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Jones
Hauteville
À Rob, qui m’a appris à croire que tout était possible.
Prologue
De son regard émane une profonde chaleur, on dirait qu’elle place sa vie
entre mes mains, et, l’espace d’un instant, je songe que je ne serai pas capable
d’aller jusqu’au bout.
Mais alors je me rappelle ce qu’elle a fait, et la détermination me revient
d’un coup. Ce qui est en jeu, ce qui en découle. Elle mérite ce qui va lui arriver.
La confiance est une chose curieuse : il faut longtemps pour la construire et
une seconde suffit à l’anéantir.
Elle ne devrait pas me faire confiance, cela causera sa perte.
I
Sophia est déjà à la maison quand nous rentrons. Pendant qu’Olivia fait ses
devoirs, je grimpe l’escalier pour gagner la chambre de mon aînée. Je m’assieds
alors sur son lit et la regarde brosser ses longs cheveux noirs. C’est incroyable ce
qu’elle peut ressembler à Tom. Sous certains angles, c’est absolument saisissant.
Il lui arrive d’avoir les mêmes expressions que lui – pas de manière
intentionnelle, bien sûr, car quand je lui demande de recommencer, elle n’y
arrive pas. Toutefois, lors de ces brefs instants, c’est lui que je vois en elle. Et
comme je ne veux pas le perdre, je ferme les yeux pour tenter de le retenir…
C’est ce que j’avais pris l’habitude de faire, dans les mois qui ont suivi la
disparition de Tom, souhaitant honteusement que Sophia se métamorphose en
son père. J’avais l’esprit détraqué et pensais que, si je pouvais récupérer Tom,
alors je lui sacrifierais allégrement n’importe qui et n’importe quoi. C’était une
pensée malsaine, mais c’est ce qui arrive quand on est momentanément frappé
de folie. Comment expliquer autrement le fait que je croyais en toute honnêteté
que la perte de ma fille serait plus facile à gérer que celle de mon mari ? Si Dieu
m’avait entendue, il avait décidé de mettre ma théorie à l’épreuve. Car, quelque
temps plus tard, je l’ai vraiment perdue.
Le choc qui me court-circuita l’esprit arriva sous la forme d’un mauvais
cappuccino. Non qu’il fût particulièrement imbuvable, il y avait juste des
copeaux de chocolat dessus alors que je pensais avoir précisé que je n’en voulais
pas. Une erreur tout à fait humaine de la part du serveur, me direz-vous. Mais
pour moi ce fut la goutte qui fit déborder le vase.
Quand le malheureux me le tendit, je sentis un phénomène affreux se
déclencher en moi, comme si le sang me montait à la tête. Tout ce que je voulais,
c’était un cappuccino sans copeaux de chocolat. Était-ce donc si compliqué à
comprendre ? N’étais-je donc pas même digne d’avoir un bon café ? Étais-je
maudite au point qu’on ne pouvait me servir la boisson que je désirais ?
J’eus alors la sensation de me noyer, d’être incapable de maintenir la tête
hors de l’eau, tandis que tout le monde autour de moi faisait mine de ne pas voir
la panique qui me paralysait.
Les murs s’écroulaient et le sol se dressait jusqu’au plafond, de sorte que je
me retrouvais piégée dans une pièce sans fenêtre, en proie à mes pensées
toxiques.
Pourquoi n’es-tu pas morte ? me disais-je. À quoi cela sert-il de vivre ? Tu
ne manqueras à personne. Tu n’es pas même capable de commander un café…
Après cet épisode angoissant, je me rendis compte que j’étais assise sous le
comptoir, maculée de café, genoux étroitement serrés contre mon buste pour
empêcher mon corps de trembler. Je me rappelle vaguement les lumières bleues
clignotantes, sans savoir s’il s’agissait de la police ou du SAMU. Il était évident
que j’avais besoin des deux.
Même en voyant ma mère à l’hôpital, le chagrin se lisant sur son visage, je
ne parvins pas à me convaincre que ma vie valait la peine d’être vécue.
— Ne t’inquiète pas pour Sophia, me dit-elle en me tenant la main et la
portant à ses lèvres pour y déposer un baiser. Elle est à la maison, avec moi.
Je n’avais pas eu une seule pensée pour ma fille ; j’avais le cerveau vide,
j’étais dénuée de toute émotion.
Je passai huit semaines dans l’unité psychiatrique, et ce fut seulement au
bout du vingt et unième jour que je demandai à voir Sophia.
— Voyons comment vous vous sentirez demain, me répondit le médecin,
avec un sourire à l’appui.
Ce que je traduisis par : « Pas tant que vous ne serez pas absolument certaine
de ne pas lui faire peur. »
Trois jours plus tard, ma bonne conduite me valut une visite. Ma mère, le
regard nerveux, tenait Sophia par la main quand celle-ci s’avança vers moi ; sur
le visage de ma fille, je lisais un mélange de peur et d’adoration.
Dès que je lui souris, elle me rendit mon sourire et se jeta dans mes bras
grands ouverts. Un flot d’amour me submergea alors que je l’enlaçais, me
demandant, torturée, comment j’avais bien pu prendre le risque de la perdre. En
même temps, je m’interrogeai : allais-je vraiment être en mesure de m’occuper
de nouveau d’elle ? Je n’étais pas même certaine de ne pas me remettre en
danger, alors de là à veiller sur ma fille…
Mais, chaque jour, je repris un peu de force, et lorsque je rentrai enfin à la
maison, je compris peu à peu que Sophia avait besoin de moi et j’arrêtai du
même coup de penser qu’elle serait bien mieux sans sa mère. Ma fille m’était
vitale ; cependant, comme je n’avais pas assez de force pour me charger d’elle
toute seule, ma mère s’installa à la maison pour me prêter main-forte.
Sous son œil vigilant, j’appris à redevenir mère, ce qui était aussi excitant
que terrifiant : chaque pas me semblait un saut dans l’inconnu, mais, en douceur,
nous parvînmes de l’autre côté de la rive.
Des années plus tard, alors que je regarde Sophia, je suis parcourue d’un
frisson à l’idée que j’ai failli la perdre.
La voix tendue, je lui demande :
— Comment s’est passée ta dernière épreuve ?
Elle me jette un bref regard, juste pour voir si je vais bien, puis hausse les
épaules. Elle a l’habitude de me voir pleurer.
— Bien, je crois.
— Mais encore ? Tu crois que tu as répondu juste ? Que vous a-t-on
demandé ?
Elle pose alors ses grands yeux tristes sur moi. Aussitôt, je me rapproche
d’elle et mets la main sur son genou.
— Que se passe-t-il ? C’est fini maintenant. Plus d’examens pendant un an !
dis-je avec enthousiasme. Ce doit être génial, non ? Tu retrouves ta liberté !
Elle roule alors de l’autre côté du lit.
— Ouais, j’imagine…
— Sophia, qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas toi-même, depuis quelque
temps, dis-je avec douceur.
— Ah bon, tu as remarqué ? Ça m’étonne.
D’instinct, j’ai un mouvement de recul, mais je sais que son ton acerbe
dépasse parfois ses pensées. Il fut un temps où la moindre parole irritée de sa
part me blessait affreusement : d’abord la disparition de son père, puis sa mère
qui avait déserté le foyer. Pas étonnant qu’elle vérifie que je suis bien toujours là,
au sens propre comme au figuré.
— Eh, qu’est-ce qui se passe ?
Je me lève et la contourne pour la prendre dans mes bras. Elle m’oppose peu
de résistance.
— Je remarque toujours, dis-je en humant l’odeur de ses cheveux. Ce sont
ces examens qui te tracassent ?
Elle hoche la tête en silence.
— Mais c’est terminé, maintenant, donc plus de pression.
— Oui, mais si je n’ai pas de bons résultats ? demande-t-elle d’une voix
tremblotante. Que se passera-t-il ?
— Tu es une fille intelligente. Tu t’en sortiras.
— Et si ce n’est pas le cas ? insiste-t-elle d’une voix étranglée par un sanglot.
Et elle se laisse tomber sur moi de tout son poids, comme si elle portait celui
du monde sur ses épaules.
— Cesse de te tracasser avec ça, dis-je. Dans le pire des cas, tu les as tous
ratés.
— Et donc je ne passe pas en première ? demande-t-elle en pleurant.
— Si c’est le cas, on avisera le moment venu, réponds-je d’un ton rassurant.
Arrête de te faire du souci. Ce sont les vacances d’été, donc détends-toi et
amuse-toi.
Elle se détache de moi et se laisse choir sur son lit avant de prendre son
téléphone.
C’est alors que je déclare :
— J’ai une bonne nouvelle. (Je plonge la main dans la poche de mon jean.)
Abracadabra !
Et je brandis la boucle d’oreille en ajoutant :
— Je parie que tu l’avais perdue.
Elle observe ma paume, au-dessus de ma ligne de vie.
— Elle n’est pas à moi, dit-elle.
Et l’espoir auquel je me cramponnais vole en éclats.
— Ah bon ? Tu es sûre ?
— Complètement. Pourquoi ? Tu l’as trouvée où ?
Dois-je le lui dire ? Est-elle encore aussi innocente qu’Olivia ? Ou bien son
cerveau a-t-il déjà été abîmé par le maléfique Internet et les trolls sur les réseaux
sociaux ? Je ne voudrais pas qu’elle en tire des conclusions trop hâtives.
Je tente ma chance.
— Ce doit être la tienne, elle était dans la voiture de Nathan.
J’émets un petit rire, soucieuse de ne pas lui transmettre mes suspicions.
Même si elle se trouve au beau milieu de l’adolescence, période généralement
tumultueuse, Nathan est toujours son héros, et cela lui briserait le cœur, juste
après que le mien a été broyé, s’il s’avère qu’il en voit une autre.
Elle cesse de taper sur son smartphone et me regarde en fronçant les sourcils.
— Dans la voiture de Nathan ?
Et je vois son cerveau travailler à cent à l’heure. À son expression, je
comprends qu’elle a trouvé le mauvais résultat de l’équation, aussi, je regrette
immédiatement de lui avoir raconté, pour la boucle d’oreille.
— Ben, c’est forcément la tienne, poursuit-elle.
— Elle n’est pas à une de tes amies, par hasard ? dis-je. À Hannah, peut-
être ?
À la lueur qui traverse son regard, on dirait qu’un souvenir lui revient.
— Ah oui, tu dois avoir raison, répond-elle.
Je ne peux dire si elle essaie de s’en convaincre ou de m’en convaincre.
— Nathan est peut-être passé la chercher ? Ou l’a raccompagnée ?
Elle hoche la tête.
— Oui… Je crois qu’il l’a déposée après la fête, chez Megan.
J’ai l’impression qu’elle s’accroche aux mêmes espoirs que moi.
— Et il a aussi ramené Lizzy chez elle l’autre soir, non ? ajoute-t-elle.
— Ça ne presse pas, tu sais, dis-je alors d’un ton bien trop désinvolte, mais
demande-leur, la prochaine fois que tu les verras.
En fait, ce que j’aurais aimé dire, c’est : « Peux-tu les appeler toutes les
deux, là, tout de suite, afin que l’affaire soit réglée une bonne fois pour toutes et
que je puisse dormir sereinement cette nuit ? »
Comme je m’y attendais, je n’arrive pas à m’endormir, et j’attends que
Nathan rentre de sa partie de golf hebdomadaire, invariablement suivie d’un pot
qui dure longtemps avec ses amis, au pub. J’ai passé en revue toutes les
possibilités dans ma tête, et de grands coups résonnent à mes tempes, à présent.
Selon moi, il n’y a que deux options, enfin deux qui me satisferaient : soit la
boucle d’oreille appartient à l’une des amies de Sophia, soit c’est une employée
de la société qui a garé la voiture de Nathan, à l’aéroport, qui l’a perdue ici.
Cette hypothèse est un chouïa farfelue, mais reste plausible.
Je regarde le réveil sur la table de chevet passer à 22 h 46 et pousse un soupir
de frustration avant de me tourner de l’autre côté, espérant que ne pas voir les
minutes s’écouler m’aidera à m’endormir. Je m’efforce de penser à autre chose,
notamment à la réunion avec l’équipe, dans la journée. Cela s’est bien passé,
selon moi : tout le monde paraissait complètement motivé pour le Japon !
Pourvu qu’on conclue le contrat et qu’il nous ouvre de nouvelles perspectives de
développement enthousiasmantes.
Je pense alors à Lottie et à sa réaction lorsqu’on lui a annoncé qu’elle devrait
se rendre au Japon. Nathan l’a enlacée maladroitement, comme si elle était la
fille ado d’un ami. Un homme sur ses gardes, soucieux de ce qui est approprié
ou non. Jusqu’à présent, c’est ainsi que j’ai toujours considéré Lottie, comme
une jeune fille de la famille, une apprentie facile à satisfaire, que j’ai adoré
prendre sous mon aile. Mais maintenant, allongée dans mon lit, je revois son
corps étreint par Nathan, et je me rappelle que c’est une femme de vingt-deux
ans, avec une silhouette que j’ai toujours enviée : de taille moyenne et de carrure
étroite, portant des chemisiers parfaitement ajustés à son torse mince, à sa taille
et ses hanches pas spécialement marquées. Un joli petit ballotin, en somme, à
côté duquel je fais figure de géante encombrante.
Assez ! proteste en moi une voix intérieure. Je pense le plus grand bien de
Lottie, et nous n’avons pas le même style, voilà tout. C’est alors que je me
rappelle le regard qu’elle a décoché à Nathan, et vice versa, comme s’ils
partageaient un secret.
Je hurle de désespoir dans mon oreiller. Comment mon cerveau a-t-il pu
transformer des gestes que je sais parfaitement innocents en un pacte d’amour
placé sous le sceau de la culpabilité, sous prétexte que j’ai retrouvé une boucle
d’oreille dans la voiture de mon mari ? C’est ridicule ! Et à quoi bon rester
allongée dans le noir, avec tous les scénarios possibles tournant en rond dans
mon cerveau, l’envahissant de plus en plus, et à chaque minute plus exagérés ?
J’allume ma lampe de chevet et tâtonne dans mon tiroir pour retrouver la
boucle d’oreille afin de l’examiner plus attentivement à la lumière. Qui est
susceptible de porter ce genre de bijou ? C’est du toc, ça, j’en suis certaine. Des
boucles fantaisie pour assortir à une tenue. Un petit effet bling-bling pour relever
une robe trop sobre, peut-être ? Ou une façon de se distinguer légèrement avec
une simple robe du soir, élégante mais discrète ? Je me représente deux types de
femmes très différents, à chaque extrémité du spectre social. Cela ne m’aide
guère. D’un bond, je me lève et enfile ma robe de chambre, posée sur une chaise,
près du lit. Au fond, j’ai peut-être besoin d’une tisane.
Quelques instants plus tard, en attendant que l’eau boue, je me demande si je
n’ai pas, dans mon armoire à pharmacie, un médicament qui me permettrait de
me libérer provisoirement de mes pensées. Pas des souvenirs que je chéris, ni de
mon excitation liée aux futurs projets d’AT Designs, mais des réminiscences
toxiques, celles qui empoisonnent l’esprit et rendent fou, anéantissent toute
confiance en soi. Puis je me souviens que j’ai déjà pris ce médicament, deux
petits comprimés que j’avale chaque soir juste avant d’aller au lit ; ils sont
censés apaiser le tour aigu que peuvent prendre mes pensées et sentiments, me
protéger de l’obscurité. Alors pourquoi ne font-ils pas effet maintenant ?
J’avais l’habitude de m’appuyer sur eux pour affronter la journée, me
réveiller sans sentir immédiatement ce poids sur la poitrine, qui me clouait au lit.
Au fil des années, ce qui ressemblait à un rocher est devenu une pierre, qui a
elle-même fini par se transformer en un caillou. Il y a dix-huit mois, quand j’ai
annoncé que je n’avais désormais plus besoin de prendre de médicaments, nous
avons fêté l’événement en grande pompe.
Quel sentiment libérateur d’être enfin affranchie du brouillard dans lequel je
vivais, après des années de léthargie, comme si mon cerveau flottait dans du
coton ! C’est en effet la sensation que donnent les antidépresseurs ; ils m’ont
empêchée d’être au plus bas, mais j’étais si engourdie que je ne ressentais pas
non plus les hauts de la vie – j’évoluais sur une longue route sans couleur ni d’un
côté ni de l’autre, entourée de gris.
— Je me souviens d’une époque où tu aurais été incapable de faire ça, m’a
murmuré Nathan à une soirée, il y a deux ou trois semaines. Si tu savais combien
je suis fier de toi, du chemin que tu as accompli.
Ce qui explique sans doute pourquoi je n’ai pas eu le cœur de lui avouer que
j’ai recommencé à prendre des médicaments : je ne serais pas en mesure de
supporter la lueur de déception, dans ses yeux. J’en prends une dose minime,
vraiment, ce pourrait tout aussi bien être un placebo. Mais j’ai besoin de ce petit
coup de pouce, cette béquille sur laquelle m’appuyer. Il y aura bientôt dix ans
que Tom est parti, et avec ce projet au Japon et les examens de Sophia, je me
suis de nouveau laissé submerger par les événements.
Je suis à présent assise dans mon lit, une tasse de tisane à la main, dans
l’espoir que cette potion saura actionner l’interrupteur « sommeil » de mon
système nerveux. J’ai posé mon ordinateur portable sur mes jambes, et suis par
conséquent susceptible à tout moment d’être happée par une alerte superficielle,
tout en ayant conscience de la contradiction. Mais c’est plus fort que moi. Je
regarde l’écran blanc : je ne sais même pas par où commencer… Tiens, n’y
aurait-il pas par hasard un manuel en ligne qui explique comment savoir si votre
mari vous trompe ? J’en ris toute seule, mais d’un rire jaune car je suis certaine
que si ! Mes doigts hésitent sur le clavier.
Comment savoir si mon mari a une liaison ?
Je me sens ridicule en tapant cette question, puis je détourne la tête de
l’écran et ferme les yeux, comme pour me convaincre que la réponse ne
m’intéresse pas.
Ne suis-je pas en train d’agir comme les autres femmes, les suspicieuses qui
ont toutes les raisons de ne pas faire confiance à leur mari ? Pitié ! Je ne veux
surtout pas leur ressembler. Moi, je connais Nathan, et je sais que notre mariage
est solide, immunisé contre les problèmes qui minent d’autres couples plus
faibles que le nôtre.
Je rouvre un œil et découvre sur l’écran un quiz portant le même titre que ma
recherche, et qui a été réalisé par un journal national. Honteuse, je lis la première
question, juste pour rire, me dis-je.
Votre mari va-t-il à un club de sport :
Tous les jours
Un jour sur deux
Une fois par semaine
Jamais
C, me dis-je. En répondant dans ma tête, je ne fais pas vraiment le test.
Votre mari veut-il faire l’amour avec vous :
Tous les jours
Quatre fois par semaine
Une fois par semaine
Rarement
Je me sens redevenue une adolescente qui croit vraiment que sa vie
amoureuse sera analysée de façon précise par ce genre de test absurde, qui a sans
doute été conçu par un ou une assistant (e) tout juste sorti (e) de l’adolescence.
Je ne peux pas croire que des adultes s’y fient. Malgré moi, je jette un coup d’œil
sur la catégorie Le plus grand nombre de C, et suis rassurée de voir que mon
mariage est solide, et que mon mari n’a pas de liaison.
Je suis prête à refermer mon portable quand je repère soudain une autre page,
un forum pour les femmes qui pensent qu’on les a trompées.
« Je ne peux pas le blâmer, je suis toujours trop fatiguée pour le sexe, » écrit
l’une d’elles.
« Je me suis laissée aller, et maintenant il est avec une femme qui ressemble
à celle que j’étais il y a dix ans. »
Je suis stupéfaite de découvrir ces publications par centaines, de la part de
femmes qui pensent que leur mari a une liaison, mais ne leur en imputent pas la
faute. Je lis le message d’une certaine Sylvia, qui, comme moi, a retrouvé par
hasard un bijou ne lui appartenant pas, et j’éprouve une grande compassion pour
elle, qui se demande comment une chaîne en argent, avec un médaillon en forme
de demi-cœur, a bien pu se retrouver dans la poche de costume de son mari :
Sylvia : J’ai d’abord pensé qu’il appartenait à notre fille, mais je ne me
souviens pas de lui avoir acheté ce collier. C’est peut-être celui de la baby-sitter,
comme Paul la ramène souvent chez elle…
Anne : Ce n’est vraiment pas le tien ?
Sylvia : Non, absolument pas. Enfin, je me rappelle avoir eu un collier
similaire quand j’étais ado. Bon, je me demande si ce n’est finalement pas celui-
ci.
De façon machinale, je tourne la bague que je porte à la main droite, et
progressivement le symbole qu’elle représente me fait l’effet d’une brûlure… Je
la regarde fixement, comme choquée par sa présence. Suis-je aussi coupable que
l’homme que j’accuse ? Cet anneau, que je n’ai pas ôté depuis presque dix ans,
me remplit immédiatement de culpabilité. Comment ai-je pu faire preuve d’une
telle outrecuidance, stigmatiser mon mari pour une supposée liaison, alors que,
depuis que je le connais, je porte au doigt la bague d’un autre homme ? Que je
n’enlève jamais, que vienne le déluge ou la canicule !
C’est Tom qui me l’avait achetée, elle était empaquetée, et il prévoyait de me
l’offrir au retour de son séjour aux sports d’hiver : mais il n’est jamais revenu.
J’ai découvert le cadeau quatre mois plus tard, quand j’ai enfin trouvé en moi la
force de ranger ses affaires. Elle se trouvait dans la poche intérieure de son
costume, dans un écrin couleur or, entouré d’un nœud rouge impeccable. Je me
suis contentée de le poser, intact, sur son oreiller, espérant en silence que Tom
reviendrait et me le remettrait, ainsi qu’il en avait eu l’intention.
Quand j’ai enfin rassemblé le courage nécessaire pour ouvrir le paquet le
jour de notre dixième anniversaire de mariage, j’ai demandé à ma mère de
prendre Sophia pour la nuit. Je me suis préparé un bœuf Stroganov, le plat
préféré de Tom, j’ai dressé la table pour deux, allumé une bougie et mis la
chanson d’Elvis « Can’t Help Falling in Love », le premier titre sur lequel nous
avions dansé à notre mariage. En faisant appel à toute la force de ma volonté,
avais-je pensé, je pourrais le voir, là, assis en face de moi, un sourire aux lèvres.
— Comment s’est passée ta journée, aujourd’hui ? avais-je demandé à haute
voix tout en sirotant un verre de vin blanc frais.
J’avais laissé le temps nécessaire à sa réponse.
— Tu veux voir ton cadeau ? avais-je repris.
Je l’avais imaginé hocher la tête, puis m’étais levée pour me diriger vers la
cheminée où, avec emphase, j’avais fait mine de retirer un drap du tableau qui
trône fièrement au-dessus.
— Tada !
Je « voyais » son émerveillement, percevais son allégresse tandis qu’il
« découvrait », fasciné, la vue de Venise que représentait le tableau…
Il se serait émerveillé devant la délicatesse des traits de pinceau qui prêtaient
une touche si vivante à la ville magique suspendue au-dessus de l’eau, et
retraçait si parfaitement les souvenirs de notre voyage de noces, là-bas. Nous
aurions reparlé de notre tour en gondole sur les canaux de la Sérénissime, des
pâtes a l’arrabiata aux prix exorbitants que nous avions mangées place Saint-
Marc, de sa fascination morbide pour le pont des Soupirs. Mais il m’aurait avant
tout remerciée pour mon ingéniosité, pour le connaître si bien !
— Eh bien, qu’y a-t-il dans cette boîte ? aurais-je demandé en m’en
emparant.
Et j’avais effectivement refermé mes doigts autour de l’écrin, sachant qu’il
était la dernière personne avant moi à avoir touché le papier brillant et noué le
bolduc doré. Si je le plaçais contre mon oreille, je pouvais presque entendre le
cœur de Tom battre à l’intérieur.
J’ouvris soigneusement le paquet : même le papier qui le recouvrait irait dans
le coffret où je rangeais mes trésors. J’étais submergée par un sentiment
d’excitation à l’idée de ce que j’allais découvrir, je ne voulais pas soulever le
couvercle pour savourer à jamais cet instant…
— Oh, Tom, c’est magnifique ! m’exclamai-je en voyant le bijou.
À la lumière de la bougie, les diamants scintillaient sur l’anneau en platine.
Je l’avais glissé à mon doigt en me promettant de ne jamais plus l’ôter.
— Je n’ai jamais rien vu de plus beau…, avais-je ajouté.
Et c’est toujours le cas, même si une autre bague plus brillante encore, en
l’occurrence l’alliance de Nathan, orne désormais ma main gauche. Et cet aveu
me remplit de remords.
Je suis toujours assise dans le lit quand j’entends la porte d’entrée se
refermer et les pas de Nathan dans le vestibule, puis le bruit des clés qu’il dépose
dans la coupe, sur la console. Précipitamment, je referme le portable, éteins la
lumière et m’allonge dans l’obscurité, le cœur cognant à tout rompre. De quoi ai-
je donc si peur ? Sans doute de devoir affronter la vérité…
Quatre glaçons viennent de tomber bruyamment dans un verre, après qu’il a
activé le distributeur de glaçons du réfrigérateur, et je l’imagine à cette place où
j’étais tout à l’heure, appuyé contre l’îlot de la cuisine. Il faut encore compter dix
minutes avant qu’il monte dans la chambre ; il va d’abord vérifier ses mails,
vérifier que toutes les portes de la maison sont bien fermées à clé, et peut-être
aussi appeler sa maîtresse pour lui dire bonne nuit, qui sait ?
Je bannis bien vite cette dernière pensée de mon esprit : il n’est pas possible
que Nathan ait une liaison. Quand en aurait-il le temps ? S’il n’est pas au bureau,
il est avec moi et les filles, et quand il n’est pas auprès de nous, il assiste à des
rendez-vous d’affaires. Le pauvre n’a pas une minute à lui.
Et pourtant, il dégage quatre heures dans son emploi du temps pour jouer au
golf et aller dîner ensuite, me dis-je tout à coup, en proie à la contradiction. Et
tous ces rendez-vous professionnels, en sont-ils vraiment ?
Assez ! me crie mon cerveau au moment où Nathan pénètre dans la chambre.
Je ferme tout de suite les paupières tandis qu’il pose son verre sur sa table de
nuit et va dans la salle de bains, attentif à n’allumer que la lampe à la plus faible
intensité. Malgré moi, cette prévenance me ravit. Serait-il aussi précautionneux
s’il en aimait une autre ?
Il se glisse dans le lit et se colle contre moi. Son souffle résonne alors dans
mon oreille, et j’y perçois aussi une odeur d’alcool. Soudain, il se met à me
caresser. À mon corps défendant, je sens un élan de désir m’inonder, mais je suis
bien décidée à ne pas répondre.
Il me donne un baiser dans le cou, et je m’efforce de ne pas bouger. À
présent, il parcourt mes jambes de ses mains, la rondeur de mes fesses… À cet
instant, je me cambre. Il comprend tout de suite que j’ai réagi à ses caresses :
comme je maudis mon corps d’avoir trahi mon intellect ! Je murmure quelques
mots, et il fait doucement pivoter mon visage vers le sien. Je détourne alors la
tête, mais je sens ses lèvres dans mon cou qui cherchent à remonter vers ma
bouche.
— Je suis fatiguée, dis-je endormie, feignant de me réveiller.
— OK, contente-toi de fermer les yeux, commence-t-il.
Et il glisse la tête vers ma poitrine.
— Non, pas ce soir, dis-je en m’écartant de lui.
— Tu es sérieuse ? demande-t-il, surpris de mon refus.
Je le suis autant que lui. Je ne me souviens pas d’une seule fois où je l’ai
rejeté. Mais s’il croit qu’il va pouvoir sortir à sa guise, mener sa vie comme il
l’entend et trouver en moi une épouse servile, il se trompe.
Chapitre 8
Avec toutes les pensées qui parasitent mon cerveau, j’ai complètement oublié
que ma voiture est encore chez le garagiste ! Et c’est seulement au réveil que je
me rends compte qu’il m’est impossible de déposer Olivia chez Beth, comme je
le fais tous les samedis.
Je l’appelle et lui demande :
— Tu ne pourrais pas, par hasard, venir chercher Olivia à la maison ?
— Mmm, ça va être un peu compliqué, dit-elle. Nathan est-il là ?
— Euh, oui, réponds-je d’un ton absent, me demandant quand je vais avoir le
courage d’interroger ce dernier à propos de la boucle d’oreille.
— Dans ce cas, tu ne peux pas prendre sa voiture pour déposer Olivia chez
moi ?
— Si, sans doute, dis-je, sans comprendre pourquoi elle ne peut pas,
exceptionnellement, venir la chercher. Écoute, je vais demander à Nathan de la
déposer chez toi. Je crois qu’il a justement quelques courses à faire, ce matin.
Silence abasourdi au bout du fil, semble-t-il, puis Beth reprend subitement :
— Non, ne t’inquiète pas. Je vais passer la chercher, mais peux-tu t’assurer
qu’elle sera sur le pas de la porte à m’attendre ? J’envoie un texto dès que je suis
dans la voiture.
— Mouais, bien sûr. Tout va bien ?
— Oui, oui, je suis juste en retard et j’ai plein de trucs à faire.
— Bon, passe, alors, si tu es sûre que cela ne te gêne pas. J’irai les chercher
après le cours de danse et je reconduirai Millie chez toi.
— Merci, dit-elle. C’est super.
Je suis dans le vestibule, en train d’aider Olivia à se chausser, quand la
sonnette retentit.
— Oh, c’est déjà Beth ! dis-je en luttant avec les lacets. Vite, va chercher tes
chaussons de ballerine. Ils sont dans le bac à chaussures, dans l’arrière-cuisine.
J’ouvre alors la porte en grand et me retrouve face à une femme au sourire
rayonnant qui joue à cache-cache, pour m’apercevoir, avec l’énorme bouquet de
fleurs qu’elle tient dans les bras.
— Êtes-vous l’heureuse destinataire ? demande-t-elle.
Je hausse les épaules, l’air désinvolte, mais mon cerveau tourne à toute
vitesse : quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? Pourrait-il y avoir une explication
plausible à ce bouquet ? Aurais-je oublié notre anniversaire de mariage, la date
de notre rencontre ? Deux événements que nous avons l’habitude de fêter.
— J’imagine, réponds-je en tendant la main pour prendre le bouquet.
— Attention, il est lourd, prévient-elle. On n’a pas lésiné sur les moyens.
Je n’ai pas vraiment besoin de sa précision pour constater que l’expéditeur a
été généreux. C’est une évidence.
— Merci, dis-je.
Et me voici ployant sous le fardeau de fleurs.
La livreuse est remontée dans sa camionnette et s’éloigne déjà lorsque
j’ouvre la carte qui accompagne la présentation florale.
Pour toi, ma chère Rachel.
Désolé, pardonne-moi, s’il te plaît.
Je t’aime.
X
Confuse, je relis la carte plusieurs fois, mais le message est trop court pour
qu’une subtilité m’ait échappé.
— Waouh ! s’écrie Sophia en descendant l’escalier. Tu as fait quoi pour
mériter ça ?
Elle se frotte les yeux, et je m’empresse de faire disparaître la carte dans la
poche de mon jean.
Je lui adresse un sourire tendu, lèvres étroitement serrées.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Mon portable n’arrête pas de vibrer à cause des messages que Beth
m’envoie, de l’extérieur.
— Vite, vas-y, vas-y ! dis-je à Olivia quand elle revient en courant.
Mais, arrivée devant la porte, elle fait demi-tour pour venir me donner un
baiser.
— À tout à l’heure, dit-elle. Je t’aime.
— Oh, il ne fallait vraiment pas ! s’exclame Nathan quand j’entre dans la
cuisine, le lourd bouquet dans les bras.
Je l’observe attentivement pendant qu’il considère les fleurs, attendant qu’il
fasse un éventuel rapprochement. Mais il poursuit :
— Je ne crois pas qu’on ait un vase assez grand ! C’est à quelle occasion ?
Qui nous les envoie ?
Mon regard passe de Nathan à Sophia, puis vice versa. Elle doit avoir deviné
l’expression que je m’efforce de masquer, car elle prend une banane dans le
compotier, puis s’éclipse.
Je résiste à la tentation de me servir un verre, même si je pourrais tuer pour
ressentir le sursaut de confiance en moi qu’un alcool fort me procure en général.
À la place – et à contrecœur –, je verse de l’eau dans la bouilloire.
— À propos, dis-je, l’air de rien même si je bous intérieurement, merci de
m’avoir prêté ta voiture, hier.
Nathan lève les yeux de son iPad et attend que je continue.
J’ai l’impression que la boucle d’oreille est en train de se consumer dans ma
poche et d’y faire un trou ! Sur une impulsion, je l’en sors, la brandis devant lui
et dis :
— Je ne sais pas trop ce que c’est, mais j’ai retrouvé ça, dans ta voiture.
Il la regarde d’un air perplexe.
— Je dirais que c’est une boucle d’oreille, déclare-t-il alors.
— Oui, merci, je le vois bien, mais à qui appartient-elle ?
Il pose les yeux sur moi, puis les dirige de nouveau vers le bijou.
— Je ne sais pas.
— Eh bien, qui est monté dans ta voiture ? On devrait pouvoir retrouver la
propriétaire.
J’ai conscience que ma voix est empreinte d’une certaine irritation, tout
comme je sais que je dois m’exprimer sur un ton plus neutre.
Il secoue la tête.
— Désolé, je ne suis pas certain de saisir ce que tu insinues par là.
— Je n’insinue rien du tout, je souhaite juste rendre cette boucle d’oreille à
sa propriétaire.
— Elle n’est pas à Sophia ?
— Non ! Je lui ai déjà demandé.
— Alors elle est sans doute à une de ses amies.
Je vois qu’il se creuse les méninges, comme moi pendant les dix heures qui
viennent de s’écouler, à cette différence près que lui, il connaît forcément la
réponse. Je lui demande :
— Combien d’amies au juste ont pris la voiture avec toi ?
Il hausse les épaules.
— Ah, j’y suis ! s’exclame-t-il subitement. Je parie que c’est l’employée de
la société qui a pris ma voiture en charge, à l’aéroport. La voiturière, pour ainsi
dire.
Amusante, cette façon que nos esprits ont d’échafauder les mêmes
hypothèses.
— On entend tellement d’histoires, de nos jours. Certains employés se
servent carrément des voitures des clients le week-end, voire pire : les véhicules
sont pris en charge par des personnes qui ont à peine dix-neuf ans et pensent
pouvoir maîtriser un moteur trois cylindres.
Je hoche la tête, peu convaincue.
— Et donc, qui les a fait livrer ? enchaîne-t-il en désignant les fleurs du
menton.
— Toi, j’imagine.
J’y suis allée franco !
Il sourit.
— Si j’avais su de quelle humeur tu allais être ce matin, je t’assure que je te
les aurais fait envoyer, juste pour voir un sourire sur ton visage, mais, hélas, je
ne suis pas devin. Elles viennent peut-être d’un amoureux…
Je le considère, momentanément déstabilisée.
— David Phillips, par exemple, poursuit-il avec un sourire. Mince alors !
Quelles sont les chances, à ton avis ?
Je sors la carte qui les accompagne et la jette sur le comptoir, dans sa
direction avant de demander, d’un ton tendu :
— Qui est Rachel ?
Il hausse les épaules.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Ça vient d’où, ça ?
— Tu me prends pour une idiote ? dis-je entre mes dents.
— Mais, bon sang, qu’est-ce que tu…
Je lui arrache la carte des mains et prends une autre voix que la mienne pour
lire, d’un ton sournois :
— « Pardonne-moi, s’il te plaît. Je t’aime. »
Il me regarde, comme si j’étais devenue folle.
— Qu’as-tu fait de mal, Nathan ? Qu’est-ce que Rachel doit te pardonner ?
— C’est ridicule, enfin ! Qu’est-ce qui te prend ?
— Ah non, ne fais pas comme si c’était moi qui créais des problèmes, dis-je,
incapable de rester calme. Dis-moi juste ce qui se passe.
Il prend alors un air déconcerté – il est très fort –, et j’entends quasiment son
cerveau mouliner.
— Je ne sais absolument pas qui est cette Rachel, répond-il, ni de quoi tu
parles.
— Donc, ces fleurs…
Dans un mouvement de colère, je les soulève puis les laisse de nouveau
tomber.
— … n’ont rien à voir avec toi ? C’est pourtant vraiment dommage pour toi
qu’elles aient été envoyées par erreur à ta femme, alors que tu les destinais à ta
maîtresse. (J’émets un rire sarcastique.) Tu n’arrivais plus à lui cacher le fait que
tu es un homme marié ?
— Tu es sérieuse ? (Il s’efforce de rire.) Mais où vas-tu chercher ça ?
J’émets un petit rire dérisoire et secoue la tête.
— Donc, tu ne sais pas du tout à qui ce bouquet est destiné et qui en est
l’expéditeur ?
— Non, finit-il par répondre. Mais, si cela peut te rassurer, je peux appeler la
fleuriste et lui demander ce qui se passe.
— Oui, vas-y ! dis-je sèchement.
Sophia passe alors, avec prudence, la tête dans l’encadrement de la porte, et
tout de suite je me déteste d’avoir cédé à mes incertitudes, sachant qu’elles vont
automatiquement rejaillir sur elle. Par conséquent, je les range dans un coin de
mon cœur, résolue à les ressortir uniquement quand elle ne sera pas dans les
parages.
— Je vais en ville avec Megan, annonce-t-elle tranquillement.
— Tu veux que je te dépose à l’arrêt de bus ? demande Nathan. Je dois aller
faire laver ma voiture, de toute façon.
Et vérifier qu’il n’y a pas d’autres bijoux à l’intérieur ?
— On peut prendre Megan, sur le passage ?
— Bien sûr, répond-il.
Sophia sourit, puis s’élance vers l’escalier.
Je m’affaire alors autour du comptoir de la cuisine, que j’essuie avec un
torchon.
— Si je n’ai pas ma voiture en temps voulu, il faudra que tu ailles chercher
les filles au cours de danse, puis que tu ramènes Millie chez elle, dis-je.
Il soupire.
— Vraiment ? Cela veut dire que je vais perdre ma matinée à discuter avec
une autre mère de famille cinglée ?
— C’est Beth, réponds-je. Et, franchement, le titre de « mère de famille
cinglée » lui va aussi peu qu’à toi, par exemple.
Encore que, s’il connaissait son histoire, il estimerait peut-être que si, mais
peu importe ! Je précise :
— C’est l’amie avec qui je sors.
— Tu la vois souvent, non ?
Je hoche la tête.
— Oui, on s’entend vraiment bien. Elle est la seule mère avec qui je sois sur
la même longueur d’onde.
— Et pourtant, je ne l’ai pas encore rencontrée ?
C’est un fait, qu’il expose sous la forme d’une question, et quand je tourne
les yeux vers lui, je constate qu’il hausse les sourcils, comme s’il attendait une
réponse.
— Il se pourrait tout à fait qu’elle soit un personnage que tu aies inventé de
toutes pièces et qui te serve d’alibi, ajoute-t-il.
— Pardon ? dis-je, incrédule. Tu veux vraiment nous accompagner lors
d’une de nos soirées entre filles ?
— En fait, comment puis-je savoir que tu es bien avec une amie ? Tu
pourrais parfaitement être avec une autre personne, d’autant que tu me dis
vraiment très souvent que tu es avec « Beth ».
Et il dessine des guillemets avec ses doigts.
Un rire m’échappe malgré moi.
— Ça a l’air absurde, n’est-ce pas ? poursuit-il.
— Complètement !
— Donc imagine ce que moi je ressens quand tu me lances des accusations
aussi ridicules. Il ne me viendrait même pas à l’idée de te soupçonner de faire
autre chose que ce que tu me dis. J’ai une confiance absolue en toi, et je croyais
que c’était réciproque.
Je baisse la tête, presque gênée par la façon dont je me suis conduite. Je ne
suis tout de même pas une adolescente vulnérable qui a une relation tempétueuse
avec son petit ami. Je suis une adulte qui n’a jamais douté de la loyauté de
Nathan depuis neuf ans de vie commune. Aussi, pourquoi ai-je réagi de façon si
excessive ?
— Je suis désolée, dis-je en m’avançant vers lui pour prendre son visage en
coupe. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Cette boucle d’oreille, et puis les fleurs…
Il m’embrasse le front.
— Et si tu prenais un peu de temps pour toi, ce matin ? dit-il en me regardant
d’un air sincèrement soucieux. Fais une pause. Si tu t’asseyais, pieds relevés sur
des coussins ?
Au fond, c’est peut-être exactement ce dont j’ai besoin. Comment ai-je pu
croire, ne serait-ce qu’une seconde, que Nathan me trompait ? Je m’en veux
d’avoir imaginé le pire à cause de mes médicaments et, pour être honnête, de
mon cerveau embrumé d’alcool. J’ai suffisamment de névroses, je ne peux me
permettre de devenir paranoïaque à cause de poisons perfides censés me calmer
les nerfs, mais qui en réalité prennent le pas sur ma raison. Quelle pathétique
ironie !
— Bien, on y va, Sophia ? s’exclame Nathan en se levant.
Et il prend ses clés de voiture, sur le comptoir.
— À tout à l’heure, maman ! s’écrie Sophia quelques instants plus tard, juste
avant de claquer la porte d’entrée derrière elle.
Submergée par une sensation de soulagement, je m’assieds devant l’îlot de la
cuisine pour réfléchir à tout ce que j’ai à faire et éprouve alors le sentiment
réconfortant d’avoir un but : la lessive, les courses et toutes les corvées
merveilleusement banales liées aux samedis matin. Mais, tout d’abord, il faut
que je dise à Beth que c’est Nathan qui reconduira Millie chez elle.
J’écris :
Merci d’être passée chercher Liv ce matin. J’espère que tu as pu faire tout ce
que tu avais prévu. C’est Nathan qui ramènera Millie après la danse, je
voulais juste te prévenir. Bisou.
Tout en tapant ces mots, je ressens un certain malaise, eu égard à la
conversation que je viens d’avoir avec Nathan. Alors qu’il va enfin faire la
connaissance de Beth, il se met à insinuer qu’elle pourrait tout à fait ne pas
exister.
Beth me répond presque immédiatement :
Ne t’inquiète pas, j’irai récupérer les filles.
Moi : Sincèrement, Nathan peut s’en charger.
Beth : Je déposerai Olivia devant chez vous, mais je ne
pourrai pas m’arrêter.
Moi : OK, si tu es sûre que ça ne te dérange pas.
Beth : Certaine. Bise.
Je laisse un message sur la boîte vocale de Nathan, puis j’appelle la fleuriste
pour les informer de leur erreur. Je ne supporterais pas que la pauvre Rachel ne
soit pas avisée du rameau d’olivier que vient de lui tendre la personne qui l’a
bouleversée. Je ne peux avoir cela sur la conscience.
— Bonjour, Roses Florist, en quoi puis-je vous aider ? me demande-t-on sur
fond de « Tiny Dancer », d’Elton John.
— Euh… bonjour, dis-je. On m’a livré des fleurs aujourd’hui, qui en fait ne
me sont pas destinées.
— Oh non ! s’écrie mon interlocutrice. Je suis vraiment navrée.
— Pas de souci, je veux juste qu’elle parvienne à la bonne personne.
— C’est vraiment très aimable à vous. La plupart des gens n’auraient pas
pris la peine d’appeler et les auraient gardées pour eux.
Ah bon ?
Je lui donne mon nom et mon adresse, et l’entends chantonner avec le tube
en arrière-plan. Je l’imagine parcourir sa liste de livraison du doigt.
— Ah voilà, j’ai trouvé ! dit-elle. 24 Orchard Drive. C’est l’adresse qu’on
m’a donnée.
— Ça, c’est mon adresse. Et il n’y a aucune Rachel ici.
Elle se remet à chantonner, un peu plus fort…
— Écoutez, je ne comprends pas ce qui s’est passé, mais c’est l’adresse qui
figure sur mon carnet.
— Avez-vous le nom de l’expéditeur ou expéditrice ? Peut-être pourriez-
vous l’appeler pour vous assurer qu’il ou elle vous a donné la bonne adresse ?
— L’expéditeur est M. Davies, mais je n’ai pas l’impression d’avoir un
numéro de téléphone… Non, je n’ai rien. C’est fâcheux.
— Une seconde, dis-je alors que mes oreilles se mettent à bourdonner. C’est
Nathan Davies qui les a envoyées ?
— Oui. Vous le connaissez ? demande-t-elle d’une voix pleine d’espoir,
désireuse de résoudre au plus vite le mystère.
— C’est mon mari, réponds-je.
Et je m’efforce d’ignorer l’étau qui est en train de me serrer la tête.
— Eh bien, tout va pour le mieux, dit-elle d’un ton joyeux. Elles ont donc été
livrées à la bonne adresse.
Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle vient de faire…
Dès que je raccroche, les larmes me montent aux yeux, et je considère le
téléphone, incrédule. Nathan doit leur avoir indiqué une autre adresse, mais le
bouquet a été envoyé par erreur à celle qui figurait sur la facture. J’imagine
combien il a dû être furieux de leur bourde ; en tout cas, il a parfaitement bien
maîtrisé ses émotions, tandis qu’il m’assurait de son amour éternel.
Je monte l’escalier quatre à quatre, fonçant vers notre chambre comme une
droguée désespérée en quête de sa dose. Je veux engourdir ma souffrance, même
si je suis consciente que, lorsque j’aurai trouvé ce que je cherche, elle décuplera.
Toutefois, cela ne m’arrête pas – il faut que je sache.
La garde-robe de Nathan ressemble à la vitrine d’une boutique de vêtements
chics pour hommes. Une rangée de chemises blanches identiques sont
suspendues au-dessus de cravates soigneusement rangées par piles de même
couleur.
Au moment où j’ouvre prudemment la boîte de sa montre, je me rends
compte que j’ignore, en réalité, ce que je cherche. J’ouvre les tiroirs du dressing,
passe le doigt dans ses boutons de manchettes ; je les reconnais tous. Le tiroir où
sont rangés ses sous-vêtements ne me révèle rien de particulier, et je me retrouve
même à inspecter les semelles de ses chaussures – dans quel but ? Je ne me
l’explique pas trop moi-même. Est-ce que je me prends pour un fin limier
capable de déterminer le type de sol qu’il a foulé en fonction des minuscules
incrustations dans ses semelles ? Et, à partir de là, d’en déduire qu’il est allé
dans tel hôtel avec un certain type de femme ? J’éclate d’un rire qui sonne faux,
tant la situation est malsaine.
Je me penche pour prendre le linge que j’ai laissé près de la porte, et c’est
alors que j’aperçois, du coin de l’œil, le sac de voyage de Nathan. Il doit être
vide, maintenant, puisque celui-ci est revenu depuis trois jours et qu’il n’est pas
dans sa nature de laisser ses affaires à l’intérieur. Il ne supporterait pas l’idée
qu’elles soient froissées. Je repose le linge et m’approche lentement du sac, à
côté de l’étagère à chaussures. Je sens la menace qui rôde, comme si je savais
déjà qu’une preuve à charge s’y trouve. Je m’attends presque à bondir devant ce
que je vais découvrir, je le souhaite même, afin d’avoir enfin la certitude que
mes soupçons sont fondés. Quelle épouse ne désirerait pas savoir ?
J’ouvre les différents compartiments, réservant la pochette intérieure, la plus
susceptible de cacher un secret, pour la fin. J’en sors une petite liasse de yens ;
les billets sont enveloppés dans un bout de papier. Si j’avais su que mon monde
allait imploser, je me demande si je n’aurais finalement pas remis le tout dans la
pochette, refermé le sac avant de sortir de la chambre.
Le papier à en-tête est assez concis : The Conrad Hotel. Je souris en lisant
« Petit déjeuner en chambre », l’imaginant assis à une table en face d’une baie
vitrée allant du sol au plafond, et de savourer ses œufs bénédicte, avec une vue
surplombante sur la mégapole qu’est Tokyo.
Je crois que j’ai repéré le « x 2 », imprimé juste à côté de « petit déjeuner à la
carte », avant même de m’être représenté Nathan dans sa chambre de Tokyo. Je
pense aussi que notre cerveau essaie systématiquement de nous tromper : il fait
en sorte que nous n’enregistrions pas tout de suite ce que nous avons déjà vu.
Je continue gaiement à lire l’addition avec mon doigt, dans le déni le plus
total. Je souris en voyant qu’il a commandé cinq gin tonic pendant le séjour, sa
boisson favorite, mais préfère ignorer les quatre cocktails. Je m’étonne qu’il ait
eu le temps de s’accorder un « massage complet du corps » au spa, et fais mine
de ne pas voir le mot « couple » écrit en regard.
Je replie soigneusement la facture, comme elle l’était, et lutte contre la
chaleur qui remonte en moi, à partir des orteils. J’essaie de rester debout, mais
tout à coup un vertige me saisit et je m’écroule sur le lit. Allons, tout ce que j’ai
vu ne veut rien dire, j’en suis sûre. Je dois faire une erreur d’interprétation. Je
jetterai peut-être plus tard un nouveau coup d’œil à l’addition, juste pour
m’assurer que je n’ai pas lu ce que j’ai lu.
Je ne vais pas me mettre à pleurer, mais une boule d’angoisse se forme au
creux de mon estomac, pour migrer vers ma poitrine… Je sais qu’il va m’être
impossible de stopper mes larmes et le sentiment d’effondrement qui va de pair.
Ahurie, je regarde le linge sur le sol. Les chaussettes de Nathan sont
emmêlées à ses caleçons, et je me mets tout de suite en mode pilote automatique.
Je dois lancer une machine, que celui qui a porté ces vêtements m’ait trompée ou
non. Je ramasse le tout et me force à chanter en descendant l’escalier.
C’est après avoir chargé le lave-linge, réglé sur cycle express et appuyé sur
le bouton de démarrage que je laisse le désarroi m’envahir. Je glisse le long du
mur de l’arrière-cuisine pour m’accroupir, enfouis mon visage dans mes mains et
me mets à sangloter.
Chapitre 9
Je prends une douche, dans l’espoir futile de me laver l’esprit des scories qui
l’empoisonnent, mais mes larmes continuent à couler. Quand je ferme les yeux,
mes pensées partent dans tous les sens, questions et accusations fusent dans mon
cerveau – de quelle nature, je ne saurais dire. Je bloque le tout l’espace d’une
minute, afin d’avoir un moment de paix et de tranquillité. Mais, en dépit de mes
efforts, je ne peux empêcher mon cerveau de bouillonner. C’est comme si un
sombre secret tournait en rond dans une cage, se cognant contre les barreaux,
désespérément désireux de sortir. Et les techniques de pleine conscience que j’ai
apprises ces derniers mois au yoga ne me servent à rien !
Beth et moi nous sommes retenues de rire lorsque Monica, notre gourou
spirituel, est passée entre les élèves et a placé ses doigts sur nos tempes en
psalmodiant, dans un état méditatif.
— En quoi cela pourrait-il nous être utile un jour ? avait plaisanté Beth
quand nous étions allées prendre un café après.
Elle préférait de loin un club de sport où suer sang et eau lors d’une séance
d’entraînement intensif de cinquante minutes, à toute approche holistique. Je lui
avais accordé que je ne voyais pas vraiment l’intérêt de rester allongée dans une
pièce sombre, à psalmodier tandis qu’on me frottait les paupières. Pourtant, au
fil des semaines, je me rendis compte que j’attendais ces fins de séance où
Monica venait inspirer et expirer en rythme avec moi, sa voix apaisante m’aidant
à me transporter dans un autre univers, juste pour un moment, ou du moins
jusqu’à ce que les gloussements étouffés de Beth viennent perturber mon état
d’esprit tranquille et mystique…
Je ne sais pas si je dois éprouver de la gratitude ou non envers Nathan quand
il m’envoie un texto pour m’informer qu’il passe au bureau où il restera deux
heures environ. Naturellement, cela me donne plus de temps pour me ressaisir,
car même si j’ai sans doute le même air que lorsqu’il est parti tout à l’heure, tant
de choses ont changé en moi. Toutefois, après ce SMS, mon esprit se remet à
vagabonder et suit de curieux méandres : est-il vraiment où il affirme être ? Je
me rends compte aussi que cette question surgira immédiatement en moi chaque
fois qu’il quittera la maison pour se rendre quelque part. Pour la première fois, je
ne suis pas anxieuse par rapport à ce qui pourrait lui arriver, et cette nouvelle
impression, bien plus oppressante, déclenche en moi une sensation de
claustrophobie.
Je me cramponne désespérément à la pensée qu’il s’est rendu chez elle pour
lui dire que j’avais des soupçons et qu’ils devaient rompre avant que chacun ne
soit meurtri. Mais il se peut aussi que mes soupçons l’incitent à agir à l’opposé,
et qu’il se dise que c’est maintenant ou jamais. Que cela lui donne la force de
m’annoncer qu’il en a rencontré une autre et qu’il me quitte. Sera-t-il soulagé
quand toute l’affaire sera connue de tous, car libre de mener sa vie comme bon
lui semble ? Et ne vais-je pas alors le supplier de rester avec moi ? Me persuader
qu’un mari infidèle vaut mieux que d’être seule ?
Je repense tout à coup à la soirée entre filles que nous nous étions accordée
avec Beth, il y a deux mois, à l’hôtel Berkeley, en ville. Allongées sur le lit, un
masque de beauté sur le visage et piochant dans la boîte de chocolats offerte par
l’hôtel, nous regardions un film « pour filles » : La Maîtresse.
— Que ferais-tu si Nathan te trompait ? m’avait-elle demandé, alors qu’on
frappait à la porte.
C’était le room service qui nous apportait une quantité faramineuse de glace
Ben & Jerry’s qui aurait permis, me semblait-il, de tenir un siège.
J’avais fait rouler mon Mars miniature d’un côté de ma bouche.
— Qu’est-ce qu’on entend par tromper ? avais-je marmonné.
— Ça signifie quoi pour toi ? avait-elle renchéri en allant ouvrir au groom,
sans complexe malgré son masque de boue.
L’homme n’avait pas cillé.
— Eh bien, tout, avais-je répondu. Du baiser à la coucherie.
— OK, donc, s’il en embrassait une autre, tu ferais quoi ?
— Une seule fois ? avais-je répliqué pour vérifier qu’on était bien sur la
même longueur d’onde.
— Ça a de l’importance, le nombre ?
— Eh bien, si c’est un écart dû à la boisson, je pourrais sans doute fermer les
yeux, avais-je répondu d’un ton catégorique. Mais s’il y a plusieurs écarts, et,
pire encore, avec la même personne, alors nous aurions un gros problème à
régler.
— Pour quoi aurais-tu le plus d’indulgence : s’il couchait une fois avec une
prostituée ou s’il embrassait trois fois de suite la même fille ? m’avait-elle
demandé, se faisant l’avocat du diable.
— Pour les baisers, sans hésiter, avais-je dit.
Et j’avais ressenti un léger écœurement en la regardant engloutir sa cuillérée
de crème glacée Cookie Dough.
— Tu vas vraiment manger tout ça ? avais-je ajouté.
Elle avait balayé du regard notre luxueuse chambre d’hôtel.
— En l’absence d’un freezer, je crains que oui, avait-elle répondu en riant.
— Je crois que nous aurions une vive discussion s’il s’envoyait en l’air un
soir avec une autre, qui qu’elle soit, mais si cela devait se reproduire, alors
l’affaire passerait à un autre niveau. Je ne pourrais pas supporter l’idée qu’il ait
une relation. S’il entretenait un lien d’ordre affectif avec une autre, je le mettrais
à la porte.
— Sans discuter ? avait-elle questionné.
— Oui, sans discuter. Sinon, je ne cesserais d’y penser et de me demander
s’il pense à elle quand il est avec moi. À chaque dispute, je ne pourrais
m’empêcher de ressortir cette affaire, et chaque fois qu’il franchirait la porte
pour sortir, je me dirais qu’il va la rejoindre. Cela nous détruirait…
— Vas-tu nous détruire ? demandé-je à voix haute, toute seule dans ma
cuisine, en relisant le message de Nathan.
J’envoie alors un texto à Beth :
Tu as le temps de prendre un verre à la maison ?
Néanmoins, je suis parfaitement consciente qu’elle risque de me rappeler
mes propos lors de notre conversation sur une éventuelle infidélité de la part de
Nathan.
Désolée, je ne peux pas.
Je relance aussitôt :
J’ai vraiment besoin de te parler, ne serait-ce qu’une seconde. C’est au sujet
de Nathan.
Une éternité s’écoule, me semble-t-il, avant qu’elle me réponde.
Il est à la maison ?
Non.
OK, mais je ne pourrais pas m’attarder.
Une demi-heure plus tard, elle est sur le pas de ma porte, l’air inquiet.
— Salut, dit-elle. Ça va ?
C’est juste une question formelle, à laquelle elle attend une réponse simple :
« oui », mais les larmes me montent aux yeux dès que je la vois.
— Non, réponds-je tout à trac. Ça ne va pas du tout.
Elle fait alors entrer les filles et les installe devant la télévision
— Oh, Alice, mais qu’est-ce que tu as ?
Et elle me prend dans ses bras.
Curieusement, l’odeur chaude et familière de ma chère amie me réconforte.
— Que s’est-il passé ? ajoute-t-elle.
— Je viens juste de… C’est juste que Nathan…
L’une de nous deux retient son souffle, je ne sais laquelle.
— Oh non, il lui est arrivé quelque chose ?
Nul doute qu’elle se demande si l’histoire ne s’est pas répétée.
— Non, il va bien, c’est juste que…
— Où est-il ? s’enquiert-elle.
— Au bureau, mais je… Je crois qu’il a une liaison.
Elle se détache de moi et me tient à longueur de bras.
— Tu plaisantes ?
Je secoue la tête, et elle m’étreint de nouveau.
Je lui raconte alors pour la boucle d’oreille, le bouquet, la note d’hôtel,
espérant que, si je formule le tout à voix haute, mes soupçons me paraîtront
improbables, mais c’est l’effet inverse qui se produit !
— Bon sang ! dit Beth en se laissant tomber sur une chaise.
— Ça s’annonce mal, n’est-ce pas ?
Elle fait la grimace.
— Écoute, je sais que je n’ai pas encore rencontré Nathan, mais je vais
essayer de lui accorder le bénéfice du doute. Il y a peut-être une explication tout
à fait plausible derrière tout cela. Toi seule, qui le connais bien, peux juger s’il y
a anguille sous roche ou pas. Ne dit-on pas qu’une femme sait d’instinct quand
sa moitié lui cache des choses ? Mais, hé, regarde-moi, Alice ! Pour ma part, je
ne peux vraiment pas me prononcer.
Elle sourit pour tenter de me mettre du baume au cœur et ajoute :
— Que te dit ton instinct ? Est-il le genre d’homme à se comporter ainsi ?
— Tous les hommes n’ont-ils pas cette tendance dans leurs gènes ?
À peine ces mots sortis de ma bouche, je me mords la langue en pensant à
Tom : pas tous les hommes, pas Tom. Je m’empresse de préciser :
— Non, je ne voulais pas dire ça, mais, il y a encore une semaine, j’aurais
mis ma main au feu que non, et maintenant…
— Tu n’as jamais affronté une situation similaire avec lui, auparavant ?
demande-t-elle.
Je secoue la tête avec véhémence.
— Il était avec une autre femme quand tu l’as rencontré ?
Je repense à la journée de notre rencontre qui, comme la plupart des choses
de la vie, était un moment à la merci de « portes coulissantes ». Si le soleil
n’avait pas brillé, si je n’avais pas été assise sur un banc dans les jardins de
l’hôpital et que je n’avais pas été frustrée de devoir rester, contre ma volonté,
dans un endroit où l’on s’occupait de personnes qui me semblaient si différentes
de moi, alors peut-être n’aurais-je pas été encline à discuter avec un étranger.
Mais ce jour-là, pour une raison inexpliquée, j’ai tourné la tête en entendant
les graviers crisser dans l’allée et vu un homme, vêtu d’un costume
impeccablement taillé, descendre d’une élégante Mercedes. Il posa alors sa veste
sur la banquette arrière et tendit le bras pour prendre son attaché-case. Ce simple
geste me rappela qu’un monde existait encore, en dehors d’ici. Que la Terre
tournait sans moi.
Je l’imaginai sortant tout juste d’une réunion avec d’importants clients. Peut-
être avait-il remporté un marché et en était-il encore tout excité. Je sentis mon
estomac se serrer en me rappelant l’effet que produit cette sensation, la façon
dont l’adrénaline courait dans mes veines chaque fois qu’AT Designs décrochait
un contrat. Je fermai les yeux et visualisai la scène : comme j’aurais aimé être
dans sa journée, et non que ce soit lui qui soit dans la mienne.
Ce fut un tournant, pour moi. Pour la première fois depuis que j’avais perdu
Tom, trois mois plus tôt, j’eus envie de sortir de cette clinique, de vivre
l’existence que j’avais encore à mener. Cette prise de conscience me fit l’effet
d’un électrochoc.
Je n’imaginais pas alors que le bel inconnu saurait un jour le rôle qu’il avait
joué dans ma vie en insufflant de l’air dans mes poumons dégonflés. Et puis il
traversa la salle commune pour venir jusqu’à la terrasse, main en visière pour ne
pas être aveuglé par la lumière du soleil bas dans le ciel, à cette heure de l’après-
midi.
— Asseyez-vous ici, je vais voir si M. Miller est en mesure de vous recevoir,
lui avait dit Eileen, le seul membre du personnel qui n’était pas à cheval sur les
heures de visite.
Quand elle revint pour annoncer que M. Miller s’était endormi, l’homme au
costume impeccable était en train de plaisanter avec moi.
— Merci, j’attendrai, dit-il à Eileen.
Puis, se tournant vers moi, il tendit la main et ajouta :
— À propos, je m’appelle Nathan.
Ce fut aussi simple que cela. Nous parlâmes jusqu’à ce que le soleil
disparaisse à l’horizon ; de sa vie à l’extérieur de l’hôpital et de la mienne à
l’intérieur. Je n’arrive pas à me rappeler si c’est ce jour-là qu’il me confia être en
train de vivre une séparation difficile, ou s’il me l’avait dit plus tard. J’avais
l’impression que l’on avait abordé toutes sortes de sujets, et le pauvre M. Miller
ne vit finalement pas son visiteur.
— Je crois qu’il n’était plus en couple quand nous nous sommes rencontrés,
dis-je, répondant enfin à la question de Beth.
— Tu crois ? souligna-t-elle. Comment peux-tu ne pas savoir si ton nouveau
petit ami était avec une autre femme ou pas ?
— Eh bien, au début, tout était un peu flou, tu sais. Je n’étais pas moi-même
et je ne voulais pas précipiter les choses entre nous. Il travaillait énormément, ce
qui me convenait tout à fait, mais, maintenant que j’y pense, peut-être n’avait-il
pas tout à fait rompu avec elle.
— Donc, il la trompait avec toi ?
Son ton accusateur me surprend.
— Mais non, ils étaient séparés, en fait, je suis sûre qu’ils n’étaient plus
ensemble.
Elle haussa les sourcils.
— En fait, la notion de sororité dans ce domaine t’échappe, ou je me
trompe ?
Tiens, je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Avais-je tout
simplement ignoré un code implicite de conduite, dans mon envie désespérée
d’être à nouveau désirée, et de savoir qu’on avait besoin de moi ?
— Non, repris-je en secouant la tête, pour repousser son accusation, Nathan
n’est pas ce genre d’homme, enfin… ce n’est pas ainsi que je le voyais.
— Traître un jour, traître toujours, voilà ce que j’en dis ! Les taches d’un
léopard ne changent jamais, elles créent juste un écran de fumée pour lui.
— Donc, selon toi, tout laisse à penser qu’il a une liaison ?
Je lui pose cette question en connaissant déjà la réponse.
Elle fait la grimace.
— Il se peut aussi qu’il y ait une explication tout à fait plausible, mais…
— Donc, qu’est-ce que je dois faire ?
— Rechercher des indices, dit-elle. Vérifie son téléphone, ses mails, tout ce
qui serait susceptible de l’incriminer.
— Mais je ne franchis pas une ligne rouge en fouillant dans ses affaires ?
Elle me considère d’un air interloqué.
— Donc, lui, il pourrait coucher avec qui il veut, et toi tu ne te permettrais
même pas de vérifier son portable ? On est dans un cas typique de deux poids
deux mesures.
Je me sens trop ridicule pour répondre.
— Poursuis tes recherches. Vérifie s’il est inscrit sur des réseaux sociaux,
garde un œil sur ce qu’il règle avec sa carte de crédit. Rassemble tout ce que tu
peux et, quand tu es sûre des faits, mets-le face à ces preuves.
Je hoche la tête.
— Que vas-tu faire, si tes craintes se confirment ? reprend-elle.
Mon visage se crispe, mais je refuse de pleurer.
— Ma raison me dicte de partir, mais mon cœur…
Elle pose sa main sur la mienne.
— Tu dois aussi penser aux filles, me dit-elle.
— C’est précisément le problème. Si je restais, ce serait uniquement à cause
d’elles.
Beth me regarde, sourcils froncés. Je lui explique alors :
— Je ne peux pas chambouler leur vie une fois de plus. Sophia a déjà perdu
un père, et d’une certaine façon elle m’en veut toujours pour les retombées de
cette disparition. Il est hors de question qu’à cause de moi elle revive une
situation similaire.
— À cause de toi ? Mais c’est lui, le responsable !
Elle a presque crié, voix tendue, et je pose le doigt sur mes lèvres pour lui
rappeler qu’Olivia et Millie sont tout près.
— Je refuse de les séparer de leur père, de porter cette responsabilité, dis-je
d’un ton soudain déterminé. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver
mon mariage. Mais si rien ne peut être sauvé, alors je le laisserai partir.
— Ça alors ! Tu es bien plus conciliante que je le pensais.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Je prendrai volontiers un café.
— Je pensais à une boisson plus forte.
— Mais il n’est que 15 h 30, dit-elle en regardant sa montre. À quelle heure
Nathan est-il censé rentrer ?
— Sans doute d’une minute à l’autre, maintenant.
— Dans ce cas, il vaut mieux que je te laisse, dit-elle. S’il nous surprend en
train de boire un verre en plein après-midi, il comprendra tout de suite de quoi
nous parlons.
Sur ces mots, elle se dirige vers la porte. Je l’enlace et dis :
— Merci d’être venue.
— N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de moi, répond-elle tout en tirant
Millie qui rechigne à partir.
Elles croisent alors Sophia dans l’allée et échangent un joyeux bonjour et au
revoir.
— T’en fais une tête, me dit mon aînée quand elle arrive à ma hauteur. Y a
un problème ?
Bon, si c’est sa façon de me montrer qu’elle se soucie de moi, je ne vais pas
faire la difficile !
— C’est juste que je ne me suis pas maquillée, dis-je tandis que son regard
passe alternativement de ma personne à son portable. Et, s’il te plaît, surveille
ton langage quand tu me parles. Tu es à la maison, maintenant, pas avec tes
copines.
— ’scuse, marmonne-t-elle.
Et je lève les yeux au ciel, exaspérée par son incapacité à prononcer des mots
complets.
Son téléphone se met alors à sonner, et elle me regarde d’un air presque
contrit en prenant l’appel.
— Saluut ! s’exclame-t-elle avec le sourire, avant d’articuler à mon
intention : C’est Nathan.
Malgré moi, je sens mes traits se durcir.
— Il demande si on veut le rejoindre au Cuckoo Club, près du bureau, pour
manger quelque chose.
Merci, je sais où c’est. Il me prend pour une idiote ? Pense-t-il vraiment que
le fait de nous demander de le rejoindre là-bas va lui servir d’alibi pour les trois
heures précédentes ? Se sert-il de Sophia pour prendre la température ?
Je regarde ma montre.
— Il est un peu tard, dis-je. Je préférerais qu’on s’y retrouve pour dîner.
Afficher une jovialité forcée et faire comme si tout allait pour le mieux dans
le meilleur des mondes, c’est au-dessus de mes forces.
— OK, poursuit-elle à l’adresse de Nathan en hochant la tête. Ouais, je lui
dis.
Elle se tourne vers moi et poursuit :
— Il est en route pour la maison, et il dit qu’on peut faire des grillades, si tu
as envie.
Non, me dis-je, avant de répondre :
— Entendu.
Il y a quelques jours à peine, des petits frissons me parcouraient encore le
corps chaque fois que j’entendais la clé de Nathan dans la serrure. Maintenant, je
l’attends et redoute ce bruit. Bon sang ! Comment en est-on arrivé là ?
Je ne peux pas porter ce fardeau un jour de plus. Il me dévore de l’intérieur.
Chapitre 10
J’attends que Nathan ait mis Olivia au lit avant de nous servir deux généreux
verres de vin rouge, puis je m’assieds sur l’un de nos immenses sofas beiges,
bien au milieu, afin qu’il soit plutôt enclin à prendre place en face de moi. Je
veux être en mesure de capter le moindre tressautement sur son visage, le
moindre changement dans son expression.
J’ai l’estomac noué en l’attendant ; une boule nerveuse, reconnaissable entre
toutes, est venue s’y loger et ne se dissipera que lorsque j’aurai obtenu les
réponses dont j’ai besoin. Je ramène mes jambes sous moi quand il entre dans le
salon, consciente qu’ainsi j’aurais l’air moins crispé. Comme prévu, il s’assied
lourdement sur le canapé en face du mien et avale un trait de vin.
— Alors, comment ça s’est passé, au bureau, aujourd’hui ? m’enquiers-je. Tu
as bien avancé ?
J’incline la tête de côté, une façon instinctive et inconsciente de le mettre
encore plus à son aise. Pourquoi ? En fait, je l’ignore, j’ai l’impression qu’ainsi
je serai davantage en mesure de le prendre par surprise.
— Oui, c’est beaucoup plus facile quand le téléphone ne sonne pas
constamment. (Il s’éclaircit la voix.) Donc, tu peux me dire ce qui t’a pris ce
matin, et hier soir… ?
Sait-il qu’il avance en terrain miné et que la gravité de l’explosion dépendra
des mots qu’il va choisir de prononcer dans les prochaines minutes ? J’avale
autant de vin que je peux, dans l’espoir que cela engourdisse mon chagrin.
Néanmoins, j’ai presque bu la bouteille en entier et j’attends toujours.
— Doucement, me dit-il.
Je lui lance un regard défiant tout en avalant une autre gorgée sans le lâcher
des yeux.
— Mais enfin, qu’est-ce que tu as ? s’écrie-t-il.
Je secoue la tête et hausse les épaules.
— Rien.
— Tu n’es plus la même depuis mon retour du Japon, déclare-t-il, tentant une
autre approche. Tu t’inquiètes pour la quantité de travail qui nous attend à cause
du contrat ? Tu sais, moi, je ne veux que ton bonheur, et surtout pas que cela te
stresse inutilement.
— Je n’ai plus cinq ans, dis-je d’un ton irrité.
Il soupire.
— Tu comprends ce que je veux dire, j’espère !
— Non, désolée, je ne vois pas. Qu’essaies-tu de me dire ?
Je vide mon vin et pose le verre maculé sur la table basse ; pendant un court
instant, nous le regardons tous les deux osciller.
— Je ne veux pas que tu fasses une rechute, je refuse de prendre un tel
risque, c’est tout, dit-il. Tu reviens de si loin et je suis si fier du chemin que tu as
parcouru.
Des larmes me montent aux yeux. Je ne sais pas si c’est parce que je veux
justement qu’il soit fier de moi ou que je suis consciente qu’il serait anéanti
d’apprendre que je reprends des médicaments. En fait, l’un et l’autre vont de
pair.
— Mais je vais toujours très bien, dis-je en croisant les doigts pour qu’il ne
perçoive pas la culpabilité que je ressens.
Se penchant en avant, il me considère avec le plus grand sérieux.
— Tu arriveras à gérer, Alice ?
— À gérer quoi, exactement ?
— Tout, décrète-t-il avec un sourire. Le Japon est un énorme contrat, je le
sais bien. Mais je n’aurais pas tenté de le décrocher si je n’avais pas été certain
que tu pourrais t’en sortir.
Je hoche la tête. J’en suis capable, mais là n’est pas le problème.
— Il suffit que tu me le dises, si tu n’es plus d’accord, même si ce serait un
vrai gâchis, vu le travail que tu as déjà réalisé. Tu t’es lancée corps et âme dans
ce projet… Je pensais que c’était ce que tu voulais.
C’était effectivement le cas, jusqu’à ce que je découvre que mon mari a une
liaison.
Maintenant, tout me semble incertain, comme si j’étais suspendue quelque
part dans un univers étrange et parallèle. Que j’errais dans les limbes en
attendant que l’on coupe mes fils.
C’est alors que, un demi-sourire aux lèvres, je me lance, consciente qu’un
ton trop accusateur serait maladroit :
— Je dois te faire un aveu. Je suis désolée, mais j’ai lavé ta chemise.
Il fronce les sourcils tout en me suivant des yeux alors que je me rends dans
la cuisine pour prendre le livre de recettes qui se trouve sur le comptoir. J’en sors
la note d’hôtel que j’y avais glissée.
— Navrée, je ne l’avais pas vu avant de la mettre en machine, mais ça,
c’était dans la poche. J’espère que ce n’est pas trop important.
Et je lui tends la « bombe » que mes larmes ont mouillée : le papier est
suffisamment froissé pour qu’on voie qu’il n’est pas indemne, mais les preuves
accablantes ne sont pas effacées.
Je le regarde déplier la note prudemment, avec l’index et le pouce ; il a l’air
un peu agacé, maintenant. Il écarte avec difficulté et lenteur les deux pans du
papier humide afin de ne pas l’endommager davantage. Quelle ironie du sort de
penser que, dans deux secondes, il va regretter ses précautions !
Il considère sans expression particulière le logo de l’hôtel Conrad avant de
poser les yeux sur moi. Je m’efforce de garder un air neutre, pour qu’il croie que
je n’en ai peut-être pas encore pris connaissance.
— Qu’est-ce que c’est ? questionne-t-il.
Je demeure silencieuse, attendant qu’il crache le morceau.
— Oh, c’est ma note d’hôtel ! dit-il d’un ton ferme, avant de la replier
soigneusement. De fait, j’en ai besoin pour les comptes.
— Toutes les dépenses sont déductibles des impôts, même les loisirs qu’on
s’accorde en déplacement ? m’enquiers-je d’un ton détaché en enlevant une
peluche imaginaire sur un coussin.
Il émet alors un curieux son de gorge : est-ce parce qu’il se rend compte que
j’ai vu le détail de l’addition, ou juste par dérision envers ma question ? Je
l’ignore. Si je le regardais, je pourrais trancher en fonction de son expression,
mais je n’ai aucune envie de savoir.
— Il ne s’agit pas de loisirs, Al, dit-il. J’étais en voyage d’affaires.
— Enfin, ça dépend de la façon dont le verra l’inspecteur des impôts,
réponds-je. Je ne suis pas certaine qu’un massage à deux soit considéré comme
une dépense professionnelle.
Il ne se démonte pas.
— Un massage à deux ? Mais, bon sang, d’où te vient cette idée ? J’étais en
déplacement professionnel pour AT Designs. Pour toi.
— S’il te plaît, ne viens pas me dire que tu m’as fait une faveur !
— Je ne le crois pas ! dit-il en se levant. D’abord une boucle d’oreille,
maintenant une note d’hôtel…
— Et n’oublie pas le bouquet de Rachel, dis-je en ricanant. Pourquoi la
priais-tu de t’excuser ? Vous aviez eu une querelle d’amants ? Je parierais gros
que tu as remonté les bretelles à la fleuriste pour avoir livré les fleurs à l’adresse
qui figurait sur la carte bancaire de l’expéditeur, au lieu de celle de ta chère
Rachel. C’est avec elle que tu étais cet après-midi ? Tu lui as apporté un autre
bouquet que tu lui as livré en personne ?
Il s’avance vers moi.
— Non, mais tu t’entends ? dit-il d’un ton sec. Qu’est-ce qui t’arrive, nom de
Dieu ?
Je fais appel à tout mon sang-froid pour ne pas lui bondir dessus. Comment
ose-t-il insinuer que je n’ai pas toute ma tête ? Je me contente de rétorquer :
— Honnêtement, tu me prends pour une idiote ?
Malgré lui, il serre les mâchoires.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu…
— Mais regarde ! dis-je en hurlant.
Et je lui arrache la note des mains, bien moins précautionneuse que lui quand
il l’a dépliée. J’ajoute :
— Là !
Il plisse le front en se penchant pour lire plus attentivement.
— Je ne comprends pas du tout de quoi il s’agit.
Je lève les yeux au ciel, exaspérée.
— Je t’assure, poursuit-il, je ne sais pas d’où ça vient. Ce n’est pas ma note.
— Tu te fiches de moi ? Tu penses vraiment que je vais te croire ?
Il me reprend la facture, la regarde, puis secoue la tête.
— Ce n’est pas ma note, répète-t-il.
Je croise les bras.
— Donc, tu n’as pas réglé un montant de 792,60 dollars ?
— Absolument pas ! Je me suis juste accordé quelques extras parce que la
chambre avait été réglée à l’avance. On a dû me remettre cette note par erreur.
— Tu me crois vraiment née de la dernière pluie ?
— Alice, je te le promets, commence-t-il gentiment.
Je veux le croire, et tandis que je me laisse gagner par l’idée que, de fait, il
pourrait s’agir d’une suite d’erreurs malencontreuses, je sens parallèlement un
immense épuisement m’envahir. Je me rassieds sur le sofa, comme si toute
l’énergie nerveuse de ces deux derniers jours me consumait.
— Donc tu es en train de me dire que je ne dois pas m’inquiéter ?
Il plonge ses yeux dans les miens.
— À propos du Japon ? Si, il y a de quoi s’inquiéter, car rien ne garantit que
nous allons obtenir le contrat, et si c’est le cas, alors nous devrons être prêts.
Mais je te jure sur la tête des filles que je n’ai pas de liaison.
Je flanche à l’évocation de Sophia et Olivia.
Chapitre 11
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais un chien, déclara Thomas quand il vint
pour la première fois chez moi, deux ou trois semaines plus tard.
Comme nous ne nous étions vus que quatre fois et étions, à chaque occasion,
allés directement au lit, il n’était guère surprenant que nous n’ayons pas eu le
temps d’aborder de tels sujets.
— Il s’appelle Tyson, répondis-je fièrement, comme si je lui présentais mon
enfant.
Thomas ne put s’empêcher de rire tout en se penchant pour le caresser.
— C’est le plus adorable des chiens que j’aie jamais vus, dit-il.
— Ne t’y fie pas, le prévins-je. Il honore la réputation de son nom. Sous
leurs airs débonnaires, les cockapoos peuvent être sans pitié.
— C’est un chien possessif, c’est ça ? demanda Thomas en me donnant des
baisers sur les lèvres. Du genre qui ne te laissera pas coucher avec un homme ?
Même si celui-ci se consume pour toi ?
— Il peut se montrer ainsi, mais, avec toi, il saurait se tenir.
Thomas sourit en promenant les mains sur mon derrière et me pinça tout à
coup les fesses.
— Aïe ! m’exclamai-je en riant.
Et je lui donnai une petite tape sur l’épaule.
— Donc, on teste ta théorie ? questionna-t-il en commençant à se déshabiller.
— Non, dis-je en le repoussant de manière joueuse. On va d’abord manger.
— Oh ? Sérieux ? gémit-il comme un petit garçon mécontent. On ne peut pas
juste…
— Non, pas question. Si je continue à sacrifier la nourriture au sexe, ma
mère se demandera ce qui m’arrive.
— Tu racontes ce genre de choses à ta mère ? demanda-t-il, incrédule.
Malgré moi, j’éclatai de rire devant son visage horrifié.
— Non, mais ce que je voulais dire, c’est qu’elle remarquera que j’ai perdu
du poids.
— Oh, je comprends mieux ! s’exclama-t-il.
Quelques instants après, il plongeait le doigt dans la sauce béchamel, sur la
gazinière.
— Honnêtement, tu es pire que mes élèves, dis-je d’un ton réprobateur en lui
tapant sur la main pour qu’il arrête. Veux-tu bien te tenir une seconde et aller
chercher du vin dans le réfrigérateur ?
— J’ai une question à te poser, dit-il un peu tard, alors qu’il dévorait les
lasagnes que je venais de préparer.
— Mmm, fis-je.
Mais je ne l’écoutais pas vraiment, trop concentrée que j’étais sur mes
lasagnes pour déterminer si elles étaient assez cuites ou non.
— Je suis en pleines négociations avec un client vraiment important, reprit-
il.
— OK, dis-je avec lenteur.
Quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec moi ?
— Il va venir à Londres pour un mois, et il est primordial pour moi de lui
donner une bonne image de ma personne. Il faut qu’il me voie sous mon
meilleur jour, tu comprends ?
Je plissai le front quand il poursuivit :
— Cela m’aiderait s’il voyait que j’ai une petite amie et que je suis un gars
sérieux.
Je passai de la confusion à la surprise, et même si je pensais avoir compris où
il voulait en venir, je préférais l’entendre de sa bouche.
— Je me suis dit que, si tu étais libre, tu pourrais m’accompagner.
— Tu me demandes de te servir de trophée ? questionnai-je.
Et je dus me retenir de rire, même si je ne savais pas si c’était sous le coup
de l’embarras ou de l’excitation.
— Ce n’est pas grave, tu sais, si… si tu ne veux pas. Je comprendrais.
Et il me regarde avec des yeux de biche, comme le Chat Potté dans Shrek.
— Ne fais pas cette tête-là, dis-je en riant. Je t’accompagnerai volontiers.
Que devrai-je porter ? Il te faut une petite amie aguicheuse ou plutôt bon chic
bon genre ? Tiens, je pourrais être Vivian Ward dans Pretty Woman ! Y aller
franco, non ?
Il me considéra comme si j’étais devenue complètement folle.
— Il suffira que tu sois toi-même, déclara-t-il avant d’ajouter, avec un
sourire : Tu n’auras pas besoin d’extraire des « ventouses glissantes » de leurs
coquilles.
Ça alors ! Il connaissait les répliques de mon film favori ! Je crois que c’est à
ce moment-là que j’ai commencé à tomber amoureuse de lui.
Au fil des semaines, je me sentais de plus en plus à l’aise avec Thomas, au
point d’oser penser que je comptais pour lui. Mais arriver main dans la main au
restaurant pour rencontrer son associé en affaires me parut représenter un jalon
déterminant dans notre relation, et j’en éprouvai un vertige d’excitation,
consciente que tous les autres convives nous regardaient pendant que nous
suivions le maître d’hôtel. Un homme au teint bronzé et aux yeux de braise se
leva à notre approche.
— Ravi de vous voir, monsieur Rodriguez. Je vous présente mademoiselle
Russo.
Celui-ci prit ma main et la porta à ses lèvres.
— Enchanté de faire votre connaissance, dit-il.
— Ravie, dis-je en lançant un coup d’œil furtif autour de moi, en quête de sa
« meilleure » moitié.
— Hélas, mon épouse a dû annuler ! déclara-t-il. Je regrette, mais il n’y aura
que moi, ce soir.
En étais-je déçue ou non ? Je n’aurais su dire. D’un côté, j’étais soulagée de
ne pas avoir à entretenir une conversation superficielle avec sa femme, de
l’autre, cela signifiait que je devrais écouter leurs négociations professionnelles.
Thomas me jeta un regard pour me signifier qu’il était désolé, et commanda
une bouteille de Laurent-Perrier rosé.
En réalité, la conversation fut fort éclairante, et j’eus au moins l’impression
de m’être élevée socialement : désormais, je savais au moins différencier un
meursault d’un petit mouton.
— Qui aurait cru que le vin donnait plus de plaisir à en parler qu’à le boire ?
dis-je alors que nous prenions le train de 23 h 50 à Waterloo.
C’était le dernier Londres-Guildford, aussi étions-nous tous serrés comme
des sardines, Thomas et moi pressés l’un contre l’autre.
— Oh, désolé pour ce trajet ! dit-il, le visage impassible tandis qu’il glissait
les mains sous mon haut en dentelle, puis dans mon soutien-gorge. J’espère que
tu ne t’es pas ennuyée.
Je fermai les yeux et ma respiration resta coincée dans ma gorge, alors que,
de ses doigts, il titillait mes mamelons. Si cela n’avait pas été illégal, j’aurais
adoré qu’il me prenne sur-le-champ, sans me soucier du regard des autres.
— Nooon, s’il te plaît, finis-je par dire. Bon, j’ai trouvé cela très intéressant.
Il haussa les sourcils d’un air suggestif.
— Quelle partie, exactement ? Le jus des raisins juteux et bien mûrs, ou le
fait que tu puisses gagner des milliers de livres de la vente d’un vin ? Qu’est-ce
qui t’excite le plus ?
— Les deux, répondis-je alors qu’il glissait sa main entre mes cuisses.
Au moment où il atteignit le haut de mes bas, je lui saisis le poignet et
plongeai mes yeux écarquillés dans les siens.
— Quoi ? demanda-t-il sur le ton de la fausse innocence.
— La patience est une vertu, dis-je entre deux baisers. Dans une heure, tous
tes rêves vont devenir réalité.
Sauf que ce ne fut pas le cas. Nous dûmes en effet passer les deux premières
heures après notre arrivée chez moi à chercher Tyson qui s’était apparemment
enfui par la porte de derrière.
— Mais je suis certaine de l’avoir fermée, dis-je, dans un état proche de
l’hystérie, après nos vaines recherches. Il est impossible que je n’aie pas vérifié
avant de partir. Tu ne te souviens pas de m’avoir vue faire ?
Il se passa la main dans les cheveux.
— Je ne peux rien affirmer. À vrai dire, je n’ai pas vraiment fait attention.
— C’est la dernière chose que je fais normalement avant de sortir de chez
moi, m’écriai-je en pleurant. Comment ai-je pu être aussi stupide ?
— Allons, ne te tracasse pas à ce point ! dit-il gentiment. Nous allons le
retrouver. Il n’a pas dû aller bien loin.
Dès que le soleil fut levé le lendemain matin, nous reprîmes chacun nos
recherches dans des directions différentes, nos souffles formant des volutes dans
l’air froid tandis que nous criions son nom.
— Tyson, Tyson, reviens, mon garçon !
Je m’en étranglais de rage, furieuse d’avoir commis une erreur aussi stupide
et terrifiée à l’idée de ce qui avait pu lui arriver.
— S’il te plaît, Tyson, suppliais-je. Reviens à la maison.
Avec Thomas, on se retrouva une heure plus tard au parc où j’emmenais
habituellement Tyson se promener.
— Rien ? demandai-je, espérant stupidement que mon chien se
matérialiserait à côté de Thomas.
Il baissa les yeux et secoua la tête, morose.
— Il faut que j’aille au travail, dis-je. Toi aussi, d’ailleurs.
— Écoute, je vais rester encore, si tu es d’accord, me dit-il. J’ai un rendez-
vous que je peux tout à fait repousser, ce qui me permet de poursuivre les
recherches.
— Oh oui, bien sûr, ce serait génial ! Si cela ne te dérange vraiment pas.
Jamais je ne lui avais vu un air si sombre.
— Je me sens coupable, tu sais. Si je ne t’avais pas distraite, tout cela ne
serait peut-être pas arrivé.
Je repensai à la soirée précédente, quand j’avais demandé à Thomas de
fermer mon collier.
— Il est beau, avait-il dit en admirant le délicat diamant pendu à une chaîne
en argent.
J’avais tout de suite posé la main dessus, sentant le poids de la pierre
précieuse sous mes doigts.
— Merci. C’est un cadeau de mon père.
— Eh bien, il a manifestement bon goût.
Je ne l’avais pas corrigé en disant « avait ». À la place, j’avais retenu les
larmes qui menaçaient de poindre chaque fois que l’on mentionnait mon père et
fermé les yeux alors que Thomas me donnait un baiser dans le cou. Et pendant le
quart d’heure qui suivit, nous nous affairâmes à faire l’amour au lieu de nous
préparer, de sorte que je sortis par la suite de chez moi, paniquée à l’idée de
manquer notre train. Je n’avais donc peut-être pas vérifié que la porte de derrière
était bien fermée. J’aurais pu en blâmer Thomas, mais à quoi bon ? Ne l’avais-je
pas encouragé ?
— Merci, dis-je en lui donnant un baiser devant l’entrée du parking.
Il avait les lèvres froides.
— Si j’ai la moindre nouvelle, je t’appelle, me dit-il. Si je le trouve, est-ce
qu’il y a un café ou un lieu où je peux attendre ton retour ?
Y en avait-il un ? J’habitais dans ce quartier depuis cinq ans, mais, soudain,
je ne me rappelai même plus le nom de l’endroit où je prenais habituellement un
café sur mon trajet, pour aller au travail.
— Ce n’est pas grave, dit-il, percevant mon embarras. Je trouverai quelque
chose.
— Non, non… Désolée, je n’ai plus les idées claires. Tiens, voici ma clé !
Et je m’efforçai de la détacher de mon porte-clés où pendait une vieille photo
de mon père et moi. J’étais prête à remettre à Thomas, par cette clé, l’accès à
tout ce qui m’était cher, sauf ce portrait.
— Tu es sûre ? demanda-t-il. Il n’y a pas une alarme ou quelque chose au
sujet de quoi je doive m’inquiéter ?
— Non, dis-je d’un ton plus bas, paranoïaque à l’idée qu’un passant puisse
entendre combien mon système de sécurité était peu sophistiqué. Tiens-moi au
courant, d’accord ? dis-je en le quittant à regret.
Je passai toute la matinée à penser alternativement à Tyson et à l’homme
dont j’étais tombée amoureuse, mais, à l’heure du déjeuner, alors qu’il ne
m’avait donné aucune nouvelle, je me sentis bouillir.
— Je peux te remplacer si tu veux rentrer chez toi, me proposa Maria tout en
me frottant le dos.
Je secouai la tête.
— Non, je suis mieux ici, je ne ferai rien de plus à la maison, à part attendre.
— Franchement, je peux prendre tes élèves, cet après-midi. Tu n’es pas
d’une grande utilité aux enfants quand tu es dans cet état.
— Tu es certaine ?
— Oui, allez, vas-y, dit-elle. Je préviendrai la direction.
En sortant de la station pour regagner mon appartement, mon humeur
s’éclaircit un peu à la vue des affiches « Chien perdu » collées sur chaque
lampadaire, des deux côtés de la rue. Toute personne susceptible de détenir des
informations était priée d’appeler de toute urgence un numéro de téléphone qui
ne m’était pas familier.
— Est-ce toi que je dois remercier pour les affiches ? demandai-je à Thomas
en arrivant à la maison.
Je n’avais pas osé l’appeler de mon téléphone, au risque de voir apparaître
sur mon téléphone le surnom puéril sous lequel je l’avais enregistré : Beau
Gosse. Je ne devais pas oublier de le changer, même s’il lui correspondait tout à
fait.
— Oui, répondit-il, penaud. Tu ne m’en veux pas, j’espère ?
— Bien sûr que non ! m’exclamai-je. C’est vraiment adorable de ta part.
— Personne n’a encore appelé, mais j’ai bon espoir. Je ne savais que faire
d’autre.
— Merci, dis-je en l’embrassant.
— Cela ne t’ennuie pas que j’aille à mon rendez-vous, maintenant ? J’ai pu
le décaler de quelques heures, mais il serait vraiment préférable que je règle cette
affaire aujourd’hui. Si tu es d’accord, bien sûr.
Je fus stupéfaite qu’il me demande la permission.
— Mais bien sûr, tu dois y aller.
— Je te promets de revenir ce soir, si cela te convient, et je te laisserai mon
téléphone juste au cas où quelqu’un appellerait pour Tyson.
— Ne sois pas bête, dis-je en secouant la tête. Prends ton téléphone avec toi.
— Non, insista-t-il fermement. Je ne pourrai pas répondre si on appelle,
puisque je serai en rendez-vous. On ne peut pas prendre le risque de manquer un
coup de fil.
— Mais…
— Garde-le ! trancha-t-il en enfilant sa veste et en me le tendant. J’en ai pour
deux heures. N’hésite pas à prendre tous les appels entrants.
C’était très curieux d’être en possession du téléphone d’un autre, surtout un
appareil appartenant à un homme que je voyais de façon si informelle et
connaissais pourtant tellement intimement.
Ce portable en main, j’effectuai le tour du parc, appelant Tyson et montrant à
tous les gens que je croisais une photo de lui. Chaque fois que je regardais
l’écran, je sentais mes prunelles le transpercer, l’encourageant à s’allumer.
Lorsque cela se produisit, j’arrivais au niveau de la grille, où une autre affiche
était attachée ; je répondis d’une main fébrile.
— Allô, dis-je d’un ton prudent.
— Bonjour ! me répondit une voix masculine. J’appelle à propos du chien.
Mon cœur se serra, et j’eus l’impression que j’allais entrer en lévitation. Et
pourtant, la possibilité très réelle qu’il ait pu lui arriver malheur m’étreignit
quasiment aussitôt.
— Oui ? dis-je d’un ton pressant, en proie aux plus vives émotions.
— Y a-t-il une récompense ?
À sa question, je m’immobilisai.
— Euh, je… je ne sais pas, bredouillai-je.
— Bon, oui ou non ?
— Quelle importance ? m’écriai-je soudain, indignée. Vous avez des
informations, oui ou non ?
— Tout dépend du montant de la récompense.
J’écartai le téléphone de mon oreille et le considérai, interloquée… et
horrifiée de penser que le retour en toute sécurité de mon chien bien-aimé soit lié
à la somme que je paierais ! Cela ne s’apparentait-il pas à un kidnapping avec
demande de rançon ?
Ma raison se débattait en vain pour l’emporter sur l’élan du cœur, mais
c’était un combat perdu d’avance.
— Un millier de livres, dis-je tout à coup, consciente du besoin urgent que
j’avais de retrouver Tyson.
Ma douleur était si grande que j’aurais payé cinq fois plus, et sans doute cela
s’entendit-il dans ma voix.
— Eh bien, vous y tenez vraiment à votre chien, hein ?
Je demeurai silencieuse, tandis qu’il discutait avec une autre personne d’une
voix étouffée. Il reprit :
— Nous réfléchissons et vous rappelons demain.
Et l’appel prit fin brutalement alors que je hurlais : « Je vous en donne cinq
mille », dans le vide.
Chapitre 17
J’étais trop affairée à l’embrasser en cherchant les clés dans mon sac à main
pour m’apercevoir que la porte d’entrée de mon appartement était entrouverte.
Ce ne fut qu’au moment où j’introduisis la clé dans la serrure que mon sang se
glaça.
— Entre, qu’est-ce que tu fabriques ? questionna Thomas en enfouissant son
visage dans mon cou, sans se préoccuper de toute évidence des aboiements
frénétiques de Tyson.
— Regarde ! m’écriai-je brusquement, sans même penser au fait que je
pourrais alerter un éventuel intrus. C’est ouvert.
Thomas leva les yeux et, d’instinct, me contourna pour se placer entre la
porte et moi.
— Appelle la police ! lança-t-il d’un ton autoritaire en me retenant par le
bras pour m’empêcher d’avancer.
— Arrête ! m’écriai-je.
Je repris ma respiration tandis qu’il poussait doucement la porte et ajoutai :
— Il y a peut-être quelqu’un à l’intérieur.
Dans un élan de panique, je pensai à tous les objets irremplaçables qu’un
cambrioleur aurait pu subtiliser : le collier de mon père, son alliance, mes
photographies encadrées sur le rebord de la fenêtre. Je les visualisai tous
clairement, et les imaginai entassés dans un sac sans égard, leur valeur si peu
appréciable pour autrui. À cette idée, un frisson de douleur traversa tout mon
être et je me mordis la lèvre.
— Appelle la police, me répéta Thomas.
Je hochai la tête, sentant l’adrénaline courir dans mes veines, mes mains
commençant à trembler. J’arrivais à peine à tenir mon téléphone, alors passer un
appel…
— Sois prudent, le suppliai-je tandis qu’il s’avançait dans l’obscurité et que
je l’attendais sur le seuil, retenant mes larmes.
Les secondes se transformèrent bientôt en minutes, cependant qu’il allumait
les lumières les unes après les autres. Quand les jappements et gémissements de
Tyson se calmèrent enfin, je compris que Thomas était arrivé à sa hauteur. Je
m’autorisai alors à penser que tous deux allaient bien, que tout allait bien. Que,
finalement, j’avais juste laissé la porte ouverte. Encore une fois.
Quand Thomas revint en faisant la grimace, je me rendis compte que j’avais
retenu mon souffle jusque-là.
— Je suis vraiment désolé, dit-il, et mon sang ne fit qu’un tour. Tu as été
cambriolée, et c’est un peu le désordre. Tyson va bien, il est légèrement secoué.
J’ai l’impression qu’on l’avait enfermé dans la cuisine, puisqu’il a gratté la porte
et arraché des lambeaux de peinture.
Je dessoûlai aussitôt, comme si on m’avait assené un coup de massue.
Il m’attira à lui et m’embrassa sur le front.
— Je suis navré.
— Je n’ai pas encore appelé la police, j’espérais toujours que c’était une
fausse alerte.
— Je crains que non, répondit-il. Les aboiements de Tyson les ont sans doute
finalement effrayés, mais je doute qu’ils aient mis tant de désordre pour ne rien
prendre.
— Tu es sûr qu’on peut entrer sans se mettre en danger ?
Il hocha la tête.
— Oui, selon toute vraisemblance, ils sont entrés et sortis par la porte.
Il passa le doigt sur l’encadrement, et je vis que celui-ci était un peu entaillé.
— Les salauds ! m’écriai-je avant de le suivre prudemment à l’intérieur.
Rien ne peut préparer au sentiment que l’on éprouve lorsqu’un intrus a
pénétré dans votre foyer. Que l’on voit tous ses objets personnels, ce à quoi on
tient, éparpillés sur le sol. Tous les tiroirs avaient été ouverts et renversés, idem
pour les placards… pour trouver quoi, au juste ? Je vivais dans un trois-pièces
pas franchement luxueux, qui n’avait rien de spécial. Mais c’était le mien, et
savoir qu’une personne s’y était introduite, qu’elle avait feuilleté mon courrier,
fouillé dans mes tiroirs de sous-vêtements et mes placards, et y avait pioché ce
qui lui plaisait me retournait l’estomac.
Je tombai à genoux devant mes boîtes à bijoux renversées sur le sol, trop
effrayée pour les retourner, redoutant que ce que je voulais si désespérément voir
n’y soit plus.
— J’ai consigné Tyson dans la cuisine, le temps qu’on range un peu
l’appartement, me dit Thomas en entrant dans la chambre. Ça va ?
Je hochai la tête et comptai jusqu’à trois dans ma tête, m’efforçant de rester
calme.
S’il te plaît, ne me fais pas ça, implorai-je en silence. Si tu fais en sorte que
tout aille bien, je te promets de retourner à l’église.
— Tu as pu repérer si on t’avait pris des choses ? me demanda-t-il gentiment
tandis que je retournais la boîte.
— Oui, répondis-je en pleurant, le cœur brisé. Le collier que mon père
m’avait offert, son alliance et quelques boucles d’oreilles.
Je passai la main sur le tapis, espérant sentir sous mes doigts ces objets
auxquels j’étais si attachée.
— Le reste n’a pas d’importance, poursuivis-je. Mais les bijoux que mon
père…
Et je fus de nouveau incapable de contenir mes larmes.
— Allez, tout va s’arranger ! m’assura Thomas en s’agenouillant lui aussi
pour me prendre dans ses bras. Nous allons prévenir la police, ils les
retrouveront peut-être.
— Mais non, je suis sûre que non, ils ne retrouvent jamais rien !
Je me levai et me frottai le visage, essayant de maîtriser ma fureur et ma
frustration. Je n’arrivais même pas à me rappeler ce que contenait mon
appartement quelques heures plus tôt. Avais-je encore cet appareil photo que je
m’étais offert, deux ans auparavant ? Ou bien l’avais-je prêté à Maria ? Mon
ordinateur était-il chez moi ou à l’école ? J’étais incapable de mettre de l’ordre
dans mes pensées.
Dans le salon, il régnait un chaos pire encore : chaque dossier avait été
apparemment sorti du porte-documents où j’avais organisé mon propre système
de classement, et jeté par terre.
Je regardai la mer de factures, de quittances et autres fiches de paie à mes
pieds. Le testament de ma mère, qu’elle m’avait remis avec la stricte consigne de
ne pas l’ouvrir avant son décès, gisait à côté de son enveloppe froissée. Alors
que je le gardais intact depuis vingt ans, voilà que je n’avais pu empêcher un
étranger de s’en emparer et détruire ma promesse.
À la vue des cartes confectionnées par mes élèves désormais éparpillées sur
le sol, les larmes me montèrent aux yeux. Leurs couleurs vives et leurs gentils
mots formaient un tel contraste avec le spectacle affligeant dont ils faisaient à
présent partie !
— Ici, c’est difficile à dire, dis-je en reniflant.
Thomas hocha la tête et composa un numéro sur son portable.
— Bonsoir, je souhaite signaler un cambriolage, dit-il.
Puis il donna mon adresse, raccrocha et déclara :
— Ils peuvent arriver dans cinq minutes comme dans cinq jours. L’unité
cambriolage de la police manque d’effectifs, de nos jours.
— Peux-tu rester ? lui demandai-je.
— Bien sûr.
Ce ne fut qu’après avoir bien regardé autour de moi que je pris la mesure du
nombre de secrets que contenait mon appartement. Je m’étais toujours
considérée comme une personne discrète, ne me confiant qu’aux gens très
proches, et voici qu’en quelques minutes un criminel avait découvert des tonnes
d’informations à mon sujet. Il savait que j’exerçais à l’école primaire de St Mary,
à Guildford, et connaissait le montant de mes émoluments. Il possédait
désormais tous les renseignements liés à mon compte bancaire et le montant
actuel de la somme que j’avais. Même les détails les plus anodins sur moi,
comme mon sens éclectique de la mode, mon amour du jaune, le livre que j’étais
en train de lire et ma passion pour les sœurs Brontë étaient étalés sur le sol, ce
qui suscitait chez moi un profond sentiment de vulnérabilité. Et lorsque mes
yeux tombèrent par hasard sur la carte de l’huissier que ma mère avait attachée à
son testament, je pris conscience du fait que cet enfant de salaud avait aussi
connaissance de données que moi-même j’ignorais.
Je me frayai avec précaution un passage dans ces décombres, refoulant mes
émotions afin d’être en mesure d’y mettre de l’ordre. Mais j’avais beau me faire
violence, tout me semblait contaminé, souillé par des mains étrangères.
— Tu veux vraiment tout ranger maintenant ? me demanda Thomas en
replaçant des livres sur une étagère. On pourra finir demain matin.
Je levai les yeux vers lui, et l’envie de pleurer me reprit.
— Tu veux une tasse de thé ? demanda-t-il.
Je secouai la tête.
— Merci, lui dis-je alors.
— Merci pour quoi ?
— Pour ta gentillesse.
Il détourna le regard, comme gêné.
Je me rendis dans la cuisine et pris une bouteille de vin blanc dans le
réfrigérateur.
— Je préfère ça, répondis-je.
— Génial, dit-il en me suivant.
Yeux rivés sur mes mains tremblantes qui s’activaient pour retirer l’opercule
sur le bouchon, il ajouta :
— Donne, je vais le faire.
Et ce fut moi qui devins la spectatrice et me mis à admirer son bras musclé et
tatoué en train d’ouvrir la bouteille. À cet instant, une impression de sécurité
absolue m’envahit, ce qui était tout à fait ironique dans la mesure où je me tenais
au beau milieu d’une scène de crime.
Chapitre 19
— Parle-moi de ta famille, me dit-il un peu plus tard, alors que nous étions
couchés.
Le moment me parut opportun, non parce que nous discutions à cœur ouvert,
mais parce que, pour la première fois, nous étions au lit sans nous être
auparavant littéralement arraché nos vêtements.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, répondis-je. Mon père est mort quand
j’avais treize ans, et ensuite j’ai vécu seule avec ma mère.
À cette seule évocation, je sentis ma gorge se nouer. Tout ce qui me restait de
lui – son alliance et le collier qu’il m’avait offerts –, était entre les mains d’un
inconnu qui n’en avait que faire. Je luttai contre la nausée.
— Donc ni frère ni sœur ? demanda-t-il.
— Non. Je suis une enfant pourrie gâtée, dis-je avec un rire forcé.
— Moi aussi. Même si je parie que je n’ai pas été aussi gâté que toi,
renchérit-il sur le ton de la plaisanterie.
Je lui souris, ne doutant pas qu’il avait sans doute raison. Peu de petites filles
recevaient un poney pour leurs sept ans, ou possédaient un bateau portant leur
nom. Je me souviens encore des exclamations de mes camarades de classe quand
elles venaient chez moi pour mes fêtes d’anniversaire. Si l’immense allée qui
menait chez nous ne les avait pas déjà impressionnées, elles l’étaient dès qu’elles
découvraient la piscine et notre vaste parc. Chaque année, les fêtes étaient
thématiques, des animaux à Disney en passant par le cirque, quand ce n’était pas
la voiture de Chitty Chitty Bang Bang, mon film préféré, qui venait nous
chercher pour faire un tour.
Maman surveillait l’ensemble, légèrement gênée, pendant que papa, l’artiste
italien, occupait le devant de la scène et mettait tout en œuvre pour que les rêves
de sa fille deviennent réalité. Le lendemain, il avait l’habitude de faire la tournée
de ses restaurants avec moi, notamment des cuisines.
— Même si nous sommes comblés, nous ne devons jamais oublier comment
le bonheur se construit, ni d’où nous venons, me répétait-il.
Ses paroles de sage avaient fait mouche, j’avais rarement manqué un jour
d’école. Même quand j’étais vraiment malade, je pensais à mes camarades qui
m’attendaient, et cela m’aidait à sortir de mon lit.
— Je n’étais pas si gâtée que ça, protestai-je.
— Pardon ? Avec le père que tu avais ? dit-il en riant. J’ai du mal à te croire.
Je me redressai et allumai la lumière :
— Tiens, je ne me rappelle pas t’avoir parlé de mon père…
— Pardon ? dit-il en riant encore.
— Quand t’ai-je parlé de mon père ?
Je n’avais aucune raison d’être suspicieuse, mais c’était plus fort que moi, sa
remarque m’avait mise mal à l’aise.
— Lors du dîner avec Diego Rodriguez, répondit-il.
— Je ne m’en souviens pas.
— Tu étais un peu pompette, répliqua-t-il avec un sourire, et, de son doigt, il
suivit le contour de mes lèvres. Ce devait être pendant le trajet de la gare à ton
appartement parce que, si tu as bonne mémoire, nous étions affairés à bien autre
chose dans le train.
Et il agita les sourcils de façon suggestive.
Je me sentis rougir en nous revoyant pressés l’un contre l’autre dans le
wagon, mus par l’urgence insensée de regagner au plus vite l’appartement. Tous
les détails entre ce moment et celui où nous arrivâmes étaient en effet très flous.
— Nous parlions de mes activités commerciales, et tu m’as alors dit que ton
père était un restaurateur de renom et que, dans une autre vie, lui et moi aurions
sans doute été associés en affaires.
Effectivement, c’étaient des paroles que j’aurais pu prononcer, puisque je ne
manquais jamais une occasion de rendre hommage à l’esprit entrepreneurial de
mon père.
Je souris.
— Soit il t’aurait acheté du vin, soit il t’aurait vendu les bouteilles de sa
propre cave. Il avait du flair pour le bon vin.
— Ta mère ne s’est jamais remariée ? questionna-t-il.
— Certainement pas ! Mon père était l’amour de sa vie. Aucun homme
n’aurait pu être à la hauteur.
Curieux. Alors que, jusque-là, j’avais eu profondément envie de partager ce
genre d’informations avec lui, et que j’estimais que nous ne formions pas un vrai
couple tant que nous n’en avions rien fait, cette discussion ne me semblait pas
opportune, et des barrières défensives se dressèrent en moi.
— Et tes parents ? enchaînai-je pour ramener la conversation sur lui.
— Ma mère est démente et se trouve actuellement en Ehpad. Quant à mon
père, il vit à Sydney avec sa nouvelle femme.
— Oh, je suis navrée. Tu la vois souvent ?
— Aussi souvent que possible, répondit-il tristement. J’essaie d’y aller deux
fois par semaine.
— Ce doit vraiment être difficile. Sait-elle encore qui tu es ? Reconnaît-elle
les gens ?
— Cela dépend, il y a des jours avec et des jours sans, mais,
malheureusement, elle en est au stade où la maladie commence à gagner du
terrain. (Sa voix se voila.) Et ta mère, elle est en bonne santé ?
— Oui, dis-je entre mes dents et en touchant le bois du lit. Elle est
infatigable, et, en comparaison, j’ai honte.
— C’est-à-dire ?
— Dans tous les domaines ! Elle est toujours partante pour tout, suit un cours
de yoga, promène son chien dans son quartier, fait du bénévolat dans sa paroisse,
ainsi qu’à la soupe populaire. Si, à son âge, je possède la moitié de son énergie et
le quart de ses capacités cérébrales, je m’estimerai très heureuse de mon sort.
C’est une véritable force de la nature.
— Mais elle ne travaille pas ?
— Non, pas dans le sens où elle occupe un emploi pour gagner de l’argent,
même si elle n’arrête pas. C’est juste une personne généreuse qui tire une
profonde satisfaction à aider les autres. Faciliter la vie d’autrui lui apporte une
récompense suffisante.
— Donc elle n’a pas de souci à se faire, sur le plan matériel ?
Je me mis à rire.
— Absolument pas. Mais elle se met toute seule une pression financière. Elle
vit toujours dans notre maison familiale, laquelle requiert des rénovations, et
donc des dépenses. Elle n’en occupe que le rez-de-chaussée, et encore, elle ne
met pas toujours le chauffage, et refuse de changer les vieilles fenêtres
bringuebalantes qui laissent entrer l’air froid. Personne ne s’est baigné dans la
piscine depuis des années et les écuries tombent en ruine. J’adorerais que le tout
soit rénové et retrouve sa splendeur passée, mais elle prétend être heureuse ainsi.
— Que fait-elle de tout son argent, alors ? questionna-t-il, incrédule.
— Elle en donne une bonne partie à des associations caritatives, ce qui
explique la petite lueur dans l’œil du père Michael dès qu’il la voit.
Thomas haussa les sourcils d’un air amusé.
— Oh non, ce n’est pas ce que tu crois !
— Donc tu ne penses pas que c’est parce qu’elle joue sur son instrument
chaque dimanche ? demanda-t-il.
— Honte à toi ! m’écriai-je en lui lançant un oreiller. Tu sais parfaitement ce
que je veux dire.
— Elle doit bien avoir des placements quelque part. Cela n’aurait aucun sens
de laisser dormir tant d’argent.
Je secouai la tête.
— Tout son argent a été investi dans une SIIC qui ne lui rapporte que des
miettes. Le tout pourrait être placé de façon à ce qu’elle ne risque pas de perdre
son capital, mais elle a la tête aussi dure que du bois.
— Elle devrait investir dans le vin, dit-il en riant.
— Pardon ? Et donner tout son argent à un personnage louche comme toi ?
Hors de question.
— Bon, je vais essayer de ne pas le prendre personnellement, dit-il avec un
sourire. C’était juste pour rendre service.
— Et toi, qu’est-ce que ça te rapporterait ?
Il me sourit.
— Eh bien, normalement, je travaille à la commission, mais pour toi…
Et il se pencha pour poser ses lèvres sur ma peau, et je frissonnai dans leur
sillage.
— Pour toi, il y aurait un traitement spécial.
— C’est-à-dire ? demandai-je en me cabrant involontairement.
— Eh bien, si tu me laisses continuer…
Je retins mon souffle en sentant sa langue sur mon corps.
— … alors je serai ravi de prendre ma commission en nature.
Chapitre 20
— Je suis vraiment navré pour cette scène, me dit Thomas alors que, dans la
voiture, nous nous éloignions de l’Ehpad.
Sa mâchoire tressautait de façon involontaire, donnant l’impression qu’il
luttait pour contenir ses réels sentiments.
— Tout va bien ? lui demandai-je.
Il se mordit la lèvre et, sans me regarder, répondit :
— Il m’est si pénible de la voir dans cet état, elle était si différente quand…
(Sa voix se brisa.) Quand elle était ma maman.
Je mis la main sur la sienne, posée sur la boîte de vitesses automatique. Je ne
savais que dire, quand bien même les mots auraient pu franchir la boule dans ma
gorge.
— Elle était incroyable, reprit-il finalement. Le genre de femme qui se
rappelait l’anniversaire de chacun, n’oubliait jamais d’envoyer une carte et un
présent parfaitement emballé, la veille. Tout le monde se retournait sur son
passage quand elle entrait quelque part au bras de mon père, si fier de sa femme.
C’est le genre de mère qui pouvait rester éveillée toute la nuit pour me
confectionner un costume de Gremlin avant de se rendre compte, en arrivant à
l’école avec moi le lendemain, que le carnaval n’était que la semaine suivante !
Je sentis que son chagrin se dissipait un peu.
— J’imagine que, ce jour-là, elle t’a ramené dare-dare à la maison pour que
tu te changes ?
Il secoua la tête et sourit.
— Non, elle s’est dit que cela me ferait du bien, me rendrait plus attentif.
C’est la plus dure leçon que j’ai reçue de ma vie. Tu imagines le tableau, dans la
classe ? Parmi tous les élèves en uniforme, il y en avait un enveloppé de fourrure
et coiffé d’un énorme carton censé représenter des oreilles en forme d’ailes de
chauve-souris. Je ne me suis plus jamais trompé de date, après.
Je me mis à rire, puis, au bout de quelques secondes de silence, je repris :
— Tu sais, j’ai parlé à ma mère, ce matin. Je ne sais pas si cela présente un
intérêt, mais elle a quelques bouteilles de vin, ainsi que du cognac et du whisky
qu’elle veut bien que tu viennes regarder de plus près… Enfin, si tu as un
moment libre, bien sûr…
— Tu es sérieuse ? questionna-t-il en ouvrant de grands yeux.
— Parfaitement. On pourrait faire un saut chez ma mère, la prochaine fois
que tu es à Londres.
— Et pourquoi on n’irait pas la voir tout de suite ? Elle ne vit pas très loin,
n’est-ce pas ? Tu crois qu’elle sera chez elle ?
— Euh… Oui, sans doute, mais je ne sais pas si…
En fait, mes réflexions me laissaient perplexe : j’étais passée de la déception
liée au fait qu’il ne vienne pas au barbecue à sa proposition de rendre visite à sa
mère, que nous avions concrétisée, et maintenant l’éventualité qu’il rencontre la
mienne. Les événements se succédaient à la vitesse de l’éclair, le tout
m’enthousiasmait et me terrifiait à égale mesure.
— Pourquoi ne ferait-on pas un saut chez Maria et Jimmy, à la place ?
proposai-je pour gagner du temps. Il leur reste certainement encore quelques
saucisses à griller.
— Cela t’ennuie vraiment si on ne va pas à ce barbecue ? questionna-t-il en
regardant droit devant lui. Je ne suis pas vraiment d’humeur à assister à une fête.
Cela dit, je peux te déposer chez eux, si tu en as envie.
Je n’avais envie d’aller nulle part sans Thomas.
— Non, allons plutôt chez maman, concédai-je, hésitante. De toute façon, il
faut que j’y passe pour récupérer Tyson.
Il me jeta un coup d’œil oblique.
— On n’est pas obligés, tu sais, si tu estimes que c’est trop tôt.
Trop tôt ? Mais ne venais-je pas moi-même de faire la connaissance de sa
mère ?
J’envoyais un texto à maman pour la prévenir qu’on allait passer chez elle.
Elle me répondit aussitôt :
Je me dépêche à faire le glaçage pour mon gâteau !
— Mince alors ! fit Thomas alors que nous franchissions la grille de ma
maison d’enfance.
Et il siffla entre ses dents tandis que nous remontions l’allée, sans que la
maison soit encore en vue.
Je me tortillai sur mon siège, gênée par notre fortune ostentatoire.
Maman se trouvait sur le seuil quand on se gara, et je me hâtai d’entrer,
pensant que Thomas allait me suivre. Mais il s’attardait pour regarder autour de
lui, estomaqué par ce qui l’entourait.
— Maman, je te présente Thomas, dis-je afin qu’il se remette du choc.
— Madame Russo, s’empressa-t-il de dire. Je suis enchanté de vous
rencontrer.
J’observai alors attentivement la réaction de ma mère, et, à son expression, il
était évident qu’elle était favorablement impressionnée. J’expirai alors l’air que
je retenais.
Une fois les amabilités d’usage échangées et le gâteau mangé, je déclarai :
— Maman, Thomas peut jeter un coup d’œil à la cave, si tu veux, puisqu’il
est ici.
Puis je rassemblai, dans mon assiette, les dernières miettes du cake au citron
glacé pour les engloutir : il aurait été sacrilège d’en perdre la moindre particule.
— Si tu en as envie, bien sûr, ajoutai-je.
— Vous avez le temps ? enchaîna-t-elle en se levant déjà de sa chaise pour se
diriger vers le cellier.
Je fis signe à Thomas de la suivre pendant que je m’accordais une autre
tranche de gâteau…
— Alors ? demandai-je à voix basse quand je la vis revenir quelques minutes
plus tard.
Elle avait de toute évidence aussi envie que moi de parler.
— Il est adorable, Beth, me dit-elle avec enthousiasme. Un vrai gentleman.
Je souris, et une onde de chaleur m’envahit : l’opinion de ma mère comptait
tant pour moi.
— C’est sérieux, entre vous ? s’enquit-elle.
Je hochai la tête.
— Je crois, oui… Du moins, je l’espère. Je l’aime vraiment.
— Et c’est réciproque, dit-elle d’un air entendu. Je le vois à la façon dont il
te regarde.
Je m’esclaffai comme une écolière, me ressaisissant uniquement quand
Thomas réapparut. Il était si évident que nous parlions de lui que je me sentis
rougir quand il haussa les sourcils dans ma direction d’un air interrogateur.
— Eh bien, voulez-vous que je vous annonce une bonne nouvelle ?
demanda-t-il, brisant notre silence gêné.
Maman et moi acquiesçâmes d’un signe de tête.
— Vous avez une réserve formidable, madame Russo.
— Je vous en prie, appelez-moi Mary, dit-elle d’une voix semblable à celle
que je prenais, enfant, pour lui jouer un tour au téléphone.
— Certaines bouteilles n’ont aucune valeur, poursuivit-il, mais vous en avez
quelques-unes que je me ferais un plaisir de vendre pour vous.
On le regarda, attendant qu’il élabore.
— Selon moi, au bas mot, vous pouvez en tirer cinq mille livres.
— Cinq mille livres ? répéta-t-on, ma mère et moi, à l’unisson.
— Il y a de très vieux cognacs, ainsi que des whiskys pour lesquels certains
seraient prêts à donner de belles sommes. Cinq mille n’est qu’une première
estimation.
— Waouh ! dis-je, et mon regard passa de Thomas à ma mère. Tu es assise
sur un vrai trésor, maman.
— Bon sang, je n’arrive pas à y croire, dit-elle. Donc, vous seriez capable de
les vendre pour moi ? Car, ici, ces bouteilles ne me sont d’aucune utilité.
— Si tel est votre souhait, je serai ravi de faire l’intermédiaire.
Je regardai ma mère, et nous hochâmes toutes deux la tête.
— Parfait. Dans ce cas, permettez-moi de retourner à la cave pour procéder à
l’inventaire, et voyons ce que nous pouvons en obtenir.
— Cela ne te pose pas de problème qu’il les vende ? me demanda ma mère à
voix basse. On dit toujours qu’il ne faut pas mêler vie privée et affaires. Je ne
veux pas qu’il se sente gêné si on ne lui en offre pas autant qu’il pense en tirer.
— C’est un homme d’affaires, dis-je, tout se passera bien. Je l’ai vu à
l’œuvre avec des clients, et il sait ce qu’il fait. Si on n’en obtient pas une telle
somme, on ne sera de toute façon pas perdantes. Cela fait plus de vingt ans que
la poussière s’accumule sur ces bouteilles, dans la cave, donc toute vente
représentera un bénéfice.
Ma mère hocha la tête, songeuse.
Quand Thomas revint, il déclara :
— Parfait, j’ai toutes les informations nécessaires. Je vais voir qui, parmi
mes clients, peut être intéressé, et vous en tirerai le meilleur prix possible.
— C’est votre métier ? questionna alors ma mère.
— Absolument, répondit-il avec un sourire.
— Ce doit être passionnant. J’ignorais que ce genre de commerce existait.
— Il commence juste à se développer, expliqua-t-il. Dans les années 1980,
c’était une activité réservée aux prétentieux qui désiraient se distinguer de la
masse et se prenaient pour Gordon Gekko.
Nous nous mîmes tous à rire en nous rappelant Michael Douglas dans le rôle
d’un personnage qui piétinait allégrement tous les codes de l’éthique pour
s’enrichir le plus vite possible.
— Mais ce commerce a pris récemment un tour bien plus sérieux, poursuivit
Thomas. Maintenant, il s’agit vraiment de vins et de connaisseurs, qui savent ce
qu’ils achètent. Et cela rapporte de l’argent de nos jours, il s’agit de véritables
investissements, réalisés par des gens à la fois passionnés et rigoureux.
— Donc ils en vivent ? demanda maman, plutôt stupéfaite.
Il hocha la tête.
— Parfaitement, et moi le premier. Pour certaines personnes, cela représente
seulement une rentrée subsidiaire, ils continuent d’exercer un autre métier. Mais,
en ce qui me concerne, c’est vraiment mon moyen d’existence.
Sur ces mots, il se dirigea, sous notre regard, vers la porte-fenêtre qui menait
au jardin. Malgré moi, un sentiment de gêne m’envahit en raison de la peinture
écaillée et du bois qui s’effritait, et je repensai à la splendeur passée du salon et
de ses huisseries.
— Donc, tout cela est à vous ? demanda-t-il, yeux rivés sur le parc.
C’était plus une constatation qu’une question.
— Et où la propriété s’arrête-t-elle ? ajouta-t-il.
Maman se leva pour le rejoindre.
— Bien plus loin que l’œil ne peut voir, en fait, répondit-elle. Elle disparaît
dans la vallée au-delà de la ligne d’horizon et descend jusqu’à la rivière, à
Godalming.
Il émit un petit sifflement.
— Bien sûr, elle n’a rien à voir avec ce qu’elle était autrefois, dit-elle. Nous
avions alors un haras sur la droite, si bien que des chevaux broutaient toujours
dans le champ. La piscine était également l’élément central de toutes nos fêtes,
pour les adultes comme pour les enfants.
— J’imagine que vous avez dû bien vous divertir, ici, dit-il.
Elle hocha la tête.
— Nous recevions beaucoup, en effet, la maison fourmillait toujours de
monde, même si nous n’étions qu’une famille de trois. Mais nous hébergions de
nombreuses personnes : des gens de la famille, ou bien des amis, des collègues.
Un été, nous avions même logé des amis de la paroisse dans le bungalow
attenant à la piscine. Tu te souviens ? demanda-t-elle en se tournant vers moi.
— Vaguement, répondis-je. C’étaient des réfugiés que le père Michael avait
amenés ici, non ?
— Exactement, répondit maman en riant. Ton père pensait que j’étais
complètement folle, mais je ne pouvais quand même pas les mettre dehors. Ce
n’est pas dans ma nature.
— N’aimeriez-vous pas que cet endroit retrouve sa grandeur passée ?
questionna Thomas.
Et je restais suspendue à la réponse de ma mère…
— Si, bien sûr, mais cela coûterait une fortune, dit-elle.
— Mais, au moins, la maison serait plus confortable pour toi, intervins-je. Et
puis tu as de l’argent pour les travaux, de l’argent qui dort et ne rapporte rien.
— C’est vrai, convint-elle. Mais quand on se lance dans ce genre
d’entreprise, on perd vite le contrôle de la situation. Plus on rénove, plus on
découvre de nouveaux problèmes, surtout avec une vieille maison de cette taille.
Oui, nous avons l’argent pour commencer, mais nous ne disposons pas non plus
des fonds inépuisables que requerrait, j’en suis certaine, l’ensemble des travaux.
Et, qui plus est, je dois continuer à avoir les moyens nécessaires pour subsister,
car j’ai l’intention de vivre aussi longtemps que possible.
— Puis-je vous poser une question personnelle ? demanda alors Thomas.
Maman et moi dirigeâmes notre regard sur lui, sans soulever d’objection.
— Cette propriété est-elle hypothéquée ?
— Certainement pas ! répondit ma mère en secouant la tête avec la même
véhémence que s’il lui avait demandé si elle entretenait une liaison avec le pape.
— Maman refuse tout crédit de n’importe quelle sorte, repris-je en guise
d’explication.
— Mon mari n’a jamais emprunté le moindre centime à quiconque, déclara-
t-elle fièrement. Sa famille a construit l’entreprise à la sueur de son front et grâce
à sa détermination, d’abord en Italie, puis ici. Les gens pensaient parfois que
nous appartenions à la mafia.
Et elle se mit à rire en secouant les épaules à ce souvenir.
— Ils devaient penser que mon mari extorquait de l’argent ! Mais c’était
juste un homme honnête et travailleur, qui ne devait rien à personne. Son
leitmotiv était : « Ne dépense que ce que tu possèdes », et il se retournerait dans
sa tombe si j’agissais autrement aujourd’hui.
— Donc, pourquoi n’investissons-nous pas l’argent que nous possédons ?
demandai-je sans savoir d’où la question m’était venue.
L’idée me parut absurde avant même que je n’aie terminé ma phrase, et
pourtant je poursuivis :
— Si tu peux doubler tes avoirs, nous pourrons restaurer la maison et il te
restera assez pour vivre.
Je jetai alors un coup d’œil à Thomas pour qu’il confirme mes propos.
— Il existe de nombreuses opportunités en termes d’investissement, déclara-
t-il. Moi, par exemple, je garantis toujours au minimum un retour de mille pour
cent à mes clients. Et ce dès la première affaire.
Maman me regarda en ouvrant de grands yeux affolés.
— Tu veux dire que je dois tout miser sur le vin ?
— Tu penses que c’est infaillible, n’est-ce pas ? demandai-je à Thomas.
— Euh, oui, dit-il. Mais…
— Parle à maman de Rodriguez, dis-je alors. Dis-lui avec combien il a
commencé et quelle somme tu l’as aidé à gagner.
— Ce n’est probablement pas le meilleur exemple, dit-il.
— Ah bon ? Pourquoi ? m’enquis-je.
Quel épisode n’avais-je donc pas saisi ?
— Parce que j’ai des clients qui ont fait bien mieux.
— Oh ! Dans ce cas, parle d’eux à maman.
— Rodriguez est un nouveau client, et il commence juste à se faire la main,
mais les trente mille livres qu’il a investies lui ont rapporté cent mille livres en
quelques mois. Beth a fait sa connaissance, dernièrement lors d’un dîner, et il
était déjà très satisfait de ce que je lui avais permis de gagner, n’est-ce pas ?
Je hochai la tête avec enthousiasme.
— Cela dit, mon plus gros client, c’est Seamus Harrison. Il s’est lancé avec
un budget de vingt mille livres il y a deux ans, et il vient de dépasser le million.
Il a quitté son emploi à la City pour revenir en Irlande, où il passe désormais son
temps à entraîner des chevaux de race. Ce qu’il n’aurait jamais pu faire sans ces
investissements astucieux.
— Et je présume que vous prenez des dividendes au passage et que c’est ce
qui vous fait vivre ? dit alors maman.
— Je travaille à la commission, en effet, renchérit-il. J’adore mon métier, et
les coquettes sommes qu’il me rapporte sur les ventes de mes clients sont
effectivement très motivantes.
Maman hocha la tête, pensive. Je croisai son regard quand elle haussa les
sourcils, me posant en silence une question qui résonna clairement dans mon
cerveau.
Es-tu sûre que tu sais ce que tu fais ?
— Voyons d’abord avec les bouteilles que nous voulons vendre, dis-je en
guise de réponse. Si cela nous rapporte de l’argent, nous envisagerons d’autres
investissements.
— Voilà qui me semble parfaitement raisonnable, dit Thomas. Commençons
par là.
Chapitre 23
— Bon, ça s’est plutôt bien passé, fis-je remarquer alors que j’agitais la
main, de la voiture, pour dire au revoir à ma mère.
— Elle est adorable, déclara Thomas en m’adressant un grand sourire.
Et il passa la main par la vitre ouverte pour saluer une dernière fois ma mère
tandis que nous nous éloignions, le gravier crissant sous les pneus.
— Tu lui as plu aussi, renchéris-je, incapable de refréner mon sourire.
Les deux personnes les plus importantes de ma vie s’appréciaient, et alors
que je laissais reposer ma nuque sur l’appui-tête, j’eus la sensation que toutes les
planètes de mon univers étaient alignées. Les immenses tentacules du bonheur se
déployaient en moi, se faufilant jusqu’à la pointe de mes doigts qui en vibraient.
Je voulais que cette sensation dure aussi longtemps que possible, consciente que,
en quelques secondes, cette félicité pouvait m’être ravie.
— Je commence tard, demain, dis-je d’un ton rêveur.
— Ah bon ? Et pourquoi ? s’enquit-il.
— Je suis censée planifier le voyage scolaire que nous allons faire, pas cette
semaine, mais la suivante.
— Ah oui ! C’est ce fichu séjour de cinq jours à Snowdonia, n’est-ce pas ?
s’exclama-t-il en faisant la grimace. Avec trente gamins au nez morveux qui ne
voudront pas se coucher le soir et feront les quatre cents coups dans la journée.
Je me mis à rire.
— Tu peux venir, si tu veux.
— Je préférerais encore qu’on me mette des aiguilles dans les yeux, dit-il en
frissonnant.
— Tu ne veux pas d’enfants ? demandai-je, moi-même surprise par ma
question.
Le silence qui s’ensuivit, pendant qu’il réfléchissait à sa réponse, suffit à
faire éclater la bulle de bonheur fragile dans laquelle j’étais jusqu’ici. J’ai
franchi la ligne. Il me trouve trop envahissante. Pourquoi est-ce que je gâche
toujours tout ?
— Un jour, si, répondit-il. Le moment venu, quand je saurai que j’ai
rencontré la femme de ma vie…
Et je le sentis tourner la tête vers moi, mais, trop effrayée pour le regarder
dans les yeux au cas où celle dont il venait de parler ne serait pas moi, je
continuai à regarder fixement la route.
— Bref, repris-je d’un ton bien trop détaché, on pourrait peut-être aller chez
toi, ce soir ? J’adorerais voir où tu vis, ainsi, je pourrais t’imaginer dans ton
intérieur quand nous ne sommes pas ensemble.
— Oui, ce serait génial, c’est juste que, demain, je dois me lever à l’aube.
Je sentis ma bulle se dégonfler un peu plus encore, comme si elle était
vraiment tangible. Mais, au lieu de laisser ma paranoïa prendre le dessus,
j’abordai la question sous un autre angle.
— Pas de problème. Je me lèverai en même temps que toi et rentrerai chez
moi.
— Désolé, ça ne va pas le faire, c’est vraiment la faute à pas de chance,
répondit-il. N’importe quel autre jour aurait été parfait, mais, en l’occurrence, je
dois être à l’aéroport à 5 h 30.
Je me tournai dans mon siège.
— L’aéroport ? Tu ne m’avais pas dit que tu partais en voyage.
En entendant le ton accusateur de ma propre voix, je me sentis fléchir. Il
n’avait aucun compte à me rendre.
— Mais enfin, si, je t’avais dit que j’allais en Espagne pour deux ou trois
jours.
Et, soudain, ce n’était plus son départ en soi qui était problématique, mais le
fait qu’il ne m’avait pas avertie.
— Quand ? questionnai-je, sachant pertinemment qu’il n’avait pas
mentionné ce voyage.
— L’autre soir, après le cambriolage. Je t’ai dit que je devais me rendre en
Espagne pour rencontrer un investisseur qui a de grands crus de rioja à vendre.
S’il avait « trouvé » un autre contexte, je l’aurais cru, mais, après le
cambriolage, j’étais dans un tel état de vulnérabilité que s’il m’avait informée de
ce voyage pour l’Espagne, je m’en serais à coup sûr souvenue, car l’idée
m’aurait rendue encore plus nerveuse.
— Non, tu ne m’as rien dit, déclarai-je. C’est la première fois que tu m’en
parles.
Il se mit à rire.
— Je t’assure que non. Tu m’as d’ailleurs dit que ce n’était vraiment pas de
chance que l’on ne soit pas absents la même semaine. Mais, de toute façon, il n’y
a pas de quoi en faire un drame.
— Je n’en fais pas un drame, répliquai-je en dessinant des guillemets avec
mes doigts. C’est juste que tu ne m’as rien dit, point.
— Écoute, je suis désolé si tu ne t’en souviens pas, et donc je te le répète :
demain, je pars pour l’Espagne et je reviens mercredi.
— Ne me parle pas comme à une enfant, répliquai-je en élevant la voix. Je
me fiche que tu partes en voyage, tu peux faire tout ce que tu veux, aller où bon
te chante avec qui tu en as envie, mais ne viens pas me dire que je suis déjà au
courant de choses que j’ignore.
— Pourquoi tu te mets dans tous tes états ? Parce que tu n’es pas encore allée
chez moi ?
— Ça n’a rien à voir, dis-je.
Encore que cela n’aidait pas, je l’avoue.
Il était venu une dizaine de fois chez moi, nous étions allés ensemble à
Londres le même nombre de fois, et pourtant son appartement, prétendument
situé juste à l’ouest de la ville, était parvenu à échapper à notre trajectoire.
— Écoute, reprit-il d’un ton conciliant, quand je reviendrai d’Espagne, je
t’inviterai à dîner chez moi. D’accord ?
— Ah non, épargne-moi ta condescendance ! hurlai-je, à cran. On dirait que
tu me fais une faveur, maintenant !
— Tu es ridicule, dit-il en se garant devant chez moi.
Il éteignit le moteur.
— Inutile de me raccompagner ! criai-je en sortant Tyson du coffre. Rentre le
plus vite possible chez toi afin d’avoir toutes tes heures de sommeil pour être en
pleine forme.
— Tu es sérieuse ? lança-t-il d’un ton incrédule par la vitre ouverte. On va
vraiment se quitter ainsi ?
— Bon voyage ! lançai-je sans le regarder.
Chapitre 24
J’avais une hâte folle de revoir Thomas quand il rentra enfin quatre jours
plus tard. En dépit de sa promesse, il me demanda si je pouvais encore patienter
avant qu’on aille chez lui, car c’était un peu en désordre, et comme son bras était
en écharpe, il ne pouvait rien ranger.
— Tu mérites mieux, me dit-il au téléphone.
Je me fichais bien de l’endroit où nous nous retrouverions, j’avais juste
besoin de le voir.
Je bondis sur lui dès que je lui ouvris la porte, enroulant les jambes
étroitement autour de son corps, humant son odeur, ne voulant plus le lâcher.
— Doucement, dit-il en riant. Regarde mon bras.
— Je t’aime, murmurai-je entre deux baisers.
Alors il m’adressa un grand sourire, et toutes les émotions que s’étaient
accumulées en moi à mon insu s’envolèrent, telle une nuée d’oiseaux vers le
ciel.
Je préparai ensuite le dîner, tout en ayant conscience que notre appétit sexuel
aurait sans doute besoin d’être satisfait avant que notre faim ne se manifeste.
Sans lâcher sa bouche, quelque part entre son tee-shirt qui vola dans les airs et
mon jean qu’il déboutonna, je l’entraînai vers la cuisine pour baisser résolument
la température du four…
— Tu es incroyable, me dit-il après nos ébats, alors que nous étions tous
deux allongés sur le lit.
Toujours haletant, il se redressa pour me donner le plus tendre des baisers.
— Je t’aime, et je ne veux jamais plus que l’on soit séparés, me murmura-t-
il.
Je sentis mon estomac se nouer à l’idée que je devais lui rappeler qu’il me
faudrait partir dans cinq jours. Y avait-il une façon pour moi d’échapper à ce
voyage scolaire ? Pour la première fois de ma vie, j’envisageais sérieusement de
me faire porter pâle. Mon besoin fou d’être avec Thomas prenait nettement le
pas sur mon sens normalement indéfectible du devoir.
— Tu n’as pas oublié que je pars en voyage scolaire mardi, j’espère, dis-je
doucement, comme si je ne voulais pas qu’il m’entende.
Car, s’il n’entendait pas, j’aurais encore le temps de trouver une excuse pour
m’en dispenser.
Mais il s’écarta de moi.
— Merde ! s’écria-t-il.
Bon, c’était déjà assez difficile, je n’avais vraiment pas besoin qu’il en
rajoute.
— Mais ce sera seulement pour cinq jours.
— Merde, répéta-t-il, j’avais oublié cette histoire.
Il se laissa retomber lourdement contre la tête de lit et se passa une main
dans les cheveux.
Non, ne me pose pas cette question, s’il te plaît !
— Tu dois vraiment y aller ?
Et voilà, il l’avait fait !
— Mais je ne peux pas laisser tomber les enfants…
En réalité, je ne savais plus trop qui je tentais de convaincre.
— Allons, il y a bien d’autres enseignants qui participent à ce voyage, non ?
— Oui, bien sûr, il y a un très fort ratio adultes-enfants, cependant, je suis
censée être la responsable, donc il ne me sera guère aisé de m’y soustraire,
d’autant plus que je n’ai pas vraiment de bonne raison.
Il fronça les sourcils.
— Je ne suis donc pas une raison suffisante ?
Était-il sérieux ? Je n’aurais su dire, aussi, je m’assis sur le côté du lit, agitant
mes jambes dans le vide, histoire de changer de position et éventuellement
d’ambiance.
— Cela me tuerait si tu partais une semaine sans moi, dit-il. Je ne veux pas
qu’on se sépare de nouveau.
Je m’agenouillai alors sur le lit et l’embrassai.
— On ne part que cinq jours, dis-je en riant à demi. Tu survivras.
Il se redressa.
— Écoute, voilà à quoi j’ai pensé.
Dans son ton planait une menace. Je me rassis près de lui.
— Je veux que nous vivions ensemble, dit-il. Car, quand je suis loin de toi,
une seule pensée m’obsède : te rejoindre le plus vite possible.
J’eus l’impression que mon cœur allait bondir hors de ma poitrine.
— Tu es sérieux ? dis-je d’une petite voix. Où ? Chez toi ou ici ?
— Je peux travailler de n’importe quel endroit, répondit-il, et la résidence de
maman n’est pas très loin d’ici, ce serait gérable. Toi, en revanche, tu as
construit toute ta vie dans ce quartier, et si tu emménageais chez moi, à Maida
Vale, il faudrait que tu demandes une mutation et tu serais loin de tes amies, de
ta mère. Il est donc plus logique que je m’installe chez toi. Je contribuerais aux
mensualités de ton emprunt pour l’appartement – j’imagine que tu en paies ?
Je hochai la tête.
— Oui, malheureusement, je n’ai pas les mêmes principes que ma mère,
concernant les crédits. Évidemment, si j’avais le choix, je m’en dispenserais,
mais…
— Pas de problème, je t’aiderai, tout comme je paierai la moitié des factures
et de la nourriture. Qu’est-ce que tu en dis ?
Il paraissait à la fois excité et réservé, comme s’il ne voulait pas montrer trop
d’émotions, au cas où je le renverrais sur les roses. Je ne pus attendre une
seconde de plus pour le rassurer.
— Oui, oui, oui ! m’écriai-je en me jetant sur lui pour lui donner un baiser
torride.
Jamais je n’avais été aussi heureuse de ma vie, ou alors je ne m’en souvenais
pas !
— Quand emménages-tu ? Dès que je reviens de mon voyage scolaire ? Le
week-end prochain, par exemple ?
Il se mit à rire et me fit rouler sous lui, se plaquant de tout son poids contre
moi.
— J’apporterai quelques cartons quand tu seras à Snowdonia, si cela ne te
dérange pas. Et quand tu rentreras, je te ferai couler un bon bain, puis on fera
l’amour et je te préparerai le dîner le plus raffiné de toute ton existence.
Je poussai un petit cri de ravissement.
— Dans cet ordre ?
— Absolument, répondit-il. N’oublie pas que tu auras passé la semaine dans
une auberge sans eau courante !
Je pinçai son bras tatoué, et il s’écroula sur moi, enfouissant le visage dans
ma nuque et me chatouillant jusqu’à ce que je ne puisse plus respirer.
— Au fait, tu as annoncé la bonne nouvelle à ta mère, pour ses vins ? me
demanda-t-il quand je finis par demander grâce.
— Mais non ! m’écriai-je en me dégageant de son étreinte avant de repousser
mes cheveux de mes yeux. Avec tout ce qui s’est passé cette semaine, j’ai
complètement oublié.
Je regrettai de ne pas lui avoir menti : bon sang, pourquoi ne lui avais-je pas
dit qu’elle était enchantée ? Car, le lendemain matin, nous nous retrouvâmes
chez ma mère au lieu de rester au lit, tant Thomas était excité à l’idée de lui
annoncer la nouvelle.
— Oh, mais c’est merveilleux ! s’écria maman en tapant dans ses mains. Qui
aurait cru que les quelques vieilles bouteilles recouvertes de poussière qui
languissaient dans ma cave valaient tant d’argent ?
— Tout s’est passé très vite, dit-il. Je suis allé en Espagne cette semaine, et
on m’a fait des propositions intéressantes. J’ai aussi en vue une caisse de
Moncerbal et une douzaine de Les Manyes qui seront de la poussière d’or pour
les investisseurs. Je sais déjà que je pourrai les revendre cinq fois le prix que je
les aurai achetés.
— Donc, j’imagine que vous allez les acheter, si vous êtes certain de votre
coup, dit maman.
— Absolument, répondit-il avec un grand sourire. C’est une occasion à
saisir. Des personnes intéressées dans d’autres pays en ont déjà eu vent, et ils
m’ont fait eux aussi des propositions.
S’il ne m’avait pas regardée d’un air impatient en annonçant cet argument
massue, je n’aurais peut-être pas forcément relevé.
— C’est fantastique, grommelai-je.
— Les vieux vins sont toujours les meilleurs, dit-il en riant.
— Donc, ils ne vont pas rester bien longtemps en votre possession, intervint
maman.
Thomas secoua la tête.
— Malheureusement, je doute de les détenir un jour. Je me contenterai de les
vendre, sans doute le jour où j’en aurai fait l’acquisition.
— Et à quel prix les achèterez-vous ? questionna maman, soudain très
directe.
— Cent cinquante mille livres, et l’affaire sera conclue, dit Thomas. Je l’ai
déjà proposé pour quatre cent cinquante mille livres à un client russe. Mais je ne
vais pas insister pour qu’il monte encore son prix.
— Donc un investisseur va les acheter par ton intermédiaire, et toi tu vas les
vendre à quelqu’un qui va vraiment te verser cette somme d’argent ? demandai-
je malgré moi.
— Parfaitement, assura-t-il. Et je prendrai dix pour cent de commission sur
chaque transaction. Ainsi tout le monde sera content.
Je regardai ma mère, m’efforçant de lire dans ses pensées.
— Et pourquoi nous, nous n’achèterions pas ce vin ? dis-je sans savoir si
j’avais eu raison de formuler cette question.
— Pardon ? s’exclama Thomas, bien que maman demeure silencieuse. Et où
allez-vous trouver cette somme ?
Je jetai de nouveau un coup d’œil à maman, qui fit un petit signe de la tête.
— On peut le faire. Bien sûr, ça videra nos comptes, mais si ce n’est que
pour vingt-quatre heures et que cela nous rapporte le double, ce sera une très
bonne journée de travail.
— Cela signifierait alors que je pourrais entamer les travaux dans la maison
sans avoir à me faire de souci, intervint maman.
Thomas la regarda, puis dirigea les yeux vers moi, avant de les porter de
nouveau vers elle.
— Je crains que ce ne soit pas une transaction qui vous convienne, Mary. Le
tout risque d’aller bien trop vite, et je ne sais pas… Ça me semble juste…
— Je peux faire un transfert de compte à compte dès lundi matin, dit-elle en
se redressant sur son siège, comme pour montrer qu’elle était vraiment sérieuse.
— À mon avis, il vaudrait mieux que vous commenciez par une transaction
moins importante, répondit-il. Il y aura d’autres occasions. Je vous en aviserai
sans délai.
Tout le corps de maman parut se rétrécir, comme si on venait de retirer une
valve qui maintenait l’air à l’intérieur.
— Nous voulons faire cette transaction, dis-je d’un ton catégorique. Si tu es
absolument certain que ça va nous rapporter le double…
— À tout le moins, précisa-t-il.
— Donc, elle sera pour nous ! Nous le voulons toutes les deux, n’est-ce pas,
maman ?
— Si cela te convient, alors je te suis, répondit-elle.
Thomas sourit et secoua la tête.
— Vous avez l’une comme l’autre assez de cran pour convaincre une armée !
Maman et moi échangeâmes un regard, ravies du compliment.
— Cela dit, réfléchissez bien, insista-t-il.
— C’est tout vu, dis-je avant de me tourner vers maman et d’ajouter en
riant : Si l’affaire tourne mal, je vendrai mon appartement pour te rembourser.
— Je te rappellerai tes paroles, renchérit-elle en souriant.
Chapitre 26
Le réveil qui sonna m’arracha à mon rêve sur le prince Harry. Nous étions
tous deux en train de cambrioler une banque avec des fusils à canon scié. Son
passe-montagne venait de tomber, et il avait rapidement remis un masque sur son
visage, sauf que sur ce dernier figurait sa photo. Que signifiait tout cela ?
— On se lève, on se lève, marmonna une voix endormie à côté de moi.
Je poussai un grognement. Ce ne pouvait pas déjà être l’heure, j’étais
certaine que je venais juste de m’endormir.
— Je ne veux pas que tu t’en ailles, me dit Thomas dans l’oreille en se
collant contre mon dos.
À ces mots, je sursautai, me rappelant que, dans quelques heures, je serais
dans un bus, en train de répéter à une trentaine d’enfants de ne pas manger trop
de bonbons et de tenir un sac devant ceux qui ne m’avaient pas écoutée.
— Tu ne peux pas leur dire que tu es très malade ?
— Non ! m’écriai-je en me levant.
C’était assez dur sans qu’il fasse pression sur moi.
— Cela ne me ressemble absolument pas, poursuivis-je.
Il se redressa pour me caresser le dos, ce qui me fit frissonner.
— Mais c’est un grand jour, aujourd’hui. Une fois l’affaire conclue, il faudra
qu’on sorte pour fêter ça !
L’espace d’un instant, je ne compris pas de quoi il parlait. Peut-être était-ce à
cause de mon rêve. Mon inconscient m’avait-il lancé un avertissement ?
— On pourra tout aussi bien sortir vendredi soir, dis-je en me penchant pour
l’embrasser. Nous aurons d’ailleurs plusieurs choses à célébrer, car nous vivrons
alors officiellement ensemble.
— Mmm. N’oublie pas de me laisser une clé. Je ne travaillerai pas cette
semaine pour déménager.
Après avoir déposé Tyson chez maman, la veille, nous avions rangé ma
chambre afin de dégager de l’espace pour les affaires de Thomas, même s’il
m’avait assuré qu’il n’avait pas besoin de grand-chose. Malgré tout, je voulais
qu’il se sente chez lui ici au même titre que moi, aussi l’avais-je gentiment
encouragé à apporter tout ce qu’il voulait.
— Pourras-tu me prévenir dès que l’argent de maman sera sur ton compte ?
lui dis-je quand il me donna un baiser, sur le seuil.
Je n’aurais su dire ce qui me paraissait le plus étrange : qu’il reste tout seul
chez moi ou de le savoir en possession des économies de ma famille.
Heureusement que j’avais confiance en lui !
— Je te tiendrai au courant de toutes les étapes, promit-il. Normalement,
l’achat et la vente auront lieu aujourd’hui, mais si l’argent de ta mère n’est pas
tout de suite prélevé, alors la vente sera différée à demain.
— Et alors nous aurons vraiment quelque chose à fêter, dis-je en souriant. Je
t’aime.
Il me donna un baiser ardent.
— Moi aussi, je t’aime. À vendredi.
Après avoir tourné à l’angle de ma rue et perdu Thomas de vue, je téléphonai
à ma mère.
— Bonjour, maman.
— Ah, ma chérie, bonjour ! Tout va bien ?
— Oui, je suis en chemin pour l’école.
— Tu as hâte de partir en voyage ?
— Oui et non, répondis-je en toute honnêteté. Si c’était une semaine
normale, je serais impatiente, mais Thomas va apporter quelques cartons dans
mon appartement et…
— Ah, il s’installe chez toi ? m’interrompit-elle sur un ton taquin. Dis-moi,
c’est vraiment sérieux entre vous.
— J’espère, dis-je en riant. Tu vas quand même lui verser cent cinquante
mille livres !
— Tu veux vraiment qu’on aborde le sujet maintenant ? me demanda-t-elle
d’un ton moins enjoué. Je voulais justement t’appeler avant d’aller à la banque
pour… Enfin, tu vois, juste pour vérifier que cela te convient toujours.
Même si j’étais plus que certaine que nous avions raison de réaliser cette
transaction, j’en étais presque malade.
— Absolument, répondis-je, sans prêter attention à mon sentiment profond.
Cela va nous permettre d’entreprendre tous les travaux de restauration
nécessaires pour la maison.
— Tu sais, je suis sortie acheter quelques magazines, hier, me dit-elle d’un
ton excité de petite fille. Et honnêtement, Beth, ils présentent de superbes
demeures.
J’éclatai de rire.
— Comme la tienne. Elle a juste besoin d’un petit lifting.
— Tu sais, je crois que j’ai trouvé la cuisine de mes rêves. Elle est dans le
style Country Shaker, avec des poignées rétro et un comptoir en granit blanc. Et
je pensais même acheter un four à micro-ondes, toutes les maisons dans ces
revues semblent en avoir. Je ne m’en servirai sans doute pas, mais ça va bien
avec ce genre de cuisine, non ? Si tu voyais ce qu’on fait, aujourd’hui, Beth ! Et
ne me lance pas sur les salles de bains… Elles ont toutes des douches sans
rebord, et aucune n’a de vieux rideaux moisis autour de la baignoire. Mes
hanches me remercieront, je t’assure.
Elle en plaisantait, mais je n’appréciais pas du tout la façon dont elle avait
vécu toutes ces années. Ces travaux lui permettraient de changer radicalement
d’existence.
— Avertis-moi quand tu auras transféré l’argent ! lui dis-je. On pourra peut-
être aller en ville ce week-end pour voir tout ça de plus près et avoir d’autres
idées.
— J’en suis tout excitée, me répondit-elle, haletante. Je t’appelle dès que je
suis passée à la banque. Allez, amuse-toi bien !
Et ce fut le cas jusqu’au lendemain. Jusqu’à ce que je découvre qu’aucune
nouvelle de personne ne m’était parvenue.
— Tu as eu des problèmes avec ton téléphone ? demandai-je à Maria au petit
déjeuner.
Les enfants, à côté de nous, mangeaient leur porridge, mais de toute évidence
à contrecœur. Quand le cuistot entendit l’un d’eux se plaindre d’un goût de
carton, il nous prévint qu’il nous préparerait « quelque chose de plus adapté à
des palais d’adultes ». Je ne sus si je devais en rire ou en pleurer quand il nous
servit le même porridge avant de poser bruyamment un pot de confiture de
framboises sur la table entre nous.
— Le service, ici, est une catastrophe, me dit alors Maria.
Pendant quelques secondes, je ne sus si elle parlait du réseau téléphonique ou
du petit déjeuner.
— Jimmy m’a envoyé un mail pour me dire qu’il avait essayé de m’appeler
et de m’envoyer un texto, mais que rien ne passait. Et je n’ai rien reçu de
personne depuis qu’on est ici.
— Ah, je comprends mieux ! dis-je, soulagée, même si mon estomac restait
noué.
Je repoussai le bol dont le contenu m’évoquait une mixture à base de ciment
et ajoutai :
— J’attendais que maman et Thomas se manifestent, mais rien.
— Appelle-les du fixe à la réception, suggéra-t-elle.
— Bonne idée.
Je téléphonai en premier à Thomas et tombai tout de suite sur son répondeur,
mais ce n’était pas son message habituel. Aussi, reposant immédiatement le
téléphone, je composai de nouveau le numéro pour entendre à l’autre bout le
même message automatique.
Une voix féminine semblable à celle d’un robot disait en effet : « … Laissez
un message après le signal sonore. »
— Salut ! dis-je, pas certaine d’avoir fait le bon numéro. C’est moi, Beth. Je
voulais juste te dire que ni les appels ni les textos ne passent, ici. J’espère que
tout va bien et que la transaction s’est déroulée comme prévu. Si tu pouvais
appeler l’hôtel et laisser un message à mon intention, ce serait génial. Parce que
si tu ne me donnes pas de nouvelles, je vais croire que tu as saccagé mon
appartement et que tu t’es enfui avec l’argent.
Et je me forçai à rire avant de raccrocher.
J’appelai ensuite maman, qui décrocha immédiatement.
— Oh, quel soulagement ! s’écria-t-elle d’une voix un rien affolée. Je t’ai
appelée et envoyé des textos, et j’étais un peu inquiète que tu me laisses sans
nouvelles.
Était-ce parce qu’elle redoutait que je ne sois tombée d’une montagne, ou
qu’il n’y ait eu un problème avec la transaction ?
— Non, tout va bien, lui assurai-je. Mon portable ne marche pas, ici, alors je
t’appelle du fixe de l’hôtel.
— Bon, si tout va bien, c’est parfait, répondit-elle avant d’ajouter : Thomas
a-t-il reçu l’argent ?
— Oui, répondis-je tout de suite.
— Donc, tout s’est déroulé comme attendu ? On a obtenu combien,
finalement ? J’ai tellement hâte de le savoir.
— Tout s’est bien passé, lui assurai-je, ne sachant pourquoi je mentais. Je
n’ai pas pu parler à Thomas ce matin, mais il me communiquera le montant final
dès que je l’aurai.
Je l’entendis pousser un soupir de soulagement.
— Bien, je suis soulagée. J’ai à peine fermé l’œil cette nuit, tant j’étais
inquiète.
— Tu ne dois vraiment pas te tracasser, maman. Dès que je l’ai en ligne, je
t’appelle.
— Entendu, ma chérie. Je me sens bien mieux, maintenant que je t’ai parlé.
Après cette conversation, j’avais toujours la nausée, et elle devint de plus en
plus menaçante…
— Excuse-moi, parvins-je à articuler à l’intention de Maria.
Et je me précipitai vers la porte des toilettes devant lesquelles nous passions
justement. Une seconde plus tard, et c’était sur elle que je me répandais…
— Ça va ? me demanda-t-elle prudemment à travers le mince battant.
— Euh… non, finis-je par dire, confirmant l’évidence. Je ne me sens pas
bien.
— Bon sang, tu crois que c’est à cause du porridge ? Il faut qu’on parte dans
une minute.
— Je ne pense pas pouvoir faire du canoë avec vous ce matin, dis-je.
À cette pensée, je sentis une nouvelle vague de nausée monter en moi.
— Pas de problème, répondit-elle. Tu veux que je reste avec toi ?
— Non, tout va bien, dis-je en ouvrant la porte de la cabine.
— Mince alors, tu en as, une tête ! s’écria-t-elle. C’est dû à quoi, selon toi ?
— Je l’ignore, dis-je en toute honnêteté.
Le sentiment d’inquiétude que je sentais croître en moi à cause de la
transaction ne pouvait tout de même pas expliquer ce vomissement !
— Si tu pouvais y aller sans moi, je t’en serais très reconnaissante.
— Bien sûr, répondit-elle en me frottant le dos. Tu as réussi à joindre
Thomas ?
Je ne pus que secouer la tête.
— Pas encore, je le rappellerai plus tard.
— Va dans ta chambre et repose-toi, d’accord ? Je viendrai prendre de tes
nouvelles au déjeuner.
Je parvins à dire au revoir aux enfants avec le sourire, m’efforçant de ne pas
me sentir coupable quand le petit Theo déclara :
— Mais, mademoiselle Russo, ce sera bien moins drôle sans vous.
— Allons, pas du tout ! promis-je en lui ébouriffant les cheveux. On fera de
la descente en rappel, cet après-midi, et je ne veux manquer ça pour rien au
monde.
Mais le monde était, semblait-il, devenu un lieu bien précaire. Il suffisait
qu’il sorte légèrement de son axe, et tout partait à la dérive.
— Vous n’avez vraiment aucun message pour moi ? demandai-je à la
réception de l’auberge, juste avant le déjeuner. Quelqu’un d’autre que vous a
peut-être pris l’appel ?
L’homme secoua la tête d’un air impuissant.
Quand Maria vint me rendre visite dans ma chambre, je lui dis :
— Je suis vraiment navrée, mais je ne vais, hélas, pas pouvoir rester.
Ce qui n’était pas tout à fait vrai – j’aurais pu physiquement rester –, mais je
n’avais vraiment pas le cœur à descendre les montagnes en rappel, ni à
construire un radeau au milieu d’un lac. Au mieux, je serais obligée de rester à
l’auberge, qui n’était pas un lieu particulièrement confortable même en temps
normal, et encore moins quand on était malade et qu’on avait envie d’être dans
son lit. Je tus le fait que j’étais contrainte de rentrer le plus vite possible afin de
vérifier que tout allait bien du côté de Thomas. Et que, une fois rassurée, je
pourrais revenir, affranchie de l’appréhension qui m’empoisonnait lentement le
corps.
Je tins mon téléphone dans mon giron pendant tout le trajet en taxi jusqu’à la
gare, attendant impatiemment que les barres du réseau s’affichent. On était à
cinq bons kilomètres de Snowdonia quand mon téléphone reprit vie. Les bips
indiquant les textos qui arrivaient en rafale se succédèrent alors que le chauffeur
klaxonnait, de toute évidence habitué aux citadins agités et irritables, fortement
désireux de retrouver la civilisation.
Tout va bien ?
Alors, c’est fait ?
Tu peux me rappeler, s’il te plaît ?
J’ai vu une cuisine merveilleuse.
Dis-moi juste si c’est fait.
Je suis inquiète, appelle-moi, s’il te plaît.
Tous les messages qui, les uns après les autres, éclairaient mon écran
provenaient d’une même personne : maman.
Chapitre 27
Le champagne lui est monté à la tête, constate Alice. Elle ne s’en était pas
encore aperçue, mais maintenant qu’elle est assise sur le siège chauffant des
toilettes, elle éprouve des difficultés à se concentrer. Elle tente de regarder
fixement la porte, mais celle-ci bouge, comme si elle était à bord d’un bateau
pris dans la tempête. Elle tend la main vers le rouleau de papier hygiénique, qui
ne se trouve pas tout à fait à l’endroit qu’elle croyait, et sa main le manque de
quelques centimètres.
— Merde ! s’écrie-t-elle à voix haute.
Combien de coupes a-t-elle bues ? Elle aurait dû éviter celle de trop. Elle
aime la façon dont l’alcool engourdit ses terminaisons nerveuses, phénomène qui
se produit normalement après trois ou quatre verres ; en l’occurrence, elle a
l’impression d’avoir vidé toute une bouteille et un peu plus.
Tout à coup, elle se rappelle qu’elle a pris des comprimés pour calmer le
stress lié à l’avion, ne pensant pas une seconde que la double dose qu’elle a
ingérée aurait d’autre conséquence que de l’envoyer dans les bras de Morphée
pendant le vol, ce qui a d’ailleurs été le cas. Mais, maintenant, elle ne peut
s’empêcher de songer que ce n’était pas une bonne idée de leur associer de
l’alcool.
Les instructions pour tirer la chasse d’eau semblent bouger constamment
devant ses yeux ; elle émet des rires nerveux chaque fois qu’elle appuie sur le
bouton sans que cela déclenche la chasse d’eau.
— Tu as beaucoup trop bu, déclare Nathan quand elle revient en zigzaguant
vers la table.
Et il éclate de rire.
— On était censés fêter le contrat, non ? répond-elle d’un ton traînant en
s’asseyant lourdement sur la chaise qu’il a tirée pour elle.
Il se penche sur la table et lui prend la main.
— On remonte dans la chambre ?
— Oh, oh, c’est une invitation, monsieur Darcy ? réplique-t-elle à voix
haute, faisant mine de se lever.
Le talon d’un de ses escarpins reste coincé dans la bride de l’autre, et Nathan
la retient de justesse avant qu’elle ne tombe.
Elle a conscience d’avoir perdu le contrôle de ses gestes à cause de la
quantité d’alcool qu’elle a ingérée.
— Quand je serai dans la chambre, je vais…
— Chut, dit Nathan en riant. Je ne crois pas que tout le monde dans le
restaurant ait besoin de savoir.
Quand ils ressortent de l’ascenseur, elle le repousse alors qu’il veut la guider
dans le couloir pour regagner leur chambre et s’appuie contre le mur au moment
où il se débat avec la carte magnétique devant la porte.
— Je vais te tenir éveillé toute la nuit, promet-elle en s’approchant de lui et
en l’agrippant par le revers de sa veste.
Elle le désire ardemment. Cela fait des semaines qu’ils n’ont pas fait
l’amour.
— Je veux que tu me fasses l’amour comme tu ne me l’as jamais fait, dit-elle
en l’embrassant.
Et, de sa langue, elle titille celle de Nathan, mordant doucement sa lèvre
inférieure.
— Et que me vaut cet honneur ? demande Nathan, un sourcil relevé.
Il serait délicat de lui avouer que, pendant presque dix ans, la pensée de Tom
l’a toujours obsédée pendant leurs ébats, qu’elle se demandait si, de là où il était
à présent, il pouvait la voir ; elle redoutait de le blesser en s’abandonnant
complètement dans les bras d’un autre, ce qui la bloquait.
Elle se déteste de n’avoir aimé Nathan qu’à moitié pendant tout ce temps,
parce que c’est bel et bien ce qu’elle a fait. Elle s’est languie d’un homme qui
couchait avec une autre, a conçu un enfant avec celle-ci, au détriment de celui
qui le méritait le plus.
— J’ai été si idiote, dit-elle alors que les larmes lui montent aux yeux. Me le
pardonneras-tu ?
— Te pardonner quoi ? questionne Nathan, sur ses gardes. Qu’as-tu fait ?
— Rien, c’est bien là le problème, dit-elle. Je n’en ai pas assez fait.
Il la regarde sans comprendre tandis qu’elle le pousse contre la porte et se
met à déboutonner son pantalon. Elle n’est pas vraiment surprise qu’il soit prêt
pour elle et que sa langue réponde à la sienne, il est évident que le désir de
Nathan est aussi impérieux que le sien.
— Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? demande ce dernier après leur
étreinte, alors qu’ils sont allongés sur la moquette.
— C’est ainsi que cela aurait dû se passer depuis le début, dit Alice, encore
toute frissonnante.
Nathan roule sur le côté et la considère.
— Qu’est-ce qui a changé ?
— Tout, répond-elle avec franchise. Tout semble différent.
Il fronce les sourcils.
— À cause du contrat ? Ou parce que tu as eu assez de courage pour venir
jusqu’ici ?
Elle s’attend à ce qu’il déclare : « Je t’avais bien dit que ce n’était pas la fin
du monde, ce voyage », et le remercie en silence lorsqu’il s’en abstient.
— J’ai juste l’impression que c’est le début d’une nouvelle période de ma
vie, dit-elle, soulagée que le brouillard lié à l’alcool commence à se dissiper.
— Eh bien, je crois que je vais tout simplement adorer cette nouvelle façon
d’être, dit-il avec un sourire. Si chaque fois on fait l’amour comme ça…
Alice rit.
— Je suis sérieuse, les choses vont changer. Je n’ai pas toujours été la femme
que tu mérites, la mère dont mes enfants ont besoin, ni la femme d’affaires que
je sais pouvoir être.
— Je trouve que tu ne t’en sors pas mal, compte tenu de…
Il s’interrompt.
— Compte tenu de quoi ? demande-t-elle aussitôt. De ma dépression
nerveuse après le décès de mon premier mari ?
— Ce n’est pas ce que je voulais…
— Je sais parfaitement ce que tu voulais dire, renchérit-elle, et j’en conviens,
seulement, je ne veux pas que le passé soit ce qui me définisse. J’en ai plus
qu’assez d’être cette personne-là. Même quand je prétends ne plus l’être, je le
suis, au fond de moi-même.
Il acquiesce.
— Donc, je voulais juste te dire que je suis désolée, et qu’à partir de
maintenant je vais me donner entièrement à toi.
Elle se penche pour l’embrasser.
— Je t’aime, ajoute-t-elle avant de l’inviter à recommencer.
— Je n’aurai aucune difficulté à m’habituer à ma nouvelle femme, dit-il en
se relevant. Laisse-moi juste aller aux toilettes.
Alice soupire et le regarde s’éloigner, nu, vers la salle de bains, comme si,
pour la première fois, elle le voyait vraiment. Elle est toujours allongée,
satisfaite et heureuse, quand le téléphone de Nathan émet des petits bips dans la
poche de sa veste qu’il a jetée par terre, tout à l’heure, dans sa précipitation à se
débarrasser de ses vêtements. En temps normal, elle ne regarderait pas, mais il se
peut que ce soient les filles qui essaient de les joindre. S’efforçant de garder son
sang-froid et de bannir ses pensées irrationnelles sur ce qui peut leur être arrivé,
elle tend le bras pour s’en saisir.
Elle lit le message, puis le relit, les mots devenant si flous qu’elle ne parvient
plus à les reconnaître. Elle croit en comprendre la signification, mais ferme les
yeux pour leur laisser la possibilité de s’effacer.
J’ai besoin de toi. Maintenant. Baisers
Son sang si chaud jusque-là se glace dans ses veines. Elle fait défiler l’écran
vers le bas, puis vers le haut, en quête de preuves sur la personne avec qui elle se
dispute l’affection de son mari. Mais elle ne trouve rien, il n’y a rien d’autre que
le numéro de téléphone anonyme de son expéditeur.
De l’autre côté de la paroi, elle entend la chasse d’eau ; elle doit réfléchir
rapidement, mais son cœur bat si vite que ses mains en tremblent. Elle prend tant
bien que mal une capture d’écran pour se l’envoyer à elle-même, avant d’effacer
sur le portable de Nathan le message qu’elle vient de lire et celui qu’elle s’est
envoyé. Nathan sort de la salle de bains au moment où elle parvient à remettre le
téléphone dans sa poche.
— Tu es encore allongée par terre ? dit-il en riant.
Et il lui tend la main pour l’aider à se relever ; elle fait appel à toute la force
de sa volonté pour ne pas le repousser. Comment a-t-il pu lui promettre un
amour indéfectible ? Comment a-t-il pu lui jurer qu’il n’avait pas de liaison,
alors que, depuis tout ce temps, il la trompe, vit dans deux réalités ? Comment a-
t-il pu lui faire signer ce contrat, aujourd’hui, sachant qu’il a menti pour arriver à
ses fins ? Cette pensée lui donne la nausée.
— Eh bien, on repart pour un tour ? lui souffle-t-il dans l’oreille en se tenant
derrière elle.
Il l’entraîne alors vers le lit, elle sent son désir dans son dos, mais le sien,
encore si fort il y a quelques instants, vient de se transformer en une rage
incandescente, si féroce qu’elle redoute de faire un malheur si le mauvais
instrument lui tombe entre les mains. Elle serre les poings et rassemble toutes ses
forces pour ne pas le mettre en pièces.
— Je suis fatiguée, finit-elle par dire, mâchoires crispées.
— Eh bien, la nouvelle version de toi-même n’aura pas fait long feu, dit
Nathan en riant.
Il l’aide gentiment à s’allonger sur le lit et ajoute :
— Quant à moi, je suis plutôt surexcité. Ça ne t’ennuie pas si je vais au bar ?
Les bras lui en tombent : attend-il vraiment qu’elle lui donne la permission
de la tromper ? Car c’est assurément ce qu’il va faire. Elle n’a pas la moindre
idée de qui est cette femme, mais, selon toute vraisemblance, elle se trouve ici,
au Japon. Elle essaie de ne pas penser à quel point Nathan est pervers. Que
gagne-t-il à l’avoir entraînée à l’autre bout du monde pour qu’elle signe ces
contrats ? Elle aurait tout aussi bien pu le faire à Londres ! A-t-il convié sa
femme et sa maîtresse pour satisfaire son ego surdimensionné ?
Elle frissonne involontairement en se rappelant qu’elle lui a passé la brosse à
reluire avec des trémolos dans la voix tout en faisant son mea culpa, lui assurant
qu’elle allait changer et lui donner ce qu’il méritait. Il a dû bien se fiche d’elle.
Comme elle s’est ridiculisée !
Dès que Nathan est sorti de la chambre, Alice se relève et fonce, désespérée,
vers le minibar : elle décapsule la mignonnette de Bombay Sapphire avec
impatience et, sans la moindre hésitation, vide la bouteille à même le goulot.
L’alcool pur qui se déverse dans sa bouche lui brûle la gorge, et le goût la fait
grimacer.
Elle sait que cela ne lui apportera pas de réponse, néanmoins cela lui
permettra de supporter un peu mieux les choses, pour l’instant.
Son portable est sur la table de nuit et, en raison de ce qu’il contient, elle a
l’impression qu’il est un peu le complice de la fourberie de Nathan. Elle s’en
saisit, regarde sans s’attendrir son fond d’écran où Sophia et Olivia tirent la
langue. Des pensées négatives l’envahissent, chacune tentant de prendre le
dessus. Elle a la sensation que tout son monde est au bord d’un précipice. Elle a
besoin de parler à quelqu’un. Elle a besoin de parler à Beth.
Son pouce hésite sur le numéro enregistré dans ses contacts sous « Ta
meilleure amie ». Elle ne peut s’empêcher de sourire en se rappelant que c’est
Beth qui a modifié son nom, à son insu, alors qu’elle se trouvait aux toilettes
dans leur pub préféré. Le lendemain, en se rendant à l’école, son téléphone
s’était mis à vibrer et les mots « Ta meilleure amie » s’étaient affichés sur
l’écran. Ça l’avait fait mourir de rire sur le moment. Que ne donnerait-elle pas
pour rire de nouveau avec Beth, à présent ? Pourront-elles retrouver leur entente
d’autrefois ? Faire comme si rien de tout ça n’était arrivé ?
Alice appuie sur le numéro, puis interrompt immédiatement l’appel,
préférant se connecter à Facebook dans l’espoir que Beth y aura posté une
publication cryptique qui, d’un coup de baguette magique, fera tout rentrer dans
l’ordre. Il suffit que cette dernière dise qu’elle s’est trompée sur toute la ligne,
que bien évidemment il ne s’agit pas du même Tom – comment serait-ce
possible ? Mais il n’y a rien d’autre, sur son compte, qu’un rappel pour la fête de
l’école, le samedi suivant. Alice se souvient qu’elle a promis de tenir le stand de
maquillage, mais elle s’en sent désormais incapable.
D’une main tremblante, elle tape « Tom Evans », et patiente le temps que
s’affichent les cent quatre-vingt-cinq Tom Evans qui y sont répertoriés. Elle
espère et attend que, depuis son appel à Facebook pour signaler l’erreur, il y en
aura désormais un en moins. Mais son visage est toujours là, il la regarde comme
si tout ce en quoi elle croyait existait toujours, alors que ce qu’elle veut, c’est
juste plonger la main dans son téléphone et lui arracher les yeux.
Elle clique sur son profil, et une nouvelle photo emplit l’écran. Elle a alors la
sensation qu’on vient de lui donner un coup de pied en pleine poitrine : elle
manque brusquement d’air, la photo devient floue… Une femme séduisante,
qu’elle n’a encore jamais vue, tient dans ses bras protecteurs un enfant. Le duo,
coiffé de capuches ourlées de fourrure et le bout du nez rouge, pose pour la
photo avec en arrière-fond une montagne recouverte de neige. En dessous, Tom
a écrit : « Les femmes de ma vie ».
Chapitre 33
— Il ne peut pas être vivant, dit Alice à haute voix, complètement pétrifiée,
dans son lit. C’est juste impossible.
Puis elle se rappelle que ce même jour, la semaine passée, elle a aussi cru
inimaginable qu’il ait aimé une autre femme et conçu un enfant avec elle.
Elle s’efforce de se faire une raison : elle ne peut gérer cette histoire
maintenant, car elle doit incessamment retrouver Nathan.
Elle fait le tour de la pièce, ramasse ses vêtements jetés négligemment par
terre sous le feu de leur désir urgent. Sa culotte en dentelle qui lui a semblé
parfaite quand Nathan la lui a retirée avec les dents en début de soirée a l’air
sordide à présent, et sa petite robe noire qui lui a coûté une fortune et dont il a
ouvert la fermeture Éclair dans le dos avec des gestes experts, en lui titillant la
peau du bout des doigts, lui paraît grotesque quand elle la renfile.
Elle comprime de nouveau ses pieds dans ses escarpins de quinze
centimètres, désirant à tout prix sortir des quatre murs de cette chambre d’où
l’air semble avoir été complètement aspiré. Elle ne sait si elle veut retrouver
Nathan ou tuer Tom pour la deuxième fois, tandis qu’elle avance, chancelante,
dans le corridor, se forçant à sourire au garçon d’étage, dans l’ascenseur.
Si elle savait où elle allait et ce qu’elle va faire, cela l’aiderait, mais, en
l’occurrence, ses seules certitudes consistent en des peurs paranoïaques : elle a
finalement la preuve que son mari a une liaison et doit prendre une décision sur
la façon dont elle va réagir.
Le bar est aussi bondé que lorsqu’elle a plaisamment bu une bouteille de
champagne avec Nathan, avant le dîner. Elle trouvait l’endroit alors très excitant,
misant finalement sur l’avenir avec espoir. Maintenant, elle a une boule dans la
poitrine et la nausée chevillée à l’estomac.
En dépit de son agitation, elle marche la tête haute, tentant désespérément de
ne pas montrer ce qu’elle ressent : une panique absolue ! Elle regarde
furtivement chaque personne présente au bar, ne sachant trop si elle espère
repérer Nathan ou non. S’il est ici, elle ne pourra réprimer le besoin d’aller le
voir pour lui réclamer des explications sur-le-champ, bordel ! Sinon, elle devra
faire face à des questions encore plus problématiques : où se trouve-t-il ? Et avec
qui ?
Elle repense à la boucle d’oreille et au bouquet, ainsi qu’à la facture émise
par ce même hôtel. Elle s’est laissé convaincre par Nathan que les cocktails, le
room service et le massage en duo lui avaient été attribués par erreur. Il lui avait
juré qu’il n’avait jamais vu cette boucle d’oreille auparavant et que la livraison
de fleurs avait vraiment été la faute à pas de chance, une coïncidence si
improbable. Comment avait-elle pu se laisser duper ainsi ? Peut-être parce que,
connaissant la vérité sur Tom, elle avait considéré Nathan sous un tout autre jour.
Un angle qui l’empêchait de reconnaître que lui aussi l’avait trompée.
Admettre qu’un des hommes qu’elle avait aimés l’avait trahie était déjà
affreusement douloureux, mais l’idée que les deux lui avaient été infidèles
l’amenait à se remettre en question : quelle faute avait-elle commise pour les
pousser à agir ainsi ? Elle s’était pourtant efforcée de les aimer du mieux qu’elle
avait pu. Ce n’était donc pas assez ?
Elle retient son souffle en inspectant le bar, espérant finalement y découvrir
Nathan, car, pour l’instant, c’est le moins diabolique des deux. Et s’il n’est pas
ici, elle refuse d’aller là où son esprit l’entraînera à coup sûr. Elle ne veut pas
savoir si la personne qui lui a envoyé ce texto, quelle qu’elle soit, se trouve au
Japon.
Y habite-t-elle ? Est-ce ici qu’il l’a rencontrée ? A-t-elle quelque chose à voir
avec le terrain ? Est-ce pour cette raison qu’il a passé tant de temps ici, avec elle,
sachant qu’Alice ne ferait pas le voyage ? Elle se demande s’il a été surpris
quand elle l’a informé qu’elle se joindrait à lui. Assurément, il ne s’était pas
attendu à une telle décision de sa part. Avait-elle saboté ses plans ? L’occasion
pour lui de passer du temps avec elle ? Peut-être que non, au fond, car en passant
vainement en revue les visages des clients, elle se rend compte qu’il l’a malgré
tout rejointe.
Elle commande un Bailey avec des glaçons, la première chose qui lui passe
par la tête. L’homme qui joue du Sinatra au piano lui jette un coup d’œil et lui
adresse un hochement de tête enjoué. Elle répond par un petit sourire et avale
une gorgée d’alcool, s’efforçant de ne pas vider son verre d’un trait.
Bien qu’elle se trouve dans une ville inconnue, à l’autre bout du monde, où
son imagination peut se déployer si facilement pour concocter une histoire
d’horreur sur ce qui a pu arriver à Nathan, elle ne ressent pas la moindre
inquiétude pour lui. Peut-être parce que, tout au fond d’elle-même, elle a deviné
que ce n’était pas sa sécurité qui était compromise, mais sa moralité.
— Puis-je ? demande un gentleman en désignant le tabouret, près d’Alice.
— Bien sûr, répond-elle avec le sourire.
Et, pendant cette fraction de seconde, son esprit a enregistré le fait qu’il est
séduisant.
— Je vous offre un verre ? demande-t-il avec un accent américain.
Son premier instinct est de répondre par la négative, mais, à la réflexion,
pourquoi pas ? se dit-elle. Pourquoi refuserait-elle qu’un bel homme lui offre un
verre ? Elle peut même aller plus loin si l’opportunité se présente. Mais les
griffes de la panique la saisissent quand elle s’imagine monter dans la chambre
de l’homme qui se trouve devant elle. Bien que la perspective soit excitante, elle
est incapable de comprendre comment des gens mariés, censés aimer leur
conjoint, peuvent les tromper. Son cœur palpite plus fort rien qu’à cette pensée.
— Je prendrai un gin tonic, s’il vous plaît. Double.
Le barman lui sourit et s’affaire à couper un concombre dans un bol en
cristal ; sa fragrance fraîche et tonifiante arrive jusqu’à elle.
— Vous logez ici ou vous êtes juste de passage ? demande l’homme en
désignant l’entrée du menton.
— Nous… Je loge ici, répond Alice, l’intérêt assez piqué pour modifier son
histoire, ne serait-ce que pour voir jusqu’où cette conversation les mènera.
— Je vois, dit-il.
Ses yeux bleus perçants ne la lâchent pas, au point qu’elle se demande s’il
n’est pas en mesure de voir clair dans son jeu.
— Et vous ? renchérit-elle en croisant les jambes et rejetant sa chevelure
derrière son épaule. Vous séjournez ici ?
— Oui, juste pour la nuit. J’ai tenté de m’endormir, mais j’ai bataillé quatre
heures contre le décalage horaire. Et plus j’essaie, moins j’y arrive.
— D’où venez-vous ?
— De New York, mais j’ai fait une escale à Shanghai.
Elle n’arrive pas à se représenter la trajectoire, géographiquement.
— Vous faites sans doute partie d’une équipe de personnel navigant ?
Il hoche modestement la tête.
— Je suis pilote.
Elle sourit.
Il croit vraiment que je suis née de la dernière pluie ?
C’est alors que, de façon impromptue, Beth surgit dans son esprit. Alice sent
un vif élancement du côté du cœur. Elle se rappelle que cette dernière lui a
toujours dit qu’elle fantasmait sur l’idée de sortir avec un pilote.
— Imagine le prestige de l’uniforme, avait-elle soufflé, tandis qu’elles
prenaient la posture du chien, pendant leur cours de yoga. Je le vois s’avancer
vers moi, casquette sous le bras, et me soulever dans ses bras sur la musique de
« Up Where We Belong » …
Alors qu’Alice tentait de se représenter la scène, ce qui avait été des plus
aisés, elle en avait perdu sa concentration et s’était écroulée, prise d’un fou rire.
— Mais ils ne sont jamais comme dans nos fantasmes, tu ne crois pas ?
avait-elle fini par dire.
— Tu parles par expérience ? avait questionné Beth.
— Non, avait répondu Alice, l’air faussement horrifié. Mais quand on entend
leur voix dans le haut-parleur, ils ont toujours des voix suaves et profondes, et
ensuite, quand on arrive à destination, on voit un petit gars chétif qui a l’air bien
trop jeune pour piloter un avion énorme à plus de dix mille mètres d’altitude.
Bon, tu vois ce que je veux dire. N’est pas Richard Gere qui veut…
Cependant, alors qu’elle regarde l’homme qui se tient devant elle à présent,
Alice pense qu’il n’en est pas loin. Ses cheveux noirs bouclent légèrement au
niveau du cou, et ses yeux d’acier suivent cette fois les moindres mouvements du
barman.
— Je peux avoir un whisky coca ? demande-t-il.
Alice lève son verre vers lui, et il lui sourit en acquiesçant.
— Tu crois que ça va t’aider à dormir ? questionne-t-elle en passant sans
préavis au tutoiement.
— J’aime à penser que oui, mais là, pour l’instant, je cherche juste à
empêcher mes paupières de me brûler.
Il sourit et éclate de rire, un peu plus fort que voulu. Elle se redresse, puis se
demande pourquoi elle fait cela.
— Je ne sais ce qui est pire : l’impossibilité de dormir ou le besoin de dormir
plus longtemps que l’on en a le droit. On pourrait croire que, avec mon
expérience, j’aurais résolu le problème.
— Depuis combien de temps es-tu pilote ? s’enquiert Alice, montrant qu’elle
est bonne joueuse.
— Quinze ans, dit-il, une lueur dans les prunelles. Et toi, qu’est-ce qui
t’amène ici ?
— Les affaires, en fait.
Et, dès qu’elle a prononcé ces paroles, l’affolement s’empare d’elle à l’idée
qu’elle a signé un contrat pour un site d’une valeur d’un million de livres. Avec
un mari fidèle et à la fois son indéfectible associé, ç’aurait été à peu près gérable,
une épreuve pour les nerfs, mais gérable. Maintenant, à la dérive au beau milieu
de l’océan, sans Nathan, son ancre, la perspective est terrifiante…
— Quel genre d’affaires ? demande-t-il.
— Je suis dans l’immobilier, dit-elle en s’éclaircissant la voix.
Puis elle carre les épaules, tentant de chasser le sentiment d’imposture qui
vient toujours la titiller lorsqu’elle évoque un projet dont elle estime que le
mérite ne lui revient pas.
— Je m’occuperai ensuite de la décoration intérieure de ce que j’ai acquis,
ajoute-t-elle pour se sentir plus légitime.
— Intéressant, dit-il. Et qu’as-tu acheté ?
— J’ai acquis un site dans lequel je vais faire construire vingt-huit
appartements.
Il lui lance un coup d’œil comme s’il venait de recevoir une décharge
électrique.
— Waouh ! Vraiment ?
— Ça te surprend ? dit-elle d’un ton léger. De nos jours, les femmes sont
capables de tout, hein…
Elle ne précise bien sûr pas que, sans Nathan, elle n’en aurait sans doute
jamais eu l’idée. Elle repousse les doutes qui se faufilent en elle et tente
d’étouffer la petite voix qui lui susurre : « Sans Nathan, tu es incapable d’être
autonome ».
— Pas du tout, répondit-il avec prudence. Je suis sincèrement impressionné.
Cela fait-il de moi un macho ?
Alice secoue la tête.
— Donc, tu as entrepris ça toute seule ? reprend-il.
Et, de nouveau, il s’engage sur un territoire dangereux.
— Sans un homme, tu veux dire ? Eh bien, oui ! C’est ma société, mon
talent, mon argent.
Elle n’éprouve pas le besoin de préciser que la plupart des fonds ont été
empruntés à la banque.
— Chapeau bas ! dit-il en levant son verre. Et je dirais la même chose à une
femme, un homme ou un enfant. Il faut être très courageux pour se lancer dans
ce genre de projet, surtout sur un marché aussi compétitif qu’ici. Vraiment,
respect !
Et tu devrais penser la même chose, se dit-elle en silence avant de se
demander pourquoi elle n’a jamais pensé à continuer sans Nathan.
— Donc, j’en déduis que tu viens d’Angleterre ?
Alice hoche la tête en avalant un trait d’alcool.
— De Londres.
— J’adore les Anglaises, dit-il. J’adore l’accent londonien. À vrai dire, ça
m’excite terriblement.
— Nous pouvons aussi être très grossières, tu sais, dit-elle.
— Ah bon ? fait-il, l’encourageant à poursuivre.
Alice hausse un sourcil de manière suggestive, avant de se pencher vers lui :
— Cloaque, fange, turpitude…
Inclinant la tête en arrière, l’homme éclate de rire.
— Ah, vous les Anglais, et votre sens de l’humour si particulier !
Alice lui sourit et le transperce du regard. Elle avait oublié ce que c’était, de
flirter, de se sentir attirante et désirée. Le pouvoir que confère cette sensation est
un aphrodisiaque en lui-même. Peut-être commence-t-elle même à comprendre
pourquoi des partenaires infidèles en arrivent à baisser la garde. Est-ce vraiment
aussi aisé ?
— Écoute, normalement, je ne fais pas ce genre de chose, dit-il, mais…
Elle lui adresse un doux sourire, comme si elle le croyait.
— Voudrais-tu me rejoindre dans ma chambre pour prendre un verre ?
ajoute-t-il.
— Juste pour un verre ?
Il sourit, et elle sent son estomac se retourner.
Si son mari n’était pas en train de la tromper et de lui mentir, alors elle ne se
serait jamais retrouvée dans cette situation, mais comme c’est le cas, eh bien…
À la pensée de ce que Nathan est sans doute en train de faire au même
instant, elle sent son cœur se briser, et considère le bel homme devant elle :
pourquoi, grâce à cet inconnu, ne rendrait-elle pas à son mari la monnaie de sa
pièce ?
Me sentirai-je mieux si je couche avec lui ? se demande-t-elle. Aurai-je la
sensation d’avoir pris ma vengeance ? Est-ce que ça me permettra d’estimer
qu’on est quittes ?
Le pilote se rapproche un peu plus d’elle.
— Alors, c’est oui ou non ?
Elle ferme les paupières.
— Quel est le numéro de ta chambre ? demande-t-elle.
— C’est la 1 106, répond-il.
— Je t’y retrouve dans cinq minutes.
Il se saisit de son verre, et Alice le regarde quitter le bar. Chaque fibre de son
corps est sur haute tension, même les bouts de ses doigts vibrent. Elle se force à
rester où elle est et à finir calmement son verre, tout en comptant dans sa tête,
afin d’étouffer la nervosité qui lui tord le ventre.
— Puis-je avoir l’addition, s’il vous plaît ? demande-t-elle au barman.
— M. Anthony a déjà réglé pour vous, madame.
Beau parleur ! Il a l’habitude de ce genre de petit jeu.
Elle se lève de son tabouret, soucieuse de ne croiser le regard de personne au
cas où elle apercevrait des expressions désapprobatrices. Elle se regarde dans les
portes dorées et lustrées à l’extrême, et est stupéfaite par son reflet. Son mascara
a coulé, aussi mouille-t-elle son doigt pour l’enlever. Elle se pince les pommettes
et voit le sang monter instantanément à ses joues, colorant sa peau livide. Elle
ébouriffe sa frange et range une mèche de cheveux derrière son oreille.
Se forçant à prendre de profondes inspirations, elle traverse lentement le hall
aux lumières tamisées, et sent ses talons s’enfoncer dans la moquette épaisse.
Alors qu’elle arrive au niveau de la porte de sa chambre, celle-ci s’ouvre, et
Nathan se matérialise devant elle, yeux écarquillés.
— Ça alors, tu es ici ! s’exclame-t-il. J’allais envoyer une équipe à ta
recherche.
— J’ai eu un regain d’énergie, répond-elle d’un ton brusque. Je n’arrivais pas
à dormir.
— Ah, tu comprends maintenant ce que je ressentais, dit-il.
— Où étais-tu ? demande Alice en retirant ses escarpins.
Elle ne parvient pas à le regarder dans les yeux, par crainte d’y lire la vérité.
— Au bar, répond-il sans ciller. Mais si j’avais su que tu ne dormais pas, je
serais resté dans la chambre et on aurait repris là où on en était.
Il se rapproche d’elle et se plante dans son dos, alors qu’elle ôte ses boucles
d’oreilles devant la coiffeuse.
— Tu es renversante, lui murmure-t-il à l’oreille.
Alice ferme les yeux tandis qu’il l’embrasse dans le cou, et elle imagine que
c’est l’homme du bar. Quand elle les rouvre et se heurte au visage de Nathan,
malgré elle, elle se sent dupée.
Chapitre 34
Le lendemain, Alice a pris une décision. Afin de mener son combat, il est
nécessaire qu’elle sache contre qui elle se bat. Nathan, en a-t-elle déduit pendant
la nuit, n’ira nulle part ailleurs. Pourquoi partirait-il, puisque toute sa vie est avec
elle ? Il perdrait son foyer, ses enfants, son métier, le niveau de vie auquel il s’est
habitué, et tout ça pour quoi ? De sordides parties de jambes en l’air ? Il est plus
facile pour Alice de raisonner ainsi, de croire qu’elle contrôle la situation et peut
prévoir ce qui va se passer. Car si elle autorise l’autre scénario à se déployer
dans son esprit, elle ne sera tout simplement plus en état de fonctionner.
Elle a donc besoin de trouver qui menace sa famille et, une fois qu’elle l’aura
démasquée, elle saura comment agir. Mais, d’ici là, elle s’efforcera d’être une
fichue épouse et une mère idéales, afin que son monde ne parte pas en vrille. Ce
qui ne signifie pas pour autant qu’elle va se donner tout entière à son coureur de
jupons de mari ! D’ailleurs, elle se glisse hors du lit quand il tend le bras vers
elle en se rapprochant.
Elle se douche rapidement, se noue un chignon vite fait bien fait sur le haut
de crâne – à quoi bon s’apprêter quand l’humidité extérieure est capable de
transformer la plus sophistiquée des coiffures en une affreuse choucroute frisée ?
Elle a conscience de chercher à avoir l’esprit constamment occupé pour qu’il
cesse d’osciller entre Tom et Nathan, et de formuler des questions dont elle ne
tient absolument pas à connaître les réponses.
Qu’en fera-t-elle, quand elle les aura, si celles-ci ne correspondent pas à ses
attentes, si Tom est encore en vie et qu’il mène une vie heureuse avec sa
nouvelle famille ? Avait-il tout fomenté ? Dans ce cas, comment pourrait-il avoir
l’audace de continuer à utiliser son véritable nom ? Avec qui Nathan a-t-il une
liaison ? Cela changera-t-il quelque chose, si c’est une personne qu’elle
connaît ? Restera-t-elle avec lui s’il lui jure que cette relation ne signifie rien
pour lui ? Ou bien cela l’achèvera-t-il s’il lui avoue qu’il est tombé amoureux ?
Elle est incapable de prévoir la façon dont elle va réagir si elle ignore à qui elle a
affaire.
Il lui est douloureux de l’admettre, mais Beth avait raison depuis le début,
pense Alice. Elle avait l’intuition que Nathan la trompait, sans doute parce
qu’elle a vécu la même situation et sait repérer les signes. Mais, tout à coup, elle
prend conscience d’une réalité choquante : le partenaire de Beth n’a pas trompé
cette dernière ! Tom était déjà marié, c’est donc elle, Alice, qu’il a dupée, et non
Beth. La rage qu’elle s’efforçait de contenir est sur le point de déborder.
Elle se rappelle les récits de Beth, quand celle-ci revivait en se confiant à elle
son histoire d’amour brûlante, lui dévoilant les moments les plus intimes qui
rendaient incompréhensible sa disparition subite.
— Comment a-t-il pu me faire ça ? s’était écriée Beth alors qu’Alice la
consolait. Je pensais que l’on était tout l’un pour l’autre. Il me disait qu’il
m’aimait et qu’il ne pourrait pas vivre sans moi.
Alice se rappelle même avoir fait remarquer à Beth qu’il était peut-être
marié.
— Certainement pas, avait-elle répondu abruptement, de toute évidence
offensée par cette suggestion. Il avait l’habitude de passer la nuit chez moi.
Comment cela aurait-il été possible avec une femme et, Dieu m’en préserve, des
enfants à la maison ?
En repensant à cette phrase, Alice, qui boutonnait son chemisier,
s’immobilise. Il restait chez elle ? Donc ça ne pouvait pas être Tom. Mais dès
que son cerveau veut saisir cet infime semblant d’espoir, celui-ci lui échappe
aussitôt : Tom était souvent en déplacement pour le travail. Elle émit un rire sec
en se souvenant de ses allers-retours à Dublin, ses prétendues tentatives pour
remporter de nouveaux contrats. Ce client existait-il seulement ? Tout cela
n’était-il pas qu’une couverture élaborée pour passer du temps avec Beth ?
Elle revoit Tom en train de l’embrasser et d’agiter la main à l’intention de
Sophia sur le pas de la porte, son bagage à la main.
— J’aimerais tant de ne pas être obligé de partir, disait-il.
— Et moi donc ! Mais c’est bon pour les affaires, répondait-elle. Vas-y, ça en
vaut la peine.
Puis il les regardait d’un air perdu, comme un agneau partant pour l’abattoir,
et Alice sentait à chaque départ son cœur se fissurer. À présent, elle se demande
combien de temps il lui fallait pour changer de masque et gagner la maison de
Beth. Sans doute quelques minutes.
Alice s’arme de courage pour ne pas blêmir lorsque Nathan lui prend la main
et qu’ils descendent prendre le petit déjeuner. Il s’assied et commande un café
tandis qu’Alice se dirige vers le buffet disposé le long d’un des murs de la
spacieuse salle à manger. Elle hésite entre les fruits et les céréales quand une
voix masculine déclare, derrière elle :
— Tu m’as manqué, cette nuit.
Elle prend son temps pour se retourner, supposant que la personne qui vient
de s’adresser à elle l’a prise pour une autre, mais elle reste bouche bée et son
cerveau s’agite dans tous les sens quand son regard se heurte à un pilote en
uniforme. Il ressemble à l’homme du rêve qu’elle s’imagine avoir eu.
— Je suis désolée…, commence-t-elle sans vraiment savoir ce qu’elle va
dire.
— Ce n’est pas grave, enchaîne-t-il avec un sourire. Les belles femmes que
je rencontre me laissent toujours tomber au dernier moment.
Elle a quelques doutes là-dessus.
— Je ne suis pas toute seule, dit-elle, telle une collégienne prise la main dans
le pot.
— Je sais, dit-il.
Et, évitant son regard, il se sert de céréales, qui ressemblent à du müesli,
dans un pot en verre avant d’ajouter :
— Je t’ai vue entrer avec ton mari.
Elle rougit et sent son pouls s’accélérer, puis scrute la pièce du regard,
tentant de se rappeler, affolée, où ils se sont assis.
— Peu importe, c’était charmant de faire ta connaissance, poursuivit le
pilote. Et bonne chance avec ton projet !
Et sans être ébranlé le moins du monde, il continue à se servir.
Ce n’est pas tout à fait son cas quand elle voit Nathan s’avancer vers elle.
— Que t’arrive-t-il, ma chérie ? questionne-t-il en frôlant littéralement le dos
de l’homme avec qui Alice aurait pu s’envoyer en l’air, la veille.
Aurait pu, et peut-être aurait dû, mais elle n’en a rien fait.
Nathan, de son côté, ne s’est probablement pas gêné puisqu’il ne se trouvait
nulle part dans le bar où il avait prétendu s’être rendu. Pourtant, il avait été
absent une heure, à peu près. Avait-il pu la tromper pendant ce laps de temps ?
Oui, si la femme qui assurait « avoir besoin de lui maintenant » l’attendait dans
une chambre du même couloir.
Malgré elle, Alice scrute la salle à manger en revenant à leur table au côté de
Nathan, en quête d’une jolie femme susceptible d’avoir couché avec son mari.
Elle est déçue de constater le peu de possibilités, mais cela ne l’empêche pas de
surveiller Nathan du coin de l’œil, au cas où les deux amants échangeraient un
regard.
Elle lui prend la main tandis qu’ils regagnent leur table, attentive à lui
accorder toute son attention, ce qui est également le cas de Nathan, de toute
évidence, et elle en est confuse. Pourquoi se comporte-t-il ainsi, sachant que sa
maîtresse est ici et les regarde ?
— Tu as hâte de rentrer à la maison ? demande-t-il quand elle lui tend le
front pour qu’il l’embrasse.
Il ne se démonte pas.
— J’ai hâte de revoir les filles, dit-elle.
— Est-ce que ce voyage a été aussi difficile que tu le pensais ? T’envoler
pour le Japon ? Les laisser à la maison ?
— En fait, non, répond-elle en toute honnêteté.
Sans doute parce que j’avais d’autres préoccupations en tête, songe-t-elle.
— Ce serait vraiment bien si on refaisait un voyage ensemble, enchaîne-t-il.
Si on partait un peu plus souvent. J’aimerais qu’on passe plus de nuits comme
celle-ci.
Elle se rappelle leurs étreintes torrides avant qu’elle voie le texto… L’alcool
qui brûlait encore en elle, étouffant toutes ses inhibitions, son envie de
s’abandonner entièrement après avoir enfin délié les chaînes du passé, comblée
de donner à son mari ce qu’il méritait. Elle revoit alors les mots s’afficher sur le
portable et a de nouveau la sensation de recevoir un violent coup de pied dans le
ventre : non, il ne le méritait pas du tout !
— C’est drôle, dit-elle en le regardant attentivement, mais hier à la même
heure, j’étais si enthousiaste à propos de notre projet.
À ces mots, il fronce les sourcils.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je n’ai plus vraiment envie de continuer.
— Mais qu’est-ce qui a changé, depuis hier ?
Tout, veut-elle répondre, mais à la place elle lui dit :
— Rien, c’est juste que je n’y tiens plus.
Nathan s’adosse à sa chaise et rit.
— Eh bien, c’est un peu tard pour changer d’avis.
— Vraiment ? dit-elle en inclinant la tête de côté. Et si je veux reprendre mes
billes ?
Il se passe la main dans les cheveux.
— Eh bien, tu ne peux pas… Enfin, nous avons signé le compromis. Nous
perdrions cent mille livres.
— Mais il vaut mieux perdre cent mille livres qu’un million, non ?
Il lui prend la main et la porte à ses lèvres, et toute notion de l’éventuelle
présence de sa maîtresse dans la salle à manger s’évapore.
— Je comprends que tu sois nerveuse, c’est normal, mais je t’assure que tout
ira bien.
— C’est juste que je ne sais pas si nous avons pris la bonne décision, dit
Alice. Je ne suis pas certaine d’être prête à risquer l’argent d’AT… l’argent de
Tom.
Elle a tenu à ce petit rappel, uniquement pour que Nathan n’oublie pas avec
quel argent ils sont en train de jouer. Elle se fiche pas mal que cela le froisse,
tout comme, de façon ironique, elle n’en a plus rien à faire de ce que Tom peut
penser de ses décisions. Il en a perdu la légitimité.
— Nous ne pouvons plus annuler, à ce stade, insiste Nathan. Nous sommes
allés trop loin.
Alice retire sa main.
— Mais, dans cette affaire, il n’y a pas vraiment de « nous », tu ne crois
pas ? Tout repose en fait sur mes épaules. C’est mon argent, ma réputation, et
moi qui serai responsable, si le projet tourne mal.
— Mais ce ne sera pas le cas, lui assure Nathan. C’est la plus belle chose qui
puisse nous arriver, et je serai à tes côtés à chaque étape.
Elle lui adresse un sourire doux, mais ne croit plus un seul mot qui sort de sa
bouche.
Chapitre 35
— Nathan n’est pas avec toi ? demande Linda, la mère d’Alice, quand elle
l’enlace sur le pas de sa porte.
— Non, il a directement pris le train de l’aéroport pour se rendre au bureau,
répond Alice.
Elle ne croit pas un instant que ce soit là qu’il se trouve actuellement, elle
rapporte juste ses propos.
— Comment vont les filles ? poursuit-elle.
— Livvy a été adorable.
— Et Sophia ?
Linda lève les yeux au ciel.
— Comme toi, il y a vingt ans, répondit-elle.
Alice sourit, même si elle ne peut s’empêcher de penser que Sophia ne lui
ressemble vraiment pas. Alors qu’elle-même a traversé l’adolescence telle une
boule d’hormones pénible pour les autres, ignorant d’ailleurs aujourd’hui encore
si elle s’en est remise, Sophia évolue dans un tout autre monde, celui de la
souffrance, sur un territoire parfois inaccessible à Alice.
Mais qui pourrait l’en blâmer ? Elle a vécu le cauchemar de voir son père
partir un matin de la maison pour ne jamais revenir alors qu’elle était encore une
toute jeune enfant : il n’est pas surprenant que ces sentiments d’abandon et de
paranoïa subsistent chez elle aujourd’hui. Si on avait scruté l’âme d’Alice il y a
seulement deux semaines, on aurait trouvé les mêmes émotions. Toutefois, elle
doute qu’on les y détecterait encore…
— Je préférerais garder six Olivia plutôt qu’une seule adolescente hargneuse,
dit Linda. Mais Sophia a enduré des choses très difficiles, et elle a un bon fond.
Elle a juste besoin d’un peu de temps pour trouver sa place dans le monde.
— Je sais, approuve Alice.
Malgré tout, n’aurait-elle pas pu, dû faire autre chose pour sa fille ? se
demande-t-elle.
— Sois honnête avec elle, avait dit sa mère quand on leur avait appris qu’il
n’était plus objectivement possible de retrouver Tom vivant. C’est tout ce que
nous pouvons faire.
Alice, qui n’avait pas eu une minute à elle pour faire son propre deuil, était à
présent censée annoncer à sa fille de sept ans la pire nouvelle du monde.
— Veux-tu que je le fasse ? avait alors gentiment proposé sa mère, tandis que
toutes trois étaient pelotonnées sur le canapé.
Alice avait secoué la tête, et une vague de nausée l’avait envahie.
— Sophia, j’ai quelque chose à te dire, avait-elle commencé en prenant dans
ses mains tremblantes celles de sa fille.
— Papa revient aujourd’hui, c’est ça ? avait demandé Sophia d’une petite
voix aiguë et ravie.
Puis elle s’était mise à bondir en tous sens, surexcitée.
Alice avait de nouveau secoué la tête, cependant que ses yeux se
remplissaient de larmes.
— On pourrait faire des cookies, non ? avait poursuivi Sophia, sans se rendre
compte de rien. Et il les mangera quand il arrivera.
Alice l’avait attirée contre elle et respiré dans son cou, yeux fermés,
souhaitant de toutes ses forces pouvoir rembobiner sa vie et revenir une semaine
en arrière, à une époque où leur monde était normal. À présent, rien ne le serait
plus jamais.
— Papa a eu un accident, avait dit Alice avec une lenteur délibérée.
Elle ne voulait pas commettre d’impair, car elle savait que Sophia se
rappellerait ce moment toute sa vie.
— Et il va bien ? avait demandé cette dernière.
— En fait, il skiait et il s’est perdu dans la montagne.
— Donc, quand est-ce qu’il va rentrer à la maison ?
— Cela fait trois jours et trois nuits qu’on le cherche. On pense qu’il est
tombé quelque part.
Sophia avait fait la grimace.
— Aïe. Et il s’est fait mal ?
Alice avait eu l’impression de ne pas bien s’y prendre, et elle se détestait
pour son atermoiement, mais elle voulait que sa fille profite encore quelques
instants de cet état d’innocence. Elle sentit Linda poser une main sur ses reins,
présence d’une mère qui en réconforte une autre. Ses lèvres s’étaient mises à
trembler, tout comme sa voix.
— Il est mort, avait-elle fini par dire.
Elle n’oublierait jamais l’expression de Sophia quand elle avait mesuré la
signification de ses propos.
— Donc… donc papa ne va pas revenir ? avait-elle bredouillé. Jamais ?
Alice avait secoué la tête.
— Non, mais il sera toujours avec nous, il sera toujours avec toi, où que tu
ailles. Il te regardera de là où il est, il veillera sur toi. Quand tu seras triste, il sera
à tes côtés, il te tiendra la main.
Une grosse larme avait coulé sur la joue de Sophia.
— Est-ce que je le sentirai ? avait-elle demandé en regardant sa mère d’un
air malheureux.
— Euh, oui, bien sûr, s’était étranglée Alice. Tu sauras qu’il est là.
Nul doute que Sophia s’était alors rappelé les millions de moments partagés
avec son père : au parc, à la recherche de marrons, ou bien lorsqu’il la
chatouillait jusqu’à ce qu’elle en perde haleine, ou encore quand ils regardaient
ensemble Vidéo Gag à la télévision et que tous deux riaient impitoyablement des
mésaventures des autres.
— Ça va aller, avait assuré Alice, consciente de son mensonge.
Cette nuit-là, elle n’avait pas pu dormir, tenant Sophia tout contre elle, son
petit corps occupant à peine la moitié de la place qui était encore celle de Tom
quelques nuits auparavant. Comment pouvait-il être parti pour toujours ?
Comment une personne si aimée, si indispensable à son entourage, pouvait-elle
un jour se lever, franchir le seuil de sa maison et ne jamais revenir ? Comment
était-ce possible… ?
— Peut-être qu’on ne lui accorde pas tout le crédit qu’elle mérite, dit Linda,
ramenant brutalement Alice dans le présent. Pour en être là où elle est
aujourd’hui, sachant tout ce par quoi elle est passée. Tout ce que vous avez
enduré, toutes les deux.
Alice hoche la tête, comme engourdie, et lutte contre le nœud dans sa gorge
qui lui indique que les larmes sont imminentes.
— Oh, ma chérie, que se passe-t-il ? s’enquiert Linda en attirant Alice à elle
et lui baisant le haut du crâne.
Doit-elle raconter à sa mère ce qu’elle est en train de vivre ? Elle aimerait
tant se décharger de tout ce qui lui pollue la tête, entendre sa mère lui assurer
qu’elle n’a pas bien compris, pour Tom. Linda l’aimait comme son propre fils et
n’aurait jamais dit du mal de lui. Mais bien qu’Alice ait affreusement envie de
partager ce qu’elle a découvert, elle a aussi conscience que ce serait très égoïste.
Elle s’en sentirait peut-être soulagée pendant quelques instants, mais sa mère
serait abattue, puis elle la questionnerait sur l’opportunité d’en parler ou non à
Sophia. Non, elle ne gagnerait rien à se confier.
— Rien, tout va bien, dit-elle. C’est juste que les filles m’ont manqué.
— Tu devrais partir plus souvent, alors, dit Linda. Cela te ferait du bien de
prendre l’air une fois de temps en temps.
Alice n’a pas le cœur de lui dire qu’elle a emporté la moitié du problème
avec elle.
— Bon, bref, allez, raconte-moi ! Comment c’était, Tokyo ? demande Linda,
alors qu’elle remplit la bouilloire et la met en marche.
— C’est une très belle ville, et les gens sont absolument adorables.
— Et le projet ? Ça avance ?
Alice lui adresse un sourire, espérant que ce dernier atteindra ses yeux, car sa
mère serait la première à le remarquer si ce n’était pas le cas.
— Oui, c’est une occasion extraordinaire, dit-elle comme si elle lisait son
texte. Et un projet vraiment enthousiasmant.
— Je suis si fière de toi, Alice, dit Linda. Et de tout ce que tu as accompli.
Alice sourit de nouveau.
— J’espère qu’avec ce projet japonais, je n’ai pas eu les yeux plus gros que
le ventre.
— Mais que racontes-tu là ? proteste Linda. Tu seras à la hauteur de ce défi,
comme toujours.
— Merci, maman. Ton avis compte tant, pour moi.
— Et j’imagine que Nathan te soutient à fond ? demande-t-elle sans regarder
Alice, comme si elle attendait le bon moment pour aborder le sujet.
Alice s’étonne de l’aptitude de sa mère à toujours enfoncer le clou.
— C’est le principe même de ce projet, dit-elle. Il le soutient à cent pour
cent.
— Et toi, il te soutient aussi à cent pour cent ? insiste sa mère.
En guise de réponse, Alice lui adresse un sourire tendu, et Linda détourne les
yeux d’un air pensif.
Sa mère ne lui a jamais dit ce qu’elle pensait de Nathan, mais, à ses
expressions et son regard, il est évident qu’il lui arrive d’avoir des réserves, le
concernant. D’ailleurs, elle avait gentiment prié Alice de ralentir le rythme
quand tout s’était emballé, après leur rencontre.
— Donne-toi un peu de temps pour réfléchir, lui avait-elle recommandé en
voyant Alice rentrer de son quatrième rendez-vous rayonnante. Inutile de
précipiter quoi que ce soit. Si cet homme est le bon, il attendra que tu sois prête.
Mais, dans le tourbillonnement ambiant, son conseil avisé avait été négligé,
et, trois mois plus tard, Alice s’était aperçue qu’elle était enceinte.
— Comment est-ce possible ? avait-elle hurlé, au bord de l’hystérie, dans les
bras de Nathan. Ce n’était pas censé arriver.
— Je sais que cela t’effraie, mais tu as ma promesse : je ne vais pas
disparaître de ta vie.
— Je ne peux pas mettre un autre enfant au monde après tout ce qui est
arrivé, avait-elle dit entre deux sanglots. Je ne peux pas faire revivre tout ça à
Sophia.
— Il est rare de mourir à trente-deux ans, avait-il répondu avec douceur.
— Mais il ne s’agit pas juste de mourir, mais d’un enfant qui perd un de ses
parents pour n’importe quelle raison imaginable : la mort, bien sûr, mais aussi le
divorce… Je ne peux pas mettre au monde un autre enfant sachant qu’il est
susceptible de subir une telle épreuve.
Il lui avait embrassé le haut du crâne et l’avait gentiment bercée dans ses
bras.
— Tu ne seras pas toute seule, je serai toujours là pour toi, pour vous tous.
— Ne me fais pas une promesse que tu ne seras pas en mesure de tenir, avait
averti Alice en pleurant. Ce n’est pas juste.
— Je te le jure, je ne te laisserai jamais tomber. Est-ce que ça te rassurerait si
j’emménageais chez toi ?
Elle avait hoché la tête, reconnaissante.
— Mais cela ne fait même pas un an que Tom a disparu ! s’était exclamée sa
mère en apprenant la nouvelle. Tu es toujours en deuil, prends ton temps. Rien
ne presse. Tu connais à peine cet homme.
Aujourd’hui, pour la première fois, Alice se demande si sa mère n’a pas
perçu quelque chose qui lui aurait échappé.
Chapitre 36
Dès qu’Alice voit Olivia s’élancer vers elle dans la cour de récréation, bras
tendus, une impression de bonheur et un sentiment de culpabilité la submergent à
parts égales.
— Tu es de retour ! s’écrie sa fille d’une voix aiguë, toute joyeuse, alors
qu’Alice la prend dans ses bras et la fait tournoyer. Et papa, il est rentré, lui
aussi ?
Alice image sa réaction si elle prend la décision de ne pas composer avec la
trahison de Nathan : « Non, ma chérie, il va déménager. Tu pourras le voir un
week-end sur deux. » À cette pensée, son cœur se serre.
— Oui, il sera à la maison pour dîner, dit-elle.
— Youpi ! s’exclame Olivia, tout excitée.
Alice se retourne et sourit en voyant Sophia s’approcher d’elles.
— Salut ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
Sa fille aînée a les bras ballants, mais, quand Alice l’attire vers elle, elle finit
par l’enlacer.
— Je devais rapporter quelques livres au CDI, déclare-t-elle. Et puis j’ai vu
ce petit singe faire du sport sur le terrain de foot, alors je suis venue la rejoindre.
— Oh, c’est très gentil ! dit Alice en embrassant Sophia sur le front.
Puis elle repousse du visage de sa fille les mèches qui lui couvrent les yeux,
avant d’ajouter :
— Tout va bien ?
— Oui, dit Sophia.
Et elle hausse les épaules.
— Alors, quoi de neuf, depuis mon départ ?
— Tu as été absente juste trois jours, s’écrie-t-elle.
— Donc, rien de nouveau à me signaler ?
— Des commérages, tu veux dire ?
Alice sourit.
— C’est si évident que ça ?
Sophia lève les yeux au ciel.
— Tu es pire que mes copines !
Bien qu’elle s’efforce de se comporter et de parler normalement, Alice est
tout sauf sereine : elle ne cesse en effet de scruter la cour, cherchant Beth du
regard. Elle ne peut pas se débarrasser du fardeau qui lui pèse sur les épaules ;
elle redoute en effet de voir Beth surgir d’un instant à l’autre, ne sachant si celle-
ci ne va pas jeter une nouvelle bombe dans son monde déjà fragilisé. Espérant
que rien d’irréparable ne va se produire, Alice baisse la tête et se hâte de sortir
de l’école.
— Salut, Alice ! lance Beth sur sa gauche, la prenant par surprise.
Une onde de chaleur l’envahit, au point qu’elle en ressent un léger vertige.
Les filles sont juste derrière elle, et elle ignore ce que Beth va dire ou faire.
— Il faudrait qu’on parle, décrète tranquillement cette dernière.
Alice plonge son regard dans le sien, bien trop consciente que la petite Millie
se trouve juste à côté de sa mère.
Vais-je voir Tom en elle maintenant que je connais la vérité ? se demande-t-
elle, trop bouleversée pour regarder la fillette.
— Est-ce qu’Olivia peut venir jouer à la maison ? questionne Millie.
Beth hausse des sourcils interrogateurs à l’intention d’Alice.
— Pas aujourd’hui, dit celle-ci avec emphase, ses yeux envoyant des éclairs
de menace à Beth.
— Une autre fois, peut-être, dit cette dernière à sa fille.
— C’est pas juste ! Dans ce cas, pourquoi je peux pas aller chez Olivia,
moi ?
— Parce qu’il faut attendre d’y être invitée, répond patiemment Beth.
J’imagine que nous sommes toujours conviées à la fête d’anniversaire d’Olivia
dimanche ?
Elle regarde Alice qui, l’espace de quelques secondes, ne comprend pas du
tout de quoi elle parle.
— Pardon ?
— À l’anniversaire d’Olivia, reprend Beth. Millie y est toujours invitée ?
Alors ça fait tilt dans son esprit : Alice se rappelle les vingt cartons
d’invitation. Olivia les a distribués à l’école tout excitée, il y a deux semaines.
— Euh, je ne sais pas…, bredouille-t-elle. Je ne suis pas certaine qu’il y
aura…
Et puis elle se ressaisit. Bien sûr que la fête d’anniversaire d’Olivia aura lieu.
Ce n’est pas parce que son père a une liaison qu’elles vont mettre leur vie en
stand-by. Cependant, Alice sent les battements de son cœur s’accélérer à l’idée
d’une maison remplie d’enfants de neuf ans, de leurs parents qui s’incrusteront
et de son mari infidèle. Et elle se mettrait presque à gémir devant la complication
que représentera par-dessus le marché la présence de Beth et Millie.
— S’il vous plaît, dites que je peux venir, insiste Millie, les larmes aux yeux
en tirant sur la jupe d’Alice.
— Allez, on s’en va…, commence Beth en tentant d’entraîner sa fille.
— Bien sûr que oui ! dit subitement Alice en se forçant à regarder Millie.
Les yeux de la fillette sont prêts à déborder ; soudain, elle avance sa lèvre
inférieure, et une grosse larme roule sur sa jupe. Le mouvement de recul
qu’Alice redoutait en regardant la petite fille ne s’est pas produit, aussi
s’agenouille-t-elle devant elle pour être à sa hauteur.
Y a-t-il un peu de toi ici, Tom ? se demande-t-elle en scrutant les prunelles de
Millie, en quête d’un signe, quelque chose qui lui prouverait que son mari adoré,
celui qu’elle pensait pour toujours fidèle, aurait vraiment fait ce que Beth laisse
entendre.
— Bien sûr que tu peux venir, lui répète-t-elle. Olivia serait bien trop déçue,
sinon.
Le chagrin de la fillette se transforme instantanément en joie, et d’instinct,
elle noue les bras autour du cou d’Alice et l’embrasse sur la joue.
— Merci ! s’écrie-t-elle.
Alice évite le regard de Millie quand elle se redresse.
— Quand seras-tu libre pour… enfin, tu sais quoi…, demande Beth d’un ton
tranquille.
— Maman, je peux aller m’asseoir dans la voiture ? lance alors Sophia,
imaginant que les deux mamans vont comme d’habitude discuter longuement.
— Oui, bien sûr, dit Alice en fouillant dans son sac pour lui donner les clés.
— Salut, Millie-lie ! s’exclame Sophia en ébouriffant les cheveux de Millie
d’un geste affectueux.
La petite fille se met à rire, et Alice a l’impression que le souffle lui manque.
Elle vient de comprendre toutes les retombées de la conduite de Tom ! Elle a
passé la semaine précédente à s’apitoyer sur elle-même et à ruminer la duperie
que représentait son premier mariage. Elle a souhaité la mort de Beth, puis s’est
réjouie de celle de Tom, dans ses vaines tentatives pour comprendre ce qui lui
arrivait, mais à aucun moment elle n’a pris en compte le fait que Millie et Sophia
étaient demi-sœurs.
— Il faut que nous nous expliquions une bonne fois pour toutes, dit Beth
comme si elle lisait dans ses pensées. On ne peut pas rester dans le flou
indéfiniment.
Alice a la sensation que le sol s’ouvre sous ses pieds, mais elle s’arme de
courage, refusant de s’écrouler.
— Cette discussion n’aura pas lieu ici, ni à l’anniversaire de Livvy, la
prévient-elle. Je veux dire d’Olivia.
Elle voit Beth se décomposer en comprenant qu’elle ne fait plus partie du
cercle des intimes qui connaissent suffisamment Olivia pour l’appeler Livvy.
Alice enchaîne pour montrer que c’est elle qui dictera les conditions de
l’entrevue :
— On se verra la semaine prochaine, une fois qu’on aura eu toutes les deux
le temps de bien mesurer les conséquences de ta liaison avec mon mari.
Alice n’a pas pu s’en empêcher.
— Madame Davies, madame Davies ! appelle alors Mlle Watts en s’avançant
vers Alice.
Cette dernière parvient à arborer un sourire.
— Oh, bonjour ! dit-elle.
— Puis-je vous dire un mot, s’il vous plaît ? demande Mlle Watts.
Puis elle regarde Beth et ajoute :
— Dans mon bureau, ce serait parfait.
— Oui, oui, bien sûr, répond Alice en lui emboîtant le pas, ne sachant que
faire d’Olivia.
— Je garde un œil sur elle, dit Beth, sentant visiblement son malaise. Les
filles vont jouer dans la cour.
Cette simple remarque pousse Alice à prendre sa décision : elle saisit la main
d’Olivia et pénètre dans le bâtiment, emboîtant le pas à la maîtresse.
— Je suis désolée, commence gentiment Mlle Watts, une fois qu’elles sont
dans la salle de classe.
Olivia est restée dans le couloir, d’où elle ne peut les entendre.
— Je voulais discuter un peu avec vous d’Olivia, pour comprendre ce qui lui
arrive, en ce moment.
— Il y a un problème ? demande Alice, soucieuse de ne pas montrer son
impatience.
C’est la cerise sur le gâteau !
— Eh bien, oui, je suis navrée, répond l’enseignante en se tordant les mains.
Un autre parent a appelé pour se plaindre de son comportement.
— Se plaindre ? répète Alice, pas certaine d’avoir bien entendu. Mais de
quoi ?
— Apparemment, Olivia harcèlerait leur enfant.
Alice réprime un éclat de rire.
— Olivia ? Ma fille ?
— Euh… oui, dit-elle. Nous aurions pu l’inclure dans notre discussion, mais
je doute qu’elle aurait dit quoi que ce soit. Je pense que quelque chose l’effraie.
— Vous êtes sûre d’avoir bien compris ? insiste Alice, qui n’arrive pas à
croire que sa fille soit coupable de ce dont on l’accuse.
— Nous avons également parlé à Olivia, précise Mlle Watts. Mais elle
maintient qu’elle ne s’est mal comportée avec personne. Cependant, dans ce
genre de situation, il y a rarement de fumée sans feu.
Alice secoue la tête.
— Je comprends que vous deviez mener l’enquête, mais êtes-vous
absolument sûre d’avoir bien saisi ? La semaine dernière, l’infirmière m’a
appelée pour que je vienne chercher Livvy, après que Phoebe l’a poussée et fait
tomber dans la cour de récréation. N’est-ce pas plutôt Phoebe qui harcèle
Olivia ?
Mlle Watts remet son masque de psychologue, et Alice a très envie de lui
envoyer son poing dans la figure.
— Il ne s’agit en l’occurrence pas de Phoebe, dit cette première.
— Ah bon ? Mais de qui, alors ? s’enquiert Alice.
— Je suis désolée de ne pouvoir vous communiquer cette information.
— Franchement, mademoiselle Watts, reprend Alice sous pression, telle une
cocotte-minute, vous pensez que je vais pouvoir demander à ma fille de huit ans
de cesse de harceler l’élève qu’elle est supposée harceler alors que vous ne
voulez pas me dire le nom de l’enfant en question ?
— Eh bien, comme nous avons parlé avec les deux filles, j’espère que les
choses rentreront dans l’ordre, mais je voulais juste vous informer de la situation
et vous indiquer que la mère de l’élève concernée a menacé de porter l’affaire
plus haut si cela devait continuer.
— Vous plaisantez ? s’écrie Alice, incrédule. Elles ont huit ans, bon sang !
Mlle Watts regarde soudain le sol, comme si elle avait envie d’être n’importe
où sauf dans cette salle de classe.
— Qui est cette enfant ? demande de nouveau Alice.
— Je suis navrée, je ne peux vraiment pas vous le dire.
Si elle était certaine que cela n’aurait aucune conséquence négative sur
Olivia, elle attraperait Mlle Watts par le revers de sa veste bon marché et la
traînerait dans la salle de classe jusqu’à ce qu’elle crache le morceau.
— Eh bien, j’imagine qu’il va falloir que je le devine par moi-même, conclut
sèchement Alice en sortant en trombe.
Chapitre 37
— Dis-moi juste la vérité, demande Alice d’une voix forte, une fois la table
débarrassée.
Elle est à bout de patience.
— Je te promets, maman, que je n’ai rien fait, affirme Olivia en pleurant.
— Dans ce cas, pourquoi une autre élève et ses parents prétendent que tu l’as
harcelée ? On ne doit pas blesser les autres, Olivia, ni par des paroles ni par des
gestes. Je ne le tolérerai pas.
— Mais ce n’est pas moi, maman. C’est Phoebe qui est méchante.
— On ne parle pas de Phoebe, en ce moment, répond Alice, mais d’une autre
petite fille qui affirme que toi tu es méchante avec elle. Écoute-moi bien, Olivia :
il n’est pas question que l’école me convoque pour me dire que tu brutalises tes
camarades.
— Mais ce n’est pas vrai, sanglote-t-elle avant de monter l’escalier et de
claquer la porte de sa chambre derrière elle.
— Parfait, jeune fille ! Reste dans ta chambre jusqu’à demain matin, et alors
tu seras peut-être prête à avouer la vérité.
Une demi-heure plus tard, rongée par la culpabilité, Alice apporte un verre
d’eau à Olivia ; elle découvre alors sa fille presque endormie, mais encore
habillée. Des petits gémissements lui échappent alors qu’Alice lui enfile son
pyjama.
Non, je ne suis pas ce genre de mère, pense-t-elle en s’asseyant sur le bord de
son propre lit, quelques instants plus tard, la tête dans les mains.
Elle donnerait n’importe quoi pour se glisser sous la couette et se couper du
monde jusqu’à ce que passe l’orage qui, elle le sait, est en train de couver. Mais
elle doit être plus forte que ça, pas question que sa vulnérabilité ne lui dicte de
nouveau sa conduite.
Quand la sonnerie de son téléphone transperce de façon curieuse la
tranquillité de sa maison, elle tend le bras avec lassitude pour attraper, de son lit,
son sac à main. Peut-être devrait-elle finalement s’allonger, juste quelques
minutes.
— Bonsoir, chérie, c’est moi, dit Nathan quand elle prend l’appel.
Elle comprend immédiatement qu’il a bu.
— Tu ne vas pas le croire, mais j’ai croisé Josh, un de mes vieux potes,
poursuit-il d’un ton traînant. Tu te souviens de lui ? Tu l’as déjà vu.
Alice ne se souvient pas du tout de Josh. Et, si elle l’avait rencontré, elle se
le rappellerait puisque les personnes que Nathan lui a présentées, au fil des ans,
se comptent sur les doigts d’une main, et à des occasions très espacées. Il lui
avait affirmé que le fait d’avoir perdu ses parents quand il était jeune l’avait
bloqué pour nouer des amitiés. Et ses amis actuels appartenaient au cercle élargi
de leurs connaissances communes ; même ses copains de golf, elle les lui avait
présentés, c’étaient les maris de ses amies.
Il y a fort longtemps, elle aurait aimé que Nathan ait un passé plus étoffé,
qu’il apporte une famille par alliance dans sa vie, la sienne étant hélas bien peu
fournie. Cela lui aurait plu de faire partie d’un cadre plus grand, d’avoir une
famille à appeler, en compagnie de qui passer du temps. Mais on l’aurait dit
surgi de nulle part, créé ex nihilo… Au fond, celui qu’elle percevait comme son
sauveur n’était-il pas le loup dans la bergerie ? Avait-elle été « atteinte » au point
de détourner le regard de problèmes qui auraient sauté aux yeux de n’importe
qui d’autre ? N’éprouvait-elle pas à l’époque un sentiment si profond
d’insécurité qu’elle avait préféré ignorer tout doute éventuel ?
— C’est ton ancien copain d’école, c’est ça ? demande-t-elle.
Elle est venue à la rescousse de Nathan, car elle n’a pas l’énergie de
l’entendre étoffer son mensonge.
— Oui, c’est lui ! dit-il, tombant droit dans le piège. Tu as une de ces
mémoires. Donc, j’avais un bref rendez-vous à la banque et sur qui je tombe ?
Joe ! Alors, une chose en amenant une autre…
— Josh, le corrige Alice. Tu l’as bien appelé Josh, non ?
— Pardon ? Euh… oui, Josh, c’est ce que j’ai dit.
Il est bien trop ivre pour que son histoire tienne la route, et Alice bien trop
fatiguée pour s’en soucier. Ce n’est pas comme s’il lui fallait des preuves
supplémentaires pour comprendre qu’il n’a cessé de lui mentir, elle détient toutes
celles qui lui sont nécessaires. Il ne lui reste plus qu’à choisir la façon dont elle
va réagir.
Elle veut l’attendre, ne serait-ce que pour sentir le parfum bon marché d’une
autre sur lui, ou voir des traces de rouge à lèvres sur sa bouche. Presque mue par
le besoin d’être meurtrie le plus possible afin de se voir contrainte de prendre la
bonne décision. Mais elle a beau tenter de résister au sommeil, sa dispute avec
Olivia l’a épuisée, et elle a des difficultés à garder les yeux ouverts alors qu’elle
entend le générique des informations de 22 heures.
Elle ne se souvient pas d’avoir pris ses médicaments, mais elle a dû le faire,
car quand elle rouvre les paupières, c’est le matin, et elle ignore complètement si
Nathan est rentré à 22 h 30 ou 3 h 30. Quand elle tâte la place vide à côté d’elle,
elle se rend compte qu’il n’est d’ailleurs peut-être pas encore rentré. Elle plisse
les yeux en lisant les chiffres digitaux de couleur vive sur son radio-réveil, posé
sur la table de nuit, et lève tout à coup la tête de son oreiller : l’eau coule dans la
salle de bains ! Ce qu’elle peut se maudire de ne pas savoir si Nathan se douche
parce qu’il vient juste de rentrer ou de se lever !
Elle préfère se rendormir afin d’étouffer le brouhaha que déclenche déjà,
dans sa tête, l’idée de cette nouvelle journée. Mais, malgré ses efforts, ses sens
sont déjà en alerte, et tous les problèmes qui l’attendent se présentent à son
esprit. Alice en repousse la couette de frustration. De trop nombreuses pensées la
perturbent déjà ; à présent, son cerveau est une vraie ruche, aussi ne lui sert-il à
rien de rester plus longtemps au lit.
La vapeur s’échappe en volutes de la salle de bains quand elle en ouvre la
porte. Nathan, nu et trempé dans la douche, se tourne vers le courant d’air.
— Bonjour, chérie, dit-il en se frictionnant le dos à deux mains avec une
serviette.
— Alors, cette soirée ? questionne-t-elle, tendue.
Puis elle se regarde dans le miroir.
— Longue et rasoir, dit-il en riant. Au début, j’ai trouvé ça drôle, mais avec
le recul, maintenant que j’ai la gueule de bois, mes souvenirs sont complètement
différents.
Tu m’étonnes, pense Alice.
— Et votre soirée à vous ? questionne-t-il.
À cet instant, il se plante juste derrière elle et pose les mains sur le nœud de
sa robe de chambre pour le défaire. Elle le resserre plus étroitement.
— Allez, plaide-t-il. On a le temps de s’envoyer rapidement en l’air.
Elle n’éprouve pas le moindre désir de « s’envoyer rapidement en l’air »,
d’autant plus qu’elle ignore d’où il vient. Et, tant qu’elle ne le saura pas, il n’est
pas question qu’ils « s’envoient en l’air », rapidement ou pas.
— Il faut que je me prépare, dit-elle en le repoussant. La journée va être
chargée.
— Pour moi aussi, répond-il d’un ton maussade, comme s’il s’agissait d’une
compétition. Il se peut que j’aie besoin de ta signature pour les documents du
Japon.
Elle parvient à acquiescer de la tête alors qu’il lui donne un baiser.
— On se retrouve au bureau, dit-il en sortant.
Elle prend son temps pour se doucher, imaginant tous les endroits où Nathan
a bien pu passer la soirée. Des images claires envahissent son cerveau, en haute
définition avec le son en stéréo. Elle voit ses lèvres sur celles d’une autre, ses
mains enserrer tendrement le visage de celle-ci tandis qu’il l’assure de son
amour. La femme non identifiée crie son nom quand il glisse ses doigts un peu
plus bas sur son corps… À cet instant, Alice bloque l’image, préférant se
focaliser sur les traits de la femme, se la représenter, comme si cela était
susceptible de lui apporter la preuve irréfutable du rendez-vous clandestin.
Le bout de ses doigts commence à se flétrir, sous la douche, et ses cheveux
crissent sous ses doigts quand elle se met à planifier la journée qui l’attend,
sautant les parties qui la dérangent.
Je vais me sécher les cheveux, je me sentirai mieux. Je conduirai Olivia à
l’école, et j’essaierai d’avoir le fin mot de cette histoire de harcèlement. Je
travaillerai sur la salle de réception, pour Belmont House. Je crois que le
velours bordeaux sera parfait, avec du passepoil doré. Je vais aussi déterminer
avec qui couche mon mari. Je ferai une bonne paella pour le dîner. Je me
demande si j’ai encore des crevettes au congélateur.
Elle réalise ses premières tâches de façon méthodique, sa journée au bureau
se déroule ensuite exactement comme prévu, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus en
mesure de différer plus longtemps son déjeuner, report qu’elle s’est elle-même
imposé. Elle sait que la prochaine tâche sur la liste requiert toute son attention,
aussi considère-t-elle attentivement son trognon de pomme pour voir si elle ne
peut pas gagner une seconde supplémentaire en le rongeant encore un peu.
Puis elle regarde par-dessus l’écran de son ordinateur, à travers la paroi
vitrée, l’espace qui se déploie au-delà. Elle repère juste le haut de la tête de
Nathan, assis à son bureau lui aussi, de l’autre côté.
Ses yeux passant de ce dernier à l’écran devant elle, elle y tape l’adresse mail
personnelle de son mari avant d’entrer en toute discrétion son mot de passe.
MOT DE PASSE INCORRECT
Elle fronce les sourcils.
J’ai dû taper une mauvaise touche, pense-t-elle, sachant pourtant
pertinemment que non. Elle recommence, plus lentement, plus concentrée.
Le mot de passe est de nouveau incorrect. Alice se fait l’effet d’une
hackeuse.
Elle essaie leurs autres mots de passe favoris : des variations peu sécurisées
sur les dates de naissance et les prénoms des filles qu’ils ont créées ensemble
pour des comptes d’achats en ligne, à une époque où ni l’un ni l’autre ne pouvait
imaginer qu’ils seraient un jour contraints de s’espionner. En vain.
Nathan s’est levé et se dirige vers son bureau, mais elle est trop affairée à
cracker le mot de passe pour s’en apercevoir.
— Coucou, dit-il en ouvrant la porte vitrée en grand.
Ses oreilles rougissent instantanément, et les mots de Nathan lui parviennent
comme étouffés de façon momentanée. Elle tente de changer d’écran aussi vite
que possible, en feignant la désinvolture, autant que faire se peut.
— Salut ! dit-elle quand elle retrouve sa voix.
— Je fais juste un saut à la banque pour m’assurer que tout est en ordre et
prêt pour mardi, la prévient-il.
Elle lève les yeux vers lui.
— Ah bon ? Je pensais que tu y étais allé hier.
Et elle espère bien qu’il va répondre à sa question.
— Euh… Oui.
— Pourquoi as-tu besoin d’y retourner ?
— Eh bien… Ils ont besoin de ton passeport, dit-il.
A-t-il vraiment hésité ou est-ce le fruit de son imagination ?
Elle ouvre son tiroir et fouille à tâtons dans les papiers en désordre, les boîtes
de maquillage et les fournitures de bureau qui s’y côtoient.
— Le voilà ! s’exclame Nathan d’un ton triomphant.
Il est lui aussi penché sur une pochette d’où il sort le passeport, un carnet de
chèques et quelques échantillons de tissus.
— Une seconde ! dit-elle en lui saisissant le poignet. Je viens avec toi.
— Ce n’est pas nécessaire. Je vais juste le leur porter pour qu’ils fassent une
photocopie.
— Je viens quand même. Au cas où ils auraient besoin d’autre chose.
— Franchement, c’est une perte de temps, objecte-t-il. Cela me prendra deux
minutes.
Alice saisit son portable et ses clés sur son bureau.
— Pas de problème. Ça me fera du bien de sortir un peu d’ici.
— Mais c’est ridicule, marmonne Nathan alors qu’elle l’entraîne hors de la
pièce. On n’a pas besoin d’aller tous les deux à la banque.
— Mais si ! Comme ça, on pourra discuter en chemin, dit Alice.
En haut de l’escalier, il s’arrête et tourne le visage vers elle.
— Écoute, arrête, maintenant, décrète-t-il, l’air agacé.
Elle s’immobilise.
— Je ne suis pas passé à la banque, hier, lâche-t-il d’un ton abrupt en évitant
son regard.
Il faut quelques secondes à Alice pour comprendre son aveu.
— Mais tu m’as dit que…
— Oui, je sais ce que je t’ai dit, mais je n’y suis pas allé.
Ah, ça commence à venir ! Il se retrouve coincé et il sent que je vais
découvrir qu’il n’était pas là où il le prétendait.
— Et donc, où étais-tu ? demande-t-elle, le cœur au bord des lèvres.
Et elle a l’impression que sa réponse met une éternité à venir…
— Je cherchais quelque chose pour Livvy.
C’est bien la dernière excuse à laquelle elle s’attendait.
— Pardon ? Je n’ai pas compris.
— Pour son anniversaire…
Il s’adresse à elle comme si elle était stupide, comme si elle aurait dû
comprendre les propos incohérents qu’il lui tient ! Désolée, mais elle ne voit pas
le rapport entre l’anniversaire d’Olivia et le fait qu’il ne soit pas allé à la banque.
— Je voulais que ce soit une surprise, poursuit-il.
— Excuse-moi, dit-elle en secouant la tête, mais de quoi parles-tu ?
— Je t’ai dit que j’étais passé à la banque hier après-midi, mais, en réalité, je
suis allé voir quelqu’un pour le cadeau de Livvy.
Alice hausse les sourcils, attendant la suite.
— Pour lui choisir un chien.
— Un chien ? répète-t-elle, incrédule. Et depuis quand veut-on un chien ?
— Livvy a dit, il y a quelque temps, qu’elle avait envie d’un chien, et j’ai
pensé que ce pouvait être une bonne idée. Je voulais vous faire la surprise à
toutes les trois.
— Tu ne crois pas que l’on aurait dû en discuter tous les deux avant ?
demande Alice. Je ne suis pas certaine d’en vouloir un, en ce moment. Un chien
représente un grand engagement.
— Oui, je sais, mais je pense que ce serait amusant.
— Et donc, où es-tu allé ? questionne Alice. Je veux dire, pour voir ce
chien ?
— Dans le Kent.
— Et ? insiste-t-elle en s’efforçant toutefois de ne pas laisser transparaître les
doutes que lui inspire son histoire.
— Et quoi ?
— Il t’a plu, ce chien ?
— Euh… non, il ne nous aurait pas convenu.
— C’était quelle race ?
— Comment ? Ah, un croisement entre un labrador et une autre race.
— Ah ! Il devait être adorable, renchérit Alice. Et il était de quelle couleur ?
— Chocolat, répond-il du tac au tac, plus réactif à présent.
Alice plonge les yeux dans les siens pour tenter d’y percevoir le reflet de la
trahison.
— Et pourquoi me racontes-tu ça maintenant ?
— Parce que tu m’y as obligé, dit-il sur le ton du reproche. Tu verras bien,
une fois à la banque, que je n’y suis pas passé hier. Et si tu n’avais pas insisté
pour venir…
Alice refuse de mordre à l’hameçon et ouvre la porte qui donne sur le
parking. Elle contourne rapidement l’angle, laissant Nathan la rejoindre.
— Et Josh ? reprend-elle quand ils se retrouvent à la même hauteur dans la
rue étroite, manquant d’entrer en collision avec une poussette double. Enfin, ce
n’était pas plutôt Joe ?
— On devrait interdire ce genre d’engin, déclare Nathan, tentant de changer
de sujet.
— Eh bien, ce Josh ? persiste Alice, sans lui laisser d’échappatoire. Où l’as-
tu rencontré, au juste ? Ça aussi, c’est un mensonge ?
— Mais je ne mens pas, Alice, proteste-t-il. Enfin ! Je voulais juste vous
faire une surprise.
— Une surprise qui concerne qui ? Le chien ou Josh ?
— Tu es ridicule, je t’assure, dit-il d’un air las. J’ai pris le train pour aller
voir le chien, puis j’ai rencontré Josh à Waterloo, sur le chemin sur retour. Il
rentrait chez lui après sa journée de travail, et d’une bière, on est passés à trois…
Bref, tu sais ce que c’est.
— Et donc, à quelle heure es-tu rentré ? questionne-t-elle alors qu’il lui tient
la porte de la banque.
Il s’efforce de rire.
— Si seulement je le savais. Vers 1 heure du matin, 2 heures peut-être.
Il a visiblement plus de mal avec les chiffres.
— Alors tu n’étais pas avec elle ? demande Alice.
Et sa propre question la surprend : parmi tous les endroits et les moments où
elle avait imaginé cette conversation, elle n’avait pas un instant pensé à une file
d’attente à la banque, là où ils se trouvent à présent. Elle aurait aimé ravaler ses
propos, il ne lui reste plus qu’à espérer qu’il n’a pas entendu.
— Elle ? répète-t-il comme s’il avait mal compris.
Alice se tourne vers lui, menton bien relevé dans un acte de défi. Mais elle
ne lui répond pas, car elle se méfie de sa voix.
— Tu es sérieuse ? Tu vas recommencer avec ça ? dit-il d’un ton incrédule,
soufflé.
— Je n’ai pas encore commencé, réplique-t-elle entre ses dents.
Il lève les bras en l’air.
— Et de quoi vas-tu m’accuser, cette fois ?
— J’ai vu son texto, dit-elle pour toute réponse.
Nathan regarde autour de lui pour vérifier que personne ne les entend.
Devant eux, se trouve une mère avec un nourrisson bruyant et, derrière eux, à
une distance respectable, un monsieur âgé. Aucun des deux ne peut surprendre
leurs propos.
— Quel texto ? demande-t-il.
— Celui qu’elle t’a envoyé !
Elle en postillonne presque.
— Celui où elle te supplie de venir la rejoindre, précise-t-elle.
Nathan secoue la tête et la regarde avec l’air de dire : « Pauvre Alice, tu as
besoin d’aide. » Elle se souvient d’une infirmière qui faisait la même chose
quand elle était à l’hôpital, et ce qu’elle s’imaginait : une fois sortie, elle
s’introduirait chez cette femme, s’assiérait dans un coin de son salon et, sans
ouvrir la bouche, se contenterait de secouer lentement la tête en affichant une
moue de pitié.
Alice ouvre la galerie de photos de son téléphone et lui montre la capture
d’écran où figure le texto qu’il a reçu au Japon. Elle le voit blêmir.
— Tu es allé la rejoindre, Nathan ? Tu lui as donné ce dont elle avait
besoin ?
C’est la première fois qu’il reste sans voix. Jusque-là, il a toujours trouvé les
mots qu’il fallait pour chaque situation, mais, en l’occurrence, il semblerait que
non.
— Je ne voulais pas t’en parler, finit-il par dire.
Et Alice sent déjà sa gorge se serrer, signe que les larmes sont imminentes.
— Je ne peux pas continuer cette discussion ici, dit-elle.
Puis elle tourne les talons et sort de la banque.
Nathan la rattrape à l’extérieur et l’entraîne d’autorité dans une allée, loin du
regard des badauds.
— Écoute-moi ! la somme-t-il d’un ton impérieux. Je ne sais pas qui c’est.
Alice éclate de rire et se met à pleurer en même temps.
— Tu plaisantes ? Tu penses vraiment que je vais te croire ?
— Je ne voulais rien te dire, pour ne pas t’inquiéter. J’ai reçu trois ou quatre
textos similaires, tous du même numéro, mais je ne sais pas qui c’est.
Du dos de la main, Alice s’essuie le nez.
— Je n’arrive pas à croire que tu choisisses cette tactique. Tu me déçois,
Nathan. Tu es un homme intelligent, pourtant. Je pensais que tu aurais une
excuse en béton toute prête, mais franchement, là, tu me déçois si c’est tout ce
que tu as à m’offrir.
Il la saisit par les épaules, son visage à quelques centimètres du sien.
— Il faut que tu me croies, car c’est la vérité. J’ai rappelé plusieurs fois ce
numéro en vain, ça sonnait dans le vide. J’ai envoyé des textos, mais je n’ai pas
obtenu de réponses.
— Et malgré tout, rien sur ton téléphone ne prouve cette version, rétorque-t-
elle. En fait, il n’y a nulle autre trace, à part ce message. Pas de tentative de ta
part montrant que tu as essayé de voir qui était ce mystérieux correspondant. Tu
n’as pas non plus cherché à bloquer le numéro. Rien, à part ce texto infâme.
Il brandit son téléphone, fait défiler ses récents appels, puis tourne l’écran
vers Alice.
— Regarde, ici, dit-il en tapotant du doigt le numéro. J’ai appelé quinze fois,
ne serait-ce qu’aujourd’hui.
— Eh bien, tu dois vraiment être complètement fou d’elle, réplique Alice
avec mépris et dérision.
— Mais bordel de merde, je ne sais pas qui c’est ! s’écrie-t-il en se passant
plusieurs fois la main dans les cheveux, très agité. Tiens, prends-le, vérifie par
toi-même. Si nous avions une liaison torride, on pourrait penser qu’elle décroche
dès qu’elle voit mon numéro.
Alice hoche la tête, ahurie.
— Vas-y, appelle, tu verras bien ce qui se passe.
Et, comme Nathan l’a prédit, le téléphone sonne dans le vide.
— Que dois-je faire de plus ? demande-t-il, visiblement frustré. Je me
démène pour être l’homme que tu veux, dont tu as besoin, mais tout me revient
en pleine figure. Le seul rôle où tu me donnes l’impression que je te satisfais,
c’est celui de père. En dehors de ça, rien n’est assez bien pour toi.
Alice essuie les larmes qui coulent sur ses joues. Est-elle trop exigeante ?
Attend-elle un conte de fées qui n’existe pas ?
— Écoute, poursuit-il, je comprends tout à fait de quoi tout cela a l’air, et si
j’avais su que tu avais vu ce texto, je t’aurais donné des explications plus tôt.
J’ignore d’où il vient, et qui se fiche de moi, mais je te jure que je n’ai pas de
maîtresse. Les filles et toi êtes ce que j’ai de plus précieux au monde.
Alice laisse Nathan l’attirer contre lui, car, en dépit de tout, elle a besoin
qu’on la soutienne.
— Il faut vraiment que tu trouves qui t’envoie ces messages, dit-elle contre
son torse.
— Ne t’inquiète pas, je vais finir par découvrir le fin mot de l’histoire,
promet-il. Et maintenant, retournons à la banque faire ce pour quoi nous étions
venus.
Chapitre 39
— Je pensais que ce singe serait bien plus résistant aux coups, lance Nathan
sur le ton de la plaisanterie au moment où il rentre dans la cuisine.
Les bras chargés de débris de piñata, il ne voit pas où il va. Il marche à
l’aveugle jusqu’à la poubelle.
— Je m’attendais à ce que cela les occupe une demi-heure, poursuit-il.
Qu’as-tu prévu, après, maman ?
Et il pousse un soupir appuyé en prenant son verre sur le comptoir pour boire
un peu de vin rouge.
— Bon sang, être animateur pour enfants, c’est pas de tout repos ! Ils n’ont
pas fini une activité qu’ils veulent déjà connaître la suivante…
— Nate, l’interrompt Alice, se sentant infiniment plus forte. Je te présente
Beth.
— Ah, la fameuse Beth ! s’exclame-t-il en s’essuyant les mains sur un
torchon. Je commençais à penser que tu étais tout droit sortie de l’imagination
d’Alice, ou bien un séduisant joueur de rugby qu’elle fréquentait en douce.
Il lève alors les yeux, prêt à arborer son plus large sourire qui saurait tromper
l’hôte le plus importun.
— Ravi de faire enfin ta…
Et il s’arrête en plein milieu de sa phrase, car son verre de vin lui échappe
des mains, atterrissant sur l’îlot où il se brise en mille morceaux.
— Oh ! s’écrie Alice en reculant pour éviter le missile.
— Ah non ! s’insurge Linda.
Sa chemise blanche est maculée d’une belle éclaboussure de vin, mais ses
yeux sont rivés sur le gâteau d’anniversaire, piqué de neuf bougies : posé sur le
comptoir, il est maintenant imbibé de vin rouge et parsemé d’éclats de verre.
Seuls Beth et Nathan restent muets, comme si le temps s’était figé, que
quelqu’un avait activé le bouton « Pause », pour eux.
— Bon, les enfants, restez à l’écart, décrète Alice en leur barrant l’accès pour
qu’ils n’avancent pas.
Plusieurs d’entre eux tendent le cou pour tenter de voir ce qui se passe.
— Mais regardez mon gâteau ! hurle Olivia. Olaf est tout rouge.
Nathan, en revanche, est blême ; l’incrédulité se lit sur son visage alors que
le chaos le plus complet règne autour de lui.
— Mais comment… ? parvient-il à marmonner dans un murmure.
Une écrasante chaleur inonde Alice alors que son regard passe de Nathan à
Beth, avant de revenir à son mari.
— Mais enfin, Nathan, que t’arrive-t-il ?
— Je… euh. C’est juste que…, bredouille-t-il.
— Tout va bien ? s’enquiert encore Alice, tandis que Linda déroule l’essuie-
tout pour éponger le vin.
Nathan regarde Beth, puis cligne rapidement des yeux.
— Pardon ? Euh… oui. Oui, oui, ça va.
— Mais enfin, que se passe-t-il ? insiste-t-elle.
Changement d’atmosphère radical. Il y a de l’électricité dans l’air. Il
semblerait que Beth en soit la cause.
Alice la regarde, mais celle-ci se contente de hausser les épaules et de
sourire.
— Nathan ? reprend-elle alors.
— Bon sang, je ne sais pas ce qui nous arrive, dit-il.
Et il se passe une main dans les cheveux, tout en s’efforçant de rire.
— C’est juste que tu ressembles à quelqu’un que j’ai connu autrefois,
poursuit-il à l’adresse de Beth, et j’ai cru voir un revenant. J’ai eu la peur de ma
vie.
Beth lui sourit gentiment.
— Oh, je peux te garantir que je suis bien vivante ! Sauf, bien sûr, si j’existe
dans un univers parallèle, vis une autre existence, et que je suis revenue te
hanter.
Nathan émet un rire gêné.
— Oui, en effet, peut-être.
Tandis qu’Alice et Linda réparent les dégâts, Nathan et Beth restent cloués
sur place.
Alice ne parvient pas à chasser le sentiment de malaise qui s’est emparé
d’elle. Elle n’avait jamais vu Nathan dans un état pareil : on aurait vraiment cru
qu’il avait vu un fantôme. De son côté, Beth incarne le calme absolu, comme si
elle maîtrisait tout.
Alice sait que la pensée qu’elle tente si désespérément de repousser s’infiltre
malgré elle dans son esprit. Ce n’est pas possible. Elle préfère n’importe quelle
autre explication à celle-ci, parce qu’alors elle n’aurait tout simplement plus
d’oxygène dans les poumons. Cette hypothèse aspirerait tout !
— Je monte me changer, dit Nathan. Puis j’irai voir si je peux acheter un
autre gâteau pour Livvy.
Il enjambe la flaque au sol, où Linda est agenouillée et affairée à nettoyer.
— Pourquoi est-il dans cet état ? demande-t-elle.
Alice regarde Beth, espérant une réponse, mais celle-ci se contente de sourire
et de dire :
— Laissez-moi vous aider, Linda.
— Excusez-moi une seconde, dit Alice en suivant Nathan à l’étage.
— Bon Dieu ! s’écrie ce dernier en découvrant son pantalon en toile
éclaboussé de taches, dans le miroir de la chambre. J’imagine que ça ne va pas
partir.
— Tu vas me dire ce qui se passe ? demande Alice en s’efforçant de garder
son calme.
Elle sent que ses jambes sont sur le point de flancher.
Il se tourne vers elle, un sourire d’un kilowatt aux lèvres.
— Rien, vraiment. Cette femme, ton amie…
— Elle s’appelle Beth, dit Alice d’un ton crispé. Pourquoi as-tu tant de mal à
prononcer son prénom ?
— Beth, reprend-il alors avec une lenteur délibérée, ressemble à une fille que
j’ai connue autrefois.
— Une ex ? insiste Alice.
Nathan baisse la tête.
— Oui, c’est ça. J’avais tout juste vingt ans.
— Et que s’est-il passé ?
— On est sortis ensemble quelques mois, on s’est bien amusés, mais après…
Il s’interrompt.
Alice attend. Elle ne va certainement pas l’aider à accoucher.
— On s’est séparés et, un an plus tard environ, j’ai appris qu’elle était morte
dans un accident de voiture.
Il lève des yeux implorants vers Alice, mais elle ne ressent rien.
— Curieux, tu ne m’as jamais parlé d’elle.
— L’occasion ne s’est pas présentée, dit-il. Ton amie lui ressemble
énormément. C’est tout.
— Beth, dit Alice, d’une voix tendue.
— Oui, Beth, répète-t-il. J’ai eu une de ces frousses.
— Au point de laisser échapper le verre que tu tenais à la main ?
— Oui, exactement.
Alice le regarde ôter son pantalon et en chercher un autre dans sa garde-robe
parfaitement organisée.
— Donc, Beth et toi, vous ne vous connaissez pas ?
Alice n’arrive pas à croire qu’elle poursuit son interrogatoire. Qu’elle puisse
vraiment penser que son second mari entretient une liaison avec sa meilleure
amie. Parce que, si elle est honnête avec elle-même, c’est bien à cette conclusion
que la mènent ses réflexions,
— Quoi ? Mais bien sûr que non !
— Tu ne l’as jamais vue de ta vie avant ?
— Eh bien, non, je ne crois pas. Peut-être l’ai-je croisée à l’école une fois…
Je ne sais plus.
— Tu ferais mieux d’aller trouver un autre gâteau d’anniversaire ! dit Alice.
— Oui, répondit-il en haussant les sourcils.
Il tente alors de rire.
— Franchement, tu ne pourrais pas sauver le premier ?
Non, Nathan, et toi non plus tu ne pourras rien sauver, pense Alice.
Chapitre 41
À travers le pare-brise, Alice voit Nathan taper quelque chose sur son
téléphone. Une sensation de malaise remonte du plus profond de son être ; elle a
beau essayer de la contenir, elle n’y parvient pas.
Au moment où il fait demi-tour sur le parking, elle s’empare des clés et
dévale l’escalier, résolue à découvrir une bonne fois pour toutes ce qu’il mijote,
bon sang !
Elle maintient ses distances avec la voiture de Nathan alors que celui-ci
avance parmi la circulation de la matinée, se dirigeant vers la sortie de la ville.
Il n’a parcouru que quelques kilomètres quand il ralentit et met son
clignotant à gauche, pour se garer dans le parking du Holiday Inn. Malgré elle,
Alice espère toujours qu’il y a une explication rationnelle au fait qu’il ait quitté
le bureau en pleine journée pour aller à l’hôtel. Mais les preuves semblent
s’accumuler contre lui.
Elle stationne sa voiture quelques rangées derrière celle de Nathan, misant
sur la pluie pour brouiller le champ de vision de ce dernier, de la même façon
que celle-ci assombrit le sien. Bien qu’elle fasse fonctionner ses essuie-glaces au
maximum, ceux-ci ont des difficultés à lui dégager une vue bien nette.
Dix minutes s’écoulent avec lenteur, Nathan n’est pas descendu de voiture.
Alice arrête ses essuie-glaces par mesure de discrétion, ce qui lui complique la
tâche pour surveiller le ballet des femmes sur le parking : yeux plissés, elle les
observe, à travers son pare-brise copieusement arrosé de pluie, regagner leur
voiture ou en sortir, s’attendant à ce que l’une d’elles se dirige vers celle de
Nathan.
Une berline noire se gare juste à côté de Nathan. Elle est sur le point de
repartir lorsqu’elle voit la porte de la voiture s’ouvrir pour laisser le passage à
une femme. Elle aperçoit en un éclair de longs cheveux bruns, mais tout se passe
trop rapidement, la femme se glissant à toute vitesse sur le siège passager de
Nathan.
Alice est clouée sur place, sous le choc, étranglée par la colère, luttant contre
la puissante tentation de courir vers eux et d’empoigner la femme par les
cheveux pour l’obliger à sortir de la voiture. Elle pose la main sur la poignée,
chauffée à blanc par son orgueil meurtri. Elle le tuera le premier, puis s’en
prendra à elle, mais alors qu’elle s’apprête à commettre l’irréparable, la voix de
la raison résonne en elle et tente de reprendre les commandes.
Respire, lui souffle-t-elle. Arrête et respire.
Ces deux entités vitales se disputent pour l’emporter, la poussant et la
retenant, et elle est en proie à un infernal conflit. Tapant de toutes ses forces de
sa paume sur le volant, elle hurle :
— Espèce de salaud ! Menteur !
Car on ne peut pas dire qu’elle ne lui a pas donné l’occasion de passer aux
aveux, de tout reconnaître ; pourtant, il a continué à tergiverser.
Elle le voit de ses propres yeux, maintenant ! Elle n’a jamais été
paranoïaque, ni une épouse envahissante, mais à cause de Nathan elle a cru
l’être. Or elle avait raison depuis le début, et une émotion puissante la
submerge : le soulagement. Oui, elle est soulagée de ne plus avoir à chercher à le
démasquer, de savoir qu’à l’avenir, quand il lui mentira, elle ne sera plus dupe,
apaisée par la certitude qu’elle navigue désormais seule sur l’océan, avec ses
filles.
Il y a deux jours encore, cette pensée l’aurait tuée, mais elle se sent différente
maintenant que plus rien ne la lie à personne. Il ne lui reste désormais qu’à
couper ce qui la rattache encore à un mari qui n’est pas celui qu’elle imaginait.
La maison, la société et le Japon lui paraissent soudain bien superficiels face à
l’écueil vers lequel elle se dirige à vitesse grand V : ses enfants. Elle va devoir
faire appel à toutes ses forces pour surmonter l’animosité et l’amertume qui vont
assurément surgir dans le sillage de cette ultime tromperie ; il faut qu’elle reste
déterminée et sincère avec les filles pour les protéger des retombées.
Il n’y a plus rien à voir sur ce parking. L’identité de cette femme ne
l’intéresse plus et ne la poussera nullement à rester avec un époux qui préfère
aller voir ailleurs.
Au moment où elle met le contact, la femme sort de la voiture de Nathan, lui
crie quelque chose qu’Alice ne comprend pas et claque violemment la portière.
Deux passants tournent automatiquement le regard dans sa direction, mais,
craignant d’être impliquées dans une affaire qui ne les concerne pas, ils baissent
la tête et accélèrent le pas. Alice ouvre alors sa vitre pour avoir une meilleure
vue à travers la pluie, à l’instant où Nathan démarre en faisant crisser ses pneus
dont l’asphalte portera à coup sûr la trace.
La femme hurle encore et agite les bras, mais la voiture de Nathan s’éloigne
à toute vitesse et disparaît à l’angle du parking.
Pourquoi n’est-elle pas partie juste quelques secondes avant ? regrette
amèrement Alice. Ainsi, elle n’aurait pas vu la femme qui a brisé son mariage,
n’aurait pas su qui c’était.
Le cœur cognant violemment dans sa poitrine, elle sort de sa voiture et se
met à courir sur le parking, sa veste relevée sur sa tête pour se protéger de la
pluie torrentielle. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle va dire, mais cherche
à s’humidifier les lèvres, sa bouche demeurant désespérément sèche.
Celle vers qui elle s’avance est toujours immobile et lui tourne le dos : elle
regarde encore dans la direction où la voiture de Nathan a disparu. Alice a la
nausée à l’idée d’affronter la femme dont la duplicité lui déchire les entrailles.
— Beth ! s’écrie-t-elle d’une voix rauque.
Beth se retourne, cheveux trempés et plaqués sur le visage. À cause de la
pluie, Alice ne saurait dire si ses joues sont mouillées de larmes ou pas. Quand
Beth la voit, elle se fige instantanément. Il lui faut quelques secondes pour
surmonter le choc. Alice ne la lâche pas des yeux.
— Al… Alice, bredouille Beth, visiblement sidérée.
Elle jette un coup d’œil dans la direction où Nathan est parti, croyant sans
doute que cela lui indiquera, comme par magie, si Alice a vu ou non ce dernier.
— Que… que fais-tu ici ? ajoute-t-elle.
— C’est plutôt moi qui devrais te poser cette question, répond Alice entre ses
dents, yeux dardés sur elle, implacables.
— C’est… Ce n’est pas ce que tu penses, articule Beth.
— Je n’arrive pas à le croire, hurle Alice. Comment as-tu pu ? Comment as-
tu pu me faire ça ? Encore ?
— Je n’ai pas de liaison avec lui, Alice, dit alors Beth.
Puis elle redresse les épaules, recouvrant visiblement un peu son sang-froid.
— Ne te méprends pas, ajoute-t-elle.
— Vraiment ? rétorque sèchement Alice. Quelle autre explication y a-t-il,
dans ce cas ?
Les deux femmes se regardent fixement à travers la pluie battante.
— Viens dans ma voiture, finit par dire Beth. Il faut qu’on parle.
— Ça, je le sais ! hurle Alice, et elle s’en veut de monter dans la voiture de
Beth. J’ai compris que quelque chose n’allait pas, hier, dès que Nathan t’a vue.
C’était si évident, mais je n’ai pas voulu le croire, j’ai refusé de le croire.
N’importe qui sauf toi, Beth ! Pourquoi ? Pourquoi m’as-tu fait ça ? D’abord
Tom, puis Nathan.
Beth se tourne vers Alice.
— Je ne couche pas avec Nathan.
Alice prend son téléphone et compose le numéro à l’origine du mystérieux
message envoyé à son mari. Les traits de Beth se figent quand une sonnerie de
téléphone monte de son sac, sur la banquette arrière. Alice secoue la tête et
cherche la poignée pour sortir.
— Attends ! crie Beth en se penchant pour refermer la portière.
— J’ai entendu ce que j’avais besoin d’entendre, dit Alice.
— Tu n’en as pas entendu la moitié, répond Beth entre ses dents.
Alice, percevant un changement d’atmosphère, s’adosse, résignée, au siège.
— Tu es amoureuse de lui ? questionne-t-elle.
— Je l’ai été, oui, admet Beth, mais il y a bien longtemps.
Alice la regarde en ouvrant de grands yeux.
— C’est-à-dire ? questionne-t-elle incrédule.
— Des années, répond Beth. Bien avant que je fasse ta connaissance.
Alice se dit que sa tête va éclater, incapable d’assimiler ce qu’elle vient
d’entendre. Quand bien même elle le voudrait, elle ne pourrait répondre.
— Tu as l’air surprise, enchaîne Beth avec froideur.
— Cela a commencé il y a des années, et tu savais depuis le début que
Nathan était mon mari ?
— Oui, répond Beth. Mais, pour ma défense, sache que tout cela date
d’avant vous deux. J’ai rencontré Nathan avant toi.
— Pardon ? s’étrangle Alice. Comment est-ce possible ?
— Parce que ton Nathan, dit Beth d’un ton calme, est mon Thomas.
Chapitre 43
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? hurle Alice, laissant libre cours à son
indignation.
— Eh bien, certaines choses ne sont pas tout à fait ce qu’elles semblent être,
dit Beth d’un ton acerbe. Il y a dix ans, j’ai rencontré un homme qui s’est
présenté à moi sous le nom de Thomas Evans et je suis tombée amoureuse de lui.
En dépit de la barrière de protection qu’elle pensait avoir construite afin de
s’immuniser contre un tel aveu, elle a l’impression qu’on lui tranche le cœur.
Elle veut se boucher les oreilles, ne pas entendre ce que Beth lui dit, et en même
temps, elle a envie de savoir.
— Nous étions vraiment heureux, poursuit Beth. J’étais si amoureuse de lui !
Je pensais que nous allions vivre ensemble pour toujours. Et puis je l’ai vu avec
toi…
— Tu nous as vus ensemble ? dit Alice dans ce qui ressemble davantage à un
murmure. Donc tu savais qui j’étais. Tu savais depuis le début que j’étais la
femme de Tom.
— Eh bien, vois-tu, c’est là que ça devient intéressant.
Alice secoue la tête, assommée, elle n’écoute plus ce que Beth raconte.
— Tu savais depuis le début que j’étais la femme de Tom. Tu m’as laissée te
parler de lui, m’as soutenue quand je pleurais à cause de lui, alors que tu avais
une liaison avec lui. Un enfant avec lui.
Elle sent ses épaules se contracter et un sanglot lui noue la gorge.
— Pourquoi m’as-tu fait une chose pareille ?
— Non, tu te méprends, déclare Beth d’une voix plus douce. L’homme que
je connaissais sous l’identité de Thomas Evans m’a quittée pour toi.
Alice la considère, confuse.
— Mais c’est insensé. J’étais sa femme. Comment serait-ce possible ?
— Parce que l’homme que je prenais pour Thomas était en réalité Nathan.
— Je… Je ne comprends pas. Ce que tu dis n’a aucun sens.
— Pour moi non plus, cela n’avait aucun sens, au début. Bon, te souviens-tu
au moins d’être allée avec Nathan à Albany Avenue, à Guilford ?
— Quand ? demande Alice, incapable de se rappeler si elle est allée à
Guilford, et encore moins le nom de la rue.
— Il y a dix ans environ. Tu l’attendais dans sa voiture. Il avait une Audi gris
métallisé, elle était garée devant un appartement. Le mien.
Lentement, les souvenirs commencent à lui revenir, mais de façon très vague.
— N’a-t-il pas déménagé de cet endroit pour Battersea ? demanda-t-elle d’un
air songeur, sa voix aussi incertaine que ses réminiscences. Il me semble qu’il est
allé chercher ses derniers cartons pendant que j’attendais à l’extérieur.
— C’était mon appartement, dit Beth.
— Non, répond Alice d’un ton plus assuré. Il était en colocation avec un ami
ingénieur ou un métier de ce type, ça y est, je m’en souviens, il s’appelait Ben ou
Blake, enfin, le prénom commençait par un B, ça, c’est certain.
— Tu as raison, B comme Beth. C’était chez moi, et c’est le jour où Nathan
m’a quittée pour toi.
Alice secoue la tête avec véhémence.
— Arrête, Alice, tu m’as vue, je le sais ! reprend Beth. Tu m’as regardée
droit dans les yeux quand tu es passée en voiture devant moi. Tu devais quand
même savoir ce que tu faisais, ou du moins ce que lui faisait. T’a-t-il parlé de
moi ? Vous avez monté votre coup ensemble ? L’histoire a plutôt bien fini pour
toi, non ?
— Honnêtement, je ne comprends pas ce que tu me racontes. Je ne t’avais
jamais vue avant que tu surgisses fièrement à l’école, avec Millie.
Beth pousse un soupir sceptique.
— Quand Nathan et moi nous sommes rencontrés, il m’a dit qu’il travaillait
dans le commerce du vin. Il m’a aussi raconté que sa mère était dans un Ehpad
pour démence, m’a fait croire que j’avais été cambriolée et a même enlevé mon
chien, avant de le « sauver » et de me le ramener.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? demande Alice.
Beth hausse les épaules.
— Pour l’argent, à court terme. Il m’a volé des bijoux et des objets
personnels qui ont dû lui rapporter quelques centaines de livres, même si leur
valeur sentimentale était infiniment supérieure pour moi. Et j’ai payé une
rançon, c’est bien le terme, pour récupérer mon chien, somme qui a dû aller
directement dans sa poche.
Alice la regarde, abasourdie.
— Mais Nathan vise toujours plus loin : il a créé une situation stressante, pas
seulement pour l’argent qu’il m’a soutiré, mais aussi parce qu’en déclenchant
des catastrophes autour de moi et en m’aidant à trouver des solutions, il a obtenu
ma confiance. Ainsi, j’ai cru qu’il était mon sauveur.
Alice se rappelle avoir eu exactement la même impression avec Nathan.
Un loup déguisé en agneau.
— Et au moment opportun, il est passé à l’action, poursuit Beth, les larmes
aux yeux. Quand il a compris que ma confiance lui était entièrement acquise, il a
volé cent cinquante mille livres à ma famille.
Alice écarquille les yeux et regarde Beth sans ciller.
— Pourquoi t’aurait-il volé ton argent ? Il avait largement de quoi vivre
quand je l’ai rencontré.
— Il n’avait même pas un seau dans lequel pisser, déclare Beth sans
ambages. Tout ce qu’il possédait quand il t’a rencontré, c’était à nous, c’est
l’argent qu’il a volé à ma mère, et quelque chose me dit que vous avez pris du
bon temps en le dépensant ensemble ! C’était la chance de ta vie, tu avais même
du mal à le croire, avoue ! Mais, pendant que tu menais grand train, ma mère
mourait à petit feu en se serrant la ceinture.
Le sang d’Alice se glace.
— Cela m’a brisé le cœur, fendu l’âme. C’étaient toutes les économies que
mon défunt père et elle avaient accumulées en une vie de dur labeur, et une fois
que ma mère en a été dépouillée, elle n’a pas pu continuer à vivre dans la maison
qu’elle chérissait tant. (Le visage de Beth se plisse à mesure que ses larmes se
mettent à couler.) Et c’est moi qui ai permis à ce triste individu d’agir ainsi.
Alice a envie de prendre son amie dans ses bras, mais elle se retient : la
confiance qui existait entre elles est désormais en miettes.
— Elle a donc dû vendre sa maison, et moins de deux semaines plus tard,
elle est morte dans son sommeil. Elle ne s’est jamais remise du déménagement.
Beth se mouche dans un kleenex.
— Je suis désolée, mais…, commence Alice, tout en se demandant si elle a
vraiment quelque chose à voir avec cette histoire.
Beth la coupe.
— Elle ne m’a plus adressé la parole après ce qui s’est passé. Et jamais je ne
lui pardonnerai, à lui. (Elle regarde Alice.) Alors, qu’avez-vous fait de notre
argent ? Il a fini de payer la maison ? Il l’a investi dans AT Designs ? Ou bien
avez-vous juste pris du bon temps tous les deux ? D’une façon ou d’une autre,
vous avez plutôt fait bon usage du patrimoine de ma famille, non ?
— Je crois que tu te trompes d’homme, dit Alice. En tout cas, tu ne
t’adresses pas à la bonne personne. J’étais plus que capable de me débrouiller
dans la vie avant de faire sa connaissance, si ce n’est sur le plan émotionnel, du
moins financier. Tom avait reçu un héritage substantiel de ses parents qui nous a
permis, à l’époque, de créer notre société, grâce à laquelle nous avons ensuite
remboursé notre prêt immobilier. J’étais tout à fait indépendante quand j’ai
rencontré Nathan. Je ne lui ai rien demandé, et il ne m’a rien proposé non plus.
La maison est à moi, la société aussi, et le site au Japon m’appartiendra.
— Donc, tu es en train de me dire qu’il n’a rien apporté du tout à votre
ménage, financièrement, du moins ?
Alice secoue la tête.
— Pas un centime, et pourtant, on m’a dit qu’il avait droit à la moitié de ce
que je possède.
— Tu as parlé à un avocat ? demande Beth, surprise.
— Oui, ce matin, reconnaît Alice. J’ai demandé un avis pour savoir ce qu’il
en serait de mes biens en cas de séparation. Ça ne fonctionnait plus très bien
entre nous depuis un certain temps, mais en voyant sa réaction à l’anniversaire
d’Olivia, quand il a posé les yeux sur toi, j’ai compris que c’était définitivement
fini. J’imagine que ta présence a vraiment dû le surprendre.
Un bref sourire éclaire les traits de Beth.
— Il ne s’attendait pas à me voir, ça, c’est certain.
— Maintenant, je comprends pourquoi tu l’as toujours évité, dit Alice. Je n’y
avais pas songé avant, mais, hier soir, je me suis souvenue de toutes les fois où
vous auriez pu vous rencontrer et comment chaque fois tu as réussi à te dérober.
Vous deviez avoir l’impression d’être sur une vraie bombe à retardement, à
toujours devoir vous éviter quand j’étais dans les parages. Mais, hier, tu as agi
délibérément, n’est-ce pas ? Pourquoi hier, Beth, et pas avant ?
— Tu n’as pas compris ce que je t’ai dit, je crois, réplique cette dernière. Le
jour où je vous ai vus dans la voiture, devant mon appartement, c’est aussi la
dernière fois que je l’ai vu, lui. Jusqu’aux retrouvailles d’hier, bien sûr.
Alice a l’impression de manquer d’air
— Quoi ?
— Il a disparu de la surface de la terre, ce jour-là ! Je n’ai retrouvé sa trace
que bien des années plus tard en voyant dans un journal une photo de toi en train
de recevoir un prix de design. Je ne me serais pas crue capable de reconnaître la
femme assise dans la voiture ce jour-là, mais j’ai immédiatement su que c’était
toi quand mes yeux sont tombés sur ce cliché. Donc je me suis servie de toi pour
le retrouver.
Cet aveu, plus que tous les autres, atteint profondément Alice.
— Et maintenant, je suis revenue réclamer mon dû, ajoute Beth.
— C’est ton argent que tu veux ? demande Alice d’une voix tendue. C’est de
cela qu’il s’agit entre nous ?
— Je veux ce qui me revient de droit. Ce qu’il a volé à ma famille.
— Et tu as attendu tout ce temps pour le récupérer ?
— Il fallait que je prenne mon temps, justement, que je trouve la meilleure
façon d’agir, que j’attaque au moment le plus opportun, comme il l’a fait avec
moi. Je devais m’assurer qu’il serait en mesure de me le rendre largement.
— Et comment comptes-tu le récupérer ?
Beth baisse les yeux et essuie une larme qui menace de tomber.
— En le menaçant.
Alice pousse un soupir de dérision.
— Avec quoi ?
— J’ai espéré que donner l’impression qu’il avait une liaison ferait l’affaire,
qu’il comprendrait que c’était moi, et que, par peur de te perdre, il serait prêt à
tout pour que j’arrête.
— Donc, ce texto… ?
Beth hoche la tête.
— Entre autres choses… La facture de l’hôtel, la boucle d’oreille, les fleurs,
les pneus…
— Tout ça, c’était toi ? demande Alice, incrédule. Mais pourquoi nous
aurais-tu fait ça à nous ? À moi ?
— Parce que je te détestais de mener la vie qui était censée être la mienne.
Tu avais tout… Le job parfait, les enfants parfaits, le mari soi-disant parfait… Je
voulais te faire autant de mal que j’en avais subi. Mais je suis allée trop loin. Je
n’aurais pas dû mêler Olivia à ma vengeance.
Alice incline la tête de côté, tandis qu’une nouvelle étincelle de colère
s’allume en elle. Elle veut bien accepter tout ce que Beth lui dit, mais pas
question qu’on s’en prenne à ses enfants. Les filles sont hors limite.
— Olivia ? répète-t-elle en écho.
Beth fuit son regard.
— C’est moi qui ai déposé une plainte contre elle à l’école, annonce-t-elle
d’un ton calme.
— Oh non ! s’écrie Alice.
— Je suis désolée, marmonne Beth d’une voix à peine audible.
Alice fait mine de sortir de la voiture, mais Beth se penche pour bloquer la
portière.
— S’il te plaît, attends, dit-elle.
Résignée, Alice cale sa nuque contre l’appui-tête et ferme les paupières.
— Que va faire Nathan, maintenant qu’il sait que c’est toi qui as tout
manigancé ?
— Il m’a dit qu’il me remettrait mon argent demain matin.
Alice émet un rire sarcastique.
— Nous aurons alors moins d’argent que maintenant. Nous signons
définitivement avec le Japon tout à l’heure.
— Tu vas vraiment finaliser cet achat ? Après tout ce que je t’ai raconté ?
— Le contrat ne dépend pas de Nathan, dit Alice d’un ton catégorique, mais
de moi. C’est moi qui décide si je veux ou non aller jusqu’au bout, et, pour
l’instant, je ne vois pas ce qui m’en empêcherait. D’ailleurs, ce que tu viens de
me dire me donne précisément envie de poursuivre.
— Nathan s’est-il engagé avec toi ? demande Beth.
— Financièrement, tu veux dire ?
Beth hoche la tête.
— Non, ce sont mes fonds. J’ai contracté un emprunt.
— Parfait, dit Beth. Ne le laisse surtout pas y avoir accès.
— Et toi, que vas-tu faire ? demande Alice. Maintenant que je sais tout et
que tu ne peux pas le faire chanter.
Beth lui lance alors un regard implorant.
— Ne lui dis rien, Alice.
— Pardon ? s’exclame-t-elle, exaspérée. Après tout ce que tu as fait,
franchement, tu espères une faveur de ma part ?
— S’il te plaît, supplie Beth.
— Qu’est-ce qui me prouve que tu dis vrai ? reprend Alice en regardant pour
la première fois Beth dans les yeux. Et si tu avais tout inventé ? Et même si ce
n’était pas le cas, pour quelle raison t’obéirais-je ? Regarde le mal que tu m’as
causé, à moi, à ma famille. Jusque-là, Nathan n’a pas l’air d’avoir commis quoi
que ce soit de répréhensible, du moins pas envers moi. Donc pourquoi devrais-je
lui sacrifier ma loyauté pour toi ?
— Parce qu’il s’est fait passer pour ton défunt mari, dit brutalement Beth.
À ces mots, Alice se fige.
— Je t’en prie, c’est une raison qui devrait te suffire ! poursuit-elle.
Alice sursaute. Tom.
— Donc Nathan t’a dit qu’il s’appelait Thomas Evans ?
Beth hoche la tête.
— Et qu’il était né le 21 mai 1976, précise-t-elle.
— Par conséquent, tu savais depuis des lustres que ton Thomas et mon Tom
étaient deux personnes complètement différentes, et pourtant tu as insinué que
c’était le seul et même homme.
— Oui, murmure Beth.
— Donc, en fait, tu n’as jamais connu mon Tom ? demande Alice une
dernière fois. Ton Thomas Evans était Nathan.
Beth acquiesce.
Un immense soulagement inonde alors Alice, rallumant la flamme ténue
qu’elle a toujours gardée en elle pour lui, au cours de ces dix dernières années.
— Donc Tom était bien l’homme que je croyais ? demande-t-elle alors que
des larmes roulent sur ses joues. Il n’a jamais été celui que tu as voulu me
convaincre qu’il était ?
— Non.
Alice se fustige d’avoir cru qu’il avait pu en aller autrement. Elle savait bien
que Tom était incapable de ce dont Beth l’accusait. Elle s’arme de courage avant
de poser la question qui lui brûle les lèvres, pas certaine de vouloir entendre la
réponse, de savoir ce dont sa meilleure amie est vraiment capable.
— Il est sur Facebook…, commence-t-elle. Mon Tom est sur Facebook et vit
une autre existence…
Et elle détourne les yeux de Beth, consciente que son expression lui dira ce
qu’elle veut savoir.
— Je suis désolée, s’étrangle Beth. Je voulais que tu penses qu’il était peut-
être encore en vie. Qu’il t’avait quittée de son plein gré. Tout comme Nathan l’a
fait avec moi.
Alice ferme étroitement les paupières, suppliant son cœur de ne pas se briser.
— Mais les photos ?
— Un jeu d’enfants, dit Beth d’un ton tranquille. Elles étaient sur ton
téléphone, et combien de fois ne l’as-tu pas laissé sur la table, au pub, quand tu
allais au comptoir ? Ou bien ne m’as-tu pas demandé de le tenir quand tu allais
aux toilettes ? La photo de l’autre femme et l’enfant, je l’ai prise au hasard sur
Internet.
— Je n’en reviens pas. Tu dois vraiment me haïr pour en arriver là, s’écrie
Alice.
— Je pensais que tu étais sa complice, reprend Beth après une longue pause.
Abasourdie, Alice tire prudemment sur la poignée.
— Que vas-tu faire ? demande Beth alors qu’elle descend. Tu vas tout
raconter à Nathan ?
Elle n’a même pas la force de lui répondre.
Chapitre 44
Alice a l’impression que le sol se dérobe sous ses pieds ; de fait, elle
chancelle et tombe lourdement à terre. Elle essaie de reprendre ses esprits, mais
tout tournoie.
— Alice ! entend-elle une femme crier.
Le cri est étouffé et semble venir de loin. Elle regarde dans la direction d’où
provient le son, mais distingue juste le contour flou de deux silhouettes très
proches l’une de l’autre.
— Tu… Tu ne peux pas être son frère, dit-elle d’une voix rauque, la gorge
sèche comme du papier de verre. C’est impossible.
— Eh bien, tu as l’impossible devant toi.
— C’est toi, Daniel ? demande-t-elle, sidérée de poser une telle question.
Quant à la réponse…
— Ah, il t’a donc parlé de moi ! commente Nathan d’un ton acerbe.
Alice a les plus grandes difficultés à parler, les mots s’agitent dans sa tête et
semblent se cogner aux parois de son crâne.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit quand tu as compris qui j’étais ? demande-
t-elle.
— Dès que Tom est mort, je t’ai recherchée.
— Non, non, proteste Alice en secouant la tête, refusant de le croire.
Elle repense à leur rencontre, à l’hôpital. Il était venu rendre visite à une
autre personne, pas à elle.
— Non, tu mens. Tu étais venu voir quelqu’un d’autre.
— Non, c’est toi que j’étais venu voir, réplique-t-il. Je savais que tu étais au
plus bas et que tu te raccrocherais au premier homme qui te témoignerait de la
sympathie.
Alice secoue toujours la tête avec véhémence.
— Ça, ce fut la partie la plus facile, poursuit Nathan. Si j’avais su que je
devrais attendre tout ce temps pour avoir l’argent, eh bien…
— Mais… mais pourquoi ? parvient-elle à articuler.
Le visage de Nathan s’assombrit.
— Franchement, tu trouves équitable que Tom ait hérité de tous les biens de
mes parents, de nos parents ?
La famille Evans consistait en deux factions inégales avant qu’Alice
rencontre Tom. Apparemment, ce dernier et ses parents avaient fait tout ce qui
était en leur pouvoir pour venir en aide à leur frère et fils instable et capricieux,
mais, à l’époque où Alice était entrée dans la famille, peu d’éléments indiquaient
l’existence de Daniel, à part quelques photos d’enfance sur le manteau de la
cheminée.
Elle se souvient de l’arrière-fond que celles-ci formaient le jour où Tom et
elle s’étaient retrouvés autour de la table avec ses parents au cœur brisé,
abasourdis par la nouvelle qu’ils venaient d’apprendre : leur cadet avait été
condamné à quatre ans de prison pour escroquerie. Sa mère était dévastée,
comme si elle avait perdu son unique enfant, et la lèvre supérieure de son père
était si immobile qu’on l’aurait crue prête à tomber.
— Je ne veux plus jamais qu’on prononce le nom de ce garçon dans cette
maison, avait-il dit. Il ne nous cause que des ennuis depuis ses seize ans, et je ne
suis pas surpris d’apprendre dans quelle situation il se trouve aujourd’hui. Cela
lui pendait au nez ! Qu’il se débrouille seul, à présent.
Il avait enlacé sa femme par les épaules et elle s’était appuyée contre lui :
jamais Alice n’avait été témoin d’une telle détresse.
— Tu ne peux pas le rayer de ta vie, avait doucement protesté Tom. Il sera
toujours ton fils…
— Ils t’ont déshérité, dit à présent Alice à l’homme qu’elle ne connaît plus.
Sa vue est redevenue nette, et elle le scrute : rien en lui ne lui rappelle son
mari.
— Ils ne voulaient plus jamais entendre parler de toi.
— C’est Tom qui les en a persuadés, j’en suis certain.
— Non, tu te trompes, dit Alice. Il a justement plaidé ta cause, ce sont tes
parents qui n’ont rien voulu entendre.
— Encore faudrait-il que je te croie sur parole.
— Donc, quand tu es sorti de prison, tu as pris l’identité de ton frère ?
Même en les prononçant, ces paroles lui semblent trop absurdes pour être
vraies.
— En fait, je ne pouvais plus utiliser mon vrai nom, dit-il en ricanant. En tant
qu’escroc sortant de prison, j’aurais eu du mal. Tom, ou Thomas comme mes
parents l’appelaient, était en revanche un citoyen respectable, et puisque j’en
savais plus sur lui que quiconque, il était le choix idéal.
Beth regarde Alice, yeux écarquillés, quand elle comprend la portée de
l’aveu.
— Donc tu as tout manigancé depuis le début avec moi aussi, dit Beth d’une
voix tremblante. Tu as toujours eu l’intention de m’escroquer, c’était prémédité.
Nathan rit de bon cœur.
— Quoi ? Tu crois que je serais tombé amoureux de toi dans un premier
temps et qu’ensuite je t’ai escroquée ?
— Mais, moi, tu…, commence Beth.
— Je te connaissais aussi avant qu’on se voie. Les sites de rencontres
fournissent de précieuses informations sur les femmes vulnérables,
désespérément en quête du chevalier dans sa glorieuse armure. Il ne fallait pas
être grand clerc pour deviner, d’après ton profil, celle que tu étais. Quand nous
nous sommes rencontrés, je connaissais ton prénom, ton nom, ta profession, et je
savais aussi qui était ton père et où vivait ta mère. Il ne me restait plus qu’à
attendre que ta cupidité se réveille. Sur ce plan-là, je n’ai pas été déçu.
Beth se tourne à demi, lève la main et le frappe en plein visage. Il
l’empoigne alors par les cheveux en lui inclinant la tête en arrière, et elle se met
à hurler.
— Beth ! crie à son tour Alice en se relevant tant bien que mal.
Beth se débat, tentant frénétiquement de le saisir elle aussi, mais il se tient
derrière elle et, de sa main, lui tire toujours violemment les cheveux.
Alice se précipite vers eux d’un pas mal assuré : ils sont dangereusement
près du bord.
— Lâche-la ! hurle-t-elle en levant les bras.
Mais avant qu’elle n’arrive à leur hauteur, Beth assène un violent coup de
pied dans l’entrejambe de Nathan. Il se plie alors de douleur et la lâche : sans
perdre une seconde, elle le pousse de toutes ses forces.
Il recule en titubant, comme dans un film au ralenti ; Alice tente alors de le
retenir, mais, au lieu de saisir sa main, il attrape celle de Beth. Celle-ci ferme les
yeux, avançant droit dans le vide, et, en l’espace d’une seconde, Alice doit
prendre une décision : qui va-t-elle sauver ? Elle se précipite de toutes ses forces
sur Beth pour l’éloigner du bord. Mais comme Nathan tient toujours cette
dernière par la main, tous deux semblent décoller sous le choc, agitant les bras
dans les airs. Alice tend le sien et sent une main prendre la sienne. Elle referme
les doigts aussi étroitement que possible et recule avec toute la force qu’elle peut
rassembler.
Et ce n’est que lorsque le corps retombe lourdement sur elle qu’elle se rend
compte du choix qu’elle a fait.
Le bon.
Épilogue
J’ai fermé étroitement les paupières quand, sous le choc, j’ai senti que je
décollai du sol. L’air a fouetté mes cheveux et je me suis préparée mentalement
au sol froid et dur sur lequel j’allais atterrir.
J’en ai oublié de respirer, comme si mon heure était venue, et que je voulais
retenir mon dernier souffle pour rester encore un peu en vie.
De nous deux, Alice ne pouvait en sauver qu’un, et, après tout ce que je lui
ai fait endurer, je ne méritais pas que son choix se porte sur moi. Mais
apparemment une véritable amie est toujours là pour vous rattraper, quand vous
tombez.
REMERCIEMENTS