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ALAIN FLEISCHER

PETITES HISTOIRES
D’INFINIS
nouvelles

GALLIMARD
Pour Philippe Sollers
Avant-propos

Chacune de ces petites histoires entend conduire le lecteur à un moment


de perception (ou de sentiment) de l’infini. Pour cette raison, elles sont
plutôt courtes, car l’infini doit apparaître par surprise. Peut-être même
abruptement. Le lecteur doit y être poussé comme au bord d’un précipice
qu’il n’aurait pas vu venir, et qu’il ne découvre qu’en y tombant. Ainsi le
texte qui y conduit doit, sur tout son parcours, cheminer à couvert, sans rien
laisser pressentir du paysage final, et sans susciter la fatigue ou l’impatience
du lecteur. Pour qu’elle ouvre sur l’infini, la fin ne peut pas se faire attendre
et, idéalement, elle doit arriver trop tôt. Je ne crois pas qu’il soit possible –
ni supportable, si la possibilité existait – de contempler l’infini infiniment.
L’infini et l’éternel sont deux ordres dont la confusion est à discuter.
L’infini dont il est ici question est instantané, et il se dissoudrait bientôt
dans la durée comme l’espace se dissout dans le temps.

Pour les mêmes raisons, le nombre de ces petites histoires et la taille de


ce recueil sont eux aussi restreints. Car s’il y a de nombreux infinis, et non
pas un infini unique – comme le sous-entendraient les religions
monothéistes –, il me semble qu’il n’y aurait rien à gagner à une
multiplication de l’infini à l’infini. L’infini se dissout dans l’infini et, pour
parvenir à sa perception, mieux vaut en limiter les expériences et, plutôt que
de les additionner, en revivre chaque aventure, retrouver le manque produit
par une soustraction. Évidemment, l’infini et la fin ont partie liée.

Mais l’idée inverse peut aussi être défendue : celle d’un texte non
seulement long infiniment, mais en permanence ouvert sur l’infini, par une
béance constante et vertigineuse. Un tel projet serait-il raisonnable ? Serait-
il à la portée d’un écrivain ? Est-il virtuellement contenu dans les
combinatoires infinies de la langue ?
UN RENDEZ-VOUS

Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et
mon père est à l’heure. Mais il est mort depuis trente ans. Je lui demande :
« Comment vas-tu ? » Il me répond : « Toujours mort… Tout va bien. » Je
comprends qu’être mort est un état comme un autre : comme être en
vacances, ou être malade, ou être fatigué, ou être en bonne santé, ou être
convalescent, ou être amoureux, ou être au chômage, ou être au travail, ou
être désespéré, ou être endormi, ou être exalté, ou être serein, ou être
bouleversé, ou être révolté…
Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et
mon père est à l’heure. Cette ponctualité ne m’étonne pas mais je
l’apprécie : je suis heureux qu’il se soit souvenu d’un rendez-vous pris il y a
si longtemps, à l’époque où il était encore vivant.
UN LIVRE

Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre que


je lui avais prêté. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un prétexte.
Ce n’était pas un de ces romans à la mode dont tout le monde parle en
même temps, ni une édition ancienne, luxueuse ou rare. C’était un vieux
livre oublié d’un auteur inconnu, que j’avais trouvé par hasard dans une
brocante. Il était au fond d’une valise parmi divers effets, aussi bien
masculins que féminins, inhabituellement mêlés. Le contenu semblait être
resté tel quel au retour d’un voyage romantique. Peut-être à Venise, comme
semblait l’indiquer un guide touristique. Le volume au papier jauni d’une
édition à deux sous, et dont le dos se décousait, m’avait attiré par son titre et
par l’illustration désuète de sa couverture : une aquarelle maladroite
montrait deux adolescents tendrement enlacés dans une ruelle sombre,
adossés à une palissade sous le halo d’un réverbère. Le texte en quatrième
de couverture m’avait décidé à l’acheter. Je me souviens des premières
lignes :
« Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre
que je lui avais prêté. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un
prétexte… »
LE GRAVIER

Pour la première fois cet été-là, après l’épuisante dernière année de mes
études à l’université, j’avais décidé, pour mes vacances, de m’éloigner des
plages et des rivages de la Méditerranée, de l’Adriatique ou de la mer
Noire. J’avais ressenti le besoin d’un séjour dans un climat vivifiant, et je
pensais au Finistère, à la Cornouaille, à la côte Cantabrique ou à l’Algarve.
À la dernière minute, une rencontre imprévue avait orienté mon choix dans
une tout autre direction, le radicalisant encore : je n’irais pas passer le mois
d’août au bord de la mer, fût-ce la mer du Nord, la Baltique ou l’Atlantique,
mais aussi loin que possible de tout rivage, au cœur du continent, dans une
région sauvage de montagnes et de forêts. En effet, entre les derniers
examens et le moment de prendre mes dispositions pour le voyage, alors
que je buvais un café à une terrasse du boulevard Saint-Michel, où des
touristes venus des quatre coins du monde goûtaient aux plaisirs des beaux
jours à Paris, j’avais rencontré Milana, qui était sur le point de repartir vers
son village des Carpates Blanches. La description qu’elle m’avait faite de
son pays et des décors de nature où elle avait grandi ainsi que sa sensualité,
à la fois ingénue et avertie, de jeune fille de la campagne, lors de la nuit que
nous avions ensuite passée ensemble, m’avaient convaincu d’aller la
rejoindre, fuyant pour une fois les stations balnéaires avec leurs filles
bronzées qui dansent la nuit pieds nus sur le sable d’une plage ou sur les
pistes des dancings. Je m’étais bâti un programme qui correspondait à ce
que dans mon enfance ma grand-mère appelait prendre un grand bol d’air,
avec la perspective de longues randonnées parmi des forêts de sapins où se
respire la résine à pleins poumons. J’imaginais des sentiers solitaires et
escarpés, des baignades nus dans la vasque couleur émeraude d’une
cascade, dans les remous joyeux d’un torrent, dans les eaux dormantes d’un
étang, tout cela agrémenté d’épisodes de sexualité naturiste, de nourriture
frugale et de vie édénique. J’avais découvert peu auparavant l’expérience de
Monte Verità, au début du XXe siècle, sur le territoire d’Ascona dans le
Tessin, dont les idéaux utopiques m’attiraient, à condition de transformer la
vie communautaire, à laquelle je suis réfractaire, en duo d’une fête galante,
intimiste et pastorale. La rencontre avec Milana m’offrait l’opportunité
d’une telle aventure, susceptible de faire rêver quelqu’un qui, comme moi,
avait passé sa vie dans la promiscuité sociale et sous le couvercle étouffant
d’une grande ville. Avec une exaltation enfantine, j’avais préparé cette
« expédition amoureuse », ce voyage vers Cythère, comme auraient dit les
adeptes de Monte Verità, en faisant l’acquisition d’un équipement nouveau
et adéquat : ni maillot, ni serviette de bain (les baignades se feraient en
tenue d’Ève et d’Adam, et le séchage dans une herbe épaisse et chaude
comme celle du Douanier Rousseau), ni savates pour déambuler
nonchalamment sur une promenade maritime ou une rambla, ni chapeau de
paille ni lunettes de soleil pour jouer aux aventuriers mystérieux dans les
bars sous les tropiques, mais un sac à dos, un canif suisse, une torche
électrique, des shorts, une casquette, des chaussures de marche à semelles
de caoutchouc profondément crantées, tout cela acheté au Vieux Campeur,
dans le quartier de la Sorbonne, dont les vitrines ont le même sérieux pour
les activités physiques que celles des librairies universitaires pour les
travaux intellectuels.
Le programme de ces vacances s’était déroulé comme je l’avais rêvé, et il
m’a laissé un souvenir singulier : celui du dernier été de ma jeunesse. Je
m’étais pleinement livré aux plaisirs simples des journées en plein air, et
des nuits en montagne sous le ciel criblé d’étoiles, dans les bras d’une fille à
qui les activités physiques de la journée – marche, escalade, natation,
batifolage dans les prés ou sur la mousse des sous-bois – laissaient encore
du désir et des forces pour se dépenser à nouveau, dans l’intimité d’une
couche rustique, la nuit venue.
Le jour d’une randonnée que nous avions commencée à l’aube, nous
étions arrivés affamés devant le petit supermarché d’un village, où nous
comptions nous ravitailler. Nous avions trouvé l’accès provisoirement
empêché par un camion qui déchargeait des sacs de graviers, que trois
ouvriers répandaient sur le terre-plein, pour remédier à l’inconvénient de la
boue qui se formait les jours de pluie. L’opération avait duré une demi-
heure, et j’avais pu lire tout à loisir, sur les sacs entassés avant d’être vidés,
l’origine des petits cailloux blancs. Je m’en souviens encore : la carrière
Treul à Gunskirchen, sur les bords du Danube, en Haute-Autriche. Ayant eu
l’étrange intuition que je devais garder ces noms en mémoire, j’avais appris
plus tard qu’à Gunskirchen avait été établi en 1944 un camp de
concentration annexe à celui de Mauthausen, où avaient été réduits à
l’esclavage des milliers de Juifs hongrois : ainsi l’origine de graviers qui
avaient retardé de quelques minutes notre approvisionnement, un jour de
mes vacances bienheureuses dans les Carpates, m’avait ramené à la triste
histoire de ma famille. Lorsque l’accès au petit supermarché avait été
rétabli, Milana et moi nous nous étions précipités vers l’entrée, nous avions
été les premiers à traverser le terre-plein et à enfoncer nos pas dans l’épais
tapis de pierres, encore intact, avant qu’il ne fût piétiné et tassé par les
clients.
Ces vacances dans les Carpates Blanches, les dernières que j’aie passées
en pleine nature, se sont conclues, avec l’arrivée des premières pluies à la
fin de l’été, par une mémorable cueillette d’escargots, surgis par milliers
dans les prairies aux abords d’un château digne du comte Dracula, qui
avaient déjà accueilli des déjeuners sur l’herbe, suivis de quelques ébats :
sortes de fêtes galantes chez les scouts. Depuis, je ne suis retourné à la
montagne qu’en hiver, sous la neige, au Tyrol, en Engadine ou dans les
Dolomites. Dix ans après ce dernier été d’une période de ma vie, je n’avais
plus fait aucun autre voyage de vacances ou de loisirs et, s’il m’arrivait
d’aller loin, de découvrir des sites exceptionnels, cela avait toujours pour
origine un projet de travail, une mission, une activité professionnelle.
C’est précisément dix ans après l’été dans les Carpates qu’un voyage de
repérages dans des îles du Pacifique a pu prendre une allure de grandes
vacances avec la promesse d’un dépaysement total, sur les traces des
célèbres navigations de Jack London. Comme il s’agissait malgré tout
d’explorer des territoires à la recherche d’un site idéal pour un projet de
forage pétrolier, mon équipement ne pouvait être celui d’un simple
vacancier qui s’apprête à se prélasser au soleil en sandales et tenue de
plage. J’avais été suffisamment prévenu qu’il y aurait à naviguer sur toutes
sortes d’embarcations, à faire de la route en véhicule tout-terrain et de la
marche à pied à travers des territoires sans trace d’aucun chemin comme
l’immense cratère du volcan Mauna Loa, dans l’archipel d’Hawaï.
Préparant mes affaires pour le départ, j’ai retrouvé la paire de chaussures de
randonnée aux semelles de caoutchouc profondément crantées que j’avais
portée dix ans plus tôt au cours de mes excursions dans les Carpates et que
j’avais laissée dormir au fond d’un placard. Cette découverte m’a semblé
providentielle : les chaussures correspondaient à celles dont j’avais besoin
et, détestant d’avoir à porter des souliers neufs, ces Pataugas, déjà faites à
mon pied, allaient me dispenser de l’épreuve. Du coup, cette paire de
chaussures dans mes bagages me rendait plus familière, plus souriante la
perspective de ces explorations qui promettaient d’être rudes. J’emportais
avec moi dans une expédition vers des horizons inconnus les compagnons
et les témoins d’un voyage vécu dix ans plus tôt, dans une totale
insouciance et dans le plus parfait bonheur, avant l’entrée dans ma véritable
vie d’adulte. Depuis cette époque, mon existence avait changé en effet, et
mes histoires sentimentales – mes love affairs, comme on dit en anglais –,
loin d’être liées à des loisirs ou à des vacances, prenaient toujours naissance
dans le cadre de mon travail, et dans mon milieu professionnel : j’étais
devenu géologue, et mon petit monde était celui des chercheurs, qui passent
autant de temps dans leur laboratoire que sur le terrain.
Un soir de brise tiède, à bord du Madona, un cargo mixte qui nous
conduisait depuis Honolulu vers les Marquises, à travers l’océan Pacifique,
à la recherche d’îlots volcaniques pour nos sondages, j’étais occupé à flirter
gentiment au clair de lune, appuyé au bastingage, avec l’assistante qui
m’avait été attribuée pour cette mission par la compagnie pétrolière,
doctorante à l’université de Stanford, avant que nous regagnions notre
inconfortable cabine et que nous retrouvions la disposition frustrante des
couchettes superposées. Soudain, sur le métal du pont, la chaussure de mon
pied gauche a émis un crissement désagréable, qui m’a obligé à rompre
l’enlacement romantique pour l’opération triviale d’inspection de la
semelle, relevant ma jambe comme un maréchal-ferrant relève celle d’un
cheval. J’ai découvert alors, encastré dans un cran profond du caoutchouc,
un gravier blanc. Agacé, j’ai délogé sans ménagement le petit caillou
malvenu et, sans peser ma décision, je l’ai jeté par-dessus bord dans le
sillage que traçait le bateau, parmi les flots sombres et insondables.
Dans l’instant même où m’avait échappé mon geste spontané, j’avais
compris que j’aurais à méditer sur l’histoire de ce gravier, en provenance de
la carrière de Gunskirchen en Haute-Autriche, qui s’était pris dans la
semelle de ma chaussure en caoutchouc profondément crantée, sur le terre-
plein à l’entrée d’un supermarché dans les Carpates, au cours du dernier été
de ma jeunesse. En effet, pendant la nuit sans sommeil qui a suivi, le regard
levé vers le plafond de la cabine, quelques centimètres au-dessus de ma
tête, alors que Lisa, ma compagne, sur le petit lit au-dessous du mien, s’était
laissée glisser dans la profondeur de ses rêves, je n’ai cessé d’imaginer le
gravier extrait de la carrière Treul, coulant lentement au fond d’un abîme de
quelque six mille mètres, au milieu de l’océan Pacifique, à plusieurs
milliers de kilomètres des côtes américaines ou australiennes. Jusqu’au
lever du jour, je me suis interrogé, reprenant inlassablement ma méditation :
y a-t-il une quelconque probabilité, si infime soit-elle, pour qu’un être,
lointain descendant de notre humanité, retrouve un jour ce petit caillou
perdu au fond des abysses et, si les milliards de millénaires à venir font
advenir une telle éventualité, la science des choses et de leur origine à
laquelle une espèce lointainement issue de la nôtre serait parvenue en
ces temps impensables permettra-t-elle de retrouver le parcours de cet
insignifiant fragment de roche extrait d’une carrière au bord d’un fleuve
jadis nommé le Danube, au cœur d’un continent qui se sera appelé
l’Europe, et toute cette géographie humaine éphémère ayant été depuis
longtemps effacée par l’histoire du cosmos ?
Il m’arrive souvent de penser à ce petit caillou et de me demander si,
équipé comme le successeur de l’Homme pourra l’être un jour pour
descendre et pour marcher au fond des océans, comme il le sera aussi pour
déambuler à la surface de la planète Mars, je parviendrais à reconnaître
parmi le sombre et gigantesque chaos des grandes profondeurs le petit
caillou resté coincé pendant dix ans dans un cran de ma semelle, poussière
d’un monde dont le destin a croisé celui d’un être humain, et qu’avec un
geste d’humeur d’une légèreté coupable j’avais condamné à un oubli et à
une nuit sans doute infinis.
REFLET DANS UN SEAU D’EAU

En cette fin d’une longue journée d’été, le soleil s’enfonçant derrière la


muraille de tuf qui barrait l’horizon projetait devant nous, très étirées, ces
« ombres du soir » dont les Étrusques ont fait leur représentation de l’être
humain. Nous marchions en silence, précédés par nos ombres, comme
projetés vers notre avenir, sur la terre qui, de tout temps et à jamais, nous
attend, une terre déjà gorgée de présences, puisque le lieu de notre
promenade était le site d’une vaste nécropole dans la région de Cerveteri.
Nous n’étions qu’à quelques dizaines de kilomètres de Rome et de son
animation cosmopolite, mais nous nous sentions loin du monde, de sa
fièvre, de son fracas, et comme loin de toute parole. Ce n’était pas le lieu
qui imposait le silence, le silence s’imposait comme une loi, la loi
fondamentale des destins humains. Plus tôt dans la journée, le site avait été
envahi par le bourdonnement strident et assourdissant de milliers d’insectes
volants et rampants, surtout des nuées de mouches qui saturaient l’espace
sonore, au point qu’il eût fallu élever la voix pour nous entendre si nous
avions voulu converser pendant notre excursion. La couche épaisse et
continue du bourdonnement non seulement nous isolait acoustiquement les
uns des autres, mais agissait comme une injonction au mutisme, prônant
l’interdiction de faire usage de la parole articulée propre à l’espèce
humaine. On ne pouvait éviter de penser aux nuées de mouches qui, dans
cette cité des morts, devaient jadis s’agglutiner dans les demeures funéraires
creusées dans le tuf quand y étaient déposés les cadavres des défunts.
Aujourd’hui, il y a longtemps que la nécropole est elle-même morte. Les
corps réduits à leurs liqueurs se sont fondus dans la terre, et les mouches
d’aujourd’hui ne bourdonnent à longueur de journée autour des tombeaux
vides que du fait d’une habitude acquise bien des siècles plus tôt, et
transmise d’une génération à l’autre, depuis les insectes étrusques dont elles
sont les lointaines descendantes, jusqu’à s’être transformée en un
comportement inné. La mort autour de laquelle ces mouches continuent de
rôder aujourd’hui n’a pas laissé d’autre trace que son habitat de pierres et
son site : l’attente et le rituel des mouches ne sont plus qu’un exercice de
perpétuation et de mémoire, rejouant les cérémonies mortuaires anciennes
comme pour réactiver la mort.
Avec le déclin du jour, les mouches se sont tues. Et c’est le silence
indéchiffrable d’une nature enfin apaisée après le tumulte des siècles et des
millénaires qui imposait aux êtres parlants leur mutisme d’êtres mortels.
Ayant encore marché sans avoir échangé un mot, nous avons retrouvé une
sorte de taverne en plein air, sommairement installée pour l’été dans une
construction en bois, au bord d’un lac, où nous avons décidé de faire halte
pour dîner comme d’autres fois. Mais nous arrivions en avance, il n’y avait
encore personne, ni clients ni serveurs, et le terre-plein réservé au
stationnement des véhicules était désert. La porte de la cabane, qui abritait
un semblant de cuisine, était fermée d’un cadenas. Nous avons pris place en
silence sur des bancs, à des tables en bois, encore dépourvues de leurs
nappes en papier et de leurs couverts. Sans en parler, sans doute avons-nous
pensé qu’il fallait attendre que le soleil fût couché pour que débutent les
préparatifs d’accueil des visiteurs au terme de leur promenade, à
commencer par le feu à allumer pour les grillades d’agneau et de porc,
servies avec des légumes mis eux aussi à rôtir sur les braises. Peut-être
étions-nous des spectres trop pressés et en avance pour le dernier dîner ?
De la surface du lac parfaitement lisse ne se détachait pas le moindre ourlet
de vague sur le sable noir, volcanique, de la rive. L’eau immobile était sans
voix, sans mémoire. Les enclos où d’habitude étaient parqués un vieux
cheval et quelques chèvres étaient déserts eux aussi. Nous avions le
sentiment d’être seuls, là où tous les autres êtres vivants s’étaient absentés.
À côté du monde de la mort que nous venions de traverser, ce lieu destiné à
l’accueil et à la restauration d’on ne sait quels visiteurs aussi affaiblis que
des fantômes semblait attendre quelque chose d’une improbable apparition
de survivants.

Un événement invisible s’est annoncé au loin. Cela a d’abord été, venant


du fond du ciel où la nuit était maintenant tombée, un très lointain
ronronnement de moteur. Depuis le début de notre excursion, le matin à
l’aube, nous avions oublié que ces sites étrusques, sur la côte du Latium,
sont proches de Fiumicino, là où se trouve l’aéroport international Leonardo
da Vinci de Rome. C’était comme si, pendant notre promenade à travers le
temps et l’espace de la nécropole, le trafic aérien avait été suspendu. Ou
c’était comme si le silence désormais éternel des Étrusques avait étouffé
tout bruit pouvant nuire à leur repos, qui ne serait donc qu’un sommeil. Il
est devenu évident qu’un gros avion de ligne approchait, annoncé par le
tonnerre d’abord distant de ses réacteurs, en provenance d’on ne savait
quelle lointaine partie du monde, et que bientôt il nous survolerait.
Contrairement à la foudre, le fracas des moteurs a précédé l’arrivée de la
lumière. Il a fallu attendre encore deux ou trois minutes avant que les
puissants phares de l’aéronef brillent enfin dans la nuit, et il n’a pas été tout
de suite certain que le point lumineux qui était apparu dans le ciel se
déplaçait. Du regard, nous nous interrogions en silence et chacun de nous se
demandait s’il ne s’agissait pas plutôt du repère fixe de l’étoile du Berger, la
première à se lever dans la nuit de l’hémisphère septentrional. En fait, c’est
d’abord par son reflet dans l’eau du lac que j’ai vu la lumière de l’avion
approcher. L’instant d’après, j’ai aperçu le reflet de ce même point
lumineux, signe d’une présence humaine dans le ciel, dans un seau en bois
empli d’eau, abandonné près de notre table, et sans doute destiné à
désaltérer le chien d’un client en ces jours brûlants de l’été. J’ai compris
que la lumière de l’appareil, au fil des territoires qu’il survolait, devait se
refléter simultanément dans une multitude infinie de surfaces liquides de
toutes tailles : une flaque au pied d’une fontaine, un bassin dans un jardin,
un verre d’eau sur la table d’un café, la vasque d’un lavoir, les milliers de
gouttes laissées par l’arrosage des plantes, un abreuvoir sur le chemin de
retour du bétail à l’étable, et jusqu’à l’eau laissée par la dernière pluie dans
la rigole d’un tombeau creusé dans la pierre… Les occupants de l’avion ne
pouvaient avoir aucune conscience que le signal lumineux de l’appareil qui
les transportait se réfléchissait, distribué et multiplié à l’infini, sur une
infinité de surfaces, petites ou grandes, susceptible d’être perçu par un
nombre infini d’êtres vivants. Après son passage assourdissant, le tonnerre
de l’avion s’est peu à peu éloigné dans les profondeurs du ciel étrusque
jusqu’à s’y dissoudre, et la lumière mille fois reflétée avait déjà fait briller
son éclat pendant quelques secondes dans l’eau qui remplissait le seau,
alors que la terre qui avait accueilli tant de dépouilles humaines faisait
encore rebondir par moments l’écho d’une bruyante machine inventée par
l’Homme dans l’épaisseur sourde du silence infini.
L’EMBARCADÈRE

Je suis sur une île grecque dont j’ai oublié le nom. Je sais que c’est une
île grecque parce que j’ai entendu une fois quelques-uns des rares habitants
parler la langue grecque, et qu’au sommet d’une colline se dressent encore
quatre colonnes d’un ancien petit temple dédié à Aphrodite, au-dessus de
celles, effondrées et disloquées, qui serpentent en morceaux disjoints tels un
Priape déchu ou un reptile pâle et monstrueux, parmi les broussailles
brûlées d’une antique passion. L’eau est partout, de ce bleu dense particulier
à la mer Égée, enfermant un petit espace de terre, de sable et de marbre
brisé suffisant pour faire un monde, circonscrit dans un horizon circulaire,
en contact intime avec le ciel, l’univers : cela ne peut être qu’une île
grecque. Tout est calme, comme dans une arrière-saison, quand les
événements de la vie sont déjà loin, que toute animation est retombée, qu’il
ne se passe plus rien, parce qu’il n’y a plus personne pour qu’il se passe
quelque chose. Je ne sais depuis combien de temps je suis là, ni ce que je
suis venu faire sur cette île. Je ne suis pas un touriste venu de l’ouest ou du
nord, comme ceux qui sont déjà repartis chez eux, là où sont leurs
existences de tous les jours, leurs activités, leurs familles, leurs
connaissances. Je ne sais ce que je fais là. La question ne se pose pas, elle
est sans importance. Pourtant, j’ai conscience que le moment approche où je
vais devoir repartir, rentrer quelque part où serait ma vie. Ai-je perçu un
signe dans le ciel, l’appel d’une légère vibration dans l’air statique,
l’apparition d’une teinte nouvelle infusant la surface de la mer ? Ou bien le
signal m’est-il donné par une horloge interne de mon organisme, de mes
sens, de ma conscience, de ma mémoire ? La conscience de qui ? La
mémoire de quoi ? Je ne suis pas sûr de savoir qui je suis, d’où je viens,
comment je suis arrivé là, sur une terre dont l’histoire est l’Histoire.

J’ai marché jusqu’à l’embarcadère où tous les jours s’amarre le navire


qui relie l’île au continent : l’Europe. Maintenant je suis assis sur un banc
dont le bois a été blanchi par la brûlure du soleil, et par les embruns d’eau
salée les jours de tempête de la mythologie. Je suis seul à attendre, il n’y a
plus personne d’autre pour attendre. L’attente est pour moi seul. S’il y a eu
ici d’autres êtres en attente de leur départ, tous ceux-là sont repartis depuis
longtemps. Je suis seul à attendre, le bateau ne viendra que pour embarquer
à son bord ce dernier, cet unique passager : moi. Le soleil est déjà bas,
pesant de toute sa masse incandescente sur l’horizon pour que plus rien ne
bouge, pour que la terre fonde, et je contemple avec un sentiment d’infinie
insouciance – c’est autre chose que de l’indifférence – le très faible clapotis
de l’eau sur la rive. Le calme est tel, si proche d’une immobilité absolue,
qu’il pourrait ne plus y avoir aucun clapotis, que tout pourrait se taire, que
les minuscules vaguelettes pourraient se figer en une frange de mer
parfaitement plate et endormie, dans ce contact intime avec la terre qu’on
appelle le rivage. Je ne me suis pas informé de l’horaire des traversées, ni
inquiété de l’heure qu’il est, mais je sais par une sorte d’instinct ou par
l’expérience de mon intimité avec cette île que le moment est proche où le
bateau va arriver, traçant son impeccable sillage, comme une lame affûtée,
dans l’épaisseur huileuse de la mer, jusqu’à accoster au ponton de
l’embarcadère. Alors, le capitaine coupera les moteurs et il n’y aura plus
aucun bruit, peut-être seulement la voix d’un marin, quelques mots en
langue grecque, écho d’une prophétie ou d’un oracle dont l’origine s’est
perdue. J’attends le bateau sans impatience, sans inquiétude, peut-être
même sans vraiment espérer son passage. Pourtant, tout ce que
je retrouverai quand j’aurai quitté l’île, dans le monde d’avant mon voyage,
là où je dois retourner, se dégage par moments avec une certaine netteté de
la brume et du flou où se cache à mes yeux ce qu’on peut appeler l’avenir,
et ne serait-ce que le simple lendemain. J’attends, assis sur un banc dont le
bois a été blanchi par les millénaires de soleil et de mer, dans le modeste
embarcadère sur pilotis, bercé par le clapotis infiniment faible, presque
imperceptible, de l’eau, prête à l’immobilité définitive et éternelle dans sa
fusion avec la terre, le long de la côte.
Et puis, ce qui arrive est une nouvelle, comme portée par un souffle dont
l’origine se perd : la nouvelle que le bateau n’arrivera pas. Je ne sais
comment j’apprends que le bateau ne va pas apparaître, qu’il ne viendra
pas, qu’aujourd’hui il ne passera plus. Peu à peu je comprends qu’il ne
s’agit pas d’un événement fortuit qui ferait que, en ce jour, le bateau ne
viendrait pas, que son passage a dû être annulé pour une raison
occasionnelle, qu’il est maintenant trop tard pour qu’il passe, et qu’il ne
passera plus. Je comprends, sans bien comprendre ce que cela signifie, que
le bateau ne passera plus jamais. Assis sur un banc, à l’embarcadère, où le
clapotis de l’eau s’est assoupi comme pour toujours, oublieux des antiques
tempêtes comme ces volcans qu’on dit éteints, je me laisse doucement
gagner par un doute général et infini.
POUSSIÈRE

Il n’est pas habituel de considérer comme raffinées et sophistiquées les


activités de la police. Leur image la plus largement partagée est celle du
rétablissement de l’ordre et du droit par la force, de la répression des excès
et des fraudes, de la recherche et de l’arrestation des coupables, toutes
choses qu’on imagine peut-être à tort marquées par une autorité brutale…
Plus rare encore est la perception du travail de la police comme une science.
D’ailleurs, quel pourrait être l’objet d’observation, de recherche, de
connaissance d’une science policière ? Pourtant, bon nombre de recherches
scientifiques pourraient s’apparenter à une enquête, à la poursuite d’une
vérité, avec cette différence que l’enquête de police s’intéresse à trouver la
vérité d’un crime et, sinon son origine et ses motivations profondes, qui
sont du ressort de la justice et de ses juges, du moins ses auteurs, les
présumés coupables. Pourrait-on imaginer une perception des travaux des
biologistes ou des astrophysiciens comme des enquêtes visant à découvrir
un coupable dans la création des êtres vivants et de l’univers ? Et, dès lors,
que deviendrait la notion de culpabilité ? Y aurait-il des religions pour
blâmer et condamner Dieu plutôt que de le louer et de le vénérer ? Savantes
et fascinantes sont pourtant devenues les méthodes de la police scientifique
– ce qu’on appelle la forensique –, qui connaît aujourd’hui des
développements spectaculaires en recourant à des disciplines comme
l’analyse génétique, les neurosciences, l’informatique, la statistique,
l’analyse physiologique, la spectrographie, l’entomologie criminelle (étude
des insectes nécrophages, qui permettent de déterminer le moment du décès
d’une victime), la toxicologie, la balistique, et même la finance… La
littérature romanesque et le cinéma ont déjà popularisé des méthodes
comme la polygraphie pour la détection des mensonges. Il y a désormais les
lampes Polilight qui utilisent les longueurs d’onde pour éclairer et rendre
visibles les traces de matières invisibles à l’œil nu. On peut aussi enregistrer
la trace thermique de personnes et de situations quelque temps après les
événements réels, alors que les protagonistes ne sont plus là : une façon de
photographier les spectres, ou d’enregistrer l’aura des êtres humains.

Il y a quelques années, lors d’un voyage en Argentine, j’avais rencontré


un vieillard dans un bar de la banlieue de Buenos Aires, où l’on faisait de la
musique et où l’on dansait le tango. L’homme était peu bavard et gardait
une mystérieuse réserve dans une ambiance animée, où la convivialité était
de mise. Il m’avait fallu le revoir plusieurs fois, et effectuer de subtiles
manœuvres d’approche destinées à déjouer sa méfiance naturelle. Lorsque,
ayant deviné les enjeux de son existence et ses opinions, j’avais pu lui
apporter les preuves sincères que nous défendions les mêmes causes, j’avais
enfin obtenu sa confiance et sa complicité. Cet homme m’avait alors révélé
que depuis la fin de ses études en criminologie, une soixantaine d’années
plus tôt, il avait consacré sa vie à la traque des criminels nazis venus se
cacher dans les pays d’Amérique du Sud, dès la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Il me confia avoir à son actif plusieurs succès ayant abouti à la
capture d’êtres abjects, qui avaient pu être envoyés devant les tribunaux.
L’une de ces histoires m’avait fasciné. Le vieil homme rencontré dans un
bar à musique et à tango m’a raconté ceci : « Dans un café d’un quartier
périphérique de Buenos Aires où j’avais pris mes habitudes, j’avais repéré
tous les matins, prenant son petit déjeuner, un homme aux cheveux teints,
avec une balafre à la joue gauche, et qui parlait l’espagnol sans parvenir à
effacer quelques traces d’accent germanique. Ce client, connu depuis peu
dans l’établissement sous un nom brésilien, prétendait ainsi tromper sur ses
origines et expliquer sa façon parfois étrange de prononcer l’espagnol.
Mais, sans avouer être allemand, il se serait montré plus crédible en se
faisant passer pour hollandais ou suédois, par exemple. L’homme était
arrivé dans le quartier quelque temps auparavant, et il avait commencé par
se renseigner sur les commerçants qu’il comptait fréquenter : un épicier, un
barbier, un tailleur, un teinturier. J’étais parvenu à soudoyer le teinturier
après avoir découvert que l’homme dont je suivais les faits et gestes y
portait son linge. J’avais pu ainsi me procurer une de ses chemises pour
l’examiner pendant quelques heures. Bien que toute étiquette eût été
décousue du vêtement, ce qui constituait déjà un indice, c’est le contenu de
la poche, apparemment vide, qui avait été un indicateur décisif. À cette
époque, en suivant les leçons de mon maître, le professeur Locard, directeur
du laboratoire de police technique de Lyon, lui-même disciple du grand
criminaliste allemand Hans Gross, j’avais peaufiné ma technique
personnelle d’analyse de la poussière, et mis au point un minuscule
aspirateur permettant de dénicher et de conserver les particules les plus
fines que ne cessent de dégager toutes les matières, tous les végétaux, tous
les êtres vivants, existant ou ayant existé sur notre planète, aussi bien dans
le présent que par le passé. Le fumier, un pétale de fleur, une aile de
papillon, la peau d’un fruit séché, le papier et l’encre d’un journal, un
coquillage ramassé sur une plage, le tissu d’un mouchoir dégagent une
poussière particulière qui permet de retrouver son origine, avec autant de
certitude que l’on peut identifier les poussières cosmiques qui ne cessent de
tomber dans l’atmosphère terrestre. Les cendres de cigarettes Gauloises ou
du tabac à pipe Amsterdamer sont très distinctes, et ainsi une recherche peut
s’orienter différemment. À la présence de silice ou d’alumine dans la
poussière née de l’abrasion de telle roche, il est facile de déterminer par
exemple que celle-ci n’est pas d’origine calcaire. Les boues et les déchets
de toutes sortes dégagent des poussières au cours des phénomènes de
décomposition et il suffit de trouver la bonne méthode d’analyse pour
remonter jusqu’à la source… Je vous dis tout cela pour vous convaincre du
sérieux de ma démarche, a-t-il précisé, avant de vous apprendre que
l’analyse de la poussière trouvée dans la poche de chemise du faux
Brésilien contenait des traces de cendres humaines. Ce genre de découverte
aurait permis de confondre un Landru par exemple, car nous ne sommes
plus au Moyen Âge, où les bûchers étaient courants soit pour l’exécution de
condamnés, soit pour la destruction des cadavres de victimes de la peste, ce
qui pouvait entraîner la présence de cendres humaines sur un individu
quelconque, parfaitement innocent. Je ne vous cacherai pas que mes
soupçons étaient clairs, et que pour cette raison j’ai laissé la suite
de l’enquête à des agents des services secrets israéliens : quelque temps
plus tard, ils m’ont appris que l’homme était un ancien chef SS du camp
d’Auschwitz-Birkenau, où des poussières des cheminées des fours
crématoires avaient dû se glisser dans la poche de sa chemise d’officier,
qu’il avait conservée dans sa nouvelle vie, clandestine, en ayant pris soin
d’en découdre les insignes. »
J’étais fasciné par le récit du vieil homme, rencontré dans un bar à
musique et à tango de Buenos Aires, mais l’histoire m’avait semblé si
extraordinaire que j’avais dû peut-être manifester à mon insu une certaine
incrédulité. Alors mon nouvel ami m’a proposé, pour me convaincre,
d’analyser la poussière de ma poche de veste, et de me raconter ensuite ma
propre histoire, comme l’aurait fait une voyante. Je m’amusai en lui
demandant s’il me soupçonnait de quelque crime. Mais je lui remis
volontiers la veste que je portais, réservée à mes voyages dans les pays
chauds : le tissu était un lin léger que j’évitais d’alourdir pour ne pas
déformer le vêtement, et les poches étaient donc vides, du moins le croyais-
je. Le vieil homme ne doutait pas pourtant d’y trouver son butin, et nous
avons pris rendez-vous un mois plus tard.

Lorsque nous nous sommes revus, en me restituant ma veste qui soudain


me parut lourde d’un poids d’inconnu, voici ce que le vieil homme m’a dit :
« Cher ami, vais-je vous apprendre que vous avez eu affaire à une femme
morte encore jeune, il y a quelque trois mille ans, victime d’une épidémie
dans un pays méditerranéen ? Pourrez-vous me confirmer avoir séjourné sur
une planète à dix mille années-lumière de la Terre ? Et enfin, vais-je raviver
une douleur en vous rappelant qu’un de vos proches a séjourné dans ce
camp d’Auschwitz-Birkenau dont j’ai démasqué un des SS il y a quelque
cinquante ans, dans les circonstances que je vous ai déjà racontées quand
nous avons fait connaissance ? »

À ce qui pouvait paraître une suite de divagations hasardeuses, voire


hautement fantaisistes, je trouvais étrangement une possible vraisemblance,
sans pouvoir expliquer cette impression. L’enquêteur de ma propre histoire
m’a affirmé que la preuve de ce qu’il venait de me dire résidait dans les
infimes particules de poussières récoltées au fond de la poche de ma veste
en lin pour les pays chauds. Comme il m’était impossible de tenir mon
interlocuteur pour un fou, pour un imposteur ou pour un charlatan, il me
restait à mener ma propre enquête et tenter de retrouver l’origine, les trajets
de tous ces événements de ma vie dont les traces étaient d’infimes
particules de matières perdues dans quelques replis d’un temps et d’un
espace inconnus. Mon ami, enquêteur bien plus expert et clairvoyant que
moi, y compris sur ma propre histoire, a eu l’indulgence de me lancer sur
quelques pistes pour résoudre les énigmes à première vue les plus
saugrenues et les plus inexplicables. Il parvint à cela en obtenant de moi des
réponses d’une évidence et d’une simplicité désarmantes à des questions
comme celles-ci : « Avez-vous voyagé en Égypte et avez-vous visité un
musée comme celui du Caire où sont exposées de nombreuses momies
provenant des différentes dynasties pharaoniques ? Vous est-il arrivé de
circuler dans un site réputé pour avoir accueilli la chute de nombreuses
météorites ? Avez-vous récupéré et conservé avec vous, en souvenir, un
objet ayant appartenu à un proche qui aurait séjourné dans un lieu au
contact de victimes du typhus ? »
Je pouvais répondre oui aux trois questions et reconnaître ainsi une sorte
de culpabilité, révélée par la poussière accumulée au fond de ma poche.
Mais, loin du sentiment d’avoir approché une vérité, je préférais me laisser
entraîner dans des méditations infinies, aussi diffuses et volatiles que la
poussière.
LA CLÉ

Il y a certaines journées de repos, d’inactivité, de loisir où s’impose


mystérieusement le désir de mettre de l’ordre dans ce que l’activité des
jours ordinaires a produit parmi le décor domestique, là où a fini par
s’accumuler ce à quoi on a accordé un moment quelque importance avant
de le négliger, de l’oublier et de laisser tout cela s’entasser pour rien, au
détriment de ce qui garde un usage. Alors les objets utiles ont fini par être
enfouis parmi les inutiles, et ce qu’on appelle le désordre a matérialisé le
triomphe du non-sens sur le sens, d’ailleurs tout à fait légitime. Car pour
quelle raison l’ordre devrait-il être souverain chez l’Homme alors qu’il ne
l’est point dans la nature ? C’est à l’occasion d’une telle fièvre de
rangement, de classement, de retour à une rassurante relation de surplomb
et d’autorité sur les choses que je tombe sur une ancienne boîte à biscuits en
fer-blanc, illustrée d’un paysage de campagne en partie effacé par l’usure,
probablement une évocation de la région d’origine des biscuits : Bretagne,
Angleterre, Autriche ? Elle est maintenant lourde et je la découvre remplie
de vieilles clés de toutes sortes, de toutes tailles, dont certaines rouillées :
l’exemple parfait d’objets qui ont perdu toute utilité, désormais dépourvus
de la fonction et du sens qu’ils ont pu avoir. Car que peut-on espérer en
conservant une clé dont on ne sait plus quelle serrure, quel verrou, quel
fermoir, quel mécanisme elle a un jour actionné, dans quel lieu, à quel
moment de notre vie ? S’agirait-il d’une sorte de superstition : vouloir
garder l’espoir qu’un jour la clé puisse servir à nouveau, donner une fois
encore l’accès à un avantage, à un privilège, à un trésor retrouvé, à un
compartiment de la vie passée ? Une clé est un objet codé qui n’a
d’efficacité qu’en conjonction précise avec un autre objet, partageant avec
elle le même code, comme un positif correspond à une empreinte négative :
une serrure. À la différence d’un canif, dont une lame peut toujours servir à
couper une quelconque matière sur laquelle elle agit, sans besoin d’aucune
connivence entre elles, à la différence aussi d’un tournevis, qui peut visser
ou dévisser une quantité illimitée de vis, ou encore à la différence d’un tire-
bouchon, capable d’ouvrir toute bouteille fermée d’un morceau de liège, la
clé n’est pas un de ces outils universels. Elle est même l’instrument d’un
usage unique dont l’efficacité est limitée à une action particulière : ouvrir la
porte d’un appartement dans telle ville de tel pays, à tel numéro de telle rue,
à tel étage de tel immeuble, de tel ou tel côté du palier. Cela n’est qu’un
exemple entre mille.
Mon élan, mon énergie, suite à la décision de mettre de l’ordre dans mes
affaires, et un terme à la profusion incontrôlée, étouffante, d’objets
désormais sans intérêt qui ont fini par envahir mon espace vital, ont été
bientôt freinés par la rêverie qu’a suscitée la manipulation de toutes ces
clés, et la tentative déraisonnable de me souvenir de l’usage, de la situation,
de l’épisode de mon existence auxquels elles ont été liées. Il y en avait des
dizaines, en vrac. J’aurais pu adopter une méthode, comme celle de les
classer par types, par tailles, par modèles : clés de maisons ou
d’appartements que j’ai habités et que j’avais quittés depuis longtemps, clés
de cadenas, de valises, de coffres, d’armoires, de placards, de boîtes aux
lettres, de capots de machine à écrire, clés de voitures, clés d’antivols de
vélos… Je commence à considérer les clés une par une, à tenter de les
identifier, de me souvenir de leur utilité ancienne. Parfois ces recherches
semblent facilitées par l’association de plusieurs clés différentes, reliées par
un même anneau, cette configuration particulière constituant une piste, par
exemple pour retrouver l’époque où j’ai eu en même temps un logement à
Londres, un vélomoteur, une mallette porte-documents, un casier dans le
vestiaire d’une piscine… Certaines clés, d’un aspect particulier, me
rappellent quelque chose : je me souviens de celle qu’il fallait enfoncer
jusqu’à atteindre un ressort avant qu’elle puisse tourner, ou celle qui ne
fermait une serrure que si l’on poussait la porte contre le chambranle.
Certains ensembles de clés forment même des trousseaux, mais il ne faut
pas y voir le signe d’une unité de lieux ou de temps : chacune peut avoir
correspondu à des lieux éloignés dans l’espace comme une chambre de
bonne sous les toits de Paris, une cabane au fond d’un jardin en Normandie,
une voiture en panne, abandonnée depuis longtemps dans une ville
étrangère où j’étais arrivé un jour, au bout d’un voyage aventureux, et d’où
j’avais dû repartir en train… D’autres clés, plus légères, étaient nouées
entre elles par une simple ficelle : elles se ressemblaient mais toutes étaient
pourtant différentes, appartenant à des jouets mécaniques de toutes sortes et
de toutes provenances, collectionnés au fil des ans, depuis ceux de l’enfance
jusqu’à ceux acquis pour être exposés dans des vitrines. Le passage en
revue de toutes ces clés, la tentative d’en retrouver l’histoire étaient
évidemment un exercice vain, ne pouvant aider à la décision de conserver
celle-ci ou de rejeter celle-là. En outre, l’opération devenait pénible,
presque douloureuse, avec la prise de conscience de tous ces moments, de
toutes ces histoires vécues bien des années auparavant, désormais oubliées
et inaccessibles. Fouiller dans ce tas de clés et dans une mémoire du passé
dont certains tiroirs restaient verrouillés devenait une façon de retarder mon
projet présent – le rangement, le tri et l’élimination – par un vagabondage
hasardeux et rêveur, décevant et frustrant, parmi les souvenirs et
l’imagination. Si toutes ces clés avaient un jour ouvert ou condamné l’accès
à un bien quelconque, elles n’ouvraient au mieux dans la mémoire qu’un
compartiment minuscule, aussitôt refermé, ce qui rendait l’opération nulle.
Pourtant, il est arrivé qu’une clé me rappelle, sans aucun doute possible,
l’antivol de ma chère bicyclette d’adolescent, qui avait fini par m’être volée
d’un simple coup de cisaille dans le câble en acier. Telle autre clé a fait
remonter le souvenir d’une armoire où ma mère rangeait sa lingerie et que,
souvent, en cachette, j’allais inspecter par curiosité pour les secrets des
femmes, le cœur battant, dans un trouble extrême. Telle autre encore, de
petite taille, pouvait correspondre à une armoire à pharmacie qui avait elle
aussi contenu quelques trésors à caractère érotique, points de repère
mémorables dans mon initiation réelle ou imaginaire. J’ai reconnu une clé
minuscule : elle avait été celle d’une mallette miniature, en cuir marron,
dont la serrure plutôt symbolique eût été facile à faire sauter, et où j’avais
enfermé, pendant mon enfance et mon adolescence, quelques modestes
secrets : photographies d’une amoureuse, lettres, cartes postales, objets
fétiches, timbres exotiques, billets de banque dans une devise étrangère,
médaille gagnée lors d’un concours de piano, mèches de cheveux, vieilles
bagues portant les initiales d’êtres disparus, notes de projets inavouables,
liste de bonnes résolutions… Je me suis demandé si les clés sont des objets
à collectionner, intéressants en eux-mêmes par leurs caractéristiques
esthétiques ou par leurs pouvoirs fictionnels, par leur matériau (une clé en
or ou en argent, la clé magique, en vermeille et ensanglantée, qui trahit
l’épouse de Barbe-Bleue…), leur histoire pratique ou symbolique (les clés
de la ville remises par les bourgeois de Calais au roi Édouard III
d’Angleterre, le trousseau de clés saisi aux geôliers par les assaillants de la
Bastille…), leur usage (les clés du serrurier de la Bibliothèque nationale qui
ouvrent encore le coffre où est conservé dans le formol le cœur de Voltaire,
sous sa statue, le premier passe-partout, inventé pour l’usage exclusif du roi
Henri II, qui ouvrait les trois serrures différentes de la chambre de sa
favorite Diane de Poitiers au château de Chenonceau…). Bien plus tard, j’ai
appris que les collectionneurs de clés existent – on les appelle les
clavophiles – et que certains se spécialisent dans les clés de chambres
d’hôtel, ouvrant un passage imaginaire et secret à leur indiscrétion, à leur
voyeurisme. J’ai reconnu la clé d’une ancienne tirelire en forme de
champignon, et m’est revenu le goût des gourmandises achetées chez le
boulanger avec les petites pièces de monnaie soustraites clandestinement à
mes économies officielles.
Si chaque clé est un objet unique, rien n’est plus facile que de la faire
copier, et bien rare sont les clés qui n’ont pas de double, pour servir en
secours ou pour offrir un partage. Il m’a semblé reconnaître les deux clés
jumelles, l’original et la copie donnée jadis à une petite amie pour qu’elle
puisse venir se réfugier dans ma garçonnière et m’attendre en mon absence.
Peu à peu je m’entraînais à l’exercice, et le tas de clés qui s’était d’abord
présenté comme une somme d’énigmes finissait par livrer quelques secrets
un à un. Certaines clés étaient très usées, d’autres semblaient n’avoir jamais
servi : quelle était l’explication banale de ces faux mystères ? J’ai cru
identifier les clés d’appartements que j’ai habités pendant quelque temps et
qui ont été ensuite occupés par d’autres locataires, à qui le propriétaire, par
facilité et par économie, a remis la même clé sans changer la serrure. Dans
combien de lieux pourrais-je ainsi retourner, y pénétrant abusivement
longtemps après en avoir été le légitime occupant, et trouver là où j’ai pu
vivre quelques moments marquants le décor et les objets quotidiens d’une
autre vie que la mienne ?
Je finissais par me perdre dans les ramifications d’une rêverie en forme
de labyrinthe infini auquel les clés conduisent, avec les passages qu’elles
ouvrent et les trompe-l’œil qui leur résistent. Alors que l’opération de
rangement à laquelle j’avais voulu me consacrer aurait dû m’inciter à me
débarrasser à jamais de toutes ces clés devenues inutiles, et parfois même
déprimantes, je ne parvenais pas à prendre cette décision et, au contraire,
c’est le choix inverse qui a commencé à dérouler ses arguments dans ma
tête. Ces clés pourraient encore servir, me disais-je, remettre en vie des
mécanismes oubliés, correspondre à une réalité toujours présente quelque
part dans le monde matériel, grâce à cette longévité des objets, bien
supérieure à celle des êtres qui les possèdent pendant un temps. J’ai pensé à
ces couples de touristes qui, au lieu de jeter une pièce de monnaie dans
l’eau d’une fontaine, préfèrent accrocher à un quelconque support (grilles,
anneaux, barreaux, rambardes…) un cadenas dont ils conservent la clé,
laquelle, s’ils reviennent là un jour comme ils en forment le vœu, pourra
alors, à nouveau et tout aussi inutilement, ouvrir le même cadenas qu’il leur
aura fallu rechercher fébrilement et retrouver avec émotion parmi les
centaines d’autres, semblablement accrochés là par des centaines d’autres
propriétaires de clés, avant de le refermer sans qu’il ait ouvert sur rien
d’autre qu’une preuve de leur présence au monde, et avant de sceller un
nouveau pacte avec le destin, une nouvelle conjuration. J’ai décidé de
refermer la vieille boîte à biscuits en fer-blanc, et de conserver encore
pendant quelque temps son lourd et dérisoire trésor de clés. Mais avant cela,
j’en ai choisi une qui ne ressemblait à aucune autre, et qui ne disait rien
d’autre de son origine que l’emblème d’une marque : la lettre S en
majuscule. Je l’ai glissée dans ma poche, décidé à la garder toujours sur
moi, pour la mettre à l’épreuve face à toutes les serrures, à toutes les
énigmes du monde auxquelles mon existence serait désormais confrontée.

Une dizaine d’années plus tard, un voyage de retour en Europe centrale


me conduit à faire halte dans l’ancienne ville thermale de Mariánské-Lázně
en Bohême (Marienbad en allemand). Parmi les bâtiments où se lisent les
restes d’une splendeur passée dans un empire défunt, je trouve à me loger
dans un grand hôtel resté dans son vétuste décor d’époque, avec son
mobilier Biedermeier. L’établissement semble désert et, avant même de
monter dans ma chambre, parcourant les vastes salons aux étoffes
défraîchies, mon attention est attirée par un vieux piano de la marque
Steinweg, qui m’a été familier jadis pour avoir été celui de ma répétitrice,
Madame Magda Kálmán, à l’époque où j’étudiais cet instrument au
conservatoire Franz-Liszt de Budapest. Dans les combles de la vénérable
bâtisse de l’Académie de musique, œuvre de l’architecte Kálmán Giergl,
dans le style éclectique, elle disposait d’une pièce où avait été installé son
instrument personnel et, faute de clé à la porte, elle faisait usage d’une
serrure au couvercle fermant le clavier. Seuls ses étudiants favoris avaient
un double de la clé, afin qu’ils puissent venir travailler à tout moment. Je
n’ai plus touché à un piano depuis une trentaine d’années, et je n’ai plus
aucun souvenir des pièces que j’avais appris à jouer. Dans le salon où je
suis seul, à l’abri de tout témoin, l’expérience me tente de poser à nouveau
mes mains sur un clavier, et d’interroger ce qu’il me reste dans les doigts de
ma vieille relation à la musique. Je m’assois sur le tabouret, j’en règle la
hauteur. Mais au moment d’ouvrir le piano, je trouve le couvercle fermé. Je
retourne voir le réceptionniste, qui semble d’époque lui aussi, pour lui
demander s’il peut ouvrir l’instrument. Alors, le vieil homme qui porte des
favoris comme ceux de l’empereur François-Joseph se lamente. Il
m’apprend que le Steinweg avait été laissé en cadeau à l’hôtel par une
vieille pianiste hongroise qui avait longtemps séjourné là, louant une
chambre à l’année quand elle avait pris sa retraite. Un jour elle était morte,
ses effets personnels avaient été emportés, et la clé du piano n’a jamais été
retrouvée. J’ai remercié le réceptionniste, ému et embarrassé, et, de retour
devant le piano, je tire de ma poche la clé gravée de la lettre S que j’y garde
depuis tant d’années, parmi les pièces de monnaie des différents pays où je
passe. Au contrôle de sécurité dans les aéroports, quand je vide cette poche,
la clé gravée de la lettre S est le seul objet qui fait toujours partie du
contenu. Le souvenir me revient de l’après-midi de grand rangement et de
découverte de l’ancienne boîte à biscuits pleine de clés, une dizaine
d’années plus tôt. Alors il me semble que le geste d’introduire la clé, gravée
de la lettre S, et de la faire tourner dans la serrure du vieux Steinweg m’est
familier, que tout cela est naturel, évident, et qu’il n’y a jamais eu aucune
interruption dans cette habitude. C’est à ce moment-là que j’entends des
bruits de pas sur le dallage de marbre à l’entrée du salon. Contrarié de
n’être plus seul, j’entrevois, d’un bref coup d’œil par-dessus mon épaule,
une jeune fille qui m’observe avec l’indiscrétion et l’assurance de
quelqu’un qui s’apprête à m’écouter, comme si mon accord lui était acquis.
Elle m’a sans doute vu ouvrir le couvercle du piano de Madame Kálmán,
ma répétitrice au conservatoire de Budapest, et je me demande à cet instant
si je n’aurais pas préféré que la clé ne tourne pas dans la serrure. Car je
prenais le risque de faire une piètre figure de pianiste devant la jeune fille
que, le temps d’entrevoir sa silhouette, il m’était venu le caprice de séduire
sans savoir qui elle était, de la même façon que, réciproquement, elle avait
décidé d’autorité de s’imposer dans un moment de mon intimité. Sous mes
yeux, les touches à l’ivoire jauni me rappellent que je les ai abandonnées,
que j’ai trahi la musique, que j’ai tout oublié. J’évite de me retourner mais
je sens que la jeune fille est toujours là, qu’elle va m’écouter, qu’elle
semble prête à évaluer mon talent de musicien, et surtout qu’elle mérite que
je l’émeuve, que je la trouble. Je me convaincs que si la clé, conservée
pendant dix ans dans ma poche, vient de réussir à ouvrir l’instrument de
musique, la musique réussira à m’ouvrir les bras de la jeune inconnue, et je
suis bientôt envahi par ce désir fantasque. Alors je fais planer mes mains
au-dessus du clavier, hésitantes, et un phénomène inespéré se produit : je ne
sais si la clé a ouvert un compartiment secret de ma conscience et de mon
expérience, ou si elle a seulement remonté le mécanisme d’une ancienne
boîte à musique, prête à remettre en mouvement ses rouages d’automate.
Car je m’entends jouer, submergé par l’émotion et sans la moindre faute, la
Sonate no 18 de Schubert que me faisait répéter Madame Kálmán, quelque
trente ans plus tôt. Après le dernier accord, dans le silence, je perçois que la
jeune fille esquisse un timide applaudissement, puis qu’elle se lève du
fauteuil où elle avait dû s’asseoir, et je devine qu’elle s’avance vers moi. Je
n’ose encore me retourner : crainte d’être déçu en la voyant ou crainte
qu’elle ne soit déçue en me voyant. La clé magique, gravée de la lettre S,
trouvée parmi tant d’autres dans une vieille boîte à biscuits, un jour de
grand rangement, et conservée pendant dix ans dans ma poche, a commencé
à ouvrir de nouvelles portes de mon destin. Et je me dis qu’une clé, quelle
qu’elle soit, peut ouvrir à tout moment l’horizon sur l’imprévisible, c’est-à-
dire sur l’infini.
ANDANTE

L’épisode final, si cruel, de mes amours interdites avec mon frère m’avait
plongée dans un profond désespoir. À dix-huit ans, je n’avais d’autres
pensées que de mettre fin à mes jours. Mais le suicide m’a toujours semblé
une affaire d’intimité un peu sale et indécente, au mépris de celui qui doit
« faire le ménage » à l’improviste, après coup. Je cherchais donc un lieu où
disparaître discrètement, en avalant ce qu’il faut pour que le décès eût
l’apparence d’un accident naturel survenu pendant le sommeil. Je m’étais
souvenue d’un vieil hôtel dans l’ancienne station thermale de Mariánské-
Lázně en Bohême, qui avait connu son heure de gloire pendant les belles
années de l’Empire austro-hongrois. Vers la fin de sa vie, j’étais allée y
rendre visite à ma vieille tante Magda : alors à la retraite de son poste de
professeur de piano pendant trente ans au conservatoire Franz-Liszt de
Budapest, elle louait une chambre à l’année pour passer ses derniers jours
parmi les fantômes d’un autre temps qu’elle chérissait. C’est là qu’elle
s’était assoupie un soir dans son lit pour ne plus se réveiller, comme cela
avait dû arriver à tant d’autres clients de l’établissement au fil des
décennies. Un grand hôtel a l’expérience de ce genre de situation et sait
comment y faire face avec efficacité et tact, effectuer les démarches
adéquates, et communiquer la nouvelle selon les usages. Mon choix était
donc fait, et je pouvais désormais voir venir ma dernière nuit sur terre
comme un événement à la fois familier et romantique, tel que l’avait été ma
passion incestueuse.
En arrivant à l’hôtel, j’avais d’abord souhaité m’imprégner de l’ambiance
rassurante, protectrice de cet établissement survivant d’un monde disparu,
où la disparition était depuis longtemps appréhendée comme un phénomène
de la vie courante. Avant de me réfugier pour toujours dans ma chambre
fermée à double tour, j’avais commencé à parcourir le décor à l’abandon où
semblaient se chuchoter les histoires de tant de vies, de tant de morts. Dans
la vaste salle à manger déserte, le couvert était mis chaque jour à toutes les
tables, et chacune était décorée de fleurs fraîchement coupées. J’étais
parvenue au seuil du salon de musique, où je savais qu’avait été installé le
vénérable piano Steinweg laissé par ma tante à l’hôtel en souvenir de son
séjour. Alors que toute clientèle s’était apparemment absentée à jamais, j’ai
vu au loin un homme s’installer au clavier, puis il a ouvert avec précaution
le couvercle fermé à clé. Je l’observais à distance alors qu’il prenait son
temps. Avait-il senti ma présence indiscrète ? On aurait dit qu’il hésitait :
était-ce sur le choix du morceau ou sur le fait même de s’essayer à jouer du
piano, alors qu’il ignorait encore que quelqu’un allait l’écouter, et qu’il
pouvait se croire seul, sans témoin de ses capacités de pianiste ? Puis il a
levé lentement les mains – je les ai imaginées tremblantes – et, dès les
premières notes, j’ai reconnu l’Andante de la sonate dite Fantaisie de
Schubert que m’avait apprise ma tante Magda. Ce premier mouvement ne
présente aucune difficulté technique, disait-elle, et cette Sonate no 18 se
montre ainsi trompeusement accessible à un débutant. La vraie difficulté de
ce mouvement lent est d’un autre ordre, m’avait-elle révélé, et elle
prétendait que, sur le plan de l’expression, seuls les plus grands artistes sont
capables de rendre à cette musique sa dimension métaphysique. En ne
faisant appel qu’à peu de notes, obstinément répétées, ce mouvement
résonne comme une question intime et lancinante, qu’elle laisse sans
réponse : être encore ou n’être plus ? Ou bien : aimer encore ou ne plus
aimer jamais ? Dans mon état de désespoir, toujours déterminée par la
décision qui m’avait conduite jusque-là, la musique de Schubert faisait
sonner son battement entêté et lugubre comme celui d’une cloche au
crépuscule, son oscillation pendulaire dans ma tête et à l’intérieur de mon
corps. Prise de vertige comme je l’avais été lorsque, adolescente, j’avais
entendu ces notes angoissantes pour la première fois, j’ai senti le sol se
dérober sous mes pieds et je suis tombée comme une enfant au fond d’un
des fauteuils qui avaient accueilli jadis de brillants auditoires.
L’interprétation que j’entendais était si simple, si évidente, si inédite que
j’en étais bouleversée. Émergeant de mon étourdissement, j’ai peu à peu
perçu que, de l’alternance entre les deux pôles de l’hésitation, se dégageait,
telle une timide hypothèse, une troisième voie en réponse à la question
posée par la musique. J’eus la sensation que j’échappais à l’enfermement
dans la sombre alternative entre être encore et n’être plus, entre aimer
encore et ne plus aimer jamais, en direction d’une clarté naissante d’une
nature inconnue.

À la fin du premier mouvement, je n’ai pu résister au désir spontané –


sorte de réflexe salvateur – d’applaudir discrètement. J’ai aussitôt ressenti
l’incongruité, la maladresse, l’inconvenance de cette réaction. Elle a eu
pour effet que le pianiste renonçât à la suite de la sonate, c’est-à-dire aux
mouvements Menuetto et Allegretto. Le temps s’était arrêté comme pour me
laisser le temps. Alors je me suis levée. J’ai quitté mes chaussures pour
marcher pieds nus, en silence, à pas lents, en direction de l’homme au
piano, qui semblait attendre que j’approche et que je me montre. J’espérais
qu’il ne se retourne pas, qu’il me laisse le rejoindre sans souhaiter me voir.
Quand je suis arrivée dans son dos, j’étais condamnée à un geste audacieux,
insensé, aussi dérangeant qu’une fausse note et libérateur d’une partition
écrite par la bienséance : j’ai passé ma main dans ses cheveux, comme si
nous nous connaissions depuis toujours et que nous nous retrouvions après
une longue séparation. Je mesurais avec une lucidité soudaine que ce geste
déplacé me faisait parcourir en un instant, de lui à moi et de moi à moi-
même, une distance infinie.
UN DÎNER AU RESTAURANT

Par une nuit glaciale, j’arrive en retard au restaurant où m’attendent des


amis pour dîner. Mais devant l’entrée, je suis attendu par quelqu’un d’autre.
Un vieillard barbu, biblique, emmitouflé dans deux manteaux râpés, passés
l’un par-dessus l’autre, me tend une main dans un gant de laine troué, et me
dit en émettant un nuage de vapeur : « Bonsoir m’sieur… Moi aussi j’ai
besoin de manger. S’il vous plaît… » L’argument est imparable : je pose
dans le creux de sa main au gant troué de quoi s’acheter un sandwich. Avec
une bonne et une mauvaise conscience, forcément aussi superficielles l’une
que l’autre, je m’apprête à conclure l’échange, à passer mon chemin et à
pousser la porte du restaurant. Mais le vieillard me retient par la manche :
« Merci m’sieur… Encore une p’tite demande si vous permettez : quand on
est mort, on peut toujours dîner au restaurant ? » La question me saisit. Je
me retourne, je reviens sur mes pas. Je dévisage le vieillard comme pour
démasquer celui qui interpelle je ne sais qui avec son interrogation. En
retour, son regard me traverse. Je reste sans réponse, j’hésite à franchir la
porte – instant infini – et telle est peut-être ma façon de répondre.
LE REGARD DU TIGRE

Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Le tigre n’est pas un être
vivant si éloigné de l’homme, si différent après tout. Les organes de son
corps et leurs fonctions sont comparables à ceux du nôtre, seules diffèrent
les apparences, les dimensions, les capacités, les performances. Comment
évaluer ces différences, selon quels critères ? On sait qu’un homme noir et
un homme blanc sont des êtres semblables : pourtant, certaines différences
paraissent évidentes, mais elles sont superficielles. Et la ressemblance
l’emporte de façon décisive sur la dissemblance. L’homme et le tigre se
ressemblent, ils appartiennent à la même famille des mammifères, leurs
tailles sont comparables (ce qui n’est pas le cas entre l’homme et la fourmi,
par exemple) : pourtant certaines différences sont évidentes.
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. J’évalue ce que je vois de
lui en fonction de ce que je sais de moi. Je vois son pelage, le masque
énigmatique, fascinant, que lui dessinent les traits de poils noirs autour des
yeux. Nous nous regardons. Yeux dans les yeux. En dépit des différences
nous nous ressemblons : tel est mon espoir du moins. Qu’est-ce que je
regarde ? Le tigre qui me regarde. Que regarde-t-il ? Moi qui le regarde.
Que voit-il de moi ? Comment me voit-il ? Que suis-je à ses yeux ? Qu’est-
ce que le regard ? Le regard d’un homme, le regard d’un tigre ? D’où l’un
regarde-t-il l’autre ? De quel lieu à soi, à quelle distance du lieu où se tient
l’autre ? Qu’est-ce que regarder ? Est-ce une façon d’inspecter le visible, de
l’interroger, d’y chercher une réponse, une vérité, ou simplement quelqu’un,
un autre être, un semblable ? N’est-ce pas plutôt laisser entrevoir le lieu où
se tient le regardeur, l’être en qui le résultat du regard va s’imprimer ?
Regarder, n’est-ce pas marquer et affirmer la position que l’on occupe dans
l’espace, la seule place qui échappe au regard lui-même ?
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Je me sens proche de lui,
intimement proche, un frère né sur un autre continent. Mais il y a dans le
regard du tigre comme une interrogation : il semble me demander non
seulement qui je suis, mais d’où je viens, dans quel lieu je suis, là où lui-
même n’est pas, bien que nous soyons si proches. Il semble questionner
l’espace où nous pourrions nous retrouver.
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Et je m’interroge : où se
tient ce tigre qui est là devant moi, ce frère à peine différent, quelle est sa
vraie place, dans quel espace d’où il me regarde et où je ne suis pas ? Je
m’efforce de lui poser cette question par mon regard. Mais son regard
résiste : son regard est comme une lumière au cœur de la nuit, difficile à
situer, dans un lieu sans limite et sans repère. Pourtant, cette lumière toute
proche, émise par le regard du tigre, est aussi comme l’ouverture sur
l’espace d’où elle part pour parvenir jusqu’à moi. Mais cette lumière est
prisonnière d’un gouffre. Le regard du tigre est un abîme qui m’attire à lui
sans me livrer aucune connaissance du trou sans fond sur lequel il ouvre, là
où le tigre se tient. L’homme qui le regarde se trouve peut-être, à ses yeux,
dans une quatrième dimension de l’espace qu’il ne partage pas avec lui.
Évidemment, si j’étais un tigre, je ne me poserais pas ce genre de question.
La question de savoir d’où un tigre regarde un autre tigre n’a pas d’intérêt.
L’échange de regards entre tigres est d’avance réglé par le partage d’un
espace commun. C’est quand le tigre regarde un homme, son semblable à
peu de chose près, son frère, son demi-frère, né de la même mère terrestre
mais d’un père venu d’ailleurs, c’est quand un tigre me regarde qu’il me
demande qui je suis, d’où je viens, sans me dire d’où il vient ni qui il est.
Pourtant nous sommes là l’un en face de l’autre, proches au point de
pouvoir nous toucher, il y a entre lui et moi plus de ressemblance que de
dissemblance, mais dans une proportion insuffisante pour être décisive,
même si nous appartenons à une même Nature, respirant le même air,
éclairés par le même soleil, nous alimentant des mêmes matières, avec des
organismes répondant aux mêmes fonctions, identiquement destinés l’un et
l’autre à cesser de fonctionner un jour, à mourir, à nous effacer de tout
espace, à disparaître de tout lieu.
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Il y a entre nous une
proximité presque intime, mais entre les espaces d’où nous nous regardons
la distance est infinie. Le regard du tigre retient sa propre lumière, garde
captives les images qu’il émet autant qu’il les reçoit, et ne me rend en
échange de mon regard que ma propre faculté à l’ignorance absolue. Le
tigre me regarde-t-il comme une proie appétissante dont l’odeur lui
annoncerait un goût agréable, ou la saveur de ma chair n’a-t-elle pour le
tigre aucun intérêt, aucun sens ? Nos odeurs sont différentes mais elles se
respirent et se perçoivent par les mêmes organes. Le tigre me regarde-t-il
comme un compagnon d’infortune parmi la solitude terrestre, où nous nous
retrouverions pour être deux, voit-il en moi un possible ami, un allié, un
complice ? Ou, au contraire, suis-je à ses yeux un ennemi mortel, l’ennemi
héréditaire des tigres selon une loi absurde de la société des êtres vivant sur
terre ?
Même lorsqu’il s’est léché les babines et semblait saliver en me
regardant, comme s’il voyait en moi une carcasse à dévorer, je n’ai pas senti
la place ni la matérialité de mon corps dans ce qui serait un espace de
prédation du tigre. Même si les barreaux qui nous séparent s’effaçaient, je
serais ailleurs que dans un espace à portée de ses griffes et de ses crocs. J’ai
préféré imaginer qu’autre chose lui passait par la tête, et quand il a feulé, la
gueule entrouverte sur ses canines meurtrières, la moustache frémissante, et
sa patte raclant le sol avec impatience, j’ai voulu croire à un douloureux
désir de communiquer, de se rapprocher encore de moi par une façon de se
présenter. J’ai vu de la souffrance dans son effort pour quitter sa prison, son
apparence de bête sauvage, dans son impuissance, dans son échec. Et puis,
nous avons été à nouveau face à face.
J’étais face à un tigre et nous nous regardions. Instantanément, le tigre
avait repris toute sa distance, me laissant l’interrogation de son regard, et
lui-même ayant regagné le fond du gouffre ouvert par sa question. Le
moment est arrivé où la séquence de notre face-à-face allait tourner en
boucle. Pour m’en libérer, pour m’éloigner à mon tour, je n’avais d’autre
moyen, profitant de la cage qui empêchait cruellement le tigre de me suivre,
que de partir à pas rapides vers la sortie du jardin zoologique. Et j’imaginais
le regard du tigre dans mon dos, privé de mon regard face au sien, et ainsi
privé de son propre mystère, redevenu un de ces animaux sauvages encagés
par l’homme, pour qui je devenais à nouveau un autre animal sur pattes se
déplaçant à la surface de la terre, comme une quelconque proie, un peu de
matière vivante configurée en un être singulier, parmi la matière indistincte,
indivise et infinie.
LA MONTRE

J’ai toujours aimé collectionner les montres, comme si l’accumulation


des instruments à mesurer le temps multipliait le temps lui-même ou, selon
un autre point de vue, comme si elle le divisait en autant de sections,
indépendantes les unes des autres, ou plus probablement encore par une
sorte de superstition, comme pour conjurer le risque que le temps s’arrête à
l’instant où s’arrête un mécanisme à mesurer le temps, la possession de
plusieurs de ces montres permettant que toujours l’une d’elles, défaillante,
puisse être relayée par une autre. À vrai dire, quel que soit l’objet
collectionné, même s’il ne s’agit pas de mécanismes si étroitement liés au
déroulement de nos vies, toute collection est un rite ou une tentative de se
protéger de la fin, la multiplication des objets créant l’illusion d’une
invincible garde rapprochée contre la mort. C’est comme si la capacité des
objets à survivre au pire, mieux que tout être vivant, pouvait se reporter sur
leur propriétaire. À partir de telles dispositions d’esprit, on comprendra que
j’aie toujours deux montres avec moi, ce qu’on peut analyser comme une
simple manie. Je ne trouve de raison pratique et de justification rationnelle à
une telle habitude que lorsque je pars à l’étranger et que je peux ainsi régler
l’une des deux montres à l’heure du pays que je quitte et la seconde à
l’heure du lieu où je me rends. Parvenant à destination, je peux toujours
savoir l’heure qu’il est chez moi, là où j’ai laissé les miens, aussi bien que
l’heure du lieu où je viens d’arriver, où une vie différente et un nouvel
emploi du temps m’attendent. Je porte au poignet la montre qui me donne
l’heure la plus utile, et dans une poche, comme dans une réserve de temps,
la montre de secours qui retrouvera le premier rôle quand j’aurai changé de
lieu. Bien sûr, l’utilité de cette habitude est plus évidente lors des voyages
en avion, alors qu’en quelques heures on passe d’un continent à un autre et
que défilent les fuseaux horaires. Un de mes déplacements les plus réguliers
me conduit, une ou plusieurs fois par an, au Canada. Lors de mon dernier
voyage vers Montréal, je tenais prête dans la poche de ma veste la montre
que j’allais mettre au poignet à mon arrivée, déjà retardée de six heures par
rapport à l’heure française. Arrivé à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, au
moment de changer de montre, je constate que celle prévue pour le Québec
n’est plus dans ma poche. Je me souviens alors, au cours du voyage, serré
dans l’espace étroit d’un siège en classe économique, avoir fouillé dans
cette poche à la recherche d’un carnet parmi d’autres objets qu’elle
contenait : clés, pièces de monnaie, mouchoirs en papier. Je devine qu’en
effectuant ces fouilles acrobatiques dans une position inconfortable j’ai dû
extraire la montre sans m’en rendre compte, et qu’elle est probablement
tombée au fond du siège ou à côté. J’étais dans la circonstance où je
pouvais me féliciter d’avoir une collection de montres, parmi laquelle j’en
choisirais une pour remplacer celle que je venais de perdre. Dans
l’immédiat, j’en étais quitte pour mettre à l’heure américaine la montre que
j’avais à mon poignet. Malgré tout, la perte de la montre restait pénible : je
ne cessais de penser aux voyages dans lesquels elle m’avait accompagné,
aux aventures où elle avait joué un rôle, à ce temps de ma vie qu’elle avait
mesuré dans de si nombreuses occasions, et qu’elle semblait avoir brassé de
ses aiguilles pour le faire tourner. C’était une de mes rares montres
fonctionnant à pile, car j’avais gardé une préférence pour les mécanismes
manuels, comme celui de la première montre qui m’avait été offerte pour
l’anniversaire de mes dix ans, qu’il faut remonter chaque jour, auxquels il
faut penser pour leur donner régulièrement cette charge de vie que nous
partageons. J’ai donc imaginé que cette montre allait continuer quelque
temps de tourner sans moi, d’indiquer l’heure en pure perte si elle restait
perdue dans un coin, ou de mesurer le temps pour celui ou celle qui la
trouverait, probablement un employé de la compagnie aérienne, chargé du
ménage dans la cabine.
Cette perte est encore présente dans ma mémoire, alors que le temps
mesuré par la montre a continué de passer, quand se présente un voyage que
je dois faire en Chine. Tandis que je monte dans l’appareil long-courrier à la
recherche de ma place, le défilement des sièges étroits, alignés en rangs
serrés, me fait penser à la montre que j’ai perdue, à cause de ce manque de
place, de cette difficulté à bouger et de cet inconfort. Lorsque j’atteins ma
place, à un hublot, comme d’habitude, j’observe la configuration du siège,
pour essayer de comprendre comment la montre tombée de ma poche a pu
disparaître sans que je m’en aperçoive. Émergeant alors de l’espace entre le
coussin et l’accoudoir, je distingue la boucle chromée d’un bracelet en cuir
bleu. Un espoir insensé me fait battre le cœur. J’extrais une montre : c’est la
mienne. Un bonheur disproportionné m’envahit, un grand signe vient de
m’être adressé par le destin que je dois interpréter pour prendre de grandes
résolutions, j’ai l’impression de renaître ou d’être soudain guéri d’un mal
qui m’aurait rongé depuis longtemps. Je touche la montre, je la retourne de
tous côtés, c’est bien elle, telle que je la connais, telle que je l’ai tant aimée,
avec les petits signes singuliers liés à son histoire, comme une légère rayure
du verre lorsque j’avais glissé la main dans l’anfractuosité d’un rocher en
Sicile, une aiguille dont la pointe s’est oxydée sous les climats tropicaux, un
peu de poussière accumulée sur le bord du cadran au cours d’un été passé à
sillonner les routes poudreuses du Mexique… Seconde surprise
merveilleuse : la trotteuse tourne toujours, la montre ne s’est pas arrêtée,
elle a patienté, elle a tenu bon pendant plusieurs mois, cachée, en attente
que je la retrouve. Je me mets à bénir les montres à pile que j’ai longtemps
considérées comme animées d’un cœur artificiel, insensible à mon
attention, indifférent à ma prévenance. Après avoir longuement regardé le
cadran pour la seule satisfaction d’en apprécier le traitement esthétique –
forme, couleur, signes graphiques –, comme un objet dont je n’attends
aucune information pratique, je finis par regarder l’heure, comme on dit :
avec les six heures de décalage de Montréal, qu’il est possible de lire dans
les deux sens – c’est-à-dire après midi ou après minuit –, la montre est à
l’heure de Pékin, six heures plus tard qu’à Paris, douze heures plus tard
qu’à Montréal. Car en Chine où je me rends, comme au Canada lors de mon
dernier voyage, il est six heures au cadran. Je ne mets pas la montre dans
ma poche, où se trouve déjà une autre, je l’attache à mon poignet, et j’ai
alors deux montres sous les yeux, deux vies en parallèle, la perspective de
deux lignes qui ne se rejoindront jamais : l’illusion de l’éternel, le trompe-
l’œil de l’infini.
LE PORTRAIT D’IVAN

Fils de diplomates, j’ai fait le début de mes études secondaires au lycée


français de Cotonou, au Bénin. L’événement le plus mémorable de cette
période de ma scolarité et de mon apprentissage – non seulement des
disciplines de la connaissance mais des êtres humains – avait été l’arrivée
dans l’établissement des trois fils du nouvel ambassadeur russe : Sergueï,
Ivan et Igor. Ils étaient des triplés et la parfaite similitude de leurs
physionomies et de leurs morphologies était stupéfiante. Outre cette
singularité qui suffisait à provoquer aussitôt autour d’eux la plus vive
curiosité, l’extrême pâleur de leur peau et la blondeur tout aussi extrême de
leurs cheveux en faisaient des êtres quasi surnaturels. Ils étaient la fierté de
leurs parents bien plus que tous les titres de notoriété et que tous les signes
d’importance dont se prévalent et se parent les diplomates de haut rang.
Aux yeux des Africains parmi lesquels nous vivions, ils étaient considérés
comme des sortes de demi-dieux, et célébrés comme tels. On les sollicitait
sans cesse pour être des mascottes, des parrains, des porte-bonheur. Ils
étaient régulièrement fêtés et partout leur arrivée suscitait la stupéfaction,
l’admiration, la fascination. Toutes les petites filles béninoises étaient
amoureuses de l’un de ces princes charmants en provenance d’une autre
planète et devenus une trinité d’idoles. Chacune choisissait le sien, sans
avoir à dire pourquoi celui-là plutôt que l’un des deux autres, physiquement
identiques. Chacune était sûre de son choix, refusait de s’en expliquer et
qu’il fût discuté. Mes relations avec les trois frères avaient été d’emblée
facilitées par le fait qu’ils arrivaient au lycée français avec déjà une
excellente connaissance de la langue française, laquelle s’était transmise de
génération en génération par tradition, dans cette vieille famille de
l’ancienne aristocratie russe.

Un célèbre artiste béninois, Bakary Cissé, par ailleurs grand maître de la


religion vaudoue dont le berceau est le Bénin, avait entrepris de faire le
portrait des trois jeunes garçons alors âgés d’une dizaine d’années, à qui il
avait demandé de poser à la fois individuellement, l’un après l’autre, et tous
trois ensemble, car le peintre s’était fixé comme objectif de ne pas réaliser
trois portraits identiques et, au contraire, de révéler les différences que lui
seul semblait voir avec son œil et sa sensibilité d’artiste, avec sa science des
phénomènes occultes, magiques et de sorcellerie. Car des triplés ne
pouvaient appartenir qu’à une essence plus spirituelle que matérielle, et à
une sphère extraterrestre. Bien que les différences entre les visages des trois
frères eussent été impossibles à discerner – aucune cicatrice, aucun
accident, aucune tache, aucune éruption cutanée, aucune irrégularité
dentaire, aucune implantation particulière des cheveux, qui eût marqué l’un
ou l’autre –, je n’étais pas loin de partager l’avis du peintre, sans bien savoir
sur quel sentiment ou sur quelle perception je l’aurais argumenté. Je
constatais seulement la relation unique qui était spontanément née entre
Ivan et moi, laquelle n’existait avec aucun des deux autres. C’était une
amitié faite de complicité, d’une douceur rare, presque incongrue dans les
jeux entre garçons, et même d’une sorte de tendresse inexplicable,
d’attirance trouble, qu’il m’arrivait de me reprocher comme une faiblesse
de caractère. Si quelqu’un se fût avisé de voir entre nous une relation
d’amour, je me serais farouchement révolté contre une telle appréciation,
sans doute en rougissant de honte et de colère. Quand Bakary Cissé
considéra qu’il était parvenu à la fin de son ouvrage en triptyque, après
avoir fait poser les trois frères côte à côte pour les comparer, puis
séparément, pour plonger intimement dans la personnalité de chacun, nul ne
put déceler ni admettre qu’il s’agissait des portraits de trois êtres
absolument distincts et, pour tout le monde, c’était le triple portrait de la
même personne. L’artiste raillait l’aveuglement ou du moins la myopie des
admirateurs de ces œuvres, laquelle, selon lui, rendait invisibles les nuances
infimes mais décisives dans les expressions, les regards, et il clamait haut et
fort que les trois frères n’étaient pas un même être répliqué à l’identique par
la nature, mais trois personnages déjà contrastés et même très opposés par
leur expérience personnelle du monde, si débutante fût-elle, sous les
apparences trompeuses d’une conformité des destins.

Deux ans plus tard, le départ de la famille de l’ambassadeur russe,


nommé dans un autre pays, fut un moment de désolation et de lamentation
bien au-delà de la petite population du lycée français de Cotonou. On voyait
les trois astres radieux s’éloigner de notre ciel comme un signe aussi
funeste que peut l’être une éclipse de soleil dans certaines sociétés. Des
cérémonies secrètes de la communauté vaudoue eurent pour but de conjurer
le mauvais sort que promettait aux yeux des adeptes le départ des trois
jeunes demi-dieux, au seuil de l’adolescence, et sur le point d’acquérir leurs
pleins pouvoirs magiques. Pour ma part, je ne regrettais que la séparation
douloureuse d’avec Ivan. Et si, pour une raison quelconque, Sergueï ou Igor
étaient restés parmi nous, cela ne m’aurait guère consolé de mon chagrin,
car je n’éprouvais à leur égard que l’inquiétude de voir des êtres
apparemment aussi semblables à celui que j’aimais, en réalité aussi
différents de lui, en dépit de la perception générale. J’ai perdu de vue les
trois frères de la famille Alexandroff pendant des années, et pendant tout ce
temps seul Ivan allait me manquer. Avant son départ, en souvenir de notre
étrange amitié, il m’avait fait cadeau du portrait peint par l’artiste béninois,
après m’avoir demandé de choisir parmi les trois volets du triptyque, faisant
de cette épreuve une sorte de test pour vérifier que, pour moi, aucune
confusion n’était possible entre lui et ses deux frères. Je m’étais tiré de
l’exercice sans la moindre hésitation, et cela fit le bonheur d’Ivan en même
temps que la jubilation du peintre, qui trouvait en moi l’œil assez
clairvoyant, et la sensibilité assez fine, pour qu’aucun doute ne fût possible,
du moins entre la personnalité d’Ivan d’une part, celles de Sergueï et d’Igor
de l’autre.
J’avais depuis longtemps quitté l’Afrique, j’étais passé par différents
pays à la suite de mes parents, dans la succession de leurs postes en divers
coins du globe, et j’entreprenais mes études d’histoire de l’art à l’université
d’Oxford lorsque je découvris dans un journal un article sur deux jeunes
Russes présentés comme des frères jumeaux qui s’illustraient en même
temps de façons bien opposées : l’un venait d’être engagé comme jeune
footballeur prodige dans une prestigieuse équipe anglaise, tandis que l’autre
se faisait tristement remarquer par son implication dans une sombre affaire
de trafic de drogue aux États-Unis. Sur la photo illustrant l’article, avant
même de lire la légende, j’ai aussitôt reconnu Sergueï et Igor Alexandroff,
avec sept ou huit ans de plus, et toujours aussi identiques malgré la
divergence de leurs destins. Mon plus grand étonnement était la disparition
du troisième frère, Ivan, que l’article ne mentionnait même pas, peut-être
pour mieux exploiter le thème du contraste entre les deux jumeaux qui
défrayaient la chronique en même temps et pour des raisons inverses :
glorieuses pour l’un, déplorables pour l’autre. Le sujet était tentant à
exploiter pour un journaliste : des jumeaux, fils d’un diplomate russe, issus
de la haute société internationale, ayant bénéficié de la même excellente
éducation, et qui donnent à leurs vies des chemins aussi divergents. J’ai
compris que, dans la logique de l’article, il avait fallu faire disparaître le
troisième qui eût faussé l’effet de symétrie contrariée du tableau. Il me
semblait au contraire qu’il eût été possible de classer dans le même genre de
monde le footballeur vedette, déjà riche à dix-huit ans, et le jeune trafiquant
prêt à le devenir par tous les moyens d’un côté et, de l’autre, celui que
j’imaginais animé d’ambitions plus nobles, engagé dans la voie de l’art ou
de la science. Je ne voulais pas chercher d’autre explication à la disparition
d’Ivan, et je me rassurais en me convainquant que s’il lui était arrivé
quelque chose, comme un accident ou une maladie grave, je l’aurais appris
d’une façon ou d’une autre. J’avais toujours conservé le portrait dont mon
ami m’avait fait le cadeau, au moment où nous nous étions quittés au cœur
de l’Afrique, et, depuis, alors que nous nous étions promis de rester toujours
en contact, je n’avais plus échangé aucune nouvelle avec lui, notre histoire
semblant condamnée à rester un charmant souvenir de jeunesse. Qu’était-il
devenu ? Son destin avait-il continué de le rendre si différent de ses frères ?
En me souvenant peut-être des ancestrales pratiques de divination vaudoue,
mais aussi parce que je séjournais désormais dans le pays du Portrait de
Dorian Gray, je décidai de tenter une lecture du destin d’Ivan, en
examinant son portrait peint à l’âge de dix ans, alors qu’il devait en avoir
aujourd’hui dix-huit comme ses frères, dont les photos paraissaient dans le
journal. Je ne sais quelle mystérieuse intuition m’a poussé à faire
spectrographier la peinture, dans le laboratoire du département d’histoire de
l’art auquel j’appartenais, comme à la recherche d’une inscription cachée
qu’aurait laissée l’artiste visionnaire, également devin ou chaman. Quelle
ne fut pas ma surprise de voir apparaître dans l’image spectrographiée, sous
la couche de peinture visible, une sorte d’esquisse ou de premier état du
portrait qui n’était pas l’image d’un garçonnet de dix ans, aux boucles
blondes, mais celle d’une adorable petite fille, sa sœur jumelle dans l’autre
sexe. Dans l’état initial du portrait, l’artiste béninois avait vu en Ivan une
fille, et il avait commencé par représenter clairement cette différence avec
ses frères. Le peintre avait-il laissé divaguer sa sensibilité, son émotion, son
imagination, ou avait-il découvert une vérité, objet d’un secret de famille,
qu’il s’était finalement abstenu de révéler par discrétion ? J’ai commencé à
rêver à ce qu’aurait été cette histoire d’un amour d’enfance, avec sa
tournure imprévisible, si Ivan avait été une fille. En tout cas, ma découverte
du portrait sous le portrait ne résolvait pas le mystère de la disparition
d’Ivan, et du passage des fameux triplés russes à un de ces banals duos de
jumeaux antagonistes dont la mythologie et la psychanalyse abondent.

Les mois ont encore passé et, parmi les fêtes qui allaient marquer la fin
de l’année universitaire – compétitions de cricket, de tennis et de natation,
concerts, concours, bals, tombolas, garden parties, etc. –, a été annoncée
une représentation de Roméo et Juliette par des comédiens amateurs,
étudiants au département d’histoire du théâtre. Le spectacle eut lieu sous un
ciel étoilé, dans un théâtre de verdure, et les spectateurs étaient assis sur des
chaises pliantes. J’avais pris place au premier rang, dans un état de fébrilité
inexplicable. Dès l’apparition de Juliette, qui donna sa première réplique
dans cette langue anglaise si pure dont l’université d’Oxford est le
conservatoire – elle en édite le dictionnaire de référence –, je reconnus,
dans la belle jeune fille de quelque dix-huit ans, l’être qui, garçon de dix
ans, m’avait ému jusqu’à devenir l’élu de mon cœur. J’ai compris que dans
le même instant celle qui jouait Juliette m’avait elle aussi repéré parmi le
public et reconnu. Dès l’entracte, je m’empressai d’aller la retrouver dans
les coulisses aménagées parmi les massifs de buis et de houx. Comme on a
pu dire qu’un silence dans une œuvre de Mozart est lui aussi signé de
Mozart, l’intermède dans le chef-d’œuvre de Shakespeare consacré aux
conflits entre l’amour et la société allait lui aussi appartenir à Shakespeare.
Les comparses de la comédienne qui tenait le rôle de Juliette m’avaient
conduit jusqu’à celle qu’ils appelaient Ivana. Et tout le temps de nos
retrouvailles allait être occupé en explications sur ce qui s’était passé dix
ans plus tôt. Je ne parvenais pas à croire que j’avais devant moi,
métamorphosé en une bouleversante héroïne d’un drame célèbre, à la peau
trop blanche et à la chevelure trop blonde, le jeune garçon avec qui j’avais
formé un duo d’amis inséparables au lycée français de Cotonou. Ivan étant
désormais devenu Ivana, j’aurais pu exprimer sans honte ni retenue les
élans de ma fascination, de mon désir, et lui déclarer mon amour. Mais elle
m’incita à retrouver notre réserve et notre pudeur d’antan en m’apprenant
qu’elle venait d’être fiancée à celui qui jouait sur scène le rôle de Roméo.
Dès lors, j’écoutais désabusé et consterné les dessous de toute l’histoire.
J’appris que le frère de Sergueï et d’Igor avait toujours été une fille, et que
leurs parents avaient voulu la prénommer Ivan, et la faire passer pour un
garçon, pour que s’affichât en public la figure exceptionnelle et parfaite des
triplés qui ferait la célébrité des Alexandroff. Si j’avais découvert ce secret,
qui n’avait pas échappé à un artiste, ou si Ivana avait désobéi à l’obligation
d’être Ivan, imposée par ses parents, j’aurais eu une longueur d’avance
décisive sur tous les autres prétendants, et le Roméo de la soirée serait
arrivé trop tard. Tout cela à condition que mon attirance précoce pour les
filles ne m’eût entraîné, à l’époque de notre relation à Cotonou, à des
comportements trop intrépides qui eussent été sanctionnés pour le moins
par notre mise à distance, décrétée conjointement par nos deux familles. Je
pourrais être aujourd’hui l’amoureux légitime d’Ivana, et peut-être aurait-on
fêté récemment nos fiançailles. Elle m’avoua qu’au plus fort de nos
sentiments réciproques elle avait été tentée de désobéir à ses parents et,
quand nous nous aventurions à des gestes tendres, à des jeux troubles, ou
lorsque nous nous retrouvions dans le vestiaire de la piscine ou sous la
douche, de me révéler sa véritable identité, par exemple en se montrant nue.
Mais elle avait renoncé par timidité, craignant surtout les foudres de son
père et de sa mère, et le discrédit de sa famille après la révélation d’une
telle supercherie pour d’aussi médiocres raisons. Ivana me reprocha de ne
pas avoir deviné, et je lui demandai comment je l’aurais pu. Elle me
répliqua qu’une personne au moins avait vu juste : c’était un artiste et un
sorcier. Je ne suis ni l’un ni l’autre, ai-je dû reconnaître, mais rien ne
m’intéresse plus que l’essence mystérieuse des œuvres d’art, ai-je ajouté
pour améliorer mon image. Dans le portrait dont elle m’avait fait cadeau, et
que j’avais choisi sans hésiter parmi les trois, elle savait qu’il y avait un
indice qu’elle était une fille, et elle avait espéré qu’un jour je découvrirais,
sous la couche de peinture visible, son véritable portrait et la révélation de
son identité. J’écoutais Ivana, à la fois fasciné et furieux, heureux de l’avoir
retrouvée et désespéré d’apprendre au même moment que je la perdais.
En entendant qu’elle avait voulu se montrer nue pour que je découvre
qu’elle était une fille, au risque du scandale, l’idée m’est venue de faire
éclater la falsification et l’injustice par un scandale inspiré de celui qui
n’avait pas eu lieu. J’avais bientôt considéré que le Roméo à qui Ivana était
promise n’était qu’un personnage de théâtre, qui perdrait les prestiges et les
avantages de son rôle en quittant son costume de scène.
Quand les comédiens sont venus nous avertir que la représentation allait
reprendre, ils eurent la surprise de trouver Juliette nue dans mes bras, ayant
jeté son costume de scène dans les buissons. Le scandale était là pour
provoquer le rétablissement naturel des destins. Nullement gênée d’être
témoin d’une scène embarrassante, celle qui jouait le rôle de la nourrice,
confidente et complice de Juliette, vint féliciter et encourager Ivana en lui
chuchotant : « Comme tu as raison Juliette, tu aurais été malheureuse,
Roméo préfère les garçons ! »
Quelle belle leçon de symétrie et d’inversion des rôles, me suis-je dit,
quelle variation nouvelle sur le thème des jeux de l’amour et du hasard !
Comme la guerre de Troie, le scandale n’aura pas lieu, tout le monde sera
content, happy end, Sir William ! Peut-être Roméo a-t-il été attiré en Juliette
par le garçon qu’elle avait été : c’est Ivan qu’il aurait pu aimer. D’ailleurs
n’est-il pas vrai qu’une pincée de sel fait ressortir un goût sucré ? Trop tard
maintenant : un travestissement de la nature était corrigé. C’est Ivana que
j’allais entraîner dans une passion folle et infinie. Peut-être irions-nous en
voyage de noces à Cotonou ?
UN CHIEN

C’était une époque où je faisais des recherches à la bibliothèque Ursino


Recupero de Catane, au pied de l’Etna, sur la côte orientale de la Sicile,
pour le compte d’un historien des religions, sur la légende de sainte Agathe,
et plus particulièrement sur le soldat français qui en avait rapatrié les
reliques depuis Constantinople, où elles avaient été emportées après avoir
été volées. Ce travail de commande était fastidieux. Je m’en lamentais et je
ne le cachais pas à mes amis siciliens qui, un dimanche, pour me distraire
de mon ennui, me proposèrent une balade en mer. Ils possédaient, amarré
dans le port de Syracuse, un de ces bateaux surpuissants et ultrarapides qui
concurrençaient ceux dont sont fiers les riches chefs mafieux. Pour ces
derniers, un de leurs sports favoris, en même temps qu’une bonne façon de
blanchir l’argent sale, était de rivaliser dans la consommation d’essence au
cours d’une seule sortie en mer. Celle-ci est évidemment proportionnelle à
la vitesse, et le plein des réservoirs pour une navigation d’un après-midi
peut représenter autant de carburant qu’il faut à un bolide de course pour
tourner pendant vingt-quatre heures au Mans.
L’air et les embruns que nous prenions en pleine figure me changeaient
de l’atmosphère poussiéreuse et confinée de la bibliothèque envahie par
l’odeur du vieux papier moisi et de l’urine des souris. En moins d’une
heure, ayant creusé l’eau d’un sillage profond, nous avions laissé loin
derrière nous la côte de la Sicile en direction de Malte, avec pour objectif
l’île de Lampedusa, longtemps réputée pour ses plages et pour ses fonds
marins cristallins, mais qui s’était fait connaître récemment comme point de
débarquement des navigations souvent tragiques de migrants venus
d’Afrique du Nord. Nous étions en pleine mer, sans aucune côte à l’horizon,
ni celle de Malte que nous avions laissée plus à l’est, ni celle de la Tunisie,
encore loin devant nous vers le sud. Soudain, au milieu d’une eau calme et
déserte, au-devant du bateau dont la proue s’était un instant abaissée dans
un creux, nous avons aperçu la tête d’un animal à la surface : c’était un
chien qui nageait, seul, et qui semblait puiser dans ses dernières forces pour
s’éloigner encore vers le large, tournant le dos à la côte la plus proche, et
condamné à mourir d’épuisement. Nous avions navigué avec une arrogance
déplacée dans les eaux où s’étaient produits plusieurs faits divers
dramatiques, avec le naufrage d’embarcations précaires qui avait
brutalement donné un terme aux rêves de quelques malheureux, fuyant
l’Afrique et ses tragédies. Nous avons d’abord pensé que l’animal pouvait
être un rescapé dont les maîtres avaient péri. Mais depuis quand nageait-il ?
À quand remontait le dernier naufrage ? Où pouvaient se trouver
d’éventuels survivants ? Le pilote a coupé les tonitruants moteurs et c’est
sur notre lancée, en silence, profil bas, que nous nous sommes approchés de
l’animal, sans l’effrayer pour le récupérer, alors que sa première réaction
avait été de nous tourner le dos. C’était un bâtard sans collier, transi, à demi
mort de soif et à bout de force. Dès que nous avons pu le hisser à bord, alors
qu’il agitait ses pattes pour continuer de nager désespérément hors de l’eau,
c’est à moi que le chien – c’était une chienne – a spontanément manifesté sa
reconnaissance. J’ai tenté de lui faire comprendre que son véritable sauveur
était mon ami, propriétaire du bateau, quand celui-ci lui a donné à boire.
Nous avons passé le reste de notre excursion maritime à réconforter
l’animal, à nous occuper de lui, à surveiller l’amélioration de son état. À
notre retour à terre dans le port de Syracuse, alors que la chienne avait
récupéré, et qu’elle s’était apaisée de son affolement, c’est encore à mes pas
qu’elle est restée collée, et je me suis arrêté pour l’interroger avec des mots
dont elle ignorait sans doute le sens. J’aurais voulu qu’elle me réponde, que
la parole lui vînt par miracle, et qu’elle pût nous raconter son histoire dans
une langue qui nous eût déjà renseignés sur son origine. L’animal se
montrait heureux de l’attention que je lui portais et, en même temps, il
semblait désespéré de ne pouvoir me communiquer ce qu’il savait. Nous
avons finalement décidé que je le garderais provisoirement, que mes amis
s’informeraient sur les événements survenus en mer et, le cas échéant,
lanceraient un appel. Mais l’ampleur des drames récents et les pertes de
nombreuses vies humaines rendaient dérisoires le sort d’un chien, et l’appel
à ceux qui l’auraient perdu. Toutes les recherches et les démarches sont
restées vaines et, au moment de rentrer en France, ma mission terminée à la
bibliothèque de Catane, j’ai dû me résoudre à rapporter en souvenir de ce
long séjour en Sicile une petite chienne venue de Dieu sait où, trouvée en
pleine mer, et dont l’histoire resterait à jamais un mystère.

Quelques semaines après mon retour à Paris, je tombai, parmi les


personnes qui faisaient la queue à l’entrée d’un cinéma de répertoire au
Quartier latin, sur Elsa, la compagne d’un camarade d’université, Jean
M. Alors que je prenais des nouvelles, elle m’apprit qu’ils n’étaient plus
ensemble. Pendant leur liaison, j’avais connu Elsa très sûre de ses charmes,
dont elle usait parfois de façon incontrôlée, et à vrai dire irrésistible. Elle se
montrait maintenant plutôt déprimée – peut-être par leur rupture – et elle
me parut du coup plus fragile, plus émouvante. J’eus envie de lui manifester
que nous pouvions rester amis en dépit de sa séparation d’avec Jean, et je
l’invitai à boire un verre chez moi après la séance de cinéma, avec
l’argument que j’habitais tout près. Lorsque nous sommes arrivés sur le
palier de mon appartement, ayant monté trois étages à pied en bavardant
dans l’escalier dont chaque marche de bois craquait, annonçant notre
arrivée, la petite chienne récupérée en pleine mer, que j’avais fini par
nommer « Agata » en souvenir de la sainte de Catane, sujet de mes
recherches, et l’ayant habituée à répondre à ce nom, faute de connaître
comment on l’avait appelée chez elle, a commencé à aboyer. À ma surprise,
quand j’ai ouvert la porte, ce n’est pas à moi qu’elle est venue faire la fête,
mais à la jeune femme qui m’accompagnait. En réponse à mon étonnement,
et à mes interrogations sur sa rupture avec Jean, Elsa m’apprit qu’à la suite
d’une brouille qu’elle avait crue passagère il avait dû partir vivre à
l’étranger, car il parlait souvent des offres d’emploi dans sa spécialité –
l’informatique –, plus nombreuses et mieux rémunérées au Canada ou en
Australie qu’en France. Leurs derniers bons moments ensemble avaient été
les vacances passées avec un autre couple au mois d’août, à bord d’un
voilier de plaisance, à naviguer autour de la Sicile, jetant l’ancre dans les
plus belles plages de l’île, les plus inaccessibles par la terre. J’ai regretté
qu’à l’occasion de leur séjour dans la région où je me trouvais depuis
longtemps à cette époque nous ne nous soyons pas croisés. Alors que la
chienne ne cessait de solliciter les caresses d’Elsa, il eût été normal que je
lui raconte les circonstances extraordinaires de ma rencontre avec l’animal
trouvé en perdition dans ces mêmes eaux où mes amis avaient navigué à la
même période. Mais, curieusement, pendant tout le temps que nous avons
passé à boire du limoncello en souvenir de la Sicile, tandis qu’Agata ne
cessait de japper et de grogner en se frottant à la visiteuse, et la poussant du
museau avec insistance, j’ai hésité à relater l’histoire jusqu’à renoncer, sans
savoir clairement pourquoi. Lorsque, distraite par les sollicitations de la
chienne et visiblement importunée, Elsa a renversé son verre, un sentiment
pénible et inexplicable m’a décidé à oublier mon plan libertin pour le reste
de la soirée. J’ai dû finalement enfermer Agata dans la chambre où j’avais
un instant eu le projet d’attirer Elsa, laquelle semblait d’ailleurs mal à l’aise
et incommodée par le comportement de la chienne. Il est bientôt devenu
évident que la jeune femme et moi nous n’avions rien à nous dire et, après
que nous eûmes épuisé l’échange de nos points de vue sur le film que nous
venions de voir, le Pandora d’Albert Lewin avec Ava Gardner, je n’ai pas
cherché à la retenir lorsqu’elle a souhaité partir. Alors que nous prenions
congé sur le palier, Agata avait recommencé à se manifester en sautant
contre la porte de la chambre où je l’avais enfermée. J’ai éprouvé un
étrange soulagement quand Elsa s’est engagée dans l’escalier, dont chaque
marche craquait – ce que la chienne devait entendre –, et que j’ai pu
repousser la porte. J’allai aussitôt libérer Agata qui s’est précipitée en
geignant, comme pour rattraper Elsa, qu’elle m’aurait reproché d’avoir
chassée. Je ne parvins à la calmer qu’en allant me coucher, l’invitant à
monter sur le lit et à se blottir à mes pieds, comme elle aimait le faire. J’ai
mis un certain temps à m’endormir, agité par le souvenir du film auquel se
mêlait ma rencontre avec Elsa, une jeune femme désirable, devenue libre
depuis sa rupture. Je prenais conscience que Jean ne s’était pas manifesté
depuis mon retour, contrairement à nos habitudes. Mais sans doute avais-je
moi-même oublié de lui faire savoir que j’étais enfin rentré de mon long
séjour de travail en Sicile. Ne trouvant pas le sommeil, j’ai fini par me
redresser sur mon oreiller et la chienne s’est alors relevée elle aussi, se
tenant assise et me regardant fixement. J’ai eu le sentiment que le moment
était venu où elle pourrait me raconter son histoire, et je lui ai vu une
expression pathétique, tout entière tendue dans un effort pour s’exprimer
dans le langage des hommes : quelle langue allait-elle parler ? Je ne connais
pas l’arabe de Tunisie ou de Libye auquel je m’attendais, mais je ne doutais
pas qu’Agata saurait se faire comprendre pour me raconter son histoire. Je
décidai d’être patient, de l’encourager, convaincu qu’elle allait parvenir à
prononcer quelques mots, à trouver la parole. Mais j’ai dû finalement céder
au sommeil, adossé à mon oreiller, et j’ai peut-être fermé les yeux au
moment où la chienne était sur le point d’articuler un premier mot, et ne
serait-ce qu’une syllabe. Je n’ai sans doute pas dormi longtemps, et quand
j’ai rouvert les yeux, c’était comme si le silence de la voix qui m’avait parlé
pendant mon sommeil, l’histoire étant finie, me réveillait soudain. Mon
regard a croisé celui d’Agata, toujours assise et tournée vers moi, immobile,
attentive, et s’étant rapprochée plus qu’elle ne l’avait jamais fait, comme
pour mieux se faire entendre, n’ayant réussi qu’à chuchoter. Je savais
maintenant que je connaissais son histoire, qu’elle avait réussi à me la
raconter, que la chienne avait parlé dans une langue humaine. Comme pour
le fixer dans ma mémoire, je me répétais le récit que j’avais entendu dans
mon sommeil, peut-être dans un rêve : Agata avait accompagné son maître,
mon ami Jean M., le compagnon d’Elsa depuis que nous nous connaissions,
quand ils avaient accepté l’invitation d’un autre couple à passer des
vacances à bord d’un voilier, pour naviguer en Méditerranée autour de la
Sicile. Une promiscuité étroite et trouble était née entre les deux couples,
une histoire de jalousie avait éclaté, suscitée par le comportement ambigu
d’Elsa. Une stupide bagarre avait eu lieu entre les deux hommes en pleine
mer. Mon ami était tombé à l’eau en perdant l’équilibre, et les autres étaient
devenus coupables de l’avoir abandonné, laissant le voilier dériver, poussé
par le vent qui s’était soudain levé. Alors la chienne avait sauté à l’eau pour
rejoindre son maître et c’est elle seule que nous avions récupérée et sauvée.

Je connaissais maintenant l’histoire du chien trouvé nageant en pleine


mer, à plus de cent kilomètres des côtes de la Sicile. Je comprenais que si
Agata m’avait choisi comme son protecteur, c’était parce qu’elle m’avait
reconnu, m’ayant vu parfois lors de mes rencontres avec Jean. Mais elle
connaissait Elsa encore mieux que moi, ayant vécu parfois en sa
compagnie. Cela expliquait son excitation en l’entendant, puis la voyant
arriver. J’ai compris la gêne et l’humeur inquiète d’Elsa lorsqu’elle s’est
convaincue d’avoir reconnu Agata, une petite bâtarde banale, que moi-
même je n’avais pas identifiée dans les circonstances improbables où elle
nous était apparue. Elsa s’était évidemment abstenue d’appeler la chienne
par le nom que lui avait donné Jean et que je n’avais pas retenu.
Je n’ai aucune preuve que cette histoire soit vraie, et je préférais qu’elle
ne le fût pas. Je n’ai jamais revu Elsa, j’ai longtemps attendu des nouvelles
de Jean. La chienne repêchée en mer est entrée dans ma vie, et je partage
avec elle le secret d’un possible drame de la jalousie. Je ne suis jamais
parvenu à retrouver comment Jean appelait sa chienne, qui ressemblait
beaucoup à Agata, du fait de l’absence absolue de toute caractéristique
remarquable. Si ce nom surgit un jour à la faveur d’un de ces mystérieux
déclencheurs dont la mémoire a le secret, il suffira que je le prononce pour
que la chienne me réponde : « Oui, c’est moi ! », dans une langue qui
confirmera que toute l’histoire est vraie, et que s’ouvre un doute nouveau et
infini.
LE TICKET DE MÉTRO

À la sortie de la station de métro Odéon à Paris, remontant vers la surface


sur le boulevard Saint-Germain, où je m’attends à être surplombé par la
statue de Danton, c’est un vieil homme, penché vers moi, qui m’attend en
haut des marches et qui me demande si je peux lui donner un ticket de
métro. Je me souviens en avoir laissé un au fond de la poche de mon
manteau, et je commence à fouiller, agacé de tomber d’abord sur toutes
sortes de papiers – feuilles de notes, factures de restaurant, mouchoirs,
cartes de visite, etc. –, car je suis en retard à un rendez-vous, et je dois me
dépêcher. Je suis d’autant plus énervé que je suis sûr d’avoir remis ce
dernier ticket dans ma poche, après avoir utilisé l’un des deux qui me
restaient. Je cherche en vain, je ratisse plusieurs fois le fond de la poche,
j’en passe en revue le contenu, le ticket n’apparaît pas, le temps passe, mon
retard s’aggrave. Content de me voir prêt à l’aider, le vieil homme me
sourit, patiemment. Je l’envie d’avoir tout son temps, et je me demande vers
quel lieu sur terre il veut se rendre avec un ticket de métro. Je finis par
désespérer de retrouver le ticket et je commence à supposer que je l’ai laissé
tomber, ou bien qu’il se trouve dans une autre poche que celle où je suis
certain de l’avoir laissé. Je songe alors à donner au vieil homme quelques
pièces à la place du ticket introuvable. Mais au fond d’une poche de
pantalon où je glisse habituellement la monnaie, je ne trouve qu’une
misérable petite pièce de dix centimes, perdue parmi des clés. Décidément,
je ne parviendrai pas à dépanner ce vieil homme pour qu’il puisse se rendre
Dieu sait où. Alors, découragé et piteux, je lui fais signe que je regrette, et
je m’esquive d’un pas pressé, en essayant pourtant d’exprimer par ma
démarche embarrassée ma gêne et mes excuses. Je laisse le vieil homme à
la fois déçu et – je me console en pensant à cela – peut-être touché que
quelqu’un lui ait prêté attention, ait tenté de l’aider. En me hâtant vers le
lieu de mon rendez-vous, je ne cesse de culpabiliser : j’ai abandonné le vieil
homme après lui avoir fait miroiter un coup de main, et je me reproche de
laisser les poches de mon manteau devenir un fourre-tout, où ce que j’y
mets est aussitôt perdu et devient inaccessible au moment critique. Je me
promets, à mon retour chez moi, d’inspecter toutes les poches de mes
vêtements pour y mettre de l’ordre, et d’être désormais plus soigneux.

Dix jours plus tard, je me trouve à l’autre bout du monde, dans un


quartier périphérique de Tokyo, à la recherche d’une station de métro pour
me rendre dans le centre. L’état immaculé du trottoir, où pas le moindre
bout de papier, pas un mégot de cigarette ne traîne, me fait penser à tout ce
qui, dans la poche de mon manteau que je n’ai toujours pas vidée en dépit
de mes bonnes résolutions, ne mérite qu’une poubelle. Du bout des doigts,
je constate la quantité de papiers chiffonnés, auxquels se mêlent une tablette
de pastilles pour la gorge, un carton d’invitation pour le vernissage d’une
exposition depuis longtemps finie, et un dépliant publicitaire pour une vente
exceptionnelle de tapis, que je me souviens avoir accepté de la jeune fille
qui distribuait les prospectus, sans le froisser en boule et le jeter aussitôt
pour ne pas la blesser ni la décourager sur l’utilité de son petit boulot. Je me
dis que je perdrais mon temps à faire le tri. La station où je dois prendre le
métro est en vue, une cinquantaine de pas plus loin. À l’entrée, avant la
descente dans le souterrain, une corbeille invite à la discipline, et rendrait
inexcusable l’abandon du moindre détritus sur la voie publique. Cela me
semble une occasion providentielle et, inspiré par la rigueur et la discipline
des Japonais, je me décide à vider sans discrimination tout le contenu de la
poche gauche de mon manteau, la droite étant celle qui contient les objets à
ne pas perdre : pièces d’identité, carte de crédit, billets de banque (toute
distraction, toute erreur de poche étant à éviter…). Je glisse la main dans la
poche gauche, je tente d’en saisir le contenu en une seule poignée. D’un
geste déterminé, que je sens salutaire, je jette tout ce que j’extrais dans la
poubelle. Un instant, j’entrevois alors, parmi ce qui tombe de ma main, le
petit rectangle blanc du ticket de métro parisien encore valide, qui va
aussitôt se perdre parmi quantité d’autres déchets scrupuleusement jetés par
les usagers du métro de Tokyo. Me vient soudain l’espoir que le vieil
homme qui m’attendait à la sortie de la station Odéon à Paris se trouve là, à
qui je pourrais enfin donner le ticket qu’il m’avait demandé pour se rendre
Dieu sait où, et qu’il avait patiemment attendu en vain. Cette idée est
aussitôt balayée par la conscience de son absurdité et par la rêverie sur le
sort d’un petit ticket du métro parisien qui se trouve à jamais perdu parmi
une quantité d’emballages et de restes de marchandises japonaises. Et je me
demande si un quelconque employé des services de propreté, passant au
crible le contenu de la poubelle, et tombant sur le ticket encore valide,
parviendrait à découvrir de quoi il s’agit, et à quel menu avantage ce petit
rectangle de carton blanc lui donnerait accès dans une autre partie du
monde. Se pourrait-il, par un hasard extraordinaire, que cet employé du
nettoyage, préposé aux poubelles, soit un Japonais sur le point
d’entreprendre un voyage de tourisme à Paris ? Le ticket récupéré dans une
corbeille du métro de Tokyo ne serait pas perdu pour tout le monde, comme
on dit, en trouvant un bénéficiaire inespéré à qui il donnerait accès à un quai
sur une ligne parisienne, pour se rendre Dieu sait où. Une telle probabilité
dans le destin d’un ticket de métro, si infime soit-elle, suffit à me procurer,
dans l’instant, un réconfort infini. Je me félicite d’avoir résisté à la facilité
de prendre un taxi et, le cœur léger, la conscience apaisée, je descends dans
les profondeurs du métro de Tokyo, à la station Tochōmae.
ORION

Il y a une vingtaine d’années, j’étais à l’Académie de France à Rome


pensionnaire pour la photographie, et je résidais à la Villa Médicis. Un
laboratoire à l’ancienne, avec les équipements traditionnels et les produits
chimiques de l’imagerie argentique, avait été aménagé pour les
photographes dans une petite salle voûtée à mi-hauteur de la tour gauche,
vue du jardin, où l’on accédait par un escalier aux larges marches de
marbre.
Une nuit de fin septembre, je me préparais à effectuer quelques tirages en
noir et blanc. Les bains étaient prêts dans leurs cuvettes, à la température
voulue. J’avais éteint l’ampoule blanche qui pendait du plafond et je me
trouvais dans la lueur rouge d’une lanterne inactinique. C’était le moment
d’extraire de son emballage une feuille de papier vierge, pour la placer sous
l’agrandisseur. Je venais de la positionner sur le margeur, lorsqu’un
phénomène inquiétant s’est produit. Pendant quelques brefs instants qui
m’ont paru interminables, le sol du vénérable palais médicéen a semblé se
dérober, au point de me faire chanceler. Dans l’éclairage rougeâtre, j’ai vu
quelques particules du vieil enduit tomber des murs et du plafond et j’ai
constaté que plusieurs se déposaient sur la feuille de papier vierge. Je me
suis approché pour souffler dessus et en dégager la surface sensible, mais
dans la confusion qui a fait suite au troublant phénomène, j’ai rallumé la
lumière par inadvertance pendant quelques secondes, voilant la feuille
destinée au tirage, avant même que j’aie pu y projeter le négatif. J’ignorais
ce qui venait de se produire, j’avais vu se balancer violemment au bout de
son fil l’ampoule suspendue au plafond, qu’un instant plus tard j’allais
rallumer par mégarde, ainsi qu’un torchon accroché à un clou. Je ne doutais
pas que venait d’avoir lieu un événement de quelque importance, dont
j’apprendrais bientôt la nature. Plusieurs personnes étaient présentes dans le
bâtiment construit en 1564 par les architectes Lippi père et fils, pour le
cardinal Ricci da Montepulciano, sur un site hanté par le souvenir de
Messaline. Tout nouveau résident apprend cela à son arrivée à l’Académie,
pour mieux évaluer dans quelle histoire il débarque. Le phénomène
mystérieux qui venait de se produire s’inscrivait dans une riche mythologie
pleine de spectres. J’étais sûr que l’édifice avait tremblé, je m’étonnais qu’il
n’y eût pas de dégâts apparents plus désastreux que la chute de particules
d’un vieil enduit. Comment l’événement avait-il pu laisser tous les autres
occupants muets, sans réaction ? Aucune exclamation, aucun appel, aucun
cri, aucune rumeur d’interrogations, aucun bruit de pas, aucune alarme. Un
silence de mort ou peut-être celui d’une attente pleine d’effroi. Dans
l’étrange calme ininterrompu, alors que rien ne tremblait plus, je décidai de
plonger dans le révélateur la feuille de papier inopinément exposée à la
lumière, et condamnée à noircir uniformément. J’ai été bientôt intrigué par
ce qui apparaissait peu à peu sous l’effet de la chimie : la feuille, brûlée en
un instant, était cependant constellée de points blancs de tailles variables,
dont j’ai compris qu’ils correspondaient aux surfaces protégées par les
particules tombées des murs et du plafond. Je venais de réaliser sans le
vouloir un rayogramme, à la façon des images obtenues par Man Ray et par
László Moholy-Nagy, dans les années vingt et trente, lors des expériences
où ils se contentaient de disposer des objets sur une feuille émulsionnée
vierge, avant de l’exposer pour que s’y impriment les traces, avec pour
résultat les fameuses photographies prises sans appareil. Ce qui avait été
enregistré sur la feuille était l’empreinte d’un événement dont je n’allais pas
tarder à connaître l’origine. Après avoir fixé l’image, quand j’ai pu rallumer
l’ampoule que j’avais vue osciller tel un pendule au bout de son fil, j’ai
constaté qu’une fine couche de poussières blanches avait déposé son voile
sur toutes les surfaces du laboratoire. L’image que j’avais révélée était donc
comme un cadrage ou comme un prélèvement sur une portion du décor. Elle
était d’un noir profond, piqué de points blancs saupoudrés aléatoirement, et
je décidai de la conserver en souvenir de ce que je venais de vivre.
Dès le lendemain matin, j’ai appris qu’en pleine nuit un violent
tremblement de terre, dont l’épicentre s’était situé près d’Assise, avait
détruit la voûte de la célèbre basilique San Francesco, causant quatre morts
et la destruction des fresques de Cimabue. Le séisme avait été ressenti
jusqu’à Rome, où de nombreux édifices avaient tremblé, sans qu’aucun ne
s’effondre. Je décidai d’encadrer mon rayogramme et d’accrocher au mur
de ma chambre cette photographie d’un événement mémorable.

Quelques jours plus tard, je recevais la visite de mon ami Carlo M.,
directeur de l’observatoire de Rome, sur le Monte Mario, la plus haute
colline de la ville, et de son assistante, Clara O., plus belle encore que sa
mère, une égérie légendaire de la dolce vita romaine, dans les années où
Fellini en avait dressé le tableau. Les travaux de l’observatoire, avec son
télescope désormais obsolète, se limitaient à des relevés réguliers des taches
à la surface du soleil, dont l’évolution peut avoir des conséquences sur le
climat terrestre. Clara, que je rêvais de mieux connaître depuis notre
première rencontre lors d’une soirée à mon arrivée à Rome, m’apportait en
cadeau le dessin à la main, au crayon sur une simple feuille de papier, de
son dernier relevé des taches solaires, répondant à ma curiosité le soir où
elle m’avait parlé de son métier. Cela m’a fait aussitôt penser à mon
rayogramme du tremblement de terre du 27 septembre, et j’ai conduit mes
hôtes jusqu’à l’image accrochée au mur de ma chambre. Au premier coup
d’œil, mes visiteurs ont trouvé une certaine ressemblance entre ce que je
leur présentais sans leur dire de quoi il s’agissait et les images du ciel
qu’obtiennent les astronomes, et j’ai commencé à échafauder une rêverie
sur la relation entre la géologie et la cosmologie. Mon ami Carlo a
développé alors une réflexion sur le dialogue entre les phénomènes
terrestres et ceux de l’univers, argumentant que la météorologie et sa
science des prévisions sont plus complexes encore et plus importantes pour
la connaissance que la relativité d’Einstein ou la mécanique quantique.
J’essaie de suivre son argumentaire jusqu’au moment où, s’étant approchée
de mon rayogramme pour l’examiner de près, Clara se retourne et me
demande comment j’ai obtenu cette photographie de la constellation
d’Orion. Troublé par la beauté de son visage, plus encore que par la
question, je m’étonne et je bredouille. Puis je finis par raconter l’histoire de
la séance de laboratoire, dans la nuit du 26 au 27 septembre, alors que se
produisait un séisme historique. À partir de là, je croyais notre conversation
partie sur une nouvelle piste. Mais Carlo s’est félicité que toutes ces choses
inexplicables ne soient qu’une preuve supplémentaire du chaos universel,
auquel il avait pensé avant de rien savoir sur l’origine de mon image. Clara
ne parvenait pas à croire à l’histoire des particules d’enduit tombées du
plafond sur ma feuille de papier, et elle voulut que sur un ordinateur nous
recherchions une image de la constellation d’Orion. Lorsque celle-ci est
apparue sur l’écran, je suis allé décrocher mon rayogramme pour faire la
comparaison, et force a été de constater que les deux images étaient
strictement identiques, avec une coïncidence rigoureuse des points
lumineux sur fond noir, de différentes tailles, identiquement positionnés les
uns par rapport aux autres, dans deux configurations superposables.
Mes amis m’ont appris alors qu’Orion est une constellation située sur
l’équateur céleste, ce qui la rend visible dans les deux hémisphères.
Abandonnant l’image d’astronomie sur l’écran d’ordinateur pour ne plus
commenter que mon rayogramme, désormais considéré comme une
véritable carte du ciel, ils m’ont précisé qu’Orion est peut-être la
constellation la plus anciennement connue de civilisations aussi diverses
que Sumer, l’Égypte ou la Chine, où elle figure sous le nom de Shen dans le
zodiaque traditionnel. Clara a montré une certaine exaltation en
m’expliquant qu’Orion est marquée par quatre étoiles brillantes : Rigel,
Saïph, Bételgeuse et Bellatrix, et que la constellation se présente comme la
superposition de trois formes, dont un triangle d’étoiles en formation serrée.
Bételgeuse, un des sommets du triangle, est une supergéante rouge, près de
mille fois plus grande que le Soleil et qui, si elle était à la place de ce
dernier, s’étendrait au-delà de l’orbite de Jupiter. J’écoutais la voix de
Clara, qui parlait français avec un charmant accent italien, et ses mots me
faisaient doublement rêver aux beautés éternelles de l’univers, et à celle
d’une jeune femme à la fois moderne et antique. Bételgeuse est la seule
étoile dont le disque a été photographié par le télescope spatial Hubble, ai-je
appris. Sur mon rayogramme, comme tombée du ciel, on voit en effet une
tache de lumière plus importante que les autres avec, sensiblement plus
petite (quelque quatre-vingts fois la taille du Soleil seulement…), Rigel,
dont l’éclat cache trois ou quatre compagnons de petite taille, et pourtant
nettement visibles parmi le grain de l’émulsion photographique. Carlo, mon
ami directeur de l’observatoire, s’amusait de l’excitation de sa
collaboratrice, dans laquelle il déchiffrait son désir de me séduire, comme il
me le fit comprendre par un clin d’œil. Ni elle ni lui ne s’étonnaient du
hasard qui avait fait tomber sur ma feuille de papier des particules
détachées par un séisme du ciel de mon laboratoire photographique, et
déposées dans l’exacte disposition des étoiles de la constellation d’Orion.
Carlo expliqua à nouveau par la théorie du chaos que des événements qui
n’obéissent à première vue à aucune loi commune peuvent démentir toute
connaissance établie des phénomènes physiques, et remettre en question
toute certitude scientifique, en dupliquant strictement, à des échelles
différentes, la même forme, inconnue au catalogue des configurations de la
nature et de l’univers. Clara, plus historienne et plus poétesse, a prétendu
que cette invraisemblable coïncidence n’était peut-être qu’un nouvel
épisode de la mythologie d’Orion, déjà célébrée par le poète René Char, le
compositeur Phil Glass ou dans les films Stargate et Blade Runner.
Lorsqu’elle sembla vouloir aborder l’évocation d’Orion dans des passages
de la Bible, d’Homère ou de Virgile, Carlo en profita pour s’esquiver,
prétendant qu’il devait rentrer chez lui par le dernier métro, et laissant
Clara, qui circulait en scooter, rester encore avec moi aussi longtemps
qu’elle voudrait car, a-t-il conclu avec un sourire entendu, Orion est un sujet
inépuisable… Dans la reconnaissance discrète que nous avons manifestée
ensemble à Carlo, pour sa délicate décision de se retirer et de nous laisser
seuls, j’ai compris que les séismes et l’astronomie allaient me conduire à
d’autres merveilles physiques que celles de la terre ou du cosmos. À peine
Carlo était-il parti que Clara, me tutoyant soudain, comme dans un retour
attendu à notre intimité qu’elle aurait évité d’afficher en présence de son
directeur – mais le tutoiement chez les Romains peut n’être qu’une simple
commodité de la langue –, m’a avoué qu’elle brûlait de me livrer un secret.
Elle a quitté le tee-shirt sous lequel elle était nue et, s’appuyant à un divan
pour me montrer son dos, elle m’a invité à y découvrir les grains de beauté
qui y reproduisaient à leur tour la constellation d’Orion. Elle avait hérité
cela de sa mère, porteuse de la même cartographie céleste sur son échine et
de qui elle tenait sa connaissance de la mythologie d’Orion. Le reste de la
soirée a marqué l’entrée, physique et métaphysique, de ma vie dans le
système du chaos universel et infini, sous l’empire d’une fille de Messaline.
LE TÉLÉPHONE

C’était l’époque où, quand je me rendais à Venise, j’avais l’habitude de


loger au vieil hôtel Hungaria sur l’île du Lido. J’aimais cette situation d’être
d’un côté dans une des cités les plus singulières au monde, différente de
toutes les autres, comme soumise à d’autres lois de l’espace et du temps, et
d’un autre dans une ville traditionnelle, rassurante, une station balnéaire
avec ses plages, ses établissements hôteliers, une vie urbaine provinciale,
avec ses zones piétonnes, son quartier commerçant, son avenue principale,
ses petites rues résidentielles, son artère périphérique où circulent des
automobiles, des autobus, des scooters, ses promenades maritimes, ses
pistes cyclables, et même un petit terrain d’aviation pour pilotes amateurs.
J’aimais arriver là en voiture, me garer et décharger mes bagages dans la
cour de l’hôtel, comme n’importe où ailleurs. Je n’avais pas quitté le volant
depuis mon point de départ lorsque je débarquai du ferry – pris sur la
presqu’île de Tronchetto –, dans le quartier de San’Nicolò au Lido. Dès la
première fois, à peine descendu à terre, j’avais découvert là un des plus
anciens cimetières juifs au monde, encore antérieur de quelques dizaines
d’années à celui de Prague. J’en avais entrevu les sépultures avec leurs
inscriptions et leurs symboles hébraïques sur les vieilles pierres moussues, à
travers une grille dans la rue du débarcadère, que survolaient les petits
avions après leur décollage de l’aéroclub, en bout de piste. Le cimetière
n’était plus en activité depuis bien longtemps et, le jour où je voulus le
visiter, j’appris que cela n’était possible que sur rendez-vous, avec un
gardien qui, muni d’un vieux trousseau de clés, venait ouvrir le portail.

Avant de faire les démarches pour une visite, je suis tombé un jour,
jouxtant l’ancien cimetière juif à l’abandon, envahi par une végétation
sauvage, sur un cimetière catholique parfaitement entretenu, avec son
aspect propret, traditionnel, ses allées bordées de cyprès, ses tombes
soigneusement fleuries, comportant de nombreux médaillons
photographiques sur émail, où apparaissent les portraits des défunts de toute
une famille, rassemblés dans une même sépulture. Ce cimetière catholique
est rassurant, comme la ville du Lido peut l’être par rapport à Venise, la
ville improbable, la cité fantôme. On pourrait dire que la mort y est encore
vivante, alors que le cimetière fantôme des Juifs est la mort elle-même. Du
côté des catholiques se célèbrent encore des cérémonies funéraires, on peut
encore mourir et être enterré là comme partout ailleurs, conformément aux
rites et aux traditions. Du côté de l’ancien cimetière juif, tout est en
sommeil à jamais, l’accueil d’un nouveau défunt est impossible, faute de
place, rien de nouveau ne peut advenir, comme dans la ville de Venise où
désormais tout est déjà là et pour toujours.

Le jour où j’ai rendez-vous pour visiter l’ancien cimetière juif, sur l’île
du Lido à Venise, arrivé en avance, j’en profite, en attendant l’arrivée du
gardien, pour me promener dans le cimetière catholique voisin, parmi les
allées et les monuments qui font l’objet d’un entretien soigneux et régulier.
Je parviens dans une section spécialement réservée à des sépultures
d’enfants de différents âges. Leurs petites dépouilles ne sont pas ensevelies
sous la terre, mais enfermées dans des cases derrière une plaque de marbre
portant leur nom, leur prénom et les dates de leur courte vie. L’ambiance est
particulière, elle évoque celle d’une chambre d’enfant ou d’une vitrine de
Noël. Car les familles ont rassemblé et disposé dans les espaces au-devant
des casiers des objets ayant appartenu aux jeunes disparus. Certains de ces
souvenirs, laissés par un petit garçon ou une petite fille, ont étrangement
conservé des restes de vie : à côté du traditionnel ours en peluche qui
commence à moisir, ou d’une jolie Barbie au plastique craquelé, de l’auto
miniature du même modèle que celle de papa, de la trousse d’écolier ou des
objets en Lego, on peut trouver une pendulette décorée par Walt Disney,
avec son tic-tac et encore à l’heure, un robot électrique animé par une
batterie expirante, qui émet le clignotement rouge d’un signal lumineux, un
petit personnage qui dodeline quand la lumière vient frapper son capteur
solaire, et encore d’autres jouets qui font entendre ici ou là le bruit d’un
mécanisme, quelques notes d’une boîte à musique, la voix inquiétante d’une
poupée… J’ai même vu un hamster dans sa cage, et un poisson rouge dans
son bocal, compagnons de celui ou de celle qui leur donnait à manger
chaque jour, et qui sont encore régulièrement nourris, par quelque officiant
d’un rituel de commémoration. Cela donne à cette section une ambiance à
part, à la fois déchirante et dérisoirement animée. On ressent le refus
pathétique qu’un jour le destin d’un jeune être se soit cruellement arrêté, et
le désir obstiné que tout continue malgré tout comme avant, que toutes les
formes de vie qui accompagnèrent l’existence soient toujours là après la
vie. Cela pourrait rappeler la croyance de certaines civilisations anciennes –
égyptienne ou étrusque, par exemple… – que les morts continuent de vivre,
d’avoir des désirs et des besoins, et qu’il faut donc garnir leur dernière
demeure des objets, des accessoires et même des aliments nécessaires à
cette autre vie.

Alors que je me suis aventuré là par hasard, en attente de pouvoir


pénétrer dans l’ancien cimetière juif, la sonnerie d’un téléphone attire mon
attention, parmi les différents bruits émis par des objets qui semblent
appeler et faire signe dans le vide, à l’infini. J’imagine que c’est un jouet
imitant les récepteurs pour grandes personnes. Mais je constate que la
sonnerie vient d’un appareil cellulaire – un smartphone, comme on dit
aujourd’hui – qui est tombé par terre, ou a été oublié là par un visiteur. La
situation est étrange, car je vois bien qu’un appel s’affiche sur l’écran.
J’hésite à m’emparer de l’appareil, craignant d’accomplir un acte déplacé,
voire sacrilège et pour le moins indiscret. Et puis je me dis que cet appel
provenant à l’évidence d’un être vivant bien réel arrive dans un lieu où je
suis la seule personne susceptible de le recevoir. Je pense alors à la tentative
banale du propriétaire qui a perdu son téléphone de joindre celui ou celle
qui l’aurait trouvé. Hésitant, ému par la situation et ne sachant quel rôle je
m’apprête à jouer, ni dans quelle histoire je m’engage, je m’empare de
l’appareil et j’accepte l’appel. J’entends alors la voix d’une femme qui va
s’adresser à moi en italien avec le fort accent d’une autre langue. Elle
commence par demander : « Marco ? » Il se trouve que Marco est mon
prénom. Je réponds « Oui… », stupéfait que la personne qui appelle
connaisse ou ait deviné le prénom de celui qui a trouvé son téléphone.
S’engage alors une étrange et improbable conversation. Mon interlocutrice
ne me demande pas comment j’ai trouvé son téléphone ni qui je suis. Elle
me dit : « Comment vas-tu mon petit Marco chéri ? Je me doute que tu es
loin, mais je savais que j’arriverais à te parler un jour. Rassure-moi, dis-moi
que tout va bien là où tu es, que tu ne souffres plus. Que tu es à nouveau en
bonne santé… » Je bredouille quelques réponses en italien – « Tout va bien,
ne t’inquiète pas… » –, et mon interlocutrice réagit : « Comme ta voix a
changé, mon petit Marco chéri ! Elle est plus mûre que quand tu es parti. En
peu de temps tu as grandi, et je sens que déjà tu as pris l’accent du pays où
tu habites. C’est un joli accent, il ressemble aux accents des gens de notre
famille, quand ils sont arrivés ici. Parle-moi encore un peu pour que je
devine d’où vient ton accent. Raconte-moi quelque chose de ta vie. Dis-moi
que tu penses à nous, que tu te souviens de notre maison, de ton papa et de
ta maman, de ta petite sœur qui t’attend pour reprendre vos jeux dans le
jardin, et de ta grand-mère : tu m’as reconnue n’est-ce pas ? Fais-tu toujours
de la bicyclette ? As-tu fait des progrès ? » Je me trouve embarqué à
répondre que maintenant je roule tous les jours à vélo. « Fais attention
quand même, mon petit Marco chéri ! Ça peut être dangereux le vélo. Ne
commets pas d’imprudence. Raconte-moi où tu te rends avec ton vélo. Vas-
tu encore à l’école ? Il n’y a pas si longtemps que tu es parti, mais là où tu
es, le temps passe peut-être plus vite. Apprends-tu déjà un métier ? Tu
voulais devenir footballeur, je suis sûre que tu pourrais jouer dans une
grande équipe. » Je réponds que j’ai arrêté de jouer au football depuis que je
suis parti, et que j’ai appris le piano pour devenir musicien. « Ton père
serait déçu s’il savait que tu as abandonné le sport, mais moi, ta grand-
mère, je ne suis pas étonnée, mon petit Marco chéri. Je t’ai toujours imaginé
comme un artiste. Te souviens-tu que pour un Noël je t’avais offert un petit
accordéon ? Tu es parti trop vite, je n’ai pas eu le temps de te raconter qu’il
y a toujours eu des musiciens dans la famille du côté de ta mère, là où nous
vivions avant de venir à Venise. Est-ce là-bas que tu as voulu retourner ? »
Je me taisais, la gorge nouée par l’émotion, dans cette communication où
j’étais supposé être dans l’au-delà, donnant de mes nouvelles à ceux que
j’avais laissés sur terre. J’ai entendu : « Tu ne me parles plus mon petit
Marco chéri ? Peut-être es-tu fatigué, ou as-tu des choses à faire ? Je ne
veux pas exagérer mais je suis si heureuse ! Si tu préfères, nous
continuerons une autre fois ? Je t’appellerai à nouveau. Je suis contente que
tu aies trouvé ce téléphone, ne le perds jamais ! Je l’ai laissé pour toi… »
Mon interlocutrice, ma grand-mère comme elle s’est présentée, raccroche
après que j’ai senti sa voix gagnée par des sanglots. Le sentiment me
traverse que les rôles se sont peut-être inversés. Ai-je en effet parlé avec ma
grand-mère bien-aimée que j’ai perdue il y a longtemps ?

Je suis là, un téléphone à la main, devant un mur de cases où des


cercueils contiennent les corps de petits enfants, au milieu de leurs
souvenirs, des objets qu’ils ont aimés, et je cherche du regard sans vouloir
le trouver, gravé sur une plaque de marbre, le nom de famille d’un petit
Marco. J’hésite à reposer le téléphone là où je l’ai trouvé quand l’appel a
sonné, ou à l’emporter avec moi, pour pouvoir répondre à nouveau, et dans
cette hésitation s’ouvre le temps d’une interrogation infinie.
UN APPARTEMENT À BELLEVILLE

Lorsque j’avais quitté l’appartement que j’aimais tant dans ce charmant


quartier de Paris sur les hauteurs de Belleville, je m’étais promis d’y revenir
un jour. J’adorais cet endroit chargé des souvenirs de ma jeunesse, et je ne
le laissais que la mort dans l’âme, faute de pouvoir en payer le loyer en
cette période de dèche, entre la fin de mes études et mon premier emploi. À
cette époque, j’étais fier quand je pouvais payer sans retard ma note
d’électricité. Je partais en rêvant de revenir, assez riche pour racheter
l’appartement au propriétaire qui m’expulsait, en lui offrant une somme
excessive afin de l’humilier en l’obligeant à accepter : petite vengeance. Et
puis les années ont passé, j’avais quitté non seulement mon logement bien-
aimé, mais Paris et la France, pour bourlinguer à travers le monde, m’étant
engagé par hasard dans la vie vagabonde d’un enseignant français à
l’étranger. J’avais vécu au Canada, puis en Espagne, en Argentine, à Cuba,
et le temps s’est écoulé sans même que j’aie eu l’occasion de revenir là où
avaient été mes habitudes pendant une période insouciante et bienheureuse
de ma vie, ne serait-ce que pour prendre un café au bistro dont j’avais été
un pilier, comme on dit. Dix-huit ans exactement, jusqu’au jour où, lors
d’un bref passage par Paris, un rendez-vous de travail avec un ancien
collègue me ramène dans le quartier.
J’y découvre des nouveautés, des barres de HLM s’élèvent là où étaient
des terrains vagues, le bistro a changé de propriétaire, l’épicier tunisien a
cédé la place à une supérette, la librairie-kiosque à journaux est devenue
une banque. Mais l’immeuble où j’ai vécu est toujours là, miraculeusement
préservé dans un îlot resté à l’abri des bouleversements. Je ne m’attendais
pas à ce que la concierge me reconnaisse tant d’années après, alors que je
passe dans la rue au moment où elle sort les poubelles, ni que moi-même je
retrouve spontanément son prénom espagnol. Elle a gardé de la sympathie
pour moi, et s’empresse de m’informer que l’appartement où j’ai vécu
pendant sept ans est à vendre, le propriétaire venant de décéder. Je ne suis à
Paris que pour deux jours, mais cela me suffit pour me précipiter à l’agence
immobilière et pour conclure à la hâte l’achat de l’appartement, sans même
avoir eu le temps de le revoir et sans savoir si je pourrai m’y installer
prochainement, entre deux postes en Indonésie et en Chine. La finalisation
de l’opération se fera à distance et Maria, la concierge, sera l’intermédiaire.
Six mois passent encore avant que je puisse profiter du bien que j’ai
acquis surtout pour respecter une promesse que je m’étais faite à moi-
même. Et au moment où ma carrière me ramène à Paris, pour un retour de
deux ou trois ans, je ne suis pas mécontent d’y retrouver un domicile prêt à
m’accueillir, sans avoir à chercher où me loger, dans cette ville où je suis
né, et où j’aurais été réduit à prendre une chambre d’hôtel.
Le matin où je me présente à Maria pour qu’elle me remette les clés qui
lui ont été confiées en mon absence, elle me donne en même temps un
courrier que je viens de recevoir, alors que je n’ai fait savoir à personne que
je suis de retour et que personne ne connaît encore mon adresse parisienne.
C’est une grande enveloppe des services postaux, laquelle contient elle-
même une enveloppe plus petite, affranchie d’un timbre déjà ancien, et
accompagnée d’un mot du directeur de la poste du quartier. Ce dernier
s’excuse et craint que sa démarche bien tardive n’ait plus aucun sens. Il
tient cependant à me transmettre une lettre qui m’avait été adressée dix-huit
ans plus tôt et qui, après être tombée derrière un meuble dans un recoin de
mur, n’avait été retrouvée que récemment, à l’occasion des travaux de
rénovation du bureau de poste. Dix-huit ans après l’avoir quittée, je reviens
à l’adresse où j’ai habité pendant ma jeunesse, et le jour même de mon
arrivée, un courrier me parvient, remontant à cette époque, comme dans un
troublant raccord du temps. C’est une lettre de l’amoureuse avec qui j’avais
vécu jusqu’au moment où, alors que j’avais accepté mon premier poste à
Montréal, elle avait décidé de ne pas me suivre là-bas et de rompre notre
relation. Dans son mot, expédié une semaine avant mon départ, elle revenait
sur sa décision et se disait prête à m’accompagner au Canada, où elle avait
déjà pris ses dispositions pour y poursuivre ses études à l’université du
Québec à Montréal. Elle ajoutait pour conclure, alors qu’elle aurait pu
commencer par cela, me suis-je dit, qu’elle venait d’apprendre qu’elle était
enceinte. Avait-elle interprété l’absence de toute réponse de ma part comme
un lâche abandon, comme une fuite devant mes responsabilités ? Et avait-
elle renoncé à toute insistance par amour-propre ou par dépit ?
Je me demande s’il est encore temps de devenir le père d’un être de
quelque dix-huit ans, de me faire accepter par lui, et s’il serait juste de
prendre la place du père de substitution que la vie lui a peut-être donné. Est-
il encore temps pour cesser d’être celui que je me suis imaginé être à
jamais : un éternel célibataire sans autre enfant que lui-même ? Si cette fille
ou ce garçon est maintenant un adulte avec une vie indépendante comme je
l’ai été à son âge, est-il encore temps pour que mon amoureuse et moi, à
nouveau jeunes, libres et sans enfant, mais devenus pourtant deux autres
êtres, après dix-huit ans de vie et d’expériences séparées, nous
recommencions à vivre ensemble dans l’appartement sur les hauteurs de
Belleville ? Est-il encore temps pour qu’un lien se renoue, pour qu’un
accident du destin se répare ? Le temps limité d’une existence humaine
semble se recoudre sur un accroc, mais sur quelle ablation de mémoire se
ferait la cicatrice ? Dans l’appartement où je trouve les traces d’autres vies
– un nouveau miroir dans la salle de bains, des verres restés dans l’évier de
la cuisine, des empreintes de ce qui fut accroché aux murs, la bouteille vide
d’un vin portugais, une plante desséchée dans son pot comme celles que
l’on voit dans les cimetières sur les tombes abandonnées –, je sens se
rétrécir l’espace autour de moi, et ma mélancolie est infinie.
CHAÎNE ALIMENTAIRE

Dans la vase, au fond d’un marais vendéen, près de Machecoul, une


petite épinoche déniche un ver et le dévore. Pour le digérer, elle remonte à
la surface dans l’eau tiédie par le soleil. Alors une aigrette blanche,
survolant la zone dans sa migration depuis l’Afrique vers l’Europe du Nord,
voit briller le petit poisson et pique pour l’avaler. Ravitaillé, un peu alourdi,
l’oiseau reprend son vol. Une semaine plus tard, ayant atteint l’Écosse,
l’aigrette est occupée à nidifier sur une rive du lac de Loch Bee, quand elle
est surprise par un renard roux, affamé, qui en fait son repas. Quelques jours
encore et, lors d’une chasse à courre dans la forêt du château d’Exford, le
renard épuisé, coursé depuis une heure, est rattrapé par Jeff, le chien chef de
meute qui le dépèce avant de s’en repaître. Son maître, Lord Babbington,
grand amateur de safaris sur les terres de l’ancien Commonwealth, emmène
Jeff pour une chasse au tigre en Chine. Blessé par un fauve déjà repu qui le
laisse s’échapper – bifurcation dans la succession des mangeurs mangés –,
le chien trouve refuge dans la cour d’une auberge où il est recueilli par un
cuisinier qui en fait aussitôt un ragoût selon une recette traditionnelle, pour
le servir à un vieil habitué amateur de chair canine. C’est peu de temps
avant que ce négociant tente, comme tant d’autres de ses compatriotes à
cette époque, de regagner Hong Kong à la nage en traversant la baie : il est
alors dévoré par un des nombreux requins en embuscade dans ces eaux où
se risquent tant de candidats à une autre vie. Le squale dévoreur d’hommes
est encore en train de digérer sa proie lorsque des pêcheurs qui vivent de
l’approvisionnement d’un des plus élégants restaurants flottants du port
d’Aberdeen parviennent à le harponner. Invité par des amis, producteurs de
films de kung-fu, à dîner dans cet établissement réputé, j’y commande la
célèbre soupe à l’aileron de requin. En dégustant cette chair fine et
succulente, j’ignore que je mange en même temps un ver de terre, une
épinoche du marais vendéen, une aigrette blanche venue d’Afrique, un
renard roux d’Écosse, un chien courant de la race anglaise fox-hound, un
être humain chinois, grand amateur de ragoût de chien, et un requin
mangeur d’hommes… Si j’apprenais cela d’un improbable narrateur qui
aurait pu suivre toute l’histoire, sans doute lui demanderais-je : par qui donc
vais-je être mangé ? Comment s’appellera cette bête ? À quoi ressemblera
la dévoration ? Quelle sera la suite de cette chaîne infinie ? Qui aura le
dernier mot ? Y aura-t-il une fin à toutes ces fins ?
LE MARCHÉ AUX VOLEURS

Je me suis toujours intéressé aux objets usagés qui passent de main en


main – et qui sont donc au moins de seconde main, comme on dit… –,
survivant à leurs propriétaires successifs. Il est donc normal que j’aie une
passion pour les antiquaires, les bouquinistes, les brocantes, les marchés
aux puces, les vide-greniers… Chiner est un de mes loisirs favoris et
l’histoire que je vais raconter nous ramène d’abord à l’origine du mot, la
Chine, puis elle nous tourne vers une autre acception du verbe chiner, dans
un parler familier : draguer une fille… Quand j’arrive dans une ville où je
ne suis jamais venu, je commence par m’informer du jour et du lieu où se
tient l’équivalent de ce que sont les puces de Clignancourt à Paris, Porta
Portese à Rome, Portobello à Londres, Naschmarkt à Vienne, Chelsea à
New York…
Dans une ville où je suis passé récemment, au centre de la Chine, des
objets d’occasion de toutes sortes sont vendus dans ce qu’on appelle le
marché aux voleurs, et j’ai pu vérifier la justesse de ce surnom en y faisant
une expérience instructive. Après quelques pas parmi la foule dense, où
j’étais le seul Occidental et où se mêlaient clients, vendeurs, et ce qu’on
pourrait qualifier d’« intermédiaires », j’ai constaté avec consternation que
m’avait été dérobé l’appareil photo que je portais imprudemment en
bandoulière quelques minutes plus tôt. C’était un vieil appareil argentique,
et la pellicule qui se trouvait à l’intérieur avait été commencée à Paris,
quelques jours avant mon départ en voyage. Le voleur avait pu se demander
quelle était la valeur réelle de sa prise à une époque où les appareils
numériques ont disqualifié les techniques historiques de la photographie,
mais dans un pays où la production massive des technologies nouvelles
donne l’intérêt de la rareté aux vieilles machines. Je continuais de me frayer
un passage parmi la foule, désormais plus attentif, tenant serré le contenu de
mes poches où se trouvaient de l’argent et des pièces d’identité. Je tentais
de me faire une philosophie de ma mésaventure, considérant que j’étais
venu là pour une sorte d’échange : contre le vieil appareil photo qui venait
de m’être volé et qui m’avait accompagné pendant tant d’années, j’allais
acquérir à un prix imbattable un objet volé à quelqu’un d’autre. On m’avait
cependant prévenu des innombrables contrefaçons et, à contrecœur, car les
affaires étaient tentantes, j’avais refusé une montre Omega Speedmaster de
1957, choisie par la NASA, un stylo Parker 51 – modèle original créé en
1941 par László Moholy-Nagy –, une machine à écrire Olivetti Lettera 22 –
rendue célèbre pour avoir été utilisée par Pier Paolo Pasolini –, une
porcelaine de l’époque Ming, qui devaient tous être de parfaites imitations.
J’en étais venu à me demander, lorsque la contrefaçon est irréprochable,
quelle est la nature du sentiment ou du raisonnement qui la prive de la
valeur de l’objet authentique, dont elle ne se distingue en rien, si ce n’est
par son histoire, son lieu et sa date de fabrication : peu de choses en somme
au regard de la parfaite conformité matérielle. J’avais été sur le point de
revenir sur mes pas pour retrouver l’homme aux allures de spécialiste qui
m’avait proposé un modèle historique de chronomètre Omega en or blanc
au prix d’une Swatch en matière plastique. Mais remonter la foule à contre-
courant s’est avéré un exercice insurmontable, et d’ailleurs bien hasardeux
puisque les nombreux remous de ce courant avaient sans doute brouillé la
piste de mon vendeur. À force d’hésiter, je me faisais bousculer et ballotter
par ceux à qui je barrais le chemin, et je craignais qu’à la faveur de tous ces
frottements un autre artiste du vol à la tire ne parvînt à me soutirer le
bracelet-montre ancien, une Zenith carrée à cadran bleu, que je m’efforçais
de cacher sous ma manche. J’ai repris mon chemin avec toujours en tête de
trouver l’objet dont je ferais l’acquisition à bon prix, fût-ce un faux, en
échange de l’appareil photo que j’avais perdu et qui, lui, était un
authentique Nikon F made in Japan des années soixante. À chaque offre
que je repoussais, je me reprochais la méfiance qui m’avait finalement fait
douter que ce fût une bonne affaire. Je me réconfortais en pensant que
ce marché était immense et que je finirais bien par trouver l’objet qui
viendrait remplacer moralement, sinon dans son usage, celui qui m’avait été
dérobé. Je me disais que si je repoussais avec prudence des propositions à
première vue fort alléchantes, c’était parce que j’attendais inconsciemment
la découverte de l’acquisition incontestable, celle qui résisterait à tout
doute, à toute suspicion, à toute hésitation.
J’avais décidé de consacrer la matinée à la visite de ce marché, d’où je
m’étais imaginé revenir chargé de nombreux achats qui ne m’auraient guère
ruiné, et je prenais mon temps. Je n’envisageais même pas de parvenir aux
confins du territoire où s’installaient les milliers de vendeurs une fois par
semaine, ni d’atteindre une quelconque issue qui aurait marqué la fin de
mon parcours, puisque je circulais plutôt dans un labyrinthe infini. Au
regret d’avoir perdu mon appareil photo se substituait la crainte de me
perdre moi-même, sans jamais pouvoir m’extraire de cette humanité
innombrable, de me tirer de là, de trouver la sortie, puis le chemin du retour.
On peut d’ailleurs se demander s’il est possible dans un tel lieu, parmi de
tels virtuoses des tours de passe-passe, de résister au risque d’être
dépossédé de soi-même, du moins sur le plan de l’identité civile : les
passeports étrangers authentiques restent très prisés dans un pays où le
marché des faux papiers est prospère. Je n’entendais pas renoncer à mes
recherches, mais plus j’avançais et plus j’éprouvais le sentiment de devoir
sauver ma personne, même si j’avais déjà commencé à être un autre en
n’ayant plus, pendu à mon épaule, l’éternel appareil photo dont je ne
m’étais jamais séparé depuis l’adolescence, quand je l’avais reçu en cadeau
d’un être cher. J’ai hésité entre la décision de continuer à me laisser
emporter par le courant de la foule qui finirait bien par me conduire quelque
part, parmi les milliers d’autres participants au même voyage, et la tentative
d’échapper à cela comme un nageur emporté par le courant d’une rivière
qui essaye de s’en extraire pour regagner une rive. Le temps que j’avais
prévu de consacrer à cette visite en quelque sorte rituelle, quelle que soit la
ville où je me trouve, était presque écoulé, quand soudain m’apparut un
visage dont l’expression bienveillante et familière m’a fait comprendre que
j’avais enfin devant moi l’homme qui allait me proposer l’offre de la
dernière chance, afin que je ne revienne pas bredouille. Parmi la foule des
gens aux côtés de qui je piétinais, il semblait n’avoir attendu que moi,
guettant mon arrivée, fixe et solitaire au milieu du mouvement général. On
aurait dit qu’il me connaissait et qu’il m’avait laissé venir à lui. Je me suis
approché avec confiance, et l’homme m’a attiré légèrement à l’écart, là où
les vendeurs exposent leurs marchandises, sur des tréteaux de fortune ou à
même des bouts de tissu déployés sur le sol. Il prenait l’air de quelqu’un qui
m’avait élu comme le privilégié à qui il allait faire une proposition
exceptionnelle. Je me suis dit qu’il s’agissait là d’une ruse classique de
vendeur. Il a attendu que nous soyons tout près l’un de l’autre pour que la
marchandise qu’il allait me montrer n’attirât pas les regards et d’autres
convoitises. Ce que j’ai vu sortir de sous son long manteau gris était un
appareil photo, un Nikon F des années soixante semblable à celui que je
venais de perdre dès mes premiers pas dans le marché. Avec une certaine
naïveté, je me suis d’abord dit : cet homme a un don de voyance, il sait ce
dont j’ai été dépouillé et qui me manque, il m’en propose une bonne copie
en remplacement. Il m’a laissé lui prendre l’appareil des mains, et j’ai pu
l’examiner tout à loisir. Ce n’était pas une contrefaçon ni même un autre
Nikon authentique du même modèle que le mien, c’était précisément le
mien. J’en ai été convaincu en retrouvant les quelques marques particulières
et les griffures dont je me rappelais chaque circonstance. J’ai seulement
constaté que le compteur de vues indiquait un nombre de photos prises bien
plus élevé qu’au moment où l’appareil m’avait été volé. En fait, le rouleau
de pellicule était proche de la fin. Avec toujours la même ingénuité, j’ai
d’abord vu un bienfaiteur dans celui qui me faisait cette offre, celui qui me
restituait l’objet si cher que j’avais perdu, faute d’avoir assez veillé sur lui.
Il m’a fallu quelque temps pour réaliser que l’homme qui proposait de me
vendre cet appareil était celui qui me l’avait subtilisé. Le prix qu’il en
demandait ne correspondait pas à sa valeur chez un marchand d’occasions
dans un pays où les appareils argentiques sont encore prisés et recherchés,
c’était plutôt le montant d’un service rendu, une sorte de prime à
l’honnêteté. En lui donnant de l’argent, j’allais remercier le vendeur de me
rendre plutôt que de me vendre un objet trouvé qu’il aurait pu garder ou
proposer à quelqu’un d’autre. J’ai longtemps continué de considérer
raisonnable cette vision des choses, et acceptable cette morale de la fable où
je devais accepter le rôle du grugé. Cette règle du jeu du « marché aux
voleurs » n’était-elle pas une façon d’introduire dans l’économie générale
de l’offre et de la demande, du vendeur et de l’acquéreur, des personnes
exclues de ce système, qui n’ont jamais rien à vendre ni rien à acquérir ?
L’homme en question n’effectuait-il pas un travail bien réel et même utile ?
Et ne m’avait-il pas sauvé d’être dépossédé de mon appareil par un autre
voleur qui eût été moins loyal, moins scrupuleux ? Je n’ai même pas eu le
réflexe habituel de marchander, j’ai accepté le prix sans discuter, et je me
suis considéré bien chanceux. La perte dont j’avais été victime était réparée
à moindres frais, et je ne pouvais qu’être reconnaissant à celui qui me
restituait une part de moi-même dont je m’étais cru privé à jamais.

Un peu plus tard, de retour à mon hôtel, et l’appareil photo ayant retrouvé
sa place parmi mes affaires de voyage, j’ai mieux compris l’expression
marché aux voleurs. C’est donc un marché où les voleurs deviennent
aussitôt vendeurs et où, en tant que vendeurs, ils ne sont plus voleurs. J’ai
évalué avec admiration la rapidité avec laquelle celui qui m’avait soutiré
mon appareil photo avait parcouru le chemin jusqu’au point où il était allé
m’attendre, et la science qu’il avait manifestée du flot des visiteurs sans se
tromper sur le lieu où j’atterrirais inévitablement, comme les débris charriés
par un cours d’eau finissent toujours par atteindre un certain renfoncement
de la berge, selon leur encombrement et leur capacité à flotter. J’appréciais
également sa probité car, me disais-je, il aurait pu proposer l’appareil à
n’importe quel autre client, un pigeon comme on dit, moins informé que
moi de la juste cote d’un Nikon F et dont il aurait obtenu un bon prix en lui
servant un habile boniment sur la rareté d’une machine historique, devenue
mythique. Il avait préféré attendre et me le proposer, sachant qu’il n’aurait
pas besoin de me faire l’article, que c’était une façon d’atténuer sa
culpabilité et de réparer sa faute, à supposer qu’il eût connu de tels remords.
C’étaient de bonnes manières en somme, celles de quelqu’un qui respecte la
règle du jeu, et avec qui on ne peut refuser de jouer.

Si cette petite histoire s’arrêtait là, elle serait déjà édifiante, me semble-t-
il, offrant une sorte de leçon de conduite, de philosophie et d’économie
politique. Mais elle s’est compliquée d’une énigme. Pour vérifier que
l’appareil n’avait pas souffert, j’ai fait fonctionner les mécanismes
d’avancement de la pellicule et de l’obturateur, en prenant au hasard par la
fenêtre de ma chambre les cinq dernières photos qui restaient sur le rouleau.
À mon retour en France, j’étais impatient de faire développer le film qui
avait été témoin de cette aventure, et d’en interroger la mémoire dont une
partie m’échappait : les quelque deux heures passées entre le moment du
vol et celui de ce que je pourrais appeler la restitution à l’amiable. Ce que
j’ai découvert, impressionné sur l’émulsion après son développement, reste
pour moi sans explication. Et ce mystère tient entièrement à cette
particularité de la photographie argentique qu’il faut attendre pour voir et
que, pendant quelque temps après la prise de vue, l’appareil et la pellicule
gardent le secret de ce dont ils sont dépositaires. En effet, entre les cinq
premières photos que j’avais prises à Paris, avant mon départ, un dimanche
où je m’étais promené au Jardin des Plantes, et les cinq dernières, prises
depuis la fenêtre de ma chambre en Chine, pour finir le rouleau après avoir
récupéré l’appareil, deux heures après l’avoir perdu, il y avait environ
vingt-cinq clichés pris au Brésil, avec des vues très reconnaissables de la
baie de Rio, une ville où je ne me suis jamais rendu. Comment expliquer
qu’entre le moment où l’appareil m’avait été dérobé et celui où j’avais pu le
racheter au voleur, c’est-à-dire pendant ces deux heures dont je viens de
parler, l’appareil ait pu faire l’aller-retour entre la Chine et le Brésil, aux
mains de quel utilisateur ? La seule explication rationnelle eût été un
voyage que j’aurais effectué à Rio de Janeiro entre ma promenade au Jardin
des Plantes à Paris et ma visite au « marché aux voleurs », quelque part au
cœur de la Chine. Une telle hypothèse suppose que je serais victime d’un
grave phénomène de trou de mémoire, ce que démentent catégoriquement
toutes les recherches et les interrogations adressées à mon entourage au
sujet de mon emploi du temps. D’ailleurs, si j’avais oublié avoir fait un
voyage au Brésil, je serais à coup sûr en traitement pour un cas d’amnésie,
voire pour un début de maladie d’Alzheimer. En cherchant encore, j’avais
trouvé cette autre solution à l’énigme : ce n’aurait pas été le jour même où
l’appareil m’avait été subtilisé à mon arrivée dans le « marché aux voleurs »
que je l’aurais récupéré, mais une semaine plus tard, lors d’une seconde
visite que j’y aurais faite. Cela aurait laissé le temps à mon voleur de se
rendre au Brésil, et d’y utiliser mon appareil photo, avant de songer à le
revendre. Mais, outre la totale invraisemblance de cette explication, cela
supposerait à nouveau un sérieux trouble de ma mémoire. D’ailleurs je
dispose de diverses preuves attestant que j’avais quitté la Chine dès le
surlendemain de mon aventure, et que je n’avais donc pu faire aucune
nouvelle visite au « marché aux voleurs », lequel se tient une fois par
semaine.
Ce n’est pas encore tout, et c’est à nouveau une des propriétés de l’image
photographique qui ouvre cette aventure sur un autre infini d’hypothèses :
la possibilité d’être agrandie jusqu’à ce qu’apparaissent des détails cachés
dans une vue d’ensemble. Je suis resté plusieurs jours enfermé dans un
laboratoire, occupé à tirer des agrandissements de toutes les images du
fameux rouleau, et à les analyser à la loupe l’une après l’autre. Cette
recherche m’a permis de reconstituer une sorte de récit photographique dont
l’auteur reste masqué. Dans les images prises au Jardin des Plantes, j’ai
repéré, parmi un groupe de touristes chinois arrêtés devant une cage à tigre,
et qui s’était trouvé par hasard dans le champ de ma prise de vue, un
homme en qui il me semble reconnaître celui qui m’a subtilisé puis revendu
mon appareil quelques jours plus tard. À ses côtés se tient une belle jeune
fille de son pays, vêtue d’un long manteau d’hiver, qui laisse deviner une
silhouette élancée. Plus loin, parmi les photos prises au Brésil par Dieu sait
qui, on peut identifier la même jeune Chinoise, plus légèrement vêtue, et
dont les formes sont dévoilées, alors qu’elle joue au volley-ball en maillot
de bain avec un groupe d’amis sur la plage de Copacabana. Enfin, dans les
cinq derniers clichés que je sais avoir pris au hasard depuis ma chambre
d’hôtel en Chine, on distingue, dans une chambre qui était face à la mienne,
en léger contrebas, de l’autre côté d’une cour intérieure, une jeune femme
nue, allongée sur le lit. À la faveur d’un fort agrandissement, je reconnais
une fois encore le visage de la jeune touriste d’abord repérée au Jardin des
Plantes en manteau d’hiver, puis en bikini sur la plage au soleil de Rio de
Janeiro, et qui est maintenant là, nue, dans la chambre face à la mienne, de
cet hôtel où j’ai séjourné, quelque part au cœur de la Chine. Cette séquence
en images semble obéir à la logique d’un récit où un personnage féminin se
dénude peu à peu devant l’objectif d’un photographe qui la suivrait partout :
une sorte d’effeuillage mis en scène au fil des saisons, des pays et des lieux,
le journal photographique d’une aventure amoureuse et sexy, avec une jeune
Chinoise que j’aurais « chinée »… Les images sont là, chronologiquement
alignées sur le rouleau de pellicule, à une étape du processus
photographique où aucun trucage ne peut encore avoir eu lieu. Et la
recherche de mon rôle dans une histoire dont les traces en images sont aussi
incontestables me plonge dans une perplexité infinie.
AURÉLIEN MBACKÉ

Mathieu, le plus proche condisciple et ami de mes années de lycée, s’était


découvert très tôt la vocation de devenir éditeur. Cela avait donné lieu à de
longues conversations passionnées sur l’histoire et l’avenir de la littérature,
où je lui avais décrit les grands projets romanesques par lesquels, à
l’époque, j’entendais inaugurer ma propre carrière d’écrivain. De nos
échanges, de notre complicité, de nos enthousiasmes communs, de notre
confiance en l’avenir était né entre nous le contrat moral que je lui
soumettrais en priorité mon premier texte, et qu’il serait le premier à me
publier, le découvreur du jeune auteur qu’il me prédisait que je deviendrais.
Le temps avait un peu passé, mais nous étions encore l’un et l’autre sur
les bancs des mêmes amphithéâtres à l’université lorsque, plus rapide que
moi dans ses projets, il avait réussi à fonder sa maison d’édition et à mettre
en œuvre son destin précoce. Alors que Mathieu lançait ses premiers appels
à manuscrits à ceux d’entre ses amis et connaissances en qui il pressentait
du talent, il me pressait de lui remettre ma copie. Je n’osais lui révéler le
retard pris par mes ambitions sur les siennes, et lui avouer que j’étais encore
loin d’avoir écrit la moindre ligne. Pour ne pas le décevoir plus longtemps,
je m’étais enfin décidé un jour, après le temps des dissertations orales sur
nos conceptions de la littérature, à passer à l’acte. C’était encore les années
où, entraîné au bachotage intensif sans renoncement aux plaisirs, mes
meilleurs moments de productivité intellectuelle étaient nocturnes. Je
m’étais promis d’envoyer à mon ami ne serait-ce que le chapitre 1 de mon
premier roman, et je m’étais donc préparé à une longue nuit de travail, en
ayant bu plusieurs tasses de café avant de m’attabler devant ce qu’on
appelle traditionnellement une page blanche. Voici le début du texte que je
lui avais envoyé dès le lendemain matin, avec une lucidité affaiblie par la
fatigue d’une nuit sans sommeil et par l’exaltation d’avoir respecté le
contrat que je m’étais passé à moi-même :

« Aurélien Mbacké avait été momentanément exclu de son club de foot


pour avoir passé une nuit d’excès dans une boîte à la mode, la veille d’un
jour d’entraînement, auquel lui et tous ses coéquipiers étaient tenus :
c’était la saison des tours préliminaires pour la Coupe de France en août
et septembre 2002.
Quelques jeunes joueurs encore immatures, mais animés par l’audace
et l’arrogance, prétendaient faire chuter le patron de la fédération, ami
intime du Président de la République. Et le club (qui était dans le
collimateur des responsables fédéraux et du pouvoir politique) avait été
condamné à jouer ses matchs à huis clos. Le lendemain de son incartade
et de sa provocation, Aurélien fut interdit de terrain pour indiscipline.
D’abord très déprimé, il se consolait depuis deux semaines du malheur de
n’avoir plus à s’entraîner huit heures par jour, et il passait son temps très
agréablement avec sa petite amie, une star de la téléréalité, chez son père
divorcé, riche négociant, qui lui prêtait à Saint-Denis un bel appartement
dans une résidence de luxe avec piscine, et vue sur le Stade de France, le
lieu de tous les rêves. Etc. »

Le surlendemain de mon envoi, j’ai reçu de mon ami, futur grand éditeur,
encore débutant mais avec déjà un excellent jugement, le texte suivant, en
guise de réponse :

« Lucien Leuwen avait été chassé de l’École Polytechnique pour s’être


allé promener mal à propos, un jour qu’il était consigné, ainsi que tous
ses camarades : c’était à l’époque d’une des célèbres journées de juin,
avril ou février 1832 ou 1834.
Quelques jeunes gens assez fous, mais doués d’un grand courage,
prétendaient détrôner le roi, et l’École Polytechnique (qui est en
possession de déplaire au maître des Tuileries), était sévèrement
consignée dans ses quartiers. Le lendemain de sa promenade, Lucien fut
renvoyé comme républicain. Fort affligé d’abord, depuis deux ans il se
consolait du malheur de n’avoir plus à travailler douze heures par jour. Il
passait très bien son temps chez son père, homme de plaisirs et riche
banquier, lequel avait à Paris une maison fort agréable. »

Ce texte, photocopié par mon ami d’après une édition ancienne, qui
portait encore l’estampille de la librairie Corti, était suivi en bas de page de
cette note laconique, manuscrite à l’encre : « Première page de Lucien
Leuwen, Stendhal, 1894. Ton ami, Mathieu ».
Je ne savais comment interpréter cette réaction de mon ami, futur grand
éditeur. S’agissait-il de l’amicale correction à un condisciple en danger de
devenir un plagiaire, ou d’une méditation en perspective sur d’importantes
questions : la littérature est-elle condamnée à toujours raconter les mêmes
histoires ? Est-ce à travers la variation de ses thèmes que la littérature est le
reflet de son époque et des changements d’une société ? Un jeune auteur qui
se lance dans l’écriture peut-il échapper à l’empreinte, même involontaire,
des modèles qu’il admire ?
Si je comparais les deux pages d’ouverture de Lucien Leuwen d’un côté
et de mon Aurélien Mbacké de l’autre, force était de constater la justesse du
terme « empreinte ». Il s’agissait en effet plutôt d’imprégnation que
d’emprunt. Car, plus encore que leur appartenance commune au genre très
ancien et répandu de la biographie, ce qui apparaissait avec évidence c’était
une pensée et sa traduction en mots et en phrases, coulées dans le même
moule que le modèle stendhalien. Je n’avais pas le souvenir d’avoir jamais
appris par cœur le texte de Lucien Leuwen – comme Julien Gracq (publié
chez Corti…) avait appris par cœur l’intégralité de La Chartreuse de
Parme –, même si ce roman avait marqué mon jeune esprit, avec cet
inachèvement qui avait pu me faire imaginer à mon compte la suite et la fin
du destin de Lucien.
La leçon que je tirais de ce qu’il me fallait considérer comme un faux pas
était que, faute d’avoir été pressé par un thème qui m’aurait concerné de
façon intime et urgente, ou par les ambitions d’invention dans l’écriture qui
marquent légitimement un premier roman, j’aurais mieux fait de me taire,
comme on dit, c’est-à-dire de m’abstenir. Et je pouvais commencer par me
demander pourquoi l’influence d’un grand auteur du XIXe siècle s’était
imposée à mon insu, alors que c’était Franz Kafka, James Joyce ou Thomas
Bernhard qui me convainquaient des enjeux et de l’intérêt d’être un
écrivain. Seul le désir de satisfaire à la hâte l’attente de mon ami, et de ne
pas le décevoir, ainsi que quelques faits divers qui faisaient la petite
chronique du milieu du sport pour lequel ma curiosité était plutôt critique
m’avaient lancé dans l’histoire d’un jeune footballeur français d’origine
sénégalaise, né et vivant dans la banlieue parisienne, et de ses projets de
vie, partagés par tant d’autres de ses camarades de la même génération,
candidats à la fortune et à la gloire en n’ayant d’autres mérites et de savoir-
faire que de taper à peu près comme il faut dans un ballon. Je me demandais
quel serait le chemin à accomplir pour passer non seulement de la littérature
du XIXe siècle à celle d’aujourd’hui, ou encore des histoires contemporaines
aux histoires de toujours, mais en vérité d’un monde à un autre. Entre les
ambitions et le destin de Lucien Leuwen et ceux d’un Aurélien Mbacké,
entre le monde des romans qui avaient construit ma sensibilité et la société
qui devait l’inspirer aujourd’hui, y avait-il un raccord possible ou la
distance était-elle infinie ?
UN FLAMAND

Pour me rendre en repérages au musée du Louvre, où je préparais le


tournage d’un film documentaire, j’avais pris le métro à la station Porte
Maillot sur la ligne 1 qui y conduit sans qu’on ait à changer. Je me suis
retrouvé dans une voiture remplie de touristes qui parlaient diverses
langues. J’imaginais que tous avaient la même destination que moi, alors
que d’autres arrêts, sur l’axe La Défense – Château de Vincennes, sont des
sites touristiques célèbres : Étoile, Champs-Élysées, Concorde… Parmi les
jeunes filles brunes ou blondes, méditerranéennes ou scandinaves,
africaines ou slaves, je cherchais le visage de la jeune étrangère que tout
Parisien rêve d’entraîner dans un roman, en lui faisant découvrir les
charmes de la capitale. Mais je ne trouvais que des physionomies peu
avenantes. Mon regard est alors tombé sur le visage d’un homme d’une
soixantaine d’années dont l’expression vide m’est apparue comme une
énigme. La peau un peu fanée, les paupières rougies dépourvues de cils, les
pommettes hautes légèrement saillantes, les lèvres minces, ce visage aurait
pu être aussi celui d’une femme au seuil de la vieillesse. De quelle longue
histoire cet individu était-il issu, dont les traits portaient la trace et
racontaient la fatigue ? Parmi le brouhaha, j’ai prêté attention à sa voix,
mais je ne l’ai entendue que dans sa réponse en deux mots à la question
d’une gamine blonde qui pouvait être sa petite-fille, pas assez pour que je
puisse identifier leur langue. À leur physique, j’imaginais des Hollandais,
des Suédois ou des Russes. J’éprouve une curiosité infatigable dans le
déchiffrage d’une physionomie, dans la reconstitution de son histoire selon
mon imagination, ce qui revient bientôt à en faire un personnage de fiction.
Quand cet intérêt se porte sur un visage féminin, et à plus forte raison si la
figure est séduisante, l’insistance à le regarder, quelle qu’en soit
l’innocence, devient vite inconvenante, et même risquée par les temps qui
courent… J’y renonce à contrecœur. Mais cet homme d’un certain âge, avec
son visage banal, sans aucune particularité qui pût susciter un quelconque
intérêt ni la moindre curiosité indiscrète, m’offrait un sujet de
contemplation que je pourrais dire plat, anodin, ne présentant aucun motif
pour que cela fût mal interprété. Il n’était marqué par aucune blessure, ni
aucune infirmité de nature à attirer le regard avec une curiosité déplacée. Je
ne sais plus quelle histoire j’ai inventée comme biographie de ce
personnage, dont j’ignorais l’origine, et je me disais qu’une personnalité
remarquable – un grand artiste, un savant éminent, un bienfaiteur de
l’humanité – peut se cacher derrière un physique insignifiant. J’espérais à
chaque instant que la fillette blonde lui adresserait à nouveau la parole, et
qu’un échange entre eux révélerait la langue qu’ils parlaient. Au fil des
stations, la configuration des passagers changeait dans le wagon. Bon
nombre étaient descendus à Champs-Élysées, et la promiscuité entre les
voyageurs s’était desserrée. Je pouvais alors découvrir sous différents
angles la physionomie qui était devenue le sujet de mon observation
attentive : après avoir longuement étudié son profil gauche, j’ai pu le
regarder du côté droit, puis de face, et même de dos lorsqu’il s’est retourné,
découvrant une coupe de cheveux très courte qui rendait la nuque et le cou
expressifs à leur façon. J’étais sûr de pouvoir continuer à l’observer jusqu’à
la station Louvre, où je ne doutais pas qu’il descendrait avec sa petite-fille
pour une visite du musée, car les arrêts les plus prisés des touristes étaient
maintenant derrière nous. Je pouvais me concentrer sur des détails –
ossature du nez, des arcades sourcilières et de la mâchoire, forme des
oreilles, dessin des lèvres… –, et il me semblait connaître si bien ce visage,
avec sa bouche inexpressive et son regard éteint, que j’aurais pu le dessiner
les yeux bandés. Lorsque, surpris, j’ai vu l’homme et la fillette descendre à
la station Tuileries, j’ai été déçu, d’abord parce qu’ils ne se rendaient pas au
Louvre comme moi, et puis parce que j’étais privé de quelques minutes
d’observation supplémentaires, comme à un dessinateur manqueraient
quelques instants avant d’avoir pu saisir sur le papier tous les traits d’une
esquisse. Peut-être l’homme emmenait-il la gamine se promener au Jardin
des Tuileries, où diverses attractions sont proposées aux enfants ? En tout
cas, la tête de ce personnage m’était devenue si familière qu’elle était
désormais celle de quelqu’un que j’aurais connu intimement, et dont je
garderais le souvenir à jamais.
Quand, avec ce qui restait du groupe de touristes étrangers, nous sommes
arrivés à la station Louvre, j’ai entendu, parmi l’animation des échanges à
la descente du train, des paroles en diverses langues, ignorant si l’une
d’elles était celle de l’homme et de la petite fille. Auraient-ils appartenu à
l’un de ces groupes, à l’une de ces nationalités, mais avec un autre
programme pour leur visite de Paris ce jour-là ? À la sortie du métro, et
passant sous les guichets du Louvre vers la pyramide par où se fait l’entrée
du musée, j’ai continué de côtoyer les passagers de mon wagon. Je les ai
finalement laissés devant la billetterie, car j’avais rendez-vous avec une
conservatrice pour ma visite de repérage des espaces et des œuvres, en
préparation du film. Ce musée du Louvre que j’avais visité tant de fois,
depuis que j’y avais été emmené par ma mère pendant mon enfance, y ayant
fait la troublante découverte des représentations de femmes nues, ce musée
où par la suite j’avais donné si souvent rendez-vous à une amie étudiante de
l’École du Louvre, je savais que j’allais en quelque sorte le regarder pour la
première fois dans la perspective d’avoir à le filmer, et que ma véritable
connaissance des salles, de la circulation de l’une à l’autre, et des peintures
accrochées aux murs, allait débuter ce jour-là.
J’ai retrouvé la jeune conservatrice, peut-être une condisciple des
étudiantes en histoire de l’art que j’avais fréquentées, et j’ai commencé à la
suivre alors qu’elle me faisait parcourir les différentes sections de la
collection des peintures. Mon attention était un peu distraite, car c’était une
jolie fille, et je l’observais à la dérobée avec plus d’intérêt que je ne
regardais des tableaux déjà si familiers. Je veillais cependant à me montrer
intéressé par ses propos, afin qu’elle ne surprît pas mon incorrigible
frivolité d’artiste vivant, parmi les artistes morts. Nous avons parcouru
toute la grande galerie dédiée à la peinture italienne, nous sommes passés
devant les Léonard de Vinci dans un accrochage différent de celui
d’aujourd’hui. Puis, dans les salles de la peinture française du XVIIIe siècle,
la sensualité de Watteau, de Fragonard et de Boucher ne cessait de m’inciter
à regarder en douce la jeune conservatrice – ému par la nudité de sa nuque à
la peau délicate et pâle, sous un chignon d’où s’échappaient quelques
cheveux blonds –, et je l’imaginais posant en costume de bergère pour une
scène de pastorale ou de fêtes galantes : étais-je déjà en train de rêver à mon
film, et le documentaire glissait-il vers la fiction ?
Cette tournure légère de mon esprit a brusquement changé lorsque nous
avons pénétré dans la première salle de la peinture flamande, plus austère,
moins sensuelle que celle des peuples latins. Mais surtout, mon regard
venait d’être capté au loin, à travers la foule, par la présence de l’homme
que j’avais longuement observé dans le métro jusqu’à ce qu’il descende
avant moi. Par réflexe, j’ai cherché près de lui la fillette qui l’accompagnait,
mais je ne la voyais pas. L’avait-il laissée aux Tuileries le temps d’une
visite au Louvre ? Me frayant un passage parmi les visiteurs pour
m’approcher de celui que j’avais reconnu, et qui me regardait fixement sans
savoir que je le connaissais, j’ai découvert que ce n’était pas l’homme lui-
même, observé dans le métro, mais son portrait. Cet homme était donc un
Flamand qui avait posé pour van Eyck, avec un turban rouge sur la tête,
cinq siècles plus tôt. J’avais traversé la salle à grandes enjambées, me
précipitant vers lui et laissant sur place, sans explication et avec goujaterie,
mon accompagnatrice qui devait rester perplexe sur le comportement
étrange des gens de cinéma… Pour justifier mon attitude lorsqu’elle m’a
rejoint, je n’ai pu lui dire que ceci : « Je connais cet homme, il était dans le
métro il y a quelques instants… » Amusée, indulgente, elle m’a répondu :
« Vous avez croisé quelqu’un qui lui ressemble, cela se produit parfois. »
Avec une certaine impatience, qui aggravait ma grossièreté, je me suis
exclamé : « Non, vous ne comprenez pas ! Ce n’est pas ça du tout… Il ne
s’agit pas de ressemblance, cela n’aurait aucun intérêt. L’homme qui était
dans le métro tout à l’heure, c’est lui. La ressemblance tient au talent du
peintre, connu pour son réalisme. Mais son modèle est l’homme qui était
dans le métro, j’en suis absolument certain. » La jeune femme m’a interrogé
avec un air espiègle : « Et s’il s’agissait d’un autoportrait, comme certains
spécialistes le pensent ? » J’ai répliqué sans hésiter que, dans ce cas, van
Eyck était dans le métro sur la ligne La Défense – Château de Vincennes,
une heure plus tôt. La conservatrice s’est alors abstenue de s’attarder sur le
sujet et, pour conclure sans poursuivre cette dispute enfantine, elle m’a
adressé un sourire compréhensif. Elle me prenait sans doute pour un
farfelu : qu’avais-je à faire de sa compréhension ? Elle est une éminente
historienne de la peinture et je suis un créateur d’images, me disais-je. Elle
connaissait à merveille l’histoire du tableau de Jan van Eyck, et moi je
rêvais au destin mystérieux des êtres vivants, à la relation entre l’identité
profonde et la physionomie, à la variété certes immense mais non sans
limite des visages que peut prendre la personne humaine.
Entre nous la perspective d’une complicité s’est évanouie dans le constat
d’une distance infinie. Je lui ai dit pour détendre l’atmosphère : « J’aimerais
tellement découvrir le tableau libertin de Fragonard pour lequel vous avez
sans doute posé, comme Le Feu aux poudres peut-être… » Je crois qu’elle a
rougi, et le teint de son visage a ressemblé à celui d’un personnage de
Nicolas Lancret. Elle m’a répliqué : « Je ne suis pas aussi vieille que vous
le pensez. Je vous assure qu’il y a deux siècles je n’étais pas encore prête à
poser pour Fragonard ! » Sans rire, je lui ai rétorqué : « Et alors… ? Lui
était prêt ! »
UN QUATUOR

Nous étions quatre camarades, issus ensemble de l’Académie supérieure


de musique, avec chacun un premier prix pour nos instruments respectifs.
J’étais violoniste. Liés entre nous par ce qu’on a appelé les affinités
électives, nous avions décidé de former un quatuor à cordes, et choisi de
prendre le nom de Mitteleuropa Quartet. Nos professeurs bien-aimés et les
auditeurs de nos premiers concerts en public, parmi lesquels de nombreux
amis, nous encourageaient et prédisaient une belle carrière à notre
formation. Un agent s’était empressé de nous prendre sous contrat avec
l’ambition de nous promouvoir sur la scène internationale. Mais nous avons
débuté par des tournées en province, où nous nous faisions applaudir dans
les théâtres et les conservatoires municipaux. Tout avait bien commencé.

La ville de P… était la première capitale régionale où nous devions nous


produire devant un public plus nombreux et plus exigeant que d’habitude.
Le concert du Mitteleuropa Quartet était annoncé par des affiches dans les
rues avec le détail des œuvres au programme : le Quatuor no 6,
« Brazilian », de Heitor Villa-Lobos, le Quatuor no 12 en ut mineur de
Franz Schubert, le Quatuor no 2, « Lettres intimes », de Leoš Janáček, le
Quatuor no 3 en ut mineur de Béla Bartók. Dans la salle où nous sommes
arrivés, après avoir marché sous une pluie battante depuis le modeste hôtel
où nous étions logés, nous avons trouvé, en plus des grandes affiches, nos
quatre portraits photographiques accrochés dans le hall où les premiers
auditeurs commençaient à arriver, en avance. Chacun de nous s’est précipité
dans sa loge, dans la hâte de se sécher, de remédier aux dégâts de la pluie et
d’endosser sa tenue de concert. Des assistants nous ont accompagnés sur
scène, en portant nos instruments, et nous avons commencé à nous installer
avant que les portes de la salle soient ouvertes au public. Nous avons placé
les chaises selon les habitudes déjà prises entre nous, nous avons disposé les
partitions sur les lutrins et, quand tout a semblé en ordre, nous avons sorti
les instruments de leurs boîtes.
À l’instant où j’ai eu en main mon violon et l’archet, je me suis trouvé
dans une situation de panique : je considérais ces objets comme si je les
voyais pour la première fois, paralysé devant l’énigme qu’ils représentaient
soudain à mes yeux, ne sachant quoi en faire, incapable d’amorcer un
premier geste et de me souvenir comment j’aurais pu en tirer la moindre
note. De leur côté, mes amis avaient déjà commencé à s’accorder. Je les
regardais sans comprendre ce que je faisais là parmi eux, avec une brusque
envie de prendre la fuite. Je ne savais plus qui j’étais, je me demandais ce
qu’on attendait de moi dans cette situation où j’avais eu l’imprudence de
me laisser entraîner, sans autre raison que l’amitié, car je gardais la
conscience que les trois autres étaient pour moi des êtres chers, ce qui
rendait mon état d’autant plus pénible. Je n’avais rien à leur reprocher,
sinon de m’avoir accepté parmi eux, au lieu de m’alerter sur mon
inaptitude. J’étais paralysé, comme soudain frappé par un mystérieux
interdit qui m’aurait privé de tout droit, de toute capacité d’accès à la
musique. Quelle était donc la vieille histoire oubliée qui se rejouait là, dans
d’autres costumes ?
Sous le vague prétexte d’aller prendre un médicament contre le rhume
dont j’étais menacé par toute l’humidité accumulée sur mon dos, je suis
retourné précipitamment dans ma loge, et mes camarades, occupés à
peaufiner leurs réglages, n’ont pas remarqué que j’emportais avec moi mon
violon, cet objet que j’avais aussitôt remis dans son étui, pour ne plus avoir
à en interroger le mystère. Je ne suis passé par la loge que pour y enfiler
mes vêtements de ville et mon imperméable. J’ai pu quitter le théâtre
furtivement, par la sortie des artistes, évitant de traverser la foule qui
s’amassait dans le hall d’entrée et dont j’entendais la rumeur. Il me semble
que j’ai maudit tous ces gens d’être venus dans l’espoir de me voir et de
m’entendre. J’ai refait en sens inverse, courant sous la pluie qui n’avait pas
cessé, le chemin jusqu’à l’hôtel pour m’enfermer dans ma chambre. J’ai
commencé à grelotter sans savoir si j’avais pris froid, ou si j’étais secoué
par une angoisse irrépressible. D’une seconde à l’autre, je m’attendais à ce
que l’un de mes camarades ou un quelconque responsable du théâtre
municipal vînt me chercher, inquiet ou furieux de ma dérobade
irresponsable, tandis que le début du concert avait sans doute été retardé.
J’imaginais que le public s’impatientait alors que c’était une annulation
pure et simple qui me semblait inéluctable. Chaque bruit de pas dans le
couloir me faisait tressaillir. Je suis resté longtemps debout, immobile au
milieu de la chambre, comme une sentinelle au garde-à-vous attendant je ne
sais quel commandement, le regard fixé sur ce bagage d’une forme étrange
que j’avais déposé sur le lit : la boîte contenant mon violon. Je redoutais de
recevoir pour le moins un appel téléphonique avec l’injonction impérative
de regagner la salle. Le temps s’écoulant, le concert aurait dû débuter
depuis maintenant une heure déjà, et personne n’était venu me chercher,
aucune nouvelle ne m’était parvenue du théâtre municipal. J’ai passé le
reste de la soirée à m’interroger sur ce qui pouvait bien être arrivé.
Comment ma disparition soudaine avait-elle été interprétée, quelle
explication avait-il été donné au public, accouru pour entendre un ensemble
de musiciens dont la réputation s’affirmait, avant qu’ils ne se produisent
plus que dans les salles de concert les plus prestigieuses ? J’étais dévoré par
le remords et par l’inquiétude, ne comprenant rien à ce que je vivais, mais
conscient que j’avais laissé mes amis dans une situation critique. L’horaire
prévu étant dépassé depuis deux heures, il ne faisait pas de doute que le
concert avait été annulé, et je m’étonnais que ma brusque fuite n’ait suscité
aucune recherche, aucune tentative de me rattraper. Je me disais que,
comme cela arrive parfois, on était peut-être allé me chercher partout, sauf
là où il était évident que j’avais pu trouver refuge : ma chambre d’hôtel. J’ai
passé la nuit à attendre debout, grelottant au milieu de la pièce pauvrement
meublée et sans chauffage, convaincu que d’une minute à l’autre j’allais
être confronté à l’obligation de m’expliquer, ayant repoussé la tentation de
la désinvolture suprême qui eût consisté à me coucher et à chercher l’oubli
dans le sommeil, là où aucun cauchemar ne pouvait être pire que celui que
je vivais tout éveillé. Jusqu’à l’aube, j’ai éprouvé une angoisse qui me
paralysait sur place. Je ne me souviens plus comment j’ai fini par
m’endormir tout habillé sur une chaise, sans avoir reçu aucune nouvelle de
mes amis, ni de ce qui s’était passé au théâtre municipal. Du coup, c’est une
femme de ménage qui m’a réveillé vers midi, pour me signifier que je
devais libérer la chambre. Elle a juste dit, sur le ton d’un reproche, que mes
amis étaient partis depuis longtemps. J’ai demandé s’ils m’avaient laissé un
message. De mauvaise grâce, elle a fait non de la tête, sans consentir à en
dire plus. Son mutisme fut un nouveau motif d’inquiétude, comme s’il avait
tu un indicible désastre.

Avec dans une main la petite valise d’affaires personnelles que


j’emportais en tournée et, dans l’autre, la boîte de mon violon, j’ai quitté
l’hôtel piteusement, anxieux de ce que j’allais trouver en traversant la ville
en direction de la gare, comme si l’affaire du concert annulé avait pu
provoquer une émeute. Apercevant au loin le bâtiment néoclassique du
théâtre municipal, avec ses prétentieuses colonnes qui étaient une raison
supplémentaire de le détester, j’appréhendais de m’en approcher et d’y
découvrir les traces d’un événement fatal dans la carrière du Mitteleuropa
Quartet. J’évitais de marcher sur le même trottoir, mais, parvenant à la
hauteur du bâtiment de l’autre côté de la rue, mon cœur s’est mis à battre
plus fort au moment où je m’attendais à découvrir les inscriptions
annonçant brutalement et sans explication que le concert était annulé. Mon
angoisse est retombée d’un coup quand, à ma grande surprise, j’ai constaté
que les affiches intactes annonçaient maintenant un concert du Mitteleuropa
Trio, avec le détail d’un programme de trios pour instruments à cordes : le
Trio en si bémol majeur D. 471 de Franz Schubert, le Trio no 5 en ut mineur
de Johannes Brahms, le Divertimento pour trio à cordes en mi bémol
majeur de Wolfgang Amadeus Mozart et le Trio no 3 en ut dièse mineur
opus 17 de Béla Bartók. J’ai aussi entrevu dans le hall, derrière les vitres,
trois portraits photographiques, et mon soulagement a été immense de n’y
pas voir le mien. J’étais soudain rasséréné qu’une solution aussi simple ait
été trouvée à ma désertion, et que mes amis aient su improviser un
programme de rechange pour trois instruments à cordes. Je pouvais donc
disparaître sans manquer à personne sur terre, ai-je pensé. Mais mon
angoisse revenait si je m’interrogeais sur les indices que mes amis auraient
pu déceler d’une défaillance imminente de ma part, ce qui leur aurait permis
de prévoir la transformation de notre quatuor en trio, de modifier à temps le
programme du concert, ainsi que sa publicité. Je me posais la question
vertigineuse de savoir qui j’étais, qui je n’étais plus, qui j’allais devenir,
avec à la main, dans son étui, un instrument de musique dont je ne savais
que faire, et que je considérais à présent avec une sorte de phobie. Ma
consolation était de constater la discrétion et le tact de mes amis, qui
s’étaient débrouillés sans moi, qui ne m’avaient pas recherché, qui s’étaient
interdit de m’importuner, de me questionner, de me culpabiliser, d’exiger
que je me justifie, et qui peut-être m’avaient tout simplement oublié, ce qui
serait la meilleure des choses, ai-je conclu. En arrivant à la gare, où les
musiciens du Mitteleuropa Quartet auraient dû partir ensemble vers la
prochaine ville de leur tournée, je me suis encore demandé dans quel
endroit sur terre j’allais devoir me cacher, et de quel métier j’allais pouvoir
vivre. Il fallait que je disparaisse, qu’aucune de mes relations ne puisse me
retrouver, que je ne croise personne qui me reconnaisse. J’étais libre et sans
attaches, rien ne m’empêchait d’aller me réfugier à l’autre bout du monde.

Peu de temps après le concert avorté du Mitteleuropa Quartet, et la


première apparition du trio du même nom, j’ai pris la décision d’émigrer à
New York, comme à l’époque où d’autres avant moi avaient senti leur vie
menacée s’ils restaient en Europe. Quelque chose se rejouait en moi, écho
de je ne sais quelle histoire, dans des circonstances et avec des motivations
transposées. À New York, je suis devenu chauffeur de taxi : c’était le seul
métier dont j’étais capable dans cette ville où les émigrants de tous pays
peuvent être embauchés par une compagnie, et je savais que je n’étais pas le
premier violoniste à être devenu taximan. Pendant cinq ans, j’ai vécu
discrètement et modestement dans une petite chambre louée chez une
famille de Brooklyn dont le fils étudiait le piano et la fille le violon. Avant
que j’aie pu commencer à échanger sur des sujets musicaux avec les enfants
de la famille dont j’étais l’hôte, deux ou trois ans ont dû passer pendant
lesquels la musique était entièrement sortie de ma vie, alors qu’elle avait
occupé toute ma jeunesse pendant mes années d’études à l’Académie. Ils
s’étonnaient de mes connaissances, que je découvrais moi-même. Il me
semblait que je revenais peu à peu de l’interdiction qui m’aurait frappé
d’être un musicien. La famille recevait des journaux d’information
culturelle et musicale où il m’arrivait de trouver des nouvelles sur la
brillante carrière du Mitteleuropa Trio. J’étais surpris que mes anciens amis
se soient contentés de cette formation, qu’ils n’aient pas recruté un autre
violoniste afin de retrouver le répertoire plus riche des quatuors à cordes. Il
m’est arrivé d’interpréter cela comme un signe de fidélité et de loyauté de
leur part : auraient-ils ainsi continué de me garder une place parmi eux,
contre toute vraisemblance de ma réapparition et de ma réintégration dans
le monde de la musique ? Lorsque je conduisais un client à une salle de
concert, il m’arrivait d’échanger avec lui sur les œuvres au programme, et
ma culture musicale incita parfois l’un ou l’autre à m’offrir une place dont
je n’ai jamais fait usage.

J’ai appris un jour que le Mitteleuropa Trio entreprenait une tournée en


Amérique du Nord : d’abord le Canada puis les États-Unis, et les dates de
leur passage à New York étaient déjà connues. À l’approche du soir de leur
premier concert, j’ai craint qu’un de ces hasards incroyables que peut
réserver le destin ne me fasse embarquer à bord de mon taxi mes trois amis
à leur sortie d’un grand hôtel. Ce matin-là, en partant prendre ma Ford
Crown Victoria jaune au dépôt pour ma journée de travail, une étrange
disposition d’esprit m’a incité à emporter mon violon dans la boîte que je
n’avais pas ouverte depuis cinq ans. J’ai passé la journée dans une attente
vague, dont je n’aurais su préciser l’objet. J’avais vu dans le journal
l’annonce du concert que le Mitteleuropa Trio donnait dans la célèbre salle
du Carnegie Hall. Alors que pendant des années j’avais redouté de trouver
sur mon chemin les amis à qui j’avais faussé compagnie d’une manière
aussi inadmissible, j’éprouvais pour la première fois une fébrilité positive
face à l’éventualité de les croiser par hasard. Le soir venu, il s’est mis à
pleuvoir sur New York et j’ai pensé à un autre déluge avant un concert. Les
taxis voient dans les averses le meilleur moment pour charger des clients
qui se pressent au bord des trottoirs, levant la main à qui mieux mieux. Je
roulais au ralenti, guettant les passagers potentiels qui me faisaient signe.
Derrière le pare-brise que les essuie-glaces lancés à plein régime ne
parvenaient pas à dégager des trombes d’eau, je pouvais faire semblant de
ne pas les voir, et les gens ne comprenaient pas qu’un taxi qui s’affichait
libre ne s’arrêtât pas pour les faire monter. Je me suis demandé quelle serait
la situation si mes trois amis venaient à héler dans une rue de New York un
taxi dont ils découvriraient que j’étais le chauffeur. Je réalisai alors que ma
vision était celle d’un monde bien modeste, où un ancien violoniste virtuose
était devenu chauffeur de taxi et où ses trois camarades, prestigieux
musiciens, seraient obligés de prendre un taxi pour se rendre sous la pluie
sur le lieu de leur concert à New York. J’ai mesuré mon erreur d’évaluation
et, me souvenant avoir souvent déposé des personnalités du monde des
lettres et des arts dans le célèbre hôtel The Pierre, fréquenté par les
chanteurs, les chefs d’orchestre et les grands solistes, je m’y suis rendu sans
client et sans intention d’en trouver. À l’entrée de la rampe d’accès, j’ai
garé mon taxi négligemment comme si je l’abandonnais pour toujours.
Quelque chose me donnait une assurance aveugle dans un projet que je ne
percevais pas distinctement. Quand je suis arrivé dans le hall de l’hôtel avec
la boîte de mon violon à la main, un portier en grande tenue de général
d’opérette et en chapeau haut de forme est venu me soulager de mon
bagage. Il m’a aussitôt entraîné avec ces mots : « Suivez-moi, vos amis
vous attendent. » J’ai retrouvé mes trois compagnons perdus de vue depuis
cinq ans, occupés à embarquer dans une luxueuse limousine avec un coffre
immense où étaient déjà leurs instruments. Ils m’ont vu arriver comme s’ils
s’inquiétaient de mon léger retard, et sans manifester de surprise. Ils m’ont
demandé si tout allait bien, et si j’avais pris possession de la suite qui
m’était réservée à l’hôtel à proximité des leurs. Je venais de passer dans un
autre monde, sautant en marche là où mon destin était arrivé avant moi, en
mon absence.

À l’entrée de Carnegie Hall où se pressait le gratin des mélomanes new-


yorkais, qui déposaient leurs vêtements trempés au vestiaire, nous avons été
accueillis parfaitement secs sous les parapluies des officiels qui nous
attendaient, tandis que les flashs des photographes crépitaient. Dans le hall
d’accueil étaient suspendues de grandes affiches annonçant le passage à
New York du Mitteleuropa Quartet et les œuvres au programme de la
soirée. J’ai été porté sur la scène par un sentiment de réconciliation avec
l’histoire de ma vie, de gratitude envers le public qui acclamait notre
arrivée, et en qui j’ai vu l’humanité tout entière réunie là, fraternelle,
unanime, indistincte et infinie.
LE RIRE DE L’ORANG-OUTAN

J’avais conclu mes études en biologie animale par une thèse sur le
comportement des grands primates : gorilles, chimpanzés et orangs-outans.
C’était après m’être intéressé à l’expérience des Gardner, ce couple
d’Américains qui, à la fin des années soixante, à l’université du Nevada,
avait élevé ensemble leur fillette et la jeune guenon Washoe, pour comparer
les étapes de l’apprentissage chez un enfant humain et chez un jeune singe
nés au même moment. Ils avaient tenté de communiquer avec Washoe en
lui faisant apprendre, plutôt qu’un code oral, soumis aux propriétés
de l’appareil phonatoire, l’American Sign Language, le langage par signes
des sourds-muets en Amérique du Nord. Et j’étais resté sceptique à la fois
sur la démarche et sur les résultats, rêvant d’expérimenter des relations avec
les singes, non pas sur le modèle humain mais sur celui de l’animal, si tant
est qu’il puisse être analysé et imité à partir d’une perception et d’une
intelligence humaines.

À ma sortie de l’université, j’avais trouvé un premier poste au zoo de


Vincennes à Paris, que je fréquentais depuis l’enfance, fasciné par ce lieu
où un décor à grande échelle imité de la nature – l’immense rocher en béton
armé, abritant un ascenseur, les banquises en ciment, les savanes plantées
d’une végétation acclimatée, etc. – était pourtant envahi par le lierre et
habité par d’authentiques représentants de la faune sauvage : les grands
félins, les ours, les éléphants, les hippopotames, les zèbres, les autruches,
les singes hurleurs, les aigles et les condors… Je me suis longtemps
demandé si tous ces animaux étaient dupes d’un environnement entièrement
artificiel, ou si les bêtes captives avaient le pouvoir de ramener une
scénographie en carton-pâte créée par l’Homme à l’état d’un site naturel par
contamination, sous l’effet de leurs habitudes et de leurs comportements.
Je rêvais que la faune et la flore établies dans le zoo en débordent
l’enceinte, et finissent par envahir Paris. Le jardin zoologique de Vincennes
était comme une maquette géante de l’empire français au moment de
l’exposition coloniale de 1931, qui avait vu sa création. Désormais la
France n’avait plus de colonies et le zoo de Vincennes pourrait prendre un
sens inversé : l’implantation d’une première présence de la nature vierge,
susceptible de s’étendre et de coloniser Paris.

Le zoo possédait une intéressante collection de singes. J’avais eu la


chance d’assister à la naissance d’une petite guenon orang-outan, dont
j’allais pouvoir étudier le développement en me démarquant de l’expérience
des Gardner, mais conscient que je ne parviendrais jamais à échapper à une
forme d’anthropocentrisme. J’avais été adopté par les parents du jeune
animal, qu’on surnommait M. et Mme Pongo, du nom donné à ce genre de
singes, et j’étais devenu une sorte d’ami de la famille. Quand je leur rendais
visite, je me présentais comme « tonton Bob », et j’étais toujours accueilli
chaleureusement par ces êtres généreux, placides, volontiers partageurs.
Parfois, j’ai même cru entendre l’un de mes hôtes murmurer à mon
approche les mots : « tonton Bob », qui correspondaient assez bien aux
capacités phonatoires de ces animaux plutôt silencieux dont la sagesse est
légendaire. J’avais expérimenté divers modes de communication avec ces
hominidés d’une intelligence troublante, pratiquant avec eux aussi bien la
communication orale que gestuelle. C’était alors le début des expériences
d’apprentissage des écrans tactiles informatiques par les orangs-outans, et
j’ai vite compris que toute innovation susceptible de leur faciliter la vie était
adoptée par les singes, même si elle leur était fournie par l’Homme.
D’ailleurs, la découverte du feu n’a-t-elle pas été une amélioration que
l’Homme lui-même a reçue d’une instance étrangère, mystérieuse et
supérieure, dont il a su tirer des avantages décisifs ? Ainsi, pour les orangs-
outans, les tablettes et les ordinateurs pouvaient leur apparaître sinon
comme un don de Dieu, du moins comme un cadeau de la nature, tombé du
ciel.

J’avais été chargé de choisir le prénom de la jeune guenon dont j’étais le


parrain et le principal interlocuteur parmi le personnel du zoo. C’est ainsi
qu’elle fut tatouée du mot que j’utilisais le plus souvent pour m’adresser à
elle : « Sweetie », suivi du nombre « 8888 », qui m’est familier puisque je
suis né le 8 août 88. De la sorte, Sweetie héritait d’un pseudonyme en
chiffres qui la rattachait à moi. J’évitais de trop disputer à ses parents
l’influence sur l’éducation de leur progéniture avec qui s’étaient pourtant
créés des liens singuliers que reflétait son comportement à mon égard dans
bien des circonstances. Par exemple, lorsque je venais voir la famille dans
l’enclos où avait été établi leur habitat, Sweetie n’hésitait pas à quitter ses
parents pour se précipiter à ma rencontre, me prendre par la main et
m’inviter à une promenade à l’écart, qui était bientôt devenue un rituel. Le
père et la mère voyaient ce flirt avec indulgence et, sans le prendre au
sérieux, semblaient même s’en amuser. Chez les humains, de telles
habitudes avec une petite fille auraient pu me faire soupçonner d’un
penchant pédophile à la façon de Lewis Carroll. Quand la mère nous voyait
revenir de notre promenade, je décelais sur son visage un plissement des
yeux attendri et l’esquisse d’un sourire, mais je n’ai jamais réussi à trancher
sur l’interprétation à donner à ce qui n’était peut-être qu’une grimace,
contraction musculaire et nerveuse, plutôt qu’une expression volontaire et
subtile d’un sentiment de sympathie et de connivence, dont l’image idéale
restera à jamais le sourire de la Joconde. Certes, l’expression par laquelle la
mère de Sweetie accueillait notre retour n’avait pas la douceur selon les
normes esthétiques de la physionomie humaine, illustrée par Léonard de
Vinci. Mais cette expression était toujours la même, correspondant toujours
à la même situation, et il n’est pas impossible qu’une grimace pour nous un
peu crispée et caricaturale soit, chez l’orang-outan, la configuration que
prennent les traits de son visage pour exprimer ce qui correspondrait à un
sourire.

Lorsqu’en 2008 furent entrepris les grands travaux de rénovation du zoo


de Vincennes, cela fut la cause de nombreux drames : il fallut organiser la
dispersion des animaux à travers le monde, avec le problème de ceux qu’on
devait laisser ensemble car ils n’auraient pas survécu à une séparation.
Seules les girafes furent admises à rester chez elles pendant toute la durée
des travaux – pendant six années, jusqu’en 2014 –, car leur groupe était trop
nombreux et il ne se trouva aucun jardin zoologique sur aucun continent
capable de les accueillir toutes ensemble. De son côté, Sweetie était encore
une adolescente, et il fut considéré qu’une double séparation l’éloignant à la
fois de ses parents et de moi, l’interlocuteur humain auquel elle était
habituée, lui serait dommageable. Pour ma part, désormais au chômage
technique, j’avais candidaté pour un poste dans un des grands parcs
zoologiques possédant une importante collection de primates. J’avais
naïvement espéré le hasard d’être recruté dans l’établissement où seraient
accueillis ensemble Sweetie et ses parents. Quatre zoos célèbres avaient
proposé leur hospitalité à la petite famille d’orangs-outans : Londres,
Berlin, Rome et Budapest. Aucun des quatre, en dépit de l’argument que je
pourrais m’occuper des nouveaux venus, ne prévoyait le recrutement de
personnels supplémentaires. Finalement, ce fut le zoo de Singapour qui
accepta de m’embaucher, tandis que Sweetie et ses parents émigraient à
Budapest. La répartition des animaux et leurs transferts sur tous les
continents furent une opération complexe conduite avec les plus grands
soins. Chaque animal fut accompagné dans sa nouvelle résidence par la
personne qui s’était occupée de lui à Vincennes. Et ce fut naturellement moi
qui avais eu en charge l’installation de mes amis les Pongo dans un joli
décor du zoo de Budapest, principalement constitué d’une île au milieu
d’un bassin, ce qui ressemblait à une villégiature comparé à ce qu’avait été
leur espace de vie à Vincennes. Pourtant quand, quelques jours après leur
installation, je dus leur faire mes adieux, Sweetie avait compris que nous
nous quittions pour longtemps, et ses parents, plus fatalistes et acceptant
leur sort avec philosophie, avaient eu toutes les peines du monde à la
calmer. Dans je ne sais plus quelle langue, avec des gestes et divers
vocables, j’avais multiplié les promesses à Sweetie, dont celle de revenir la
voir régulièrement, m’efforçant de lui faire valoir que Budapest était
d’ailleurs une ville où j’avais des relations avec d’autres êtres que des
orangs-outans, ce qui augmentait mes occasions d’y faire des visites. Six
mois se sont écoulés, occupés par divers travaux dans le poste que je
quittais à Paris, et j’ai dû prendre l’avion pour Singapour sans être repassé
par Budapest, négligeant mes promesses. Sweetie n’était pas le genre de
copine à qui on peut écrire des lettres pleines de tendresse pour la faire
patienter. J’avais envisagé des communications par Skype, ou
l’enregistrement de vidéos en m’adressant à elle, qu’on aurait pu lui
montrer. Mais je renonçai à faire de telles propositions aux nouveaux hôtes
de Sweetie et de ses parents, pour ne pas être considéré comme un
éthologue fantaisiste, naïf ou transhumaniste, et je me suis longtemps
reproché cette mauvaise raison.
Arrivé à Singapour, j’ai découvert à la fois avec émerveillement et
tristesse l’extraordinaire population d’orangs-outans qui vit dans ce zoo
magnifique comme dans un camp de vacances. C’était un bonheur de voir
ces animaux si paisibles passer des journées entières dans les arbres où ils
construisent pour chaque nuit un nid nouveau, à méditer ou à rêvasser le
menton sur le dos de la main comme Le Penseur de Rodin, ou encore à
faire de grandes promenades parmi la foule des visiteurs, conduits par un
gardien qui les fait déambuler à la queue leu leu, en se tenant par les
épaules. Tout cela était réjouissant, mais je regrettais que Sweetie ne fût pas
là pour connaître les agréments d’une telle vie sous la protection de
l’Homme, faute d’un retour au paradis perdu. Mon travail était bien
différent de ce qu’il avait été à Vincennes : je ne pouvais plus me consacrer
aux relations avec des individus particuliers, il fallait que je m’occupe de la
vie en groupe de singes organisés par classes d’âges, aucun d’entre eux ne
pouvant nouer des relations individuelles avec un membre du personnel. Je
commençais à m’habituer à ma nouvelle mission, lorsqu’un jour je vis
passer, conduits par une de mes collègues, une bande de jeunes orangs-
outans en file indienne, qui s’apprêtaient à sortir de leur décor pour leur
promenade quotidienne dans les espaces ouverts au public, pour la plus
grande joie de ce dernier. Le singe en queue du groupe me voyant au
passage s’est retourné vers moi, s’est arrêté sur place, laissant s’éloigner les
autres avant de se précipiter dans ma direction, tandis que ma collègue
protestait, s’adressant autant à moi qu’à l’animal qu’elle me soupçonnait
d’avoir attiré. Sur le coup, j’étais sûr d’avoir reconnu Sweetie, qui se
montrait elle-même très émue et excitée par nos retrouvailles. Elle m’a pris
par la main pour m’attirer à l’écart, comme dans nos anciennes habitudes.
La bande de ses congénères, à qui Sweetie venait de fausser compagnie,
avait été perturbée par sa défection et cela avait failli tourner à une joyeuse
débandade générale. Il avait fallu à ma collègue toute son autorité de
maîtresse d’école pour faire respecter la discipline et éviter le pire. C’est
plutôt moi qu’elle vint réprimander alors que Sweetie me tenait encore par
la main. De m’avoir retrouvé avait provoqué chez elle une bruyante hilarité,
et si j’avais pu douter que les cris de Sweetie étaient des éclats de rire, la
contamination de ce rire à des témoins amusés par la scène parmi les
visiteurs du zoo aurait suffi à me convaincre. C’était bien un rire qui s’était
emparé de Sweetie, avec son pouvoir communicatif, car les spectateurs
n’auraient pas laissé se déclencher en eux par mimétisme le besoin de faire
des grimaces. Nous nous interrogions sur le sens de tout cela, mais ma
collègue ne pouvait rien comprendre à ce qui se passait. Moi je savais qu’il
y avait plusieurs hypothèses : le rire de Sweetie pouvait être provoqué par la
surprise et la joie intense de nous retrouver. Mais le rire est aussi provoqué
par l’humour et le comique. Je me suis souvenu de Bergson : « Est comique
le personnage qui suit automatiquement son chemin sans se soucier de
prendre contact avec les autres. Le rire est là pour corriger sa distraction et
pour le tirer de son rêve. » Sweetie riait de bon cœur, ayant pris conscience
de la réussite de son entreprise solitaire, et de nous avoir fait une bonne
blague : vis-à-vis de ma collègue, celle d’avoir intégré le groupe
clandestinement, puis d’avoir désobéi à la règle ; vis-à-vis de moi, celle
d’être venue me retrouver par surprise là où je ne pouvais m’attendre à son
apparition. J’ai entrepris d’expliquer à ma collègue qui était Sweetie, et
quelle était l’histoire de mes relations avec elle jusqu’au jour où je l’avais
laissée sur une petite île du zoo de Budapest. Ma collègue a commencé par
s’étonner qu’une guenon qu’elle voyait pour la première fois se soit séparée
des autres pour me rejoindre. Mais elle comprenait encore moins ce que je
tentais de lui expliquer, et elle a fini par voir en moi la victime naïve d’une
illusion de la subjectivité. Selon elle, la jeune guenon qui ne lâchait pas ma
main et dont le rire ne tarissait pas pouvait avoir une ressemblance avec la
Sweetie que j’avais connue, mais il était absolument impossible que
l’animal eût parcouru plus de dix mille kilomètres, traversant l’Europe et
l’Asie, et sachant où venir me trouver. La présence de cette jeune intruse
parmi le groupe des orangs-outans ne l’étonnait guère, et elle avait son
explication, différente de la mienne. Cela arrivait souvent, m’apprit-elle,
qu’un des singes qui vivent en liberté dans les forêts voisines, où le mot
orang-hutān signifie « l’homme des bois » en malaisien, finisse par
s’introduire dans le zoo, y recherchant la compagnie de ses congénères, la
sécurité à l’abri des braconniers, des trafiquants, des prédateurs, et la
nourriture. Ce phénomène était accentué par la déforestation criminelle et
les incendies qui chassent les singes de leur habitat naturel, au point de faire
des orangs-outans une espèce en danger critique d’extinction. Pour ma
collègue, il n’y avait aucun doute sur l’origine de la nouvelle venue qui me
tenait par la main, et continuait de rire à gorge déployée, comme on dit,
prenant successivement à témoin de son hilarité ma collègue et moi, et
tournant successivement vers chacun de nous ses belles dents blanches
largement dégagées par le rire qui tendait ses lèvres. J’argumentai que cette
joie eût été incompréhensible s’il s’était agi d’un animal quelconque que je
n’aurais pas connu. Je proposai donc de nous rendre tous les trois à
l’infirmerie pour examen, et une inquiétude s’était emparée de Sweetie,
soudain sérieuse et silencieuse. Avant d’arriver dans la salle où aurait lieu
l’identification, j’étais partagé entre la conviction que c’était bien Sweetie
et la crainte d’une déception qui eût été pourtant une victoire de la raison.
J’étais en tout cas heureux qu’une telle histoire ait eu lieu et qu’elle existât
au moins sous la forme d’un conte pour enfants. Quand nous avons
commencé à chercher le tatouage sous les poils, il me semble que, contre
l’élan de mes sentiments, j’aurais préféré devoir admettre que je me
trompais, la preuve de l’identité de Sweetie faisant défaut sur un animal
surgi de la jungle. Mais bientôt le tatouage est apparu, et j’ai pu lire à haute
voix : « Sweetie 8888 ». C’est alors que le fou rire de Sweetie a retenti à
nouveau, après le moment du suspens. Je crois que ma collègue nous a pris
Sweetie et moi pour des imposteurs qui ont mis au point un numéro comme
au cirque. J’étais presque déçu de ne pas avoir eu à être déçu, c’est-à-dire
d’être confronté à une réalité incontestable qui ne devait rien à mon
imagination ni à une subjectivité affective. Pour compléter la vérification, il
me restait à téléphoner à mes confrères du zoo de Budapest afin de prendre
des nouvelles de mes anciens protégés, sans en dire plus. Le directeur, un
certain professeur Lebensliebe, m’apprit, embarrassé, que le couple
d’orangs-outans adultes se portait fort bien, et qu’ils ne semblaient pas trop
affectés par la disparition mystérieuse de leur fille. Celle-ci s’était échappée
de leur habitat insulaire depuis deux mois, sans qu’aucune recherche lancée
à travers le zoo et dans les jardins alentour ait pu permettre de la retrouver
vivante ou morte. Comme je m’étais présenté à lui en bredouillant quelques
mots de hongrois, mon interlocuteur s’était lancé dans un long discours
dans cette langue dont ma maîtrise est élémentaire. Aussi ne suis-je pas sûr
d’avoir bien compris la théorie que j’entendis développer au téléphone au
cours d’une conversation qui se résuma à un surprenant monologue de mon
confrère magyar. Il m’a semblé comprendre qu’il défendait l’hypothèse
d’une continuité des zoos, mystérieusement reliés les uns aux autres par des
passages uniquement connus des animaux, et pratiqués par eux seuls. En
complément de son argumentation, le professeur Lebensliebe prétendait que
les jardins zoologiques ne sont pas, comme il est communément admis, des
lieux où l’Homme enferme des animaux sauvages pour les offrir en
spectacle à des visiteurs, mais des territoires qui permettent aux animaux
d’observer le comportement des humains. Il effectuait une sorte d’inversion
comme si, dans un musée, les œuvres d’art ne seraient pas là pour être
contemplées, mais pour voir et pour juger celles et ceux qui viennent se
poster devant elles sans avoir l’air de les comprendre. Ainsi le directeur du
zoo de Budapest était convaincu que pour connaître la diversité de l’espèce
humaine les animaux circulaient d’un zoo à l’autre sur tous les continents.
Je n’avais pris la parole que pour glisser la raison de mon appel : vérifier
que la jeune guenon qui était venue me prendre par la main au zoo de
Singapour était bien Sweetie 8888, que je connaissais depuis sa naissance
au zoo de Vincennes, devenue résidente à Budapest. Le professeur
Lebensliebe s’empara aussitôt de ce que je lui racontais au profit de ses
divagations, et il s’était réjoui de pouvoir annoncer à ses collègues, ainsi
qu’à M. et Mme Pongo, que Sweetie était retrouvée, après son long voyage
à travers deux continents pour me rejoindre. À la fin de notre entretien
téléphonique, je me suis senti rassuré par ma perception d’une évidence,
envers et contre toute vraisemblance, et infiniment dépossédé de mes
capacités à comprendre les relations de l’Homme à l’animal. Je n’avais plus
aucun espoir en mon métier. Il était possible qu’en m’efforçant de
comprendre tant bien que mal les propos de mon correspondant en hongrois
j’aie inventé une histoire bien différente de ce qu’il me racontait, alors qu’il
avait réveillé en moi le souvenir de la célèbre nouvelle de Julio Cortázar :
Continuité des parcs. Mais il se peut aussi que j’aie bien compris ses propos
et que la vérité des relations entre l’Homme et l’animal soit à chercher
ailleurs que dans la zoologie, la biologie ou l’éthologie, le seul ailleurs
possible étant la littérature. Que Sweetie se soit échappée du zoo de
Budapest et qu’elle ait traversé la terre pour me retrouver est déjà une
histoire qui fait fi aussi bien des capacités migratoires limitées des orangs-
outans que des réalités de la géographie. Mais la plus insondable énigme
était le rire infini de Sweetie comme expression soit de son bonheur, soit de
son goût pour les bonnes farces.
UNE PLACE DANS UN TRAIN

Le quai de la gare est désert et le train arrive. Je monte dans la voiture qui
s’arrête devant moi. Comme je la trouve vide, je ne cherche pas la place
indiquée sur mon billet, et je m’assois n’importe où. Au moment où le train
repart, un homme pénètre dans la voiture et s’avance lentement dans le
couloir, sans bagage. Son billet à la main, il cherche le numéro de son siège.
Arrivé devant moi, sans dire un mot, il montre du menton la place où je suis
assis, et je comprends que c’est la sienne. Bien que tous les autres sièges
soient libres, je me lève et je vais m’asseoir ailleurs, pour ne pas contrarier
celui qui semble tenir à la place qu’il a réservée. Je suis prêt à comprendre
toutes les superstitions, tous les rituels pour prévenir les imprévus et
conjurer les accidents du sort.

Nous roulons quelque temps à travers une campagne pluvieuse, sans que
quiconque se montre dans la voiture où nous sommes les seuls passagers.
Soudain, des bruits et des voix se font entendre à la fois devant et derrière
moi. Des policiers viennent de faire irruption par les deux extrémités du
couloir, comme pour empêcher toute tentative de fuite. Attentifs aux
numéros des sièges, ils me dépassent sans s’intéresser à moi, alors que nous
sommes deux individus susceptibles d’être concernés. Arrivés à la hauteur
de l’autre, celui à qui j’ai rendu sa place, ils échangent avec cet homme
quelques mots à voix basse. Je vois qu’ils lui passent des menottes aux
poignets sans qu’il proteste, et qu’il se laisse tirer vers la sortie, alors que le
train ralentit en vue de la prochaine gare. Dès que nous sommes à l’arrêt,
l’homme et les quatre policiers qui l’encadrent descendent sur le quai. C’est
une petite ville grise dont je ne connais pas le nom. Je ressens le passage
d’un train à grande vitesse, en sens inverse, dans un fracas soudain, comme
une ponctuation violente dans un drame qui m’a frôlé de près. Je
m’interroge : « Si l’autre passager n’avait pas voulu que je lui rende sa
place, serais-je à la sienne en cet instant, repéré par les policiers, arrêté et
menotté, conduit je ne sais où pour Dieu sait quel motif ? » Je me demande
encore où cet homme voulait se rendre en ayant réservé cette place dans ce
train. Ai-je trahi cet inconnu, l’ai-je dénoncé en lui rendant son identité,
révélée par un numéro de siège sur un billet de train ? Un mauvais numéro
semble-t-il, auquel pourtant il tenait. Alors qu’il s’éloigne vers son destin,
sans résistance, encadré par les quatre policiers, j’éprouve envers cet autre
voyageur, avec qui j’ignore quel voyage j’ai partagé, un sentiment infini de
fraternité et de culpabilité. J’aimerais lui dire que parfois il vaut mieux
quitter un train tristement que d’y rester prisonnier jusqu’à une destination
fatale.

Je suis seul désormais, et je sens qu’un être humain ne peut voyager sans
un compagnon d’infortune dans son aventure terrestre. Comme en réponse à
cette sensation, alors que le train repart, quelqu’un pénètre dans la voiture.
C’est une jeune fille charmante, un ange inespéré, qui s’avance dans le
couloir, sans bagage, cherchant sa place avec son billet à la main.
Lorsqu’elle arrive à ma hauteur, elle vérifie le numéro du siège, et je croise
son regard au moment où elle éclate d’un rire enfantin. Elle a l’air d’estimer
qu’il serait ridicule de se battre pour une place dans une voiture vide. Mais
je me décale d’un siège pour libérer sa place. Alors la jeune fille sans cesser
de rire vient s’asseoir à côté de moi. Un rayon de soleil qui perce un instant
la noirceur du ciel illumine son visage. Nous ne nous connaissons pas et
nous sommes assis l’un à côté de l’autre dans la voiture déserte. Sans doute
trouve-t-elle la situation amusante, ou ambiguë, sans que cela la gêne. Car
quiconque nous surprendrait verrait inévitablement en nous un couple en
voyage. Je me dis que cela est peut-être déjà vrai depuis quelques secondes
et que, par un simple jeu de places dans la voiture d’un train, je suis passé
de la brutalité foudroyante du malheur à la douceur d’un bonheur que je
projette vers l’infini.
LE RENDEZ-VOUS

Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et
mon père se fait attendre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Mais je ne
m’impatiente pas, je ne m’inquiète pas, je ne perds pas espoir, j’ai tout mon
temps.
J’ai attendu pendant trente ans. Jusqu’au jour où mon tour est arrivé.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr

© Éditions Gallimard, 2021.


DU MÊME AUTEUR

Romans
LÀ POUR ÇA, Flammarion, « Textes », 1986 (réédition Léo Scheer / Flammarion, 2003).
QUATRE VOYAGEURS, Seuil, « Fiction & Cie », 2000, « Points » no 907.
LES TRAPÉZISTES ET LE RAT, Seuil, « Fiction & Cie », 2001, « Points » no 1151.
LES AMBITIONS DÉSAVOUÉES, Seuil, « Fiction & Cie », 2003.
LES ANGLES MORTS, Seuil, « Fiction & Cie », 2003.
LA HACHE ET LE VIOLON, Seuil, « Fiction & Cie », 2004, « Points » no 1382.
IMMERSION, Gallimard, « L’Infini », 2005.
L’AMANT EN CULOTTES COURTES, Seuil, « Fiction & Cie », 2006, « Points », no 1755.
PROLONGATIONS, Gallimard, « L’Infini », 2008.
MOI, SÀNDOR F., Fayard, « Alter ego », 2009.
COURTS-CIRCUITS, Le Cherche Midi, « Styles », 2009.
IMITATION, Actes Sud, 2010.
ALMA ZARA, Grasset, « Trente-six », 2015.
EFFONDREMENT, Le Cherche Midi, « Styles », 2015.
LE RÉCIDIVISTE, Seuil, « Fiction & Cie », 2019.

Récits, nouvelles
LA FONTAINE VON TECK (in Vanités), musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables-d’Olonne,
1985.
DIVA NAVI, Primavera Fotographica / Caixa / Junte del Port, Tarragone, 1990.
GRANDS HOMMES DANS UN PARC (récit et photographies), Verdier, « Antigone », 1989.
QUELQUES OBSCURCISSEMENTS, Deyrolles / Verdier, 1991 (réédition Seuil, « Fiction & Cie »,
2007).
PRIS AU MOT, Deyrolles / Verdier, 1992.
LA NUIT SANS STELLA (nouvelle et photographies), Actes Sud, 1995.
LA FEMME QUI AVAIT DEUX BOUCHES, Seuil, « Fiction & Cie », 1999.
LA SECONDE MAIN (nouvelle et photographies), Actes Sud, 2001.
MUMMY, MUMMIES (nouvelle et photographies), Verdier, 2002.
LA TRAVERSÉE DE L’EUROPE PAR LES FORÊTS, Virgile, 2004.
L’ASCENSEUR, Centre d’art Les Brigittines (Bruxelles), 2006 (réédition Le Cherche Midi,
« Styles », 2007).
599 (nouvelle et photographies), Contrasto / Agartha Arte, Rome 2007.
DESCENTES DANS LES VILLES, Fata Morgana, 2009.
SOUS LA DICTÉE DES CHOSES (nouvelles et photographies), Seuil, « La Librairie du
XXIe siècle », 2011.
CONFÉRENCIERS EN SITUATION DÉLICATE, Léo Scheer, 2012.
LE BAIN DE DIANE (nouvelle et photographie) (in Une même longueur d’onde, catalogue), musée
d’Art et Archéologie d’Évreux, 2013 (réédition in Les Écrits no 141, revue littéraire, Montréal,
2014).
LA RÉSISTANCE DU PAYSAGE (nouvelle et photographies), Voix Éditions, Perpignan, 2014.
CONTRETEMPS (in Rendez-vous no 1), Flammarion, 2015.
UN SOIR AU CIRQUE À TRIESTE (in Rendez-vous no 2), Flammarion, 2016.
L’INVENTAIRE (nouvelle et photographies) (in État de sièges), Château de Laroche-Guyon / Artlys,
2016.
PASSAGES CLANDESTINS, Centre des Arts d’Enghien (catalogue), 2017.

Essais
FAIRE LE NOIR. Notes et études sur le cinéma, Marval, 1996.
L’ART D’ALAIN RESNAIS, Centre Georges Pompidou, 1998.
LA PORNOGRAPHIE, UNE IDÉE FIXE DE LA PHOTOGRAPHIE, La Musardine, « L’attrape-
corps », 2000.
LA VITESSE D’ÉVASION, Léo Scheer, 2003.
LA FEMME COUCHÉE PAR ÉCRIT. Essai, interface, nouvelle, Léo Scheer, 2004.
ÉROS/HERCULE. Pour une érotique du sport, La Musardine, « L’attrape-corps », 2005.
L’ACCENT, UNE LANGUE FANTÔME, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2005.
LE DERNIER TABLEAU DE SCHIELE, Huitième jour, 2008.
LES LABORATOIRES DU TEMPS. Écrits sur le cinéma et la photographie, Galaade, 2008.
LE CARNETS D’ADRESSES, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2008.
CAMÉRAS, Actes Sud junior, 2009.
L’EMPREINTE ET LE TREMBLEMENT. Écrits sur le cinéma et la photographie II, Galaade, 2009.
GAUGUIN DANS LA MAISON DU JOUIR, Huitième jour, 2010.
RÉPONSE DU MUET AU PARLANT. En retour à Jean-Luc Godard, Seuil, « La Librairie du XXIe
siècle », 2011.
LA POSE DE DIEU DANS L’ATELIER DU PEINTRE. Écrits sur le cinéma et la photographie III,
et autres textes, Galaade, 2011.
SIMON HANTAÏ. Vers l’empreinte immatérielle, Invenit, 2011.
L’IMPÉRATIF UTOPIQUE. Souvenirs d’un pédagogue, Galaade, 2012.
BRITTEN, QUILTER, WARLOCK. Songs from an Island (essai et photographies), Actes Sud,
« Musicales », 2013.
SADE SCÉNARIO, ESSAI, SCÉNARIO, SOUVENIRS, Le Cherche Midi, « Styles », 2013.
RETOUR AU NOIR – LE CINÉMA ET LA SHOAH, QUAND ÇA TOURNE AUTOUR, Léo
Scheer, 2016.
DANIELLE (essai et photographies), PelitiAssociati, 2020.

Théâtre
TOUR D’HORIZON, Léo Scheer, 2003.
LA VISION D’AVIGDOR, OU LE MARCHAND DE VENISE CORRIGÉ, Le Cherche Midi,
« Styles », 2008.

Direction d’ouvrages collectifs


VITESSES LIMITES, Seuil, « Le genre humain », 2008.
LE RÊVE DES FORMES, Seuil, « Le genre humain », 2018.
LE CAHIER 4. Rencontres philosophiques de Monaco, 2019.

Participation à des ouvrages collectifs


PROJECTIONS, LES TRANSPORTS DE L’IMAGE, Hazan, 1997.
COULEURS DE GUERRE, Éditions du Patrimoine, 2006.
NAISSANCES ET RENAISSANCES DE MILLE ET UN BONHEURS PARISIENS, Mont-Boron,
Nice, 2009.
100 MONUMENTS, 100 ÉCRIVAINS. Histoires de France, Éditions du Patrimoine, 2009.
LUMIÈRES DES LUMIÈRE (Actes du colloque), Le Fresnoy - Studio national / Université du
Québec à Montréal, 2012.
LES LUMIÈRES DE LA VILLE (Actes du colloque), Université du Québec à Montréal, 2013.
ALAIN FLEISCHER ÉCRIVAIN (Actes du colloque), Seuil, « Le genre humain », 2013.
LETTRES À SADE, Thierry Marchaisse, « Lettres à… », 2014.
LE MUSÉE IMAGINAIRE D’HENRI LANGLOIS (catalogue), Cinémathèque française, 2014.
CLAUDE SIMON – L’INÉPUISABLE CHAOS DU MONDE (catalogue), BPI Centre Pompidou,
2014.
PROJET NOVALIS, Invenit, 2019.
UNA STORIA PRIVATA, Contrasto, Rome, 2008 (réédition 2019).
SOLEILS NOIRS (catalogue), musée du Louvre-Lens, 2020.
LE PARIS D’ALBERT KAHN (catalogue), Cité de l’architecture et du patrimoine, 2020.

Préfaces
LA DOUBLE VUE, de Robert Lebel, Deyrolles / Verdier, 1999.
LES CAHIERS DU MUSÉE NATIONAL D’ART MODERNE no 17/18. L’œuvre et son accrochage,
Centre Pompidou, 1986.
LE CINÉMA, UN ART PLASTIQUE, de Dominique Païni, Yellow Now, « Exhibitions », 2013.
DISCOURS TOMBÉ DES RUSHES, de François Barat, Manucius, 2013.
L’ENFANT AUX CERISES, de Jean-Louis Baudry, L’atelier contemporain, 2015.
ALAIN FLEISCHER

Petites histoires d’infinis

Chacune de ces petites histoires entend conduire le lecteur à un moment


de perception (ou de sentiment) de l’infini. Pour cette raison, elles sont
plutôt courtes, car l’infini doit apparaître par surprise. Peut-être même
abruptement. Le lecteur doit y être poussé comme au bord d’un précipice
qu’il n’aurait pas vu venir, et qu’il ne découvre qu’en y tombant.
A. F.

Cinéaste, écrivain, plasticien et photographe, Alain Fleischer est né à


Paris en 1944. Après des études à la Sorbonne et à l’École des hautes
études en sciences sociales, il a enseigné dans diverses universités (Paris
III – Sorbonne Nouvelle, université du Québec à Montréal, etc.) et dans de
grandes écoles françaises et étrangères. Il a créé et dirige Le Fresnoy –
Studio national des arts contemporains. Depuis son premier roman, Là pour
ça (1986), il a publié une cinquantaine d’ouvrages : romans, recueils de
nouvelles, essais, dont, dans « L’Infini », Immersion (2005) et
Prolongations (2008).
Cette édition électronique du livre
Petites histoires d’infinis d'Alain Fleischer
a été réalisée le 1er mars 2021
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072890864 – Numéro d’édition : 364940).
Code Sodis : U31969 – ISBN : 9782072890895.
Numéro d’édition : 364943.
Composition et réalisation de l’epub : IGS-CP.

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