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Réflexion à partir du témoignage de Christophine inspiré du livre de M.

Perron
« Christophine, centenaire aux poings serrés », Editions Animagine.

Je m’appelle Christophine. Je vais avoir 100 ans dans trois jours. Jusque-là, je n’y pensais pas
trop, mais la directrice de la maison de retraite m’a annoncé qu’elle organisait une fête à cette
occasion. Ce n’est pas que ça m’enchante mais je me rends compte que ça fait plaisir aux
soignantes qui s’occupent de moi, mes Abeilles.
Après m’avoir proposé une liste d’invités, la directrice m’a détaillé les préparatifs.
« Il faudra penser à votre tenue. Il faut être belle pour la photo… J’ai déjà pris rendez-vous
avec la coiffeuse, elle vous fera une petite permanente et une petite coloration… » Je tente
de lui répondre que ma coiffure me regarde et que je détesterais avoir les cheveux frisés et
bleus mais aucun son ne sort de ma bouche. Mon silence la gêne, je sens qu’elle se décourage
et s’énerve : « Bon, pour la tenue je verrai avec la lingère… On va bien vous trouver une petite
robe. »
J’espère que ma voix va revenir : je ne veux pas revêtir une robe portée par quelqu’un d’autre,
par une femme morte, en abandonnant ses frusques au fond d’un sac poubelle… Je sais bien
que beaucoup de pensionnaires ici sont habillés de ces restes de garde-robe… Moi, je n’en
veux pas. Je suis sûre que vous me comprenez, mes Abeilles, et que vous m’aiderez à acheter
une belle robe avec de la dentelle. Je vais pouvoir ressortir mes beaux bijoux qui dorment dans
le coffre depuis le jour de mon arrivée ici. J’aurais voulu garder mon saphir au doigt… C’est la
bague que mon mari m’avait offerte le jour de nos fiançailles, auparavant je ne l’avais jamais
enlevée… Mais on m’a dit que c’était interdit ici à cause des vols.

A la suite d’une chute dans les escaliers, je suis devenue une charge pour ma famille,
j’ai perdu ma mobilité. Ma fille et mon beau-fils m’ont placé dans cette maison de retraite. Je
ne sais pas s’il s’agit d’une coïncidence, mais j’ai eu une grosse bronchite. J’ai guéri mais je n’ai
jamais récupéré ma voix. Un spécialiste m’a demandé si j’avais eu un choc psychologique
susceptible de provoquer une aphonie. Je lui ai répondu par la négative mais je sais que
quelque chose s’est cassé en moi.
A mon installation, ma fille m’a proposé de choisir un des trois portraits de mon époux,
Nathan pour l’accrocher dans ma chambre. J’ai choisi le plus petit afin de pouvoir le laisser sur
ma table de nuit, j’aime ce portrait. A ce propos, mes Abeilles, je n’aime pas que vous touchiez
à ce portrait, que vous le frottiez comme une tâche qu’on cherche à effacer. Ma chambre est
tout ce qu’il me reste et une partie des objets qui y sont entreposés sont les seuls biens dont
je puisse encore disposer. Sans doute, suis-je trop « personnelle », mais je suis parfois
contrariée lorsque vous ouvrez mon armoire sans me demander mon autorisation, lorsque
vous déplacez mes bibelots sans vous souciez de les remettre là où j’ai choisi de les installer.
Ainsi il y a un détail qui m’agace particulièrement. Tous les matins, lorsque j’ai fini ma toilette,
je suspends la serviette et le gant sur un petit fil devant le radiateur et chaque fois que vous
faites le ménage, vous les déplacez sur la barre du mur en face. Ce n’est pas pratique pour
moi. Aimeriez-vous qu’en votre absence quelqu’un déplace vos objets familiers dans votre
intérieur ?

Sophie, ma petite-fille est venue me voir avec son mari et son petit garçon, Simon, qui
a 6 ans. J’aime bien Sophie, car elle est une des rares personnes qui ne bêtifie pas devant

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moi, elle connaît ma grande difficulté à m’exprimer et quand je parle, elle m’écoute
attentivement sans jamais manifester d’impatience. Elle est bavarde et aime me raconter sa
vie, ses petites histoires… comme si j’étais une vieille amie. Sophie voulait que Simon
m’embrasse mais il a répondu : « Non, elle a de la barbe et elle pique ». Ses parents l’ont
grondé. Ils étaient gênés. Moi, j’ai ri, cela faisait longtemps que je n’avais pas eu un si beau
fou-rire.

Aujourd’hui, c’est le jour du bain. Vous savez que je n’aime pas du tout aller dans cette
baignoire. Vous dites « C’est obligatoire ! » mais vous ne m’expliquez pas pourquoi… A mon
arrivée ici, je n’avais pas pris de bain depuis au moins 20 ans, étais-je sale pour autant ? Chez
moi, j’avais un petit cabinet de toilette, je m’y installais tous les soirs. Je fermais la porte à clé,
même Nathan ne pouvait pas entrer. C’était mon moment à moi. Je n’aime pas votre salle de
bain sans fenêtre, toute blanche où le sol est froid et dur sous les pieds nus. Quand mon corps
se couvre d’eau le cauchemar s’arrête et l’humiliation commence. Je n’arrive pas à être nue
devant vous, mes jambes sont si maigres, mon ventre est gonflé et ma poitrine vidée, aplatie.
Vous me frottez, une de chaque côté, parfois c’est un garçon qui me soulève les seins pour
voir s’il n’y a pas de « macération », c’est plaisant n’est-ce pas ? Quand vous me lavez la tête,
je suffoque sous la force du jet et je sens mes os du dos se broyer sur les parois de la baignoire.
Quand vous m’enfilez un gant sur la main je sais que vous allez bientôt me sortir de là mais
qu’auparavant je devrai m’exécuter : « Allez maintenant vous allez vous débrouiller toute
seule, frottez-vous entre les cuisses ! » Je le fais très vite, j’ai si honte…

Une fois, ma fille a entendu l’une d’entre vous m’appeler Mamie, cela ne lui a pas plu
du tout. Moi, je ne fais pas d’histoires avec cela, c’est vrai que je n’apprécie guère que l’on
m’appelle « Mémère » mais ça dépend par qui c’est dit et comment c’est dit. En tout cas, je
ne souhaite pas que vous m’appeliez Madame Solenati car cela fait trop solennel. Vous pouvez
aussi laisser tomber les « mémé » ou « mamie », cela manque d’élégance et de
personnalisation. Mon prénom, c’est Christophine et c’est comme ça que je souhaite que l’on
m’appelle. Ma mère m’a donnée ce prénom, elle voulait enfin une fille après avoir eu trois
garçon et elle a prié saint Christophe tous les jours !

Je sais bien mes Abeilles que ce n’est sans doute pas de votre faute, mais il y a quelque
chose qui ne va pas dans vos manières de vous occuper des gens, ici. Ainsi vous êtes toujours
à demander, à parler de nos besoins : « Il faut manger, vous avez besoin de manger. Buvez, il
faut boire. – Avez-vous besoin de faire pipi ? Avez-vous besoin de changer de culotte ?... »
Trouvez-vous normal que ce soit toujours vous qui décidiez de ce dont j’ai besoin, car je peux
vous en parler de mes besoins, je n’en manque pas. J’ai besoin qu’on frappe avant d’entrer
dans ma chambre. Je souhaiterais que vous veniez chez moi comme lorsqu’on rend visite à
quelqu’un et non comme on rentre chez soi. J’ai besoin qu’on comprenne que certains jours
j’ai besoin d’un oreiller et parfois de deux : ça dépend de mes douleurs dans le dos. Pour les
couvertures, c’est pareil. Je suis frileuse, il m’en faut beaucoup. J’ai besoin de manger un petit
peu et souvent. J’aime avoir à manger près de moi.

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Parfois j’ai envie de sortir à l’extérieur. Ici, je ne sors presque jamais. Pour sortir, il faut
descendre les escaliers ou prendre l’ascenseur et je n’ose pas m’y aventurer toute seule.

Moi, l’ « animation », je n’y vais plus. Avant, je m’y rendais le mardi matin à l’atelier
cuisine. C’était une gentille petite, Nadine, qui nous aidait à faire des gâteaux ou des sucreries.
L’après-midi, nous nous retrouvions pour déguster nos gâteries avec un thé léger au lait.
Lorsqu’elle est partie, tout ceci s’est arrêté. Vous m’avez bien proposé un autre repas une fois
par mois mais je préparais et je ne pouvais pas manger car je n’ai pas de dentier.
Ceux qui mangent normalement n’ont pas à se plaindre. Comme je n’ai pas de dentier, vous
m’avez proposé un repas mixé… Avez-vous goûté à ces mixtures : tout est mélangé, la viande,
les légumes… C’est si bizarre qu’il est difficile de savoir ce qu’on a pu mettre là-dedans.
Exceptée l’activité cuisine je n’ai pas eu grand choix pour participer à d’autres distractions.
L’après-midi, il y a le loto mais je trouve cela plutôt idiot.

Nathan me manque ! Oserais-je vous dire, mes Abeilles, que ce qui me manque le plus
ce sont ses mains posées sur moi, son corps, quand je me calais la nuit contre son dos, ses
pieds qui réchauffaient les miens… Dans ma petite armoire, il y a un flacon de parfum. Nathan
trouvait inacceptable qu’un autre individu puisse exhaler la même odeur que lui. Il faisait donc
composer son parfum auprès d’un spécialiste. C’est le contenu de ce flacon. Je n’ai plus
d’odorat, et j’en suis malheureuse car la fiole a perdu son pouvoir magique, celui de me
transporter dans les bras de celui qui fut mon seul amant. Je ne sais si les effluves du parfum
ont été conservés malgré les ans. Le jour de mes cent ans, je veux que vous m’en aspergiez
pour porter Nathan avec moi.

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