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Après avoir travaillé en matinée dans une entreprise, Philippe avait passé
une partie de l’après-midi à rédiger un rapport. Il commençait à ranger les
éléments de son dossier, qui étaient éparpillés sur son bureau, lorsqu’il
entendit des bruits de pas caractéristiques dans le couloir. Emeely rentrait
d’intervention. Il se mit à sourire : il était bien content d’être resté un peu
plus longtemps et de pouvoir croiser sa partenaire. Il avait hâte d’échanger
avec elle sur ce qu’elle avait observé à la biscuiterie. Il était également
curieux des problèmes qu’elle avait pu rencontrer.
Emeely ouvrit la porte. Aussitôt, son manteau rouge illumina la pièce et
son parfum délicat se répandit. Elle eut un petit sursaut en voyant Philippe.
Elle ne comptait pas le trouver là, mais sa surprise passée, elle en était très
contente. Avant d’aller mettre ses affaires sur le crochet, ils se firent la bise.
— Tu reviens de la biscuiterie ? demanda Philippe.
— Oui, attends que je te raconte.
Elle posa ses affaires sur son bureau et ouvrit sa mallette. Elle en sortit
tout un tas de documents et de notes. Elle se dirigea ensuite vers la table
ronde à côté de la porte et en dégagea les quelques papiers qui se trouvaient
dessus. Philippe s’approcha.
— Il était d’abord prévu que je fasse le tour de l’usine avec le DRH. Je
vais te montrer.
Elle prit une feuille vierge et commença par tracer deux rectangles de
tailles différentes.
— Ça, ce sont les deux bâtiments. Le petit regroupe les administratifs et le
gros c’est la biscuiterie proprement dite. Ici, dit-elle en dessinant un carré à
l’intérieur de la figure représentant l’usine, il y a un espace pour s’équiper,
charlotte, sarraus, etc. À côté, il y a un espace avec trois mélangeurs. On ne
peut entrer qu’avec un badge.
Tout en racontant à Philippe, elle se souvenait comme la pièce était
lumineuse. Tout était entièrement carrelé en blanc. Elle faisait penser à un
hôpital ou à un laboratoire. C’était en tout cas très impersonnel. Le long des
murs étaient déposés de nombreux cartons, pour certains emballés dans un
plastique hermétique. Des seaux et d’autres récipients jonchaient le sol,
dans ce qui semblait être un certain désordre. Au centre, on retrouvait trois
cuves fermées avec un carter. Deux des cuves couvertes d’une peinture
écaillée couleur sable. La dernière était en inox et étincelait. Chacune des
cuves accueillait un immense bras mélangeur en fonctionnement. Trois
salariés s’affairaient à différentes tâches, qu’Emeely avait du mal à
comprendre. Le DRH lui avait expliqué, à travers le bruit ambiant, que
l’ingrédient de base c’était la farine et que, comme le beurre et le sucre, ils
étaient en gros ballots. Les opérateurs versaient les sacs directement dans
les cuves, en fonction des recettes indiquées sur le bon de fabrication.
— Ils doivent soulever les sacs pour les mettre dans les mélangeurs ?
L’interrompit Philippe.
— Oui et non : toutes les cuves ne sont pas identiques. La plus moderne
en inox, elle pivote pour abaisser le rebord. À ce moment-là, c’est à peu
près à hauteur d’homme. Les autres sont équipées d’un marchepied pour
rendre son accès plus facile.
— Et ils s’en servent ?
Pas vraiment, non. Du coup, ils soulèvent les paquets au-dessus de leur
tête.
— Hum, fit Philippe avec une moue.
— Je te le fais pas dire.
— Est-ce là qu’a eu lieu l’accident mortel ?
— A priori, non.
Emeely se tourna vers la feuille et y dessina un petit rectangle, à droite de
celui représentant l’usine. Puis, elle ajouta un point d’interrogation à
l’intérieur.
— Je n’ai pas pu visiter l’endroit, mais Laporte, le DRH, m’a indiqué que,
depuis la rationalisation et l’abandon de la partie sud du site, la production a
augmenté sur les neuf lignes restantes. Alors les trois mélangeurs n’étaient
plus suffisants. M. Leblanc, le responsable de la fabrication, en a fait
installer un quatrième dans une annexe à l’autre extrémité de l’usine. En
fait, c’était un ancien qui avait été remisé et qu’ils ont ressorti, en y
apportant quelques modifications. C’est avec ce dernier qu’a eu lieu
l’accident.
Il y eut un silence. Emeely avait chaud. Elle se sentait surexcitée par ce
début d’intervention. L’inquiétude, qui l’étreignait parfois, disparaissait
lorsque Philippe et elle échangeaient sur leurs projets en cours. Elle retira sa
veste pour ne rester qu’en chemisier. Puis elle reprit :
— Ensuite, on est sorti. Ici, il y a un escalier en fer et, en surplomb, il y a
plusieurs bureaux.
Sur le plan, elle dessina plusieurs petits rectangles en pointillé dans
lesquels elle nota les noms de Leblanc et Pichon.
— C’est ?
— Le responsable production et celui des méthodes, répondit Emeely
— Ok.
— Ensuite, ici, tu as les lignes pour la cuisson. Un peu plus loin tu as la
zone fourrage et enrobage des biscuits. C’est là qu’il y a pas mal de
problèmes de TMS.
Elle dessina des lignes en tous sens.
— Ça avait l’air assez broche à foin.
— Des broches et du foin dans des biscuits ? fit Philippe incrédule.
— Non je veux dire, les lignes, ça avait l’air assez bordélique. J’ai
l’impression qu’il y a pas mal de bricolage.
— Tes expressions, ça décoiffe, parfois, pffui.
De manière à répondre à ses enfantillages par des enfantillages, Emeely
lui tira la langue, avant de poursuivre :
— Puis, après, c’est séparé par un mur.
Emeely traça un grand trait sur son plan, coupant le rectangle de l’usine
en deux.
— Dans cette autre section, c’est l’emballage puis l’expédition. Ici,
également, il y a un bureau en surplomb, qui est celui du responsable
logistique, Perret. A priori, c’est là aussi un secteur avec beaucoup de TMS.
— J’espère que tu as pu avoir des échanges avec différentes personnes.
— Laisse tomber ton petit ton professoral, lâcha Emeely qui commençait
à être vexée de ses remarques.
— Excuse-moi, je voulais dire, ça serait bien…,
Philippe avait cette mauvaise habitude de la materner, et Emeely lui en
avait fait plusieurs fois le reproche. Il avait eu à travailler seul pendant
tellement longtemps que ce n’était pas facile de le faire à présent à deux.
— Depuis notre dernière discussion sur cette intervention, j’ai rencontré
le responsable de la sécurité. C’est un drôle de type, assez flippant, en fait.
Déjà son bureau est enterré dans un espèce de sous-sol miteux. On a
échangé de façon très succincte. Il n’avait pas l’air passionné à l’idée de
répondre à mes questions. Après que j’ai abordé l’accident du travail qui a
entraîné la mort d’un ouvrier, il s’est refermé comme une huître. Et, il s’est
même barré au milieu de l’entretien, prétextant avoir autre chose à faire.
— Putain, super poli le mec.
— Par contre, il m’a laissé l’accès à toutes les données sur les accidents,
ça, c’est cool. Pour la suite, je ne suis pas sûr qu’il sera d’une grande aide.
Emeely marqua une pause pour voir la réaction de son interlocuteur. Mais,
celui-ci resta neutre et attendait la suite. Ils étaient très proches afin de
regarder le plan ensemble. Leurs épaules se touchaient presque. Comme
Emeely s’était arrêté, Philippe leva son regard vers elle et ils se regardèrent
un instant dans les yeux. Puis, Emeely poursuivit :
— J’ai aussi rencontré l’infirmière, Jenny, et le médecin du travail, le
docteur Ménard. Eux, ils sont sympas. Ça sera potentiellement des alliés.
De ce que j’ai compris, ils sont un peu à l’origine de la demande. Quand ils
ont vu les TMS augmenter, ils ont essayé d’en parler aux différentes
instances de l’usine.
— Oui, mais je pense que le vrai déclencheur, c’est le décès du travailleur.
— Tu as sûrement raison. Mais, pour eux, les accidents ne semblent pas
super importants par rapport aux TMS. Notamment, parce qu’ils estiment
que beaucoup de ce qui est considéré comme des accidents sont, en réalité,
des TMS. Ils disent que c’est plus facile de les faire reconnaître comme ça.
— Classique.
— Selon eux, il y aurait deux secteurs particulièrement concernés : le
fourrage-enrobage et l’expédition. Par contre, ils m’ont un peu baratiné sur
ce qui serait les causes. J’en conclus plutôt qu’ils ne les ont pas identifiées.
— En même temps, ils ne sont pas ergonomes, fit remarquer Philippe.
— C’est ça, il nous reste au moins quelque chose à faire, dit cyniquement
Emeely.
— Ils se demandaient s’il y avait eu une hausse de la production, à cause
d’une amélioration de la maintenance mise en place par, Leblanc, le
responsable de la fabrication. Selon ce qu’ils m’ont expliqué, il y a une
rotation des postes. Néanmoins, pour ce que j’ai vu, les postes semblent un
peu tous pareils, alors je suis pas sûr que ça ait un intérêt pour prévenir les
TMS.
— Si c’est les mêmes gestes, autant pisser dans un violon…
Emeely s’interrompit et se demanda par quoi continuer.
— Les indicateurs de performance ont l’air assez merdiques aussi…
— C’est-à-dire ? s’enquit Philippe.
— Je crains qu’ils ne permettent pas d’évaluer le volume de travail et
l’effort des ouvriers. Oh ! et sinon, j’ai pu avoir quelques données.
Emeely avait extrait des statistiques des documents qu’elle avait ramenés
de la biscuiterie. Par ce moyen, elle cherchait à trouver des pistes
d’explication sur les sources des problèmes, de santé et de sécurité du
travail, que rencontrait l’usine. Cela lui permettrait de guider les
observations qu’elle ferait plus tard sur le terrain. Elle avait également
transcrit ses notes au propre, afin de les faire valider par la suite auprès des
personnes qu’elle avait interrogées. Un bon moyen de s’assurer qu’elle
avait bien compris les renseignements qu’ils lui avaient transmis.
Elle avait imprimé les documents qu’elle avait récoltés chez le
responsable de la sécurité. Malheureusement, il n’y avait que des données
brutes, la biscuiterie ne faisait aucun outil statistique avec ça. Elle avait
donc été contrainte de tout transformer.
— En faisant ces tableaux, j’ai constaté plusieurs choses : les secteurs les
plus touchés sont ceux qui comptent le plus de travailleurs âgés. Ou plutôt
de travailleuses, car c’est pratiquement que des femmes. En plus, il y a la
prime au rendement qui représente plus de 10 % du salaire annuel.
— À chaque fois des caractéristiques favorables au développement des
TMS, conclut Philippe.
— Oui, répondit Emeely, mais ce n’est pas suffisant pour expliquer les
variations, en matière de lésions, entre les différents secteurs de l’usine, qui
m’ont été décrites par le médecin et l’infirmière.
— Tu as des données sur la fréquence des accidents par rapport au
nombre d’heures travaillées ?
— Oui, C’est plutôt étonnant, le taux de fréquence connaît un pic
important en novembre et en mars. Il est le double des autres mois de
l’année.
— Il se passait sûrement quelque chose à ces périodes.
— Bien vu, Sherlock, le taquina Emeely qui trouvait qu’il enfonçait des
portes ouvertes avec ses conclusions. Perret, le responsable logistique et
approvisionnement que j’ai rencontré plus tard, m’a expliqué que sur les
biscuits, il y a une saisonnalité. Il y a donc une évolution dans les types de
produits tout au long de l’année. Pour les fêtes de fin d’année et pour
Pâques, les biscuits fourrés et enrobés de chocolat prennent une grosse part
de la production. Les volumes augmentent aussi à ces saisons. Du coup, ce
sont des périodes où il y a beaucoup plus d’intérimaires.
— Voilà une information qui explique, en partie, l’évolution des
statistiques que tu as faites, commenta Philippe.
— Oui et dans le même ordre d’idée, les accidents étaient pratiquement
deux fois plus fréquents les jeudis et les vendredis et, à quelques exceptions
près, ils n’ont lieu que le jour, ajouta Emeely.
Philippe, cette fois-ci, se contenta d’opiner du chef, pour éviter le petit
commentaire acerbe de sa partenaire.
— Quand j’ai épluché les stats, je me suis rendu compte que le
responsable sécurité avait oublié de me préciser qu’il y avait autant
d’accidents sans arrêt de travail qu’avec arrêts. J’ai aussi constaté qu’il était
impossible de faire le tri entre ceux qui étaient vraiment des accidents et
ceux qui concernaient, en réalité, des TMS. Les causes des accidents sont
indiquées, quasi indifféremment, comme étant liées à des
« manipulations », ce qui veut tout et rien dire.
Même si elle montrait de l’assurance à son associé, intérieurement,
Emeely se sentait à la fois à l’aise et inquiète de ses découvertes à venir.
Elle connaissait l’usine tout en ne la connaissant pas. Les informations
recueillies lui donnaient bien des pistes, mais aucune réponse. Il lui faudrait
étudier encore pour comprendre les origines de ces variations.
— Et aujourd’hui, à l’issue de ma visite de la biscuiterie, le DRH m’a
présenté le responsable logistique, Perret.
— D’accord
— C’est lui qui a son bureau en surplomb de la partie emballage et
expédition
Emeely pointa avec son doigt le rectangle en pointillé, entre la section
conditionnement et expédition, qu’elle avait dessiné précédemment.
— Il avait l’air surpris que je souhaite avoir un entretien avec lui, mais il
était jovial. Il ne voyait pas vraiment le rapport entre ce qu’il fait et les
risques professionnels.
— C’est marrant cette absence de conscience que les gens peuvent avoir,
quant à l’impact de leurs décisions sur les situations de travail.
— Historiquement, il était en charge de tout ce qui concernait la supply
chain, c’est-à-dire les matières premières, le planning et la gestion des
stocks ainsi que le service de conditionnement et expédition. Mais,
maintenant, c’est Leblanc, le responsable de la fabrication qui gère les
matières premières. Par contre, lui et ses collaborateurs supervisent le
conditionnement et l’expédition, vu qu’il n’y a plus de chef d’équipe. C’est
pour ça qu’il a son bureau à cet endroit.
— Un responsable de l’approvisionnement qui ne s’occupe pas de
l’approvisionnement, on a décidément plein de surprises dans l’organisation
des entreprises, lâcha Philippe.
Emeely fouilla un instant dans son sac et en sortit d’autres feuilles
couvertes de notes. Elle les parcourut rapidement, sous le regard impatient
de Philippe. Puis, elle reprit :
— J’ai pensé que son équipe et lui pouvaient avoir une influence sur le
rythme de travail, en fonction de la manière dont ils géraient les
commandes. Ce qui pourrait être un déterminant des TMS évidemment.
Alors je lui ai demandé comment ils travaillaient. Perret m’a expliqué que
les commerciaux passent la commande et que c’est directement transmis au
planning. Ils n’ont plus de stock et, depuis la refonte du système, ils
fonctionnent à la demande, en flux tiré. Normalement, c’est le service de
Perret qui négocie les délais avec les commerciaux. Il y a toujours l’un
d’entre eux présent sur le site.
— Ah même les administratifs sont en 3*8 ?
— Pas tous, seulement l’équipe de Perret. Ils créent un ordre de
fabrication qui sera généré via un logiciel. Après, ils utilisent un outil de
planification à capacité finie, qui prend chacune des opérations et les
positionnent dans le temps, un peu comme un diagramme de Gantt. Il m’a
expliqué qu’ils pouvaient avoir une info, par machine, des différentes tâches
à accomplir. Les temps de préparation entre les commandes sont prévus
dans le planning. Le logiciel va donc jongler entre ça et les délais imposés
par le client.
— Tu l’as vu ce logiciel ? demanda Philippe.
— Non, et du coup, pour anticiper ta question, je ne sais pas quelle est la
part de l’organisation qui est faite par l’algorithme et celle faite par les
membres de l’équipe planning, ni comment le logiciel prend en compte la
variabilité du travail. Ça peut très bien être merdique…
— Un autre point à creuser…
Emeely pouffa en relisant ses notes. Philippe la regarda d’un air étonné et
curieux de savoir ce qui la faisait rire.
— J’ai essayé de titiller Perret en lui demandant comment ils géraient le
rythme de travail des différentes unités. Tu aurais vu sa tronche ! Je ne sais
pas s’il venait de prendre conscience de l’influence qu’il pouvait avoir sur
les conditions de réalisation du travail des opératrices, mais après ça son
comportement a changé. On aurait dit un accusé dans les films américains,
qui prend bien soin de choisir ses mots pour éviter de se faire poursuivre en
justice. Il m’a expliqué qu’ils pouvaient parfois être amenés à fixer des
délais serrés à une étape de fabrication, car il peut y avoir des contraintes à
différents ateliers, pour respecter les deadlines du client. Un élément peut
alors être en priorité à telle étape de fabrication, pour ne pas faire attendre
telle autre.
Emeely marqua un silence pour faire ressortir une information qui lui
semblait importante.
— Bon, par contre, une affaire à creuser, il m’a expliqué, un peu pour se
dédouaner, que le planning ne maîtrise pas toutes les caractéristiques des
biscuits, car elles sont définies à la constitution de la gamme par le bureau
d’étude.
Emeely se tut, car Philippe semblait réfléchir à quelque chose. Elle pensa
qu’il allait lui donner des conseils pour aborder la responsable recherche et
développement. Mais, il revint sur l’équipe logistique :
— Comment ils fonctionnent avec l’ordre de fabrication ? Il passe d’une
machine à l’autre comme un kanban ? demanda Philippe, en faisant
référence à la méthode japonaise qui est utilisée d’ordinaire dans le cas des
productions à flux tirés.
— Ah oui, alors attends, c’est plus compliqué que ça.
Emeely se plongea dans ces notes pour retrouver ce que le responsable
logistique lui avait expliqué.
— Ah voilà. L’ordre de fabrication papier n’est pas transmis d’une
machine à l’autre directement. Il repasse par le planning, qui va s’assurer
que tout est en ordre avec ce qui est prévu. En cas de souci, ils modifient le
programme. Et, ce n’est pas le planning qui gère les flux à l’intérieur de
chaque atelier. Les étapes de fabrication ne sont pas définies, ils estiment
que les opératrices sont plus efficaces qu’un logiciel pour s’adapter à la
production et faire pour le mieux.
— C’est pas complément idiot, reste à voir comment s’est opérationnalisé
: c’est quoi un « souci » pour eux ? Est-ce que les opératrices ont un point
de repère pour adapter leur travail, s’il n’y a pas de consignes précises ? etc.
— Tu m’étonnes, John ! lâcha Emeely pour agacer Philippe. En revanche,
ils ne sont pas capables de donner un programme sur une semaine : il y a
trop d’incertitudes, donc ils fournissent aux opératrices les commandes à la
journée. Et, info pertinente, c’est également le planning qui définit, avec le
responsable de la fabrication, le nombre d’opérateurs sur la semaine.
— Ah, intéressant pour la charge de tr…
Philippe fut interrompu par une sonnerie de téléphone venant de son
bureau. Il se leva précipitamment.
— Merde, mes gosses ! Une chance que j’ai mis une alarme, pour me
rappeler d’aller les chercher.
Il prit son portable sur le bureau et le rangea dans sa sacoche, ainsi que
quelques feuilles qui traînaient par là. Il attrapa son écharpe et son manteau
qu’il enfila à la va-vite. Puis, avant qu’Emeely n’ait eu le temps de faire un
mouvement, il lui fit la bise. Elle se rendit compte qu’il portait encore
l’après-rasage qu’elle aimait tant.
— Tu te débrouilles super bien ! lui dit-il en franchissant la porte.
Emeely l’entendit crier « Bonne soirée ! », alors qu’il était déjà dans le
couloir. Ce n’était pas la première fois qu’il lui faisait le coup de la tornade.
Elle se demanda comment il faisait pour être autant ordonné au travail et
aussi bordélique dans sa vie familiale.
CHAPITRE 7
Emeely était curieuse de discuter avec Mehmet pour connaître son point
de vue sur ce produit mystérieux. Elle rentra à nouveau dans l’usine et
remis son équipement. Utilisant son badge, elle pénétra dans la salle des
préparations, puis se dirigea directement dans l’atelier. Elle le traversa en
diagonale pour rejoindre l’espace de stockage de l’approvisionnement.
Mehmet ne semblait pas y être. Elle commença à faire le tour des rangées
pour voir si elle ne trouverait pas, par elle-même, le produit dont il était
question.
Mais en parcourant les allées, grandes, mais peu nombreuses, elle ne
comprenait pas vraiment l’organisation. Les articles ne paraissaient pas
disposés par thématique ou par taille ou dans un quelconque ordre. Après
avoir tout détaillé, rien ne lui parut ressembler à ce qu’elle avait vu aux
préparations.
Mehmet entra alors dans le local sur son petit train
— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il, surpris de la voir dans la
réserve.
— Je cherche un ingrédient, mais je comprends pas comment c’est rangé.
— C’est parce que c’est classé par fréquence d’usage. Les produits dont
on se sert le plus sont dans la première rangée et ceux les moins demandés
dans la dernière. Ça optimise les allers-retours.
— OK, alors peut-être que vous pourrez répondre à ma question.
— Dites toujours.
— À la préparation, ce matin, ils ont trouvé un ballot d’un produit qu’ils
ne connaissent pas et qui n’était pas étiqueté. Vous sauriez pas ce que c’est
?
— Hein ? fit Mehmet en écarquillant les yeux. Les gars ont de la
bouteille, ils se sont foutus de vous. Ça se peut pas un ingrédient qu’ils
connaissent pas.
— Ben, on peut aller voir si vous voulez.
— Montez, dit Mehmet en invitant Emeely à prendre place dans son train
de remorque. Je ne peux pas vous laisser vous asseoir, lui indiqua-t-il en
montrant le coussin qui lui permettait de se poser tout en conduisant debout
son tracteur, mais vous pouvez vous accrocher à mes éléments.
Emeely resta un instant interdite. Mehmet pointa du doigt alors à Emeely
deux crochets en plastique, à l’avant et à l’arrière de son véhicule. Il
poursuivit :
— Je vais devoir faire le tour jusqu’au fond de la réserve, sinon avec les
remorques, ça ne passe pas.
Il démarra aussitôt. Quand il eut pris de la vitesse, Emeely se dit que ce
n’était pas très prudent. Le train filait facilement à une quinzaine de
kilomètres à l’heure. Les allées qui paraissaient si larges lorsqu’elle les
avait parcourues à pied semblaient s’être rétrécies. Emeely remarqua toute
la dextérité que nécessitait la conduite de ce genre de véhicule dans des
espaces restreints, pour parvenir à faire passer tous les wagons sans
encombre. Avec la vitesse de leur trolley, ils n’eurent besoin que de
quelques secondes pour rejoindre le local des préparations.
— Alors, les gars, on se moque de la demoiselle ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? Mehmet.
— Il paraît que vous avez un produit que vous ne connaissez pas.
— Ben, c’est vrai, regarde
Mehmet et Emeely suivirent l’homme jusqu’au ballot. De nouveau, il le
prit dans les bras et le montra, cette fois-ci, à l’approvisionneur.
— C’est quoi ça ? Nous, on utilise pas ce genre de trucs.
— Merde, c’est quoi, ça ?
— Quoi ? Même toi, tu ne connais pas, Mehmet ?
— Non, jamais vu.
— Attends, comment tu veux que ça se retrouve ici, si ça n’est pas passé
par ta réserve ?
— J’en sais rien.
— Et c’est pas la première fois que l’équipe de nuit nous laisse des petits
cadeaux du genre.
— Hein ? C’est l’équipe de nuit qui utilise ça ? Mehmet était interloqué
par la présence d’un produit inconnu. Cela dépassait son entendement.
Emeely voyait bien l’incrédulité dans le regard des opérateurs. Tous
autour du paquet sans étiquette se demandaient qui mettait quoi dans leurs
biscuits. La consternation les laissait silencieux.
— C’est comme ce que Bernard disait, lâcha Mehmet.
— Hein ? fit le travailleur de la préparation.
— Bernard.
— Oui.
— Il racontait que l’odeur que l’on sent le matin vient de produits de
merde qui sont utilisés la nuit.
— Ah bon ? s’étonna Emeely, qu’est-ce qui lui faisait dire ça ?
— Ben rien. Il a jamais eu de preuve. On se foutait de sa gueule avec sa
théorie du complot, compléta Mehmet.
— C’est moins drôle, d’un coup, fit Emeely en fixant le paquet.
Emeely décida de parler avec Nadia, la secrétaire de Leblanc. Chacun
reprit ses occupations et Emeely, une fois seule à côté de l’escalier
métallique menant au bureau de Leblanc, se mit à penser à une stratégie.
Après avoir réfléchi un instant, elle se dirigea vers les lignes de cuisson
des biscuits et sortit un calepin pour prendre des notes. Le restant de la
journée, au mieux qu’elle pouvait, tout en faisant semblant de mener des
observations, elle surveilla les bureaux qui surplombaient l’atelier.
Vers le milieu de l’après-midi, Emeely vit Leblanc quitter son local et se
diriger vers la sortie avec un nombre important de dossiers sous le bras. Elle
se dit que c’était l’occasion idéale pour avoir une conversation avec Nadia.
Elle monta rapidement les marches de l’escalier métallique et se retrouva
sur la passerelle en surplomb de l’atelier. Elle passa devant le bureau de
Pichon, le responsable « méthodes et investissements » qui était vide. Elle
avança jusqu’à la porte suivante et constata que Nadia était présente. Elle
cogna à la vitre puis entra.
— Bonjour, est-ce que Monsieur Leblanc est là ?
— Bonjour, non, il vient de partir en réunion.
— Ah dommage.
Emeely pénétra dans la pièce et ferma derrière elle avant de poursuivre :
— Peut-être que vous pourrez répondre à mes questions.
La secrétaire se redressa.
— Oui, peut-être.
Emeely s’avança et prit une chaise. Elle se pencha vers la femme et lui dit
sur le ton de la confidence :
— Vous connaissez bien Bob ?
— Depuis qu’il est au service de M. Lemoine, je travaille pour lui.
— Comment est-il au quotidien ?
— Oh, il a l’air un peu rustre comme ça et sa carrure peut être
intimidante. Mais, en fait, il est doux et attentionné.
— Est-ce qu’il a quelqu’un dans sa vie ?
La secrétaire fit un petit sourire et mentit avec jubilation à Emeely :
— Non pas que je sache.
— Est-ce que vous pensez qu’il pourrait s’intéresser à quelqu’un comme
moi ?
— Vous êtes tout à fait son genre, belle et fraiche. Il n’y a aucun doute
qu’il pourrait s’intéresser à vous.
— Vous aussi vous êtes belle, il ne s’est pas intéressé à vous ?
La satisfaction se lisait sur le visage de la secrétaire, elle chercha
l’expression pour rendre au mieux ce qu’elle pensait :
— Il sait me faire plaisir d’une autre manière.
La phrase, qui voulait tout et rien dire à la fois, laissa Emeely assez
dubitative sur la relation que Nadia avait avec son supérieur. Toutefois, elle
était satisfaite d’avoir obtenu un début de confidence, signe qu’elle avait
créé un lien de confiance avec la secrétaire. Elle allait pouvoir attaquer les
questions qui l’intéressaient vraiment :
— Il a beaucoup de réussite…
— Avec les femmes, vous voulez dire ?
— Non, en général.
— Oh oui. Il est très doué. L’usine était très en difficulté avant que M.
Lemoine ne le fasse venir. Il a travaillé comme un fou. Il parlait déjà très
bien le français, mais il a progressé incroyablement en très peu de temps. Il
a sélectionné les produits les plus rentables, éliminé ceux qui étaient les
moins intéressants, informatisé la production et mis en place l’amélioration
continue. Ça a profondément transformé l’usine, y compris visuellement
quand on se promène à l’intérieur. Avant, il y avait des en-cours partout.
Même la partie sud du site ne servait que pour le stockage avant expédition.
— Ah oui ?
— Maintenant, on va pouvoir vendre cette partie, ça fera du cash et
réduire les frais généraux. C’est vraiment impressionnant. C’est très
intéressant de travailler pour lui, j’apprends beaucoup.
— C’est assez bluffant.
— Oui. Lemoine aussi a été épaté, je pense qu’il lui cédera la direction
lorsqu’il se retirera.
— Ah bon ? Il est âgé ? fit Emeely.
— M. Lemoine ? Oh, il doit avoir plus de 70 ans oui.
Emeely hocha la tête pour montrer ostensiblement sa compréhension. Elle
allait pouvoir entrer dans le cœur du sujet qui l’amenait.
— Bob m’a dit qu’il avait récupéré la gestion de l’approvi-
sionnement.
— Oh oui, là aussi il a fait beaucoup de changements. Il a renégocié tous
les contrats avec les fournisseurs. J’ai pu l’accompagner dans les différentes
négociations, c’était passionnant. Il a ouvert la porte à de nouveaux
prestataires, pour mettre les anciens en concurrence. Les coûts ont été
réduits de manière vraiment impressionnante. M. Leblanc a trouvé des
astuces auxquelles je n’aurais jamais pensé.
— Des astuces ?
— Il s’est posé la question de à quoi servait chaque ingrédient dans les
recettes pour définir le cœur de ce qui nous est utile. Ça a fait toute la
différence du monde dans les négociations.
— Ah bon ? Je vois pas du tout ce que vous voulez dire…
— Ben, par exemple, quand c’est possible, on remplace le beurre par de
l’oléine et le lait par du lactosérum. Ça ne change rien pour le client, par
contre, ça fait toute la différence sur le coût de fabrication.
Malheureusement, on n’en a pas tout le temps, notre prestataire peine à
nous approvisionner. Comme là, ça fait plusieurs jours qu’ils nous livrent.
On a encore une livraison cette nuit, mais après rien n’est sûr.
— Ah bon ? vous recevez des livraisons la nuit ?
— Pour ce fournisseur, oui.
— C’est étrange, non ?
— Bah je suppose qu’ils viennent de loin, ils arrivent au début de l’équipe
de nuit. Ça nous arrange. Et comme ils nous livrent au compte-gouttes : on
va pas se plaindre.
Emeely jubilait intérieurement d’avoir réussi à obtenir les informations
qu’elle souhaitait. Il lui fallait maintenant parvenir à s’éclipser sans éveiller
les soupçons de la secrétaire.
— Et pour en revenir à Bob, qu’est ce que je pourrais faire pour qu’il me
remarque, vous pensez ? demanda Emeely en minaudant comme une ado.
— À mon avis, il vous a déjà remarqué, fit Nadia, à qui la question
donnait de l’importance. Mais n’hésitez pas à mettre vos avantages en
valeurs, même si ce n’est pas facile avec les sarraus et tout.
— Ah oui, vous croyez qu’il m’a déjà remarqué ?
— Ça ne fait aucun doute.
— Super, je suis trop contente, fit Emeely en se levant.
Avec un large sourire, Emeely se dirigea vers la porte et remercia la
secrétaire avant de sortir. Une fois sur la passerelle, elle lui fit encore un
grand signe de la main puis descendit l’escalier pour revenir dans l’atelier.
Son sourire s’était effacé, elle était à présent persuadée que pour mieux
comprendre ce qui se jouait dans l’usine : il lui fallait assister à cette
livraison.
CHAPITRE 18
FIN