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DES MÊMES AUTEURS

Yves Harté
Calidad, objets de fierté, avec Ermine Herscher, Boulogne-Billancourt, Éditions du May, 1992.
La Huitième Couleur, Paris, Arléa, 2015.
Les Uns, les autres, collectif, Paris, Robert Laffont, 2018.

Jean-Pierre Tuquoi
Emmanuel d’Astier. La plume et l’épée, Paris, Arléa, 1987.
Notre ami Ben Ali. L’envers du « miracle tunisien », avec Nicolas Beau, Paris, La Découverte, 1999.
Le Dernier Roi. Crépuscule d’une dynastie, Paris, Grasset, 2001.
« Majesté, je dois beaucoup à votre père… » France-Maroc, une affaire de famille, Paris, Albin
Michel, 2006.
Paris-Alger, couple infernal, Paris, Grasset, 2007.
Paris-Marrakech. Luxe, pouvoir et réseaux, avec Ali Amar, Paris, Calmann-Lévy, 2012.
Oubangui-Chari, le pays qui n’existait pas, Paris, La Découverte, 2017.
ISBN 978-2-02-143466-8

© ÉDITIONS DU SEUIL, AVRIL 2021

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À la mémoire d’André Harté
À Linette Harté-Bonnan
À Philippe Labarde
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Des mêmes auteurs

Copyright

Dédicace

Prologue

Chapitre 1 - Les années Hossegor

Chapitre 2 - Une ruine de rêve

Chapitre 3 - Le Domaine

Chapitre 4 - La maison des non-dits

Chapitre 5 - Jours tranquilles à Latche

Chapitre 6 - Le défilé

Chapitre 7 - Une résidence présidentielle

Chapitre 8 - Mais de quoi parlez-vous ?

Chapitre 9 - Petits complots entre amis

Chapitre 10 - Les jours noirs


Chapitre 11 - Le fantôme Bousquet

Chapitre 12 - La Cène

Chapitre 13 - Latche après Latche

Bibliographie

Sur François Mitterrand

Autres références citées dans le texte

Remerciements
Prologue

La terre des Landes est noire. Sable et racines mêlés. Poussières


d’écorce. Bruyère et ajoncs décomposés. Des chênes au bois dur, petits et
noueux, ont grimpé sur les dunes pétrifiées que l’océan a sculptées dans une
autre ère. Si l’on creuse, à peine un mètre au-dessous, on tombe sur un bloc
compact, rouillé et gris, que les ruisseaux ont chargé de minerai de fer et qui
empêche la lande de boire l’eau. C’est un sol maigre, gagné sur les vases de
vieux étangs et sur les anciens bras de l’Adour, fleuve que les hommes ont
détourné vers une embouchure plus clémente.
Au loin, la grande rumeur de la mer. À moins que ce ne soit le vent
d’hiver qui rejoue le lent ressac des vagues dans les plus hautes branches.
Ici, tout est eau. Même les noms des lieux et leurs consonnes mouillées.
Dans le « parler noir » qui était la langue des bergers et des gemmeurs, on
ne dit pas Latche mais « Latieu ». Latche signifie « flaque ». C’est un lieu-
dit, un abri de berger dans un hameau de l’autre côté de l’étang de Soustons,
non loin de la côte Atlantique, entre Bordeaux et Biarritz. Une petite route y
mène, tardivement goudronnée, bordée de chênes-lièges qui firent naguère
la fortune de quelques bouchonniers. Quand François Mitterrand s’y rendit
pour la première fois, c’était un chemin de sable et de cailloux blancs.
À l’approche de la forêt qui enserre la vieille ferme, on est saisi par un
curieux sentiment. L’atmosphère s’impose à vous. Le temps y est différent.
Au détour des chênes rouvres et sous les pins tordus au-dessus des
ondulations de fougères, il pèse brusquement. Une sorte de distorsion
transforme les heures, efface le moment, recouvre la lumière de nuances
infinies.
Est-ce cela qui retint François Mitterrand ? Rien, ici, n’est aussi
différent de ce qu’il poursuivit toute sa vie : un souvenir. Touvent, le lieu de
son enfance, est un autre pays, bien plus au nord, dans une Charente qui se
frotte de Périgord, un pays riche et beau, pétri d’argile, bâti de murs de
calcaire et couvert de castelets, d’églises romanes et de fermes
orgueilleuses. Une rivière verte y coule avec une tranquille assurance.
Mitterrand y vécut jusqu’à ses 13 ans, tous les étés. Il passa même une
année entière chez son grand-père, Jules Lorrain, envoyé par ses parents qui
étaient restés à Jarnac. La maison est une bâtisse solide, installée sur une
élévation qui domine les méandres d’un cours d’eau. Un mur de pierres
grises l’enserre. À l’heure des cours que venait dispenser le curé aux
« petits messieurs de Jarnac », une cloche appelait les enfants. C’est une
demeure à l’ancienne, à la fois sévère et aimable, aujourd’hui propriété d’un
couple d’Irlandais qui a reconverti Touvent en luxueuses chambres d’hôtes.
Oui, ils ont vaguement entendu dire qu’un ancien président l’avait habitée
dans sa jeunesse… Non loin, une petite église rappelle que la commune de
Nabinaud fut une paroisse.
Ce hameau a été un paradis. Au bord de la Dronne où il allait pêcher
avec ses frères, près des ruines d’un moulin dont il avait fait son théâtre de
jeu, François Mitterrand connut ses premiers bonheurs, et découvrit
certainement à cette époque son amour de la rêverie, de la méditation et du
silence. L’enfance vous trempe avec des rigueurs d’acier. Cette impassibilité
qui fut, jusqu’à sa mort, la marque de sa personnalité, ses mutismes qu’un
battement de paupières permettait parfois d’interpréter, étaient déjà au creux
de ses premières années.
Quand il avait 7 ans et qu’on lui demandait de ne pas toucher un objet,
il approchait son doigt à un millimètre de la chose défendue et affirmait
sans trembler, sans que sa voix trahisse un quelconque défi, « je ne la
touche pas ». Ce qui était vrai et insupportable.
Qu’a-t-il alors retrouvé ici, plusieurs centaines de kilomètres plus au
sud, dans ces Landes où les paysages et le climat sont si différents ? L’hiver,
des rideaux de pluie tombent sans relâche sur la forêt, draps mouvants et
glacés qui filtrent un rayon de soleil. Tandis que les étés sont chauds et
orageux, toujours à la merci du golfe de Gascogne.
Le lieu, pourtant, lui ressemble. Latche, qui n’a rien d’ostentatoire,
captive et en impose. Le silence y est épais, à peine troublé parfois par le
passage de sangliers ou la fuite d’un chevreuil que l’on voit bondir et
disparaître dans la futaie. Tout autour, la vie est végétale, dense et
magnétique. Les arbres se parlent et leurs troncs aux écorces craquelées
disent les existences autant que des paroles d’homme.
Une terre, même pauvre, sait enraciner. On concevra que celle-ci ait
réussi, au-delà du raisonnable, à attacher le petit Saintongeais qui regardait
les moutonnements des forêts sur les coteaux d’Aubeterre. François
Mitterrand n’oublia jamais les arpents de sa jeunesse. Il n’eut de cesse d’y
revenir, pèlerinage entêté qui passait toujours par la chapelle de Nabinaud,
celle-là même qu’il coucha sur le papier de ses dernières instructions,
demandant à quelques amis de s’y réunir le jour de sa mort. Mais il avait
fait de ce coin des Landes son autre pays – comme si, au-delà du pouvoir
qu’il rechercha toujours, auquel il s’accrocha avec une force de moribond et
jusqu’à la presque agonie, resurgissait chez lui le souvenir ancien d’un
territoire qui devait être sien.
Plus que la date de sa mort, le 8 janvier 1996, quatre ans avant ce
nouveau millénaire qu’il frôla, ainsi qu’il faisait avec les objets interdits,
mieux vaut, pour tenter d’approcher Mitterrand, se souvenir de sa date de
naissance : 26 octobre 1916.
Il fut fils de la première guerre industrielle qui enterra le siècle
précédent et une civilisation européenne. Il connut le retour des poilus et les
édifications des monuments aux morts, la sonnerie du clairon et les anciens
combattants, la patrie plus haute que tout, célébrée aussi bien en chaire qu’à
l’école, les messes du dimanche et les napperons de dentelle sur les tables
cirées. À 23 ans, il partit pour une autre guerre qui fut la suite de la
première et détruisit ce que l’autre n’avait pas réussi à briser. Il resta
l’héritier de cette histoire et, plus encore, l’enfant barrésien de cette
géographie « souffrant jusqu’à serrer les poings du désir de dominer la
vie » 1.
Latche aurait-il été Latche sans ses nuits au ciel de manteau bleu, sans
avoir été à la fois le lieu isolé des rendez-vous d’une passion amoureuse
avant de devenir celui, familial, amical et politique, d’un monstre de sang-
froid ? Les deux s’y sont succédé et se sont accommodés, se soumettant à la
volonté tacite du maître des lieux. Ce coin oublié est devenu le sien. En le
façonnant, en y plantant ses chênes, en y imposant sa présence, jour après
jour, année après année, lors d’un long demi-siècle, Mitterrand y a forgé son
histoire, bâti sa légende et enfoui ses secrets.

1. François Mauriac, à propos de François Mitterrand, citant Maurice Barrès.


CHAPITRE 1

Les années Hossegor

S’il n’avait pas plu les étés précédents sur l’île de Ré, François
Mitterrand ne serait peut-être jamais devenu landais. Depuis leur mariage,
Danielle et François Mitterrand n’arrivent pas à trancher quand il s’agit de
choisir le lieu de leur séjour estival. Un seul accord entre eux : ni la
Bourgogne, où est née Danielle, ni la Charente, terre natale de François.
Aucune des deux familles ne doit être favorisée. Ils ont un temps pensé
trouver un compromis du côté d’Ars-en-Ré mais la météo s’en mêle : elle
est exécrable. Danielle est furieuse. Son mari, ministre des Anciens
Combattants, est toujours en déplacement. Ses deux enfants sont encore en
bas âge – Jean-Christophe a 3 ans, Gilbert vient de naître. Christine Gouze-
Rénal, sa sœur, lui conseille la côte landaise. Quand il demande à Danielle
si elle a loué sur l’île de Ré comme l’année précédente, Danielle ment. Tout
était complet, lui affirme-t-elle, tant le souvenir qu’elle en garde est
détestable. Georges Beauchamp, ancien compagnon de résistance de
Mitterrand en qui il a toute confiance, leur propose de partager la Cantante
des pins, sa maison de vacances à Hossegor. Le nom leur porte chance :
l’été est chaud et idyllique. L’année suivante, en 1950, le couple loue une
villa, Chante-Cigale, et s’installe à Hossegor.
En ce début de décennie, Hossegor renoue avec sa gloire de l’entre-
deux-guerres. Avant de devenir une station balnéaire, ce fut, au début du
e
XX siècle, un quartier retiré dans un cadre enchanteur que découvrent les

frères Rosny, écrivains naturalistes dont l’aîné vient de connaître un énorme


succès avec sa Guerre du feu. Personne, alors, sur le lac. Pas de pont pour
aller d’une rive à l’autre. Juste un passeur, qu’il faut héler. On entend à
peine, de loin en loin, le chant d’un gemmeur dans la forêt. Les Rosny y
entraînent l’écrivain Gabriele D’Annunzio 1 pour un voyage en barque sur
les eaux impassibles, entre dune et océan. Cette trirème littéraire annonce le
succès à venir du lieu.
Quelques années plus tard, en 1920, Alfred Eluère, un promoteur avisé,
entreprend de bâtir une ville de mer à cet endroit. Dans le droit fil de son
temps, Eluère est un sportif. C’est un adepte du tennis, du golf et de la
natation. Pour faire bonne figure, il préside également la toute jeune
Fédération française de rugby. Il se pense philanthrope et considère que
l’avenir est aux loisirs. La construction d’Hossegor devient l’édification
d’un rêve et l’affirmation d’un style. Dans l’esprit du promoteur, les villas,
les bâtiments publics et les constructions privées doivent être en harmonie.
La mode est au retour aux origines. On trouve des vertus aux constructions
ancestrales. Des architectes œuvrent avec vigueur pour fondre les matières
nouvelles, béton et verre, avec des recompositions anciennes. Les fermes du
Pays basque tout proche inspirent les nouveaux constructeurs. Henri
Godbarge et les frères Louis et Benjamin Gomes forment le fer de lance
d’une nouvelle école d’architecture. Ils trouvent là un projet rêvé pour
mettre leur théorie en pratique. Les commandes affluent. Hossegor est le
cadre idéal pour une bourgeoisie pressée d’oublier la Grande Guerre. Les
villas naissent cachées au milieu de pins trapus sur les flancs de la dune, de
part et d’autre du lac. Selon le souhait de son créateur, Hossegor est
baptisée « station des sports élégants ».
François Mitterrand devient un habitué des lieux. C’est un jeune
ministre féru de tennis, acharné à gagner, ne lâchant jamais un point, allant
chercher des balles que l’on croit perdues.
« Un été, se souvint bien plus tard Robert Badinter, j’arbitrais un match
qui l’opposait à Félix Gaillard, son ami et rival en politique. Gaillard jouait
nettement mieux. Mais Mitterrand serait mort plutôt que de perdre. À un
moment, je me suis dit : “Il va y rester.” Finalement, Mitterrand a gagné.
C’était le triomphe de la volonté sur la technique. Longtemps après, il m’a
dit : “Ce match, c’était une vraie folie de ma part. Je l’ai payé par une
fatigue qui m’a tenu la moitié de l’été. Mais je ne pouvais pas perdre.” »
Mitterrand s’aventure sur les courts d’Hossegor, tout à côté du Sporting
Casino. Au début des années 1960, on le voit jouer en double avec Jacques
Chaban-Delmas contre le préfet de Gironde, Gabriel Delaunay, associé au
récent ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing. Le casino, en
bordure d’une allée ombragée de vieux chênes-lièges, est le lieu de rendez-
vous mondains. Point d’attraction de la ville, il accueille indifféremment
concours de voitures de collection conduites par des mannequins, parties de
pelote basque ou compétitions de natation. Le ministre oublie sa fonction et
se lie avec les gens du cru.
Claude Léglize est l’un d’eux. Natif de Capbreton, installé à Biarritz, il
est libraire, instituteur, et homme de gauche pour toujours. Il excelle
également dans les sports individuels, notamment le tennis et le golf. Or,
des courts aux greens, il n’y a que quelques pas à faire. Le golf a été
construit en plein centre-ville. Le parcours, merveilleux, sinue à travers des
bosquets d’arbres et de somptueuses villas. « Au début, François Mitterrand
ne prisait guère cet exercice, certainement parce que chaque maladresse est
irrémédiablement sanctionnée sans que l’on puisse rejeter la faute sur un
autre. Pire, il qualifiait le golf de vraie déchéance. Pourtant, assure Coco
Léglize, peu à peu, il s’y est converti. »
Il faut croire que les longues marches en pleine nature, l’apprentissage
mutique et la concentration requise finissent par convenir au tempérament
secret de l’apprenti golfeur qui transforme une découverte forcée en
passion. « Il aimait regarder les arbres. Au trou numéro 13 d’Hossegor, il
s’arrêtait invariablement devant un chêne et un pin qui avaient poussé
enlacés. » « Coco » Léglize y voit l’inspiration de l’emblème mitterrandien
du chêne et de l’olivier, irrémédiablement liés. Par ailleurs, quoi de plus
agréable que ces rencontres fortuites sur les pelouses et les occasions de lier
des relations avec une petite élite ? On ne refuse pas pareille chance quand
on est un ministre ambitieux promis au plus bel avenir, voire à la présidence
du Conseil de la IVe République.
Au bout de deux étés, c’est décidé : les vacances seront désormais
landaises. Reste à trouver un pied-à-terre. Si les abords du lac sont tous
construits, il demeure des terrains à vendre, à quelques mètres du rivage et à
proximité de la mer. François et Danielle Mitterrand, aidés par Christine
Gouze-Rénal, trouvent une parcelle disponible dans un lotissement en
construction, avenue des Fauvettes, derrière l’avenue des Chardonnerets.
Elle donne directement sur l’avenue du Tour-du-Lac. À défaut d’être en
première ligne, avec accès à la plage comme les plus belles résidences,
l’endroit ne manque pas de charme.
En 1955, François, Danielle, Jean-Christophe et Gilbert aménagent
donc Villa Oika, bâtisse construite dans le style basco-landais désormais de
rigueur dans toute la station balnéaire, juchée sur une butte au milieu de
pins et de chênes-lièges, d’un fouillis de mimosas et d’arbousiers. Aussitôt,
François Mitterrand y plante des arbres – des chênes, bien sûr. C’est une
maison plus pratique qu’imposante qui ouvre sur un patio où est installée,
lors des vacances, la table de ping-pong. François Mitterrand s’est attribué
une chambre, la plus éloignée du séjour. Une autre est destinée à Danielle,
deux aux enfants et une pour les amis – elle est habituellement réservée à
Christine Gouze-Rénal qui, en plus d’avoir eu un coup de cœur pour la côte
landaise, en a aussi eu un pour un jeune homme du cru. Quand les visiteurs
se bousculent, les enfants déménagent dans la cabane installée en contrebas,
et Mitterrand lui-même cède sa chambre contre un appentis derrière la
cuisine.
En mars 1958, l’actualité vient troubler la quiétude des lieux. En pleine
guerre d’Algérie, alors que François Mitterrand a été ministre de l’Intérieur
puis de la Justice, un incendie d’origine criminelle, jamais élucidé, est
déjoué de justesse. Une partie de la villa a brûlé.
Ce refuge devient rapidement le rendez-vous des amis du Sud-Ouest et
des complices politiques qui, tous, plus tard, suivront leur ami à Latche. On
y parle souvent littérature. Roger Hanin, bientôt mari de Christine, a fait
oublier à cette dernière son petit ami local. Michel Destouesse, le maire de
Moliets-et-Maa, qui connaît la région comme sa poche, y côtoie Roland
Dumas, qui s’est rapproché de Mitterrand et de l’UDSR 2. Quand Dumas
passe à l’improviste avec une amie de Bordeaux, Anne-Marie Lillet, qui
deviendra son épouse, et alors que la nature de leur relation ne fait aucun
doute, l’hôte prévoit deux chambres, « mais côte à côte ».
Dans cette petite société, on rencontre des figures qui, au fil du temps,
deviendront plus familières. Il y a le marquis de Saint-Périer, un personnage
drôle et plein d’esprit au passé obscur, farouchement anti-gaulliste, ancien
collaborateur du sulfureux Prix Nobel de médecine et thuriféraire de
l’eugénisme Alexis Carrel, puis en lien avec le populiste Juan Perón, ce qui
lui permet de s’affairer en Argentine, avant de faire son chemin dans les
arcanes de la banque du Vatican. On y croise aussi le docteur Laurent
Raillard, une autre figure d’Hossegor, passionné de golf. François
Mitterrand l’a rencontré sur les fairways et il est devenu son professeur
officieux.
Avec lui, le ministre en vacances passe des heures sur les greens avant
de prendre un verre au club-house. « Lala » Raillard, comme on l’appelle,
connaît tout le monde et tout le monde le connaît. Il est chez lui au Café de
Paris comme au Bar Basque où, le soir, Danielle, Christine et Roger vont
danser tandis que François reste plongé dans un livre, rue des Fauvettes. La
vie à Hossegor lors des vacances scolaires demeure paisible. Rien des
rencontres nobiliaires, des grandes fêtes organisées par le marquis
d’Arcangues dans son château de la côte basque, ou des rendez-vous qui
convoquent la jet-set à l’hôtel du Palais à Biarritz.
Dans ce lieu encore peu connu, dans le clair-obscur des villas aux
parements bruns, aux encorbellements couleur sang de taureau ou vert
sombre, la vie bourgeoise et sportive coule tranquillement. On se reçoit sur
les terrasses, à l’heure de l’apéritif, pour un dîner dans le soir qui tombe.
François Mitterrand y est à son aise. Nul ne sait mieux que lui conduire une
conversation. Sa voix suave enveloppe. Ses mains dont il joue, ses regards
tour à tour pénétrants ou caressants, son immense culture littéraire et
historique, enfin ses manières cardinalices, imposent sa présence bien plus
que son physique. À 40 ans, un léger embonpoint est perceptible. Son goût
pour la séduction, l’art de convaincre et d’enjôler – surtout quand on lui
résiste –, ne l’a pas quitté.
« Lala » Raillard joue les messieurs bons offices. Un jour, à la fin d’une
partie de golf, il présente un ami industriel au ministre de la
IVe République. Pierre Pingeot est un notable de Clermont-Ferrand dont le
père a fait édifier, dans l’entre-deux-guerres, une somptueuse résidence sur
les bords du lac, Ametsa, commandée à l’architecte René Valés. Elle a
toutes les caractéristiques des plus belles villas, avec rappel agro-
champêtre, sur son frontispice, d’un Pays basque mythifié. Elle apparaît au
détour de l’avenue du Lac, dans une courbe, sombre et masquée par un
écrin de verdure. Lors des partages familiaux, Pierre Pingeot a jeté son
dévolu sur le terrain voisin, également propriété de la famille, et sa villa
Lohia, sur le terrain de laquelle, autrefois, une Suédoise excentrique fit
édifier une étrange et séduisante bâtisse en bois. Il la trouve plus
accueillante que la grande maison d’architecte. Les deux sont à deux pas de
celle des Mitterrand.
« Venez prendre un verre un soir », propose l’industriel au ministre.
L’habitude est vite prise. François, Danielle, Laurent Raillard, Roger Hanin
et son épouse passent parfois dans le jour qui décline sur la terrasse des
Pingeot, en bordure de lac – si près du chemin qui en fait le tour que Pierre
Pingeot fait creuser le terrain pour éviter d’être vu depuis la promenade.
François Mitterrand fascine. La guerre. Les camps de prisonniers. La
Résistance. Il connaît bien Clermont-Ferrand. Son réseau y a accompli une
action d’éclat quand son ami Jean Munier a abattu Henri Marlin, le chef des
miliciens locaux. Il raconte aussi comment le docteur André Fric s’est tu
sous la torture.
Mitterrand connaît toutes les roueries de la politique mais en cet
été 1958, après avoir été onze fois ministre et occupé les plus hauts postes,
il fait figure de jeune retraité. La journée des émeutes à Alger a en effet
changé son destin. Il pensait pouvoir enfin diriger le gouvernement. Le
président Coty y avait songé avant de se raviser, quand la situation avait
conduit à rappeler de Gaulle de son exil de Colombey. Mitterrand ne croit
pas que le général pourra rester au pouvoir. Il y a trop de dissensions et de
tiraillements dans l’air. Pour une fois, il se trompe. Il ignore alors que c’est
à son tour d’entamer une traversée du désert qui durera plus de vingt-cinq
ans.
Mais au cours de ces soirées sur la terrasse de la villa Lohia, ce ne sont
pas les stratagèmes politiques qui occupent l’esprit de François Mitterrand.
Il a remarqué Anne, la seconde fille de Pierre Pingeot. Elle est à peine plus
âgée que son fils Jean-Christophe (trois années les séparent) mais tout, en
elle, l’intéresse. Un soir, elle donne une représentation théâtrale avec sa
sœur et sa cousine. Il en est impressionné : l’enfant qu’il a connue à 14 ans,
l’adolescente qu’il voit chaque été, s’est transformée, laissant apparaître une
force et un magnétisme que l’on n’aurait pas imaginés chez cette jeune fille
à la taille souple et aux yeux d’un vert profond.
L’été 1960, Anne n’est pas là. Elle prépare son bac dans une institution
privée et veut de toutes ses forces quitter Clermont-Ferrand pour « monter »
à Paris, épouvantant sa mère et laissant son père hésitant. Dans la bonne
bourgeoisie auvergnate, les jeunes filles de famille se marient vite, après
quelques études de circonstance. Anne Pingeot n’est pas de cette trempe.
François Mitterrand l’a deviné. Aux sorties de son âge, elle préfère les
conversations avec les adultes. Elle laisse à ses frères les virées entre fils de
famille dans les boîtes de nuit de la côte, qui essaiment en ces années-là.
Gilbert et Jean-Christophe en sont, et bientôt Gilbert jouera au golf avec
François Pingeot, le frère d’Anne. Naturellement, les Pingeot
recommandent leur fille aux Mitterrand : s’ils pouvaient la guider dans son
installation dans la capitale… Ils la recevront rue Guynemer.
François Mitterrand a alors plus de temps qu’auparavant. En ce début
des années 1960, celui qui était de tous les gouvernements, le plus jeune
ministre de la IVe République, est désormais considéré, à 44 ans à peine,
comme un homme du passé. La vague gaulliste a emporté avec elle une
classe politique. Il a perdu son siège de député de la Nièvre mais il est
devenu maire de Château-Chinon et sénateur. Surtout, depuis la ténébreuse
affaire de l’Observatoire, en octobre 1959, une réputation de roué le
précède. Lui, le florentin, le prudentissime, a été piégé par plus
machiavélique.
L’histoire de ce vrai-faux attentat le marquera à vie. Prévenu qu’il serait
visé par des coups de feu, il joue le jeu et, au lieu de dénoncer le complot,
saute la grille du jardin de l’Observatoire au moment de l’assaut, échappe à
la rafale de mitraillette et fait à nouveau la une des journaux. Il espère ainsi
retrouver les faveurs des électeurs. Or, quelques jours plus tard, son
informateur, Robert Pesquet, en fait instigateur de cette forgerie, ancien
député poujadiste, révèle le subterfuge. Cet attentat était un coup monté, et
plus sûrement un traquenard pour détruire sa carrière. Maurice Bourgès-
Maunoury, autre homme politique en vogue, pareillement approché mais
plus avisé que lui, s’est rendu au commissariat le plus proche. Pendant des
mois, Mitterrand, qui croyait revenir sur le devant de la scène, est la risée
du pays. L’humiliation est totale et son avenir, sombre.
Seul changement et seule diversion, de Paris à la côte landaise, ses
rencontres avec Anne Pingeot. Il ne s’agit pas, pour lui, de cocher sur son
tableau de chasse une conquête supplémentaire. Malgré leur différence
d’âge, il est véritablement épris. La jeune fille prépare alors les concours
d’école d’art à l’académie Charpentier, une parfaite institution pour
adolescentes convenables. Mais à Paris, il n’y a plus de famille pour lui
interdire quoi que ce soit. Pour elle, François Mitterrand a toujours du
temps. Ensemble, ils visitent les musées, il la guide vers les tableaux qu’il
aime. Ainsi naît entre eux une complicité qui se poursuit à Hossegor. Peu à
peu, leurs retrouvailles se font de plus en plus secrètes. Ce n’est plus un flirt
sans conséquences. Les Landes ont des chemins creux sous les grands
arbres et des métairies abandonnées. Un jour, il l’amène à Latche, qu’on lui
a récemment fait découvrir.

1. Gabriele D’Annunzio, poète, homme politique et écrivain italien, coqueluche de l’époque,


avait fui l’Italie non pour des raisons politiques comme il le prétendait, mais pour échapper à ses
créanciers. Pendant trois ans, de 1910 à 1913, il trouva refuge à Arcachon.
2. D’abord présidée par René Pleven puis par François Mitterrand, l‘Union démocratique et
socialiste de la Résistance fit souvent office de parti charnière de la IVe République.
CHAPITRE 2

Une ruine de rêve

C’est une ruine splendide. Le toit fuit de partout. Des pans de murs
s’effritent. La végétation embrasse les murs et enjambe les fenêtres. Trop
proche de la maison, un pylône électrique frappé par la foudre enlaidit la
façade. Et à l’intérieur, des poutres noircies par la suie d’une cheminée
s’affaissent. Mais quel charme ! Quelle simplicité ! Basse et ramassée, la
vieille bâtisse rectangulaire colle au paysage dans lequel elle se fond avec
son toit de lourdes tuiles romaines mangées par la mousse et une façade qui
mêle le bois et l’argile.
Dans ce plat pays landais où les maisons sont comme plaquées au sol, la
bâtisse trône, elle, au sommet d’un mamelon. À quelques mètres en
contrebas, une bergerie en bois tout aussi délabrée la prolonge
harmonieusement. Dans la direction opposée, l’immense four à pain
familial est en piteux état. Il n’y a plus de toit pour le protéger des
intempéries. Dans son prolongement, une vigne et ses sarments tordus. Et
tout autour, la forêt, grandiose et apaisante : des pins aux allures de cierges
monstrueux dressés vers le ciel, des chênes-lièges aux troncs parcheminés,
et d’autres chênes aux noms encore mystérieux. Hossegor n’est pas loin, et
pourtant on ne trouve pas la moindre route goudronnée alentour, seulement
d’innombrables chemins sablonneux qui courent à travers la forêt vers
l’océan et des sentiers qui montent vers les dunes d’où l’on peut apercevoir
les Pyrénées certains jours annonciateurs de pluie.
Mitterrand est séduit. Il aime d’emblée ce lieu hors du temps à la fois
proche d’Hossegor et à l’écart de tout. L’Histoire de France n’a pas laissé
d’empreinte dans les parages. Pas de batailles épiques, de châteaux forts
remarquables, de cathédrales orgueilleuses, de propriétés de célébrités dans
le coin. Il n’empêche. Cette maison landaise élégante et discrète posée en
bordure de la forêt et qui s’étiole doucement avec ses secrets lui parle. Il
frôle la cinquantaine et la bâtisse le renvoie à des souvenirs d’enfance. Elle
est une machine à remonter le temps.
Avec elle resurgit le souvenir de Touvent, la ferme de ses grands-parents
en Charente où, gamin un peu souffreteux, il allait « se refaire une santé ».
Il n’a jamais fait son deuil de cette imposante demeure, elle aussi posée sur
une colline. Elle a nourri son enfance, elle est son Rosebud. Dans la
campagne de Touvent, au contact des bois et des prairies, de la Dronne,
cours d’eau nonchalant qui délimite les départements de la Charente et de la
Dordogne, il s’est forgé un attachement physique à la terre. À Touvent, il a
découvert les vertus d’une vie quotidienne simple, proche de l’austérité, et
la chaleur enveloppante des amitiés de jeunesse. Et s’il renouait avec ses
fantômes, ici, au cœur de la forêt landaise ?
Michel Destouesse a donc vu juste. Destouesse le Landais est un ami
proche, un confident discret. Le maire de Moliets-et-Maa a connu
Mitterrand dans les stalags en Allemagne, et de cette proximité forcée est
née une solide relation. Dans les Landes, que Destouesse lui fait découvrir,
ils se voient régulièrement, déjeunent ensemble pour un oui ou pour un non,
se téléphonent chaque jour ou presque. François lui a demandé de lui
dénicher une maison à vendre dans les environs, une maison de pays restée
dans son jus et qu’il pourrait restaurer à bon prix. Non pas qu’il cherche à
fuir Hossegor et ses mondanités sucrées, même si elles lui rappellent Paris.
Il veut simplement prendre de la distance, s’éloigner un peu, s’ancrer au
cœur d’un pays landais qu’il devine finalement plus qu’il ne le connaît, et
posséder un bout de cette terre de France.
Monsieur le maire est un notable de province, pas un agent immobilier.
Les vieilles fermes à l’abandon ne l’intéressent pas. Mais deux de ses
proches, Albert Bouyrie et René Dumartin, celui-ci sec et de grande taille,
celui-là au physique de Sancho Pança, connaissent la forêt landaise comme
leur poche. Elle est leur gagne-pain quotidien. Leur métier est de l’arpenter
et de conseiller les propriétaires forestiers, leur recommander de planter des
pins ici, d’en abattre là, de les leur acheter le cas échéant, d’échanger une
parcelle, d’en vendre une autre…
Les deux hommes ont repéré la maison endormie. C’est donc grâce à
eux et via Michel Destouesse, le porteur de bonnes nouvelles, que
Mitterrand a eu vent de son existence. Il ne l’a pas découverte l’été 1964 au
hasard d’une balade solitaire estivale dans les bois, comme le prétend une
légende pieuse.
La jeune Anne Pingeot est la première personne avec qui il a partagé sa
vraie-fausse découverte. Ils s’y retrouvent « tout le temps, car ce n’était pas
très loin d’Hossegor », confie-t-elle. Les amoureux s’approprient la ruine,
elle est leur trésor partagé. Dans l’interminable journal qu’il tient au cours
de ces années fiévreuses (plus de 700 feuillets d’une écriture serrée !) à
l’intention de son « Anne bien-aimée », ou dans ses Lettres à Anne,
Mitterrand évoque fréquemment la maison « merveilleuse sur son
promontoire et encadrée d’un côté par la masse des pins et de l’autre par de
splendides chênes-lièges ». « Et que de souvenirs elle porte déjà », ajoute-t-
il. À une autre occasion, en légende d’une photo collée dans son journal, il
parle « des chênes-lièges en bordure de “notre” maison landaise ».
Mitterrand ne connaît pas grand-chose de l’histoire de cette habitation
basse et longue. En un coup d’œil, il a supposé que c’était une maison de
fermiers-gemmeurs qui devait dater de la fin du XIXe siècle, une époque où,
dans cette partie des Landes, les hommes, en plus des travaux agricoles
traditionnels, saignaient les pins pour en récolter la résine et fabriquer de la
térébenthine. La bergerie attenante devait abriter un troupeau de moutons. Il
n’en sait pas davantage. Il ignore le nom de la ferme. Son propriétaire lui
est inconnu. Et il est incapable de dire sur quelle commune elle est
implantée.
Dissiper le flou demande peu de temps grâce à Michel Destouesse. La
propriété fait partie de la commune de Soustons, une grosse bourgade posée
au bord d’un lac, au nord d’Hossegor. Le nom du lieu-dit est retrouvé au
prix de quelques tâtonnements. Dans une lettre, Mitterrand annonce à Anne
qu’il s’appellerait « Lacq », à moins que ce ne soit « Laqui », avant de
rectifier et d’opter pour « Latche » ou « Latché », qu’il orthographie au
début sans t, « Lache ».
Quant au propriétaire, le cadastre livre son nom. Elle appartient au
baron Etchegoyen, le descendant d’une de ces riches familles qui ont eu le
flair d’investir dans la plantation de milliers d’hectares de pins du temps de
Napoléon III. Renseignements pris, le vieux monsieur, qui vit retiré dans un
château proche de Soustons, ne serait pas opposé à vendre la ferme en
ruine. Mitterrand jubile. Nous sommes en janvier 1965. Mais le mois
suivant, patatras, tout est remis en question : « Déception : une lettre de
Michel Destouesse m’annonce que Lache est vendu depuis huit mois. Je lui
écris d’insister auprès de l’acquéreur. Et si cela ne marche pas, je veux
quand même “notre” maison de la forêt, avec de grands chênes-lièges, des
carreaux de miel et de Sienne, des tapis profonds », lit-on dans le Journal
pour Anne.
Destouesse a-t-il été mal renseigné ? C’est probable car en juin,
nouveau rebondissement : le baron est bel et bien vendeur – « Ça marche
[…]. Une lettre m’a apporté la bonne nouvelle », écrit Mitterrand à Anne
Pingeot – et, le 1er septembre 1965, le Landais d’adoption est propriétaire de
« la maison de la forêt ». Il l’achète une bouchée de pain : 4 500 francs, soit
l’équivalent d’un peu plus de 6 200 euros. Mais, précisera-t-il près de vingt-
cinq ans plus tard dans la déclaration de patrimoine publiée avant la
présidentielle de 1988, « elle était alors en très mauvais état ».
Un terrain de mille mètres carrés est inclus dans la vente. C’est pour
l’essentiel une bande de terre qui relie le corps principal à la bergerie.
L’espace est exigu mais le baron s’est engagé à élargir le domaine et à lui
céder trois hectares de forêt et de taillis qui jouxtent la propriété dès que
deux de ses neveux partis en Amérique seront revenus. Conséquence d’un
partage de famille, ils ont leur mot à dire dans la transaction.
Or, début 1966, les neveux sont de retour en France mais rien ne bouge :
le baron a changé d’avis. Plus question de vendre la moindre parcelle, ni
même de céder un droit d’accès à la maison cernée par des terres sur
lesquelles lorgne le nouveau propriétaire. Cette bicoque en ruine, il regrette
d’ailleurs de la lui avoir vendue. Que Mitterrand aille se faire pendre !
Le coup de sang du baron est politique. C’est que, entre-temps, François
Mitterrand, l’homme de la Convention des institutions républicaines, un
bric-à-brac de clubs politiques, a créé la surprise en se portant candidat à la
présidentielle de décembre 1965 contre le général de Gaulle. Candidat
unique de la gauche, sorti du bois à la dernière minute, Mitterrand « le
rouge », Mitterrand « le partageux », n’a certes pas battu l’homme du
18 Juin mais, aux yeux des partisans de celui-ci, il est coupable d’avoir
transformé ce qui devait être pour le général une formalité en une épreuve
humiliante – de Gaulle ne l’a emporté qu’à l’issue du second tour. Or, le
baron Etchegoyen est gaulliste. Un gaulliste rancunier.
Une guéguerre ridicule commence alors, qui durera une vingtaine
d’années. Le hobereau multiplie les mesquineries. Mitterrand aime les
arbres et fait l’éloge des vénérables chênes-lièges qui trônent à deux pas de
la maison ? Il les fait abattre. Le domaine de Mitterrand ne va pas au-delà
de la gouttière de la maison principale ? L’irascible baron envoie son
régisseur planter des pins au ras de la bâtisse pour lui masquer la lumière. Il
voudrait faire davantage et barrer l’accès de Latche par une barrière mais
c’est irréalisable dans une zone forestière ouverte aux quatre vents et
quadrillée par des sentiers communaux.
Mitterrand peste contre l’insupportable baron. Dans une lettre, il
s’emporte contre « le propriétaire imbécile qui m’en veut de ne pas penser
comme lui (ce milliardaire évolué !) », qui le contraint à étudier le cadastre
de près, à fréquenter les géomètres-experts pour mesurer « au millimètre
près » le terrain contesté. « Ces histoires m’agacent et je suis souvent tenté
de laisser tomber […]. Faire du bornage de cette mesure lilliputienne dans
une forêt de trois mille hectares, c’est décourageant », écrit-il.
Il peste mais refuse de saisir la justice, comme le lui suggèrent des amis
car « on ne s’invite pas dans les Landes en faisant un procès ». Au combat
judiciaire, l’avocat Mitterrand préfère la guérilla et ses coups de main
anonymes pas toujours glorieux. Les arbres collés à la maison pour lui
boucher la vue ? Il les détruit en douce. Ou plutôt, au fil d’une guerre des
tranchées interminable, il invite ses proches – ses enfants, des amis de
passage, etc. – à faire la sale besogne à sa place, une petite scie à la main. À
l’une de ses complices du moment enrôlée pour saccager les jeunes
pousses, il lance : « C’est honteux ce que nous faisons, hein ? », avant de
masquer son forfait sous un mélange de terre, de sable et d’aiguilles de pins.
Le régisseur fera mine de s’étonner de l’hécatombe qui frappe les plants
mais n’en dira rien à son patron. « C’est pas une terre à pins », décrète-t-il.
Il faudra patienter une génération, assurent les ultimes témoins de ce
conflit absurde, avant que la querelle cesse, faute de combattants.
Mitterrand installé à l’Élysée dans le fauteuil du général, le baron se fait
une raison : l’homme du Programme commun qui a fait entrer des ministres
communistes au gouvernement ne se révèle pas pire que son prédécesseur
ou le prédécesseur de son prédécesseur. Sur son lit de mort, ou presque, il
laisse à ses neveux la consigne de vendre à l’homme de Latche les fameux
hectares de pins. L’histoire est-elle authentique ? Selon d’autres sources,
Mitterrand aurait réussi à acquérir les hectares convoités en utilisant un
prête-nom : le marquis de Saint-Périer, celui dont la fortune, le nom à
particule et le goût pour les Rolls-Royce lui avaient ouvert les portes de la
demeure du baron Etchegoyen. Saint-Périer aurait acheté les parcelles
disputées avant de les rétrocéder à son ami Mitterrand.
Quoi qu’il en soit, c’est une ruine que Mitterrand a acquise. Pour
restaurer ce qui doit devenir leur cocon, le couple déborde d’idées. Dotée
d’un bon coup de crayon, Anne Pingeot dessine des plans pour aménager le
bâtiment principal et rendre la bergerie habitable. Lui, depuis Hossegor ou
Paris, fait appel à un architecte (« J’ai besoin de discuter avec lui et de lui
communiquer “nos” observations », écrit-il), rencontre les artisans du coin,
fait venir des carreaux du Midi et lance les premiers travaux guidés par une
idée forte : ne pas défigurer le site, lui conserver son cachet, son âme, et
certains de ses hôtes. Et lorsqu’un poste de télévision est installé à Latche,
Mitterrand demande s’il n’est pas possible de masquer l’antenne en la
plaçant dans un arbre. L’injonction ne manque d’ailleurs pas de sel venant
d’un homme qui, sur l’affiche de la campagne pour l’élection présidentielle
de 1965, pose sur fond de pylône électrique et de cheminées d’usine
fumantes, et qui, dans son « bloc-notes », se fait le chantre de la modernité
en architecture. Il ne tarit pas d’éloge sur les gratte-ciel de Manhattan,
trouve élégante et racée la tour Montparnasse, et jure qu’il applaudirait si
l’on rasait l’école des Beaux-Arts ou les tours qui flanquent Notre-Dame.
Tout est à faire : les murs doivent être mis hors d’eau, des dizaines de
tuiles sont cassées, la charpente est à consolider, l’électricité à revoir, une
partie du sol est en terre battue, la pluie tombe sur le four à pain… C’est un
chantier de plusieurs mois qui débute.
Mitterrand suit les travaux de près. Lorsqu’il est à Hossegor, il vient à
Latche chaque jour s’il le peut, seul ou accompagné. Son humeur de
propriétaire épouse l’avancement des travaux. Il s’emporte contre les
artisans trop lents, cabochards, et qui n’hésitent pas à déserter lorsque, à
l’automne, les palombes traversent le ciel en direction du sud. Mais il
s’enthousiasme comme un enfant au fur et à mesure que la vieille baraque
reprend des couleurs. Fin octobre 1967, Mitterrand écrit à Anne, revenue à
Clermont-Ferrand : « À midi j’étais sur le chantier de Latche, très avancé
avec des boiseries, le ciment sur les murs, les bois xylophénés, un air de
vraie maison. » Et deux mois plus tard : « Et surtout je suis allé, deux fois
déjà, à Latche. Les deux maisons [la maison de gemmeur et la bergerie]
sont très avancées puisqu’elles sont closes, portes et fenêtres en place, pavé
scellé, chauffage et lumière. Il faut évidemment finir un tas de détails ou en
modifier certains. Je crois que c’est, dans l’ensemble, réussi et que tu
aimeras (je rêve de t’y amener cet hiver, pour voir, et si possible pour y
dormir). Le four [à pain] est rétabli dans sa forme initiale. Des problèmes
d’eau sont à régler. Il manque quelques planches. Les abords doivent être
nettoyés. Enfin, on arrive au bout. »
On arrive au bout des travaux, certes. Mais dans le même mouvement,
le conte de fées d’un foyer partagé, le rêve d’une vie de couple au grand
jour, s’éloigne. Latche change de statut. Le décor demeure mais sa vocation
s’estompe avant de disparaître complètement. Le refuge des deux amoureux
dans la forêt landaise s’efface pour devenir la résidence de vacances
officielle du couple Mitterrand et de leurs deux enfants. Anne Pingeot, son
châle rouge et ses robes longues, ses ombrelles et son air mutin,
disparaissent du paysage. C’est plus qu’un au revoir, c’est un adieu. Anne a
perdu Latche au mitan des années 1960. « Il avait dit que ce serait notre
maison mais elle est devenue la maison officielle, familiale. Ce n’était plus
pareil, après », résume-t-elle.
Pourquoi avoir promis et s’être dédit ? Aucun indice, pas le moindre
début d’explication dans les Lettres à Anne ou le Journal pour Anne, même
si les lettres portent la trace, en 1969 et 1970, d’une relation chaotique,
succession de brouilles violentes et de réconciliations passionnées entre les
deux amants. Rien non plus dans les souvenirs publiés par les intimes du
président. Et Anne Pingeot est avare de détails, encore aujourd’hui. C’est
du bout des lèvres qu’elle évoque « l’amour de la liberté » pour expliquer
ce reniement.
Danielle Mitterrand n’a pas davantage parlé. À aucun de ses proches, à
aucune de ses amies, elle n’a raconté les dessous de la métamorphose de
Latche, ni quel fut son rôle là-dedans. A-t-elle menacé son mari d’un
divorce s’il confiait à Anne Pingeot les clés de la maison de la forêt ? C’est
possible mais peu probable. Un temps, Danielle a été à deux doigts de
demander le divorce mais c’était il y a bien longtemps, au tout début des
années 1950, après la découverte douloureuse qu’elle avait épousé un
séducteur invétéré, collectionneur d’aventures. Les considérations
matérielles ont néanmoins plaidé en faveur du statu quo. En effet, depuis
son mariage, Danielle dépend financièrement de son mari. Elle a deux
jeunes adolescents sur les bras, pas d’emploi, pas de fortune, pas de salaire.
Certes, habile de ses mains, elle a aménagé un atelier de reliure dans
l’immeuble où réside le couple à Paris, à deux pas du jardin du
Luxembourg, mais c’était davantage un hobby qu’une source de revenus,
même si elle a quelques clients.
Le plus probable est que François Mitterrand a décidé seul de ne pas
aller jusqu’au bout de son rêve. Faire de Latche « notre maison », comme il
l’a écrit tant de fois à Anne Pingeot, c’était jouer avec le feu. Une épouse à
Hossegor, une maîtresse installée à deux pas : les ingrédients d’un scandale
étaient réunis. Le divorce aurait fini par s’imposer. Or, chez Mitterrand, tout
s’y opposait : le milieu conservateur dont il était issu autant que l’éducation
chrétienne reçue chez les Pères. C’est tellement vrai qu’il déconseillait
toujours à ses proches de passer à l’acte. À tous, il recommandait la
sauvegarde des apparences et l’hypocrisie qui l’accompagne. Il s’est
appliqué la règle à lui-même. Dans son cas, un autre facteur pesait : une
ambition politique forcenée. À ses yeux, l’état de la société et les mœurs
étaient tels que jamais les Français ne confieraient les clés de l’Élysée à un
homme divorcé.
Dans l’une de ses rares confidences, Anne Pingeot a dit combien la
volte-face de son amant – « un tournant décisif » dans leur relation, affirma-
t-elle – l’avait dévastée. « Ses lettres étaient passionnées, je les croyais.
J’avais fait des dessins pour la bergerie, pour l’aménagement… Je pensais
que ce serait notre maison, comme il me l’écrivait. L’idiote que je suis »,
lâche-t-elle au journaliste anglais Philip Short, auteur d’une biographie
remarquée de François Mitterrand. Et de conclure sobrement : « Cette façon
de vivre lui convenait très bien. »
Mais s’il se dérobe, s’il recule devant l’inconnu, Mitterrand le fait avec
élégance. Faute de tenir sa promesse de partager Latche avec Anne Pingeot,
il lui offre au début des années 1970 un autre refuge discret. Ce lot de
consolation, c’est Gordes, une bâtisse anonyme et banale – un séjour, deux
chambres – dans une région qui ne l’est pas. Construite sur un terrain peu
étendu, la villa vaut surtout par la vue qu’elle offre sur le Luberon.
Mitterrand naviguera d’un lieu à l’autre mais le statut des deux
résidences a peu en commun. Tandis que l’une restera une escale secrète
inconnue du grand public, l’autre deviendra peu à peu le port d’attache
officiel d’un homme politique décidé à conquérir le pouvoir.
CHAPITRE 3

Le Domaine

Désormais, Danielle est chez elle à Latche. Peu à peu, elle aménage les
lieux. Au rez-de-chaussée, les gros travaux sont achevés et l’esprit du lieu a
été sauvegardé. De taille moyenne, le salon a conservé la cheminée
d’origine, large et peu profonde. Seule concession à l’air du temps, un pan
de mur du salon a cédé la place à une large baie ouverte sur la forêt de pins.
La salle à manger est sans prétention. L’élément le plus remarquable est un
poêle à bois « colonial » qui ne manque certes pas d’allure avec ses portes
qui se déplient, mais qui chauffe mal. La cuisine est basse de plafond et
encombrée d’ustensiles. Les chambres – quatre au total – sont exiguës et
monacales. À l’étage, l’aménagement est encore plus sobre. Danielle a
décidé de donner de la profondeur à la mezzanine en l’ouvrant sur le grenier
mansardé. Une télévision et quelques poufs jetés sur le plancher, la vocation
de la pièce est vite trouvée.
Pour meubler la maison, Danielle a des idées bien arrêtées. En 1971,
elle embarque dans une fourgonnette avec deux proches. Cap sur le
Danemark et Copenhague, la capitale européenne du mobilier design. Jean-
Jacques Fernier, un architecte en vue et ami du couple, lui a confié les
adresses des boutiques à la mode. Sur place, elle chine et fait son marché :
tabourets en acier brossé et cuir, chaises Tulipe, table à piétement en métal
chromé et son plateau en marbre, lit de repos en acier et cuir capitonné
dessiné dans les années 1930 par un architecte allemand… La camionnette
qui redescend dans les Landes une fois la mission accomplie déborde de
meubles griffés Ludwig Mies van der Rohe, Charles Eames ou Poul
Kjærholm. Ils sont typés, sobres, fonctionnels et coûteux. Mitterrand
approuve : « L’ameublement de Latche est très moderne et sied à cette
vieille maison », écrit-il.
Certains objets sont destinés à la bergerie. La bicoque qui menaçait de
s’écrouler a retrouvé l’aspect qui était le sien un siècle auparavant. De
lourdes tuiles romaines recouvrent le toit refait à neuf. À l’extérieur, des
planches de pin imbibées d’un produit qui leur donne une teinte sombre se
chevauchent légèrement et ceinturent les murs dont la partie basse,
badigeonnée à la chaux, est, elle, d’un blanc éclatant.
À l’intérieur, une pièce unique est organisée autour d’un pilier de bois
qui soutient la charpente. C’est le domaine intime de François Mitterrand,
qui fait à la fois office de bureau, de bibliothèque et de chambre à coucher.
Si Latche est un château fort médiéval posé sur une butte, la bergerie
attenante en est le donjon.
Au fil des décennies et des circonstances, une kyrielle de constructions
viendra s’y ajouter, allant jusqu’à faire de Latche l’épicentre d’un hameau à
vocation familiale. Gilbert, le fils cadet, et son épouse Françoise, seront les
premiers à s’installer à proximité, dans une grange du XIXe siècle dénichée
dans les environs, et dont la charpente de bois a été démontée puis remontée
sur place au début des années 1970. Elle s’appelle Maroye, ce qui, dans le
patois local, signifie un champ abandonné peu à peu gagné par la forêt.
Flanquée de deux cahutes et donnant de plain-pied sur une clairière, c’est
une jolie petite maison aux lignes épurées. Le remplacement de ses
traditionnels murs de torchis par d’immenses baies vitrées lui donne une
luminosité exceptionnelle qui contraste avec les clairs-obscurs de Latche.
Un peu plus loin, une autre construction à la vocation longtemps
incertaine sert de débarras, de cuisine annexe, de chambre d’amis, de salle
de réunion et d’atelier de reliure pour Danielle. Beaucoup plus tard, au prix
de quelques travaux, elle deviendra la résidence secondaire de Pascale,
l’aînée des enfants de Gilbert. À proximité, on devine plus qu’on ne voit
une autre maisonnette masquée par les pins. C’est la plus récente de toutes
les constructions. Elle a abrité les gendarmes chargés de la protection du
président avant d’être rachetée par la famille après le second septennat. La
fille cadette de Gilbert, Justine, en a fait son logis.
Latche, c’est aussi une interminable suite d’excroissances et d’ajouts –
certains indispensables, d’autres dictés par la fantaisie des occupants. Du
côté des constructions nécessaires, l’enclos pour le couple d’ânes débarqué
peu de temps après ses propriétaires. C’est du solide ! En cinquante ans, les
poteaux n’ont pas bougé. Dans la même catégorie, les remises pour les
outils de jardinage et le bois de chauffage, et un cabanon de pin bâti à
proximité de la bergerie où sont stockées les centaines de livres reçus par le
président et jamais lus. C’est à la fois un salon de lecture et un bureau,
certes minuscule mais pratique pour quiconque veut écrire au calme. De
Danielle à Gilbert, toute la famille a noirci des pages et des pages dans cette
annexe ; Roger Hanin l’a également beaucoup utilisée.
Dans la seconde catégorie, celle des constructions plaisir, le tennis et la
piscine. Le court de tennis a été construit en dur, en contrebas de la maison
principale, dans une zone naturellement humide où pullulent, l’été, les
moustiques et de minuscules mouches agressives. Jouer au tennis reste
malgré tout agréable mais suivre en spectateur un échange de balles en fin
d’après-midi est une corvée, même à l’ombre des mimosas. Quant à la
piscine, plus tardive, minuscule et de forme circulaire, c’est une pataugeoire
pour enfants, une grande baignoire à ciel ouvert, idéale pour se rafraîchir
mais à éviter s’il s’agit de nager.
En même temps que Latche retrouve ses couleurs, le domaine s’étoffe.
De mille mètres carrés au moment de l’acquisition, ce dernier passe à huit
hectares une quinzaine d’années plus tard, puis à vingt-deux hectares à la
fin du premier septennat. À la mort de son propriétaire, ce sont plus de
soixante-dix hectares de pins, de chênes et de taillis acquis avec
l’obstination d’un hobereau.
Pendant toutes ces années, Mitterrand ausculte le cadastre communal
avec l’attention d’un général penché sur une carte d’état-major à la veille
d’une bataille. Dès qu’un bout de terrain est disponible dans les environs,
ses alliés sur place – les mêmes qui ont déniché la maison – alertent leur
ami toujours partant pour agrandir son bien, lui donner une cohérence et
garantir la quiétude du maître des lieux. Une parcelle de pins dans les
environs est-elle à vendre ? Il est le premier sur la brèche. Une succession
s’ouvre avec quelques hectares de forêt à la clé à proximité de son fief ? Il
est preneur et sait le faire savoir. Le chemin vicinal qui traverse Latche
menace la tranquillité des lieux ? Il obtient de la commune de le déplacer,
moyennant un échange de terrains.
Sans doute, il ne gagne pas à chaque coup. Jamais il n’a réussi à
acquérir le pré où sont parqués les ânes ni le champ de maïs tout proche.
Mais quelle activité par ailleurs ! Entre l’achat de la propriété en
septembre 1965 et sa mort en janvier 1996, Mitterrand a passé pas moins de
trente actes notariés – un par an en moyenne – concernant cinquante-cinq
parcelles de tailles diverses. Entamée peu avant son décès, la dernière
transaction est officialisée au lendemain de sa mort par Danielle. Avec la
disparition de Mitterrand, les notaires landais du coin perdent un bon client.
Soixante-dix hectares de forêt, c’est à la fois très peu dans une région où
les domaines, à l’image de celui du baron Etchegoyen, peuvent s’étaler sur
des milliers d’hectares, mais c’est aussi beaucoup quand on sait que
l’essentiel de la forêt landaise est détenu par une multitude de petits
propriétaires aux parcelles de taille modeste. Mitterrand campe entre les
deux. Ce qui le distingue, c’est d’avoir réussi l’exploit d’éviter l’effet
puzzle, l’éparpillement. Patiemment constitué, le fief qu’il a laissé en
héritage à sa famille est d’un seul tenant. On peut le parcourir sans poser le
pied sur une terre inconnue, étrangère. C’est exceptionnel.
Reste une question : pourquoi avoir consacré autant d’énergie – et
d’argent – à l’acquisition de dizaines d’hectares de pins ? Rien ne l’y
obligeait. D’un point de vue financier, l’investissement est lourd, la
rentabilité médiocre. Est-ce par goût de la balade ? Elle n’explique rien. La
forêt landaise ignore les clôtures et les barrières. Pour permettre
l’intervention rapide des pompiers en cas d’incendie – il y en a eu de
dramatiques –, elle est libre d’accès et ouverte à tous. Mitterrand pouvait
s’y promener comme n’importe quel autre randonneur.
C’est un autre ressort, intime et mystérieux, qui a poussé le seigneur de
Latche à agrandir encore et toujours le fief dont il dessinait les frontières
extensives sur un cahier d’écolier. Son fils Gilbert est dans le vrai lorsque,
flânant comme le faisait son père sur les sentiers sablonneux qui courent
depuis la maison qu’il habite désormais, il lâche : « Papa avait le complexe
de Charles Quint. Il poursuivait le rêve de conquérir un empire sur lequel le
soleil ne se coucherait jamais. C’est pour cela qu’il achetait des parcelles de
forêt. » Et d’ajouter le plus sérieusement du monde : « S’il avait pu nous
marier, moi et mon frère, à la fille d‘un propriétaire forestier, il n’aurait pas
hésité une seconde. »
Il a également planté beaucoup d’arbres. Sans doute pas des milliers,
comme le veut la légende, mais plusieurs centaines, avec une prédilection
pour les essences en vogue dans les années 1970 et 1980. Mitterrand le
bibliophile, le collectionneur de livres rares dédicacés par les grandes
plumes de la littérature, d’éditions luxueuses, était moins exigeant
s’agissant des arbres. Il ne recherchait pas les arbres exceptionnels. On ne
trouve donc pas de parroties à Latche, malgré leur teinte flamboyante à la
fin de l’été, pas de tulipiers de Virginie aux fleurs d’un orange délicat
lorsqu’ils sont adultes, ni de ginkgos biloba à la croissance désespérante de
lenteur mais couleur or lorsque surgit l’automne. Mitterrand s’est contenté
de planter des platanes, réputés protéger les moutons de l’orage, des
liquidambars, et quantité de chênes : des chênes sessiles, des chênes
d’Amérique et des chênes des marais – ces deux dernières essences ont, il
est vrai, des couleurs magnifiques avant les premiers froids de l’automne.
Mitterrand, on le sait, aimait les arbres. Dès qu’il arrive à Latche, avant
et après 1981, accoutré comme un campagnard, il part rendre visite aux plus
jeunes d’entre eux, les ébranche, les rectifie si besoin, badigeonne leurs
plaies avec un cicatrisant. « Il ne leur donnait pas de nom mais il les
connaissait tous. Il pouvait décrire chacun d’eux, comme si c’étaient des
enfants », raconte une proche parente. Des mots que l’on retrouve sous la
plume des visiteurs. « Voir ce lettré retrouver ses racines paysannes est
émouvant. Il caresse le rugueux des arbres de ses mains courtaudes et
sensuelles, comme il le ferait de l’encolure d’un animal, pour ne pas dire de
la tête d’un enfant », écrit Jack Lang. Souvenir identique de l’Israélien
Shimon Peres en visite chez son ami François : « Nous sommes sortis pour
aller nous promener. Mitterrand s’arrêtait devant chaque arbre et
m’expliquait en détail ses traits particuliers […]. Il semblait les aimer
presque comme des enfants. »
Pour les évoquer, Mitterrand a trouvé les mots justes. À la psychologue
Marie de Hennezel, avec qui il a eu à l’Élysée un dialogue au long cours sur
les « forces de l’esprit », il décrit les chênes qui l’ont marqué – ceux,
mythiques, du mont Beuvray, dans le Morvan, celui, multiséculaire, appelé
whiteleaved oak en Angleterre, et d’autres, ailleurs. Plus tard, il lui confie
que les pins des Landes lui parlent mieux de Dieu que les discours
religieux.
Mitterrand voit dans les arbres des relais entre les forces cosmiques et
les forces telluriques. Après une promenade dans un bois, assure-t-il à la
psychologue, « [il] revient euphorique, plein d’énergie, et [il a] presque le
sentiment d’être nettoyé de l’intérieur ». Aux hommes politiques, il
conseille d’ailleurs de s’imposer des cures de silence en fréquentant les
forêts car l’énergie qu’elles recèlent « leur communiquerait une solidité
tranquille ».
Est-ce qu’il ne prêche pas dans le désert ? Dans L’Abeille et
l’Architecte, le journal qu’il a tenu entre 1975 et 1978, il raconte avec
passion, à la date du 17 avril 1977, le combat qu’il a mené – et perdu – pour
sauver la forêt celte du Morvan. « Pour éveiller l’opinion, j’ai multiplié les
débats, les colloques, pris part aux rares groupes et comités qui tentaient
l’impossible, écrit-il. Paris n’a jamais répondu que par bordées d’axiomes.
Économie, économie d’abord ! À quoi bon ces chênes qui exigent un siècle
pour parvenir à maturité, ces hêtres dont la fibre refuse de s’intégrer aux
techniques rentables de la cellulose, ces frênes, ces charmes, ces trembles,
ces bouleaux ? Chaque semaine, par centaines d’hectares, la forêt de
lumière tombe sous l’assaut des scrapers. Place aux résineux […]. Les
grandes compagnies achètent nos collines, rasent nos horizons […].
L’Office national des forêts encourage le mouvement […]. On ne s’inquiète
ni du débit des sources, ni de l’acidité des sols, ni du climat qui change, ni
du gibier qui fuit, ni des oiseaux qui se sont tus. »
Et d’enfoncer le clou avec un lyrisme d’apocalypse : « À la belle saison,
ce sont les hélicoptères qui surgissent. Ils lâchent la chimie sur l’odeur du
printemps comme ce personnage d’un fait divers dont le plaisir était de
dresser ses chiens à mordre les enfants. Nous devons aux techniques de la
guerre au Vietnam cette nouvelle façon de tuer nos arbres. Un peu de vent
et le défoliant saupoudrera les champs, se mêlera aux eaux fluviales déjà
lourdes d’engrais, altérera le lait des vaches, déposera une pellicule grisâtre
sur les fruits du jardin. Le maire ne l’apprendra qu’au bruit de l’appareil. »
Il conclut à la façon d’un Giono imprécateur : « Partout, la forêt meurt. Et le
boqueteau, la haie, l’espace vert. L’autoroute, la ville, les professionnels de
l’argent et, plus encore, le simple goût d’anéantir l’œuvre du temps,
d’affirmer un pouvoir sur l’humble ordre des choses, de tirer du fugace le
sentiment de l’éternel, précipitent l’évènement. »
À l’origine de la colère du député de la Nièvre, une initiative incongrue
de Valéry Giscard d’Estaing. Le chef de l’État a décrété le 16 avril journée
nationale de l’Arbre et invité les Français à en planter un à cette occasion.
Planter un arbre le 16 avril ! Le mettre en terre un mois après l’arrivée du
printemps et l’explosion de la végétation qui va avec ! C’est trop tard pour
espérer une reprise satisfaisante. Les arbres, assure Mitterrand, il faut les
planter fin novembre, « à la Sainte-Catherine [où] tout prend racine […].
Fin février on court le risque d’arriver trop tôt ou trop tard ». Alors, mi-
avril…
Mitterrand se trompe. À Latche, chaque année ou presque, il s’obstine à
planter en respectant le calendrier traditionnel. Mais ce dernier ne vaut pas
pour une région méridionale comme les Landes. « La Sainte-Catherine,
c’est une date un peu avancée car, dans les Landes, les arbres n’ont pas
encore totalement perdu leurs feuilles », ne cesse de lui répéter le
pépiniériste qui le conseille et lui fournit les plants. C’est peine perdue,
Mitterrand n’en démord pas : on doit planter à la Sainte-Catherine. Une
année, le président arrive en retard à un sommet des pays de l’Union
européenne programmé le jour de la Sainte-Catherine. La raison du
contretemps ? La plantation s’est éternisée.
Dans ce coin oublié du département, l’espace libre ne manque pas pour
reboiser. Une tornade a ravagé au milieu des années 1970 les vieux pins
installés à Maroye et sur la dune voisine. L’ensemble, qui court sur
plusieurs hectares, est à repeupler. Avec quelle essence ? Dans la région, le
pin maritime est le roi incontesté car il se plaît en terrain sablonneux. Le
pépiniériste plaide donc la cause des pins, d’autant qu’ensemble, ils en ont
déjà planté une trentaine dans le jardin de la villa d’Hossegor, des années
auparavant. Minuscules mais emmaillotés dans une motte de sable noir, ils
ont poussé comme des champignons. Mitterrand rechigne : il aime les pins
mais préfère les chênes, sa famille fétiche. « Je suis devenu amoureux des
chênes. C’est vraiment l’arbre roi. Force et délicatesse, écrit-il un jour à
Anne Pingeot. Je voudrais acheter un bois de chênes. Rien que pour m’y
promener une fois l’an. »
Va pour les chênes. Mais quelle variété ? Le pépiniériste le convainc
d’opter pour des jeunes chênes sessiles issus de la forêt mythique de
Tronçais, dans l’Allier. Leur croissance est désespérante de lenteur, leur
couleur automnale n’a rien d’exceptionnel mais le port est majestueux. Il
donne son accord, la plantation peut commencer.
Les trous ont été creusés par un engin mécanique mais l’étape suivante
est l’affaire des deux hommes. L’un tient le jeune plant – c’est la tâche de
Mitterrand –, l’autre l’enrobe de terre. L’opération s’étale sur une journée.
Peu à peu, elle devient un rite. « Chaque année, il se sentait un besoin
de planter d’autres chênes, puisque le terrain était grand, raconte le
pépiniériste Albert Bouyrie, le maire de Messanges – et l’homme qui a
déniché Latche –, devenu au fil des saisons un ami de Mitterrand. Et chaque
année, il disait : « Je viendrai à la Sainte-Catherine […]. Alors on a
continué : nous avons planté des chênes, des chênes rouges, pendant un an,
deux ans, puis l’idée m’est venue de planter des chênes des marais car le
chêne des marais est très rougissant à l’automne. » Mais c’est également un
arbre exigeant concernant la nature de son sol. Il est chez lui où prolifère la
fougère mais végète lamentablement où pousse la bruyère. Il a donc fallu
varier les essences, compléter avec quelques liquidambars, érables et
platanes. « On discutait chaque fois des essences à planter, raconte le
pépiniériste dans un livre de souvenirs. Nous n’étions pas toujours d’accord
mais, enfin, il était avocat. Qu’est-ce que vous voulez faire contre un
avocat ? » Bilan de l’opération : « La forêt de chênes a poussé de façon
assez hétérogène, moins bien que l’aurait fait une forêt de pins », assure
l’intraitable pépiniériste.
Mitterrand se refuse à « bousculer l’humble ordre des choses ». C’est
vrai pour les animaux comme pour les végétaux. À Latche, il est interdit de
piéger les taupes (« elles étaient là avant nous »), de déranger les crapauds
et de broyer la végétation des sous-bois, mélange de fougères et de ronces.
Il faut laisser faire la nature et n’intervenir qu’a minima, nettoyer le terrain
tous les deux ou trois ans quand la norme est de faucher une fois par an.
Son ami sylviculteur est plus interventionniste mais c’est bien entendu
Mitterrand qui a le dernier mot. En revanche, il se laisse convaincre
d’entourer de fil de fer barbelé les jeunes plants malmenés par les
chevreuils, le temps de les laisser grandir. Le remède est efficace à défaut
d’être esthétique.

*
Malgré son attirance pour la forêt, Mitterrand n’a pas été pressé de
s’installer à Latche. Il a acheté la splendide ruine sur un coup de cœur en
1965. Les travaux pour la retaper ont démarré dans la foulée. L’été 1969,
elle était habitable, ne manquaient que les meubles. Et pourtant, dans
l’intervalle, la maison est restée inoccupée. Mitterrand était scotché à
Hossegor. Peut-être ne voulait-il pas s’éloigner de son noyau d’amis, ou
peut-être que son manque d’empressement reflétait ses propres hésitations.
Latche, un nid pour Anne et lui ? Ou Latche, résidence de vacances de la
famille Mitterrand ? Peut-être lui a-t-il fallu toutes ces années avant de
trancher. À moins que ce ne soit Danielle qui ait traîné des pieds avant de
tirer un trait sur Hossegor, où elle avait ses habitudes.
À défaut d’y emménager, il en confie les clés à d’autres. C’est d’abord
Gilbert, le fils cadet, qui en profite. Nous sommes en août 1968. Les
« évènements de Mai » ont bouleversé le calendrier universitaire. La
session de juin des examens a été reportée à octobre. Gilbert, 19 ans,
étudiant en sciences économiques à Paris, est concerné. Avec un copain, il
s’installe à Latche pour préparer les examens. Les deux garçons dorment
sur des matelas posés à même le sol, se nourrissent de riz et de pâtes, et
draguent des jeunes filles qui ont eu la bonne idée de venir camper à deux
pas de la maison. À l’automne, examen en poche, Gilbert revient à Latche
pour mener une enquête sur le tourisme en milieu rural qui lui a été
commandée par une jeune économiste de gauche – une certaine Édith
Cresson…
L’été suivant, en 1969, c’est Georges Vinson, un ami politique de
François Mitterrand, qui investit la maison. Officiellement, il ne savait pas
où aller en vacances avec sa femme et leurs trois filles. En réalité, Vinson
est criblé de dettes. Battu aux législatives de 1968, il a des frais de
campagne à rembourser. Latche, pour lui, c’est autant d’économisé 1. « Je
me suis rendu “chez lui” hier soir. Ça faisait un drôle d’effet, mais la vie
donnait à la maison beaucoup de charme », confie alors Mitterrand à Anne
Pingeot.
Le prochain à venir à Latche, ce sera lui.

1. Georges Vinson s’était présenté sous l’étiquette de la Fédération de la gauche démocrate et


socialiste (FGDS), créée sous l’impulsion de François Mitterrand.
CHAPITRE 4

La maison des non-dits

Au tout début de son couple, toute jeune mariée, Danielle, candide,


avait un soir demandé à son mari : « Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? » La
réponse était tombée, glaciale : « Je ne pensais pas avoir épousé
l’Inquisition. »
Entre eux, il y a eu plusieurs brouilles, mais jamais François Mitterrand
n’a voulu entendre parler d’une quelconque séparation. « Nous vivrons
ensemble, quoi qu’il arrive. » Danielle s’est fait une raison. Elle a souffert
en silence. Christine Gouze-Rénal, déjà productrice de films à l’époque,
avait vu le ministre de l’Information à l’œuvre lors des festivals de Cannes.
Elle l’avait vu faire le joli cœur avec les starlettes, y compris la toute jeune
Brigitte Bardot, et en avait informé Danielle. « J’ai été parfaitement
heureuse dans le mois qui a suivi notre mariage », a un jour confié Danielle
à une amie.
Danielle n’est pas femme à s’effondrer. Son charme ingénu, dont elle
joue parfaitement, son tempérament plaisent aux hommes. Elle le sait.
Secrètement, elle a également aménagé sa vie. C’est encore l’époque
d’Hossegor. Elle a 33 ans en cet été 1957. Elle est séduisante, avec son
minois de chatte, sa taille de guêpe, son corps svelte et musclé. Quand, avec
sa sœur, elles décident d’aller s’amuser le soir, elle est courtisée au Bar
Basque. Un matin, sur la plage, elle rencontre un tout jeune homme qui n’a
pas 20 ans. Il est étudiant et entend devenir professeur d’éducation
physique. Athlète, il a le teint hâlé et un sourire éclatant. Ils bavardent un
peu, se revoient tous les jours, en passant. Jean Balenci est déjà venu à
Hossegor avec ses parents, quand les alentours de la ville récemment
édifiée ressemblaient encore à la brousse, et les routes à des pistes
caillouteuses. Il est bon nageur. L’été, il surveille la plage. Il n’a pas oublié
la jolie femme du ministre Mitterrand. L’hiver qui suit leur première
rencontre à Hossegor, Danielle l’aperçoit, attablé au café Les Deux-Magots,
à Saint-Germain-des-Prés. Elle l’aborde. Ils ont quatorze ans de différence.
Désormais, il fera partie de sa vie, à Hossegor tout d’abord, puis à Latche et
à Paris, jusqu’en 1981. Il est ébloui ; elle est heureuse.
François comprend et détourne le regard. Mieux, il s’en accommode.
Jusqu’à sa captivité, il n’a connu qu’un amour, Marie-Louise Terrasse,
future Catherine Langeais, qu’il surnommait Béatrice, aimait follement et
couvrait de lettres. Le temps et l’éloignement ont eu raison de la patience de
la jeune fille. Elle lui rendit sa bague de fiançailles qu’il jeta dans la Seine.
Ce chagrin le suivit longtemps. Jusqu’alors, il s’était cru homme d’une
seule femme. Sa morale et son éducation catholique, qui l’avaient conduit à
accepter, étudiant, la présidence de la Conférence de Saint-Vincent-de-
Paul 1, l’éloignaient des choses du sexe. Mais pendant la guerre, il se
consola avec sa cousine Marie-Claire Sarrazin et, lors de son séjour à Alger,
avec une jeune gaulliste surnommée Lolotte. Il avait découvert son pouvoir
d’attraction, qu’il utiliserait toute sa vie, attirant les femmes, les laissant
doucement venir à lui, les enveloppant dans des phrases caressantes et
flattant leur sensibilité par des mots qui ne semblaient destinés qu’à elles,
courtisant et arrivant à ses fins avec des ruses d‘escamoteur.
Dans un accord osé pour l’époque, mais peut-être plus courant qu’on ne
l’imagine, les deux époux ne renoncent à rien. Pas de séparation donc. Mais
pas davantage de mortification. Danielle vivra et vibrera. Elle aime les
jeunes hommes sportifs et sait les attirer. Ce qui, en revanche, est moins
banal, est d’installer son amant à demeure.
Dès le début des années 1960, Jean Balenci entre ainsi dans la famille.
C’est un enfant d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, un fou de sports qui
excelle dans tous les domaines. Surtout, il est résolument de gauche, sans
aucun doute et sans hésitation. Il a sa chambre à Hossegor comme il l’a à
Paris, rue Guynemer puis rue de Bièvre, et bien sûr à Latche – dans la
maison principale quand il y a peu de monde, dans une dépendance proche,
près des courts de tennis, quand trop d’invités sont là. Jean-Christophe et
Gilbert l’adorent. Il leur apprend à jouer au tennis, les emmène skier en
Italie, en Suisse. À Roland Dumas qui s’étonne de cet état de fait et pose
prudemment la question à François Mitterrand, ce dernier rétorque : « Je ne
me vois pas lui interdire ce que je m’autorise. »
Jean est présenté comme un lointain cousin. Ceux qui ne le
connaissaient pas le considèrent comme une sorte de régisseur, ce qui, à
l’usage, ne se révélera pas si éloigné de la réalité. Il n’a pas son pareil pour
réparer la Citroën Méhari en panne, conseiller d’en changer pour une
Renault Rodéo dont la mécanique lui est plus familière, poser les clôtures
et, singulièrement, celles de l’enclos des ânes qui passent sous sa
protection, conduire une moto à toute allure, aller chercher les invités à la
gare de Dax ou de Bayonne. Il a été nommé professeur d’éducation
physique, au lycée Montaigne puis à Normale Sup’ à Paris. Tous les matins
ou presque, rue Guynemer puis rue de Bièvre, et à Latche l’été, il va
chercher journaux, pains et croissants et, le plus souvent, petit-déjeune
ensuite avec François Mitterrand.
Jean est devenu indispensable, tant pour le quotidien des vacances que
pour la vie des occupants. Le futur président fait appel à lui lors de la
campagne de 1965. Ils ne sont pas nombreux alors à se presser autour de
celui qui défie le général. Il le conduit en voiture sur les départementales
étroites, de meeting en meeting, grimpe avec le leader de la gauche dans les
coucous qui les amènent d’un aéroport à l’autre, porte son chapeau et sa
serviette.
« Un jour, nous partions en Corse, raconte Balenci. On avait pris un
Fouga-Magister à Marignane, sur la base militaire de Marseille. Il faisait un
vent effrayant. Gaston Defferre, qui était venu nous accueillir, avait tenté de
nous dissuader. C’était mal connaître Mitterrand. Nous sommes partis tout
de même. Quand on a atterri à Campo dell’Oro, la tempête faisait rage. Les
tuiles volaient, l’avion tenait à peine la route. Tout ça pour constater que le
meeting avait été annulé. Au moment de repartir, un réacteur a pris feu. On
l’avait réparé et on décollait à peine lorsque le pilote s’est aperçu qu’on
l’avait changé de piste d’envol. Au dernier moment, on a vu une montagne
devant nous. J’ai cru ma dernière heure arrivée. Par miracle, d’un virage, le
pilote s’est mis presque sur le dos et a réussi à éviter l’obstacle. J’avais
prêté L’Équipe à Mitterrand. Il a à peine levé les yeux. “Que se passe-t-il ?
m’a-t-il demandé. – On a failli se crasher… – Ah”, s’est-il contenté de
répondre avant de replonger dans les résultats sportifs. »
Il arrive aussi à Jean Balenci de se charger de missions impossibles.
Allergique aux horaires, Mitterrand, un jour des années 1970, traîne
tellement qu’il va rater l’avion qui, depuis Biarritz, doit le ramener à Paris.
Hors de question de faire le trajet en voiture. Les fêtes de Bayonne
occupent les rues et il est inimaginable de traverser la ville en délire pour
rejoindre l’aéroport. Qu’à cela ne tienne, Jean Balenci propose ses services
et ceux de sa moto. On casque François. Il grimpe, s’agrippe à l’amant de sa
femme, et en avant pour l’aéroport ! Balenci slalome à travers la foule de
fêtards. « On est arrivé de justesse, mais jamais je n’ai jamais avalé autant
de confettis que ce jour-là, raconte Balenci. Le comble, c’est que personne
ne l’a reconnu. »
Mais il n’y a pas que le candidat de la gauche que Jean Balenci aide.
Latche est également devenu son domaine. L’été 1971, c’est lui qui, avec
Danielle, a pris le volant direction le Danemark, pour acheter les meubles
en vogue destinés à la vieille métairie.
Jean Balenci ne se nourrit pas d’illusions sur les êtres. Il les juge à
l’aune de leur personnalité. Avec Charles Hernu, il se retrouve de plain-
pied. Roger Hanin, lui, est un parfait partenaire de belote. D’autres, faux
jetons, serviles devant le président, méprisants avec celui qu’ils considèrent
comme un majordome, trouvent moins grâce à ses yeux. Jean-Pierre
Elkabbach en fait les frais. Il s’apprête à repartir de Latche dans la
mauvaise direction. Jean Balenci lui indique qu’il risque de faire fausse
route en prenant le chemin de la forêt. Le journaliste l’ignore et s’enfonce
sous les pins. Il est de retour une heure après, à pied et piteux. « Je me suis
ensablé. Vous pouvez m’aider ? » demande-t-il à Balenci. Arrivé devant la
voiture, Elkabbach se met au volant. Balenci l’arrête : « Non. C’est moi qui
conduis et c’est vous qui poussez… »
Il observe, amusé, le jeu des courtisans. Il note que Jack Lang et son
épouse Monique rivalisent de rires forcés et admiratifs à chaque remarque
de leur hôte. Que François de Grossouvre est d’une jalousie maladive et
tremble dès qu’il n’est pas assis à côté de celui qu’il déifie. Ou que Jacques
Attali ne le salue jamais, sauf en présence du président. Il n’ignore pas
davantage que ce dernier a découvert le golf pour complaire à Mitterrand et
qu’il reste dépité quand il ne fait pas équipe en double au tennis avec lui,
quitte à servir d’alibi à chaque point perdu.
Si la présence de Jean Balenci est connue de tous les visiteurs, peu
savent véritablement qui il est. On le prend au choix pour un factotum ou un
familier. Une habituée remarque, à son arrivée à Latche, ce bel homme,
discret, affable et bien bâti. « Mais qui est-ce ? demande-t-elle au marquis
de Saint-Périer. – Le sigisbée de Danielle », lui répond-il 2.
Le plus étrange est que cette règle non écrite de la discrétion semble
s’imposer dès que l’on pénètre dans les lieux. À peine Jean-Christophe ose-
t-il demander à sa grand-mère maternelle si cette situation est normale.
Cette dernière élude…
Françoise Lafargue, que Gilbert courtisait au début des années 1970, se
souvient du premier jour où elle fut présentée : « J’étais extrêmement
intimidée. Je n’avais pas 17 ans. Au moment du dessert, on me présente une
glace en me demandant de me servir. J’étais tellement impressionnée que
mon morceau de glace a atterri sur les genoux de mon voisin. C’était Jean,
mais j’ignorais qui il était. » Bien des années plus tard, épouse de Gilbert et
mère de deux filles, Pascale et Justine, elle arrive à Latche et pense les
trouver dans la chambre de Danielle, leur grand-mère. « J’ouvre la porte et
je tombe sur Danielle et Jean, enlacés. Je referme aussitôt en m’excusant.
Mais Danielle me rappelle en me disant : “Mais non, ne sois pas gênée.
Entre !” » C’était ainsi. Il fallait savoir sans dire. Comme si de rien n’était.
C’était aussi ce que je suggérais à François. J’avais une totale confiance, au
point que c’est vers lui que j’allais quand j’avais besoin d’un conseil, y
compris des plus personnels. Et je comprenais ce qu’il me conseillait sans
l’exprimer. Faire comme eux… »
Faire comme eux, non. Ce n’est pas toujours possible. Surtout quand
François Mitterrand, les jours d’été, prend la Méhari et disparaît plusieurs
heures – ce qui, quand il deviendra président de la République, fera
s’arracher les cheveux aux gardes de la sécurité. Il part dans sa voiture
brinquebalante vers Hossegor, généralement en fin d’après-midi. Direction
l’avenue du Tour-du-Lac.
« Je voyais arriver Baltique [la chienne de Mitterrand], se souvient
Mazarine Pingeot. Je n’aimais pas beaucoup ces visites dans l’après-midi
parce que j’étais obligée d’interrompre les jeux avec mes cousins au club
des Pingouins de la Plage Blanche, l’endroit du lac qui a vu passer des
générations de petits Hossegoriens. Je venais l’embrasser, saluer les
personnes qui parfois l’accompagnaient et dès que je pouvais, je
m’échappais retrouver mes copains pour jouer… Un jour, mon père a dit à
André Rousselet : “Venez, je vais vous présenter une enfant.” Rousselet
savait parfaitement à quoi s’en tenir, sinon qu’il a vu débarquer toute une
troupe de gosses. “Mais ce n’est pas une enfant que vous me présentez,
c’est une colonie de vacances !” a-t-il lancé à mon père. »
Le soir, François Mitterrand prolonge parfois sa visite, reste jusqu’à
l’heure de l’apéritif, bien qu’il trempe à peine les lèvres dans un doigt de
porto. Puis il repart vers la forêt de Soustons. « Latche pour moi, c’était
l’autre maison, poursuit Mazarine. Celle que je n’aimais pas parce que
c’était celle qui m’enlevait mon père et ne me le rendait qu’aux heures où je
voulais m’amuser. Le comble est que pour moi le Sud-Ouest est mon
enfance. Cette région me transperce, ne serait-ce que parce qu’elle est la
terre de la préhistoire de mon histoire et qu’Hossegor et Lohia sont les
endroits où mes parents se sont connus. J’attendais ce rite des vacances, ce
calendrier immuable. Juillet à Hossegor dans la maison en bois près de la
Villa Lohia, les rires et les jeux. Puis août et le départ en 2 CV avec ma
mère vers l’Auvergne, où les beaux jours continuaient avec mes cousins
dans la grande maison de famille. »
Alors, venaient les derniers moments des vacances, toujours un peu
tristes avec la lumière nostalgique de Gordes, où François Mitterrand les
rejoignait. Ils y restaient une semaine. « Ce n’était pas cette période que je
préférais. Je savais qu’avec la fin de l’été, l’école allait recommencer. Mais
du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours connu Latche. C’était là où
mon père vivait avec sa femme. Il n’y avait rien à ajouter. C’était dans
l’ordre des choses. Pourtant, j’y suis allée. Mon père nous y a amenées, ma
mère et moi. J’y ai même dormi ! La maison m’avait paru glaciale et
sombre. C’était vers la fin de sa vie. J’ai un souvenir étrange, comme si je
l’avais oublié, car je me demande si, toute enfant, il ne m’avait pas déjà
amenée voir les ânes. »
Si la présence de Mazarine a bel et bien plané sur Latche, ce fut surtout
durant l’année 1974. François Mitterrand vient alors d’échouer d’un cheveu
face à Valéry Giscard d’Estaing. Le leader incontesté de la gauche a réussi à
présenter un front commun, seule façon d’arriver au pouvoir. En apparence,
il semble peu affecté par son échec. Danielle, en revanche, déprime. Elle
croyait avoir triomphé mais elle a appris qu’Anne Pingeot était enceinte.
Son mari sera de nouveau père.
« Elle était continuellement triste et morose, se souvient Françoise
Carle, une militante socialiste de toujours qui avait pris l’habitude de venir
planter sa tente l’été à l’ombre de la bergerie. Un après-midi où nous étions
toutes les deux, je ne savais quoi faire pour la dérider. Tout le monde était
parti. Elle s’était isolée dans la bergerie, lovée dans un fauteuil, d’une
tristesse à se fendre le cœur. “Allons voir la mer, ça te changera les idées.”
Elle a accepté. Nous nous sommes perdues dans un chemin creux que je
n’ai jamais pu retrouver, entre Hossegor et Vieux-Boucau. Nous avons
atterri sur une plage sauvage, presque vide. C’était le coin des nudistes. On
a ri comme des enfants. » Ce soir-là, exceptionnellement, Danielle est gaie.
« Nous avons vu des zizis », raconte-t-elle. « Je n’ai compris que bien plus
tard ce qui la taraudait. Mais elle refusait d’en parler, sinon à Christine sans
doute, sa sœur. C’était la seule à qui elle se confiait et à laquelle, elle se
livrait sans réserve. »
Un jour de décembre de cette même année, juste avant les vacances de
Noël, le téléphone de Latche sonne. Une amie venue réveillonner avec eux
décroche. À l’autre bout du fil, une voix féminine cherche à joindre
François Mitterrand. Elle lui passe le combiné. Il écoute sans broncher,
raccroche sans commentaire. Il vient d’apprendre qu’à la maternité
d’Avignon, une petite Mazarine Marie est née.
Il attendra quatorze jours avant d’aller la voir, et ce sera son dernier
Noël à Latche. Désormais, tous les 25 décembre seront consacrés à sa fille.
1. Fondées au XIXe siècle à Paris par un groupe de laïcs catholiques, les Conférences de Saint-
Vincent-de-Paul sont un mouvement caritatif qui lutte contre la misère et la pauvreté,
aujourd’hui actif dans plus d’une centaine de pays.
2. Un sigisbée était, au XVIIIe siècle, le chevalier servant d’une dame.
CHAPITRE 5

Jours tranquilles à Latche

Que l’on s’éloigne un peu de l’océan Atlantique, que l’on franchisse le


cordon de dunes qui le borde, et le paysage se modifie peu à peu. Moins de
routes goudronnées et davantage de chemins de pierre. Des villages sans
histoire perdus au milieu des pins. Une nature d’une beauté austère. Une
terre acquise à la gauche, grosse du souvenir des luttes passées entre
propriétaires de pins et ouvriers gemmeurs. Des habitants taiseux, rugueux,
amateurs de rugby plutôt que de golf.
Mitterrand a compris qu’en changeant de lieu de vacances, il changeait
aussi de pays – même si, observé d’un peu haut, tout se jouait dans un
mouchoir de poche. À Hossegor, il vivait dans un cercle étroit, fréquentait
ses pairs ; le dépaysement était superficiel. Installé à quelques kilomètres de
là, il découvre un monde nouveau. Des têtes inconnues apparaissent, qui
n’appartiennent pas toutes à la bourgeoisie locale. Ce sont des gens du cru,
des gens simples – un instituteur, un maquignon, un forestier, un ancien
camarade de stalag installé dans les Landes, etc. – que les hasards de la vie
lui ont fait rencontrer et qui deviendront des amis discrets et attentifs, même
si tous n’ont pas le cœur qui penche à gauche, loin s’en faut. Lorsqu’un
décès survient, qu’un mariage ou une naissance est annoncé dans sa tribu
landaise, Mitterrand se manifeste. Un mot griffonné, un coup de fil depuis
Paris, une visite impromptue, une intervention discrète… les amitiés
landaises appartiennent à son jardin secret.
En retour, on le traite avec égard. Lui qui est doté d’un solide coup de
fourchette, on l’invite aux quatre coins du département pour des repas sans
fin où défilent, au gré des saisons, bécasses et asperges, omelette aux cèpes
et confit de canard. Il fait honneur à la nourriture mais dédaigne les
boissons – il ne fait que tremper ses lèvres dans les verres de vin et ne
touche pas aux alcools forts. Une habituée de Latche, qui lui avait offert une
bouteille de liqueur, eut ainsi la surprise de la retrouver intacte plusieurs
années après au fond d’une armoire. Elle n’avait pas été ouverte 1.
À Mitterrand, ses voisins donnent du « monsieur le président » même
lorsque sa carrière politique bat de l’aile. L’habitude est prise de planter
chaque année, en son honneur, un « arbre de mai » à l’entrée de Latche. Et
le jour de l’An, il a droit à un chapon. Naguère, c’était une obligation pour
les métayers, taillables et corvéables à merci, ou presque, d’en apporter un à
leur propriétaire. Avec Mitterrand, ils remettent la tradition au goût du jour
car, disent-ils, il est leur « patron ». Patron à quel titre ? Patron, tout
simplement.
Ces amis de l’ombre lui font découvrir des traditions inconnues, une
culture locale qu’il ne soupçonnait pas. Le propriétaire de Latche est
curieux de tout. Si on l’aperçoit rarement dans le centre-ville de Soustons
ou d’Hossegor, sinon de temps en temps pour acheter la presse du jour, il
explore consciencieusement les églises et les abbayes de l’arrière-pays, et
en goûte le silence. Fin gourmet, il s’initie avec délices à la gastronomie
locale. Il a son rond de serviette dans les restaurants et les auberges des
environs – sauf les rares où il n’est pas le bienvenu pour des raisons
politiques, et où on le lui a fait savoir. Incapable de préparer un œuf au plat,
il peut disserter à l’infini des saveurs comparées d’un foie gras selon qu’il
est d’origine landaise ou gersoise. Féru d’histoire, il écoute avec intérêt les
vieux gemmeurs qu’on lui présente raconter leur métier disparu, le mode de
vie qui l’accompagnait, et les luttes sociales qui ont tant marqué le pays à la
fin du XIXe siècle. Les chasseurs le font rêver, lui qui n’a jamais tiré un coup
de fusil de sa vie, avec leurs récits de vols de palombes au-dessus des pins,
de bécasses des bois tapies sous les fougères. Certains étés, on le verra
même sur les gradins d’arènes du Sud-Ouest où des hommes en pantalon
blanc et boléro de matador, les écarteurs, affrontent dans des combats
singuliers des vaches lancées au galop, qu’ils font passer dans le creux de
leurs reins en pivotant sur la pointe des pieds. En revanche, il fuit les
corridas.
Mais les escapades estivales en terrain inconnu sont l’exception. Latche
reste le cœur battant des séjours landais, le théâtre de la geste
mitterrandienne en construction avec ses acteurs du moment, habitués des
lieux ou simples oiseaux de passage. Combien de responsables politiques,
d’éditorialistes, d’écrivains, d’historiens, d’artistes, d’hommes du cru ou de
Landais d’un jour sont venus dans ce coin perdu de la forêt passer quelques
heures, le temps d’un déjeuner, d’une interview, ou quelques jours pour les
plus proches hébergés sur place ou à l’hôtel ?
Rejoindre Latche dans les années 1960 et 1970 est une aventure.
Données par téléphone, les explications du maître des lieux sont sommaires
et l’itinéraire compliqué. Il faut dépasser la petite ville de Soustons et
continuer en direction de la mer, quitter la route goudronnée quelques
kilomètres plus loin, tourner à droite, franchir un pont, s’engager sur un
chemin caillouteux et… demander sa route. Pour plusieurs visiteurs d’un
jour, l’expédition s’achève piteusement : il faut faire appel au tracteur d’un
agriculteur pour sortir la voiture ensablée. D’autres ne supportent pas ce
lieu certes bucolique mais envahi, l’été, par les moustiques. Une nuit passée
à les écraser dans une chambre de Latche et les voici qui, le lendemain,
optent pour un hôtel proche.
Il n’empêche : une tranche de la France progressiste des Trente
Glorieuses a fait escale à Latche. Elle court de Jean-Jacques Servan-
Schreiber à l’historien Philippe Robrieux, de l’écrivaine Benoîte Groult au
chanteur Pascal Danel, englobe Édith Cresson et Jean Daniel, François de
Grossouvre et l’avocat Georges Kiejman, inclut son lot de courtisans et de
personnages sulfureux, tel René Bousquet, l’ancien chef de la police de
Vichy 2. La liste est sans fin si l’on inclut les inconnus qui débarquent
guidés par la curiosité et l’envie de voir à quoi ressemble la maison des
Mitterrand. À ce sujet, Danielle avait une anecdote qu’elle a racontée
maintes et maintes fois : un jour de 1974, peu de temps après la défaite de
son mari à l’élection présidentielle face à Giscard, alors qu’elle bavarde
dehors avec sa sœur, elle aperçoit un homme et une femme à l’intérieur de
la maison, surgis d’on ne sait où : elle en bermuda, lui un appareil photo en
bandoulière. Ils se comportent comme s’ils étaient chez eux, ouvrent les
placards, jaugent les peintures qui ornent les murs, testent le moelleux des
fauteuils… Danielle va vers eux et leur demande :
« Vous cherchez quelque chose ? Je peux vous aider ?
– C’est bien ici chez Mit’rand ? demande l’homme.
– Oui, je suis son épouse.
– Non, on a besoin de rien. Nous constatons, nous constatons », répond
la femme.
Et d’ajouter, avant de tourner les talons :
« Franchement, cette baraque, j’en voudrais pas même si on me la
donnait. »
La première fois que l’anecdote lui est racontée, François Mitterrand a
ce commentaire : « Elle est pourtant pas mal cette petite maison. Moi, je
m’y plais bien. Mais tout le monde n’aime pas. C’est sans doute un peu
calme pour les Parisiens. »
Un après-midi d’été, à la fin des années 1970, une autre visite s’impose,
tout aussi surprenante : une dizaine d’hommes de type asiatique, en
costumes sombres coupés à l’identique, cheveux ras et lunettes noires sur le
nez, débarquent impromptu de trois limousines. À Danielle, en maillot de
bain, qui les a aperçus de loin et a tout juste eu le temps d’enfiler une robe,
ils se présentent comme étant des membres de la Représentation
commerciale nord-coréenne en France. Partis de Paris, ils sont passés par la
Nièvre avant de bifurquer vers les Landes, et sont à la recherche de
« monsieur le premier secrétaire du Parti socialiste français » à qui ils ont
un message personnel à faire passer de la part du « Grand Leader, le
camarade Kim Il-sung ». Il s’agit d’une invitation à venir célébrer à
Pyongyang le trentième anniversaire de l’indépendance de la Corée du
Nord.
François Mitterrand est dans sa bergerie-bureau. Il observe la scène tout
en prenant soin de ne pas se montrer. Danielle joue la comédie :
« Je vais en parler à mon mari mais il n’est pas là pour l’instant. Vous
pouvez revenir dans une heure ?
– Si vous permettez nous allons attendre son retour sur place », lui
répond le chef de la délégation.
La situation est embarrassante et, au bout du compte, Mitterrand n’a
d’autre choix que de sortir de son antre et de se montrer. Un dialogue irréel
s’instaure alors entre lui, bien décidé à refuser avec habileté l’invitation
d’un régime qui sent le soufre, et une délégation terrorisée à l’idée de
revenir bredouille devant ses supérieurs.
« Monsieur Mitterrand, la Corée du Nord et son Grand Leader sont
disposés à envoyer un avion pour vous amener à Pyongyang. Faites-nous
part de vos souhaits.
– Je saisis l’importance de l’évènement pour votre grand pays et donc
celle de votre mission. Je ne voudrais pas être responsable de son échec
éventuel. Mais des contraintes d’emploi du temps m’empêchent de
répondre favorablement à l’invitation que vous me faites. »
Les Nord-Coréens accusent le coup. Mais Mitterrand poursuit :
« Je ne peux m’y rendre et puisqu’il s’agit d’une invitation à titre
personnel, aucun responsable du Parti socialiste ne peut se substituer à moi.
En revanche, peut-être que mon épouse accepterait de me représenter. »
Prise au dépourvu, Danielle n’hésite pas longtemps. Elle est d’accord,
sous réserve de pouvoir venir avec ses deux enfants dont l’un, rappelle-t-
elle, dirige l’Agence France-Presse à Nouakchott, en Mauritanie, et a eu le
rare privilège d’interviewer Kim Il-sung à l’occasion d’une tournée de
celui-ci en Afrique. Affaire conclue, tout le monde est satisfait.

*
Pour être adoubés, les pèlerins de Latche se soumettent à des rites
obligés et sont convoqués pour des rendez-vous incontournables. Aller
nourrir le couple d’ânes en fin de matinée dans l’enclos en est un. C’est
l’occasion, pour leur propriétaire, de vanter les qualités de l’animal, son
côté « force tranquille », son intelligence cachée, son obstination forcenée.
En même temps qu’il parle, Mitterrand tapote leurs flancs, caresse leurs
museaux, effleure leurs mufles et invite son visiteur à faire de même. « Il
nous les présenta avec une familiarité qui n’était pas complètement feinte.
Même si elle était, malgré tout, un peu “théâtrale” », raconte un journaliste
convié à Latche dans les années 1970.
Mitterrand s’est entiché des ânes chez un ami haut fonctionnaire à la
retraite qui en hébergeait dans sa propriété en Charente. Par son
intermédiaire, il a d’abord reçu en cadeau une ânesse plus très jeune,
Noisette, avant d’acheter quelques années plus tard, pour lui tenir
compagnie, un mâle, Marron, via l’Association nationale des amis des ânes
(la bien nommée ADADA) à laquelle il a adhéré – et cotisé ! – pendant des
années.
L’autre rite, c’est la promenade en forêt. Être convié ne serait-ce qu’une
fois par le seigneur des lieux à l’accompagner dans sa balade quotidienne
sous les pins, c’est rejoindre un club très fermé. C’est un privilège qui fait
de son bénéficiaire un obligé à vie, que l’on soit chef d’État, ministre,
familier du CAC 40 ou simple commensal. « Je vais voir mes chênes et mes
pins. Vous venez ? » Il est des invitations qui ne se refusent pas.
Deux circuits d’une trentaine de minutes existent, qui partent de la
maison. Mais que Mitterrand opte pour celui qui fait une boucle ou l’autre
qui oblige à retourner sur ses pas, les mots dans sa bouche reviennent
comme une ritournelle. Il est question de la lumière qui baigne la forêt :
« Vous avez vu cette luminosité ? Ça a du charme, n’est-ce pas ? Les pays
méditerranéens sont plus beaux mais c’est du tape-à-l’œil. Ici, la lumière est
plus subtile. » Puis, Mitterrand, qui avance flanqué d’un ou deux de ses
chiens, en vient à son sujet de prédilection : les arbres. Comme le parcours
débute par la partie plantée de chênes, ce sont eux qu’il évoque d’abord. Il
parle des centaines de familles de Quercus recensées de par le monde, de ce
coin des Landes, le Marensin, où cohabitent à l’état naturel quatre variétés
de chênes – ce qui est exceptionnel, ne manque-t-il pas d’ajouter –, évoque
les détails minuscules qui permettent de distinguer un chêne sessile,
autrement appelé le chêne rouvre, de son cousin germain le chêne
pédonculé… Il est intarissable. Avec autant de conviction qu’à la tribune
d’un congrès, il fait quelques minutes plus tard l’éloge des pins et de leur
cycle de vie : « coupe rase » d’une parcelle au bout de trente ou quarante
ans, régénération par semis naturels complétée par des plantations si besoin,
puis plusieurs « éclaircies » pour ne conserver que des alignements de pins
plus aisés à exploiter. Avec la même science, il évoque ensuite l’histoire de
la résine de pin et de son extraction pratiquée depuis la plus haute antiquité.
Comme la plupart de ses visiteurs sont à peine capables de distinguer un
chêne d’un platane, ils écoutent religieusement. Les rares questions sont
celles de béotiens. Et Mitterrand n’a pas besoin de forcer son talent pour
passer à peu de frais pour un grand docteur ès végétaux, un botaniste
d’exception. Il joue de l’ignorance d’autrui. Le journaliste Jean Daniel, qui
n’a pas échappé à la promenade sous les pins odorants, note dans son
journal : « Il parle des arbres comme il le ferait d’êtres humains. Numéro
très au point. On devine que toutes ces choses-là, il les a dites bien avant.
Mais il sait me faire croire qu’il a le désir de m’y intéresser aujourd’hui,
moi et personne d’autre. Si bien que je n’ai pas l’impression d’être devant
un acteur, mais devant un ami qui a parlé de cela devant un autre ami. »
Membre de « la tribu de Latche » où il vient régulièrement avec son épouse,
Jack Lang est un bon exemple de ses proches qui ne demandent qu’à être
séduits par le forestier Mitterrand : « Sa culture sylvestre est telle qu’il est
difficile de le suivre. Je ne m’y risque pas. » À vrai dire, personne ne s’y
risque.
Et cela ne concerne pas que les arbres. Même à Latche, Mitterrand
conserve une autorité naturelle qui le maintient à distance des autres
membres de la tribu. Le matin, il sort tardivement de sa bergerie-donjon et,
le petit déjeuner expédié, y retourne pour lire, écrire, ou monopoliser
l’unique ligne téléphonique dans des conversations interminables. Il partage
le déjeuner avec ses amis, rit comme un bossu (ses dents pas encore limées
masquées derrière une serviette) aux blagues cent fois ressassées de son
beau-frère Roger Hanin, affronte qui veut se mesurer à lui au tennis,
commente en connaisseur, installé dans un fauteuil de la mezzanine,
l’arrivée de l’étape du jour du Tour de France à la télé. Mais tout cela sans
jamais s’autoriser – ni accepter – de marque de familiarité. Il est avec ses
invités, ses amis, ses proches sans y être tout à fait. L’après-midi, il
s’éclipse pour aller rendre visite à un ami ou, plus souvent, à Anne Pingeot.
Tout le monde sait qu’il part la retrouver mais personne n’ose lui poser de
questions indiscrètes. Il plane, insaisissable et lointain. Au fond, Mitterrand
est un solitaire qui aime la compagnie.
Les discussions qui suivent les repas interminables l’intéressent quand
elles portent sur des thèmes éloignés de l’actualité politique. À un
journaliste, il explique : « Je me défais de la politique en changeant de
vêtements. » En 1970, la publication du best-seller du biologiste Jacques
Monod, Le Hasard et la Nécessité, est prétexte à des palabres infinies sous
le ciel étoilé landais. Mais la saga des alliances dans la famille socialiste, la
saillie du jour du numéro un communiste, le camarade Georges Marchais,
ou le dernier remaniement gouvernemental ne sont pas au menu. Il n’en
veut pas et préfère les spéculations sur l’ordre du monde et leur cortège de
questions sans réponses. Dans le journal qu’il tient dans les années 1970, il
note : « À Latche, la soirée se prolonge. Autour de moi on parle de la vie,
de la mort, des origines du monde, de l’existence de Dieu, de l’au-delà et du
néant. Dans les deux camps on bataille ferme. Des deux côtés, quelle
certitude ! On démontre. On décide. On tranche. J’écoute et pense que si
j’aime ceux qui posent des questions, je me méfie de ceux qui trouvent. » À
Françoise Carle, une scientifique de formation venue camper quelques jours
sous les pins, il lance à la fin d’un déjeuner : « Françoise, vous voyez ce
gâteau basque sur la table. Qu’est-ce qui fait qu’il est autre chose que la
somme des ingrédients qui le composent ? Quelle force lui donne sa
cohésion ? Et est-ce qu’il sait qu’il est un gâteau ? » Interloquée, la jeune
femme lui répond que la cohésion du gâteau, d’une table ou d’un corps
humain obéit aux mêmes lois physiques. « Son idée de cohésion était
métaphysique. Je n’avais pas de réponse », dit-elle. Pendant plus de dix ans,
Mitterrand n’en interrogera pas moins obstinément l’unique scientifique de
la tribu de Latche.
Mitterrand est davantage à son aise pour évoquer les rois de France
comme s’il les avait côtoyés de près, en particulier le raffiné François Ier,
son souverain préféré. Et quand la religion vient sur le tapis, devant les
laïcards qui l’entourent, il n’hésite pas à jouer les provocateurs, à tresser des
couronnes à l’apôtre Pierre « parce qu’il a toujours douté mais qu’il a
pourtant bâti une Église », rappelle qu’il a appris à lire dans la Bible et dit
combien il regrette le manque de culture religieuse de ses contemporains,
« alors que ce sont nos racines ! Pas besoin de croire. Mais il faut savoir ! ».
Il ne dit pas non aux jeux de société qui ponctuent certains après-midi à
l’ombre du « chêne du président » qui jouxte la maison principale – l’un des
rescapés de la guéguerre avec le baron Etchegoyen –, mais à condition
qu’ils sollicitent l’imagination et stimulent les neurones. Il laisse les parties
de Scrabble à Danielle, qui y excelle, et à sa sœur Christine ; et celles de
belote, qui s’accompagnent toujours de fausses et bruyantes engueulades,
au trio Roger Hanin, Jean Balenci et Henri Emmanuelli, le député landais –
un autre habitué.
Lui consent à participer au jeu du dictionnaire. Il n’y a aucune limite au
nombre de joueurs. Le meneur (la tradition « latchéenne » veut que le
maître des lieux commence la partie) pioche dans un dictionnaire un mot
inusité qu’il lance à la cantonade. Chaque participant inscrit sur un bout de
papier une définition plausible qui vient s’ajouter à celle – forcément
exacte – du meneur de jeu. Puis, après un rapide mélange, chaque
proposition est dépouillée, lue, discutée, commentée à l’infini par les uns et
les autres avant qu’un vote désigne la définition la plus crédible – laquelle
ne se révèle pas toujours la bonne. Et ça recommence. « On riait beaucoup
et c’était un jeu excitant. Je crois que Mitterrand jaugeait la capacité du
meneur de jeu du moment à faire face à des situations inattendues, à
répondre du tac au tac. Un jour que j’avais le dictionnaire en mains, je me
suis quelque peu empêtrée. Il a vu que je manquais de sang-froid. C’est
peut-être pour ça qu’il n’a jamais fait de moi une ministre », raconte une
autre habituée.
En fait, ce que Mitterrand apprécie le plus, outre le golf, où ses
partenaires habituels lui donnent rendez-vous chaque jour à 17 heures, c’est
la lecture, étendu sur une chaise longue, loin des bavardages. Lecture
matinale, une heure durant, de la presse quotidienne, du Figaro au Monde
en passant par L’Équipe (pour la rubrique cyclisme), et des magazines, du
Nouvel Observateur à L’Express. Et lecture de romans, d’essais en tous
genres, d’ouvrages d’histoire. S’il n’a jamais écrit le livre sur les fleuves
dont il rêvait, Mitterrand est un lecteur compulsif averti. Avant de partir en
vacances, tel un étudiant préparant le concours d’entrée d’une grande école,
il prend soin d’établir le programme des lectures estivales et le respecte à la
lettre.
En revanche, le bricolage n’est pas son fort – Mitterrand est un homme
malhabile, aussi peu bricoleur que possible. Pour lui, remplacer une
ampoule électrique ou planter un clou sans s’écraser un doigt est une
prouesse. Il préfère s’en remettre aux autres, quitte à passer pour un
malotru. Un jour, au cours d’une escapade avec Danielle sur une route des
Landes, un pneu de leur voiture crève. Arrêt en rase campagne. Par chance,
une maison est à deux pas. Appelé en urgence, Jean Balenci rapplique et
découvre Danielle à genoux, le cric à la main, prête à démonter la jante,
tandis que François, assis sur la roue de secours, feuillette d’un air pénétré
le mode d’emploi. À une autre occasion, alors qu’il vient de tomber en
panne d’essence place de la Concorde, à Paris, Mitterrand abandonne son
véhicule et téléphone à Jean Balenci pour qu’il vienne avec un bidon
d’essence récupérer la voiture. Lui se désintéresse de la suite.
Au volant, c’est un danger public. Il conduit vite, mal, et ignore
superbement la ceinture de sécurité. Sur le port de Capbreton, à deux pas
d’Hossegor, il a percuté une bitte d’amarrage et frôlé la baignade forcée. À
une autre occasion, il roule pendant des kilomètres le frein à main serré et
manque de mettre le feu à sa Méhari. C’est un véhicule enveloppé d’une
épaisse fumée qui se gare devant le restaurant où des amis l’attendent. Il n’a
rien remarqué.
Son rapport à l’argent et au luxe est tout aussi lointain. Il s’affiche sans
complexe aux côtés de ceux qui en ont, monte volontiers dans la Rolls-
Royce de son ami le marquis de Saint-Périer, mais se tient éloigné des
fortunes trop voyantes, trop vite amassées. « Les grandes fortunes ne se font
pas sur les chemins de la vertu » est l’une de ses sentences favorites.
Pourtant, pendant des années, Mitterrand est pris en charge par des amis
mieux dotés et s’en accommode fort bien. À Paris, il n’a aucun scrupule,
dans les années 1970, à faire rembourser par une entreprise du CAC 40, la
Compagnie générale d’électricité, des dépenses courantes – dans ce cas
précis, les factures de courrier, de téléphone, de restaurants, les notes de taxi
transitent par le marquis. Quel service Mitterrand rendait-il à la CGE ?
Peut-être aucun. Simplement, la CGE investissait sur un homme politique
susceptible d’arriver un jour à l’Élysée.
Dans les Landes c’est pareil : la richesse ne s’affiche pas. Au cours de
ses balades en forêt, Mitterrand porte des « pantalons en laine ou en
moleskine, lourds, droits, avalant une grande partie des souliers. Et puis, en
haut, des vestes à col cassé, dotées de trois poches plaquées, comme prêtes
à accueillir des outils ». Mais ces vestes, qui évoquent le bleu de travail des
ouvriers, ne sont pas fabriquées en usine. Elles sortent de l’atelier parisien
d’un couturier célèbre, Michel Schreiber, la coqueluche de la gauche caviar.
L’illusion est parfaite. Invité à Latche, Shimon Peres décrit son hôte :
« Chemise, pantalon et veste qu’on aurait difficilement trouvés dans les
magasins chics de Paris. »
S’il n’a pas le goût du luxe tapageur et sait faire preuve à l’occasion
d’une générosité discrète, Mitterrand tarde à honorer les factures des
artisans qui travaillent à Latche. Il n’est pas davantage pressé pour
rembourser celui ou celle à qui il aura demandé de lui procurer un livre ou
un cicatrisant pour les arbres. L’argent est un non-sujet. « Quand il en a, il
le dépense. Quand il n’en a pas, les autres dépensent pour lui », résume un
proche. Hormis les auberges et les restaurants, il ne fréquente guère les
commerces landais et ignore le prix des choses. Il a besoin d’une nouvelle
paire de chaussures, d’une chemise ? Il passe commande à son épouse. Il
déjeune dans une auberge ? Il abandonne aux autres le soin de régler
l’addition et s’en remet aux amis de passage, à Danielle et à sa sœur
Christine, pour l’intendance. C’est cette dernière qui a payé le système
d’arrosage automatique de la pelouse et, plus tard, la construction de la
piscine dont il se serait volontiers passé et où il ne s’est jamais baigné.
On l’imagine d’ailleurs mal s’exhiber en maillot de bain, torse nu,
piquer une tête dans le lac de Soustons où il lui arrive de se promener en
barque 3, encore moins dans l’océan tout proche. Se faire ballotter par le
ressac, ne plus maîtriser son corps ne serait-ce que quelques secondes, colle
mal à ses racines terriennes et à la pudeur qui l’habite. Dans son journal, il
évoque le mouvement sans cesse recommencé des vagues, l’écume qu’elles
projettent, le bruit qu’elles font en se brisant sur le sable, mais c’est une
prose laborieuse qui sent l’exercice de style. L’océan ne l’attire pas. C’est
un voisin lointain et peu commode à qui il ne rend visite que l’hiver.
Comme lui, la tribu de Latche fréquente peu les plages landaises. Elle a
d’autres centres d’intérêt. Elle privilégie les repas chez les amis du
« président », les promenades à pied le long des pare-feu qui strient la forêt,
ou les balades à vélo jusqu’au village voisin d’Azur. Certains invités
préfèrent les promenades nocturnes lorsque les étoiles filantes zèbrent le
ciel, d’autres les occupations estivales plus éprouvées : la sieste, les
fameuses parties de tennis ou de Scrabble. Les virées au bord de la mer ne
font pas recette.
Chacun vit sa vie. Si Jean, le faux cousin de province, aime aller
taquiner la truite dans les torrents des Pyrénées, et François s’éclipser sans
explication pour retrouver Anne Pingeot, Danielle est plus casanière. Elle
relie des livres dans la maisonnette près du court de tennis, aménagée en
atelier, et s’occupe du verger créé au début des années 1970. Même s’il
déçoit, il lui procure quelques paniers de poires et de prunes dont elle fait
des confitures. Dans la terre sableuse, à deux pas du court, elle cultive un
jardin où poussent haricots et cornichons qu’elle met en conserve. Et elle
fait son miel. Un Landais, apiculteur et compagnon de captivité de François
retrouvé par hasard après-guerre, a installé à bonne distance de la maison
quelques ruches que Danielle ne manque pas de faire admirer aux visiteurs.
Elle a ses ruches comme François a ses arbres. Épaulé par l’un de ses fils,
l’apiculteur entretient le rucher. Danielle lui donne un coup de main le jour
de la récolte, et de retour dans la capitale, elle n’est pas peu fière d’offrir du
cake au miel de Latche. L’automne, elle récolte des champignons, qui
poussent en abondance sous les pins et les chênes.
Plus étonnant, Danielle s’est convertie aux conserves de canard gras et
de porc avec sa jeune amie Kathleen Evin, alors secrétaire administrative
adjointe du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. « Un jour de 1972,
raconte la future journaliste, François Mitterrand m’a demandé ce que je
faisais pour les vacances de Noël. Je lui ai répondu : “Rien.” Et c’est
comme ça que je suis venue une première fois à Latche, où j’ai très vite
sympathisé avec Danielle. Toutes les deux, on a pris l’habitude de
redescendre à Latche l’hiver, une fois pour faire les conserves de canard et
une autre pour les conserves de cochon. Nous débarquions à Dax, la gare la
plus proche, l’après-midi, venant de Paris. Le boucher nous rejoignait avec
le cochon tué je ne sais où. Danielle m’a tout appris. On découpait le
cochon sur place, on le salait. Et le lendemain, dans un grand chaudron, on
préparait les boudins et les saucisses… Ça durait trois jours. Bien entendu
que l’on remontait sur Paris chargées de conserves comme des provinciaux
exilés dans la capitale. »
L’été, c’est une autre musique. Pas question, pour Danielle, de rester
enfermée. Elle n’aime pas faire la cuisine. Comme dit Jack Lang, « elle
n’est pas du genre à mitonner des petits plats ». Kathleen Evin s’en charge.
Elle adore ça et descend chaque année dans les Landes avec une panoplie
de couteaux de professionnelle. Dans les grandes occasions, des cuisinières
d’un jour sont mobilisées. Elles viennent en voisines ou presque.
Danielle profite donc des après-midi pour se balader à pied ou à vélo,
seule ou accompagnée. Le Scrabble est son autre passion. Elle peut y jouer
des heures et des heures avec sa sœur Christine et Annie Ménard, qui est
pour Danielle plus qu’une amie proche, une confidente. Les deux jeunes
femmes se sont rencontrées à Hossegor et ne se quittent pas pendant les
vacances. Le lien entre elles est d’une telle force qu’Annie Ménard ne rêve
que d’une chose : voir sa fille Patty épouser Gilbert. La « fiancée » ne
demanderait pas mieux mais Gilbert a d’autres projets…
Que fait Gilbert, d’ailleurs, pendant ses vacances à Latche ? Et son frère
aîné Jean-Christophe, que ses parents persistent à appeler Christophe ? Pas
grand-chose. Un peu de golf dans le sillage de leur père. Le reste se résume
à la fréquentation des bars et des boîtes de nuit, et c’est bien ce que leur
reprochent leurs parents, en particulier Danielle. À Hossegor, Gilbert,
étudiant en économie, a un temps joué le comptable – bénévole – d’un
magasin de prêt-à-porter tenu par celle que l’on surnomme « la Brigitte
Bardot d’Hossegor ». Mais hormis d’être tombé amoureux de la fille d’une
vendeuse, Françoise – qu’il épousera –, l’expérience n’a guère été
concluante. Elle s’est terminée avec les vacances.
Il fallait trouver autre chose. Les deux frères s’imaginent mal à la
réception d’un camping de la côte landaise, vendeurs de glaces à la criée ou
serveurs dans un restaurant. Autant créer un évènement. Un évènement dont
Latche deviendrait le quartier général. Ce sera un rallye automobile, sur le
modèle du fameux rallye des Cimes, créé dans les Pyrénées par le
journaliste Jacques Chancel, auquel Jean-Christophe a participé une année.
L’aventure dure près de dix ans. Pendant une journée, fin août, il s’agit
pour les concurrents de sillonner les routes du département, façon jeu de
piste, avec un chapelet de lieux de rendez-vous obligés que des indices
permettent d’identifier, des énigmes à résoudre qui renvoient à l’histoire
locale, des épreuves de conduite automobile – démarrer en côte sans casser
un œuf posé derrière une roue – ou d’autres, plus loufoques : mesurer la
poitrine de la patronne du Bar Basque, à Hossegor, ou le périmètre du
casino avec du papier toilette.
Ce qui n’était au départ qu’un jeu entre une poignée de copains (dont
les enfants d’amis du couple Mitterrand) devient au fil des ans un rendez-
vous attendu par les jeunes de la côte landaise, et un vrai boulot pour
Gilbert et Jean-Christophe. Les deux organisateurs, épaulés par des
complices d’Hossegor, doivent, dès le printemps, tracer un circuit, réunir de
la documentation et partir en repérage pour dénicher, répertorier et
photographier les sites, monuments et célébrités locales oubliées qui seront
le fil conducteur du rallye. Dans les villages, ils rendent visite au maire,
questionnent le curé et les historiens du cru pour enrichir le programme du
rallye. Il faut également recruter des contrôleurs, faire la tournée des
commerçants et les convaincre de sponsoriser la course. L’un offre des
entrées de cinéma, un autre des cartouches de cigarettes américaines, un
troisième la remise à neuf d’une voiture cabossée… Le pharmacien fournit
des mois de lait maternisé, la patronne d’un salon de coiffure une coupe de
cheveux, et le gérant de la boîte de nuit d’Hossegor propose l’entrée
gratuite et un verre de sangria pour l’ensemble des participants.
Le succès est réel. Le rallye, dont l’inscription est payante, réunit
certaines années près de 200 participants répartis dans plusieurs dizaines de
voitures siglées Rallye de Saint-Pée – le nom officiel de l’évènement. De
ces journées où le sport se mélange à la culture et à la drague, Gilbert parle
encore aujourd’hui avec une pointe de nostalgie. « L’ambiance était bon
enfant même si certains ne pouvaient pas s’empêcher de tricher. Il n’y a
jamais eu d’accident à déplorer. Et il a toujours fait beau. Pourquoi avoir
arrêté ? Parce qu’à 30 ans, on doit passer à autre chose. »
Le rallye était devenu au fil du temps une affaire de famille. Certaines
années, Danielle participait à l’épreuve, avec parfois, comme coéquipier,
son petit ami Jean, promu « conseiller technique ». Quant à François,
« conseiller culture » officieux du rallye, il réclamait un compte rendu de
l’épreuve et de ses péripéties, mais il n’y a jamais participé.
Il avait mieux à faire.

1. Du coup, la bouteille fut récupérée en douce par la personne qui l’avait offerte.
2. Voir, à ce sujet, le chapitre 11.
3. Une barque qu’il utilise si peu qu’elle lui sera dérobée.
CHAPITRE 6

Le défilé

Peintes en blanc à la va-vite, les larges lettres se détachent sur la


chaussée goudronnée d’Azur : Palais de l’Élysée, 200 mètres, est-il écrit,
avec une flèche en direction d’un chemin caillouteux qui conduit à Latche,
alors en travaux. Nous sommes en juillet 1968. La France commence tout
juste à se remettre d’une période folle qui a manqué emporter de Gaulle et
la Ve République. Le coup est passé près du général mais Mitterrand y a
également laissé des plumes. Fin mai, lorsque la contestation étudiante s’est
muée en une crise politique et sociale, le président de la Fédération de la
gauche démocrate et socialiste, croyant son heure arrivée, a laissé entendre
qu’il serait candidat pour succéder à de Gaulle et ramasser un sceptre
chancelant.
C’était aller un peu vite en besogne. L’homme du 18 Juin n’a pas lâché
le pouvoir, au contraire. Il l’a raffermi en annonçant la dissolution de
l’Assemblée nationale et de nouvelles élections, tandis que la foule de ses
partisans défilait sur les Champs-Élysées en criant en chœur « Mitterrand au
poteau ! », « Mitterrand c’est raté ! », « Mitterrand charlatan ! ».
On comprend que les militants gaullistes landais, dans le sillage de leurs
collègues parisiens, brocardent celui qui a cru que les portes de l’Élysée lui
étaient ouvertes. Elles le seront, mais treize ans plus tard, autant dire une
éternité. En attendant, Latche devient une annexe du palais de l’Élysée. La
vocation politique de la maison landaise se précise. Ce ne sera pas Latche-
les-Deux-Églises, un lieu de pèlerinage sentant la résine de pin et abritant
l’un de ces « politiciens au rancart » fustigés par le général, mais un
instrument, ou plutôt un lieu, au service de la conquête du pouvoir.
La première rencontre politique à s’y tenir remonte au tout début du
mois de septembre 1969, cette année d’entre-deux où Mitterrand l’indécis
commence à fréquenter la maison de gemmeur sans avoir fait une croix sur
la villa d’Hossegor où il habite encore. À Latche, il a invité le temps d’un
week-end un noyau d’amis de la Convention des institutions républicaines –
dont il est, c’est son titre officiel, le « président du présidium » depuis cinq
ans. « Il est bon de créer un climat d’entente au contact d’une belle nature,
au gré des affinités. Nous partirons d’un meilleur pied pour une année qui
sera rude », écrit-il à Anne Pingeot. Au programme, deux jours de
discussions informelles dont la presse ne dira pas un mot : cinq heures de
débats le samedi et autant le dimanche pour les trente personnes – dont à
peine six femmes – réunies dans la bergerie.
Plus personne ne se souvient de la Convention, assemblage hétéroclite
d’une cinquantaine de clubs, cercles, amicales et mouvements où se
retrouvent des hommes de gauche et des démocrates-chrétiens, des francs-
maçons et des catholiques, des syndicalistes ouvriers et des fédérations
d’étudiants. Personne ne s’en souvient parce qu’elle a surtout servi, in fine,
de marchepied à Mitterrand pour partir à la conquête du nouveau Parti
socialiste. À l’automne 1969, la Convention a des allures de vaisseau
fantôme.
Aucun homme politique français de la Ve République n’a, autant que
François Mitterrand, instrumentalisé à des fins politiques un lieu de
vacances. Être convié à Colombey-les-Deux-Églises était un privilège
exceptionnel. Georges Pompidou et son épouse se cloîtraient de leur côté
dans la maison de Cajarc, dans le Lot, et le château de Chanonat, dans le
Puy-de-Dôme, était réservé à la seule famille de Valéry Giscard d’Estaing.
Idem pour les Chirac en Corrèze. Avec Mitterrand, c’est l’inverse. Il invite
à tour de bras. Au fil du temps, la résidence voit défiler pour quelques
heures ou une journée, rarement plus, tous les fidèles de la Convention et
d’autres avec qui il prépare la refondation de la gauche, de Charles Hernu à
Gaston Defferre, de Georges Dayan à Louis Mermaz. S’y ajoutent, à partir
du début des années 1970, les jeunes pousses socialistes dont il fera la
fortune politique. Henri Emmanuelli est de ceux-là. Bertrand Delanoë, le
futur maire de Paris, est un autre hussard du Parti. Pour le féliciter d’avoir
apporté au courant Mitterrand la fédération de l’Aveyron du Parti socialiste,
qui était loin de lui être acquise, il est invité – à 23 ans – à Latche.
« Mitterrand, c’était l’homme politique que j’admirais le plus, dit-il. Il m’a
amené faire la balade en forêt. Nous n’étions que tous les deux. Je suis resté
muet du début à la fin. J’étais détruit. Je venais de perdre mon père
quelques jours auparavant. Par pudeur, je n’ai pas osé le lui dire. C’était une
erreur. Ça nous aurait rapprochés. Il a dû se demander qui était ce jeune
homme qu’on lui avait présenté comme ambitieux, bon orateur, et qui était
complètement éteint. Pour moi, ça a été une rencontre ratée. »
Les journalistes happés par la politique ne sont pas bien loin non plus,
comme le fondateur et propriétaire de L’Express, Jean-Jacques Servan-
Schreiber, qui, lancé à la même époque à la conquête de la ville de
Bordeaux où règne Jacques Chaban-Delmas, fait secrètement le
déplacement dans les Landes pour arracher le soutien de Mitterrand – en
vain. Ou les autres, les grandes plumes de la profession comme les sans-
grade envoyés dans les Landes lointaines recueillir la parole du
« président ». Carnet de notes à la main ou magnétophone Nagra en
bandoulière, ils défilent pour recueillir les propos de Mitterrand.
Jean Daniel appartient à la caste des éditorialistes qui comptent dans le
paysage médiatique. Le patron de la rédaction du Nouvel Observateur est
un homme de gauche mais de la « deuxième gauche », comme son
hebdomadaire, la gauche autogestionnaire incarnée avec fougue par Michel
Rocard, le social-démocrate assumé, l’ennemi juré de François Mitterrand.
Se revendiquer de la social-démocratie vaut excommunication aux yeux de
Mitterrand et explique le peu d’empressement du propriétaire à inviter le
journaliste. S’y ajoute un malentendu qui remonte au début des années
1960, lorsque Jean Daniel, alors envoyé spécial de L’Express, avait été
grièvement blessé à Bizerte, en Tunisie, par des tirs de l’armée française. À
l’époque, l’ensemble de la classe politique avait réagi et s’était ému du sort
du journaliste, mais pas Mitterrand. Ce dernier ne s’était pas davantage
manifesté lorsque, quelques années plus tard, Jean Daniel avait publié un
livre racontant sa mésaventure. Du genre rancunier, l’orgueilleux Jean
Daniel n’avait jamais digéré ce silence jugé méprisant.
L’explication entre les deux hommes a finalement lieu à la fin de l’été
1976, sous les pins. Jean Daniel a raconté la scène dans son journal. Il porte
une tenue d’été. Mitterrand, lui, est vêtu d’un costume de garde-chasse,
avec des bottes et « une casquette Sherlock Holmes qui lui donne une allure
d’explorateur exotique et étrange ». Quelques pas en arrière suit la petite
troupe des amis. Jean Daniel raconte : « Je ne suis aucunement intimidé
devant lui, depuis que je l’ai vu dans de fâcheuses situations, je n’ai aucune
raison de partager l’émerveillement courbé de l’entourage […]. Cet homme
est mon égal. L’occasion m’est donnée de dire la vérité. » Et il vide son sac,
revient sur l’indifférence de Mitterrand après la bavure de Bizerte, lui
oppose l’empressement des dirigeants politiques, tous bords confondus, le
message du cabinet du général de Gaulle, la chaleur de celui de Pierre
Mendès France… Mitterrand presse le pas, devance Jean Daniel et change
de conversation. S’il faut en croire Jacques Attali, qui marche derrière les
deux hommes, le directeur du Nouvel Observateur marque le coup.
Ce n’est qu’à la fin du week-end que Mitterrand revient sur l’affaire. Il
débite un monologue décousu, se défend mollement, s’interroge sur son
comportement passé, et balaie toute autocritique : « Vous savez, quand vous
avez été blessé, je n’arrive pas à comprendre pourquoi je ne me suis pas
manifesté. Peut-être parce que je n’aime pas changer d’opinion sur
quelqu’un simplement quand il meurt ou qu’il est malade. Et mon opinion
était que vous étiez lointain et que manifestement en effet, nous n’avions
pas de rapports particuliers. […] Quant à votre livre, vous m’étonnez. Je
vous ai envoyé une lettre, une longue lettre. » Jean Daniel lui assure qu’il
ne l’a jamais reçue. Réponse de Mitterrand : « Il n’est pas possible que je
n’aie pas écrit cette lettre, que j’aie seulement rêvé de l’avoir écrite. » Fin
de la vraie-fausse contrition de Mitterrand, l’incident est clos. Ils n’en
reparleront jamais et, selon Jacques Attali, Jean Daniel en sera quitte pour
une crise de tachycardie.
Durant ces années 1970 si tumultueuses, mélange de batailles politiques
épiques et de querelles douteuses, de discours enflammés et de petites
phrases assassines, d’alliances stratégiques et de rapprochements sans
lendemain, Mitterrand est à la manœuvre. Qu’il s’agisse de s’emparer d’un
parti tiraillé entre des courants, de négocier un programme commun de
gouvernement avec des communistes dogmatiques et des radicaux de
gauche plus accommodants, de ferrailler contre une droite qui se croit
indéboulonnable, il est en première ligne. Comme le dit une ancienne de la
Convention, « il donnait un sens, une direction à un combat politique guidé
par des valeurs de gauche ».
Lors de ces années-là, Mitterrand acquiert une stature d’homme d’État.
À maintes reprises, ce Lazare de la politique est sorti du tombeau où on le
croyait enfermé. Contre toute attente, il était ainsi revenu au-devant de la
scène après l’affaire de l’Observatoire, en 1959. Une dizaine d’années plus
tard, il avait réussi à faire oublier son faux pas en mai 1968 face à
de Gaulle. Et en 1971, il resurgit lors du congrès d’Épinay, où se concilient
des courants opposés, enterre Guy Mollet et la vénérable SFIO, et prend la
tête du PS.
Sa relation avec Anne lui a certainement donné l’assurance qui lui
manquait, et a conforté un pouvoir de séduction dont il use et abuse. Malgré
ses deux liaisons – celle, officielle, à Latche et celle, secrète, qui continue
entre Paris et Gordes –, il multiplie les conquêtes, jouant de son charme et
de son autorité naturelle. Tout autre que lui aurait été remis à sa place ce
jour d’été où, allongé sur sa chaise longue, dans son domaine de vacances,
il lance à une jolie femme qui l’admire : « Asseyez-vous là… oui, mettez-
vous à mes pieds. » Il pousse le bouchon aussi loin qu’il peut, comme avec
Françoise Carle, avec laquelle pourtant il ne laissait jamais paraître une
quelconque ambiguïté. « Un jour, raconte-t-elle, nous marchions dans les
bois et il appelait ses chiens : “Atchoum ! Baltique !” Puis, sur le même
ton : “Françoise… !” Et il me regardait par en dessous, l’œil allumé, juste
pour voir. Je ne bronchais pas. Ça lui aurait trop plu. »
Cette attraction qu’il exerce, il l’utilise également dans sa conquête du
pouvoir. Il subjugue toute une génération de jeunes gens qui rejoignent le
Parti socialiste, séduits par cet orateur aux allures de chattemite, aux gestes
enveloppants, proche et distant à la fois, et pour lequel ils vont développer
une fidélité sans faille.
Dans cette décennie, il fascine et est adulé autant qu’il rebute et est
détesté. Il bluffe même ses adversaires. L’un d’eux, Georges Pompidou
alors président de la République, qui pourtant ne le connaît pas vraiment,
l’observe avec attention et le croque en 1973 dans un portrait saisissant,
même si la conclusion manque de clairvoyance : « L’homme est intelligent,
calculateur mais aussi, me semble-t-il, aventureux, orateur inégal mais
souvent brillant, surtout dans l’attaque. Il a sans doute assez de ressort pour
ne jamais se décourager et pour rétablir inlassablement une situation
personnelle dégradée. Il l’a prouvé [et] il le prouve brillamment en ce
moment même. Une certaine fatalité et l’espoir qu’a fait naître en lui son
tête-à-tête avec le général de Gaulle en 1965 l’ont écarté longtemps des
grands postes qu’il est, sans aucun doute, apte à occuper. Ce qui m’étonne
c’est la voie choisie, je veux dire la voie socialiste alors qu’il suffit de le
voir pour se rendre compte qu’il n’est pas socialiste. Son goût de l’autorité,
et je le crains de l’autorité sans limite, l’apparente davantage au type
“fasciste”, j’entends par là “autoritarisme de droite” […]. On peut tout
attendre de quelqu’un qui fut un des premiers à pressentir la décolonisation
et qui n’hésita pas, pour autant, à s’engager dans la guerre d’Algérie. Il
s’intéresse, paraît-il, à l’histoire de Florence et des Médicis. Je le crois, pour
ma part, plutôt apparenté aux Borgia et j’imagine qu’il a beaucoup lu
Machiavel. Trop peut-être et finira-t-il par échouer. »
Comme les militants, les électeurs se laissent peu à peu séduire. La
famille socialiste, malgré ses querelles de ménage, gagne en crédibilité et
s’impose dans le paysage politique. Le PS malmène la droite et grignote les
bastions communistes au fil des scrutins, mais à la présidentielle de 1974,
Mitterrand échoue face à Giscard. Au lendemain de la défaite, il ne montre
« ni émotion, ni regret », note Anne Pingeot, enceinte depuis peu de
Mazarine. Il rumine sa défaite en solitaire et, l’été venu, s’impose une cure
de silence médiatique. Il écrit : « Je bouche encore les issues et refuse toute
interview. » Dans les Landes, l’été est pourri et le ciel, souvent, couleur de
cendre. Entre deux averses, l’homme de la défaite part marcher dans la
forêt, parfois pieds nus. Il se risque au tennis, accepte à l’occasion une
partie de golf. Il déprime un peu. Fin août, il accorde à la télévision sa
première interview depuis la défaite à la présidentielle mais c’est pour dire
combien il se sent « extérieur à ce jeu », avant de remonter la pente,
lentement, laborieusement, douloureusement. « Il ne faudrait pas céder à
l’indifférence. Garder l’œil ouvert, attentif au mouvement des choses et de
l’esprit, je m’y essaie, confie-t-il à Anne. Mourir avant la mort est
démission. Je l’ai toujours su. Mais il faut pour se vaincre tant de
discipline ! »
L’action est le remède le plus efficace aux états d’âme, d’autant qu’il y a
urgence. À l’intérieur du Parti, les dagues sont sorties, et Michel Rocard –
qui ne sera jamais invité dans les Landes – se pose en successeur plutôt
qu’en héritier. Il faut le neutraliser et rester au centre du jeu. L’habile
Mitterrand sait faire.
Les communistes donnent également du fil à retordre au patron du PS.
S’ils prêchent l’union de la gauche, en sous-main ils font tout pour savonner
la planche socialiste avec la bénédiction de Moscou. Retiré dans un village
au cœur du Pays basque, familier de Latche, son ami l’historien Philippe
Robrieux, spécialiste du Parti communiste français qu’il a quitté en 1968,
lui a prédit que les Soviétiques feraient in fine capoter le Programme
commun. Mitterrand pense la même chose. Sans illusion, il s’accroche à
l’unique stratégie gagnante sur le plan électoral. Les socialistes sont en train
de plumer l’oie communiste.
Le troisième front touche aux relations au sein de la famille des
socialistes européens. François Mitterrand a beau être l’un des vice-
présidents de l’Internationale socialiste, le PS français pèse peu. C’est la
conséquence d’un rapport de force – le poids économique grandissant des
pays de l’Europe du Nord face à ceux du Sud – et le fruit de divergences
idéologiques. L’alliance avec les communistes, mise en œuvre par
Mitterrand, n’a pas très bonne presse chez les socialistes allemands,
autrichiens et britanniques qui ont le vent en poupe. Les autres pays
nordiques, emmenés par le Suédois Olof Palme, campent sur la même ligne
tandis que les pays du Sud, tous peu ou prou confrontés à des partis
communistes incontournables, sont plus compréhensifs.
D’où l’idée de Mitterrand de rapprocher les partis socialistes d’Europe
du Sud pour avoir davantage droit au chapitre au sein de l’Internationale. Et
de nouer cette alliance informelle fin mai 1975 non pas à Paris, mais dans le
sud-ouest de la France, à deux pas de l’Espagne – pays où Mitterrand a
toujours refusé de se rendre du temps de Franco.
Latche n’est pas le lieu idéal pour accueillir, ne fût-ce que le temps d’un
week-end, des dirigeants de partis frères venus d’Italie, de Grèce, du
Portugal, d’Espagne et même de Belgique, et une poignée de socialistes
français, parmi lesquels Pierre Mauroy, Lionel Jospin et Gaston Defferre.
Le lieu est à l’écart de tout, l’aéroport le plus proche à plus d’une heure de
voiture, la première gare à trente minutes. Même la cuisine est étriquée et
les chambres à coucher manquent… Où loger l’Italien Bettino Craxi,
l’Espagnol Felipe González, le Portugais Mário Soares (qui, en ces temps
de révolution des Œillets à Lisbonne, ne viendra que le dernier jour) ?
L’intendance est assurée par Danielle et Kathleen Evin, descendues sur
place deux semaines auparavant. Deux autres femmes embauchées pour
l’occasion les épaulent. Une improvisation joyeuse domine. Il faut
aménager en salle de réunion la maisonnette qui, en contrebas de la
bergerie, sert d’atelier à tout faire – la reliure des livres aussi bien que les
conserves de canard gras et de cochon –, décorer les banquettes de bois
avec des coussins de tissu basque acheté lors d’une escapade à Bayonne,
privatiser les chambres de l’hôtel du Lac, à Soustons, commander des repas
à l’auberge du Soleil, la cantine de Mitterrand dans les Landes… Et
réclamer des factures aux commerçants dans l’espoir d’un remboursement
des dépenses par le Parti, une fois retourné à Paris.
Kathleen Evin, qui a assisté à quelques-unes des rencontres dans la
maisonnette près du court de tennis, a gardé le souvenir d’une réunion à la
fois enrichissante et décontractée. « Tous les participants sont repartis
ravis », assure-t-elle. Pour autant, le bilan politique est mince. Certes, Mário
Soares retourne au Portugal avec le soutien officiel de ses homologues face
aux communistes qui le malmènent dans son pays, et la stratégie d’union de
la gauche de François Mitterrand est ouvertement approuvée par ses pairs.
Rien de plus, hormis la vague promesse de se retrouver plus tard, de créer –
selon la manie des socialistes français – un courant « pays du Sud » au sein
de l’Internationale socialiste. Mais, plus important, Latche a conquis un
nouveau statut : l’airial oublié dans la forêt se prête bien aux rencontres
internationales informelles.
Mitterrand s’en souviendra.
CHAPITRE 7

Une résidence présidentielle

Les lumières sont restées longtemps allumées dans les salons de la


préfecture des Landes, ce soir du 10 mai 1981. Le préfet, Jean Anciaux, ne
s’est jamais nourri d’illusions sur la couleur politique qui dominerait dans
son département lors de cette journée d’élection présidentielle ; il sait qu’il
ne restera pas dans ce département qu’il aime. Voilà une dizaine d’années
que les Landes ont largement le cœur à gauche. La victoire d’Henri
Emmanuelli en 1978, dans la troisième circonscription du département, qui
était parvenu à sortir l’inamovible Jean-Marie Commenay, avait annoncé la
couleur. Mitterrand avait vu juste quand il avait conseillé à ce jeune loup du
PS de tenter le coup dans les Landes. Lors des dernières élections, en 1973,
il l’avait envoyé en mission suicide dans le Lot-et-Garonne. Lors de ce
nouveau scrutin, Emmanuelli voulait une terre où il se sentirait plus à son
aise, chez lui, du côté d’Eaux-Bonnes, dans les Pyrénées-Atlantiques, ou
éventuellement à Paris. Le président connaissait la carte électorale avec une
précision confondante. Il avait pointé du doigt Saint-Sever, ancienne sous-
préfecture, pressentant que cette terre lui serait favorable. Voilà qui était
chose faite. Les Landes étaient devenues socialistes et, plus précisément,
mitterrandistes.
Ce soir de mai, comme tous les préfets, Jean Anciaux a appris aux
alentours de 19 heures que la victoire nationale ne saurait échapper à
François Mitterrand. Le match revanche de 1974 a tourné en faveur du
candidat socialiste. Tous les vents soufflaient en sa faveur, y compris ceux,
mauvais, des querelles intestines à droite. Jacques Chirac, ulcéré par la
désinvolture de Valéry Giscard d’Estaing à son égard quand il était son
Premier ministre, n’a pas pardonné. L’affaire Bokassa et son offrande
encombrante, une babiole en fait, mais en diamants tout de même, a été
autant racontée et amplifiée par les militants du RPR que par ceux du PS 1.
En sous-main les réseaux du parti gaulliste n’ont fait aucun cadeau au
centriste VGE qu’ils détestent.
Demain, le département se réveillera avec un président à Latche. Pour
Jean Anciaux, les soucis commencent. Ce n’est pas la suite de sa carrière
qui l’inquiète ; il sait que chaque élection apporte son lot de
renouvellement. Autant dire que celle-ci, qui consacre l’arrivée historique
au pouvoir d’un président de gauche, lui laisse peu de chances de demeurer
en place… Il l’accepte. Mais l’État reste l’État. Désormais, il faudra assurer
la sécurité du nouveau président de la République quand il sera dans les
Landes, ce qui n’est pas une sinécure quand on connaît l’allergie de
François Mitterrand à toute contrainte et, singulièrement, à celles qui
concernent ses déplacements, ses voyages et sa vie. Des gardes du corps ?
Très peu pour lui. S’il en faut, qu’ils se montrent le plus discrets possible.
Des gendarmes ? Qu’ils prennent leurs quartiers où ils voudront. Tant bien
que mal, le préfet prépare l’été à venir, puisque François Mitterrand a fait
savoir qu’il ne dérogerait pas à ses retraites à Latche et qu’il sera hors de
question pour lui d’utiliser le fort de Brégançon, la résidence estivale de ses
prédécesseurs. Rupture avec le passé ? Peut-être, et plus sûrement avec le
rite gaullien. Préférence personnelle pour les arbres et la campagne ? Sans
aucun doute. Mitterrand n’a jamais rompu avec son enfance, ses souvenirs
de journées étouffantes où la chaleur reste longtemps au creux des pierres,
bien après la tombée de la nuit.
Dans la semaine qui suit l’élection, Jean Glavany, chargé de la sécurité
au PS, est appelé par le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur,
Gaston Defferre. « Il nous faut étudier ensemble les conditions de sécurité
du président de la République », lui dit-il.
Si les solutions sont rapidement trouvées au domicile parisien, rue de
Bièvre, les choses sont moins simples dans les Landes. « J’y suis descendu
pour me rendre compte par moi-même, se souvient Jean Glavany. Le préfet
m’accompagnait. Il n’y avait aucune clôture et on rentrait sur le terrain
comme dans un moulin. La seule décision que nous n’avions pas eu à
prendre a été l’interdiction de survol de la propriété, qui était effective
depuis le jour de la victoire. Mais il a fallu faire venir un peloton de
gendarmes mobiles par roulement depuis Mont-de-Marsan, placer la route
et la propriété sous surveillance, ce qui n’est pas un détail compte tenu de la
superficie de la forêt entourant la maison, et des multiples sentiers. Plus
gênant, Latche était devenu un lieu de promenade touristique. Il y a même
eu un projet de circuit touristique en bus l’été, à l’usage de vacanciers. »
Il est donc décidé que les gendarmes mobiles seront à terme remplacés
par des permanents, et aidés des gendarmes départementaux que l’on mettra
en faction sur la route. Une guérite est installée à côté du portail de la
propriété – hélas pour le planton, non loin de l’endroit le plus infesté de
moustiques. Neuf autres gendarmes patrouillent dans la forêt. « On ne les
voyait pas, raconte Françoise Carle, sauf parfois la nuit avec leur lampe de
poche qu’ils accrochaient autour de leur tête. »
La relève se fait toutes les douze heures. D’abord logés à Mont-de-
Marsan, l’usage et la meilleure connaissance du terrain les rapprocheront de
plus en plus de Latche : à l’auberge du Soleil de M. et Mme Bedat tout
d’abord ; dans une colonie de vacances de Seignosse ensuite ; enfin, de
manière définitive, sur la Pointe des Vergnes, dans un bâtiment communal
de Soustons, en face de la résidence qu’ils doivent garder sur l’autre rive du
lac. Quant à la protection rapprochée, elle incombe aux hommes d’Alain
Corbion, son officier de sécurité.
Une fois les problèmes aplanis et les remèdes trouvés, le préfet Jean
Anciaux sort une note de sa poche. « Je devinais qu’il était ennuyé,
continue Jean Glavany, et que cela n’avait rien à voir avec la logistique. La
note signale un voisin comme un filou, un chapardeur occasionnel, une
sorte de voleur de poules “défavorablement connu par la police”, selon la
formule consacrée. Que faut-il en faire ? Je lui assure que je vais en parler
au président. Quand je montre la note à François Mitterrand, celui-ci
manque de s’étrangler de rire. “Mais je le connais ! me répond-il. Et je suis
très ami avec lui. Que voulez-vous qu’il fasse ? Il sait que les policiers
seront là en permanence. Il ne peut pas faire de mal et n’en a jamais fait.
Laissez tomber…” » Voici comment s’est achevé l’examen de la sécurité de
Latche.
Car pour le reste, rien ne change, ou si peu. Il y a bien les poules et les
coqs du père Lalanne, le voisin. Son épouse laisse les volailles vaquer où
bon leur semble. Elles ont fait du lieu leur endroit de prédilection, ont
pondu dans toutes les haies. Les hasards de la génétique ont produit un
nombre prodigieux de coquelets qui rivalisent de leurs chants et s’égosillent
une bonne partie de la nuit, au point d’empêcher le sommeil des résidents
de la propriété. Il faut s’en débarrasser. François Mitterrand, manifestement
le seul que les cocoricos ne dérangent pas, finit par s’y résoudre mais pose
une condition : « D’accord, mais ne les tuez pas. » Les gendarmes de la
protection présidentielle se lancent alors dans un rodéo de volatiles,
fouillent les fourrés, battent les sous-bois, finissent par mettre la main sur la
basse-cour sauvage et la redistribuent deux par deux dans tous les
poulaillers des environs, qui ne savent refuser ce cadeau présidentiel dont
ils ignorent la cause.
Danielle Mitterrand, elle, trouve dans l’élection de son mari matière à
soulagement. L’intendance élyséenne pallie tout manque. Plus de courses à
faire. Une lingère prend en charge les besoins des occupants, avec l’aide
d’une voisine disponible à tout moment. Un maître d’hôtel, Philippe
Rodriguez, est là lors des vacances. Ce dernier est promu régisseur en chef.
Il répond au téléphone, veille à l’arrosage, s’occupe de l’entretien des
voitures, fait désherber les rosiers. La minuscule cuisine est également
investie par un cuisinier détaché des fourneaux élyséens. Claude Fernandez
est celui qui vient le plus souvent. Il connaît les goûts de François
Mitterrand : des plats du terroir, simples, respectant le produit – exactement
ceux qu’il choisit quand il se rend le matin, à l’improviste, à l’auberge du
Soleil, où Mme Bedat lui prépare des œufs au jambon.

*
Après son élection, la première venue du président à Latche a lieu le
7 juillet 1981, avant son traditionnel séjour d’août. Plus question,
désormais, d’arriver et de repartir à l’aéroport de Biarritz. Pour plus de
facilité et de sécurité, il a été décidé qu’il atterrirait sur la base militaire de
Mont-de-Marsan et rejoindrait Latche en hélicoptère, avec atterrissage dans
un champ non cultivé, de l’autre côté de la route. Depuis l’Élysée, il peut
ainsi rejoindre les Landes en moins de deux heures. Et regarder, dans la
mezzanine où a été installé le poste de télévision, une interview enregistrée
juste avant son décollage. « On allait en groupe attendre l’hélicoptère,
raconte Françoise Carle. Dès qu’il arrivait, il se défaisait de son costume et
sa première visite, s’il faisait encore jour, était pour les ânes et les arbres. »
Pour les voisins, avoir à demeure un président qu’ils ont élu oblige à le
convertir aux traditions locales. Dans la région, il est d’usage d’honorer,
er
chaque 1 mai, une personne s’étant illustrée par un geste de courage ou
d’honneur, ou plus couramment le vainqueur d’une élection, en plantant un
pin enrubanné et chapeauté d’une couronne de fleurs devant sa maison. S’il
était trop tard pour honorer cette tradition le 10 mai 1981, tout change
l’année suivante. Normalement, cet hommage, qu’on appelle la mayade, se
fait de nuit, en cachette, de façon à surprendre le récipiendaire. Difficile
d’arriver nuitamment devant Latche le 30 avril 1982, de creuser un trou et
d’y élever un poteau. Des émissaires, parmi lesquels le maire de Soustons,
Jean-Yves Montus, font part du projet au président. Ce dernier acquiesce.
On lui signale également qu’il est d’usage que l’honoré accueille les
planteurs, le lendemain, pour leur offrir l’apéritif et les convier à un
déjeuner à base d’omelette aux asperges. Une douzaine d’habitants d’Azur
et de Soustons se sont donc attelés à la tâche. L’arbre présidentiel se doit
d’être exceptionnel et de dépasser en fleurs l’ensemble de tous ceux érigés
de mémoire de Landais. Durant deux après-midi, les bénévoles ajustent un
millier de petites corolles de papier, confectionnent la grande couronne qui
surmonte le tout. Le 30 avril, ils creusent le trou pour planter le mât, sous le
regard intéressé des gardes et celui, attentif, de François Mitterrand. Parole
tenue. Et le lendemain matin, à 11 heures, la troupe est reçue à Latche où,
exceptionnellement, un apéritif anisé est offert et une omelette aux asperges
pantagruélique est servie. C’est désormais un rituel, et si Mitterrand ne peut
être présent le 1er mai, il fait savoir à quelle date il recevra les planteurs de
la mayade, puis vient, aussitôt qu’il le peut, offrir l’omelette traditionnelle.
« On abordait tous les sujets, en oubliant qu’il était président, raconte
Claudine Graciannette, une voisine qui venait souvent aider les préposés au
ménage et à la lingerie et ne manquait aucune de ces fêtes d’hommage. Le
président était très curieux. Il s’intéressait à nos vies, nous faisait parler de
la forêt, du travail de chacun, du maïs, de la chasse, de la pêche dans le
lac. »
Il est vrai que ce président landais, dès qu’il s’en revient dans ce qui est
devenu son pays, se montre avec les habitants sous son jour le plus simple,
voire facétieux. Yvonne Bedat se souvient encore de la matinée où sa petite
auberge a dû accueillir le ministre de la Culture, Jack Lang, et son épouse
Monique : « Pour une raison que j’ignore, il y avait trop de monde à Latche
pour le réveillon. Il avait fait réserver des chambres chez nous, à l’auberge
du Soleil. François Mitterrand était là pour les accueillir sous les platanes de
l’entrée. Ils sont arrivés en taxi de l’aéroport et Monique Lang n’en finissait
pas de comptabiliser ses bagages. François Mitterrand, en ayant noté le
nombre, la taquina en lui faisant remarquer qu’il n’avait pas l’intention de
l’héberger pendant des semaines. C’est alors que Monique Lang, comptant
et recomptant, s’aperçut qu’il manquait une valise. Catastrophe. Elle s’en
prit au chauffeur de taxi qu’elle soupçonnait d’en avoir oublié une à
l’aéroport de Biarritz. On a remué ciel et terre. Pas de valise, tout cela
devant le président compatissant et un peu narquois. Quand on est rentré
dans la maison, François Mitterrand, soulevant la nappe d’une table,
demanda à Monique Lang : “Ce ne serait pas cela que vous cherchiez par
hasard ?” Il avait glissé une valise sous la table, dès l’arrivée du taxi… »
Plus délicates sont les venues impromptues comme il pouvait y en avoir
du temps du candidat François Mitterrand. Des visites, le plus souvent,
d’amis ou d’admirateurs. Dorénavant, il faut montrer patte blanche.
La topographie des lieux change également. Le chemin qui traverse la
propriété et passe juste devant la butte où sont érigées la bergerie et la
maison était jusqu’ici d’usage communal. Et quand on ne connaît ni
l’endroit ni la région, il n’est pas rare qu’on s’y ensable. Désormais, il
devient difficile de garantir un droit de passage. François Mitterrand
propose une solution : échanger une parcelle de forêt qu’il a récemment
acquise, un peu plus au nord, afin de permettre de rejoindre la piste
forestière. Grâce à quoi la voie devient privée.
Autre aménagement, une ligne téléphonique directe permet de joindre
Matignon et l’Élysée. Et quatre téléphones sont installés dans les divers
endroits habités. Problème : qui répond ? Le président est le plus souvent
dans sa bergerie. Le téléphone sonne parfois longtemps dans l’ancienne
métairie avant que quelqu’un l’entende, surtout l’après-midi, quand le
cuisinier et le régisseur prennent quelques moments de repos. Un jour, le
fils d’une invitée, à la demande de sa mère, finit par soulever le combiné. À
l’autre bout du fil, le Premier ministre est passablement agacé de ne pouvoir
contacter un interlocuteur. Idem avec le fax, casé dans le nouveau bâtiment
qui sert de bibliothèque, en contrebas de la maison. La secrétaire
particulière, Françoise Dufour, détachée lors des moments les plus délicats
des septennats, veille avec une féroce attention à ce que personne ne pénètre
dans son antre. Mais il arrive que les notes ultrasecrètes, destinées à la seule
lecture du président, se détachent de l’appareil et volettent sous les yeux du
premier venu. Un jour, un invité de passage, croyant bien faire, porte sur le
bureau du président un envoi confidentiel en pleine affaire du Rainbow
Warrior…
Ne viennent donc à Latche que ceux qui font des pieds et des mains
pour accéder à la retraite présidentielle – faveur avec laquelle François
Mitterrand joue, non sans des raffinements de cruauté –, et les fidèles de
toujours à qui la porte est ouverte, ceux qui ont connu toutes les aventures
ou font partie du paysage sentimental du président. Condition sine qua non :
aimer les chiens, et savoir suivre le maître des lieux dans ses promenades.
Les chiens se succèdent depuis que Julie, fondatrice de la dynastie canine, a
mis bas en 1978 et donné le compagnon le plus connu du président, Nil.
Baltique est arrivée ensuite. Chez François Mitterrand, l’amour des
animaux n’est pas feint. Nil et Baltique en profitent. Ils guettent le moment,
à table, où le convive porte la fourchette à sa bouche. Un coup de museau
sous le coude. Le morceau tombe. Le chien s’en va, sa récompense dans la
gueule. Le président rit. Hors de question de se plaindre.

*
Certaines habitudes demeurent, comme autant de rites avec lesquels on
ne saurait rompre. La visite chez les Munier, amis installés à Moliets, les
déjeuners chez les maires du Vieux-Boucau, de Moliets, de Messanges, ou
chez Kathleen Evin et son mari, à Castets, l’interview accordée aux
journalistes de Sud Ouest aux alentours du 15 août… Les visites attendues
perdurent tout autant : celle de Philippe Robrieux, communiste en rupture
de ban, de Françoise Carle qui plante toujours sa tente dans la propriété.
Plus surprenante, celle de Pascal Danel. L’interprète des « Neiges du
Kilimandjaro », une rengaine à succès des années 1960, est un habitué des
lieux. Il a fait la connaissance du candidat Mitterrand lors de sa campagne
présidentielle de 1974. Margit, son épouse, devenue ensuite l’assistante de
Jacques Attali, l’avait abordé dans le café de la gare de Nevers. François
Mitterrand, qui était un fan de son mari, les avait conviés dans les Landes
l’été suivant, et invités ensuite chaque année. François Mitterrand aimait les
chanteurs populaires. L’adulation que le public leur portait le fascinait. Sa
liaison, dans les années 1970, avec Dalida – qui lui valut le surnom de
« Gigi l’amoroso » –, était connue de quelques initiés 2. C’est par son
intermédiaire qu’il rencontra Pascal Sevran, parolier à succès et grand
prêtre de la chanson française, qui deviendra lui aussi un familier de Latche.
Le réveillon du 31 décembre est le Graal de l’invitation. S’y rencontrent
élus locaux – Henri Emmanuelli et son épouse Antonia y sont régulièrement
conviés –, ministres de confiance et favoris du moment, amis de toujours.
Une résidence princière, la maison de gemmeur ? Non. Plutôt une adresse
qui accueille les connaissances anciennes et les visiteurs discrets.
Le passage du temps réduit les allées et venues. Roger Hanin est plus
souvent à Pau, où il dirige le festival éponyme, bien que Christine, son
épouse, ne quitte pas sa sœur. Le marquis de Saint-Périer n’est plus là. Il est
décédé en 1982 sans qu’on sache vraiment quels liens intimes l’attachaient
à François Mitterrand. À ses obsèques, où le président s’est rendu, il a lancé
à ses enfants : « En mémoire de votre père, vous pourrez me demander ce
que vous voulez. »
La plus grande absence, que seuls les vrais habitués remarquent, est
celle de Jean Balenci. L’ami de Danielle s’est éclipsé. Il a 45 ans et aspire à
une vie plus simple, moins compliquée, moins chargée de secrets. Sa
présence était-elle une gêne lorsque François Mitterrand est arrivé au
pouvoir ? Ou, plus simplement, la vie a-t-elle doucement séparé les deux
amants ?
François Mitterrand, pour autant, lui conserve quelques attentions. Le
nom de Jean Balenci figure parmi les invités personnels du président à
l’occasion d’un déplacement en Afrique. À Jean Glavany, il demande de ne
pas oublier le passionné de sports lors des rencontres du tournoi des Cinq-
Nations. De la même façon, il ne voit aucun inconvénient à ce que Balenci
participe à un rallye Paris-Pékin resté officieux, qui oppose par équipes des
chauffeurs de présidents européens à qui la Régie Renault a prêté des
véhicules.
Il l’impose même lors des chasses présidentielles, malgré l’hostilité de
François de Grossouvre qui n’a jamais toléré un autre chasseur que lui dans
l’ombre de François Mitterrand. Jean Balenci assiste à quelques scènes
cocasses et, comme à son habitude, note et ne dit rien. C’est ainsi qu’il
observe le manège de ces puissants qui se disputent les cuissots de
chevreuil et changent subrepticement les pièces qui leur sont destinées par
d’autres, plus à leur goût. Il voit le manège des courtisans – toujours le
même. Les rages secrètes quand le président fait monter à côté de lui
l’ancien amant de sa femme pour une finale de championnat de France de
rugby, au lieu de l’intrigant qui attend ce moment depuis des heures.
Seule Danielle voit pâlir les souvenirs d’Hossegor et de sa jeunesse.
Avec l’éloignement de Jean, c’est davantage qu’un compagnon fidèle qui
s’efface. C’est un confident et une épaule sur laquelle elle pouvait
s’appuyer. Pour elle, Latche ne sera plus jamais comme autrefois.

1. En 1979, Le Canard enchaîné révèle que le président centrafricain, Jean-Bedel Bokassa, a


offert des diamants à Giscard, alors ministre de l’Économie. L’affaire fait grand bruit et
contribuera à sa défaite à l’élection présidentielle de 1981.
2. Titre d’une chanson célèbre de Dalida.
CHAPITRE 8

Mais de quoi parlez-vous ?

Il n’y a pas de livre d’or à Latche. Aucun des « puissants » – chefs


d’État et de gouvernement, conseillers du prince – accueillis dans la
résidence d’été de François Mitterrand au cours des deux septennats n’a eu
l’occasion de griffonner quelques lignes. Enfant, Gilbert Mitterrand
demandait des autographes aux visiteurs les plus célèbres que ses parents
recevaient à leur domicile parisien, mais l’habitude s’est perdue à Latche.
L’unique témoignage qui subsiste du passage d’un hôte prestigieux est
accroché aux murs de la salle à manger. Ce sont des assiettes de porcelaine
ornées de motifs floraux peints par l’épouse du chancelier allemand Helmut
Schmidt et offertes aux Mitterrand dans les années 1980. Rien d’autre.
Si un livre d’or avait existé, Henry Kissinger aurait été l’un des
premiers signataires. Lorsqu’il débarque à Latche durant l’été 1981,
l’ancien secrétaire d’État de Richard Nixon n’a plus de fonction officielle. Il
s’est reconverti dans le conseil haut de gamme. Il sent le soufre mais tous
ceux qui comptent à Washington dépensent des sommes folles pour
l’écouter ou le consulter. Kissinger est un magicien trouble. Il a reçu le prix
Nobel de la paix alors que ses adversaires voient en lui un criminel de
guerre. Il a trempé dans des coups d’État tordus, soutenu des dictateurs,
multiplié les bombardements sur la péninsule indochinoise mais, apôtre de
la détente, il a sorti les États-Unis du bourbier en Asie du Sud-Est et les a
rabibochés avec la Chine de Mao et l’Union soviétique de Brejnev.
Kissinger, c’est le représentant le plus brillant de la realpolitik.
Ce qui se passe en France le tourmente un peu et surtout l’intrigue. Un
président socialiste, des communistes au gouvernement, des pans entiers de
l’économie nationalisés : Mitterrand n’est certes pas Allende, Paris n’est
pas Santiago du Chili mais, vue de Washington, la situation est trouble. La
France est-elle toujours un pays allié fiable ? Peut-on encore lui faire
confiance ? Kissinger est convaincu que oui. Il l’a dit et répété aux
responsables de l’administration Reagan mais il aimerait se faire une
religion par lui-même. À Jacques Attali, promu conseiller spécial et avec
qui il est en contact, il a annoncé sa venue à Paris et proposé de rencontrer
le président.
Mitterrand ne demande pas mieux. D’autant qu’il a une inquiétude : que
les grandes puissances marginalisent le chef d’État d’une France devenue
infréquentable car passée à gauche. Il veut rester dans le jeu, continuer à
faire entendre la voix de son pays, faire preuve de fermeté face à l’Union
soviétique sans se brouiller avec Moscou, rester proche des Américains sans
se laisser embrigader par eux. Pour les rassurer, il a plusieurs cartes en
main, différents canaux de communication possibles, et Kissinger n’est pas
le plus médiocre. Encore faut-il séduire le petit homme au regard de fouine
derrière les épaisses lunettes à monture noire qui lui mangent le visage.
D’où l’idée de le recevoir dans le saint des saints, à Latche plutôt qu’à
l’Élysée, et de le cajoler.
Ils ne sont que trois à se retrouver le 3 août 1981 dans les Landes :
Mitterrand, Kissinger et Attali, interprète d’un jour. Il y a également une
femme dans le paysage, mais elle est invisible : la cuisinière chargée de
préparer le déjeuner.
Balade en forêt, caresses aux ânes, visite commentée de la bibliothèque
présidentielle… Mitterrand déploie le grand jeu. Devant son invité, rouge
de plaisir, il convoque Thomas Jefferson, George Washington, Franklin
D. Roosevelt dont il vante la hauteur de vue, et leur oppose la médiocrité de
leur successeur en poste à la Maison Blanche. Il parle de son attirance
ancienne pour le monde anglo-saxon, de la construction européenne qu’il
veut poursuivre, de sa politique vis-à-vis de l’Union soviétique qui ne sera
pas laxiste comme celle de Giscard, et enfin, ajoute-t-il en baissant la voix,
des communistes français qu’il s’applique méthodiquement à étouffer. « Ma
politique extérieure n’est pas prisonnière des communistes », insiste-t-il.
Rien de nouveau dans les propos de Mitterrand. Il a défendu un point de
vue identique quelques semaines auparavant au sommet franco-allemand,
puis devant le Conseil européen et à l’occasion du sommet du G7, mais
Kissinger, convaincu d’avoir eu la primeur des confidences présidentielles,
boit du petit-lait. « Il est reparti ravi. De retour aux États-Unis il a toujours
parlé de Mitterrand de façon très positive », assure Attali. Mission
accomplie !

*
Après Kissinger, un chancelier allemand aurait pu signer le livre d’or de
Latche. Ce n’est pas Willy Brandt, avec qui Mitterrand déjeune pourtant cet
été-là. En 1981, le père de l’ouverture à l’Est, lui aussi Prix Nobel de la
paix, n’est plus à la tête du gouvernement fédéral depuis des années. Et
c’est dans un village du Gers, où Brandt passe ses vacances, que les agapes
1
ont lieu, pas à Latche .
En revanche, son successeur, Helmut Schmidt, fait le voyage dans les
Landes le 5 octobre. Lui et Mitterrand ont à peu près le même âge. Ils se
connaissent mal et ne s’aiment guère. Tout social-démocrate qu’il est,
Schmidt a commis l’erreur, pendant la campagne pour la présidentielle
française, de dire haut et fort tout le bien qu’il pensait de son ami Giscard –
il maîtrise les lois de l’économie, s’exprime dans un anglais correct… – et
d’exprimer son hostilité pour le candidat de la gauche. « La victoire de
Mitterrand ? Ne me parlez pas de malheur », a-t-il lâché devant un parterre
de journalistes.
Mitterrand président, il est urgent de recoller les morceaux. En fin de
compte, la tâche se révélera plus simple qu’escompté. Non pas que Latche
et la mise en scène qui va avec bouleversent Helmut Schmidt. Il est
indifférent à tout cela, y compris à l’honneur d’être le premier chef de
gouvernement reçu ici depuis l’élection. Mais ce jour-là, il découvre un
Mitterrand surprenant, un homme attaché à des principes, qui a fait de la
solidité du couple franco-allemand la clé de sa politique étrangère. Un
homme également moins hésitant que Giscard lorsqu’il s’agit d’affronter
des vents contraires.
Les vents contraires viennent de Moscou. À partir de la fin des années
1970, le Kremlin installe derrière le rideau de fer des missiles nucléaires de
moyenne portée, les SS-20, braqués sur les pays d’Europe occidentale. En
riposte, l’OTAN menace de déployer sur le Vieux Continent, et en
particulier sur le sol allemand, des missiles américains équivalents pointés
en direction des pays du bloc soviétique, à moins que Moscou n’accepte de
négocier le retrait des SS-20.
La crise des euromissiles, comme on l’appelle, n’oppose pas seulement
des pays entre eux. Elle se double, en Europe occidentale, d’une
contestation intérieure. En Allemagne en particulier, une partie de la
population refuse l’installation des missiles américains sur le sol national.
« Plutôt rouges [c’est-à-dire communistes] que morts », scandent les
manifestants.
À Latche, où Helmut Schmidt passe la nuit, il est principalement
question du dossier des SS-20. Le sujet a déjà été au menu d’une brève
rencontre – la première – entre les deux hommes en mai 1981 à l’Élysée,
mais cette fois, au cœur de la forêt landaise, il constitue le plat principal.
Giscard, pour ne pas se mettre à dos les Soviétiques, se tenait à l’écart.
Mitterrand, lui, est plus franc du collier. Il campe sur la même ligne que
Schmidt et ne s’en cache pas. Pour lui, il faut rééquilibrer les forces,
déployer les missiles américains sur le continent et, en parallèle, négocier
avec les Soviétiques. Surtout, ne pas baisser la garde. « Les pacifistes sont à
l’ouest, les euromissiles à l’est », résume Mitterrand.
Les participants aux discussions assurent que c’est un Helmut Schmidt
rasséréné qui quitte Latche. Il est tellement satisfait de ce qu’il vient
d’entendre que, avant de quitter les lieux, il invite le président français à
venir expliquer devant les députés allemands qu’être pacifiste,
paradoxalement, c’est voter en faveur de l’installation des missiles
américains sur le sol européen.
Mitterrand le fera, mais bien plus tard, en 1983. Entre-temps, Helmut
Schmidt a quitté la chancellerie et un autre Helmut l’a remplacé : Helmut
Kohl. C’est un démocrate-chrétien. Lui et Mitterrand s’entendront comme
larrons en foire. « Les deux hommes avaient beaucoup de traits communs ;
tous deux provinciaux et fiers de l’être, méfiants envers les élites de la
capitale, excellents connaisseurs de leur électorat, nourris de l’histoire de
leur propre pays, plus européens qu’atlantistes, aimant les idées simples et
la nourriture sans fioritures, écrit Attali. Pendant dix ans, il ne se passa pas
un mois sans qu’ils se rencontrent. » Pourtant, le chancelier allemand ne
viendra qu’une fois dans les Landes, en janvier 1990. À Latche, Helmut
Kohl dort dans le lit de Gilbert Mitterrand, sans doute trop étroit pour ce
colosse de près de deux mètres. Sur une photo prise en janvier 1990, on le
voit marcher en compagnie de son hôte sur une plage de la côte landaise.
C’est un temps d’hiver. Le ciel est limpide et la température glaciale.
François Mitterrand porte un pull moelleux de laine blanche tandis que le
chancelier est emmitouflé dans une parka.
À parcourir ce livre d’or qui n’existe pas, on pourrait égrener les noms
des chefs d’État et de gouvernement conviés dans la résidence privée de
Mitterrand. L’histoire, ironique et cruelle, bienveillante et absurde, a hérité
de ces moments d’ombres et de lumières. Chef du gouvernement,
l’Espagnol Felipe González a été accueilli à Latche où il était venu
plusieurs années auparavant lorsque, exilé politique en France, il dirigeait
un parti socialiste clandestin pourchassé par Franco. Idem pour l’Israélien
Shimon Peres, opposant travailliste à sa première visite, ministre des
Affaires étrangères la fois suivante. En 1985, à peine élu à la tête de son
pays, le président brésilien Tancredo Neves tient lui aussi à faire le
déplacement à Latche (avec un détour par le Vatican). Mal lui en a pris : de
retour dans son pays, il décède en avril 1985 peu avant son investiture.
Quant au président malgache, Didier Ratsiraka, il peut se vanter d’avoir eu
l’insigne privilège d’être convié deux fois dans les Landes et d’avoir été
l’unique chef d’État, hors le maître des lieux, à y faire la sieste.
L’incessante procession d’hommes politiques, inaugurée bien avant
l’élection présidentielle, a-t-elle inspiré à Mitterrand l’idée d’organiser dans
sa résidence de vacances un sommet du G7 ? En tout cas, le projet a été
sérieusement envisagé. En 1982, c’est en effet au tour de la France
d’accueillir cette grand-messe annuelle qui réunit les dirigeants des sept
pays les plus riches du monde. Mais où les convier ? Le Grand Trianon, à
deux pas du château de Versailles, peut faire l’affaire ; le château de
Rambouillet également, à peine plus éloigné de Paris et tout aussi chargé
d’histoire. « Et Versailles ? Pourquoi pas Versailles ? » s’interroge
Mitterrand au cours d’une réunion à l’Élysée. Mais le château est en travaux
pour plus d’un an, il faudrait les accélérer. « Latche, alors ? » lance-t-il à la
surprise générale. N’y a-t-il pas reçu, naguère, quelques grandes figures de
l’Internationale socialiste ?
On n’écarte pas d’un revers de la main une idée du président de la
République, même si elle prête à sourire. On en discute pendant des mois,
on la pèse, on la soupèse, on la retourne dans tous les sens avant d’invoquer
toutes les bonnes raisons de ne pas la retenir. En l’occurrence, deux facteurs
plaident contre Latche : le site est difficile à sécuriser et, s’il peut accueillir
sept chefs d’État et de gouvernement, il n’est pas dimensionné pour des
délégations plus étoffées. Ministres et conseillers ne pourraient y avoir
accès. Or, peut-on se passer d’eux ? Et voilà comment l’idée d’organiser un
sommet international dans une maison de paysan gemmeur, autant dire de
prolétaire, fut abandonnée au profit de Versailles, symbole caricatural de la
monarchie absolue.

*
Pour connaître son heure de gloire diplomatique, Latche devra patienter
encore de dix ans, jusqu’en octobre 1991 et la venue de Gorbatchev. C’est
un épisode déroutant, à la fois empreint de chaleur humaine et
crépusculaire, amical et hors-sol. Le contexte est inédit. Lorsqu’il débarque
par un temps maussade à l’aéroport de Biarritz avec son épouse Raïssa,
Mikhaïl Gorbatchev est sur le chemin du retour vers Moscou. Il arrive de
Madrid, où il a coprésidé une grand-messe diplomatique, la cérémonie
d’ouverture de la Conférence pour la paix au Proche-Orient. Or la France,
une puissance qui compte peu au Proche-Orient, n’a pas été invitée à
Madrid et pour Gorbatchev, faire un crochet par Latche est une façon
diplomatique de se faire pardonner.
Sauf que derrière les apparences, c’est un dirigeant contesté et affaibli
qu’accueille Mitterrand au pied de Soyouz, l’avion présidentiel. Le parrain
véritable de la conférence de Madrid était Bush, le président américain.
Gorbatchev n’était qu’un acteur secondaire mis en avant pour donner le
change. Sur la scène internationale il pèse alors de moins en moins lourd. Et
chez lui, il est en sursis. Il l’ignore mais c’est son dernier déplacement à
l’étranger en tant que numéro un soviétique. Dans cent jours, il aura jeté
l’éponge et quitté le pouvoir. Déjà, il lui échappe des mains. Quelques mois
plus tôt, au cœur de l’été, il a été victime d’un putsch qui n’a échoué que
grâce au courage de son rival, Boris Eltsine. Depuis, la Russie s’émancipe
et les autres républiques s’éloignent ; l’Union soviétique se désagrège, son
économie part à vau-l’eau.
Le protocole a programmé une discussion informelle entre les deux
dirigeants dans la bergerie-bibliothèque, une interview rapide en direct pour
Antenne 2, suivie enfin d’un dîner dans la salle à manger de Latche, avant
le retour de la délégation soviétique à Biarritz. Elle doit en repartir le
lendemain après une nuit à l’hôtel du Palais, un palace orgueilleux du
Second Empire construit face à l’océan.
Mais Mitterrand, le maître des horloges, a bouleversé l’agenda quelques
heures auparavant. Ses invités coucheront à Latche et non à Biarritz.
Austère, une petite chambre aux volets clos les attend, celle des enfants.
« Je vous préviens, annonce Mitterrand, à partir de 4 heures du matin, vous
serez obligés de vous boucher les oreilles à cause du chant des coqs.
Ensuite les ânes se mettront à braire et les chèvres à bêler, de sorte qu’il y
aura autant de bruit dans cette calme campagne qu’en plein centre-ville. »
Gorbatchev, qui a grandi à la campagne, est aux anges ; Raïssa également.
La chambre toute simple lui rappelle celle qu’elle occupait, étudiante, avec
son futur époux dans un foyer universitaire de Moscou.
La délégation soviétique apprécie moins. Conseillers, membres de la
sécurité, interprètes, service de presse, médecins… : tous rêvaient de l’hôtel
du Palais et de son luxe douillet. Les plus chanceux bénéficieront d’un
deux-étoiles à Soustons. Les autres logeront dans les bâtiments communaux
réquisitionnés par la préfecture et la mairie.
Mitterrand est aux petits soins pour le couple à qui il fait découvrir
Latche, son « îlot de solitude » peu à peu gagné par la pénombre. Passage
par la bibliothèque, visite aux ânes, quelques mots sur la forêt de pins… Le
circuit traditionnel pour des visiteurs ravis.
« Cette maison n’est pas un palais. Elle a été construite en 1873 par des
paysans, explique Mitterrand. Je passe toujours mes vacances ici, jamais
dans les résidences officielles. Je ne les fréquente que pour accueillir les
hôtes étrangers.
– Je vous envie. Elle est à la fois belle et modeste.
– La mer est par là, très proche à vol d’oiseau, avec sa plage de sable
fin, indique Mitterrand, un bras tendu vers l’ouest.
– La plage aussi est à vous ? interroge Gorbatchev.
– Non, elle appartient à tout le monde. »
Les marques d’attention de Mitterrand ne sont pas diplomatiques. Il
éprouve une réelle sympathie pour l’homme qu’Eltsine est en train
d’étouffer. Grâce au truculent Jean-Baptiste Doumeng, un homme d’affaires
communiste qui a ses entrées au Kremlin comme à Latche, il a suivi de près
son ascension à une époque où son nom ne disait rien à personne en
Occident. Des années avant que Gorbatchev devienne le numéro un
soviétique, le « milliardaire rouge » avait annoncé à Mitterrand : « [Brejnev
est mourant,] le prochain secrétaire général du PC sera Andropov, il est très
efficace. Et après, ce sera Gorbatchev. Andropov installera Gorbatchev.
Celui-là, vous verrez, c’est un ami. Je le connais bien, je l’ai reçu chez moi,
il y a vingt ans, et il est unique. » La prédiction s’est révélée exacte et grâce
aux informations de première main de Doumeng, Mitterrand n’a jamais mis
en doute la sincérité du discours réformateur de Gorbatchev, en qui il voit
« un homme moderne […] par le style, le langage, le mode de vie, la forme
d’esprit ».
La discussion qui suit dans la bergerie, où la petite troupe se rend à la
lueur des lampes de poche, est détendue. C’est une conversation de quatre-
vingt-dix minutes, consensuelle, convenue et vaguement ennuyeuse, entre
deux chefs d’État flanqués de leurs béquilles diplomatiques – conseillers,
interprètes, porte-parole… Ils sont d’accord sur tout ou presque : oui, il faut
encourager l’amorce de dialogue entre Israël et les pays arabes inaugurée à
Madrid ; oui, la France redoute le vide créé par la dislocation désordonnée
de l’URSS et défend une « Union » qui ne serait plus soviétique ; oui, les
pays occidentaux doivent fournir une aide financière massive et rapide à
Moscou…
L’interview sur Antenne 2 est de la même eau mais, séquence rare, elle
offre à Gorbatchev l’occasion de voler au secours de Mitterrand, un
moment mis en difficulté par Christine Ockrent, la journaliste qui
l’interroge. Tout part d’une phrase assassine piochée dans le livre de
Gorbatchev racontant le putsch de l’été. Depuis la villa de Crimée où il était
séquestré, écrit-il, « j’ai eu une conversation avec le président Bush ». Et
d’ajouter : « François Mitterrand devait m’appeler. Il ne l’a pas fait et je le
regrette encore aujourd’hui. » Derrière la déception teintée d’amertume
pointe la critique : le chef de l’État français a un peu trop rapidement
enterré Gorbatchev et avalisé le coup d’État. C’est d’ailleurs l’impression
qu’il avait donnée après l’annonce du renversement de Gorbatchev en
parlant à propos des putschistes des « dirigeants soviétiques actuels » et des
« nouveaux dirigeants ». C’était une bourde. Est-ce que l’invitation faite à
Gorbatchev de venir à Latche n’est pas « une manière de [se] faire
pardonner ? » demande malicieusement la journaliste à Mitterrand.
« Mais de quoi parlez-vous ? » lui rétorque ce dernier, qui se lance alors
dans des explications embrouillées, met en avant la malchance, les liaisons
téléphoniques coupées par les auteurs du coup d’État, puis l’impossibilité
de joindre un Gorbatchev retourné à Moscou par avion. Il rappelle enfin
l’absence de la phrase controversée dans l’édition britannique du livre de
Gorbatchev. Difficile d’y voir clair jusqu’à ce que Gorbatchev intervienne :
« Si cela [la phrase maudite] se trouve dans mon livre, alors c’est que ce
n’est pas mon livre ». Autrement dit, les mots ont été ajoutés dans son dos.
Il n’a rien, strictement rien, à reprocher au président français.
L’incident est clos. On se gardera de revenir dessus lors du dîner qui
suit, et qui ne réunit guère plus d’une dizaine de personnes. On préférera
disserter sur le foie gras servi en entrée, le château-yquem 1975 qui
l’accompagne, le miel de Latche que Danielle fait déguster à ses invités et
dont elle propose à Raïssa d’emporter des pots. Gilbert, qui a passé
plusieurs mois en URSS dans sa jeunesse, baragouine quelques mots de
russe… Dehors, il bruine.
Le lendemain matin, ciel bleu et douceur automnale sur Latche. Peut-
être réveillé par les coqs, Gorbatchev, une robe de chambre passée sur son
pyjama, est surpris dans la cuisine par une amie de Danielle venue lui
donner un coup de main. Pour le petit déjeuner, il lui faudra patienter.
Mitterrand l’embarque pour une très longue balade en forêt. Que se sont-ils
dit sous les pins dont les aiguilles commencent à tapisser le sol ? Sans doute
pas grand-chose. Mitterrand est un taiseux, Gorbatchev un bavard. Mais ils
ne partagent aucune langue et se sont promenés seuls, sans interprète.
Avec le petit déjeuner et le retour des deux délégations, la visite
retrouve son cours normal, ou presque. En pleine discussion sur l’aide
alimentaire et financière à apporter à l’URSS, un cri jaillit soudain de
l’intérieur de la maison. C’est Raïssa, qui appelle au secours son époux. Un
court-circuit a plongé dans le noir la chambre où elle préparait les valises.
Un attentat ? Elle a pris peur. Gorbatchev s’est levé d’un bond et s’est
précipité dans la chambre. Tenus à distance de la maison, les journalistes ne
sauront rien de l’incident.
Qu’emporte comme souvenir de leur séjour le couple Gorbatchev ?
L’image des échassiers landais faisant une haie d’honneur au centre
nautique où se tient la conférence de presse ? Ou celle de cette maison de
gemmeur toute simple qui a donné à Raïssa l’envie d’en posséder une dans
sa Russie natale ? La veille, au cours du dîner, elle a lancé à Mikhaïl
Sergueïevitch : « Il est temps d’acheter notre propre lopin de terre, au lieu
de toutes ces datchas d’État. »
En fait, il n’est plus temps. Dans quelques semaines, ils ne seront plus
que de simples citoyens d’une Union soviétique en voie de disparition.
1. Willy Brandt est venu à plusieurs reprises à Latche mais c’était avant 1981. Un été il avait
loué une maison de vacances à proximité, à Moliets, mise à sa disposition par le maire de la
commune, Michel Destouesse.
CHAPITRE 9

Petits complots entre amis

« Ce midi, vous allez tous déjeuner au restaurant. Je ne veux voir


personne ici. Tu feras mettre l’addition sur mon compte. » L’ordre s’adresse
à Danielle. Mitterrand n’a pas pour habitude de commander ses proches –
Christine et Roger Hanin, Christiane Dufour, l’une des plus proches
collaboratrices du chef de l’État, Françoise Carle – et de leur demander de
vider les lieux. Mais ce 10 août 1985 est un jour particulier. Charles Hernu,
le ministre de la Défense, l’ami de trente ans du président, est convoqué à
Latche. Convoqué et non pas invité, comme il l’a été si souvent. Lui qui
faisait rire toute la maisonnée en jouant les cow-boys d’opérette, assis sur le
capot de la Méhari lancée à la poursuite d’un âne échappé de l’enclos, le
voici en mauvaise posture. L’affaire du Rainbow Warrior, « plus grave que
l’affaire Ben Barka », a lâché Mitterrand, commence à prendre une tournure
inquiétante pour l’Élysée, et périlleuse pour Hernu qui se sait sur un siège
éjectable.
Elle a commencé un mois auparavant, jour pour jour, avec ce qui a
d’abord ressemblé à un fait divers tragique : une double explosion a envoyé
par le fond un chalutier de Greenpeace alors à quai dans un port de
Nouvelle-Zélande. Un homme a perdu la vie dans ce qui s’avère être un
attentat, et non un accident. Un attentat commandité par qui ? Dès les
premiers jours d’août, les soupçons se portent sur Paris. Non seulement le
bateau se préparait à mener campagne contre les essais nucléaires français
dans le Pacifique mais en plus, les premiers suspects arrêtés en Nouvelle-
Zélande sont des Français, tout comme l’équipage – introuvable – d’un
voilier impliqué dans l’attentat.
Mitterrand en sait davantage que la presse lancée à la chasse aux
scoops. Effectivement, la France est derrière ce coup tordu. Le 15 mai, en
fin d’après-midi, l’amiral Lacoste, le patron de la DGSE, est venu
demander au chef de l’État son feu vert avant de « neutraliser » le navire
écologiste, comme exigé par le ministre de la Défense. Dans un rapport de
vingt-trois pages manuscrites d’une écriture fine et légèrement penchée,
rédigé dix ans après les faits, le patron du principal service secret écrit :
« [Le président] m’a donné son accord en manifestant l’importance qu’il
attachait aux essais nucléaires. Je ne suis pas alors entré dans un plus grand
détail du projet, l’autorisation étant suffisamment explicite ». Le président
aurait donc acquiescé sans s’intéresser aux modalités pratiques de la
« neutralisation ». Les problèmes d’intendance, la cuisine interne ne sont
pas dignes d’un président de la République. Dans une lettre privée à Jean
Munier, son ami landais qui a fait carrière à Tahiti, Mitterrand confirmera
avoir reçu l’amiral mais sans avoir pris conscience, écrit-il, des risques de
l’opération.
Lorsqu’il arrive à Latche, Charles Hernu a deux documents dans sa
serviette. Il s’agit des deux versions manuscrites de l’affaire, rédigées à sa
demande par l’amiral Lacoste. La première est la version maison. Elle est
destinée au haut fonctionnaire chargé par Matignon de faire toute la lumière
sur les évènements du 10 juillet. Elle blanchit la DGSE, Lacoste, Hernu, et
accrédite l’idée que les agents des services secrets français détenus en
Nouvelle-Zélande ne sont en rien derrière l’attentat – ils n’étaient là que
pour une banale mission d’observation. La double explosion est l’œuvre de
chiens fous, d’« égarés », ou d’agents d’une puissance étrangère désireux de
nuire à la France et à sa présence dans le Pacifique.
La seconde version est plus gênante pour Hernu et son entourage ; pour
l’Élysée également. Elle résume l’affaire de sa conception initiale, au tout
début du printemps 1985, jusqu’à sa réalisation calamiteuse cinq mois plus
tard. C’est le récit, écrit noir sur blanc, d’une opération qui a mobilisé
d’importants moyens matériels et humains pour un résultat désastreux.
Le ministre de la Défense a promis à l’amiral Lacoste de montrer à
Mitterrand les deux rapports. A-t-il tenu son engagement ? Ou, pour se
blanchir, s’est-il contenté d’incriminer des galonnés coupables d’avoir
embarqué leur ministre dans une affaire poisseuse ? A-t-il, au contraire,
endossé l’entière responsabilité de l’attentat contre le Rainbow Warrior et
présenté sa démission ? Enfermés dans la bergerie-bibliothèque devenue un
confessionnal, on ignore ce que se sont dit ces deux hommes alliés dans la
conquête du pouvoir depuis le temps de la Convention des institutions
républicaines. Mitterrand et Hernu n’ont jamais évoqué leur tête-à-tête. Pas
davantage l’officier présent ce jour-là à Latche, avec Hernu, mais dont
l’identité reste inconnue à ce jour.
À l’auberge du Soleil où, avant l’arrivée d’Hernu, Danielle a emmené
déjeuner la tribu de Latche (au menu : foie gras et cèpes), on a
abondamment commenté la saga du Rainbow Warrior. Mais personne n’est
dans le secret des dieux, pas même Danielle. « Ce soir, au journal télé, on
saura si Hernu est toujours ministre », lance-t-elle sur le chemin du retour.
Le ministre de la Défense sauve sa tête. Il était ministre en arrivant à
Latche, et l’est toujours quand il en repart, avant le retour de Danielle et de
sa petite bande. Il bénéficie d’un sursis, mais de courte durée. Le mois
suivant, le 20 septembre, le ministre de la Défense démissionne, rattrapé par
ses mensonges à répétition et les révélations accablantes de la presse. Moins
d’une semaine plus tard, c’est au tour de l’amiral Lacoste, le patron de la
DGSE, de subir le même sort. L’affaire du Rainbow Warrior ne fait que
commencer mais elle a déjà coûté leur poste à deux de ses principaux
protagonistes.

*
Des crises, des emballements, la vieille maison de Latche en a connu
d’autres. Témoin muet d’affaires ténébreuses, de manœuvres obscures et de
moments de grâce, elle est le décor lointain des deux septennats. Elle voit
défiler les Premiers ministres et ceux qui aspirent à le devenir, les experts
en tous genres et les conseillers de l’ombre. Des réformes y naissent,
d’autres y sont enterrées. C’est avec la complicité de Michel Charasse, le
spécialiste du billard politique à trois bandes accueilli à Latche en
juillet 1984, que Mitterrand concocte le piège diabolique tendu à la droite,
grâce auquel il peut renoncer sans le dire au projet de loi sur la création
d’un « service public unifié et laïc de l’Éducation nationale ». Était visé
l’enseignement catholique. Le texte législatif répondait à une promesse de
campagne du candidat Mitterrand et une majorité existait à la Chambre pour
le voter. Mais peut-on imposer un changement bruyamment rejeté par des
centaines de milliers de manifestants et instrumentalisé par la droite ?
Mitterrand a compris qu’il était vain de passer en force et qu’une retraite
soigneusement maquillée valait mieux qu’une victoire à la Pyrrhus, quitte à
sacrifier un chef de gouvernement et un ministre de l’Éducation. C’est à
Latche, sans témoin, dans la pénombre de la bergerie, que le duo prépare la
contre-attaque 1. Ce ne sera pas la seule. D’autres suivront à partir de 1986
et la première cohabitation, lorsqu’il faudra affronter une droite revenue aux
affaires et bien décidée à détricoter les réalisations de la gauche. Pendant
ces années fiévreuses, Latche est une sorte de base arrière où se préparent
les coups qui doivent affaiblir l’adversaire avant la reconquête du pouvoir.
C’est ici également, dans cette maison paisible, si loin de la capitale,
que, près d’une année avant d’annoncer officiellement sa candidature à un
second mandat présidentiel, Mitterrand convie sa garde rapprochée et
l’invite à réfléchir aux thèmes de la campagne, « au cas où… ». Personne
n’est dupe. Le « au cas où… » est de trop. « Le patriarche de Latche »,
comme l’a appelé Raymond Barre, l’un de ses adversaires à la
présidentielle, n’entend ni prendre sa retraite ni faire de la maison landaise
« le Lourdes du Parti socialiste ».
Viendra ensuite la rédaction de la Lettre à tous les Français, bien loin
du volontarisme des « 110 propositions » de 1981. Si la feuille de route
pour le second septennat a été écrite entre Gordes et l’Élysée, c’est à
Latche, pendant le week-end de Pâques, que Mitterrand fait les ultimes
corrections et qu’il met un point final au texte qui sera publié en avril 1988
dans plusieurs quotidiens, comme la loi l’y autorise. La lettre du président-
candidat commence par un « Mes chers compatriotes » écrit à la main, et
continue : « Vous le comprendrez. Je souhaite, par cette lettre, vous parler
de la France. » Il veut leur en parler « comme autour de la table, en
famille ». La recette fonctionne : le 8 mai, François Mitterrand l’emporte
face à Jacques Chirac.

*
Pendant toutes ces années où Latche est un appendice occasionnel du
palais de l’Élysée, impossible de s’en approcher. La maréchaussée veille sur
la résidence de vacances du président avec autant de soin que sur les lingots
d’or de la Banque de France. Malheur à celui qui se présente sans être
porteur d’un laissez-passer. Il est refoulé à l’entrée de la résidence sauf si le
voisin de « Frrrançois », le père Lalanne, alerté par le visiteur, se porte
garant.
Les manifestants, eux, sont tenus à distance. Les cortèges ne sont pas
autorisés à franchir le minuscule pont qui, à deux kilomètres de là, enjambe
le bien paisible courant de Soustons et marque l’entrée du périmètre
interdit. François absent, Danielle accepte au mieux de recevoir une
délégation « au titre de militante socialiste ». À dire vrai, la chose est
arrivée une seule fois avec un cortège de militants basques venus réclamer,
aux cris de « Mitterrand avec nous », non pas un département taillé sur
mesure pour eux mais la légalisation de l’enseignement de leur langue.
Les citoyens ordinaires, ceux qu’intéresse Mitterrand sur ses terres
landaises, sont contraints de se rabattre sur les livres illustrés consacrés au
président. Le thème est un filon pour le monde de l’édition : le président en
grande conversation avec un agriculteur landais ; le président en balade
parmi les pins flanqué de son chien ou au milieu d’un champ de maïs ; le
président songeur, un sécateur à la main, devant un massif de dahlias ou
bien un livre à la main étendu sur une chaise longue ; le président à sa table
de travail dans l’ancienne bergerie… À grand renfort de poncifs, Mitterrand
est statufié de son vivant. Lecteur caustique d’un de ces livres de photos,
l’écrivain Hervé Guibert observe : « Un chef d’État, avant tout, doit être un
pénitent qui porte sur les épaules de son pardessus le poids indicible de la
responsabilité politique. » Davantage que les photos, ce sont les
commentaires qui agacent l’écrivain. « Notre président, écrit-il, nous allons
le retrouver dans la forêt de Latche […] “foulant la bonne terre ancestrale”,
vantant la beauté des fougères, “serrant la main des braves gens”, “dans un
petit cercle d’intimes”, “recueilli sur une tombe”. »
La télévision est plus sobre. Pendant les deux septennats, elle
accompagne la renommée de Latche plus qu’elle ne l’alimente. Les
émissions en direct de la résidence de vacances se comptent sur les doigts
d’une main, le président privilégiant les rencontres à l’Élysée. Question de
prudence sans doute, après l’épisode fameux de « la grue de Latche » qui fit
tant rire dans les chaumières au lendemain du réveillon de 1983.
Jeudi 30 décembre, Mitterrand enregistre de son bureau à l’Élysée le
message de vœux du Nouvel An, qui sera diffusé le lendemain soir à la
radio et à la télévision. Musique du Grand Siècle, décor surchargé de
dorures, phrases convenues sur tout ce qui a été réalisé par le gouvernement
et ce qui reste à faire, deux mots sur la situation internationale… Le
président de la République ne déroge pas à la tradition. L’allocution – qui
dure dix minutes, montre en main – est soporifique mais, comme s’il fallait
se racheter par avance, Mitterrand a accepté de répondre aux questions des
journalistes d’Antenne 2 qu’il doit recevoir sur son lieu de vacances le
1er janvier. L’entretien sera diffusé en direct à l’heure du déjeuner.
Mais à 13 heures le samedi, point de Mitterrand, point de journalistes, et
pas d’entretien. La moustache basse, le présentateur maison, Noël Mamère,
annonce depuis le studio parisien que la liaison entre la rue Cognac-Jay et la
bergerie est défaillante. « Nous essayons désespérément de joindre
Latche », ne cesse-t-il de répéter sur un ton accablé en avançant des
explications qui n’en sont pas. Il est question de dépression, de camion
fantôme, de grue bloquée on ne sait où, de brouillard… Une demi-heure
plus tard, le report de l’entretien au lendemain est annoncé. Pour la
chroniqueuse télé du Monde, c’est du pain bénit. « Enfin quoi, n’avait-on
pas suivi il y a plus de treize ans déjà, en direct et à l’heure dite, les
premiers pas de l’homme sur la Lune ? Les Landes, c’est quand même
moins difficile d’accès », écrit-elle. Elle enfonce le clou : « On n’allait pas
nous faire croire qu’une entreprise aussi considérable, annoncée à grand
fracas, une interview nécessitant le déplacement d’une équipe de cinquante-
sept personnes, pourrait capoter faute d’un malheureux camion dont la
présence sur place aurait dû être prévue, assurée, vérifiée plutôt vingt fois
qu’une, dès la veille. Sinon l’avant-veille. » L’ensemble de la presse est au
diapason.
Peu à peu, le scénario du fiasco est reconstitué. Même installée sur un
mamelon, la maison des Mitterrand est posée au creux d’une large cuvette
et cernée par les pins qui agissent comme une redoutable barrière pour les
ondes hertziennes. Retransmettre une émission en direct de la maison de
vacances suppose de disposer d’une parabole juchée à près de quarante-
cinq mètres de hauteur pour qu’elle puisse dominer les arbres. Dès
l’élection de Mitterrand à l’Élysée, le directeur général de France 3
Aquitaine, qui chapeaute la radio, la télévision ainsi que la diffusion, a
alerté Paris et proposé d’installer la parabole à demeure. Pour qu’elle ne
heurte pas le propriétaire des lieux, il a même suggéré de l’installer à
l’intérieur d’une fausse palombière. Télévision de France n’a pas donné
suite. N’a-t-elle pas une solution sous le coude ? En cas de difficulté de
retransmission – c’est par exemple le cas pour certaines étapes du tour de
France –, elle loue un camion-grue à une entreprise, la bien nommée La
Prévoyante.
L’interview en direct du sud-ouest de la France n’est assurément pas
plus complexe. Sauf qu’à la suite d’une accumulation de contretemps –
panne mécanique d’un premier camion-grue, indisposition soudaine du
chauffeur du second engin, directeur de La Prévoyante aux abonnés absents
pour cause de réveillon –, le camion-grue commandé est bloqué dans l’est
de la France quand on l’attend dans les Landes pour retransmettre la parole
présidentielle.
L’entretien aura finalement lieu le lendemain. Deux jours plus tard, le
président de Télévision de France remet sa démission. Dans le même
mouvement, le directeur général est remercié. Le patron d’Antenne 2, Pierre
Desgraupes, est provisoirement épargné, mais il n’ira pas au bout de son
mandat de président de chaîne.

1. À la suite des manifestations de rues, le Sénat avait réclamé un référendum sur


l’enseignement privé. Dans une allocution télévisée, Mitterrand assure qu’il y est favorable mais
qu’en l’état, la Constitution ne lui permet pas de l’organiser. Il propose donc un référendum
pour modifier la Constitution et, entre-temps, retire le projet de loi sur l’enseignement qui,
explique-t-il, n’a plus de raison d’être.
CHAPITRE 10

Les jours noirs

Le Sud-Ouest est un ciel d’orages. Ils éclatent parfois sans prévenir


alors qu’on les croit éloignés. Depuis l’élection, les étés de Latche semblent
immuables et heureux. Ce serait sans compter sur une maladie qui rôde et
que François Mitterrand a cru sinon vaincre, du moins repousser assez loin
pour pouvoir l’oublier.
Tout a commencé avant même la victoire du 10 mai. Dès 1980, les
parties de tennis auxquelles il se livre dans sa rage de gagner sont de plus en
plus pénibles. « Une vieille sciatique qui s’est réveillée », confie-t-il à
Jacques Attali, après une chute suivie d’une violente douleur dans le dos.
La campagne victorieuse, puis le triomphe, font oublier l’incident. À la
rentrée, le mal reparaît, insidieux, plus aigu, parfois invalidant au point de
l’empêcher, en octobre 1981, lors du voyage au Mexique au cours duquel il
prononce son « discours de Cancun », d’assister à la totalité du sommet. Il
doit se reposer dans sa chambre. Au retour, le docteur Claude Gubler, qui le
suit depuis toujours, l’envoie passer des examens dans le plus grand secret à
l’hôpital du Val-de-Grâce.
Les résultats tombent en novembre. Ils sont sans appel. Cancer de la
prostate avec métastases et tumeurs osseuses. Le diagnostic est terrible. Si
le traitement ne produit pas d’effets, l’échéance sera brève. François
Mitterrand en tire lui-même des conclusions : « Je vais mourir dans
l’année. » À peine élu président de la République, la conception
monarchique qu’il se fait du pouvoir l’emporte. Les deux corps du roi ne
sauraient être confondus. Personne ne doit savoir. Il ne confie son secret
qu’à une poignée de gens triés sur le volet : Pierre Bérégovoy, secrétaire
général à l’Élysée, Jacques Attali et André Rousselet, fidèle depuis
toujours. Pas à un mot à sa famille. Danielle ignore tout. Seule, Anne
Pingeot est mise dans la confidence. Il lui annonce de vive voix le
9 novembre, et se montre très clair concernant le diagnostic. Puis trois jours
plus tard, avec devant les yeux les résultats définitifs, il lui écrit un petit
mot, tragique dans sa sobriété : « Aujourd’hui passé aux assises. La peine
de mort est rétablie. »
Mais le miracle a lieu. Le cancer bat en retraite, suffisamment pour que
le président puisse prétendre que « les médecins se sont trompés ».
L’accalmie dure dix ans, pendant lesquels il a le temps d’étrenner une
cohabitation avec le RPR de Jacques Chirac, préparer sa candidature pour
un second mandat, remporter l’élection et, surtout, voir grandir Mazarine.
Les épreuves personnelles, pourtant, ne l’ont pas épargné. Ni lui, ni
Danielle. Il en vient à s’interroger sur la vanité du pouvoir. « Pourquoi ne
pas profiter maintenant de ce qu’il me reste à vivre ? » glisse-t-il, l’été
1987, à son ami Pierre Guillain de Bénouville. Certes, avec François
Mitterrand, on a le droit de s’interroger sur le sens de la question. Il sait
avec certitude qu’il sera élu s’il se représente. La cohabitation a essoré
Jacques Chirac, Premier ministre condamné à subir les hauteurs et les
humeurs présidentielles, ce qui n’augure rien de bon dans le face-à-face
électoral qui l’attend. Mais il hésite encore. Il y a Mazarine, bien
évidemment, âgée de 13 ans. Pourra-t-il la voir grandir s’il s’élance dans un
second septennat ?
Au mois de juillet, une tragédie familiale est également évitée de
justesse, qui l’affecte plus qu’il ne laisse paraître. Gilbert Mitterrand a
décidé de partir en vacances en Espagne avec ses filles, malgré le désaccord
de Françoise, son épouse, saisie, ainsi qu’elle le racontera plus tard, d’une
sorte de pressentiment.
Danielle et François Mitterrand sont très attachés à leurs petites-filles.
Pascale, l’aînée, a 10 ans et Justine, la cadette, 7. Les enfants sont les
princesses de Latche. Tout leur est permis. Les serviettes de bain mouillées
ramassées trois fois de suite par le personnel, les demandes spéciales de
plats. Toutes les bêtises sont pardonnées dans l’instant, tous leurs souhaits
exaucés, au grand dam des maîtres d’hôtel, qui redoutent l’arrivée des deux
chipies, et de Christine, leur grand-tante. Avec l’ingénuité de leur âge, elles
s’autorisent des remarques espiègles. Ainsi Justine, déclarant à son grand-
père qui se réveille d’une sieste sous le chêne : « Tu ronfles quand tu dors,
grand-père. » Stupéfaction générale des invités, horrifiés par ce crime de
lèse-majesté qui provoque un sourire chez l’intéressé.
Cette clémence tient beaucoup à l’adoration de Danielle pour Pascale,
l’aînée. François et elle avaient perdu un fils en 1945, quelques mois après
sa naissance, qu’ils avaient appelé Pascal. Quand Françoise est enceinte et
que la famille cherche le prénom à donner au bébé, Danielle exprime son
souhait de le voir porter le nom de l’enfant qui n’a vécu que quelques mois.
Gilbert et Françoise acceptent. Françoise, surtout : « J’ai tout fait pour que
Danielle m’aime. J’ai appris à jouer au Scrabble alors que je détestais ça, à
cuisiner, à tricoter, à tout faire comme elle. Ce n’est que plus tard que je me
suis aperçue des conséquences. Je ne pouvais pas lui en vouloir, mais elle
avait accaparé Pascale. C’était son enfant. Nous habitions encore Latche
avec Gilbert. Elle venait me prendre le bébé que je nourrissais au sein et
s’en occupait comme si elle en était la mère. À tel point que j’ai cherché à
convaincre Gilbert de nous éloigner. J’en ai parlé à François, comme
d’ordinaire dans les moments délicats. Il a tranché. C’est ainsi que nous
avons investi Maroye, en contrebas de Latche. »
Le sentier sous les bois qui les relie à la maison a été surnommé « le
chemin ombilical » par le président. Jamais l’attachement que Danielle
porte à Pascale ne s’est démenti. Pourtant, Danielle a insisté pour que les
filles partent avec leur père en Espagne, malgré leur manque d’entrain et les
réticences de leur mère. Les prémonitions de Françoise s’avèrent justes. Sur
une route, au nord de Gérone, une voiture vient s’encastrer dans celle de
Gilbert. La conductrice est tuée sur le coup. Gilbert s’en sort avec des
blessures impressionnantes, visage en sang et nez cassé, Pascale avec un
poignet fracturé. Justine, elle, est bien plus grièvement atteinte. Fracture du
crâne, dure-mère touchée. Elle est dans le coma.
« J’étais dans une pharmacie à Soustons, se souvient Françoise. Quand
j’ai vu arriver l’officier de sécurité, j’ai compris. J’ai tout laissé et je suis
repartie à Latche comme une folle. Danielle attendait au bas de la butte :
“Gilbert et Pascale n’ont rien.” Et Justine ? Elle n’a pas répondu. J’ai couru
vers François. “On va tout va faire pour la sauver”, m’a-t-il dit. »
Le président utilise l’ensemble des moyens mis à sa disposition pour
rapatrier les enfants et leur père. Jacques Chirac est en Allemagne et utilise
le seul avion médicalisé du Groupe de liaisons aériennes ministérielles.
Mitterrand fait appeler Matignon pour que, dès son retour, l’appareil soit
amené en urgence à Biarritz, d’où ils pourront partir. Danielle, Françoise et
lui s’envolent en urgence pour Gérone dans l’après-midi. Par miracle, le
bloc chirurgical espagnol où a été transférée Justine est spécialisé en
traumatisme crânien. Les chirurgiens sur place arrivent à stabiliser l’état de
l’enfant, toujours dans le coma, afin de permettre son rapatriement vers
l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris. « L’état de Justine était tellement fragile,
se souvient sa mère, que l’on m’a permis de rester avec elle à l’hôpital.
Quand elle est sortie du coma et en attendant la greffe qui permettrait de
reconstruire sa boîte crânienne, François, à nouveau, a trouvé les solutions.
D’abord en faisant aménager une structure médicale au château de
Rambouillet, puis à l’intérieur même de l’Élysée 1. Il voulait être au plus
près de sa petite-fille. »
Mitterrand a-t-il alors repensé à la confidence faite à Guillain de
Bénouville, profiter maintenant de ce qui reste à vivre ? Peut-être. Et même
certainement, si l’on considère qu’il a pris la décision la plus importante de
la dernière partie de son parcours politique au moment où la vie de Justine
était définitivement sauvée et qu’elle avait regagné sa maison de Maroye.
Au tout début de l’année 1988, Mitterrand songe désormais à d’autres
combats. Il sait, de son flair infaillible, que la droite, trop morcelée, ne
pourra pas l’emporter s’il se représente. Son Premier ministre, Jacques
Chirac, sera son adversaire, mais aura d’abord à livrer un combat en interne
face à Raymond Barre, qui a les faveurs des milieux économiques. Pour le
reste, jamais le Front national de Jean-Marie Le Pen, régulièrement crédité
de plus de 10 % d’opinions favorables, n’apportera la totalité de son vote au
candidat de la droite au second tour. Un second mandat ? Dans la grande
compétition à distance qui l’oppose au général de Gaulle, François
Mitterrand commence à envisager une nouvelle campagne. Le défi le
taraude assez pour lui faire oublier ses hésitations estivales et ses
aspirations de retraite. Il a une revanche à prendre sur ce RPR qu’il exècre
et qu’il voue aux gémonies sans trop se soucier des turpitudes de son propre
camp. À 72 ans, il se sent en une forme physique suffisante pour se lancer.
Le goût du combat aiguise tous ses sens plus sûrement que l’appel
émollient d’un livre sous l’auvent de la vieille métairie.
C’est une marche victorieuse. François Mitterrand est réélu avec 54 %
des voix, infligeant à ses opposants leur plus lourde défaite depuis
l’instauration de la Ve République. Il a une nouvelle fois vaincu la droite et
rejoint de Gaulle dans sa perpétuelle compétition. Ce qui aurait dû annoncer
une domination éclatante n’est en réalité que le dernier triomphe.
Car trois ans plus tard, tout s’est délité. Sa nouvelle présidence est
amoindrie par une autre cohabitation qui ne dit pas son nom : celle avec
Michel Rocard, Premier ministre que Mitterrand déteste. Au regard de sa
popularité dans leur camp, il a pensé qu’il devait le nommer à Matignon,
signant l’ordonnance à contrecœur. Trop d’ambiguïtés s’ensuivent. Faute
d’appeler à une large majorité associant le centre et la gauche lors des
élections législatives qu’il a souhaitées aussitôt après la présidentielle, il
donne aux Français l’occasion de rectifier leur position. Son camp obtient
une victoire étriquée et ne domine plus l’Assemblée nationale.
Sans majorité absolue, le PS se voit contraint de chercher des voix chez
des alliés d’appoint. Le Parti socialiste, cet appareil de conquête électorale
qu’il a forgé depuis 1971 au congrès d’Épinay, se fracture. Laurent Fabius,
que Mitterrand voyait à la tête du Parti, est contesté. Pierre Mauroy veut
obstinément le poste de premier secrétaire et l’obtient, en battant le protégé.
La magie présidentielle ne suffit plus. François Mitterrand enrage. Sa
réélection a entériné le fait que son camp peut exercer longuement des
responsabilités, et non plus épisodiquement, presque accidentellement. Or
c’est sur son seul nom qu’il a ramené la gauche au pouvoir. Cette puissance
devient synonyme de solitude.
Pendant ce temps, Mazarine le boude. Crise d’adolescence, certes. Mais
cette froideur, cette distance venant de sa fille adorée, dont il est si fier et
avec qui il a eu des complicités paternelles que jusqu’alors il ne s’était
jamais autorisées, l’affecte bien plus qu’il ne le croyait. Cette double vie
qu’il pensait maîtriser et mener à son gré lui échappe. Danielle supporte de
plus en plus mal la présence de « l’autre famille », au point qu’un jour de
juillet 1990, elle quitte Paris sans prévenir quiconque. Pendant plusieurs
jours, elle demeure introuvable. L’épouse du président a disparu. C’est une
première à l’Élysée. La réelle inquiétude de son mari se double d’une
préoccupation plus pragmatique : faire en sorte que la nouvelle ne s’ébruite
pas. Trois jours plus tard, les services de renseignements la localisent à
Barèges, dans les Hautes-Pyrénées. Michel Charasse va la chercher. Mais
tout l’été, Danielle restera sombre et lointaine. A-t-elle appris l’existence du
cancer de son mari ? Et surtout, le fait qu’elle n’a pas été mise dans la
confidence dès les premiers jours alors qu’Anne Pingeot savait ?
Reste Latche, et les jours de soleil dans la bergerie. Mais l’ombre gagne.
« Les vieilles douleurs reviennent », confie-t-il un jour à Attali, reconverti
en banquier de haut vol, aux commandes de la jeune Banque européenne
pour la reconstruction et le développement, dont le siège est à Londres 2. La
confidence, distillée au milieu de plusieurs autres nouvelles, ne traduit pas
moins une échéance redoutée.
L’année suivante, les analyses ne peuvent tromper personne. Le cancer
est revenu. Le président s’efforce de croire qu’il pourra échapper à une
opération. Son frère, Robert, souffrant comme lui de la même affection,
l’avait refusée. « Je ne veux pas me faire charcuter, cela ne fera que diffuser
davantage le cancer », assure-t-il. Il sait pourtant qu’il a déjà abattu cette
carte. La chance lui a souri pendant dix ans, il est désormais condamné à
l’inéluctable. Reste donc à tenir. Tenir le plus longtemps possible pour
terminer ce second septennat et devenir ainsi le premier président de la
Ve République à accomplir deux mandats dans leur totalité. À quel prix !
Durant l’été 1992, le mal le taraude sans cesse. Il est irritable,
perpétuellement fatigué, obligé, la nuit, de se lever toutes les heures pour
aller aux toilettes, tandis qu’il somnole l’après-midi. Les visiteurs
remarquent son visage aux traits tirés, marqué par la souffrance. Il maugrée.
Tout le contrarie.
Une amertume vient, qu’on ne lui connaissait pas. Les agriculteurs
manifestent : « Ils veulent le socialisme pour les subventions, et le
libéralisme pour produire ce qu’ils veulent. » Les maires ? « Il ne faudrait
pas leur laisser les permis de construire. » Danielle l’adjure de traduire les
promesses de la gauche en actes. Il élude : « Je n’ai pas tous les pouvoirs. »
Et quand elle s’indigne du sort fait aux Kurdes dont elle a épousé la cause
depuis les années 1980, fondant son association France-Libertés pour mieux
les aider, il hausse les épaules. « Tout est violence. L’homme n’est pas
bon… »

*
Ce mois de juillet est à marquer d’une pierre noire. Les déboires
familiaux s’ajoutent aux soucis médicaux. Son fils Gilbert et sa belle-fille
Françoise divorcent. Gilbert voulait-il vraiment devenir un homme
politique ? Françoise se souvient des jours où il lui assurait que son plus
grand bonheur serait d’être instituteur à Azur, le village voisin. Gilbert
affirme que jamais son père ne l’a contraint ni forcé. Mais peut-on vraiment
faire autrement quand on s’appelle Mitterrand ? Quand il y a des terres à
conquérir, des mairies à prendre, et qu’il faut donner au pouvoir naissant
des ancrages régionaux ?
En 1981, Gilbert Mitterrand est élu député, puis maire de Libourne en
1989. Pourquoi Libourne ? Parce que son épouse avait quelques attaches
dans cette ville girondine. Gilbert devient un historique du Parti socialiste
girondin sans que son père lève le petit doigt pour l’aider. À peine ce
dernier se contente-t-il, de-ci de-là, d’un conseil à sa manière, en posant une
question. Françoise confie à Danielle son regret de ne pouvoir mener une
autre vie, sa belle-mère lui répond : « Quand on épouse un homme
politique, on épouse sa passion. » Au temps de Danielle peut-être. Mais ce
temps est révolu. D’un commun accord, ils décident, après quinze ans de
mariage, de se séparer. Quand il l’apprend, François Mitterrand fronce les
sourcils. Divorcer, mais pourquoi ? Françoise essaie de lui expliquer.
« Faites comme moi », lui répond Mitterrand.
Pour Danielle, c’est un double déchirement. Elle est très attachée à
Françoise et lui en veut de quitter ainsi Maroye, la maison voisine de
Latche. Surtout, ses petites-filles adorées, Pascale et Justine, partent avec
leur mère et, ironie de la vie, emménagent dans une villa en bordure du lac
d’Hossegor, à quelques mètres de la maison des Pingeot, où Anne et
Mazarine viennent passer leurs vacances. Un jour, sur la plage, Françoise
remarque l’adolescente de la maison voisine. « C’est incroyable comme
cette jeune fille ressemble à mes enfants », songe-t-elle, sans s’interroger
davantage. À Latche, Danielle est inconsolable et sombre une nouvelle fois
dans une mélancolie qui masque la vraie nature d’une dépression chronique.
Cela ne l’empêche pas de faire montre d’un entêtement et d’un courage
inouïs dans ces expéditions dans des pays en voie de développement. Au
Kurdistan, elle échappe de peu à un attentat qui la vise.
En août, le président finit par s’y résoudre : l’opération est devenue
inévitable. Il essaie de donner le change, ne sacrifie pas à sa visite annuelle
du lac Chauvet, avec Michel Charasse, dans le Massif central, encourage
Danielle à partir en septembre en Colombie et ne lui parle pas de
l’intervention – elle avait été informée du cancer de son mari au moment de
sa récidive –, alors qu’il est probable qu’elle aura lieu lors de son voyage.
Le référendum sur le traité de Maastricht l’inquiète, à juste titre. Ce qui se
présentait comme une formalité se heurte à une virulente opposition. Il
entend mettre tout son poids dans la balance et surtout se retrouver aux
manettes du pouvoir le 20 septembre, jour du vote.
Officiellement, Mitterrand est hospitalisé pour une opération de la
prostate sans gravité. Après tout, rien que de très normal pour un homme de
son âge. L’intervention a lieu le 11 septembre 1992. La veille, il a débattu
avec Philippe Séguin, partisan du « non » au traité. Quarante-huit heures
plus tard, François Mitterrand est de retour à l’Élysée et trouve la force de
plaisanter. Les journalistes l’interrogent sur son état de santé et sa capacité à
rester à son poste : « Je n’ai jamais songé à démissionner. Que je sache, on
ne m’a pas enlevé un lobe du cerveau ! Ce n’est pas de ce côté-là que ça se
passe… »
Le lendemain, à l’Élysée, il se prépare à une nouvelle épreuve. Il sait
qu’il ne peut plus garder le silence sur le mal qui le ronge. Le 16 septembre,
un communiqué cosigné par le docteur Adolphe Steg, l’urologue qui l’a
opéré, et Claude Gubler, son médecin personnel, est envoyé à l’AFP. Le mal
dont souffre le président de la République est un cancer dont les tumeurs se
révèlent malignes.
François Mitterrand avait gardé le secret pendant onze ans, voire
davantage. Il avait cru s’être débarrassé de son plus mortel ennemi, voilà la
France entière au courant. Il sait que jusqu’à la fin de son mandat, si
toutefois il arrive à échéance, il devra se battre sur plusieurs fronts. Cet
homme à la pudeur maladive, qui jamais ne montre son corps, cultive le
mystère et préfère les non-dits, voit son état de santé exposé dans toute la
presse, analysé jusque dans son intimité. Il sait qu’il devra non seulement
lutter contre la maladie mais également déjouer les pronostics, simuler
l’indifférence, rester imperturbable face aux rumeurs et aux ambitions,
trouver assez de forces pour repousser pendant trois ans tous les assauts –
ceux de la souffrance, des politiques et du cancer.
L’année qui arrive est un calvaire. L’opération n’a offert qu’un répit.
Les douleurs que François Mitterrand s’efforce de dissimuler s’intensifient.
Sur le front politique, la situation n’est pas meilleure. Les affaires de
corruption éclatent au grand jour : affaires Urba, Boucheron, Carrefour du
développement, Tapie-Tranchant… Laurent Fabius est plombé par celle du
sang contaminé. On reparle de Roger-Patrice Pelat soupçonné de délit
d’initiés. L’an passé, Mitterrand a été obligé de se séparer d’Édith Cresson.
Celle qu’il avait imposée à Matignon en dépit du scepticisme de son
entourage est honnie par les caciques du Parti et rejetée par l’opinion. Pierre
Bérégovoy l’a remplacée, trop tard pour redresser la barre. Laurent Fabius,
qui a réussi à prendre la tête du PS, mène la campagne des élections
législatives. Tout le monde pressent la catastrophe ; c’est un désastre.
Devant le résultat – le PS récolte 20 % des suffrages exprimés –, François
Mitterrand murmure : « Je savais que nous étions minoritaires mais pas à ce
point. » Laurent Fabius perd le contrôle du Parti. Michel Rocard le
remplace, dirigeant un bureau provisoire chargé de préparer un congrès
extraordinaire à la rentrée. Fureur du président : son parti est aux mains
d’un homme qu’il hait, alors qu’il lui faut se préparer à une nouvelle
cohabitation avec Édouard Balladur, représentant le RPR.
Mais ce qui l’atteint le plus, en cette année crépusculaire, est la fin
tragique de Pierre Bérégovoy. Depuis la défaite aux législatives, le Premier
ministre sombre dans une dépression. Il se sent responsable de la déroute.
François Mitterrand a beau lui rendre un hommage appuyé lors du dernier
Conseil des ministres qui réunit le gouvernement, rien n’y fait. Le remords
le ronge. Il avait accepté les services de Roger-Patrice Pelat concernant des
billets d’avion, une aide financière pour sa fille et, surtout, un prêt
d’un million de francs sans intérêts pour acheter un appartement, qu’il avait
pratiquement remboursé. Ce qui aurait pu rester comme un petit
arrangement entre amis se révèle redoutable entre des mains politiques
avisées et décidées à porter le fer dans les rangs du gouvernement dès que
Le Canard enchaîné en révèle l’existence. Comment Roger-Patrice Pelat a-
t-il pu connaître l’opération Pechiney et acheter autant d’actions ? D’où est
venue la fuite ? Qui a pu le renseigner ? Le conseil ne serait-il pas venu du
cabinet même de l’emprunteur 3 ? Ce ne sont que des rumeurs mais elles
empoisonnent la gauche, convaincue de s’être vendue au dieu Argent, celui-
là même que François Mitterrand avait autrefois fustigé dans un discours
flamboyant. Pierre Bérégovoy, persuadé d’avoir symbolisé, par cet
emprunt, les dérives morales dont est accusé son camp, ne s’en remet pas.
Une campagne de presse d’une vigueur rare – que le président, pour en
avoir connu de pareilles dans sa jeunesse, compare à celles de l’entre-deux-
guerres – finit par l’en convaincre : il se donne la mort le 1er mai 1993.
C’est dans un état d’extrême fatigue et de colère contenue que François
Mitterrand gagne Latche pour un nouvel été. Espère-t-il y trouver un répit ?
Compte-t-il sur le soleil pour réchauffer ses os attaqués par le mal qui le
ronge ? Sur ses proches pour lui épargner, quelques heures durant, les
épreuves auxquelles il est désormais soumis ? Guy Bedos est de passage,
qui se livre à un concours de blagues. Blagues outrancières, vulgaires
parfois, mais qui le font pouffer de rire au point qu’il se lance lui aussi dans
une histoire salace, à la grande stupéfaction de son entourage. Il est fatigué
et enrage chaque fois qu’on le remarque. En septembre, Shimon Peres lui
rend visite. Après le repas, ils prennent le café sous le grand chêne. Le
président s’étend sur une chaise longue et s’endort pendant que le Premier
ministre israélien lui parle. Il se réveille furieux de cette faiblesse révélée.
Il n’aspire qu’à une seule chose : terminer son septennat envers et
contre tout. Il pense à la fin, parle de la mort, s’interroge sur l’au-delà. Veut
laisser un témoignage, raconter ce que fut sa vie. Un livre doit paraître sur
sa jeunesse et ses années de guerre. Son auteur, Pierre Péan, l’a contacté. Il
a répondu en toute honnêteté et, pour la première fois peut-être, avec
franchise.
Il ne soupçonne pas que la dernière tempête, la plus terrible, reste à
venir.

1. Le château de Rambouillet avait accueilli un G6 sous la présidence de Valéry Giscard


d’Estaing, et était désormais utilisé comme résidence des chefs d’État en visite en France. Il
était donc pourvu d’une pièce médicalisée qui pouvait être aménagée.
2. Créée à l’initiative de François Mitterrand, la BERD avait pour mission d’aider à la
reconstruction des pays de l’Europe de l’Est. La première présidence fut confiée à Jacques
Attali, avant qu’il ne soit contraint d’en démissionner en 1993, en raison des révélations de
journaux britanniques concernant son train de vie et ses dépenses somptuaires.
3. Grâce à une fuite, Pelat avait eu vent du rachat, par la société nationalisée Pechiney, de la
société américaine Triangle. Il avait donc acheté des actions à leur plus bas niveau pour les
revendre à prix fort. On soupçonna donc que le conseil venait de l’entourage de Bérégovoy et
que le prêt sans intérêts avait été une façon, pour Pelat, de remercier Bérégovoy.
CHAPITRE 11

Le fantôme Bousquet

« Est-ce bien utile ? » François Mitterrand s’interroge quand Pierre


Péan vient lui parler du livre qu’il veut écrire à son sujet. Ou plutôt au sujet
de sa jeunesse, de son parcours, de ses admirations politiques à l’époque où
il était étudiant, de son adhésion aux Volontaires nationaux, l’un des
mouvements de jeunesse des Croix-de-Feu. Le journaliste veut le
questionner sur les années bouillonnantes qui ont suivi sa sortie de
l’adolescence, le cheminement qui l’a conduit du berceau d’une famille
charentaise pieuse et conservatrice à l’opposition au général de Gaulle, son
expérience de prisonnier, son évasion, son poste de bureaucrate à Vichy, son
expérience dans la Résistance sous le nom de Morland, les risques, les
arrestations déjouées, le réseau vendu à la Gestapo et les exécutions des
traîtres, la mort évitée d’un cheveu, ses passages à Alger et à Londres, enfin
son engagement pour ses camarades prisonniers, qui lui vaudra un poste de
secrétaire d’État dans le gouvernement provisoire de la République
en 1944, à 26 ans.
Après tout, pourquoi pas ? Mitterrand a de l’estime pour l’auteur. Il
connaît ses ouvrages, en apprécie le sérieux. Il le sait imperméable à tout
embrigadement. Et si quelqu’un peut faire entendre les difficultés de cette
période, en saisir les nuances, rapporter la complexité d’une époque que
quittent peu à peu ses grands témoins, c’est peut-être lui, François
Mitterrand. Qui, mieux que lui, peut expliquer que l’on ait pu être résistant
à Vichy ? Qui sait que le chef des Croix-de-Feu, une organisation d’anciens
combattants de la Première Guerre mondiale soupçonnée de visées
nationalistes et autoritaires, le colonel de La Rocque, fut déporté en
Allemagne et en mourut ? Le temps n’est-il pas venu de témoigner de son
propre parcours, de faire taire les rumeurs qui courent sur son cheminement
intellectuel et politique depuis tant d’années, régulièrement reprises dans les
feuilles d’extrême droite ? François Mitterrand accepte. « Si vous le
pensez… Je n’ai rien à cacher, je vous aiderai. »
Le président tient parole. En ce printemps 1993, il voit régulièrement le
biographe de sa jeunesse. Il n’ignore pas qu’une telle trajectoire est difficile
à comprendre. Il sait les interrogations qu’elle suscite, et que l’époque ne
s’embarrasse pas de subtilité quand lui ne cesse de professer que rien chez
l’homme n’est noir ou blanc, que la trame d’une vie est toujours grise. Un
jour, pourtant, saisissant la difficulté de la tâche, il lui confie : « Dans les
périodes troubles, quand on est jeune de surcroît, il est bien difficile de faire
un choix. Je m’en suis plutôt bien sorti. C’est injuste de juger les gens sur
des erreurs que l’atmosphère de l’époque peut expliquer. Aux hommes
politiques, on ne pardonne rien. »
La sortie du livre est prévue dans les premiers jours de septembre 1994.
Depuis le début de l’année, François Mitterrand souffre à nouveau. Le
soulagement apporté par la précédente intervention chirurgicale a été de
courte durée. Le traitement hormonal qu’il suivait s’est avéré insuffisant. Il
subit désormais une chimiothérapie qui l’épuise alors que l’actualité
politique, tant étrangère que nationale, demande une constante attention et
que les tragédies rôdent autour de lui.
Le 7 avril, François de Grossouvre se suicide au cœur même de
l’Élysée. Sa présence au palais était une énigme. François Mitterrand ne le
supportait plus. Il l’évitait soigneusement, alors que les liens anciens qui les
unissaient en avaient fait le parrain de Mazarine. Grossouvre avait servi de
relais dans l’achat de la maison de Gordes et logé Anne Pingeot dans le
même immeuble que lui, quai Branly, au moment de son accession à
l’Élysée. Il connaissait tout de la seconde vie du président. Encore proches
au début de l’avènement de Mitterrand, les deux hommes s’éloignent peu à
peu. La jalousie chronique de Grossouvre, ses ambitions, ses caprices, son
autoritarisme et, surtout, son goût pour les petites combines et les
arrangements – facilités par sa proximité avec le pouvoir – irritent
Mitterrand, qui l’écarte peu à peu. Mais comme souvent avec ceux qui l’ont
aidé, il ne le repousse pas complètement et le nomme responsable du comité
des chasses présidentielles. Grossouvre en profite pour continuer ses
manigances, cultiver ses réseaux, imaginer des stratagèmes. Pire, il reçoit
des journalistes hostiles à son ancien ami et distille quelques confidences
venimeuses.
Il quémande pourtant à Mitterrand des entretiens qui ne lui sont plus
accordés. Attend des heures dans l’antichambre d’un président qui se
dérobe. Se plaint de cancers imaginaires et de la perte de sa virilité. Ce jour
d’avril, il se saisit de son revolver Magnum et se tire une balle dans la tête.
Volonté d’en finir avec une vie qui le déçoit ? Revanche posthume ?
Dernier désir d’embarrasser celui qui s’est détourné ? Qu’importe. L’ombre
s’étend dans l’entourage du président, avec son cortège de morts et de
secrets vénéneux.
Au Rwanda, un génocide a débuté après que l’avion du président hutu
Juvénal Habyarimana, que la France soutient, est abattu par un missile sol-
air. Le massacre des Tutsis, ordonné par les extrémistes au pouvoir,
commence, et la France se lance dans la très controversée « opération
Turquoise », approuvée par le président 1.
En Europe, les élections sont à l’ordre du jour. À peine François
Mitterrand y trouve-t-il une sourde satisfaction – tout ce qui peut nuire à
Michel Rocard le ravit. La liste du Parti socialiste est en effet menée par
l’ancien Premier ministre, qu’il déteste toujours aussi vivement. Bernard
Tapie, alors au faîte de sa gloire, et qui vient d’offrir à l’Olympique de
Marseille le titre de champion d’Europe, propose, en tant que radical de
gauche, une alliance avec les socialistes. Rocard ignore l’ancien et
éphémère ministre de la Ville, qui avait démissionné suite à des soupçons
de malversations. Sinon encouragé par François Mitterrand, du moins très
peu dissuadé, Tapie décide de monter une liste indépendante dont il prend la
tête. Sur cette liste baroque, on retrouve côte à côte, derrière le bateleur,
Christiane Taubira, Noël Mamère et Catherine Lalumiere.
Obnubilé par Bernard-Henri Lévy et sa liste « L’Europe commence à
Sarajevo », Rocard ne voit pas venir le danger. Il méprise Tapie, l’homme
d’affaires aux méthodes cavalières. Mitterrand, au contraire, apprécie
depuis longtemps cette bête de scène. Son côté sulfureux lui plaît, il en est
le premier supporter. Un jour, à Latche, il interrompt son activité pour se
planter devant le téléviseur, qui retransmet un match de l’OM, dont il est
devenu un inconditionnel. Officiellement, la liste Tapie a pour objectif de
clouer le bec au Front national. Les résultats ne confirment pas la stratégie :
le FN continue sa progression, Tapie est à 12 %. La liste de Michel Rocard
s’effondre – 14 % –, quand Fabius et Jospin avaient pour habitude
d’emmener leur camp à plus de 20 %.
La semaine qui suit, Rocard démissionne du poste de secrétaire national
du PS. Il vient de faire une croix sur ses ambitions présidentielles, ou ce
qu’il en restait. Henri Emmanuelli lui succède. « Un homme d’acier, de
celui dont on fait les glaives », dit de lui le président. Surtout, un fidèle
parmi les fidèles. François Mitterrand jubile. Il en oublierait presque les
violentes douleurs qui vrillent son corps.
Depuis le mois de mars, il sait qu’une seconde opération est inévitable.
Il s’efforce de la retarder le plus longtemps possible. Il entend donner le
change et, malgré la souffrance, ne bouscule ni ses rendez-vous ni ses
obligations internationales. Son entrée à l’hôpital est fixée au 17 juillet. La
date reste secrète d’autant que Danielle, elle aussi, doit subir le 15 juillet
une délicate intervention cardiovasculaire. Le 4, il s’envole pour l’Afrique
du Sud. Il est le premier chef d’État à être reçu par Nelson Mandela,
récemment élu. Du 8 au 10, il se rend au sommet du G7 à Naples. Il veut
que son dernier 14 Juillet soit marqué par un geste symbolique, à ses yeux
primordial : des bataillons allemands défileront sur les Champs-Élysées en
compagnie de l’armée française. Helmut Kohl est invité à l’ultime garden-
party de l’Élysée. Le président traîne longtemps dans les jardins, serre des
mains, bavarde, croise Alain Delon qui lui demande de se représenter. « Il y
a la dure loi de l’âge », répond-il.
L’opération s’avère particulièrement périlleuse. Les deux reins sont
obstrués. Le professeur Adolphe Steg réussit à en sauver un, l’autre restera
inutilisable. Les médecins préfèrent lui cacher la vérité mais pour eux, sa
survie est désormais une question de mois. Dix jours plus tard, à sa sortie de
l’hôpital, Mitterrand préside un Conseil des ministres avant de partir se
reposer à Latche.
« On se demandait s’il pourrait finir son septennat », confie Hubert
Védrine. À Paris, les rumeurs vont bon train concernant l’échéance à
laquelle il est condamné. Il tient, au prix d’une volonté acharnée. À
Badinter, il souffle : « J’ai la Gestapo en moi. » Gilbert, son fils, se souvient
que la seule position dans laquelle son père trouvait un peu de repos était la
position fœtale. Mais hors de question de montrer en public quelque
faiblesse. Dès lors qu’il est convié à paraître, il redevient président.
Parcheminé, hiératique, puisant dans la douleur une gravité qui le fait
paraître plus impressionnant que jamais.
L’été et les mois qui suivent sont un calvaire. On chuchote dans son dos.
On n’ose le déranger. Il est le plus souvent alité et ne récupère pas comme il
l’avait fait à peine quatre ans auparavant. C’est dans cette atmosphère de
feutre noir et de silences enténébrés qu’éclate la déflagration.

*
Une jeunesse française, le livre de Pierre Péan, n’est pas soupçonnable
de perfidies ni de révélations soutirées à l’insu du président. C’est au
contraire la restitution fidèle d’un engagement long à se dessiner vers la
Résistance et le combat contre le nazisme, bien plus courant que les récits
héroïques de la geste gaullienne. L’histoire de Mitterrand prend racine dans
le stalag où il est prisonnier, en Allemagne, comme près de deux millions de
ses compatriotes. Ils ont entre 20 et 40 ans et n’ont désormais d’autre
univers que les miradors et les barbelés. Tous mettent en avant les valeurs
qu’ils y apprennent, la solidarité, la découverte de l’autre au-delà des
classes sociales, mais aussi le sentiment d’humiliation, qui demeure. Peu
d’entre eux réussissent à s’évader. Pour François Mitterrand, la liberté
retrouvée est mise au service de ceux qui ne renoncent pas et ont besoin
d’une filière et de passeurs. Peu importent les moyens et l’endroit d’où
reprendre la lutte, à Vichy s’il le faut, dans la capitale picrocholine de cet
État fantoche et bientôt criminel, sous l’autorité du maréchal Pétain.
Être résistant à Vichy : voilà un aspect de l’histoire de François
Mitterrand qui, pour Pierre Péan, est édifiante. Elle reflète les
atermoiements, les hésitations et les embûches pour rejoindre finalement les
rangs des combattants. Le chemin de Mitterrand, comme celui de beaucoup
d’autres que l’on retrouvera ensuite entourant de Gaulle aux plus hauts
postes, est passé par ces contradictions. À son retour de captivité, il est,
pendant un an, de janvier 1942 à janvier 1943, contractuel du gouvernement
de Vichy dans deux services différents. À la documentation de la Légion
française des combattants d’abord, poste dont il démissionne quatre mois
plus tard, puis au Commissariat au reclassement des prisonniers de guerre,
qu’il quitte avec d’autres quand leur supérieur hiérarchique, Maurice Pinot,
très tôt convaincu qu’il fallait imaginer les luttes à venir et les préparer
souterrainement, est poussé à la démission par Pierre Laval.
Au cours de cette période, François Mitterrand entre dans l’action
clandestine. Il adhère d’abord à « La Chaîne », un rassemblement de
résistants emmené par Antoine Mauduit qui s’occupe entre autres de
couvrir les prisonniers évadés, de produire des faux papiers ou de fournir
des renseignements aux alliés. Il comprend ensuite rapidement que le
Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés peut devenir un
réseau essentiel de la résistance intérieure. Bientôt, le groupe s’étoffe et la
branche Pinot-Mitterrand prend une importance majeure. En
décembre 1942, il demande à Jean Munier de le rejoindre et lui confie la
responsabilité des opérations spéciales, c’est-à-dire des exécutions.
Mais cinquante ans plus tard, pour une partie de ses électeurs,
Mitterrand à Vichy s’avère impossible à admettre. Qui dit employé de
l’administration vichyssoise dit collaborationniste – le temps passé ne
permet plus d’en appréhender la complexité. Ce n’est pas seulement le
contenu du livre qui saisit. La seule couverture s’en charge, qui juxtapose
deux photos : l’une de Mitterrand, moustachu, tel qu’il apparaît sous ses
fausses identités de Morland ou de Monnier 2, et une autre en compagnie du
Maréchal, prise lors d’une réception où s’était réuni l’ensemble des services
sociaux dont dépendait celui du reclassement des prisonniers de guerre 3.
Cette photo, Roger Frey, alors ministre de l’Intérieur, avait voulu la rendre
publique lors de la campagne présidentielle de 1965. Le général s’y était
opposé, sachant les circonstances dans lesquelles le cliché avait été pris et
se refusant à raviver les luttes anciennes qu’il jugeait dévastatrices. Surtout,
selon la légende gaullienne, dans une sorte de curieuse prémonition, il ne
voulait pas écorner l’image présidentielle, au cas où son adversaire
accéderait un jour à la fonction suprême. Probablement aussi parce qu’il
n’ignorait rien du passé vichyste de certains ministres qui l’entouraient
alors, dont les fonctions étaient bien plus importantes que celles d’un petit
employé sous contrat comme François Mitterrand.
Aujourd’hui encore, l’effet produit par la photo est toujours celui d’une
bombe. Le plus curieux reste que François Mitterrand ne voit rien venir.
Rien à signaler les trois premiers jours qui suivent la sortie du livre. Certes,
il n’est pas d’accord avec le portrait tracé de lui avant-guerre, trouve que
Péan n’a pas assez insisté sur son rôle pendant la Résistance, mais il trouve
l’ouvrage honnête et rigoureux. Le vieux renard qui sommeille en lui s’est
assoupi – certainement une affaire de génération. Il ne comprend pas qu’en
vingt ans, la sensibilité des Français a changé. Que ce qui paraissait connu
et admis est devenu intolérable. Surtout, il ne saisit pas immédiatement
combien cette mise à nu de sa vie comporte de révélations pour la majorité
des Français.
Le silence ne dure pas. Les vieilles histoires remontent au jour : les
Volontaires nationaux, Vichy, la Francisque… Et ce n’est pas la droite qui
l’attaque sur son passé mais la jeune gauche qui est outrée, se sent flouée et
trahie. Personne n’entend l’argument d’une Résistance souterraine, au cœur
même de la capitale de l’État français.
Rien n’y fait. Ni le témoignage d’Edgar Morin qui fut, avec Marguerite
Duras, son compagnon de lutte aux heures les plus sombres. Ni les détails
sur ses actions, la chance qu’il eut d’en sortir vivant, ses voyages à Alger et
à Londres, véritables péripéties dans l’avion du général Montgomery puis
dans une corvette accostant silencieusement sur les côtes bretonnes, pilotée
par le père de la future Jane Birkin.
François Mitterrand fulmine. À aucun moment il n’entend se justifier,
refusant, avec un orgueil rageur, à quiconque de juger ses actes. Il s’oppose
à ce qu’une lettre ouverte, rassemblant les signatures venues de tous bords –
du communiste Rol-Tanguy au gaulliste Chaban-Delmas –, soit publiée.
« J’aurais l’air de devoir me défendre. Or je n’ai rien à me reprocher »,
réplique-t-il à ses proches qui lui conseillent d’accepter. L’Élysée est
sommé de produire des documents afin d’expliquer à la jeune génération les
complexités de l’époque. Hubert Védrine, dont le père, Jean, fit partie de
ces Vichysso-résistants, se mue en professeur d’histoire à l’attention des
collaborateurs de l’Élysée. « En sortant, raconte Hubert Védrine, voulant
plaisanter et détendre l’atmosphère, je dis à Mitterrand : “Ils vous
confondent avec Néron.” Ce à quoi il me répond : “Mais vous savez, sur
Néron on a beaucoup exagéré.” Et il est parti dans une diatribe sur les
chrétiens qu’il devait assimiler à la deuxième gauche rocardienne et la
légende de l’incendie de Rome allumé par Néron. »
Le plus grave, pourtant, est à venir. Il reste des témoins de ce temps. Y
compris des hommes portés par Laval aux plus hautes fonctions, sans qui la
collaboration n’aurait pu exister sous ses pires formes, mais qui ont su
traverser les tempêtes. René Bousquet est de ceux-là. Peu après la sortie du
livre, des témoignages refont surface, d’autres clichés sont exhumés. René
Bousquet et François Mitterrand côte à côte. Non pas lors d’une rencontre
fortuite mais à Latche, sur le perron de la bergerie et à la table familiale. Or
si un nom résume à lui seul la noirceur des années d’Occupation, ses
turpitudes, ses doubles jeux et ses compromissions, c’est bien celui de René
Bousquet. La plupart des Français n’en ont jamais entendu parler avant
qu’une interview de Louis Darquier de Pellepoix 4, en 1978, ne révèle le
rôle de Bousquet dans le crime de la rafle du Vél’d’Hiv. « C’est lui qui a
tout organisé », lance le vieux collaborateur à Philippe Ganier-Raymond, le
journaliste de L’Express qui a su le dénicher dans son exil de Malaga.
Mais qui est donc René Bousquet ? Ce pur produit de la gauche
radicale-socialiste et franc-maçonne, enfant du Tarn-et-Garonne, est nommé
préfet de la Marne le 22 juin 1940, jour même de l’Armistice. C’est le plus
jeune de France, battant, en matière de précocité, un autre radical-socialiste,
Jean Moulin.
Pierre Laval l’a repéré. Il confie à Bousquet le poste de secrétaire
général de la Police, soit, dans les faits, de ministre délégué. Dans le cadre
de sa fonction, il a notamment pour tâche de faire la chasse aux francs-
maçons, aux juifs et aux communistes. Bousquet consacrera l’essentiel de
son énergie aux deux dernières missions. Moins par conviction que par
cynisme, qu’il appelle réalisme, convaincu qu’il vaut mieux s’en occuper
soi-même que de laisser faire l’occupant. Progressivement, il avance vers
l’ignominie en étant persuadé d’éviter le pire. Dès l’été 1942, il s’improvise
grand ordonnateur de la rafle du Vél’d’Hiv, puis de la déportation des juifs
de nationalité étrangère, enfants compris, qui se cachent en zone non
occupée.
René Bousquet a-t-il joué un double jeu ? C’est ce dont il se prévaut
après la guerre. Il est exact qu’il est détesté par les ultras de la collaboration
qui exécutent d’ailleurs son ami Maurice Sarraut, directeur de La Dépêche
de Toulouse, pourtant acquis au régime de Vichy. Pour autant, rien ne
permet de l’affirmer. Seul un homme, après-guerre, s’en porte garant : Jean-
Paul Martin. Car au sein de l’administration de Vichy, les mouvements anti-
allemands sont tacitement tolérés. Jean-Paul Martin, directeur de cabinet
d’Henri Cado, adjoint de Bousquet, a toute sa confiance. C’est lui qui
renseigne Mitterrand et ses amis sur les risques encourus avant les
opérations, la surveillance dont ils font l’objet de la Gestapo, des soupçons
qui pèsent sur leur réseau.
François Mitterrand ne lâchera jamais Jean-Paul Martin. Radié de la
Fonction publique avant d’être amnistié quatre ans plus tard, ce dernier
trouve dans le jeune ministre de la IVe République secours, et bientôt
protection. Il est de tous ses cabinets. Un jour, Martin présente Bousquet à
Mitterrand – les deux personnes pour qui, affirme-t-il, il a le plus
d’admiration.
Leur rencontre a lieu après le procès intenté à l’ancien secrétaire général
de la police à Vichy. Quand Bousquet passe devant la Haute Cour de justice
en 1949, la France voudrait tourner la page, les jurés aussi. La question de
la rafle du Vél’d’Hiv est à peine évoquée. L’acte d’accusation porte
davantage sur l’aide que ce dernier a fournie aux Allemands lors de la
destruction et la rafle du Vieux-Port de Marseille, et sur les appuis accordés
pour débusquer les postes de transmission de la résistance en zone sud, que
sur le sort réservé aux femmes, aux vieillards et aux enfants qu’il a donnés
comme monnaie d’échange et envoyés à la mort en sachant pertinemment le
sort qui les attendait 5. En trois jours bâclés, pas une question n’est posée sur
l’identité des responsables allemands rencontrés, alors que Bousquet a eu de
longs entretiens avec Reinhard Heydrich, le bourreau de la
Tchécoslovaquie, et Heinrich Himmler, le Reichsführer-SS, soit deux des
responsables de la Solution finale. Le 23 juin 1949, René Bousquet est
acquitté des actes dont il est accusé et relevé du crime d’indignité nationale
pour services rendus à la Résistance.
François Mitterrand s’est toujours retranché derrière ce jugement pour
s’étonner qu’on puisse lui reprocher d’avoir fréquenté l’ancien chef de la
police de Vichy. En ignorait-il le passé ? Une partie peut-être, mais
certainement pas les titres, quoique de manière confuse, puisqu’il écrit à
Anne Pingeot, le 19 juillet 1971 : « Je déjeune à la Banque d’Indochine,
invité par René Bousquet, l’ancien ministre de l’Intérieur de Vichy en
1941 6 ». Un jour, il invite Jacques Attali à le rejoindre au Dodin-Bouffant,
un restaurant parisien qu’il apprécie. Attali le trouve attablé avec une
dizaine de personnes de son âge, dont certaines lui sont inconnues. En
sortant, Mitterrand lui précise leur identité. Il y a bien sûr Jean-Paul Martin
dont Jacques Attali apprend qu’avant d’être le directeur de cabinet de
François Mitterrand, il fut celui d’Henri Cado à Vichy. Attali sursaute
quand il apprend les fonctions de l’homme vêtu de noir qu’il n’a pas su
identifier. « C’est René Bousquet, l’ancien secrétaire général de la police de
Vichy. » Devant son silence stupéfait, François Mitterrand ajoute : « Il nous
communiquait des renseignements par l’intermédiaire de Jean-Paul Martin.
Il a sauvé la vie de tous ceux qui étaient assis autour de cette table. »
Mitterrand vouera à Martin une reconnaissance jamais démentie, au point
de faire recouvrir son cercueil par un drapeau tricolore lors d’obsèques
privées en 1986, où il retrouvera René Bousquet.
Mais si Mitterrand a, à ce point, croisé les chemins de René Bousquet,
ce n’est pas seulement pour l’amitié et la reconnaissance qu’il vouait à
l’ancien chef de cabinet. Il y trouve également un intérêt. En effet,
Bousquet s’est entre-temps reconverti dans la banque et s’est vite rendu
indispensable dans le milieu des affaires. Dans les années 1960, il est
directeur général adjoint de la Banque d’Indochine et siège dans de
nombreux conseils d’administration. Il devient un homme clé de la
distribution d’argent aux partis politiques. Pour le compte des banques
privées, il attribue des enveloppes aux hommes d’avenir susceptibles
d’entraver la toute-puissance du PC – à l’époque, le financement des partis
n’était pas interdit. Il met vivement en avant le nom de Mitterrand.
Parallèlement à cette reconversion, Bousquet siège au conseil
d’administration de La Dépêche du Midi. Le quotidien fait campagne en
faveur de Mitterrand en 1965. Le poids d’un journal comme La Dépêche du
Midi et les attentions particulières d’un distributeur d’enveloppes, voilà qui
compte, dans une relation…
Le photographe toulousain René Cros a fixé sur une image, lors d’un
meeting de François Mitterrand en 1965, René Bousquet, spectateur
attentif. « Bousquet suivait tous les meetings de Mitterrand. On aurait dit
qu’il en était tombé amoureux », affirme ce dernier. Cette fascination
venant d’un homme plus âgé que lui, rompu à tous les stratagèmes
politiques, a-t-elle pu flatter le nouveau héraut de la gauche qui met
de Gaulle en ballottage lors de la première élection au suffrage universel ?
Rien n’empêche de le penser, d’autant qu’ils partagent le même
anticommunisme, dissimulé chez l’un, frontal chez l’autre, et une même
aversion viscérale du gaullisme – François Mitterrand parce que le rôle de
la Résistance intérieure fut gommé par le général de Gaulle, Bousquet par
détestation et ressentiment vichyssois.
Une chose est certaine : le président ne cache pas à ses conseillers ni à
son entourage que, sans considérer Bousquet comme un proche, il apprécie
de s’entretenir avec lui. Bien plus tard, lors d’une promenade avec Franz-
Olivier Giesbert qui, à son tour lui pose la sempiternelle question « Mais
pourquoi Bousquet ? », Mitterrand a cette seule réponse : « C’est mon
mauvais côté. C’est le genre de personnage qui m’a toujours amusé. Un
aventurier. » Aventurier avec qui il aime frayer, effectivement. A fortiori
quand, en 1974, une nouvelle campagne présidentielle débute.
Le 2 avril 1974, François Mitterrand apprend le décès du président
Georges Pompidou alors qu’il dîne chez Lipp. Les plans de Mitterrand, qui
tablait sur une campagne plus tardive qu’il avait commencé à préparer, s’en
trouvent chamboulés. Peu importe. Son vieux complice de la
IVe République, Jacques Chaban-Delmas, se déclare le jour des obsèques de
Georges Pompidou, ce qui n’était sans doute pas le moment adéquat. Valéry
Giscard d’Estaing et lui ont la sagesse de se porter candidats le même jour,
la semaine suivante. Il reste à peine un mois avant l’élection, prévue les 5 et
19 mai. Le week-end qui suit, celui de Pâques, Mitterrand part à Latche.
Le dimanche, quelques journalistes sont présents pour recueillir ses
impressions de début de campagne. Sur un cliché, on aperçoit François
Mitterrand debout sur la butte et, derrière lui, un homme imposant, attentif à
ce qui se dit : René Bousquet. Le lendemain, Christine Clerc, journaliste au
Point, se présente à Latche. Avec le photographe Manuel Bidermanas. Elle
a prévu un reportage où elle suit tous les prétendants à l’Élysée. La veille,
elle se trouvait chez Chaban-Delmas à Ascain, au Pays basque. Lors du
déjeuner auquel elle est conviée, elle se retrouve à table avec deux invités :
René Bousquet et Jean-Paul Martin. Mais ce n’est qu’à l’occasion de la
parution du livre de Pierre Péan que les photos de Manuel Bidermanas
ressortent. En 1974, ce n’est pas le soutien de La Dépêche du Midi que le
visiteur apportait – il avait quitté le conseil d’administration du journal.
Faisait-il encore partie des généreux donateurs de Mitterrand ?
Probablement pas. Plus certainement, en pleine période de front commun
des gauches, socialistes et communistes réunis dans une même alliance,
Bousquet voulait-il sentir par procuration l’odeur de poudre des batailles
électorales au côté d’un homme dont il aurait aimé épouser le destin…
À la parution des photos, l’incompréhension d’une partie des socialistes
est d’autant plus vive qu’entre-temps, René Bousquet est devenu l’un des
symboles de cette France cynique et collaborationniste qui a su, par des
manœuvres et des relations obscures, se refaire une virginité. Peu à peu,
tous ses soutiens l’ont lâché. Il a progressivement quitté les différents
conseils d’administration dans lesquels il siégeait encore. Serge Klarsfeld,
qui traquait depuis longtemps Jean Leguay, un subordonné de Bousquet, a
entrepris, depuis le début des années 1980, de rassembler des preuves
supplémentaires. Et surtout de contourner le jugement de 1949 et ses
curieuses omissions des responsabilités véritables dans la rafle du
Vél’d’Hiv. Il saisit le tribunal de faits nouveaux, ce qui permet de casser la
décision préalable de 1949. Bousquet peut donc désormais se retrouver
devant les assises pour la première comparution liée à la Seconde Guerre
mondiale qui verrait un responsable, décisionnaire, répondre de ces actes à
la place d’exécutants. La procédure est longue, d’autant que le pouvoir
traîne des pieds. Georges Kiejman, le ministre de la Justice nommé par
François Mitterrand, reprend publiquement un vieil argument déjà entendu :
« Au-delà de la lutte contre l’oubli, il est important de préserver la
paix civile. »
Ces manœuvres, dont tout laisse à penser qu’elles sont inspirées par un
sentiment commun de la Chancellerie à l’Élysée, ne servent à rien.
Désormais, l’instruction ne peut plus être retardée. René Bousquet est
appelé prochainement à être jugé pour crimes contre l’humanité. Il l’aurait
été si, le 8 juin 1993, un illuminé, Christian Didier, ne lui avait tiré cinq
balles dans le corps. Ce sera donc un criminel de guerre que François
Mitterrand a côtoyé.
Le président n’a plus le choix. Il lui faut parler aux Français. Tout ce
qu’il voulait expliquer se retourne contre lui. Ses omissions, ses silences, et
son ambiguïté dont il avait fait une vertu cardinale, passent pour des
mensonges et des compromissions. Dix jours après la sortie du livre, le
12 septembre 1994, il accepte un entretien mené par Jean-Pierre Elkabbach.
Deux heures avant le rendez-vous, il est allongé sur son lit, saignant du nez,
conséquence de sa chimiothérapie. En son for intérieur, sa conviction reste
la même : « Il est trop tard pour juger. Personne ne peut comprendre si on
n’a pas connu cette époque. Elle appartient à ceux qui l’ont vécue. » C’était
également la position de De Gaulle. « Ne me ménagez pas », demande-t-il à
l’intervieweur.
Ce sera le cas. Jean-Pierre Elkabbach aborde tous les sujets dérangeants,
l’interroge sur ses relations avec René Bousquet, le questionne sur
l’antisémitisme de Vichy, son engagement dans les mouvements de jeunesse
des Croix-de-Feu. C’est un homme épuisé qui lui répond d’abord – lèvres
blanches, voix faible, visage creusé, pâle malgré le maquillage. Mais à
mesure que l’entretien se prolonge, le président reprend vie. Sa rage, le
sentiment d’une injustice le concernant, l’emportent sur la maladie qui le
laissait exsangue quelques minutes auparavant.
Il hésite, se trompe sur des dates, mais répond avec un pouvoir de
conviction et une énergie qui le transportent. Il en sort harassé mais soulagé,
alors qu’autour de lui les mines sont consternées. Lui devine que sa
sincérité a touché, non la classe politique qui ne l’intéresse plus vraiment,
mais ses fidèles, ceux qu’il nomme « les gens honnêtes ».
Même si, le lendemain, il confie ses doutes à son frère Robert, il sait au
fond de lui qu’il a raison. Il ne se trompe pas. Les lettres de soutien arrivent
par milliers à l’Élysée. Trois cents par jour, douze mille au total, dans un
flot qui ne cesse pas pendant plus d’un mois. Ce soir-là, sur leur écran, ce
n’est pas leur président que ses soutiens ont vu. Mais un homme luttant
encore, envers et contre tout, malgré ce masque momifié qu’ont les gisants
des tombeaux.

1. Une opération faite sous mandat de l’ONU.


2. Quand Danielle le vit pour la première fois, elle trouva qu’il ressemblait à un danseur de
tango sud-américain, ce qui n’était pas à proprement parler son genre d’homme.
3. La photo fut prise lors d’une convocation de tous les services de Vichy et non, comme ce fut
avancé, pour une remise de la Francisque. Il se trouvait à Londres le jour où il l’obtint, obtention
connue et validée par les responsables de la Résistance, qui considéraient que cette décoration
valait sauf-conduit.
4. Louis Darquier de Pellepoix, longtemps à la tête du Commissariat général aux questions
juives sous Laval, condamné à mort par contumace et réfugié en Espagne.
5. L’écrivain Paul Morand, avec qui Bousquet déjeunait fréquemment, écrit, dans son Journal
de guerre, à la date du 23 octobre 1942 : « Quant aux juifs il n’en reste plus. On dit à Vichy
couramment qu’ils ont été gazés dans leurs baraquements. »
6. Bousquet ne le fut qu’à compter de 1942.
CHAPITRE 12

La Cène

La cérémonie des adieux s’étire sur trente-quatre semaines. Trente-


quatre semaines de rendez-vous avec les fantômes du passé, de retrouvailles
douces-amères et de moments de grâce bornés par deux dates : la fin du
mandat présidentiel, le 17 mai 1995, et la disparition de Mitterrand, le
8 janvier 1996. Dans l’intervalle, une existence en pointillé pour un
vieillard au seuil de la mort, hanté par les lieux et les hommes qui ont tissé
sa longue vie.
Une fois les clés de l’Élysée remises à son successeur au terme de deux
septennats – un exploit inégalé –, Mitterrand est délivré. Son corps le lâche,
la douleur le lance toujours davantage, mais plus aucune charge officielle ne
pèse désormais sur ses épaules. Il est libre, comme peut l’être un condamné
à mort.
Les problèmes d’intendance n’en sont pas. Ils ont été réglés avant le
départ de l’Élysée. Mitterrand a écarté l’idée de retourner vivre rue de
Bièvre devenue, depuis 1981, la maison de Danielle. Y partager un repas en
famille le dimanche, oui ; y recevoir des proches, pourquoi pas ; s’y
installer à demeure, c’est hors de question. Il veut continuer et achever sa
vie avec Anne à ses côtés. Et recevoir sans entrave Mazarine dont
l’existence, si longtemps restée un secret d’État, a été dévoilée aux Français
quelques mois auparavant.
L’État a mis à disposition de l’ancien chef de l’État et de sa poignée de
collaborateurs un vaste appartement parisien, avenue Frédéric-Le-Play, qui
ouvre sur l’esplanade du Champ-de-Mars. Il est lumineux mais
impersonnel, fonctionnel mais anonyme, pratique – avec sa double entrée –
mais lugubre. C’est un non-lieu de grand standing, l’anti-Latche à l’ombre
de la tour Eiffel et de l’École militaire, même si les allées du Champ-de-
Mars abritent une collection d’arbres remarquables devant lesquels il lui
arrive de faire halte au cours de ses promenades avec le docteur Tarot, son
médecin anesthésiste. Pas de pins des Landes sous ses fenêtres mais un
somptueux marronnier jaune plus que centenaire ; pas de chênes
d’Amérique mais, au lointain, un mûrier blanc à l’écorce crevassée couleur
gris-brun.
Mitterrand consomme avec parcimonie ce qui lui reste de temps à vivre.
Il donne l’impression de s’éparpiller alors qu’il sacrifie à des rites qui lui
tiennent à cœur. En compagnie d’Anne, il séjourne quelques jours à Venise,
une ville dont il aurait pu être fait citoyen d’honneur, tant il l’a aimée et
fréquentée. Un temps, une rumeur a d’ailleurs circulé, qui faisait de l’ancien
président le propriétaire d’une maison sur la lagune. Peu après, il décline
une invitation du roi d’Espagne mais accepte de faire un bref déplacement
aux États-Unis pour y retrouver le club huppé des retraités de la vie
politique : Margaret Thatcher, George Bush père, Mikhaïl Gorbatchev et
quelques autres. Seul l’ancien chancelier allemand, Helmut Kohl, manque à
l’appel. Plus tard, ce sera l’Égypte et Assouan.
Mais plutôt que les déplacements à l’étranger, Mitterrand privilégie les
escapades en France. Ce sont autant de retours sur sa propre existence, de
retrouvailles avec ce qui a constitué la trame d’une vie. À deux ou trois
reprises, il retourne à Gordes, où l’attendent les cerisiers et les oliviers qu’il
a plantés dans le jardin d’Anne. En juin, il est à Solutré, trop faible pour
aller jusqu’au bout de l’ascension de la falaise. Épuisé par l’effort, il est
contraint de s’arrêter à mi-parcours. Sur le chemin du retour, il fait une halte
à Taizé pour un ultime dialogue intime avec frère Roger, qui anime la
communauté et à qui il rend visite chaque année depuis vingt ans, en
général pour la fête de la Pentecôte. Au cœur de l’été, un autre rendez-vous
est honoré : la promenade au bord du lac Chauvet, dans le Puy-de-Dôme,
sur les terres de son complice Michel Charasse.
Mitterrand préfère les séjours discrets, loin des journalistes et de la
foule. En août, profitant d’un léger mieux, il s’échappe avec Anne sur les
routes de sa Charente natale dire adieu à son enfance. À Latche, personne
de la famille n’a été mis dans la confidence. Le voyage est un cadeau en
forme de pèlerinage mi-païen, mi-religieux, qu’il offre à la mère de
Mazarine. « Bonheur de cinq jours », écrit celle qui a été, glisse Mitterrand
dans l’ultime lettre qu’il lui écrira, « ma chance de vie ». Avec Anne, sans
autre témoin que les gardes du corps, il revoit Touvent, la maison des
grands-parents et des souvenirs enchantés de l’enfance, la Dronne paisible
qui coule à ses pieds, l’église d’Aubeterre, le baptistère et la nécropole
creusée dans le roc si souvent revisitée depuis qu’il en a descendu les
marches en compagnie de sa mère, il y a tant d’années. Le pèlerinage est
paisible et la météo clémente. Un autre jour, une abbaye proche accueille le
couple anonyme le temps d’un office rehaussé par le chœur des moines.
Puis c’est dans un cimetière qu’ils déambulent à la recherche de la tombe
d’un obscur général, avant de rendre visite à un ami médecin de campagne
adepte des ondes électromagnétiques pour réparer les corps et les âmes.
Mitterrand est chez lui en Charente. Les paysages lui parlent. Les pierres lui
racontent des histoires familières. « Mon pays, c’est la Charente », rappelle-
t-il.
Un peu plus tard, en septembre, c’est Belle-Île qui l’accueille pour une
semaine, avec Danielle cette fois, comme s’il s’agissait de maintenir un
équilibre familial. Ce qui l’attire ici, lui qui a toujours revendiqué d’être un
homme de la terre ? La beauté sauvage du lieu, la palette des gris du ciel,
l’austérité des paysages de landes, les troncs torturés par les vents. Et la
conviction que l’air marin lui redonne un semblant de force alors qu’il en
manque tant.
Entre deux escapades, Latche reste le port d’attache, le quartier général
de Mitterrand, et le point de ralliement de sa tribu. Pour le dernier été de
l’ancien président, défilent dans la maison les « historiques », habitués des
lieux, et une poignée de nouveaux venus, les Landais et les « étrangers »,
fussent-ils descendus de Paris, les vieux soldats de la Mitterrandie, anciens
de la Convention des institutions républicaines et de la FGDS, et la
génération montante du Parti socialiste, ceux-ci plus à gauche que ceux-là.
Jean-Luc Mélenchon appartient à la dernière catégorie. Sans être un intime
du « Vieux », comme il l’appelle affectueusement, le cofondateur de la
Gauche socialiste est un allié de l’ancien chef de l’État. « C’était un
bonheur de travailler avec François Mitterrand comme chef de meute. Il
était capable de déclencher des choses gigantesques par sa seule parole.
Toutes les discussions que nous avions étaient des discussions dignes »,
confie-t-il. C’est un peu par hasard que Mélenchon, alors sénateur, se
retrouve à Latche l’été 1995. Il arrive dans les bagages d’une autre figure de
l’aile gauche socialiste, Marie-Noëlle Lienemann, en vacances dans les
Landes et à qui Mitterrand a proposé de venir le rejoindre « avec qui elle
veut ». Ce sera donc Mélenchon.
Avant même d’aller caresser les ânes dans l’enclos, un sujet de
discussion s’impose entre les trois complices : la reconnaissance officielle,
quelques semaines auparavant par Jacques Chirac, de la responsabilité de
l’État français dans la rafle du Vél’d’Hiv en juillet 1942 : « Oui, la folie
criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français
[…]. La France, patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre
d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable.
Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » Ces
mots, son prédécesseur a toujours refusé de les prononcer. Lorsque, un an
auparavant, il a participé à l’inauguration du monument commémorant la
rafle, Mitterrand n’a pas dit un mot, n’a pas fait un geste. À ses deux invités
dont c’est la première visite, il lance : « Pourquoi ajouter une humiliation à
la France […]. Pourquoi s’excuser ? Qu’est-ce que le pardon et les excuses
ont comme sens ? »
Mitterrand sait qu’il prêche des convaincus. Mélenchon et Lienemann
appartiennent à la « génération Mitterrand ». Même s’ils ont critiqué la
participation de la France à la guerre du Golfe, même s’ils ont ferraillé
contre le dauphin présumé, Laurent Fabius, ils partagent l’analyse de
Mitterrand, qu’il s’agisse des heures sombres de l’histoire de la France
contemporaine ou de l’avenir de la gauche française. Ils sont ses héritiers,
davantage que Lionel Jospin, pressé d’inaugurer l’après-mitterrandisme et
passé dans le camp des critiques de l’ancien président. Ils sont fougueux,
enflammés, peut-être excessifs, sans doute plus radicaux que Mitterrand
mais c’est justement à cause de cela qu’il les accueille au soir de sa vie – à
deux reprises. En mettant en scène cette connivence, il tombe du côté
gauche.
Entre deux visites – celle de Roland Dumas venu un bouquet de fleurs à
la main ou celle du couple Lang en partance pour la Chine –, entre deux
déplacements – à Paris pour un examen de santé, chez son ancien directeur
de cabinet, Jean Glavany, également propriétaire d’une maison dans les
Landes –, Latche a des allures de résidence d’écrivains. Mitterrand travaille
à un livre d’entretiens avec Georges-Marc Benamou, devenu le chroniqueur
de la fin de sa vie. Des conversations – à l’Élysée, à Latche ou ailleurs –
entre le journaliste qui n’a pas 40 ans et le vieil homme en bout de course
va naître un livre souvenir promis à être un succès de librairie. Ce ne sont
pas à proprement parler des mémoires, même si l’ouvrage sera publié post
mortem sous le titre Mémoires interrompus, mais le récit d’un itinéraire
politique peu commun, celui qui conduisit un jeune provincial issu de la
droite catholique de Vichy à la Résistance, et s’acheva à l’Élysée.
Mitterrand s’approprie le manuscrit. Installé dans la bergerie ou à
l’ombre de son chêne, stylo à la main, il biffe, rature, corrige, réécrit les
pages qui, par fax, font la navette entre Latche, l’avenue Frédéric-Le-Play
et le bureau de Benamou à Paris. L’exercice lui donne une énergie qu’il
pensait disparue. Affaire d’émulation, de concurrence ? Car Mitterrand
n’est pas le seul à écrire à l’ombre des pins. Roger Hanin peaufine un
nouveau roman pour les éditions Grasset tandis que Danielle a entrepris de
raconter sa vie – ce sera En toutes libertés – en se faisant aider par Patrick
Amory, un auteur mis à sa disposition par l’éditeur. Le choix est habile.
Amory, physique de jeune premier, bagout exceptionnel et culot d’acier, est
passé maître dans l’art de susciter les confidences de ses interlocuteurs. En
août, il séjourne quelques jours à Latche. Danielle l’a adopté et lui ouvrira
ensuite les portes de la rue de Bièvre. François est quant à lui plus réservé.
Amory, à qui l’affaire Greenpeace a inspiré un livre à la gloire des services
secrets, Mission oxygène, essaie de lui soutirer des confidences, en vain.
Mitterrand reste muet.
Ses préoccupations sont ailleurs. Une question, en particulier, le
taraude. Où sera-t-il inhumé ? Il avait acquis en catimini, à la veille de
quitter l’Élysée et pour un franc symbolique, un carré de terre dans un site
somptueux chargé d’histoire inséré dans le parc naturel du Morvan : le
sommet du mont Beuvray, sur l’ancienne capitale gauloise Bibracte, lieu
mythique où Vercingétorix fut proclamé chef des Gaulois unis et où « a été
tenté ce qu’on pourrait appeler la première forme de l’unité française »,
affirme Mitterrand. Révélée par la presse au cœur de l’été alors qu’il était à
Latche, cette acquisition suscite un tollé. La polémique ne tarde pas à enfler.
On parle de fait du prince, de dérive monarchique jusque dans l’au-delà, de
mégalomanie… Pour souligner les passe-droits dont a bénéficié la famille
Mitterrand dans cette affaire, une association est même créée, qui propose à
ses adhérents d’acquérir une sépulture sur le mont Beuvray, dans les mêmes
conditions.
L’ancien président avait-il vraiment eu en projet d’être inhumé à
Bibracte ? Si oui, il n’a eu d’autre choix que de renoncer. Mais vers quel
lieu se rabattre ? Il en revient à son choix initial, officialisé dans un
testament. Il s’en tiendra là. Il refuse d’être inhumé à Cluny – c’est le pays
de Danielle et de sa famille, non le sien. Dans les Landes ? S’il est chez lui
au milieu des pins et des chênes, l’idée d’être enterré à Soustons ou à Azur,
seul, cerné de tombes familiales aux noms inconnus n’a jamais dû lui
traverser l’esprit. Reste la Charente. Aubeterre ? La nécropole médiévale
n’est pas un cimetière. Nabinaud, le minuscule village qui englobe
Touvent ? Souvenirs mis à part, plus rien ne le relie à la maison familiale
qui a changé de mains. Faute de mieux, c’est donc dans le cimetière de
Jarnac, dans l’anonyme caveau familial, que l’ancien président sera inhumé.
À côté de sa mère.
Lorsque, à la fin de l’été, Mitterrand se prépare à quitter les Landes
pour Paris, la question a dû l’effleurer : Est-ce un adieu ou un au revoir à sa
datcha, à la bergerie aux murs encombrés de souvenirs, au « chêne du
président » dont les branches caressent la maison, à l’armée des pins qui
occupe le terrain alentour jusqu’à l’océan ? Reverra-t-il un jour cette
maison, achetée il y a cinquante ans presque jour pour jour et dont le destin
a épousé le sien ?
Il l’ignore alors mais il y retournera une dernière fois, brièvement, le
temps d’un dernier réveillon. À vrai dire, ce repas n’aurait jamais dû avoir
lieu. À Noël, Mitterrand était au Old Cataract à Assouan, en Égypte,
contemplant, depuis la terrasse de la suite où il logeait, la beauté paisible du
Nil avec Anne, Mazarine et quelques amis. Il avait prévu d’y rester les tout
premiers jours de janvier. Mais le 29 décembre, pour une raison
inexpliquée, cet homme à bout de forces, qui ne se déplace plus que soutenu
par le docteur Tarot, bouscule ses plans, décide d’avancer son retour en
France et de sacrifier à la tradition qui réunit chaque année à Latche, le
31 décembre, la tribu Mitterrand pour le repas de réveillon.

*
Raconter avec exactitude les derniers jours à Latche est impossible. Non
que les témoignages manquent. Ils sont légion, précis, mais se contredisent.
La vérité des uns n’est pas celle des autres. Elles s’excluent radicalement
jusqu’à alimenter des querelles fratricides qui, un quart de siècle plus tard,
ne sont toujours pas éteintes.
Un fait aussi banal que le retour d’Égypte illustre le télescopage des
souvenirs. Si les biographes de l’ancien président s’accordent pour dire que
l’avion de Mitterrand, parti d’Assouan, s’est posé à Biarritz le 29 décembre
avant que celui-ci ne rejoigne Latche par la route, Roger Hanin, proche
parmi les proches, raconte une tout autre histoire – inventée de bout en
bout. Dans un livre qui se veut « une lettre d’amour » à l’ancien président, il
assure que Mitterrand, dans un état de fatigue extrême, est descendu dans
les Landes en train depuis Paris. Et d’expliquer au lecteur avec force détails
que la SNCF avait mis à sa disposition un wagon pour lui et la modeste
troupe qui l’accompagnait !
Avec le récit du repas de réveillon, la guerre des mémoires atteint des
sommets et tourne au règlement de comptes entre gardiens du temple
autoproclamés et chroniqueurs sentant le soufre. Comment pourrait-il en
être autrement ? L’affaire ne concerne-t-elle pas l’ultime apparition de
Mitterrand au milieu des siens, autrement dit, une page de l’histoire de
France ? Dans huit jours, il ne sera plus de ce monde. Et puis, les témoins
qui participent à cette cérémonie des adieux, tous dotés d’un caractère bien
trempé, sont trop nombreux, trop engagés, pour que les souvenirs
s’accordent.
L’évocation du déjeuner de la veille, elle, n’a jamais créé de ligne de
fracture entre les participants. Il était plus intime, réunissant moins d’une
dizaine de personnes dont Henri Emmanuelli et son épouse Antonia, invités
surprises d’un hôte qui a confondu les dates du 30 et du 31 décembre.
Mitterrand n’est plus que l’ombre de lui-même. Ses gestes sont lents. Sa
faiblesse fait peine à voir. Antonia Emmanuelli en rend responsable le
docteur Tarot. « Vous êtes un assassin ! L’amener en Égypte ainsi… Mais à
quoi pensez-vous ? » lui lance-t-elle. Tout le monde est médusé. L’épouse
du député des Landes ignore que Mitterrand est parti en Égypte avec
« l’autre famille » – Anne, Mazarine et des proches. Devant le silence
général, elle en rajoute : « Franchement, est-ce que vous aviez besoin
d’aller là-bas, alors que vous êtes si fatigué ? » Danielle, qui sait, boit du
petit-lait. Henri Emmanuelli foudroie son épouse du regard. Mitterrand
sourit et lâche : « Vous savez, au point où j’en suis… »
Le lendemain, le soir du réveillon, plus de fausse note, d’interpellations
véhémentes, mais un repas à l’atmosphère étrange, alternativement grave et
légère, empreinte de nostalgie et de tendresse. Autour de la longue table qui
traverse le salon de part en part, dix-neuf couverts ont été dressés pour des
convives qui constituent autant de strates résumant l’essentiel d’une vie
près de s’achever. Le noyau familial est le mieux représenté autour de
Danielle, ses fils, Gilbert et Jean-Christophe, leurs conjointes et leurs
enfants, enfin Christine Gouze-Rénal et Roger Hanin. S’y ajoutent les
amitiés forgées pendant la guerre et la Résistance avec le couple Munier,
celles héritées des combats politiques – Henri Emmanuelli, revenu avec
Antonia et leurs deux enfants, Jack Lang et son épouse Monique – et celles,
enfin, nées des hasards de la vie – Pierre Bergé, Georges-Marc Benamou et
le docteur Tarot.
Le vingtième couvert est celui de François Mitterrand. Cette année,
pour la première fois, il a été installé un peu à l’écart, sur une table basse
installée à proximité de la baie vitrée qui ouvre sur la pelouse et au-delà.
L’ancien président se fait attendre. Cloîtré dans la bergerie, il regarde à
la télévision son successeur présenter ses vœux aux Français. C’est la
première fois que Chirac se livre à l’exercice. Et de l’avis de Mitterrand, il
s’en est bien sorti. Il a trouvé les mots qu’il fallait et pris de la hauteur. Il a
parlé non comme un homme politique mais comme un chef de l’État.
Inattendu, l’éloge surprend ses convives lorsque Mitterrand, surgi de la nuit
épaisse, les rejoint, passé 21 heures, soutenu par le docteur Tarot et un
gendarme de la sécurité. Pourtant, ils connaissent leur hôte et son goût du
contre-pied. À un proche qui, un jour, avait critiqué le septennat de Giscard,
n’avait-il pas sèchement répliqué que son prédécesseur avait été un grand
président ?
Étendu sur le fauteuil où il fait habituellement la sieste, Mitterrand
reçoit. Davantage que des apartés, ce sont des audiences privées qu’il
accorde. Elles se succèdent tandis qu’à deux pas, sur la table principale, des
plats chargés de nourriture suivent d’autres plats : huîtres, foie gras,
chapons… À chacun de ses confidents, l’ex-président chuchote un message
testamentaire qui n’a rien d’improvisé. D’une voix faible mais que ne
couvrent ni les rires ni le flot de paroles des convives, c’est un souhait qu’il
exprime, une confidence qu’il lâche, un regret qu’il murmure, un souvenir
qu’il évoque, une promesse qu’il arrache.
La ronde lugubre achevée, comment retrouver un semblant de rires ?
Roger Hanin s’y emploie avec son accent pied-noir, picorant dans son
catalogue une poignée de blagues parmi celles qui ont tant de fois fait rire
son beau-frère. C’est un conteur hors pair, un bateleur de premier ordre,
mais ce soir, il n’a pas de succès. Ses histoires, fades et usées, ne font plus
recette. Le trio qui lui succède fait à peine mieux. Henri Emmanuelli et
Gilbert Mitterrand improvisent une parodie de journal télévisé avec Jack
Lang dans le rôle du présentateur vendu à la droite. En d’autres temps,
Mitterrand en aurait redemandé. Ce soir, il peine à sourire.
À un peu plus de 23 heures, il a envie d’abandonner ses invités, de
rejoindre la bergerie et les fantômes de la nuit qui l’y attendent. « Il s’est
levé et a commencé à marcher sans aide. Au fur et à mesure qu’il avançait,
il regardait chacun d’entre nous. Arrivé sur le pas de la porte d’entrée,
lentement, il s’est retourné et, sans prononcer un mot, d’un regard
circulaire, il a embrassé tout le monde. C’était très impressionnant »,
raconte son fils Gilbert en mimant les gestes de son père dans la maison.
C’est son autre fils, Jean-Christophe, qui lui offre son bras pour rejoindre la
bergerie en toute sécurité malgré l’herbe glissante : « Mon père a ouvert la
bergerie, a passé sa main dans la chevelure de mon fils qui était à mes côtés,
un geste inhabituel chez lui. Puis il nous a dit bonsoir et nous nous sommes
quittés. »
Pour certains, ce soir-là, l’ancien président était incapable de faire un
pas sans aide, y compris à l’intérieur de la maison principale. Mais alors,
qui croire ? Où se cache la vérité ? En fait, c’est le récit de la soirée de
réveillon tout entière qui est sujet à caution avec, pomme de discorde
indépassable, l’épisode fameux des ortolans. Georges-Marc Benamou a mis
le feu aux poudres avec Le Dernier Mitterrand. Dans le livre, il met en
scène, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, un Mitterrand à
l’agonie mais vorace. Pantagruel à l’article de la mort, l’ancien président
aurait rassemblé ce qui lui restait de force pour ingurgiter des bourriches
d’huîtres et se goinfrer d’ortolans, ces minuscules oiseaux hors de prix
interdits à la capture comme à la vente, dont il raffolait.
Le scandale allait être inversement proportionnel à la taille des oiseaux :
immense. D’autres pages bien plus sulfureuses auraient pu être brandies, en
particulier les propos de Mitterrand sur son idéal féminin rapportés par
Benamou – des femmes d’une trentaine d’années, brunes plutôt que
blondes, avec du sang nordique plutôt que méditerranéen dans les veines,
actrices plutôt que mannequins ou danseuses… Mais non, c’est la scène des
ortolans qui scandalise et donne lieu à des mises au point indignées dans la
presse.
Il existe autant de récits du repas de réveillon que de témoins. Voire
davantage, tant il est vrai que plusieurs témoins ont modifié leur récit au fil
du temps – y compris Georges-Marc Benamou. « Il y avait des ortolans
mais pas pour tout le monde », affirment d’une même voix Jean-Christophe
et Gilbert Mitterrand. « Ils sont donc restés au frigo », jure Gilbert. « N’y
ont eu droit que quelques privilégiés », corrige son frère aîné. « François
Mitterrand n’a jamais consommé deux ou trois douzaines d’huîtres, ni
même goûté un seul ortolan. Il n’était pas en état », assure de son côté le
couple Munier. Antonia Emmanuelli confirme : « Le président ne pouvait
rien avaler. Il pouvait à peine parler. Il était à la limite de ses forces. » Il
n’empêche que des voix discordantes évoquent bel et bien un Mitterrand
dégustant des ortolans. Roger Hanin, lui, prétend que Mitterrand a
« savouré l’oiseau défendu ». De son côté, Jack Lang, interrogé par le
journaliste Christophe Barbier, assure qu’il a donné un coup de main au
président : « François mangeait d’habitude les ortolans d’une seule
bouchée, d’un seul bloc. Là, j’ai été obligé de les lui découper » 1. Une
légende naît…
La journée du lendemain est la dernière que Mitterrand passe à Latche.
Une journée au ralenti, cafardeuse comme un ciel landais en hiver.
Traditionnellement, le 1er janvier, Pierre Bergé régale tout le monde à
l’auberge du Soleil, à Azur. Cette année, le programme est à l’arrêt et le
temps suspendu dans l’attente d’un signe venu de la bergerie. Il est
13 heures et l’ancien président sommeille. À 14 heures, toujours pas
d’information en provenance de la bergerie. Quinze minutes plus tard arrive
enfin un message, transmis par la gardienne : « Ne m’attendez pas.
Déjeunez sans moi. » Le déjeuner a donc lieu en son absence, mais à
Latche.
À 15 heures, Mitterrand sort de son antre suivi par le docteur Tarot, son
ange gardien. Il hasarde quelques mots pour dire combien il manque à tous
ses devoirs, reparle des vœux de Chirac et des commentaires de la presse du
jour, évoque la disparition d’une romancière, Suzanne Prou, décédée deux
jours plus tôt. L’heure tourne et l’avion de Pierre Bergé attend à l’aéroport
de Biarritz, qui doit ramener toute la troupe vers Paris. La cérémonie des
adieux se clôt. Demain, c’est lui qui retournera dans la capitale.
Les années Latche sont finies. Au matin du 8 janvier, Mitterrand décède
à Paris.

1. Il est en réalité peu probable que François Mitterrand ait mangé plusieurs ortolans. On ne
propose qu’un ortolan par convive.
CHAPITRE 13

Latche après Latche

Plus personne n’a dormi dans la bergerie. On ouvre la porte. On


regarde. On avance avec précaution. Personne n’a touché un objet sur les
étagères, ni saisi un ouvrage de la bibliothèque. La bergerie reste à jamais le
sanctuaire de François Mitterrand, à la fois thébaïde, centre du pouvoir,
refuge secret et silencieux. Vingt-cinq ans après sa mort, rien n’a changé.
On dirait que son hôte s’est absenté un instant. Les mêmes fauteuils, le
même tapis, les mêmes cannes, les mêmes tableaux.
Le bâtiment est d’une simplicité qui intimide. À l’intérieur, une pièce
chaulée d’un seul tenant, vaguement arrondie, soutenue par un lourd pilier
de chêne qui supporte les poutres et les solives. Quand on pousse la vieille
porte en bois, deux vastes baies donnant vers le sud pour l’une, vers l’est
pour l’autre, offrent à la pièce une clarté qu’elle n’avait jamais connue. Un
lit, invisible depuis l’entrée, caché par une murette, est posé très bas sur un
sommier. Derrière une porte, une minuscule salle de bains que l’on
distingue à peine. Près d’une des grandes vitres, deux tréteaux et une
planche en guise de bureau. C’est là qu’il écrivait, souvent avec comme
seul compagnon un labrador couché à ses pieds et, à portée de main, un
téléphone directement relié à l’Élysée. Les fauteuils en contrebas de
l’estrade sont recouverts de peau de vache.
Tout autour, dans la bibliothèque, une rareté : la collection complète du
Livre de poche, du numéro un, Koenigsmark, de Pierre Benoit, au dernier,
sorti en septembre 1995. Elle a été lue au hasard des envies, comme en
témoignent les pages marquées d’un brin d’herbe séchée ou d’une feuille
racornie. Sur une table, quelques ouvrages manifestement ouverts à
plusieurs reprises. Un Ancien Testament, les Mémoires d’outre-tombe,
Pascal et Cicéron. Peu de livres récents ou d’ouvrages dédicacés. Ils sont
ailleurs, rue de Bièvre et, autrefois, dans l’appentis transformé en
bibliothèque. Partout, des tableaux offerts par des amis ou achetés, dont
chacun a son histoire. Des bucranes péruviens en osier sont accrochés à un
mur.
Sur les étagères, François Mitterrand a laissé des fétiches mystérieux
dont le sens s’est perdu avec sa mort : une pierre ramassée dans le Sinaï, un
bois blanc que les eaux de la mer ont raclé jusqu’à lui conférer une teinte de
vieil ivoire, une rémige d’oiseau, une carapace de scarabée, une pigne, des
photos de ses parents à Jarnac, de son grand-père Jules Lorrain à Touvent,
des portraits d’amis que la vie lui a pris, éteints avant lui et dont le souvenir
demeure ici avec son lot de secrets.
Cette pièce minuscule est un monde et chaque rayon, un autel à usage
personnel. Ce n’est pas une cellule. Elle est trop vaste pour cela, trop
habitée de mémoire, trop emplie de trophées intimes. Mais elle pourrait être
celle d’un ecclésiastique en exil, un Aramis frotté de cardinal retiré du
monde, des offices et de sa gloire, tant le silence y a une épaisseur d’étoffe
et l’air un parfum de vieux papier.
Une seule marque présidentielle trône. C’est un globe confectionné par
l’architecte Fernand Pouillon. Un choix personnel de François Mitterrand.
Un désir monarchique, en même temps qu’une passion pour la géographie,
lui a fait commander cette œuvre inspirée de la fameuse création des
représentations célestes et terrestres de Vincenzo Coronelli pour Louis XIV.
Pouillon en a réalisé une quarantaine, semblables en apparence mais
que d’imperceptibles détails différencient. Ils sont offerts à des chefs d’État
lors de visites protocolaires ou convoités par des ministères et des
ambassades. François Mitterrand en a conservé deux, l’un à l’Élysée et
l’autre ici, dans la petite bergerie, à côté de son bureau. Sans rivaliser avec
celles qui l’ont inspirée, la sphère de Pouillon, d’une taille conséquente –
un mètre vingt de diamètre –, est posée sur un piétement à l’ancienne. Le
président y est représenté. Grand-croix de la Légion d’honneur sur la
poitrine, son portrait est gravé dans les mers australes, tel un Poséidon sur
fond de bibliothèque, non loin des îles Malouines, alors qu’on aurait pu
l’attendre vers le Pacifique de la Polynésie française.
Mais c’est sur la carte de France que l’on remarque les particularités qui
donnent toute son originalité à cette création anachronique et fascinante. À
bien regarder, on trouve tous les lieux qui ont fait Mitterrand : Jarnac, sa
ville de naissance sur les bords de la Charente, Château-Chinon, le fief
électoral qui jamais ne lui manqua, Cluny, le canton de Danielle, Solutré, et
sa roche de Pentecôte, dont l’ascension, après-guerre, rassemblait les
camarades de Résistance avant de devenir un lieu de pèlerinage mondain et
couru, et Latche, bien sûr… Ces noms sont autant de témoins. Faut-il
s’étonner d’en retrouver sur le testament du président ?
François Mitterrand a rédigé ses dernières volontés le 10 septembre
1992, à la veille de sa première opération et quelques mois après avoir
assisté aux obsèques de son frère cadet Philippe, décédé en mai, victime lui
aussi d’un cancer de la prostate. Son exécuteur testamentaire, André
Rousselet, est prévenu. Il connaît l’existence du document mais en ignore la
teneur. Il s’attend à ce que François Mitterrand le lui remette quand il vient
le voir une dernière fois, le 6 janvier 1996, et que son ami lui annonce
l’imminence de sa mort. Il a demandé au docteur Tarot de cesser toutes
transfusions et de simplement le soulager. Rousselet repart les mains vides
et ne sera destinataire du courrier qu’après le décès. La lettre a été confiée
au médecin qui restera avec le malade jusqu’à son dernier souffle. C’est un
texte de trois feuillets et demi rédigés à la main, à l’encre bleue, datés du
jour de leur rédaction.
Dix-sept points pour dire une vie. Et une volonté : que soient réunies
autour de lui, le jour de sa mort, ses nombreuses existences. Le onzième
paragraphe concerne l’ordonnance de ses obsèques. « Je souhaite être
inhumé à Jarnac (caveau de famille, si possible) (ou caveau Faure-Touzet) 1.
Une messe dans l’église de Jarnac est possible. Pas de discours à mes
obsèques. Enterrement dans les quarante-huit heures. Deux bouquets de
fleurs, l’un de roses thé. L’autre d’iris violets et jaunes. » Plus loin, François
Mitterrand précise : « J’aimerais qu’un groupe d’amis se réunisse dans la
chapelle de Nabinaud, en souvenir de moi. Une autre réunion amicale
pourrait avoir lieu à Château-Chinon, chez les Chevrier 2. Saluer mes amis
du canton de Montsauche. Déposer deux gerbes de fleurs naturelles, l’une à
Vézelay, l’autre à Solutré. »
Absent, il émet des souhaits qui sont autant d’ordres. Comme il le
faisait de son vivant, il dit sa volonté à travers des euphémismes qu’il s’agit
de comprendre. Le fameux « une messe est possible », litote inouïe,
conclusion pascalienne d’une vie et du pari sur cet au-delà qui taraude son
esprit, est également un message de rassemblement aux deux France qui, à
travers lui, se sont peut-être parlé pour la dernière fois.
Il s’adressait en même temps à un pays venu du fond des âges et des
provinces, que rythment le balancier des horloges des salles à manger et les
cloches du village, connaissant les arbres courbés qui résistent au vent, pétri
de cette argile qui en compose sa lourde histoire. Et un autre, naissant, qui
croit en un avenir plein de promesses technologiques et de rêves européens,
un monde qu’il a contribué à faire émerger, qui découvre les banlieues, la
« marche des Beurs » et SOS racisme, celui-là même qui, voilà sept ans,
l’adjurait dans Le Matin de Paris : « Tonton laisse pas béton », un slogan
imaginé par le chanteur Renaud. Deux France dissemblables, qui ne se
connaissent pas, ou à peine, qui découvrent leur existence dans une même
patrie, et qu’il a réussi, au soir de son existence, à réunir dans les mêmes
pleurs et le même chagrin.
En ce jour froid et pluvieux du jeudi 11 janvier, c’est la première France
qui revient. Celle de son enfance. En fait, de messes possibles, il y en aura
deux, célébrées à la même heure : une à Jarnac et une à Notre-Dame. Cette
dernière est celle de l’hommage national. L’office est confié au cardinal
Lustiger, avec qui le président aimait s’entretenir. Dans son homélie, le
cardinal se souvient de leurs conversations et de ses écrits. Il sait combien
François Mitterrand voulait regarder la mort en face, ne pas s’en détourner
et en chercher l’impérieuse clé. Né dans des temps anciens, il faisait partie
de ces enfants que l’on emmenait embrasser une dernière fois le front
cireux des morts, dans la chambre où ils avaient toujours dormi. « Il a laissé
entendre qu’il croyait à la communion des saints. » Le cardinal tire à lui
l’homme qui ne parle plus et qui, de toute façon, aura laissé planer jusqu’au
bout cette ambiguïté qu’il affectionnait tant.
Mais c’est vers la nef de la cathédrale qu’il faut se tourner. Plus de
soixante chefs d’État se côtoient dans une seule et dernière occasion de se
rencontrer. Yasser Arafat et Shimon Peres ; Fidel Castro et Juan Carlos
d’Espagne ; Boris Eltsine et le président polonais ; Rainier de Monaco et
des rois de principautés oubliées ; un gotha européen et des émirs
saoudiens. Et, tout devant, Helmut Kohl, une larme roulant sur sa joue.
Les mêmes textes de l’Évangile selon saint Jean, qui rappellent les
doutes de Thomas devant la résurrection, sont lus simultanément dans les
deux églises, dans la simplicité des premiers temps de celle de Jarnac
comme sous les immenses voûtes gothiques de Notre-Dame. Barbara
Hendricks, que Roland Dumas couve d’un œil attentif, est là. La veille, elle
a chanté « Le temps des cerises », sur une place de la Bastille noire de
monde. C’est la fin de la cérémonie. Elle se glisse à côté du chœur de la
maîtrise et interprète un extrait du Requiem de Fauré, « Pie Jesu ».
À l’autre bout du pays, un autre acte se joue. Le cercueil, accompagné
jusque-là par les quatre corps des écoles militaires françaises – Saint-Cyr,
Polytechnique, Centrale et Navale – qui ont délégué chacun deux porteurs,
est rendu à son terroir et à sa famille.
Dans le petit édifice roman, Jacques Fau, le curé de Jarnac, est assisté
de monseigneur Dagens, évêque d’Angoulême, et du père Larsonneur, qui
officie non loin d’ici, dans l’abbaye de Bassac où Mitterrand se rendait en
secret pour s’incliner devant les reliques de sainte Thérèse de l’Enfant-
Jésus. Un seul homme n’est pas entré dans l’édifice : Michel Charasse,
pourtant ordonnateur de ces journées. Ses convictions de libre-penseur lui
interdisent de pénétrer dans l’abbatiale. Il reste dehors. On lui a confié
Baltique, le labrador, qu’il garde en fumant un cigare, songeur. Le cercueil
est placé sur le parvis pour les ultimes hommages avant qu’un lent cortège
ne l’emmène vers le cimetière des Grands-Maisons.
Pour la première fois, on voit Anne Pingeot. Jean-Christophe l’a
appelée après le décès de François Mitterrand. Mazarine se tient au côté de
Jean-Christophe et Gilbert, ses frères. Dans quelques heures, la dépouille
aura retrouvé les siens. François Mitterrand repose auprès de sa mère,
Jeanne, née Lorrain, dans la sépulture familiale. C’est fini. Le vent courbe
les branches nues des arbres. Les familles se séparent. Tous les ans, certains
reviennent devant le mausolée gris de la famille Lorrain-Mitterrand.

*
Le souvenir de l’absent plane pendant des années sur les étés de Latche.
Danielle en est devenue l’âme ; elle y vient plus souvent. Gilbert s’y installe
avec sa seconde épouse, Corina, et leur fils Guillaume, qui n’aura pas connu
son grand-père. Pour Danielle, le quotidien sans François Mitterrand est
devenu étrange. Elle a jusqu’au bout respecté ses dernières volontés, y
compris religieuses. A accepté que la vie secrète de son mari soit révélée au
grand jour, et en parle avec une totale franchise. Elle se plonge corps et âme
dans ce qui fait son existence, ce militantisme teinté de tiers-mondisme qui
lui rend toute injustice inacceptable.
France-Libertés, la fondation qu’elle porte avec toute son énergie, lui
prend désormais l’essentiel de son temps. Peu à peu, elle fait la paix autour
d’elle. S’interroge-t-elle à son tour sur l’énigme de l’existence ? Elle va
chercher des réponses auprès de gourous qui la séduisent un temps avant de
disparaître aussi vite, s’éloigne d’amis qui osent la mettre en garde contre
d’authentiques charlatans exploitant sans vergogne sa générosité et sa
crédulité.
En revanche, elle revoit avec plaisir Marie de Hennezel, cette
psychologue qui a accompagné les derniers mois de son mari et pour qui ce
dernier a préfacé La Mort intime. Par son intermédiaire, elle renoue
également avec Françoise, la mère de ses petites-filles Pascale et Justine.
Elle n’avait pas supporté le divorce entre son fils Gilbert et elle, comme si
cette séparation la renvoyait à un choix de vie bien plus douloureux que tout
ce qu’elle avait laissé paraître. Revoir Françoise redevient un bonheur.
Cette dernière lui apporte cette fantaisie qui l’enchantait lors des années
heureuses, ainsi qu’une réflexion mystique qui l’intéresse autant qu’elle
s’en méfie.
Malgré les fragilités cardiaques de Danielle, elles partent en voyage
toutes les deux, visitent des tribus amazoniennes et participent à des rites
chamaniques. « Un soir, se souvient Françoise, elle a voulu rester jusqu’au
bout des danses rituelles. Ce n’était pas une représentation pour touristes.
C’était vraiment une cérémonie en son honneur, pour la remercier du
secours qu’elle apportait aux peuples premiers. Elle considérait pourtant ces
liturgies avec un certain scepticisme. Jusqu’au moment où l’officiant est
venu lui demander si elle voulait y participer par l’intermédiaire d’un objet
qui lui était cher. Elle lui a confié un médaillon au bout d’une chaîne, le seul
bijou qu’elle portait, « le chêne et l’olivier enlacés ». À ma grande surprise,
je l’ai vue bouleversée. Puis, vite, me dire : “J’ai senti quelque chose
d’inexprimable…” »
Pourtant, peu à peu, le clan se délite. Est-ce l’absence du président, sa
voix de psaumes qui savait, d’une phrase sibylline, apaiser les conflits ou
les ravages du temps ? Les amitiés se défont, y compris les plus anciennes.
Des proches s’éloignent, ne retrouvant plus dans la clairière l’atmosphère
d’autrefois.
Jean-Christophe Mitterrand est à son tour pris dans une tempête
d’affaires liées à ses anciennes amitiés africaines. Le scandale des ventes
d’armes à l’Angola, devenu « l’affaire Falcone », ne l’épargne pas. Sans
directement participer au trafic, il est accusé d’avoir monnayé son carnet
d’adresses et mis en relation certains des protagonistes avec le marchand
d’armes Pierre Falcone. Relaxé dans un premier temps, il est à nouveau
rattrapé par la justice et écroué à la prison de la Santé le 22 décembre 2000,
quatre ans à peine après le dernier réveillon à Latche. En Danielle
Mitterrand se réveille l’instinct de louve. Elle fait tout son possible pour
sortir son fils de prison. Une caution est demandée en échange de sa
libération – 5 millions d’anciens francs, soit environ 700 000 euros.
Danielle remue ciel et terre pour réunir la somme demandée, qu’elle
qualifie de « rançon déshonorante ». Amis et proches sont mis à
contribution, à charge pour Jean-Christophe de s’en acquitter plus tard. Prêt
ou don ? Le remboursement tarde à être honoré, créant des dissensions, y
compris à l’intérieur de la famille. Christine, la sœur et la confidente de
Danielle, décède en 2002. Un lien se rompt. Roger Hanin, de guerre lasse,
finira par se tourner vers la justice pour récupérer son argent.
Danielle, pourtant, tient le cap. Son cœur fatigue mais elle veille à la
santé de sa fondation. Elle continue à se battre, réclame la gratuité d’un
minimum vital d’eau partout sur la planète. Elle se rend au Chiapas pour
rencontrer le sous-commandant Marcos, s’engage en faveur du chef indien
Raoni, qui lutte au Brésil contre l’installation d’un barrage sur son territoire.
Elle ne renie rien de ses engagements et de ses convictions, quitte à étonner
tous les anciens socialistes quand elle se prononce pour le « non » au
référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005. Elle se lance
dans un nouveau récit de sa vie et publie, en 2007, Le Livre de ma mémoire.
On se presse à ses signatures. Nostalgie d’une époque. À Dax, un des
grands salons de l’hôtel Le Splendid, merveille d’architecture Art déco, a
été ouvert pour accueillir ses admirateurs. Ils sont nombreux dans les
Landes. Dans la file, un homme attend son tour. Il s’avance pour lui
demander une dédicace. Elle lève les yeux. C’est Jean Balenci, son ancien
amour. Ils ne s’étaient pas revus depuis vingt ans.
« Je ne regrette rien, dit-elle dans sa dernière interview télévisée, l’été
avant sa disparition. J’ai eu une vie passionnante, ni commune ni facile,
mais passionnante. » Vaille que vaille, elle réunit le clan des derniers
fidèles. Gilbert l’aide. C’est à lui que revient l’entretien de la propriété. Au
fond des bois, il retrouve son appétence d’antan pour les travaux forestiers,
les marches dans les sentiers. Il indique les arbres qu’il faut abattre et ceux
qu’il faut laisser grandir, passe des heures dans les sous-bois de résine que
fait rougeoyer un rayon de soleil. Latche est devenu son domaine.
Danielle s’affaiblit. Françoise est à ses côtés, rue de Bièvre, les jours qui
précèdent son ultime hospitalisation. Lors de sa dernière nuit chez elle,
Danielle sent ses forces l’abandonner. Elle confie sa peur de mourir.
Demande à Françoise de s’allonger près d’elle et d’allumer toutes les
lumières, ainsi que la télévision ou la radio. Une voix familière sort du
transistor : celle de Marie de Hennezel, qui évoque les derniers moments de
vie. Danielle ne veut pas l’entendre. Françoise allume la télévision. Une
rétrospective est diffusée qui raconte la dernière année au pouvoir de
François Mitterrand. On le voit adresser ses vœux aux Français, évoquer
« les forces de l’esprit ». « J’ai regardé Danielle, raconte Françoise. Elle
avait changé d’expression comme si toute inquiétude l’avait quittée. Elle
s’est apaisée et m’a dit : “Il est là, comme il l’a toujours été.” Gilbert est
arrivé au petit matin et a souhaité qu’elle soit immédiatement hospitalisée.
Elle a fait un petit signe d’approbation, elle qui, l’instant précédent, refusait
encore cette ultime tentative. Elle m’a souri sur le chariot qui l’emportait et
ne s’est plus réveillée après l‘anesthésie. »
Danielle est enterrée chez elle, à Cluny, dans le caveau familial de cette
Bourgogne qui fut l’autre terre d’élection de son mari, pleine de
vallonnements et de bois sombres, d’argile grasse et de vignes civilisées, de
villages aux toits pointus et aux tuiles rouges, à l’autre bout de cette autre
France, si différente de celle des Landes.
Peu à peu, la vie disperse ce qui fut le parcours d’un couple. Les
meubles design achetés au Danemark sont proposés aux enchères. La rue de
Bièvre est vendue étage par étage. Une partie de la bibliothèque de François
Mitterrand – Mazarine a hérité des livres auxquels son père tenait le plus –
s’envole sous les coups de marteau du commissaire-priseur. Il y avait
encore des pépites, des reliures faites par Danielle, des dédicaces des plus
grands écrivains du XXe siècle à l’adresse d’un homme qui rêva toujours
d’écrire et préféra le roman du pouvoir à celui du papier.

*
Le temps est venu du souvenir et des images qui flottent dans les
mémoires. À Jarnac, restent la maison natale et un musée que se disputent
deux associations. Château-Chinon, qui fut partie intégrante de son
3
existence, ne conserve que sa mémoire . À Paris, il ne reste plus rien
d’intime. De tous les lieux qui ont façonné François Mitterrand en même
temps qu’il les transformait, un seul demeure, à l’image de ce qu’il fut de
son vivant : Latche. Cette terre est un mystère. Comment cet homme, le
moins enclin à s’enraciner, le plus rétif à toute attache, a-t-il pu à ce point
marquer de son empreinte ces arpents de sable et les faire siens ?
Quelle magie a pu se concentrer au creux de cette combe, sur cette dune
pétrifiée, pour que l’endroit devienne le plus mitterrandien qui soit ? Faut-il
croire à l’âme des lieux ? François Mitterrand avait-il retrouvé ici ce qu’il a
cherché inlassablement toute sa vie : le parfum enfui de l’enfance, un amour
dont on devine qu’il vous marquera au fer rouge, et la force ancestrale du
clan quand il se regroupe ? Latche fut la jonction de ses désirs
contradictoires.
Sur la butte restent la petite maison du métayer et les chênes qui ont
poussé contre la volonté du baron Etchegoyen, la bergerie et ses objets
indéchiffrables, l’enclos qui a vu tant de rendez-vous, connu tant de secrets.
Parfois, dans la lumière blanche d’un matin, on voit au loin, juste après le
tournant, une silhouette qui marche à travers les pins, mains croisées dans le
dos, levant la tête vers la cime d’un arbre comme pour s’interroger sur
l’imminence du ciel. En l’espace d’un instant, elle a disparu. On jurerait que
c’est lui.

1. Le caveau Faure-Touzet appartient à l’autre branche de la famille Mitterrand. Mais François


Mitterrand savait en réalité qu’il restait une place dans le premier.
2. Propriétaires de l’hôtel Au Vieux Morvan.
3. Outre le Musée du septennat, Château-Chinon a aménagé un espace François Mitterrand
planté de chênes, ses arbres préférés.
Bibliographie

Sur François Mitterrand


La vie de François Mitterrand a suscité la publication de quantité
d’ouvrages. Nous ne mentionnons qu’une partie d’entre eux.

ADLER Laure, François Mitterrand. Journées particulières, Paris,


Flammarion, 2015.
ATTALI Jacques, C’était François Mitterrand, Paris, Fayard, 2005.
––, Verbatim 1, Paris, Fayard, 1993.
BACQUÉ Raphaëlle, Le Dernier Mort de Mitterrand, Paris, Grasset,
2010.
BARBIER Christophe, Les Derniers Jours de François Mitterrand, Paris,
Grasset, 2015.
BENAMOU Georges-Marc, Dites-leur que je ne suis pas le diable, Paris,
Plon, 2016.
BOTHOREL Jean, Nous avons fait l’amour, vous allez faire la guerre.
Trente ans de carnets secrets, Paris, Albin Michel, 2017.
BRUGÈRE-TRELAT Vincent, Carnets d’un témoin du siècle (1926-1998),
Paris, Publibook, 2000.
CARLE Françoise, Les Archives du président. Mitterrand intime, Paris,
Éditions du Rocher, 1998.
CHEMIN Ariane et CATALANO Géraldine, Une famille au secret, Paris,
Stock, 2005.
CONSEIL GÉNÉRAL DES LANDES, Autour de Latche, terre de sérénité.
François Mitterrand et les Landes, Larbey, Gaïa, 1996.
COTTA Michèle, Le Monde selon Mitterrand, Paris, Tallandier, 2018.
DANEL Pascal, L’Homme de Latche, Paris, Éditions du Rocher, 2010.
DANIEL Jean, Œuvres autobiographiques, Paris, Grasset, 2002.
DUMAS Roland, Coups et blessures, Paris, Le Cherche Midi, 2011.
FAVIER Pierre, Dix jours en mai, Paris, Seuil, 2011.
FROMENT Pascale, René Bousquet, Paris, Fayard, 2001.
GIESBERT Franz-Olivier, Le Vieil Homme et la Mort, Paris, Gallimard,
1996.
GRATCHEV Andreï S., L’Histoire vraie de la fin de l’URSS, Monaco,
Éditions du Rocher, 1992.
HANIN Roger, Lettre à un ami mystérieux, Paris, Grasset, 2001.
HENNEZEL Marie de, La Mort intime, Paris, Robert Laffont, 1995.
––, Croire aux forces de l’esprit, Paris, Fayard/Versilio, 2016.
JOLY Laurent, L’État contre les juifs, Paris, Grasset, 2018.
LACOUTURE Jean, Mitterrand, une histoire de Français, t. 1, Les Risques
de l’escalade, t. 2, Les Vertiges du sommet, Paris, Seuil, 1998.
LE BAILLY David, La Captive de Mitterrand, Paris, Stock, 2014.
MAURIAC François, D’un bloc-notes à l’autre, 1952-1969, Paris,
Bartillat, 2004.
MITTERRAND Danielle, En toutes libertés, Paris, Ramsey, 2006.
––, Le Livre de ma mémoire, Paris, Gawsewitch, 2007.
MITTERRAND François, La Paille et le Grain. Chronique, Paris,
Flammarion, 1975.
––, L’Abeille et l’Architecte. Chroniques, Paris, Flammarion, 1978.
––, Mémoires interrompus. Entretiens avec Georges-Marc Benamou,
Paris, Odile Jacob, 1996.
––, Lettres à Anne, 1962-1995, Paris, Gallimard, 2016.
––, Journal pour Anne, 1964-1970, Paris, Gallimard, 2016.
MITTERRAND François et WIESEL Elie, Mémoires à deux voix, Paris,
Odile Jacob, 1995.
MITTERRAND Jean-Christophe, Mémoire meurtrie, Paris, Plon, 2001.
MOULIN Charles, Mitterrand intime, Paris, Albin Michel, 1982.
PÉAN Pierre, Une jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947,
Paris, Fayard, 1994.
PINGEOT Anne, Il savait que je gardais tout. Entretiens avec Jean-Noël
Jeanneney, Paris, Gallimard/France Culture, 2018.
PINGEOT Mazarine, Bouche cousue, Paris, Julliard, 2005.
––, Bon petit soldat, Paris, Julliard, 2012.
ROUSSELET André, avec Chamard Marie-Ève et Kieffer Philippe, À mi-
parcours. Mémoires, Paris, Kero, 2015.
SCHNEIDER Robert, Les Mitterrand, Paris, Perrin, 2009.
SEVRAN Pascal, Mitterrand, les autres jours, Paris, Albin Michel, 1997.
SHORT Philip, François Mitterrand, Portrait d’un ambigu, Paris,
Nouveau Monde éditions, 2015.
TOURLIER Pierre, Conduite à gauche, Paris, Denoël, 2000.
VÉDRINE Hubert, Les Mondes de François Mitterrand. À l’Élysée, 1981-
1995, Paris, Fayard, 1996.

Autres références citées dans le texte


AMORY Patrick, Mission oxygène, Paris, Filipacchi, 1987.
BADINTER Robert, « Chacun a son Mitterrand », conférence organisée
par Le Monde et la Fnac, Paris, 9 mai 2011.
BARRÈS Maurice, Un homme libre, Paris, Perrin, 1889.
BEAUGÉ Marc, « Le costume interdit de Mitterrand », L’Étiquette, no 4,
printemps-été, 2020.
BLOCH Jean-Pierre, De Gaulle ou le temps des méprises, Paris, La Table
ronde, 1969.
COLLECTIF, Charles, numéro spécial « François Mitterrand », no 16,
janvier 2016.
GUBLER Claude et GONOD Michel, Le Grand Secret, Paris, Plon, 1996.
MORAND Paul, Journal de guerre, 1888-1976, Paris, Gallimard, 2020.
POMPIDOU Georges, Lettres, notes et portraits, 1928-1974, Paris, Robert
Laffont, 2012.
RATSIRAKA Didier, « Nous ne sommes toujours pas pleinement
souverains », Jeune Afrique, 15 avril 2020.
Remerciements

Ce fut l’une des surprises de l’enquête : même si les rangs de ceux qui
ont côtoyé François Mitterrand sur ses terres landaises s’éclaircissent, les
témoins ne manquent pas. Plusieurs de ceux que nous avons rencontrés
n’avaient encore jamais raconté leur Latche.
Faut-il souligner que ce livre n’aurait jamais vu le jour sans la confiance
et l’aide de Gilbert Mitterrand ? Il nous a ouvert les portes de la propriété
dans laquelle il vit désormais et dont il s’occupe, avec les archives qu’elle
contient et les souvenirs gravés dans sa propre mémoire. Qu’il en soit
remercié et, avec lui, celles et ceux qui ont facilité l’enquête, en premier
lieu Mazarine Pingeot, Françoise Carle, Jean Balenci, Françoise Lafargue-
Mitterrand, Jean-Christophe Mitterrand, ainsi qu’Hubert Védrine, Jean
Glavany, Jacques Attali, Roland Dumas, Ivan Levaï, Kathleen Evin,
Nicolas Brimo, Antonia Emmanuelli et son fils Antoine, Marcel et
Marinette Cabannes, Hervé Bouyrie, Jean-Yves Montus, Laure Adler,
Georges-Marc Benamou, Andreï Gratchev, Cécile Barrère, Anne-Marie
Lillet, Bernard Abbadie, Christine Clerc, Jean-Pierre Danel, Manuel
Bidermanas, André Cros, Frédéric Laby, Sylvie Licard, Anne Tautou, Yves
Gaudy et, pour leur relecture, Maryse Chan, Catherine Amiel et Sophie
Avon.
Nos remerciements vont également à Mireille Paolini et à Olivier
Rubinstein, qui nous ont fidèlement accompagnés dans cette entreprise de
longue haleine que constitue l’écriture d’un livre.

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