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Eve

Ruby Lenn
Les Ombres - Tome 2
Les Informateurs



© Eve Ruby Lenn, 2018
ISBN numérique : 979-10-262-2174-6









Illustration couverture :
https://www.tiphs-art.com/


Tôt ou tard, ils vous observeront,


vous identifieront et vous jugeront.
Aucune issue possible, aucune chance d’y échapper.

1
10 février 1905
La mission Endler

Cette fin de soirée ne pouvait pas être qualifiée de prometteuse. La presse


quotidienne annonçait des mois d'incertitude et de tensions. Sûrement les plus
démoralisants pour le monde de la finance internationale. Après l’attaque
surprise du Japon sur l'escadre russe à Port Arthur, les journalistes les plus
pessimistes ne présageaient rien de bon. Même si cet article me semblait quelque
peu ambigu dans son contenu et dans son degré de fiabilité, je ne pouvais
m’empêcher de voir à l’horizon les lueurs d’un prochain carnage. À croire qu’en
ce monde, les gens ne pourront jamais vivre en paix. Dans la rubrique « Météo
du jour », entre autres choses, on parlait de l’approche de cette saison qui suit
l'hiver et précède l'été « Le printemps arrive ! » avait titré son auteur, comme si
nous ne le savions pas.Je n'ai jamais été enclin à idéaliser le métier de
journaliste, mais cette absence de professionnalisme et cet aveuglement
qu’abordent certains barbouilleurs de papier quand ils survolent un sujet sans
prendre le temps de témoigner de la réalité des faits, commençaient sérieusement
à me peser. Sans aucune prétention, je pensais que le moment était venu pour
moi de reprendre la plume. J’ai tant de choses à raconter.

C’était avec de sombres pensées que je refermais mon journal. J’étais


tellement fatigué, que j’arrivais à peine à ouvrir la bouche pour respirer quelques
bouffées d'air frais. À cet instant, j’aurais aimé ne plus réfléchir à rien et
débarrasser mon esprit de tous ces résidus toxiques qui gênaient ma sérénité.
Depuis quelques heures, je collectionnais à regret les tendances négatives. Parce
qu’il y avait une distribution de malchance ces jours-ci.J’observais avec
nostalgie ces arbres mis à nu et plongés dans la dormance par la plus redoutable
des saisons. Un vol de chauves-souris planant au-dessus du parc changea
instantanément l’aspect du paysage. C’était comme si la nature complice de ces
chiroptères s’amusait à rendre mon champ de vision un peu plus macabre.
J’aurais aimé me détacher ne serait-ce qu’un instant, des effets pervers du
manque de sommeil. Sentir la douce chaleur qui envahit oisivement l’espace,
quand les bras de Morphée nous enlacent. Mais je devais me résigner à cette
envie, et sortir me dégourdir les jambes en espérant que cette promenade
m’éclaircît les idées.

Alors que j'enfilais mon manteau sur le pas de la porte, une brise humide
perça mes vêtements et refroidit mon corps déjà bien fatigué. Ma pilosité se
hérissait comme celle du dos d'un chat avant qu’il ne passe à l'attaque. Enfonçant
mes mains dans les poches, je descendis à grandes enjambées l'allée d’Ormes en
prenant soin de contourner les nappes d’eau laissées par la pluie du matin. La
chienne qui m’avait suivi,poussa soudainement des grognements. Elle reniflait
bruyamment, et sa queue frétillait comme un poisson qui se débat au bout d'une
ligne.

Au bout de quelques secondes,Natsu redressa sa tête étoffée d’une belle


fourrure rousse, et se mit à l’arrêt. Un gémissement suspect arrivant d’un
buisson, comme si quelqu'un pleurait, attira mon attention.Puis plus rien, hormis
le bruissement du vent.Sur les branches du vieux chêne, les silhouettes noires de
ces petits oiseaux de nuit dont les yeux brillent de mille éclats, espionnaient mes
moindres gestes. Lentement, je marchais vers le milieu du parc, plongeant dans
une fine pénombre.En raison de la relative obscurité générée par les nuages qui
obstruaient la clarté de la lune, je ne voyais rien. Mais j’avais l’ouïe
suffisamment aiguisée pour reconnaître les bruits provoqués par l’homme, et
ceux qui me venaient aux oreilles n’avaient rien de familier.

À chaque pas mon inquiétude grandissait, et mon bon sens me recommandait


de faire demi-tour. Le fait que la chienne grognait derrière moi ne m'aida pas à
avancer. Des masses sombres se déplaçaient d’un arbre à un autre, sous mes
yeux,tandis que les branches retombantes des bosquets s’agitaient en tous sens.
C’était bien la première fois que j’observais une telle animation autour de la
demeure.J’aurais été soulagé de voir ces silhouettes porter une culotte d’acrobate
de Barnum & London Circus, mais elles n’étaient sûrement pas ici pour me
divertir. J’avais le sentiment d’être un intrus dans un espace maudit. Ces choses,
grandes, difformes, sombres et inquiétantes, sortaient de partout. C’était comme
si j’avais la lame d’un couteau pressée contre mon cou. Je me sentais en danger.
« Quelle idée m’a pris de m’enfoncer dans ce parc ! » murmurai-je.

Chaque inspiration s’entravait dans ma gorge. Ma cage thoracique se


contractait comme le soufflet d’une vieille cornemuse qui se dégonfle sous la
force de la pression. La proximité de ces redoutables entités, que l’on appelle
« Les autres », me fit prendre conscience, que la frontière entre la vie et la mort
ne tient vraiment qu'à un fil. Si j'avais alors une chance de pouvoir me tirer de ce
bourbier, peut-être devrais-je tenter de fuir aussi vite que ma carcasse le
permettait.

Serrant les poings et la laisse de la chienne entre mes doigts, je finis par courir
jusqu'à la maison. C’était comme si le diable était à mes trousses, ce qui n’était
pas totalement faux. Après avoir monté l'escalier et traversé le portique à
colonnes, je repris un semblant de respiration, en essayant de ne pas cracher mes
poumons. Ce qui n’aurait pas été des plus agréables. Tandis que je m'écroulais
sur le sol du hall, une douleur lancinante enflamma ma conscience. Le genre de
douleur qui transforme notre esprit en champ de bataille.En ces temps terribles,
je n'avais pas le droit de m'abandonner au chagrin et à l’abattement. Après avoir
remis en place mes lunettes qui avaient glissé sur mon nez, je me sentis saisi
d’une solitude pesante, comme si je me retrouvais seul dans un lit au milieu d’un
immense dortoir.Il semblait qu’une fois de plus, le fardeau de la culpabilité avait
réussi à se frayer un chemin jusqu’à ma mémoire, atteignant un ensemble
d'images et de souvenirs.Le chaos de ma dernière mission...
Un jour auparavant

« Endler » : c’était le nom officiel que notre informateur, Steven Wright, avait
donné à cette mission. Nous avions emprunté un vieux chemin extrêmement
étroit, où les maisons les plus proches se situaient à plus d’un mile à vol
d’oiseau. En raison des malédictions qui planaient ici-bas, peu de gens
s'aventuraient sur ce morceau de terre aride des Midlands de l'Ouest. Les feuilles
jaunies et glissantes qui s’entortillaient de neige fondue sous nos bottes rendaient
nos pas incertains. C’était sûrement l’itinéraire le plus désagréable que j’ai eu à
parcourir durant toute ma vie.Puis, comme un doigt géant pointant vers le ciel,
nous vîmes ce sinistre et imposant bâtiment de briques rouges. C’était pour nous
un soulagement, nous étions presque arrivés à notre point d’Observation.

En examinant cette structure, je m’étais dit que son architecte n’était pas un
romantique dans l'âme. Tout ici était construit au bord de la désillusion. C’était
lamentable, il nous avait même fallu longer un vieux cimetière défraîchi, et
contourner le rempart de murs massifs qui ceinturait la bâtisse pour pouvoir
atteindre la grande porte d’entrée. Comme des taches d'encre noire parsemées
de-ci, de-là, des corbeaux croassaient à tout vent. J’avais eu l’impression que
leurs cris contenaient de terribles secrets. Nul être humain ne peut se soustraire à
cette envie en arrivant ici : fuir à toutes jambes ! Mais au comble du désespoir, je
parle du pénitencier de Tipton.Rien qui ne puisse ravir l'œil.

Tandis que nos pieds continuaient à s’enfoncer dans la neige et que les
sentinelles préposées à la sûreté de l’établissement se tenaient à leur poste, nous
nous étions demandé quelle idée avait pu pousser des hommes à bâtir une prison
à quelques pieds seulement de ce jardin des allongés. Pour toute réponse, notre
informateur, sans l’ombre d’un sourire, nous avait retracé les événements à venir.
La tragique nuit du 22 février 1860, restera l'un des pires désastres que la petite
ville ait rencontrés.Pour des raisons que l'on ignore, et connues que par Dieu lui-
même, une partie de l’édifice fut entièrement dévastée par un gigantesque
incendie. L’extinction de cette fournaise avait requis la manœuvre de dix-sept
pompes et plusieurs d’entre elles avaient été utilisées pour préserver le reste du
bâtiment des flammes. Il aura fallu toute une nuit aux pompiers pour éteindre le
brasier.

Les prisonniers décédés lors de ce tragique événement, seize au total, se
trouvaient au sous-sol. Les enquêteurs avaient certifié que le feu avait été
délibérément allumé, peu avant 19heures. Par qui ? À ce jour, cela reste un grand
mystère.
— Laissez-moi deviner, Steven. Après cette seule version, l’enquête a été
clôturée ?
— Je ne vais pas entrer dans les détails, cela demanderait trop de temps. Mais
la réponse est oui, Duncan.
Nous étions arrivés devant une vaste cour intérieure,couverte et divisée en
plusieurs ateliers d'activités économiques dans laquelle on se doutait à quoi
servaient les prisonniers.
— Bienvenue en enfer ! maugréa Killian en prenant son air le plus sérieux.
— On trouve ici tout ce dont on a besoin pour une existence misérable,déclara
amèrement l’aîné.
— La prison est sûrement le seul endroit sur terre où il est impossible de
compter sur un accueil chaleureux, répondis-je. La plupart des gens s’imaginent
que le mal est derrière ces pans mais ceux qui vivent à l'extérieur sont parfois
bien plus hostiles et dangereux.

Et tandis que mon regard se tournait vers les murs grisâtres qui s’élevaient
tout autour de nous, j’ai entendu des paroles prononcées par une voix qui m’était
familière.Un accent étrange, chaleureux, bavard et spécifique à celui des
habitants de Liverpool. J'ai regardé en arrière et vu cet homme à forte carrure,
aux cheveux noirs, portant une robe de religieux. Il venait d’ouvrir une porte
d'un simple coup d'épaule, il s’agissait de l’aumônier de la prison Craig
Bowman. Une de mes vieilles connaissances.J'avais eu l’occasion de le
rencontrer par l'intermédiaire d'un ami historien dans un colloque consacré au
thème « la vie et la mort », trente ans après ce terrible événement. Les preuves
de l’existence du paradis et de l’au-delà n’étaient pour moi que « folklore ».
J’étais croyant, mais cela me paraissait peu probable. Il avait ri, et j’avais bien
compris que sa petite moquerie n’avait rien de méchant.

Même si ces dialogues philosophiques sur la vie après la mort m'avaient


littéralement laissé pantois, j’avais apprécié sa compagnie. Nous nous étions
quittés avec la promesse de nous parler en tête à tête, parce que nous ne nous
étions pas tout dit et qu’une prochaine discussion serait la bienvenue. Mais le
destin en a décidé autrement. Renversé en pleine nuit par une voiture et
abandonné à la faucheuse sur la voie publique, il avait succombé à ses blessures
quelques heures plus tard. Je n’avais pas eu l’occasion de le revoir, en tout cas
pas avant le jour de ses funérailles. Étrangement, son visage était lisse, alors que
je l’avais connu avec des rides profondes, des sillons creusés par le temps pour y
semer la vieillesse. C'était une situation très étrange, et profiter de cet instant
fugace m’importait plus que tout.
— J'ai l'impression que vous connaissez cet homme ?s’étonna Duncan.
— Il s’agit de Craig Bowman, un généreux ecclésiaste.
— J’imagine que de folles pensées traversent en ce moment votre esprit.
— C’est à peu près cela. J’aimerais courir vers lui, devenir visible et lui dire :
mon cher ami, vous aviez raison sur bien des choses ! Et ensuite, le mettre en
garde contre cet accident qui lui a si cruellement ôté la vie. S’il ne tenait qu’à
moi, je prononcerais ces quelques phrases en regardant ce bonhomme droit dans
les yeux. Si j’en avais l’autorisation, je changerais son futur…
— Mais vous ne pouvez pas enfreindre cette règle. Aussi amer que cela puisse
paraître, vous ne pourrez pas modifier son avenir.
— Je le sais bien, et c’est ce qui m’attriste le plus.
— Puisque vous êtes dans les souvenirs, Wilson, avez-vous gardé trace du
troisième prisonnier, le plus maudit du Royaume-Uni,m’interrogea Killian en
posant sa main sur mon épaule, refoulant d’un revers de manche mes pensées.

Au risque de le décevoir, ma mémoire, souvent défaillante, avait conservé les
grandes lignes de l’affaire Jack Miwell. Elles me revenaient à l’esprit aussi
limpides que du cristal. Il y a quelques années, il fut inculpé du meurtre de vingt-
deux personnes. Des crimes qu’un brillant inspecteur du nom de Donan
Chalmers avait fini par lui faire avouer. Jack avait été professeur en sciences
mathématiques, avant de se retrouver au chômage. Son divorce l’avait
littéralement détruit. Il avait alors sombré dans l’alcool, devenant par la même
occasion un personnage exécrable et peu recommandable. Sa conscience était
tombée dans un tunnel obscur, sans retour possible. Comment pouvais-je oublier
cette ordure qui brûlait les maisons de ses victimes après les avoir dépouillées et
torturées.
J’avais répondu à la devinette du cadet en ajoutant une phrase dans l’idée de
l’agacer. Et cela avait bien fonctionné…
— Comme vous pouvez le constater, jeune homme, je suis vieux mais pas
encore sénile.
— Ravi de vous l’entendre dire, pendant un instant j’ai eu un doute à ce sujet !
— Avez-vous une autre question à me poser, Killian ? Ou dois-je comprendre
que l'examen de ma boîte crânienne est remis à une date ultérieure ?
— Puisque vous me le proposez si gentiment, quelle était la dernière
malédiction de Jack ?
J’ai toujours été un fervent partisan de ce vieux dicton : il faut tourner sept
fois sa langue dans sa bouche avant de parler ! Pourquoi ne l'avais-je pas mis en
pratique ? Les mauvais sentiments dont débordait ce monstre étaient si
nombreux qu'ils vaquaient comme un troupeau de moutons dans ma mémoire.
Fort heureusement, l’aîné m’avait soulagé de cette absence de mémoire.
— « Ce n'est qu'une question de temps ! Les flammes de l’enfer vous
brûleront vifs et vous réduiront en cendres ! » telles étaient les dernières paroles
de Jack Miwell avant qu’il ne rende son ultime souffle. Aujourd’hui encore,
beaucoup de gens pensent que l’incendie de Tipton est lié à sa malédiction…
apparemment « beaucoup » ne s’adresse pas à vous, Wilson.
— Pourtant friand de revenants et de contes fantasmagoriques, je n’en ai
jamais cru un mot. Le nom de ce monstre n'aurait probablement jamais figuré
dans les pages des journaux, si Doug Callum, ce journaliste en mal d’inspiration
n’avait écrit toute une série d'articles sur ce meurtrier. Fallait-il être idiot pour
accorder crédit à toutes ses salades.
— Au risque de vous désappointer, je crains d’être un idiot, annonça avec
humour le cadet.
— Vous plaisantez, n’est-ce pas ? Et moi qui pensais que les gens cultivés ne
croiraient pas à cette histoire tellement elle contenait d'incohérences dans la
narration des événements…
— Désolé de vous décevoir, Wilson. Sachez néanmoins que ma petite
expérience de la vie m’a appris à bien des égards que les mauvaises actions de
certains hommes prennent uniquement forme dans leurs paroles.
— Heureux de vous l’entendre dire, jeune homme, vous regagnez
soudainement mon estime !

L’imposant bloc central de trois étages, chacun constitué de minuscules
cellules parquées autour du vaste atrium, se dévoilait sous nos yeux. Les
pensionnaires étaient assis sur des couchettes en bois pourri, sur lesquelles grand
nombre arrivaient malgré tout à dormir. Quelques malheureux avaient le front
appuyé contre les barreaux de leur geôle, l’esprit flottant dans des contrées
inconnues. Ils étaient si amaigris que leurs côtes se dessinaient en relief sous leur
peau souillée. Peut-être était-ce cela l’enfer, une sorte d’académie de l'abjection
où l’expérience de tous les crimes semble empilée. Un endroit dans la saleté et la
crasse duquel on ne peut espérer sortir. Effroyable vision que ces hommes en
suppression de liberté finissant une grande partie de leur vie entre ces murs, alors
que dehors de bonnes choses sont en attente d’accomplissement.

Dans l’optique de décourager les gens à commettre des infractions ou des
homicides, ce bâtiment demeurait une parfaite réussite. Ici, toutes les peines
impliquaient des travaux forcés, et la moindre désobéissance entraînait de graves
sanctions. Le problème était que tous les détenus n'étaient pas si manipulables.
Les fortes têtes qui ne respectaient pas le règlement étaient sévèrement punies.
On les soumettait au système silencieux : l’isolement cellulaire. Le but était de
les écarter de toute influence négative. Une mise en quarantaine stratégique, qui
permettait à ces individus de réfléchir sur les actes qui les avaient conduits
derrière les barreaux. D’une certaine manière, on les obligeait à affronter leurs
propres fautes. Mais cela ne fonctionnait pas toujours. Quelques hommes
développaient de graves troubles psychologiques et finissaient par se suicider.

On comprenait aisément, en observant cet environnement hostile et les règles


de vie imposées, les raisons qui poussaient certains d’entre eux vers cette étape
désespérée : « l’évasion ». Parmi tous ces prisonniers, Killian remarqua un jeune
garçon en piteux état. Il avait les doigts entortillés autour des barreaux, comme
s’ils avaient été soudés aux grilles. Sur toute la longueur de ses bras jusqu'aux
coudes, on pouvait discerner de fraîches cicatrices. En y regardant de plus près,
tous ses membres paraissaient retors, ses épaules donnaient l’impression d’avoir
été déviées de leur axe.

Un gardien, qui passait au même moment, s'approcha de lui furieusement et


s'arrêta à quelques pouces. Sans aucune raison apparente, il lui frappa l'extrémité
des mains avec sa matraque. Le pauvre garçon se mit à l’abri au fond de sa geôle
loin de cette brute qui, satisfait, s’en retourna reprendre sa ronde. J'avais maintes
fois pu constater que les représentants de l'administration pénitentiaire et
particulièrement les gardiens de prison cherchaient par tous les moyens à
humilier les prisonniers.
— L'homme se comporte parfois comme un animal, un prédateur, cruel,
calculateur, qui aime piétiner la vie d’autrui, s’insurgea Killian. Pouvez-vous
imaginer, quelle pourrait être notre existence dans cet endroit quine connaît que
la souffrance, les remords, et les couleurs neutres.
— Ici, on finit par oublier à quoi ressemble le soleil, pensa son frère, en
regardant pensivement la petite cellule aux murs décrépis et couverts de
moisissures. Mais l’être humain a toujours su s’adapter aux pires conditions,
comme vivre dans l'obscurité sans jamais voir la lueur du jour.

Cette privation de couleur serait certainement très dérangeante pour l’artiste


peintre qu’est Killian à ses heures perdues. Pensant échapper à des poursuites et
à la justice, la plupart de ces détenus n'avaient jamais envisagé l’éventualité de
terminer le restant de leur vie entre quatre murs. « Si certains paraissent ici à leur
place, d’autres ne méritent nullement l’enfermement ! » s’exclama notre
informateur en tapotant l’épaule du cadet. Et Dieu sait qu’il avait raison. À
l’époque où je travaillais en tant que chroniqueur, on m'avait demandé
d’enquêter sur des histoires tragiques qui s’entouraient d’une grande injustice. Et
c’était ce que j’avais fait. À cet instant je ne pouvais m’empêcher de penser à
toutes ces innocentes victimes, emprisonnées pour quelques pennies.

Pendant que nous traversions le long corridor, Killian sifflota un air triste.Une
chanson populaire que j’avais entendue plus d’une fois et dont le nom
m’échappait.
— Rappelez-moi le titre de cette mélodie ?
— La vieille complainte de Clyde. On racontait que certains soirs de pleine
lune, le fantôme de Jimmy Gelbero,dit « Le Pinson », errait dans les couloirs en
chantant « Retenus captifs par des chaînes sans fin, ma vie sommeille, s'envole.
Le chagrin siège dans mon cœur et empoisonne toute source de bonheur… » Ce
gars était pour moi, le personnage le plus intrigant dont j’ai pu lire les faits
divers dans la presse. Avez-vous écrit un article sur lui ?

J'avais vraiment envie de lui exprimer tout ce que je savais au sujet de son
idole. Comme le fait que Jimmy était fainéant, pauvre d'esprit et toujours à
l’affût de mauvaises combines. Cela aurait été tellement plus facile si cet homme
avait choisi la voie de la sagesse. Je n’aurais eu aucune difficulté à en dire du
bien et ainsi satisfaire les attentes du cadet. Le sourire qui s'était instantanément
formé sur les lèvres de Duncan m’envoyait un léger signal, du genre « attention
où vous mettez les pieds, Wilson ! » Je savais déjà que rien de bon ne sortirait de
cette discussion.
— Au risque de vous décevoir, son histoire ne m’intéressait pas plus que cela.
Et pour une raison quelconque, je n’ai jamais consacré une minute de mon temps
à cet homme.
— Voilà qui est assez surprenant de votre part, le fantôme de Jimmy n’était
pas dans vos cordes ? Peut-être trouviez-vous son malheur pas suffisamment
attrayant pour vos lecteurs ?
— Exactement. Il n'y avait rien de surnaturel. Je n’ai jamais cru au folklore
qui a suivi sa mort. Sachez que je n'appartiens pas à cette catégorie d'écrivains
qui écrivent toutes sortes de récits pour gagner aisément de l'argent et devenir
célèbres. J’ai eu le dossier de Jimmy sur mon bureau, mais je l’ai laissé à
d’autres. Vous ne l’avez pas encore prononcé, mais j'entends déjà votre
prochaine question : pourquoi ? Simplement parce qu'il ne faisait rêver personne.
C’était juste un drogué qui avait cherché des repères dans sa vie d’adulte.

Après cette fâcheuse phrase, je vis des grimaces comiques apparaître sur les
visages de Steven et de l’aîné, obligés de se retenir pour ne pas éclater de rire.
J’avais bien compris que je venais de mettre les pieds sur un terrain marécageux.
Mes débats avec le cadet prenaient parfois la tournure d’un duel. En tout cas, ils
me laissaient souvent la désagréable impression d’avoir perdu un membre.
— Par conséquent, vous estimez qu’il méritait son sort ?s’insurgea-t-il, hors
de lui.
— Il a poignardé à plusieurs reprises un agent de police. N'essayez pas de me
persuader qu’il était un brave homme !
— Qui fort heureusement s'en est plutôt bien tiré ! Dois-je vous rappeler que
Jimmy était atteint d’une incurable et douloureuse maladie ?
— Que seules certaines drogues locales soulageaient, je suis au courant. J'ai
eu le temps d'étudier certains rapports et décisions de justice, et la plupart d'entre
elles m’ont retourné l’estomac.
— Alors admettez, Wilson, que ce pauvre gars a sûrement remporté le
concours de l’homme le plus malchanceux !
Son entêtement était aussi fort qu’une corde d'acier et cela avait tendance à
m’irriter.
— Comment pouvez-vous avoir autant de bons sentiments envers lui ?
Il monta l’escalier au pas de course, fougueux que je n’aille pas dans son sens.
Et une fois arrivé à l’étage, il enchaîna en agitant ses bras de façon spectaculaire.
John Rise Lindley, accusé de larcin et emprisonné pour quelques malheureux
haricots. Paul Owen, puni pour le vol de douze œufs de poule en mai 1858, et
mort à l’âge de seize ans en prison après avoir été battu ! William Acheson,
reconnu coupable de l’enlèvement d’une volaille le 21 avril 1845, il fut
condamné à perpétuité alors que ce père de deux enfants était tout juste âgé de
dix-neuf ans. Ces malheureux étaient très pauvres et n’avaient personne pour
s'occuper sérieusement de leur éducation.
— Je vous rassure, Killian, la misère, les effets néfastes de la pauvreté, le
déclin des conditions de vie dans les bidonvilles victoriens n’ont pas uniquement
retenu l'attention de Charles Dickens. Je sais combien l’appauvrissement a
conduit d’innocentes victimes vers des peines trop sévères, les exposant parfois
au nœud coulant du bourreau.
— J’ai été plus d’une fois sous l’influence de l’alcool et de diverses drogues,
rétorqua-t-il d'un ton amer, mais aussi de mauvais camarades. Vous, mieux que
quiconque, connaissez les dommages causés par certaines substances. J’ai pu
contempler des phénomènes qui n’avaient aucune interprétation dans mon esprit,
et que les autres ne percevaient même pas…
— Je vois parfaitement où vous voulez en venir, mais ne vous laissez pas
emporter par de folles pensées et espérances, je n’irai pas dans votre sens.

J’avais bien compris qu’il avait une opinion tout à fait différente sur ce sujet,
et que cette discussion ne mènerait à rien. N’ayant fumé de l’opium qu'une seule
fois dans ma vie, et par erreur, je reconnaissais qu’il n’avait par complètement
tort. Mais je n’avais surtout pas envie de lui offrir la satisfaction d’avoir raison.
Certains narcotiques procurent des hallucinations qui se confondent avec la
réalité. Mais dans mon cas, la fuite dans le monde des illusions n’a jamais été
suffisamment puissante pour me pousser à commettre l’irréparable.Cela dit,
Jimmy ne méritait pas la perpétuité, ni même de mourir dans cette prison. Il
aurait mieux valu qu’il fût emprisonné dans un centre spécialisé. À ces faits, ces
infâmes erreurs de justice,je lui avais conseillé d’ajouter à sa liste Henry Catlin.
À peine âgé de neuf ans, il fut reconnu coupable d’un petit vol, une modeste
paire de chaussures. Cet enfant fut enfermé des mois durant : travaux forcés,
isolement cellulaire, et comme si cela ne suffisait pas, des coups de fouet furent
joints à sa peine. Pour ce qui est du reste de son existence, elle fut loin d’être
rose. Si l’autorité judiciaire de l’époque s'était affranchie de cette corruption qui
s'introduisait un peu partout, tous ces malheureux auraient connu un destin bien
meilleur.

Après avoir fait quelques pas, je reconnus à travers les vitres enchâssées de
l’atrium, le charismatique visage du gouverneur de cet établissement, Elwood
Endler.Avec beaucoup d'intelligence et d'humanité, les journalistes avaient salué
la carrière politique de l’homme qui avait joué un rôle décisif dans la réforme
des prisons du Royaume-Uni. Il portait de grosses lunettes à monture noire avec
des verres épais, qui lui donnaient l'air d'un médecin ou d’un professeur. Il se
tenait droit, observant les moindres faits et gestes de ses subalternes, comme une
sentinelle à son poste.

Un individu d’une trentaine d’années, aux dimensions bien moins


impressionnantes, se dirigea vers lui avec un empressement marqué. Il paraissait
extrêmement mécontent,et son directeur nullement ravi de le voir.À ce propos,
Steven nous expliqua qu’il s’agissait d’Edmund Curtis, le gardien en chef. À la
suite de plaintes de violences personnelles sur des prisonniers, une enquête sur
ses agissements venait d'être ouverte.En apparence, les relations professionnelles
entre ces deux hommes ne pouvaient pas être qualifiées de bonnes. Ce qui
donnait tout son sens à cette conversation des plus animées. Elwood argumentait
de manière judicieuse et se comportait même en colère, avec retenue et sérieux.
Il correspondait parfaitement à ce que j'imaginais.

Steven nous fit prendre un long corridor menant à la zone est, notre lieu
d’Observation. Les galeries souterraines étaient passablement éclairées. Le
système d’aération de refoulement d'air ne fonctionnait plus. Entre les odeurs
nauséabondes et la poussière crasseuse qui s’engouffraient par excès dans nos
narines, il était difficile de respirer. Après avoir descendu une vingtaine de
marches à l’aveuglette, nous avons franchi une lourde porte en métal et traversé
un interminable couloir au plafond voûté qui m’avait rappelé une des cryptes
secrètes du Comte Dracula. Il y avait plusieurs cellules, et derrière chacune
d'elles on entendait la voix de quelqu'un. Des gémissements, des ronflements et
des insultes à peine silencieuses.

— Le 22 février 1860, commenta notre informateur, le corps mutilé de Cathy
Nickols tout juste âgée de dix-neuf ans, a été retrouvé dans une canalisation
d'égouts du District de Sandwell. La pauvre fille a été sauvagement assassinée.
Les témoignages et les indices recueillis sur place ont très vite orienté les
enquêteurs vers la piste de deux suspects.Les deux individus ont été arrêtés
quelques heures plus tard. Bien qu'il n'y ait guère que des présomptions contre
eux, ils ont été interrogés, puis placés en garde à vue pour meurtre. La police
continue à collecter des informations les incriminant. D’une minute à l’autre, ils
seront conduits dans une de ces cellules.
— Je suppose qu’ils sont innocents ?
— Exactement, Killian, sinon vous ne seriez pas là.Dix mois après cette
affaire, un individu a avoué l’homicide de Cathy Nickols. Mais il était trop
tard,le mal était déjà fait.
— Parce qu’ils vont mourir avec d’autres dans cet horrible incendie… S’il est
une mort que je redoute le plus, c’est bien celle qui consume la chair, souffla
l’aîné.
Steven acquiesça d’un signe de tête et nous tira sa révérence dès qu’il vit
l’escorte de quatre gardiens, emmener les hommes que nous attendions dans une
cellule éloignée. Ils marchaient comme des militaires en patrouille, à pas
cadencés.
— Pourquoi nous enfermer au sous-sol ?s’étonna l’un des prisonniers.
— Tous les petits nouveaux sont conduits ici dès leur arrivée, s’exclama le
geôlier tout en verrouillant la grille. Maintenant, ferme ta gueule !

Ces pauvres gars n'avaient aucune idée du destin qui les guettait.Après dix
longues minutes d’attente, deux hommes avaient rejoint l’escorte. Il s’agissait du
gardien en chef et d’un visiteur en costume gris trois-pièces. Ce dernier avait les
tempes grisonnantes, les yeux marron et le regard plein de colère. Je n'étais pas
trop surpris de voir Edmund Curtis ici, après tout ce que Steven avait dit de lui.
Il présenta les deux malheureux à son invité, en les désignant du doigt. James
Sleeman, le plus âgé avait une carrure massive, il devait mesurer plus d’un mètre
quatre-vingt-dix pour un peu plus de cent-vingt kilos. Il portait une mince
cicatrice sur la joue gauche et des tatouages d’encre noire sur les poignets.
Quand il croisait les bras, les plis de sa chemise donnaient l’impression qu’elle
était trop petite et qu’elle allait éclater d’un moment à l’autre. Joe Eliacin, son
compagnon de cellule et demi-frère, était beaucoup plus chétif. Son front dégarni
le faisait paraître plus âgé, mais en y regardant de plus près, il devait seulement
avoir une trentaine d’années. Après quelques secondes de silence, durant
lesquelles chacun s’observait avec mépris, Curtis reprit la parole.
— Je vous présente le père de la jeune fille que vous avez assassinée,
monsieur Nickols. Il tenait à vous rencontrer. Je lui ai dit que ce n'était pas une
bonne idée, mais il n’a rien voulu entendre.
— Très touchant, mais vous perdez votre temps, Monsieur, parce que nous
n’avons tué personne, répondit aussitôt Sleeman.
— Pensez-vous que je vais croire ce mensonge ? Des gens vous ont vus !
— Permettez-moi de vous donner un conseil, poursuivit Curtis. Si vous voulez
vous en tirer, dites-lui la vérité.
— Je le répète sans fin, répliqua-t-il, jamais nous n'avons fait de mal à qui que
ce soit. Et encore moins à cette fille !
— Tais-toi, imbécile !maugréa le gardien en chef. Redis-ça encore une fois et
je te carre ma matraque dans le cul. Les murs sont épais dans ce sous-sol,
personne ne t’entendra hurler. Alors ne fais pas ton malin. Toi et ton frangin
n’êtes pas ici sans raison. Des indices permettant de vous relier à ce crime ont
été retrouvés sur place.
— Comment ça, vous avez trouvé des indices nous impliquant ? s’enquit le
plus jeune. Je jure... nous n’avons pas tué votre fille !
— Ne dis rien de plus ! ordonna son frère d’un ton sec. Ils cherchent à nous
coller ce meurtre sur le dos. Tout ce qu’ils veulent, c’est nous embrouiller
l’esprit. Comme ces inspecteurs, parce qu’ils n’ont pas la moindre preuve contre
nous. C'est des bêtises tout ça !
— Avez-vous besoin d’une preuve, Curtis ?demanda Nickols en souriant.
— Non, monsieur, avec ou sans, on fera quand même le boulot.
— De quoi parlez-vous ?interrogea Eliacin avec grande inquiétude.
— Tu vas fermer ta gueule ! cria le frangin. Tu ne vois pas qu’ils essaient de
nous faire peur.
On pouvait lire sur le visage de Sleeman la colère qu’il ressentait, mais aussi
le désarroi qu'il tentait de dissimuler derrière une expression arrogante.
— Si vous avez d'autres devinettes, reprit-il, n'hésitez pas à rendre visite à nos
avocats. Nous n’avons plus rien à vous dire, alors au revoir, messieurs.
— J'ai une dernière question à vous poser, réagit Nickols : vous n’éprouvez
pas de remords ? Aucun ?
— Pourquoi aurais-je des remords à cause d’un crime que je n’ai pas
commis ?rétorqua-t-il avec une pointe d’ironie. Je ne suis coupable de rien. Vous
voulez écouter ma confession ? La voici. J’aurais bien aimé vous mentir, si cela
pouvait vous aider à faire votre deuil. Mais peut-être qu’après m’avoir tendu
l’oreille, vous allez me tirer une balle dans la tête. Alors autant vous laisser avec
votre souffrance. Je parlerai devant le juge. Et en même temps, je lui ferai un
résumé de ce que j'ai vu, de ce que j'ai entendu, ici !

Derrière les yeux noirs de Nickols,il n'y avait plus cette lueur qui illumine
notre regard lorsque la porte de la conscience s’ouvre. Je n’avais perçu que cette
noirceur, celle qui amène les hommes à commettre des actes irréfléchis. La
conversation entre ces deux individus avait été comparable au dialogue que
peuvent avoir un chien et un chat. Je m’étais demandé ce qui pouvait pousser
Sleeman à tenir de tels propos.La prudence n'a jamais fait de mal à personne, et
son comportement était loin d’être des plus intelligents.
Je m’étais lentement retourné pour observer le visage de mes consorts. Il y
avait une question qui se débattait souvent entre nous : le déclic qui change
tout.Duncan, était persuadé que cette phrase avait conduit ces hommes vers une
mort certaine. Pour le cadet, Sleeman venait de donner la pelle à son bourreau
pour creuser sa tombe.Pendant que Curtis tapotait nerveusement son poing dans
la paume de sa main, Nickols l’entraîna avec nervosité un peu plus loin. Il
contourna l'aile droite et se mit dans un coin reculé.L’ouïe des Observateurs étant
extrêmement sensible, nous pouvions entendre les propos qu’ils échangeaient.
— Je n’ai pas envie de voir ces monstres s’en sortir ! alors faites le
ménage, Curtis, et faites-le convenablement.
Pas besoin d’être une diseuse de bonne aventure pour deviner les idées qui
occupaient l’esprit de ces hommes.
— J’aurais bien foutu une raclée à ces ordures.
— Je sais mon ami. Mais je compte sur vous pour qu’ils reçoivent beaucoup
plus qu’une simple correction. C’est la seule chose qui pourrait apaiser ma peine.
Ne me décevez pas, et restons sur notre accord.
— Votre frère a été grandement satisfait par nos services, il en sera de même
pour vous.
— Je l’espère. Vous obtiendrez l’argent…une fois ce problème réglé.
— Je vais donner des instructions à mes gars et vous tiendrai au courant. Je
pense même pouvoir vous offrir une option gratuite : faire longuement souffrir
ces ordures.

La cupidité de certains hommes est capable de bien des choses, y compris
d'adopter les comportements les plus idiots. Je me détournai de ces hommes pour
expirer l’air toxique de ce sous-sol. Maintenant, je savais avec certitude
qu’Edmund Curtis était un personnage dépourvu de bon sens.Après une poignée
de main chaleureuse, Nickols se dirigea vers la sortie où un gardien l’attendait
avant de disparaître dans l'arche menant à l'escalier. Avec écœurement, nous
avions compris que ces agents pénitentiaires avaient commencé à créer leur
propre petite entreprise. Duncan nous fit savoir que dans une cellule vide un peu
plus loin, deux officiers avaient déversé le contenu d’un bidon de kérosène sur
une pile de vieux vêtements. Ils avaient également répandu du liquide sur les
murs contre lesquels reposaient des planchettes de bois pourris.Il suffisait de
jeter une allumette pour que tout s’enflammât. Et c’était ce que Curtis venait de
faire, là, juste sous nos yeux grands écarquillés. Les vapeurs du kérosène
provoquaient de fortes explosions. Et ce qui était prévu arriva…

À présent, tous se précipitaient vers la sortie comme un essaim de mouches


folles, alors que le feu se propageait rapidement aux structures avoisinantes.Les
mauvaises intentions de ces gardiens avaient finalement pavé leur route vers
l’enfer.J’avais l’impression que les semelles de mes chaussures commençaient à
fondre. En courant vers l’unique issue, nous avons arrêté notre regard sur ces
deux prisonniers qui avaient observé le départ hâtif des geôliers. On pouvait voir
la peur déformer leur visage. Tous les signes précurseurs d’une fin prochaine
apparaissaient avec évidence sous leur nez. Tandis qu’ils s’agitaient dans leur
cellule en criant d’une même voix « Laissez nous sortir… Au secours… », la
fumée cheminait au-dessus de nos têtes, griffonnant l'atmosphère de serpentins
cendreux. Les flammes se multipliaient jusqu'à atteindre les geôles. On
commençait à entendre les cris des malheureux enfermés un peu plus loin. Les
portes, les murs, et plafonds perdaient leur apparence sous nos yeux et glissaient
lentement vers un décor glauque.
Les rats filaient à toute allure entre nos pieds, comme s’ils avaient une armada
de chats au derrière.Le rugissement des flammes était si puissant, qu'il étouffait
tout autre bruit. Un peu plus loin dans une cellule, trois prisonniers se roulaient
sur le sol dans une tentative pour stopper le feu qui commençait à ronger leur
chair. Il n’y avait rien de plus difficile que rester là, les yeux grands ouverts, à
observer impuissants ceux qui tentaient de sauver leur vie en martelant les murs
de briques pour s’échapper.C'était une vision d'horreur qui éveillait la pitié.
Même si les actions de chaque être humain prennent des formes bien distinctes
sur terre, aucun ne mérite de mourir ainsi.
Ce spectacle dépassait toutes les promesses de l'enfer, et pendant un long
moment une vague d'angoisse inonda mon esprit. L'odeur de chair brûlée était
différente de tout ce que j'avais pu expérimenter jusqu'à présent, j’en avais des
nausées. Beaucoup d’hommes rêvent d’une mort sans douleurs, sans souffrances,
force était de constater que peu de gens vivent leurs rêves.Il semblait que le
prince des ténèbres avait réussi à se frayer un chemin vers la surface. Après
avoir rejoint l’arche de sortie, une lumière extrêmement violente nous enveloppa
pour nous extraire de cet endroit. Quand j’ouvris les yeux, j’ai compris que je
n’avais pas été ramené dans la bibliothèque. Quelque chose n'allait pas, j’étais
seul, au milieu d’une pièce éclairée par de nombreuses bougies.Un vieil homme
en robe grise était assis derrière une grande table. D’autres silhouettes
encapuchonnées sortaient peu à peu de l’obscurité avec des livres entre les
mains.Au fond de la salle, une imposante porte noire qui laissait filtrer des
hurlements, attira mon entière attention. Je ressentais une peur inexplicable,
quelque chose de négatif. Je voyais ces hommes me regardaient avec dédain.
Apparemment je n’étais pas le bienvenu, moi-même ne comprenais pas pourquoi
les Ombres m’avaient amené dans cet endroit.
Je n’avais pas eu le temps de me poser plus de questions, j’étais à nouveau
enveloppé par une lumière crue. Curieusement, et contre toute attente, je me
retrouvai dans le sous-sol enflammé de cette prison. C’était incompréhensible, et
cette ignorance résonnait dans ma tête comme un avertissement, comme un de
ces mauvais présages qui contrarie la chance. Des nuages de fumée comme
l’étreinte de la mort commençaient à s’engouffrer dans mes narines, me
remplissant d'une terreur sans nom. Duncan et Killian m’observaient avec un
intérêt affectueux, avant de m’aider à me relever. Ils me suggéraient de courir le
plus rapidement possible vers la sortie.
— J'ignore ce qui n'a pas fonctionné dans ce transfert, s’écria le cadet en
toussant et en crachant de la suie. Je me suis retrouvé dans un lieu totalement
inconnu, au milieu d'individus louches… et puis, il s'est avancé vers moi,
calmement, comme pour me rassurer…
Cette façon qu'il avait alors de baisser la tête pour cacher ses yeux brillants,
attira l’attention de son frère.
— De qui parles-tu ?
— De notre grand-père, Richard. Je n'ai pas eu le temps de tout examiner.
Mais lui, je l’ai bien détaillé…
— Tu es sûr de cela ?
— Sans équivoque.
— Tu n'es pas le seul à avoir été transporté ailleurs, il s'agit d'une anomalie
extrêmement importante. Cela dit, j’aurais aimé être à ta place, petit frère.
— Où avez-vous été transporté ?demandai-je.
— J’étais à l'intérieur d’une maison effondrée, qui baignait dans la lumière du
jour. J'ai vu des gens qui accouraient vers moi et qui appelaient au secours,
comme s'il y avait un monstre derrière eux !Puis, une porte noire et lourde s'est
ouverte bruyamment au fond de la pièce, c’était comme si une force invisible
empêchait ces hommes et femmes de s’échapper. Tous étaient lentement aspirés
vers ce trou noir qu’ils tentaient de fuir.
La scène, qu'il venait de raconter si brièvement, nous avait troublés. Après
quelques secondes de méditation, il reprit :
— C’était une tentative de transfert…Mais, nous n'avons pas été envoyés au
bon endroit. Et vous, Wilson, qu’avez-vous vu ?
— Un spectacle bien plus intéressant et moins effrayant,je vous l'assure.
Je leur racontai à mon tour mon histoire.Les quelques minutes de ce voyage
imprévu. Ils étaient tout comme moi décontenancés.J’essayais de me persuader
que ces hommes,après tout,ne me voulaient peut-être aucun mal. Mais quand je
pensais à cette funeste porte et aux cris qui s’en échappaient, j’avais une tout
autre opinion.
— Eh bien, j'ai eu de la chance, souffla le cadet. J'étais loin de m'imaginer que
cette mission allait aboutir à ...notre mort.
— Rien n’est encore perdu pour nous, lança l’aîné avec agacement. Il faut agir
de toute urgence !
— Et quelle solution proposez-vous pour résoudre notre problème ?
interrogeai-je.
— Fuir au travers de ce tunnel ! Parce que je n’ai pas envie de finir grillé
comme ces pauvres gars.
— Espérons que la limite de notre chance ne soit pas épuisée, reprit Killian. Si
nous sortons d'ici indemnes, je promets de réaliser quelque chose de bien !

Nous étions face à un phénomène inexplicable, et une autre tentative de


transfert de ce genre, n’était pas à exclure.J’avais l’impression d’avoir été roué
de coups, et chaque partie de mon corps me faisait affreusement mal. Nous
marchions l'un devant l'autre, en respirant lourdement. Il faisait une chaleur
torride. À peine avions-nous parcouru un espace de trois cents pas, que le sol
s’était mis à trembler sous nos pieds.Dans une tentative de maintenir l'équilibre,
nous nous étions appuyés contre le mur. Mais une fois de plus, nous avons été
aveuglés et transportés dans un autre lieu, dans l'obscurité complète et
l'incertitude. Je ne voyais personne autour de moi, mais je pouvais clairement
entendre diverses respirations. J'avançai à tâtons le long de la paroi quand je
sentis une main me saisir par le bras. C’était celle de l’aîné.
— Où est Killian ? demandai-je.
— Je suis juste derrière vous, répondit le cadet. Il se passe des phénomènes
étranges ici.
— J’avais remarqué, jeune homme, et ce genre de divertissement n'est
vraiment pas pour moi.
— Tenez bon, Wilson ! Nous y sommes presque, me rassura Duncan.
— Êtes-vous absolument sûr de cela ? J'ai bien peur que dans une telle
obscurité, notre sortie ne doive être retardée.
Et je disais vrai. Un grondement sourd, qui sortait de quelque part sous terre,
nous figea instantanément sur place. C’était comme si nous étions au cœur d’un
volcan prêt à exploser. Il fallait avancer à l’aveuglette et je me sentis comme un
suicidaire au bord d’un ravin. Une lumière aveuglante nous enveloppa
entièrement. J'espérais, sans trop y croire, la réussite de ce transfert. Mais en
ouvrant les yeux, je vis des flammes spectaculaires et hargneuses se dresser
partout où l'air circulait. Nous étions complètement aveuglés par l’épaisse
fumée.
— Accrochez-vous à moi ! Et tenez bon !cria le cadet en m’empoignant le
bras.
Les gardiens avaient verrouillé la grille derrière eux. Sûrement dans l’espoir
de ne laisser aucune chance aux autres détenus. L’aîné tenta de projeter son corps
à travers les barreaux, mais il paraissait impossible de passer d'un côté à l'autre.
Après plusieurs tentatives, le cadet abandonna à son tour. Ce n'était pas très
encourageant. La triste réalité s'imposait à nous : l’absence des Ombres. Elles
n’étaient plus en nous. En résumé, nous étions seuls, coincés dans ce sous-sol
dans lequel nous n’avions plus le pouvoir de traverser quoi que ce soit.

Le fracas des briques qui cognaient le sol et le gémissement des flammes qui
avançaient dans notre direction, nous donnaient froid dans le dos.Certaines
structures commençaient à s’effondrer. Il y avait une galerie dont la longueur
s'étendait à plus d’un mille, mais il était impossible de le vérifier, des passages
avaient été condamnés. Nous avions emprunté une sorte de boyau de mine qui
débouchait vers une fosse.L'odeur était si forte que nous en avions des haut-le-
cœur. Une seconde galerie permettait de rejoindre la partie abandonnée du
pénitencier. En raison du délabrement et des risques d’inondations, cet endroit
restait inhabité. Nous avions déjà trouvé l'enfer, ne restait plus qu’à dénicher le
diable. Chaque passage était entrecoupé de cages inoccupées, d’escaliers
antiques ne menant nulle part, parce qu’ils étaient, scellés, verrouillés pour
empêcher quiconque d'entrer ou de sortir, ce qui semblait plutôt logique. Après
de longues manœuvres dans une atmosphère troublée, nous avions finalement
repéré une zone avec des conditions d'aération plutôt favorables. À bout de
souffle, mouillés de sueur, nous nous étions assis sur le sol, serrant notre dos
contre le mur.

À quatre-vingt-dix-neuf pour cent, j'étais convaincu que nous allions mourir


ici. Je l’étais, avant qu’une vive lumière de forme sphérique et inconnue se mette
à tourner autour de nous. Complètement sidéré par ce phénomène, j’étais resté
paralysé. Un halo bleu a émergé progressivement en formant un long tunnel. Ma
curiosité m’avait poussé à m’approcher du mystérieux cercle. Je ne pouvais pas
donner d’explication rationnelle à cette manifestation, mais j'avais clairement
ressenti que cette chose qui venait vers nous, était très puissante et différente des
Ombres. Je tentai de garder les yeux ouverts pour l’observer de plus près, mais
ils se fermaient, me coupant de cette réalité.
La douleur, avait été la première chose que j’avais ressentie en reprenant
lentement conscience dans la bibliothèque. J’étais secoué, désorienté et prostré.
Je n'avais pas idée de l'ampleur du drame qui m’attendait. Des picotements dans
mes membres m’indiquaient que j'étais resté immobile un très long moment.Les
deux frères étaient assis à leur place habituelle, juste en face de moi et tardaient à
se réveiller.La tête de l’aîné reposait lourdement sur son poignet droit, tandis que
celle du cadet prenait appui sur ses bras croisés. Lorsque la pendule sur la
cheminée, sonna la demie de quatre heures, je fis un bon sur ma chaise. La
mission avait rencontré de sérieuses anomalies puisque d’ordinaire, elle ne durait
pas plus de deux heures. Mes reins me tenaillaient et mon esprit peuplé
d’incompréhensions reprenait lentement ses fonctions. Je me suis levé pour boire
un peu d'eau en me disant qu’ils allaient revenir d’un moment à l’autre. Il m’a
semblé que les minutes s’éternisaient.À bout de patience, j’ai commencé à les
secouer en y mettant toute mon énergie. Enfin, ce qu’il en restait... Malgré
quelques mouvements brusques, ils ne se réveillaient toujours pas. C’était
comme si leur esprit avait atteint un niveau élevé de leur subconscient. Je ne sais
pas combien de temps s'était écoulé avant que je finisse par comprendre qu’il n’y
avait rien à faire qu'attendre, attendre et patienter.

J’avais tenté de prendre contact avec les Ombres, dans l'espoir d'obtenir leur
aide. Mais toutes les tentatives pour les joindre avaient échoué. La triste réalité
était que quelque part, très loin,entre le passé et le présent, j’avais perdu deux
amis.
2
12 février 1905
Déception

Je me sentais sans vie, comme un revenant qui observait la matinée qui ne


faisait que commencer. J’avais accompli des efforts considérables pour ne pas
m'endormir, contrôler mon déplorable état et cette fâcheuse situation. Avant de
descendre dans la cuisine pour me servir une tasse de thé, j'ai pris le temps de
faire ma toilette, de me raser, parfumer, et d'enfiler des vêtements propres.
Ensuite j’ai rampé jusqu'à mon fauteuil, sur lequel reposait à présent la chienne.
Natsu m’observa un long moment, en clignant des paupières. On aurait dit
qu'elle éprouvait exactement les mêmes sentiments que moi. Peut-être attendait-
elle que je lui fasse partager mes réflexions et mon inquiétude. Les animaux se
montrent souvent bien plus humains que certains hommes.

Après lui avoir donné quelques caresses, je m'installai sur la méridienne,
laissant mon regard s'attarder sur le plafond. Le silence était seulement rompu
par le crépitement du feu et la respiration étouffée des deux frères. J'avais beau
avoir de quoi cogiter, la déprime finissait par l’emporter. Pourtant, je m'étais juré
de ne pas y céder, mais l’amertume s’affirmait plus forte que ma volonté. Et
comme si cela ne suffisait pas, j’avais l’impression que cette odeur de chair
brûlée s'était imprégnée dans ma peau et mes narines. Elle trompait le goût de
toutes choses, me laissant une sensation d’étouffement. Cela me rendait
nauséeux, je vomissais même l’estomac vide.

Chaque fois que je pensais aux deux frères, quatre questions me hantaient
l’esprit: Sont-ils encore vivants ?Souffrent-ils ? Que font-ils ? Ou sont-ils ?
J’avais beau faire défiler dans ma tête toutes sortes de scenarii, je ne parvenais
pas à enfiler ma clé dans la serrure de mon intellect. Bien que je leur aie épargné
les détails de la mission, je n’ai pas eu d’autre possibilité que de mettre Beverly
et Sara au courant. Inutile de préciser que cette révélation a éveillé chez eux un
intérêt considérable pour cette mission et a suscité un interrogatoire. On a
déplacé et allongé Killian et Duncan sur les canapés, persuadés qu’ils y seraient
plus à l’aise. C’est en tout cas ce que pensait Sara. Beverly avait souhaité être
présent jusqu'à ce que tout danger fût écarté. Dans ce malheur, il était celui qui
maîtrisait le mieux la situation. Il s’occupait des deux frères comme s’ils étaient
tombés dans le coma. Une personne ordinaire n’en ferait pas autant.

J’avais parfois l’étrange sentiment d’entendre mes amis. Chacun racontant son
histoire, distillant des bribes d’explications. Je regardai autour de moi avec
perplexité, jusqu'à ce que mes yeux se remplissent de larmes. Une voix familière
me ramena de l’abîme imaginaire dans lequel mon esprit venait de vagabonder.
— Je suis désolée, je ne voulais pas vous réveiller.
— Me livrer à la paresse dans un moment si difficile, me semble déplacé,
Sara. Je ne faisais que réfléchir.
— Vous avez les yeux qui brillent d'une façon...Vous avez pleuré ?
— Une petite allergie passagère, ce n'est rien.
Elle portait une chemise blanche et une longue jupe noire qui ne laissait
apparaître que la pointe de ses chaussures noires. Comme Sara s'efforçait
toujours de découvrir mes sentiments et mes secrets, je m’attendais à une
question délicate.
— À quoi pensez-vous, Wilson ?
— Aux ombres du passé qui envahissent mon espace. Comme vous pouvez
vous en rendre compte, cette fichue tristesse me brouille l’esprit. Cela dit, avez-
vous bien dormi ?
— Je me suis réveillée avec l’idée que ce jour serait différent des précédents.
Mais en les voyant allongés sur ces canapés en état d’inertie, j’ai compris que le
cauchemar continuait.
Je savais parfaitement ce qu'elle ressentait, tout son mal-être se répandait en
masse dans l’atmosphère. Et, c'était ainsi chaque fois qu’elle entrait dans cette
pièce. Comme un ange protecteur, elle se déplaçait d’un corps à un autre dans un
but précis : s'assurer qu'ils respiraient avec régularité. J’observais avec une
attention pénible et impuissance, ce visage de déplaisir. Elle disait pouvoir sentir
les battements agités de leur cœur et se demandait combien de temps cela allait
durer. Sara s’imaginait qu'ils souffraient plus que quiconque. C'était son gros
tourment, et je dois le reconnaître, cette idée me glaçait le sang. J’aimerais
tellement la convaincre du contraire.
— Je sais qu'ils éprouvent des douleurs physiques, et je n'ai pas le courage...
— Non, non je ne veux rien entendre à vos explications, Sara !Enlevez-vous
cela de la tête. J’ai la certitude qu’ils ne ressentent aucune douleur.
— Êtes-vous vraiment sûr de ce que vous avancez ? Et comment pouvez-vous
le savoir ?
Je pensais qu’elle voulait entendre des mots, de ceux qui dissipent les craintes
et apaisent l’esprit. Il n'était pas dans ma nature de mentir. Et pourtant.
— On me l'a rapporté, je ne peux pas vous en dire plus, mais faites-moi
confiance.
Je sortis un mouchoir de ma poche et avec des mouvements doux, j’essuyai
ses larmes. Je ne pouvais pas me résoudre à lui dire que tout espoir était peut-
être perdu. Car, en vérité, je ne savais pas exactement ce que l'avenir nous
réservait, mais je savais que je devais être là pour elle. Jetant un coup d'œil dans
sa direction, avec une curiosité à satisfaire, je l'interrogeai à mon tour.
— Je vois bien que quelque chose vous tracasse. Hormis l’état des deux
frères, qu'est-ce qui vous chagrine à ce point ?
Elle m'expliqua toutes les raisons de son mal-être.
— Beverly est confortablement installé dans un fauteuil du salon, feuilletant
paresseusement son journal. Nous ne nous sommes pas dit un mot, chacun de
nous supporte le chagrin à sa façon. Je me lamente de ne pas avoir sa patience et
son optimisme à toute épreuve. Je passe mon temps à cuisiner, faire le ménage,
les courses et à ruminer…
— Je ne pense pas que ce bon docteur soit la cause de votre tourment.
Tout en parlant, elle avait posé ses mains sur ses cuisses, en roulant
nerveusement le mouchoir entre ses doigts.
— Je vais vous raconter tous les faits pour que vous me compreniez. Ces deux
derniers jours, je me suis rendu compte que j’étais une personne faible, alors que
je croyais fermement le contraire. Je n'ai pas la force de résister à mes peurs et à
mes angoisses grandissantes. Depuis qu’ils sont absents j’ai l’impression d’être
observée à longueur de journée. Il s’est passé un curieux phénomène, hier au soir
sous ma fenêtre, et cette nuit encore. J’ai entendu quelqu'un gratter le sol en
gémissant et en ouvrant la fenêtre j’ai trouvé deux corbeaux morts sur le rebord
extérieur. Quelques minutes après, Natsu aboyait comme jamais elle ne l’avait
fait. En me penchant au-dehors, je vous ai vu courir vers le portique. Ils étaient
derrière vous, et partout en même temps, comme s'ils nous encerclaient. Jamais
ils ne s'étaient autant approchés de la maison. Prise de panique, je me suis
échappée de ma chambre et me suis précipitée dans la bibliothèque auprès des
deux frères. Même si leur esprit n’est plus là, je m’y sens plus en sécurité.
— Je suis désolé de ne pas avoir été présent à ce moment-là…Quand je suis
rentré de ma petite randonnée, j’ai compris que quelque chose n’allait pas,
pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— Je ne voulais pas vous inquiéter au sujet de tout cela. Il m'a fallu de
nombreuses années pour élucider le fonctionnement de cette demeure et le
comportement des Ombres. Et autant de temps pour me familiariser avec les
autres. J’avais l’habitude d’en voir de-ci, de-là, mais jamais en si grand nombre.
Depuis deux jours, je me sens à la merci…de ces choses.
— Pour ce qui est de la chienne, chaque fois qu’une feuille tombe d’un arbre,
elle se met à japper ! Il y a pas mal de petites bestioles qui traînent dans les
environs.
— Non, n'essayez pas de me rassurer, Wilson. Je sais reconnaître ceux qui
marchent de ceux qui sautent, grimpent, bondissent ou rampent. Quel genre
d’animal vivant à Chester se déplace sur deux pattes en poussant des
gémissements ?
— Sûrement un loup-garou ! Avait-il des sabots, des cornes, des griffes, de
longues dents ?
— Pourquoi dites-vous cela ? Cessez donc de vous moquer de moi ! Je suis
sérieuse. Je ne connais personne qui entende plus d'histoires étranges que vous,
je pensais que vous seriez à même de me comprendre…
— Vous n’avez rien à craindre dans cette demeure. Ai-je besoin d'expliquer
pourquoi ? Je veillerai à ce que rien ne vous arrive.
Elle me regarda avec déplaisir, comme si j'étais la cause de tous ses malheurs.
— N’aviez-vous pas promis la même chose aux deux frères ? Peut-être que
vous auriez dû vous souvenir de cela avant de partir en mission !
Décontenancé par ses mots blessants, j'ai secoué la tête avec incompréhension.
Après tout ce que j’avais vécu, je ne m'attendais pas à une telle réaction.
Comment pouvait-elle penser ou dire cela ?
— Je vous laisse, j’ai un dîner à préparer, reprit-elle.
Elle quitta la pièce à grands pas, me mettant hors de toute intention honorable.
De toute évidence, je n'étais pas le seul à grimacer de surprise. Le vieux Beverly,
qui venait de nous rejoindre, afficha un air consterné avant de prendre place dans
le fauteuil d’en face.
— Sara n’est pas dans un bon jour ! s’exclama-t-il, je dirais même qu’elle est
dans un état peu propice aux moqueries. Cependant, je suis certain qu’elle ne
pensait pas un mot de ce qu'elle vient de lâcher.
— Vraiment ? Alors pourquoi ai-je entendu du ressentiment dans sa voix ?
Elle voulait me blesser parce qu’elle me tient responsable des événements.
Apparemment, mon confort est censé subir des changements drastiques dans
cette demeure ! Cela dit, je vais monter dans ma chambre. On se verra plus tard,
mon ami.
— Abandonneriez-vous un ami, comme vous dites, dans la tristesse sans vous
soucier de son bien-être ? Laissons Sara à ses occupations et parlons de vous.
Comment vous sentez-vous aujourd'hui ?
— Vous ne pouvez rien guérir en moi, docteur.
— J’ai pourtant une idée complètement différente ! Sachez, que l’on n’arrive à
rien le ventre vide. Il faut rassembler vos forces autant que vos pensées. À aucun
moment je n'ai cessé de croire en vous. C'est pour cela que vous allez tout faire
pour aider les deux frères. Maintenant, asseyez-vous et cessez de vous faire
prier !
Je pris de nouveau place dans mon fauteuil en étouffant un léger bâillement.
— Croyez-moi, je sais ce que vous ressentez, Wilson. Vous éprouvez une forte
tension, pour la seule raison que vos problèmes ne trouvent aucune issue.
— Je n'arrive même plus à réfléchir, à respirer, à manger. Cela devient
insupportable, c'est comme porter des vêtements trop serrés.
— Ne commettez pas la bêtise de vous coucher dans cet état, Wilson. La
sensation de faim engourdit les plus intellectuelles de nos facultés physiques !
— Comme c'est intéressant ! Je suis certain que votre psyché aux formes
pleines n’a jamais connu une telle sensation.
Il esquissa involontairement un petit rire, puis il se reprit :
— Ne vous montrez pas désagréable, mon cher et passons aux choses
sérieuses ! Je suggère de déplacer Duncan et Killian dans leur chambre
respective. Je sais qu’ils sont ailleurs, que leur esprit est coincé quelque part…
Mais…
— …Mais il serait dangereux de le faire. Si les Ombres doivent intervenir,
elles ne le feront que dans cette bibliothèque et nulle part ailleurs.
Il me regarda et hocha la tête d'un air désapprobateur.
— Êtes-vous bien sûr de cela ? Pourriez-vous me donner une seule bonne
raison !
— Lors de notre mission, nous avons quitté notre point d’Observation pour
échapper à un grand danger. Aujourd’hui…voyez par vous-même ! Alors oui,
j’en suis plus que certain.
— Quel était ce danger ? demanda-t-il d'une voix brisée par l'émotion.
— Vous savez très bien qu’il m’est interdit d’en parler, Beverly.
— Vous venez pourtant de le faire.
— Pardonnez-moi, je n'aurais pas dû…Je vais remettre du petit bois dans la
cheminée pour nous réchauffer.
Je tentai de masquer mon trouble en jetant quelques bûches dans l'âtre. C'était
toujours très facile de communiquer avec lui, mais je ne pouvais lui en dire plus,
sans avoir à fournir trop de renseignements sur nos missions, ce qui me semblait
être une très mauvaise idée. De toute évidence, cela ne paraissait pas le déranger.
J’ai pensé qu’il était suffisamment intelligent pour comprendre ma situation.
— Je vais leur faire avaler quelques cuillerées d'eau sucrée. Mais d’abord,
aidez-moi à soulever l’aîné.
Il plaça un oreiller derrière sa tête, repositionna ses bras et posa délicatement
une couverture le long de son corps. Il répéta les mêmes gestes avec le cadet.
Après s'être occupée en cuisine, Sara entra dans la pièce comme un tourbillon.
— Tout à l’heure, j'ai eu l'impression qu'ils étouffaient, lança-t-elle d'une voix
étranglée. C'est peut-être sûrement parce qu'ils souffrent…
Il répondit avant même qu'elle ne finisse sa phrase.
— Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions ! Comme l'a fort bien dit
Wilson, ils n’éprouvent aucune douleur. Je n’entrerai pas dans des explications
superflues, mais s’ils ne reviennent pas à eux d’ici deux jours, j’envisagerai
l'alimentation forcée au moyen d’une sonde gastrique.
— Et si vous rencontrez quelques difficultés avec ce procédé ? reprit-elle.
— Eh bien, je procéderai aux injections nasales. Elles sont d’ordinaire très
efficaces.
— Avez-vous déjà pratiqué ce genre d'intervention ? demandai-je.

Il nous expliqua, qu’après avoir été diplômé de l'institut médical, il avait
travaillé pendant cinq ans en tant que médecin dans une clinique pédiatrique de
Chester. Et avait été amené à prodiguer des soins urgents sur une jeune fille
tombée dans un coma à cause d’un violent traumatisme crânien. Et, que par
conséquent, l'alimentation forcée au moyen d’une sonde gastrique s'était avérée
plus que nécessaire. Il précisa, avec un grand sourire, qu’à ce jour, Kaitlyn
Cumming vivait dans des conditions de santé on ne peut plus satisfaisantes.
Son expérience méritait notre attention.
— Il est hors de question que je laisse ces garçons sans soins ni toilette !
Ajouta-t-il.
— Je vais vous donner un coup de main, dites-moi ce qu'il faut faire, proposa-
t-elle.
— C’est gentil à vous ma chère, mais ce ne sont plus des enfants ! Je pense
qu’ils tiennent encore à leur intimité. Mon cerveau commence à tourner à vide,
tout ce dont j’ai besoin, c'est d'un bon repas ! Maintenant, laissez-nous entre
hommes et dressez le couvert, j’ai une faim de loup. Si cela ne vous dérange pas,
bien sûr.
Elle leva la tête et acquiesça en grimaçant. Pendant ce temps, Beverly ôta sa
veste, desserra le nœud de sa cravate, retroussa ses manches jusqu'au coude et se
mit au travail.

*

Après avoir pris soin des garçons, le vieux docteur s’installa autour de la table
de la salle à manger. En voyant le plat fumant avec un gros morceau de viande, il
se rendit compte qu’il avait très faim. Avec une légère retenue, il se servit
modestement un verre de vin, tandis que la maîtresse de maison lui remplissait
son assiette.
— Venez donc nous rejoindre, mon ami, lança-t-il, vous aurez toute la nuit
pour lire votre courrier.
Je lui répondis d'un hochement de tête en rangeant soigneusement les lettres
qui m’étaient adressées, dans mon attaché-case. Durant tout le repas, nos regards
ne faisaient que se croiser, ils conversaient en silence avant de se dérober
ailleurs. Un mur s'était dressé entre Sara et moi, et je n'arrivais pas à l’escamoter.
De temps à autre, Beverly se figeait avec sa fourchette dans la bouche, en
s'abandonnant à ses pensées. Aucun de nous n’avait le cœur à plaisanter.
Quelques minutes plus tard, nous prenions nos places habituelles dans la
bibliothèque, tandis qu’elle s’occupait de la vaisselle. Confortablement assis
dans son grand fauteuil, il se délectait de son cigare, dont la fumée et la cendre
qui tombaient silencieusement dans le cendrier, me rappelaient l’effroyable
incendie de Typton.
— Vous avez mauvaise mine, Wilson ! Vous devriez monter dans votre
chambre pour vous reposer quelques heures. Je vous remplace.
Sa proposition était très tentante, mais peu raisonnable.
— Vous êtes bien aimable, mais à peine je ferme les yeux que je me réveille
avec le sentiment que quelqu'un est couché sur ma tête.
— Je reconnais que le sommeil reste un plaisir subtil lorsqu'on y pense, et un
acte de bravoure quand on y renonce. Mais si votre cœur lâche, quelle chance les
frères ont-ils de revenir ?
— Dans cette tentative de restaurer ma bonne humeur, vous venez d’échouer !
Tout ce que je peux vous dire, c’est que je ferai tout mon possible pour les
ramener, où qu’ils soient.
— Je dois savoir certaines choses, alors vous devez jouer franc-jeu avec moi.
— N’ai-je pas toujours été sincère et honnête avec vous, Beverly ?
Après une courte inspiration, il répondit :
— Bien que vous souleviez un point intéressant, vous ne devriez pas me poser
trop de questions à ce sujet.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu’il ne vous garantit pas de réponses aimables, s’écria Sara en nous
rejoignant.
— Bien qu'aucune tempête n’ait été prévue aujourd’hui, j’ai l’impression
qu’une violente perturbation atmosphérique se profile encore à l’horizon. Qu'ai-
je fait de mal pour mériter toutes ces remontrances ?
— La question est : que n'avez-vous pas dit ? répliquat-il en réprimant un
soupir. Alors cela suffit les petits secrets, racontez-nous la vérité !
— J'ai une profonde affection pour vous deux, mais je vous en supplie, ne
vous immiscez pas dans nos missions, répondis-je d'un air déconcerté.
— Où diable sont-elles ces misérables ? Je parle de ces Ombres ! Depuis que
nous sommes dans le malheur, elles ne viennent plus ! Pourquoi ? !Si elles ne
nous prêtent pas main-forte…
Les mots se bloquaient subitement dans sa gorge. Sara se rapprocha de lui en
posant sa main sur son épaule et lui demanda de se calmer.
— Je sais à quoi vous pensez, répondis-je, et cette idée m'obsède aussi ! Mais,
malheureusement, j’ignore les raisons de leur absence.
— Est-ce que je ressemble à un imbécile ? reprit-il avec agacement.
— Bien sûr que non ! Vous devez me faire confiance. Chaque nuit je guette
leur arrivée avec une angoisse palpable. Toutes mes tentatives pour établir le
contact avec les Ombres n'ont abouti à rien, c’est à croire qu’elles ont disparu.
— Richard Stredfort m’a toujours dit« Mon cher Beverly, moins tu en sais,
mieux c'est pour toi. » Je me suis conformé à sa demande sans jamais poser de
questions sur ces Ombres, et ce qu’il faisait avec. Mais, ce soir j’ai vraiment
besoin de connaître certaines vérités.
J’eus l’étrange impression de mettre les pieds dans quelque chose d’engluant.
Tous les bons sentiments de chacun disparaissaient. Chaque parole prononcée,
était semblable à un caillou qui se glissait dans ma chaussure, ralentissant ma
fatigante ascension. Il me fallait au plus vite sortir de cette conversation, avant
que je ne perde l’équilibre.
— Je ne suis pas autorisé à dévoiler ce genre d'information.
— La vérité, c'est que vous ne nous faites pas confiance ? Ou alors, vous êtes
un faible ? Et c'est là la cause de notre malheur, s’énerva Sara.
— Pardonnez-moi ma chère, mais vous devriez peut-être réfléchir plus
soigneusement à votre comportement avant de porter certains jugements sur les
autres.
Vidant son verre d'un trait et fronçant légèrement les sourcils, Beverly
poursuivit d’un ton plus serein.
— Mes amis, conservons notre sang-froid !Vous ne pouvez pas garder un tel
secret. Ne voyez-vous pas à quel point nous souffrons ?
— Vous parlez de secret, répliquai-je avec un certain agacement, parce que
vous refusez simplement d'admettre une évidence : il m’est interdit de vous
révéler certains aspects de mon travail ! Combien de fois dois-je vous le dire ? !
J’ai promis à Duncan le mutisme à propos de nos missions, et vous savez très
bien que je suis un homme de parole. Alors, je ne vous dévoilerai rien de plus !
— Oh ! Je vous en prie, je vous en prie... s’écria Sara. Si vous persévérez à
vouloir garder le silence, vous perdrez mon amitié. Ne me décevez pas cette fois
encore, fit-elle en me fixant intensément les yeux. Que s’est-il passé lors de cette
mission ?
Leur inquiétude était compréhensible, et je la partageais. Mais à ce moment de
la discussion, ma promesse avait bien plus d’importance que leur bien-être. Tout
en y mettant beaucoup de réserve, je répondis.
— Si notre entente est fondée sur le contrôle et le chantage, ce n'est pas de
l’amitié ! Je sais que tout refus est toujours difficile à comprendre. Je pense
également que Duncan aurait dit: la virilité d'un homme se manifeste dans sa
capacité à tenir sa parole. Alors pardonnez-moi de vous causer une nouvelle
déception.
— Pourquoi vous ont-ils ramenés vous et pas eux ? Pourquoi ? lâcha-t-elle
avec une certaine amertume, avant de froncer les sourcils avec mécontentement.
Elle n'avait pas besoin de prononcer le moindre mot pour que je devine son
état d'esprit. L’irritation qui se multipliait dans son regard, parlait pour elle. Elle
ouvrit la bouche avec l'intention de me répondre, mais elle la referma aussitôt.
Sans rien ajouter, elle se leva, arrangea sa robe, embrassa le front des deux frères
et sortit de la bibliothèque. Elle avait fermé la porte si violemment, que
probablement toute la demeure avait tremblé.
— Excellent travail, Wilson, souffla-t-il en revenant avec une bouteille de
liqueur. Vous venez de vous enfoncer dans un puits beaucoup plus profond qu’il
ne l’était auparavant. Pourquoi votre impolitesse se réveille-t-elle au moment le
plus inopportun ? Tenez, buvez cela, proposa-t-il en me tendant un verre.
— Oh non, je n'ai pas été impoli. Simplement, je ne voyais pas comment
poursuivre la discussion dans de telles conditions. Ce n'est pas facile d'expliquer
l'inexplicable ! Si vous avez encore quelque chose de désagréable à me dire,
attendez quelques jours. Je n’ai aucune envie de me retrouver à nouveau au
milieu d'une conversation où les esprits s'échauffent.
J’avais avalé quelques gorgées, alors qu’il vidait son troisième verre d’un seul
trait. Des signes à peine perceptibles me firent comprendre que ce cher docteur
n'était plus tout à fait sobre. C'était bien la première fois que je le voyais dans cet
état.
— Il n’existe pas de meilleur remontant pour chasser les idées noires ! lâcha-t-
il.
— J'ai envisagé cette éventualité pendant un très long moment. Mais, en fait,
l’alcool n’arrange rien. Alors je vais m'arrêter là. Et vous devriez peut-être en
faire autant.
— Alléluia ! s'exclama-t-il en revenant s’asseoir avec la bouteille en main. Ne
vous inquiétez pas, je ne laisserai pas cette liqueur de poire avoir raison de moi.
Cela dit, je ne reconnais plus Sara. Elle, qui était si indulgente et patiente, est
soudainement devenue méfiante et bien trop sévère dans ses propos.
— Vous n'avez pas été tendre avec moi, mon cher. Allez donc vous coucher, je
n'ai pas assez de force pour vous porter jusqu’à votre lit.
— Vous êtes sûr de ne pas vouloir que je vous tienne compagnie ?
— Oh non. Il vaut mieux que je reste seul pour rassembler mes pensées
éparses.
— Si vous avez des nouvelles, ou …je ne sais quoi, réveillez-moi.

Avec sa main, il me tapota l’épaule, et s'éclipsa pour se rendre dans sa
chambre. Pris d’une soudaine fatigue, je me suis légèrement dévêtu. J’avais ôté
mes chaussures puis mon gilet avant de m’allonger sur la méridienne. Nous
étions tous couchés, seule la maison était encore debout. Il était minuit passé et
malgré leurs absences inexplicables et prolongées, je me préparais mentalement
à la venue des Ombres. Les minutes s’écoulaient et ma conscience, à moitié
somnolente, commençait à jouer avec mon esprit. J’avais l’impression que
quelque chose touchait mes pieds, chaque centimètre de ma peau frissonnait.
Natsu, qui était allongée près de Duncan, se mit soudainement à grogner. Devant
moi, dans le coin le plus sombre de la pièce, un nuage vaporeux se matérialisa
jusqu'à prendre corps. J’observais cette apparition comme une illusion de mon
imagination. Mais je n'étais pas victime d’une hallucination, car de cette
silhouette sortit une voix familière.
— Pendant un moment, j’ai pensé que vous dormiez les yeux ouverts,
Wilson !
— Pendant ce moment, j’ai pensé que vous étiez un fantôme, Steven ! Bon
sang comme je suis heureux de vous voir !
Le visage souriant et amical de notre informateur me redonnait un peu d'espoir
quant à l'issue de tout cela.
— J’ai eu la chance de pouvoir venir, mais elle s’annonce de courte durée. On
me rappelle déjà…
— Oh que non ! Nous devons discuter sérieusement tous les deux. Que se
passe-t-il ? Pourquoi Duncan et Killian ne sont-ils pas revenus ?
— Calmez-vous ! Par manque de temps je ne peux vous expliquer la raison du
grand désordre que nous rencontrons. Même si je dois reconnaître votre
abondance d'imagination, nos problèmes sont au-delà de votre compréhension.
Nous ne savons pas combien de jours cela durera, mais le portail s’est verrouillé
et les Observateurs ne peuvent être ramenés dans leur présent. Tous les hommes
que nous avons perdus, sont coincés dans le passé, sur le lieu de leur dernière
mission.
— Donnez-moi des consignes. Que dois-je faire pour aider mes amis ?
— Les Ombres m’ont envoyé pour constater votre absence et celles des frères.
Je ne m’attendais pas à vous voir ici. Je croyais que vous étiez avec eux…
— Pourtant, j’ai bien été ramené, et au bon endroit.
— Oui, mais par qui ?
— Vous voulez dire que vous l'ignorez ?
— J’ai une petite théorie…mais je n’en suis pas si sûr.
— Pour être franc, je me fiche de connaître qui m’a fait revenir ici. Quand
comptez-vous récupérer nos amis ?
— Malheureusement, avec ce problème de portail, les Ombres ne peuvent
intervenir.
Il courba la tête et se mit à réfléchir avec calme à la situation, avant de lever
l’index comme si une idée venait soudainement de jaillir dans son esprit.
— La seule personne capable de vous aider vit à l’autre bout de la ville, dans
les Meadows. Vous devrez rejoindre les prairies par le côté sud du pont suspendu
à partir des Groves, continuez vers l'est jusqu'à Earl' S Eye, là où la rivière Dee
coule du Sud vous verrez une demeure blanche de style colonial, encerclée d'un
coquet jardin. Elle est facilement reconnaissable, parce qu’elle est entourée de
maisons traditionnelles en briques rouges.
— Mais qui est cette personne ?
— Malheureusement, je ne peux prononcer son nom. Vous devez simplement
vous en remettre à elle. Ni les Observateurs, ni les Ombres ne devront savoir que
je vous ai envoyé là-bas. Jamais…Vos chances de sauver les frères s'écoulent
comme de l'eau à travers vos doigts serrés. Je ne peux rien faire de plus, alors ne
perdez pas votre temps dans de vaines questions auxquelles je ne peux répondre.
Rappelez-vous ce point, Wilson : vous devez prendre garde et ne pas…

Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Lentement, je le voyais se


dématérialiser en un nuage vaporeux avant de complètement disparaître. Je
repensais à tout ce qu’il venait de dire, mot par mot. Je pris même quelques
notes pour ne rien oublier. Je me posais des questions au sujet de ce portail.
Pourquoi s'était-il verrouillé ? Pourquoi les Observateurs ne pouvaient être
ramenés dans leur présent … Et qui devais-je rencontrer ? Mon esprit était en
effervescence. Pourquoi autant de mystère, que se passait-il exactement ? J'avais
besoin de savoir, et maintenant j'espérais trouver chez cet inconnu certaines
réponses.
3
13 février 1905
Les prairies d’eau

Enveloppé dans un épais manteau noir, Shin dirigea la calèche vers les
Meadows : une région de prairies préservées au bord de la rivière Dee et tout
près du centre-ville. J’aimais Chester pour les curiosités historiques qu’elle
offrait. Plus connu sous le nom de « The Earl’s Eye », ce morceau de terre
proposait en plus de son attrait esthétique, une incroyable faune terrestre, y
compris une variété d'insectes, en particulier les pollinisateurs comme les
abeilles et les papillons. C’était le seul endroit dans la région où les visiteurs
pouvaient observer des buses en plein vol ou au sommet d’un buisson.

Assis à l’arrière de la voiture, je me souvenais des impressions que j’avais
ressenties le jour où j’avais découvert les Meadows pour la toute première fois.
Je m’étais rendu chez une des plus célèbres voyantes du comté du Cheshire, et,
croyez-moi, celle-ci avait la rancune tenace. Elle n’avait pas digéré ni oublié le
nom de l’historien, qui, quelques années auparavant s’était ouvertement moqué
des médiums-charlatans qui se vantaient d'entrer en relation avec les morts. À
l’époque, je prenais très au sérieux la pratique du spiritisme et les conséquences
d’un contact, avec un esprit ou démon. Les malheureux qui ne pensaient qu’à
soulager leur peine, ignoraient à quoi ils s'exposaient en sollicitant les services
d’un spirite.

J’avais d’ailleurs écrit une nouvelle à ce sujet, quelque chose qui paraissait
choquant pour les individus de cette profession « Le spiritisme et ses dangers ».
Bien qu’avec le temps, les outils et les techniques pour mener à bien une session
de tables tournantes eussent changé, les éléments-clés et le but, restaient à
quelques exceptions près, le même : se relier à l’au-delà. Madame Evans
n’ignorait pas mon point de vue sur ce soi-disant métier. Et, si elle m’avait invité
dans sa maison, c’était avec l’intention d’avoir le dernier mot, et ainsi contredire
la plupart de mes propos en organisant une séance avec quelques journalistes
locaux. J’avais toujours été séduit par les expériences étranges et insolites, mais
à l’époque, j’étais bien plus attiré par une histoire qu’elle seule maîtrisait dans
son intégralité : celle des sorcières des Meadows.

J’avais appris qu’il existait du côté nord de la rivière des terrains où beaucoup
craignaient de s’aventurer, en raison de la malédiction qui pesait sur ces terres
incultes, envahies par la mauvaise herbe. Il y avait beaucoup de rumeurs, mais
pas suffisamment de détails. En échange d’informations et de notes qu’elle
conservait soigneusement, j’avais accepté de communiquer avec l’au-delà,
même si j’en connaissais les risques. Je savais par expérience, combien il était
difficile de se défaire d’une âme torturée, surtout quand elle a des intentions
hostiles.

Madame Evans voulait prouver qu’une communication avec les morts,


pouvait s’effectuer sans danger. La vieille dame s’était comportée comme une
impératrice, m’ordonnant d’agir comme elle exigeait. Mais les choses ne
s’étaient pas exactement déroulées comme elle l’avait prévu. Aucun esprit ne
s’était manifesté. Cette expérience restera parmi les plus décevantes de toute son
existence, et pour moi, elle ne faisait que conforter mes propos sur les médiums
charlatans. Les journalistes s’en étaient donné à cœur joie, la réputation de cette
voyante avait été des plus mauvaises. Cela dit, je ne l’ai plus revue. Mais j’ai
conservé les documents que gentiment elle m’avait offerts et l’histoire des
sorcières des Meadows en mémoire.

Quand on remonte loin dans l’étude des faits qui ont marqué le passé de
Chester, on y découvre de néroniennes et authentiques annales dont certains
aimeraient ne pas entendre parler. Sûrement en raison du malaise qu’elles
continuent de provoquer dans l’esprit des gens, doté de ce sentiment qui porte à
plaindre autrui et à partager ses maux. Durant l’automne de l’année 1812, une
communauté de fanatiques prêts à commettre des actes et des crimes
monstrueux, avait inculpé et jugé douze femmes de diablerie. De pauvres
innocentes accusées d’avoir conspiré avec des créatures maléfiques et chevauché
avec le diable. Ces malheureuses avaient été jetées dans les profondeurs de la
rivière. Toutes celles, qui s’étaient noyées, avaient été lavées de leur accusation ;
celles qui s’en étaient sorties, avaient été condamnées à être brûlées vives. Il
aurait mieux valu que jamais elles ne remontent à la surface de ces eaux aussi
troubles que la foi de leurs bourreaux.

Elles n’étaient rien d’autre que d’honnêtes épouses, qui ne ressemblaient en
aucune façon à ce portrait que l’on se faisait autrefois des sorcières : bossues
avec un nez courbé et des jambes cagneuses. Aujourd’hui encore, il me paraît
impossible de comprendre les croyances et les pratiques de certains de nos
ancêtres. Ce genre de rite néronien était assez répandu en Europe. Et divers pays
de par le monde, ont connu des histoires tout aussi similaires. Fort
heureusement, à notre époque, de telles allégations ne conduisent plus les
femmes sur les bûchers. Combien de fois ai-je entendu un époux dans ses
mauvais jours, se plaindre et accuser sa concubine d’être une véritable sorcière.
J’ai souvent cette question qui me vient à l’esprit : combien d’hommes sous le
vrai prétexte de vouloir en finir avec une conjointe devenue trop vieille ou trop
aigrie par cette vie difficile, ont eu recours à cette accusation de sorcellerie pour
se débarrasser à moindres frais d’une compagne ? Si l’on avait puni la niaiserie
humaine en envoyant tous ces soupirants aux bûchers, j’imagine qu’il aurait fallu
abattre toutes les forêts de la terre pour alimenter ces foyers.

Les sirènes des bateaux et embarcations de plaisance qui se croisaient le long


du fleuve, m’extirpaient de mes souvenirs. J’observais à présent, les demeures
somptueuses qui bordaient la rivière, et dont chacune présentait une
physionomie particulière. Je ne pouvais m’empêcher de cogiter, me demandant
ce que Duncan et Killian pouvaient ressentir ou penser, là où ils se situaient.
— Nous sommes arrivés à Earl’s Eye ! s’exclama Shin. Où dois-je vous
déposer ?
— Au coin de cette rue. Je trouverai bien la maison de mon vieux camarade.
— Vous ne voulez vraiment pas que je vous accompagne devant son portail ?
proposa-t-il en arrêtant la voiture sur le côté de la route.
— Je préfère lui faire une surprise. Maintenant rentrez sans moi, mon ami. Je
m’arrangerai pour le retour.
— Cela ne me dérange pas d’attendre ici.
— Je risque d’en avoir pour des heures. Alors retournez donc profiter de votre
petite famille.
— Je n’insiste pas, et vous souhaite une bonne journée, Wilson.
J’ai marché durant de longues minutes sur un sentier tortueux, plus destiné
aux bêtes sauvages qu’à l’être humain. Steven m’avait dit de me rendre là où la
rivière Dee coule du sud, et j’y étais. Juste en face de moi, je vis une demeure au
style colonial, elle se situait exactement à l’emplacement qu’il m’avait décrit.
C’était une coquette propriété avec un accès privé vers un cours d’eau et une vue
imprenable sur les prairies. Sous le porche orné de deux piliers, est venue à moi
la voix d’une jeune femme armée d’un long balai qu’elle agitait devant elle pour
chasser un chat qui avait uriné sur le perron. Comme tout bon gentleman, je me
suis présenté et ai demandé à parler au propriétaire de cette somptueuse
demeure. Visiblement surprise, elle me fit patienter sous le portique et entra dans
la maison en refermant derrière elle.

Je cherchais une plaque portant le nom du maître des lieux, mais
étonnamment, il n’y en avait aucune. Ni sur la boîte aux lettres, ni sur le portail,
ni ailleurs. Le mystère concernant cette personne prenait un peu plus de
consistance. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit à moitié et grinça sur
ses gonds. Un vieux majordome avec de petits yeux noirs et perçants me détailla
sans dire un mot. J’ai cru pendant un moment qu’il comptait mes rides tellement
il semblait concentré. Après un instant d’hésitation, il me proposa de le suivre et
d’attendre patiemment dans le salon. Mais avant, il me débarrassa de mes
accessoires. En traversant un vaste couloir dont le sol était recouvert de tapis
persans qui paraissaient extrêmement doux, j’entendis un cri aigu. Je serais
incapable de dire d’où il provenait. Cet endroit était aussi sombre qu’une tombe,
il ne donnait pas envie d’y séjourner des jours entiers.
— Asseyez-vous sur le canapé et ne touchez à rien, grommela-t-il en me
regardant du coin de l’œil.
Je me suis docilement installé, et je crois que cela l’a rassuré parce qu’il s’est
soudainement mis à sourire.
— Voulez-vous boire quelque chose, Monsieur ?
— Un thé avec un nuage de lait fera l’affaire, merci.
Épuisé d’émotions et de fatigue, je me serais bien laissé tomber dans un de ces
grands canapés moelleux, sur lesquels reposaient des coussins de satin. J’aurais
donné n’importe quoi pour m’allonger ne serait-ce qu’une heure. La première
chose que j’ai vue en me tournant vers la fenêtre, était cette paire de rideaux
lourds et denses qui empêchaient la venue de lumière extérieure. Seuls quelques
chandeliers posés de-ci, de-là éclairaient la pièce. Les murs étaient recouverts de
panneaux décoratifs en bois de chêne et rehaussés d’une élégante tapisserie dans
les tons pastel. Le mobilier était d’un raffinement artistique, avec des pieds
sculptés et de grands miroirs de style gothique.
Quelques minutes plus tard, le vieil homme entra avec un plateau de service,
deux tasses, un pot de lait et un sucrier. Il posa le tout sur la petite table et me
servit avant de ressortir. Je bus quelques gorgées de thé bien chaud en essayant
de contenir mon impatience. Pour accompagner mon attente, je promenai mon
regard sur les toiles de quelques grands artistes. Il y avait un tel silence, que
j’aurais pu entendre les battements d’ailes d’un insecte volant.

Si l’extérieur de la demeure semblait habité et gai, l’intérieur était froid et sans
vie, malgré son beau mobilier. Au-dessus de la cheminée pendait le portrait
d’une jeune femme fermant les yeux et vêtue d’une robe noire. Sa chevelure me
rappelait les élégantes panicules plumeuses et soyeuses des pampas. Elle avait
un aspect presque angélique. La représentation réaliste de ce tableau captivait
mon entière attention, parce qu’il mettait en scène beaucoup de personnages,
mais aussi des ombres inquiétantes qui dominaient l’ensemble de l’œuvre. Je me
levai prudemment en essayant d’être très discret, afin de pouvoir observer cette
toile de plus près. On pouvait apercevoir des cadavres dont les corps
s’entrecroisaient sur le sol, et au-dessus de la svelte silhouette de cette femme se
tenait une masse lumineuse, assez imposante, un peu comme un être spirituel
tout droit descendu du ciel. Un souffle venant de derrière moi, m’a alerté d’une
présence. Je me suis retourné aussitôt et j’ai vu un visage légèrement tourné sur
le côté. Nous avons échangé des regards, mais ni l’un ni l’autre n’avons
prononcé le moindre mot. Mentalement, je ne m’étais pas préparé au choc d’une
telle rencontre. J’avais l’impression d’avoir traversé la rue au mauvais endroit.
Et je comprenais à présent, pourquoi Steven Wright ne désirait pas que je
l’ébruite. Je n’en croyais pas mes yeux.
— Je ne m’attendais pas à tomber sur vous, répondis-je.
— Vous êtes dans ma demeure, vous pensiez rencontrer le père Noël ?
— Je continue à accorder crédit à l’existence de ce bonhomme bien
sympathique. Cela dit, je suis enchanté de faire votre connaissance, miss Wayne.
Ses cheveux étaient attachés en une longue tresse platine qui lui donnait
l’allure d’une véritable guerrière. La première fois que j’avais vu Atasie, c’était
il y a trois ans, lorsque la confrérie des Terres d’Ombre nous avait détournés
d’une mission afin de nous montrer celle de Richard Stredfort ; le jour où il
secourut la petite Sara Laine. Si d’ordinaire les Observateurs ne gardent aucun
souvenir de leurs déplacements, étrangement, je n’avais pas oublié cette
rencontre. Honnêtement, je ne pensais plus la revoir. Mais elle se tenait là,
devant moi, aussi belle que cette première fois. Vêtue d’une robe noire qui
ombrageait ses yeux noisette, elle me regardait attentivement. Étonnée sans
doute de me voir chez elle sans m’y avoir invité.
— Cher monsieur Grant, au moment même où vous avez franchi le portail de
ma demeure, j’ai su qui vous étiez. Mais je suppose que vous n’êtes pas venu ici
pour entendre le récit de votre destin. Si ma mémoire est bonne, nous avons déjà
eu l’occasion de nous rencontrer.
— Oui. Et grâce à cette mission, j’ai pu enfin mettre un visage, sur le nom
d’Atasie Wayne. L’Observatrice, qui a brisé le cœur de Duncan Stredfort.
Comme son regard s’assombrissait, j’ai compris que j’avais commis un faux
pas.
— Duncan…Un prénom que j’essaie de fuir comme la peste et qui revient
comme une malédiction. Tout ce que j’évite dans ma vie semble sans cesse
vouloir me rattraper…jusqu’ici. Cela dit, épargnez-moi la féminisation des mots.
« Observateur » me convient très bien. Mais, je vous en prie, asseyez-vous.

Elle réagit de la même manière que ces gens qui tentent d’oublier leur passé.
Peut-être ressentait-elle quelques regrets, mais en tout cas elle ne le laissait pas
paraître. Tout ce que je connaissais au sujet de cette femme me venait de son ex-
fiancé. Chaque fois que je la regardais, je sentais mon cœur se resserrer. Il est
épineux de comprendre les agissements de certaines personnes avec un
minimum d’informations. J’espérais sincèrement qu’il y avait quelque chose de
bon en elle. Et qu’elle n’était pas le monstre sans cœur, que Duncan m’avait
lamentablement dépeint.
— Je me souviens de vous, monsieur Grant, comme d’un merveilleux
narrateur. Grâce à vos investigations paranormales, vous avez acquis une grande
notoriété dans notre société. La gamine que j’étais, à peine âgée de dix ans,
croyait fermement aux contes fantastiques et en la cruauté insensée de certains
individus. Malgré leurs contenus souvent troublants et horrifiques, j’ai aimé
grand nombre de vos œuvres et certains récits tirés de votre chronique : « Les
mystères de l’histoire ».
À ce moment-là, j’ai ressenti quelque chose de proche de l’orgueil, du fait que
ma petite personne était capable de susciter l’admiration. Néanmoins, j’ai
répondu avec une modestie appropriée.
— Mes écrits n’étaient pas un divertissement ou une curiosité pour les
enfants. Je pense qu’à votre âge, il aurait mieux valu ne pas lire de telles
histoires.
— Je ne suis pas du même avis. Car grâce à elles, j’ai appris qu’en ce monde
j’avais peu de chances de survivre. Personne n’explique aux gamins les choses
importantes de la vie : le destin, la prédestination et les horreurs commises par
des monstres. Au lieu de cela, les adultes préfèrent entretenir de stupides
mensonges en leur faisant croire que tout est beau ! Que les garçons naissent
dans les choux et les filles dans les roses…C’est si instructif ! En masquant la
vérité aux enfants, on les détourne du réel. On ne les prépare pas à affronter les
troubles de ce monde, la triste réalité qui les attend.
Dans un sens, ce qu’elle formulait était affreusement vrai. Je souris en retour,
préférant rester silencieux.
— Pardonnez-moi pour cette attente, j’avais des affaires à régler, reprit-elle en
fronçant ses jolis sourcils.
— J’ai occupé mon temps à contempler certaines de vos œuvres. Dites-moi,
qui est représenté sur ce portrait ?
— J’ai l’impression que la Terre entière connaît cette histoire. Et vous voulez
me faire croire que cette représentation vous est inconnue ? Allons, cher
monsieur, ne sous-estimez pas mon intelligence. Dès que vos yeux s’y sont
posés vous avez su, qu’il s’agissait de cette malheureuse fille qui n’a pas
identifié son pauvre papa. Vous faites partie de ces rares personnes, capables de
déchiffrer le sens de cette scène. Et si vous ne l’avez pas compris, c’est qu’alors
je perds mon temps avec un idiot.
Vigoureusement j’ai hoché la tête, je ne voulais surtout pas commencer un
différend avec cette femme susceptible de m’aider. Apparemment elle n’avait
pas la langue dans sa poche, chose que j’appréciais beaucoup chez la gent
féminine, et d’une certaine manière, elle n’avait pas tout à fait tort. Si je n’avais
pas eu l’esprit embrouillé par le manque de sommeil, cette scène serait apparue à
mes yeux comme une évidence. Sur le coup je ne sus que répondre. J’étais
probablement trop impressionné par son passé. Un peu inquiet de la suite de cet
échange et sans trop réfléchir, j’ai lâché cette phrase :
— Je me suis souvent imaginé cette situation, en me demandant quelle
attitude j’aurais adoptée, si je m’étais retrouvé en face de mon père pour une
Observation.
— Est-ce l’historien qui parle ou le journaliste d’investigation ?
— L’Observateur, ma chère.
Elle sourit, les yeux rivés sur le tableau. Elle semblait satisfaite de ma réponse
ou de mon honnêteté, que sais-je.
— Peu de vos égaux partagent ce point de vue. J’ai été critiquée et rejetée par
tous ceux qui n’approuvaient pas mon comportement. Cette éprouvante mission
a mis fin à ma collaboration avec les Ombres…
Elle soupira et marcha lentement vers la petite table du salon pour se servir un
thé. Il y avait tant de grâce dans ses mouvements et d’amertume dans sa voix,
qu’elle en était touchante.
— Personne ne veut être contraint d’identifier un parent, repris-je. Ceux qui
pensent qu’ils auraient mieux réussi, n’ont aucune idée de ce à quoi ils
pourraient s’exposer.
Soudainement, elle se mit à rire. Comme si j’avais lâché quelque chose de
drôle. Ce n’était pourtant pas le cas. Elle m’a immédiatement placé dans une
position inconfortable.
— Qu’y a-t-il de si amusant, miss Wayne ?
— Vous ! Excellent jeu d’acteur ! Votre comédie était si bien jouée, que
pendant quelques secondes, je vous ai cru sincère.
— Je vais vous dire un petit secret. Ce n’est pas dans ma nature de mentir. Je
n’ignore pas que cette histoire a provoqué un véritable séisme au sein de la
confrérie, et je sais également que vous en avez beaucoup souffert.
— Ce qui m’a fait le plus mal, c’est d’avoir été abandonnée pour tous ceux
que j’ai aimés. Mes amis m’ont lentement et inévitablement repoussée. Je me
suis alors retrouvée seule en compagnie de doutes qui ont commencé à me
tourmenter. Sachez que je ne regrette rien. Ces années ont été les plus
productives de ma vie. Les gens ont tendance à chercher une variété d’excuses
pour s’amoindrir de leurs échecs ou erreurs, cela n’a jamais été mon cas. J’ai fait
face à toutes mes fautes et j’ai fini par avouer la vérité à Duncan. Inutile de vous
dire que je l’ai payé cher, vraiment très cher. Cela dit, j’ai appris que regarder
dans le passé était destructeur, alors parlons d’un sujet plus intéressant.

Cette tentative de clarification qui ressemblait plus à un cri de désespoir ne


faisait que stimuler sa colère. Il était clair que d’autres discussions de ce genre
ne seraient pas les bienvenues. Par moments son visage devenait sombre et
méfiant, comme si elle craignait je ne sais quel danger. Elle redressa le menton,
rejeta les épaules en arrière et vint s’asseoir en face de moi.
— Je suppose, monsieur Grant, que vous n’êtes pas venu ici pour faire
l’inventaire de mes tableaux. Quel est l’objet de votre visite ?
— En vérité, je ne sais par où commencer.
— Voulez-vous que je vous serve une autre tasse de thé ?
— Bien aimable, je sens que cela me fera le plus grand bien.
Je bus quelques gorgées avant de reprendre la discussion. De façon adroite, je
développai toute mon histoire, omettant volontairement quelques petits passages.
Je ne souhaitais pas l’ennuyer avec un compte rendu précis des horreurs vécues,
alors j’allai directement à l’essentiel. Je croyais qu’elle ne tiendrait pas à
connaître certaines précisions. Mais elle voulut absolument tout savoir.
— Vous pensez que les Terres d’Ombres ont impliquées dans ce chaos,
monsieur Grant ?
— À vous de me le dire.
— Nous n’y sommes pour rien, m’assura-t-elle. Jamais nous n’aurions ramené
un Observateur qui appartient à un autre ordre. D’ailleurs, il est curieux que
votre confrérie ne se manifeste pas. C’est embarrassant pour vous, mais
pourquoi venir m’en parler ? Il y a bien longtemps que j’ai coupé tout contact
avec les Ombres.
— En vérité, je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. C’est un ami qui
m’a conseillé de me rendre chez vous.
— Un ami ?
Elle se mit à réfléchir un long moment avant de répondre.
— Steven Wright ! C’est lui qui vous envoie ?
— Est-ce important de le savoir ?
— En règle générale, chaque Confrérie s’occupe de ses propres affaires. Et
d’ailleurs, vos acolytes n’apprécieraient sûrement pas votre décision. Il vaut
mieux pour vous, ne jamais parler de notre rencontre.
— Steven m’a recommandé la même chose. Je suis venu à vous pour solliciter
votre aide. À vrai dire, je ne sais pas quoi faire dans cette situation, je suis
totalement désemparé.
— Comme vous pouvez le voir, je n’ai pas de baguette magique. Je ne suis
donc pas une faiseuse de miracles.
À ce niveau de la conservation ses propos ne présageaient rien de bon. Toutes
ses paroles pénétraient péniblement mon esprit. Cela dit, j’aimais son franc-
parler et toutes ses répliques, parce qu’elles dénotaient une forte personnalité,
celle d’une femme hors du commun. Je pensais qu’elle était sûrement le genre de
personne à se tenir debout sur les barricades sans cligner des yeux devant la
menace. Et cette idée me fit sourire. Avec une certaine curiosité, elle me
demanda, si durant la mission, j’avais remarqué une faille. Un événement
imprévu m’ayant poussé à la réflexion, une sorte d’anomalie. J’ai cherché, pour
la satisfaire au plus profond de mon subconscient, essayant de revenir en arrière,
à voir des détails qui auraient pu m’échapper. J’avais beau me concentrer, rien ne
sortait de ma tête, si ce n’est la douleur d’une migraine naissante.
— Je ne peux pas imaginer les choses à votre place, monsieur Grant. Alors
creusez-vous les méninges.
— Comment puis-je trouver quelque chose dont je ne me souviens plus ?
— Vous ne vous concentrez pas assez ! Bon, écoutez-moi très attentivement :
je veux que vous fermiez les yeux et surtout…décontractez-vous. Relâchez la
pression, oui, détendez-vous, me dit-elle en posant ses doigts sur mes tempes.
Centrez-vous uniquement sur ma voix. Laissez-vous porter par mes mots. Rien
d’autre ne compte... Vous êtes dans ce corridor…et malgré l’incendie
dévastateur, vous cherchez une issue…
Je commençai à concentrer toute mon énergie dans mon cerveau, et
finalement j’ai trouvé une porte ouverte vers quelque chose de profondément
enfoui. Je ne savais pas si cela avait vraiment de l’importance, mais quelques
secondes avant mon retour le sol s’était ouvert sous mes pieds et m’avait
englouti. Je m’étais retrouvé dans un endroit presque magique, une sorte de
galerie du château dont les murs étaient décorés de fresques inspirées de célèbres
légendes. À voir l’expression de son visage, ces détails occupaient à présent ses
pensées.
— Et, après quoi…je me suis réveillé dans la bibliothèque, conclus-je.
Elle se leva soudainement du canapé et se dirigea à grandes enjambées vers le
fond du salon. Du bout de ses doigts, elle tapota nerveusement ses ongles sur le
bois d’une table de travail. Cette mélodie s’envola et se répercuta de manière
inquiétante dans toute la pièce. Ouvrant l’un des tiroirs du secrétaire, elle tira de
l’oubli un calendrier et le pressa contre elle.
— Attendez-moi ici ! Surtout ne bougez pas ! fit-elle en sortant du salon.
Elle revint quelques minutes plus tard, avec un livre qu’elle posa sur son
bureau avant de le feuilleter. Je l’entendis marmonner quelques phrases à voix
basse, comme une incantation. Ses murmures étaient amplifiés par l’absence
complète de tout autre bruit. Elle s’installa en face moi avec un sourire de
lauréat. Je compris à cet instant, qu’elle détenait peut-être la clef du mystère.
— Les Observations les mieux préparées prennent, sans que l’on s’y attende,
une direction inattendue, monsieur Grant. Mais dans votre cas, je crois connaître
la raison de ce chaos : « Les contrôleurs », c’est ainsi que l’on appelle ces esprits
ayant la charge d’ouvrir et de fermer les portails.
— Les contrôleurs ? Des esprits pour ouvrir et fermer les portails ?
— Vous semblez surpris ? Duncan ne vous en a jamais informé ?
— Jamais…Steven a été le seul à m’avoir parlé d’un portail verrouillé, mais je
n’y ai pas vraiment prêté attention.
— Vous auriez dû me le dire bien avant ! Vous m’avez fait perdre un temps
précieux à essayer de comprendre votre problème.
— Je plaide coupable et j’en suis désolé. Mais je ne vois pas comment tout
cela pourrait être relié …
— Lorsque arrive l’ombre lunaire, les transits vers l’au-delà sont
automatiquement condamnés. Le mécanisme de protection qui a été introduit
dans tous les passages, empêche les voyages hors du corps. Ce même mécanisme
concentre également toute l’énergie restante vers les transferts, c’est-à-dire
ramener tous les Observateurs partis en mission. Quand les portails sont en mode
sécurité, cette énergie n’est plus distribuée.
— Et aucun esprit ne peut alors voyager d’un univers à un autre.
— Exactement, monsieur Grant.
— Cela me paraît incroyable de constater qu’une éclipse puisse agir sur…
— S’il vous plaît, ne m’interrompez pas ! Et laissez-moi vous expliquer.
Lorsque la Lune passe entre la Terre et le Soleil et qu’elle obscurcit le disque
solaire, le désordre commence. Ce phénomène provoque de tels dégâts qu’il est
impossible de mener à bien un transfert.
— Et combien de temps cela va-t-il durer ?
— L’ombre lunaire a jeté un voile d’obscurité sur la terre toute entière, et il ne
disparaîtra que dans quelques jours, rendant pour le moment les portails
infranchissables…

Dans ma vie, j’avais vu beaucoup d’éclipses, et jamais je n’aurais pu


imaginer, même dans mes rêves les plus fous, l’impact que celles-ci pouvaient
avoir dans notre univers et ailleurs. Je ne savais pas si je pouvais lui faire
confiance. Mais à ma grande surprise, elle venait de m’expliquer quelque chose
qui tenait enfin la route. Je n’avais nullement l’intention de remettre en cause
cette évidence plus que convaincante. Miss Wayne me fit part de son
étonnement : comment un Observateur aussi aguerri que Duncan avait–il pu
oublier un tel phénomène ? Elle n’aurait jamais cru qu’il pût se faire piéger aussi
facilement et cela semblait la réjouir. Comme si elle venait de prendre une petite
revanche.
— Dites-moi, que va-t-il advenir des deux frères ?
— J’ai bien peur que vous ne compreniez pas la gravité de la situation, cher
monsieur.
— De quoi parlez-vous ?
— De la mort prochaine qui les attend. Toutes les tentatives pour établir le
contact, ou se rendre visible, n’aboutiront à rien. Ils ne l’ont peut-être pas encore
remarqué. Mais…plus rien ne fonctionne.
Je fus surpris par ce détachement, cette soudaine froideur impassible. Ces
précieuses explications ébranlaient les couches superficielles de mon esprit. À ce
moment-là, je voulais penser à d’autres options. Mais une inquiétante sensation
de vide m’envahit progressivement. Au début, je cessai de sentir mes jambes,
puis mes mains. J’étais anéanti, et en même temps, complètement détaché de la
réalité. Ces quelques mots m’avaient instantanément retourné. Duncan avait
peut-être raison à son sujet, cette femme semblait ne plus éprouver le moindre
sentiment. Mais il subsistait encore un doute, pourquoi Steven Wright m’avait
envoyé ici ?
— Dites-moi, cela vous fait-il plaisir de me tourmenter ?C’est terrible ce que
vous venez de proférer. Je croyais qu’il était impossible de ressentir autant de
déplaisir en quelques secondes, je suis bien naïf.
— Le crédit de ma faveur à votre égard est à présent épuisé ! Que vous
imaginiez-vous, cher monsieur ? Que j’allais m’attendrir, supplier le ciel en
criant « Pitié seigneur ne m’enlève pas Duncan que j’ai tant adoré ! » Vraiment,
vous le pensiez ?
— Comment pouvez-vous plaisanter à propos de cela ? Laisseriez-vous
mourir cet homme que jadis vous avez aimé ?
Cette jeune femme complexe et apparemment très rancunière, redressa la tête
en plissant les yeux. Elle garda le silence, en adoptant le même comportement
que ces fauves qui traquent leur proie avant de passer à l’attaque.
— Quelle est la cause de votre inhumanité ? demandai-je avec amertume.
— Inhumanité ? De quoi parlez-vous ? Nous sommes entourés d’animosité et
d’horreur. L’auriez-vous oublié ? La cruauté, je l’ai observée de très près, je l’ai
vue avec hantise commettre des actes ignobles, impardonnables. Je l’ai étudiée
et pourchassée. Depuis ma rencontre avec elle, l’enfer est devenu un endroit très
peuplé. Il n’y a pas un jour où je m’endors sans faire des cauchemars, alors ne
me parlez pas d’inhumanité !À présent, prenez garde à vos propos, je ne vais pas
pouvoir retenir plus longtemps les mots discourtois qui se bloquent dans ma
gorge et qui s’installent lentement sur le bout de ma langue.

Sans doute parce que je n’arrivai pas à la cerner, je dus avouer que je ne
m’attendais pas à cette réaction. Je me mordis la lèvre avec une telle force que je
sentis le goût de sang dans ma bouche. J’avais misé tous mes espoirs sur cette
rencontre.
— Vous ne pouvez toujours pas lui pardonner, n’est-ce pas ? Que vous soyez
en colère contre lui, je le comprends, et vous avez toutes les raisons de l’être.
Mais le jeune Killian, qu’a-t-il fait pour mériter la mort ? Donnez-moi au moins
le motif de votre refus ?
Elle hésita quelques secondes avant de répondre ; elle cherchait certainement
un autre angle d’attaque.
— Arrêtez de dire des bêtises, j’en ai assez entendu ! Si vous souhaitez
vraiment connaître mon histoire, je vous conseille fortement de prêter attention à
tous les sons de cloches. Même si votre opinion est des plus intéressantes, elle
demeure loin de la vérité. Et d’ailleurs, vous posez beaucoup trop de questions.
— Je ne souhaite pas me montrer grossier, mais vous cherchez volontairement
le conflit. Pourquoi vous comportez-vous de façon si enfantine ?
— Enfantine ? J’ai eu la patience et la courtoisie de vous écouter, alors
n’abusez pas de ma gentillesse. Cela dit, je dois vous quitter, lança-t-elle en se
levant. Je laisse le soin à mon majordome de vous accompagner jusqu’à la sortie,
ne m’en veuillez pas, monsieur Grant.
— Ainsi, je dois me résigner et les regarder lentement mourir ? C’est au-
dessus de mes forces d’abandonner mes amis à un possible triste sort.
— Eh bien, voyez le côté positif ! Cela fera une belle histoire à raconter à vos
lecteurs.
Elle commençait sérieusement à m’agacer avec son ton arrogant. J’avais envie
de lui dire des choses désagréables. Je secouai la tête, refusant d’écouter la petite
voix de ma conscience qui tentait d’envenimer la situation. Je devais avant tout
me montrer diplomate et user de tact pour éviter le désastre.
— Je ne peux pas croire qu’il ne reste pas en vous un peu de cet amour,
suffisamment pour lui venir en aide. Si vous essayez de faire abstraction de ce
passé, sachez que vous n’y arriverez jamais, miss Wayne. Car quoi que vous
fassiez, il vous reviendra. Et peut-être même qu’un jour, vous regretterez
amèrement votre choix : celui d’avoir tué les deux petits-fils de votre mentor,
l’homme qui vous a toujours soutenue. J’ai une autre question avant que vous ne
quittiez cette pièce : Si vous n’aviez pas l’intention de m’aider, pourquoi Steven
Wright m’a-t-il envoyé chez vous ? Pourquoi ?
Elle ouvrit la porte, et au moment de sortir, elle s’arrêta et se retourna
lentement vers moi. J’avais la sensation que mes derniers mots avaient eu l’effet
d’une formule magique. Ses yeux semblaient montrer de l’optimisme à mon
égard, j’y voyais, en tout cas, une soudaine lueur d’espérance.
— Steven connaît l’existence d’un accès secret qui permet de se déplacer d’un
univers à un autre, lorsque les portails sont verrouillés. C’est pour cette raison
qu’il vous a envoyé ici. Uniquement pour cette raison.
Voilà qui redonnait vie à tous mes espoirs naïfs. Je demandai quel était cet
endroit. Et qui je devais solliciter ? Elle m’expliqua qu’il existait beaucoup de
passages sur notre planète, mais qu’un seul ne fonctionnait qu’avec un minimum
d’énergie. Par chance, celui-ci se trouvait à Chester, et par malchance, il
appartenait à la confrérie des Terres d’Ombre.
— Pourquoi avez-vous décidé d’entrer au service de cet Ordre, monsieur
Grant ?
— J’aime plus que tout l’histoire, et me sentir utile. En vérité, je n’ai pas de
plus cher désir, que de prendre part au combat qui donnera à ceux qui n’ont pas
eu la chance de la connaître de leur vivant, la justice.
— Parfois, j’imagine une planète sans animosité, sans corruption et souffrance
inutile. Où chacun vit en parfaite entente avec le reste de la société sans avoir la
crainte de communiquer avec des inconnus. Un endroit où personne n’a besoin
de s’enfermer dans sa maison, ou de se cacher derrière de hautes clôtures.
— Un monde sans doute ennuyeux, miss Wayne.
— Possible, mais difficile à concevoir, parce que la violence naît avec certains
hommes.

Elle se décontracta complètement et s’installa sur le canapé à mes côtés.


Durant quelques secondes, elle resta parfaitement immobile, le menton
légèrement soulevé sans rien prononcer. Puis, contre toute attente, elle se
proposa de m’aider. Enfin, de me conduire jusqu’aux Terres D’Ombre, pour
solliciter leur aide. Elle m’expliqua tous les détails de son plan, en soulignant
une chose: « Soyez convaincant, parlez avec votre cœur comme vous venez de le
faire et cela suffira. Mais je vous avertis, monsieur Grant, rien n’est gratuit. Si
vous obtenez une aide de leur part, sachez qu’elle aura un prix. » Je répondis
alors que l’argent n’était pas un problème. En réponse, elle m’adressa un sourire
amusé avant d’ajouter avec une grimace : « Vous n’y êtes pas du tout. Ce que je
veux dire, c’est que vous serez contraint de payer de votre personne, vous devrez
à votre tour rendre un service à cette Confrérie. »
— Pour l’instant, la fatigue vous affecte, cher monsieur, vous perdez votre
capacité à penser clairement et rationnellement. Prenez le temps de réfléchir à ce
que vous voulez vraiment.
Au vu de la situation critique face à laquelle se retrouvaient les deux frères, il
était préférable d’agir vite. J’acceptai immédiatement. Elle me mit une nouvelle
fois en garde, me suggérant de peser le pour et le contre. En prononçant ces
mots, elle m’avait regardé comme si j’avais cessé d’être un ennemi.
— Avez-vous une petite idée de ce service ? demandai-je avec intérêt.
— Vous devrez faire office d’Observateur, et participer à treize missions.
— 13 ? Pourquoi ce nombre ?
— Le 13 représente un enjeu important, pour notre Confrérie. Je ne suis pas
autorisée à vous en dire plus, mais ne vous inquiétez pas, le Grand Conseil vous
révélera la suite. Sachez néanmoins, que si vous consentez à nous servir, vous ne
serez plus le même homme. Êtes-vous prêt à prendre ce risque pour aider les
Stredfort ?
— C’est ma seule issue. Je n’en connais aucune autre.
Étais-je en mesure de refuser un possible appui ? Même si un doute néfaste
s’infiltrait subitement dans mon esprit, la réponse était non. Je n’avais pas de
temps à perdre avec ma conscience.
— Alors qu’il en soit ainsi ! Revenez me voir demain soir, après 21heures.
À ce moment-là, le majordome fit irruption dans le salon, interrompant notre
conversation.
— Désolé de vous déranger, miss Wayne, mais Sir Laurence vient d’arriver.
Elle soupira en haussant les épaules:
— Installez-le dans mon bureau, et raccompagnez monsieur Grant, il nous
quitte, lâcha-t-elle en se levant du canapé.
— Je vous remercie de m’avoir reçu.
— Ne me remerciez pas, du moins pas encore…
4
14 février 1905
Le Grand Conseil

Pendant que je cherchais dans la poche de mon manteau de quoi régler la


course et offrir un pourboire à mon cocher, une calèche, dont la portière affichait
de flamboyantes armoiries représentant trois épées qui se croisaient, s’arrêta au
milieu de la route. Les yeux noirs et brillants du conducteur me firent
comprendre que je devais monter dans cette voiture. Dans un élan spontané, il
descendit de son perchoir et m’ouvrit la portière. Miss Wayne, installée à
l’intérieur, me salua amicalement. Elle était habillée comme un dandy, tout de
noir vêtue. Elle portait un pantalon qui dessinait ses formes, une redingote
boutonnée, des bottes de cuir souple sans talons et des gants tout aussi sombres.
Je n’ai rien contre les femmes qui revêtent ce genre d’accoutrement. Et, je
regrette même qu’elles soient si peu nombreuses à défier les mœurs de la société
victorienne.
— Comment allez-vous, cher monsieur, je vous devine quelque peu anxieux.
Est-ce le fait d’être attendu par l’une des plus anciennes confréries qui puisse
exister sur terre et dans l’au-delà ?
— En effet, j’ai l’impression de me jeter dans la gueule du loup. D’où vient
cette blessure ? Au-dessus de votre paupière droite, il y a une égratignure. Qui
vous a fait cela ?
— Un idiot qui cherchait à s’enfuir, alors que l’enfer le réclamait.
— Et qu’avez-vous fait à cet…idiot ?
Elle me regarda avec grand étonnement, comme si ma question tombait dans
le non-sens.
— J’ai fait la seule chose que je pouvais faire, l’envoyer chez lui, auprès de
Satan.
J’essayai de transformer ma stupeur en une sorte de tic nerveux.
— Cet homme n’avait sûrement pas prévu ce mode de transport pour
retrouver son cher papa, reprit-elle en souriant.
— Êtes-vous toujours aussi humaniste ? J’ai l’impression que vous prenez
plaisir à semer le doute dans mon esprit. Vous dégagez par moments une telle
froideur.
— Vous savez, je ne suis pas prédisposée au mélodrame ni à la joie excessive.
Par conséquent, ce n’est pas facile pour moi de comprendre votre comportement.
Ni votre pitié envers ces criminels.
— Rassurez-moi, miss Wayne, il ne s’agit pas d’une société secrète
d’assassins ? Ou autres personnages pareillement méprisables.
Elle tourna la tête vers la fenêtre et se mit à rire.
— Assassins, méprisables ? J’ai comme un doute à ce sujet. Appartenez-vous
à cette catégorie d’historiens qui pensent que les sociétés secrètes complotent
pour changer la civilisation ?
— Les gens dans mon métier naissent et meurent avec cette idée, ma chère.
— Vraiment ? Êtes-vous prêt à mourir avec cette idée ?
— C’est un sujet soumis à diverses interprétations, et j’avoue qu’il a toujours
captivé mon imagination, mais l’histoire a montré que finalement, il ne faut pas
généraliser.
— N’ayez pas peur de nous. Voyez-nous simplement comme des justiciers
offrant à ce monde des changements positifs. Les Terres d’Ombre apportent
quelques corrections nécessaires aux destins humains.
— Alors, je n’ai pas d’autre choix que celui de vous faire confiance.
— Confiance ? Évitez de l’accorder aussi facilement aux étrangers.
Personnellement, je ne la donne que très rarement, c’est d’ailleurs pour cette
raison que je suis toujours en vie.
Pendant un moment, aucun de nous ne dit un mot. Je me tournai vers la
fenêtre et je regardai tout ce qui passait sous mes yeux ; arbres, maisons et cette
brume épaisse qui enveloppait la ville depuis quelques heures. Je ne savais pas
où se rendait le cocher, mais il était clairement pressé. Tandis que je me perdais
dans mes pensées, la calèche montait avec difficulté une pente raide parsemée de
grosses pierres. Après quelques miles parcourus, il bifurqua à un carrefour, puis
à droite et enfin il emprunta un chemin étroit qui menait au pied d’une
montagne. Quinze minutes plus tard, il neutralisait les chevaux devant l’entrée
d’un vieux cimetière abandonné. En descendant de la voiture, je vis à quelques
pieds de là, l’ouverture d’une vaste grotte dans le flanc du dôme, éclairée par
plusieurs torches. La première chose qui attira mon attention était sa largeur, on
aurait pu y faire entrer un train. Étrange endroit, murmurai-je d’une voix
incertaine.
— Nous sommes légèrement en retard et nous avons encore une série de
tunnels à franchir. Alors, accélérons la cadence, suggéra-t-elle.
— Je n’ai jamais entendu parler de ce coin.
— J’ai l’impression que les frères Stredfort ne vous ont pas appris grand-
chose. Seuls les élus ont le privilège de voir ce qui n’est pas visible aux yeux des
gens ordinaires. Cette vaste caverne a été découverte et explorée par les Terres
D’Ombre, en 1510. On raconte que ce lieu était le berceau de rituels païens, et
que beaucoup de victimes, ont été en toute discrétion, enterrées dans ce
cimetière.
— Ce genre de site suscite grand nombre d’histoires effrayantes. Vraies ou
fausses, elles continuent d’agiter notre imagination jusqu’à troubler notre
sommeil.
— Nous avons une salle qui regorge d’anciens et épais volumes relatant
l’étude des faits qui ont marqué ce mystérieux abri-sous-roche. Si vous êtes sage,
vous pourrez y jeter un œil. Je suis sûre que vous y trouverez votre bonheur.
Cela dit, Duncan aurait pu vous en parler, dans la mesure où il connaît très bien
l’antre des Terres D’ombre.

Tous les secrets de l’aîné commençaient sérieusement à m’agacer. Cependant,


j’étais curieux de découvrir l’univers de cet Ordre et tous les mystères qui
allaient de pair. Miss Wayne me dépeignait sa confrérie comme un des plus
solides piliers de l’au-delà. Quant à l’aîné, il m’en avait brossé un portrait
vraiment peu flatteur. Me devançant de quelques pieds, elle entra dans les
profondeurs de ce souterrain avec une lanterne dans la main droite. C’était un
lieu impressionnant où chacun des tunnels était relié l’un à l’autre. Par endroits,
l’eau ruisselait le long des parois abruptes, et d’énormes blocs de roches
entravaient certains passages. Je compris à cet instant pourquoi elle ne portait ni
talons, ni robe. J’étais dans un vrai labyrinthe, et les lumières des torches
accrochées aux surfaces rocheuses éclairaient à peine le sol. Elle grimpait les
murs de pierres sans fléchir, déterminée, comme un animal poursuivi par une
meute de chiens. Mes mouvements étaient ralentis par le fait qu’il fallait que
j’escalade quelques obstacles, ce qui n’était pas une tâche facile. Au bout d’un
moment qui m’a semblé interminable, nous arrivions devant l’entrée d’une vaste
salle.
Tandis qu’elle posait sa lanterne sur le sol, deux hommes, qu’elle me présenta
comme des Observateurs, s’étaient avancés vers moi pour me saluer. Ils étaient
très soignés et portaient de beaux vêtements. Moi, qui m’attendais à tomber dans
un repaire de brigands, j’étais étonnamment surpris. Après avoir échangé
brièvement quelques mots, ils étaient repartis à leurs occupations. La grotte
ressemblait à une église souterraine, avec un haut plafond en forme de dôme. On
y trouvait des chaises de tous styles, des étagères remplies d’ouvrages plus ou
moins précieux et divers meubles constitués d’une surface lisse reposant sur un
ou plusieurs pieds.
— Le Grand Conseil arrive ! s’exclama-t-elle soudainement.
À peine finissait-elle sa phrase qu’une douzaine d’hommes firent irruption
avec brouhaha, pour prendre place autour de la table rectangulaire, chargée de
livres et de documents nombreux et disparates. Je m’attendais à voir des masses
lumineuses, mais les gens qui se tenaient en face de moi avaient une apparence
humaine et un visage plutôt agréable, voire rassurant. Ils portaient tous un beau
costume et donnaient l’impression d’être instruits. Miss Wayne me poussa vers
une chaise vide, à une dizaine de pieds de ces inconnus
« Restez sage et ne touchez à rien ! » me suggéra-t-elle en s’éclipsant.
Je me sentais observé de toutes parts. Chaque cellule de mon corps était
tendue et mon appréhension à la limite de l’explosion. Mon regard s’arrêta sur
une femme, qui entra à son tour dans la salle. Elle portait une longue soutane
blanche dont la capuche recouvrait une bonne partie de ses cheveux, et devait
avoir à peine une trentaine d’années. À présent, toutes les chaises étaient
occupées. Après quelques secondes de silence, elle prit la parole en s’adressant
directement à moi.
— Je m’appelle Mina, et je vous parle en notre nom à tous. On nous a
informés de votre histoire et de votre problème actuel. Qu’attendez-vous de
nous, monsieur Grant ?
— Que vous m’aidiez à ramener mes amis…prisonniers dans le passé.
— Et pourquoi devrions-nous vous tendre la main ?
— Vous disposez de ce que les Ombres n’ont pas : un passage qui permet de
se déplacer, même quand les portails sont verrouillés.
— C’est exact, ce passage est unique en son genre, parce qu’il ouvre les
frontières entre les mondes. Mais…Êtes-vous conscient que notre aide ne sera
pas désintéressée ? Avez-vous été informé des risques et des conséquences ?
— Miss Wayne m’a averti de certaines choses, mais pas de toutes. Mais
qu’importe, si le résultat est convaincant.
— Nous pouvons effectivement ramener vos amis, mais en échange vous
devrez à votre tour, exécuter treize missions au nom des Terres d’Ombre. Nous
avons nos propres règles, et elles sont bien différentes de celles que vous
connaissez. Si vous acceptez, vous devez savoir que cela changera à jamais votre
vision de la justice. Êtes-vous vraiment prêt à prendre ce risque ?
— J’ai eu beaucoup de temps pour y réfléchir. Ces missions passeront et
seront très vite oubliées, comme toutes les précédentes…
— Non, parce que vous serez obligé de tuer des gens. C’est là toute la
différence. Le jugement des Terres d’Ombre est expéditif :pas de procès, pas de
rédemption possible. Nous observons et enlevons la vie de ceux qui commettent
l’irréparable. Nous n’exécutons pas les hommes qui en sont à leur premier crime,
nous abattons uniquement les récidivistes.
Je ne compris pas immédiatement ce qu’elle demandait, et je n’avais même
pas envisagé ce genre de service. Je tentai de rester calme à l’extérieur, mais à
l’intérieur l’effervescence bouillonnait mon sang. J’essayai de parler avec
confiance, mais les doutes commençaient à me faire perdre pied.
— Je ne suis pas un assassin…et… j’ignorais qu’il était question de donner la
mort. N’y a-t-il pas une autre solution ?
— Nous ne pouvons pas vous aider si vous n’y mettez pas du vôtre. Telles
sont les conditions.
Je fus anéanti par la tournure désastreuse que semblait prendre cet entretien.
J’étais confronté à une négociation extrêmement difficile.
— Je ne souhaite pas vous mentir, sachez qu’il me sera impossible d’exécuter
qui que ce soit. Je n’ai même pas la force de couper la tête d’un poisson. Je ne
peux pas aller à l’encontre de mes valeurs et de tout ce que l’on m’a enseigné.
— Que pensez qu’il arrive à ces individus que vous observez lors de vos
missions ?
— Je sais qu’ils ont droit à un procès équitable.
— Il n’y a pas de mauvais choix quand on vole au secours de personnes sans
défense…
— J’ai déjà entendu cela, les bonnes actions sont récompensées et les
mauvaises sont punies.
— N’êtes-vous pas fatigué de regarder avec horreur le spectacle en croisant
les bras. N’êtes-vous pas fatigué de regarder les gens mourir et de ne rien faire
pour éviter le carnage ? Les Terres d’ombre ont cessé pour le bien de l’humanité,
de rester simple spectateur. Nous remodelons le destin de certaines personnes à
notre manière. Cela dit, nous avons écouté avec intérêt votre histoire, et par le
fait de votre décision, nous ne pourrons rien faire de plus pour vos amis. Le
temps consacré à vous prêter attention vient de prendre fin, monsieur Grant.

Les membres du conseil se levaient un par un, me saluant avant de quitter la
salle. Dans une sorte de prostration qui ne me permettait pas de bouger, je
regardais miss Wayne avec un grand désarroi. Je me sentais perdu, dans un
ralenti où je voyais comment les choses allaient se terminer pour Duncan et
Killian. Mina fit le tour de la table pour me rejoindre. Elle resta à m’observer un
long moment, sans dire un mot. Je pense qu’à ses yeux, je devais avoir l’air d’un
chien battu.
— Je comprends que vous ne partagiez pas notre point de vue concernant nos
méthodes, mais ces missions pourraient se montrer extrêmement instructives,
pour vous. Vous avez encore une heure et demie pour prendre votre décision. Si
vous acceptez, faites-en part à miss Wayne. Si vous refusez, vous devrez porter
le poids des regrets jusqu’à la fin de vos jours, car il sera trop tard pour ramener
vos amis. Dans la souffrance, les humains finissent toujours par trouver une
langue commune. J’espère que tel sera votre cas.

Je me sentis tellement perdu que j’avais fermé les yeux en songeant un instant
à la décision qu’aurait pu prendre Duncan ensachant son frère en danger. J’avais
écouté à contrecœur le point de vue de cette femme qui s’éloignait lentement
vers la sortie.
— Attendez, je vous en prie, ne partez pas !
Elle s’immobilisa devant la porte, sans se défaire de son expression
soupçonneuse.
— J’accepte. J’ai suffisamment réfléchi…
— Déjà ? Qu’est-ce qui vous a soudainement décidé ?
— Mes amis ! Je ne me pardonnerai jamais de les avoir laissé mourir sans
lever le petit doigt.
— Une fois que nous aurons scellé notre accord, vous ne pourrez plus revenir
en arrière.
— Serrons-nous la main et validons celui-ci, répondis-je.
De toute façon, je n’échapperai pas aux regrets et je sais qu’ils seront
nombreux.
— Je suppose qu’ils seront ramenés après ma première Observation ?
— Dès les premières lueurs de l’aurore, vous retrouverez les frères Stredfort.
Quant à vos missions, ne vous inquiétez pas, vous serez averti en toute discrétion
le moment venu. Surtout, monsieur Grant, ne parlez de notre accord à personne,
j’ai bien dit, personne. Maintenant, miss Wayne va vous raccompagner chez
vous.
Avant que je n’eusse pu répondre, elle avait franchi la sortie. En me tapotant
sur l’épaule, Atasie me convia à la suivre. En la regardant, je ne pus m’empêcher
de penser qu’après être entré dans la lumière, depuis le coin le plus sombre de
ma vie, je m’apprêtais en sa compagnie, à pousser les portes de l’enfer.
5
15 février 1905
Le Reiki

Malgré l’heure plutôt tardive, il y avait encore beaucoup de touristes et de


fêtards dans les rues de Chester. Miss Wayne m’avait déposé à Bridge Street,
l’un des faubourgs les plus animés de la ville. Je lui avais demandé de me laisser
dans cette auberge, au milieu de tous ces ivrognes. Boire, dit-on, allège ce
sentiment d’impuissance face à une situation qui nous dépasse. J’avais juste
besoin de me défouler un peu, de descendre quelques verres de bon whisky
écossais et de discuter avec des étrangers qui ne me jugeraient pas, parce qu’ils
ne connaissaient rien de moi. Je ne me sentais pas d’humeur à justifier mon
absence à Sara. Elle m’aurait sans doute bien plus détesté. Ce compromis avec
les Terres d’Ombre commençait sérieusement à ombrager mon âme.
À cet instant, je n’aspirais qu’à deux choses : ramener un semblant de
normalité dans ma vie, et retrouver enfin mes amis. En descendant d’une traite
mon whisky, je pensais... Peu importait ces treize missions, dans quelques mois,
cela ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Naïvement, j’avais imaginé que tout
serait plus facile à supporter après quelques verres dans le nez. Mais rien ne
tourna comme je l’avais voulu. Néanmoins, j’avais fini par sympathiser avec
mon voisin de table, un homme de mon âge qui se nommait Liam White. Il
m’avait fait part de son projet : en terminer avec la vie. De telles situations ne
m’étaient pas inédites, j’ai toujours eu le don d’attirer les dépressifs. J’étais
fatigué, démoralisé, et je devais écouter l’histoire d’un malheureux que sa
femme venait de mettre à la porte pour la nuit, et qui plus est, était sans un sou.
Son monologue, ponctué de pleurs, avait fini par me donner la migraine. Mais je
ne pouvais pas laisser cet homme ainsi, alors j’ai payé une chambre à
l’aubergiste, et avec son aide nous l’y avons conduit.

Après avoir vidé d’un trait mon dernier verre, et réglé ma note, j’ai sauté dans
le premier fiacre qui passait. À cette heure avancée de la nuit, j’avais eu la
chance de rencontrer un cocher qui avait accepté, et sans rechigner, de me
déposer là où personne n’aime à s’aventurer d’ordinaire. Le brave homme avait
même eu la politesse de descendre de son perchoir pour m’ouvrir la porte et
m’aider à rejoindre le grand portail dans la pénombre.
— Vous n’êtes sûrement pas du coin, mon ami. Généralement, peu de gens se
hasardent sur ces terres…maudites !
— Vous êtes sérieux, Monsieur ?
— Absolument ! Cette demeure inspire aux habitants une peur inexplicable, et
beaucoup de cochers évitent cette route.
Il me regarda longuement, sourit et hocha la tête d’un air amusé. Il parlait
lentement, à voix basse, et m’expliquait qu’il s’était installé à Chester avec sa
petite famille, depuis quelques semaines seulement. Et qu’il avait vraiment
besoin de travailler.
— Dans ce cas, jeune homme, donnez-moi votre nom et je ferai appel à vos
services, répondis-je en fouillant dans ma poche à la recherche de quelques
pièces.
— Tout le monde m’appelle l’Irlandais. Je reste à votre disposition,
Monsieur ! fit-il avant de me laisser.
La poussière qui s’élevait sous les sabots des chevaux, se confondait au
brouillard flottant. Je n’entendais rien d’autre que le bruit léger et mélancolique
du vent. Partout, autour de moi, régnaient le silence et l’obscurité. À peine avais-
je franchi le portillon ouvrant sur l’allée d’ormes, qu’un gémissement en haut de
ma tête me fit hésiter à avancer. C’était exactement comme si quelqu’un respirait
avec difficulté au-dessus de mes épaules. En levant les yeux vers l’arbre qui me
surplombait, je vis une silhouette noire. Elle se tenait là, à quelques pouces de
ma boîte crânienne. Pas de translucidité illuminée, ni de masse vaporeuse, juste
le contour sombre d’une personne mince et qui, certainement, aurait inspiré
quelques écrivains de romans d’horreur.
J’ignorais si elle était bienfaisante ou maléfique, la seule chose que je savais,
c’est qu’elle me fixait intensément, jusqu’à me glacer le sang. Je voulais fuir à
toutes jambes, tandis que mon esprit s’interrogeait. Le bruit, qu’elle faisait en se
déplaçant d’une branche à une autre, ressemblait à la secousse d’un sac d’os.
J’étais convaincu que personne ne me croirait, si je racontais ce que j’avais vu.
Bien décidé à ne pas me laisser emporter par mon imagination et ma frayeur, je
pris une profonde respiration avant de faire un pas en arrière. J’avais vraiment le
sentiment que cette chose allait me bondir dessus à tout instant. Je sentis une
main ferme se poser sur mon épaule, ce qui me fit virevolter.

— Eh bien, Wilson, l’heure est très mal choisie pour vous perdre dans vos
pensées !Que faites-vous dehors à cette heure avancée de la nuit ?
— Bon sang, Shin, vous m’avez fait une de ces peurs !
— Que regardiez-vous donc dans cet arbre ?
— Cette chose…répondis-je en levant la tête.
Mais elle avait disparu.
— Ne m’en dites pas plus, je ne veux pas savoir…
Après ces quelques mots, il m’entraîna, avec son empressement habituel, vers
une dépendance où il rangeait soigneusement toutes sortes d’outillages. J’avoue
que je m’y sentais beaucoup plus en sécurité.
— Votre petite randonnée nocturne n’était clairement pas une bonne idée,
lâcha-t-il avec étonnement. Mes patrons m’ont souvent mis en garde à ce sujet
« Shin, il ne faut jamais sortir quand minuit arrive… jamais ! Car ces choses
arrivent. »
— Je rentre à moitié ivre et sûrement pas à mon avantage ! J’en conviens, tout
cela est bien hasardeux, mais ma montre, affiche à peine 23 heures !
Le Japonais haussa les épaules et secoua la tête.
— Vous avez alors un gros problème avec sa précision !
Et il disait vrai. Elle était arrêtée sur 23 heures.
— Le manque de sommeil me prive de mes facultés intellectuelles…
— Vous devriez dormir un peu, mais je connais déjà votre réponse : « Je n’ai
pas de temps à perdre ! ». Je suppose que vous n’avez aucune nouvelle de nos
amis ?
— Demain, vous pourrez à nouveau les entendre rire.
— Vraiment ? Vous voulez m’assurer qu’un miracle va se produire ?
— Miracle ? N’exagérons pas.
— J’ai toujours su que vous finiriez par trouver une solution pour nous les
ramener. C’est étrange, pensa-t-il, comme les choses peuvent changer du jour au
lendemain.
— Cela dit, comment se porte votre petite famille, Shin ?
— Misako a du mal à reprendre le dessus, sa santé m’inquiète. Aujourd’hui,
elle a passé toute la journée couchée dans son lit. Le remplaçant du Dr Beverly
ne m’inspire guère confiance.
Il serra les lèvres pour refréner ses émotions.
— Vraiment ? En avez-vous parlé à notre ami ?
— Il profite de sa retraite, je n’ai pas envie de le déranger avec mes
problèmes.
— Malheureusement, vous devez vous soumettre à cette interrogation : ce
médecin est-il compétent ? Il n’existe rien de plus embêtant que le remords de ne
pas avoir dit certaines choses, à une personne qui aurait pu vous éclairer de ses
précieux conseils. Croyez-en mon expérience, il n’y a rien de plus frustrant que
les regrets. Allez voir Beverly !
— Vous avez sûrement raison, demain je lui en parlerai.
Il me regarda avec une expression étrange en entrouvrant légèrement la
bouche. Puis, comme s’il venait de prendre conscience de je ne sais quoi, il
détourna les yeux sans rien ajouter.
— Que vouliez-vous me dire ? Avant de changer d’avis.
Il baissa la tête en souriant et se frotta nerveusement l’oreille, en évitant de me
regarder. Puis il ajouta :
— Que pensez-vous qu’ils peuvent nous faire ?Les « Autres », si un jour par
malchance nous tombons nez à nez avec eux.
— Nez à nez ? Ce sera quand même difficile ! Mon point de vue est que
lorsqu’une personne décède, son corps retourne à la poussière. Seul son esprit
demeure et s’élève vers un niveau supérieur de l’Univers. Quand les bonnes et
braves gens trépassent, ils ont d’autres préoccupations que de nous causer du
mal. N’en doutez pas, Shin, les « autres »sont ici pour une raison qu’il vaut
mieux ignorer. Personne ne sait au juste qui ils sont, d’où ils viennent. Mais
croyez-moi, ces créatures sinistres, sont toutes de mauvais augure. Mais, dites-
moi, faites-vous partie de ces Japonais convaincus, que les montagnes, les forêts
et les eaux sont habitées par des êtres immatériels et des démons ?
Après avoir pris une longue respiration, il s’engagea dans une histoire.
— J’avais dix ans quand ma famille s’est installée dans le centre de Shinshiro,
une ville de la préfecture d’Aichi. C’était une coquette maison, avec un grand
jardin arboré. Quelques semaines après notre emménagement, ma mère a
commencé à se comporter bizarrement, elle était déprimée à longueur de journée
et pleurait en silence. Mon père avait essayé d’obtenir ses confidences, mais elle
ne voulait rien dévoiler, et ne renonçait pas à son chagrin. Une nuit, j’ai vu cette
femme, petite et mince, d’années incertaines se déplacer le long des murs. Elle
était vêtue d’une longue robe translucide qui laissait entrevoir ses formes sveltes.
L’étrangeté n’était pas seulement dans sa tenue, mais dans toute son apparence.
En levant mon regard vers elle, j’ai observé son visage, blanchâtre et mort.
Jamais je n’ai eu autant de frayeur. Je voulais sortir de mon lit, partir loin d’elle,
mais ma peur me clouait sur place. Lorsque ma chambre devenait de plus en plus
froide, je posais mes mains devant mes yeux pour ne plus la voir. À chaque fois
qu’elle venait me rendre visite, elle prononçait six mots, les plus terrifiants qu’un
enfant puisse entendre « Mon enfant est mourant…aide-moi ! ». Au Japon, nous
pensons que quand un être meurt, le Reiki, l’Esprit, quitte son corps pour entrer
dans une sorte de purgatoire. Lorsque sa famille effectue les rites funéraires,
l’âme se purifie et se libère du mal qui l’entoure. Elle devient si bienveillante
qu’elle finit par rejoindre ses ancêtres dans un paradis. Cependant, si la personne
est décédée de façon violente, un suicide ou un assassinat, ou si la cérémonie
funèbre n’a pas été proprement exécutée, son âme est influencée par des
émotions fortes et retourne dans notre espace physique sous la forme d’un
« yurei », un fantôme. On dit qu’ils sont capables de pénétrer dans l’univers des
vivants pour hanter le lieu de leur mort.
— Tout le monde a sa propre idée de l’au-delà, Shin ! Cette pauvre
malheureuse semble vous avoir marqué…
Il poursuivit d’une voix tremblante qui dénonçait son émoi.
— Ma mère avait fini par admettre que cet esprit lui rendait visite, chaque nuit
depuis notre arrivée. Cette femme se mettait à genoux auprès d’elle, et berçait
son enfant ensanglanté et agonisant. À cause de mon jeune âge, j’ai perdu
beaucoup de souvenirs de cette maison, mais aucun de cette nuit-là. Ce sont les
images les plus sûres dont je me souviens de ma petite enfance et elles me
resteront en mémoire jusqu’à la fin de ma vie. Après ce traumatisme hors du
commun, je me suis interdit de penser à toute forme de manifestations hostiles.
Pour beaucoup de Japonais, ce sujet est presque tabou. Il y a une chose que je ne
comprends pas, pourquoi la science nie-t-elle la présence des fantômes ?
— Ce thème a été épuisé depuis longtemps par la communauté scientifique !
N’essayez pas de convaincre les agnostiques de l’existence de Dieu, Shin, c’est
un combat perdu d’avance. La science nie tout ce qui ne répond pas aux lois de
la physique, comme l’au-delà. Peut-être manque-t-il simplement à ces hommes
un don ou une perception inconnue, qui leur permettrait d’entrevoir un millième
de ce monde immatériel.
— J’y crois fermement, mais je me suis résigné à vouloir déchiffrer ce qui ne
doit être ni connu ni compris.
— Êtes-vous tout de même fasciné par les histoires mystérieuses, Shin ?
— Suffisamment pour ne pas traîner la nuit dans le parc ! Certaines choses
m’effrayent, comme ces ombres noires. Parce que je sais qu’elles s’en vont
rejoindre les ténèbres.
— Et pourtant…ce soir vous étiez dehors mon ami.
— Une exception à la règle, Wilson ! Maintenant que nous sommes à l’abri,
reposez-vous un peu et attendons que ces visiteurs indésirables, disparaissent.
6
15 février 1905
Retour aux Ombres

Finalement, le sommeil était venu dans la nuit me prenant au dépourvu, mais


ces quatre heures de repos ne m’avaient pas apporté la paix tant espérée. Beverly
se tenait juste en face de moi, les coudes appuyés contre la fenêtre ouverte de la
bibliothèque, avec cette expression imperturbable qui lui était naturelle. Il
soupira, puis se retourna, tandis que dans la pièce la lumière du jour se faisait
timide.
— Vous êtes rentré très tard, et vous n’aviez pas l’air dans votre assiette,
Wilson. À peine avez-vous posé vos fesses dans ce fauteuil que vous vous êtes
endormi. Pour tout vous avouer, jamais je ne vous ai vu aussi pâle.
— Une bonne nuit de sommeil, c’est tout ce qu’il me manque, pour rétablir
ma santé. Cela dit, pour résoudre mes problèmes, je suis allé chercher un
antidote.
— Et vous l’avez trouvé au milieu des ivrognes ?
— Ce n’est pas une honte de dépenser honnêtement son argent. Je n’ai bu que
raisonnablement, sans excès. D’ailleurs, l’aubergiste était fort sympathique, j’ai
été heureux de pouvoir débourser sans compter dans son établissement, parce
qu’il a consacré une bonne partie de sa soirée à me remonter le moral. Et croyez-
moi, j’en avais grand besoin. Comment se portent nos amis ?
— Toujours pareil, aucun changement.
— Il n’est que 6 heures du matin, patientons jusqu’au lever du jour.
— Il faut attendre le lever du jour ? Que racontez-vous, Wilson ? Je pensais
que vous aviez cuvé votre vin.
Sans le vouloir, je venais de jouer ma première fausse note matinale.
Comment allais-je rattraper ma bêtise. Il me regarda fixement, avec tous les
traits de la curiosité. Puis, sans dire un mot, il regagna son fauteuil.
— Que savez-vous donc, vous qui avez passé votre soirée je ne sais où,
demanda-t-il en posant la théière fumante sur la petite table.
— Vos petits reviendront bientôt à eux. Enfin, si tout se déroule bien...
— Vous avez l’air si sûr de vous, avez-vous vu les Ombres ?
— Non, j’ai juste rencontré une personne capable de m’aider.
Il laissa échapper un immense soupir de soulagement.
— Bon sang, pourquoi ne pas me l’avoir dit avant de vous endormir ?
— La raison était toute autre, vous n’étiez pas censé être informé de cela.
— Encore un de vos secrets.
— Vous-même, n’avez rien entendu. Promettez-le-moi…
— Pourquoi diable voudrais-je soudainement divulguer vos confidences,
Wilson ? Dormez tranquille, je ne révélerai rien de tout cela.
Soudain il se leva, tira une chaise à lui et se mit entre les canapés où étaient
allongés les deux frères.
— Mais que faites-vous, Beverly ?
— J’aimerais que le premier visage que ces garçons remarquent en se
réveillant, soit le mien.
Après de longues minutes d’attente, nous vîmes l’aîné commencer à s’agiter.
Je sautai de mon fauteuil et me rapprochai de lui. La voix du docteur arracha
Duncan de son lourd sommeil, et il souleva à peine ses paupières. J’ai compris, à
cet instant, que mon engagement avec les Terres d’Ombre venait d’être
solidement scellé. Un drôle de frisson me parcourut le corps, lorsque ses yeux
bleus me considérèrent avec effarement. Il demeura un moment sans bouger,
incapable de se débarrasser d’un profond engourdissement. Son esprit était en
plein brouillard, il ne fallait pas compter sur lui pour entretenir une conversation.
Il avait beaucoup de mal à parler, et chacune de ses inspirations semblait
douloureuse. Beverly lui fit avaler une tasse de liquide sucré et lui conseilla de
rester calme, de se reposer et qu’après ces quelques consignes, tout irait bien. Un
battement de cœur après l’autre, Killian reprenait à son tour conscience en
toussant comme un tuberculeux.
— C’est bon de se revoir, s’exclama Beverly en lui tendant un verre rempli à
ras bord.
Le cadet sourit faiblement en buvant quelques gorgées d’eau fraîche. J’étais
vraiment soulagé de les voir indemnes. C’était un instant de bonheur, de ceux
qui interrompent le malheur et la tristesse pendant un long moment. De ceux qui
donnent l’occasion de méditer sur la vie et toutes ses complexités. Après avoir
passé une heure à se remettre, et avalé un copieux déjeuner, Killian se pencha en
avant et tenta de se lever, mais ses jambes tremblaient. Il avait l’impression
qu’elles étaient en plomb. Il tomba lourdement sur le sol dans un hurlement de
douleur. Alors que je m’avançais pour l’aider à se relever, je me dis qu’ils étaient
à bout de forces. Avec l’aide de Beverly, nous l’avons allongé dans le canapé,
pendant que Duncan trop fatigué pour nous porter assistance, observait son frère
d’un air inquiet.
À cet instant Sara entra dans la bibliothèque. Bouche bée, les yeux écarquillés
de curiosité, elle était manifestement sous le coup de l’émotion. Elle arrêta son
regard sur l’aîné et se jeta presque dans ses bras. Il se redressa en la regardant
avec un grand sourire, comme pour lui dire ; ne t’inquiète pas, à présent tout va
bien. Elle poursuivit sa course et fit la même chose avec le cadet. Nous étions
tous heureux de nous revoir, d’autant plus que cette histoire aurait pu très mal se
terminer. J’étais reconnaissant pour cela, aux Terres d’Ombre. Et je devais me
concentrer sur le fait de ne laisser personne savoir quel pacte j’avais conclu pour
obtenir le retour des deux frères. D’un air grave, Beverly demanda à Killian de
s’allonger pour l’ausculter.
— Vous comptez sérieusement m’examiner ?
— Pour quelle raison ne le ferais-je pas, mon petit ? Je suis ton docteur. Je
vais d’abord déboutonner ta chemise pour tendre l’oreille à ton cœur, tes
poumons, et ensuite, je regarderai tes jambes. Je te promets, il n’y aura pas de
piqûre.
Le cadet haussa les épaules et obéit, tandis qu’il passait beaucoup de temps à
écouter son rythme cardiaque.
— Vous en avez encore pour longtemps ?marmonna-t-il en redressant la tête.
— Cesse de t’agiter et laisse-moi faire ! s’énerva Beverly en lui jetant un
regard sévère sous ses épais sourcils.
Avec un visage clairement sérieux, il le questionna, dans la mesure où ses
jambes étaient gonflées et complètement ankylosées. Il voulait savoir où et
comment il s’était blessé. Mais il ne se souvenait de rien, ignorant d’où lui
venaient ses blessures. J’ai discrètement interrogé l’aîné pour obtenir plus
d’informations, mais il avait le même problème. Le cadet resta allongé sur le
dos, à se plaindre parce qu’il ne sentait plus ses membres inférieurs. Ni la
douleur. Nous l’avons légèrement retourné sur le côté pour observer sa colonne
vertébrale. Beverly était incapable de mesurer l’ampleur de sa blessure, mais ce
n’était pas beau à voir.
Avant de sortir de la pièce, le docteur prétexta vouloir se laver les mains. Mais
je savais que cela n’était qu’une plate excuse, pour cacher les larmes qu’il
n’arrivait pas à refréner. Je l’ai suivi jusqu’à la cuisine, avec l’idée d’en savoir
plus sur Killian.
— Vous pensez que c’est sérieux ? lui demanda Duncan en nous rejoignant.
— Il faut emmener au plus vite ton frère à l’hôpital de Chester, aux bons soins
du professeur MacMillan. Il a deux vertèbres déplacées et au moins quatre côtes
cassées. C’est peut-être la raison de son malaise.
Le visage de l’aîné devint blanc, il ne pouvait plus dire un mot tellement il
était rongé par l’inquiétude.
— Comment est-ce possible ? demandai-je à moitié abasourdi par cette
nouvelle.
— Je ne me rappelle rien, souffla Duncan. Absolument rien. De quoi vous
souvenez-vous, Wilson ?
— J’ai été ramené par je ne sais qui… cinq jours avant vous.
— C’est impossible, nous étions ensemble…Je… Cinq jours ? ? ? Mais enfin
que nous est-il arrivé ?
Ses pensées étaient de plus en plus confuses, il n’arrivait pas à se concentrer.
Incapable de trouver ses mots, bouleversé, il commençait à s’énerver.
— Calme-toi, s’il te plaît ! Essaye de rassurer ton frère pendant que je prépare
la voiture, reprit Beverly. Et cesse de te torturer l’esprit, ce n’est pas le moment.
— Que dois-je lui dire ?
— La vérité ! Cela n’a aucun sens de lui mentir. Ce n’est pas un idiot, il va
très vite comprendre.
En fin de matinée, il fut transporté d’urgence à l’hôpital de Chester. Après
l’avoir minutieusement ausculté, le professeur Macmillan prononça un
diagnostic sans équivoque : il était tout à fait envisageable que jamais plus, il ne
retrouvât l’usage de ses jambes. Je n’avais pas de mots pour exprimer ce que
chacun de nous ressentit, mais des pensées troublantes bouillonnaient dans ma
tête et se résumaient à ces quelques questions : Que s’était-il passé dans le sous-
sol de cette prison après mon départ ? Et d’où venaient toutes ces blessures ?
D’après Macmillan, l’altération de ses fonctions musculaires pouvait être
causée par de multiples affections. Il envisageait un diagnostic plus approfondi,
et une hospitalisation immédiate pour offrir à son patient un traitement des plus
adaptés. Mais le cadet refusait d’être enfermé dans une chambre d’hôpital.
— Il faudra certainement vous mobiliser sur votre énergie pour faire face à la
réalité de votre mal, Killian. Pour l’instant, vous devez rester allongé au moins
quelques jours, vous êtes souffrant, reprit le professeur Macmillan d’un ton
apaisant.
— Je vais devenir fou...ici !
— Pas d’inquiétude, nous prendrons soin de vous. D’autres patients
m’attendent, je passerai vous voir en fin de journée, lâcha-t-il en s’éloignant
rapidement.
Sa chambre était au troisième étage, de là on pouvait apercevoir la rivière Dee
en tordant un peu le cou, et deviner la suite du paysage lointain. Après avoir
tenté de rassurer le cadet en lui expliquant qu’il se faisait trop de soucis pour
rien, nous lui avons dit au revoir et pendant que nous nous dirigions vers la
sortie, une jolie infirmière entrait pleine de bonne humeur, de gaieté et un
plateau de médicaments. J’avais envie de me retourner pour voir sa tête, mais
j’étais tellement anéanti et soucieux de son avenir, que je quittai rapidement la
pièce, avec quelques larmes amères.
7
Le vol de la bijouterie Green

Il y a quelque temps, je pensais qu’il n’y avait rien de plus difficile que la
perte d’un être cher, mais il s’est révélé que rien dans ma vie n’était vraiment
facile. Mon humeur de ces jours-ci, était comparable à un pique-nique sous une
tempête. Les récentes nouvelles concernant la santé de Killian, y étaient
sûrement pour quelque chose. Je ne m’attendais pas à ce que ce fût si
douloureux. En songeant à lui, je fermais les yeux et retournais mentalement au
moment où tout dans notre mission s’était transformé en un vaste désordre. Amy,
sa dernière petite amie en date, n’était pas encore au courant des tristes
circonstances qui avaient cloué ce garçon plein de vie dans un fauteuil roulant.
Nous devions sans cesse lui mentir. Lui faire croire qu’il avait été appelé pour
une affaire urgente et retenu par son travail à Londres. Récemment, il avait
réussi à conclure un contrat avec une prestigieuse galerie d’art. Cela lui servait
de bonnes excuses pour cacher son malheur. Parce qu’il ne voulait plus voir
personne, pas même cette jolie jeune femme dont il s’était épris.
Les hauts rideaux des fenêtres de la bibliothèque étaient soigneusement tirés,
seule la lumière des lampes éclairait les étagères remplies de livres et le satin des
coussins disséminés sur les canapés. À cette heure de la soirée, Duncan était
assis sur son fauteuil et lisait Lord Jim de Joseph Conrad, en rejetant en arrière
les mèches de cheveux qui lui tombaient devant les yeux. Incapable de dormir, il
s’était mis à bouquiner plus que d’ordinaire, cherchant certainement du réconfort
dans la lecture. Je préférais le voir ainsi, plutôt que de l’entendre faire le récit de
ses pensées inexorablement assombries.

Après avoir pris congé de notre relâche, nous retrouvions notre ami et
Informateur Steven Wright. On se saluait, échangeait quelques paroles, et il nous
racontait sa petite histoire avec son air le plus sérieux. La mission du jour
concernait la famille Green, des Londoniens immigrés à Austin, dans le Texas.
Leur mort, comme toute tragédie, était des plus douloureuses. Les gens ayant eu
une fin heureuse viennent rarement s’en plaindre, et ceux qui se rendent devant
la porte blanche sont des âmes en souffrance. Jon Burlow était un criminel sans
vergogne et extrêmement dangereux. Entre 1895 et 1900, il avait commis un
grand nombre de vols et de meurtres. Sa tête avait été mise à prix le 25 janvier
1898. Il fut attrapé la même année, jugé, reconnu coupable et condamné à la
pendaison. Mais le matin de son exécution, un gardien trouva sa cellule
complètement vide. Par quel miracle cet individu avait-il pu s’échapper ?
Aujourd’hui encore, personne ne le sait. Cependant, il avait de nouveau semé la
mort sur son passage.

Un portrait de l’homme avait même été diffusé dans tout le Texas, mais
comme ce dernier ressemblait à monsieur Tout-le-Monde, il était impossible de
se fier aux témoins qui pensaient l’avoir croisé ou aperçu. Il semblait que
Burlow traînait un peu partout…

C’était le lundi 2 janvier 1899, le deuxième jour d’une nouvelle année. Et en


se réveillant ce matin-là, le couple Green était loin d’imaginer que son destin
allait changer. Les premiers rayons du soleil avaient fini par traverser les fenêtres
du vaste appartement, au-dessus de leur commerce. Chaque journée portait à
cette famille ordinaire, son lot de bonheur. Martha Green était une jeune femme
d’une trentaine d’années, plutôt jolie, et qui avait beaucoup d’humour. À cette
heure de la matinée, elle descendait ouvrir sa bijouterie, et attendait l’arrivée des
premiers clients en buvant un thé parfumé. Sissy Roy, son employée, passait la
serpillière derrière le comptoir en s’activant sur quelques taches tenaces, alors
que son mari Nathan, rangeait des montres dans une vitrine fermant à clé.

Un homme d’une quarantaine d’années avec de petits yeux marron et vicieux,


un teint basané, des cheveux blonds coupés très court et un costume noir, entra
dans la boutique en regardant tout le monde avec un léger sourire. La curiosité
de cet individu le poussa à s’approcher du comptoir vitré, où un large tiroir
exposait de précieux bijoux : des bagues, des colliers, et de ravissantes boucles
d’oreille. Il se tourna vers la porte et resta bouche bée devant, comme s’il
surveillait les mouvements de la rue. Il paraissait évident pour Nathan que
quelque chose n’allait pas chez cet homme. Mais avant qu’il ne pût faire le tour
du comptoir, l’étranger le tint en joue avec son pistolet, et ordonna à Martha de
tirer le rideau et de verrouiller la porte afin que personne n’entrât.
— Où est la sortie de secours ?demanda-t-il d’un ton sec.
Sans prendre le temps de réfléchir, Sissy répondit qu’il n’y en avait pas. Je
pensai qu’avant même d’avoir mis les pieds ici, il s’était sûrement donné la
peine d’inspecter les environs. Elle venait de lui mentir et cela semblait ne pas
lui plaire. Il se pencha vers elle, et lui mit sans aucune raison une balle dans le
cœur, puis une autre en plein front. La pauvre femme s’écroula sur le sol pour ne
plus jamais se relever. Martha était terrifiée, ses lèvres tremblaient et des larmes
emplissaient ses yeux. Son mari l’enlaça et la serra très fort contre lui, comme
pour la protéger. Mais cela ne suffit pas à contenir ses pleurs.

Avec la crosse de son arme et d’un coup sec, il brisa la vitrine et demanda à
Nathan de mettre tous les bijoux dans sa sacoche. Pendant qu’il remplissait le
sac de cette ordure d’une main tremblante, Duncan s’approcha de plus près pour
mieux le dévisager. Ni lui, ni moi, n’avions l’intention de voir cet individu
passer au travers de cette Observation. Après un bref coup d’œil dans la rue, il
releva son pistolet, et réserva le même sort au jeune couple, avant de prendre la
fuite avec son butin. Après son départ, je baissai la tête en fermant les yeux. La
fureur de ma propre impuissance m’envahissait progressivement. J’ai parfois
l’impression que le monde se compose en majorité de meurtriers, de voleurs, de
violeurs, d’ignobles individus, et que seule une mince couche de personnes
demeure encore honnête.
— Quel est votre problème, Wilson ? Fatigué ?
— Rien. C’est juste que je ne m’habitue pas à toute cette violence, répondis-je
en regardant les corps de ces trois malheureux sur le sol. Voir les gens mourir et
ne rien pouvoir faire, n’est-ce pas une forme de lâcheté ?
J’avais le sentiment que la honte et ma conscience commençaient une croisade
contre l’inaction.
— Qu’est-ce qui vous conduit à une telle conclusion ?
— Je me sens las de simplement observer. Cette violence ne s’arrêtera donc
jamais ?
— Laissez votre conscience à Chester. Sinon, vous n’y arriverez pas de cette
façon.
Il y avait du vrai dans ses paroles, et pourtant.
— C’est facile à dire, mais difficile à faire, murmurai-je.
Il ferma les paupières avec lassitude, soupira et répondit d’une voix douce.
— Faites ce qui doit être fait et ne pensez à rien d’autre. Maintenant, rentrons,
inutile de nous attarder plus qu’il ne le faut dans cet endroit.

*

Après cette plongée dans le passé, nous fûmes ramenés à la réalité de notre
monde quotidien. Tandis qu’il se tenait figé au milieu de la bibliothèque, avec
son troisième whisky entre les mains, je finissais d’écrire quelques lignes d’un
énième chapitre. Il retourna près de la desserte pour se servir un autre verre, rien
ne semblait vouloir étancher sa soif. Sans me quitter des yeux, il vint s’asseoir
juste en face de moi, comme s’il souhaitait discuter d’un sujet sérieux.
— Mon frère sombre dans la dépression, le désespoir. Dès que j’essaie de le
raisonner, il recherche l’isolement, la fuite.
— Il lui faudra des mois pour s’en remettre.
— Non, il ne récupérera pas de cette douleur. Quelque chose est arrivé dans ce
sous-sol, et je veux savoir quoi ! Qu’avez-vous ressenti à votre retour ? Quel
changement avez-vous constaté ? Combien y a-t-il eu de transferts ?
Il pensait encore à la mission Endler.
— D’habitude, vous ne posez pas autant de questions, laissez-moi au moins le
temps de répondre. J’ai compté trois ou quatre tentatives…pas plus.
Il se frotta le front avec la main, essayant de comprendre cette chaîne
d’événements.
— Avez-vous vu quelqu’un ou un détail signifiant ?
— Je vous ai déjà parlé de ce vieil homme en robe grise qui était assis derrière
une grande table… et de ces autres silhouettes encapuchonnées avec des livres
plein les bras.
— Oui, et de cette porte noire qui laissait filtrer des hurlements …
— Je ne vais pas vous faire la leçon, Duncan, vous savez vous-même que cela
ne sert à rien de vous torturer ainsi, l’essentiel est que nous soyons tous de
retour. Je comprends la raison qui vous pousse à vous poser toutes ces questions,
mais aujourd’hui, est-ce vraiment important ?
— Absolument ! J’ai le sentiment, qu’une personne qui me hait au point de
me tuer, n’est pas étrangère au malheur qui frappe mon frère.
— Mais enfin, de qui parlez-vous ?
— De cette femme qui vit près des Meadows. Atasie Wayne me déteste
suffisamment, pour se rendre coupable d’un acte de ce genre.
Je ne m’attendais pas à une telle tournure des événements, et j’étais incapable
de réagir rapidement. Elle n’avait sûrement pas de bonnes intentions envers lui,
mais dans ce cas précis, il avait entièrement tort. Je n’acceptais pas qu’elle fût
injustement accusée.
— Ne me dites pas que vous pensez miss Wayne coupable d’une telle chose !
Je vais me servir un grand verre de whisky pour faire descendre cette absurdité.
— Vous ne la connaissez pas, par conséquent vous ne pouvez pas savoir de
quoi elle est capable !
— Vous maudissez tellement cette femme, que vous finissez par vous
convaincre qu’elle est responsable de tous vos malheurs. Avez-vous interrogé la
Confrérie à ce sujet ?
— Inutile. Pour les Ombres, je suis l’artisan de ce chaos.
— Comment cela ?
— J’ai oublié de prendre en compte la venue d’une éclipse solaire.
Sans dévoiler ma trahison, j’ai laissé paraître mon étonnement.
— Il y a beaucoup de choses que j’ignore sur le fonctionnement de notre
confrérie. Il serait peut-être temps de m’en dire un peu plus sur ces éclipses
solaires.
— Quand ce phénomène frappe notre planète, le désordre qu’il engendre peut
se révéler très dangereux. Lorsque les portails sont mis en sécurité maximale,
nous n’avons plus aucun moyen d’entrer en contact avec les Ombres et les
informateurs.
— À quel point cela peut-il être dangereux ?
— On raconte que chaque éclipse solaire élargit un peu plus les portes de
l’enfer. Et que certaines choses qui s’en échappent tentent de redescendre sur
terre.
— Je suppose que vous parlez des Autres.
— Tout à fait. Vous ai-je déjà parlé des contrôleurs ?
— Euh, non je ne crois pas. Il vaudrait mieux que vous me fassiez le récit de
leur histoire depuis le début.
Sans que j’eusse à le forcer, il m’expliqua, jusque dans les moindres détails, le
rôle de ces mystérieux inconnus. J’absorbais chaque mot qu’il prononçait
comme une éponge. L’étendue de ses connaissances sur ce sujet s’imprimait à
présent dans ma mémoire. Les contrôleurs sont des Intelligences capables
d’ouvrir des accès vers d’autres mondes, vers l’au-delà. À certaines occasions,
les effets des éclipses acquièrent une puissance si maléfique que, durant ce
désordre, ils verrouillent momentanément les portails des deux côtés, afin
d’éviter le chaos. Ce qui signifiait que chacun restait bloqué dans l’univers où il
se trouvait au moment du verrouillage simultané de tous les passages. Duncan
avait ajouté que si un jour les Autres devaient arriver en grand nombre dans notre
univers, les histoires, dont mes lecteurs se délectaient se verraient multiplier de
façon incontrôlable.
8
Première mission

Après avoir regagné ma chambre, je posai ma veste sur la chaise et enlevai
mes chaussures. Malgré ma fatigue extrême, j’espérais rédiger quelques pages
sur l’affaire de la bijouterie Green. Mais, à bout de forces, je m’allongeai sur le
lit et respirai de façon aussi détendue que je pouvais, en laissant mes pensées
vagabonder. Je réfléchissais aux propos de Duncan concernant les Autres, et
sentis tous mes muscles se raidir à l’idée qu’ils puissent arriver un jour en grand
nombre sur Terre. Mieux vaut parfois, laisser ce genre de réflexions en sommeil.
Mais il y avait quand même de quoi s’interroger.

Un courant d’air glacé agita soudainement les voilages. Je regardai au fond de
la pièce et je vis miss Wayne tenter d’enjamber la fenêtre. Mon sang ne fit qu’un
tour. C’était à peine croyable, elle avait escaladé le petit balcon pour se faufiler
dans ma chambre à 1 h 30 du matin. J’étais littéralement abasourdi par son culot.
— Un peu d’éducation, jeune fille !
Elle prit une expression de dédain ironique.
— Vous allez finir par réveiller toute la maison !ronchonna-t-elle, soyez au
moins plus discret.
— Je vous signale que Duncan n’est pas encore couché ! Il pourrait nous
surprendre ! chuchotai-je.
— Vraiment ? Voilà qui serait intéressant.
— Bon sang, je n’ose même pas y penser. Sachez qu’il vous tient pour
responsable du malheur de son frère.
— Je ne comprends pas, qu’est-il arrivé à Killian ?
Elle semblait sincèrement étonnée et tout à fait sincère.
— À son retour, il lui était impossible de marcher... Il avait des contusions
inexplicables sur tout le corps, comme s’il avait été battu à maintes reprises.
Après divers examens à l’hôpital, le verdict est finalement tombé. Il ne
retrouvera plus l’usage de ses jambes.
— Je vous assure que nous n’avons vraiment rien à voir avec cela, vous devez
me croire ! Je ne ferais jamais rien qui puisse blesser les deux frères. Comme cet
homme doit me détester pour en venir à de telles accusations.
— Mais dites-moi, que faites-vous dans ma chambre à cette heure avancée de
la nuit ?
Elle arriva au pied de mon lit, avec ma veste qu’elle avait prise au passage.
— N’ayez crainte, je ne suis pas ici pour vous obliger à vous allonger à plat
ventre et vous fouetter les fesses. Nous avons besoin de vous, monsieur Grant.
Alors, habillez-vous ! ordonna-t-elle en jetant mon vêtement sur le matelas.
— Très drôle ! Je vois que l’on ne vous a pas enseigné certaines règles de
politesse. Comme avertir les gens bien avant, et ne pas entrer dans une chambre
sans y avoir été invité.
— La prochaine fois je vous enverrai un carton d’invitation. En attendant,
sortons d’ici discrètement et rendons-nous à la grotte pour votre première
Observation.
— Non. Je ne passerai pas par cette fenêtre. Avez-vous pensé un instant que
mon absence pourrait soulever des soupçons ?
Elle resta debout dans la même position un long moment, me regardant avec
des yeux perçants et interrogateurs.
— Vous serez de retour dans moins de deux heures. Allons, ne faites pas cette
tête, cette mission ne sera pas aussi terrible que vous le supposez, monsieur
Grant. Mon cocher nous attend un peu plus loin, ne nous faites pas trop patienter.

J’ai toujours été, aussi loin que je me souvienne, un homme extrêmement


prudent, parfois même un peu trop. Avant de traverser une route, je vérifiais si la
voie était libre. Et ce soir, je cherchais désespérément à m’orienter, cela me
rendait nerveux. Une fois arrivés dans l’antre des Terres D’Ombre, nous avons
descendu un escalier creusé dans la roche. Je tenais ma main contre le mur pour
ne pas glisser parce que le sol était couvert d’humidité, ce qui m’obligeait à
surveiller chacun de mes pas. Nous avons traversé un grand nombre de portes et
de tunnels menant vers des endroits mystérieux. Par endroits, l’obscurité
semblait repousser la lumière des torches murales. Les dernières marches étaient
les plus glissantes, j’avais même la désagréable impression de m’enfoncer dans
les entrailles de Lucifer. Je commençais à penser que je m’étais embarqué dans
une histoire dont il me serait difficile de sortir indemne.
— Où m’emmenez-vous ?
— Dans notre merveilleuse bibliothèque, et ensuite, je vous ferai visiter
l’armurerie.
— Une armurerie ? Dites-moi que c’est une blague.
Quelque chose de proche d’un sourire apparut sur son visage.
— Je sais que vous n’appréciez pas ma compagnie, et encore moins mes
façons d’agir. Mais, faites quand même un effort, monsieur Grant.
— Je suis impressionné par votre clairvoyance, ma chère.
— Vous êtes nerveux ?
— Honnêtement ? Je me sens comme un poisson pris dans un filet.
Devant moi se dressait une vaste salle avec de nombreuses échelles et de
petites niches aménagées dans les parois rocheuses. Divers instruments et
mécanismes qui m’étaient complètement inconnus, étaient étalés de-ci, de-là. Il
y avait un tel armement, que j’ai pensé que cela suffisait à armer un régiment.
Cannes, massues, épées, fusils Springfield, sabres, dagues, Remingtons, pistolets
à doubles canons, mousquetons, carabines, etc. Au milieu de la pièce, une table
rectangulaire attira mon attention parce qu’elle était recouverte de piles de vieux
livres tellement hautes, qu’elles semblaient suspendues dans les airs. Je n’avais
jamais soupçonné qu’il était possible de voir un arsenal de ce genre dans une
Confrérie qui prêchait le bien.
— Aimez-vous les armes ? demanda-t-elle avec un certain intérêt.
— Non pas du tout, j’admire seulement le travail des armuriers-forgerons.
— Voilà qui règle la question, reprit-elle. Mais c’est bien dommage ! !
Chacune d’entre elles aurait un tas de choses à vous raconter. Maintenant,
suivez-moi, j’ai une petite surprise pour vous.
— Je n’affectionne pas les surprises, miss Wayne, surtout lorsqu’elles se
montrent désagréables.
Elle me conduisit dans une pièce beaucoup plus étroite. En raison du plafond
bas, je me sentis extrêmement mal à l’aise.
— Je vous présente Iustitia, l’épée des Terres d’Ombre, l’épée de la justice.
— Iustitia ?
C’est alors qu’un rayon blanc illumina la lame sur toute sa longueur. Un
flamboiement qui se repandait dans tout son bras. Je n’avais jamais rien vu de
semblable. Elle m’expliqua que cette arme était composée d’un acier très
difficile à briser. Même si celle-ci était différente, je ne pus m’empêcher de
penser à l’épée magique du légendaire roi Arthur.
— C’est incroyable ! D’où vient cette énergie ?
— Voilà, une question pour laquelle je n’ai jamais eu de réponse !Je sais juste
qu’elle est reliée à l’au-delà.
— À l’au-delà ?
— Ne cherchez pas à comprendre, continua-t-elle, notre confrérie juge que
certaines choses n’exigent pas d’explication scientifique.
— J’ai du mal à croire que…
— Vous pensez que je vous raconte des histoires ? La puissance de destruction
de cette épée est vraiment impressionnante ! Vous verrez par vous-même.
Je détournai la tête vers une vitrine, ou était exposé des armes à feu.
— Un de mes amis d’enfance a accroché ce genre de revolver au-dessus de sa
cheminée. Il collectionne les engins qui ont servi durant la Guerre de Sécession
américaine.
— Votre copain a bon goût ! Le Lefaucheux figure sur la liste de mes joujoux
préférés. Celui-là n’est pas mal non plus, voulez-vous le manipuler ?
— Ma connaissance des armes n’est pas aussi riche que vous l’imaginez, mais
par expérience je peux vous garantir que le Wallis & Hull est non seulement
lourd, mais également trop encombrant.
— Passons aux choses sérieuses, monsieur Grant, choisissez votre jouet !
— Vous savez très bien que je n’en porte jamais.
— Avez-vous oublié votre engagement ? Ou alors… Avez-vous le projet de
tuer votre proie à main nue ? N’est-ce pas un peu sauvage ?
— Je refuse d’entrer dans votre jeu, de suivre vos jolies petites règles. Je n’ai
jamais eu l’intention d’assassiner qui que ce soit. Au nom de mes convictions, je
m’abstiens de participer à vos petits massacres. Cela dit, vous m’avez rendu un
service formidable. Sans vous, Duncan et Killian n’avaient aucune chance d’être
ramenés. Et pour cela, je vous dis merci !

D’une certaine manière, j’étais content que tout cela ait été révélé. Je sentais
ma conscience plus légère. Elle serra une seconde la lame dans sa main et rangea
l’épée dans le fourreau qui était accroché autour de sa taille. Pendant un
moment, il y eut un silence, rompu par le crépitement du feu d’une cheminée de
fortune. N’aimant clairement pas ma réaction, elle ne se gêna pas d’objecter.
— Je vous pensais intelligent. Ne me faites pas douter.
— Je suis désolé de vous avoir trompée, mais vous ne m’avez pas laissé le
choix. J’ai agi uniquement dans l’intérêt de mes amis.
— Vous n’êtes donc pas un homme de parole, lança-t-elle, en m’observant de
bas en haut avec un regard rempli de déception. Comment osez-vous remettre en
question notre pacte ? Notre accord portait sur le sauvetage des Stredfort. Et
c’est ce que nous avons fait. Vous avez certaines obligations envers la Confrérie,
sachez qu’ils ne vous lâcheront pas ! Comprenez-vous de quoi je parle ?
— Votre message me semble clair, et il n’a rien de chaleureux. Mais je ne
serai pas le fossoyeur à votre compagnie !
— Compagnie ?
— Ne prenez pas cet air offensé. Si j’avais refusé de servir votre Ordre, vous
n’auriez jamais accepté de m’aider sans raison. Et maintenant qu’ai-je à perdre ?
Ma vie ? Prenez-la, faites-vous plaisir, mais jamais vous n’aurez mon âme.
Pensiez-vous vraiment que j’allais trahir ce que j’aime le plus au monde, la
justice des Ombres ?

Je m’attendis à quelques répliques supplémentaires, blessantes et tranchantes,


mais cette fois elle se comporta différemment. Elle garda le silence. C’est alors
que j’aperçus du coin de l’œil une silhouette sombre surgir et s’avancer vers
nous. À la lumière des chandeliers, je reconnus la porte-parole du grand conseil,
Mina. Elle paraissait contrariée et n’avait plus ce regard doux et bienveillant. Ce
qui semblait indiquer qu’elle était là depuis un bon bout de temps.
— Vous pensiez vraiment, monsieur Grant, que nous allions ramener vos
acolytes sans prendre aucune garantie ? s’écria-t-elle d’un ton narquois.
Et, comme elle l’avait certainement espéré, mon étonnement fut extrême.
— Une garantie ? De quoi parlez-vous ?
— Nous avions envoyé deux de nos Observateurs en spectateurs, avant de
procéder au transfert de vos amis. Ces hommes ont même assisté à leur triste
mort. Ils se croyaient à l’abri de l’incendie, sans imaginer un seul instant qu’ils
étaient sur le point de se faire piéger par l’effondrement d’une partie de la
galerie, dû au pourrissement et à la désagrégation des solives en bois qui la
supportaient.
— Vous voulez dire… que…
— Je suis sûre que vous l’avez déjà compris. Que nous aurions pu récupérer le
jeune Stredfort, bien avant que le premier incident ne provoque des dégâts
irréversibles ! Nous connaissions l’heure exacte de leur fin, il suffisait de
remonter le temps à une heure précise pour leur éviter le pire.
J’étais si furieux que je serrai les dents et mes poings en me tournant vers miss
Wayne.
— Quel genre de monstre êtes-vous ? Vous avez anéanti la vie de ce garçon.
Ce qui lui arrive est comparable à la mort…Vous m’avez dit ne pas vouloir leur
faire du mal, et je vous ai crue !
— Vous me détestez ? Je peux le deviner. Mais…
— Taisez-vous, miss Wayne, reprit-elle, peu importe de savoir si vous étiez
d’accord ou pas, monsieur Grant s’en remettra. Et le jeune Stredfort, également.
Tout en l’écoutant, je sentis les larmes commencer à piquer mes yeux, et ma
gorge se serrer. Ce qu’elle venait de dire était aussi insupportable
qu’impardonnable.
— Si vous étiez un homme, Madame, je vous aurais envoyé mon poing sur le
visage. Mais je suis un gentleman. On m’a enseigné le respect pour la vie
d’autrui, ce qui n’est pas votre cas.
— J’ai une petite question à vous poser, cher monsieur : comment vos
compagnons réagiront-ils en apprenant cette terrible vérité ? Je sais qu’ils vous
considèrent comme un ami, un père, prêt à écouter et à protéger. Vous les traitez
comme vos propres enfants. En tout cas, c’est ce que vous a conduit ici, vous
aspiriez à les sauver, à leur épargner une mort horrible. Mais réfléchissez un
instant, à ce qu’ils penseront en découvrant que vous avez sollicité la confrérie
ennemie, pour leur porter secours ? Ils ne vous feront plus confiance, ils ne
voudront même plus vous voir, et au fil des jours vous deviendrez à leurs yeux,
un paria. Ils vous haïront si fort qu’ils finiront par ne plus pouvoir supporter
votre présence dans leur demeure. Vous perdrez tout et surtout le respect que
tous vous portent. Je suis certaine que ce n’est pas ce que vous avez envie de
connaître, n’ai-je pas raison ?

Je me sentis comme le dernier idiot. Et maintenant, comme si je n’avais pas
suffisamment de déplaisir, elle venait de prononcer les mots que je craignais le
plus. Ils résonnaient dans ma tête comme la menace d’un chantage. À certains
égards, elle était dans le vrai : je n’avais aucune intention de les désenchanter, ni
même les voir me détester. Je pensais pouvoir échapper à ce pacte, mais encore
une fois, j’avais été trop naïf de croire que tout serait aussi simple.
— Je vous demande de comprendre votre erreur, de vous excuser, et de la
corriger. Après tout, vous avez fait un long chemin pour arriver jusqu’ici, pour
atteindre cet objectif, rendre justice. Ensemble, nous pouvons accomplir de
belles choses, monsieur Grant. Alors, ne nous décevez plus, et profitez de cette
seconde chance.
Que je le veuille ou pas, j’étais lié à cette confrérie. Je n’avais pas d’autre
option que de les servir, et ainsi préserver mon amitié avec les frères.
— Vous me contraignez à participer à vos ambitions par le chantage.
— Chacun a ses propres moyens pour atteindre son objectif ! Vous avez tenté
de tromper notre ordre, en recourant au genre dans lequel vous semblez exceller,
le mensonge. Considérez-vous comme chanceux, vous auriez pu perdre
beaucoup plus. Maintenant je vais vous laisser, car diverses occupations me
réclament.
Avant de s’éloigner, elle s’adressa à miss Wayne, restée jusqu’à présent très
silencieuse.
— Assurez-vous de réconcilier monsieur Grant, avec les Terres d’Ombre, ma
chère. Et un petit conseil, vous devriez communiquer davantage avec lui, il
paraît nécessaire de lui rafraîchir la mémoire…aussi souvent que possible.
Pour toute réponse, elle acquiesça sèchement. Deux Observateurs qui
travaillaient en silence un peu plus loin, lançaient des regards compatissants en
direction de miss Wayne. Apparemment, Mina n’était pas appréciée ici, sauf
peut-être par les membres du Grand Conseil. Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la
pièce, elle se retourna une dernière fois vers moi:
— Inutile de choisir une arme, aucune d’entre elles ne peut traverser le temps,
hormis Iustitia l’épée des Terres d’Ombre. Partout où l’esprit de l’Observateur se
déplace, elle le suit. Miss Wayne aurait pu vous l’apprendre, mais je pense
qu’elle a pris plaisir à vous taquiner.

Cette femme semblait avoir des oreilles partout. Après ces quelques mots, elle
tourna les talons et quitta la pièce. Ma nouvelle partenaire me proposa de
m’asseoir autour de la table remplie de vieux bouquins, de poussières, et d’un
candélabre aux flammes vacillantes. J’étais au plus mal, et le début de la mission
ne faisait qu’approcher.
— Écoutez, monsieur Grant, je me doute qu’il est difficile pour vous de me
croire, mais j’ignorais tout cela. Je ne vais pas entrer dans une discussion avec
vous sur ce sujet, je comprends que ma parole ait peu d’importance pour vous.
— Eh bien, vous avez raison sur un point : votre parole n’a aucune valeur à
mes yeux. Comment pouvez-vous prétendre ne rien savoir ? J’ai pris votre
défense quand Duncan vous accablait, et ce, à plusieurs reprises. J’avais la
conviction qu’une personne ayant servi les Ombres avait forcément quelque
chose de bon en elle ! Mais je me suis trompé sur vous, j’étais loin d’imaginer
que derrière votre beauté et votre esprit cultivé, se cachait une créature
monstrueuse.
— Monstrueuse ? Je me moque de votre opinion. Parce qu’il y a des choses
dont vous n’avez aucune idée et que vous ne comprendrez pas, répliqua-t-elle en
me lançant un regard glacial. Retenez cela ! Ce n’est pas toujours utile de
connaître la vérité.
— Quand partons-nous en mission ? Qu’on en finisse…
En prononçant ces mots, je sentis une douce chaleur qui ne m’était pas
étrangère, m’envelopper. Des masses lumineuses, semblables aux Ombres
tournoyaient autour de moi. J’avais l’impression de voler de plus en plus haut.
Après quelques secondes d’engourdissement, j’ouvris finalement les yeux et vis
un homme mince et grand, avec des cheveux noirs attachés à l’arrière de la tête
se tenir à une dizaine de pieds de nous. À ses vêtements, j’aurais pu le prendre
pour un bibliothécaire. Il portait un gilet gris sans manches sur une chemise
blanche avec un nœud papillon noir. À première vue, il devait avoir une trentaine
d’années, peut-être un peu moins. Il se présenta, Baptiste Fontaine, Informateur
pour les Terres d’Ombre. Sa voix était calme et apaisante, avec un fort accent
français. Il avait un regard si expressif et pénétrant qu’il m’a immédiatement mis
à l’aise.
— Je suis enchanté de faire votre connaissance, monsieur Grant !Steven
Wright m’a beaucoup parlé de vous.
— Steven ? Vous voulez dire que…
— Que nous nous voyons assez souvent ! Cela dit, suivez et surtout écoutez.
Après ces mots, il se tourna vers miss Wayne.
— C’est toujours un honneur d’œuvrer avec vous, ma chère.
— Plaisir partagé, monsieur Fontaine.
— Je demande à présent votre attention !déclara-t-il d’un ton solennel.
Sans perdre de temps, il relata les événements qui avaient bouleversé la ville
de Leeds, dans la région du Yorkshire-et-Humber en décembre de l’année 1890.
Jacob Wang travaillait comme machiniste dans un petit théâtre familial. Sa
femme Agnès, réceptionniste, s’occupait de la vente des billets et de l’accueil du
public. Leur fils, Damian était comédien. Il avait la réputation d’être mauvais
acteur en plus de vivre au-dessus de ses moyens. D’après monsieur Fontaine, il
ne fallait pas miser sur lui pour remplir la salle. Sa petite sœur, Tracy avait un
beau timbre de voix et un talent inné pour la comédie. Elle compensait en
quelque sorte le manque de virtuosité de l’aîné. Tandis que les parents
percevaient un faible salaire, les enfants dépensaient sans compter l’argent qui
rentrait dans la caisse familiale. Jacob avait essayé de régler ce problème, mais
cela finissait toujours par des discussions houleuses. N’arrivant plus à payer ni
leur loyer, ni les acteurs, le couple Wang avait dû prendre une grave décision,
tirer de façon définitive le rideau de leur commerce. Peu de jours après, un
incendie avait réduit en cendres cet immeuble de trois niveaux. Quatre personnes
avaient trouvé la mort, deux voisins et les époux Wang. Les enfants vivaient en
dehors de la ville. D’après les témoins oculaires, le feu aurait démarré au
premier étage.

— C’est intéressant parce que je me souviens de cette vieille affaire, répondis-


je. Pour ma part, il n’y avait aucun doute sur l’identité des meurtriers.
— Et à qui pensez-vous ? s’enquit-elle.
— Damian et Tracy Wang avaient toutes les raisons du monde, mais aussi des
motifs suffisants pour commettre ces crimes. Ils ne pouvaient plus supporter les
humiliations sans fin, que leur faisait subir leur cher papa. Cependant, leur
implication dans cet incendie n’a jamais pu être prouvée.
— Si petit, insignifiant, et presque invisible à l’œil humain, reprit-elle, le
propriétaire de l’immeuble, monsieur Jones, avait été arrêté et transféré en prison
quelques mois auparavant. Il avait agressé un de ces locataires qui n’arrivait plus
à payer son loyer. Il a été gardé en taule seulement quinze jours, parce qu’il
connaissait les bonnes personnes.
— Je n’ai jamais entendu parler de ce personnage.
— Son nom n’a jamais été cité. Officiellement, aucune enquête n’a été
ouverte sur ses agissements. À mon avis cet homme avait une raison suffisante
de commettre ce carnage : la cupidité. Je ne peux imaginer ce qui se passe dans
la tête de certains, mais dans la sienne, l’idée que de cet immeuble incendié
puisse lui rapporter beaucoup d’argent, a sûrement germé.
— Miss Wayne a de redoutables talents d’enquêtrice, monsieur Grant. Je
pense qu’ensemble vous allez connaître de bons moments. À présent, je vous
souhaite une satisfaisante Observation, on se revoit plus tard.

À peine était-il parti, qu’elle entra dans le théâtre en franchissant une double
porte s’ouvrant sur la scène où il faisait demi-obscur en raison des panneaux de
bois cloués aux fenêtres. Nous avons traversé la pièce déserte et emprunté un
escalier qui menait au premier étage. Sur le mur de la grande salle à manger,
étaient exposés des trophées de chasse, les mêmes qui ornementaient autrefois
les portes des châteaux : d’énormes têtes de fauve. J’avais l’impression de visiter
un musée d’histoire naturelle. Jamais je n’arriverais à comprendre les hommes
qui s’extasient de la souffrance qu’ils ont affligée à ces pauvres créatures, juste
pour le plaisir de chasser.
— Vous m’avez parlé de cet ami qui aime les armes, qu’en est-il de vous,
monsieur Grant ? Êtes-vous un chasseur invétéré ?
— Je suis un chasseur d’âmes damnées, et rien de plus. La meilleure façon de
rendre mes pensées sombres est de discuter abondamment et exclusivement de
ce sujet qui fâche, la chasse.
— Pourquoi ? Êtes–vous sensible à la cause animale ?
— Et insensible envers ceux qui tuent pour ressentir des sensations fortes. Ce
qui me dérange le plus avec ces individus, c’est que la torture s’est enracinée
quelque part dans leurs valeurs ! Toutes ces horreurs que je rencontre à
différentes étapes de ma vie, finissent par obstruer ma belle vision du monde.

Des bruits bizarres, qui ressemblaient à des craquements de bois sec,


s’amplifiaient derrière nous. Deux hommes montaient l’escalier en tenant leurs
chaussures à bout de bras. Les vieux planchers craquaient sous leurs pieds, alors
qu’ils marchaient à présent le long du couloir. De notre position, nous pouvions
entendre les ronflements sifflants du couple Wang. Ils dormaient dans la
chambre juste en face de nous. Posant sa main sur mon épaule, elle m’informa
qu’il s’agissait du propriétaire, Jones Reece, et de son jeune frère, Daniel. L’aîné
avait le visage rouge, de ceux qui consomment beaucoup d’alcool, il était petit,
rondelet et relativement insignifiant.

Tandis qu’elle semblait les écouter attentivement, j’observais ces deux
individus qui commençaient à fouiller dans les tiroirs, en essayant de faire le
moins de bruit possible. Jones Reece sortit un couteau de sa poche en se
dirigeant vers la chambre du couple Wang avec empressement. Son frère
marchait dans son sillage. À cet instant, je vis ma partenaire sortir l’épée de son
fourreau en cuir noir. Je tentai d’interrompre son mouvement en saisissant son
bras. Mais d’un geste de la main, elle me repoussa.
— Êtes-vous obligée de faire cela ?
Elle ne répondit rien et ne trahit pas ses sentiments. Tandis qu’il avançait dans
le couloir, sa lame s’illumina d’une lueur bleuâtre et presque féerique.
— Aujourd’hui je ne vous demanderai pas de tuer ces types. Alors, contentez-
vous de les observer !
Elle devança les deux hommes en levant son épée, et abaissa son bras en
posant la pointe de son arme sur la tête du propriétaire. Immédiatement, il
poussa un cri qui résonna dans le couloir. En un instant, tous les traits de son
visage s’étaient figés. J’avais l’impression qu’il ressentait une douleur
paralysante. Comme si une force puissante et inconnue, s’associait à cette
énergie pour le clouer sur place. Tandis que son frère l’observait avec inquiétude,
Jones Reece s’écroula sur le sol, les yeux grands ouverts. Quelques secondes à
peine s’étaient écoulées quand je compris qu’il était déjà mort. Je n’observai
aucune blessure externe sur le corps, ni sur la tête. Je sais que cela peut sembler
fou, mais sans avoir fait couler une goutte de son sang, elle venait de tuer cet
homme. Elle s’empara de Daniel Jones, totalement affolé par ce danger invisible,
et lui réserva le même sort. Après qu’il eut rendu son dernier souffle, la lame
cessa de scintiller. Pendant un moment, je voulus sentir le poids de cette
incroyable épée dans ma main. Mais immédiatement, je refoulai cette pensée. Au
bout de quelques secondes, je vis les corps se désagréger sous mes yeux, il ne
restait plus qu’un tas de cendres. Jamais je n’avais observé quelque chose de si
étrange. Je reculai même de plusieurs pas. Ce spectacle avait de quoi rendre
soucieux mais il soulevait aussi sa curiosité.
— Pourquoi avez-vous essayé de m’arrêter, monsieur Grant ?
— Sans trop d’espoir, j’ai tenté de faire appel à votre discernement. Parce que
tuer une personne de cette façon, n’a rien de glorieux.
— Décidément, vous n’êtes pas très gentil avec moi. Néanmoins, vous avez
raison.
— Daniel Reece n’avait pas d’arme, il ne caressait pas le projet d’assassiner
qui que ce soit !
— Vous n’accordez pas crédit à leur culpabilité, n’est-ce pas ? Vous présumez
que ce ne sont que de pauvres innocents, qui passaient sûrement là par hasard.
Vraiment, je vous pensais plus perspicace.
— Je vous en prie, un peu de respect ! Et surtout jeune fille, ne déformez pas
mes propos. Vous savez très bien où je veux en venir.
— Pourquoi vous souciez-vous de ce qui peut arriver à des criminels ? Ne me
faites pas croire que durant toutes vos Observations, vous n’avez jamais eu envie
de rendre justice, en cela je ne vous accorderai pas crédit.
— J’y ai pensé, et ce, plus d’une fois. Parce qu’une telle chose est quand
même agréable à concevoir. Mais ma conscience m’a rappelé à l’ordre.
— Votre raisonnement ne sonne pas juste ! Vous parlez, critiquez,
désapprouvez, mais vous ne dites rien au sujet de ces quatre êtres humains que
nous venons de sauver. Vous ne voyez que les aspects négatifs, déformant votre
opinion sur la personne ou la situation. En vérité, vous êtes un faible. La mort de
ces hommes n’habitera jamais ma conscience, monsieur Grant.
— Alors, je vous plains !Je sais que notre monde ne tourne pas rond, et que
l’humanité a besoin d’individus capables de résoudre les problèmes d’injustice,
et de manière efficace. Mais pas de cette façon.
— Le temps de ma sollicitude envers ces criminels est révolu depuis bien
longtemps. Contrairement au couple Wang, beaucoup de victimes n’ont pas eu la
chance d’échapper à leurs bourreaux. Et en cela, vous pouvez vous faire des
reproches. Vous regardez notre planète avec nostalgie en vous plaignant de la
violence de certains hommes, mais vous ne voulez rien changer. Cela n’a aucun
sens !
Je fis un effort considérable pour ne pas répondre.
9
L’affaire Émily Mc Dwight

Ce jour ne semblait pas différent des autres. Le ciel était abominablement gris,
et les nuages de pluie qui se tenaient au-dessus de Chester, paraissaient prêts à
déverser leurs eaux abondantes. Je m’étais réveillé avec une tête de condamné,
un goût de sang dans la bouche et une douleur aiguë dans tous les membres.
Après avoir pris mon petit déjeuner en compagnie de Duncan et Sara, j’avais
regagné ma chambre avec la ferme intention d’écrire quelques pages sur l’affaire
Poppy Murphy. Le cadavre de cette pauvre femme avait été trouvé par la police
quelques jours après son soudain évanouissement dans la nature. La semaine
dernière, c’était le corps atrocement mutilé d’une serveuse qui avait été
découvert dans une poubelle. Un policier et ami de longue date, m’avait
douloureusement informé de la disparition de sa nièce âgée de vingt-trois ans.
Elle avait été vue pour la dernière fois jeudi soir, dans un restaurant de Bridge
Street. Pour l’instant, la presse n’avait pas eu vent de cette affaire. Mais
j’imaginais déjà les gros titres, à la une des journaux dans les semaines à venir
« Un redoutable meurtrier qui assassine sans remords, terrorise Chester ! »

Je m’étais assis derrière mon bureau et j’avais sorti mon manuscrit du tiroir.
Dans ces moments où je n’entendais que le silence, je songeais à cette
énigmatique miss Wayne. Cela faisait plus de quinze jours que je ne l’avais pas
revue, et aussi incroyable que cela pût paraître, sa présence commençait
sérieusement à me manquer. Je n’avais pas réussi à lui cacher mes reproches et
ma colère. Je n’avais même pas essayé de la comprendre, pour être honnête,
j’étais trop préoccupé par ce que je devais faire. Mais aussi par mes propres
problèmes pour m’en soucier. Je me suis toujours considéré comme un esprit
ouvert, mais depuis quelques jours, je prenais conscience que j’avais peut-être
réagi de façon excessive.

Après avoir écrit quelques pages, bouclé un chapitre qui m’avait posé
quelques imprévus, j’étais prêt à me laisser tomber sur mon lit pour me détendre.
Mais l’horloge sonna onze heures et demie. Dans un effort de volonté, je m’étais
forcé à me lever en étirant mes pauvres membres endoloris. Cela faisait quelques
heures que Killian avait quitté l’hôpital. Bien avant son accident, il était plein
d’espoir et nourrissait grand nombre de projets. Mais à l’annonce de son
handicap, tout avait subitement changé. J’imaginais sans peine ce à quoi il
pensait. Il préférait se tirer une balle dans la tête plutôt que finir sa vie dans un
fauteuil roulant. Son médecin nous avait dit que, parfois, il se réveillait au milieu
de la nuit en hurlant. Une semaine plus tôt, une infirmière l’avait entendu
pleurer, et supplier la mort de l’emporter. Lorsque j’avais appris cela, j’avais
senti mon cœur se resserrer et m’étais juré de ne jamais l’abandonner.
— Ne restez pas sur le seuil de la porte, Wilson. Entrez, et asseyez-vous.
— Je viens vous tenir compagnie, si cela ne vous dérange pas. Comment vous
sentez-vous, aujourd’hui ?
— Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas eu de miracle. Chaque matin,
j’avale une poignée de médicaments, sans savoir ce qui ne va pas chez moi. Ce
n’est pas comme cela que j’avais imaginé mon avenir…
Je notai mentalement que la prochaine fois, il me faudrait utiliser une autre
formule que « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? ». La moindre remarque
innocente laissait échapper un lourd soupir dans lequel son irritation retentissait.
À en juger par l’expression de son visage, il n’était pas dans un bon jour.
— Ne vous découragez pas, vous avez déjà fait des progrès considérables.
En réponse, il secoua la tête, parce qu’il n’accordait aucun crédit à son
rétablissement.
— J’ai passé des années dans un fauteuil roulant. Vous ne pouvez pas
imaginer comme c’est difficile pour moi de revivre cela.
— Rappelez-vous simplement que la dépression ne vous guérira pas.
Combattez-la, Killian, avant qu’elle ne finisse par vous détruire.
— C’est votre blague du jour ?
— C’est ce que je dis aux gens quand ils ne sont pas d’humeur à répondre à la
moindre question.
— N’essayez pas de me convaincre que tout ira bien. Je ne suis pas prêt à
m’impliquer dans une analyse approfondie de mon avenir, parce que je n’en vois
aucun. Je n’ai pas l’intention de vivre ma vie comme un homme alité, qui
n’apporte que des inconvénients à tout son entourage.
— Pourquoi cette pensée est-elle aussi amère ? Il y a tellement de perspectives
intéressantes dans ce monde, vous êtes encore si jeune…Rien n’est impossible.
— Je n’ai aucune envie d’entendre votre brillante théorie sur mon destin.
Alors je vous en prie, changeons de sujet. Que tenez-vous dans la main ?
— Comme votre humeur est aussi froide que les icebergs de l’Antarctique, je
vous ai apporté un peu de lecture pour passer le temps. J’ai également des
friandises aux réglisses que j’ai moi-même…
— Je connais cette personne ! rétorqua-t-il sans me laisser finir.
— De qui parlez-vous ?
— De cette fille en première page de votre journal. Oui, c’est bien elle…
Émily Mc Dwight.
— À mon avis, vous dramatisez inutilement. D’après la police, elle se nomme
Poppy Murphy. Mais dites-moi, qui est cette Émily ?
— C’était il y a longtemps, une ex-petite amie. Nous sommes sortis ensemble
pendant un an. Pourquoi figure-t-elle à la une ?
— Son corps difficilement reconnaissable a été rejeté par la rivière. Cette
malheureuse portait des marques de lacérations profondes sur le ventre, le dos et
les jambes. Poppy Murphy était médecin, elle se rendait au chevet d’un patient
mourant, avant de disparaître mystérieusement. À l’heure actuelle, les
journalistes ont très peu de renseignements à son sujet, la police se montre peu
bavarde.

Affecté par cette nouvelle, il s’empara du journal pour jeter un coup d’œil sur
ce bulletin d’informations. Il paraissait très concentré et se rongeait
nerveusement l’ongle de son auriculaire droit. Je pouvais voir ses yeux se noyer
entre chaque ligne. La presse donnait des détails sordides sur la façon dont cette
pauvre femme avait été massacrée. On commençait à parler d’un meurtrier aussi
impitoyable que Jack l’Éventreur.
— Je vous le confirme, Wilson, il s’agit d’Émily Mc Dwight.
— En êtes-vous certain ?
— Oui, avec une photo à l’appui. Personne n’a mentionné officieusement son
identité ? Cela m’étonne. Elle était très populaire à l’université. Il faut
absolument en informer la police. Faites-le pour moi.
— Je vous le promets.
— Serait-il possible de me tenir au courant sur l’avancée de cette enquête ?
Émily était une personne merveilleuse et la nouvelle de sa mort m’attriste. Elle
ne méritait pas de mourir de cette façon.
— Je comprends. Mais pour le moment, il y a plus de questions que de
réponses.
— La semaine dernière, reprit-il, à la périphérie de la ville, du côté de Saltney,
un passant a découvert le cadavre d’une femme avec des signes de lacérations
sur tout le corps. Le lendemain, un restaurateur a trouvé une serveuse agonisante
dans une de ses poubelles.
— Oui, une pauvre fille de dix-sept ans.
— Sa tête était ensanglantée, elle portait également des traces de déchirures
un peu partout. Et comme toutes les autres, elle était entièrement nue. J’espère
qu’elle s’en est sortie ?
— Malheureusement, non. Lily Roberts a survécu durant quelques heures.
Elle était dans un si piteux état, que la police n’a obtenu aucune information de
sa part. Un assassin traîne dans les rues de Chester, et à l’heure actuelle il
recherche sûrement sa prochaine victime. Au début, j’étais curieux, comme si je
résolvais un puzzle pour tuer le temps. Je ne pouvais pas imaginer à quel point
l’enquête sur cette affaire énigmatique et apparemment singulière, allait prendre
une tournure à la fois déroutante et étrange. Cela fait des jours que je me
renseigne sur ces crimes. J’ai même rencontré l’inspecteur Harold Gatling. Un
petit homme sympathique, avec des cheveux clairsemés et blanchis, un visage
couvert de rides et des yeux fouineurs qui en disent long sur le personnage.
— Il se montre ouvert à la discussion et aux critiques ?
— Hormis le fait qu’il refuse de me voir mettre le nez dans son enquête, il est
à l’écoute et de bon conseil. Contrairement à certains de ses collègues, Harold
est compétent et intelligent. L’attitude de la police à l’égard de la presse est
toujours la même, ils ne distillent aucune information.
— Il est certain que votre ami Harold connaît toutes sortes de détails…
— Vous comptez démêler des intrigues policières, Killian ?
— Que pourrais-je faire d’autre dans mon état ? Quand l’ennui devient une
manie, on cherche à s’occuper l’esprit.
Pendant quelques secondes, il resta silencieux. Il tourna la tête vers la fenêtre
et regarda dehors d’un air pensif.
— Vous me semblez bien songeur tout à coup !
— Parce que je viens d’avoir une idée, Wilson. Lancez une invitation à
monsieur Gatling, et je me ferai un plaisir de participer à ce repas.
— Vraiment ? J’aime vous voir ainsi énergique ! Au moins, vous reprenez du
poil de la bête. On pourrait éventuellement inviter cette chère Amy ?
— Non. Je ne veux pas qu’elle me découvre dans cet état.
— Il faudra pourtant lui dire toute la vérité sur votre accident, c’est important.
— Pour l’instant, il est encore trop tôt. Je ne connais personne qui conte des
histoires aussi bien que vous. C’est donc les yeux fermés que je m’en remets à
vous.
— Je n’aime pas du tout la tournure que prennent les choses. Amy n’est pas
idiote !
— Dois-je vous supplier ? Mettez-vous à ma place un instant, je ne suis plus
qu’une moitié d’homme !
— Bon, je ferai de mon mieux pour lui narrer une belle histoire. Maintenant,
je vous laisse vous reposer.
— N’oubliez pas l’invitation !
— Figurez-vous que je dois me rendre à la boutique « Gillespie », pour
m’acheter de nouveaux costumes. Je vais tâcher d’en savoir plus en rendant
visite à ce cher Harold dans son bureau. Je souligne qu’il a la réputation de ne
jamais discuter de ses enquêtes avec qui que ce soit. La seule chose qui lui
importe est de mettre fin à cette série de meurtres.
— J’ai bien peur que la liste des victimes ne cesse de s’allonger.
— Je le crains également, Killian.
10
Origine

Sous la couverture de la nuit noire, l’air demeurait agréablement frais. Le long
des trottoirs, la pluie ruisselait en un flot continu aux couleurs grises. Je baissais
les yeux sur les flaques stagnantes et boueuses, laissant mes pensées les plus
douteuses envahir mon esprit. Tandis que les odeurs exquisément parfumées de
terre arrosée, d’écorces de bois humide et d’herbes mouillées s’engouffraient
dans mes narines, je me demandais ce que Mina pouvait me vouloir. Pour quelle
raison souhaitait-elle me rencontrer un dimanche en fin de soirée ? J’avais le
sentiment qu’une nouvelle plus pénible que tous mes précédents tourments,
m’attendait dans cette grotte. Cela dit, j’étais prêt à endurer tous ses coups, ses
remarques désobligeantes et sa bassesse méprisable. Mes ennuis de ces derniers
jours m’avaient imposé une réalité que j’aurais bien aimé cacher : mes erreurs.
Aussi désagréables qu’inefficaces, elles étaient le résultat de mes propres choix.
Sur la banquette de la voiture, je pouvais sentir à quel point j’étais fatigué.
Progressivement, tous mes membres s’engourdissaient. Si j’avais pu le faire,
j’aurais demandé au cocher des Terres d’Ombre de faire demi-tour. Mais cela
m’était impossible.

— Hé, Monsieur, nous sommes arrivés ! s’écria-t-il en ouvrant la portière pour
m’aider à descendre.
Mon cœur battait avec pessimisme, comme si le destin était sur le point de me
réserver son œuvre la plus cruelle. Qu’allais-je devoir faire maintenant ?
Toujours cette même question, à laquelle je n’avais aucune réponse. Je regardais
à contrecœur sous un voile de brume, ma partenaire, l’insouciante miss Wayne,
engagée dans la lutte pour la justice. Durant cette dernière semaine, nous avions
effectué plus de sept missions ensemble, et pour l’instant, elle m’avait épargné
l’acte que je redoutais le plus, la mise à mort de ceux que nous pourchassions.
Ces hommes n’étaient pas d’innocentes victimes, je les avais vus à l’œuvre, de
véritables monstres, et cela avait suffi à apaiser ma conscience.

Lorsque mes pensées n’étaient pas parasitées par des préoccupations
légitimes, je tentais d’améliorer ma relation avec cette femme et Baptiste
Fontaine, dans le but d’obtenir quelques renseignements. Dans les circonstances
présentes, cela avait pris un avantage plutôt bénéfique ; j’avais récolté un
ensemble d’informations, des anecdotes révélatrices que je ne saurais développer
en un seul livre, me permettant de comprendre le fonctionnement des Ombres et
des Terres d’Ombre.

Le monde a toujours été plein d’injustices crasses, et malgré cet amer constat,
il n’a cessé de rester grand ouvert aux influences pernicieuses. Pris délibérément
entre le bien et le mal, les peuples, à l’origine prédisposés à vivre selon des lois
établies, avaient laissé le vice acquérir un pouvoir corrompu sur la planète tout
entière. Perpétuant cette période de chaos sanglant, des communautés religieuses
et fanatiques qui ne partageaient pas les convictions de certains, étaient parties
en guerre contre ce qui était mauvais pour l’Homme. Malgré les efforts de
braves gens, les actes d’horreur continuaient à se multiplier de manière
significative, menaçant de détruire le peu de foi et d’humanité qui subsistait en
ce monde.

Durant ce cycle de trouble mortel, le plus grand que la planète ait connu, une
confrérie de l’au-delà a vu le jour. De valeureux défenseurs, qui avaient perdu la
vie de façon violente, et dont les âmes errantes ne pouvaient se détacher de ce
monde, étaient parvenus à former un ordre, une autorité spirituelle que l’on
appela « Les Ombres ». Chacun d’entre eux s’était dévoué à rétablir la justice
sur terre, mais aussi… ailleurs. Cette confrérie qui s’était érigée sur ce qu’il y
avait de plus merveilleux en l’humain, l’altruisme, résidait dans un endroit où la
division du temps ne pouvait s’effectuer. Un univers sans secondes, minutes,
heures et jours, sans contours linéaires, où le temps n’a plus aucune importance.
Notre monde, tel que nous le percevons par nos sens, perd toute signification
dans cet ailleurs où tout est possible… même le voyage dans le temps.
Pour bâtir un avenir meilleur et chasser les concepts de l’homme primitif,
cette magistrature suprême a mis en œuvre un système de justice en trois étapes.
Information : Les Informateurs sont des esprits désincarné qui recueillent un
maximum de données sur des délits graves et impunis. Ils sont chargés de
conduire les Observateurs sur les lieux où les crimes ont été perpétrés afin de
procéder à la seconde phase. Ils voyagent également dans le passé, mais ne
peuvent servir d’hôte aux Ombres, du fait qu’ils sont morts.

Observation : Les Observateurs ont la capacité d’analyser et d’enregistrer
profondément les événements qui se déroulent sous leurs yeux. Leur mission :
regarder avec attention, examiner chaque détail, visage, expression, afin de
garantir une identification précise des meurtriers jamais inquiétés par la justice
des Hommes. Chaque nuit, après minuit trente, lorsque le portail de l’au-delà
s’ouvre, ils sont envoyés dans le passé, à une date clé, pour observer la mise à
mort d’innocentes victimes.

Identification - Jugement : Les Ombres peuvent facilement interférer dans le


présent, mais lors du voyage temporel, elles subissent comme beaucoup
d’humains une forte distorsion optique, qui entraîne l’aveuglement. Comme les
parasites, elles ont besoin d’un hôte pour observer au travers de ses yeux. Mais
pas n’importe quel hôte, uniquement les Observateurs. Ces descendants de
nobles familles siégeant dans la Confrérie, possèdent un don exceptionnel, celui
de pouvoir conserver la vue lors d’un voyage temporel. Avec un maximum de
données, les Ombres rendent des jugements instantanés, sans convocation, et
sans appel, contre ceux qui ont depuis trop longtemps, échappé à la justice des
Hommes.

De 1805 à 1810, la plus sévère et vaste crise de la confrérie a scellé l’un des
plus grands changements de leur histoire. D’illustres disciples n’acceptaient plus
cette méthode d’Observation jugée trop douce et inefficace. Ils pensaient que les
criminels ne méritaient aucun procès, et leur mise à mort devait être immédiate.
Pour les plus conservateurs, ils devaient être envoyés devant un tribunal, face à
leurs victimes pour répondre de leurs crimes. La révolte contre l’ancien système
de justice a conduit certains d’entre eux vers la création d’un nouvel ordre : Les
Terres d’Ombre.

Les Informateurs et Observateurs n’avaient pas été épargnés par ce grand


changement. Ils avaient dû rejoindre la communauté qu’ils souhaitaient servir.
La confrérie des Ombres comptait, avant ce désordre, plus de mille-trois-cent-
treize disciples : Juges, Informateurs et Observateurs. Après la division, ce
chiffre a été divisé par deux. Peu de temps après leur départ, les Terres d’Ombre
avaient mis au point leur nouveau système de justice. Les assassins présumés et
identifiés étaient exécutés sur place. Cela leur semblait plus juste. Ils
repoussaient les suppôts de Satan vers les portes de l’enfer, et étaient convaincus
qu’ils empêchaient le mal de reprendre toute sa grandeur sur notre planète.

Cette histoire avait été une vraie révélation pour moi, et m’avait fait penser
que l’origine des Terres d’Ombre était bien moins antique que celle des fossiles.

— Dépêchez-vous, monsieur Grant ! Les membres du Grand Conseil détestent
attendre, lança miss Wayne en tapant du pied avec impatience.
— Afin d’éviter tout malentendu, je tiens à préciser que je ne suis pas leur
domestique. Ils s’imaginent sûrement qu’ils m’ont à leur service et qu’il suffit de
claquer des doigts pour que j’accoure !
— Oh ! Je suis désolée pour cette méprise votre Grâce. Mais quel nom donner
à une personne en équilibre entre larbin et soumis ?
— Décidément, la diplomatie ne fait pas partie de votre grammaire. Mais
dites-moi, pourquoi Mina veut-elle me voir ?
— Ne me le demandez pas, je l’ignore.
— Ce qui sous-entend que vous en avez une petite idée. Essayez de
m’informer brièvement de tout ce qui m’attend…
— Contentez-vous de me suivre si vous ne désirez pas finir dans ce cimetière
en tant que résident permanent !
— Il ne serait pas malvenu de vous rappeler comment se comporter en
présence de vos hôtes, ma chère. J’ai déjà l’impression d’être poignardé
publiquement, alors efforcez-vous au moins de paraître plus courtoise.
Elle ne rétorqua pas devant l’ironie, ne releva pas le menton avec défi, ce qui
était surprenant et inhabituel. Aucune trace de déception ni d’agacement dans ses
yeux, j’en déduisis en l’observant, qu’elle n’était pas au mieux de sa forme.
— Qu’avez-vous ? Vous semblez souffrante… ?
— Qu’est-ce que cela peut vous faire, monsieur Grant !
— J’essaie de me montrer agréable, tout simplement.
— Tiens donc ! Auriez-vous cessé de penser à moi comme à une disgraciée ?
— N’attendez pas l’impossible. J’ai une opinion claire et sans équivoque à
votre sujet.
— Je me moque de connaître quelle place j’occupe sur l’échelle de vos
valeurs ! Nous avons tous deux un sérieux désagrément, et il s’appelle Mina
Blair.
Je m’arrêtai à mi-chemin avec une expression d’étonnement. J’avais un gros
problème avec cette personne et c’était plus qu’une évidence. Mais j’ignorai quel
était le sien.
— Je sais pourquoi, je ne porte pas cette femme dans mon cœur, mais vous,
que vous a-t-elle fait ?
— Elle menace de m’enlever… ce que j’aime le plus au monde.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à vous impliquer dans son combat ?
— J’ai des obligations qui me forcent à respecter les règles existantes et à ne
pas aller au-delà des limites fixées. Comme répondre à cette question.
— Des obligations ? Ai-je bien compris ? Et moi qui croyais que vous étiez
une grande fille. Ne me dites pas que vous avez peur de cette femme.
Elle haussa les épaules, ne montrant aucune émotion.
— Il serait logique de conclure que vous faites fausse route me concernant,
monsieur Grant. Si vous pensez que tout est si simple, pourquoi êtes-vous ici ?
Les menaces de Mina ne sont jamais des paroles en l’air. Vous avez vu tout
comme moi de quoi elle était capable. Peu importe comment on tente de lui
échapper, elle finit toujours par nous rattraper, et ce, au moment le plus
inopportun.
— Essayez-vous de me faire croire qu’elle exerce également un chantage sur
vous ?
Ses mensonges ayant la particularité de se révéler plutôt convaincants, je
restai quand même sur la défensive. Néanmoins, j’étais curieux de savoir ce que
cette exécrable femme menaçait de lui enlever.
— Si inconcevable et étrange que cela puisse paraître, oui. Maintenant, vous
avez le choix : soit vous partez tout de suite, soit vous fermez votre jolie petite
gueule, monsieur Grant. Les murs ont des oreilles, ici. Autre chose, évitez les
frictions inutiles avec elle. Les idées fondamentales de ce Grand Conseil
méprisent à bien des égards les voies de la sagesse.

Osant à peine croire ce qu’elle venait de dire, au sujet d’un possible chantage,
je m’étais préparé mentalement à ce rendez-vous surprise. Après de longues
minutes de marche, nous arrivâmes enfin sous une voûte en berceau, décorée
d’impressionnantes armoiries gravées dans la roche. Les treize membres étaient
déjà installés autour d’une large table de conférence, dressée au milieu de la
salle. Mina se tenait devant nous, présomptueuse et arrogante, avec son sourire
de requin. À ses côtés, était assis un homme d’une soixantaine d’années. Il avait
les cheveux noirs, ondulés et une petite moustache poivre et sel. À en juger par
sa prestance, c’était un individu de la haute société. Il était élégant, et portait des
vêtements de grands couturiers. Elle nous pria de prendre place sur les chaises
disposées un peu plus loin, tandis que tous nous observaient du coin de l’œil en
affichant leur air le plus méprisable. Après quelques secondes de silence tendu,
elle prit enfin la parole.
— Je suppose que vous devez vous demander pourquoi nous avons sollicité
votre présence ce soir. Je vais donc vous fournir quelques réponses. Une enquête
aux détails peu flatteurs concernant le passé d’un fidèle adhérent de notre Grand
Conseil vient de refaire surface. C’est le genre d’histoires qui fait régulièrement
les gros titres des journaux. Ce qui évidemment serait très mal vu pour les autres
membres. J’ai promis à ce généreux donateur de faire tout le nécessaire pour en
terminer avec cette affaire délicate. J’en appelle donc à votre loyauté et à votre
discrétion, pour régler ce problème au plus vite, chers Observateurs. Je pense
que miss Wayne est motivée par le désir de pouvoir conserver une chose qui a
une très grande valeur à ses yeux. Je sais également qu’il vous tarde, monsieur
Grant, d’en finir avec ce pacte. Pour cette mission, il n’y aura pas de voyage
dans le passé, mais une investigation dans le présent. Et précisément dans une
cité que vous chérissez, monsieur Grant, puisqu’il s’agit de la ville de Londres.

Cette pensée m’avait fait grincer les dents de la même façon qu’une craie sur
un tableau. Maintenant, au moins, les intentions de chacun étaient devenues
presque translucides, et me paraissaient retorses et malhonnêtes. Toute cette
splendeur de justice ne cadrait pas avec les projets de ces gens. Les yeux de ma
partenaire brillaient comme des charbons ardents, comme chaque fois qu’elle se
trouvait à proximité d’eux. J’avais envie de poser quelques questions
déplaisantes à tous ces affiliés des Terres d’Ombre, parce que j’ai le don de
dénicher les mots justes lorsqu’il s’agit de malversation. Mais il m’était
impossible de dire quoi que ce fût sans commettre un incident aux conséquences
désagréables, surtout pour moi. Mes manœuvres risquées de ces derniers jours
ne m’avaient pas sauvé de cette situation désastreuse. Cependant, elles me
servaient de prévision, pour ne pas perpétuer les mêmes erreurs.
Avec beaucoup de difficultés, j’attendais que Mina nous fît étalage de son plan
d’action, en y prévoyant et y confirmant notre rôle. Au bout d’un bon quart
d’heure, elle aborda l’épineux sujet. Le 3 juin 1890, en début de matinée, un
homme avait été renversé par un fiacre qui roulait à vive allure sur les pavés
raboteux d’une rue londonienne. Le chauffard avait pris la fuite en laissant
derrière lui un mort sur la chaussée. Des témoins avaient affirmé qu’il s’agissait
du juge Harry Thomas. Qui ne connaît pas cet homme, celui-là même autour
duquel il y a toujours eu beaucoup de rumeurs. Un commerçant avait dit avoir vu
deux jeunes femmes aux mœurs légères se pavaner dans sa voiture avant que
l’accident ne se produisît. La police avait donc ouvert une enquête. Mina et les
membres souhaitaient innocenter ce magistrat aux actions philanthropes quelque
peu douteuses. Nous devions enquêter sur tous les témoins, fouiller dans leur
vie, et déterrer ce qui pouvait les rendre moins crédibles.
En somme, elle nous demandait d’effacer des preuves. Je considérais que
c’était malsain, et cette sollicitation avait provoqué toute mon indignation. Je
n’aspirais qu’à une chose, retrouver ma chambre, m’installer devant mon bureau,
et écrire quelques notes sur tous ces gens. Je rêvais de partir loin de ces
minables, et ainsi soulager mes viles pensées. Même si je leur trouvais quelques
défauts rédhibitoires, je regrettais la présence des Terres d’Ombre. Mon petit
doigt me disait qu’ils n’apprécieraient sûrement pas les magouilles en tout genre
et tous les arrangements entre amis de ce Grand Conseil. J’étais convaincu que
mes soupçons sur la loyauté de tous ces gens n’étaient pas sans fondement.
11
L’inspecteur Harold Gatling

L’inspecteur Harold Gatling avait finalement accepté notre invitation à dîner.
Cela n’avait pas été facile de le convaincre. Au cours du repas, et ce, malgré sa
mauvaise humeur et son irritabilité face à son handicap, Killian s’était montré
extrêmement courtois à son égard. Aussi inattendu que cela pût paraître, Harold
connaissait admirablement l’histoire de l’art pictural, et était lui-même peintre
animalier. Il n’en fallait pas plus pour ranimer la flamme créatrice du cadet. Cet
homme était un véritable érudit. De plus, il entretenait des relations amicales
avec de proches connaissances, Philip et Catherine North, et bien d’autres que
j’appréciais à l’époque où je vivais à Londres. Harold avait suivi les traces de
son père, et était devenu à son tour un inspecteur de renommée à Scotland Yard.
À en juger par sa carrière, cela lui avait jusqu’à présent, plutôt bien réussi.

Ces derniers jours, les journalistes n’avaient eu de cesse d’attaquer la lenteur
de l’enquête, et l’absence de suspects dans l’affaire criminelle du « du monstre
du Cheshire ». Il y avait depuis quelques semaines, de mystérieuses et
inquiétantes disparitions. La majorité des citoyens avaient une idée très vague du
criminel qui sévissait, et bien sûr, les rumeurs les plus folles circulaient. Un
meurtrier qui frappait à l’aveuglette dans les rues d’une des plus grandes villes
du Cheshire, signifiait que n’importe quelle femme demeurait vulnérable à ses
attaques. La peur des citadins était tout à fait compréhensible, et je ne la
condamnais pas. Mais je trouvais inacceptable que les journalistes écrivent
souvent n’importe quoi, quitte à porter préjudice aux honnêtes gens, pour se
garantir des lecteurs. Que pouvait-on faire contre cela, malheureusement rien, on
ne pouvait absoudre la mauvaise foi des ignorants.
En mettant à profit ses merveilleux talents de cuisinière, Sara nous avait
préparé un délicieux repas. Dans une atmosphère des plus amicales, nous avions
échangé une masse d’informations sur l’art, les dernières nouvelles du monde, et
les banalités du quotidien. Quand le dessert avait été servi, nous avions
commencé à aborder un sujet beaucoup plus sérieux : l’enquête sur le meurtre
aussi brutal qu’insensé, d’Émily Mc Dwight. Je pensais qu’à ce moment de la
conversation, Harold allait se montrer beaucoup plus timide, mais ce ne fut pas
le cas. Il faut dire que Beverly et Duncan avaient veillé à maintenir sa bonne
humeur, en ne laissant jamais son verre bien vide. Il n’était pas ivre, mais
semblait juste avoir atteint un niveau de conscience que j’arpentais rarement.
— Je suis désolé pour la perte de votre amie, s’exclama Harold en s’adressant
au cadet. À mon avis, elle a été séquestrée, torturée et tuée au même endroit.
Où ? Pour l’instant, nous l’ignorons. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle s’est battue
ardemment contre son meurtrier avant qu’il ne se débarrasse de son corps en le
jetant dans la rivière. Malheureusement, en l’absence de scène de crime et de
témoins, remonter la piste jusqu’à son assassin n’est pas une mince affaire. Vous
êtes l’une des rares personnes à vous être manifestée après l’annonce de sa mort,
et grâce à vous, Émily a retrouvé son identité. La description qui avait été faite
de madame Poppy Murphy et la ressemblance frappante qui existait entre les
deux femmes ont induit le médecin légiste en erreur.
— On m’a raconté, reprit Kilian, que le corps d’Émily présentait des blessures
si profondes qu’elles avaient entaillé non seulement sa chair, mais aussi ses os.
— Qui vous a rapporté cela, jeune homme ? C’est une information que les
journalistes ignorent.
— Disons que j’ai la chance d’avoir un bon informateur, lâcha-t-il avec un
sourire espiègle.
— Cette femme, Poppy Murphy, n’a pas encore été retrouvée ? demanda
Duncan, en faisant mine à son frère d’être plus discret dans ses réponses.
— Nous enquêtons chaque jour avec l’espoir de la localiser.
— Qui vous a donné la photo d’Émily ?s’enquit le cadet en soutenant le
regard inquiet de son aîné.
— C’est une longue histoire… Elle a été envoyée par un anonyme à un
correspondant du Daily Telegraph. Dans un courrier joint, il était écrit « Victime
numéro 9, Poppy Murphy ». Et rien de plus.
— Aucun rédacteur ne confesse cela, mais votre meurtrier s’est embrouillé les
pinceaux avec les noms de ses victimes, s’exclama Beverly en tirant sur son
cigare.
— Effectivement. Mais n’oubliez pas que cet assassin n’agit pas forcément
seul, il peut avoir un ou plusieurs complices. En attendant, je n’espère qu’une
chose, avoir suffisamment de chance pour mettre ce ou ces individus hors d’état
de nuire.
— Eh bien, que Dieu soit avec vous, Harold, s’écria le docteur en vidant son
verre d’un trait.
— Pour quelle raison avez-vous abandonné l’uniforme de Scotland Yard ? Peu
de vos collègues viennent se perdre à Chester, reprit le cadet.
— Mon fils aîné Allister âgé de dix-sept ans, a été victime l’été dernier d’une
mauvaise chute de cheval. Sa tête a heurté le sol, et sa colonne vertébrale n’a pas
supporté le choc. Elle s’est fracturée, et cette fracture a été la cause d’une lésion
de la moelle épinière. Il a perdu malheureusement l’usage de ses jambes…
En révélant cette tragique histoire, il observa un long moment Killian. Il y
avait tant de compassion dans ses yeux, qu’elle en devenait presque aveuglante.
Je pense qu’à ce moment-là, nous avions tous notre petite larme au coin de l’œil.
J’avais le sentiment que cet inspecteur s’était pris d’affection pour le cadet,
sûrement parce que son propre fils se déplaçait, lui aussi, en fauteuil roulant. En
fin de compte, cette invitation était une très bonne chose. Cela faisait quelques
semaines que nous n’avions pas eu le plaisir de voir Killian aussi souriant et
intéressé par tout ce que cet homme lui racontait.
— Je vais vous relater une courte histoire, mais plus joyeuse, continua-t-il.
Les crimes inattendus prennent l’habitude de tomber sur ma tête au moment le
plus inopportun…
Pendant qu’il faisait le récit de sa petite anecdote, je me servis un peu d’eau.
J’étais si fatigué, que je n’attachais plus aucune importance à son compte rendu,
qui pourtant soulevait des rires communicatifs. Tandis que tous parlaient, riaient
et levaient des verres, en profitant de ce moment agréable, j’espérais pouvoir
m’isoler.
Dans mon apparence, j’étais imprégné d’une morosité, qui n’avait pas existé
auparavant.
— Je vois que vous n’êtes pas au mieux de votre forme, Wilson, une
migraine ?
— Je n’aime pas vos phrases quand elles contiennent le mot « migraine »,
docteur, généralement le mot piqûre n’est jamais très loin !répondis-je en
m’apercevant que j’avais là une bonne excuse pour m’éclipser.
Il allongea le bras par-dessus la petite table en riant, et posa une main
réconfortante sur mon épaule.
— J’ai une potion magique, et sans aiguille ! Mais vous devez vous coucher
immédiatement, parce qu’après cela, vous allez planer au-dessus des arbres.
— N’essayez pas d’intimider mon cerveau, mon cher, vous n’y arriverez pas.
Ces derniers jours, il tourne à vide. Cela dit, je vous remercie de vos bons soins
et j’accepte votre médicament. À présent, il est temps pour moi de vous tirer ma
révérence, Messieurs !
— Vous allez nous quitter, Wilson ?
— À contrecœur, Harold, gardez cela à l’esprit ! Ce fut un plaisir d’entendre
toutes vos histoires. Nous nous reverrons prochainement, mais dans des
circonstances, pour ma part, beaucoup plus agréables.
— Je l’espère, car nous avons encore beaucoup de choses à nous raconter,
reprit-il en me serrant la main.
Après avoir souhaité une bonne fin de soirée à tout ce beau monde, Duncan
me prit le bras et m’entraîna un peu plus loin.
— Vous savez que vous pouvez compter sur moi, Wilson, si vous avez des
problèmes…
Il était évident que ma tête de chien battu l’avait fortement marqué.
— Je suis juste fatigué. En fait, je me suis réveillé avec un mal de crâne, et
depuis il ne fait que décupler.
Comme pour me rassurer, il posa à son tour ses mains sur mes épaules, et me
parla doucement, ne me laissant aucune autre issue que de soutenir son regard
pénétrant. J’avais peur qu’il lût dans mes yeux tout ce qu’ils contenaient. Je
craignais d’être maladroit comme d’habitude. Duncan était un homme
terriblement perspicace, lui seul pouvait savoir que je cachais de terribles
secrets. Je tentai d’ériger un mur entre mon esprit et le sien, parce que je n’avais
pas envie de le voir sonder mes pensées.
— Hormis cela, êtes-vous sûr que tout va bien ?Il y a une expression de
fatigue extrême et d’épuisement sur votre visage, comme si vous aviez atteint un
point non-retour. Et cela m’inquiète !
— Cessez de vous préoccuper de moi et profitez de cette soirée, les bons
moments se font rares ces temps-ci. Croyez-moi, je suis désolé de vous fausser
compagnie, mais j’ai un problème à régler… avec ma migraine.
J’avais trouvé la force de ne pas laisser filtrer mes pensées. Après cette courte
discussion, je m’étais empressé de prendre congé. J’avais grimpé les escaliers, et
sans me déshabiller, je m’étais effondré dans mon lit.
12
L’affaire Édouard Mc Canni

Debout sous le portique de la demeure, je regardais la dispersion des arbres en
rêvant d’un avenir meilleur. Je voulais penser, trier mes réflexions, et effacer de
ma mémoire ce qui m’encombrait et me torturait. Mais à cette heure tardive, tout
était obscur, même dans ma tête. Je n’y voyais pas suffisamment clair dans mes
prévisions. Pendant des jours, j’avais lutté avec ces sentiments, mais l’amertume
et le pessimisme semblaient de retour, ce qui ne représentait pas une grande
victoire pour ma conscience. En ce soir de mai, la température atteignait
seulement quelques degrés. Heureusement, j’avais réchauffé mon corps avec
quelques grammes d’un bon whisky écossais. La lumière vacillante d’une
lanterne, qui se frayait un chemin à travers un brouillard à couper au couteau,
attira mon attention. Au bout d’un moment, je vis l’aîné sortir du feuillage
pendant d’un vieux saule pleureur. Il était légèrement vêtu d’un beau costume
noir et d’une chemise blanche. J’eus vraiment froid pour lui. Après avoir grimpé
quelques marches, il me retrouva sous le porche en s’asseyant sur le banc de
pierre, les mains dans les poches.
— Vous devriez mettre un manteau ou quelque chose de plus chaud, vous
allez finir par tomber malade, Duncan.
— Ne vous inquiétez pas, je ne fais pas partie de ces gens qui attrapent toutes
sortes de microbes, lança-t-il en se frottant les mains pour se réchauffer.
— Je pensais que Lady Margaret vous retiendrait plus longtemps.
Il étendit ses lèvres dans un large sourire.
— Disons que j’ai pu m’arranger pour partir plus tôt que prévu. Elle vous
transmet toute son amitié et son bon souvenir.
— C’est étrange, je sens derrière cette phrase et votre légendaire regard
triomphant, toute une conspiration !
— Anne, sa domestique, a démissionné pour aller vivre avec son nouvel ami
dans un village perdu, dont j’ai oublié le nom. Tout indique qu’ils font face à des
problèmes très graves. D’où ce départ précipité.
— Mon petit doigt me dit que vous y êtes pour quelque chose, Duncan ! Vous
n’avez jamais trop aimé cette petite.
— Ce n’est pas tout à fait vrai, en vérité je l’ai toujours détestée. Cela dit,
Margaret se languit de votre visite.
— Cessez de revenir à l’attaque avec votre tante, je lis très bien dans votre
jeu !
Il se contenta de continuer de sourire sans rien ajouter.
— Concernant Killian, que lui avez-vous donné comme excuse ?
— Qu’il a dû se rendre à Londres pour une exposition de dernière minute
. Nous devons en rester à cette seule version. Il faut toujours être bref, et
choisir les mots convenables avec ma Margaret. Cela dit, elle compte sur votre
présence demain ! Vous avez la chance d’être son partenaire de jeu.
J’empruntai la grimace la plus douloureuse de ma panoplie, avant de lui
répondre :
— Oh non ! Dans votre phrase, je détecte quelque chose de sinistre. Dites-moi
que vous n’avez pas fait cela ?
— Avec tout le respect que je vous dois, c’est exactement ce que j’ai fait. Ne
me regardez pas ainsi, vous savez très bien que je ne connais pas les règles du
bridge. Qui plus est, les amies de ma tante se réjouissent de chacune de vos
visites, alors ne décevez pas ces dames.
— Je ne peux pas le croire ! Si j’avais des heures entières à disposition, cela
ne m’aurait pas dérangé. Mais j’ai des rendez-vous qu’il m’est impossible de
décaler. Je ne veux pas me montrer grossier, mais comprenez que les copines de
Lady Margaret ne font pas partie de mes priorités.
— Grossier ? Je suis frappé par votre modestie, lâcha-t-il en riant.
— J’ai tendance à oublier les convenances dans certaines situations. Je dois
reconnaître que j’ai été à bonne école avec vous.
— Eh bien, que s’est-il passé aujourd’hui, Wilson ? Vous m’avez l’air
contrarié. Ce serait formidable si je pouvais plonger quelques secondes dans
votre esprit, pour m’assurer que tout va bien et que vous n’avez aucun secret à
mon égard.
— Je sais que vous êtes très doué pour lire dans les pensées des autres, mais
pour accéder aux miennes, vous devrez me prendre par surprise, mon cher.
Je commençai à réfléchir à la raison pour laquelle il m’avait dit cela.
— Pourquoi ai-je l’impression que vous avez changé, depuis… la mission
Endler ?
— C’est drôle, rétorquai-je avec humour, parce qu’en voyant mon reflet dans
le miroir ce matin, je me suis dit la même chose.
En guise de réponse, il m’adressa un sourire énigmatique auquel je répondis,
avant de détourner le regard. Puis il reprit :
— Est-ce cette charmante Lady Sherley, qui occupe toutes vos pensées ? Elle,
qui ne cesse de faire éloge de votre esprit et intelligence.
— Charmante ? Je crois que vous avez de la poussière dans les yeux. Sans ses
vêtements, cette Lady doit certainement ressembler à un diable avec des cornes
et une longue queue.
Cette fois-ci, il rit de bon cœur.
— Je pensais qu’elle vous plaisait ? C’est en tout cas ce que vous m’aviez
confié lors de notre dernière conversation.
— Cette intrigante m’a caché son jeu. Je ne l’aime pas du tout ! Aujourd’hui,
j’ai d’autres objectifs. Cela dit, depuis que votre tante s’est mis en tête de me
trouver une épouse, j’ai droit, chaque vendredi, à une rencontre avec toutes les
veuves et vieilles filles défraîchies de Chester. Proposez donc à Beverly une
journée avec ces dames. Elles lui font confiance, et l’apprécient tout autant.
Notre cher docteur aime raconter toutes sortes d’histoires, même quand la
situation se révèle extrêmement difficile.
Il ouvrit la bouche, mais il n’en sortit pas un mot. Peut-être venait-il enfin de
comprendre qu’il n’y avait plus rien à dire à ce sujet.
— Nous devons ménager ma tante, et chacun de nous doit faire des efforts,
Wilson.
— Je rends hommage à votre obstination, et je vous suis très reconnaissant
pour cette leçon de sagesse, mais dans le cas présent, vous ne pouvez compter
que sur vous-même. J’ai des affaires trop urgentes à régler. Je sais que votre
quête est de me convaincre de participer à ce bridge, mais là mon cher, vous
perdez votre temps.
Il jeta un coup d’œil désappointé dans ma direction et se gratta la joue. Il
pouvait difficilement retenir sa déception.
— Hmm... Alors, il faudra m’apprendre à jouer aux cartes, parce que Beverly
ne veut pas s’y rendre non plus. Il supporte mal les mondanités de certaines
jeunes femmes.
Curieusement, le refus du vieux docteur me rassura.
— Maintenant, entrons nous mettre au chaud, suggéra-t-il, nous avons deux
heures à tuer avant de partir en mission. Et croyez-moi, celle-ci risque de vous
plaire.
— C’est ce que vous me dites à chaque fois !

*

Dans un silence presque absolu, chacun de nous vaquait à ses occupations et
elles ne manquaient pas. Je tentais de me concentrer pour porter mon attention
uniquement sur ma correspondance, mais des pensées douteuses saturaient mon
esprit. Peu de choses, ces dernières semaines, captivaient ma concentration,
autant que miss Wayne. J’avais passé en sa compagnie des heures à rechercher
de précieuses informations :les antécédents de quelques témoins qui s’étaient en
fin de compte, révélés beaucoup moins crédibles. Cette Xe mission s’était
déroulée sans actions : aucune Observation, aucune exécution. Un travail
élémentaire de détective privé. J’attendais avec impatience la brillante
conclusion de cette affaire, et j’espérais sincèrement que le juge Murray
Buchanan fût rattrapé par son lourd passé malgré l’absence de témoins oculaires.
Parce que c’était une mauvaise personne, qui usait et abusait de sa prestigieuse
position.
En fouillant dans la vie des citoyens qui gênaient ce méprisable magistrat,
j’avais ressenti un certain malaise. J’avais l’impression d’avoir vendu mon âme
au diable et trahi ceux qui croyaient en moi. Rongé de l’intérieur, j’entendais ma
conscience protester et murmurer amèrement « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi,
Wilson ? Pourquoi as-tu accepté cette offre ? Regarde ce que tu es devenu ! »
Cette voix intérieure et hurlante, que je réprimais en chuchotant, m’incitait à
réfléchir sur mon triste sort. J’avais tellement de colère en moi, qu’elle finissait
par scintiller dans mes yeux comme une torche flamboyante. Je craignais qu’à
tout moment l’irréparable ne se produisît, et que les frères ne réussissent à
découvrir mes terribles secrets. J’étais submergé par un tel ressentiment, que
pendant tout ce temps, je réfléchissais à la manière de transmettre des
renseignements aux Terres D’Ombre, parce que j’étais convaincu que ces treize
membres n’avaient rien à faire dans cette confrérie. Cette racaille se livrait à des
affaires de corruption déguisées en utilisant, une poignée d’Observateurs, à leurs
fins personnelles.

J’avais d’innombrables rêves de revanche, des rêves qui me semblaient aussi


inaccessibles qu’une étoile dans le ciel. Malgré cela, j’engageais toutes mes
forces vers cette conquête, rassemblant discrètement et minutieusement un
maximum d’informations impliquant chacun d’eux.
Concernant miss Wayne, j’avais beaucoup de mal à lui accorder crédit. Il
m’était extrêmement difficile de comprendre cette femme, et pourtant, je
m’épuisais la tête à tenter de le faire. Tandis que je me perdais dans mes
introspections, Duncan m’observait en affichant son plus beau sourire, comme
s’il essayait toujours d’établir une relation de confiance.
— Je trouve indiscret de vous demander cela, Wilson, mais, comment se
comporte Sara avec vous ?
— Cette question ne nécessite pas de réponse. D’ailleurs, je ne comprends pas
pourquoi vous me la posez…
— Voyons, Beverly m’a tout raconté, et ce, dans les moindres détails.
Je ne souhaitai pas discuter de cette affaire personnelle avec lui. Sachant ce
que le vieux docteur connaissait à propos de mes secrets, je commençai à
m’inquiéter.
— Eh bien, disons que chacun de nous était sur les nerfs, ce qui a entraîné une
altercation. Mais je vous rassure, aujourd’hui ce précédent n’est plus qu’un
mauvais souvenir. Nous ne pouvions pas rester en froid ad vitam æternam, alors,
nous avons fini par nous réconcilier.
— Je suis navré de ce fâcheux incident, sincèrement. Je me sens, pour ainsi
dire, responsable.
— Ôtez-vous cela de la tête, vous n’y êtes absolument pour rien.
— Sachez tout de même que j’ai eu une discussion avec elle. Quoi qu’il arrive
à l’avenir, elle ne vous en tiendra plus rigueur !
— Dois-je penser que vous l’avez convoquée pour la réprimander ?
— Je n’en ai pas eu besoin, c’est une femme intelligente, qui connaît ses torts
mieux que personne. Cela dit, j’ai un petit service à vous demander.
— S’il y a quelque chose que je peux faire pour vous, hormis tenir compagnie
aux amies de votre tante…
— N’ayez crainte, j’ai bien compris votre message à ce sujet. J’aimerais que
vous aidiez Sara à préparer son séjour de trois jours en Louisiane, et que vous
l’accompagniez, je n’ai pas envie de la voir voyager toute seule.
— En Louisiane ? Vous lui avez…
— … révélé toute la vérité. J’ai hésité, mais elle devait la connaître.
— Vous avez très bien fait ! Et à vrai dire, je n’attendais que cela. Et comment
a-t-elle pris la nouvelle ?
— Cela a été très difficile pour elle. J’ai d’abord demandé à ses parents
adoptifs de mettre au grand jour certains secrets. Ensuite, je lui ai laissé le temps
de digérer la nouvelle, avant d’ajouter que mon grand-père lui avait sauvé la vie,
et tout le reste. Toutes ces révélations ont été faites la veille de la mission Endler.
— La veille ? Vous auriez dû me le dire avant, cela explique son
comportement agressif…
— Je n’y ai pas songé sur le moment. Acceptez-vous de l’accompagner ?
— Je me ferai un plaisir de lui servir de guide.
— Merci, Wilson. Maintenant, préparons-nous à partir en mission.
— Vous pensez que Killian pourra reprendre du service ?
— Dans son état, cela s’annonce inenvisageable.
— Pourquoi ? Il n’est pas aveugle, et cela pourrait vraiment l’aider à se sentir
utile.
— Je suis de votre avis, mais les Ombres raisonnent différemment. Le corps
de leurs hôtes ne doit pas être… endommagé.
— Endommagé ? Je ne suis plus tout jeune, j’ai encore mes jambes, mais je
suis en plus piteux état que votre frère ! Cela ne les empêche pas de prendre
possession de moi et d’observer tout ce qui se passe autour de nous.
— Ce n’est pas moi qui établis les règles. Je ne fais que les appliquer.
— Qu’en pense le principal intéressé ?
— Il a su, dès les premiers jours de son infirmité, que sa vie d’Observateur
prenait fin. Aujourd’hui, il a d’autres projets en tête. Cette rencontre avec Harold
Gatling a vraiment été une bonne chose. Sa dépression n’a pas disparu, mais elle
s’est apparemment grandement atténuée. J’ignorais qu’il attachait autant
d’intérêt aux enquêtes criminelles.
— J’ai l’impression que votre frère espère aider cet inspecteur dans ses
recherches.
— Oui, et je devine comment il s’y prendra. Le privilège de regarder en
simple spectateur lui est toujours réservé.
— Vraiment ? Cependant, il y a un problème. Quand les événements sont trop
récents, il est impossible d’observer quoi que ce soit…
— … plus de quinze minutes, reprit-il en ne me laissant pas le temps de finir
ma phrase. J’en ai, à plusieurs reprises, fait l’expérience. Et grâce à Steven
Wright, j’en ai compris la raison. Connaissant Killian, il ne lâchera pas l’affaire
avant d’avoir son coupable.
— Pensez-vous qu’il lui sera possible d’empêcher ces crimes ?
— Le voyage temporel à des fins personnelles, reste le privilège de bien des
Observateurs, à condition de ne pas chercher à s’enrichir ou autre chose. Si cela
peut sauver des vies, il doit le faire. Quinze minutes peuvent parfois suffire à
remonter une piste.

Chaque rencontre avec Steven Wright était soigneusement organisée. Tout


était planifié et calculé à la minute près, ce quine laissait aucune place à l’erreur.
Notre Informateur nous attendait tranquillement assis sur un banc jouissant de la
fraîcheur de l’ombrage, en secouant un bras pour nous indiquer qu’il était là.
Après des salutations amicales et une brève discussion concernant la santé du
cadet, il nous emmena à notre lieu d’Observation. Un angle de rue qui m’était
entièrement familier et que j’avais à maintes reprises contemplé avec bonheur et
gratitude.
— Je suppose que cet endroit vous rappelle de bons souvenirs, Wilson.
— Évidemment, South Kensington est l’un des quartiers privilégiés de
Londres. Il abrite, entre autres, le Victoria et Albert Museum, le Natural History
Museum et bien d’autres monuments qui font la fierté de notre beau pays. Je
venais souvent m’y perdre avec mes camarades dans ma jeunesse.
— Cette demeure pittoresquement restaurée, juste en face de nous, appartient
à Édouard Mc Canni. Vous avez sûrement entendu des rumeurs à propos de cet
homme, il était l’un de nos plus fidèles Observateurs. Malheureusement, la vie
ne s’est pas montrée généreuse avec lui. Après le décès de son épouse, il a
commencé à sombrer dans la folie.
— Ce nom ne m’est pas du tout familier. Devrais-je le connaître ? demanda
l’aîné avec une curiosité qui rejoignait la mienne.
— J’aimais beaucoup Édouard, et ton grand-père avait également une grande
estime pour lui.
— De quoi est morte sa femme ?
— De la façon la plus douloureuse, Wilson, au cours de son accouchement. Ni
elle, ni le bébé n’ont survécu.
J’imaginai aisément la souffrance qu’avait pu ressentir cet homme, ayant moi-
même perdu un enfant, dans des circonstances bien différentes.
— Les Observateurs ne sont pas des gens ordinaires. Dès leur naissance, ils
ont la capacité de ressentir le contact de « forces invisibles », mais ce que lui
disait voir, était au-delà de notre compréhension. Il appelait cela : des étrangetés
dérangeantes, parce qu’elles interféraient non seulement dans ses Observations,
mais aussi dans sa vie de tous les jours.
— Des étrangetés dérangeantes ? Que se passait-il exactement ? demandai-je.
— Il percevait des événements qui n’étaient pas liés entre eux, mais qui
s’étaient produits au même endroit à une époque différente. C’étaient souvent
des scènes sanglantes et épouvantables, qui s’enchevêtraient les unes aux autres.
Cela altérait considérablement ses missions, car ce phénomène se répétait dans la
majorité des cas. La confrérie a dû prendre une lourde décision, qui
malheureusement, a signé la fin de son engagement auprès des Ombres. Le jour
de cette fâcheuse nouvelle, il est sorti à 21 h30 de chez lui pour ne plus jamais
revenir. Un gamin a traversé la rue, au moment où une voiture arrivait à vive
allure. Édouard a tenté de sauver le garçon, mais en vain. Le cocher et les
passagers du fiacre ont tranquillement poursuivi leur route, sans porter assistance
aux victimes ni même solliciter l’intervention des secours. Trois personnes ont
témoigné. Mais lorsque cette histoire a fait la une des journaux, ces témoins se
sont rétractés. En fait, de sales affaires les concernant entachaient leur
crédibilité. Personne n’a pu être inquiété pour ces deux homicides et c’est
regrettable. Comme je laisse toujours une part de mystère à vos Observations, je
n’en raconterai pas davantage. Cela dit, observez avec attention, messieurs,
parce qu’Édouard Mc Canni était un homme bien, un Observateur comme vous,
qui ne méritait sûrement pas de mourir ce mardi 3 juin 1890.

En entendant cette date, j’ai eu un haut-le-cœur. Voilà que survenait un


développement complètement inattendu. Pour être honnête, j’étais saisi d’un
sentiment que je ne saurais décrire. Cet homme que le Grand Conseil protégeait,
avait renversé un malheureux ce jour-là. Jamais il n’avait été question d’enfant.
C’était une coïncidence fatidique et un tel hasard pouvait être appelé « miracle ».
Alors que je me perdais dans mes réflexions, Edouard Mc Canni était sorti de sa
maison en refermant la porte derrière lui. Il avait remonté le col de son manteau,
avant d’enrouler une écharpe de laine autour de son cou. Du fait de son chapeau
qui couvrait la partie inférieure de son visage, il était impossible de voir
exactement à quoi il ressemblait. À cette heure de la nuit, la circulation qui
devenait moins dense sur le boulevard, laissait place à toutes les errances
urbaines du monde nocturne. En dehors du martèlement des sabots ferrés et
ininterrompus des voitures, omnibus et des cabs, on pouvait entendre les éclats
de rire de quelques filles de joie. Elles appâtaient le premier inconnu qu’elles
rencontraient dans de petits passages que la lumière du jour ne perçait jamais.
Les ivrognes émérites qui encombraient les bancs des squares voisins pour
fumer une cigarette, dormir et cuver leur vin, poussaient par moments une
chansonnette. Quelques gamins qui n’avaient rien à faire dehors, offraient aux
touristes perdus le service d’un accompagnement moyennant quelques pennies.
Au bout de la rue, sous les réverbères allumés, un individu au physique douteux,
attendait près de son camion de livraison quelqu’un ou quelque chose. Un
homme-sandwich s’arrêta quelques instants sur le trottoir, avec de hautes
affiches qui vantaient sur un fond d’arabesques, les bienfaits d’un shampooing
contre des maux de tête.

Alors que nous observions toutes ces scènes de vie, un enfant de moins de dix
ans s’avança au plus près de la route. Il était emmitouflé dans un manteau trop
grand pour lui, et avait le visage dissimulé dans une épaisse écharpe de laine. Le
brouillard grisâtre à travers lequel se dessinait sa petite silhouette semblait
porteur d’un funeste message. Un fiacre qui traversait la chaussée à pleine allure
se déporta volontairement sur la droite pour foncer sur lui. Cette vision était
extrêmement choquante, je me retournai quelques instants. Une lueur noble et
légitime brillait dans les pupilles de Duncan. Nous avions échangé un regard
horrifié parce qu’il n’y a rien de pire que d’observer le corps d’un enfant
ensanglanté et mourant. Sans prendre la peine de descendre de son perchoir, le
cocher affolé fouettait ses chevaux fatigués qui écumaient et hennissaient à tous
vents.
Derrière les animaux aux yeux éperdus, j’avais vu Édouard Mc Canni
s’engager sur la route pour porter secours au gamin encore coincé sous les roues.
D’un coup sec, le chauffard avait tiré sur les rênes de toutes ses forces. Les
chevaux paniqués s’étaient cabrés et rejetés en arrière, piégeant cet homme. Ses
cris témoignaient de la violence des coups de sabot qui l’avaient atteint. Toutes
ses tentatives pour s’échapper ressemblaient à celle d’un poisson pris dans un
filet. J’avais senti mes veines geler d’horreur. Parmi les quelques passants qui
hurlaient leur indignation, un homme de carrure athlétique s’élança pour lui
porter assistance. Mais il était trop tard pour sauver ces malheureux. Le trottoir,
aux larges dalles soigneusement entretenues, était recouvert de sang.
La vitre de la cabine étant légèrement entrouverte, nous avons observé à
l’intérieur cet individu de bel d’âge, le juge Murray Buchanan ivre ou
complètement drogué. Il avait à ses côtés, deux femmes de petite vertu à moitié
nues, qui riaient comme des hystériques. En le voyant avec ce rictus aux coins
des lèvres, j’aurais parié qu’il n’en était pas à son premier crime. Renverser les
gens semblait être pour eux une distraction agréable. C’est à croire que la
conscience de quelques-uns flotte par moments dans le vide. Si cette
Observation n’avait pas eu lieu, ces infâmes personnages n’auraient jamais été
inquiétés, et j’étais en colère contre moi-même à cause de cela. Mais le destin
avait décidé d’aller à la rencontre de ces mécréants. À présent, je ne me faisais
plus aucune illusion pour leur avenir, parce que je savais parfaitement en quoi il
consistait.
13
La treizième mission

Après une longue marche et douze minutes de retard sur ses prévisions,
Baptiste Fontaine nous déposa devant la ferme Barnes, une maison de deux
étages, avec une grange jouxtant la bâtisse. C’était la première fois que cela lui
arrivait, et il craignait que cet incident ne se révèlât fâcheux pour notre mission.
Nous entrâmes dans la salle à manger, et observâmes un vieillard assis, vêtu
d’une chemise blanche et d’un costume noir. Joseph Walsh, avait la tête penchée
en arrière, un masque de sang recouvrait partiellement son visage, ainsi que sa
nuque et le dossier du fauteuil. Il était déjà trop tard pour lui. Sans perdre plus de
temps, Baptiste nous fit un rapide résumé de la situation, auquel je répondis par
un soupir exaspéré.
Un homme sortit de la cuisine en tenant une jeune femme par les cheveux.
Joanne Walsh n’avait que dix-sept ans, et se débattait de toutes ses forces sans
pouvoir se libérer de son agresseur. D’après notre Informateur, il avait suivi cette
fille pendant des jours, et savait exactement combien d’heures allaient s’écouler
avant que le reste de la famille ne revînt. Elle avait si peur que ses dents
claquaient. À travers ses larmes, elle le supplia de ne pas lui faire de mal et de la
laisser partir. Mais pour toute réponse, il l’assomma d’un coup sur la tête.
— Je n’avais pas l’intention de te faire de mal, murmura-t-il à son oreille en
soulevant son corps inerte et mou comme celui d’un chat mort.
Il monta l’escalier avec sa proie et entra dans une chambre, bien décidé à
poursuivre son projet malsain. Il posa son pied gauche sur le bord du lit, se
pencha en avant et se jeta avec elle sur le matelas. Elle reprit connaissance,
commença à se débattre et à donner des coups de pied sans le quitter des yeux.
Mais il se redressa et lui asséna des coups de poing avec une telle violence que
j’ai pensé qu’il allait la tuer de cette façon. Ce méprisable individu prenait
beaucoup de plaisir à terrifier cette pauvre Joanne.
La ferme était si isolée, que personne ne pouvait entendre ses cris. Le
cauchemar qu’elle vivait ressemblait à l’un de ces terribles moments durant
lesquels on se dit : « je ne m’en sortirai pas, je vais mourir ici ».Alors que
Baptiste s’éloignait avec regret, miss Wayne tira Iustitia de son fourreau pour me
la tendre.
— Cette ordure frappe ses proies à mort avant de se livrer à des jeux pervers.
Cette jeune fille sera sa cinquième victime, et elle ne sera pas la dernière si vous
ne réagissez pas. Prenez cette arme, monsieur Grant !
— Je ne pourrai pas tuer cet individu, je ne pourrai pas enlever la vie…
— Saisissez-la ! Faites au moins cet effort.
Il y avait quelque chose de provocateur dans sa dernière phrase. Sans réfléchir,
j’ai attrapé son épée et senti une énergie parcourir mon corps tout entier, c’était
agréable et assez étrange à la fois. C’était comme si l’on venait de me poser une
couverture bien chaude sur les épaules. À cet instant, j’eus l’impression de
partager mon espace de vie avec quelqu’un d’autre. Je n’arrivais ni à contrôler
mes mouvements, ni mes pensées. J’avais le sentiment de ne plus m’appartenir.
J’ai regardé mon bras droit s’agiter avec vigueur tandis que miss Wayne
observait tout en détail. Je n’arrivais pas à me débarrasser de ce sentiment de
culpabilité, en voyant la lame s’enfoncer dans la chevelure de ce meurtrier. Je le
regardais se tortiller sous les effets dévastateurs de Iustitia, sans pouvoir faire
quoi que ce soit. Après une série de hurlements, il tomba en arrière avant de
s’écrouler lourdement sur le sol. La satisfaction qui s’affichait sur le visage de
ma partenaire, me confirmait que la vie de cette jeune femme, était bien plus
importante que celle de cette ordure. Je vis un petit sourire se dessiner
furtivement sur ses lèvres de Joanne Walsh, et cela n’avait pas de prix. Quelques
secondes plus tard, il ne restait plus rien de lui. Je fermai les paupières pour les
rouvrir ailleurs. Nous étions de retour dans la grotte.

— Vous n’avez plus aucune dette envers les Terres d’Ombre, monsieur Grant.
— Je ne voulais pas exécuter cet individu. Vous le saviez, et vous m’avez
tendu cette épée…J’ai tué un homme et c’est la pire chose que j’ai eu à faire de
toute ma vie. Avez-vous déjà éprouvé des sentiments comme le regret ou le
remords ?
— J’avais pourtant l’impression que cela ne vous dérangerait pas que cet
homme souffre autant. Je peux facilement imaginer votre amertume, contraint de
prendre une décision, si contraire à toutes vos nobles croyances. Mais, si Dieu a
inventé la pénitence, c’est bien pour une raison ! Rentrez chez vous et priez,
ajouta-t-elle avec un sang-froid déconcertant.
— Depuis que j’ai croisé votre route, tous mes humbles principes me donnent
l’impression de s’envoler à l’envers. Avec vous, je me sens architecte de la
destruction de mon âme. Vous êtes par moments… la femme la plus froide,
cynique et arrogante qu’il m’ait été permis de rencontrer !
— Êtes-vous toujours aussi discourtois ?Je souhaitais vous épargner cette
exécution, comme les précédentes. Mais on m’a obligée à vous tendre cette épée.
Parce que cette mise à mort devait porter votre signature.
— Pourquoi ? En quoi ce crime est-il différent des autres ?
— Je vous l’ai déjà dit : le nombre 13 représente beaucoup pour notre
confrérie.
— Voulez-vous me faire croire que ce nombre renferme des pouvoirs qui vous
sont bénéfiques ainsi qu’à ceux qui vous entourent ?13 missions, 13
exécutions…
— Et 13 Observateurs, monsieur Grant ! s’écria Mina, en entrant dans la salle.
Cela a sûrement peu d’importance pour vous, mais il y existe des raisons réelles
et objectives à votre coopération auprès des Terres d’Ombre.
— Coopération ? Vous m’avez plutôt forcé la main !
— Eh bien, maintenant je vous rends votre liberté ! Et à l’avenir, méditez
avant de solliciter notre aide.
— Quoi qu’il arrive, ce jour ne poindra jamais ! J’ai retenu la leçon.
— Par bienveillance, on est parfois conduit à prendre des décisions hâtives
sans avoir eu le temps nécessaire pour réfléchir.
— Bienveillance ? Il est difficile d’imaginer que ce sentiment vous soit
familier, ma chère. Vous croyez que vous pouvez continuer à me cacher ce que
vous êtes vraiment ?
Elle me regarda avec une antipathie à peine maquillée. Ma partenaire nous
observa du coin de l’œil en se remplissant un verre d’eau qu’elle porta à ses
lèvres. Elle semblait satisfaite de ma réponse, en tout cas elle ne dissimulait pas
son plaisir. Ne trouvant rien à ajouter, Mina se retira en nous souhaitant une
bonne nuit.
— Je déteste cette femme, murmurai-je après son départ.
— Vraiment ? Moi qui pensais qui vous aviez un irrésistible désir de la serrer
dans vos bras, de l’étreindre, pour lui dire combien vous l’aimiez.
— Visiblement vous êtes souffrante miss Wayne ! Au lieu de raconter des
âneries, ramenez-moi aux Ombres, il se fait tard.
— Bien, allons-y avant qu’il ne pleuve trop.
— Réjouissez-vous, c’est la dernière fois que vous aurez à le faire.
— Honnêtement, cela ne me dérangeait pas, monsieur Grant. Et à présent,
comment vous sentez-vous ?Êtes-vous toujours préoccupé par quelque chose de
répréhensible ?
— Depuis des semaines mes craintes n’ont cessé de croître. Et aujourd’hui
encore plus que je ne l’envisageais. Je pense que je vais occuper mon temps à
guérir mes blessures invisibles. Mais la vie, parfois, conduit à se faire une raison
de tout. Il me semble que Mina soit la seule satisfaite du résultat.
La compassion se peignait maintenant clairement sur ses traits, et son regard
était particulièrement chaleureux. J’avais même le sentiment qu’elle comprenait
ma lamentable situation.
— Avez-vous des nouvelles fraîches de Killian ?
— Son moral est difficile à cerner, hier il ne disait presque rien. Et ce matin,
pas moyen de le faire taire.
Elle se mit à rire avant qu’une ombre ne passât sur son visage.
— Je l’ai toujours apprécié. C’est un gentil garçon, j’en ai gardé un bon
souvenir. Six ans …que je ne l’ai plus revu.
— C’est un bel homme aujourd’hui, qui aune réputation de bourreau des
cœurs. Il a une petite amie, et cela semble bien parti pour des fiançailles.
— Je lui souhaite beaucoup de bonheur, même si sa situation est difficile. Et
Duncan, a-t-il une…
— Tiens donc ! Cela vous intéresse ?
— À vrai dire, non !
— Sachez que sa vie amoureuse ressemble au désert de Nairobi. Il sort avec
des filles sublimes, et pourtant il n’y a jamais rien de sérieux.
— C’est bien la première fois que nous parlons de sujets autres que nos
missions.
— Ce fut un plaisir de vous rencontrer, miss Wayne. Je suis sûr que nous
aurons encore quelques discussions dans un proche avenir. Si vous me le
permettez, je passerai vous rendre visite.
Elle réfléchit et semblait incapable d’articuler les mots qu’elle cherchait
visiblement.
— Je suis rarement chez moi, il serait préférable que vous m’avertissiez un
peu avant.
— Je sais que cela peut vous paraître impoli, mais quel âge avez-vous ?
demandai-je avec précaution.
— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
En l’observant, en tentant d’imaginer ses sentiments, je parvenais seulement à
réveiller son scepticisme. Elle ne faisait plus confiance à personne.
— C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons. Alors, j’essaie de me
montrer aussi attentif et aimable qu’il m’est possible de l’être.
— Pourquoi tant d’hypocrisie ? Alors que vous m’avez toujours considérée
comme une ennemie. Je sens bien que vous m’en voulez !
Elle n’avait pas tort, même si j’étais réticent à l’admettre. Je n’avais jamais été
d’une compagnie très agréable, je la croyais responsable de tout ce qu’il
m’arrivait. De tous nos malheurs, ce qui de toute évidence, s’était démontré
faux.
— Vous vous montrez si ferme, si tenace, et si inflexible, que
malheureusement tous ces défauts neutralisent les qualités qui vous rendent plus
humaine. Depuis combien d’années vivez-vous ainsi, seule et sans amis ?
— Pourquoi vous est-il toujours nécessaire de dire autant d’absurdités ? Pour
votre information, j’ai eu trente ans la semaine dernière. Et je suis prête à
accepter des excuses et à mettre fin à notre malentendu.
— Des excuses ?
— Exactement. Je n’ai nullement l’intention de me faire passer pour une
victime, mais vous n’avez pas été tendre avec moi.
— Vous avez du culot de me demander des excuses !Je constate que vous
n’êtes toujours pas disposée à admettre que vous m’avez manœuvré. Vous restez
pour moi un vrai mystère, miss Wayne, parce que vous avez trop de secrets.
— Tout le monde a ses secrets, monsieur Grant, j’en ai seulement un peu plus
que d’autres.
— Alors, faites attention de ne pas transformer votre vie en un grand
mensonge.

*

J’avais attendu ce jour pendant de lourdes semaines. Et j’avais bien cru qu’il
n’arriverait jamais. J’étais libre, mais pas libéré de mes pensées secrètes. Celles
qui me portaient à réfléchir ou à débattre avec ma conscience. Pour me consoler,
je pensais à tous ces vénérables historiens. Combien d’entre eux auraient vendu
leur âme au diable pour échanger leur place avec la mienne. Faire des sauts dans
l’histoire pour établir une chronologie détaillée des évènements, donnerait à
n’importe lesquels de mes confrères, l’impression de ressusciter les morts. Cette
nuit paraissait me protéger de tout danger, je le pressentais et m’en réjouissais.
Ce lit bien douillet me semblait, ce soir, l’endroit le plus reposant sur terre. Avec
cette idée, j’avais tiré la couverture sur moi. L’obscurité, si sourde et noire,
m’entraîna dans une dimension étrangère, dans laquelle je me sentis soulagé, et
rien ne pouvait interrompre mon ravissement inexprimable.
14
La rupture

Dans la soirée, Killian nous avait rejoints dans la bibliothèque. Affaissé dans
son fauteuil roulant, avec un verre de gin entre les mains, il avait fini par tourner
une page de sa vie, et n’en voulait plus à la terre entière. Il s’était contre toute
attente remis à la peinture, et nous avait montré avec une fierté légitime les
esquisses d’un tableau. Ces trois derniers mois avaient été pour lui, porteurs de
projets disparates et inattendus, lui redonnant ainsi une assurance et de
l’optimisme pour un certain temps. Aussi plein de vie que je l’avais connu, il
nous racontait comment il occupait ses journées avec son nouvel acolyte,
l’inspecteur Harold Gatling. Après avoir raconté toute son histoire, chacun s’en
était retourné vaquer à ses occupations. Pendant que Duncan conversait avec le
vieux docteur, et que Sara finissait de laver la vaisselle, je tentai d’obtenir auprès
du cadet quelques informations qui m’avaient dans la matinée paru étranges.
— Ce matin, Amy m’a dit au revoir comme si elle n’avait pas l’intention de
revenir. Que se passe-t-il entre vous ?
— Nous avons eu une longue et honnête discussion.
— Vous avez bien fait, elle avait besoin d’une bonne explication quant au fait
que vous ne désiriez plus la recevoir.
— Elle était assise là, près de moi. Je voulais tellement la serrer dans mes bras
et l’embrasser… mais je n’ai pas pu.
— Elle n’attendait que cela, Killian, pourquoi avoir hésité ?
— Parce que je lui ai demandé de ne plus venir ici. Nous avons tous deux
compris la nécessité de mettre un terme à cette relation devenue depuis peu,
complètement stérile. Et pourtant, à un moment donné j’ai cru que j’allais faire
marche arrière.
Je fus très surpris par cette réponse. Et déçu que cela ne me soit pas arrivé à
l’esprit bien avant. Parce que tous les signes de la rupture s’alignaient sous mes
yeux.
— Non ! Vous n’avez pas fait cela ?J’ai eu une petite conversation avec elle la
semaine dernière, Amy s’inquiétait à votre sujet. J’ai tenté de la rassurer en lui
disant simplement que vous ne vouliez pas qu’elle ressente la même douleur que
la vôtre.
— Je vous remercie de cette délicate attention envers Amy. Cela dit, ce
moment a été difficile, et elle m’a écouté avec un intérêt sincère avant de me
souhaiter bonne chance pour la suite.
— Vraiment ? Et elle a aussi plaisanté ?
Il baissa la tête avec culpabilité et la releva rapidement pour me fixer droit
dans les yeux.
— Je n’ai pas besoin de votre absolution, j’ai juste envie d’en discuter avec
quelqu’un. Que devais-je faire ?
Il parlait si doucement que personne d’autre que moi ne pouvait l’entendre.
— Je suis désolé, j’essaie de comprendre… parce qu’elle vous aime plus que
tout.
— Vous savez parfaitement que mon état n’a aucune chance de s’améliorer.
Avec Amy, quand nous étions ensemble, nous n’arrivions jamais à dormir une
nuit entière. Nous faisions constamment l’amour. Je n’avais jamais ressenti cela
avant, et pourtant, je renonce à ses tendres caresses car je refuse de la voir
malheureuse. Je ne pourrais pas le supporter. Et c’est justement pour cette raison
que j’ai pris cette terrible décision.
— Comme toutes les autres femmes de votre vie, vous l’effacez d’un coup de
chiffon ? Cette petite va en souffrir, je doute qu’elle n’ait été d’accord avec votre
regrettable résolution. Je crois qu’au moment même où elle est entrée dans votre
chambre, et en vous observant avec tendresse, elle a naïvement pensé que votre
amour durerait toute une éternité. Amy est la personne la plus innocente que je
connaisse…
Pendant qu’il réfléchissait à mes propos, je vis Duncan et Beverly, assis un
peu plus loin, commencer à écouter notre conversation.
— N’en tirez pas de conclusions fâcheuses, reprit-il. Regardez ce qu’il reste
de moi ! À ce stade de ma vie, comment puis-je construire une relation normale
avec elle, et espérer bâtir une famille ? J’ai gardé en mémoire les souvenirs de
vos nombreux divorces. Vous avez connu beaucoup de femmes, alors ne me
dites pas que, jamais, vous n’avez eu à prendre une décision aussi difficile ?
— C’est un coup bas, Killian !Je n’ai jamais été un enfant de chœur, mais je
suis loin d’être un goujat ! J’ai eu à faire des choix épineux dans ma vie. Et si je
pouvais revenir en arrière, j’en rectifierais quelques-uns. À mes dépens, j’ai
compris que le bonheur est fragile et de courte durée. Je n’ai pas envie de
devenir témoin de votre malheur, la façon dont tout cela se déroule… me
rappelle trop ma propre histoire.
— Grâce à vos erreurs, vous avez appris à résoudre les pires situations, vous
avez même pardonné pour continuer d’avancer sans l’aide de qui que ce soit. Il
en sera de même pour moi. Même si j’en souffre, je pense pouvoir oublier…
Amy.
— Oui, c’est beaucoup plus facile de se raconter des mensonges, que de
regarder la vérité en face. Je peux vous dire qu’enterrer son passé est un travail
bien ingrat, pour un homme de vertu. J’ai vécu ma vie entière à chercher mon
âme sœur, le bonheur… ne sachant pas que j’étais passé à côté !J’ai beaucoup
appris de mes infortunes, et les leçons que j’en ai tirées peuvent certainement
vous être utiles.

Il resta un long moment sans parler, à réfléchir, avant de sourire d’un air
sinistre, pressant ses doigts contre ses lèvres. J’avais prononcé ces mots avec une
telle tristesse, que j’espérais que mon malheur lui ouvrît enfin les yeux. Mais
cela n’eut pas l’effet escompté. Alors, je m’étais plongé dans mes souvenirs pour
en ressortir le plus douloureux, pour lui faire comprendre qu’une simple rupture
pouvait très vite se transformer en notre pire cauchemar. Quand j’étais beaucoup
plus jeune, j’avais rencontré une magnifique personne, Abbie Morton. Dès notre
première rencontre, elle avait éprouvé des sentiments très forts pour moi, et avait
peu obtenu en retour. À cette époque, j’étais perturbé par les problèmes de santé
de ma mère. Et comme les médecins s’y attendaient, la leucémie avait fini par
l’emporter. Ma chère maman avait rendu l’âme à l’aube de mes vingt-deux ans,
et sa disparition m’avait considérablement affecté. C’était d’ailleurs à cette
période que j’avais vécu mes premières cuites, et mon unique expérimentation
avec l’opium.
Le souvenir d’enfance le plus clair et le plus triste associé à son décès, était
sans conteste celui où mon père s’était penché sur son cercueil, pour enlacer sa
défunte épouse une dernière fois. Jamais il n’avait autant pleuré et souffert. Ce
jour-là, je m’étais juré de ne jamais l’abandonner. Alors, j’avais commencé à me
détacher d’Abbie, pour me consacrer à lui et à mes études. Ma légèreté
vagabonde avec la gent féminine avait fini par me rattraper. Je me jetais dans les
bras de toutes les créatures qui me plaisaient, sans relation durable. Juste des
aventures d’un soir. Il n’y a rien de plus difficile que d’abandonner une vie de
volage, au profit d’une existence bien rangée. Les occasions et les plaisirs
insouciants me manquaient cruellement.
Abbie avait eu vent de mes infidélités. Mon appétit charnel n’était
malheureusement pas passé inaperçu. L’homme qu’elle aimait n’était pas digne
de son amour. Elle avait rompu, et quitté Londres pour retourner vivre chez ses
parents, à Glasgow, en Écosse. J’avais pris conscience peu de temps après son
départ que j’avais commis une énorme erreur. J’avais compris qu’elle était la
femme dont j’avais besoin, et qu’il fallait reconquérir son cœur. Nous avions
commencé à échanger des courriers par dizaines. Elle rédigeait ses lettres, des
confessions intimes sur du papier parfumé et décoré de fleurs séchées. Notre
amour renaissait de ses cendres, sous la forme d’une relation épistolaire. Et un
jour, j’avais voulu lui faire une surprise, lui rendre visite, chez ses parents.
C’était la première fois que je rencontrais sa famille. Immédiatement j’avais su
qu’ils ne me portaient pas dans leur cœur. En cela, ils avaient toutes les raisons
du monde de me détester. J’avais fait souffrir leur fille chérie.

Monsieur et madame Morton, s’étaient opposés de toutes leurs forces à mes
retrouvailles avec Abbie. J’avais très vite compris que je n’étais pas le bienvenu.
J’avais fait le tour de la maison deux fois, avec l’espoir de l’apercevoir ou
d’échanger quelques mots avec elle. Après quelques minutes de marche dans le
vaste jardin de ses parents, je m’étais retrouvé devant une pierre tombale,
décorée de couronnes et de bouquets de fleurs fraîchement confectionnés. Sur
l’imposante plaque funéraire, on pouvait lire« Repose en paix, Abbie Morton, tu
resteras toujours dans nos cœurs ». Je m’étais effondré contre la surface lisse et
froide du marbre en pleurant amèrement. Une semaine avant cette visite, elle
s’était donné la mort en s’ouvrant les veines. Ce jour-là, je compris que le
suicide était l’acte le plus cruel de l’espèce humaine.

Mon histoire semblait l’avoir ému et quelque peu secoué. Sentant une aigreur
désagréable dans sa bouche, il but quelques gorgées de gin.
— J’imagine, s’écria Beverly en s’installant confortablement dans le fauteuil
face à moi, que ces souvenirs sont évidemment très pénibles pour vous. Mais
cette pauvre malheureuse n’avait plus toute sa tête. Vous savez ce que je pense
du suicide, nous en avons souvent discuté.
— Je me limiterai à un bref commentaire. J’ai fait des choses dont je ne suis
pas fier durant ma jeunesse, et je ne les renie pas. Croyez-moi, je n’arrête pas d’y
songer.
— Ne cherchez pas d’explication, ni de justification aux faits, Wilson. Parce
qu’il n’y a rien à comprendre.
— Votre vie amoureuse est plus désastreuse que la mienne, lança l’aîné en
posant une bouteille de cognac et des petits verres sur la table.
— Allons, Messieurs, reprit Beverly, vous avez encore de nombreuses années
devant vous pour trouver l’amour, ce qui est loin d’être mon cas ! N’est-ce pas,
mon grand ? fit-il en tapotant l’épaule de Duncan.
Il commença à remplir les verres sans même répondre, mais au bout de
quelques secondes.
— Je préfère pour le moment rester célibataire, que de rencontrer une
personne qui vit dans le mensonge.

Il n’avait pas besoin de mentionner son nom, tout le monde savait de qui il
parlait. Après ces quelques mots, il demeura silencieux en regardant en direction
de la fenêtre. J’étais persuadé qu’il pensait encore à cet amour dont il ne pouvait
se défaire. Il avait connu d’autres femmes depuis, mais aucune n’était arrivée à
lui faire oublier celle qui hantait ses nuits, Atasie Wayne. Submergé par un élan
de nostalgie, il eut soudainement envie d’être seul, aussi loin que possible de
nous tous…
15
Histoires de maisons hantées

J’ai toujours pensé que les meilleures histoires étaient celles que l’on ne
racontait jamais, dans la mesure où les murs qui conservent la mémoire des
événements se chargent de le faire à notre place. Comme toute ville britannique
qui se respecte, Chester a son catalogue de revenants et de légendes fantastiques.
Certaines d’entre elles avaient acquis une telle renommée, qu’à présent elles
figurent dans le répertoire des endroits les plus étranges du Royaume-Uni. Très
populaire auprès des résidents locaux, Eastgate Street, attirait la curiosité des
voyageurs. Ce charmant quartier bordé de bâtiments à colombages, offrait à ceux
qui déboursaient sans compter, un grand nombre d’attractions : des boutiques,
des restaurants huppés et le célèbre fantôme de cette mariée déchue, portant le
nom de Sarah. Les rumeurs racontaient que depuis plus de deux siècles, elle
hantait un magasin de chocolats en prenant un malin plaisir à déplacer des objets
pour effrayer le personnel, mais aussi les clients.
Si je ne devais retenir qu’une seule histoire de ma panoplie, je choisirais celle-
ci sans hésitation. Parce qu’elle était sans conteste la plus touchante et tragique
de toutes. Selon le Folklore local, Sarah était une charmante jeune femme qui
habitait ce faubourg à la fin du XVIIIe. Elle avait eu le malheur de croiser la
route d’un homme dont elle s’était follement éprise, Wilhelm. Le jour de leur
mariage, il s’était comporté comme un véritable goujat, l’abandonnant à l’autel
sans prononcer ses vœux. Sarah fut tellement dévastée et anéantie qu’elle était
retournée dans son appartement pour s’y pendre. On racontait que depuis sa
mort, des phénomènes se produisaient régulièrement dans ce bâtiment. Et qu’ils
faisaient frissonner tous ceux qui sentaient sa présence. J’avais eu à plusieurs
reprises, l’occasion de m’y rendre. Et j’avais moi-même, ressenti son essence.
J’ai visité un grand nombre d’endroits reculés et difficilement accessibles à un
large public. Des berceaux d’anciennes légendes, que les gens connaissaient
depuis leur petite enfance, et dont certains aimeraient oublier le contenu.

*

Romney Marsh, un vaste marais morne et déprimant, n’avait rien perdu de sa
dimension obscure. Situé sur une partie du Kent aux confins du Sussex de l’Est,
cet endroit avait pour la première fois, défrayé la chronique au Royaume-Uni en
décembre 1834 et tout au long de l’année 1835.Sans points de repère, il était
assez facile de s’égarer sur cette surface terrestre : des miles de terrain plat peu
peuplés, des moutons par milliers, des arbres courbés par le vent et de
nombreuses églises silencieuses. Il n’y avait pas beaucoup de terre ferme
exploitable dans cette région, juste des cailloux, des galets, du sable boueux… et
des histoires que l’on chuchotait dans des voix étouffées.
Devant la maison des « six tombes » se trouvait un jardin dans un état de
parfaite désolation. De vieux rosiers envahis par la mauvaise herbe, des touffes
d’orties par centaines, et un peu plus loin, six pierres tombales datant du XVIe
siècle. Personne ne savait à qui elles appartenaient. Plusieurs plantes grimpantes
à moitié séchées s’entortillaient autour d’elles, et de la clôture haute de quelques
pieds. L’endroit correspondait parfaitement à l’image globale que l’on pouvait se
faire d’une maison hantée. Il y a plus de soixante-dix ans, c’était l’une des plus
belles demeures du Kent, mais aujourd’hui elle faisait fuir les acheteurs autant
que les agents immobiliers. On racontait qu’ici, quelque chose avait
progressivement muté : la rumeur. Derrière les vitres poussiéreuses des fenêtres
abandonnées au joug du temps, on pouvait apercevoir d’épaisses toiles
d’araignées, et des plafonds à moitié fendus en deux, rien qui ravît l’œil des
visiteurs. Par endroits, des planches de bois pourries remplaçaient les carreaux
cassés, ce qui ne faisait que souligner l’aspect négligé de la bâtisse. Malgré les
nombreuses histoires qui entouraient ces terres, la famille Cutler avait décidé
d’acheter cette vaste demeure à bon prix. Elle avait d’ailleurs envisagé de gros
travaux de rénovation pour lui donner une seconde jeunesse. Malheureusement,
trois semaines après leur emménagement, personne n’a plus jamais revu Mason,
son épouse Mélissa, ainsi que leurs trois filles âgées de douze ans à six ans,
Victoria, Susan et Lauren.
Susan Miller, une infirmière et amie de la maisonnée fut la première personne
à signaler leur disparition. En faisant le tour du propriétaire, les policiers
n’avaient pas croisé âme qui vive. Dans la maison, tout était soigneusement
rangé, à sa place, aucun signe d’une violente dispute, ni de traces de sang, ni de
vaisselle cassée. Rien n’avait été emporté, pas même des vêtements ou objets de
valeur. Tout était impeccable et en ordre. Après nous avoir raconté cette histoire,
Steven nous informa qui n’y avait aucun point d’Observation. Ce qui
évidemment, nous a grandement étonnés.

— J’ai obtenu très peu d’informations, soupira-t-il avec amertume. Cinq
personnes ont disparu et nous avons une âme torturée, qui ne parvient pas à se
défaire de ce monde, Mason Cutler. Ce pauvre malheureux ne savait même pas
qu’il était mort, il ne se souvenait de rien. Absolument rien qui eût pu nous aider.
Juste qu’il était assis à la table de la cuisine, en compagnie de sa femme.
— C’est bien la première fois que cela vous arrive, répondit l’aîné avec
stupéfaction. Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire, ni de cet endroit.
Vous dites qu’une famille y vivait ? On pourrait croire que cette maison a été
abandonnée depuis plus d’un siècle. Qui peut avoir envie de s’installer dans un
cadre ?
— Vous allez sûrement devoir chercher par vous-même, ce qui se passe
derrière ces murs. Et si vous ne le découvrez pas…
— L’âme de Mason ne reposera jamais en paix, murmurai-je.
— C’est à peu près cela. Vous qui connaissez beaucoup d’histoires étranges,
avez-vous entendu parler de la première affaire concernant cette maison ?
— Oh que oui ! Et plus d’une fois. C’était il y a plus d’un demi-siècle, je ne
sais plus si c’était à la fin de l’automne ou en octobre. J’ai conservé mon esprit
analytique, les faits, les noms et les événements, mais ma bonne mémoire pour
les dates en a pris un coup !
J’avais enquêté sur cette histoire et m’étais même rendu en Écosse, dans la
brume des Highlands. En 1834, par une nuit de tempête, la calèche du docteur
Oscar Aberline avait quitté la route pour venir s’écraser à plus de cent pieds en
contrebas. Par chance, il avait réussi à sauter de la voiture avant qu’elle ne
tombât dans le vide. Malheureusement, sa femme enceinte de six mois n’avait
pas pu s’extraire du véhicule avant sa chute. Elle avait disparu dans les
profondeurs de cette terre sourde, rocailleuse et complètement inhabitée, sans
laisser de trace. Oscar, ne supportant pas la perte de son adorable épouse, avait
mis fin à ses jours une semaine plus tard, par pendaison dans sa chambre à
coucher. Depuis cette nuit tragique, le fantôme de Marie Aberline avait été vu à
plusieurs reprises sur le bord de différentes routes, dans des endroits peuplés des
Highlands. On racontait qu’elle recherchait le chemin de sa maison, ainsi que
son mari en sanglotant. Je n’avais jamais visité cette demeure, mais j’avais
entendu dire que l’esprit d’Oscar y vivait, et qu’il attendait le retour de sa bien-
aimée dont l’âme s’était perdue quelque part en Écosse.

Une famille française, les Blonay, était venue s’installer ici trois ans après
cette tragédie. Au bout de sept jours, plus personne n’avait eu de nouvelles de la
maisonnée qui ne comptait qu’un seul enfant. Les recherches avaient duré plus
de trois mois, et à regret, elles n’avaient rien donné. Pour la plupart des gens, un
grand malheur leur était sûrement arrivé. Après ce second drame et après avoir
connu quelques décennies d’abandon, Romney Marsh dénombrait deux
nouveaux habitants, Edwin et Wendy Philby, d’honorables commerçants de
Londres qui espéraient couler des jours tranquilles dans cette demeure. Quatre
semaines après leur emménagement, le vieux couple avait été porté disparu.
Wendy s’était plainte auprès de ses proches amies du comportement
inaccoutumé de son mari, qui s’était montré dépressif et suicidaire. Elle avait
également fait part de nuisances sonores, à l’approche de la nuit. Des portes et
fenêtres qui s’ouvraient et se refermaient sans explication logique, des cris
d’enfants et des pas alourdis dans les pièces vides. Elle avait confié à son épicier,
qu’ils avaient envisagé de retourner vivre à Londres, car cette maison était
habitée par quelque chose de malsain. Je n’avais jamais franchi ces marais, par
simple phobie. Mais je m’étais sérieusement penché sur ces affaires, parce
qu’elles étaient suffisamment effrayantes pour faire fuir n’importe qui.

— Le contraire m’aurait étonné ! répondit Duncan. Cela dit, j’aimerais avoir
le fin mot sur le destin qu’ont connu tous ces gens.
— Vous n’êtes pas les premiers Observateurs à avoir été envoyés ici. D’autres
ont tenté de percer les mystères qui entourent cette demeure bien avant vous. Il y
a eu deux tentatives d’identification. Une pour les Blonay, une autre pour les
Philby. Et cela n’a malheureusement rien donné.
— Sans point d’observation, notre mission sera un échec retentissant, soupira
l’aîné.
— Aujourd’hui, nous avons juste une heure approximative des événements,
c’est déjà mieux que rien, reprit Steven.
Sans s’attarder plus longtemps, notre Informateur nous quitta et s’enfonça très
à l’aise dans le brouillard un peu plus loin. Sur ce ton révérencieux qu’il cultivait
avec soin, Duncan me suggéra d’entrer dans cette maison. Immédiatement, nous
éprouvâmes un sentiment d’inconfort. Je notai que la température paraissait
beaucoup plus basse qu’à l’extérieur. C’était un froid orateur qui annonçait : il y
a une présence inquiétante ici. Hormis cela, la maison était spacieuse et bien
agencée, elle avait été construite avec soin. Comme la plupart de ces habitations
bourgeoises, le mobilier était très ancien. On entendait des bruits de vaisselle et
des voix étouffées qui arrivaient de l’arrière. En nous approchant de la cuisine,
nous vîmes une femme cuisiner de la nourriture et un homme assis à la table,
lisant son journal. Il devait sûrement s’agir de Mason et Mélissa Cutler.

Nous guettions le moindre mouvement venant de l’escalier, sans perdre de vue
le jeune couple. Comme nous ne savions absolument pas ce qui allait se produire
dans les minutes qui allaient s’ensuivre, nous jugeâmes plus prudent que l’un
d’entre nous restât en bas. Tandis que Duncan surveillait le rez-de-chaussée, je
montai à l’étage en faisant le tour des nombreuses suites dans l’espoir d’y
trouver les petites. Je marchais lentement le long du corridor, quand
soudainement des pleurs m’arrivèrent aux oreilles. Immédiatement, je compris
qu’il s’agissait des fillettes. En m’approchant d’une chambre faiblement éclairée
au fond du couloir, je vis les trois sœurs attachées et agenouillées au centre d’un
cercle dont la circonférence et les extrémités en ligne droite représentaient une
forme de pentagramme. Autour d’elles, un grand nombre de bougies étaient
allumées. Un peu plus loin, il y avait un monticule de cordes de chanvre. Avec
un regard expérimenté, je cherchai l’intrus qui menaçait l’avenir de ces gamines.
Mais je n’aperçus personne.

J’étais resté un long moment immobile, les yeux fixés sur chacune d’elles.
Elles avaient les paupières grandes ouvertes, et elles semblaient terrifiées. Un
coup contre la porte de la chambre me fit sursauter. Je ne pouvais pas voir son
visage parce qu’il restait dans l’obscurité, mais j’entendais sa lourde respiration.
Il était de grande taille, et prenait plaisir à faire peur à ces petites. Je ne désirais
qu’une chose, qu’il sortît de l’obscurité et me présentât enfin sa sale gueule.
J’étais persuadé qu’il ne ressemblerait pas à un moine bouddhiste. Puis, il
s’approcha lentement, en gardant une certaine distance entre nous. Je n’avais pas
bougé, du moins pas avant qu’une lumière ne m’aveuglât. En ouvrant les yeux,
je constatai amèrement, que je me retrouvais dans la bibliothèque, avec Duncan
qui se tenait face à moi en affichant un air consterné. Je crois qu’à cet instant je
devais sûrement avoir la même mine.
— Notre mission n’est pas accomplie, et nous voilà déjà de retour ? Qu’est-ce
qui ne va pas avec les Ombres ?
— Je l’ignore. Et nous ne le saurons peut-être jamais. Il est impossible de
retourner sur le lieu d’une Observation interrompue...Alors, considérez cette
mission comme close.
— Nulle part dans ma mémoire je ne trouve trace d’une Observation comme
celle-là. C’est vraiment curieux ce qui se passe dans la maison des « six
tombes ». Vous n’avez rien observé de particulier, en bas ?
— Absolument rien. Madame Cutler continuait à préparer le repas, tandis que
son mari lisait son journal.
Je lui fis part de mes observations. Et comme je m’y attendais, il resta calme
et de sang-froid.
— Je ne peux rien expliquer, Wilson ! C’est la mission la plus étrange que je
connaisse, car les corps n’ont jamais été retrouvés et personne n’a la moindre
idée de ce qui leur est arrivé.
— C’est regrettable ! Parce que le mystère, qui entoure la disparition de tous
ces gens et de cette maison, n’est pas près d’être élucidé. Cela me rend malade.
Ces petites étaient si terrorisées… C’est comme si j’entendais encore leurs
pleurs.
Après quelques secondes de réflexion, une perspective me vint à l’esprit.
— Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement aller là-bas, jeter un coup d’œil,
puis regagner Chester, une fois notre investigation fructueuse ? Et par pitié,
cessez de me dévisager de cette façon.
— Impossible ! Nous avons des obligations.
— Oh, de grâce, vous savez très bien qu’il nous est possible de suspendre nos
missions pour quelques jours. Laissez-moi vous donner un conseil, Duncan,
respirez un peu ! Je ne demande jamais rien, alors je vous en prie, accordez-moi
cela.
— Pourquoi cette envie soudaine de partir ? Nous ne trouverons rien de plus
sur place. De nombreux Observateurs et Informateurs ont tenté de déchiffrer le
mystère qui entoure ces disparitions, et tous ont vu leurs espérances réduites à
néant. Vous avez entendu tout comme moi les propos de Steven. Ne cherchez pas
d’explications, il n’y en a pas.
— Mon for intérieur me suggère de me rendre à Romney Marsh, et je ne sais
pour quelle raison. Vous n’ignorez pas ma phobie des marais, alors j’ai besoin de
vous ! Cette investigation ne ramènera pas ces fillettes, mais nous pouvons peut-
être faire quelque chose.
— Avec tout le respect que je vous dois, c’est une très mauvaise idée compte
tenu de ce qui se passe dans cette maison.
— Auriez-vous peur, Duncan ?
Il laissa passer un long silence en tapotant ses doigts effilés sur la table
— Nous partirons en fin de semaine, le temps de boucler quelques affaires et
de prendre mes dispositions. Après tout, les mystères sont faits pour être percés.
— Je savais que je pouvais compter sur vous.
16
Le lourd secret

Après quelques heures à écrire et à échanger les dernières nouvelles avec
Killian, je m’étais finalement endormi. Mais une douleur familière aux tempes
m’avait tiré de mon sommeil. Je me souvenais de l’étrange rêve que je venais de
faire, et des événements qui l’avaient accompagné. J’étais assis sur un banc en
pierre au milieu d’un cimetière, que je ne saurais identifier, à contempler la
beauté du clair de lune, qui donnait à la flore environnante de mystiques reflets
argentés. Une tombe creusée récemment envahissait mes pensées
d’innombrables questions. De la fosse, je voyais une lumière blanche qui
ruisselait comme un appel à ma curiosité. C’était très étrange, et cela m’avait
poussé à me lever pour observer de plus près ce trou. Tandis que j’avançais, mes
pieds s’enfonçaient dans le sol densément envahi par des touffes ardentes de
pissenlits et de mauvaises herbes qui me montaient jusqu’aux chevilles.
En me penchant légèrement au-dessus de la tombe, j’avais arrêté mon regard
sur un cercueil ouvert. Il était décoré d’une draperie de velours bordeaux qui
accueillait le corps d’un homme allongé dans un somptueux costume gris. A cet
instant, une main se posa sur mon épaule, et me tira fermement en arrière. Je
tournai la tête et laissai mon regard errer, mais il n’y avait personne. En posant
mes yeux sur l’inscription tombale qui se trouvait devant moi, je sentis des
frissons me transpercer jusqu’aux os, parce que le nom de Duncan Stredfort y
était gravé en lettres d’or. À genoux sur un petit dôme de terre retournée,
j’entendis un bruit familier : celui d’une épée que l’on sortait d’un fourreau. Je
n’eus pas le temps de faire volte-face, je sentis juste une lame froide se poser sur
ma tête, et ensuite une violente et féroce douleur me paralyser. C’était comme si
elle m’avait consumé de l’intérieur, telle une brûlure intense qui partait de mon
crâne et qui se répandait dans tout mon corps.
J’avais encore quelques bribes de rêves, incohérents, à figer le sang, que je ne
désirais pas ranimer. Dans chacun d’eux, la même personne apparaissait, celle
qui donne la mort : miss Wayne. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce un
présage ? Le signe que sa fin était proche ? J’hésitais à me rendormir, je n’avais
aucune envie de me retrouver dans ce cauchemar. Je luttais de toutes mes forces
pour ne pas y sombrer de nouveau.

*

Au petit matin, j’avais la tête d’un marié qui avait dansé et bu toute la nuit. Le
moindre mouvement ricochait dans mes tempes. J’aurais aimé rester ainsi
indéfiniment, allongé, afin d’apaiser cette fichue migraine. Mais j’avais promis à
Bruce Davies, mon nouvel éditeur de lui envoyer quelques histoires concernant
le retour de ma chronique « Les Mystères de l’Histoire ». Il devait vérifier et
valider la qualité du travail, avant de transmettre mes écrits au Daily Mail.
J’étais heureux de pouvoir reprendre ma plume de chroniqueur, après toutes ces
années de silence.
Malgré le vent, mon mal de dos et mes diverses obligations, j’avais pris la
décision de rendre une visite surprise à celle avec qui j’avais coulé quelques-
unes de mes nuits. Je marchai le long du chemin de gravier qui menait jusqu’à sa
porte d’entrée, à moitié ouverte. En passant la tête par l’embrasure, je lançai un
petit « Bonjour » et patientai ainsi quelques instants, à observer le hall,
m’attendant à voir surgir la frêle silhouette du majordome. Mais personne ne vint
à ma rencontre. En avançant vers l’intérieur, je surpris une conversation très
perturbante entre un enfant et miss Wayne. Je marchai en faisant le moins de
bruit possible vers le salon. Elle était assise sur le canapé, avec un petit garçon à
ses côtés. Je le fixai intensément, soupçonnant immédiatement quelque chose de
curieux. Je soulevai les sourcils, intéressé par l’histoire qu’elle racontait à ce
gamin. Je ne l’aurais jamais imaginée en train de narrer une aventure imaginaire
de Hans Christian Andersen. J’étais fasciné par ce côté jusqu’alors inconnu de sa
personnalité. Je me souvenais des univers minutieusement décrits par l’auteur, de
ses contes de fées les plus populaires, le Vilain Petit Canard, La Petite Fille aux
allumettes…des récits fantaisistes remplis de tribulations, de péripéties et de
belles illustrations.
Elle semblait ne pas m’avoir entendu, et cela a duré quelques secondes. Au
moment où elle leva brusquement les yeux vers moi, je vis son visage exprimer
une fureur extrême. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait, mais je sentais
que ma simple visite allait s’écourter bien plus vite que je ne l’avais imaginé.
Moi qui me faisais un plaisir de la revoir.
— Que faites-vous ici ? grommela-t-elle.
— J’ai frappé, appelé et patienté un moment sur le perron. Et, comme la porte
était grande ouverte, je me suis permis…
— D’entrer sans y être autorisé !
Elle était en train de perdre tout contrôle, et cela m’étonna. Ses lèvres, son
menton, ses mains tremblaient et ses yeux devenaient encore plus noirs. Sur le
coup, je ne compris pas pourquoi elle agissait ainsi. C’est seulement en
observant silencieusement cet enfant, que tout, subitement, s’est éclairé comme
un feu d’artifice dans mon esprit. Même si mes pensées bouillonnaient, je tentais
de contrôler mes paroles. Au moment où je m’apprêtais à présenter mes excuses
pour cette intrusion, histoire de détendre l’atmosphère, j’entendis le majordome
m’interpeller de manière peu aimable. Il semblait tout aussi contrarié que sa
maîtresse. Elle lui demanda de raccompagner le petit dans sa chambre et de
l’occuper avec des jouets en attendant la venue de la gouvernante. Il sortit du
salon en prenant le gamin par la main et referma nerveusement la porte derrière
lui. J’étais content qu’ils soient partis. J’espérais obtenir, et j’en avais besoin,
quelques explications. Les bras croisés, elle me regarda avec un mélange de
frustration et d’irritabilité.
— Je ne peux pas croire qu’un tel secret ait été gardé dans votre famille
pendant si longtemps, miss Wayne. Vous lui avez caché votre grossesse, votre
accouchement et ce petit garçon. Pourquoi ?
— Ne vous emballez pas, monsieur Grant, Duncan n’est pas le père de cet
enfant !
— C’est étonnant parce qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
Elle mit du temps à répondre. Je voyais bien qu’elle essayait de construire un
stratagème dans sa tête et de trouver mille raisons suffisantes, pour me débouter
de mes accusations.
— Quand vous vous comportez ainsi, monsieur Grant, il est très facile de vous
mépriser ! Je viens de vous expliquer que…
— Oh, je vous en prie ! Vos réponses sont aussi désordonnées que mes
pensées. Ne perdez pas votre temps à me mentir !Il a cette même couleur d’yeux
clairs que son père… Et par pitié, arrêtez de faire les cent pas dans ce salon, vous
me donnez le vertige. Dites-moi plutôt comment s’appelle votre fils.
Elle ne prit que quelques secondes pour se ressaisir.
— Aidan. C’était le deuxième prénom de…
— …Richard Stredfort. Je sais qu’il représentait beaucoup pour vous.
— J’étais en admiration devant cet homme que personne n’osait contredire, et
qui savait tant de choses. De plus, il me respectait comme si j’étais sa fille. Oui,
nous étions très proches et je regrette sincèrement qu’il ne soit plus de ce monde.
— J’imagine qu’il peut être difficile pour vous de décrire vos sentiments, mais
pourquoi avez-vous gardé le silence au sujet de ce petit garçon ?
— Pour de multiples raisons. J’ai découvert que j’étais enceinte, un mois
après notre séparation. Et cela n’a pas été facile pour moi. Vous pensez que
j’aurais dû lui annoncer la vérité ?J’y ai réfléchi, mais il me détestait tellement,
qu’il n’osait même plus me regarder en face. Que devais-je faire ? Implorer un
mariage de raison ? Je n’avais pas envie de finir comme Anna Stredfort ! Je crois
avoir fait le bon choix.
— Je ne suis pas d’accord. Vous avez pris cette décision sans le consulter. Il
est le père de ce garçon, et tout comme vous, Duncan avait son mot à dire. Pour
votre information, sachez que durant toutes ces années, il n’a jamais cessé
d’éprouver de l’amour pour vous.
— De l’amour ?Je me respecte suffisamment pour ne pas me laisser endormir
par un homme qui m’a rejetée comme un paquet d’ordures.
— Jamais il n’aurait pensé à vous de cette façon ! Oui, il éprouvait beaucoup
de colère, mais elle n’était pas suffisante pour faire de vous un simple déchet !
Une femme aussi belle que vous ne peut pas être oubliée. Duncan n’arrive même
pas à vous haïr, et croyez-moi, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je n’ai pas
besoin de lire dans vos pensées pour comprendre la véritable raison de votre
silence. Vengeance !
— J’ai sorti cet homme de ma vie depuis bien longtemps. Si vous voulez que
nous restions amis, dispensez-vous à l’avenir de me parler de lui.
— Comme vous pouvez le constater, je n’ai pas cette disposition d’esprit à
éviter les situations désagréables, miss Wayne, et aujourd’hui ne fait pas
exception. J’étais venu vous voir en toute amitié, sans savoir que votre actualité
était d’une telle complexité. Comprenez qu’il me sera impossible de fermer les
yeux là-dessus.
— Je vous conseille de garder le silence ! dit-elle d’un ton menaçant.
— Et que comptez-vous faire pour m’empêcher de parler ? Vous allez sortir
votre épée de son fourreau et me la poser sur la tête ! ?
— Arrêtez ! Je n’ai pas besoin d’entendre ce genre de remarque ! Pour qui me
prenez-vous ? Une femme sans cœur ?
— C’est l’impression que vous donnez à quelques-uns.
— Oui, et pour cause ! Les gens comme vous font semblant de m’apprécier
pour obtenir quelque chose de moi.
— Ce n’est pas mon cas, miss Wayne. Vous faites fausse route.
Elle détourna le regard pour rassembler ses pensées.
— J’essaie pour l’instant de surmonter le choc à venir. Si vous pensez que je
veux reprendre ma relation avec Duncan, vous vous trompez ! Je n’ai nullement
envie de le voir débarquer ici.
— Je peux attendre quelques jours. À condition que vous preniez l’initiative
de vous rendre aux Ombres et que vous lui avouiez votre grand secret.
— Vous savez très bien que, jamais je ne mettrai les pieds là-bas, je préfère
mourir plutôt que d’avoir à courber l’échine devant lui !
— Alors, je suis désolé pour vous, mais vous n’avez pas le droit de priver cet
enfant d’un père, et vice versa. Vous avez tellement d’aigreur pour cet homme
que vous allez finir par remplir l’esprit de votre fils de ressentiment et de haine
envers son géniteur.
— Que dois-je comprendre ? ! Que je suis une mauvaise mère ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, et vous le savez très bien.
— Contrairement à ce que l’on raconte sur moi, monsieur Grant, je n’ai
jamais été un monstre. Jamais ! Si je l’étais vraiment, je n’hésiterais pas une
seconde à lui révéler toute la vérité vous concernant, le pacte, la mise à mort et
tout le reste.
— On n’enterre pas son passé aussi facilement. Un jour, je devrai y faire face.
Si vous avez envie de divulguer ma trahison, ne vous gênez pas, faites-le ! Mais
ne me prenez pas au chantage, j’ai déjà donné.
— Je ne le ferai pas ! Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas quelqu’un
d’insensible.
— Je le sais. Mais beaucoup spéculent à ce sujet. Montrez une bonne fois pour
toutes à tous ceux qui vous ont traînée dans la boue, quelle mère vous êtes et
quelle éducation vous avez prodiguée à ce jeune homme. Quand les gens verront
votre petit ange, croyez-moi, ils comprendront leur erreur. Celle de vous avoir
rejetée.
— Pensez-vous que je regrette ces gens ? ! Cela ne vous a-t-il pas traversé
l’esprit que je n’avais pas envie de les revoir ?
— Tout comme vous, ne pensez-vous pas que votre enfant souffre de ne pas
avoir de père ? Vous observez le monde, comme si vous viviez dans une autre
dimension. Mais ce n’est pas le cas.

Ces quelques mots semblaient l’avoir choquée. Elle cessa soudainement de
me regarder comme son pire cauchemar. J’imaginais qu’une telle tournure des
événements était impensable et surtout désagréable pour cette femme qui passait
sa vie à se reconstruire. La pensée qu’elle commençait peut-être à baisser la
garde me rassura.
— Avec le temps, j’ai fini par me persuader qu’Aidan n’avait pas besoin d’un
père. Je pensais que le mien représenterait à ses yeux un bon modèle. Comme
Richard l’était avec Killian et Duncan. Mais le destin en a décidé autrement. Il a
trouvé la mort, dans un accident de la circulation. Je me souviens très bien de ce
jour, j’en étais à mon huitième mois de grossesse. J’ai été conduite d’urgence à
l’hôpital, après une mauvaise chute dans les escaliers. Malheureusement, cet
incident a déclenché l’accouchement plus tôt que prévu. Mon bébé…a été
asphyxié, et n’a pas pu être réanimé. D’après les médecins, le cordon ombilical
s’était enroulé autour de son cou. La sage-femme me l’a tendu pour que je
l’embrasse, et l’a immédiatement enveloppé pour que je ne puisse plus
m’attendrir sur son visage.

Je ne compris pas tout ce qu’elle me racontait, mais je hochai la tête d’un air
grave. Je voulus l’interrompre dans son monologue, mais, pour la première fois
depuis notre rencontre, je vis ses yeux se remplir de larmes.

— J’ai traversé une épreuve insurmontable, continua-t-elle. Les jours
passaient et je ne parvenais pas à effacer de ma mémoire le visage de mon bébé
mort. Rien n’est plus dévastateur que la perte de son enfant. J’ai été assiégée par
une douleur insupportable, des jours durant. Elle devenait de plus en plus forte.
Et un jour, cette personne est venue me rendre visite, pour me soulager de ma
peine.
— Je suis vraiment désolé pour tous les malheurs qui vous ont frappée et je
comprends parfaitement vos sentiments. Mais de qui parlez-vous ?
— Mina Hall. Elle est arrivée avec toutes ses promesses. Et je n’ai retenu que
celle qui me permettait de sauver mon enfant. Un matin, j’ai été réveillée, par les
pleurs d’un bébé. J’ai eu l’impression de m’être réveillée dans une autre réalité.
Ma gouvernante, Mary, est entrée dans ma chambre, l’a pris dans ses bras et l’a
posé contre moi. Je ne me rappelais absolument rien, si ce n’est que j’avais
perdu quelques semaines auparavant, mon garçon, et que j’avais scellé un
engagement avec les Terres D’ombre. Mina guette comme un rapace, le moindre
malheur qui touche les Observateurs. Elle sait quand, comment et avec quels
arguments intervenir. C’est une dangereuse opportuniste qui mystifie et falsifie
la vérité. Quelques mots peuvent tuer ou sauver un enfant de la mort.
— En quoi consistait votre pacte, miss Wayne ?
— Servir leur cause, jusqu’à mon extinction. J’ai construit ma propre prison,
je suis marquée par le sceau de la confrérie. Quoi que je fasse, je leur appartiens.
Si je n’honore pas ma promesse, ils m’enlèveront la seule chose qui a de
l’importance à mes yeux :mon fils. Je n’ai donc pas d’autre possibilité que de me
soumettre à leur bon vouloir.
Son sort me peina, et je n’arrivai pas à exprimer à quel point j’étais navré pour
elle. Prenant une profonde inspiration pour se calmer, elle s’apprêta à quitter la
pièce à grands pas.
— Il m’est difficile de trouver les mots justes, je ne m’attendais pas à cela.
Mais pourquoi avez-vous accepté de garder le silence au sujet de cette histoire ?
Duncan aurait pu vous aider !
Elle haussa les épaules avec défaitisme.
— Nous vivons vraiment dans un monde différent, vous et moi. À vous
entendre tout semble si simple. Maintenant, cessez de vous tourmenter pour rien,
je ne suis pas votre fille. Rentrez chez vous et oubliez tout cela.
— Je ne m’inquiète plus seulement pour vous, le destin de votre fils
m’importe à présent. Mina vous a marquée mais qu’en est-il pour lui ?
— Jamais je ne laisserai cette femme sans scrupule l’approcher ou toucher un
seul de ses cheveux !
— Vous pensez qu’elle ne s’intéressera pas à Aidan sous prétexte que vous
servez déjà cette Confrérie ? Le jour où votre enfant aura atteint un certain âge,
elle viendra également le piéger. Les Observateurs se font rares. Et tout comme
sa mère, votre fils finira par obéir docilement aux moindres caprices de ce Grand
Conseil. À cause de votre incapacité à faire face à cette réalité, vous risquez de
mettre la vie de votre garçon, en danger. Ce n’est pas une critique, mais un
avertissement, Atasie.
— Atasie ? J’ai toujours pensé que votre divine mission était de garder vos
distances avec moi ?
— Nous faisons tous des erreurs. Je ne cesse d’en commettre, et vous ne faites
pas exception à la règle ma chère. Maintenant, il est temps de mettre fin au
carnage ! Vous avez à présent une nouvelle charge, révéler la vérité au père de
cet enfant, au moment où il viendra frapper à votre porte.

Quelque chose dans l’expression de son visage me dit que cela n’allait pas
être simple.
17
Les informateurs

Sachant qu’il était peu probable que l’ésotérisme arrive en tête de liste, j’ai
souvent interrogé les gens sur leur genre littéraire préféré. Car dès mon
adolescence, j’avais été très inspiré par ce thème. Mais à l’époque, il y avait peu
de romans qui traitaient ouvertement ce sujet. Je n’avais aucune expérience de la
recherche, mais j’étais suffisamment intelligent et diplômé pour commencer à
m’intéresser aux archives historiques. L’idée que les Anciens possédaient de
vastes connaissances, dont la plupart étaient déjà tombées dans l’oubli, m’avait
sans nul doute poussé dans cette soif du savoir. J’avais lu et relu tout ce qui avait
été publié sur ce dont on parle, parce que j’ai toujours été convaincu que quelque
chose de plus grand, de puissant et de juste régissait notre univers. De ces livres,
j’avais appris à connaître les derniers jours d’hommes bons et d’individus
méprisables. Certaines histoires trouvaient une réponse profonde dans mon âme,
et les plus inexplicables continuaient à se nourrir de rumeurs, en attendant d’être
élucidées.

J’ai étudié le passé de l’humanité dans toute sa complexité en réfutant les
mythes les plus communs. Ma première datation des événements était semblable
à mon premier baiser. Mon cœur battait si fort que j’avais eu l’impression que
j’allais mourir. J’ai gardé de ce moment passé, le titre d’éminent historien ainsi
que de bons souvenirs. J’aimais ce métier parce qu’il ressemblait fortement au
travail d’un enquêteur. J’y rencontrais la même excitation, et un mécanisme
structurellement semblable : étudier, analyser, interpréter et écrire un rapport sur
les faits marquants du passé. Avec une oreille attentive, j’écoutais chaque mot, je
disséquais chaque nuance de son ton et de ses expressions. Tout ce que Steven
Wright me racontait finissait par trouver sa place dans ma mémoire en attendant
d’être retranscrit dans mon manuscrit secret. Celui que, jamais, je ne publierai.

Les Informateurs jouaient un rôle très important, et ce, grâce à leur capacité
d’infiltration dans des opérations dissimulées pour obtenir des informations.
« Absit reverentia vero », « Ne craignons pas de dire la vérité », était le nom
officiel de la toute première mission organisée par la Confrérie des Ombres pour
rétablir la vérité et la justice. Le 12 octobre 1492, jour où Christophe Colomb
découvrait le Nouveau Monde et posait le pied sur une île des Bahamas, après
deux longs mois en mer, Charles Grant, premier Informateur, et l’un de mes
illustres ancêtres collabora à la première Observation, celle de James Stredfort.
Charles avait obtenu des renseignements détaillés sur un grand nombre
d’hommes politiques soupçonnés d’avoir tué plusieurs personnes dans
d’horribles conditions. Il avait fourni des informations qui constituaient la
culpabilité des accusés, l’existence réelle du délit, etc. Et grâce à ses minutieuses
recherches, quatre méprisables individus s’étaient retrouvés en enfer plus tôt que
prévu. Ces deux pionniers visionnaires avaient ce jour-là ouvert la voie à une
nouvelle justice, celle des Ombres.
— Il y a plus de trois ans, vous m’aviez affirmé Steven, que mon père
n’ignorait pas ce qui l’attendait après sa mort.
— Oui, tout comme votre grand-père et tout comme moi. Nous savions quel
rôle nous devions remplir, ailleurs. J’ai toujours aimé fouiller dans les affaires
des autres pour communiquer des renseignements utiles à l’accusation. Pour ma
part, j’étais heureux de mon sort.
— Et pour Thomas et William, qu’en était-il ?
— Je n’ai pas besoin de lire dans vos pensées pour comprendre où vous
voulez en venir en posant cette question. Mais, certaines choses ne peuvent pas
être révélées, même aux amis les plus proches.
— Nous ne sommes pas en mission d’Observation, Steven. Les Ombres ne
peuvent ni nous voir ni nous entendre, alors lâchez-vous un peu.
— Tout ce que je peux affirmer, c’est que votre grand-père s’est élevé à un
niveau supérieur. Quant à William, il est ailleurs.
— Ailleurs, signifie qu’il n’est pas un Informateur ?
— Non. Il ne l’a jamais été. Votre père occupe une autre fonction, et
malheureusement, je dois garder le secret sur cela. Mais un jour, vous aurez la
réponse, patience.
— De la façon dont vous le déclarez, mon avenir n’a pas l’air très rassurant.
— Ce n’est pas ce que je voulais exprimer. Passons à autre chose.
— Voilà un moment que j’attends l’occasion de vous parler de ce fameux soir,
au cours duquel vous m’avez conseillé de me rendre chez miss Wayne. Vous
m’aviez dit « Rappelez-vous ce point, Wilson : vous devez prendre garde et ne
pas… » et vous n’avez pas eu le temps de finir votre phrase ! De quoi souhaitiez-
vous me faire part ? Vous saviez ce qu’elle allait me demander de faire ?
— Vous n’avez pas entendu mon avertissement ?
— Absolument pas ! Quel en était son contenu ?
— De ne pas tuer au nom des Terres d’Ombre ! De ne pas toucher Iustitia, de
refuser les exécutions. Je voulais que vous profitiez de leur aide… en les laissant
croire que vous acceptiez les fameuses 13 missions.
— Eh bien, c’est trop tard ! J’ai participé à treize mises à mort, et l’on m’a
obligé à exécuter un homme. Pourquoi faites-vous cette tête ? Vous commencez
sérieusement à m’inquiéter.
— Je le suis tout autant que vous, Wilson. Parce que je me sens responsable.
Du chaos qui devrait s’abattre sur terre.
— De quoi parlez-vous ?
— Je parle de la dernière prophétie d’un sage des Ombres. Si ce que vous me
dites a été exécuté dans les règles, celle-ci s’accomplira bientôt.
— Je vous en prie, expliquez-moi cela en détail…
En 1589, un disciple portant le nom Gustavie, superstitieux et mystique, ne
s’inquiétait que d’une chose : ses visions. Parce qu’elles finissaient toujours par
se réaliser à des dates bien précises. Il avait, entre autres, prédit : la mort du roi
d’Angleterre Henri VIII, en 1547,la déclaration de guerre du roi de France Henri
II à l’Angleterre, en 1549,le début du règne d’Élisabeth 1re d’Angleterre, en
1558,le projet de destruction du parlement de Westminster à Londres par les
catholiques anglais, en 1605,l’incendie à Londres du 2 au 5 septembre 1666 qui
a ravagé plus de dix-mille maisons, etc. La liste était longue et impressionnante.
Stupéfaits par ses visions méticuleuses et prophétiques, les sages avaient
commencé, à consigner ses nombreuses prédictions dans un but
précis :empêcher certaines d’entre elles de se réaliser. Avant d’être élevé à un
niveau supérieur, Gustavie fit part de sa dernière prémonition, celle qui ruinait
toutes les espérances de paix, et qui avait été recueillie comme une malédiction.
À la suite de sa lecture, les sages avaient été en proie à une peur justifiée.
Gustavie avait parlé d’un conflit à grande échelle avec ceux que l’on appelle les
autres. Il avait vu des scènes de chaos et d’horreur dans les villes du monde
entier avec une date, 1906, et entendu, ces mots dans sa tête se répéter, en
boucle : « 13 missions, 13 crimes, 13 Observateurs… 13 missions, 13 crimes, 13
Observateurs… » Steven s’était souvenu de cette prophétie, parce qu’elle
représentait le pire cauchemar de la confrérie.

*

Après cette discussion qui n’avait rien offert de rassurant, je n’avais plus
trouvé le sommeil. Quand je fermais les yeux, je voyais le désastre se profiler à
l’horizon. Sans connaître la raison de mon mal-être, Beverly m’avait convaincu
de prendre les somnifères qu’il m’avait prescrits, car selon lui, ce n’était pas le
moment de craquer. Sous l’effet de la fatigue, de l’alcool et des sédatifs, je
voyais parfois mon père apparaître devant moi et s’asseoir au pied du lit en
souriant. On devait sûrement m’entendre chuchoter dans une conversation
imaginaire. J’aimais me retrouver dans cet état psychique, et la seule chose que
je pouvais dire pour ma défense, était que je me sentais bien avec lui.
18
La révélation

C’était ennuyeux de rester seul à l’étage, à écrire des anecdotes authentiques
et quelques éclaircissements sur le passé de Chester. J’avais envie de sortir de
cette contrainte dans laquelle je m’étais enfermé depuis quelques heures. Je
voulais passer à autre chose, surtout à rien qui ne laisse présager l’ennui. En
regardant par la fenêtre pour tuer le temps, j’avais vu à travers le voile
blanchâtre du brouillard, une voiture semblable à celle de Beverly remonter
l’allée d’Ormes. Connaissant ses moindres habitudes, je savais avec justesse à
quoi il allait occuper son temps : rendre visite à Shin et à sa petite famille, passer
en cuisine pour s’informer du menu et recommander à Sara de lui préparer, je ne
sais quel fameux plat, et enfin venir nous faire la discussion.

Après avoir rangé quelques affaires dans ma chambre, je descendis l’escalier
pour rejoindre Killian dans la bibliothèque. Assis dans son fauteuil, il fronçait
nerveusement les sourcils, en se frottant le front devant une pile de vieux
journaux et quelques archives policières qu’il avait récupérées je ne sais où.
— Venez voir, Wilson, je veux vous montrer quelque chose, lança-t-il tout
heureux en se retournant vers moi.
— J’ai cru comprendre que vous aviez repris du service ?
— Je me suis plié à la décision des Ombres, avec regret. Mais j’ai conservé
certains de mes privilèges, comme observer tout ce que je désire, enfin presque.
Mais autant vous le dire, sans l’aide d’un Informateur, c’est comme chercher une
aiguille dans une botte de foin. Cela dit, j’ai quand même observé à plusieurs
reprises, et avec un décalage dans le temps, l’endroit où Lauren Gagnon a été
retrouvée.
— La première victime du « monstre du Cheshire » ?
— Exactement ! Lors d’une Observation, mon attention a été attirée par un
dessin, une sorte de pentagramme satanique, très peu visible sur le fond sombre
de la boue. Et ce n’est pas tout. La veille de sa découverte, j’ai examiné des
taches sur quelques pierres, il s’agissait de cire noire. La même qui a été
retrouvée dans les cheveux de Cassie Guy, la seconde victime. Shin m’a emmené
sur le site de la première victime. C’est incroyable ce que l’on peut trouver
quand on sait chercher. Pourquoi donc un homme décide-t-il d’entreprendre
pareil périple pour tuer une femme ? C’est en observant les anciens édifices
d’une église qu’une réponse m’est venue. Et soudain, tout s’est parfaitement
emboîté.
— Et qu’avez-vous découvert ?
— Parmi toutes ces ruines, j’ai vu l’essentiel : des obélisques ! Ne vous
moquez pas de moi, mais il y avait de quoi improviser un autel trapézoïdal sur
lequel on aurait pu facilement allonger une femme. Je les ai rapidement dessinés
sur un morceau de papier, juste au cas où vous voudriez les voir. Ce dont j’ai la
certitude Wilson, c’est que notre tueur commet des meurtres pour des motifs
religieux. J’ai lu attentivement des livres spécialisés au sujet des sacrifices
humains et des messes noires. Beaucoup de détails retrouvés sur place sont
caractéristiques du culte satanique.
— Des meurtres rituels ? Des sacrifices humains ?Si c’est vraiment cela,
sachez que vous avez affaire à de véritables fanatiques. Hormis Dixie Day, la
serveuse qui a été découverte dans une poubelle, toutes ces femmes ont été
lacérées et vidées de leur sang. Cela s’explique à présent. La forte odeur de vin,
le morceau de peau de mouton retrouvé entre les jambes de Cassie Guy, et bien
d’autres détails ! Oui, Cela se tient ! En avez-vous parlé à Harold ?
— Non, je n’ai rien fait de tel. Je voulais obtenir votre avis d’abord.
— Parlez-lui de tout cela, en évitant évidemment, le passage « voyage dans le
temps ». Vous avez fait du bon travail, Killian, et je suis fier de vous ! Vraiment,
parce que vous m’impressionnez. À ce rythme, d’ici la semaine prochaine vous
aurez probablement visité tous les lieux de crimes et obtenu bien plus
d’informations.

Il se mit à rire, comme il ne l’avait plus fait dernièrement. À ce moment, la


porte s’ouvrit et Beverly entra avec une tasse de thé dans la main droite et un
journal dans l’autre. Il était très pâle et il avait les yeux gonflés de fatigue.
— Je suppose que Duncan est encore chez Lady Margaret ! s’écria-t-il en
s’installant dans un fauteuil en croisant les jambes.
— Je crois qu’il ne va pas tarder à revenir, répondit le cadet, en se plongeant à
nouveau dans les archives.
— Bien dormi, docteur ? demandai-je en m’installant dans le fauteuil qui lui
faisait face.
— Des douleurs musculaires m’ont empêché de trouver un sommeil
confortable. Je me suis réveillé une première fois vers quatre heures, j’ai regardé
ma montre en me disant qu’il était trop tôt pour descendre. Je me suis rendormi
pour me réveiller trente minutes plus tard. Alors, je me suis précipité dans la
cuisine pour me préparer un bon petit déjeuner. Je suis remonté dans ma
chambre pour me laver, m’habiller et tenter de dormir une petite heure. Mais pas
moyen…
— Donc vous êtes descendu lire votre journal, un bon roman, et maintenant
vous n’arrivez plus à garder les yeux ouverts !
— C’est l’histoire de ma retraite ! lâcha-t-il avec amertume.

Son visage prenait une expression artistique, de celles qui annoncent la


plaisanterie. Il avait en réserve un nombre d’histoires drôles inépuisable, qui
nous permettaient de libérer notre mauvaise humeur et nos soucis. En un mot, il
n’y avait pas de meilleur remède pour se débarrasser momentanément des idées
noires que nous pouvions avoir. Et je ne pouvais que l’en remercier. Il
commença à raconter une anecdote amusante sur un pêcheur et son pasteur. Je
riais à gorge déployée, écoutant les péripéties cocasses de ses personnages. Je
voyais le visage du cadet se détendre dans des rires qu’ils pouvaient à peine
retenir. J’étais même un peu envieux de son talent de conteur humoristique. En
tant qu’interlocuteur, il était de nature énergique. Il pouvait parler de tout et
changeait de sujet de conversation sans ressentir le besoin de prendre une pause.
À peine commença-t-il à narrer sa seconde histoire, que Duncan entra dans la
bibliothèque et s’arrêta un instant pour l’observer.
— Désolé de vous couper la parole, Beverly, mais Shin vous demande à
l’autre bout de la propriété, commenta-t-il en grimaçant. Sa femme n’est pas au
mieux de sa forme.
— Je suppose que la fièvre ne s’est pas atténuée ?
— Malheureusement, non. Il est allé chercher les médicaments que vous lui
avez prescrits. Mais il ne sait pas comment les utiliser.
— Misako n’est pas bien ? Que lui arrive-t-il ? demandai-je avec étonnement.
— Elle est maltraitée par une fièvre presque permanente. Mon remplaçant, le
docteur Benett, peine à en trouver la raison. Je crois que cet homme est vraiment
incompétent. Bon, j’en ai pour une bonne heure, alors on se dit à tout à l’heure !
lança-t-il en se levant de son fauteuil.
— Je vous accompagne, s’écria Killian. J’ai besoin de prendre l’air et de
m’éloigner de ces archives un long moment, sinon je vais devenir fou.
Le cadet manœuvra son fauteuil avec virtuosité, jusqu’à la sortie, tandis que
Beverly le suivait en le regardant faire.
— Je vous sers un petit whisky en attendant qu’ils reviennent, Wilson ?
— D’après notre cher docteur, c’est bon pour le cœur, alors allons-y pour un
petit verre ! Cela fait un moment que je voulais vous parler seul à seul, loin de
nos amis.
— Je n’aime pas quand vous prenez votre air le plus sérieux, cela ne présage
jamais rien de bon, lâcha-t-il en remplissant son verre.
— Et vous n’avez pas tort ! Je crois qu’il vaut mieux vous asseoir, car ce que
je m’apprête à vous dévoiler est très important, cela risque même de changer
votre vie.
— Vous commencez à m’inquiéter, de quoi s’agit-il ?
— J’ai rencontré votre ex-petite amie, en me rendant dans les Meadows.
— Vous êtes allé lui rendre visite ?
— Non, cela ne vous aurait certainement pas plu. Je suis allé là-bas pour une
affaire personnelle, m’empressai-je de lui répondre. J’ai invité un vieil ami à se
joindre à moi pour rédiger un article sur l’affaire Ethan Mayers, vous savez, cet
homme retrouvé noyé dans le bassin de sa demeure…
— Oui, enfin, peu importe, que vous a-t-elle dit ?
— Je vous en prie, ne me coupez pas la parole, surtout quand j’essaie de vous
expliquer quelque chose d’important, après je ne sais plus où j’en suis ! Eh bien,
elle n’était pas seule, elle était en compagnie d’une personne du sexe masculin,
et à vrai dire, elles se prenaient la main. Je peux même vous dire qu’elles avaient
vraiment l’air très proche.
Je n’aurais sans doute pas dû présenter les choses ainsi, parce que ce n’était
pas correct, à tous les niveaux possibles. Mais comme je voulais sonder ses
sentiments vis-à-vis de cette femme, je ne pouvais guère procéder autrement. Je
vis qu’il souffrait aux expressions soudaines sur son visage. Cela faisait des
années que son amour pour elle vibrait dans toute son âme, et même s’il tentait
de le cacher maladroitement, il ne pouvait étouffer les cris de son cœur. Après un
moment de silence, il répondit :
— Je suis sorti avec beaucoup de femmes pour essayer de l’oublier. Je pense
que de son côté… elle a fait de même. Aucun de nous ne s’était engagé à faire
vœu de chasteté, après notre rupture.
— Je ne parle pas de ce genre de compagnie, Duncan. Je parle d’un enfant qui
vous ressemble et porte votre nom dans son sang.

Il secoua la tête et quelques mèches de ses cheveux tombèrent comme un
voile sur son visage. Je le vis chercher ses mots, ponctuer ses phrases de longs
silences, et c’était bien la première fois qu’il agissait ainsi.

— Bon sang, de quoi parlez-vous, Wilson ?
— Oh ! Vous savez très bien ce que je veux dire !
— C’est impossible ? ! Vous a-t-elle dit que j’étais le père ?
— Je n’ai pas eu besoin de lui poser la question, répondis-je avec lassitude.
— Croyez-moi, vous faites erreur ! À cette époque, elle ne voulait pas
d’enfant, donc elle n’aurait jamais fondé une famille.
— Malheureusement, la logique ne vous accompagne pas toujours. Si j’avais
eu le moindre doute, j’aurais effectué quelques recherches supplémentaires, mais
je peux vous affirmer sans l’ombre d’un soupçon qu’il s’agit bien de votre fils.
C’est un beau garçon aux cheveux châtains et aux grands yeux bleus, le portrait
craché de son père.
Quelque part dans l’arrière-cour de sa conscience, il commençait à réfléchir à
tout cela.
— Quel âge a-t-il ?
— Six ans ou un peu plus.
— En supposant que ce soit vrai… Elle n’avait pas le droit de me cacher cet
enfant ! Si j’avais su qu’elle portait mon fils, je serais revenu vers elle, même si
cela n’était pas une bonne idée.
— Atasie avait sûrement ses raisons. Peut-être qu’elle s’est dit que vous alliez
lui réserver le même sort que celui que votre mère a connu. Un homme qui
l’épouse, et qui s’en va chercher l’amour ailleurs.
— Qu’êtes-vous en train d’insinuer ?
— Regardez la vérité en face, Duncan. Comment avez-vous traité cette
femme ? Avez-vous écouté sa version ? Avez-vous pris le temps de sécher ses
larmes ? Non, comme tous les autres vous avez fermé les yeux sur sa disgrâce
auprès des Ombres. Vous n’avez même pas cherché à savoir dans quel enfer elle
était en train de sombrer.
— Vous n’avez quand même pas l’intention de lui donner raison ?
— Je ne lui donne pas raison, et je vous ai toujours dit pourquoi. Maintenant,
il serait peut-être temps pour vous d’éclaircir tout cela en lui rendant visite. Je ne
pense pas qu’elle refuse de vous recevoir.
— Vous avez l’air si sûr de vous. Si vous savez quelque chose d’autre à ce
propos, il vaudrait mieux me le dire.
— Elle ne m’a rien dit de plus. Disons que j’ai improvisé, même si je savais
que mes arguments avaient peu de chances de la convaincre. Avec les jeunes
femmes, j’ai toujours su y faire. Je crois que c’est mon côté vieux gâteux qui
leur fait pitié.
— Quelle impression vous a-t-elle laissée ?
— Je pense que ma réponse ne vous plaira pas. Cette femme magnifique s’est
comportée comme une lionne qui protège son lionceau. Il est rare de voir autant
de caractère, de fermeté et de grâce, en une seule personne. Sincèrement, être
ami avec elle ne me dérangerait pas.
— Si vous considérez miss Wayne comme une amie, alors vous avez sous-
estimé ses intentions envers vous. Cette femme est aussi dangereuse qu’une
baignade dans les Meadows.
— Vous vous trompez cruellement. Elle est bien moins dangereuse que ces
escadrons de moustiques énormes qui sont apparus de nulle part comme une
horde de vampires affamés.
— Je vous en prie, Wilson, je suis sérieux.
— Je le suis également. Avez-vous réfléchi aux intentions de ce petit garçon,
et ce à quoi elles pouvaient ressembler ? Si je me suis montré amical envers cette
femme, c’est bien pour une raison : le bien-être d’Aidan, votre enfant.
— Aidan ? C’est le deuxième prénom de mon grand-père.
— Je vais vous laisser digérer toutes ces informations, car j’ai beaucoup de
choses à faire. J’ai juste une dernière question à vous poser, lançai-je en posant
ma main sur son épaule.Que comptez-vous faire au sujet de cet enfant ?
— Je ne sais pas encore. Je pense que dans le cœur de ce garçon, il n’y a plus
aucune place pour moi…
— À cette question, je n’ai qu’une seule réponse, allez voir par vous-même.
Vous avez été privé de beaucoup de choses, Duncan, et il est peut-être temps d’y
remédier !
19
Catherine North

Je m’étais réveillé avec les rayons du soleil dans les yeux, et l’impression
d’être dans un manège. Le fait est, qu’il ne devait y avoir aucune lumière, en tout
cas, à ce moment de la matinée, parce que j’avais pris soin la veille de tirer les
doubles rideaux. Sara me secouait avec exaspération depuis un bon moment. Me
demandant quelle mouche l’avait piquée, j’ouvris un œil hagard, puis le
deuxième en m’étirant avec grâce et lenteur. Je commençais seulement à
comprendre ce qu’elle marmonnait d’une voix plaintive.
— Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! Wilson !
C’était comme si ses paroles me frappaient mentalement. Il n’y a rien de plus
désagréable qu’une voix qui nous réveille en sursaut.
— Va falloir que nous ayons une petite conversation tous les deux, mais pas
maintenant, parce qu’il est encore trop tôt pour que je me livre amèrement à
vous. Le sommeil m’attend, merci, au revoir !
— Allons, vous ne pouvez pas vous rendormir. Vous avez une visite
importante…
— Une visite ? Dites-moi que c’est une blague ! Quel imbécile désire me voir
à sept heures du matin ?
— Si je vous dis que c’est un homme d’une soixantaine d’années avec une
carrure impressionnante, je veux dire tout en muscles, vêtu de vêtements français
très élégants et sûrement coûteux, et que son visage ressemble étrangement à
celui d’Oscar Wilde, à qui pensez-vous ?
— À « que je n’aime pas jouer aux devinettes à sept heures du matin » !
— Perdu ! Il s’agit de votre ami Philip North, il a fait un long voyage pour
venir vous voir, alors remballez votre mauvaise humeur et descendez !

Immédiatement, je compris que quelque chose n’allait pas. Je bondis hors de


mon lit en enfilant une robe de chambre et mes chaussons, et je descendis en
pyjama, sautillant comme un cabri jusqu’au salon sans prendre le temps ni de me
laver, ni de me coiffer, ni de m’habiller. Il était assis sur le canapé, en dégustant
un petit déjeuner que Sara avait posé sur la petite table, répandant une odeur
appétissante autour de nous. Il avait l’air fatigué, même épuisé. Mais, malgré son
âge il conservait une allure robuste. La plupart des gens lui donnaient à peine
cinquante ans.
— Wilson ! Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus, s’écria-t-il
en se jetant vers moi et en me serrant fermement dans ses bras.
— Bon sang Philip, que se passe-t-il ?
Il garda le silence pendant quelques secondes, et leva ses yeux brillants vers
moi. Je sentis qu’il était tourmenté par quelque chose, un malheur, peut-être.
— Je t’ai envoyé plus de douze télégrammes, et j’ai fini par ne plus compter
les suivants. Je n’ai eu aucune réponse. Je pensais qu’il t’était peut-être arrivé
quelque chose, et je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire, si mes craintes
s’avéraient justifiées.
— Non, tout va bien de ce côté-là. Je suis désolé, je n’ai rien reçu, absolument
rien. La distribution du courrier fonctionne très mal ici, et tu en connais la
raison, Philip.
— Oui, peu de gens s’aventurent aux Ombres… et vous n’avez pas le
téléphone.
Il était complètement désorienté et peinait à trouver ses mots.
— Assieds-toi là, et dis-moi ce qui t’amène ici.
— Catherine, mon adorable épouse et ta chère amie, nous a quittés, il y a plus
d’un mois maintenant.
— Ta blague est de très mauvais goût, Philip, tu l’as déjà faite plus d’une fois.
— Malheureusement, je ne plaisante pas.
Je me tins là, sans rien dire, sentant une boule désagréable se former dans ma
gorge, m’empêchant d’inhaler à pleine poitrine. En prononçant ces quelques
mots, il avait l’air on ne peut plus sérieux, ce qui ne lui ressemblait pas. Le cœur
battant, il baissa la tête pour cacher ses émotions et reprit.
— Elle a été renversée par un chauffard… qui a pris la fuite alors qu’elle
revenait des courses. Son agonie a… duré plus de trois jours. Je l’ai embrassée et
elle est restée un long moment enlacée dans mes bras, avant de partir. Des
habitants d’Upper Grovenor Park ont dit avoir vu une voiture s’enfuir à toute
allure, quelques secondes après l’accident. D’autres ont affirmé que le cocher
était ivre, mais n’ont pas pu l’identifier.
Je fus complètement bouleversé par l’annonce de cette mauvaise nouvelle et
surtout parla cause de sa mort. Ma tête commençait à tourner, tandis que mes
yeux se remplissaient de larmes. Assis, tête baissée, je tordis nerveusement les
doigts, n’arrivant pas à sortir le moindre mot. J’étais dévasté et mes expressions
parlaient sûrement en mon nom. Je sentis alors la chaleur de sa main, la tension
de ses muscles se poser sur mon épaule, avant qu’il ne reprenne.
— C’est comme si on m’avait arraché le cœur et laissé à la place un vide
béant. Je me sens perdu, vieux à l’intérieur, endommagé par l’idée qu’elle ne
reviendra plus. Je me suis retrouvé du jour au lendemain, face à des émotions
dévastatrices, sans savoir comment les surmonter.
— Je suis totalement anéanti, déconcerté par tout ce que tu viens de me
raconter, Philip. Je l’aimais beaucoup, et elle me manque déjà.
— Je sais, ce n’est pas facile de s’habituer à son absence, mais il n’y a plus
rien que nous puissions faire. Le matin, je me réveille et j’attends la nuit pour ne
plus penser à rien. Je me suis confié à Garry Hay, tu te souviens de ce
psychiatre ?
— Je n’ai pas oublié l’homme qui m’a volé une de mes petites amies, Dottie
Weiss.
— Je l’avais toujours soupçonné de t’avoir trompé avec ce rigolo, mais je dois
t’avouer qu’elle n’a pas été la seule de tes chéries à s’être abandonnée dans ses
bras.
— Bon sang Philip, tu ne m’en as jamais parlé ?
Il se mit soudainement à rire, et malgré la situation j’étais heureux de le voir
ainsi, parce que cela signifiait qu’il y avait en lui quelques petites étincelles
d’humour et de vie, et que mon ami n’était pas encore mort à l’intérieur.
— Si tu voyais ta tête, lâcha-t-il avec un sourire plein de sous-entendus. J’ai
tenté à maintes reprises de te le faire comprendre, mais tu n’as jamais voulu
entendre ni voir tous ces signes pourtant si évidents. Cela dit, je ne savais pas à
quel point le soutien de ce psychiatre pouvait me profiter, alors je suis allé le
consulter. Je pensais qu’il trouverait un remède efficace contre cette douleur qui
démembre notre vie. Mais toutes ces séances n’ont servi à rien, à rien du tout.
Selon lui, je n’étais pas prêt à faire le deuil de mon amour défunt.
— Et pourtant, il passait pour être compétent dans son domaine.
— Disons qu’il avait une solide réputation dans un autre domaine…
— Ne retourne pas le couteau dans la plaie, je t’en prie. Je suis sûr qu’il
n’avait pas de quoi fanfaronner dans cette discipline. Bon, soyons sérieux
maintenant ! Comment te sens-tu, aujourd’hui ?
— Loin de Londres, je revis un peu. Ma famille, mes amis, et même des
inconnus, m’avaient dit que cette souffrance finirait par s’effacer avec le temps.
Mais cela m’a juste fait me sentir encore plus isolé. Ce n’était pas ce que j’avais
envie d’entendre ! Je ne voulais qu’une chose : la tête de celui qui a tué ma
femme. Aujourd’hui, j’en suis arrivé à un point où je ne communique plus avec
personne, et je le fais par choix, parce que je ne supporte plus les gens et leurs
niaiseries. C’est sûrement cette raison qui m’a poussé à quitter Londres plus
rapidement. Je voulais juste m’éloigner de cet enfer pour quelques jours. Je te
rassure, je ne m’incruste pas, je vais me trouver un hôtel quelque part.
— Si tu savais comme je regrette ! Je te prie d’excuser mon silence… mais
j’ignorais…
— Je ne t’en veux pas d’être parti, d’avoir quitté Londres, j’en veux
seulement à tous ces idiots qui pensent que cette demeure est hantée ! Si ce fichu
facteur avait fait correctement son travail, je n’aurais pas eu à affronter seul, les
funérailles et tout le reste.

Ce n’était pas la peine de lui expliquer qu’il faisait fausse route, que ces terres
étaient effectivement habitées par des êtres surnaturels, il ne m’aurait pas cru. Et
compte tenu des circonstances, j’allais devoir essayer de veiller sur lui en lui
cachant momentanément la vérité. J’étais soulagé par l’idée qu’il décide de
dormir à l’hôtel. Je me serais assez mal vu expliquer à Philip pourquoi je ne
voulais pas le voir passer la nuit dans cette demeure. Avec les allées et venues
aux alentours des Ombres, des âmes torturées et des Autres, la tâche n’aurait
sûrement pas été facile. Sans le savoir, il venait de m’enlever une grosse épine
du pied. En tournant la tête, je vis Duncan entrer dans le salon. Il se tenait près
de la porte à essayer sans succès de comprendre quoi que ce soit. Je fis les
présentations en évitant de l’informer du décès de Catherine, je le lui
annoncerais plus tard. Philip se pencha un peu et tendit la main.
— Ravi de faire enfin votre connaissance, Sir Duncan.
— Je vous en prie, évitez le Sir. Wilson m’a beaucoup parlé de vous, c’est
d’ailleurs ce qui m’a permis de vous reconnaître aussi facilement.
— Vraiment ? J’espère qu’il n’a rien dit de mal à mon sujet.
— Uniquement des compliments, je vous rassure. Ne croyez pas que j’écoute
aux portes, ce n’est pas le cas. Mais j’ai entendu que vous cherchiez un hôtel.
Sachez que vous êtes le bienvenu dans cette maison, cher monsieur. Nous avons
quelques chambres inoccupées, ici.
Je reculai de quelques pas vers la fenêtre, loin de l’angle de vue de Philip, en
agitant les bras pour attirer l’attention de l’aîné. Je voulus lui faire comprendre
que son invitation n’était vraiment pas une bonne idée. Mais j’eus l’impression
qu’il ne comprenait absolument rien à ma chorégraphie improvisée.
— Je vous remercie de votre invitation, mais je refuse. Je ne suis pas venu
pour changer vos habitudes, je….
Avant qu’il ne finît sa phrase, il l’interrompit d’un ton amical.
— Sara a déjà préparé votre chambre. Et croyez-moi, elle se met très vite en
colère quand elle travaille pour rien. Je n’ai pas envie de l’entendre pester toute
la journée, alors par pitié, acceptez Philip !
Mon ami se mit à réfléchir quelques secondes, et j’espérais du fond du cœur
qu’il refuse cette invitation.
— Pour le bien de tous, j’accepte avec grand plaisir votre proposition,
Duncan.
À ce moment-là, j’aurais bien pris mes pantoufles pour les lui mettre au fond
de la gorge. Il venait de me mettre dans une situation des plus délicates. Et je lui
en voulais.
— Parfait ! Je m’absente quelques heures, je dois me rendre à l’autre bout de
la ville, j’ai une affaire personnelle à régler, lança-t-il avec amertume en se
tournant vers moi pour me regarder dans les yeux.
Je compris immédiatement qu’il comptait se rendre chez miss Wayne. Je ne
m’attendais pas à ce qu’il réagît aussi rapidement. Maintenant, je comprenais
pourquoi il était encore plus soigné, élégant et parfumé que d’ordinaire. Il ne
manquait certainement pas de confiance en lui. Je trouvais même qu’il était aussi
beau qu’un Apollon. Malgré le malheur qui me frappait, j’étais avide de
connaître les détails de cette rencontre, qui me semblait, il y a encore quelques
mois, fortement improbable.
— Cet homme m’a fait très bonne impression ! Il dégage beaucoup
d’intelligence et d’humanité.
— Intelligence ? Oui, cela dépend des jours. Sinon dans l’ensemble, mes
hôtes sont des gens bienveillants.
— Dois-je prendre ces propos concernant la gouvernante, au pied de la lettre ?
— Oh que oui ! Elle me donne tous les jours de tels maux de tête que je suis
obligé de prendre une forte dose de médicaments pour m’en remettre.
— Vraiment ? Je croyais qu’elle était adorable.
— Tu as raison, elle est merveilleuse. J’aime juste la faire passer pour ce
qu’elle n’est pas.
— Tu es sûr que ma visite ne dérangera personne ?
— Absolument ! Tu as frappé à la bonne porte, Philip. C’est peut-être horrible
à entendre, mais la vie est plus forte que tous ceux qui nous quittent. Ce monde
te réserve encore des joies et de l’amour. Je vais veiller sur toi, c’est une
promesse mon ami !
— Elle m’avait promis… que nous serions ensemble pour toujours.

C’était le genre de phrase et de nouvelle qui me donnaient envie d’appliquer
l’extrémité d’un canon sous le menton et de presser lentement la gâchette. J’étais
étouffé par une colère sourde et une insondable tristesse. Le mois dernier, j’avais
reçu, de ma fidèle amie, une lettre et j’avais beaucoup ri en la lisant. Ces
quelques lignes m’avaient fait sortir des profondeurs de ma désolation. Catherine
était une femme attentionnée, facile à vivre, qui ne se gênait pas pour dire tout
haut ce qu’elle pensait, et c’était exactement ce que j’aimais chez elle. Entre elle
et Philip, c’était un amour authentique, inapaisable, que l’on ne rencontre que
dans les contes de fées. Le vieil adage « Le bien le plus précieux d’une femme
est l’amour de son mari » s’était révélé vrai dans leur cas. Mes yeux me
brûlaient, Philip et moi en avions vu de toutes les couleurs et je ne pouvais
m’empêcher de penser à tous nos bons moments, en me demandant ce qu’il allait
advenir de lui maintenant. Je commençais à m’inquiéter, parce que je savais que
derrière cette apparence musclée, se cachaient en embuscade, des sentiments
invisibles, de ceux qui poussent les hommes vers le néant.
— Finis ton déjeuner, Philip, ensuite je t’accompagnerai jusqu’à ta chambre
où tu pourras te reposer. Je vais bien m’occuper de toi, ne t’en fais pas.
Il se leva, et retira une lettre de la poche de son manteau, qui était posé sur une
chaise.
— Malgré son état, Catherine a écrit cette lettre pour toi. Je devais te la
remettre en main propre. Tu ne devras l’ouvrir que quand tu te sentiras prêt.
Je secouai la tête d’un air évasif. L’enveloppe était raffinée, elle m’était
adressée dans une écriture aussi élégante que touchante. Avant de ranger cette
enveloppe dans la poche de mon gilet, je la pliai avec mes doigts tremblants
d’émotion.
20
La partie de pêche

Le vent commençait à se lever, faisant chuter la température de six degrés par
rapport au matin. Les mouvements de l’air étaient si légers qu’ils agitaient à
peine la cime des plus hauts arbres. Les eaux bleues du fleuve Dee, secouaient
les frêles embarcations de pêche, à moitié stables sous leurs fonds. Au loin, la
sirène d’un navire de croisière, faisant escale pour décharger son lot de
voyageurs, m’avait ramené au présent. Je pensais en regardant le flux, à cette
vieille légende qui disait que les eaux de la rivière Dee ne se mélangeaient pas à
celles du lac Bala, qu’elles ne faisaient que le traverser pour conserver son
identité jusqu’à son dernier voyage, la mer. J’avais entendu tant d’histoires sur
cette ville, que je m’étais promis un jour d’y revenir. À mon programme, je
n’avais précisé ni la durée ni l’éventualité d’y vivre. Tout ce que je m’étais
imaginé avait dépassé toutes mes prévisions.

Adossé contre un arbre en humant son cigare, le vieux Beverly tenait
énergiquement sa canne à pêche entre ses deux mains. Pris d’une crampe au
mollet, il déplia ses jambes de tout son long. Ses moindres gestes me faisaient
sourire, car ils s’accompagnaient toujours d’une panoplie de grimaces aussi
amusantes les unes que les autres. J’avais invité Duncan et mon ami Philip à
prendre part à notre expédition. Malheureusement, le second devait se rendre à
Londres pour préparer son déménagement et venir s’installer à Chester dans une
jolie petite maison que le docteur lui avait conseillé d’acheter. J’étais ravi à
l’idée de le voir vivre dans cette ville, je pourrais ainsi veiller sur lui. La seule
chose qui me chagrinait aujourd’hui, était ne pas l’avoir à nos côtés, car nous
avions combiné l’utile à l’agréable : nous détendre au sein de la nature et profiter
d’un bon pique-nique. Sara nous avait préparé un approvisionnement en
nourriture de rois et une bouteille d’un excellent vin. Tandis que j’observais les
environs, je sentis la main ferme du vieux Beverly se poser sur mon épaule.
— Votre ligne ne frétille pas trop ! s’exclama-t-il en souriant. Heureusement
que nous ne comptons pas sur vos prises pour le repas de ce soir.
— Si vous aviez pris des appâts de qualité, j’aurais de quoi vous nourrir une
semaine entière !
Il fronça légèrement le nez et secoua la tête en riant.
— Vous dites n’importe quoi en plus de parler comme un enfant
déraisonnable. Je les ai achetés chez mon ami Harry Lee, rétorqua-t-il en laissant
échapper un nuage de fumée sur mon visage. Changez donc de place et essayez
ailleurs…
— Ce n’est pas la peine, les poissons ne semblent pas apprécier vos vers !
À cet instant précis, un saumon vint se pendre à son hameçon. En regardant
cet énorme spécimen, je ressentis une légère déception. J’aurais bien préféré le
voir frétiller au bout de ma ligne. Avec un juron, il redressa brusquement sa
canne et dans un geste presque héroïque, il extirpa son trophée hors de l’eau. Il
fallait reconnaître qu’il avait une chance inouïe.
— Au moins, vous ne rentrerez pas bredouille, lança Duncan en l’aidant à
retirer sa prise.
— Je regrette que ce cher Philip ne soit pas avec nous, reprit-il, parce que cet
homme me plaît par ses manières et sa franchise. J’espère qu’il se remettra vite
du décès de sa femme, et je sais de quoi je parle.
— Ne gâchez pas cette douce journée, docteur, répondit l’aîné, jusque-là elle
n’était que plaisir ! Oublions nos soucis, nous avons toute la semaine pour y
penser.
— Vous êtes d’humeur joviale, Duncan, et j’aimerais bien en connaître la
raison, lui demandai-je avec un intérêt qu’il ne pouvait ignorer.
— Réfléchissez un peu, murmura-t-il à mi-voix avec son regard amusé.
Maintenant, il est temps de plier bagage, Messieurs ! Il commence à se faire tard
et notre chère Sara va sûrement s’inquiéter.

L’observant du coin de l’œil, je constatais qu’il paraissait beaucoup plus
décontracté que d’ordinaire, comme son style vestimentaire, son parler et sa
coiffure. Il mettait un point d’honneur à ce que sa tenue fût toujours impeccable.
Mais ces derniers temps on pouvait facilement le confondre avec un jeune dandy.
Mais peut-être que je me faisais des idées après tout. J’attendais cette fin de
soirée avec une impatience contenue. Parce que je savais que nous serions enfin
seuls pour parler d’un sujet sérieux : miss Wayne.
— La journée est si vite passée, que je n’ai même pas eu le temps de lire mon
journal, répondis-je en remballant mon matériel.
— Vous ne perdez rien ! La presse britannique ne parle que d’une chose,
commenta-t-il, « La disparition de Robert James Wyatt ».
— Oui, et il me tarde de connaître son rôle dans le meurtre d’Abbie Reed, sa
première épouse, répliqua Beverly en me tapotant l’épaule.

Il s’ébruitait toujours quelque chose dans les journaux, et ces derniers jours la
disparition au large des côtes italiennes de cet individu aux mœurs douteuses, ne
cessait d’occuper la une. L’opinion publique pensait qu’il avait été victime d’un
accident, et qu’il s’était probablement noyé. Quant aux journalistes, ils ne
parvenaient pas à nier l’évidence d’un suicide, sa seule porte de sortie pour
échapper à un procès criminel. Cette soudaine volatilisation de Robert James
Wyatt me laissait perplexe, je l’avais même trouvée grotesque, parce qu’elle
faisait très bien son affaire. Cet homme avait les mains rouges et sales, et ce
n’était un secret pour personne. Quelques années auparavant, il avait été
impliqué dans le meurtre de sa sœur et de son conjoint qui vivaient à Londres.
Mais faute de preuves, cet ancien banquier n’avait jamais été inquiété. Dans une
société où un frère poignarde dans le dos son propre sang, personne ne devrait
rester indifférent.

Seul héritier de l’immense fortune de sa sœur, il avait coulé depuis trop
longtemps des jours heureux. Sous la pression de l’opinion publique, Scotland
Yard avait fini par rouvrir le dossier. L’inspecteur Liam O’Kelly avait été choisi
pour mener cette enquête très attendue. Après quelques semaines
d’investigation, le quartier général de la Métropolitain Police Service de Londres
portait enfin des éléments d’information sur des questions demeurées jusqu’à
présent sans aucune réponse. Liam O’Kelly avait recueilli plusieurs témoignages
qui démontraient que Robert James Wyatt était impliqué jusqu’au cou. D’après
l’une de ses nombreuses maîtresses, Anita Wallace, il savait se montrer sadique,
surtout lorsqu’il n’obtenait pas ce qu’il voulait. Malheureusement, ses longs
séjours en hôpital psychiatrique ne plaidaient pas en sa faveur. Sa déposition ne
pouvait être prise en compte. Mais elle avait fourni à l’inspecteur des détails
accablants et les noms de possibles témoins prouvant que Wyatt était bien la
dernière personne à avoir croisé la route de ses victimes.
— Quand je réfléchis aux crimes que ce monstre a commis, commenta
Beverly, je ne peux m’empêcher de penser que la main de Dieu ou de je ne sais
qui, a poussé ce sale type dans les eaux profondes de la Méditerranée. Parce que
le meurtre de sa sœur est une abomination exécrable, et que ce genre d’acte ne
peut rester impuni.
Dans les yeux bleus et pétillants d’intelligence de Duncan, je perçus une
étincelle de satisfaction. C’était comme s’il souriait à certaines de ses pensées
dissimulées.
— Je ne peux pas lire dans la tête des autres, répondis-je. Dieu merci, je ne le
souhaite même pas. En attendant, il subsistera un doute quant à sa disparition, Je
ne sais pas si vous avez souvenir de cette histoire, celle de la famille
Dormer.Sept membres d’une même famille assassinés par un mari aimant et
serviable. Chaque colonne des journaux était remplie d’articles sur ces crimes
odieux, et il était facile de retracer l’enquête sur la base de ces publications.
— Maintenant que vous en parlez, cela me revient à l’esprit. Il avait embarqué
à bord d’un ferry en partance pour l’Espagne, ajouta Beverly. Ensuite, plus
personne ne l’avait revu, il s’était volatilisé ! Les journalistes avaient raconté la
même histoire stupide, ils croyaient qu’Alexandre Dormer s’était volontairement
jeté en mer. Que de ressemblances entre ces deux histoires !
— Il y a effectivement de petits coups du sort, assez mystérieux, commenta
l’aîné. Et dès que l’on commence à considérer les événements avec logique et
bon sens, on finit par s’y perdre. Allez, cessons de penser à tout cela.

Nous avions repris la route en empruntant un itinéraire parsemé de beaux


paysages auxquels la verdure luxuriante donnait un effet magique. Comme à son
habitude, Beverly s’interrogeait sur le dîner qui nous attendait, tandis que je
réfléchissais à cette missive dans ma poche. Je n’avais pas encore eu le courage
de lire le texte que Catherine avait rédigé avant de confier son âme à son
créateur. Cette lettre m’était destinée, et parce que j’étais d’humeur vagabonde,
je me sentais prêt à affronter cette vague d’émotion qui s’apprêtait à déferler
dans mon esprit. Sans réfléchir plus longuement, j’ouvris l’enveloppe sous le
regard songeur de l’aîné en pensant très fort à mon amie disparue.

« Mon cher Wilson,


Si tu lis cette lettre, c’est que je ne suis plus là. Mais ne pense pas que je suis
partie, ce n’est pas le cas, je veille sur toi, même si tu ne me vois pas, ainsi que
sur mon tendre Philip, que je te confie à présent. Prends soin de lui... Je t’en
prie, ne l’abandonne pas. Pour la raison qu’il n’est pas aussi fort que tu le crois.
Embrasse-le pour moi, je vous aime tous les deux.

Hier, j’ai fait un étrange rêve, enfin, c’était plutôt une visite inattendue, et
c’est en partie pour cette raison que je t’écris ces quelques lignes. Étant donné
que tu n’écoutes plus sa voix, que tu le regardes en imaginant qu’il n’est qu’une
illusion, alors qu’il est pourtant bien là. Je prends la plume, pour acheminer son
message, avant de disparaître. Alors ouvre bien les yeux et lis chaque mot avec
intérêt !

Il m’a dit de te parler de toutes ces choses, celles que tu as vécues dans ta
jeunesse. Tes secrets que seul lui connaissait. Il veut que tu y prêtes attention,
même si ton esprit est confus, parce que tu pars dans la mauvaise direction. »

« Mon cher Wilson,



Ce courrier risque de te surprendre, parce qu’il provient en quelque sorte
d’outre-tombe. À l’âge de six ans, des phénomènes paranormaux commencèrent
à se produire dans ta chambre. Puis, dans la maison tout entière, les fenêtres
s’ouvraient et se fermaient, des bruits étranges circulaient, et des objets
disparaissaient. Tu avais l’impression que quelqu’un te surveillait, ou que l’on te
suivait à chaque instant. Quand la température de ta chambre baissait
subitement, tu te cachais sous ton lit parce que des silhouettes inconnues se
matérialisaient pour prendre la forme d’êtres spirituels, c’était en tout cas ce
que tu racontais, tu leur avais même donné un surnom « Les Messagers », ceux
qui t’ont ramené de cette mission portant le nom « Endler », mon fils. »

À ce moment-là, j’avais replié nerveusement la lettre et l’avais glissée dans


son enveloppe avant de la remettre dans ma poche. Ces mots me poignardaient le
cœur comme un couteau aiguisé. J’avais ressenti une douleur vive parcourir mon
bras. Je fermais momentanément les paupières, comprimant de mon poing les
battements forts de mon cœur. Tandis que Duncan arrêtait brusquement la
voiture sur le bas-côté de la route, ma gorge se contractait, m’empêchant de
respirer, comme si l’air de mes poumons avait été expulsé. Je transpirais au point
de devoir changer de vêtements, je sentais même les gouttes de sueur dégouliner
de mon front. Beverly martelait ses poings contre mon thorax, et je ne
comprenais pas pourquoi il réagissait ainsi. J’avais la tête dans le coton, et
l’impression de plonger dans le néant. J’observais le visage flou de mes amis
alarmés, se pencher au-dessus de ma tête. Je n’avais jamais entendu le battement
de mon propre cœur, se perdre dans sa mesure. Peu à peu, j’ai senti mes yeux se
fermer, un rideau de brume noire était tombé sur moi. Et puis je vis cette lumière
blanche dont certains parlent, avant de sentir que mon âme quittait subitement
mon corps...
21
Lettre d’outre-tombe

La lampe éclairait faiblement cette petite pièce au plafond bas, dans laquelle je
reprenais lentement mes esprits, enveloppé dans des draps blancs et une
couverture bleu ciel. Je ne pouvais comprendre ce qui m’arrivait ni pourquoi
j’étais en train de regarder comme un fantôme, les ombres des arbres feuillus qui
dansaient et s’agitaient en tous sens sur les murs, comme de pauvres âmes
perdues. À cet instant, j’étais persuadé que la mienne leur tenait compagnie,
parce que je me sentais fatigué, vieux et mystérieusement mort. Un silence
imposé régnait, que seuls les grincements de l’antique sommier brisaient par
intermittence. J’avais une soif que je ne pouvais étancher, mais pas suffisamment
de force pour attraper ce verre d’eau posé sur la table de chevet. Ne pouvant rien
faire de plus qu’attendre un probable visiteur, je tentais de rassembler mes
derniers souvenirs pour comprendre la raison de ma présence, dans cet endroit
qui ressemblait étrangement à une chambre d’hôpital. Mais toutes mes pensées
étaient occupées par une autre: depuis combien de temps étais-je ici, prostré dans
ce lit inconfortable et étroit comme un cercueil ?
Je me figeai comme une statue, et n’osai bouger mes membres de crainte de
rouvrir de possibles blessures. Lentement, je sentis que tout revenait à sa place.
Chaque souvenance retrouvait son compartiment. Et j’eus l’impression que
certaines d’entre elles se tenaient en face de moi avec un sourire amusé. La porte
s’ouvrit dans un grincement désagréable. Un homme âgé d’une cinquantaine
d’années m’observa comme un rat de laboratoire dans l’embrasure. Je désespérai
de voir apparaître un visage familier.
Il entra en refermant la porte derrière lui, et s’installa silencieusement sur la
chaise contre la fenêtre à moitié ouverte en croisant les mains sur ses genoux.
Avec une sérénité sans précédent et en choisissant ses mots avec soin, il se
présenta : docteur Roberts Martin spécialiste en cardiologie. Il m’exposa comme
une dissertation sur la fatalité, le problème qui m’avait conduit entre ses mains.
Il y avait trois jours, en fin d’après-midi, j’avais été victime d’un malaise
cardiaque et j’avais été immédiatement hospitalisé. Il était soulagé de me voir
reprendre connaissance avec toutes mes facultés. Mais, le fait était que je devais
me préparer à changer mes habitudes, en l’occurrence ménager ma monture, et
pour lui, il n’y avait aucune autre solution que le repos. Je l’écoutai, immobile,
les yeux fixés sur ses sourcils broussailleux, tandis qu’il me racontait sa vie
d’avant, comme si nous étions de vieux amis. Il déployait ses recommandations
comme un large éventail. Il disait qu’il était important que je tienne compte de
ses précieux conseils, pour amoindrir mes ennuis de santé, qu’il avait lui aussi
côtoyés dans le passé. À l’entendre, mon avenir dépendait de ses bons soins.
Malgré le ton formel et amical de la discussion, il n’avait réussi qu’à
augmenter mon stress. J’étais déjà sans illusion. Aussi naïf ou pathétique que
cela pût paraître, je m’étais senti au bord de l’abîme. Rien qui pût arranger ma
situation quelque peu précaire. Avant de sortir de la chambre, il avait redressé
ma couverture et m’avait tendu le verre que gentiment je lui avais demandé.
Après l’avoir remercié et digéré tout ce qu’il venait de me faire absorber, j’avais
tenté de me relever, en dépit de mon pyjama, qui me faisait glisser sur le drap.
J’étais resté un long moment les jambes pendantes, assis sur le bord de ce lit tout
en ressentant un soulagement momentané. Je n’avais pas perdu l’usage de mes
jambes, je ne sais pas pourquoi cette idée m’avait accompagné durant de longues
heures. Sûrement parce que j’avais essayé de restaurer chaleur et sensation dans
mes membres quelques heures auparavant, sans résultat. J’avais observé du coin
de l’œil mon manteau accroché à une patère à une dizaine de pieds de mon lit.
Fièrement j’avais redressé le dos, puis m’étais levé en m’approchant de lui
comme si c’était le Saint Graal. J’avais la ferme intention de finir cette fichue
lettre, même si elle était la principale cause de mon hospitalisation. Quoi qu’il
arrivât, j’étais déjà sur place. Je n’aurais pas en vain séjourné longuement ici.
Je repris la lecture, là où je l’avais laissée…

« Il me semble important que tu saches que ce message est à prendre avec une
extrême considération. Parce que tu es en danger, peut-être le plus grand dans la
vie d’un Observateur. Dans un univers que nous surnommons « le monde noir »,
et que d’autres appellent l’Enfer, vivent des entités baptisées« les Autres ».Des
forces enténébrées qui opèrent dans plusieurs directions pour déstabiliser
l’équilibre des pouvoirs. Les Autres tenteront de s’en prendre à chacun de vous,
séparément, pour vous tuer. Depuis des décennies, nous réfléchissons aux
moyens d’entraver leurs attaques répétitives à tous niveaux. Nous sommes tous
confrontés à des épreuves et difficultés sérieuses.

Les Autres ont un objectif bien précis, détruire tout ce qui porte une âme
humaine. Ils ne s’empareront pas seulement d’innocentes victimes, ils
chercheront à détourner les Observateurs de leur mission. Leur volonté est de
s’approprier un passage, de semer la terreur en toute impunité et d’anéantir la
Confrérie. S’ils venaient à prendre possession de certains transits clés, ce serait
uniquement dans un objectif ultime: remonter le temps pour tuer tout
Observateur et Informateur dans le berceau. Et alors, ce serait un véritable
désastre, la fin de toute vie sur la planète. La compassion et la miséricorde ne
signifient rien pour eux, ils représentent le mal dans toute son essence.

Les portails sont comme des frontières qui divisent les univers. Sans eux, la
surveillance se révélerait désespérément inefficace. S’ils venaient à réussir à
ouvrir une brèche praticable, quelque chose qui apporte la mort, descendrait
irrémédiablement sur terre. Je dois t’informer d’une chose tout aussi
importante, d’un secret que, jamais, je ne devais te révéler, parce que tu n’étais
pas encore prêt. Je pensais qu’avec le temps tu finirais par le découvrir par toi-
même, mais cela n’a pas été le cas. Tu n’as jamais été choisi pour être
Observateur, et si tu avais réfléchi un tant soit peu, tu te serais douté qu’un autre
dessein t’attendait. Pourquoi les Ombres auraient-elles patienté tout ce temps
avant de te confier une Observation ? Alors que tous les Observateurs ont
commencé à servir la cause à l’aube de leur vingtième année. Ce que tu appelles
les êtres spirituels porte un nom : « Les Messagers », et c’est ce que tu es,
Wilson. Pour l’instant, tu as besoin d’être aidé dans ta propre analyse, tu as
besoin d’un guide et nous allons te l’envoyer. Parce que tu as une mission à
accomplir: protéger les Observateurs du danger qui s’annonce.

Alors, ouvre grand les yeux, Wilson.


Je veux que tu saches que j’ai toujours été fier de toi et que je le resterai quoi
qu’il arrive…

Ton père qui t’aime. »


Quand j’étais encore un enfant, mon objet le plus précieux était une
mappemonde que mon grand-père Thomas m’avait offerte. Elle était en équilibre
sur ma table de chevet et chaque soir avant de m’endormir, je faisais tourner le
globe sur son axe et posais mon doigt au hasard. Cela avait été ma première
approche du monde extérieur. Le petit garçon que j’étais, pensait que tous ces
continents lointains étaient à portée de main. Les zones peu peuplées étaient
pour moi remplies de monstres imaginaires et de créatures aussi féroces
qu’étranges. J’ai cherché pendant mes plus jeunes années, le pays où vivaient les
morts. J’étais persuadé qu’ils n’habitaient pas dans les cieux, mais quelque part
entre les océans, les chaînes de montagnes et les vastes déserts, et que la terre
ferme de nos chers disparus s’étendait sur des milliers de miles de pentes
abruptement coupées par des vallées profondes où les hauts sommets touchaient
le ciel. J’avais ma propre idée de ce monde, ma propre description et j’imaginais
assez facilement quelle vie agréable nous attendait dans ce royaume invisible.

Une nuit, j’avais été réveillé par le grincement de ma mappemonde. Elle
tournait si vite que j’avais l’impression que tous les pays et continents finissaient
par se mélanger. Bien qu’avant d’aller dormir, mon père eût allumé le chauffage,
je frissonnais terriblement. Le clair de lune éclairait passablement ma chambre,
mais cela ne me dérangeait pas plus que cela, je n’avais pas peur de l’obscurité
complète, ni même du noir. Au bout de quelques secondes, la mappemonde
s’était brusquement arrêtée, comme si quelqu’un avait posé ses mains dessus. Il
n’y avait pas de vent, et personne d’autre, hormis mon Labrador Jack qui
dormait d’un sommeil profond. J’avais une sérieuse inquiétude, et je cherchais à
comprendre pourquoi elle s’était subitement mise à tourner avant de s’arrêter.
Fronçant les sourcils, j’étais sorti du lit pour m’assurer que la fenêtre était bien
fermée. À ce moment-là, j’ai senti une présence, de celle qui effraye les petits
enfants. Un homme d’une trentaine d’années se tenait droit devant moi, il avait
des cernes sous les yeux qui ressemblaient à des ecchymoses bleues, et une
pâleur livide couvrait son visage. J’avais lutté contre l’envie de fuir, mais je
n’osais pas le quitter des yeux. J’étais persuadé qu’il en profiterait pour me
maltraiter. Il y avait tellement de colère en lui, que cela le rendait encore plus
diabolique. Je ne pouvais rien faire, j’avais l’impression d’être subitement
paralysé. Je m’étais même uriné dessus, et j’avais pleuré de honte parce que je
me sentais sale et stupide. À cet instant, le comportement de cet inconnu avait
complètement changé. Les traits de son visage s’étaient particulièrement
adoucis. Comme s’il prenait conscience du mal qu’il provoquait. Quelques
secondes après ce changement, il disparaissait sous mes yeux écarquillés. Après
cette nuit, je ne l’avais plus jamais revu, mais d’autres, comme lui, venaient
régulièrement me rendre visite, et tous, avaient cette même colère dans le regard.
La première fois que j’en avais parlé à mon père, j’avais vu ses yeux se remplir
de larmes. Il m’avait aussitôt répondu qu’il fallait apprendre à me montrer
courageux. Parce qu’il n’y avait rien à faire, absolument rien, pour les empêcher
de m’approcher. Et que cela faisait partie de mon destin. La seule chose qui
m’avait rassuré dans sa réponse, c’était cette phrase « ils ne peuvent pas te
toucher, ni te faire du mal, Wilson. Si tu ne veux pas les voir, ferme les yeux. »
Alors, j’avais repoussé ma peur et m’étais concentré sur ce que je voyais autour
de moi en me répétant ses mots dans ma tête. J’avais très vite compris, en
observant ces esprits que mon père disait perdus, qu’il n’y avait pas de continent,
ni même de pays pour ces fantômes sur notre terre… parce qu’ils étaient partout.
Et qu’ils ne pouvaient trouver la paix, qu’en quittant cet univers.

Lorsque je partais dormir chez mon grand-père, il venait me visiter plusieurs
fois dans la nuit pour s’assurer que tout allait bien. J’avais pensé qu’il était au
courant de mon infortune. De tous ces terribles visages qui se penchaient au-
dessus de mon lit avec haine, comme s’ils me tenaient pour responsable du
malheur qui les avait frappés. Je me souvenais clairement des yeux bleus de mon
grand-père, Thomas, quand il s’asseyait à côté de moi pour narrer ses voyages,
ses découvertes archéologiques, et les récits héroïques de nos glorieux
précurseurs. Il ressemblait à un oiseau libre, qui ouvrait ses bras dans toute leur
extension comme s’il déployait ses ailes pour prendre son envol. Avec des
parents et aïeuls archéologues et antiquaires, je ne pouvais qu’aimer les histoires,
et les siennes me transportaient dans de vastes contrées imaginaires. Il
représentait à mes yeux, l’image vivante et mémorable de mon enfance. J’aimais
l’odeur de sa vieillesse, de ses encyclopédies usées et de ses archives jaunies.
Avec le recul, je compris des années plus tard, beaucoup de choses dans le
comportement de Thomas Grant. Et pourquoi les yeux de mon père s’étaient
remplis de larmes le soir où je lui avais parlé de ces fantômes. Mes souffrances
avaient jadis été celles de mon père. Enfant, il avait connu les mêmes peurs, et
avait été visité autant de fois que ce que j’ai pu l’être. Contrairement à lui, je
n’avais jamais réussi à maîtriser mon appréhension. Et même si le jour,
j’essayais de paraître heureux, j’étais tétanisé à l’idée que la nuit arrivât.
Aujourd’hui, et en ce sens, peu de choses avaient changé. Depuis la visite de
mon premier revenant, j’avais cessé de dormir dans l’obscurité la plus complète,
et si je tirais les rideaux, je n’oubliais jamais de laisser ma lampe de chevet
allumée.
22
La sortie

J’avais tiré ma révérence à quelques patients dont j’avais amélioré l’ordinaire,
en leur racontant quelques histoires abracadabrantes. La plupart d’entre eux
étaient en bonne santé, mais la solitude avait accompli son travail. Je m’étais
réveillé à l’aube, comptant les minutes avant mon départ. Deux heures plus tard,
j’étais confortablement installé dans ce fiacre. N’ayant rien d’autre pour me
distraire, je parcourais des yeux l’horizon hachuré d’anciens édifices, en
écoutant le murmure d’une brise de printemps à peine perceptible. J’entendais
mon chauffeur marmonner dans sa barbe, quelque chose qui ressemblait à un
vieux chant irlandais. Parfois il s’interrompait pour crier contre quelques piétons
imprudents, avant de se reprendre avec une formule de politesse. Je me sentais
serein, calme, bien que tout cela me semblât bien irréel. Ma sortie prématurée
n’était pas prévue au programme de l’ambitieux docteur Roberts Martin, mais
j’avais fini par le convaincre de me laisser partir. Je m’attendais à entendre mes
amis me faire part de leur mécontentement. J’arrivais même à entrevoir les mises
en garde de chacun et leurs prêches ennuyeux.

Depuis la lecture de cette lettre je n’étais pas épargné par les cauchemars. Ils
semblaient me poursuivre comme un remords. Même s’ils finissaient par perdre
de leur acuité horrifiante, ils ne cessaient de m’obséder. Beaucoup de souvenirs
enterrés de mon passé avaient resurgi, des souvenirs s’étendant depuis l’enfance,
à ceci près qu’il y manquait les parfums de ma jeunesse. Comme un puzzle
énigmatique et psychologique, je tentai désespérément de reconstituer l’histoire
de ma famille. La perspective de fouiller dans les recoins inconnus et obscurs de
ma mémoire, me fit presque peur. À ce moment d’intense réflexion, la voiture
s’arrêta net à quelques pieds du portail.
— Vous voilà arrivé, Monsieur Grant ! s’écria l’Irlandais en sautant de son
perchoir pour m’ouvrir la portière. Je vais porter votre valise, si vous le
permettez.
— Je me sens suffisamment de force pour le faire, mon ami. Vous êtes déjà
bien aimable de m’avoir amené jusqu’ici, répondis-je en le payant
généreusement.
— Je n’ai donc plus qu’à vous souhaiter un prompt rétablissement, Monsieur
Grant, et au plaisir de vous revoir.
— À bientôt, lançai-je en levant le bras.

Je restai un temps à regarder sa voiture s’enfoncer dans la végétation
environnante, avant de me retourner vers la demeure. Je me figeai devant le
portail, imposant par sa dimension et son histoire, comme une souris face à un
chat. En remontant l’allée d’ormes vers le portique à colonnes, je vis, sous le
chêne centenaire, la silhouette allongée du cadet et son visage étonné. À présent,
il affichait une autre expression, quelque chose qui ressemblait à de l’inquiétude.
— Vous ne devriez pas être ici ?lança-t-il en guise d’accueil. Vous êtes sorti de
l’hôpital sans permission, je suppose.
— J’ai toujours su que vous étiez un homme fort intelligent, Killian.
— Je vois que vous l’avez enfin compris, reprit-il en souriant. Vous auriez dû
m’avertir, je serais venu vous chercher avec Shin.
— Ne prenez pas cet air désappointé. Je voulais tous vous surprendre.
— Vous n’êtes pas raisonnable, Wilson !
— C’est exactement ce qu’a dit mon médecin après m’avoir jeté un regard
résigné ! Ce cher Martin m’a donné des instructions formelles. S’imaginant sans
doute que je les respecterais au pied de la lettre. Cependant, je lui suis
reconnaissant de m’avoir soulagé des douleurs dans la poitrine, et de celles
ressenties dans toutes mes articulations même les plus microscopiques.
— Vous avez eu beaucoup de chance ! Faites au moins l’effort de vous
soumettre à son traitement.
— Ces médicaments me plongent dans la déprime. Dès que j’absorbe ces
pilules, je n’ai plus goût à rien. Dans cette chambre d’hôpital, je m’ennuyais à
parler tout seul, le soir, et j’étais incapable de tenir debout.
— Vous dites avoir connu l’ennui ? Malgré la visite de vos plus ardentes
admiratrices ? Ne me faites pas croire que vous n’avez pas apprécié cette
notoriété.
— Je vous assure que j’avais pourtant tout fait pour ne pas être reconnu !
— C’est étrange, mais je n’arrive pas à vous accorder du crédit sur ce point.
Cela dit, je suis heureux de vous revoir. Entrons, et fêtons votre retour comme il
se doit ! suggéra-t-il en se hissant dans son fauteuil roulant.
— Il n’est pas un peu tôt pour boire de l’alcool ?
— Vous devriez poser cette question à Philip et Beverly, répliqua-t-il d’un air
amusé.

*

Il n’y a rien de mieux dans la vie, après une absence, qu’un accueil
chaleureux. En me voyant, Sara s’était tout simplement accrochée à mon cou et
il avait été très difficile de m’en défaire. L’excitation ressentie en sortant de cet
hôpital, n’était en rien comparable à celle de mon retour aux Ombres. Après un
dîner copieux, nous avons pris place sous la terrasse ombragée, afin de profiter
de ce bel après-midi ensoleillé. Nous avons discuté et ri à gorge déployée,
malgré le fait que Beverly et Philip dormaient, un peu plus loin, dans la
balancelle. Je regardai avec une curiosité non dissimulée l’aîné, en me disant
qu’il avait certainement beaucoup de choses à me communiquer.
— Vous sentez-vous mieux en notre présence ? me demanda-t-il.
— Oh que oui ! Mais je crains d’avoir une mauvaise nouvelle à vous
annoncer. Je vais reprendre ma place et vous confirmer que je reste un
Observateur irremplaçable. Parce que je suis quelqu’un de réaliste, sceptique, et
pragmatique !murmurai-je pour ne pas être entendu.
— Je n’ai aucun doute à ce sujet. Et à vrai dire, je commençais sérieusement à
m’ennuyer. Cependant, vous ne partirez en mission que dans quelques jours, et
ce n’est pas négociable.
— Parfait, dans ce cas réservez-moi un emplacement au cimetière ! L’inaction
me tue, vous voulez ma mort ?
— Rassurez-vous, vous n’aurez pas le temps de vous languir. Vous m’aviez
promis une chose, et vous devez tenir parole, Wilson.
— Mais enfin, de quoi parlez-vous ?
— De ce voyage en Louisiane. Plus rien à présent ne vous empêche de partir à
Jefferson avec Sara. Et de mon côté, je ferai le nécessaire concernant cette
investigation, à Romney Marsh.
Je n’eus besoin que de quelques secondes pour rendre ma réponse.
— Voilà qui est plutôt convaincant. J’étais persuadé que vous alliez remettre
ce séjour à plus tard. Demain, je m’occuperai de tout cela.

Je n’eus pas le temps de dire autre chose, parce que nous fûmes littéralement
noyés par les voix joviales de Beverly et Philip. Ils s’étaient bien trouvés, ces
deux-là ! Toujours de bonne humeur avec une histoire drôle à raconter. Ils étaient
devenus inséparables, comme s’ils se connaissaient depuis de longues années.
Rien ne pouvait plus me ravir que de voir mon ami enjoué. En fin de soirée, la
plupart des convives avaient regagné leur chambre. Je m’installai sur un fauteuil
et ouvris mon livre pour poursuivre ma lecture. Le comportement de Duncan
était inhabituel, il paraissait subitement nerveux et inquiet, alors qu’il s’apprêtait
à partir en mission.
— Quand comptez-vous me dire ce qui vous tarabuste autant, Duncan ?
— Lorsque je vous demanderai en mariage, je vous promets de tout vous
expliquer.
— Cessez de plaisanter ! Je suis très sérieux.
— Vous voulez savoir si j’ai rencontré miss Wayne ? Eh bien, oui. Mais, je
n’ai pas vu mon fils. J’ai été plus que naïf de croire qu’elle me le présenterait…
Il saisit un crayon, obéissant à son inspiration et commença à griffonner dans
son fameux manuscrit secret, sans rien ajouter.
— Vous devez vous montrer patient et lui laisser du temps.
— C’est exactement ce qu’elle a dit. Si tout va bien, si elle ne change pas
d’avis, samedi prochain, je pourrai m’entretenir avec lui. Mais, je ne sais quoi lui
raconter…
— Je suis certain que vous trouverez les bons mots.
— Quand vous avez vu Atasie pour la seconde fois, comment l’avez-vous
trouvée ? demanda-t-il avec un certain intérêt.
— Miss Wayne a un physique qui ne laisse pas les hommes indifférents. Mais
pourquoi cette question ? Qu’est-ce qui vous arrive ?Seriez-vous encore
amoureux d’elle ?
Pour toute réponse il serra les mâchoires avec un faible sourire, en tenant dans
sa main gauche une photographie. Il prit une grande inspiration, en sachant que
j’attendais toujours sa réponse. Malheureusement, je me heurtais toujours au
même mur, il n’était pas prêt à s’engager dans ce genre de conversation.
— La pièce est faiblement éclairée par la lumière de quelques lampes, mais il
m’est assez facile de reconnaître le petit Aidan. Comment se fait-il que vous
ayez cette photo ?
— Elle ne me l’aurait jamais donné, alors je me suis servi.
— Vous êtes assez intelligent pour savoir que ce n’était pas une bonne idée.
Miss Wayne remarque tout, croyez-moi, elle ne passera pas cela sous silence.
— Vous semblez si bien la connaître, que cela en devient suspect. D’ailleurs,
combien de fois lui avez-vous rendu visite ?
— Est-ce de la jalousie ou de la méfiance, Duncan ? Comment dois-je
interpréter cette question ?
Incapable de répondre, il hocha simplement la tête. Je devinai qu’il n’y avait
rien de plus à demander, dans la mesure où il était très occupé par l’écriture.
Après de longues minutes de silence, durant lesquelles chacun de nous était
perdu dans ses pensées, il reprit brusquement la parole, comme si soudainement
quelque chose lui revenait en mémoire.
— Je ne désire ni entrer dans votre vie ni envahir votre espace personnel,
Wilson, cependant, je m’interroge sur cette lettre. Que contenait-elle de si
troublant, pour provoquer un arrêt cardiaque ! ?
— Savez-vous ce que je réponds d’habitude aux petits curieux ?Si je ne me
souviens de rien, c’est qu’il n’y avait rien d’important.
— Vous avez le droit de ne rien vouloir dire, mais il serait beaucoup plus
honnête de m’informer de certaines choses.
— C’est inexplicable, vous ne comprendriez pas.
— C’est stupide de votre part de fermer toute communication. Essayez quand
même !

S’il s’attendait à d’autres révélations inattendues, alors il allait être servi. Je


profitai de ce moment pour lui confier cette lettre et ainsi rendre certains de mes
soucis, plus compréhensibles. Il régnait un silence assez désagréable et
particulièrement tendu. A cet instant, je me disais que ce n’était pas d’un guide
dont j’avais besoin, mais d’une armée, dans la mesure où chaque fois qu’il
relevait la tête, il me fusillait du regard.

— Bon sang, pourquoi avoir attendu si longtemps avant de m’en faire part ?
— Vous n’étiez jamais seul, je ne pouvais en parler devant les autres !
— C’est faux ! Vous n’aviez pas l’intention de m’avertir de ce danger. Et je
veux en connaître la raison ! Je croyais sincèrement que je pouvais vous faire
confiance, mais il semble que ce ne soit pas le cas.
Jamais auparavant, il ne s’était permis de me répondre ainsi. Je sentis mon
cœur se serrer et se mettre à battre la chamade de manière incontrôlée. Il me
tardait de regagner ma chambre, mais avant, j’avais besoin de me justifier.
— Bien sûr, j’aurais dû vous l’expliquer ! Mais depuis des jours, je cherche à
déchiffrer mon passé, parce que j’ignore qui je suis et quel est mon véritable rôle
sur cette terre. Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouvent ces Messagers, ni
qui ils sont. En fait, je ne sais absolument rien d’eux. Je ne pouvais pas en parler
avant de tout remettre en ordre dans ma tête. Comment pouvez-vous ne pas
comprendre cela ? Il n’y a aucune autre raison à mon silence. Et vous me
bondissez dessus en mettant mon honnêteté en doute ! Je vais mettre un terme à
cette discussion, parce que je ne me sens pas au mieux de ma forme. Malgré
tout, je vous souhaite, une bonne nuit !
— Attendez, ne partez pas, je vous en prie ! reprenez place, lança-t-il d’une
voix étranglée. Je regrette… ce n’est pas ce que je voulais dire. J’ai mauvais
caractère en ce moment, et au dire de mon frère, je suis plutôt énervant et
insupportable. Je vais donc essayer d’y remédier. Je ne vous le promets pas à
cent pour cent, mais je ferai de mon mieux.
Je ne doutai pas de la franchise de ses propos. Et tandis qu’il relisait cette
lettre, je repris ma place. Il resta silencieux pendant un long moment, le visage
concentré, en se frottant nerveusement la nuque.
— J’ai entendu parler de ces Messagers, il y a très longtemps, confia-t-il en
soufflant. Mon grand-père m’avait narré une légende les concernant. Il n’en avait
jamais rencontré et ignorait ce à quoi ils ressemblaient, mais il savait qu’ils
terrifiaient de pauvres gens.
— Vraiment ? ! Vous commencez à m’inquiéter… Et que racontait cette
histoire ?
— Ce n’est pas un joli conte de fées avec une belle princesse attendant un
prince qui arrivera tôt ou tard. C’est bien plus effrayant…Ce récit pourrait être
considéré comme délirant, mais au fond il ne l’est pas. On racontait qu’à une
époque très reculée, dans la forêt d’Old House, en Virginie, personne n’osait
marcher sous les arbres aux branches noueuses qui se déployaient en forme de
berceau. Parce qu’elles abritaient un nid, où sommeillait une créature venue des
enfers. Le folklore local lui avait donné le surnom de « détrousseur d’Âme »
pour une raison évidente, oubliant le nom originel qui était « Messager ». Après
chaque pluie torrentielle, du nid suintait un filet d’eau bleutée qui inoculait une
malédiction. Malheureusement, certains négligeaient la mise en garde qui
recommandait de ne pas se promener sous ces arbres. La créature tourmentait sa
proie en envahissant son esprit de visions cauchemardesques, et ensuite, elle
rampait sur son corps en l’écrasant de tout son poids. Après avoir infligé cette
torture tant physique que morale, le détrousseur d’âme réclamait, comme son
surnom l’indique, une précieuse offrande. Si au bout de deux semaines, il n’avait
toujours rien obtenu, il revenait le quinzième jour pour emporter sa victime dans
son nid, afin de la dévorer vivante. On racontait que cette…chose, finissait
immuablement par récolter l’âme du défunt. Je n’ai jamais oublié cette histoire,
Wilson, c’est dire comme elle a marqué le jeune garçon que j’étais.
— Il est dommage que je ne puisse plus grimper à un arbre pour faire mon
nid, je vous aurais choisi comme proie ! Comment peut-on être si naïf et
intelligent à la fois ?répliquai-je avec humour. Vous imaginiez vraiment que
j’allais croire à cette fable ?
Son rire fut si spontané et communicatif, que je ne pus contenir le mien plus
longtemps.
— Vous êtes pourtant resté un long moment dubitatif ! Et ne me dites pas le
contraire, on pouvait lire en vous comme dans un livre ouvert. Si vous aviez pu
voir votre tête !
— Je reconnais, qu’au début votre récit tenait bien la route, mais le virage lui
a été fatal : la victime dévorée vivante dans son nid, ainsi que d’autres détails
m’ont évidemment rappelé une vieille légende allemande.
— Admettez-le, je suis un narrateur doué !
— Effectivement, et j’avoue que ce n’est pas sans me déplaire. Vous êtes
devenu un conteur hors pair, depuis que vous me fréquentez !
23
Bienvenue en Louisiane

Par endroits, le soleil se déversait dans l’épais feuillage des chênes Quercus
virginiana, projetant de longues ombres apaisantes. Tandis que je regardais mon
reflet s’obscurcir dans la vitre, la voiture s’arrêta net, devant une modeste
maison de deux étages dont toutes les fenêtres étaient ouvertes à tous les vents.
En posant mes talons sur le marchepied, j’arrêtai mon regard sous le porche, ou
une large pancarte de bois énonçait « Ici vous pouvez acheter : chèvres, poulets,
bougies, croix de protection…Tout pour vos rituels ! »Immédiatement, je sentis
l’atmosphère m’imprégner de certaines traditions créoles de Louisiane. La
maisonnée où nous devions nous rendre était entourée d’une clôture blanche
suffisamment basse pour être enjambée. Sur la pelouse jaunie par la sécheresse,
et au milieu de laquelle se dressait un cyprès chauve, déambulaient librement des
poules et des moutons. D’après Gavin, notre chauffeur originaire de la région, il
n’aurait pas été possible de venir ici quelques jours auparavant. La dernière
tempête avait causé des dégâts non seulement naturels, mais aussi humains. Les
maisons étaient encore debout, mais ne possédaient plus leur apparence
convenable. Des morceaux de planches déchiquetées, des arbres brisés et
déracinés, gisaient de-ci, de-là. C’était un spectacle navrant.

Un peu plus loin, la rue bourdonnait d’animations, des enfants près de la voie
ferrée riaient en lançant des cailloux sur des boîtes de métal. Debout sous le
perron, une jeune femme tenant un bébé braillard nous regardait de haut en bas.
Puis elle entra dans sa maison, en claquant la porte aussi loin que les vieilles
charnières rouillées le permettaient. Je m’avançai auprès d’une gamine au teint
foncé et aux cheveux emmêlés, qui jouait avec ses copines à« colin-maillard »,
pour obtenir un petit renseignement. Au moment où je m’apprêtais à ouvrir la
bouche, une dame de mon âge et portant un foulard de madras autour de la tête
surgit devant nous en hurlant comme une poissonnière.
— Reviens tout de suite à la maison, Stessy !
Tandis que la petite s’empressait de venir à elle, un train de marchandises
passa non loin de là dans un vacarme assourdissant. Il expira des nuages de
fumée noire qui se dispersaient dans l’atmosphère et qui finissaient par nous
incommoder. Un homme de carrure imposante, pieds nus, et vêtu d’une salopette
bleue, sortit soudainement de derrière un arbre au bord de la route. Il resta un
long moment sans bouger en observant Sara de manière intense, comme si un
fantôme de son passé réapparaissait subitement. Dans sa main droite, il tenait
une hache et dans l’autre une scie. Ce qui n’avait rien de rassurant. D’une
démarche lente et lourde que l’on reconnaît chez les gens du Sud, il s’approcha
puis s’arrêta à cinq pieds de nous. Il avait un visage doux, les traits d’une vie
usée par le labeur et la vieillesse. Nous l’avons salué, mais il semblait plus
préoccupé par un panneau endommagé qui gisait au sol que par notre présence.
Sans prononcer le moindre mot, il s’en retourna.
— Je ne veux pas vous inquiéter, Sara, mais j’ai l’impression que nous ne
sommes pas les bienvenus ici.
— Oui, j’avais remarqué. Mais merci de m’en avoir informée.
Au bout de quelques secondes, une vieille dame sortit sous le porche de la
maison dans laquelle nous avions l’intention de nous rendre. D’après notre
chauffeur, il s’agissait de la famille Mandine, celle que nous recherchions. Cette
femme devait avoir plus de quatre-vingt-dix ans, oh oui ! Facilement. Elle
s’arrêta au bord des escaliers et s’adressa à nous en criant :
— Howard est un grand solitaire, il n’aime pas la compagnie et déteste les
gens de la ville. Cela dit, il est très respecté dans le coin.
Alors que nous avancions vers elle, j’aidai Sara à monter les quelques
marches en piteux état.
— Il semble être très doué dans le maniement des outils, discutai-je.
— Malheureusement, il n’est pas aussi efficace qu’il ne le paraît au premier
coup d’œil ! Croyez-moi, Howard n’a jamais fait d’étincelles. Alors, chers
étrangers, qu’est-ce qui vous amène à Jefferson ? demanda-t-elle en posant les
mains sur ses hanches.
— Bonjour madame, je me présente, Sara Layne, et voici mon ami Wilson
Grant. Nous avons fait un long chemin pour venir jusqu’ici, et maintenant, je ne
sais plus par où commencer…
— Eh bien, jeune fille, suivez-moi à l’intérieur, je vais vous servir un petit
quelque chose pour vous rafraîchir.
Nous nous laissâmes guider jusqu’à la cuisine, où elle nous proposa de
prendre place autour d’une table chargée de maïs en épi et de patates épluchées.
Il y avait une forte odeur d’épices, un mélange d’arômes torréfiés, et une autre
chose plus désagréable : un effluve de poisson pourri qui semblait me coller aux
narines. À l’exception de quelques mouches et araignées, personne ne
souhaiterait vivre dans un tel endroit. La femme au madras, assise juste en face
de nous, coupa la tête d’un poulet garrotté par de petits liens avec un énorme
couteau de boucher. Tandis que la volaille se débattait en se vidant de son sang,
elle nous jeta un regard menaçant. À ce moment-là, il m’était difficile de ne pas
laisser libre cours à mon inspiration. Dans cette région où l’on pratique des
rituels, incluant le sacrifice d’animaux, comme le vaudou, il faudrait faire preuve
de beaucoup d’imagination pour espérer transformer cette scène en une
chronique d’horreur.

— Tu peux poser toutes les questions que tu veux, ma petite, reprit la vieille
dame, mais d’abord, buvez ça !
J’essayai de trouver une excuse polie pour éviter d’avaler ce breuvage
douteux. Et en observant la tête de Sara, je me dis qu’elle songeait sûrement à la
même chose.
— Je vous remercie de cette attention, répondis-je, mais je suis allergique à
certains aliments, de quoi s’agit-il exactement ?
Elle éclata de rire à n’en plus finir. Et, sans cesser de s’amuser à nos dépens,
elle ajouta :
— N’ayez crainte, je n’ai pas l’intention de vous empoisonner, ce n’est rien
d’autre qu’une citronnade locale. Sachez que dans le coin, on ne refuse jamais de
boire ce qui est offert, un refus peut très vite être mal interprété.
Après cette mise en garde qui nous incitait à vider nos verres, elle s’installa
près de nous et relança la discussion.
— Toutes sortes de gens débarquent ici pour régler leurs problèmes quotidiens
en faisant appel à la puissance des esprits invisibles. Mais mon petit doigt me dit
que vous n’êtes pas à Jefferson pour rencontrer un sorcier vaudou ! Alors ? Pour
quelle raison, deux personnes arrivant de je ne sais où, viennent se perdre chez
moi ?
Je me tournai vers Sara, quelque peu perturbée, au point de ne plus pouvoir
prononcer le moindre mot, ce qui semblait plutôt rare connaissant son
enthousiasme. Je pensai qu’elle commençait à ressentir toute la fragilité de la
situation. Je pris donc l’initiative de questionner la vieille dame. Quelques
minutes plus tard, après m’avoir écouté attentivement, elle observa Sara avec
beaucoup de tendresse. Dans un geste affectueux, elle posa sa main sur la sienne.
La femme au madras se leva brusquement de table, nous regarda en fronçant
sévèrement le sourcil, et sortit de la maison avec un panier vide sous le bras.
— Si cette histoire est vraiment la tienne, alors tu es bien notre petite Sara
Mandine. Je suis ta grand-mère, et tous mes petits-enfants m’appellent Martha.
Je m’étais résolue à ne plus jamais revoir le sourire de ma fille ni à entendre sa
voix. Mais quand je te vois, aussi belle que ta mère pouvait l’être, je me dis qu’il
y a de toute évidence un bon Dieu ! Ta maman, Missy, était l’aînée de mes trois
enfants et sans aucun doute la plus intelligente. Celle qui vient de sortir, c’est ta
tante, Aretha. Ma plus jeune fille est morte, il y a plus de quinze ans. La
malheureuse a été emportée par la tuberculose.
— Je suis désolée, Martha. Vraiment. Mais dites-moi, où sont enterrés mes
parents ?
— À l’automne de l’année 1889, presque toute la Nouvelle-Orléans a été
tourmentée par de violents ouragans. Et le cimetière où reposait la dépouille de
Missy n’a pas été épargné par les effets dévastateurs des inondations.
— Auriez-vous des photos ou des souvenirs se rapportant à elle ? Ou à mon
père ?
— Tout ce qui la concerne est enfermé dans un coin de ma tête. C’est un
endroit, dans lequel je ne laisse d’ordinaire personne entrer. J’ai beaucoup de
choses à te raconter à son sujet, puisque je ne l’ai pas oubliée. Tu devras être
forte ma petite, car certaines révélations te feront terriblement mal.
L’atmosphère dans la maison était tendue, dans la mesure où Howard et sa
femme Aretha se tenaient à présent debout derrière nous, écoutant les moindres
articulations de Martha. Chaque fois que mes yeux se posaient sur leur visage, je
pouvais déceler une certaine frustration. S’éclaircissant modérément la gorge, la
tante regagna sa place en s’incrustant dans la discussion.
— Ma sœur était une esclave qui a eu la chance d’être libérée de ses chaînes
avant nous. Et nous savons tous comment Missy s’en est délivrée. Si tu as le
teint miel, c’est bien pour une raison, Sara. Dans tes veines coule autant de sang
africain que de sang britannique. Et c’est pourquoi, beaucoup ont détesté ta
mère.
— J’étais également très en colère contre ma fille, poursuivit Martha, mais
après la découverte de son cadavre, je lui ai tout pardonné…
— Ma sœur a jeté la honte sur toute notre famille et nos racines, reprit la tante.
Et depuis, elle nous tourmente. Ta présence, aujourd’hui, ne fait que confirmer
mes allégations ! grommela-t-elle, avant de se servir un café que je n’aurais pas
aimé boire non plus.
— Ne sois pas si méchante avec ta nièce ! Comme je le disais, ma petite, il y a
beaucoup de rancœur dans cette famille vis-à-vis de ta maman. La principale
raison, c’est que les Africains détestent ces femmes qui couchent avec les blancs
et qui portent leurs enfants.

Je ne fus pas étonné par ses propos. Ce genre de comportement se répétait
assez souvent, les peaux claires fustigeaient les noirs, et les peaux foncées
avaient une piètre estime des blancs. L’esclavage était si ancré dans leurs veines,
que beaucoup d’entre eux s’imaginaient qu’il persisterait de génération en
génération. Martha reprit son souffle et repartit de plus belle :
— Le jour où tu es venue au monde, personne n’a voulu couper ton cordon
ombilical, car tous pensaient que ton sang était impur. Les mulâtres n’étaient pas
appréciés dans notre communauté. Et beaucoup les méprisaient. J’ai agi comme
il fallait pour te protéger de la méchanceté de certains, lâcha-t-elle en se tournant
vers sa fille. La vie à la maison était devenue insupportable, pour ta maman
surtout, parce que finalement, cet homme n’avait pas assuré son devoir de père.
Ta mère avait un bon camarade, Daudi. C’était un gentil garçon, qui voulait
racheter son honneur en l’épousant. Mais elle a décliné sa demande. Elle a
toujours pensé que ton papa viendrait, un jour, la soustraire de la misère. Mais
les mois passant, il n’est jamais revenu. Alors, elle a commencé à sombrer dans
la folie, à boire et à sortir dans des endroits malfamés. Parfois, elle ne rentrait
qu’au bout de deux ou trois jours. Les mauvaises langues disaient qu’elle
« chauffait » le lit des blancs. J’étais très malheureuse et inquiète, parce qu’elle
ne se préoccupait plus de toi. Avec la maladie de ton grand-père et les corvées
ménagères, il m’était impossible de m’occuper de toi. Je ne cherche pas à me
justifier, mais je n’ai pas eu la vie facile, petite. Un jour, Missy a pris toutes ses
affaires et a quitté la maison en t’emmenant avec elle. Je n’ai jamais plus eu de
nouvelle, ni d’elle ni de toi. J’avais vraiment espéré que ton père vienne te
récupérer, parce qu’avec elle, tu étais en danger. Elle se faisait beaucoup
d’ennemis parmi les blancs et cultivait la haine. C’est sûrement ce qui l’a tuée.
— Vous savez qui était cet homme, son identité ?
— Je ne connaissais pas son nom, je ne l’ai aperçu que quatre ou cinq fois.
Missy ne s’exprimait jamais à son sujet, tout ce qui entourait cet amoureux était
mystère. Cela dit, c’était un beau gars, un peu comme vous, monsieur Grant, il
parlait comme un dictionnaire, avait de grands yeux bleus, des cheveux cendrés
et était élégamment vêtu. Il ne passait pas inaperçu dans le coin !
— Ton père ne faisait que prendre du bon temps avec ta mère, il n’avait aucun
projet d’avenir avec elle. Je l’avais prévenue, et ce, plus d’une fois. Mais elle
n’avait rien voulu entendre. Missy avait bien cherché ce qui lui était arrivé.
D’ailleurs, on pourrait penser que l’histoire se répète, en vous voyant tous les
deux, lança Aretha en se levant de table. Ne dit-on pas chez vous, « telle mère,
telle fille » ?
La discussion venait de s’ouvrir sur un sujet douloureux, et prenait des
proportions inattendues. Sara, qui avait écouté les propos de cette femme avec
aigreur, s’efforça malgré tout de garder un sourire de façade.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? lui demandai-je avec agacement. Pour
vous, il est honteux et répréhensible de flirter avec les blancs, mais vous trouvez
normal qu’on puisse donner la mort à votre sœur ? A quoi bon vous défaire des
chaines de l’esclavage, pour vous enchaîner à celle de l’égoïsme ? Tant
d’incohérence vous habite, madame, qu’il me faudrait des jours pour en faire
l’inventaire.
— Vous connaissez maintenant la vérité, alors rentrez chez vous, répondit
Aretha, en aidant sa mère à se relever.
— J’ai besoin de me reposer un peu, marmonna Martha. Revenez nous voir
quand vous voudrez, ça me fera plaisir, prononça-t-elle en sortant de la cuisine
au bras de sa fille.
Après ces quelques mots, Howard nous raccompagna jusqu’à la voiture. Et
contre toute attente, il tendit un gros cahier à Sara qui avait déjà pris place dans
la cabine.
— C’était son mode de communication préféré. Votre mère y écrivait
quotidiennement tout ce qui lui passait par la tête. J’y ai glissé une petite
photographie, la seule que j’avais de Missy. Elle aurait été fière de vous, car
vous êtes devenue ce à quoi elle avait toujours rêvé. Maintenant, rentrez chez
vous, Sara, parce qu’ici, il n’y a rien de bon pour vous, souffla-t-il.
Elle réfléchit un instant sans quitter le journal des yeux.
— Je vous remercie, Howard. Mais, puisque vous dites l’avoir bien connue,
peut-être que ma mère vous a parlé de cet homme ?
— Plus d’une fois, je l’ai même entendue prononcer son prénom, Richard,
mais c’est tout ce que je sais à propos de lui.
— Richard ? répéta-t-elle d’une voix altérée.
— Oui, c’est bien cela, conclut-il en fermant la portière de la voiture derrière
moi.
Sara afficha un profond ahurissement, et moi également. Cette nouvelle était
complètement inattendue. Mais comme plus d’un âne s’appelle Martin, les
Richard pouvaient s’avérer nombreux en Nouvelle-Orléans. Honnêtement,
j’avais quand même un gros doute à ce sujet, parce que dans cette histoire, il y
avait indubitablement des détails suspects qui me ramenaient à lui. Notamment
cette intervention, lors d’une mission d’Observation.

Après avoir remercié ce pauvre Howard, notre chauffeur nous reconduisit en


ville.
— Si vous êtes d’accord, ma chère, demain, à la première heure, nous
prendrons le bateau pour regagner Londres. Cela dit, je regrette sincèrement que
vous ne puissiez voir la tombe de votre mère.
— Peu importe où se trouve sa dépouille, j’ai à présent la certitude qu’elle
repose en paix. Maintenant, partons ! Parce qu’ici, il n’y a jamais eu de place
pour moi.
— Je suppose que vous voulez mettre le nez dans ce journal avant que nous
n’arrivions à l’hôtel ? Et chercher qui est ce Richard…
— J’en connais un, mais…
— Je sais à qui vous pensez. En attendant, écoutez mon raisonnement :ne
vous aventurez pas sur ce terrain glissant, Sara. La déception pourrait être grande
pour vous, mais aussi pour eux. Ils ont une telle estime de leur grand-père, que…
cela risque de créer un conflit dont vous n’avez pas idée. Je vous aiderai dans
vos recherches, mais il faut les mener intelligemment et ne pas éveiller
l’attention des deux frères.
— Vous pensez qu’ils n’accepteraient pas cette éventualité ? Qu’ils en
viendraient à me haïr ?
— Pour être honnête, je n’ai jamais eu de pareilles pensées. Si vous avez
l’intention d’imaginer toutes sortes de bêtises de ce genre, ma chère, il est peut-
être temps d’arrêter. Vous avez pris soin d’eux, comme une mère l’aurait fait.
Jamais ils ne vous détesteront, jamais. Mais, essayez de vous faire une idée de
leur souffrance s’ils venaient à apprendre que ce grand-père respectueux et
bienveillant n’était en réalité, qu’un homme qui avait bien trompé son monde. Je
vous en prie, n’en parlez pas, attendez d’avoir des preuves avant d’agir.
— Je n’avais pas l’intention de le faire, Wilson. Sachez que je ne ferai rien qui
puisse leur nuire. Cela dit, avez-vous déjà rencontré pareille femme que cette
Aretha ?
— Je crois, oui. Une fois, et c’était dans un hôpital psychiatrique. Il serait
juste de dire que votre tante ne pourra jamais se vanter d’avoir ce que vous
avez : un grand esprit.
Elle se mit à rire et ce fut bon de la voir exprimer cet enjouement.
24
Retour à Romney Marsh

Riche en histoires qui se racontent la nuit près du feu, le petit village de
Tintagel situé en haut d’une falaise ventée du littoral rocailleux des Cornouailles
m’évoqua immédiatement l’épopée du roi Arthur et de toutes celles qui y étaient
associées. J’avais visité un nombre considérable de lieux-dits et villes
médiévales de mon Angleterre natale, mais aucun endroit n’avait autant ravi
mon regard. Comme au grand jour où j’y étais venu pour la première fois avec
mon père, les ruines noircies du vieux château continuaient à faire face à toute la
force de l’Atlantique. Le soleil tombait rapidement à l’horizon, provoquant des
couleurs écarlates aux vagues qui s’écrasaient contre le ferry qui nous
transportait. Comme la couronne de ce seigneur breton, la mer scintillait des
dernières lueurs du jour. Notre cabine ne payait pas de mine, mais la vue
compensait largement ces quelques lacunes. Je posai doucement la pointe de ma
plume sur le bord de l’encrier, et me penchai en arrière en étirant mes muscles
endoloris.
Je repoussai la chaise, en jetant un coup d’œil vers Duncan, allongé sur le lit
et lisant son journal.
— Vous avez fini votre chronique, Wilson ?
— Pas vraiment, je reprendrai l’écriture demain. À présent, je vais m’occuper
à faire le ménage dans mes affaires. Dites-moi, étiez-vous obligé de réserver un
circuit touristique des îles Britanniques ?
— Vous vouliez partir pour Romney Marsh sans attendre plus longtemps !
Sachez qu’en cette période de fête, tout était complet. Nous avons la chance
d’avoir une cabine avec deux lits, alors ne vous plaignez pas, cela aurait pu être
pire.
— Je crois surtout que vous aviez envie de revoir la grotte de Merlin, lorsque
la lumière disparaît dans l’obscurité, pour laisser place aux fantômes du passé.
— Contrairement à vous, Wilson, je n’attache pas autant d’importance aux
revenants. Mais il est vrai que j’ai décidé de concilier investigation et plaisir. J’ai
toujours aimé la fougue de l’océan, bien que j’aie failli m’y noyer dans ma
jeunesse. Maintenant, allons prendre un peu l’air.

Prudemment, et en essayant de ne pas trébucher sur les marches glissantes,


nous montâmes sur le pont supérieur pour jouir de la vue panoramique, du
coucher de soleil, et ensuite rejoindre la table du commandant. Je n’ai jamais eu
l’âme d’un matelot, sûrement parce que je n’ai jamais adulé ni l’eau ni les
profondeurs de l’Atlantique. Contrairement à certains, cette épaisse et
inabordable obscurité de velours noir ne m’inspirait aucune poésie, juste une
peur inébranlable des abysses.
— Sara n’est pas au mieux de sa forme, lança-t-il amèrement. Depuis son
retour, elle a cet air inconsolable, et je suis sincèrement inquiet pour elle.
— Tout s’explique. Inutile d’être psychologue pour comprendre à quoi est due
sa tristesse. Elle se pose quelques questions au sujet de ce père inconnu, et elles
sont plutôt légitimes. Sara espérait découvrir dans le journal de sa mère, un
certain nombre de réponses, mais ce qu’elle a lu n’a fait que multiplier ses
doutes.
Il fronça les sourcils pensivement.
— Je commence à regretter certaines vérités. J’aurais dû la laisser dans le
mensonge, plutôt que de la voir autant se torturer. Ne me regardez pas ainsi, je le
pense sérieusement.
— Elle essaie juste de trouver des explications, et rien de plus, Duncan.
— J’ai seulement peur qu’elle s’immisce dans nos secrets de famille.
— Vraiment ? Avez-vous beaucoup de squelettes dans vos placards ?
Il secoua la tête avec embarras et se mit à rire.
— Oh oui… Autant que vous, Wilson ! J’ai compris très tôt que dans la vie il
y a certaines choses qu’il vaut mieux garder secrètes.

Le trajet éprouvant à travers les marais humides arrivait presque à son but. Et
je commençai à pousser quelques soupirs de soulagement en observant la surface
d’un petit étang, qui étincelait de reflets verdâtres et dorés. On entendait par
intermittence, le bruissement du vent dans les roseaux, les gémissements
étranges de quelques bêtes aquatiques, et la forte respiration du cocher qui
semblait beaucoup plus proche de sa fin vie, que de sa fin de course. Trente
minutes plus tard, nous arrivâmes, enfin, à destination, nos visages couverts
d’humidité. Notre chauffeur nous déposa devant la vieille bâtisse et nous
proposa de revenir dans deux heures. Pendant que je le regardais s’éloigner,
Duncan ouvrit la porte d’un coup sec, sans avoir besoin de forcer la serrure. Les
murs de la maison des « six tombes », conservaient d’inquiétants secrets, comme
le suicide d’Oscar Aberline et la disparition de plusieurs familles. Et
aujourd’hui, j’avais dans mon programme l’idée d’en découvrir quelques-uns.
— Maintenant, dites-moi ce que vous comptez faire, Wilson.
— Nous allons entrer et fouiller dans la paperasse des Cutler, et chercher s’il
ne reste pas de vieux documents concernant les anciens occupants. Ensuite, nous
partirons questionner le voisinage. Les voisins ont toujours quelque chose
d’intéressant à raconter.
— Vous avez l’intention de rendre visite à ce voisinage, qui pense que les
âmes des disparus errent dans les marais pour simplement terroriser les
propriétaires qui y vivent paisiblement…
— Il arrive souvent que les gens se souviennent de petits et précieux détails
après coup. Et pour le reste, cela ne me semble pas étrange. Avec tout ce que j’ai
vu, tout ce que j’ai vécu, finalement, plus rien ne me surprend.
— J’ai effectué quelques recherches au sujet de la vie privée du couple
Aberline, commenta-t-il. Et je suis tombé sur une histoire très intéressante.
Marie, l’épouse d’Oscar, racontait comment son mari détournait l’argent d’une
tutelle à son profit. Le plus curieux à propos de cette affaire, est que quatre mois
avant sa mort, elle avait informé sa meilleure amie d’un éventuel divorce.
— C’est exact, d’ailleurs les journaux avaient rapporté une partie de ces
informations.
— Cela ne vous provoque-t-il pas des doutes ?
— J’en ai quelques-uns, mais ils ne prouvent en rien qu’Oscar soit impliqué
dans la disparition de sa compagne. Je pense qu’avec l’arrivée de l’enfant, son
projet de séparation a simplement été retardé. Il nous faudra restaurer quelques
liens manquants. Mais dites-moi, Duncan, je croyais que cette affaire ne vous
intéressait pas ?
— Ce serait trop long à expliquer. Entrons, si vous le voulez bien, je n’ai pas
l’intention de m’éterniser dans cet endroit.
— Aujourd’hui, jour pour jour, cela fait cinq ans que les Cutler ont disparu, je
vais d’abord explorer cette fameuse pièce.
— À l’étage ? Celle dans laquelle vous avez aperçu cet étrange inconnu…
— J’aurais aimé vous y voir ! Il était dans l’obscurité absolue et n’avait rien
de rassurant.
— Nous tombons chaque jour sur des individus farouches, voire
psychopathes, Wilson. Qu’est-ce que cet homme avait de plus ?
— Il y a des moments où vous ne comprenez absolument rien, mon cher. Je
dirais, qu’est-ce qu’il n’avait pas ! Une âme certainement…
— Ne devenez pas désagréable, ou je vous laisse seul au milieu des marais,
lança-t-il en traversant le salon.

La demeure bourgeoise était devenue un vaste champ de décombres, et


paraissait moins impressionnante que lors de notre précédente visite. Je ne
ressentis plus cet étrange malaise et cette oppression dans la poitrine. Des belles
tapisseries que nous avions vues lors de notre observation, il ne restait que de
misérables lambeaux. En regardant par la fenêtre de la salle à manger, je vis se
dessiner une bande de chaumes grisâtres et une végétation arbustive, derrière
lesquelles s’étendaient les marais. L’intérieur de la maison était sale et
désordonné. Des meubles cassés, des journaux jaunis, de vieux vêtements
éparpillés un peu partout, des bouteilles vides, et quelques ordures ménagères
traînaient de-ci, de-là. Sur le côté droit, il y avait une grande cheminée profonde
sous une énorme poutre de chêne. Près de celle-ci, un imposant fauteuil,
recouvert d’un velours rouge poussiéreux, déchiré par endroits, rendait la pièce
un peu plus austère. Alors qu’une faible odeur de bois brûlé s’engouffrait dans
mes narines, de légers scintillements clignotaient faiblement dans l’âtre. Les
cendres étaient encore incandescentes, comme si quelqu’un avait récemment
allumé un feu. Ce qui était particulièrement surprenant, puisque personne n’était
censé vivre ici.
— En apparence, tout semble tranquille. Il est possible que notre esprit
frappeur ce soit absenté pour rechercher le fantôme de sa femme, lança-t-il avec
moquerie.
— N’en riez pas, Duncan. On ne sait jamais…
Les araignées avaient tissé leurs toiles aux angles des murs, et quelques
cafards rampaient jusqu’au plafond. Je resserrai nerveusement mes lèvres, je n’ai
jamais aimé ces petites bêtes. Au moment où nous visitions la cuisine, nous
entendîmes les craquements d’un plancher ainsi que de légers mouvements qui
semblaient provenir de l’étage. Duncan était convaincu que des vagabonds
avaient pris possession des lieux. Il traversa la pièce et alluma la seule bougie
encore utilisable. Comme on ne savait jamais à quoi s’attendre avec eux, nous
avons alors tenté de monter l’escalier en faisant le moins de bruit possible, tout
en regardant autour de nous. Il faisait assez sombre, et Duncan marchait devant,
avec ce modeste éclairage. Dans cette faible lumière, on ne distinguait la
présence de quiconque. Mais à peine avions-nous amorcé la visite du premier
étage, qu’un homme surgit de nulle part nous heurta, avant de rebondir et de
s’enfuir. L’aîné se mit à courir après lui, et finalement l’intercepta à quelques
pieds de la porte d’entrée.

Un très court laps de temps s’écoula avant que je n’arrive en bas. Après avoir
fait face à Duncan qui l’empêchait de sortir, cet individu se tourna vers moi et
me considéra d’un air dur.
— Votre tête ne m’est pas inconnue, répondis-je en le dévisageant de bas en
haut. Qui êtes-vous et que faisiez-vous à l’étage ?
Toujours silencieux, il nous observa d’une manière suspecte. Son visage était
affreusement marqué, il semblait aussi vieux que la charpente de cette maison, et
complètement éloigné de ce monde.
— Que cachez-vous donc sous votre manteau ?demanda l’aîné.
— Rien ! lâcha-t-il hargneusement, comme s’il s’apprêtait à nous mordre.
— Vraiment ? Alors, pour quelle raison vouliez-vous partir… aussi
rapidement ? reprit-il.
— J’ai eu peur ! Maintenant laissez-moi sortir.
— Nous ne sommes pas là pour vous faire du mal, monsieur, commentai-je,
pour détendre un peu l’atmosphère. Nous enquêtons sur la disparition de
nombreuses familles, qui ont habité cette maison. Vous êtes certainement au
courant ?
— Je vis entre le monde des vivants et celui des morts, par conséquent, oui,
rien ne m’échappe…
Au bout d’un moment, j’eus comme un flash. Cela me paraissait impossible,
mais plus je l’observais, et plus j’en étais convaincu.
— Oscar ? Vous êtes Oscar Aberline ? J’ai vu votre portrait à plusieurs
reprises dans les journaux, après votre malheur…
Il secoua la tête, comme s’il essayait de chasser les mots que je prononçais.
Puis, il se recroquevilla près de la porte, comme un enfant reconnu coupable de
mensonges et qui venait d’être battu. Ce malheureux semblait avoir perdu
quelques neurones en plus de sa jeunesse.
— Depuis toutes ces années, les gens vous ont cru mort ! répondit Duncan, en
s’agenouillant à ses côtés.
— Ceux qui l’ont cru sont morts depuis bien longtemps. Ils ne sont que
poussière. Il ne me reste plus rien ni personne à chérir.
— Depuis quand vivez-vous dans la demeure des Cutler ? demanda-t-il.
Il se redressa et aspira bruyamment l’air.
— Ma maison ! lança-t-il en hurlant. J’ai hérité cette maison de mon père.
Tous ces envahisseurs ont tenté de m’encourager à fuir, mais ils l’ont tous
regretté par la suite ! Oh oui ! Croyez-moi.
Je n’avais jamais vu une grimace aussi cynique sur un visage humain. J’étais
persuadé, à cet instant, que ce n’était pas juste une expression, mais son état
naturel. J’aurais beaucoup donné pour découvrir ce qui se cachait derrière tout
cela. Duncan se figea, observant minutieusement notre homme et reconsidérant
ce qu’il savait de lui sous un angle radicalement différent.
— Bon sang ! Qu’avez-vous fait à tous ces gens ? s’enquit-il en se redressant
et en reculant de quelques pas.
Oscar fit une pause pendant un long moment, puis raconta lentement son
histoire, depuis le tout début, sans rien dissimuler. Il n’essayait même pas de le
faire. Pendant quelques minutes, nous l’avions écouté en silence, sans
l’interrompre pour poser d’autres questions. Dans son discours, il n’y avait eu
aucune trace de remords, rien, pas une larme, aucun clignement de paupières.
Durant toutes ces années, il avait pensé qu’il pouvait faire n’importe quoi avec
ces gens, parce que personne ne viendrait le soupçonner, puisqu’il était déjà
mort. Je fus abasourdi par ces propos, car ils mettaient en avant sa méprisante
froideur. Il s’était ouvertement moqué de l’incrédulité de celui qu’il appelait « sa
première victime » : Harry, un homme qui avait eu le malheur de trop lui
ressembler, et qui avait été retrouvé pendu dans l’une des chambres de cette
maison. D’après ses dires, il s’agissait d’un ivrogne qu’il avait rencontré dans
une auberge. Et dire que cet inconnu, avait formellement été identifié par la
police, comme étant Oscar Aberline !
— Mais pourquoi avez-vous assassiné tous ces gens, tous ces enfants…
d’innocentes victimes ? demandai-je avec écœurement.
— Ils n’avaient rien à faire chez moi ! Aujourd’hui, cela n’a plus guère
d’importance, la mort les a tous emportés.
— C’est horrible ! Comment pouvez-vous proférer une telle chose ? réagit
Duncan.
— Tous me croyaient également coupable ! Tout comme les journalistes et ma
famille, ils étaient persuadés que j’avais provoqué la disparition de ma
compagne. Je ne voulais pas finir mon existence dans une cellule de l’une de ces
miteuses prisons.
— Votre raisonnement est absurde. Regardez donc autour de vous !reprit
Duncan en haussant la voix, vous vivez déjà dans une prison, comme un rat,
dans la saleté et au milieu des ordures. Vous avez ôté la vie à de pauvres enfants,
des femmes, la vôtre…
Il resta silencieux pendant un moment, serrant les poings et respirant
lourdement sans cesser d’observer la porte d’entrée.
— Je viens de vous dire, mon garçon, que pour mon épouse, ce n’était qu’un
regrettable accident. Après sa première fausse couche, Marie a connu beaucoup
de dépressions. J’ai fait des efforts considérables pour maintenir mon couple à
flot. Mais elle voulait partir ailleurs, je ne sais où. J’ai toujours été là pour elle.
Cette seconde grossesse, était une vraie bouffée d’oxygène pour notre amour.
Jamais je ne lui aurais fait le moindre mal. C’était un accident !
— Oui j’imagine, rétorquai-je, et c’est sûrement le même genre d’accident qui
a conduit toutes ces personnes vers l’extinction !
— Ne croyez pas que je n’ai pas souffert ! Les jours qui ont suivi le décès de
ma femme ont été pour moi un véritable enfer. J’ai tenté de me suicider mais je
n’y suis pas parvenu. Durant toutes ces années, je n’ai souhaité qu’une chose, la
mort.
— Un véritable enfer ? Surtout pour vos victimes ! ! !rétorqua l’aîné. Vous
n’êtes qu’un malade mental, un pauvre type, un déséquilibré qui n’a pas sa place
dans notre société ! Vous allez finir vos jours en prison et j’espère que vous
aurez une existence extrêmement longue derrière les barreaux !

Avec nervosité, Oscar sortit un poignard de sa poche et se jeta sauvagement


sur lui. Avant qu’il n’eût eu le temps de réagir, ce fou planta son couteau dans la
cage thoracique de mon ami. Malgré sa blessure, Duncan se battait avec toute la
fureur d’un léopard, cet animal qui préfère mourir que d’abandonner le combat.
Je vis la lame s’incliner successivement, de gauche à droite. Hurlant comme un
névropathe, Oscar enfonça à nouveau son poignard à deux ou trois pouces de son
cœur avec une telle violence, que j’en restai paralysé. Il n’y avait pas eu de
drame plus déchirant que celui qui m’atteignait soudainement. Tout allait si vite
que mon esprit embrumé semblait incapable de fonctionner. Duncan s’écroula à
ses pieds dans un gémissement de douleur, tandis qu’Oscar l’observait en
dressant son couteau au- dessus de sa tête. Il devenait impératif de faire quelque
chose immédiatement. Alors j’ai foncé droit sur lui, et par chance son arme lui a
échappé des mains. À présent, je plongeai en avant pour la récupérer. Mais le
vieux bonhomme, avec une force incroyable, m’empoigna le bras et me frappa
avec son poing dans les côtes pour tenter de reprendre son poignard. Je sentis ses
ongles pointus s’enfoncer et lacérer ma peau, c’était extrêmement douloureux.

Chaque seconde dans cette position me rappela combien j’étais faible. Dans
un effort ultime, je réussis à repousser son attaque, et sans même m’en rendre
compte, je lui plantai la lame dans le cou. Ma main se crispa sur le manche, et
dans la confusion, je ne sus plus quoi faire. J’avais perforé sa trachée et son
artère carotide, pas besoin d’une expertise médico-légale pour comprendre cela.
Oscar se vidait de son sang comme le poulet de la tante Aretha. Je regardai une
dernière fois le visage de cet homme se tortillant de douleur, en me convainquant
que mon acte relevait de la légitime défense. Et que d’une certaine manière,
l’invincible loterie du destin s’était retournée contre ce sanguinaire personnage.

Au bord de la nausée, j’essayai de redresser Duncan, mais il étouffait. C’était


comme s’il se noyait dans son sang. Il était dans un état de confusion et
s’agrippait à mon bras en s’agitant. Tout son corps tremblait de convulsions
intérieures. Quand j’ouvris sa chemise, je compris immédiatement que ses
blessures étaient très graves, irréversibles. Saisir ce qu’il murmurait était au-
dessus de mes forces. Tandis que mes yeux se remplissaient de larmes, je pressai
une main sur son cœur, pour tenter d’arrêter l’hémorragie. Mais cela ne servit à
rien, j’étais impuissant à soulager sa douleur. Je l’ai alors enlacé en essayant
désespérément de le rassurer, parce qu’il semblait terrifié. J’aperçus sur son
visage qui pâlissait, une ombre menaçante, celle de la mort. J’étais submergé
d’émotion, mais pas déterminé à le laisser s’en aller ainsi. Je l’implorais de tenir
bon, de s’accrocher à la vie, car il n’avait pas le droit de partir sans se battre.
Lorsque je vis ses paupières se fermer, mon cœur se brisa.

Tout à coup, je sentis une onde de chaleur envahir chacun de mes membres,
comme jamais auparavant. J’avais l’impression que mes veines étaient
alimentées par une énergie étrange et inconnue. Ma peau scintillait comme des
lucioles, et j’avais la sensation de planer dans l’intemporalité absolue, je ne
ressentis plus aucune émotion désagréable. Je me contentai d’observer cet
incroyable et doux flamboiement qui ruisselait à travers mes veines. Au bout de
quelques secondes, tout se dissipa, la lueur, la chaleur et cette paix intérieure.
Tout redevint comme avant, l’abattement regagnait sa place, il était là, et pour un
bon moment. Je sentis une main m’attraper le bras et exercer une légère
pression. De ses grands yeux bleus, il m’observait en m’adressant un signe de
tête qui voulait dire, merci. Avec sa main droite, il passa ses doigts sur son
thorax, puis sur son cœur. Ses profondes blessures avaient complètement
disparu, ce qui semblait irréel compte tenu de leur importance. Il respirait à
pleins poumons sans la moindre gêne, du moins apparente. Avec ses capacités
physiques bien connues, il se redressa, ouvrit la porte et sauta par-dessus la petite
rambarde, avant de tomber à pieds joints sur le sol jonché d’herbe.

J’étais incapable de comprendre ce qui venait de se passer, mais à cet instant,


j’appris deux choses : que rien n’était in extenso perdu et que certaines vies
pouvaient être réparées…
25
Le guérisseur vert

Ma montre affichait onze heures trente. Rapidement, je terminai ma toilette et
enfilai des vêtements propres. Une fois de plus, je n’avais pas le moral et mon
esprit était obscurci par de tristes pensées. Comme je ne voulais pas rester seul
plus longtemps, je sortis de ma chambre avec l’idée d’écrire une chronique en
bonne compagnie. Dans le salon, il n’y avait personne, hormis Beverly qui
s’était endormi sur le fauteuil près de la fenêtre, son journal posé sur les genoux.
Silencieusement, je m’étais installé en face de lui et avais réfléchi à mon destin,
en redressant la tête pour le regarder bien en face. J’avais le sentiment que
l’abîme m’aspirait dans des espaces trop éloignés de la réalité. La maison des six
tombes s’apprêtait à me hanter jusqu’à la fin de mon existence, jusqu’à mon
dernier souffle. Oscar avait fini par oublier sa vie passée et avait vécu comme un
redoutable fantôme. Je n’avais jamais tué personne de cette façon auparavant et
j’aurais aimé penser, que tout cela n’était dû qu’à un accident. Mais ce n’était
pas le cas.

Bien que je n’eusse pas été autant effrayé par le couteau de ce fou que par les
blessures de Duncan, mes précédentes nuits s’étaient transformées en véritables
cauchemars, dignes du détrousseur d’âme, dans la mesure où, j’avais eu une
certaine idée de ce qu’il s’était apprêté à faire subir à mon corps. Honnêtement,
il m’était impossible de réfléchir à autre chose, me demandant combien d’Oscar
sommeillaient en chaque homme. J’imaginais, souvent avec effroi ce que ces
petites filles avaient pu ressentir. Et dans ces moments-là, je me satisfaisais du
sort de cette ordure. Cette seule pensée suffisait à me redonner le sourire. J’avais
lu quelque part que la torture psychologique était plus terrible que la mort.
Maintenant, que j’avais eu l’occasion de le vérifier, je commençais également à
le penser.

Notre chauffeur avait alerté la police. Cela nous avait fait passer des heures
entières d’interrogatoire, mais pour une bonne raison : la conclusion d’affaires
non classées. Je n’avais jamais songé me retrouver dans une situation aussi
compromettante. Une semaine plus tard, l’inspecteur chargé de ces enquêtes
nous avait informés de la découverte de cadavres enterrés dans le sous-sol de la
propriété. Il n’y avait aucun doute possible, avait-il ajouté, il s’agissait bien des
familles disparues. Concernant Marie Aberline, nous ne saurions jamais avec
certitude, ce qui s’était passé.

J’avais l’impression que depuis cette douloureuse investigation, Duncan me
considérait comme un être doté de capacités surnaturelles, un protecteur des
Observateurs. Les informations contenues dans cette lettre l’avaient finalement
convaincu, alors que de mon côté j’attendais encore des réponses. Je ne pourrais
certainement jamais m’affranchir de mon passé, ni des actes qui l’accompagnent.
Néanmoins, j’avais bien l’intention d’améliorer mon avenir. Et pour ce faire, je
devais programmer un rendez-vous avec celui qui avait répondu à mes prières
silencieuses. Et, enfin, connaître ma véritable mission sur cette terre.

Steven Wright, nous commenta le tragique évènement du 22 septembre de


l’année 1898, à Sheffield, une ville du nord de l’Angleterre. Dans un coin reculé,
sans doute le moins peuplé du comté du Yorkshire du Sud, avait vécu un homme
peu ordinaire, Alfred Samuels, unique héritier d’une famille considérée comme
une voyelle de Sheffield. Il n’y avait pas si longtemps, j’avais lu un livre
étonnant sur ce rebouteux qu’on appelait aussi « le guérisseur vert ». Avec
d’étonnantes créations de mère Nature, il parvenait à soulager les gens de
certaines douleurs physiques, et leur apportait un bien-être durable. Il pratiquait
la médecine douce, et non la sorcellerie comme beaucoup s’accordaient à le
penser. Ce personnage atypique n’était pas un charlatan, il avait été professeur de
science naturelle et botanique à l’école d’agriculture de Sheffield. Tandis que
notre ami Informateur s’éclipsait dans la brume matinale, nous attendions
patiemment en position d’Observation.
Sur la rive opposée, à partir d’une pente sablonneuse, Alfred cueillait
certaines plantes médicinales comme le Souci officinal et la Primevère du soir,
qui poussaient un peu partout dans les environs. Le peu de visibilité ne
l’empêchait pas d’extirper de la terre, quelques racines tubéreuses qui bordaient
la rivière Rother. Il s’intéressait à tout ce qui l’entourait :à la végétation, aux
amphibiens et reptiles, aux oiseaux qui volaient et même aux petits insectes de
forme bizarre. On aurait pu croire que cet homme, si proche de la nature,
échangeait ses impressions avec elle. Après l’arrivée d’une calèche un peu plus
loin, notre cercle d’attention s’élargit. Deux individus en descendirent aussitôt.
L’un, était plutôt mince et de taille normale, et l’autre plus grand et costaud. Ils
avaient l’allure désordonnée, des fêtards qui reviennent d’une soirée bien
arrosée. En tout cas, ils semblaient avoir une idée claire de la direction à prendre.
La piste qui déclinait jusqu’à la rivière était une pente abrupte. Avec la pluie, la
boue et les feuilles humides qui jonchaient le sol, elle était extrêmement
glissante. Mais les deux hommes marchaient avec confiance, même si par
moments, ils tanguaient. Alfred s’immobilisa brusquement en apercevant ces
deux individus à quelques pieds de lui. Il marqua un temps d’hésitation en
essayant de voir en quoi il aurait pu être utile à ces deux-là. Après réflexion, il
demanda d’une voix hésitante s’ils avaient perdu leur route. Le plus grand
s’approcha de lui.
— Tu ne te souviens pas de nous ? dit-il en fronçant légèrement les sourcils.
— Je suis désolé, ma mémoire me joue parfois des tours, répondit Alfred en
s’efforçant de prendre un sourire amical.
Il avança d’un pas lent mais déterminé, en redressant le col de son manteau.
— Te rappelles-tu à quel point nous avons détesté tes services, mon frère et
moi ?
— Je… Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, lança-t-il d’une voix
tremblante.
— Vraiment ? Dois-je te rafraîchir la mémoire ?« Sauvez mon enfant, je vous
en prie…sauvez-le ! » Mais tu n’as rien fait, laissant mon épouse à ses
lamentations sans fin.
— Vous êtes Bastian, le mari…de Kaitlyn Byrne ?
— Oui, le pauvre veuf ! C’est ainsi que les gens m’appellent désormais,
comme si je ne le savais pas. Tu as tué ma famille…
— Votre femme est morte d’une crise d’éclampsie, et malheureusement il est
rare que l’enfant survive à sa mère. J’ai fait tout ce que je pouvais pour tenter de
la sauver, mais il n’y avait rien à faire.
— Elle est morte ! Et tout cela à cause de toi et de la confiance aveugle
qu’elle t’avait accordée. Tu n’es qu’un charlatan. Si elle n’avait pas eu recours à
tes services, Kaitlyn serait encore en vie aujourd’hui, et je serais papa. Mais tu
m’as enlevé ce que j’avais de plus cher au monde.
— Je suis vraiment désolé, mais rien ni personne n’aurait pu empêcher sa
mort.
— Tu penses que je vais te croire ? Laisse-moi te dire une chose, c’est à ton
tour de souffrir. Avant de venir ici, nous avons fait un petit détour chez toi.
Visiblement, ta femme n’est pas très matinale.
— Qu’avez-vous fait à Emma ?
— Ce que tu as fait à la mienne. Tu as perdu le souvenir de Kaitlyn, mais moi,
je n’ai jamais pu l’oublier. Quand je ferme les yeux, je ne peux m’empêcher de
voir son visage en souffrance. À présent, quand tu fermeras les tiens, tu penseras
à toute la souffrance que ton épouse a endurée par ta faute.
— Mon Dieu ! Qu’avez-vous fait à ma femme …Je vous en prie, laissez-moi
partir. Il faut que je retourne chez moi, je vous donnerai tout ce que vous voulez,
mais je dois rejoindre Emma.
— Rejoindre Emma ? Tu sais quoi ? Je me sens d’humeur à exaucer ce vœu,
parce qu’il n’y a rien d’autre à espérer en ce jour, pour toi ! Alors, va au diable !
lança-t-il en sortant son pistolet, tirant sur Alfred et le blessant au bras, avant de
pointer le canon sur son cœur et de faire feu une fois de plus.

Après la seconde détonation, il tomba en arrière et sa tête heurta le sol. Alors


qu’il n’avait pas encore rendu son dernier souffle, les deux hommes firent rouler
son corps dans la rivière, et le courant l’emporta aussitôt. À l’horizon, les nuages
se regroupèrent en une funeste masse gris-noir. La journée à Sheffield, en ce 22
septembre de l’année 1898, promettait d’être pluvieuse, froide et accablante pour
un grand nombre de personnes…
26
La dixième victime

Les pluies torrentielles de ces soixante-douze dernières heures, avaient bien
fait l’affaire du monstre du Cheshire. Ce n’était pas facile de repérer le cadavre
de cette femme à moitié enseveli dans la boue depuis la route. Pourtant, un
homme qui promenait son chien dans les environs, l’avait tout de même
remarqué. C’était l’odeur qui l’avait d’abord surpris, et un simple coup d’œil
avait suffi à confirmer ses craintes. La disparition de cette malheureuse
remontait à plus d’une semaine. Nous venions de faire un nouveau voyage
temporel, soit trois jours avant la découverte du corps. D’ordinaire, je ne faisais
jamais attention à l’écoulement du temps, mais là, c’était différent. Chaque
minute nous rapprochait du ou des meurtriers, chacune d’elles nous était d’autant
plus précieuse. Même s’il se montrait toujours vigoureux et consciencieux, et
d’humeur égale quels que soient les problèmes posés, Killian commençait à
fatiguer. Il se tenait droit sans se soucier des mouches qui voletaient dans l’air,
alors que ces sales bêtes tournoyaient depuis un bon moment au-dessus du
cadavre, comme si elles attendaient une putréfaction plus avancée pour y pondre
leurs œufs.
J’avais finalement accepté de l’accompagner dans cette Observation en simple
spectateur, et cela me faisait plaisir de le voir retrouver momentanément l’usage
de ses jambes. Son cerveau bouillonnait de pensées hors de contrôle, il ne savait
plus par où attaquer, parce qu’il était persuadé que cette victime avait été
assassinée dans un endroit inconnu, puis jetée dans ce terrain vague. L’identité
de la défunte avait été confirmée le lendemain de sa découverte, il s’agissait de
Cassie O’Neill, la femme du pasteur Oliver qui était appréciée et aimée dans la
communauté religieuse. Ce dernier crime provoquait une vague d’indignation
générale, un vrai battage journalistique. Les habitants qui étaient encore sous le
choc pensaient que si cet individu s’en prenait à l’épouse d’un homme d’Église,
cela signifiait qu’il ne craignait pas Dieu. Je n’avais pas eu besoin d’attendre ce
meurtre pour comprendre que ce monstre n’avait ni foi ni compassion. Les
cadavres qu’il laissait derrière lui, en témoignaient largement.
L’inspecteur Harold Gatling et son équipe avaient passé au peigne fin toute
cette zone, et avaient interrogé le voisinage, la famille, les amis, tous ceux qui
connaissaient Cassie. Mais ils n’avaient rien trouvé de substantiel, absolument
rien. Cette femme était considérée comme quelqu’un d’aimable et de bien
intentionné, qui n’avait aucun ennemi, comme l’avait formulé la police dans son
rapport. Après avoir examiné la nature des blessures de cette dixième victime, le
Dr Melville éminent coroner de Chester, avait rendu un verdict accablant. Cassie
O’Neill avait été vidée comme un mouton : les tripes, le cœur, le foie et les
poumons, n’étaient plus à leur place. Elle avait subi d’affreuses tortures, et
comme toutes les autres malheureuses, son corps était couvert d’ecchymoses et
de profondes traces de lacérations. De toute ma vie, je n’avais vu une telle
horreur. Je ne pouvais imaginer pire et m’attendais à en être perturbé des jours
durant. J’essayais de repousser des sensations désagréables, pour me consacrer
exclusivement à la recherche d’indices. Quel était le motif de cet acte
inhabituel ? Et pourquoi cet assassin cachait-il l’identité de ses victimes ? Harold
était certain qu’il voulait uniquement gagner du temps en brouillant les pistes.
Ce qui compliquait, et retardait sérieusement l’enquête.
Il n’y avait aucune trace de sang ni de lutte. Ce qui prouvait que nous n’étions
pas sur le lieu du délit, comme la police l’avait laissé entendre. Son bras portait
une petite inscription écrite à l’encre de Chine « Satan est toujours là à l’heure
de la tentation ». Ce détail d’importance, et quantité d’autres, n’avaient pas
encore subi les ravages de la tempête. C’était une citation de l’écrivain suisse,
Rodolphe Töpffer, et cela me chagrinait de constater que ce meurtrier se faisait
passer pour un homme à la culture étendue et raffinée, parce qu’il n’y a rien de
plus primitif que de donner la mort. Nous empruntâmes un vieux sentier peu
fréquenté par les citadins, en raison des nombreuses ronces et des orties qui
provoquent de douloureuses brûlures.
En plus de la mauvaise herbe, qui atteignait une hauteur vertigineuse, il y
avait une désolation tout autour de nous. Une route menant vers un petit pavillon
s’ouvrit soudainement devant nous. Bien à l’abri des regards, l’endroit semblait
complètement abandonné. Les fenêtres étaient couvertes d’une épaisse couche
de poussière, et il était presque impossible de voir à travers. Malgré tout, on
pouvait discerner une faible lueur à l’intérieur. Toutes les marches de l’escalier
étaient maculées de sang. Comme si une personne blessée, s’était violemment
débattue avant de disparaître en laissant une abondante traînée derrière elle. En
baissant les yeux, je vis des empreintes de chaussures de tailles différentes, elles
se comptaient par dizaines, figées dans cette terre argileuse.
Malheureusement, nous ne pûmes observer plus longuement, car nous fûmes
ramenés à notre réalité. Notre Observation avait pris fin.
— Bon sang ! ! ! Nous étions si près du but ! Nous étions si près…
— Ne vous énervez pas, Killian, nous y retournerons demain.
— Je crois que nous venons de découvrir le lieu du délit, et ce n’est pas rien !
— Ne vous emballez pas trop vite tout de même, parce que vous faites peut-
être fausse route en pensant que ce sang est celui de notre victime. N’oubliez pas
que nous parlons d’un pavillon de chasse, ce qui signifie aussi gibier !
— Et si ce n’était pas du sang animal, s’il s’agissait de celui de Cassie, ou
d’une autre malheureuse ?
— Je ne sais pas, c’est difficile à imaginer. Pourquoi le propriétaire ou
locataire de cette maison aurait-il pris le risque de la transporter jusque-là, si près
de chez lui ? Jusqu’à présent cet assassin s’est montré extrêmement prudent, en
plus d’être passé maître dans l’art de faire disparaître les preuves. Cela ne lui
ressemble pas !
— II n’y a personne qui soit à l’abri d’une erreur, Wilson. Il a peut-être
simplement perdu tout contrôle. Il est même possible, qu’une fois de plus, notre
meurtrier ait été dérangé… par je ne sais qui ou quoi. En supposant que le crime
de Cassis ait été commis dans ce pavillon, à votre avis, que devrions-nous
trouver sur place ? Vous avez vu tout comme moi, cette lumière ?
— J’ai surtout vu un jeune garçon prêt à tout pour atteindre son but !Je ne
veux pas me montrer impoli, mais votre raisonnement me paraît beaucoup trop
enfantin. C’est comme si d’un seul coup, cet individu si prudent depuis des mois,
s’était transformé en Petit Poucet, semant de-ci, de-là, des indices. Avant de
savoir ce qui se passe dans cette maison, vous devriez peut-être chercher à qui ce
pavillon appartient. Et ensuite seulement, procéder à des recherches…
— Bon sang, Wilson ! Face à l’évidence, il me semble inutile d´attendre plus
longtemps. Perdre du temps est un luxe que nous n’avons pas. À cet instant
précis, il semble fort probable que ce monstre se prépare à tuer sa onzième
victime. Je pense qu’il est important de s’y rendre, et immédiatement !
— Immédiatement ! ? Il n’est pas loin de 23 h 30, ne pouvons-nous pas
patienter jusqu’à demain et profiter d’une bonne nuit de sommeil ?

Chaque cellule de mon corps avait besoin de repos, et j’espérais sincèrement


qu’il renonçe à cette sortie imprévue dans mon programme. Mais il secoua la
tête avec négation. La perspective de me promener là-bas était loin de
m’enthousiasmer.
— Dormir ? Je m’étais presque résigné à l’idée que je n’obtiendrais jamais de
réponse, concernant ces crimes abjects. Et aujourd’hui seulement, la chance
semble être de mon côté, alors pensez-vous vraiment qu’une nuit de sommeil
soit ma priorité ? Allez donc vous reposer, Wilson, je dénicherai bien un
chauffeur.
— Comment pourrais-je rejoindre les bras de Morphée dans cet état ? S’il
vous arrivait quelque chose de désagréable ou de tragique, je crois que j’en
tomberais malade ! Même si je ne suis pas d’une grande aide, j’aurai au moins la
satisfaction de vous avoir assisté. Après tout, les folles espérances ne durent que
quelques minutes !

Il se fendit d’un sourire en manœuvrant aussitôt son fauteuil vers moi.
— N’ayez crainte, vous n’aurez pas à me porter ! J’ai suffisamment de force
dans les bras pour me hisser à mon siège.
— Voilà qui me rassure, alors ne nous attardons pas plus longtemps ici.
Alors que je me levais de ma chaise, Duncan fit une entrée studieuse dans la
bibliothèque, avec un livre en main.
— Et où allez-vous ainsi ?demanda-t-il.
— Nous partons jouer à Sherlock Holmes et Docteur Watson ! Votre frère veut
se rendre près du quai, pas loin de l’endroit où la dixième victime a été
retrouvée. Je me suis proposé pour l’accompagner, je n’ai pas envie de le voir
s’aventurer tout seul là-bas. Ce n’est sûrement pas une bonne idée, mais je me
sens prêt à servir de cocher.
— Et peut-être même de nourriture aux vers ! C’est imprudent de traîner à
cette heure avancée de la nuit dans ce coin peu fréquentable.

Ce qu’il venait de dire ne me surprit pas. Généralement il n’approuvait jamais


les sorties nocturnes de son frère, et ne manquait rarement une occasion de le
faire savoir. Dans de tels moments, je me faisais tout petit, car je m’attendais
toujours à une joute verbale entre ces deux-là.
— Cassie O’Neill était très jeune, reprit-il en s’adressant au cadet, vingt ans
c’est un âge tragique pour mourir. Mais, pourquoi tiens-tu à te rendre là-bas ce
soir ?
— J’ai l’impression de devoir me justifier à tout bout de champ, avec toi, et
cela commence sérieusement à me peser. Puisque tu souhaites tout savoir, nous
avons observé une agitation suspecte près d’un pavillon de chasse, et nous avons
l’intention de le visiter, avec ou sans ta permission ! Tu veux peut-être nous
servir de chauffeur ? lâcha-t-il avec ironie.
— Pourquoi pas ! Cela semble tentant, étant donné que vous me tenez au
courant de vos faits et gestes que très rarement. Je prends deux lanternes au cas
où…
Killian marqua un temps d’arrêt. À l’évidence, il ne s’attendait pas à cette
réponse. Il n’aurait sûrement pas fait une telle proposition s’il s’était douté qu’il
allait accepter. À chaque fois qu’on sollicitait sa présence pour une sortie
nocturne, Duncan prétendait avoir trop de travail. Ce changement subit
d’humeur était bon pour moi, et j’acquiesçai avec enthousiasme parce que je
n’avais plus besoin de jouer à l’apprenti cocher. Après plus d’une heure de route,
il nous conduisit dans un endroit où il était possible de passer en voiture, sans
être repérés par les policiers qui protégeaient la zone.

Après avoir aidé Killian à prendre place dans son fauteuil, nous marchâmes le
long d’un chemin où les arbres et les buissons étaient si étroitement entrelacés,
que nous pouvions à peine les traverser. Sur la gauche, il y avait ce vieux
bâtiment de briques rouges qui nous servait de point de repère, l’ancienne station
d’épuration des eaux d’égout de Chester. Après un petit virage en tête d’épingle,
nous arrivâmes à quelques pieds du pavillon. Et comme nous nous y attendions,
les empreintes et la traînée de sang avaient complètement disparu, la tempête
avait sans doute choisi son parti, et il n’était pas des plus nobles. Le perron était
dans un état déplorable, un vrai paradis pour les rats et les cafards. Pendant, que
nous observions les environs, Duncan fit le tour de la maison, pour s’assurer que
nous étions seuls. Au bout de quelques minutes, il revint vers nous, et manœuvra
le fauteuil de son frère jusqu’à l’entrée.
— C’est bien ce que je pensais, commenta-t-il, il semble n’y avoir personne à
l’intérieur.
— En passant devant cet endroit lors de notre Observation, nous avons vu
qu’il y avait de la lumière dans l’une des pièces, répliqua le cadet. Et cela
remonte seulement à trois jours.
— Je confirme, murmurai-je, mais ce n’est pas une bonne idée que d’entrer
dans cette maison ! Nous ignorons tout à propos du propriétaire, il est peut-être
dans son lit, et compte tenu de l’heure, je doute qu’il nous accueille avec le
sourire.
— Nous allons le savoir d’une minute à l’autre, répondit Killian en frappant
trois fois à la porte, et en faisant une pause entre les coups.

Si quelqu’un avait pu m’observer à cet instant, il aurait sûrement remarqué


l’étonnement qui s’affichait sur mon visage. J’avais l’impression d’assister à une
comédie burlesque. Il venait de donner trois coups à cette porte, comme s’il
rendait visite à un ami de longue date.
— Bon sang, Killian, tu vas finir par réveiller tout le voisinage, soupira son
frère. Pour devenir un bon détective, il faut être discret et surtout ne pas se faire
repérer.
— Je ne suis pas idiot, alors arrête de me parler ainsi. Je te rappelle que ne
suis plus un gamin ! lança-t-il, agacé. Tu crois toujours tout savoir, mais parfois
tu ne comprends absolument rien…
— Je ne dis pas cela pour te vexer, mais pour t’aider, petit frère. J’en ai moi-
même fait l’amère expérience, il y a quelques semaines, quand je n’ai pas pu
faire face aux attaques d’un vieux fou.
— C’est cette façon ironique que tu as de représenter les choses, qui
m’exaspère !
J’eus une réelle envie de rire, dans la mesure où l’échange musclé entre les
garçons était des plus amusants. Mais il fallait mettre fin à cet inhabituel
ressentiment qui existait entre eux.
— Je pense qu’il vaut mieux pour vous deux remettre cette discussion à plus
tard. Au cas où vous l’auriez oublié mes amis, nous devons inspecter cette
maison de fond en comble.
D’un tournemain, Duncan fractura la serrure et ouvrit la porte avec un sourire
de gagnant, tandis que Killian le regardait avec un air de désapprobation
manifeste. À peine avions-nous posé un pied à l’intérieur, qu’une odeur
nauséabonde nous colla aux narines. Essayant de ne pas y songer, nous
commençâmes à examiner la pièce principale avec nos lanternes. Les murs
étaient lambrissés de panneaux de chêne, et ne portaient aucun tableau, aucune
gravure ni quelconque photographie. Il en était de même pour les meubles, il y
avait juste le strict nécessaire. Sur un buffet, un livre semblait avoir été déplacé
au beau milieu des autres. C’était le seul bouquin que la poussière avait épargné.
Le cadet entreprit de le feuilleter, et ce qu’il découvrit à l’intérieur était assez
étrange. Les pages étaient pleines de formules incompréhensibles, de petits plans
dessinés à la hâte et pour lesquels on ne comprenait pas grand-chose. Mais, le
plus déconcertant, c’était assurément ces nombreux dessins de seins et de jambes
féminines, qui étaient assez obscènes. Par ailleurs, quelques notes méritaient
sérieusement d’être étudiées. En attendant de le lire, le cadet le glissa sous son
siège.

La saleté était partout. En plus des traces de substances gluantes et
difficilement identifiables, il y avait des bouteilles de vin renversées et à moitié
vides, des assiettes sales empilées de-ci, de-là, et de la nourriture en état de
décomposition avancée. Cela donnait l’impression que les occupants étaient
partis précipitamment. Des figurines et autres objets en céramique bon marché,
ornaient les étagères empoussiérées d’une étroite vitrine. La cuisine n’était pas
tout à fait ordinaire, la plus grande partie de la pièce était occupée par une table
négligemment recouverte d’un drap, plus gris que blanc. Il portait de
nombreuses gouttelettes de cire noire, et quelques traces de sang. Persuadé que
nous étions sur le lieu du délit et que nous allions remonter la piste du ou des
meurtriers, le cadet commença à s’exciter dans son fauteuil.
Au bout du couloir, une petite chambre de la taille d’un pigeonnier attira notre
attention, dans la mesure où sur le sol, il y avait une importante traînée de sang
séché. En soulevant par curiosité le couvre-lit, nous constatâmes que le matelas
était souillé de liquide écarlate et de vomi. Une odeur vile frappa mon visage, je
faillis tomber à la renverse. Les émanations qui volaient à présent dans l’air
étaient des plus nauséabondes. Nous pressions notre main sur la bouche pour ne
pas sentir cette puanteur qui nous remuait l’estomac. Sous le lit, des vêtements
étaient dispersés un peu partout, pas de vieilles guenilles, mais de jolies étoffes
et jupons. Nous nous posions une foule de questions sur leur provenance, dès
lors qu’ils pouvaient appartenir aux victimes. Soudain, de l’autre côté de la porte
d’entrée, nous entendîmes du bruit. Aussitôt, nous éteignîmes les lumières de
nos lanternes.
De longues minutes s’étaient écoulées, et nous étions toujours dans le noir à
attendre en silence. Le seul son que nous pouvions percevoir, était le battement
de nos cœurs. Nous avions une légère idée, de qui pouvait se trouver derrière
cette porte. Et cette perspective ne pouvait nous plaire d’aucune façon, c’était
même assez terrifiant. À travers la fenêtre crasseuse de la pièce, nous vîmes la
lueur d’une lanterne vacillante, à une vingtaine de pieds de là. Un vieil homme
négligé aux cheveux grisonnants traînait sur le sol un gros sac, en chantant
quelque chose dans sa barbe hirsute. Son visage était légèrement éclairé par sa
lampe, et même si ses yeux ressemblaient à des trous noirs, il avait l’air
totalement inoffensif dans son manteau bon marché et vétuste.
— Ce n’est qu’un miséreux qui fouille dans les poubelles, murmurai-je.
— Oui, cela ne fait aucun doute, c’est sûrement l’heure de sa tournée, reprit le
cadet.
— Nous devons sortir de cette maison et quitter les lieux au plus vite, avant
qu’une prochaine visite ne nous soit moins favorable, suggéra Duncan. Mais
avant, de poursuivre notre route, mon intuition me souffle que cet homme a peut-
être vu ou entendu quelque chose.

Et il n’avait pas tort, dans la mesure où la nuit, cet individu semblait avoir
autre chose à faire que dormir. Tandis qu’il nettoyait grossièrement ses mains
avec un vieux chiffon souillé, l’aîné s’approcha de lui avec discrétion. C’était un
petit bonhomme frêle, mais je restai tout de même sur mes gardes, le dernier
vieillard à qui nous avions accordé notre attention, avait planté son couteau par
deux fois dans le thorax de Duncan. Le nez plongé dans le col de son manteau,
Killian observait la scène en gardant le silence.
— Que cherchez-vous dans ces ordures ? lui demanda-t-il en le faisant
sursauter.
L’indigent sortit sa tête de la poubelle, et nous regarda avec stupéfaction.
— De l’or, s’écria-t-il en riant. Il n’y a pas si longtemps, on trouvait un tas de
trucs à revendre dans le coin. Mais dites-moi m’sieurs, que font un infirme, un
vieux et un gentleman dans ce trou perdu au milieu de la nuit ? Vous vous êtes
égarés ?
Il était difficile d’ignorer la remarque de ce miséreux. J’aurais parié avoir
décelé un léger sourire sur les lèvres de l’aîné, à cet instant.
— Non pas du tout. À vrai dire, nous cherchons à rencontrer le propriétaire de
cette maison.
— Le propriétaire ? Je sais seulement qu’il vient ici pour chasser le gibier,
c’est ce qu’ils ont raconté à ma sœur qui habite plus bas.
— Le gibier ? De quel genre ?
— Il y a de nombreuses années, les gens débarquaient de partout pour
débusquer de quoi se nourrir sur ces terres agricoles. Aussi incroyable que cela
puisse paraître, mes parents achetaient leurs provisions à cet endroit. Il y avait
même un marché où l’on pouvait trouver toutes sortes de marchandises.
Malheureusement, le jour où la ville a financé la construction de cette station
d’épuration, ce fut la fin de tout. Les bruits et les odeurs nauséabondes qui
provenaient de ce bâtiment étaient insupportables. Ces désagréments ont fait fuir
les gens.
— Oui, c’est extrêmement regrettable, répliqua l’aîné. Mais, connaissez-vous
cet homme ? Savez-vous où il travaille ?
— Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
— C’est une affaire personnelle, monsieur, désolé de ne pouvoir en dire plus.
— De toute façon, je ne veux plus entendre toutes ces sales histoires…
— De quelles histoires parlez-vous ?

Il ne répondit pas. Et resta un long moment sans rien ajouter, observant


minutieusement nos vêtements, et nos ceintures qui brillaient. Killian lui proposa
quelques pennies en échange de certaines informations. Il fouilla dans la poche
de son manteau et sortit quelques pièces. Comme la plupart des gens, il ne put
résister au charme de l’argent, et instantanément il se montra beaucoup plus
bavard.
— Au moins une fois par semaine, trois gars débarquent ici. J’ignore ce qu’ils
manigancent, et comme je viens de le raconter, je n’ai pas envie de le savoir.
Parfois ils se pointent avec des femmes de petite vertu et font leurs affaires.
— Qu’est-ce qui vous dit qu’il s’agit de prostituées ? demanda le cadet.
— Bon Dieu, répliqua-t-il. Quel âge as-tu mon garçon ? Tu n’as pas dû en voir
beaucoup, rétorqua-t-il en ricanant.
Le vieil homme n’avait pas tout à fait tort, même si cela ne plaisait pas à
Killian qui reprit lentement, essayant de ne pas montrer son mécontentement.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, monsieur.
— Eh bien, ces filles-là n’ont pas de pudeur, elles causent comme elles jurent.
J’ai vu grandir la plupart d’entre elles, c’est de braves gamines, mais elles ne
pensent qu’à faire la fête. Elles débarquent ici avec ces types, et repartent deux
ou trois heures plus tard. Je n’ai jamais parlé à ces gars. Ils sont… bizarres.
— Bizarres ? poursuivit le cadet. Que voulez-vous dire exactement ?
Le vieux bonhomme ferma les yeux et secoua la tête, comme s’il espérait
chasser un souvenir désagréable.
— Bah ? Il y a cette fois où ils ont mis un bâillon dans la bouche d’une femme
qui criait comme une hystérique. Ils l’avaient attachée, là un peu plus loin sous
la pluie battante. Et ensuite, ils l’ont fait rentrer dans la maison en… la frappant.
Mais celle-là n’avait rien d’une fille aux mœurs douteuses.
— Avez-vous la moindre idée de ce qu’il s’est passé après ?
— Non, je ne connais pas le fin mot de cette histoire. À dire vrai, je n’ai pas
envie de finir au fond de la rivière comme ce gars.
— De qui parlez-vous ?
— Du vieux Noah Reilly. Je sais qu’il venait s’éterniser ici. C’était un voleur
qui avait la fâcheuse habitude d’épier ses proies. Dès que les gens s’absentaient,
il entrait et fouillait chez eux. Évidemment, tout le monde se méfiait de lui.
Aujourd’hui, je suis convaincu qu’il nourrit les poissons, attendu que plus
personne ne l’a revu dans les parages. J’ai trouvé ça étrange, expliqua-t-il, parce
que quelques heures avant de disparaître, il traînait dans le coin avec deux gros
sacs sur les épaules.
— Avez-vous signalé sa disparition ? le questionnai-je.
— Pourquoi l’aurais-je fait ? répliqua-t-il en fermant son fourre-tout. Je n’ai
pas envie de m’attirer des ennuis. D’ailleurs, il faut que je rentre maintenant, il
ne fait pas bon s’attarder en ce lieu après une certaine heure. Et vous devriez en
faire autant.
— Vous n’avez aucune idée de l’endroit où pourrait se trouver le vieux Noah ?
— Oh non ! Et je ne veux pas le savoir.

Il ne nous raconta rien de plus et fit aussitôt demi-tour. Les preuves relevées
sur place et les propos de ce pauvre diable laissaient à penser qu’il s’agissait
peut-être de nos meurtriers.
— En venant ici, je ne m’attendais pas à entendre ce genre de témoignage.
Jamais, même dans mes rêves les plus fous, je n’avais imaginé une telle tournure
des événements, soupira Killian.
— Mon père disait à tout bout de champ, « Il faut être au bon endroit, pour
voir le miracle se produire ! ». Cette fois-ci, avec tous les indices recueillis et les
affirmations de cet homme, Harold ne sera plus la risée des journalistes ni de
l’opinion publique.
— Je suis fier de toi, commenta l’aîné. Tu as entrepris un excellent travail de
détective qui a finalement porté ses fruits.
Le cadet ouvrit la bouche avec surprise et sourit.
— Tu le penses vraiment ?
— Je l’étais bien avant ce dénouement. En fait, je l’ai toujours été. Tu as veillé
tard ces derniers temps, pour te consacrer entièrement à tous ces meurtres. Tu es,
sans le moindre doute, le digne petit-fils de Richard Stredfort, toujours à vouloir
tout savoir, à trouver une réponse définitive, irréversible. Je suis sûr qu’il aurait
été tout aussi fier de toi.
27
Le vaisseau fantôme


Le branle-bas d’un navire marchand, faisant escale pour revendre ses
marchandises, me sortit de mes nobles pensées. La météo avait annoncé un beau
ciel dégagé, mais le soleil ne cessait de se battre contre quelques nuages
menaçants. Malgré tout, il n’y avait pas la moindre trace de pluie, pas un brin
d’air, rien qui pût compromettre cette chaleur estivale. Je regardais tout ce qui
défilait sous mes yeux. Des passants ordinaires qui souriaient sans raison, des
groupes de touristes admirant à loisir le paysage, et cette foule énorme qui
s’agglutinait comme un essaim d’abeilles, devant le pont suspendu qui reliait la
ville à Queen Park, sur la rive opposée.

Parmi toute cette affluence sans nom, un gamin vendait des journaux en criant
à pleine voix « Les meurtriers sont derrière les barreaux ! ! ! ». Les deux
premières pages de la tribune étaient entièrement consacrées aux enquêtes
d’Harold Gatling. Avec des descriptions pleines de fioritures, les crimes les plus
choquants étaient détaillés de manière assez décente. C’était peut-être la
première fois que ce cher inspecteur faisait la une, sans subir une déferlante de
critiques acerbes. Grâce aux informations de Killian, Harold avait mis le
pavillon sous surveillance, et après une traque de cinq jours, la police avait fini
par piéger trois hommes. Tous les détails, auxquels nous n’avions pas prêté
attention sur le coup, étaient devenus des preuves accablantes contre les
meurtriers. À présent, il nous tardait de connaître les raisons qui avaient poussé
ces individus à commettre l’irréparable. Quoi qu’il advienne, cette affaire
resterait longtemps dans la mémoire de Chester, et le plus affligeant était que
l’on ne saurait certainement jamais, combien de personnes avaient été tuées par
ces monstres.

Il semblait qu’à cet instant le ciel avait versé sa larme. Une goutte roula sur
mon visage avant de s’évaporer. J’essayai de balayer de mon esprit, le corps
lacéré de la dixième victime, celle qui avait été vidée comme un mouton, afin de
rassembler mes pensées. Mais la frénésie urbaine autour de moi rendit ma
concentration extrêmement difficile. Assis dans la voiture à mes côtés, Philip
contemplait les façades d’immeubles, les vitrines clinquantes et les innombrables
boutiques en secouant la tête de surprise. Avec la curiosité d’un touriste, il
promenait ses yeux partout, s’émerveillant comme un enfant devant une étagère
de confiserie.
— Cette ville est époustouflante, Wilson ! Ce qui me frappe le plus, c’est la
perfection de ses bâtiments.
— Chester est magique, c’est un endroit que l’on n’oublie pas. Je suis
vraiment heureux de ton choix de venir y vivre.
— Catherine, mon adorable épouse était le seul lien qui me rattachait à
Londres…
— Non ! Ne recommence pas, tu m’avais promis une journée sans larme !
— Je tiendrai parole ! Que me réserves-tu aujourd’hui comme programme ?
— Une excursion sur le fleuve Dee. Mais, attention, ce n’est pas une simple
promenade en bateau ! Je dois te présenter une grande figure locale : le capitaine
Kieran Whelan.
— Le Capitaine Whelan ? L’actuel propriétaire de « l’Angelys » ?
— Celui-là même qui connaît un stock inépuisable d’histoires de marins. Je
n’ignore pas que tu te passionnes pour les intrigues qui entourent certains vieux
loups de mer. Aussi, je t’ai préparé une belle surprise !
— Je ne sais pas quoi répondre, si ce n’est que la perspective de passer la
journée en compagnie de cet homme me rend doublement heureux, lança-t-il en
descendant de voiture.
Alors qu’une foule considérable s’était rassemblée près de l’embarcadère, je
vis sur le quai ce brave loup de mer arborer son uniforme le plus remarquable, le
blanc et or. Se tenant droit devant son brigantin, il semblait nous attendre avec
une certaine impatience.
— Content de vous revoir, Wilson ! s’écria-t-il en gonflant le thorax.
— Tout le plaisir est pour moi, cher capitaine, cela fait si longtemps !
— Ne dites pas de bêtises ! Notre dernière rencontre remonte à la semaine
dernière !
En vérité, je ne l’avais plus revu depuis plus de dix ans. Avec les années
passées, il n’avait rien perdu de son charisme autoritaire et de son humour
divertissant. C’était un homme imposant dont la barbe grise cachait les lèvres.
J’avais toujours cette impression inexplicable en l’observant, de le connaître
depuis des décennies.

— Mon cher Kieran, laissez-moi vous présenter mon ami d’enfance, Philip
North.
Le capitaine lui serra la main et lui proposa de monter à bord pour faire
connaissance avec le reste de l’équipage. Nous avons exploré tous les recoins du
navire : proue, poupe, bâbord, tribord. Tout ici nous paraissait excitant, et même
étrangement angoissant, dans la mesure où nous connaissions l’histoire de ce
vaisseau. L’esprit de Philip s’était transformé en un tourbillon bouillonnant, qui
aspirait les moindres paroles du Capitaine Whelan. Tous les faits étranges qu’il
racontait dans les plus grands détails, n’étaient soumis à aucun filtre, ces
invraisemblables histoires ne suscitaient aucune suspicion. Pendant mon travail
dans les archives des quartiers maritimes, j’ai lu des récits et des témoignages
incroyables sur des bateaux emportés dans les profondeurs de l’abysse par des
pieuvres géantes, ou autres créatures mystiques aux dimensions
impressionnantes. Certaines de ces annales semblaient sortir tout droit du roman
de Jules Verne : Vingt mille lieues sous les mers.

Après cette minutieuse visite du navire, il nous présenta à son épouse, mais
aussi à son chien, Walter, un magnifique labrador de couleur noire. Gentiment, il
nous convia à prendre place, parce qu’il était l’heure de passer à table pour le
dîner. Tandis que le vaisseau naviguait, obéissant à la volonté du fleuve Dee, le
moment tant attendu arriva enfin.
— Aujourd’hui, je suis votre guide le temps de cette excursion, mes amis. Et
pour bien commencer cette journée, rien ne vaut un succulent repas et de bonnes
anecdotes ! Mon grand-père, Logan Whelan, était un homme respectable, surtout
connu pour sa franchise et son honnêteté. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, il a été Capitaine sur deux brigantins maudits : »la Mary Céleste »
et « l’Angelys ». Mon cher Philip, d’après ce qu’on m’a dit les histoires
mystérieuses vous passionnent ?
— Jusqu’à ce que j’apprenne à communiquer avec les ténèbres, vous êtes,
Capitaine, la seule personne capable de me faire frissonner autant que Wilson.
— Mon ami aime tellement les histoires de vieux loups de mer, m’exclamai-
je, qu’il pourrait travailler gratuitement sur votre bateau rien que pour les
entendre, Kieran.
— Hahaha ! J’en ai des croustillantes, croyez-moi, vous allez être servis,
messieurs ! J’ai entendu et vécu des choses qui font que je peux prendre au pied
de la lettre certains faits rapportés par mes aïeuls.

Et aussitôt, avant que je ne pusse ouvrir mon attaché-case pour sortir de quoi
écrire, notre conquérant des mers relata des faits avec une extrême précision,
prenant un air passionné et presque grave. Le premier capitaine du brigantin
l’Angelys, Robert Fraser, était mort d’un arrêt cardiaque dans la timonerie deux
semaines après avoir obtenu les commandes de ce navire. Cela avait signé le
début d’une série d’incidents fâcheux qui avaient donné au bateau le surnom de
« vaisseau maudit ». Après avoir connu onze capitaines, il avait été confié aux
bons soins de Braidy Healey, un Irlandais, que tous appelaient le « douzième ».
Le 22 janvier 1850, l’Angelys avait quitté le port de Londres à destination des
îles Falkland, emportant avec lui un équipage de neuf marins, du courrier postal
et des tonneaux de marchandises. Durant cette expédition, le brigantin avait
rencontré de sérieuses avaries, et par malchance, l’équipage était tombé
subitement malade. Le capitaine avait dû prendre une douloureuse décision :
faire demi-tour et regagner le port le plus proche. Malheureusement, il n’avait
jamais regagné Londres ni aucun autre endroit. Après un an d’absence,
l’Angelys et son équipage avaient été officiellement portés disparus.
Le 4décembre de l’année 1852, soit deux ans plus tard, à environ 900 miles à
l’ouest du Portugal, le capitaine du bateau de pêche « le Lucretia », Adrian
Garcea, avait aperçu, au loin, un navire hors de contrôle, qui portait le nom de
l’Angelys, et qui se déplaçait de façon instable dans la direction du vent. Les
voiles étaient dépliées dans une confusion totale, et le plus surprenant était qu’il
semblait abandonné. Aussi, le capitaine était monté à bord du navire avec trois
de ses hommes pour procéder à une inspection. Le plus étrange était que le
bateau n’avait subi aucun dommage, il n’y avait aucun signe de violentes
bagarres, pas une goutte de sang, ni de vaisselle cassée, rien. Ils n’avaient trouvé
aucun membre d’équipage, pas âme qui vive. Dans la soute se trouvait encore la
marchandise qui devait être livrée, et plus d’un mètre d’eau qui n’avait pas suffi
à mettre le navire en danger.

Jour pour jour, vingt ans après, soit le 4 décembre 1872, un navire connu sous
le nom de Mary Celeste avait été trouvé à la dérive entre les Açores et le
Portugal, sans âme à bord, par le capitaine David Reed Morehouse et l’équipage
du Dei Gratia. Ils avaient également disparu en mer sans laisser de trace.
Malheureusement, ce n’était pas le seul cas de navires qui réapparaissaient sans
équipage, abandonnés au milieu de l’océan.
— J’ai lu diverses théories, commenta Philip, plutôt loufoques, qui me
poussent à connaître votre avis, capitaine. Qu’est-il arrivé à tous ces gens ?
— Les circonstances liées à la disparition de ces bateaux resteront à jamais un
vrai mystère. Pour ce qui est de l’Angelys, je sais que cela va vous paraître
plutôt étrange, mais mon grand-père pensait qu’une puissance surnaturelle était
responsable de cette disparition. Ce navire effectuait des allers-retours réguliers
vers les Îles Falkland, pour y livrer diverses marchandises. Le capitaine n’était
pas un novice, il connaissait les océans comme le fond de sa poche. Il s’est passé
quelque chose à bord, et la vraie question est de savoir quoi ? La dernière entrée
du journal de Braidy Healey datait du 12 avril 1850. Il y faisait état des avaries
rencontrées, et des tempêtes qu’ils avaient surmontées. Il y précisait également
que le bateau avait été arrêté à plusieurs reprises par de solides icebergs, mais
que la mer en soi, était assez paisible. Le temps était si clair qu’il pouvait
distinguer un morceau de terre à plus de cinq miles de distance. Depuis son
départ de la Tamise, il tenait son journal de bord à jour. Puis soudainement, plus
rien ! Comme s’ils avaient été surpris par un événement qui ne leur a même pas
laissé le temps de communiquer. Et ce n’est pas tout, à la grande surprise du
capitaine Adrian Garcea, toutes les affaires de l’équipage étaient soigneusement
rangées dans les placards et les objets de valeur étaient encore en place.

C’était exactement la même histoire, à quelques détails près, que celle de la
Mary Céleste. Hormis qu’il manquait trois choses : un canot de sauvetage, le
sextant et le chronomètre. D’où avait été tirée la conclusion que l’équipage avait,
pour une raison inconnue fui du navire. Il paraît difficile, aujourd’hui encore,
d’avancer une théorie sur la disparition de tous ces marins expérimentés.
Beaucoup trop d’éléments restaient à ce jour, encore inconnus. J’ai entendu
toutes sortes de raisonnements à ce sujet, et un grand nombre figurent dans ma
liste d’âneries grotesques. Comme celle de ce monstre marin qui sortait sa
grande gueule béante de l’eau pour dévorer les pêcheurs et autres marins qui
naviguaient près de son antre.

Il n’était pas loin de dix-neuf heures, et la fatigue commençait à se faire sentir.


Nous avions autant d’alcool dans les veines que de sang. Après avoir tiré notre
révérence à tous nos hôtes, nous reprîmes notre route en direction du fiacre qui
nous attendait un peu plus loin. Philip était si ivre, que même le chien avait eu
droit à ses remerciements pour cette chaleureuse et mémorable journée.
L’Irlandais le regardait sans trop d’étonnement, peut-être était-il simplement
habitué à ce genre de comportement.
— J’ai passé un très bon moment avec ce capitaine et ses histoires,
marmonna-t-il en posant sa tête contre le dossier de la banquette.
— Heureux de te l’entendre dire, mon ami, je savais que ses récits allaient
beaucoup te plaire.
— Je n’ai pas douté un seul instant de la véracité de ses paroles, bien que lui-
même n’en semblât pas convaincu par moments. J’ai lu, il y a pas mal de temps,
une nouvelle sur les attaques de pieuvres géantes…
— Oh non, par pitié, ne recommence pas avec cette histoire, Philip !
— Quoi ? Tu crois aux fantômes, mais pas aux créatures qui peuplent nos
fonds marins ?
— Je ne crois pas en cette histoire de pieuvre qui s’est approchée du bateau de
ton ami pêcheur à une distance de vingt-cinq pieds dans l’espoir de traîner son
embarcation vers le fond avec ces innombrables tentacules bien tendus… sans
doute pour les dévorer ! Non, je n’y crois absolument pas, parce que je connais
le bonhomme.
— Toi et moi partageons rarement des opinions communes, mais fort
heureusement cela n’interfère pas sur notre amitié. Que tu le veuilles ou non, il
est reconnu que des pieuvres et des calamars de tailles hors normes peuplent
certains océans. Les témoignages à ce propos sont suffisamment nombreux et
convaincants pour qu’on les prenne en considération. D’ailleurs, il n’y a pas que
dans les fonds marins que des étrangetés se produisent. Il se passe… de drôles de
choses dans la demeure des Stredfort, et je commence à comprendre pourquoi
les gens l’ont baptisée « les Ombres ».D’ailleurs, je ne veux pas dormir chez eux
ce soir, alors demande à ton cocher, s’il te plaît, de me déposer chez moi.
— Mais enfin, de quoi parles-tu ?
— De ceux qui traînent la nuit dans le parc, et qui n’ont rien de rassurant. Je
pense que tu peux aisément imaginer toute l’étendue de mon inconfort quand je
dors dans cette maison.
— Que s’est-il donc passé de si effrayant ? Qu’as-tu vu, Philip ?
— Est-ce que tu m’écoutes, Wilson ? ! Si Beverly ne m’avait pas trouvé ce
merveilleux cottage, j’aurais réservé une chambre dans un hôtel pour ne plus
avoir à dormir une nuit là-bas.
— Je croyais que tu étais parti, pour ne plus abuser de leur hospitalité ? Est-ce
que les frères ont quelque chose à voir avec ton départ précipité ?
— Absolument pas ! Ils sont sans reproche, ce sont des gens bien. En vérité,
j’ai passé la plupart de mes nuits sous mes couvertures, désespérément perturbé
par une sensation de peur. C’est la seule raison de mon départ, et celle-ci peut
s’avérer très instructive pour les ignorants. J’ai remarqué d’étranges
phénomènes, dès le premier soir. Toutes ces choses dont tu parlais dans ces
lettres, ces Ombres lumineuses et obscures. Pour être honnête, je n’y avais
jamais cru. Dans la mesure où je ne pensais pas que cela puisse exister. Mais, ce
que j’ai vu…
— Je ne voulais pas que tu dormes dans cette maison. Mais, Duncan n’a pas
pu s’empêcher de se montrer courtois, sans imaginer une seconde que ces
manifestations changeraient à jamais ta façon de penser sur un sujet qui nous
tient à cœur : la vie après la mort.
— Est-ce cela qui attend chacun de nous après notre extinction ? Penses-tu
que Catherine se trouve parmi ces choses ?
— Non, non, bien sûr que non ! Enlève-toi ça de la tête. Elle a sûrement
atteint un niveau supérieur.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— J’en suis persuadé, je crois au sommeil du corps et au réveil de l’âme dans
un merveilleux univers, que j’aimerais bien connaître parfois.
— Tu vas peut-être me prendre pour un idiot, Wilson, mais une nuit, ma
défunte épouse m’a demandé de la rejoindre parce qu’elle était terrifiée, là où
elle se trouvait.
D’ordinaire, ses propos et ses farces parvenaient toujours à me dérider, mais
ce soir, ils remplissaient mon esprit et mon corps de mille frissons.
— Les somnifères à haute dose finissent par brouiller ton cerveau. Il serait
peut-être raisonnable pour toi, de voir un médecin. Demande à notre cher
Beverly quelques conseils à ce sujet.
Il se contenta de hausser les sourcils, sans rien ajouter.
28
Le guide

À chaque moment de ma vie, avec un sourire stoïque, j’analysais mon passé,
mes choix, surtout ceux qui s’étaient révélés mauvais. Je n’avais jamais oublié
mon premier cas de conscience, mon tout premier aperçu de mon jardin secret.
Celui où je cultivais les remords et bien d’autres amertumes. Malgré mon
impressionnante marge d’erreur, j’avais toujours tenté de réparer les dégâts, en
me montrant serviable, prévenant, et respectueux. En acceptant ce travail
d’Observateur, je pensais pouvoir aider un vaste éventail de l’espèce humaine.
Mais en vérité, je n’avais pas eu idée de ce à quoi je m’étais exposé. La triste
réalité était qu’un grand nombre de monstres peuplaient notre planète.

J’avais expérimenté des choses que personne ne devrait voir, ni faire, ni même
connaître. Mon ascension sociale ressemblait à la tour de Pise, son inclinaison
vers l’obscurité était due à une série de faux pas gravissimes. Le dernier en date
avait instauré une ombre inquiétante sur tout mon avenir. Je n’aurais jamais
escaladé cette clôture interdite si l’on m’était venu en aide. J’avais acheté un
billet pour l’enfer, et pour l’instant, je n’avais franchement pas envie de l’utiliser.
Cette épée de Damoclès au-dessus de la tête me rendait nerveux. Mais elle
n’était pas mon seul tracas. Ma santé se détériorait réellement. Je me réveillais
parfois en sueur, complètement épuisé. Comme si mon corps avait été roué de
coups.

Je cherchais parfois, ce qui pouvait me mettre dans cet état, mais je n’avais
trouvé aucune autre réponse que ma vieillesse. Je me redressai contre la tête de
lit dans l’espoir que mon cœur cesse de sauter dans ma poitrine. Je voulus me
lever, mais à cause d’une dislocation de la jambe, j’étais incapable de bouger.
Sans que je pusse les contrôler, mes yeux se fermaient par intermittence, me
coupant de ma réalité pour m’envoyer ailleurs. Cela ressemblait au sommeil,
mais sans les préliminaires de l’endormissement. Je me pinçai le dessus de la
main, espérant me réveiller, mais rien ne se passa. Il pleuvait, et cela sentait
l’odeur d’un automne humide. Je regardai autour de moi, respirant à plein nez
quelques effluves connus. Sous mes bottes, bruissaient des feuilles colorées que
le vent semblait jeter sur ma route.

Je marchai lentement, dans une rue éclairée par la lumière de quelques
réverbères. Les boutiques, qui m’étaient aussi familières que les contours de Big
Ben, étaient désertes malgré les vitrines qui s’illuminaient. Il n’y avait aucun
doute possible, j’étais en plein cœur de Londres. À l’embouchure d’une ruelle
voisine, près d’un kiosque à journaux, j’entendis des gens qui parlaient d’une
importante catastrophe qui venait de secouer la gare de Paddington, qui se situait
juste en face de moi. Un train avait déraillé, et des dizaines de voyageurs qui se
trouvaient sur le quai au moment de l’accident étaient tombés sous ses roues.
Mes pensées ressemblaient à une nuit sans lune, je fus abasourdi par ce terrible
accident

Je fis comme tout le monde, j’observai les policiers qui encerclaient le


périmètre et ouvraient la route aux ambulances et aux camions de pompiers.
— Il s’agit d’un sabotage, commenta une jeune femme en s’avançant vers
moi.
Elle était particulièrement jolie, brune, avec un visage mince et bien défini, de
grands yeux expressifs de couleur marron et un petit nez comme je les aime.
— Comment pouvez-vous savoir cela ? D’après ce que j’ai entendu, l’accident
s’est produit il y a une heure à peine.
— Les rails ont été déboulonnés et cette dégradation a coûté la vie à quatre-
vingt-dix-sept personnes. Il y en aura, prochainement, une autre série de
catastrophes de ce genre. Et malheureusement, personne ne sera en mesure d’en
donner une explication adéquate.
— Je n’ai pas l’intention de me montrer grossier, mais je pense que vous
racontez n’importe quoi, Madame.
— Tenez, lisez donc, me suggéra-t-elle en me tendant un exemplaire du Daily
Mail.
En première page, il était écrit : « Un train déraille en percutant le quai rempli
de voyageurs : 97 morts et 43blessés ». Ce fut très difficile pour moi de ne pas
crier et de ne pas laisser tomber le journal des mains, en découvrant la date de
cet événement.
— Je ne comprends pas… Cette catastrophe est censée se produire dans deux
jours ? Non… Je deviens fou, tout ceci n’est que l’écho de ma fatigue. Je suis
dans mon lit et je vais bientôt me réveiller... Oui, c’est juste un cauchemar !
— Avec le temps, vous arriverez à faire la différence entre votre présent et le
futur. Dans votre réalité, nous sommes le 22 juin 1905. Mais dans cette vision,
nous sommes le 24 juin 1905. Si vous continuez à considérer que ceci n’est
qu’un rêve, Wilson, vous aurez alors la mort de tous ces gens sur la conscience.
— Non… je rêve ! Je sais que ce n’est qu’un rêve et n’essayez pas de me dire
le contraire ! Vous-même n’existez pas !
— Vous êtes au tout début de votre évolution. Vous voilà capable de prédire
certaines catastrophes, se contenta-t-elle de répondre.
Mes pensées étaient confuses, dans la mesure où ma raison refusait de croire à
tout cela. Je répondis avec humour, en attendant de me réveiller d’une minute à
l’autre dans mon lit.
— Je ne distingue ni boule de cristal, ni marc de café dans mon champ de
vision, dites-moi que je rêve et que, dans quelques secondes, je vais ouvrir les
yeux et voir ma chambre.
— Vous n’avez aucun pouvoir magique, vous êtes juste clairvoyant. Vous
venez de vous plonger dans votre premier voyage astral, alors félicitations !
— Il y a quelques secondes, avant que je ne m’endorme, j’étais allongé dans
un lit bien douillet en regardant le plafond. Ceci n’est qu’un rêve ! Et pour vous
le prouver, je vais aller à l’autre bout de la rue, là où se trouvent tous les
policiers. Je vais me joindre à leur agréable compagnie et mettre un peu
d’animation. Parce que je suis dans un rêve, et que tout est possible dans
l’univers des songes.
— Quoi que vous fassiez, ici, personne ne vous verra ou ne vous entendra.
Vous pensez que ces policiers vous entendront, allez donc leur poser la
question !
Après avoir traversé la rue et longé le trottoir pour rejoindre deux agents de
police devant la station, j’entendis des cris déchirants, des pleurs, et le sifflement
strident d’un train. J’entrai dans la gare en me disant que les policiers allaient
m’intercepter d’un moment à l’autre. Ils formaient un cordon de sécurité et
empêchaient les journalistes et les curieux de s’aventurer à l’intérieur. Mais aussi
incroyable que cela pût paraître, aucun d’eux ne m’observa, ni ne m’intercepta.
Je commençai à leur parler, mais ils ne m’entendaient même pas. Une partie de
moi croyait à présent aux propos de cette inconnue, et l’autre partie me criait de
ne pas sombrer dans la folie. Alors que mon accablement s’intensifiait, je sentis
une main légère se poser sur mon épaule.
— Je vous préviens, ce n’est vraiment pas beau à voir, alors n’y allez pas !
Je me dirigeai vers le quai, en ignorant la recommandation de mon
interlocutrice. Comme une grosse baleine qui venait d’échouer sur une plage, le
train était couché entre la voie ferrée et le quai. Des corps sans vie, décharnés,
mutilés, et agonisants s’étalaient sous mes yeux. À une dizaine de pieds, je vis
une tête entièrement séparée du tronc qui gisait entre les rails. Le reste du corps
était couché sur la voie. C’était un spectacle apocalyptique. Les blessés avaient
apparemment tous été évacués, il ne restait que des morts, de nombreuses et
malheureuses victimes.
— Seuls les Messagers sont en mesure d’observer le futur de cette façon,
Wilson.
— Si ceci est vraiment une vision du futur, qu’y faites-vous ? Qui êtes-vous ?
— On m’appelle Dina, je suis un Guide, et ma fonction est de vous
accompagner lors de tous vos voyages astraux.
— Si j’ai bien compris, lorsque ma conscience se sépare… de mon corps,
vous intervenez ? C’est donc mon père qui vous envoie, n’est-ce pas ?
— Non, c’est Gustavie qui m’a demandé de vous assister.
— Gustavie ? L’homme qui a accumulé un répertoire inépuisable de sinistres
prédictions ?
— Celui-là même. Il a été le premier Messager, le premier à avoir ce don.
— Vous voulez dire que… j’ai le même pouvoir que cet esprit ?
— Vous le découvrirez par vous-même, Wilson.
— Je ne crois pas que mon cœur supportera... d’autres spectacles de ce genre.
— Je suis désolée, c’est pourtant ce qui vous attend. Car tel est votre destin.
— Je suis un Observateur et un protecteur, et je ne suis rien d’autre. Pourquoi
avoir attendu si longtemps, avant de venir me rendre cette petite visite ?
— Vous n’étiez pas prêt à recevoir vos pouvoirs, en tout cas pas d’un seul
coup. Mais comme vous avez déclenché la prophétie, nous ne pouvions attendre
plus longtemps. Les Messagers sont peu nombreux sur cette planète, vous êtes à
peine une dizaine.
— Et en haut, combien sont-ils ?
— Trois, juste trois.
— Ce qui fait treize ? Pourquoi ce nombre revient-il aussi souvent ?
— Il a son importance, mais ne perdons pas de temps avec ceci. Vous ne savez
pas encore utiliser votre don, je vais donc vous apprendre tout ce que vous devez
savoir. Les personnes qui possèdent le don de clairvoyance, entendent souvent
des voix, perçoivent des images et ressentent l’approche de tout événement.
Vous devez vous montrer réceptif et…
— Attendez ! Attendez, avant de poursuivre. Pour être honnête, je n’ai pas
envie de devenir clairvoyant. Alors, ne perdez pas votre temps avec moi. Je suis
au bout du rouleau, Dina. Épuisé par trop d’événements. Je croyais que mon
destin était simplement de protéger les Observateurs.
— Ce n’est pas une profession que vous pouvez changer comme bon vous
semble. C’est l’essence de votre être, vous ne pouvez pas lutter contre votre
propre nature, vous devez l’accepter. Un évènement extrêmement important
forcera la confrérie des Ombres et des Terres d’ombre à se rencontrer
prochainement. Parce que nous devenons de plus en plus vulnérables, face aux
attaques des Autres. Il devient urgent de prendre des mesures pour neutraliser le
terrible fléau qui s’annonce. L’un des portails de l’au-delà a été attaqué par des
esprits révoltés. Ils sont si malfaisants qu’à présent, ils tentent de percer votre
univers. Au cours de ce rassemblement, nous chercherons différentes façons de
les neutraliser, en espérant trouver un résultat satisfaisant. Jusqu’à présent toutes
les possibilités connues contre ces esprits errants que nous appelons les Autres
ont échoué. Le monde tel que vous le connaissez est à l’agonie. Vous allez
devoir vous consacrer à votre unique tâche, afin d’éviter les pires catastrophes
humanitaires. Et rééquilibrer la balance de la justice. Pour ce qui est de la
protection des Observateurs, je n’ai pas besoin de vous apprendre quoi que ce
soit que vous ne sachiez déjà, vous avez déjà rendu son âme à Duncan Stredfort.
Vous devez à présent dépenser toute votre réserve d’énergie, ailleurs.
— C’était donc vous, cette source de chaleur, cette présence et tout le reste ?
— Pas seulement moi, vous avez contribué plus que personne au sauvetage de
cet homme. Vous êtes officiellement Messager, et rien d’autre. Vous ne pourrez
plus partir en mission d’Observation avec les frères ou quiconque. Vous allez
devoir suivre votre propre destin.
Je la regardai avec désespoir, en essayant de digérer ce que je venais
d’entendre.
— Vous me demandez d’abandonner mes amis ?
— Non. Je vous demande juste de maîtriser pleinement vos nouvelles
capacités, et d’apprendre à les contrôler. Je vais vous laisser pour aujourd’hui, je
reviendrai prochainement…
Elle s’approcha de mon oreille et murmura deux mots, deux simples mots qui
résonnèrent dans mon esprit comme une malédiction « souviens-toi ». Après
quoi, je m’étais réveillé dans mon lit en me posant une question : quelle était
donc la profondeur de ma folie ?
29
Souvenirs d’enfance

Mon grand-père était par nature, un homme plein d’entrain qui se pliait aux
traditions ancestrales. Et, autant que je m’en souvienne, il me les avait
enseignées avec un visage très sérieux, tout en étant conscient de leurs limites.
Thomas Grant vivait selon un code d’honneur strict, et dès mon plus jeune âge, il
m’avait appris à comprendre et à respecter les gens dans toute leur complexité.
Dans ses bons jours, il trahissait sa nature franche, en me laissant penser que le
monde était merveilleux. Seules de belles choses et un avenir brillant
m’attendaient. Mais j’avais très vite désenchanté, peut-être trop rapidement. Ma
vie n’était pas exactement comme je l’avais rêvée. Son côté philanthrope l’avait
amené à croire en l’humanité, il s’imaginait même que certaines pensées
philosophiques étaient gardiennes de notre âme. Je me souvenais de ces petites
phrases constantes qu’il prononçait, et de celle-ci en particulier « Mon pays est
le monde, et ma religion est de faire le bien ». De nos jours, cette expression de
Thomas Paine, a perdu de sa valeur. Les gens ne se soucient plus des autres, ils
ont beaucoup plus de sympathie et de compréhension envers eux-mêmes.
C’était un homme absolument extraordinaire, avec un merveilleux sens de
l’humour. Il me semblait que tout pouvait lui arriver, et que bien peu de choses
pouvaient lui entamer sa bonne humeur. Rien ne me paraissait effrayant à ses
côtés, parce qu’il était mon bouclier, ma protection ultime contre la facette
obscure des humains. Avec les années, j’avais fini par oublier le jour où sa santé
avait commencé à s’essouffler. J’étais trop jeune et je ne pouvais appréhender la
gravité de son déclin. Je me souvenais que c’était vers la fin de l’hiver, au milieu
de l’après-midi, quelques minutes avant que l’horloge ne sonnât 14 h. Après
m’avoir raconté une histoire, il s’était endormi dans son fauteuil. J’étais
rarement autorisé à mettre mon nez dans son bureau dans lequel une
bibliothèque regorgeait de toutes sortes de livres passionnants et éclairés. Sur le
grand tapis persan, d’anciennes reliques de civilisations disparues étaient
exposées à la vue de tous. Mais le trésor, le plus brûlant de cette pièce, était
enfermé dans un coffre orné d’un sceau inconnu, de la taille d’une boîte à
chaussures. Il s’agissait d’un étrange échiquier en albâtre, représentant les phases
de la Lune sur chacune de ses cases. Ce joyau était conservé dans l’un des tiroirs
de sa table de travail depuis des décennies. Et chaque fois que je l’observais,
j’essayais de percer le mystère de ce jeu aux figures et aux pions insolites, qui ne
ressemblait en rien à un jeu d’échecs traditionnel. J’avais tenté à plusieurs
reprises d’apporter quelques réponses à ma curiosité, et la seule personne
capable d’éclaircir cet arcane n’aurait certainement pas apprécié de me voir
fouiller dans ses affaires.
Des objets de ce genre, mon père, William, en collectionnait tout autant.
J’avais grandi avec l’odeur des secrets, ainsi qu’avec une quantité d’énigmes
inexplicables. Je n’avais jamais oublié ce jour, parce qu’il avait dormi plus que
d’ordinaire, et que mon inspection n’avait pas été interrompue par les
mouvements annonçant son réveil. J’en avais été étonné, irrité puis inquiété.
J’étais resté là, à l’observer le reste de la journée, alors que lui ne regardait plus
personne. Son cœur avait cessé de battre pendant son sommeil. C’était la
première fois, que je le voyais si fragile et sans aucune défense. Ce moment
souligna ma première rencontre avec la faucheuse dans sa terrible tâche. En
tenant fermement sa main entre les miennes, je m’étais demandé pourquoi il ne
m’avait pas dit au revoir. J’en avais été très fâché. Sa disparition m’avait
transporté dans un chagrin des plus douloureux.
Le lendemain, tous les visiteurs que mes parents avaient reçus, avaient
quelque chose à raconter à son sujet. Il semblait que toute la ville était venue le
voir. Et tous les souvenirs du bon vieux temps avaient nourri notre tristesse.
Certains d’entre eux avaient redonné vie à des journées profondément enfouies
dans ma mémoire juvénile : les bougies qui éclairaient faiblement sa chambre, le
grincement de la porte chaque fois qu’une personne marchait à pas feutrés vers
lui, les pleurs incessants de tous ceux qui l’avaient aimé, et ce mouchoir trempé
que j’avais entortillé nerveusement autour de mes doigts. Toutes ces impressions
s’étaient gravées dans mon esprit plus que toute autre chose. Sa présence me
manquait, parce qu’il était le seul à connaître ma nature, et qu’il avait contribué à
faire de moi l’homme que je suis aujourd’hui. Dans sa sagesse infinie, il m’avait
enseigné la vie et ses questions. Comment surmonter ma peur et ériger des
défenses à son encontre. Il m’avait transmis tout son savoir, mais m’avait
épargné l’essentiel : comment se débarrasser de la souffrance. À ce moment-là, il
était difficile pour moi de comprendre la signification réelle de la mort. Et cela
avait provoqué comme un vide dans mon âme, qui s’était rapidement répandu
dans le reste de mon corps.
Le jour de ses funérailles, j’avais été blessé et surtout effrayé de le voir blafard
dans son cercueil couvert de satin mauve. Mon grand-père avait toujours besoin
de prendre une bouffée d’air frais, et là, il était étendu dans une boîte de chêne,
qu’il n’aurait pas aimé partager avec des fleurs parfumées. Sa peau était froide et
aussi grise que le ciel londonien dans ces mauvais jours. Je ne voulais plus
observer ce visage, parce qu’il me paraissait bien différent de celui de l’homme
que j’avais connu. Je souhaitais me souvenir de lui tel qu’il était, car il
ressemblait à l’image que je me faisais des anges protecteurs. Sa mort avait
coïncidé avec le début de l’épidémie de choléra de Broad Street à Londres. L’une
des pires calamités que le Royaume-Uni connues. Contrairement à ces pauvres
malheureux qui avaient agonisé des jours durant, mon grand-père avait eu la
chance de ne pas souffrir. Cela n’amoindrissait en rien ma peine, mais cette
pensée me consolait.
La cérémonie funéraire de ce début de printemps avait été un moment
d’émotion intense. Tout avait été préparé la veille, c’était à la fois triste et
ennuyeux. Rien ne m’avait plu, ni la musique mortuaire, ni les gerbes florales
chargées de témoignages de sympathie, ni les pleurs, ni les discours de sa famille
et amis proches. J’ai détesté cette journée. Et j’ai encore plus détesté mon père.
Il m’avait demandé d’embrasser une dernière fois Thomas Grant, parce qu’il
était toujours parmi nous, à nous observer avec tendresse. Cette simple phrase
m’avait complètement dévasté. Trois jours auparavant, il m’avait assuré qu’il
était monté dans les cieux, attendu qu’il était un homme bon. Comment pouvait-
il être ici et au ciel en même temps ?C’était absolument impossible et je m’étais
senti trompé. Ce sentiment d’avoir été trahi, je l’ai traîné des mois durant. Après
ce mensonge, il m’avait été très difficile de maintenir une conversation avec mon
père. Même si ses traits me rappelaient ceux de mon grand-père, j’avais perdu
toute confiance en lui. J’étais encore trop jeune, et je n’avais ni la force
physique, ni le raisonnement d’un adulte, ce qui signifiait que j’allais avoir
beaucoup de mal à redresser le dos. Chaque jour qui passait me faisait découvrir
une cruelle réalité : son absence.
Je n’avais jamais tenté d’établir la communication avec les morts. J’évitais
autant que possible tout contact avec les entités immatérielles. Mais pour lui,
j’aurais été prêt à tout, même franchir l’infranchissable. Je l’avais attendu des
jours durant, je l’avais cherché parmi tous ces revenants qui venaient chaque nuit
me rendre visite. Rien n’était arrivé. Au lieu de cela, les sentiments, qui
accompagnaient sa perte, avaient submergé le vaisseau de mes espérances. J’ai
ainsi appris très tôt que pour certaines personnes, mourir signifiait faire un long
voyage, sans aucun retour possible. Mon père avait mis tant d’efforts pour
m’aider, que tous ses gestes s’étaient imprégnés de cette intention. Fort
heureusement, je compris plus tard, à quel point j’avais eu tort à son sujet.
Après mon insondable peur des morts, c’était contre la mort elle-même que
ma hantise avait pris toute son ampleur. La faucheuse était devenue pour moi,
aussi cruelle qu’intrépide, en marchant dans les pas de ceux que j’aimais, comme
une ombre malfaisante. J’avais essayé, et ce à plusieurs reprises, de la chasser,
en interrompant parfois le sommeil de mes parents, de peur qu’ils ne se
perdissent à leur tour dans ses bras. Mais elle finissait toujours par m’enlever
ceux qui m’entouraient. Mes proches avaient commencé à mourir les uns après
les autres. Je n’avais même pas eu le temps de compter les pertes.
De cette situation, il n’y avait qu’une seule issue raisonnable pour moi : me
détacher des vivants pour ne m’intéresser qu’aux morts, aux revenants, et à tous
ces esprits qui animent le grand théâtre des phénomènes paranormaux. Ainsi, je
n’aurais plus à être exposé à la souffrance et cela avait plutôt bien fonctionné.
J’avais connu de longs moments d’obscurité, qui m’avaient poussé à quitter
l’Angleterre, pour entreprendre mon tour du monde. J’avais passé de nombreux
mois sur les terres les plus arides de la planète. J’avais souffert de la chaleur, du
froid, de moi-même et de mes faiblesses. Pour échapper à la lassitude de ma vie
quotidienne, j’avais commencé à chercher des contrées inconnues autour de moi.
Sans boussole, je m’étais aventuré dans une de ces terres inexplorées, celle du
mystérieux, du paranormal. Je m’intéressais à tout ce qui concernait les
phénomènes surnaturels, et cela n’avait rien à voir avec un intérêt purement
scientifique.

Cela m’avait pris de nombreuses années et beaucoup de tiraillements, pour
enfin accepter la disparition de tous ceux que j’ai aimés. Après le décès de mon
père, je n’avais plus remis les pieds dans la vaste demeure des Grant, semblable
aux tiroirs à secrets de certains meubles anciens. Mais j’avais gardé en mémoire
ces multiples pièces sombres, dont mon grand-père avait entretenu le mystère.
J’éprouvais un désir absolu de comprendre l’étrange et l’inexplicable. J’avais
soif de réponses. En vérité, je n’avais eu de cesse de chercher l’endroit, où la
mort envoyait tous ces gens. Toute ma vie j’avais tenté de trouver des
explications alimentées de preuves. Et il m’avait fallu attendre l’aube de mes
soixante ans, pour enfin voir une graine de mes espérances tomber dans un sol
fertile. J’avais rêvé de ce jour pendant des décennies…
30
La réunification

Des images d’abord floues puis de plus en plus précises apparaissaient, devant
moi, sans que je m’y attende, pour disparaître aussitôt, de sorte qu’il me semblait
impossible d’en comprendre la signification. C’était comme ouvrir un livre en
son milieu, et commencer la lecture. Il était compliqué pour moi de m’habituer à
la pensée que j’étais une sorte de médium. Avec l’aide de Dina et de quelques
techniques acquises, mes visions avaient fini par se révéler aussi
compréhensibles que possibles. Pour tout vérifier et s’assurer qu’aucun détail ne
nous échappait, ma nouvelle partenaire consignait toutes mes observations et
informations reçues. Un kaléidoscope d’événements tragiques se succédait dans
mes voyages astraux. Le déraillement d’un train cédait la place à l’effondrement
d’un théâtre, puis à un incendie dans un hôpital avec des morts qui se comptaient
par centaines.
J’avais observé des scientifiques et des gens d’esprit qui n’avaient pas de
cœur, et c’était là leur principal problème. Ils créaient des machines de guerre
qui ne laissaient aucun avenir à l’humanité. L’humeur sociable de ces hommes
avait été remplacée par une indifférence complète et une soif d’argent et de
notoriété. Au moins intérieurement, ils n’étaient pas vraiment différents de
Satan. Franchement parlant, je n’aurais pas aimé plonger plus loin dans les
pensées de ces individus. Et ce n’était pas seulement à propos de leur plan
diabolique ou de leur corruption du bien.
À chaque seconde, la mort grandissait, s’étirait, grondait et brisait des vies.
Providentiellement, ces prémonitions n’avaient pas le temps de se réaliser. Avec
une bonne coordination, les Ombres envoyaient immédiatement ses
Observateurs pour contrer mes prophéties, avant que le diable n’en fasse une
réalité. Je me sentais comme une marionnette, que l’on tire dans des directions
opposées. Tout cela ne s’arrêtait pas, mes voyages astraux s’étaient
considérablement multipliés et finissaient même par m’épuiser. On m’avait
donné le rôle de Messager, et avec l’aide de Dina, j’avais bien l’intention de
maîtriser les connaissances secrètes liées à ce don. Je m’étais complètement
investi dans ces visions futuristes, observant avec beaucoup plus d’attention et
de réflexion les détails qui rayonnaient devant moi.
Mon dernier voyage astral était des plus funestes, dans le sens où notre monde
se préparait à agonir d’une fin terrible. Quiconque ayant jamais senti l’odeur de
la chair en putréfaction, ne l’oubliera jamais, et ne la confondra avec aucun autre
effluve. Elle attirait comme un aimant, les rapaces qui tournoyaient au-dessus de
Londres. Ils planaient, déployant largement leurs ailes puissantes, et criaient
aussi fort que leur anatomie le leur permettait. C’était quelque chose que je
n’avais jamais vu auparavant, l’air était irrespirable, mais pas un seul cadavre ne
traînait dans les environs. D’ailleurs, il n’y avait personne dehors, pas même un
chat ou un chien, la lumière ne brûlait derrière aucune fenêtre. Dans les rues
noyées par le soleil couchant et jonchées de détritus, quelque chose qui
ressemblait à des monticules de vêtements en lambeaux, tachés de sang séché
avait attiré mon attention. C’était comme si les gens avaient été arrachés de leurs
habits. Mais où étaient-ils donc passés ? La tombée de la nuit peignait les
immeubles d’une ombre menaçante, qui semblait descendre tout droit de l’enfer,
et qui finalement se perdait dans l’obscurité naissante. Après quelques longues
minutes d’attente, j’avais entendu des bruits qui ne m’étaient pas entièrement
inconnus. Quelque chose s’approchait rapidement par-derrière.Le son était
semblable au piétinement d’un troupeau de zèbres lancés, mais en me retournant,
j’avais vu des masses ténébreuses s’élever partout en forme de muraille. Puis…
plus rien. J’avais été ramené dans mon présent, dans ma réalité.

Cette vision se résumait à cela : la confrérie des Ombres n’avait pas pu
maîtriser l’arrivée des Autres. Ils étaient descendus par milliers dans l’immensité
de notre univers. Cette prophétie se profilait devant moi comme une perspective
très proche et moralement inacceptable. Dans un an, jour pour jour, l’espèce
humaine serait condamnée à l’extinction.

À quelques dizaines de pieds de là, se distinguaient à travers la fenêtre grande


ouverte, les silhouettes familières de mes amis. Visiblement, ils discutaient et
riaient tout en étant confortablement installés dans le parc luxuriant des Ombres.
La pureté angélique du matin et la vue de ce magnifique panorama me
remplissaient d’une satisfaction béate. J’entendais par intermittence la voix
tonnante de Beverly qui s’élevait dans les airs. Quelques heures auparavant, il
s’était plaint d’avoir la bouche sèche, et il lui était difficile d’avaler, de respirer
et même de réfléchir avait-il dit. Et à présent, il racontait à gorge déployée
quelques petits événements de sa jeunesse lointaine. D’ici, je pouvais voir son
sourire se contracter et ses bras se soulever chaque fois qu’il s’exprimait.
L’assemblée silencieuse était suspendue à ses lèvres, attendant un dénouement
optimiste avant de lâcher quelques éclats de rire.
Sans même se douter de sa prochaine fonction au sein de la confrérie, Killian
avait fini par accepter la proposition de l’officier Harold Gatling. Il devenait
officiellement, son détective consultant. Son aide pour résoudre quelques
enquêtes criminelles était à l’origine de cette proposition accueillie avec un
sourire. Le cadet avait profité de cette occasion pour demander à ce cher
inspecteur de lui enseigner quelques méthodes d’investigation. Cette nouvelle
inattendue lui donnait l’impression d’être utile, d’avoir un rôle important à
accomplir dans notre société. C’était incroyable de voir à quelle vitesse il avait
repris le contrôle de sa vie. L’infirme était très loin derrière… Finalement, j’étais
très heureux pour lui.
Pour une raison que j’ignorais, la présence de Philip me procurait une joie
inexplicable. Peut-être était-ce simplement le sentiment qu’il reprenait goût à la
réalité. La mort de Catherine avait laissé une trace profonde dans son âme,
c’était un rappel cruel que la vie est courte. Avec notre aide, il avait vaillamment
surmonté la colline escarpée du deuil, pour enfin rejoindre la civilisation et ses
vicissitudes. En tournant légèrement la tête sur ma droite, je vis, Natsu aboyer
contre tout le monde, comme elle le faisait inexplicablement assez souvent. Sara,
qui s’entretenait avec son vieil ami Shin, tenta de la distraire en lui lançant un
bâton noueux, mais c’était peine perdue. Après son retour de Louisiane, j’avais
mené ma propre enquête pour découvrir l’identité de son père. Mais j’avais trop
peu d’indices pour pouvoir raisonnablement concevoir que Richard Stredfort soit
cet homme. J’avais donc décrété qu’il était inutile de poursuivre dans cette voie.
Je me sentais désolé pour elle, dans la mesure où elle me confiait souvent, à quel
point elle avait l’impression d’avoir été rejetée. J’étais ému chaque fois que je
pensais au passé tragique de sa mère. J’espérais sincèrement qu’elle puisse un
jour trouver un peu de paix dans la quête de son identité.
En retournant m’asseoir, je vis Duncan se tenir devant la porte en m’observant
les mains jointes derrière le dos, comme un chef d’état-major. Occupé par
quelques expériences personnelles, il avait quelque peu déserté la demeure pour
se rendre plus disponible ailleurs. Depuis qu’il avait appris qu’il était père, il
attendait chaque jour la visite surprise de son enfant. J’avais le sentiment que
miss Wayne jouait parfois avec ses nerfs. Elle programmait un rendez-vous, pour
aussitôt le reporter à la semaine suivante. Sur la base de tout ce que je
connaissais d’elle, j’avais ma propre idée de la raison de ce comportement
antisocial : elle n’était pas encore prête à pardonner tout le mal qu’il lui avait fait
dans le passé. Le plus regrettable était qu’elle se servait de cet enfant pour lui en
faire payer le prix fort. Plus d’une fois, il avait souhaité jouer cartes sur table
avec elle, mais il craignait que ses paroles ne finissent par compromettre son
avenir avec Aidan.

J’avais vraiment envie de l’aider, mais je doutais de pouvoir faire quelque
chose pour lui. Dans ces moments d’incertitude il se livrait plus que d’ordinaire.
Et pourtant, Dieu sait qu’il était difficile d’extraire quelques pensées de son
esprit.
— Avez-vous l’intention de rester enfermé ici toute la journée ? me demanda-
t-il.
— Je me préparais à rejoindre mes compagnons quand une inspiration
littéraire m’a subitement frappé.
— Je croyais que vos visions étaient mémorisées par votre nouvelle
partenaire. En fait, je suis sûr que des dizaines d’autres Dina s’apprêtent à nous
remplacer dans les jours à venir.
Une pointe d’amertume perçait dans sa voix.
— Nous ? Mais enfin de quoi parlez-vous ?
— Je parle de votre futur départ des Ombres. N’est-ce pas dans vos projets,
Wilson ?Vous avez à présent le privilège de voir l’avenir et d’intervenir avant
que vos prophéties ne se réalisent. Vous êtes devenu, en peu de temps, un
personnage essentiel au sein de la confrérie : le Messager des Ombres. Et je suis
heureux pour vous. Mais aujourd’hui, je me demande à quoi je peux bien vous
servir. De plus, vous m’avez clairement fait comprendre que vous n’étiez plus un
Observateur, et que j’allais devoir m’habituer à partir en mission tout seul.
— Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit. Et sachez que j’ai regretté cette
décision, laquelle je dois vous le rappeler, ne vient pas de moi. Vous m’aidez
plus que vous ne pouvez l’imaginer. Vous intervenez, avec d’autres pour changer
le futur, de sorte que les catastrophes annoncées ne voient jamais le jour. Pour ce
qui est de mon éventuel départ, votre don de clairvoyance est quelque peu
douteux !
En prononçant ces mots, je réussis à lui décrocher un mince sourire.
— Vous me parlez rarement de vos voyages astraux, pour quelle raison ? J’ai
l’impression qu’un mur s’est érigé entre nous. N’avez-vous pas suffisamment
confiance en moi ? dit-il d’un regard intransigeant. Avez-vous peur que je vous
considère comme une sorte de sorcier ?
— Désolé de vous décevoir, mais comme vous pouvez le constater, je ne me
déplace pas encore sur un balai. Vous avez des ennuis contraignants, pour
lesquels vous devez prendre les décisions qui s’imposent. Je ne voulais pas
saturer votre esprit avec mes petits problèmes. C’est l’unique raison de mon
silence. Nos diverses discussions autour d’une liqueur de poire ou d’un bon
whisky me manquent terriblement. Car j’ai beaucoup d’affection pour vous,
Duncan. Alors, cessez de croire que je vais prochainement vous quitter.
Il me sembla à présent beaucoup plus détendu. Une attitude qui contrastait
avec le sérieux qu’il arborait jusqu’alors.
— Ma tante, malgré son âge et ses problèmes, montre un certain intérêt pour
ce qui concerne votre santé. Elle s’inquiète pour vous et s’imagine que vous êtes
atteint d’une maladie incurable. Ce qui justifie, d’après elle, votre absence
prolongée.
— Lady Margaret n’est pas en reste d’imagination !
— Elle vous estime beaucoup et vous tient dans son affection, ce qui est plutôt
rare, la connaissant. Elle ne donne pas son amitié aussi facilement.
— C’est une Stredfort à part entière ! J’ai bien compris votre message, et je
vous promets de lui rendre prochainement visite, histoire de la rassurer. Avez-
vous d’autres questions à me poser ?
— Je veux juste savoir si Dina est une meilleure partenaire que moi.
— Serait-ce de la jalousie que je perçois dans votre voix ? Vous n’avez rien à
craindre, elle est beaucoup plus ennuyeuse que vous ne l’êtes à certaines
occasions. Après m’avoir transmis les méthodes les plus simples pour me
plonger dans un voyage, elle a tenté de m’enseigner des choses que je
connaissais déjà, comme le fait que le monde est cruel et injuste.
— Vous cherchez à me convaincre que tout n’est pas aussi rose qu’il n’y
paraît dans votre relation ?
— Dina manque d’humour et de légèreté ! Elle est beaucoup moins
distrayante que vous ne l’êtes et surtout beaucoup plus rigide ! Mais elle a
quelque chose que vous n’avez pas, de jolies courbes gracieuses, lançai-je avec
plaisanterie pour détendre l’atmosphère. Cela dit, je n’ai pas vraiment eu le
choix, on me l’a imposé. Si vous espérez prendre sa place, il faudra que vous
trépassiez. Comme nos chers Informateurs, Dina n’appartient plus au monde des
vivants, et ce, depuis bien longtemps.
— Ma fonction d’Observateur me suffit largement. Êtes-vous heureux de ce
changement ?
— Vous essayez d’avoir un aperçu de ma douleur ?Vous savez, je n’ai jamais
été du côté du bonheur, parce qu’il m’a trop souvent tourné le dos. Aujourd’hui,
je me contente de peu, dans la mesure où j’aspire à une vieillesse décente. Alors,
oui je suis heureux dans ce sens. Pour le reste, cela s’annonce un peu plus
mitigé. J’arrive parfois à me plonger dans des souvenirs d’enfance, de jeunesse,
ressuscitant ainsi mon passé. Pour un certain nombre de raisons objectives, il
m’est à quelques occasions, ardu de garder les yeux grands ouverts.
— Ce n’est pas une nouveauté. Plus d’une fois, je vous ai vu clore vos
paupières, en plein milieu d’une Observation. Comment pourrait-il en être
autrement, avec toutes les horreurs que nous analysons.
— Vous avez toujours détesté l’idée que des détails puissent échapper aux
Observateurs. Pourquoi ce soudain revirement ? Que vous arrive-t-il, Duncan ?
Êtes-vous fiévreux ! ?
— Depuis les quelques minutes où j’ai été séparé de mon corps, de la manière
la plus horrible, j’envisage les choses autrement. Je ne pouvais plus bouger les
membres, ni respirer, ni parler, mais je voyais et j’entendais tout. Je n’avais
aucun moyen de résister à mon extinction. Je tombais et retombais dans une
immense obscurité, en suppliant que cette terrible torture prenne fin. Puis, j’ai
senti votre main, votre bonté et cette lumière chaleureuse m’extirper de ce trou
sans fin…
— Vous devez enterrer ce qui vous est arrivé, ce douloureux passé, et vous
tourner uniquement vers votre avenir.
— Pensez-vous que ce soit si simple ? Il m’est malaisé d’oublier cette
obscurité, ce vide, et cette peur de je ne sais quoi…Je n’ai rien perçu de
resplendissant de l’autre côté. Absolument rien !
— Votre heure n’était pas encore venue. C’est pour cette unique raison que
vous n’avez rien vu ! Cessez de vous torturer et passez à autre chose.
— Vous me demandez de panser mes plaies ou d’arrêter de m’apitoyer sur
mon sort ?
— Ai-je vraiment besoin de répondre ? Maintenant, dites-moi ce qui ne va
pas. Qu’est-ce qui vous met de mauvaise humeur ? insistai-je.
— J’avais espéré que vous finiriez par vous lasser de me poser des questions
sur mes états d’âme.
— Comme vous pouvez le constater, mes vilaines habitudes subsistent. Mon
petit doigt me dit que miss Wayne n’est pas étrangère à ce désagrément.
— J’ai tenté un rapprochement physique, en essayant de l’embrasser. Mais
mon étreinte est restée sans réponse. Je me suis senti comme un idiot complet…
Et depuis je ne cesse de ruminer.
— Vous avez tenté de l’embrasser ?
— Ne me regardez pas comme cela, je n’ai jamais caché qu’elle était très
attirante. Suffisamment pour me faire oublier ses erreurs et tout le reste. Une
odeur suave et sucrée venant de sa peau parfumée de quelques notes de jasmin
m’a instantanément piégé.
— Oh, oh, oh ! C’est un détail intéressant et passionnant, et je vais argumenter
sur ce point, car il est rare de vous entendre parler d’elle. N’avez-vous pas
l’impression de brûler les étapes ? N’oubliez pas que vos ailes sont trop minces,
et presque transparentes pour voler au septième ciel en sa compagnie !
— Vous voulez dire que j’ai peu d’espoir de la reconquérir ?
— Je veux surtout dire qu’elle vous lâchera en plein vol ! Elle a perdu
quelques repères entre le bien et le mal, et vous êtes l’unique responsable, de ce
qu’elle est devenue aujourd’hui.
— J’ai pris conscience de tout cela, et j’en suis désolé. Mais à ce moment-là,
j’étais stupide à cause de mon orgueil.
— Ai-je bien entendu ? Pincez-moi, je vous en prie, je pense que je suis en
train de rêver…Si l’on m’avait dit qu’un jour viendrait où j’entendrais Duncan
Stredfort reconnaître ses torts concernant l’affaire Atasie Wayne, je n’aurais pas
pu le croire.
— Elle et moi avons fait beaucoup d’erreurs, Wilson.
— Suis-je autorisé à dire que vous vous êtes souvent mal comporté avec cette
jeune femme ? Je pense qu’à présent vous allez vous débarrasser de cette
mauvaise habitude, n’est-ce pas ? Cela dit, vous devriez lui dire tout cela en tête
à tête, pour enfin tourner la page sur ce douloureux passé. Mais faites quand
même attention où vous mettez les pieds ! Elle n’est pas idiote, ce
rapprochement pourrait lui sembler une tentative désespérée pour aborder votre
fils.
Il me regarda avec l’idée d’ajouter autre chose, mais il referma aussitôt la
bouche.
— Que vouliez-vous formuler ?
— Absolument rien, Wilson.
— Non… Vous avez quelque chose en tête ! Et ne faites pas semblant de ne
pas comprendre.
— Pourquoi ce besoin de toujours tout savoir ?
— Oh non ! Ne me dites pas que je viens de démasquer votre plan
machiavélique ? Ne jouer pas avec ses sentiments, vous risquez de tout perdre,
croyez-moi, ne vous amusez pas à ce petit jeu. Car quoi que vous fassiez, vous
en sortirez vaincu !

Il ferma les yeux pendant quelques secondes, et s’allongea sur le canapé avec
ce sourire en coin, qui ne présage jamais rien de bon. Il était difficile à cet instant
de savoir, qui il tentait d’abuser : miss Wayne ou moi ? J’avais déjà ma petite
idée à ce sujet, et elle était loin de me ravir. Le profond silence qui était tombé
durant quelques secondes fut brisé par le grincement du fauteuil roulant de
Killian qui entrait dans la bibliothèque.

— Ai-je manqué quelque chose d’important ? lança-t-il en se dirigeant vers


moi. À voir vos têtes, je pense que oui !
— Vous arrivez au bon moment ! Je voulais justement m’entretenir avec vous,
de certains événements qui ont eu lieu dans notre confrérie.
— Vous ne m’avez rien dit à ce propos, reprit Duncan en se levant
brusquement.
— J’attendais que votre frère soit présent. Je ne vous parlerai pas de manière
structurée de la cruauté du destin, ni de toutes les victimes de l’improbité. De
nombreux livres dans cette bibliothèque racontent, en détail, un tas histoires à ce
sujet. Ce que je compte vous révéler est encore plus sérieux. Il y a quelques
mois, la confrérie a été ébranlée par une série d’événements dramatiques : les
contrôleurs ont été attaqués par les Autres, et un passage a été momentanément
perdu. Le lendemain de cet incident, les meurtres et les catastrophes se sont
multipliés de façon spectaculaire. Fort heureusement, le portail a été récupéré,
mais ces choses sont arrivées en grand nombre sur terre.
— Mon Dieu, marmonna le cadet en redressant ses épaules.
Choqué par cette nouvelle, il se renversa sur sa chaise, prit un crayon et
commença à le tourner d’un air inquiet dans sa main. Quant à l’aîné, il me
regardait avec une curiosité ouverte et sans un brin de sourire.
— Qu’entendez-vous par grand nombre ?
— Je vous rassure, Duncan, ils ne sont pas suffisamment nombreux pour
provoquer le chaos sur notre planète, mais ils sont là, parmi nous. Et nous
devons nous attendre à des temps encore plus difficiles. Notamment, une
recrudescence de crimes et de débauche. Notre confrérie m’a chargé de vous
informer de sérieux changements prochains. Et ce que je m’apprête à vous dire
ne vous plaira sûrement pas. Pour les combattre, nous allons devoir oublier nos
différends avec les Terres d’Ombre. Dans la mesure où les ténèbres se
rassemblent, nous devrons faire de même.
— C’est une blague ? s’exclama-t-il avec irritation. Je croyais que chaque
confrérie était uniquement engagée dans ses propres affaires ?
— Je ne pèse pas dans la balance des décisions, sachez-le. Les Autres ne sont
pas suffisamment nombreux pour mettre en péril, une ville entière. Mais ils sont
suffisamment nombreux, pour provoquer des catastrophes et détruire des
centaines de vies. Est-ce que vos soucis avec cette confrérie sont plus importants
que le massacre de pauvres innocents ?
— Les Terres d’Ombre ont toujours été malfaisantes, reprit-il en pestant, à la
fois dans leurs propos et dans leurs actes. Attendez-vous à une conspiration
mondiale, ou à quelque chose de semblable avec eux. Il est inacceptable de nous
lier aux gens qui dirigent le Grand Conseil !

Il n’avait pas tout à fait tort. Mais, mis à part les détournements insidieux des
opérations d’Observation à leur profit et quelques petits arrangements entre
amis, les membres du Grand Conseil pourraient nous être utiles pour nous mener
à nos ennemis.

— À l’heure actuelle, ils ne sont pas pires que les Autres. Il y a eu quelques
malversations dans la structure de cet ordre, mais les fondations restent les
mêmes. Nous connaissons l’envie de justice des Terres d’Ombre, ils seront de
très bons alliés. Nous nous occuperons du cas de ses membres le moment venu,
croyez-moi, ils paieront leur trahison.
— Voilà qui me rassure ! Faites-moi plaisir, réservez-moi le privilège de
l’Observation qui enverra ces gens en enfer !
— Nous en reparlerons bientôt, Duncan. Sachez néanmoins, que pour mener
des plans agressifs contre les Autres, il faudra changer notre façon de combattre
le mal.
— Que voulez-vous dire par changer notre façon de combattre ?demanda le
cadet en levant les yeux pensivement.
— Je vous expliquerai tout cela plus tard, j’ai juste besoin que vous me fassiez
confiance. Pour l’instant, nous avons une priorité beaucoup plus importante :
nous rendre demain dans l’antre des Terres d’Ombre pour la réunification, le
temps que tout revienne dans l’ordre.
— Cela ne me concerne plus, reprit-il, auriez-vous oublié que je n’ai plus le
statut d’Observateur ?
— En discutant avec Dina, j’ai appris que certaines fonctions dans notre
confrérie avaient été supprimées en raison du manque de personnel. Votre
nouvelle affectation est en phase de « peaufinage »,il faudra donc vous montrer
patient, Killian.
Il resta un long moment dubitatif, avant de comprendre ce qui l’attendait.
— Vous êtes sérieux ? Je vais réintégrer notre Ordre ? s’exclama-t-il avec une
joie non dissimulée.
— Votre départ n’a jamais été définitif. Je vous demande seulement un peu de
patience…
31
Souviens-toi !

En ces temps troubles, peu d’Observateurs conservaient l’illusion d’une
sécurité complète de l’ordre jusque-là établi, ni de sa continuité. Tout était très
vague et plutôt alarmant. La réunion s’était déroulée sur le territoire de nos
ennemis et avait commencé dans un silence froid, avant de se terminer dans une
atmosphère d’incompréhension tangible. Les élégants invités s’étaient tenus en
retrait de ceux qui n’appartenaient pas à leur communauté. Jamais je n’avais vu
autant d’Observateurs et d’Informateurs, tous réunis en son rang et ordre. La
plupart étaient des héritiers de noms connus, les descendants des Fondateurs.
Certains parlaient tranquillement entre eux, d’autres regardaient simplement
leurs antagonistes du coin de l’œil. Comme beaucoup d’entre nous, les frères
s’étaient installés à l’opposé des Terres d’Ombre. Un brin hautaine et froide,
Mina n’avait pas beaucoup fatigué son intellect. Elle avait été mise à l’écart du
conseil suprême, et paraissait plutôt mal à l’aise. J’avais échangé avec elle
quelques regards critiques, qui en disaient long sur notre différend. Appuyée
contre le mur, miss Wayne m’avait donné l’impression de s’ennuyer
terriblement. Cependant, elle avait attentivement écouté le discours des illustres
Fondateurs, sûrement pour mieux le réfuter les jours suivants.
Les têtes pensantes avaient décidé de mettre en place un nouveau système de
justice, et de créer des équipes opérationnelles de renseignements et
d’interventions pour contrer les ambitions des Autres. Chaque équipe devait
inclure : un Observateur de chaque confrérie. Après l’annonce de cette
proposition, tous avaient commencé à discuter de ces prochains changements
drastiques. Certains avaient secoué la tête avec exaspération, tandis que d’autres
s’étaient précipités vers la sortie avec une amertume prononcée.
En tant que Messager, je n’en connaissais pas tous les détails, enfin pas
encore, mais je n’ignorais pas les grandes lignes de ce projet. Miss Wayne et
Duncan n’étaient pas au comble du bonheur, et n’essayaient même pas de cacher
leur frustration de se retrouver ensemble pour effectuer quelques missions. Leur
seule consolation consistait à réaliser une bonne action au nom de leur confrérie.
Quelle que soit la raison de leur mésentente, ils devaient à présent, mettre leur
désaccord de côté. J’étais encore un peu secoué, mais suffisamment lucide pour
prédire un avenir imprévisible.
Sur le chemin du retour, l’aîné était resté silencieux. J’avais voulu parler à
plusieurs reprises, mais la simple expression sur son visage m’en avait dissuadé.
Je pouvais toujours compter sur son calme, son sérieux inébranlable, ses pensées
secrètes, mais il n’était absolument pas disposé à converser de quoi que ce soit.
Il avait gardé le silence jusqu’à notre arrivée aux Ombres, et j’en connaissais
partiellement la raison. Killian était d’humeur fantasque, et l’idée de réintégrer la
confrérie y était sûrement pour quelque chose. J’avais compris qu’il était devenu
inconfortable pour lui, de ne plus pouvoir participer à ce combat pour la justice.

*

Nous avions atteint notre point d’Observation en moins de dix minutes. Le


pire endroit de Londres, le terrain de chasse d’un terrible tueur qui, aujourd’hui
encore, avait marqué tous les esprits en soulignant la coupure qui sépare la
richesse de la pauvreté. Le quartier londonien de Whitechapel ne proposait pas à
ses habitants une perspective radieuse. Même pendant les chaudes journées
d’été, les rues et les façades gardaient cette couleur gris foncé qui tirait presque
vers le noir. Les chaussées étaient si étroites que l’on pouvait se serrer la main
d’une fenêtre à l’autre. Nous avions l’impression d’avoir été transportés au cœur
du Moyen Âge. C’était un spectacle désolant et parfois surprenant. Des gens
vêtus de haillons poussaient une charrette massive, remplie à ras bords de sacs
de grains devant le passage exigu d’un entrepôt crasseux. De jour comme de
nuit, cet endroit était toujours très animé. Dans les ruelles les plus sombres et les
plus nébuleuses, faiblement éclairées par des lampes à gaz, toutes sortes
d’individus peu recommandables fourmillaient parmi les marins, les petits
commerçants, les bateleurs, les mendiants, les résidents et les autres travailleurs
qui ne cherchaient qu’à survivre dans ce milieu hostile.

Et puis, il y avait les plus redoutables, les brutes, les meurtriers, les funestes
prédateurs qui nourrissaient les événements les plus tragiques. Dans tous les
quartiers misérables que j’avais eu l’occasion de visiter, j’avais toujours constaté
que des charognards se promenaient parmi la foule. Entre les plus douteux et les
plus respectables, pullulaient, les chapardeurs qui détroussaient les passants,
mais aussi leurs compagnons de beuverie, les prostituées qui savouraient
quelques moments de répit avant de passer au client suivant, les personnalités
obscures qui négociaient le prix de marchandises suspectes, les ivrognes
clairement divisés en plusieurs catégories : les imbéciles confirmés ou d’une
finesse rare, et ceux qui buvaient pour juste s’enivrer. Et qui finissaient par
tomber dans un coin pour le restant de la nuit. Des crimes, dans ce quartier, il y
en avait presque chaque soir. Un couple de touristes égaré avait même été
retrouvé mort, la veille, dans une ruelle voisine. Ils avaient été dépouillés et
poignardés à plusieurs reprises. Et bien sûr, tout le monde voulait écouter
l’histoire passionnante qui se racontait à leur sujet. En descendant la rue
Fieldgate, Steven s’arrêta devant l’auberge du paradis. À croire que nous
n’avions pas tous la même conception de l’au-delà.
— Si le paradis ressemble à cela, je préfère louer une chambre en enfer, lança
Duncan en plaisantant.
— Tu ne devrais pas en parler sur ce ton ! rétorqua miss Wayne, Satan
pourrait bien satisfaire tes désirs.
Il se retourna vers elle en se contentant de grimacer. J’espérais sincèrement
que cette mission briserait la tension qui existait entre eux. Mais mon intuition
commençait à tirer la sonnette d’alarme. Je m’inquiétais de la tournure que
pouvait prendre cette Observation.
— Entre l’été et l’automne de l’année 1888, commenta Steven Wright, Jack
l’Éventreur répandit l’horreur dans ce quartier, qui résumait à lui seul toute la
misère et les vices de Whitechapel. N’ayant d’autre choix, les immigrants
polonais, irlandais et même russes, étaient contraints de vivre dans ces
logements vétustes et méprisés par une grande partie de la société londonienne.
Les habitants de cet infâme secteur, qui n’étaient pas tous de mauvaise influence,
avaient, pour la plupart un avenir peu enviable.
— Beaucoup s’imaginent que le destin est quelque chose qui ne peut être
changé ou modifié, répliqua-t-elle. Sincèrement, j’espère qu’ils se trompent.
— Mon père, raisonnai-je, pensait que notre existence était écrite bien avant
notre naissance. Personnellement, je n’ai jamais cru que le bon Dieu était assis
sur un nuage à perdre son temps à tracer la destinée de chacun.
— J’accorde crédit à cette force inéluctable qui semble prévoir le cours des
évènements, réagit l’aîné, mais j’estime aussi que nous avons la possibilité
d’agir sur les choses, si nous le souhaitons. Je suis d’ailleurs curieux de
connaître votre avis à ce sujet, qui je le sais, Steven vous tient vraiment à cœur.
— Quelle mémoire admirable, mon grand ! J’ai eu de longues discussions
avec ton grand-père à ce propos. J’ai toujours comparé notre destinée au verdict
d’une maladie. Nous sommes condamnés, mais nous avons le choix dans le
traitement médical. Avec un bon médecin, un bon remède et quelques
changements dans notre mode de vie, on peut vivre, et même très bien.
— Je constate que vous passez beaucoup plus de temps dans votre monde
enchanté que dans la triste réalité de notre univers, reprit-il. Que faites-vous de
ceux qui n’ont pas les moyens de se payer les services d’un médecin ? Ne
pensez-vous pas que leur destin leur laisse peu de chances de s’en sortir ?
— Nous devons nous battre pour acquérir ce que nous voulons, Duncan, parce
que malheureusement rien ne tombe du ciel.
— Je crois surtout que nous sommes tous les marionnettes de notre destinée.
— Il est toujours plus facile de blâmer le destin, plutôt que d’admettre que
nous avons fait de mauvais choix, objecta miss Wayne avec une pointe
d’amertume.
— Oui, et on peut dire que tu as eu la main verte pour cultiver les mauvais
choix !ajouta l’aîné, en regardant sa partenaire droit dans les yeux.

Elle le dévisagea avec agacement. Et je crus que cette fois, tout cela allait mal
se terminer. Mais c’était sans compter sur l’intervention de Steven qui les remit
gentiment à leur place.

— Mes chers amis, je ne veux surtout pas voir qui que ce soit compromettre
cette mission. Alors, je vous demande de prendre votre mal en patience et
d’éviter d’énerver votre alter ego. J’espère avoir été clair ! Maintenant, passons
aux choses sérieuses ! Cilian Griffin était un homme de bonne morale, un jeune
père de deux enfants et qui travaillait dur pour économiser et réaliser son rêve :
partir en Amérique avec sa famille. Malheureusement, dans la nuit du 14
novembre 1889, cet Irlandais a croisé la route d’individus peu recommandables,
les frères Clark, des bandits de la pire espèce, ne sachant pas ce que sont le
respect et la vertu. Ils se sont précipités sur lui, l’ont traîné par les pieds, bien à
l’abri des regards, et l’ont battu à mort sans raison apparente. Après avoir tué cet
innocent, ces sauvages sont tranquillement repartis chez eux pour jouer leur rôle
de père exemplaire, en laissant derrière eux un carnage sanglant. Les frères Clark
ont assassiné plus de trente-huit personnes, et n’ont jamais été inquiétés pour
leurs crimes. Ils ont quitté le Royaume-Uni pour s’installer aux États-Unis avec
leur famille, en août 1902. Où actuellement, ils coulent des jours heureux.
— Aux États-Unis ? répétai-je, c’est assez ironique.
— Je suis bien d’accord. Encore une précision importante qui risque de vous
faire grincer des dents : une Observation a déjà été menée pour ces sordides
personnages, mais l’identification a échoué.
— Ces hommes ont été observés, et malgré cela, ils s’en sont tirés ?
— Tu as bien entendu, Duncan. Ils s’en sont sortis et ont reproduit les mêmes
crimes trente-sept fois, peut-être, même plus. Malheureusement, il arrive parfois
que certains passent à travers les mailles du filet.
— Force est de constater la faiblesse de votre système d’Observation. Si ces
hommes avaient croisé la route d’Iustitia, de nombreux innocents seraient encore
en vie.
— L’assassinat n’est pas une distraction chez les Ombres ! C’est là toute la
différence entre ta confrérie et la mienne, nous ne sommes pas des assassins,
répondit sèchement l’aîné.
— C’est assez pathétique, reprit-elle, mais je n’en attendais pas moins de toi.
Depuis des années, tu fuis tes responsabilités, tu t’es toujours voilé la face et tu
t’es souvent empêtré dans tes mensonges. Tu es bien le digne fils de David
Stredfort pour ce qui concerne la lâcheté.
— Je ne te permets pas de me parler ainsi ! lâcha-t-il en haussant la voix et en
perdant contrôle de lui-même. Tu es très mal placée pour me faire la morale et
me juger ! ! ! Même s’ils sont des hommes abjects, ils ont droit à un procès
équitable.
— Équitable ? Laisse-moi rire ! Ils ont surtout droit à la gratuité d’un voyage
en enfer !
— Je vous en prie… arrêtez-vous ! s’énerva Steven, alors que je m’apprêtais à
interrompre cette vive discussion. On dirait deux gamins qui se disputent une
confiserie ! Je ne permettrai à personne de saboter mon rôle d’Informateur ! Pour
renforcer les relations entre nos deux confréries, vous devez donner des signes
d’attention ! Alors soit vous mettez un plus d’eau dans votre vin, soit vous
laissez votre place à des Observateurs plus consciencieux dans leur
engagement ! N’oubliez pas qu’il me suffit de claquer des doigts pour annuler
cette mission.
— Je peux vous assurer, répondis-je, qu’ils ont bien compris le message. Ils
sont intelligents et expérimentés, du moins c’est comme cela qu’ils m’ont été
recommandés. Maintenant, nous ne sommes pas à l’abri d’un mauvais jugement.

Je fatiguai de les entendre se déchirer, et je n’eus même plus la force de
raisonner. Miss Wayne avait prononcé des paroles dures, blessantes, et j’arrivais
à comprendre la réaction indignée de l’aîné. Mais, en même temps, je plaignais
cette femme, si belle et douce d’apparence, si confiante, mais terriblement
cruelle dans ses propos par moments. Ce pauvre Duncan, allait devoir se montrer
plus prudent dans ses réponses, et surtout extrêmement patient. Parce qu’il
n’était pas près de voir son cher enfant. Et cette simple pensée me remplissait le
cœur d’amertume.
— Dans quelques secondes, reprit Steven en lâchant un long soupire, la
première victime officielle des frères Clark, Cilian Griffin, sortira de son
appartement pour se rendre à son travail, sur les docks de la compagnie des
Indes orientales, situés à Blackwall, sur la Tamise. Exceptionnellement, je vous
tiendrai compagnie jusqu’à la fin, Wilson ! Et je m’assurerai que vos
compagnons ne compromettent pas votre mission.
— Je vous remercie pour cette délicate attention, répondis-je en lui tapotant
l’épaule.
Nous attendîmes que Cilian Griffin pointe son nez à l’horizon. Juste devant
nous, se trouvait l’immeuble de trois étages, où il habitait. Les fenêtres sales et la
façade décrépite laissaient entrevoir les poutres de bois pourri, mais aucun signe
de vie. Cette bâtisse donnait l’impression d’être à l’abandon. Après quelques
minutes d’attente, un garçon d’une vingtaine d’années nous dépassa par la
droite. Steven nous confirma qu’il s’agissait bien de notre homme.
Immédiatement, nous le prîmes en filature, en faisant attention de ne pas le
perdre de vue. Je n’avais pas le droit de priver ce garçon d’une tentative modeste
de changer son destin de manière significative devant les portes de l’infini
inconnu. Il se rendait en accélérant le pas, vers la partie de la Tamise qui était
occupée par un grand nombre de vaisseaux marchands, et qui s’étendait de
London Bridge à Deptford. Mais avant qu’il n’eût pu franchir l’une des rues
sombres de Whitechapel, il fut intercepté dans son élan, par trois silhouettes
grises. Il n’eut même pas le temps de réagir, il s’était retrouvé cloué au sol
comme une souris sous les coups de griffe d’un chat. Puis, comme Steven l’avait
précédemment commenté, les frères Clark tiraient leur proie par les pieds, sous
un vieux pont gothique.
À cet instant, Cilian Griffin devait être parfaitement conscient du sort qui
l’attendait. Mais dans sa volonté de vouloir s’en sortir, il se débattait de toutes
ses forces sans pouvoir s’en dépêtrer. Ces trois brutes le frappaient sauvagement
à coups de pied et de poing sans prendre une pause. Ses hurlements déchirants se
noyaient à regret dans l’abîme de l’indifférence humaine. Au bout de quelques
minutes, nous le vîmes, enfin, rendre son dernier souffle.
— C’est cela votre nouveau système de justice, braquer les yeux sur un
malheureux qui se fait torturer, et ne rien faire ? Est-ce un spectacle, dois-je
applaudir ? Regardez-le ! Maintenant, plus rien ne le sauvera. Ces brutes
auraient été pulvérisées et détruites avec les Terres d’Ombre.

Nous sentîmes beaucoup d’amertume et de reproches dans la voix de miss
Wayne, et je comptais bien taire ses pensées négatives. Après lui avoir fait les
poches, ces trois ordures repartirent au pas de course. Je m’approchai de cet
homme qui baignait dans une mare de sang. Ses yeux étaient grands ouverts, son
esprit semblait déjà ailleurs, son regard était vide. En retrait, tous observaient
mes gestes avec intérêt et cherchaient à comprendre en quoi ce système de
justice était différent. Je posai alors ma main sur le front encore chaud de ce
jeune père, et glissai dans le creux de son oreille deux simples mots, ceux que
l’on m’avait demandé de prononcer une fois la mort confirmée.
— Souviens-toi !
Immédiatement, son corps fut soulevé par une sorte de tourbillon mouvant et
opaque, et nous vîmes le temps remonter, minute par minute, jusqu’au moment
où il était sorti de chez lui. Il nous dépassa par la droite et nous le prenions à
nouveau en filature. Mes compagnons étaient complètement sidérés. J’’avais
plaisir à observer cette chère miss Wayne perdue dans ses pensées. À cet instant,
Duncan devait ressentir certainement ce même plaisir. Et une fois de plus, avant
qu’il n’eût pu franchir l’une des rues sombres de Whitechapel, les frères Clark
lui barrèrent la route. Cilian Griffin avait instinctivement reculé de quelques pas
en prononçant à son tour ces deux mots :
— Souviens-toi !
Puis, il reprit son chemin comme si de rien n’était, sans même se soucier de
ces trois individus qui semblaient soudainement figés sur place. Cela donnait
l’impression qu’une force invisible les maintenait cloués au sol. Après quelques
secondes, nous vîmes les yeux des frères Clark s’enflammer comme si quelqu’un
venait de leur jeter un produit inflammable sur le visage. Ils hurlaient de douleur,
tandis que leurs yeux étaient réduits en cendres.
— Ces hommes sont à présent plongés dans l’obscurité ! Et jamais ils n’en
sortiront, s’exclama Steven avec un profond soulagement.
— Nous ne sommes pas des assassins, et nous ne le deviendrons jamais, ma
chère, commenta Duncan, avec une immense fierté.
— Je dois reconnaître que votre nouveau système de justice me satisfait. Au
moins ceux-là, ne tueront plus impunément. La seule chose que je regrette, c’est
qu’ils soient toujours en vie !
— Je me doutais de votre réponse, Miss Wayne, et je suis ravi de vous
l’entendre dire. Nous faisons un travail juste, et la justice est notre devoir !
Même s’ils sont encore vivants aujourd’hui, ils n’échapperont pas à la mort…
— Ils sont hors service ! Et c’est ce qui est le plus important, reprit l’aîné.
Cela m’a l’air très élémentaire, une Observation : deux mots à chuchoter à
l’oreille des victimes. Et le tour est joué ! Vous avez sorti un joli lapin de votre
chapeau, Wilson.
— Notre ami Steven se fera un plaisir de vous faire une seconde
démonstration, si cela est nécessaire, répondis-je.
Après cette mission, notre agitation fut remplacée par une profonde paix
d’esprit et un sentiment d’accomplissement indéfinissable…

L’ennemi frappait souvent dans des endroits auxquels on ne s’attendait pas,


réveillant notre désir irrépressible de justice. Pour nous, il n’y avait plus de vie
personnelle, ni suffisamment de temps libre pour penser à autre chose qu’à
l’horreur. Nous avions une responsabilité qui nous incombait : rétablir l’ordre.
Le flux de mes visions augmentait, et chaque information devait être vérifiée,
même si la plupart d’entre elles semblaient à première vue, plus qu’évidentes.
Les Informateurs et Observateurs effectuaient plus d’une vingtaine de missions
par jour. Il fallait absolument empêcher le mal de reprendre toute sa grandeur sur
Terre. Sinon le chaos l’emporterait. Les Autres étaient parmi nous et
influençaient les esprits déjà bien tordus pour commettre des actes d’une
violence inouïe. L’heure était venue de riposter et de contrecarrer les plans
machiavéliques de ces choses, dont en définitive nous ne connaissions que les
manifestations.

Une semaine s’écoula ainsi. Philip et Beverly étaient partis tôt le matin pour
une partie de pêche, Sara et Shin étaient sortis faire quelques courses en ville, et
Killian traînait dans son atelier de peinture à l’autre bout de la maison. Duncan
et moi étions occupés à mettre de l’ordre dans nos affaires, lorsque l’on frappa à
la porte d’entrée à plusieurs reprises. C’était inhabituel, surtout à cette heure de
la matinée. Avant de recevoir notre mystérieux visiteur, j’ai regardé par la
fenêtre. La voiture de miss Wayne était stationnée au milieu de la grande allée.
Sous l’effet de la surprise, l’aîné se leva en renversant son verre, et monta
immédiatement se changer. En ouvrant la porte, je vis qu’elle était accompagnée
de son fils. Il y avait quelque chose en elle, une sorte de contradiction qui ne
pouvait être expliquée. Les comportements de cette femme avaient leur propre
logique. Même si parfois, ses propos allaient à l’encontre des règles de la
courtoisie et de la tradition, elle n’était pas si déplaisante.
Je fus sous le coup d’une profonde émotion. L’aîné descendit les escaliers en
observant ce petit homme qui serrait fièrement la main de sa mère.
Profondément ému par cette visite inattendue et merveilleuse, l’aîné ne sut que
répondre. À cet instant, pour lui, plus rien n’existait sur Terre, hormis ce jeune
garçon. Il voulait vraiment apprendre à le connaître, et pour la première fois
depuis toutes ces années, je le sentis presque heureux. Les yeux du garçon
s’ouvrirent en grand, quand elle lui présenta Duncan comme étant son père. Je
me tins devant la porte, en regardant cette scène familiale avec une affection
extraordinaire.
— Je pense que vous avez beaucoup de choses à vous dire, lâcha-t-elle avec
un léger sourire, comme si elle avait complètement oublié son ressentiment
envers le père d’Aidan. Je reviendrai récupérer notre enfant demain, à la même
heure. Voici ses affaires, alors prends soin de lui.
Duncan resta un instant la bouche entrouverte en claquant les paupières de
surprise. Il ne s’était sûrement pas attendu à cela. Il y eut cette lueur, si brillante,
si profonde dans son regard qu’elle l’observa un long moment, avant de serrer
son fils dans ses bras, très fort, puis de l’embrasser.
— Je te remercie, Atasie, vraiment, du fond du cœur je te suis très
reconnaissant, répondit-il, troublé comme jamais il ne l’avait été auparavant.
Elle lui lança un clin d’œil, nous salua, et s’en retourna. Je m’éclipsai sur la
pointe des pieds pour laisser père et fils faire plus ample connaissance, et profiter
de l’occasion pour dormir un peu. Je m’étais levé de très bonne heure pour
achever un travail, et j’avais des courbatures. Mes yeux commençaient à piquer.
Somnoler dans la méridienne de la bibliothèque me sembla une excellente idée.
Je finissais toujours par m’endormir au simple contact de son velours soyeux.
J’étais sur le point de m’allonger, lorsque soudainement, une vision balaya mes
pensées. Une jeune femme au regard noisette et au teint de poupée, se tenait
debout devant la fenêtre d’une chambre, lorsqu’un homme sorti de nulle part, fit
irruption au beau milieu de la pièce. Il lui sauta dessus pour la mettre à terre,
mais elle lui échappa et s’éloigna hâtivement vers l’escalier. Il se redressa, et
tenta de la rattraper alors qu’elle descendait les marches en courant, en relevant
le bas de sa robe.
Un autre individu l’empoigna avant qu’elle n’atteignît la porte d’entrée. Il la
frappa si violemment au ventre qu’elle en perdit l’équilibre et tomba. L’un de ces
hommes se pencha vers elle, et lui dit à l’oreille qu’il fallait obéir à tout ce qu’il
lui demanderait de faire, parce que sa vie dépendait de ses refus. Puis, il lui
ordonna de remonter dans sa chambre. Tandis qu’ils forçaient cette malheureuse
à écrire une lettre à l’intention des frères Stredfort, de vieux souvenirs
commencèrent à ressurgir de ma mémoire. J’avais oublié son visage, mais pas le
nom de Pearl Federigui. Après l’avoir fermement plaquée contre le sol, l’un
d’eux entailla les veines de ses poignets, alors que les yeux de la jeune femme se
remplissaient de larmes. Sa chair était à vif, le sang se répandait rapidement sur
le carrelage. C’était une scène effroyable, une terrible réalité. Elle ne s’était pas
suicidée, c’était un crime maquillé. Je me sentis impuissant, je ne pouvais rien
faire, juste attendre son dernier souffle.
— Cette fille ne fera plus de mal à qui que ce soit. Elle a eu son compte !
Maintenant, allons-nous-en, Connor.
— Nous n’avons pas encore fini. Il faut suivre à la lettre ce que les Stredfort
nous ont demandé de faire. Je vais me charger d’écrire quelques inscriptions
cabalistiques de rites vaudous sur les murs mais aussi sur le sol.
— Des trucs de sorcellerie ?
— Ne t’inquiète pas, je sais parfaitement ce que j’ai à faire. Toi, accroche ses
poupées sur cette cloison. Et ensuite, attends-moi en bas. Je dois m’assurer que
tout ressemble à un suicide.

Puis, cette vision prit fin, me laissant sans voix et dans l’incertitude complète.
J’étais anéanti par ce que je venais de voir et d’entendre. C’était un sentiment de
perte de quelque chose qui ne reviendrait peut-être plus jamais : la confiance. Je
ne sus quoi penser, je ne pouvais pas imaginer une chose pareille, et mon
inquiétude se porta sur la réalité de l’implication des frères Stredfort dans ce
crime. Les larmes envahirent mes yeux, c’était insensé. Non, je ne voulais pas y
croire…

FIN
Pour le lecteur,

Tout d’abord, merci d’avoir lu mon roman « Les Ombres-Les Informateurs ».


Si vous l’avez apprécié, n’hésitez pas à donner votre avis sur Amazon, ou à
poster un commentaire ailleurs. C’est la meilleure façon pour un auteur de se
faire connaître, et par avance, je vous en remercie.
Je dois remercier tant de gens, qu’il m’est difficile de savoir par qui
commencer. Je remercie la communauté des blogueur(se)s et chroniqueur(se)s
pour leurs critiques bienveillantes qui sont pour moi, une formidable opportunité
de m’exprimer et de me développer en tant qu’auteure. J’exprime ma gratitude à
mes lecteurs, à mes amis, à ma famille, et à la merveilleuse équipe de Librinova.
Je remercie Marilyse Trécourt, auteure de talent, coach en communication pour
les auteurs et grande experte en Mojito. Un merci particulier à ma correctrice,
Pascale Telenczak qui me guide magistralement tout au long du processus de
correction. Je remercie également l’auteure Catherine Choupin, pour ses
précieux conseils.
Enfin, j’espère de tout cœur que vous avez pris plaisir à lire ce deuxième tome
des Ombres. Si vous souhaitez en savoir plus sur mon actualité, rejoignez-moi
sur mes pages Facebook et Twitter. Je vous y attends avec grand plaisir.
À bientôt et merci encore !

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Table of Contents
1 10 février 1905 La mission Endler
2 12 février 1905 Déception
3 13 février 1905 Les prairies d’eau
4 14 février 1905 Le Grand Conseil
5 15 février 1905 Le Reiki
6 15 février 1905 Retour aux Ombres
7 Le vol de la bijouterie Green
8Première mission
9 L’affaire Émily Mc Dwight
10 Origine
11 L’inspecteur Harold Gatling
12 L’affaire Édouard Mc Canni
13 La treizième mission
14 La rupture
15 Histoires de maisons hantées
16 Le lourd secret
17 Les informateurs
18 La révélation
19 Catherine North
20 La partie de pêche
21 Lettre d’outre-tombe
22 La sortie
23 Bienvenue en Louisiane
24 Retour à Romney Marsh
25 Le guérisseur vert
26 La dixième victime
27 Le vaisseau fantôme
28 Le guide
29 Souvenirs d’enfance
30 La réunification
31 Souviens-toi !
Pour le lecteur,

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