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PETITES HISTOIRES
D’INFINIS
nouvelles
GALLIMARD
Pour Philippe Sollers
Avant-propos
Mais l’idée inverse peut aussi être défendue : celle d’un texte non
seulement long infiniment, mais en permanence ouvert sur l’infini, par une
béance constante et vertigineuse. Un tel projet serait-il raisonnable ? Serait-
il à la portée d’un écrivain ? Est-il virtuellement contenu dans les
combinatoires infinies de la langue ?
UN RENDEZ-VOUS
Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et
mon père est à l’heure. Mais il est mort depuis trente ans. Je lui demande :
« Comment vas-tu ? » Il me répond : « Toujours mort… Tout va bien. » Je
comprends qu’être mort est un état comme un autre : comme être en
vacances, ou être malade, ou être fatigué, ou être en bonne santé, ou être
convalescent, ou être amoureux, ou être au chômage, ou être au travail, ou
être désespéré, ou être endormi, ou être exalté, ou être serein, ou être
bouleversé, ou être révolté…
Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et
mon père est à l’heure. Cette ponctualité ne m’étonne pas mais je
l’apprécie : je suis heureux qu’il se soit souvenu d’un rendez-vous pris il y a
si longtemps, à l’époque où il était encore vivant.
UN LIVRE
Pour la première fois cet été-là, après l’épuisante dernière année de mes
études à l’université, j’avais décidé, pour mes vacances, de m’éloigner des
plages et des rivages de la Méditerranée, de l’Adriatique ou de la mer
Noire. J’avais ressenti le besoin d’un séjour dans un climat vivifiant, et je
pensais au Finistère, à la Cornouaille, à la côte Cantabrique ou à l’Algarve.
À la dernière minute, une rencontre imprévue avait orienté mon choix dans
une tout autre direction, le radicalisant encore : je n’irais pas passer le mois
d’août au bord de la mer, fût-ce la mer du Nord, la Baltique ou l’Atlantique,
mais aussi loin que possible de tout rivage, au cœur du continent, dans une
région sauvage de montagnes et de forêts. En effet, entre les derniers
examens et le moment de prendre mes dispositions pour le voyage, alors
que je buvais un café à une terrasse du boulevard Saint-Michel, où des
touristes venus des quatre coins du monde goûtaient aux plaisirs des beaux
jours à Paris, j’avais rencontré Milana, qui était sur le point de repartir vers
son village des Carpates Blanches. La description qu’elle m’avait faite de
son pays et des décors de nature où elle avait grandi ainsi que sa sensualité,
à la fois ingénue et avertie, de jeune fille de la campagne, lors de la nuit que
nous avions ensuite passée ensemble, m’avaient convaincu d’aller la
rejoindre, fuyant pour une fois les stations balnéaires avec leurs filles
bronzées qui dansent la nuit pieds nus sur le sable d’une plage ou sur les
pistes des dancings. Je m’étais bâti un programme qui correspondait à ce
que dans mon enfance ma grand-mère appelait prendre un grand bol d’air,
avec la perspective de longues randonnées parmi des forêts de sapins où se
respire la résine à pleins poumons. J’imaginais des sentiers solitaires et
escarpés, des baignades nus dans la vasque couleur émeraude d’une
cascade, dans les remous joyeux d’un torrent, dans les eaux dormantes d’un
étang, tout cela agrémenté d’épisodes de sexualité naturiste, de nourriture
frugale et de vie édénique. J’avais découvert peu auparavant l’expérience de
Monte Verità, au début du XXe siècle, sur le territoire d’Ascona dans le
Tessin, dont les idéaux utopiques m’attiraient, à condition de transformer la
vie communautaire, à laquelle je suis réfractaire, en duo d’une fête galante,
intimiste et pastorale. La rencontre avec Milana m’offrait l’opportunité
d’une telle aventure, susceptible de faire rêver quelqu’un qui, comme moi,
avait passé sa vie dans la promiscuité sociale et sous le couvercle étouffant
d’une grande ville. Avec une exaltation enfantine, j’avais préparé cette
« expédition amoureuse », ce voyage vers Cythère, comme auraient dit les
adeptes de Monte Verità, en faisant l’acquisition d’un équipement nouveau
et adéquat : ni maillot, ni serviette de bain (les baignades se feraient en
tenue d’Ève et d’Adam, et le séchage dans une herbe épaisse et chaude
comme celle du Douanier Rousseau), ni savates pour déambuler
nonchalamment sur une promenade maritime ou une rambla, ni chapeau de
paille ni lunettes de soleil pour jouer aux aventuriers mystérieux dans les
bars sous les tropiques, mais un sac à dos, un canif suisse, une torche
électrique, des shorts, une casquette, des chaussures de marche à semelles
de caoutchouc profondément crantées, tout cela acheté au Vieux Campeur,
dans le quartier de la Sorbonne, dont les vitrines ont le même sérieux pour
les activités physiques que celles des librairies universitaires pour les
travaux intellectuels.
Le programme de ces vacances s’était déroulé comme je l’avais rêvé, et il
m’a laissé un souvenir singulier : celui du dernier été de ma jeunesse. Je
m’étais pleinement livré aux plaisirs simples des journées en plein air, et
des nuits en montagne sous le ciel criblé d’étoiles, dans les bras d’une fille à
qui les activités physiques de la journée – marche, escalade, natation,
batifolage dans les prés ou sur la mousse des sous-bois – laissaient encore
du désir et des forces pour se dépenser à nouveau, dans l’intimité d’une
couche rustique, la nuit venue.
Le jour d’une randonnée que nous avions commencée à l’aube, nous
étions arrivés affamés devant le petit supermarché d’un village, où nous
comptions nous ravitailler. Nous avions trouvé l’accès provisoirement
empêché par un camion qui déchargeait des sacs de graviers, que trois
ouvriers répandaient sur le terre-plein, pour remédier à l’inconvénient de la
boue qui se formait les jours de pluie. L’opération avait duré une demi-
heure, et j’avais pu lire tout à loisir, sur les sacs entassés avant d’être vidés,
l’origine des petits cailloux blancs. Je m’en souviens encore : la carrière
Treul à Gunskirchen, sur les bords du Danube, en Haute-Autriche. Ayant eu
l’étrange intuition que je devais garder ces noms en mémoire, j’avais appris
plus tard qu’à Gunskirchen avait été établi en 1944 un camp de
concentration annexe à celui de Mauthausen, où avaient été réduits à
l’esclavage des milliers de Juifs hongrois : ainsi l’origine de graviers qui
avaient retardé de quelques minutes notre approvisionnement, un jour de
mes vacances bienheureuses dans les Carpates, m’avait ramené à la triste
histoire de ma famille. Lorsque l’accès au petit supermarché avait été
rétabli, Milana et moi nous nous étions précipités vers l’entrée, nous avions
été les premiers à traverser le terre-plein et à enfoncer nos pas dans l’épais
tapis de pierres, encore intact, avant qu’il ne fût piétiné et tassé par les
clients.
Ces vacances dans les Carpates Blanches, les dernières que j’aie passées
en pleine nature, se sont conclues, avec l’arrivée des premières pluies à la
fin de l’été, par une mémorable cueillette d’escargots, surgis par milliers
dans les prairies aux abords d’un château digne du comte Dracula, qui
avaient déjà accueilli des déjeuners sur l’herbe, suivis de quelques ébats :
sortes de fêtes galantes chez les scouts. Depuis, je ne suis retourné à la
montagne qu’en hiver, sous la neige, au Tyrol, en Engadine ou dans les
Dolomites. Dix ans après ce dernier été d’une période de ma vie, je n’avais
plus fait aucun autre voyage de vacances ou de loisirs et, s’il m’arrivait
d’aller loin, de découvrir des sites exceptionnels, cela avait toujours pour
origine un projet de travail, une mission, une activité professionnelle.
C’est précisément dix ans après l’été dans les Carpates qu’un voyage de
repérages dans des îles du Pacifique a pu prendre une allure de grandes
vacances avec la promesse d’un dépaysement total, sur les traces des
célèbres navigations de Jack London. Comme il s’agissait malgré tout
d’explorer des territoires à la recherche d’un site idéal pour un projet de
forage pétrolier, mon équipement ne pouvait être celui d’un simple
vacancier qui s’apprête à se prélasser au soleil en sandales et tenue de
plage. J’avais été suffisamment prévenu qu’il y aurait à naviguer sur toutes
sortes d’embarcations, à faire de la route en véhicule tout-terrain et de la
marche à pied à travers des territoires sans trace d’aucun chemin comme
l’immense cratère du volcan Mauna Loa, dans l’archipel d’Hawaï.
Préparant mes affaires pour le départ, j’ai retrouvé la paire de chaussures de
randonnée aux semelles de caoutchouc profondément crantées que j’avais
portée dix ans plus tôt au cours de mes excursions dans les Carpates et que
j’avais laissée dormir au fond d’un placard. Cette découverte m’a semblé
providentielle : les chaussures correspondaient à celles dont j’avais besoin
et, détestant d’avoir à porter des souliers neufs, ces Pataugas, déjà faites à
mon pied, allaient me dispenser de l’épreuve. Du coup, cette paire de
chaussures dans mes bagages me rendait plus familière, plus souriante la
perspective de ces explorations qui promettaient d’être rudes. J’emportais
avec moi dans une expédition vers des horizons inconnus les compagnons
et les témoins d’un voyage vécu dix ans plus tôt, dans une totale
insouciance et dans le plus parfait bonheur, avant l’entrée dans ma véritable
vie d’adulte. Depuis cette époque, mon existence avait changé en effet, et
mes histoires sentimentales – mes love affairs, comme on dit en anglais –,
loin d’être liées à des loisirs ou à des vacances, prenaient toujours naissance
dans le cadre de mon travail, et dans mon milieu professionnel : j’étais
devenu géologue, et mon petit monde était celui des chercheurs, qui passent
autant de temps dans leur laboratoire que sur le terrain.
Un soir de brise tiède, à bord du Madona, un cargo mixte qui nous
conduisait depuis Honolulu vers les Marquises, à travers l’océan Pacifique,
à la recherche d’îlots volcaniques pour nos sondages, j’étais occupé à flirter
gentiment au clair de lune, appuyé au bastingage, avec l’assistante qui
m’avait été attribuée pour cette mission par la compagnie pétrolière,
doctorante à l’université de Stanford, avant que nous regagnions notre
inconfortable cabine et que nous retrouvions la disposition frustrante des
couchettes superposées. Soudain, sur le métal du pont, la chaussure de mon
pied gauche a émis un crissement désagréable, qui m’a obligé à rompre
l’enlacement romantique pour l’opération triviale d’inspection de la
semelle, relevant ma jambe comme un maréchal-ferrant relève celle d’un
cheval. J’ai découvert alors, encastré dans un cran profond du caoutchouc,
un gravier blanc. Agacé, j’ai délogé sans ménagement le petit caillou
malvenu et, sans peser ma décision, je l’ai jeté par-dessus bord dans le
sillage que traçait le bateau, parmi les flots sombres et insondables.
Dans l’instant même où m’avait échappé mon geste spontané, j’avais
compris que j’aurais à méditer sur l’histoire de ce gravier, en provenance de
la carrière de Gunskirchen en Haute-Autriche, qui s’était pris dans la
semelle de ma chaussure en caoutchouc profondément crantée, sur le terre-
plein à l’entrée d’un supermarché dans les Carpates, au cours du dernier été
de ma jeunesse. En effet, pendant la nuit sans sommeil qui a suivi, le regard
levé vers le plafond de la cabine, quelques centimètres au-dessus de ma
tête, alors que Lisa, ma compagne, sur le petit lit au-dessous du mien, s’était
laissée glisser dans la profondeur de ses rêves, je n’ai cessé d’imaginer le
gravier extrait de la carrière Treul, coulant lentement au fond d’un abîme de
quelque six mille mètres, au milieu de l’océan Pacifique, à plusieurs
milliers de kilomètres des côtes américaines ou australiennes. Jusqu’au
lever du jour, je me suis interrogé, reprenant inlassablement ma méditation :
y a-t-il une quelconque probabilité, si infime soit-elle, pour qu’un être,
lointain descendant de notre humanité, retrouve un jour ce petit caillou
perdu au fond des abysses et, si les milliards de millénaires à venir font
advenir une telle éventualité, la science des choses et de leur origine à
laquelle une espèce lointainement issue de la nôtre serait parvenue en
ces temps impensables permettra-t-elle de retrouver le parcours de cet
insignifiant fragment de roche extrait d’une carrière au bord d’un fleuve
jadis nommé le Danube, au cœur d’un continent qui se sera appelé
l’Europe, et toute cette géographie humaine éphémère ayant été depuis
longtemps effacée par l’histoire du cosmos ?
Il m’arrive souvent de penser à ce petit caillou et de me demander si,
équipé comme le successeur de l’Homme pourra l’être un jour pour
descendre et pour marcher au fond des océans, comme il le sera aussi pour
déambuler à la surface de la planète Mars, je parviendrais à reconnaître
parmi le sombre et gigantesque chaos des grandes profondeurs le petit
caillou resté coincé pendant dix ans dans un cran de ma semelle, poussière
d’un monde dont le destin a croisé celui d’un être humain, et qu’avec un
geste d’humeur d’une légèreté coupable j’avais condamné à un oubli et à
une nuit sans doute infinis.
REFLET DANS UN SEAU D’EAU
Je suis sur une île grecque dont j’ai oublié le nom. Je sais que c’est une
île grecque parce que j’ai entendu une fois quelques-uns des rares habitants
parler la langue grecque, et qu’au sommet d’une colline se dressent encore
quatre colonnes d’un ancien petit temple dédié à Aphrodite, au-dessus de
celles, effondrées et disloquées, qui serpentent en morceaux disjoints tels un
Priape déchu ou un reptile pâle et monstrueux, parmi les broussailles
brûlées d’une antique passion. L’eau est partout, de ce bleu dense particulier
à la mer Égée, enfermant un petit espace de terre, de sable et de marbre
brisé suffisant pour faire un monde, circonscrit dans un horizon circulaire,
en contact intime avec le ciel, l’univers : cela ne peut être qu’une île
grecque. Tout est calme, comme dans une arrière-saison, quand les
événements de la vie sont déjà loin, que toute animation est retombée, qu’il
ne se passe plus rien, parce qu’il n’y a plus personne pour qu’il se passe
quelque chose. Je ne sais depuis combien de temps je suis là, ni ce que je
suis venu faire sur cette île. Je ne suis pas un touriste venu de l’ouest ou du
nord, comme ceux qui sont déjà repartis chez eux, là où sont leurs
existences de tous les jours, leurs activités, leurs familles, leurs
connaissances. Je ne sais ce que je fais là. La question ne se pose pas, elle
est sans importance. Pourtant, j’ai conscience que le moment approche où je
vais devoir repartir, rentrer quelque part où serait ma vie. Ai-je perçu un
signe dans le ciel, l’appel d’une légère vibration dans l’air statique,
l’apparition d’une teinte nouvelle infusant la surface de la mer ? Ou bien le
signal m’est-il donné par une horloge interne de mon organisme, de mes
sens, de ma conscience, de ma mémoire ? La conscience de qui ? La
mémoire de quoi ? Je ne suis pas sûr de savoir qui je suis, d’où je viens,
comment je suis arrivé là, sur une terre dont l’histoire est l’Histoire.
L’épisode final, si cruel, de mes amours interdites avec mon frère m’avait
plongée dans un profond désespoir. À dix-huit ans, je n’avais d’autres
pensées que de mettre fin à mes jours. Mais le suicide m’a toujours semblé
une affaire d’intimité un peu sale et indécente, au mépris de celui qui doit
« faire le ménage » à l’improviste, après coup. Je cherchais donc un lieu où
disparaître discrètement, en avalant ce qu’il faut pour que le décès eût
l’apparence d’un accident naturel survenu pendant le sommeil. Je m’étais
souvenue d’un vieil hôtel dans l’ancienne station thermale de Mariánské-
Lázně en Bohême, qui avait connu son heure de gloire pendant les belles
années de l’Empire austro-hongrois. Vers la fin de sa vie, j’étais allée y
rendre visite à ma vieille tante Magda : alors à la retraite de son poste de
professeur de piano pendant trente ans au conservatoire Franz-Liszt de
Budapest, elle louait une chambre à l’année pour passer ses derniers jours
parmi les fantômes d’un autre temps qu’elle chérissait. C’est là qu’elle
s’était assoupie un soir dans son lit pour ne plus se réveiller, comme cela
avait dû arriver à tant d’autres clients de l’établissement au fil des
décennies. Un grand hôtel a l’expérience de ce genre de situation et sait
comment y faire face avec efficacité et tact, effectuer les démarches
adéquates, et communiquer la nouvelle selon les usages. Mon choix était
donc fait, et je pouvais désormais voir venir ma dernière nuit sur terre
comme un événement à la fois familier et romantique, tel que l’avait été ma
passion incestueuse.
En arrivant à l’hôtel, j’avais d’abord souhaité m’imprégner de l’ambiance
rassurante, protectrice de cet établissement survivant d’un monde disparu,
où la disparition était depuis longtemps appréhendée comme un phénomène
de la vie courante. Avant de me réfugier pour toujours dans ma chambre
fermée à double tour, j’avais commencé à parcourir le décor à l’abandon où
semblaient se chuchoter les histoires de tant de vies, de tant de morts. Dans
la vaste salle à manger déserte, le couvert était mis chaque jour à toutes les
tables, et chacune était décorée de fleurs fraîchement coupées. J’étais
parvenue au seuil du salon de musique, où je savais qu’avait été installé le
vénérable piano Steinweg laissé par ma tante à l’hôtel en souvenir de son
séjour. Alors que toute clientèle s’était apparemment absentée à jamais, j’ai
vu au loin un homme s’installer au clavier, puis il a ouvert avec précaution
le couvercle fermé à clé. Je l’observais à distance alors qu’il prenait son
temps. Avait-il senti ma présence indiscrète ? On aurait dit qu’il hésitait :
était-ce sur le choix du morceau ou sur le fait même de s’essayer à jouer du
piano, alors qu’il ignorait encore que quelqu’un allait l’écouter, et qu’il
pouvait se croire seul, sans témoin de ses capacités de pianiste ? Puis il a
levé lentement les mains – je les ai imaginées tremblantes – et, dès les
premières notes, j’ai reconnu l’Andante de la sonate dite Fantaisie de
Schubert que m’avait apprise ma tante Magda. Ce premier mouvement ne
présente aucune difficulté technique, disait-elle, et cette Sonate no 18 se
montre ainsi trompeusement accessible à un débutant. La vraie difficulté de
ce mouvement lent est d’un autre ordre, m’avait-elle révélé, et elle
prétendait que, sur le plan de l’expression, seuls les plus grands artistes sont
capables de rendre à cette musique sa dimension métaphysique. En ne
faisant appel qu’à peu de notes, obstinément répétées, ce mouvement
résonne comme une question intime et lancinante, qu’elle laisse sans
réponse : être encore ou n’être plus ? Ou bien : aimer encore ou ne plus
aimer jamais ? Dans mon état de désespoir, toujours déterminée par la
décision qui m’avait conduite jusque-là, la musique de Schubert faisait
sonner son battement entêté et lugubre comme celui d’une cloche au
crépuscule, son oscillation pendulaire dans ma tête et à l’intérieur de mon
corps. Prise de vertige comme je l’avais été lorsque, adolescente, j’avais
entendu ces notes angoissantes pour la première fois, j’ai senti le sol se
dérober sous mes pieds et je suis tombée comme une enfant au fond d’un
des fauteuils qui avaient accueilli jadis de brillants auditoires.
L’interprétation que j’entendais était si simple, si évidente, si inédite que
j’en étais bouleversée. Émergeant de mon étourdissement, j’ai peu à peu
perçu que, de l’alternance entre les deux pôles de l’hésitation, se dégageait,
telle une timide hypothèse, une troisième voie en réponse à la question
posée par la musique. J’eus la sensation que j’échappais à l’enfermement
dans la sombre alternative entre être encore et n’être plus, entre aimer
encore et ne plus aimer jamais, en direction d’une clarté naissante d’une
nature inconnue.
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Le tigre n’est pas un être
vivant si éloigné de l’homme, si différent après tout. Les organes de son
corps et leurs fonctions sont comparables à ceux du nôtre, seules diffèrent
les apparences, les dimensions, les capacités, les performances. Comment
évaluer ces différences, selon quels critères ? On sait qu’un homme noir et
un homme blanc sont des êtres semblables : pourtant, certaines différences
paraissent évidentes, mais elles sont superficielles. Et la ressemblance
l’emporte de façon décisive sur la dissemblance. L’homme et le tigre se
ressemblent, ils appartiennent à la même famille des mammifères, leurs
tailles sont comparables (ce qui n’est pas le cas entre l’homme et la fourmi,
par exemple) : pourtant certaines différences sont évidentes.
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. J’évalue ce que je vois de
lui en fonction de ce que je sais de moi. Je vois son pelage, le masque
énigmatique, fascinant, que lui dessinent les traits de poils noirs autour des
yeux. Nous nous regardons. Yeux dans les yeux. En dépit des différences
nous nous ressemblons : tel est mon espoir du moins. Qu’est-ce que je
regarde ? Le tigre qui me regarde. Que regarde-t-il ? Moi qui le regarde.
Que voit-il de moi ? Comment me voit-il ? Que suis-je à ses yeux ? Qu’est-
ce que le regard ? Le regard d’un homme, le regard d’un tigre ? D’où l’un
regarde-t-il l’autre ? De quel lieu à soi, à quelle distance du lieu où se tient
l’autre ? Qu’est-ce que regarder ? Est-ce une façon d’inspecter le visible, de
l’interroger, d’y chercher une réponse, une vérité, ou simplement quelqu’un,
un autre être, un semblable ? N’est-ce pas plutôt laisser entrevoir le lieu où
se tient le regardeur, l’être en qui le résultat du regard va s’imprimer ?
Regarder, n’est-ce pas marquer et affirmer la position que l’on occupe dans
l’espace, la seule place qui échappe au regard lui-même ?
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Je me sens proche de lui,
intimement proche, un frère né sur un autre continent. Mais il y a dans le
regard du tigre comme une interrogation : il semble me demander non
seulement qui je suis, mais d’où je viens, dans quel lieu je suis, là où lui-
même n’est pas, bien que nous soyons si proches. Il semble questionner
l’espace où nous pourrions nous retrouver.
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Et je m’interroge : où se
tient ce tigre qui est là devant moi, ce frère à peine différent, quelle est sa
vraie place, dans quel espace d’où il me regarde et où je ne suis pas ? Je
m’efforce de lui poser cette question par mon regard. Mais son regard
résiste : son regard est comme une lumière au cœur de la nuit, difficile à
situer, dans un lieu sans limite et sans repère. Pourtant, cette lumière toute
proche, émise par le regard du tigre, est aussi comme l’ouverture sur
l’espace d’où elle part pour parvenir jusqu’à moi. Mais cette lumière est
prisonnière d’un gouffre. Le regard du tigre est un abîme qui m’attire à lui
sans me livrer aucune connaissance du trou sans fond sur lequel il ouvre, là
où le tigre se tient. L’homme qui le regarde se trouve peut-être, à ses yeux,
dans une quatrième dimension de l’espace qu’il ne partage pas avec lui.
Évidemment, si j’étais un tigre, je ne me poserais pas ce genre de question.
La question de savoir d’où un tigre regarde un autre tigre n’a pas d’intérêt.
L’échange de regards entre tigres est d’avance réglé par le partage d’un
espace commun. C’est quand le tigre regarde un homme, son semblable à
peu de chose près, son frère, son demi-frère, né de la même mère terrestre
mais d’un père venu d’ailleurs, c’est quand un tigre me regarde qu’il me
demande qui je suis, d’où je viens, sans me dire d’où il vient ni qui il est.
Pourtant nous sommes là l’un en face de l’autre, proches au point de
pouvoir nous toucher, il y a entre lui et moi plus de ressemblance que de
dissemblance, mais dans une proportion insuffisante pour être décisive,
même si nous appartenons à une même Nature, respirant le même air,
éclairés par le même soleil, nous alimentant des mêmes matières, avec des
organismes répondant aux mêmes fonctions, identiquement destinés l’un et
l’autre à cesser de fonctionner un jour, à mourir, à nous effacer de tout
espace, à disparaître de tout lieu.
Je suis face à un tigre et nous nous regardons. Il y a entre nous une
proximité presque intime, mais entre les espaces d’où nous nous regardons
la distance est infinie. Le regard du tigre retient sa propre lumière, garde
captives les images qu’il émet autant qu’il les reçoit, et ne me rend en
échange de mon regard que ma propre faculté à l’ignorance absolue. Le
tigre me regarde-t-il comme une proie appétissante dont l’odeur lui
annoncerait un goût agréable, ou la saveur de ma chair n’a-t-elle pour le
tigre aucun intérêt, aucun sens ? Nos odeurs sont différentes mais elles se
respirent et se perçoivent par les mêmes organes. Le tigre me regarde-t-il
comme un compagnon d’infortune parmi la solitude terrestre, où nous nous
retrouverions pour être deux, voit-il en moi un possible ami, un allié, un
complice ? Ou, au contraire, suis-je à ses yeux un ennemi mortel, l’ennemi
héréditaire des tigres selon une loi absurde de la société des êtres vivant sur
terre ?
Même lorsqu’il s’est léché les babines et semblait saliver en me
regardant, comme s’il voyait en moi une carcasse à dévorer, je n’ai pas senti
la place ni la matérialité de mon corps dans ce qui serait un espace de
prédation du tigre. Même si les barreaux qui nous séparent s’effaçaient, je
serais ailleurs que dans un espace à portée de ses griffes et de ses crocs. J’ai
préféré imaginer qu’autre chose lui passait par la tête, et quand il a feulé, la
gueule entrouverte sur ses canines meurtrières, la moustache frémissante, et
sa patte raclant le sol avec impatience, j’ai voulu croire à un douloureux
désir de communiquer, de se rapprocher encore de moi par une façon de se
présenter. J’ai vu de la souffrance dans son effort pour quitter sa prison, son
apparence de bête sauvage, dans son impuissance, dans son échec. Et puis,
nous avons été à nouveau face à face.
J’étais face à un tigre et nous nous regardions. Instantanément, le tigre
avait repris toute sa distance, me laissant l’interrogation de son regard, et
lui-même ayant regagné le fond du gouffre ouvert par sa question. Le
moment est arrivé où la séquence de notre face-à-face allait tourner en
boucle. Pour m’en libérer, pour m’éloigner à mon tour, je n’avais d’autre
moyen, profitant de la cage qui empêchait cruellement le tigre de me suivre,
que de partir à pas rapides vers la sortie du jardin zoologique. Et j’imaginais
le regard du tigre dans mon dos, privé de mon regard face au sien, et ainsi
privé de son propre mystère, redevenu un de ces animaux sauvages encagés
par l’homme, pour qui je devenais à nouveau un autre animal sur pattes se
déplaçant à la surface de la terre, comme une quelconque proie, un peu de
matière vivante configurée en un être singulier, parmi la matière indistincte,
indivise et infinie.
LA MONTRE
Les mois ont encore passé et, parmi les fêtes qui allaient marquer la fin
de l’année universitaire – compétitions de cricket, de tennis et de natation,
concerts, concours, bals, tombolas, garden parties, etc. –, a été annoncée
une représentation de Roméo et Juliette par des comédiens amateurs,
étudiants au département d’histoire du théâtre. Le spectacle eut lieu sous un
ciel étoilé, dans un théâtre de verdure, et les spectateurs étaient assis sur des
chaises pliantes. J’avais pris place au premier rang, dans un état de fébrilité
inexplicable. Dès l’apparition de Juliette, qui donna sa première réplique
dans cette langue anglaise si pure dont l’université d’Oxford est le
conservatoire – elle en édite le dictionnaire de référence –, je reconnus,
dans la belle jeune fille de quelque dix-huit ans, l’être qui, garçon de dix
ans, m’avait ému jusqu’à devenir l’élu de mon cœur. J’ai compris que dans
le même instant celle qui jouait Juliette m’avait elle aussi repéré parmi le
public et reconnu. Dès l’entracte, je m’empressai d’aller la retrouver dans
les coulisses aménagées parmi les massifs de buis et de houx. Comme on a
pu dire qu’un silence dans une œuvre de Mozart est lui aussi signé de
Mozart, l’intermède dans le chef-d’œuvre de Shakespeare consacré aux
conflits entre l’amour et la société allait lui aussi appartenir à Shakespeare.
Les comparses de la comédienne qui tenait le rôle de Juliette m’avaient
conduit jusqu’à celle qu’ils appelaient Ivana. Et tout le temps de nos
retrouvailles allait être occupé en explications sur ce qui s’était passé dix
ans plus tôt. Je ne parvenais pas à croire que j’avais devant moi,
métamorphosé en une bouleversante héroïne d’un drame célèbre, à la peau
trop blanche et à la chevelure trop blonde, le jeune garçon avec qui j’avais
formé un duo d’amis inséparables au lycée français de Cotonou. Ivan étant
désormais devenu Ivana, j’aurais pu exprimer sans honte ni retenue les
élans de ma fascination, de mon désir, et lui déclarer mon amour. Mais elle
m’incita à retrouver notre réserve et notre pudeur d’antan en m’apprenant
qu’elle venait d’être fiancée à celui qui jouait sur scène le rôle de Roméo.
Dès lors, j’écoutais désabusé et consterné les dessous de toute l’histoire.
J’appris que le frère de Sergueï et d’Igor avait toujours été une fille, et que
leurs parents avaient voulu la prénommer Ivan, et la faire passer pour un
garçon, pour que s’affichât en public la figure exceptionnelle et parfaite des
triplés qui ferait la célébrité des Alexandroff. Si j’avais découvert ce secret,
qui n’avait pas échappé à un artiste, ou si Ivana avait désobéi à l’obligation
d’être Ivan, imposée par ses parents, j’aurais eu une longueur d’avance
décisive sur tous les autres prétendants, et le Roméo de la soirée serait
arrivé trop tard. Tout cela à condition que mon attirance précoce pour les
filles ne m’eût entraîné, à l’époque de notre relation à Cotonou, à des
comportements trop intrépides qui eussent été sanctionnés pour le moins
par notre mise à distance, décrétée conjointement par nos deux familles. Je
pourrais être aujourd’hui l’amoureux légitime d’Ivana, et peut-être aurait-on
fêté récemment nos fiançailles. Elle m’avoua qu’au plus fort de nos
sentiments réciproques elle avait été tentée de désobéir à ses parents et,
quand nous nous aventurions à des gestes tendres, à des jeux troubles, ou
lorsque nous nous retrouvions dans le vestiaire de la piscine ou sous la
douche, de me révéler sa véritable identité, par exemple en se montrant nue.
Mais elle avait renoncé par timidité, craignant surtout les foudres de son
père et de sa mère, et le discrédit de sa famille après la révélation d’une
telle supercherie pour d’aussi médiocres raisons. Ivana me reprocha de ne
pas avoir deviné, et je lui demandai comment je l’aurais pu. Elle me
répliqua qu’une personne au moins avait vu juste : c’était un artiste et un
sorcier. Je ne suis ni l’un ni l’autre, ai-je dû reconnaître, mais rien ne
m’intéresse plus que l’essence mystérieuse des œuvres d’art, ai-je ajouté
pour améliorer mon image. Dans le portrait dont elle m’avait fait cadeau, et
que j’avais choisi sans hésiter parmi les trois, elle savait qu’il y avait un
indice qu’elle était une fille, et elle avait espéré qu’un jour je découvrirais,
sous la couche de peinture visible, son véritable portrait et la révélation de
son identité. J’écoutais Ivana, à la fois fasciné et furieux, heureux de l’avoir
retrouvée et désespéré d’apprendre au même moment que je la perdais.
En entendant qu’elle avait voulu se montrer nue pour que je découvre
qu’elle était une fille, au risque du scandale, l’idée m’est venue de faire
éclater la falsification et l’injustice par un scandale inspiré de celui qui
n’avait pas eu lieu. J’avais bientôt considéré que le Roméo à qui Ivana était
promise n’était qu’un personnage de théâtre, qui perdrait les prestiges et les
avantages de son rôle en quittant son costume de scène.
Quand les comédiens sont venus nous avertir que la représentation allait
reprendre, ils eurent la surprise de trouver Juliette nue dans mes bras, ayant
jeté son costume de scène dans les buissons. Le scandale était là pour
provoquer le rétablissement naturel des destins. Nullement gênée d’être
témoin d’une scène embarrassante, celle qui jouait le rôle de la nourrice,
confidente et complice de Juliette, vint féliciter et encourager Ivana en lui
chuchotant : « Comme tu as raison Juliette, tu aurais été malheureuse,
Roméo préfère les garçons ! »
Quelle belle leçon de symétrie et d’inversion des rôles, me suis-je dit,
quelle variation nouvelle sur le thème des jeux de l’amour et du hasard !
Comme la guerre de Troie, le scandale n’aura pas lieu, tout le monde sera
content, happy end, Sir William ! Peut-être Roméo a-t-il été attiré en Juliette
par le garçon qu’elle avait été : c’est Ivan qu’il aurait pu aimer. D’ailleurs
n’est-il pas vrai qu’une pincée de sel fait ressortir un goût sucré ? Trop tard
maintenant : un travestissement de la nature était corrigé. C’est Ivana que
j’allais entraîner dans une passion folle et infinie. Peut-être irions-nous en
voyage de noces à Cotonou ?
UN CHIEN
Quelques jours plus tard, je recevais la visite de mon ami Carlo M.,
directeur de l’observatoire de Rome, sur le Monte Mario, la plus haute
colline de la ville, et de son assistante, Clara O., plus belle encore que sa
mère, une égérie légendaire de la dolce vita romaine, dans les années où
Fellini en avait dressé le tableau. Les travaux de l’observatoire, avec son
télescope désormais obsolète, se limitaient à des relevés réguliers des taches
à la surface du soleil, dont l’évolution peut avoir des conséquences sur le
climat terrestre. Clara, que je rêvais de mieux connaître depuis notre
première rencontre lors d’une soirée à mon arrivée à Rome, m’apportait en
cadeau le dessin à la main, au crayon sur une simple feuille de papier, de
son dernier relevé des taches solaires, répondant à ma curiosité le soir où
elle m’avait parlé de son métier. Cela m’a fait aussitôt penser à mon
rayogramme du tremblement de terre du 27 septembre, et j’ai conduit mes
hôtes jusqu’à l’image accrochée au mur de ma chambre. Au premier coup
d’œil, mes visiteurs ont trouvé une certaine ressemblance entre ce que je
leur présentais sans leur dire de quoi il s’agissait et les images du ciel
qu’obtiennent les astronomes, et j’ai commencé à échafauder une rêverie
sur la relation entre la géologie et la cosmologie. Mon ami Carlo a
développé alors une réflexion sur le dialogue entre les phénomènes
terrestres et ceux de l’univers, argumentant que la météorologie et sa
science des prévisions sont plus complexes encore et plus importantes pour
la connaissance que la relativité d’Einstein ou la mécanique quantique.
J’essaie de suivre son argumentaire jusqu’au moment où, s’étant approchée
de mon rayogramme pour l’examiner de près, Clara se retourne et me
demande comment j’ai obtenu cette photographie de la constellation
d’Orion. Troublé par la beauté de son visage, plus encore que par la
question, je m’étonne et je bredouille. Puis je finis par raconter l’histoire de
la séance de laboratoire, dans la nuit du 26 au 27 septembre, alors que se
produisait un séisme historique. À partir de là, je croyais notre conversation
partie sur une nouvelle piste. Mais Carlo s’est félicité que toutes ces choses
inexplicables ne soient qu’une preuve supplémentaire du chaos universel,
auquel il avait pensé avant de rien savoir sur l’origine de mon image. Clara
ne parvenait pas à croire à l’histoire des particules d’enduit tombées du
plafond sur ma feuille de papier, et elle voulut que sur un ordinateur nous
recherchions une image de la constellation d’Orion. Lorsque celle-ci est
apparue sur l’écran, je suis allé décrocher mon rayogramme pour faire la
comparaison, et force a été de constater que les deux images étaient
strictement identiques, avec une coïncidence rigoureuse des points
lumineux sur fond noir, de différentes tailles, identiquement positionnés les
uns par rapport aux autres, dans deux configurations superposables.
Mes amis m’ont appris alors qu’Orion est une constellation située sur
l’équateur céleste, ce qui la rend visible dans les deux hémisphères.
Abandonnant l’image d’astronomie sur l’écran d’ordinateur pour ne plus
commenter que mon rayogramme, désormais considéré comme une
véritable carte du ciel, ils m’ont précisé qu’Orion est peut-être la
constellation la plus anciennement connue de civilisations aussi diverses
que Sumer, l’Égypte ou la Chine, où elle figure sous le nom de Shen dans le
zodiaque traditionnel. Clara a montré une certaine exaltation en
m’expliquant qu’Orion est marquée par quatre étoiles brillantes : Rigel,
Saïph, Bételgeuse et Bellatrix, et que la constellation se présente comme la
superposition de trois formes, dont un triangle d’étoiles en formation serrée.
Bételgeuse, un des sommets du triangle, est une supergéante rouge, près de
mille fois plus grande que le Soleil et qui, si elle était à la place de ce
dernier, s’étendrait au-delà de l’orbite de Jupiter. J’écoutais la voix de
Clara, qui parlait français avec un charmant accent italien, et ses mots me
faisaient doublement rêver aux beautés éternelles de l’univers, et à celle
d’une jeune femme à la fois moderne et antique. Bételgeuse est la seule
étoile dont le disque a été photographié par le télescope spatial Hubble, ai-je
appris. Sur mon rayogramme, comme tombée du ciel, on voit en effet une
tache de lumière plus importante que les autres avec, sensiblement plus
petite (quelque quatre-vingts fois la taille du Soleil seulement…), Rigel,
dont l’éclat cache trois ou quatre compagnons de petite taille, et pourtant
nettement visibles parmi le grain de l’émulsion photographique. Carlo, mon
ami directeur de l’observatoire, s’amusait de l’excitation de sa
collaboratrice, dans laquelle il déchiffrait son désir de me séduire, comme il
me le fit comprendre par un clin d’œil. Ni elle ni lui ne s’étonnaient du
hasard qui avait fait tomber sur ma feuille de papier des particules
détachées par un séisme du ciel de mon laboratoire photographique, et
déposées dans l’exacte disposition des étoiles de la constellation d’Orion.
Carlo expliqua à nouveau par la théorie du chaos que des événements qui
n’obéissent à première vue à aucune loi commune peuvent démentir toute
connaissance établie des phénomènes physiques, et remettre en question
toute certitude scientifique, en dupliquant strictement, à des échelles
différentes, la même forme, inconnue au catalogue des configurations de la
nature et de l’univers. Clara, plus historienne et plus poétesse, a prétendu
que cette invraisemblable coïncidence n’était peut-être qu’un nouvel
épisode de la mythologie d’Orion, déjà célébrée par le poète René Char, le
compositeur Phil Glass ou dans les films Stargate et Blade Runner.
Lorsqu’elle sembla vouloir aborder l’évocation d’Orion dans des passages
de la Bible, d’Homère ou de Virgile, Carlo en profita pour s’esquiver,
prétendant qu’il devait rentrer chez lui par le dernier métro, et laissant
Clara, qui circulait en scooter, rester encore avec moi aussi longtemps
qu’elle voudrait car, a-t-il conclu avec un sourire entendu, Orion est un sujet
inépuisable… Dans la reconnaissance discrète que nous avons manifestée
ensemble à Carlo, pour sa délicate décision de se retirer et de nous laisser
seuls, j’ai compris que les séismes et l’astronomie allaient me conduire à
d’autres merveilles physiques que celles de la terre ou du cosmos. À peine
Carlo était-il parti que Clara, me tutoyant soudain, comme dans un retour
attendu à notre intimité qu’elle aurait évité d’afficher en présence de son
directeur – mais le tutoiement chez les Romains peut n’être qu’une simple
commodité de la langue –, m’a avoué qu’elle brûlait de me livrer un secret.
Elle a quitté le tee-shirt sous lequel elle était nue et, s’appuyant à un divan
pour me montrer son dos, elle m’a invité à y découvrir les grains de beauté
qui y reproduisaient à leur tour la constellation d’Orion. Elle avait hérité
cela de sa mère, porteuse de la même cartographie céleste sur son échine et
de qui elle tenait sa connaissance de la mythologie d’Orion. Le reste de la
soirée a marqué l’entrée, physique et métaphysique, de ma vie dans le
système du chaos universel et infini, sous l’empire d’une fille de Messaline.
LE TÉLÉPHONE
Avant de faire les démarches pour une visite, je suis tombé un jour,
jouxtant l’ancien cimetière juif à l’abandon, envahi par une végétation
sauvage, sur un cimetière catholique parfaitement entretenu, avec son
aspect propret, traditionnel, ses allées bordées de cyprès, ses tombes
soigneusement fleuries, comportant de nombreux médaillons
photographiques sur émail, où apparaissent les portraits des défunts de toute
une famille, rassemblés dans une même sépulture. Ce cimetière catholique
est rassurant, comme la ville du Lido peut l’être par rapport à Venise, la
ville improbable, la cité fantôme. On pourrait dire que la mort y est encore
vivante, alors que le cimetière fantôme des Juifs est la mort elle-même. Du
côté des catholiques se célèbrent encore des cérémonies funéraires, on peut
encore mourir et être enterré là comme partout ailleurs, conformément aux
rites et aux traditions. Du côté de l’ancien cimetière juif, tout est en
sommeil à jamais, l’accueil d’un nouveau défunt est impossible, faute de
place, rien de nouveau ne peut advenir, comme dans la ville de Venise où
désormais tout est déjà là et pour toujours.
Le jour où j’ai rendez-vous pour visiter l’ancien cimetière juif, sur l’île
du Lido à Venise, arrivé en avance, j’en profite, en attendant l’arrivée du
gardien, pour me promener dans le cimetière catholique voisin, parmi les
allées et les monuments qui font l’objet d’un entretien soigneux et régulier.
Je parviens dans une section spécialement réservée à des sépultures
d’enfants de différents âges. Leurs petites dépouilles ne sont pas ensevelies
sous la terre, mais enfermées dans des cases derrière une plaque de marbre
portant leur nom, leur prénom et les dates de leur courte vie. L’ambiance est
particulière, elle évoque celle d’une chambre d’enfant ou d’une vitrine de
Noël. Car les familles ont rassemblé et disposé dans les espaces au-devant
des casiers des objets ayant appartenu aux jeunes disparus. Certains de ces
souvenirs, laissés par un petit garçon ou une petite fille, ont étrangement
conservé des restes de vie : à côté du traditionnel ours en peluche qui
commence à moisir, ou d’une jolie Barbie au plastique craquelé, de l’auto
miniature du même modèle que celle de papa, de la trousse d’écolier ou des
objets en Lego, on peut trouver une pendulette décorée par Walt Disney,
avec son tic-tac et encore à l’heure, un robot électrique animé par une
batterie expirante, qui émet le clignotement rouge d’un signal lumineux, un
petit personnage qui dodeline quand la lumière vient frapper son capteur
solaire, et encore d’autres jouets qui font entendre ici ou là le bruit d’un
mécanisme, quelques notes d’une boîte à musique, la voix inquiétante d’une
poupée… J’ai même vu un hamster dans sa cage, et un poisson rouge dans
son bocal, compagnons de celui ou de celle qui leur donnait à manger
chaque jour, et qui sont encore régulièrement nourris, par quelque officiant
d’un rituel de commémoration. Cela donne à cette section une ambiance à
part, à la fois déchirante et dérisoirement animée. On ressent le refus
pathétique qu’un jour le destin d’un jeune être se soit cruellement arrêté, et
le désir obstiné que tout continue malgré tout comme avant, que toutes les
formes de vie qui accompagnèrent l’existence soient toujours là après la
vie. Cela pourrait rappeler la croyance de certaines civilisations anciennes –
égyptienne ou étrusque, par exemple… – que les morts continuent de vivre,
d’avoir des désirs et des besoins, et qu’il faut donc garnir leur dernière
demeure des objets, des accessoires et même des aliments nécessaires à
cette autre vie.
Un peu plus tard, de retour à mon hôtel, et l’appareil photo ayant retrouvé
sa place parmi mes affaires de voyage, j’ai mieux compris l’expression
marché aux voleurs. C’est donc un marché où les voleurs deviennent
aussitôt vendeurs et où, en tant que vendeurs, ils ne sont plus voleurs. J’ai
évalué avec admiration la rapidité avec laquelle celui qui m’avait soutiré
mon appareil photo avait parcouru le chemin jusqu’au point où il était allé
m’attendre, et la science qu’il avait manifestée du flot des visiteurs sans se
tromper sur le lieu où j’atterrirais inévitablement, comme les débris charriés
par un cours d’eau finissent toujours par atteindre un certain renfoncement
de la berge, selon leur encombrement et leur capacité à flotter. J’appréciais
également sa probité car, me disais-je, il aurait pu proposer l’appareil à
n’importe quel autre client, un pigeon comme on dit, moins informé que
moi de la juste cote d’un Nikon F et dont il aurait obtenu un bon prix en lui
servant un habile boniment sur la rareté d’une machine historique, devenue
mythique. Il avait préféré attendre et me le proposer, sachant qu’il n’aurait
pas besoin de me faire l’article, que c’était une façon d’atténuer sa
culpabilité et de réparer sa faute, à supposer qu’il eût connu de tels remords.
C’étaient de bonnes manières en somme, celles de quelqu’un qui respecte la
règle du jeu, et avec qui on ne peut refuser de jouer.
Si cette petite histoire s’arrêtait là, elle serait déjà édifiante, me semble-t-
il, offrant une sorte de leçon de conduite, de philosophie et d’économie
politique. Mais elle s’est compliquée d’une énigme. Pour vérifier que
l’appareil n’avait pas souffert, j’ai fait fonctionner les mécanismes
d’avancement de la pellicule et de l’obturateur, en prenant au hasard par la
fenêtre de ma chambre les cinq dernières photos qui restaient sur le rouleau.
À mon retour en France, j’étais impatient de faire développer le film qui
avait été témoin de cette aventure, et d’en interroger la mémoire dont une
partie m’échappait : les quelque deux heures passées entre le moment du
vol et celui de ce que je pourrais appeler la restitution à l’amiable. Ce que
j’ai découvert, impressionné sur l’émulsion après son développement, reste
pour moi sans explication. Et ce mystère tient entièrement à cette
particularité de la photographie argentique qu’il faut attendre pour voir et
que, pendant quelque temps après la prise de vue, l’appareil et la pellicule
gardent le secret de ce dont ils sont dépositaires. En effet, entre les cinq
premières photos que j’avais prises à Paris, avant mon départ, un dimanche
où je m’étais promené au Jardin des Plantes, et les cinq dernières, prises
depuis la fenêtre de ma chambre en Chine, pour finir le rouleau après avoir
récupéré l’appareil, deux heures après l’avoir perdu, il y avait environ
vingt-cinq clichés pris au Brésil, avec des vues très reconnaissables de la
baie de Rio, une ville où je ne me suis jamais rendu. Comment expliquer
qu’entre le moment où l’appareil m’avait été dérobé et celui où j’avais pu le
racheter au voleur, c’est-à-dire pendant ces deux heures dont je viens de
parler, l’appareil ait pu faire l’aller-retour entre la Chine et le Brésil, aux
mains de quel utilisateur ? La seule explication rationnelle eût été un
voyage que j’aurais effectué à Rio de Janeiro entre ma promenade au Jardin
des Plantes à Paris et ma visite au « marché aux voleurs », quelque part au
cœur de la Chine. Une telle hypothèse suppose que je serais victime d’un
grave phénomène de trou de mémoire, ce que démentent catégoriquement
toutes les recherches et les interrogations adressées à mon entourage au
sujet de mon emploi du temps. D’ailleurs, si j’avais oublié avoir fait un
voyage au Brésil, je serais à coup sûr en traitement pour un cas d’amnésie,
voire pour un début de maladie d’Alzheimer. En cherchant encore, j’avais
trouvé cette autre solution à l’énigme : ce n’aurait pas été le jour même où
l’appareil m’avait été subtilisé à mon arrivée dans le « marché aux voleurs »
que je l’aurais récupéré, mais une semaine plus tard, lors d’une seconde
visite que j’y aurais faite. Cela aurait laissé le temps à mon voleur de se
rendre au Brésil, et d’y utiliser mon appareil photo, avant de songer à le
revendre. Mais, outre la totale invraisemblance de cette explication, cela
supposerait à nouveau un sérieux trouble de ma mémoire. D’ailleurs je
dispose de diverses preuves attestant que j’avais quitté la Chine dès le
surlendemain de mon aventure, et que je n’avais donc pu faire aucune
nouvelle visite au « marché aux voleurs », lequel se tient une fois par
semaine.
Ce n’est pas encore tout, et c’est à nouveau une des propriétés de l’image
photographique qui ouvre cette aventure sur un autre infini d’hypothèses :
la possibilité d’être agrandie jusqu’à ce qu’apparaissent des détails cachés
dans une vue d’ensemble. Je suis resté plusieurs jours enfermé dans un
laboratoire, occupé à tirer des agrandissements de toutes les images du
fameux rouleau, et à les analyser à la loupe l’une après l’autre. Cette
recherche m’a permis de reconstituer une sorte de récit photographique dont
l’auteur reste masqué. Dans les images prises au Jardin des Plantes, j’ai
repéré, parmi un groupe de touristes chinois arrêtés devant une cage à tigre,
et qui s’était trouvé par hasard dans le champ de ma prise de vue, un
homme en qui il me semble reconnaître celui qui m’a subtilisé puis revendu
mon appareil quelques jours plus tard. À ses côtés se tient une belle jeune
fille de son pays, vêtue d’un long manteau d’hiver, qui laisse deviner une
silhouette élancée. Plus loin, parmi les photos prises au Brésil par Dieu sait
qui, on peut identifier la même jeune Chinoise, plus légèrement vêtue, et
dont les formes sont dévoilées, alors qu’elle joue au volley-ball en maillot
de bain avec un groupe d’amis sur la plage de Copacabana. Enfin, dans les
cinq derniers clichés que je sais avoir pris au hasard depuis ma chambre
d’hôtel en Chine, on distingue, dans une chambre qui était face à la mienne,
en léger contrebas, de l’autre côté d’une cour intérieure, une jeune femme
nue, allongée sur le lit. À la faveur d’un fort agrandissement, je reconnais
une fois encore le visage de la jeune touriste d’abord repérée au Jardin des
Plantes en manteau d’hiver, puis en bikini sur la plage au soleil de Rio de
Janeiro, et qui est maintenant là, nue, dans la chambre face à la mienne, de
cet hôtel où j’ai séjourné, quelque part au cœur de la Chine. Cette séquence
en images semble obéir à la logique d’un récit où un personnage féminin se
dénude peu à peu devant l’objectif d’un photographe qui la suivrait partout :
une sorte d’effeuillage mis en scène au fil des saisons, des pays et des lieux,
le journal photographique d’une aventure amoureuse et sexy, avec une jeune
Chinoise que j’aurais « chinée »… Les images sont là, chronologiquement
alignées sur le rouleau de pellicule, à une étape du processus
photographique où aucun trucage ne peut encore avoir eu lieu. Et la
recherche de mon rôle dans une histoire dont les traces en images sont aussi
incontestables me plonge dans une perplexité infinie.
AURÉLIEN MBACKÉ
Le surlendemain de mon envoi, j’ai reçu de mon ami, futur grand éditeur,
encore débutant mais avec déjà un excellent jugement, le texte suivant, en
guise de réponse :
Ce texte, photocopié par mon ami d’après une édition ancienne, qui
portait encore l’estampille de la librairie Corti, était suivi en bas de page de
cette note laconique, manuscrite à l’encre : « Première page de Lucien
Leuwen, Stendhal, 1894. Ton ami, Mathieu ».
Je ne savais comment interpréter cette réaction de mon ami, futur grand
éditeur. S’agissait-il de l’amicale correction à un condisciple en danger de
devenir un plagiaire, ou d’une méditation en perspective sur d’importantes
questions : la littérature est-elle condamnée à toujours raconter les mêmes
histoires ? Est-ce à travers la variation de ses thèmes que la littérature est le
reflet de son époque et des changements d’une société ? Un jeune auteur qui
se lance dans l’écriture peut-il échapper à l’empreinte, même involontaire,
des modèles qu’il admire ?
Si je comparais les deux pages d’ouverture de Lucien Leuwen d’un côté
et de mon Aurélien Mbacké de l’autre, force était de constater la justesse du
terme « empreinte ». Il s’agissait en effet plutôt d’imprégnation que
d’emprunt. Car, plus encore que leur appartenance commune au genre très
ancien et répandu de la biographie, ce qui apparaissait avec évidence c’était
une pensée et sa traduction en mots et en phrases, coulées dans le même
moule que le modèle stendhalien. Je n’avais pas le souvenir d’avoir jamais
appris par cœur le texte de Lucien Leuwen – comme Julien Gracq (publié
chez Corti…) avait appris par cœur l’intégralité de La Chartreuse de
Parme –, même si ce roman avait marqué mon jeune esprit, avec cet
inachèvement qui avait pu me faire imaginer à mon compte la suite et la fin
du destin de Lucien.
La leçon que je tirais de ce qu’il me fallait considérer comme un faux pas
était que, faute d’avoir été pressé par un thème qui m’aurait concerné de
façon intime et urgente, ou par les ambitions d’invention dans l’écriture qui
marquent légitimement un premier roman, j’aurais mieux fait de me taire,
comme on dit, c’est-à-dire de m’abstenir. Et je pouvais commencer par me
demander pourquoi l’influence d’un grand auteur du XIXe siècle s’était
imposée à mon insu, alors que c’était Franz Kafka, James Joyce ou Thomas
Bernhard qui me convainquaient des enjeux et de l’intérêt d’être un
écrivain. Seul le désir de satisfaire à la hâte l’attente de mon ami, et de ne
pas le décevoir, ainsi que quelques faits divers qui faisaient la petite
chronique du milieu du sport pour lequel ma curiosité était plutôt critique
m’avaient lancé dans l’histoire d’un jeune footballeur français d’origine
sénégalaise, né et vivant dans la banlieue parisienne, et de ses projets de
vie, partagés par tant d’autres de ses camarades de la même génération,
candidats à la fortune et à la gloire en n’ayant d’autres mérites et de savoir-
faire que de taper à peu près comme il faut dans un ballon. Je me demandais
quel serait le chemin à accomplir pour passer non seulement de la littérature
du XIXe siècle à celle d’aujourd’hui, ou encore des histoires contemporaines
aux histoires de toujours, mais en vérité d’un monde à un autre. Entre les
ambitions et le destin de Lucien Leuwen et ceux d’un Aurélien Mbacké,
entre le monde des romans qui avaient construit ma sensibilité et la société
qui devait l’inspirer aujourd’hui, y avait-il un raccord possible ou la
distance était-elle infinie ?
UN FLAMAND
J’avais conclu mes études en biologie animale par une thèse sur le
comportement des grands primates : gorilles, chimpanzés et orangs-outans.
C’était après m’être intéressé à l’expérience des Gardner, ce couple
d’Américains qui, à la fin des années soixante, à l’université du Nevada,
avait élevé ensemble leur fillette et la jeune guenon Washoe, pour comparer
les étapes de l’apprentissage chez un enfant humain et chez un jeune singe
nés au même moment. Ils avaient tenté de communiquer avec Washoe en
lui faisant apprendre, plutôt qu’un code oral, soumis aux propriétés
de l’appareil phonatoire, l’American Sign Language, le langage par signes
des sourds-muets en Amérique du Nord. Et j’étais resté sceptique à la fois
sur la démarche et sur les résultats, rêvant d’expérimenter des relations avec
les singes, non pas sur le modèle humain mais sur celui de l’animal, si tant
est qu’il puisse être analysé et imité à partir d’une perception et d’une
intelligence humaines.
Le quai de la gare est désert et le train arrive. Je monte dans la voiture qui
s’arrête devant moi. Comme je la trouve vide, je ne cherche pas la place
indiquée sur mon billet, et je m’assois n’importe où. Au moment où le train
repart, un homme pénètre dans la voiture et s’avance lentement dans le
couloir, sans bagage. Son billet à la main, il cherche le numéro de son siège.
Arrivé devant moi, sans dire un mot, il montre du menton la place où je suis
assis, et je comprends que c’est la sienne. Bien que tous les autres sièges
soient libres, je me lève et je vais m’asseoir ailleurs, pour ne pas contrarier
celui qui semble tenir à la place qu’il a réservée. Je suis prêt à comprendre
toutes les superstitions, tous les rituels pour prévenir les imprévus et
conjurer les accidents du sort.
Nous roulons quelque temps à travers une campagne pluvieuse, sans que
quiconque se montre dans la voiture où nous sommes les seuls passagers.
Soudain, des bruits et des voix se font entendre à la fois devant et derrière
moi. Des policiers viennent de faire irruption par les deux extrémités du
couloir, comme pour empêcher toute tentative de fuite. Attentifs aux
numéros des sièges, ils me dépassent sans s’intéresser à moi, alors que nous
sommes deux individus susceptibles d’être concernés. Arrivés à la hauteur
de l’autre, celui à qui j’ai rendu sa place, ils échangent avec cet homme
quelques mots à voix basse. Je vois qu’ils lui passent des menottes aux
poignets sans qu’il proteste, et qu’il se laisse tirer vers la sortie, alors que le
train ralentit en vue de la prochaine gare. Dès que nous sommes à l’arrêt,
l’homme et les quatre policiers qui l’encadrent descendent sur le quai. C’est
une petite ville grise dont je ne connais pas le nom. Je ressens le passage
d’un train à grande vitesse, en sens inverse, dans un fracas soudain, comme
une ponctuation violente dans un drame qui m’a frôlé de près. Je
m’interroge : « Si l’autre passager n’avait pas voulu que je lui rende sa
place, serais-je à la sienne en cet instant, repéré par les policiers, arrêté et
menotté, conduit je ne sais où pour Dieu sait quel motif ? » Je me demande
encore où cet homme voulait se rendre en ayant réservé cette place dans ce
train. Ai-je trahi cet inconnu, l’ai-je dénoncé en lui rendant son identité,
révélée par un numéro de siège sur un billet de train ? Un mauvais numéro
semble-t-il, auquel pourtant il tenait. Alors qu’il s’éloigne vers son destin,
sans résistance, encadré par les quatre policiers, j’éprouve envers cet autre
voyageur, avec qui j’ignore quel voyage j’ai partagé, un sentiment infini de
fraternité et de culpabilité. J’aimerais lui dire que parfois il vaut mieux
quitter un train tristement que d’y rester prisonnier jusqu’à une destination
fatale.
Je suis seul désormais, et je sens qu’un être humain ne peut voyager sans
un compagnon d’infortune dans son aventure terrestre. Comme en réponse à
cette sensation, alors que le train repart, quelqu’un pénètre dans la voiture.
C’est une jeune fille charmante, un ange inespéré, qui s’avance dans le
couloir, sans bagage, cherchant sa place avec son billet à la main.
Lorsqu’elle arrive à ma hauteur, elle vérifie le numéro du siège, et je croise
son regard au moment où elle éclate d’un rire enfantin. Elle a l’air d’estimer
qu’il serait ridicule de se battre pour une place dans une voiture vide. Mais
je me décale d’un siège pour libérer sa place. Alors la jeune fille sans cesser
de rire vient s’asseoir à côté de moi. Un rayon de soleil qui perce un instant
la noirceur du ciel illumine son visage. Nous ne nous connaissons pas et
nous sommes assis l’un à côté de l’autre dans la voiture déserte. Sans doute
trouve-t-elle la situation amusante, ou ambiguë, sans que cela la gêne. Car
quiconque nous surprendrait verrait inévitablement en nous un couple en
voyage. Je me dis que cela est peut-être déjà vrai depuis quelques secondes
et que, par un simple jeu de places dans la voiture d’un train, je suis passé
de la brutalité foudroyante du malheur à la douceur d’un bonheur que je
projette vers l’infini.
LE RENDEZ-VOUS
Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et
mon père se fait attendre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Mais je ne
m’impatiente pas, je ne m’inquiète pas, je ne perds pas espoir, j’ai tout mon
temps.
J’ai attendu pendant trente ans. Jusqu’au jour où mon tour est arrivé.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr
Romans
LÀ POUR ÇA, Flammarion, « Textes », 1986 (réédition Léo Scheer / Flammarion, 2003).
QUATRE VOYAGEURS, Seuil, « Fiction & Cie », 2000, « Points » no 907.
LES TRAPÉZISTES ET LE RAT, Seuil, « Fiction & Cie », 2001, « Points » no 1151.
LES AMBITIONS DÉSAVOUÉES, Seuil, « Fiction & Cie », 2003.
LES ANGLES MORTS, Seuil, « Fiction & Cie », 2003.
LA HACHE ET LE VIOLON, Seuil, « Fiction & Cie », 2004, « Points » no 1382.
IMMERSION, Gallimard, « L’Infini », 2005.
L’AMANT EN CULOTTES COURTES, Seuil, « Fiction & Cie », 2006, « Points », no 1755.
PROLONGATIONS, Gallimard, « L’Infini », 2008.
MOI, SÀNDOR F., Fayard, « Alter ego », 2009.
COURTS-CIRCUITS, Le Cherche Midi, « Styles », 2009.
IMITATION, Actes Sud, 2010.
ALMA ZARA, Grasset, « Trente-six », 2015.
EFFONDREMENT, Le Cherche Midi, « Styles », 2015.
LE RÉCIDIVISTE, Seuil, « Fiction & Cie », 2019.
Récits, nouvelles
LA FONTAINE VON TECK (in Vanités), musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables-d’Olonne,
1985.
DIVA NAVI, Primavera Fotographica / Caixa / Junte del Port, Tarragone, 1990.
GRANDS HOMMES DANS UN PARC (récit et photographies), Verdier, « Antigone », 1989.
QUELQUES OBSCURCISSEMENTS, Deyrolles / Verdier, 1991 (réédition Seuil, « Fiction & Cie »,
2007).
PRIS AU MOT, Deyrolles / Verdier, 1992.
LA NUIT SANS STELLA (nouvelle et photographies), Actes Sud, 1995.
LA FEMME QUI AVAIT DEUX BOUCHES, Seuil, « Fiction & Cie », 1999.
LA SECONDE MAIN (nouvelle et photographies), Actes Sud, 2001.
MUMMY, MUMMIES (nouvelle et photographies), Verdier, 2002.
LA TRAVERSÉE DE L’EUROPE PAR LES FORÊTS, Virgile, 2004.
L’ASCENSEUR, Centre d’art Les Brigittines (Bruxelles), 2006 (réédition Le Cherche Midi,
« Styles », 2007).
599 (nouvelle et photographies), Contrasto / Agartha Arte, Rome 2007.
DESCENTES DANS LES VILLES, Fata Morgana, 2009.
SOUS LA DICTÉE DES CHOSES (nouvelles et photographies), Seuil, « La Librairie du
XXIe siècle », 2011.
CONFÉRENCIERS EN SITUATION DÉLICATE, Léo Scheer, 2012.
LE BAIN DE DIANE (nouvelle et photographie) (in Une même longueur d’onde, catalogue), musée
d’Art et Archéologie d’Évreux, 2013 (réédition in Les Écrits no 141, revue littéraire, Montréal,
2014).
LA RÉSISTANCE DU PAYSAGE (nouvelle et photographies), Voix Éditions, Perpignan, 2014.
CONTRETEMPS (in Rendez-vous no 1), Flammarion, 2015.
UN SOIR AU CIRQUE À TRIESTE (in Rendez-vous no 2), Flammarion, 2016.
L’INVENTAIRE (nouvelle et photographies) (in État de sièges), Château de Laroche-Guyon / Artlys,
2016.
PASSAGES CLANDESTINS, Centre des Arts d’Enghien (catalogue), 2017.
Essais
FAIRE LE NOIR. Notes et études sur le cinéma, Marval, 1996.
L’ART D’ALAIN RESNAIS, Centre Georges Pompidou, 1998.
LA PORNOGRAPHIE, UNE IDÉE FIXE DE LA PHOTOGRAPHIE, La Musardine, « L’attrape-
corps », 2000.
LA VITESSE D’ÉVASION, Léo Scheer, 2003.
LA FEMME COUCHÉE PAR ÉCRIT. Essai, interface, nouvelle, Léo Scheer, 2004.
ÉROS/HERCULE. Pour une érotique du sport, La Musardine, « L’attrape-corps », 2005.
L’ACCENT, UNE LANGUE FANTÔME, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2005.
LE DERNIER TABLEAU DE SCHIELE, Huitième jour, 2008.
LES LABORATOIRES DU TEMPS. Écrits sur le cinéma et la photographie, Galaade, 2008.
LE CARNETS D’ADRESSES, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2008.
CAMÉRAS, Actes Sud junior, 2009.
L’EMPREINTE ET LE TREMBLEMENT. Écrits sur le cinéma et la photographie II, Galaade, 2009.
GAUGUIN DANS LA MAISON DU JOUIR, Huitième jour, 2010.
RÉPONSE DU MUET AU PARLANT. En retour à Jean-Luc Godard, Seuil, « La Librairie du XXIe
siècle », 2011.
LA POSE DE DIEU DANS L’ATELIER DU PEINTRE. Écrits sur le cinéma et la photographie III,
et autres textes, Galaade, 2011.
SIMON HANTAÏ. Vers l’empreinte immatérielle, Invenit, 2011.
L’IMPÉRATIF UTOPIQUE. Souvenirs d’un pédagogue, Galaade, 2012.
BRITTEN, QUILTER, WARLOCK. Songs from an Island (essai et photographies), Actes Sud,
« Musicales », 2013.
SADE SCÉNARIO, ESSAI, SCÉNARIO, SOUVENIRS, Le Cherche Midi, « Styles », 2013.
RETOUR AU NOIR – LE CINÉMA ET LA SHOAH, QUAND ÇA TOURNE AUTOUR, Léo
Scheer, 2016.
DANIELLE (essai et photographies), PelitiAssociati, 2020.
Théâtre
TOUR D’HORIZON, Léo Scheer, 2003.
LA VISION D’AVIGDOR, OU LE MARCHAND DE VENISE CORRIGÉ, Le Cherche Midi,
« Styles », 2008.
Préfaces
LA DOUBLE VUE, de Robert Lebel, Deyrolles / Verdier, 1999.
LES CAHIERS DU MUSÉE NATIONAL D’ART MODERNE no 17/18. L’œuvre et son accrochage,
Centre Pompidou, 1986.
LE CINÉMA, UN ART PLASTIQUE, de Dominique Païni, Yellow Now, « Exhibitions », 2013.
DISCOURS TOMBÉ DES RUSHES, de François Barat, Manucius, 2013.
L’ENFANT AUX CERISES, de Jean-Louis Baudry, L’atelier contemporain, 2015.
ALAIN FLEISCHER