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Ruby Lenn
Les Ombres - Tome 2
Les Informateurs
© Eve Ruby Lenn, 2018
ISBN numérique : 979-10-262-2174-6
Illustration couverture :
https://www.tiphs-art.com/
« Endler » : c’était le nom officiel que notre informateur, Steven Wright, avait
donné à cette mission. Nous avions emprunté un vieux chemin extrêmement
étroit, où les maisons les plus proches se situaient à plus d’un mile à vol
d’oiseau. En raison des malédictions qui planaient ici-bas, peu de gens
s'aventuraient sur ce morceau de terre aride des Midlands de l'Ouest. Les feuilles
jaunies et glissantes qui s’entortillaient de neige fondue sous nos bottes rendaient
nos pas incertains. C’était sûrement l’itinéraire le plus désagréable que j’ai eu à
parcourir durant toute ma vie.Puis, comme un doigt géant pointant vers le ciel,
nous vîmes ce sinistre et imposant bâtiment de briques rouges. C’était pour nous
un soulagement, nous étions presque arrivés à notre point d’Observation.
En examinant cette structure, je m’étais dit que son architecte n’était pas un
romantique dans l'âme. Tout ici était construit au bord de la désillusion. C’était
lamentable, il nous avait même fallu longer un vieux cimetière défraîchi, et
contourner le rempart de murs massifs qui ceinturait la bâtisse pour pouvoir
atteindre la grande porte d’entrée. Comme des taches d'encre noire parsemées
de-ci, de-là, des corbeaux croassaient à tout vent. J’avais eu l’impression que
leurs cris contenaient de terribles secrets. Nul être humain ne peut se soustraire à
cette envie en arrivant ici : fuir à toutes jambes ! Mais au comble du désespoir, je
parle du pénitencier de Tipton.Rien qui ne puisse ravir l'œil.
Tandis que nos pieds continuaient à s’enfoncer dans la neige et que les
sentinelles préposées à la sûreté de l’établissement se tenaient à leur poste, nous
nous étions demandé quelle idée avait pu pousser des hommes à bâtir une prison
à quelques pieds seulement de ce jardin des allongés. Pour toute réponse, notre
informateur, sans l’ombre d’un sourire, nous avait retracé les événements à venir.
La tragique nuit du 22 février 1860, restera l'un des pires désastres que la petite
ville ait rencontrés.Pour des raisons que l'on ignore, et connues que par Dieu lui-
même, une partie de l’édifice fut entièrement dévastée par un gigantesque
incendie. L’extinction de cette fournaise avait requis la manœuvre de dix-sept
pompes et plusieurs d’entre elles avaient été utilisées pour préserver le reste du
bâtiment des flammes. Il aura fallu toute une nuit aux pompiers pour éteindre le
brasier.
Les prisonniers décédés lors de ce tragique événement, seize au total, se
trouvaient au sous-sol. Les enquêteurs avaient certifié que le feu avait été
délibérément allumé, peu avant 19heures. Par qui ? À ce jour, cela reste un grand
mystère.
— Laissez-moi deviner, Steven. Après cette seule version, l’enquête a été
clôturée ?
— Je ne vais pas entrer dans les détails, cela demanderait trop de temps. Mais
la réponse est oui, Duncan.
Nous étions arrivés devant une vaste cour intérieure,couverte et divisée en
plusieurs ateliers d'activités économiques dans laquelle on se doutait à quoi
servaient les prisonniers.
— Bienvenue en enfer ! maugréa Killian en prenant son air le plus sérieux.
— On trouve ici tout ce dont on a besoin pour une existence misérable,déclara
amèrement l’aîné.
— La prison est sûrement le seul endroit sur terre où il est impossible de
compter sur un accueil chaleureux, répondis-je. La plupart des gens s’imaginent
que le mal est derrière ces pans mais ceux qui vivent à l'extérieur sont parfois
bien plus hostiles et dangereux.
Et tandis que mon regard se tournait vers les murs grisâtres qui s’élevaient
tout autour de nous, j’ai entendu des paroles prononcées par une voix qui m’était
familière.Un accent étrange, chaleureux, bavard et spécifique à celui des
habitants de Liverpool. J'ai regardé en arrière et vu cet homme à forte carrure,
aux cheveux noirs, portant une robe de religieux. Il venait d’ouvrir une porte
d'un simple coup d'épaule, il s’agissait de l’aumônier de la prison Craig
Bowman. Une de mes vieilles connaissances.J'avais eu l’occasion de le
rencontrer par l'intermédiaire d'un ami historien dans un colloque consacré au
thème « la vie et la mort », trente ans après ce terrible événement. Les preuves
de l’existence du paradis et de l’au-delà n’étaient pour moi que « folklore ».
J’étais croyant, mais cela me paraissait peu probable. Il avait ri, et j’avais bien
compris que sa petite moquerie n’avait rien de méchant.
J'avais vraiment envie de lui exprimer tout ce que je savais au sujet de son
idole. Comme le fait que Jimmy était fainéant, pauvre d'esprit et toujours à
l’affût de mauvaises combines. Cela aurait été tellement plus facile si cet homme
avait choisi la voie de la sagesse. Je n’aurais eu aucune difficulté à en dire du
bien et ainsi satisfaire les attentes du cadet. Le sourire qui s'était instantanément
formé sur les lèvres de Duncan m’envoyait un léger signal, du genre « attention
où vous mettez les pieds, Wilson ! » Je savais déjà que rien de bon ne sortirait de
cette discussion.
— Au risque de vous décevoir, son histoire ne m’intéressait pas plus que cela.
Et pour une raison quelconque, je n’ai jamais consacré une minute de mon temps
à cet homme.
— Voilà qui est assez surprenant de votre part, le fantôme de Jimmy n’était
pas dans vos cordes ? Peut-être trouviez-vous son malheur pas suffisamment
attrayant pour vos lecteurs ?
— Exactement. Il n'y avait rien de surnaturel. Je n’ai jamais cru au folklore
qui a suivi sa mort. Sachez que je n'appartiens pas à cette catégorie d'écrivains
qui écrivent toutes sortes de récits pour gagner aisément de l'argent et devenir
célèbres. J’ai eu le dossier de Jimmy sur mon bureau, mais je l’ai laissé à
d’autres. Vous ne l’avez pas encore prononcé, mais j'entends déjà votre
prochaine question : pourquoi ? Simplement parce qu'il ne faisait rêver personne.
C’était juste un drogué qui avait cherché des repères dans sa vie d’adulte.
Après cette fâcheuse phrase, je vis des grimaces comiques apparaître sur les
visages de Steven et de l’aîné, obligés de se retenir pour ne pas éclater de rire.
J’avais bien compris que je venais de mettre les pieds sur un terrain marécageux.
Mes débats avec le cadet prenaient parfois la tournure d’un duel. En tout cas, ils
me laissaient souvent la désagréable impression d’avoir perdu un membre.
— Par conséquent, vous estimez qu’il méritait son sort ?s’insurgea-t-il, hors
de lui.
— Il a poignardé à plusieurs reprises un agent de police. N'essayez pas de me
persuader qu’il était un brave homme !
— Qui fort heureusement s'en est plutôt bien tiré ! Dois-je vous rappeler que
Jimmy était atteint d’une incurable et douloureuse maladie ?
— Que seules certaines drogues locales soulageaient, je suis au courant. J'ai
eu le temps d'étudier certains rapports et décisions de justice, et la plupart d'entre
elles m’ont retourné l’estomac.
— Alors admettez, Wilson, que ce pauvre gars a sûrement remporté le
concours de l’homme le plus malchanceux !
Son entêtement était aussi fort qu’une corde d'acier et cela avait tendance à
m’irriter.
— Comment pouvez-vous avoir autant de bons sentiments envers lui ?
Il monta l’escalier au pas de course, fougueux que je n’aille pas dans son sens.
Et une fois arrivé à l’étage, il enchaîna en agitant ses bras de façon spectaculaire.
John Rise Lindley, accusé de larcin et emprisonné pour quelques malheureux
haricots. Paul Owen, puni pour le vol de douze œufs de poule en mai 1858, et
mort à l’âge de seize ans en prison après avoir été battu ! William Acheson,
reconnu coupable de l’enlèvement d’une volaille le 21 avril 1845, il fut
condamné à perpétuité alors que ce père de deux enfants était tout juste âgé de
dix-neuf ans. Ces malheureux étaient très pauvres et n’avaient personne pour
s'occuper sérieusement de leur éducation.
— Je vous rassure, Killian, la misère, les effets néfastes de la pauvreté, le
déclin des conditions de vie dans les bidonvilles victoriens n’ont pas uniquement
retenu l'attention de Charles Dickens. Je sais combien l’appauvrissement a
conduit d’innocentes victimes vers des peines trop sévères, les exposant parfois
au nœud coulant du bourreau.
— J’ai été plus d’une fois sous l’influence de l’alcool et de diverses drogues,
rétorqua-t-il d'un ton amer, mais aussi de mauvais camarades. Vous, mieux que
quiconque, connaissez les dommages causés par certaines substances. J’ai pu
contempler des phénomènes qui n’avaient aucune interprétation dans mon esprit,
et que les autres ne percevaient même pas…
— Je vois parfaitement où vous voulez en venir, mais ne vous laissez pas
emporter par de folles pensées et espérances, je n’irai pas dans votre sens.
J’avais bien compris qu’il avait une opinion tout à fait différente sur ce sujet,
et que cette discussion ne mènerait à rien. N’ayant fumé de l’opium qu'une seule
fois dans ma vie, et par erreur, je reconnaissais qu’il n’avait par complètement
tort. Mais je n’avais surtout pas envie de lui offrir la satisfaction d’avoir raison.
Certains narcotiques procurent des hallucinations qui se confondent avec la
réalité. Mais dans mon cas, la fuite dans le monde des illusions n’a jamais été
suffisamment puissante pour me pousser à commettre l’irréparable.Cela dit,
Jimmy ne méritait pas la perpétuité, ni même de mourir dans cette prison. Il
aurait mieux valu qu’il fût emprisonné dans un centre spécialisé. À ces faits, ces
infâmes erreurs de justice,je lui avais conseillé d’ajouter à sa liste Henry Catlin.
À peine âgé de neuf ans, il fut reconnu coupable d’un petit vol, une modeste
paire de chaussures. Cet enfant fut enfermé des mois durant : travaux forcés,
isolement cellulaire, et comme si cela ne suffisait pas, des coups de fouet furent
joints à sa peine. Pour ce qui est du reste de son existence, elle fut loin d’être
rose. Si l’autorité judiciaire de l’époque s'était affranchie de cette corruption qui
s'introduisait un peu partout, tous ces malheureux auraient connu un destin bien
meilleur.
Après avoir fait quelques pas, je reconnus à travers les vitres enchâssées de
l’atrium, le charismatique visage du gouverneur de cet établissement, Elwood
Endler.Avec beaucoup d'intelligence et d'humanité, les journalistes avaient salué
la carrière politique de l’homme qui avait joué un rôle décisif dans la réforme
des prisons du Royaume-Uni. Il portait de grosses lunettes à monture noire avec
des verres épais, qui lui donnaient l'air d'un médecin ou d’un professeur. Il se
tenait droit, observant les moindres faits et gestes de ses subalternes, comme une
sentinelle à son poste.
Steven nous fit prendre un long corridor menant à la zone est, notre lieu
d’Observation. Les galeries souterraines étaient passablement éclairées. Le
système d’aération de refoulement d'air ne fonctionnait plus. Entre les odeurs
nauséabondes et la poussière crasseuse qui s’engouffraient par excès dans nos
narines, il était difficile de respirer. Après avoir descendu une vingtaine de
marches à l’aveuglette, nous avons franchi une lourde porte en métal et traversé
un interminable couloir au plafond voûté qui m’avait rappelé une des cryptes
secrètes du Comte Dracula. Il y avait plusieurs cellules, et derrière chacune
d'elles on entendait la voix de quelqu'un. Des gémissements, des ronflements et
des insultes à peine silencieuses.
— Le 22 février 1860, commenta notre informateur, le corps mutilé de Cathy
Nickols tout juste âgée de dix-neuf ans, a été retrouvé dans une canalisation
d'égouts du District de Sandwell. La pauvre fille a été sauvagement assassinée.
Les témoignages et les indices recueillis sur place ont très vite orienté les
enquêteurs vers la piste de deux suspects.Les deux individus ont été arrêtés
quelques heures plus tard. Bien qu'il n'y ait guère que des présomptions contre
eux, ils ont été interrogés, puis placés en garde à vue pour meurtre. La police
continue à collecter des informations les incriminant. D’une minute à l’autre, ils
seront conduits dans une de ces cellules.
— Je suppose qu’ils sont innocents ?
— Exactement, Killian, sinon vous ne seriez pas là.Dix mois après cette
affaire, un individu a avoué l’homicide de Cathy Nickols. Mais il était trop
tard,le mal était déjà fait.
— Parce qu’ils vont mourir avec d’autres dans cet horrible incendie… S’il est
une mort que je redoute le plus, c’est bien celle qui consume la chair, souffla
l’aîné.
Steven acquiesça d’un signe de tête et nous tira sa révérence dès qu’il vit
l’escorte de quatre gardiens, emmener les hommes que nous attendions dans une
cellule éloignée. Ils marchaient comme des militaires en patrouille, à pas
cadencés.
— Pourquoi nous enfermer au sous-sol ?s’étonna l’un des prisonniers.
— Tous les petits nouveaux sont conduits ici dès leur arrivée, s’exclama le
geôlier tout en verrouillant la grille. Maintenant, ferme ta gueule !
Ces pauvres gars n'avaient aucune idée du destin qui les guettait.Après dix
longues minutes d’attente, deux hommes avaient rejoint l’escorte. Il s’agissait du
gardien en chef et d’un visiteur en costume gris trois-pièces. Ce dernier avait les
tempes grisonnantes, les yeux marron et le regard plein de colère. Je n'étais pas
trop surpris de voir Edmund Curtis ici, après tout ce que Steven avait dit de lui.
Il présenta les deux malheureux à son invité, en les désignant du doigt. James
Sleeman, le plus âgé avait une carrure massive, il devait mesurer plus d’un mètre
quatre-vingt-dix pour un peu plus de cent-vingt kilos. Il portait une mince
cicatrice sur la joue gauche et des tatouages d’encre noire sur les poignets.
Quand il croisait les bras, les plis de sa chemise donnaient l’impression qu’elle
était trop petite et qu’elle allait éclater d’un moment à l’autre. Joe Eliacin, son
compagnon de cellule et demi-frère, était beaucoup plus chétif. Son front dégarni
le faisait paraître plus âgé, mais en y regardant de plus près, il devait seulement
avoir une trentaine d’années. Après quelques secondes de silence, durant
lesquelles chacun s’observait avec mépris, Curtis reprit la parole.
— Je vous présente le père de la jeune fille que vous avez assassinée,
monsieur Nickols. Il tenait à vous rencontrer. Je lui ai dit que ce n'était pas une
bonne idée, mais il n’a rien voulu entendre.
— Très touchant, mais vous perdez votre temps, Monsieur, parce que nous
n’avons tué personne, répondit aussitôt Sleeman.
— Pensez-vous que je vais croire ce mensonge ? Des gens vous ont vus !
— Permettez-moi de vous donner un conseil, poursuivit Curtis. Si vous voulez
vous en tirer, dites-lui la vérité.
— Je le répète sans fin, répliqua-t-il, jamais nous n'avons fait de mal à qui que
ce soit. Et encore moins à cette fille !
— Tais-toi, imbécile !maugréa le gardien en chef. Redis-ça encore une fois et
je te carre ma matraque dans le cul. Les murs sont épais dans ce sous-sol,
personne ne t’entendra hurler. Alors ne fais pas ton malin. Toi et ton frangin
n’êtes pas ici sans raison. Des indices permettant de vous relier à ce crime ont
été retrouvés sur place.
— Comment ça, vous avez trouvé des indices nous impliquant ? s’enquit le
plus jeune. Je jure... nous n’avons pas tué votre fille !
— Ne dis rien de plus ! ordonna son frère d’un ton sec. Ils cherchent à nous
coller ce meurtre sur le dos. Tout ce qu’ils veulent, c’est nous embrouiller
l’esprit. Comme ces inspecteurs, parce qu’ils n’ont pas la moindre preuve contre
nous. C'est des bêtises tout ça !
— Avez-vous besoin d’une preuve, Curtis ?demanda Nickols en souriant.
— Non, monsieur, avec ou sans, on fera quand même le boulot.
— De quoi parlez-vous ?interrogea Eliacin avec grande inquiétude.
— Tu vas fermer ta gueule ! cria le frangin. Tu ne vois pas qu’ils essaient de
nous faire peur.
On pouvait lire sur le visage de Sleeman la colère qu’il ressentait, mais aussi
le désarroi qu'il tentait de dissimuler derrière une expression arrogante.
— Si vous avez d'autres devinettes, reprit-il, n'hésitez pas à rendre visite à nos
avocats. Nous n’avons plus rien à vous dire, alors au revoir, messieurs.
— J'ai une dernière question à vous poser, réagit Nickols : vous n’éprouvez
pas de remords ? Aucun ?
— Pourquoi aurais-je des remords à cause d’un crime que je n’ai pas
commis ?rétorqua-t-il avec une pointe d’ironie. Je ne suis coupable de rien. Vous
voulez écouter ma confession ? La voici. J’aurais bien aimé vous mentir, si cela
pouvait vous aider à faire votre deuil. Mais peut-être qu’après m’avoir tendu
l’oreille, vous allez me tirer une balle dans la tête. Alors autant vous laisser avec
votre souffrance. Je parlerai devant le juge. Et en même temps, je lui ferai un
résumé de ce que j'ai vu, de ce que j'ai entendu, ici !
Derrière les yeux noirs de Nickols,il n'y avait plus cette lueur qui illumine
notre regard lorsque la porte de la conscience s’ouvre. Je n’avais perçu que cette
noirceur, celle qui amène les hommes à commettre des actes irréfléchis. La
conversation entre ces deux individus avait été comparable au dialogue que
peuvent avoir un chien et un chat. Je m’étais demandé ce qui pouvait pousser
Sleeman à tenir de tels propos.La prudence n'a jamais fait de mal à personne, et
son comportement était loin d’être des plus intelligents.
Je m’étais lentement retourné pour observer le visage de mes consorts. Il y
avait une question qui se débattait souvent entre nous : le déclic qui change
tout.Duncan, était persuadé que cette phrase avait conduit ces hommes vers une
mort certaine. Pour le cadet, Sleeman venait de donner la pelle à son bourreau
pour creuser sa tombe.Pendant que Curtis tapotait nerveusement son poing dans
la paume de sa main, Nickols l’entraîna avec nervosité un peu plus loin. Il
contourna l'aile droite et se mit dans un coin reculé.L’ouïe des Observateurs étant
extrêmement sensible, nous pouvions entendre les propos qu’ils échangeaient.
— Je n’ai pas envie de voir ces monstres s’en sortir ! alors faites le
ménage, Curtis, et faites-le convenablement.
Pas besoin d’être une diseuse de bonne aventure pour deviner les idées qui
occupaient l’esprit de ces hommes.
— J’aurais bien foutu une raclée à ces ordures.
— Je sais mon ami. Mais je compte sur vous pour qu’ils reçoivent beaucoup
plus qu’une simple correction. C’est la seule chose qui pourrait apaiser ma peine.
Ne me décevez pas, et restons sur notre accord.
— Votre frère a été grandement satisfait par nos services, il en sera de même
pour vous.
— Je l’espère. Vous obtiendrez l’argent…une fois ce problème réglé.
— Je vais donner des instructions à mes gars et vous tiendrai au courant. Je
pense même pouvoir vous offrir une option gratuite : faire longuement souffrir
ces ordures.
La cupidité de certains hommes est capable de bien des choses, y compris
d'adopter les comportements les plus idiots. Je me détournai de ces hommes pour
expirer l’air toxique de ce sous-sol. Maintenant, je savais avec certitude
qu’Edmund Curtis était un personnage dépourvu de bon sens.Après une poignée
de main chaleureuse, Nickols se dirigea vers la sortie où un gardien l’attendait
avant de disparaître dans l'arche menant à l'escalier. Avec écœurement, nous
avions compris que ces agents pénitentiaires avaient commencé à créer leur
propre petite entreprise. Duncan nous fit savoir que dans une cellule vide un peu
plus loin, deux officiers avaient déversé le contenu d’un bidon de kérosène sur
une pile de vieux vêtements. Ils avaient également répandu du liquide sur les
murs contre lesquels reposaient des planchettes de bois pourris.Il suffisait de
jeter une allumette pour que tout s’enflammât. Et c’était ce que Curtis venait de
faire, là, juste sous nos yeux grands écarquillés. Les vapeurs du kérosène
provoquaient de fortes explosions. Et ce qui était prévu arriva…
Chaque fois que je pensais aux deux frères, quatre questions me hantaient
l’esprit: Sont-ils encore vivants ?Souffrent-ils ? Que font-ils ? Ou sont-ils ?
J’avais beau faire défiler dans ma tête toutes sortes de scenarii, je ne parvenais
pas à enfiler ma clé dans la serrure de mon intellect. Bien que je leur aie épargné
les détails de la mission, je n’ai pas eu d’autre possibilité que de mettre Beverly
et Sara au courant. Inutile de préciser que cette révélation a éveillé chez eux un
intérêt considérable pour cette mission et a suscité un interrogatoire. On a
déplacé et allongé Killian et Duncan sur les canapés, persuadés qu’ils y seraient
plus à l’aise. C’est en tout cas ce que pensait Sara. Beverly avait souhaité être
présent jusqu'à ce que tout danger fût écarté. Dans ce malheur, il était celui qui
maîtrisait le mieux la situation. Il s’occupait des deux frères comme s’ils étaient
tombés dans le coma. Une personne ordinaire n’en ferait pas autant.
J’avais parfois l’étrange sentiment d’entendre mes amis. Chacun racontant son
histoire, distillant des bribes d’explications. Je regardai autour de moi avec
perplexité, jusqu'à ce que mes yeux se remplissent de larmes. Une voix familière
me ramena de l’abîme imaginaire dans lequel mon esprit venait de vagabonder.
— Je suis désolée, je ne voulais pas vous réveiller.
— Me livrer à la paresse dans un moment si difficile, me semble déplacé,
Sara. Je ne faisais que réfléchir.
— Vous avez les yeux qui brillent d'une façon...Vous avez pleuré ?
— Une petite allergie passagère, ce n'est rien.
Elle portait une chemise blanche et une longue jupe noire qui ne laissait
apparaître que la pointe de ses chaussures noires. Comme Sara s'efforçait
toujours de découvrir mes sentiments et mes secrets, je m’attendais à une
question délicate.
— À quoi pensez-vous, Wilson ?
— Aux ombres du passé qui envahissent mon espace. Comme vous pouvez
vous en rendre compte, cette fichue tristesse me brouille l’esprit. Cela dit, avez-
vous bien dormi ?
— Je me suis réveillée avec l’idée que ce jour serait différent des précédents.
Mais en les voyant allongés sur ces canapés en état d’inertie, j’ai compris que le
cauchemar continuait.
Je savais parfaitement ce qu'elle ressentait, tout son mal-être se répandait en
masse dans l’atmosphère. Et, c'était ainsi chaque fois qu’elle entrait dans cette
pièce. Comme un ange protecteur, elle se déplaçait d’un corps à un autre dans un
but précis : s'assurer qu'ils respiraient avec régularité. J’observais avec une
attention pénible et impuissance, ce visage de déplaisir. Elle disait pouvoir sentir
les battements agités de leur cœur et se demandait combien de temps cela allait
durer. Sara s’imaginait qu'ils souffraient plus que quiconque. C'était son gros
tourment, et je dois le reconnaître, cette idée me glaçait le sang. J’aimerais
tellement la convaincre du contraire.
— Je sais qu'ils éprouvent des douleurs physiques, et je n'ai pas le courage...
— Non, non je ne veux rien entendre à vos explications, Sara !Enlevez-vous
cela de la tête. J’ai la certitude qu’ils ne ressentent aucune douleur.
— Êtes-vous vraiment sûr de ce que vous avancez ? Et comment pouvez-vous
le savoir ?
Je pensais qu’elle voulait entendre des mots, de ceux qui dissipent les craintes
et apaisent l’esprit. Il n'était pas dans ma nature de mentir. Et pourtant.
— On me l'a rapporté, je ne peux pas vous en dire plus, mais faites-moi
confiance.
Je sortis un mouchoir de ma poche et avec des mouvements doux, j’essuyai
ses larmes. Je ne pouvais pas me résoudre à lui dire que tout espoir était peut-
être perdu. Car, en vérité, je ne savais pas exactement ce que l'avenir nous
réservait, mais je savais que je devais être là pour elle. Jetant un coup d'œil dans
sa direction, avec une curiosité à satisfaire, je l'interrogeai à mon tour.
— Je vois bien que quelque chose vous tracasse. Hormis l’état des deux
frères, qu'est-ce qui vous chagrine à ce point ?
Elle m'expliqua toutes les raisons de son mal-être.
— Beverly est confortablement installé dans un fauteuil du salon, feuilletant
paresseusement son journal. Nous ne nous sommes pas dit un mot, chacun de
nous supporte le chagrin à sa façon. Je me lamente de ne pas avoir sa patience et
son optimisme à toute épreuve. Je passe mon temps à cuisiner, faire le ménage,
les courses et à ruminer…
— Je ne pense pas que ce bon docteur soit la cause de votre tourment.
Tout en parlant, elle avait posé ses mains sur ses cuisses, en roulant
nerveusement le mouchoir entre ses doigts.
— Je vais vous raconter tous les faits pour que vous me compreniez. Ces deux
derniers jours, je me suis rendu compte que j’étais une personne faible, alors que
je croyais fermement le contraire. Je n'ai pas la force de résister à mes peurs et à
mes angoisses grandissantes. Depuis qu’ils sont absents j’ai l’impression d’être
observée à longueur de journée. Il s’est passé un curieux phénomène, hier au soir
sous ma fenêtre, et cette nuit encore. J’ai entendu quelqu'un gratter le sol en
gémissant et en ouvrant la fenêtre j’ai trouvé deux corbeaux morts sur le rebord
extérieur. Quelques minutes après, Natsu aboyait comme jamais elle ne l’avait
fait. En me penchant au-dehors, je vous ai vu courir vers le portique. Ils étaient
derrière vous, et partout en même temps, comme s'ils nous encerclaient. Jamais
ils ne s'étaient autant approchés de la maison. Prise de panique, je me suis
échappée de ma chambre et me suis précipitée dans la bibliothèque auprès des
deux frères. Même si leur esprit n’est plus là, je m’y sens plus en sécurité.
— Je suis désolé de ne pas avoir été présent à ce moment-là…Quand je suis
rentré de ma petite randonnée, j’ai compris que quelque chose n’allait pas,
pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— Je ne voulais pas vous inquiéter au sujet de tout cela. Il m'a fallu de
nombreuses années pour élucider le fonctionnement de cette demeure et le
comportement des Ombres. Et autant de temps pour me familiariser avec les
autres. J’avais l’habitude d’en voir de-ci, de-là, mais jamais en si grand nombre.
Depuis deux jours, je me sens à la merci…de ces choses.
— Pour ce qui est de la chienne, chaque fois qu’une feuille tombe d’un arbre,
elle se met à japper ! Il y a pas mal de petites bestioles qui traînent dans les
environs.
— Non, n'essayez pas de me rassurer, Wilson. Je sais reconnaître ceux qui
marchent de ceux qui sautent, grimpent, bondissent ou rampent. Quel genre
d’animal vivant à Chester se déplace sur deux pattes en poussant des
gémissements ?
— Sûrement un loup-garou ! Avait-il des sabots, des cornes, des griffes, de
longues dents ?
— Pourquoi dites-vous cela ? Cessez donc de vous moquer de moi ! Je suis
sérieuse. Je ne connais personne qui entende plus d'histoires étranges que vous,
je pensais que vous seriez à même de me comprendre…
— Vous n’avez rien à craindre dans cette demeure. Ai-je besoin d'expliquer
pourquoi ? Je veillerai à ce que rien ne vous arrive.
Elle me regarda avec déplaisir, comme si j'étais la cause de tous ses malheurs.
— N’aviez-vous pas promis la même chose aux deux frères ? Peut-être que
vous auriez dû vous souvenir de cela avant de partir en mission !
Décontenancé par ses mots blessants, j'ai secoué la tête avec incompréhension.
Après tout ce que j’avais vécu, je ne m'attendais pas à une telle réaction.
Comment pouvait-elle penser ou dire cela ?
— Je vous laisse, j’ai un dîner à préparer, reprit-elle.
Elle quitta la pièce à grands pas, me mettant hors de toute intention honorable.
De toute évidence, je n'étais pas le seul à grimacer de surprise. Le vieux Beverly,
qui venait de nous rejoindre, afficha un air consterné avant de prendre place dans
le fauteuil d’en face.
— Sara n’est pas dans un bon jour ! s’exclama-t-il, je dirais même qu’elle est
dans un état peu propice aux moqueries. Cependant, je suis certain qu’elle ne
pensait pas un mot de ce qu'elle vient de lâcher.
— Vraiment ? Alors pourquoi ai-je entendu du ressentiment dans sa voix ?
Elle voulait me blesser parce qu’elle me tient responsable des événements.
Apparemment, mon confort est censé subir des changements drastiques dans
cette demeure ! Cela dit, je vais monter dans ma chambre. On se verra plus tard,
mon ami.
— Abandonneriez-vous un ami, comme vous dites, dans la tristesse sans vous
soucier de son bien-être ? Laissons Sara à ses occupations et parlons de vous.
Comment vous sentez-vous aujourd'hui ?
— Vous ne pouvez rien guérir en moi, docteur.
— J’ai pourtant une idée complètement différente ! Sachez, que l’on n’arrive à
rien le ventre vide. Il faut rassembler vos forces autant que vos pensées. À aucun
moment je n'ai cessé de croire en vous. C'est pour cela que vous allez tout faire
pour aider les deux frères. Maintenant, asseyez-vous et cessez de vous faire
prier !
Je pris de nouveau place dans mon fauteuil en étouffant un léger bâillement.
— Croyez-moi, je sais ce que vous ressentez, Wilson. Vous éprouvez une forte
tension, pour la seule raison que vos problèmes ne trouvent aucune issue.
— Je n'arrive même plus à réfléchir, à respirer, à manger. Cela devient
insupportable, c'est comme porter des vêtements trop serrés.
— Ne commettez pas la bêtise de vous coucher dans cet état, Wilson. La
sensation de faim engourdit les plus intellectuelles de nos facultés physiques !
— Comme c'est intéressant ! Je suis certain que votre psyché aux formes
pleines n’a jamais connu une telle sensation.
Il esquissa involontairement un petit rire, puis il se reprit :
— Ne vous montrez pas désagréable, mon cher et passons aux choses
sérieuses ! Je suggère de déplacer Duncan et Killian dans leur chambre
respective. Je sais qu’ils sont ailleurs, que leur esprit est coincé quelque part…
Mais…
— …Mais il serait dangereux de le faire. Si les Ombres doivent intervenir,
elles ne le feront que dans cette bibliothèque et nulle part ailleurs.
Il me regarda et hocha la tête d'un air désapprobateur.
— Êtes-vous bien sûr de cela ? Pourriez-vous me donner une seule bonne
raison !
— Lors de notre mission, nous avons quitté notre point d’Observation pour
échapper à un grand danger. Aujourd’hui…voyez par vous-même ! Alors oui,
j’en suis plus que certain.
— Quel était ce danger ? demanda-t-il d'une voix brisée par l'émotion.
— Vous savez très bien qu’il m’est interdit d’en parler, Beverly.
— Vous venez pourtant de le faire.
— Pardonnez-moi, je n'aurais pas dû…Je vais remettre du petit bois dans la
cheminée pour nous réchauffer.
Je tentai de masquer mon trouble en jetant quelques bûches dans l'âtre. C'était
toujours très facile de communiquer avec lui, mais je ne pouvais lui en dire plus,
sans avoir à fournir trop de renseignements sur nos missions, ce qui me semblait
être une très mauvaise idée. De toute évidence, cela ne paraissait pas le déranger.
J’ai pensé qu’il était suffisamment intelligent pour comprendre ma situation.
— Je vais leur faire avaler quelques cuillerées d'eau sucrée. Mais d’abord,
aidez-moi à soulever l’aîné.
Il plaça un oreiller derrière sa tête, repositionna ses bras et posa délicatement
une couverture le long de son corps. Il répéta les mêmes gestes avec le cadet.
Après s'être occupée en cuisine, Sara entra dans la pièce comme un tourbillon.
— Tout à l’heure, j'ai eu l'impression qu'ils étouffaient, lança-t-elle d'une voix
étranglée. C'est peut-être sûrement parce qu'ils souffrent…
Il répondit avant même qu'elle ne finisse sa phrase.
— Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions ! Comme l'a fort bien dit
Wilson, ils n’éprouvent aucune douleur. Je n’entrerai pas dans des explications
superflues, mais s’ils ne reviennent pas à eux d’ici deux jours, j’envisagerai
l'alimentation forcée au moyen d’une sonde gastrique.
— Et si vous rencontrez quelques difficultés avec ce procédé ? reprit-elle.
— Eh bien, je procéderai aux injections nasales. Elles sont d’ordinaire très
efficaces.
— Avez-vous déjà pratiqué ce genre d'intervention ? demandai-je.
Il nous expliqua, qu’après avoir été diplômé de l'institut médical, il avait
travaillé pendant cinq ans en tant que médecin dans une clinique pédiatrique de
Chester. Et avait été amené à prodiguer des soins urgents sur une jeune fille
tombée dans un coma à cause d’un violent traumatisme crânien. Et, que par
conséquent, l'alimentation forcée au moyen d’une sonde gastrique s'était avérée
plus que nécessaire. Il précisa, avec un grand sourire, qu’à ce jour, Kaitlyn
Cumming vivait dans des conditions de santé on ne peut plus satisfaisantes.
Son expérience méritait notre attention.
— Il est hors de question que je laisse ces garçons sans soins ni toilette !
Ajouta-t-il.
— Je vais vous donner un coup de main, dites-moi ce qu'il faut faire, proposa-
t-elle.
— C’est gentil à vous ma chère, mais ce ne sont plus des enfants ! Je pense
qu’ils tiennent encore à leur intimité. Mon cerveau commence à tourner à vide,
tout ce dont j’ai besoin, c'est d'un bon repas ! Maintenant, laissez-nous entre
hommes et dressez le couvert, j’ai une faim de loup. Si cela ne vous dérange pas,
bien sûr.
Elle leva la tête et acquiesça en grimaçant. Pendant ce temps, Beverly ôta sa
veste, desserra le nœud de sa cravate, retroussa ses manches jusqu'au coude et se
mit au travail.
*
Après avoir pris soin des garçons, le vieux docteur s’installa autour de la table
de la salle à manger. En voyant le plat fumant avec un gros morceau de viande, il
se rendit compte qu’il avait très faim. Avec une légère retenue, il se servit
modestement un verre de vin, tandis que la maîtresse de maison lui remplissait
son assiette.
— Venez donc nous rejoindre, mon ami, lança-t-il, vous aurez toute la nuit
pour lire votre courrier.
Je lui répondis d'un hochement de tête en rangeant soigneusement les lettres
qui m’étaient adressées, dans mon attaché-case. Durant tout le repas, nos regards
ne faisaient que se croiser, ils conversaient en silence avant de se dérober
ailleurs. Un mur s'était dressé entre Sara et moi, et je n'arrivais pas à l’escamoter.
De temps à autre, Beverly se figeait avec sa fourchette dans la bouche, en
s'abandonnant à ses pensées. Aucun de nous n’avait le cœur à plaisanter.
Quelques minutes plus tard, nous prenions nos places habituelles dans la
bibliothèque, tandis qu’elle s’occupait de la vaisselle. Confortablement assis
dans son grand fauteuil, il se délectait de son cigare, dont la fumée et la cendre
qui tombaient silencieusement dans le cendrier, me rappelaient l’effroyable
incendie de Typton.
— Vous avez mauvaise mine, Wilson ! Vous devriez monter dans votre
chambre pour vous reposer quelques heures. Je vous remplace.
Sa proposition était très tentante, mais peu raisonnable.
— Vous êtes bien aimable, mais à peine je ferme les yeux que je me réveille
avec le sentiment que quelqu'un est couché sur ma tête.
— Je reconnais que le sommeil reste un plaisir subtil lorsqu'on y pense, et un
acte de bravoure quand on y renonce. Mais si votre cœur lâche, quelle chance les
frères ont-ils de revenir ?
— Dans cette tentative de restaurer ma bonne humeur, vous venez d’échouer !
Tout ce que je peux vous dire, c’est que je ferai tout mon possible pour les
ramener, où qu’ils soient.
— Je dois savoir certaines choses, alors vous devez jouer franc-jeu avec moi.
— N’ai-je pas toujours été sincère et honnête avec vous, Beverly ?
Après une courte inspiration, il répondit :
— Bien que vous souleviez un point intéressant, vous ne devriez pas me poser
trop de questions à ce sujet.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu’il ne vous garantit pas de réponses aimables, s’écria Sara en nous
rejoignant.
— Bien qu'aucune tempête n’ait été prévue aujourd’hui, j’ai l’impression
qu’une violente perturbation atmosphérique se profile encore à l’horizon. Qu'ai-
je fait de mal pour mériter toutes ces remontrances ?
— La question est : que n'avez-vous pas dit ? répliquat-il en réprimant un
soupir. Alors cela suffit les petits secrets, racontez-nous la vérité !
— J'ai une profonde affection pour vous deux, mais je vous en supplie, ne
vous immiscez pas dans nos missions, répondis-je d'un air déconcerté.
— Où diable sont-elles ces misérables ? Je parle de ces Ombres ! Depuis que
nous sommes dans le malheur, elles ne viennent plus ! Pourquoi ? !Si elles ne
nous prêtent pas main-forte…
Les mots se bloquaient subitement dans sa gorge. Sara se rapprocha de lui en
posant sa main sur son épaule et lui demanda de se calmer.
— Je sais à quoi vous pensez, répondis-je, et cette idée m'obsède aussi ! Mais,
malheureusement, j’ignore les raisons de leur absence.
— Est-ce que je ressemble à un imbécile ? reprit-il avec agacement.
— Bien sûr que non ! Vous devez me faire confiance. Chaque nuit je guette
leur arrivée avec une angoisse palpable. Toutes mes tentatives pour établir le
contact avec les Ombres n'ont abouti à rien, c’est à croire qu’elles ont disparu.
— Richard Stredfort m’a toujours dit« Mon cher Beverly, moins tu en sais,
mieux c'est pour toi. » Je me suis conformé à sa demande sans jamais poser de
questions sur ces Ombres, et ce qu’il faisait avec. Mais, ce soir j’ai vraiment
besoin de connaître certaines vérités.
J’eus l’étrange impression de mettre les pieds dans quelque chose d’engluant.
Tous les bons sentiments de chacun disparaissaient. Chaque parole prononcée,
était semblable à un caillou qui se glissait dans ma chaussure, ralentissant ma
fatigante ascension. Il me fallait au plus vite sortir de cette conversation, avant
que je ne perde l’équilibre.
— Je ne suis pas autorisé à dévoiler ce genre d'information.
— La vérité, c'est que vous ne nous faites pas confiance ? Ou alors, vous êtes
un faible ? Et c'est là la cause de notre malheur, s’énerva Sara.
— Pardonnez-moi ma chère, mais vous devriez peut-être réfléchir plus
soigneusement à votre comportement avant de porter certains jugements sur les
autres.
Vidant son verre d'un trait et fronçant légèrement les sourcils, Beverly
poursuivit d’un ton plus serein.
— Mes amis, conservons notre sang-froid !Vous ne pouvez pas garder un tel
secret. Ne voyez-vous pas à quel point nous souffrons ?
— Vous parlez de secret, répliquai-je avec un certain agacement, parce que
vous refusez simplement d'admettre une évidence : il m’est interdit de vous
révéler certains aspects de mon travail ! Combien de fois dois-je vous le dire ? !
J’ai promis à Duncan le mutisme à propos de nos missions, et vous savez très
bien que je suis un homme de parole. Alors, je ne vous dévoilerai rien de plus !
— Oh ! Je vous en prie, je vous en prie... s’écria Sara. Si vous persévérez à
vouloir garder le silence, vous perdrez mon amitié. Ne me décevez pas cette fois
encore, fit-elle en me fixant intensément les yeux. Que s’est-il passé lors de cette
mission ?
Leur inquiétude était compréhensible, et je la partageais. Mais à ce moment de
la discussion, ma promesse avait bien plus d’importance que leur bien-être. Tout
en y mettant beaucoup de réserve, je répondis.
— Si notre entente est fondée sur le contrôle et le chantage, ce n'est pas de
l’amitié ! Je sais que tout refus est toujours difficile à comprendre. Je pense
également que Duncan aurait dit: la virilité d'un homme se manifeste dans sa
capacité à tenir sa parole. Alors pardonnez-moi de vous causer une nouvelle
déception.
— Pourquoi vous ont-ils ramenés vous et pas eux ? Pourquoi ? lâcha-t-elle
avec une certaine amertume, avant de froncer les sourcils avec mécontentement.
Elle n'avait pas besoin de prononcer le moindre mot pour que je devine son
état d'esprit. L’irritation qui se multipliait dans son regard, parlait pour elle. Elle
ouvrit la bouche avec l'intention de me répondre, mais elle la referma aussitôt.
Sans rien ajouter, elle se leva, arrangea sa robe, embrassa le front des deux frères
et sortit de la bibliothèque. Elle avait fermé la porte si violemment, que
probablement toute la demeure avait tremblé.
— Excellent travail, Wilson, souffla-t-il en revenant avec une bouteille de
liqueur. Vous venez de vous enfoncer dans un puits beaucoup plus profond qu’il
ne l’était auparavant. Pourquoi votre impolitesse se réveille-t-elle au moment le
plus inopportun ? Tenez, buvez cela, proposa-t-il en me tendant un verre.
— Oh non, je n'ai pas été impoli. Simplement, je ne voyais pas comment
poursuivre la discussion dans de telles conditions. Ce n'est pas facile d'expliquer
l'inexplicable ! Si vous avez encore quelque chose de désagréable à me dire,
attendez quelques jours. Je n’ai aucune envie de me retrouver à nouveau au
milieu d'une conversation où les esprits s'échauffent.
J’avais avalé quelques gorgées, alors qu’il vidait son troisième verre d’un seul
trait. Des signes à peine perceptibles me firent comprendre que ce cher docteur
n'était plus tout à fait sobre. C'était bien la première fois que je le voyais dans cet
état.
— Il n’existe pas de meilleur remontant pour chasser les idées noires ! lâcha-t-
il.
— J'ai envisagé cette éventualité pendant un très long moment. Mais, en fait,
l’alcool n’arrange rien. Alors je vais m'arrêter là. Et vous devriez peut-être en
faire autant.
— Alléluia ! s'exclama-t-il en revenant s’asseoir avec la bouteille en main. Ne
vous inquiétez pas, je ne laisserai pas cette liqueur de poire avoir raison de moi.
Cela dit, je ne reconnais plus Sara. Elle, qui était si indulgente et patiente, est
soudainement devenue méfiante et bien trop sévère dans ses propos.
— Vous n'avez pas été tendre avec moi, mon cher. Allez donc vous coucher, je
n'ai pas assez de force pour vous porter jusqu’à votre lit.
— Vous êtes sûr de ne pas vouloir que je vous tienne compagnie ?
— Oh non. Il vaut mieux que je reste seul pour rassembler mes pensées
éparses.
— Si vous avez des nouvelles, ou …je ne sais quoi, réveillez-moi.
Avec sa main, il me tapota l’épaule, et s'éclipsa pour se rendre dans sa
chambre. Pris d’une soudaine fatigue, je me suis légèrement dévêtu. J’avais ôté
mes chaussures puis mon gilet avant de m’allonger sur la méridienne. Nous
étions tous couchés, seule la maison était encore debout. Il était minuit passé et
malgré leurs absences inexplicables et prolongées, je me préparais mentalement
à la venue des Ombres. Les minutes s’écoulaient et ma conscience, à moitié
somnolente, commençait à jouer avec mon esprit. J’avais l’impression que
quelque chose touchait mes pieds, chaque centimètre de ma peau frissonnait.
Natsu, qui était allongée près de Duncan, se mit soudainement à grogner. Devant
moi, dans le coin le plus sombre de la pièce, un nuage vaporeux se matérialisa
jusqu'à prendre corps. J’observais cette apparition comme une illusion de mon
imagination. Mais je n'étais pas victime d’une hallucination, car de cette
silhouette sortit une voix familière.
— Pendant un moment, j’ai pensé que vous dormiez les yeux ouverts,
Wilson !
— Pendant ce moment, j’ai pensé que vous étiez un fantôme, Steven ! Bon
sang comme je suis heureux de vous voir !
Le visage souriant et amical de notre informateur me redonnait un peu d'espoir
quant à l'issue de tout cela.
— J’ai eu la chance de pouvoir venir, mais elle s’annonce de courte durée. On
me rappelle déjà…
— Oh que non ! Nous devons discuter sérieusement tous les deux. Que se
passe-t-il ? Pourquoi Duncan et Killian ne sont-ils pas revenus ?
— Calmez-vous ! Par manque de temps je ne peux vous expliquer la raison du
grand désordre que nous rencontrons. Même si je dois reconnaître votre
abondance d'imagination, nos problèmes sont au-delà de votre compréhension.
Nous ne savons pas combien de jours cela durera, mais le portail s’est verrouillé
et les Observateurs ne peuvent être ramenés dans leur présent. Tous les hommes
que nous avons perdus, sont coincés dans le passé, sur le lieu de leur dernière
mission.
— Donnez-moi des consignes. Que dois-je faire pour aider mes amis ?
— Les Ombres m’ont envoyé pour constater votre absence et celles des frères.
Je ne m’attendais pas à vous voir ici. Je croyais que vous étiez avec eux…
— Pourtant, j’ai bien été ramené, et au bon endroit.
— Oui, mais par qui ?
— Vous voulez dire que vous l'ignorez ?
— J’ai une petite théorie…mais je n’en suis pas si sûr.
— Pour être franc, je me fiche de connaître qui m’a fait revenir ici. Quand
comptez-vous récupérer nos amis ?
— Malheureusement, avec ce problème de portail, les Ombres ne peuvent
intervenir.
Il courba la tête et se mit à réfléchir avec calme à la situation, avant de lever
l’index comme si une idée venait soudainement de jaillir dans son esprit.
— La seule personne capable de vous aider vit à l’autre bout de la ville, dans
les Meadows. Vous devrez rejoindre les prairies par le côté sud du pont suspendu
à partir des Groves, continuez vers l'est jusqu'à Earl' S Eye, là où la rivière Dee
coule du Sud vous verrez une demeure blanche de style colonial, encerclée d'un
coquet jardin. Elle est facilement reconnaissable, parce qu’elle est entourée de
maisons traditionnelles en briques rouges.
— Mais qui est cette personne ?
— Malheureusement, je ne peux prononcer son nom. Vous devez simplement
vous en remettre à elle. Ni les Observateurs, ni les Ombres ne devront savoir que
je vous ai envoyé là-bas. Jamais…Vos chances de sauver les frères s'écoulent
comme de l'eau à travers vos doigts serrés. Je ne peux rien faire de plus, alors ne
perdez pas votre temps dans de vaines questions auxquelles je ne peux répondre.
Rappelez-vous ce point, Wilson : vous devez prendre garde et ne pas…
Enveloppé dans un épais manteau noir, Shin dirigea la calèche vers les
Meadows : une région de prairies préservées au bord de la rivière Dee et tout
près du centre-ville. J’aimais Chester pour les curiosités historiques qu’elle
offrait. Plus connu sous le nom de « The Earl’s Eye », ce morceau de terre
proposait en plus de son attrait esthétique, une incroyable faune terrestre, y
compris une variété d'insectes, en particulier les pollinisateurs comme les
abeilles et les papillons. C’était le seul endroit dans la région où les visiteurs
pouvaient observer des buses en plein vol ou au sommet d’un buisson.
Assis à l’arrière de la voiture, je me souvenais des impressions que j’avais
ressenties le jour où j’avais découvert les Meadows pour la toute première fois.
Je m’étais rendu chez une des plus célèbres voyantes du comté du Cheshire, et,
croyez-moi, celle-ci avait la rancune tenace. Elle n’avait pas digéré ni oublié le
nom de l’historien, qui, quelques années auparavant s’était ouvertement moqué
des médiums-charlatans qui se vantaient d'entrer en relation avec les morts. À
l’époque, je prenais très au sérieux la pratique du spiritisme et les conséquences
d’un contact, avec un esprit ou démon. Les malheureux qui ne pensaient qu’à
soulager leur peine, ignoraient à quoi ils s'exposaient en sollicitant les services
d’un spirite.
J’avais d’ailleurs écrit une nouvelle à ce sujet, quelque chose qui paraissait
choquant pour les individus de cette profession « Le spiritisme et ses dangers ».
Bien qu’avec le temps, les outils et les techniques pour mener à bien une session
de tables tournantes eussent changé, les éléments-clés et le but, restaient à
quelques exceptions près, le même : se relier à l’au-delà. Madame Evans
n’ignorait pas mon point de vue sur ce soi-disant métier. Et, si elle m’avait invité
dans sa maison, c’était avec l’intention d’avoir le dernier mot, et ainsi contredire
la plupart de mes propos en organisant une séance avec quelques journalistes
locaux. J’avais toujours été séduit par les expériences étranges et insolites, mais
à l’époque, j’étais bien plus attiré par une histoire qu’elle seule maîtrisait dans
son intégralité : celle des sorcières des Meadows.
J’avais appris qu’il existait du côté nord de la rivière des terrains où beaucoup
craignaient de s’aventurer, en raison de la malédiction qui pesait sur ces terres
incultes, envahies par la mauvaise herbe. Il y avait beaucoup de rumeurs, mais
pas suffisamment de détails. En échange d’informations et de notes qu’elle
conservait soigneusement, j’avais accepté de communiquer avec l’au-delà,
même si j’en connaissais les risques. Je savais par expérience, combien il était
difficile de se défaire d’une âme torturée, surtout quand elle a des intentions
hostiles.
Quand on remonte loin dans l’étude des faits qui ont marqué le passé de
Chester, on y découvre de néroniennes et authentiques annales dont certains
aimeraient ne pas entendre parler. Sûrement en raison du malaise qu’elles
continuent de provoquer dans l’esprit des gens, doté de ce sentiment qui porte à
plaindre autrui et à partager ses maux. Durant l’automne de l’année 1812, une
communauté de fanatiques prêts à commettre des actes et des crimes
monstrueux, avait inculpé et jugé douze femmes de diablerie. De pauvres
innocentes accusées d’avoir conspiré avec des créatures maléfiques et chevauché
avec le diable. Ces malheureuses avaient été jetées dans les profondeurs de la
rivière. Toutes celles, qui s’étaient noyées, avaient été lavées de leur accusation ;
celles qui s’en étaient sorties, avaient été condamnées à être brûlées vives. Il
aurait mieux valu que jamais elles ne remontent à la surface de ces eaux aussi
troubles que la foi de leurs bourreaux.
Elles n’étaient rien d’autre que d’honnêtes épouses, qui ne ressemblaient en
aucune façon à ce portrait que l’on se faisait autrefois des sorcières : bossues
avec un nez courbé et des jambes cagneuses. Aujourd’hui encore, il me paraît
impossible de comprendre les croyances et les pratiques de certains de nos
ancêtres. Ce genre de rite néronien était assez répandu en Europe. Et divers pays
de par le monde, ont connu des histoires tout aussi similaires. Fort
heureusement, à notre époque, de telles allégations ne conduisent plus les
femmes sur les bûchers. Combien de fois ai-je entendu un époux dans ses
mauvais jours, se plaindre et accuser sa concubine d’être une véritable sorcière.
J’ai souvent cette question qui me vient à l’esprit : combien d’hommes sous le
vrai prétexte de vouloir en finir avec une conjointe devenue trop vieille ou trop
aigrie par cette vie difficile, ont eu recours à cette accusation de sorcellerie pour
se débarrasser à moindres frais d’une compagne ? Si l’on avait puni la niaiserie
humaine en envoyant tous ces soupirants aux bûchers, j’imagine qu’il aurait fallu
abattre toutes les forêts de la terre pour alimenter ces foyers.
Elle réagit de la même manière que ces gens qui tentent d’oublier leur passé.
Peut-être ressentait-elle quelques regrets, mais en tout cas elle ne le laissait pas
paraître. Tout ce que je connaissais au sujet de cette femme me venait de son ex-
fiancé. Chaque fois que je la regardais, je sentais mon cœur se resserrer. Il est
épineux de comprendre les agissements de certaines personnes avec un
minimum d’informations. J’espérais sincèrement qu’il y avait quelque chose de
bon en elle. Et qu’elle n’était pas le monstre sans cœur, que Duncan m’avait
lamentablement dépeint.
— Je me souviens de vous, monsieur Grant, comme d’un merveilleux
narrateur. Grâce à vos investigations paranormales, vous avez acquis une grande
notoriété dans notre société. La gamine que j’étais, à peine âgée de dix ans,
croyait fermement aux contes fantastiques et en la cruauté insensée de certains
individus. Malgré leurs contenus souvent troublants et horrifiques, j’ai aimé
grand nombre de vos œuvres et certains récits tirés de votre chronique : « Les
mystères de l’histoire ».
À ce moment-là, j’ai ressenti quelque chose de proche de l’orgueil, du fait que
ma petite personne était capable de susciter l’admiration. Néanmoins, j’ai
répondu avec une modestie appropriée.
— Mes écrits n’étaient pas un divertissement ou une curiosité pour les
enfants. Je pense qu’à votre âge, il aurait mieux valu ne pas lire de telles
histoires.
— Je ne suis pas du même avis. Car grâce à elles, j’ai appris qu’en ce monde
j’avais peu de chances de survivre. Personne n’explique aux gamins les choses
importantes de la vie : le destin, la prédestination et les horreurs commises par
des monstres. Au lieu de cela, les adultes préfèrent entretenir de stupides
mensonges en leur faisant croire que tout est beau ! Que les garçons naissent
dans les choux et les filles dans les roses…C’est si instructif ! En masquant la
vérité aux enfants, on les détourne du réel. On ne les prépare pas à affronter les
troubles de ce monde, la triste réalité qui les attend.
Dans un sens, ce qu’elle formulait était affreusement vrai. Je souris en retour,
préférant rester silencieux.
— Pardonnez-moi pour cette attente, j’avais des affaires à régler, reprit-elle en
fronçant ses jolis sourcils.
— J’ai occupé mon temps à contempler certaines de vos œuvres. Dites-moi,
qui est représenté sur ce portrait ?
— J’ai l’impression que la Terre entière connaît cette histoire. Et vous voulez
me faire croire que cette représentation vous est inconnue ? Allons, cher
monsieur, ne sous-estimez pas mon intelligence. Dès que vos yeux s’y sont
posés vous avez su, qu’il s’agissait de cette malheureuse fille qui n’a pas
identifié son pauvre papa. Vous faites partie de ces rares personnes, capables de
déchiffrer le sens de cette scène. Et si vous ne l’avez pas compris, c’est qu’alors
je perds mon temps avec un idiot.
Vigoureusement j’ai hoché la tête, je ne voulais surtout pas commencer un
différend avec cette femme susceptible de m’aider. Apparemment elle n’avait
pas la langue dans sa poche, chose que j’appréciais beaucoup chez la gent
féminine, et d’une certaine manière, elle n’avait pas tout à fait tort. Si je n’avais
pas eu l’esprit embrouillé par le manque de sommeil, cette scène serait apparue à
mes yeux comme une évidence. Sur le coup je ne sus que répondre. J’étais
probablement trop impressionné par son passé. Un peu inquiet de la suite de cet
échange et sans trop réfléchir, j’ai lâché cette phrase :
— Je me suis souvent imaginé cette situation, en me demandant quelle
attitude j’aurais adoptée, si je m’étais retrouvé en face de mon père pour une
Observation.
— Est-ce l’historien qui parle ou le journaliste d’investigation ?
— L’Observateur, ma chère.
Elle sourit, les yeux rivés sur le tableau. Elle semblait satisfaite de ma réponse
ou de mon honnêteté, que sais-je.
— Peu de vos égaux partagent ce point de vue. J’ai été critiquée et rejetée par
tous ceux qui n’approuvaient pas mon comportement. Cette éprouvante mission
a mis fin à ma collaboration avec les Ombres…
Elle soupira et marcha lentement vers la petite table du salon pour se servir un
thé. Il y avait tant de grâce dans ses mouvements et d’amertume dans sa voix,
qu’elle en était touchante.
— Personne ne veut être contraint d’identifier un parent, repris-je. Ceux qui
pensent qu’ils auraient mieux réussi, n’ont aucune idée de ce à quoi ils
pourraient s’exposer.
Soudainement, elle se mit à rire. Comme si j’avais lâché quelque chose de
drôle. Ce n’était pourtant pas le cas. Elle m’a immédiatement placé dans une
position inconfortable.
— Qu’y a-t-il de si amusant, miss Wayne ?
— Vous ! Excellent jeu d’acteur ! Votre comédie était si bien jouée, que
pendant quelques secondes, je vous ai cru sincère.
— Je vais vous dire un petit secret. Ce n’est pas dans ma nature de mentir. Je
n’ignore pas que cette histoire a provoqué un véritable séisme au sein de la
confrérie, et je sais également que vous en avez beaucoup souffert.
— Ce qui m’a fait le plus mal, c’est d’avoir été abandonnée pour tous ceux
que j’ai aimés. Mes amis m’ont lentement et inévitablement repoussée. Je me
suis alors retrouvée seule en compagnie de doutes qui ont commencé à me
tourmenter. Sachez que je ne regrette rien. Ces années ont été les plus
productives de ma vie. Les gens ont tendance à chercher une variété d’excuses
pour s’amoindrir de leurs échecs ou erreurs, cela n’a jamais été mon cas. J’ai fait
face à toutes mes fautes et j’ai fini par avouer la vérité à Duncan. Inutile de vous
dire que je l’ai payé cher, vraiment très cher. Cela dit, j’ai appris que regarder
dans le passé était destructeur, alors parlons d’un sujet plus intéressant.
Sans doute parce que je n’arrivai pas à la cerner, je dus avouer que je ne
m’attendais pas à cette réaction. Je me mordis la lèvre avec une telle force que je
sentis le goût de sang dans ma bouche. J’avais misé tous mes espoirs sur cette
rencontre.
— Vous ne pouvez toujours pas lui pardonner, n’est-ce pas ? Que vous soyez
en colère contre lui, je le comprends, et vous avez toutes les raisons de l’être.
Mais le jeune Killian, qu’a-t-il fait pour mériter la mort ? Donnez-moi au moins
le motif de votre refus ?
Elle hésita quelques secondes avant de répondre ; elle cherchait certainement
un autre angle d’attaque.
— Arrêtez de dire des bêtises, j’en ai assez entendu ! Si vous souhaitez
vraiment connaître mon histoire, je vous conseille fortement de prêter attention à
tous les sons de cloches. Même si votre opinion est des plus intéressantes, elle
demeure loin de la vérité. Et d’ailleurs, vous posez beaucoup trop de questions.
— Je ne souhaite pas me montrer grossier, mais vous cherchez volontairement
le conflit. Pourquoi vous comportez-vous de façon si enfantine ?
— Enfantine ? J’ai eu la patience et la courtoisie de vous écouter, alors
n’abusez pas de ma gentillesse. Cela dit, je dois vous quitter, lança-t-elle en se
levant. Je laisse le soin à mon majordome de vous accompagner jusqu’à la sortie,
ne m’en veuillez pas, monsieur Grant.
— Ainsi, je dois me résigner et les regarder lentement mourir ? C’est au-
dessus de mes forces d’abandonner mes amis à un possible triste sort.
— Eh bien, voyez le côté positif ! Cela fera une belle histoire à raconter à vos
lecteurs.
Elle commençait sérieusement à m’agacer avec son ton arrogant. J’avais envie
de lui dire des choses désagréables. Je secouai la tête, refusant d’écouter la petite
voix de ma conscience qui tentait d’envenimer la situation. Je devais avant tout
me montrer diplomate et user de tact pour éviter le désastre.
— Je ne peux pas croire qu’il ne reste pas en vous un peu de cet amour,
suffisamment pour lui venir en aide. Si vous essayez de faire abstraction de ce
passé, sachez que vous n’y arriverez jamais, miss Wayne. Car quoi que vous
fassiez, il vous reviendra. Et peut-être même qu’un jour, vous regretterez
amèrement votre choix : celui d’avoir tué les deux petits-fils de votre mentor,
l’homme qui vous a toujours soutenue. J’ai une autre question avant que vous ne
quittiez cette pièce : Si vous n’aviez pas l’intention de m’aider, pourquoi Steven
Wright m’a-t-il envoyé chez vous ? Pourquoi ?
Elle ouvrit la porte, et au moment de sortir, elle s’arrêta et se retourna
lentement vers moi. J’avais la sensation que mes derniers mots avaient eu l’effet
d’une formule magique. Ses yeux semblaient montrer de l’optimisme à mon
égard, j’y voyais, en tout cas, une soudaine lueur d’espérance.
— Steven connaît l’existence d’un accès secret qui permet de se déplacer d’un
univers à un autre, lorsque les portails sont verrouillés. C’est pour cette raison
qu’il vous a envoyé ici. Uniquement pour cette raison.
Voilà qui redonnait vie à tous mes espoirs naïfs. Je demandai quel était cet
endroit. Et qui je devais solliciter ? Elle m’expliqua qu’il existait beaucoup de
passages sur notre planète, mais qu’un seul ne fonctionnait qu’avec un minimum
d’énergie. Par chance, celui-ci se trouvait à Chester, et par malchance, il
appartenait à la confrérie des Terres d’Ombre.
— Pourquoi avez-vous décidé d’entrer au service de cet Ordre, monsieur
Grant ?
— J’aime plus que tout l’histoire, et me sentir utile. En vérité, je n’ai pas de
plus cher désir, que de prendre part au combat qui donnera à ceux qui n’ont pas
eu la chance de la connaître de leur vivant, la justice.
— Parfois, j’imagine une planète sans animosité, sans corruption et souffrance
inutile. Où chacun vit en parfaite entente avec le reste de la société sans avoir la
crainte de communiquer avec des inconnus. Un endroit où personne n’a besoin
de s’enfermer dans sa maison, ou de se cacher derrière de hautes clôtures.
— Un monde sans doute ennuyeux, miss Wayne.
— Possible, mais difficile à concevoir, parce que la violence naît avec certains
hommes.
Après avoir vidé d’un trait mon dernier verre, et réglé ma note, j’ai sauté dans
le premier fiacre qui passait. À cette heure avancée de la nuit, j’avais eu la
chance de rencontrer un cocher qui avait accepté, et sans rechigner, de me
déposer là où personne n’aime à s’aventurer d’ordinaire. Le brave homme avait
même eu la politesse de descendre de son perchoir pour m’ouvrir la porte et
m’aider à rejoindre le grand portail dans la pénombre.
— Vous n’êtes sûrement pas du coin, mon ami. Généralement, peu de gens se
hasardent sur ces terres…maudites !
— Vous êtes sérieux, Monsieur ?
— Absolument ! Cette demeure inspire aux habitants une peur inexplicable, et
beaucoup de cochers évitent cette route.
Il me regarda longuement, sourit et hocha la tête d’un air amusé. Il parlait
lentement, à voix basse, et m’expliquait qu’il s’était installé à Chester avec sa
petite famille, depuis quelques semaines seulement. Et qu’il avait vraiment
besoin de travailler.
— Dans ce cas, jeune homme, donnez-moi votre nom et je ferai appel à vos
services, répondis-je en fouillant dans ma poche à la recherche de quelques
pièces.
— Tout le monde m’appelle l’Irlandais. Je reste à votre disposition,
Monsieur ! fit-il avant de me laisser.
La poussière qui s’élevait sous les sabots des chevaux, se confondait au
brouillard flottant. Je n’entendais rien d’autre que le bruit léger et mélancolique
du vent. Partout, autour de moi, régnaient le silence et l’obscurité. À peine avais-
je franchi le portillon ouvrant sur l’allée d’ormes, qu’un gémissement en haut de
ma tête me fit hésiter à avancer. C’était exactement comme si quelqu’un respirait
avec difficulté au-dessus de mes épaules. En levant les yeux vers l’arbre qui me
surplombait, je vis une silhouette noire. Elle se tenait là, à quelques pouces de
ma boîte crânienne. Pas de translucidité illuminée, ni de masse vaporeuse, juste
le contour sombre d’une personne mince et qui, certainement, aurait inspiré
quelques écrivains de romans d’horreur.
J’ignorais si elle était bienfaisante ou maléfique, la seule chose que je savais,
c’est qu’elle me fixait intensément, jusqu’à me glacer le sang. Je voulais fuir à
toutes jambes, tandis que mon esprit s’interrogeait. Le bruit, qu’elle faisait en se
déplaçant d’une branche à une autre, ressemblait à la secousse d’un sac d’os.
J’étais convaincu que personne ne me croirait, si je racontais ce que j’avais vu.
Bien décidé à ne pas me laisser emporter par mon imagination et ma frayeur, je
pris une profonde respiration avant de faire un pas en arrière. J’avais vraiment le
sentiment que cette chose allait me bondir dessus à tout instant. Je sentis une
main ferme se poser sur mon épaule, ce qui me fit virevolter.
— Eh bien, Wilson, l’heure est très mal choisie pour vous perdre dans vos
pensées !Que faites-vous dehors à cette heure avancée de la nuit ?
— Bon sang, Shin, vous m’avez fait une de ces peurs !
— Que regardiez-vous donc dans cet arbre ?
— Cette chose…répondis-je en levant la tête.
Mais elle avait disparu.
— Ne m’en dites pas plus, je ne veux pas savoir…
Après ces quelques mots, il m’entraîna, avec son empressement habituel, vers
une dépendance où il rangeait soigneusement toutes sortes d’outillages. J’avoue
que je m’y sentais beaucoup plus en sécurité.
— Votre petite randonnée nocturne n’était clairement pas une bonne idée,
lâcha-t-il avec étonnement. Mes patrons m’ont souvent mis en garde à ce sujet
« Shin, il ne faut jamais sortir quand minuit arrive… jamais ! Car ces choses
arrivent. »
— Je rentre à moitié ivre et sûrement pas à mon avantage ! J’en conviens, tout
cela est bien hasardeux, mais ma montre, affiche à peine 23 heures !
Le Japonais haussa les épaules et secoua la tête.
— Vous avez alors un gros problème avec sa précision !
Et il disait vrai. Elle était arrêtée sur 23 heures.
— Le manque de sommeil me prive de mes facultés intellectuelles…
— Vous devriez dormir un peu, mais je connais déjà votre réponse : « Je n’ai
pas de temps à perdre ! ». Je suppose que vous n’avez aucune nouvelle de nos
amis ?
— Demain, vous pourrez à nouveau les entendre rire.
— Vraiment ? Vous voulez m’assurer qu’un miracle va se produire ?
— Miracle ? N’exagérons pas.
— J’ai toujours su que vous finiriez par trouver une solution pour nous les
ramener. C’est étrange, pensa-t-il, comme les choses peuvent changer du jour au
lendemain.
— Cela dit, comment se porte votre petite famille, Shin ?
— Misako a du mal à reprendre le dessus, sa santé m’inquiète. Aujourd’hui,
elle a passé toute la journée couchée dans son lit. Le remplaçant du Dr Beverly
ne m’inspire guère confiance.
Il serra les lèvres pour refréner ses émotions.
— Vraiment ? En avez-vous parlé à notre ami ?
— Il profite de sa retraite, je n’ai pas envie de le déranger avec mes
problèmes.
— Malheureusement, vous devez vous soumettre à cette interrogation : ce
médecin est-il compétent ? Il n’existe rien de plus embêtant que le remords de ne
pas avoir dit certaines choses, à une personne qui aurait pu vous éclairer de ses
précieux conseils. Croyez-en mon expérience, il n’y a rien de plus frustrant que
les regrets. Allez voir Beverly !
— Vous avez sûrement raison, demain je lui en parlerai.
Il me regarda avec une expression étrange en entrouvrant légèrement la
bouche. Puis, comme s’il venait de prendre conscience de je ne sais quoi, il
détourna les yeux sans rien ajouter.
— Que vouliez-vous me dire ? Avant de changer d’avis.
Il baissa la tête en souriant et se frotta nerveusement l’oreille, en évitant de me
regarder. Puis il ajouta :
— Que pensez-vous qu’ils peuvent nous faire ?Les « Autres », si un jour par
malchance nous tombons nez à nez avec eux.
— Nez à nez ? Ce sera quand même difficile ! Mon point de vue est que
lorsqu’une personne décède, son corps retourne à la poussière. Seul son esprit
demeure et s’élève vers un niveau supérieur de l’Univers. Quand les bonnes et
braves gens trépassent, ils ont d’autres préoccupations que de nous causer du
mal. N’en doutez pas, Shin, les « autres »sont ici pour une raison qu’il vaut
mieux ignorer. Personne ne sait au juste qui ils sont, d’où ils viennent. Mais
croyez-moi, ces créatures sinistres, sont toutes de mauvais augure. Mais, dites-
moi, faites-vous partie de ces Japonais convaincus, que les montagnes, les forêts
et les eaux sont habitées par des êtres immatériels et des démons ?
Après avoir pris une longue respiration, il s’engagea dans une histoire.
— J’avais dix ans quand ma famille s’est installée dans le centre de Shinshiro,
une ville de la préfecture d’Aichi. C’était une coquette maison, avec un grand
jardin arboré. Quelques semaines après notre emménagement, ma mère a
commencé à se comporter bizarrement, elle était déprimée à longueur de journée
et pleurait en silence. Mon père avait essayé d’obtenir ses confidences, mais elle
ne voulait rien dévoiler, et ne renonçait pas à son chagrin. Une nuit, j’ai vu cette
femme, petite et mince, d’années incertaines se déplacer le long des murs. Elle
était vêtue d’une longue robe translucide qui laissait entrevoir ses formes sveltes.
L’étrangeté n’était pas seulement dans sa tenue, mais dans toute son apparence.
En levant mon regard vers elle, j’ai observé son visage, blanchâtre et mort.
Jamais je n’ai eu autant de frayeur. Je voulais sortir de mon lit, partir loin d’elle,
mais ma peur me clouait sur place. Lorsque ma chambre devenait de plus en plus
froide, je posais mes mains devant mes yeux pour ne plus la voir. À chaque fois
qu’elle venait me rendre visite, elle prononçait six mots, les plus terrifiants qu’un
enfant puisse entendre « Mon enfant est mourant…aide-moi ! ». Au Japon, nous
pensons que quand un être meurt, le Reiki, l’Esprit, quitte son corps pour entrer
dans une sorte de purgatoire. Lorsque sa famille effectue les rites funéraires,
l’âme se purifie et se libère du mal qui l’entoure. Elle devient si bienveillante
qu’elle finit par rejoindre ses ancêtres dans un paradis. Cependant, si la personne
est décédée de façon violente, un suicide ou un assassinat, ou si la cérémonie
funèbre n’a pas été proprement exécutée, son âme est influencée par des
émotions fortes et retourne dans notre espace physique sous la forme d’un
« yurei », un fantôme. On dit qu’ils sont capables de pénétrer dans l’univers des
vivants pour hanter le lieu de leur mort.
— Tout le monde a sa propre idée de l’au-delà, Shin ! Cette pauvre
malheureuse semble vous avoir marqué…
Il poursuivit d’une voix tremblante qui dénonçait son émoi.
— Ma mère avait fini par admettre que cet esprit lui rendait visite, chaque nuit
depuis notre arrivée. Cette femme se mettait à genoux auprès d’elle, et berçait
son enfant ensanglanté et agonisant. À cause de mon jeune âge, j’ai perdu
beaucoup de souvenirs de cette maison, mais aucun de cette nuit-là. Ce sont les
images les plus sûres dont je me souviens de ma petite enfance et elles me
resteront en mémoire jusqu’à la fin de ma vie. Après ce traumatisme hors du
commun, je me suis interdit de penser à toute forme de manifestations hostiles.
Pour beaucoup de Japonais, ce sujet est presque tabou. Il y a une chose que je ne
comprends pas, pourquoi la science nie-t-elle la présence des fantômes ?
— Ce thème a été épuisé depuis longtemps par la communauté scientifique !
N’essayez pas de convaincre les agnostiques de l’existence de Dieu, Shin, c’est
un combat perdu d’avance. La science nie tout ce qui ne répond pas aux lois de
la physique, comme l’au-delà. Peut-être manque-t-il simplement à ces hommes
un don ou une perception inconnue, qui leur permettrait d’entrevoir un millième
de ce monde immatériel.
— J’y crois fermement, mais je me suis résigné à vouloir déchiffrer ce qui ne
doit être ni connu ni compris.
— Êtes-vous tout de même fasciné par les histoires mystérieuses, Shin ?
— Suffisamment pour ne pas traîner la nuit dans le parc ! Certaines choses
m’effrayent, comme ces ombres noires. Parce que je sais qu’elles s’en vont
rejoindre les ténèbres.
— Et pourtant…ce soir vous étiez dehors mon ami.
— Une exception à la règle, Wilson ! Maintenant que nous sommes à l’abri,
reposez-vous un peu et attendons que ces visiteurs indésirables, disparaissent.
6
15 février 1905
Retour aux Ombres
Après avoir pris congé de notre relâche, nous retrouvions notre ami et
Informateur Steven Wright. On se saluait, échangeait quelques paroles, et il nous
racontait sa petite histoire avec son air le plus sérieux. La mission du jour
concernait la famille Green, des Londoniens immigrés à Austin, dans le Texas.
Leur mort, comme toute tragédie, était des plus douloureuses. Les gens ayant eu
une fin heureuse viennent rarement s’en plaindre, et ceux qui se rendent devant
la porte blanche sont des âmes en souffrance. Jon Burlow était un criminel sans
vergogne et extrêmement dangereux. Entre 1895 et 1900, il avait commis un
grand nombre de vols et de meurtres. Sa tête avait été mise à prix le 25 janvier
1898. Il fut attrapé la même année, jugé, reconnu coupable et condamné à la
pendaison. Mais le matin de son exécution, un gardien trouva sa cellule
complètement vide. Par quel miracle cet individu avait-il pu s’échapper ?
Aujourd’hui encore, personne ne le sait. Cependant, il avait de nouveau semé la
mort sur son passage.
Un portrait de l’homme avait même été diffusé dans tout le Texas, mais
comme ce dernier ressemblait à monsieur Tout-le-Monde, il était impossible de
se fier aux témoins qui pensaient l’avoir croisé ou aperçu. Il semblait que
Burlow traînait un peu partout…
Après cette plongée dans le passé, nous fûmes ramenés à la réalité de notre
monde quotidien. Tandis qu’il se tenait figé au milieu de la bibliothèque, avec
son troisième whisky entre les mains, je finissais d’écrire quelques lignes d’un
énième chapitre. Il retourna près de la desserte pour se servir un autre verre, rien
ne semblait vouloir étancher sa soif. Sans me quitter des yeux, il vint s’asseoir
juste en face de moi, comme s’il souhaitait discuter d’un sujet sérieux.
— Mon frère sombre dans la dépression, le désespoir. Dès que j’essaie de le
raisonner, il recherche l’isolement, la fuite.
— Il lui faudra des mois pour s’en remettre.
— Non, il ne récupérera pas de cette douleur. Quelque chose est arrivé dans ce
sous-sol, et je veux savoir quoi ! Qu’avez-vous ressenti à votre retour ? Quel
changement avez-vous constaté ? Combien y a-t-il eu de transferts ?
Il pensait encore à la mission Endler.
— D’habitude, vous ne posez pas autant de questions, laissez-moi au moins le
temps de répondre. J’ai compté trois ou quatre tentatives…pas plus.
Il se frotta le front avec la main, essayant de comprendre cette chaîne
d’événements.
— Avez-vous vu quelqu’un ou un détail signifiant ?
— Je vous ai déjà parlé de ce vieil homme en robe grise qui était assis derrière
une grande table… et de ces autres silhouettes encapuchonnées avec des livres
plein les bras.
— Oui, et de cette porte noire qui laissait filtrer des hurlements …
— Je ne vais pas vous faire la leçon, Duncan, vous savez vous-même que cela
ne sert à rien de vous torturer ainsi, l’essentiel est que nous soyons tous de
retour. Je comprends la raison qui vous pousse à vous poser toutes ces questions,
mais aujourd’hui, est-ce vraiment important ?
— Absolument ! J’ai le sentiment, qu’une personne qui me hait au point de
me tuer, n’est pas étrangère au malheur qui frappe mon frère.
— Mais enfin, de qui parlez-vous ?
— De cette femme qui vit près des Meadows. Atasie Wayne me déteste
suffisamment, pour se rendre coupable d’un acte de ce genre.
Je ne m’attendais pas à une telle tournure des événements, et j’étais incapable
de réagir rapidement. Elle n’avait sûrement pas de bonnes intentions envers lui,
mais dans ce cas précis, il avait entièrement tort. Je n’acceptais pas qu’elle fût
injustement accusée.
— Ne me dites pas que vous pensez miss Wayne coupable d’une telle chose !
Je vais me servir un grand verre de whisky pour faire descendre cette absurdité.
— Vous ne la connaissez pas, par conséquent vous ne pouvez pas savoir de
quoi elle est capable !
— Vous maudissez tellement cette femme, que vous finissez par vous
convaincre qu’elle est responsable de tous vos malheurs. Avez-vous interrogé la
Confrérie à ce sujet ?
— Inutile. Pour les Ombres, je suis l’artisan de ce chaos.
— Comment cela ?
— J’ai oublié de prendre en compte la venue d’une éclipse solaire.
Sans dévoiler ma trahison, j’ai laissé paraître mon étonnement.
— Il y a beaucoup de choses que j’ignore sur le fonctionnement de notre
confrérie. Il serait peut-être temps de m’en dire un peu plus sur ces éclipses
solaires.
— Quand ce phénomène frappe notre planète, le désordre qu’il engendre peut
se révéler très dangereux. Lorsque les portails sont mis en sécurité maximale,
nous n’avons plus aucun moyen d’entrer en contact avec les Ombres et les
informateurs.
— À quel point cela peut-il être dangereux ?
— On raconte que chaque éclipse solaire élargit un peu plus les portes de
l’enfer. Et que certaines choses qui s’en échappent tentent de redescendre sur
terre.
— Je suppose que vous parlez des Autres.
— Tout à fait. Vous ai-je déjà parlé des contrôleurs ?
— Euh, non je ne crois pas. Il vaudrait mieux que vous me fassiez le récit de
leur histoire depuis le début.
Sans que j’eusse à le forcer, il m’expliqua, jusque dans les moindres détails, le
rôle de ces mystérieux inconnus. J’absorbais chaque mot qu’il prononçait
comme une éponge. L’étendue de ses connaissances sur ce sujet s’imprimait à
présent dans ma mémoire. Les contrôleurs sont des Intelligences capables
d’ouvrir des accès vers d’autres mondes, vers l’au-delà. À certaines occasions,
les effets des éclipses acquièrent une puissance si maléfique que, durant ce
désordre, ils verrouillent momentanément les portails des deux côtés, afin
d’éviter le chaos. Ce qui signifiait que chacun restait bloqué dans l’univers où il
se trouvait au moment du verrouillage simultané de tous les passages. Duncan
avait ajouté que si un jour les Autres devaient arriver en grand nombre dans notre
univers, les histoires, dont mes lecteurs se délectaient se verraient multiplier de
façon incontrôlable.
8
Première mission
Après avoir regagné ma chambre, je posai ma veste sur la chaise et enlevai
mes chaussures. Malgré ma fatigue extrême, j’espérais rédiger quelques pages
sur l’affaire de la bijouterie Green. Mais, à bout de forces, je m’allongeai sur le
lit et respirai de façon aussi détendue que je pouvais, en laissant mes pensées
vagabonder. Je réfléchissais aux propos de Duncan concernant les Autres, et
sentis tous mes muscles se raidir à l’idée qu’ils puissent arriver un jour en grand
nombre sur Terre. Mieux vaut parfois, laisser ce genre de réflexions en sommeil.
Mais il y avait quand même de quoi s’interroger.
Un courant d’air glacé agita soudainement les voilages. Je regardai au fond de
la pièce et je vis miss Wayne tenter d’enjamber la fenêtre. Mon sang ne fit qu’un
tour. C’était à peine croyable, elle avait escaladé le petit balcon pour se faufiler
dans ma chambre à 1 h 30 du matin. J’étais littéralement abasourdi par son culot.
— Un peu d’éducation, jeune fille !
Elle prit une expression de dédain ironique.
— Vous allez finir par réveiller toute la maison !ronchonna-t-elle, soyez au
moins plus discret.
— Je vous signale que Duncan n’est pas encore couché ! Il pourrait nous
surprendre ! chuchotai-je.
— Vraiment ? Voilà qui serait intéressant.
— Bon sang, je n’ose même pas y penser. Sachez qu’il vous tient pour
responsable du malheur de son frère.
— Je ne comprends pas, qu’est-il arrivé à Killian ?
Elle semblait sincèrement étonnée et tout à fait sincère.
— À son retour, il lui était impossible de marcher... Il avait des contusions
inexplicables sur tout le corps, comme s’il avait été battu à maintes reprises.
Après divers examens à l’hôpital, le verdict est finalement tombé. Il ne
retrouvera plus l’usage de ses jambes.
— Je vous assure que nous n’avons vraiment rien à voir avec cela, vous devez
me croire ! Je ne ferais jamais rien qui puisse blesser les deux frères. Comme cet
homme doit me détester pour en venir à de telles accusations.
— Mais dites-moi, que faites-vous dans ma chambre à cette heure avancée de
la nuit ?
Elle arriva au pied de mon lit, avec ma veste qu’elle avait prise au passage.
— N’ayez crainte, je ne suis pas ici pour vous obliger à vous allonger à plat
ventre et vous fouetter les fesses. Nous avons besoin de vous, monsieur Grant.
Alors, habillez-vous ! ordonna-t-elle en jetant mon vêtement sur le matelas.
— Très drôle ! Je vois que l’on ne vous a pas enseigné certaines règles de
politesse. Comme avertir les gens bien avant, et ne pas entrer dans une chambre
sans y avoir été invité.
— La prochaine fois je vous enverrai un carton d’invitation. En attendant,
sortons d’ici discrètement et rendons-nous à la grotte pour votre première
Observation.
— Non. Je ne passerai pas par cette fenêtre. Avez-vous pensé un instant que
mon absence pourrait soulever des soupçons ?
Elle resta debout dans la même position un long moment, me regardant avec
des yeux perçants et interrogateurs.
— Vous serez de retour dans moins de deux heures. Allons, ne faites pas cette
tête, cette mission ne sera pas aussi terrible que vous le supposez, monsieur
Grant. Mon cocher nous attend un peu plus loin, ne nous faites pas trop patienter.
À peine était-il parti, qu’elle entra dans le théâtre en franchissant une double
porte s’ouvrant sur la scène où il faisait demi-obscur en raison des panneaux de
bois cloués aux fenêtres. Nous avons traversé la pièce déserte et emprunté un
escalier qui menait au premier étage. Sur le mur de la grande salle à manger,
étaient exposés des trophées de chasse, les mêmes qui ornementaient autrefois
les portes des châteaux : d’énormes têtes de fauve. J’avais l’impression de visiter
un musée d’histoire naturelle. Jamais je n’arriverais à comprendre les hommes
qui s’extasient de la souffrance qu’ils ont affligée à ces pauvres créatures, juste
pour le plaisir de chasser.
— Vous m’avez parlé de cet ami qui aime les armes, qu’en est-il de vous,
monsieur Grant ? Êtes-vous un chasseur invétéré ?
— Je suis un chasseur d’âmes damnées, et rien de plus. La meilleure façon de
rendre mes pensées sombres est de discuter abondamment et exclusivement de
ce sujet qui fâche, la chasse.
— Pourquoi ? Êtes–vous sensible à la cause animale ?
— Et insensible envers ceux qui tuent pour ressentir des sensations fortes. Ce
qui me dérange le plus avec ces individus, c’est que la torture s’est enracinée
quelque part dans leurs valeurs ! Toutes ces horreurs que je rencontre à
différentes étapes de ma vie, finissent par obstruer ma belle vision du monde.
Après avoir écrit quelques pages, bouclé un chapitre qui m’avait posé
quelques imprévus, j’étais prêt à me laisser tomber sur mon lit pour me détendre.
Mais l’horloge sonna onze heures et demie. Dans un effort de volonté, je m’étais
forcé à me lever en étirant mes pauvres membres endoloris. Cela faisait quelques
heures que Killian avait quitté l’hôpital. Bien avant son accident, il était plein
d’espoir et nourrissait grand nombre de projets. Mais à l’annonce de son
handicap, tout avait subitement changé. J’imaginais sans peine ce à quoi il
pensait. Il préférait se tirer une balle dans la tête plutôt que finir sa vie dans un
fauteuil roulant. Son médecin nous avait dit que, parfois, il se réveillait au milieu
de la nuit en hurlant. Une semaine plus tôt, une infirmière l’avait entendu
pleurer, et supplier la mort de l’emporter. Lorsque j’avais appris cela, j’avais
senti mon cœur se resserrer et m’étais juré de ne jamais l’abandonner.
— Ne restez pas sur le seuil de la porte, Wilson. Entrez, et asseyez-vous.
— Je viens vous tenir compagnie, si cela ne vous dérange pas. Comment vous
sentez-vous, aujourd’hui ?
— Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas eu de miracle. Chaque matin,
j’avale une poignée de médicaments, sans savoir ce qui ne va pas chez moi. Ce
n’est pas comme cela que j’avais imaginé mon avenir…
Je notai mentalement que la prochaine fois, il me faudrait utiliser une autre
formule que « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? ». La moindre remarque
innocente laissait échapper un lourd soupir dans lequel son irritation retentissait.
À en juger par l’expression de son visage, il n’était pas dans un bon jour.
— Ne vous découragez pas, vous avez déjà fait des progrès considérables.
En réponse, il secoua la tête, parce qu’il n’accordait aucun crédit à son
rétablissement.
— J’ai passé des années dans un fauteuil roulant. Vous ne pouvez pas
imaginer comme c’est difficile pour moi de revivre cela.
— Rappelez-vous simplement que la dépression ne vous guérira pas.
Combattez-la, Killian, avant qu’elle ne finisse par vous détruire.
— C’est votre blague du jour ?
— C’est ce que je dis aux gens quand ils ne sont pas d’humeur à répondre à la
moindre question.
— N’essayez pas de me convaincre que tout ira bien. Je ne suis pas prêt à
m’impliquer dans une analyse approfondie de mon avenir, parce que je n’en vois
aucun. Je n’ai pas l’intention de vivre ma vie comme un homme alité, qui
n’apporte que des inconvénients à tout son entourage.
— Pourquoi cette pensée est-elle aussi amère ? Il y a tellement de perspectives
intéressantes dans ce monde, vous êtes encore si jeune…Rien n’est impossible.
— Je n’ai aucune envie d’entendre votre brillante théorie sur mon destin.
Alors je vous en prie, changeons de sujet. Que tenez-vous dans la main ?
— Comme votre humeur est aussi froide que les icebergs de l’Antarctique, je
vous ai apporté un peu de lecture pour passer le temps. J’ai également des
friandises aux réglisses que j’ai moi-même…
— Je connais cette personne ! rétorqua-t-il sans me laisser finir.
— De qui parlez-vous ?
— De cette fille en première page de votre journal. Oui, c’est bien elle…
Émily Mc Dwight.
— À mon avis, vous dramatisez inutilement. D’après la police, elle se nomme
Poppy Murphy. Mais dites-moi, qui est cette Émily ?
— C’était il y a longtemps, une ex-petite amie. Nous sommes sortis ensemble
pendant un an. Pourquoi figure-t-elle à la une ?
— Son corps difficilement reconnaissable a été rejeté par la rivière. Cette
malheureuse portait des marques de lacérations profondes sur le ventre, le dos et
les jambes. Poppy Murphy était médecin, elle se rendait au chevet d’un patient
mourant, avant de disparaître mystérieusement. À l’heure actuelle, les
journalistes ont très peu de renseignements à son sujet, la police se montre peu
bavarde.
Affecté par cette nouvelle, il s’empara du journal pour jeter un coup d’œil sur
ce bulletin d’informations. Il paraissait très concentré et se rongeait
nerveusement l’ongle de son auriculaire droit. Je pouvais voir ses yeux se noyer
entre chaque ligne. La presse donnait des détails sordides sur la façon dont cette
pauvre femme avait été massacrée. On commençait à parler d’un meurtrier aussi
impitoyable que Jack l’Éventreur.
— Je vous le confirme, Wilson, il s’agit d’Émily Mc Dwight.
— En êtes-vous certain ?
— Oui, avec une photo à l’appui. Personne n’a mentionné officieusement son
identité ? Cela m’étonne. Elle était très populaire à l’université. Il faut
absolument en informer la police. Faites-le pour moi.
— Je vous le promets.
— Serait-il possible de me tenir au courant sur l’avancée de cette enquête ?
Émily était une personne merveilleuse et la nouvelle de sa mort m’attriste. Elle
ne méritait pas de mourir de cette façon.
— Je comprends. Mais pour le moment, il y a plus de questions que de
réponses.
— La semaine dernière, reprit-il, à la périphérie de la ville, du côté de Saltney,
un passant a découvert le cadavre d’une femme avec des signes de lacérations
sur tout le corps. Le lendemain, un restaurateur a trouvé une serveuse agonisante
dans une de ses poubelles.
— Oui, une pauvre fille de dix-sept ans.
— Sa tête était ensanglantée, elle portait également des traces de déchirures
un peu partout. Et comme toutes les autres, elle était entièrement nue. J’espère
qu’elle s’en est sortie ?
— Malheureusement, non. Lily Roberts a survécu durant quelques heures.
Elle était dans un si piteux état, que la police n’a obtenu aucune information de
sa part. Un assassin traîne dans les rues de Chester, et à l’heure actuelle il
recherche sûrement sa prochaine victime. Au début, j’étais curieux, comme si je
résolvais un puzzle pour tuer le temps. Je ne pouvais pas imaginer à quel point
l’enquête sur cette affaire énigmatique et apparemment singulière, allait prendre
une tournure à la fois déroutante et étrange. Cela fait des jours que je me
renseigne sur ces crimes. J’ai même rencontré l’inspecteur Harold Gatling. Un
petit homme sympathique, avec des cheveux clairsemés et blanchis, un visage
couvert de rides et des yeux fouineurs qui en disent long sur le personnage.
— Il se montre ouvert à la discussion et aux critiques ?
— Hormis le fait qu’il refuse de me voir mettre le nez dans son enquête, il est
à l’écoute et de bon conseil. Contrairement à certains de ses collègues, Harold
est compétent et intelligent. L’attitude de la police à l’égard de la presse est
toujours la même, ils ne distillent aucune information.
— Il est certain que votre ami Harold connaît toutes sortes de détails…
— Vous comptez démêler des intrigues policières, Killian ?
— Que pourrais-je faire d’autre dans mon état ? Quand l’ennui devient une
manie, on cherche à s’occuper l’esprit.
Pendant quelques secondes, il resta silencieux. Il tourna la tête vers la fenêtre
et regarda dehors d’un air pensif.
— Vous me semblez bien songeur tout à coup !
— Parce que je viens d’avoir une idée, Wilson. Lancez une invitation à
monsieur Gatling, et je me ferai un plaisir de participer à ce repas.
— Vraiment ? J’aime vous voir ainsi énergique ! Au moins, vous reprenez du
poil de la bête. On pourrait éventuellement inviter cette chère Amy ?
— Non. Je ne veux pas qu’elle me découvre dans cet état.
— Il faudra pourtant lui dire toute la vérité sur votre accident, c’est important.
— Pour l’instant, il est encore trop tôt. Je ne connais personne qui conte des
histoires aussi bien que vous. C’est donc les yeux fermés que je m’en remets à
vous.
— Je n’aime pas du tout la tournure que prennent les choses. Amy n’est pas
idiote !
— Dois-je vous supplier ? Mettez-vous à ma place un instant, je ne suis plus
qu’une moitié d’homme !
— Bon, je ferai de mon mieux pour lui narrer une belle histoire. Maintenant,
je vous laisse vous reposer.
— N’oubliez pas l’invitation !
— Figurez-vous que je dois me rendre à la boutique « Gillespie », pour
m’acheter de nouveaux costumes. Je vais tâcher d’en savoir plus en rendant
visite à ce cher Harold dans son bureau. Je souligne qu’il a la réputation de ne
jamais discuter de ses enquêtes avec qui que ce soit. La seule chose qui lui
importe est de mettre fin à cette série de meurtres.
— J’ai bien peur que la liste des victimes ne cesse de s’allonger.
— Je le crains également, Killian.
10
Origine
Sous la couverture de la nuit noire, l’air demeurait agréablement frais. Le long
des trottoirs, la pluie ruisselait en un flot continu aux couleurs grises. Je baissais
les yeux sur les flaques stagnantes et boueuses, laissant mes pensées les plus
douteuses envahir mon esprit. Tandis que les odeurs exquisément parfumées de
terre arrosée, d’écorces de bois humide et d’herbes mouillées s’engouffraient
dans mes narines, je me demandais ce que Mina pouvait me vouloir. Pour quelle
raison souhaitait-elle me rencontrer un dimanche en fin de soirée ? J’avais le
sentiment qu’une nouvelle plus pénible que tous mes précédents tourments,
m’attendait dans cette grotte. Cela dit, j’étais prêt à endurer tous ses coups, ses
remarques désobligeantes et sa bassesse méprisable. Mes ennuis de ces derniers
jours m’avaient imposé une réalité que j’aurais bien aimé cacher : mes erreurs.
Aussi désagréables qu’inefficaces, elles étaient le résultat de mes propres choix.
Sur la banquette de la voiture, je pouvais sentir à quel point j’étais fatigué.
Progressivement, tous mes membres s’engourdissaient. Si j’avais pu le faire,
j’aurais demandé au cocher des Terres d’Ombre de faire demi-tour. Mais cela
m’était impossible.
— Hé, Monsieur, nous sommes arrivés ! s’écria-t-il en ouvrant la portière pour
m’aider à descendre.
Mon cœur battait avec pessimisme, comme si le destin était sur le point de me
réserver son œuvre la plus cruelle. Qu’allais-je devoir faire maintenant ?
Toujours cette même question, à laquelle je n’avais aucune réponse. Je regardais
à contrecœur sous un voile de brume, ma partenaire, l’insouciante miss Wayne,
engagée dans la lutte pour la justice. Durant cette dernière semaine, nous avions
effectué plus de sept missions ensemble, et pour l’instant, elle m’avait épargné
l’acte que je redoutais le plus, la mise à mort de ceux que nous pourchassions.
Ces hommes n’étaient pas d’innocentes victimes, je les avais vus à l’œuvre, de
véritables monstres, et cela avait suffi à apaiser ma conscience.
Lorsque mes pensées n’étaient pas parasitées par des préoccupations
légitimes, je tentais d’améliorer ma relation avec cette femme et Baptiste
Fontaine, dans le but d’obtenir quelques renseignements. Dans les circonstances
présentes, cela avait pris un avantage plutôt bénéfique ; j’avais récolté un
ensemble d’informations, des anecdotes révélatrices que je ne saurais développer
en un seul livre, me permettant de comprendre le fonctionnement des Ombres et
des Terres d’Ombre.
Le monde a toujours été plein d’injustices crasses, et malgré cet amer constat,
il n’a cessé de rester grand ouvert aux influences pernicieuses. Pris délibérément
entre le bien et le mal, les peuples, à l’origine prédisposés à vivre selon des lois
établies, avaient laissé le vice acquérir un pouvoir corrompu sur la planète tout
entière. Perpétuant cette période de chaos sanglant, des communautés religieuses
et fanatiques qui ne partageaient pas les convictions de certains, étaient parties
en guerre contre ce qui était mauvais pour l’Homme. Malgré les efforts de
braves gens, les actes d’horreur continuaient à se multiplier de manière
significative, menaçant de détruire le peu de foi et d’humanité qui subsistait en
ce monde.
Durant ce cycle de trouble mortel, le plus grand que la planète ait connu, une
confrérie de l’au-delà a vu le jour. De valeureux défenseurs, qui avaient perdu la
vie de façon violente, et dont les âmes errantes ne pouvaient se détacher de ce
monde, étaient parvenus à former un ordre, une autorité spirituelle que l’on
appela « Les Ombres ». Chacun d’entre eux s’était dévoué à rétablir la justice
sur terre, mais aussi… ailleurs. Cette confrérie qui s’était érigée sur ce qu’il y
avait de plus merveilleux en l’humain, l’altruisme, résidait dans un endroit où la
division du temps ne pouvait s’effectuer. Un univers sans secondes, minutes,
heures et jours, sans contours linéaires, où le temps n’a plus aucune importance.
Notre monde, tel que nous le percevons par nos sens, perd toute signification
dans cet ailleurs où tout est possible… même le voyage dans le temps.
Pour bâtir un avenir meilleur et chasser les concepts de l’homme primitif,
cette magistrature suprême a mis en œuvre un système de justice en trois étapes.
Information : Les Informateurs sont des esprits désincarné qui recueillent un
maximum de données sur des délits graves et impunis. Ils sont chargés de
conduire les Observateurs sur les lieux où les crimes ont été perpétrés afin de
procéder à la seconde phase. Ils voyagent également dans le passé, mais ne
peuvent servir d’hôte aux Ombres, du fait qu’ils sont morts.
Observation : Les Observateurs ont la capacité d’analyser et d’enregistrer
profondément les événements qui se déroulent sous leurs yeux. Leur mission :
regarder avec attention, examiner chaque détail, visage, expression, afin de
garantir une identification précise des meurtriers jamais inquiétés par la justice
des Hommes. Chaque nuit, après minuit trente, lorsque le portail de l’au-delà
s’ouvre, ils sont envoyés dans le passé, à une date clé, pour observer la mise à
mort d’innocentes victimes.
Cette histoire avait été une vraie révélation pour moi, et m’avait fait penser
que l’origine des Terres d’Ombre était bien moins antique que celle des fossiles.
— Dépêchez-vous, monsieur Grant ! Les membres du Grand Conseil détestent
attendre, lança miss Wayne en tapant du pied avec impatience.
— Afin d’éviter tout malentendu, je tiens à préciser que je ne suis pas leur
domestique. Ils s’imaginent sûrement qu’ils m’ont à leur service et qu’il suffit de
claquer des doigts pour que j’accoure !
— Oh ! Je suis désolée pour cette méprise votre Grâce. Mais quel nom donner
à une personne en équilibre entre larbin et soumis ?
— Décidément, la diplomatie ne fait pas partie de votre grammaire. Mais
dites-moi, pourquoi Mina veut-elle me voir ?
— Ne me le demandez pas, je l’ignore.
— Ce qui sous-entend que vous en avez une petite idée. Essayez de
m’informer brièvement de tout ce qui m’attend…
— Contentez-vous de me suivre si vous ne désirez pas finir dans ce cimetière
en tant que résident permanent !
— Il ne serait pas malvenu de vous rappeler comment se comporter en
présence de vos hôtes, ma chère. J’ai déjà l’impression d’être poignardé
publiquement, alors efforcez-vous au moins de paraître plus courtoise.
Elle ne rétorqua pas devant l’ironie, ne releva pas le menton avec défi, ce qui
était surprenant et inhabituel. Aucune trace de déception ni d’agacement dans ses
yeux, j’en déduisis en l’observant, qu’elle n’était pas au mieux de sa forme.
— Qu’avez-vous ? Vous semblez souffrante… ?
— Qu’est-ce que cela peut vous faire, monsieur Grant !
— J’essaie de me montrer agréable, tout simplement.
— Tiens donc ! Auriez-vous cessé de penser à moi comme à une disgraciée ?
— N’attendez pas l’impossible. J’ai une opinion claire et sans équivoque à
votre sujet.
— Je me moque de connaître quelle place j’occupe sur l’échelle de vos
valeurs ! Nous avons tous deux un sérieux désagrément, et il s’appelle Mina
Blair.
Je m’arrêtai à mi-chemin avec une expression d’étonnement. J’avais un gros
problème avec cette personne et c’était plus qu’une évidence. Mais j’ignorai quel
était le sien.
— Je sais pourquoi, je ne porte pas cette femme dans mon cœur, mais vous,
que vous a-t-elle fait ?
— Elle menace de m’enlever… ce que j’aime le plus au monde.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à vous impliquer dans son combat ?
— J’ai des obligations qui me forcent à respecter les règles existantes et à ne
pas aller au-delà des limites fixées. Comme répondre à cette question.
— Des obligations ? Ai-je bien compris ? Et moi qui croyais que vous étiez
une grande fille. Ne me dites pas que vous avez peur de cette femme.
Elle haussa les épaules, ne montrant aucune émotion.
— Il serait logique de conclure que vous faites fausse route me concernant,
monsieur Grant. Si vous pensez que tout est si simple, pourquoi êtes-vous ici ?
Les menaces de Mina ne sont jamais des paroles en l’air. Vous avez vu tout
comme moi de quoi elle était capable. Peu importe comment on tente de lui
échapper, elle finit toujours par nous rattraper, et ce, au moment le plus
inopportun.
— Essayez-vous de me faire croire qu’elle exerce également un chantage sur
vous ?
Ses mensonges ayant la particularité de se révéler plutôt convaincants, je
restai quand même sur la défensive. Néanmoins, j’étais curieux de savoir ce que
cette exécrable femme menaçait de lui enlever.
— Si inconcevable et étrange que cela puisse paraître, oui. Maintenant, vous
avez le choix : soit vous partez tout de suite, soit vous fermez votre jolie petite
gueule, monsieur Grant. Les murs ont des oreilles, ici. Autre chose, évitez les
frictions inutiles avec elle. Les idées fondamentales de ce Grand Conseil
méprisent à bien des égards les voies de la sagesse.
Osant à peine croire ce qu’elle venait de dire, au sujet d’un possible chantage,
je m’étais préparé mentalement à ce rendez-vous surprise. Après de longues
minutes de marche, nous arrivâmes enfin sous une voûte en berceau, décorée
d’impressionnantes armoiries gravées dans la roche. Les treize membres étaient
déjà installés autour d’une large table de conférence, dressée au milieu de la
salle. Mina se tenait devant nous, présomptueuse et arrogante, avec son sourire
de requin. À ses côtés, était assis un homme d’une soixantaine d’années. Il avait
les cheveux noirs, ondulés et une petite moustache poivre et sel. À en juger par
sa prestance, c’était un individu de la haute société. Il était élégant, et portait des
vêtements de grands couturiers. Elle nous pria de prendre place sur les chaises
disposées un peu plus loin, tandis que tous nous observaient du coin de l’œil en
affichant leur air le plus méprisable. Après quelques secondes de silence tendu,
elle prit enfin la parole.
— Je suppose que vous devez vous demander pourquoi nous avons sollicité
votre présence ce soir. Je vais donc vous fournir quelques réponses. Une enquête
aux détails peu flatteurs concernant le passé d’un fidèle adhérent de notre Grand
Conseil vient de refaire surface. C’est le genre d’histoires qui fait régulièrement
les gros titres des journaux. Ce qui évidemment serait très mal vu pour les autres
membres. J’ai promis à ce généreux donateur de faire tout le nécessaire pour en
terminer avec cette affaire délicate. J’en appelle donc à votre loyauté et à votre
discrétion, pour régler ce problème au plus vite, chers Observateurs. Je pense
que miss Wayne est motivée par le désir de pouvoir conserver une chose qui a
une très grande valeur à ses yeux. Je sais également qu’il vous tarde, monsieur
Grant, d’en finir avec ce pacte. Pour cette mission, il n’y aura pas de voyage
dans le passé, mais une investigation dans le présent. Et précisément dans une
cité que vous chérissez, monsieur Grant, puisqu’il s’agit de la ville de Londres.
Cette pensée m’avait fait grincer les dents de la même façon qu’une craie sur
un tableau. Maintenant, au moins, les intentions de chacun étaient devenues
presque translucides, et me paraissaient retorses et malhonnêtes. Toute cette
splendeur de justice ne cadrait pas avec les projets de ces gens. Les yeux de ma
partenaire brillaient comme des charbons ardents, comme chaque fois qu’elle se
trouvait à proximité d’eux. J’avais envie de poser quelques questions
déplaisantes à tous ces affiliés des Terres d’Ombre, parce que j’ai le don de
dénicher les mots justes lorsqu’il s’agit de malversation. Mais il m’était
impossible de dire quoi que ce fût sans commettre un incident aux conséquences
désagréables, surtout pour moi. Mes manœuvres risquées de ces derniers jours
ne m’avaient pas sauvé de cette situation désastreuse. Cependant, elles me
servaient de prévision, pour ne pas perpétuer les mêmes erreurs.
Avec beaucoup de difficultés, j’attendais que Mina nous fît étalage de son plan
d’action, en y prévoyant et y confirmant notre rôle. Au bout d’un bon quart
d’heure, elle aborda l’épineux sujet. Le 3 juin 1890, en début de matinée, un
homme avait été renversé par un fiacre qui roulait à vive allure sur les pavés
raboteux d’une rue londonienne. Le chauffard avait pris la fuite en laissant
derrière lui un mort sur la chaussée. Des témoins avaient affirmé qu’il s’agissait
du juge Harry Thomas. Qui ne connaît pas cet homme, celui-là même autour
duquel il y a toujours eu beaucoup de rumeurs. Un commerçant avait dit avoir vu
deux jeunes femmes aux mœurs légères se pavaner dans sa voiture avant que
l’accident ne se produisît. La police avait donc ouvert une enquête. Mina et les
membres souhaitaient innocenter ce magistrat aux actions philanthropes quelque
peu douteuses. Nous devions enquêter sur tous les témoins, fouiller dans leur
vie, et déterrer ce qui pouvait les rendre moins crédibles.
En somme, elle nous demandait d’effacer des preuves. Je considérais que
c’était malsain, et cette sollicitation avait provoqué toute mon indignation. Je
n’aspirais qu’à une chose, retrouver ma chambre, m’installer devant mon bureau,
et écrire quelques notes sur tous ces gens. Je rêvais de partir loin de ces
minables, et ainsi soulager mes viles pensées. Même si je leur trouvais quelques
défauts rédhibitoires, je regrettais la présence des Terres d’Ombre. Mon petit
doigt me disait qu’ils n’apprécieraient sûrement pas les magouilles en tout genre
et tous les arrangements entre amis de ce Grand Conseil. J’étais convaincu que
mes soupçons sur la loyauté de tous ces gens n’étaient pas sans fondement.
11
L’inspecteur Harold Gatling
L’inspecteur Harold Gatling avait finalement accepté notre invitation à dîner.
Cela n’avait pas été facile de le convaincre. Au cours du repas, et ce, malgré sa
mauvaise humeur et son irritabilité face à son handicap, Killian s’était montré
extrêmement courtois à son égard. Aussi inattendu que cela pût paraître, Harold
connaissait admirablement l’histoire de l’art pictural, et était lui-même peintre
animalier. Il n’en fallait pas plus pour ranimer la flamme créatrice du cadet. Cet
homme était un véritable érudit. De plus, il entretenait des relations amicales
avec de proches connaissances, Philip et Catherine North, et bien d’autres que
j’appréciais à l’époque où je vivais à Londres. Harold avait suivi les traces de
son père, et était devenu à son tour un inspecteur de renommée à Scotland Yard.
À en juger par sa carrière, cela lui avait jusqu’à présent, plutôt bien réussi.
Ces derniers jours, les journalistes n’avaient eu de cesse d’attaquer la lenteur
de l’enquête, et l’absence de suspects dans l’affaire criminelle du « du monstre
du Cheshire ». Il y avait depuis quelques semaines, de mystérieuses et
inquiétantes disparitions. La majorité des citoyens avaient une idée très vague du
criminel qui sévissait, et bien sûr, les rumeurs les plus folles circulaient. Un
meurtrier qui frappait à l’aveuglette dans les rues d’une des plus grandes villes
du Cheshire, signifiait que n’importe quelle femme demeurait vulnérable à ses
attaques. La peur des citadins était tout à fait compréhensible, et je ne la
condamnais pas. Mais je trouvais inacceptable que les journalistes écrivent
souvent n’importe quoi, quitte à porter préjudice aux honnêtes gens, pour se
garantir des lecteurs. Que pouvait-on faire contre cela, malheureusement rien, on
ne pouvait absoudre la mauvaise foi des ignorants.
En mettant à profit ses merveilleux talents de cuisinière, Sara nous avait
préparé un délicieux repas. Dans une atmosphère des plus amicales, nous avions
échangé une masse d’informations sur l’art, les dernières nouvelles du monde, et
les banalités du quotidien. Quand le dessert avait été servi, nous avions
commencé à aborder un sujet beaucoup plus sérieux : l’enquête sur le meurtre
aussi brutal qu’insensé, d’Émily Mc Dwight. Je pensais qu’à ce moment de la
conversation, Harold allait se montrer beaucoup plus timide, mais ce ne fut pas
le cas. Il faut dire que Beverly et Duncan avaient veillé à maintenir sa bonne
humeur, en ne laissant jamais son verre bien vide. Il n’était pas ivre, mais
semblait juste avoir atteint un niveau de conscience que j’arpentais rarement.
— Je suis désolé pour la perte de votre amie, s’exclama Harold en s’adressant
au cadet. À mon avis, elle a été séquestrée, torturée et tuée au même endroit.
Où ? Pour l’instant, nous l’ignorons. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle s’est battue
ardemment contre son meurtrier avant qu’il ne se débarrasse de son corps en le
jetant dans la rivière. Malheureusement, en l’absence de scène de crime et de
témoins, remonter la piste jusqu’à son assassin n’est pas une mince affaire. Vous
êtes l’une des rares personnes à vous être manifestée après l’annonce de sa mort,
et grâce à vous, Émily a retrouvé son identité. La description qui avait été faite
de madame Poppy Murphy et la ressemblance frappante qui existait entre les
deux femmes ont induit le médecin légiste en erreur.
— On m’a raconté, reprit Kilian, que le corps d’Émily présentait des blessures
si profondes qu’elles avaient entaillé non seulement sa chair, mais aussi ses os.
— Qui vous a rapporté cela, jeune homme ? C’est une information que les
journalistes ignorent.
— Disons que j’ai la chance d’avoir un bon informateur, lâcha-t-il avec un
sourire espiègle.
— Cette femme, Poppy Murphy, n’a pas encore été retrouvée ? demanda
Duncan, en faisant mine à son frère d’être plus discret dans ses réponses.
— Nous enquêtons chaque jour avec l’espoir de la localiser.
— Qui vous a donné la photo d’Émily ?s’enquit le cadet en soutenant le
regard inquiet de son aîné.
— C’est une longue histoire… Elle a été envoyée par un anonyme à un
correspondant du Daily Telegraph. Dans un courrier joint, il était écrit « Victime
numéro 9, Poppy Murphy ». Et rien de plus.
— Aucun rédacteur ne confesse cela, mais votre meurtrier s’est embrouillé les
pinceaux avec les noms de ses victimes, s’exclama Beverly en tirant sur son
cigare.
— Effectivement. Mais n’oubliez pas que cet assassin n’agit pas forcément
seul, il peut avoir un ou plusieurs complices. En attendant, je n’espère qu’une
chose, avoir suffisamment de chance pour mettre ce ou ces individus hors d’état
de nuire.
— Eh bien, que Dieu soit avec vous, Harold, s’écria le docteur en vidant son
verre d’un trait.
— Pour quelle raison avez-vous abandonné l’uniforme de Scotland Yard ? Peu
de vos collègues viennent se perdre à Chester, reprit le cadet.
— Mon fils aîné Allister âgé de dix-sept ans, a été victime l’été dernier d’une
mauvaise chute de cheval. Sa tête a heurté le sol, et sa colonne vertébrale n’a pas
supporté le choc. Elle s’est fracturée, et cette fracture a été la cause d’une lésion
de la moelle épinière. Il a perdu malheureusement l’usage de ses jambes…
En révélant cette tragique histoire, il observa un long moment Killian. Il y
avait tant de compassion dans ses yeux, qu’elle en devenait presque aveuglante.
Je pense qu’à ce moment-là, nous avions tous notre petite larme au coin de l’œil.
J’avais le sentiment que cet inspecteur s’était pris d’affection pour le cadet,
sûrement parce que son propre fils se déplaçait, lui aussi, en fauteuil roulant. En
fin de compte, cette invitation était une très bonne chose. Cela faisait quelques
semaines que nous n’avions pas eu le plaisir de voir Killian aussi souriant et
intéressé par tout ce que cet homme lui racontait.
— Je vais vous relater une courte histoire, mais plus joyeuse, continua-t-il.
Les crimes inattendus prennent l’habitude de tomber sur ma tête au moment le
plus inopportun…
Pendant qu’il faisait le récit de sa petite anecdote, je me servis un peu d’eau.
J’étais si fatigué, que je n’attachais plus aucune importance à son compte rendu,
qui pourtant soulevait des rires communicatifs. Tandis que tous parlaient, riaient
et levaient des verres, en profitant de ce moment agréable, j’espérais pouvoir
m’isoler.
Dans mon apparence, j’étais imprégné d’une morosité, qui n’avait pas existé
auparavant.
— Je vois que vous n’êtes pas au mieux de votre forme, Wilson, une
migraine ?
— Je n’aime pas vos phrases quand elles contiennent le mot « migraine »,
docteur, généralement le mot piqûre n’est jamais très loin !répondis-je en
m’apercevant que j’avais là une bonne excuse pour m’éclipser.
Il allongea le bras par-dessus la petite table en riant, et posa une main
réconfortante sur mon épaule.
— J’ai une potion magique, et sans aiguille ! Mais vous devez vous coucher
immédiatement, parce qu’après cela, vous allez planer au-dessus des arbres.
— N’essayez pas d’intimider mon cerveau, mon cher, vous n’y arriverez pas.
Ces derniers jours, il tourne à vide. Cela dit, je vous remercie de vos bons soins
et j’accepte votre médicament. À présent, il est temps pour moi de vous tirer ma
révérence, Messieurs !
— Vous allez nous quitter, Wilson ?
— À contrecœur, Harold, gardez cela à l’esprit ! Ce fut un plaisir d’entendre
toutes vos histoires. Nous nous reverrons prochainement, mais dans des
circonstances, pour ma part, beaucoup plus agréables.
— Je l’espère, car nous avons encore beaucoup de choses à nous raconter,
reprit-il en me serrant la main.
Après avoir souhaité une bonne fin de soirée à tout ce beau monde, Duncan
me prit le bras et m’entraîna un peu plus loin.
— Vous savez que vous pouvez compter sur moi, Wilson, si vous avez des
problèmes…
Il était évident que ma tête de chien battu l’avait fortement marqué.
— Je suis juste fatigué. En fait, je me suis réveillé avec un mal de crâne, et
depuis il ne fait que décupler.
Comme pour me rassurer, il posa à son tour ses mains sur mes épaules, et me
parla doucement, ne me laissant aucune autre issue que de soutenir son regard
pénétrant. J’avais peur qu’il lût dans mes yeux tout ce qu’ils contenaient. Je
craignais d’être maladroit comme d’habitude. Duncan était un homme
terriblement perspicace, lui seul pouvait savoir que je cachais de terribles
secrets. Je tentai d’ériger un mur entre mon esprit et le sien, parce que je n’avais
pas envie de le voir sonder mes pensées.
— Hormis cela, êtes-vous sûr que tout va bien ?Il y a une expression de
fatigue extrême et d’épuisement sur votre visage, comme si vous aviez atteint un
point non-retour. Et cela m’inquiète !
— Cessez de vous préoccuper de moi et profitez de cette soirée, les bons
moments se font rares ces temps-ci. Croyez-moi, je suis désolé de vous fausser
compagnie, mais j’ai un problème à régler… avec ma migraine.
J’avais trouvé la force de ne pas laisser filtrer mes pensées. Après cette courte
discussion, je m’étais empressé de prendre congé. J’avais grimpé les escaliers, et
sans me déshabiller, je m’étais effondré dans mon lit.
12
L’affaire Édouard Mc Canni
Debout sous le portique de la demeure, je regardais la dispersion des arbres en
rêvant d’un avenir meilleur. Je voulais penser, trier mes réflexions, et effacer de
ma mémoire ce qui m’encombrait et me torturait. Mais à cette heure tardive, tout
était obscur, même dans ma tête. Je n’y voyais pas suffisamment clair dans mes
prévisions. Pendant des jours, j’avais lutté avec ces sentiments, mais l’amertume
et le pessimisme semblaient de retour, ce qui ne représentait pas une grande
victoire pour ma conscience. En ce soir de mai, la température atteignait
seulement quelques degrés. Heureusement, j’avais réchauffé mon corps avec
quelques grammes d’un bon whisky écossais. La lumière vacillante d’une
lanterne, qui se frayait un chemin à travers un brouillard à couper au couteau,
attira mon attention. Au bout d’un moment, je vis l’aîné sortir du feuillage
pendant d’un vieux saule pleureur. Il était légèrement vêtu d’un beau costume
noir et d’une chemise blanche. J’eus vraiment froid pour lui. Après avoir grimpé
quelques marches, il me retrouva sous le porche en s’asseyant sur le banc de
pierre, les mains dans les poches.
— Vous devriez mettre un manteau ou quelque chose de plus chaud, vous
allez finir par tomber malade, Duncan.
— Ne vous inquiétez pas, je ne fais pas partie de ces gens qui attrapent toutes
sortes de microbes, lança-t-il en se frottant les mains pour se réchauffer.
— Je pensais que Lady Margaret vous retiendrait plus longtemps.
Il étendit ses lèvres dans un large sourire.
— Disons que j’ai pu m’arranger pour partir plus tôt que prévu. Elle vous
transmet toute son amitié et son bon souvenir.
— C’est étrange, je sens derrière cette phrase et votre légendaire regard
triomphant, toute une conspiration !
— Anne, sa domestique, a démissionné pour aller vivre avec son nouvel ami
dans un village perdu, dont j’ai oublié le nom. Tout indique qu’ils font face à des
problèmes très graves. D’où ce départ précipité.
— Mon petit doigt me dit que vous y êtes pour quelque chose, Duncan ! Vous
n’avez jamais trop aimé cette petite.
— Ce n’est pas tout à fait vrai, en vérité je l’ai toujours détestée. Cela dit,
Margaret se languit de votre visite.
— Cessez de revenir à l’attaque avec votre tante, je lis très bien dans votre
jeu !
Il se contenta de continuer de sourire sans rien ajouter.
— Concernant Killian, que lui avez-vous donné comme excuse ?
— Qu’il a dû se rendre à Londres pour une exposition de dernière minute
. Nous devons en rester à cette seule version. Il faut toujours être bref, et
choisir les mots convenables avec ma Margaret. Cela dit, elle compte sur votre
présence demain ! Vous avez la chance d’être son partenaire de jeu.
J’empruntai la grimace la plus douloureuse de ma panoplie, avant de lui
répondre :
— Oh non ! Dans votre phrase, je détecte quelque chose de sinistre. Dites-moi
que vous n’avez pas fait cela ?
— Avec tout le respect que je vous dois, c’est exactement ce que j’ai fait. Ne
me regardez pas ainsi, vous savez très bien que je ne connais pas les règles du
bridge. Qui plus est, les amies de ma tante se réjouissent de chacune de vos
visites, alors ne décevez pas ces dames.
— Je ne peux pas le croire ! Si j’avais des heures entières à disposition, cela
ne m’aurait pas dérangé. Mais j’ai des rendez-vous qu’il m’est impossible de
décaler. Je ne veux pas me montrer grossier, mais comprenez que les copines de
Lady Margaret ne font pas partie de mes priorités.
— Grossier ? Je suis frappé par votre modestie, lâcha-t-il en riant.
— J’ai tendance à oublier les convenances dans certaines situations. Je dois
reconnaître que j’ai été à bonne école avec vous.
— Eh bien, que s’est-il passé aujourd’hui, Wilson ? Vous m’avez l’air
contrarié. Ce serait formidable si je pouvais plonger quelques secondes dans
votre esprit, pour m’assurer que tout va bien et que vous n’avez aucun secret à
mon égard.
— Je sais que vous êtes très doué pour lire dans les pensées des autres, mais
pour accéder aux miennes, vous devrez me prendre par surprise, mon cher.
Je commençai à réfléchir à la raison pour laquelle il m’avait dit cela.
— Pourquoi ai-je l’impression que vous avez changé, depuis… la mission
Endler ?
— C’est drôle, rétorquai-je avec humour, parce qu’en voyant mon reflet dans
le miroir ce matin, je me suis dit la même chose.
En guise de réponse, il m’adressa un sourire énigmatique auquel je répondis,
avant de détourner le regard. Puis il reprit :
— Est-ce cette charmante Lady Sherley, qui occupe toutes vos pensées ? Elle,
qui ne cesse de faire éloge de votre esprit et intelligence.
— Charmante ? Je crois que vous avez de la poussière dans les yeux. Sans ses
vêtements, cette Lady doit certainement ressembler à un diable avec des cornes
et une longue queue.
Cette fois-ci, il rit de bon cœur.
— Je pensais qu’elle vous plaisait ? C’est en tout cas ce que vous m’aviez
confié lors de notre dernière conversation.
— Cette intrigante m’a caché son jeu. Je ne l’aime pas du tout ! Aujourd’hui,
j’ai d’autres objectifs. Cela dit, depuis que votre tante s’est mis en tête de me
trouver une épouse, j’ai droit, chaque vendredi, à une rencontre avec toutes les
veuves et vieilles filles défraîchies de Chester. Proposez donc à Beverly une
journée avec ces dames. Elles lui font confiance, et l’apprécient tout autant.
Notre cher docteur aime raconter toutes sortes d’histoires, même quand la
situation se révèle extrêmement difficile.
Il ouvrit la bouche, mais il n’en sortit pas un mot. Peut-être venait-il enfin de
comprendre qu’il n’y avait plus rien à dire à ce sujet.
— Nous devons ménager ma tante, et chacun de nous doit faire des efforts,
Wilson.
— Je rends hommage à votre obstination, et je vous suis très reconnaissant
pour cette leçon de sagesse, mais dans le cas présent, vous ne pouvez compter
que sur vous-même. J’ai des affaires trop urgentes à régler. Je sais que votre
quête est de me convaincre de participer à ce bridge, mais là mon cher, vous
perdez votre temps.
Il jeta un coup d’œil désappointé dans ma direction et se gratta la joue. Il
pouvait difficilement retenir sa déception.
— Hmm... Alors, il faudra m’apprendre à jouer aux cartes, parce que Beverly
ne veut pas s’y rendre non plus. Il supporte mal les mondanités de certaines
jeunes femmes.
Curieusement, le refus du vieux docteur me rassura.
— Maintenant, entrons nous mettre au chaud, suggéra-t-il, nous avons deux
heures à tuer avant de partir en mission. Et croyez-moi, celle-ci risque de vous
plaire.
— C’est ce que vous me dites à chaque fois !
*
Dans un silence presque absolu, chacun de nous vaquait à ses occupations et
elles ne manquaient pas. Je tentais de me concentrer pour porter mon attention
uniquement sur ma correspondance, mais des pensées douteuses saturaient mon
esprit. Peu de choses, ces dernières semaines, captivaient ma concentration,
autant que miss Wayne. J’avais passé en sa compagnie des heures à rechercher
de précieuses informations :les antécédents de quelques témoins qui s’étaient en
fin de compte, révélés beaucoup moins crédibles. Cette Xe mission s’était
déroulée sans actions : aucune Observation, aucune exécution. Un travail
élémentaire de détective privé. J’attendais avec impatience la brillante
conclusion de cette affaire, et j’espérais sincèrement que le juge Murray
Buchanan fût rattrapé par son lourd passé malgré l’absence de témoins oculaires.
Parce que c’était une mauvaise personne, qui usait et abusait de sa prestigieuse
position.
En fouillant dans la vie des citoyens qui gênaient ce méprisable magistrat,
j’avais ressenti un certain malaise. J’avais l’impression d’avoir vendu mon âme
au diable et trahi ceux qui croyaient en moi. Rongé de l’intérieur, j’entendais ma
conscience protester et murmurer amèrement « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi,
Wilson ? Pourquoi as-tu accepté cette offre ? Regarde ce que tu es devenu ! »
Cette voix intérieure et hurlante, que je réprimais en chuchotant, m’incitait à
réfléchir sur mon triste sort. J’avais tellement de colère en moi, qu’elle finissait
par scintiller dans mes yeux comme une torche flamboyante. Je craignais qu’à
tout moment l’irréparable ne se produisît, et que les frères ne réussissent à
découvrir mes terribles secrets. J’étais submergé par un tel ressentiment, que
pendant tout ce temps, je réfléchissais à la manière de transmettre des
renseignements aux Terres D’Ombre, parce que j’étais convaincu que ces treize
membres n’avaient rien à faire dans cette confrérie. Cette racaille se livrait à des
affaires de corruption déguisées en utilisant, une poignée d’Observateurs, à leurs
fins personnelles.
— Vous n’avez plus aucune dette envers les Terres d’Ombre, monsieur Grant.
— Je ne voulais pas exécuter cet individu. Vous le saviez, et vous m’avez
tendu cette épée…J’ai tué un homme et c’est la pire chose que j’ai eu à faire de
toute ma vie. Avez-vous déjà éprouvé des sentiments comme le regret ou le
remords ?
— J’avais pourtant l’impression que cela ne vous dérangerait pas que cet
homme souffre autant. Je peux facilement imaginer votre amertume, contraint de
prendre une décision, si contraire à toutes vos nobles croyances. Mais, si Dieu a
inventé la pénitence, c’est bien pour une raison ! Rentrez chez vous et priez,
ajouta-t-elle avec un sang-froid déconcertant.
— Depuis que j’ai croisé votre route, tous mes humbles principes me donnent
l’impression de s’envoler à l’envers. Avec vous, je me sens architecte de la
destruction de mon âme. Vous êtes par moments… la femme la plus froide,
cynique et arrogante qu’il m’ait été permis de rencontrer !
— Êtes-vous toujours aussi discourtois ?Je souhaitais vous épargner cette
exécution, comme les précédentes. Mais on m’a obligée à vous tendre cette épée.
Parce que cette mise à mort devait porter votre signature.
— Pourquoi ? En quoi ce crime est-il différent des autres ?
— Je vous l’ai déjà dit : le nombre 13 représente beaucoup pour notre
confrérie.
— Voulez-vous me faire croire que ce nombre renferme des pouvoirs qui vous
sont bénéfiques ainsi qu’à ceux qui vous entourent ?13 missions, 13
exécutions…
— Et 13 Observateurs, monsieur Grant ! s’écria Mina, en entrant dans la salle.
Cela a sûrement peu d’importance pour vous, mais il y existe des raisons réelles
et objectives à votre coopération auprès des Terres d’Ombre.
— Coopération ? Vous m’avez plutôt forcé la main !
— Eh bien, maintenant je vous rends votre liberté ! Et à l’avenir, méditez
avant de solliciter notre aide.
— Quoi qu’il arrive, ce jour ne poindra jamais ! J’ai retenu la leçon.
— Par bienveillance, on est parfois conduit à prendre des décisions hâtives
sans avoir eu le temps nécessaire pour réfléchir.
— Bienveillance ? Il est difficile d’imaginer que ce sentiment vous soit
familier, ma chère. Vous croyez que vous pouvez continuer à me cacher ce que
vous êtes vraiment ?
Elle me regarda avec une antipathie à peine maquillée. Ma partenaire nous
observa du coin de l’œil en se remplissant un verre d’eau qu’elle porta à ses
lèvres. Elle semblait satisfaite de ma réponse, en tout cas elle ne dissimulait pas
son plaisir. Ne trouvant rien à ajouter, Mina se retira en nous souhaitant une
bonne nuit.
— Je déteste cette femme, murmurai-je après son départ.
— Vraiment ? Moi qui pensais qui vous aviez un irrésistible désir de la serrer
dans vos bras, de l’étreindre, pour lui dire combien vous l’aimiez.
— Visiblement vous êtes souffrante miss Wayne ! Au lieu de raconter des
âneries, ramenez-moi aux Ombres, il se fait tard.
— Bien, allons-y avant qu’il ne pleuve trop.
— Réjouissez-vous, c’est la dernière fois que vous aurez à le faire.
— Honnêtement, cela ne me dérangeait pas, monsieur Grant. Et à présent,
comment vous sentez-vous ?Êtes-vous toujours préoccupé par quelque chose de
répréhensible ?
— Depuis des semaines mes craintes n’ont cessé de croître. Et aujourd’hui
encore plus que je ne l’envisageais. Je pense que je vais occuper mon temps à
guérir mes blessures invisibles. Mais la vie, parfois, conduit à se faire une raison
de tout. Il me semble que Mina soit la seule satisfaite du résultat.
La compassion se peignait maintenant clairement sur ses traits, et son regard
était particulièrement chaleureux. J’avais même le sentiment qu’elle comprenait
ma lamentable situation.
— Avez-vous des nouvelles fraîches de Killian ?
— Son moral est difficile à cerner, hier il ne disait presque rien. Et ce matin,
pas moyen de le faire taire.
Elle se mit à rire avant qu’une ombre ne passât sur son visage.
— Je l’ai toujours apprécié. C’est un gentil garçon, j’en ai gardé un bon
souvenir. Six ans …que je ne l’ai plus revu.
— C’est un bel homme aujourd’hui, qui aune réputation de bourreau des
cœurs. Il a une petite amie, et cela semble bien parti pour des fiançailles.
— Je lui souhaite beaucoup de bonheur, même si sa situation est difficile. Et
Duncan, a-t-il une…
— Tiens donc ! Cela vous intéresse ?
— À vrai dire, non !
— Sachez que sa vie amoureuse ressemble au désert de Nairobi. Il sort avec
des filles sublimes, et pourtant il n’y a jamais rien de sérieux.
— C’est bien la première fois que nous parlons de sujets autres que nos
missions.
— Ce fut un plaisir de vous rencontrer, miss Wayne. Je suis sûr que nous
aurons encore quelques discussions dans un proche avenir. Si vous me le
permettez, je passerai vous rendre visite.
Elle réfléchit et semblait incapable d’articuler les mots qu’elle cherchait
visiblement.
— Je suis rarement chez moi, il serait préférable que vous m’avertissiez un
peu avant.
— Je sais que cela peut vous paraître impoli, mais quel âge avez-vous ?
demandai-je avec précaution.
— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
En l’observant, en tentant d’imaginer ses sentiments, je parvenais seulement à
réveiller son scepticisme. Elle ne faisait plus confiance à personne.
— C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons. Alors, j’essaie de me
montrer aussi attentif et aimable qu’il m’est possible de l’être.
— Pourquoi tant d’hypocrisie ? Alors que vous m’avez toujours considérée
comme une ennemie. Je sens bien que vous m’en voulez !
Elle n’avait pas tort, même si j’étais réticent à l’admettre. Je n’avais jamais été
d’une compagnie très agréable, je la croyais responsable de tout ce qu’il
m’arrivait. De tous nos malheurs, ce qui de toute évidence, s’était démontré
faux.
— Vous vous montrez si ferme, si tenace, et si inflexible, que
malheureusement tous ces défauts neutralisent les qualités qui vous rendent plus
humaine. Depuis combien d’années vivez-vous ainsi, seule et sans amis ?
— Pourquoi vous est-il toujours nécessaire de dire autant d’absurdités ? Pour
votre information, j’ai eu trente ans la semaine dernière. Et je suis prête à
accepter des excuses et à mettre fin à notre malentendu.
— Des excuses ?
— Exactement. Je n’ai nullement l’intention de me faire passer pour une
victime, mais vous n’avez pas été tendre avec moi.
— Vous avez du culot de me demander des excuses !Je constate que vous
n’êtes toujours pas disposée à admettre que vous m’avez manœuvré. Vous restez
pour moi un vrai mystère, miss Wayne, parce que vous avez trop de secrets.
— Tout le monde a ses secrets, monsieur Grant, j’en ai seulement un peu plus
que d’autres.
— Alors, faites attention de ne pas transformer votre vie en un grand
mensonge.
*
J’avais attendu ce jour pendant de lourdes semaines. Et j’avais bien cru qu’il
n’arriverait jamais. J’étais libre, mais pas libéré de mes pensées secrètes. Celles
qui me portaient à réfléchir ou à débattre avec ma conscience. Pour me consoler,
je pensais à tous ces vénérables historiens. Combien d’entre eux auraient vendu
leur âme au diable pour échanger leur place avec la mienne. Faire des sauts dans
l’histoire pour établir une chronologie détaillée des évènements, donnerait à
n’importe lesquels de mes confrères, l’impression de ressusciter les morts. Cette
nuit paraissait me protéger de tout danger, je le pressentais et m’en réjouissais.
Ce lit bien douillet me semblait, ce soir, l’endroit le plus reposant sur terre. Avec
cette idée, j’avais tiré la couverture sur moi. L’obscurité, si sourde et noire,
m’entraîna dans une dimension étrangère, dans laquelle je me sentis soulagé, et
rien ne pouvait interrompre mon ravissement inexprimable.
14
La rupture
Dans la soirée, Killian nous avait rejoints dans la bibliothèque. Affaissé dans
son fauteuil roulant, avec un verre de gin entre les mains, il avait fini par tourner
une page de sa vie, et n’en voulait plus à la terre entière. Il s’était contre toute
attente remis à la peinture, et nous avait montré avec une fierté légitime les
esquisses d’un tableau. Ces trois derniers mois avaient été pour lui, porteurs de
projets disparates et inattendus, lui redonnant ainsi une assurance et de
l’optimisme pour un certain temps. Aussi plein de vie que je l’avais connu, il
nous racontait comment il occupait ses journées avec son nouvel acolyte,
l’inspecteur Harold Gatling. Après avoir raconté toute son histoire, chacun s’en
était retourné vaquer à ses occupations. Pendant que Duncan conversait avec le
vieux docteur, et que Sara finissait de laver la vaisselle, je tentai d’obtenir auprès
du cadet quelques informations qui m’avaient dans la matinée paru étranges.
— Ce matin, Amy m’a dit au revoir comme si elle n’avait pas l’intention de
revenir. Que se passe-t-il entre vous ?
— Nous avons eu une longue et honnête discussion.
— Vous avez bien fait, elle avait besoin d’une bonne explication quant au fait
que vous ne désiriez plus la recevoir.
— Elle était assise là, près de moi. Je voulais tellement la serrer dans mes bras
et l’embrasser… mais je n’ai pas pu.
— Elle n’attendait que cela, Killian, pourquoi avoir hésité ?
— Parce que je lui ai demandé de ne plus venir ici. Nous avons tous deux
compris la nécessité de mettre un terme à cette relation devenue depuis peu,
complètement stérile. Et pourtant, à un moment donné j’ai cru que j’allais faire
marche arrière.
Je fus très surpris par cette réponse. Et déçu que cela ne me soit pas arrivé à
l’esprit bien avant. Parce que tous les signes de la rupture s’alignaient sous mes
yeux.
— Non ! Vous n’avez pas fait cela ?J’ai eu une petite conversation avec elle la
semaine dernière, Amy s’inquiétait à votre sujet. J’ai tenté de la rassurer en lui
disant simplement que vous ne vouliez pas qu’elle ressente la même douleur que
la vôtre.
— Je vous remercie de cette délicate attention envers Amy. Cela dit, ce
moment a été difficile, et elle m’a écouté avec un intérêt sincère avant de me
souhaiter bonne chance pour la suite.
— Vraiment ? Et elle a aussi plaisanté ?
Il baissa la tête avec culpabilité et la releva rapidement pour me fixer droit
dans les yeux.
— Je n’ai pas besoin de votre absolution, j’ai juste envie d’en discuter avec
quelqu’un. Que devais-je faire ?
Il parlait si doucement que personne d’autre que moi ne pouvait l’entendre.
— Je suis désolé, j’essaie de comprendre… parce qu’elle vous aime plus que
tout.
— Vous savez parfaitement que mon état n’a aucune chance de s’améliorer.
Avec Amy, quand nous étions ensemble, nous n’arrivions jamais à dormir une
nuit entière. Nous faisions constamment l’amour. Je n’avais jamais ressenti cela
avant, et pourtant, je renonce à ses tendres caresses car je refuse de la voir
malheureuse. Je ne pourrais pas le supporter. Et c’est justement pour cette raison
que j’ai pris cette terrible décision.
— Comme toutes les autres femmes de votre vie, vous l’effacez d’un coup de
chiffon ? Cette petite va en souffrir, je doute qu’elle n’ait été d’accord avec votre
regrettable résolution. Je crois qu’au moment même où elle est entrée dans votre
chambre, et en vous observant avec tendresse, elle a naïvement pensé que votre
amour durerait toute une éternité. Amy est la personne la plus innocente que je
connaisse…
Pendant qu’il réfléchissait à mes propos, je vis Duncan et Beverly, assis un
peu plus loin, commencer à écouter notre conversation.
— N’en tirez pas de conclusions fâcheuses, reprit-il. Regardez ce qu’il reste
de moi ! À ce stade de ma vie, comment puis-je construire une relation normale
avec elle, et espérer bâtir une famille ? J’ai gardé en mémoire les souvenirs de
vos nombreux divorces. Vous avez connu beaucoup de femmes, alors ne me
dites pas que, jamais, vous n’avez eu à prendre une décision aussi difficile ?
— C’est un coup bas, Killian !Je n’ai jamais été un enfant de chœur, mais je
suis loin d’être un goujat ! J’ai eu à faire des choix épineux dans ma vie. Et si je
pouvais revenir en arrière, j’en rectifierais quelques-uns. À mes dépens, j’ai
compris que le bonheur est fragile et de courte durée. Je n’ai pas envie de
devenir témoin de votre malheur, la façon dont tout cela se déroule… me
rappelle trop ma propre histoire.
— Grâce à vos erreurs, vous avez appris à résoudre les pires situations, vous
avez même pardonné pour continuer d’avancer sans l’aide de qui que ce soit. Il
en sera de même pour moi. Même si j’en souffre, je pense pouvoir oublier…
Amy.
— Oui, c’est beaucoup plus facile de se raconter des mensonges, que de
regarder la vérité en face. Je peux vous dire qu’enterrer son passé est un travail
bien ingrat, pour un homme de vertu. J’ai vécu ma vie entière à chercher mon
âme sœur, le bonheur… ne sachant pas que j’étais passé à côté !J’ai beaucoup
appris de mes infortunes, et les leçons que j’en ai tirées peuvent certainement
vous être utiles.
Il resta un long moment sans parler, à réfléchir, avant de sourire d’un air
sinistre, pressant ses doigts contre ses lèvres. J’avais prononcé ces mots avec une
telle tristesse, que j’espérais que mon malheur lui ouvrît enfin les yeux. Mais
cela n’eut pas l’effet escompté. Alors, je m’étais plongé dans mes souvenirs pour
en ressortir le plus douloureux, pour lui faire comprendre qu’une simple rupture
pouvait très vite se transformer en notre pire cauchemar. Quand j’étais beaucoup
plus jeune, j’avais rencontré une magnifique personne, Abbie Morton. Dès notre
première rencontre, elle avait éprouvé des sentiments très forts pour moi, et avait
peu obtenu en retour. À cette époque, j’étais perturbé par les problèmes de santé
de ma mère. Et comme les médecins s’y attendaient, la leucémie avait fini par
l’emporter. Ma chère maman avait rendu l’âme à l’aube de mes vingt-deux ans,
et sa disparition m’avait considérablement affecté. C’était d’ailleurs à cette
période que j’avais vécu mes premières cuites, et mon unique expérimentation
avec l’opium.
Le souvenir d’enfance le plus clair et le plus triste associé à son décès, était
sans conteste celui où mon père s’était penché sur son cercueil, pour enlacer sa
défunte épouse une dernière fois. Jamais il n’avait autant pleuré et souffert. Ce
jour-là, je m’étais juré de ne jamais l’abandonner. Alors, j’avais commencé à me
détacher d’Abbie, pour me consacrer à lui et à mes études. Ma légèreté
vagabonde avec la gent féminine avait fini par me rattraper. Je me jetais dans les
bras de toutes les créatures qui me plaisaient, sans relation durable. Juste des
aventures d’un soir. Il n’y a rien de plus difficile que d’abandonner une vie de
volage, au profit d’une existence bien rangée. Les occasions et les plaisirs
insouciants me manquaient cruellement.
Abbie avait eu vent de mes infidélités. Mon appétit charnel n’était
malheureusement pas passé inaperçu. L’homme qu’elle aimait n’était pas digne
de son amour. Elle avait rompu, et quitté Londres pour retourner vivre chez ses
parents, à Glasgow, en Écosse. J’avais pris conscience peu de temps après son
départ que j’avais commis une énorme erreur. J’avais compris qu’elle était la
femme dont j’avais besoin, et qu’il fallait reconquérir son cœur. Nous avions
commencé à échanger des courriers par dizaines. Elle rédigeait ses lettres, des
confessions intimes sur du papier parfumé et décoré de fleurs séchées. Notre
amour renaissait de ses cendres, sous la forme d’une relation épistolaire. Et un
jour, j’avais voulu lui faire une surprise, lui rendre visite, chez ses parents.
C’était la première fois que je rencontrais sa famille. Immédiatement j’avais su
qu’ils ne me portaient pas dans leur cœur. En cela, ils avaient toutes les raisons
du monde de me détester. J’avais fait souffrir leur fille chérie.
Monsieur et madame Morton, s’étaient opposés de toutes leurs forces à mes
retrouvailles avec Abbie. J’avais très vite compris que je n’étais pas le bienvenu.
J’avais fait le tour de la maison deux fois, avec l’espoir de l’apercevoir ou
d’échanger quelques mots avec elle. Après quelques minutes de marche dans le
vaste jardin de ses parents, je m’étais retrouvé devant une pierre tombale,
décorée de couronnes et de bouquets de fleurs fraîchement confectionnés. Sur
l’imposante plaque funéraire, on pouvait lire« Repose en paix, Abbie Morton, tu
resteras toujours dans nos cœurs ». Je m’étais effondré contre la surface lisse et
froide du marbre en pleurant amèrement. Une semaine avant cette visite, elle
s’était donné la mort en s’ouvrant les veines. Ce jour-là, je compris que le
suicide était l’acte le plus cruel de l’espèce humaine.
Mon histoire semblait l’avoir ému et quelque peu secoué. Sentant une aigreur
désagréable dans sa bouche, il but quelques gorgées de gin.
— J’imagine, s’écria Beverly en s’installant confortablement dans le fauteuil
face à moi, que ces souvenirs sont évidemment très pénibles pour vous. Mais
cette pauvre malheureuse n’avait plus toute sa tête. Vous savez ce que je pense
du suicide, nous en avons souvent discuté.
— Je me limiterai à un bref commentaire. J’ai fait des choses dont je ne suis
pas fier durant ma jeunesse, et je ne les renie pas. Croyez-moi, je n’arrête pas d’y
songer.
— Ne cherchez pas d’explication, ni de justification aux faits, Wilson. Parce
qu’il n’y a rien à comprendre.
— Votre vie amoureuse est plus désastreuse que la mienne, lança l’aîné en
posant une bouteille de cognac et des petits verres sur la table.
— Allons, Messieurs, reprit Beverly, vous avez encore de nombreuses années
devant vous pour trouver l’amour, ce qui est loin d’être mon cas ! N’est-ce pas,
mon grand ? fit-il en tapotant l’épaule de Duncan.
Il commença à remplir les verres sans même répondre, mais au bout de
quelques secondes.
— Je préfère pour le moment rester célibataire, que de rencontrer une
personne qui vit dans le mensonge.
Il n’avait pas besoin de mentionner son nom, tout le monde savait de qui il
parlait. Après ces quelques mots, il demeura silencieux en regardant en direction
de la fenêtre. J’étais persuadé qu’il pensait encore à cet amour dont il ne pouvait
se défaire. Il avait connu d’autres femmes depuis, mais aucune n’était arrivée à
lui faire oublier celle qui hantait ses nuits, Atasie Wayne. Submergé par un élan
de nostalgie, il eut soudainement envie d’être seul, aussi loin que possible de
nous tous…
15
Histoires de maisons hantées
J’ai toujours pensé que les meilleures histoires étaient celles que l’on ne
racontait jamais, dans la mesure où les murs qui conservent la mémoire des
événements se chargent de le faire à notre place. Comme toute ville britannique
qui se respecte, Chester a son catalogue de revenants et de légendes fantastiques.
Certaines d’entre elles avaient acquis une telle renommée, qu’à présent elles
figurent dans le répertoire des endroits les plus étranges du Royaume-Uni. Très
populaire auprès des résidents locaux, Eastgate Street, attirait la curiosité des
voyageurs. Ce charmant quartier bordé de bâtiments à colombages, offrait à ceux
qui déboursaient sans compter, un grand nombre d’attractions : des boutiques,
des restaurants huppés et le célèbre fantôme de cette mariée déchue, portant le
nom de Sarah. Les rumeurs racontaient que depuis plus de deux siècles, elle
hantait un magasin de chocolats en prenant un malin plaisir à déplacer des objets
pour effrayer le personnel, mais aussi les clients.
Si je ne devais retenir qu’une seule histoire de ma panoplie, je choisirais celle-
ci sans hésitation. Parce qu’elle était sans conteste la plus touchante et tragique
de toutes. Selon le Folklore local, Sarah était une charmante jeune femme qui
habitait ce faubourg à la fin du XVIIIe. Elle avait eu le malheur de croiser la
route d’un homme dont elle s’était follement éprise, Wilhelm. Le jour de leur
mariage, il s’était comporté comme un véritable goujat, l’abandonnant à l’autel
sans prononcer ses vœux. Sarah fut tellement dévastée et anéantie qu’elle était
retournée dans son appartement pour s’y pendre. On racontait que depuis sa
mort, des phénomènes se produisaient régulièrement dans ce bâtiment. Et qu’ils
faisaient frissonner tous ceux qui sentaient sa présence. J’avais eu à plusieurs
reprises, l’occasion de m’y rendre. Et j’avais moi-même, ressenti son essence.
J’ai visité un grand nombre d’endroits reculés et difficilement accessibles à un
large public. Des berceaux d’anciennes légendes, que les gens connaissaient
depuis leur petite enfance, et dont certains aimeraient oublier le contenu.
*
Romney Marsh, un vaste marais morne et déprimant, n’avait rien perdu de sa
dimension obscure. Situé sur une partie du Kent aux confins du Sussex de l’Est,
cet endroit avait pour la première fois, défrayé la chronique au Royaume-Uni en
décembre 1834 et tout au long de l’année 1835.Sans points de repère, il était
assez facile de s’égarer sur cette surface terrestre : des miles de terrain plat peu
peuplés, des moutons par milliers, des arbres courbés par le vent et de
nombreuses églises silencieuses. Il n’y avait pas beaucoup de terre ferme
exploitable dans cette région, juste des cailloux, des galets, du sable boueux… et
des histoires que l’on chuchotait dans des voix étouffées.
Devant la maison des « six tombes » se trouvait un jardin dans un état de
parfaite désolation. De vieux rosiers envahis par la mauvaise herbe, des touffes
d’orties par centaines, et un peu plus loin, six pierres tombales datant du XVIe
siècle. Personne ne savait à qui elles appartenaient. Plusieurs plantes grimpantes
à moitié séchées s’entortillaient autour d’elles, et de la clôture haute de quelques
pieds. L’endroit correspondait parfaitement à l’image globale que l’on pouvait se
faire d’une maison hantée. Il y a plus de soixante-dix ans, c’était l’une des plus
belles demeures du Kent, mais aujourd’hui elle faisait fuir les acheteurs autant
que les agents immobiliers. On racontait qu’ici, quelque chose avait
progressivement muté : la rumeur. Derrière les vitres poussiéreuses des fenêtres
abandonnées au joug du temps, on pouvait apercevoir d’épaisses toiles
d’araignées, et des plafonds à moitié fendus en deux, rien qui ravît l’œil des
visiteurs. Par endroits, des planches de bois pourries remplaçaient les carreaux
cassés, ce qui ne faisait que souligner l’aspect négligé de la bâtisse. Malgré les
nombreuses histoires qui entouraient ces terres, la famille Cutler avait décidé
d’acheter cette vaste demeure à bon prix. Elle avait d’ailleurs envisagé de gros
travaux de rénovation pour lui donner une seconde jeunesse. Malheureusement,
trois semaines après leur emménagement, personne n’a plus jamais revu Mason,
son épouse Mélissa, ainsi que leurs trois filles âgées de douze ans à six ans,
Victoria, Susan et Lauren.
Susan Miller, une infirmière et amie de la maisonnée fut la première personne
à signaler leur disparition. En faisant le tour du propriétaire, les policiers
n’avaient pas croisé âme qui vive. Dans la maison, tout était soigneusement
rangé, à sa place, aucun signe d’une violente dispute, ni de traces de sang, ni de
vaisselle cassée. Rien n’avait été emporté, pas même des vêtements ou objets de
valeur. Tout était impeccable et en ordre. Après nous avoir raconté cette histoire,
Steven nous informa qui n’y avait aucun point d’Observation. Ce qui
évidemment, nous a grandement étonnés.
— J’ai obtenu très peu d’informations, soupira-t-il avec amertume. Cinq
personnes ont disparu et nous avons une âme torturée, qui ne parvient pas à se
défaire de ce monde, Mason Cutler. Ce pauvre malheureux ne savait même pas
qu’il était mort, il ne se souvenait de rien. Absolument rien qui eût pu nous aider.
Juste qu’il était assis à la table de la cuisine, en compagnie de sa femme.
— C’est bien la première fois que cela vous arrive, répondit l’aîné avec
stupéfaction. Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire, ni de cet endroit.
Vous dites qu’une famille y vivait ? On pourrait croire que cette maison a été
abandonnée depuis plus d’un siècle. Qui peut avoir envie de s’installer dans un
cadre ?
— Vous allez sûrement devoir chercher par vous-même, ce qui se passe
derrière ces murs. Et si vous ne le découvrez pas…
— L’âme de Mason ne reposera jamais en paix, murmurai-je.
— C’est à peu près cela. Vous qui connaissez beaucoup d’histoires étranges,
avez-vous entendu parler de la première affaire concernant cette maison ?
— Oh que oui ! Et plus d’une fois. C’était il y a plus d’un demi-siècle, je ne
sais plus si c’était à la fin de l’automne ou en octobre. J’ai conservé mon esprit
analytique, les faits, les noms et les événements, mais ma bonne mémoire pour
les dates en a pris un coup !
J’avais enquêté sur cette histoire et m’étais même rendu en Écosse, dans la
brume des Highlands. En 1834, par une nuit de tempête, la calèche du docteur
Oscar Aberline avait quitté la route pour venir s’écraser à plus de cent pieds en
contrebas. Par chance, il avait réussi à sauter de la voiture avant qu’elle ne
tombât dans le vide. Malheureusement, sa femme enceinte de six mois n’avait
pas pu s’extraire du véhicule avant sa chute. Elle avait disparu dans les
profondeurs de cette terre sourde, rocailleuse et complètement inhabitée, sans
laisser de trace. Oscar, ne supportant pas la perte de son adorable épouse, avait
mis fin à ses jours une semaine plus tard, par pendaison dans sa chambre à
coucher. Depuis cette nuit tragique, le fantôme de Marie Aberline avait été vu à
plusieurs reprises sur le bord de différentes routes, dans des endroits peuplés des
Highlands. On racontait qu’elle recherchait le chemin de sa maison, ainsi que
son mari en sanglotant. Je n’avais jamais visité cette demeure, mais j’avais
entendu dire que l’esprit d’Oscar y vivait, et qu’il attendait le retour de sa bien-
aimée dont l’âme s’était perdue quelque part en Écosse.
Une famille française, les Blonay, était venue s’installer ici trois ans après
cette tragédie. Au bout de sept jours, plus personne n’avait eu de nouvelles de la
maisonnée qui ne comptait qu’un seul enfant. Les recherches avaient duré plus
de trois mois, et à regret, elles n’avaient rien donné. Pour la plupart des gens, un
grand malheur leur était sûrement arrivé. Après ce second drame et après avoir
connu quelques décennies d’abandon, Romney Marsh dénombrait deux
nouveaux habitants, Edwin et Wendy Philby, d’honorables commerçants de
Londres qui espéraient couler des jours tranquilles dans cette demeure. Quatre
semaines après leur emménagement, le vieux couple avait été porté disparu.
Wendy s’était plainte auprès de ses proches amies du comportement
inaccoutumé de son mari, qui s’était montré dépressif et suicidaire. Elle avait
également fait part de nuisances sonores, à l’approche de la nuit. Des portes et
fenêtres qui s’ouvraient et se refermaient sans explication logique, des cris
d’enfants et des pas alourdis dans les pièces vides. Elle avait confié à son épicier,
qu’ils avaient envisagé de retourner vivre à Londres, car cette maison était
habitée par quelque chose de malsain. Je n’avais jamais franchi ces marais, par
simple phobie. Mais je m’étais sérieusement penché sur ces affaires, parce
qu’elles étaient suffisamment effrayantes pour faire fuir n’importe qui.
— Le contraire m’aurait étonné ! répondit Duncan. Cela dit, j’aimerais avoir
le fin mot sur le destin qu’ont connu tous ces gens.
— Vous n’êtes pas les premiers Observateurs à avoir été envoyés ici. D’autres
ont tenté de percer les mystères qui entourent cette demeure bien avant vous. Il y
a eu deux tentatives d’identification. Une pour les Blonay, une autre pour les
Philby. Et cela n’a malheureusement rien donné.
— Sans point d’observation, notre mission sera un échec retentissant, soupira
l’aîné.
— Aujourd’hui, nous avons juste une heure approximative des événements,
c’est déjà mieux que rien, reprit Steven.
Sans s’attarder plus longtemps, notre Informateur nous quitta et s’enfonça très
à l’aise dans le brouillard un peu plus loin. Sur ce ton révérencieux qu’il cultivait
avec soin, Duncan me suggéra d’entrer dans cette maison. Immédiatement, nous
éprouvâmes un sentiment d’inconfort. Je notai que la température paraissait
beaucoup plus basse qu’à l’extérieur. C’était un froid orateur qui annonçait : il y
a une présence inquiétante ici. Hormis cela, la maison était spacieuse et bien
agencée, elle avait été construite avec soin. Comme la plupart de ces habitations
bourgeoises, le mobilier était très ancien. On entendait des bruits de vaisselle et
des voix étouffées qui arrivaient de l’arrière. En nous approchant de la cuisine,
nous vîmes une femme cuisiner de la nourriture et un homme assis à la table,
lisant son journal. Il devait sûrement s’agir de Mason et Mélissa Cutler.
Nous guettions le moindre mouvement venant de l’escalier, sans perdre de vue
le jeune couple. Comme nous ne savions absolument pas ce qui allait se produire
dans les minutes qui allaient s’ensuivre, nous jugeâmes plus prudent que l’un
d’entre nous restât en bas. Tandis que Duncan surveillait le rez-de-chaussée, je
montai à l’étage en faisant le tour des nombreuses suites dans l’espoir d’y
trouver les petites. Je marchais lentement le long du corridor, quand
soudainement des pleurs m’arrivèrent aux oreilles. Immédiatement, je compris
qu’il s’agissait des fillettes. En m’approchant d’une chambre faiblement éclairée
au fond du couloir, je vis les trois sœurs attachées et agenouillées au centre d’un
cercle dont la circonférence et les extrémités en ligne droite représentaient une
forme de pentagramme. Autour d’elles, un grand nombre de bougies étaient
allumées. Un peu plus loin, il y avait un monticule de cordes de chanvre. Avec
un regard expérimenté, je cherchai l’intrus qui menaçait l’avenir de ces gamines.
Mais je n’aperçus personne.
J’étais resté un long moment immobile, les yeux fixés sur chacune d’elles.
Elles avaient les paupières grandes ouvertes, et elles semblaient terrifiées. Un
coup contre la porte de la chambre me fit sursauter. Je ne pouvais pas voir son
visage parce qu’il restait dans l’obscurité, mais j’entendais sa lourde respiration.
Il était de grande taille, et prenait plaisir à faire peur à ces petites. Je ne désirais
qu’une chose, qu’il sortît de l’obscurité et me présentât enfin sa sale gueule.
J’étais persuadé qu’il ne ressemblerait pas à un moine bouddhiste. Puis, il
s’approcha lentement, en gardant une certaine distance entre nous. Je n’avais pas
bougé, du moins pas avant qu’une lumière ne m’aveuglât. En ouvrant les yeux,
je constatai amèrement, que je me retrouvais dans la bibliothèque, avec Duncan
qui se tenait face à moi en affichant un air consterné. Je crois qu’à cet instant je
devais sûrement avoir la même mine.
— Notre mission n’est pas accomplie, et nous voilà déjà de retour ? Qu’est-ce
qui ne va pas avec les Ombres ?
— Je l’ignore. Et nous ne le saurons peut-être jamais. Il est impossible de
retourner sur le lieu d’une Observation interrompue...Alors, considérez cette
mission comme close.
— Nulle part dans ma mémoire je ne trouve trace d’une Observation comme
celle-là. C’est vraiment curieux ce qui se passe dans la maison des « six
tombes ». Vous n’avez rien observé de particulier, en bas ?
— Absolument rien. Madame Cutler continuait à préparer le repas, tandis que
son mari lisait son journal.
Je lui fis part de mes observations. Et comme je m’y attendais, il resta calme
et de sang-froid.
— Je ne peux rien expliquer, Wilson ! C’est la mission la plus étrange que je
connaisse, car les corps n’ont jamais été retrouvés et personne n’a la moindre
idée de ce qui leur est arrivé.
— C’est regrettable ! Parce que le mystère, qui entoure la disparition de tous
ces gens et de cette maison, n’est pas près d’être élucidé. Cela me rend malade.
Ces petites étaient si terrorisées… C’est comme si j’entendais encore leurs
pleurs.
Après quelques secondes de réflexion, une perspective me vint à l’esprit.
— Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement aller là-bas, jeter un coup d’œil,
puis regagner Chester, une fois notre investigation fructueuse ? Et par pitié,
cessez de me dévisager de cette façon.
— Impossible ! Nous avons des obligations.
— Oh, de grâce, vous savez très bien qu’il nous est possible de suspendre nos
missions pour quelques jours. Laissez-moi vous donner un conseil, Duncan,
respirez un peu ! Je ne demande jamais rien, alors je vous en prie, accordez-moi
cela.
— Pourquoi cette envie soudaine de partir ? Nous ne trouverons rien de plus
sur place. De nombreux Observateurs et Informateurs ont tenté de déchiffrer le
mystère qui entoure ces disparitions, et tous ont vu leurs espérances réduites à
néant. Vous avez entendu tout comme moi les propos de Steven. Ne cherchez pas
d’explications, il n’y en a pas.
— Mon for intérieur me suggère de me rendre à Romney Marsh, et je ne sais
pour quelle raison. Vous n’ignorez pas ma phobie des marais, alors j’ai besoin de
vous ! Cette investigation ne ramènera pas ces fillettes, mais nous pouvons peut-
être faire quelque chose.
— Avec tout le respect que je vous dois, c’est une très mauvaise idée compte
tenu de ce qui se passe dans cette maison.
— Auriez-vous peur, Duncan ?
Il laissa passer un long silence en tapotant ses doigts effilés sur la table
— Nous partirons en fin de semaine, le temps de boucler quelques affaires et
de prendre mes dispositions. Après tout, les mystères sont faits pour être percés.
— Je savais que je pouvais compter sur vous.
16
Le lourd secret
Après quelques heures à écrire et à échanger les dernières nouvelles avec
Killian, je m’étais finalement endormi. Mais une douleur familière aux tempes
m’avait tiré de mon sommeil. Je me souvenais de l’étrange rêve que je venais de
faire, et des événements qui l’avaient accompagné. J’étais assis sur un banc en
pierre au milieu d’un cimetière, que je ne saurais identifier, à contempler la
beauté du clair de lune, qui donnait à la flore environnante de mystiques reflets
argentés. Une tombe creusée récemment envahissait mes pensées
d’innombrables questions. De la fosse, je voyais une lumière blanche qui
ruisselait comme un appel à ma curiosité. C’était très étrange, et cela m’avait
poussé à me lever pour observer de plus près ce trou. Tandis que j’avançais, mes
pieds s’enfonçaient dans le sol densément envahi par des touffes ardentes de
pissenlits et de mauvaises herbes qui me montaient jusqu’aux chevilles.
En me penchant légèrement au-dessus de la tombe, j’avais arrêté mon regard
sur un cercueil ouvert. Il était décoré d’une draperie de velours bordeaux qui
accueillait le corps d’un homme allongé dans un somptueux costume gris. A cet
instant, une main se posa sur mon épaule, et me tira fermement en arrière. Je
tournai la tête et laissai mon regard errer, mais il n’y avait personne. En posant
mes yeux sur l’inscription tombale qui se trouvait devant moi, je sentis des
frissons me transpercer jusqu’aux os, parce que le nom de Duncan Stredfort y
était gravé en lettres d’or. À genoux sur un petit dôme de terre retournée,
j’entendis un bruit familier : celui d’une épée que l’on sortait d’un fourreau. Je
n’eus pas le temps de faire volte-face, je sentis juste une lame froide se poser sur
ma tête, et ensuite une violente et féroce douleur me paralyser. C’était comme si
elle m’avait consumé de l’intérieur, telle une brûlure intense qui partait de mon
crâne et qui se répandait dans tout mon corps.
J’avais encore quelques bribes de rêves, incohérents, à figer le sang, que je ne
désirais pas ranimer. Dans chacun d’eux, la même personne apparaissait, celle
qui donne la mort : miss Wayne. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce un
présage ? Le signe que sa fin était proche ? J’hésitais à me rendormir, je n’avais
aucune envie de me retrouver dans ce cauchemar. Je luttais de toutes mes forces
pour ne pas y sombrer de nouveau.
*
Au petit matin, j’avais la tête d’un marié qui avait dansé et bu toute la nuit. Le
moindre mouvement ricochait dans mes tempes. J’aurais aimé rester ainsi
indéfiniment, allongé, afin d’apaiser cette fichue migraine. Mais j’avais promis à
Bruce Davies, mon nouvel éditeur de lui envoyer quelques histoires concernant
le retour de ma chronique « Les Mystères de l’Histoire ». Il devait vérifier et
valider la qualité du travail, avant de transmettre mes écrits au Daily Mail.
J’étais heureux de pouvoir reprendre ma plume de chroniqueur, après toutes ces
années de silence.
Malgré le vent, mon mal de dos et mes diverses obligations, j’avais pris la
décision de rendre une visite surprise à celle avec qui j’avais coulé quelques-
unes de mes nuits. Je marchai le long du chemin de gravier qui menait jusqu’à sa
porte d’entrée, à moitié ouverte. En passant la tête par l’embrasure, je lançai un
petit « Bonjour » et patientai ainsi quelques instants, à observer le hall,
m’attendant à voir surgir la frêle silhouette du majordome. Mais personne ne vint
à ma rencontre. En avançant vers l’intérieur, je surpris une conversation très
perturbante entre un enfant et miss Wayne. Je marchai en faisant le moins de
bruit possible vers le salon. Elle était assise sur le canapé, avec un petit garçon à
ses côtés. Je le fixai intensément, soupçonnant immédiatement quelque chose de
curieux. Je soulevai les sourcils, intéressé par l’histoire qu’elle racontait à ce
gamin. Je ne l’aurais jamais imaginée en train de narrer une aventure imaginaire
de Hans Christian Andersen. J’étais fasciné par ce côté jusqu’alors inconnu de sa
personnalité. Je me souvenais des univers minutieusement décrits par l’auteur, de
ses contes de fées les plus populaires, le Vilain Petit Canard, La Petite Fille aux
allumettes…des récits fantaisistes remplis de tribulations, de péripéties et de
belles illustrations.
Elle semblait ne pas m’avoir entendu, et cela a duré quelques secondes. Au
moment où elle leva brusquement les yeux vers moi, je vis son visage exprimer
une fureur extrême. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait, mais je sentais
que ma simple visite allait s’écourter bien plus vite que je ne l’avais imaginé.
Moi qui me faisais un plaisir de la revoir.
— Que faites-vous ici ? grommela-t-elle.
— J’ai frappé, appelé et patienté un moment sur le perron. Et, comme la porte
était grande ouverte, je me suis permis…
— D’entrer sans y être autorisé !
Elle était en train de perdre tout contrôle, et cela m’étonna. Ses lèvres, son
menton, ses mains tremblaient et ses yeux devenaient encore plus noirs. Sur le
coup, je ne compris pas pourquoi elle agissait ainsi. C’est seulement en
observant silencieusement cet enfant, que tout, subitement, s’est éclairé comme
un feu d’artifice dans mon esprit. Même si mes pensées bouillonnaient, je tentais
de contrôler mes paroles. Au moment où je m’apprêtais à présenter mes excuses
pour cette intrusion, histoire de détendre l’atmosphère, j’entendis le majordome
m’interpeller de manière peu aimable. Il semblait tout aussi contrarié que sa
maîtresse. Elle lui demanda de raccompagner le petit dans sa chambre et de
l’occuper avec des jouets en attendant la venue de la gouvernante. Il sortit du
salon en prenant le gamin par la main et referma nerveusement la porte derrière
lui. J’étais content qu’ils soient partis. J’espérais obtenir, et j’en avais besoin,
quelques explications. Les bras croisés, elle me regarda avec un mélange de
frustration et d’irritabilité.
— Je ne peux pas croire qu’un tel secret ait été gardé dans votre famille
pendant si longtemps, miss Wayne. Vous lui avez caché votre grossesse, votre
accouchement et ce petit garçon. Pourquoi ?
— Ne vous emballez pas, monsieur Grant, Duncan n’est pas le père de cet
enfant !
— C’est étonnant parce qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
Elle mit du temps à répondre. Je voyais bien qu’elle essayait de construire un
stratagème dans sa tête et de trouver mille raisons suffisantes, pour me débouter
de mes accusations.
— Quand vous vous comportez ainsi, monsieur Grant, il est très facile de vous
mépriser ! Je viens de vous expliquer que…
— Oh, je vous en prie ! Vos réponses sont aussi désordonnées que mes
pensées. Ne perdez pas votre temps à me mentir !Il a cette même couleur d’yeux
clairs que son père… Et par pitié, arrêtez de faire les cent pas dans ce salon, vous
me donnez le vertige. Dites-moi plutôt comment s’appelle votre fils.
Elle ne prit que quelques secondes pour se ressaisir.
— Aidan. C’était le deuxième prénom de…
— …Richard Stredfort. Je sais qu’il représentait beaucoup pour vous.
— J’étais en admiration devant cet homme que personne n’osait contredire, et
qui savait tant de choses. De plus, il me respectait comme si j’étais sa fille. Oui,
nous étions très proches et je regrette sincèrement qu’il ne soit plus de ce monde.
— J’imagine qu’il peut être difficile pour vous de décrire vos sentiments, mais
pourquoi avez-vous gardé le silence au sujet de ce petit garçon ?
— Pour de multiples raisons. J’ai découvert que j’étais enceinte, un mois
après notre séparation. Et cela n’a pas été facile pour moi. Vous pensez que
j’aurais dû lui annoncer la vérité ?J’y ai réfléchi, mais il me détestait tellement,
qu’il n’osait même plus me regarder en face. Que devais-je faire ? Implorer un
mariage de raison ? Je n’avais pas envie de finir comme Anna Stredfort ! Je crois
avoir fait le bon choix.
— Je ne suis pas d’accord. Vous avez pris cette décision sans le consulter. Il
est le père de ce garçon, et tout comme vous, Duncan avait son mot à dire. Pour
votre information, sachez que durant toutes ces années, il n’a jamais cessé
d’éprouver de l’amour pour vous.
— De l’amour ?Je me respecte suffisamment pour ne pas me laisser endormir
par un homme qui m’a rejetée comme un paquet d’ordures.
— Jamais il n’aurait pensé à vous de cette façon ! Oui, il éprouvait beaucoup
de colère, mais elle n’était pas suffisante pour faire de vous un simple déchet !
Une femme aussi belle que vous ne peut pas être oubliée. Duncan n’arrive même
pas à vous haïr, et croyez-moi, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je n’ai pas
besoin de lire dans vos pensées pour comprendre la véritable raison de votre
silence. Vengeance !
— J’ai sorti cet homme de ma vie depuis bien longtemps. Si vous voulez que
nous restions amis, dispensez-vous à l’avenir de me parler de lui.
— Comme vous pouvez le constater, je n’ai pas cette disposition d’esprit à
éviter les situations désagréables, miss Wayne, et aujourd’hui ne fait pas
exception. J’étais venu vous voir en toute amitié, sans savoir que votre actualité
était d’une telle complexité. Comprenez qu’il me sera impossible de fermer les
yeux là-dessus.
— Je vous conseille de garder le silence ! dit-elle d’un ton menaçant.
— Et que comptez-vous faire pour m’empêcher de parler ? Vous allez sortir
votre épée de son fourreau et me la poser sur la tête ! ?
— Arrêtez ! Je n’ai pas besoin d’entendre ce genre de remarque ! Pour qui me
prenez-vous ? Une femme sans cœur ?
— C’est l’impression que vous donnez à quelques-uns.
— Oui, et pour cause ! Les gens comme vous font semblant de m’apprécier
pour obtenir quelque chose de moi.
— Ce n’est pas mon cas, miss Wayne. Vous faites fausse route.
Elle détourna le regard pour rassembler ses pensées.
— J’essaie pour l’instant de surmonter le choc à venir. Si vous pensez que je
veux reprendre ma relation avec Duncan, vous vous trompez ! Je n’ai nullement
envie de le voir débarquer ici.
— Je peux attendre quelques jours. À condition que vous preniez l’initiative
de vous rendre aux Ombres et que vous lui avouiez votre grand secret.
— Vous savez très bien que, jamais je ne mettrai les pieds là-bas, je préfère
mourir plutôt que d’avoir à courber l’échine devant lui !
— Alors, je suis désolé pour vous, mais vous n’avez pas le droit de priver cet
enfant d’un père, et vice versa. Vous avez tellement d’aigreur pour cet homme
que vous allez finir par remplir l’esprit de votre fils de ressentiment et de haine
envers son géniteur.
— Que dois-je comprendre ? ! Que je suis une mauvaise mère ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, et vous le savez très bien.
— Contrairement à ce que l’on raconte sur moi, monsieur Grant, je n’ai
jamais été un monstre. Jamais ! Si je l’étais vraiment, je n’hésiterais pas une
seconde à lui révéler toute la vérité vous concernant, le pacte, la mise à mort et
tout le reste.
— On n’enterre pas son passé aussi facilement. Un jour, je devrai y faire face.
Si vous avez envie de divulguer ma trahison, ne vous gênez pas, faites-le ! Mais
ne me prenez pas au chantage, j’ai déjà donné.
— Je ne le ferai pas ! Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas quelqu’un
d’insensible.
— Je le sais. Mais beaucoup spéculent à ce sujet. Montrez une bonne fois pour
toutes à tous ceux qui vous ont traînée dans la boue, quelle mère vous êtes et
quelle éducation vous avez prodiguée à ce jeune homme. Quand les gens verront
votre petit ange, croyez-moi, ils comprendront leur erreur. Celle de vous avoir
rejetée.
— Pensez-vous que je regrette ces gens ? ! Cela ne vous a-t-il pas traversé
l’esprit que je n’avais pas envie de les revoir ?
— Tout comme vous, ne pensez-vous pas que votre enfant souffre de ne pas
avoir de père ? Vous observez le monde, comme si vous viviez dans une autre
dimension. Mais ce n’est pas le cas.
Ces quelques mots semblaient l’avoir choquée. Elle cessa soudainement de
me regarder comme son pire cauchemar. J’imaginais qu’une telle tournure des
événements était impensable et surtout désagréable pour cette femme qui passait
sa vie à se reconstruire. La pensée qu’elle commençait peut-être à baisser la
garde me rassura.
— Avec le temps, j’ai fini par me persuader qu’Aidan n’avait pas besoin d’un
père. Je pensais que le mien représenterait à ses yeux un bon modèle. Comme
Richard l’était avec Killian et Duncan. Mais le destin en a décidé autrement. Il a
trouvé la mort, dans un accident de la circulation. Je me souviens très bien de ce
jour, j’en étais à mon huitième mois de grossesse. J’ai été conduite d’urgence à
l’hôpital, après une mauvaise chute dans les escaliers. Malheureusement, cet
incident a déclenché l’accouchement plus tôt que prévu. Mon bébé…a été
asphyxié, et n’a pas pu être réanimé. D’après les médecins, le cordon ombilical
s’était enroulé autour de son cou. La sage-femme me l’a tendu pour que je
l’embrasse, et l’a immédiatement enveloppé pour que je ne puisse plus
m’attendrir sur son visage.
Je ne compris pas tout ce qu’elle me racontait, mais je hochai la tête d’un air
grave. Je voulus l’interrompre dans son monologue, mais, pour la première fois
depuis notre rencontre, je vis ses yeux se remplir de larmes.
— J’ai traversé une épreuve insurmontable, continua-t-elle. Les jours
passaient et je ne parvenais pas à effacer de ma mémoire le visage de mon bébé
mort. Rien n’est plus dévastateur que la perte de son enfant. J’ai été assiégée par
une douleur insupportable, des jours durant. Elle devenait de plus en plus forte.
Et un jour, cette personne est venue me rendre visite, pour me soulager de ma
peine.
— Je suis vraiment désolé pour tous les malheurs qui vous ont frappée et je
comprends parfaitement vos sentiments. Mais de qui parlez-vous ?
— Mina Hall. Elle est arrivée avec toutes ses promesses. Et je n’ai retenu que
celle qui me permettait de sauver mon enfant. Un matin, j’ai été réveillée, par les
pleurs d’un bébé. J’ai eu l’impression de m’être réveillée dans une autre réalité.
Ma gouvernante, Mary, est entrée dans ma chambre, l’a pris dans ses bras et l’a
posé contre moi. Je ne me rappelais absolument rien, si ce n’est que j’avais
perdu quelques semaines auparavant, mon garçon, et que j’avais scellé un
engagement avec les Terres D’ombre. Mina guette comme un rapace, le moindre
malheur qui touche les Observateurs. Elle sait quand, comment et avec quels
arguments intervenir. C’est une dangereuse opportuniste qui mystifie et falsifie
la vérité. Quelques mots peuvent tuer ou sauver un enfant de la mort.
— En quoi consistait votre pacte, miss Wayne ?
— Servir leur cause, jusqu’à mon extinction. J’ai construit ma propre prison,
je suis marquée par le sceau de la confrérie. Quoi que je fasse, je leur appartiens.
Si je n’honore pas ma promesse, ils m’enlèveront la seule chose qui a de
l’importance à mes yeux :mon fils. Je n’ai donc pas d’autre possibilité que de me
soumettre à leur bon vouloir.
Son sort me peina, et je n’arrivai pas à exprimer à quel point j’étais navré pour
elle. Prenant une profonde inspiration pour se calmer, elle s’apprêta à quitter la
pièce à grands pas.
— Il m’est difficile de trouver les mots justes, je ne m’attendais pas à cela.
Mais pourquoi avez-vous accepté de garder le silence au sujet de cette histoire ?
Duncan aurait pu vous aider !
Elle haussa les épaules avec défaitisme.
— Nous vivons vraiment dans un monde différent, vous et moi. À vous
entendre tout semble si simple. Maintenant, cessez de vous tourmenter pour rien,
je ne suis pas votre fille. Rentrez chez vous et oubliez tout cela.
— Je ne m’inquiète plus seulement pour vous, le destin de votre fils
m’importe à présent. Mina vous a marquée mais qu’en est-il pour lui ?
— Jamais je ne laisserai cette femme sans scrupule l’approcher ou toucher un
seul de ses cheveux !
— Vous pensez qu’elle ne s’intéressera pas à Aidan sous prétexte que vous
servez déjà cette Confrérie ? Le jour où votre enfant aura atteint un certain âge,
elle viendra également le piéger. Les Observateurs se font rares. Et tout comme
sa mère, votre fils finira par obéir docilement aux moindres caprices de ce Grand
Conseil. À cause de votre incapacité à faire face à cette réalité, vous risquez de
mettre la vie de votre garçon, en danger. Ce n’est pas une critique, mais un
avertissement, Atasie.
— Atasie ? J’ai toujours pensé que votre divine mission était de garder vos
distances avec moi ?
— Nous faisons tous des erreurs. Je ne cesse d’en commettre, et vous ne faites
pas exception à la règle ma chère. Maintenant, il est temps de mettre fin au
carnage ! Vous avez à présent une nouvelle charge, révéler la vérité au père de
cet enfant, au moment où il viendra frapper à votre porte.
Quelque chose dans l’expression de son visage me dit que cela n’allait pas
être simple.
17
Les informateurs
Sachant qu’il était peu probable que l’ésotérisme arrive en tête de liste, j’ai
souvent interrogé les gens sur leur genre littéraire préféré. Car dès mon
adolescence, j’avais été très inspiré par ce thème. Mais à l’époque, il y avait peu
de romans qui traitaient ouvertement ce sujet. Je n’avais aucune expérience de la
recherche, mais j’étais suffisamment intelligent et diplômé pour commencer à
m’intéresser aux archives historiques. L’idée que les Anciens possédaient de
vastes connaissances, dont la plupart étaient déjà tombées dans l’oubli, m’avait
sans nul doute poussé dans cette soif du savoir. J’avais lu et relu tout ce qui avait
été publié sur ce dont on parle, parce que j’ai toujours été convaincu que quelque
chose de plus grand, de puissant et de juste régissait notre univers. De ces livres,
j’avais appris à connaître les derniers jours d’hommes bons et d’individus
méprisables. Certaines histoires trouvaient une réponse profonde dans mon âme,
et les plus inexplicables continuaient à se nourrir de rumeurs, en attendant d’être
élucidées.
J’ai étudié le passé de l’humanité dans toute sa complexité en réfutant les
mythes les plus communs. Ma première datation des événements était semblable
à mon premier baiser. Mon cœur battait si fort que j’avais eu l’impression que
j’allais mourir. J’ai gardé de ce moment passé, le titre d’éminent historien ainsi
que de bons souvenirs. J’aimais ce métier parce qu’il ressemblait fortement au
travail d’un enquêteur. J’y rencontrais la même excitation, et un mécanisme
structurellement semblable : étudier, analyser, interpréter et écrire un rapport sur
les faits marquants du passé. Avec une oreille attentive, j’écoutais chaque mot, je
disséquais chaque nuance de son ton et de ses expressions. Tout ce que Steven
Wright me racontait finissait par trouver sa place dans ma mémoire en attendant
d’être retranscrit dans mon manuscrit secret. Celui que, jamais, je ne publierai.
Les Informateurs jouaient un rôle très important, et ce, grâce à leur capacité
d’infiltration dans des opérations dissimulées pour obtenir des informations.
« Absit reverentia vero », « Ne craignons pas de dire la vérité », était le nom
officiel de la toute première mission organisée par la Confrérie des Ombres pour
rétablir la vérité et la justice. Le 12 octobre 1492, jour où Christophe Colomb
découvrait le Nouveau Monde et posait le pied sur une île des Bahamas, après
deux longs mois en mer, Charles Grant, premier Informateur, et l’un de mes
illustres ancêtres collabora à la première Observation, celle de James Stredfort.
Charles avait obtenu des renseignements détaillés sur un grand nombre
d’hommes politiques soupçonnés d’avoir tué plusieurs personnes dans
d’horribles conditions. Il avait fourni des informations qui constituaient la
culpabilité des accusés, l’existence réelle du délit, etc. Et grâce à ses minutieuses
recherches, quatre méprisables individus s’étaient retrouvés en enfer plus tôt que
prévu. Ces deux pionniers visionnaires avaient ce jour-là ouvert la voie à une
nouvelle justice, celle des Ombres.
— Il y a plus de trois ans, vous m’aviez affirmé Steven, que mon père
n’ignorait pas ce qui l’attendait après sa mort.
— Oui, tout comme votre grand-père et tout comme moi. Nous savions quel
rôle nous devions remplir, ailleurs. J’ai toujours aimé fouiller dans les affaires
des autres pour communiquer des renseignements utiles à l’accusation. Pour ma
part, j’étais heureux de mon sort.
— Et pour Thomas et William, qu’en était-il ?
— Je n’ai pas besoin de lire dans vos pensées pour comprendre où vous
voulez en venir en posant cette question. Mais, certaines choses ne peuvent pas
être révélées, même aux amis les plus proches.
— Nous ne sommes pas en mission d’Observation, Steven. Les Ombres ne
peuvent ni nous voir ni nous entendre, alors lâchez-vous un peu.
— Tout ce que je peux affirmer, c’est que votre grand-père s’est élevé à un
niveau supérieur. Quant à William, il est ailleurs.
— Ailleurs, signifie qu’il n’est pas un Informateur ?
— Non. Il ne l’a jamais été. Votre père occupe une autre fonction, et
malheureusement, je dois garder le secret sur cela. Mais un jour, vous aurez la
réponse, patience.
— De la façon dont vous le déclarez, mon avenir n’a pas l’air très rassurant.
— Ce n’est pas ce que je voulais exprimer. Passons à autre chose.
— Voilà un moment que j’attends l’occasion de vous parler de ce fameux soir,
au cours duquel vous m’avez conseillé de me rendre chez miss Wayne. Vous
m’aviez dit « Rappelez-vous ce point, Wilson : vous devez prendre garde et ne
pas… » et vous n’avez pas eu le temps de finir votre phrase ! De quoi souhaitiez-
vous me faire part ? Vous saviez ce qu’elle allait me demander de faire ?
— Vous n’avez pas entendu mon avertissement ?
— Absolument pas ! Quel en était son contenu ?
— De ne pas tuer au nom des Terres d’Ombre ! De ne pas toucher Iustitia, de
refuser les exécutions. Je voulais que vous profitiez de leur aide… en les laissant
croire que vous acceptiez les fameuses 13 missions.
— Eh bien, c’est trop tard ! J’ai participé à treize mises à mort, et l’on m’a
obligé à exécuter un homme. Pourquoi faites-vous cette tête ? Vous commencez
sérieusement à m’inquiéter.
— Je le suis tout autant que vous, Wilson. Parce que je me sens responsable.
Du chaos qui devrait s’abattre sur terre.
— De quoi parlez-vous ?
— Je parle de la dernière prophétie d’un sage des Ombres. Si ce que vous me
dites a été exécuté dans les règles, celle-ci s’accomplira bientôt.
— Je vous en prie, expliquez-moi cela en détail…
En 1589, un disciple portant le nom Gustavie, superstitieux et mystique, ne
s’inquiétait que d’une chose : ses visions. Parce qu’elles finissaient toujours par
se réaliser à des dates bien précises. Il avait, entre autres, prédit : la mort du roi
d’Angleterre Henri VIII, en 1547,la déclaration de guerre du roi de France Henri
II à l’Angleterre, en 1549,le début du règne d’Élisabeth 1re d’Angleterre, en
1558,le projet de destruction du parlement de Westminster à Londres par les
catholiques anglais, en 1605,l’incendie à Londres du 2 au 5 septembre 1666 qui
a ravagé plus de dix-mille maisons, etc. La liste était longue et impressionnante.
Stupéfaits par ses visions méticuleuses et prophétiques, les sages avaient
commencé, à consigner ses nombreuses prédictions dans un but
précis :empêcher certaines d’entre elles de se réaliser. Avant d’être élevé à un
niveau supérieur, Gustavie fit part de sa dernière prémonition, celle qui ruinait
toutes les espérances de paix, et qui avait été recueillie comme une malédiction.
À la suite de sa lecture, les sages avaient été en proie à une peur justifiée.
Gustavie avait parlé d’un conflit à grande échelle avec ceux que l’on appelle les
autres. Il avait vu des scènes de chaos et d’horreur dans les villes du monde
entier avec une date, 1906, et entendu, ces mots dans sa tête se répéter, en
boucle : « 13 missions, 13 crimes, 13 Observateurs… 13 missions, 13 crimes, 13
Observateurs… » Steven s’était souvenu de cette prophétie, parce qu’elle
représentait le pire cauchemar de la confrérie.
*
Après cette discussion qui n’avait rien offert de rassurant, je n’avais plus
trouvé le sommeil. Quand je fermais les yeux, je voyais le désastre se profiler à
l’horizon. Sans connaître la raison de mon mal-être, Beverly m’avait convaincu
de prendre les somnifères qu’il m’avait prescrits, car selon lui, ce n’était pas le
moment de craquer. Sous l’effet de la fatigue, de l’alcool et des sédatifs, je
voyais parfois mon père apparaître devant moi et s’asseoir au pied du lit en
souriant. On devait sûrement m’entendre chuchoter dans une conversation
imaginaire. J’aimais me retrouver dans cet état psychique, et la seule chose que
je pouvais dire pour ma défense, était que je me sentais bien avec lui.
18
La révélation
C’était ennuyeux de rester seul à l’étage, à écrire des anecdotes authentiques
et quelques éclaircissements sur le passé de Chester. J’avais envie de sortir de
cette contrainte dans laquelle je m’étais enfermé depuis quelques heures. Je
voulais passer à autre chose, surtout à rien qui ne laisse présager l’ennui. En
regardant par la fenêtre pour tuer le temps, j’avais vu à travers le voile
blanchâtre du brouillard, une voiture semblable à celle de Beverly remonter
l’allée d’Ormes. Connaissant ses moindres habitudes, je savais avec justesse à
quoi il allait occuper son temps : rendre visite à Shin et à sa petite famille, passer
en cuisine pour s’informer du menu et recommander à Sara de lui préparer, je ne
sais quel fameux plat, et enfin venir nous faire la discussion.
Après avoir rangé quelques affaires dans ma chambre, je descendis l’escalier
pour rejoindre Killian dans la bibliothèque. Assis dans son fauteuil, il fronçait
nerveusement les sourcils, en se frottant le front devant une pile de vieux
journaux et quelques archives policières qu’il avait récupérées je ne sais où.
— Venez voir, Wilson, je veux vous montrer quelque chose, lança-t-il tout
heureux en se retournant vers moi.
— J’ai cru comprendre que vous aviez repris du service ?
— Je me suis plié à la décision des Ombres, avec regret. Mais j’ai conservé
certains de mes privilèges, comme observer tout ce que je désire, enfin presque.
Mais autant vous le dire, sans l’aide d’un Informateur, c’est comme chercher une
aiguille dans une botte de foin. Cela dit, j’ai quand même observé à plusieurs
reprises, et avec un décalage dans le temps, l’endroit où Lauren Gagnon a été
retrouvée.
— La première victime du « monstre du Cheshire » ?
— Exactement ! Lors d’une Observation, mon attention a été attirée par un
dessin, une sorte de pentagramme satanique, très peu visible sur le fond sombre
de la boue. Et ce n’est pas tout. La veille de sa découverte, j’ai examiné des
taches sur quelques pierres, il s’agissait de cire noire. La même qui a été
retrouvée dans les cheveux de Cassie Guy, la seconde victime. Shin m’a emmené
sur le site de la première victime. C’est incroyable ce que l’on peut trouver
quand on sait chercher. Pourquoi donc un homme décide-t-il d’entreprendre
pareil périple pour tuer une femme ? C’est en observant les anciens édifices
d’une église qu’une réponse m’est venue. Et soudain, tout s’est parfaitement
emboîté.
— Et qu’avez-vous découvert ?
— Parmi toutes ces ruines, j’ai vu l’essentiel : des obélisques ! Ne vous
moquez pas de moi, mais il y avait de quoi improviser un autel trapézoïdal sur
lequel on aurait pu facilement allonger une femme. Je les ai rapidement dessinés
sur un morceau de papier, juste au cas où vous voudriez les voir. Ce dont j’ai la
certitude Wilson, c’est que notre tueur commet des meurtres pour des motifs
religieux. J’ai lu attentivement des livres spécialisés au sujet des sacrifices
humains et des messes noires. Beaucoup de détails retrouvés sur place sont
caractéristiques du culte satanique.
— Des meurtres rituels ? Des sacrifices humains ?Si c’est vraiment cela,
sachez que vous avez affaire à de véritables fanatiques. Hormis Dixie Day, la
serveuse qui a été découverte dans une poubelle, toutes ces femmes ont été
lacérées et vidées de leur sang. Cela s’explique à présent. La forte odeur de vin,
le morceau de peau de mouton retrouvé entre les jambes de Cassie Guy, et bien
d’autres détails ! Oui, Cela se tient ! En avez-vous parlé à Harold ?
— Non, je n’ai rien fait de tel. Je voulais obtenir votre avis d’abord.
— Parlez-lui de tout cela, en évitant évidemment, le passage « voyage dans le
temps ». Vous avez fait du bon travail, Killian, et je suis fier de vous ! Vraiment,
parce que vous m’impressionnez. À ce rythme, d’ici la semaine prochaine vous
aurez probablement visité tous les lieux de crimes et obtenu bien plus
d’informations.
Ce n’était pas la peine de lui expliquer qu’il faisait fausse route, que ces terres
étaient effectivement habitées par des êtres surnaturels, il ne m’aurait pas cru. Et
compte tenu des circonstances, j’allais devoir essayer de veiller sur lui en lui
cachant momentanément la vérité. J’étais soulagé par l’idée qu’il décide de
dormir à l’hôtel. Je me serais assez mal vu expliquer à Philip pourquoi je ne
voulais pas le voir passer la nuit dans cette demeure. Avec les allées et venues
aux alentours des Ombres, des âmes torturées et des Autres, la tâche n’aurait
sûrement pas été facile. Sans le savoir, il venait de m’enlever une grosse épine
du pied. En tournant la tête, je vis Duncan entrer dans le salon. Il se tenait près
de la porte à essayer sans succès de comprendre quoi que ce soit. Je fis les
présentations en évitant de l’informer du décès de Catherine, je le lui
annoncerais plus tard. Philip se pencha un peu et tendit la main.
— Ravi de faire enfin votre connaissance, Sir Duncan.
— Je vous en prie, évitez le Sir. Wilson m’a beaucoup parlé de vous, c’est
d’ailleurs ce qui m’a permis de vous reconnaître aussi facilement.
— Vraiment ? J’espère qu’il n’a rien dit de mal à mon sujet.
— Uniquement des compliments, je vous rassure. Ne croyez pas que j’écoute
aux portes, ce n’est pas le cas. Mais j’ai entendu que vous cherchiez un hôtel.
Sachez que vous êtes le bienvenu dans cette maison, cher monsieur. Nous avons
quelques chambres inoccupées, ici.
Je reculai de quelques pas vers la fenêtre, loin de l’angle de vue de Philip, en
agitant les bras pour attirer l’attention de l’aîné. Je voulus lui faire comprendre
que son invitation n’était vraiment pas une bonne idée. Mais j’eus l’impression
qu’il ne comprenait absolument rien à ma chorégraphie improvisée.
— Je vous remercie de votre invitation, mais je refuse. Je ne suis pas venu
pour changer vos habitudes, je….
Avant qu’il ne finît sa phrase, il l’interrompit d’un ton amical.
— Sara a déjà préparé votre chambre. Et croyez-moi, elle se met très vite en
colère quand elle travaille pour rien. Je n’ai pas envie de l’entendre pester toute
la journée, alors par pitié, acceptez Philip !
Mon ami se mit à réfléchir quelques secondes, et j’espérais du fond du cœur
qu’il refuse cette invitation.
— Pour le bien de tous, j’accepte avec grand plaisir votre proposition,
Duncan.
À ce moment-là, j’aurais bien pris mes pantoufles pour les lui mettre au fond
de la gorge. Il venait de me mettre dans une situation des plus délicates. Et je lui
en voulais.
— Parfait ! Je m’absente quelques heures, je dois me rendre à l’autre bout de
la ville, j’ai une affaire personnelle à régler, lança-t-il avec amertume en se
tournant vers moi pour me regarder dans les yeux.
Je compris immédiatement qu’il comptait se rendre chez miss Wayne. Je ne
m’attendais pas à ce qu’il réagît aussi rapidement. Maintenant, je comprenais
pourquoi il était encore plus soigné, élégant et parfumé que d’ordinaire. Il ne
manquait certainement pas de confiance en lui. Je trouvais même qu’il était aussi
beau qu’un Apollon. Malgré le malheur qui me frappait, j’étais avide de
connaître les détails de cette rencontre, qui me semblait, il y a encore quelques
mois, fortement improbable.
— Cet homme m’a fait très bonne impression ! Il dégage beaucoup
d’intelligence et d’humanité.
— Intelligence ? Oui, cela dépend des jours. Sinon dans l’ensemble, mes
hôtes sont des gens bienveillants.
— Dois-je prendre ces propos concernant la gouvernante, au pied de la lettre ?
— Oh que oui ! Elle me donne tous les jours de tels maux de tête que je suis
obligé de prendre une forte dose de médicaments pour m’en remettre.
— Vraiment ? Je croyais qu’elle était adorable.
— Tu as raison, elle est merveilleuse. J’aime juste la faire passer pour ce
qu’elle n’est pas.
— Tu es sûr que ma visite ne dérangera personne ?
— Absolument ! Tu as frappé à la bonne porte, Philip. C’est peut-être horrible
à entendre, mais la vie est plus forte que tous ceux qui nous quittent. Ce monde
te réserve encore des joies et de l’amour. Je vais veiller sur toi, c’est une
promesse mon ami !
— Elle m’avait promis… que nous serions ensemble pour toujours.
C’était le genre de phrase et de nouvelle qui me donnaient envie d’appliquer
l’extrémité d’un canon sous le menton et de presser lentement la gâchette. J’étais
étouffé par une colère sourde et une insondable tristesse. Le mois dernier, j’avais
reçu, de ma fidèle amie, une lettre et j’avais beaucoup ri en la lisant. Ces
quelques lignes m’avaient fait sortir des profondeurs de ma désolation. Catherine
était une femme attentionnée, facile à vivre, qui ne se gênait pas pour dire tout
haut ce qu’elle pensait, et c’était exactement ce que j’aimais chez elle. Entre elle
et Philip, c’était un amour authentique, inapaisable, que l’on ne rencontre que
dans les contes de fées. Le vieil adage « Le bien le plus précieux d’une femme
est l’amour de son mari » s’était révélé vrai dans leur cas. Mes yeux me
brûlaient, Philip et moi en avions vu de toutes les couleurs et je ne pouvais
m’empêcher de penser à tous nos bons moments, en me demandant ce qu’il allait
advenir de lui maintenant. Je commençais à m’inquiéter, parce que je savais que
derrière cette apparence musclée, se cachaient en embuscade, des sentiments
invisibles, de ceux qui poussent les hommes vers le néant.
— Finis ton déjeuner, Philip, ensuite je t’accompagnerai jusqu’à ta chambre
où tu pourras te reposer. Je vais bien m’occuper de toi, ne t’en fais pas.
Il se leva, et retira une lettre de la poche de son manteau, qui était posé sur une
chaise.
— Malgré son état, Catherine a écrit cette lettre pour toi. Je devais te la
remettre en main propre. Tu ne devras l’ouvrir que quand tu te sentiras prêt.
Je secouai la tête d’un air évasif. L’enveloppe était raffinée, elle m’était
adressée dans une écriture aussi élégante que touchante. Avant de ranger cette
enveloppe dans la poche de mon gilet, je la pliai avec mes doigts tremblants
d’émotion.
20
La partie de pêche
Le vent commençait à se lever, faisant chuter la température de six degrés par
rapport au matin. Les mouvements de l’air étaient si légers qu’ils agitaient à
peine la cime des plus hauts arbres. Les eaux bleues du fleuve Dee, secouaient
les frêles embarcations de pêche, à moitié stables sous leurs fonds. Au loin, la
sirène d’un navire de croisière, faisant escale pour décharger son lot de
voyageurs, m’avait ramené au présent. Je pensais en regardant le flux, à cette
vieille légende qui disait que les eaux de la rivière Dee ne se mélangeaient pas à
celles du lac Bala, qu’elles ne faisaient que le traverser pour conserver son
identité jusqu’à son dernier voyage, la mer. J’avais entendu tant d’histoires sur
cette ville, que je m’étais promis un jour d’y revenir. À mon programme, je
n’avais précisé ni la durée ni l’éventualité d’y vivre. Tout ce que je m’étais
imaginé avait dépassé toutes mes prévisions.
Adossé contre un arbre en humant son cigare, le vieux Beverly tenait
énergiquement sa canne à pêche entre ses deux mains. Pris d’une crampe au
mollet, il déplia ses jambes de tout son long. Ses moindres gestes me faisaient
sourire, car ils s’accompagnaient toujours d’une panoplie de grimaces aussi
amusantes les unes que les autres. J’avais invité Duncan et mon ami Philip à
prendre part à notre expédition. Malheureusement, le second devait se rendre à
Londres pour préparer son déménagement et venir s’installer à Chester dans une
jolie petite maison que le docteur lui avait conseillé d’acheter. J’étais ravi à
l’idée de le voir vivre dans cette ville, je pourrais ainsi veiller sur lui. La seule
chose qui me chagrinait aujourd’hui, était ne pas l’avoir à nos côtés, car nous
avions combiné l’utile à l’agréable : nous détendre au sein de la nature et profiter
d’un bon pique-nique. Sara nous avait préparé un approvisionnement en
nourriture de rois et une bouteille d’un excellent vin. Tandis que j’observais les
environs, je sentis la main ferme du vieux Beverly se poser sur mon épaule.
— Votre ligne ne frétille pas trop ! s’exclama-t-il en souriant. Heureusement
que nous ne comptons pas sur vos prises pour le repas de ce soir.
— Si vous aviez pris des appâts de qualité, j’aurais de quoi vous nourrir une
semaine entière !
Il fronça légèrement le nez et secoua la tête en riant.
— Vous dites n’importe quoi en plus de parler comme un enfant
déraisonnable. Je les ai achetés chez mon ami Harry Lee, rétorqua-t-il en laissant
échapper un nuage de fumée sur mon visage. Changez donc de place et essayez
ailleurs…
— Ce n’est pas la peine, les poissons ne semblent pas apprécier vos vers !
À cet instant précis, un saumon vint se pendre à son hameçon. En regardant
cet énorme spécimen, je ressentis une légère déception. J’aurais bien préféré le
voir frétiller au bout de ma ligne. Avec un juron, il redressa brusquement sa
canne et dans un geste presque héroïque, il extirpa son trophée hors de l’eau. Il
fallait reconnaître qu’il avait une chance inouïe.
— Au moins, vous ne rentrerez pas bredouille, lança Duncan en l’aidant à
retirer sa prise.
— Je regrette que ce cher Philip ne soit pas avec nous, reprit-il, parce que cet
homme me plaît par ses manières et sa franchise. J’espère qu’il se remettra vite
du décès de sa femme, et je sais de quoi je parle.
— Ne gâchez pas cette douce journée, docteur, répondit l’aîné, jusque-là elle
n’était que plaisir ! Oublions nos soucis, nous avons toute la semaine pour y
penser.
— Vous êtes d’humeur joviale, Duncan, et j’aimerais bien en connaître la
raison, lui demandai-je avec un intérêt qu’il ne pouvait ignorer.
— Réfléchissez un peu, murmura-t-il à mi-voix avec son regard amusé.
Maintenant, il est temps de plier bagage, Messieurs ! Il commence à se faire tard
et notre chère Sara va sûrement s’inquiéter.
L’observant du coin de l’œil, je constatais qu’il paraissait beaucoup plus
décontracté que d’ordinaire, comme son style vestimentaire, son parler et sa
coiffure. Il mettait un point d’honneur à ce que sa tenue fût toujours impeccable.
Mais ces derniers temps on pouvait facilement le confondre avec un jeune dandy.
Mais peut-être que je me faisais des idées après tout. J’attendais cette fin de
soirée avec une impatience contenue. Parce que je savais que nous serions enfin
seuls pour parler d’un sujet sérieux : miss Wayne.
— La journée est si vite passée, que je n’ai même pas eu le temps de lire mon
journal, répondis-je en remballant mon matériel.
— Vous ne perdez rien ! La presse britannique ne parle que d’une chose,
commenta-t-il, « La disparition de Robert James Wyatt ».
— Oui, et il me tarde de connaître son rôle dans le meurtre d’Abbie Reed, sa
première épouse, répliqua Beverly en me tapotant l’épaule.
Il s’ébruitait toujours quelque chose dans les journaux, et ces derniers jours la
disparition au large des côtes italiennes de cet individu aux mœurs douteuses, ne
cessait d’occuper la une. L’opinion publique pensait qu’il avait été victime d’un
accident, et qu’il s’était probablement noyé. Quant aux journalistes, ils ne
parvenaient pas à nier l’évidence d’un suicide, sa seule porte de sortie pour
échapper à un procès criminel. Cette soudaine volatilisation de Robert James
Wyatt me laissait perplexe, je l’avais même trouvée grotesque, parce qu’elle
faisait très bien son affaire. Cet homme avait les mains rouges et sales, et ce
n’était un secret pour personne. Quelques années auparavant, il avait été
impliqué dans le meurtre de sa sœur et de son conjoint qui vivaient à Londres.
Mais faute de preuves, cet ancien banquier n’avait jamais été inquiété. Dans une
société où un frère poignarde dans le dos son propre sang, personne ne devrait
rester indifférent.
Seul héritier de l’immense fortune de sa sœur, il avait coulé depuis trop
longtemps des jours heureux. Sous la pression de l’opinion publique, Scotland
Yard avait fini par rouvrir le dossier. L’inspecteur Liam O’Kelly avait été choisi
pour mener cette enquête très attendue. Après quelques semaines
d’investigation, le quartier général de la Métropolitain Police Service de Londres
portait enfin des éléments d’information sur des questions demeurées jusqu’à
présent sans aucune réponse. Liam O’Kelly avait recueilli plusieurs témoignages
qui démontraient que Robert James Wyatt était impliqué jusqu’au cou. D’après
l’une de ses nombreuses maîtresses, Anita Wallace, il savait se montrer sadique,
surtout lorsqu’il n’obtenait pas ce qu’il voulait. Malheureusement, ses longs
séjours en hôpital psychiatrique ne plaidaient pas en sa faveur. Sa déposition ne
pouvait être prise en compte. Mais elle avait fourni à l’inspecteur des détails
accablants et les noms de possibles témoins prouvant que Wyatt était bien la
dernière personne à avoir croisé la route de ses victimes.
— Quand je réfléchis aux crimes que ce monstre a commis, commenta
Beverly, je ne peux m’empêcher de penser que la main de Dieu ou de je ne sais
qui, a poussé ce sale type dans les eaux profondes de la Méditerranée. Parce que
le meurtre de sa sœur est une abomination exécrable, et que ce genre d’acte ne
peut rester impuni.
Dans les yeux bleus et pétillants d’intelligence de Duncan, je perçus une
étincelle de satisfaction. C’était comme s’il souriait à certaines de ses pensées
dissimulées.
— Je ne peux pas lire dans la tête des autres, répondis-je. Dieu merci, je ne le
souhaite même pas. En attendant, il subsistera un doute quant à sa disparition, Je
ne sais pas si vous avez souvenir de cette histoire, celle de la famille
Dormer.Sept membres d’une même famille assassinés par un mari aimant et
serviable. Chaque colonne des journaux était remplie d’articles sur ces crimes
odieux, et il était facile de retracer l’enquête sur la base de ces publications.
— Maintenant que vous en parlez, cela me revient à l’esprit. Il avait embarqué
à bord d’un ferry en partance pour l’Espagne, ajouta Beverly. Ensuite, plus
personne ne l’avait revu, il s’était volatilisé ! Les journalistes avaient raconté la
même histoire stupide, ils croyaient qu’Alexandre Dormer s’était volontairement
jeté en mer. Que de ressemblances entre ces deux histoires !
— Il y a effectivement de petits coups du sort, assez mystérieux, commenta
l’aîné. Et dès que l’on commence à considérer les événements avec logique et
bon sens, on finit par s’y perdre. Allez, cessons de penser à tout cela.
Si tu lis cette lettre, c’est que je ne suis plus là. Mais ne pense pas que je suis
partie, ce n’est pas le cas, je veille sur toi, même si tu ne me vois pas, ainsi que
sur mon tendre Philip, que je te confie à présent. Prends soin de lui... Je t’en
prie, ne l’abandonne pas. Pour la raison qu’il n’est pas aussi fort que tu le crois.
Embrasse-le pour moi, je vous aime tous les deux.
Hier, j’ai fait un étrange rêve, enfin, c’était plutôt une visite inattendue, et
c’est en partie pour cette raison que je t’écris ces quelques lignes. Étant donné
que tu n’écoutes plus sa voix, que tu le regardes en imaginant qu’il n’est qu’une
illusion, alors qu’il est pourtant bien là. Je prends la plume, pour acheminer son
message, avant de disparaître. Alors ouvre bien les yeux et lis chaque mot avec
intérêt !
Il m’a dit de te parler de toutes ces choses, celles que tu as vécues dans ta
jeunesse. Tes secrets que seul lui connaissait. Il veut que tu y prêtes attention,
même si ton esprit est confus, parce que tu pars dans la mauvaise direction. »
« Il me semble important que tu saches que ce message est à prendre avec une
extrême considération. Parce que tu es en danger, peut-être le plus grand dans la
vie d’un Observateur. Dans un univers que nous surnommons « le monde noir »,
et que d’autres appellent l’Enfer, vivent des entités baptisées« les Autres ».Des
forces enténébrées qui opèrent dans plusieurs directions pour déstabiliser
l’équilibre des pouvoirs. Les Autres tenteront de s’en prendre à chacun de vous,
séparément, pour vous tuer. Depuis des décennies, nous réfléchissons aux
moyens d’entraver leurs attaques répétitives à tous niveaux. Nous sommes tous
confrontés à des épreuves et difficultés sérieuses.
Les Autres ont un objectif bien précis, détruire tout ce qui porte une âme
humaine. Ils ne s’empareront pas seulement d’innocentes victimes, ils
chercheront à détourner les Observateurs de leur mission. Leur volonté est de
s’approprier un passage, de semer la terreur en toute impunité et d’anéantir la
Confrérie. S’ils venaient à prendre possession de certains transits clés, ce serait
uniquement dans un objectif ultime: remonter le temps pour tuer tout
Observateur et Informateur dans le berceau. Et alors, ce serait un véritable
désastre, la fin de toute vie sur la planète. La compassion et la miséricorde ne
signifient rien pour eux, ils représentent le mal dans toute son essence.
Les portails sont comme des frontières qui divisent les univers. Sans eux, la
surveillance se révélerait désespérément inefficace. S’ils venaient à réussir à
ouvrir une brèche praticable, quelque chose qui apporte la mort, descendrait
irrémédiablement sur terre. Je dois t’informer d’une chose tout aussi
importante, d’un secret que, jamais, je ne devais te révéler, parce que tu n’étais
pas encore prêt. Je pensais qu’avec le temps tu finirais par le découvrir par toi-
même, mais cela n’a pas été le cas. Tu n’as jamais été choisi pour être
Observateur, et si tu avais réfléchi un tant soit peu, tu te serais douté qu’un autre
dessein t’attendait. Pourquoi les Ombres auraient-elles patienté tout ce temps
avant de te confier une Observation ? Alors que tous les Observateurs ont
commencé à servir la cause à l’aube de leur vingtième année. Ce que tu appelles
les êtres spirituels porte un nom : « Les Messagers », et c’est ce que tu es,
Wilson. Pour l’instant, tu as besoin d’être aidé dans ta propre analyse, tu as
besoin d’un guide et nous allons te l’envoyer. Parce que tu as une mission à
accomplir: protéger les Observateurs du danger qui s’annonce.
Je veux que tu saches que j’ai toujours été fier de toi et que je le resterai quoi
qu’il arrive…
Quand j’étais encore un enfant, mon objet le plus précieux était une
mappemonde que mon grand-père Thomas m’avait offerte. Elle était en équilibre
sur ma table de chevet et chaque soir avant de m’endormir, je faisais tourner le
globe sur son axe et posais mon doigt au hasard. Cela avait été ma première
approche du monde extérieur. Le petit garçon que j’étais, pensait que tous ces
continents lointains étaient à portée de main. Les zones peu peuplées étaient
pour moi remplies de monstres imaginaires et de créatures aussi féroces
qu’étranges. J’ai cherché pendant mes plus jeunes années, le pays où vivaient les
morts. J’étais persuadé qu’ils n’habitaient pas dans les cieux, mais quelque part
entre les océans, les chaînes de montagnes et les vastes déserts, et que la terre
ferme de nos chers disparus s’étendait sur des milliers de miles de pentes
abruptement coupées par des vallées profondes où les hauts sommets touchaient
le ciel. J’avais ma propre idée de ce monde, ma propre description et j’imaginais
assez facilement quelle vie agréable nous attendait dans ce royaume invisible.
Une nuit, j’avais été réveillé par le grincement de ma mappemonde. Elle
tournait si vite que j’avais l’impression que tous les pays et continents finissaient
par se mélanger. Bien qu’avant d’aller dormir, mon père eût allumé le chauffage,
je frissonnais terriblement. Le clair de lune éclairait passablement ma chambre,
mais cela ne me dérangeait pas plus que cela, je n’avais pas peur de l’obscurité
complète, ni même du noir. Au bout de quelques secondes, la mappemonde
s’était brusquement arrêtée, comme si quelqu’un avait posé ses mains dessus. Il
n’y avait pas de vent, et personne d’autre, hormis mon Labrador Jack qui
dormait d’un sommeil profond. J’avais une sérieuse inquiétude, et je cherchais à
comprendre pourquoi elle s’était subitement mise à tourner avant de s’arrêter.
Fronçant les sourcils, j’étais sorti du lit pour m’assurer que la fenêtre était bien
fermée. À ce moment-là, j’ai senti une présence, de celle qui effraye les petits
enfants. Un homme d’une trentaine d’années se tenait droit devant moi, il avait
des cernes sous les yeux qui ressemblaient à des ecchymoses bleues, et une
pâleur livide couvrait son visage. J’avais lutté contre l’envie de fuir, mais je
n’osais pas le quitter des yeux. J’étais persuadé qu’il en profiterait pour me
maltraiter. Il y avait tellement de colère en lui, que cela le rendait encore plus
diabolique. Je ne pouvais rien faire, j’avais l’impression d’être subitement
paralysé. Je m’étais même uriné dessus, et j’avais pleuré de honte parce que je
me sentais sale et stupide. À cet instant, le comportement de cet inconnu avait
complètement changé. Les traits de son visage s’étaient particulièrement
adoucis. Comme s’il prenait conscience du mal qu’il provoquait. Quelques
secondes après ce changement, il disparaissait sous mes yeux écarquillés. Après
cette nuit, je ne l’avais plus jamais revu, mais d’autres, comme lui, venaient
régulièrement me rendre visite, et tous, avaient cette même colère dans le regard.
La première fois que j’en avais parlé à mon père, j’avais vu ses yeux se remplir
de larmes. Il m’avait aussitôt répondu qu’il fallait apprendre à me montrer
courageux. Parce qu’il n’y avait rien à faire, absolument rien, pour les empêcher
de m’approcher. Et que cela faisait partie de mon destin. La seule chose qui
m’avait rassuré dans sa réponse, c’était cette phrase « ils ne peuvent pas te
toucher, ni te faire du mal, Wilson. Si tu ne veux pas les voir, ferme les yeux. »
Alors, j’avais repoussé ma peur et m’étais concentré sur ce que je voyais autour
de moi en me répétant ses mots dans ma tête. J’avais très vite compris, en
observant ces esprits que mon père disait perdus, qu’il n’y avait pas de continent,
ni même de pays pour ces fantômes sur notre terre… parce qu’ils étaient partout.
Et qu’ils ne pouvaient trouver la paix, qu’en quittant cet univers.
Lorsque je partais dormir chez mon grand-père, il venait me visiter plusieurs
fois dans la nuit pour s’assurer que tout allait bien. J’avais pensé qu’il était au
courant de mon infortune. De tous ces terribles visages qui se penchaient au-
dessus de mon lit avec haine, comme s’ils me tenaient pour responsable du
malheur qui les avait frappés. Je me souvenais clairement des yeux bleus de mon
grand-père, Thomas, quand il s’asseyait à côté de moi pour narrer ses voyages,
ses découvertes archéologiques, et les récits héroïques de nos glorieux
précurseurs. Il ressemblait à un oiseau libre, qui ouvrait ses bras dans toute leur
extension comme s’il déployait ses ailes pour prendre son envol. Avec des
parents et aïeuls archéologues et antiquaires, je ne pouvais qu’aimer les histoires,
et les siennes me transportaient dans de vastes contrées imaginaires. Il
représentait à mes yeux, l’image vivante et mémorable de mon enfance. J’aimais
l’odeur de sa vieillesse, de ses encyclopédies usées et de ses archives jaunies.
Avec le recul, je compris des années plus tard, beaucoup de choses dans le
comportement de Thomas Grant. Et pourquoi les yeux de mon père s’étaient
remplis de larmes le soir où je lui avais parlé de ces fantômes. Mes souffrances
avaient jadis été celles de mon père. Enfant, il avait connu les mêmes peurs, et
avait été visité autant de fois que ce que j’ai pu l’être. Contrairement à lui, je
n’avais jamais réussi à maîtriser mon appréhension. Et même si le jour,
j’essayais de paraître heureux, j’étais tétanisé à l’idée que la nuit arrivât.
Aujourd’hui, et en ce sens, peu de choses avaient changé. Depuis la visite de
mon premier revenant, j’avais cessé de dormir dans l’obscurité la plus complète,
et si je tirais les rideaux, je n’oubliais jamais de laisser ma lampe de chevet
allumée.
22
La sortie
J’avais tiré ma révérence à quelques patients dont j’avais amélioré l’ordinaire,
en leur racontant quelques histoires abracadabrantes. La plupart d’entre eux
étaient en bonne santé, mais la solitude avait accompli son travail. Je m’étais
réveillé à l’aube, comptant les minutes avant mon départ. Deux heures plus tard,
j’étais confortablement installé dans ce fiacre. N’ayant rien d’autre pour me
distraire, je parcourais des yeux l’horizon hachuré d’anciens édifices, en
écoutant le murmure d’une brise de printemps à peine perceptible. J’entendais
mon chauffeur marmonner dans sa barbe, quelque chose qui ressemblait à un
vieux chant irlandais. Parfois il s’interrompait pour crier contre quelques piétons
imprudents, avant de se reprendre avec une formule de politesse. Je me sentais
serein, calme, bien que tout cela me semblât bien irréel. Ma sortie prématurée
n’était pas prévue au programme de l’ambitieux docteur Roberts Martin, mais
j’avais fini par le convaincre de me laisser partir. Je m’attendais à entendre mes
amis me faire part de leur mécontentement. J’arrivais même à entrevoir les mises
en garde de chacun et leurs prêches ennuyeux.
Depuis la lecture de cette lettre je n’étais pas épargné par les cauchemars. Ils
semblaient me poursuivre comme un remords. Même s’ils finissaient par perdre
de leur acuité horrifiante, ils ne cessaient de m’obséder. Beaucoup de souvenirs
enterrés de mon passé avaient resurgi, des souvenirs s’étendant depuis l’enfance,
à ceci près qu’il y manquait les parfums de ma jeunesse. Comme un puzzle
énigmatique et psychologique, je tentai désespérément de reconstituer l’histoire
de ma famille. La perspective de fouiller dans les recoins inconnus et obscurs de
ma mémoire, me fit presque peur. À ce moment d’intense réflexion, la voiture
s’arrêta net à quelques pieds du portail.
— Vous voilà arrivé, Monsieur Grant ! s’écria l’Irlandais en sautant de son
perchoir pour m’ouvrir la portière. Je vais porter votre valise, si vous le
permettez.
— Je me sens suffisamment de force pour le faire, mon ami. Vous êtes déjà
bien aimable de m’avoir amené jusqu’ici, répondis-je en le payant
généreusement.
— Je n’ai donc plus qu’à vous souhaiter un prompt rétablissement, Monsieur
Grant, et au plaisir de vous revoir.
— À bientôt, lançai-je en levant le bras.
Je restai un temps à regarder sa voiture s’enfoncer dans la végétation
environnante, avant de me retourner vers la demeure. Je me figeai devant le
portail, imposant par sa dimension et son histoire, comme une souris face à un
chat. En remontant l’allée d’ormes vers le portique à colonnes, je vis, sous le
chêne centenaire, la silhouette allongée du cadet et son visage étonné. À présent,
il affichait une autre expression, quelque chose qui ressemblait à de l’inquiétude.
— Vous ne devriez pas être ici ?lança-t-il en guise d’accueil. Vous êtes sorti de
l’hôpital sans permission, je suppose.
— J’ai toujours su que vous étiez un homme fort intelligent, Killian.
— Je vois que vous l’avez enfin compris, reprit-il en souriant. Vous auriez dû
m’avertir, je serais venu vous chercher avec Shin.
— Ne prenez pas cet air désappointé. Je voulais tous vous surprendre.
— Vous n’êtes pas raisonnable, Wilson !
— C’est exactement ce qu’a dit mon médecin après m’avoir jeté un regard
résigné ! Ce cher Martin m’a donné des instructions formelles. S’imaginant sans
doute que je les respecterais au pied de la lettre. Cependant, je lui suis
reconnaissant de m’avoir soulagé des douleurs dans la poitrine, et de celles
ressenties dans toutes mes articulations même les plus microscopiques.
— Vous avez eu beaucoup de chance ! Faites au moins l’effort de vous
soumettre à son traitement.
— Ces médicaments me plongent dans la déprime. Dès que j’absorbe ces
pilules, je n’ai plus goût à rien. Dans cette chambre d’hôpital, je m’ennuyais à
parler tout seul, le soir, et j’étais incapable de tenir debout.
— Vous dites avoir connu l’ennui ? Malgré la visite de vos plus ardentes
admiratrices ? Ne me faites pas croire que vous n’avez pas apprécié cette
notoriété.
— Je vous assure que j’avais pourtant tout fait pour ne pas être reconnu !
— C’est étrange, mais je n’arrive pas à vous accorder du crédit sur ce point.
Cela dit, je suis heureux de vous revoir. Entrons, et fêtons votre retour comme il
se doit ! suggéra-t-il en se hissant dans son fauteuil roulant.
— Il n’est pas un peu tôt pour boire de l’alcool ?
— Vous devriez poser cette question à Philip et Beverly, répliqua-t-il d’un air
amusé.
*
Il n’y a rien de mieux dans la vie, après une absence, qu’un accueil
chaleureux. En me voyant, Sara s’était tout simplement accrochée à mon cou et
il avait été très difficile de m’en défaire. L’excitation ressentie en sortant de cet
hôpital, n’était en rien comparable à celle de mon retour aux Ombres. Après un
dîner copieux, nous avons pris place sous la terrasse ombragée, afin de profiter
de ce bel après-midi ensoleillé. Nous avons discuté et ri à gorge déployée,
malgré le fait que Beverly et Philip dormaient, un peu plus loin, dans la
balancelle. Je regardai avec une curiosité non dissimulée l’aîné, en me disant
qu’il avait certainement beaucoup de choses à me communiquer.
— Vous sentez-vous mieux en notre présence ? me demanda-t-il.
— Oh que oui ! Mais je crains d’avoir une mauvaise nouvelle à vous
annoncer. Je vais reprendre ma place et vous confirmer que je reste un
Observateur irremplaçable. Parce que je suis quelqu’un de réaliste, sceptique, et
pragmatique !murmurai-je pour ne pas être entendu.
— Je n’ai aucun doute à ce sujet. Et à vrai dire, je commençais sérieusement à
m’ennuyer. Cependant, vous ne partirez en mission que dans quelques jours, et
ce n’est pas négociable.
— Parfait, dans ce cas réservez-moi un emplacement au cimetière ! L’inaction
me tue, vous voulez ma mort ?
— Rassurez-vous, vous n’aurez pas le temps de vous languir. Vous m’aviez
promis une chose, et vous devez tenir parole, Wilson.
— Mais enfin, de quoi parlez-vous ?
— De ce voyage en Louisiane. Plus rien à présent ne vous empêche de partir à
Jefferson avec Sara. Et de mon côté, je ferai le nécessaire concernant cette
investigation, à Romney Marsh.
Je n’eus besoin que de quelques secondes pour rendre ma réponse.
— Voilà qui est plutôt convaincant. J’étais persuadé que vous alliez remettre
ce séjour à plus tard. Demain, je m’occuperai de tout cela.
Je n’eus pas le temps de dire autre chose, parce que nous fûmes littéralement
noyés par les voix joviales de Beverly et Philip. Ils s’étaient bien trouvés, ces
deux-là ! Toujours de bonne humeur avec une histoire drôle à raconter. Ils étaient
devenus inséparables, comme s’ils se connaissaient depuis de longues années.
Rien ne pouvait plus me ravir que de voir mon ami enjoué. En fin de soirée, la
plupart des convives avaient regagné leur chambre. Je m’installai sur un fauteuil
et ouvris mon livre pour poursuivre ma lecture. Le comportement de Duncan
était inhabituel, il paraissait subitement nerveux et inquiet, alors qu’il s’apprêtait
à partir en mission.
— Quand comptez-vous me dire ce qui vous tarabuste autant, Duncan ?
— Lorsque je vous demanderai en mariage, je vous promets de tout vous
expliquer.
— Cessez de plaisanter ! Je suis très sérieux.
— Vous voulez savoir si j’ai rencontré miss Wayne ? Eh bien, oui. Mais, je
n’ai pas vu mon fils. J’ai été plus que naïf de croire qu’elle me le présenterait…
Il saisit un crayon, obéissant à son inspiration et commença à griffonner dans
son fameux manuscrit secret, sans rien ajouter.
— Vous devez vous montrer patient et lui laisser du temps.
— C’est exactement ce qu’elle a dit. Si tout va bien, si elle ne change pas
d’avis, samedi prochain, je pourrai m’entretenir avec lui. Mais, je ne sais quoi lui
raconter…
— Je suis certain que vous trouverez les bons mots.
— Quand vous avez vu Atasie pour la seconde fois, comment l’avez-vous
trouvée ? demanda-t-il avec un certain intérêt.
— Miss Wayne a un physique qui ne laisse pas les hommes indifférents. Mais
pourquoi cette question ? Qu’est-ce qui vous arrive ?Seriez-vous encore
amoureux d’elle ?
Pour toute réponse il serra les mâchoires avec un faible sourire, en tenant dans
sa main gauche une photographie. Il prit une grande inspiration, en sachant que
j’attendais toujours sa réponse. Malheureusement, je me heurtais toujours au
même mur, il n’était pas prêt à s’engager dans ce genre de conversation.
— La pièce est faiblement éclairée par la lumière de quelques lampes, mais il
m’est assez facile de reconnaître le petit Aidan. Comment se fait-il que vous
ayez cette photo ?
— Elle ne me l’aurait jamais donné, alors je me suis servi.
— Vous êtes assez intelligent pour savoir que ce n’était pas une bonne idée.
Miss Wayne remarque tout, croyez-moi, elle ne passera pas cela sous silence.
— Vous semblez si bien la connaître, que cela en devient suspect. D’ailleurs,
combien de fois lui avez-vous rendu visite ?
— Est-ce de la jalousie ou de la méfiance, Duncan ? Comment dois-je
interpréter cette question ?
Incapable de répondre, il hocha simplement la tête. Je devinai qu’il n’y avait
rien de plus à demander, dans la mesure où il était très occupé par l’écriture.
Après de longues minutes de silence, durant lesquelles chacun de nous était
perdu dans ses pensées, il reprit brusquement la parole, comme si soudainement
quelque chose lui revenait en mémoire.
— Je ne désire ni entrer dans votre vie ni envahir votre espace personnel,
Wilson, cependant, je m’interroge sur cette lettre. Que contenait-elle de si
troublant, pour provoquer un arrêt cardiaque ! ?
— Savez-vous ce que je réponds d’habitude aux petits curieux ?Si je ne me
souviens de rien, c’est qu’il n’y avait rien d’important.
— Vous avez le droit de ne rien vouloir dire, mais il serait beaucoup plus
honnête de m’informer de certaines choses.
— C’est inexplicable, vous ne comprendriez pas.
— C’est stupide de votre part de fermer toute communication. Essayez quand
même !
— Bon sang, pourquoi avoir attendu si longtemps avant de m’en faire part ?
— Vous n’étiez jamais seul, je ne pouvais en parler devant les autres !
— C’est faux ! Vous n’aviez pas l’intention de m’avertir de ce danger. Et je
veux en connaître la raison ! Je croyais sincèrement que je pouvais vous faire
confiance, mais il semble que ce ne soit pas le cas.
Jamais auparavant, il ne s’était permis de me répondre ainsi. Je sentis mon
cœur se serrer et se mettre à battre la chamade de manière incontrôlée. Il me
tardait de regagner ma chambre, mais avant, j’avais besoin de me justifier.
— Bien sûr, j’aurais dû vous l’expliquer ! Mais depuis des jours, je cherche à
déchiffrer mon passé, parce que j’ignore qui je suis et quel est mon véritable rôle
sur cette terre. Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouvent ces Messagers, ni
qui ils sont. En fait, je ne sais absolument rien d’eux. Je ne pouvais pas en parler
avant de tout remettre en ordre dans ma tête. Comment pouvez-vous ne pas
comprendre cela ? Il n’y a aucune autre raison à mon silence. Et vous me
bondissez dessus en mettant mon honnêteté en doute ! Je vais mettre un terme à
cette discussion, parce que je ne me sens pas au mieux de ma forme. Malgré
tout, je vous souhaite, une bonne nuit !
— Attendez, ne partez pas, je vous en prie ! reprenez place, lança-t-il d’une
voix étranglée. Je regrette… ce n’est pas ce que je voulais dire. J’ai mauvais
caractère en ce moment, et au dire de mon frère, je suis plutôt énervant et
insupportable. Je vais donc essayer d’y remédier. Je ne vous le promets pas à
cent pour cent, mais je ferai de mon mieux.
Je ne doutai pas de la franchise de ses propos. Et tandis qu’il relisait cette
lettre, je repris ma place. Il resta silencieux pendant un long moment, le visage
concentré, en se frottant nerveusement la nuque.
— J’ai entendu parler de ces Messagers, il y a très longtemps, confia-t-il en
soufflant. Mon grand-père m’avait narré une légende les concernant. Il n’en avait
jamais rencontré et ignorait ce à quoi ils ressemblaient, mais il savait qu’ils
terrifiaient de pauvres gens.
— Vraiment ? ! Vous commencez à m’inquiéter… Et que racontait cette
histoire ?
— Ce n’est pas un joli conte de fées avec une belle princesse attendant un
prince qui arrivera tôt ou tard. C’est bien plus effrayant…Ce récit pourrait être
considéré comme délirant, mais au fond il ne l’est pas. On racontait qu’à une
époque très reculée, dans la forêt d’Old House, en Virginie, personne n’osait
marcher sous les arbres aux branches noueuses qui se déployaient en forme de
berceau. Parce qu’elles abritaient un nid, où sommeillait une créature venue des
enfers. Le folklore local lui avait donné le surnom de « détrousseur d’Âme »
pour une raison évidente, oubliant le nom originel qui était « Messager ». Après
chaque pluie torrentielle, du nid suintait un filet d’eau bleutée qui inoculait une
malédiction. Malheureusement, certains négligeaient la mise en garde qui
recommandait de ne pas se promener sous ces arbres. La créature tourmentait sa
proie en envahissant son esprit de visions cauchemardesques, et ensuite, elle
rampait sur son corps en l’écrasant de tout son poids. Après avoir infligé cette
torture tant physique que morale, le détrousseur d’âme réclamait, comme son
surnom l’indique, une précieuse offrande. Si au bout de deux semaines, il n’avait
toujours rien obtenu, il revenait le quinzième jour pour emporter sa victime dans
son nid, afin de la dévorer vivante. On racontait que cette…chose, finissait
immuablement par récolter l’âme du défunt. Je n’ai jamais oublié cette histoire,
Wilson, c’est dire comme elle a marqué le jeune garçon que j’étais.
— Il est dommage que je ne puisse plus grimper à un arbre pour faire mon
nid, je vous aurais choisi comme proie ! Comment peut-on être si naïf et
intelligent à la fois ?répliquai-je avec humour. Vous imaginiez vraiment que
j’allais croire à cette fable ?
Son rire fut si spontané et communicatif, que je ne pus contenir le mien plus
longtemps.
— Vous êtes pourtant resté un long moment dubitatif ! Et ne me dites pas le
contraire, on pouvait lire en vous comme dans un livre ouvert. Si vous aviez pu
voir votre tête !
— Je reconnais, qu’au début votre récit tenait bien la route, mais le virage lui
a été fatal : la victime dévorée vivante dans son nid, ainsi que d’autres détails
m’ont évidemment rappelé une vieille légende allemande.
— Admettez-le, je suis un narrateur doué !
— Effectivement, et j’avoue que ce n’est pas sans me déplaire. Vous êtes
devenu un conteur hors pair, depuis que vous me fréquentez !
23
Bienvenue en Louisiane
Par endroits, le soleil se déversait dans l’épais feuillage des chênes Quercus
virginiana, projetant de longues ombres apaisantes. Tandis que je regardais mon
reflet s’obscurcir dans la vitre, la voiture s’arrêta net, devant une modeste
maison de deux étages dont toutes les fenêtres étaient ouvertes à tous les vents.
En posant mes talons sur le marchepied, j’arrêtai mon regard sous le porche, ou
une large pancarte de bois énonçait « Ici vous pouvez acheter : chèvres, poulets,
bougies, croix de protection…Tout pour vos rituels ! »Immédiatement, je sentis
l’atmosphère m’imprégner de certaines traditions créoles de Louisiane. La
maisonnée où nous devions nous rendre était entourée d’une clôture blanche
suffisamment basse pour être enjambée. Sur la pelouse jaunie par la sécheresse,
et au milieu de laquelle se dressait un cyprès chauve, déambulaient librement des
poules et des moutons. D’après Gavin, notre chauffeur originaire de la région, il
n’aurait pas été possible de venir ici quelques jours auparavant. La dernière
tempête avait causé des dégâts non seulement naturels, mais aussi humains. Les
maisons étaient encore debout, mais ne possédaient plus leur apparence
convenable. Des morceaux de planches déchiquetées, des arbres brisés et
déracinés, gisaient de-ci, de-là. C’était un spectacle navrant.
Un peu plus loin, la rue bourdonnait d’animations, des enfants près de la voie
ferrée riaient en lançant des cailloux sur des boîtes de métal. Debout sous le
perron, une jeune femme tenant un bébé braillard nous regardait de haut en bas.
Puis elle entra dans sa maison, en claquant la porte aussi loin que les vieilles
charnières rouillées le permettaient. Je m’avançai auprès d’une gamine au teint
foncé et aux cheveux emmêlés, qui jouait avec ses copines à« colin-maillard »,
pour obtenir un petit renseignement. Au moment où je m’apprêtais à ouvrir la
bouche, une dame de mon âge et portant un foulard de madras autour de la tête
surgit devant nous en hurlant comme une poissonnière.
— Reviens tout de suite à la maison, Stessy !
Tandis que la petite s’empressait de venir à elle, un train de marchandises
passa non loin de là dans un vacarme assourdissant. Il expira des nuages de
fumée noire qui se dispersaient dans l’atmosphère et qui finissaient par nous
incommoder. Un homme de carrure imposante, pieds nus, et vêtu d’une salopette
bleue, sortit soudainement de derrière un arbre au bord de la route. Il resta un
long moment sans bouger en observant Sara de manière intense, comme si un
fantôme de son passé réapparaissait subitement. Dans sa main droite, il tenait
une hache et dans l’autre une scie. Ce qui n’avait rien de rassurant. D’une
démarche lente et lourde que l’on reconnaît chez les gens du Sud, il s’approcha
puis s’arrêta à cinq pieds de nous. Il avait un visage doux, les traits d’une vie
usée par le labeur et la vieillesse. Nous l’avons salué, mais il semblait plus
préoccupé par un panneau endommagé qui gisait au sol que par notre présence.
Sans prononcer le moindre mot, il s’en retourna.
— Je ne veux pas vous inquiéter, Sara, mais j’ai l’impression que nous ne
sommes pas les bienvenus ici.
— Oui, j’avais remarqué. Mais merci de m’en avoir informée.
Au bout de quelques secondes, une vieille dame sortit sous le porche de la
maison dans laquelle nous avions l’intention de nous rendre. D’après notre
chauffeur, il s’agissait de la famille Mandine, celle que nous recherchions. Cette
femme devait avoir plus de quatre-vingt-dix ans, oh oui ! Facilement. Elle
s’arrêta au bord des escaliers et s’adressa à nous en criant :
— Howard est un grand solitaire, il n’aime pas la compagnie et déteste les
gens de la ville. Cela dit, il est très respecté dans le coin.
Alors que nous avancions vers elle, j’aidai Sara à monter les quelques
marches en piteux état.
— Il semble être très doué dans le maniement des outils, discutai-je.
— Malheureusement, il n’est pas aussi efficace qu’il ne le paraît au premier
coup d’œil ! Croyez-moi, Howard n’a jamais fait d’étincelles. Alors, chers
étrangers, qu’est-ce qui vous amène à Jefferson ? demanda-t-elle en posant les
mains sur ses hanches.
— Bonjour madame, je me présente, Sara Layne, et voici mon ami Wilson
Grant. Nous avons fait un long chemin pour venir jusqu’ici, et maintenant, je ne
sais plus par où commencer…
— Eh bien, jeune fille, suivez-moi à l’intérieur, je vais vous servir un petit
quelque chose pour vous rafraîchir.
Nous nous laissâmes guider jusqu’à la cuisine, où elle nous proposa de
prendre place autour d’une table chargée de maïs en épi et de patates épluchées.
Il y avait une forte odeur d’épices, un mélange d’arômes torréfiés, et une autre
chose plus désagréable : un effluve de poisson pourri qui semblait me coller aux
narines. À l’exception de quelques mouches et araignées, personne ne
souhaiterait vivre dans un tel endroit. La femme au madras, assise juste en face
de nous, coupa la tête d’un poulet garrotté par de petits liens avec un énorme
couteau de boucher. Tandis que la volaille se débattait en se vidant de son sang,
elle nous jeta un regard menaçant. À ce moment-là, il m’était difficile de ne pas
laisser libre cours à mon inspiration. Dans cette région où l’on pratique des
rituels, incluant le sacrifice d’animaux, comme le vaudou, il faudrait faire preuve
de beaucoup d’imagination pour espérer transformer cette scène en une
chronique d’horreur.
— Tu peux poser toutes les questions que tu veux, ma petite, reprit la vieille
dame, mais d’abord, buvez ça !
J’essayai de trouver une excuse polie pour éviter d’avaler ce breuvage
douteux. Et en observant la tête de Sara, je me dis qu’elle songeait sûrement à la
même chose.
— Je vous remercie de cette attention, répondis-je, mais je suis allergique à
certains aliments, de quoi s’agit-il exactement ?
Elle éclata de rire à n’en plus finir. Et, sans cesser de s’amuser à nos dépens,
elle ajouta :
— N’ayez crainte, je n’ai pas l’intention de vous empoisonner, ce n’est rien
d’autre qu’une citronnade locale. Sachez que dans le coin, on ne refuse jamais de
boire ce qui est offert, un refus peut très vite être mal interprété.
Après cette mise en garde qui nous incitait à vider nos verres, elle s’installa
près de nous et relança la discussion.
— Toutes sortes de gens débarquent ici pour régler leurs problèmes quotidiens
en faisant appel à la puissance des esprits invisibles. Mais mon petit doigt me dit
que vous n’êtes pas à Jefferson pour rencontrer un sorcier vaudou ! Alors ? Pour
quelle raison, deux personnes arrivant de je ne sais où, viennent se perdre chez
moi ?
Je me tournai vers Sara, quelque peu perturbée, au point de ne plus pouvoir
prononcer le moindre mot, ce qui semblait plutôt rare connaissant son
enthousiasme. Je pensai qu’elle commençait à ressentir toute la fragilité de la
situation. Je pris donc l’initiative de questionner la vieille dame. Quelques
minutes plus tard, après m’avoir écouté attentivement, elle observa Sara avec
beaucoup de tendresse. Dans un geste affectueux, elle posa sa main sur la sienne.
La femme au madras se leva brusquement de table, nous regarda en fronçant
sévèrement le sourcil, et sortit de la maison avec un panier vide sous le bras.
— Si cette histoire est vraiment la tienne, alors tu es bien notre petite Sara
Mandine. Je suis ta grand-mère, et tous mes petits-enfants m’appellent Martha.
Je m’étais résolue à ne plus jamais revoir le sourire de ma fille ni à entendre sa
voix. Mais quand je te vois, aussi belle que ta mère pouvait l’être, je me dis qu’il
y a de toute évidence un bon Dieu ! Ta maman, Missy, était l’aînée de mes trois
enfants et sans aucun doute la plus intelligente. Celle qui vient de sortir, c’est ta
tante, Aretha. Ma plus jeune fille est morte, il y a plus de quinze ans. La
malheureuse a été emportée par la tuberculose.
— Je suis désolée, Martha. Vraiment. Mais dites-moi, où sont enterrés mes
parents ?
— À l’automne de l’année 1889, presque toute la Nouvelle-Orléans a été
tourmentée par de violents ouragans. Et le cimetière où reposait la dépouille de
Missy n’a pas été épargné par les effets dévastateurs des inondations.
— Auriez-vous des photos ou des souvenirs se rapportant à elle ? Ou à mon
père ?
— Tout ce qui la concerne est enfermé dans un coin de ma tête. C’est un
endroit, dans lequel je ne laisse d’ordinaire personne entrer. J’ai beaucoup de
choses à te raconter à son sujet, puisque je ne l’ai pas oubliée. Tu devras être
forte ma petite, car certaines révélations te feront terriblement mal.
L’atmosphère dans la maison était tendue, dans la mesure où Howard et sa
femme Aretha se tenaient à présent debout derrière nous, écoutant les moindres
articulations de Martha. Chaque fois que mes yeux se posaient sur leur visage, je
pouvais déceler une certaine frustration. S’éclaircissant modérément la gorge, la
tante regagna sa place en s’incrustant dans la discussion.
— Ma sœur était une esclave qui a eu la chance d’être libérée de ses chaînes
avant nous. Et nous savons tous comment Missy s’en est délivrée. Si tu as le
teint miel, c’est bien pour une raison, Sara. Dans tes veines coule autant de sang
africain que de sang britannique. Et c’est pourquoi, beaucoup ont détesté ta
mère.
— J’étais également très en colère contre ma fille, poursuivit Martha, mais
après la découverte de son cadavre, je lui ai tout pardonné…
— Ma sœur a jeté la honte sur toute notre famille et nos racines, reprit la tante.
Et depuis, elle nous tourmente. Ta présence, aujourd’hui, ne fait que confirmer
mes allégations ! grommela-t-elle, avant de se servir un café que je n’aurais pas
aimé boire non plus.
— Ne sois pas si méchante avec ta nièce ! Comme je le disais, ma petite, il y a
beaucoup de rancœur dans cette famille vis-à-vis de ta maman. La principale
raison, c’est que les Africains détestent ces femmes qui couchent avec les blancs
et qui portent leurs enfants.
Je ne fus pas étonné par ses propos. Ce genre de comportement se répétait
assez souvent, les peaux claires fustigeaient les noirs, et les peaux foncées
avaient une piètre estime des blancs. L’esclavage était si ancré dans leurs veines,
que beaucoup d’entre eux s’imaginaient qu’il persisterait de génération en
génération. Martha reprit son souffle et repartit de plus belle :
— Le jour où tu es venue au monde, personne n’a voulu couper ton cordon
ombilical, car tous pensaient que ton sang était impur. Les mulâtres n’étaient pas
appréciés dans notre communauté. Et beaucoup les méprisaient. J’ai agi comme
il fallait pour te protéger de la méchanceté de certains, lâcha-t-elle en se tournant
vers sa fille. La vie à la maison était devenue insupportable, pour ta maman
surtout, parce que finalement, cet homme n’avait pas assuré son devoir de père.
Ta mère avait un bon camarade, Daudi. C’était un gentil garçon, qui voulait
racheter son honneur en l’épousant. Mais elle a décliné sa demande. Elle a
toujours pensé que ton papa viendrait, un jour, la soustraire de la misère. Mais
les mois passant, il n’est jamais revenu. Alors, elle a commencé à sombrer dans
la folie, à boire et à sortir dans des endroits malfamés. Parfois, elle ne rentrait
qu’au bout de deux ou trois jours. Les mauvaises langues disaient qu’elle
« chauffait » le lit des blancs. J’étais très malheureuse et inquiète, parce qu’elle
ne se préoccupait plus de toi. Avec la maladie de ton grand-père et les corvées
ménagères, il m’était impossible de m’occuper de toi. Je ne cherche pas à me
justifier, mais je n’ai pas eu la vie facile, petite. Un jour, Missy a pris toutes ses
affaires et a quitté la maison en t’emmenant avec elle. Je n’ai jamais plus eu de
nouvelle, ni d’elle ni de toi. J’avais vraiment espéré que ton père vienne te
récupérer, parce qu’avec elle, tu étais en danger. Elle se faisait beaucoup
d’ennemis parmi les blancs et cultivait la haine. C’est sûrement ce qui l’a tuée.
— Vous savez qui était cet homme, son identité ?
— Je ne connaissais pas son nom, je ne l’ai aperçu que quatre ou cinq fois.
Missy ne s’exprimait jamais à son sujet, tout ce qui entourait cet amoureux était
mystère. Cela dit, c’était un beau gars, un peu comme vous, monsieur Grant, il
parlait comme un dictionnaire, avait de grands yeux bleus, des cheveux cendrés
et était élégamment vêtu. Il ne passait pas inaperçu dans le coin !
— Ton père ne faisait que prendre du bon temps avec ta mère, il n’avait aucun
projet d’avenir avec elle. Je l’avais prévenue, et ce, plus d’une fois. Mais elle
n’avait rien voulu entendre. Missy avait bien cherché ce qui lui était arrivé.
D’ailleurs, on pourrait penser que l’histoire se répète, en vous voyant tous les
deux, lança Aretha en se levant de table. Ne dit-on pas chez vous, « telle mère,
telle fille » ?
La discussion venait de s’ouvrir sur un sujet douloureux, et prenait des
proportions inattendues. Sara, qui avait écouté les propos de cette femme avec
aigreur, s’efforça malgré tout de garder un sourire de façade.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? lui demandai-je avec agacement. Pour
vous, il est honteux et répréhensible de flirter avec les blancs, mais vous trouvez
normal qu’on puisse donner la mort à votre sœur ? A quoi bon vous défaire des
chaines de l’esclavage, pour vous enchaîner à celle de l’égoïsme ? Tant
d’incohérence vous habite, madame, qu’il me faudrait des jours pour en faire
l’inventaire.
— Vous connaissez maintenant la vérité, alors rentrez chez vous, répondit
Aretha, en aidant sa mère à se relever.
— J’ai besoin de me reposer un peu, marmonna Martha. Revenez nous voir
quand vous voudrez, ça me fera plaisir, prononça-t-elle en sortant de la cuisine
au bras de sa fille.
Après ces quelques mots, Howard nous raccompagna jusqu’à la voiture. Et
contre toute attente, il tendit un gros cahier à Sara qui avait déjà pris place dans
la cabine.
— C’était son mode de communication préféré. Votre mère y écrivait
quotidiennement tout ce qui lui passait par la tête. J’y ai glissé une petite
photographie, la seule que j’avais de Missy. Elle aurait été fière de vous, car
vous êtes devenue ce à quoi elle avait toujours rêvé. Maintenant, rentrez chez
vous, Sara, parce qu’ici, il n’y a rien de bon pour vous, souffla-t-il.
Elle réfléchit un instant sans quitter le journal des yeux.
— Je vous remercie, Howard. Mais, puisque vous dites l’avoir bien connue,
peut-être que ma mère vous a parlé de cet homme ?
— Plus d’une fois, je l’ai même entendue prononcer son prénom, Richard,
mais c’est tout ce que je sais à propos de lui.
— Richard ? répéta-t-elle d’une voix altérée.
— Oui, c’est bien cela, conclut-il en fermant la portière de la voiture derrière
moi.
Sara afficha un profond ahurissement, et moi également. Cette nouvelle était
complètement inattendue. Mais comme plus d’un âne s’appelle Martin, les
Richard pouvaient s’avérer nombreux en Nouvelle-Orléans. Honnêtement,
j’avais quand même un gros doute à ce sujet, parce que dans cette histoire, il y
avait indubitablement des détails suspects qui me ramenaient à lui. Notamment
cette intervention, lors d’une mission d’Observation.
Le trajet éprouvant à travers les marais humides arrivait presque à son but. Et
je commençai à pousser quelques soupirs de soulagement en observant la surface
d’un petit étang, qui étincelait de reflets verdâtres et dorés. On entendait par
intermittence, le bruissement du vent dans les roseaux, les gémissements
étranges de quelques bêtes aquatiques, et la forte respiration du cocher qui
semblait beaucoup plus proche de sa fin vie, que de sa fin de course. Trente
minutes plus tard, nous arrivâmes, enfin, à destination, nos visages couverts
d’humidité. Notre chauffeur nous déposa devant la vieille bâtisse et nous
proposa de revenir dans deux heures. Pendant que je le regardais s’éloigner,
Duncan ouvrit la porte d’un coup sec, sans avoir besoin de forcer la serrure. Les
murs de la maison des « six tombes », conservaient d’inquiétants secrets, comme
le suicide d’Oscar Aberline et la disparition de plusieurs familles. Et
aujourd’hui, j’avais dans mon programme l’idée d’en découvrir quelques-uns.
— Maintenant, dites-moi ce que vous comptez faire, Wilson.
— Nous allons entrer et fouiller dans la paperasse des Cutler, et chercher s’il
ne reste pas de vieux documents concernant les anciens occupants. Ensuite, nous
partirons questionner le voisinage. Les voisins ont toujours quelque chose
d’intéressant à raconter.
— Vous avez l’intention de rendre visite à ce voisinage, qui pense que les
âmes des disparus errent dans les marais pour simplement terroriser les
propriétaires qui y vivent paisiblement…
— Il arrive souvent que les gens se souviennent de petits et précieux détails
après coup. Et pour le reste, cela ne me semble pas étrange. Avec tout ce que j’ai
vu, tout ce que j’ai vécu, finalement, plus rien ne me surprend.
— J’ai effectué quelques recherches au sujet de la vie privée du couple
Aberline, commenta-t-il. Et je suis tombé sur une histoire très intéressante.
Marie, l’épouse d’Oscar, racontait comment son mari détournait l’argent d’une
tutelle à son profit. Le plus curieux à propos de cette affaire, est que quatre mois
avant sa mort, elle avait informé sa meilleure amie d’un éventuel divorce.
— C’est exact, d’ailleurs les journaux avaient rapporté une partie de ces
informations.
— Cela ne vous provoque-t-il pas des doutes ?
— J’en ai quelques-uns, mais ils ne prouvent en rien qu’Oscar soit impliqué
dans la disparition de sa compagne. Je pense qu’avec l’arrivée de l’enfant, son
projet de séparation a simplement été retardé. Il nous faudra restaurer quelques
liens manquants. Mais dites-moi, Duncan, je croyais que cette affaire ne vous
intéressait pas ?
— Ce serait trop long à expliquer. Entrons, si vous le voulez bien, je n’ai pas
l’intention de m’éterniser dans cet endroit.
— Aujourd’hui, jour pour jour, cela fait cinq ans que les Cutler ont disparu, je
vais d’abord explorer cette fameuse pièce.
— À l’étage ? Celle dans laquelle vous avez aperçu cet étrange inconnu…
— J’aurais aimé vous y voir ! Il était dans l’obscurité absolue et n’avait rien
de rassurant.
— Nous tombons chaque jour sur des individus farouches, voire
psychopathes, Wilson. Qu’est-ce que cet homme avait de plus ?
— Il y a des moments où vous ne comprenez absolument rien, mon cher. Je
dirais, qu’est-ce qu’il n’avait pas ! Une âme certainement…
— Ne devenez pas désagréable, ou je vous laisse seul au milieu des marais,
lança-t-il en traversant le salon.
Notre chauffeur avait alerté la police. Cela nous avait fait passer des heures
entières d’interrogatoire, mais pour une bonne raison : la conclusion d’affaires
non classées. Je n’avais jamais songé me retrouver dans une situation aussi
compromettante. Une semaine plus tard, l’inspecteur chargé de ces enquêtes
nous avait informés de la découverte de cadavres enterrés dans le sous-sol de la
propriété. Il n’y avait aucun doute possible, avait-il ajouté, il s’agissait bien des
familles disparues. Concernant Marie Aberline, nous ne saurions jamais avec
certitude, ce qui s’était passé.
J’avais l’impression que depuis cette douloureuse investigation, Duncan me
considérait comme un être doté de capacités surnaturelles, un protecteur des
Observateurs. Les informations contenues dans cette lettre l’avaient finalement
convaincu, alors que de mon côté j’attendais encore des réponses. Je ne pourrais
certainement jamais m’affranchir de mon passé, ni des actes qui l’accompagnent.
Néanmoins, j’avais bien l’intention d’améliorer mon avenir. Et pour ce faire, je
devais programmer un rendez-vous avec celui qui avait répondu à mes prières
silencieuses. Et, enfin, connaître ma véritable mission sur cette terre.
Après avoir aidé Killian à prendre place dans son fauteuil, nous marchâmes le
long d’un chemin où les arbres et les buissons étaient si étroitement entrelacés,
que nous pouvions à peine les traverser. Sur la gauche, il y avait ce vieux
bâtiment de briques rouges qui nous servait de point de repère, l’ancienne station
d’épuration des eaux d’égout de Chester. Après un petit virage en tête d’épingle,
nous arrivâmes à quelques pieds du pavillon. Et comme nous nous y attendions,
les empreintes et la traînée de sang avaient complètement disparu, la tempête
avait sans doute choisi son parti, et il n’était pas des plus nobles. Le perron était
dans un état déplorable, un vrai paradis pour les rats et les cafards. Pendant, que
nous observions les environs, Duncan fit le tour de la maison, pour s’assurer que
nous étions seuls. Au bout de quelques minutes, il revint vers nous, et manœuvra
le fauteuil de son frère jusqu’à l’entrée.
— C’est bien ce que je pensais, commenta-t-il, il semble n’y avoir personne à
l’intérieur.
— En passant devant cet endroit lors de notre Observation, nous avons vu
qu’il y avait de la lumière dans l’une des pièces, répliqua le cadet. Et cela
remonte seulement à trois jours.
— Je confirme, murmurai-je, mais ce n’est pas une bonne idée que d’entrer
dans cette maison ! Nous ignorons tout à propos du propriétaire, il est peut-être
dans son lit, et compte tenu de l’heure, je doute qu’il nous accueille avec le
sourire.
— Nous allons le savoir d’une minute à l’autre, répondit Killian en frappant
trois fois à la porte, et en faisant une pause entre les coups.
Et il n’avait pas tort, dans la mesure où la nuit, cet individu semblait avoir
autre chose à faire que dormir. Tandis qu’il nettoyait grossièrement ses mains
avec un vieux chiffon souillé, l’aîné s’approcha de lui avec discrétion. C’était un
petit bonhomme frêle, mais je restai tout de même sur mes gardes, le dernier
vieillard à qui nous avions accordé notre attention, avait planté son couteau par
deux fois dans le thorax de Duncan. Le nez plongé dans le col de son manteau,
Killian observait la scène en gardant le silence.
— Que cherchez-vous dans ces ordures ? lui demanda-t-il en le faisant
sursauter.
L’indigent sortit sa tête de la poubelle, et nous regarda avec stupéfaction.
— De l’or, s’écria-t-il en riant. Il n’y a pas si longtemps, on trouvait un tas de
trucs à revendre dans le coin. Mais dites-moi m’sieurs, que font un infirme, un
vieux et un gentleman dans ce trou perdu au milieu de la nuit ? Vous vous êtes
égarés ?
Il était difficile d’ignorer la remarque de ce miséreux. J’aurais parié avoir
décelé un léger sourire sur les lèvres de l’aîné, à cet instant.
— Non pas du tout. À vrai dire, nous cherchons à rencontrer le propriétaire de
cette maison.
— Le propriétaire ? Je sais seulement qu’il vient ici pour chasser le gibier,
c’est ce qu’ils ont raconté à ma sœur qui habite plus bas.
— Le gibier ? De quel genre ?
— Il y a de nombreuses années, les gens débarquaient de partout pour
débusquer de quoi se nourrir sur ces terres agricoles. Aussi incroyable que cela
puisse paraître, mes parents achetaient leurs provisions à cet endroit. Il y avait
même un marché où l’on pouvait trouver toutes sortes de marchandises.
Malheureusement, le jour où la ville a financé la construction de cette station
d’épuration, ce fut la fin de tout. Les bruits et les odeurs nauséabondes qui
provenaient de ce bâtiment étaient insupportables. Ces désagréments ont fait fuir
les gens.
— Oui, c’est extrêmement regrettable, répliqua l’aîné. Mais, connaissez-vous
cet homme ? Savez-vous où il travaille ?
— Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
— C’est une affaire personnelle, monsieur, désolé de ne pouvoir en dire plus.
— De toute façon, je ne veux plus entendre toutes ces sales histoires…
— De quelles histoires parlez-vous ?
Après cette minutieuse visite du navire, il nous présenta à son épouse, mais
aussi à son chien, Walter, un magnifique labrador de couleur noire. Gentiment, il
nous convia à prendre place, parce qu’il était l’heure de passer à table pour le
dîner. Tandis que le vaisseau naviguait, obéissant à la volonté du fleuve Dee, le
moment tant attendu arriva enfin.
— Aujourd’hui, je suis votre guide le temps de cette excursion, mes amis. Et
pour bien commencer cette journée, rien ne vaut un succulent repas et de bonnes
anecdotes ! Mon grand-père, Logan Whelan, était un homme respectable, surtout
connu pour sa franchise et son honnêteté. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, il a été Capitaine sur deux brigantins maudits : »la Mary Céleste »
et « l’Angelys ». Mon cher Philip, d’après ce qu’on m’a dit les histoires
mystérieuses vous passionnent ?
— Jusqu’à ce que j’apprenne à communiquer avec les ténèbres, vous êtes,
Capitaine, la seule personne capable de me faire frissonner autant que Wilson.
— Mon ami aime tellement les histoires de vieux loups de mer, m’exclamai-
je, qu’il pourrait travailler gratuitement sur votre bateau rien que pour les
entendre, Kieran.
— Hahaha ! J’en ai des croustillantes, croyez-moi, vous allez être servis,
messieurs ! J’ai entendu et vécu des choses qui font que je peux prendre au pied
de la lettre certains faits rapportés par mes aïeuls.
Et aussitôt, avant que je ne pusse ouvrir mon attaché-case pour sortir de quoi
écrire, notre conquérant des mers relata des faits avec une extrême précision,
prenant un air passionné et presque grave. Le premier capitaine du brigantin
l’Angelys, Robert Fraser, était mort d’un arrêt cardiaque dans la timonerie deux
semaines après avoir obtenu les commandes de ce navire. Cela avait signé le
début d’une série d’incidents fâcheux qui avaient donné au bateau le surnom de
« vaisseau maudit ». Après avoir connu onze capitaines, il avait été confié aux
bons soins de Braidy Healey, un Irlandais, que tous appelaient le « douzième ».
Le 22 janvier 1850, l’Angelys avait quitté le port de Londres à destination des
îles Falkland, emportant avec lui un équipage de neuf marins, du courrier postal
et des tonneaux de marchandises. Durant cette expédition, le brigantin avait
rencontré de sérieuses avaries, et par malchance, l’équipage était tombé
subitement malade. Le capitaine avait dû prendre une douloureuse décision :
faire demi-tour et regagner le port le plus proche. Malheureusement, il n’avait
jamais regagné Londres ni aucun autre endroit. Après un an d’absence,
l’Angelys et son équipage avaient été officiellement portés disparus.
Le 4décembre de l’année 1852, soit deux ans plus tard, à environ 900 miles à
l’ouest du Portugal, le capitaine du bateau de pêche « le Lucretia », Adrian
Garcea, avait aperçu, au loin, un navire hors de contrôle, qui portait le nom de
l’Angelys, et qui se déplaçait de façon instable dans la direction du vent. Les
voiles étaient dépliées dans une confusion totale, et le plus surprenant était qu’il
semblait abandonné. Aussi, le capitaine était monté à bord du navire avec trois
de ses hommes pour procéder à une inspection. Le plus étrange était que le
bateau n’avait subi aucun dommage, il n’y avait aucun signe de violentes
bagarres, pas une goutte de sang, ni de vaisselle cassée, rien. Ils n’avaient trouvé
aucun membre d’équipage, pas âme qui vive. Dans la soute se trouvait encore la
marchandise qui devait être livrée, et plus d’un mètre d’eau qui n’avait pas suffi
à mettre le navire en danger.
Jour pour jour, vingt ans après, soit le 4 décembre 1872, un navire connu sous
le nom de Mary Celeste avait été trouvé à la dérive entre les Açores et le
Portugal, sans âme à bord, par le capitaine David Reed Morehouse et l’équipage
du Dei Gratia. Ils avaient également disparu en mer sans laisser de trace.
Malheureusement, ce n’était pas le seul cas de navires qui réapparaissaient sans
équipage, abandonnés au milieu de l’océan.
— J’ai lu diverses théories, commenta Philip, plutôt loufoques, qui me
poussent à connaître votre avis, capitaine. Qu’est-il arrivé à tous ces gens ?
— Les circonstances liées à la disparition de ces bateaux resteront à jamais un
vrai mystère. Pour ce qui est de l’Angelys, je sais que cela va vous paraître
plutôt étrange, mais mon grand-père pensait qu’une puissance surnaturelle était
responsable de cette disparition. Ce navire effectuait des allers-retours réguliers
vers les Îles Falkland, pour y livrer diverses marchandises. Le capitaine n’était
pas un novice, il connaissait les océans comme le fond de sa poche. Il s’est passé
quelque chose à bord, et la vraie question est de savoir quoi ? La dernière entrée
du journal de Braidy Healey datait du 12 avril 1850. Il y faisait état des avaries
rencontrées, et des tempêtes qu’ils avaient surmontées. Il y précisait également
que le bateau avait été arrêté à plusieurs reprises par de solides icebergs, mais
que la mer en soi, était assez paisible. Le temps était si clair qu’il pouvait
distinguer un morceau de terre à plus de cinq miles de distance. Depuis son
départ de la Tamise, il tenait son journal de bord à jour. Puis soudainement, plus
rien ! Comme s’ils avaient été surpris par un événement qui ne leur a même pas
laissé le temps de communiquer. Et ce n’est pas tout, à la grande surprise du
capitaine Adrian Garcea, toutes les affaires de l’équipage étaient soigneusement
rangées dans les placards et les objets de valeur étaient encore en place.
C’était exactement la même histoire, à quelques détails près, que celle de la
Mary Céleste. Hormis qu’il manquait trois choses : un canot de sauvetage, le
sextant et le chronomètre. D’où avait été tirée la conclusion que l’équipage avait,
pour une raison inconnue fui du navire. Il paraît difficile, aujourd’hui encore,
d’avancer une théorie sur la disparition de tous ces marins expérimentés.
Beaucoup trop d’éléments restaient à ce jour, encore inconnus. J’ai entendu
toutes sortes de raisonnements à ce sujet, et un grand nombre figurent dans ma
liste d’âneries grotesques. Comme celle de ce monstre marin qui sortait sa
grande gueule béante de l’eau pour dévorer les pêcheurs et autres marins qui
naviguaient près de son antre.
Je cherchais parfois, ce qui pouvait me mettre dans cet état, mais je n’avais
trouvé aucune autre réponse que ma vieillesse. Je me redressai contre la tête de
lit dans l’espoir que mon cœur cesse de sauter dans ma poitrine. Je voulus me
lever, mais à cause d’une dislocation de la jambe, j’étais incapable de bouger.
Sans que je pusse les contrôler, mes yeux se fermaient par intermittence, me
coupant de ma réalité pour m’envoyer ailleurs. Cela ressemblait au sommeil,
mais sans les préliminaires de l’endormissement. Je me pinçai le dessus de la
main, espérant me réveiller, mais rien ne se passa. Il pleuvait, et cela sentait
l’odeur d’un automne humide. Je regardai autour de moi, respirant à plein nez
quelques effluves connus. Sous mes bottes, bruissaient des feuilles colorées que
le vent semblait jeter sur ma route.
Je marchai lentement, dans une rue éclairée par la lumière de quelques
réverbères. Les boutiques, qui m’étaient aussi familières que les contours de Big
Ben, étaient désertes malgré les vitrines qui s’illuminaient. Il n’y avait aucun
doute possible, j’étais en plein cœur de Londres. À l’embouchure d’une ruelle
voisine, près d’un kiosque à journaux, j’entendis des gens qui parlaient d’une
importante catastrophe qui venait de secouer la gare de Paddington, qui se situait
juste en face de moi. Un train avait déraillé, et des dizaines de voyageurs qui se
trouvaient sur le quai au moment de l’accident étaient tombés sous ses roues.
Mes pensées ressemblaient à une nuit sans lune, je fus abasourdi par ce terrible
accident
Il ferma les yeux pendant quelques secondes, et s’allongea sur le canapé avec
ce sourire en coin, qui ne présage jamais rien de bon. Il était difficile à cet instant
de savoir, qui il tentait d’abuser : miss Wayne ou moi ? J’avais déjà ma petite
idée à ce sujet, et elle était loin de me ravir. Le profond silence qui était tombé
durant quelques secondes fut brisé par le grincement du fauteuil roulant de
Killian qui entrait dans la bibliothèque.
Et puis, il y avait les plus redoutables, les brutes, les meurtriers, les funestes
prédateurs qui nourrissaient les événements les plus tragiques. Dans tous les
quartiers misérables que j’avais eu l’occasion de visiter, j’avais toujours constaté
que des charognards se promenaient parmi la foule. Entre les plus douteux et les
plus respectables, pullulaient, les chapardeurs qui détroussaient les passants,
mais aussi leurs compagnons de beuverie, les prostituées qui savouraient
quelques moments de répit avant de passer au client suivant, les personnalités
obscures qui négociaient le prix de marchandises suspectes, les ivrognes
clairement divisés en plusieurs catégories : les imbéciles confirmés ou d’une
finesse rare, et ceux qui buvaient pour juste s’enivrer. Et qui finissaient par
tomber dans un coin pour le restant de la nuit. Des crimes, dans ce quartier, il y
en avait presque chaque soir. Un couple de touristes égaré avait même été
retrouvé mort, la veille, dans une ruelle voisine. Ils avaient été dépouillés et
poignardés à plusieurs reprises. Et bien sûr, tout le monde voulait écouter
l’histoire passionnante qui se racontait à leur sujet. En descendant la rue
Fieldgate, Steven s’arrêta devant l’auberge du paradis. À croire que nous
n’avions pas tous la même conception de l’au-delà.
— Si le paradis ressemble à cela, je préfère louer une chambre en enfer, lança
Duncan en plaisantant.
— Tu ne devrais pas en parler sur ce ton ! rétorqua miss Wayne, Satan
pourrait bien satisfaire tes désirs.
Il se retourna vers elle en se contentant de grimacer. J’espérais sincèrement
que cette mission briserait la tension qui existait entre eux. Mais mon intuition
commençait à tirer la sonnette d’alarme. Je m’inquiétais de la tournure que
pouvait prendre cette Observation.
— Entre l’été et l’automne de l’année 1888, commenta Steven Wright, Jack
l’Éventreur répandit l’horreur dans ce quartier, qui résumait à lui seul toute la
misère et les vices de Whitechapel. N’ayant d’autre choix, les immigrants
polonais, irlandais et même russes, étaient contraints de vivre dans ces
logements vétustes et méprisés par une grande partie de la société londonienne.
Les habitants de cet infâme secteur, qui n’étaient pas tous de mauvaise influence,
avaient, pour la plupart un avenir peu enviable.
— Beaucoup s’imaginent que le destin est quelque chose qui ne peut être
changé ou modifié, répliqua-t-elle. Sincèrement, j’espère qu’ils se trompent.
— Mon père, raisonnai-je, pensait que notre existence était écrite bien avant
notre naissance. Personnellement, je n’ai jamais cru que le bon Dieu était assis
sur un nuage à perdre son temps à tracer la destinée de chacun.
— J’accorde crédit à cette force inéluctable qui semble prévoir le cours des
évènements, réagit l’aîné, mais j’estime aussi que nous avons la possibilité
d’agir sur les choses, si nous le souhaitons. Je suis d’ailleurs curieux de
connaître votre avis à ce sujet, qui je le sais, Steven vous tient vraiment à cœur.
— Quelle mémoire admirable, mon grand ! J’ai eu de longues discussions
avec ton grand-père à ce propos. J’ai toujours comparé notre destinée au verdict
d’une maladie. Nous sommes condamnés, mais nous avons le choix dans le
traitement médical. Avec un bon médecin, un bon remède et quelques
changements dans notre mode de vie, on peut vivre, et même très bien.
— Je constate que vous passez beaucoup plus de temps dans votre monde
enchanté que dans la triste réalité de notre univers, reprit-il. Que faites-vous de
ceux qui n’ont pas les moyens de se payer les services d’un médecin ? Ne
pensez-vous pas que leur destin leur laisse peu de chances de s’en sortir ?
— Nous devons nous battre pour acquérir ce que nous voulons, Duncan, parce
que malheureusement rien ne tombe du ciel.
— Je crois surtout que nous sommes tous les marionnettes de notre destinée.
— Il est toujours plus facile de blâmer le destin, plutôt que d’admettre que
nous avons fait de mauvais choix, objecta miss Wayne avec une pointe
d’amertume.
— Oui, et on peut dire que tu as eu la main verte pour cultiver les mauvais
choix !ajouta l’aîné, en regardant sa partenaire droit dans les yeux.
Elle le dévisagea avec agacement. Et je crus que cette fois, tout cela allait mal
se terminer. Mais c’était sans compter sur l’intervention de Steven qui les remit
gentiment à leur place.
— Mes chers amis, je ne veux surtout pas voir qui que ce soit compromettre
cette mission. Alors, je vous demande de prendre votre mal en patience et
d’éviter d’énerver votre alter ego. J’espère avoir été clair ! Maintenant, passons
aux choses sérieuses ! Cilian Griffin était un homme de bonne morale, un jeune
père de deux enfants et qui travaillait dur pour économiser et réaliser son rêve :
partir en Amérique avec sa famille. Malheureusement, dans la nuit du 14
novembre 1889, cet Irlandais a croisé la route d’individus peu recommandables,
les frères Clark, des bandits de la pire espèce, ne sachant pas ce que sont le
respect et la vertu. Ils se sont précipités sur lui, l’ont traîné par les pieds, bien à
l’abri des regards, et l’ont battu à mort sans raison apparente. Après avoir tué cet
innocent, ces sauvages sont tranquillement repartis chez eux pour jouer leur rôle
de père exemplaire, en laissant derrière eux un carnage sanglant. Les frères Clark
ont assassiné plus de trente-huit personnes, et n’ont jamais été inquiétés pour
leurs crimes. Ils ont quitté le Royaume-Uni pour s’installer aux États-Unis avec
leur famille, en août 1902. Où actuellement, ils coulent des jours heureux.
— Aux États-Unis ? répétai-je, c’est assez ironique.
— Je suis bien d’accord. Encore une précision importante qui risque de vous
faire grincer des dents : une Observation a déjà été menée pour ces sordides
personnages, mais l’identification a échoué.
— Ces hommes ont été observés, et malgré cela, ils s’en sont tirés ?
— Tu as bien entendu, Duncan. Ils s’en sont sortis et ont reproduit les mêmes
crimes trente-sept fois, peut-être, même plus. Malheureusement, il arrive parfois
que certains passent à travers les mailles du filet.
— Force est de constater la faiblesse de votre système d’Observation. Si ces
hommes avaient croisé la route d’Iustitia, de nombreux innocents seraient encore
en vie.
— L’assassinat n’est pas une distraction chez les Ombres ! C’est là toute la
différence entre ta confrérie et la mienne, nous ne sommes pas des assassins,
répondit sèchement l’aîné.
— C’est assez pathétique, reprit-elle, mais je n’en attendais pas moins de toi.
Depuis des années, tu fuis tes responsabilités, tu t’es toujours voilé la face et tu
t’es souvent empêtré dans tes mensonges. Tu es bien le digne fils de David
Stredfort pour ce qui concerne la lâcheté.
— Je ne te permets pas de me parler ainsi ! lâcha-t-il en haussant la voix et en
perdant contrôle de lui-même. Tu es très mal placée pour me faire la morale et
me juger ! ! ! Même s’ils sont des hommes abjects, ils ont droit à un procès
équitable.
— Équitable ? Laisse-moi rire ! Ils ont surtout droit à la gratuité d’un voyage
en enfer !
— Je vous en prie… arrêtez-vous ! s’énerva Steven, alors que je m’apprêtais à
interrompre cette vive discussion. On dirait deux gamins qui se disputent une
confiserie ! Je ne permettrai à personne de saboter mon rôle d’Informateur ! Pour
renforcer les relations entre nos deux confréries, vous devez donner des signes
d’attention ! Alors soit vous mettez un plus d’eau dans votre vin, soit vous
laissez votre place à des Observateurs plus consciencieux dans leur
engagement ! N’oubliez pas qu’il me suffit de claquer des doigts pour annuler
cette mission.
— Je peux vous assurer, répondis-je, qu’ils ont bien compris le message. Ils
sont intelligents et expérimentés, du moins c’est comme cela qu’ils m’ont été
recommandés. Maintenant, nous ne sommes pas à l’abri d’un mauvais jugement.
Je fatiguai de les entendre se déchirer, et je n’eus même plus la force de
raisonner. Miss Wayne avait prononcé des paroles dures, blessantes, et j’arrivais
à comprendre la réaction indignée de l’aîné. Mais, en même temps, je plaignais
cette femme, si belle et douce d’apparence, si confiante, mais terriblement
cruelle dans ses propos par moments. Ce pauvre Duncan, allait devoir se montrer
plus prudent dans ses réponses, et surtout extrêmement patient. Parce qu’il
n’était pas près de voir son cher enfant. Et cette simple pensée me remplissait le
cœur d’amertume.
— Dans quelques secondes, reprit Steven en lâchant un long soupire, la
première victime officielle des frères Clark, Cilian Griffin, sortira de son
appartement pour se rendre à son travail, sur les docks de la compagnie des
Indes orientales, situés à Blackwall, sur la Tamise. Exceptionnellement, je vous
tiendrai compagnie jusqu’à la fin, Wilson ! Et je m’assurerai que vos
compagnons ne compromettent pas votre mission.
— Je vous remercie pour cette délicate attention, répondis-je en lui tapotant
l’épaule.
Nous attendîmes que Cilian Griffin pointe son nez à l’horizon. Juste devant
nous, se trouvait l’immeuble de trois étages, où il habitait. Les fenêtres sales et la
façade décrépite laissaient entrevoir les poutres de bois pourri, mais aucun signe
de vie. Cette bâtisse donnait l’impression d’être à l’abandon. Après quelques
minutes d’attente, un garçon d’une vingtaine d’années nous dépassa par la
droite. Steven nous confirma qu’il s’agissait bien de notre homme.
Immédiatement, nous le prîmes en filature, en faisant attention de ne pas le
perdre de vue. Je n’avais pas le droit de priver ce garçon d’une tentative modeste
de changer son destin de manière significative devant les portes de l’infini
inconnu. Il se rendait en accélérant le pas, vers la partie de la Tamise qui était
occupée par un grand nombre de vaisseaux marchands, et qui s’étendait de
London Bridge à Deptford. Mais avant qu’il n’eût pu franchir l’une des rues
sombres de Whitechapel, il fut intercepté dans son élan, par trois silhouettes
grises. Il n’eut même pas le temps de réagir, il s’était retrouvé cloué au sol
comme une souris sous les coups de griffe d’un chat. Puis, comme Steven l’avait
précédemment commenté, les frères Clark tiraient leur proie par les pieds, sous
un vieux pont gothique.
À cet instant, Cilian Griffin devait être parfaitement conscient du sort qui
l’attendait. Mais dans sa volonté de vouloir s’en sortir, il se débattait de toutes
ses forces sans pouvoir s’en dépêtrer. Ces trois brutes le frappaient sauvagement
à coups de pied et de poing sans prendre une pause. Ses hurlements déchirants se
noyaient à regret dans l’abîme de l’indifférence humaine. Au bout de quelques
minutes, nous le vîmes, enfin, rendre son dernier souffle.
— C’est cela votre nouveau système de justice, braquer les yeux sur un
malheureux qui se fait torturer, et ne rien faire ? Est-ce un spectacle, dois-je
applaudir ? Regardez-le ! Maintenant, plus rien ne le sauvera. Ces brutes
auraient été pulvérisées et détruites avec les Terres d’Ombre.
Nous sentîmes beaucoup d’amertume et de reproches dans la voix de miss
Wayne, et je comptais bien taire ses pensées négatives. Après lui avoir fait les
poches, ces trois ordures repartirent au pas de course. Je m’approchai de cet
homme qui baignait dans une mare de sang. Ses yeux étaient grands ouverts, son
esprit semblait déjà ailleurs, son regard était vide. En retrait, tous observaient
mes gestes avec intérêt et cherchaient à comprendre en quoi ce système de
justice était différent. Je posai alors ma main sur le front encore chaud de ce
jeune père, et glissai dans le creux de son oreille deux simples mots, ceux que
l’on m’avait demandé de prononcer une fois la mort confirmée.
— Souviens-toi !
Immédiatement, son corps fut soulevé par une sorte de tourbillon mouvant et
opaque, et nous vîmes le temps remonter, minute par minute, jusqu’au moment
où il était sorti de chez lui. Il nous dépassa par la droite et nous le prenions à
nouveau en filature. Mes compagnons étaient complètement sidérés. J’’avais
plaisir à observer cette chère miss Wayne perdue dans ses pensées. À cet instant,
Duncan devait ressentir certainement ce même plaisir. Et une fois de plus, avant
qu’il n’eût pu franchir l’une des rues sombres de Whitechapel, les frères Clark
lui barrèrent la route. Cilian Griffin avait instinctivement reculé de quelques pas
en prononçant à son tour ces deux mots :
— Souviens-toi !
Puis, il reprit son chemin comme si de rien n’était, sans même se soucier de
ces trois individus qui semblaient soudainement figés sur place. Cela donnait
l’impression qu’une force invisible les maintenait cloués au sol. Après quelques
secondes, nous vîmes les yeux des frères Clark s’enflammer comme si quelqu’un
venait de leur jeter un produit inflammable sur le visage. Ils hurlaient de douleur,
tandis que leurs yeux étaient réduits en cendres.
— Ces hommes sont à présent plongés dans l’obscurité ! Et jamais ils n’en
sortiront, s’exclama Steven avec un profond soulagement.
— Nous ne sommes pas des assassins, et nous ne le deviendrons jamais, ma
chère, commenta Duncan, avec une immense fierté.
— Je dois reconnaître que votre nouveau système de justice me satisfait. Au
moins ceux-là, ne tueront plus impunément. La seule chose que je regrette, c’est
qu’ils soient toujours en vie !
— Je me doutais de votre réponse, Miss Wayne, et je suis ravi de vous
l’entendre dire. Nous faisons un travail juste, et la justice est notre devoir !
Même s’ils sont encore vivants aujourd’hui, ils n’échapperont pas à la mort…
— Ils sont hors service ! Et c’est ce qui est le plus important, reprit l’aîné.
Cela m’a l’air très élémentaire, une Observation : deux mots à chuchoter à
l’oreille des victimes. Et le tour est joué ! Vous avez sorti un joli lapin de votre
chapeau, Wilson.
— Notre ami Steven se fera un plaisir de vous faire une seconde
démonstration, si cela est nécessaire, répondis-je.
Après cette mission, notre agitation fut remplacée par une profonde paix
d’esprit et un sentiment d’accomplissement indéfinissable…
Une semaine s’écoula ainsi. Philip et Beverly étaient partis tôt le matin pour
une partie de pêche, Sara et Shin étaient sortis faire quelques courses en ville, et
Killian traînait dans son atelier de peinture à l’autre bout de la maison. Duncan
et moi étions occupés à mettre de l’ordre dans nos affaires, lorsque l’on frappa à
la porte d’entrée à plusieurs reprises. C’était inhabituel, surtout à cette heure de
la matinée. Avant de recevoir notre mystérieux visiteur, j’ai regardé par la
fenêtre. La voiture de miss Wayne était stationnée au milieu de la grande allée.
Sous l’effet de la surprise, l’aîné se leva en renversant son verre, et monta
immédiatement se changer. En ouvrant la porte, je vis qu’elle était accompagnée
de son fils. Il y avait quelque chose en elle, une sorte de contradiction qui ne
pouvait être expliquée. Les comportements de cette femme avaient leur propre
logique. Même si parfois, ses propos allaient à l’encontre des règles de la
courtoisie et de la tradition, elle n’était pas si déplaisante.
Je fus sous le coup d’une profonde émotion. L’aîné descendit les escaliers en
observant ce petit homme qui serrait fièrement la main de sa mère.
Profondément ému par cette visite inattendue et merveilleuse, l’aîné ne sut que
répondre. À cet instant, pour lui, plus rien n’existait sur Terre, hormis ce jeune
garçon. Il voulait vraiment apprendre à le connaître, et pour la première fois
depuis toutes ces années, je le sentis presque heureux. Les yeux du garçon
s’ouvrirent en grand, quand elle lui présenta Duncan comme étant son père. Je
me tins devant la porte, en regardant cette scène familiale avec une affection
extraordinaire.
— Je pense que vous avez beaucoup de choses à vous dire, lâcha-t-elle avec
un léger sourire, comme si elle avait complètement oublié son ressentiment
envers le père d’Aidan. Je reviendrai récupérer notre enfant demain, à la même
heure. Voici ses affaires, alors prends soin de lui.
Duncan resta un instant la bouche entrouverte en claquant les paupières de
surprise. Il ne s’était sûrement pas attendu à cela. Il y eut cette lueur, si brillante,
si profonde dans son regard qu’elle l’observa un long moment, avant de serrer
son fils dans ses bras, très fort, puis de l’embrasser.
— Je te remercie, Atasie, vraiment, du fond du cœur je te suis très
reconnaissant, répondit-il, troublé comme jamais il ne l’avait été auparavant.
Elle lui lança un clin d’œil, nous salua, et s’en retourna. Je m’éclipsai sur la
pointe des pieds pour laisser père et fils faire plus ample connaissance, et profiter
de l’occasion pour dormir un peu. Je m’étais levé de très bonne heure pour
achever un travail, et j’avais des courbatures. Mes yeux commençaient à piquer.
Somnoler dans la méridienne de la bibliothèque me sembla une excellente idée.
Je finissais toujours par m’endormir au simple contact de son velours soyeux.
J’étais sur le point de m’allonger, lorsque soudainement, une vision balaya mes
pensées. Une jeune femme au regard noisette et au teint de poupée, se tenait
debout devant la fenêtre d’une chambre, lorsqu’un homme sorti de nulle part, fit
irruption au beau milieu de la pièce. Il lui sauta dessus pour la mettre à terre,
mais elle lui échappa et s’éloigna hâtivement vers l’escalier. Il se redressa, et
tenta de la rattraper alors qu’elle descendait les marches en courant, en relevant
le bas de sa robe.
Un autre individu l’empoigna avant qu’elle n’atteignît la porte d’entrée. Il la
frappa si violemment au ventre qu’elle en perdit l’équilibre et tomba. L’un de ces
hommes se pencha vers elle, et lui dit à l’oreille qu’il fallait obéir à tout ce qu’il
lui demanderait de faire, parce que sa vie dépendait de ses refus. Puis, il lui
ordonna de remonter dans sa chambre. Tandis qu’ils forçaient cette malheureuse
à écrire une lettre à l’intention des frères Stredfort, de vieux souvenirs
commencèrent à ressurgir de ma mémoire. J’avais oublié son visage, mais pas le
nom de Pearl Federigui. Après l’avoir fermement plaquée contre le sol, l’un
d’eux entailla les veines de ses poignets, alors que les yeux de la jeune femme se
remplissaient de larmes. Sa chair était à vif, le sang se répandait rapidement sur
le carrelage. C’était une scène effroyable, une terrible réalité. Elle ne s’était pas
suicidée, c’était un crime maquillé. Je me sentis impuissant, je ne pouvais rien
faire, juste attendre son dernier souffle.
— Cette fille ne fera plus de mal à qui que ce soit. Elle a eu son compte !
Maintenant, allons-nous-en, Connor.
— Nous n’avons pas encore fini. Il faut suivre à la lettre ce que les Stredfort
nous ont demandé de faire. Je vais me charger d’écrire quelques inscriptions
cabalistiques de rites vaudous sur les murs mais aussi sur le sol.
— Des trucs de sorcellerie ?
— Ne t’inquiète pas, je sais parfaitement ce que j’ai à faire. Toi, accroche ses
poupées sur cette cloison. Et ensuite, attends-moi en bas. Je dois m’assurer que
tout ressemble à un suicide.
Puis, cette vision prit fin, me laissant sans voix et dans l’incertitude complète.
J’étais anéanti par ce que je venais de voir et d’entendre. C’était un sentiment de
perte de quelque chose qui ne reviendrait peut-être plus jamais : la confiance. Je
ne sus quoi penser, je ne pouvais pas imaginer une chose pareille, et mon
inquiétude se porta sur la réalité de l’implication des frères Stredfort dans ce
crime. Les larmes envahirent mes yeux, c’était insensé. Non, je ne voulais pas y
croire…
FIN
Pour le lecteur,