon ! Elle nous connaît tous, et tous
l’aiment. Et puis elle est jeune, et la jeunesse va bien avec
la jeunesse ». C’est ainsi que Jeannette Mignon fut chargée
de fonder l’école enfantine de son village.
Elle était donc là, souriante, devant P ierrot et petit Paul,
qui, un peu interdits, la regardaient sans presque la recon­
naître, tant elle leur semblait plus grande et plus imposante
à l’école que dans la rue. Elle était pourtant plutôt petite,
et n ’avait pris aucun air de supériorité. Les voyant émus,
elle se pencha, les em brassa, les prit chacun par une m ain,
et les prom ena un instant par les couloirs et dans la cour.
Us reconnurent bientôt leurs petits camarades de Cheval-
Rue, de la Bonne-Rencontre, du chemin de Nanteuil et de
Voisins. Quand ils se furent un peu familiarisés, elle entra
avec eux dans la petite classe, où les enfants étaient déjà en
nombre, et bourdonnaient comme les abeilles d'une ruche.

8. — L ’éc o le en fan tin e.

Jeannette plaça Pierrot et petit Pierre près d’elle, sur le


banc de devant, réservé aux tout petits; puis, après avoir
donné des bonjours et des embrassades, rangé les cas-
RICHU KT PA U V R E. 2
26 RI CHE ET P A U V R E .

quettes, casé les paniers, mis tout en ordre, elle leva l ’index
et demanda, d’une voix rieuse :
— Qu’est-ce qu’on va faire, mes petits?
— Chanter! mam ’zelle! crièrent-ils tous.
— Alors, attention ! Nous chanterons aujourd’hui : J ’ai
descendu... Et, sur un geste vif, elle entonna de sa voix
fraîche :
J’ai descendu dans mon jardin (bis)
Pour y cueillir le rom arin;
Gentil coq’lieot, mesdames,
Gentil coq’licot nouveau.
Les enfants la suivaient, chantant juste ou faux, mais
s’am usant de tout leur cœur. Ils estropiaient bien un peu
les mots : les uns disaient le
lo m a rin , d’autres le rom a-
lin ; mais, du m oment qu’ils
trouvaient cela joli, qu’im ­
portait une syllabe ou une
autre? Ils avaient eu de la
joie à chanter, ils avaient les
yeux tout gais, et ils étaient
rouges de plaisir.
Le chant fini, Jeannette
interrogea :
— V
La classe de chant. qu’un jardin ?
Ils répondirent tous à la
fois: tous avaient des jardins, au village. Ils riaient, comme
les enfants rient quand ils savent.
Elle demanda encore :
— Si vous n ’aviez plus de jardin, ça vous ferait-il de la
peine ?
—■Oh ! oui ! répondit-on en chœ ur.
— Pourquoi?
La réponse se fit attendre.
Un tout petit répondit enfin, tim idem ent :
— Les arbres, les fleurs, c’est comme nos am is...
Jeannette le caressa.
— Et à la ville, y a-t-il des jardins ?
Silence général. Ils ne savaient pas.
Alors petit Paul, assez résolum ent :
— 11 y en a à Paris, mais ils sont trop beaux, on n'ose y
rien faire. Et puis, ils ne sont à personne, parce qu’ils
sont à tout le monde.
— Bien répondu, mon petit, dit Jeannette.
— Mais alors, reprit-elle en s’adressant à tous, si les
arbres et les fleurs sont les amis des enfants, et aussi les
chiens qui gardent le jardin, et aussi les oiseaux et les
papillons qui le visitent, où vaut-il mieux passer son
enfance? à la ville ou à la cam pagne?
— A la campagne ! crièrent-ils tous si vivement, que
Jeannette fit le geste de se boucher les oreilles, en riant.
Puis elle demanda : — Vous avez vu des coquelicots?
Ils se m irent à rire : — Oh ! bien sûr 1
Elle dessina prestem ent une pervenche au tableau noir :
« Est-ce un coquelicot, cela? » Ils ne savaient trop. L ’un
disait oui, l’autre non.
Alors elle dessina un grand, un beau coquelicot. Avec de
la craie rouge, elle coloria les pétales. Puis, à côté, elle
crayonna une pensée. Et elle coloria aussi la pensée, en
violet et en jaune, avec le cœur noir. Et les enfants rete­
naient leur souffle, la regardant dessiner, et l’écoutant
aussi, car elle racontait, racontait, racontait.
Elle leur racontait l’histoire d’un brin de rom a rin (elle en
avait apporté une branchette qu’elle leur fit respirer), qu’un
chevalier était allé cueillir autrefois, au milieu de mille dan­
gers, pour le rapporter à sa dame, parce que c’était son par­
fum préféré. Et la dame, touchée de son attention, l ’épousa.
Elle leur raconta d’autres histoires, en leur m ontrant
de grandes images accrochées à la muraille.
Et le temps coulait, coulait comme de l’eau rapide.
Petit Paul et Pierrot rentrèrent enthousiasm és. Leurs
âmes enfantines venaient de s’éveiller à la voix de Jean­
nette, la petite fée.
RI CHE ET P A U V R E .

9. — L a bonne in stitu tr ic e .

Les âmes de Pierrot et de petit Paul s’éveillaient à la vie,


parce que les leçons de Jeannette Mignon étaient vivantes.
Etaient-cë même des leçons? Elle parlait, contait, touchait
des objets, en fabriquait avec ses ciseaux agiles, du carton
et du papier de soie chiffonné : tout s’anim ait à sa voix,
tout prenait forme sous ses doigts. Quand les petits yeux
des enfants se fatiguaient à s’écarquiller, et leurs oreilles à
écouter, vite! du chant, une ronde,
une promenade ! Et le mouvement
et l ’allégresse assouplissaient les
membres des petits paysans, dégour­
dissaient leur cervelle endormie, m et­
taient sur leurs bons visages épa­
nouis une fleur de joie.
Pierrot, quoique un peu paresseux
de nature, se secouait à vue d’œil ; à
l’école enfantine il était tout yeux et
tout oreilles ; et, si quelque mot de
Jeannette l’am usait, il éclatait d’un
Jeannette se penchait
sur sou fx’ont. gros rire sonore qui retentissait par­
dessus tous les autres.
Petit Paul, non moins attentif, mais plus recueilli, appor­
tait à tout une attention plus concentrée. Il ne riait pas
bruyam m ent; il souriait. Son cœur battait plus vite quand
Jeannette le regardait. Il l’adm irait tan t! Une ferveur en­
vahissait son âme sensitive. Son plus beau m om ent était
celui où Jeannette se penchait vers son front, comme vers
celui des camarades, à la sortie de la classe. Tandis que les
autres s’empressaient et présentaient le leur distraitement,
pour courir vers leur liberté, petit Paul attendait et regar­
dait Jeannette avec un air de reconnaissance, d’attache­
m ent ingénu, qui frappa l’institutrice, et la fit s’attacher à
cet enfant. Cet hommage candide la touchait beaucoup.
N'était-ce pas sa plus douce récom pense? Ces petites âmes
qui, sans le savoir, mettaient un merci dans leur regard,
LA B O N N E I N S T I T U T R I C E 2<)

Jeannette n ’avait-ejle pas la satisfaction de les voir éclore,


de sentir leurs prem ières émotions se tourner vers elle,
comme la fleur naissante se tourne vers l’astre qui lui verse
la lumière ?
C’était bien la lum ière, en effet, c’était un peu du soleil
de la vie qu’elle faisait pénétrer, jour après jour, dans leur
intelligence encore faible, et dans leur petit cœur tout neuf.
Très jeune elle-même, ayant conservé de son enfance des
impressions très fraîches et très pures, malgré sa sagesse et
sa raison au-dessus de son âge, elle savait p ar expérience
que l’enfant du paysan, abandonné à lui-m êm e, est placé
dans la nature comme dans une énigme. Si on ne la lui ex­
plique pas, il vit m achinalem ent, ne raisonne rien, et finit
par ressembler aux anim aux privés d’intelligence qui l’en­
tourent. Il devient alors un être inerte et passif, qui ne s’in­
téresse à rien qu’à l’argent, et qui est une proie désignée
pour le vice ou la méchanceté, si le m auvais exemple ou
la tentation approchent un jo u r de lui.
Elle ne voulait pas que les petits enfants de son village,
si sains, si avisés, si capables de faire de bons travailleurs
et d’honnêtes Français, devinssent pareils aux êtres brutaux
qu’elle avait souvent vus dans les campagnes, faute d’un
peu d’instruction m aternelle et tendre dans leurs premières
années.
A l’âge où les premières impressions sont ineffaçables,
tout dépend, elle le savait bien, d’un mot dit à propos pour
ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure, et pour faire naître
le sentiment.
Ce mot, elle le trouvait à tout in stant sans le chercher, et
il m ontait naturellem ent de son cœur à ses lèvres, parce
qu’elle aimait ceux qu’elle instruisait. Elle n'avait pas be­
soin de livre, parce que le livre cache souvent ce que l’on
veut m ontrer; ou plutôt, elle lisait constam m ent dans
deux livres toujours ouverts : l’un était la nature, et l’autre
était son cœur.
D’ailleurs, quand la saison était belle, elle ne s'enferm ait
pas constamment entre les quatre m urs de la classe. Elle
estimait que l’enseignem ent est partout, et qu’on peut faire
une très bonne leçon avec l'herbe fine sous les pieds au
lieu de parquet, et le bon soleil sur la tète au lieu de pla­
fond. La méthode était nouvelle. Elle n ’alarm a point le
m aire, brave homme qui avait confiance en Jeannette, et
qui savait bien pourquoi, puisqu’il avait remis à ses soins
son dernier petit garçon, qui se dégourdissait à vue d’o^il.
P ar les belles après-m idi de printem ps, quand l’haleine
de mai attiédissait l’atmosphère limpide et bleuissante, elle
coiffait sa capeline et m enait sa petite bande par les champs
dans ces propriétés de paysans que traversent des chemins
verts étroits, qu’on appelle en ce pays des « coutures ».
Là pas de voitures, pas de trim ardeurs, pas de chiens à
craindre. La troupe, jasante, s’égrenait le long des petites
haies. On s’asseyait sur quelque talus; et près des jupes de
Jeannette tous venaient s’accroupir en rond, tels des pous­
sins autour d’une mère poule.
Et Jeannette commençait.

10. — P re m ier regard su r la n atu re.

Tantôt Jeannette se penchait vers le champ voisin, tirait


de la terre une verdoyante tige de blé qui pointait, et m on­
trait, à la racine, le grain encore reconnaissable, avec sa
petite coque écartée, m aintenant inutile. E t elle apprenait
aux enfants, avec des mots simples, à leur portée, les
m ystères des semailles, de la germ ination, de la
croissance du blé, nourricier des hommes.
Tantôt elle détachait une vergette d’un arbris­
seau couvert de bourgeons, elle ouvrait u n de ces
Bourgeon.
chatons, et leur faisait voir et toucher les petites
feuilles tendres et frileuses, repliées là et peloton­
nées comme des enfantelets sur le sein de leur mère.
Tantôt elle prenait la petite pelle de bois d’un bam bin,
et, fouillant dans la terre meuble au bord d’un sillon, elle
attirait une motte plus brune, qu’elle pétrissait avec ses
mains. L ’argile, abondante en ces parages, lui .fournissait
P R E M I E R RE G A R D SUR LA N A T U R E . 31

une matière plastique dont elle composait, sous les yeux


émerveillés des bam bins, des formes, des figures, des jouets
d’un instant, des personnages. Elle expliquait ainsi l’art
du potier, la cuisson ; éveillait des
idées de ménage, d’industrie.
— Car tout sert, disait-elle, dans
la nature, même la ronce et le
chiendent qui font le désespoir du
laboureur, même cette argile infé­
conde. Ce qui, dans la terre, ne sert
pas, comme le seigle, le colza ou le
lin, à nous nourrir ou à nous vêtir, s’emploie à d’autres
usages. Il ne faut donc rien détruire, rien gaspiller, car
tout est utile.
— Môme les pierres? dit une petite voix.
— Môme les pierres. Jeannette étendit la m ain vers
un tas de cailloux. "Voyez-vous cette pierre cassée, si lui­
sante? — prenez garde, ça coupe ! — c’est d’elle que nos
vieux parents tiraient autrefois le
feu, quand les allumettes n ’étaient
pas inventées.
Elle battit deux fragments de silex
et en fit jaillir une étincelle.
— Et cette autre (elle saisissait en
parlant ainsi une pierre blanchâtre
et friable), qui se casse et se m et en
poudre si facilement, qui me dira ce
qu’on en fait?
U n fo u r à chaux. — Je crois bien, dit P ierrot, en
avoir vu de pareilles près du four
à chaux, u n jour que j ’accompag»ais papa.
— Bien observé, m on petit, fit-elle en donnant à Pierrot
une tape amicale sur la joue, qui le fit rougir de satisfaction.
C’est de là que l’on tire la chaux, avec laquelle on bâtit les
maisons. Et la présence de cette pierre dans le pays est
pour lui une richesse. Non seulement celui qui a bâti le four
à chaux pour cuire, concasser cette pierre et la vendre en
poudre blanche s’enrichit, et s’enrichit justem ent, mais il
fait vivre tous ceux qui, comme le papa de Pierrot, travail­
lent sous sa direction.
Ainsi devisait-elle, apprenant aux enfants à se servir de
leurs yeux, de leurs m ains, à observer, à questionner. Elle
leur enseignait l’am our de la terre, de cette mère univer­
selle, qui soutient l'hom me, le nourrit, le réjouit par les
beaux spectacles de ses saisons, lui fournit les m atériaux
de son habitation, de ses meubles, les mets de sa table,
et qui lui ouvre, quand il est mort, l’asile dernier de son
sein.
— Oh! c’est beau, la terre! s’écriait alors Pierrot, avec
conviction.
En particulier, elle leur m ontrait la fécondité du sol sur
lequel ils avaient eu le bonheur de naître, et déjà, douce­
m ent, en leur faisant aim er les champs et l'horizon du vil­
lage, elle éveillait l’idée de la petite patrie, qui les prépare­
rait à aimer la grande, la « douce » France.
D’autres fois elle rem ontait avec eux un ruisseau, en
atteignait la source prochaine. Et c’étaient alors des questions
sans fin sur l’eau, sur sa provenance, sur ses courses-vaga-
bondes, sur son utilité. Le ru où la mam an de Pierrot
battait son linge prenait tout à coup une signification pro­
fonde, et expliquait, en raccourci, un des as'pects de l'u n i­
vers.

1 1 . — L e nid.

Elle savait bien, la sage Jeannette, que tout est dans


tout, et qu’il ne s’agit que de savoir l ’en faire sortir. Si tout
l’univers physique peut tenir on abrégé dans quelques hec­
tares étudiés autour d’un village„’tout l'univers moral tient
aussi dans un petit cœur d’enfant. Aussi épiait-elle, chez
ses petits, les prem ières m anifestations naturelles de l’ins­
tinct, pour les corriger quand elles sont m auvaises, et les
transform er en bons sentim ents.
Un jour, que l’on revenait d’une jolie prom enade, Pierrot
L E NI D. 33

et petit Paul tenant la tête de la caravane, petit Paul vit un


spectacle devant lequel il tomba en arrêt : dans un fourré
de buissons verdoyants, une couvée d’oisillons, blottis les
uns contre les autres, piaillait en ouvrant un large bec
bordé de jaune.
Petit Paul resta cloué, psrché sur la pointe des pieds,
retenant son souffle. Le cœur lui battait très fort, et ilres-ar-
dait, curieux et vaguement angoissé. Pierrot, surpris de son
arrêt subit, s’avança vivement. Ce ne fut pas long : « Un
nid ! » s’écria-t-il, et il lança la m ain en avant pour le hap­
per, d’instinct. Non moins instinctivem ent, petit Paul sai­
sit le bras do Pierrot et s’y cram­
ponna pour l ’écarter. Mais Pierrot
était le plus fort; il allait avoir le
dessus ; ce que sentant, Paul se m it
à crier. Et Jeannette accourut.
Elle eut le bon sens de ne pas
mettre le geste de Pierrot sur le
compte de la cruauté. Elle l’attribua
à la curiosité’. Et, voulant satisfaire
cette curiosité, elle s’agenouilla,
écarta doucement les branches, et
m ontra à tous les enfants la prévoyante construction du
nid, leur parla de la faim cruelle de ces petits nourrissons,
semblable à celle do leurs petits frères et sœurs, quand la
mère était absente. Peu à peu, se retirant sans avoir touché
au nid, elle leur désigna la mère qui voletait autour avec
angoisse, et leur dem anda s’ils auraient jam ais le cœur de
faire à ces petits oiseaux ce que font les garnem ents bru­
taux qui, en dénichant des nids, causent la mort des petits
qu’ils arrachent à leur mère, et privent les cham ps et les
bois de leurs hôtes les plus utiles, comme aussi de leurs
plus aimables chanteurs.
Tous, sans exception, prom irent de ne jam ais foire de
mal aux oiseaux.
— Mais il n ’en faut faire à aucune bête, quelle qu’elle
soit, sauf si elle est malfaisante ou enragée. On ne doit
battre ni le chien qui vous aime, ni le cheval qui vous sert,
34 RICHE ET P AUVRE.

ni labrehis qui vous donne sa laine. Les animaux, qui n'ont


pas la voix pour se plaindre, n ’en sentent et n ’en souffrent
pas moins. Beaucoup com prennent et môme se souviennent.
Autrefois, il y a longtemps, ils étaient probablem ent comme
nous, ou bien nous ôtions comme eux.
— Oh! firent-ils en chœur.

— Oui, dit en souriant Jeannette. La Fontaine, qui a
fait de très belles fables, y rappelle « le temps où les bètes
parlaient ». Ce temps, s’il a existé, est bien ancien, et
depuis lors l’hom m e s’est développé, mais non l’animal.
C’est nous qui parlons, aujourd’hui. Aussi faut-il être doux
avec les hôtes, et' prouver notre supériorité par la bon té.
Du reste, le monde ne s'arrête pas à l’hom m e; il part de
plus haut que lui, et va beaucoup plus bas que lui. Qui sait
au juste où il commence, où il finit?
Et les enfants, vaguem ent songeurs, revenaient au logis
attendris et dociles, plus attachés à leurs parents, plus ravis
du spectacle que Jeannette faisait vivre et mouvoir devant
leurs yeux étonnés.
C’est ainsi que Jeannette, la modeste m aîtresse d’école
enfantine, faisait, suivant le m ot d’un grand poète, « boire
leur petite âme à la coupe infinie ».

1 2 . — L e v ieu x facteu r.

La classe term inée, Jeannette rentrait au logis, où l’at­


tendait son père. Elle trem pait alors la soupe, mettait le
couvert en un tour de m ain, et l’on prenait le repas frugal,
assaisonné d’appétit et de contentement.
Si Jeannette était si gaie, c’est que la présence de son
vieux père était pour elle une joie perpétuelle. Il avait be­
soin d’elle, cela lui suffisait. Elle était de celles qui m ettent
leur bonheur dans le dévouement. Un grand devoir est
d’ailleurs nécessaire dans la vie. Sans quoi, l’on ne pense
qu’à soi. 11 faut sortir de soi, pour être heureux. Et à qui
doit-on se consacrer d’abord, sinon à sa famille?
LE V I E U X F A C T E U R . 35

Jeannette se consacrait donc à son père, heureuse de le


voir satisfait. Quand il rentrait de ses longues tournées de
distribution, par la pluie, par la neige, il était sûr de trou­
ver la table mise, ses chaussons fourrés tout prêts, un bon
feu flambant dans l’âtre, et sa pipe à portée de la main.
Jeannette accourait, le débarrassait de sa boîte, et l’aidait à
se dévêtir, car il était manchot du bras gauche ; puis elle
l’installait à sa place favorite, au coin du feu. üon chien
Rustaud, son fidèle compagnon, se couchait à ses pieds et,
roulé en boule, s’endor­
mait aussitôt à la chaleur
du foyer.
Le père Mignon était
toute la famille de Jean­
nette. Il était pour elle à
la fois un père, une mère
et un enfant. 11 l’avait
soignée comme une vraie
mère, quand sa femme,
morte toute jeune, lui
avait laissé Jeannette à
élever. Jeannette se ra p ­
pelait vaguement cette Quand le vieux facteur ren trait...
m ère, sitô t d isp aru e.
Elle en portait éternellem ent le deuil. De là ces jupes
noires, qui intriguaient le village. En entourant son père
de soins, elle ne faisait que lui rendre ceux qu’elle avait
reçus de lui. A sa reconnaissance s’ajoutait une admiration
bien justifiée pour le brave homme, qui avait été en son
temps un homme brave. Les Prussiens l’avaient bien vu
en 1870 !
Le père Mignon n ’aimait pas beaucoup à causer. 11 avait
eu trop de chagrins dans sa vie pour être bavard. Et il ne
parlait pas volontiers de lui, parce q u ’il était modeste. Tout
de même, on savait bien dans le pays que le bras qui lui
manquait, il l’avait laissé sur un champ de bataille, dans la
guerre franco-allem ande; et, sûrem ent, le petit bout de
ruban jaune (la médaille militaire) qui se m ontrait à sa bou­
36 RICHE ET PAUVRE.

tonnière, il l’avait bien gagné. Mais comm ent au juste, on


ne le savait guère. Jeannette seule le savait ; et cela accrois­
sait encore son am our pour son vieux père.

1 3 . — La fê te de J ea n n ette.

Un jour de m ai, revenant au logis après la classe, à


quatre heures et demie, Jeannette fut surprise de trouver
son père déjà rentré. D’ordinaire, il était encore en tournée
vers Nanteuil, et ne rentrait qu’une heure plus tard. Sa
surprise eût tourné à l’inquiétude si, dès le seuil, elle
n ’avait vu la face épanouie du facteur. 11 riait de tous ses
yeux et de toute sa large bouche m oustachue; et il avait
l’air d’observer Jeannette, comme quelqu’un qui vous a
joué un bon tour, et qui s’amuse sous cape.
Jeannette se m it à rire aussi, d’instinct, tant ce contraste
avec l’expression d’ordinaire grave de son père la réjouissait.
— Eh bien! père, quoi? il y a donc du nouveau, et du
lio n ?... Quoi?
— B e n , voilà ! ben, voilà! disait le bonhom m e en tortil­
lant sa moustache. Et ses yeux allaient à un paquet posé sur
la table.
Jeannette suivit son regard, et déficela prestem ent lo
paquet ; elle jeta un cri de surprise :
— C’est pour moi? cela? c’est bien pour m o i? Oh! papa,
comme tu me gâtes ; m ais pourquoi?
Elle se jeta au cou de son père.
— Pourquoi ? pourquoi ? dit le facteur, en entourant sa
fille de son bras unique ; mais, c’est ton anniversaire !
A ujourd’hui, 2o mai, tu as vingt-trois ans. Et j ’ai voulu
m ’offrir, pour une fois, le plaisir de t’offrir un plaisir. (Le
brave homme répétait ses m ots; il ne savait trop comment
dire.)
— Mais comment as-tu pu deviner si bien? Voici un
volume de vieilles chansons do France, que je connaissais
un peu pour l’avoir feuilleté à l’École normale de Mol un;
LA F Ê T E DE J E A N N E T T E . 37

mais ceci, en revanche, m ’est inconnu; ce joli recueil, pour •


les petits enfants, est sans doute tout nouveau?
— En effet.
—• Tu dis : « En effet ! » Alors, toi, le facteur du village,
tu as étudié la question du chant à l'école pour ta Jeannette,
et tu lui apportes le résultat de tes recherches?
— E h !e h !
— Quel cachotier tu fais! J ’imagine pourtant que quel­
qu'un t’a mis sur la voie ; et je soupçonne m êm e...
— Parfaitem ent! C’est l'inspecteur prim aire de Meaux,
celui qui est venu dernièrem ent voir ta classe enfantine, et
qui en est sorti si satisfait, qu’il a, paraît-il, chanté tes
louanges dans tout le pays.
Jeannette rougit jusqu’à la racine des cheveux, et se tut.

— Alors, reprit le père Mignon après une pause, je lui ai
demandé un guide p o u r..., bref, pour ça. Et il m’a indi­
qué... ce que je t’ai apporté. Voilà tout. Seulement, j ’ai
voulu voir par moi-même. Et j ’ai vu, et ça m ’a semblé bien
ainsi.
— Cher père ! m urm ura Jeannette, touchée, en se ser­
rant contre lui.
Elle ajouta, plus bas :
— Oui ; m ais tout cela coûte. Et je connais ton budget,
mon pauvre papa!
Elle savait que le facteur ne se réservait aucun argent de
poche, sauf l’indispensable pour son tabac. Il donnait tout
pour le ménage : sa petite pension de médaillé, et son
maigre traitem ent de facteur.
■— Voilà. Par-ci par-là, comme je refuse toujours un pe­
tit verre (ça casse les jam bes et c’est m auvais à l’estomac),
on me donne une petite étrenne. Et puis, par-ci par-là
aussi, j'ai économisé quelques pipes, et, certains jours, j'ai
fumé par cœur. Mais ça me faisait plaisir, plaisir, quoi !
Des larmes m ontèrent aux yeux de Jeannette. Le père
Mignon sentait qu’il s’attendrissait lui-m êm e.
— Là! assez! M aintenant, je vais en bourrer une, et fa­
meuse! Et fais-moi le plaisir de m ettre les petits plats dans
les grands. Tu me régales, nous.sommes quittes!
38 RICHE ET PAUVRE.

Et il fit flamber sa bouffarde, tandis que Jeannette, feuil­


letant les recueils de chants, en fredonnait les jolis airs.
Rien n ’était plus agréable à voir que cet intérieur mo­
deste, brillant d’ordre, de propreté et de joie. Un gai soleil
jouait en ce mom ent sur le vaisselier rustique, l’armoire
luisante et la table de gros chêne. Une tablette supportait
quelques livres bien rangés. Un cadre, l’unique de la pièce,
contenait le portrait de la mère disparue. Le père, dans un
fauteuil de paille, contemplait sa fille. Et celle-ci, penchée
dans un rayon de soleil,
chantonnait, tandis que
Rustaud, mis en goût par
cette musique, s’était mis
sur son train de derrière,
et grommelait un jappe­
m ent musical, pour faire
écho à sa maîtresse. A la
fin, un aboiement sortit
plaintif et ridicule, ce qui
lit éclater de rire la jeune
lille.
Rien n ’était plus agréable à voir que cet Là-dessus on frappa à
intérieur modeste.
la porte. C’était une sério
de petits coups sim ultanés, comme frappés par des me­
nottes sans force.
Jeannette alla ouvrir.
Que vit-elle? Les bam bins, ses chers bambins, qui ac­
couraient à tire-d’aile, se poussant, se bousculant, pour lui
souhaiter bonne fête.
— Ah! père, ce n ’est pas de jeu, ça! Tu as parlé!
— Ma foi, peut-être ! mais sans intention. On m ’a de­
mandé, l’autre jour, s’il y avait fête chez moi, puisque je
rentrais avec des emplettes. Il faut croire que je n ’avais
pas mon air de tous les jours. Alors j ’ai répondu que oui,
et que c’était ta fête. Je n ’v ai pas mis plus de malice. Mais tu
vois, le village en a mis, lui. Sans doute qu’il ne t’aime pas.
Et il cligna de l’œil.
Les petits cependant défilaient, garçonnets et fillettes,
LA F E T U DE J E A N N E T T E 39

souriants, heureux. Ils avaient débarbouillé leur petite fri­


mousse, et se dressaient sur la pointe des pieds pour être
embrassés, Quelques-uns avaient des fleurs des champs, ou
quelque rose cueillie dans le jardinet des parents, devant
la maisonnette. Ils ne disaient rien, m ais leurs yeux par­
laient pour eux. Jeannette les caressa, les rem ercia, les
congédia.
Le dernier avait tourné la rue, lorsque arriva un couple
essoufflé : Pierrot, tout rouge, et petit Paul, un peu pâle.
Ils étaient en retard, car
ils venaient d’un peu
plus loin.
Pierrot tenait entre ses
mains une chose vivante,
qu’il déposa sur la table :
u n petit lapin, un* tout
petit lapin que sa mère
lui avait donné, et au­
quel il tenait beaucoup.
11 avait trouvé cela dans
son cœur d’enfant, d’of­
P ie rro t et petit Paul souhaitant la féte
frir à Jeannette ce qu’il à leur institutrice.
aimait le mieux. Mais le
sacrifice lui coûtait, on le devinait à ses yeux où le regret
se mêlait au plaisir.
Jeannette comprit. Après une tendre caresse :
— J ’accepte ton lapin, fit-elle. 11 est à moi, c’est en­
tendu. Seulement, tu me le garderas, et c’est toi qui l’élè-
veras pour moi. Yeux-tu?
Pierrot fut transporté de joie à l'idée qu'il ne se sépa­
rerait pas du petit animal. Et du coup, ce lapin, qui n'était
plus son lapin cependant, eut à ses yeux deux fois plus de
prix. Il l’aima comme s’il était encore à lui tout à fait, et il
le soigna comme s’il l'avait reçu de Jeannette.
Petit Paul, de son côté, avait présenté une feuille de pa­
pier, et une lettre.
La feuille de papier contenait un gauche dessin d’enfant,
tout criblé de coups d’épingle. Jeannette, qui occupait par­
RICHE ET PA UV RE .

fois ses bam bins à « piquer » des dessins d’objets, leur avait
dit qu’il fallait regarder ce qu’ils voyaient autour d’eux, et
essayer d’en dessiner la forme, s ’ils le pouvaient.
Ainsi avait fait le petit Paul. Sa m am an lui avait donné
une boîte de crayons de couleur. Il avait dessiné un arbre,
et la maison des Couvreur. Son arbre ressem blait bien un
peu à un balai planté par le m anche, et sa maison n ’était
pas très d’aplomb, mais on voyait très bien ce qu'il avait
voulu faire, et son dessin naïf dénotait de l’attention et du
jugem ent.
Jeannette fut très touchée de son effort, et l’en remercia
avec des paroles très m aternelles, qui ravirent l ’enfant.
Puis elle décacheta.la lettre.

1 4 . — La lettre.
C’était une lettre de M"10 Le Carpentier, qui contenait,
non pas de l ’argent, certes ! (car la m ère de petit Paul sa­
vait que l’argent ne paie pas le dévouement), mais une in ­
vitation à Jeannette de passer chez elle les vacances de la
Pentecôte. Elle la recevrait, disait-elle, « comme sa fille ».
Elle signait suivant un usage assez répandu aujourd’hui,
en faisant précéder son nom de femme mariée de son nom
de famille : « Kermadec-Le Carpentier ».
Jeannette lu t à haute voix la lettre et la signature.
Au dernier mot, la pipe du vieux facteur tom ba, et le
fourneau en éclata en vingt morceaux. Le facteur n’y prit
point garde. Il s’était dressé, et les yeux écarquillés :
— Kerm adec? tu as dit Kermadec! Répète ce nom -là.
As-tu bien lu ?
—• Mais oui : Kermadec-Le Carpentier. Vois toi-méme.
— Mais alors..., cette dame serait peut-être la fille... pas
possible !... la fille do mon ancien colonel?... Dis-moi, mon
petit homme, fit-il en s’adressant à petit Paul, comment
s’appelle ton grand-papa?
— Le général Kermadec, m onsieur.
LA L E T T R E . 41

•—• C’est lui ! c'est lui ! Un petit sec, qui boite de la jam be
droite, et qui a été blessé en 1870, à S aint-P rivat?
— Oui, dit l’enfant, en se redressant fièrement.
— Un rude soldat, et un bon cœur d’homme ! Va, tu peux
être fier de ce grand-père !
■— Je le suis, dit l’enl'ant. Mais d'où le connaissez-vous?
-— Ah 1 nous nous connaissons de la guerre. Voilà...
11 s’arrêta tout à coup, l’air em barrassé.
Jeannette prit la parole, malgré les gestes de son père
qui voulait la faire taire.
— Voilà, mon cher pe­
tit Paul. Mon père était
sergent dans le régim ent
dont votre g ran d -p ère
était colonel. A la bataille
de Saint-Privat, le colonel
fut frappé d’un biscaïen
au genou. Il perdait son
sang, et allait tom ber de
cheval. Mon père pansa
sa blessure avec son mou­
choir, soutint le colonel Il l’em poria à travers une grêle de balles
tant qu’il put commander
et donner des ordres ; ensuite, il le chargea tout évanoui sur
son dos, et l ’em porta, à travers une grêle de balles, ju sq u ’au
moment où il tomba lui-même, le bras fracassé. Le colonel
fut sauvé, et mon père reçut la médaille m ilitaire.
— Eh bien, dit le père Mignon, gêné, voilà-t-il pas un
beau m érite? Mais il ne s'agit pas de cela. Je croyais mon
ancien colonel m ort; car je n'en avais depuis longtemps au­
cune nouvelle. Et le voilà vivant, et son petit-fils est la, tu
l’élèves, et il t’aime. Quelle joie pour mon cœur de vieux
soldat ! Ah ! si seulement je pouvais le revoir, mon colo­
nel, je veux dire le général Kermadec! Ce serait, après
Saint-Privat, le plus beau jour de m a vie !
Disant ces mots, il étreignait l'enfant, qui se prêtait à
ses caresses, et le regardait d’un air grave, subitem ent
réllcchi.
— Vous le verrez, dit-il. Je vais prier m on père nour­
ricier de lui écrire. Et vous verrez m am an aussi. Et elle
sera bien heureuse de vous voir, puisque vous avez sauvé
son père. Et moi, je vous aimerai pour elle, en attendant.
— Brave petit! lit le père Mignon à voix basse. C’est
gringalet, mais ça a du cœur. Et puis, bon sang ne peut
mentir.
Petit Paul revint avec Pierrot, tout songeur. Et il se pro­
m it bien de demander à son grand-père un récit plus com­
plet de cette mystérieuse époque, dont les échos doulou­
reux, comme autant d’éclairs, avaient parfois déjà traversé
son tendre cerveau d’enfant.

1 5 . — D eu x b raves.

A quelque tem ps de là, le père Mignon revenait un


m atin de sa première tournée, lorsqu’il fit une singulière
rencontre.
Gomme il rem ontait de Voisins sur la grande route de
Paris, par les « coutures », il aperçut un petit vieillard qui,
ayant au bras une jeune dame, m archait en boitillant. 11 se
tenait, d’ailleurs, très droit, et, de sa m ain libre, il m a­
niait une canne avec laquelle parfois il faisait le moulinet.
Cette petite taille redressée, cette canne, ce m oulinet pa­
rurent au père Mignon autant de choses déjà vues.
Le cœur battant, il doubla le pas. A vingt mètres, il dis­
tingua une large rosette rouge qui semblait illum iner do
son reflet une figure maigre, basanée, traversée d’une
moustache blanche :
— Mon colon..., mon général ! cria-t-il, on accourant tout
ému ; c’est bien vous, mon général ?
Et il ne put articuler autre chose.
— Eh oui, c’est moi, mon vieux brave ! répondit le géné­
ral. Viens ici que je donne l’accolade à ta médaille !
Et les deux frères d’armes s’em brassèrent en s’étreignant
longuement, sur la grande route.
DEUX BRAVES. 43

Puis ils se considérèrent avec curiosité.


— Voilà donc ce que je t ’ai coûté? dit le général, en
m ontrant la manche vide du facteur.
— Dites plutôt ce que vous m ’avez valu, répondit Mi­
gnon, en désignant son ruban jaune et sa boîte à lettres;
me voilà rentier, pour vous avoir porté cinquante m ètres :
c’est vraim ent trop payé, pour le plaisir de faire son devoir.
—1L ’État s’est acquitté de son mieux envers vous, dit
Hélène. Mais nous, nous vous aurions m arqué plus tôt
notre reconnaissance si nous avions su où vous prendre.
Mon père, après Saint-
Privat, est resté long­
temps entre la vie et la
m ort; et de vous nous
n ’avions aucune nou­
velle. Nous avons un gros
arriéré. En atte n d a n t,
voici un acompte.
Elle lui tendit la main,
puis sa joue.
Mignon prit la m ain. 11
hésita ensuite. Le général et le père Mignon.
— Allons, dit la jeune
femme. C’est donc moi qui em brasserai celui qui a sauvé
mon père.
Et deux baisers sonores retentirent dans, l’air pur du
matin.
Mignon, ravi et décontenancé, semblait bouleversé de
joie.
— M aintenant, m on brave, tu vas nous faire les hon­
neurs de ton cantonnem ent, dit le général, qui avait gardé
son parler militaire. M ontre-nous ta m aisonnette, et prépare
le fricot. Car je m ’invite chez toi avec m a fille. Fais-nous un
déjeuner de campagne, — de cam pagne, répéta-t-il en
riant, enchanté de son jeu de mots. Des œufs, du fromage,
du pain bis, et une tasse de café ! Ça nous rappellera le
bivouac. Pas vrai ?
Et il donna au vieux facteur une tape amicale sur l'épaule.
44 RICHE ET PAUVRE.

— Ya en avant ! conclut-il. M ontre-nous seulement


l’école, nous prendrons petit Paul en passant, et te rejoin­
drons. Toi, tu es ingambe. Moi, je ne puis plus m archer au
pas accéléré.
Le père Mignon p artit à la course : sa boîte semblait
danser de plaisir sur son flanc, tandis que sa blouse se gon­
flait comme une voile.
A la sortie de l’école, petit Paul poussa des cris de joie en
reconnaissant sa mère et son grand-père. Et, pendant que le
général l’élevait en l’air, à bout de bras, pour l’em brasser
plus à son aise (sa jam be raide l’empêchait de se baisser),
Pierrot courut comme un trait annoncer la nouvelle à sa
mère.
L ’instant d’après, Jeannette était à son tour dans les bras
d'Hélène, et tous les quatre prenaient place autour de la
table du père Mignon. Aussitôt après le déjeuner, les
convives devaient se transporter chez la Morinette, qui
sûrem ent les attendait, et qui eût été la prem ière visitée, si
le général cette fois n ’eût fait le voyage exprès pour revoir
son ancien sergent.
Ce que fut le repas, on le devine.
Pendant que les deux femmes parlaient de l’enfant, et
échangeaient des paroles de m utuelle sym pathie, les deux
anciens soldats évoquaient les souvenirs de l’Année terrible :
les noms de W œ rth, de Rezonville, de Gravelotte roulaient
dans leurs récits comme u n fracas de batailles. Petit Paul,
qui n ’en avait jam ais autant entendu sur la guerre (c'était
si loin déjà, et lui était si jeune encore, si ignorant !), ouvrait
de grands yeux, écoutait de toutes ses oreilles, et en oubliait
de manger.
Au café, le général dessinait avec son couteau sur la
toile cirée les positions de Saint-Privat, lorsque la porlo
s’ouvrit brusquem ent, et la figure de Pierrot apparut,
elfarée :
— Monsieur, madame, m am an vous prie de venir vite,
vite, à cause de m a petite sœur.
Il n’en put dire davantage, étranglé par l’essoufflement et
l’émotion.
Un pressentim ent serra le cœur d’Hélène :
— Un m alheur, peut-être ! Vite, courons !
Et elle partit comme une tlëche vers la m aison de la
Morinette.

1 6 . — L ’alerte.

Quand Mme Le Carpentier pénétra chez les Couvreur, un


spectacle poignant s’offrit à sa vue :
La Morinette, à genoux devant le petit berceau qu’elle
étreignait de ses deux bras, fixait sur son enfant des yeux
où se lisaient à la fois l ’angoisse et le désespoir. Pâle dans
ses draps blancs, les paupières closes, la petite Claudine,
oppressée, respirait par spasm es; à chaque aspiration une
sorte de hoquet rauque s’échappait de sa gorge; elle parais­
sait près d'étoufTer. Dans
un coin, Pierrot, les deux
poings à ses yeux, pleu­
rait silencieusement.
Hélène embrassa du
regard cette scène, et, dès
le premier coup d’œil jeté
sur l’enfant, comprit.
— Le croup ! dit-elle à
mi-voix. Et, sur ce mot,
terreur des m ères, son
cœur se serra. La Morinette, à genoux devant le petit berceau
— Sauvez mon enfant !
madame Hélène, s’écria la M orinette, comme affolée, en
se relevant et s’abattant contre la jeune femme : — Ah !
c’est bien la Providence qui vous envoie !
— Peut-être, fit gravement Hélène.
Elle s’enquit aussitôt de ce qui s'était passé, de ce qu’on
avait fait.
La fillette, dès son réveil, tardif, alors que Pierrot était
déjà à l’école, et Couvreur au travail, avait eu la respira­
46 RICHE ET PAUVRE

tion oppressée, La M orinette ne s’était pas d’abord tro p


inquiétée. P uis, v o yant le m al em pirer, elle avait envoyé
un voisin q u érir son m ari. Celui-ci avait couru à M eaux
chercher Je m édecin. Mais ju ste m e n t ce jo u r-là le m édecin
de M eaux était parti pour assister un confrère à Goulom-
m iers, dans une opération dangereuse ; il ne devait re n tre r
que le soir. C ouvreur était rev e n u avec cette m auvaise
réponse, vers une h e u re ; et il était reparti dans la direc­
tion de Saint-G erm ain, pour tro u v er un autre docteur. C’est
alors que la M orinette, sachant H élène chez les M ignon,
lu i avait dépêché P ierrot.
H élène écoutait, réfléchissait, soulevait le rideau, com m e
pour épier le secours que l ’on pouvait atten d re du dehors :
m ais rien. La route au loin déserte, les hom m es aux tra ­
vaux des cham ps, çà et là une brave fem m e ig norante, u n
en fan t p o ussant une petite brouette, u n e bête erran te , —
rien . C’était l’isolem ent du village, si h eureux dans la santé,
si dangereux dans la m aladie.
H élène entrevit, dans un éclair, les ressources de la ville,
et, to u t à coup, d’une voix brusque, p resque im périeuse :
— Q uelqu’un a-t-il le téléphone ici, dans le p ay s?
L a M orinette, interdite, ne savait pas, et com prenait à
peine.
L a porte s’ouvrit alors, liv ra n t passage au général, qui
avait m arché plus len tem en t. Le père M ignon le suivait. .
H élène répéta sa question devant le facteur. L ui, savait.
—■Oui, m adam e, il y a le n otaire, ju ste à côté, qui a le
téléphone. Il fait souvent des affaires avec P aris. C’est le
seul qui l ’ait dans toute la com m une.
— P ère, dit H élène au g énéral d’une voix brève, allez vite,
et téléphonez à notre bon docteur du boulevard H aussm ann
q u ’il quitte tout pour l ’am our de nous, q u ’il v ienne, et q u ’il
apporte du sérum antidiphtérique. C’est son jo u r de consul­
tations, je le sais, et son salon d’attente est rem pli. Mais je
connais aussi son cœ ur. Il laissera en plan toutes les belles-
m adam es, s’il apprend q u ’il y a ici une existence à sauver,
et que c’est une question d’heures, de m inutes, m êm e.
Le g én éral m it la m ain sur le bouton de la porte.
L’A L E R T E 47

— A h ! encore. D ites-lui qu’il vienne p ar M eaux; il a le


tem ps de p rendre l’express de deux h eures cinquante. J1
arriv era à trois heures tren te. V ous, père M ignon, faites
atteler le m eilleur cheval de Q uincy à u n cabriolet, soyez au
train de trois heures et dem ie, et ram enez le docteur bride
abattue. Il est près de deux h eures. Il faut q u ’il soit ici vers
quatre h eu res et quart. 11 le faut! Je vous attends. A llez!
Les deux hom m es p artire n t.
L a M orinette, subitem ent calm ée et rendue à u n e vague
espérance, reg ard ait H élène avec une m uette adm iration,
et fit u n geste de gratitude.
H élène coupa court.
— O uvre la fenêtre. A p ­
proche le berceau. Il faut de
l’a ir... Soulève l’e n fa n t...
Donne-moi une petite plume
de coq, ou d’oie, bien pro­
pre, et un verre d’eau...
Et elle passait délicate­
m en t le p lu m eau hum ecté
dans la gorge tum éfiée de la
petite m alade, chatouillant
m êm e le fond de son gosier,
pour dégager les fausses m em branes étouffantes. A chaque
Ibis l ’en fan t toussait, m ais resp ira it m ieux.
C ependant, visiblem ent, elle s’affaiblissait. P ourrait-elle
lu tter longtem ps encore ? Les m inutes s’écoulaient avec une
le n teu r m ortelle.
L ’hom m e qu’H élène av ait m andé était le m êm e qui était
ven u voir son fils avec le général, autrefois. C’était un
prince de la science, le m édecin d’enfants le plus célèbre de
to ut P aris. U n prince de la science à Q uincv 1 Q uitter tout
pour soigner u n petit paysan ! Si invraisem blable que pa­
rû t cette hypothèse, H élène avait foi dans le cœ ur généreux
de son vieil am i.
Ses yeux allaien t de la m alade à sa m ontre. L a Mori­
nette, hypnotisée, la regardait, passive. Le silence était
solennel, autour de cette en fantine agonie.
RICHE ET PAUVRE.

Trois heures et dem ie, qu atre h eu res, qu atre heures


cin q ,... r ie n ! — A quatre h eu res douze, Je galop d’un
cheval rete n tit. A rrêt brusque. Une m ain énergique bous­
cule la porte. L’hom m e de l ’art entre, regarde, m u rm u re
u n : « 11 était tem ps ! »
P u is il tire de sa poche u n m inuscule llacon, une petite se­
ringue de verre, s ’agenouille... Gela dure quelques m in u tes.
Il se relève :
— R ien n ’est perdu, dit-il ; l’action de la piqûre com­
m encera à se faire sen tir sous peu. L aissez-m oi là. Sortez,
calm ez-vous, et revenez d ans une heu re.
U ne h eu re après, quand ils rev in ren t, m oins oppressés :
;— Gela va ! cela va ! dit le docteur. E ncore quelques
h eures, et je p ourrai sans doute répondre du succès .
Vers h u it heures, grâce à l’adm irable in v en tio n du doc­
te u r Roux, fondée su r les découvertes du g rand P aste u r,
l’étouffem ent avait d isparu, les fausses m em branes fon­
d aien t peu à p e u ; l’en fan t était désorm ais sauvée.
La M orinette, à genoux devant le docteur, lu i baisait les
m ain s, q u ’elle in o n d ait de larm es de joie.
— Ce n ’est pas moi q u ’il faut rem ercier, disait le vieux
savant, tout ém u, c’est celle-ci (il désignait Hélène) , qui,
p ar sa présence d’esprit, sa résolution, a tout lait. Une
d em i-heure plus tard, il était tro p tard. Mais vous m éritiez
q u ’il se fit pour vous un m iracle. Vous avez donné la santé
p ar votre lait au iils de M‘ne Le C arpentier. A ujourd’h ui
Mme Le C arpentier a sauvé votre tille. Vous voyez bien
q u ’on a toujours raison de se dévouer p o u r les autres, et
q u ’u n bienfait n ’est ja m ais perdu.
Et, s ’o ubliant lui-m êm e dans son p ro p re bienfait, se
dérobant à la reconnaissance des deux fam illes, le m édecin
célèbre rep rit la route de M eaux, asp ira n t largem ent, dans
le cabriolet qui le rem m en ait vers la gare, l’air p u r de la
soirée, sous la clarté souriante des étoiles.
Ou les mit à l’école prim aire.

D E U X IÈ M E P A R T IE : L ’ÉCOLE P R IM A IR E

1 7 . — La brim ade ou « le nouveau ».


C ependant P ierrot et petit P au l g randissaient. Ils allaient
su r leurs n e u f ans. P ierrot, grand et dru, dépassait en
taille et en v igueur les enfants de son âge. P e tit P au l n ’avait
plus l’air chétif. A ussi ne l'ap p elait-o n plus « petit P a u l »,
m ais P au l, com me u n je u n e gars. M oins solide que son frère
de lait, il n ’av ait p o u rta n t rien de débile. On sentait, à le
voir, qu’il serait u n hom m e, et q u ’il était déjà capable de
se défendre. T oujours blond, il tira it m a in te n a n t un peu sur
le roux. Ses yeux bleus, doux et caressants, p re n a ie n t p ar­
fois u n e teinte d’acier, et an nonçaient de la résolution. De
plus en plus il ressem blait à sa m ère.
L e contraste s’accusait avec l ’âge en tre P ie rre (ne disons
plus P ierrot) et P au l. E t plus ils différaient, plus ils étaient
in sép arab les. Il était tem p s q u ’on les m ît à l ’école prim aire,
avec de plus gran d s garçons. Ils avaient tiré de l’école en ­
fantine to u t ce qu’elle pou v ait le u r apprendre. On les y
avait m êm e m ain ten u s au delà de l'âg e ordinaire, à cause du
chagrin q u ’ils av aien t à q u itter Je an n e tte M ignon, et aussi
parce que l ’in stitu te u r du village, u n peu vieilli, touchait
à sa re tra ite , et q u ’on préférait atten d re pour les confier à
un successeur plus je u n e, qui fît leu r instru ctio n com plète.
R IC H E ET PA U V R E. 3
so RICHE ET P A U V R E .

C’était aux prem iers jo u rs du m ois d’octobre.


U n m atin , com m e ils étaient en avance et jo u a ie n t dans
le p réau , à peu près désert, u n groupe d ’écoliers arriv a,
b ru y an t, et p ara issa n t escorter un « nouveau ».
Le n ouveau était u n enfant de faible apparence, m aig re,
et assez laid, m ais avec de bons yeux rieu rs, u n nez re ­
tro u ssé ; bref, une figure am usante, où l ’intelligence se li­
sait, en dépit d’u n air souffreteux et d ’un te in t m aladif.
Il m archait d’u n air déluré, p arm i ses com pagnons qui
lui faisaient cortège, et m ordait de toutes ses dents — qui
n ’étaien t pas encore au com plet — dans u n e grande ta rtin e
de pain bis couverte d’une couche de bon from age de Brie.
Le groupe riait, se poussait. On le sen tait curieux, v a ­
gu em en t hostile. U ne voix cria :
— Holà ! le nouveau ! com m ent t ’app elles-tu ?
E n tre deux bouchées, le nou v eau répondit :
— Je m ’appelle Charles.
Une autre voix :
— C harles quoi ?
— C harles rien.
—• C harles rien ! Drôle de nom ! dit l ’un. M ais tu n ’es pas
rien , p uisque tu es C harles!
— C’est-à-d ire, fit u n g rand escogriffe qui p assait pour
le m alin de la bande, que tu n ’es bon à rie n ; C harles rie n ,
c’est C harles vaurien.
— Je vaux p eu t-ê tre plus que toi, rip o sta C harles en lu i
je ta n t un regard oblique.
Le g rand se tu t, m ais eut l’air vexé,
— Tu n ’es pas du pays, dit u n autre. D ’où v ie n s-tu ?
— De P aris.
— A h ! a h ! m onsieur v ient de P aris. Un P arisie n , alors?
Cette naïveté fit éclater de rire.
— Bien, quoi? fit Charles. Croyez-vous q u ’à P aris on soit
plus bête q u ’à Q uincy? Vous v e rre z !... Vous m ’ennuyez, à
la fin !
— Où h ab itie z-v o u s? dit doucem ent P au l à l ’inconnu.
— Rue D enfert-R ochereau, rép o n d it C harles, étonné de
s’entendre dire « vous », et tra ite r avec douceur.
LA B R I M A D E OU « L E N O U V E A U ». 51

P au l n e su t que ré p o n d re ; cette ru e lui était inconnue. Il


dem eura court.
Le groupe g lap issan t avait m a in te n a n t un petit air de
m eute.
— Tes p aren ts ! on te dem ande le nom de tes paren ts!
— Mes p a re n ts? fit C harles, s’in te rro m p a n t de m anger.
Mes p a r e n ts ? ... Je n ’en ai pas.
Cela fut dit du ton le plus n atu re l.
— Il n ’a pas de p are n ts ! il n ’a pas de p are n ts ! Mais chez
qui étais-tu , dans ta rue D enfert-R ochereau?

Les élèves entourant Charles.

— Où j ’é ta is? ... A l’A ssistance publique.


— Mais, ce n ’est pas u n e fam ille, ça! q u ’est-ce que c’est,
ça, ton A ssistance publique?
— C’est com me qui d irait u n hospice d’enfants, qui sert
de fam ille à ceux qui n ’o n t pas de paren ts.
— M ais, on a toujours des p a re n ts! On ne n a ît pas tout
seul! T u as eu u n père et une m ère, com m e to u t le m onde,
je p e n s e ? T u n ’es pas un cham pignon!
Un gros rire éclata. C harles se taisait. Sa petite figure
m aladive se contractait peu à peu.
— Yos p aren ts sont m orts sans doute, dit P aul avec
com passion.
— Je n e sais pas.
— A quel âge vous a-t-on m is à cette... A ssistance,
com m e vous dites ?
R I GH R R T P A U V R E

— Je ne sais pas.

— Avez-vous des frères, des sœ urs, des oncles, des
g ran d s-p aren ts, au m oins?

— Je ne sais pas.
— E t com m ent, dit P au l, qui sen tait la pitié g ran d ir en
Jui, com m ent avez-vous quitté la ru e D enfert?
— Il y avait une épidém ie à l'A ssistance. A lors le m éde­
cin a fait disperser les enfants, su rto u t les plus faibles. E t il
p araît que je ne suis pas des plus forts.
D isant ces m ots, C harles
eut un pâle sourire.
— Mais qui vous a am ené
ici?
— Dos gens.
— Vous ne les connais­
sez p as?
— ,1e ne les connais pas.
— Et chez qui êtes-vou s?
— Chez la m ère Séverin.
L a m ère S éverin était
u n e brave fem m e, u n e veuve
Charles lui lança sa tartine.
laborieuse, bien connue à
Q uincy.
— C’est p eu t-ê tre qu’elle est votre paren te?
— Mais je vous dis que je n ’ai pas de p are n ts n i de p a­
ren te s, dit Charles, im patienté et hum ilié. E t puis, ça, c’est
m es affaires, cela ne regarde personne, là !
Un b ro u h ah a accueillit cette déclaration, faite d’u n ton
énergique.
— Oh ! là là! cria le g rand escogriffe, voyez ce m onsieu r
le P arisien , m onsieur V aurien, m onsieur le sans-p aren ts,
le sans père n i m ère ! ça ne sait pas seulem ent d’où ça sort,
et ca v eu t nous faire la leçon !
Et il esquissa u n e gigue ridicule au to u r du petit C harles.
— D’abord, toi, dit C harles, devenu tout pâlot, tu es un
grand im bécile ; et, ensuite, tu es un grand lâche. E t voilà
p o u r toi !
D isant cela, il lui lan çait en pleine figure Je reste de sa
tartine. Le from age de Brie colla su r le nez et les yeux de
l’escogriffe, qui, au m ilieu des rican em en ts de ses cam a­
rades, fu t u n in sta n t à se d ébarrasser de cet em plâtre.
Sitôt cela fait, furieux, il s’élança :
— Toi, tu vas m e pay er ça!
P ie rre et P aul accoururent, trop ta rd . L e g rand diable
avait saisi le poignet du petit C harles, et le lu i to rd ait, p en ­
d an t qu’il lu i b o u rra it les jam b es de coups de pied.
C harles soutint la douleur avec stoïcism e ta n t qu il put.
A la lin, u n cri d éch iran t s’échappa de sa p auvre petite poi­
trin e. 11 tom ba.
La porte de la salle d’école s’ouv rit avec force, et l ’in sti­
tu te u r, grave et inquiet, ap p a ru t :
— Q u’y a-t-il donc, m es en fa n ts? u n accident? u n e m é ­
chanceté?
Un g rand silence s’établit.

1 8 . — P re m ière leçon d ’hum anité.

T ous d em eu raien t com m e pétrifiés.


L ’in stitu te u r alla droit à C harles, l'aida à se relever,
l ’épousseta, le p rit avec lui p a r la m a in , et essuya ses
larm es avec son propre m ouchoir. P u is, d'u n e voix ferm e :
— Que s’est-il p assé? P au l, parlez sincèrem ent, et sans
crainte.
— M onsieur, dit P au l, voici la vérité. T ous ici sont té ­
m oins. D’ailleurs, je ne sau rais m en tir.
E t il raconta les faits, sim p lem en t; m ais on se n tait dans
sa voix u n e ind ig n atio n contenue.
— P au l a-t-il dit v ra i? dem anda l’in stitu te u r.
— Oui, m on sieu r, rép o n d iren t en chœ ur les enfants.
— E h b ien, m es am is, dit l ’in stitu te u r d'u n e voix déjà
plus douce (car il les sen tait confus de leur conduite . êtes-
vous bien fiers de ce que vous avez fait là ? Est-i 1 courageux
de se m ettre vingt contre u n ?
Un « n on » général fut m u rm u ré avec em barras.
RICHE E T PAUVRE.

— Et p o u r quelle raiso n , s’il vous plaît? P arce que cet


enfant était u n « n o u v e a u » ? U n nouveau, c’est donc un
ennem i ?
— A u contraire, fit P ierre, puisque c’est un cam arade de
plus.
— E t que se doit-on, entre cam arades?
— L ’am itié et la protection, dit n ettem en t P aul.
— Même envers les isolés et les faibles?
— S u rtout envers ceux-là, il m e sem ble, dit P au l, puisque
les au tres n ’ont pas besoin de nous.
— A lors, m es chers enfants, je crains bien que vous ne
vous soyez com portés com me de petits sauvages, et n o n
pas com me de braves éeoliers et com me de vrais petits
F ran çais, en p ersécutant u n cam arade qui n 'a v a it pas de
p aren ts n i encore d’am is pour le défendre.
— M’sieu, lit une voix, ce n ’est pas p a r m échanceté,
m ais ce q u ’il nous a dit nous p ara issa it si drôle !
— Est-ce drôle, m on petit, ou est-ce triste , d’être sans
fam ille?
— Oh ! c’est triste, p o u r sûr, m on sieu r !
— P lu sieu rs d’entre vous ont p erdu le u r père ou le u r
m è re ; q u elq u es-u n s m ôm e sont orphelins. S ont-ils plus
m al vus à cause de leu r m a lh eu r?
— A u contraire, m o n sieu r ! On les plain t, et on les aide
davantage.
— E h bien, mes enfants, le m a lh eu r de C harles est plus
g rand que celui des orphelins qui sont ici. Car ces o rp h e­
lins ont co nnu leurs parents, et- leurs p aren ts ont rem pli
leurs devoirs envers leu rs enfants. C harles n ’a pas connu
les siens, qui l ’ont abandonné dès le berceau. Ces p arents
sont les coupables les plus coupables qui soient. 11 n ’y a
pas de crim e plus grand que l’abandon d ’u n enfan t p ar son
père et sa m ère. E tre abandonné de ses p are n ts, c’est pire
que d ’être orphelin. P erdre ses p are n ts p a r la m ort, c’est
dans la n a tu re ; les perdre p ar le u r abandon volontaire,
c’est contre la natu re. A ussi la société doit-elle u n e protec­
tion spéciale aux enfants victim es de cet abandon. C’est
po u r cela que l ’État les recueille. Et il cherche à le u r re m ­
P R E M I È R E L E Ç O N D ’H U M A N I T É . &5

placer, a u ta n t q u ’il le p eu t, cette fam ille dont les p aren ts


d énaturés les ont dépouillés. Mais cela n ’est pas facile, si
chacun n e l’y aide à l’occasion. Est-ce bien com pris?
— Oh oui ! m o n sieu r, firent-ils d’u n e seule voix.
— ' A lors, si vous m ’avez bien com pris, vous allez m e
dire quelle chose va pouvoir rem placer la fam ille pour
C harles qui est sans fam ille?
. — L ’école, m onsieur ! l’école ! crièrent p lu sieu rs voix.
— B ravo ! m és enfants, dit l’in stitu te u r. Y oilà qui est bien
ju g é. L ’école est u n e seconde fam ille pour ceux qui en ont
déjà u n e ; et c’est u n e vrâiê
fam ille pour ceux qui n ’en
ont pas d’autre. Vous vivez
tous ici com m e frères : ne
faut-il pas que C harles soit
votre frère d’adoption?
. —■Si ! si ! no u s l’adoptons
t o u s , s ’é c r i è r e n t - i l s e n
m asse.
— E h b ien, soit! Il est
adopté de toute l’école, el
vous êtes sa fam ille. Mais L a réconciliation.
je le place sous la protection
p articulière de deux d’en tre vous, de P au l et de P ierre, p ar
exem ple, p uisque ces deux-là se sont déjà m u tuellem ent
adoptés.
Cela lit p la isir à P ierre et P a u l, et fit rire am icalem ent
les au tres, en leur enlev an t to u t sujet d’être jaloux.
— Q uant à toi, dit l’in stitu te u r au g ran d escogriffe, je ne
te p u n irai pas, tu es assez p u n i p ar le désaveu général. A u
fond, tu n ’es pas m échant, m ais tu es tro p disposé à abuser
de ta force. P ourquoi la force nous a-t-elle été donnée, su r­
to u t?
—■P o u r m ieux trav ailler, dit l’escogriffe en b aissan t la
tête.
— B ien, m on garçon. E t pourquoi encore?
— P o u r protéger le faible, dit Pierre.
— Encore mieux ! dit l’in stitu te u r. L a force est brutale
RICHE ET PAUVRE .

q u and elle opprim e; elle est h u m ain e q u an d elle défend


E t m a in te n an t, que to u t soit oublié !T u as oublié, C h a rles?
— De g rand cœur, m onsieur !
— A lors, serrez-vous la m ain.
Us se se rrèren t la m ain , C harles et l ’escogriffe. E t l ’in s ti­
tu te u r, se ren d a n t à sa chaire, le u r dit en m an ière de con­
clusion :
•— Je vais vous dicter u n m odèle p o u r la p ag e d ’écriture.
Je n ’en dis que la m oitié ; vous allez le com pléter. Je com ­
m ence :
. « L a r a is o n no p l u s f o r t e s t s o u v e n t . . . »
— « . . . la im.us MAUVAISE 1 » cria-t-on de tous les coins de
la classe.
— Oui, mes enfants, la p lu s m a u va ise !
Et m ain tenant, au trav ail !
Et l’on n ’entendit plus que le grincem ent des plum es su r
le papier.

1 9 . — M on sieu r P ro sp er.

L e principal acteur de cette scène, l’in stitu te u r, était n o u ­


vellem ent installé à Q uincy. C’était un hom m e je u n e , de
tren te à trente-deux a n s : b ru n , grand, vigoureux, p o rta n t
moustache', il avait des yeux clairs, dans u n e ligure ouverte
et sym pathique. On l’appelait couram m ent « M onsieur
P ro sp er ».
11 n ’avait pas m is longtem ps à conquérir l’estim e du vil­
lage et l’affection de ses écoliers.
On savait son h istoire, car il était des environs, étan t n é
d ans la jolie petite ville de L agnv.
Son père, H ubert L andry, très bon o u vrier m écanicien,
ôtait em ployé dans u n e des grandes usines de Noisiel. Sa
m ère s’occupait du m énage, du ja rd in , et ôtait lavandière,
com me la M orinette. T out souriait au je u n e couple. Un fils
leu r v in t, et, com m e ils voyaient p ro sp érer leurs petites
affaires, ils appelèrent ce fils P rosper.
57
M O N S I E U R P l l f ) S 1 > KR'

Par malheur, la prospérité dm’:l l1pu' Vn .,| ° 1'r1’ ^ r(/


Landry, penché sur un ccliafauda?0 l,oar 1U1 01 08 l)l( u s
d'une machine, perdit l'équilibre, i’ul S:1,S1 Par une co,,rro,e
de transmission, et broyé.
La veuve, dans cette tragique épTCUYe’ eu^ llrJe C0H*'
lion, son fils. C’était un très bon petit sujet, le meilleur
élève de l’école primaire. Le patr<>n ,^e 1 usine, qui payait
une petite pension à sa mère (et qui ne faisait en cela que
son devoir), avait l’œil sur
cet enfant, et l’encourageait.
11 lui promettait un bel ave­
nir dans sa maison.
Un accident dérangea ces
plans. Un jour que MmeLan­
dry battait son linge sur les
bords du Morin, l’enfant
tomba à l’eau. La mère s’é­
lança dans la rivière, et fut
assez heureuse pour le sau­
ver. Mais des rhumatismes
lui liront payer cher cette
baignade (on était en hiver'.
Elle dut renoncer à son
travail. Et, à trente-cinq ans, un commencemci
lysie la confina chez elle.
L’enfant, cause involontaire do. eo malheur, ren\n$>aù4xwt
avenir qui l’éloignerait de sa mère. H termina ses à
l’école de Lagny avec les plus gran(], SUCC(\ S ; puis il suivit
les cours d'adultes, prit ensuite son ]n.evet simple, et enfin, à
force de travail acharné et sans scc,0vu.Si son brevet supérieur.
Nomme d abord adjoint a L aj^y, ()1) ensuite en­
voyé fonder une école nouvelle ,]lnis un Yil];l„.(, (ies envi­
rons. Et c’est là que le maire de QuincVi ,,n ètlî d-ull ins_
titutimr jeune et généreux pour l'eUlpiàcei. celui qui prenait
sa retraite, avait été le chercher.
Le maire «lirait à Prosper 1 * ^ doâ avanlaçes sup(;_
rieurs a ceux qu il avait dans 8UU ; j viU u
ne le dccula pas sans peme, - (le c, s
58 R I C H E ET P A U V R E .

hom m es qui cherchent m oins l’in té rê t que le contentem en t,


et qui s’en racin en t là où ils se se n ten t utiles.
Une chose p o u rtan t le te n ta ; la possibilité d ’en to u rer
sa m ère d é p lu s de soins et de joies, grâce à des ressources
plus grandes,
Il com m ença p ar visiter les locaux de Quinoy, p assa en
revue les salles d’école et le logem ent de l ’in stitu te u r. Q uand
il v it que to u t y resp ira it le bon air, la p ro p reté et m êm e
l ’aisance; q uand il eut constaté que sa m ère au rait, de sa
cham bre et m êm e do son lit, la vue de la belle plaine v al­
lonnée, et que le soleil in o n d erait son ap p a rtem e n t à tra ­
vers u n voile de glycine aux grappes violettes, sa résolutio n
fut prise.
P ro sp e r L an d ry , « M onsieur P ro sp e r », accepterait de ve­
n ir enseigner aux petits garçons de Q uincy-Ségy. Mais il lo
ferait dans sa liberté et son indépendance d’hom m e, et il
tenait à poser certaines conditions. A ussi pressa-t-il le pas,
et s’en alla-t-il chez le m aire p o u r avoir avec lu i u n en tre­
tien décisif.

2 0 . — In stitu teu r e t m aire.

Q uand l ’in stitu te u r entra, le m aire se m e tta it à table pou r


déjeuner.
Il ten d it la m ain à P ro sp er L an d ry avec u n sourire cor­
dial, et cria à la servante :
— V irginie, u n couvert de plus !
Car c’était u n hom m e tout ro n d , sans façon, et il espérait
que M . P rosper app o rtait u n e bonne réponse.
— Merci bien, m onsieur lo m aire, dit l ’in stitu te u r, m ais
je n ’accepte pas votre politesse.
— Ali bah ! fit le m aire étonné. E t pourquoi donc?
— D éjeuner avec vous serait déjà m ’engager avec vous.
Or, nous pouvons ne pas être d’accord. E t, m êm e si nous
n ous accordons, m a place n ’est pas à votre table.
— Vous êtes fier, je vois.
I N S T I T U T E U R E T MAI RE.

— Si je suis trop fier, vous êtes trop bon. Go no sont pas


deux v ilain s défauts, dit l'in s titu te u r en souriant.
— A lors, causons, dit le m aire, en déposant sa serviette.
Vous avez vu les locaux; vous connaissez m on vif d ésir de
vous avoir. Est-ce oui? est-ce n o n ?
— Gela dépend.
— De quoi? Ne vous ai-je pas to u t dit, conditions et le
reste ?
— P as to u t encore. Me perm ettez-vous d’être franc?
— Parlez.
— Me perm ettez-vous de vous dem ander sim plem ent,
m o n sieu r le m a ire, là, le cœur
su r la m ain (il le reg ard ait bien
en face en disant ces m ots), p o u r­
quoi vo u s paraissez ta n t te n ir à
m ’av o ir? P ou rq u o i m oi, et pas
u n a u tre ? car Q uincv est un
poste rech erché, et avantageux.
— P o u rq u o i? parce que j ’ai
besoin ici n o n pas seulem ent
d’u n m aître d’école, m ais d’un
hom m e. Or, je crois savoir que
vous êtes u n hom m e. V otre con­
duite dans votre d ern ier poste
le prouve. V otre dévouem ent à votre m ère le dém ontre. Et
votre question le confirm e aussi. Vous voulez savoir qui je
suis, av an t de dire o u i; je sens cela. E h bien, je suis u n
brav e hom m e de m aire qui cherchais u n brave hom m e
d ’in stitu te u r, p o u r apprendre à ses petits villageois à de­
venir aussi de braves gens. Je crois avoir trouvé ce que je
cherchais. Gela vous fàch e-t-il ?
P rosper L an d ry avait rougi ju sq u ’à la racine des cheveux.
Il fit u n geste de m odestie.
— A lors, fit-il su r un ton plus doux, et com me attend ri,
vous pensez que le bon in stitu te u r ne doit pas seulem en t
enseigner à lire, à écrire et à com pter, m ais qu’il doit aussi,
et su rto u t peu t-être, apprendre aux enfants à connaître
le u rs devoirs, et à les p ra tiq u e r?
co RICHE et p a u v r e

— C’est cela m êm e.
— Telle, est aussi m on idée. En d’autres term es, son au ­
torité doit su rto u t être m orale, et il doit pro u v er p a r sa
conduite qu il pratique les principes q u ’il enseigne?
— Vous l ’avez dit.
A lors, 1 in stitu te u r est n on seulem ent le m aître public
de la com m une, m ais encore, si j ’ose dire, u n hom m e do
bien public ?
— Un hom m e de bien public, voilà le m ot. Vous dites
cela mieux que m oi, m ais telle fut toujours m a pensée.
E n ce cas, p o u rsu iv it l ’in stitu te u r, il n ’a p p a rtie n t n i
au m aire, ni au curé, ni au conseil m unicipal, n i à telle
personnalité riche ou influente, m ais il ap p a rtien t à tous, et
seulem ent pour le bien gén éral, p o u r le bon conseil et pour
le bon exem ple?
On ne sa u ra it m ieux définir le rôle du bon institu teu r.
Vous serez tel.
' J e n e 111 Çn flatte pas, dit L an d ry sim plem ent. Mais je
m y suis toujours efforcé, et j ’y tâcherai toujours. Vous
voyez n ettem en t, à ce com pte, m o n sieu r le m aire, les consé­
quences de ce principe.
— C’est-à-dire?
— C’est-à-dire que si j ’accepte, com me vous le désirez, les
fonctions de secrétaire de la m airie, ce sera à la condition
d être au service de, tous sans exception, m ais sans m e
m êler aux affaires de qui que ce soit, sans épouser les ra n ­
cunes ou les in té rêts d’un particu lier ou d’un p arti, en un
m ot, sans toucher à la politique. La politique est la pierre
d achoppem ent de 1 in stitu te u r, la dim inution de son au to ­
rité, souvent la perte de sa dignité. Je n ’en ferai d ’aucune
sorte. Je suis citoyen ; j ’accom plirai m es devoirs de citoyen
en m a conscience. Le reste, c’est l ’affaire de la conscience
des au tres. Je ne m en m êlerai pas. Som m es-nous d’ac­
cord ?
— A h ! que vous m ’enchantez de m e p a rle r ainsi, dit le
m aire. Un secrétaire de m airie dévoué, in stru it, et qui ne
fait pas de politique: m ais c’est l’idéal! S’il n ’y a que cela
p o u r nous sé p a re r...
I N S T I T U T E U R ET MAI RE 61

— Je vois bien, dit M. Prosper avec un sourire, que vous


Êtes le maire idéal. Aussi, étant d'accord sur ce point capi­
tal, le serons-nous à plus forte raison sur d'autres moins
importants.
— Lesquels?
— D'abord, mon absolue liberté en ce qui concerne
l'enseignem ent dans mon école. J'en prends l'entière res­
ponsabilité, m ais à condition de n'être gêné en rien, ni
dans le choix de mes livres, ni dans celui de ma méthode,
ni même, peut-être, dans la distribution des heures, qui
pourra un peu varier suivant les saisons et leurs travaux.
— Accordé ! Au reste je ne suis point pédagogue, et c'est
à l'inspecteur primaire qu'il appartiendra de vous faire sur
ces points des observations, s'il y a lieu.
— Justem ent. Je sais votre tact, aussi j'attendais cette
réponse. Mais je tenais à vous prévenir, pour vous épargner
peut-être quelques étonneménts.
— Rien de bien ne m 'étonnera de votre part.
— Même si je fais la classe en pleins champs, parfois?
— En pleins cham ps? répéta le maire avec surprise.
C'est bon pour l'école enfantine, cela ! Jeannette Mignon
l'a pu faire, et encore pas souvent. Mais vous, avec vos
grands garçons? Y apporterez-vous vos livres, en pleins
cham ps? D'où une telle idée a-t-elle pu vous venir?
— De Suisse, monsieur le maire.
— "Vous avez été en Suisse? ht celui-ci de plus en plus
étonné. Pourquoi faire ?
— Pour m 'instruire. J'ai assisté à un congrès d'institu­
teurs. J'ai vu pratiquer, là-bas, non seulement la classe
sans livres, on plein air, où l'on apprend plus qu'avec les
livres, mais la promenade alpestre, mais l'ascension de ces
belles montagnes dont la Suisse est si justem ent fière, et
que ses enfants aiment comme l'image de la patrie elle-
même et le symbole de sa liberté. De leur sommet, ils
découvraient un panoram a de glaciers, des plaines fé­
condes, et ces beaux lacs à l'un desquels est attaché le nom
de leur Guillaume Tell...
— Trouverez-vous des glaciers et des lacs dans la Bric ?
62 RICHE ET P A U V R E .

— O n trouve en F rance tout ce qui est nécessaire pour


co nnaître et pour aim er la F rance. Ce que je vous dem ande,
c’est de m ’accorder là aussi confiance, et de laisser faire
l’in stitu te u r de votre choix.
—• E n tendu, foi d’h o n n ête hom m e ! dit le m aire en lu i
se rran t vigoureusem ent la m ain. Carte blanche, et faites
su iv a n t votre cœur.

2 1 . — La p e tite p atrie, A u tou r du village.


•— Carte blanche ! avait dit le m aire à M. P ro sp e r. E t il
lui rép éta ce m ot peu de tem ps après son in stallatio n , q u an d
il vit com m ent, dès le début, il sut se faire aim er et respecter
à la fois.
— Je vois, lui dit-il, que vous voulez d o n n er à la com­
m une a u ta n t de bons citoyens q u ’elle com pte d ’enfants.
Vous voulez form er des consciences sincères, des esprits
sains, des volontés énergiques, et des cœ urs v raim en t h u ­
m ain s. Votre école sera sous peu J’école m odèle. C’est ce
que m e disait, récem m ent encore, votre in specteur p rim aire.
Usez donc de la liberté la plus grande, et faites à votre
guise. Nous avons en vous u n e confiance absolue.
L ’in stitu te u r n ’était pas hom m e à ne pas profiter de la
perm ission octroyée,
A quelque tem ps de là, com m e il congédiait la classe, il
dit su r le seuil, en m o n tra n t le soleil qui descendait to u t
rose sur u n horizon em pourpré ;
— Mes enfants, dem ain vous apporterez, au lieu de vos
livres, votre déjeuner de m idi dans vos p etits sacs. Ju in
no u s appelle : nous irons nous prom ener.
•— A lors, ce sera vacances?
— N on, m ais ce sera la classe en plein air.
— L a classe sans livres, m o n sieu r? fit P ierre , in c ré­
dule.
— Oui, la classe sans livres.
Les écoliers coururent, avec des gam bades et des cris
LA P E T I T E P A T R I E . 63

de joie, p o rter la nouvelle à leu rs fam illes. Ils étaien t très


intrigués.
Le lendem ain, ils p a rta ie n t en bande, ria n t e t bondissant
autour de l'in stitu te u r com m e u n tro u p ea u de je u n es faons.
Q uand on fut à u n d em i-kilom ètre, au po in t où la grande
route om bragée dom ine la vallée du M orin et p erm et d’em ­
brasser. le v aste paysage ju sq u 'à la banlieue p arisienne,
M. P ro sp er s’arrêta et, d’u n geste circulaire :
— Voici le m eilleur des livres p o u r faire la classe, m es

M. Prosper m ontra d’uu geste le vaste paysage.

enfants ! le plus grand, le plus instructif, le plus beau : la


n atu re .
P lu sieu rs, h abitués h ce spectacle dès l’enfance, n e com ­
p ren a ien t pas. On n e regarde p lu s, on finit, p a r n e plus voir
ce q u ’on a toujours sous les yeux.
—- M onsieur, dit tim idem ent P au l, je com prends u n peu,
m ais sans bien m e rendre com pte. C om m ent apprend-on
dans ce livre ? C om m ent y lit-o n ? car il n ’a p as d’al­
p habet.
— Il en a u n , dit M. P ro sp e r; m ais il faut qu’on vous
le m ontre. V oyons, com pte les villages que. tu vois d'ici.
— Je vois beaucoup de m aisons u n peu p arto u t, les
u n es en tas, d’autres dispersées. A quoi reconnaîtrai-je les
v illages?
— Com pte les clochers.
-— Ça, c’est facile I U n, deux, trois, à nos pieds ; quatre
64 RICHE ET PAUVRE.

et cinq, su r la d roite; trois à gauche, ce qui fait h u it;


et là-bas, devant, loin, j'en distingue, dans les bois, encore
deux, et m êm e trois : m on sieu r, je vois onze clochers.
— Onze clochers, onze villages, onze com m unes. S ais-tu
que cela lait ju ste la m oitié de notre c a n to n ? T u te sou­
viens, vous vous souvenez tous de ce que c’est q u ’u n
canton ?
Tous : — Oh oui ! m onsieur.
— A quel canton ap p a rtien t donc no tre com m une de
Q uincy-Ségy ?
Tous : —• A u canton de Cr6cy-en-B rie.
— E t ce canton de Grécv, de quel arro n d issem en t fait-il
p artie ?
Tous : — De l’arro n d issem en t de Meaux.
— Eh bien, to u t ce que vous voyez, ces onze villages avec
la terre qui les entoure, c’est la m oitié seulem ent d ’un ca n ­
ton ; et il y a sept cantons, c’est-à-d ire quatorze fois ce que
vous voyez, dans l’arron d issem en t de M eaux; et il y a cinq
arro n d issem ents dans notre d épartem ent, avec u n total
de 29 cantons et de 533 com m unes.
— Oh ! m onsieur, com m e la F rance est grande !
L ’in stitu te u r, qui atten d ait ce cri d’adm iration naïv e,
ne p u t cependant ré p rim e r u n sourire, ta n t ce cri fut sin ­
cère.
— Elle vous p a ra ît grande, m es enfants, parce que vous
êtes p etits, et que vous la com parez au village. Q uand vous
serez hom m es, si vous voyagez, vous la com parerez aux
au tres pays, et elle vous p a ra îtra m oins grande. Car b ea u ­
coup de n ations occupent u n territo ire plus étendu.
— M onsieur, dit P aul avec u n e sorte d’air fâché, est-ce
la g ran d eu r du territoire qui fait la g ran d e u r d’une n a tio n ?
— Non certes, m on en fan t! Car, à ce com pte, la R ussie,
ou m êm e la Sibérie, seraient p arm i les plus grandes n a ­
tions du m onde. E t il s’en faut !
— A lors, dit P ierre avec son bon sens paysan, si ce qui
est le plus grand n ’est pas le plus g rand, q u ’est-ce qui est
donc le plus g rand ?
On se m it à rire , et l’in stitu te u r le prem ier.
AUTOUR n u VILLAGE. 65

— C’est q u ’il y a, p o u r les n atio n s com m e pour les indi­


vidus, deux sortes de gran d eu r. D is-m oi, P ierre, P asteur
était-il u n g ran d h o m m e ? Victor Hugo, que tu connais un
peu, com m e P asteu r, était-il aussi u n g rand h o m m e? Et
Napoléon ?
— P o u r sû r! pour sû r! s’écria P ierre.
— Ces g rands hom m es, étaient-ils des hom m es gran d s?
A vaient-ils la taille d’un ta m b o u r-m a jo r?
O n rit de nouveau, P ierre com m e les autres.
— Je n e sais pas, m on sieu r, m ais je n e crois pas ; et d'ail­

leu rs, la taille ici n ’a rien à faire. M ême, vous nous avez
déjà dit que N apoléon était to u t petit.
— Eh bien, m es enfants, le te rrito ire d 'u n e n atio n , c’est sa
taille ; et sa gloire ou le bien q u ’elle a fait, c’est sa grandeur.
C’est en ce sens que la F ran ce est grande.
— M onsieur, dit v ivem ent P aul, alors elle doit être plus
grande que beaucoup d’autres n ations, et p e u t-ê tre m êm e
est-elle la plus grande natio n du inonde.
— P a r sa bienfaisance, je crois qu’elle l ’est, m on enfant.
E n to u t cas, elle a été telle dans son passé. Et, si je m e
trom pe en cela, je m e trom pe avec l'u n de ses m eilleurs
h isto rien s, M ichelet. M ichelet dit que les services ren d u s
p ar la F ran ce à l ’h u m an ité, c’est-à-dire à tous les hom m es
en général, su rp assen t de beaucoup ceux des autres nations.
— A lors, dit P au l, il faut être fier d’être F rançais.
— Oui, en un sens, dit l'in stitu te u r, à condition de voir
dans cet h eureux h asard de votre naissance une bonne
chance p o ur vous, et non pas une supériorité. On p eu t ap­
p a rte n ir à un pays supérieu r, et être soi-m êm e très infé­
66 RICHE ET P A UV RE .

rieu r. L a supériorité n ’est pas u n don de naissance. Gc


serait trop com mode. Il faut l ’acquérir p ar ses efforts. Et,
plus on est m odeste, plus on a de chance d ’atteindre à la
supériorité. D’ailleurs, quel A llem and, quel A nglais, quel
Italien, n ’est fier, et ju ste m e n t fier do son p ay s? Soyez donc
fiers d’ètre F rançais, à condition de rem p lir les devoirs que
ce titre vous im pose, et de ne m épriser aucun étran g er. Car
tous les bons citoyens se valent, à quelque nation q u ’ils ap ­
p artien n en t.
— Je pense, dit C harles, avec u n accent de loustic p a ri-

Le déjeuner sur l’herbe.

sien, que les m au v ais se v alen t aussi, et q u ’u n m auvais


F ran çais, u n m auvais A llem and, un m auvais A nglais, tout
cela c’est de la m auvaise m arch an d ise: ce sont de m échan ts
hom m es, qui ne v alen t rien en diverses langues, voilà tout.
— T rès bien conclu, dit M. P rosper.
T out en devisant, on avait dépassé S aint-G erm ain ,
grim pé u n raidillon, franchi un petit bois : l ’on était m ain ­
te n a n t dans une jo lie clairière tapissée d’herbe drue, et
bordée d ’un ruisseau. Le soleil, assez chaud, était presque
au zén ith .
— H alte! cria l ’in stitu te u r.
Et l’on déballa les provisions, qui fu re n t dévorées à
belles dents.
A U T O U R DU V I L L A G E . 67

2 2 . — A u tou r du v illa g e (Suite et fin).

L a faim apaisée, les bavardages m arch èren t, les rires


éclatèrent en fusées. Les plus alertes avaient m is veste bas.
Ils couraient, p la isa n taie n t, organisaient des jeux. Les
indolents, m ollem ent couchés su r le gazon, digéraient ou
som m eillaient, la casquette rab attu e sur les paupières.
P ierre , P au l, C harles, et quelques autres, groupés autour
de l’in stitu te u r, causaient posém ent, com m e de petits
hom m es. On sen tait que les paroles du m aître faisaient du
chem in dans leu rs je u n e s cerveaux.
A deux heures, l’in stitu te u r donna le signe du départ.
— P ar ici ! dit-il, en v o y an t les p rem iers rep ren d re le
chem in du m atin . C ontinuons à voir du pays ; achevons la
boucle qui nous ram è n era au village.
.—■Quelle chance! s’écria la tro u p e, ravie d 'aller à la dé­
couverte.
Nul d’ailleurs ne se souvenait d ’avoir été encore aussi
loin. C’était bien u n voyage, p resque u n e exploration.
Les p io n n iers, les aventureux de la tro u p e, p a rtire n t en
avant. De tem ps en tem ps, l’un se détachait et rev en ait, en
courant, faire p a rt aux au tre s de ses découvertes.
Le gros de l’arm ée, cependant, re sta it autour de M. Pros­
per, les u n s coupant des gaules, les autres ta illa n t des
siftlets ou aju sta n t des « pêtarelles » avec des tronçons de
jeu n e su rea u ; ils ja sa ie n t cordialem ent, et su rto u t ch er­
chaient à faire p arler le m aître.
Celui-ci les voyait v en ir, et atten d ait les questions. Con­
te n t d’avoir excité la curiosité, il se réserv ait de la satisfaire
à m esure.
— M onsieur, dit tout à coup P au l, en p ara issa n t sortir
d ’un e profonde m éditation, vous nous avez dit ce m atin
que le passé de la F rance avait été grand. Cela se com ­
prend , et nous le voyons p ar nos livres d’histoire. Mais u n
village, u n e com m une, c’est u n rien dans la F rance, p uisque
le seul arro n d issem en t de Meaux com pte 153 com m unes, et
il com pte bien plus de villages encore, puisque beaucoup
ne so n t m ôm e pas des com m unes. A lors, un village, ça ne
68 RICHE ET PAUVRE

p eu t pas avoir u n e histoire, u n passé, com m e vous dites.


— C’est ce qui te trom pe.
— 01) ! alors, u n tout p etit passé, très p etit, et qui n ’in té­
resse pas le pays entier, à peine quelques lieues à la ronde ?
— Cela dépend. C rois-tu que D om rem y... T u sais ce
q u ’est D om rem y?
— Certes, m o n sie u r ! la patrie do Je an n e D arc!
— C rois-tu que D om rem y fût une capitale? E t ce vil­
lage n ’in téresse-t-il pas le pays en tier?
— C’est v ra i! fit P aul, visiblem ent
frappé. M ais c’est une exception, sans
doute. 11 n ’y a q u ’une Je a n n e Darc dans
l’histoire. E t p u is...
— T u as bien raison de dire q u ’il n ’v
a q u ’u n e Jean n e D arc dans l’histoire de
F rance, et m êm e dans l’histoire du
m onde. Il sem ble q u ’une telle h éro ïn e ne
pouvait n aître que chez nous. Mais que
signifie ton « et p u is... » ? P arle.
— E t puis, dit Paul en h ésitan t, il y a
bien longtem ps de cela.
— Mon en ïan t, « il y a bien long­
tem ps », ce m ot ne signifie rien quand
on parle non des perso n n es, qui m eu ­
re n t vite, m ais des n atio n s, qui vivent
très longtem ps, et dont q u elques-unes sont im m ortelles.
— L a nôtre, p ar exem ple ?
— L a n ô tre si tu veux. Cela dépend de vous.
— C om m ent, de nous?
— Oui, de toi, de vous tous, de tous les enfants de
Franco, et des enfants de vos enfants, si vous les élevez
dans des sentim ents de véritable am our pour leu r pays. Je
dis donc que les tem ps anciens de votre pays sont pour lui
ce q u ’est p o u r vous h ier ou avan t-h ier. Les siècles d’une
natio n sont les jo u rn ées de son développem ent. Il a fallu
des centaines d ’années, parfois, pour obtenir un progrès,
u n e liberté, une gloire. Ceux qui en jo u issen t au jo u rd ’hui
doivent considérer com m e leu rs frères aîués ceux qui leu r
A U T O U R DU V I L L A G E . 69

ont pro cu ré cette gloire, cette liberLé, ce progrès. L a jo u is­


sance de leu rs bienfaits sup p rim e le tem p s qui les sépare
de nous, et l'ait d ’eux nos contem porains : que dis-je ? ils
vivent encore, ces hom m es des tem ps anciens, puisque leu rs
bienfaits v iv ent. H ier, c’étaie n t les volontaires de 1793:
av an t-h ier, c’était Jean n e D arc. Je a n n e U arc n o u s a affran­
chis de l’A nglais, les volontaires nous o n t affranchis de l’Al­
lem and. T a n t que cet affranchissem ent dure, le u r bienfait
doit être p rése n t à n o tre esp rit et à nos cœ urs ; et, m êm e si ce
bienfait cessait p a r m a lh e u r, nous regarderions ces anciens
com me nos m odèles, espé­
ra n t qu’u n jo u r u n libéra­
teu r n a îtra it chez nous, qui
les recom m encerait. Com­
p rends-tu pourquoi l ’histoire
ancienne d’u n pays est to u ­
jo u rs p o u r ce pays de l ’h is­
toire actuelle, et fraîche?
— Je le com prends m a in ­
te n a n t, m o n sieu r. Mais tout
de m êm e, il est ra re qu’un
petit village joue u n grand
rôle dans u n g rand pays. Com me il n ’y a pas deux Je an n e
D arc, il n ’v a pas deux D om rem y.
— Je t ’accorde, dit l ’in stitu te u r en so u rian t, que Dom-
rem y est u n e exception n o tab le; ce serait aussi bien de
l’am bition aux p etits villages de p rétendre jo u e r de grands
rôles. C ependant ils ont eu assez fréquem m ent ce rôle, en
d o n n an t naissance à de grands hom m es. A rbois, la patrie
de L ouis P aste u r, est-ce u n e grande ville?
— N on, m onsieur, à peine u n chef-lieu de canton.

— T u vois bien. A rbois a p o u rta n t v u n aître encore, dans
le siècle qui précéda P aste u r, deux généraux et u n am iral.
C’est jo li, p our u n chef-lieu de canton ! Gela suffit pour que,
m êm e sans P aste u r, il a it sa m ention dans l’histoire. Mais
il y a m ieux. H n ’y a p as de si petit village, n i m êm e de
ham eau , qui n ’ait aussi son histo ire propre. Et sais-tu ce
qu'elle est, cette h isto ire?
70 RICHE ET PAUVRE.

— N on, m onsieur, m ais je crois que je devine.


— Elle est, en p etit, ce q u ’est l ’histoire de la F rance en
g ran d . Car il n ’y a pas deux histoires d’u n pays, une petite
po u r les p etites localités, u n e grande p o u r les grandes. 11 y a
l ’histoire sim plem ent, c’est-à-dire une série de m alh eu rs et
de b o n h eu rs, d’efforts, de gloires et de calam ités, à laquelle
tous o nt contribué, jeunes et vieux, forts et faibles, riches et
p auvres. T ous ont fait le pays avec leu rs v ertu s, le u r cou­
rage, leur argent, leur sang. C’est ce passé glorieux qui est
le p atrim oine com m un ; c’est tout ce travail des m orts qui
est la propriété des vivants. E t le p ay san , le villageois, a
contribué à cette œ uvre plus que le citadin ou le rich e ; car
le p aysan français, c’est le nom bre. Il est l’arm ée obscure
de l’histoire, tandis que les nom s q u ’on cite figurent les
officiers et les généraux. Or, si, à la guerre, les m êm es dan ­
gers qui affectent les officiers alfectent aussi les soldats, et
si la victoire avec ses fruits le u r est com m une à tous, ainsi
que la défaite avec ses m aux, com m ent veux-tu que le vil­
lage n ’ait pas souffert q uand P aris souffrait, et q u ’il n ’ait
pas été heureux quand les grandes villes jo u issaien t de la
p ro sp érité? 11 n ’y a donc q u ’une histo ire où tous v iven t,
villageois et citadins; et, s ’il était possible d’écrire l ’h is­
toire p articulière de chaque village, c’est l’histo ire de F rance
q u ’on y lira it chaque fois en raccourci.
— A Q uincy-Ségy, p a r exem ple, serait-il possible?
— A Q uiucy-Ségv, ju stem e n t, on tro u v erait des scènes
de la féodalité sous les sires de C récy-en-B rie ; des m assa­
cres à l ’époque de la Jacquerie, en ju in 1358. La guerre de
Cent ans, la funeste riv alité des A rm agnacs et des Bour­
guignons, ont fait m ain tes victim es dans ces p rairies vertes
que nous longeons en ce m om ent. Les g uerres de religion
ont renouvelé ces m alh eu rs, et la révocation de l ’Édit de
N antes ru in a une partie de la contrée. A utour de l’église
du village s ’est livré, au xvi” siècle, u n sa n g lan t com bat
en tre p ro testan ts et catholiques. Et, en 1814, p a r ici (il
m o n tra it la direction de P rovins), 30.000 R usses allaient à
M ontereau se faire b attre p ar l'em p ereu r, qui accourait de
Meaux p o u r défendre P aris contre l ’invasion. A insi, la pc-
A U T O U R DU V I L L A G E . 71

tite p atrie, qui est le village, tie n t à la grande, qui est la


France. L ’u n e est le prolongem ent de l’au tre ; et qui aim e
l’une, aim e l’autre. Car le u r passé fut le m êm e; c’est ce
passé to u rm enté qui nous a procuré le présent, pacifique et
heureux. L ’avenir, ce sera votre affaire. A chaque g én é ra­
tio n sa tâche.
D evisant ainsi, ils arriv aien t au village. S u r la place, ils
croisèrent un cortège funèbre. Tous se découvrirent. Le
corbillard en tra it dans le petit cim etière. Q uand le cortège
eu t disparu :
— C’est là, m es enfants, dit M. P ro sp e r trè s sim ple­
m ent, en d ésignant le cham p du
repos, que tout s’égalise et s’a­
paise. A rm agnacs et B ourgui­
gnons, p ro testants et catholiques,
nobles et p aysans, dorm ent côte
à côte, les doux à côté des vio­
len ts, les o p p resseurs à côté des
victim es. L a m êm e terre m ater­
nelle les recouvre, le m êm e res­
pect les entoure, au jo u rd ’hui
ren d u s aux élém ents. L a paix La Jacquerie.
s’est faite su r leurs nom s, com m e
elle s’est faite su r leu rs passions. Ces p assions, en leur
tem ps, étaie n t excusables. Car tous, petits et g rands, com ­
b attaien t p our ce q u ’ils croyaient leu r droit. Ils av aient une
foi, et iis défendaient cette foi avec les arm es que l’on
em ployait alors, et qui toutes étaien t violentes. En fin de
com pte, ces luttes, su rto u t depuis n o tre grande R évolution,
o n t profité à la liberté. C 'est à ces guerres in testin es que nous
devons la paix m oderne. Nous aussi, nous avons no tre foi
sociale, et parfois des droits à faire valoir, des lu ttes à en­
gager. M ais nos arm es sont courtoises, elles n ’attaq u en t que
les idées, et n o n pas les personnes. C’est la parole, la plum e,
l’in stru ctio n , le bulletin de vote. R estons toujours calmes
et pacifiques, répu g n o n s à la violence, et atten d o n s tout de
la persuasion, du tem p s, et de la science. A insi nous prou­
verons que nous avons com pris les leçons de l'h isto ire , et
celle que nous d o n n en t les m orts qui reposent au village.
E t m a in te n a n t soyez joyeux, vous les vivants, les gentils
petits v iv ants de m on école, que leu r m aître aim e ta n t!
T ous s'em p ressèren t pour lui serrer la m ain, et l’on se
sépara.

2 3 . — A u tou r de la sou s-préfectu re.

Le lendem ain et les jo u rs suiv an ts, M. P ro sp er p u t


constater plus d’ard e u r que de coutum e chez ses petits éco­
liers. T ous avaient à cœ ur de le rem ercier. Ce redoublem ent
de zèle tém oignait de leu r gratitude.
M. P ro sper, in té rieu rem en t réjo u i, les observait, m ais
ne p arlait de rien . Les exercices scolaires allaient le u r
tr a in ; les leçons succédaient aux leçons, l’arith m étiq u e à
l'h isto ire, l’écriture à la com ptabilité. Les résu ltats p ro m et­
taien t d’être excellents pour le certificat d’études.
U n jo u r, u n des plus je u n es s’en h ard it :
— M onsieur, 011 ne fera plus jam ais la « classe sans
livres » ? C’était p o u rta n t si in té ressa n t!
— Oh oui ! m onsieur, fut le cri général.
— On apprend m ieux après ! lit l’u n .
— D epuis, il nous sem ble que nous avons découvert le
canton ! fit u n au tre.
— E t puis on lit m ieux dans les livres, et on y voit ce q u ’on
n ’y voyait pas ! dit P ierre.
— E t on aim e m ieux son pays ! dit Paul.
L ’in stitu te u r laissa ces exclam ations ja illir de tous les
coins de la classe. P u is il dit d’un air gai :
— A lors, si la classe sans livres a ta n t de qualités, il faut
la recom m encer. A dem ain m atin , sept h eures. Soyez exacts !
— A h ! ça, oui, p a r exem ple !
Ils s’ég aillèrent com m e u n e volée de m oineaux.
Le len d em ain m atin , M. P ro sp e r leu r dit :
— Cette fois, nous allons vers Meaux. Mais nous laisse­
ro n s la route nationale, q uoiqu’elle soit très belle. Elle n ’a
A U T O U R DE LA S O U S - P R E F E C T U R E . 73

rien à no u s apprendre. P re n o n s le chem in des écoliers. Toi,


P ierre, qui connais tous ces sentiers m ieux que m oi, sois
n o tre guide. V a v ers la gauche, et m è n e-n o u s à m i-côte,
dans la direction de M eaux p ar M areuil.
P ierre, très fier, p rit la tète. Il est certain qu'il n 'av a it
pas son pareil pour connaître les sentes, les sources, les
passages couverts et les bois des environs. C 'était son goût
n atu rel. E t puis, son père trav a illa it p a r là au four à chaux,
et il l’y avait souvent conduit, autrefois. Cela lu i d o n n a
m êm e un e idée.
On chem inait au frais sous les baliveaux, et l'o n m a r­
chait sans autre b ru it que le b ru it des voix, ta n t l'h erb e et
la m ousse avaient capitonné le sol, et le ren d a ien t élas­
tique sous le pied.
— Q u’est-ce donc que cette niche en béton, avec u n
g rillag e? dit l’un, en désig n an t u n e petite construction
grossière qui ém ergeait à u n m ètre du sol.
— Ma parole! on d irait le tro u du souffleur! fit C harles,
q u ’on avait m ené u n e fois au th é âtre, u n 14 Juillet.
— Penchez-vous vers la grille, écoutez, dit M. P ro sp er.
— T ie n s! u n b ru it d’eau, fit P ierre. Je n ’avais ja m a is
rem arq u é. Mais où va cette ea u ? et pourquoi est-ce q u ’on
l’enferm e, au lieu de la laisser couler à ciel ou v ert?
— C’est, dit l’in stitu te u r, le su rp lu s de votre eau, que
l’on vous dérobe sans vous faire to rt (puisque vous n ’en
avez pas besoin), pour l ’am ener à ceux qui en m an q u en t.
— P eu t-o n m a n q u er d’eau?
— U ne ville, u n e g rande ville su rto u t, peut m an q u er
d’eau p o u r boire, de bois ou de charbon pour se chauffer,
de b eu rre et de légum es pour s’alim en ter, et m êm e de lu ­
m ière p o u r y voir, et d’air p o u r resp irer.
•— C’est u n peu fort ! Com m ent ! l’eau, l'a ir et la lum ière
ne sont pas à to u t le m onde? E t le bois et les légum es ne
p oussent pas p arto u t ?
— E ncore faut-il p la n ter le bois et les légum es. P our
cela il fau t de l’espace. O r, on ne cultive p a s d^s salades
en tre les pavés des rues populeuses, n i des chênes dans les
cours des m aisons. Q uant à l ’eau, elle n ’est à tout le m onde
B IC H E ET PAUVRE. 4
74 RICHE ET P A U V R E .

q u ’au village; et encore! L ’eau potable se paie, dans les


villes, et assez cher. E nfin, l ’air et la lum ière du jo u r sont
à tous en ce sens que chacun en p ren d ce qu'il peut. Mais,
si l’on est m ille là où il y a de l ’a ir p o u r cinquante, et
deux m illions su r u n espace où cent m ille seulem ent resp i­
reraie n t à l ’aise, forcém ent il n ’y en a pas pour tout le
m onde. Les m aisons se ta ssen t les u nes contre les autres ;
les étages s’em pilent. Beaucoup d’h ab itan ts sont à l ’étroit,
et souffrent. Ils m an q u en t d ’air su rto u t; les cham bres, les
ateliers sont obscurs. Q uand l ’eau est chère et rare, la

Un « regard » d’aqueduc.

m alpropreté g ran d it; et de la m alp ro p reté n aissen t la m a ­


ladie, l ’h u m e u r chagrine, la tristesse. T out cela faute de
cette eau, de cet air et de cette lum ière que vous avez ici
en abondance. T rouvez-vous n atu re l, m a in te n an t, que l ’on
détourne u n peu de votre belle eau vers la capitale? et
com prenez-vous que la vraie richesse d’u n p ays est to u ­
jo u rs celle que fo u rn it la n a tu re ?
— A lors, dit C harles avec son accent de gavroche, c’est
la cam pagne, « la province », com m e on dit, qui fait l ’au ­
m ône à P a ris? E t sans la province P aris m o u rra it? ... Belle
capitale, qui est réduite à la m endicité!
On rit. C harles avait toujours u n e façon si drôle de dire
les choses.
— P au l, dit l ’in stitu te u r, v as-tu laisser tra ite r ton beau
P aris de m e n d ia n t? ...
AUT OUR. D E L A S OU S - P R É F E C T U R E . .78

— M onsieur, dit P au l, je pense que P a ris a besoin de la


province p o u r vivre, m a is que la province a besoin de P aris
pour p ro sp érer. Ils se re n d e n t des services m utuels.
—■C’est très ju ste, m on am i. L a consom m ation de deux
m illions et dem i d’h a b ita n ts ne p eu t se faire que grâce au
concours des diverses provinces ou régions de la F rance.
Mais, réciproquem ent, la production de P aris en tre tie n t
l’activité, le com m erce et la vie de la F rance entière. P aris
renvoie, en arg en t, en in v en tio n s, en idées ou en pro ­
grès, encore plus q u ’il ne reçoit. 11 n ’est pas seulem ent
utile, il est indispensable à la vie n atio n ale. C'est, com m e
dans le p hénom ène de la circulation du sang : les a r­
tères et les veines alim e n ten t le cœ ur, certes, et le font,
vivre. Mais, si le cœ ur s’arrêta it, que serait-ce p o u r le
corps en tier?
— L a m ort, fit u n e voix.
—. L a m ort, en effet, re p rit l’in stitu te u r. Et. sans doute
ce flux et ce reflux de la province à P a ris et de P a ris à la
province sont quelque chose d’excessif et de redoutable en
u n sens ; il v au d rait m ieux q u ’il y eû t plus d’indépendance
dans les diverses parties du corps natio n al. L a « cen tralisa­
tion », com me on dit, est plus forte en F ran ce q u ’ailleurs,
et c’est u n danger, soit en paix, soit en guerre. M ais,
puisque cela est, et que la chose ne rem o n te pas seulem en t
à N apoléon, m ais à L ouis XIV et à Colbert, il fa u t en
p ren d re son parti, et diriger poui- le m ieux cette circulation
générale des p etits ou des gran d s vaisseaux vers le cœ ur, et
du cœ ur vers les vaisseaux.
— A lors, ce canal so u terrain , c’est u n des vaisseaux dont
vous parlez?
— S an s doute. L a ro u te natio n ale, qui aboutit à P<u’is,
com m e toutes les grandes routes, en est un autre. Le canal
que vous connaissez to u s...
— O ui, m on sieu r, le canal de l ’O urcq, qui arrive en aval
de M eaux, p a r là ...
— Ce canal est u n troisièm e véhicule. E t je ne p arle pas
des chem ins de fer, que vous entendez siffler d ici. . -
A ce m om ent on déboucha su r u n e prairie; au .fo n d de
76 RICHE ET P A U V R E .

laquelle, su r u n cercle d’herbe b la n ch ie , s’élevait une


construction toute poudrée, com me neigeuse.
— Le four à chaux du père de P ierre ! cria -t-o n .
P ierre sourit. C’était là son « idée », d’am en er l’école au
cham p de travail de son père. D’ailleurs, c’était la rou te,
ou à peu près.
T o u t à coup il avisa u n e fillette qui cueillait et assem blait
des fleurs.
— Ma sœ ur C laudine !... Que fais-tu donc là ?
Claudine, m a in te n a n t u n e gentille fillette de sept ans,
expliqua que m a m an s’était
donné congé aussi, et que,
puisque P ierre et P au l n e
devaient pas m a n g er à la
m aison, elle av ait em porté
le déjeuner pour prendre le
repas en fam ille avec le père,
et lu i faire cette bonne su r­
prise.
Jacques C ouvreur sortait
au m êm e in sta n t,.a v e c les
o u v r ie r s ; la M o r in e tte ,
joyeuse, l’escortait. C’était dix h eures, l ’heu re de la col­
lation.
Jacques Couvreur alla à l'in stitu te u r et lu i secoua la
m ain avec u n e rudesse qui signifiait beaucoup de conten te­
m ent. Il était m a in te n an t chef d’équipe ; il avait p ris de la
capacité, de l ’autorité.
— Va chercher le p atro n , dit-il à l ’u n de ses hom m es.
L e p ro p riétaire du four accourut.
— Y oilà le brave hom m e d’in stitu te u r dont je vous ai
si so u v en t parlé, dit C ouvreur en m an ière de présentatio n .
— E h bien, dit le patro n , lu i et ses écoliers vo n t faire
collation avec nous. Je les invite.
M. P ro sper v oulut décliner l’offre. Il n ’y eut pas m oyen.
L a M orinette in te rv in t :
— R ien ne sera changé à votre jo u rn ée. Seulem ent,
faites balte ici, et que vos petits gardent leu rs provisions.
A U T O U R DE L A S O U S - P R È F E C T U R E . 77

Je m e charge de faire le service. Y oilà votre nappe et vos


chaises, fit-elle en désig n an t la prairie.
L ’in sta n t d’après, on « cassait la croûte », com m e disait
C ouvreur, et l ’on arro sait le from age du p ays d u n petit
v in du cru qui râ p a it la gorge, et ragaillard issait l’estom ac.

2 4 . — A u tou r de la sou s-p réfectu re (Fin).

L es enfants ja sa ie n t com m e des pies, dispersés en petits


groupes sur l ’herbe m olle.
U n peu à l’écart, l’in stitu te u r, le p atro n , le m énage Cou­
v reu r causaient posém ent, devant P ie rre et P au l qui écou­
ta ien t, sans perdre u n coup de dent.
— Vous voilà m o n té en grade, dit M. P ro sp er à Jacques
C ouvreur. E t vous avez l’air de deux francs am is, votre
p atro n et vous. S ans doute, vous vous rendez de m utuels
services?
__.'Vous l ’avez dit, m on sieu r, rép o n d it le p atro n . Jacques
C ouvreur est de la race des bons ouvriers d autrefois :
probe, consciencieux, actif; et avec ça, m odeste. Q uan les
p atro n s sont ainsi secondés, c’est u n e joie pour eux de taire
av an cer les b o n s sujets. _
— C’est le bon m aître qui fait le bon ouvrier, répon d it
C ouvreur en rougissant. Mais, si je suis redevable au p a­
tron de l ’avancem ent qu’il m ’a donné de lu i-m ê m e, je le
suis aussi à vous, m o n sieu r P rosper.
— C om m ent, à m o i? fit M. P ro sp er surpris.
— S ans doute. Vous ne savez sa n s doute pas qu en in s­
tru is a n t les fils vous instruisez les pères ?
__A h ! dit M. P ro sp e r d’u n air pensif, et en ro u g issan t à
son to u r.
— Oui, re p rit C ouvreur. Q uand je re n tre , le petit m e
raconte ce que vous lu i avez appris dans la jo u rn ée . Nous
causons. E t, q u and il est couché et qu'il dort (Ici Couvreur
baissa la voix), souvent je pren d s ses livres et j étudie.
— Ne baisse pas la voix pour le dire, m on hom m e, jeta
78 R I C H E E T PAUVRE" .

gaiem ent la M orinette. Ça t ’honore, foi de M orinette ! E t je


v o u d rais pouvoir crier au village entier ton bon exem ple.
T u t ’in stru is ta rd , m ais tu ne t ’in stru is que m ieux. T u ne
veux pas être en arrière sur ton fils, et tu as raison. Ça doit
être ça, le progrès.
— C’est le vrai, dit à m i-voix l ’in stitu te u r.
P ierre et P au l, in trig u és et v aguem ent ém us, ouvraient
toutes g randes leurs oreilles.
L ’in stitu teu r, ju g e an t l ’in sta n ttro p b ref p o u r p ousser cette
conversation, joyeux d’ailleurs sans le m anifester, tira sa
m o n tre :
— En ro u te, les enfants !
E t l’on rep a rtit vers Meaux.
Le sentier les rem it enfin sur la grande routo. Un peu
av an t les faubourgs, à droite, de grands bâtim ents s’éle­
vaient. De longs toits en arête se dressaient, parallèles,
avec deux pentes inégales, l ’une couverte de tuiles, l ’autre
de châssis vitrés.
— V ous connaissez cela? fit l’in stitu te u r.
— Certes ! cria la troupe. C’est la fabrique de je rse y s, la
plus im p o rtan te du pays.
L ’in stitu te u r savait de quelle ressource était cette fabrique
pour les paysannes sans ouvrage. Les u nes y trav aillaien t
à la jo u rn é e ; d’autres finissaient « les pièces » à la m aison.
Les p atro n s étaient de bonnes gens, qui pay aien t largem en t
leurs em ployés, et secouraient les p auvres. A ussi étaient-ils
populaires, parce q u ’ils étaient ju stes, et parce q u ’ils avaient
conservé les m anières et les goûts des ouvriers. P ar le fait,
c’étaien t encore des ouvriers, m ais plus intelligents que
les au tres, et leu r p rospérité était u n encouragem ent pou r
leurs anciens cam arades. L a richesse, quand elle est bien
acquise et bien em ployée, est toujours d’u n bon exem ple.
L es enfants regard aien t la fabrique d’u n œil am ical. Ils
la con n aissaient bien, pour y être entrés parfois, accom pa­
g n an t leu r m ère ou le u r sœ ur. A ussi ne dem andèrent-ils
pas à la visiter. Ils p rêta ien t l ’oreille au ro n ro n des m achi­
nes, et so u riaient en côtoyant l ’entrée.
— T out de m êm e, dit l ’un, c’est une drôle d’idée d’avoir
A U T O U R DE L A S O U S - P R E F E C T U R E . 79

établi ça en pleins cham ps! E n pleine ville, à la bonne


h eu re ! au m oins les ouvriers n ’au ra ien t pas eu à se
déranger.
— “V raim ent ! fit l’in stitu te u r. C rois-tu que ce soit perd re
du tem ps que de m arch er et de resp ire r, av a n t et après le
tra v a il? Le logem ent de l ’ouvrier trop près de l'u sin e, c’est
la perte de la santé pour celui-ci. T outes les fabriques de­
v ra ie n t être « en pleins cham ps », com m e tu dis : d’ailleurs,
elles n e sont pas faites seulem ent p o u r les ouvriers de la
ville, m ais aussi p o u r ceux de la cam pagne; et le u r éloi-

Le passage à l ’écluse.

g nem ent de la ville les m et mieux à la portée de tous les


trav ailleu rs d’une région. Sans parler d’autres inconvé­
n ie n ts, que l ’on évite ainsi.
— L esquels, m o n sieu r?
— L ’obscurité, la m alpropreté. Ici to u t est n et, clair,
sain. P ar ces grandes fenêtres, ouvertes su r les cultures,
le trav ailleu r voit des arbres, des m oissons, et peut-être son
coin de te rre. A. sa sortie il n ’est pas guetté p a r ces deux
terrib les ennem is : le cabaret et l’alcool.
S ur ces entrefaites, on arriv a au canal. U n chaland
était engagé dans le bassin de pierre. L ’éclusier fit jo u e r le
m écanism e des portes, et l’eau se précipita, bouillonnante,
soulevant peu à peu la lourde em barcation. L a petite trou p e,
penchée, regardait.
— T iens, fit P ierre , voilà des sacs de chaux contrôlés
80 RICHE ET PA UV RE .

p a r papa. Je reconnais la lettre dont il les m arq u e à la sor­


tie du four. Et, à côté, c’est de la m eulière de N anteuil. Tout
cela va faire des m aiso n s... à P aris. Il a de la chance, le
chaland !
— M ais, dit P aul, pourquoi n e ferais-tu pas u n jo u r com m e
lui ?
P ierre resta m uet, com m e quelq u 'u n qui crain t d’en trop
dire. U ne vague idée trav aillait déjà sa petite cervelle. Il
allait cependant peut-être répondre, lo rsq u ’u n e exclam ation
suivie d ’u n éclat de rire d étourna son esprit. C’était le P a ri­
sien, C harles, qui riait, en m o n tra n t le p o n t su r la M arne :
— Des m aisons sur u n p o n t ! des m aisons sur un po n t !
A -t-o n ja m ais vu ça! Ils ont de fam eux architectes, dans
ce pays ! P ourquoi pas des m aisons dans l'ea u , et des b a­
teaux su r la terre ferm e ?
L a tro u p e, gagnée p a r son h ila rité de loustic, tro u v ait
to u t à coup absurde, en effet, ce q u ’elle avait ju sq u e-là
trouvé to u t n a tu re l. Un m ot d’esprit l ’av ait retournée.
Bien des hom m es sont enfants à cet égard ; et bien des foules
aussi.
L ’in stitu te u r rit d’abord, lui aussi.
P u is il re p rit :
— Regarde m ieux, Charles. Ce que tu pren d s p o u r des
m aisons, ce sont en réalité des m oulins. T u n ’as guère v u
de m oulins à P aris, m ais tu sais ce que c’est. V eux-tu m e
dire où le m oulin se ra it m ieux placé q u ’au bord de l ’eau, et
m êm e au bord du p ont où aboutissent les routes qui am è­
n e n t le g rain et re m p o rte n t la fa rin e ? R em arque en outre
que ces m aisons n ’obstru en t pas le p o n t, m ais en borden t
sim p lem en t le tro tto ir, tan d is que toute la construction est
rejetée en arrière, et échafaudée su r pilotis. 'De la sorte, les
organes du m oulin sont protégés p ar la b âtisse, et cependan t
libres ; placés sous elle et faciles à voir de p arto u t, ils fonc­
tio n n e n t sans rien gêner. D ira s-tu encore que le construc­
te u r de cet ingénieux pilotis est u n m aladroit ?
—• Le m aladroit c’est m oi, dit C harles de bonne grâce.
Mais ces b âtim ents font une si drôle de figure ! P o u rta n t, on
ne p eu t pas dire que ce soit laid ...
A U T O U R DE LA S O U S - P R É F E C T U R E .

P liot. N e u rd e in .
Les moulins de Meaux.

— C’est m êm e joli, dit P au l, aju sta n t son kodak (un


cadeau récen t de son grand-père). J'aim e ce qui est ancien.
Je vais p ren d re u n e photographie de ce pon t-là.
-—• T out ce qui est ancien, re p rit l’in stitu teu r, a une p h y ­
sionom ie qui nous su rp ren d , paree que cela ne répond plus
à nos usages. Mais il faut com prendre les usages anciens.
A lors, on trouve que nos ancêtres étaien t bien ingénieux,
et que l’intelligence a toujours été vive dans le pays de
France. Les ponts, p a r exem ple, ont souvent été bâtis, et
pas en m oulins seulem ent, m ais en m aisons.
— A P aris ? fit C harles incrédule.
— A P a ris , p arfaitem ent. Le p o n t au C hange, p ar
exem ple, était bordé des deux côtés p a r des m aisons de
changeurs. De là son nom . Beaucoup de p onts fu re n t au
début des forteresses. Il fallait b a rre r ces passages à l’en ­
nem i. A ussi les tlanquait-on de tours, les te n d ait-o n de
chaînes de fer à la n u it tom bante. T out cela dit assez l’état
de guerre de l’ancienne société. 11 y a encore de vieux ponts
en tièrem en t bâtis, quô l'on conserve, il est v rai, u n iq u e­
m en t pour la curiosité : p a r exem ple le I'o n te 1 ecchio (Vieux
Pont) de F lorence.
82 RIGI-IE E T P A U V R E .

— Mais alors, fit une voix, on devait fortifier les m o n u ­


m en ts aussi ? les églises, p eu t-être ? P o u rta n t, cela sem ble
singulier.
— C ertaines églises au m oyen âge ont été fortifiées, non
m oins que les châteaux et que les ponts. Ce n ’est pas le cas
p o u r la cathédrale de M eaux, où nous arriv o n s ju ste en ce
m om ent : elle est trop au bas de la plaine et trop au cœ ur
de la ville, p o u r avoir eu besoin de créneaux. M^ais les églises
postées su r des ém inences ou au bord d’une rivière étaien t
utilisées com m e observatoires et citadelles en tem ps de
guerre, et fortifiées. Il y en
a de telles à P oitiers, à Do!
en B retagne, et ailleurs en ­
core. Celle que vous voyez
est u n e de ces belles cathé­
drales com m e I’Ile-de-France
en vit surgir une quantité
au x m e et au xiv° siècle,
à l’époque de l’architecture
im p ro p rem e n t appelée g o ­
thique, et q u ’il faut appeler
o g iv a le ou fra n ç a ise . Cet art
de b âtir s’est rép a n d u de
La cathédrale de Meaux.
F rance dans l ’E urope e n ­
tière, et aucun a rt au m onde,
depuis l ’a rt grec, n ’a été plus original ni plus fécond.
—• M ais, objecta P aul, cet a rt était su rto u t religieux, et
n ’a dû se rv ir que p o u r les églises?
— C’est une erreu r, dit M. P rosper. Son principe de
construction (la croisée d'o g ives ou co n stru ctio n sur n e r­
vu res) était si ingénieux q u ’il a servi aussi bien à l ’arch i­
tectu re civile. L ’hôtel Jacques Cœur, à B ourges, les hôtels
de ville et les beffrois du N ord, les palais de justice de
R ouen et de P oitiers, quoique p u rem e n t civils, sont des
m o n u m en ts de style ogival. Et, m algré le u r apparen te
délicatesse, le u r solidité est su rp re n an te. C’est que l ’art de
ta ille r la pierre et de l’appareiller a été poussé en F rance à
la d ern ière perfection, entre le xn° et le xvi° siècle.
A U T O U R DE L A S O U S - P R É F E C T U R E 83

‘— M ais, m onsieur, si l ’on trouve de si beaux m onum ents


dans Une petite soüs-préfectüre com m e Meaux, q u ’y a-t-il
donc dans le reste de la F ra n ce ?
— L a F rance, m es enfants, est une des plus riches n a ­
tions du m onde en m onu m ents adm irables du passé. Il y
en a p arto u t, et parfois dans de sim ples villages. Où q u ils
soient, il faut savoir les adm irer et les respecter. Même
q u and ils n ’ont pas une grande valeu r d’a rt, s’ils rap p ellen t
u n in té ressa n t souvenir d ’histoire, il ia u t les conserver.
Tenez, ceci, par exem ple, n ’est pas bien beau !
— Ma foi no n , fit Charles ; on dirait un m éch an t cabinet
de trav ail juché près d’une m uraille.
— En effet, Continua M. P rosper. C 'est ce qu on appelle
la « la n tern e » de Bossuet : c’était u n petit belvédère où le
p rélat trav a illa it, dit-on, la n u it, dans la
solitude, à m oitié m asqué par cette haie d ifs
que vous voyez se dresser encore. A u pied
du m u r coulait la M arne, qui depuis a été
détournée. Le boulevard que nous foulons
a été le lit de cette grande rivière.
— Mais pourquoi a-t-on détourné la ri­
v ière, com blé son lit? B énigne Bossuet.
_ , . . •, __ évêque de M eau x .
— Parce que la ville s agrandissait, que
la riv ière gênait le trafic, que les fortifications devenaient
inutiles. D epuis la fin des guerres de religion, la paix bien­
faisante fit tom ber peu à peu presque tous les rem p arts ; et
les villes s’élarg iren t dans les plaines. Tenez, voici les
q u artiers m odernes de M eaux. Ce sont ceux qui co n tien n en t
les prom enades, les ja rd in s, les boulevards, et aussi les
édifices publics réclam és p ar les in stitu tio n s de no tre
tem ps.
— P a r exem ple, fit P ierre , la sous-préfecture, les écoles,
la m airie ?
— E t, ajouta u n autre tim idem ent, la caserne, la gare,
la p o ste ?
— Certes Oui, fit M. P ro sp er. S ans parler d’un vaste
cham p de m anœ uvre p o u r les exercices de la garniso n ,
puisque M eaux a de la cavalerie; d u n g ran d m arché au
RI CHE ET P A U V R E .

croisem ent de la rivière et des routes, et de toutes les


constructions nécessaires aux divers services publics. Si
bien que la sim ple com paraison d’une carte du M eaux actuel
avec le M eaux d'il y a deux ou trois siècles m ontrerait d’une
p a rt to u t ce que le p rése n t doit au passé, et d’autre p a rt
to u t ce que le p rése n t a ajouté au passé. Il ne faut jam ais
séparer l’u n de l ’autre. Voici, d’ailleurs, qui doit nous en
em pêcher.
— Cette statue ?
— Oui, cette statue. C’est celle du g énéral Raoult, un
en fan t de Meaux, qui défendit la F rance en brave p endan t
la guerre de 1870, et m o u ru t à l ’ennem i.
T oute son histoire tie n t en ces sim ples
m ots : il fit son d e v o ir. F aisons le nôtre,
qui est d’h o n o rer la F rance ancienne, et
d’aim er la F rance nouvelle, en re sta n t des
hom m es de progrès, de conciliation et de
concorde. Mais ne nous berçons pas de
l ’espoir que la g uerre est désorm ais im pos­
sible, et que nous pou rro n s toujours accom­
p lir sans risque les œ uvres de la paix. Cette
statue statue est là pour nous détrom per. Ne p ro -
du générai Raouit. yoquons personne ; m ais, si l’on nous faisait
injustice-ou affront, soyons forts, pour défendre notre bon
droit, et sachons faire sim plem ent « notre devoir », com m e
le g énéral Raoult.
— Nous saurions lo faire, m on sieu r ! dit P au l, avec un e
flam m e subite dans les yeux.
E t l’on re n tra au village, où la soupe fut trouvée jo lim en t
b onne p ar nos p etits écoliers.

2 5 . — L ’école du p e tit citoyen .

C ependant P ierre et P aul grandissent. Ils vont sur leurs


douze ans.
Ce sont m a in te n a n t deux p etits gaillards dégourdis, à
L ' E C O L E T/U P E T I T C I T O Y E N .

m ine franche et décidée, tous deux agréables à regarder.


P au l, quoique blond, est hâlé p a r le soleil, et a un air de
san té cam pagnarde. Ses cheveux ont m êm e pris u n e teinte
rousse à l’air des cham ps. 11 est plus long que son com pa­
g non, et a poussé u n peu com me u n e asperge; m ais on le
sent ré sista n t, quoique m ince. P ierre est u n peu m oins
g ra n d ; m ais ses épaules trap u e s, sa figure ronde, ses ÿeux
de ja is, ses cheveux drus et frisés, ses m em bres robustes
lu i d o n n en t l’air d’u n p etit ta u re au . Il est trè s fort, et très
heu reu x de sa force; m ais il n ’en abuse pas.
P lu s que jam ais les deux frères de lait sont inséparables.
Le caractère de chacun s’est développé dans son sens n atu ­
rel. Ils sont très différents l’u n de l ’autre : P au l a plus
d ’idées, plus d’im agination, est plus expansif, p lus désinté­
ressé ; il ressem ble en cela à sa m ère. P ierre est plus obser­
v ateu r, plus pratique, plus sensé, plus calculé. Il s’échauffe
m oins vite, et cherche l’utilité en toute chose. Bref, il a les
qualités du paysan de race, sans en avoir les défauts. Car
l’école le m e t en garde, ainsi que son cam arade, contre les
instincts égoïstes de l’enfance, et contre les défauts spéciaux
du cam pagnard. La ville engendre aussi des défauts, et
plus nom breux encore. C’est au bon m aître à les voir, pour
en d éto u rner ses élèves. P rosper L andry veillait à l’éduca­
tion m orale de ses écoliers, au m oins a u ta n t qu’à le u r in s­
tru ctio n . A ussi P ierre et P au l étaien t-ils vraim en t, chez lui,
à l’école du petit citoyen.
Avec lui, ils ap p ren aien t que l’égalité n ’est pas et ne peu t
p as être dans les fortunes, m ais q u ’elle doit être dans les
cœ urs. Q u’est-ce que la fo rtu n e? U ne réussite souvent;
parfois, la récom pense m éritée d'u n labeur honnête. Souvent
aussi, u n e chance im m éritée, u n accident heureux, un h éri­
tage lo in tain et im prévu, une chose apportée p a r le hasard
d’au jourd’h u i, que le hasard de dem ain rem porte. Ce qui
doit rap p rocher les hom m es, les lier en tre eux, ce n ’est pas
l’arg en t, m ais la com m unauté des sen tim en ts. L a valeur de
l ’hom m e, d’ailleurs, ne se m esure pas à son argent. L ’ar-
gfsnt n ’est que le supp lém en t de l’hom m e. L ’hom m e doit
valoir p ar lu i-m êm e; et, s’il ne v au t rie n , ce n 'e st pas son
arg en t qui le fait valoir quelque chose. L a vraie égalité est
donc dans le m érite, et dans la valeu r propre de chacun.
S ur ce te rra in , riches et pauvres sont égaux s’ils sont h o n ­
nêtes. E t deux riches seront éloignés l ’u n de l’autre, et ne
se considéreront ja m ais com me égaux, si l ’un a d o n n é à
1 au tre le droit de le m épriser. E n tre les pauvres, l ’inégalité
a la m êm e source, qui est toujours l ’estim e : car il est des
pau v retés honorables et belles, et il en est de dégradantes, p ar
exem ple celles qui sont dues au vice, à la paresse, à la lâcheté.
P ierre et Paul savaient déjà faire ces différences.
Ils sav aient q u ’on ne doit jam ais considérer q uelqu’un
à cause de sa tortune, ni dédaigner q u elq u ’un à cause de sa
p auvreté. Ils ne salu aien t pas plus bas le ren tier que l ’ou­
v rier. Ils n ’avaient ja m ais eu l ’idée de se dem ander si la
fortune de leu rs fam illes respectives n ’élevait pas en tre eux
un e b arrière n aturelle, et ne les am èn e ra it pas à s’envier, à
se jalo u ser. Car ils sentaient bien q u ’il n ’y a aucune bai’-
rière n atu relle entre les hom m es ; et d’autre p a rt leu rs cœurs
de cam arades était trop bons p o u r faire une place à l ’idée de
jalousie ou d’envie.
P o u rta n t, à ju g e r les choses sur leu rs apparences, P aul
était fils de riche, et devait être riche un jo u r ; P ierre était
fils de pau vre, et paraissait ne pas devoir beaucoup s ’élever
au-dessus de sa condition. Mais qui connaît le secret de
l ’av en ir?
P ierre et P au l savaient aussi que, si tous les hom m es
so n t frères, et si nous ne devons h a ïr personne, ni l’étra n ­
ger, n i m êm e le sauvage, il y a cependant des fraternités
plu s étroites : celle de la race, du pays, du groupe social. Un
F rançais sera toujo u rs plus n atu rellem en t frère d’un F ra n ­
çais que d ’un A llem and; le citadin secourra plus naturelle^
m e n t son voisin, son p a re n t ou son am i, q u ’u n in c o n n u ; le
soldat s attach era plus, facilem ent à son frère d’arm es, et
encore m ieux si ce frère d ’arm es est de son village; et l ’éco-
lie r aim era p lu s fratern ellem en t son condisciple, su rto u t
s ’ils o nt lu tté ensem ble pour les prem ières places, et s ’ils
se so n t p artagé les prix.
Ils savaient aussi, les bons petits garçons, que l ’on doit
L ’É C O L E DU P E T I T C I T O Y E N .

aide et conseil à ceux qui sont victim es d’u n e e rreu r ou d’un


vice. A u lieu d’éclater d’u n m auvais rire à la vue d’une
chose laide, ou sotte, ou m échante, ils savaient déjà réflé-
chir, plaindre le m aladroit, ou secourir le m alheureux. Ils
p en saien t q u ’il faut plus agir que p arler. L eu r in stitu te u r ne
p éro rait pas, il se b o rn ait à p rêch er d’exem ple : u n jo u r,
M. P ro sp e r avait ren co n tré le père d’u n de ses élèves, qui
allait n o y er son chien sous prétexte q u ’il avait la g ale; or
ce chien avait longtem ps servi son m aître, et défendu sa
m aison. L ’in stitu te u r le prit, le soigna, le guérit, et le ren d it
à son m aître confus, qui
s’excusa et rougit de sa
dureté. U ne autre fois,
P ierre et P au l av aient vu
M. P ro sp er arrête r d’un
p o ig n e t v ig o u re u x u n
ch arretier qui b o u rrait de
coups de pied dans le
v en tre son cheval à une
m ontée, puis aller cher­
cher lui-m êm e u n e bête
de ren fo rt à la plus
proche habitation. Une
au tre fois enfin, ils l’avaient, vu relever dans le fossé u n
p ay san du village, ivre et to u t souillé de sang et de boue :
l’in stitu te u r l’avait em porté chez lui, lavé, pansé, dégrisé;
puis, san s lu i faire aucun reproche, il l’avait ram en é sous
le bras dans sa fam ille. E t le paysan avait éprouvé une telle
ho n te m êlée de reconnaissance, p o u r cette leçon m uette, que
ja m ais depuis lors il n ’avait plus touché à u n petit verre.
C’est ainsi que peu à peu le sen tim en t des devoirs envers
a u tru i les p én étrait, plus encore que les sen tim en ts de
leu rs droits. Les droits, d’ailleurs, on les apprend plus tard,
et on ne risque pas de les ignorer. Les devoirs, au con­
traire, c’est tout petit qu’il faut les apprendre. A cet âge, le
cœ ur est plus ouvert à l ’h u m an ité. L ’enfant du reste n ’a
guère que des devoirs. Qu’a-t-il encore produit p ar lu i-
m êm e, qui lui donne u n droit quelconque ?
83 RICHE ET PA UV RE.

P ierre et P au l étaient donc av an t to u t des enfants de


devoir. E t le devoir, ils le respectaient sous toutes ses for­
m es. lis savaient que l ’être v raim en t libre est celui qui se
conform e à la loi, qu’il s’agisse de la loi m orale ou de la loi
sociale représentée p a r le Gode. Ils avaient déjà le souci de
la justice, et du bien. Ils n ’a u ra ien t pas braconné sous p ré ­
texte que le garde cham pêtre était absent, n i péché en
tem ps prohibé sous prétexte q u ’on ne p o u rra it les su r­
p ren d re. Ils savaient que tro m p e r l’E tat, voler l ’É tat, d’une
façon plus ou m oins détournée, c’est com m ettre u n délit
m o ral au g m en té d’u n délit m atériel, c’est affaiblir les re s­
sources dont le pays dispose. E t ils av aient m anifesté une
violente indignation le jo u r où ils av aien t su q u ’u n paysan
du village voisin avait contrefait l ’infirm e pour s’exem pter
du service m ilitaire, et av ait réu ssi à se faire exonérer.
— C’est un m alin! disaient quelques grands écoliers, en
ria n t d’un m auvais rire.
—■C’est un lâche! u n lâche et 1111 m e n te u r! disait P au l
to u t h au t, en se rra n t les poings.

2 6 . — L es d eu x cou rages.

P ierre et P au l avaient déjà de belles qualités. Mais ce


n ’étaien t point des enfants parfaits. Qui est p a rfa it? Ils
av aien t donc leurs défauts, eux aussi. P ierre était tê tu ; et,
quoique bon, il était capable de violence, com me toutes les
n atu res vigoureuses. 11 é tait aussi u n peu in téressé; il. n ’a i­
m ait pas à donner. P aul, très généreux et m êm e prodigue,
était p a r contre très im pressionnable, et ne m aîtrisait pas
toujours ses nerfs. Ses cam arades le raillaien t volontiers,
q u and ils le voyaient red o u ter les ténèbres, éviter in stin cti­
v em en t les anim aux, p âlir s’il fallait passer u n p etit cours
d’eau su r u n e planche b ran lan te. Il gard ait quelque chose
de la sensibilité m aladive de son enfance. Le tonds, cepen­
dant, était chez lui v ailla n t et fier.
U11 jo u r, en prom enade avec ses cam arades, comme il
LES DEUX COURAGES.

s’était écarté u n e m in u te, il fut chargé p a r u n chien de


berger. Il s’enfuit d’u n e course éperdue; le chien, hérissé,
l’accula contre u n arbre, et, se d ressant, lu i appliqua ses
deux pattes de devant su r les épaules, sa gueule grondante
braquée en face de sa figure, avec tous ses crocs dehors.
P au l était blêm e; il défaillait. Les écoliers accoururent avec
des cailloux; m ais P ierre, plus prom pt, s’em para d’un fouet
qui traîn ait, fit u n lasso de la lan ière, et tira si b ru sq u e­
m en t la tête du chien en arrière qu'il l’étra n g la aux trois
q u arts. Com me il ram e n ait P au l défait, ses cam arades,
trio m p h an ts de la faiblesse de ses
nerfs, crièrent :
— D em oiselle ! dem oiselle !
Capon ! capon !
P ierre , indigné, b ran d it son
fouet et m enaça les braillards de
les tra ite r com m e le chien. L ’idée
q u ’on pouvait croire P au l lâche
le bou lev ersait de colère. Paul,
d’ém otion, fut quelques jo u rs m a ­
lade. P au l fu t chargé par un chien
de berger.
P e u de tem p s après, u n m atin
q u ’il arriv ait en classe en avance, il tro u v a u n groupe
d’écoliers qui chuchotaient devant le casier d’u n cam arade
avec u n air m auvais. Il devina le com plot d’u n vilain to u r.
Le p ro p riétaire du casier n ’était pas, à v rai dire, u n bon
com pagnon. F o rt en toutes les b ranches étudiées à l'école,
m ais vaniteux, hargneux, m al com plaisant, il était généra­
lem en t détesté. Q uand P aul s’approcha, il vit q u ’u n des
conjurés avait tiré son canif et v oulait taillad er la blouse
no ire de l ’absent; u n autre p re n a it ses cahiers q u ’il allait
d éch irer; u n troisièm e avait saisi u n encrier, et il se dis­
posait à en arroser ses livres. P au l sentit son cœur su r­
sauter d’indignation. Il se je ta au m ilieu du groupe :
— Vous ne ferez pas cela ! criait-il.
— E t p ourquoi, s’il vous p laît, m a d em o iselle ?
— Parce qu’il est déjà lâche de se m ettre dix contre un,-
et que, se v enger sur des objets qui n ’en p euvent m ais,
90 RI CHE ET P A U V R E .

c’est agir en sauvages. E nfin, parce que la m ère de no tre


cam arade est pauvre, et q u ’en d étru isan t ses effets vous
détruisez le produit de son pénible travail.
Ils rican èren t, et le houspillèrent. Ils com m ençaient
m êm e à le m a ltra ite r, sans que P au l b attît en retraite ; et
cette « dem oiselle » se défendait énergiquem ent contre
tous, q u and l ’arrivée de P ierre et des autres écoliers m it
fin à la scène. Le coup ôtait m a n q u é; on n ’osa pas le recom ­
m encer.
A lors les conjurés, d’accord avec les autres, m ire n t P au l
« en q u aran tain e ». P ierre seul, ig n o ran t de l’affaire, était
. avec P au l com me avant. Q uant au m au v ais com pagnon,
com me il ne p arla it à personne, if ne su t rien , et il
n ’eut m êm e pas à rem ercier P au l de sa défense. P au l ne
voyait donc autour de lui que visages hostiles ; et, quand il
v oulait aborder quelqu’u n , on s’enfuyait. U ne grande tris­
tesse le saisit. Il m angeait peu, dorm ait m oins, pâlissait. Un
jo u r, interrogé p a r l’in stitu te u r, il se troubla, ne su t pas
u n m ot de sa leçon. U n rire goguenard courut sur les bancs-.
A lors son courage l ’ab an d o n n a, et il éclata en sanglots.
--— 11 y a quelque chose là-dessous ! s’écria l ’in stitu te u r
d’une voix sévère. Je ne reconnais plus n i P aul, n i m a
bonne petite classe. P arlez, P au l, je vous l’ordonne !
— P au l ne p arle ra pas, m onsieur, dit réso lu m en t P ierre ,
qui avait récem m ent to u t découvert. Mais m oi je parlerai.
(Ce disant, il regardait d’u n air ferm e le groupe m alfaisant.)
P au l a voulu em pêcher certains cam arades de com m ettre
u n e vilaine action; ils se sont vengés en le m ettan t en qua­
ran ta in e ; et P aul en souffre. Voilà. Si vous voulez les nom s,
je les sais et je les dirai, car ce serait ju ste , et je ne crains
p erso n n e .,,
— G arde-t’en bien ! rep rit l ’in stitu te u r. Je ne veux pas
connaître ces coupables, qui sû rem en t roug issen t aujour­
d’hui de leur lâcheté. Ils le reco n n aîtro n t, et rev ien d ro n t sû re­
m en t ten d re la m ain d’eux-m êm es à Paul, quand ils a u ro n t
réfléchi. Celui q u ’ils o nt qualifié l’au tre jo u r de «dem oiselle»
a prouvé en cette circonstance qu'il était plus brave q u ’eux.
11 y a deux courages : u n courage physique, qui est certes
L ’INCENDIE. 91

très beau et très enviable, mais qui est souvent facilite par
la force, la santé ou l ’habitude de certains dangers ; et un
courage moral, plus beau encore, et plus rare, qui consiste
à braver les affronts pour faire un acte honnête et juste.
N ’ est-il pas vrai, mes enfants?
Un silence pesa sur la classe.
L ’instituteur reprit :
— Pierre, l ’autre jour, a donné un exem ple de courage
physique; Paul vien t de vous donner un exem ple de cou­
rage moral. J’ ajoute que Pierre vient, en outre, de prouver
son courage moral en tenant le langage qu'il a tenu devant
vous tous. Quant à toi, Paul, dit-il avec un bon sou in e,
rappelle-toi que le courage physique est une chose qui s’ac-
quiert. A v e c un peu de volonté tu y parviendras. Déjà tu as
fait des progrès en ce sens : car je t observe, je vois tes
efforts sur toi-m êm e, et je te prédis qu avant peu tu seras 1.111
homme, un vrai homme complet, digne de ce beau nom.
— Merci, m onsieur, murmura Paul rasséréné.
Là-dessus l ’excellent maître m it tout le monde en récréa­
tion, et il eut la joie de vo ir que tous les élèves, sans
exception, se serraient autour des deux amis, et. que la cor­
dialité renaissait de plus belle dans la fam ille écolière.

27. — L ’incendie.

Si Prosper Landry goûtait de grandes joies à rem plir de


la sorte son devoir de maître, il en goûtait de plus grandes
encore à s’ acquitter de ses devoirs de fils.
Chaque jour, après la classe, il n avait rien de plus
pressé que de monter les degrés quatre a quatre, et d accou­
rir auprès de sa m ère, pour lui offrir ses soins.
L ’infirm e reconnaissait de loin son pas, et accueillait son
fils avec un bon sourire. Elle 11e souffrait pas . mais elle
était de plus en plus percluse. Ses doigts, jadis si laborieux,
étaient comme noués; les articulations de ses membres ne
jouaient plus. Assise toute la journée, près de la fenêtre,
92 RICHE ET P A U V R E .

dans un grand fauteuil de rotin, elle jouissait du soleil, de


la vue du ciel, des arbres, des ébats des enfants. L a vie du
dehors entrait ainsi en elle. Paysanne, elle suivait de l ’oeil
les travaux des champs, et s’v intéressait. Elle connaissait
de vue presque tous les gens du village, sans leur avoir
jam ais parlé. De temps en temps une visite de ses neveux,
et à tout instant la présence de son fils, suffisaient à ani­
m er sa solitude, à réchauffer son cœur resté toujours très
jeune. Son visage était jeune aussi; le hâle du travail d’au­
trefois s’était effacé. L e teint était uni et blanc. L a bouche
souriait fréquemment. M mo Landry était gaie, comme le
sont souvent les infirm es entourés
d’affection. L a gaieté peut habiter
un corps débile ; elle est signe de
contentement du cœur. Et comment,
aimée d’un • tel fils, M mn Landry
n ’eût-elle pas été heureuse?
Parfois, dans la belle saison,
Prosper prenait dans ses bras le
fauteuil léger et sa mère qui n’était
guère lourde, et descendait. Il dépo­
M me Landry.
sait son précieux fardeau devant la
porte ensoleillée, sous l ’ombre claire
do la glycine. Et les petits écoliers, à l’entrée, à la sortie de
classe, la saluaient d’un : «B o n jo u r, madame L a n d ry ! »
auquel elle répondait d’un mot cordial.
L ’ hiver, en revanche, on ne la voyait plus : pelotonnée
dans ses lainages, elle ne quittait pas le coin du foyer.
Elle était fort frileuse. Heureusement le bois ne manquait
pas à Quincy : la forêt de Ctécy était si proche ! L e maire
faisait largement les choses,, et approvisionnait généreuse­
m ent l ’école de beau hêtre rondin, à la joyeuse flam m e du­
quel M mo Landry réchauffait ses membres engourdis. Elle
s’assoupissait volontiers à la tiède atmosphère de la claire
salle à m anger où elle se tenait en permanence. Gela faillit
même lui être fatal.
Un jou r (c’était un jeudi, jou r de congé), son fils était
sorti pour vaquer à son office de secrétaire de la m airie. Elle
L’INCENDIE. 93

était seule, dans l ’école vide. Elle venait de s’endorm ir au


coin du feu, quand, les bûches s’ écroulant, un tison en­
flam m é roula sur le parquet. M me Landry, toujours som­
m eillant, ne s’aperçut de l ’accident que lorsqu’une sensa­
tion de chaleur fut ressentie par son pied, en m êm e temps
qu’une âcre fumée la saisissait à la gorge. L e plancher
commençait à flamber. L ’impotente essaya un m ouvem ent ;
impossible ! Elle voulut crier ; elle cria, d’une vo ix étran­
glée par l ’épouvante. Mais qui pouvait l ’entendre ? Elle
criait néanmoins, par instinct et par terreur...
Subitement, par la porte vivem ent entre-bâillée, une pe­
tite tête ébouriffée apparut : c’était Charles. Charles ! faible
ressource, en vérité, dans un danger si pressant! Que pou­
vait-il? et n ’allait-il pas perdre la tête?
L e brave petit hom m e ne la perdit pas. Un pur hasard
l ’avait amené. 11 venait demander M. Prosper de la part de
la mère Séverin (chez qui Charles était placé, on s’en sou­
vien t), pour débrouiller ses comptes. Car Charles, lui, y
avait perdu son arithmétique. 11 avait cherché le maître en
bas, et, ne l ’ayant pas trouvé, il s’en allait, lorsqu’il avait
cru entendre appeler au secours. Il était monté à cet appel,
sans trop savoir, guidé, lui aussi, par un instinct.
D’un coup d’œil, il jugea la situation.
L e feu gagnait déjà les pieds de M mo Landry, et léchait
le bas de sa robe. L a fumée devenait étouffante. Charles,
trop faible pour emporter la malade, se jeta sur son fau­
teuil et le recula au bout de la pièce : là, à grands coups de
pied, il fit céder une porte résistante, et roula le fauteuil
dans une seconde pièce et de là dans une troisièm e, enfin
l ’échoua sur le palier, à l ’extrémité opposée du corridor.
Puis il revint sur ses pas, referm a les portes des pièces pré­
cédentes, ouvrit par contre les fenêtres de la salle qui brû­
lait, pour crier de là : « A u feu ! au fe u ! » et dégringola
en toute hâte.
Dans la cour, il passa devant la cloche qui sonnait d’or­
dinaire les récréations, et s’y suspendit avec une telle
énergie, qu’au bout instant la corde lui en restait dans la
main !
91 BICHE ET P A U V R E .

11 prit alors sa course dans le village en criant à tue-tête :


« L e feu, le feu à l ’école ! » Il tomba sur Pierre et Paul, que
le carillon avait intrigués, et qui venaient voir.
— V ite, v ite ! leur fit-il, oppressé par l ’émotion, mais avec
un geste net et im périeux : l’école brûle, courez ! Toi,
Pierre, qui es le plus solide, va au galop avertir le sergent
des pompiers, qui est le plus éloigné de tous, à la Bonne-
Rencontre; inform e les gens sur ton chemin. T oi, Paul, va
aux plus rapprochés, de porte en porte : tu les connais bien,
nos pompiers ! (C ’étaient ses pom piers.)
— Oui, dit Paul. D'ailleurs,
ils ont tous une plaque sur leur
porte.
— Assez causé, et filons ! Moi,
je cours à la m airie, où est
probablement l ’instituteur ; les
pompes sont auprès. En route,
je passe devant l ’église : j ’y son­
nerai le tocsin.
Et il prit ses jambes à son cou.
L es deux petits camarades en
firent autant.
Une minute après, la cloche
paroissiale sonnait à toute volée.
M. Prosper, inquiet, se m ontrait aussitôt, nu-tête, un
porte-plume entre les dents, au secrétariat de la mairie.
V oyant Charles sortir de l ’église en courant, il se précipita
vers lui, mû par uu pressentiment :
— L e feu est à l ’école ! hoqueta Charles.
— Ma mère ?...
-— Elle est à l'abri pour un m om ent, je crois ; vous la
trouverez sur...
M. Prosper n ’en entendit pas davantage, et s’élança,
affolé.
Quelques cultivateurs étaient déjà groupés devant les
bâtiments, apeurés, hésitants, les mains ballantes. Les
flammes sortaient par les fenêtres, et l’escalier n’était qu’un
nuage de fumée.
L 'INC E ND IE .

— M ère, mère !
M. Prosper s’élança dans ce tourbillon.
— M ère! criait-il d’une vo ix déchirante, m ’ entends-tu?
Pas de réponse!
L a salle à m anger n ’était déjà plus qu’un brasier.
Éperdu de douleur, M. Prosper allait s’y jeter avec déses­
poir, quand il perçut une voix bien connue, à l ’opposé du
couloir.
— •Je n’ ai aucun mal. Descends, mon fils, et prends l ’esca­
lier de l ’autre extrémité du bâ­
timent. Je t’attends; sois sans
crainte...
M . Prosper chancela, comme
sous le coup d’une émotion
trop v iv e ; il descendit ou plu­
tôt roula dans l ’escalier : il était
tem ps! Car il étouffait et brû­
lait à la fois. Quand il apparut,
les yeux hagards, les cheveux
roussis, ce fut un cri dans la
foule maintenant compacte : on
le croyait brûlé, comme sa
mère !
Il fendit Je flot des specta­
teurs, bouscula deux pompiers qui voulaient le retenir, et
vola au palier du prem ier étage, par l ’escalier intact. Sa
mère, un doux sourire aux lèvres, les yeux humides mais
tranquilles, l ’attendait avec un faible geste de ses bras à
m oitié paralysés.
M. Prosper, d’une étreinte convulsive, enleva sa mère dans
ses bras, et, m oitié riant m oitié sanglotant de bonheur,
la transporta dans la foule, où cent mains se tendirent
dans une clameur d’admiration et de surprise joyeuse.
Les pompiers cependant s’étaient mis gaillardem ent à
la besogne. Les lances bien dirigées circonscrivaient, le feu;
la lutte contre l ’élément destructeur s’organisait.
Plus prompte que les autres femmes, Jeannette Mignon
avait été chercher le fauteuil de paille de son père. Elle y ins­
96 RICI-IE E T P A U V R E .

tallait M rac Landry, et demandait la faveur de l ’héberger sous


son toit.
L ’instituteur, aidé de Jacques Couvreur, sé m it en devoir
de transporter sa mère chez le père M ignon.
A u m ême moment déboucha dans la rue un enfant qui
courait à perdre baleine : c’était Charles, qui, après avoir
battu le rappel dans le reste du village, revenait, nouvel
« Organisateur de la victoire » , vers l ’ennem i qu’il avait
voulu vaincre, vers le feu, et aussi vers celle qu’il espérait
avoir pu préserver des flammes, vers M me Landry.
Quand il v it cette dernière saine et sauve aux mains de son
fils, l ’ém otion et l’épuisement firent leur œuvre : il s’arrêta
court, chancela, et tomba sans connaissance.

28. — Charles Séverin.

.Te laisse à penser quelle fête lui firent M. Lan dry et sa


mère, et les camarades, et les habitants, et le m aire de
Q uincy-Ségy, quand il reprit ses sens. On le félicita hau­
tement de sa présence d’esprit, de son courage, de son intel­
ligence, de sa décision. M me Lan dry ne l ’appelait que « mon
petit sauveur » , ce qui le rendait très confus, car il était
modeste. Il s’en tirait en plaisantant, en vrai gam in de Paris,
content certes, mais qui ne veut pas s’en faire accroire. Du
coup, il fut l’ enfant gâté du village. Toutefois, sa plus belle
récompense lui vint d'où il ne l ’attendait pas.
Quelques jours après, il arrivait un matin à l ’école ha­
billé de neuf, luisant comme un soleil, courant et gamba­
dant tel un poulain qui aurait la tête tournée :
— J’ai une maman ! j ’ai une maman ! criait-il à tue-tête.
Et il recom m ençait à caracoler.
Derrière lui, le suivant avec peine, arrivait la mère
Séverin, endimanchée, elle aussi, à huit heures du matin,
et brandissant un papier :
— C’est mon petit, m aintenant! disait-elle à l ’instituteur,
qui devina au prem ier coup d’œil. J'avais m on idée depuis
longtemps, car je voyais bien que Charles était un bon
sujet. Mais, depuis l ’incendie, je me suis dit qu’il fallait don­
ner une mère à ce garçon, qui mérite plus que tant d’autres
d’avoir une fam ille. A lors, je m e suis proposée à M. le
m aire, il a fait les démarches, m ’a acceptée, et voilà le
papier ! Charles n’est plus
Charles rien, il est Charles
Séverin.
— V i v e m a m a n ! c r ia
Charles en sautant au cou
de la brave femme.
— Bonne maman Séve­
rin, dit M. Prosper, c’est
vous qui acquittez envers
cet enfant ma dette person­
nelle, et celle de tout le v il­
lage. Merci pour nous tous.
— Et m oi, dit le grand - V ive maman ! cria Charles.
escogriffe, je demande une
fois de plus pardon à ce brave Charles, de ma conduite
d'autrefois. Veux-tu de m oi pour ton m eilleur ami?
•— T op e ! dit Charles. Et vive la fam ille!
L e soir, après la classe, toute l ’école alla faire collation
chez la m ère Séverin.

29. — Deux émules.

Cependant les jours s’ ajoutent aux jours, et les mois


s’envolent.
Pierre et Paul 07it douze ans. Ils sont tous deux dans
la prem ière classe, celle qui prépare au certificat d’études
primaires.
Bientôt ils iront, avec leurs camarades, subir l ’examen au
chef-lieu de canton.
Ils travaillent tous deux avec zèle, soutenus par une
généreuse émulation. Leur amitié fait que, bien loin de se
B IC H E E T P A U V R E .
jalouser, ils s'admirent réciproquement. Dans la vraie
amitié, il entre toujours un peu d’admiration.
Tous deux ont égalem ent profité des leçons de leur excel­
lent m aître; tous deux sont parmi les premiers, souvent
prem ier et second, parfois premiers ex æquo. Pourtant,
comme ils sont différents, et qu’il n ’y a pas deux esprits
exactement pareils dans la nature (pas plus que deux ar­
bres identiques), ils n’ ont pas la m ême façon de travailler,
ni de profiter.
Pierre, plus solide d’esprit, mais aussi un peu plus lourd,
a le travail plus lent, mais plus régulier. Tout ce qu’il ap­
prend se case bien à sa place dans sa m ém oire; il n ’oublie
rien, et garde toujours ses connaissances étiquetées et bien
rangées, comme sont des papiers précieux dans un coffre-
fort. Mais il n ’ajoute pas grand’chose à ce qu’on lui apprend,
et trouve peu par lui-m êm e. C’est un esprit appliqué,
logique et pratique. Son goût de l ’ordre est rem arquable;
il a le sens de l ’économie et des arrangements simples.
Ses doigts sont déjà adroits comme ceux d’un ouvrier. Il
sait tailler, couper, ajuster, raboter, faire de petjts meubles,
fabriquer de petites voitures, de petites machines. Il a le
goût de la construction et de la mécanique.
Paul a l’esprit plus prompt, mais il est aussi moins labo­
rieux. Comme il saisit vite les choses, il n ’écoute pas tou­
jours jusqu’ au bout. Dans les problèmes, il saute d’emblée
à la solution, qu’il devine souvent et qu’il donne d’instinct,
mais il est incapable d’en expliquer la marche. Aussi,
Pierre est-il parfois prem ier pour un problèm e faux mais
bien raisonné, quand Paul est second pour une solution
juste mais dépourvue de raisonnement. Ainsi, pour les
sciences, ils se valent, l ’un par la régularité, l ’autre par
l ’intuition. Dans les dictées, Paul fait des fautes d’usage,
parce qu’il est inattentif', et Pierre n’en fait pas. Mais, s’il
s’agit d’un mot inconnu ou d’une règle qui n ’a pas encore
été expliquée, Paul écrit correctement même sans y réflé­
chir, et Pierre après avoir beaucoup réfléchi se trom pe.
Dans les narrations, Pierre ne dit que l’essentiel, et le dit
bien. Mais sa composition ressemble un peu trop au procès-
LE FOYER RUSTIQUE. 99

verbal d’un garde champêtre. Paul invente m ille choses


amusantes, mais souvent hors de propos, et désordonnées.
Son im agination lui joue plus d’ un tour, et ses inventions
sont fort inégales : parfois c’est très bien, parfois c’est ridi­
cule. Tou t ce qu'il écrit a un peu l'air d’un roman. Bref,
Pierre est incapable de ce que fait Paul, et Paul incapable
de ce que fait Pierre. Mais leur valeur est réelle à tous les
deux. Ils le sentent confusément, et ne s'admirent et ne
s’en aim ent que plus.
Paul dit volontiers : — T oi, tu es plus solide que moi.
— Mais toi, répond Pierre, tu as bien plus d'esprit. Et, en
disant cela ils se ju gent bien l'un et l ’autre. Leurs qualités
sont aussi précieuses les unes que les autres. 11 s'agit seu­
lem ent de savoir ce qu’ils en feront, et aussi ce que la vie
fera d’eux. Car l ’avenir ne dépend pas seulement de la
science acquise, ni môme de la volonté et de la bonne
conduite. Il dépend aussi des circonstances. Riches ou pau­
vres, intelligents ou ignorants, sont également à la merci de
la chance. Cependant la m eilleure garantie contre la chance
est encore la science ; et c’est elle qui m et la plus grande
différence entre les hommes. Aussi chacun doit-il se hâter
d’acquérir toute celle dont il est capable.
Et c’est justem ent ce que faisaient Pierre et Paul. Dès
l’école, ils travaillaient à leur avenir.

30. — Le foyer rustique.

L e foyer des Couvreur, qui abritait leur enfance labo­


rieuse, était un foyer modèle, le vrai foyer du paysan fran­
çais moderne.
Tout y respirait la paix, l ’ordre, l ’aisance modeste, et le
travail fécond. Pas un grain de poussière sur les ustensiles,
ni sur les meubles. Tout étincelait de propreté. L ’intérieur
avait un air de jo ie et de santé. La Morinette animait le mé­
nage de son rire éclatant et toujours frais, tandis que la
petite Claudine, déjà entendue aux soins de la maison, trot­
100 rigiir ET PAUVRE.

tait menu de son côté et faisait beaucoup de besogne sans


bruit, comme une souris fam ilière. Elle besognait aussi sur
ses livres; c’était la meilleure élève de Jeannette M ignon.
Quant à Jacques Couvreur, il avait peu à peu élargi sa
situation avec son esprit. Il était maintenant le second du
patron, au four à chaux. Content de ses succès, il comptait
bien les poursuivre encore; mais avec cela il demeurait bon
et modeste, indulgent aux anciens camarades devenus
maintenant ses ouvriers, juste en toute chose, secourable,
et la main toujours loyalem ent tendue.
Il devait de plus en plus ses progrès à la société de l ’ins­
tituteur, aux livres de son
iils, et même à l ’exemple de
ces deux braves petits gar­
çons si appliqués à leur
tâche.
L u i aussi, quand il avait
quelque loisir, étudiait. C’é­
tait un paysan instruit et ca­
pable, et non pas un « m on­
s ie u r». Un « m on sieu r» est
souvent prétentieux et inu­
tile. Jacques Couvreur était
tout autre chose. 11 aimait sa blouse et ses anciens outils.
Ses mains étaient encore souvent blanches de chaux, et
demeuraient calleuses comme celles d’ un ancien carrier.
Mais ces m ains rudes savaient se faire douces pour tourner
les pages d'un livre à gravures coloriées, que l ’instituteur
avait prêté. Et elles m aniaient avec m ille précautions les
échantillons de pierres ou de cristaux, qu’il examinait au
microscope. Il était avide maintenant de m inéralogie, et il
rentrait avec des cailloux plein ses poches. L a Morinette
faisait m ine de se plaindre (au fond, elle admirait son mari,
et applaudissait à son zèle), et prétendait qu'il trouait toutes
ses poches, qu’il lui faudrait des poches en cuir. Il répon­
dait, en riant de toutes ses dents blanches :
— Ces pierres sont de bonnes pierres, puisque au four
elles font des pièces de cent sous. Et, du m om ent que je
suis dans les pierres, il l'aut bien que je les connaisse.
Mieux vaut les étudier, que les jeter sur les pauvres.
Et l ’on riait là-dessus, et l ’on s’embrassait. Et les pau­
vres, en effet, venaient déjà chez Couvreur, pour avoir de
l ’ouvrage, ou pour avoir une aumône. Couvreur les recevait
tous bien. Mais il ne leur donnait jam ais d’argent, par
principe. Il disait que l ’ argent donné à un hom m e qui peut
travailler le corrompt ou l ’humilie. Il donnait la m oitié de
son pain, une rasade de vin, et m ême la couchée s'il était
tard. L e lendemain, il offrait du travail rémunéré au four à
chaux. Si le pauvre avait bonne volonté, il le gardait, même
maladroit, et le form ait peu
à peu. S ’il était paresseux et
méchant, il lui payait deux jou r­
nées d’avance, et le priait d’aller
chercher son pain ailleurs. Il ne
voulait pas du mauvais exemple
souvent trop contagieux, mais
trouvait inhumain de chasser
un malheureux sans qu’il eût
de quoi se retourner. Déjà il
avait ses idées sur la justice
sociale et sur l ’assistance p a r
le travail. 11 disait que c’était la seule qui valût quelque
chose. A mesure que l ’horizon de son activité s'élargissait,
il réfléchissait davantage, et il s’ efforcait de devenir m eil­
leur, plus humain envers tous, plus doux et prévenant
envers ceux de sa famille.
L a Morinette était de plus en plus fière de « son homme » ,
comme elle disait, et ses enfants l ’adoraient. Enfin, il com­
mençait à compter dans le village.
Ain si la maison rustique des Couvreur était une vérita­
ble ruche, où il n 'v avait pas un frelon. Et chacun y était
content, car la gaieté a sa source dans le devoir courageu­
sement accompli.
A u cours de cette dernière année, Paul eut double tâche
à faire. Car M. L e Carpentier avait voulu qu'il commen­
çât à étudier le latin, en prévision do son entrée prochaine
RICHE ET P A U V R E .

au lycée. Un professeur du collège de Meaux. venait à


Quincy certains jou rs; certains autres, c’est Paul qui allait
à Meaux recevoir ses leçons. L a gram m aire latine voisinait
maintenant avec la gram m aire française.
N i l'instituteur ni Jacques Couvreur n ’avaient un regard
de dédain pour ce nouveau livre, comme font souvent les
ignorants sans réflexion, qui disent : « A quoi sert le latin ? »
Ils savaient, eux, que le latin est une étude difficile, et que
tout ce qui est difficile développe l ’ intelligence. Paul leur
expliquait aussi, après son professeur, que beaucoup de
belles idées de nos grands écrivains se trouvaient déjà chez
les Latins, et qu’on ne pouvait bien apprécier les uns sans
connaître aussi les autres. Enfin, ils trouvaient naturel que
M . L e Carpentier voulût donner à son fils au moins autant
d'instruction qu'il en avait reçu lui-m êm e, puisque tout
père essaie de faire de son fils quelqu’un qui sache plus que
lui, et qui vaille mieux. Couvreur ne faisait-il pas de m ême ?
Us estimaient seulement Paul bien heureux de pouvoir
pousser plus loin ses études. Et, quand Paul disait que Pierre
pourrait sans doute obtenir une bourse, et faire comme
lui, Jacques Couvreur répondait, avec un grand bon sens :
— Ce serait aller trop vite pour nous. A chaque généra­
tion suffit sa tâche. L ’instruction de la ville est bonne pour
ceux qui demeurent dans la v ille et y ont leurs intérêts.
Pierre est campagnard, et ne peut se mettre sur le pied
d’un citadin. Une instruction de lycée nous ruinerait, et
détacherait Pierre de son coin de terre, de sa maison, et
peut-être de nous. M ieux vaut qu’il s’enracine où il est, du
moins tant qu’il est jeune. Après, quand il saura ce dont
il est capable, il verra. En retournant à Paris, vous re v e ­
nez à la fam ille, pour la continuer. Nous garderons Pierre
tant que nous pourrons, pour qu’il continue notre manière
de vivre, à nous. Toutes sont bonnes, pourvu qu’on y
travaille. Et toutes conduisent à la seule chose nécessaire,
qui n ’est pas une grosse fortune, mais le contentement,
A v o ir une vie selon ses goûts, et chercher le progrès sui­
vant ses petits moyens, n’est ce pas la sagesse, n’ est-ce pas
le bonheur ? .
LA SÉPARATION. 103

A in si raisonnait le brave Jacques Couvreur, en père pré­


voyant et sensé.
L ’année s’écoula paisiblement de la sorte. Et les jou r­
nées étaient si rem plies, que les deux écoliers furent bien
surpris quand arriva la saison des examens, c’est-à-dire,
hélas ! l ’heure de la séparation.

31. — La séparation.

Ils allèrent subir à Crécv l’examen du certificat d’études


primaires.
Jacques Couvreur, en congé pour ce jour-là, s'était fait
beau comme pour une fête. Il avait mis sa plus belle blouse,

En route pour l'exam en !

et son complet de velours à côtes marron foncé, qui lui don­


nait si bon air. Son patron du four à chaux lui avait prêté
la carriole dans laquelle il promenait sa fam ille, le diman­
che. L a jum ent la Grise était une bonne bête que Jacques
Couvreur connaissait bien.
Une dernière embrassade de la Morinette, un : « Bonne
chance ! » de Claudine, et hop ! on partit.
L ’examen fut excellent pour Pierre et pour Paul. Ils eu­
rent la chance qu’on les interrogeât ensemble, comme si l’on
n ’avqit pas voulu séparer les deux amis. Ils avaient réponse
à tout. A lors, l'inspecteur prim aire, riant dans sa barbe,
posa des questions difficiles, « pour voir seulement » , disait-
il. Mais tantôt l ’un tantôt l ’autre trouvait quelque chose
de sensé à dire, et le ju ry s’amusait de vo ir ces deux petits
hommes, excités plutôt que troublés, tendre toute leur gentille
intelligence, et tâcher de se surpasser eux-mêmes. Nul em ­
barras dans leur contenance : leur attitude était modeste,
mais sûre. Leu r aplomb était naturel, et leurs yeux pétil­
laient de vivacité.

— En voilà assez ! dit enfin le président. Vous êtes reçus
tous deux avec la m ention très bien. — V oilà des écoliers
(dit-il à son voisin à m i-voix,
mais assez haut pour qu’on
l ’entendît dans la salle) qui
prouvent à eux seuls l ’ex-
eellence de leur instituteur.
— Vous avez bien dit! cria
une voix forte, et je répé­
terai cela chez nous. Merci,
m onsieur le président !
C’était Jacques Couvreur
qui, tout gonflé de jo ie et
de reconnaissance, venait de
laisser éclater ce cri du cœur.
•— Chut! monsieur, dit
l’inspecteur d’un ton qu’il voulait rendre sévère, nul n’ a le
droit d’ élever ici la voix.
Mais il souriait, et l ’on voyait bien qu’il n ’ était pas fâché,
au contraire.
— Alors, veuillez m ’excuser, monsieur, murmura Cou­
vreur.
— Vous êtes tout excusé.
Le trio salua, et partit. Les enfants faisaient des gam ­
bades. Jacques Couvreur était en proie à une véritable
émotion.
Ce prem ier succès d’un fils qu’il chérissait le remuait jus­
q u ’a u fond des entrailles. Les éloges du ju ry flattaient dou­
cement sa fierté paternelle, et surtout lui donnaient à espé­
.

LA SÉPARATION. 10o

rer que son fils réaliserait ses rêves d'avenir. Parti de très
bas lui-m êm e, il avait déjà fait une ascension marquée.
Pierre en ferait sans doute une encore plus grande. A lors
il s’ attendrissait en pensant à ses parents illettrés, lon g­
temps besogneux, qui avaient eu la plus grande peine à
l'élever et à lui faire apprendre à lire, et qui étaient m ort ;
prématurément à la tâche, l'un valet de ferme, l ’autre gar-
deuse de bestiaux pans les environs. A in si, avec du courage,
de la conduite, du bon sens, et un peu d'instruction, on pou­
vait s’élever constamment, de père en fils, et monter tou­
jours plus haut... Il ju geait que le pays où ces choses so
peuvent naturellement était le plus beau pays du monde
(il n'avait pas tort), et trouvait que la vie est une bonne
chose (il avait encore plus raison).
On devine l ’accueil que la M orinette et Claudine firent
aux lauréats. L e voisinage s’ém ut: le propos du président
vola de bouche en bouche. L a modestie de M. Prosper eut
beaucoup à souffrir d’abord. Puis tout se calma.
Quelques jours après, une lettre de Paris annonça l'a rri­
vée de M. L e Carpentier et du général de Kermadec. Cette
nouvelle, joyeuse en toute autre circonstance, rembrunit
tous les fronts, m êm e celui de Paul.
— On vien t me chercher, disait-il. Certes, je suis heu­
reux de rentrer dans ma fam ille, et de revoir ma chère
maman, qui est presque toujours m alade; mais vous êtes
ma fam ille aussi, et j'a i le cœur tout gros de vous quitter,
de quitter mon Pierre.
— Votre départ nous fera aussi un grand chagrin, disait
Jacques Couvreur, pendant que la Morinette s'essuvait les
yeux furtivement. Vous étiez quasiment pour nous un se­
cond fils. L a maison sera bien vide sans vous, et Pierre sera
bien seul. Mais il faut se faire une raison ; c’est, la vie. Et,
après tout, se séparer ce n ’est, pas se quitter, je pense?
— Non, certes! s’écria Paul avec élan. Je partirai avec
la volonté de vous revoir, aussi souvent et aussi longtemps
que possible. Et puis...
— Tu m ’écriras ? dit Pierre.
— N on seulement je t'écrirai, mais tu viendras me voir
106 RICHE ET P A U V R E .

chez m oi, et tu verras que ton Paul n ’aura pas changé, ne


changera jam ais. L ’idée d’aller chez. Paul, à Paris, fut un
haume au chagrin de Pierre.
L ’arrivée de M. L e Carpentier et du général renouvela
et redoubla l ’émotion.
M . L e Carpentier, bien ému, enveloppait d’un regard
affectueux l ’intérieur rustique, toujours patriarcal mais de­
venu presque élégant, comme s’il voulait en graver chaque
détail dans sa mémoire. L e général jasait à perte de vue
a v e c s o n p e t i t - f i l s , et
s’ém erveillait de sa bonne
m ine, de son aplomb phy­
sique et m oral. L a con­
versation prenait entre
lus parents un ton de
confidence. Ils parlaient
de l ’avenir de leurs fils :
l ’avenir ! m ot magique,
énigm e cruelle ou douce
que seule la vie nous fait
déchiffrer...
Enfin, il fallut partir.
I l se fit u n s ile n c e .
M. L e Carpentier dit à la
Morinette, d’une voix altérée, en mettant la main sur
l ’épaule de son fils : — Je vous dois sa vie. Paul ne l ’ou­
bliera pas plus que nous.
— Oh ! protesta M orinette : comme si M mo Hélène ne
m ’avait pas sauvé m a Claudine ! Nous sommes quittes, allez !
— • On n’ est jam ais quitte d’un prem ier bienfait, dit
M . L e Carpentier. Les autres form ent une chaîne naturelle.
C’est le prem ier qui com pte; de celui-là on n ’est jam ais
acquitté, car c’est lui seul qui a été fait sans intérêt et par
pur amour. Adieu, ou plutôt au revo ir à Paris. P ierre, tu
viendras voir mon fils aux vacances. Entendu?...
— Entendu. Merci, et bon voyage !
On se sépara, les deux fam illes allant chacune à sa des­
tinée.
L e train de Meaux rou lait vers Paris.

T R O IS IÈ M E P A R T IE : L A P R É P A R A T IO N
A L A V IE

32. — Mère et fils.

L e train de Meaux roulait vers Paris, emportant le grand-


père, le père et le fils.
Après quelques propos joyeux lorsqu’ils s installèrent dans
le compartiment, un silence soudain et prolongé s établit.
Paul en fut surpris, puis gêné. 11 observa m ieux son père
et son grand-père. 11 leur vit, à chacun, un air soucieux et
grave, qui se corrigeait d'un sourire chaque fois que leur
regard rencontrait celui de l ’enfant.
Paul m it sa main sur la main de son père :
— Père, fit-il doucement, qu’ y a -t-il?
M. L e Carpentier eut un m ouvem ent de surprise, com m e
s’il était deviné ; puis il se ressaisit, et, au boutd un instant,
il répondit :
— Il y a, m on enfant, que l ’apprentissage de la vie va
commencer pour toi. Et. la vie est chose sérieuse.
— Eh bien, mon père, s u is - je incapable de penser sérieu­
sement,. d’agir sérieusement?
— Non certes, répondit le père. Tu as un bon cœur, un
esprit net, une volonté brave. C'est plus qu il n o n laut
pour se faire sa vie.
108 BICHE ET P A U V R E .

— A lors, pourquoi cet air préoccupé?


— Je pense, dit M. L e Carpentier, en pesant ses mots,
au malheur qui peut toujours ibndre sur une fam ille, à l ’im-
proviste, et, à ton âge, on est bien faible encore pour le
supporter... Mais j ’ai tort, je l ’avoue, et je devrais en ce
m om ent être tout à la joie.
— Un malheur... possible..., murmurait Paul. Et tout à
coup ce cri ja illit de ses lèvres : — M am an?...
— T a m ère ne va pas mal, jeta brusquement le grand-
père, en dirigeant vers son gendre un regard de reproche.
Elle t’attend, et ne t'attendra plus longtemps, ajouta-t-il avec
un sourire encourageant, car voici Pantin, nous arrivons.
L e reste du voyage fut silencieux. Paul, profondément
troublé, comptait les minutes.
Enfin on débarqua. Les trois voyageurs se jetèrent dans
Je prem ier fiacre venu, et M. L e Carpentier donna cette
adresse, qui surprit Paul : 38, rue de M irom esnil.
— Vous avez donc changé d’ appartement?
— Nous en avons changé, dit le père avec une nuance
d’embarras.
Paul, intrigué, guettait rue et maison à la portière.
L ’instant d’après, il était dans les bras de sa m ère, et la
serrait impétueusement sur sa poitrine, riant, pleurant de
joie, s’exclamant, l ’accablant de questions de toute sorte.
Les deux hommes, un peu pâles, muets, regardaient la
scène.
— Doucement, mon fils, dit enfin le père. Ménage les
émotions à ta mère. Elle n ’est pas très forte en ce m o­
m ent... Mais ta présence va la rem ettre... la guérir, j ’es­
père.
— T u es donc malade, m am an?
Et Paul desserra les bras qui entouraient cette chose fra­
gile qu’était désormais sa mère.
M mc L e Carpentier retomba plus qu’elle ne s’allongea sur
la chaise longue d’où elle s’était relevée en entendant les
pas de son fils.
Paul, alors, la contempla.
Si peu qu’il eût l’expérience de la m aladie, il n ’en son-
MÈRE ET F IL S . 109

tit pas moins, d’instinct, qu’un mal grave m inait sa .mère,


et cela depuis longtem ps. Ce teint diaphane, ces mains
am aigries, cette dim inution de tout l ’être, cette faiblesse,
enfin, annonçaient que cette vie délicate ne tenait plus
qu’à un fil.
Et Paul, d’un coup d’œil, embrassa les souvenirs des
dernières années, et se reprocha sa sécurité naïve. V oilà
donc pourquoi elle écrivait si peu, et toujours si brièvem ent!
V o ilà donc pourquoi depuis longtem ps on ne l ’avait vue à
Quincy, malgré- la joie que sa venue apportait à son fils et
à la M orinette! V o ilà pourquoi, enfin, ce jour m êm e, elle
n’était pas venue en personne
rem ercier les Couvreur, et pour­
quoi Paul avait vu son père et
son grand-père si préoccupés !
Paul comprenait, maintenant.
Mais, avec son cœur brave, il
se dit qu’il lutterait pour sauver
sa m ère, et que la maladie ne
viendrait pas la lui arracher des
bras.
— Tu es malade, je le- vois,
m am an; mais bientôt tu ne le
seras plus. Je suis là : ton Paul te guérira mieux que les
médecins !
— • Je le crois aussi, m on enfant, fit la mère avec un
angélique sourire. Vois, d’ailleurs, je suis mieux.
Elle se m it sur son séant, arrangea elle-m êm e ses petits
coussins. U n peu de rose monta à ses joues pâlies. Puis,
prenant les mains de Paul, elle engagea avec lui une conver­
sation à m i-voix, comme chuchotée, qui semblait ne devoir
jamais prendre fin. Elle avait tant de choses à lui dire, et
elle sentait qu’elle avait si peu de temps à passer avec lu i!
Ce jour-là et les jours suivants, tant qu'elle put, tant
qu’elle eut un souffle, elle parla tant et si bién à son fils
qu’elle évoqua en lui tout un monde de sentiments, et qu’en
un petit nom bre d’heures elle lui parut faire tenir une éter­
nité de pensées élevées.
RI CIIE E T P A U V R E

Une félicité celeste se lisait sur son visage durant ces


entretiens. Elle communiquait son âme à son fils, la lui
versant comme goutte à goutte à chaque parole. Et sa jo ie
était immense, de sentir, à chaque sujet sérieux qu’ elle
abordait, que ce fils était tel qu’elle le rêvait. Ce cœur
droit, ces intentions pures, ce sentiment fier du devoir,
c’était son idéal de mère réalisé; c'était aussi elle-m cm e,
c’ était la noble éducation qu’elle avait reçue de sa mère et
de son père; c’était aussi l ’âme de la Bretagne, le caractère
de ces entants d’A rm or aux yeux purs et profonds comme la
mer. P réservé du contact des villes, librem ent développé à
la saine tiédeur d’un foyer rus­
tique, enseigné par un maître
plein de cœur, et soutenu par
ses parents, Paul, son enfant
unique, était devenu ce qu’elle
voyait, un caractère sans tache,
une volonté trempée comme
une épée, et loyale comme elle.
Cette découverte lui fut dé­
licieuse, quoiqu’elle y fût pré­
M ort d’Hélène. parée par tout ce qui avait pré­
cédé. Elle jouissait aujourd'hui
de cette satisfaction suprême, au sortir de cette vie qu elle
allait quitter. Elle pouvait s’en aller maintenant. Elle
savait, elle sentait que l ’hom m e s’éveillait en son enfant;
elle se disait qu’il serait l ’espoir, la consolation et même
l ’appui de ceux qu’elle laissait derrière elle.
Or, un soir de ju illet, par une de ces chaudes soirées où
la douleur physique semble elle-m êm e s’évaporer dans la
caresse bienfaisante de l ’atmosphère, après une causerie
avec Paul, plus longue et plus sereine encore que de cou­
tume, elle s’assoupit, le sourire aux lèvres. Elle ne devait
plus se réveiller!

Paul lut d abord comme tou de désespoir. Puis, repre­


nant possession de lui-m êm e et se souvenant des instruc­
tions do sa mère, il s’appliqua à contenir sa douleur, pour
111
MÈRE ET F ILS.

ne pas accroître celle de so n . père et de son grand-peie.


Deux jours après, il conduisait avec eux, dans les au-
bourgs de Dol, en Bretagne, le cortège qui ramenait, pai
les routes fleuries d’ajoncs, le corps de sa m ère bien-aim ee
dans le cimetière du villa ge natal.
Paul ne put qu’ entrevoir la Bretagne à travers ses larmes.
Mais, m algré sa douleur, la douce terre d Arm or lui sount
de son irrésistible sourire, et il se prom it de revenir p us
tard, pour connaître et pour m ieux aim er cette terre au

Ils conduisaient le cortège qui ram enait le corps de sa mère bit-n aimée

. charme secret, dont la douceur se confondait en son âme


avec le souvenir de sa mère.
Son père et son grand-père, pour laire diversion a leur
commun chagrin, em m enèrent Paul dans un lon g voyage à
travers la France., qui dura deux mois. Paul regarda, et nu
v it pas. Ce voyage ne profita pas à son esprit, a lo is n o p
fra p p é; il apaisa seulement un peu, par la succession des
spectacles nouveaux, la douleur trop v iv e et la blessure tiop
fraîche de son cœur.
Une fois de retour, Paul se sentit autre. L ’ épreuve 1 avait
m ûri. L ’apprentissage de la vie avait commence pai a
leçon la plus rude. L es autres lui seraient lcgeies, par
comparaison. Résolu, il se tenait sur le seuil de sa nouvelle
vie. Et, au 1 " octobre, il y entra courageusement.
112 RIGII E et PAUVRE

33. — Le lycée.

C’est au lycée Louis-le-Grand, où il avait étudié lui-même,


que M. L e Carpentier conduisit son fils, à la rentrée des
classes.
Auparavant, il avait eu un long- entretien avec Paul,
pour le préparer à cette vie du lycéen si différente de celle
de l ’écolier primaire. Paul aurait affaire à do nombreux
concurrents, à des professeurs m ultiples ; il risquait de
perdre pied d’ abord, de se sentir dépaysé parmi tant de nou­
veaux visages; il serait désorienté par les conversations de
ses camarades, car on sait
que le lycéen aime à cri­
tiquer et à trancher, qu'il
a volontiers son opinion
littéraire et m êm e poli­
tique, et que l ’esprit de
soumission n ’est pas tou­
jours son fort.
Paul, rassemblant son
courage, attendait le bap­
tême du feu, comme un
petit soldat.
Son professeur de latin,
à Meaux, avait déclaré
qu’il pouvait entrer d’emblée en quatrième, tant il avait
bien profité de son unique armée de latin.
11 se trouva, le prem ier m ardi d’octobre, poussé avec un
flot d’écoliers dans une grande salle, bien éclairée mais
nue, où un professeur grisonnant, l'air bon et malicieux
tout ensemble, était assis à une chaire à peine élevée d'une
marche. Un bout de ruban rouge.brillait à sa boutonnière.
Ce que voyant, Paul ressentit en lui-m êm e quelque fierté.
L ’élève est flatté de ce tout qui honore ceux qui l’instruisent.
L e professeur fit l ’appel dos « nouveaux ».
— Votre nom ? dit-il à Paul.
— Je m ’ appelle Paul.
LE LY CÉE . ii3

Un petit rire étouffé fusa à ses côtés : — Il vien t de son


village, chuchota le voisin.
— Je vous demande votre nom de fam ille, rectifia le
professeur sur un ton bienveillant, en voyant Paul rougir
jusqu’à la racine des cheveux.
— Paul L e Carpentier.
— Vous êtes nouveau ici. Approchez... D’où venez-vous?
— De Quincv-Ségy, répondit Paul en se dirigeant vers la
chaire.
L e rire s’éleva plus fort. Un coup d'œil sévère du pro­
fesseur le réprim a aussitôt.
— Veuillez me dire où vous
avez fait dulatin, m on enfant.
•— A l ’école p rim a ire,
monsieur, ou plutôt, c’est
un professeur du collège de
Meaux qui m ’ enseignait le
latin, après les classes de
l ’instituteur. J’ai travaillé
ainsi un an environ.
L ’école prim aire! un pro­
fesseur de collège ! un an de
latin ! Les camarades avaient Paul interrogé par le professeur.
envie de pouffer. Pour qui
les prenait Paul, d’ oser s’aventurer ainsi dans un grand
lycée de Paris, et parm i des latinistes de troisièm e année!
— C'est peu, dit enfin le professeur avec une hésitation.
Cependant, si vous avez bien profité... J'en sais tant, dit-il
avec un regard qui scintillait derrière son lorgnon, qui ne
sont pas plus avancés la troisième année que la prem ière...
M onsieur L e Carpentier, si vous ne vous sentez pas trop
troublé... (Il appuyait sur ses mots.)
— Nullem ent 1 fit- Paul d’une voix assurée.
— Je vais vous interroger brièvem ent. Savez-vous un
peu de latin par cœur? Pas de la gram m aire, des textes?
— Oui, monsieur. De l ’Ovide, si vous voulez. ( « Il sait
de l ’Ovide, déjà! » Un grand silence se fit.)
Paul récita, nettement, imperturbablement.
RICHE ET PA U V R E

— On voit que vous comprenez très bien, à la façon


seule dont vous récitez. Voulez-vous essayer d’expliquer
ceci? L e maître lui fit passer un petit texte écrit à la plume.
Paul lut, puis se tut un grand instant.
« Il se colle ! pensa la classe. Il ne sait rien, et a récité
comme un perroquet. »
L e professeur seul semblait charmé de ce silence.
Tout à coup, posément, Paul éleva la voix, et, phrase à
phrase, articula une traduction exacte et correcte. Puis, à
la quatrième phrase, il s’arrêta.
— Je ne comprends plus ceci, dit-il, il y a là une tour­
nure que je n ’ai jam ais vue, et que je ne m ’explique pas.
— ■Très bien ! lit le professeur, sans plus.
La classe ne riait plus.
•— Puisque vous sortez de l’école, vous devez connaître
vos matières primaires : histoire, arithmétique, gram ­
maire, orthographe?... Que je vous questionne aussi là-
dessus.
Et l ’aimable homme le pressentit sur toutes ces matières.
Paul avait réponse à tout. L a classe maintenant suivait
avec une sorte de stupéfaction cet interrogatoire, que le
professeur prolongeait avec un m alin plaisir, comme pour
donner au nouveau une revanche plus complète. Paul,
enhardi par cette bienveillance visible, m ontrait une énergie,
une vivacité, un à-propos remarquables. Enfin son docte
examinateur le fit rasseoir, avec ces mots :
— Soyez le très bienvenu dans cette classe, mon enfant.
Vous pouvez non seulement vous y m aintenir, mais y
prendre un très bon rang. Et je suis persuadé que vous
ferez, plus tard, autant d’honneur à vos maîtres de lycéo
que vous en faites déjà à vos maîtres de village.
Ces derniers m o ts , prononcés d’une voix légèrement
railleuse, firent se baisser tous les fronts. Un léger ma­
laise s’en serait même suivi, si le spirituel professeur n ’eût
aussitôt lancé la balle à toute la classe, au m oyen d’une de
ces interrogations générales qu’il dirigeait à m erveille, et
qui mit aussitôt l ’animation sur les visages comme dans les
esprits. 11 jetait les questions ; on lui répondait de toutes
P A U L BRULE LES ETAPES.

parLs. 11 souriait, rectifiait, répliquait. Ce spectacle vivant


réchauffa tout le monde. L a classe p a ssa comme un en­
chantement. A la sortie, tous, mis en gaieté, plaisantaient
et fraternisaient déjà.

3 4 . — Paul brûle les étapes.

Tels furent les débuts de Paul en quatrième.


A la première composition, il fut second. A la seconde,
il fut premier. Dès lors, il garda cette place d’une façon
presque fixe, et cela en toutes les
matières. Comme il était un peu
plus âgé que ses camarades, et
beaucoup plus réfléchi, quand
il faisait moins bien que d’ordi­
naire l’écart n’était jamais grand ;
quand il tom bait au troisième
rang, c’ était un événem ent dans
la classe.
Ces résultats étaient d’ailleurs
obtenus sans effort. Mais Paul,
au lieu, de s’endorm ir dans une
sécurité favorable à la paresse, visait déjà plus loin que la
classe, et travaillait à côté, tout seul.
Son père, qui le voyait s’absorber dans des^ ouvrages
plus sérieux et plus difficiles, cherchait à le modérer, mais
en vain.
Un jour, vers le m ilieu du second trimestre, après la
fête de la Saint-Charlemagne, où Paul avait banqueté avec
entrain, M. L e Carpentier v it entrer son fils dans son
cabinet, ayant sur le visage un air de gravité inaccoutumé.
— Père, dit-il, il m ’est venu une idée. Puisque, je tiens
si aisément la tête de m a classe en quatrième, ne pour­
rais-je faire deux classes en un an, et entrer maintenant en
troisièm e?
L e père se récria : cela n’était pas régu lier,... le proviseur
116 RICHE ET P A U V R E .

n ’accepterait jam ais,... ce serait pour son fils un surcroît


de fatigue,... et cætera, et caetera!
— Qui sait, dit Paul, si l ’exception ne justifierait pas
encore cette fois la règle? J’ai déjà sondé m on professeur,
qui, tout en regrettant mon départ, m ’a-t-il dit, m ’aiderait
à la faire fléchir. Et puis j ’entrerais en troisièm e à l ’essai:
Et, enfin, j ’y resterais, car j ’ai étudié tous ces mois der­
niers les auteurs et les program m es de la classe de troi­
sième, et je n ’y vois rien qui m ’effraie.
— Brave enfant! fit le père. Mais pourquoi diminuer
toi-même tes succès assurés, en franchissant brusquement
une classe, et pourquoi te presser ainsi, brûler les étapes ?
N ’as-tu pas le tem ps?
— Non, je n ’ai plus le temps, dit Paul d’ une voix subi­
tement changée. Il faut maintenant que j ’achève mes
classes le plus tôt possible, et que je me mette en mesure
de te seconder.
— Me seconder? interrom pit M. L e Carpentier avec un
geste de surprise. Mais qui t’ a dit que j ’en aie besoin ? où
prends-tu toutes ces idées?
— Père, fit Paul, je ne suis plus un enfant. Je vais sur
mes quatorze ans; j ’ai beaucoup réfléchi, je vois clair au­
tour de moi, et puis, et puis...
Sa voix s’al téra.
— Et puis? dit doucement son père, comme s’il devinait.
— Et puis, j ’ai compris beaucoup de choses dans ce que
maman m ’a dit, avant son départ. Il y a des choses que tu
ne m ’as jam ais dites, et que pourtant je devine. Tu as été
riche; tu ne l ’es plus, ou tu l ’es beaucoup moins.
— Où vois-tu donc cela? et d’ailleurs, qu’importe à tes
études? Nous parlerons de ces choses plus tard, si c’est
nécessaire !
— Je vois ce changement partout dans ta façon de vivre.
Pourquoi n ’habitons-nous plus boulevard Haussmann,
comme autrefois? Pourquoi n ’as-tu plus ta voiture, comme
autrefois? Pourquoi as-tu congédié ton domestique? Pour­
quoi, au lieu des longs loisirs de jadis, vas-tu maintenant
tous les jours aux bureaux d’une com pagnie? Pourquoi, le
P A U L B R U L E L ES É T A P E S .

soir, veilles-tu tard, et restes-tu penché sur des chiffres? Il y


a là une situation que tu me caches. Tu travailles, a cin­
quante ans passés, plus peut-être que tu n ’ as travaillé à
trente; et l ’on sait comment alors tu as travaillé ! Eh bien,
ton labeur sera le mien ; si tu fais tout cela pour m oi, il faut
que le plus tôt possible je te soulage ou te seconde. V oilà
pourquoi je veux abréger mon temps d’études ; v o ilà pour­
quoi je veux conquérir, m oi aussi, ma place au soleil, et
vite, et bien, pour que tu te reposes, d’abord, et ensuite
pour te faire honneur, si je puis !
M. L e Carpentier s’ était levé,
en proie à une v iv e ém otion. 11
ouvrit les bras à son fils, qui
s’y jeta :
— A h ! tu es bien le fils de
ta m ère ! dit-il d’une voix entre­
coupée.
— Et le tien aussi, certes !
répondit Paul.
Huit jours après cet entretien,
Paul entrait en troisième, « pour
un essai » , avait dit le proviseur. Il ne fut pas longtemps
« à l ’essai » 1 Un mois après, il se classait dans les dix pre­
miers, — et s’y maintenait à force d'énergie. A ers le mois de
mai, il était environ le sixième ou le septième, dans une
classe nombreuse et bien entraînée. Son ambition, m ainte­
nant, était d’être envoyé, au m oins pour une composition,
au Concours général, parm i les champions de la classe. 11 y
parvint! Ce jour-là, sa joie fut débordante.
11 rentra chez lui comme ivre de gaieté. Ce n ’ était point
la vanité qui lui tournait la tête. Mais il vérifiait par lui-
même ce que peut la vaillance appliquée au travail, et ce
premier triom phe de la volonté sur les obstacles les plus
difficiles, les obstacles intellectuels, l’ enchantait. De plus,
il aimait l ’étude pour elle-m êm e, et s’ éprenait de passion
pour tout ce qu’il fallait savoir, conquérir, emporter de
haute lutte.
L e jou r du Concours venu, il travailla avec un feu sans
RICHE ET P A U V R E

pareil. Envoyé le quatrième et le dernier de son équipe, il


remporta un accessit, tandis qu’un autre désigné le second
de la classe rem portait un prem ier prix. Il assista donc à
l'imposante Cérémonie de la Sorbonne, v it les Facultés en
toge, entendit le M inistre parler aux l a u r é a t s . S ’il ne monta
pas sur 1 estrade pour recevoir la couronne réservée
aux seuls titulaires des prix, du moins il s’entendit nom ­
m er en publie; des applaudissements nourris saluèrent,
suivant 1 usage, son nom ou plutôt le nom de son lycée. Il
eut là le sentiment de la solidarité dans les luttes de f esprit.
Les « anciens Louis-le-Grand » applaudissaient « les jeunes »
qui soutenaient ainsi l ’ honneur de leur drapeau.
En passant devant le parloir du lycée, le lendemain, pour
la distribution des prix ordinaire, il jeta un coup d’œil plus
ému sur les portraits qui en étaient la glorieuse parure. Il
se sentait de la fam ille de ses devanciers ; il essayait de
suivre leurs traces. Tous ces lauréats d’autrefois, les an­
ciens _« P rix d'honneur » , de lettres ou de sciences, avaient
fourni au pays des littérateurs, des écrivains, des savants,
des ingénieurs, des magistrats, des membres do l'in s ­
titut, etc. Paul marcherait sur leurs traces,
Il embrassa alors d’un regard affectueux la cour d’hon­
neur où se dressent les antiques cadrans solaires, ornés
d’inscriptions latines, qui rappellent aux générations d’éco-
liers le prix du tem ps; il v it ses maîtres en robe, défi­
lant dans le couloir, lui faire des signes affectueux, et, sans
s'arrêter à la satisfaction momentanée d’un couronnement
sur 1 estrade, il sentit quelque chose de nouveau et de pro­
fond : il aimait, il aimait comme une seconde fam ille cette
maison où son esprit s’était élargi, et qui lui ouvrait elle-
même toutes grandes les portes de l ’avenir.
L E C H A G R I N DE P I E R R E . «9

35. — Le chagrin de Pierre.

Cependant le départ de Paul L e Carpentier avait creusé


un grand vide dans le ménage des Couvreur. Paul y était
aimé comme un second fils. Les parents de Pierre,
âmes simples et franches, lui avaient donné leur affection
avec leurs soins. M êm e avec un étranger, on ne partage
pas le pain de chaque jou r sans que la communauté dé la
table frugale et du labeur quotidien crée un attachement.
Et Paul était bien autre chose qu’un étranger ! Il avait été
nourri du lait de la Morinette, avant de manger ce gras
fromage de Brie qui mûrissait sur les clayons devant la
porte, au soleil. Et sa vie s’était tramée, jou r après jou r, à
la vie de la fam ille rustique. Jacques Couvreur, quoique
absent presque toute la journée à cause de son travail, sen­
tait maintenant ce qu’il avait pu gagner lui-m êm e, ainsi
que son fils, au contact d’une intelligence plus déliée et
plus fine. Son esprit s’était ouvert en observant le déve­
loppem ent des deux garçons; et celui des deux qui lui avait
appris le plus était Paul, parce qu il était très différent
de Pierre et de lui-méme. On s instruit surtout par les
contraires. La Morinette, qui 11e raisonnait guère parce qu’elle
ne savait rien, mais qui sentait tout parce qu’elle avait u;i
excellent cœur, éprouvait 1111 gros chagrin de ce départ.
Pour tromper ce chagrin, elle travaillait comme quatre,
époussetant, tapant, bousculant, faisant chez elle tout un
remue-ménage. Mais, l ’instant d’après, le souvenir de
M me Hélène lui traversait l ’esprit, elle voyait la chambrette
de Paul toute vide, et une angoisse la saisissait :
— 11 a perdu ses deux mères à la fois, ce petit, pensait-
elle. Est-ce que l ’étude va pouvoir lui remplacer cela ?
Ne trouvant pas de réponse à sa question, elle retombait
sur l ’ouvrage à tour de bras.
Claudine, elle, regrettait le gentil compagnon qui fa v o ri­
sait ses jeux, et l ’empêchait à l ’occasion d'ètre grondée.
Quant à Pierre, il eut d’abord 1111 grand désespoir, et
une douleur bruyante. 11 criait, pleurait, tempêtait, voulait
120 RICHE ET PA U V R E .

courir à Paris; il s’enfuit même un matin pour aller cher­


cher Paul, à pied, le long' de la route nationale. Il s’était
muni pour cela d’une petite carte arrachée à son atlas, et
d’un gros quignon de pain. Il avait trois sous en poche. Il
fut rattrapé à grand’peine à deux lieues de Quincy. On
n’eut pas le courage de le gronder. Mais il v it l ’inquiétude
de ses parents, il comprit sa folie, et ne recommença pas.
A lo rs il tom ba dans une sorte de m élancolie farouche. Il
mangeait peu, ne jou ait jam ais, ne parlait à personne. 11
fuyait m êm e ses camarades, lui si expansif. Enfin son
caractère commença à chan­
ger. Il devenait irritable,
v io le n t , n e s o u ffra it au­
cune contrariété. Il écrivait
à Paul, qui lui répondait
dès que son travail le lui
permettait. Mais, si la ré ­
ponse tardait un peu, Pierré
allait guetter le facteur, et,
si le père M ignon n ’ouvrait
pas sa boîte en le voyant,
il tournait les talons et ren ­
trait encore plus sombre.
A larm é, Couvreur alla trouver l ’instituteur, son meilleur
conseiller.
— Il faut rem ettre cet enfant à l ’étude, dit nettement
M . Prosper. N e voyez-vous pas que tout lui manque en
même temps, l ’étude pour occuper son esprit, et l ’amitié
pour occuper son cœur? Son école et son frère de lait, qui
jusqu’alors remplissaient sa vie, lui ont manqué à la fois. Sa
vie est bouleversée. C’est un chagrin d’enfant, dites-vous.
Mais les chagrins d’enfants sont, en leur genre, aussi.grands
que pour les hommes leurs chagrins d’hommes. Les douleurs
sont proportionnées aux forces, et les enfants sensibles souf­
frent autant que nous, sinon plus. En quel état seriez-vous,
si l ’on vous enlevait, d’un coup, votre usine et votre fem m e ?
— Oh ! fit Couvreur saisi, qui commençait à comprendre :
se pourrait-il qu’il y eût un rapport?...
L E C O U R S D’A D U L T E S .

— Il y en a un, assurément, reprit l ’instituteur avec


force. Mais comme, ici, la perte n ’est pas réelle, mais seule­
ment apparente, il suffit, pour conjurer la crise, de donner
à l ’activité de l ’enfant un aliment sérieux, pendant qu’on
lui prouvera d’un autre côté que son ami n ’est pas perdu
pour lui.
— • Mais comment?
— En le faisant revenir un dimanche passer la journée ici.
Pour Pierre, qui n ’a jam ais bougé de Quincy, Paris est au
bout du monde. Quand il verra que son ami peut ven ir le
voir d’ un matin à un soir, entre deux journées de classe,
il le sentira comme sous sa main, et se calmera. Quant au
reste, pour ce qui est d’occuper son esprit utilement, si
vous le voulez je m ’en charge.
— Si je le veux !... Certes !
Et le visage du bon Couvreur s’éclaira.
Cependant, un doute persistait dans son esprit.

36. — Le cours d'adultes.

M. Prosper, qui lisait l ’hésilation sur son visage, atten­


dait la question. Elle ne tarda pas.
— A lors, Pierre retournerait à l ’école? Mais, dit naïve­
ment Couvreur, qu'y fera-t-il, puisqu'il a fini ses études?
N ’a-t-il pas son C ertifica t (Il prononça ce mot avec une
solennité presque com ique.), et n ’a-t-il pas été félicité par
son ju ry ?
Prosper Landry ne put réprim er un sourire, d’ailleurs
très doux et très bienveillant.
— • Vous croyez donc, mon cher monsieur Couvreur, que
les études finissent à jou r fixe, et que le certificat prim aire
est la lim ite qui les borne? Alors, pourquoi Paul est-il allé
à Paris « continuer ses études » ?
— Oh ! cela, c’est du « secondaire » , comme on dit; ce
n’est plus du « prim aire » , cela ne nous regarde plus.
— Secondaire, prim aire, ce sont des mots, reprit Landry,
B IC H E E T PAUVRE. 6
RI CIIE E T P A U V R E

et pas autre chose. Ces mots sont commodes, en ce qu’ils


désignent des établissements distincts, et des degrés dis­
tincts d’instruction : le p rem ier, le second. Mais l’école, le
collège, l ’université, sont comme les marches d’un escalier
qui monte à perte de vue vers la science. Et l ’étude, qui
est le moyen d’y atteindre, n ’a pas de fin. Elle n ’a même
point d’arrêt marqué, dans sa route. Elle se déroule d’elle-
m ême jusqu’à l ’infini. L a plus longue vio humaine n ’en
épuise pas le champ. Ghevreul, à cent ans, s’intitulait : le
prem ier des étudiants de France.
— O
n’ai point tant d’ambition. Je
sais bien qu’il y a dos études
après les premières études. Mais
je croyais que tout cela était
séparé, classé, et que chaque
sorte dans son genre était com­
plète. Je croyais, par exemple,
que, quand on sort de l ’école
M . Prosp er et Couvreur. avec un « certificat », on sait tout
ce qu’un villageois doit savoir,
et que dans son genre on était aussi savant, à proportion,
qu’un homme de la ville.
— Il n ’y a pas l ’homme de la v ille et l ’homme des
champs, fit l ’instituteur. Il y a l ’hom m e tout court; tantôt
il est plus instruit, tantôt il l ’est moins. Et il y a de bons
esprits, des esprits médiocres, et des esprits faibles. On
peut être très cultivé au village, et très ignorant à la ville.
Tout dépend du travail que l ’on ajoute soi-même aux
connaissances qu’on a reçues des maîtres. Or, pour nous
borner à l ’école, ce que l ’instituteur apprend, et ce que le
certificat constate, c’est que l ’on connaît les premiers élé­
ments, rien de plus. Et les premiers éléments ne sont que
le commencement des choses. C’est donc une acquisition
nécessaire et précieuse; mais, si on n ’y ajoute rien de son
fonds, le capital est m aigre; et à n ’y rien ajouter, on risque
de tout perdre.
— Com m ent? perdre ce que l ’on sait?... Vous plaisantez !
L E C OUR S D ’A D U L T E S .

Quand on connaît le chem in de Meaux, on sait toujours


aller à Meaux.
— Oui, parce que la route est droite et la notion facile.
De m ême, quand on sait que Napoléon fut empereur, on
ne l ’oublie pas. Et encore...
— Et encore?...
— 11 y en a qui ne le savent plus au bout de quelque
temps. Tout ce qui s’est appris sur les bancs peut s’oublier.
Tout ce qui est le résultat de la culture s’ abolit, si la cul­
ture cesse. V oyez vos champs. Cessez le labour pendant
deux ans : le chardon et le chiendent auront étouffé les
bonnes semences, V oyez nos anciens écoliers, m ême nos
« certifiés » primaires. S’ils ne font plus travailler leur cer­
veau, s’ils ne rouvrent plus leurs livres, en peu de temps
le champ de leurs connaissances est envahi par les herbes
parasites. À seize ans, ils ne savent plus ni arithmétique,
ni histoire. A dix-huit ans, ils peuvent encore lire, mais ils
sont incapables d’écrire. A vin gt et un ans, c’est à peine s’ils
épellent encore; et, au service m ilitaire, ils font figure d’il­
lettrés. D faut leur rapprendre à l ’école régim entaire — au
prix de quelles fatigues ! —■une partie de ce qu'ils ont su
à douze ans. Quincy vous fournit lui-m êm e des exemples.
Faut-il citer des nom s?
— Inutile, fit Couvreur pensif, je sais qui vous voulez
dire. Cela m ’avait toujours semblé inexplicable.
— C’est très explicable, au contraire : en m atière d’ins­
truction, quand on ne gagne pas, on perd. Il faut, à tout Je
moins, entretenir ce que l ’on a, pour ne rien perdre.
— Mais com m ent? s’écria Couvreur alarmé. On ne peut
pourtant pas aller à l ’école toute la vie !
— L a vie elle-m êm e, répondit Prosper, est une école,
qui se charge de compléter votre instruction quand vous
êtes homme. Mais c’est l'âge interm édiaire entre l ’enfance et
l ’âge d’homme, qui est la période dangereuse à traverser :
c’est durant cette période, entre treize et vin gt ans, que se
perd l'instruction le plus souvent, et que l'esprit se rouille.
C’est quand on quitte l ’école, qu'il deviendrait indispen­
sable de la fréquenter le plus'. Et c’est pourquoi, pour en
RICHE ET P A U V R E .

revenir à l ’objet de notre entretien, c’est-à-dire à Pierre, il


aurait le plus grand intérêt à reprendre le chemin de
l ’école, aussi bien pour consolider son petit savoir, que
pour em ployer l ’activité qui le ronge, et se consoler de la
perte de son compagnon.
— Vous m ’en direz ta n t!... fit Couvreur ébranlé par ces
raisons.
— Je vous en ai dit assez pour vous persuader, dit M. Pros­
per doucement, en lui mettant la main sur l ’épaule. Sans

Le cours d’adultes.

compter, ajouta-t-il amicalement, que vous me ferez plaisir,


et même me rendrez service.
•— • Vous rendre service? Si cela pouvait être vi>ai, je se­
rais trop heureux ! dit le bon Couvreur en lui saisissant les
mains. Mais comment?
— Je médite de créer un cours d’adultes, dit l ’instituteur,
justem ent pour que nos futurs conscrits ne soient pas la
honte de la commune, comme le furent ceux de l ’année der­
nière. Voulez-vous m ’aider à fonder ce cours? Pierre sera
ma prem ière recrue. Il entraînera les autres, et leur servira
de modèle.
— Tope ! fit Couvreur. Venez dîner à la maison. Vous
parlerez à l ’enfant vous-m êm e, et je serais bien surpris
qu’il ne fût pas enchanté d’inaugurer avec vous Je « cours
d’adultes », comme vous dites. Mais qu’allez-vous lui
apprendre, là? Pas les mêmes choses, sans doute? 11 doit
LE COURS D' ADULTES. 12H

falloir être savant, pour faire un « cours d'adultes ?) ! (Cou­


vreur répétait ces mots avec admiration.)
-— Il faut surtout, dit Landry simplement, aimer la jeu­
nesse. La science ne fait rien, sans l'affection, sur les jeunes
gens. Je ne suis pas un savant; mais je lis, je réfléchis.
Nous lirons et nous réfléchirons ensemble, voilà tout. Je
leur prêterai mes livres; je les ferai beaucoup lire, un peu
écrire, et surtout deviser avec moi sur ce qu'ils auront lu.
Cela ne prendra que deux heures, à la fin de la journée.
Pierre restera libre de presque tout son temps pour vous
aider, et ses camarades, apprentis ou laboureurs, pourront
quand même vaquer à leurs occupations, et gagner leur
salaire quotidien.
Quant à votre fils, il est trop jeune pour faire même un
apprenti, n'est-il pas vrai?
— Certes ! ht Cou vreur. Je compte bien encore deux bonnes
années avant, de le mettre à l'ouvrage. D'ailleurs, lequel?
Je l'ignore jusqu'ici, et j'avoue que cela me préoccupe fort.
— Raison de plus !... Ces deux années d'attente, mises à
profit pour ['instruction, feront de cet excellent écolier un
brave petit homme, mieux préparé pour sa tâche, quelle
qu'elle soit. Et, d'ici là, sa vocation se dessinera sans doute.
Entendu ?...
-— Entendu ! répliqua Couvreur.
— Alors, je dine sans façon avec vous. A ce soir!
... A sept heures, la Morinette apportait triom phalem ent
une soupe fumante dans la confection de laquelle elle avait
mis tout son art. Pierre, ravi du convive imprévu, quitta
sa mine rem brunie. Un quart d'heure après il causait
gaiement comme autrefois. Couvreur et la Morinette
l'observaient, dirigeant vers Prosper des regards pleins de
reconnaissance. Au dessert, l'instituteur, qui avait tran­
quillement exposé son plan de cours d'adultes, sans rien
préciser, se tourna tout à coup vers Pierre, qui écoutait de
toutes ses oreilles :
— 11 me faut un aide, dit-il, un Veux-tu m'aider,
mon petit Pierre? veux-tu être mon MOHi'/ew?
Pour toute réponse, Pierre lui sauta au cou. Mais lors­
R I C H E ET P A UVR E .

que, ['instant d'après, le père dit qu'il allait écrire à Paris,


pour demander que Paul vînt passer à Quincy le dimanche
avec son frère de lait, la joie de Pierre devint du délire. Il
se jeta dans les hras de sa mère en criant et sanglotant do
houheur. Puis, pris d'une
espèce de folie de contente­
ment, il dansa, chanta, cha­
vira les chaises, m it la m ai­
sonnée sens dessus dessous.
Et les parents de rire, et
C laudine de frap p er des
mains, et l'instituteur lui-
même de s'am user comme
un enfant !
A grand'peine on calma le
jeune garçon, vers une heure
tardive. Il fallait pourtant se
coucher ! Il embrassa tout le monde à la ronde, dit bonsoir
en riant à la petite chambre de Paul, qu'il ouvrit et referma,
et s'allongea enfin entre ses draps, épuisé d'émotions.
Jamais il ne fit de si beaux rêves que cette nuit-là.

37. — L'éveil de la vocation.


Le dimanche suivant, au matin, Paul sautait allègrement
du train à Esbly, espérant surprendre son frère de lait par
son arrivée m atinale. Mais il tomba dans les liras de Pierre
qui l'avait deviné, et qu'on n'avait pu empêcher de dévaler
de Quincy à Esbly dès l'aurore, pour guetter le voyageur.
Bras dessus bras dessous ils rem ontèrent à pied, évitant
la grand'route, flânant le long du Morin aux rives désertes,
recherchant leurs chemins favoris, bavardant tous les deux à
la fois avec une excitation affectueuse, et tout à coup s'inter­
rom pant en même temps pour éclater de rire et se regarder.
— Comme tu as déjà changé! disait Pierre en le détail­
lant des pieds à la tète.
Le t'ait est que Paul tournait au jeune homme. Quelque
chose Je vit', de résolu, d'élégant aussi, ém anait de toute
sa personne.
— Tu trouves? je ne sais; en tout cas, il y a là quelque
chose qui ne changera pas.
11 disait cela un doigt sur la poitrine, m i-souriant mi-
attendri.
Au logis des Couvreur on lui ilt fête. La joie redoubla
lorsque, une heure après, on vit arriver M. Le Carpentier
en personne ; il avait pris le train suivant, sans en prévenir
son Ris, 11 avait son idée.
Quand il eut bien vu, aux
démonstrations d'amitié des
deux garçons, qu'il y aurait
une sorte de cruauté à ne
pas les rapprocher dans la
vie comme deux frères, il
dit, au départ, en entendant
P ierre m u rm u rer : — A
quand, m aintenant?
— A bientôt, Pierre ! Paul
te reviendra, et tu lui re­
viendras aussi. Puisque vous
êtes indispensables l'un à
l'autre, vous ne serez séparés que par le temps des études.
Avec le consentement de tes parents, tu passeras désormais
avec Paul toutes tes vacances, du moins les grandes va­
cances, et celles de Pâques. Nous voici en février. Je t'at­
tends en avril. Paul te recevra chez moi, où ta chambre
sera toujours prête. U te m ontrera Paris, qu'il commence
enRn un peu à connaître. Et, aux grandes vacances, c'est
l'Exposition que tu visiteras avec, lui, la fameuse Exposition
universelle dont tu as sans doute entendu parler, et qui
s'inaugurera en mai. Et m aintenant, bon courage; et au
revoir à Paris !
Nos deux voyageurs partirent, laissant Pierre stupéfait
de surprise et de bonheur.
H savait vaguement, par l'instituteur, que Paris et la
France préparaient cette magnifique Exposition qui, dans
i'année 1889, devait m arquer le complet relèvem ent de la
Patrie depuis l'Année terrible, et affirmer sa volonté de
prospérer désormais par les arts de la paix. Mais cette idée
ne représentait encore à ses yeux qu'une chose très vague.
Dès lors, il m ultiplia les conversations avec M. Prosper
sur la guerre, sur l'éclipse momentanée de la
gloire française, sur les Expositions, sur la
force ou la richesse des autres nations par
rapport à la France.
M. Prosper utilisa cette généreuse curio­
sité. 11 lui Ht lire diverses pages du livre de
Michelet : A*os /Hs, et f/lw m 'r pcap/e,
du même écrivain. 11 prit soin de lui lire lni-
méme, à haute voix, en les comm entant, les
conclusions de /a .Frawce par Prévost-Paradol...
)l donnait alim ent à cette ardeur légitime par laquelle un
enfant qui réfléchit cherche des raisons nouvelles d'aimer
ce que l'instinct naturel désigne à son affection, c'est-
à-dire sa famille, le peuple d'où elle est sortie, et le sol
qui l'a vue naître. Michelet, ce grand Hls d'un grand
peuple, élevé par un père obscur et pauvre, lui servit donc
comme d'un grand instituteur. Et l'am itié d'un Michelet
pour un Quinet, attestée par un beau livre
(CnnyMow^e HMs lui servit à faire
vibrer chez l'am i do Paul la libre la plus sen­
sible.
Pierre développait donc ses sentim ents et
ses idées grâce à de bonnes lectures, en atten­
dant la bienheureuse arrivée des vacances
de Pâques.
Mais sa vocation se dessinait en même
temps. Son goût pour les arts manuels se fortifiait de jour
en jour. Avait-il un instant, on le voyait tomber en arrêt
devant les machines agricoles dont l'intelligent maire de
Quincy avait favorisé l'introduction en les adoptant lni-
méme. Plusieurs villages avaient loué à frais communs
une locomobile. Quand la lourde machine arriva à Quincy,
à peine mise en marche elle s'arrêta brusquement. Lgg
paysans se dépitaient, quand Pierre, examinant tes organ^g
comptiqués, et les étudiant un à un, découvrit le défaut, et
d'un coup de pouce rem it en place une vis desserrée, ce qui
rétabiit tout de suite le mouvement. Une autre fois, ^
empêcha son père d'aller chercher le puisatier, et répara ]g
corps de pompe de la cour; entin il ht, pour Claudine, u^e
jolie petite pompe en bois, joujou qui fonctionnait à ravir.
M était avec cela constructeur. 11 aimait charpenter, tab­
ler de petits assemblages à tenon et à mortaise ; il mâcon-
nait avec la chaux légère de petites maisons bonnes à loger
des poupées, mais parfaitement bâties et solides. Son idée,
ancienne déjà, et qui datait de l'époque où il avait vu les
chalands passer à l'écluse de Meaux, était d'accompagner
cette chaux et cette meulière à leur
chantier parisien, et de dresser de
grandes belles bâtisses, bien plai­
santes à l'œil. Ou encore, son désir
était de pénétrer les ingénieux mé­
canismes qui donnent le branle à
l'industrie moderne, et de vivre en -
intimité avec ce cerveau de fer et
d'acier qu'on appelle une machine
à vapeur, un moteur ou une turbine. Constructeur ou méca­
nicien, tel était son rêve, qui peu à peu se précisait. Le
mécanicien du train rapide qu'il voyait parfois à Meaux
emporté dans un tourbillon de vitesse lui semblait le héros
moderne dont toute son ambition était, d'approcher.
Désormais occupé, tête et bras, tou jours lisant, rum inant,
et travaillant de ses mains déjà fortes et adroites, il ne sen­
tit pas le temps durer. Les heures s'envolaient trop brèves.
Pâques arriva, avec la visite de la première hirondelle. 11
en salua l'approche d'un cri de joie, et s'élança, un beau
m atin d'avril, vers son cher Paul, et vers Paris.
RI CHE ET P A U V R E

38. — Pierre à Paris.


A l'arrivée en gare de l'Est, il eut comme un vertige.
Heureusement Paul était là, pour le prendre par la main,
le conduire, le mettre en voiture, l'emm ener. Le bruit, la
joule, le fracas des véhicules ahurissaient Pierre, et l'assour­
dissaient; tout lui était nouveau, et beau. Paris entrait en
lui par ses yeux et ses oreilles, et faisait dans son cerveau
naïf de paysan un tintam arre. It n'avait pas assez de regards
pour tout contempler, d'attention pour tout comprendre, de
questions pour se faire tout expliquer. Le prem ier soir il
était exalté comme un malade atteint de la fièvre. Mais, au
bout de deux jours, cette excitation tomba. Il voulait étudier
m aintenant, et juger. Il voulait aussi s'instruire. Paul, qui
guettait ce moment, saisit la balle au bond, et guida son
ami.
Il y a bien des manières de voir Paris et d'y perdre son
temps. 11 n'y en a qu'une d'v profiter. Le badaud qui par­
court les rues sans but, bouche bée; l'étranger qui se fait
voiturer devant les m onum ents, dans le seul but de pouvoir
dire qu'il les a vus; l'am ateur de plaisirs qui court les spec­
tacles, les curiosités, les inaugurations, toujours à l'affût de
de ce qu'on appelle les événements « bien parisiens M; tous
ces gens-là perdent leur temps à Paris, et ne comprennent
pas la leçon que Paris nous donne. Bien des [Parisiens de
Paris sont des étrangers sous ce rapport.
Paul, instruit par son père, n'était pas de ces Parisiens-
là. 11 aimait son Paris parce qu'il connaissait son passé.
M. Le Carpentier l'avait conduit dans le vieux Paris, et là,
sur place, il en avait évoqué l'histoire. Tous les anciens
édifices parlaient à son cœur. L'épanouissement merveilleux
de cette cité à travers les âges, depuis la boueuse et pauvre
Lutèce jusqu'au Paris s'apprêtant à fêter le centenaire de
la Bévolution, lui paraissait un abrégé de la France elle-
même, et le symbole de ses destinées.
— Begarde, disait Paul à Pierre, un soir qu'ils se trou­
vaient ensemble à la pointe de l'ile Saint-Louis : c'est ici l'île
132 RI CHE ET P A UVR E .

berceau de la grande ville, émergeant entre deux bras de


la Seine ; berceau et navire, à la fois, d'où ses armes et sa
devise : wee yner^M?', « [) flotte sans sombrer w.
Bientôt ce berceau fut trop petit pour ses
enfants ; on colonisa les rives. Vois comme
ils ont grimpé par là (sur la gauche i!
désignait la Montagne Sainte-G ene­
viève), comme ils ont peuplé les deux
rives en aval, nos vaillants ancêtres!
Les enceintes de Paris s'agrandissent et
s'arrondissent à chaque époque : Paris
s'arrêtait ici à l'époque des Normands
(i) m ontrait le pont de la Tournelle) ; il
s'étendait jusqu'à Saint-G erm ain des
Les armes de pa,is smis Philippe Auguste ; autour du
vieux Louvre, on chassait le loup sous
Charles V ; le Louvre de la Benaissance ajoute une viile nou­
velle à l'ancienne; le Pont-Neuf, commencé sous Henri IV,
les unit de sa large plate-form e; puis, sous Louis XIV, la
ville déborde vers le nord : il faut ouvrir des faubourgs,
jeter à leur entrée des portes triom phales, porte Saint-
Martin, porte Saint-Denis ; enfin, après la dévolution et
l'Em pire, les victoires françaises entraînent l'élan de Paris,
PIERRE A PARIS. 133

d'un essor prodigieux, jusqu'à l'esplanade aitière où l'Arc


de Triomphe se dresse dans sa majesté. De Notre-Dame au
m onum ent de la Grande Armée, quelle histoire colossale,
parcourue par la nation à pas de géant! Qui ne serait
transporté d'enthousiasme à la vue des prodiges accomplis
par cette ville dont la gloire n 'a d'égale nulle part ailleurs !
-— Sans compter, dit Pierre, qu'elle a fait autant de bien
au monde qu'elle a acquis de gloire pour son compte.
M. Prosper nous disait, autrefois, que la France avait été
bienfaisante surtout par les idées généreuses qu'elle a ré­
pandues parm i les peuples, et que ses ennemis mêmes lui
sont redevables. Elle aurait été la mère de l'hum anité mo­
derne, comme Athènes et Rome ont été, parait-il, les deux
mères de l'hum anité antique. Je comprenais m al tout cela,
naguère; à Quincy, on se représente difficilement ces
choses. Mais ici, il me semble que toutes ces idées sont des
êtres vivants, et que j'y vois clair comme en plein jour.
— C'est qu'ici, en effet, reprenait Paul, il n y a qu'à bien
ouvrir ses yeux, mais aux bons endroits, par exemple ! Ce
n'est pas aux cafés-concerts que tu apprendras comment la
France a mérité d'être appelée l'institutrice de l'Europe.
RI CHE ET P A U V R E

C'est elle qui a semé les idées de liberté, de tolérance ;


qui a supprimé la première la torture physique ; qui a éman­
cipé la première la race nègre, proclamé l'égalilé de tous
les hommes, et le respect de la personne humaine ; elle en­
fin qui, en prom ulguant les Droits de l'hommo et du citoyen,
non pas chez elle seulement mais pour tous les citoyens et tous
les hommes, établit par là même un lien de fraternité entre
toutes les nations, en dépit des langues diverses, des fron­
tières, des religions et des races. Vois : Paris te fournit en­
core les témoins de ces étapes vers la liberté. Notre-Dame,
ce chef-d'œuvre de l'art français, te représente l'époque où
la plus grande autorité des peuples, et presque la seule, était
l'Église. L'IIôtel de Ville, tant de fois attaqué, brûlé, rebâti,
élargi, représente la force du peuple et sa grandeur crois­
sante. A lui fut ensuite l'autorité principale, et avec justice :
car le domaine de l'Église, c'est l'âm e ; mais le pouvoir tem ­
porel ne doit appartenir qu'aux citoyens. Descends vers
l'ancienne place de Grève : un port de commerce montre
son animation joyeuse là où jadis s'attroupait une foule
cruelle devant le pilori et les malheureux qu'on y exposait.
Va chercher l'emplacem ent de l'ancienne Bastille : à peine
quelques pavés clairs le dénonceront-ils à ton regard. Le
passant indifférent foule aux pieds ce dernier vestige de
la tyrannie et du bon plaisir. Et que s'élève-t-il à la place?
le Génie de la Liberté, qui prend son vol dans les cieux,
une chaîne brisée à la main. Si bien que, de la place de la
Bastille, où plane cet emblème, à la colline du Trocadéro,
où l'industrie moderne étalera bientôt ses merveilles, nous
pouvons compter les étapes de Paris, et celles de la France,
vers l'amélioration de l'hum anité, et vers le bonheur des
temps futurs !
Ainsi conversaient Pierre et Paul, tout en parcourant rue
à rue le quartier du Marais, si fécond en souvenirs, le
vieux Quartier latin, entre le quai Saint-M ichel et l'École
polytechnique, et le lacis des rues bourgeoises qui, de la rue
Saint-Honoré à la place des Victoires, contiennent presque
autant d'histoire que de maisons.
Les vacances de Pâques passèrent avec la rapidité d'une
flèche. Et, quand Pierre rentra dans son village, il s'aperçut
tout à coup qu'il le voyait avec d'autres yeux.

39. — P ierre et Paul à l'Exposition


universelle de 1 88 9 .
Pierre, dis-je, à son retour de Paris, vit tout à coup son
village avec d'autres yeux.
Jusqu'ici il l'avait regardé en enfant ; il l'aim ait sans le
comparer. M aintenant il le regardait en homme ; et il l'ai­
m ait peut-être davantage, parce qu'il le comparait.
11 le voyait à la fois plus petit et plus grand qu'aupara­
vant : plus petit, car la comparaison avec Paris abaissait
tout; plus grand, parce qu'il avait senti à Paris ce qu'est
la vie nationale, et qu'il voyait dans son cher petit village
un élément de cette vie.
Ses regards portaient m aintenant au delà de son clocher.
11 accompagnait par la pensée les denrées qui de son coin
de Brie s'achem inaient vers la capitale ; et les journaux
-136 R I C HE ET P A U V R E .

que ie colporteur apportait tout frais de ]a grande ville lui


semblaient la palpitation même de Paris. 11 devenait plus
attentif au conscrit qui s'en va pour un temps au service,
au soldat en congé qui revient hum er l'air natal entre deux
manœuvres, au fonctionnaire colonial en retraite qui chauffe
ses rhum atism es au soleil en vivant de sa petite pension
si bien gagnée. Tout cela, c'était toujours la vieille France
revivant dans la nouvelle; et l'idée des intérêts généraux
du pays, de la force générale du pays, de ses besoins perm a­
nents et des sacrifices exigés de tous pour le bien-être com­
m un, élargissait m aintenant son cerveau d'enfant et te
rendait supérieur à celui de beaucoup d'honnnes faits.
A quinze ans, il s'était défait, d'un coup, de ce qu'on appelle
« l'esprit de clocher ». Et il n'en aimait que mieux son
village, sa maison natale, son coin de terre. Car le patrio­
tisme local, l'attachem ent à la petite patrie n'est pas du
tout t< l'esprit de clocher ». A utant le prem ier est généreux
et large, autant le second est mesquin et borné. L'am our
est la source de l'u n ; l'envie est la source de l'autre.
Pierre sentait en lui cet épanouissement d'un être nou­
veau. Il se rendit compte aussi que cette métamorphose
était préparée en lui de longue main, et qu'il la devait
presque tout entière à son excellent instituteur. L'élan de
sa nature reconnaissante le poussa aussitôt vers M. Pros­
per, avec une etfusion qui combla le bon maître de conten­
tement.
— Mon brave Pierre, vous me payez en une m inute des
années de soins ; je ne dis pas des années de peine, car je
n'ai eu que plaisir avec vous.
Et là-dessus, Pierre reprit le travail de plus belle.
Paul s'était rem is à l'étude avec non moins d'entrain.
Ces vacances, passées avec Pierre en courses et conversa­
tions perpétuelles, au lieu de le fatiguer l'avaient rafraîchi.
C'est qu'il était de bonne trempe, sous des apparences
plutôt délicates. Nature à la fois tîne et riche, avec dos
nerfs d'acier, il se reposait d'un travail par un autre. Mal­
gré des fatigues passagères, dues à des excès de travail
momentanés, il était, dans le fond, d'une activité infati­
P I E R R E ET P A U L A L ' E X P O S I TI O N . 137

gable. 11 avait, en énergie morale, l'équivalent de ce que


possédait Pierre en force physique et en égalité de tempé­
rament.
Cette énergie lui était déjà bien nécessaire. Dans ses
classes de lycée la lutte devenait plus 'âpre à mesure que les
concurrents prenaient de l'âge. Telle est la loi de la nature
et la puissance d'action de la jeunesse. C'est l'époque des
révélations : tel esprit qui dormait jusqu'à douze ans, se
réveille à treize; tel autre, beaucoup plus tard. Tel, qui était
fermé aux mathématiques, s'ouvre tout à coup, et bondit
du dernier rang jusqu'aux premiers ; tel, qui se croyait
assuré de sa supériorité déjà ancienne, se voit inopinément
distancé, et contraint à des luttes où il n'a pas toujours le
dessus. La classe est en cela l'image de la vie ; mais c'en
est la plus belle image, car les combats y sont toujours
courtois, les victoires justes, et, si les regrets accompagnent
les défaites, du moins il ne s'y mêle aucune am ertum e.
Dans les luttes loyales, vainqueurs et vaincus restent des
amis ; et les résultats des concours, en séparant les
couronnes, ne divisent pas les cœurs.
Paul luttait donc, à la française, avec allégresse et bonne
hum eur, tandis que le bon Pierre s'enfoncait dans des lec­
tures et des songeries interminables.
Vint l'été, et avec lui la suspension des études. Pierre
reçut les félicitations du maire de Quincy, pour son zèle au
cours d'adultes, où son exemple avait entraîné tous les
autres. Et Paul, à la lin de la seconde, moissonnait presque
tous les prix de sa classe à Louis-le-Crand, et un beau
premier prix de version latine au Concours général. Le prix
de mathématiques et celui de dessin étaient au nombre de
ces succès : l'aptitude au dessin s'était notam ment révélée
d'une façon soudaine chez Paul; et, m aintenant, il portait
toujours sur lui un petit carnet qu'il couvrait de croquis.
H avait hérité cette faculté de son père. L'ancien ingénieur,
qui commençait m aintenant à vieillir, mais qui n'en tra­
vaillait pas moins comme un jeune homme, eut le cœur
réchauffé par ces succès qui dépassaient toutes ses espé­
rances, et crut voir à nouveau lui sourire l'avenir.
138 R I C HE ET P A U V R E .

Cependant, l'Exposition universelle s'était ouverte. —


Le 8 mai 1889, à Versailles, le Président Carnot, porteur
d'un nom trois fois illustre, l'avait inaugurée avec de nobles
paroles. En juin-juillet elle achevait de s'organiser. Elle
battait son plein au 1" août, lorsque les écoles et les lycées
déversèrent leur jeunesse sur Paris en féte.
Alors commença, pour Pierre et Paul, un mois do véri­
table liesse, qui fit époque dans leur vie.
Dès l'entrée, parla Porte monumentale, de Binet, Pierre fut
saisi d'éblouissement. Cette foule incalculable le transportait ;
le bariolage des architectures, des langues, des costumes,
le plongeait dans une stupeur admirative.
Mais c'est l'Europe à Paris !
— Dis plutôt l'univers à Paris, rectifia
Paul. Ce n'est pas un tour d'Europe seule­
m ent que nous allons nous offrir pour un
simple ticket, c'est bel et bien un tour du
monde !
— Mais c'est une féerie! une féerie qui
serait vraie. Quelle est donc la baguette
d'enchanteur qui a rassemblé en un clin d'œil, sur lés rives
de la Seine, ceB merveilles em pruntées à toutes les nations?
— Tu connais cette baguette, dit Paul en souriant. C'est
le talent de l'ingénieur, de l'architecte, du constructeur,
du mécanicien. Joins à cela le goût français, et tout s'ex­
plique.
— Ah ! être constructeur, avoir cette puissance, pou­
voir, avec de simples barres de m étal...
En ce moment, ils arrivaient, par le pont d'iéna encom­
bré d'une houle humaine, en face de la Tour Eiffel. Pierre
poussa un véritable cri :
— Le voilà ! le voilà, mon réve !
11 demeurait comme pétrifié, bouche ouverte.
— Oui, dit Paul après un silence, quand il eut partagé
l'adm iration de son ami. C'est là le germe de l'architecture
de l'avenir, peut-être. Mais cette tour ressemble plutôt
à une gageure qu'à ta solution élégante d'un problème.
J'aim e mieux, pour ina part, de simples machines, car alors
P I E R R E ET P A U L A L ' E X P O S I T I O X . 130

la beauté réside dans l'adaptation parfaite des organes. Et,


quoique rien n'v vise à l'art, l'art y est partout.
— Des machines, en verrai-je beaucoup? demanda Pierre
avec une sorte d'émotion.
— Sois tranquiile, dit Paul avec un sourire. Elles sont
reines, ici. La machine n'est-elle pas l'im pératrice de l'in­
dustrie ? Regarde cet immense bâtim ent, cette galerie
colossale, dont la construction est elle-même une merveille.
C'est la Galerie des
Machines. Là tu verras
toutes les machines du
monde, américaines et
françaises, anglaises et
allemandes, fraternel­
lement rangées côte à côte et se disputant pacifiquement le
prix du progrès. Toutes m archent, roulent, sifflent, tapent,
broient, pilent, trépident, ébranlent, soufflent, halètent,
gémissent, crient; c'est l'enfer des oreilles, l'épouvantail
des bourgeois, — mais c'est le paradis de l'ingénieur.
— Allons vite ! dit Pierre.
Et ils entrèrent dans la vaste gâterie, où ils demeurèrent
en contemplation devant les monstres d'acier, jusqu'à la
nuit tombante.
Les jours suivants, ils explorèrent les galeries où étaient
exposées les plus récentes découvertes de la science. Paul,
sans rien dire, suivait un plan raisonné que son père lui
avait indiqué. Ils passèrent ainsi de la machinerie générale
à la machinerie spéciale ; des forges du Creusot aux inven­
tions techniques destinées à perfectionner la défense natio­
nale sur terre et sur mer : canons à tourelle, blindage des
navires, torpitles, etc. Le prem ier sous-marin, qui évoluait
alors sur la Seine, les intrigua vivement. L'automobilisme,
aussi à ses débuts, les captiva pas ses promesses; et de
même les ballons dirigeables, qui entraient déjà dans la
voie du perfectionnement, et perm ettaient de poser enfin le
problème de l'aviation. La téléphonie, la télégraphie sans fil
qui commençait à faire parler d'elle, excitèrent au plus haut
point leur curiosité. Mais ce qui ouvrit le champ le plus
RI CHE ET P A UVR E .

vaste à leurs jeunes imaginations, ce fut l'électricité et les


merveilles de la lumière, enfantées par le génie d'Edison.
Ces torrents de clarté instantanée, ces gerbes projetées dans
l'espace du haut de la Tour Eiffel, le Palais du Trocadéro
ruisselant de lampes électriques les soirs d'illum iuation, le
Château d'eau transformé en cascade de lumière électrique,
les Fontaines lumineuses irisées et diaprées d'un arc-
en-ciel de nuit mille fois plus éclatant que l'arc-en-ciel de
jou r; toute cette fantasmagorie transportait les deux amis
dans une sorte d'Orient magique de la science, et faisait de
cette partie de l'Exposition un rêve des eif Mue
— Yoilà, dit Paul, l'état d$ la science en 1889. On ne
peut s'empêcher de trouver que nous avons été bien loin,
pour des hommes. Et, quand on pense que les deux élé­
ments qui résistaient encore à notre conquête, l'eau et l'air,
vont probablem ent être vaincus : l'un par le sous-marin et
l'autre par l'aéroplane, on ne peut qu'être fier de ce titre
d'homme, qui est synonyme de raison, de pensée, et de
découvertes hardies. La Science a encore ceci d'admirable
qu'elle est commune à toute l'hum anité, et qu'en définitive
elle rapproche les hommes, puisque tous profitent de ses
progrès. 11 n'y a pas une science du Nord et une science du
Midi, une médecine de France et ulie médecine d'Angle­
terre. Aussi, quand un vrai savant fait une découverte,
P I E R t i E ET P A U L A L ' E X P OS t T t OX . m

au Heu de i'exploiter seul pour s'enrichir, H en divuigue le


secret pour augmenter le bien-être de l'hum anité entière.
— Oui, dit Pierre. Ainsi, le médecin anglais Lister; ainsi
nos Chevreul, nos Pasteur et nos Berthelot.
— C'est cela même, dit Paul. Mais aussi, pour cette
raison, on distingue moins bien les nations les unes des
autres, dansces résultats généraux delà science. Xousvenons
de voir ce qui est Mmuerse/, et comme anonyme, dans cette
Exposition Si tu veux, nous allons m aintenant
étudier ce que chaque nation offre de particulier. Nous
commencerons par les pavillons que chacune d'eiles a érigés
sur la rive gauche de la Seine...
— J'allais justem ent te demander de voir ce <( quai des
Nations M, dont on parle tant.
Pierre et Paul s'y dirigèrent, et consacrèrent une journée
à chacun des principaux pavillons. C'est qu'il y avait à
apprendre, pour Pierre surtout ! Dans ce livre vivant des
nations, il lut avec avidité. Les architectures si tranchées
de ces divers peuples lui furent une révélation : ici, l'italie,
sous la forme d'un palais rappelant Saint-M arc de Venise;
là, la Belgique, avec le beffroi des vieilles cités du Nord;
ici, l'Espagne, avec l'élégance sévère de ses « patios x et de
son ornementation dite c plateresque " ; là, la Grèce et la
Serbie, abritées sous les iines coupoles de leurs édiSces
religieux, où la pierre se marie à la brique; ailleurs, )a
Norvège, avec les ingénieuses charpentes de ses sapins
séculaires, et ses clochetons à jour. Bref, l'Europe et l'Amé-
RI CHE ET P A U V R E .

rique, l'ancien et le nouveau monde, représentés en rac­


courci, et symbolisés par l'architecture propre à chaque pays.
Quand les deux amis se l'urent rassasiés de ces contem­
plations multiples, M. Le Carpentier ordonna trois jours de
repos. Il les emmena à Saint-Germ ain-en-Laye, en pleine
forêt, pour renouveler l'air de leurs poumons, et calmer leur
lièvre. D'ailleurs, le soir, du haut de la terrasse de Saint-
Germain, ils avaient sur Paris la magnilique vue qu'offre
ce point unique, et les illuminations de la capitale étaient
encore sensibles à leurs yeux.

40. — Pierre et Paul à l'Exposition universelle


/m j.
Us revinrent.
— Cette fois, dit Paul, c'est la France qu'il faut étudier.
Tu as vu la science en général, et les nations en particu­
lier. Voyons quelle ligure fait-la France auprès des autres
peuples. Toutefois, pour être juste, n'oublions pas que la
France a pu faire sa démonstration plus complètement que
les autres nations.
— Naturellement, fit Pierre, puisqu'elle était étiez elle,
puisqu'elle recevait les autres, et qu'elle avait tout sous la
main. Va, va, je tiendrai compte de la proportion. Montre
seulement.
Paul montra. Et Pierre, à chaque visite, admirait davan­
tage. Et ni l'un ni l'autre ne se lassait, car ils jouissaient
secrètement de voir s'affirmer, en beaucoup de points, la
supériorité du génie français. Certes, ils sentaient la riva­
lité de l'Allemagne, l'esprit pratique des inventions an­
glaises, la force colossale des États-U nis, l'ingéniosité
italienne, l'habileté et la sagesse de la petite Suisse. Mais
l'élégance des choses françaises, à quoi la comparer?
Zurich exposait de jolies rubaneries de soie, mais le goût
des soies de Lyon n'éclipsait-il pas tous les produits simi­
laires? Le meuble moderne pouvait être plus cossu en Alle­
magne, et faire plus d'elfet : le meuble parisien n'était-il
PIERRE ET PAUL A L'EXPOSITION, 1-,3

pas pius joli? Quant au meuble ancien, à la décoration de


tout ordre, rien n'était comparable à nos productions, et
l'exposition « rétrospective » le prouvait bien. Jusque dans
la forme d'une voiture, le galbe d'un outil, la façon d'un
vase, la coupe d'une robe, le goût de l'ouvrage français
accusait sa supériorité. Dans toutes les industries et les
créations de grand luxe, cette supériorité sautait, aux veux.
En définitive, le grand vainqueur, dans cette joute inter­
nationale, c'était l'ouvrier français et l'esprit français. A
l'ouvrier le triom phe du tour de m ain, et l'élégance du
détail ; à l'esprit national le triomphe de la conception claire
et de l'organisation élégante. Le pavillon de la Ville de Pans
symbolisait l'un et l'autre.
Aussi, quand les deux amis, un peu las de leurs courses
multiples, quittèrent définitivement l'Exposition pour se
rem ettre de tant d'émotions variées, eurent-ils le même
mouvement d'effusion et de reconnaissance : ils vinrent
serrer les mains de M. Le Carpentier, qui avait pourvu
à tous leurs désirs et même à toutes leurs fantaisies.
— Merci, mon père, dit simplement Paul. Jam ais je
n'oublierai ces vacances, parce que jam ais je n'ai senti plus
profondément le bonheur d'être Français.
— Et moi, dit Pierre, jam ais je n'ai mieux senti que, si
je deviens un jour quelque chose, c'est à l'am itié de Paul
que je le devrai.
— Par exemple ! protesta Paul.
— Paul te doit aussi beaucoup, mon brave Pierre, rec­
tifia M. Le Carpentier. Au total, je crois que vous êtes
m aintenant quittes. Mais il ne s'agit pas d'établir de tels
comptes. Ces émotions ont encore davantage rapproché vos
cœurs. Vous avez m aintenant l'étoffe de deux vrais bons
citoyens, et de deux frères. Que ce soit désormais entre vous
à la vie à la mort, et vive l'avenir ! Je ne crains plus rien
pour l'un ni pour l'autre.
Et l'on se sépara. Paul alla chez son grand-père, en Bre­
tagne, achever ses vacances, et Pierre retourna au village,
pour aider son père aux travaux des champs.
RI CHE ET P A U V R E

41. — Les étapes de Jacques Couvreur.


Pierre, avons-nous dit, acheva les vacances en aidant
son père aux travaux des champs.
Jacques Couvreur, en effet, était devenu propriétaire,
grâce à son travail. Pendant qu'il était simple ouvrier au
four à chaux, et que la Morinette manœuvrait le battoir à
tour de bras pour les notables du village, il avait économisé,
sou à sou, de quoi acheter la petite maison dont il était

locataire. La pension fournie par les parents de Paul


avait ensuite mis le ménage à l'aise. La Morinette avait
déposé le battoir, ou ne le maniait plus que pour son
compte. Mais l'ordre régnait toujours, et la dépense était
inférieure aux recettes. On économisait, m aintenant, pour
réaliser le réve de tout paysan français, — avoir de la terre à
soi, et pouvoir dire : « Mes fruits, mon blé, mes légumes H.
L'am our de la petite propriété est plus qu'un penchant na­
turel à l'hom me, il devient souvent une source de vertus,
par les efforts et les sacrifices qu'il exige. En outre, il satis­
fait la plus légitime des ambitions, celle de féconder une
partie du sol qui nous a vus naître, et de laisser à nos en­
fants un peu plus qu'on n'a reçu de ses propres parents.
Jacques Couvreur, depuis longtemps, on l'a vu, homme
LES É T A P E S DE J AC QUE S C OU V R E U R . us

de conRance de son patron, et son second dans la petite


usine, était donc propriétaire. J1 semait, labourait, plantait,
moissonnait. It avait, suivant l'usage de Seine-et-M arne,
un pen de vigne et de cassis, mais surtout du blé, de
l'avoine, et pas mal d'arbres à fruits, dont il faisait de la
boisson et du marc. Quant aux légumes, le jardinet qui
entourait la maisonnette de Quincy les fournissait; c'était
le domaine propre de la M orinette et de Claudine.
Toutefois, ces acquisitions avaient entrainé Couvreur un
peu loin, malgré sa prudence. La terre avait été achetée
bon marché, et Couvreur l'avait payée rubis sur l'ongle.
La mise en valeur, l'achat du matériel de labour, la m ain-
d'œuvre, dépassaient un peu les calculs du brave homme,
sans d'ailleurs l'inquiéter. La M orinette, très sage, conseil­
lait de se lim iter :
— Pour l'instant., tu as plus de terre que tu n'en peux
labourer. N'en cultive d'abord qu'un lopin; tu cultiveras
le lopin suivant quand le prem ier aura rapporté.
—- Laisser une partie de mon bien en friche ! Tu n'v
penses pas ! Vois-tu l'effet, que cela produirait dans le pays !
Et mes ouvriers de l'usine (Il disait déjà : « mes H ouvriers.)
se gausseraient de moi, en disant, que j'ai eu les yeux plus
que le ventre.
— Mais, si nous nous laissons entraîner? si le travail
chôme à l'usine? si...
— Que de si!... Il s'agit seulement de quelques avances
à nous procurer, et qui seront gagées par la terre. En deux
récoltes ce sera remboursé, et dès lors toute la terre pro­
duira, et ne produira que pour nous. Ma paye augmente
tous les ans, et régulièrement je puis tabler là-dessus.
Quant au chômage, est-ce qu'on chôme jam ais, dans la
chaux? Cesse-t-on de bâtir, de crépir, de mouler, de chauler ?
Va, va, je suis aussi prudent que quiconque, et tu sais si
j'aim e à être endetté ! Mais il faut ce qu'il faut, et certains
cas sont majeurs. Laisse-moi faire, m a bonne femme.
Ai-je si mal mené la barque, jusqu'ici? ajouta-t-il avec un
rire cordial.
— Non, non ! Rt la Morinette avec un regard de recon-
RICHE ET PAUVRE. 7
R I C HE ET PA UVR E .

naissance. Fais donc, mon homme, à ton idée. Pourtant,


moi, ça me taquine, et je ne comprends pas un proprié­
taire em prunteur.
Ainsi parlait-elle, dans son grand bon sens.
Jacques Couvreur ht un léger em prunt hypothécaire au
Crédit foncier, défonça son champ tout entier, fuma, sema,
et eut une première très belle récolte. Dès la fin de l'année,
i! avait rem boursé un tiers de son em prunt. EL en outre,
il était outillé.
— Tu vois i dit-il à ia Morinette, qui fut dès lors à peu
près tranquillisée.
C'est sur ces entrefaites que Pierre rentra de Paris, la
téte remplie de projets. Il par­
lait à son père des merveilles
qu'il avait vues, et Couvreur
sentait sous ses propos percer
une ambition qui peu à peu le
gagnait lui-même. Il rum ina
seul quelques jours, puis eut
une longue conversation avec
l'instituteur; et enfin, un beau
m atin, il m it ses meilleurs ha­
bits, qu'il protégea d'une blouse
neuve, et se campa devant la
Morinette étonnée :
— Voilà, femme ! je vais à Paris.
— Paris !...
L'assiette que la femme frottait lui échappa, et se brisa
sur le carreau.
— Et pourquoi faire ?
— Je vais causer avec M. Le Carpentier, au sujet de
notre 61s.
— Tu es un brave homme de père, toi ! s'écria 1a Mori­
nette. Va, Jacques, tu ne saurais rapporter de chez M. I^e
Carpentier qu'un utile conseil. Tu as décidément de bonnes
idées, toujours!
Deux heures après, il sonnait rue de Miromesnil.
— Vous voilà, Couvreur ? fit M. Le Carpentier, sans
OUE F A I R E DE MON F I L S ? 147

laisser paraître le moindre étonnem ent. Votre visite ne me


surprend pas. Je m 'y attendais tous !es jours. Vous venez
parler de Pierre avec moi ?
Couvreur demeurait stupéfait.
-— Vous m'attendiez ?
Eh ! sans doute. Aous devez être embarrassé de diri­
ger un grand garçon si bien doué, et qui a joliment gagné
en intelligence depms un an, ailez!
— Ah ! vous avez vu ça, vous aussi, dit Couvreur d'une
voix un peu étrangiée. L 'instituteur m 'en a dit autant fus-
qu ici, j'ai pu le suivre, cet enfant. M aintenant, je ne peux
plus tenir pied. Je sens qu'il me dépasse. J'en suis iier
bien lier, pour sûr, mais un peu gêné, et même un peu in­
quiet, tout de même. Et alors, comme je vois que la tête du
petit travaille, et que je crains qu'ii n'arrive à se tourm en­
ter, je venais vous demander un conseil le cœur sur la
m ain, comme à un ami, si vous permettez ce mot.
— Si je le permets !... Mon ami Couvreur, votre conBance
me touche beaucoup, et votre sollicitude prouve que vous
êtes de ces pères qui ne sont jam ais « dépassés » par leurs
entants, parce qu'ils ont tout prévu pour eux. Et je vous
prouverai, moi, mon amitié en vous répondant en toute
sincérité. Ou piutôt, je ne vous réponds pas, pour com­
mencer, je vous interroge.

42. — Çue faire de mon R!s ?


— Ami Couvreur, que vouiez-vous faire de votre Ris?
— J'allais justem ent vous le demander !
M. Le Carpentier sourit.
— Peut-être, si vous ne savez pas ce que vous voulez
ifure de Pierre, savez-vous mieux ce que vous ne vouiez pas
en faire ? ^
— Sûrement.
Aiors, je vais tourner autrem ent ma question. Vouiez-
vous en faire ce qu'on appelle « un monsieur a ?
148 RI CHE ET P A U V R E .

— Jamais ! lança Couvreur impétueusement. H n'y a, je


crois, que trop de K monsieurs H, et je serais désolé que
mou Mis en augm entât le nombre. Un pays n'a pas besoin
de « monsieurs o, il a besoin d'hommes, et d'hommes utiles.
Je veux que mon garçon soit un homme, et un homme utile.
— Alors, pour vous, un t< m onsieur H est un inutile?
Qu'est-ce donc pour vous qu'un K m onsieur a ?
— J'appelle <t un monsieur H un homme qui se croit
supérieur aux autres parce qu'il a de certaines manières
réputées élégantes; ou encore, celui qui a une instruction
non pas de fond, mais de forme et de luxe. J'appelle encore
Mun monsieur « un homme qui tire vanité d'une fonction,
d'un titre, d'une occupation ; qui croit qu'il vaut par ce qu'il
fait et non par ce qu'il est; qui est utile peut-être, mais
sans le faire exprès et en dédaignant ceux dont il s'occupe ;
pour qui la société n'est pas une association d'hommes
égaux avec des moyens inégaux, mais une hiérarchie de
supérieurs et d'inférieurs; qui a enfin plus d'intelligence
que de cueur, plus de savoir-faire que de conscience ; qui
tlatte son chef, méprise son subalterne, et, quoique né
Français, homme et libre, n'est ni vraim ent citoyen par
trop d'égoïsme, ni vraim ent homme par trop d'orgueil, ni
vraim ent libre par trop de calcul et do désir d'arriver. Voilà
ce que j'appelle a un monsieur ". Je puis me tromper;
mais, d'après le peu que j'ai vu et entendu, il y en a beau­
coup de cette espèce dans ce que l'on appelle la classe des
fonctionnaires, et dans les carrières soi-disant « libérales H.
— Vous exagérez, sans doute. Peut-être ne savez-vous
point tout ce qu'il y a souvent de dignité, de désintéresse­
ment, de vertu même chez un magistrat, un fonctionnaire
civil ou m ilitaire, un...
— Pardonnez-moi ! Un magistrat qui n'est que magis­
trat, et qui a la justice écrite dans l'âm e, je le respecte ; un
avocat, épris de la vérité au point de lui sacrifier son inté­
rêt, je l'admire ; un professeur imbu de son rôle d'éduca­
teur jusqu'à l'épuisem ent de ses forces, je le vénère ; un
officier, esclave du devoir jusqu'à l'immolation muette,
obscure, de sa vie, je le considère comme un héros ! Mais
ie magistrat épris d'avancement., J'avocat épris d'argenf, Je
professeur politicien, l'officier enfin, ne m 'inspi­
rent que du dégoût ! Si Pierre devait être un de ceux-là, je
maudirais le zèfe qui m 'a fait le vouloir plus instruit que
moi. Pourtant, je lui devais une instruction supérieure à fa
mienne, puisqu'il appartient à un temps plus instruit que le
mien. Qu'il marche donc, qu'il se développe, mais suivant
la loi de son progrès normal et naturel. Qu'il a?-)'t*üe ainsi,
soit; il ne sera, en ce cas, ni un inutile, ni un déclassé.
— Qu'appelez-vous un déclassé, et comment Pierre se
déclasserait-il s'il m ontait dans
l'échelle sociale ?
— 11 y a les déclassés d'en
haut, comme il y a les déclassés
d'en bas. Certains se déclassent
en voulant grimper, d'autres
en se laissant dégringoler. Un
déclassé est pour moi un homme
qui, né avec les qualités d'un
certain rang, les a perdues par
sa faute, et s'est laissé tomber
dans les rangs inférieurs; ou
qui, ayant monté trop vite plusieurs échelons, est dépaysé
dans sa nouvelle sphère et y paraît un intrus, comme serait
un homme en sabots dans un salon. Celui qui tombe, du
moins, a la pitié de ceux qui l'ont vu choir. Celui qui monte
sans scrupules a le mépris de ceux qu'il délaisse ; car, en
général, il dédaigne lui-m éme ceux parmi lesquels il vivait
avant son ascension. Je veux que Pierre nous dépasse,
mais je veux qu'il continue à aimer ce qu'il dépasse. Mon­
ter, mais se souvenir; s'élever sans se détacher; aimer
davantage ce dont on s'éloigne, à mesure qu'on le voit de
plus haut ; voilà, à peu près, comment je comprends le
progrès de chaque génération ; voilà comment je voudrais
voir Pierre grandir. C'est vous dire, en un mot, tout ce que
je repousse comme indigne et de lui et de moi.
La voix de Couvreur montait, dans le grand cabinet
clair, encombré de cartons et de plans. M. Le Carpentier.
RI CHE ET P A UVR E .

ému, écoutait et admirait l'éloquence instinctive de ce


pavsan. H y sentait vibrer le sens intime de la race. Le
simple enfant du peuple ne devient-il pas éloquent lorsque
la nature et la raison parlent en lui, lorsque le cœur lui
monte aux lèvres ? — Il y eut un silence.
—- Cette fois, je vous entends, dit M. Le Garpentier.
Vous désirez que votre Ris s'élève socialement, mais sans
soubresauts. Et vous voulez que son cœur suive la même
marche que son esprit. Vous souhaitez, pour son esprit
comme pour son cœur, non pas un changement de nature,
même soi-disant avantageux, mais une suite et un progrès
naturels dans le même sens, un développement homogène,
un épanouissement. Même, si je vous comprends bien, le
progrès moral passerait, pour vous avant le progrès m até­
riel. Et vous préféreriez voir Pierre un peu moins haut
placé, mais plus attaché à ses parents, à son village, à son
passé do paysan, plutôt que de le voir au pinacle mais
médiocrement reconnaissant envers ceux qui l'auraient fait
ce qu'il est. Me trom pé-je?
— Vous ne vous trompez point ; et je vois même plus
clair dans mes idées, à travers vos paroles.
— G'est donc un idéal d'homme et de citoyen que vous
vous proposez d'atteindre, plutôt que telle ou telle position.
Vous voulez faire de Pierre un homme complet, mais sem­
blable au Pierre actuel, seulement en plus grand et en
plus achevé. Car il est très bien tel qu'il est, ce brave
enfant, et il serait, dommage qu'on en gâtât le patron en
prétendant le corriger.
— Sans doute, répondit Couvreur, qui écoutait avide­
ment, l'œil subitement humide.
— A ce compte, je crains d'avoir d'abord mal posé la
question, en disant : « Que voulez-vous faire de votre fils? o
Le monde est plein de parents déçus et de Ris échoués,
parce que les uns ont voulu faire et les autres ont laissé
essayer sur eux ce que la nature ne comportait pas. On ne
/'a?'% pas un avenir comme on bâtit une maison, sur me­
sures. Surtout, ce n'est pas le goût des parents qu'il importe
de consulter en cette affaire, mais les aptitudes de l'enfant.
QUE F A I R E DE MON F I L S ? loi

— A coup sûr, dit Couvreur, qui voyait où M. Le Carpen-


tier voulait en venir.
— La question à poser est donc celle-ci : « A quoi votre
Sis vous paraît-il le plus propre? a Car de la réponse
dépend non seulement sa réussite dans la vie, mais encore
son bonheur. On est heureux en pratiquant le métier qu'on
aime, et le métier qu'on aime est celui qui satisfait aux
besoins impérieux de notre nature. Or, si le travail est le
premier devoir de l'hom me,
le droit au bonheur par un
travail bien adapté est comme
la conséquence de ce devoir.
Vous me suivez bien?
-— A merveille! D'ailleurs,
c'est si simple! Un père de­
mande d'abord que son 31s
soit heureux, et il ne peut
l'étre que par l'exercice de
8es meilleures facultés. C'est
de sa satisfaction qu'il s'agit.,
non de la nôtre; c'est sa vie que Pierre vivra, non la
mienne. Je vous comprends, achevez.
— C'est donc en face de la nature de Pierre qu'il faut
nous placer, en abdiquant toute préférence personnelle. Et
ce qu'indiquera cette nature, nous le suivrons, puisque cette
nature est bonne.
— Bravo ! s'exclama Couvreur. Cette fois nous voilà
orientés. Ah ! que je suis content d'être venu ! La Morinette
me le disait bien, que...
A ce mom ent la cuisinière entra : le déjeuner était servi.
— A table ! dit M. Le Carpentier. Voilà le terrain déblavé.
Nous reprendrons cette conversation au café. Vous devez
avoir faim, au reste : le voyage et la discussion, cela creuse.
— J'avoue avoir grand appétit, dit Couvreur en riant.
Et il lit largement honneur au déjeuner.
R I CHE ET PAUVRE .

43. — Que faire de mon fils? et /îw).


Le déjeuner pris, et le café tranquillem ent savouré, la
conversation recommença de plus belle.
— C'est moi, dit M. Le Carpentier, qui vais m aintenant
vous parler de Pierre. Je vous dirai d'abord comment je le
vois. Si je me trompe, vous rectifierez.
-— J'écoute.
— Pierre, que j'ai observé à Paris et comparé à loisir avec
d'autres jeunes gens de ma connaissance, Pierre est un en­
fant remarquable, mais dans un ordre d'idées tout pratique.
Ce qu'il comprend à merveille, c'est ce qui se voit, ce qui
se touche, ce qui a trait à la matière, ce qui est concret,
enfin. Son petit cerveau est un mécanisme qui opère très
bien sur des réalités, mais qui ne fonctionne plus dès qu'il
opère sur l'abstraction pure. Donnez-lui un problème por­
tant sur des objets connus de lui, et vérifiables, if le résou­
dra par la force de son bon sens. Exposez-lui une théorie,
où des raisonnem ents purs s'enchaînent à d'autres raison­
nem ents, à la quatrième phrase il perdra pied et, ne pourra
plus suivre. Rappelez-vous avec quelle promptitude il a
saisi le mécanisme des opérations arithm étiques, que)
exact calculateur il faisait, et pourtant avec quelle peine il
comprit la théorie de la multiplication et de la. division !
Rappelez-vous comment il saisit à première vue les élé­
ments de la géométrie, absorba en se jouant les prem iers
théorèmes, et s'arrêta net, dès que les théorèmes devinrent
un peu compliqués.
— C'est vrai t dit Couvreur frappé.
— Pierre, reprit M. Le Carpentier, est un esprit net,
solide, mais uni, sim ple; capable de beaucoup de travail,
doué d'ordre et de mémoire, mais n'ayant que peu d'intui­
tion, peu d'imagination, et qui se falàgue vite à l'effort de
la pensée toute pure. 11 est donc limité de ce côté, comme
nous le sommes tous par quelque endroit. En revanche, il
a au plus haut degré la faculté pratique, c'est-à-dire qu'il
applique merveilleusement le principe qu'il vient de saisir.
QUE F A I R E DE MON FI LS? 153

Je ne parie pas seulement de son habileté manuelle, qui


est déjà un indice. Rappelez-vous sa petite pompe en bois,
qui fonctionnait si bien, et où il vérifiait un principe de
physique; rappelez-vous surtout que vous le surprîtes, dans
votre champ, m esurant la terre avec un m ètre, et faisant
des calculs sur un morceau de papier.
— Oui, dit Couvreur. Il me disait qu'il vérifiait un cas
«d'équivalenceH des triangles. IHui semblait, à voir les /ï<7 Mres
de son livre, que deux triangles d'apparence si inégale ne
pouvaient s'équivaloir, et il cherchait la preuve, le m ètre
en main, par terre. Je me rappelle même que je me mo­
quai un peu de lui, lui deman­
dant s'il croyait que les livres
d'enseignem ent disaient faux,
ou s'il comptait vérifier tout
leur contenu !
— Vous eûtes tort de vous
moquer, ami Couvreur. Cet es­
prit avait besoin de certitude,
et la certitude pour lui n'est que
dans ce qu'il peut vérifier. Et,
sûr après cette épreuve que la
réalité dém entait parfois les
apparences, et que le livre disait vrai, il a été convaincu
une fois pour toutes, et n'a pas recommencé depuis.
— Vous m'expliquez Pierre mieux que je ne me l'expli­
quais à moi-même, et je sens bien la supériorité de votre
observation. Mais où cela nous m ène-t-il ?
— D'abord à vous approuver, mon cher Couvreur, de
n'avoir pas été tenté d'envoyer cet enfant dans un lycée,
pour y faire des études soi-disant supérieures. Ses dons
naturels ne sont pas de ceux que développe l'étude des lan­
gues anciennes ou modernes; les lettres ne sont pas le fait
de Pierre ; et quant aux sciences, il se serait épuisé eh
efforts sans arriver bien liant. Votre instinct ici vous a bien
servi ; et il est rare que l'instinct d'un bon père le trompe.
-— Mais alors, mon fils est borné? Il n'arrivera à rien!
11 y a un abîme entre le mien et le vôtre...
RI CHE ET P A U V R E .

— Doucement, j'y viens ! dit M. Le Carpentier. Nous


sommes tous <t bornés H, c'est-à-dire limités, mon cher
Couvreur. Dans le champ de l'étude ou de la science (c'est
la même chose), chacun a sa borne : les uns l'ont au nord,
les autres au midi, à l'est, à l'ouest. Ceux qui n'ont aucune
borne sont les esprits universels, les génies. Pierre n'est
pas un génie; Paul non plus. Paul est borné, ou limité,
comme Pierre; mais il l'est exactement dans le sens op­
posé. La pratique, l'application aux choses concrètes, le
rebutent, l'ennuient; la théorie, l'abstraction pure, l'atti­
rent. Je le vois mordre à l'algèbre et aux hautes m athém a­
tiques avec un goût surprenant. Mais ni l'esprit de Pierre,
ni celui de Paul, ne sont universels ; il faudrait les
verser l'un dans l'autre, pour avoir un cerveau scientitique
complet. Ils ne sont donc pas inférieurs l'un à l'autre ; et,
quoique les qualités de Paul se rencontrent, peut-être plus
rarem ent que celles de Pierre, elles ont mutuellem ent besoin
d'être fécondées ou secourues les unes par les autres. Ainsi,
en supposant que leurs deux esprits atteignent leur plein
développement, il pourra arriver ceci : Paul fera une décou­
verte théorique, mais qui restera sur le papier et dont, il ne
tirera rien ; et Pierre dégagera de cette découverte le prin­
cipe pratique, l'appliquera aussitôt, et réalisera un progrès
immédiat qui, dans l'ordre de la fabrication ou de l'in­
dustrie, servira à tous, et pourra le conduire à la for­
tune...
— Comme vous, par exemple, avec la machine rotative
que vous avez perfectionnée, et qui vous à rapporté gros,
dit-on.
— C'est exact, dit en souriant M. Le Carpentier. 11 est vrai
que, si elle m 'a rapporté gros naguère, elle me rapporte
menu m aintenant; ou plutôt elle me ruine, ou à peu près.
— Gomment est-ce possible ?
— Parce qu'elle est dépassée aujourd'hui, ma machine !
Toute invention est dépassée par l'invention qui la suit.
H en faut une nouvelle pour ia relever; sinon... Tenez,
toutes les machines que j'avais fait faire en prévision de la
vente courante me restent sur les bras ; l'usine que je com­
QUE F A I R E DE MON F I L S ? 18S

manditais pour leur fabrication chôme ; bref, avec toutes


les apparences de la richesse, je ne suis rien moins que
riche aujourd'hui; mais heureusem ent j'ai de l'énergie, j'ai
repris le travail, et j'aurai bientôt mon fis.
— Cher monsieur Le Carpentier, quelle
vie que la vôtre, dit Couvreur pensif, et quelle
démonstration de la lutte nécessitée par le
progrès !
— Mais il ne s'agit pas de moi, reprit
M. Le Carpentier. Il s'agit de Pierre. Il faut
déterminer m aintenant les moyens par les­
quels se développeront ses qualités propres,
sans perte de temps ni d'efforts.
— C'est cela même.
— Vous êtes en mesure de faire pour son
instruction complémentaire quelques sacrifices d'argent?
Car if en faut un peu; il en faut toujours plus ou moins,
en ce cas.
— Oui, et non.
Couvreur s'expliqua. Il raconta son achat, de terrain, ses
travaux, son em prunt, la répugnance de la Mo­
rinette, son rem boursem ent partiel, ses espoirs
prochains.
M. Le Carpentier écoutait avec quelque in­
quiétude.
— Vous avez été, dit-i], à mon sens,
im prudent, et c'est la Morinette qui était dans
le vrai. Néanmoins, comme dans un an il y a
chance que vous soyez complètement acquitté,
ou presque, nous pouvons tabler là-dessus et
poursuivre notre propos. Voici le plan que je
vous soumets ; faites préparer Pierre cette année
en vue du concours de l'École des Arts et Métiers
de Chàlons. Laborieux comme il l'est, une année doit lui suf­
fire. L'instituteur vous aidera, mais il faudra lui adjoindre
un ou deux maîtres de Mcaux, que je vous indiquerai.
Pierre ira prendre ses leçons à Meaux, cela le promènera, et
le sortira un peu de ses livres. Si je calcule bien, dans un
RICHE ET PAUVRE.

an Pierre sera admis à l'école, dans quatre ans il on sor­


tira ; il va sur ses seize ans : à vingt ans votre iils aura déj à
sa position faite, ami Couvreur, alors que le mien entrera
à peine dans l'école de son choix, Centrale ou Polytech­
nique, j'ignore encore laquelle.
— Mais aussi, quelle différence de carrière, pour l'a­
venir !
— C'est encore une erreur. Cette différence n'est pas tclte
qu'on le croit. Cela dépend beaucoup du sujet, et de ce qu i)
?'eHo! par la suite. En France, voyez-vous, on a trop la
superstition des écoles et de leur hiérarchie. La science
peut se prendre par tous les bouts, et les écoles les plus
modestes peuvent conduire à des résultats glorieux. Au
fond, les écoles ne font jam ais que l'apprentissage d'un
esprit dans-un sens déterm iné; tout dépend de la suite que
l'esprit donne par sa propre force à cet apprentissage. Tel
ancien élève de l'École polytechnique est resté un élève,
c'est-à-dire un fruit sec; tel élève d'une simple école d'A rts
et Métiers est devenu un m aître.
— Mais c'est l'exception, sans doute?
— Une exception peu exceptionnelle, croyez-moi. Dans
ce siècle d'industrie, ce n'est pas la plus mauvaise initia­
tion, qu'une école pratique : de la pratique on s'élève
rapidem ent aux problèmes de l'organisation industrieüe,
de la production du travail, et on monte jusqu'aux décou­
vertes. Partis du bas, les techniciens rencontrent, en m on­
tant ainsi, les théoriciens qui, partis de haut, sont obtigés
de descendre de leurs cimes pour tenir compte des néces­
sités pratiques. Ne voyez-vous pas qu'il faut, à la sortie
de l'Ecole centrale, envoyer les futurs ingénieurs sur une
locomotive, pour qu'un simple ouvrier leur en montre la
m anœuvre? Allez, allez, il n'y a pas de cloison véritable
dans la science moderne, pas plus que dans la société mo­
derne. C'est comme dans l'année. Voyez-vous que la sélec­
tion de Saint-Cvr empêche ]es bons sujets de sortir du rang
par leur mérite et de passer officiers, surtout depuis la
création des écoles de sous-officiers? Comptez combien
de colonels, et de généraux même, ont jadis été simples
PREMIÈRES ÉPREUVES.

soldats. Aujourd'hui, le bâton de maréchal est dans toutes les


gibernes. C'est pourquoi votre brave Pierre, quoique débu­
tant modestement, comme moi autrefois, par une école
d'Arts et Métiers, peut se perm ettre quelques espoirs. Tout
dépend de lui. Et vous répondez sûrement de lui, comme
j'en réponds moi-même ?
— Certes ! ht Couvreur avec vivacité, en saisissant avec
effusion la main de M. Le Carpentier. Ah ! fit-il ensuite
avec un grand soupir de soulagement, je respire, m ainte­
nant. Je comprends, je vois clair, je sais ce que j'ai à faire.
Mais comment vous rem ercier?...
M. Le Carpentier s'était levé.
— Bon ! bon ! C'est Pierre qui me remerciera, plus tard ;
oui, plus tard, quand il aura la main à la pâte. Mais voilà
trois heures, fit l'aim able homme en tirant sa montre. J'ai
rendez-vous avec un ingénieur. Au revoir, ami Couvreur,
au revoir! et mille amitiés là-bas !
11 reconduisit son visiteur jusque sur l'escalier, et là lui
dit, moitié souriant, moitié préoccupé, l'index levé :
— Pourvu qu'il n'y ait pas une crise de la chaux, à
Quincy !...
— Oh ! pour cela, pas de danger ! ht Couvreur en écla­
tant de rire. Et il descendit les marches quatre à quatre,
dans toute la joie de son cœur.

44. — Prem ières épreuves.


La Morinette attendait son mari avec impatience, presque
avec anxiété. Couvreur la trouva à mi-chemin d'Esbly, près
du village de Condé : elle venait à sa rencontre. Ils ren­
trèrent vivement, après s'être affectueusement embrassés :
fui, causant et gesticulant avec animation ; elle, écoutant et
réfléchissant,.
— Alors, mon homme, fit-elle en m anière de conclusion,
il n'y a pas de temps à perdre. Nous voici en octobre.
Tu me dis que la limite d'âge pour le concours d'entrée à
158 RI CHE ET PA UVR E .

Chàlons est de dix-sept ans. Pierre en a seize. H faut donc


qu'il entre du prem ier coup. Mets les fers au feu, et en avant,
m arche!
Le lendemain, Couvreur était chez M. Prosper Landry dés
la première heure ; l'instant d'après, il courait à Meaux
acheter le programme des écoles d'Arfs et Métiers, pour se
renseigner. 11 fut d'abord effrayé par l'aspect rébarbatif du
programme : que de choses il fallait savoir ! et que de noms
savants, que d'expressions scientifiques qui épouvantaient
sa simple ignorance de paysan !
L'instituteur, heureusem ent, le rassura.
— Les programmes de toutes les écoles, lui dit-il, sont
des espèces de bourrus qui sont meilleurs qu'ils ne parais­
sent. Des sciences très simples, que vous pouvez connaître
et que je puis enseigner, prennent des airs mystérieux et
redoutables quand on leur donne leurs noms savants. Ne
vous effrayez donc pas, par exemple, de ce mot
qui signifie « mesure des triangles M, pas plus que vous
ne vous effrayez du mot ce/jAaMyie, qui signifie simplement
<t mal de téte H. Toute la chimie, que vous voyez ici inscrite
sous des noms sibyllins, représente, en termes tirés du grec
ancien, l'opération que fait votre four lorsqu'il calcine la
pierre à chaux que vous lui donnez à cuire. Les sciences
n'ont d'intim idant que leur vocabulaire ; et ceiui-ci se con­
naît en huit jours ; après quoi, elles parlent français comme
PREMIÈRES ÉPREUVES. 159

vous et moi, et il suffît du bon sens pour les comprendre.


Mais pourquoi, fit Couvreur, ne parlent-elles pas fran­
çais tout le temps ?
— C'est, répondit M. Prosper, qu'elles constituent une
sorte de langue universelle, où les mots doivent avoir une
valeur fixe et inaltérable ; et, comme les langues vivantes
sont sujettes à des variations incessantes, il a fallu avoir
recours aux langues mortes, qui ne peuvent changer, pour
nommer et définir les éléments communs et universels
de la science. C'est pour cela que la physique, la chimie, la
mécanique, et les sciences en général, parlent grec; la
médecine aussi ; le droit, lui, parle latin, parce que son ori­
gine est latine, comme l'origine de la science est grecque.
Et cela est si logique, et même si commode, que nul n'y
voit de difficulté. Vous dites une cfi/Homo comme vous dites
« un cheval »; avec cette différence qu'un Allemand, un
Russe, un Japonais ignorant le français comprendront
votre mot dynamo et ne comprendront pas votre mot
« cbeval », et ainsi vous faites du grec sans le savoir,
comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.
Ils se m irent à rire en même temps, tout en feuilletant
avec curiosité le programme.
— Bonne affaire pour Pierre ! s'écria M. Prosper. Voilà
qu'on demande, entre autres épreuves, au concours d'ad­
mission, l'exécution d'une pièce de fer ou de bois sur « des­
sin coté ", ou un travail d'ajustage en fonte ou en fer forgé.
Ce n'est pas cette partie-là qui fera échouer notre jeune mé­
canicien !
— Parfait ! fit Couvreur en se frottant les m ains. Mais
passons au chapitre des dépenses, m aintenant; car cette
question matérielle est essentielle pour moi. Pourrai-je, ne
pourrai-je pas subvenir à trois ou quatre années de dé­
penses ?
Ils cherchèrent ensemble. Ce quart d'heure de Bahelais
leur sembla long, et assez pénible.
La figure du brave Couvreur se rem brunit un peu, quand
il vit que la pension, pour l'école de Chàlons, se m ontait à
six cents francs par an, le trousseau à trois cents francs, et
ICO R I C H E ET PA UVR E .

ies dépenses nécessaires à cent cinq francs, sans compter


l'im prévu. C'était un billet de douze cents francs pour ia
première année, un billet de mille au m inim um pour cha­
cune des deux autres. Forte dépense, pour un ouvrier-pro­
priétaire. Et il devait environ douze cents francs au Crédit
foncier, pour solde définitif de son em prunt.
En revanche, il avait un an devant lui; mais il fallait
payer les maîtres, d'ici là.
[1 se taisait, l'air préoccupé.
M. Prosper Landry devina sa pensée et prit les devants.
— Mon cher monsieur Couvreur, dit-il affectueusement,
j'espère que vous me perm ettrez d'étudier avec mon ancien
élève les parties de ce programme que je puis attein­
dre. Ne me refusez pas ce service ; je vous le demande en
ami. Je sens que je me rouille. Pierre et son programme
me dérouilleront. Accordez-moi cette faveur, je vous en
serai reconnaissant.
— Voilà que c'est vous l'obligé, m aintenant ! s'écria im ­
pétueusem ent Couvreur, en lui saisissant la m ain. A qui le
ferez-vous croire? Mais j'accepte votre bienfait, qui cou­
ronne tous les autres, puisqu'il est offert de si grand cœur ;
et puis, nous saurons nous acquitter en dévouement, en
attendant mieux.
Le père Mignon, là-dessus, vint rem ettre une lettre à
Couvreur.
— De P aris?... Écriture de M. Le Carpentier? Voyons.
M. Le Carpentier inform ait Couvreur que deux profes­
seurs du collège de Meaux compléteraient la préparation
de Pierre. H donnait leurs noms et adresses. Il ajoutait :
« Quant au règlement, comme ce sont des amis à moi,
cette chose me regarde, et, d'ailleurs, c'est une ba­
gatelle".
— Ah çà ! s'exclama Couvreur, c'est, donc une conspira­
tion de braves gens, pour mon Pierre !
— Vous l'avez dit, observa M. Landry. Les braves gens
aiment à s'aider entre eux ; c'est leur joie, et aussi leur
récompense. D'ailleurs, on n'a jam ais que les amis qu'on a
mérités.
PREMIÈRES ÉPREUVES. 161

Pierre, appelé et mis au courant, faillit suffoquer de


bonheur.
Sans perdre une m inute, il s'attela à la besogne; et il
travailla tant et si bien, qu'à la fin de décembre ses divers
maîtres considéraient son admission comme certaine.
Pendant ce temps, Couvreur se disait : « Mon fils ne me
coûte rien cette année ; que la récolte soit bonne, et je rem ­
bourserai le reste de ma dette. Et, l'année prochaine et les
deux suivantes, au Heu de travailler pour le Crédit foncier,
je travaillerai pour mon Hls ; ce que je donnais à l'un, je le
donnerai à l'autre. C'est du capital placé, et bien placé ;
car placer sur Pierre, ce n'est pas
placer à fonds perdu ! H
Et il riait intérieurem ent, à cette
pensée de Pierre devenu capital,
en attendant, sans doute, qu'il de­
vînt capitaliste.
Tout à coup, brusquem ent, par
un de ces revirem ents comme la
vie en amène à chaque instant, la
roue de la chance tourna.
Un beau m atin, en arrivant au
four à chaux pour partager avec le patron sa besogne quoti­
dienne, Jacques Couvreur trouva celui-ci pâle et bou­
leversé.
— Qu'v a-t-il donc ?
— 11 y a, fît le patron, qu'une crise de la chaux se dé­
clare, et que wo:M voilà peut-être ruinés. (H prononçait
wons avec intention, puisque Couvreur était depuis peu son
associé.)
— Une crise de la chaux ; mais c'est impossible ! Avec
quoi bâtir, alors ?
—- Avec le « ciment armé «, parbleu! Voilà la nouvelle
invention que l'Exposition universelle a produite, pour no­
tre malheur, et bien soudainement. Car qui l'eût cru, qu'une
matière de première nécessité pût être supplantée par une
autre? Combien de temps cela durera-t-il? — peu. sans
doute? mais il ne faut pas longtemps pour ruiner une
162 RI CHE ET P A U V R E .

petite industrie, modeste comme la nôtre. Les voilà tous, à


Paris, qui s'engouent du produit nouveau; les architectes
veulent paraître favorables au progrès, menacés qu'ils sont
par les jeunes. Les entrepreneurs suivent le même mouve­
ment, et voici que déjà l'on parle d'un M concours des
façades », où l'on fera lutter la maison moderne, bâtie en
ciment armé et décorée de grès vernissés, contre la maison
d'ancien style, faite d'honnête meulière,
de pierre de taille et de brique.
— Mais vous aviez des commandes,
des traités de fournitures, et pour long­
temps!
—- Mes commandes sont arrêtées
au 31 décembre, mes traités en projet
sont décommandés, mes traités en cours
d'exécution proposés pour une résilia­
tion à l'amiable. Je ne puis refuser, car
ce seraient des procès, et les procès coûtent. Bref, les gros
travaux m'échappent ; reste le petit ouvrage, la broutille,
de quoi vivoter, en consentant les plus grands sacrifices.
On pourra s'en relever, mais ce sera long; et, si le ciment
armé prenait réellement, ce serait fini. Au reste, voyez
vous-même.
Et il lui passa les papiers.
Jacques Couvreur rentra chez lui accablé.

45. — Pierre ouvrier.


La Morinette, apprenant ces nouvelles, versa des larmes
silencieusement ; elle se garda de faire des reproches à son
mari pour son imprudence.
H s'en faisait lui-même bien assez ! S'if ne s'était agi que
du paiement retardé au Crédit foncier! mais if s'agissait de
l'avenir de Pierre. Cette crise imprévue m ettait Couvreur
hors d'état de paver la pension de son fifs à l'école de
Chàlons; et, en attendant, sa dette allait s'alourdir d'intérêts
P I E R R E O U V R I ER . 163

croissants. Le brave homme, à la pensée de la déception de


Pierre, sentait son courage défaillir.
La Morinette le devina.
— Eh bien, quoi? dit-elle quand elle eut surmonté son
premier chagrin, sommes-nous perdus pour si peu? Nous
devons douze cents francs sur une terre qui en vaut dix mille,
nous habitons chez nous. Nous sommes bien portants, pleins
d'énergie tous quatre, avec des bras et des jambes qui
peuvent travailler et rapporter. Est-ce là la m isère? est-ce
même la ruine? Vois-tu, mon homme, nous avions eu trop
de bonheur, jusqu'ici; un peu de malchance est bon parfois,
pour préserver de t'égoïsme. La leçon est dure, mais elle
profitera et nous rendra plus avisés. Toi, si ton titre d'as­
socié ne représente plus grand'chose, tu demeures ouvrier,
et tu gagneras toujours ton pain. Moi. je reprendrai le bat­
toir, et je taperai pour le compte des autres, comme jadis !
Gela nie rajeunira, et me dégourdira, car je devenais pares­
seuse, foi de Morinette !
.— Ma bonne M orinette ! fit Jacques tout ému.
— Et puis, continua-t-elle sans s'arrêter, Claudine m 'ai­
dera ; la voilà en âge de gagner aussi sa vie. Quant à Pierre,
quant à Pierre (ici sa voix s'altéra un peu), il a bon cœur, il
comprendra. Et, bien qu'il lui faille renoncer à son École, il
De renoncera pas pour cela à tout avenir. Qui sait s'il n'aura
pas, et sous peu, sa revanche ? Tu t'es fait de si bons amis,
ici et à Paris ! Et l'am itié, c'est un capital aussi, mon
homme ! tu le sais par expérience, n'est-ce pas ?
— Tu as raison, toujours raison, ma chère femme, dit
Couvreur, tout ému et à demi réconforté. Unissons nos
courages, et luttons ensemble.
)ls s'embrassèrent longuement.
Pierre entra en coup de vent sur ces entrefaites. Sa mère
le m it au courant, en quatre paroles rapides, — et attendit
anxieusement sa réponse.
Pierre rougit, pâlit, fit un violent geste de colère ou de
désespoir, puis, voyant le visage grave et anxieux de
ses parents, et faisant un généreux effort, sur lui-même :
-— Plus de Châlons! cria-t-il. Je veux gagner ma vie,
1M RI CHE ET P A UVR E .

tout de suite, tout de suite ! Père, donne-moi des outils, que


je t'aide! Mëre, je ne veux pas que tu travailles : c'est à
moi de gagner pour toi. Aux [tommes la besogne, et aux lils
de secourir leurs parents. Vous n'avez que trop fait pour
moi ! Chacun son tour.
Jacques et la Morinette ouvrirent leurs bras tout grands
au généreux enfant ; et tous trois confondirent un instant
ieurs larmes.
Mais ce ne fut pas long. L 'instant d'après, rasséréné,
et comme ragaillardi, chacun sortait pour vaquer au plus
pressé,, l'air déterminé et satis­
fait.
Et voilà comment, deux jours
après, on put voir de nouveau
Jacques Couvreur rentrer le
soir chez lui blanc de chaux
comme le bonhomme Noël,
tandis qu'à la fabrique de jer­
seys, vers Meaux, un jeune ou­
vrier, les mains noires de char­
bon et de cambouis, faisait son
apprentissage d'ouvrier méca­
nicien, et veillait à l'entretien
des turbines. Cet ouvrier, attentif et zélé, c'était l'ex-
candidat à l'école de Châlons, l'apprenti mécanicien Pierre
Couvreur.

46. — Pierre ouvrier


Il travaillait dur, le brave Pierre !
Levé avant l'aube, il arrivait le prem ier à l'ouvrage; il en
partait le dernier. En vain ses compagnons de machinerie,
plus vieux au métier, tentèrent-ils de modérer son ardeur,
en le raillant tour à tour. Pierre restait sourd aux quo­
libets. 11 besognait et besognait sans relâche ; il semblait
d'acier, comme les rouages qu'il entretenait.
PIE RR E OUVRIER. 165

Ces rouages, H commençait à les connaître ; H en péné­


trait le mécanisme à la fois simple et savant. Il les admi­
rait, il les aimait. J1 contemplait souvent leur force égale,
infatigable, et il se représentait le bienfait de cette force,
tra n sm is à l'étage supérieur par d'adroits organes, utilisée
ensuite par les travailleuses au métier, transformée enfin en
argent et en bien-être par les opérations du négoce. Il les
étudiait comme un corps sain et doué d'intelligence. Sa
main, armée de chiffons huilés pour leur bon entretien,
glissait sur les bielles et les leviers avec des gestes de ca­
resse. Parfois, il s'oubliait
à leur parler.
Bientôt il connut à fond
son service. Alors il voulut
revenir aux livres et à l'é­
tude, toujours hanté d'un
secret espoir. Qui sait s'il
ne pourrait travailler seul ?
utiliser ses rares instants de
loisir? m ener de front son
travail pratique et l'étude
de la théorie?
Il l'essaya.
Un m atin, il apporta,
sous son bourgeron graisseux, son livre de mécanique. Seul
dans la pièce aux turbines, quand il eut tout mis en train,
il ouvrit le livre à la page correspondante : il étudiait, au
ronflement sonore du m onstre de fer, en comparant la
démonstration du livre au mouvement qu'il avait sous les
yeux. Une rude main s'abattit sur son épaule, et son livre
sauta en l'air :
— Pas de livre, ici ! grommela le contremaître. C'est bon
pour les <t fainéants " !
Pierre voulut s'expliquer, se justifier du soupçon. H com­
prit. vite que c'était peine perdue. Et il plaignit plutôt, dans
son âme généreuse, le vieil ouvrier borné et endurci, qui
avait la haine des livres. Ce vieil ouvrier ne payait-il pas
cher son ignorance, puisqu'il n'avait pu s'élever, après une
RI CHE ET P A U V R E .

vie de labeur, qu'à la tâche ingrate de surveiliant rude et


tracassier? Sa seu!e loi, c'était la routine. Et Pierre se pro­
duit bien de ne pas devenir cet ouvrier-là.
Une autre fois, se croyant seul, H tira de sa poche un
calepin, et, devant une machine démontée et en réparation,
it commençait à prendre un croquis des organes intérieurs,
qu'il avait jusqu'alors devinés sans avoir pu les voir, lorsque
la même voix brutale se lit entendre :
— De quoi? de quoi? on dessine Mo.s machines, m ainte­
nant! On MOMS espionne, alors?
Le contremaître croyait que
3C3 machines étaient seules au
.monde de leur espèce; pour lui,
toute usine avait un « secret »,
qu'il fallait ne pas laisser sur­
prendre.
Pierre, d'un geste nerveux,
déchira son croquis, et désormais
renonça à toute étude dans l'usine
même.
Il y renonça bientôt à la
maison aussi, quand il s'aperçut
que son cerveau, alourdi le soir, et brisé au tapage des
machines, lui refusait tout exercice. Pierre n'était plus
capable, après ses rudes journées de travail physique, que
de s'étendre et de dormir à poings fermés. Ainsi le veut
la nature, qui s'oppose à l'exercice excessif et simultané de
nos deux énergies, celle des muscles et celle de l'esprit.
Quand l'une s'exerce d'une façon immodérée, c'est tou­
jours aux dépens de l'autre. C'est une loi d'équilibre et de
compensation.
Alors Pierre, se croyant voué pour toujours à son obscure
besogne, tomba dans un grand découragement. Heureuse­
m ent que, son travail étant toujours le même, il le lit bien­
tôt excellemment. Il n'était déjà plus apprenti, il était ou­
vrier. 0?t /e paya?'/ / Sa première pave iui causa une joie
immense. Il partit gambadant, chantant tout le long de la
route ; et rien ne peut rendre l'éclair de satisfaction qui illu­
VACANCES A LA MER. 167

m ina ses yeux noirs, quand il m it sa paye dans la m ain de


sa mère. Son cœur, en faisant ce geste, était inondé d'aise et
de reconnaissance.
— Enfin, je puis yous aider ! s'écria-t-il.
Et cela lui rem onta le cœur.
Il y avait aussi, pour le réconforter, les lettres de Paul,
toujours cordiales et chaudes. Mais Paul avait fort à faire,
écrivait rarem ent, et s'en excusait par d'excellentes raisons.
Ses études devenaient absorbantes. Il en épargnait le détail
à son ami, pour ne pas le contrister par la comparaison.
Et, de même, il lui parlait peu de ses succès scolaires. Mais
tout faisait comprendre qu'il réussissait.
« Si l'année finit bien, écrivait Paul, mon père me pro-
« met un voyage à la mer et en Bretagne pour les grandes
« vacances; et ce voyage, je ne le ferai pas seul... Je te laisse
« à deviner, mon cher Pierre, quel sera mon compagnon.
« Aussi je travaille double, pour toi et pour moi. H
Et Pierre vécut tout le reste de cette lourde année dans
l'espérance de ce beau voyage à la mer avec Paul.

47. — V acances à la mer.


Enfin arriva le mom ent désiré.
L'usine chômait toujours plus ou moins en été, les
ouvriers et ouvrières étant pris par les travaux de la cam­
pagne. Jacques et la Morinette devaient suffire à la mois­
son, qui était m aigre; car la récolte fut faible cette année,
et n'avança pas les affaires de Couvreur. Aussi virent-ils
partir avec joie leur Pierre, à qui l'am itié de Paul offrait
un salutaire délassement.
Par un m atin d'août, les deux amis grim paient l'escalier
de la gare M ontparnasse, et prenaient l'express de Rennes.
Pierre avait quelques petites économies en poche ; Paul, une
bourse bien garnie, et deux billets pour un voyage circulaire
savamm ent combiné.
Ils brûlèrent gaiement les étapes, bavardant et riant,
168 R I CHE ET P A U V R E

tout entiers à la joie de la liberté. Pierre ajoutait à cette joie


les émotions de la découverte. De la portière, ils virent ra­
pidement défiler Versailles, Rambouillet, M aintenon et leurs
châteaux historiques ; Chartres et le double clocher de sa
glorieuse cathédrale ; Le Mans et son héroïque colline d'où
se découvrent les champs de bataifle où s'illustra Chanzy ;
Laval enfin avec son châ­
teau forteresse, dominant
les rives de la pittoresque
Mayenne. A Rennes, ils
descendirent pour pren­
dre la ligne de Dol. A
cinq heures ils arrivaient
à Dol, la vieille cité bre­
tonne. Sitôt débarqué,
Paul devint grave, et vi­
siblement ému. Pierre,
qui l'observait, devina, se
tut, et le suivit : n'était-ce
pas là qu'était née la mère
de son ami, et qu'elle
dormait son dernier som­
meil?
Paul entra chez un pé­
piniériste. Un magnifique
pied de rosier, de l'es-
!,e Monument à Chanzy, au Mans. pèûe « l'OSe-L l'ance » , était
préparé et semblait l'at­
tendre. 11 le prit sans un mot, et sortit. Et les deux amis
traversèrent la ville, puis une plaine. Au bout d'une petite
heure, un mont, couvert sur ses flancs d'un village, et
coiffé d'une église ancienne, érigeait son échine, barrant
l'horizon. <t C'est là! n m urm ura Paul. C'était le Mont-Dol.
Et le pèlerinage commença.
Au pied de la vieille église s'étendait l'antique cimetière.
Dans un coin, toute fleurie (le roses-France, une tombe
très simple se dressait. Pierre se découvrit, et demeura,
ému et respectueux, à quelques pas. Paul prit une petite
VACANCES A U MER. 169

bêche, planta son rosier au pied de ]a tombe, puis m it ses


"ras autour de la stèle, et s'absorba dans une méditation
m uette; enfin, se relevant, il embrassa le nom de sa mère
gravé au haut de la pierre, et revint vers son ami, l'œil
encore humide, mais l'air calme et satisfait.
C'était sa tleur préférée, dit-il simplement. Chaque
;°is qu'un de nous vient, il plante un rosier; leur nombre
indique celui de nos voyages.
_ — Et m aintenant, dit-il en entraînant Pierre, suis-moi.
Vite, car le soleil descend !
Ils m ontèrent l'escalier de l'église. En haut, tout en haut
ils atteignirent une plate-forme.
— Regarde ! dit Paul. C'est ma Bretagne !
Pierre laissa échapper un cri d'admiration.
Verte et fleurissante, coupée de genêts et d'arbres à
lruits, dorée de maisons et rougie par le soleil courbant, la
terre bretonne étalait aux pieds du jeune homme sa beauté
auguste et pacifique. A l'horizon, une sorte de nappe d'un
gris bfeuâtre empourpré s'étendait à perte de vue - l'astre
déclinant sem blaity plonger, et s'ydissoudre.
— Cette plaine, cette plaine sans fin, qu'on dirait liquide,
qu'est-ce donc? dit Pierre haletant. Est-ce que ce serait ?..!
^ — Oui, dit Paul en souriant, c'est la mer. J'ai voulu te la
faire voir d'ici d'abord, de chez moi, et de loin. Mais demain tu
la verras de près, et chez elle. Et m aintenant, allons dîner!

R IC IIE HT PA U V R E ,
170 RI CHE E T P AUVR E .

Ce que fut te repas, nous le laissons à penser. Jamais


Pierre n'avait ainsi dévoré. Après le dîner, au clair de
lune, ils poussèrent jusqu'à la piew e m enhir fan­
tastique qui semble planté par quelque géant au milieu de la
plaine; puis ils se couchèrent, et, dorm irent à poings fermés.
A huit heures, le lendemain, on les réveilla.
Il fallait prendre le train de neuf heures pour
Saint-Malo. Une heure après, ils franchissaient
la digue du bassin à flot, abordaient les vieilles
fortifications par la Grande-Porte, et pous­
saient droit, en escaladant la ville, jusqu'aux
rem parts extérieurs, en face du Grand-Bey.
C'était à marée haute, par une brise légère et un
temps splendide. Le grand air salubre emplis­
sait les poumons. Une foule joyeuse s'ébattait sur la plage.
Les rochers, les îles brillaient, dans le flot étincelant, comme
des escarboucles. Sur la droite, on apercevait la large plaine
liquide de Paramé. Sur la gauche, Dinard toute verte annon­
çait la Côte d'Emeraude. Et le vapeur, bondé de touristes,
diapré d'ombrelles multicolores, allait et venait gaiement, de
Dinard à la cale de Saint-Malo, de la tour Sotidor à Dinard.
Pierre resta muet de saisissement; puis
son enthousiasme jaillit en exclamations,
et en questions de toutes sortes.
Quand il eut bien rassasié ses yeux du
spectacle de la mer, Paul le prit sous le bras.
— Regarde m aintenant cette ville, lui dit-
il. Elle est unique en France, et peut-être
au monde. Vois ces m urs, ces tours redou­
tables, toute cette carapace de pierre. C'est
un nid de corsaires, un berceau de loups de mer. Toute la
vL Ule histoire m aritime de la France est ici comme ra­
massée. Tiens, voilà, dressée en face du flot, la statue de cet
aventurier malouin, Jacques Cartier, qui découvritetconquit
en partie le Canada, ce Canada qui pourrait, qui devrait
être aujourd'hui une seconde France! C'est de cette mo­
deste petite cité, hardie et fière comme une gueuse, que
sont partis Duguay-Trouin, qui fit une guerre acharnée
YACANCHS A LA MER. !7t

Le Mont-Saint-MicheL

aux flottes anglaises, La Bourdonnais, qui leur tailla des


croupières dans les Indes, et Surcouf, le roi des corsaires.
C'est ici qu'est né Chateaubriand, et qu'il a passé sa petite
enfance, avant d'être envoyé au collège de Dol. Si Saint-
Malo est ainsi illustre, elle le doit un peu à sa position im­
prenable, mais surtout à l'attrait irrésistible qu'exerce sur
toute imagination bretonne cette grande source d'énergie,
la m er! Comprends-tu, Pierre? La m er avec son inconnu,
la m er avec ses dangers, ses colères, ses sourires; la bataille
enfin, l'éternelle bataille de l'hom me contre les éléments!
Sens-tu la grandeur du m arin, risquant sa vie à toute
minute pour une entreprise, pour une idée, défiant la mort
chaque jour, et n'ayant à compter que sur lui-même, seul
entre deux infinis, le ciel et la m er?
— Je comprends tout cela, m aintenant, dit Pierre en
lui saisissant fortement la main. Et je comprends aussi la
Bretagne, Bretagne, et je l'aim e comme je t'aime. Car tu
est un vrai Breton, quoique né à Paris. Je vois bien cela...
Tiens, en ce moment, tes yeux changent de couleur. Us
172 RI CHE ET P A U V R E .

deviennent couleur de mer. Quand tu regardes vers le large,


ta figure est toute changée !
Paul devint un peu pâle, comme s'il refoulait une émo­
tion trop forte.
— H y a un m arin qui dort au fond de chaque fils de
Cretonne, dit-il à mi-voix. Parfois il se réveille, et c'est une
joie et une souffrance tout ensembfe.
Saint-Malo visité et revisité, ils afférent voir le Mont-
Saint-Michel et sa « merveille o, si réputée', et encore supé­
rieure à sa réputation. Puis, tantôt en chemin de fer, tantôt
à pied, ils traversèrent et
contournèrent ]a presqu'île
bretonne, & q)uisl)inan, pa­
trie de Du Guesclin, jusqu'à
Brest, notre grand port de
guerre français.
Tantôt ils franchissaient
en wagon les distances de
Saint-Brieuc à Guingamp,
et de Guingamp à Paimpol.
Tantôt, ils parcouraient )a
côte, bâton à fa main, sac au
dos. Ainsi ils marchèrent de
Lézard rieux à Perros-Guirec,
de S ain t-P o l-d e-L éo n à
Plouescat. Ifs visitaient de préférence fes viHages à l'écart des
routes, ceux de la Bretagne « bretonnante », où l'on trouve
encore des « pardons ", des foires pittoresques, des costumes
anciens, des coutumes surannées. Çà et là, dans ces coins
perdus, ils rencontraient quelque peintre en quête d'un motif
curieux. Eux-mêmes faisaient provision d'observations, et
l'agiie crayon de Pauf fixait à la votée, sur de minuscules
cafepins, fe dessin d'une coiffe antique, la silhouette d'un vieux
en sabots, ou la fruste rusticité d'un calvaire au carrefour de
deux routes. Pierre s'émerveillait d'un pays aux beautés si
diverses, et de cette race si particulière, où tout le passé revit
encore dans le présent, grâce aux restes de la langue, aux
légendes, aux moaurs et aux traditions indéracinables.
VACANCES A LA M6 H. 173

Ils arrivèrent ainsi à Brest. Paul ne connaissait pas plus


Brest, que Pierre. Là, tout leur fut nouveau. Mais ils n'eu­
rent d'veux que pour le port, pour son mouillage si extraor­
dinairement aménagé et défendu par la nature; pour ses
défenses formidables, et pour toute la force navale qui
s'amasse à cette extrémité de la France. Une escadrille mi­
litaire était là sous pression. Les torpilleurs allaient et
venaient, agiles comme des mouches de mer, noirs et
redoutables. Les deux jeunes gens obtinrent la permission
d'en visiter un.
Pierre descendit, le cœur battant, vers les machines. Un
mécanicien, complaisamment, mais banalement, donna des
explications sommaires. Pierre insista, questionna. Le méca­
nicien, intrigué et amusé, répondit. L'officier-mécanicien
s'approcha à son tour, voyant Pierre si enflammé. Et, l'en­
tendant raisonner, il dit en riant : — Ah çà ! mais vous êtes
de la partie, je le vois ! Sans doute, vous êtes un élève de
Cbàlons, comme moi ; mais vous avez déjà de la pratique, ce
qui m'étonne. Ah ! vous ferez un fier mécanicien, plus tard !
Pierre était devenu pourpre de plaisir; mais, au mot
malheureux de GhAlons, une grande tristesse envahit son
visage. Et l'on quitta le torpilleur précipitamment.
Le soir, l'im pression pénible n'était pas encore dissipée.
C'est alors que Paul, se prom enant avec Pierre dans le
quartier de Recouvrance, vers le port militaire, lui prit le
bras et lui dit doucement :
— Pierre, ne te désole pas, mon ami, mon frère. Xe crois
174 R I CHE ET P A U V R E .

pas ton avenir perdu parce que tu as manqué l'entrée à une


école. La pratique, vois-t.u, t'élèvera peu à peu jusqu'à la
théorie, tant tu as d'intelligence et de force de volonté. N'as-
tu pas vu l'étonnem ent de l'officier? Va, va, tu auras ton
avenir aussi, et peut-être pas très différent du mien, m al-
gréles obstacles.
— Se pourrait-il?...
— Le temps et la patience font bien des choses. Qui sait
si, un jour, nous ne travaillerons pas ensemble — oui, en­
semble, toi et moi, —- pour arm er ces monstres de fer et
d'acier qui s'appellent des cuirassés, des croiseurs, des
torpilleurs? J'ai i à-dessus une vague idée...
— Gomment? que veux-tu dire? parle, parle, je brûle de
comprendre.
— Chut! ce n'est pas mon secret à moi serti, mon cher
Pierrc, et j'ai sans doute commis une indiscrétion en te
parlant ainsi. Mais, quand je t'ai vu si triste, je n'ai pu
résister au désir de te donner de l'espoir. Espère ! c'est tout
ce que je puis te. dire, mais je le dis avec la conviction de la
certitude.
— Que tu me fais de bien ! répondit Pierre. Je tâcherai
donc, d'espérer, et je ne me découragerai plus.
Et il m urm ura plus bas, en jetant sur Paul un regard de
reconnaissance :
— Gomme c'est bon, l'am itié !

48. — Fin des épreuves de Pierre.


Deux ans s'écoulèrent.
Durant ce temps, les deux amis, en attendant que l'ave­
nir se dessinât plus nettem ent, travaillèrent avec acharne­
m ent. Et, comme il arrive toujours, le travail accompli avec
cœur les rendait légers, gais, confiants. Ils sentaient leur
force l'un et l'autre, Pierre dans ses bras, Paul dans son
cerveau. Pierre devenait un gaillard dru, robuste et adroit ;
Paul tournait de plus en plus au mathématicien.
^ A l'usine, la situation de Pierre s'était améliorée. Au lieu
graisser et d'entretenir simplement les rouages des ma­
chines dans le sous-sol, Pierre avait m aintenant l'œil à la
machinerie entière ; il montait et démontait les pièces, vé­
rifiait leur résistance, signalait les réparations à faire. S'il
eût été moins jeune, il eût été déjà nommé contremaître;
mais il n'avait pas vingt ans ! C'était, en attendant, un ou­
vrier plein d'avenir, respecté pour sa l'orce, sa raison, et
son habileté manuelle. Sa paye s'était graduellement aug­
mentée. 11 touchait m aintenant un salaire de mécanicien.
C'était lui qui commandait aujourd'hui au vieil ouvrier gro­
gnon qui lui avait naguère fait fermer son livre. Et sa ven­
geance consistait à le traiter avec bonté, avec déférence
même, à lui expliquer certaines choses du métier, à dissi­
per enlin son ignorance, tout en lui accordant çà et là
la douceur d'un petit congé. Et le vieux surveillant se m it à
l'aim er, car il avait du cœur, s'il m anquait de savoir.
Chez la Morinette, les choses s'arrangeaient aussi peu à
peu. Pierre, étant mieux payé, donnait plus d'argent pour
libérer l'em prunt fait au Crédit foncier. Mais, comme il
voulait tout donner, Jacques Couvreur s'y refusa, exigeant
qu'il gardât une partie de son salaire pour ses livres ou son
agrément. Car Pierre, moins esclave de l'usine que naguère,
disposait de quelques heures. Il les employait à étudier
dans les livres que Paul lui conseillait d'acheter, et il avan­
çait peu à peu son instruction scientifique.
Au four à chaux, la crise du plâtre durait encore, mais
elle s'atténuait. Le ciment armé commençait à épuiser sa
vogue. S'il paraissait devoir rendre des services pour les
grands travaux, surtout pour le gros œuvre des substruc-
tions souterraines, il ne semblait pas devoir envahir de sitôt
l'habitation, la maison bourgeoise, pour laquelle surtout le
four à chaux travaillait. Le plâtre avait encore de l'avenir.
Un matin, Jacques vit le patron se frotter les mains :
— Mon brave Couvreur, je crois que nous touchons au
bout de nos épreuves. Regardez cette dépêche !
Une maison d'Amérique faisait une forte commande.
-— Si l'Amérique ne donne pas dans le ciment armé, et si
176 RI CHE ET P A U V R E .

elle revient au plâtre, bonne affaire ! Nos architectes feront


Je même. Nous voilà sauvés !
En effet, les affaires se relevaient peu à peu à Quincy.
Les ouvriers rentraient par petits groupes. Les salaires
reprenaient par degrés leur ancien taux. Couvreur allait
pouvoir redevenir bientôt l'associé avec bénéfices.
— C'est égal, dit-il joyeusement à la Morinette un soir,
en rentrant, on ne me reprendra plus à faire des im pru­
dences, à avoir les yeux plus « gros M que le ventre !
— Vois-tu, répondait la Morinette, un homme qui tra­
vaille de ses bras, comme toi, ne
doit pas avoir plus de terre qu'il
n'en peut cultiver. Si l'on veut
faire le propriétaire, ajouter des
champs à d'autres champs, il
faut avoir des capitaux. Acheter
de la terre en em pruntant, c'est
mal calculer, et tenter le sort;
car c'est compter sans la grêle,
le malheur, ou la m ort toujours
possible.
— Nous avons payé la leçon
un peu cher, fit Couvreur pensif, puisqu'elle nous a coûté
l'avenir de Pierre...
— Qui parle ainsi? s'écria Pierre impétueusement, en
entrant sur ces mots. Comment paierai-je jam ais, moi, le
bonheur d'avoir eu de bons parents comme vous? Ma dette
de fils n'est-elle pas insolvable ? Et puis, les leçons de
l'expérience profitent toujours aux braves gens qui savent
les bien recevoir. Quant à mon avenir, enfin, je ne vou­
drais pas me vanter, mais j'y crois ; j'y crois parce que Paul
me dit d'y croire, et qu'il a ses raisons. Et cet ami si pré­
cieux pour moi, à qui le dois-je, sinon à vous?
— Tu exagères, At doucement la Morinette, touchée. Tu
le dois aussi à toi-même.
Là-dessus entra Claudine, fraîche et jolie, avec un paquet
de lessive.
— Toi, Claudinette, At Pierre en lui pinçant la joue, tu
ne manieras plus Je battoir que pour toi ou pour ta mère.
Nous revoilà à la hauteur de nos affaires. Et quant à ton
argent de poche, ton frère s'en charge !
Claudine lui sauta au cou.
— A mon tour, dit-elle, une bonne nouvelle ! Jeannette
Mignon, notre bonne maîtresse, va, dit-on, se marier.
— Ah! mon Dieu, pourvu qu'elle ne quitte pas le
pays ! s'écrièrent-ils tous
ü'une voix.
— Au c o n tr a ir e ! h t
C laudine; com m ent le
q u itterait-elle, m ainte­
nant, puisqu'elle épouse...
voyons, tu ne devines
pas?... le seul homme qui
soit digne d'elle dans le
village !
— M. Prosper! crièrent-
ils de nouveau tous en
chœ ur. E t P ierre, ivre
de joie, saisit Claudine
à la taille et la Rt tourbillonner dans un galop échevelé.
Puis, sans reprendre sa casquette, il courut comme un fou
dans la direction de l'école. Claudine le suivit.
Jacques et la Morinette se regardèrent émus, heureux.
Ils avaient tous deux quelque chose au bout des lèvres,
mais leur cœur était trop doucement remué pour qu'ils pus­
sent parler. Et ils étaient trop simples pour analyser ce
qu'ils ressentaient. Ils se contentèrent de se serrer la
m ain, et s'en allèrent l'un à son champ qui s'étalait
m aintenant au soleil sans rien devoir à personne, l'autre
à ses espaliers où mûrissaient les plus belles pèches de
tout Quincy.
178 RI CHE ET P A U V R E .

49. — Les idées de Paul.


Paul, m aintenant, était dans la classe préparatoire à
l'École centrale. Il devait, dans quelques mois, subir le re­
doutable concours d'entrée. Bien qu'il fût encore jeune
pour une telle épreuve (il n'avait pas tout à fait vingt ans,
et il n'v a pas de limite d'âge pour l'École centrale), ses
professeurs espéraient qu'il pourrait être reçu du prem ier
coup, car il tenait déjà la tète de sa classe, au lycée Louis-
le-Grand.
Les aptitudes de Paul s'étaient, en elfet, étonnam m ent
développées. En mathém atiques, eu physique et en chimie,
il prim ait ses camarades. En dessin, il était bon pour le
croquis comme pour l'épure, et réussissait une caricature
comme une académie. 1.1 écrivait en français avec une élé­
gance naturelle. Bref, c'était ce qu'on appelle « un sujet x.
Au physique, il s'était allongé. Il était m aintenant très
grand, un peu trop mince. Sa vue, un peu affaiblie par les ,T,
l'avait obligé à porter lorgnon. Il avait donc repris quelque
chose de cet air fragile qu'il avait, enfant, à Quincy. Les
études l'avaient et amaigri et éprouvé. Mais il ne fallait
pas se fier à cette apparence. L'habitude du fleuret et du
cheval avait entretenu la force et la souplesse de ses muscles
délicats. Et malgré son lorgnon il était de première force
au pistolet comme au revolver.
Très considéré de ses camarades, très cordial avec tous,
il n'était intime avec aucun, parce qu'au fond il était ré­
servé, fier, et même un peu farouche. Le vrai Paul, le Paul
abandonné, familier, intime, Pierre seulement le connais­
sait, car Paul lui avait donné le meilleur de son cœur aiman t.
Une autre personne aussi connaissait le vrai Paul, et le sui­
vait avec émotion, et en silence : c'était son père.
M. Le Carpentier commençait à plier sous l'âge et sous
l'épreuve. Et Paul l'observait de son côté avec sollicitude,
avec amour, car il le sentait se fatiguer, vieillir en un mot;
il lui tardait de pouvoir secourir son père à bout d'efforts,
et de soutenir de ses mains juvéniles les affaires que celui-ci
LES I DÉ E S DE P AUL . 179

Avait jadis si brillam m ent conduites. A rriverait-il à temps?


H calculait : trois années d'École centrale, une année de
service militaire (car il y avait encore à cette époque les
engagés d'un an, ou les « dispensés »), cela faisait quatre
ans, sans compter l'année courante. 11 fallait être reçu du
premier coup. Il y travaillait, avec énergie.
En outre, il avait déjà ses idées sur les affaires de son
père. Dans les rares entretiens qu'ils avaient eus ensemble
sur ce sujet, il en avait, pénétré le fort et le faible. Et, sou­
vent,, il rum inait là-dessus. D'ailleurs, son père répondait
volontiers à ses questions : il voyait que son Paul était déjà
nn homme, et il ne demandait qu'à le m ettre peu à peu au
courant de la vraie situation.
La vraie situation, c'est que les affaires ne marchaient
plus, ou presque. La fabrique de machines à im prim er que
M. Le Carpentier avait fondée ne s'était relevée qu'un ins­
tant ; elle ne pouvait soutenir la concurrence des machines
américaines. La venait, d'être inventée. On pour­
rait se soutenir encore quelques années. Après quoi, si l'on
ne trouvait rien de nouveau, c'était la ruine certaine. Le
riche d'autrefois serait le pauvre, fatalement, logiquement
même; car, dans l'industrie, ne pas m onter c'est descendre,
et stationner c'est la mort.
— Père, dit un jour Paul, quelques jours avant l'ouver­
ture du concours, il m 'est venu sur l'avenir quelques idées.
Je voudrais te les soumettre.
— Parle, mon fils. Tes idées seront sûrement celles d'un
garçon réfléchi.
— Ton affaire de machines périclite. Elle est usée. Elle
a déjà une génération. C'est trop. Pourquoi ne pas la ra­
jeunir?
— 11 faudrait me rajeunir moi-même. On ne rajeunit ni
les vieilles machines, ni les vieilles gens.
— Toi-même tu rajeunirais, dans une entreprise nouvelle.
Pourquoi n'en pas fonder une ?
« Il m 'a deviné », pensa le père, qui fit un mouvement.
Pourtant, il louvoya un instant.
— Et les capitaux? dit-il. Crois-tu qu'un ingénieur vieilli
180 RICHE ET P A U V R E .

et une affaire ruinée soient une recommandation auprès des


capitalistes, pour obtenir le nécessaire'?
— Oui, si tu apposés, avec ton expérience et ton hon­
neur d’administra leur probe, une idée nouvelle et jeune,
avec un hom m e jeune, et nouveau aussi.
— Je vois bien, dit le père avec un sourire affectueux, où

Un grand chantier de constructions maritimes.

est, c’est-à-dire où sera bientôt l ’hom m e jeune et nouveau!


Mais l ’idée nouvelle?
•— Père, dit Paul avec vivacité, si tu veux que je sois ton
homme, l ’hom m e de tes nouvelles affaires, de n oire nou­
velle affaire, fit-il avec intention, ce ne sont pas les idées
qui m e manqueront, car j ’en ai déjà.
— Tu en as déjà ! s’exclama le père. Mais voyons, voyons !
ût-il avec une impatience tendre, où n ’entrait aucune ironie.
— Eh bien, voilà. Tu as un admirable outillage pour la
fabrication m étallurgique, mais ce que tu fabriques n’est
plus de vente. Il faut fabriquer autre chose. Mais quoi?
L ’industrie m étallurgique qui me paraît avoir le plus grand
avenir en ce moment, c’est le cuirassement des navires, et,
en général, la fabrication de tous les navires de guerre,
LES I D É E S DE P AUL . I8t

petits ou grands, cuirassés ou torpilleurs, croiseurs ou sous-


m arius. Or, nos grands chantiers ofliciels, vers l'Océan, la
Loire ou la Méditerranée, trop vastes et trop coûteux, fabri­
quent trop lentem ent et trop cher. Hs ruinent l'État, qu'ils
doivent défendre. Et puis, sous prétexte d'étre tout près do
la mer, où l'on doit lancer les navires, ils sont trop loin du
charbon, dont ils font une consommation monstrueuse. Et
alors...
— Et alors ? Ht le père, devenu très attentif.
— Alors, je rêve, moi, d'installer des forges de fabric -
tion en plein pays de charbonnage, mais près d'un petit
gisement non encore exploité, qui serait neuf comme nous,
et comme l'entreprise. Au lieu de construire le navire
entier, on se bornerait à telle partie essentielle, la cuirasse
ou la tourelle. Au lieu d'énormes chantiers, d'ateliers et de
cales immenses, on n'aurait que des forges, dont le com­
bustible serait acheté à bas prix, au taux de l'extraction, et
consommé sur place. Et l'on se bornerait à une ou deux spé­
cialités, très étudiées, constam ment perfectionnées, de ma­
nière à tenir la tète sur ce point, et à livrer à l'Etat le meil­
leur produit possible à un prix très inférieur à ceux des
fa bri cati on s con curren te s.
— L'idée est peut-être juste, en soi. Mais, pour lui
donner du corps, il faut une supériorité scientifique, en
un mot une découverte, ou tout au moins une amélio­
ration. Ton produit, dis-tu, sera perfectionné. Sur quoi
bases-tu ta supériorité? Es-tu sûr d'y atteindre? Qu'est-ce
qui te la fait espérer?
Un silence s'établit sur ces mots.

50. — Les idées de Paul e/ /ni).


— Père, reprit gravem ent Paul, en pesant ses mots, je
n'ai encore rien trouvé, car je suis encore un écolier, mais je
cherche ; oui, je cherche déjà, et qui cherche trouvera tôt ou
tard. L'autre jour, un de nos maîtres nous disait qu on
n ’avait pas encore épuisé le problèm e de l ’élasticité de l ’acier,
et qu’il y avait beaucoup à faire de ce côté. J’ai déjà, dirigé
par là mes petites recherches...
— En effet, je me rappelle tes questions à ce sujet, les
livres que tu as achetés, l ’interrogatoire que tu fis subir,
l’autre jour, à un ingénieur des mines mon camarade, qui
se demandait où tu voulais en ven ir...
— ... Et je suis convaincu, poursuivit Paul, que si j ’ap­
profondis ce problèm e à l ’École centrale, au laboratoire, et
dans les centres que je visiterai, j ’aboutirai. L a résistance
de l ’acier est en raison m êm e de son élasticité. Si j ’ aug­
mente l ’une, j ’ augmenterai l ’autre. Et, par suite, je dim i­
nuerai le poids des cuirassés. Tu vois les avantages qui s’en-
suivraient, pour les coupoles blindées, pour les tourelles,
pour...
— Pour la m arine, pour l ’Élat, pour la France, pour tout
enfin ! à coup sûr, s’écria M. L e Carpentier, si les choses
étaient aussi faciles à faire qu’ à dire. Je ne voudrais pas
refroidir ton enthousiasme généreux, m on enfant. Mais, à
supposer ce program m e réalisable, il est immense ! et tu le
trouves modeste ! Et enfin, à supposer que tu trouves des
capitaux, que tu aies un filon de charbon...
—• Je l’ai ! on en a trouvé un nouveau dans le haut Gard,
il y a huit jours...
— ... Q ue tu aies m êm e trouvé le perfectionnemen t cherché,
qu’enfin je sois là pour diriger l ’administration et te prêter
m ain-forte, tu ne peux assumer une telle organisation tout
seul ! T u ne peux être à la fois le théoricien et le praticien
de ton usine ! T u ne peux être à la fois et la tète et le bras.
Ton laboratoire te réclam era; qui sera à l ’atelier? quel.sera
ton second, ton autre toi-m êm e?
— J’ai mon second, j ’ai mon autre m oi-m êm e. Ce point
est déjà réglé. N e t’inquiète pas !

— Bah! fit le père abasourdi. D éjà?
— Déjà ; parfaitement.
•— Et peut-on savoir ?
— C’est Pierre, dit Paul sim plem ent.
— Mais, tu n’y penses pas ! Ton am itié t’abuse ! Pierre
L E S I D É E S DE P A U L . 183

Couvreur ! Certes, je sais ce qu 'il vaut : c’est, un ouvrier


intelligent et instruit, soit ! mais de là à s’im proviser in gé­
nieur, directeur de travaux, quelle distance ! Comment la
franchira-t-il?
— Il la franchira, dit Paul avec une assurance calme. Car
il est ingénieur de naissance, celui-là. Et il travaille, et il
gagne en pratique tous les jours. L u i seul est capable de
me compléter. Ce qui me manque, il l ’a. Je suis ses progrès
de loin,, et je les jalonne sans qu’il s’en doute. D ’ailleurs,
j ’ai compté sur toi pour achever de le form er. T u ne me
refuseras pas, j ’ espère 1
— Comment, sur m o i?
— Oui. 11 va falloir le tirer de son usine, où il n ’a plus
rien à apprendre, et le m ettre ailleurs. Par exemple, tu
pourrais le faire entrer comme mécanicien dans un des
journaux que tu as approvisionnés de tes machines rotatives.
— De grand cœur. Mais cela suffira-t-il? Sera-t-il plus
avancé, étant petit em ployé ?
— Puis, dit Paul, quand je serai à l ’École centrale, je le
ferai travailler, et lui donnerai de notre enseignement la
partie technique et pratique, celle qui sera à sa portée.

— Tu m ’en diras tant ! Je m ’ aperçois que tu as réponse à
tout. Encore serez-vous séparés par le service m ilitaire. Tu
es un « dispensé » , toi, si tu entres à Centrale. T u connais
la loi actuelle, ses distinctions, ses exceptions. Tu deviens
un « engagé » , ou un « conditionnel ».
— Je le sais, dit Paul.
— En outre, d’après les mêmes règlem ents, tu fais ton
service comme sous-lieutenant d’artillerie.
— T e l est, en effet, m on privilège. Mais si je ne veux
pas user de ce p rivilèg e? Si je veux faire m on service
comme sim ple soldat, m e forcera-t-on à être officier?
— N on, certes ! mais pourquoi solliciter cette faveur à
rebours ?
— Pourquoi ? eh ! pour faire les mêmes corvées que
Pierre, parbleu! pour être son compagnon d'exereice et de
chambrée, pour ne pas commander tandis qu'il obéit, pour
que nous soyons fraternels en grade comme nous le
RICHE ET P A U V R E

sommes en toute chose; bref, pour qu’entre nous il n 'v ait


pas d’inférieur ni de supérieur. Enfin, pour avoir le choix
de m on arme, et pouvoir m ’engager dans le corps où mon
grand-père a signalé son courage.
— Dans les zouaves?
— Dans les zouaves, tu l ’as dit. Je sais bien qu’en temps
de paix le corps des zouaves est aussi pacifique qu’ un
autre. Mais qui sait? avec une bonne chance...
Ce m ot de « bonne chance » , appliqué à une campagne
espérée, fit briller un sourire ému sur le visage du père.
« V ra i Français ! » murm ura-t-il. Il reprit, plus haut :
— Soit, soit ! Mais voici une difficulté bien autre. Pierre,
forcément, fera ses trois ans. Et, après trois ans de caserne...
— Pierre ne fera qu’un an, comme m oi.
— A h çà ! y penses-tu?
— C’est parce j ’y pense, que je parle ainsi. Pierre ne se
doute pas lui-m êm e de m a combinaison. T u sais qu’il y a
dans la loi actuelle des réductions de service à un an,
comme pour les « dispensés » des écoles, en faveur des
« ouvriers d’art » . Eh bien, je suis en train de faire de
P ierre un « ouvrier d’art » , donc un dispensé.
— Comment cela?
— Je lui demande des modèles réduits, en bois léger,
de bâtiments ou de machines, sous prétexte que j ’en ai
besoin pour mes études. Tu sais comme il est adroit!
— Certes ! Je me souviens surtout de sa petite pompe,
exécutée quand il était enfant.
— Puis je lui fournis des modèles de dessin industriel,
des organes de machines, etc. Il les copie, et ma foi très
bien. Je garde tout ce dossier. Je sais enfin qu’il veut m e
faire la surprise d’un moteur minuscule, en bronze et acier.
Comment s’y prendra-t-il? Sois assuré qu’il me fera un
vrai bijou, comparable au « chef-d’œuvre » de l ’ouvrier
d’ autrefois, quand il voulait être admis « maître » dans
une corporation. Ce jour-là, le dossier sera complet, et le
seul examen que Pierre aura à subir dès lors, pour ne faire
qu'un an au régim ent, sera le conseil de révision. Celui-là,
j ’en réponds !
L E S I DÉ E S DE P A U L

Et Paul, largem ent, fièrem ent, se m it à rire, d’un bon


rire, qui cachait un attendrissement.
— A h ! que tu es bien le fils de ta m ère ! dit M. L e Car­
pentier d’une voix altérée, en serrant les deux mains
de son fils entre les siennes. M êm e cœur, et m ême volonté !
Il s’arrêta un instant, pensif. Puis, reprenant sa voix
calme, il dit à Paul, maintenant respectueux et silencieux :
•— Me voilà rajeuni, Paul. Merci. J’ ai confiance en l ’ave­
nir, grâce à toi. J’ai encore
assez de forces pour tenir bon
quelques années. Mes derniers
capitaux sont mis en réserve,
jusqu’à la fin de tes études.
Alors, nous travaillerons sur tes
plans neufs, à nous deux, — à
nous trois, corrigea-t-il avec un
sourire.
— A nous trois, insista Paul.
Ton expérience nous aplanira
les difficultés de l’installation, I l p rit les mains de son üls.

de l'organisation prem ière, où


les débutants commettent tant de fautes, et engouffrent
tant d’argent. Si je suis cher d’entreprise, avec toi pour
conseiller, et P ierre pour mon second, mes capitaux, ou
plutôt les tiens, courront beaucoup moins de risques. Car
je ne veux pas hasarder ces dernières épaves de ta fortune,
que tu as recueillies et conservées avec un amour tout
paternel, pour permettre à ton Paul de se faire, lui aussi,
sa place au soleil. En les protégeant, c'est moi que tu pro­
tégeras contre l’aventure. Et, si j ’apprends à respecter,
à m énager ce prem ier argent, qui est le tien, le fruit de
ton travail, j ’apprendrai par là même à respecter aussi, à
m énager plus tard l ’argent des autres, si par hasard des
actionnaires ou des amis confiants m ’en remettaient pour
développer mon entreprise. Si l ’argent d’ un père est sacré,
l ’obligation envers les prêteurs ou commanditaires du
dehors est une dette d’ honneur à laquelle nulle « liqu i­
dation » plus ou moins habile ne peut et ne doit nous
RICHE ET P A U V R E .

soustraire. Plutôt m ourir à la tâche, que de ne pas s’ ac­


quitter intégralem ent envers ceux qui ont eu confiance en
notre énergie, en notre loyauté.
— C’est prévoir de bien loin les choses, m on fils. Mais
je suis heureux que tu les aies prévues. Et cela seul me
prouverait que tu as réellem ent l ’ étoffe d’un chef. C’est
de très loin, en effet, qu’il faut avoir vu ven ir les choses, si
l ’on ne veut être surpris par elles, et se rendre, sous l ’effet
de cette surprise, coupable de quelque acte de faiblesse.
— Dis plutôt de lâcheté, corrigea Paul vivem ent. On dit
couramment, je le sais : « Les affaires sont les affaires »,
quand on veut excuser certaines brutalités révoltantes. Et
l ’on dit encore : « Les affaires, c’est l ’argent des autres »,
quand on prend aisément son parti des pertes que l ’on
inflige à des anonymes. Une saine m orale réprouve ces
deux dictons corrupteurs, qui à eux seuls font plus de m al
qu’une guerre ou une peste. L a conscience de l ’honnête
hom m e les répudie. Si jam ais je devais me laisser en­
traîner sur une telle pente, je compte sur toi, mon père,
pour me crier mon indignité !
— C’est mon amour que je te crie aujourd’hui, mon fils,
m on cher fils! s’exclama M. L e Carpentier en ouvrant tout
grands ses bras, dans lesquels Paul se précipita.
Ils demeurèrent un instant muets. Enfin, fe père conclut,
la vo ix encore m al assurée :
— Paul, je te vois comme un hom m e, et comme une
conscience pareille à la mienne. Je suis sûr, sûr de tout,
m aintenant. Mais nous avons anticipé. Il te faut être reçu
d’abord à ton Ecole, et cela dès cette année même. Tu seras
reçu. Et ton père, fier de toi, te rem ercie de la joie que tes
viriles paroles lui ont donnée.
LE M A U V A I S O U V RI ER . 187

51. — Le mauvais ouvrier.

Six semaines plus tard, Paul était reçu à l ’École centrale,


du prem ier coup. M algré sa jeunesse, il y entrait brillam ­
ment, dans les vin gt premiers. Son examen écrit le classait
plus bas. Pourtant, sa composition de chim ie l ’avait fait dis­
tinguer; à l ’oral, il frappa par sa sûreté, l ’énergie de ses ré­
ponses, et par sa promptitude
à saisir les moindres inten­
tions des examinateurs. Il
a lla it p ou r a in s i d ire au-
devant des questions, et sem­
blait chercher la difficulté au
lieu de la fuir.
— C’est un vrai tem péra­
ment, de chercheur, dit l ’un des
savants interrogateurs à son
père, après le concours. Il n ’y
a pas à le diriger, il s’oriente
Paul franchit la dutanci
tout seul. V otre fils ira loin ... au pas gymnastique.
Dès le lendem ain, Paul
sautait dans le train, descendait à Meaux, franchissait au
pas gym nastique la distance séparant Meaux de l ’usine, et
tombait sur Pierre à l ’im proviste ; il voulait lui faire une
joyeuse surprise. Mais, pour la prem ière fois, il arrivait mal.
Pierre accueillit, certes, la nouvelle avec satisfaction.
Mais il était préoccupé, irrité, et un vague mouvement
d’envie troubla son cœur. Justement, un accident venait
d’arriver aux machines qu’il entretenait : une bielle brisée
était là gisante, qu’il exam inait avec une sourde colère, car,
s’il ne se sentait pas coupable de l ’accident qui avait failli
produire un malheur, cependant il craignait qu’on ne s’en
prît à lui, et qu’on ne le rendît responsable.
Paul, avec bonté, compatit à son ennui.
— Tu as de la chance, lui dit Pierre, d'avoir pu suivre
ta v o ie ; et plus tard, s’il t’arrive ce qui m ’arrive, tu seras
protégé par ton titre, toi ! Un ingénieur, sorti des Écoles,
RICHE ET P A U V R E .

on ne l ’accuse jam ais de ne pas savoir! Mais un ouvrier


monté en grade, comme moi, regarde : il n ’est bon qu’à être
molesté par les patrons, et jalousé par les ouvriers qu’il a
distancés !
— ■ O h ! Pierre, comment peux-tu parler ainsi? fit Paul
bouleversé, en voyant la figure mauvaise qu’avait prise
subitement son ami ; je ne te reconnais plus, m oi qui juste­
ment venais pour...
Mais Pierre, les yeux fixes, le cou tendu vers le débris
rompu de la machine, semblait haleter, et n ’écoutait pas.
Et, tout à coup, il poussa un
cri terrible :
— L es m is é r a b le s !...
Vois, vois, Paul !
Du geste il indiquait un
morceau d’acier. Et Paul,
l ’ayant saisi, reconnut les
traces de morsure d’une
lim e, qui, entamant l ’organe
à sa partie vive, avait pro­
voqué sa rupture, et amené
l ’accident... 11 pâlit.
Une bielle brisée était là gisante. Mais C est U n C r i m e !
s’écria-t-il. Plusieurs inno­
cents pouvaient périr victim es de cet attentat. Quel m al­
faiteur a pu commettre cette infam ie?
— Hélas ! répondit P ierre, subitement radouci et attristé,
c’est quelque jalou x, sans doute. L ’ouvrier qui s’élève
se fait parm i ses camarades beaucoup d’ ennemis. Et
l'en vie que je sens autour de m oi a pu m ’inspirer, tout à
l ’heure, un mauvais sentim ent, à m oi aussi. J’étais in­
juste, j ’étais ingrat. Pardonne-m oi, en voyant à quoi je
suis exposé, et crois bien que ce prem ier m om ent d’oubli
sera le dernier.
— J’ai plus à te plaindre qu’à te pardonner, dit Paul...
M ais je suis effrayé de voir tout ce qu’il reste à faire pour
l'éducation de l ’ouvrier. Se peut-il qu’il soit encore si loin
de comprendre ses propres intérêts! sans parler de la simple
notion de devoir et de justice ! H faudra que nous nous sou­
venions de cet exemple, quand nous aurons, toi et moi,
des ouvriers à commander.
— Alors, dit Pierre en souriant, nous voilà déjà patrons?
Regarde les belles mains de ton soi-disant associé !
Il m ontrait ses mains souillées d'huile et de cambouis,
qu'il frottait avec des chiffons graisseux.
— Patrons, pas encore ! mais associés déjà de cœur, et
associés d'action pour la vie, oui. Et l'association commence
aujourd'hui même, je t'en préviens. Nous voilà déjà en
route pour l'action commune. Sans que tu t'en doutes, la
première étape est devant nous. )\ous partons.
— Ah çà ! explique-toi ! Le diable m 'em porte si j'y com­
prends goutte. D'ailleurs, les yeux fermés, je te suis.
— A la bonne heure ! Ecoute donc. Aie voilà reçu à
l'Ecole centrale. Mais je n'y entre pas tout de suite. Je com­
mence par liquider mon service m ilitaire; et, comme je n'ai
pas l'àge, j'anticipe en m'engageant.
— Oui, dit Pierre. Tu fais un an ; moi. j'en ferai trois.
Les trois ans no me font pas peur, puisque c'est la loi,
et que le pays en a besoin. Mais j'aurai tout oublié, après trois
ans, et je ne retrouverai plus m a place !... Et puis, tout ce
temps, je ne te verrai pas.
Il hocha tristem ent la tète.
— Erreur ! s'exclama Paul. Tu t'engages avec moi, tu ne
fais qu'un an comme moi, et nous ferons notre service mi­
litaire ensemble.
— Pas possible!... Mais comm ent?
—- La loi d'aujourd'hui (profitons-en, tant qu'elle existe),
comporte des exceptions en faveur des OMM'i'ers (fa?'?. Tu e?
n ouvrier d'art ", mon Pierre, sans t'en douter. J'ai montré
tes travaux. Ils sont acceptés en principe. Tu n'as qu'un
examen de pure forme à subir ; après quoi tu es libre do
t'engager, et de t'engager avec moi pour un an.
— Est-ce possible ? s'écria Pierre. Mais ce serait trop de
bonheur à la fois. Et moi qui croyais mon avenir perdu, il y
a cinq m inutes !
D 'u n g este, il m ontrait la machine disloquée. En ce
M G H H ET P A U V R E

mom ent entra le patron, suivi d'un ingénieur. Pierre, sans


mot dire, m ontra le tronçon éclaté.
— Malveillance, attentat; pas de doute ! dit l'ingénieur.
Le mécanicien est hors de cause.
— Je n'en doutais pas un instant, dit le patron en
regardant Pierre très calme, mais tout de même un peu
pâle. Mais il y a un drôle dans la fabrique !... Qu'on sonne
la cloche ! Tous les ouvriers ici !
La cloche retentit, la chambre des machines fut bientôt
pleine. On ht l'ap pel.
Tous les ouvriers ré ­
pondirent, émus, la face
ouverte et loyale. Un seul
m anquait.
— Où est-il? Qui l'a
vu en dernier lieu ? de­
manda l'ingénieur.
Dans le silence, une
voix s'éleva :
— Moi je l'ai vu, il y
a une heure : il partait à
grandes enjambées sur la
route. Je l'ai hélé, il a filé
comme si la gendarmerie était à ses trousses. Du reste,
c'était un sournois, et on ne l'aim ait guère ici.
— C'est bien, ht le directeur de l'usine. Je me charge du
reste. Ce mauvais gars ne portera pas loin son impunité.
Vous, honnêtes travailleurs qui avez failli être victimes d'un
méchant, remettez-vous de votre émotion, et soyez libres.
Je vous donne un jour de. congé. Quant à Pierre, je lui
donne forcément un congé plus long, et un congé payé,
parce qu'il a été le plus exposé, et qu'il faut le temps de
rem ettre en état sa machine.
— Merci, monsieur, dit Pierre joyeusement. Justem ent
j'allais vous en demander un.
— Tu nous quittes?... Es-tu mécontent?
- Non, non, dit Pierre. Je n'ai qu'à me louer de vous, —
et de vous tous, ajouta-t-il avec intention. Mais je voudrais
VOYAGE EN ALSACE. 191

essayer de passer l'examen d'ouvrier d'art et mon ami était


venu me prévenir que Je moment approche. Il me faut donc
un congé.
— Tiens, tiens ! tit le directeur. Une fameuse idée que tu
as là ! Alors, accordé ! Bonne chance ! Car, si tu réussis, tu
ne me manqueras qu'une année, au lieu de trois. J'y gagne !
Allons, au revoir !
Pierre et Pau), joyeux, coururent à Quincy annoncer les
bonnes nouvelles.

52. — Voyage en Alsace.


Quelques jours après, Pierre passait, à Melun, devant la
commission spéciale, l'examen d'ouvrier d'art. 11 était reçu
avec un brillant succès. Son cœur débordait de joie et de
reconnaissance.
— Et m aintenant, dit Paul, nous allons nous préparer à
notre nouvelle vie de soldat.
— Gomment ?
— Tu vas boucler ton sac, et partir avec moi pour un
voyage en Alsace.
— En Alsace, en pays annexé? fit Pierre, saisi tout à
coup d'une émotion inconnue.
— Oui, Pierre, au pavs du souvenir. Mon grand-père
Kermadec dit que tout Français, avant d'aller sous les
drapeaux, devrait faire chez nos frères d'Alsace un pèleri­
nage. C'est lui qui nous offre ce voyage, sur les économies
de sa retraite de général. Nous traverserons rapidem ent
Nancy, puis nous visiterons Strasbourg d'abord, ensuite
Colmar, puis les champs de bataille où mon grand-père
s'est battu, et W œ rth où il fut blessé, et sauvé par le brave
Père Mignon. Tu n'as pas d'objections, je pense?
— Ob ! comment te rem ercierai-je jam ais assez ? fit
Pierre avec élan. Mais, ajouta-t-il avec un air d'embarras,
je ne sais pas l'allem and.
— J'en sais assez pour nous guider, dit Paul. D'ailleurs,
RICHE E T PAUVRE

nos frères d'Alsace parlent encore le français plus que les


Allemands ne le croient ou ne le disent. Et, enlln, l'essen­
tiel, là-bas, n'est pas de parler. 11 suffit de voir et de sentir.
Deux jours après, ils partaient.
A la gare frontière, à ce village d'Avricourt que les Alle­
mands ont baptisé Deutsch-Avricourt, Pierre aperçut le
prem ier casque à pointe, à la gare. C'était le gendarme. Ce
qu'on aperçoit d'abord en arrivant en terre germanique,
c'est toujours le gendarme.
Pierre devint pourpre, et sa bouche se crispa dans une
instinctive protestation. Paul m it un doigt sur ses lèvres :
— Silence ! dit-il. Observe, et tais-toi.
Ils roulèrent deux ou trois heures encore, absorbés dans
une contemplation muette. Le wagon se rem plissait peu
à peu de touristes allemands, aisément reconnaissables à
leur équipem ent exagéré et un peu ridicule.
On était en juillet. La belle plaine d'Alsace, verte de
bois, jaune d'épis, ondulait à perte de vue, large et plantu­
reuse, tandis que le rideau bleuâtre des montagnes de la
Forêt-Noire dentelait l'horizon. Dans cette paix do l'opulente
nature, les noms seuls des gares, Sarrebourg, Saverne, rap­
pelaient la guerre et son théâtre. Ainsi, pour des yeux non
avertis, ces plaines ressemblaient à d'autres plaines; rien
n'annonçait qu'elles avaient été, naguère, inondées de sang
français ; et la nature inditférente avait étalé sur tous ces
poignants souvenirs son m anteau de moissons et de ver­
dure. Le contraste était si fort, qu'il serra le coeur des deux
amis. Était-il possible qu'on fût « chez l'ennem i a ? Cette
terre, si semblable à la terre de France, n'était-elle point
nôtre encore? Du moins, par la sainteté de ses souvenirs,
ne nous appartenait-elle pas ?
Mille pensées confuses s'agitaient dans l'âm e des deux
voyageurs. Et leur malaise s'accroissait au contact de leurs
compagnons de voyage, toujours plus nombreux, toujours
plus envahissants. Oui, ils le sentaient m aintenant, cette
terre portait tous les caractères de la terre française, douce
comme elle, féconde comme elle, pareille à la terre de
France en aspect et en productions, Mais les récents itnmi-
VOYA GE EN AL SACE . 193

grés qui la. sillonnaient n'étaient, pas les fils de cette terre,
et ne l'occupaient qu'à titre d'usurpateurs. Ces corps alour­
dis, ces manières emphatiques et gauches, cet idiome épais,
cette lourde fumée dont ils s'enveloppaient, avec leurs gros
cigares, cette épaisse nourriture dont ils se chargeaient à tout
instant l'estomac, tout cela disait une autre race, d'autres
mœurs, d'autres caractères. Et que ces gens d'autre sorte
fussent à leur place dans
leur pays d'origine, cela se
comprenait; mais qu'ils fus­
sent chez eux M, dans cette
Alsace si différente d'eux,
cela choquait la raison, non
moins que le sentim ent. Et
tout à coup, sans avoir pu
échanger encore leurs im­
pressions, Pierre et Paul
sentirent d'instinct ce que
c'est que la race, et le sol de
la Patrie. Iis sentirent ce qui
est français, et ce qui ne l'est
pas ; ce qui est do chez nous,
et ce qui est d'ailleurs. Une
barrière insurm ontable se
dressa, comme une herse,
dans leur jeune cœur, entre
eux et leurs voisins de ban­
quettes. Et, sans les haïr, ils
comprirent tout ce qu'il y a de profond et de caché dans ce
mot : Z'eYmHg'g?'.
Oui, ils étaient cAez — en terre d'Alsace. Mais
l'Alsace elle-même, et ses fifs, ils les sentaient à nous, ils les
sentaient à eux. Et c'est dans ces dispositions que, graves,
pensifs, ils débarquèrent enfin en gare de Strasbourg.
Dès l'arrivée, dans la gare même, ils eurent un serre­
ment de cœur. Les peintures murales du grand hall ne
représentaient-elles pas l'em pereur allemand recevant les
clefs de Strasbourg !
9
19', RI CHE ET PAU VUE.

Ils quittèrent en hâte cette gare neuve et monumentale,


qui respirait l'insolence de la conquête, et s'engagèrent à
pied dans les vieux quartiers de la eité patriarcale. Là,
malgré le patois local, ils se sentirent vite chez eux. Et ils
curent bientôt fait de démêler ce qui est strasbourgeois
dans Strasbourg, et ancien, d'avec ce qui est allemand dans
Strasbourg, et moderne. Strasbourgeoise était la bonhomie
des visages, strasbourgeoises les vieilles rues bordées de
maisons à pignons dentelés ou arrondis ; strasbourgeoises,
les enseignes naïves, les devantures ornées avec un goût
discret; strasbourgeois, sur­
tout les vieux ponts, les pe­
tites places couvertes de pla­
tanes touffus, les toits de
vieilles tuiles inclinés, avec
leur triple et quadruple rang
de lucarnes; strasbourgeois,
ces nids de cigognes hérissés
sur les crêtes des construc­
tions; strasbourgeois, enfin,
ou français plutôt, ces mo­
num ents anciens, à com-
un nid do cigognes. mencer par la célèbre cathé­
drale, de pur style ogival
français, et à Unir par le palais des princes-éveques de
Rohan, bâti sous la Régence, sur le plan d'un architecte
parisien, Robert de Cotte.
Allemandes, au contraire, ces lourdes et ambitieuses
bâtisses, d'un goût de riche parvenu; allemandes, ces places
nouvelles, alignées comme à la parade; allemandes, ces
enseignes prétentieuses et rutilantes, ees magasins au type
, MKolossal o, si cher aux Germains ; allemandes, ces nou­
velles brasseries à l'instar de Munich, pleines de faux luxe
etd o m angeaille; allemande, cette statue du
(le Père Rhin), échouée sur la place française du Broglie, et
dont l'attitude grotesque provoque l'éclat de rire; allemande,
l'architecture massive et poussive du (palais
impérial), gonflée d'emphase jusqu'à en éclater; allemandes,
VOYAGE EN ALSACE. 195

entln, ces silhouettes d'officiers en uniforme, longues,


raides, automatiques, à casque pointu ou à casquette plate,
en tunique vert pomme ou en capote gris perle, sanglés
comme des m anne­
quins, escortés d'un
sabre traînant et so­
nore, et empestant à
vingt pas le cigare
prussien et le pat­
chouli.
Tout ce contraste
leur entra du premier
coup dans les yeux
et dans le cœur. Us
MM ;'ew/ ^auparavant ;
m aintenant, ils co?M-
prcMaieM? / Paul avait
raison de dire qu'il
suffirait de voir pour
sentir !
S u ila p la C eK lo b O r Soldats a l l e m a n d s : ) , de ï a La n d w e h r ; 2. d e l à

du héros français,
coulée en bronze, et en face de cette statue un factionnaire
allemand m ontait la garde ! Et le bâtim ent où le poste était
installé^ l'Aubette, accusait son style Louis XV, à toutes
les moulures de ses fenêtres, à tous les rinceaux de ses
jolis balcons t Quel contresens plus violent put jamais
s'offrir à la vue?

53. — Voyage en Alsace <?? /ât).


Sur la place Gutenberg, Paul avisa un vieux, très vieux
cocher. Celui-là devait avoir vu le siège et le bombar­
dement. Paul essaya, en médiocre allemand, de lui dire
ce qu'il désirait. Mais le cocher, souriant dans sa barbiche
196 RI C HE ET P A U V R E .

grise, lui répondit, avec un fort accent alsacien, en français :


— Vous pouvez parler français, allez ! Moi, je suis un
ancien soldat, j'ai servi
sous l'Etnpire ; j'ai fait la
campagne de Crimée et la
campagne d'Italie : tenez,
voilà mon congé, et mes
deux médailles. Seule­
m ent, je ne les montre
pas à tout le monde, vous
comprenez...
Et le vieux soldat, tout
fier, tirait de sa vareuse
un vieux p o rtefeu ille
jauni, où luisait le métal
usé de deux médailles rat­
tachées à de vieux rubans
presque sans couleur.
Pierre et Paul contem­
plaient ces deux reliques,
et l'hom m e, cette autre
relique vivante, avec des
yeux humides. Ils le re­
mercièrent.
— Conduisez-nous, dit
Paul, partout où il y a
des souvenirs de l'ancien
S tra s b o u rg , e t de la
guerre.
— Commencez par la
cathédrale, ht le vieux
cocher. C'est là en face.
Et tout le reste n'est pas
loin. Mais tout ça là-bas,
tout ce qui est neuf (11 fit
un geste circulaire avec son fouet, vers l'horizon), tout
ya, c'est allemand.
Et, en effet, c'était bien une ville germanique qui avait
VOYA GE EN ALSACE.

enveloppé la ville alsacienne. Le vieux Strasbourg était au


centre, comme le noyau au cœur du fruit.
Ils visitèrent la cathédrale admirable, bâtie par Erwin
' et ses successeurs, au xm" et au xn" siècle; ils s'émerveil­
lèrent de la légèreté de ses proportions, de la noblesse de sa
sculpture. Ils m ontèrent sur la plate-forme de la tour, pour
admirer le panorama de la plaine d'Alsace, et virent de là
le Rhin, le lleuve majestueux dont la possession a fait cou­
ler tan td e sang.
Ils entrèrent ensuite dans la ÆraMenAaMS (maison de
Sainte-Marie), qui est comme la dépendance de la cathé­
drale, et qui lui sert de musée. C'est un Cluny alsacien. Là
sé trouvent déposés les débris vénérables de la sculpture
et de l'architecture de la cathédrale, pieusem ent conservés.
Hélas ! beaucoup de ces débris sont l'œuvre do la guerre.
Voici des fragments de vitraux saccagés par les balles prus­
siennes ; voici des bustes de statues qu'un obus a décapitées ;
voici même des tronçons de la llèche, de cette llèche que les
officiers de Kehl, pendant le siège, visaient tous les jours,
au dessert, vers une heure, en sablant le champagne. La
pointe du clocher, atteinte ainsi par un boulet, pencha un
jour, et faillit tomber.
Sortant de là, ils entrèrent dans le magnifique palais de
Iiohan, aujourd'hui converti en musée. Et s'ils adm irèrent
le soin et l'ingéniosité de l'installation nouvelle, ils n'en
découvrirent pas moins, au rez-de-chaussée, des traces, mal
effacées encore, du sauvage bombardement. La charmante
terrasse du palais, décorée de spirituels mascarons, et dont
là balustrade s'appuie sur la jolie rivière l'!H, rappelait
l'accueil enthousiaste qui fut fait à Louis XV en 1744,
lorsque, relevant de la maladie qui faillit l'em porter à
Metz, il accourut avec le glorieux Maurice de Saxe protéger
l'Alsace, et fut reçu avec des transports et des bénédictions.
Pierre et Paul, qui savaient assez mal cette histoire,
l'apprirent sur place, de la bouche des gardiens alsaciens.
— Eli quoi ! se disaient-ils avec stupeur, voilà donc la ville
que les Allemands proclament allemande, une ville jadis
indépendante, une « ville libre ", autonome durant des
R I C HE ET P A UVR E .

siècles, et qui, le jour oit eile cessa de s'appartenir, se donna


de son plein gré à Louis XIV ! Si bien que, sans cesser
d'étre alsacienne, elle voulut devenir française, et désira
accroître sa gloire strasbourgeoise du prestige de la gloire
française?M ensonge historique, que leur affirmation; m en­
songe humain, que cette annexion brutale; mensonge, d'ail-
leurs, que le prétexte lui-même de la guerre. Mensonge,
enfin, et révoltant mensonge, que le principe affirmé par les
vainqueurs : Z a Force prim e Zb'oi^.'
Cette impression cruelle s'adoucit un peu quand ils virent
avec quel soin pieux l'Alsacien fidèle entretient, sous toutes
ses formes, le culte du
passé, et le souvenir de
la France.Dans la vilie,
le « musée alsacien H,
de fondation récente, les
charma, ilssurentqu'un
grand nombre de collec­
tionneurs recueillaient
tout ce qui rappelait Hie
temps français H. Ils
entrevirent, chez l'un
d'eux, de vieux uniformes et des drapeaux tricolores, troués
à Inkerm ann, à Balaklava. Hors de la ville, vers le Rhin, la
tombe de Desaix, le jeune héros, était, respectée ; et d'un
autre côté, vers Hlkirch, des tombes en plein cham p, d'au­
tres au bord de la route, parm i des plantations de maïs, ne
m anquaient jam ais de fleurs fraîches. Et ces marques de
souvenirs, multipliées, constantes, les confirmèrent dans
la pensée que l'àm e alsacienne n'avait pas changé, et que
l'avenir verrait un jour la réparation de l'attentat commis
contre elle.
Un peu soulagés par cette constatation et par cette espé­
rance, ils partirent pour Colmar.
A Cotmar, l'impression française fut plus forte encore.
Là, le français était encore couramment parlé (comme it
l'est, toujours à Mulhouse). A toutes leurs questions en alle­
mand il fut répondu en français. Sur les promenades publi­
VOYA GE EN ALSACE. 19!)

ques, ils trouvaient des statues de Français : le maréchal


Rapp, l'am iral Bruat. L'auteur de ces œuvres robustes, Bar-
tholdi (un enfant de Golmar), leur était connu par le légen­
daire ZioM de Belfort. Au musée, ils trouvèrent des tableaux
de Gustave Doré, dont ils avaient souvent feuilleté les gra­
vures ; et des toiles de Jean-Jacques Henner,
le grand peintre alsacien, né à Bernwiller, un
village voisin. La ville leur parut à bon droit
charmante, avec ses maisons anciennes, dont
l'une est si curieusement décorée de tètes en
relief, son vieil hôtel de ville, ses fontaines
élégantes, et surtout sa cathédrale Saint-
M artin, tout imprégnée du style français.
Moins de soldats qu'à Strasbourg, et moins
d'Allemands dans les rues. Les marchés, les cafés, les hôtels
avaient encore un air français. Ils furent ravis de se sentir
si près de leurs concitoyens d'Alsace, et voulurent., de
Golmar, faire l'excursion classique à la Schlucht, vers ce
col superbe qui domine le panoram a grandiose des Vosges,
et qui marque la frontière franco-allemande.
De la coquette ville de M unster, un chemin de fer de
montagne les hissa jusqu'au col, à une hau­
teur de 1.139 mètres, leur découvrant à me­
sure, à chaque détour, les fécondes vallées
de l'Alsace et le paysage verdoyant à perte
de vue. Là-liaut, un splendide spectacle les
attendait. Toute l'Alsace à gauche, à leurs
pieds, dans un gouffre de verdure ; à droite,
la triple et quadruple chaîne sombre des
Vosges, noire de sapins, mamelonnée de
croupes arrondies faisant dans ces barrières
des trouées lumineuses, et, au fond d'une de
ces trouées, à leurs pieds, la vallée de Gérardmer, les lacs de
Longemer et de Retournemer, — la France, enfin, baignant
dans la clarté du soleil. Leur cœur tressaillit à cette vue.
11 bondit plus encore, lorsque, passant devant le chalet
Hartmann pour aller déjeuner chez le restaurateur français,
ils virent, face à face, à dix mètres de distance, les poteaux
frontières : l'un teinté aux trois couleurs et surveillé par un
douanier français en képi bleu; l'autre, strié de bandes obli­
ques noires et blanches, timbré de l'aigle noir à deux têtes,
et gardé par un gendarme coiffé d'un casque de métal.
Et dans leur cœur ces deux petits patriotes, amoureux de
la France, et passionnés de l'Alsace, n'en maudirent que
plus la guerre et ses injustices, qui fait de deux parties
d'une nation deux nations distinctes malgré elles, et qui
force Français et Allemands, capables au fond de s'entendre
et de vivre en amis, de s'arm er jusqu'aux dents et de guetter
le mom ent de régler leurs comptes
mal établis par la force. Pourquoi
toujours la force, et jam ais la jus­
tice ? Mais ils comprenaient aussi
très bien, les braves petits F ran­
çais, que, puisque la force alle­
mande avait été injuste, il fallait
m aintenant que la justice française
fût forte, et ils sentaient la néces­
sité, même au sein de la paix, de
préparer touj ours 1aguerre, non pas
la guerre pour l'oppression, mais
la guerre pour le droit opprimé.
Ils redescendirent, envisageant
sans peur leurs devoirs futurs, de
soldats et de bons Français, ils étaient déjà de vrais fils
de la France quand ils avaient mis le pied en Alsace ; Us
étaient prêts aux sacrifices les plus héroïques, quand ils
revinrent de la Schlucht.
Et le pèlerinage qu'ils firent, au retour, vers le champ de
bataille de W œ rth, acheva de graver dans leur jeune cœur
la beauté des sacriûccs suprêmes faits à la. patrie. Du point
qui domine la tragique plaine, placés sous l'arbre qu'on
appelle « l'arbre de Mac-Mahon ", ils évoquèrent, grâce
aux monum ents funéraires dont le sol est jonché, les scènes
de cette funèbre journée. Vers Morsbronn, c'était la fameuse
Hchevauchée de la m ortu, la charge héroïque de la brigade
du général Michel. Un peu plus loin, le point où le général
LE S E R VI C E MI LI TAI RE.

Haoult fut tué à la tète de ses troupes, ce général Raoult qui


était de Meaux, et dont M. Prosper avait signalé jadis la
statue à Pierre écolier.
Paul allait et venait, inspectant les monuments français,
tes monuments allemands. Tout à coup, il poussa une excla­
mation. Devant le m onum ent du 5" régiment de l'infanterie
saxonne, il avait ramassé, dans la poussière, une sorte de
morceau de métal encrassé et écrasé. 11 l'avait frotté, net­
toyé : quelle n'était pas sa stupeur de reconnaître, sur un
bouton de tunique français, le numéro du régiment que son
grand-père avait commandé ! Le colonel de Kermadec, na­
guère lieutenant-colonel aux zouaves, commandait le 32" de
Jigne quand il soutint l'assaut du 5" régiment d'infanterie
saxonne soutenu par deux autres : car ils étaient trois
contre un à W œ rtb, comme à Metz, comme à Sedan, —
comme partout!
— C'est là que grand-père a été blessé, Pierre ! s'écria
Paul. Vois cette modeste relique: c'est à peu près tout ce
qui rappelle ici son régiment !
Et tous deux, songeant à ces dévouements obscurs, igno­
rés, à tous ces héros des deux armées, aujourd'hui cou­
chés dans la paix éternelle des ossuaires, ils rendirent
gloire aux victimes du devoir, en brûlant de les égaler
un jour.
Puis, à petites étapes, ils reprirent le chemin de Paris. De
quel cœur ils allaient s'engager m aintenant! Paul n'avait
qu'une peur, c'est qu'on le trouvât impropre au service.
Cette crainte troublait ses nuits. Noble crainte! Mais son
incertitude devait durer peu de temps, car le conseil de
révision était imm inent.

54. — Le service militaire.


Enfin sonna l'heure de l'examen médical, ou de la
"révision)).
Pierre subit cet examen le prem ier, à Meaux. Quand le
major vit ses bras musclés, sa poitrine bombée, son cou
d'hercule, il se mit à rire gaiement, — et Pierre aussi.
— Ali! le beau gaillard! lit le major. Va-t-il au moins
de. bon cœur au régiment ?
— Certes ! fit Pierre.
— A la bonne heure 1 Excellent pour le service ! Examen
superllu !
Pierre se rhabilla, et sortit tout gai. On a beau ne pas être
vaniteux, l'adm iration d'un médecin l'ait toujours plaisir.
A Paris, pour Paul, la. scène fut un peu différente.
Quand il vit arriver ce long corps, surm onté d'une fine
tête blonde, le médecin palpa, ausculta, puis dit entre ses
dents, comme indécis :
-— 11 est gringalet, celui-là!
— Monsieur le major, répondit Paul à mi-voix, le coffre
est bon, très bon même : jamais malade!
— Tiens ! tiens ! on a de l'am our-propre ?
— Je dis la vérité, simplement.
Le médecin se tut, et poursuivit son examen, avec une
attention croissante. Enlln, levant les yeux vers le lor­
gnon :
Mauvaise vue, sans doute?... Vous ne voyez pas au
fond de la salle?
— Pardonnez-moi : je lis très bien d'ici ce qui est écrit
.là-bas, en petits caractères, sur l'affiche : « Tout Français
doit le service militaire w. Et, avec ces mauvais yeux, je casse
la poupée au revolver à vingt-cinq pas, neuf fois sur dix.
D'ailleurs, j'ai apporté mon certificat de tir.
11 fit le geste de se fouiller pour le tirer de sa poche. Il
oubliait qu'il était nu.
Ce geste provoqua une hilarité qu'il partagea lui-même.
-— Suffit! ilit.lem ajor. E li! m urm ura: Il tie n tàse battre,
décidément. On dirait qu'il a du sang de soldat dans les
veines !
— J'en ai ! dit Paul. Et son regard semblait implorer.
— Bon pour le service! cria le m ajor d'une voix reten­
tissante.
Paul lui saisit la main et la secoua vigoureusement.
LE S E R VI CE MI LI T AI RE. 203

— Eh bien ! il me remercie ! Cela me change, fit-il plai­


samment. Et il ajouta, se tournant vers !e maire : 11 en fau­
drait beaucoup comme cela !
A la porte, Pierre attendait, anxieux.
— Accepté ! accepté ! cria Paul. Et il partirent bras dessus
bras dessous, gais comme des pinsons.
Le reste n'était que bagatelle. Car le général de Ker­
madec, qni avait encore des amis dans l'armée de Paris,
avait assuré aux deux jeunes gens qu'ils ne seraient pas
séparés, et qu'ifs serviraient dans le même bataiflon, sinon
dans la même compagnie
d'un régiment, de son choix.
Or, pour répondre au se­
cret désir de P aul,le général
avait choisi le bataiflon de
zouaves qui, depuis peu de.
temps, était détaché à Paris,
et qni avait figuré pour la
première fois à la récente
rev u ed u l4 Ju iH e t.Ilav a.it.
obtenu, non sans p eine,
qu'on les y admît. Cet uni­
forme lui rappelait ses vieilles années d'Afrique, sous
Mugeaud, et l'idée de voir son petit-fifs sous l'uniforme de
xouave le flattait. Et puis, il caressait toujours vaguement,
hii aussi, une idée de campagne possible, si fes choses se
gâtaient là-bas, vers fa frontière marocaine, comme quei-
ques-uns 1 affirmaient déjà.
Pierre et Paul se firent raser la tête, coiffèrent la chéchia
et le turban, enfilèrent le pantalon bouffant, endossèrent le
gilet plastron et. la petite veste soutachée, boutonnèrent les
guêtres bfanches, et s'enroulèrent six fois autour du corps
ta large et saine ceinture de laine bleue. Ifs firent l'exercice
avec zèle, d'abord dans la cour de la caserne de Reuilfy,
puis au dehors, dans les avenues qui entourent fe quartier,
yers la place Daumesnif. Au bout de quelques semaines,
ifs avaient l'air de troupiers finis.
Au début, les anciens (plusieurs étaient médaillés et
RI CHE ET P A U V R E

<( avaient H des campagnes) les avaient raillés et un peu


taquinés; d'ailleurs, sans méchanceté, car, si les farces de la
caserne sont parfois un peu lourdes, il est bien rare qu'elles
soient cruelles. Cela cessa d'ailleurs bientôt, et les aînés
traitèrent les deux conscrits en vrais camarades, dès qu'ils
virent leur bonne hum eur, leur constante application, et
leur réussite dans l'effort. L'accomplissement ponctuel du
devoir obtient toujours le respect, même à là caserne, sinon
à la caserne plus qu'ailleurs. Et le bon exemple est conta­
gieux. Pierre et Paul, rien que par leur exemple, exerçaient
une bonne influence sur les
autres jeunes soldats. Ceux-
ci, moins zélés et même un
peu rechignés d'abord, se pi­
quaient d'émulation pour re­
cevoir, eux aussi, les éloges
de leurs chefs, et finissaient
même par prendre goût à la
besogne. Ils ne s'expliquaient
pas ce changem ent; mais
Pierre le leur expliqua, avec
son bon sens de paysan :
— Voyez-vous, quand une
chose nous coûte mais qu'elle
est inévitable, il n'v a qu'à s'y appliquer comme si on l'avait
choisie; et alors on la trouve facile, et on finit par l'aim er.
— Sans compter, ajouta. Paul, qu'il ne faut jam ais bouder
le devoir, surtout le devoir envers la France. Et, si le de­
voir ne nous coûtait aucun effort, il ne serait pas le devoir.
Un excellent, esprit régnait donc dans la compagnie où
Pierre et Paul servaient ensemble. Le capitaine avait re­
marqué ces ileuxbons militaires. C'était un brave soldat lui-
méme, déjà âgé, sorti du rang, portant autant de médailles
sur la poitrine que de blessures sur le corps. Il avait gagné
tous ses grades sur la frontière du sud oranais, contenant
les pillards, c o m b a tt an t les tribus insoumise s. Vieux gar-
<.'on, il ava it perdu, vers Aïn-Sofra, un caniarado d'armes,
capitaine co m m e .lui, à qui le hait une amitié d'enfance. H
l'avait vu tom ber sous ses yeux, frappé p a rla balle mortelle
d'un bandit du désert. 11 portait toujours ce deuil au cœur.
Quand il vit que Pierre et Paul étaient inséparables, le sou­
venir de son ami, et de leur mutuel dévouement, fut rajeuni
en lui. Il les suivait d'un œil attendri, et sa voix métallique
s'adoucissait en leur parlant. Pierre et Paul sentirent cette
sympathie sans en soupçonner la raison, et s'attachèrent à
leur capitaine.
Aux heures de liberté, ils travaillaient ensemble, et pio­
chaient les « manuels bleus », surtout le « service en cam­
pagne Paul savait que, grâce à son titre de « dispensé o,
il pouvait aspirer au grade d'officier de réserve, s'il su­
bissait avec succès l'examen technique. C'était là son
ambition. Aussi, au lieu d'abuser des facilités de la mai­
son paternelle, comme tant d'autres, en allant souvent v
nianger et coucher, demeurait-il le plus possible à la cham­
brée, m angeait-il à la gamelle ou à la cantine, voulant,
disait-il, prendre au sérieux son métier de soldat.
Et il étudiait, apprenait par cœur les règlements.
Pierre, qui avait la tète plus dure et la mémoire moins
facile, faisait pourtant de son mieux, et étudiait bien aussi.
H voulait du moins achever son année comme caporal,.afin
d'être sous-officier de réserve en cas de guerre.
Tout l'hiver s'écoula ainsi.

55. — Campagne imprévue.


Au printem ps, les choses se gâtèrent en Algérie.
La région do l'extrême sud orano-marocain, vers Figuig,
entra en effervescence. Le conflit avec les tribus frontières
du Maroc s'aggravait chaque jour. Des convois de renforts
et de munitions furent préparés. Le régiment de zouaves
auquel appartenaient Pierre et Paul rappela le bataitlon
de Paris. C'était la guerre, peut-être ; en tout cas, c'était la
campagne, l'Afrique à connaître, l'action! Pierre et Paut,
lavis, bouclèrent leurs sacs avec ivresse.
206 R I C HE ET P A U V R E

Au départ, le général de Kermadec, m aintenant vieux et


cassé, vint em brasser son petit-fils. —Voilà pour vos extras
dans le désert, dit-il en rem ettant furtivement à Pierre un
petit portefeuille bien garni ; et toi, dit-il à Paul, einporte-
moi ce joujou : ça n'est pas d'ordonnance, mais ça peut
toujours servir.
Disant cela, il tendait à
Paul un admirable revolver
à six coups, chef-d'œuvre
d'un de nos arm uriers mo­
dernes, que Paul connais­
sait bien, et qu'il m aniait à
merveille.
11 le logea dans sa large
ceinture, et remercia le bon
grand-père, qui pensait si
bien à tout.
Le lendemain, tambour
battant, clairon sonnant, le
bataillon de zouaves pari­
sien prenait, à la gare de
Lyon, le train de Marseille.
Q u a ra n te -h u it h eu res
après, on touchait à Alger.
Dix jours plus tard, après avoir été dirigés sur Oran, Pierre
et Paul descendaient par Perrégaux, Saïda, Aïn-Sefra, vers
la frontière marocaine, et ils arrivaient enlin à Figuig.
La « campagne H commençait.
Ce fut très dur, au début.
On était en avril, et les chaleurs dans ces régions se fai­
saient déjà fortement sentir.
Éblouis et comme étourdis par la lum ière, écrasés par
la chaleur, Pierre et Paul, avec les autres jeunes soldats,
furent éprouvés dans leur santé. Tous m aigrissaient, per­
daient l'appétit, souffraient d'une soif intense, et buvaient
immodérément, malgré les ordres de leurs chefs. Plusieurs
eurent la dysenterie ; quelques-uns en m oururent. Le capi­
taine, vieil africain, soutenait et conseillait ses recrues.
CAMPAGNE I M P H É Y U E . 307

Bientôt l'acclimatement se Rt. Le moral se remonta, comme


le physique. Puis, ie désir de se signaler comme les anciens
emporta tout. Le capitaine entraînait peu à peu ses hommes :
on marchait la nuit; le jour, on poussait des reconnais­
sances de plus en plus étendues. Les hommes s'exercaient
aussi à supporter la marche des meAara (dromadaires), dont
le mouvement, analogue à celui de tangage d'un navire,
donne de la nausée aux débutants; car, là-bas, le fantassin
(loi! pouvoir être m éhariste, et monter en croupe, dans les
convois qu'il protège.
Grâce à ces précautions, Pierre et Paul furent en peu de
temps formés à leur nouvelle tâche. Ils virent des engage­
ments, ils prirent part à certains. Paul, admirable tireur,
« descendait un homme H à toutes distances.
Aussi reçurent-ils tous deux, un jour, une mission de
confiance.
— Il me faut deux hommes résolus et débrouillards, leur
dit le capitaine. On me signale, entre Igli et Messaoura, un
bouquet d'arbres derrière lequel s'abritent les pillards pour
surprendre nos convois. Justem ent, je dois en envoyer un
RI CHE ET P A U V R E .

dans cette direction, pour gagner do là la région du Gou-


rara. Voulez-vous vous charger de cette reconnaissance, qui
est dangereuse ?
— Avec joie, capitaine. Commandez!
— Eh bien, vous précéderez le convoi de quinze cents à
ileux mille mètres. Orientez-vous vers ce bosquet suivant
le plan vague qu'on m 'a fourni et que voici. Quand vous
l'aurez découvert, tâchez fie savoir ce qu'il abrite, par les
moyens que vous jugerez bons sur place ; puis, ce point
éclairci, si vous pouvez faire un relevé des lieux, faites-le.
Le convoi marche à un quart d'heure derrière vous, et la
colonne suivra le convoi.
Dès l'aube ils partiront, bien armés, avec les cartouches
réglementaires, Paul ayant en plus son revolver. Au bout
de trois heures, ils aperçurent le point vert signalé. Ils en
approchèrent peu à peu en ram pant. Pierre, qui avait une
vue de lynx, se redressait parfois pour inspecter. Le point
vert grossissait. Pierre dit enfin:
— Halte ! à plat ventre tout à fait, et préparons nos fu­
sils. Le point vert rem ue !
— Bien ! dit Paul. Approchons cependant un peu plus,
pour que je sois à meilleure portée.
Ils ram pèrent encore pendant deux cents mètres.
— Là ! dit Paul. M aintenant, en plein dans le fourré.
Laisse-moi faire.
11 ajusta avec soin, tira. Le bouquet s'agita. 11 tira encore,
une fois, deux fois. L'agitation augmenta. A la quatrième
balle, vingt démons à cheval sortirent du rideau de feuil­
lage, pointant dans toutes les directions, tirant au hasard.
Paul prit son temps, et fusilla, connue Pierre, tant qu'il
le put. Huit cavaliers tombèrent. Les autres les ram assè­
rent, et tout le groupe disparut au galop, au delà du bou­
quet d'arbres.
— Voilà qui est clair! dit Paul. Ils reviendront peut-être,
mais pas tout de suite. Le convoi va être là. J'ai doue le
tem ps,avant d efairo retraite, de pretulro un crt)quis topo-
graphique. Va. un peu en avant, et signale-moi les acci­
dents de tciraitt.
C AMPAGNE I M P R É V U E .

Ils se relevèrent, Pierre poussant seul une pointe en


avant; Paul, le crayon aux doigts.
Cette imprudence faillit les perdre tous deux.
Du rideau vert qu'ils croyaient désurmais vide, vingt
nouveaux démuns s'élancaient.
Vite, les deux zouaves se m irent à tirer, mais en hommes
surpris et pressés, perdant ainsi beaucoup de leurs balles;
et leurs cartouchières s'épuisaient !
Le groupe hostile commençait à décrire autour d'eux des
cercles au galup. D'abord au nombre de douze, les cavaliers
ennemis ne furent bientôt plus que dix, puis que huit. Mais
à ce moment les m unitions m anquèrent aux deux amis.
Pierre croisa la baïonnette, et Paul, à quelques pas, attendit
courageusement.
Les huit pillards fondirent alors sur les deux petits sol­
dats. Le plus rapide se jeta vers Pierre en tenant son long
fusil comme une massue. Pierre le reçut la baïonnette
haute. Paul le regardait s'avancer; et, à quinze mètres,
l'ajustant froidement de son revolver, net il lui cassa la tête.
Un second s'élança de même. A la même distance, Paul
lui brûla la cervelle.
Ce que voyant, le plus avancé tourna bride, aussitôt
suivi des cinq autres.
Pierre et Paul étaient sauvés! 11 était temps! Il n'avait
plus que quatre balles contre six assaillants.
R l d H H RT PAUA^RE.

— Cette fois, Rions! dit Pierre, après avoir serré la main


de son M frère d'arm es H, Je te dois la vie; à charge de
revanche. Mais Rions d'abord!
— C'est égal, dit Paul, j'aurais tant voulu achever ce
croquis !
Ils riaient m aintenant, comme de vrais enfants de
France, héros sans le savoir.
Ils avaient déjà marché deux ou trois cents mètres, lors­
qu'un sifRement, tel un coup
de fouet, se Ht entendre. En
même temps, Paul trébucha.
Il ne comprit pas, d'abord.
C'était le dernier Marocain
qui, revenu un peu en ar­
rière, lui décochait son adieu.
La balle, ricochant sur une
pierre, venait de lui frôler
le mollet : simple contusion,
mais qui suffisait à l'empê­
cher de marcher.
— Triple maladroit! c
Paul à son ennemi qui s'en-
fuyait de nouveau; il f îit viser plus haut !... Quelle ma-
zette!
Et se frottant la jam be il riait.
Mais Pierre, lui, ne riait plus. Il voyait se dessiner au
loin un mouvement tournant.
— Allons, lioup ! sur mon dos, fit-il à Paul. Et il l'em ­
porta ainsi, au pas gymnastique, dans la direction où il
savait retrouver le convoi.
Mais l'ennemi revotait à la charge !
Combien le convoi était loin encore !
Pierre courait, courait chargé de son précieux far-
deau.
Enlin, les se profilent à l'horizon. Pierre est
aperçu. L'on accourt, et on le recueille au moment où il
défaille. Quant à Paul, il se jette sur son ami qu'il croit
m ort, en criant : — C'est ma faute !
CAMPAGNE I M P R É V U E .

Pierre reprend ses sens, et lui sourit : — Nous sommes


quittes, dit-il simplement.
Un cordial administré à Pierre, une ligature appliquée au
mollet de Paul, et les voilà tous deux, à l'étape, entourés,
félicités. L'ennemi avait disparu en voyant le convoi; le
houquet d'arbres est vide d'ennemis, la colonne peut passer.
Quinze jours après, au retour par éche­
lons sur Aïn-Sefra, Paul et Pierre furent
portés à l'ordre du jour du régiment*.
L'année s'acheva ensuite tranquille,
après la soumission des tribus de l'oasis de
Messaoura.
Et Pierre et Paul, leur congé en poche,
regagnèrent gaîment Alger, puis Marseille,
cntin Paris. Sur leur vareuse usée brillait
la médaille coloniale avec l'agrafe « Al­
gérie".
Pierre est sergent de réserve, Paul ot'ii-
fier de réserve. Ils ont vingt et un ans : et
iis comptent un an de service, une campagne, une citation !
On pense quelle réception leur fut faite à Paris par le
générât Kermadec et M. Le Carpentier, puis à Quincv !
Là, ils tom bèrent dans les bras de la Morinette, de Pierre
Couvreur, de M. Prosper Landry et de M"° Prosper Landry
sa digne femme. Heures inoubliables, si douces à de jeunes
cœurs ! Le village est lier d'eux, et ils sont contents d'eux-
mémes, car chacun d'eux doit la vie à son ami. Et m ain­
tenant, its regardent l'avenir avec confiance, car les années
d'apprentissage sont finies.
C'est la lutte pour la vie qui va commencer. Qu'elle
vienne ! Ils sont prêts !
QUATRIÈME PARTIE : LA LUTTE
PO UR LA VIE
56. — Les débuts d'une entreprise.
Trois années se sont écoulées.
Trois années dont Pierre et Paul ont profité pour pousser
à fond leurs études et la connaissance de leur futur métier.
Paul a été un des élèves les plus brillants de l'École cen­
trale. 11 s'est déjà spécialisé en cours d'études. Ses travaux
de laboratoire, sur la résistance des métaux, ont été rem ar­
qués de ses maîtres. Il a déjà fait, aidé par son père, des
essais sur les aciers, qui l'ont mis sur la voie de quelques
découvertes. Pendant les vacances, suivant l'usage des
centraux", il a fait des voyages techniques. Mais il les
a tous groupés en vue du même objet : l'acier industriel, et
l'acier des engins de guerre. Au lieu de s'éparpiller, il s'est
concentré.
Il a pris Pierre avec lui dans ses voyages, pour achever
de former en lui le praticien. Ensemble, ils ont parcouru
les grandes cifés industrielles. Leur amitié s'est plus étroi­
tem ent resserrée. Us sont d'ailleurs m aintenant à portée l'un
de l'autre; car Pierre, durant ces trois années, a été attaché,
grâce à M. Le Garpentier, comme mécanicien en second,
L E S D É B U T S D' UNE E N T R E P R I S E .

dans une grande imprimerie. Quand il a été en possession


du m aniem ent de sa machine, il en a étudié d'autres, se fai­
sant embaucher pour quelques jours par des journaux autre­
ment outillés (cela avec l'assentim ent de ses chefs) ; puis, il
s'est mis à travailler au Conservatoire des Arts et Métiers,
et il a fini, sur les conseils de Paul, par subir l'examen de
mécanicien de chemin de fer. 11 a ce diplôme en poche, au
moment où Paul, lui, conquiert son diplôme d'ingénieur de
l'Ëcole centrale.
Ensemble ils ont donc visité les fonderies et usines de
Belfort, celles d'Hlkirch-Grafenstaden en Alsace, qui four­
nissent les locomotives d'une bonne partie des compagnies
françaises ; celles de W interthur, en Suisse, dont la puis­
sance croit chaque année ; ils ont parcouru les ateliers du
Creusot, le bassin houiller de la Loire; ils ont inspecté
l'organisation du travail m inier enW estphalie; étudié, au­
tant que des étrangers peuvent le faire, les usines colossales
de Krupp, à Essen, où s'approvisionnent la m arine et
l'armée allemandes ; ils ont visité l'Autriche, la magnifique
Bohême au grand avenir ; iis méditaient d'aller jusqu'en
Russie voir les usines métallurgiques de Briansk, lorsqu'ils
furent arrêtés par de vagues bruits de guerre.
Ils revinrent. L'orage politique se calma. L'année sui­
vante, ils explorèrent à fond le bassin d'Anzin et la Belgique
limitrophe, puis ils passèrent en Angleterre et firent un
long séjour à Sheffield. M aintenant ils étaient armés.
Pendant ce temps, M. Le Carpentier avait préparé à son
fils un terrain d'action. Il n'avait pas son pareil pour créer
et organiser un centre de travail. ConBant dans le savoir et
l'initiative de son fils, il en avait adopté tous les plans, en
se faisant son simple m etteur en œuvre.
— Je te préparerai le cadre, lui disait-il, et tu composeras
le tableau.
Il avait procédé, pour cette préparation, avec une sûreté
et une maîtrise étonnantes. Mais, quoi ! il fallait sauver les
débris d'une belle fortune, et assurer l'avenir d'un fils adoré.
Quel double stim ulant !
Le filon charbonnier, qu'un ami avait signalé à Paul dans
2t4 RI CHE ET P A U V R E .

le Gard, et dont nous avons parlé plus haut (1), n'était pas
une de ces mines qui n'existent que sur le papier.
11 continuait, sans doute, le lit de charbon qu'on exploite
à la Grand'Combe, mais il s'en écartait vers un pays
pauvre, et plutôt montagneux, peu habité, vers Branoux et
Blannaves. La station la plus rapprochée de la ligne ferrée,
La Levade, était elle-même sans animation.
M. Le Carpentier alla reconnaître le terrain, ht faire
quelques sondages discrets. Puis il réalisa
ce qui surnageait encore de sa fortune,
environ deux cent mille francs. C'était, à
peine le dixième de ce qu'il avait possédé.
Mais avec cette somme, dans un canton
de petits cultivateurs, on pouvait déjà
faire beaucoup. Et, s'il réussissait dans
ses premiers travaux, l'argent s'offrirait
à lui sans qu'il en cherchât.
rhyHuxéi-a(trêsgrossi):
!. Aild;
La contrée de Branoux était ruinée par
2. M à l e ; 3.Femelle. le phylloxéra. On avait peu replanté, car
les fortunes étaient rares dans le pays.
Le sol ne fournissait que des céréales médiocres. Trop éloigné
de la Grand'Combe pour s'embaucher comme ouvrier d'usine,
d'ailleurs très attaché à la tradition cévenole et patriarcale,
le paysan de cette région, fier et accoutumé à sa pauvreté,
vivotait sur son lopin de terre, aim ant le village et le sol
natal, ruiné mais content d'être propriétaire. Tout le monde
K avait du bien H, comme on dit; mais personne n'avait
de capitaux.
M. Le Carpentier jugea la situation d'un coup d'œil ; et
il résolut de faire l'affaire de ces pauvres braves gens, tout
en créant la sienne.
11 acheta des terrains, d'anciennes vignes de production
nulle. Il les eut presque pour rien. M continua d'acheter.
On répugnait d'abord à vendre ; on y répugna moins ; bien­
tôt on lui offrit. Mais lui n'acceptait que ce qui correspon­
dait au fihm qu'if soupçonnait, et qu'if faisait vérifier çà et
là, avec précaution. Puis ii s'arrondit, et acheta de plus en
plus. On ne soupçonnait pas encore pourquoi. Un peu d'ar­
gent coulait dans Je pays. Geia mit en éveil. Puis un bruit
circuJa : « Des m ines! des m ines! a La convoitise du
paysan s'enflamma. On crut avoir le Pactole sous les pieds.
On demanda à M. Le Carpentier des prix fantastiques. Il
n'acheta plus, et se mit à creuser. Quand on vit qu'il ne
s'agissait que de charbon, et d'un charbon d'apparence m é­
diocre, on se calma. M. Le Carpentier avait acheté cent
hectares pour une soixantaine de mille francs. Il acheta en­
core un peu, et. suivant un procédé qui parut bizarre. Tout
le Jong de la route qui conduit de Branoux à La Levade, il
préleva une bande de terrain d'une cinquantaine de mètres.
On ne comprit pas d'abord. On ne devait pas tarder à com­
prendre.
Le charbon de piètre mine qu'il avait extrait se trouvait
cependant de qualité excellente. Les échantillons, envoyés
à Paris, révélèrent une grande richesse en huiles grasses,
en goudron et par suite en ce produit colorant
aujourd'hui si recherché dans l'industrie. Ce que vovant,
M. Le Carpentier se m it à extraire, à extraire sans relâche.
D'ailleurs, iJ n'expédiait pas. Il accumulait sur place. La
main-d'œuvre ne lui coûtait pas cher, car tous les viticul­
teurs de Branoux-Blannaves, étant sans travail, prêtaient
volontiers leurs bras pour un salaire modique ; et, comme
ils travaillaient chez eux, et souvent sur leurs anciennes
terrés, ils ne changeaient ni de pays ni presque de métier,
et continuaient, à vivre en paysans tout, en étant charbon­
niers ou m ineurs. Peu à peu le pays changeait de face, et
s'enrichissait, ou du moins se désappauvrissait.
Alors H. Le Carpentier tit construire de grands hangars
pour abriter ses provisions de charbon, éditia un prem ier
atelier, et bâtit des hauts fourneaux. En même temps,
sur la bande de terrain conduisant à La Levade, il installa
nn petit chemin de fer Decauville. Et, son argent étant à
hout, l'argent de ses amis afflua. Alors il prit du minerai à
la plus proche carrière des Cévennes, et se mit à forger. Et
.après quelques essais qui réussirent, il entreprit de fabriquer
216 RICHH ET P A U V R E .

des locomotives. 11 avait sur place charbon et ouvriers;


l'extraction lui revenait à moins cher qu'à toute autre mine ;
aucuns frais de transport. Son Decauville était à lui, les ter­
rains aussi. La matière première, le m inerai seul, ou le fer
brut, coûtait à transporter. Mais il ne venait pas de loin; avant
peu il prendrait lui-méme le m inerai aux montagnes voi­
sines. En somme, jam ais on n'avait installé une usine à
moindres frais. Le produit s'établirait donc, à qualité égale,
dans des conditions de bon marché sans pareilles. Et il espé­
rait que, bientôt, la qualité elle-même serait supérieure.
M aintenant, les créateurs de l'avenir, Paul et Pierre,
pouvaient entrer en scène. Tout était prêt.

57. — Ingénieur et mécanicien. — L'accident.


Ils arrivèrent enfin, le grand blond et le brun trapu, tous
deux éclatants de jeunesse, d'intelligence et d'espérance,

forts de leurs vingt-cinq ans et de leur mutuel dévouement.


M. Le Garpentier, mis en liesse par cette venue, régala tous
les ouvriers-paysans, et, fraternellement, cordialement, on
but à la prospérité des baptisées ce
jour-là au champagne.
i

I N G É N I E U R E T MÉCANI CI EN. gi?

C'était en 1900, et l'on était, à Paris, en pleine Exposition


universelle. M. Le Carpentier, pour faire comme tout Je
monde, avait envoyé des échantillons de ses charbons, et
un aperçu de ses travaux d'installation. Comme l'on portait
la santé de Paul, futur directeur de l'usine, arriva un exprès,
porteur d'une dépêche (car il n'y avait pas encore de bureau
télégraphique au village). M. Le Carpentier recevait du
jury de l'Exposition une médaille d'argent pour la qualité
de son charbon et l'ensemble de ses projets exposés. Et
Paul embrassa son père, aux applaudissements frénétiques
de tous, lui reportant l'honneur non seulement de ce qui
était déjà fait, mais de tout ce qui se ferait par la suite. Les
cris redoublés de : « Vive M. Le Carpentier ! Vive le fonda­
teur de nos usines ! » avaient cependant attroupé les gens
du village devant la salle. Quand la nouvelle de la récom­
pense fut connue, ils demandèrent à entrer. Paul ht ouvrir
les portes. Toute la population circula autour des tables; et
M . Le Carpentier, des larmes aux yeux, serra avec joie toutes
les mains qui se tendaient vers lui avec reconnaissance.
Telle fut l'inauguration des Usines. Dès lors le père, tout
en adm inistrant le détail sans y paraître, s'effaça devant
son lils, en le m ettant au prem ier plan.
Paul avait toujours pour arrière-pensée les cuirasses et les
cuirassés. Hais on ne pouvait aborder d'emblée des travaux
aussi délicats. 11 fallait d'abord faire de la métallurgie et de
la machinerie courantes. C'est pourquoi on avait commencé
par. fabriquer des locomotives. Paul avait du reste un projet
de « foyer combiné v qui devait, en consommant moins de
charbon, augmenter la chauffe et user moins la chaudière.
C'était une triple économie, si son projet, qui paraissait
excellent sur le papier, était reconnu praticable. Et Pierre,
le praticien, devait ici contrôler et compléter Paul. C'est pour
Cela qu'il s'était fait recevoir mécanicien de chemin de fer.
Paul fit donc construire une locomotive d'après ses plans,
sous la surveillance de Pierre. Celle-ci faite, il demanda et
obtint de la Compagnie P.-L.-M . (qui avait intérêt à encou­
rager sa tentative) l'autorisation de circuler avec sa m achine
sur ses lignes, à certaines heures et entre deux points strie-
SIS R I C H E ET PAUVRE.

tem ent déterminés, pour opérer ses essais. Dans l'intervalle,


il avait doublé la voie étroite de son Decauville d'une voie
à largeur normale, si bien qu'il circulait m aintenant de la
porte de l'usine jusqu'à la Grand'Combe librem ent, comme
un chef d'État dans son train spécial. Seulement, son train
spécial n'avait pas de wagon-salon, ni de restaurant, il se
composait uniquem ent d'une machine et d'un tender ; et les
souverains de ce train voyageaient sur la plate-forme, cou­
verts de charbon et noirs de fumée.
Paul et Pierre, l'un lecrayon en m ain, l'autre à la m a­
noeuvre des freins et leviers, l'un ingénieur et l'autre méca­
nicien, tirent ainsi une vingtaine de petits voyages. Tout
allait à merveille : le « foyer combiné H réalisait une réelle
économie de combustible ; la vitesse n'en était pas diminuée ;
la surface de cliaulfe était augmentée, et la chaudière pré­
sentait moins d'usure. Les ingénieurs du P.-L.-M ., surpris
et enchantés, avaient constaté l'amélioration et dressé un
projet de commande pour la Compagnie, lorsqu'un accident,
qui faillit être fatal aux deux amis, ajourna de quelques
mois leurs espérances.
Un jour, comme ils faisaient un essai vers Alais, comp­
tant se garer en route pour laisser passer l'express qui ve­
nait en sens inverse, tout à coup la machine prit, une allure
vertigineuse. Pierre voulut freiner ; il sentit que le frein
jouait à vide. L'aiguilleur, surpris par cette vitesse, ne put
les rejeter à temps sur la voie de garage : l'express arrivait
fumant à l'horizon : ils étaient perdus ! Pierre mesura le
danger, et, avec tout son sang-froid, renversa la vapeur, et
essaya un déraillement. Au même instant Paul, voyant
l'express, cria : <( Sautons ! H et se précipita vers le bordage.
Pierre l'empoigna à bras-le-corps, et le coucha de force sur
le charbon du tender, car il avait vu que sauter, c'était la
mort : le talus était haut ; en bas, des rochers en chaos !
Plus loin, à la courbe qui montait, le ballast était large, et
la pente aplanie. )1 sentit enfin que l'on déraillait; — et il
espéra, car l'express l'avait aperçu et ralentissait.
11 m aintenait donc Paul du genou sur sa couche de char­
bon, et, à moitié redressé, le bras relevé instinctivement
L'ACCIDENT. 319

pour protéger son visage, ü regardait, il attendait... quoi?


— l'écrasement, sans doute...
Ce ne fut pas long. La machine, déraillant, s'enfonça
avec un bruit de tonnerre dans le ballast, puis roula eu
s'inclinant jusqu'au bord de la pente; enfin, là, faussée et
éclatée, elle se renversa et se coucha sur le liane.
L'express avait stoppé,... à quelques mètres à peine!
Quand on put visiter la machine, on aperçut Pierre et
Paul évanouis et sanglants, parm i le charbon bouleversé.
Celui-ci, faisant matelas, les avait protégés contre la secousse
terrible. Paul,, étendu tout à plat, ne portait que des contu­
sions multiples. Pierre,
lui, avait reçu un jet de
v a p e u r, lo rs de la
chute, mais qui par bon­
heur n'avait atteint que
son bras et son cou, non
ses yeux. Un boulon
m anquant, usé ou brisé,
fut reconnu la cause de
tout le mal. Le sang-
froid de Pierre avait em­
pêché l'accident de dé­
générer en catastrophe.
Souillés de sang et de charbon, on transporta les deux
amis évanouis à l'hôpital d'Alais d'abord, puis à l'usine.
Trois jours après, le médecin répondait d'eux ; quinze jours
plus tard, ils entraient en convalescence.
11 leur fallut des mois pour se rem ettre complètement.
Toutefois, l'accident n'étant imputable qu'au hasard, l'hon­
neur professionnel de Pierre restait sauf; et l'honneur indus­
triel le restait aussi, puisque dans l'accident même l'organe
perfectionné par Paul ht sa preuve de bonne constitution,
et ne fut point faussé. Enfin, que dire du lien nouveau qui
unit les deux amis, sauvés une fois de plus l'un par l'autre ?
Ils acceptèrent leurs blessures avec une courageuse rési­
gnation, et, plus résolus que jamais après ce tribut payé à
la chance, ils s'élancèrent avec confiance vers l'avenir.
220 RI CHE E T P A U V R E .

58. — Le bon contremaître.


Durant leur convalescence, M. Le Carpentier avait fait
face à tout de son mieux.
Mais, malgré toute son intelligence et son énergie, il se
sentait im puissant à m aintenir longtemps le fardeau redou­
table que les deux jeunes gens avaient assumé avec l'allé­
gresse de leurs vingt-cinq ans. Et puis, il savait bien qu'on
n'entre pas aisément dans
l'entreprise d'autrui, et que
ceux-là seuls peuvent faire
aboutir une pensée qui l'ont
conçue, et déjà fait passer
dans la pratique. Les idées
nouvelles de Paul ne pou­
vaient être poursuivies que
par Paul, etréalisées que par
Pierre. L 'un était le cerveau,
l'autre était le bras. Avec eux
la théorie et la pratique se
pénétraient, se complétaient.
Ils étaient irremplaçables.
11 poussa donc un soupir
de soulagement lorsque les deux amis reparurent enfin à
l'atelier, Paul encore un peu faible, Pierre portant le bras
droit en écharpe, avec des cicatrices de brûlures au menton
et au cou. Les ouvriers les entourèrent et leur manifestèrent
une amitié touchante, où se devinait une secrète admiration.
Leur autorité s'augm enta du prestige, et ce fut désormais un
respect affectueux qui environna ces deux jeunes gens, que
leur savoir et leur courage m ettaient à la tête d'hommes
beaucoup plus âgés qu'eux.
L'accident, loin de nuire à l'entreprise de Paul, avait
plutôt accru le retentissem ent de sa découverte. Car, dans
le déraillem ent même, la chaudière s'était admirablement
comportée. En reprenant possession de son bureau, il eut
l'agréable surprise de trouver une im portante commande do
ses « foyers combinés H faite par la Compagnie du P.-L.-M .
Une autre, venue d'Amérique, demandait des exemplaires
d'essai, et faisait prévoir un débouché très important.
Paul mit aussitôt l'usine en branle-bas, pour satisfaire à
ces ordres. En même temps, dans le silence du laboratoire,
il attaquait le deuxième point de son programme, et il étu­
diait la question des aciers propres au blindage.
Son cabinet tournait au musée. Des échantillons de fer
doux, provenant de toutes les grandes usines métallurgiques
du monde, rem plissaient ses vitrines. Il analysait, dosait,
pesait. Il faisait varier à l'infini les fontes, les" alliages, les
frappes. Un petit marteau-pilon, installé, chez lui. fonction­
nait sous ses yeux. 11 prélevait des échantillons sur toutes
les coulées, instituait des analyses et des comparaisons d'un
scrupule infini. H se sentait sur le chemin d'une grande
découverte ; il était le cerveau sur la piste de l'idée. Pierre
commençait, à pouvoir le suivre dans ses recherches savan­
tes. Mais, surtout, il en saisissait avec une incrovable dex­
térité le point d'application, et, dès qu'un principe était
découvert par Paul, il lui donnait corps et le vérifiait par
une expérience ingénieuse.
Et, tandis que Paul paraissait peu aux ateliers, Pierre en
était l'âme. 11 était partout, il voyait tout, suivait tout, et
pourvoyait à tout.
Le nombre des ouvriers grandissait. Chaque jour, il s'en
proposait de nouveaux. Paul avait, abandonné à Pierre la
faculté de les accepter ou de les rejeter. Mais Pierre, soucieux
de la dignité des travailleurs non moins que des intérêts de
1 usine, n'admettait personne qu'après une épreuve probante
et prolongée, exigeait d'abord des certificats de capacité et de
probité, et faisait ainsi très peu de renvois. 11 estimait qu'il
est très dur de renvoyer un ouvrier pour cause d'insuffi­
sance, quand on l'a admis une fois; aussi, au lieu « d'em­
baucher H, faisait-il un choix. On le savait, et les mauvais
ouvriers ne se présentaient pas à son contrôle. Etre admis
aux y&Mtcs f/M passa bientôt pour un brevet
d'excellence dans la région. Et ainsi se recruta autour de
Pierre une élite de travailleurs.
Pierre fit plus.
RTGIIE ET P A U V R E .

11 voulait que le corps des travailleurs fût autant que pos­


sible homogène. 11 répugnait à ces agglomérations dispa­
rates où l'ouvrier de la campagne ou de la petite ville est
gâté par l'ouvrier des grands centres, souvent plus habile,
mais, en revanche, souvent aussi moins moral. 11 aurait
voulu implanter à Branoux-Blannaves des traditions d'acti­
vité industrielle locales, secondées par les qualités de la race
cévenole, qu'il prisait à un très haut degré, et avec raison.
Il développa un jour son idée à Paul :
— Vois-tu, lui disait-il, ce qui compromet les industries
les mieux dirigées, ce sont les
causes morales encore plus que
les causes économiques. L 'en­
nemi des établissements de du­
rée, c'est l'ouvrier nomade, et
c'est le mécontent. Si bien payé
que soit un ouvrier, s'il est
de nature nomade, rien ne le
retiendra. Et au départ il en
entraînera d'autres. Le m au­
vais ouvrier qui s'en va l'ait
partir le bon qui serait resté.
11 faut enraciner l'ouvrier sur
le sol où est son usine. Et, pour cela, trouver un moyen.
— Lequel? dit Paul, qui se m it à sourire, car il avait
deviné.
— Le meilleur, ât Pierre après une légère hésitation, ne
serait-il pas de rendre le bon travailleur propriétaire de son
logis? Cela me paraît deux fois aisé, si l'ouvrier est pris
dans la région même où l'usine est bâtie.
— Tu vas au-devant de mon vœu, dit P a u l..)'étudie avec
mon père un plan de propriété progressive qui ferait de
chaque ouvrier un propriétaire et un cultivateur. Sitôt que
nos gains seront suftisants, nous donnerons à chaque ouvrier
un bout de champ et une maisonnette M /bM iwra
p/ctM car j'ai horreur de la « cité ouvrière H, où
toutes les maisons sont uniformes. Les hommes sont divers
de goûts et de caractères. Pourquoi leurs habitations ne
LE BON C O N T R E MA I T R E . 223

seraient-elles pas, comme leurs vêtements, faites à la mesure


de chacun? Ce sera l'œuvre d'un avenir prochain. Mais, en
attendant, la création indispensable, c'est l'école pour l'en­
fant de l'ouvrier. Et cette école, tu sais que je vais l'installer.
En voici le plan.
— Ah ! ht Pierre avec un geste de regret, pourquoi ne
pouvons-nous avoir ici Prosper Landry ! Un bon instituteur
est le bienfaiteur d'une population villageoise, surtout ou­
vrière. Mais où trouver un second Landry ?
— !1 en est plus qu'on ne croit, dit Paul, dans le corps
des instituteurs de France, souvent trop critiqué. Mon père
a déjà écrit à l'inspecteur d'académie de Nimes, et nous
espérons une bonne réponse. Notre nouveau Landry nous
fera une pépinière de bons sujets, courageux à la tâche, et
imbus du sentim ent du devoir.
— Mais, reprit vivem ent Pierre, il ne suffit pas qu'ils
soient ouvriers comme leurs pères; il faut encore qu'ils
soient meilleurs qu'eux, de manière à ce que, dépassant
leurs prédécesseurs, ils puissent, s'ils sont favorisés par les
circonstances, comme d'autres...
— Gomme d'autres?... Je te vois venir, mon bon Pierre.
Tu veux faire pour tes frères ouvriers ce que d'autres ont
fait pour toi. Tu veux faire circuler le bienfait que tu as reçu
de M. Landry.
— De lui, certes ! mais d'autres aussi !
— Soit ! mais de lui surtout. Car c'est lui qui a été la che­
ville ouvrière de ton avenir. Tu veux, dis-je, à ton tour
rendre à un groupe ce dévouement que tu as reçu comme
un dépôt, et dont tu ne veux pas être seul à profiter jalou­
sement, égoïstement. Est-ce bien cela ?
— Oui, dit Pierre en rougissant un peu.
— Eh bien ! va, mon ami, et fais à ta tète, ou plutôt se­
lon ton cœur. Je te seconderai de toutes mes forces, mais je
te laisse ton entière initiative. Car tu as sûrement un pian.
— C'est vrai. Je voudrais donc que l'école fût enseignante
par les études, et professionnelle par les occupations. Je
voudrais qu'aux récréations, ou aux heures libres, les élé­
ments de toutes sortes de métiers manuels fussent inculqués
224 RI CHE ET P A U V R E .

à ces petits garçons. De manière que, leurs aptitudes à


chacun étant dès l'origine connues et développées, on les
dirigeât à coup sûr vers tel ou tel atelier. On supprim erait
les années d'apprentissage ; et, chacun travaillant dans le
sens de sa nature, tous seraient plus heureux, et produi­
raient donc un travail supérieur.
— Bravo! mais qui serait ce Landry des petits ateliers?
Je te dis à mon tour : où le prendre ?
— J'essaierai, moi, dit modestement Pierre en baissant
les yeux.
Paul eut le Cœur dilaté d'admiration, et il goûta pleine­
m ent une joie supérieure de
l'âm e. Il est si doux d'ad­
m irer celui q u 'o n aim e!
Néanmoins il se contint. 11
se borna à dire :
— Mais, mon brave Pierre,
tu fais déjà la besogne de
dix hommes énergiques. Où
trouveras-tu le temps ? la
force ?...
—- Le temps ? la force ? lit
Pierre avec une Sorte d'exal­
tation. Plus on se dépense,
plus on se multiplie ! Va, va ! laisse-moi essayer seulement,
je t'en supplie !
— Tu me supplies, quand je devrais te bénir, mon admi­
rable Pierre, dit enfin Paul en se levant. Fais donc selon
ton inspiration. Suis ton instinct, celui de ta bonne race;
celui de ta mère, — celui de nos mères, ajouta-t-il à mi-
voix, en se détournant pour cacher son émotion. Et il s'en­
fuit précipitam ment, pour dérober une larme qui montait à
ses yeux.
-— Merci, ami ! cria Pierre en s'élançant hors du cabinet.
On eût dit qu'il avait des ailes.
Et désormais on le vit encore plus assidu aux ateliers,
guidant et perfectionnant la pratique de chacun, s'arrêtant
de préférence auprès de ceux qui avaient charge d'enfants.
P R OS PÉ R IT É RAPIDE. 22g

pour leur apprendre avec pfus de douceur encore la rapidité


d'une manœuvre, la finesse d'un procédé.
Et, malgré ce déploiement d'activité extraordinaire à l'u­
sine, Pierre ne se m ontrait pas moins aux petits ateliers do
!'école. Là, de ses mains fortes et précises, il enseignait aux
petits doigts gauches des bambins à couper, scier, raboter,
ajuster, machiner, engrener. Et c'était merveille de vou­
ées petites mines éveillées, rivalisant d'adresse et d'ingénio­
sité, prom ettant déjà les ouvriers d'élite que rêvait Pierre
pour son usine modèle.
Pierre avait sa récompense : il était chéri, il était aimé
par les pères et les fils.
Aussi, lorsque, au janvier de l'année 1902, le plus â°*é
des ouvriers vint, avec tout, l'atelier, souhaiter la bonne
année à Paul, en le rem erciant de leur avoir donné un si
excellent contremaître :
— Ce n'est plus votre contremaître, dit-il. c'est désor­
mais le chef et le directear des ateliers. Le contremaître est
maître, et le titre de chef est le seul qui lui convienne dé­
sormais.
Tous se félicitèrent, et jam ais plus jeune chef ne trouva
obéissance plus unanim e.'D e tous ses subordonnés, il avait
su se faire des amis.

59. — Prospérité rapide. — Double mariage.


Sous la double impulsion de Paul et de Pierre, grâce aux
découvertes de t'un, à l'activité technique de l'autre, les
6?M furent très rapidem ent prospères.
Leurs progrès ressemblaient plutôt à des bonds en avant
qu'à une marche.
Les commandes affluaient.
Les communications de Pauf à l'Académie' des Sciences
sur l'éfasticité des métaux avaient attiré l'attention des corps
savants; Jes échantiffonsde ses blindages d'acier qu'il avait
présentés aux ingénieurs de la m arine lui avaient valu
336 RI CHE E T P A U V R E .

des encouragements officiels et des promesses de com­


mandes, s'il réalisait ses perfectionnements sur une plus
grande échelle. Il n'en était pas encore à construire des cui­
rassés, et il n'en avait jam ais eu le projet, mais il entre­
voyait le mom ent où son rêve, qui consistait à fournir au
cuirassé une défense plus légère, plus solide et moins coû­
teuse, allait s'accomplir. Il acheta donc des terrains, entre
Toulon et La Sevne, pour y faire en plus grand ses expé­
riences. 11 fabriquait ses cuirasses, tronçon après tronçon,
aux usines de Branoux; il les expédiait ensuite à La Seyne,
les assemblait et les essayait là, puis les soumettait à la
commission d'épreuves, et enfin les livrait à l'Ëtat, pour
les navires en construction que celui-ci avait sur ses chan­
tiers maritimes.
Tout marchait à souhait, avec une rapidité qui dépassait
toutes les prévisions. Aussi les bâtim ents se multipliaient-ils
sur les terrains avoisinant l'usine. Hangars à locomotives,
liants fourneaux nouveaux, aciéries, laboratoires d'essais,
surgissaient du sol comme par enchantem ent ; et en môme
temps maisons ouvrières, petits ateliers, écoles d'apprentis,
cantines, bibliothèques, infirmeries, etc. C'était une ruche
humaine qui s'agitait dans ce coin montagneux naguère
délaissé. Toute la région s'en ressentait . De la Crand'Gombe,
du Vigan, et même de Saint-Hippolyte, les ouvriers agri­
coles, naguère ruinés, étaient venus offrir leurs bras. Bien
payés, accoutumés à l'épargne, ils avaient fait des éco­
nomies sur leurs salaires ; puis, avec leur petit pécule,
ils étaient retournés à leurs vignes délaissées. Les ter­
rains avaient repris leur valeur, des cultures nouvelles
étaient essayées et adoptées, l'activité enfin avait repris
parm i ces populations pauvres et honnêtes, qui n'avaient
besoin que d'un stim ulant pour développer leurs qualités
natives.
Enfin, la moralité se conservait excellente, parce qu'on
était à peu près uniquem ent entre Cévenols. Aucun mauvais
ferm ent n'avait encore altéré ce groupe homogène de tra­
vailleurs peu à peu gagnés à l'industrie sans pour cela cesser
d'aim er leur sol, et de le cultiver.
P R O S P É R I T É RAPIDE.

Jusque4à Paul et Pierre n'avaient pensé qu'au travail,


n avaient vécu que pour lui. Mais ils allaient sur leurs ving t-
huit ans, et, sans s'étre donné le mot., ils subissaient l'un et
l'autre la loi de la nature, qui donne à l'hom me le désir et
le besoin d'un lover.
Le mariage, auquel ils songeaient, depuis quelque temps
confusément, prit tout à coup dans leur esprit, et presque
simultanément, une forme un peu plus précise, au lende­
main de l'accident où ils faillirent trouver la mort.
Nous avons vu plus haut que, relevés sans connaissance,
et sanglants, ils furent d'abord
transportés à l'hôpital le plus
proche, à Alais. L'arrivée des
deux blessés avait causé une
grande émotion en ville. Quel­
ques jeunes Hlles de bonne fa­
mille, qui, suivant une coutume
récente et très belle, ^'exerçaient
aux fonctions d'infirmière pour
secourir les victimes de 1a guerre
ou de catastrophes toujours pos­
sibles, accoururent offrir leurs
services en cas de besoin. Le
chirurgien en chef de l'hôpital en retint deux, ses aides les
meilleures, aux mains adroites et douces, pour panser les
blessés. Ces jeunes filles étaient d'ailleurs deux amies, très
différentes de visage et de caractère, et. aussi parfaitement
unies dans leur amitié que l'étaient Pierre et Paul.
Quand ceux-ci reprirent connaissance, leurs yeux en
s'ouvrant virent un jeune et charm ant visage penché sur
chacun d'eux, em preint de cette sollicitude et de cette gravité
précoce que donne à la jeune fille la vue de la souffrance.
Trop faibles d'abord pour comprendre, mais conscients
peu à peu et ravis, ils eurent bientôt le cœur partagé entre
la reconnaissance et l'admiration. Puis, un sentim ent plus
tendre se mêla aux deux autres et les absorba. Et enfin, ils
regrettèrent presque leur convalescence quand il fallut la
payer d'un départ.
ils prom irent do revenir, et do donner de leurs nouvelles.
Us devaient bien une visite de remerciement à leurs gardes-
malades.
La première entrevue fut gaie, et cordiale. Les deuxjeuaes
gens restèrent sous le charme de l'accueil qu'ils reçurent
dans les deux maisons où ils allèrent ensemble se présenter.
Glaire Dalboise, la jeune tille qui avait donné ses soins à
Paul, était la fille d'un filateur d'Alais qui était mort,
presque ruiné, quelque dix ans auparavant, pendant une
crise de la soie. Elle habitait avec sa mère une maison assez
confortable, sur le quai, au bord du Gardon ; mais la sim­
plicité, l'ordre que l'on sentait partout, disaient la modes­
tie de leurs communes ressources. Ces dames vivaient
dignement, mais pauvrement. Glaire était tille unique. Le
malheur, la douleur de sa mère, l'avaient mûrie de 'bonne
heure. Elle était sérieuse tout en étant gracieuse. Grande,
élancée, avec des cheveux châtain clair, elle était naturelle­
ment élégante et jolie, sans s'en douter.
Marie Desherhiers, son amie, plutôt petite, ronde, pétu­
lante, très brune, toute rieuse et rem uante, offrait avec son
amie le plus complet contraste. Elle animait de son chant,
de ses appels, de ses amicales plaisanteries, la maison pater­
nelle qui était pleine d'enfants, et bruissante à Souhait. Le
père, juge de paix, avait une certaine fortune. Il était d'Alais,
n'aim ait qu'Alais, ne rêvait que de ne jam ais quitter Alais
et d'établir à Alais, ou tout près d'Alais, toute sa brochette
de garçons et de filles.
Le contraste entre les deux jeunes filles, les deux maisons,
les deux foyers, était complet.
On devine que Paul fut aussi attiré par Glaire, que Pierre
fut attiré par Marie. Si Paul avait démêlé tout de suite la dis­
tinction discrète de M "'D alboise,Pierres'était épris aussitôt
de l'exubérante Marie, qui respirait la vie et la communiquait
à tout ce qui l'approchait. Il reconnaissait en elle quelque
chose de son propre tem péram ent. Cette méridionale lui
révélait combien il était méridional lui-même. Pierre avait
le sang de la Morinette. Et Marie, c'était la Morinette avec
plus d'éducation.
DOUBLE MARI AGE. 229

Paul, tout de suite, avait vu clair en lui et en sa jeune


amie. ]ls étaient faits pour se comprendre, pour s'aimer. ]1
s'en ouvrit à son père, qui fit une visite, et, après avoir vu
M"" Dalboise, donna sa pleine approbation. Paul allait pro­
noncer les paroles définitives. Auparavant il voulut sonder
Pierre, dont le cœur lui paraissait également pris. Mais
Pierre était sombre depuis quelque temps, et semblait se
dérober à toute confidence.
Enfin, Paul réussit à le faire parler.
— Oui, dit Pierre, j'aim e M"" Marie ; mais c'est pour cela
que j'ai peur.
— Peur ?... de quoi ?
—- Qu'elle 11e m'aim e pas, d'abord; puis, puis...
— Puis, quoi ?
— Puis, qu'elle ne me trouve pas de son monde, là ! fit-il.
Voilà le mot lâché. Auprès de toi, chez ces dames, je un;
fais l'effet d'un ouvrier endimanché. Comment veux-tu
qu'une fille dé magistrat, une personne si au-dessus de moi,
veuille du fils de Jacques Couvreur?
— Tu te juges bien mal, mon bon Pierre, si tu crois que
tu as l'air d'un ouvrier ; tu as l'air d'un homme. Et l'homme
que tu es, tout le monde le sait dans le pays. Tu 111'as sauvé
la vie deux fois ; moi je ne te l'ai sauvée qu'une seule. Je te
dois une manche ! Mais, si je te marie selon ton cœur, nous
serons quittes,... jusqu'à ce que nous ayons à recommencer.
Me donnes-tu carte blanche ?
— A quoi bon ? fit Pierre taciturne, mais visiblement
ébranlé.
— Tu verras.- C'est dit, je vais à Alais.
Et, nettem ent, il introduisit une double demande. Chez
M'"" Dalboise il fut agréé aussitôt, avec un discret empres­
sement.
Chez les Desherbiers, on m anda M arie, qui éclata
de rire :
— Pourquoi cet original n'est-il pas venu demander 111a
m ain lui-méme ? Croit-il que je l'accorde par procuration ?
Pierre accourut, haletant :
- Est-il bien vrai, mademoiselle? Pourrais-je me flatter?...
330 RI CHE ET P A U V R E .

Car enûn, je ne guis pas un monsieur, — j'ai la main


calleuse, enûn, moi; je... je...
Marie lui coupa la parole en prenant sa m ain droite :
— Elle est grande cette main, elle est calleuse, elle est
forte, elle a travaillé, elle a sauvé des gens, elle en a instruit
d'autres : j'y mets mes deux mains, et je la prends pour moi.
Là, monsieur l'ouvrier, est-ce clair?
Pierre chancela. L'émotion était trop profonde. 11 faillit,
pour la première fois de M
vie, savoir ce que c'était que
s'évanouir.
L'arrivée des parents le tira
d'affaire.
— Espérons qu'avec le temps
vous vous installerez à Alais !
fit le juge avec naïveté.
L'idée d'un tel « avancement ^
les Ht tous deux éclater de rire.
— Oui, oui, papa, sois tran-
Mariahûcoupatnparole. q u d l o , d î t \1<H'}C. OUIIOUS aillO-
lierons Branoux à Alais, ou
nous transplanterons Alais à branoux. Pierre fait des m a­
chines si puissantes !
Et son rire fusa, éclatant, qui gagna tout le inonde. On
riait en pleurant, on pleurait en riant, on s'embrassait et se
félicitait de toutes parts.
Un mois après, le double mariage se célébra, la même
journée, à Alais le m atin, à^-Branoux-Blannaves. l'après-
midi. Jacques Couvreur, l'a Morinette et Claudine étaient
là, épanouis de bonheur. Claudine apprit à son frère ses
fiançailles avec Charles Séverin, son camarade d'école,
devenu le m eilleur sujet du village, et qui passait à ce mo­
m ent l'examen de conducteur des ponts et chaussées. Paul
avait voulu avoir à ses côtés son digne instituteur et sa
femme. Il avait donc demandé au maire de Quincy pour
M. Prosper et Jeannette un congé de quarante-huit heures,
et. il leur avait envoyé un double, permis de circulation,
offert gracieusement par la Compagnie P.-L.-M .
P R O S P É R I T É MATÉRIELLE.

M. Le Garpentier rayonnait... Le vieux général de Ker-


madec, octogénaire, redressa sa petite taille, et rassembla
assez de force pour faire au dessert un petit discours, d'ou
il résultait qu'avec les cuirassés de Paul on vaincrait toutes
les marines du monde. Tous les ouvriers, en liesse, burent
à la santé des mariés, et à la prospérité croissante des ^/.stnes
Avant de partir pour un bref voyage de noces (Paul
voulait m ontrer la Bretagne à sa jeune femme, et Pierre vou­
lait visiter la Côte d'Azur, où sa mère avait connu la mère
de son ami), les deux couples
allèrent inaugurer les deux nou­
velles créations de Paul : une
inBrmerie pour enfants, et une
maison de retraite pour les ou­
vriers âgés ou fatigués.
Ils p a rtire n t com blés de
so uhaits et de bénédictions.
... Bientôt ils revinrent, plus
actifs que jamais à la tâche.
Deux jeunes et jolis visages
de femme m aintenant allaient et °
venaient, visitant les familles des
ouvriers, organisant les crèches, donnant leurs soins aux
femmes, aux enfants, aux infirmes, parfois aux blessés.
Et, moins d'un an après, la maison qu'habitaient frater­
nellement Paul et Pierre en face de l'usipe s'était enrichie
de deux berceaux.

60. — Prospérité matérielle; difficultés morales.


Et l'usine prospérait toujours !
Elle prospérait si bien, que Paul, pour faire face aux
commandes, avait dû, en peu de temps, presque doubler le
nombre de ses ouvriers.
11 l'avait fait à contre-cœur, craignant d'être débordé par
232 R I CHE E T P A U V R E .

le Rot <io ces nouveaux arrivants, qui étaient pour lui des
inconnus. Jusque-là Pierre et Paul connaissaient chaque
ouvrier en particulier, avaient pu suivre ses efforts, ses pro­
grès, l'avaient soutenu, instruit, récompensé. C'est ainsi
qu'il devrait en être partout; car un bon directeur d'usine
doit se faire le père et l'éducateur de ceux qu'il emploie.
C'est dans cet esprit de paternelle bienveillance que Pierre
avait créé les petits ateliers des écoles ; et aussi pour avoir
là une pépinière d'ouvriers de bonne qualité, et. éviter de
fâcheux mélanges.
Le mélange cependant se faisait par la force des choses.
Malgré la prospérité m atérielle, Pierre et Paul voyaient
là un danger moral.
Or, les dangers mo­
raux aboutissent tôt
ou tard à des dangers
matériels. L 'h isto ire
des peuples, des répu­
bliques surtout, est là
pour le prouver. Or, qu'est-ce qu'une usine, un groupement
ouvrier, sinon une petite république? Les intérêts matériels
et les intérêts moraux y marchent de pair.
Cependant que faire? Hien qu'il répugnât à laisser enva­
hir ce coin des C évennespar une tourbe d'inconnus, Paul
ne pouvait, cependant, repousser les commandes que i'État
lui adressait en nombre croissant, et qui étaient pressantes.
Car on était au moment où le développement des torpil­
leurs et l'invention des sous-marins nécessitaient le main­
tien de notre rang parm i les Hottes navales.
Et, si t'Ktat pressait et insistait, s'il s'adressait d'urgence
à l'industrie privée, c'est que lui-même rencontrait des dif­
ficultés dans ses propres chantiers, et qu'à Toulon, notam ­
ment, le travail des arsenaux était à tout instant compromis
par des troubles, par l'indiscipline ou les grèves.
De là des défections dans les ateliers de I'Etat. Aussi des
bras inoccupés vinrent-ils s'oM'rir aux Z/sMes
Il fallut bien les accepter, car l'ouvrage pressait, et ceux qui
se présentaient étaient capables. Peu à peu, tout ce qui était
D I F F I C U L T É S MOR AL E S . 233

disponible reflua vers Branoux-Blannaves, et une partie des


ouvriers des arsenaux de Toulon se trouva versée, mêlée
dans les ateliers de Paul, L'élém ent indigène fut mom enta­
nément noyé.
Alors, l'esprit changea. D 'autres mœurs apparurent, que
le pays jusqu'alors ne connaissait pas. Pierre veillait, lut­
tait. Bientôt un sourd conflit se dessina, entre le jeune
chef et ses subordonnés de toute provenance.
Un jour, un ouvrier à mine basse entonna dans l'ate­
lier une chanson malpropre. Il scandalisa beaucoup de ses
compagnons, mais en revanche il en égaya quelques autres.
L'immoralité a toujours ses flatteurs.
Sentant son succès, le chanteur redoubla d'audace: ses
notes, lancées à pleine voix, rem plissaient m aintenant
l'atelier.
Pierre accourut, et lui imposa silence.
— De quoi, de quoi ! Ht l'hom m e, gouailleur. On ne peut
plus chanter, m aintenant, pour s'aider à travailler?
— Il y a chant et chant. Ceci n'est pas une chanson, c'est
une ordure.
— C'est donc que ça gène ici des demoiselles? lit l'ouvrier
en ricanant. On chante ce qu'on sait.
— Si vous ne savez que des saletés, taisez-vous, ou
partez.
Un silence gros de menaces s'établit.
Le lendemain^ l'ouvrier, goguenard, demanda s'il pou­
vait chanter une marche.
— Oui, répondit Pierre, si c'est bien une marche.
11 se rappelait celles qu'on chantait au régiment, là-bas,
en Afrique : durant la rude campagne, que de fois l'étape
avait été abrégée par quelque gai refrain !
L'ouvrier, alors, entonna
Pierre ne connaissait pas ce chant révolutionnaire; non
plus, ceux des ouvriers qui étaient du pays. Il écouta
avec curiosité, gêné pourtant dès le début. Mais quand le
chanteur en vint aux ignominies sur la religion, sur la
patrie, sur les chefs militaires, une rum eur de dégoût s'é­
leva, et Pierre s'élança, indigné.
33/; R I CHE ET P A U V R E

—-M isérable! vous êtes un misérable! s'exclamait-il.


Quel Français êtes-vous donc pour insulter tout ce que nous
respectons, tout ce qui a fait la France? Passez à la caisse,
je vous chasse !
— Toi, mon petit, tu me paieras cela! fit l'ouvrier d'un
ton menaçant, en toisant Pierre comme s'il eût voulu se
colleter avec lui.
C'était, un grand diable, bien découplé. Pierre vint à lui
tout droit, décidé, les yeux dans ses yeux.
L'atelier entier, délaissant le travail, regardait. Mais l'ou­
vrier, voyant dressé dans
sa force et sa dignité ce
gaillard d'encolure solide,
se ravisa; il se borna à
un geste équivoque.
il siftlota, ram assa ses
outils, et dit en plaquant
sa casquette sur ses che­
veux crépus :
— Nous nous rever­
rons.
L'atelier, diversement
im pressionné, reprit la
besogne en silence.
A quelques jours de là,
plusieurs ouvriers, osten­
siblement, laissèrent traîner des journaux qui prêchaient
la révolte à m ain armée, ou l'anarchie. C'était le la
ta ZuMe et autres feuilles analogues.
Pierre interdit d'introduire dans les ateliers des journaux
quelconques.
— Nous ne faisons pas de politique, dit-il, mais du tra­
vail. Faites chez vous la politique que vous voudrez, mais
laissez l'usine être l'usine.
Alors commencèrent, aux heures de repos, des rassem ­
blements.
Devant l'usine, dans les cours, à {'entrée, à la sortie, au
lieu des causeries joyeuses de naguère, c'étaient des chu­
LA GRÈVE. 235

chotements, ou des discussions, des colères, parfois même


des rixes.
Le soir, ü y avait des réunions. On pérorait, on buvait,
on s'excitait. Des débits furent installés en plein air, entre
quatre planches. On était inondé de journaux incendiaires.
Parfois, on allait au train cueillir un orateur qui venait
d'Alais, de Toulouse, de Lyon, et même de Paris. Qui donc
les envoyait? Mystère. Les plus malins clignaient de l'œil.
On voyait les ouvriers récemment arrivés se frotter les
mains.
— Ça marche! ça marche! disaient-ils d'un air entendu.
Qu'est-ce qui m archait?
Paul et Pierre le surent bientôt. Au reste, ils se dou­
taient de la suite.
Un matin, quand les ouvriers du pays se présentèrent au
travail, ils trouvèrent l'entrée des ateliers, les cours, occu­
pées par les autres qui les avaient précédés, et qui les me­
nacèrent de les frapper s'ils ne hurlaient avec eux : « Vive
la grève! mort aux capitalistes ! H
Beaucoup s'échappèrent, maltraités, pendant que les
meneurs vociféraient :
— A bas le capital ! à bas le patron ! La grève ou la
mort !

61. — La grève
Paul, prévenu en hâte par Pierre, accourut. Du perron
de leur maison, les deux amis voyaient la masse des émeu-
tiers. Au lieu de fuir, ou de rentrer précipitamment. Paul
fit vers eux un geste d'appel.
.— Que voulez-vous? dit-il. Vous criez après le patron.
Voici le patron. Si vous avez une juste réclamation à faire,
je suis prêt à l'entendre. Parlez !
Les manifestants restèrent un instant interdits, puis ils
recommencèrent, à hurler.
— Vociférer n'est pas répondre, reprit Paul, avec un
236 R I C H E ET P A U V R E .

admirable sang-froid. Approchez et causons. Qui veut porter


la parole ? Avancez. Pourquoi ne discuterions-nous pas nos
affaires simplement, avec calm e? Si vous aviez quelque
juste réclam ation à présenter, pourquoi ne m 'avoir pas
envoyé de délégués? Je les aurais reçus avec cordialité,
comme j'ai fait mainte fois. Mon cabinet est ouvert à tous.
Ce n'est pas une bastille, vous lo savez bien. Je vous offre
encore de causer chez moi, tranquillem ent : voulez-vous
désigner vos représentants?
— Non, non ! expliquons-
nous ici, crièrent des voix
furieuses.
— Soit, dit Paul. Ici, en
plein air, où vous voudrez.
Je n'ai point peur de la dis­
cussion.N i moi ni les miens
n'avons rien à redouter de
personne, je le déclare bien
haut, car nous avons la con­
science nette.
A ce moment, la femme de
Paul, la femme de Pierre, se
mon trèrent derrière leurs ma­
ris, courageusement, tenant leurs petits enfants par la main.
En arrière, la tète blanchie de M. Le Carpentier appa­
raissait, plus inquiète.
Ce spectacle inattendu sembla faire impression sur le
groupe, qui, embarrassé, avança pourtant gauchement. Sur
les lianes de la troupe, les anciens du pays, anxieux et bien­
veillants, se massaient peu à peu.
L'heure était décisive. Un lourd silence planait.
— Eh bien? fit Paul en descendant deux marches.
L'ouvrier chassé quelques jours auparavant se détacha et
s'avança vers Paul, d'un air insolent qu'il voulait rendre
délibéré.
— Voilà! fit-il. C'est bien simple. Nous demandons
d'abord qu'on nous débarrasse de ce blanc-bec?
Son geste, hargneux, désignait Pierre.
LA GREVÉ. 237

— C e?... Vous dites? Parlez m ieux, je vous prie.


— Votre contremaître, si vous préférez.
— Parlez mieux ! vous dis-je.
— Enfin, votre chef d'atelier, si vous voulez, ht l'ouvrier
sur un ton de colère.
—- Parlez mieux encore ! Vous voulez dire mon associé?
— Votre associé ! Lui ! éclata l'ouvrier. Et depuis quand
ce faux ouvrier est-il votre associe ?... as-so-ci-é. (11 détachait
les svllables sur un ton de sarcasme.)
— Depuis que vous l'avez injurié. Pierre Couvreur, ou­
vrier et fils d'ouvrier, est mon camarade d'enfance, mon
ami de toujours. Il m 'a deux fois sauvé la vie, il fait la force
de mon usine. Eh bien, il est, à dater de cette minute même,
mon associé, je le déclare hautem ent à tous, pour que chacun
règle là-dessus ses paroles et ses actes !
La voix de Paul vibrait avec un tel accent d'autorité, que
l'orateur resta court.
11 v eut une pause.
Paul reprit :
-— Voyez m aintenant si je suis disposé à en passer par
vos conditions. Vous appelez mon associé un faux ouvrier.
C'est lui qui est le vrai ouvrier, le bon ouvrier, l'ouvrier
modèle, qui vous donne l'exemple à tous, puisqu'il s'est
élevé où il est, uniquem ent par son travail. Ce faux ouvrier,
comme vous l'appelez, pouvez-vous dire qu'il est inca­
pable?
— Ça, non ! s'exclamèrent des voix parties du groupe des
ouvriers anciens.
— Serait-ce peut-être parce qu'il est trop capable en toute
chose, et trop difficile à trom per sur la qualité du travail
fourni, que vous voulez l'éloigner? Ce n'est donc pas sa
jeunesse qui vous gêne, c'est son honnêteté? D'ailleurs,
même sur la question d'àge, il faut s'entendre. Quel âge
avez-vous, vous qui avez parlé, et qui êtes, je le sais, un
ouvrier très adroit ?
— Trente-cinq ans, dont quinze d'atelier, ht l'orateur en
se rengorgeant. On n'aime pas être commandé par un qui a
moins de service et d'àge que vous.
233 R IC H E E T P A U V R E .

— Mon associé n'a. que trente-deux ans, il es.t vrai ; et je


n'ai pas davantage, moi, votre patron. Mais Pierre Cou­
vreur a dix-sept ans d'atelier, car il a commencé le métier
à quinze ans; et vous savez comment il le pratique, vous,
mes anciens?
— Nous le savons ! nous le savons ! firent en chœur les
ouvriers dont Pierre guidait l'éducation.
— Donc, fit Paul, s'il ne faut que cela pour calmer votre
amour-propre, Pierre Couvreur est votre ancien. Et, à sup­
poser qu'il ne le fut pas, qu'im porte s'il est capable? Est-ce
l'àge qui assigne les rangs, et non pas le savoir?
— 11 n'y a pas que ça ! reprit l'ouvrier décontenancé, en
proie à une vive colère.
—'Q uoi donc, alors? N'êtes-vous pas bien pavé? Ne
vous donne-t-on pas le prix convenu ? Avons-nous manqué
au contrat?
—- Pas précisém ent; mais, chez vous, 011 n'est pas libre.
— Libre de quoi? libre de mal faire? mais mal faire n'est
pas sur le contrat. Libre de « saboter H, comme l'on dit que
cela se passe ailleurs? Mais pourquoi vous paierions-nous
pour « saboter x ? Vous trouvez peut-être qu'il y a plus de
surveillance ici que dans les ateliers de l'État où les respon­
sabilités sont peut-être moins bien établies, et où le coulage,
les heures perdues, gaspillées, favorisent la paresse de
quelques-uns? C'est un grand m alheur pour l'État, à ce
compte, d'avoir de si mauvais gardiens, et de si mauvais
serviteu rs. C'est un grand m alheur pour la France, que l'ou­
vrier n'ait plus l'orgueil de son travail, qu'il ne se sente pas
honoré par la qualité de l'ou vrage qu'il fournit. C'est à la
fois un malheur et une honte, que chacun pille l'État au lieu
de le servir, et qu'il s'établisse cette morale nouvelle que
(t voler l'État n'est pas voler H I Voler l'État, c'est vous voler
vous-même, car l'État, c'est aujourd'hui tous... Et, quand
l'État pàtit, l'ouvrier ne peut être prospère. Vous n'êtes pas
libre chez nous, dites-vous? Vous avez toutes les libertés
pour bien faire; on ne vous refuse que les autres. Mais
celles-là, vous ne les aurez jam ais. Si charbonnier est maître
chez lui, je suis maître ici, m aître de ce qui est à mot, et de
LA GRÈVE.

ce que j'ai créé par mon travail. Si nos conditions vous


plaisent, tenèz-vous-y; sinon, il vous est loisible de chercher
ailleurs plus complaisant que moi.
— C'est cela, à vous le bénéfice, à nous la peine ! Vous
êtes un exploiteur comme les autres. Et vous, les copains,
vous laisserez-vous aussi exploiter, et ne voulez-vous pas
soutenir le camarade qui défend vos intérêts ?
— Ils vous soutiendront, riposta vivement Paul, si vous
avez à articuler quelque réclamation juste. Mais depuis un
moment ils sentent, si je ne me trompe, que tout votre griel
contre moi provient de ce que vous n'êtes que l'ouvrier tan­
dis que je suis le capitaliste, et que je suis l'em ploveur tan­
dis que vous n'êtes que l'employé. Et. cela vous suffit pour
que vous m'appeliez « exploiteur a. Eh bien ' s'il en est ici
un seul, je dis un seul, qui puisse me convaincre de l'avoir
« exploité H, c'est-à-dire d'avoir abusé de lui, et de n'avoir
pas toujours largem ent payé son travail, qu'il s'avance !
Nul ne bougea.

62. — La grève '.SI?;?'! e/


Après avoir attendu un instant, Paul descendit encore
une marche. 11 reprit, la voix vibrante d'émotion :
— Je le répète à la face de tous : s'il en est un qui puisse
prouver que ma prospérité est mal acquise, que ma vie
se passe à accabler autrui de travail pour m 'épargner moi-
même, qu'il s'avance !
Nul ne bougea.
11 reprit, avec une nouvelle force :
—- S'il en est un qui, parm i les dangers que peuvent
courir les ouvriers, soit à la mine, soit à la forge, soit dans
des essais périlleux, puisse prouver que je m 'y dérobe lâche­
m ent pour y exposer les autres, qu'il s'avance !
Une protestation généreuse partit aussitôt de cent poitrines.
Peu de temps auparavant, Paul était allé reconnaître une
m ine que l'on croyait menacée d'éboulement; il s'y était
RI CHE ET P A U V R E .

aventuré seul, et avait manqué d'être enseveli. On savait aussi


qu'il avait été victime d'un accident de laboratoire qui aurait
pu lui être fatal, en faisant une recherche sur l'éclatement de
l'acier. Enfin, l'explosion qui avait failli coûter la vie aux deux
amis, sur leur locomotive perfectionnée, était encore pré­
sente à toutes les mémoires. Et le visage de Pierre, encore
couturé de brûlures, parlait en ce moment à tous les yeux!
Paul continua :
— S'il en est un, enfin, qui trouve que, soit moi, soit les
personnes qui m 'entourent
(il se tourna à demi vers le
groupe des deux femmes et
des enfants), nous avons
manqué aux devoirs de pré­
voyance, ou d'assistance, ou
d'aide et de svmpathie, ou
d'amitié et d'affection en­
vers tous ceux que la vie a
éprouvés, qu'il s'avance !
Un vieil ouvrier de Bra­
noux sortit du groupe :

teur, moi, Rt-il en regar­
dant l'ouvrier gréviste dans
les yeux. Mais je puis dire, au nom des camarades du pays,
ce que le pays était avant l'arrivée de M. Le Carpentier, et
ce qu'if est devenu depuis. Avant c'était la misère, la misère
flère, bien sûr, mais enfin la misère. Et rien à faire. Aujour­
d'hui c'est l'aisance, et le travail garanti. Et, quant à l'amitié,
aux égards, aux bons soins envers les personnes, il faut ne
pas être d'ici pour ne pas savoir que les femmes de nos pa­
trons sont la providence de nos femmes et de nos enfants.
Aussi nous les aimons comme elles nous aiment, et, si j'ose
parler ainsi, nous les prenons sous notre protection comme
elles ont pris nos enfants sous la leur. Voilà ce que j'ai sur
le cœur. C'est dit. Tant pis si c'est mal. dit.
— Bravo, père Marchai, bien dit! très bien dit! fit tout
le groupe, s'avançant, les mains tendues, vers le perron où
LA GRÈVE. 241

!es deux jeunes femmes, un peu pâles, souriaient néan­


moins, et mettaient devant elles leurs petits enfants, pour
répondre au geste des ouvriers.
— N'empêche, dit l'ouvrier gréviste avec une fureur
croissante, que ce capital est à vous, camarades, que vous
l'avez fait, et que vous l'avez gagné pour un autre qui
le possède et qui le garde... C'est pour ça que je vous hais,
patron ! Je hais en vous la classe qui est au-dessus de la
m ienne. Je suis pour la lutte de classe, moi ! A bas le capital !
— A bas le capital ! criè­
rent quelques-uns, mais
avec mollesse. On sentait
qu'il n'y avait presque plus
d'écho à l'orateur.
Paul, déjà rassuré, réso­
lut de porter un dernier
coup:
— D es c la s s e s , d ite s -
vous? où voyez-vous des
classes? lln 'y en a p a s. S'il
y en a eu, il n'y en a plus
au jo u rd 'h u i. C hacun se
c/aMe suivant son travail,
son intelligence, son carac­
tère. Sans doute, l'ouvrier a plus à faire qu'un autre, pour
sortir de sa d'ouvrier. Mais il peut en sortir :
voyez Pierre Couvreur. Et nous avons le devoir de l'aider
à en sortir. C'est ce que je tâche de faire, en créant ce que
vous voyez autour de vous (il désignait du geste les petits
ateliers, la bibliothèque, les laboratoires). Quant à ce capi­
tal, cet affreux capital, sans lequel, entre parenthèses, vous
mourriez de faim, pouvez-vous dire que je ne l'aie pas légi­
tim ement gagné, et qu'il ne m 'appartienne pas en toute
propriété, aussi justem ent que vous appartient, à vous,
votre salaire?
— Sans doute, tit le vieil ouvrier, celui qu'on avait ap­
pelé le « père Marchai ». Cela est de toute justice.
— Je puis donc l'em ployer comme il me plait, pourvu
il
R I CHE E T P A U V R E .

que ce ne soit pas à votre détrim ent. Car, si cet argent


gagné avec vous était appliqué à quelque autre entreprise
destinée à vous nuire, alors je serais ingrat, injuste, et vous
auriez raison de m 'en vouloir.
— D'accord! répondit le père Marchai, au milieu de l'at­
tention générale. Mais vous n'êtes pas homme à agir ainsi,
vous, puisque vous avez l'ait le contraire en relevant les
salaires et en créant ce qu'il fallait pour assurer l'instruction
et la santé de nos enfants. Vous avez votre liberté sur ce qui
vous appartient, comme nous la nôtre. Vous auriez, par
conséquent, même la liberté de vous en aller après fortune
faite, comme d'autres...
Une exclamation d'effroi s'échappa de toutes parts.
— ...Q uoique, ajouta le père Marchai, en baissant la
voix, ce départ dût être pour nous assurém ent un grand
malheur.
Ces mots produisirent une sensation profonde. Tous les
ouvriers du pays revirent par la pensée la détresse des
années précédentes, envisagèrent d'un coup d'œil rapide la
liquidation, le chômage, l'exil peut-être. Et puis, Paul et
les siens s'étaient fait aimer.
— Ne partez pas ! ne partez pas ! s'écrièrent cent bou­
ches, tandis que les bras se tendaient vers Paul.
L'ouvrier gréviste, stupéfait, restait sans parole, paralysé
par ce spectacle inattendu.
Paul rassura la foule d'un geste :
— Non, mes amis, je ne partirai pas, woMs ne partirons
pas, rectilia-t-il en insistant sur ce MOMs et en regardant
Pierre. Et ce que j'ai commencé ici, je le compléterai avec
le concours de vos -bonnes volontés. Faut-il tout dire?
— Parlez ! parlez !
— Eh bien! puisque la grande majorité d'entre vous
semble éprouver pour moi et les miens un peu de cet atta­
chement que j'éprouve, moi, pour tous mes ouvriers conscien­
cieux, je vous dirai ce que j'ai projeté à votre sujet. C'est
mon secret à moi, élaboré dans mes longues veilles. Je ne
comptais point vous le révéler encore, et je m 'étais assigné,
pour vous le faire connaître, le 1°**janvier prochain. Si je le
LA GRÈVE. 243

dévoile plus tôt, ce n'est point que je cède à l'interpellation


violente de votre camarade gréviste. Vous avez vu qu'on
n'obtenait rien de moi par la violence, et que je n'avais pas
pour. Mais votre attitude amicale touche mon cœur, et m 'in­
vite à vous parler comme à des compagnons de travail, j'al­
lais dire comme aux membres d'une grande famille, unis
en vue d'un but commun. Ce but, en somme, n'est-il pas
le triomphe de l'industrie française et le bien-être croissant
du pays? N'avez-vous pas, parfois, frères ouvriers, regardé
plus haut que votre intérêt?
— Si 1 si ! crièrent plu­
sieurs voix avec élan.
— Alors, vous compren­
drez que j'aie, moi patron,
regardé aussi plus haut que
mon intérêt propre, et que,
non content d'assurer m a
fortune, j'aie songé aussi à
édilier la vôtre, dans une me­
sure qui m 'a paru équitable.
Non qu'une loi m'y contrai­
gne ou puisse m'y contrain­
dre. Je ne suis tenu, légale­
ment, qu'à l'accomplissement de nos contrats. Mais, où
linit le devoir légal, commence le devoir moral, avec
l'exercice de la liberté. Chacun alors suit son sentiment.
Le mien me pousse à faire deux parts de ce capital que
votre travail me procure : l'une pour moi et le dévelop­
pement de l'usine, l'autre pour vous. Sous quelle forme
s'opérera ce retour à la communauté travailleuse, quelle
méthode adopterai-je pour la répartition, je l'ignore encore,
et c'est pour cela que je tenais mon plan secret. Ce qu'il y
a de certain, c'est que je veux assurer votre avenir par le
mien, et vous solidariser avec moi dans une prospérité com­
mune. Voilà ce que l'événem ent d'aujourd'hui m'amène à
vous dire. Mon prochain compte rendu financier sera fait
en présence de tous les ouvriers; je veux dire de tous ceux
qui n'auront pas fait grève d'ici là, dit Paul en souriant.
RI CHE ET P A U V R E .

— Vive le patron ! cria la foule.


— Et m aintenant, dit Paul pour conclure, assez d'émotions
et de discussions comme cela pour aujourd'hui. Je donne
congé jusqu'à demain à tous, pour se calmer et réfléchir.
Demain matin, à l'ouverture des ateliers, ceux qui ne se­
ront pas contents passeront à la caisse. On leur paiera ce
qu'on leur doit, augmenté de huit jours de plus pour qu'ils
puissent se retourner. Mais je ne veux plus de manifesta­
tions. Que tout rentre dans l'ordre et la discipline accoutu­
més, comme avant l'incident. Mon associé sera à son poste
habituel. Nous ne tolérerons aucune infraction à nos règles
anciennes. Et nous maintiendrons toujours, avec énergie,
la liberté du travail.
On se dispersa sur ces mots, et le reste de la journée fut
calme.
Le soir, il y eut un attroupem ent vers la gare. Le train
ram enait un orateur anarchiste, accompagné d'un ballot dé
journaux incendiaires. Le bruit s'en répandit comme une
traînée de poudre. Aussitôt, un groupe d'ouvriers du pays
marcha vers la gare. Orateur et journaux furent reconduits
un peu brusquem ent vers le train, et gardés à vue jusqu'au
départ.
— Rien à faire ici, dit l'ouvrier gréviste en sautant sur
le marchepied, et en accompagnant l'anarchiste : tous
« feignants o, rien que des travailleurs !
Telle fut la première — et dernière —- grève que suscita
la ferme conduite de Pierre, et que calma la belle attitude
de Paul.
Et la prospérité renaquit de plus belle aux ^
LA CRI S E I N D U S T R I E L L E . 243

63. — La crise industrielle. — Pierre la conjure.


Sur ces entrefaites, la France traversa une brusque crise
très grave, qui pouvait atteindre l'industrie métallurgique,
et les C/sînes en particulier. La guerre russo-
japonaise venait d'éclater, jetant le désarroi dans la poli­
tique européenne. Les transactions commerciales étaient
m om entaném ent suspendues. Les échanges de produits, lea
commandes faites par l'étranger, subissaient le contre-coup

des événements. Il fallait parer aux mauvais tours de la


chance, et aux conséquences de la guerre.
L'usine n'en souffrit pas beaucoup, et même commença
par y gagner. Au début, on avait craint que la guerre sur
le terrain asiatique ne se compliquât d'une guerre euro­
péenne. L'Allemagne semblait brandir son épée ; l'A n­
gleterre préparait ses flottes. Le gouvernement français
redoubla d'activité dans ses ports de guerre. Paul et Pierre,
fournisseurs des arsenaux maritimes pour les coques de
navires métalliques et les blindages, durent travailler nuit
et jour.
Mais bientôt l'horizon s'éclaircit du côté de l'Europe. Le
conflit restait limité à la Russie et au Japon. Les travaux
se ralentirent, puis furent suspendus. Les paiements firent
de même. L'État, qui pressait la fourniture des plaques
216 R I CHE ET P A U V R E .

d'acier pour les cuirassés de demain, ajournait m aintenant


leur livraison, et pourtant les plaques étaient prêtes. Les
ateliers étaient encombrés de produits prêts à livrer, qu on
ne pouvait livrer, et d'ouvriers naguère surchargés, et
maintenant à demi oisifs. De là une première g'éue, et
comme un engorgement dans le travail.
Un second risque provenait de la crise du charbonnage
français. L'usine du Haut-Gard, étant doublée d une mi ne,
exploitait aussi du charbon, et en retirait de très gros béné­
fices. Elle en expédiait même en Allemagne, grâce à la per­
fection de ses procédés d'extraction, qui réduisait au m ini­
m um la main-d'œuvre. Or la guerre russo-japonaise, par la
formidable consommation de charbon quelle provoqua, sti­
mula les concurrences. Les charbons de W estpbalie abais­
sèrent leurs prix subitement, pour obtenir le marché russe;
l'em pereur allemand lui-même favorisa cet abaissement
par des primes énormes. Le marché charbonnier trançais
faillit être ruiné. En tout cas il en garda une blessure, et
Paul et Pierre durent renoncer, pour l'instant, au débouché
de l'exportation. Engorgés là aussi, gardant des miniers de
tonnes de charbon improductives, ils suspendirent le travail
d'extraction. Et leurs ouvriers m ineurs, qu'ils ne voulaient
ni congédier ni frustrer de leur pain, se trouvèrent ainsi à
leur charge. C'était le chômage forcé, et deux fois onéreux.
Une industrie moins solide eût déjà sombré dans ces cir­
constances. Celle de Paul et Pierre, fortement assise sur les
bases financières qu'avait établies le prévoyant M. Le Gar-
pentier, résista. Mais une troisième crise faillit l'engloutir,
au mom ent même où la guerre finissait et où le travail sem­
blait devoir reprendre : la crise Je fo r venait de se déclarer
aux États-Unis. L'or m anquait, soit pour les achats, soit
pour les paiements. On n'avait plus que du papier, ou trop
de papier, pour une quantité de monnaie d'or insuffisante.
11 fallait demander de l'or à l'Europe, fabriquer, monnayer
les lingots. Cela représentait des semaines, des mois peut-
être. Et, pendant ce temps, les créanciers, affolés, se préci­
pitaient aux guichets américains pour exiger leurs paie­
ments en or. Les banques sautaient les unes après les
LA n m S E I X n U S T t U E L L E . 9S7

autres. Celle qui servait d'intermédiaire à i'^ Ju //aM/-


G*arc^ sauta aussi. Or elle devait envoyer incessamment le
m ontant des dernières livraisons faites, à l'Amérique, c'est-
à-dire un peu plus d'un million, sur lequel Paul et Pierre
comptaient pour se rem ettre à flot.
Sur ces entrefaites, Paul, qui travaillait avec un héroïque
acharnem ent à trouver quelque invention nouvelle capable
de sauver son entreprise, tomba subitement malade, sans
cause apparente. En réalité, il était épuisé. Trop d'effort
continu, trop de dépense
cérébrafe avaient usé ce
corps naturellem ent plus
nerveux que robuste, et
que l'énergie morale sur­
tout avait j usque-là main­
tenu. Trahi par ses for­
ces, réduit à une totale
impuissance, obligé par
le médecin à se faire trans­
porter en Suisse, à Ley-
sin, pour y recevoir des
soins indispensables, il
manda Pierre auprès de
sonlit, lui rem it tous ses
p o u v o irs , lu i re c o m ­
m anda son père, et lui dit adieu comme s'il ne devait plus
le revoir.
Il partit, emmené par sa femme. Ses deux petits enfants,
un garçon et une fille, restaient entre les mains maternelles
de M*"" Pierre Couvreur.
Pierre resta d'abord atterré. Quant à sa femme, la joyeuse
Marie, elle ne pouvait regarder les enfants de son amie sans
avoir les yeux pleins de larmes. Ces innocents allaient-ils
perdre leur père ? Et tant de joie, accumulée dans ces deux
foyers doublement fraternels, allait-elle se changer en deuil
irréparable? Enfin, l'entreprise, cette usine modèle fondée
par Paul, allait-elle disparaître aussi dans la tourm ente? et
faudrait-il ajouter la ruine à la douleur ?
348 R I C H E ET P A U V R E .

Mais Marie, après ce tribut payé à l'angoisse, se ressai­


sit. Le m alheur, c'était la chose de dem ain; le devoir, la
chose d'aujourd'hui. Elle s'absorba dans le devoir d'au­
jourd'hui, résolument. Sa tâche bientôt la consola, et lui
rendit l'espoir.
Quant à Pierre, il m ontra toute la lucidité de son esprit,
et la vigueur de son caractère. C'est un temps à passer, se
dit-il ; il s'agit de franchir la période aiguë sans sombrer ; le
défilé passé, nous nous relèverons ! Mais il faut employer
pour cela les grands moyens. Et Paul, lui aussi, se relèvera
peut-être ! H a tant de résistance, au fond, dans l'organisme !
Même s'il devait disparaître, il faut,, pour l'honneur de son
nom et pour le salut des siens, que je sauve son œuvre.
11 médita longuem ent son plan. Puis il s'attaqua à la
triple difficulté.
Pour la première fois de sa vie, il alla voir un homme
politique, celui qui représentait la région. 11 lui exposa que
l'État, par ses sursis, exposait l'usine à la ruine, et que, l'État
ayant tiré de l'usine des moyens de défense, devait du moins
contribuer à la sauver en tenant ses promesses, au fieu de
l'achever par ses lenteurs. It lui montra quelle responsabi­
lité lui-m ême, homme politique de la région, encourrait, si
l'usine fermait ses portes, et si tout le pays qu'elle faisait
vivre était ruiné.
Le député eut peur de n'être pas réélu aux élections sui­
vantes ; il comprit d'ailleurs l'injustice d'une telle situation.
H parla en haut lieu, il fut écouté ; les premiers paiements
arriérés furent mandatés, et l'usine put opérer ses livrai­
sons. Pierre transm it cette bonne nouvelle à Leysin, car il
comptait (comme il avait raison !) sur le moral pour re­
monter le physique.
Paul, trop faible encore lui-même pour écrire, fit ré­
pondre par sa femme. Comme il se félicitait, à cette heure,
d'avoir fait de Pierre son associé, et de lui avoir mis en
main toutes les rênes ! Voilà que Pierre, m aintenant, était
adm inistrateur comme il était mécanicien, avec sang-froid
et maîtrise.
Ce prem ier succès obtenu, Pierre visa au second. Les
L A CRI SE I N D U S T R I E L L E , 24 9

ateliers se déchargeaient, mais les accumulations de char­


bon restaient sur place.
Pierre s’adressa aux acheteurs de charbon qui avaient
été les clients de l ’usine avant la baisse des prix en W e s t-
phalie : « Tant .que la W estph alie maintiendra ses prix
minim a, écrivait-il, je vous offre mes charbons, qui sont
meilleurs, à cinq francs de moins par tonne. Je n’exige
qu’ une chose, être payé tout de suite, dont la m oitié seule­
ment en or ».
Une telle combinaison constituait une perte, il est vrai,
sur le prix de revient du charbon déjà extrait. Mais elle avait
le double avantage de dégager les
chantiers, de procurer de l ’occu­
pation aux ouvriers que l ’on aurait
payés quand m ême, et de faire
rentrer des capitaux à coup sûr,
puisqu’on n ’exigeait pas que l ’or,
la chose alors rare, fût le seul mode
de paiem ent em ployé. Mieux valait
travailler à perte, que de, ne rien
faire. Et l ’effet m oral serait infail­
P a u l fit répondre par
lible. Solder à bas prix le charbon sa femme.

déjà extrait, pour en extraire d’au­


tre qui se vendrait graduellement plus cher, et rétablir le
courant financier par des encaissements rapides, tel était le
double m oyen salutaire.
Pierre avait admirablement calculé. Ses anciens acheteurs
de l ’étranger lui revinrent. A ces prix excessifs de bon mar­
ché, on lui paya rubis sur l ’ongle. On lui fit même d’im ­
portantes commandes au m ême taux. Il répondit qu’il ne
pouvait promettre un taux fixe pour l ’avenir, mais qu’il
acceptait un taux mobile : il s’engageait à livrer son charbon
toujours cinq francs au-dessous du prix westphalien, mais
quel que fû t ce p r ix . Car il sentait bien (et il le savait de
bonne source) que la W estphalie, m algré les primes im pé­
riales, ne pourrait m aintenir longtem ps ses bas prix. Du
reste, même par ce sacrifice, elle n ’avait pas conquis le
marché russe. Uonc elle relèverait le taux de ses charbons,
250 RI C HE ET P A U V R E

et elle se trouverait relever par là même les prix de l'ÛMne


Encore une fois, sa prévision se trouva réalisée. La guerre
finie, les traités signés, les prix westphaliens rem ontèrent
peu à peu vers la normale ; et l'usine de Pierre releva les
siens d'autant. En même temps, tes commandes de loco­
motives, qui avaient longtemps chômé, reprirent pour le
compte de la Russie, qui voulait, depuis sa défaite, com­
mencer par comptéter son réseau do voies ferrées. Un peu

pius tard, e!te procédait à la réfection de sa flotte; de ce


côté aussi, Pierre entrevoyait un débouché important.
En attendant, L'essentiel était fait. Le travail avait repris,
on sortait de la passe, et la confiance renaissait, ü e meil­
leures nouvelles arrivaient de Leysin. Paul reprenait des
forces rapidement. Les médecins l'avaient d'abord cru
atteint de la poitrine, et c'est pourquoi ils l'avaient envové
à Leysin. On reconnaissait m aintenant qu'il n'était qu'é-
puisé et surmené. L'air aipestre, des soins incessants, le
repos surtout, et enfin l'espérance, ranim aient chaque jour
davantage ce corps appauvri, exténué, mais sain et résis­
tant.
Enfin, on parla d'un retour possible, puis d'un retour
prochain. Ht Paul écrivit cela lui-même, de son écriture ner­
veuse et volontaire, qui semblait attester sa reprise d'énergie.
LA GRI SE I N D U S T R I E L L E . 2SI

Juste à ce mom ent cessait en Amérique la crise de l'or.


La banque qui avait sauté n'avait pas encore reçu, par bon­
heur, le million qu'elle était chargée de transm ettre. Elle
allait le recevoir quand elle sauta; elle aurait dû l'avoir reçu
déjà ! Et, grâce à un retard providentiel, le désastre de cette
banque sauvait justem ent le million qui était dû à l'usine,
et qui m aintenant allait y rentrer.
Cette nouvelle acheva de mettre Paul sur pied. Quelques
jours après, Paul guéri se m ettait en route, avec sa femme
radieuse. 11 rentrait, avec quelle hâte, avec quelle joie !
Combien il lui tardait d'em brasser son père, ses enfants ! de
revoir son usine ! Mais, surtout, il avait hâte de serrer dans
ses bras l'am i, le vaillant frère dont l'énergie, la résolution
venaient de lui rendre une fois de plus la vie. 11 arrive, il
court, il vole ! Il trouve l'usine flambante, tous les fourneaux
allumés ; des guirlandes à la porte des ateliers ; partout des
mains tendues et des voix joyeuses; sur le perron, Marie
Couvreur lui am enant ses enfants, grandis et fortiRés. Les
deux mères tombent dans les bras l'une de l'autre, pendant
que Paul et Pierre s'étreignent à leur tour, sans un mot,
sans une parole. Quels mots, en effet, eussent traduit ce
qu'ils ressentaient ?
RICHE ET P A U V R E .

64. — Nouvelles entreprises.


Paul et l’aviation maritime.

A quelques jours de là, Paul entrait comme une bombe


dans le laboratoire où Pierre, penché sur une loupe, étu­
diait un échantillon de m inerai.
— Ça y est! ça y est! s’écriait-il en se frottant les
mains.
Son visage rayonnait.
— Aurais-tu découvert quelque nouveau radium ? dit
P ie rre , intrigué et amusé par cette m im ique.
— Il s’agit bien de radium ! fît Paul d’un air de dédain
comique.
P ierre éclata de rire. L ’air triom phant de Paul était si
divertissant !
—- Mais parle donc! N e vois-tu pas que je pétille d’im ­
patience? Encore quelque engin m erveilleux pour défendre
nos chers cuirassés français?
— Tu l ’as dit! articula Paul d’une voix subitement
grave.
Puis, voyant que P ierre cherchait, il reprit, après une
pause :
•—■ Tu te tiens au courant, comme m oi, des progrès de
l ’aviation, cette science où les Français devancent le reste
du monde. N ’as-tu jam ais pensé à l ’application possible de
cette science à la défense m aritim e?
— L e long des ports, peut-être, fit Pierre en hésitant.
Mais en pleine mer, com m ent? Je ne saisis pas. Explique-
toi, de grâce!
— V oilà, reprit posément son ami. Les journées étaient
longues, au sanatorium de Leysin. Que faire, sinon in ven ­
ter? Très intéressé par les nouveaux perfectionnements des
derniers constructeurs d’aéroplanes, j ’avais em porté les
dessins des moteurs actuellement utilisés, pour les étu­
dier. Tout à coup, me vin t l ’idée d’un moteur nouveau, à
la fois plus léger, plus puissant et plus sûr que les précé­
dents. J’essayai mes calculs sur le papier. L e résultat fut
NOUVELLES ENTREPRISES. 333

merveilleux... en théorie. Gomme vitesse, comme résis­


tance, comme stabilité, je dépassais tout ce qui a été réalisé
jusqu'ici. 11 ne restait plus qu'une bagatelle, vraim ent!
faire passer mon appareil de la théorie à la pratique, du
papier à la réalisation. Eh bien! c'est fait.
-— Pas possible! s'écria Pierre abasourdi. Si vite?
— Oh ! je n'ai pas perdu mon temps. Mes dessins, mes
mesures, tout était prêt. Sitôt rentré, j'ai distribué les di­
verses pièces à des ouvriers choisis dans les divers ateliers.
Us ignorent ce qu'ils ont fait! Ils ont construit le prem ier
moteur Le Carpentier. Et il fera
du bruit dans le monde, va!
Disant ces mots, il entraîna
Pierre dans son vaste cabinet
d'essais, et là il m it en mou­
vement un admirable joujou,
grand comme une très grande
libellule, qui s'enleva tout seul
et se m it à évoluer gracieuse­
m ent entre leurs têtes et le
plafond.
— Une merveille! dit Pierre,
quand il eut examiné de près
ce jouet enchanté. Mais encore, ajouta-t-il, comment ceci
intéresse-t-il la défense maritim e d'une façon spéciale?
— C'est très simple, dit tranquillem ent Paul. Puisque
mon aéroplane est le plus léger, le plus rapide et le plus
stable, il peut affronter les plus grandes distances sans ravi­
taillement. Je le lance sur l'océan. 11 devient l'éclaireur
de nos cuirassés, vole en tous sens, déliant les canons les
plus puissants et les plus précis. Puis, quand il a signalé
l'ennem i et découvert son secret, d'éclaireur il devient tor­
pilleur. Car il est muni d'une torpille aérienne; et, des
hauteurs où aucun projectile ne peut l'atteindre, il fond
comme un aigle et lance, avec une précision mathém atique,
une petite torpille qui sui'Rt à jeter le trouble dans les tou­
relles cuirassées et à les mettre mom entanément hors
d'usage. Après quoi, le torpilleur aérien s'envole, au loin,
Rt CHH ET P A U V R E .

pour reprendre pied sur un croiseur ou un cuirassé qui le


recharge, l'arm e de nouveaux projectiles,... et il repart. Tu
le vois, c'est bien simple!
— Simple ! simple ! m urm urait Pierre, les yeux écarquillés
d'admiration. C'est trop simple, à mon sens ! car, enfin,
qu'un accident survienne, un coup de vent, une panne,
n'im porte quoi, enfin, voità ton papillon en plein océan et
perdu!
— Je t'attendais fà, dit Paul, posant une main sur l'épaule
de son ami. Aussi ai-je pensé à rendre mon papillon in-
submersibie, en lui assurant ]a
flottabilité. Or, mon appareil
aérien est en même temps
canot automobile. Mon moteur
sert à deux fins. La carapace a
la forme d'un navire : navire
aérien, navire m arin, c'est un
navire à deux éléments, un am­
phibie de la mécanique, voilà
tout. Pourquoi pas? D'ailleurs,
vois toi-mème.
U retournait l'objet, mon­
trait les ballonnets, la coque,
l'arm ature, le mécanisme. Il sortit du cabinet, rem onta le
moteur, déposa la m achine sur la petite pièce d'eau où
jouaient les poissons rouges, et l'appareil se m it à voguer
en ronflant, tandis que les poissons rouges, éperdus, cher­
chaient quelque trou de pierre ponce pour s'y garantir du
monstre qui les épouvantait.
Ce spectacle égaya un instant fes deux amis.
— Voilà qui fera jolim ent peur aux baleines ! dit Pierre
en riant à gorge déployée.
Puis, plus sérieux:
— Tout ça, c'est très bien sur un étang et dans un cabi­
net. Mais ii faudrait voir si l'objet se comportera aussi sa­
gement quand il sera exécuté dans ses proportions. Tu sais
bien qu'en ces matières il y a toujours des surprises. Et
des surprises qui intéressent la vie de mon cher Paul, je n'y
I, ' AVIATI ON MARI TI ME. 935

puis penser sans angoisse ! Car tu voudras monter toi-


niètne, essayer toi-méme l'appareil, évidemment?
— Évidemment. Mais tout ceia je le ferai avec toi, guidé
par ta pratique et ta prudence... A nous deux, veux-tu?
'— Si je veux!...
Les deux amis s'em brassèrent.
Pendant de longs mois, on les vit affairés, travaillant
soit isolément, soit ensemble, acharnés après on ne savait
quelle besogne. Tantôt l'un, tantôt l'autre s'esquivait quel­
ques jours vers Toulon où (on se le rappelle) Paul avait
installé des chantiers. Quoique absorbés et impénétrables,
on les sentait joyeux. L'espoir illum inait leur visage.
Puis iis partirent tous deux, ayant rèm is à des contre­
maîtres éprouvés les ateliers et, à M. Le Carpentier, la
direction générale. Tout allait si bien, que le vieillard,
quoique peu sur de ses forces, accepta une dernière fois
cette responsabilité. L'espoir le soutenait, lui aussi.
Espoir bientôt réalisé, du reste.
Paul et Pierre eurent fait en un clin d'œil leur apprentis­
sage d'aviateurs. Qui aurait mieux connu leur machine
qu'eux-mémes ?
Ensemble iis l'essayèrent, près du rivage d'abord, puis
plus loin, puis au grand large. Ils pratiquèrent l'ascension,
la descente, le vol pointant, le vol plongeant, le vol en
spirale, la chute, le lancem ent de l'engin. Tout réussit à
miracle.
Alors, iis dem andèrent au m inistère de la Marine une
épreuve, officielle et solennelle. Elle fut accordée.
Paul proposait i'essai de sa torpille aérienne. Il proposait
aussi le voyage d'une seule traite de Toulon à Majorque;
il proposait eniin la démonstration de l'aéroplane-canot,
engin de navigation en même temps qu'engin de guerre.
Au jour fixé pour ces redoutables expériences, la ilottiile
des torpilleurs, égrenée autour du port, attendait, sous
pression, les événements. L'afiiuenee. sur la plage et sur les
jetées était im m ense; mais que dire de l'émotion des chefs,
amiraux et commandants de navire? Rien d'aussi aventu­
reux n'avait encore été tenté.
R I CHE ET P A U V R E .

Un vieux ponton, sur lequel on avait placé une tourelle


hors d'usage, était le but abandonné aux expériences de la
torpille aérienne.
Un coup de canon, suivi d'un grand silence.
L'appareil s'élève, em portant Paul et Pierre à son bord.
Il vole; plus haut, toujours plus haut. Il n'est plus qu'un
point. Soudain, ce point se rapproche, grossit, descend
rapidement, puis s'arrête, à environ cinq cents mètres de
hauteur. Un éclair part de son bord, et. deux secondes
après, la tourelle du ponton oscille et se disloque. Le
grand oiseau vire, repart, et
touche terre enfin, daus une
tempête d'applaudissem ents.
Seconde épreuve : la course
Toulon-Majorque. Pour celle-ci,
Paul avait dû accepter la garde
de deux torpilleurs de haute
m er. L'un devait partir de Tou­
lon, l'autre de Majorque, à la
même heure, de manière à se­
courir les aviateurs en cas de
danger. Mais Paul ne croyait
pas au danger.
Nouveau coup de canon, nouveau départ. Paul et Pierre
volent, le torpilleur suit, de loin, de très loin. L'aéroplane,
faisant du cent cinquante à l'heure, rencontre au bout de deux
heures et demie le second torpilleur parti de Majorque, le
salue, et poursuit sa route, puis arrive au-dessus de Majorque,
évolue, et repart sans prendre terre. Le voilà m aintenant au
milieu du voyage de retour, à peu près à égale distance des
deux torpilleurs. Ceux-ci, comme paralysés d'adm iration, ont
stoppé. Les deux équipages poussent des hourras, pendant
que les officiers braquent en l'air leurs jumelles marines.
Alors Paul et Pierre s'amusent. Ils décrivent des spirales,
m ontent, descendent, se jouent en cercles concentriques.
On dirait quelque m ilan gigantesque s'ébattant dans la
liberté des airs avant de fondre sur une invisible proie.
Tout à coup, une angoisse saisit les marins. L'appareil
L' US I NE MODÈL E . 237

tombe, d'une chute directe et qui va. en s'accélérant. « Hs


sont perdus! x Et une clameur jaillit de toutes les poitrines.
Les commandants ordonnent de rem ettre en marche, et de
se porter au secours des deux aviateurs.
Et voilà que, à cinquante mètres de l'eau, la chute
s'amollit, se ralentit; l'appareil prend le contact de la mer
avec douceur, et aussitôt on entend le ronron du moteur
et le gai clapotement du canot aérien, se balançant dou­
cement sur les flots comme
un petit vacht de plaisance.
Quand le prem ier torpil­
leur arriva, l'équipage aper­
çut Pierre brandissant un
drapeau tricolore, et Paul,
debout, lui tenant le bras et
fum ant une cigarette.
L 'instant d'après, le canot
redevenait aéroplane, s'éle­
vait de nouveau et rentrait
au port de Toulon par ses
propres moyens.
Un accueil délirant atten­
dait les deux am is; de vieux amiraux les em brassaient, les
larmes aux veux.
Paul, se soustrayant aux banquets et aux récompenses
officielles, rentra en toute bâte à Branoux pour y m ûrir
ses découvertes, et assurer de mieux en mieux l'avenir de
la m arine française.

65. — L'usine modèle.


Tous au service de la France!
L'usine est m aintenant en plein rapport. Jam ais d'arrêt,
jam ais de chômage. La clientèle de l'État français s'est
augmentée de celle de plusieurs États étrangers. L'6^:w :
7/aMt-6rarc? a doublé ses constructions, doublé le nombre de
R I C H E ET P A U V H E .

ses ouvriers. Ceux-ci sont animés du meilleur esprit. Gar,


après l'avortem ent de la grève, les mauvaises tètes sont
parties. Ceux qui sont demeurés, quoique étrangers à ta ré­
gion, ont été gagnés peu à peu par tes bons procédés de Paul
et de Pierre. Ils ont compris que les vrais amis du peuple
sont ceux qui, au lieu de le âatter d'espérances à long
terme, lui donnent tout de suite du travail, de l'instruction,
et facilitent son ascension sociale. Ils com prennent aussi

qu'aucune barrière en France, chez de bons patrons,


n'empéche l'ouvrier de s'élever, s'il est capable. Et tous
cherchent à devenir plus adroits et plus instruits; De là
une émulation générale, qui fait vraim ent de l'usine de
Paul et Pierre l'usine-modèle.
Et puis ces ouvriers deviennent doucement, à leur tour,
de petits capitalistes : Paul, en effet, a tenu la parole qu'il
avait donnée lors de la grève.
Chaque année il rend compte, en assemblée général)' des
ouvriers, des travaux exécutés et de leurs bénéfices. Et ces
bénéfices sont partagés en deux parties rigoureusem ent
égales : l'une va à ceux qui ont accompli ces travaux, l'autre
à ceux qui les dirigent.
Mais la sagesse de Paul se marque jusque dans le mode
de répartition. Si, par exemple, il y a douze cent mille francs
de bénéfice total, c'est-à-dire six cent mille pour les ouvriers,
L ' US I NE MODÈLE. 2S9

une seule partie de ces six cent mille, environ un tiers, est
donnée directement sous forme d'augmentations de traite­
ments, ou de primes. Un second tiers va à la caisse des
retraites. Le troisième tiers est capitalisé au nom de chaque
ouvrier, et versé, suivant la proportion de leur ancienneté,
à la Caisse des Dépôts et Consignations. Paul sait bien que
l'ouvrier n'économise pas volontiers, quand il a devant lui
une petite somme; mais il sait aussi que, si l'on administre
pour lui ses économies, et qu'on les lui rem ette un jour sous
la forme d'un petit capital, il ne dépensera pas ce capital,
et le grossira au contraire d'économies nouvelles. Aussi
a-t-il fait adopter la mesure suivante, que tous ont acceptée :
la part des bénéfices revenant à chacun sera versée pew-
à la Caisse des Dépôts et Consignations, pour
y être capitalisée avec ses intérêts. Au bout de ce temps,
la somme sera remise à chacun pour l'em ployer à sa guise.
Les habitations ouvrières que Paul a fait construire, on
s'en souvient, au gré de chacun, appartiennent aussi aux
ouvriers à paW!)' & Ainsi, m oyennant
de l'assiduité et de la constance, en dix ans un ouvrier est,
sur place, propriétaire, et petit capitaliste. S'il dépense son
capital par imprévoyance, il lui reste sa maisonnette, le
travail quotidien, et la retraite à cinquante ans! Si la
maladie le prend avant l'âge, l'infirm erie ou la maison de
repos le reçoivent. S'il meurt, la veuve wmMon à
touche une pension, et les enfants sont élevés
aux frais des deux patrons.
Une seconde génération d'ouvriers grandit alors, mieux
exercée que la précédente, et animée du même zèle, du même
dévouement. Le problème du capital et du travail est ainsi
résolu : ces deux sources d'énergie, au lieu d'être antago­
nistes, sont, fraternellem ent unies, et se fortifient l'une
par l'autre. La distance entre patrons et ouvriers est par là
même effacée, puisque tous travaillent, et sont également
intéressés à la prospérité de l'entreprise. Et l'affection,
l'estime, la confiance réciproque font le reste. Plus de
nomades, plus d'agitateurs, plus de politique, plus de cris.
Une population laborieuse et pacifique; des institutions de
260 RI CHE ET P A U V R E .

prévoyance et d'assistance; parfois des fêtes, mais patriar­


cales et saines; un banquet dans les ateliers, avec les
deux familles des patrons ; des danses dans les préaux. Ou,
encore, ta fête des écoles, la distribution des récompenses
aux pupilles des ateliers. Ou, enfin, les fêtes de musique.
Dans ce pays méridional où les jolies voix abondent,
Paul, en artiste qu'il est, a voulu cultiver le don naturel
qu'ont les Cévenols pour la musique. Ce furent d'abord
de petits chœurs, puis un orphéon, enfin une fanfare de-
venue ensuite un orchestre.
Mais, au lieu d'abandonner à
quelque chef ignoré le choix
des morceaux de chant et
d'orchestre, et de laisser
exécuter des platitudes, Paul
a voulu faire de la, musique
chantée ou jouée un moyen
d'éducation, ce qu'elle de­
vrait être d'ailleurs partout,
ce qu'elle est dans le dernier
village d'Allemagne ou de
Suisse.
Et il a merveilleusement
réussi. La musique chantée
par ces enfants, jouée par ces ouvriers, est toujours simple,
mais grande, émouvante. Quelques airs populaires anciens,
quelques mélodies de Beethoven ou de Schubert traduites
et adaptées, quetques hym nes de Bach ou de Hændel, exé­
cutés avec âme, élèvent et épurent le goût de ces travail­
leurs, les délassent, les charm ent, les réconfortent sans
exciter leurs nerfs. Rien d'égrillard, d'équivoque, jamais.
Avec le sentim ent de l'art, celui de la dignité hum aine s'est
accru en eux. Et ils rougiraient de fredonner quelque po­
lissonnerie, quand ils peuvent chanter en parties le déli­
cieux 0 mat Ca/?!, de Mistral, ou le glorieux et héroïque
Ainsi, Paul et Pierre ont fait franchir à une population
naguère pauvre et presque inculte plusieurs étapes sur le
T OUS AU S E R VI CE DE LA F R AN CE ! 361

chemin de la vie meilleure et de l'hum anité plus belle.


C'est dire que toute cette vaste famille de l'usine possède
un grand cœur, qu'elle aime ses devoirs, et qu'elle pratique
surtout avec ferveur ceux envers la patrie.
Elle sait, cette population, que le travail auquel elle se
livre est un travail de défense nationale. Et elle suit avec
une fierté patriotique l'histoire de ces plaques d'acier qui,
protégeant de leur arm ure les combattants de la France,
vont porter sur les mers lointaines le nom et le respect de
leur pays. Quand un cuirassé dont ils ont forgé les cuirasses
est ailleurs achevé, armé, gréé, pavoisé et lancé, ils boivent à
sa santé, et ils l'inaugurent de leurs vœux, de leurs chants.
Aussi, quel tressaillement., quelle énergie dans leurs
marteaux, quand ils sentent une guerre prochaine ! Car ils
ne forgent que pour la France, ou pour des amis de la
France. Ils forgent donc pour la justice, ils battent le fer
pour le triomphe du droit. Ils combattent en fournissant les
armes, et ils assurent le triomphe en veillant à ce que ces
armes soient parfaites. La seule politique dont ils s'occu­
pent, c'est la politique étrangère. Ils s'inquiètent non pas
des querelles de clocher, mais des querelles entre nations,
et la victoire qu'ils am bitionnent n'est pas celle d'un parti,
c'est celle de la nation tout entière.
Justem ent, voici que de nouveau les cartes se brouillent.
L'affaire marocaine surgit à l'horizon. Le Kaiser a envoyé
un navire, le devant Agadir. Qu'est-ce à dire?
Quelque piège se dresserait-il, du côté de l'Allemagne, sur
les frontières limitrophes de notre Algérie, sur une terre
qui est dans notre zone d'influence, et que nous avons
vingt fois teinte de notre sang? On entoure Paul et Pierre.
Ils ont été là-bas, eux. Ils ne s'en sont pas vantés, mais on
le sait tout de même.
Et Paul et Pierre parlent. Eux aussi prévoient quelque
chose. Car ils viennent de recevoir l'annonce d'une convo­
cation im m inente, l'un comme ofScier, l'autre comme sous-
ofticier de réserve. Ils doivent être prêts à partir au reçu
d'une dépêche; ils ont en poche leur permis de route et leur
ordre de destination. En prévision de quoi, on les voit un
R I C HE ^ËT P A U V R E .

mutin en uniforme, s'habituant de nouveau au port de la


tunique et de l'épée. Ils vaquent ainsi à leurs occupations
quotidiennes, graves et simples ; et, pour la prem ière fois,
les ouvriers aperçoivent la médaille, avec agrafe, qui décore
leur poitrine : ils apprennent qu'ils ont fait, tout jeunes,
une campagne, et qu'ils s'y sont conduits en gens de cœur.

E t-sur cette découverte les marteaux frappent, frappent


plus bellement encore. Et les chants patriotiques s'esso­
rent des ateliers. Même àme, même cœur, chez tous. Car,
quoi qu'il puisse advenir, Us sont prêts à concourir, qui par
le travail obscur, qui par la lutte éclatante, au bon renom
de la patrie. Tous, oui tous, ils se tiennent au service de la
France !

Épilogue.
Cependant l'orage, longtemps m enaçant, s'est éloigné.
La guerre, une fois encore, n 'a pas éclaté, parce qu'on a
senti la France capable de la faire, et résolue à faire valoir
son droit. Tant il est vrai que la paix est dans la perpé­
tuelle préparation de la guerre, et que la meilleure façon
de faire respecter son droit, c'est d'être fort.
ÉPILOGUE.

La France a donc discuté à l'amiable le problème du


Maroc. On s'est à peu prés arrangé. L'honneur est sauf.
Le reste, c'est le secret de l'avenir.
La fièvre est tombée. La vie normale a repris son cours.
Nous sommes m aintenant en 1912. Dans un salon assez
vaste, décoré avec simplicité et bon goût, muni de meubles
confortables mais sans recherche, orné aux murailles de
plans de machines superbes, et sur la cheminée de quelques
photographies, deux familles sont paisiblement réunies,
à la lumière tamisée des
lampes.
Un grand feu de bois
flambe dans la haute che­
minée. Près d'elle, dans
un bon fauteuil capi­
tonné, un vieillard s'est
assoupi, le sourire aux
lèvres. Le journal qu'il
lisait, un instant aupa­
ravant, la yeMé-
miMes, a glissé
de ses genoux, avec ses
lu n e tte s . E t s u r son
journal, quelques jo u ­
joux d'enfants reposent..
En face de lui, autour d'une table ronde, deux jeunes
femmes-causent tout bas, respectant le sommei! de l'aïeul.
L'une taille des vêtements d'enfants avec une minutieuse
adresse, l'autre tricote des chaussons de bébé avec une
vertigineuse rapidité, pendant que sa langue marche aussi
vite que ses aiguilles.
Cinq enfants de divers âges, entre sept ans et trois ans,
jouent ou se roulent sur le tapis.
Dans un angle du salon, sous l'abat-jour amical d'une
lampe de travail, deux hommes parlent. L'affection, la con­
fiance, la joie aussi se lisent sur leur visage.
Nous sommes chez Paul, ou chez Pierre, ou plutôt nous
sommes chez Pierre et Paul.
Dans cette soirée d'intime abandon (c'est l'anniversaire
de leur double mariage), ils parlent du passé, i!s partent
du présent. Ils m esurent le chemin parcouru. Ils révent
à l'avenir.
Ils ont m aintenant trente-cinq ans. Ils travaillent tous
deux depuis vingt ans, de toute la force de leur belle intel­
ligence et de leur grand cœur. Reconnaissants, ils se sou­
viennent. Que n'ont-ils pas accompli? Et que n'a-t-on pas
accompli pour eux, aussi? De quel miracle n'est pas capable
cette force sans pareille : un
groupe de braves gens, une
famille unie ?
Ils récapitulent, chapitre
après chapilre, le beau ro­
man de leur vie fraternelle.
Paul était né presque mou­
ran t; le dévouement d'une
ancienne domestique de sa
mère l'a sauvé. Jacques Cou­
vreur n'était qu'un simple
ouvrier ; son courage au tra­
vail et son zèle à s'instruire
en ont fait un second d'usine,
et m aintenant l'adjoint au maire de son village. M. Le Car­
pentier, reconnaissant pour le salut de son fils, a favorisé
l'instruction professionnelle de Pierre. Et l'instituteur admi­
rable, Prosper Landry, a fécondé le bienfait des uns et des
autres en cultivant le père Couvreur par le fils Couvreur,
en m ettant au cœur de Paul et do Pierre les semences de
droiture, de conscience et d'honneur qui y ont germé.
Puis la vie est intervenue, qui a marqué les jeunes
hommes de son em preinte. Et là, on a bien vu que l'argent
ne fait pas la valeur, que l'argent n'est pas l'homme, qu'il
en est tout au plus le supplément. L'argent, en effet, pour
l'hom me digne de ce nom, n'est qu'un moyen ; le but est
ailleurs. Où est le riche? où est le pauvre? Richesse, pau­
vreté, simples accidents passagers, états transitoires. Tu es
riche aujourd'hui : tu ne le seras plus demain. Tu es pauvre
aujourd'hui : tu peux gagner une fortune si tu as de l'intel-
ügence et de la conduite. Et puis, qu'im porte? Vit-on pour
acquérir, ou vit-on pour faire de sa vie un emploi utile? Ne
cherche pas seulement à rem plir tes coffres. Vise plus haut :
tâche de faire œuvre utile aux autres; alors seulement ta
vie aura été bonne et heureuse ; et peut-être seras-tu riche
par surcroît.
Paul, fifs de m illionnaire, était destiné à être million­
naire. Or, qu'est-il arrivé? 11 a failli être ruiné par l'inven­
tion qui avait enrichi son père. Il a fallu une nouvelle
invention pour rétablir sa fortune. Mais, chemin faisant,
il a rencontré l'idée de servir avant tout la France, et c'est
cette idée-là, non celle de la fortune amassée, qui le rend
heureux.
Pierre, fils d'ouvrier, destiné sefon toute apparence à
demeurer ouvrier, s'élève par son habileté pratique jus­
qu'au rang de l'inventeur. Il en partage le mérite, et le
voilà associé à sa fortune. Mais ce qui fait bondir son cœur
d'orgueil, ce n'est pas son argent, c'est l'am our fraternel,
l'adm iration profonde qu'il éprouve pour son ami, dont il
est devenu ainsi l'égal par l'âme, — ce qui est la véritable
égalité humaine.
Encore une fois, où est le riche? où est le pauvre? où est
la lutte de classe? Et enfin, où est la jalousie, la mauvaise
ambition, la haine? Tout cela a fui, évaporé au soleil d'une
activité généreuse et bienfaisante. Et, autour d'eux, Pierre
et Paul, Paul et Pierre ont répandu la bonne semence, qui
produit aujourd'hui des moissons de fraternité.
— Vois-tu, dit Paul, pendant qu'ils causent avec atten­
drissement de ces souvenirs, deux choses seulement éta­
blissent une séparation entre les hommes, et les classent :
la moralité et l'instruction. Tout le reste est égalité, sous le
contrôle capricieux de la fortune. Accroissons donc l'ins­
truction autour de nous, cultivons la moralité, et nous
aurons plus fait pour le progrès de la société que cent lois
et vingt ans de politique.
Pendant qu'ils raisonnent ainsi, Claire et Marie devisent
de leur côté, autour de la table ronde.
R IU H H I-.T P A U Y R H .
366 RI CHE ET P A U V R E .

—- Comme le tem ps passe ! dit la grave Claire. Déjà


huit années de mariage !
— Dis plutôt huit années de bonheur, réplique vivement
son amie.
— Oui, de bonheur] reprend Claire d'une voix concen­
trée. Et son regard, tout chargé de tendresse, va alterna­
tivem ent du groupe des pères à celui des enfants.
A ce moment, une voix argentine s'élève :
— Dis, Paulet, veux-tu que nous jouions à petite femme
et à petit m ari? Tu seras mon petit m ari, dis, veux-tu?
— Moi, je veux bien, Pierrette. Alors, laisse ta poupée,
je vais te donner le bras; comme ça, tu vois, comme papa
et m am an...
C'était Pierrette (811e de Paul, quatre ans) qui parlait à
Paulin (fils de Pierre, sept ans).
Les deux mères, suspendant leur travail, avaient levé
la téte. Toutes deux, un charm ant sourire aux lèvres,
regardaient tendrem ent leurs maris.
Et ceux-ci, émus, s'étaient saisi la main. Ce propos d'en­
fants répondait si profondément à leurs pensées !
Paul alors, m ontrant à Pierre les petits prom eneurs, qui
marchaient au pas en se faisant des mines :
— La voilà, dit-il à mi-voix, la solution de la question
sociale!

F IN
TABLE DES MATIERES

PREM IÈRE PA RTIE : ENFANCE


1. La joie fait p eu r.................................................................................. 7
2. La M orinette.......................................................................................... 11
3. Frètes Je l a i t ..................................................................................... 13
4. Deux m è re s .......................................................................................... 16
5. Deux m ères (F in)................................................................................ 18
6. La co n su ltation ................................................................................... 21
7. Jeannette M ignon ............................................................................... 33
8. L'école en fa n tin e............................................................................... 25
9. La bonne in stitu trice........................................................................ 28
10. Prem ier regard sur la n a tu re ....................................................... 30
11. Le n i d .................................................................................................... 32
12. Le vieux facteur.................................................................................. 34
13. La fête de Jeannette......................................... ............................ 36
14. La le ttre ................................................................................................. 40
15. Deux b ra v e s.......................................................................................... 42
16. L 'alerte.................................................................................................... 45
DEUXIÈME PA R TIE : L'ÉCOLE PRIM AIRE
17. La brim ade ou « le nouveau "....................................................... 49
18. Prem ière leçon d'hum anité................. ............................................ 53
19. Monsieur P ro sp e r............................... .............................................. 36
20. Instituteur et m a ire ............................................................................ 58
21. La petite patrie. — Autour du village......................................... 63
22. Autour du village (Fin)..................................................................... 67
23. Autour de la sous-préfecture.......................................................... 72
24. Autour de la sous-préfecture (Fin)................................................ 77
25. L'école du petit citoyen..................................................................... 84
26. Les deux courages............................................................................... 88
27. L 'in cend ie............................................................................................. 91
28. Charles S év erin ................................................................................... 96
29. Deux émules.......................................................................................... 97
30. Le foyer ru stiq u e ............................... ............................................... 99
31. La s é p a ra tio n ...................................................................................... 103
TROISIÈM E PA R TIE : LA PRÉPA RA TION A LA VIE
32. Mère et fils............................................................................................. [07
33. Le ly c é e ................................................................................................. l]g
34. Paul brûle les é ta p e s........................ ............................................ . n g
T A B L E D E S M A T IÈ R E S .

35. Le chagrin d e P ie r r e ......................................................................... ...119


36. L ec o u rsd 'a d u ites...................................... ............................................121
37. L'éveil d e là vocation............................................................................126
38. P ie rre à P a r is ............................................. ........................... ................130
39. Pierre et Paul à l'Exposition universelle de 1Ü89 . . . . . . 135
40. P ierre et P a u là rE x p o s itio n u n iv e rs e lle (F m )......................142
41. Les étapes de Jacques Couvreur.......................................................144
42. Q uefaire dém on f i ls ? ........................................................................147
43. Q u e fa ire d e m o n fils ? (F in )..............................................................152
44. Prem ières épreuves...............................................................................157
45. P ierre o u v rier........................................................................... . 162
46. P ierre ouvrier (Fw )...............................................................................164
47. Vacances A la m e r..................................................................................167
48. Fin des épreuves d e P ie rre .................................................................174
49. L e sid é e sd e P a n t............................................................................... ...178
50. L e s id é e s d e P a u l(F m ).......................................................................Ifit
51. L e m a u v a iso u v rie r..............................................................................1M7
52. Voyage en A ls a c e .................................................................................19]
53. Voyage en Afsace(Fi?i).......................................................................195
54. Le service m ilitaire..............................................................................201
55. Campagne im prévue..............................................................................205
QUATRIÈME PA R TIE : LA LUTTE PO UR LA VIE
56. Les débuts d'une e n tre p rise .............................................................2t2
57. Ingénieuret m écanicien.— L 'accident........................................216
58. L e b o n c o n tre m a itre ...........................................................................MO
59. Prospérité rapide. — Double m ariage...........................................225
60. Prospérité m atérielle; difficultés m orales.................................. ..231
61. La g r è v e . . . ........................................................................................935
62. La grève (Fin)..................................................................................... ..239
63. La crise industrielle. — P ierre la c o n ju re .................................245
64. Nouvetles entreprises. — Paul et l'aviation maritime . . . . 252
65. L'usine modèle. — T o u s a u s e r v ic e d e la F r a n c e t................257
É P IL O G U E .............................................................. ......................................................................262

P aris. — lm p. I.AKOUSSK, rue M nnlpam assc, ]7.


OUVRAGES
à l’usage des
Cours moyen et supérieur
O «5

Cours de Grammaire Claude Augé


Cours moyen. 800 exercices, :î 80 dictées et r éd ac­
tions, 24o grav ure s. L iv re du m a î t r e ......................... 3 fr. ■»
L iv re de l’é l è v e ................................................................ 1 fr, 25
Cours supérieur. 1 1ou exercices, lit) gravures.
Liv re du m aitre. 4 l'r.: — L iv re de l’élève . . . 1 fr. 50

C ours concentrique d’Histoire


par Claude A u g é et M axim e P e t i t . Premier
Livre. 330 g rav u re s, 12 lableaux. 16 car tes . . . 0 fr. 90
Deuxième Livre. 860 g r a v u r e s , 12 tableaux,
20 c a r t e s .............................................................................. 1 fr. 50

Livres-A tlas de Géographie


par Vedet,, B a u b r , de S a i n t - E t i e n n e . C o u r s
m o y e n . Il cartes. 33 g rav u re s e t tableau x. . . . 1 fr. 50
' ■ C o u r s s u p é r i e u r . 100 caries, 10 g rav u re s r i ta­
bleaux.,................................................................... ... 2 fr. 25

Deuxième Livre d’A rithm étique


par Ctiaumkii , el M ore au . 2 000 exercices et p r o b l è m e s .’
[.ivre du mnîlre, 2 IV.: [.ivre d e ' l ï ' U \ e . . . 1 fr. 25

-Les Sciences physiques et naturelles


C o u r s m o y e n e t s u p é r i e u r , p ar D u m .i.Kn L cl I ! \mk.
:;70 g rav ure s. 8 p lanches c m c o u l e u r s .................. 1 IV. 50

Livre de Lecture et de Morale


Cours m o y e n e t s u p é r i e u r , par D e v i n â t . 57 grav. 1 IV. 25

Le Livre de Musique
par nhitidc A i :gk . 200 g r a v u r e s ................................ 1 IV. 50

LIBRAIRIE LAROUSSE, 13-17, rue Montparnasse, PARIS


lEnvoi franco contre mandat-poste) et chez tous les libraires

Vous aimerez peut-être aussi