Vous êtes sur la page 1sur 297

Sandie

Jones

JE SAIS TOUT DE TOI

Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Florence Moreau

Hauteville
À Rob, qui m’a appris à croire que tout était possible.
Prologue

De son regard émane une profonde chaleur, on dirait qu’elle place sa vie
entre mes mains, et, l’espace d’un instant, je songe que je ne serai pas capable
d’aller jusqu’au bout.

Mais alors je me rappelle ce qu’elle a fait, et la détermination me revient
d’un coup. Ce qui est en jeu, ce qui en découle. Elle mérite ce qui va lui arriver.

La confiance est une chose curieuse : il faut longtemps pour la construire et
une seconde suffit à l’anéantir.

Elle ne devrait pas me faire confiance, cela causera sa perte.
I

DE NOS JOURS – ALICE


Chapitre 1

— Sophia, on y va ! je m’écrie depuis le vestibule. Livvy, où est ton DM ?


— Mais je pensais que tu l’avais mis dans mon sac, maugrée-t-elle.
Et elle se précipite dans la cuisine.
— Je suis ta mère, pas ton esclave. Et puis tu as huit ans maintenant, tu
devrais être un peu plus autonome.
Son attitude m’exaspère, et pourtant je serais ravie de faire son sac pendant
dix ans, si seulement elle restait mon bébé ; mais celui-ci semble s’être
définitivement volatilisé. Pourquoi n’ai-je pas su apprécier cette période quand
je la vivais ?
— Je l’ai ! s’exclame-t-elle. Tu as mis mon bonnet de bain ?
— Ah non, Olivia ! Ne me dis pas que vous allez à la piscine aujourd’hui !
Elle se déhanche et pose avec impertinence la main sur sa taille : on dirait sa
grande sœur de quinze ans.
— Eh si, puisqu’on est mercredi ! m’annonce-t-elle.
— Monte vite le prendre dans le tiroir du haut de ta commode. Je compte
jusqu’à cinq et tu as intérêt à être redescendue quand j’ai fini. Bon, Sophia, on y
va !
Et, cette fois, je crie en terminant ma phrase.
J’ignore ce que ma fille aînée fabrique là-haut ! Chaque jour, on dirait qu’il
lui faut cinq minutes supplémentaires pour se lisser les cheveux, se mettre du
khôl sous les yeux, s’enduire les lèvres de gloss ou de je ne sais quoi pour les
faire paraître plus pulpeuses. De fait, elle est très en beauté quand elle finit par
descendre, mais est-ce bien nécessaire pour aller à l’école ?
— Je le trouve pas ! s’exclame Olivia.
Je monte l’escalier à toute vitesse en hurlant :
— On est en retard !
Et alors que je fouille désespérément parmi ses chaussettes et ses culottes, je
sens poindre une lourdeur dans ma poitrine, comme un ressort étroitement serré.
— Je te préviens, si je le trouve ici…
Et je ne termine pas ma phrase parce que je ne sais pas de quoi je pourrais la
menacer.
— Est-ce que tu l’avais, la semaine dernière ?
— Oui, répond-elle calmement, consciente de mon humeur massacrante.
— Bien. Te souviens-tu s’il était dans ton sac, quand tu es revenue de
l’école ?
— Oui, ça, j’en suis sûre, déclare-t-elle d’un ton confiant, sachant que toute
autre réponse m’aurait fait péter les plombs.
L’étau qui m’étreignait le buste se desserre quand j’aperçois le bonnet de
bain au fond du tiroir.
— Super ! dis-je entre mes dents.
Puis je me rue vers l’escalier en ajoutant :
— Livvy, il faut vraiment que tu grandisses. Sophia, on monte dans la
voiture.
— J’arrive ! répond-elle d’un ton indigné, comme si elle l’avait déjà répété
trois fois.
Avec ses écouteurs et le volume à fond, comment peut-on savoir ce qu’elle
entend du monde extérieur ?
Elle se glisse sur le siège passager de la voiture et rabat instantanément le
pare-soleil pour s’inspecter dans le miroir pendant que nous roulons.
— Tu n’as pas déjà passé une heure à te contempler ? dis-je.
Elle pousse une exclamation désapprobatrice et relève le pare-soleil de
mauvaise grâce.
Dix minutes plus tard, je demande :
— À quelle heure tu rentres, ce soir ?
Puis je me penche vers elle pour lui offrir ma joue. Elle me donne un baiser
avec réticence ; depuis que nous avons passé un pacte, toutes les deux, à savoir
que je ne la dépose plus juste devant le collège, mais un peu avant, j’ai de
nouveau droit à ce baiser.
— Il y a un cours de révision en maths, donc je vais sans doute y aller, dit-
elle. Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?
Nous venons juste de prendre le petit déjeuner. Le prochain repas est dans
quatre heures au moins, et elle veut déjà savoir ce qu’il y aura au dîner ? Je passe
mentalement le réfrigérateur en revue. Bon, pas de quoi préparer un repas
équilibré ! Je pourrais au mieux préparer des pâtes.
Je lui demande en souriant :
— Qu’est-ce que tu as envie de manger ?
Elle hausse les épaules.
— Ça m’est égal. Quelque chose de bon.
Je me penche vers elle et lui donne un baiser sur le front.
— Allez, vas-y maintenant. J’essaierai de passer chez Marks & Spencer.
Elle me sourit et sort de la voiture.
— À ce soir, Livvy la vilaine !
— Ciao, face de pet ! répond sa petite sœur en se gondolant, sur la banquette
arrière.
Je baisse ma vitre quand on passe devant elle et lui lance quelques mots,
mais elle est déjà happée par son téléphone, aveugle à tout ce qui l’entoure.
Je marmonne à voix basse :
— Ouvre l’œil, on ne sait jamais ce que l’on manque.
Je trottine aux côtés d’Olivia pour l’accompagner jusqu’à la grille de l’école,
ce qui n’est pas chose aisée avec mes talons.
— Je t’aime, lui dis-je au moment où elle se rue dans la cour pour se joindre
à une partie de ballon.
Elle ne se retourne même pas.
— Madame Davies, puis-je vous parler un instant ? me demande alors Mlle
Watts, derrière la grille.
J’évite à dessein son regard et vérifie l’heure sur ma montre pour qu’elle
voie que je suis pressée et que je n’ai pas le temps.
— Désolée, cela ne prendra qu’une minute, insiste-t-elle. Vous voulez bien
entrer ?
Je regarde de nouveau ma montre.
— Je suis en retard, on ne peut pas discuter ici ?
— Si, bien sûr. Simplement…
Elle balaie les lieux d’un air suspicieux, mais, comme il est assez tôt, les
parents ne se bousculent pas encore et peu sont susceptibles de nous entendre.
— Eh bien, nous avons eu un petit incident, hier, dans la cour, poursuit-elle.
Mon cœur fait un bond et, malgré moi, je fronce les sourcils.
Je m’efforce toutefois de rester calme et demande :
— Quel genre d’incident ?
L’enseignante pose une main rassurante sur mon bras, même si ce geste est
inutile.
— Oh, rien de bien sérieux ! dit-elle. Juste une querelle entre filles. (Elle
lève les yeux au ciel.) Vous savez ce que c’est, à cet âge…
— Olivia en faisait partie ?
— Il semble que oui. Elles ont juste échangé des propos désagréables, mais
Phoebe Kendall affirme qu’Olivia l’a menacée de ne plus jouer avec elle. Je suis
sûre que ce sont juste des paroles en l’air, mais Phoebe en a été un peu ébranlée.
Ce que j’imagine aisément… Je reprends :
— Olivia ne m’a rien dit. Vous en avez parlé avec elle ?
— Oui, nous avons eu une petite discussion, répond l’enseignante.
Puis elle regarde de nouveau autour d’elle et ajoute à voix basse :
— C’est juste que ce n’est pas la première fois qu’Olivia est impliquée dans
une altercation de ce type.
Je la considère, tentant de lire dans ses pensées.
— Ah… !
C’est finalement tout ce que j’arrive à dire.
Mlle Watts s’approche un peu plus de moi.
— Normalement, c’est une enfant joyeuse et pleine d’entrain, qui veut être
amie avec tout le monde, mais ces dernières semaines…
Je les passe en revue, me demandant ce qui a changé.
— J’en parlerai ce soir avec elle pour voir ce qui lui arrive.
— Il serait peut-être bon que nous prenions le temps d’en discuter
ensemble ? insiste-t-elle en inclinant la tête de côté.
Son sourire condescendant me rappelle celui d’une ancienne psy. Celle qui
m’avait demandé de fermer les yeux et d’imaginer que j’étais sur une plage
déserte où le soleil me réchauffait la peau et les vaguelettes me léchaient les
pieds.
Ce fut la première et dernière consultation. Me traiter comme un enfant de
cinq ans n’a jamais marché avec moi, et ce n’est pas aujourd’hui que ça va
commencer.
— Je serais ravie de vous recevoir aujourd’hui avec votre mari après les
cours, si vous êtes disponible ? poursuit Mlle Watts.
— Je suis navrée, mais Nathan… mon mari est en voyage d’affaires et il
revient dans la soirée.
— Eh bien, un autre jour, alors ! Je suis sûre qu’il n’y a pas lieu de
s’inquiéter, mais il faut que nous restions vigilants.
— Bien sûr, dis-je. J’en discuterai avec elle ce soir.
Et je m’empresse de tourner les talons, me heurtant alors à un groupe de
fillettes qui jouent à la marelle.
Je présente mes excuses aux gamines mécontentes et continue à traverser, sur
la pointe des pieds, les cases affichant des nombres peints d’une couleur vive sur
le goudron.
— Waouh ! Tu as l’air un peu apprêtée pour cette heure de la journée, non ?
me lance Beth, en tenue de sport.
— Salut, belle enfant ! dis-je à Millie, sa pétulante fille de huit ans qu’elle
traîne derrière elle. Que se passe-t-il ?
— Elle s’est réveillée trop tard, répond cette dernière en levant les yeux au
ciel de façon exagérée. Et maintenant, tout le monde le paie.
Beth se retourne et nous tire la langue à toutes les deux.
— Le temps de déposer cette jeune fille et je te rejoins, me dit Beth.
Je tapote ma montre.
— Je suis en retard, lui réponds-je. On se voit plus tard.
Mais Beth est déjà partie accompagner sa fille jusqu’à la cour. Je continue à
marcher, sachant que, dans quelques secondes, elle m’aura rattrapée.
— Eh bien, où vas-tu, de si bon matin, tirée à quatre épingles ? me demande-
t-elle d’un ton presque désapprobateur en arrivant à ma hauteur.
Je baisse les yeux vers ma jupe noire ; certes, elle est un peu étroite, et mon
haut rouge sans doute un rien trop court, mais ma veste me couvre relativement
bien. Me rendant compte de ce que Mlle Watts a pu penser de moi, je la
boutonne.
Même si je n’arrive pas à oublier les propos de la maîtresse, je lui demande
en riant :
— Doit-on absolument se rendre quelque part pour faire un effort
vestimentaire ?
— À cette heure de la journée, porter autre chose qu’un pyjama ou un
jogging, c’est anormal, répond Beth. Donc, oui, on a l’impression que tu t’es
mise sur ton trente et un alors que le reste des mortels n’a pas encore eu le temps
de se brosser les cheveux ou les dents. Franchement, ce n’est pas juste, et surtout
ça ne devrait pas être autorisé.
— C’est juste ma tenue de travail habituel, dis-je. Rien d’extraordinaire.
À ces mots, je rougis, et elle hausse un sourcil. Inutile de lui raconter des
histoires.
— Moi, je te crois, même si ce ne serait pas le cas de milliers d’autres,
répond-elle, clin d’œil à l’appui.
Je lui souris, tout en sentant mes joues s’embraser davantage.
— Tu as entendu parler de la querelle des filles, hier ?
Elle me lance un regard perplexe et secoue la tête.
— Non, pourquoi ? Que s’est-il passé ?
— Mlle Watts vient de me dire qu’elles se sont chamaillées. Il semblerait que
Phoebe et Livvy soient concernées. Je me demandais juste si Millie ne t’en avait
pas parlé, par hasard.
— Non, mais je peux lui demander, si tu veux.
— Mieux vaut ne pas en faire toute une histoire pour l’instant, réponds-je. Je
vais attendre que Livvy m’en parle.
— Entendu. Toujours partante pour demain soir ?
— Et comment ! Nathan revient aujourd’hui, et il sait déjà qu’il sera de
corvée baby-sitting.
— Formidable ! dit Beth en riant. Un homme doit savoir quelle est sa place
au sein d’un foyer.
— Où as-tu envie qu’on aille ? Dans le centre-ville ou dans un resto du
quartier ? Il y en a un nouveau qui vient juste d’ouvrir à Soho. Nathan y a
emmené un de ses clients et il a été absolument enchanté.
— Pourquoi pas ? On peut essayer. Enfin, je dis ça, mais cela fait trois jours
de plus que j’attends ma paie. Si c’est trop cher, on ira la prochaine fois.
— Pas de souci, je t’invite ! dis-je.
Beth plisse alors rapidement les yeux, et je me mords la langue. Ah, je m’en
veux ! Elle doit me trouver condescendante, alors que j’essaie sincèrement de
l’aider. Et comme mon cerveau et ma bouche sont en décalage, je comprends un
peu trop tard qu’elle apprécierait sans doute un autre geste de ma part qu’une
invitation à dîner dans un restaurant branché hors de prix.
— Arrête, dit-elle finalement (et je lui en sais gré). On pourrait faire une
soirée pizza demain et aller à Soho la semaine prochaine ?
— Affaire conclue !
Chapitre 2

— Donc, pour Belmont House, on opte pour du bordeaux et du doré ?


C’est la question que je pose à mon équipe réunie autour de moi, chacun
scrutant attentivement les différentes planches de tendances étalées devant lui.
— J’ai essayé un bleu roi rehaussé de blanc, dit Lottie, notre designer junior,
en mâchouillant d’un air absent le bout de son crayon. Mais ça ne fait pas aussi
somptueux que le bordeaux.
— Génial, dis-je en rassemblant les papiers épars sur la table de conférence.
Donc je vais leur présenter ça, et on verra ce qu’ils en pensent. Autre chose ?
— J’avais quelques questions relatives à la compta, déclare Matt, mais ça
peut attendre le retour de Nathan.
Je regarde ma montre et sens ma respiration s’accélérer.
— Il devrait atterrir dans une heure environ, si tout va bien. Dans ce cas, il
pourrait faire un saut au bureau. Tu es certain que ça peut attendre jusqu’à
demain ?
— Oui, sans problème, répond Matt. Il n’y a pas urgence.
— Entendu, dis-je. Bon, on a fait le tour des questions ?
Et chacun hoche la tête.
— Je peux te parler un instant ? demande Lottie qui est restée en retrait, alors
que le reste de l’équipe quitte la salle de réunion.
— Bien sûr, dis-je avec un sourire. Qu’y a-t-il ?
— Je ne sais pas si je vais pouvoir t’accompagner au rendez-vous pour
Belmont House, demain.
Je réfléchis un instant.
— J’ai plein d’idées pour notre projet et j’aimerais en travailler encore
quelques-unes.
C’est alors qu’elle me regarde, bouche bée, devant la bourde qu’elle croit
avoir commise.
— Ce qu’on a déjà convient tout à fait ! s’empresse-t-elle d’ajouter. Le tout
est emballé dans un beau paquet avec ta signature, Alice Davies, dessus et…
Elle rame, et j’attends, sourcils haussés.
— Écoute, dis-je quand elle s’arrête pour reprendre sa respiration, tu peux
gérer ce projet, si tu en as envie.
Une petite exclamation involontaire lui échappe, et je fais mine de n’avoir
rien entendu, même si je ne peux réprimer un sourire.
J’admire la façon dont, en un laps de temps très court, elle a grimpé les
échelons chez nous. Elle était aussi terne qu’une souris grise quand elle a rejoint
l’équipe d’AT Designs, quasiment incapable de regarder les autres dans les yeux.
Je me souviens juste que, lors de son entretien d’embauche, quand je lui avais
demandé où elle se voyait dans dix ans, elle m’avait répondu avec douceur : « À
votre place. » Le contraste entre ses manières et ses paroles était tel que j’avais
manqué de m’étrangler avec mon café ; rien que pour cette audace, elle avait eu
le poste.
Après son recrutement, elle était restée à peu près muette pendant une
semaine, se contentant d’acquiescer et de hocher la tête aux moments opportuns,
mais je demeurais persuadée qu’elle avait le potentiel pour le job, même si
Nathan n’en était pas convaincu.
— Je te le dis ouvertement, tu n’as pas choisi la bonne candidate, déclara-t-il
au cours du dîner, après la deuxième journée de Lottie à AT Designs. Il nous faut
des gens qui ont de la personnalité. Timide comme elle est, elle ne pourra même
pas discuter avec les clients.
J’avais souri et secoué la tête.
— Elle est encore jeune, mais elle est très ambitieuse et vraiment douée pour
la décoration d’intérieur. Elle me rappelle quelqu’un que j’ai connu, autrefois.
Il m’avait adressé un petit sourire triste.
— Je lui donne deux semaines.
Six mois plus tard, Lottie est vraiment sortie de sa coquille. Non seulement
elle a un excellent contact avec les clients, mais en plus elle gère deux projets de
façon autonome.
— Je ne te dirai pas que je l’avais prédit, avais-je murmuré à Nathan alors
qu’elle nous avait présenté ses idées pour le concept d’un nouveau restaurant, la
semaine précédente.
— C’est une petite futée, avait-il dit en souriant, sans quitter Lottie des yeux.

Il était indéniable que j’avais éprouvé un petit sentiment de satisfaction en
marquant un point sur Nathan. Notre tendre rivalité constituait l’essence même
de notre relation, que ce soit au travail, au tennis ou au jeu de devinettes avec les
filles. Mais, en l’occurrence, l’impression prédominante en moi était celle du
soulagement, celui d’avoir trouvé en Lottie une protégée capable d’alléger la
pression qui pesait sur mes épaules. Nathan était – est – très fort pour gérer les
comptes de la société et faire en sorte qu’elle tourne bien, et d’ailleurs notre
entreprise n’a jamais été aussi florissante. Mais, avant que Lottie nous rejoigne,
j’étais la seule créative, et le fait d’avoir une personne sur qui je pouvais
compter, apte à m’épauler, m’avait permis de mieux dormir la nuit.
Bien que Nathan ne soit pas du genre à admettre ses erreurs, il avait reconnu
que l’embauche de Lottie avait été très positive pour la société et, juste avant de
partir pour le Japon, il lui avait octroyé une augmentation.
— Elle vaut son pesant d’or, m’avait-il dit, dans le hall, son sac de voyage
sur l’épaule. Si tu l’avais vue hier, lors du rendez-vous avec les gens de Langley
Kitchens. Ils lui mangeaient dans la main.
— Euh… Inutile que tu me vantes ses mérites, avais-je répondu en riant.
C’est moi qui ai repéré ce jeune talent, tu te souviens ?
— Si j’avais su, je lui aurais demandé de m’accompagner au Japon.
— À ce point ?
J’en étais restée ahurie, même si je ne comprenais pas vraiment ma réaction :
après tout, il m’avait proposé de venir avec lui, et j’avais refusé.
— Mais tu peux toujours te joindre à moi pour le voyage, il n’est pas trop
tard, avait-il ajouté gentiment en me prenant dans ses bras.
— Ne sois pas ridicule ! avais-je répliqué en le repoussant, le cœur battant.
Tu sais bien que c’est impossible, je dois m’occuper des enfants.
— Ta mère serait venue à notre secours sans la moindre hésitation, tu le sais
aussi parfaitement.
Affolée, j’avais alors passé en revue ce que j’aurais dû surmonter pour
embarquer avec lui, et ma gorge s’était douloureusement nouée tandis que la
panique envahissait chaque fibre nerveuse de mon corps, jusqu’à engourdir le
bout de mes doigts.
— Nous en avons déjà discuté, avais-je répondu sèchement.
— Je voulais juste te rappeler que tu avais le temps de changer d’avis, c’est
tout.
— On se revoit mercredi, avais-je conclu. Amuse-toi bien, là-bas.
— Comment puis-je m’amuser sans toi ? avait-il renchéri d’un air triste.
— Tu vas au Japon, Nathan ! Ce sera forcément excitant.
Après quoi, je l’accompagnai jusqu’à sa voiture garée dans l’allée.
— Sois sage, me dit-il en me décochant un clin d’œil.
— Appelle-moi dès que tu atterris, promis ?

Mais il n’en fit rien, de sorte que je me mis à l’appeler toutes les cinq
minutes, éperdue, m’imaginant les pires horreurs : l’avion s’était crashé, il y
avait eu un tremblement de terre au Japon, un tsunami… Quand je parvins enfin
à le joindre, je le croyais mort.
— Oh, Nathan ! m’étais-je écriée quand il avait fini par décrocher. Tout va
bien ?
— Je suis désolé, ma chérie, avait-il répondu d’un ton bougon, comme si je
venais de le réveiller d’un profond sommeil. J’ai pris un appel en sortant de
l’avion et, quand je suis arrivé à l’hôtel, je suis tombé comme une masse.
— J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose, dis-je d’une voix encore un peu
haletante.
— Je suis navré que tu te sois inquiétée, répondit-il d’un ton patient. Je vais
parfaitement bien.
J’entendis alors des glaçons tinter dans un verre.
— Tu es prêt pour la grande réunion de demain ? avais-je demandé. Tu as
tous les documents nécessaires ?
— Mouais. Lottie m’a tout envoyé et j’ai aussi tes maquettes. Je discuterai
des grandes lignes du projet avec eux et je m’assurerai que nous sommes bien
sur la même longueur d’onde.
— Même s’il y a quelques divergences, je suis prête à faire des compromis,
avais-je dit avec un rire nerveux. Je veux qu’on décroche ce contrat, Nathan, il
nous propulsera dans la cour des grands.
— Où tu mérites d’être.
— Où nous méritons d’être.
— AT Designs, c’est ton bébé, avait-il renchéri. C’est grâce à ta vision et
celle de Tom que tout a commencé.
— Sans doute, mais c’est grâce à toi que la société a décollé. Et je sais qu’on
peut aller encore plus loin.
— Ce contrat représente un travail énorme, Alice. Tu es certaine que tu
pourras t’en sortir ?
Je savais ce qu’il voulait dire, car la tâche était colossale, et je dois avouer
qu’elle me donnait un peu le vertige, mais chaque fois que nous décrochions un
contrat, j’étais sur des charbons ardents, c’était donc une réaction normale.
— Il s’agit de vingt-huit appartements, avait-il enchaîné, comme s’il lisait
dans mes pensées. De loin notre plus gros contrat. Tu penses honnêtement que tu
y arriveras ?
— Absolument, lui avais-je assuré d’une voix catégorique pour dissimuler la
panique qui pointait au creux de mon estomac. Je n’ai jamais été aussi prête de
ma vie pour affronter un projet !
Et j’en étais convaincue, après un ou deux verres de vin.
Mais voilà trois jours que j’ai prononcé ces mots, et je ne suis plus aussi
certaine de mes capacités ni de mes émotions. Rien n’a changé depuis, du moins
pas de façon tangible. Mais, aujourd’hui, tout me semble différent, comme si le
véhicule des montagnes russes sur lesquelles j’étais embarquée avait passé la
plateforme d’arrivée sans s’arrêter, pour finir par s’immobiliser plus loin, en
plein looping, et que j’attendais, tête en bas, qu’on vienne me secourir.
— Tu as tout ce qu’il te faut pour ton rendez-vous chez Temple Homes ? me
demande Lottie, m’interrompant dans mes pensées.
— Je crois, oui, dis-je en contournant mon bureau. C’est vraiment David
Phillips que je vais rencontrer ?
— Oui, il a insisté pour te recevoir personnellement. Il adore ton travail.
Mon estomac se noue tandis que je rassemble le dossier et un bloc-notes en
évitant le regard de Lottie.
— En fait, quand il parle de toi, il t’appelle Al, poursuit-elle.
J’essaie de me concentrer pour ne pas rougir, mais, en dépit de mes efforts, je
sens que je deviens écarlate.
— J’ai dû le ramener un peu dans les clous. Je lui ai rappelé que ton nom
était Alice. Je ne supporte pas cette familiarité avec des gens qu’on ne connaît ni
d’Ève ni d’Adam.
Je lève les yeux au ciel et lui adresse un sourire tendu.
Il me connaît mieux que la plupart d’entre vous, dis-je en silence.
Chapitre 3

Quand mon GPS m’indique que je suis à environ un kilomètre du siège de


Temple Homes, je me gare sur le bas-côté et vérifie mon reflet dans le
rétroviseur. Je me demande s’il a changé – si j’ai changé. Je me brosse les
cheveux et arrange ma frange avec mes doigts. Je pourrais mettre un peu plus de
mascara, me dis-je alors, et, d’un geste habile, je farde mes cils d’un noir de jais,
tout en prenant soin de les allonger autant que possible. Un coup de blush sur les
joues, un peu de rouge à lèvres, et me voici sous mon meilleur jour, autant que je
puisse l’être sans avoir eu recours à la chirurgie esthétique ni avoir le don de me
rajeunir de vingt ans. Cela ne m’empêche pas de me demander, tout en tirant sur
la peau de mes pommettes, comment tout ce temps s’est volatilisé. Je n’y avais
jamais pensé jusque-là, mais je regrette subitement de n’avoir rien fait pour avoir
presque encore le même visage que lors de ma dernière rencontre avec David.
C’est ridicule, je sais, mais toutes les femmes n’ont-elles pas envie d’être en
beauté quand elles retrouvent leur premier amour ? Non parce qu’elles le
désirent encore, mais parce qu’une part infime – en fait pas si infime que ça –
d’elles aimerait pouvoir encore inspirer le désir.

— Alice, waouh ! Mais regarde-toi ! dit-il en s’avançant vers moi, à la
réception.
Il me jauge de la tête aux pieds d’un air approbateur, et je suis contente
d’avoir fait un effort. Je me moquais de moi-même ce matin tandis que je
m’habillais, me disant que mon « apparence » était juste une version subtilement
améliorée de ce que je porte en temps normal. Pourtant, c’est la première chose
qui a frappé Beth, quand elle m’a vue, à l’école. En outre, Lottie m’a elle aussi
complimentée sur mon haut rouge, qui met mon teint en valeur. Finalement, ce
n’était peut-être pas aussi subtil que je le croyais.
Je m’exclame à mon tour :
— David, ça alors, tu n’as pas changé !
Sauf que c’est faux, et que je m’efforce de dissimuler mon choc. J’ai passé
toutes ces années à penser à lui avec les traits de celui qu’il était à vingt ans,
comme s’il s’était figé dans le temps, alors que j’en subissais les assauts. En
réalité, il a vieilli bien plus que moi. À sa crinière noire s’est substitué un crâne
lisse, si brillant que les lumières au-dessus de sa tête s’y reflètent, et son corps
parfait, ses abdominaux en béton devant lesquels toutes les filles s’extasiaient, se
sont transformés en graisse.
— Eh bien, comment vas-tu ? s’enquiert-il en m’embrassant sur la joue.
— Bien, vraiment bien.
— J’ai appris pour Tom. (Il me fait entrer dans la salle de réunion.) Je suis
désolé.
En général, les gens prononcent ces paroles quand ils me tournent le dos,
ayant sans doute l’impression, à tort, que c’est plus facile ainsi. Sans doute est-ce
le cas pour eux. Mais quiconque a subi une telle épreuve préfère qu’on le
regarde dans les yeux plutôt que d’avoir la désagréable impression qu’on met ça
sous le tapis, ou, pire, qu’on esquive lâchement le sujet.
— Donc, comment vas-tu ? me demande-t-il de nouveau d’un ton solennel.
— Bien, merci. Les affaires se portent à merveille, donc tout va bien.
— Et tu t’es remariée ?
C’est plus une affirmation qu’une question, et j’en reste confondue comme
chaque fois que je rencontre des gens que je n’ai pas vus depuis des années, mais
qui semblent en savoir plus sur moi qu’ils ne devraient. Que sait-il d’autre me
concernant ?
— Oui, réponds-je. Et, d’une certaine façon, j’ai eu beaucoup de chance.
— Je suis content que tu aies pu reconstruire ta vie après ce qui t’est arrivé.
Je lui adresse un petit sourire.
— Et toi ?
Car il me semble un peu grossier de ne pas faire mine de m’intéresser à ce
qui s’est passé dans sa vie, depuis la dernière fois qu’on s’est vus.
— De toute évidence, tu as su rendre fructueuses les affaires de Temple
Homes, poursuis-je.
Il me sourit, et ses yeux disparaissent dans les plis de sa peau, tout autour. Il
m’est presque difficile d’imaginer que c’est le même homme – le même garçon –
qui m’a déflorée, des années plus tôt, un soir d’été, après le bal de fin d’année.
— Oui, la société se porte très bien, confirme-t-il. Mais il y a eu, hélas,
quelques dommages collatéraux, notamment mon mariage.
Je baisse les yeux, gênée par le tour plus intime que vient de prendre la
conversation.
— Je suis désolée pour toi.
— Ce sont des choses qui arrivent. On ne peut pas tout avoir.
— En tout cas, tu peux être fier de ce que tu as accompli ici, dis-je en
balayant du regard la salle de réunion, remarquant au passage les différents
diplômes d’urbanisme accrochés au mur.
— Oui, dit-il. (Il bombe le torse et se redresse dans son siège.) Mais je peux
envisager d’autres développements pour Temple Homes, notamment en faisant
affaire avec toi. J’espère que cela ne t’a pas contrariée que je contacte AT
Designs, mais j’ai eu l’occasion de voir ce que vous faisiez et je dois avouer que
j’ai été très impressionné.
— Non, cela ne me dérange pas, au contraire. Il est toujours plaisant
d’entendre que notre travail est apprécié.
Une sonnerie de téléphone retentit alors, et, pendant quelques instants, je n’y
prête pas attention, certaine d’avoir mis le mien sur silencieux. C’est alors que
j’aperçois celui de David posé sur la table, entre nous : il ne montre pas le
moindre signe de vie. Je plonge immédiatement la main dans mon sac.
— Excuse-moi, dis-je.
Voyant qu’il s’agit de Nathan, je rejette l’appel.
— Donc, le projet de Bradbury Avenue est…, reprend David.
Et la sonnerie de mon portable l’interrompt de nouveau.
— Je suis navrée, je vais le mettre sur silencieux.
Je refuse une nouvelle fois l’appel et supprime le son, mais la panique
commence à monter en moi. Je n’arrive plus à me concentrer sur ce que David
me dit. Je prends des notes, malgré tout, tandis que mon portable continue à
s’allumer à chaque appel silencieux ; mon écriture en devient fébrile.
— OK, je vais réfléchir à tout cela, dis-je en me levant afin de mettre
prématurément fin au rendez-vous. Et je t’appelle dès que j’ai quelques idées
intéressantes à te présenter.
— Autour d’un dîner ? propose-t-il alors en retenant, un peu plus longtemps
que nécessaire, la main que je lui tends.
— Il vaut mieux que cela reste professionnel, dis-je avec un léger rire.
Et, sans crier gare, il pose les mains sur mes fesses et m’attire contre lui.
— Personne n’aura besoin de savoir, me souffle-t-il dans l’oreille.
Son haleine fétide de café m’envahit alors, et je me détourne. Il en profite
pour plaquer la main sur un de mes seins qu’il pétrit fermement.
— On s’entendait bien, toi et moi, et je suis certain que ça n’a pas changé.
Je le repousse des deux mains.
— Ne t’avise jamais de recommencer, dis-je entre mes dents.
Il a l’air blessé, comme s’il ne comprenait pas ce qu’il a fait de mal.
— Mais je pensais…
— Tu pensais quoi ? Que parce qu’on est sortis ensemble autrefois, cela te
donne le droit de recommencer ?
— Eh bien… euh… oui, bredouille-t-il.
Je dois faire appel à toute ma volonté pour ne pas le gifler.
Je rassemble rapidement mes affaires sur la table et me dirige vers la porte.
— De toute évidence, ce rendez-vous était une perte de temps, dis-je.
— Mais le projet ! s’écrie-t-il dans mon dos. Qu’en est-il de notre projet ?
Je ne réponds pas, lui laissant le soin de tirer lui-même les conclusions de ce
qui vient de se passer.

Je tremble de tout mon corps quand j’arrive à hauteur de ma voiture ; j’ouvre
d’une main fébrile la portière, puis la claque avec indignation.
Je baisse les yeux vers mon corsage et me rends compte qu’il est bien trop
décolleté. Folle de rage, je donne un coup sur le volant.
— Merde ! m’écrié-je à voix haute.
Putain, qu’est-ce qui m’a pris ? Ne suis-je pas aussi coupable que lui ? Quel
message lui ai-je envoyé en essayant de façon pathétique de remonter le temps ?
Et puis je me ressaisis. Non ! Quelle que soit la tenue que j’ai choisie, cela ne lui
donne en aucun cas le droit de faire ce qu’il a fait.
Dans ma colère, j’ai oublié que Nathan a tenté de me joindre à plusieurs
reprises, et, quand je regarde mon téléphone, je me rends compte que j’ai
manqué douze appels de lui et un de l’école.
— Merde, merde ! dis-je de nouveau, la bouche sèche.
Et je sens mon cœur battre deux fois plus vite.
— Nathan, c’est moi, dis-je précipitamment quand il décroche. Qu’est-ce qui
se passe ?
— Où es-tu ? demande-t-il.
— J’étais en rendez-vous, réponds-je d’un ton affolé. Qu’est-ce qu’il y a ? Il
est arrivé quelque chose aux filles ?
— C’est Livvy, dit-il.
J’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer.
— Que… quoi Livvy ?
Et je réfléchis au trajet le plus court pour rejoindre l’école tout en mettant le
contact, mais le moteur ne démarre pas. Je sens la panique me gagner, j’essaie de
nouveau ; dans un éclair de lucidité, je me rappelle que je dois en même temps
appuyer sur le frein avec mon pied.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Où est-elle ? Rien de grave ?
Les questions se bousculent hors de ma bouche.
— Elle va bien, dit-il, elle a juste eu un petit accident à l’école.
— Quel genre d’accident ?
Et sur cette question, laissant des traces de pneus derrière moi, je sors à toute
vitesse du parking de Temple Homes, direction l’école.
— Apparemment, elle s’est cogné la tête.
L’air que j’inspire alors est douloureux.
— Oh non !
— Écoute-moi, dit-il d’une voix soudain autoritaire. Je veux que tu respires
plusieurs fois profondément et que tu te calmes.
Je m’efforce d’obtempérer, mais c’est comme si mes poumons refusaient de
coopérer : l’air n’y entre pas. Ma respiration est saccadée, je halète littéralement
en ordonnant à l’apprenti conducteur devant moi d’accélérer.
— Alice, écoute-moi ! Je veux que tu ralentisses et que tu te concentres sur
ton souffle : tu inspires et tu expires longuement.
Si je pouvais fermer les yeux, ce serait plus simple, seulement, les voitures
arrivent de toutes parts, elles traversent la voie juste devant moi, puis s’arrêtent
brusquement. Ça klaxonne de partout, mais je n’arrive pas à comprendre d’où
viennent les klaxons ni à qui ils sont adressés.
— Ça va ? me demande Nathan.
Je hoche la tête, lèvres serrées.
— Alice ?
— Oui.
— Tu veux que je reste en ligne jusqu’à ce que tu arrives à l’école, ou tu
préfères que je les appelle pour leur dire que tu es en chemin ?
— Tu veux bien les appeler ?
— OK. Où es-tu ? Tu seras sur place dans combien de temps ?
— Je… Je sors juste… des bureaux de Temple Homes.
Je bredouille, car je suis incapable de dire où je suis, non parce que je
souhaite lui dissimuler quoi que ce soit. Puis je reprends :
— Et toi, où es-tu ?
— Je viens de quitter l’aéroport, et je comptais me rendre directement au
bureau, si tu n’y vois pas d’inconvénient, bien sûr.
— OK, on se retrouve à la maison, alors.
— Appelle-moi dès que tu es auprès de Livvy, dit-il. Je suis sûr que ce n’est
rien de grave.
Je me rappelle alors qu’il n’est pas au courant de la conversation que j’ai eue
avec Mlle Watts, ce matin : le problème est peut-être plus sérieux qu’on ne le
croit.
— Ils n’avaient pas l’air trop inquiets, poursuit Nathan. Ils ont sans doute
juste peur qu’il y ait une commotion cérébrale et ils veulent se couvrir.
Je coupe la communication et mets la radio à fond afin de noyer les
martèlements dans ma tête.
Une fois arrivée à l’école, je me gare sur l’emplacement réservé au directeur
et, courant à moitié, je me dirige vers l’accueil, où je m’efforce alors de
dissimuler l’angoisse qui me submerge.
— Ah, bonjour, madame Davies ! lance Carole, la secrétaire scolaire, d’un
ton un rien trop enjoué.
Je suis certaine qu’ils ont un dossier sur moi, avec écrit au marqueur rouge
sur la couverture : « À gérer avec prudence – A perdu subitement son premier
mari ».
— Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Olivia a juste fait une petite chute, ajoute-
t-elle.
— Mais elle va bien ?
Je la suis derrière la porte à double battant tout en la questionnant.
Ici, l’odeur nauséabonde et reconnaissable entre toutes du chou bouilli
m’agresse les narines alors que mes talons cliquettent sur le sol de la cantine.
C’est la même puanteur que dans celle de mon école, trente ans plus tôt, même si
à l’époque nous ne mangions pourtant pas de chou bouilli, et qu’on n’en sert pas
davantage à Olivia et ses camarades, aujourd’hui. Je le sais parce qu’elle
apprend chaque semaine le menu par cœur et me récite ensuite ce qu’elle
mangera. Je suis presque navrée pour elle que la mousse au chocolat industrielle
que l’on nous servait autrefois une fois par mois, en guise de petite gâterie, ne
soit plus à la mode. Vraiment, comment est-il possible qu’il règne aujourd’hui
encore cette odeur rance de légumes fermentés ? Et j’essaie de me concentrer sur
la question pour ne pas penser à ce qui m’attend…
— Ta maman est arrivée, dit l’infirmière en me souriant.
Je m’attendais presque, en regardant derrière le rideau, à me retrouver face à
ma fille inconsciente sur le lit, avec du sang lui coulant de la tête.
Un immense soulagement m’envahit lorsqu’elle lève les yeux vers moi, l’air
tristounet. Il n’y a ni sang ni bandage, pas la moindre égratignure.
— Bonjour, ma petite chérie, dis-je d’une voix tremblante en me penchant
pour être à sa hauteur. Ça va ?
Elle hoche la tête, et je lui étreins le genou, luttant contre l’envie de la
prendre dans mes bras et de respirer profondément son odeur, par crainte que
l’infirmière et Carole n’ajoutent « mère névrosée » à mon dossier.
— Le choc n’a pas été violent du tout, me dit l’infirmière. Il faut quand
même la surveiller, et la conduire à l’hôpital pour la faire examiner si elle se
plaint d’un mal de tête ou souffre de vertiges.
Je souris et hoche la tête.

Une fois que nous sommes dans la voiture, je demande à Olivia :
— Que s’est-il passé ?
— Phoebe m’a poussée, dit-elle, des larmes dans la voix.
Instantanément, je vois le visage angélique de Phoebe se déformer et devenir
affreux tandis qu’elle rudoie ma fille. Cette image est insoutenable.
— Elle a été méchante avec moi, chuchote Olivia comme si quelqu’un
pouvait nous entendre. Alors j’ai fait comme tu m’avais dit.
J’attends la suite en retenant ma respiration, incapable de me rappeler le
conseil que je lui ai donné. J’espère lui avoir recommandé de rendre les coups.
— Je l’ai ignorée et je me suis éloignée, dit-elle.
C’est plus fort que moi, je suis déçue par mes propres préconisations.
— Mais elle m’a poussée, et je suis tombée.
— Bon, ce n’est pas très gentil de sa part.
Je m’efforce de prendre un ton léger, tout en espérant obtenir le plus
rapidement possible un rendez-vous avec la directrice.
— Je croyais que Phoebe et toi étiez amies. Elle est méchante avec toi ?
Elle secoue la tête, puis acquiesce.
— Des fois, oui, admet-elle. Elle dit des choses méchantes pour voir si je
vais pleurer.
Je repousse doucement les mèches qui barrent son visage délicat.
— Quelles choses méchantes ?
Elle hausse les épaules, comme si elle tentait de faire tomber le poids du
monde qui est venu s’y loger.
— Allez, raconte-moi, ma chérie.
— Elle dit que mon premier père est mort.
J’en reste d’abord sans voix, puis me ressaisis :
— Mais… tu sais que c’est Tom, le père de Sophia, qui est mort, dis-je.
Elle hoche la tête.
— Ce n’était pas le tien.
— Je sais, mais Phoebe dit que c’était mon premier papa.
Je l’attire contre moi, autant que faire se peut dans la voiture.
— Écoute…
— Et… et… elle dit que mon deuxième papa va mourir comme le premier.
Une grosse larme tombe de ses cils.
— Écoute-moi, Livvy, dis-je d’un ton ferme, afin de ne pas me laisser
emporter par mes tendances paranoïaques. Ce qui est arrivé au papa de Sophia
ne se produit qu’une fois sur un million. Il ne va rien se passer de pareil pour ton
papa.
Et, discrètement, je croise les doigts.
Elle lève vers moi ses grands yeux bleus noyés de larmes. Je lui assure alors
avec détermination :
— Je te le promets ! Et maintenant, que dirais-tu d’une bonne glace ?
— Youpi ! s’écrie-t-elle, oubliant tous ses soucis.
Et sa tristesse opère un transfert de son cœur au mien.
Chapitre 4

— Papa est rentré ! hurle Olivia en descendant l’escalier en pyjama, Ted


l’ourson à la main.
— Euh… excusez-moi, mademoiselle, n’êtes-vous pas censée être au lit ?
dis-je en levant les yeux des planches de tendances que j’ai éparpillées sur la
table de la salle à manger.
Elle fait la moue.
— Mais je ne l’ai pas vu depuis très, très longtemps, se plaint-elle. Je peux le
voir ? S’il te plaît ! Et après je vais me recoucher.
— Tu étais censée dormir depuis un bon moment, dis-je, sachant
parfaitement que, excitée comme elle l’était à l’idée du retour de son père, elle
n’allait pas s’endormir de sitôt.
Quand Nathan doit rentrer de voyage et qu’il n’est pas à la maison avant la
tombée du jour, il faut que je me résigne : Livvy ne dormira que d’un œil,
guettant son arrivée.
— S’il te plaît, m’implore-t-elle.
Et nous entendons ses pas sur le gravier de l’allée.
— Vas-y, dis-je avec un sourire.
— Merci ! s’écrie-t-elle en m’enlaçant par la taille. Je te promets qu’après je
vais m’endormir en trois secondes.
Puis elle s’élance dans l’entrée, où je l’entends pousser des cris d’excitation :
nul doute que Nathan l’a prise dans ses bras et la fait tournoyer.
— Comment va ma superbe fille ? l’entends-je demander. Tu m’as manqué.
Et moi, je t’ai manqué aussi ?
Je prends mon verre de vin et me dirige vers la porte du séjour.
— Cela fait quatre jours, huit heures et vingt-trois minutes, déclare Olivia en
riant joyeusement. Mais je pense que mon calcul est faux, car j’ai l’impression
que ça fait bien plus longtemps.
Il l’étreint et lui ébouriffe les cheveux. Je les regarde, sourire aux lèvres,
attendant mon tour. Elle est encore dans ses bras quand il s’avance vers moi. Il a
l’air fatigué, mais s’efforce de ne pas le montrer. Je vois sa prunelle pétiller et les
coins de sa bouche se relever lorsqu’il pose les yeux sur moi.
— Pour toi aussi, ça a été très long ? me demande-t-il avec douceur avant de
m’embrasser sur la bouche.
— Très long.
— Je t’ai manqué ?
— Tu me manques toujours.
— Moi, je voudrais que tu partes jamais en voyage, décrète Olivia. Tu peux
rester à la maison, maintenant ? Pour longtemps ?
Elle noue les bras autour du cou de Nathan et enfouit son visage dans son
épaule.
— Oui, tu vas m’avoir pour toi pour un bon moment, promet-il en la
chatouillant sous les bras. Allez, maintenant, au lit !
Et il commence à monter l’escalier.
Je lui demande alors :
— Je te sers un verre ?
— Oui, un bon gin tonic, ce serait parfait, dit-il avant de disparaître à l’angle
du palier.
Je m’attendais à cette réponse et j’avais déjà préparé trois fines tranches de
concombre. Je verse quatre glaçons dans son verre préféré que je remplis à
moitié de Hendrick’s. Il aime ajouter son eau tonique lui-même, aussi j’ouvre
une petite bouteille – les grandes perdent leur pétillant, dit-il – que je pose à côté
du verre.
Il a changé de vêtements, et porte un jean et un tee-shirt quand il redescend.
— Elle va bien ? Je savais qu’elle n’arriverait pas à s’endormir avant de
t’avoir vu.
— Tant mieux, dit-il en souriant. Alors, comment ça s’est passé, à l’école ?
Qu’est-ce qu’elle avait, finalement ? Je ne lui ai pas posé de questions pour ne
pas donner trop d’importance à cet incident.
Je hoche la tête.
— Je crois que ce n’est pas grand-chose. Il faut la surveiller pendant vingt-
quatre heures environ, mais j’irai sans doute voir la directrice pour m’assurer
que tout va bien, à l’école. Livvy m’a dit que c’était Phoebe qui l’avait poussée.
Il hausse les sourcils et avale une gorgée de gin tonic.
— Tu sais comme sont les enfants, répond-il.
— Oui, mais sa maîtresse m’a parlé ce matin d’une querelle qui a eu lieu
hier. Je veux juste m’assurer que ça ne se reproduira pas.
— Bonne idée, déclare-t-il en mettant une olive dans sa bouche avant de
m’attirer à lui.
Aussitôt, je me raidis ; il vient de faire le même geste que David.
— Et toi, comment vas-tu ? poursuit-il.
— Bien.
— Tu dois cesser de te mettre dans tous tes états, comme tout à l’heure, ce
n’est pas bon pour toi.
Il ne connaît que la moitié de l’histoire, me dis-je, tandis qu’il enchaîne :
— Les filles se feront encore des petits bobos, elles se disputeront avec leurs
amies, puis se réconcilieront. C’est ainsi qu’on grandit.
Je lui souris, tendue.
— Je sais, c’est juste que…
— Tu dois essayer de te détendre. Il ne leur arrivera rien.
— Tu ne peux pas me le promettre, dis-je en braquant sur lui un regard
intense.
— Non, je ne peux pas te le promettre, mais c’est la vie. Et ce que je veux,
c’est que tu profites de la tienne.
Je m’écarte de lui et avale un grand trait de vin. Je sens son regard me
transpercer.
— Alors, qu’est-ce qui t’a amenée chez Temple Homes, aujourd’hui ?
demande-t-il.
Je m’affaire à chercher une passoire pour égoutter le riz.
— C’est un nouveau client, réponds-je d’un ton bien trop abrupt. Ils ont
besoin de propositions de déco intérieure.
— C’est la société de David Phillips, non ? demande-t-il d’un ton désinvolte.
— Mouais, réponds-je en me penchant pour prendre la planche à découper
dont je n’ai en fait pas besoin.
— C’était ton premier petit ami, non ?
J’ai l’impression qu’il a le sourire aux lèvres, mais je suis trop tendue pour
croiser son regard.
— Euh… ouais.
Je me demande alors si le sentiment de culpabilité qui m’étreint est lié au fait
de m’être fait belle pour le rendez-vous, ou au souvenir de ses mains sur mon
corps, sans mon consentement.
— Et c’est lui qui t’a reçue ?
Je hoche la tête.
— Ça devait être un peu bizarre, avance-t-il avec un petit rire. Comment ça
s’est passé ?
Dois-je lui raconter ce qui est arrivé, sachant que, dans ce cas, il ira à coup
sûr régler son compte à David Phillips ? Non, il vaut mieux éviter, me dis-je, et
je laisse « l’affaire » de côté, du moins pour le moment.
— Bien, dis-je. Tu sais, notre histoire remonte à une éternité.
— Donc, pas de petits frissons d’excitation ? insiste-t-il d’un ton taquin.
— Pas en ce qui me concerne, en tout cas, réponds-je avec honnêteté. Il est
vieux, chauve et divorcé. Il ne fait pas rêver.
— Je suis certain en revanche que, dès qu’il t’a vue, il a maudit le jour où il
t’a laissée tomber.
Je lui jette un regard noir.
— Mais je suis sincère ! proteste-t-il. Et je parie qu’en ce moment même, il
pense à toi, seul dans son lit, qu’il se souvient de tout ce que tu avais l’habitude
de lui faire et qu’il t’imagine recommençant.
Malgré moi, je frissonne : c’est trop près de la vérité pour être drôle.
— Tu crois qu’on fera affaire avec eux ? demande-t-il alors. On pourrait
mener ça de front avec le projet du Japon.
— Je ne sais pas si on arrivera à gérer les deux projets en même temps, dis-
je. Le Japon, c’est vraiment énorme. (Je range la planche à découper.) Alors,
raconte ! Comment ça s’est passé, là-bas ?
— Eh bien, commence-t-il incapable de retenir le sourire qui lui monte aux
lèvres. Ça se présente plutôt bien.
— Donc ils ont aimé ce que tu leur as montré ?
Il acquiesce, et je lui demande, tout excitée :
— Et pour la cuisine et les salles de bains ? Le mobilier qu’on a choisi leur a
plu ?
— Oui ! Ils l’ont trouvé « inspirant ».
Je sens mon torse se gonfler de fierté, mon ego remonté à bloc.
— Quand crois-tu qu’on pourra finaliser le deal ? Ils t’ont déjà remis un
planning ?
Sans réfléchir, je remplis mon verre, et comme il était presque encore plein,
le vin manque de déborder.
Il me regarde attentivement.
— Si tout se passe bien, on signera le compromis lundi prochain. Mais ils
veulent qu’un designer se mette au travail dès la signature.
Je suis pleine d’enthousiasme face à toutes les perspectives qui vont s’ouvrir
à nous, même si je m’efforce de refréner mon cerveau pour qu’il ne s’emballe
pas trop vite.
Je lui demande :
— Combien de temps prendra la construction ?
— Elle aura lieu en deux étapes, dit-il. La première s’achèvera dans un an, et
la seconde six mois plus tard. Ce sera un énorme boulot, Alice, et ça arrivera
assez vite entre tes mains.
— Ça fait longtemps que j’attends un projet de cette envergure, dis-je.
Il me caresse doucement la joue du bout des doigts.
— On ne se lancera que si tu es certaine de pouvoir assurer. Je ne veux pas
prendre le risque d’une rechute, donc, si tu as des réserves, il faut que tu me le
dises.
Je me souviens d’une époque pas si éloignée où, face à la perspective d’un
tel projet, j’aurais pris mes jambes à mon cou. Une époque où j’avais peur de
mon ombre, où je croyais que j’aurais le cafard jusqu’à mon dernier souffle.
J’étais alors au fond du trou, au point que je recherchais l’obscurité, croyant que
c’était ma seule véritable amie.
Je sortais avec difficulté de mon lit pour emmener Sophia à l’école, puis
retournais me glisser sous la couette. Mes sombres pensées empoisonnaient
même les jours les plus ensoleillés. À 15 heures, je me levais et me persuadais
que personne ne remarquerait les taches qui maculaient mon jogging pendant
que j’attendais devant la grille de l’école, tête baissée, évitant les regards.
Pourtant, il aurait peut-être suffi qu’une personne m’accorde un peu d’attention
pour que je retrouve foi en l’humanité. Mais les rares fois où je m’aventurais à
regarder autour de moi, tout ce que je lisais sur les visages, c’était l’embarras. Je
savais bien qu’on parlait de moi dès que j’avais le dos tourné, qu’on se moquait
de moi, me critiquait, m’ostracisait, mais cela m’était égal. Tout ce qui comptait
pour moi, c’était d’être à la hauteur pour ma fille, et j’avais encore des progrès à
faire sur ce plan. Rien qu’en y repensant, l’émotion m’étreint.
— Tu es certaine d’être prête pour ce contrat ? me redemande Nathan.
Je hoche la tête, blessée par son manque de confiance, même si je dois puiser
profondément en moi l’assurance nécessaire pour lui répondre.
— Absolument. Je ne veux pas retourner d’où je viens.
— Très bien. De toute façon, je t’épaulerai et t’apporterai tout le soutien dont
tu auras besoin. Mais celle qui représente la société, c’est toi. On existe grâce à
ton talent, et c’est à toi que nos partenaires veulent avoir affaire.
Je lui souris et prends ses mains dans les miennes.
— Mais c’est toi qui négocies les contrats en coulisses. Sans toi, je ne
pourrais pas réaliser tout ce que je fais.
Il porte mes mains à ses lèvres, puis demande :
— Et Sophia, comment s’en est-elle sortie, pour ses examens ?
— La dernière épreuve, c’est vendredi, dis-je en faisant la grimace. Et il faut
que ce soit les maths ! Bon sang, on ne souhaiterait pas ça à son pire ennemi,
n’est-ce pas ?
— C’est parce que tu n’as pas la bosse des maths, répond-il en riant. Redis-
moi ta note au bac ?
— Euh… N.N.
— Pardon ? dit-il en mettant la main derrière son oreille, faisant mine de ne
pas avoir entendu.
Je lui donne un coup de torchon sur le bras. Je répète :
— N.N.
— Et qu’est-ce que ça veut dire ? questionne-t-il en se tenant au comptoir
pour ne pas s’écrouler de rire.
— Non Noté, dis-je.
— Donc tu as rendu un devoir si épouvantable qu’il n’a même pas été
évalué ? parvint-il à demander entre deux éclats de rire.
— C’est pour cette raison que je t’ai épousé, dis-je en l’embrassant. Pour que
tu gères les chiffres à ma place.
— Bon, tu crois qu’elle va s’en sortir ?
Je le regarde, perplexe, ayant oublié ce dont nous parlions.
— Sophia, précise-t-il devant mon expression confuse. Elle a suffisamment
révisé ?
— Eh bien, en ce moment, c’est une masse d’hormones ambulante, donc
bien malin celui qui sait.
— Bah, on a tous été adolescents ! dit-il en avalant une gorgée de gin tonic
qu’il a l’air d’apprécier.
— Mes souvenirs ne remontent pas si loin, réponds-je en l’embrassant. Et
c’est tant mieux !
Je sens le gin sur ses lèvres, et le goût des baies de genévrier me rappelle les
Noël passés.
— Euh… Vous ne pouvez pas vous isoler dans une pièce, tous les deux ?
s’exclame soudain Sophia d’un ton faussement horrifié, depuis le seuil de la
pièce.
À moins qu’elle ne soit vraiment révulsée par nos baisers. En ce moment, il
est difficile de la jauger.
— Bonsoir, mon cœur, lui dit Nathan. Comment vas-tu ?
Il ouvre grands les bras pour qu’elle vienne contre lui, puis l’étreint et lui
donne un baiser sur le haut du front ; elle s’effondre alors lourdement sur son
épaule.
— Que se passe-t-il ? demande-t-il.
— Je hais ma vie ! répond-elle, bras ballants. J’ai trop hâte que les exams
soient finis.
— L’école, c’est la partie la plus facile de l’existence, renchéris-je. Attends
d’être adulte !
— Et voilà, ça recommence. L’école, c’était la plus belle période de ta vie,
chantonne-t-elle d’un air agacé. Bla-bla-bla…
Je me retiens de rire. J’ai vraiment dit ça ? Je ne savais pas que j’étais
devenue comme ma mère. Je fais la grimace dans son dos et Nathan me foudroie
du regard.
J’insiste :
— Mais c’est vrai ! Crois-moi, si je pouvais revivre cette époque, je…
— Sauf que tu ne pourras jamais, tranche-t-elle. Et puis, je sais que tu
détestais le lycée. Grand-mère m’a dit que tu partais toujours avant la fin des
examens.
Touché ! Mais je préfère ma version des événements à la vérité révélée par
ma mère. Et je frémis au souvenir du secondaire : chaque jour m’était
insupportable. Les premières années, j’étais constamment harcelée, et je rêvais
de faire partie de la bande des filles « populaires » qui me malmenaient. Puis j’ai
passé le reste du temps à tenter désespérément de m’affranchir de ce groupe que
j’avais fini par intégrer.
Il était plus facile pour moi d’être la proie que la prédatrice. Je n’avais jamais
pu m’habituer au comité d’accueil qui murmurait des insanités sur le passage
d’une nouvelle élève, laquelle mettait tout en œuvre pour intégrer le groupe
avant de s’en faire rejeter. Il n’était nullement nécessaire qu’elle dise ou fasse
quoi que ce soit susceptible de déclencher notre courroux ; Tracy, notre meneuse,
avait déjà décidé qu’elle ne l’aimait pas, et, comme nous étions visiblement
incapables de penser par nous-mêmes, nous l’imitions comme des idiotes.
Au fil des années, j’avais honteusement surfé sur Facebook pour tenter de
réparer les torts que j’avais causés à autrui. Sans surprise, Maxine Elliott, sur
laquelle on m’avait forcée à renverser un verre de lait, et Natalie Morgan, à qui
on m’avait ordonné de dire qu’elle était affreuse, ne répondirent pas
favorablement à mon invitation pour compter parmi mes amis. Curieux ! Après
toutes ces années, j’emploie encore le terme « forcée », alors qu’en réalité
personne ne m’avait obligée à faire quoi que ce soit. On ne m’avait pas plongé la
tête dans l’eau, ni menacée de crucifixion. J’avais le choix, et c’est sans doute
pour cette raison que ces épisodes sont encore si douloureux pour moi
aujourd’hui. Il m’arrive d’imaginer que je me dresse contre l’inflexible meneuse,
au lieu de me taire et de jouer les lâches.
Tout à coup, je repense à Olivia et mon cœur se serre. Est-il possible qu’une
enfant de son âge puisse déjà se trouver dans un tel piège ? Un frisson me
parcourt tout entière.
— Je veux juste que tu profites de ces années, dis-je à Sophia. Parce que tu
comprendras rapidement qu’après, tout devient bien plus compliqué.
Elle hausse les épaules et s’écarte de Nathan pour prendre du jus d’orange
dans le réfrigérateur.
— On veut juste le meilleur pour toi, ma chérie, dit Nathan. Ta mère a raison,
peut-être que tu ne vois pas les choses ainsi, mais tu vis les meilleures années de
ta vie, car c’est la seule période où tu n’as pas de réelles responsabilités. Tu n’as
pas à te démener pour garder ton job, tu n’as pas de factures à régler et tu n’as
pas de petits enfants accrochés aux basques qui pompent tes émotions et ton
compte en banque.
Elle lui lance un regard furieux, tout en relevant légèrement le coin des
lèvres, tandis qu’elle lutte pour ne pas sourire.
— Je t’assure, le monde des grands est impitoyable. Ne te fais pas d’illusions
à cause de moi qui m’en sors si bien.
Cette fois, nous prenons chacune un torchon que nous lui lançons au visage,
et il esquive nos projectiles en riant. Mais il a raison : avec lui, la vie semble
toujours si facile. D’ailleurs, je ne sais pas si je lui accorde toujours la
reconnaissance qu’il mérite.
Tout aurait pu finir de manière si différente ! Si Nathan ne m’avait pas sortie
de ma dépression, mes idées noires seraient peut-être encore en train de macérer,
qui sait ?
J’accomplissais les tâches quotidiennes, mais je ne ressentais pas grand-
chose, quand j’avais fait sa connaissance. J’aime à penser que j’aurais fini par
relever la tête – il le fallait, pour Sophia. Mais même si celle-ci me donnait alors
la force de continuer, que je faisais l’impossible pour la protéger et l’aimer,
l’ombre de mon ancien moi me poursuivait.
Même dans mes bons jours – qui étaient rares –, je ne m’attendais pas à avoir
une deuxième chance. J’étais persuadée que j’avais connu le meilleur de ce que
la vie pouvait m’offrir auprès de Tom, et que je ne retrouverais ni l’amour ni le
bonheur après sa mort.
Mais Nathan m’apporta la preuve qu’un monde extérieur au mien existait
encore. Au fil du temps, je me surpris à penser qu’il y avait peut-être une place
pour moi dans ce monde-là. Il releva le défi avec une telle sincérité qu’il
m’arrivait souvent de penser que c’était trop beau pour être vrai. Il nous emmena
passer la journée au zoo, Sophia et moi, et fit toutes les singeries possibles
jusqu’à ce qu’elle ait mal aux côtes à force de rire, et, pour son neuvième
anniversaire, il nous fit la surprise de nous emmener en croisière. Quand elle
tombait, il était le premier à se précipiter vers elle pour la consoler…
— Nous t’aimons, lui dit-il, et nous serons toujours là pour toi.
Ces paroles m’arrachent à mes pensées.
Je lui adresse un sourire, le cœur gros, au bord de l’explosion.
— Sers-toi un peu de chili con carne, lui dis-je. Je monte voir si Livvy dort.

En passant devant notre chambre, je vois le bagage de Nathan au pied du lit,
et j’imagine ce qui se trouve à l’intérieur : quatre chemises d’un blanc éclatant,
lavées et repassées par le service lingerie de l’hôtel, et vraisemblablement dans
leur étui plastique, comme neuves, sans doute huit caleçons de chez Calvin
Klein, blancs eux aussi, propres et bien pliés, en carrés de taille identique, ses
chaussettes doivent quant à elles être roulées par paires et posées dessus. J’ai la
main sur sa valise quand il entre dans la chambre.
Je lui demande :
— Tu veux que je range tes affaires ?
— Non, je le ferai, répond-il en s’approchant de moi avant d’ajouter :
D’ailleurs, il n’est pas utile de défaire mon bagage.
Et il sort alors avec prudence ses quatre chemises blanches dans de la
cellophane et ses huit caleçons fraîchement lavés.
— Ah bon ? Tu repars bientôt ?
— Il va sans doute falloir que je retourne au Japon pour finaliser le contrat.
D’ailleurs, ce serait génial si tu m’accompagnais…
Et tout mon être se tend alors qu’il poursuit, sans me quitter des yeux :
— Ne t’inquiète pas, je comprends…
Sauf que ce n’est pas le cas, enfin, pas vraiment. Il fait de son mieux, mais y
arriverait-il alors que je peine à le faire moi-même ?
— Tu avais pourtant dit que je n’aurais pas à me rendre là-bas, non ?
La bouche sèche, j’ajoute :
— Tu avais dit que je pourrais travailler les plans d’ici, si on décrochait le
contrat.
À ces mots, il s’approche de moi et m’attire dans ses bras.
— Mais tu ne crois pas que ce serait mieux si tu allais sur le site prendre toi-
même la température ?
J’acquiesce, tandis qu’il me caresse les cheveux.
— Et, le moment venu, tu ne crois pas que tu auras envie de mettre la
dernière touche toi-même, au lieu qu’un tiers déroule à ta place le tapis que tu
auras sélectionné avec soin ou bien accroche les rideaux que tu auras
minutieusement choisis ?
Cela semble tout à fait logique, seulement, je ne peux pas laisser les filles ici
pour aller à l’autre bout du monde, c’est au-dessus de mes forces.
— J’adorerais, mais…
— J’espérais que, grâce à ce contrat, les choses changeraient, m’interrompt-
il avec douceur. Que ça te donnerait confiance en toi. Que tu serais happée par le
projet au point de ne plus avoir le temps de te languir des filles.
Ces paroles ont le don de me hérisser, et je m’écarte de lui.
— Si je n’y vais pas, ce n’est pas parce que les filles vont me manquer,
Nathan ! Je pensais que tu avais compris…
— Naturellement, mais cela fait presque dix ans, maintenant, Al. Et, si tu n’y
prends pas garde, tu ne quitteras plus le pays jusqu’à la fin de ta vie.
— À t’entendre, on croirait que je suis une sorte d’ermite, dis-je en élevant la
voix. Je te rappelle que nous avons voyagé en France et en Irlande.
— Oui, avec les filles, précise-t-il brusquement.
— Nous sommes aussi partis tous les deux en Écosse…
— C’était notre voyage de noces, réplique-t-il. On pourrait aller où l’on veut
sur cette planète, on a assez d’argent pour s’offrir n’importe quelle destination, il
suffirait qu’on se dégage un peu de temps, ce qui est tout à fait possible en
s’organisant bien. Je pensais vraiment que le Japon serait un nouveau départ.
— Est-ce pour cette raison que tu as décroché ce contrat là-bas ? Pour me
mettre sous pression ? Pourquoi me faire un coup pareil ?
— C’est ridicule, allons ! Je sais ce qu’AT Designs représente pour toi, et si
j’ai répondu à cet appel d’offres, c’est parce que je croyais que toi aussi, tu en
avais envie. Point. Il ne s’agit pas de moi, Alice, mais de toi : tu dois mener la
vie que tu mérites d’avoir.
— Mais je suis parfaitement heureuse telle que je suis !
Et je me réfugie dans la salle de bains en claquant la porte derrière moi.
Chapitre 5

— Tu ne vas tout de même pas le laisser s’en tirer à si bon compte !


s’insurge Beth, alors que nous dînons ensemble, le lendemain soir.
L’air absent, j’enroule des spaghettis autour de ma fourchette et, tout à coup,
je me sens submergée par mes émotions. Sans doute est-ce parce que, jusque-là,
j’ai voulu me persuader que l’« incident » avec David n’avait pas grande
importance, mais la réaction de Beth me prouve le contraire.
— Tu l’as dit à Nathan ?
Je secoue la tête.
— J’hésitais, mais je l’aurais sans doute fait si on ne s’était pas disputés.
Elle fait la grimace, et je regrette déjà mes propos. Toutefois, c’est l’une de
mes rares amies qui n’aient aucun rapport avec AT Designs ni lien avec Nathan.
D’ailleurs, elle ne l’a jamais rencontré, me dis-je. Et je me demande alors si je ne
les ai pas inconsciemment maintenus à distance pour pouvoir me confier à Beth
sans qu’elle me juge, ni courir le risque qu’une critique ne revienne aux oreilles
de Nathan.
— Et cette prise de bec, c’était à quel sujet ? questionne-t-elle.
D’instinct, je balaie du regard les tables alentour, au cas où je connaîtrais
quelqu’un. Cependant, qui pourrait m’entendre ? Un brouhaha commence en
effet à monter d’une tablée où l’on fête l’anniversaire d’un jeune Zac entouré de
ses petits copains tout excités, ce qui est assez énervant quand on dîne soi-même
entre adultes sans enfants !
J’élude d’un ton dédaigneux :
— Bah, toujours la même rengaine !
Elle se penche vers moi.
— C’est-à-dire ?
— À propos de mon refus de partir en voyage sans les filles, dis-je. C’est
notre unique sujet de dispute et, chaque fois que je me justifie, j’ai l’impression
qu’il me comprend, sauf qu’il remet le sujet sur le tapis quelques mois plus tard.
Beth plisse le front pour exprimer sa confusion.
— Où vas-tu ?
— Nulle part, c’est bien le problème.
Je n’ai pas envie d’en parler, d’autant que je suis certaine que, si je lui
explique, elle pensera que je suis folle, comme Nathan.
— Je ne te suis pas, dit-elle en riant. C’est le fait que tu n’ailles nulle part qui
pose un problème ?
Je hoche la tête.
— Il veut que je l’accompagne au Japon, une fois le compromis signé, mais
je ne suis jamais partie sans les filles depuis…
Ma voix se brise, et elle pose la main sur la mienne.
— Bon, c’est un sujet bizarre et compliqué, poursuis-je, mais je n’arrive pas
à voyager sans elles. Chaque fois que je l’envisage, la peur me paralyse.
— C’est compréhensible, dit-elle avec douceur. Perdre Tom a été un tel choc
pour toi, je conçois tout à fait que ton monde ne sera plus jamais pareil. Qu’est-
ce qui t’effraie le plus, au juste ? L’idée qu’il leur arrive quelque chose pendant
que tu es loin, ou bien l’éventualité qu’il t’arrive quelque chose à toi ?
— À elles, à moi, à elles et moi, je ne sais pas, en fait, dis-je en secouant la
tête.
Je sens les larmes me monter aux yeux et m’efforce de les retenir.
— Désolée, c’est juste que…
— Inutile de t’excuser, Alice.
— Je n’arrive pas à me résoudre à les laisser à la maison quand je pars, dis-
je. Un beau jour, Tom a franchi le pas de la porte et n’est jamais revenu. Je
n’étais pas à ses côtés quand il est mort, et jamais je ne me pardonnerai de ne pas
avoir pu le sauver. Si on avait été ensemble, il serait encore vivant, et c’est ce qui
me hante quand je ne suis pas avec mes filles. Comment puis-je les sauver si je
ne suis pas là ? Chaque jour, je me fais violence pour les laisser à l’école. Mais
ça, Nathan ne le comprend pas ! Pour lui, je dois sauter sur l’occasion, c’est une
chance pour notre société… Mais moi, j’ai juste l’impression qu’on va être
encore plus sous pression.
— Et toi, ce contrat, il t’intéresse ? demande-t-elle.
— Oui, j’y tiens énormément, dis-je en toute honnêteté. Il est dans notre
viseur depuis des mois, et il y a des bénéfices considérables à la clé. Mais il
m’arrive aussi d’angoisser à l’idée de la pression qui va peser sur mes épaules.
Et je panique aussi à l’idée d’être obligée de laisser les filles.
— Je comprends. Seulement plus tu t’inquiètes au sujet de ce qui pourrait
arriver, moins tu arrives à profiter de la vie. Et tu es bien placée pour savoir que
la vie est brève, ajoute-t-elle.
Je hoche la tête.
— Paradoxalement, cette situation vient raviver mes angoisses.
— Regarde ta vie ! reprend-elle. Tu as tout ce dont une femme peut rêver :
un mari qui t’adore, deux filles ravissantes, une maison magnifique, une
entreprise en pleine croissance…
Je renifle et parviens à sourire.
— Qui plus est, tu es une décoratrice d’intérieur talentueuse et – touchons du
bois – en bonne santé.
Je me touche la tête par superstition.
— Tu as raison.
Elle m’imite, puis prend son verre avant que j’ajoute :
— Je suis désolée, je ne voulais pas plomber notre soirée, dis-je.
Elle doit me prendre pour la pire des ingrates. Je m’en veux de me plaindre
de ma vie merveilleuse alors que la sienne est un combat quotidien.
— Vraiment, je suis navrée de ressasser. Et de ton côté, comment ça va ?
— Pas trop mal, dit-elle d’un air un peu triste. J’ai eu une conversation
intéressante avec Millie, hier.
— Ah bon ?
— En fait, elle m’a posé des questions sur son père.
Je la regarde par-dessus mon verre, tentant de déchiffrer son expression. Ses
muscles faciaux se sont crispés, et j’ai vu sa paupière tressauter. Évoquer son ex
est toujours une question épineuse, et je la connais assez pour savoir si elle est en
mesure d’en discuter ou non.
Comme nous toutes, Beth était convaincue qu’elle l’aurait senti, si sa moitié
lui cachait quelque chose. Au cours d’une de nos soirées, après trois verres de
rosé, j’avais trouvé le cran de lui demander :
— Jamais tu n’as eu le moindre soupçon, ni découvert quoi que ce soit qui
aurait pu te mettre la puce à l’oreille ?
— Non, avait-elle répondu. J’étais dans le déni complet, ou la confiance
aveugle, comme tu préfères. Je n’ai rien vu venir.
— Quand a-t-il vu Millie pour la dernière fois ?
— Il ne l’a jamais vue, avait-elle marmonné – à moins que mes oreilles ne se
soient mises à bourdonner à cet instant. Il est parti quand j’étais enceinte et n’est
jamais revenu.
— Ah bon ? Il n’a jamais rencontré Millie ?
Mon ton reflétait ma profonde incrédulité. Je n’en revenais pas qu’un père
puisse se comporter de la sorte. Comment la vie pouvait-elle être aussi injuste ?
Comment pouvait-elle donner des enfants à des hommes qui n’en voulaient pas,
et prendre leurs pères à ceux qui avaient désespérément besoin d’eux ?
Elle avait secoué la tête, lèvre tremblante.
— Comment a-t-il pu me faire ça, Alice ? avait-elle gémi. Je lui ai tout
donné.
Je m’étais adossée à mon siège, éprouvant un regain d’intérêt pour mon
amie. C’était une personne qui avait une petite idée de ce que l’on éprouvait
quand la personne qu’on aimait, l’homme avec qui on partageait sa vie,
disparaissait du jour au lendemain. Elle savait ce qu’on ressentait lorsque la terre
semblait s’ouvrir sous vos pieds et que l’on se demandait si on remonterait un
jour à la surface.
J’aurais pu arguer qu’au moins son ex était en vie, alors que le mien était
mort, mais, en essayant de me mettre à sa place, je me rendais compte que je
préférais la mienne. Je n’aurais pu supporter le fait que Tom nous abandonne.
Lui au moins n’avait pas eu le choix – nous avions subi un terrible coup du sort.
— Comment… Comment t’es-tu rendu compte qu’il fréquentait une autre
femme ? avais-je bredouillé, incapable d’assimiler ce qu’elle venait de me
dévoiler.
— Par le plus grand des hasards. Je m’étais absentée pour quelques jours, je
suis revenue plus tôt que prévu, et je les ai surpris ensemble.
J’avais plaqué une main sur ma bouche.
— Oh non !
— Ouais… Donc…
Et elle avait regardé un point au-dessus de mon épaule, les yeux remplis de
larmes.
J’avais alors posé une main compatissante sur son épaule.
— Je n’arrive même pas à imaginer… Est-il encore avec la femme… ?
« … pour laquelle il t’a quittée », avais-je manqué d’ajouter, avant de me
mordre la langue, consciente que la question aurait été trop douloureuse.
Percevant ma gêne, elle avait fini la phrase pour moi et enchaîné :
— Je n’en ai aucune idée. Je suppose qu’ils jouent les familles heureuses
quelque part sur cette planète. Elle a finalement eu ce qu’elle voulait, tu ne crois
pas ?
Je m’étais de nouveau adossée à mon siège et lui avais adressé un regard
perplexe.
— On dirait que c’est elle que tu blâmes. Mais il est fort probable qu’elle ne
connaissait même pas ton existence.
— Bien sûr que si ! avait déclaré Beth d’un son sec. On le sait, tout de
même, quand son homme est celui d’une autre.
J’avais alors renoncé à argumenter, car son expression dure me disait
clairement que je n’arriverais pas à la convaincre.
Quand une larme avait roulé sur sa joue, je m’étais glissée à côté d’elle pour
écarter une mèche de cheveux de son visage.
— Comment a-t-il pu me faire ça, Alice ? Et comment ai-je pu être à ce point
aveugle ?
— Qui aurait pu le deviner ? avais-je objecté d’un ton rassurant, tout en
pensant que moi, je m’en serais aperçue.
— Et toi, tu ne te poses jamais de questions sur la fidélité de Nathan ? avait-
elle demandé comme si elle lisait dans mes pensées.
J’avais secoué la tête.
— Cela ne fait pas partie de mes préoccupations après ce que j’ai traversé.
Quand il rentre tard le soir, je me demande tout de suite s’il ne lui est pas arrivé
malheur sans réfléchir à s’il me trompe.
— De toute façon, inutile de te tracasser. Il est impossible que Nathan aille
voir ailleurs. Regarde-toi, bon sang ! Il faudrait qu’il ait perdu la tête.
J’avais baissé les yeux vers mes jambes élancées, moulées dans un jean noir,
puis fait mine d’enlever des miettes imaginaires sur mon buste, mis en valeur par
le décolleté plongeant de mon tee-shirt blanc. Je fais de mon mieux pour rester
en forme, mais ma volonté n’est pas toujours à la hauteur. Il faut croire que Dieu
est un homme, car aucune femme ne serait assez cruelle pour avoir créé les
chips, le chocolat et des biscuits si délicieux…
— Alors j’ai pris une décision, déclare soudain Beth, me ramenant à la
réalité.
— Ah bon ?
— Je vais le retrouver, m’annonce-t-elle d’un ton abrupt.
— Pourquoi le rechercher maintenant ? Tu t’es bien débrouillée sans lui
jusque-là. Qu’est-ce qui a changé ?
— Parce que, maintenant, il s’agit de Millie, répond-elle. J’ai toujours su que
ce jour viendrait, j’espérais que ce serait le plus tard possible. Mais je me suis
promis que, dès qu’elle se mettrait à me questionner à son sujet, à se rendre
compte qu’elle était différente des autres, je lui révélerais son identité.
— Elle est encore jeune, tu ne crois pas qu’elle aura du mal à gérer cette
situation ? Elle aura tout le temps de le retrouver plus tard, si elle en a envie.
— Je crois au contraire que le moment est venu, dit-elle.
Je plonge les yeux dans les siens.
— Pour toi ou pour Millie ?
— Pour Millie, voyons ! répond-elle, à cran.
— Réfléchis vraiment bien à l’impact que la révélation aura sur elle. C’est
comme ouvrir la boîte de Pandore. Il faudra que tu sois toi-même prête à
affronter la situation.
— C’est le cas, affirme-t-elle d’un air confiant.
— Et donc, qu’est-ce que tu vas lui dire quand elle te demandera pourquoi
son père t’a quittée ? Quand elle découvrira qu’il n’a même pas attendu qu’elle
naisse pour partir ?
Le visage de Beth se rembrunit. Je sens la colère monter en elle.
— Désolée si je t’ai paru dure, dis-je en lui prenant la main. Je me fais
l’avocat du diable, mais je veux simplement m’assurer que tu sais à quoi tu
t’exposes.
Elle m’adresse un sourire triste.
— J’ai grandi sans père, et il ne passe pas un jour sans qu’il me manque et
que je me demande comment la vie aurait été avec lui à mes côtés. Aucun enfant
ne devrait endurer une telle épreuve.
Il me suffit de me représenter le visage de Sophia, les jours où son père lui
manque plus que d’ordinaire, pour comprendre la tristesse qu’elle porte en elle.
Je baisse alors les yeux, par crainte de me mettre à sangloter face à l’injustice
dont toutes deux ont été victimes. Si seulement je pouvais effacer la douleur de
Beth ! Mais, comme ce n’est pas possible, je me dois de la soutenir dans sa
quête. C’est alors que je suggère :
— Pourquoi on ne commencerait pas à le rechercher sans en parler à Millie ?
— « On » ? répète-t-elle en écarquillant les yeux.
— Je ferai tout ce qui est en mon possible pour t’aider, lui promets-je. Mais
je t’assure que cela ne sert à rien d’en informer Millie pour l’instant. Si tu lui dis
que tu recherches son père et que finalement il refuse de la rencontrer, elle en
sera encore plus peinée.
Elle paraît réfléchir, puis marmonne :
— Mmm, tu as sans doute raison. Je vais mener mon enquête dans les
environs, voir si je trouve des pistes qui me conduiraient à lui.
— N’hésite surtout pas à me mettre à contribution.
— Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde, répond-elle avec un grand
sourire.

Comme toujours, nous nous disputons pour régler l’addition, et bien que
j’aie sincèrement envie de payer sa part, je suis aussi consciente qu’il existe une
ligne ténue entre la générosité et la condescendance. J’accepte donc qu’on
partage, si elle me promet de me laisser l’inviter la prochaine fois.
— À propos, quand serez-vous fixés pour le projet du Japon ? demande-t-
elle quand nous regagnons ma voiture.
— Lundi, j’espère, réponds-je en croisant les doigts. Dès que l’acompte aura
été transféré.
— Je croise les doigts pour vous, dit-elle.
— Merci pour ton écoute, lui dis-je en me penchant pour lui donner un baiser
sur la joue. Je suis certaine que tout ira pour le mieux.
Elle me serre alors étroitement contre elle, à tel point que j’ai envie de
pleurer.
— Bonne chance, dit-elle. Tiens-moi au courant.
— Bonne chance à toi aussi.
Et nous savons toutes les deux à quoi je fais allusion.
Chapitre 6

— Bon, comment on va s’y prendre, alors ? demande Lottie sans ambages,


alors que nous prenons place autour de la table de réunion, le lendemain matin.
Puis elle précise :
— Étant donné qu’on est très loin du site.
— OK, commence Nathan.
Et il regarde dans ma direction pour avoir mon aval avant de révéler ce dont
nous avons discuté la veille. Je hoche la tête.
— Eh bien, une fois le projet officiellement lancé, Alice le gérera depuis le
Royaume-Uni, et c’est moi qui irai au Japon pour m’assurer qu’ils reçoivent bien
ce qu’on leur envoie et que tout roule.
— Donc, tu ne comptes pas aller sur place ? questionne Lottie en me
regardant d’un air incrédule.
Je reste concentrée sur les esquisses que je suis en train de tracer dans mon
carnet, au gré de ce qui me passe par la tête. Il paraît que ce genre de dessins en
dit long sur la personne qui les a réalisés, et je me demande quelles conclusions
on pourrait tirer des cubes et étoiles qui constellent ma feuille.
— Alice travaillera d’ici, répète Nathan, ce qui signifie que j’aurai besoin
d’aide sur le site, au Japon. Lottie, si tu en as envie, tu pourrais peut-être
m’accompagner.
C’est moi qui lui ai suggéré cette solution, afin de me tirer d’affaire, mais je
constate qu’il l’a déjà adoptée. Pense-t-il que j’ai tout manigancé à mon
avantage ? En tout cas, il ne m’en a rien dit.
— Vraiment ? s’étrangle Lottie d’une voix aiguë. Tu ne plaisantes pas ?
Il lui sourit.
— Non, je suis très sérieux. Alors, qu’en dis-tu ?
Je décide d’ignorer la sensation désagréable qui tourbillonne au creux de
mon estomac, sans doute due au stress lié à ce nouveau contrat. Mais j’ai beau
essayer d’en faire abstraction, le monstre de l’ambition refuse de se taire : je
voulais chapeauter le tout, être la première à voir le résultat.
Tu pourrais, me susurre une petite voix intérieure. Si tu en avais le cran.
— Ce sera une formidable opportunité pour toi, Lottie, dis-je avec un sourire
figé. Et nous sommes certains que tu t’en sortiras à merveille.
— Je n’arrive pas à le croire ! dit-elle. Oui, mille fois oui !
Et, cédant à une impulsion, elle bondit de sa chaise pour étreindre Nathan.
— Merci, ajoute-t-elle, tu pourras compter sur moi !
Rejetant sa chevelure blonde d’un côté puis de l’autre, elle s’avance ensuite
vers moi. Je me lève pour recevoir sa gratitude.
— Je ne sais que dire d’autre à part merci, murmure-t-elle en me prenant
dans ses bras.
— Bon, le contrat est encore en voie de négociation, dis-je pour signifier
qu’il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
N’ai-je pas plutôt envie de doucher son enthousiasme ?

— Mais pourquoi tu as pris la voiture de papa ? me demande Olivia d’une
voix perçante, un peu plus tard dans la journée, en s’installant sur le siège avant
de la BMW de Nathan, à la sortie de l’école. Il est à la maison ?
— Parce que la mienne est chez le garagiste. Et non, il n’est pas à la maison.
— Zut… Il revient quand ? Je pourrai le voir avant d’aller au lit ?
— Je ne crois pas, ma chérie. Il va jouer au golf, ce soir, puis il dînera avec
ses amis du club.
— Mais il est jamais à la maison ! peste-t-elle alors que la déception se lit sur
son visage.
Pourquoi a-t-elle donc cette impression ? Ce n’est absolument pas la mienne,
mais peut-être notre perception du temps est-elle fort différente. Ce qui
représente objectivement une heure pour moi doit être une journée pour elle, et
une semaine un mois à ses yeux. Je me souviens encore de ce rapport au temps,
quand j’étais enfant. Mon père sortait rarement, mais, quand il lui arrivait d’aller
au pub, le vendredi, juste après le travail, son salaire gonflant sa poche, j’avais
l’impression qu’il s’écoulait une éternité jusqu’au samedi matin, moment où je le
revoyais.
Je lui promets alors :
— Tu le verras demain. C’est le week-end.
— Oui, dit-elle en s’affairant avec la ceinture de sécurité, peu désireuse de
poser le bocal qu’elle tient à la main.
Celui-ci abrite une Belle-Dame encore à l’état de chenille, que l’école nous a
confiée ce week-end, pendant sa métamorphose en chrysalide.
— Ne rêvez pas, mademoiselle ! lui dis-je sèchement. Allez, ouste, à
l’arrière.
— Mais papa me laisse monter devant ! gémit-elle en descendant
maladroitement de la voiture – et en laissant tomber le bocal contenant la
chenille affamée sur le plancher…
— Livvy ! crié-je. Fais attention.
— Oups, dit-elle en riant.
— Papa ne devrait pas te laisser monter à l’avant. En tout cas, moi, je ne t’y
autorise pas.
Sous le choc, le couvercle du bocal s’est ouvert et, paniquée, je vois
l’insecte, semblable à une limace velue, pointer la tête hors du bocal. Je me
penche et passe la main sous le siège, tâtonnant frénétiquement pour retrouver le
couvercle.
— Mais pourquoi ? insiste Olivia.
Sans voir ce que je touche, je me heurte à un objet pointu. D’instinct, je retire
la main ; je n’ai toujours pas localisé le couvercle. Je m’aventure à glisser de
nouveau la main, comme si je participais à un jeu de survie dans la brousse, sans
savoir ce qu’il y a sous le siège, ni où se trouve l’objet pointu. Je me souviens
alors de ma tante Val, qui était toujours paniquée quand elle devait poster une
lettre : elle ne supportait pas l’idée de placer la main sur le rebord, au cas où
quelque chose en sortirait et la happerait. C’était une telle phobie qu’elle me
donnait chaque fois vingt centimes pour que j’aille poster ses lettres. Dans ma
grande innocence, j’allais jusqu’à la boîte aux lettres rouge, me hissais sur la
pointe des pieds et regardais dans la fente, me demandant s’il y avait quelqu’un à
l’intérieur. Que nous arrive-t-il entre l’enfance et l’âge adulte ? Je n’en sais rien,
mais, en l’occurrence, je tâtonne avec précaution sous le siège. J’entre de
nouveau en contact avec l’objet et je suis en mesure de le prendre entre mes
doigts pour l’exposer à la lumière du jour. Ne parvenant pas à comprendre ce
que c’est, je le brandis vers le pare-brise. Je cligne des yeux, incrédule, mais
non, il n’y a pas d’erreur possible : c’est bien une boucle d’oreille poire en
cristal.
— Maman ! hurle Olivia. Elle sort du bocal !
— Oh non, Livvy, retrouve le couvercle !
— Pourquoi je ne peux pas monter devant ?
— Parce que tu n’as pas le droit.
— Mais papa me laisse faire.
— Livvy, retrouve le couvercle, vite !
— Qu’est-ce qui va se passer si la chenille sort du bocal ?
— Va à l’arrière.
— Papa risque d’avoir un problème ?
Je regarde la boucle d’oreille.
Oh oui ! me dis-je. Il va avoir un gros problème.
— Parce qu’il me laisse monter à l’avant ? Parce que la chenille est sortie du
bocal ? Il faut retrouver le couvercle, maman.
— Oui, parce qu’il est illégal qu’un enfant s’asseye à l’avant !
— Oh, ça y est ! Je vois le couvercle. Là, derrière.
Je souhaite que notre discussion se poursuive ainsi, pour toujours : plus elle
durera, plus cela laissera le temps à cette poire en cristal de prendre l’aspect des
bijoux que je porte. Je voudrais désespérément que cette boucle d’oreille soit la
mienne !
Chapitre 7

Sophia est déjà à la maison quand nous rentrons. Pendant qu’Olivia fait ses
devoirs, je grimpe l’escalier pour gagner la chambre de mon aînée. Je m’assieds
alors sur son lit et la regarde brosser ses longs cheveux noirs. C’est incroyable ce
qu’elle peut ressembler à Tom. Sous certains angles, c’est absolument saisissant.
Il lui arrive d’avoir les mêmes expressions que lui – pas de manière
intentionnelle, bien sûr, car quand je lui demande de recommencer, elle n’y
arrive pas. Toutefois, lors de ces brefs instants, c’est lui que je vois en elle. Et
comme je ne veux pas le perdre, je ferme les yeux pour tenter de le retenir…

C’est ce que j’avais pris l’habitude de faire, dans les mois qui ont suivi la
disparition de Tom, souhaitant honteusement que Sophia se métamorphose en
son père. J’avais l’esprit détraqué et pensais que, si je pouvais récupérer Tom,
alors je lui sacrifierais allégrement n’importe qui et n’importe quoi. C’était une
pensée malsaine, mais c’est ce qui arrive quand on est momentanément frappé
de folie. Comment expliquer autrement le fait que je croyais en toute honnêteté
que la perte de ma fille serait plus facile à gérer que celle de mon mari ? Si Dieu
m’avait entendue, il avait décidé de mettre ma théorie à l’épreuve. Car, quelque
temps plus tard, je l’ai vraiment perdue.
Le choc qui me court-circuita l’esprit arriva sous la forme d’un mauvais
cappuccino. Non qu’il fût particulièrement imbuvable, il y avait juste des
copeaux de chocolat dessus alors que je pensais avoir précisé que je n’en voulais
pas. Une erreur tout à fait humaine de la part du serveur, me direz-vous. Mais
pour moi ce fut la goutte qui fit déborder le vase.
Quand le malheureux me le tendit, je sentis un phénomène affreux se
déclencher en moi, comme si le sang me montait à la tête. Tout ce que je voulais,
c’était un cappuccino sans copeaux de chocolat. Était-ce donc si compliqué à
comprendre ? N’étais-je donc pas même digne d’avoir un bon café ? Étais-je
maudite au point qu’on ne pouvait me servir la boisson que je désirais ?
J’eus alors la sensation de me noyer, d’être incapable de maintenir la tête
hors de l’eau, tandis que tout le monde autour de moi faisait mine de ne pas voir
la panique qui me paralysait.
Les murs s’écroulaient et le sol se dressait jusqu’au plafond, de sorte que je
me retrouvais piégée dans une pièce sans fenêtre, en proie à mes pensées
toxiques.
Pourquoi n’es-tu pas morte ? me disais-je. À quoi cela sert-il de vivre ? Tu
ne manqueras à personne. Tu n’es pas même capable de commander un café…
Après cet épisode angoissant, je me rendis compte que j’étais assise sous le
comptoir, maculée de café, genoux étroitement serrés contre mon buste pour
empêcher mon corps de trembler. Je me rappelle vaguement les lumières bleues
clignotantes, sans savoir s’il s’agissait de la police ou du SAMU. Il était évident
que j’avais besoin des deux.

Même en voyant ma mère à l’hôpital, le chagrin se lisant sur son visage, je
ne parvins pas à me convaincre que ma vie valait la peine d’être vécue.
— Ne t’inquiète pas pour Sophia, me dit-elle en me tenant la main et la
portant à ses lèvres pour y déposer un baiser. Elle est à la maison, avec moi.
Je n’avais pas eu une seule pensée pour ma fille ; j’avais le cerveau vide,
j’étais dénuée de toute émotion.
Je passai huit semaines dans l’unité psychiatrique, et ce fut seulement au
bout du vingt et unième jour que je demandai à voir Sophia.
— Voyons comment vous vous sentirez demain, me répondit le médecin,
avec un sourire à l’appui.
Ce que je traduisis par : « Pas tant que vous ne serez pas absolument certaine
de ne pas lui faire peur. »
Trois jours plus tard, ma bonne conduite me valut une visite. Ma mère, le
regard nerveux, tenait Sophia par la main quand celle-ci s’avança vers moi ; sur
le visage de ma fille, je lisais un mélange de peur et d’adoration.
Dès que je lui souris, elle me rendit mon sourire et se jeta dans mes bras
grands ouverts. Un flot d’amour me submergea alors que je l’enlaçais, me
demandant, torturée, comment j’avais bien pu prendre le risque de la perdre. En
même temps, je m’interrogeai : allais-je vraiment être en mesure de m’occuper
de nouveau d’elle ? Je n’étais pas même certaine de ne pas me remettre en
danger, alors de là à veiller sur ma fille…
Mais, chaque jour, je repris un peu de force, et lorsque je rentrai enfin à la
maison, je compris peu à peu que Sophia avait besoin de moi et j’arrêtai du
même coup de penser qu’elle serait bien mieux sans sa mère. Ma fille m’était
vitale ; cependant, comme je n’avais pas assez de force pour me charger d’elle
toute seule, ma mère s’installa à la maison pour me prêter main-forte.
Sous son œil vigilant, j’appris à redevenir mère, ce qui était aussi excitant
que terrifiant : chaque pas me semblait un saut dans l’inconnu, mais, en douceur,
nous parvînmes de l’autre côté de la rive.

Des années plus tard, alors que je regarde Sophia, je suis parcourue d’un
frisson à l’idée que j’ai failli la perdre.
La voix tendue, je lui demande :
— Comment s’est passée ta dernière épreuve ?
Elle me jette un bref regard, juste pour voir si je vais bien, puis hausse les
épaules. Elle a l’habitude de me voir pleurer.
— Bien, je crois.
— Mais encore ? Tu crois que tu as répondu juste ? Que vous a-t-on
demandé ?
Elle pose alors ses grands yeux tristes sur moi. Aussitôt, je me rapproche
d’elle et mets la main sur son genou.
— Que se passe-t-il ? C’est fini maintenant. Plus d’examens pendant un an !
dis-je avec enthousiasme. Ce doit être génial, non ? Tu retrouves ta liberté !
Elle roule alors de l’autre côté du lit.
— Ouais, j’imagine…
— Sophia, qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas toi-même, depuis quelque
temps, dis-je avec douceur.
— Ah bon, tu as remarqué ? Ça m’étonne.
D’instinct, j’ai un mouvement de recul, mais je sais que son ton acerbe
dépasse parfois ses pensées. Il fut un temps où la moindre parole irritée de sa
part me blessait affreusement : d’abord la disparition de son père, puis sa mère
qui avait déserté le foyer. Pas étonnant qu’elle vérifie que je suis bien toujours là,
au sens propre comme au figuré.
— Eh, qu’est-ce qui se passe ?
Je me lève et la contourne pour la prendre dans mes bras. Elle m’oppose peu
de résistance.
— Je remarque toujours, dis-je en humant l’odeur de ses cheveux. Ce sont
ces examens qui te tracassent ?
Elle hoche la tête en silence.
— Mais c’est terminé, maintenant, donc plus de pression.
— Oui, mais si je n’ai pas de bons résultats ? demande-t-elle d’une voix
tremblotante. Que se passera-t-il ?
— Tu es une fille intelligente. Tu t’en sortiras.
— Et si ce n’est pas le cas ? insiste-t-elle d’une voix étranglée par un sanglot.
Et elle se laisse tomber sur moi de tout son poids, comme si elle portait celui
du monde sur ses épaules.
— Cesse de te tracasser avec ça, dis-je. Dans le pire des cas, tu les as tous
ratés.
— Et donc je ne passe pas en première ? demande-t-elle en pleurant.
— Si c’est le cas, on avisera le moment venu, réponds-je d’un ton rassurant.
Arrête de te faire du souci. Ce sont les vacances d’été, donc détends-toi et
amuse-toi.
Elle se détache de moi et se laisse choir sur son lit avant de prendre son
téléphone.
C’est alors que je déclare :
— J’ai une bonne nouvelle. (Je plonge la main dans la poche de mon jean.)
Abracadabra !
Et je brandis la boucle d’oreille en ajoutant :
— Je parie que tu l’avais perdue.
Elle observe ma paume, au-dessus de ma ligne de vie.
— Elle n’est pas à moi, dit-elle.
Et l’espoir auquel je me cramponnais vole en éclats.
— Ah bon ? Tu es sûre ?
— Complètement. Pourquoi ? Tu l’as trouvée où ?
Dois-je le lui dire ? Est-elle encore aussi innocente qu’Olivia ? Ou bien son
cerveau a-t-il déjà été abîmé par le maléfique Internet et les trolls sur les réseaux
sociaux ? Je ne voudrais pas qu’elle en tire des conclusions trop hâtives.
Je tente ma chance.
— Ce doit être la tienne, elle était dans la voiture de Nathan.
J’émets un petit rire, soucieuse de ne pas lui transmettre mes suspicions.
Même si elle se trouve au beau milieu de l’adolescence, période généralement
tumultueuse, Nathan est toujours son héros, et cela lui briserait le cœur, juste
après que le mien a été broyé, s’il s’avère qu’il en voit une autre.
Elle cesse de taper sur son smartphone et me regarde en fronçant les sourcils.
— Dans la voiture de Nathan ?
Et je vois son cerveau travailler à cent à l’heure. À son expression, je
comprends qu’elle a trouvé le mauvais résultat de l’équation, aussi, je regrette
immédiatement de lui avoir raconté, pour la boucle d’oreille.
— Ben, c’est forcément la tienne, poursuit-elle.
— Elle n’est pas à une de tes amies, par hasard ? dis-je. À Hannah, peut-
être ?
À la lueur qui traverse son regard, on dirait qu’un souvenir lui revient.
— Ah oui, tu dois avoir raison, répond-elle.
Je ne peux dire si elle essaie de s’en convaincre ou de m’en convaincre.
— Nathan est peut-être passé la chercher ? Ou l’a raccompagnée ?
Elle hoche la tête.
— Oui… Je crois qu’il l’a déposée après la fête, chez Megan.
J’ai l’impression qu’elle s’accroche aux mêmes espoirs que moi.
— Et il a aussi ramené Lizzy chez elle l’autre soir, non ? ajoute-t-elle.
— Ça ne presse pas, tu sais, dis-je alors d’un ton bien trop désinvolte, mais
demande-leur, la prochaine fois que tu les verras.
En fait, ce que j’aurais aimé dire, c’est : « Peux-tu les appeler toutes les
deux, là, tout de suite, afin que l’affaire soit réglée une bonne fois pour toutes et
que je puisse dormir sereinement cette nuit ? »
Comme je m’y attendais, je n’arrive pas à m’endormir, et j’attends que
Nathan rentre de sa partie de golf hebdomadaire, invariablement suivie d’un pot
qui dure longtemps avec ses amis, au pub. J’ai passé en revue toutes les
possibilités dans ma tête, et de grands coups résonnent à mes tempes, à présent.
Selon moi, il n’y a que deux options, enfin deux qui me satisferaient : soit la
boucle d’oreille appartient à l’une des amies de Sophia, soit c’est une employée
de la société qui a garé la voiture de Nathan, à l’aéroport, qui l’a perdue ici.
Cette hypothèse est un chouïa farfelue, mais reste plausible.

Je regarde le réveil sur la table de chevet passer à 22 h 46 et pousse un soupir
de frustration avant de me tourner de l’autre côté, espérant que ne pas voir les
minutes s’écouler m’aidera à m’endormir. Je m’efforce de penser à autre chose,
notamment à la réunion avec l’équipe, dans la journée. Cela s’est bien passé,
selon moi : tout le monde paraissait complètement motivé pour le Japon !
Pourvu qu’on conclue le contrat et qu’il nous ouvre de nouvelles perspectives de
développement enthousiasmantes.
Je pense alors à Lottie et à sa réaction lorsqu’on lui a annoncé qu’elle devrait
se rendre au Japon. Nathan l’a enlacée maladroitement, comme si elle était la
fille ado d’un ami. Un homme sur ses gardes, soucieux de ce qui est approprié
ou non. Jusqu’à présent, c’est ainsi que j’ai toujours considéré Lottie, comme
une jeune fille de la famille, une apprentie facile à satisfaire, que j’ai adoré
prendre sous mon aile. Mais maintenant, allongée dans mon lit, je revois son
corps étreint par Nathan, et je me rappelle que c’est une femme de vingt-deux
ans, avec une silhouette que j’ai toujours enviée : de taille moyenne et de carrure
étroite, portant des chemisiers parfaitement ajustés à son torse mince, à sa taille
et ses hanches pas spécialement marquées. Un joli petit ballotin, en somme, à
côté duquel je fais figure de géante encombrante.
Assez ! proteste en moi une voix intérieure. Je pense le plus grand bien de
Lottie, et nous n’avons pas le même style, voilà tout. C’est alors que je me
rappelle le regard qu’elle a décoché à Nathan, et vice versa, comme s’ils
partageaient un secret.
Je hurle de désespoir dans mon oreiller. Comment mon cerveau a-t-il pu
transformer des gestes que je sais parfaitement innocents en un pacte d’amour
placé sous le sceau de la culpabilité, sous prétexte que j’ai retrouvé une boucle
d’oreille dans la voiture de mon mari ? C’est ridicule ! Et à quoi bon rester
allongée dans le noir, avec tous les scénarios possibles tournant en rond dans
mon cerveau, l’envahissant de plus en plus, et à chaque minute plus exagérés ?
J’allume ma lampe de chevet et tâtonne dans mon tiroir pour retrouver la
boucle d’oreille afin de l’examiner plus attentivement à la lumière. Qui est
susceptible de porter ce genre de bijou ? C’est du toc, ça, j’en suis certaine. Des
boucles fantaisie pour assortir à une tenue. Un petit effet bling-bling pour relever
une robe trop sobre, peut-être ? Ou une façon de se distinguer légèrement avec
une simple robe du soir, élégante mais discrète ? Je me représente deux types de
femmes très différents, à chaque extrémité du spectre social. Cela ne m’aide
guère. D’un bond, je me lève et enfile ma robe de chambre, posée sur une chaise,
près du lit. Au fond, j’ai peut-être besoin d’une tisane.

Quelques instants plus tard, en attendant que l’eau boue, je me demande si je
n’ai pas, dans mon armoire à pharmacie, un médicament qui me permettrait de
me libérer provisoirement de mes pensées. Pas des souvenirs que je chéris, ni de
mon excitation liée aux futurs projets d’AT Designs, mais des réminiscences
toxiques, celles qui empoisonnent l’esprit et rendent fou, anéantissent toute
confiance en soi. Puis je me souviens que j’ai déjà pris ce médicament, deux
petits comprimés que j’avale chaque soir juste avant d’aller au lit ; ils sont
censés apaiser le tour aigu que peuvent prendre mes pensées et sentiments, me
protéger de l’obscurité. Alors pourquoi ne font-ils pas effet maintenant ?
J’avais l’habitude de m’appuyer sur eux pour affronter la journée, me
réveiller sans sentir immédiatement ce poids sur la poitrine, qui me clouait au lit.
Au fil des années, ce qui ressemblait à un rocher est devenu une pierre, qui a
elle-même fini par se transformer en un caillou. Il y a dix-huit mois, quand j’ai
annoncé que je n’avais désormais plus besoin de prendre de médicaments, nous
avons fêté l’événement en grande pompe.
Quel sentiment libérateur d’être enfin affranchie du brouillard dans lequel je
vivais, après des années de léthargie, comme si mon cerveau flottait dans du
coton ! C’est en effet la sensation que donnent les antidépresseurs ; ils m’ont
empêchée d’être au plus bas, mais j’étais si engourdie que je ne ressentais pas
non plus les hauts de la vie – j’évoluais sur une longue route sans couleur ni d’un
côté ni de l’autre, entourée de gris.
— Je me souviens d’une époque où tu aurais été incapable de faire ça, m’a
murmuré Nathan à une soirée, il y a deux ou trois semaines. Si tu savais combien
je suis fier de toi, du chemin que tu as accompli.
Ce qui explique sans doute pourquoi je n’ai pas eu le cœur de lui avouer que
j’ai recommencé à prendre des médicaments : je ne serais pas en mesure de
supporter la lueur de déception, dans ses yeux. J’en prends une dose minime,
vraiment, ce pourrait tout aussi bien être un placebo. Mais j’ai besoin de ce petit
coup de pouce, cette béquille sur laquelle m’appuyer. Il y aura bientôt dix ans
que Tom est parti, et avec ce projet au Japon et les examens de Sophia, je me
suis de nouveau laissé submerger par les événements.

Je suis à présent assise dans mon lit, une tasse de tisane à la main, dans
l’espoir que cette potion saura actionner l’interrupteur « sommeil » de mon
système nerveux. J’ai posé mon ordinateur portable sur mes jambes, et suis par
conséquent susceptible à tout moment d’être happée par une alerte superficielle,
tout en ayant conscience de la contradiction. Mais c’est plus fort que moi. Je
regarde l’écran blanc : je ne sais même pas par où commencer… Tiens, n’y
aurait-il pas par hasard un manuel en ligne qui explique comment savoir si votre
mari vous trompe ? J’en ris toute seule, mais d’un rire jaune car je suis certaine
que si ! Mes doigts hésitent sur le clavier.
Comment savoir si mon mari a une liaison ?
Je me sens ridicule en tapant cette question, puis je détourne la tête de
l’écran et ferme les yeux, comme pour me convaincre que la réponse ne
m’intéresse pas.
Ne suis-je pas en train d’agir comme les autres femmes, les suspicieuses qui
ont toutes les raisons de ne pas faire confiance à leur mari ? Pitié ! Je ne veux
surtout pas leur ressembler. Moi, je connais Nathan, et je sais que notre mariage
est solide, immunisé contre les problèmes qui minent d’autres couples plus
faibles que le nôtre.
Je rouvre un œil et découvre sur l’écran un quiz portant le même titre que ma
recherche, et qui a été réalisé par un journal national. Honteuse, je lis la première
question, juste pour rire, me dis-je.

Votre mari va-t-il à un club de sport :

Tous les jours
Un jour sur deux
Une fois par semaine
Jamais

C, me dis-je. En répondant dans ma tête, je ne fais pas vraiment le test.

Votre mari veut-il faire l’amour avec vous :
Tous les jours
Quatre fois par semaine
Une fois par semaine
Rarement

Je me sens redevenue une adolescente qui croit vraiment que sa vie
amoureuse sera analysée de façon précise par ce genre de test absurde, qui a sans
doute été conçu par un ou une assistant (e) tout juste sorti (e) de l’adolescence.
Je ne peux pas croire que des adultes s’y fient. Malgré moi, je jette un coup d’œil
sur la catégorie Le plus grand nombre de C, et suis rassurée de voir que mon
mariage est solide, et que mon mari n’a pas de liaison.

Je suis prête à refermer mon portable quand je repère soudain une autre page,
un forum pour les femmes qui pensent qu’on les a trompées.

« Je ne peux pas le blâmer, je suis toujours trop fatiguée pour le sexe, » écrit
l’une d’elles.

« Je me suis laissée aller, et maintenant il est avec une femme qui ressemble
à celle que j’étais il y a dix ans. »

Je suis stupéfaite de découvrir ces publications par centaines, de la part de
femmes qui pensent que leur mari a une liaison, mais ne leur en imputent pas la
faute. Je lis le message d’une certaine Sylvia, qui, comme moi, a retrouvé par
hasard un bijou ne lui appartenant pas, et j’éprouve une grande compassion pour
elle, qui se demande comment une chaîne en argent, avec un médaillon en forme
de demi-cœur, a bien pu se retrouver dans la poche de costume de son mari :

Sylvia : J’ai d’abord pensé qu’il appartenait à notre fille, mais je ne me
souviens pas de lui avoir acheté ce collier. C’est peut-être celui de la baby-sitter,
comme Paul la ramène souvent chez elle…
Anne : Ce n’est vraiment pas le tien ?
Sylvia : Non, absolument pas. Enfin, je me rappelle avoir eu un collier
similaire quand j’étais ado. Bon, je me demande si ce n’est finalement pas celui-
ci.

De façon machinale, je tourne la bague que je porte à la main droite, et
progressivement le symbole qu’elle représente me fait l’effet d’une brûlure… Je
la regarde fixement, comme choquée par sa présence. Suis-je aussi coupable que
l’homme que j’accuse ? Cet anneau, que je n’ai pas ôté depuis presque dix ans,
me remplit immédiatement de culpabilité. Comment ai-je pu faire preuve d’une
telle outrecuidance, stigmatiser mon mari pour une supposée liaison, alors que,
depuis que je le connais, je porte au doigt la bague d’un autre homme ? Que je
n’enlève jamais, que vienne le déluge ou la canicule !

C’est Tom qui me l’avait achetée, elle était empaquetée, et il prévoyait de me
l’offrir au retour de son séjour aux sports d’hiver : mais il n’est jamais revenu.
J’ai découvert le cadeau quatre mois plus tard, quand j’ai enfin trouvé en moi la
force de ranger ses affaires. Elle se trouvait dans la poche intérieure de son
costume, dans un écrin couleur or, entouré d’un nœud rouge impeccable. Je me
suis contentée de le poser, intact, sur son oreiller, espérant en silence que Tom
reviendrait et me le remettrait, ainsi qu’il en avait eu l’intention.
Quand j’ai enfin rassemblé le courage nécessaire pour ouvrir le paquet le
jour de notre dixième anniversaire de mariage, j’ai demandé à ma mère de
prendre Sophia pour la nuit. Je me suis préparé un bœuf Stroganov, le plat
préféré de Tom, j’ai dressé la table pour deux, allumé une bougie et mis la
chanson d’Elvis « Can’t Help Falling in Love », le premier titre sur lequel nous
avions dansé à notre mariage. En faisant appel à toute la force de ma volonté,
avais-je pensé, je pourrais le voir, là, assis en face de moi, un sourire aux lèvres.
— Comment s’est passée ta journée, aujourd’hui ? avais-je demandé à haute
voix tout en sirotant un verre de vin blanc frais.
J’avais laissé le temps nécessaire à sa réponse.
— Tu veux voir ton cadeau ? avais-je repris.
Je l’avais imaginé hocher la tête, puis m’étais levée pour me diriger vers la
cheminée où, avec emphase, j’avais fait mine de retirer un drap du tableau qui
trône fièrement au-dessus.
— Tada !
Je « voyais » son émerveillement, percevais son allégresse tandis qu’il
« découvrait », fasciné, la vue de Venise que représentait le tableau…
Il se serait émerveillé devant la délicatesse des traits de pinceau qui prêtaient
une touche si vivante à la ville magique suspendue au-dessus de l’eau, et
retraçait si parfaitement les souvenirs de notre voyage de noces, là-bas. Nous
aurions reparlé de notre tour en gondole sur les canaux de la Sérénissime, des
pâtes a l’arrabiata aux prix exorbitants que nous avions mangées place Saint-
Marc, de sa fascination morbide pour le pont des Soupirs. Mais il m’aurait avant
tout remerciée pour mon ingéniosité, pour le connaître si bien !
— Eh bien, qu’y a-t-il dans cette boîte ? aurais-je demandé en m’en
emparant.
Et j’avais effectivement refermé mes doigts autour de l’écrin, sachant qu’il
était la dernière personne avant moi à avoir touché le papier brillant et noué le
bolduc doré. Si je le plaçais contre mon oreille, je pouvais presque entendre le
cœur de Tom battre à l’intérieur.
J’ouvris soigneusement le paquet : même le papier qui le recouvrait irait dans
le coffret où je rangeais mes trésors. J’étais submergée par un sentiment
d’excitation à l’idée de ce que j’allais découvrir, je ne voulais pas soulever le
couvercle pour savourer à jamais cet instant…
— Oh, Tom, c’est magnifique ! m’exclamai-je en voyant le bijou.
À la lumière de la bougie, les diamants scintillaient sur l’anneau en platine.
Je l’avais glissé à mon doigt en me promettant de ne jamais plus l’ôter.
— Je n’ai jamais rien vu de plus beau…, avais-je ajouté.
Et c’est toujours le cas, même si une autre bague plus brillante encore, en
l’occurrence l’alliance de Nathan, orne désormais ma main gauche. Et cet aveu
me remplit de remords.

Je suis toujours assise dans le lit quand j’entends la porte d’entrée se
refermer et les pas de Nathan dans le vestibule, puis le bruit des clés qu’il dépose
dans la coupe, sur la console. Précipitamment, je referme le portable, éteins la
lumière et m’allonge dans l’obscurité, le cœur cognant à tout rompre. De quoi ai-
je donc si peur ? Sans doute de devoir affronter la vérité…
Quatre glaçons viennent de tomber bruyamment dans un verre, après qu’il a
activé le distributeur de glaçons du réfrigérateur, et je l’imagine à cette place où
j’étais tout à l’heure, appuyé contre l’îlot de la cuisine. Il faut encore compter dix
minutes avant qu’il monte dans la chambre ; il va d’abord vérifier ses mails,
vérifier que toutes les portes de la maison sont bien fermées à clé, et peut-être
aussi appeler sa maîtresse pour lui dire bonne nuit, qui sait ?
Je bannis bien vite cette dernière pensée de mon esprit : il n’est pas possible
que Nathan ait une liaison. Quand en aurait-il le temps ? S’il n’est pas au bureau,
il est avec moi et les filles, et quand il n’est pas auprès de nous, il assiste à des
rendez-vous d’affaires. Le pauvre n’a pas une minute à lui.
Et pourtant, il dégage quatre heures dans son emploi du temps pour jouer au
golf et aller dîner ensuite, me dis-je tout à coup, en proie à la contradiction. Et
tous ces rendez-vous professionnels, en sont-ils vraiment ?

Assez ! me crie mon cerveau au moment où Nathan pénètre dans la chambre.
Je ferme tout de suite les paupières tandis qu’il pose son verre sur sa table de
nuit et va dans la salle de bains, attentif à n’allumer que la lampe à la plus faible
intensité. Malgré moi, cette prévenance me ravit. Serait-il aussi précautionneux
s’il en aimait une autre ?
Il se glisse dans le lit et se colle contre moi. Son souffle résonne alors dans
mon oreille, et j’y perçois aussi une odeur d’alcool. Soudain, il se met à me
caresser. À mon corps défendant, je sens un élan de désir m’inonder, mais je suis
bien décidée à ne pas répondre.
Il me donne un baiser dans le cou, et je m’efforce de ne pas bouger. À
présent, il parcourt mes jambes de ses mains, la rondeur de mes fesses… À cet
instant, je me cambre. Il comprend tout de suite que j’ai réagi à ses caresses :
comme je maudis mon corps d’avoir trahi mon intellect ! Je murmure quelques
mots, et il fait doucement pivoter mon visage vers le sien. Je détourne alors la
tête, mais je sens ses lèvres dans mon cou qui cherchent à remonter vers ma
bouche.
— Je suis fatiguée, dis-je endormie, feignant de me réveiller.
— OK, contente-toi de fermer les yeux, commence-t-il.
Et il glisse la tête vers ma poitrine.
— Non, pas ce soir, dis-je en m’écartant de lui.
— Tu es sérieuse ? demande-t-il, surpris de mon refus.

Je le suis autant que lui. Je ne me souviens pas d’une seule fois où je l’ai
rejeté. Mais s’il croit qu’il va pouvoir sortir à sa guise, mener sa vie comme il
l’entend et trouver en moi une épouse servile, il se trompe.
Chapitre 8

Avec toutes les pensées qui parasitent mon cerveau, j’ai complètement oublié
que ma voiture est encore chez le garagiste ! Et c’est seulement au réveil que je
me rends compte qu’il m’est impossible de déposer Olivia chez Beth, comme je
le fais tous les samedis.
Je l’appelle et lui demande :
— Tu ne pourrais pas, par hasard, venir chercher Olivia à la maison ?
— Mmm, ça va être un peu compliqué, dit-elle. Nathan est-il là ?
— Euh, oui, réponds-je d’un ton absent, me demandant quand je vais avoir le
courage d’interroger ce dernier à propos de la boucle d’oreille.
— Dans ce cas, tu ne peux pas prendre sa voiture pour déposer Olivia chez
moi ?
— Si, sans doute, dis-je, sans comprendre pourquoi elle ne peut pas,
exceptionnellement, venir la chercher. Écoute, je vais demander à Nathan de la
déposer chez toi. Je crois qu’il a justement quelques courses à faire, ce matin.
Silence abasourdi au bout du fil, semble-t-il, puis Beth reprend subitement :
— Non, ne t’inquiète pas. Je vais passer la chercher, mais peux-tu t’assurer
qu’elle sera sur le pas de la porte à m’attendre ? J’envoie un texto dès que je suis
dans la voiture.
— Mouais, bien sûr. Tout va bien ?
— Oui, oui, je suis juste en retard et j’ai plein de trucs à faire.
— Bon, passe, alors, si tu es sûre que cela ne te gêne pas. J’irai les chercher
après le cours de danse et je reconduirai Millie chez toi.
— Merci, dit-elle. C’est super.
Je suis dans le vestibule, en train d’aider Olivia à se chausser, quand la
sonnette retentit.
— Oh, c’est déjà Beth ! dis-je en luttant avec les lacets. Vite, va chercher tes
chaussons de ballerine. Ils sont dans le bac à chaussures, dans l’arrière-cuisine.
J’ouvre alors la porte en grand et me retrouve face à une femme au sourire
rayonnant qui joue à cache-cache, pour m’apercevoir, avec l’énorme bouquet de
fleurs qu’elle tient dans les bras.
— Êtes-vous l’heureuse destinataire ? demande-t-elle.
Je hausse les épaules, l’air désinvolte, mais mon cerveau tourne à toute
vitesse : quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? Pourrait-il y avoir une explication
plausible à ce bouquet ? Aurais-je oublié notre anniversaire de mariage, la date
de notre rencontre ? Deux événements que nous avons l’habitude de fêter.
— J’imagine, réponds-je en tendant la main pour prendre le bouquet.
— Attention, il est lourd, prévient-elle. On n’a pas lésiné sur les moyens.
Je n’ai pas vraiment besoin de sa précision pour constater que l’expéditeur a
été généreux. C’est une évidence.
— Merci, dis-je.
Et me voici ployant sous le fardeau de fleurs.
La livreuse est remontée dans sa camionnette et s’éloigne déjà lorsque
j’ouvre la carte qui accompagne la présentation florale.

Pour toi, ma chère Rachel.
Désolé, pardonne-moi, s’il te plaît.
Je t’aime.
X

Confuse, je relis la carte plusieurs fois, mais le message est trop court pour
qu’une subtilité m’ait échappé.
— Waouh ! s’écrie Sophia en descendant l’escalier. Tu as fait quoi pour
mériter ça ?
Elle se frotte les yeux, et je m’empresse de faire disparaître la carte dans la
poche de mon jean.
Je lui adresse un sourire tendu, lèvres étroitement serrées.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Mon portable n’arrête pas de vibrer à cause des messages que Beth
m’envoie, de l’extérieur.
— Vite, vas-y, vas-y ! dis-je à Olivia quand elle revient en courant.
Mais, arrivée devant la porte, elle fait demi-tour pour venir me donner un
baiser.
— À tout à l’heure, dit-elle. Je t’aime.
— Oh, il ne fallait vraiment pas ! s’exclame Nathan quand j’entre dans la
cuisine, le lourd bouquet dans les bras.
Je l’observe attentivement pendant qu’il considère les fleurs, attendant qu’il
fasse un éventuel rapprochement. Mais il poursuit :
— Je ne crois pas qu’on ait un vase assez grand ! C’est à quelle occasion ?
Qui nous les envoie ?
Mon regard passe de Nathan à Sophia, puis vice versa. Elle doit avoir deviné
l’expression que je m’efforce de masquer, car elle prend une banane dans le
compotier, puis s’éclipse.
Je résiste à la tentation de me servir un verre, même si je pourrais tuer pour
ressentir le sursaut de confiance en moi qu’un alcool fort me procure en général.
À la place – et à contrecœur –, je verse de l’eau dans la bouilloire.
— À propos, dis-je, l’air de rien même si je bous intérieurement, merci de
m’avoir prêté ta voiture, hier.
Nathan lève les yeux de son iPad et attend que je continue.
J’ai l’impression que la boucle d’oreille est en train de se consumer dans ma
poche et d’y faire un trou ! Sur une impulsion, je l’en sors, la brandis devant lui
et dis :
— Je ne sais pas trop ce que c’est, mais j’ai retrouvé ça, dans ta voiture.
Il la regarde d’un air perplexe.
— Je dirais que c’est une boucle d’oreille, déclare-t-il alors.
— Oui, merci, je le vois bien, mais à qui appartient-elle ?
Il pose les yeux sur moi, puis les dirige de nouveau vers le bijou.
— Je ne sais pas.
— Eh bien, qui est monté dans ta voiture ? On devrait pouvoir retrouver la
propriétaire.
J’ai conscience que ma voix est empreinte d’une certaine irritation, tout
comme je sais que je dois m’exprimer sur un ton plus neutre.
Il secoue la tête.
— Désolé, je ne suis pas certain de saisir ce que tu insinues par là.
— Je n’insinue rien du tout, je souhaite juste rendre cette boucle d’oreille à
sa propriétaire.
— Elle n’est pas à Sophia ?
— Non ! Je lui ai déjà demandé.
— Alors elle est sans doute à une de ses amies.
Je vois qu’il se creuse les méninges, comme moi pendant les dix heures qui
viennent de s’écouler, à cette différence près que lui, il connaît forcément la
réponse. Je lui demande :
— Combien d’amies au juste ont pris la voiture avec toi ?
Il hausse les épaules.
— Ah, j’y suis ! s’exclame-t-il subitement. Je parie que c’est l’employée de
la société qui a pris ma voiture en charge, à l’aéroport. La voiturière, pour ainsi
dire.
Amusante, cette façon que nos esprits ont d’échafauder les mêmes
hypothèses.
— On entend tellement d’histoires, de nos jours. Certains employés se
servent carrément des voitures des clients le week-end, voire pire : les véhicules
sont pris en charge par des personnes qui ont à peine dix-neuf ans et pensent
pouvoir maîtriser un moteur trois cylindres.
Je hoche la tête, peu convaincue.
— Et donc, qui les a fait livrer ? enchaîne-t-il en désignant les fleurs du
menton.
— Toi, j’imagine.
J’y suis allée franco !
Il sourit.
— Si j’avais su de quelle humeur tu allais être ce matin, je t’assure que je te
les aurais fait envoyer, juste pour voir un sourire sur ton visage, mais, hélas, je
ne suis pas devin. Elles viennent peut-être d’un amoureux…
Je le considère, momentanément déstabilisée.
— David Phillips, par exemple, poursuit-il avec un sourire. Mince alors !
Quelles sont les chances, à ton avis ?
Je sors la carte qui les accompagne et la jette sur le comptoir, dans sa
direction avant de demander, d’un ton tendu :
— Qui est Rachel ?
Il hausse les épaules.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Ça vient d’où, ça ?
— Tu me prends pour une idiote ? dis-je entre mes dents.
— Mais, bon sang, qu’est-ce que tu…
Je lui arrache la carte des mains et prends une autre voix que la mienne pour
lire, d’un ton sournois :
— « Pardonne-moi, s’il te plaît. Je t’aime. »
Il me regarde, comme si j’étais devenue folle.
— Qu’as-tu fait de mal, Nathan ? Qu’est-ce que Rachel doit te pardonner ?
— C’est ridicule, enfin ! Qu’est-ce qui te prend ?
— Ah non, ne fais pas comme si c’était moi qui créais des problèmes, dis-je,
incapable de rester calme. Dis-moi juste ce qui se passe.
Il prend alors un air déconcerté – il est très fort –, et j’entends quasiment son
cerveau mouliner.
— Je ne sais absolument pas qui est cette Rachel, répond-il, ni de quoi tu
parles.
— Donc, ces fleurs…
Dans un mouvement de colère, je les soulève puis les laisse de nouveau
tomber.
— … n’ont rien à voir avec toi ? C’est pourtant vraiment dommage pour toi
qu’elles aient été envoyées par erreur à ta femme, alors que tu les destinais à ta
maîtresse. (J’émets un rire sarcastique.) Tu n’arrivais plus à lui cacher le fait que
tu es un homme marié ?
— Tu es sérieuse ? (Il s’efforce de rire.) Mais où vas-tu chercher ça ?
J’émets un petit rire dérisoire et secoue la tête.
— Donc, tu ne sais pas du tout à qui ce bouquet est destiné et qui en est
l’expéditeur ?
— Non, finit-il par répondre. Mais, si cela peut te rassurer, je peux appeler la
fleuriste et lui demander ce qui se passe.
— Oui, vas-y ! dis-je sèchement.
Sophia passe alors, avec prudence, la tête dans l’encadrement de la porte, et
tout de suite je me déteste d’avoir cédé à mes incertitudes, sachant qu’elles vont
automatiquement rejaillir sur elle. Par conséquent, je les range dans un coin de
mon cœur, résolue à les ressortir uniquement quand elle ne sera pas dans les
parages.
— Je vais en ville avec Megan, annonce-t-elle tranquillement.
— Tu veux que je te dépose à l’arrêt de bus ? demande Nathan. Je dois aller
faire laver ma voiture, de toute façon.
Et vérifier qu’il n’y a pas d’autres bijoux à l’intérieur ?
— On peut prendre Megan, sur le passage ?
— Bien sûr, répond-il.
Sophia sourit, puis s’élance vers l’escalier.
Je m’affaire alors autour du comptoir de la cuisine, que j’essuie avec un
torchon.
— Si je n’ai pas ma voiture en temps voulu, il faudra que tu ailles chercher
les filles au cours de danse, puis que tu ramènes Millie chez elle, dis-je.
Il soupire.
— Vraiment ? Cela veut dire que je vais perdre ma matinée à discuter avec
une autre mère de famille cinglée ?
— C’est Beth, réponds-je. Et, franchement, le titre de « mère de famille
cinglée » lui va aussi peu qu’à toi, par exemple.
Encore que, s’il connaissait son histoire, il estimerait peut-être que si, mais
peu importe ! Je précise :
— C’est l’amie avec qui je sors.
— Tu la vois souvent, non ?
Je hoche la tête.
— Oui, on s’entend vraiment bien. Elle est la seule mère avec qui je sois sur
la même longueur d’onde.
— Et pourtant, je ne l’ai pas encore rencontrée ?
C’est un fait, qu’il expose sous la forme d’une question, et quand je tourne
les yeux vers lui, je constate qu’il hausse les sourcils, comme s’il attendait une
réponse.
— Il se pourrait tout à fait qu’elle soit un personnage que tu aies inventé de
toutes pièces et qui te serve d’alibi, ajoute-t-il.
— Pardon ? dis-je, incrédule. Tu veux vraiment nous accompagner lors
d’une de nos soirées entre filles ?
— En fait, comment puis-je savoir que tu es bien avec une amie ? Tu
pourrais parfaitement être avec une autre personne, d’autant que tu me dis
vraiment très souvent que tu es avec « Beth ».
Et il dessine des guillemets avec ses doigts.
Un rire m’échappe malgré moi.
— Ça a l’air absurde, n’est-ce pas ? poursuit-il.
— Complètement !
— Donc imagine ce que moi je ressens quand tu me lances des accusations
aussi ridicules. Il ne me viendrait même pas à l’idée de te soupçonner de faire
autre chose que ce que tu me dis. J’ai une confiance absolue en toi, et je croyais
que c’était réciproque.
Je baisse la tête, presque gênée par la façon dont je me suis conduite. Je ne
suis tout de même pas une adolescente vulnérable qui a une relation tempétueuse
avec son petit ami. Je suis une adulte qui n’a jamais douté de la loyauté de
Nathan depuis neuf ans de vie commune. Aussi, pourquoi ai-je réagi de façon si
excessive ?
— Je suis désolée, dis-je en m’avançant vers lui pour prendre son visage en
coupe. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Cette boucle d’oreille, et puis les fleurs…
Il m’embrasse le front.
— Et si tu prenais un peu de temps pour toi, ce matin ? dit-il en me regardant
d’un air sincèrement soucieux. Fais une pause. Si tu t’asseyais, pieds relevés sur
des coussins ?
Au fond, c’est peut-être exactement ce dont j’ai besoin. Comment ai-je pu
croire, ne serait-ce qu’une seconde, que Nathan me trompait ? Je m’en veux
d’avoir imaginé le pire à cause de mes médicaments et, pour être honnête, de
mon cerveau embrumé d’alcool. J’ai suffisamment de névroses, je ne peux me
permettre de devenir paranoïaque à cause de poisons perfides censés me calmer
les nerfs, mais qui en réalité prennent le pas sur ma raison. Quelle pathétique
ironie !
— Bien, on y va, Sophia ? s’exclame Nathan en se levant.
Et il prend ses clés de voiture, sur le comptoir.
— À tout à l’heure, maman ! s’écrie Sophia quelques instants plus tard, juste
avant de claquer la porte d’entrée derrière elle.

Submergée par une sensation de soulagement, je m’assieds devant l’îlot de la
cuisine pour réfléchir à tout ce que j’ai à faire et éprouve alors le sentiment
réconfortant d’avoir un but : la lessive, les courses et toutes les corvées
merveilleusement banales liées aux samedis matin. Mais, tout d’abord, il faut
que je dise à Beth que c’est Nathan qui reconduira Millie chez elle.
J’écris :

Merci d’être passée chercher Liv ce matin. J’espère que tu as pu faire tout ce
que tu avais prévu. C’est Nathan qui ramènera Millie après la danse, je
voulais juste te prévenir. Bisou.

Tout en tapant ces mots, je ressens un certain malaise, eu égard à la
conversation que je viens d’avoir avec Nathan. Alors qu’il va enfin faire la
connaissance de Beth, il se met à insinuer qu’elle pourrait tout à fait ne pas
exister.
Beth me répond presque immédiatement :

Ne t’inquiète pas, j’irai récupérer les filles.

Moi : Sincèrement, Nathan peut s’en charger.
Beth : Je déposerai Olivia devant chez vous, mais je ne
pourrai pas m’arrêter.
Moi : OK, si tu es sûre que ça ne te dérange pas.
Beth : Certaine. Bise.

Je laisse un message sur la boîte vocale de Nathan, puis j’appelle la fleuriste
pour les informer de leur erreur. Je ne supporterais pas que la pauvre Rachel ne
soit pas avisée du rameau d’olivier que vient de lui tendre la personne qui l’a
bouleversée. Je ne peux avoir cela sur la conscience.
— Bonjour, Roses Florist, en quoi puis-je vous aider ? me demande-t-on sur
fond de « Tiny Dancer », d’Elton John.
— Euh… bonjour, dis-je. On m’a livré des fleurs aujourd’hui, qui en fait ne
me sont pas destinées.
— Oh non ! s’écrie mon interlocutrice. Je suis vraiment navrée.
— Pas de souci, je veux juste qu’elle parvienne à la bonne personne.
— C’est vraiment très aimable à vous. La plupart des gens n’auraient pas
pris la peine d’appeler et les auraient gardées pour eux.
Ah bon ?
Je lui donne mon nom et mon adresse, et l’entends chantonner avec le tube
en arrière-plan. Je l’imagine parcourir sa liste de livraison du doigt.
— Ah voilà, j’ai trouvé ! dit-elle. 24 Orchard Drive. C’est l’adresse qu’on
m’a donnée.
— Ça, c’est mon adresse. Et il n’y a aucune Rachel ici.
Elle se remet à chantonner, un peu plus fort…
— Écoutez, je ne comprends pas ce qui s’est passé, mais c’est l’adresse qui
figure sur mon carnet.
— Avez-vous le nom de l’expéditeur ou expéditrice ? Peut-être pourriez-
vous l’appeler pour vous assurer qu’il ou elle vous a donné la bonne adresse ?
— L’expéditeur est M. Davies, mais je n’ai pas l’impression d’avoir un
numéro de téléphone… Non, je n’ai rien. C’est fâcheux.
— Une seconde, dis-je alors que mes oreilles se mettent à bourdonner. C’est
Nathan Davies qui les a envoyées ?
— Oui. Vous le connaissez ? demande-t-elle d’une voix pleine d’espoir,
désireuse de résoudre au plus vite le mystère.
— C’est mon mari, réponds-je.
Et je m’efforce d’ignorer l’étau qui est en train de me serrer la tête.
— Eh bien, tout va pour le mieux, dit-elle d’un ton joyeux. Elles ont donc été
livrées à la bonne adresse.
Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle vient de faire…
Dès que je raccroche, les larmes me montent aux yeux, et je considère le
téléphone, incrédule. Nathan doit leur avoir indiqué une autre adresse, mais le
bouquet a été envoyé par erreur à celle qui figurait sur la facture. J’imagine
combien il a dû être furieux de leur bourde ; en tout cas, il a parfaitement bien
maîtrisé ses émotions, tandis qu’il m’assurait de son amour éternel.
Je monte l’escalier quatre à quatre, fonçant vers notre chambre comme une
droguée désespérée en quête de sa dose. Je veux engourdir ma souffrance, même
si je suis consciente que, lorsque j’aurai trouvé ce que je cherche, elle décuplera.
Toutefois, cela ne m’arrête pas – il faut que je sache.

La garde-robe de Nathan ressemble à la vitrine d’une boutique de vêtements
chics pour hommes. Une rangée de chemises blanches identiques sont
suspendues au-dessus de cravates soigneusement rangées par piles de même
couleur.
Au moment où j’ouvre prudemment la boîte de sa montre, je me rends
compte que j’ignore, en réalité, ce que je cherche. J’ouvre les tiroirs du dressing,
passe le doigt dans ses boutons de manchettes ; je les reconnais tous. Le tiroir où
sont rangés ses sous-vêtements ne me révèle rien de particulier, et je me retrouve
même à inspecter les semelles de ses chaussures – dans quel but ? Je ne me
l’explique pas trop moi-même. Est-ce que je me prends pour un fin limier
capable de déterminer le type de sol qu’il a foulé en fonction des minuscules
incrustations dans ses semelles ? Et, à partir de là, d’en déduire qu’il est allé
dans tel hôtel avec un certain type de femme ? J’éclate d’un rire qui sonne faux,
tant la situation est malsaine.

Je me penche pour prendre le linge que j’ai laissé près de la porte, et c’est
alors que j’aperçois, du coin de l’œil, le sac de voyage de Nathan. Il doit être
vide, maintenant, puisque celui-ci est revenu depuis trois jours et qu’il n’est pas
dans sa nature de laisser ses affaires à l’intérieur. Il ne supporterait pas l’idée
qu’elles soient froissées. Je repose le linge et m’approche lentement du sac, à
côté de l’étagère à chaussures. Je sens la menace qui rôde, comme si je savais
déjà qu’une preuve à charge s’y trouve. Je m’attends presque à bondir devant ce
que je vais découvrir, je le souhaite même, afin d’avoir enfin la certitude que
mes soupçons sont fondés. Quelle épouse ne désirerait pas savoir ?
J’ouvre les différents compartiments, réservant la pochette intérieure, la plus
susceptible de cacher un secret, pour la fin. J’en sors une petite liasse de yens ;
les billets sont enveloppés dans un bout de papier. Si j’avais su que mon monde
allait imploser, je me demande si je n’aurais finalement pas remis le tout dans la
pochette, refermé le sac avant de sortir de la chambre.

Le papier à en-tête est assez concis : The Conrad Hotel. Je souris en lisant
« Petit déjeuner en chambre », l’imaginant assis à une table en face d’une baie
vitrée allant du sol au plafond, et de savourer ses œufs bénédicte, avec une vue
surplombante sur la mégapole qu’est Tokyo.
Je crois que j’ai repéré le « x 2 », imprimé juste à côté de « petit déjeuner à la
carte », avant même de m’être représenté Nathan dans sa chambre de Tokyo. Je
pense aussi que notre cerveau essaie systématiquement de nous tromper : il fait
en sorte que nous n’enregistrions pas tout de suite ce que nous avons déjà vu.
Je continue gaiement à lire l’addition avec mon doigt, dans le déni le plus
total. Je souris en voyant qu’il a commandé cinq gin tonic pendant le séjour, sa
boisson favorite, mais préfère ignorer les quatre cocktails. Je m’étonne qu’il ait
eu le temps de s’accorder un « massage complet du corps » au spa, et fais mine
de ne pas voir le mot « couple » écrit en regard.
Je replie soigneusement la facture, comme elle l’était, et lutte contre la
chaleur qui remonte en moi, à partir des orteils. J’essaie de rester debout, mais
tout à coup un vertige me saisit et je m’écroule sur le lit. Allons, tout ce que j’ai
vu ne veut rien dire, j’en suis sûre. Je dois faire une erreur d’interprétation. Je
jetterai peut-être plus tard un nouveau coup d’œil à l’addition, juste pour
m’assurer que je n’ai pas lu ce que j’ai lu.
Je ne vais pas me mettre à pleurer, mais une boule d’angoisse se forme au
creux de mon estomac, pour migrer vers ma poitrine… Je sais qu’il va m’être
impossible de stopper mes larmes et le sentiment d’effondrement qui va de pair.
Ahurie, je regarde le linge sur le sol. Les chaussettes de Nathan sont
emmêlées à ses caleçons, et je me mets tout de suite en mode pilote automatique.
Je dois lancer une machine, que celui qui a porté ces vêtements m’ait trompée ou
non. Je ramasse le tout et me force à chanter en descendant l’escalier.
C’est après avoir chargé le lave-linge, réglé sur cycle express et appuyé sur
le bouton de démarrage que je laisse le désarroi m’envahir. Je glisse le long du
mur de l’arrière-cuisine pour m’accroupir, enfouis mon visage dans mes mains et
me mets à sangloter.
Chapitre 9

Je prends une douche, dans l’espoir futile de me laver l’esprit des scories qui
l’empoisonnent, mais mes larmes continuent à couler. Quand je ferme les yeux,
mes pensées partent dans tous les sens, questions et accusations fusent dans mon
cerveau – de quelle nature, je ne saurais dire. Je bloque le tout l’espace d’une
minute, afin d’avoir un moment de paix et de tranquillité. Mais, en dépit de mes
efforts, je ne peux empêcher mon cerveau de bouillonner. C’est comme si un
sombre secret tournait en rond dans une cage, se cognant contre les barreaux,
désespérément désireux de sortir. Et les techniques de pleine conscience que j’ai
apprises ces derniers mois au yoga ne me servent à rien !
Beth et moi nous sommes retenues de rire lorsque Monica, notre gourou
spirituel, est passée entre les élèves et a placé ses doigts sur nos tempes en
psalmodiant, dans un état méditatif.
— En quoi cela pourrait-il nous être utile un jour ? avait plaisanté Beth
quand nous étions allées prendre un café après.
Elle préférait de loin un club de sport où suer sang et eau lors d’une séance
d’entraînement intensif de cinquante minutes, à toute approche holistique. Je lui
avais accordé que je ne voyais pas vraiment l’intérêt de rester allongée dans une
pièce sombre, à psalmodier tandis qu’on me frottait les paupières. Pourtant, au
fil des semaines, je me rendis compte que j’attendais ces fins de séance où
Monica venait inspirer et expirer en rythme avec moi, sa voix apaisante m’aidant
à me transporter dans un autre univers, juste pour un moment, ou du moins
jusqu’à ce que les gloussements étouffés de Beth viennent perturber mon état
d’esprit tranquille et mystique…

Je ne sais pas si je dois éprouver de la gratitude ou non envers Nathan quand
il m’envoie un texto pour m’informer qu’il passe au bureau où il restera deux
heures environ. Naturellement, cela me donne plus de temps pour me ressaisir,
car même si j’ai sans doute le même air que lorsqu’il est parti tout à l’heure, tant
de choses ont changé en moi. Toutefois, après ce SMS, mon esprit se remet à
vagabonder et suit de curieux méandres : est-il vraiment où il affirme être ? Je
me rends compte aussi que cette question surgira immédiatement en moi chaque
fois qu’il quittera la maison pour se rendre quelque part. Pour la première fois, je
ne suis pas anxieuse par rapport à ce qui pourrait lui arriver, et cette nouvelle
impression, bien plus oppressante, déclenche en moi une sensation de
claustrophobie.
Je me cramponne désespérément à la pensée qu’il s’est rendu chez elle pour
lui dire que j’avais des soupçons et qu’ils devaient rompre avant que chacun ne
soit meurtri. Mais il se peut aussi que mes soupçons l’incitent à agir à l’opposé,
et qu’il se dise que c’est maintenant ou jamais. Que cela lui donne la force de
m’annoncer qu’il en a rencontré une autre et qu’il me quitte. Sera-t-il soulagé
quand toute l’affaire sera connue de tous, car libre de mener sa vie comme bon
lui semble ? Et ne vais-je pas alors le supplier de rester avec moi ? Me persuader
qu’un mari infidèle vaut mieux que d’être seule ?
Je repense tout à coup à la soirée entre filles que nous nous étions accordée
avec Beth, il y a deux mois, à l’hôtel Berkeley, en ville. Allongées sur le lit, un
masque de beauté sur le visage et piochant dans la boîte de chocolats offerte par
l’hôtel, nous regardions un film « pour filles » : La Maîtresse.
— Que ferais-tu si Nathan te trompait ? m’avait-elle demandé, alors qu’on
frappait à la porte.
C’était le room service qui nous apportait une quantité faramineuse de glace
Ben & Jerry’s qui aurait permis, me semblait-il, de tenir un siège.
J’avais fait rouler mon Mars miniature d’un côté de ma bouche.
— Qu’est-ce qu’on entend par tromper ? avais-je marmonné.
— Ça signifie quoi pour toi ? avait-elle renchéri en allant ouvrir au groom,
sans complexe malgré son masque de boue.
L’homme n’avait pas cillé.
— Eh bien, tout, avais-je répondu. Du baiser à la coucherie.
— OK, donc, s’il en embrassait une autre, tu ferais quoi ?
— Une seule fois ? avais-je répliqué pour vérifier qu’on était bien sur la
même longueur d’onde.
— Ça a de l’importance, le nombre ?
— Eh bien, si c’est un écart dû à la boisson, je pourrais sans doute fermer les
yeux, avais-je répondu d’un ton catégorique. Mais s’il y a plusieurs écarts, et,
pire encore, avec la même personne, alors nous aurions un gros problème à
régler.
— Pour quoi aurais-tu le plus d’indulgence : s’il couchait une fois avec une
prostituée ou s’il embrassait trois fois de suite la même fille ? m’avait-elle
demandé, se faisant l’avocat du diable.
— Pour les baisers, sans hésiter, avais-je dit.
Et j’avais ressenti un léger écœurement en la regardant engloutir sa cuillérée
de crème glacée Cookie Dough.
— Tu vas vraiment manger tout ça ? avais-je ajouté.
Elle avait balayé du regard notre luxueuse chambre d’hôtel.
— En l’absence d’un freezer, je crains que oui, avait-elle répondu en riant.
— Je crois que nous aurions une vive discussion s’il s’envoyait en l’air un
soir avec une autre, qui qu’elle soit, mais si cela devait se reproduire, alors
l’affaire passerait à un autre niveau. Je ne pourrais pas supporter l’idée qu’il ait
une relation. S’il entretenait un lien d’ordre affectif avec une autre, je le mettrais
à la porte.
— Sans discuter ? avait-elle questionné.
— Oui, sans discuter. Sinon, je ne cesserais d’y penser et de me demander
s’il pense à elle quand il est avec moi. À chaque dispute, je ne pourrais
m’empêcher de ressortir cette affaire, et chaque fois qu’il franchirait la porte
pour sortir, je me dirais qu’il va la rejoindre. Cela nous détruirait…

— Vas-tu nous détruire ? demandé-je à voix haute, toute seule dans ma
cuisine, en relisant le message de Nathan.
J’envoie alors un texto à Beth :

Tu as le temps de prendre un verre à la maison ?

Néanmoins, je suis parfaitement consciente qu’elle risque de me rappeler
mes propos lors de notre conversation sur une éventuelle infidélité de la part de
Nathan.

Désolée, je ne peux pas.

Je relance aussitôt :

J’ai vraiment besoin de te parler, ne serait-ce qu’une seconde. C’est au sujet
de Nathan.

Une éternité s’écoule, me semble-t-il, avant qu’elle me réponde.

Il est à la maison ?

Non.

OK, mais je ne pourrais pas m’attarder.

Une demi-heure plus tard, elle est sur le pas de ma porte, l’air inquiet.
— Salut, dit-elle. Ça va ?
C’est juste une question formelle, à laquelle elle attend une réponse simple :
« oui », mais les larmes me montent aux yeux dès que je la vois.
— Non, réponds-je tout à trac. Ça ne va pas du tout.
Elle fait alors entrer les filles et les installe devant la télévision
— Oh, Alice, mais qu’est-ce que tu as ?
Et elle me prend dans ses bras.
Curieusement, l’odeur chaude et familière de ma chère amie me réconforte.
— Que s’est-il passé ? ajoute-t-elle.
— Je viens juste de… C’est juste que Nathan…
L’une de nous deux retient son souffle, je ne sais laquelle.
— Oh non, il lui est arrivé quelque chose ?
Nul doute qu’elle se demande si l’histoire ne s’est pas répétée.
— Non, il va bien, c’est juste que…
— Où est-il ? s’enquiert-elle.
— Au bureau, mais je… Je crois qu’il a une liaison.
Elle se détache de moi et me tient à longueur de bras.
— Tu plaisantes ?
Je secoue la tête, et elle m’étreint de nouveau.
Je lui raconte alors pour la boucle d’oreille, le bouquet, la note d’hôtel,
espérant que, si je formule le tout à voix haute, mes soupçons me paraîtront
improbables, mais c’est l’effet inverse qui se produit !
— Bon sang ! dit Beth en se laissant tomber sur une chaise.
— Ça s’annonce mal, n’est-ce pas ?
Elle fait la grimace.
— Écoute, je sais que je n’ai pas encore rencontré Nathan, mais je vais
essayer de lui accorder le bénéfice du doute. Il y a peut-être une explication tout
à fait plausible derrière tout cela. Toi seule, qui le connais bien, peux juger s’il y
a anguille sous roche ou pas. Ne dit-on pas qu’une femme sait d’instinct quand
sa moitié lui cache des choses ? Mais, hé, regarde-moi, Alice ! Pour ma part, je
ne peux vraiment pas me prononcer.
Elle sourit pour tenter de me mettre du baume au cœur et ajoute :
— Que te dit ton instinct ? Est-il le genre d’homme à se comporter ainsi ?
— Tous les hommes n’ont-ils pas cette tendance dans leurs gènes ?
À peine ces mots sortis de ma bouche, je me mords la langue en pensant à
Tom : pas tous les hommes, pas Tom. Je m’empresse de préciser :
— Non, je ne voulais pas dire ça, mais, il y a encore une semaine, j’aurais
mis ma main au feu que non, et maintenant…
— Tu n’as jamais affronté une situation similaire avec lui, auparavant ?
demande-t-elle.
Je secoue la tête avec véhémence.
— Il était avec une autre femme quand tu l’as rencontré ?
Je repense à la journée de notre rencontre qui, comme la plupart des choses
de la vie, était un moment à la merci de « portes coulissantes ». Si le soleil
n’avait pas brillé, si je n’avais pas été assise sur un banc dans les jardins de
l’hôpital et que je n’avais pas été frustrée de devoir rester, contre ma volonté,
dans un endroit où l’on s’occupait de personnes qui me semblaient si différentes
de moi, alors peut-être n’aurais-je pas été encline à discuter avec un étranger.
Mais ce jour-là, pour une raison inexpliquée, j’ai tourné la tête en entendant
les graviers crisser dans l’allée et vu un homme, vêtu d’un costume
impeccablement taillé, descendre d’une élégante Mercedes. Il posa alors sa veste
sur la banquette arrière et tendit le bras pour prendre son attaché-case. Ce simple
geste me rappela qu’un monde existait encore, en dehors d’ici. Que la Terre
tournait sans moi.
Je l’imaginai sortant tout juste d’une réunion avec d’importants clients. Peut-
être avait-il remporté un marché et en était-il encore tout excité. Je sentis mon
estomac se serrer en me rappelant l’effet que produit cette sensation, la façon
dont l’adrénaline courait dans mes veines chaque fois qu’AT Designs décrochait
un contrat. Je fermai les yeux et visualisai la scène : comme j’aurais aimé être
dans sa journée, et non que ce soit lui qui soit dans la mienne.
Ce fut un tournant, pour moi. Pour la première fois depuis que j’avais perdu
Tom, trois mois plus tôt, j’eus envie de sortir de cette clinique, de vivre
l’existence que j’avais encore à mener. Cette prise de conscience me fit l’effet
d’un électrochoc.
Je n’imaginais pas alors que le bel inconnu saurait un jour le rôle qu’il avait
joué dans ma vie en insufflant de l’air dans mes poumons dégonflés. Et puis il
traversa la salle commune pour venir jusqu’à la terrasse, main en visière pour ne
pas être aveuglé par la lumière du soleil bas dans le ciel, à cette heure de l’après-
midi.
— Asseyez-vous ici, je vais voir si M. Miller est en mesure de vous recevoir,
lui avait dit Eileen, le seul membre du personnel qui n’était pas à cheval sur les
heures de visite.
Quand elle revint pour annoncer que M. Miller s’était endormi, l’homme au
costume impeccable était en train de plaisanter avec moi.
— Merci, j’attendrai, dit-il à Eileen.
Puis, se tournant vers moi, il tendit la main et ajouta :
— À propos, je m’appelle Nathan.
Ce fut aussi simple que cela. Nous parlâmes jusqu’à ce que le soleil
disparaisse à l’horizon ; de sa vie à l’extérieur de l’hôpital et de la mienne à
l’intérieur. Je n’arrive pas à me rappeler si c’est ce jour-là qu’il me confia être en
train de vivre une séparation difficile, ou s’il me l’avait dit plus tard. J’avais
l’impression que l’on avait abordé toutes sortes de sujets, et le pauvre M. Miller
ne vit finalement pas son visiteur.
— Je crois qu’il n’était plus en couple quand nous nous sommes rencontrés,
dis-je, répondant enfin à la question de Beth.
— Tu crois ? souligna-t-elle. Comment peux-tu ne pas savoir si ton nouveau
petit ami était avec une autre femme ou pas ?
— Eh bien, au début, tout était un peu flou, tu sais. Je n’étais pas moi-même
et je ne voulais pas précipiter les choses entre nous. Il travaillait énormément, ce
qui me convenait tout à fait, mais, maintenant que j’y pense, peut-être n’avait-il
pas tout à fait rompu avec elle.
— Donc, il la trompait avec toi ?
Son ton accusateur me surprend.
— Mais non, ils étaient séparés, en fait, je suis sûre qu’ils n’étaient plus
ensemble.
Elle haussa les sourcils.
— En fait, la notion de sororité dans ce domaine t’échappe, ou je me
trompe ?
Tiens, je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Avais-je tout
simplement ignoré un code implicite de conduite, dans mon envie désespérée
d’être à nouveau désirée, et de savoir qu’on avait besoin de moi ?
— Non, repris-je en secouant la tête, pour repousser son accusation, Nathan
n’est pas ce genre d’homme, enfin… ce n’est pas ainsi que je le voyais.
— Traître un jour, traître toujours, voilà ce que j’en dis ! Les taches d’un
léopard ne changent jamais, elles créent juste un écran de fumée pour lui.
— Donc, selon toi, tout laisse à penser qu’il a une liaison ?
Je lui pose cette question en connaissant déjà la réponse.
Elle fait la grimace.
— Il se peut aussi qu’il y ait une explication tout à fait plausible, mais…
— Donc, qu’est-ce que je dois faire ?
— Rechercher des indices, dit-elle. Vérifie son téléphone, ses mails, tout ce
qui serait susceptible de l’incriminer.
— Mais je ne franchis pas une ligne rouge en fouillant dans ses affaires ?
Elle me considère d’un air interloqué.
— Donc, lui, il pourrait coucher avec qui il veut, et toi tu ne te permettrais
même pas de vérifier son portable ? On est dans un cas typique de deux poids
deux mesures.
Je me sens trop ridicule pour répondre.
— Poursuis tes recherches. Vérifie s’il est inscrit sur des réseaux sociaux,
garde un œil sur ce qu’il règle avec sa carte de crédit. Rassemble tout ce que tu
peux et, quand tu es sûre des faits, mets-le face à ces preuves.
Je hoche la tête.
— Que vas-tu faire, si tes craintes se confirment ? reprend-elle.
Mon visage se crispe, mais je refuse de pleurer.
— Ma raison me dicte de partir, mais mon cœur…
Elle pose sa main sur la mienne.
— Tu dois aussi penser aux filles, me dit-elle.
— C’est précisément le problème. Si je restais, ce serait uniquement à cause
d’elles.
Beth me regarde, sourcils froncés. Je lui explique alors :
— Je ne peux pas chambouler leur vie une fois de plus. Sophia a déjà perdu
un père, et d’une certaine façon elle m’en veut toujours pour les retombées de
cette disparition. Il est hors de question qu’à cause de moi elle revive une
situation similaire.
— À cause de toi ? Mais c’est lui, le responsable !
Elle a presque crié, voix tendue, et je pose le doigt sur mes lèvres pour lui
rappeler qu’Olivia et Millie sont tout près.
— Je refuse de les séparer de leur père, de porter cette responsabilité, dis-je
d’un ton soudain déterminé. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver
mon mariage. Mais si rien ne peut être sauvé, alors je le laisserai partir.
— Ça alors ! Tu es bien plus conciliante que je le pensais.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Je prendrai volontiers un café.
— Je pensais à une boisson plus forte.
— Mais il n’est que 15 h 30, dit-elle en regardant sa montre. À quelle heure
Nathan est-il censé rentrer ?
— Sans doute d’une minute à l’autre, maintenant.
— Dans ce cas, il vaut mieux que je te laisse, dit-elle. S’il nous surprend en
train de boire un verre en plein après-midi, il comprendra tout de suite de quoi
nous parlons.
Sur ces mots, elle se dirige vers la porte. Je l’enlace et dis :
— Merci d’être venue.
— N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de moi, répond-elle tout en tirant
Millie qui rechigne à partir.
Elles croisent alors Sophia dans l’allée et échangent un joyeux bonjour et au
revoir.
— T’en fais une tête, me dit mon aînée quand elle arrive à ma hauteur. Y a
un problème ?
Bon, si c’est sa façon de me montrer qu’elle se soucie de moi, je ne vais pas
faire la difficile !
— C’est juste que je ne me suis pas maquillée, dis-je tandis que son regard
passe alternativement de ma personne à son portable. Et, s’il te plaît, surveille
ton langage quand tu me parles. Tu es à la maison, maintenant, pas avec tes
copines.
— ’scuse, marmonne-t-elle.
Et je lève les yeux au ciel, exaspérée par son incapacité à prononcer des mots
complets.
Son téléphone se met alors à sonner, et elle me regarde d’un air presque
contrit en prenant l’appel.
— Saluut ! s’exclame-t-elle avec le sourire, avant d’articuler à mon
intention : C’est Nathan.
Malgré moi, je sens mes traits se durcir.
— Il demande si on veut le rejoindre au Cuckoo Club, près du bureau, pour
manger quelque chose.
Merci, je sais où c’est. Il me prend pour une idiote ? Pense-t-il vraiment que
le fait de nous demander de le rejoindre là-bas va lui servir d’alibi pour les trois
heures précédentes ? Se sert-il de Sophia pour prendre la température ?
Je regarde ma montre.
— Il est un peu tard, dis-je. Je préférerais qu’on s’y retrouve pour dîner.
Afficher une jovialité forcée et faire comme si tout allait pour le mieux dans
le meilleur des mondes, c’est au-dessus de mes forces.
— OK, poursuit-elle à l’adresse de Nathan en hochant la tête. Ouais, je lui
dis.
Elle se tourne vers moi et poursuit :
— Il est en route pour la maison, et il dit qu’on peut faire des grillades, si tu
as envie.
Non, me dis-je, avant de répondre :
— Entendu.
Il y a quelques jours à peine, des petits frissons me parcouraient encore le
corps chaque fois que j’entendais la clé de Nathan dans la serrure. Maintenant, je
l’attends et redoute ce bruit. Bon sang ! Comment en est-on arrivé là ?
Je ne peux pas porter ce fardeau un jour de plus. Il me dévore de l’intérieur.
Chapitre 10

J’attends que Nathan ait mis Olivia au lit avant de nous servir deux généreux
verres de vin rouge, puis je m’assieds sur l’un de nos immenses sofas beiges,
bien au milieu, afin qu’il soit plutôt enclin à prendre place en face de moi. Je
veux être en mesure de capter le moindre tressautement sur son visage, le
moindre changement dans son expression.
J’ai l’estomac noué en l’attendant ; une boule nerveuse, reconnaissable entre
toutes, est venue s’y loger et ne se dissipera que lorsque j’aurai obtenu les
réponses dont j’ai besoin. Je ramène mes jambes sous moi quand il entre dans le
salon, consciente qu’ainsi j’aurais l’air moins crispé. Comme prévu, il s’assied
lourdement sur le canapé en face du mien et avale un trait de vin.
— Alors, comment ça s’est passé, au bureau, aujourd’hui ? m’enquiers-je. Tu
as bien avancé ?
J’incline la tête de côté, une façon instinctive et inconsciente de le mettre
encore plus à son aise. Pourquoi ? En fait, je l’ignore, j’ai l’impression qu’ainsi
je serai davantage en mesure de le prendre par surprise.
— Oui, c’est beaucoup plus facile quand le téléphone ne sonne pas
constamment. (Il s’éclaircit la voix.) Donc, tu peux me dire ce qui t’a pris ce
matin, et hier soir… ?
Sait-il qu’il avance en terrain miné et que la gravité de l’explosion dépendra
des mots qu’il va choisir de prononcer dans les prochaines minutes ? J’avale
autant de vin que je peux, dans l’espoir que cela engourdisse mon chagrin.
Néanmoins, j’ai presque bu la bouteille en entier et j’attends toujours.
— Doucement, me dit-il.
Je lui lance un regard défiant tout en avalant une autre gorgée sans le lâcher
des yeux.
— Mais enfin, qu’est-ce que tu as ? s’écrie-t-il.
Je secoue la tête et hausse les épaules.
— Rien.
— Tu n’es plus la même depuis mon retour du Japon, déclare-t-il, tentant une
autre approche. Tu t’inquiètes pour la quantité de travail qui nous attend à cause
du contrat ? Tu sais, moi, je ne veux que ton bonheur, et surtout pas que cela te
stresse inutilement.
— Je n’ai plus cinq ans, dis-je d’un ton irrité.
Il soupire.
— Tu comprends ce que je veux dire, j’espère !
— Non, désolée, je ne vois pas. Qu’essaies-tu de me dire ?
Je vide mon vin et pose le verre maculé sur la table basse ; pendant un court
instant, nous le regardons tous les deux osciller.
— Je ne veux pas que tu fasses une rechute, je refuse de prendre un tel
risque, c’est tout, dit-il. Tu reviens de si loin et je suis si fier du chemin que tu as
parcouru.
Des larmes me montent aux yeux. Je ne sais pas si c’est parce que je veux
justement qu’il soit fier de moi ou que je suis consciente qu’il serait anéanti
d’apprendre que je reprends des médicaments. En fait, l’un et l’autre vont de
pair.
— Mais je vais toujours très bien, dis-je en croisant les doigts pour qu’il ne
perçoive pas la culpabilité que je ressens.
Se penchant en avant, il me considère avec le plus grand sérieux.
— Tu arriveras à gérer, Alice ?
— À gérer quoi, exactement ?
— Tout, décrète-t-il avec un sourire. Le Japon est un énorme contrat, je le
sais bien. Mais je n’aurais pas tenté de le décrocher si je n’avais pas été certain
que tu pourrais t’en sortir.
Je hoche la tête. J’en suis capable, mais là n’est pas le problème.
— Il suffit que tu me le dises, si tu n’es plus d’accord, même si ce serait un
vrai gâchis, vu le travail que tu as déjà réalisé. Tu t’es lancée corps et âme dans
ce projet… Je pensais que c’était ce que tu voulais.
C’était effectivement le cas, jusqu’à ce que je découvre que mon mari a une
liaison.
Maintenant, tout me semble incertain, comme si j’étais suspendue quelque
part dans un univers étrange et parallèle. Que j’errais dans les limbes en
attendant que l’on coupe mes fils.
C’est alors que, un demi-sourire aux lèvres, je me lance, consciente qu’un
ton trop accusateur serait maladroit :
— Je dois te faire un aveu. Je suis désolée, mais j’ai lavé ta chemise.
Il fronce les sourcils tout en me suivant des yeux alors que je me rends dans
la cuisine pour prendre le livre de recettes qui se trouve sur le comptoir. J’en sors
la note d’hôtel que j’y avais glissée.
— Navrée, je ne l’avais pas vu avant de la mettre en machine, mais ça,
c’était dans la poche. J’espère que ce n’est pas trop important.
Et je lui tends la « bombe » que mes larmes ont mouillée : le papier est
suffisamment froissé pour qu’on voie qu’il n’est pas indemne, mais les preuves
accablantes ne sont pas effacées.
Je le regarde déplier la note prudemment, avec l’index et le pouce ; il a l’air
un peu agacé, maintenant. Il écarte avec difficulté et lenteur les deux pans du
papier humide afin de ne pas l’endommager davantage. Quelle ironie du sort de
penser que, dans deux secondes, il va regretter ses précautions !
Il considère sans expression particulière le logo de l’hôtel Conrad avant de
poser les yeux sur moi. Je m’efforce de garder un air neutre, pour qu’il croie que
je n’en ai peut-être pas encore pris connaissance.
— Qu’est-ce que c’est ? questionne-t-il.
Je demeure silencieuse, attendant qu’il crache le morceau.
— Oh, c’est ma note d’hôtel ! dit-il d’un ton ferme, avant de la replier
soigneusement. De fait, j’en ai besoin pour les comptes.
— Toutes les dépenses sont déductibles des impôts, même les loisirs qu’on
s’accorde en déplacement ? m’enquiers-je d’un ton détaché en enlevant une
peluche imaginaire sur un coussin.
Il émet alors un curieux son de gorge : est-ce parce qu’il se rend compte que
j’ai vu le détail de l’addition, ou juste par dérision envers ma question ? Je
l’ignore. Si je le regardais, je pourrais trancher en fonction de son expression,
mais je n’ai aucune envie de savoir.
— Il ne s’agit pas de loisirs, Al, dit-il. J’étais en voyage d’affaires.
— Enfin, ça dépend de la façon dont le verra l’inspecteur des impôts,
réponds-je. Je ne suis pas certaine qu’un massage à deux soit considéré comme
une dépense professionnelle.
Il ne se démonte pas.
— Un massage à deux ? Mais, bon sang, d’où te vient cette idée ? J’étais en
déplacement professionnel pour AT Designs. Pour toi.
— S’il te plaît, ne viens pas me dire que tu m’as fait une faveur !
— Je ne le crois pas ! dit-il en se levant. D’abord une boucle d’oreille,
maintenant une note d’hôtel…
— Et n’oublie pas le bouquet de Rachel, dis-je en ricanant. Pourquoi la
priais-tu de t’excuser ? Vous aviez eu une querelle d’amants ? Je parierais gros
que tu as remonté les bretelles à la fleuriste pour avoir livré les fleurs à l’adresse
qui figurait sur la carte bancaire de l’expéditeur, au lieu de celle de ta chère
Rachel. C’est avec elle que tu étais cet après-midi ? Tu lui as apporté un autre
bouquet que tu lui as livré en personne ?
Il s’avance vers moi.
— Non, mais tu t’entends ? dit-il d’un ton sec. Qu’est-ce qui t’arrive, nom de
Dieu ?
Je fais appel à tout mon sang-froid pour ne pas lui bondir dessus. Comment
ose-t-il insinuer que je n’ai pas toute ma tête ? Je me contente de rétorquer :
— Honnêtement, tu me prends pour une idiote ?
Malgré lui, il serre les mâchoires.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu…
— Mais regarde ! dis-je en hurlant.
Et je lui arrache la note des mains, bien moins précautionneuse que lui quand
il l’a dépliée. J’ajoute :
— Là !
Il plisse le front en se penchant pour lire plus attentivement.
— Je ne comprends pas du tout de quoi il s’agit.
Je lève les yeux au ciel, exaspérée.
— Je t’assure, poursuit-il, je ne sais pas d’où ça vient. Ce n’est pas ma note.
— Tu te fiches de moi ? Tu penses vraiment que je vais te croire ?
Il me reprend la facture, la regarde, puis secoue la tête.
— Ce n’est pas ma note, répète-t-il.
Je croise les bras.
— Donc, tu n’as pas réglé un montant de 792,60 dollars ?
— Absolument pas ! Je me suis juste accordé quelques extras parce que la
chambre avait été réglée à l’avance. On a dû me remettre cette note par erreur.
— Tu me crois vraiment née de la dernière pluie ?
— Alice, je te le promets, commence-t-il gentiment.
Je veux le croire, et tandis que je me laisse gagner par l’idée que, de fait, il
pourrait s’agir d’une suite d’erreurs malencontreuses, je sens parallèlement un
immense épuisement m’envahir. Je me rassieds sur le sofa, comme si toute
l’énergie nerveuse de ces deux derniers jours me consumait.
— Donc tu es en train de me dire que je ne dois pas m’inquiéter ?
Il plonge ses yeux dans les miens.
— À propos du Japon ? Si, il y a de quoi s’inquiéter, car rien ne garantit que
nous allons obtenir le contrat, et si c’est le cas, alors nous devrons être prêts.
Mais je te jure sur la tête des filles que je n’ai pas de liaison.
Je flanche à l’évocation de Sophia et Olivia.
Chapitre 11

Quand Lottie, en passant devant la paroi vitrée de mon bureau, me voit en


lutte avec les planches de tendances, elle accourt.
— C’est pour le Japon, tout ça ? s’enquiert-elle. (Elle les tourne dans un sens
puis dans l’autre pour en prendre connaissance.) Waouh ! Elles sont géniales.
Son enthousiasme est communicatif.
— J’ai fait quelques modifications, ce week-end, réponds-je. Je voulais juste
voir ce que ça donnait avec un parquet en noyer.
Je ne précise pas que j’ai effectué ce travail dans la brume d’une gueule de
bois, après m’être abrutie d’alcool une fois Nathan endormi, samedi dernier. Je
me sens encore un peu patraque le surlendemain : visiblement, il me faut
désormais bien plus de temps qu’avant pour me remettre de ce genre d’excès, et
bien sûr le mélange d’alcool et d’antidépresseurs n’aide pas.
— Je pense que Nathan est au téléphone avec eux, dit-elle avec un grand
sourire, quand je la raccompagne à la porte. Vous êtes en train de conclure ?
Mon estomac fait un bond, et je regarde ma montre.
— Mais ce coup de téléphone ne devait pas avoir lieu avant 11 h 30, dis-je.
Et un petit cri involontaire m’échappe, sans que je sache si c’est par
nervosité ou excitation.
Je tente de déchiffrer l’expression de Nathan à travers la paroi en verre
laminé de son bureau, mais, comme il a dû me voir, il ne laisse rien paraître.
— Tu veux un café ? me propose Lottie.
— Oui, s’il te plaît. Bien serré.
L’atmosphère est lourde quand Nathan travers l’open space – j’ai
l’impression qu’il se meut comme dans un film au ralenti – pour gagner mon
bureau. Six têtes se tournent pour le suivre du regard, comme si dans son dos
était affichée la réponse que nous espérons tous.
Une bouffée de chaleur m’envahit tout entière quand il referme la porte
derrière lui pour se poster devant moi. Je vois ses lèvres bouger, mais j’ai
d’abord l’impression que les sons me parviennent comme s’il parlait sous l’eau.
— Je suis désolé.
C’est la première phrase que j’entends distinctement.
Je laisse retomber la tête dans mes mains, mes coudes fermement plantés
dans le bureau.
— Finalement, les promoteurs n’achètent pas le terrain. Ils ne sont plus
intéressés.
C’est alors que je mesure à quel point je tiens, moi, à ce projet.
— Mais pourquoi ?
J’ai posé la question d’une voix aiguë, comme une enfant gâtée.
— Je l’ignore, répond Nathan. En tout cas, ce qu’il faut retenir de toute cette
affaire, c’est que si elle avait abouti, c’est à nous qu’ils auraient confié le projet.
C’est ce que les Japonais m’ont dit.
Je n’arrive plus à réfléchir, je suis assommée.
— Ont-ils au moins donné une raison qui les a poussés à changer d’avis ?
dis-je, une fois que j’ai retrouvé ma voix.
Nathan se gratte la tête, de toute évidence aussi ahuri que moi.
— Mais enfin, pourquoi se retirent-ils au dernier moment, à un stade si
avancé des pourparlers ? Je croyais que c’était une énorme affaire pour eux
aussi.
— C’est le cas. Enfin, ça l’était, dit-il en frottant sa barbe de deux jours. Tout
cela n’a aucun sens, je pensais qu’ils étaient partants à cent pour cent.
— Tout ce travail gâché ! dis-je. Et ce voyage inutile au Japon.
— Ainsi vont les affaires, répond-il. Je suis vraiment désolé.
Il s’avance vers moi et m’aide à me lever.
— Allons, poursuit-il, je suis sûr que nous trouverons d’autres opportunités.
Sur ces mots, il me prend dans ses bras, puis me donne un baiser sur le front.
Je suis vaguement consciente que le reste de l’équipe nous regarde à travers
la vitre, et que tout le monde a compris comment l’affaire s’est conclue !
— Je sais, dis-je, je suis juste très déçue. Je pensais vraiment que ce contrat
allait nous rapporter gros.
— Nous avons déjà un très bon chiffre d’affaires, me dit-il en me retenant,
regard pénétrant. Les résultats de cette année sont fantastiques. Ne te fais pas de
souci pour cela.
— Il ne s’agit pas d’argent, mais d’avoir pignon sur rue, une réputation
établie. Et ce projet nous aurait propulsés sur le devant de la scène dans le
domaine.
Il détourne les yeux quelques instants, et je comprends qu’il réfléchit.
— Une seconde, me dit-il.
Puis il tourne les talons et sort de mon bureau.
Lottie le suit tristement des yeux tandis qu’il regagne le sien, son visage
traduisant tout à fait ce que je ressens.
Je suis entourée d’échantillons de bois, de coupons de tissus et de nuanciers
destinés aux vingt-huit appartements de Tokyo qui n’existent plus. Je suis si
frustrée que j’en jetterais le tout par la fenêtre.
Lottie passe la tête par l’entrebâillement de la porte de mon bureau.
— Ça va ? demande-t-elle gentiment.
Je n’ose pas la regarder, car je suis certaine que je vais me mettre à pleurer ;
par chance, elle comprend et s’éclipse.
Bon sang, Alice, ressaisis-toi, il n’y a pas mort d’homme !
Hélas ! Cette expression fait immédiatement surgir en moi le visage de Tom,
sa bouche qui se fendait en un large sourire chaque fois qu’on lui annonçait
qu’on avait décroché un contrat… Je sens encore son immense fierté, le revois
me prendre dans ses bras et de me faire tournoyer jusqu’à ce que nous nous
écroulions par terre en riant, incapables de croire à notre succès.
« Celui-ci est pour toi » : c’est ce que je m’apprêtais à lui dire. Seulement,
voilà, ce ne sera plus possible, maintenant, et je ne sais pas ce qui m’afflige le
plus : l’avoir en quelque sorte trahi par cet échec au Japon, ou me sentir honteuse
car c’est son visage que je vois et avec lui que j’avais imaginé partager un tel
moment, pas avec Nathan.
— Je peux te proposer quelque chose ? me demande ce dernier en se
matérialisant de nouveau dans mon bureau et m’interrompant dans mes pensées.
Il se dandine quasiment devant moi, basculant le poids de son corps d’un
pied sur l’autre, agité.
— Je t’écoute, dis-je en me rasseyant.
— Et si je t’apprenais que le terrain et le projet sont encore en vente ?
déclare-t-il en regardant par la fenêtre, derrière moi.
— Que veux-tu dire ? m’enquiers-je, confuse, yeux levés vers lui.
— Les vendeurs sont toujours résolus à vendre, ce sont juste les promoteurs
qui se sont retirés.
— Euh… OK, dis-je, hésitante. Et en quoi cela peut-il nous être utile ?
— Et si nous, nous achetions ? dit-il, mâchoires crispées en prononçant
chaque mot.
— Pardon ?
J’ai presque hurlé.
— Tu es fou !
— Écoute-moi, reprend-il.
Et, pour la première fois depuis qu’il est revenu dans mon bureau, il me
regarde dans les yeux, puis me prend les mains.
— On pourrait se charger de ce projet de A à Z. On achèterait le terrain,
construirait des appartements, on en ferait la déco intérieure et on les revendrait
nous-mêmes.
— Tu as perdu la tête ou quoi ?
Et, malgré moi, j’émets un petit rire.
— Je t’assure qu’on pourrait y arriver, Al, me dit-il d’une voix plus ferme.
Toi et moi. AT Designs. On pourrait tout gérer.
Je le regarde et secoue la tête.
— C’est un projet bien trop énorme pour nous. Nous n’avons pas
d’expérience, pas d’argent…
— Le terrain vaut un million, dit-il. On pourrait obtenir un prêt, avec de
faibles mensualités à rembourser.
— Tu commences à me faire peur.
Mais je sens une poussée d’adrénaline courir dans mes veines : y a-t-il une
chance pour que le projet aboutisse ?
— Je viens d’avoir les vendeurs au téléphone, m’apprend-il, comme s’il
lisait dans mes pensées. Ils sont au désespoir. Ils en voulaient un million et demi
de livres, mais ils baisseront leur prix s’ils trouvent un nouvel acquéreur.
Il tombe à genoux devant moi.
— On… On ne peut pas investir une telle somme, enfin, Nathan, on ne peut
pas sur un coup de tête…
— Tu voulais frapper un grand coup, non ? demande-t-il avec le plus grand
sérieux. Eh bien, c’est le moment !
— Écoute, il faut en discuter…
— Mais ça ne peut pas attendre, Al ! Leur offre ne va pas rester longtemps,
d’autres promoteurs vont leur manger dans la main, c’est sur le site des Jeux
olympiques de 2020. Il n’y a pas à réfléchir.
— Si, moi j’ai besoin de réfléchir. Mon esprit est trop confus.
— On peut le faire, insiste Nathan tout excité. Le terrain est là, il suffit de
l’acheter.
— J’ai besoin d’un temps de réflexion, dis-je. Donne-moi vingt-quatre
heures.
— Il se peut que l’occasion nous soit passée sous le nez dans vingt-quatre
heures, plaide-t-il. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud.
— Non ! Pas question que je prenne une décision dans l’urgence, Nathan.
Ma propre voix me surprend, sa fermeté mêlée de calme masquant le chaos
qui sévit actuellement dans ma tête. Je poursuis :
— AT Designs a été créé grâce à l’apport de Tom. Il a mis tout son héritage
dans cette société, donc je ne vais pas sacrifier notre dur travail pour un caprice à
des milliers de kilomètres de Londres.
— « Notre » ? C’est-à-dire ? Ton travail et le mien ? Ou ton travail et celui
de Tom ? questionne Nathan en rivant sur moi ses yeux bleus, sans cligner.
— Les deux.
— J’ai tout donné à cette société, réplique-t-il. Et pourtant, dix ans après la
mort de Tom, c’est encore à lui que revient tout le mérite.
— Non, mais arrête, tu es ridicule ! je rétorque en fermant brusquement la
porte.
Vaine précaution, puisque toute l’équipe entend notre scène de ménage.
— En tout cas, j’ai raison, non ? Peu importe ce que je fais ou le bénéfice
qu’on dégage grâce à moi : l’ombre de Tom planera toujours sur moi.
— Tu travailles ici depuis moins de trois ans, dis-je. Ne nous emballons pas.
Je vois que mes paroles l’ont blessé et je les regrette aussitôt.
— Nathan, il faut que tu comprennes ce qu’AT Designs représente pour moi,
reprends-je prudemment d’une voix radoucie. On a trimé si dur pour être là où
on est aujourd’hui : toi, Tom, moi – nous trois.
— Pour qui fais-tu tout cela, Alice ? demande-t-il alors en se détournant de
moi. J’espère que tu te rends compte que Tom ne reviendra jamais.
Je déglutis avec difficulté, parce qu’il a raison, et personne n’en est aussi
conscient que moi.
— Je me démène pour nous tous, dis-je. Pour toi, les filles, moi. C’est ce qui
me permet de tenir bon.
J’esquisse un sourire, mais je sais qu’il n’atteint pas mes yeux.
— Pourrais-tu au moins y réfléchir ? plaide-t-il encore. Pour nous.
Je hoche la tête, mais ma décision est déjà prise. Comment puis-je risquer ma
société alors que je ne suis même pas certaine que notre mariage va survivre ?
En dépit de ses protestations de samedi soir, j’ai laissé le poison de la paranoïa
s’immiscer en moi, dès que Nathan s’est mis au lit. À 23 heures, je le croyais et
j’étais juste soulagée. Mais, à 2 heures du matin, j’étais en train de m’apitoyer
sur mon sort, envahie par une fureur incendiaire à l’idée de m’être laissé rouler
dans la farine. Si j’avais su où habitait sa « maîtresse », je me serais
immédiatement rendue sur les lieux et l’aurais tirée hors de son lit par les
cheveux.
Par chance, quand je m’étais réveillée, le lendemain, je m’étais un peu
calmée, en dépit des cognements dans mon crâne, et nous étions parvenus à
passer un dimanche à peu près normal, ce que je n’aurais pas cru possible,
quelques heures avant. Nous avons souri chaque fois au bon moment et posé des
questions banales aux filles lors du dîner, mais il y avait tout de même un petit
quelque chose de palpable en plus dans l’air. Pas une tension énorme que les
filles auraient tout de suite décelée, mais ce n’était pas non plus tout à fait
comme d’habitude. Et cette ombre plane encore aujourd’hui, aussi comment
pourrais-je sacrifier la société que j’ai créée à la sueur de mon front à une affaire
que je connais si peu ?
Eh oui, Nathan a raison ! Tom occupe toujours la première place dans mon
esprit, après toutes ces années. Que ce soit quand je me demande comment il
réagirait quand Sophia me fait une crise, ou comment il me conseillerait de gérer
toute cette situation. J’entends toujours sa voix, si claire ; son visage est si vivant
pour moi que parfois j’en ai le souffle coupé. Il ne voudrait pas que je risque de
tout perdre, je sais bien que non. Il faut juste que je convainque Nathan que c’est
ce que moi je pense, et non que je parle au nom de Tom, même si je sais que
c’est ce que celui-ci aurait pensé.
Chapitre 12

— Tu montes ? me demande Nathan ce soir-là.


Et il m’enlace alors que je suis en train de repasser l’uniforme scolaire
d’Olivia.
Malgré moi, je me raidis tout en essayant de me convaincre que ma réaction
s’explique par le geste déplacé de David Phillips et le traumatisme afférent.
C’est plus facile ainsi : il m’est en effet trop douloureux d’admettre que, en
réalité, c’est Nathan qui provoque ce mouvement de recul chez moi.
— Non, mais vas-y, réponds-je. J’ai encore des choses à faire.
Et je pose le fer à repasser pour boire une gorgée de vin.
— Tu ne crois pas que tu en as assez bu ? demande-t-il.
Cette question a le don de m’irriter.
— Non, rétorquai-je fermement.
— Ne le prends pas comme ça, déclare-t-il alors d’un ton prudent.
— De quoi tu parles ?
— De ça, dit-il en désignant le verre de vin et la bouteille, à côté. Tu n’as
jamais autant bu.
Je refuse de reconnaître le problème, mais il est vrai que c’est devenu une
béquille sur laquelle je m’appuie.
— Tu dois garder la tête froide, me dit Nathan, et boire ne va pas t’aider. Ne
te méprends pas sur notre relation. Je t’assure que tout va bien, il n’y a personne
d’autre.
— Vraiment ? dis-je d’un ton malgré moi amer.
— Bien sûr ! s’exclame-t-il.
Et il s’avance vers moi pour m’attirer à lui.
— Tu as beaucoup à faire en ce moment, poursuit-il, mais tu as besoin de
procéder étape par étape, sinon tu auras l’impression d’être submergée.
J’aimerais tant avoir la capacité de compartimenter les choses, au lieu de
devoir vivre en permanence avec le bruit de fond qui résonne dans mon cerveau,
sans être capable de séparer le bon grain de l’ivraie.
— Allez, insiste-il. Qu’est-ce qui te tracasse le plus, hein ?
Je m’efforce pourtant d’établir des priorités, mais je suis incapable d’y
parvenir. D’ailleurs, si tel était le cas, je ne suis pas certaine que je pourrais les
formuler.
— C’est le Japon qui t’inquiète ? questionne-t-il.
Peu désireuse de lui rétorquer que c’est le cadet de mes soucis, je me
contente de hocher la tête.
— Bon, tu connais mon point de vue sur la question. Pour moi, c’est
l’opportunité d’une vie, et nous serions fous de la laisser passer. Mais, en dernier
lieu, c’est à toi qu’il appartiendra de prendre une décision, et je t’épaulerai quelle
qu’elle soit.
Je le regarde droit dans les yeux et demande :
— C’est vrai ?
— Oui, bien sûr. Écoute, je connais bien les conclusions que tu as tirées,
mais, honnêtement, si j’avais une liaison, tu crois que je serais imprudent au
point de laisser traîner les notes d’hôtel et des bijoux un peu partout ?
Il tente alors de rire, et je parviens à esquisser un vague sourire. Il a raison :
c’est un homme intelligent qui saurait déployer d’habiles subterfuges en cas de
besoin. Avec lui, un bouquet ne finirait pas chez sa femme alors qu’il est destiné
à sa maîtresse. La moindre preuve serait dissimulée, et toute fuite impossible.
— J’ai appelé l’hôtel, à Tokyo, poursuit-il, et ils m’ont confirmé m’avoir
donné une autre note que la mienne. Je n’ai payé que 330 livres. Tu peux vérifier
sur le relevé de ma carte de crédit, si tu veux.
Je secoue la tête, tout en sachant que je le ferai sans doute.
— Et pour la boucle d’oreille, j’ignore d’où elle vient. J’imagine qu’elle
appartient à une amie de Sophia, donc, nous allons finir par remonter à sa
propriétaire. Quant au bouquet, on leur aura donné une mauvaise adresse.
— J’ai appelé la fleuriste, dis-je en le scrutant attentivement. Elle m’a assuré
que les fleurs avaient été livrées au bon endroit et que l’expéditeur était Nathan
Davies.
— Pardon ? Tu es sérieuse ? C’est ce qu’on t’a répondu ?
J’acquiesce.
— Oui, elle m’a confirmé que tu as passé la commande et que Rachel était
l’heureuse destinataire.
— Et elle a vraiment prononcé mon nom ? Nathan Davies ?
Euh… C’est elle qui l’a dit ou moi qui ai donné son nom ? Je ne m’en
souviens plus.
— C’est une histoire de fou, dit-il en se frottant les cheveux. Si j’avais
quelque chose à cacher, crois-moi, je me débrouillerais mieux que ça.
Et je ne veux pas en douter, c’est à ça que je me raccroche.
— Est-ce pour cette raison que le contrat avec le Japon te met à cran ?
demande-t-il encore.
— Ça ne m’aide pas vraiment à être sereine, réponds-je. Tu me demandes de
contracter une énorme dette alors que je ne sais même pas si tu seras là jusqu’à
la fin du projet.
— Al, jamais je ne te tromperais, dit-il en me prenant les mains.
Et, dans ses yeux, il me semble lire la confirmation de ses propos. J’ai
tellement envie de le croire… Il suffirait que je m’y autorise.
— Allez, laisse ce repassage, dit-il. (Je sens ses doigts glisser légèrement
dans mon dos.) Monte.
— Je te rejoins dès que j’ai fini, dis-je en m’écartant de lui.
— OK, mais ne me fais pas attendre trop longtemps, répond-il en enfouissant
son visage dans ma nuque.
Et il me donne des baisers légers comme la caresse d’une plume : je manque
d’en défaillir.

Je pourrais monter, j’en ai envie, mais je redoute aussi de perdre la face. Si je
cède, alors cela signifie clairement que je crois ce qu’il affirme. Et si je me
trompe ? Se vautrera-t-il dans son ingéniosité ? Perdra-t-il tout respect pour
l’épouse que je suis ? En rira-t-il avec sa maîtresse ? Le bruit incessant dans mon
cerveau enfle, et je me sers un autre verre de vin pour le mettre en sourdine.
Je ranime d’un doigt mon ordinateur portable, posé sur la table. Des pixels
de couleur explosent immédiatement sur l’écran tandis que la photo de nous
quatre à Disneyland, deux ans plus tôt, s’affiche en fond d’écran. À première
vue, nous avons l’air heureux, une famille normale, qui profite de tout ce que la
vie offre. Mais si on l’observe de plus près, si on lui accorde plus qu’un bref
regard, on peut alors distinguer un éclat de chagrin dans les yeux de Sophia et les
miens. Comme s’ils étaient recouverts d’un glacis, une barrière transparente qui
tient le monde à distance, à longueur de bras, par crainte qu’on ne s’approche
trop de nous, sachant qu’à tout moment cette faveur pourrait nous être reprise
sans sommation, au moment où nous baissons la garde.

Même si je sais pertinemment que je ne devrais pas, je vais sur Facebook et
commence à fouiner dans les vies enjolivées des « amis suggérés ». Gina
Fellowes, l’amie d’une amie que j’ai connue autrefois, se trouve actuellement à
l’aéroport de Manchester et va passer un « week-end de folie sans limite pour
enterrer sa vie de jeune fille à Ibiza ». Michelle Truman, la femme du fils de mon
cousin germain, « s’est sentie comblée » au baptême de la petite-fille de sa
meilleure amie. Le malaise que j’éprouvais déjà il y a quelques minutes
s’aggrave.
Je suis vite fascinée par le pouvoir des algorithmes, tandis que des noms de
personnes avec qui j’ai de vagues liens s’égrènent sous mes yeux en tant
qu’« amis potentiels ». Je me rappelle confusément Jack Stokes, que j’ai
rencontré lors de mon premier job à Londres, et de Lindsay Brindley, la mère
d’une des camarades de Sophia, en CP. Ces liens ténus me mettent encore plus
mal à l’aise, comme si une personne avait pénétré mon cerveau pour aller à la
pêche aux informations, et s’aventurait jusque dans les recoins remplis de toiles
d’araignées où s’entassent des détails qui ne me sont plus nécessaires.
Quand je tombe sur le visage de celui que je souhaitais voir le plus au
monde, je n’ai pas le réflexe de m’y arrêter ; sans doute ses traits me sont-ils trop
familiers pour que la présence de sa photo ici attire tout de suite mon attention.
Néanmoins, alors que je continue à faire défiler les pages, la photo commence à
me brûler les neurones.
Tom Evans, mon Tom, est sur Facebook !
Je reviens en arrière, sans savoir si je veux vraiment voir ce qui figure sur
son compte. Dans ma hâte, je le manque et m’oblige à ralentir tandis que les
noms se succèdent.
Quand je me heurte à l’impact de son regard, j’ai l’impression que mon cœur
s’arrête de battre et qu’un étau fatidique se met à le compresser. Ses yeux
pénètrent les miens : ce sont les mêmes que ceux de la photo encadrée, sur la
table de nuit de Sophia. Des doigts, je suis le contour de ses lèvres ; si je me
concentre, je peux presque percevoir son souffle…
Comment ai-je pu ne pas découvrir tout cela plutôt ? Comment se fait-il que
moi, sa femme, je ne figurais pas parmi ses « amis » ? J’ignorais qu’il était sur
Facebook. Son compte aurait dû être fermé, depuis le temps. La nausée au
ventre, je clique sur sa photo, effrayée à l’idée de voir les amis qu’il avait sur ce
réseau social et les conversations qu’il a échangées avec eux avant sa mort.
Il y a posté une photo de lui sur son fil d’actualité, la dernière que j’ai prise,
le jour de son départ pour la Suisse. Il porte la chemise bleu marine que je lui
avais achetée par anticipation pour son anniversaire. Ses yeux, comme ceux de
Sophia, brillent d’excitation à l’idée du voyage qu’il s’apprête à faire.
Je regarde autour de moi, la table, la chaise sur laquelle il était assis, le matin
de son départ. Sophia et lui avaient pris place l’un à côté de l’autre, et je le
revois me sourire lorsque, la tête enturbannée dans une serviette en éponge,
j’étais descendue les rejoindre, après mon passage dans la salle de bains.
— Qu’est-ce que vous complotez, tous les deux ? avais-je demandé devant
leurs visages malicieux.
Sophia s’était mise à rire.
— Je peux lui montrer, papa ? Je peux lui montrer ?
— Me montrer quoi ? avais-je questionné d’un air suspicieux.
— Sophia, tu es nulle pour garder des secrets, avait-il rétorqué en éclatant de
rire.
Et il lui avait donné un coup de coude. Ils avaient alors échangé leur fameux
regard conspirateur, comme des voleurs complices.
— On a quelque chose à te montrer, avait-elle dit.
— Bien…, avais-je répondu en les regardant tour à tour, paniquée à l’idée de
ne rien lui avoir acheté de mon côté pour marquer cette séparation.
Sophia avait glissé la main par terre.
— Tada ! s’était-elle exclamée en brandissant une carte faite maison.
Elle l’avait déposée dans ma main. Des strass autocollants et perles fantaisie
ornaient l’enveloppe de façon désordonnée, la colle blanche était encore visible
et pas tout à fait sèche, quelques paillettes s’en détachaient, n’ayant pas eu le
temps d’y adhérer. J’avais alors fait mine de ne pas voir qu’il en tombait plus sur
le tapis qu’il n’en restait sur la carte.
— Oh, qu’est-ce que c’est ? avais-je demandé.
— Ouvre-la, ouvre-la ! s’était-elle écriée en bondissant autour de ma chaise.
J’avais lancé un coup d’œil à Tom, lequel avait le regard brûlant d’amour
pour moi. Il nous aurait donné le monde si nous le lui avions demandé.
À l’intérieur se trouvait une photo de notre mariage : nous nous regardions
l’un l’autre devant l’autel. Au-dessous figurait le petit texte suivant :

C’est douloureux de se séparer
Mais crois-moi quand je te dis
Que je t’aimerai plus encore
Jusqu’à mon dernier souffle.

— C’est la plus belle chose que tu m’aies dite, avais-je déclaré en me
penchant au-dessus de la table pour l’embrasser. C’est ta mauvaise conscience
qui parle ?
— Charmant ! avait-il répondu en riant. Nous nous sommes donné tout ce
mal pour que tu penses que c’est une sorte de conspiration ?
— Donc, il n’y a pas eu trois autres épouses et mères dans le voisinage qui
ont reçu le même présent, ce matin ? avais-je ironisé.
Je savais que Chris, Ryan et Leo avaient sans doute eux aussi fait un geste
pour prouver à leurs femmes qu’ils les aimaient, afin d’adoucir leur départ pour
une escapade devenue une habitude annuelle, entre eux.
— Absolument pas ! avait-il protesté en toute mauvaise foi. La carte de Jules
a des strass verts. Les tiens sont bleus.
— Allez, c’est l’heure, vas-y ! lui avais-je dit.
Il m’avait embrassée.
— On se revoit dans cinq jours. Tu es certaine que tout va bien se passer
d’ici là ?
Je pensai alors à tous les rendez-vous de la semaine, et une vague
d’excitation me submergea. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été aussi ravie
et comblée.
— Je suis bien obligée, avais-je répondu, un sourire taquin aux lèvres, tandis
que les siennes touchaient les miennes. C’est moi la créative, après tout.
Rappelle-moi pourquoi la société a besoin de toi, déjà ?
Il s’était mis à rire.
— Je vais pourtant te manquer une fois parti, tu vas voir.
Et, par la suite, cette phrase complètement anodine m’a hantée comme une
prophétie.
Lorsque Leo, le mari de Jules, m’a appelée le soir suivant pour me dire que
Tom avait disparu, j’ai d’abord cru à une plaisanterie.
— Il est sans doute encore au bar, en haut de la station, là où tu l’as laissé, ai-
je répondu, pas du tout inquiète.
— Non, Al, je suis sérieux, a-t-il insisté. Tom est allé skier tout seul après le
déjeuner et il n’est pas revenu.
Un frisson m’a alors parcouru tout le corps, même si je n’étais pas encore
affolée. C’était un bon skieur, et il n’était pas inhabituel qu’il parte explorer seul
les pistes et rentre tard. Je regardai ma montre et le ciel qui s’obscurcissait
derrière les carreaux de mon salon, préférant occulter le fait que la Suisse avait
une heure d’avance sur nous.
— OK, donc il est 18 heures, là-bas ? ai-je demandé tandis que mon cerveau
cartésien tentait de maîtriser la panique qui montait en moi. Il est très probable
qu’il soit tranquillement assis quelque part au chaud en se demandant à quelle
heure vous étiez censés vous rejoindre en bas des pistes.
J’entendis un souffle lourd à l’autre bout du fil.
— On était censés se retrouver il y a deux heures, me dit alors Leo avec
douceur.
— Vous avez appelé quelqu’un ? Vous avez vérifié s’il est dans sa chambre,
à l’hôtel, au restaurant ?
J’essayais désespérément de garder une voix normale.
— Il n’y a pas un club de sport ou un sauna, où il serait allé ?
— Il n’a pas remis ses skis, m’avertit alors Leo. On attend encore une heure
et on signale sa disparition.
— Bon, il faut que vous le retrouviez, rétorquai-je d’une voix un rien
hystérique. Leo, il faut que tu le retrouves.
— Nous l’avons cherché partout où il aurait été susceptible d’être, m’assura-
t-il. Comme je t’ai dit, on attend encore une heure et on signale sa disparition.
— Non, vous ne pouvez pas attendre encore une heure, ai-je hurlé. Il peut lui
arriver le pire, durant ce laps de temps. Il est peut-être étendu quelque part,
incapable de se relever. S’il est tombé dans une crevasse et qu’il commence à
neiger… Leo, attendre une heure pourrait causer sa mort.
— OK, je vais à la réception, concéda-t-il d’un ton sombre. S’il t’appelle
entre-temps, dis-lui d’arrêter ses conneries.
Si Tom s’amuse à me faire peur, avais-je pensé, c’est moi qui vais l’étrangler.
J’étais restée près du téléphone, rongée par l’envie d’appeler, pendant toute
l’heure qui avait suivi, regardant fixement l’aiguille des minutes qui tournait sur
l’horloge au-dessus de la cheminée.
— Allez, Tom, où tu es ? avais-je marmonné à haute voix.
Quand le numéro de Jules avait éclairé mon écran, j’étais déjà certaine
qu’elle était porteuse de mauvaises nouvelles : les garçons avaient dû la prier de
me l’annoncer en douceur.
— Alors, Jules ? avais-je demandé, à peine capable de respirer.
Un silence atroce s’était ensuivi.
— Jules ? m’étais-je mise à hurler.
— Toujours aucune nouvelle, avait-elle répondu avec douceur. L’équipe de
secours est partie et essaie de déterminer où Tom a été vu pour la dernière fois, et
le parcours qu’il a sans doute emprunté. Leo m’appellera dès qu’il en saura plus.
Tu veux que je vienne chez toi ?
J’aurais aimé lui répondre « oui », mais sentis aussi que cette réponse aurait
élevé une potentielle blague stupide de la part de Tom au rang de crise grave, un
peu comme si reconnaître le sérieux de la situation allait encore l’aggraver.
— Non, ça va, avais-je dit. Je suis sûre qu’on en rira tous de bon cœur
demain matin.
Je n’imaginais même pas aller me coucher, mais le sommeil avait dû me
surprendre quelques minutes, car, soudain, je me réveillai pour découvrir un
texto de Tom disant simplement :

Envoie de l’aide.

— Leo, il m’a envoyé un SMS, hurlai-je au téléphone, quelques instants
après. Il a besoin d’aide.
— Je sais, avait-il répondu. J’en ai aussi reçu un, seulement, le temps joue
contre nous, il est trop dangereux de monter dans la montagne la nuit.
— S’il te plaît, fais quelque chose, l’avais-je supplié, en larmes. Et l’équipe
de secours ? Est-elle sur place ?
— Oui, m’avait-il assuré. Tout le monde fait le maximum pour le retrouver.
— Mais ce n’est pas assez ! avais-je fulminé. Il appelle à l’aide. Envoyez un
hélicoptère, il faut le retrouver.
— On ne sait pas exactement quand il a envoyé ce texto, avait-il répondu. Il
n’y a pratiquement pas de réseau, en haut des pistes, donc ce message m’est
peut-être arrivé très longtemps après son envoi.
— Je m’en fiche ! avais-je crié en recroquevillant mes genoux contre ma
poitrine. Trouvez-le avant qu’il ne soit trop tard. Je vous en prie !
Les jours suivants avaient consisté en un défilé confus de visiteurs et de
fleurs. Les lys blancs aux longues tiges que j’aimais tant devinrent pour moi le
symbole de l’espoir perdu. Leurs doux arômes avaient désormais l’odeur âcre du
chagrin viscéral et de la solitude. Les gens frappaient à ma porte pour
m’exprimer leurs condoléances et m’apporter des lasagnes, et j’entendais juste
leur dernière phrase : « Fais-les réchauffer au four à cent quatre-vingts degrés. »
Chaque coup de téléphone était susceptible d’apporter le meilleur ou le pire.
Chaque fois qu’on frappait à la porte, Tom aurait pu surgir sur le seuil, mais
aussi la Faucheuse, venant en personne confirmer sa mort, de sorte que c’était en
même temps apaisant et affreux.
Je ne parvenais plus à dormir, de crainte de manquer un éventuel appel de sa
part, et passais mes nuits à regarder fixement le téléphone, espérant qu’il sonne.
Même quand tout espoir fut perdu, qu’il n’y eut plus aucune chance de le
retrouver en vie, j’ai d’abord refusé qu’on organise une cérémonie en sa
mémoire. Comment pouvait-on commémorer une personne, alors que l’on
n’était pas certain qu’elle soit morte ? Mais, de toute évidence, les gens avaient
besoin d’un exutoire, une sorte de conclusion qui leur permettrait d’accepter que
Tom ne reviendrait pas.

L’église rayonnait de couleurs, car j’avais refusé que l’on porte des
vêtements noirs. C’était sa vie que l’on célébrait, non la confirmation de sa mort.
Encore que si mon âme brûlait pour qu’il franchisse la porte, ma lucidité
percevait que je l’avais laissé tomber en me résignant.
Dans les semaines qui suivirent, Sophia se cramponna à moi de toutes ses
forces, alors que les miennes étaient déjà épuisées : « Pourquoi papa ne rentre
pas ? », « Où il est, maintenant ? », « S’il n’est pas mort, pourquoi il est pas
là ? », « Quand est-ce que je vais le revoir ? »
Je passais mon temps à répondre à ses questions du mieux que je pouvais, et,
quand elle n’en posait pas, elle était accrochée à moi, chacune de nous étant
effrayée à l’idée de lâcher l’autre, au cas où elle ne reviendrait jamais…
Malgré moi, un sanglot profond m’échappe subitement, et tous mes
souvenirs me submergent. Je ne peux maîtriser mes larmes en lisant le seul
message que Tom ait écrit sur son mur Facebook.

Meilleur dîner de ma vie, aujourd’hui, chez Verbier. Une « potence » (du bœuf
grillé sur le feu) et une fondue. Me mets au régime dès que je rentre.

Il a aussi publié la photo d’un appareil apparemment moyenâgeux, éclairé
par de petites flammes dans lesquelles grillent des bouts de viande, en dessous.
En guise de légende, Tom a écrit :

La vie est belle !

Je corrige instinctivement : Était !

Comment aurait-il pu deviner que, quelques heures plus tard, la sienne allait
prendre fin ? J’essuie mes larmes tout en regardant la date du post. La veille de
sa mort, c’était le 25 février 2009.
Mon sang se glace quand je lis la date de cette publication : le 22 juin 2018.
Aujourd’hui.
Chapitre 13

— Désolée pour le retard, dis-je en me précipitant dans la cafétéria de la


salle de sport, le lendemain matin.
— Ça va ? me demande Beth d’un air soucieux.
Je pensais pourtant avoir bien réussi à cacher les cernes qui alourdissent mon
regard et espérais que quelques coups de mascara dissimuleraient les bords
rouges de mes yeux. Je me rappelle m’être finalement endormie sur le canapé,
hier, et ai le vague souvenir que Nathan m’a aidée à gagner le lit aux petites
heures du matin. Je pleurais en silence tandis qu’il me transportait.
— Les derniers vingt-quatre heures ont été… Eh bien…
Je n’arrive même pas à finir ma phrase, parce que je ne sais pas quoi dire.
Dois-je commencer par le fait que nous n’avons finalement pas décroché le
contrat avec le Japon et que Nathan veut qu’on achète nous-mêmes le terrain, là-
bas ? Ou bien sauter cette étape pour lui raconter la partie où le fantôme de mon
défunt mari semble publier des posts sur Facebook ?
— Que s’est-il passé ? demande Beth.
— J’ai eu un problème avec ma voiture, ce matin, dis-je enfin.
En effet, c’est tout ce que je me sens capable de répondre sans éclater en
sanglots, et, par ailleurs, ce n’est pas un mensonge.
— Oh ! se contente-t-elle de dire.
Je me force à sourire.
— Oui, mes deux pneus étaient crevés, alors j’ai dû appeler Range Rover, et
ma voiture a fini sur leur remorque. Pas une super façon de commencer la
journée.
— Et j’imagine que les nouveaux pneus coûtent une fortune.
— Exactement.
— Vu ta tête, j’ai cru que tu allais m’annoncer qu’il s’était passé quelque
chose avec Nathan. D’ailleurs, comment ça va, entre vous ? Tout est rentré dans
l’ordre ?
— Mmm.
C’est tout ce que je marmonne par peur que, en prononçant la vérité, mon fin
vernis ne craque.
— Et donc il a pu justifier ses actes ? insiste-t-elle. Tu lui as montré toutes
les preuves que tu avais contre lui ?
Je hoche la tête.
— Il affirme qu’il n’a pas de liaison.
— Oui, j’en étais sûre, déclare-t-elle, bouche pincée. Quand est-ce que les
hommes vont enfin assumer la responsabilité de leurs actes ? Quand est-ce que
les femmes qui couchent avec des hommes mariés arrêteront de fermer les yeux
sur les conséquences de leurs actes ? Les amants n’en font qu’à leur tête, en se
fichant des personnes qu’ils blessent au passage, mais il y a forcément des
conséquences. Et ils doivent être prêts à les affronter.
Mes yeux glissent de son visage à un point derrière son dos ; je suppose
qu’elle est en train de se représenter son ex avec sa nouvelle petite amie, se
demandant s’ils sont conscients de la douleur qu’ils lui ont causée.
— Heureusement que je crois au karma, poursuit-elle. La roue tourne,
comme on dit. Un jour ou l’autre, ils paieront.
Je m’oblige de nouveau à lui sourire, me demandant toutefois dans quel but
ils devraient payer si le mal est déjà fait.
— Tu veux le croire, n’est-ce pas ? dit-elle, le regard plongé dans le mien.
— Bien sûr, dis-je.
En réalité, je ne sais plus que penser.
J’ai envie de lui raconter pour le compte de Tom, sur Facebook. Je suis
obsédée par ma découverte, l’imaginant quelque part dans une vie sans nous.
Cette idée est absolument inconcevable, et pourtant je préférerais qu’elle soit
vraie, plutôt que la réponse de l’équipe du support Facebook pour qui cela est
indubitablement lié à une erreur technique.
— Je suis désolé, mais nous avons mille quarante-cinq Tom Evans sur le site,
m’a dit l’opérateur, hier soir.
« Mais un seul est censé être mort », ai-je eu envie de préciser.
— Ne pouvez-vous vraiment rien faire ? ai-je supplié à la place. Juste me
dire au moins d’où ce Tom Evans, mon Tom Evans, a publié ce post ?
— Je regrette, c’est impossible, pour des raisons de confidentialité, a-t-il
répondu. Avez-vous tenté de le contacter directement ?
Je ne pouvais pas répondre par la négative, j’aurais eu l’air d’une folle.
Pourquoi les aurais-je appelés eux pour leur demander où il était avant de le
questionner lui ? C’est pourtant ce que j’ai fait, parce que j’avais trop peur
d’emprunter l’autre voie, trop terrifiée à l’idée d’obtenir une réponse…
— À propos, le Japon vous a rappelés ? me demande à présent Beth.
Et je lui suis reconnaissante de changer de sujet.
— On n’a pas eu le contrat, lui dis-je. Le promoteur n’est plus intéressé par
le site.
— Navrée. Tu voulais vraiment le décrocher, n’est-ce pas ?
J’acquiesce.
— Oui, et d’ailleurs Nathan m’a presque convaincue que nous devrions
acheter nous-mêmes le terrain et faire construire dessus.
— Waouh ! s’exclame-t-elle en m’adressant un regard respectueux. Et alors,
c’est ce que vous allez faire ?
Je secoue la tête.
— Non, AT Designs représente bien trop à mes yeux. C’est Tom et moi qui
avons créé la société, et si quoi que ce soit arrive en raison d’une mauvaise
décision de ma part, j’aurai l’impression de l’avoir laissé tomber de la pire des
façons.
Je repense aux durs efforts que nous avons déployés pour monter la société,
alors que Tom occupait encore à plein temps son poste d’ingénieur en génie
civil.
J’avais toujours rêvé de créer une société spécialisée dans la décoration
intérieure, et juste après que nous avions appris ma grossesse, Tom m’avait
convaincue qu’il était l’heure de transformer mes rêves en réalité. J’avais déposé
ma carte dans les vitrines des boutiques, imprimé des brochures que je laissais
un peu partout, créé un site Web, bref, recouru à tous les moyens pour que l’on
voie mon nom.
Parmi mes voisins, un couple me passa une première commande, à savoir
revoir la décoration d’une pièce ou deux chez eux, puis l’école maternelle de
mon quartier me demanda de créer une nouvelle bibliothèque pour les enfants.
Cela ne m’avait pas rapporté beaucoup d’argent, d’ailleurs j’en avais presque été
de ma poche, mais quand j’eus terminé la fresque qui représentait une ferme
grandeur nature sur l’un des murs, la joie que j’avais lue sur les visages des
enfants avait représenté une énorme récompense.

Après l’arrivée de Sophia, j’avais passé chaque minute, quand elle était
endormie, à circuler sur la pointe des pieds entre mes dessins et esquisses
éparpillés par terre, dans la pièce du fond de notre appartement. Mais je n’avais
jamais terminé ce que j’avais entrepris de faire avant son réveil, et je me
retrouvais souvent en train de travailler sur mes projets à 2 heures du matin, pour
rattraper le temps perdu. Un soir, alors que les hormones et la fatigue avaient eu
raison de moi, et que j’avais fini par craquer, Tom m’avait prise dans ses bras et
promis d’être plus présent.
— Mais c’est impossible, avais-je répondu en pleurant. Tu es déjà très
accaparé par ton propre travail. Tu ne peux pas faire plus que ce que tu fais déjà,
je le sais.
— Je vais démissionner, avait-il alors déclaré. Je ne veux pas être ingénieur
dans le génie civil pour le restant de mes jours.
— Démissionner ? avais-je répété, prise de panique. Mais on a besoin de ton
salaire, AT ne nous rapporte quasiment rien.
— Donc nous allons nous servir de mon héritage, avait-il renchéri. C’est ce
que maman et papa auraient voulu.
— Toute la somme ? !
Il avait fait une petite grimace.
— J’en garderai un peu, juste au cas où Daniel réapparaîtrait.
— Si tes parents avaient voulu laisser une part de leur héritage à ton frère, ils
auraient pris des dispositions en ce sens.
— C’est vrai, mais ils ont pris leur décision eu égard à la vie qu’il mène
actuellement, avait-il répondu. S’il sort de prison à un moment ou à un autre et
revient dans le droit chemin, alors je sais que, s’ils avaient été en vie, ils
l’auraient aidé.
— Et tu crois qu’il est possible qu’il soit libéré et se rachète une conduite ?
Je m’étais efforcée de prendre un ton léger, sachant que le style de vie de son
frère avait plongé la famille dans la honte et la gêne.
— Ce n’est pas impossible. On voit que tu ne connais pas Daniel, il a un
immense potentiel. Les malversations dans lesquelles il a trempé, c’est un
accident de parcours.
Tom était un homme bon, et tout ce que nous avions réussi à construire avait
été une grande source de fierté pour lui. Je me sens encore profondément son
obligée, et ne veux à aucun prix que la société périclite.
Je regarde Beth.
— Peut-être que s’il n’y avait pas toute cette histoire, je me serais laissé
convaincre, mais, à l’heure actuelle, je n’y vois plus clair et tout me semble
compliqué.
— Avec Nathan, tu veux dire ?
— C’est un peu trop énorme à gérer.
Beth ouvre la bouche pour parler, puis se ravise.
J’enchaîne :
— Et de ton côté, ça avance ? Tu as réfléchi à des réponses pour Millie, au
sujet de son père ?
— Elle m’en a encore parlé ce week-end, répond-elle. Nous avons donc eu
une petite conversation, je voulais voir comment elle se sentait à ce sujet et si
elle voulait réellement en savoir plus sur lui.
— Et alors ?
— La réponse me semble claire, c’est oui, répond-elle. Et je crois que moi
aussi je veux savoir où il est et ce qu’il fait.
À cet instant, mon téléphone sonne dans mon sac, et immédiatement je sens
mon pouls s’accélérer : est-ce Nathan, le bureau ou l’école d’Olivia ? Et depuis
quand est-ce que je cherche à éviter les autres ?
C’est un numéro inconnu… Je prends sur moi et réponds.
— Allô, dis-je d’un ton prudent, redoutant les éventuelles mauvaises
nouvelles que l’on va déposer sur mon seuil.
— Madame Davies ? me demande une voix masculine.
J’hésite avant de répondre. Seul un démarcheur téléphonique est susceptible
de s’adresser à moi sur un ton informel.
— Oui, dis-je avec un soupir résigné.
— C’est Mark Edward, de Range Rover. C’est juste pour vous dire que votre
voiture est prête et vous attend. Je suis désolé, mais nous avons dû remplacer les
quatre pneus.
Je résiste à la tentation de répondre que s’il avait eu affaire à M. Davies, nul
doute qu’il n’en aurait remplacé que deux. À la place, je m’enquiers :
— Pourquoi ? Quel était le problème ?
— Eh bien, les pneus avant étaient déjà à plat, comme vous avez pu le
constater, mais quand nous sommes arrivés au garage, les deux autres l’étaient
aussi.
— Quelle malchance ! réponds-je d’un ton sarcastique.
— Effectivement, approuve-t-il. La prochaine fois, regardez bien où vous
vous garez.
— Pourquoi ?
— Parce que vos quatre roues ont été crevées d’un coup de couteau.
Un frisson me parcourt en imaginant une personne faire le tour de ma voiture
et enfoncer systématiquement une lame dans le caoutchouc.
— Tu es devenu toute blanche, me dit Beth, quand je raccroche, assommée.
Que se passe-t-il ?
Je lui adresse un sourire forcé.
— C’est sans doute à cause de la facture qu’on m’a annoncée, pour les
pneus.
— Cela t’apprendra à acheter une voiture qui t’a coûté le prix d’une maison,
répond-elle en riant.
— Tu as raison, dis-je, honteuse.
Je sais qu’elle plaisante, mais ses paroles soulignent de façon évidente nos
différences de niveaux de vie. Peut-être que tout ce qui m’arrive dernièrement
est la rançon de la gloire : un avertissement afin que je ne croie pas que tout sera
toujours facile, dans ma vie.
— Donc, la prochaine étape, c’est quoi ? reprends-je en tentant d’étouffer ma
paranoïa. Comment comptes-tu retrouver le père de Millie ?
— Eh bien, je ne crois pas que les voies officielles vont nous être d’une
grande aide. J’ai contacté les services à l’enfance il y a quelques années. Ils ont
ouvert un dossier, mais ne sont jamais parvenus à le retrouver. Je ne sais pas s’ils
continuent les recherches. Je suppose qu’ils n’ont pas le temps.
— Et quand une personne ne veut pas qu’on la retrouve…
— Tu as raison, approuve-t-elle. Malgré tout, j’ai effectué quelques
recherches sur Internet, avec le peu d’informations dont je dispose.
Je cherche un stylo et un carnet dans mon sac, ravie à l’idée d’avoir à me
préoccuper des problèmes d’une autre personne au lieu de me focaliser sur les
miens.
— Et donc, qu’est-ce que tu sais, jusqu’ici ? m’enquiers-je en tournant une
nouvelle page où j’écris le nom de Beth et le souligne.
Elle m’adresse un sourire timide.
— Il avait sa propre société, déclare-t-elle.
— Et ?
— Surprise, surprise, elle n’existe plus, dit-elle.
— OK. Des infos sur ses parents ?
Un éclat brille alors dans ses yeux et s’éteint aussitôt.
— Je ne les ai jamais rencontrés, donc ça ne mènerait à rien.
Je plisse le nez.
— Avait-il des passe-temps ? Des lieux où il se rendait fréquemment ?
— Il travaillait vraiment très dur, et énormément. Il avait des ambitions
immenses et voulait le meilleur pour nous.
Elle émet un rire creux.
— Du moins, c’est ce que je pensais, ajoute-t-elle.
Elle s’interrompt, soudain perdue dans ses pensées, comme si elle venait
juste de s’apercevoir que, lorsqu’il affirmait être au travail, il voyait en réalité sa
maîtresse. Afin de l’arracher à ses déductions, je lui demande :
— Habitiez-vous ensemble ?
— Non, pas encore, dit-elle, mais il s’apprêtait à emménager chez moi.
— Donc tu n’as aucun papier permettant de le retrouver ?
Elle secoue la tête, l’air affligé.
— C’est vraiment gênant. Comment puis-je en savoir si peu sur le père de
mon enfant ?
— Allons, ne te flagelle pas. Ce n’est pas très grave, j’espère juste que tu
connais son nom !
Elle me lance un regard noir, mais je perçois un éclat d’humour, dans ses
prunelles.
— Oui, dit-elle. Ainsi que sa date de naissance, figure-toi !
— Parfait ! Quoi d’autre aurais-tu donc besoin de savoir sur lui ?
Elle lève les yeux au ciel, mais je sens qu’elle apprécie mon approche plus
légère de la situation. Stylo à la main, je lui demande :
— Alors, comment s’appelle-t-il ?
— Thomas Evans, répond-elle d’un ton assuré.
Je vois ses lèvres bouger et sa voix me parvient assourdie : mon cerveau
n’arrive pas à enregistrer ce qu’elle me dit. Une vague de chaleur m’emplit la
tête et y stagne, comme piégée. J’ai besoin d’oxygène, mais je panique et ne
parviens pas à reprendre mon souffle.
J’ai envie de me pencher sur la table et de plaquer une main sur la bouche de
Beth afin de l’empêcher d’en dire davantage, mais, comme je reste prostrée, elle
poursuit, parfaitement inconsciente de mon état :
— Sa date de naissance est le 21 mai 1976.
Elle penche alors la tête de côté, l’air soucieux tandis que je tente de me
lever, mais, prise d’un vertige, je retombe immédiatement sur ma chaise. Je
n’arrive plus à respirer, l’air n’entre plus dans mes poumons, et j’ai le corps
brûlant.
— Mais… tu te trompes, balbutié-je. Ce n’est pas possible.
La dernière image dont je me souvienne, c’est Beth articulant, comme au
ralenti :
— Tu ne te sens pas bien ?
Puis tout devient noir.
II

NEUF ANS PLUS TÔT – BETH


Chapitre 14

La journée avait été longue ; après la réunion parents-professeurs, je


regardais fixement les trente copies d’anglais que j’avais encore à corriger. Celle
de Jacob était en haut de la pile, de sorte que j’avais sous les yeux sa tentative
pour construire une phrase à partir des mots suivants : « tête », « des », « sa »,
« vers », « je », « vois », « sur », et cela donnait : « sa verje vois sur des tête »,
écrit de sa plus belle écriture. Ce n’était pas du tout ce que j’attendais, et je ne
sus si je devais en rire ou en pleurer.
— Viens prendre un verre, un seul ! m’avait suppliée Maria.
Et j’avais été fortement tentée par une sortie à trois. Franchement, une classe
de CE1 s’inquiéterait-elle si je ne corrigeais pas les exercices de grammaire et
me contentais de mettre un point d’exclamation rouge ou une étoile verte ? Puis
je me souvins de Mme Pullman, qui avait eu l’air soucieux que je n’aie pas
corrigé la réponse de son petit Bertie à la question : « Dans quelle discipline
pourrais-je m’améliorer ? » Comment étais-je censée savoir que la réponse était :
« Dans le caca. »
— Non, il vaut mieux que je rentre, avais-je répondu. Mais, pour vendredi, je
suis partante à cent pour cent. C’est moi qui régale, choisis ton poison.
— Je m’en souviendrai, avait-elle renchéri en riant.
Puis elle avait enfilé son manteau et j’avais tristement souri. Je me disais
toujours que j’avais eu tort de décliner pendant le trajet, attendant de voir si la
voix de la tentation ne finirait pas par l’emporter.
Juste un verre, me soufflait un diablotin à la voix rauque juché sur mon
épaule gauche.
Rentre chez toi et corrige tes copies, intervenait un angelot perché sur mon
épaule droite, d’une voix cristalline.
Finalement, heureusement que j’avais écouté la voix de la raison, car, une
fois chez moi, et après avoir troqué ma jupe écossaise et mon pull contre ma
robe de chambre et mes chaussons, je fus heureuse d’être à la maison, soulagée à
l’idée de rester dans mon nid douillet jusqu’au lendemain.
Toutefois, je n’avais promis à personne de ne pas boire, aussi me servis-je un
généreux verre de vin rouge tout en me persuadant qu’il était de mon devoir de
reprendre la phrase de Jacob. Allez, un dernier coup d’œil à mon téléphone, puis
je le glisserais sous un coussin, histoire de penser que je le contrôlais, et non
l’inverse.
Mais dès que je vis s’afficher la notification de C’est mieux à deux, un site de
rencontres sur lequel j’étais inscrite, ce fut plus fort que moi, et j’eus envie de
lire le message en entier, juste pour retarder de quelques minutes encore le
moment où je me mettrais à mes corrections.

Salut ! Je viens juste de lire ton profil et on dirait que tu as envie de prendre
un peu de bon temps.

Ah bon ? Est-ce ainsi que Maria m’avait décrite ? Comme une fille qui
voulait s’amuser ?
Elle était pleine d’enthousiasme lorsqu’elle m’avait inscrite sur le site,
comme moi, d’ailleurs, mais nous avions déjà vidé deux bouteilles de vin et tout
nous semblait drôle. Elle avait accepté de remplacer, dans sa description initiale,
« folle de sexe » par « femme libérée qui sait ce qu’elle veut » avant que l’on
convienne d’écrire finalement : « Cherche à passer de bons moments, la vie est
trop courte pour être prise au sérieux. » Enfin, je ne me souvenais plus vraiment
si on avait gardé cette dernière phrase, mais j’imaginais que oui, puisque ce type
pensait que j’avais envie de prendre du bon temps. Devais-je m’en réjouir et
m’en effrayer ? Aucune idée ! Après tout, chaque fois que je serais derrière un
écran, je pourrais être qui je voudrais.

Qu’as-tu en tête ?

Telle fut ma réponse, et, à peine l’eus-je envoyée que je plaquai un coussin
sur mon visage pour hurler. Si je me représentais cette scène dans un bar, je me
voyais assise face à un inconnu, mon corps me trahissant, tandis que mon esprit,
affolé, se demandait ce que ma mère en penserait. On ne peut jamais vraiment
s’affranchir d’une éducation catholique.

Je ne recherche rien de sérieux non plus. Ça te dit qu’on se voie ?

Étant donné sa réponse, je n’étais pas certaine qu’il avait compris le véritable
sens de mes mots. Par « la vie est trop courte pour qu’on la prenne au sérieux »,
je ne voulais pas dire que j’excluais toute relation sérieuse. Je tentais juste de me
libérer de l’habitude que j’avais d’être toujours sur le qui-vive par crainte du
pire. J’avais vingt-huit ans, les ovaires pleins à éclater, et une mère qui se rendait
tous les dimanches matin à la messe depuis dix ans afin que le père Michael
accepte de marier sa fille unique le moment venu. Cependant, je désirais bien sûr
nouer une relation sérieuse, ne serait-ce que pour apaiser ceux qui le souhaitaient
dans mon entourage !
Je songeai donc qu’il était préférable que j’évite M. « Prendre un peu de bon
temps », jusqu’à ce que je voie sa photo…
— À tomber par terre ! m’écriai-je à haute voix.
Tyson en sursauta. Il dirigea vers moi ses yeux tombants, couleur chocolat,
tenta de dresser ses oreilles pendantes, attendant que sa maîtresse tout aussi
cloche que lui élabore.
— Eh bien, je ne le jetterai pas hors de mon lit par une nuit d’hiver, dis-je
tandis que Tyson inclinait la tête de côté, curieux.
De toute évidence, c’était un homme qui connaissait son potentiel. Il avait
une allure confiante, le sens du style, des yeux langoureux et un sourire…
— Ah, ce sourire ! dis-je à Tyson quand il posa la tête sur mes pieds. Est-ce
si grave s’il ne cherche pas une relation sérieuse ?

Je répondis, effrontée :

Quand ?

Ce soir ?

Je manquai de m’étrangler avec mon vin. Si l’on se voyait juste après cet
échange, cela battrait mon record avec Marcus, rencontré au cours d’un blind
date que Mel, une autre collègue, avait orchestré pour moi. Nous avions au
moins fait connaissance virtuellement pendant vingt-quatre heures avant de
passer à la position horizontale. À ce rythme-là, je me voyais déjà me réveiller
dans un lit de rêve, le lendemain matin.
Je considérai alors ma robe de chambre et la tache que Tyson y avait laissée
en me sautant dessus, une semaine plus tôt : j’en avais renversé la tasse de thé
que je tenais à la main. Je posai ensuite les yeux sur l’un de mes chaussons, qui
avait été mâchouillé en bonne et due forme par mon compagnon à fourrure,
certes fidèle pour la vie, mais parfois exaspérant. Bref, je n’avais rien de
glamour, mais il ne me faudrait pas très longtemps pour me rendre présentable.
Puis je me rappelai que mes jambes n’étaient pas montrables – on ne rit pas,
mais même George Clooney en personne n’aurait pu me convaincre de me raser.

Demain ?

Et j’étais contente de ma réponse, qui prouvait que je n’étais pas une femme
facile.

Pas de problème. Au Westbury Hotel, près de Bond Street ? À 19 h 30 au bar,
le Polo Bar ?

Je fus un instant stupéfaite par son ton autoritaire, peu habituée à ce qu’on
me dicte ma conduite, mais finalement ce n’était pas si désagréable.

Entendu !

Ma réponse à peine envoyée, je me demandais déjà ce que j’allais bien
pouvoir mettre. Cela semblait plutôt un rendez-vous chic, du moins l’avais-je
compris ainsi.

— Donc, tu vas te pointer là-bas et… après ? me demanda Maria, le
lendemain matin, bouche bée.
On a l’impression que, si elle était célibataire, elle serait en quête d’une
nouvelle proie tous les soirs, mais, en réalité, elle est effrontée parce que mariée
et heureuse en couple, vivant une vie de célibataire par procuration grâce à moi.
La réalité de ce rendez-vous lui donne le tournis, comme si j’avais besoin d’une
deuxième mère surprotectrice.
— Oui, réponds-je tout simplement, parce qu’il n’y a rien à ajouter.
Bien que je sache qu’elle avait des tonnes de questions à me poser !
— Mais que se passera-t-il si… Enfin, comment réagiras-tu quand… ?
Elle ne parvenait à finir aucune de ses phrases.
— C’était bien ton idée, non ? dis-je en riant. C’est toi qui as insisté pour
m’inscrire sur un site de rencontres.
— Mais je te souhaite de rencontrer un homme charmant que tu épouseras,
pas de coucher avec un inconnu dans une chambre d’hôtel minable.
Elle prit un air désapprobateur, la mine pincée.
— Euh… excuse-moi ! repris-je d’un ton faussement outré. Ce n’est pas un
hôtel de second choix. Sache que le Westbury Hotel est un établissement très
select.
Elle se mit à rire et me jeta au visage son sachet de chips, dans la salle des
profs.
— Tu vois très bien où je veux en venir, reprit-elle. Sois prudente, c’est tout.
Je plaisantais et, bien que je me sois épilée, je n’avais réellement pas
l’intention de coucher avec lui ce soir-là.
Du moins pas avant de le voir et de découvrir son sourire.
Dès lors, je ne répondais plus de rien.
Chapitre 15

— Tu couches toujours le premier soir ? me demanda Thomas.


Nous étions alors allongés sur une literie et du linge de lit d’un luxe que je
n’avais jamais connu jusque-là.
— Et toi, tu as l’habitude qu’on couche avec toi le premier soir ? avais-je
répliqué.
Il me semblait en effet homme à savoir imposer sa volonté.
À cette question, il se redressa sur un coude et suivit de son doigt le contour
de ma joue.
— Non, cela ne m’arrive pas, en général, mais avec toi, désolé, je n’ai pas pu
me retenir.
Je levai les yeux au ciel et voulus me lever, pensant que nous avions tous les
deux eu ce pour quoi nous étions venus et que nous pouvions nous dispenser
d’une banale conversation post-coïtale.
— Où vas-tu ? demanda-t-il en me saisissant le poignet.
— Je rentre chez moi, répondis-je, subitement mal à l’aise.
Curieux : quand je m’étais laissé attacher par ce parfait inconnu et que
j’avais été complètement à sa merci, je m’étais sentie plus en sécurité qu’à
présent, face à cette invasion inattendue de mon espace privé.
— J’aimerais te revoir, dit-il.
Et il me relâcha le poignet.
Je lui souris.
— Tu es un vrai gentleman, mais tu sais aussi bien que moi que c’est
improbable. Honnêtement, inutile de se mentir.
Il parut offusqué.
— Je crois qu’il y a quelque chose d’unique, entre nous.
J’éclatai de rire en enfilant ma robe. Il avait dû penser que je voulais juste
prendre un peu de distance avec le moment incroyable que nous venions de
vivre, mais je savais que mes barrières de défense venaient de s’ériger, toujours
prêtes à parer au choc qui viendrait forcément par la suite. Je pouvais toujours
compter sur elles.
— Écoute, c’était formidable entre nous, vraiment formidable, dis-je, mais
dès le début tu m’as prévenu que c’était juste pour le fun, et cela me convient, je
t’assure. Ne compliquons pas inutilement la situation.
— Je suis souvent en déplacement, dit-il, c’est pour cette raison que je ne
peux pas envisager de relation sérieuse.
Celle-là, on ne me l’avait encore jamais faite !
— Mais si j’étais là plus souvent, je voudrais vraiment voir où tout cela nous
mène.
— Bien sûr, dis-je comme si je calmais un élève inquiet, dans ma classe. Moi
aussi, si j’étais plus disponible, j’aimerais voir où cela nous mène, mais
malheureusement…
De manière immature, je refusais de lui laisser le dernier mot, j’aurais été
contrariée qu’il pense que j’étais déçue.
Je me rassis sur le lit et passai la main sur son torse nu, sur son épaule
musclée et son bras tatoué. S’il continuait à me sourire ainsi, j’allais finir par
ôter de nouveau mes vêtements et on allait recommencer.
— Tu en as envie, non ? demanda-t-il comme s’il lisait dans mes pensées.
Je lui souris. Bien sûr que oui, et il n’y avait aucun mal à lui en donner un
peu plus.
— La prochaine fois que tu es en ville, passe-moi un coup de fil, on pourra
peut-être se revoir.
Il était visible que je m’efforçais de la jouer cool. Il m’attira sur lui, et sa
langue chercha la mienne. Je dus faire appel à toute la force de ma volonté pour
me libérer de son étreinte.
— Tu vas être surprise, lança-t-il quand j’atteignis la porte.
— Je n’en doute pas, dis-je avec un sourire.
Je l’espérais, bien sûr, mais je savais que non.
Aussi, dire que je fus estomaquée quand il m’envoya un texto une semaine
plus tard est un euphémisme. Je parlais déjà de lui au passé avec Maria dès le
lendemain matin de notre rencontre à l’hôtel, comme s’il était juste un rêve que
j’avais fait.
— Je te jure que je n’ai jamais vu un homme aussi séduisant, avais-je dit,
songeuse.
J’avais laissé mon thé trop infuser pendant que Maria m’écoutait avec envie,
s’imaginant sans doute à ma place.
— Je te rassure, il n’était pas aussi séduisant que ton Jimmy, avais-je ajouté.
— Tu te fous de moi ? avait-elle rétorqué en me donnant un coup avec un
torchon sale qui traînait depuis des années dans la salle de profs.
J’avais alors pensé qu’on attendait peut-être que je le rapporte à la maison et
que je le lave, car, au fond, je ne l’avais jamais fait et c’était sans doute mon
tour.
— N’importe qui est plus séduisant que mon Jimmy, avait-elle poursuivi,
mais je ne l’en aime pas moins. Bon, tu vas le revoir ?
— Et merde ! m’étais-je exclamée.
Je venais de renverser du thé sur l’enveloppe kraft qui était dans mon sac et,
en l’en retirant, je m’étais brûlé les doigts.
— Bien sûr que non. C’était un coup d’un soir et il me satisfera jusqu’à la fin
de mes jours.

Puis il m’envoya un texto, et mon téléphone m’en échappa presque des
mains.

Surprise !

Fais-le attendre, m’ordonnai-je. Inutile de montrer de l’empressement.
Si j’avais été en cours, tout aurait été sous contrôle, mais j’étais en train de
travailler à la bibliothèque, et chaque seconde qui passait s’apparentait pour moi
à une journée. Aussi fus-je vraiment impressionnée d’avoir tenu plus de quatre
minutes avant de lui répondre !
Sachant pertinemment qu’il ne pouvait s’agir que de lui, je tapai :

Qui est-ce ?

C’est Thomas.

Pardon ? ? ?

Parfois, je suis mon pire ennemi.

On a passé la nuit ensemble au Westbury. Je t’ai attachée et puis…

Voilà qui me servira de leçon. Je jetai un coup d’œil autour de moi,
imaginant que la conversation résonnait dans la bibliothèque via un haut-parleur,
et j’en rougis affreusement.

Je tapai et effaçai cinq fois.

Tiens, salut ! Quoi de neuf ?

J’en restai finalement à cette version avant d’appuyer sur la touche
« Envoi ».

Je suis à Londres et je veux te voir.

C’était une demande ou un ordre ? Quoi qu’il en soit, cela m’excita, et je
savais que j’allais y aller, quels que soient mes engagements antérieurs.

Je ne suis pas certaine d’être dispo.

Telle fut ma réponse, même si mon agenda était vide.
Il comprit ma tactique.

Pas de problème. Une autre fois, peut-être.

Et merde ! Je répondis bien trop vite :

Attends, je vérifie.

Et j’attendis ce qui me sembla une durée insensée, mais, en réalité, il ne
s’agissait que de deux ou trois minutes. « Fais-leur en baver, ils en
redemanderont », tel est mon mantra. Je tapai :

J’ai un dîner de prévu, mais je peux le remettre à plus tard.

Qu’est-ce qui me prenait ? Pourquoi n’avais-je pas tout simplement écrit :
« Oui, je suis libre, et j’aimerais te voir » ?

Génial, je viendrai dans ton quartier. Il y a un charmant hôtel là-bas, le
Clarendon. On s’y retrouve à 19 h 30 ?

Je demandai, présomptueuse :

Pour dîner ?

Il ne répondit pas à ma question, mais s’enquit à la place :

Tu fais quoi ?

N’était-ce pas le genre d’information que l’on est censé échanger au cours
d’un dîner ? J’eus un mouvement de recul en pensant que j’avais couché avec cet
homme sans rien connaître de lui. Et il en savait encore moins sur moi. Mais
c’était quand je pensais en toute sincérité que ce serait un super coup d’un soir,
ce dont j’étais devenue, à ma grande honte, coutumière depuis trois ans.
À ma décharge, il faut préciser que lorsque mes amies vivaient la fin de leur
adolescence et le début de leur vingtaine dans un tourbillon hédonique, je jouais
la femme fidèle avec Joel. Enfin, nous n’étions pas mariés, mais c’était tout
comme, puisque nous menions déjà le genre d’existence que j’envisageais pour
dans un demi-siècle.
On restait à la maison alors que tout le monde sortait. On buvait du thé quand
les autres s’envoyaient des canons. Et on devait veiller sur Tyson, tandis
qu’aucun de nos amis n’avait de responsabilité envers quiconque et pouvait
prendre un vol Ryanair pour Ibiza quand cela lui chantait. Comme j’enviais cette
vie-là ! Au point que, six ans plus tard, j’ai pris Tyson sous le bras et je suis
partie.
— Garde tout, lui avais-je dit avec panache.
— Mais tu ne peux pas me quitter, avait protesté Joel. Tu ne peux pas partir
comme ça.
— Nous méritons tous les deux mieux, avais-je rétorqué en toute honnêteté.
Tous les deux.
— En tout cas, repose Tyson, avait-il alors dit.
Et j’avais compris que ma décision était la bonne. On s’était recroisés
quelques fois, mais il m’avait à peine salué. Non parce que je l’avais quitté, mais
parce que j’avais emmené Tyson.
L’idée d’entamer une nouvelle relation avec Thomas me donna des frissons.
Maintenant, cela vaudrait la peine de rester à la maison. Je lui répondis enfin :

Je suis enseignante.

J’ai intérêt à me tenir à carreau, sinon tu me donneras des heures de colle.

Je souris. Peut-être que c’était exactement ce que j’allais faire. Je serais une
prof sévère, ravie d’imposer de la discipline. Je prendrais plaisir à le punir pour
ses mauvaises notes et le retiendrais volontiers s’il avait été mêlé à une bagarre,
dans la cour de récré.
Je résistai à la tentation de chercher sur Google des images correspondant à
« enseignantes sexy », mais fus incapable de me concentrer pour le reste de
l’après-midi. Tout en passant mentalement en revue ma garde-robe, j’écoutai les
enfants lire à tour de rôle Lucas la Cata.

Thomas n’était pas encore là quand j’arrivai, du moins pas là où je le
cherchai. Il ne m’avait pas précisé où l’on se retrouverait : dans le lobby, au bar,
au restaurant, dans la chambre ? Je sentis mon estomac se contracter à l’idée
qu’il soit en retard, car si on allait droit au but comme la dernière fois, il y avait
de grandes chances pour que l’on se quitte sans que j’en sache davantage sur lui.
Je venais juste de commander une vodka orange quand je sentis une présence
silencieuse derrière moi, la chaleur d’un souffle dans mon cou. Je sentis alors les
fragrances d’un after-shave évoquant d’emblée le luxe et émanant d’un corps
fraîchement douché.
— Désolé d’être en retard, murmura-t-il avant de se pencher pour poser un
baiser sur ma joue. Je finissais mes devoirs.
Je baissai les yeux et considérai, à travers les lunettes affreusement
grossissantes que m’avait prêtées Maria pour bien tenir mon rôle, ma jupe
crayon et mon twin-set rose pâle, ravie que mes efforts ne soient pas passés
inaperçus.
— Puis-je avoir un double gin tonic ? demanda-t-il au serveur tout en me
caressant la jambe à travers le tissu de ma jupe.
Il immobilisa la main lorsque ses doigts atteignirent la boucle de mes
jarretelles et se retourna pour me regarder avec un grand sourire.
— J’ai réservé pour le dîner, mais je crains que ce ne soit pour une autre fois,
dit-il en haussant les sourcils, dubitatif.
Je hochai la tête et dus faire appel à tout mon sang-froid pour ne pas
déboutonner son jean sur-le-champ.
Je le suivis dans l’ascenseur où je montai à ses côtés, alors qu’un couple âgé
en sortait. On resta tout près l’un de l’autre, sans échanger un mot, attendant que
les portes se referment. Si je m’étais représenté la scène dans ma tête, nul doute
que j’aurais éclaté de rire : le fait de jouer le rôle de la maîtresse d’école avec lui,
puis la muette, avait éveillé le côté immature de mon caractère. Mais
l’atmosphère était si chargée sexuellement que je ne ressentais rien d’autre qu’un
immense désir et le besoin urgent de retirer mes vêtements.

— Alors ? Comment je m’en suis sorti, mademoiselle Russo ? me dit-il
après, une lueur coquine dans les yeux.
Je roulai sur le côté et posai la tête sur mon bras replié.
— Je dirais que vous êtes un élève plein de bonne volonté, animé par le désir
d’apprendre. Votre capacité à vous concentrer sur une tâche est exemplaire, il
faudra juste reprendre quelques bases pour atteindre des résultats encore plus
satisfaisants. Dans l’ensemble, une prestation honorable, et je suis impatience de
vous accueillir de nouveau bientôt dans ma classe.
Il me sourit et ouvrit légèrement la bouche, me révélant une rangée de dents
parfaitement blanches.
— On va dîner ? demandai-je.
Ce que nous avions fait m’avait ouvert l’appétit.
Il plongea un regard pénétrant dans le mien qui réveilla immédiatement mon
désir.
— Et si on passait directement au dessert ? suggéra-t-il.
Des papillons se mirent à voleter dans mon ventre quand il me caressa de
nouveau. Peu importait ce qu’il y avait au menu, aucun plat ne valait que je
manque ce qui m’attendait…
Chapitre 16

— Tu ne m’avais pas dit que tu avais un chien, déclara Thomas quand il vint
pour la première fois chez moi, deux ou trois semaines plus tard.
Comme nous ne nous étions vus que quatre fois et étions, à chaque occasion,
allés directement au lit, il n’était guère surprenant que nous n’ayons pas eu le
temps d’aborder de tels sujets.
— Il s’appelle Tyson, répondis-je fièrement, comme si je lui présentais mon
enfant.
Thomas ne put s’empêcher de rire tout en se penchant pour le caresser.
— C’est le plus adorable des chiens que j’aie jamais vus, dit-il.
— Ne t’y fie pas, le prévins-je. Il honore la réputation de son nom. Sous
leurs airs débonnaires, les cockapoos peuvent être sans pitié.
— C’est un chien possessif, c’est ça ? demanda Thomas en me donnant des
baisers sur les lèvres. Du genre qui ne te laissera pas coucher avec un homme ?
Même si celui-ci se consume pour toi ?
— Il peut se montrer ainsi, mais, avec toi, il saurait se tenir.
Thomas sourit en promenant les mains sur mon derrière et me pinça tout à
coup les fesses.
— Aïe ! m’exclamai-je en riant.
Et je lui donnai une petite tape sur l’épaule.
— Donc, on teste ta théorie ? questionna-t-il en commençant à se déshabiller.
— Non, dis-je en le repoussant de manière joueuse. On va d’abord manger.
— Oh ? Sérieux ? gémit-il comme un petit garçon mécontent. On ne peut pas
juste…
— Non, pas question. Si je continue à sacrifier la nourriture au sexe, ma
mère se demandera ce qui m’arrive.
— Tu racontes ce genre de choses à ta mère ? demanda-t-il, incrédule.
Malgré moi, j’éclatai de rire devant son visage horrifié.
— Non, mais ce que je voulais dire, c’est qu’elle remarquera que j’ai perdu
du poids.
— Oh, je comprends mieux ! s’exclama-t-il.
Quelques instants après, il plongeait le doigt dans la sauce béchamel, sur la
gazinière.
— Honnêtement, tu es pire que mes élèves, dis-je d’un ton réprobateur en lui
tapant sur la main pour qu’il arrête. Veux-tu bien te tenir une seconde et aller
chercher du vin dans le réfrigérateur ?

— J’ai une question à te poser, dit-il un peu tard, alors qu’il dévorait les
lasagnes que je venais de préparer.
— Mmm, fis-je.
Mais je ne l’écoutais pas vraiment, trop concentrée que j’étais sur mes
lasagnes pour déterminer si elles étaient assez cuites ou non.
— Je suis en pleines négociations avec un client vraiment important, reprit-
il.
— OK, dis-je avec lenteur.
Quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec moi ?
— Il va venir à Londres pour un mois, et il est primordial pour moi de lui
donner une bonne image de ma personne. Il faut qu’il me voie sous mon
meilleur jour, tu comprends ?
Je plissai le front quand il poursuivit :
— Cela m’aiderait s’il voyait que j’ai une petite amie et que je suis un gars
sérieux.
Je passai de la confusion à la surprise, et même si je pensais avoir compris où
il voulait en venir, je préférais l’entendre de sa bouche.
— Je me suis dit que, si tu étais libre, tu pourrais m’accompagner.
— Tu me demandes de te servir de trophée ? questionnai-je.
Et je dus me retenir de rire, même si je ne savais pas si c’était sous le coup
de l’embarras ou de l’excitation.
— Ce n’est pas grave, tu sais, si… si tu ne veux pas. Je comprendrais.
Et il me regarde avec des yeux de biche, comme le Chat Potté dans Shrek.
— Ne fais pas cette tête-là, dis-je en riant. Je t’accompagnerai volontiers.
Que devrai-je porter ? Il te faut une petite amie aguicheuse ou plutôt bon chic
bon genre ? Tiens, je pourrais être Vivian Ward dans Pretty Woman ! Y aller
franco, non ?
Il me considéra comme si j’étais devenue complètement folle.
— Il suffira que tu sois toi-même, déclara-t-il avant d’ajouter, avec un
sourire : Tu n’auras pas besoin d’extraire des « ventouses glissantes » de leurs
coquilles.
Ça alors ! Il connaissait les répliques de mon film favori ! Je crois que c’est à
ce moment-là que j’ai commencé à tomber amoureuse de lui.
Au fil des semaines, je me sentais de plus en plus à l’aise avec Thomas, au
point d’oser penser que je comptais pour lui. Mais arriver main dans la main au
restaurant pour rencontrer son associé en affaires me parut représenter un jalon
déterminant dans notre relation, et j’en éprouvai un vertige d’excitation,
consciente que tous les autres convives nous regardaient pendant que nous
suivions le maître d’hôtel. Un homme au teint bronzé et aux yeux de braise se
leva à notre approche.
— Ravi de vous voir, monsieur Rodriguez. Je vous présente mademoiselle
Russo.
Celui-ci prit ma main et la porta à ses lèvres.
— Enchanté de faire votre connaissance, dit-il.
— Ravie, dis-je en lançant un coup d’œil furtif autour de moi, en quête de sa
« meilleure » moitié.
— Hélas, mon épouse a dû annuler ! déclara-t-il. Je regrette, mais il n’y aura
que moi, ce soir.
En étais-je déçue ou non ? Je n’aurais su dire. D’un côté, j’étais soulagée de
ne pas avoir à entretenir une conversation superficielle avec sa femme, de
l’autre, cela signifiait que je devrais écouter leurs négociations professionnelles.
Thomas me jeta un regard pour me signifier qu’il était désolé, et commanda
une bouteille de Laurent-Perrier rosé.
En réalité, la conversation fut fort éclairante, et j’eus au moins l’impression
de m’être élevée socialement : désormais, je savais au moins différencier un
meursault d’un petit mouton.
— Qui aurait cru que le vin donnait plus de plaisir à en parler qu’à le boire ?
dis-je alors que nous prenions le train de 23 h 50 à Waterloo.
C’était le dernier Londres-Guildford, aussi étions-nous tous serrés comme
des sardines, Thomas et moi pressés l’un contre l’autre.
— Oh, désolé pour ce trajet ! dit-il, le visage impassible tandis qu’il glissait
les mains sous mon haut en dentelle, puis dans mon soutien-gorge. J’espère que
tu ne t’es pas ennuyée.
Je fermai les yeux et ma respiration resta coincée dans ma gorge, alors que,
de ses doigts, il titillait mes mamelons. Si cela n’avait pas été illégal, j’aurais
adoré qu’il me prenne sur-le-champ, sans me soucier du regard des autres.
— Nooon, s’il te plaît, finis-je par dire. Bon, j’ai trouvé cela très intéressant.
Il haussa les sourcils d’un air suggestif.
— Quelle partie, exactement ? Le jus des raisins juteux et bien mûrs, ou le
fait que tu puisses gagner des milliers de livres de la vente d’un vin ? Qu’est-ce
qui t’excite le plus ?
— Les deux, répondis-je alors qu’il glissait sa main entre mes cuisses.
Au moment où il atteignit le haut de mes bas, je lui saisis le poignet et
plongeai mes yeux écarquillés dans les siens.
— Quoi ? demanda-t-il sur le ton de la fausse innocence.
— La patience est une vertu, dis-je entre deux baisers. Dans une heure, tous
tes rêves vont devenir réalité.
Sauf que ce ne fut pas le cas. Nous dûmes en effet passer les deux premières
heures après notre arrivée chez moi à chercher Tyson qui s’était apparemment
enfui par la porte de derrière.
— Mais je suis certaine de l’avoir fermée, dis-je, dans un état proche de
l’hystérie, après nos vaines recherches. Il est impossible que je n’aie pas vérifié
avant de partir. Tu ne te souviens pas de m’avoir vue faire ?
Il se passa la main dans les cheveux.
— Je ne peux rien affirmer. À vrai dire, je n’ai pas vraiment fait attention.
— C’est la dernière chose que je fais normalement avant de sortir de chez
moi, m’écriai-je en pleurant. Comment ai-je pu être aussi stupide ?
— Allons, ne te tracasse pas à ce point ! dit-il gentiment. Nous allons le
retrouver. Il n’a pas dû aller bien loin.
Dès que le soleil fut levé le lendemain matin, nous reprîmes chacun nos
recherches dans des directions différentes, nos souffles formant des volutes dans
l’air froid tandis que nous criions son nom.
— Tyson, Tyson, reviens, mon garçon !
Je m’en étranglais de rage, furieuse d’avoir commis une erreur aussi stupide
et terrifiée à l’idée de ce qui avait pu lui arriver.
— S’il te plaît, Tyson, suppliais-je. Reviens à la maison.
Avec Thomas, on se retrouva une heure plus tard au parc où j’emmenais
habituellement Tyson se promener.
— Rien ? demandai-je, espérant stupidement que mon chien se
matérialiserait à côté de Thomas.
Il baissa les yeux et secoua la tête, morose.
— Il faut que j’aille au travail, dis-je. Toi aussi, d’ailleurs.
— Écoute, je vais rester encore, si tu es d’accord, me dit-il. J’ai un rendez-
vous que je peux tout à fait repousser, ce qui me permet de poursuivre les
recherches.
— Oh oui, bien sûr, ce serait génial ! Si cela ne te dérange vraiment pas.
Jamais je ne lui avais vu un air si sombre.
— Je me sens coupable, tu sais. Si je ne t’avais pas distraite, tout cela ne
serait peut-être pas arrivé.
Je repensai à la soirée précédente, quand j’avais demandé à Thomas de
fermer mon collier.
— Il est beau, avait-il dit en admirant le délicat diamant pendu à une chaîne
en argent.
J’avais tout de suite posé la main dessus, sentant le poids de la pierre
précieuse sous mes doigts.
— Merci. C’est un cadeau de mon père.
— Eh bien, il a manifestement bon goût.
Je ne l’avais pas corrigé en disant « avait ». À la place, j’avais retenu les
larmes qui menaçaient de poindre chaque fois que l’on mentionnait mon père et
fermé les yeux alors que Thomas me donnait un baiser dans le cou. Et pendant le
quart d’heure qui suivit, nous nous affairâmes à faire l’amour au lieu de nous
préparer, de sorte que je sortis par la suite de chez moi, paniquée à l’idée de
manquer notre train. Je n’avais donc peut-être pas vérifié que la porte de derrière
était bien fermée. J’aurais pu en blâmer Thomas, mais à quoi bon ? Ne l’avais-je
pas encouragé ?
— Merci, dis-je en lui donnant un baiser devant l’entrée du parking.
Il avait les lèvres froides.
— Si j’ai la moindre nouvelle, je t’appelle, me dit-il. Si je le trouve, est-ce
qu’il y a un café ou un lieu où je peux attendre ton retour ?
Y en avait-il un ? J’habitais dans ce quartier depuis cinq ans, mais, soudain,
je ne me rappelai même plus le nom de l’endroit où je prenais habituellement un
café sur mon trajet, pour aller au travail.
— Ce n’est pas grave, dit-il, percevant mon embarras. Je trouverai quelque
chose.
— Non, non… Désolée, je n’ai plus les idées claires. Tiens, voici ma clé !
Et je m’efforçai de la détacher de mon porte-clés où pendait une vieille photo
de mon père et moi. J’étais prête à remettre à Thomas, par cette clé, l’accès à
tout ce qui m’était cher, sauf ce portrait.
— Tu es sûre ? demanda-t-il. Il n’y a pas une alarme ou quelque chose au
sujet de quoi je doive m’inquiéter ?
— Non, dis-je d’un ton plus bas, paranoïaque à l’idée qu’un passant puisse
entendre combien mon système de sécurité était peu sophistiqué. Tiens-moi au
courant, d’accord ? dis-je en le quittant à regret.
Je passai toute la matinée à penser alternativement à Tyson et à l’homme
dont j’étais tombée amoureuse, mais, à l’heure du déjeuner, alors qu’il ne
m’avait donné aucune nouvelle, je me sentis bouillir.
— Je peux te remplacer si tu veux rentrer chez toi, me proposa Maria tout en
me frottant le dos.
Je secouai la tête.
— Non, je suis mieux ici, je ne ferai rien de plus à la maison, à part attendre.
— Franchement, je peux prendre tes élèves, cet après-midi. Tu n’es pas
d’une grande utilité aux enfants quand tu es dans cet état.
— Tu es certaine ?
— Oui, allez, vas-y, dit-elle. Je préviendrai la direction.
En sortant de la station pour regagner mon appartement, mon humeur
s’éclaircit un peu à la vue des affiches « Chien perdu » collées sur chaque
lampadaire, des deux côtés de la rue. Toute personne susceptible de détenir des
informations était priée d’appeler de toute urgence un numéro de téléphone qui
ne m’était pas familier.
— Est-ce toi que je dois remercier pour les affiches ? demandai-je à Thomas
en arrivant à la maison.
Je n’avais pas osé l’appeler de mon téléphone, au risque de voir apparaître
sur mon téléphone le surnom puéril sous lequel je l’avais enregistré : Beau
Gosse. Je ne devais pas oublier de le changer, même s’il lui correspondait tout à
fait.
— Oui, répondit-il, penaud. Tu ne m’en veux pas, j’espère ?
— Bien sûr que non ! m’exclamai-je. C’est vraiment adorable de ta part.
— Personne n’a encore appelé, mais j’ai bon espoir. Je ne savais que faire
d’autre.
— Merci, dis-je en l’embrassant.
— Cela ne t’ennuie pas que j’aille à mon rendez-vous, maintenant ? J’ai pu
le décaler de quelques heures, mais il serait vraiment préférable que je règle cette
affaire aujourd’hui. Si tu es d’accord, bien sûr.
Je fus stupéfaite qu’il me demande la permission.
— Mais bien sûr, tu dois y aller.
— Je te promets de revenir ce soir, si cela te convient, et je te laisserai mon
téléphone juste au cas où quelqu’un appellerait pour Tyson.
— Ne sois pas bête, dis-je en secouant la tête. Prends ton téléphone avec toi.
— Non, insista-t-il fermement. Je ne pourrai pas répondre si on appelle,
puisque je serai en rendez-vous. On ne peut pas prendre le risque de manquer un
coup de fil.
— Mais…
— Garde-le ! trancha-t-il en enfilant sa veste et en me le tendant. J’en ai pour
deux heures. N’hésite pas à prendre tous les appels entrants.
C’était très curieux d’être en possession du téléphone d’un autre, surtout un
appareil appartenant à un homme que je voyais de façon si informelle et
connaissais pourtant tellement intimement.
Ce portable en main, j’effectuai le tour du parc, appelant Tyson et montrant à
tous les gens que je croisais une photo de lui. Chaque fois que je regardais
l’écran, je sentais mes prunelles le transpercer, l’encourageant à s’allumer.
Lorsque cela se produisit, j’arrivais au niveau de la grille, où une autre affiche
était attachée ; je répondis d’une main fébrile.
— Allô, dis-je d’un ton prudent.
— Bonjour ! me répondit une voix masculine. J’appelle à propos du chien.
Mon cœur se serra, et j’eus l’impression que j’allais entrer en lévitation. Et
pourtant, la possibilité très réelle qu’il ait pu lui arriver malheur m’étreignit
quasiment aussitôt.
— Oui ? dis-je d’un ton pressant, en proie aux plus vives émotions.
— Y a-t-il une récompense ?
À sa question, je m’immobilisai.
— Euh, je… je ne sais pas, bredouillai-je.
— Bon, oui ou non ?
— Quelle importance ? m’écriai-je soudain, indignée. Vous avez des
informations, oui ou non ?
— Tout dépend du montant de la récompense.
J’écartai le téléphone de mon oreille et le considérai, interloquée… et
horrifiée de penser que le retour en toute sécurité de mon chien bien-aimé soit lié
à la somme que je paierais ! Cela ne s’apparentait-il pas à un kidnapping avec
demande de rançon ?
Ma raison se débattait en vain pour l’emporter sur l’élan du cœur, mais
c’était un combat perdu d’avance.
— Un millier de livres, dis-je tout à coup, consciente du besoin urgent que
j’avais de retrouver Tyson.
Ma douleur était si grande que j’aurais payé cinq fois plus, et sans doute cela
s’entendit-il dans ma voix.
— Eh bien, vous y tenez vraiment à votre chien, hein ?
Je demeurai silencieuse, tandis qu’il discutait avec une autre personne d’une
voix étouffée. Il reprit :
— Nous réfléchissons et vous rappelons demain.
Et l’appel prit fin brutalement alors que je hurlais : « Je vous en donne cinq
mille », dans le vide.
Chapitre 17

Mon sommeil fut entrecoupé de visions précises de Tyson. Je le voyais courir


dans les ruelles, bondissant à chaque angle. Je m’entendis rire alors qu’il se
précipitait vers moi, qui, bras tendus, m’apprêtais à l’embrasser, mais quand il
bondit, une voiture surgit de nulle part et l’écrasa. Mon propre cri me réveilla.
— Chut, tout va bien, c’est juste un mauvais rêve, murmura Thomas en
m’enlaçant de ses bras musclés.
Mon cœur battait à toute vitesse, et ma respiration était saccadée, tandis que
je tentais de retrouver mes esprits.
— Tout va bien, ne cessait-il de répéter.
Et, l’espace d’un instant, je le crus, jusqu’à ce que, tout à coup, la réalité
reprenne le dessus, les faits s’imposant à moi dans toute leur cruauté.
— Mais non, rien ne va ! m’écriai-je en pleurant.
— Je m’en occuperai demain, dit-il. Si cet homme est bel et bien en
possession de Tyson, je te garantis qu’il va le rendre.
— Et s’il ne l’a pas ?
— Je le retrouverai quoi qu’il arrive.
C’est la dernière chose que je me souviens d’avoir entendue avant de
sombrer de nouveau dans le sommeil.

Nathan était parti depuis un certain temps à mon réveil. Instinctivement, je
touchai le sol près de moi pour donner à Tyson le signal : c’était OK, il pouvait
sauter sur le lit. J’attendis un instant qu’il me lèche le visage, ou qu’il agite la
queue dans un bruissement reconnaissable entre tous, comme chaque fois qu’il
était excité. Lorsque je me souvins de sa disparition, j’eus l’impression de
recevoir un coup de poing. Mon corps hurlait de douleur, et je pensai, comme
c’est souvent le cas, au passage du temps. Ce qui est susceptible de se produire
en vingt-quatre heures, en une heure, en une minute. Il n’en faut pas plus pour
que votre monde se désaxe. L’espace d’un instant, tout peut changer, et votre vie
ne sera plus jamais comme avant.
C’est l’impression que j’ai eue quand mon père est décédé brutalement. De
manière inhabituelle, il avait posé une journée de congé et m’avait proposé de
faire un tour en bateau, juste lui et moi. C’était une journée absolument
merveilleuse : le soleil brillait de tous ses feux dans un beau ciel bleu, et la brise
légère œuvrait en notre faveur, alors que nous voguions à bord de mon
homonyme vers le Solent. Nous avions ensuite jeté l’ancre sur l’île de Wight et
appelé un taxi pour nous rendre dans l’un des restaurants de papa.
— Comment vas-tu, mon cher ami ? avait demandé le cuisinier en chef,
Antonio, en embrassant mon père sur les deux joues.
— Très bien, avait-il répondu, son accent italien étant toujours plus prononcé
quand il parlait avec un compatriote. En fait, je ne pourrais aller mieux.
— Dis donc, comme tu as grandi, toi ! m’avait dit Antonio. Tu étais petite
comme ça, la dernière fois que je t’ai vue.
J’avais souri quand il avait tendu la main à quelques dizaines de centimètres
au-dessus du sol.
— Quel âge as-tu, maintenant ? Quinze ans ? Seize ?
— Treize, avais-je répondu en riant, secrètement ravie qu’il m’ait crue plus
âgée.
— Bellissima ! Et Mme Russo ? Pourquoi n’est-elle pas avec vous ?
— Aujourd’hui, nous passons la journée tous les deux, avait expliqué papa
en m’ébouriffant les cheveux, comme si j’avais trois ans.
J’avais raplati mes cheveux, gênée.
— Une sortie entre père et fille.
Si j’avais été furieuse contre lui qu’il m’ait traitée comme une enfant, cela ne
dura guère : en effet, il versa ensuite une toute petite quantité de vin dans l’un
des verres disposés sur la table.
— Ne dis rien à ta mère, avait-il déclaré, clin d’œil à l’appui.
Je me souviens du soleil qui brillait, de mon père me proposant de changer
de siège avec lui, car il portait des lunettes de soleil et pas moi. Je me rappelle la
nappe blanche amidonnée et l’odeur d’huile d’olive et d’ail dans le sillage des
assiettes de spaghettis aux fruits de mer que les serveurs apportaient aux autres
clients. Si ça n’avait pas été le dernier repas que nous ayons partagé, je doute
que j’aurais retenu tous ces détails, mais comme ce fut le cas, je revois bien trop
nettement mes carbonara et les pâtes a l’arrabiata de papa, quand on les déposa
devant nous.
— Voilà la vraie vie ! avait-il dit alors que nous dévorions.
Et il avait raison. Je ne pouvais imaginer passer un meilleur moment.
— Un jour, tout cela sera à toi, avait-il poursuivi en désignant la terrasse
bondée.
On n’aurait pas pu rajouter une table, même si on l’avait voulu. Parmi tous
ses restaurants, celui de l’île de Wight et les quatre autres établissements
continentaux affichaient toujours complets, parfois même des mois à l’avance.
— Mais je ne sais pas cuisiner, avais-je argué, inquiète de ne pas être à la
hauteur.
Mon père avait ri de bon cœur ;
— M’as-tu déjà vu en cuisine ?
— Tu y es toujours comme chez toi, avais-je répondu, confuse.
— Mais je n’y vais pas pour travailler et cuisiner, n’est-ce pas ?
J’avais haussé les épaules.
— Il te suffit de gérer les opérations, avait-il poursuivi. Tant que le chef peut
confectionner les recettes de grand-mère, tout va bien pour moi.
Comme toujours, Antonio s’était joint à nous pour prendre un verre après le
repas, et comme toujours pendant leur conversation essentiellement en italien
j’avais regardé, fascinée, les volutes de fumée qu’il créait.
Je parlais couramment l’italien, mais il me fallait fournir un effort pour
suivre une conversation et, de toute façon, ils ne parlaient que de leurs affaires,
aussi, j’étais ailleurs. Aujourd’hui, bien sûr, je regrette de ne pas m’être
concentrée sur chaque parole prononcée par mon père, peu importe si je les
estimais ennuyeuses, car, depuis, c’est la seule voix que j’aie affreusement envie
d’entendre.
Le lendemain matin, de retour à la maison, il se réveilla, fit une tasse de thé à
maman et s’effondra sur le sol de la cuisine, une cuillère à la main. Elle tenta
aussitôt de le ranimer, l’ambulance arriva rapidement, mais il était déjà trop
tard : il avait eu une hémorragie cérébrale à juste quarante-neuf ans.
La maison s’était alors emplie de monde, avant même mon réveil, et, quand
je sortis sur le palier, les pleurs résonnaient et la panique ambiante montait du
rez-de-chaussée. Je compris que quelque chose d’inhabituel était survenu, mais
pas un instant il ne me traversa l’esprit que c’était en rapport avec mon père.
Comment aurais-je pu l’imaginer ? Nous avions passé la veille la meilleure
journée de notre vie, tous les deux. Il avait été parfaitement normal, il m’avait
même fait goûter du vin. C’était notre petit secret. Comment aurait-il pu ne plus
être là pour le partager ?

Je laissai ma main pendre à côté du lit, espérant toujours sentir Tyson.
Soudain mon téléphone sonna, ce qui me fit sursauter. « Beau Gosse » éclaira
l’écran. Il était urgent que je change ce nom.
— Salut, me dit-il, tendu.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je immédiatement, consciente de son ton crispé.
— L’homme m’a rappelé, me dit-il d’un ton morose. Je pense qu’on devrait
prévenir la police…
— Pour dire quoi ? Les gens offrent couramment des récompenses pour
qu’on leur rapporte leur chien égaré. Ce n’est pas un délit de l’accepter.
— Oui, mais, en l’occurrence, nous n’avons rien proposé.
— C’est vrai, mais je l’aurais fait, si j’y avais pensé. Ce type tente sa chance,
et, s’il a Tyson, alors je lui paierai de bon cœur tout ce qu’il demande pour le
récupérer.
— Il affirme le détenir et réclame deux mille livres, me dit Thomas.
— Tu crois vraiment qu’il l’a ? questionnai-je.
— Je pense qu’il faut le prendre au sérieux. J’ai son adresse.
— Que dois-je faire, alors ? demandai-je d’une voix tremblotante. Quelle est
la prochaine étape ? Aller à la banque retirer de l’argent ?
— Non, pas question que tu te rendes dans la maison d’un inconnu avec une
telle somme sur toi.
Je déglutis.
— Ah, tu pensais donc que… Que moi, je devais y aller ?
— Euh, non… Enfin, pas si l’idée te dérange.
— Écoute, dis-je, je sais que c’est beaucoup te demander, surtout après tout
ce que tu as déjà fait, mais ne voudrais-tu pas y aller, toi ? Tu connais Tyson, tu
le reconnaîtras tout de suite. Je te donnerai l’argent et donc, si cela te convient,
tu pourras aller récupérer mon chien.
Soudain, je me rendis compte de la situation complètement surréaliste que
j’étais en train de vivre.
— Bon sang, écoute-nous ! repris-je. On se croirait dans un film.
Je n’étais toujours pas très à l’aise quand nous nous retrouvâmes devant la
banque et que je tendis subrepticement à Thomas une enveloppe kraft, bourrée
d’une centaine de billets de vingt livres.
— J’ai l’impression de faire du trafic de drogue, dis-je avec un rire nerveux.
Mais Thomas se frottait le menton, perdu dans ses pensées.
— Tu es certain que tu veux y aller ?
— Rien ne me ferait plus plaisir, m’assura-t-il.
Je vis une sorte de tressautement traverser son visage, puis il serra les
mâchoires et ses yeux s’assombrirent momentanément. C’était la première fois
qu’il avait un tel regard.
— Tu ne vas rien faire d’inconsidéré, n’est-ce pas ? m’enquis-je alors,
déstabilisée.
— Bien sûr que non, me répondit-il un rien trop vite.
Guère convaincue, j’attendis près de mon téléphone qu’il mène son
expédition, sans savoir quelle question me tracassait le plus : était-ce bien Tyson
que cet inconnu détenait, ou Thomas allait-il se rendre compte que tout cela
n’était qu’une magouille et casser la figure au type ?
Quand mon portable sonna, je marmonnai un rapide Je vous salue Marie
pour une solution ou l’autre.
— Je l’ai, m’annonça Thomas.
De soulagement, je plaquai la main sur ma bouche, et tout mon être parut se
dégonfler, comme si le stress et l’angoisse qui s’y étaient accumulés venaient de
s’en échapper.
— Oh, merci ! Merci mille fois ! m’écriai-je. Ça s’est bien passé ? Sans
problème ?
Il ne répondit pas tout de suite, et j’eus la sensation que tout ne s’était pas
déroulé facilement ; de nouveau, la panique me saisit.
— Quand je suis arrivé chez lui, le type m’a dit qu’il ne me le rendrait que
contre trois mille livres.
— Oh ! dis-je.
Ce qui me préoccupait le plus, c’était comment Thomas avait fait pour se
procurer le millier de livres manquant, plutôt que le fait d’avoir dû payer
davantage pour récupérer Tyson. Aucune rançon n’aurait été trop élevée pour
moi si je retrouvais mon chien.
— Bon, pour faire court, cet idiot a tout perdu et aurait dû s’en tenir à son
prix initial. Je t’assure que son culot m’a mis hors de moi, et, finalement, je ne
lui ai donné que mille livres.
— Ah bon ? Finalement, tu ne lui as remis que mille livres ? répétai-je,
circonspecte.
— Je l’ai rapidement calmé, poursuivit-il.
Peu après 19 heures, on frappa à ma porte, et je me précipitai pour ouvrir,
évitant de justesse de trébucher sur la balle toute mâchouillée avec laquelle
Tyson adorait jouer. Je le découvris alors sur le seuil aux côtés de Thomas,
agitant la queue, et j’eus la sensation que mon cœur allait exploser de joie.
Je rayonnais quand Tyson me sauta dessus pour me saluer.
— Où étais-tu passé, mon grand ? lui demandai-je.
Puis je m’écroulai sur le sol tandis qu’il tournait autour de moi comme un
derviche, sans savoir s’il devait bondir sur moi, me renifler les cheveux ou me
lécher le visage.
— Merci, dis-je à Thomas en le regardant. Un immense merci.
— Je suis désolé que cela t’ait coûté tant d’argent pour le récupérer, dit-il.
— J’étais prête à donner bien plus, tu sais, dis-je dans un rire, tout en
caressant Tyson derrière les oreilles. Tu entres ?
— Non, il faut que j’aille voir ma mère.
Il baissa les yeux, et je sentis que j’aurais dû dire quelque chose : je ne savais
rien de son passé, ni de sa famille, mais il est vrai que c’était réciproque.
— Je t’appelle demain, enchaîna-t-il en posant, sur le guéridon de l’entrée,
l’enveloppe contenant visiblement le reste des billets.
Puis il se pencha pour m’aider à me relever.
— Jamais je ne te remercierai assez, murmurai-je, alors que nos visages se
touchaient presque.
— Je suis si heureux d’avoir pu te le ramener.
De sa bouche, il effleura la mienne, et j’aurais tant aimé qu’il reste. S’il
n’avait pas dit qu’il allait voir sa mère, j’aurais fait tout ce qui était en mon
pouvoir pour le retenir. J’étais d’ailleurs sur le point de lui avouer ce que je
ressentais pour lui, sans me soucier des conséquences d’une telle révélation. S’il
prenait ses jambes à son cou, eh bien, tant pis ! Néanmoins, j’avais besoin de
réfléchir à la tempête de sentiments qu’il déclenchait en moi, parce que cela ne
m’était jamais arrivé avant lui.
Le lendemain, il ne m’appela pas, et après que j’eus passé le week-end à
regarder fixement mon téléphone, le conjurant de sonner, je finis par penser que
j’avais commis un grave impair. Qu’avais-je donc dit ? Rien, du moins pas
encore. Toutefois, il ne fallait jamais sous-estimer l’intuition. Avait-il perçu ce
que je m’apprêtais à avouer ? Redoutait-il que je ne veuille passer à la vitesse
supérieure ? Je ne connaissais pas encore la nature du lien qui nous unissait,
mais je ne pouvais pas le laisser partir. Et il n’était pas exclu que, en ne disant
rien, ce soit précisément ce que j’avais fait.

— Tu es certaine qu’il n’est pas marié ? me demanda Maria au pub, après
notre journée de travail.
— Aucune idée, répondis-je.
Je m’étais posé la même question, la veille au soir.
— Tu continueras à le voir, si c’est le cas ?
— Certainement pas, répondis-je, prenant ombrage de sa question. Je ne
franchirai jamais cette ligne rouge, et, de toute façon, ce n’est pas le genre de
relation que je recherche.
— Ah bon ? Mais quel genre tu recherches, au juste ? questionna-t-elle.
Parce que, franchement, pour l’instant, votre relation semble uniquement
sexuelle.
— Je n’y suis pour rien si ça fonctionne vraiment bien au lit entre nous, dis-
je en soupirant.
Malgré son air perplexe, Maria ne put retenir un sourire.
— Cela ne doit pas oblitérer ton jugement, répondit-elle. Une relation ne
consiste pas uniquement en une succession d’orgasmes extraordinaires.
Je fronçai les sourcils, dubitative.
— Et en quoi d’autre, alors ?
— Une relation ne peut pas être fondée uniquement sur le sexe, il doit y
avoir autre chose. Il faut aussi être compatible dans la vie, pas juste au lit.
— On s’entend sur de nombreux points, commençai-je. Nous parlons…
— Quelques mots échangés après l’amour ne représentent pas une
discussion, me répondit-elle en riant.
— Nos conversations sont plus nourries, enfin, c’est du moins ce que je
pensais.
— Et lui, il le sait ?
Je pris une mine penaude.
— Ah, génial ! dit-elle en levant les mains en signe de frustration. Donc, tu
te languis comme un chiot en quête d’amour pour un homme qui ne sait même
pas que tu es amoureuse de lui ? Et alors que tes sentiments évoluaient, tu ne lui
as encore rien dit ?
Je hochai la tête.
— Par conséquent, rien n’a changé à part ce que tu ressens. Et parce que toi-
même tu as décidé que tu en voulais davantage, il est censé sauter sur
l’occasion ?
Je hochai la tête, peu fière de moi.
— Bon sang, Beth, ce pauvre homme n’est pas devin !
— Je sais, je sais, dit-elle. Je lui parlerai, si j’en ai l’occasion.
Elle me prit la main.
— Écoute, ce n’est sans doute pas ce que tu as envie d’entendre pour
l’instant, mais je suis sérieuse quand je dis qu’une relation ne se fonde pas juste
sur…
— J’ai compris, coupai-je en lui tapotant la main, comme le faisait ma
grand-mère autrefois avec moi.
— Ne le prends pas mal ! dit-elle en riant.
Et elle écarta sa main.
— Tu serais surprise de la stimulation intellectuelle que nous nous procurons
l’un l’autre.
— Ça, je n’en doute pas, dit-elle en affichant un air perplexe.
— Mais je suis sérieuse ! m’exclamai-je. Nous parlons longuement de la
valeur du vin, de ses investissements potentiels et des avantages de la revente au
détail.
Elle me regarda en écarquillant les yeux.
— Je ne comprends même pas de quoi tu me parles.
— Ah, tu vois ! On a un échange intellectuel bien plus élevé que ce que tu
crois.
Je jugeai plus prudent de ne pas préciser que, juste après cette conversation,
il m’avait presque fait jouir dans un train bondé.
Mon portable sonna et, un sourire aux lèvres, je montrai à Maria que c’était
Beau Gosse qui m’appelait.
— On dirait que c’est mon plan cul, dis-je alors qu’elle s’étranglait avec son
vin.
— Bon, si tu es un tant soit peu sérieuse concernant ce type, je te suggère de
changer son nom dans tes contacts.
Je pris l’appel.
— Salut, c’est moi ! dit-il à l’autre bout.
Et je tirai la langue à Maria.
— Moi ? m’enquis-je, suggérant qu’il pouvait être un homme parmi une
centaine.
— Beaucoup de types enfouissent leur tête entre tes cuisses ? questionna-t-il.
Touché !
Je demeurai toutefois silencieuse quelques secondes, comme si j’attendais
que la pièce de la machine à sous tombe.
— Oh, salut ! Comment vas-tu ?
Je crus l’entendre ricaner.
— Je vais bien, et toi ? Comme se porte Tyson, après sa petite aventure ?
— Comme un charme, répondis-je. Grâce à toi, il ne semble pas en garder le
moindre traumatisme, du moins d’après ce que je vois. Et toi, que fais-tu ?
— J’étais justement en train de penser à toi, et je me demandais si on ne
pourrait pas se voir ce soir, par hasard, pour baiser ?
— Ce soir ? répétai-je à l’intention de Maria.
Mais je le regrettai aussitôt, car la voix de la raison secouait la tête devant
moi et agitait le doigt en signe de mise en garde.
— Euh… je ne peux pas vraiment me libérer, ce soir. Je suis dans un bar
avec mon amie Maria.
— Tu vas rentrer tard ? demanda-t-il. Je pourrai te retrouver après, non ?
Mon estomac avait réellement fait un petit bond à l’idée de « baiser », et
cette réaction avait dû se lire sur mon visage, car Maria avait une expression
outrée, jetant les bras en l’air, exaspérée.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas nous rejoindre ? dis-je pour botter en touche,
n’imaginant pas une seconde qu’il saisirait la balle au bond.
— Pas de problème. Où es-tu ?
« Putain », articulai-je alors à l’intention de Maria, puis je passai en revue ce
que je portais comme sous-vêtements, quand je m’étais rasée pour la dernière
fois… Mon appartement était-il rangé ?
— On est au Tiger’s Head, à Woking, dis-je en m’efforçant de masquer ma
panique. Celui qui donne sur le parc.
— OK. J’y serai d’ici environ quarante minutes, répondit-il.
— Cool. À tout de suite, alors.
Dès que j’eus raccroché, Maria ironisa :
— Eh bien, on peut dire que tu n’es pas difficile à convaincre ! En plus, tu
m’entraînes dans tes manigances. Regarde la tête que j’ai !
— Tu es superbe, lui assurai-je en effleurant ses boucles noires. Moi qui
pensais que tu te fichais des apparences. Tu n’as pas à lui plaire, Maria. Bon
sang, ce que tu es superficielle !
Elle me donna une tape sur le bras, consciente que je la taquinais pour
essayer de garder la tête froide.

Un peu plus tard, Maria déclara :
— Tiens, le voilà !
Comment pouvait-elle le savoir ? m’étonnai-je brièvement, puisqu’elle
tournait le dos à la porte. Mais je compris que mon sourire avait dû me trahir.
— Salut ! dis-je d’un ton bien trop enthousiaste.
Je tournai le visage pour lui présenter ma joue, mais il me planta un baiser
sur la bouche.
— Je te présente Maria, ajoutai-je.
— Ravi de faire ta connaissance, dit-il en tendant la main.
Elle parut un peu vexée qu’il ne l’embrasse pas sur la joue, et je dus réprimer
un petit gloussement.
— De même, renchérit-elle de ce ton un peu pincé qu’elle prend pour
répondre au téléphone.
Au bout de deux bouteilles de vin, le léger accent traînant de Maria, lié à ses
origines écossaises, commença à se faire entendre. Quant à moi, il semblait que
des intonations italiennes me gagnaient, d’après ce que me dit Maria en riant.
— Tu es dans le commerce du vin, c’est ça ? demanda-t-elle à Thomas. Alors
selon toi, combien vaut ce… (Elle jeta un coup d’œil à l’étiquette.) Combien
vaut ce merlot ?
Il sourit quand elle prononça le « t » à la fin du mot.
— Eh bien, cette bouteille ne vaut pas plus cher que ce que tu l’as payée :
vingt livres dans un restaurant et cinq dans un supermarché.
— Et donc, comment peut-on se faire un max de fric en vendant du vin ?
Parce que, mon Jimmy et moi, on aimerait bien entrer dans ce business.
Je lui jetai un coup d’œil. Jimmy et elle parvenaient à peine à boucler leurs
fins de mois, mais sans doute était-ce précisément ce qui leur donnait envie
d’investir.
— Eh bien, il s’agit de grands crus, dit-il. Leur valeur augmente et baisse, il
suffit de savoir quand le moment est opportun pour vendre et acheter. Un peu
comme des actions en Bourse, je suppose. Mais ce sont des transactions bien
plus rentables que la Bourse de Londres.
— Il faudrait donc qu’on achète du vin ? s’enquit Maria.
— Oui, mais sans le boire, précisa-t-il en riant. Il convient de le stocker dans
un endroit sûr, à tes températures optimales, jusqu’à ce qu’on souhaite le vendre.
Tous mes clients se font un bénéfice minimum de deux pour cent.
— Mais à qui le vendrions-nous ? questionna-t-elle, l’air confus.
— On le vend normalement au plus offrant. Et comme j’ai toujours des
clients qui cherchent à investir de grosses sommes d’argent, je suis en général
capable de surenchérir sur n’importe qui, car je connais de nombreuses
personnes preneuses.
Elle me donna un coup de coude dans les côtes.
— Tu vois, on n’aurait vraiment pas grand-chose à faire, ton « beau gosse »
s’occuperait de tout pour nous.
— Bien… Il est l’heure de rentrer, déclarai-je redoutant que Maria, avec sa
langue bien pendue, ne révèle d’autres secrets.
Une fois dans un taxi, elle baissa sa vitre.
— Amusez-vous bien, les tourtereaux, nous lança-t-elle en nous envoyant
des baisers. Rentrez vite pour vous donner des orgasmes à répétition.
Je me tournai vers Thomas en riant, yeux écarquillés.
— Je suis vraiment désolée. Elle supporte très mal l’alcool.
— Pas de souci, dit-il en se gondolant lui aussi.
Il m’attira vers lui et me donna un baiser qui me coupa le souffle, les mains
enfouies dans mes cheveux. Il dut presque aussi me soutenir quand mes jambes
menacèrent de flancher.
— Donc, on fait quoi ? me murmura-t-il à l’oreille.
— À propos de quoi ? demandai-je, souffle court, désireuse qu’il poursuive.
— Allons nous donner des orgasmes à répétition !
Chapitre 18

J’étais trop affairée à l’embrasser en cherchant les clés dans mon sac à main
pour m’apercevoir que la porte d’entrée de mon appartement était entrouverte.
Ce ne fut qu’au moment où j’introduisis la clé dans la serrure que mon sang se
glaça.
— Entre, qu’est-ce que tu fabriques ? questionna Thomas en enfouissant son
visage dans mon cou, sans se préoccuper de toute évidence des aboiements
frénétiques de Tyson.
— Regarde ! m’écriai-je brusquement, sans même penser au fait que je
pourrais alerter un éventuel intrus. C’est ouvert.
Thomas leva les yeux et, d’instinct, me contourna pour se placer entre la
porte et moi.
— Appelle la police ! lança-t-il d’un ton autoritaire en me retenant par le
bras pour m’empêcher d’avancer.
— Arrête ! m’écriai-je.
Je repris ma respiration tandis qu’il poussait doucement la porte et ajoutai :
— Il y a peut-être quelqu’un à l’intérieur.
Dans un élan de panique, je pensai à tous les objets irremplaçables qu’un
cambrioleur aurait pu subtiliser : le collier de mon père, son alliance, mes
photographies encadrées sur le rebord de la fenêtre. Je les visualisai tous
clairement, et les imaginai entassés dans un sac sans égard, leur valeur si peu
appréciable pour autrui. À cette idée, un frisson de douleur traversa tout mon
être et je me mordis la lèvre.
— Appelle la police, me répéta Thomas.
Je hochai la tête, sentant l’adrénaline courir dans mes veines, mes mains
commençant à trembler. J’arrivais à peine à tenir mon téléphone, alors passer un
appel…
— Sois prudent, le suppliai-je tandis qu’il s’avançait dans l’obscurité et que
je l’attendais sur le seuil, retenant mes larmes.
Les secondes se transformèrent bientôt en minutes, cependant qu’il allumait
les lumières les unes après les autres. Quand les jappements et gémissements de
Tyson se calmèrent enfin, je compris que Thomas était arrivé à sa hauteur. Je
m’autorisai alors à penser que tous deux allaient bien, que tout allait bien. Que,
finalement, j’avais juste laissé la porte ouverte. Encore une fois.
Quand Thomas revint en faisant la grimace, je me rendis compte que j’avais
retenu mon souffle jusque-là.
— Je suis vraiment désolé, dit-il, et mon sang ne fit qu’un tour. Tu as été
cambriolée, et c’est un peu le désordre. Tyson va bien, il est légèrement secoué.
J’ai l’impression qu’on l’avait enfermé dans la cuisine, puisqu’il a gratté la porte
et arraché des lambeaux de peinture.
Je dessoûlai aussitôt, comme si on m’avait assené un coup de massue.
Il m’attira à lui et m’embrassa sur le front.
— Je suis navré.
— Je n’ai pas encore appelé la police, j’espérais toujours que c’était une
fausse alerte.
— Je crains que non, répondit-il. Les aboiements de Tyson les ont sans doute
finalement effrayés, mais je doute qu’ils aient mis tant de désordre pour ne rien
prendre.
— Tu es sûr qu’on peut entrer sans se mettre en danger ?
Il hocha la tête.
— Oui, selon toute vraisemblance, ils sont entrés et sortis par la porte.
Il passa le doigt sur l’encadrement, et je vis que celui-ci était un peu entaillé.
— Les salauds ! m’écriai-je avant de le suivre prudemment à l’intérieur.
Rien ne peut préparer au sentiment que l’on éprouve lorsqu’un intrus a
pénétré dans votre foyer. Que l’on voit tous ses objets personnels, ce à quoi on
tient, éparpillés sur le sol. Tous les tiroirs avaient été ouverts et renversés, idem
pour les placards… pour trouver quoi, au juste ? Je vivais dans un trois-pièces
pas franchement luxueux, qui n’avait rien de spécial. Mais c’était le mien, et
savoir qu’une personne s’y était introduite, qu’elle avait feuilleté mon courrier,
fouillé dans mes tiroirs de sous-vêtements et mes placards, et y avait pioché ce
qui lui plaisait me retournait l’estomac.
Je tombai à genoux devant mes boîtes à bijoux renversées sur le sol, trop
effrayée pour les retourner, redoutant que ce que je voulais si désespérément voir
n’y soit plus.
— J’ai consigné Tyson dans la cuisine, le temps qu’on range un peu
l’appartement, me dit Thomas en entrant dans la chambre. Ça va ?
Je hochai la tête et comptai jusqu’à trois dans ma tête, m’efforçant de rester
calme.
S’il te plaît, ne me fais pas ça, implorai-je en silence. Si tu fais en sorte que
tout aille bien, je te promets de retourner à l’église.
— Tu as pu repérer si on t’avait pris des choses ? me demanda-t-il gentiment
tandis que je retournais la boîte.
— Oui, répondis-je en pleurant, le cœur brisé. Le collier que mon père
m’avait offert, son alliance et quelques boucles d’oreilles.
Je passai la main sur le tapis, espérant sentir sous mes doigts ces objets
auxquels j’étais si attachée.
— Le reste n’a pas d’importance, poursuivis-je. Mais les bijoux que mon
père…
Et je fus de nouveau incapable de contenir mes larmes.
— Allez, tout va s’arranger ! m’assura Thomas en s’agenouillant lui aussi
pour me prendre dans ses bras. Nous allons prévenir la police, ils les
retrouveront peut-être.
— Mais non, je suis sûre que non, ils ne retrouvent jamais rien !
Je me levai et me frottai le visage, essayant de maîtriser ma fureur et ma
frustration. Je n’arrivais même pas à me rappeler ce que contenait mon
appartement quelques heures plus tôt. Avais-je encore cet appareil photo que je
m’étais offert, deux ans auparavant ? Ou bien l’avais-je prêté à Maria ? Mon
ordinateur était-il chez moi ou à l’école ? J’étais incapable de mettre de l’ordre
dans mes pensées.
Dans le salon, il régnait un chaos pire encore : chaque dossier avait été
apparemment sorti du porte-documents où j’avais organisé mon propre système
de classement, et jeté par terre.
Je regardai la mer de factures, de quittances et autres fiches de paie à mes
pieds. Le testament de ma mère, qu’elle m’avait remis avec la stricte consigne de
ne pas l’ouvrir avant son décès, gisait à côté de son enveloppe froissée. Alors
que je le gardais intact depuis vingt ans, voilà que je n’avais pu empêcher un
étranger de s’en emparer et détruire ma promesse.
À la vue des cartes confectionnées par mes élèves désormais éparpillées sur
le sol, les larmes me montèrent aux yeux. Leurs couleurs vives et leurs gentils
mots formaient un tel contraste avec le spectacle affligeant dont ils faisaient à
présent partie !
— Ici, c’est difficile à dire, dis-je en reniflant.
Thomas hocha la tête et composa un numéro sur son portable.
— Bonsoir, je souhaite signaler un cambriolage, dit-il.
Puis il donna mon adresse, raccrocha et déclara :
— Ils peuvent arriver dans cinq minutes comme dans cinq jours. L’unité
cambriolage de la police manque d’effectifs, de nos jours.
— Peux-tu rester ? lui demandai-je.
— Bien sûr.
Ce ne fut qu’après avoir bien regardé autour de moi que je pris la mesure du
nombre de secrets que contenait mon appartement. Je m’étais toujours
considérée comme une personne discrète, ne me confiant qu’aux gens très
proches, et voici qu’en quelques minutes un criminel avait découvert des tonnes
d’informations à mon sujet. Il savait que j’exerçais à l’école primaire de St Mary,
à Guildford, et connaissait le montant de mes émoluments. Il possédait
désormais tous les renseignements liés à mon compte bancaire et le montant
actuel de la somme que j’avais. Même les détails les plus anodins sur moi,
comme mon sens éclectique de la mode, mon amour du jaune, le livre que j’étais
en train de lire et ma passion pour les sœurs Brontë étaient étalés sur le sol, ce
qui suscitait chez moi un profond sentiment de vulnérabilité. Et lorsque mes
yeux tombèrent par hasard sur la carte de l’huissier que ma mère avait attachée à
son testament, je pris conscience du fait que cet enfant de salaud avait aussi
connaissance de données que moi-même j’ignorais.
Je me frayai avec précaution un passage dans ces décombres, refoulant mes
émotions afin d’être en mesure d’y mettre de l’ordre. Mais j’avais beau me faire
violence, tout me semblait contaminé, souillé par des mains étrangères.
— Tu veux vraiment tout ranger maintenant ? me demanda Thomas en
replaçant des livres sur une étagère. On pourra finir demain matin.
Je levai les yeux vers lui, et l’envie de pleurer me reprit.
— Tu veux une tasse de thé ? demanda-t-il.
Je secouai la tête.
— Merci, lui dis-je alors.
— Merci pour quoi ?
— Pour ta gentillesse.
Il détourna le regard, comme gêné.
Je me rendis dans la cuisine et pris une bouteille de vin blanc dans le
réfrigérateur.
— Je préfère ça, répondis-je.
— Génial, dit-il en me suivant.
Yeux rivés sur mes mains tremblantes qui s’activaient pour retirer l’opercule
sur le bouchon, il ajouta :
— Donne, je vais le faire.
Et ce fut moi qui devins la spectatrice et me mis à admirer son bras musclé et
tatoué en train d’ouvrir la bouteille. À cet instant, une impression de sécurité
absolue m’envahit, ce qui était tout à fait ironique dans la mesure où je me tenais
au beau milieu d’une scène de crime.
Chapitre 19

— Parle-moi de ta famille, me dit-il un peu plus tard, alors que nous étions
couchés.
Le moment me parut opportun, non parce que nous discutions à cœur ouvert,
mais parce que, pour la première fois, nous étions au lit sans nous être
auparavant littéralement arraché nos vêtements.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, répondis-je. Mon père est mort quand
j’avais treize ans, et ensuite j’ai vécu seule avec ma mère.
À cette seule évocation, je sentis ma gorge se nouer. Tout ce qui me restait de
lui – son alliance et le collier qu’il m’avait offerts –, était entre les mains d’un
inconnu qui n’en avait que faire. Je luttai contre la nausée.
— Donc ni frère ni sœur ? demanda-t-il.
— Non. Je suis une enfant pourrie gâtée, dis-je avec un rire forcé.
— Moi aussi. Même si je parie que je n’ai pas été aussi gâté que toi,
renchérit-il sur le ton de la plaisanterie.
Je lui souris, ne doutant pas qu’il avait sans doute raison. Peu de petites filles
recevaient un poney pour leurs sept ans, ou possédaient un bateau portant leur
nom. Je me souviens encore des exclamations de mes camarades de classe quand
elles venaient chez moi pour mes fêtes d’anniversaire. Si l’immense allée qui
menait chez nous ne les avait pas déjà impressionnées, elles l’étaient dès qu’elles
découvraient la piscine et notre vaste parc. Chaque année, les fêtes étaient
thématiques, des animaux à Disney en passant par le cirque, quand ce n’était pas
la voiture de Chitty Chitty Bang Bang, mon film préféré, qui venait nous
chercher pour faire un tour.
Maman surveillait l’ensemble, légèrement gênée, pendant que papa, l’artiste
italien, occupait le devant de la scène et mettait tout en œuvre pour que les rêves
de sa fille deviennent réalité. Le lendemain, il avait l’habitude de faire la tournée
de ses restaurants avec moi, notamment des cuisines.
— Même si nous sommes comblés, nous ne devons jamais oublier comment
le bonheur se construit, ni d’où nous venons, me répétait-il.
Ses paroles de sage avaient fait mouche, j’avais rarement manqué un jour
d’école. Même quand j’étais vraiment malade, je pensais à mes camarades qui
m’attendaient, et cela m’aidait à sortir de mon lit.
— Je n’étais pas si gâtée que ça, protestai-je.
— Pardon ? Avec le père que tu avais ? dit-il en riant. J’ai du mal à te croire.
Je me redressai et allumai la lumière :
— Tiens, je ne me rappelle pas t’avoir parlé de mon père…
— Pardon ? dit-il en riant encore.
— Quand t’ai-je parlé de mon père ?
Je n’avais aucune raison d’être suspicieuse, mais c’était plus fort que moi, sa
remarque m’avait mise mal à l’aise.
— Lors du dîner avec Diego Rodriguez, répondit-il.
— Je ne m’en souviens pas.
— Tu étais un peu pompette, répliqua-t-il avec un sourire, et, de son doigt, il
suivit le contour de mes lèvres. Ce devait être pendant le trajet de la gare à ton
appartement parce que, si tu as bonne mémoire, nous étions affairés à bien autre
chose dans le train.
Et il agita les sourcils de façon suggestive.
Je me sentis rougir en nous revoyant pressés l’un contre l’autre dans le
wagon, mus par l’urgence insensée de regagner au plus vite l’appartement. Tous
les détails entre ce moment et celui où nous arrivâmes étaient en effet très flous.
— Nous parlions de mes activités commerciales, et tu m’as alors dit que ton
père était un restaurateur de renom et que, dans une autre vie, lui et moi aurions
sans doute été associés en affaires.
Effectivement, c’étaient des paroles que j’aurais pu prononcer, puisque je ne
manquais jamais une occasion de rendre hommage à l’esprit entrepreneurial de
mon père.
Je souris.
— Soit il t’aurait acheté du vin, soit il t’aurait vendu les bouteilles de sa
propre cave. Il avait du flair pour le bon vin.
— Ta mère ne s’est jamais remariée ? questionna-t-il.
— Certainement pas ! Mon père était l’amour de sa vie. Aucun homme
n’aurait pu être à la hauteur.
Curieux. Alors que, jusque-là, j’avais eu profondément envie de partager ce
genre d’informations avec lui, et que j’estimais que nous ne formions pas un vrai
couple tant que nous n’en avions rien fait, cette discussion ne me semblait pas
opportune, et des barrières défensives se dressèrent en moi.
— Et tes parents ? enchaînai-je pour ramener la conversation sur lui.
— Ma mère est démente et se trouve actuellement en Ehpad. Quant à mon
père, il vit à Sydney avec sa nouvelle femme.
— Oh, je suis navrée. Tu la vois souvent ?
— Aussi souvent que possible, répondit-il tristement. J’essaie d’y aller deux
fois par semaine.
— Ce doit vraiment être difficile. Sait-elle encore qui tu es ? Reconnaît-elle
les gens ?
— Cela dépend, il y a des jours avec et des jours sans, mais,
malheureusement, elle en est au stade où la maladie commence à gagner du
terrain. (Sa voix se voila.) Et ta mère, elle est en bonne santé ?
— Oui, dis-je entre mes dents et en touchant le bois du lit. Elle est
infatigable, et, en comparaison, j’ai honte.
— C’est-à-dire ?
— Dans tous les domaines ! Elle est toujours partante pour tout, suit un cours
de yoga, promène son chien dans son quartier, fait du bénévolat dans sa paroisse,
ainsi qu’à la soupe populaire. Si, à son âge, je possède la moitié de son énergie et
le quart de ses capacités cérébrales, je m’estimerai très heureuse de mon sort.
C’est une véritable force de la nature.
— Mais elle ne travaille pas ?
— Non, pas dans le sens où elle occupe un emploi pour gagner de l’argent,
même si elle n’arrête pas. C’est juste une personne généreuse qui tire une
profonde satisfaction à aider les autres. Faciliter la vie d’autrui lui apporte une
récompense suffisante.
— Donc elle n’a pas de souci à se faire, sur le plan matériel ?
Je me mis à rire.
— Absolument pas. Mais elle se met toute seule une pression financière. Elle
vit toujours dans notre maison familiale, laquelle requiert des rénovations, et
donc des dépenses. Elle n’en occupe que le rez-de-chaussée, et encore, elle ne
met pas toujours le chauffage, et refuse de changer les vieilles fenêtres
bringuebalantes qui laissent entrer l’air froid. Personne ne s’est baigné dans la
piscine depuis des années et les écuries tombent en ruine. J’adorerais que le tout
soit rénové et retrouve sa splendeur passée, mais elle prétend être heureuse ainsi.
— Que fait-elle de tout son argent, alors ? questionna-t-il, incrédule.
— Elle en donne une bonne partie à des associations caritatives, ce qui
explique la petite lueur dans l’œil du père Michael dès qu’il la voit.
Thomas haussa les sourcils d’un air amusé.
— Oh non, ce n’est pas ce que tu crois !
— Donc tu ne penses pas que c’est parce qu’elle joue sur son instrument
chaque dimanche ? demanda-t-il.
— Honte à toi ! m’écriai-je en lui lançant un oreiller. Tu sais parfaitement ce
que je veux dire.
— Elle doit bien avoir des placements quelque part. Cela n’aurait aucun sens
de laisser dormir tant d’argent.
Je secouai la tête.
— Tout son argent a été investi dans une SIIC qui ne lui rapporte que des
miettes. Le tout pourrait être placé de façon à ce qu’elle ne risque pas de perdre
son capital, mais elle a la tête aussi dure que du bois.
— Elle devrait investir dans le vin, dit-il en riant.
— Pardon ? Et donner tout son argent à un personnage louche comme toi ?
Hors de question.
— Bon, je vais essayer de ne pas le prendre personnellement, dit-il avec un
sourire. C’était juste pour rendre service.
— Et toi, qu’est-ce que ça te rapporterait ?
Il me sourit.
— Eh bien, normalement, je travaille à la commission, mais pour toi…
Et il se pencha pour poser ses lèvres sur ma peau, et je frissonnai dans leur
sillage.
— Pour toi, il y aurait un traitement spécial.
— C’est-à-dire ? demandai-je en me cabrant involontairement.
— Eh bien, si tu me laisses continuer…
Je retins mon souffle en sentant sa langue sur mon corps.
— … alors je serai ravi de prendre ma commission en nature.
Chapitre 20

— Maman, tu as une vie sociale bien plus remplie que la mienne !


J’étais en train de regarder son calendrier, accroché au mur de la cuisine,
dont le bas bougeait un peu en raison du courant d’air qui s’introduisait par les
huisseries.
— Pardon, ma chérie ? questionna-t-elle d’un air absent avant de disparaître
dans le cellier.
Tyson patientait gentiment à l’extérieur, certain qu’une récompense
l’attendait.
— Comment une journée peut-elle comporter assez d’heures pour te
permettre de faire tout cela ? m’enquis-je en parcourant des yeux ses listes de
sorties, avec des codes de couleur. Qu’est-ce que tout cela veut donc dire ?
— Eh bien, c’est très simple, affirma-t-elle d’un air suffisant. Bleu pour
l’église, orange pour les amis et rose pour moi.
— Et cela t’aide ? m’enquis-je, incapable de comprendre son système.
— Cela me permet en un seul coup d’œil d’établir des priorités, répondit-
elle. Si un événement en bleu se présente et que j’en ai déjà un en rose de prévu
à la même heure, alors je peux déplacer ce dernier afin d’être disponible pour le
premier.
Je sais qu’elle est très altruiste, mais j’insiste :
— Et si un événement bleu survient en même temps qu’un rose très
important, que fais-tu ?
— Je ne vois pas quel rose pourrait être prioritaire, répondit-elle d’un ton
catégorique.
Je frissonnai et resserrai mon manteau, sentant de nouveau le courant d’air,
incapable de m’empêcher d’écailler encore un peu plus la peinture du mur.
— Maman, dis-je d’un ton prudent, je pense que cette maison a vraiment
besoin de travaux.
Elle s’immobilisa tout net, sa main tenant une cuiller remplie de sucre
suspendue en l’air.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Bien que je n’estime pas nécessaire d’expliquer de telles évidences, je tentai
malgré tout de le faire.
— Il fait trop froid, ici. Regarde, tes rideaux bougent. Et il faut se
débarrasser de l’humidité sur les murs, ce n’est pas bon pour tes poumons.
— Mes poumons vont très bien, se récria-t-elle, indignée.
— Ça ne durera pas, si ce mur reste dans cet état.
— Cela coûterait trop cher, argua-t-elle.
— Mais en vaudrait vraiment la peine, enchaînai-je en l’enlaçant par les
épaules. Ce n’est pas comme si tu utilisais ton argent pour quelque chose. Il se
contente de dormir.
— Eh bien, cela me convient très bien, dit-elle, hérissée.
Je ne pus m’empêcher de rire, puis, redevenant sérieuse, je lui demandai :
— Pourquoi épargnes-tu ?
— Pour les mauvais jours, dit-elle en s’écartant de moi afin de poser, sur sa
cuisinière Aga, une casserole remplie de baies à l’odeur sucrée. Et pour couvrir
tes éventuels besoins, quand je ne serai plus là.
— Mais je ne veux pas que tu te préoccupes de moi, je veux que tu dépenses
ton argent pour toi, et que tu fasses en sorte de rester en forme et en bonne santé,
en sécurité et au chaud… Je veux que la vie soit plaisante pour toi, dans cette
maison.
— Mais j’adore vivre ici, m’assura-t-elle d’une voix légèrement tremblante.
Bien sûr, ce n’est pas comme autrefois, au temps où ton père était vivant, mais…
— Tu veux continuer à vivre ici ? lui demandai-je alors, sachant que, si je
levais les yeux, je me heurterais à son regard horrifié à cause de ma question.
— Bien sûr ! s’écria-t-elle.
— Mais pourquoi n’achèterais-tu pas quelque chose de plus petit, de plus
gérable ? lui demandai-je.
— Ah non, répondit-elle en secouant la tête. Je ne quitterai cette maison que
les pieds devant.
— Très bien, dans ce cas, pourquoi ne pourrions-nous pas faire exécuter
quelques travaux ? Non seulement pour que ce soit plus confortable pour toi,
mais aussi pour que la maison soit de nouveau agréable, dis-je avec un
enthousiasme appuyé. On pourrait étanchéifier les murs et les repeindre dans des
couleurs gaies. Peut-être même en faire tomber un ou deux. Imagine un grand
espace, ici, avec un îlot et un nouveau four.
— Ah non, je ne me débarrasserai pas de mon Aga, dit-elle sur la défensive.
Et on ne peut pas supprimer ce mur, parce qu’il y a la cave à vin, derrière.
Je quittai la cuisine pour me rendre dans cette remise sans fenêtre au bout du
corridor, dont les murs en brique abritaient des bouteilles impossibles à
distinguer.
— Qu’est-ce que tu as, là-dedans ? questionnai-je en entrant dans la pièce.
Maman m’emboîta le pas, et on baissa toutes deux la tête pour éviter une
poutre basse.
— Tout ça n’a pas été touché depuis que ton père… Franchement, je ne sais
pas pourquoi je garde tout ce fatras qui doit être périmé.
Sur ces mots, elle tenta de rire, mais je perçus son chagrin.
— Bon sang, maman, je ne peux même pas lire les étiquettes à cause de la
poussière !
Une quinte de toux me prit, et je battis des cils à cause de mes yeux qui me
picotaient, tout en saisissant une bouteille au hasard.
— Ça, c’est du cognac ! déclara-t-elle en me la prenant des mains pour
l’essuyer avec un torchon. Ton père adorait ce producteur. Quand on invitait ses
fournisseurs à dîner, ils apportaient tous une bouteille de ce cognac-ci ou bien un
bon whisky. Tu étais trop petite pour t’en souvenir, mais c’étaient des soirées
extraordinaires.
Je me rappelais nettement que je m’asseyais en haut du grand escalier pour
admirer à travers les barreaux de la rampe les femmes qui, drapées de fourrure,
arrivaient aux bras d’hommes distingués visiblement plus âgés qu’elles. Même
alors, je percevais la dichotomie dans les couples : les maris qui disparaissaient
avec bonhomie dans le salon, et les épouses de toute évidence heureuses de se
retrouver entre elles pour discuter tranquillement. Seule ma mère regardait avec
regret son mari s’éloigner, elle aurait préféré qu’il reste auprès d’elle.
— Il faudrait qu’on en fasse quelque chose, dis-je en prenant une autre
bouteille datant de 1966.
— C’est-à-dire ? demanda-t-elle.
— Ces bouteilles doivent avoir de la valeur, répondis-je. Je connais
quelqu’un qui serait susceptible de les vendre. Seulement si tu le souhaites, bien
sûr.
— Qui voudrait de ces vieilleries ? objecta-t-elle.
— Tu pourrais être surprise.
— Eh bien, si tu penses que ça vaut la peine… Mais qui donc est cet ami ?
Ça, c’est le plus important à mes yeux !
Et elle me lança un regard où brillait une lueur presque grivoise qui me fit
rougir.
— Incroyable ! poursuivit-elle. Il y a une éternité que je ne t’ai pas vue dans
cet état.
Je baissai la tête.
— Ce n’est rien, dis-je, ne dupant personne, et surtout pas ma mère. C’est
juste un ami.
— Eh bien, n’hésite pas à l’inviter ! me dit-elle. Ainsi, il verra si quelque
chose lui plaît.
Je souris et la suivis dans la cuisine.
— Tu en veux une part ? demanda-t-elle en sortant un cake au citron du four
pour le déposer sur une grille froide.
— J’en emporterai volontiers une, si cela ne te dérange pas. Je ne veux pas
avoir l’appétit coupé avant le barbecue de Maria.
Je ne précisai pas que Thomas m’y accompagnait, et sentis mon ventre se
serrer à l’idée qu’il allait faire la connaissance de mes amis. Et vice versa, en
fait. Je voulais tant que tout se passe bien.

Je compris que quelque chose ne collait pas dès l’instant où j’ouvris la porte.
Alors que j’étais sur mon trente et un comme si j’allais à la garden-party de la
reine à Buckingham Palace, Thomas m’accueillit en jean, l’air préoccupé.
— Tout va bien ? demandai-je, soucieuse.
— Je suis vraiment désolé, me dit-il, mais je vais devoir reporter, pour le
barbecue.
— Pardon ? Mais pourquoi ? m’exclamai-je, tout en luttant contre le
sentiment de déception qui m’envahissait peu à peu.
Il regarda le bout de ses chaussures.
— C’est maman.
— Oh non ! Il lui est arrivé quelque chose ? questionnai-je en refermant la
porte.
— Elle a passé une nuit agitée, elle est très désorientée et confuse,
aujourd’hui. (Il me lança un regard triste). Je suis désolé, il vaut mieux que je
reste à ses côtés.
— Bien sûr, dis-je en lui frottant le dos, même si je me demande à quoi peut
bien servir ce geste. Naturellement, tu dois y aller.
— Je suis vraiment navré de te laisser tomber, j’avais très envie de rencontrer
de tes amis.
— Ce n’est pas grave. Ce sera pour une autre fois.
— Et toi, tu y vas malgré tout ?
Sa question me déconcerta. L’idée d’annuler ne m’était pas passée par la tête.
Aurais-je dû ?
— Euh… oui, répondis-je.
— Ah, très bien ! Je me demandais juste si tu ne voudrais pas par hasard
m’accompagner.
De nouveau, il baissa les yeux, basculant le poids de son corps d’une jambe à
l’autre.
— T’accompagner ? répétai-je, surprise. Tu veux dire maintenant ?
— Cela va te sembler étrange, mais je ne sais pas combien de temps il lui
reste à vivre et bien qu’elle ne soit plus du tout la personne que j’ai connue,
j’aimerais que tu la rencontres avant… Enfin, tu vois ce que je veux dire.
J’eus l’impression qu’une houle s’engouffrait en moi à mesure que la
magnitude de ses paroles m’envahissait. En l’espace de quelques minutes,
j’avais été secouée par une myriade d’émotions allant de l’excitation à la
déception égoïste, du tracas à la stupéfaction la plus totale. Et j’ignorais ce qui
allait sortir de ma bouche.
— Je… Eh bien, oui, naturellement, je t’accompagne volontiers, balbutiai-je.
Si tu penses que cela ne posera pas de problème.
Une lueur s’alluma alors dans ses yeux tandis qu’il hochait la tête.
— Je ne voudrais pas que ma présence engendre soit une source d’angoisse
supplémentaire, ajoutai-je.
— Tout se passera bien, m’assura-t-il avec un sourire timide. Tu éclaireras sa
journée.
Chapitre 21

— Il est préférable de s’en tenir à une conversation simple, me prévint


Thomas au moment où nous arrivions sur le parking de la maison de retraite. Et
il est toujours sage de ne pas la contredire, même si ce qu’elle dit semble
absurde.
Il tenta alors de rire, mais cela sonna faux.
— Donc, je te résume la routine : elle ne va pas me reconnaître, je vais lui
rappeler qui je suis, elle me remettra et oubliera immédiatement. (Il s’éclaircit la
voix.) Bon, si la nuit dernière a été agitée, il se peut qu’elle soit encore plus
confuse que d’ordinaire.
Il baissa la tête, et je posai la main sur son crâne. Si j’avais su quelles paroles
prononcer, je les aurais tout de suite dites, mais je ne voulais pas non plus qu’il
pense que je le maternais.
Quelques instants plus tard, on entra dans le hall de réception brillamment
éclairé, et il s’exclama d’une voix enjouée :
— Bonjour, Élise ! Vous avez l’air en forme, aujourd’hui.
La jeune fille, moins âgée que moi, émit un rire coquet et se toucha tout de
suite les cheveux. L’effet qu’il produisait sur les femmes était évident. Elle
m’avisa alors, et j’attendis qu’il me présente.
Mais, à la place, il s’enquit :
— Où est-elle, aujourd’hui ?
— Dans la salle commune, répondit Élise, des étoiles dans les yeux.
Il remonta le couloir moquetté, et l’odeur qui flottait dans l’air me rappela la
maison de mes grands-parents. Cela ne sentait ni bon ni mauvais, juste le
renfermé, comme lorsqu’on entre dans un magasin d’antiquités ou chez un
bouquiniste.
Zut, j’aurais dû apporter des fleurs ! songeai-je au moment de pénétrer dans
la salle commune, dotée de grandes baies et meublée de fauteuils colorés de bon
goût. Il y avait aussi des vases sur des petites tables disposées entre les sièges,
aux bouquets de fleurs bien ternes, mais soigneusement arrangées. J’espérais que
cela ne préjugeait pas de la manière dont on s’occupait ici des résidents
vulnérables.
Je suivis Thomas quand il se dirigea vers une femme au dos courbé qui,
assise derrière la fenêtre, contemplait le parc avec nostalgie… Cela suffit à me
briser le cœur, et j’espérai égoïstement qu’elle n’était pas celle à qui nous étions
venus rendre visite.
— Maman ? appela prudemment Thomas.
Elle tourna tout de suite les yeux vers lui, cherchant à identifier la personne
qui l’interpellait.
— C’est moi, ajouta-t-il.
Elle lui sourit et hocha la tête.
— Et voici mon amie Beth.
À ces mots, je m’avançai et lui tendis la main, mais elle n’avait pas l’air
engageant. Je regardai Thomas, redoutant d’avoir commis un impair. Il me fit un
clin d’œil, puis secoua la tête.
— Viens t’asseoir ici, me dit-elle en tapotant une chaise près d’elle. On a une
très belle vue sur le jardin, d’ici. C’est ma place préférée.
— C’est magnifique, en effet, approuvai-je.
— Ne le dis à personne, poursuivit-elle sur le ton de la confidence, mais je
viens souvent ici quand tout le monde est encore endormi, même les infirmières.
On voit tant de belles choses à la fois, le matin. Les écureuils en quête de
noisettes, les merles qui se chamaillent dans les flaques. Parfois, je vois même
un rhododendron qui s’ouvre à la lueur de l’aube. Lentement, très lentement, ses
pétales se déploient vers le soleil…
— Et donc, qu’as-tu vu depuis ma dernière visite, maman ?
— Eh bien, Frank est venu me voir, répondit-elle tranquillement. C’était
gentil.
— Quoi ? Papa est venu ? questionna Thomas en me lançant un regard et
haussant les sourcils. Et qu’avait-il à te dire ?
— Oh, rien d’important ! On a parlé de l’époque où on allait danser. Il
m’emmenait au Rivoli Ballroom, et nous étions toujours les premiers et les
derniers sur la piste.
Elle émit un petit rire, et ses prunelles s’éclairèrent.
— Je lui ai reparlé du jour où les Beatles étaient venus jouer, mais il ne s’en
souvenait pas. Franchement, comment peut-on oublier un tel événement ?
Elle se tourna alors vers moi et posa la main sur mon genou.
— Tu te souviens des Beatles, toi, Sarah ?
Je m’apprêtai à la corriger, mais me ravisai.
— Bien sûr. C’étaient les meilleurs.
Elle pouffa de rire comme une écolière malicieuse, et j’eus envie de la
soulever de son fauteuil pour la glisser dans ma poche. L’emmener loin de cet
environnement stérile où, en dépit des efforts déployés pour lui prêter un
semblant de vie, on aurait dit une salle d’attente avant trépas.
— Il était venu et m’avait attendu dans la ruelle du fond, pendant que je
troquais ma chemise de nuit contre une minijupe plus sexy. (Elle rit de ses
propres propos.) Mon père s’était mis dans tous ses états quand il m’avait vue
habillée ainsi, la première fois : « Pas question que tu sortes dans cet
accoutrement », avait-il hurlé. Alors j’étais remontée en trombe à l’étage, puis
redescendue dans une tenue qui me couvrait du cou aux chevilles. « C’est bien
mieux », avait-il dit. Et il n’a jamais su que je cachais ma jupe ultra courte dans
mon sac, ainsi qu’une bouteille de vin volé dans le placard de la cuisine.
Elle se remit à rire, d’un rire joyeux et contagieux. J’aurais pu l’écouter avec
plaisir toute la journée, et envisageai déjà de lui rendre visite plus souvent.
— Ta tante Sheila est venue me voir, reprit-elle en regardant Thomas.
Celui-ci me jeta un coup d’œil oblique, s’efforçant de garder le sourire
— Elle est très malheureuse, là où elle se trouve, poursuivit-elle. Elle dit
qu’on traite mieux les chiens.
Thomas, assis près d’elle, hocha tristement la tête.
— Je n’ai pas voulu me vanter et lui dire quel fils fantastique j’avais,
enchaîna-t-elle en me donnant un coup de coude. Sans lui, je ne serais pas ici,
mais dans un établissement aussi épouvantable qu’elle où on me laisserait
pourrir sur place. Mais pas mon fils, non, lui, il veille sur sa maman.
À ces mots, je sentis mon cœur se gonfler et tournai la tête vers Thomas.
— C’est un homme bon, renchéris-je.
Elle me tapota la main.
— Regarde, reprit-elle, près de la haie de rhododendrons violets, il y a un
pied-d’alouette, tu le vois ? Eh bien, je l’ai planté au printemps, et regarde
comme il est beau maintenant. Le jardinier m’a dit : « Joyce, tu ne devrais pas le
planter ici, il va faire de l’ombre aux charmes. »
— Maman adore ses plantes, me dit Thomas en souriant.
— Mais j’ai tenu bon, poursuivit-elle, et admire le résultat !
Elle semblait effectivement en connaître un rayon : la fenêtre encadrait un
parterre à l’anglaise à la création duquel elle avait manifestement contribué.
— C’est pourquoi j’adore rester assise ici. C’est mon endroit préféré.
Elle considéra de nouveau le parc d’un air nostalgique, soudain perdue dans
ses pensées.
— Qu’as-tu mangé, maman, ce soir ? questionna Thomas.
Elle sourit.
— Il y a eu un thé dansant, hier après-midi, donc on nous a donné des
sandwichs et des scones. Un orchestre est venu. Oh, Frank, tu aurais adoré ! Ils
ont chanté tous nos titres préférés. Tu te rappelles la chanson de notre mariage ?
« Raindrops Keep Fallin’ On My Head ». Eh bien, j’ai dansé avec Eileen, parce
que tu n’étais pas là, mais je me disais que c’était toi.
— Je me souviens, répondit Thomas en me jetant un coup d’œil bien triste.
Je le regardai, mesurant soudain la complexité de cette douloureuse situation
pour lui. Qui pourrait imaginer que la femme qui vous a bercé dans ses bras, mis
au lit et raconté des histoires le soir, la seule qui vous apportait du réconfort
quand vous vous faisiez mal en tombant, vous prendrait un jour pour un autre ?
La cruauté de cette réalité m’atteignit au plus profond de mon être, et je ressentis
un regain d’amour et de respect pour Thomas, qui feignait d’être le mari de sa
mère, dont celle-ci s’était séparée vingt ans plus tôt.
— Et quelle était cette chanson, déjà, que l’on chantait à notre garçon ?
enchaîna Joyce. Tu sais, celle qui disait… « dom, dom, where it began » …
Thomas haussa les épaules et parut gêné alors qu’elle se mettait à chanter
plus fort :
— « You can’t begin to know it… »
— C’est Sweet Caroline ! s’écria sa voisine la plus proche, cachée par le
dossier de son fauteuil.
— Ah, Maude, chante avec moi !
Joyce me saisit alors les doigts et l’on se mit à agiter nos mains au-dessus de
nos têtes, tandis que notre chœur impromptu gagnait en intensité. Maude était de
loin celle dont la voix portait le plus, même si ses pieds ne touchaient pas le sol.
L’infirmière qui venait de distribuer des comprimés dans des tasses en
plastique se joignit même à nous, et je ne pus m’empêcher de sourire tandis que
j’entonnais moi aussi la chanson, le tout me rappelant une scène de Vol au-
dessus d’un nid de coucou.
— Pourquoi tu ne chantes pas ta chanson avec nous ? dis-je d’un ton taquin à
Thomas, qui paraissait de plus en plus embarrassé.
— Je crois que c’est le bon moment pour nous éclipser, me dit-il avec un
sourire, avant d’ajouter par-dessus le brouhaha : On va y aller, maman.
Joyce plissa immédiatement les yeux et le regarda.
— Qui êtes-vous ? questionna-t-elle brusquement. Que me voulez-vous ?
— Maman, c’est moi, dit-il.
Et il s’agenouilla devant elle pour lui prendre la main.
— Allez-vous-en ! hurla-t-elle, et elle s’écarta de lui pour se recroqueviller
au fond de son fauteuil. Infirmière, à l’aide ! Qu’on vienne me secourir !
Sa panique grandissait à chaque syllabe, et je me plaquai sur le côté pour
laisser passer les deux infirmières en uniforme qui accouraient vers elle.
— Tout va bien, Joyce, dit l’une d’elles tandis que toutes deux la
maintenaient. Vous êtes en sécurité.
— Mais il est là, il est là !
Elle hurlait, et ses mains tremblaient tandis qu’elle agitait les bras dans tous
les sens.
— Partez, s’il vous plaît, nous a dit une des infirmières en se tournant vers
nous.
Des larmes coulèrent sur mes joues, ma confusion semblable à celle de
Joyce.
— Il faut que nous la calmions, poursuivit l’infirmière. Il est préférable que
vous ne restiez pas là.
Elle hurlait toujours : « Il est ici, il est ici », tandis que nous nous
empressions de gagner la sortie.
Chapitre 22

— Je suis vraiment navré pour cette scène, me dit Thomas alors que, dans la
voiture, nous nous éloignions de l’Ehpad.
Sa mâchoire tressautait de façon involontaire, donnant l’impression qu’il
luttait pour contenir ses réels sentiments.
— Tout va bien ? lui demandai-je.
Il se mordit la lèvre et, sans me regarder, répondit :
— Il m’est si pénible de la voir dans cet état, elle était si différente quand…
(Sa voix se brisa.) Quand elle était ma maman.
Je mis la main sur la sienne, posée sur la boîte de vitesses automatique. Je ne
savais que dire, quand bien même les mots auraient pu franchir la boule dans ma
gorge.
— Elle était incroyable, reprit-il finalement. Le genre de femme qui se
rappelait l’anniversaire de chacun, n’oubliait jamais d’envoyer une carte et un
présent parfaitement emballé, la veille. Tout le monde se retournait sur son
passage quand elle entrait quelque part au bras de mon père, si fier de sa femme.
C’est le genre de mère qui pouvait rester éveillée toute la nuit pour me
confectionner un costume de Gremlin avant de se rendre compte, en arrivant à
l’école avec moi le lendemain, que le carnaval n’était que la semaine suivante !
Je sentis que son chagrin se dissipait un peu.
— J’imagine que, ce jour-là, elle t’a ramené dare-dare à la maison pour que
tu te changes ?
Il secoua la tête et sourit.
— Non, elle s’est dit que cela me ferait du bien, me rendrait plus attentif.
C’est la plus dure leçon que j’ai reçue de ma vie. Tu imagines le tableau, dans la
classe ? Parmi tous les élèves en uniforme, il y en avait un enveloppé de fourrure
et coiffé d’un énorme carton censé représenter des oreilles en forme d’ailes de
chauve-souris. Je ne me suis plus jamais trompé de date, après.
Je me mis à rire, puis, au bout de quelques secondes de silence, je repris :
— Tu sais, j’ai parlé à ma mère, ce matin. Je ne sais pas si cela présente un
intérêt, mais elle a quelques bouteilles de vin, ainsi que du cognac et du whisky
qu’elle veut bien que tu viennes regarder de plus près… Enfin, si tu as un
moment libre, bien sûr…
— Tu es sérieuse ? questionna-t-il en ouvrant de grands yeux.
— Parfaitement. On pourrait faire un saut chez ma mère, la prochaine fois
que tu es à Londres.
— Et pourquoi on n’irait pas la voir tout de suite ? Elle ne vit pas très loin,
n’est-ce pas ? Tu crois qu’elle sera chez elle ?
— Euh… Oui, sans doute, mais je ne sais pas si…
En fait, mes réflexions me laissaient perplexe : j’étais passée de la déception
liée au fait qu’il ne vienne pas au barbecue à sa proposition de rendre visite à sa
mère, que nous avions concrétisée, et maintenant l’éventualité qu’il rencontre la
mienne. Les événements se succédaient à la vitesse de l’éclair, le tout
m’enthousiasmait et me terrifiait à égale mesure.
— Pourquoi ne ferait-on pas un saut chez Maria et Jimmy, à la place ?
proposai-je pour gagner du temps. Il leur reste certainement encore quelques
saucisses à griller.
— Cela t’ennuie vraiment si on ne va pas à ce barbecue ? questionna-t-il en
regardant droit devant lui. Je ne suis pas vraiment d’humeur à assister à une fête.
Cela dit, je peux te déposer chez eux, si tu en as envie.
Je n’avais envie d’aller nulle part sans Thomas.
— Non, allons plutôt chez maman, concédai-je, hésitante. De toute façon, il
faut que j’y passe pour récupérer Tyson.
Il me jeta un coup d’œil oblique.
— On n’est pas obligés, tu sais, si tu estimes que c’est trop tôt.
Trop tôt ? Mais ne venais-je pas moi-même de faire la connaissance de sa
mère ?
J’envoyais un texto à maman pour la prévenir qu’on allait passer chez elle.
Elle me répondit aussitôt :

Je me dépêche à faire le glaçage pour mon gâteau !

— Mince alors ! fit Thomas alors que nous franchissions la grille de ma
maison d’enfance.
Et il siffla entre ses dents tandis que nous remontions l’allée, sans que la
maison soit encore en vue.
Je me tortillai sur mon siège, gênée par notre fortune ostentatoire.
Maman se trouvait sur le seuil quand on se gara, et je me hâtai d’entrer,
pensant que Thomas allait me suivre. Mais il s’attardait pour regarder autour de
lui, estomaqué par ce qui l’entourait.
— Maman, je te présente Thomas, dis-je afin qu’il se remette du choc.
— Madame Russo, s’empressa-t-il de dire. Je suis enchanté de vous
rencontrer.
J’observai alors attentivement la réaction de ma mère, et, à son expression, il
était évident qu’elle était favorablement impressionnée. J’expirai alors l’air que
je retenais.
Une fois les amabilités d’usage échangées et le gâteau mangé, je déclarai :
— Maman, Thomas peut jeter un coup d’œil à la cave, si tu veux, puisqu’il
est ici.
Puis je rassemblai, dans mon assiette, les dernières miettes du cake au citron
glacé pour les engloutir : il aurait été sacrilège d’en perdre la moindre particule.
— Si tu en as envie, bien sûr, ajoutai-je.
— Vous avez le temps ? enchaîna-t-elle en se levant déjà de sa chaise pour se
diriger vers le cellier.
Je fis signe à Thomas de la suivre pendant que je m’accordais une autre
tranche de gâteau…
— Alors ? demandai-je à voix basse quand je la vis revenir quelques minutes
plus tard.
Elle avait de toute évidence aussi envie que moi de parler.
— Il est adorable, Beth, me dit-elle avec enthousiasme. Un vrai gentleman.
Je souris, et une onde de chaleur m’envahit : l’opinion de ma mère comptait
tant pour moi.
— C’est sérieux, entre vous ? s’enquit-elle.
Je hochai la tête.
— Je crois, oui… Du moins, je l’espère. Je l’aime vraiment.
— Et c’est réciproque, dit-elle d’un air entendu. Je le vois à la façon dont il
te regarde.
Je m’esclaffai comme une écolière, me ressaisissant uniquement quand
Thomas réapparut. Il était si évident que nous parlions de lui que je me sentis
rougir quand il haussa les sourcils dans ma direction d’un air interrogateur.
— Eh bien, voulez-vous que je vous annonce une bonne nouvelle ?
demanda-t-il, brisant notre silence gêné.
Maman et moi acquiesçâmes d’un signe de tête.
— Vous avez une réserve formidable, madame Russo.
— Je vous en prie, appelez-moi Mary, dit-elle d’une voix semblable à celle
que je prenais, enfant, pour lui jouer un tour au téléphone.
— Certaines bouteilles n’ont aucune valeur, poursuivit-il, mais vous en avez
quelques-unes que je me ferais un plaisir de vendre pour vous.
On le regarda, attendant qu’il élabore.
— Selon moi, au bas mot, vous pouvez en tirer cinq mille livres.
— Cinq mille livres ? répéta-t-on, ma mère et moi, à l’unisson.
— Il y a de très vieux cognacs, ainsi que des whiskys pour lesquels certains
seraient prêts à donner de belles sommes. Cinq mille n’est qu’une première
estimation.
— Waouh ! dis-je, et mon regard passa de Thomas à ma mère. Tu es assise
sur un vrai trésor, maman.
— Bon sang, je n’arrive pas à y croire, dit-elle. Donc, vous seriez capable de
les vendre pour moi ? Car, ici, ces bouteilles ne me sont d’aucune utilité.
— Si tel est votre souhait, je serai ravi de faire l’intermédiaire.
Je regardai ma mère, et nous hochâmes toutes deux la tête.
— Parfait. Dans ce cas, permettez-moi de retourner à la cave pour procéder à
l’inventaire, et voyons ce que nous pouvons en obtenir.
— Cela ne te pose pas de problème qu’il les vende ? me demanda ma mère à
voix basse. On dit toujours qu’il ne faut pas mêler vie privée et affaires. Je ne
veux pas qu’il se sente gêné si on ne lui en offre pas autant qu’il pense en tirer.
— C’est un homme d’affaires, dis-je, tout se passera bien. Je l’ai vu à
l’œuvre avec des clients, et il sait ce qu’il fait. Si on n’en obtient pas une telle
somme, on ne sera de toute façon pas perdantes. Cela fait plus de vingt ans que
la poussière s’accumule sur ces bouteilles, dans la cave, donc toute vente
représentera un bénéfice.
Ma mère hocha la tête, songeuse.
Quand Thomas revint, il déclara :
— Parfait, j’ai toutes les informations nécessaires. Je vais voir qui, parmi
mes clients, peut être intéressé, et vous en tirerai le meilleur prix possible.
— C’est votre métier ? questionna alors ma mère.
— Absolument, répondit-il avec un sourire.
— Ce doit être passionnant. J’ignorais que ce genre de commerce existait.
— Il commence juste à se développer, expliqua-t-il. Dans les années 1980,
c’était une activité réservée aux prétentieux qui désiraient se distinguer de la
masse et se prenaient pour Gordon Gekko.
Nous nous mîmes tous à rire en nous rappelant Michael Douglas dans le rôle
d’un personnage qui piétinait allégrement tous les codes de l’éthique pour
s’enrichir le plus vite possible.
— Mais ce commerce a pris récemment un tour bien plus sérieux, poursuivit
Thomas. Maintenant, il s’agit vraiment de vins et de connaisseurs, qui savent ce
qu’ils achètent. Et cela rapporte de l’argent de nos jours, il s’agit de véritables
investissements, réalisés par des gens à la fois passionnés et rigoureux.
— Donc ils en vivent ? demanda maman, plutôt stupéfaite.
Il hocha la tête.
— Parfaitement, et moi le premier. Pour certaines personnes, cela représente
seulement une rentrée subsidiaire, ils continuent d’exercer un autre métier. Mais,
en ce qui me concerne, c’est vraiment mon moyen d’existence.
Sur ces mots, il se dirigea, sous notre regard, vers la porte-fenêtre qui menait
au jardin. Malgré moi, un sentiment de gêne m’envahit en raison de la peinture
écaillée et du bois qui s’effritait, et je repensai à la splendeur passée du salon et
de ses huisseries.
— Donc, tout cela est à vous ? demanda-t-il, yeux rivés sur le parc.
C’était plus une constatation qu’une question.
— Et où la propriété s’arrête-t-elle ? ajouta-t-il.
Maman se leva pour le rejoindre.
— Bien plus loin que l’œil ne peut voir, en fait, répondit-elle. Elle disparaît
dans la vallée au-delà de la ligne d’horizon et descend jusqu’à la rivière, à
Godalming.
Il émit un petit sifflement.
— Bien sûr, elle n’a rien à voir avec ce qu’elle était autrefois, dit-elle. Nous
avions alors un haras sur la droite, si bien que des chevaux broutaient toujours
dans le champ. La piscine était également l’élément central de toutes nos fêtes,
pour les adultes comme pour les enfants.
— J’imagine que vous avez dû bien vous divertir, ici, dit-il.
Elle hocha la tête.
— Nous recevions beaucoup, en effet, la maison fourmillait toujours de
monde, même si nous n’étions qu’une famille de trois. Mais nous hébergions de
nombreuses personnes : des gens de la famille, ou bien des amis, des collègues.
Un été, nous avions même logé des amis de la paroisse dans le bungalow
attenant à la piscine. Tu te souviens ? demanda-t-elle en se tournant vers moi.
— Vaguement, répondis-je. C’étaient des réfugiés que le père Michael avait
amenés ici, non ?
— Exactement, répondit maman en riant. Ton père pensait que j’étais
complètement folle, mais je ne pouvais quand même pas les mettre dehors. Ce
n’est pas dans ma nature.
— N’aimeriez-vous pas que cet endroit retrouve sa grandeur passée ?
questionna Thomas.
Et je restais suspendue à la réponse de ma mère…
— Si, bien sûr, mais cela coûterait une fortune, dit-elle.
— Mais, au moins, la maison serait plus confortable pour toi, intervins-je. Et
puis tu as de l’argent pour les travaux, de l’argent qui dort et ne rapporte rien.
— C’est vrai, convint-elle. Mais quand on se lance dans ce genre
d’entreprise, on perd vite le contrôle de la situation. Plus on rénove, plus on
découvre de nouveaux problèmes, surtout avec une vieille maison de cette taille.
Oui, nous avons l’argent pour commencer, mais nous ne disposons pas non plus
des fonds inépuisables que requerrait, j’en suis certaine, l’ensemble des travaux.
Et, qui plus est, je dois continuer à avoir les moyens nécessaires pour subsister,
car j’ai l’intention de vivre aussi longtemps que possible.
— Puis-je vous poser une question personnelle ? demanda alors Thomas.
Maman et moi dirigeâmes notre regard sur lui, sans soulever d’objection.
— Cette propriété est-elle hypothéquée ?
— Certainement pas ! répondit ma mère en secouant la tête avec la même
véhémence que s’il lui avait demandé si elle entretenait une liaison avec le pape.
— Maman refuse tout crédit de n’importe quelle sorte, repris-je en guise
d’explication.
— Mon mari n’a jamais emprunté le moindre centime à quiconque, déclara-
t-elle fièrement. Sa famille a construit l’entreprise à la sueur de son front et grâce
à sa détermination, d’abord en Italie, puis ici. Les gens pensaient parfois que
nous appartenions à la mafia.
Et elle se mit à rire en secouant les épaules à ce souvenir.
— Ils devaient penser que mon mari extorquait de l’argent ! Mais c’était
juste un homme honnête et travailleur, qui ne devait rien à personne. Son
leitmotiv était : « Ne dépense que ce que tu possèdes », et il se retournerait dans
sa tombe si j’agissais autrement aujourd’hui.
— Donc, pourquoi n’investissons-nous pas l’argent que nous possédons ?
demandai-je sans savoir d’où la question m’était venue.
L’idée me parut absurde avant même que je n’aie terminé ma phrase, et
pourtant je poursuivis :
— Si tu peux doubler tes avoirs, nous pourrons restaurer la maison et il te
restera assez pour vivre.
Je jetai alors un coup d’œil à Thomas pour qu’il confirme mes propos.
— Il existe de nombreuses opportunités en termes d’investissement, déclara-
t-il. Moi, par exemple, je garantis toujours au minimum un retour de mille pour
cent à mes clients. Et ce dès la première affaire.
Maman me regarda en ouvrant de grands yeux affolés.
— Tu veux dire que je dois tout miser sur le vin ?
— Tu penses que c’est infaillible, n’est-ce pas ? demandai-je à Thomas.
— Euh, oui, dit-il. Mais…
— Parle à maman de Rodriguez, dis-je alors. Dis-lui avec combien il a
commencé et quelle somme tu l’as aidé à gagner.
— Ce n’est probablement pas le meilleur exemple, dit-il.
— Ah bon ? Pourquoi ? m’enquis-je.
Quel épisode n’avais-je donc pas saisi ?
— Parce que j’ai des clients qui ont fait bien mieux.
— Oh ! Dans ce cas, parle d’eux à maman.
— Rodriguez est un nouveau client, et il commence juste à se faire la main,
mais les trente mille livres qu’il a investies lui ont rapporté cent mille livres en
quelques mois. Beth a fait sa connaissance, dernièrement lors d’un dîner, et il
était déjà très satisfait de ce que je lui avais permis de gagner, n’est-ce pas ?
Je hochai la tête avec enthousiasme.
— Cela dit, mon plus gros client, c’est Seamus Harrison. Il s’est lancé avec
un budget de vingt mille livres il y a deux ans, et il vient de dépasser le million.
Il a quitté son emploi à la City pour revenir en Irlande, où il passe désormais son
temps à entraîner des chevaux de race. Ce qu’il n’aurait jamais pu faire sans ces
investissements astucieux.
— Et je présume que vous prenez des dividendes au passage et que c’est ce
qui vous fait vivre ? dit alors maman.
— Je travaille à la commission, en effet, renchérit-il. J’adore mon métier, et
les coquettes sommes qu’il me rapporte sur les ventes de mes clients sont
effectivement très motivantes.
Maman hocha la tête, pensive. Je croisai son regard quand elle haussa les
sourcils, me posant en silence une question qui résonna clairement dans mon
cerveau.
Es-tu sûre que tu sais ce que tu fais ?
— Voyons d’abord avec les bouteilles que nous voulons vendre, dis-je en
guise de réponse. Si cela nous rapporte de l’argent, nous envisagerons d’autres
investissements.
— Voilà qui me semble parfaitement raisonnable, dit Thomas. Commençons
par là.
Chapitre 23

— Bon, ça s’est plutôt bien passé, fis-je remarquer alors que j’agitais la
main, de la voiture, pour dire au revoir à ma mère.
— Elle est adorable, déclara Thomas en m’adressant un grand sourire.
Et il passa la main par la vitre ouverte pour saluer une dernière fois ma mère
tandis que nous nous éloignions, le gravier crissant sous les pneus.
— Tu lui as plu aussi, renchéris-je, incapable de refréner mon sourire.
Les deux personnes les plus importantes de ma vie s’appréciaient, et alors
que je laissais reposer ma nuque sur l’appui-tête, j’eus la sensation que toutes les
planètes de mon univers étaient alignées. Les immenses tentacules du bonheur se
déployaient en moi, se faufilant jusqu’à la pointe de mes doigts qui en vibraient.
Je voulais que cette sensation dure aussi longtemps que possible, consciente que,
en quelques secondes, cette félicité pouvait m’être ravie.
— Je commence tard, demain, dis-je d’un ton rêveur.
— Ah bon ? Et pourquoi ? s’enquit-il.
— Je suis censée planifier le voyage scolaire que nous allons faire, pas cette
semaine, mais la suivante.
— Ah oui ! C’est ce fichu séjour de cinq jours à Snowdonia, n’est-ce pas ?
s’exclama-t-il en faisant la grimace. Avec trente gamins au nez morveux qui ne
voudront pas se coucher le soir et feront les quatre cents coups dans la journée.
Je me mis à rire.
— Tu peux venir, si tu veux.
— Je préférerais encore qu’on me mette des aiguilles dans les yeux, dit-il en
frissonnant.
— Tu ne veux pas d’enfants ? demandai-je, moi-même surprise par ma
question.
Le silence qui s’ensuivit, pendant qu’il réfléchissait à sa réponse, suffit à
faire éclater la bulle de bonheur fragile dans laquelle j’étais jusqu’ici. J’ai
franchi la ligne. Il me trouve trop envahissante. Pourquoi est-ce que je gâche
toujours tout ?
— Un jour, si, répondit-il. Le moment venu, quand je saurai que j’ai
rencontré la femme de ma vie…
Et je le sentis tourner la tête vers moi, mais, trop effrayée pour le regarder
dans les yeux au cas où celle dont il venait de parler ne serait pas moi, je
continuai à regarder fixement la route.
— Bref, repris-je d’un ton bien trop détaché, on pourrait peut-être aller chez
toi, ce soir ? J’adorerais voir où tu vis, ainsi, je pourrais t’imaginer dans ton
intérieur quand nous ne sommes pas ensemble.
— Oui, ce serait génial, c’est juste que, demain, je dois me lever à l’aube.
Je sentis ma bulle se dégonfler un peu plus encore, comme si elle était
vraiment tangible. Mais, au lieu de laisser ma paranoïa prendre le dessus,
j’abordai la question sous un autre angle.
— Pas de problème. Je me lèverai en même temps que toi et rentrerai chez
moi.
— Désolé, ça ne va pas le faire, c’est vraiment la faute à pas de chance,
répondit-il. N’importe quel autre jour aurait été parfait, mais, en l’occurrence, je
dois être à l’aéroport à 5 h 30.
Je me tournai dans mon siège.
— L’aéroport ? Tu ne m’avais pas dit que tu partais en voyage.
En entendant le ton accusateur de ma propre voix, je me sentis fléchir. Il
n’avait aucun compte à me rendre.
— Mais enfin, si, je t’avais dit que j’allais en Espagne pour deux ou trois
jours.
Et, soudain, ce n’était plus son départ en soi qui était problématique, mais le
fait qu’il ne m’avait pas avertie.
— Quand ? questionnai-je, sachant pertinemment qu’il n’avait pas
mentionné ce voyage.
— L’autre soir, après le cambriolage. Je t’ai dit que je devais me rendre en
Espagne pour rencontrer un investisseur qui a de grands crus de rioja à vendre.
S’il avait « trouvé » un autre contexte, je l’aurais cru, mais, après le
cambriolage, j’étais dans un tel état de vulnérabilité que s’il m’avait informée de
ce voyage pour l’Espagne, je m’en serais à coup sûr souvenue, car l’idée
m’aurait rendue encore plus nerveuse.
— Non, tu ne m’as rien dit, déclarai-je. C’est la première fois que tu m’en
parles.
Il se mit à rire.
— Je t’assure que non. Tu m’as d’ailleurs dit que ce n’était vraiment pas de
chance que l’on ne soit pas absents la même semaine. Mais, de toute façon, il n’y
a pas de quoi en faire un drame.
— Je n’en fais pas un drame, répliquai-je en dessinant des guillemets avec
mes doigts. C’est juste que tu ne m’as rien dit, point.
— Écoute, je suis désolé si tu ne t’en souviens pas, et donc je te le répète :
demain, je pars pour l’Espagne et je reviens mercredi.
— Ne me parle pas comme à une enfant, répliquai-je en élevant la voix. Je
me fiche que tu partes en voyage, tu peux faire tout ce que tu veux, aller où bon
te chante avec qui tu en as envie, mais ne viens pas me dire que je suis déjà au
courant de choses que j’ignore.
— Pourquoi tu te mets dans tous tes états ? Parce que tu n’es pas encore allée
chez moi ?
— Ça n’a rien à voir, dis-je.
Encore que cela n’aidait pas, je l’avoue.
Il était venu une dizaine de fois chez moi, nous étions allés ensemble à
Londres le même nombre de fois, et pourtant son appartement, prétendument
situé juste à l’ouest de la ville, était parvenu à échapper à notre trajectoire.
— Écoute, reprit-il d’un ton conciliant, quand je reviendrai d’Espagne, je
t’inviterai à dîner chez moi. D’accord ?
— Ah non, épargne-moi ta condescendance ! hurlai-je, à cran. On dirait que
tu me fais une faveur, maintenant !
— Tu es ridicule, dit-il en se garant devant chez moi.
Il éteignit le moteur.
— Inutile de me raccompagner ! criai-je en sortant Tyson du coffre. Rentre le
plus vite possible chez toi afin d’avoir toutes tes heures de sommeil pour être en
pleine forme.
— Tu es sérieuse ? lança-t-il d’un ton incrédule par la vitre ouverte. On va
vraiment se quitter ainsi ?
— Bon voyage ! lançai-je sans le regarder.
Chapitre 24

Le lendemain, à la pause déjeuner, je retournai mon téléphone quand « Beau


Gosse » s’afficha pour la énième fois sur mon écran.
— Un problème ? me demanda Maria en mastiquant son sandwich au
jambon.
— Pas vraiment, dis-je d’un ton sec, incapable de retenir le vitriol que j’avais
envie de répandre.
— Je n’arrive toujours pas à croire qu’il est encore enregistré sous le pseudo
de Beau Gosse dans tes contacts, dit-elle en riant pour détendre l’atmosphère. Le
sait-il ?
Je haussai les épaules et sentis la tension me crisper la nuque.
— J’envisage sérieusement de le renommer « Connard ».
— Oh, oh ! chantonna-t-elle. On dirait qu’il y a de l’eau dans le gaz. C’est
votre première querelle d’amoureux ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— On s’est disputés au sujet de son appartement, dis-je. Je ne vois pas
pourquoi il complique tout.
— Tu veux dire pour aller ou ne pas aller chez lui ? demanda-t-elle.
— Je voulais qu’on aille chez lui, mais il a prétendu que ce n’était pas le bon
moment.
En prononçant ces paroles, le côté immature de mon attitude me frappa.
J’ajoutai toutefois :
— Aussi, quand on est arrivés chez moi, je lui ai interdit de monter.
Maria manqua de s’étrangler avec son sandwich.
— C’est un peu excessif, non ?
— C’est lui qui a été excessivement con, et la punition était adaptée au crime.
— Donc, là, il essaie de rentrer dans tes bonnes grâces, dit Maria en
désignant du menton mon téléphone.
Celui-ci vibrait toujours sur la table basse de la salle des profs.
— Il s’est envolé pour l’Espagne ce matin, donc je suppose qu’il m’appelle
pour me dire qu’il est bien arrivé. Mais il peut appeler autant de fois qu’il veut,
je ne décrocherai pas.
Maria leva les yeux au ciel et s’empara de mon téléphone qui était sur le
point de tomber de la table à force de vibrer sur la table.
— Mais enfin, c’est son vingt-troisième appel, dit-elle. Je crois qu’il a fait
pénitence, non ?
Le téléphone se remit à sonner, et elle appuya sur « Répondre » avant de me
tendre bien vite l’appareil.
— Ouais ? dis-je du ton le plus insolent possible.
— C’est moi.
— Pas possible, Sherlock ! Qu’est-ce que tu me veux ?
— J’ai eu un accident, dit-il. Je suis à l’hôpital.
Mon sang se figea dans mes veines, et j’en perdis un instant la possibilité de
réfléchir.
— Quoi ? Où ? parvins-je à articuler.
Maria se dirigea instinctivement vers moi, sa présence semblable pour moi à
une ancre dans la mer tumultueuse où je venais brusquement d’être précipitée.
— Je suis en Espagne, dit-il lentement. J’ai été renversé par une voiture.
— Oh non ! m’écriai-je en plaquant la main sur ma bouche. Comment vas-
tu ? Où es-tu ? J’arrive.
— Non, ça va, je vais bien, me rassura-t-il. J’ai juste des contusions et des
douleurs. On va me faire des radios, les médecins pensent que j’ai un bras cassé.
Ils vont me garder cette nuit, par mesure de précaution.
— Et la voiture ? questionnai-je sans savoir pourquoi.
— Ma silhouette est imprimée dans la carrosserie, dit-il dans une tentative de
plaisanterie, avant d’ajouter : Aïe, ça fait mal !
Je me demandai alors comment une personne qui souffrait pouvait avoir les
ressources nécessaires pour dire « Aïe ».
— Je vais venir, repris-je tandis que Maria hochait la tête, me laissant
entendre qu’elle prendrait ma classe. Je peux être auprès de toi dès ce soir.
Honnêtement, je…
— Non, trancha-t-il avec une force qui me surprit.
Au fond, sans doute était-ce la meilleure réaction possible étant donné que je
commençais à balbutier et à lutter pour ne pas pleurer.
— Tout ira bien, tu es sûr ? Tu sais quand tu pourras rentrer ?
— Pas encore, mais je crains qu’on ne m’y autorise pas tout de suite. Et
surtout de ne pas être rentré avant ton départ, et de ne pas pouvoir te voir.
Je m’adossai au dossier du canapé.
— Écoute, pour hier soir…, commençai-je.
— Je suis désolé, m’interrompit-il. C’était une dispute idiote, et je suis
vraiment navré que ça ait dégénéré.
— Moi aussi, je suis désolée, dis-je. J’étais de mauvaise humeur.
— Mais non, pas du tout, reprit-il. Et tu as raison pour mon appartement.
Quand on sera tous les deux de retour à Londres, on pourrait passer un week-end
ensemble, non ? Tu viendras chez moi et je te montrerai tous les agréments que
réserve Maida Vale.
Maintenant qu’il me le proposait enfin, cela ne me semblait plus aussi
important : peu importait chez qui nous séjournerions, tant que nous étions
ensemble. Son accident semblait m’avoir remis les pendules à l’heure.
— Tu es certain que tu ne veux pas que je vienne ? demandai-je de nouveau.
— Non, vraiment. Mais, avant que tu ne raccroches, j’ai une bonne nouvelle
à t’annoncer.
— Laquelle ?
— Je suis arrivé à vendre les vins de ta mère, juste avant l’accident. En fait,
j’étais en train de discuter de cette transaction au téléphone, et je n’ai sans doute
pas fait attention en traversant la chaussée.
Si je ne m’étais pas déjà sentie coupable, nul doute que je l’aurais été à
présent.
— Devine combien j’en ai tiré ? poursuivit-il.
— Dis-moi ! répondis-je.
Mais cela avait-il encore de l’importance ?
— Sept mille livres, me dit-il, aussi excité qu’on pouvait l’être quand on
avait, j’imagine, les membres suspendus au-dessus de son lit d’hôpital et retenus
par des broches métalliques.
Allons, je ne devais pas oublier non plus ma tendance à toujours tout
dramatiser !
— Oui, dis-je d’un ton apathique. C’est incroyable.
— Ça veut dire que ta mère va pouvoir se lancer dans les travaux, enchaîna-
t-il. Cela couvrira les plus gros. Si elle décide de vendre les bouteilles,
naturellement.
— Écoute, on en reparle quand tu reviens, dis-je. Tu es sûr que tu ne veux
pas que je saute dans un avion ?
— Non, je te certifie que tout va bien, je voulais juste te prévenir et te dire
combien j’étais désolé. Je t’appellerai plus tard, quand j’aurai plus de nouvelles.
— OK.
Un silence s’ensuivit, et il ajouta :
— Je t’aime.
Je l’avais pressenti, et pourtant je n’étais pas prête à l’entendre, et ne sus que
répondre. Me prendrait-il pour une faible si je lui disais que moi aussi ? Me
détesterait-il pour n’avoir pas répondu ? J’aurais voulu prononcer les mêmes
mots, car c’est ce que j’éprouvais pour lui, mais ma raison luttait contre elle-
même, pesant les avantages et les inconvénients d’être honnête.
— Moi aussi, répondis-je finalement, et je m’en mordis tout de suite la
langue.
Ce n’était pas assez, il méritait plus.
— À bientôt, dit-il d’un ton abattu.
Et je coupai la communication, furieuse d’avoir semé le doute : pour quelle
raison, au juste ? Sauver la face ? Malgré moi, une larme roula sur ma joue.
— Eh, qu’est-ce qui t’arrive ? me demanda Maria en ressortant prudemment
un biscuit Bourbon de son thé pour l’engloutir avant de venir s’asseoir près de
moi.
— Il m’a dit qu’il m’aimait, répondis-je.
Elle émit un petit rire moqueur.
— Et c’est pour ça que tu es toute retournée ?
Je hochai la tête.
— Je ne lui ai pas répondu la même chose, dis-je en pleurnichant, avant de
m’apercevoir que j’étais ridicule.
Je dois rendre justice à Maria : elle ne réagit pas comme je l’aurais fait à sa
place, et ne me donna donc pas de gifle en m’ordonnant de me ressaisir.
— Et dire qu’il vient d’avoir un accident de voiture, poursuivis-je entre deux
sanglots, comme si ne pas lui avoir dit clairement l’amour que j’éprouvais pour
lui était secondaire.
— Bon, eh bien, maintenant, j’ai vraiment envie de te gifler ! déclara-t-elle.
Ce qui me fit rire.
— Je peux le faire à ta place, tu sais, répondis-je en reniflant.
— Tu es impossible, dit-elle en souriant. Bon, j’imagine qu’il va bien, si tu
es capable de flipper pour ce genre de bagatelle ?
Je hochai la tête, gênée.
— Donc, il y a deux minutes encore c’était un connard fini, et maintenant tu
l’aimes tant que tu es incapable de le lui avouer ?
— Un truc comme ça, oui, dis-je avec un sourire piteux.
Chapitre 25

J’avais une hâte folle de revoir Thomas quand il rentra enfin quatre jours
plus tard. En dépit de sa promesse, il me demanda si je pouvais encore patienter
avant qu’on aille chez lui, car c’était un peu en désordre, et comme son bras était
en écharpe, il ne pouvait rien ranger.
— Tu mérites mieux, me dit-il au téléphone.
Je me fichais bien de l’endroit où nous nous retrouverions, j’avais juste
besoin de le voir.
Je bondis sur lui dès que je lui ouvris la porte, enroulant les jambes
étroitement autour de son corps, humant son odeur, ne voulant plus le lâcher.
— Doucement, dit-il en riant. Regarde mon bras.
— Je t’aime, murmurai-je entre deux baisers.
Alors il m’adressa un grand sourire, et toutes les émotions que s’étaient
accumulées en moi à mon insu s’envolèrent, telle une nuée d’oiseaux vers le
ciel.
Je préparai ensuite le dîner, tout en ayant conscience que notre appétit sexuel
aurait sans doute besoin d’être satisfait avant que notre faim ne se manifeste.
Sans lâcher sa bouche, quelque part entre son tee-shirt qui vola dans les airs et
mon jean qu’il déboutonna, je l’entraînai vers la cuisine pour baisser résolument
la température du four…

— Tu es incroyable, me dit-il après nos ébats, alors que nous étions tous
deux allongés sur le lit.
Toujours haletant, il se redressa pour me donner le plus tendre des baisers.
— Je t’aime, et je ne veux jamais plus que l’on soit séparés, me murmura-t-
il.
Je sentis mon estomac se nouer à l’idée que je devais lui rappeler qu’il me
faudrait partir dans cinq jours. Y avait-il une façon pour moi d’échapper à ce
voyage scolaire ? Pour la première fois de ma vie, j’envisageais sérieusement de
me faire porter pâle. Mon besoin fou d’être avec Thomas prenait nettement le
pas sur mon sens normalement indéfectible du devoir.
— Tu n’as pas oublié que je pars en voyage scolaire mardi, j’espère, dis-je
doucement, comme si je ne voulais pas qu’il m’entende.
Car, s’il n’entendait pas, j’aurais encore le temps de trouver une excuse pour
m’en dispenser.
Mais il s’écarta de moi.
— Merde ! s’écria-t-il.
Bon, c’était déjà assez difficile, je n’avais vraiment pas besoin qu’il en
rajoute.
— Mais ce sera seulement pour cinq jours.
— Merde, répéta-t-il, j’avais oublié cette histoire.
Il se laissa retomber lourdement contre la tête de lit et se passa une main
dans les cheveux.
Non, ne me pose pas cette question, s’il te plaît !
— Tu dois vraiment y aller ?
Et voilà, il l’avait fait !
— Mais je ne peux pas laisser tomber les enfants…
En réalité, je ne savais plus trop qui je tentais de convaincre.
— Allons, il y a bien d’autres enseignants qui participent à ce voyage, non ?
— Oui, bien sûr, il y a un très fort ratio adultes-enfants, cependant, je suis
censée être la responsable, donc il ne me sera guère aisé de m’y soustraire,
d’autant plus que je n’ai pas vraiment de bonne raison.
Il fronça les sourcils.
— Je ne suis donc pas une raison suffisante ?
Était-il sérieux ? Je n’aurais su dire, aussi, je m’assis sur le côté du lit, agitant
mes jambes dans le vide, histoire de changer de position et éventuellement
d’ambiance.
— Cela me tuerait si tu partais une semaine sans moi, dit-il. Je ne veux pas
qu’on se sépare de nouveau.
Je m’agenouillai alors sur le lit et l’embrassai.
— On ne part que cinq jours, dis-je en riant à demi. Tu survivras.
Il se redressa.
— Écoute, voilà à quoi j’ai pensé.
Dans son ton planait une menace. Je me rassis près de lui.
— Je veux que nous vivions ensemble, dit-il. Car, quand je suis loin de toi,
une seule pensée m’obsède : te rejoindre le plus vite possible.
J’eus l’impression que mon cœur allait bondir hors de ma poitrine.
— Tu es sérieux ? dis-je d’une petite voix. Où ? Chez toi ou ici ?
— Je peux travailler de n’importe quel endroit, répondit-il, et la résidence de
maman n’est pas très loin d’ici, ce serait gérable. Toi, en revanche, tu as
construit toute ta vie dans ce quartier, et si tu emménageais chez moi, à Maida
Vale, il faudrait que tu demandes une mutation et tu serais loin de tes amies, de
ta mère. Il est donc plus logique que je m’installe chez toi. Je contribuerais aux
mensualités de ton emprunt pour l’appartement – j’imagine que tu en paies ?
Je hochai la tête.
— Oui, malheureusement, je n’ai pas les mêmes principes que ma mère,
concernant les crédits. Évidemment, si j’avais le choix, je m’en dispenserais,
mais…
— Pas de problème, je t’aiderai, tout comme je paierai la moitié des factures
et de la nourriture. Qu’est-ce que tu en dis ?
Il paraissait à la fois excité et réservé, comme s’il ne voulait pas montrer trop
d’émotions, au cas où je le renverrais sur les roses. Je ne pus attendre une
seconde de plus pour le rassurer.
— Oui, oui, oui ! m’écriai-je en me jetant sur lui pour lui donner un baiser
torride.
Jamais je n’avais été aussi heureuse de ma vie, ou alors je ne m’en souvenais
pas !
— Quand emménages-tu ? Dès que je reviens de mon voyage scolaire ? Le
week-end prochain, par exemple ?
Il se mit à rire et me fit rouler sous lui, se plaquant de tout son poids contre
moi.
— J’apporterai quelques cartons quand tu seras à Snowdonia, si cela ne te
dérange pas. Et quand tu rentreras, je te ferai couler un bon bain, puis on fera
l’amour et je te préparerai le dîner le plus raffiné de toute ton existence.
Je poussai un petit cri de ravissement.
— Dans cet ordre ?
— Absolument, répondit-il. N’oublie pas que tu auras passé la semaine dans
une auberge sans eau courante !
Je pinçai son bras tatoué, et il s’écroula sur moi, enfouissant le visage dans
ma nuque et me chatouillant jusqu’à ce que je ne puisse plus respirer.
— Au fait, tu as annoncé la bonne nouvelle à ta mère, pour ses vins ? me
demanda-t-il quand je finis par demander grâce.
— Mais non ! m’écriai-je en me dégageant de son étreinte avant de repousser
mes cheveux de mes yeux. Avec tout ce qui s’est passé cette semaine, j’ai
complètement oublié.

Je regrettai de ne pas lui avoir menti : bon sang, pourquoi ne lui avais-je pas
dit qu’elle était enchantée ? Car, le lendemain matin, nous nous retrouvâmes
chez ma mère au lieu de rester au lit, tant Thomas était excité à l’idée de lui
annoncer la nouvelle.
— Oh, mais c’est merveilleux ! s’écria maman en tapant dans ses mains. Qui
aurait cru que les quelques vieilles bouteilles recouvertes de poussière qui
languissaient dans ma cave valaient tant d’argent ?
— Tout s’est passé très vite, dit-il. Je suis allé en Espagne cette semaine, et
on m’a fait des propositions intéressantes. J’ai aussi en vue une caisse de
Moncerbal et une douzaine de Les Manyes qui seront de la poussière d’or pour
les investisseurs. Je sais déjà que je pourrai les revendre cinq fois le prix que je
les aurai achetés.
— Donc, j’imagine que vous allez les acheter, si vous êtes certain de votre
coup, dit maman.
— Absolument, répondit-il avec un grand sourire. C’est une occasion à
saisir. Des personnes intéressées dans d’autres pays en ont déjà eu vent, et ils
m’ont fait eux aussi des propositions.
S’il ne m’avait pas regardée d’un air impatient en annonçant cet argument
massue, je n’aurais peut-être pas forcément relevé.
— C’est fantastique, grommelai-je.
— Les vieux vins sont toujours les meilleurs, dit-il en riant.
— Donc, ils ne vont pas rester bien longtemps en votre possession, intervint
maman.
Thomas secoua la tête.
— Malheureusement, je doute de les détenir un jour. Je me contenterai de les
vendre, sans doute le jour où j’en aurai fait l’acquisition.
— Et à quel prix les achèterez-vous ? questionna maman, soudain très
directe.
— Cent cinquante mille livres, et l’affaire sera conclue, dit Thomas. Je l’ai
déjà proposé pour quatre cent cinquante mille livres à un client russe. Mais je ne
vais pas insister pour qu’il monte encore son prix.
— Donc un investisseur va les acheter par ton intermédiaire, et toi tu vas les
vendre à quelqu’un qui va vraiment te verser cette somme d’argent ? demandai-
je malgré moi.
— Parfaitement, assura-t-il. Et je prendrai dix pour cent de commission sur
chaque transaction. Ainsi tout le monde sera content.
Je regardai ma mère, m’efforçant de lire dans ses pensées.
— Et pourquoi nous, nous n’achèterions pas ce vin ? dis-je sans savoir si
j’avais eu raison de formuler cette question.
— Pardon ? s’exclama Thomas, bien que maman demeure silencieuse. Et où
allez-vous trouver cette somme ?
Je jetai de nouveau un coup d’œil à maman, qui fit un petit signe de la tête.
— On peut le faire. Bien sûr, ça videra nos comptes, mais si ce n’est que
pour vingt-quatre heures et que cela nous rapporte le double, ce sera une très
bonne journée de travail.
— Cela signifierait alors que je pourrais entamer les travaux dans la maison
sans avoir à me faire de souci, intervint maman.
Thomas la regarda, puis dirigea les yeux vers moi, avant de les porter de
nouveau vers elle.
— Je crains que ce ne soit pas une transaction qui vous convienne, Mary. Le
tout risque d’aller bien trop vite, et je ne sais pas… Ça me semble juste…
— Je peux faire un transfert de compte à compte dès lundi matin, dit-elle en
se redressant sur son siège, comme pour montrer qu’elle était vraiment sérieuse.
— À mon avis, il vaudrait mieux que vous commenciez par une transaction
moins importante, répondit-il. Il y aura d’autres occasions. Je vous en aviserai
sans délai.
Tout le corps de maman parut se rétrécir, comme si on venait de retirer une
valve qui maintenait l’air à l’intérieur.
— Nous voulons faire cette transaction, dis-je d’un ton catégorique. Si tu es
absolument certain que ça va nous rapporter le double…
— À tout le moins, précisa-t-il.
— Donc, elle sera pour nous ! Nous le voulons toutes les deux, n’est-ce pas,
maman ?
— Si cela te convient, alors je te suis, répondit-elle.
Thomas sourit et secoua la tête.
— Vous avez l’une comme l’autre assez de cran pour convaincre une armée !
Maman et moi échangeâmes un regard, ravies du compliment.
— Cela dit, réfléchissez bien, insista-t-il.
— C’est tout vu, dis-je avant de me tourner vers maman et d’ajouter en
riant : Si l’affaire tourne mal, je vendrai mon appartement pour te rembourser.
— Je te rappellerai tes paroles, renchérit-elle en souriant.
Chapitre 26

Le réveil qui sonna m’arracha à mon rêve sur le prince Harry. Nous étions
tous deux en train de cambrioler une banque avec des fusils à canon scié. Son
passe-montagne venait de tomber, et il avait rapidement remis un masque sur son
visage, sauf que sur ce dernier figurait sa photo. Que signifiait tout cela ?
— On se lève, on se lève, marmonna une voix endormie à côté de moi.
Je poussai un grognement. Ce ne pouvait pas déjà être l’heure, j’étais
certaine que je venais juste de m’endormir.
— Je ne veux pas que tu t’en ailles, me dit Thomas dans l’oreille en se
collant contre mon dos.
À ces mots, je sursautai, me rappelant que, dans quelques heures, je serais
dans un bus, en train de répéter à une trentaine d’enfants de ne pas manger trop
de bonbons et de tenir un sac devant ceux qui ne m’avaient pas écoutée.
— Tu ne peux pas leur dire que tu es très malade ?
— Non ! m’écriai-je en me levant.
C’était assez dur sans qu’il fasse pression sur moi.
— Cela ne me ressemble absolument pas, poursuivis-je.
Il se redressa pour me caresser le dos, ce qui me fit frissonner.
— Mais c’est un grand jour, aujourd’hui. Une fois l’affaire conclue, il faudra
qu’on sorte pour fêter ça !
L’espace d’un instant, je ne compris pas de quoi il parlait. Peut-être était-ce à
cause de mon rêve. Mon inconscient m’avait-il lancé un avertissement ?
— On pourra tout aussi bien sortir vendredi soir, dis-je en me penchant pour
l’embrasser. Nous aurons d’ailleurs plusieurs choses à célébrer, car nous vivrons
alors officiellement ensemble.
— Mmm. N’oublie pas de me laisser une clé. Je ne travaillerai pas cette
semaine pour déménager.
Après avoir déposé Tyson chez maman, la veille, nous avions rangé ma
chambre afin de dégager de l’espace pour les affaires de Thomas, même s’il
m’avait assuré qu’il n’avait pas besoin de grand-chose. Malgré tout, je voulais
qu’il se sente chez lui ici au même titre que moi, aussi l’avais-je gentiment
encouragé à apporter tout ce qu’il voulait.
— Pourras-tu me prévenir dès que l’argent de maman sera sur ton compte ?
lui dis-je quand il me donna un baiser, sur le seuil.
Je n’aurais su dire ce qui me paraissait le plus étrange : qu’il reste tout seul
chez moi ou de le savoir en possession des économies de ma famille.
Heureusement que j’avais confiance en lui !
— Je te tiendrai au courant de toutes les étapes, promit-il. Normalement,
l’achat et la vente auront lieu aujourd’hui, mais si l’argent de ta mère n’est pas
tout de suite prélevé, alors la vente sera différée à demain.
— Et alors nous aurons vraiment quelque chose à fêter, dis-je en souriant. Je
t’aime.
Il me donna un baiser ardent.
— Moi aussi, je t’aime. À vendredi.
Après avoir tourné à l’angle de ma rue et perdu Thomas de vue, je téléphonai
à ma mère.
— Bonjour, maman.
— Ah, ma chérie, bonjour ! Tout va bien ?
— Oui, je suis en chemin pour l’école.
— Tu as hâte de partir en voyage ?
— Oui et non, répondis-je en toute honnêteté. Si c’était une semaine
normale, je serais impatiente, mais Thomas va apporter quelques cartons dans
mon appartement et…
— Ah, il s’installe chez toi ? m’interrompit-elle sur un ton taquin. Dis-moi,
c’est vraiment sérieux entre vous.
— J’espère, dis-je en riant. Tu vas quand même lui verser cent cinquante
mille livres !
— Tu veux vraiment qu’on aborde le sujet maintenant ? me demanda-t-elle
d’un ton moins enjoué. Je voulais justement t’appeler avant d’aller à la banque
pour… Enfin, tu vois, juste pour vérifier que cela te convient toujours.
Même si j’étais plus que certaine que nous avions raison de réaliser cette
transaction, j’en étais presque malade.
— Absolument, répondis-je, sans prêter attention à mon sentiment profond.
Cela va nous permettre d’entreprendre tous les travaux de restauration
nécessaires pour la maison.
— Tu sais, je suis sortie acheter quelques magazines, hier, me dit-elle d’un
ton excité de petite fille. Et honnêtement, Beth, ils présentent de superbes
demeures.
J’éclatai de rire.
— Comme la tienne. Elle a juste besoin d’un petit lifting.
— Tu sais, je crois que j’ai trouvé la cuisine de mes rêves. Elle est dans le
style Country Shaker, avec des poignées rétro et un comptoir en granit blanc. Et
je pensais même acheter un four à micro-ondes, toutes les maisons dans ces
revues semblent en avoir. Je ne m’en servirai sans doute pas, mais ça va bien
avec ce genre de cuisine, non ? Si tu voyais ce qu’on fait, aujourd’hui, Beth ! Et
ne me lance pas sur les salles de bains… Elles ont toutes des douches sans
rebord, et aucune n’a de vieux rideaux moisis autour de la baignoire. Mes
hanches me remercieront, je t’assure.
Elle en plaisantait, mais je n’appréciais pas du tout la façon dont elle avait
vécu toutes ces années. Ces travaux lui permettraient de changer radicalement
d’existence.
— Avertis-moi quand tu auras transféré l’argent ! lui dis-je. On pourra peut-
être aller en ville ce week-end pour voir tout ça de plus près et avoir d’autres
idées.
— J’en suis tout excitée, me répondit-elle, haletante. Je t’appelle dès que je
suis passée à la banque. Allez, amuse-toi bien !
Et ce fut le cas jusqu’au lendemain. Jusqu’à ce que je découvre qu’aucune
nouvelle de personne ne m’était parvenue.
— Tu as eu des problèmes avec ton téléphone ? demandai-je à Maria au petit
déjeuner.
Les enfants, à côté de nous, mangeaient leur porridge, mais de toute évidence
à contrecœur. Quand le cuistot entendit l’un d’eux se plaindre d’un goût de
carton, il nous prévint qu’il nous préparerait « quelque chose de plus adapté à
des palais d’adultes ». Je ne sus si je devais en rire ou en pleurer quand il nous
servit le même porridge avant de poser bruyamment un pot de confiture de
framboises sur la table entre nous.
— Le service, ici, est une catastrophe, me dit alors Maria.
Pendant quelques secondes, je ne sus si elle parlait du réseau téléphonique ou
du petit déjeuner.
— Jimmy m’a envoyé un mail pour me dire qu’il avait essayé de m’appeler
et de m’envoyer un texto, mais que rien ne passait. Et je n’ai rien reçu de
personne depuis qu’on est ici.
— Ah, je comprends mieux ! dis-je, soulagée, même si mon estomac restait
noué.
Je repoussai le bol dont le contenu m’évoquait une mixture à base de ciment
et ajoutai :
— J’attendais que maman et Thomas se manifestent, mais rien.
— Appelle-les du fixe à la réception, suggéra-t-elle.
— Bonne idée.
Je téléphonai en premier à Thomas et tombai tout de suite sur son répondeur,
mais ce n’était pas son message habituel. Aussi, reposant immédiatement le
téléphone, je composai de nouveau le numéro pour entendre à l’autre bout le
même message automatique.
Une voix féminine semblable à celle d’un robot disait en effet : « … Laissez
un message après le signal sonore. »
— Salut ! dis-je, pas certaine d’avoir fait le bon numéro. C’est moi, Beth. Je
voulais juste te dire que ni les appels ni les textos ne passent, ici. J’espère que
tout va bien et que la transaction s’est déroulée comme prévu. Si tu pouvais
appeler l’hôtel et laisser un message à mon intention, ce serait génial. Parce que
si tu ne me donnes pas de nouvelles, je vais croire que tu as saccagé mon
appartement et que tu t’es enfui avec l’argent.
Et je me forçai à rire avant de raccrocher.
J’appelai ensuite maman, qui décrocha immédiatement.
— Oh, quel soulagement ! s’écria-t-elle d’une voix un rien affolée. Je t’ai
appelée et envoyé des textos, et j’étais un peu inquiète que tu me laisses sans
nouvelles.
Était-ce parce qu’elle redoutait que je ne sois tombée d’une montagne, ou
qu’il n’y ait eu un problème avec la transaction ?
— Non, tout va bien, lui assurai-je. Mon portable ne marche pas, ici, alors je
t’appelle du fixe de l’hôtel.
— Bon, si tout va bien, c’est parfait, répondit-elle avant d’ajouter : Thomas
a-t-il reçu l’argent ?
— Oui, répondis-je tout de suite.
— Donc, tout s’est déroulé comme attendu ? On a obtenu combien,
finalement ? J’ai tellement hâte de le savoir.
— Tout s’est bien passé, lui assurai-je, ne sachant pourquoi je mentais. Je
n’ai pas pu parler à Thomas ce matin, mais il me communiquera le montant final
dès que je l’aurai.
Je l’entendis pousser un soupir de soulagement.
— Bien, je suis soulagée. J’ai à peine fermé l’œil cette nuit, tant j’étais
inquiète.
— Tu ne dois vraiment pas te tracasser, maman. Dès que je l’ai en ligne, je
t’appelle.
— Entendu, ma chérie. Je me sens bien mieux, maintenant que je t’ai parlé.
Après cette conversation, j’avais toujours la nausée, et elle devint de plus en
plus menaçante…
— Excuse-moi, parvins-je à articuler à l’intention de Maria.
Et je me précipitai vers la porte des toilettes devant lesquelles nous passions
justement. Une seconde plus tard, et c’était sur elle que je me répandais…
— Ça va ? me demanda-t-elle prudemment à travers le mince battant.
— Euh… non, finis-je par dire, confirmant l’évidence. Je ne me sens pas
bien.
— Bon sang, tu crois que c’est à cause du porridge ? Il faut qu’on parte dans
une minute.
— Je ne pense pas pouvoir faire du canoë avec vous ce matin, dis-je.
À cette pensée, je sentis une nouvelle vague de nausée monter en moi.
— Pas de problème, répondit-elle. Tu veux que je reste avec toi ?
— Non, tout va bien, dis-je en ouvrant la porte de la cabine.
— Mince alors, tu en as, une tête ! s’écria-t-elle. C’est dû à quoi, selon toi ?
— Je l’ignore, dis-je en toute honnêteté.
Le sentiment d’inquiétude que je sentais croître en moi à cause de la
transaction ne pouvait tout de même pas expliquer ce vomissement !
— Si tu pouvais y aller sans moi, je t’en serais très reconnaissante.
— Bien sûr, répondit-elle en me frottant le dos. Tu as réussi à joindre
Thomas ?
Je ne pus que secouer la tête.
— Pas encore, je le rappellerai plus tard.
— Va dans ta chambre et repose-toi, d’accord ? Je viendrai prendre de tes
nouvelles au déjeuner.
Je parvins à dire au revoir aux enfants avec le sourire, m’efforçant de ne pas
me sentir coupable quand le petit Theo déclara :
— Mais, mademoiselle Russo, ce sera bien moins drôle sans vous.
— Allons, pas du tout ! promis-je en lui ébouriffant les cheveux. On fera de
la descente en rappel, cet après-midi, et je ne veux manquer ça pour rien au
monde.
Mais le monde était, semblait-il, devenu un lieu bien précaire. Il suffisait
qu’il sorte légèrement de son axe, et tout partait à la dérive.
— Vous n’avez vraiment aucun message pour moi ? demandai-je à la
réception de l’auberge, juste avant le déjeuner. Quelqu’un d’autre que vous a
peut-être pris l’appel ?
L’homme secoua la tête d’un air impuissant.
Quand Maria vint me rendre visite dans ma chambre, je lui dis :
— Je suis vraiment navrée, mais je ne vais, hélas, pas pouvoir rester.
Ce qui n’était pas tout à fait vrai – j’aurais pu physiquement rester –, mais je
n’avais vraiment pas le cœur à descendre les montagnes en rappel, ni à
construire un radeau au milieu d’un lac. Au mieux, je serais obligée de rester à
l’auberge, qui n’était pas un lieu particulièrement confortable même en temps
normal, et encore moins quand on était malade et qu’on avait envie d’être dans
son lit. Je tus le fait que j’étais contrainte de rentrer le plus vite possible afin de
vérifier que tout allait bien du côté de Thomas. Et que, une fois rassurée, je
pourrais revenir, affranchie de l’appréhension qui m’empoisonnait lentement le
corps.
Je tins mon téléphone dans mon giron pendant tout le trajet en taxi jusqu’à la
gare, attendant impatiemment que les barres du réseau s’affichent. On était à
cinq bons kilomètres de Snowdonia quand mon téléphone reprit vie. Les bips
indiquant les textos qui arrivaient en rafale se succédèrent alors que le chauffeur
klaxonnait, de toute évidence habitué aux citadins agités et irritables, fortement
désireux de retrouver la civilisation.

Tout va bien ?

Alors, c’est fait ?

Tu peux me rappeler, s’il te plaît ?

J’ai vu une cuisine merveilleuse.

Dis-moi juste si c’est fait.

Je suis inquiète, appelle-moi, s’il te plaît.

Tous les messages qui, les uns après les autres, éclairaient mon écran
provenaient d’une même personne : maman.
Chapitre 27

Quand j’arrivai à Londres, à la gare d’Euston, j’avais appelé Thomas vingt


fois et je frôlais l’hystérie. S’il n’était pas mort, il avait intérêt à avoir une bonne
excuse.
Lorsque je tournai à l’angle de ma rue et que je vis sa voiture garée devant
chez moi, j’expirai tout l’air que je retenais dans mes poumons. Cela n’excluait
toutefois pas qu’il ait eu un accident, voire pire, mais au moins il était ici, nous
étions encore ensemble, et il ne nous avait pas joué un sale tour, à maman et moi,
car, à raison ou à tort, cette idée m’obsédait.
La honte me brûla les joues alors que je repensais à cette journée déjà
recouverte de brume, dans mon cerveau : je n’arrivais pas à croire que les doutes
que j’avais laissés s’y infiltrer venaient vraiment de moi. En le voyant sortir de
chez moi, décontracté, son bagage contenant son nécessaire pour la nuit sur
l’épaule, je voulus l’appeler, mais attendis finalement un instant, le temps de me
ressaisir. D’effacer la culpabilité qui, j’en étais certaine, devait se lire sur mon
visage.
Son visage s’éclaira d’un grand sourire quand il arriva au niveau de sa
voiture : m’avait-il déjà repérée, mais faisait-il mine que non, afin de ne pas
gâcher la surprise que je lui préparais ? J’accélérai le pas, du moins autant que je
le pus, les roues de ma valise étant entravées par les pavés inégaux.
Et subitement, je me figeai : Thomas venait de se pencher vers la vitre du
côté passager de la voiture. J’aurais tant aimé le voir discuter avec un collègue
ou même ma mère, qu’il aurait par exemple gentiment invitée à déjeuner pour
fêter la transaction. Oui, j’aurais tellement voulu qu’il soit avec une tout autre
personne que cette blonde séduisante qu’il était en train d’embrasser.
J’eus l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre ; d’instinct, je
m’accroupis derrière la haie d’un voisin. Mes jambes avaient-elles flanché ou
bien avais-je été trop effrayée par le spectacle ? Comment tout pourrait-il
redevenir comme avant si j’admettais la véracité de la scène dont je venais d’être
témoin ? Si Thomas savait que je l’avais surpris…
Il me fallut un peu de temps pour réfléchir avant d’agir, or les secondes
m’étaient comptées. J’entendis le moteur de la voiture vrombir…
Réfléchis, vite, réfléchis !
Je me relevai au moment où la voiture démarrait, et une femme, sourire aux
lèvres, me regarda par la vitre côté passager au moment où ils passèrent devant
moi. Elle demeura impassible à ma vue, sans avoir l’air de se rendre compte que
l’homme qu’elle venait d’embrasser était mon petit ami. Tout ce qu’elle avait pu
voir en moi, c’était une jeune femme qui revenait de voyage, peut-être heureuse
d’être à la maison et de retrouver son amoureux.
Ce que j’avais vu en elle, c’était une salope qui venait de me le prendre.

Déjà hors d’haleine à cause du choc et de la douleur, je traversai la chaussée
aussi vite que possible, profitant du fait que mes jambes de plomb me portaient
encore. L’idée fugitive me passa par la tête, alors que j’introduisais la clé dans la
serrure, qu’il avait peut-être changer les verrous. Mais dans quel but aurait-il agi
ainsi ? Il me trompait, il n’essayait pas de me dépouiller de ma vie, même si je
redoutais qu’en réalité ce ne soient que les deux facettes d’une même réalité.
Je fonçai vers la chambre, espérant voir ses affaires chéries remplir mon
espace familier, mais rien n’avait changé depuis mon départ. Dans ma garde-
robe en revanche, où ses vêtements avaient allégrement côtoyé les miens, il
manquait ses chemises et pantalons. Seule demeurait vaguement sa fragrance,
preuve qu’il avait bien existé.
Anéanti, mon cerveau ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait. Était-
il parti deux jours en voyage avec sa maîtresse ? Reviendrait-il vendredi,
prétendant que tout allait bien et s’imaginant que je n’étais au courant de rien ?
Ou bien avais-je juste été témoin de la scène où il sortait de ma vie ?
Je cherchai mon sac dans mon téléphone, mais en réalité j’agitai juste les
doigts à l’intérieur tandis que mon cœur cognait fort dans ma poitrine. Les
larmes ne brouillaient pas seulement ma vue. Elles m’empêchaient d’y voir clair
dans mes pensées.
— Je me fiche de cette femme, dis-je à haute voix. On pourra surmonter ça,
reviens juste à la maison, s’il te plaît.
Je le rappelai et tombai de nouveau sur le message impersonnel de cette voix
féminine désormais familière à mes oreilles.
— Appelle-moi de toute urgence, dis-je entre mes dents à son répondeur,
respirant avec difficulté. Si tu ne me donnes pas de nouvelles dans l’heure,
j’appelle la police.
Je me laissai glisser contre le mur pour m’asseoir par terre, dans cette
chambre où, quelques jours plus tôt encore, nous avions fait l’amour, où il
m’avait dit qu’il voulait qu’on vive ensemble, m’avait suppliée de ne pas le
quitter. Tout cela n’était-il donc que mensonges ?
Non, c’était impossible, il n’aurait pas pu faire si bien semblant de m’aimer.
Il n’aurait pu feindre tout ce que nous avions vécu. C’était exclu.
Puis je me rappelai ce qu’il avait lancé, au moment de mon départ. L’argent
avait-il été son unique motivation ?
Je me représentai le visage souriant de ma mère, enthousiaste à l’idée de
redonner à sa maison adorée sa splendeur passée. Je l’imaginai dans la chaude
lumière de la cuisine, là où mon père avait l’habitude de la faire tournoyer, et
l’entendis répéter qu’elle ne partirait jamais d’ici. Que tant qu’elle nous avait,
lui, moi, et que son cœur battait, elle ne permettrait jamais qu’on s’en prenne à
cette demeure que nous aimions tous.
À cette pensée, mon estomac se contracta et je me précipitai aux toilettes,
pour y régurgiter le sandwich que j’avais réussi à avaler dans le train. Dans cette
position, je remarquai en levant les yeux que, dans le verre qui avait contenu
deux brosses à dents côté à côté sur le lavabo, il n’y en avait plus qu’une.

Dès que je m’en sentis capable, j’appelai maman, ne sachant ce que j’allais
lui dire.
— L’argent a-t-il été définitivement prélevé de ton compte ? demandai-je
d’une traite dès qu’elle décrocha, sans lui laisser le temps de dire « allô ».
— Ah, c’est toi, ma chérie ! Oui, pourquoi ? m’interrogea-t-elle d’un ton
perplexe.
— Non, mais as-tu vraiment vérifié ?
J’étais si paniquée que mon ton était plus tranchant que je ne le voulais.
— Oui, pourquoi ? s’enquit-elle encore d’un ton hésitant, alimentant mon
désarroi. Thomas ne l’a-t-il pas reçu ? Tu m’avais pourtant dit que c’était le cas,
non ?
Je séchai : que devais-je dire ? Que je lui avais menti ? Cette somme aurait-
elle pu être versée par erreur sur un autre compte ? Thomas pouvait-il être
exonéré de toute malhonnêteté, à part celle d’avoir embrassé une femme qui
n’était pas sa petite amie ? Devais-je lui avouer que je pensais que nous avions
été victimes d’une escroquerie ? Était-il nécessaire qu’elle sache que chaque
penny qu’elle avait mis de côté était probablement en route pour Rio de Janeiro ?
Quand on s’apprête à briser le cœur de la personne qu’on aime le plus au
monde, comment s’y prend-on pour faire le moins de dégâts possible ?
Non, je ne pouvais pas me résoudre à lui expliquer la situation au téléphone,
elle méritait mieux que cela ! Par conséquent, je sautai dans ma voiture et, durant
le trajet, je repensai à tout ce qui s’était passé, et cherchai une raison logique au
comportement de Thomas. Ma propre douleur pâlissait pour devenir
insignifiante en comparaison avec celle de maman, avec sa fierté perdue, sa
promesse finalement non tenue à mon père et cet avenir qui, à peine envisagé, lui
glissait déjà entre les doigts…
Et tout cela par ma faute !
Chapitre 28

Je ne me souviens plus de mon trajet pour Treetops, l’Ehpad où résidait la


mère de Thomas, mais je me retrouvai soudain au volant de ma voiture à un
carrefour situé à moins d’un kilomètre de l’établissement, klaxonnée et huée de
toute part par les autres automobilistes.
Tu as encore une chance, pensai-je en appuyant sur « Appel » en face du
numéro de Thomas.
La sonnerie retentit, constante, comme si la ligne n’était pas attribuée. Même
la voix de robot avait laissé tomber.
— Et merde ! m’écriai-je à voix haute en tapant de la paume sur le volant.
Je ne savais que faire. Toujours au carrefour, je me demandai quelle direction
prendre : devais-je tourner à droite, et revenir chez ma mère pour lui raconter ce
que j’avais fait, enfin ce qu’il avait fait ? Ou bien prendre à gauche et rejoindre
le seul lien qui me reliait à Thomas ? L’automobiliste derrière moi actionnait son
klaxon avec impatience : je regardai dans le rétroviseur et vis un homme agiter
les mains à mon intention, me forçant à prendre une décision.
La jeune fille à la réception n’était pas la même que lors de notre visite,
constatai-je en m’approchant d’elle, la nausée au ventre. Si elle me disait que je
ne pouvais pas voir Joyce, je redoutais d’éclater en sanglots. Je pris une
profonde inspiration : je devais rester calme et maîtresse de moi-même.
— Oh, bonjour ! lançai-je, m’efforçant de paraître décontractée, comme si je
venais ici tous les jours. Elise ne travaille pas, aujourd’hui ?
La jeune fille jeta un regard méfiant à droite et à gauche.
— Elle a été licenciée, murmura-t-elle.
— Ah bon ? fis-je, choquée. Mais pourquoi ?
Elle se pencha en avant.
— Apparemment, elle n’effectuait pas les contrôles nécessaires et laissait
entrer n’importe qui sans prendre les noms.
— Ça, ce n’est pas bien, dis-je. Il faut être plus vigilante.
— Exactement, répondit-elle. Donc nous demandons à présent aux visiteurs
d’indiquer leur nom et la personne qu’ils viennent voir.
Je saisis le stylo, hésitante, mon imagination déchaînée se demandant si
Thomas ne les avait pas déjà avertis que j’étais susceptible de venir.
Par prudence, j’écrivis un autre nom que le mien, et m’écartai lentement du
bureau, comme si je m’attendais à ce qu’on bondisse sur moi.
Mais je n’ai rien fait de mal, me récriai-je en silence. Si quelqu’un doit être
interpellé, c’est lui.
— Joyce est dans sa chambre ? demandai-je alors d’un ton nonchalant.
— Euh…
Et je me figeai sur place, attendant que mon cœur se remette à battre.
— Son fils est déjà là, me dit-elle. Je pense qu’ils sont au foyer.
Et merde ! J’en avais imaginé, des scénarios, mais pas celui-ci !
L’idée de m’enfuir me traversa l’esprit. Mais n’étais-je pas justement venue
ici pour le trouver ? Car même si c’était choquant, alors que je le connaissais
presque depuis six mois, cet Ehpad et son numéro de portable représentaient
mon seul espoir de lui mettre la main dessus.
Joyce était assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, parlant avec animation
à un homme, assis lui aussi, qui me tournait le dos.
Je voulus m’élancer vers lui, l’enlacer par le cou et le supplier de me dire que
tout cela était faux. Qu’il avait un problème avec son téléphone. Qu’il n’avait
pas de liaison. Qu’il avait investi avec prudence l’argent de ma mère. Qu’il était
toujours cet homme dont j’étais tombée amoureuse.
J’accélérai le pas à mesure que je m’approchais d’eux. Ma respiration était
saccadée, et à l’idée de l’énormité qui allait me tomber dessus dans une poignée
de secondes, je me mis carrément à haleter. Des secondes qui allaient déterminer
le reste de ma vie.
— Thomas ? appelai-je d’une voix qui ne ressemblait pas à la mienne.
Il se retourna et me fit face.
Ce n’était pas Thomas.
En un tournemain, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour transformer
cet homme en celui que je m’attendais à voir. Espérais voir. S’il avait juste eu
les yeux bleus, au lieu de marron, un nez droit et une mâchoire carrée, ç’aurait
pu être lui. Mais ce n’était le cas.
— En quoi puis-je vous être utile ? me demanda-t-il.
Je portai les yeux vers Joyce, en quête de son aide, mais elle paraissait me
voir pour la première fois.
— Je suis désolée, dis-je alors à l’homme. Qui êtes-vous ?
Il me considéra avec stupéfaction, et ses traits s’assombrirent.
— Je m’appelle Ben Forrester. Et vous, qui êtes-vous ?
— Il a dû y avoir une erreur, dis-je sans lui répondre. La dame à la réception
m’a dit que vous étiez le fils de Joyce.
— C’est le cas, rétorqua-t-il d’un ton méfiant.
— Oh, donc vous avez un frère ? renchéris-je, me raccrochant aux branches.
— Non, juste une sœur. Pouvez-vous me dire de quoi il s’agit ?
Je sentis tout mon être se fissurer, comme si une minuscule pioche était en
train de s’attaquer à mes croyances les plus profondes, mon sens de l’éthique,
mes garde-fous, détruisant lentement tout ce que je tenais pour vrai.
— Joyce, dis-je d’une voix essoufflée en prenant appui sur l’accoudoir de
son fauteuil, vous souvenez-vous de moi ? Je suis venue vous voir il y a
quelques jours avec votre fils, Thomas.
— Non, une minute, s’il vous plaît ! intervint l’homme, s’apprêtant à se
lever, tandis que Joyce secouait la tête, effrayée.
Je me creusai les méninges pour me remémorer le prénom qu’elle m’avait
alors attribué, puisque mon véritable nom n’aurait rien éveillé chez elle.
— Je m’appelle… Helen, finis-je par dire, la mémoire me revenant. Je suis
venue vous voir avec Thomas. Nous avons parlé de Frank et des Beatles. Vous
m’avez raconté que vous faisiez le mur, chez vos parents, pour que votre père ne
vous voie pas sortir en minijupe.
— Bon, ça suffit ! décréta l’homme, debout à présent, en me saisissant
fermement par le bras et me tirant en arrière.
— Joyce ! Je suis venue ici avec lui, hurlai-je, tandis que son visiteur
m’entraînait loin d’elle. Vous l’aviez appelé pour qu’il vienne. Vous aviez dit que
c’était lui. Vous n’arrêtiez pas de répéter : « Il est là. »
Je sentis la poigne se refermer autour de mon bras.
— Je vous en supplie, Joyce. Essayez de vous souvenir.
— Mais qui êtes-vous donc ? demanda Ben Forrester, les narines dilatées.
— Je ne sais pas, dis-je. En toute honnêteté, je ne sais pas.
Et j’éclatai en sanglots lorsque la véracité de ma propre réponse s’imposa à
moi.
Chapitre 29

Maman me lança un bref coup d’œil, puis me fit entrer.


— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle en m’enlaçant.
— Je ne peux pas… Je ne peux simplement pas…
— Bon, calme-toi, dit-elle d’un ton apaisant en me conduisant dans la
cuisine. Assieds-toi.
Elle repoussa une pile de revues de décoration vers le côté de la table,
chacune comportant des Post-it soigneusement disposés en guise de marque-
pages.
Je sentis mon cœur se briser.
— C’est Thomas…, dis-je dans un sanglot.
Elle m’attira à elle et, ma tête tout contre son ventre, se mit à me bercer
doucement.
— Ma chérie, qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?
L’espace d’un instant, je me demandai comment elle pouvait ne pas deviner.
Toutefois, si elle avait été d’un naturel un tant soit peu méfiant, elle n’aurait
jamais accepté ce plan complètement fou. Mais ne l’avais-je pas entraînée
malgré elle dans ce guêpier ? En tout cas, c’était le sentiment que j’avais.
— Il est parti, parvins-je à articuler. Il a disparu avec l’argent.
Les bercements cessèrent brutalement, et elle m’écarta d’elle pour plonger
ses yeux dans les miens, sans ciller. J’imaginai alors l’étau intérieur qui devait la
comprimer, puisqu’elle donnait l’impression de manquer de souffle.
— Que… Que veux-tu dire, au juste ? balbutia-t-elle. Qu’est-ce que cela
signifie ?
— C’est un escroc, maman. Il m’a dupée, puis t’a dupée, en nous faisant
croire qu’il agissait pour nous… Que nos intérêts lui tenaient le plus à cœur.
— Où est-il ? demanda-t-elle de façon détachée.
— Je ne sais pas.
— Où habite-t-il, alors ? Ce serait une bonne façon de commencer.
J’entendis une pointe acerbe dans sa voix, voire accusatrice.
— Tu n’y as pas pensé ? Il ne peut tout de même pas s’être volatilisé dans les
airs ?
Je laissai tomber ma tête dans mes mains.
— Je ne sais pas où il habite.
— Comment ça, tu ne sais pas où il habite ? répéta-t-elle avec froideur. Cela
fait des mois que vous sortez ensemble.
— Je ne suis jamais allée chez lui, admis-je.
Elle leva les bras en l’air avant de se ressaisir et de se mettre à faire le tour de
la cuisine, plongée dans ses pensées.
Je savais que la question allait fuser, et de fait…
— Bon, où travaille-t-il, alors ? finit-elle par demander.
— Il n’a pas de bureau. Il peut travailler de n’importe quel endroit, dès
l’instant où il a son portable sur lui.
— Et tu en as donc conclu que ça en faisait un bon parti ? questionna-t-elle
en élevant la voix. Franchement, je n’arrive pas à croire ce que j’entends.
La déception que je venais de lui causer était palpable, ce qui brisa
définitivement mon cœur déjà meurtri par Thomas et par l’argent volé.
Je me souvins alors de la dernière fois que je l’avais déçue. J’avais quatorze
ans, et elle avait trouvé une cigarette dans la poche de mon blazer de
collégienne. J’aurais voulu qu’elle me punisse, qu’elle me crie dessus, mais elle
m’avait juste dit : « Tu m’as laissée tomber. » C’était le pire châtiment qu’elle
pouvait m’infliger, et je m’étais juré de ne plus jamais la décevoir. Et j’y étais
parvenue, jusqu’à aujourd’hui.
— Je vais trouver une façon de régler tout cela, déclarai-je tout à coup, mue
par un élan de colère explosive. Comment a-t-il osé surgir dans ma vie tel un
boulet de canon et détruire tout ce qui m’était cher ?
Maman s’écroula, découragée, sur une chaise.
— Et comment comptes-tu t’y prendre ?
En dépit de tout, je pensais comme une idiote que c’était elle qui trouverait
une solution, ainsi qu’elle l’avait toujours fait. Dans mon esprit, elle était
l’adulte et moi l’enfant, aussi, bien naïvement, n’avais-je pas anticipé sa question
ni la responsabilité qui venait de m’écraser de tout son poids.
— Il ne va pas s’en tirer ainsi, je te le promets, dis-je. Je le retrouverai, et il
paiera !
Toujours assise, maman se contenta de secouer tristement la tête.
— Ç’aurait pu être pire, dit-elle dans ce qui s’apparentait à un murmure. Il y
aurait pu y avoir des enfants en jeu.
Je me revis alors en train de vomir dans les toilettes, à Snowdonia, et me
demandai brusquement pourquoi je ne m’étais pas rendu compte que mes règles
avaient cinq jours de retard. D’instinct, je me touchai le ventre, tout en tentant
désespérément d’étouffer la petite voix qui me soufflait : Peut-être qu’il y en a
un, justement.
III

DE NOS JOURS – ALICE ET BETH


Chapitre 30

Le ventre noué, Alice s’apprête à descendre de la voiture. C’est sa mère qui a


conduit les enfants à l’école les cinq jours précédents, puisqu’elle est restée au lit
à cause d’un présumé virus. Personne n’a besoin de savoir qu’elle est en pleine
crise de désespoir, anéantie par ce qu’elle a appris : son Tom adoré entretient une
liaison. Et il a conçu un enfant avec sa meilleure amie.
Elle vérifie son reflet dans le rétroviseur, se reconnaissant à peine derrière
son teint blafard et ses joues creuses.
— Allez, Olivia, on y va, dit-elle avec le maximum d’enthousiasme dont elle
est en mesure de faire preuve.
Elles marchent d’un pas rapide, Alice tête baissée pendant qu’Olivia avance
en sautillant pour la suivre.
— Tu vas me donner un point de côté, marmonne-t-elle.
Quand Alice aperçoit la voiture de Beth garée devant l’école, elle songe
d’abord à faire demi-tour.
Je ne vais pas pouvoir le supporter, se dit-elle. Mais Livvy doit aller à
l’école, se reprend-elle en s’obligeant à poursuivre son chemin.
— Il faut qu’on parle, entend-elle en arrivant à la hauteur de la vieille
Volkswagen de Beth.
Alice tire Olivia par la main et se met presque à courir.
— Alice, je t’en prie, dit Beth un peu plus fort. On ne peut pas faire comme
si de rien n’était.
— Si, c’est exactement ce que nous allons faire, répondit Alice dans un
souffle.
C’est la seule façon dont elle peut supporter l’idée de se lever le matin, car si
elle admet les faits, à savoir que son défunt mari et sa meilleure amie l’ont trahie
de la pire façon possible, elle redoute les affreux dommages que cela lui causera.
Peu importe si Beth ignorait que Tom était marié. Si toutes deux ne se
connaissaient même pas, à l’époque. La sensation de duplicité lui brûle les
poumons à chaque respiration, elle a l’impression de manquer d’oxygène.
— Mais ça n’effacera pas la situation, riposte Beth en les rattrapant, Olivia et
elle.
Sa fille la regarde, surprise qu’elle ignore Beth.
— Maman, tu es vraiment malpolie, lui dit-elle. La maman de Millie est en
train de te parler.
Ce n’est qu’à cet instant qu’Alice s’immobilise et se retourne vers la femme
qui lui a pris tout ce qu’elle tenait pour vrai. Sachant que Millie se trouve juste à
côté de Beth, elle évite soigneusement de baisser les yeux vers elle, par crainte
de voir soudainement les traits de Tom dans les siens et d’éclater en sanglots.
Une douleur bien tangible lui perce le cœur.
— Merci, répond Beth d’un ton calme.
Et les secondes semblent s’étirer comme des heures, tandis que les deux
femmes se font face pour la première fois depuis les aveux de Beth… Après
qu’Alice s’était remise de son évanouissement, elle avait tenu à rentrer chez elle
en voiture, même si le secouriste du club de sport lui avait conseillé de ne pas
bouger. Pendant un long moment, elle avait pensé avoir fait le plus bizarre des
rêves, mais quand le visage de Beth avait surgi dans sa bulle, comme une
affreuse caricature, elle était revenue en sursaut dans le monde réel. Elle s’était
alors empressée de s’éloigner le plus possible à mesure que la panique
l’envahissait. Elle ne parvenait pas à se rappeler comment elle avait regagné son
domicile, ni ce que quiconque lui avait dit durant les jours qui avaient suivi. Elle
s’était juste mise au lit, la tête sous la couette, ne voulant rien voir ni entendre,
tandis qu’elle se débattait avec l’énormité de la déception qui l’avait assaillie…
— Je n’ai pas arrêté de t’appeler, dit tranquillement Beth.
— Il n’y a rien à dire, déclare Alice d’un ton rauque.
Elle s’éclaircit la voix, résolue à ne pas montrer la profondeur de son
chagrin.
— J’ignorais que mon Thomas était ton Tom, dit Beth. Comment aurais-je
pu le savoir ?
— Tu aurais dû te renseigner ! s’étrangle Alice, les larmes aux yeux. Tu
aurais dû savoir que l’homme avec qui tu… que l’homme que tu voyais était
marié. Comment as-tu pu ne pas t’en rendre compte ?
— Parce qu’il était très doué pour la dissimulation. N’oublie pas combien
j’ai été lésée, moi aussi, dans cette affaire. Je pensais que le père de mon…
Elle s’interrompt et regarde Millie. Alice refuse de suivre son regard.
— Allez donc jouer un peu loin, les filles, leur suggère Beth. La cloche ne va
pas tarder à sonner.
Les deux enfants donnent un baiser à leurs mères et s’éclipsent.
— Dans ma grande naïveté, dont je suis à présent consciente, poursuivit
Beth, il ne m’est pas venu un instant à l’idée qu’il était peut-être marié.
— Mais tu m’as dit l’avoir vu avec une autre, réplique Alice. C’était
forcément moi. Sauf si tu insinues qu’il avait d’autres maîtresses.
C’est la première fois qu’elle envisage cette éventualité, et elle en porte la
main à son cœur.
Beth baisse les yeux.
— Je ne sais pas si la femme que j’ai vue, c’était toi ou pas. Tout s’est passé
si vite. Je ne me souviens pas. Elle était blonde et belle, mais je pensais qu’il me
trompait moi, que la victime, c’était moi. Si j’avais su qu’il avait une maîtresse,
une autre famille…
— Je ne suis pas la maîtresse, siffle Alice entre ses dents, consciente des
autres mères alentour. Nous ne sommes pas juste une autre famille. Tom était
mon mari, et le père de notre fille.
— Je suis navrée, dit Beth, mais il était aussi le père de Millie.
Alice émet un grognement sarcastique.
— Il n’a jamais vu Millie, donc, par pitié, ne fais pas de lui le père de
l’année.
— Maintenant, je comprends pourquoi il nous a subitement abandonnées, dit
Beth en pleurant.
— Savait-il seulement que tu étais enceinte ? questionne Alice.
Et elle plisse les yeux en les plongeant dans ceux de son ennemie jurée
qu’elle avait prise pour sa meilleure amie.
— L’a-t-il su avant de mourir ? insiste-t-elle.
Beth secoue la tête avec gravité.
— Je n’ai jamais eu l’occasion de l’en informer. Pendant tout ce temps, je me
disais qu’il menait une vie de pacha, indifférent au mal qu’il m’avait fait, mais,
tout au fond de moi, je savais qu’il ne m’aurait pas abandonnée comme ça.
Elle lève les yeux vers Alice et poursuit :
— Toi et moi étions bien trop amoureuses de lui pour nous rendre compte de
quoi que ce soit. Mais maintenant que je sais que ce n’était pas délibéré de sa
part, je me sens mieux.
Alice éprouvait exactement l’inverse. Elle n’aurait jamais imaginé ressentir
un chagrin pire encore que celui causé par le décès de Tom. Elle était alors
certaine d’avoir touché le fond, mais en était revenue, traçant des marques sur
les murs pour jalonner son retour dans le monde des vivants. Cela lui permettait
de se rappeler le chemin parcouru et la retenait de revenir en arrière. Mais, à
présent, elle se sent glisser sur la pente du désespoir, tant son chagrin est grand,
comme au moment de la mort de Tom.
— Combien de temps vous êtes-vous vus ? demande Alice d’une voix froide.
— Six mois avant que je tombe enceinte, et puis il a disparu.
Alice creuse ses méninges déjà fatiguées, s’efforçant de comprendre
comment tout cela a bien pu arriver. Au tout début, elle avait complètement
exclu cette possibilité, estimant qu’elle avait une chance sur un million d’être
vraisemblable. Cependant, à mesure que les dates et les faits s’enracinaient en
elle, la probabilité que le Thomas de Beth et son Tom soient la même personne
devenait difficile à écarter.
— Je ne veux pas parler ici, déclare Alice.
Puis elle tourne les talons et s’éloigne.
— Tu ne peux pas faire comme si de rien n’était, répète Beth. Il faut que
nous en rediscutions.
Alice s’arrête et se retourne, traits durcis, et quand elle reprend la parole, sa
voix ne ressemble pas à la sienne :
— Il est inutile de discuter de quoi que ce soit. J’étais sa femme. Sophia est
sa fille. Et aucune conversation n’y changera jamais rien.
Sur ces mots, elle se précipite vers sa voiture, laissant Beth sur le trottoir,
abasourdie.

Lorsqu’elle arrive chez elle, elle ouvre la porte d’entrée et lance d’un ton
aussi enjoué que possible :
— Je suis de retour !
— Salut ! s’écrie à son tour Nathan. Je suis en haut.
Elle monte l’escalier avec lenteur, s’efforçant à chaque marche de garder le
sourire. Elle ne sait pas au juste si elle agit dans l’intérêt de Nathan ou celui de
Sophia.
— Tout va bien ? demande-t-elle en passant la tête par la porte de la chambre
de Sophia.
— Mmm, répond celle-ci sans lever les yeux de son portable.
Alice attend, espérant une réponse plus éloquente de sa fille intelligente et
bien élevée. Mais elle ne lui offre que le haut de son crâne à contempler. Encore
une fois.
— Je pense qu’il faudra qu’on reparle de cette histoire de téléphone,
commence Alice. (Sophia lève les yeux au ciel.) J’aimerais aussi que tu me
respectes un peu plus.
— Oui, maman, répond-elle en posant son portable sur ses genoux et se
redressant.
Mais Alice voit bien que sa main la démange de le reprendre.
— Cela m’est égal que tu l’utilises pour communiquer avec tes amis, tes
vrais amis, mais pas avec tes sept cents contacts sur Facebook, peu importe le
chiffre exact, d’ailleurs.
Sophia lui adresse un petit sourire ironique.
— Personne n’utilise plus Facebook. C’est Snapchat, maintenant.
— Bon, peu importe le nom. Je préfère que tu passes ton temps dans la vie
réelle, au lieu de t’en inventer une sur les réseaux sociaux.
— Je n’invente rien du tout, proteste-t-elle.
— J’espère que non, mais tous les autres ne se gênent probablement pas.
Sophia pousse une exclamation de désapprobation, et Alice lui jette un
regard noir.
— Les vies de ces gens sont inventées, reprend Alice en saisissant l’objet
incriminé.
Sophie le regarde alors comme si c’était un bébé que sa mère s’apprêtait à
jeter sur la chaussée.
— Ce ne sont pas des existences qui doivent te servir de modèles, car elles
ne sont pas réelles, et je pense que cela fait peser sur les enfants une pression
affreusement lourde pour vivre d’une certaine façon ou avoir telle apparence.
— Je ne tiens pas compte de ces c…
Alice hausse les sourcils, et sa fille ne termine pas sa phrase. Elle détourne
les yeux, l’air penaud.
— Il y a aussi des trucs très utiles, sur les réseaux, pas juste des bêtises et des
mensonges.
— Par exemple ? insiste Alice.
Sophia tend la main, et Alice lui rend, réticente, son portable. Sa fille tape
sur quelques touches, puis le brandit.
— Ça, par exemple. Je peux voir où sont tous mes amis.
— Et en quoi cela peut-il t’être utile ? s’exclame tout à trac Alice, un peu
plus fort que voulu.
Malgré tout, elle ne peut s’empêcher de penser que si un tel outil avait existé
à l’époque de son mariage avec Tom, il lui aurait peut-être permis de découvrir
qu’il entretenait une liaison avec Beth. Puis elle se dit que si cela avait existé, il
aurait été possible de localiser Tom dans la montagne, et il serait revenu à la
maison avec juste quelques hématomes prouvant sa mésaventure.
M’aurait-il quittée malgré tout ? se questionne-t-elle. Serait-il parti
retrouver Beth dès qu’elle lui aurait appris qu’elle était enceinte, abandonnant
la famille qu’ils formaient ensemble ?
Elle chasse cette pensée de son cerveau, car cela n’a plus d’importance. Ce
qu’elle tenait pour vrai depuis dix ans est un mensonge, et elle déteste l’idée
d’avoir vécu un pan de sa vie à moitié. Elle aurait pu devenir une autre,
s’installer ailleurs ; au lieu de quoi, elle avait été paralysée, pour toujours
effrayée que quelque chose n’arrive à une personne qui lui était chère, ou que la
vie ne l’arrache à ceux qui avaient besoin d’elle.
— Regarde, dit patiemment Sophia en montrant le téléphone à Alice. Grâce à
cette appli, je peux savoir où sont mes amis.
Alice plisse les yeux pour voir des silhouettes miniatures de dessin animé
disséminées sur une carte.
— Là, c’est Hannah. Elle se trouve dans une voiture qui remonte Upwood
Road.
Alice regarde de plus près et est surprise de voir l’avatar à la chevelure
blonde de Hannah assise dans ce qui ressemble à une petite voiture en plastique.
— C’est insensé ! s’écrie-t-elle. Tu peux voir ce que chacun est en train de
faire ?
— Parfois, oui. Tiens, là, c’est Jack, et il écoute de la musique.
Un garçon équipé d’écouteurs lui adresse alors un sourire.
— Et là, c’est moi.
Et Sophia zoome sur une fille avec des couettes, qui sourit de la maison où
toutes deux se trouvent.
Alice n’arrive pas à trouver ses mots.
— Ça ne va pas du tout, à tous les niveaux. Je ne veux pas que tu sois là-
dessus.
— Maman, tout le monde y est.
— Je m’en fiche. Je ne veux pas que tout le monde sache où tu te trouves.
— Mais on peut se déconnecter, tu sais.
— Eh bien, éteins-moi ça, s’il te plaît… Euh, attends, une seconde. Qui c’est,
celui-là, près de toi ?
— C’est Nathan, dit-elle en éclatant de rire.
— Mais qu’est-ce qu’il fait là ? demande Alice d’une voix aiguë et tendue.
Pourquoi a-t-il besoin d’être sur Snapchat ?
— C’est moi qui l’y ai mis, répond Sophia, les prunelles brillant de malice.
Alice regarde sa fille, yeux écarquillés.
— Tu as vraiment intérêt à supprimer sa localisation, ou en tout cas faire le
nécessaire pour qu’il ne soit plus là. Et je ne veux pas non plus que tu partages
des informations personnelles avec le reste du monde.
— Pour supprimer Nathan, je dois le faire de son téléphone.
Alice s’apprête à l’appeler, mais elle se ravise : au fond, savoir où il se
trouve pourrait peut-être lui être utile, un jour. Mais, dès que cette pensée lui
traverse l’esprit, elle s’efforce de la repousser.
— OK, bien, fais ce que tu as à faire.
Sophia hoche la tête d’un air conciliant, et Alice s’apprête à sortir, mais
immédiatement des pensées négatives l’assaillent. Elle se porte mieux quand elle
parle, elle le sait bien, maintenant, cela lui permet de se concentrer sur autre
chose. Entre deux discussions, la panique s’installe. Et, actuellement, elle lutte
éperdument contre la voix qui lui souffle de ne pas céder aux sirènes auxquelles
elle redoute de succomber…
— Nous partons dans quinze minutes pour l’aéroport, dit-elle en se raclant la
gorge. Tu es sûre que tout va bien se passer ?
Et elle résiste à l’impérieux besoin de se jeter sur le lit de Sophia et
s’accrocher à elle.
Si seulement cette journée pouvait ressembler à toutes les autres, quand son
premier mari était celui qu’elle croyait et qu’elle ne s’apprêtait pas à prendre un
avion pour s’envoler à des milliers de kilomètres de ses enfants, alors tout irait
bien.
Et si l’appareil se crashe ? Si je meurs ? Si les enfants ont besoin de moi en
mon absence ?
Des pensées irrationnelles résonnent dans sa tête quand elle se tourne vers sa
fille en se demandant si ce n’est pas la dernière fois qu’elle voit son merveilleux
visage.
Non, se réprimande-t-elle, je ne suis plus cette femme-là.
— Grand-mère arrivera à l’heure du dîner, dit-elle dans un ultime effort pour
noyer ses pensées négatives.
Sophia lève les yeux au ciel.
— Je ne comprends pas pourquoi tu lui as demandé de venir ! Franchement,
j’ai presque seize ans, je peux rester toute seule.
— Toi, peut-être, mais il faut penser à Livvy, dit Alice en prenant appui
contre la porte. Et puis ce serait trop lourd pour toi si tu en avais la
responsabilité.
— Dans ce cas, pourquoi ne va-t-elle pas chez grand-mère, et moi je reste
ici ?
Alice pousse un profond soupir.
— On en a déjà suffisamment parlé. Vas-tu accepter, à la fin, ce que je te dis
de faire ? Tu sais comment nous nous sommes organisés, pendant notre absence,
alors ça suffit !
— Quand vas-tu enfin me traiter comme une adulte ? souffle Sophia tandis
qu’Alice sort.
— Quand tu te comporteras comme telle, répond Alice de la même façon,
tout en ayant conscience que ses propos sonnent comme ceux de sa mère, vingt
ans plus tôt.
Elle entre dans sa chambre, où Nathan fait les bagages, et ne peut
s’empêcher de remarquer la différence entre leurs talents d’organisation. Alors
que sa valise est grand ouverte et remplie de vêtements choisis à la hâte et
déposés de façon désordonnée, Nathan a posé ses costumes sur son lit, chacun
accompagné des paires de chaussettes correspondantes et des accessoires
coordonnés.
— Salut, chérie, dit-il en l’attirant contre lui. Tout va bien ?
Elle lui adresse un sourire tendu.
— Tu es certaine de toujours vouloir partir ? demande-t-il en l’embrassant.
— Absolument !
— À quelle heure arrive ta mère ?
Alice regarde sa montre.
— Elle va chercher Livvy à l’école, puis préparera le dîner des filles.
— Et cela te convient ?
Il hésite avant de poursuivre, comme s’il craignait d’ouvrir la boîte de
Pandore.
— Je veux dire, laisser les filles ? ajoute-t-il.
— Oui, dit-elle, sans prêter attention au poids qui l’oppresse au niveau de la
poitrine. Pas de problème.
— On va profiter de ce voyage d’affaires pour prendre aussi du bon temps,
n’est-ce pas ?
— Bien sûr, déclare-t-elle.
Et elle le pense, car elle ne se rappelle plus la dernière fois qu’elle s’est
vraiment détendue. Il faudra peut-être qu’elle augmente sa dose de médicaments
pour y arriver, mais elle y parviendra, elle y est déterminée.
— J’ai du mal à suivre tes retournements, dans tes prises de décision ! dit-il
en l’embrassant sur le nez. Il y a peu, tu refusais qu’AT Designs prenne des
risques financiers et tu étais prête à renoncer à ce projet au Japon, et maintenant
tu proposes d’investir un million de livres dans un site que tu n’as jamais vu.
Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Elle pourrait lui avouer la vérité, lui dire que l’homme pour qui elle a réalisé
tout cela, celui dont elle entretenait le souvenir bien vivant en elle, refusant de
l’oublier, n’était rien d’autre qu’un salaud qui a multiplié les infidélités. Mais
elle ne veut pas que le mérite de son revirement revienne à Tom. Elle souhaite
que Nathan pense qu’elle agit ainsi de sa propre initiative, plutôt que pour un
motif venant d’outre-tombe.
— Je crois que tu as raison, dit-elle. Il est temps de vraiment nous lancer, et
si nous devons pour cela sortir de notre zone de confort, je suis prête à en
assumer les risques.
— Je t’aime, madame Davies, répond-il.
— Moi aussi, je t’aime, monsieur Davies, renchérit-elle, renonçant
définitivement d’être Mme Evans.
Chapitre 31

— Ça ne me semble pas si immense que ça, dit Alice, surprise en découvrant


la bande de terrain vague qui s’étend devant elle.
— Tu seras étonnée quand tu découvriras tous les logements qu’on peut y
construire, réplique Nathan, surtout ici, à Tokyo. Les immeubles sont très hauts
et très étroits, l’espace est si précieux, ici. On mise sur la hauteur.
— Donc, il y aura cinq étages ? demande-t-elle.
— Oui, confirme Nathan. Comme le village des athlètes, là-bas. On ne peut
pas le dépasser.
Alice met sa main en visière pour se protéger du soleil de midi tout en
scrutant, de l’autre côté de la rivière, le vaste ensemble blanc flambant neuf qui
s’élève fièrement parmi les grues et les structures métalliques, et qui formera le
site olympique.
— C’est vraiment un terrain qui vaudra de l’or, dit Alice, excitée. Et il en est
si proche.
Nathan sourit.
— Je sais. Pour l’instant, ça ressemble à un parking poussiéreux, mais la
demande sera très forte. Je n’arrive pas à croire qu’on nous en propose un si bon
prix.
Alice regarde les tours qui les entourent, semblables à des colonnes de verre
miroir s’élevant sans limite vers l’azur. Un nœud se forme alors dans son
estomac : peuvent-ils vraiment jouer dans la cour des grands au cœur d’un pays
aussi lointain du leur ? Au sein d’une culture si éloignée de la leur ?
— On y arrivera, dit Nathan, comme s’il lisait dans ses pensées.
Il regarde alors sa montre qu’il tapote doucement et désigne à Alice la
voiture qui les attend.
— On va être en retard, si on ne part pas tout de suite.
La fraîcheur de l’air conditionné la saisit quand elle se glisse dans le véhicule
où le chauffeur lui propose une serviette froide. Elle l’accepte avec gratitude et
la pose doucement sur son visage, soucieuse de ne pas enlever le maquillage
qu’elle a si soigneusement appliqué. Tout à l’heure, quand elle s’est mis du
mascara, elle a aperçu sa bague en platine, à sa main droite, ce diamant qui n’est
plus le lien indéfectible qui la reliait à Tom, mais lui rappelle la liaison qu’il a
entretenue avec Beth. D’ailleurs, qui peut affirmer que ce n’était pas un présent
destiné à cette dernière ?
Consciente qu’elle ne saurait jamais la vérité, Alice a enlevé la bague, tout à
l’heure, et l’a jetée négligemment dans son sac à main. Elle s’est alors sentie un
peu différente, comme si quelque chose avait changé en elle. Et comment aurait-
il pu en être autrement ? Elle venait de se rendre compte qu’elle avait vécu
pendant presque toute sa vie d’adulte dans le mensonge : les dix ans passés avec
Tom, ainsi que la décennie suivante sans lui. Une vie fondée sur la déception et
la tromperie. Mais, à présent, elle est enfin sortie de l’obscurité pour exister
comme une femme à part entière, à l’abri de l’impact des balles laissées par le
passé.
Elle vérifie son reflet dans son miroir de poche et essuie une petite trace de
maquillage sous l’œil. Son rouge à lèvres éclatant, assorti à son chemisier, résiste
à l’épreuve de la durée.
— Tu es magnifique, lui glisse Nathan.
Et il lui étreint la main.
Quand ils arrivent chez l’avocat, au vingt-quatrième étage d’un gratte-ciel
qu’Alice a repéré depuis le site olympique, le masque de confiance qu’elle
arbore vaillamment commence à s’effriter.
— Ne me laisse pas tomber maintenant, dit Nathan, qui l’a remarqué. Ce
projet est à notre portée.
Elle passe la langue sur ses dents du haut, car, ayant soudain la bouche très
sèche, elle craint que ses lèvres n’y restent collées.
— Monsieur Nathan, dit une Japonaise de petite taille, parlant à travers un
masque de visage. C’est un plaisir de vous rencontrer. M. Yahamoto vous attend.
Suivez-moi, s’il vous plaît.
Et elle les fait entrer dans un bureau d’angle où l’occupant effectue les cent
pas, téléphone contre l’oreille. Il esquisse un très bref sourire et leur fait signe de
prendre place autour de la table de conférence en verre.
Avec la sensation d’être une enfant jouant dans un monde d’adultes, Alice
s’oblige à prendre une profonde et lente respiration. Elle ajuste sa position pour
se sentir plus grande et carre les épaules en arrière, espérant que ce geste lui
donnera plus de présence.
— Hai, hai, dit, d’un ton sec, l’homme qui se tient devant eux avant de
raccrocher brusquement.
Puis il poursuit à leur adresse, en s’inclinant :
— Monsieur Nathan, c’est un plaisir de vous rencontrer enfin. Et ce doit être
Mlle Alice.
Alice sourit et s’incline autant qu’elle le peut.
— Tokyo vous plaît-il ? demande-t-il en leur tendant des tasses sans anse. Je
vous en prie, prenez un peu de thé vert.
Nathan examine le liquide sombre d’un air dubitatif tandis qu’Alice l’accepte
avec gratitude.
— Alors, tout est bon ? demande Nathan. On peut signer le compromis ?
— Oui, on m’a indiqué que tout était presque complet, dit l’avocat.
D’un geste impatient, Nathan tape de la main l’accoudoir de son fauteuil ;
Alice entend son alliance tinter contre le métal.
Son agitation ostensible la rend encore plus nerveuse qu’elle ne l’est déjà.
Elle tente de repousser la sensation inconfortable qui se forme en elle, les
tentacules de la peur qui remontent de son estomac pour s’infiltrer dans sa
poitrine.
Ne peut-on pas en finir avant que je ne change d’avis ? supplie-t-elle en
silence.
— Ah, ah, dit alors M. Yahamoto, ce qui la fait sursauter. Le mail vient
d’arriver. On peut signer.
L’imprimante dans l’angle de la pièce se met à crachoter, et il s’en approche
pour prendre le document qu’il attendait.
— Et voilà, nous avons les papiers que vous devez signer ! dit-il en les
rangeant avec précaution dans l’ordre avant de les présenter à Alice. Si j’ai bien
compris, vous êtes l’unique propriétaire d’AT Designs ?
— Oui, répond-elle d’une voix cassée avant de s’éclaircir la voix pour
répéter : Oui.
— Et M. Nathan vous a expliqué toutes les obligations liées au contrat ?
Alice regarde son mari, à côté d’elle, lequel hoche la tête et pose la main sur
la sienne.
— Excellent ! Donc, j’ai besoin que vous signiez ici, ici et encore ici, dit M.
Yahamoto.
Il lui désigne les emplacements avec un stylo qu’il lui tend ensuite. Elle
décline et plonge la main dans son sac, posé à terre, en quête de son « stylo
porte-bonheur », celui que Tom lui avait offert pour célébrer la signature de
l’achat de leur première maison. Depuis, elle l’a utilisé pour tous les documents
importants, pensant de manière superstitieuse que cela lui apporterait joie et
bonheur. Elle referme ses doigts sur le stylo en argent ciselé, le soupesant en le
sortant de son sac.
— Puis-je finalement emprunter le vôtre ? demande-t-elle tout à coup à M.
Yahamoto d’un ton contrit.
Elle pose alors son propre stylo sur la table, puis le regarde bouger avant
qu’il s’immobilise.
— Bien sûr, dit-il en brandissant un Bic des plus ordinaires.
Elle griffonne sa signature aux emplacements indiqués par des croix au
crayon.
— Bien, le compromis est donc signé, et dix pour cent de la somme totale
seront transférés au vendeur, précise alors M. Yahamoto.
Alice sourit, tendue, jouant toujours avec le Bic.
Comme il est révélateur, pense-t-elle, que la plus déterminante des décisions
pour l’AT Designs d’Alice et Tom ait été signée avec un autre stylo que celui que
Tom m’a offert.
— Le reste du transfert aura lieu la semaine prochaine, quand nous serons en
possession des derniers documents requis, même si je n’imagine pas qu’il puisse
y avoir le moindre problème.
— Ce fut un plaisir, déclare Alice en se levant.
Et elle tend la main à M. Yahamoto.
— Tout le plaisir est pour moi, dit l’avocat en s’inclinant avant d’ouvrir la
porte et de la tenir pour eux.
Et tout à coup, alors qu’elle monte dans l’ascenseur, elle l’entend crier :
— Mademoiselle Alice ! Vous avez oublié votre stylo.
— Gardez-le, dit-elle au moment où les portes se referment.
Chapitre 32

Le champagne lui est monté à la tête, constate Alice. Elle ne s’en était pas
encore aperçue, mais maintenant qu’elle est assise sur le siège chauffant des
toilettes, elle éprouve des difficultés à se concentrer. Elle tente de regarder
fixement la porte, mais celle-ci bouge, comme si elle était à bord d’un bateau
pris dans la tempête. Elle tend la main vers le rouleau de papier hygiénique, qui
ne se trouve pas tout à fait à l’endroit qu’elle croyait, et sa main le manque de
quelques centimètres.
— Merde ! s’écrie-t-elle à voix haute.
Combien de coupes a-t-elle bues ? Elle aurait dû éviter celle de trop. Elle
aime la façon dont l’alcool engourdit ses terminaisons nerveuses, phénomène qui
se produit normalement après trois ou quatre verres ; en l’occurrence, elle a
l’impression d’avoir vidé toute une bouteille et un peu plus.
Tout à coup, elle se rappelle qu’elle a pris des comprimés pour calmer le
stress lié à l’avion, ne pensant pas une seconde que la double dose qu’elle a
ingérée aurait d’autre conséquence que de l’envoyer dans les bras de Morphée
pendant le vol, ce qui a d’ailleurs été le cas. Mais, maintenant, elle ne peut
s’empêcher de songer que ce n’était pas une bonne idée de leur associer de
l’alcool.
Les instructions pour tirer la chasse d’eau semblent bouger constamment
devant ses yeux ; elle émet des rires nerveux chaque fois qu’elle appuie sur le
bouton sans que cela déclenche la chasse d’eau.
— Tu as beaucoup trop bu, déclare Nathan quand elle revient en zigzaguant
vers la table.
Et il éclate de rire.
— On était censés fêter le contrat, non ? répond-elle d’un ton traînant en
s’asseyant lourdement sur la chaise qu’il a tirée pour elle.
Il se penche sur la table et lui prend la main.
— On remonte dans la chambre ?
— Oh, oh, c’est une invitation, monsieur Darcy ? réplique-t-elle à voix
haute, faisant mine de se lever.
Le talon d’un de ses escarpins reste coincé dans la bride de l’autre, et Nathan
la retient de justesse avant qu’elle ne tombe.
Elle a conscience d’avoir perdu le contrôle de ses gestes à cause de la
quantité d’alcool qu’elle a ingérée.
— Quand je serai dans la chambre, je vais…
— Chut, dit Nathan en riant. Je ne crois pas que tout le monde dans le
restaurant ait besoin de savoir.
Quand ils ressortent de l’ascenseur, elle le repousse alors qu’il veut la guider
dans le couloir pour regagner leur chambre et s’appuie contre le mur au moment
où il se débat avec la carte magnétique devant la porte.
— Je vais te tenir éveillé toute la nuit, promet-elle en s’approchant de lui et
en l’agrippant par le revers de sa veste.
Elle le désire ardemment. Cela fait des semaines qu’ils n’ont pas fait
l’amour.
— Je veux que tu me fasses l’amour comme tu ne me l’as jamais fait, dit-elle
en l’embrassant.
Et, de sa langue, elle titille celle de Nathan, mordant doucement sa lèvre
inférieure.
— Et que me vaut cet honneur ? demande Nathan, un sourcil relevé.
Il serait délicat de lui avouer que, pendant presque dix ans, la pensée de Tom
l’a toujours obsédée pendant leurs ébats, qu’elle se demandait si, de là où il était
à présent, il pouvait la voir ; elle redoutait de le blesser en s’abandonnant
complètement dans les bras d’un autre, ce qui la bloquait.
Elle se déteste de n’avoir aimé Nathan qu’à moitié pendant tout ce temps,
parce que c’est bel et bien ce qu’elle a fait. Elle s’est languie d’un homme qui
couchait avec une autre, a conçu un enfant avec celle-ci, au détriment de celui
qui le méritait le plus.
— J’ai été si idiote, dit-elle alors que les larmes lui montent aux yeux. Me le
pardonneras-tu ?
— Te pardonner quoi ? questionne Nathan, sur ses gardes. Qu’as-tu fait ?
— Rien, c’est bien là le problème, dit-elle. Je n’en ai pas assez fait.
Il la regarde sans comprendre tandis qu’elle le pousse contre la porte et se
met à déboutonner son pantalon. Elle n’est pas vraiment surprise qu’il soit prêt
pour elle et que sa langue réponde à la sienne, il est évident que le désir de
Nathan est aussi impérieux que le sien.

— Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? demande ce dernier après leur
étreinte, alors qu’ils sont allongés sur la moquette.
— C’est ainsi que cela aurait dû se passer depuis le début, dit Alice, encore
toute frissonnante.
Nathan roule sur le côté et la considère.
— Qu’est-ce qui a changé ?
— Tout, répond-elle avec franchise. Tout semble différent.
Il fronce les sourcils.
— À cause du contrat ? Ou parce que tu as eu assez de courage pour venir
jusqu’ici ?
Elle s’attend à ce qu’il déclare : « Je t’avais bien dit que ce n’était pas la fin
du monde, ce voyage », et le remercie en silence lorsqu’il s’en abstient.
— J’ai juste l’impression que c’est le début d’une nouvelle période de ma
vie, dit-elle, soulagée que le brouillard lié à l’alcool commence à se dissiper.
— Eh bien, je crois que je vais tout simplement adorer cette nouvelle façon
d’être, dit-il avec un sourire. Si chaque fois on fait l’amour comme ça…
Alice rit.
— Je suis sérieuse, les choses vont changer. Je n’ai pas toujours été la femme
que tu mérites, la mère dont mes enfants ont besoin, ni la femme d’affaires que
je sais pouvoir être.
— Je trouve que tu ne t’en sors pas mal, compte tenu de…
Il s’interrompt.
— Compte tenu de quoi ? demande-t-elle aussitôt. De ma dépression
nerveuse après le décès de mon premier mari ?
— Ce n’est pas ce que je voulais…
— Je sais parfaitement ce que tu voulais dire, renchérit-elle, et j’en conviens,
seulement, je ne veux pas que le passé soit ce qui me définisse. J’en ai plus
qu’assez d’être cette personne-là. Même quand je prétends ne plus l’être, je le
suis, au fond de moi-même.
Il acquiesce.
— Donc, je voulais juste te dire que je suis désolée, et qu’à partir de
maintenant je vais me donner entièrement à toi.
Elle se penche pour l’embrasser.
— Je t’aime, ajoute-t-elle avant de l’inviter à recommencer.
— Je n’aurai aucune difficulté à m’habituer à ma nouvelle femme, dit-il en
se relevant. Laisse-moi juste aller aux toilettes.
Alice soupire et le regarde s’éloigner, nu, vers la salle de bains, comme si,
pour la première fois, elle le voyait vraiment. Elle est toujours allongée,
satisfaite et heureuse, quand le téléphone de Nathan émet des petits bips dans la
poche de sa veste qu’il a jetée par terre, tout à l’heure, dans sa précipitation à se
débarrasser de ses vêtements. En temps normal, elle ne regarderait pas, mais il se
peut que ce soient les filles qui essaient de les joindre. S’efforçant de garder son
sang-froid et de bannir ses pensées irrationnelles sur ce qui peut leur être arrivé,
elle tend le bras pour s’en saisir.
Elle lit le message, puis le relit, les mots devenant si flous qu’elle ne parvient
plus à les reconnaître. Elle croit en comprendre la signification, mais ferme les
yeux pour leur laisser la possibilité de s’effacer.

J’ai besoin de toi. Maintenant. Baisers

Son sang si chaud jusque-là se glace dans ses veines. Elle fait défiler l’écran
vers le bas, puis vers le haut, en quête de preuves sur la personne avec qui elle se
dispute l’affection de son mari. Mais elle ne trouve rien, il n’y a rien d’autre que
le numéro de téléphone anonyme de son expéditeur.
De l’autre côté de la paroi, elle entend la chasse d’eau ; elle doit réfléchir
rapidement, mais son cœur bat si vite que ses mains en tremblent. Elle prend tant
bien que mal une capture d’écran pour se l’envoyer à elle-même, avant d’effacer
sur le portable de Nathan le message qu’elle vient de lire et celui qu’elle s’est
envoyé. Nathan sort de la salle de bains au moment où elle parvient à remettre le
téléphone dans sa poche.
— Tu es encore allongée par terre ? dit-il en riant.
Et il lui tend la main pour l’aider à se relever ; elle fait appel à toute la force
de sa volonté pour ne pas le repousser. Comment a-t-il pu lui promettre un
amour indéfectible ? Comment a-t-il pu lui jurer qu’il n’avait pas de liaison,
alors que, depuis tout ce temps, il la trompe, vit dans deux réalités ? Comment a-
t-il pu lui faire signer ce contrat, aujourd’hui, sachant qu’il a menti pour arriver à
ses fins ? Cette pensée lui donne la nausée.
— Eh bien, on repart pour un tour ? lui souffle-t-il dans l’oreille en se tenant
derrière elle.
Il l’entraîne alors vers le lit, elle sent son désir dans son dos, mais le sien,
encore si fort il y a quelques instants, vient de se transformer en une rage
incandescente, si féroce qu’elle redoute de faire un malheur si le mauvais
instrument lui tombe entre les mains. Elle serre les poings et rassemble toutes ses
forces pour ne pas le mettre en pièces.
— Je suis fatiguée, finit-elle par dire, mâchoires crispées.
— Eh bien, la nouvelle version de toi-même n’aura pas fait long feu, dit
Nathan en riant.
Il l’aide gentiment à s’allonger sur le lit et ajoute :
— Quant à moi, je suis plutôt surexcité. Ça ne t’ennuie pas si je vais au bar ?
Les bras lui en tombent : attend-il vraiment qu’elle lui donne la permission
de la tromper ? Car c’est assurément ce qu’il va faire. Elle n’a pas la moindre
idée de qui est cette femme, mais, selon toute vraisemblance, elle se trouve ici,
au Japon. Elle essaie de ne pas penser à quel point Nathan est pervers. Que
gagne-t-il à l’avoir entraînée à l’autre bout du monde pour qu’elle signe ces
contrats ? Elle aurait tout aussi bien pu le faire à Londres ! A-t-il convié sa
femme et sa maîtresse pour satisfaire son ego surdimensionné ?
Elle frissonne involontairement en se rappelant qu’elle lui a passé la brosse à
reluire avec des trémolos dans la voix tout en faisant son mea culpa, lui assurant
qu’elle allait changer et lui donner ce qu’il méritait. Il a dû bien se fiche d’elle.
Comme elle s’est ridiculisée !
Dès que Nathan est sorti de la chambre, Alice se relève et fonce, désespérée,
vers le minibar : elle décapsule la mignonnette de Bombay Sapphire avec
impatience et, sans la moindre hésitation, vide la bouteille à même le goulot.
L’alcool pur qui se déverse dans sa bouche lui brûle la gorge, et le goût la fait
grimacer.
Elle sait que cela ne lui apportera pas de réponse, néanmoins cela lui
permettra de supporter un peu mieux les choses, pour l’instant.
Son portable est sur la table de nuit et, en raison de ce qu’il contient, elle a
l’impression qu’il est un peu le complice de la fourberie de Nathan. Elle s’en
saisit, regarde sans s’attendrir son fond d’écran où Sophia et Olivia tirent la
langue. Des pensées négatives l’envahissent, chacune tentant de prendre le
dessus. Elle a la sensation que tout son monde est au bord d’un précipice. Elle a
besoin de parler à quelqu’un. Elle a besoin de parler à Beth.
Son pouce hésite sur le numéro enregistré dans ses contacts sous « Ta
meilleure amie ». Elle ne peut s’empêcher de sourire en se rappelant que c’est
Beth qui a modifié son nom, à son insu, alors qu’elle se trouvait aux toilettes
dans leur pub préféré. Le lendemain, en se rendant à l’école, son téléphone
s’était mis à vibrer et les mots « Ta meilleure amie » s’étaient affichés sur
l’écran. Ça l’avait fait mourir de rire sur le moment. Que ne donnerait-elle pas
pour rire de nouveau avec Beth, à présent ? Pourront-elles retrouver leur entente
d’autrefois ? Faire comme si rien de tout ça n’était arrivé ?
Alice appuie sur le numéro, puis interrompt immédiatement l’appel,
préférant se connecter à Facebook dans l’espoir que Beth y aura posté une
publication cryptique qui, d’un coup de baguette magique, fera tout rentrer dans
l’ordre. Il suffit que cette dernière dise qu’elle s’est trompée sur toute la ligne,
que bien évidemment il ne s’agit pas du même Tom – comment serait-ce
possible ? Mais il n’y a rien d’autre, sur son compte, qu’un rappel pour la fête de
l’école, le samedi suivant. Alice se souvient qu’elle a promis de tenir le stand de
maquillage, mais elle s’en sent désormais incapable.
D’une main tremblante, elle tape « Tom Evans », et patiente le temps que
s’affichent les cent quatre-vingt-cinq Tom Evans qui y sont répertoriés. Elle
espère et attend que, depuis son appel à Facebook pour signaler l’erreur, il y en
aura désormais un en moins. Mais son visage est toujours là, il la regarde comme
si tout ce en quoi elle croyait existait toujours, alors que ce qu’elle veut, c’est
juste plonger la main dans son téléphone et lui arracher les yeux.
Elle clique sur son profil, et une nouvelle photo emplit l’écran. Elle a alors la
sensation qu’on vient de lui donner un coup de pied en pleine poitrine : elle
manque brusquement d’air, la photo devient floue… Une femme séduisante,
qu’elle n’a encore jamais vue, tient dans ses bras protecteurs un enfant. Le duo,
coiffé de capuches ourlées de fourrure et le bout du nez rouge, pose pour la
photo avec en arrière-fond une montagne recouverte de neige. En dessous, Tom
a écrit : « Les femmes de ma vie ».
Chapitre 33

— Il ne peut pas être vivant, dit Alice à haute voix, complètement pétrifiée,
dans son lit. C’est juste impossible.
Puis elle se rappelle que ce même jour, la semaine passée, elle a aussi cru
inimaginable qu’il ait aimé une autre femme et conçu un enfant avec elle.
Elle s’efforce de se faire une raison : elle ne peut gérer cette histoire
maintenant, car elle doit incessamment retrouver Nathan.
Elle fait le tour de la pièce, ramasse ses vêtements jetés négligemment par
terre sous le feu de leur désir urgent. Sa culotte en dentelle qui lui a semblé
parfaite quand Nathan la lui a retirée avec les dents en début de soirée a l’air
sordide à présent, et sa petite robe noire qui lui a coûté une fortune et dont il a
ouvert la fermeture Éclair dans le dos avec des gestes experts, en lui titillant la
peau du bout des doigts, lui paraît grotesque quand elle la renfile.
Elle comprime de nouveau ses pieds dans ses escarpins de quinze
centimètres, désirant à tout prix sortir des quatre murs de cette chambre d’où
l’air semble avoir été complètement aspiré. Elle ne sait si elle veut retrouver
Nathan ou tuer Tom pour la deuxième fois, tandis qu’elle avance, chancelante,
dans le corridor, se forçant à sourire au garçon d’étage, dans l’ascenseur.
Si elle savait où elle allait et ce qu’elle va faire, cela l’aiderait, mais, en
l’occurrence, ses seules certitudes consistent en des peurs paranoïaques : elle a
finalement la preuve que son mari a une liaison et doit prendre une décision sur
la façon dont elle va réagir.
Le bar est aussi bondé que lorsqu’elle a plaisamment bu une bouteille de
champagne avec Nathan, avant le dîner. Elle trouvait l’endroit alors très excitant,
misant finalement sur l’avenir avec espoir. Maintenant, elle a une boule dans la
poitrine et la nausée chevillée à l’estomac.
En dépit de son agitation, elle marche la tête haute, tentant désespérément de
ne pas montrer ce qu’elle ressent : une panique absolue ! Elle regarde
furtivement chaque personne présente au bar, ne sachant trop si elle espère
repérer Nathan ou non. S’il est ici, elle ne pourra réprimer le besoin d’aller le
voir pour lui réclamer des explications sur-le-champ, bordel ! Sinon, elle devra
faire face à des questions encore plus problématiques : où se trouve-t-il ? Et avec
qui ?
Elle repense à la boucle d’oreille et au bouquet, ainsi qu’à la facture émise
par ce même hôtel. Elle s’est laissé convaincre par Nathan que les cocktails, le
room service et le massage en duo lui avaient été attribués par erreur. Il lui avait
juré qu’il n’avait jamais vu cette boucle d’oreille auparavant et que la livraison
de fleurs avait vraiment été la faute à pas de chance, une coïncidence si
improbable. Comment avait-elle pu se laisser duper ainsi ? Peut-être parce que,
connaissant la vérité sur Tom, elle avait considéré Nathan sous un tout autre jour.
Un angle qui l’empêchait de reconnaître que lui aussi l’avait trompée.
Admettre qu’un des hommes qu’elle avait aimés l’avait trahie était déjà
affreusement douloureux, mais l’idée que les deux lui avaient été infidèles
l’amenait à se remettre en question : quelle faute avait-elle commise pour les
pousser à agir ainsi ? Elle s’était pourtant efforcée de les aimer du mieux qu’elle
avait pu. Ce n’était donc pas assez ?
Elle retient son souffle en inspectant le bar, espérant finalement y découvrir
Nathan, car, pour l’instant, c’est le moins diabolique des deux. Et s’il n’est pas
ici, elle refuse d’aller là où son esprit l’entraînera à coup sûr. Elle ne veut pas
savoir si la personne qui lui a envoyé ce texto, quelle qu’elle soit, se trouve au
Japon.
Y habite-t-elle ? Est-ce ici qu’il l’a rencontrée ? A-t-elle quelque chose à voir
avec le terrain ? Est-ce pour cette raison qu’il a passé tant de temps ici, avec elle,
sachant qu’Alice ne ferait pas le voyage ? Elle se demande s’il a été surpris
quand elle l’a informé qu’elle se joindrait à lui. Assurément, il ne s’était pas
attendu à une telle décision de sa part. Avait-elle saboté ses plans ? L’occasion
pour lui de passer du temps avec elle ? Peut-être que non, au fond, car en passant
vainement en revue les visages des clients, elle se rend compte qu’il l’a malgré
tout rejointe.
Elle commande un Bailey avec des glaçons, la première chose qui lui passe
par la tête. L’homme qui joue du Sinatra au piano lui jette un coup d’œil et lui
adresse un hochement de tête enjoué. Elle répond par un petit sourire et avale
une gorgée d’alcool, s’efforçant de ne pas vider son verre d’un trait.
Bien qu’elle se trouve dans une ville inconnue, à l’autre bout du monde, où
son imagination peut se déployer si facilement pour concocter une histoire
d’horreur sur ce qui a pu arriver à Nathan, elle ne ressent pas la moindre
inquiétude pour lui. Peut-être parce que, tout au fond d’elle-même, elle a deviné
que ce n’était pas sa sécurité qui était compromise, mais sa moralité.
— Puis-je ? demande un gentleman en désignant le tabouret, près d’Alice.
— Bien sûr, répond-elle avec le sourire.
Et, pendant cette fraction de seconde, son esprit a enregistré le fait qu’il est
séduisant.
— Je vous offre un verre ? demande-t-il avec un accent américain.
Son premier instinct est de répondre par la négative, mais, à la réflexion,
pourquoi pas ? se dit-elle. Pourquoi refuserait-elle qu’un bel homme lui offre un
verre ? Elle peut même aller plus loin si l’opportunité se présente. Mais les
griffes de la panique la saisissent quand elle s’imagine monter dans la chambre
de l’homme qui se trouve devant elle. Bien que la perspective soit excitante, elle
est incapable de comprendre comment des gens mariés, censés aimer leur
conjoint, peuvent les tromper. Son cœur palpite plus fort rien qu’à cette pensée.
— Je prendrai un gin tonic, s’il vous plaît. Double.
Le barman lui sourit et s’affaire à couper un concombre dans un bol en
cristal ; sa fragrance fraîche et tonifiante arrive jusqu’à elle.
— Vous logez ici ou vous êtes juste de passage ? demande l’homme en
désignant l’entrée du menton.
— Nous… Je loge ici, répond Alice, l’intérêt assez piqué pour modifier son
histoire, ne serait-ce que pour voir jusqu’où cette conversation les mènera.
— Je vois, dit-il.
Ses yeux bleus perçants ne la lâchent pas, au point qu’elle se demande s’il
n’est pas en mesure de voir clair dans son jeu.
— Et vous ? renchérit-elle en croisant les jambes et rejetant sa chevelure
derrière son épaule. Vous séjournez ici ?
— Oui, juste pour la nuit. J’ai tenté de m’endormir, mais j’ai bataillé quatre
heures contre le décalage horaire. Et plus j’essaie, moins j’y arrive.
— D’où venez-vous ?
— De New York, mais j’ai fait une escale à Shanghai.
Elle n’arrive pas à se représenter la trajectoire, géographiquement.
— Vous faites sans doute partie d’une équipe de personnel navigant ?
Il hoche modestement la tête.
— Je suis pilote.
Elle sourit.
Il croit vraiment que je suis née de la dernière pluie ?
C’est alors que, de façon impromptue, Beth surgit dans son esprit. Alice sent
un vif élancement du côté du cœur. Elle se rappelle que cette dernière lui a
toujours dit qu’elle fantasmait sur l’idée de sortir avec un pilote.
— Imagine le prestige de l’uniforme, avait-elle soufflé, tandis qu’elles
prenaient la posture du chien, pendant leur cours de yoga. Je le vois s’avancer
vers moi, casquette sous le bras, et me soulever dans ses bras sur la musique de
« Up Where We Belong » …
Alors qu’Alice tentait de se représenter la scène, ce qui avait été des plus
aisés, elle en avait perdu sa concentration et s’était écroulée, prise d’un fou rire.
— Mais ils ne sont jamais comme dans nos fantasmes, tu ne crois pas ?
avait-elle fini par dire.
— Tu parles par expérience ? avait questionné Beth.
— Non, avait répondu Alice, l’air faussement horrifié. Mais quand on entend
leur voix dans le haut-parleur, ils ont toujours des voix suaves et profondes, et
ensuite, quand on arrive à destination, on voit un petit gars chétif qui a l’air bien
trop jeune pour piloter un avion énorme à plus de dix mille mètres d’altitude.
Bon, tu vois ce que je veux dire. N’est pas Richard Gere qui veut…
Cependant, alors qu’elle regarde l’homme qui se tient devant elle à présent,
Alice pense qu’il n’en est pas loin. Ses cheveux noirs bouclent légèrement au
niveau du cou, et ses yeux d’acier suivent cette fois les moindres mouvements du
barman.
— Je peux avoir un whisky coca ? demande-t-il.
Alice lève son verre vers lui, et il lui sourit en acquiesçant.
— Tu crois que ça va t’aider à dormir ? questionne-t-elle en passant sans
préavis au tutoiement.
— J’aime à penser que oui, mais là, pour l’instant, je cherche juste à
empêcher mes paupières de me brûler.
Il sourit et éclate de rire, un peu plus fort que voulu. Elle se redresse, puis se
demande pourquoi elle fait cela.
— Je ne sais ce qui est pire : l’impossibilité de dormir ou le besoin de dormir
plus longtemps que l’on en a le droit. On pourrait croire que, avec mon
expérience, j’aurais résolu le problème.
— Depuis combien de temps es-tu pilote ? s’enquiert Alice, montrant qu’elle
est bonne joueuse.
— Quinze ans, dit-il, une lueur dans les prunelles. Et toi, qu’est-ce qui
t’amène ici ?
— Les affaires, en fait.
Et, dès qu’elle a prononcé ces paroles, l’affolement s’empare d’elle à l’idée
qu’elle a signé un contrat pour un site d’une valeur d’un million de livres. Avec
un mari fidèle et à la fois son indéfectible associé, ç’aurait été à peu près gérable,
une épreuve pour les nerfs, mais gérable. Maintenant, à la dérive au beau milieu
de l’océan, sans Nathan, son ancre, la perspective est terrifiante…
— Quel genre d’affaires ? demande-t-il.
— Je suis dans l’immobilier, dit-elle en s’éclaircissant la voix.
Puis elle carre les épaules, tentant de chasser le sentiment d’imposture qui
vient toujours la titiller lorsqu’elle évoque un projet dont elle estime que le
mérite ne lui revient pas.
— Je m’occuperai ensuite de la décoration intérieure de ce que j’ai acquis,
ajoute-t-elle pour se sentir plus légitime.
— Intéressant, dit-il. Et qu’as-tu acheté ?
— J’ai acquis un site dans lequel je vais faire construire vingt-huit
appartements.
Il lui lance un coup d’œil comme s’il venait de recevoir une décharge
électrique.
— Waouh ! Vraiment ?
— Ça te surprend ? dit-elle d’un ton léger. De nos jours, les femmes sont
capables de tout, hein…
Elle ne précise bien sûr pas que, sans Nathan, elle n’en aurait sans doute
jamais eu l’idée. Elle repousse les doutes qui se faufilent en elle et tente
d’étouffer la petite voix qui lui susurre : « Sans Nathan, tu es incapable d’être
autonome ».
— Pas du tout, répondit-il avec prudence. Je suis sincèrement impressionné.
Cela fait-il de moi un macho ?
Alice secoue la tête.
— Donc, tu as entrepris ça toute seule ? reprend-il.
Et, de nouveau, il s’engage sur un territoire dangereux.
— Sans un homme, tu veux dire ? Eh bien, oui ! C’est ma société, mon
talent, mon argent.
Elle n’éprouve pas le besoin de préciser que la plupart des fonds ont été
empruntés à la banque.
— Chapeau bas ! dit-il en levant son verre. Et je dirais la même chose à une
femme, un homme ou un enfant. Il faut être très courageux pour se lancer dans
ce genre de projet, surtout sur un marché aussi compétitif qu’ici. Vraiment,
respect !
Et tu devrais penser la même chose, se dit-elle en silence avant de se
demander pourquoi elle n’a jamais pensé à continuer sans Nathan.
— Donc, j’en déduis que tu viens d’Angleterre ?
Alice hoche la tête en avalant un trait d’alcool.
— De Londres.
— J’adore les Anglaises, dit-il. J’adore l’accent londonien. À vrai dire, ça
m’excite terriblement.
— Nous pouvons aussi être très grossières, tu sais, dit-elle.
— Ah bon ? fait-il, l’encourageant à poursuivre.
Alice hausse un sourcil de manière suggestive, avant de se pencher vers lui :
— Cloaque, fange, turpitude…
Inclinant la tête en arrière, l’homme éclate de rire.
— Ah, vous les Anglais, et votre sens de l’humour si particulier !
Alice lui sourit et le transperce du regard. Elle avait oublié ce que c’était, de
flirter, de se sentir attirante et désirée. Le pouvoir que confère cette sensation est
un aphrodisiaque en lui-même. Peut-être commence-t-elle même à comprendre
pourquoi des partenaires infidèles en arrivent à baisser la garde. Est-ce vraiment
aussi aisé ?
— Écoute, normalement, je ne fais pas ce genre de chose, dit-il, mais…
Elle lui adresse un doux sourire, comme si elle le croyait.
— Voudrais-tu me rejoindre dans ma chambre pour prendre un verre ?
ajoute-t-il.
— Juste pour un verre ?
Il sourit, et elle sent son estomac se retourner.
Si son mari n’était pas en train de la tromper et de lui mentir, alors elle ne se
serait jamais retrouvée dans cette situation, mais comme c’est le cas, eh bien…
À la pensée de ce que Nathan est sans doute en train de faire au même
instant, elle sent son cœur se briser, et considère le bel homme devant elle :
pourquoi, grâce à cet inconnu, ne rendrait-elle pas à son mari la monnaie de sa
pièce ?
Me sentirai-je mieux si je couche avec lui ? se demande-t-elle. Aurai-je la
sensation d’avoir pris ma vengeance ? Est-ce que ça me permettra d’estimer
qu’on est quittes ?
Le pilote se rapproche un peu plus d’elle.
— Alors, c’est oui ou non ?
Elle ferme les paupières.
— Quel est le numéro de ta chambre ? demande-t-elle.
— C’est la 1 106, répond-il.
— Je t’y retrouve dans cinq minutes.
Il se saisit de son verre, et Alice le regarde quitter le bar. Chaque fibre de son
corps est sur haute tension, même les bouts de ses doigts vibrent. Elle se force à
rester où elle est et à finir calmement son verre, tout en comptant dans sa tête,
afin d’étouffer la nervosité qui lui tord le ventre.
— Puis-je avoir l’addition, s’il vous plaît ? demande-t-elle au barman.
— M. Anthony a déjà réglé pour vous, madame.
Beau parleur ! Il a l’habitude de ce genre de petit jeu.
Elle se lève de son tabouret, soucieuse de ne croiser le regard de personne au
cas où elle apercevrait des expressions désapprobatrices. Elle se regarde dans les
portes dorées et lustrées à l’extrême, et est stupéfaite par son reflet. Son mascara
a coulé, aussi mouille-t-elle son doigt pour l’enlever. Elle se pince les pommettes
et voit le sang monter instantanément à ses joues, colorant sa peau livide. Elle
ébouriffe sa frange et range une mèche de cheveux derrière son oreille.
Se forçant à prendre de profondes inspirations, elle traverse lentement le hall
aux lumières tamisées, et sent ses talons s’enfoncer dans la moquette épaisse.
Alors qu’elle arrive au niveau de la porte de sa chambre, celle-ci s’ouvre, et
Nathan se matérialise devant elle, yeux écarquillés.
— Ça alors, tu es ici ! s’exclame-t-il. J’allais envoyer une équipe à ta
recherche.
— J’ai eu un regain d’énergie, répond-elle d’un ton brusque. Je n’arrivais pas
à dormir.
— Ah, tu comprends maintenant ce que je ressentais, dit-il.
— Où étais-tu ? demande Alice en retirant ses escarpins.
Elle ne parvient pas à le regarder dans les yeux, par crainte d’y lire la vérité.
— Au bar, répond-il sans ciller. Mais si j’avais su que tu ne dormais pas, je
serais resté dans la chambre et on aurait repris là où on en était.
Il se rapproche d’elle et se plante dans son dos, alors qu’elle ôte ses boucles
d’oreilles devant la coiffeuse.
— Tu es renversante, lui murmure-t-il à l’oreille.
Alice ferme les yeux tandis qu’il l’embrasse dans le cou, et elle imagine que
c’est l’homme du bar. Quand elle les rouvre et se heurte au visage de Nathan,
malgré elle, elle se sent dupée.
Chapitre 34

Le lendemain, Alice a pris une décision. Afin de mener son combat, il est
nécessaire qu’elle sache contre qui elle se bat. Nathan, en a-t-elle déduit pendant
la nuit, n’ira nulle part ailleurs. Pourquoi partirait-il, puisque toute sa vie est avec
elle ? Il perdrait son foyer, ses enfants, son métier, le niveau de vie auquel il s’est
habitué, et tout ça pour quoi ? De sordides parties de jambes en l’air ? Il est plus
facile pour Alice de raisonner ainsi, de croire qu’elle contrôle la situation et peut
prévoir ce qui va se passer. Car si elle autorise l’autre scénario à se déployer
dans son esprit, elle ne sera tout simplement plus en état de fonctionner.
Elle a donc besoin de trouver qui menace sa famille et, une fois qu’elle l’aura
démasquée, elle saura comment agir. Mais, d’ici là, elle s’efforcera d’être une
fichue épouse et une mère idéales, afin que son monde ne parte pas en vrille. Ce
qui ne signifie pas pour autant qu’elle va se donner tout entière à son coureur de
jupons de mari ! D’ailleurs, elle se glisse hors du lit quand il tend le bras vers
elle en se rapprochant.
Elle se douche rapidement, se noue un chignon vite fait bien fait sur le haut
de crâne – à quoi bon s’apprêter quand l’humidité extérieure est capable de
transformer la plus sophistiquée des coiffures en une affreuse choucroute frisée ?
Elle a conscience de chercher à avoir l’esprit constamment occupé pour qu’il
cesse d’osciller entre Tom et Nathan, et de formuler des questions dont elle ne
tient absolument pas à connaître les réponses.
Qu’en fera-t-elle, quand elle les aura, si celles-ci ne correspondent pas à ses
attentes, si Tom est encore en vie et qu’il mène une vie heureuse avec sa
nouvelle famille ? Avait-il tout fomenté ? Dans ce cas, comment pourrait-il avoir
l’audace de continuer à utiliser son véritable nom ? Avec qui Nathan a-t-il une
liaison ? Cela changera-t-il quelque chose, si c’est une personne qu’elle
connaît ? Restera-t-elle avec lui s’il lui jure que cette relation ne signifie rien
pour lui ? Ou bien cela l’achèvera-t-il s’il lui avoue qu’il est tombé amoureux ?
Elle est incapable de prévoir la façon dont elle va réagir si elle ignore à qui elle a
affaire.

Il lui est douloureux de l’admettre, mais Beth avait raison depuis le début,
pense Alice. Elle avait l’intuition que Nathan la trompait, sans doute parce
qu’elle a vécu la même situation et sait repérer les signes. Mais, tout à coup, elle
prend conscience d’une réalité choquante : le partenaire de Beth n’a pas trompé
cette dernière ! Tom était déjà marié, c’est donc elle, Alice, qu’il a dupée, et non
Beth. La rage qu’elle s’efforçait de contenir est sur le point de déborder.
Elle se rappelle les récits de Beth, quand celle-ci revivait en se confiant à elle
son histoire d’amour brûlante, lui dévoilant les moments les plus intimes qui
rendaient incompréhensible sa disparition subite.
— Comment a-t-il pu me faire ça ? s’était écriée Beth alors qu’Alice la
consolait. Je pensais que l’on était tout l’un pour l’autre. Il me disait qu’il
m’aimait et qu’il ne pourrait pas vivre sans moi.
Alice se rappelle même avoir fait remarquer à Beth qu’il était peut-être
marié.
— Certainement pas, avait-elle répondu abruptement, de toute évidence
offensée par cette suggestion. Il avait l’habitude de passer la nuit chez moi.
Comment cela aurait-il été possible avec une femme et, Dieu m’en préserve, des
enfants à la maison ?
En repensant à cette phrase, Alice, qui boutonnait son chemisier,
s’immobilise. Il restait chez elle ? Donc ça ne pouvait pas être Tom. Mais dès
que son cerveau veut saisir cet infime semblant d’espoir, celui-ci lui échappe
aussitôt : Tom était souvent en déplacement pour le travail. Elle émit un rire sec
en se souvenant de ses allers-retours à Dublin, ses prétendues tentatives pour
remporter de nouveaux contrats. Ce client existait-il seulement ? Tout cela
n’était-il pas qu’une couverture élaborée pour passer du temps avec Beth ?
Elle revoit Tom en train de l’embrasser et d’agiter la main à l’intention de
Sophia sur le pas de la porte, son bagage à la main.
— J’aimerais tant de ne pas être obligé de partir, disait-il.
— Et moi donc ! Mais c’est bon pour les affaires, répondait-elle. Vas-y, ça en
vaut la peine.
Puis il les regardait d’un air perdu, comme un agneau partant pour l’abattoir,
et Alice sentait à chaque départ son cœur se fissurer. À présent, elle se demande
combien de temps il lui fallait pour changer de masque et gagner la maison de
Beth. Sans doute quelques minutes.
Alice s’arme de courage pour ne pas blêmir lorsque Nathan lui prend la main
et qu’ils descendent prendre le petit déjeuner. Il s’assied et commande un café
tandis qu’Alice se dirige vers le buffet disposé le long d’un des murs de la
spacieuse salle à manger. Elle hésite entre les fruits et les céréales quand une
voix masculine déclare, derrière elle :
— Tu m’as manqué, cette nuit.
Elle prend son temps pour se retourner, supposant que la personne qui vient
de s’adresser à elle l’a prise pour une autre, mais elle reste bouche bée et son
cerveau s’agite dans tous les sens quand son regard se heurte à un pilote en
uniforme. Il ressemble à l’homme du rêve qu’elle s’imagine avoir eu.
— Je suis désolée…, commence-t-elle sans vraiment savoir ce qu’elle va
dire.
— Ce n’est pas grave, enchaîne-t-il avec un sourire. Les belles femmes que
je rencontre me laissent toujours tomber au dernier moment.
Elle a quelques doutes là-dessus.
— Je ne suis pas toute seule, dit-elle, telle une collégienne prise la main dans
le pot.
— Je sais, dit-il.
Et, évitant son regard, il se sert de céréales, qui ressemblent à du müesli,
dans un pot en verre avant d’ajouter :
— Je t’ai vue entrer avec ton mari.
Elle rougit et sent son pouls s’accélérer, puis scrute la pièce du regard,
tentant de se rappeler, affolée, où ils se sont assis.
— Peu importe, c’était charmant de faire ta connaissance, poursuivit le
pilote. Et bonne chance avec ton projet !
Et sans être ébranlé le moins du monde, il continue à se servir.
Ce n’est pas tout à fait son cas quand elle voit Nathan s’avancer vers elle.
— Que t’arrive-t-il, ma chérie ? questionne-t-il en frôlant littéralement le dos
de l’homme avec qui Alice aurait pu s’envoyer en l’air, la veille.
Aurait pu, et peut-être aurait dû, mais elle n’en a rien fait.
Nathan, de son côté, ne s’est probablement pas gêné puisqu’il ne se trouvait
nulle part dans le bar où il avait prétendu s’être rendu. Pourtant, il avait été
absent une heure, à peu près. Avait-il pu la tromper pendant ce laps de temps ?
Oui, si la femme qui assurait « avoir besoin de lui maintenant » l’attendait dans
une chambre du même couloir.
Malgré elle, Alice scrute la salle à manger en revenant à leur table au côté de
Nathan, en quête d’une jolie femme susceptible d’avoir couché avec son mari.
Elle est déçue de constater le peu de possibilités, mais cela ne l’empêche pas de
surveiller Nathan du coin de l’œil, au cas où les deux amants échangeraient un
regard.
Elle lui prend la main tandis qu’ils regagnent leur table, attentive à lui
accorder toute son attention, ce qui est également le cas de Nathan, de toute
évidence, et elle en est confuse. Pourquoi se comporte-t-il ainsi, sachant que sa
maîtresse est ici et les regarde ?
— Tu as hâte de rentrer à la maison ? demande-t-il quand elle lui tend le
front pour qu’il l’embrasse.
Il ne se démonte pas.
— J’ai hâte de revoir les filles, dit-elle.
— Est-ce que ce voyage a été aussi difficile que tu le pensais ? T’envoler
pour le Japon ? Les laisser à la maison ?
— En fait, non, répond-elle en toute honnêteté.
Sans doute parce que j’avais d’autres préoccupations en tête, songe-t-elle.
— Ce serait vraiment bien si on refaisait un voyage ensemble, enchaîne-t-il.
Si on partait un peu plus souvent. J’aimerais qu’on passe plus de nuits comme
celle-ci.
Elle se rappelle leurs étreintes torrides avant qu’elle voie le texto… L’alcool
qui brûlait encore en elle, étouffant toutes ses inhibitions, son envie de
s’abandonner entièrement après avoir enfin délié les chaînes du passé, comblée
de donner à son mari ce qu’il méritait. Elle revoit alors les mots s’afficher sur le
portable et a de nouveau la sensation de recevoir un violent coup de pied dans le
ventre : non, il ne le méritait pas du tout !
— C’est drôle, dit-elle en le regardant attentivement, mais hier à la même
heure, j’étais si enthousiaste à propos de notre projet.
À ces mots, il fronce les sourcils.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je n’ai plus vraiment envie de continuer.
— Mais qu’est-ce qui a changé, depuis hier ?
Tout, veut-elle répondre, mais à la place elle lui dit :
— Rien, c’est juste que je n’y tiens plus.
Nathan s’adosse à sa chaise et rit.
— Eh bien, c’est un peu tard pour changer d’avis.
— Vraiment ? dit-elle en inclinant la tête de côté. Et si je veux reprendre mes
billes ?
Il se passe la main dans les cheveux.
— Eh bien, tu ne peux pas… Enfin, nous avons signé le compromis. Nous
perdrions cent mille livres.
— Mais il vaut mieux perdre cent mille livres qu’un million, non ?
Il lui prend la main et la porte à ses lèvres, et toute notion de l’éventuelle
présence de sa maîtresse dans la salle à manger s’évapore.
— Je comprends que tu sois nerveuse, c’est normal, mais je t’assure que tout
ira bien.
— C’est juste que je ne sais pas si nous avons pris la bonne décision, dit
Alice. Je ne suis pas certaine d’être prête à risquer l’argent d’AT… l’argent de
Tom.
Elle a tenu à ce petit rappel, uniquement pour que Nathan n’oublie pas avec
quel argent ils sont en train de jouer. Elle se fiche pas mal que cela le froisse,
tout comme, de façon ironique, elle n’en a plus rien à faire de ce que Tom peut
penser de ses décisions. Il en a perdu la légitimité.
— Nous ne pouvons plus annuler, à ce stade, insiste Nathan. Nous sommes
allés trop loin.
Alice retire sa main.
— Mais, dans cette affaire, il n’y a pas vraiment de « nous », tu ne crois
pas ? Tout repose en fait sur mes épaules. C’est mon argent, ma réputation, et
moi qui serai responsable, si le projet tourne mal.
— Mais ce ne sera pas le cas, lui assure Nathan. C’est la plus belle chose qui
puisse nous arriver, et je serai à tes côtés à chaque étape.
Elle lui adresse un sourire doux, mais ne croit plus un seul mot qui sort de sa
bouche.
Chapitre 35

— Nathan n’est pas avec toi ? demande Linda, la mère d’Alice, quand elle
l’enlace sur le pas de sa porte.
— Non, il a directement pris le train de l’aéroport pour se rendre au bureau,
répond Alice.
Elle ne croit pas un instant que ce soit là qu’il se trouve actuellement, elle
rapporte juste ses propos.
— Comment vont les filles ? poursuit-elle.
— Livvy a été adorable.
— Et Sophia ?
Linda lève les yeux au ciel.
— Comme toi, il y a vingt ans, répondit-elle.
Alice sourit, même si elle ne peut s’empêcher de penser que Sophia ne lui
ressemble vraiment pas. Alors qu’elle-même a traversé l’adolescence telle une
boule d’hormones pénible pour les autres, ignorant d’ailleurs aujourd’hui encore
si elle s’en est remise, Sophia évolue dans un tout autre monde, celui de la
souffrance, sur un territoire parfois inaccessible à Alice.
Mais qui pourrait l’en blâmer ? Elle a vécu le cauchemar de voir son père
partir un matin de la maison pour ne jamais revenir alors qu’elle était encore une
toute jeune enfant : il n’est pas surprenant que ces sentiments d’abandon et de
paranoïa subsistent chez elle aujourd’hui. Si on avait scruté l’âme d’Alice il y a
seulement deux semaines, on aurait trouvé les mêmes émotions. Toutefois, elle
doute qu’on les y détecterait encore…
— Je préférerais garder six Olivia plutôt qu’une seule adolescente hargneuse,
dit Linda. Mais Sophia a enduré des choses très difficiles, et elle a un bon fond.
Elle a juste besoin d’un peu de temps pour trouver sa place dans le monde.
— Je sais, approuve Alice.
Malgré tout, n’aurait-elle pas pu, dû faire autre chose pour sa fille ? se
demande-t-elle.
— Sois honnête avec elle, avait dit sa mère quand on leur avait appris qu’il
n’était plus objectivement possible de retrouver Tom vivant. C’est tout ce que
nous pouvons faire.
Alice, qui n’avait pas eu une minute à elle pour faire son propre deuil, était à
présent censée annoncer à sa fille de sept ans la pire nouvelle du monde.
— Veux-tu que je le fasse ? avait alors gentiment proposé sa mère, tandis que
toutes trois étaient pelotonnées sur le canapé.
Alice avait secoué la tête, et une vague de nausée l’avait envahie.
— Sophia, j’ai quelque chose à te dire, avait-elle commencé en prenant dans
ses mains tremblantes celles de sa fille.
— Papa revient aujourd’hui, c’est ça ? avait demandé Sophia d’une petite
voix aiguë et ravie.
Puis elle s’était mise à bondir en tous sens, surexcitée.
Alice avait de nouveau secoué la tête, cependant que ses yeux se
remplissaient de larmes.
— On pourrait faire des cookies, non ? avait poursuivi Sophia, sans se rendre
compte de rien. Et il les mangera quand il arrivera.
Alice l’avait attirée contre elle et respiré dans son cou, yeux fermés,
souhaitant de toutes ses forces pouvoir rembobiner sa vie et revenir une semaine
en arrière, à une époque où leur monde était normal. À présent, rien ne le serait
plus jamais.
— Papa a eu un accident, avait dit Alice avec une lenteur délibérée.
Elle ne voulait pas commettre d’impair, car elle savait que Sophia se
rappellerait ce moment toute sa vie.
— Et il va bien ? avait demandé cette dernière.
— En fait, il skiait et il s’est perdu dans la montagne.
— Donc, quand est-ce qu’il va rentrer à la maison ?
— Cela fait trois jours et trois nuits qu’on le cherche. On pense qu’il est
tombé quelque part.
Sophia avait fait la grimace.
— Aïe. Et il s’est fait mal ?
Alice avait eu l’impression de ne pas bien s’y prendre, et elle se détestait
pour son atermoiement, mais elle voulait que sa fille profite encore quelques
instants de cet état d’innocence. Elle sentit Linda poser une main sur ses reins,
présence d’une mère qui en réconforte une autre. Ses lèvres s’étaient mises à
trembler, tout comme sa voix.
— Il est mort, avait-elle fini par dire.
Elle n’oublierait jamais l’expression de Sophia quand elle avait mesuré la
signification de ses propos.
— Donc… donc papa ne va pas revenir ? avait-elle bredouillé. Jamais ?
Alice avait secoué la tête.
— Non, mais il sera toujours avec nous, il sera toujours avec toi, où que tu
ailles. Il te regardera de là où il est, il veillera sur toi. Quand tu seras triste, il sera
à tes côtés, il te tiendra la main.
Une grosse larme avait coulé sur la joue de Sophia.
— Est-ce que je le sentirai ? avait-elle demandé en regardant sa mère d’un
air malheureux.
— Euh, oui, bien sûr, s’était étranglée Alice. Tu sauras qu’il est là.
Nul doute que Sophia s’était alors rappelé les millions de moments partagés
avec son père : au parc, à la recherche de marrons, ou bien lorsqu’il la
chatouillait jusqu’à ce qu’elle en perde haleine, ou encore quand ils regardaient
ensemble Vidéo Gag à la télévision et que tous deux riaient impitoyablement des
mésaventures des autres.
— Ça va aller, avait assuré Alice, consciente de son mensonge.
Cette nuit-là, elle n’avait pas pu dormir, tenant Sophia tout contre elle, son
petit corps occupant à peine la moitié de la place qui était encore celle de Tom
quelques nuits auparavant. Comment pouvait-il être parti pour toujours ?
Comment une personne si aimée, si indispensable à son entourage, pouvait-elle
un jour se lever, franchir le seuil de sa maison et ne jamais revenir ? Comment
était-ce possible… ?
— Peut-être qu’on ne lui accorde pas tout le crédit qu’elle mérite, dit Linda,
ramenant brutalement Alice dans le présent. Pour en être là où elle est
aujourd’hui, sachant tout ce par quoi elle est passée. Tout ce que vous avez
enduré, toutes les deux.
Alice hoche la tête, comme engourdie, et lutte contre le nœud dans sa gorge
qui lui indique que les larmes sont imminentes.
— Oh, ma chérie, que se passe-t-il ? s’enquiert Linda en attirant Alice à elle
et lui baisant le haut du crâne.
Doit-elle raconter à sa mère ce qu’elle est en train de vivre ? Elle aimerait
tant se décharger de tout ce qui lui pollue la tête, entendre sa mère lui assurer
qu’elle n’a pas bien compris, pour Tom. Linda l’aimait comme son propre fils et
n’aurait jamais dit du mal de lui. Mais bien qu’Alice ait affreusement envie de
partager ce qu’elle a découvert, elle a aussi conscience que ce serait très égoïste.
Elle s’en sentirait peut-être soulagée pendant quelques instants, mais sa mère
serait abattue, puis elle la questionnerait sur l’opportunité d’en parler ou non à
Sophia. Non, elle ne gagnerait rien à se confier.
— Rien, tout va bien, dit-elle. C’est juste que les filles m’ont manqué.
— Tu devrais partir plus souvent, alors, dit Linda. Cela te ferait du bien de
prendre l’air une fois de temps en temps.
Alice n’a pas le cœur de lui dire qu’elle a emporté la moitié du problème
avec elle.
— Bon, bref, allez, raconte-moi ! Comment c’était, Tokyo ? demande Linda,
alors qu’elle remplit la bouilloire et la met en marche.
— C’est une très belle ville, et les gens sont absolument adorables.
— Et le projet ? Ça avance ?
Alice lui adresse un sourire, espérant que ce dernier atteindra ses yeux, car sa
mère serait la première à le remarquer si ce n’était pas le cas.
— Oui, c’est une occasion extraordinaire, dit-elle comme si elle lisait son
texte. Et un projet vraiment enthousiasmant.
— Je suis si fière de toi, Alice, dit Linda. Et de tout ce que tu as accompli.
Alice sourit de nouveau.
— J’espère qu’avec ce projet japonais, je n’ai pas eu les yeux plus gros que
le ventre.
— Mais que racontes-tu là ? proteste Linda. Tu seras à la hauteur de ce défi,
comme toujours.
— Merci, maman. Ton avis compte tant, pour moi.
— Et j’imagine que Nathan te soutient à fond ? demande-t-elle sans regarder
Alice, comme si elle attendait le bon moment pour aborder le sujet.
Alice s’étonne de l’aptitude de sa mère à toujours enfoncer le clou.
— C’est le principe même de ce projet, dit-elle. Il le soutient à cent pour
cent.
— Et toi, il te soutient aussi à cent pour cent ? insiste sa mère.
En guise de réponse, Alice lui adresse un sourire tendu, et Linda détourne les
yeux d’un air pensif.
Sa mère ne lui a jamais dit ce qu’elle pensait de Nathan, mais, à ses
expressions et son regard, il est évident qu’il lui arrive d’avoir des réserves, le
concernant. D’ailleurs, elle avait gentiment prié Alice de ralentir le rythme
quand tout s’était emballé, après leur rencontre.
— Donne-toi un peu de temps pour réfléchir, lui avait-elle recommandé en
voyant Alice rentrer de son quatrième rendez-vous rayonnante. Inutile de
précipiter quoi que ce soit. Si cet homme est le bon, il attendra que tu sois prête.
Mais, dans le tourbillonnement ambiant, son conseil avisé avait été négligé,
et, trois mois plus tard, Alice s’était aperçue qu’elle était enceinte.
— Comment est-ce possible ? avait-elle hurlé, au bord de l’hystérie, dans les
bras de Nathan. Ce n’était pas censé arriver.
— Je sais que cela t’effraie, mais tu as ma promesse : je ne vais pas
disparaître de ta vie.
— Je ne peux pas mettre un autre enfant au monde après tout ce qui est
arrivé, avait-elle dit entre deux sanglots. Je ne peux pas faire revivre tout ça à
Sophia.
— Il est rare de mourir à trente-deux ans, avait-il répondu avec douceur.
— Mais il ne s’agit pas juste de mourir, mais d’un enfant qui perd un de ses
parents pour n’importe quelle raison imaginable : la mort, bien sûr, mais aussi le
divorce… Je ne peux pas mettre au monde un autre enfant sachant qu’il est
susceptible de subir une telle épreuve.
Il lui avait embrassé le haut du crâne et l’avait gentiment bercée dans ses
bras.
— Tu ne seras pas toute seule, je serai toujours là pour toi, pour vous tous.
— Ne me fais pas une promesse que tu ne seras pas en mesure de tenir, avait
averti Alice en pleurant. Ce n’est pas juste.
— Je te le jure, je ne te laisserai jamais tomber. Est-ce que ça te rassurerait si
j’emménageais chez toi ?
Elle avait hoché la tête, reconnaissante.
— Mais cela ne fait même pas un an que Tom a disparu ! s’était exclamée sa
mère en apprenant la nouvelle. Tu es toujours en deuil, prends ton temps. Rien
ne presse. Tu connais à peine cet homme.
Aujourd’hui, pour la première fois, Alice se demande si sa mère n’a pas
perçu quelque chose qui lui aurait échappé.
Chapitre 36

Dès qu’Alice voit Olivia s’élancer vers elle dans la cour de récréation, bras
tendus, une impression de bonheur et un sentiment de culpabilité la submergent à
parts égales.
— Tu es de retour ! s’écrie sa fille d’une voix aiguë, toute joyeuse, alors
qu’Alice la prend dans ses bras et la fait tournoyer. Et papa, il est rentré, lui
aussi ?
Alice image sa réaction si elle prend la décision de ne pas composer avec la
trahison de Nathan : « Non, ma chérie, il va déménager. Tu pourras le voir un
week-end sur deux. » À cette pensée, son cœur se serre.
— Oui, il sera à la maison pour dîner, dit-elle.
— Youpi ! s’exclame Olivia, tout excitée.
Alice se retourne et sourit en voyant Sophia s’approcher d’elles.
— Salut ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
Sa fille aînée a les bras ballants, mais, quand Alice l’attire vers elle, elle finit
par l’enlacer.
— Je devais rapporter quelques livres au CDI, déclare-t-elle. Et puis j’ai vu
ce petit singe faire du sport sur le terrain de foot, alors je suis venue la rejoindre.
— Oh, c’est très gentil ! dit Alice en embrassant Sophia sur le front.
Puis elle repousse du visage de sa fille les mèches qui lui couvrent les yeux,
avant d’ajouter :
— Tout va bien ?
— Oui, dit Sophia.
Et elle hausse les épaules.
— Alors, quoi de neuf, depuis mon départ ?
— Tu as été absente juste trois jours, s’écrie-t-elle.
— Donc, rien de nouveau à me signaler ?
— Des commérages, tu veux dire ?
Alice sourit.
— C’est si évident que ça ?
Sophia lève les yeux au ciel.
— Tu es pire que mes copines !
Bien qu’elle s’efforce de se comporter et de parler normalement, Alice est
tout sauf sereine : elle ne cesse en effet de scruter la cour, cherchant Beth du
regard. Elle ne peut pas se débarrasser du fardeau qui lui pèse sur les épaules ;
elle redoute en effet de voir Beth surgir d’un instant à l’autre, ne sachant si celle-
ci ne va pas jeter une nouvelle bombe dans son monde déjà fragilisé. Espérant
que rien d’irréparable ne va se produire, Alice baisse la tête et se hâte de sortir
de l’école.
— Salut, Alice ! lance Beth sur sa gauche, la prenant par surprise.
Une onde de chaleur l’envahit, au point qu’elle en ressent un léger vertige.
Les filles sont juste derrière elle, et elle ignore ce que Beth va dire ou faire.
— Il faudrait qu’on parle, décrète tranquillement cette dernière.
Alice plonge son regard dans le sien, bien trop consciente que la petite Millie
se trouve juste à côté de sa mère.
Vais-je voir Tom en elle maintenant que je connais la vérité ? se demande-t-
elle, trop bouleversée pour regarder la fillette.
— Est-ce qu’Olivia peut venir jouer à la maison ? questionne Millie.
Beth hausse des sourcils interrogateurs à l’intention d’Alice.
— Pas aujourd’hui, dit celle-ci avec emphase, ses yeux envoyant des éclairs
de menace à Beth.
— Une autre fois, peut-être, dit cette dernière à sa fille.
— C’est pas juste ! Dans ce cas, pourquoi je peux pas aller chez Olivia,
moi ?
— Parce qu’il faut attendre d’y être invitée, répond patiemment Beth.
J’imagine que nous sommes toujours conviées à la fête d’anniversaire d’Olivia
dimanche ?
Elle regarde Alice qui, l’espace de quelques secondes, ne comprend pas du
tout de quoi elle parle.
— Pardon ?
— À l’anniversaire d’Olivia, reprend Beth. Millie y est toujours invitée ?
Alors ça fait tilt dans son esprit : Alice se rappelle les vingt cartons
d’invitation. Olivia les a distribués à l’école tout excitée, il y a deux semaines.
— Euh, je ne sais pas…, bredouille-t-elle. Je ne suis pas certaine qu’il y
aura…
Et puis elle se ressaisit. Bien sûr que la fête d’anniversaire d’Olivia aura lieu.
Ce n’est pas parce que son père a une liaison qu’elles vont mettre leur vie en
stand-by. Cependant, Alice sent les battements de son cœur s’accélérer à l’idée
d’une maison remplie d’enfants de neuf ans, de leurs parents qui s’incrusteront
et de son mari infidèle. Et elle se mettrait presque à gémir devant la complication
que représentera par-dessus le marché la présence de Beth et Millie.
— S’il vous plaît, dites que je peux venir, insiste Millie, les larmes aux yeux
en tirant sur la jupe d’Alice.
— Allez, on s’en va…, commence Beth en tentant d’entraîner sa fille.
— Bien sûr que oui ! dit subitement Alice en se forçant à regarder Millie.
Les yeux de la fillette sont prêts à déborder ; soudain, elle avance sa lèvre
inférieure, et une grosse larme roule sur sa jupe. Le mouvement de recul
qu’Alice redoutait en regardant la petite fille ne s’est pas produit, aussi
s’agenouille-t-elle devant elle pour être à sa hauteur.
Y a-t-il un peu de toi ici, Tom ? se demande-t-elle en scrutant les prunelles de
Millie, en quête d’un signe, quelque chose qui lui prouverait que son mari adoré,
celui qu’elle pensait pour toujours fidèle, aurait vraiment fait ce que Beth laisse
entendre.
— Bien sûr que tu peux venir, lui répète-t-elle. Olivia serait bien trop déçue,
sinon.
Le chagrin de la fillette se transforme instantanément en joie, et d’instinct,
elle noue les bras autour du cou d’Alice et l’embrasse sur la joue.
— Merci ! s’écrie-t-elle.
Alice évite le regard de Millie quand elle se redresse.
— Quand seras-tu libre pour… enfin, tu sais quoi…, demande Beth d’un ton
tranquille.
— Maman, je peux aller m’asseoir dans la voiture ? lance alors Sophia,
imaginant que les deux mamans vont comme d’habitude discuter longuement.
— Oui, bien sûr, dit Alice en fouillant dans son sac pour lui donner les clés.
— Salut, Millie-lie ! s’exclame Sophia en ébouriffant les cheveux de Millie
d’un geste affectueux.
La petite fille se met à rire, et Alice a l’impression que le souffle lui manque.
Elle vient de comprendre toutes les retombées de la conduite de Tom ! Elle a
passé la semaine précédente à s’apitoyer sur elle-même et à ruminer la duperie
que représentait son premier mariage. Elle a souhaité la mort de Beth, puis s’est
réjouie de celle de Tom, dans ses vaines tentatives pour comprendre ce qui lui
arrivait, mais à aucun moment elle n’a pris en compte le fait que Millie et Sophia
étaient demi-sœurs.
— Il faut que nous nous expliquions une bonne fois pour toutes, dit Beth
comme si elle lisait dans ses pensées. On ne peut pas rester dans le flou
indéfiniment.
Alice a la sensation que le sol s’ouvre sous ses pieds, mais elle s’arme de
courage, refusant de s’écrouler.
— Cette discussion n’aura pas lieu ici, ni à l’anniversaire de Livvy, la
prévient-elle. Je veux dire d’Olivia.
Elle voit Beth se décomposer en comprenant qu’elle ne fait plus partie du
cercle des intimes qui connaissent suffisamment Olivia pour l’appeler Livvy.
Alice enchaîne pour montrer que c’est elle qui dictera les conditions de
l’entrevue :
— On se verra la semaine prochaine, une fois qu’on aura eu toutes les deux
le temps de bien mesurer les conséquences de ta liaison avec mon mari.
Alice n’a pas pu s’en empêcher.
— Madame Davies, madame Davies ! appelle alors Mlle Watts en s’avançant
vers Alice.
Cette dernière parvient à arborer un sourire.
— Oh, bonjour ! dit-elle.
— Puis-je vous dire un mot, s’il vous plaît ? demande Mlle Watts.
Puis elle regarde Beth et ajoute :
— Dans mon bureau, ce serait parfait.
— Oui, oui, bien sûr, répond Alice en lui emboîtant le pas, ne sachant que
faire d’Olivia.
— Je garde un œil sur elle, dit Beth, sentant visiblement son malaise. Les
filles vont jouer dans la cour.
Cette simple remarque pousse Alice à prendre sa décision : elle saisit la main
d’Olivia et pénètre dans le bâtiment, emboîtant le pas à la maîtresse.

— Je suis désolée, commence gentiment Mlle Watts, une fois qu’elles sont
dans la salle de classe.
Olivia est restée dans le couloir, d’où elle ne peut les entendre.
— Je voulais discuter un peu avec vous d’Olivia, pour comprendre ce qui lui
arrive, en ce moment.
— Il y a un problème ? demande Alice, soucieuse de ne pas montrer son
impatience.
C’est la cerise sur le gâteau !
— Eh bien, oui, je suis navrée, répond l’enseignante en se tordant les mains.
Un autre parent a appelé pour se plaindre de son comportement.
— Se plaindre ? répète Alice, pas certaine d’avoir bien entendu. Mais de
quoi ?
— Apparemment, Olivia harcèlerait leur enfant.
Alice réprime un éclat de rire.
— Olivia ? Ma fille ?
— Euh… oui, dit-elle. Nous aurions pu l’inclure dans notre discussion, mais
je doute qu’elle aurait dit quoi que ce soit. Je pense que quelque chose l’effraie.
— Vous êtes sûre d’avoir bien compris ? insiste Alice, qui n’arrive pas à
croire que sa fille soit coupable de ce dont on l’accuse.
— Nous avons également parlé à Olivia, précise Mlle Watts. Mais elle
maintient qu’elle ne s’est mal comportée avec personne. Cependant, dans ce
genre de situation, il y a rarement de fumée sans feu.
Alice secoue la tête.
— Je comprends que vous deviez mener l’enquête, mais êtes-vous
absolument sûre d’avoir bien saisi ? La semaine dernière, l’infirmière m’a
appelée pour que je vienne chercher Livvy, après que Phoebe l’a poussée et fait
tomber dans la cour de récréation. N’est-ce pas plutôt Phoebe qui harcèle
Olivia ?
Mlle Watts remet son masque de psychologue, et Alice a très envie de lui
envoyer son poing dans la figure.
— Il ne s’agit en l’occurrence pas de Phoebe, dit cette première.
— Ah bon ? Mais de qui, alors ? s’enquiert Alice.
— Je suis désolée de ne pouvoir vous communiquer cette information.
— Franchement, mademoiselle Watts, reprend Alice sous pression, telle une
cocotte-minute, vous pensez que je vais pouvoir demander à ma fille de huit ans
de cesse de harceler l’élève qu’elle est supposée harceler alors que vous ne
voulez pas me dire le nom de l’enfant en question ?
— Eh bien, comme nous avons parlé avec les deux filles, j’espère que les
choses rentreront dans l’ordre, mais je voulais juste vous informer de la situation
et vous indiquer que la mère de l’élève concernée a menacé de porter l’affaire
plus haut si cela devait continuer.
— Vous plaisantez ? s’écrie Alice, incrédule. Elles ont huit ans, bon sang !
Mlle Watts regarde soudain le sol, comme si elle avait envie d’être n’importe
où sauf dans cette salle de classe.
— Qui est cette enfant ? demande de nouveau Alice.
— Je suis navrée, je ne peux vraiment pas vous le dire.
Si elle était certaine que cela n’aurait aucune conséquence négative sur
Olivia, elle attraperait Mlle Watts par le revers de sa veste bon marché et la
traînerait dans la salle de classe jusqu’à ce qu’elle crache le morceau.
— Eh bien, j’imagine qu’il va falloir que je le devine par moi-même, conclut
sèchement Alice en sortant en trombe.
Chapitre 37

— Merde, merde et merde ! s’écrie Alice en tapant violemment sa paume sur


le volant.
— Pourquoi tu dis le mot interdit, maman ? demande Olivia en ouvrant de
grands yeux.
— Parce que maman est très énervée, répond Alice. Si une autre personne
pense que je vais régler ses problèmes aujourd’hui, elle va avoir affaire à moi.
Elle regarde alors dans le rétroviseur et voit Sophia se tourner vers sa petite
sœur en mettant son doigt sur sa bouche, pour que celle-ci ne surenchérisse pas.
Alice sourit, mais cette façade de circonstance est douloureuse à maintenir. S’il
n’y avait qu’elles trois au monde, alors elle serait heureuse !
À mi-trajet, l’envie lui prend d’appeler Nathan.
— Merde ! dit-elle encore quand personne ne répond.
Elle effectue alors un brusque demi-tour au milieu de la rue.
— On va faire un détour par le bureau avant de rentrer à la maison, annonce-
t-elle.
Sophie pousse un soupir tandis qu’Olivia s’exclame d’un ton joyeux :
— J’espère qu’on verra Lottie. Elle joue toujours avec moi.
Quand Alice se gare dans le petit parking derrière l’immeuble d’AT Designs,
elle essaie de nouveau de joindre Nathan. Comme il ne répond pas, elle en déduit
qu’il n’est pas là où il est censé se trouver. À partir de maintenant, du moins pour
elle, il sera toujours au mauvais endroit.
— Sophia, tu montes avec nous ? questionne Alice.
— Non, je vous attends ici. Revenez vite.
On prendra autant de temps qu’il le faudra, pense Alice en montant les
marches quatre à quatre – et en tirant Olivia par la main.
— Ah, tu es de retour ? s’exclame Lottie, tout excitée.
On dirait presque Olivia, pense Alice.
— Comment vas-tu ? ajoute Lottie en tendant sa paume vers Olivia pour lui
faire un check.
— Bonjour, Lottie, dit Alice d’un ton aussi joyeux que possible.
Elle la détaille alors de la tête aux pieds, notant ses longues jambes fines
moulées dans un collant noir. Sa chevelure est maintenue en un chignon par ce
qui ressemble à un crayon, des mèches blondes s’en échappent et encadrent son
visage d’elfe.
— Peux-tu me rendre un petit service et t’occuper de Livvy pendant que je
vais cinq minutes dans mon bureau ? demande Alice.
— Bien sûr ! répond Lottie avant de se tourner vers Olivia : Tu veux bien me
donner un coup de main ?
Pour la première fois depuis qu’elle a vu le texto de Nathan, Alice est en
mesure de s’asseoir et d’essayer de découvrir de qui il vient. Son estomac se
noue quand elle repense à la capture d’écran, sur son téléphone. Cela peut
sembler ridicule, mais elle se demande si la photo n’a pas changé, depuis qu’elle
l’a prise. N’y aurait-il pas plus de mots, qui lui donneraient des indices
supplémentaires sur leur expéditrice ? En fait, elle espère qu’il y en aura moins,
que la phrase accusatrice, si courte, et pourtant tellement douloureuse, aura été
effacée comme par magie par le cyberespace.
Mais, déçue, elle retrouve le texto dont elle se souvient.

J’ai besoin de toi. Maintenant. Baisers

Elle tape, sur son téléphone, le numéro de l’expéditeur et retient brièvement
sa respiration en attendant de voir si le nom d’un de ses contacts s’affiche… Si
tel est le cas, elle se demande comment elle se remettra de cette trahison. Sinon,
elle devra poursuivre ses recherches pour découvrir de qui il s’agit, et se dit que
la dernière option est la meilleure. Juste la meilleure.
Comme aucun nom ne s’affiche, Alice fait défiler méthodiquement sa liste
de contacts, pour voir si cela ne ravive pas un souvenir ou une intuition… Mais
elle se rend compte rapidement que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens
qu’elle connaît sont exclus en raison de leur genre, âge ou orientation sexuelle.
La seule possibilité qui reste, c’est Lottie. Mais le numéro n’est définitivement
pas le sien, ou du moins pas celui qui figure dans les contacts d’Alice. Il n’est en
effet pas impossible qu’elle possède un deuxième téléphone, mais quand elle
regarde par la paroi de verre Lottie et Olivia, tête contre tête, en train de
programmer la photocopieuse, elle sait que cela ne peut pas être elle. Lottie est
attirante, mais ressemble à un enfant. Elle sait s’affirmer, mais demeure gauche.
En outre, ne risquerait-elle pas son poste en trahissant celle à qui elle devait cette
opportunité de carrière ?
Elle n’en compose pas moins le numéro de Lottie, juste pour s’assurer
qu’elle a le bon dans ses contacts, et observe, attendant qu’elle réponde : son
portable est sur son bureau, elle le voit, mais Lottie ne fait pas mine de vouloir
décrocher…
— Lottie ! appelle-t-elle alors à travers la paroi. Tu as une minute ?
Cette dernière laisse tomber ce qu’elle était en train de faire et fonce dans le
bureau d’Alice.
— J’ai eu du mal à te joindre quand j’étais au Japon, lui dit Alice. Ton
portable sonnait dans le vide.
— Oh, oui, désolée, répond-elle. On me l’a volé, alors j’en ai un nouveau.
Alice tente de contenir la bouffée de chaleur qui remonte le long de son
corps…
— Ah ! finit-elle par dire, si troublée qu’elle n’arrive pas à trouver autre
chose.
— Mais j’avais prévenu Nathan, renchérit Lottie. Je lui ai envoyé mon
nouveau numéro, au cas où l’un de vous aurait besoin de me joindre.
— Ah bon ? marmonne Alice.
Et toutes les raisons qui la poussaient à exclure son employée de la liste des
maîtresses de Nathan se transforment en arguments à charge.
— Je te l’envoie tout de suite, déclare Lottie, sans se rendre compte qu’Alice
ne pourra revenir à son état normal que lorsqu’elle l’aura reçu.
Quand son téléphone émet un bip et que les chiffres s’affichent de manière
floue, elle sait déjà qu’il n’est pas enregistré dans ses contacts. Elle expire l’air
qu’elle retenait, sans le savoir, dans ses poumons.
— Alors, comment ça s’est passé, au Japon ? questionne Lottie, sans
s’apercevoir qu’Alice a besoin d’être seule.
Elle lui adresse un sourire tendu et hoche la tête.
— Bien… On conclut la semaine prochaine.
Lottie effectue immédiatement quelques pas de danse en joignant les mains.
— Waouh, que c’est excitant ! s’exclame-t-elle.
Alice doute alors de ce qu’elle vient d’annoncer, un obstacle monumental se
dressant désormais entre le présent et l’avenir. Mais la surprise du pilote, les
paroles de sa mère tout comme l’excitation de Lottie résonnent bruyamment à
ses oreilles, et elle se demande finalement pourquoi elle n’irait pas jusqu’au
bout, avec ou sans Nathan !
— Est-ce que tu l’as vu, aujourd’hui ? demande tout à coup Alice, comme si
Lottie avait accès à son monde intérieur.
— Qui ? demande cette dernière.
— Oh ! Désolée, je parlais de Nathan. Tu l’as vu ?
— Non, et, pour être honnête, je ne m’attendais pas à te voir non plus après
dix heures de vol. Je pensais que vous rentreriez directement chez vous.
— Il n’est pas passé ? insiste Alice.
— Attends, je me renseigne.
Lottie passe la tête par l’encadrement de la porte.
— Quelqu’un a-t-il parlé à Nathan, cet après-midi ? lance-t-elle à la
cantonade, dans l’open space.
C’est une question tout à fait anodine, mais elle sonne à présent de façon
accusatrice, comme si on le traquait, et n’obtient d’ailleurs comme réponse que
des expressions perplexes ou des « non » de la tête.
Alice essaie de nouveau de joindre Nathan, mais tombe directement sur son
répondeur. Elle tapote pensivement l’étui de son portable.
Où es-tu, Nathan ?
Elle regarde par la fenêtre le parking en bas, et ne voit que Sophia,
tranquillement assise dans la voiture, en train de déplacer ses doigts à toute
vitesse sur le clavier de son téléphone, posé sur ses genoux.
— Je reviens dans une minute, lance-t-elle à personne en particulier.
Elle descend l’escalier, se dirige vers la voiture et frappe contre la fenêtre de
Sophia, qui sursaute.
— Baisse la vitre, articule-t-elle, impatiente, face à l’air exaspéré de sa fille.
— Quoi ? demande Sophia d’un ton bougon.
Alice n’a pas le temps de se soucier de la mauvaise humeur de sa fille, liée
sans doute à quelque chose qu’elle vient de voir sur un réseau social.
— Tu peux aller sur ton fameux Chatsnap, s’il te plaît ? lui demande-t-elle.
— Mais pourquoi ? rétorque Sophia d’un ton suspicieux.
— Parce que j’ai vraiment besoin de savoir où se trouve Nathan, répond
Alice.
Et elle s’interrompt avant d’en livrer davantage : parfois, plus on est bavard,
plus on suscite la méfiance.
Sophia plisse les yeux.
— Pourquoi ?
— Tu peux y aller, oui ou non ? réplique Alice avec impatience.
— Eh, du calme ! répond Sophia.
Et elle balaie l’écran d’un pouce avant de taper à la vitesse de la lumière.
— Et toi, n’oublie pas à qui tu t’adresses ! rétorque Alice. Je ne suis pas ta
copine.
— On dirait qu’il est quelque part sur Park Lane, à Londres, répond Sophia
hésitante. Au Hilton.
Alice est sur le point de demander s’il est au lit avec quelqu’un : après tout,
cette application semble capable de montrer une myriade d’activités. Mais elle se
contente de dire :
— Merci, je vais voir si je peux le joindre.
— Maman, tout va bien ? s’enquiert Sophia d’une voix soucieuse.
Alice se force à lui sourire.
— Bien sûr, pourquoi ça n’irait pas ?
— Tu me le promets ? insiste Sophia.
À son attitude insolente s’est soudain substituée la vulnérabilité d’une enfant
ayant la moitié de son âge.
Alice se retient d’attirer sa fille à elle et de la serrer très fort dans ses bras. À
la place, elle croise les doigts derrière son dos et espère son sourire convaincant.
— Oui, ma chérie, je te le promets.
Chapitre 38

— Dis-moi juste la vérité, demande Alice d’une voix forte, une fois la table
débarrassée.
Elle est à bout de patience.
— Je te promets, maman, que je n’ai rien fait, affirme Olivia en pleurant.
— Dans ce cas, pourquoi une autre élève et ses parents prétendent que tu l’as
harcelée ? On ne doit pas blesser les autres, Olivia, ni par des paroles ni par des
gestes. Je ne le tolérerai pas.
— Mais ce n’est pas moi, maman. C’est Phoebe qui est méchante.
— On ne parle pas de Phoebe, en ce moment, répond Alice, mais d’une autre
petite fille qui affirme que toi tu es méchante avec elle. Écoute-moi bien, Olivia :
il n’est pas question que l’école me convoque pour me dire que tu brutalises tes
camarades.
— Mais ce n’est pas vrai, sanglote-t-elle avant de monter l’escalier et de
claquer la porte de sa chambre derrière elle.
— Parfait, jeune fille ! Reste dans ta chambre jusqu’à demain matin, et alors
tu seras peut-être prête à avouer la vérité.
Une demi-heure plus tard, rongée par la culpabilité, Alice apporte un verre
d’eau à Olivia ; elle découvre alors sa fille presque endormie, mais encore
habillée. Des petits gémissements lui échappent alors qu’Alice lui enfile son
pyjama.
Non, je ne suis pas ce genre de mère, pense-t-elle en s’asseyant sur le bord de
son propre lit, quelques instants plus tard, la tête dans les mains.
Elle donnerait n’importe quoi pour se glisser sous la couette et se couper du
monde jusqu’à ce que passe l’orage qui, elle le sait, est en train de couver. Mais
elle doit être plus forte que ça, pas question que sa vulnérabilité ne lui dicte de
nouveau sa conduite.
Quand la sonnerie de son téléphone transperce de façon curieuse la
tranquillité de sa maison, elle tend le bras avec lassitude pour attraper, de son lit,
son sac à main. Peut-être devrait-elle finalement s’allonger, juste quelques
minutes.
— Bonsoir, chérie, c’est moi, dit Nathan quand elle prend l’appel.
Elle comprend immédiatement qu’il a bu.
— Tu ne vas pas le croire, mais j’ai croisé Josh, un de mes vieux potes,
poursuit-il d’un ton traînant. Tu te souviens de lui ? Tu l’as déjà vu.
Alice ne se souvient pas du tout de Josh. Et, si elle l’avait rencontré, elle se
le rappellerait puisque les personnes que Nathan lui a présentées, au fil des ans,
se comptent sur les doigts d’une main, et à des occasions très espacées. Il lui
avait affirmé que le fait d’avoir perdu ses parents quand il était jeune l’avait
bloqué pour nouer des amitiés. Et ses amis actuels appartenaient au cercle élargi
de leurs connaissances communes ; même ses copains de golf, elle les lui avait
présentés, c’étaient les maris de ses amies.
Il y a fort longtemps, elle aurait aimé que Nathan ait un passé plus étoffé,
qu’il apporte une famille par alliance dans sa vie, la sienne étant hélas bien peu
fournie. Cela lui aurait plu de faire partie d’un cadre plus grand, d’avoir une
famille à appeler, en compagnie de qui passer du temps. Mais on l’aurait dit
surgi de nulle part, créé ex nihilo… Au fond, celui qu’elle percevait comme son
sauveur n’était-il pas le loup dans la bergerie ? Avait-elle été « atteinte » au point
de détourner le regard de problèmes qui auraient sauté aux yeux de n’importe
qui d’autre ? N’éprouvait-elle pas à l’époque un sentiment si profond
d’insécurité qu’elle avait préféré ignorer tout doute éventuel ?
— C’est ton ancien copain d’école, c’est ça ? demande-t-elle.
Elle est venue à la rescousse de Nathan, car elle n’a pas l’énergie de
l’entendre étoffer son mensonge.
— Oui, c’est lui ! dit-il, tombant droit dans le piège. Tu as une de ces
mémoires. Donc, j’avais un bref rendez-vous à la banque et sur qui je tombe ?
Joe ! Alors, une chose en amenant une autre…
— Josh, le corrige Alice. Tu l’as bien appelé Josh, non ?
— Pardon ? Euh… oui, Josh, c’est ce que j’ai dit.
Il est bien trop ivre pour que son histoire tienne la route, et Alice bien trop
fatiguée pour s’en soucier. Ce n’est pas comme s’il lui fallait des preuves
supplémentaires pour comprendre qu’il n’a cessé de lui mentir, elle détient toutes
celles qui lui sont nécessaires. Il ne lui reste plus qu’à choisir la façon dont elle
va réagir.
Elle veut l’attendre, ne serait-ce que pour sentir le parfum bon marché d’une
autre sur lui, ou voir des traces de rouge à lèvres sur sa bouche. Presque mue par
le besoin d’être meurtrie le plus possible afin de se voir contrainte de prendre la
bonne décision. Mais elle a beau tenter de résister au sommeil, sa dispute avec
Olivia l’a épuisée, et elle a des difficultés à garder les yeux ouverts alors qu’elle
entend le générique des informations de 22 heures.

Elle ne se souvient pas d’avoir pris ses médicaments, mais elle a dû le faire,
car quand elle rouvre les paupières, c’est le matin, et elle ignore complètement si
Nathan est rentré à 22 h 30 ou 3 h 30. Quand elle tâte la place vide à côté d’elle,
elle se rend compte qu’il n’est d’ailleurs peut-être pas encore rentré. Elle plisse
les yeux en lisant les chiffres digitaux de couleur vive sur son radio-réveil, posé
sur la table de nuit, et lève tout à coup la tête de son oreiller : l’eau coule dans la
salle de bains ! Ce qu’elle peut se maudire de ne pas savoir si Nathan se douche
parce qu’il vient juste de rentrer ou de se lever !
Elle préfère se rendormir afin d’étouffer le brouhaha que déclenche déjà,
dans sa tête, l’idée de cette nouvelle journée. Mais, malgré ses efforts, ses sens
sont déjà en alerte, et tous les problèmes qui l’attendent se présentent à son
esprit. Alice en repousse la couette de frustration. De trop nombreuses pensées la
perturbent déjà ; à présent, son cerveau est une vraie ruche, aussi ne lui sert-il à
rien de rester plus longtemps au lit.
La vapeur s’échappe en volutes de la salle de bains quand elle en ouvre la
porte. Nathan, nu et trempé dans la douche, se tourne vers le courant d’air.
— Bonjour, chérie, dit-il en se frictionnant le dos à deux mains avec une
serviette.
— Alors, cette soirée ? questionne-t-elle, tendue.
Puis elle se regarde dans le miroir.
— Longue et rasoir, dit-il en riant. Au début, j’ai trouvé ça drôle, mais avec
le recul, maintenant que j’ai la gueule de bois, mes souvenirs sont complètement
différents.
Tu m’étonnes, pense Alice.
— Et votre soirée à vous ? questionne-t-il.
À cet instant, il se plante juste derrière elle et pose les mains sur le nœud de
sa robe de chambre pour le défaire. Elle le resserre plus étroitement.
— Allez, plaide-t-il. On a le temps de s’envoyer rapidement en l’air.
Elle n’éprouve pas le moindre désir de « s’envoyer rapidement en l’air »,
d’autant plus qu’elle ignore d’où il vient. Et, tant qu’elle ne le saura pas, il n’est
pas question qu’ils « s’envoient en l’air », rapidement ou pas.
— Il faut que je me prépare, dit-elle en le repoussant. La journée va être
chargée.
— Pour moi aussi, répond-il d’un ton maussade, comme s’il s’agissait d’une
compétition. Il se peut que j’aie besoin de ta signature pour les documents du
Japon.
Elle parvient à acquiescer de la tête alors qu’il lui donne un baiser.
— On se retrouve au bureau, dit-il en sortant.
Elle prend son temps pour se doucher, imaginant tous les endroits où Nathan
a bien pu passer la soirée. Des images claires envahissent son cerveau, en haute
définition avec le son en stéréo. Elle voit ses lèvres sur celles d’une autre, ses
mains enserrer tendrement le visage de celle-ci tandis qu’il l’assure de son
amour. La femme non identifiée crie son nom quand il glisse ses doigts un peu
plus bas sur son corps… À cet instant, Alice bloque l’image, préférant se
focaliser sur les traits de la femme, se la représenter, comme si cela était
susceptible de lui apporter la preuve irréfutable du rendez-vous clandestin.
Le bout de ses doigts commence à se flétrir, sous la douche, et ses cheveux
crissent sous ses doigts quand elle se met à planifier la journée qui l’attend,
sautant les parties qui la dérangent.
Je vais me sécher les cheveux, je me sentirai mieux. Je conduirai Olivia à
l’école, et j’essaierai d’avoir le fin mot de cette histoire de harcèlement. Je
travaillerai sur la salle de réception, pour Belmont House. Je crois que le
velours bordeaux sera parfait, avec du passepoil doré. Je vais aussi déterminer
avec qui couche mon mari. Je ferai une bonne paella pour le dîner. Je me
demande si j’ai encore des crevettes au congélateur.
Elle réalise ses premières tâches de façon méthodique, sa journée au bureau
se déroule ensuite exactement comme prévu, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus en
mesure de différer plus longtemps son déjeuner, report qu’elle s’est elle-même
imposé. Elle sait que la prochaine tâche sur la liste requiert toute son attention,
aussi considère-t-elle attentivement son trognon de pomme pour voir si elle ne
peut pas gagner une seconde supplémentaire en le rongeant encore un peu.
Puis elle regarde par-dessus l’écran de son ordinateur, à travers la paroi
vitrée, l’espace qui se déploie au-delà. Elle repère juste le haut de la tête de
Nathan, assis à son bureau lui aussi, de l’autre côté.
Ses yeux passant de ce dernier à l’écran devant elle, elle y tape l’adresse mail
personnelle de son mari avant d’entrer en toute discrétion son mot de passe.

MOT DE PASSE INCORRECT

Elle fronce les sourcils.
J’ai dû taper une mauvaise touche, pense-t-elle, sachant pourtant
pertinemment que non. Elle recommence, plus lentement, plus concentrée.
Le mot de passe est de nouveau incorrect. Alice se fait l’effet d’une
hackeuse.
Elle essaie leurs autres mots de passe favoris : des variations peu sécurisées
sur les dates de naissance et les prénoms des filles qu’ils ont créées ensemble
pour des comptes d’achats en ligne, à une époque où ni l’un ni l’autre ne pouvait
imaginer qu’ils seraient un jour contraints de s’espionner. En vain.
Nathan s’est levé et se dirige vers son bureau, mais elle est trop affairée à
cracker le mot de passe pour s’en apercevoir.
— Coucou, dit-il en ouvrant la porte vitrée en grand.
Ses oreilles rougissent instantanément, et les mots de Nathan lui parviennent
comme étouffés de façon momentanée. Elle tente de changer d’écran aussi vite
que possible, en feignant la désinvolture, autant que faire se peut.
— Salut ! dit-elle quand elle retrouve sa voix.
— Je fais juste un saut à la banque pour m’assurer que tout est en ordre et
prêt pour mardi, la prévient-il.
Elle lève les yeux vers lui.
— Ah bon ? Je pensais que tu y étais allé hier.
Et elle espère bien qu’il va répondre à sa question.
— Euh… Oui.
— Pourquoi as-tu besoin d’y retourner ?
— Eh bien… Ils ont besoin de ton passeport, dit-il.
A-t-il vraiment hésité ou est-ce le fruit de son imagination ?
Elle ouvre son tiroir et fouille à tâtons dans les papiers en désordre, les boîtes
de maquillage et les fournitures de bureau qui s’y côtoient.
— Le voilà ! s’exclame Nathan d’un ton triomphant.
Il est lui aussi penché sur une pochette d’où il sort le passeport, un carnet de
chèques et quelques échantillons de tissus.
— Une seconde ! dit-elle en lui saisissant le poignet. Je viens avec toi.
— Ce n’est pas nécessaire. Je vais juste le leur porter pour qu’ils fassent une
photocopie.
— Je viens quand même. Au cas où ils auraient besoin d’autre chose.
— Franchement, c’est une perte de temps, objecte-t-il. Cela me prendra deux
minutes.
Alice saisit son portable et ses clés sur son bureau.
— Pas de problème. Ça me fera du bien de sortir un peu d’ici.
— Mais c’est ridicule, marmonne Nathan alors qu’elle l’entraîne hors de la
pièce. On n’a pas besoin d’aller tous les deux à la banque.
— Mais si ! Comme ça, on pourra discuter en chemin, dit Alice.
En haut de l’escalier, il s’arrête et tourne le visage vers elle.
— Écoute, arrête, maintenant, décrète-t-il, l’air agacé.
Elle s’immobilise.
— Je ne suis pas passé à la banque, hier, lâche-t-il d’un ton abrupt en évitant
son regard.
Il faut quelques secondes à Alice pour comprendre son aveu.
— Mais tu m’as dit que…
— Oui, je sais ce que je t’ai dit, mais je n’y suis pas allé.
Ah, ça commence à venir ! Il se retrouve coincé et il sent que je vais
découvrir qu’il n’était pas là où il le prétendait.
— Et donc, où étais-tu ? demande-t-elle, le cœur au bord des lèvres.
Et elle a l’impression que sa réponse met une éternité à venir…
— Je cherchais quelque chose pour Livvy.
C’est bien la dernière excuse à laquelle elle s’attendait.
— Pardon ? Je n’ai pas compris.
— Pour son anniversaire…
Il s’adresse à elle comme si elle était stupide, comme si elle aurait dû
comprendre les propos incohérents qu’il lui tient ! Désolée, mais elle ne voit pas
le rapport entre l’anniversaire d’Olivia et le fait qu’il ne soit pas allé à la banque.
— Je voulais que ce soit une surprise, poursuit-il.
— Excuse-moi, dit-elle en secouant la tête, mais de quoi parles-tu ?
— Je t’ai dit que j’étais passé à la banque hier après-midi, mais, en réalité, je
suis allé voir quelqu’un pour le cadeau de Livvy.
Alice hausse les sourcils, attendant la suite.
— Pour lui choisir un chien.
— Un chien ? répète-t-elle, incrédule. Et depuis quand veut-on un chien ?
— Livvy a dit, il y a quelque temps, qu’elle avait envie d’un chien, et j’ai
pensé que ce pouvait être une bonne idée. Je voulais vous faire la surprise à
toutes les trois.
— Tu ne crois pas que l’on aurait dû en discuter tous les deux avant ?
demande Alice. Je ne suis pas certaine d’en vouloir un, en ce moment. Un chien
représente un grand engagement.
— Oui, je sais, mais je pense que ce serait amusant.
— Et donc, où es-tu allé ? questionne Alice. Je veux dire, pour voir ce
chien ?
— Dans le Kent.
— Et ? insiste-t-elle en s’efforçant toutefois de ne pas laisser transparaître les
doutes que lui inspire son histoire.
— Et quoi ?
— Il t’a plu, ce chien ?
— Euh… non, il ne nous aurait pas convenu.
— C’était quelle race ?
— Comment ? Ah, un croisement entre un labrador et une autre race.
— Ah ! Il devait être adorable, renchérit Alice. Et il était de quelle couleur ?
— Chocolat, répond-il du tac au tac, plus réactif à présent.
Alice plonge les yeux dans les siens pour tenter d’y percevoir le reflet de la
trahison.
— Et pourquoi me racontes-tu ça maintenant ?
— Parce que tu m’y as obligé, dit-il sur le ton du reproche. Tu verras bien,
une fois à la banque, que je n’y suis pas passé hier. Et si tu n’avais pas insisté
pour venir…
Alice refuse de mordre à l’hameçon et ouvre la porte qui donne sur le
parking. Elle contourne rapidement l’angle, laissant Nathan la rejoindre.
— Et Josh ? reprend-elle quand ils se retrouvent à la même hauteur dans la
rue étroite, manquant d’entrer en collision avec une poussette double. Enfin, ce
n’était pas plutôt Joe ?
— On devrait interdire ce genre d’engin, déclare Nathan, tentant de changer
de sujet.
— Eh bien, ce Josh ? persiste Alice, sans lui laisser d’échappatoire. Où l’as-
tu rencontré, au juste ? Ça aussi, c’est un mensonge ?
— Mais je ne mens pas, Alice, proteste-t-il. Enfin ! Je voulais juste vous
faire une surprise.
— Une surprise qui concerne qui ? Le chien ou Josh ?
— Tu es ridicule, je t’assure, dit-il d’un air las. J’ai pris le train pour aller
voir le chien, puis j’ai rencontré Josh à Waterloo, sur le chemin sur retour. Il
rentrait chez lui après sa journée de travail, et d’une bière, on est passés à trois…
Bref, tu sais ce que c’est.
— Et donc, à quelle heure es-tu rentré ? questionne-t-elle alors qu’il lui tient
la porte de la banque.
Il s’efforce de rire.
— Si seulement je le savais. Vers 1 heure du matin, 2 heures peut-être.
Il a visiblement plus de mal avec les chiffres.
— Alors tu n’étais pas avec elle ? demande Alice.
Et sa propre question la surprend : parmi tous les endroits et les moments où
elle avait imaginé cette conversation, elle n’avait pas un instant pensé à une file
d’attente à la banque, là où ils se trouvent à présent. Elle aurait aimé ravaler ses
propos, il ne lui reste plus qu’à espérer qu’il n’a pas entendu.
— Elle ? répète-t-il comme s’il avait mal compris.
Alice se tourne vers lui, menton bien relevé dans un acte de défi. Mais elle
ne lui répond pas, car elle se méfie de sa voix.
— Tu es sérieuse ? Tu vas recommencer avec ça ? dit-il d’un ton incrédule,
soufflé.
— Je n’ai pas encore commencé, réplique-t-elle entre ses dents.
Il lève les bras en l’air.
— Et de quoi vas-tu m’accuser, cette fois ?
— J’ai vu son texto, dit-elle pour toute réponse.
Nathan regarde autour de lui pour vérifier que personne ne les entend.
Devant eux, se trouve une mère avec un nourrisson bruyant et, derrière eux, à
une distance respectable, un monsieur âgé. Aucun des deux ne peut surprendre
leurs propos.
— Quel texto ? demande-t-il.
— Celui qu’elle t’a envoyé !
Elle en postillonne presque.
— Celui où elle te supplie de venir la rejoindre, précise-t-elle.
Nathan secoue la tête et la regarde avec l’air de dire : « Pauvre Alice, tu as
besoin d’aide. » Elle se souvient d’une infirmière qui faisait la même chose
quand elle était à l’hôpital, et ce qu’elle s’imaginait : une fois sortie, elle
s’introduirait chez cette femme, s’assiérait dans un coin de son salon et, sans
ouvrir la bouche, se contenterait de secouer lentement la tête en affichant une
moue de pitié.
Alice ouvre la galerie de photos de son téléphone et lui montre la capture
d’écran où figure le texto qu’il a reçu au Japon. Elle le voit blêmir.
— Tu es allé la rejoindre, Nathan ? Tu lui as donné ce dont elle avait
besoin ?
C’est la première fois qu’il reste sans voix. Jusque-là, il a toujours trouvé les
mots qu’il fallait pour chaque situation, mais, en l’occurrence, il semblerait que
non.
— Je ne voulais pas t’en parler, finit-il par dire.
Et Alice sent déjà sa gorge se serrer, signe que les larmes sont imminentes.
— Je ne peux pas continuer cette discussion ici, dit-elle.
Puis elle tourne les talons et sort de la banque.
Nathan la rattrape à l’extérieur et l’entraîne d’autorité dans une allée, loin du
regard des badauds.
— Écoute-moi ! la somme-t-il d’un ton impérieux. Je ne sais pas qui c’est.
Alice éclate de rire et se met à pleurer en même temps.
— Tu plaisantes ? Tu penses vraiment que je vais te croire ?
— Je ne voulais rien te dire, pour ne pas t’inquiéter. J’ai reçu trois ou quatre
textos similaires, tous du même numéro, mais je ne sais pas qui c’est.
Du dos de la main, Alice s’essuie le nez.
— Je n’arrive pas à croire que tu choisisses cette tactique. Tu me déçois,
Nathan. Tu es un homme intelligent, pourtant. Je pensais que tu aurais une
excuse en béton toute prête, mais franchement, là, tu me déçois si c’est tout ce
que tu as à m’offrir.
Il la saisit par les épaules, son visage à quelques centimètres du sien.
— Il faut que tu me croies, car c’est la vérité. J’ai rappelé plusieurs fois ce
numéro en vain, ça sonnait dans le vide. J’ai envoyé des textos, mais je n’ai pas
obtenu de réponses.
— Et malgré tout, rien sur ton téléphone ne prouve cette version, rétorque-t-
elle. En fait, il n’y a nulle autre trace, à part ce message. Pas de tentative de ta
part montrant que tu as essayé de voir qui était ce mystérieux correspondant. Tu
n’as pas non plus cherché à bloquer le numéro. Rien, à part ce texto infâme.
Il brandit son téléphone, fait défiler ses récents appels, puis tourne l’écran
vers Alice.
— Regarde, ici, dit-il en tapotant du doigt le numéro. J’ai appelé quinze fois,
ne serait-ce qu’aujourd’hui.
— Eh bien, tu dois vraiment être complètement fou d’elle, réplique Alice
avec mépris et dérision.
— Mais bordel de merde, je ne sais pas qui c’est ! s’écrie-t-il en se passant
plusieurs fois la main dans les cheveux, très agité. Tiens, prends-le, vérifie par
toi-même. Si nous avions une liaison torride, on pourrait penser qu’elle décroche
dès qu’elle voit mon numéro.
Alice hoche la tête, ahurie.
— Vas-y, appelle, tu verras bien ce qui se passe.
Et, comme Nathan l’a prédit, le téléphone sonne dans le vide.
— Que dois-je faire de plus ? demande-t-il, visiblement frustré. Je me
démène pour être l’homme que tu veux, dont tu as besoin, mais tout me revient
en pleine figure. Le seul rôle où tu me donnes l’impression que je te satisfais,
c’est celui de père. En dehors de ça, rien n’est assez bien pour toi.
Alice essuie les larmes qui coulent sur ses joues. Est-elle trop exigeante ?
Attend-elle un conte de fées qui n’existe pas ?
— Écoute, poursuit-il, je comprends tout à fait de quoi tout cela a l’air, et si
j’avais su que tu avais vu ce texto, je t’aurais donné des explications plus tôt.
J’ignore d’où il vient, et qui se fiche de moi, mais je te jure que je n’ai pas de
maîtresse. Les filles et toi êtes ce que j’ai de plus précieux au monde.
Alice laisse Nathan l’attirer contre lui, car, en dépit de tout, elle a besoin
qu’on la soutienne.
— Il faut vraiment que tu trouves qui t’envoie ces messages, dit-elle contre
son torse.
— Ne t’inquiète pas, je vais finir par découvrir le fin mot de l’histoire,
promet-il. Et maintenant, retournons à la banque faire ce pour quoi nous étions
venus.
Chapitre 39

— Doucement, doucement, on ne court pas ! crie Alice de la cuisine, alors


que dix enfants de neuf ans surexcités arrivent en courant du jardin pour monter
à l’étage. Livvy, pas en haut, s’il te plaît ! On sonne à la porte, va plutôt ouvrir.
Si elle n’était pas à bout de souffle à cause des ballons qu’elle a gonflés, et
n’avait pas encore vingt sachets pour les petits convives à remplir de friandises,
elle irait elle-même ouvrir. Mais, comme toujours, elle avait cru avoir tout son
temps, et s’était rendu compte qu’il ne restait plus qu’une demi-heure quand
Olivia était descendue de sa chambre en dansant dans sa robe de la Reine des
neiges.
— Merde ! dit-elle à voix haute. Nathan, tu peux aller chercher la limonade
dans le garage et trouver un endroit où accrocher la piñata ?
— Tout de suite.
— Mamie est là ! s’écrie joyeusement Olivia, de l’entrée.
Instantanément, Alice se calme : les renforts viennent d’arriver.
— Je suis dans la cuisine, maman, hurle-t-elle.
Les enfants repassent à toute vitesse devant elle en poussant des cris, suivis
par Linda qui hausse les sourcils, l’air de dire : « Tu es folle ou quoi ? »
— Je sais, je sais, dit Alice. Sur le moment, cela m’a semblé une bonne idée.
— Bien, par quoi veux-tu que je commence ? demande Linda avec ce sens
pratique qui la caractérise.
— Maman, on peut faire la piñata maintenant ? crie Olivia du jardin d’hiver.
— Non, pas encore, Livvy, on attend encore un ou deux retardataires.
Alice, qui sent sa frange coller de sueur à son front, se tourne alors vers
Linda.
— Maman, peux-tu mettre les friands au four ? Et quelques bols de chips sur
la table ? Ainsi, ils auront des petites choses à grignoter.
— Salut, Linda ! dit Nathan en arrivant de la pièce voisine.
Il se penche pour l’embrasser sur la joue et ajoute :
— Ça va ?
Alice regarde sa mère sourire et saluer courtoisement son gendre, mais elle
semble se forcer. Comme si elle avait affaire à un démarcheur téléphonique
rasoir qu’elle aimerait envoyer sur les roses, mais se sent obliger d’écouter
jusqu’à ce qu’il arrive à la fin de sa tirade.
Et elle, ressent-elle la même chose quand Nathan parle ? se demande-t-elle.
Et en a-t-il toujours été ainsi ?
— Je vais bien, répond Linda. Et toi ?
Et, sans attendre la réponse de Nathan, elle lui tourne le dos pour enfourner
une plaque de petits gâteaux.
— On conclut le contrat du Japon demain, dit-il en venant se poster derrière
Alice pour l’enlacer. Vous pouvez être fière de votre fille. Elle va devenir un
nabab international de l’immobilier.
Linda se met à rire, mais Alice est certaine d’entendre une pointe
d’amertume dans son rire.
— Je suis toujours fière de ma fille, Nathan, déclare-t-elle avant de se
tourner vers Alice pour lui demander directement : Donc l’affaire va se
conclure ?
— Mmm, à 16 heures demain. J’attends ça avec autant d’excitation que
d’appréhension.
— C’est un énorme contrat, fait remarquer Linda. Un lourd fardeau sur tes
épaules.
— Je serai à ses côtés, précise Nathan.
Alice le repousse, et un silence tendu s’installe dans la pièce, brisé par
l’arrivée et les cris d’Olivia.
— Regardez ce que Phoebe m’a fait, dit-elle en hurlant, bras tendus.
Alice jette un coup d’œil à Nathan, lui disant en silence : « Si cette petite
conne fait pleurer ma fille le jour de son anniversaire, je la tue. »
Il lui adresse à son tour un regard sans équivoque : « Bon, calme-toi, je m’en
occupe. »
— Regardez ! Elle m’a griffée ici. Aïe ! crie Olivia sans qu’aucune larme se
matérialise pour autant.
Alice lui frotte le bras et lui donne un bisou magique.
— Bon, les filles, pouvez-vous, s’il vous plaît, être gentilles les unes avec les
autres ? demande Nathan en entrant dans le jardin d’hiver.
Et il se fraie un chemin à travers la mer de polyester bleu qui flotte autour de
lui et se déverse jusque dans le jardin.
— Si tu continues à tourner, Phoebe, tu vas avoir envie de vomir.
C’est ce qu’Alice lui souhaite, mais de préférence pas sur son parquet ciré.
— C’est elle, la petite fille qui harcèle Olivia ? demande Linda alors que les
deux fillettes se prennent mutuellement par le petit doigt et promettent d’être de
nouveau amies.
Alice lève les yeux au ciel.
— En toute honnêteté, je n’en sais rien. Elles s’empoignent, puis se
rabibochent. Curieux, je ne me souviens pas de t’en avoir parlé.
— Tu ne m’as rien dit, répond Linda. J’ai discuté avec Beth quand tu étais au
Japon.
À ce nom, Alice sent son estomac se contracter, sachant qu’elle va arriver
dans quelques instants avec sa fille.
— Eh bien, crois-le ou non, on me dit que ce serait en réalité le contraire !
s’exclame Alice.
Linda croise les bras et prend une attitude de mère poule prête à défendre son
territoire. Alice éclate de rire malgré elle.
— Elle n’est peut-être pas aussi angélique que tu le crois, dit-elle.
— Je suis sûre que si, décrète Linda. Et je mets au défi quiconque de me
prouver le contraire.
À cet instant, la sonnette retentit de nouveau, et Alice sent le souffle lui
manquer.
— Maman, ça ne te dérange pas… ? demande-t-elle.
Et, du menton, elle désigne la porte d’entrée.
Bien que Beth répète à sa mère qu’elle doit tout de suite repartir, cette
dernière insiste – assez lourdement, d’ailleurs, songe Alice qui entend la scène –
pour que Beth entre. Elle sent alors son cœur flancher et avale la plus grosse
gorgée de vin possible quand Millie renchérit :
— Juste pour une minute, maman !
Beth surgit alors sur le seuil de la cuisine ; elle semble sur la défensive.
— Salut ! lance-t-elle.
— Bonjour, répondit Alice d’une voix tendue.
Maintenant qu’elles se retrouvent toutes deux en présence des personnes qui
sont le plus cher à son cœur, l’énorme secret qu’elles partagent semble peser des
tonnes sur ses épaules. Elle n’est pas prête à le révéler, là, maintenant, aussi
adresse-t-elle à Beth un regard menaçant pour l’en mettre en garde ; si son
ancienne amie la connaît un tant soit peu, elle en tiendra compte.
— Bienvenue au royaume du capharnaüm ! déclare Linda avec chaleur, sans
se rendre compte le moins du monde de la tension pourtant palpable entre les
deux femmes. Qu’est-ce que je te sers à boire ? Et toi, ma petite Millie, qu’est-ce
qui te ferait plaisir ?
Alice regarde sa mère et sent son souffle se bloquer dans sa gorge. Quelle
serait sa réaction si elle savait que la fillette à qui elle est en train d’offrir un bol
de chips est la demi-sœur de Sophia ? Et Nathan se réjouirait-il, au fond de lui,
d’apprendre que Tom est tombé de son piédestal de façon aussi spectaculaire ?
« Mais toi-même tu n’es sans doute pas aussi irréprochable que tu le
prétends », lui répond-elle en silence, ne sachant toujours pas si elle doit croire
ou non son histoire liée au numéro de téléphone inconnu. Elle voudrait, mais a
aussi conscience que, si tel est le cas, elle court le danger d’être aussi crédule
que Beth l’a été en accordant sa confiance à Tom. Et quand elle comprend que la
crédulité est peut-être au fond la seule chose dont Beth soit coupable, elle
sursaute.
Alice ne peut alors s’empêcher de la regarder, comme si elle la voyait
vraiment pour la première fois depuis ses aveux. Elle distingue une réelle
vulnérabilité dans ses prunelles. Une douleur qui n’est pas sans ressembler à la
sienne. Ne leur a-t-on pas dérobé de façon brutale, à toutes les deux, la vie
qu’elles croyaient mener ?
Beth n’est pas responsable de la trahison de Tom. Comment aurait-elle pu
savoir qu’il était marié et père d’un enfant ? Alice n’avait simplement pas voulu
voir que Tom était menteur et duplice, ou peut-être l’avait-elle bien perçu sans
vouloir l’admettre. Maintenant qu’elle a eu le temps de digérer l’affaire, elle
n’arrive toujours pas à croire qu’il l’ait trompée, qu’il les ait toutes deux
trompées, d’ailleurs. Qui sait ce qui se produira si elles ne se soutiennent pas
l’une l’autre pour surmonter cette épreuve ?
— Va rejoindre les autres, Millie, l’encourage Beth. Je reste ici avec les
adultes.
Et ce n’est pas non plus sa faute, pense Alice en s’avançant vers Millie pour
lui prendre la main.
— On va voir d’où vient tout ce bruit ? dit-elle à la petite fille déguisée
comme Anna dans La Reine des neiges.
Millie hoche la tête avec enthousiasme et fait un rapide au revoir de la main
à sa mère.
Alice conduit Millie dans le jardin, où Nathan tente de bander les yeux d’un
petit garçon déguisé en Jack Sparrow. Elle se retient de lui dire que ce serait bien
plus simple s’il faisait juste glisser le bandana sur les yeux de l’enfant. Mais à
peine a-t-elle le temps de compter jusqu’à trois que ce dernier se précipite vers le
singe coloré suspendu à la branche d’un arbre pour lui régler son compte,
comme s’il se frayait un chemin dans une jungle épaisse, à l’aide d’une
machette.
— Oh, du calme, capitaine ! déclare Nathan. Salut, Millie ! Tu veux essayer,
toi aussi ? Si tu es aussi douée qu’à Minecraft, le singe n’a aucune chance de
s’en sortir.
Alice le regarde, admirative de sa façon si décontractée de gérer les enfants.
Pas juste les siens, mais aussi ceux des autres. En dépit de tout, elle ne pourra
jamais lui exprimer suffisamment sa gratitude concernant la façon dont il a
accepté Sophia sans poser de question. Pour avoir adopté une enfant qui n’était
pas la sienne et l’avoir traitée comme telle.
Alice retourne dans la cuisine et se ressert du vin, avalant une gorgée
bienvenue avant de se tourner vers Beth.
— Je peux te parler ? lui demande-t-elle alors.
Et elle désigne le salon de devant, loin du bruit.
Beth arbore un sourire forcé et la suit. Les deux femmes entrent dans le salon
dont Alice referme doucement la porte derrière elle ; elle cherche à gagner du
temps, ne sachant trop par où commencer.
— Écoute, commence-t-elle en se frottant les mains, je trouve cette situation
très difficile à gérer. Cela m’est tombé dessus comme un obus.
Beth hoche la tête, lèvres pincées, comme si elle se retenait de hurler.
— Je suis anéantie par la trahison de Tom, poursuit Alice, se retenant de
révéler ce qu’elle a découvert sur Facebook.
Il faut d’abord qu’elle éclaircisse cette affaire avant de la partager avec
quiconque, car cela ne servirait qu’à compliquer la situation.
— Mais je parviendrai à digérer à mon rythme, poursuit-elle, et, à ma façon,
comme tu le feras aussi, j’en suis certaine.
Beth acquiesce.
— Et bien que ces révélations m’aient profondément atteinte, ce qui me
peine le plus c’est de me rendre compte que j’ai perdu ton amitié.
— Tu ne dois pas…, commence Beth.
— Non, s’il te plaît, l’interrompt Alice en levant une main, laisse-moi
terminer. J’ai juste vu les retombées que tout cela aurait sur Sophia et moi, sans
penser à Millie et toi. Et j’en suis désolée, c’était égoïste de ma part, j’ai eu tort.
Je ne peux même pas imaginer combien cette histoire a dû t’affecter, et je suis
navrée de t’avoir rendu les choses plus difficiles encore.
À ces mots, Beth ouvre de grands yeux.
— Je ne m’étais pas aperçue à quel point ton amitié compte pour moi,
jusqu’à ce que je la perde, poursuit Alice. Et pourtant, nous nous connaissons
depuis peu de temps – deux ans, non ?
Beth opine du chef.
— Presque trois, précise-t-elle.
— Mais j’ai l’impression qu’on se connaît depuis toujours, enchaîne Alice. Il
ne m’a pas toujours été aisé de nouer des amitiés, comme tu le sais, je ne suis
pas la mère la plus sociable de la cour de récréation.
— J’ai effectivement rarement vu une mère déposer aussi vite sa fille à
l’école, dit Beth avec un petit sourire.
— Tu as raison, renchérit Alice. Je ne me fais pas facilement des amies, mais
toi… (Elle se sent au bord des larmes.) Avec toi, j’ai l’impression d’avoir trouvé
mon double. Je ne veux pas que la duplicité d’un homme détruise notre amitié.
J’ai déjà perdu Tom une fois, et j’ai l’impression de l’avoir perdu une fois de
plus. Mais perdre ton amitié, je ne m’en remettrai pas.
— Je suis désolée, dit Beth, le visage décomposé. Si j’avais su que je
m’apprêtais à jeter une bombe dans ton monde…
Et les deux femmes s’approchent timidement l’une de l’autre, jusqu’à ce
qu’Alice ouvre les bras et que Beth vienne s’y réfugier.
— Que dit-on, déjà ? reprend Alice en souriant à travers ses larmes. Qu’il ne
faut pas laisser un homme s’immiscer entre deux amies ?
— Quelque chose comme ça, approuve Beth en reniflant. Bon, on est
réconciliées ?
— Oui, répond Alice.
Comme le monde lui semble différent à présent que Beth est de nouveau à
ses côtés.
— On va pouvoir réfléchir à un plan pour avancer ensemble, poursuit-elle.
— Et avec Nathan, ça va mieux ? questionne Beth alors qu’elles reviennent
dans la cuisine.
— Ça va aller, répond Alice, soudain confiante.
Chapitre 40

— Je pensais que ce singe serait bien plus résistant aux coups, lance Nathan
sur le ton de la plaisanterie au moment où il rentre dans la cuisine.
Les bras chargés de débris de piñata, il ne voit pas où il va. Il marche à
l’aveugle jusqu’à la poubelle.
— Je m’attendais à ce que cela les occupe une demi-heure, poursuit-il.
Qu’as-tu prévu, après, maman ?
Et il pousse un soupir appuyé en prenant son verre sur le comptoir pour boire
un peu de vin rouge.
— Bon sang, être animateur pour enfants, c’est pas de tout repos ! Ils n’ont
pas fini une activité qu’ils veulent déjà connaître la suivante…
— Nate, l’interrompt Alice, se sentant infiniment plus forte. Je te présente
Beth.
— Ah, la fameuse Beth ! s’exclame-t-il en s’essuyant les mains sur un
torchon. Je commençais à penser que tu étais tout droit sortie de l’imagination
d’Alice, ou bien un séduisant joueur de rugby qu’elle fréquentait en douce.
Il lève alors les yeux, prêt à arborer son plus large sourire qui saurait tromper
l’hôte le plus importun.
— Ravi de faire enfin ta…
Et il s’arrête en plein milieu de sa phrase, car son verre de vin lui échappe
des mains, atterrissant sur l’îlot où il se brise en mille morceaux.
— Oh ! s’écrie Alice en reculant pour éviter le missile.
— Ah non ! s’insurge Linda.
Sa chemise blanche est maculée d’une belle éclaboussure de vin, mais ses
yeux sont rivés sur le gâteau d’anniversaire, piqué de neuf bougies : posé sur le
comptoir, il est maintenant imbibé de vin rouge et parsemé d’éclats de verre.
Seuls Beth et Nathan restent muets, comme si le temps s’était figé, que
quelqu’un avait activé le bouton « Pause », pour eux.
— Bon, les enfants, restez à l’écart, décrète Alice en leur barrant l’accès pour
qu’ils n’avancent pas.
Plusieurs d’entre eux tendent le cou pour tenter de voir ce qui se passe.
— Mais regardez mon gâteau ! hurle Olivia. Olaf est tout rouge.
Nathan, en revanche, est blême ; l’incrédulité se lit sur son visage alors que
le chaos le plus complet règne autour de lui.
— Mais comment… ? parvient-il à marmonner dans un murmure.
Une écrasante chaleur inonde Alice alors que son regard passe de Nathan à
Beth, avant de revenir à son mari.
— Mais enfin, Nathan, que t’arrive-t-il ?
— Je… euh. C’est juste que…, bredouille-t-il.
— Tout va bien ? s’enquiert encore Alice, tandis que Linda déroule l’essuie-
tout pour éponger le vin.
Nathan regarde Beth, puis cligne rapidement des yeux.
— Pardon ? Euh… oui. Oui, oui, ça va.
— Mais enfin, que se passe-t-il ? insiste-t-elle.
Changement d’atmosphère radical. Il y a de l’électricité dans l’air. Il
semblerait que Beth en soit la cause.
Alice la regarde, mais celle-ci se contente de hausser les épaules et de
sourire.
— Nathan ? reprend-elle alors.
— Bon sang, je ne sais pas ce qui nous arrive, dit-il.
Et il se passe une main dans les cheveux, tout en s’efforçant de rire.
— C’est juste que tu ressembles à quelqu’un que j’ai connu autrefois,
poursuit-il à l’adresse de Beth, et j’ai cru voir un revenant. J’ai eu la peur de ma
vie.
Beth lui sourit gentiment.
— Oh, je peux te garantir que je suis bien vivante ! Sauf, bien sûr, si j’existe
dans un univers parallèle, vis une autre existence, et que je suis revenue te
hanter.
Nathan émet un rire gêné.
— Oui, en effet, peut-être.
Tandis qu’Alice et Linda réparent les dégâts, Nathan et Beth restent cloués
sur place.
Alice ne parvient pas à chasser le sentiment de malaise qui s’est emparé
d’elle. Elle n’avait jamais vu Nathan dans un état pareil : on aurait vraiment cru
qu’il avait vu un fantôme. De son côté, Beth incarne le calme absolu, comme si
elle maîtrisait tout.
Alice sait que la pensée qu’elle tente si désespérément de repousser s’infiltre
malgré elle dans son esprit. Ce n’est pas possible. Elle préfère n’importe quelle
autre explication à celle-ci, parce qu’alors elle n’aurait tout simplement plus
d’oxygène dans les poumons. Cette hypothèse aspirerait tout !
— Je monte me changer, dit Nathan. Puis j’irai voir si je peux acheter un
autre gâteau pour Livvy.
Il enjambe la flaque au sol, où Linda est agenouillée et affairée à nettoyer.
— Pourquoi est-il dans cet état ? demande-t-elle.
Alice regarde Beth, espérant une réponse, mais celle-ci se contente de sourire
et de dire :
— Laissez-moi vous aider, Linda.
— Excusez-moi une seconde, dit Alice en suivant Nathan à l’étage.
— Bon Dieu ! s’écrie ce dernier en découvrant son pantalon en toile
éclaboussé de taches, dans le miroir de la chambre. J’imagine que ça ne va pas
partir.
— Tu vas me dire ce qui se passe ? demande Alice en s’efforçant de garder
son calme.
Elle sent que ses jambes sont sur le point de flancher.
Il se tourne vers elle, un sourire d’un kilowatt aux lèvres.
— Rien, vraiment. Cette femme, ton amie…
— Elle s’appelle Beth, dit Alice d’un ton crispé. Pourquoi as-tu tant de mal à
prononcer son prénom ?
— Beth, reprend-il alors avec une lenteur délibérée, ressemble à une fille que
j’ai connue autrefois.
— Une ex ? insiste Alice.
Nathan baisse la tête.
— Oui, c’est ça. J’avais tout juste vingt ans.
— Et que s’est-il passé ?
— On est sortis ensemble quelques mois, on s’est bien amusés, mais après…
Il s’interrompt.
Alice attend. Elle ne va certainement pas l’aider à accoucher.
— On s’est séparés et, un an plus tard environ, j’ai appris qu’elle était morte
dans un accident de voiture.
Il lève des yeux implorants vers Alice, mais elle ne ressent rien.
— Curieux, tu ne m’as jamais parlé d’elle.
— L’occasion ne s’est pas présentée, dit-il. Ton amie lui ressemble
énormément. C’est tout.
— Beth, dit Alice, d’une voix tendue.
— Oui, Beth, répète-t-il. J’ai eu une de ces frousses.
— Au point de laisser échapper le verre que tu tenais à la main ?
— Oui, exactement.
Alice le regarde ôter son pantalon et en chercher un autre dans sa garde-robe
parfaitement organisée.
— Donc, Beth et toi, vous ne vous connaissez pas ?
Alice n’arrive pas à croire qu’elle poursuit son interrogatoire. Qu’elle puisse
vraiment penser que son second mari entretient une liaison avec sa meilleure
amie. Parce que, si elle est honnête avec elle-même, c’est bien à cette conclusion
que la mènent ses réflexions,
— Quoi ? Mais bien sûr que non !
— Tu ne l’as jamais vue de ta vie avant ?
— Eh bien, non, je ne crois pas. Peut-être l’ai-je croisée à l’école une fois…
Je ne sais plus.
— Tu ferais mieux d’aller trouver un autre gâteau d’anniversaire ! dit Alice.
— Oui, répondit-il en haussant les sourcils.
Il tente alors de rire.
— Franchement, tu ne pourrais pas sauver le premier ?
Non, Nathan, et toi non plus tu ne pourras rien sauver, pense Alice.
Chapitre 41

— Bon, tout le monde est là ? demande Alice, interpellant son équipe


rassemblée dans son bureau, le lendemain matin.
Tous hochent la tête à l’unisson.
— Comme vous le savez, nous allons définitivement conclure le contrat avec
le Japon cet après-midi, donc les semaines qui viennent vont être hyper chargées.
Je souhaite donc m’assurer que vous en êtes bien conscients et tous prêts.
Des murmures d’approbation s’élèvent dans le bureau, et Lottie laisse
échapper un petit cri d’excitation avant de plaquer la main sur sa bouche, comme
si c’était entièrement involontaire. Alice lui sourit et lui est reconnaissante pour
son sens de l’humour dans ce contexte plutôt tendu.
— Tu as raison d’être excitée, Lottie, poursuit-elle, car toi et moi partons
pour le Japon en fin de semaine prochaine pour nous rendre sur le site.
Et Alice regarde, ravie, Lottie en rester bouche bée.
— Quand… quand cela a-t-il été décidé ? bredouille Nathan.
Quand j’ai décidé de reprendre le contrôle de ma vie, pense Alice. Ce qui a
eu lieu, entre 18 heures et 19 heures, la veille. Juste au moment où Beth l’a
embrassée sur la joue et lui a murmuré : « Ne laissons surtout pas un homme se
mettre entre nous. »

Une fois Nathan au lit avec une migraine, apparemment causée par la fête
d’anniversaire, Alice s’est servi un grand verre de vin rouge, puis s’est assise à la
table de la salle à manger, dont elle a tamisé l’éclairage. Elle avait eu la
sensation de rester là pendant des heures, tandis qu’elle tentait frénétiquement de
comprendre ce qui s’était passé. Mais, alors qu’elle s’attendait à être inondée
ensuite de pensées rationnelles et normales, et à se moquer d’elle-même, elle
ressentit un calme parfait. Soudain, aux flaques boueuses se substituèrent des
petits lacs aussi clairs que du cristal, où elle pouvait voir son reflet, en
l’occurrence celui de la personne qu’elle voulait être. Heureuse et satisfaite, sans
les béquilles de l’alcool et des antidépresseurs.
Autrement dit, celle qu’elle était autrefois, quand la vie était plus simple,
avant qu’elle laisse les hommes lui embrumer l’esprit et lui dicter sa voie. Mais
ce temps-là aussi était révolu ! Elle ne permettrait plus aux hommes qu’elle
aimait, et dont elle s’était crue aimée en retour, de décider à sa place de celle
qu’elle était ou pourrait être. C’était sa vie, et elle allait prendre le taureau par les
cornes pour se l’approprier.
Là-dessus, elle avait pris son verre rempli de vin et l’avait vidé dans l’évier,
hypnotisée par les volutes bordeaux lorsque l’eau emporta ce qui était devenu sa
pierre angulaire. Surprise par le sentiment de puissance qui l’avait alors saisie,
elle avait ouvert les six bouteilles qui restaient de celles qu’elle avait achetées
plus tôt dans la journée et leur avait fait subir le même sort.
Quand elle s’était levée, les cachets qu’elle prenait pour dormir et qui
adoucissaient les aspérités de sa paranoïa se rappelèrent à son souvenir, derrière
le gel douche qu’elle n’utilisait jamais, dans son placard à pharmacie. Elle les
laissa quelques instants la provoquer, son regard passant alternativement des
comprimés, dont elle pensait avoir peut-être besoin, à son reflet dans le miroir
qui lui disait le contraire…
Sa décision dépendra de la façon dont elle maîtrise les choses ce matin, et
son équipe semble boostée par sa nouvelle attitude confiante et pleine d’autorité.
Tous, semble-t-il, à part Nathan qui semble toujours plongé dans la plus grande
confusion.
— Je vais aussi organiser des réunions avec des manufactures de tissus et des
fabricants de meubles, poursuit Alice. Chercher de nouveaux contacts, nouer
d’autres relations. Nous allons avoir besoin de fournisseurs, une fois le projet
lancé.
— Waouh ! Je suis partante, dit Lottie, immense sourire à l’appui.
Alice lui rend son sourire.
— Très bien, remettons-nous au travail.
Chacun rassemble ses affaires et regagne sa table de travail. Seul reste
Nathan, ce qui est loin de surprendre Alice.
— Depuis quand prends-tu de telles décisions sans m’en avertir ?
questionne-t-il.
Elle ne lève pas les yeux de son écran.
— Depuis que je me suis rappelé que c’était moi qui dirigeais de cette
société.
— Qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? demande-t-il, debout devant elle,
mains profondément enfoncées dans ses poches. On va encore en revenir à
Tom ? Le mari prodigue à qui on doit notre reconnaissance éternelle car il a
investi toute sa fortune dans AT Designs ?
Alice le regarde en souriant, insensible à sa remarque narquoise. Il peut bien
dire ce qu’il veut sur Tom, à présent : elle s’en fiche. Mais elle ne le laissera pas
insinuer que, sans lui, elle ne serait pas là où elle se trouve aujourd’hui. Pour la
première fois, elle se demande même si elle ne serait pas allée bien plus loin sans
les hommes qui ont croisé sa vie, tous les deux étant visiblement mus par
l’intention de la maintenir dans l’ombre.
— Certes, cette société a vu le jour grâce au capital initial de Tom, répond
calmement Alice, mais je me suis démenée pour qu’elle connaisse sa réussite
actuelle. Nous n’aurions pas cette maison, ni ces voitures, ni même les
chaussures onéreuses que tu portes aujourd’hui, si je n’étais pas là. C’est moi qui
me suis le plus investie dans AT Designs, Nathan, et si tu te sens menacé par mes
paroles, alors je te suggère de penser à une éventuelle reconversion.
Alice croit voir une ombre voiler ses traits, mais son air perplexe l’agace
encore plus.
— Je vais acheter un sandwich, dit-il.
— Oui, c’est ça, répond-elle.
Dès qu’il a le dos tourné, elle reprend sa respiration. Cet oxygène qu’on
emmagasine pour se donner un supplément d’assurance et calmer ses nerfs.
Elle le regarde s’éloigner, saisit son téléphone puis cherche le numéro de Liz,
son ancienne avocate. Celle qui s’est occupée des biens de Tom et qui l’a
conseillée, pour son contrat de mariage, lorsqu’elle a épousé Nathan.
— Alice, comment vas-tu ? demande Liz avec chaleur.
Sa voix lui rappelle tout de suite les jours sombres qui ont suivi le décès de
Tom. Si cet appel avait eu lieu un mois plus tôt, elle aurait immédiatement été
transportée dans le passé, engloutie par l’œil du cyclone, mais pas aujourd’hui.
— Bien, merci. Et toi ?
— Occupée, mais qui ne l’est pas ? (Elle émet un petit rire.) Eh bien,
comment va la vie depuis la dernière fois ? Cela fait un bout de temps.
Combien ? Six ans ?
— Oui, à peu près.
— Et comment vont Sophia et la petite Olivia ?
Alice est touchée qu’elle se souvienne de leurs prénoms.
— Elle ne doit plus être aussi petite que cela, j’imagine ? poursuit Liz.
— Livvy aura neuf ans demain, et Sophia est le stéréotype de l’ado de quinze
ans, répond Alice.
En dépit de ses efforts, elle ne parvient pas à se rappeler les noms des enfants
de Liz, et en éprouve un grand dépit.
— Je suis désolée de te déranger, mais j’ai besoin de tes conseils, si cela ne
t’ennuie pas.
— Bien sûr que non !
— Tu te rappelles peut-être notre dernier échange. C’était à l’occasion de
mon mariage avec Nathan. J’avais besoin de tes conseils pour un contrat de
mariage.
— Mmm, répond Liz.
Et Alice pourrait jurer qu’elle a entendu de la désapprobation, dans sa voix.
— On traverse une période un peu chaotique, enchaîne Alice. Pour l’instant,
je me renseigne juste, mais je voudrais savoir quelle serait ma situation
financière si on venait à divorcer.
Elle entend Liz feuilleter des documents et l’imagine aisément adossée à son
fauteuil en cuir marron, dans son cabinet orné d’acajou.
— Je suis désolée pour cette nouvelle, dit-elle avec empathie.
Et Alice doit faire appel à toute sa volonté pour ne pas se mettre à pleurer.
Est-elle vraiment aussi forte qu’elle le prétend ?
— Bon, si je me souviens bien, tu avais finalement renoncé à établir un
contrat de mariage.
— Oui, c’est exact, dit Alice.
Et elle entend presque Liz dire en silence : « Pauvre idiote. »
— Nous ne le souhaitions l’un ni l’autre, ajoute-t-elle, essayant de justifier sa
mauvaise décision.
— Bon, quel est le montant de ton capital ? demande Liz. Juste pour avoir
une idée.
Alice passe rapidement en revue ce qu’elle possède.
— Eh bien, je ne peux pas te donner de chiffres précis, mais la maison est à
mon nom et vaut environ deux millions. AT Designs engrange du bénéfice, et
nous avons de la trésorerie, mais j’ai récemment contracté un prêt d’un million
de livres pour acheter un terrain au Japon. On va construire vingt-huit
appartements près du site olympique.
— Waouh, voilà qui semble prometteur ! dit Liz.
Alice a toutefois l’impression d’entendre de l’incrédulité dans sa voix.
— Et la société est uniquement à ton nom ? poursuivit-elle.
— Oui.
— Peux-tu me rappeler ce que Nathan a apporté dans l’escarcelle
matrimoniale ?
Alice ne répond pas tout de suite, essayant de trouver quelque chose qui
vaille la peine d’être mentionné, mais, pressentant sans doute une réponse
négative, Liz la tire de ce mauvais pas.
— Donc, reprend-elle, même si Nathan a surgi dans ta vie avec pour seul
bien la chemise qu’il portait sur lui, il peut réclamer une part de ta fortune, en
cas de séparation.
Alice grimace en entendant cette dernière phrase.
— Cela ne s’annonce pas très bien pour moi, alors ?
— Il aurait été plus sage de prévoir l’avenir quand c’était encore possible,
répond Liz. Mais tu étais amoureuse, et parfois l’amour rend aveugle.
Alice ne peut s’empêcher de remarquer l’emploi du passé : oui, elle était
amoureuse.
Cela signifie-t-il que nous ne le sommes plus ? s’interroge-t-elle. C’est sans
doute pour cette raison que je l’appelle, non ?
— Je peux faire des calculs plus précis, au cas où vous en arriveriez là,
ajoute Liz.
Alice ne voit pas comment il pourrait en aller autrement !
— Merci, répond-elle. Juste une dernière petite chose… C’est à propos de
l’investissement au Japon. Nathan s’est en grande partie occupé de la
transaction, jusqu’à maintenant. Nous avons, enfin, j’ai déjà réglé la somme de
cent mille livres pour le compromis, et je dois finaliser l’affaire cet après-midi.
Je sais que je te demande beaucoup, Liz, mais ne pourrais-tu pas jeter un rapide
coup d’œil au contrat ? Juste pour vérifier…
— Tu l’as déjà soumis à l’examen d’un avocat spécialisé dans le foncier,
j’imagine ?
— Oui, répond Alice, à un avocat qui se trouve au Japon. Il semblait
satisfait, néanmoins, comme je t’ai dit, c’est Nathan qui a tout géré là-bas. Ce
serait vraiment adorable de ta part de vérifier, d’autant plus que je vais gérer ma
société seule, si je décide d’aller jusqu’au bout.
— Tu ne me laisses pas beaucoup de temps, commente Liz. Et je ne suis
vraiment pas experte en matière de biens internationaux, mais si tu me l’envoies
tout de suite, j’y jetterai un coup d’œil.
— Merci infiniment, Liz ! N’oublie pas de m’adresser ta facture.
— Si tout est correct, cela ne me prendra pas beaucoup de temps. Tu as eu de
la chance de me trouver au cabinet, tous les autres jours de la semaine, je
plaidais au tribunal.
— Merci encore, c’est adorable.
Alice raccroche au moment où Lottie passe devant son bureau. Elle
l’interpelle.
— Lottie, pourrais-tu demander à Matt une photocopie du contrat du Japon ?
demande-t-elle d’un ton aussi nonchalant que possible.
— Oui, bien sûr, répondit promptement celle-ci.
Quelques instants plus tard, Matt passe la tête dans l’encadrement de sa
porte.
— On m’a dit que tu cherchais le contrat du Japon ? dit-il. Je crois que
Nathan l’a mis dans le coffre-fort, en sécurité.
— Heureusement que j’ai la clé, dit-elle avec un sourire.
Elle ouvre son tiroir, puis lance un trousseau de clés à Matt.
— Tu veux bien me rendre ce service ?
Quand il le rapporte, il referme la porte derrière lui.
— Je peux te parler ?
— Bien sûr, dit Alice, sachant qu’il est inhabituel qu’il se comporte ainsi.
Que se passe-t-il ?
— De grosses sommes ont été débitées sur la carte de crédit de la société, ces
derniers temps.
La nouvelle ne surprend guère Alice.
— C’est normal, dit-elle. Je m’en suis beaucoup servi pour acheter des
fournitures et des étoffes, pour Belmont House. Nous avons dû régler certaines
choses sans délai.
— Justement, dit-il. Je sais où nous en sommes concernant Belmont, mais
pour le projet du Japon, j’ai l’impression que les comptes m’échappent.
Alice le considère, sourcils froncés.
— Que veux-tu dire ?
— De grosses sommes ont déjà été débitées, versées notamment à une
société, et comme je crois comprendre qu’on doit être un peu méthodique, je
vais éplucher le tout afin qu’on puisse honorer toutes les factures inattendues.
— Ce doit être une erreur, dit alors Alice. Je n’ai encore rien réglé pour le
Japon. Juste deux notes d’hôtel et les honoraires d’un avocat sur place, mais rien
de plus.
Matt se gratte la tête.
— Cela n’aurait pas dû dépasser notre autorisation de vingt mille livres,
alors.
— Vingt mille ? ! s’exclame Alice. Il est impossible que l’on ait dépensé
cette somme !
— C’est pourtant le cas. La majorité a été facturée par la société Visions. Ça
te dit quelque chose ?
Alice secoue la tête.
— Tu en as parlé à Nathan ?
Matt hoche la tête.
— Je lui ai dit, oui, quand nous en étions à dix mille livres de dépenses, et je
le lui ai signalé deux fois depuis, mais il m’a assuré que tout était en ordre, et
que les paiements étaient justifiés. Mais maintenant on a atteint la limite
d’autorisation, et on n’a plus rien.
— Notre carte de crédit n’aurait-elle pas été piratée, par hasard ? Il y a
forcément un bug quelque part. Tu peux vérifier ?
— Bien sûr. Je vais trouver le problème et je te tiens au courant.
Il lui adresse un sourire tendu et tourne les talons.
Elle parcourt le contrat qu’il lui a apporté, mais comme elle n’a aucune
notion juridique, c’est vraiment du chinois, à ses yeux. Elle ne voit pas s’il y a
des anomalies, aussi le scanne-t-elle et l’envoie-t-elle sans attendre à Liz.

Je vais faire un saut à la banque, lui annonce Nathan par texto.

Instinctivement, elle court vers la fenêtre.
Et pourquoi as-tu besoin de la voiture ? s’interroge-t-elle en le voyant se
précipiter vers celle-ci. Il regarde alors furtivement autour de lui, puis se met au
volant.
Chapitre 42

À travers le pare-brise, Alice voit Nathan taper quelque chose sur son
téléphone. Une sensation de malaise remonte du plus profond de son être ; elle a
beau essayer de la contenir, elle n’y parvient pas.
Au moment où il fait demi-tour sur le parking, elle s’empare des clés et
dévale l’escalier, résolue à découvrir une bonne fois pour toutes ce qu’il mijote,
bon sang !
Elle maintient ses distances avec la voiture de Nathan alors que celui-ci
avance parmi la circulation de la matinée, se dirigeant vers la sortie de la ville.
Il n’a parcouru que quelques kilomètres quand il ralentit et met son
clignotant à gauche, pour se garer dans le parking du Holiday Inn. Malgré elle,
Alice espère toujours qu’il y a une explication rationnelle au fait qu’il ait quitté
le bureau en pleine journée pour aller à l’hôtel. Mais les preuves semblent
s’accumuler contre lui.
Elle stationne sa voiture quelques rangées derrière celle de Nathan, misant
sur la pluie pour brouiller le champ de vision de ce dernier, de la même façon
que celle-ci assombrit le sien. Bien qu’elle fasse fonctionner ses essuie-glaces au
maximum, ceux-ci ont des difficultés à lui dégager une vue bien nette.
Dix minutes s’écoulent avec lenteur, Nathan n’est pas descendu de voiture.
Alice arrête ses essuie-glaces par mesure de discrétion, ce qui lui complique la
tâche pour surveiller le ballet des femmes sur le parking : yeux plissés, elle les
observe, à travers son pare-brise copieusement arrosé de pluie, regagner leur
voiture ou en sortir, s’attendant à ce que l’une d’elles se dirige vers celle de
Nathan.
Une berline noire se gare juste à côté de Nathan. Elle est sur le point de
repartir lorsqu’elle voit la porte de la voiture s’ouvrir pour laisser le passage à
une femme. Elle aperçoit en un éclair de longs cheveux bruns, mais tout se passe
trop rapidement, la femme se glissant à toute vitesse sur le siège passager de
Nathan.
Alice est clouée sur place, sous le choc, étranglée par la colère, luttant contre
la puissante tentation de courir vers eux et d’empoigner la femme par les
cheveux pour l’obliger à sortir de la voiture. Elle pose la main sur la poignée,
chauffée à blanc par son orgueil meurtri. Elle le tuera le premier, puis s’en
prendra à elle, mais alors qu’elle s’apprête à commettre l’irréparable, la voix de
la raison résonne en elle et tente de reprendre les commandes.
Respire, lui souffle-t-elle. Arrête et respire.
Ces deux entités vitales se disputent pour l’emporter, la poussant et la
retenant, et elle est en proie à un infernal conflit. Tapant de toutes ses forces de
sa paume sur le volant, elle hurle :
— Espèce de salaud ! Menteur !
Car on ne peut pas dire qu’elle ne lui a pas donné l’occasion de passer aux
aveux, de tout reconnaître ; pourtant, il a continué à tergiverser.
Elle le voit de ses propres yeux, maintenant ! Elle n’a jamais été
paranoïaque, ni une épouse envahissante, mais à cause de Nathan elle a cru
l’être. Or elle avait raison depuis le début, et une émotion puissante la
submerge : le soulagement. Oui, elle est soulagée de ne plus avoir à chercher à le
démasquer, de savoir qu’à l’avenir, quand il lui mentira, elle ne sera plus dupe,
apaisée par la certitude qu’elle navigue désormais seule sur l’océan, avec ses
filles.
Il y a deux jours encore, cette pensée l’aurait tuée, mais elle se sent différente
maintenant que plus rien ne la lie à personne. Il ne lui reste désormais qu’à
couper ce qui la rattache encore à un mari qui n’est pas celui qu’elle imaginait.
La maison, la société et le Japon lui paraissent soudain bien superficiels face à
l’écueil vers lequel elle se dirige à vitesse grand V : ses enfants. Elle va devoir
faire appel à toutes ses forces pour surmonter l’animosité et l’amertume qui vont
assurément surgir dans le sillage de cette ultime tromperie ; il faut qu’elle reste
déterminée et sincère avec les filles pour les protéger des retombées.
Il n’y a plus rien à voir sur ce parking. L’identité de cette femme ne
l’intéresse plus et ne la poussera nullement à rester avec un époux qui préfère
aller voir ailleurs.
Au moment où elle met le contact, la femme sort de la voiture de Nathan, lui
crie quelque chose qu’Alice ne comprend pas et claque violemment la portière.
Deux passants tournent automatiquement le regard dans sa direction, mais,
craignant d’être impliquées dans une affaire qui ne les concerne pas, ils baissent
la tête et accélèrent le pas. Alice ouvre alors sa vitre pour avoir une meilleure
vue à travers la pluie, à l’instant où Nathan démarre en faisant crisser ses pneus
dont l’asphalte portera à coup sûr la trace.
La femme hurle encore et agite les bras, mais la voiture de Nathan s’éloigne
à toute vitesse et disparaît à l’angle du parking.
Pourquoi n’est-elle pas partie juste quelques secondes avant ? regrette
amèrement Alice. Ainsi, elle n’aurait pas vu la femme qui a brisé son mariage,
n’aurait pas su qui c’était.
Le cœur cognant violemment dans sa poitrine, elle sort de sa voiture et se
met à courir sur le parking, sa veste relevée sur sa tête pour se protéger de la
pluie torrentielle. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle va dire, mais cherche
à s’humidifier les lèvres, sa bouche demeurant désespérément sèche.
Celle vers qui elle s’avance est toujours immobile et lui tourne le dos : elle
regarde encore dans la direction où la voiture de Nathan a disparu. Alice a la
nausée à l’idée d’affronter la femme dont la duplicité lui déchire les entrailles.
— Beth ! s’écrie-t-elle d’une voix rauque.
Beth se retourne, cheveux trempés et plaqués sur le visage. À cause de la
pluie, Alice ne saurait dire si ses joues sont mouillées de larmes ou pas. Quand
Beth la voit, elle se fige instantanément. Il lui faut quelques secondes pour
surmonter le choc. Alice ne la lâche pas des yeux.
— Al… Alice, bredouille Beth, visiblement sidérée.
Elle jette un coup d’œil dans la direction où Nathan est parti, croyant sans
doute que cela lui indiquera, comme par magie, si Alice a vu ou non ce dernier.
— Que… que fais-tu ici ? ajoute-t-elle.
— C’est plutôt moi qui devrais te poser cette question, répond Alice entre ses
dents, yeux dardés sur elle, implacables.
— C’est… Ce n’est pas ce que tu penses, articule Beth.
— Je n’arrive pas à le croire, hurle Alice. Comment as-tu pu ? Comment as-
tu pu me faire ça ? Encore ?
— Je n’ai pas de liaison avec lui, Alice, dit alors Beth.
Puis elle redresse les épaules, recouvrant visiblement un peu son sang-froid.
— Ne te méprends pas, ajoute-t-elle.
— Vraiment ? rétorque sèchement Alice. Quelle autre explication y a-t-il,
dans ce cas ?
Les deux femmes se regardent fixement à travers la pluie battante.
— Viens dans ma voiture, finit par dire Beth. Il faut qu’on parle.
— Ça, je le sais ! hurle Alice, et elle s’en veut de monter dans la voiture de
Beth. J’ai compris que quelque chose n’allait pas, hier, dès que Nathan t’a vue.
C’était si évident, mais je n’ai pas voulu le croire, j’ai refusé de le croire.
N’importe qui sauf toi, Beth ! Pourquoi ? Pourquoi m’as-tu fait ça ? D’abord
Tom, puis Nathan.
Beth se tourne vers Alice.
— Je ne couche pas avec Nathan.
Alice prend son téléphone et compose le numéro à l’origine du mystérieux
message envoyé à son mari. Les traits de Beth se figent quand une sonnerie de
téléphone monte de son sac, sur la banquette arrière. Alice secoue la tête et
cherche la poignée pour sortir.
— Attends ! crie Beth en se penchant pour refermer la portière.
— J’ai entendu ce que j’avais besoin d’entendre, dit Alice.
— Tu n’en as pas entendu la moitié, répond Beth entre ses dents.
Alice, percevant un changement d’atmosphère, s’adosse, résignée, au siège.
— Tu es amoureuse de lui ? questionne-t-elle.
— Je l’ai été, oui, admet Beth, mais il y a bien longtemps.
Alice la regarde en ouvrant de grands yeux.
— C’est-à-dire ? questionne-t-elle incrédule.
— Des années, répond Beth. Bien avant que je fasse ta connaissance.
Alice se dit que sa tête va éclater, incapable d’assimiler ce qu’elle vient
d’entendre. Quand bien même elle le voudrait, elle ne pourrait répondre.
— Tu as l’air surprise, enchaîne Beth avec froideur.
— Cela a commencé il y a des années, et tu savais depuis le début que
Nathan était mon mari ?
— Oui, répond Beth. Mais, pour ma défense, sache que tout cela date
d’avant vous deux. J’ai rencontré Nathan avant toi.
— Pardon ? s’étrangle Alice. Comment est-ce possible ?
— Parce que ton Nathan, dit Beth d’un ton calme, est mon Thomas.
Chapitre 43

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? hurle Alice, laissant libre cours à son
indignation.
— Eh bien, certaines choses ne sont pas tout à fait ce qu’elles semblent être,
dit Beth d’un ton acerbe. Il y a dix ans, j’ai rencontré un homme qui s’est
présenté à moi sous le nom de Thomas Evans et je suis tombée amoureuse de lui.
En dépit de la barrière de protection qu’elle pensait avoir construite afin de
s’immuniser contre un tel aveu, elle a l’impression qu’on lui tranche le cœur.
Elle veut se boucher les oreilles, ne pas entendre ce que Beth lui dit, et en même
temps, elle a envie de savoir.
— Nous étions vraiment heureux, poursuit Beth. J’étais si amoureuse de lui !
Je pensais que nous allions vivre ensemble pour toujours. Et puis je l’ai vu avec
toi…
— Tu nous as vus ensemble ? dit Alice dans ce qui ressemble davantage à un
murmure. Donc tu savais qui j’étais. Tu savais depuis le début que j’étais la
femme de Tom.
— Eh bien, vois-tu, c’est là que ça devient intéressant.
Alice secoue la tête, assommée, elle n’écoute plus ce que Beth raconte.
— Tu savais depuis le début que j’étais la femme de Tom. Tu m’as laissée te
parler de lui, m’as soutenue quand je pleurais à cause de lui, alors que tu avais
une liaison avec lui. Un enfant avec lui.
Elle sent ses épaules se contracter et un sanglot lui noue la gorge.
— Pourquoi m’as-tu fait une chose pareille ?
— Non, tu te méprends, déclare Beth d’une voix plus douce. L’homme que
je connaissais sous l’identité de Thomas Evans m’a quittée pour toi.
Alice la considère, confuse.
— Mais c’est insensé. J’étais sa femme. Comment serait-ce possible ?
— Parce que l’homme que je prenais pour Thomas était en réalité Nathan.
— Je… Je ne comprends pas. Ce que tu dis n’a aucun sens.
— Pour moi non plus, cela n’avait aucun sens, au début. Bon, te souviens-tu
au moins d’être allée avec Nathan à Albany Avenue, à Guilford ?
— Quand ? demande Alice, incapable de se rappeler si elle est allée à
Guilford, et encore moins le nom de la rue.
— Il y a dix ans environ. Tu l’attendais dans sa voiture. Il avait une Audi gris
métallisé, elle était garée devant un appartement. Le mien.
Lentement, les souvenirs commencent à lui revenir, mais de façon très vague.
— N’a-t-il pas déménagé de cet endroit pour Battersea ? demanda-t-elle d’un
air songeur, sa voix aussi incertaine que ses réminiscences. Il me semble qu’il est
allé chercher ses derniers cartons pendant que j’attendais à l’extérieur.
— C’était mon appartement, dit Beth.
— Non, répond Alice d’un ton plus assuré. Il était en colocation avec un ami
ingénieur ou un métier de ce type, ça y est, je m’en souviens, il s’appelait Ben ou
Blake, enfin, le prénom commençait par un B, ça, c’est certain.
— Tu as raison, B comme Beth. C’était chez moi, et c’est le jour où Nathan
m’a quittée pour toi.
Alice secoue la tête avec véhémence.
— Arrête, Alice, tu m’as vue, je le sais ! reprend Beth. Tu m’as regardée
droit dans les yeux quand tu es passée en voiture devant moi. Tu devais quand
même savoir ce que tu faisais, ou du moins ce que lui faisait. T’a-t-il parlé de
moi ? Vous avez monté votre coup ensemble ? L’histoire a plutôt bien fini pour
toi, non ?
— Honnêtement, je ne comprends pas ce que tu me racontes. Je ne t’avais
jamais vue avant que tu surgisses fièrement à l’école, avec Millie.
Beth pousse un soupir sceptique.
— Quand Nathan et moi nous sommes rencontrés, il m’a dit qu’il travaillait
dans le commerce du vin. Il m’a aussi raconté que sa mère était dans un Ehpad
pour démence, m’a fait croire que j’avais été cambriolée et a même enlevé mon
chien, avant de le « sauver » et de me le ramener.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? demande Alice.
Beth hausse les épaules.
— Pour l’argent, à court terme. Il m’a volé des bijoux et des objets
personnels qui ont dû lui rapporter quelques centaines de livres, même si leur
valeur sentimentale était infiniment supérieure pour moi. Et j’ai payé une
rançon, c’est bien le terme, pour récupérer mon chien, somme qui a dû aller
directement dans sa poche.
Alice la regarde, abasourdie.
— Mais Nathan vise toujours plus loin : il a créé une situation stressante, pas
seulement pour l’argent qu’il m’a soutiré, mais aussi parce qu’en déclenchant
des catastrophes autour de moi et en m’aidant à trouver des solutions, il a obtenu
ma confiance. Ainsi, j’ai cru qu’il était mon sauveur.
Alice se rappelle avoir eu exactement la même impression avec Nathan.
Un loup déguisé en agneau.
— Et au moment opportun, il est passé à l’action, poursuit Beth, les larmes
aux yeux. Quand il a compris que ma confiance lui était entièrement acquise, il a
volé cent cinquante mille livres à ma famille.
Alice écarquille les yeux et regarde Beth sans ciller.
— Pourquoi t’aurait-il volé ton argent ? Il avait largement de quoi vivre
quand je l’ai rencontré.
— Il n’avait même pas un seau dans lequel pisser, déclare Beth sans
ambages. Tout ce qu’il possédait quand il t’a rencontré, c’était à nous, c’est
l’argent qu’il a volé à ma mère, et quelque chose me dit que vous avez pris du
bon temps en le dépensant ensemble ! C’était la chance de ta vie, tu avais même
du mal à le croire, avoue ! Mais, pendant que tu menais grand train, ma mère
mourait à petit feu en se serrant la ceinture.
Le sang d’Alice se glace.
— Cela m’a brisé le cœur, fendu l’âme. C’étaient toutes les économies que
mon défunt père et elle avaient accumulées en une vie de dur labeur, et une fois
que ma mère en a été dépouillée, elle n’a pas pu continuer à vivre dans la maison
qu’elle chérissait tant. (Le visage de Beth se plisse à mesure que ses larmes se
mettent à couler.) Et c’est moi qui ai permis à ce triste individu d’agir ainsi.
Alice a envie de prendre son amie dans ses bras, mais elle se retient : la
confiance qui existait entre elles est désormais en miettes.
— Elle a donc dû vendre sa maison, et moins de deux semaines plus tard,
elle est morte dans son sommeil. Elle ne s’est jamais remise du déménagement.
Beth se mouche dans un kleenex.
— Je suis désolée, mais…, commence Alice, tout en se demandant si elle a
vraiment quelque chose à voir avec cette histoire.
Beth la coupe.
— Elle ne m’a plus adressé la parole après ce qui s’est passé. Et jamais je ne
lui pardonnerai, à lui. (Elle regarde Alice.) Alors, qu’avez-vous fait de notre
argent ? Il a fini de payer la maison ? Il l’a investi dans AT Designs ? Ou bien
avez-vous juste pris du bon temps tous les deux ? D’une façon ou d’une autre,
vous avez plutôt fait bon usage du patrimoine de ma famille, non ?
— Je crois que tu te trompes d’homme, dit Alice. En tout cas, tu ne
t’adresses pas à la bonne personne. J’étais plus que capable de me débrouiller
dans la vie avant de faire sa connaissance, si ce n’est sur le plan émotionnel, du
moins financier. Tom avait reçu un héritage substantiel de ses parents qui nous a
permis, à l’époque, de créer notre société, grâce à laquelle nous avons ensuite
remboursé notre prêt immobilier. J’étais tout à fait indépendante quand j’ai
rencontré Nathan. Je ne lui ai rien demandé, et il ne m’a rien proposé non plus.
La maison est à moi, la société aussi, et le site au Japon m’appartiendra.
— Donc, tu es en train de me dire qu’il n’a rien apporté du tout à votre
ménage, financièrement, du moins ?
Alice secoue la tête.
— Pas un centime, et pourtant, on m’a dit qu’il avait droit à la moitié de ce
que je possède.
— Tu as parlé à un avocat ? demande Beth, surprise.
— Oui, ce matin, reconnaît Alice. J’ai demandé un avis pour savoir ce qu’il
en serait de mes biens en cas de séparation. Ça ne fonctionnait plus très bien
entre nous depuis un certain temps, mais en voyant sa réaction à l’anniversaire
d’Olivia, quand il a posé les yeux sur toi, j’ai compris que c’était définitivement
fini. J’imagine que ta présence a vraiment dû le surprendre.
Un bref sourire éclaire les traits de Beth.
— Il ne s’attendait pas à me voir, ça, c’est certain.
— Maintenant, je comprends pourquoi tu l’as toujours évité, dit Alice. Je n’y
avais pas songé avant, mais, hier soir, je me suis souvenue de toutes les fois où
vous auriez pu vous rencontrer et comment chaque fois tu as réussi à te dérober.
Vous deviez avoir l’impression d’être sur une vraie bombe à retardement, à
toujours devoir vous éviter quand j’étais dans les parages. Mais, hier, tu as agi
délibérément, n’est-ce pas ? Pourquoi hier, Beth, et pas avant ?
— Tu n’as pas compris ce que je t’ai dit, je crois, réplique cette dernière. Le
jour où je vous ai vus dans la voiture, devant mon appartement, c’est aussi la
dernière fois que je l’ai vu, lui. Jusqu’aux retrouvailles d’hier, bien sûr.
Alice a l’impression de manquer d’air
— Quoi ?
— Il a disparu de la surface de la terre, ce jour-là ! Je n’ai retrouvé sa trace
que bien des années plus tard en voyant dans un journal une photo de toi en train
de recevoir un prix de design. Je ne me serais pas crue capable de reconnaître la
femme assise dans la voiture ce jour-là, mais j’ai immédiatement su que c’était
toi quand mes yeux sont tombés sur ce cliché. Donc je me suis servie de toi pour
le retrouver.
Cet aveu, plus que tous les autres, atteint profondément Alice.
— Et maintenant, je suis revenue réclamer mon dû, ajoute Beth.
— C’est ton argent que tu veux ? demande Alice d’une voix tendue. C’est de
cela qu’il s’agit entre nous ?
— Je veux ce qui me revient de droit. Ce qu’il a volé à ma famille.
— Et tu as attendu tout ce temps pour le récupérer ?
— Il fallait que je prenne mon temps, justement, que je trouve la meilleure
façon d’agir, que j’attaque au moment le plus opportun, comme il l’a fait avec
moi. Je devais m’assurer qu’il serait en mesure de me le rendre largement.
— Et comment comptes-tu le récupérer ?
Beth baisse les yeux et essuie une larme qui menace de tomber.
— En le menaçant.
Alice pousse un soupir de dérision.
— Avec quoi ?
— J’ai espéré que donner l’impression qu’il avait une liaison ferait l’affaire,
qu’il comprendrait que c’était moi, et que, par peur de te perdre, il serait prêt à
tout pour que j’arrête.
— Donc, ce texto… ?
Beth hoche la tête.
— Entre autres choses… La facture de l’hôtel, la boucle d’oreille, les fleurs,
les pneus…
— Tout ça, c’était toi ? demande Alice, incrédule. Mais pourquoi nous
aurais-tu fait ça à nous ? À moi ?
— Parce que je te détestais de mener la vie qui était censée être la mienne.
Tu avais tout… Le job parfait, les enfants parfaits, le mari soi-disant parfait… Je
voulais te faire autant de mal que j’en avais subi. Mais je suis allée trop loin. Je
n’aurais pas dû mêler Olivia à ma vengeance.
Alice incline la tête de côté, tandis qu’une nouvelle étincelle de colère
s’allume en elle. Elle veut bien accepter tout ce que Beth lui dit, mais pas
question qu’on s’en prenne à ses enfants. Les filles sont hors limite.
— Olivia ? répète-t-elle en écho.
Beth fuit son regard.
— C’est moi qui ai déposé une plainte contre elle à l’école, annonce-t-elle
d’un ton calme.
— Oh non ! s’écrie Alice.
— Je suis désolée, marmonne Beth d’une voix à peine audible.
Alice fait mine de sortir de la voiture, mais Beth se penche pour bloquer la
portière.
— S’il te plaît, attends, dit-elle.
Résignée, Alice cale sa nuque contre l’appui-tête et ferme les paupières.
— Que va faire Nathan, maintenant qu’il sait que c’est toi qui as tout
manigancé ?
— Il m’a dit qu’il me remettrait mon argent demain matin.
Alice émet un rire sarcastique.
— Nous aurons alors moins d’argent que maintenant. Nous signons
définitivement avec le Japon tout à l’heure.
— Tu vas vraiment finaliser cet achat ? Après tout ce que je t’ai raconté ?
— Le contrat ne dépend pas de Nathan, dit Alice d’un ton catégorique, mais
de moi. C’est moi qui décide si je veux ou non aller jusqu’au bout, et, pour
l’instant, je ne vois pas ce qui m’en empêcherait. D’ailleurs, ce que tu viens de
me dire me donne précisément envie de poursuivre.
— Nathan s’est-il engagé avec toi ? demande Beth.
— Financièrement, tu veux dire ?
Beth hoche la tête.
— Non, ce sont mes fonds. J’ai contracté un emprunt.
— Parfait, dit Beth. Ne le laisse surtout pas y avoir accès.
— Et toi, que vas-tu faire ? demande Alice. Maintenant que je sais tout et
que tu ne peux pas le faire chanter.
Beth lui lance alors un regard implorant.
— Ne lui dis rien, Alice.
— Pardon ? s’exclame-t-elle, exaspérée. Après tout ce que tu as fait,
franchement, tu espères une faveur de ma part ?
— S’il te plaît, supplie Beth.
— Qu’est-ce qui me prouve que tu dis vrai ? reprend Alice en regardant pour
la première fois Beth dans les yeux. Et si tu avais tout inventé ? Et même si ce
n’était pas le cas, pour quelle raison t’obéirais-je ? Regarde le mal que tu m’as
causé, à moi, à ma famille. Jusque-là, Nathan n’a pas l’air d’avoir commis quoi
que ce soit de répréhensible, du moins pas envers moi. Donc pourquoi devrais-je
lui sacrifier ma loyauté pour toi ?
— Parce qu’il s’est fait passer pour ton défunt mari, dit brutalement Beth.
À ces mots, Alice se fige.
— Je t’en prie, c’est une raison qui devrait te suffire ! poursuit-elle.
Alice sursaute. Tom.
— Donc Nathan t’a dit qu’il s’appelait Thomas Evans ?
Beth hoche la tête.
— Et qu’il était né le 21 mai 1976, précise-t-elle.
— Par conséquent, tu savais depuis des lustres que ton Thomas et mon Tom
étaient deux personnes complètement différentes, et pourtant tu as insinué que
c’était le seul et même homme.
— Oui, murmure Beth.
— Donc, en fait, tu n’as jamais connu mon Tom ? demande Alice une
dernière fois. Ton Thomas Evans était Nathan.
Beth acquiesce.
Un immense soulagement inonde alors Alice, rallumant la flamme ténue
qu’elle a toujours gardée en elle pour lui, au cours de ces dix dernières années.
— Donc Tom était bien l’homme que je croyais ? demande-t-elle alors que
des larmes roulent sur ses joues. Il n’a jamais été celui que tu as voulu me
convaincre qu’il était ?
— Non.
Alice se fustige d’avoir cru qu’il avait pu en aller autrement. Elle savait bien
que Tom était incapable de ce dont Beth l’accusait. Elle s’arme de courage avant
de poser la question qui lui brûle les lèvres, pas certaine de vouloir entendre la
réponse, de savoir ce dont sa meilleure amie est vraiment capable.
— Il est sur Facebook…, commence-t-elle. Mon Tom est sur Facebook et vit
une autre existence…
Et elle détourne les yeux de Beth, consciente que son expression lui dira ce
qu’elle veut savoir.
— Je suis désolée, s’étrangle Beth. Je voulais que tu penses qu’il était peut-
être encore en vie. Qu’il t’avait quittée de son plein gré. Tout comme Nathan l’a
fait avec moi.
Alice ferme étroitement les paupières, suppliant son cœur de ne pas se briser.
— Mais les photos ?
— Un jeu d’enfants, dit Beth d’un ton tranquille. Elles étaient sur ton
téléphone, et combien de fois ne l’as-tu pas laissé sur la table, au pub, quand tu
allais au comptoir ? Ou bien ne m’as-tu pas demandé de le tenir quand tu allais
aux toilettes ? La photo de l’autre femme et l’enfant, je l’ai prise au hasard sur
Internet.
— Je n’en reviens pas. Tu dois vraiment me haïr pour en arriver là, s’écrie
Alice.
— Je pensais que tu étais sa complice, reprend Beth après une longue pause.
Abasourdie, Alice tire prudemment sur la poignée.
— Que vas-tu faire ? demande Beth alors qu’elle descend. Tu vas tout
raconter à Nathan ?
Elle n’a même pas la force de lui répondre.
Chapitre 44

Alice a l’impression qu’une énorme boule s’est logée dans sa gorge,


bloquant ses voies respiratoires alors qu’elle monte l’escalier pour regagner son
bureau.
— Waouh ! Je ne pensais pas que tu arriverais à temps, lui dit Nathan en
venant l’embrasser. Où étais-tu passée ?
Elle le regarde fixement, sans trop savoir ce qu’elle cherche, mais rien en lui
ne laisse supposer qu’il a escroqué sa meilleure amie et la mère de celle-ci. Rien
qui permettrait d’expliquer pourquoi il portait le nom de Tom avant de
rencontrer Alice. Et rien non plus dénotant qu’il s’attend à être rabroué. Son
calme la cloue presque sur place. Elle passe devant lui sans un mot.
— Il nous reste un quart d’heure pour conclure l’affaire, dit Nathan en la
suivant dans son bureau.
— Génial, murmure-t-elle.
— Tu vas bien ? questionne-t-il. Tu as l’air tendu.
— Juste nerveuse, parvient-elle à articuler.
— C’est bon signe, dit-il. Cela prouve que tu es humaine.
Elle lui adresse un sourire crispé.
— Mets le champagne au frais, Lottie !
Ce sont les derniers mots qu’elle l’entend prononcer avant de refermer la
porte de son bureau.
À cet instant, son téléphone sonne, et le numéro de Liz s’affiche. Elle l’avait
complètement oubliée !
— Liz ! Bonjour !
— Salut, Alice, tu as une minute ? Je voudrais te parler de ce contrat.
— Oui, bien sûr. Il y a matière à s’inquiéter ?
— Eh bien, en fait, je viens de vérifier plus précisément une clause. Je
pensais au départ qu’elle avait été mal traduite du japonais à l’anglais, mais j’ai
tout de même contacté une collègue et, en fait, c’est très important. J’espère qu’il
n’est pas trop tard.
— Non, mais nous nous apprêtons à virer l’argent, dit Alice. Il nous reste un
quart d’heure.
— Écoute, on dirait qu’il y a des restrictions sur ce terrain.
— Oui, mon avocat au Japon en a effectivement parlé, dit Alice. Il l’avait
signalé à Nathan qui m’a assuré que cela ne nous poserait aucun problème.
— Mais cette clause signifie que rien d’autre qu’une structure temporaire ne
peut être construite. Un abri, un parking tout au plus, mais certainement pas des
appartements.
— Allons, ça n’a aucun sens ! proteste Alice d’une voix tendue. On prévoit
la construction de vingt-huit appartements.
— Je ne vois vraiment pas comment cela serait possible, insiste Liz. Car,
comme je te le dis, le terrain que tu es en train d’acheter se trouve dans une zone
réglementée par le code de l’urbanisme, et aucune construction en dur n’y est
autorisée pour des logements.
Le sang d’Alice ne fait qu’un tour.
— Mais Nathan me l’aurait signalé, dit-elle en se frottant le front avec la
paume. Pourquoi m’aurait-il laissée acheter ce terrain, sachant qu’on ne peut rien
construire dessus ?
— Je ne sais pas, dit timidement Liz.
À moins que Nathan ne connaisse déjà le problème, pense Alice.
— Mais pourquoi m’aurait-il incitée à signer ? poursuit-elle à voix haute.
Cela met en péril notre entreprise, nos salaires, notre maison, tout ce que nous
possédons. Ça n’a aucun sens.
— Je te fais simplement part de ce que nous avons découvert, dit Liz.
— Qui est le vendeur ? demande brutalement Alice.
Elle entend Liz tourner des pages.
— Une société qui s’appelle Excelsior. Je pense vraiment qu’il faut que tu
éclaircisses ce point avant de donner ton accord final. Je te déconseille de
poursuivre, d’après ce que je vois sur ce contrat.
Le nom n’évoque rien à Alice.
— OK, merci pour ton aide, Liz, dit-elle avant de raccrocher.
Après quoi, elle écrit le mail suivant à M. Yahamoto avec en objet : « Privé
et confidentiel ».

Cher Monsieur Yahamoto,

Il est venu à ma connaissance l’existence d’une ou deux incohérences dans le
contrat relatif à l’achat de Embassy Docks, à Tokyo, et j’aimerais que vous
vous penchiez sur la question avant la finalisation du contrat.

À cet effet, je souhaiterais reporter sa conclusion jusqu’à ce que je me sois
assurée que tout est conforme.

Pouvez-vous informer immédiatement les avocats du vendeur de ma décision
et leur indiquer que je reviendrai vers eux dès que possible ?

Je compte sur vous pour traiter ce problème dans la plus grande discrétion et
vous rappelle que je suis l’unique acquéreuse et dois par conséquent être
votre seule interlocutrice.

Bien à vous,

Alice Davies

Alice saisit alors son sac à main et se dirige vers l’open space.
— Je reviens dans cinq minutes, lance-t-elle à la cantonade.
— Où vas-tu ? demande Nathan d’un ton affolé. Alice !
Elle remonte la rue en courant et arrive à la banque hors d’haleine. En la
voyant, le directeur de la banque lui apporte un verre de la fontaine à eau.
— Madame Davies, tout va bien ?
— J’arrête la transaction, dit-elle haletante. Nous n’achetons pas.
Cinq minutes plus tard, elle attend dans le bureau du directeur, tandis qu’il
imprime la confirmation d’annulation du transfert de fonds. Si ses peurs sont
infondées, alors elle aura juste perdu l’affaire du siècle. C’est évident, comme
dirait Nathan. Mais si elle a eu raison de se fier à son instinct…
Les mots de Beth résonnent fortement à ses oreilles : « Ne le laisse surtout
pas y avoir accès. »
Sa poitrine monte et descend lourdement, chaque parcelle de son corps
luttant contre la probabilité de plus en plus grande que Nathan soit plus
machiavélique encore qu’elle ne l’imaginait.
Son téléphone sonne et, voyant que c’est ce dernier, elle hésite, comme si
cela allait le retenir de prononcer les paroles qu’elle s’attend à entendre. Sachant
que, dans le cas contraire, cela signifie que tout ce que Beth lui a raconté est
vrai.
— Putain, Alice, hurle Nathan dans son téléphone. Mais à quoi tu joues,
bordel ?
— Que se passe-t-il ? s’enquiert-elle d’une voix aussi calme que possible,
bien qu’elle-même perçoive le tremblement de sa propre voix.
Non, ne le dis pas, s’il te plaît, ne le dis pas.
— Pourquoi as-tu gelé l’achat ? demande-t-il.
Six mots auront suffi pour que le monde d’Alice s’écroule.
Elle raccroche, mains tremblantes, et appelle Beth.
— Tu ne récupéreras pas le moindre centime de Nathan, lui dit-elle.
Chapitre 45

La cruauté de la supercherie l’envahit peu à peu, semblable à une force


inconnue qui balaie tout son corps, étouffant lentement, les uns après les autres,
ses organes vitaux.
Silencieuse, Beth conduit la voiture, toutes deux réfléchissant à la meilleure
façon d’agir tandis que le téléphone d’Alice sonne dans le vide.
— Comment peux-tu être aussi certaine que Nathan est le vendeur ? finit par
demander Beth.
— Parce que le vendeur est le seul à avoir été prévenu de l’annulation de la
transaction, répond-elle.
— Donc tu allais payer un million de livres pour ce terrain ? reprend Beth,
incrédule. À ton avis, Nathan l’avait acheté pour combien ?
— Une peccadille, répond Alice en frappant du poing sur le tableau de bord.
Il l’a obtenu pour une somme dérisoire, puisqu’il n’est pas constructible. C’est
un no man’s land.
— Merde, dit Beth. Il s’apprêtait à recommencer.
Alice se laisse aller contre l’appuie-tête. C’est alors qu’un texto de Matt
s’affiche sur son écran.

Bonne nouvelle ! Apparemment, les paiements à Visions sont réglo puisque
c’est une filiale d’Excelsior, les vendeurs au Japon. On en reparle quand tu
reviens au bureau.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? l’interroge Beth.
Alice compte jusqu’à dix, puis se concentre pour respirer et expirer
profondément, lentement.
— Je vais le tuer, voilà ce que je vais faire.
— Qui était cet homme répugnant ? demande subitement Beth, comme si
une lumière venait s’allumer dans son esprit.
Comme elle seule peut la voir, Alice attend qu’elle étoffe.
— Ce tordu qui possède Temple Homes. Celui qui t’a agressée.
Alice secoue la tête, ne comprenant pas ce qu’il vient faire là-dedans.
— David, dit-elle. David Phillips.
— Et où se trouve le site pour lequel il voulait que tu travailles ?
— Sur Bradbury Avenue, répond Alice, un rien irritée.
En quoi cela allait-il résoudre l’énorme problème que représentait Nathan ?
Beth jette un coup d’œil à sa montre.
— Ce sera encore ouvert, à cette heure-ci ?
— Quoi ? Le site ?
Beth hoche la tête.
— Je n’en sais rien. Pourquoi ?
— Appelle David pour voir si tu peux le retrouver là-bas.
Alice se tourne vers elle.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Demande-lui juste de venir t’y rejoindre.
— Sûrement pas, répond Alice d’un ton sec. Je ne veux plus jamais avoir
affaire à lui.
— Fais ce que je te dis, insiste Beth, yeux rivés sur la route. Je viens d’avoir
une idée.
— Et qu’est-ce que je fais s’il répond « oui » ?
— Nous déploierons le plan B.
Réticente, Alice regarde si elle a encore son numéro : ne l’a-t-elle pas effacé
après leur entrevue ? Elle l’espère presque.
Et quand elle se rend compte que non, elle se retient de mentir à Beth.
— Je n’ai pas envie qu’il croie avoir pu agir en toute impunité, précise-t-elle,
se rappelant sa main sur ses fesses, ses doigts calleux pétrissant sa poitrine.
— Crois-moi, il ne va pas s’en tirer comme ça, répond Beth. Si tu pouvais
juste l’appeler, pour l’instant, je t’en conjure !
— Honnêtement, tu me demandes de te faire confiance ? reprend Alice d’une
voix aiguë et lourde d’ironie.
— Oui, dit Beth d’un ton ferme.
Et sans savoir pourquoi, Alice décide de s’en remettre à elle.
— David, dit-elle quelques instants plus tard d’un ton faussement
enthousiaste, c’est Alice. Comment vas-tu ?
— Oh, Alice ! répond-il. Quelle surprise ! Je pensais que, après ce qui…
— C’était un malentendu, renchérit-elle. Qui ne doit en rien interférer dans
nos affaires.
— Ah, je suis heureux que tu le prennes ainsi ! Je dois dire que j’étais un peu
surpris par ta réaction.
Alice se mord la lèvre, s’efforçant désespérément de rester calme.
— Écoute, je me suis dit que je pourrais peut-être jeter un coup d’œil au site,
finalement ? Juste pour me faire une idée plus précise de la façon dont tu
envisages l’intérieur. Enfin, si tu veux toujours que je m’en occupe…
— Bien sûr ! s’exclame-t-il aussitôt. C’est un chantier, tu sais, donc il faut
être très prudent, mais je serais ravi de te le faire visiter. Quand seras-tu
disponible ?
— Dans une demi-heure, environ, vers 18 heures, si ça te va.
— Je suis désolé, mais le chantier est déjà fermé, dit-il.
Alice regarde Beth qui agite l’index en rond pour lui indiquer de le
convaincre.
— Ah, c’est vraiment dommage ! Je vais passer juste à côté. Bon, tant pis, ce
sera pour une autre fois.
— Écoute, si tu es dans les environs, tu peux t’arrêter. Le site est censé être
fermé, tu sais, pour des raisons de santé et sécurité, enfin ce genre de trucs. (Il
émet un rire de gorge.) Mais si tu fais le tour du chantier, tu verras une brèche
dans la palissade, à l’arrière, par laquelle on peut se faufiler. Surtout ne le dis à
personne, ou on va encore me tomber dessus. J’ai déjà eu une visite des
inspecteurs du travail parce que des gamins s’y introduisent et s’en servent
comme cour de récréation. Donc si quoi que ce soit leur arrive, ce sera
apparemment pour ma pomme. Ridicule, non ?
— Insensé ! dit Alice, désireuse de raccrocher au plus vite après que Beth a
levé un pouce satisfait.
— On pourrait peut-être dîner ensemble bientôt pour en discuter. Je ne
voudrais pas que tu manques cette affaire juste parce que…
Alice l’interrompt, incapable d’en écouter davantage de la part de cet odieux
personnage.
— Très bien, je t’appelle demain, dit-elle avant de raccrocher.
Elle se tourne vers Beth.
— Et maintenant ? poursuit-elle dans la foulée.
— Demande à Nathan de te retrouver sur ce chantier, dit Beth d’un ton
autoritaire.
— Mais dans quel but ?
Beth lui décoche un regard, et elles se comprennent tacitement : elle vient de
lui assurer que tout se passera bien.
— Putain, mais t’es où ? hurle Nathan dans le haut-parleur. Qu’est-ce qui se
passe ? Il faut qu’on conclue le contrat du Japon.
Curieusement, Alice se sent détachée, comme si elle venait d’atterrir dans la
vie d’une autre personne.
— Tu m’entends ? poursuivit-il. Le temps presse !
— Pour qui, Nathan ?
— Comment ça, pour qui ? Mais pour nous, pour toi, pour AT Designs… (Il
semble légèrement paniqué.) Si on ne le fait pas maintenant, on va rater cette
opportunité. Je me suis tant démené, Alice.
— Effectivement, convient-elle.
Et de toute évidence contre mes intérêts.
Puis elle ajoute :
— Rejoins-moi sur le chantier de Temple Homes, sur Bradbury Avenue.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
— On a reçu le feu vert, pour la déco que j’avais proposée.
— Mais ce n’est pas le moment, Alice. On doit d’abord conclure pour le
Japon.
Alice regarde Beth qui a les yeux écarquillés, et semble réfléchir à cent à
l’heure.
— Arrange-toi pour qu’il te rejoigne là-bas, dit-elle entre ses dents.
— Ta seule chance de « conclure pour le Japon », c’est de me retrouver sur
ce chantier.
— Putain, j’arrive tout de suite ! marmonne-t-il.
Une fois qu’elles se sont garées dans une rue parallèle au chantier de Temple
Homes, Beth dit à Alice :
— Attends-moi ici.
— Quoi ? Pas question, répond Alice en détachant sa ceinture. Je
t’accompagne.
— Donne-moi juste cinq minutes avec lui, plaide Beth en s’adossant à son
siège. Il faut qu’il comprenne à quoi il s’expose s’il ne me rend pas mon argent.
Alice laisse retomber sa nuque contre l’appuie-tête, et un rire qui sonne faux
lui échappe.
— Tu crois vraiment qu’il va te rembourser ?
— S’il se dit qu’il va tout perdre… toi, les filles…
— Tu penses vraiment que ça le préoccupe ? tranche Alice d’un ton
impatient. Franchement, à quel moment dans l’heure qui vient de s’écouler
crois-tu que mes intérêts et ceux des enfants lui tenaient à cœur ? Il s’apprête à
m’escroquer d’un million de livres, puis à disparaître avant que je ne découvre
qu’il m’a vendu un terrain qui ne vaut rien ! Sérieusement, tu espères que, quand
il va prendre la poudre d’escampette, il va brusquement avoir mauvaise
conscience et se dire : « Au fait, il vaudrait mieux que je rende à Beth l’argent
que je lui ai volé ? »
Alice reprend son souffle et poursuit d’une voix plus clame :
— Si ce que tu m’as dit est vrai, il est préférable que nous unissions nos
forces pour nous assurer qu’il ne recommencera avec personne, plus jamais.
C’est le mieux que l’on puisse souhaiter. J’ai fait ce que tu m’as demandé,
maintenant laisse-moi aller lui parler.
Beth réfléchit un instant, comme si elle passait en revue les options qui
s’offrent à elle.
— Je te laisse cinq minutes, dit-elle, puis je te rejoins.
Alice fait le tour du chantier jusqu’à ce qu’elle trouve la brèche dans la
palissade par laquelle elle se glisse à l’intérieur. Elle lève les yeux vers
l’immeuble de quatre étages, avise les dalles de béton en guise de sol, les
plafonds maintenus par des poutres métalliques. Une grue à l’arrêt se dresse
contre la façade ouverte de la structure.
Elle grimpe l’escalier en béton jusqu’au dernier étage et regarde où est garée
la voiture de Beth. Elle voit alors la BMW de Nathan filer à toute vitesse dans
une rue parallèle avant de s’arrêter brutalement, comme s’il avait heurté un
obstacle sur la chaussée.
Cet homme est le chaos incarné, se dit-elle, se sentant étrangement calme.
Il trouve la même brèche qu’elle et bondit sur les planches disposées au-
dessus des tranchées boueuses.
— Alice ! hurle-t-il.
— Je suis en haut, répond-elle, le vent violent charriant sa voix.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? dit-il quand il arrive à sa hauteur, un peu
essoufflé. Pourquoi m’as-tu traîné jusqu’ici ? On n’a pas de temps à perdre, il
faut que tu donnes ton autorisation à la banque et à Yahamoto.
— Je ne signe plus, pour le Japon, dit-elle d’une voix tremblante.
Il s’approche d’elle.
— Mais il le faut, ma chérie. Sans quoi, nous allons perdre cent mille livres.
— Cela ne te suffit-il donc pas, Nathan ? N’aurait-il pas été plus sage de
prendre l’argent du compromis et de filer ?
— Quoi ? bredouille-t-il en balayant furtivement les lieux du regard. Que
veux-tu dire, au juste ?
— Mais non, tu voulais remporter le gros lot, hein ? enchaîne Alice. Tu as
été trop gourmand. Que comptais-tu faire avec tout cet argent, Nathan ? As-tu
déjà préparé une nouvelle vie bien organisée ? Vas-tu te servir de cette somme
pour séduire ta prochaine victime comme tu l’as fait avec moi ?
— Ma chérie, tu n’es pas dans ton assiette, dit-il en ouvrant grands les bras
pour qu’elle vienne s’y réfugier. Je sais que tu as repris ton traitement, que tu
bois trop, tu es redevenue fragile et tout s’embrouille dans ta tête. Tu as besoin
d’aide.
Sans réfléchir, elle s’avance vers lui et le frappe violemment au visage. Il
plaque la main sur sa joue cuisante et la regarde droit dans les yeux, choqué.
C’est alors que le masque tombe.
— Tu vas aller jusqu’au bout du contrat au Japon, dit-il entre ses dents.
Appelle la banque et donne-leur ton autorisation.
Elle se tient devant lui, déterminée, mais son cœur bat si fort qu’elle le sent
cogner contre sa cage thoracique.
— Non, Nathan, je n’en ferai rien.
Il se précipite sur elle et la plaque contre un pilier en béton.
— Tu n’as pas le choix, dit-il, le souffle lourd. Sors ton téléphone et fais ce
que je te dis.
— Non, répond-elle d’une voix rauque en secouant la tête tant bien que mal.
De son poing, il frappe le mur au-dessus de sa tête.
— Putain, si, tu vas le faire. Maintenant.
Alice a un mouvement de recul quand son poing passe à quelques
millimètres d’elle ; bien qu’elle ait la sensation de ne plus pouvoir respirer, elle
lutte pour garder son sang-froid. Nathan la saisit brutalement par les joues, lui
coupant vraiment le souffle, cette fois…
— Nathan ! crie alors Beth du haut de l’escalier.
Il tourne vivement la tête.
— Qu’est-ce que tu fais là ? dit-il, comme s’il n’en croyait pas ses yeux.
Son regard passe de Beth à Alice, puis revient vers Beth.
— Mais c’est quoi, ce bordel ?
— Est-il vrai, Nathan que tu as dépouillé Beth de son argent ? demande
Alice quand il relâche un peu sa prise.
Il a les yeux écarquillés, les pupilles dilatées.
— Tu m’es redevable, affirme Beth d’un ton sans appel.
— Et de quoi ? demande Nathan dans un ricanement. C’est ta propre cupidité
qui t’a mise à terre.
— Tu as tué ma mère, lui assène-t-elle.
— C’est un peu exagéré, tu ne crois pas ? Vous ai-je forcées, l’une ou l’autre,
à me donner de l’argent ? Non ! Vous me l’avez confié de votre plein gré !
Alice a envie de se boucher les oreilles, afin de ne pas entendre de quelles
bassesses son mari a été capable.
— Et tu t’apprêtais à recommencer, n’est-ce pas ? intervient-elle en
s’efforçant désespérément de ne pas pleurer. Tu t’apprêtais à abandonner ton
ménage, tes enfants pour de l’argent.
— J’ai fait largement ma part, lui assène-t-il d’un ton méprisant. Il n’y a pas
un autre homme sur cette terre qui aurait supporté ce que j’ai enduré. Je devais
constamment te rassurer, te convaincre que rien n’allait m’arriver, que je ne te
quitterais jamais, contrairement au sacro-saint Tom. Tu m’as usé jusqu’à la
moelle, Alice.
— Ne t’avise pas de te comparer à lui ! hurle-t-elle en lui frappant le torse de
toutes ses forces. Tu ne seras jamais comme lui, il était d’une autre trempe que
toi, tu ne lui arrives pas à la cheville.
Il la saisit par les poignets et s’approche d’elle, de sorte que son visage se
retrouve à quelques millimètres du sien.
— D’une autre trempe que moi ? Ça, j’en doute fort. Je pense au contraire
que nous sommes taillés dans la même étoffe.
— Lâche-la ! s’écrie Beth en s’avançant vers eux.
— Sinon quoi ? grogne-t-il.
Beth lève le bras pour le frapper, mais il l’empoigne et le lui tord, le visage
complètement déformé ; son front se couvre de sueur, tandis qu’il s’approche du
bord du toit de l’immeuble en construction, entraînant Beth dans son sillage.
— Toi ! lance-t-il à Alice. Tu vas sortir ton téléphone et donner ton
autorisation pour le virement.
— Pourquoi tu fais ça ? demande-t-elle. Quand exactement es-tu devenu ce
monstre ?
— C’est toi qui m’as rendu ainsi, dit-il d’une voix sifflante. Toi, elle, lui…
— Lui ?
— Le sacro-saint Tom, dit-il d’un ton narquois. Le mari merveilleux, à la
bonté légendaire.
Alice secoue la tête, confuse, tandis que Beth grimace car il vient de
resserrer sa prise.
— Ce que tu dis n’a aucun sens, réplique Alice. Je ne vois pas ce que Tom
vient faire là-dedans.
— Il m’a pris ce qui me revenait, déclare Nathan. Toi et lui, d’ailleurs.
Alice regarde Beth, qui semble aussi stupéfaite qu’elle.
— Tu crois qu’AT Designs t’appartient à toi toute seule ? hurle-t-il à Alice.
Eh bien, non, figure-toi ! Sur la somme que Tom a apportée, la moitié me
revient. Donc chaque fois que tu déblatérais que c’était la société de Tom, qu’il
fallait protéger ses intérêts, que tu te devais de lui rendre justice…
— Nathan, tu… tiens des propos… insensés, bredouille Alice, qui a la
sensation que ses propres paroles l’étouffent. Où veux-tu en venir ? Que veux-tu
dire ?
— Le million de livres pour le Japon me revient. Ce n’est que justice. C’est
ce que j’aurais dû faire depuis longtemps.
— Pourquoi ? questionne Alice.
— Parce que Tom et moi sommes taillés dans la même étoffe.
Alice secoue la tête.
— Tu es aux antipodes de l’homme qu’il était et tu ne seras jamais à sa
hauteur, même si tu essayais !
Nathan incline la tête en arrière et éclate de rire.
— Et pourtant il y a comme un air de famille, non ?
Et il attend qu’Alice réagisse, mais elle se contente de le regarder,
interloquée.
— Allez, poursuit-il. Tu ne t’es jamais rendu compte à quel point on se
ressemblait ? Notre profil sous certains éclairages est le même, non ? Et nos
expressions identiques ?
Alice est perdue dans le cauchemar qu’elle est en train de vivre. Elle repense
à l’entrée de Nathan dans le jardin de l’hôpital psychiatrique, revoit ses yeux
chaleureux balayer les lieux avant de se poser sur elle. Ils semblaient si
bienveillants, à l’époque, si familiers. Avait-elle été attirée par lui en raison
d’une ressemblance réconfortante avec l’homme qu’elle venait de perdre ?
La façon dont il se passait parfois la main dans les cheveux lui rappelait-elle
quelqu’un d’autre ? Son sourire légèrement oblique s’est-il infiltré
inconsciemment dans son cerveau sous les traits d’un autre ? Était-elle tombée
amoureuse de lui parce qu’il ressemblait à Tom ?
— Mais qu’est-ce… qu’est-ce que tu racontes ? bredouille Alice.
— Je suis le frère de Tom, assène Nathan sans ambages.
Chapitre 46

Alice a l’impression que le sol se dérobe sous ses pieds ; de fait, elle
chancelle et tombe lourdement à terre. Elle essaie de reprendre ses esprits, mais
tout tournoie.
— Alice ! entend-elle une femme crier.
Le cri est étouffé et semble venir de loin. Elle regarde dans la direction d’où
provient le son, mais distingue juste le contour flou de deux silhouettes très
proches l’une de l’autre.
— Tu… Tu ne peux pas être son frère, dit-elle d’une voix rauque, la gorge
sèche comme du papier de verre. C’est impossible.
— Eh bien, tu as l’impossible devant toi.
— C’est toi, Daniel ? demande-t-elle, sidérée de poser une telle question.
Quant à la réponse…
— Ah, il t’a donc parlé de moi ! commente Nathan d’un ton acerbe.
Alice a les plus grandes difficultés à parler, les mots s’agitent dans sa tête et
semblent se cogner aux parois de son crâne.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit quand tu as compris qui j’étais ? demande-
t-elle.
— Dès que Tom est mort, je t’ai recherchée.
— Non, non, proteste Alice en secouant la tête, refusant de le croire.
Elle repense à leur rencontre, à l’hôpital. Il était venu rendre visite à une
autre personne, pas à elle.
— Non, tu mens. Tu étais venu voir quelqu’un d’autre.
— Non, c’est toi que j’étais venu voir, réplique-t-il. Je savais que tu étais au
plus bas et que tu te raccrocherais au premier homme qui te témoignerait de la
sympathie.
Alice secoue toujours la tête avec véhémence.
— Ça, ce fut la partie la plus facile, poursuit Nathan. Si j’avais su que je
devrais attendre tout ce temps pour avoir l’argent, eh bien…
— Mais… mais pourquoi ? parvient-elle à articuler.
Le visage de Nathan s’assombrit.
— Franchement, tu trouves équitable que Tom ait hérité de tous les biens de
mes parents, de nos parents ?
La famille Evans consistait en deux factions inégales avant qu’Alice
rencontre Tom. Apparemment, ce dernier et ses parents avaient fait tout ce qui
était en leur pouvoir pour venir en aide à leur frère et fils instable et capricieux,
mais, à l’époque où Alice était entrée dans la famille, peu d’éléments indiquaient
l’existence de Daniel, à part quelques photos d’enfance sur le manteau de la
cheminée.
Elle se souvient de l’arrière-fond que celles-ci formaient le jour où Tom et
elle s’étaient retrouvés autour de la table avec ses parents au cœur brisé,
abasourdis par la nouvelle qu’ils venaient d’apprendre : leur cadet avait été
condamné à quatre ans de prison pour escroquerie. Sa mère était dévastée,
comme si elle avait perdu son unique enfant, et la lèvre supérieure de son père
était si immobile qu’on l’aurait crue prête à tomber.
— Je ne veux plus jamais qu’on prononce le nom de ce garçon dans cette
maison, avait-il dit. Il ne nous cause que des ennuis depuis ses seize ans, et je ne
suis pas surpris d’apprendre dans quelle situation il se trouve aujourd’hui. Cela
lui pendait au nez ! Qu’il se débrouille seul, à présent.
Il avait enlacé sa femme par les épaules et elle s’était appuyée contre lui :
jamais Alice n’avait été témoin d’une telle détresse.
— Tu ne peux pas le rayer de ta vie, avait doucement protesté Tom. Il sera
toujours ton fils…

— Ils t’ont déshérité, dit à présent Alice à l’homme qu’elle ne connaît plus.
Sa vue est redevenue nette, et elle le scrute : rien en lui ne lui rappelle son
mari.
— Ils ne voulaient plus jamais entendre parler de toi.
— C’est Tom qui les en a persuadés, j’en suis certain.
— Non, tu te trompes, dit Alice. Il a justement plaidé ta cause, ce sont tes
parents qui n’ont rien voulu entendre.
— Encore faudrait-il que je te croie sur parole.
— Donc, quand tu es sorti de prison, tu as pris l’identité de ton frère ?
Même en les prononçant, ces paroles lui semblent trop absurdes pour être
vraies.
— En fait, je ne pouvais plus utiliser mon vrai nom, dit-il en ricanant. En tant
qu’escroc sortant de prison, j’aurais eu du mal. Tom, ou Thomas comme mes
parents l’appelaient, était en revanche un citoyen respectable, et puisque j’en
savais plus sur lui que quiconque, il était le choix idéal.
Beth regarde Alice, yeux écarquillés, quand elle comprend la portée de
l’aveu.
— Donc tu as tout manigancé depuis le début avec moi aussi, dit Beth d’une
voix tremblante. Tu as toujours eu l’intention de m’escroquer, c’était prémédité.
Nathan rit de bon cœur.
— Quoi ? Tu crois que je serais tombé amoureux de toi dans un premier
temps et qu’ensuite je t’ai escroquée ?
— Mais, moi, tu…, commence Beth.
— Je te connaissais aussi avant qu’on se voie. Les sites de rencontres
fournissent de précieuses informations sur les femmes vulnérables,
désespérément en quête du chevalier dans sa glorieuse armure. Il ne fallait pas
être grand clerc pour deviner, d’après ton profil, celle que tu étais. Quand nous
nous sommes rencontrés, je connaissais ton prénom, ton nom, ta profession, et je
savais aussi qui était ton père et où vivait ta mère. Il ne me restait plus qu’à
attendre que ta cupidité se réveille. Sur ce plan-là, je n’ai pas été déçu.
Beth se tourne à demi, lève la main et le frappe en plein visage. Il
l’empoigne alors par les cheveux en lui inclinant la tête en arrière, et elle se met
à hurler.
— Beth ! crie à son tour Alice en se relevant tant bien que mal.
Beth se débat, tentant frénétiquement de le saisir elle aussi, mais il se tient
derrière elle et, de sa main, lui tire toujours violemment les cheveux.
Alice se précipite vers eux d’un pas mal assuré : ils sont dangereusement
près du bord.
— Lâche-la ! hurle-t-elle en levant les bras.
Mais avant qu’elle n’arrive à leur hauteur, Beth assène un violent coup de
pied dans l’entrejambe de Nathan. Il se plie alors de douleur et la lâche : sans
perdre une seconde, elle le pousse de toutes ses forces.
Il recule en titubant, comme dans un film au ralenti ; Alice tente alors de le
retenir, mais, au lieu de saisir sa main, il attrape celle de Beth. Celle-ci ferme les
yeux, avançant droit dans le vide, et, en l’espace d’une seconde, Alice doit
prendre une décision : qui va-t-elle sauver ? Elle se précipite de toutes ses forces
sur Beth pour l’éloigner du bord. Mais comme Nathan tient toujours cette
dernière par la main, tous deux semblent décoller sous le choc, agitant les bras
dans les airs. Alice tend le sien et sent une main prendre la sienne. Elle referme
les doigts aussi étroitement que possible et recule avec toute la force qu’elle peut
rassembler.
Et ce n’est que lorsque le corps retombe lourdement sur elle qu’elle se rend
compte du choix qu’elle a fait.
Le bon.
Épilogue

J’ai fermé étroitement les paupières quand, sous le choc, j’ai senti que je
décollai du sol. L’air a fouetté mes cheveux et je me suis préparée mentalement
au sol froid et dur sur lequel j’allais atterrir.
J’en ai oublié de respirer, comme si mon heure était venue, et que je voulais
retenir mon dernier souffle pour rester encore un peu en vie.
De nous deux, Alice ne pouvait en sauver qu’un, et, après tout ce que je lui
ai fait endurer, je ne méritais pas que son choix se porte sur moi. Mais
apparemment une véritable amie est toujours là pour vous rattraper, quand vous
tombez.
REMERCIEMENTS

À ma fantastique agente, Tanera Simons, de l’agence Darley Anderson, pour son


indéfectible soutien et ses encouragements. Rien ne vous prépare à plonger dans
le monde inconnu de l’édition, et elle s’est toujours tenue à mes côtés lorsque
j’étais trop effrayée pour ouvrir les yeux.

À toute l’équipe de DA Agency qui travaille sans relâche pour que les livres des
auteurs finissent entre les mains d’un maximum de lecteurs. Ce sont vraiment les
meilleurs dans leur partie. Un remerciement spécial à Mary Darby et Kristina
Egan du service juridique, pour avoir permis que mes mots soient traduits en
douze langues. Ainsi qu’à Sheila David pour son travail sur le projet secret.

À mes extraordinaires éditrices, Catherine Richards de Minotaur Books aux
États-Unis, et Vicki Mellor chez Pan Macmillan au Royaume-Uni. Ce roman a
connu plusieurs moutures, et je leur suis si reconnaissante de m’avoir aidée à lui
donner la meilleure possible.

Du service marketing à celui de la publicité en passant par ceux de l’audio et des
ventes, le travail lié à la publication d’un livre ne doit jamais être sous-estimé. Je
suis incroyablement chanceuse d’avoir des éditeurs qui n’hésitent jamais à se
rendre à un nouvel endroit pour s’assurer que mon livre y sera distribué.
Chaleureux remerciements à Andy, Kelley, Joe, Sarah, Nettie et Sam aux États-
Unis, ainsi qu’à Matt et Becky au Royaume-Uni.

Merci à mes très chers amis Jo, Karen, Lynn, Nicky et Sam pour leur soutien et
leur compréhension quand j’étais submergée par l’écriture, la correction de mes
textes et le respect de mes deadlines. Les appels auxquels je n’ai pas répondu, les
soirées annulées et les voyages reportés n’ont alors pas fait de moi la meilleure
amie du monde.

À ma mère, qui dit à tous ceux qui lui en laissent le temps que sa fille est une
autrice, et à ma tatie Aunty : si je peux y arriver, toi aussi ! Dépoussière ta
machine à écrire !

Le plus grand des mercis et tout mon amour reviennent à mon mari et mes
enfants qui ont dû composer avec mes alter ego Alice et Beth – lesquelles
n’étaient pas toujours faciles à vivre. Et elles n’étaient absolument pas douées
pour cuisiner, faire le ménage et s’occuper du linge ! Réjouissez-vous : le service
va revenir à la normale (du moins jusqu’à ce qu’un nouveau personnage prenne
possession de moi !).
Sandie Jones est journaliste et écrit régulièrement pour le Sunday Times, le
Daily Mail et Woman’s Weekly. Si elle n’était pas devenue écrivain, elle aurait
sans doute fait carrière dans la décoration d’intérieur, car elle a une obsession
maladive pour le papier peint et les coussins. Elle vit à Londres avec son mari et
ses trois enfants. Son premier roman, L’Autre Femme de ta vie, est déjà traduit
en quinze langues.
Hauteville est un label des éditions Bragelonne

Titre original : The First Mistake
Le présent ouvrage a fait l’objet d’une première publication en langue anglaise
chez Pan Books, une filiale de Pan Macmillan.
Copyright © Sandie Jones 2019
© Bragelonne, 2020 pour la présente traduction
Tous droits réservés.

Photographie de couverture : © Amy Weiss / Trevillion Images
Design de couverture : Michael Storrings

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le
droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une
contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales.

ISBN : 978-2-38122-128-1

Bragelonne – Hauteville
60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris
E-mail : info@editions-hauteville.fr
Site Internet : www.editions-hauteville.fr
Cette édition numérique a été réalisée
par Audrey Keszek, lesbeauxebooks.com.

Vous aimerez peut-être aussi