Vous êtes sur la page 1sur 177

CHAPITRE 1

Une fois le chariot élévateur passé, la grande porte automatique se


referma derrière lui. La lumière qui éclairait cet espace s’éteignit
immédiatement.
— Merde !
Bernard s’apprêtait, au même moment, à sortir par l’issue servant pour les
piétons. Ébloui comme il avait été, par le soleil couchant traversant
l’ouverture principale et puisque la veilleuse de la sortie n’était toujours pas
réparée, il avait l’impression d’être plongé dans le noir.
— Où est cette putain de poignée ? se demanda-t-il à lui-même en
tâtonnant contre le métal froid de la petite porte.
Soudain, celle-ci s’ouvrit.
— Ben, qu’est-ce tu fous avec cette pauvre porte ? Tu fais un barouf du
tonnerre !
— Bon sang ! Tu m’as fait peur ! Je galère, voilà ce que je fais avec cette
lourde. J’ai été ébloui par Christian quand il est sorti avec son Fen’ et
comme ils n’ont toujours pas changé l’ampoule, je ne voyais rien.
Son regard fit le tour des personnes qui se trouvaient là, Hélène, Danièle
et Fanny étaient déjà dans le petit carré d’herbe à profiter des derniers
rayons de soleil de la journée. Mehmet, qui avait ouvert la porte, se dirigeait
vers elles. Bernard le suivit et s’installa sur le banc que la direction avait
mis à leur disposition. Il s’étira et aperçut, trônant au sommet du bâtiment,
au-dessus de lui, le panneau annonçant « biscuiterie Lemoine ».
— Une pause en cette saison, c’est ce que je préfère. Non seulement la
journée est presque finie, mais en plus il fait bon dehors, dit Fanny.
— Ça a bien roulé, vous autres ? s’enquit Bernard.
Tout le monde opina du chef en silence.
— C’est pas mal plus relax quand y’a pas d’emmerde, commenta
Mehmet.
— Ça sentait encore super mauvais quand on est arrivé. Pis là ça sent à
nouveau le biscuit comme avant. Je me demande d’où ça vient… lâcha
Danièle.
Mehmet fit une moue pour soutenir le questionnement de Danièle.
Bernard, toujours affalé sur le banc, les jambes étendues, ne fit pas de
commentaires et continua à fixer ses chaussures. Plusieurs allumèrent des
cigarettes et le silence se fit, chacun profitant du moment.
— Ah ! Vous voilà ! La jeune Anaïs, qui venait d’apparaître au coin du
bâtiment, s’adressait à Bernard : voici la nouvelle commande, désolée pour
le retard.
Elle lui tendit la feuille du bon de fabrication, que Bernard attrapa sans
même changer de position. Il tentait de garder l’attitude la plus flegmatique
possible, mais il fulminait intérieurement : une commande à cette heure-ci ?
Ils ne connaissent décidément rien. Comment comptaient-ils que j’aie le
temps de faire le nettoyage des machines, s’ils ne le prévoient pas dans le
planning, bordel ! Anaïs lui fit un petit sourire puis repartit en faisant
virevolter sa robe fleurie. Bernard lui fit un rictus de sourire, mais
lorsqu’elle fut retournée cela se transforma en une moue de découragement.
Un même regard dédaigneux venait de ses camarades, qui n’avaient pas
l’équipe du planning dans leurs cœurs. Outre le mépris dont ceux-ci
semblaient faire preuve vis-à-vis des enjeux de leur travail, ils ne prenaient
jamais soin de mettre les équipements de sécurité. Comme cette robe que
portait Anaïs, avec ses pans voletant aux moindres vents et pouvant
s’accrocher dans les mécanismes des machines ou ses chaussures fines qui
n’étaient sûrement pas équipées de coque d’acier.
Reportant son regard sur le bon de commande, Bernard le parcourut
rapidement. Puis, il brisa le silence dans le petit groupe :
— Bon, ben les amis, il va falloir que je vous laisse si je veux réussir à
faire tout ça avant demain.
L’horloge au mur derrière Hélène affichait 21 heures. Depuis la pause,
elle n’avait pas eu de nouvelles de Bernard. Cela commençait à l’inquiéter :
il fallait qu’elle ait le temps de cuire les biscuits avant la fin de sa journée
de travail. Impossible de démarrer une cuisson si elle ne pouvait pas la finir.
L’équipe de nuit n’avait pas la capacité de tout gérer. Même si les fours
étaient automatiques, il fallait sortir les biscuits dès que la sonnerie
retentissait sans quoi ils devenaient fragiles et supportaient mal la suite du
processus. Elle s’apprêtait à aller voir Bernard pour savoir où il en était
lorsque celui-ci apparut au coin de la cuve.
— La dernière recette est prête quand tu veux, lui cria-t-il par-dessus le
bruit ambiant.
— Ah ! Tu l’as déjà préparée ? J’avais peur de finir à pas d’heure, lui
répondit-elle en s’approchant.
— Mais oui, j’ai pensé à toi, j’ai lancé le transfert. Allez, je vais nettoyer
mon mélangeur.
— OK, merci et bonne soirée ! dit-elle en retournant vers son panneau de
commande.
Bernard lui fit un geste de la main. Puis il interpella Danièle et Fanny qui
étaient en poste au fourrage-enrobage.
— Bonne soirée les filles !
Elles lui firent signe également, sachant qu’elles n’auraient pas l’occasion
de le revoir ce soir. Elles continuèrent à sortir les biscuits des caisses pour
les placer sur le tapis roulant. Une fois cuits, elles avaient en charge de
mettre les gâteaux secs dans les machines à fourrage et à enrobage. Une
tâche répétitive qui nécessite vitesse et précision, pour suivre le rythme et
trier ceux ayant des défauts.
Pour réaliser son nettoyage, Bernard devait revenir à son mélangeur. Le
mélangeur était assez ancien. Au moment de la réorganisation, la direction
souhaitait changer tous les mélangeurs qui en plus de ralentir la
productivité, étaient dangereux. Mais, finalement un seul avait été acheté et
placé dans la salle des préparations. Plus tard, pour pouvoir réaliser
certaines recettes et dans un contexte d’augmentation de la production, le
vieux avait été remis en usage, dans une annexe. Ça ne devait être que
temporaire, mais finalement, cela s’était pérennisé. Du coup, seul Bernard
travaillait dans cet espace et il ne s’y trouvait que le mélangeur à ruban dont
il se servait.
— Économie de bouts de chandelle, grommela Bernard.
Quand il avait commencé dans cette boîte, quelques années plus tôt, c’est
Monsieur Henri, comme il l’appelait, qui l’avait formé. Un sacré gaillard,
ce Monsieur Henri, il en imposait. Bernard se serait bien gardé, à l’époque,
de le tutoyer. Une chance qu’il avait été là pour tout lui montrer : il n’y
avait pas l’ombre d’un document écrit sur les méthodes de travail !
Le mélangeur à ruban qui servait à Bernard pour préparer ses recettes de
biscuits était plutôt de petite taille. Formé d’une cuve en inox et de deux
couvercles, on retrouvait plusieurs séries de pales, fixées à un axe central
qui traversait le bac d’une extrémité à l’autre. Le moteur, à l’extérieur,
entraînait cet axe et permettait ainsi au ruban de mélanger les ingrédients.
Le gros du nettoyage était automatique. Mais, en fait, pour s’assurer de
l’hygiène, il n’y avait pas le choix de finaliser à la main avec un jet haute
pression. En plus, selon la recette, cela pouvait adhérer plus ou moins à la
paroi ou aux pales. Il arrivait donc parfois qu’il soit nécessaire de finir avec
une brosse à manche court. Voyant que les mélangeurs ne seraient pas
changés de sitôt, Bernard avait exigé un harnais fixé à un palan au plafond
pour éviter de tomber dans la cuve, c’était physique comme travail. Mais il
se sentait responsable des biscuits. C’est par lui que tout commence,
pratiquement. La qualité du mélange joue beaucoup sur le résultat final. Et
l’hygiène est un impératif, il ne s’agit pas d’empoisonner les gens avec des
sablés !
Revenu à la salle de production des mélanges Bernard repensait aux
enjeux qui lui incombait et combien il n’était pas reconnu pour ça. Les
chefs n’avaient aucune idée de l’importance du nettoyage, par exemple. Ils
n’arrêtaient pas de réduire le temps alloué à celui-ci. Bernard était obligé de
« tricher », en indiquant des durées de maintenance fictives sur le tableau
affiché à l’entrée du petit hangar dans lequel se trouvait son mélangeur,
pour pouvoir réaliser son nettoyage correctement. Tu parles d’une économie
! Dernièrement la direction ayant constaté une hausse des coûts de
maintenance — ben oui tout le monde utilisait la même astuce ! — avait
décidé de faire des coupures dans ce service. Maintenant, c’est les vraies
emmerdes pour lesquelles on n’aura plus personne se dit Bernard. Quelle
connerie ! Une chance, pour le coup, d’avoir une vieille machine, je peux
faire face, tout seul, à pas mal de pannes.
Pour commencer son nettoyage, Bernard regroupa les éléments dont il
avait besoin : un jet à haute pression relié à un réservoir contenant du savon,
qu’il pouvait également brancher à l’eau municipale et ainsi réaliser le
rinçage, une brosse à manche court indispensable pour cette recette
particulièrement collante ainsi que l’escabeau de trois marches, qui lui
permettait de se tenir au-dessus de la cuve de son mélangeur. Celle-ci était,
en effet, surélevée, pour permettre à la pâte à biscuits de tomber dans un
contenant situé directement en dessous.
Bernard posa la brosse à manche court sur le rebord de la cuve du
mélangeur. Puis, il rapprocha le compresseur du jet haute pression afin
d’avoir assez de marge avec le tuyau. Enfin, il s’assura que l’escabeau était
bien calé contre la cuve. En s’approchant du panneau de commande qui se
trouvait à gauche du marchepied, fixé sur la cuve, Bernard eut une surprise.
Le système était assez simple, voire simpliste, dû à l’âge de l’appareil : il
était composé de trois boutons. Un vert pour démarrer, un rouge, beaucoup
plus gros, pour l’arrêt et un bouton noir pour la marche lente, étaient les
seuls éléments de commande. La vitesse lente était idéale pour le nettoyage,
cela permettait d’accéder à toutes les parties de l’appareil, y compris toutes
les faces des pales. C’est donc la fonction que Bernard s’apprêtait à
enclencher avant de monter sur l’escabeau. Mais à la place du bitoniau, il ne
restait qu’un trou béant, ce qui laissait Bernard perplexe. Pourtant, dans la
journée il avait utilisé ce bouton, notamment au moment de nettoyer sa cuve
entre deux recettes incompatibles. Qu’a-t-il bien pu se passer depuis la
dernière fois ? Tout en mettant son doigt à l’intérieur du trou, comme pour
se prouver que le bouton avait bel et bien disparu, il essayait de se
remémorer s’il avait fait des actions, en cette fin de journée, au cours
desquelles il aurait pu accrocher le bitoniau et l’arracher. Rien ne lui
revenait, en général, il chargeait plutôt les ingrédients par l’autre côté afin
d’avoir plus de place. Il se pencha pour jeter un œil à l’intérieur du trou
pour évaluer s’il y avait la possibilité de bricoler quelque chose pour faire
contact malgré tout.
Il n’y avait vraiment plus rien et le fil pendait derrière le panneau de
commande, en parti dénudé, visiblement arraché. Peut-être que le reste du
bouton est pas loin, se dit Bernard. Si je le retrouve, je pourrai, peut-être,
bricoler un truc. Bernard se mit accroupi pour regarder sur le sol, sous la
cuve. Malheureusement, il ne distinguait pas grand-chose : malgré
l’éclairage important, le jour était tombé et le dessous du bac, ainsi que de
nombreuses parties de la pièce, était plongé dans la pénombre. Il se releva
et fit le tour de la cuve tout en scrutant le sol. Toujours rien. Il tourna une
seconde fois, en regardant cette fois le long des murs. Plusieurs éléments
étaient stockés là temporairement. Divers contenants qui n’avaient rien à y
faire, à vrai dire. On trouvait des caisses remplies des patrons des boîtes de
biscuits, des récipients de produits dont Bernard se servait pour le nettoyage
ainsi que ceux, vides, qu’il avait utilisés durant la journée et qu’il n’avait
pas encore évacués. Tout cela formait autant d’éléments qui tissaient de
grandes ombres dans la pièce et qui pouvaient cacher le bouton.
— Pff, tant pis, je vais faire sans, sinon je n’aurai jamais fini, se résigna
Bernard.
Bernard revint vers la cuve, s’assura que son jet à haute pression était
fonctionnel et le mit assez proche du bac pour que le tuyau lui laisse
suffisamment de liberté dans ses mouvements. Il commença à monter les
marches de l’escabeau et arriva en haut. Il leva la tête pour attraper son
harnais. Nouvelle surprise, seul le mousqueton pendait au bout du système !
— Merde !
Avant de se lancer à le chercher, Bernard essaya de se rappeler ce qu’il en
avait fait la dernière fois qu’il l’avait utilisé. Ça lui était déjà arrivé de se
décrocher simplement sans l’enlever complètement, afin de pouvoir revenir
plus facilement au-dessus de la cuve, entre deux phases de nettoyage. Peut-
être l’avait-il retiré sans y faire attention et l’avait-il oublié quelque part ?
De sa position surélevée dans la pièce, il jeta un coup d’œil autour de lui.
Peut-être son harnais était-il déposé sur une des caisses alentour. Du regard,
il fit le tour : rien devant, rien à gauche, rien à droite et derrière lui, eh bien
c’était l’entrée, il n’y avait rien non plus.
— Bon…
Bernard décida d’utiliser une astuce de sécurité de Monsieur Henri. Il
descendit d’une marche, ce qui lui permettait d’avoir la dernière marche
comme « protection » pour l’empêcher de basculer vers l’avant dans la
cuve. Il enclencha alors la gâchette de son jet et commença le nettoyage du
bac. Pour cette première phase, son appareil projetait une mousse
savonneuse dont il devait recouvrir tout l’intérieur de la cuve. Afin
d’envelopper l’ensemble des surfaces des pales, Bernard devait les faire
bouger. Pour cela, il devait s’interrompre et se mettre accroupi sur son
escabeau pour atteindre le panneau de commande. Il appuyait alors, juste un
instant, sur le bouton « marche » du mélangeur puis enfonçait celui
d’« arrêt ». Les pales avançaient alors de quelques centimètres, seulement.
Il pouvait se remettre debout, asperger la section dégagée de la solution
moussante avant de s’accroupir de nouveau et de recommencer.
Une fois l’ensemble des parties couvertes de savon, Bernard avait la
possibilité de redescendre de l’escabeau quelques minutes, le temps de
laisser les agents chimiques faire leur effet. Il en profita pour continuer à
chercher le bouton manquant du panneau de commande. Après quelques
minutes sans résultat, il décida de poursuivre son nettoyage. Il se rapprocha
de son appareil et changea son réglage afin d’avoir de l’eau uniquement et
davantage de pression. Puis, il remonta sur son escabeau, posa le pistolet et
se mit à genoux sur le rebord de la cuve. C’était la phase délicate, celle pour
laquelle il avait expressément demandé l’installation du harnais. Où était-il
passé d’ailleurs, ce harnais ? Étant donné la recette qu’il venait de faire,
Bernard savait que les résidus seraient particulièrement collants. Le produit
et le jet pression ne suffiraient pas à nettoyer efficacement la cuve. C’est
pourquoi il disposait d’une brosse à manche court. Il lui fallait pratiquement
plonger dans le bac pour aller déloger les mottons de pâte à biscuits. Ce qui
était embêtant aujourd’hui était cette absence du bouton pour mettre le
mélangeur en vitesse lente. Bernard allait devoir se pencher dans la cuve,
puis en ressortir pour faire avancer les pales de quelques centimètres, avant
de l’arrêter comme il l’avait fait tout à l’heure, et ce, à plusieurs reprises.
Cela s’annonçait particulièrement pénible pour son dos et allait allonger
nettement la durée du nettoyage.
Il prit la brosse dans la main droite et, de l’autre, se retint sur le rebord.
Cela aussi n’allait pas lui faciliter la vie, d’habitude avec le harnais, il avait
les deux mains libres. Il s’inclina en avant et trouva le ressenti vraiment
bizarre et désagréable : cela faisait longtemps qu’il n’avait pas fait cette
opération sans son harnais. La sensation de son corps penché dans la
machine lui était particulièrement déplaisante. En outre, les sons se
modifiaient lorsqu’on avait la tête plus basse que le rebord de la cuve. Et,
une fois qu’on commençait à frotter, impossible d’entendre quoi que ce soit
dans son environnement. En pensant à cela, à cet enchaînement étrange de
dysfonctionnements, plus de bouton, plus de harnais, Bernard éprouva une
angoisse et sa gorge se noua.
Soudain, le mélangeur à ruban s’enclencha. La petite vibration
caractéristique de cette machine fit relever la tête à Bernard.
— Hey !
Il sentit une main le pousser en avant.
— Arrête ! cria Bernard. Il ne put rien faire d’autre : déjà les pales du
ruban l’avaient attrapé et entraîné au fond la cuve.
Au même moment, dans le local principal, Hélène surveillait la fin de
cuisson de ses biscuits. Elle allait pouvoir les sortir dans quelques minutes.
Ils pourraient, ainsi, être utilisés par la prochaine équipe. C’est alors qu’elle
entendit un bruit d’impact semblable à quelque chose qui tombe. Ce n’était
pas rare dans ces locaux. Elle tendit davantage l’oreille quand ce bruit fut
suivi par celui, inhabituel d’un moteur qui force.
CHAPITRE 2

Seul le bruit de la douche troublait le silence du vieil appartement de


canut d’Emeely Martin. À cette heure-ci, à travers les grandes fenêtres
donnant sur la cour intérieure, de ce logement typique de Lyon, le soleil, à
peine levé, éclairait faiblement le salon et, dans une moindre mesure, la
chambre sur la mezzanine. Les meubles, mélange de moderne et d’ancien,
ressemblaient à un instantané de vie quotidienne : des documents, des
livres, certains ouverts, d’autres, fermés, et des paquets de biscuits entamés
se trouvaient un peu partout. Depuis le salon, on pouvait apercevoir la
vaisselle de la veille. Celle-ci attendait patiemment dans l’évier de la
cuisine d’être lavée. Juste au-dessus, le bruit de la douche venait de
s’arrêter. Plus aucun son ne parvint en bas, si ce n’est le léger grondement
de la ville. Cette excitation lointaine du matin devenait, en ce lieu, comme
un appel au repos. Un instant, quelques oiseaux brisèrent ce ronronnement
apaisant de leurs cris perçants. Puis, l’agitation de leur chamaillerie
s’éloigna et le calme revint dans l’appartement.
Soudain, une sonnerie stridente résonna. Plusieurs objets semblèrent choir
dans la salle de bain avant que la porte ne s’ouvre. Emeely en sortit
enroulée dans une grande serviette. La jeune trentenaire avait laissé libres
ses cheveux bruns. Encore légèrement humides, ils débordaient sur ses
épaules. Elle se dirigea vers sa table de chevet, y prit ses lunettes et les mit
sur son nez.
— Où est cette putain de tablette ? se demanda-t-elle tout haut en
regardant autour d’elle.
La sonnerie continuait à se faire pressante. Emeely commença à
descendre de sa chambre par l’escalier ajouré pour rejoindre le salon, tout
en cherchant des yeux, dans la pièce en contrebas, d’où pouvait bien venir
l’appel. Celle-ci cessa avant qu’Emeely n’ait pu le trouver. Arrivée en bas,
elle marqua un arrêt et scruta le désordre. Quelques secondes passèrent puis
la sonnerie se fit de nouveau entendre. Emeely repéra la tablette sur le
comptoir séparant la cuisine du salon. Elle s’y précipita et accepta l’appel.
— Bonjour, Maman !
— Bon matin, ma chérie !
— Tu m’entends et tu me vois bien ?
— Oui, oui, tout est beau. Alors ma belle fille, quoi de neuf ? Comment
vas-tu et ton travail d’agronome, ça va bien ?
— Ergonome maman, je t’ai déjà expliqué plusieurs fois, je suis
ergonome… Et toi maman, tu es toujours aussi occupée pour une retraitée ?
— Oui, j’ai pas le temps de m’ennuyer, entre mes cours d’Aquaforme,
mon abonnement au théâtre et les sorties avec mes amies, je vois pas passer
les journées. D’ailleurs, la prochaine fois que tu viens à Montréal, faut que
je t’amène dans le resto que j’ai découvert la semaine dernière. C’est un
restaurant de cuisine Boréale, avec des produits de la forêt québécoise
qu’on n’imagine même pas. Pis, le chef propriétaire est un jeune chef de la
relève, je l’ai vu à la TV l’autre jour. Y’est cute, je suis certaine qu’il te
plairait.
— Moui, répondit mollement Emeely, craignant la suite.
— Toujours personne dans ta vie ? Tu comptes rester vieille fille encore
longtemps ? Ah, y’a des coups de pied au cul qui se perdent.
— Wowowo ! Arrête don’ de m’achaler avec ça ! Vu comme ça s’est fini
la dernière fois, je suis pas pressée. Je cherche le bon. Y’a trop de couillons.
Pis, j’ai autre chose à faire que de pourchasser le mâle parfait, figure-toi !
— Mais ça fait plus d’un an qu’Éric t’a quitté, il faut que tu passes à autre
chose, tenta d’argumenter la mère d’Emeely. Tu ne rajeunis pas ma fille, si
tu veux avoir une famille, tu dois t’y mettre. Il y a plein d’hommes
intéressants, ils ne sont pas tous comme Éric.
— Pfff, souffla Emeely.
— Le beau Philippe, par exemple, il est mature lui.
— Ah, maman, franchement c’est mon associé !
— Tu m’as dit qu’il s’occupait seul de ses deux jeunes enfants, il est
responsable et pas bordélique comme toi. Il est beau garçon en plus,
dommage qu’il ait 10 ans de plus que toi…
— Et quinze de moins que toi ! lança Emeely sarcastique
— Il va bien au moins, ton Philippe ?
— C’est pas « mon Philippe », mais oui maman, il se porte à merveille et
je dois justement le rejoindre au bureau. Je dois me sauver, je vais être en
retard. Je lui passe ton bonjour, si tu veux.
— On se reparle à la même heure en début de semaine prochaine ?
— OK maman, bisous et bon week-end
— Bonne fin de semaine, ma chérie
Arrivé depuis une petite heure, Philippe avait pris le temps de faire un peu
de rangement. Le local, qu’il partageait avec Emeely, son associée, n’était
pas très grand, mais il était bien agencé et agréable. Il avait choisi lui-même
des meubles modernes, à la fois simples et pratiques. Il avait contrôlé
l’origine des matériaux et les conditions de travail dans lesquelles ils
avaient été réalisés. C’était plus cher, mais l’idée comme le résultat lui
apportait une certaine satisfaction. Avec les quelques plantes qu’il avait
ajoutées et les grandes fenêtres, l’espace était chaleureux. Il fallait,
toutefois, garder une discipline pour éviter de se faire envahir par les
dossiers et conserver cette ambiance. Face à face, les deux bureaux étaient
équipés du même matériel informatique. Derrière chacun d’eux, des
bibliothèques occupaient tout le mur. À l’intérieur de ces bibliothèques, la
plupart des espaces étaient utilisés pour le stockage des dossiers des clients.
Cependant, certains avaient été préservés pour laisser de la place à des
bibelots colorés. Une table ronde et quelques chaises proches de la porte
d’entrée pouvaient faire office de lieu de réunion. En vérité, elle servait plus
souvent lorsque Philippe ou Emeely avait un grand nombre de documents à
synthétiser en même temps, car peu de clients venaient dans leurs locaux.
Le toucher agréable des meubles et le silence feutré correspondaient
exactement à la sérénité que Philippe recherchait dans ces locaux.
Cette plénitude fut interrompue par le bruit des vibrations de son
téléphone sur le bureau. En se penchant pour regarder qui l’appelait, il vit le
nom de son ex-femme. Il fit une grimace, mais répondit malgré tout, en
tentant d’avoir le sourire.
— Oui, allo, comment vas-tu ?
C’est l’instant que choisit Emeely pour entrer. Dans un long manteau
rouge, et le cou entouré d’une écharpe grise, elle laissait flotter dans son
sillage un léger parfum agréable. Voyant que Philippe était au téléphone,
elle se contenta de lui faire un signe de tête et se dirigea vers son bureau.
Elle accrocha ses vêtements au porte-manteau fixé au mur, tout en essayant
de se faire discrète sur la conversation de son collègue. Le ton semblait
monter avec son interlocutrice et lorsqu’elle fut installée à son bureau, puis
que Philippe eu raccroché, elle ne put s’empêcher de demander :
— Ton ex-femme ?
— Oui, répondit Philippe encore renfrogné
— Je ne t’imaginais pas répondre à un client comme ça, de toute façon…
Voyant bien que son collègue avait besoin d’évacuer encore un peu de
frustration, elle ne rajouta rien de plus et mit en route son ordinateur.
Philippe se tourna vers le sien en grommelant. Le silence se fit de nouveau
dans le bureau, uniquement perturbé par le bruit des clics de souris et des
doigts sur les claviers.
En ouvrant un courriel portant sur un de ses dossiers actuels, Emeely
choisit de changer les idées de son associé en abordant les avancées
récentes de cette mission :
— Tiens, jeudi dernier, on a fait les essais pour les nouveaux sièges du
tramway.
— Ah oui, ça s’est bien passé ?
— Oui, très bien. En fait, si tu te souviens, comme l’enjeu était que les
normes sont inapplicables dans l’espace existant de la cabine, je leur ai
demandé de prévoir une zone pour faire des essais à la dimension.
— Oui…, fit Philippe qui attendait surtout qu’elle dise ce qu’il ne savait
pas déjà.
— Eh bien, ils avaient même taillé un faux tableau de bord en
styromousse. Cela faisait comme une maquette. On a pu faire tester un
meilleur emplacement pour le siège de la cabine à un échantillon de
chauffeurs. Évidemment, le résultat est très différent de l’état actuel des
choses, tu t’en doutes.
— As-tu pu aborder les questions associées à leur système de sécurité ?
— J’en ai touché un mot à la DRH, mais elle tombait des nues. Ce n’est
pas son domaine de compétence et, à mon avis, il y a encore du boulot pour
les convaincre.
— Je comprends, mais, s’ils veulent réduire les troubles
musculosquelettiques, il faudra qu’ils fassent plus que juste changer le
siège.
— Je le sais bien, je le sais bien…
Le silence se fit à nouveau durant un court instant dans le petit bureau,
avant que Philippe ne poursuive sur une note plus personnelle :
— Et le beau gosse avec lequel tu devais sortir hier soir ?
— Bah…, fit Emeely avec une moue
— Ben, raconte.
— Bof, y’a pas grand-chose à raconter.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’il est grand, beau, intelligent, mais qu’il a un chien.
Philippe se mit à pouffer :
— Tu vas pas faire une phobie sur tous les types qui ont un clebs, quand
même ?!
— Oui, ben non.
— OK ton ex était un peu frappadingue avec son clébard. Mais, enfin,
tous ceux qui possèdent un chien n’en font pas des bêtes de concours !
— Écoute j’ai rien contre les chiens. Mais m’être fait jeter parce que ce
gros mmmh préférait son cabot à moi, ça me reste là !, dit Emeely, en
mimant avec sa main un objet coincé dans sa gorge.
— Oui, enfin, tu lui filais des sucreries en cachette pour qu’il ne puisse
plus participer à des concours. Ce n’était pas très fair-play de ta part, non
plus.
— J’en pouvais plus de ces foutus concours, OK ! J’en pouvais plus…
— Bon, OK, OK. Il doit bien y avoir un type bien qui n’aime pas les
chiens et qui fera ton affaire. Il ne faut pas désespérer…
— Je ne désespère pas ! répondit Emeely sur un ton grinçant.
Philippe s’apprêtait à lui lancer une autre pique taquine, mais la sonnerie
du téléphone l’interrompit. Emeely décrocha rapidement.
— Co-Ergo, bonjour !… Oui… oui… bien sûr on peut s’occuper de ça. Je
peux passer vous voir pour qu’on en discute. Quand est-ce que cela vous
arrange ? Mardi, le 5, oui, parfait c’est noté.
Philippe avait bien compris qu’il s’agissait d’une proposition de contrat,
mais le sourire qui s’était dessiné sur le visage d’Emeely l’intriguait. Elle
salua son interlocuteur et raccrocha. Puis, elle se tourna vers Philippe et vit
son air interrogateur. Elle prit un malin plaisir à le laisser mariner quelques
secondes. Comme elle ne pipait mot, il finit par demander :
— Arrête avec ton petit sourire, accouche, c’était qui, c’était quoi ?
— C’était un sympathique DRH qui a entendu parler de moi.
— Oh ! de toi ? lâcha Philippe avec une pointe de sarcasme.
— Oui, monsieur.
— Et il est de quelle boîte, ce brave homme ?
— Il travaille pour la Biscuiterie Lemoine, au nord de la ville. Ils
souhaitent revoir l’ensemble de leurs procédures de prévention des risques
professionnels.
— Wow ! Il t’a dit pourquoi ? s’enquit Philippe.
— Non, mais je vais te le dire après avoir « instruit » la demande. Tu me
donnes un numéro de dossier pour cette intervention ?
Après quelques clics, et quelques secondes de patience, il lui répondit :
— Une fois signé, ce sera le contrat 2018-0011.
CHAPITRE 3

— Non, non et non ! Bob était passablement agacé par l’interlocutrice


avec laquelle il conversait au téléphone.
Ce grand appartement au sommet d’un immeuble d’un quartier moderne
de la ville était meublé avec goût et une belle unité de style. L’aspect glacial
et sans personnalité de la décoration tranchait avec le caractère bouillonnant
que montrait l’américain, nu, debout au milieu du salon. Tout en regardant
dehors à travers les grandes baies vitrées, alors que le soleil se levait à
peine, Bob s’agitait au téléphone, ce qui, de l’immeuble d’en face, offrait
une scène assez cocasse.
— Je te dis non ! Ça suffit ! ça s’arrête là entre nous !
— Mais… tu ne peux pas me dire ça comme ça… Je croyais que tu
m’aimais ?
L’interlocutrice de Bob était incrédule.
— Cesse de me faire perdre mon temps avec tes arguments et cesse de
m’appeler. Au revoir !
Il raccrocha le téléphone avec énervement et le posa sur l’accoudoir du
canapé en cuir de marque italienne.
Pour recouvrer son calme, il continua de regarder par la fenêtre le lever du
soleil et prit de grandes respirations. Puis, il ferma les yeux et tenta de
retrouver la sérénité qu’il avait ressentie durant son jogging matinal dans
l’air frais, alors que le bruit des voitures n’avait pas encore envahi les rues
et que seul le chant des oiseaux qui s’éveillent troublait la tranquillité des
parcs. C’était l’un de ses moments favoris de la journée, il ne pensait alors à
rien et se concentrait sur ses sensations.
À son retour dans son appartement, il avait trouvé la fine lingerie de la
jeune femme qu’il avait ramenée hier soir. Ce fut un autre motif de
satisfaction, car elle était belle et fraîche. La nuit avait été particulièrement
torride, comme il les aime.
Son calme, à présent, revenu, il pouvait reprendre sa routine. Comme il le
faisait d’habitude après sa douche, il enfila son boxer en bambou qu’il
faisait venir exprès des États-Unis et dont il appréciait particulièrement la
douceur. Puis, il fit quelques pompes sur le tapis du salon. Il était grand et
bâti. La pratique régulière du sport et de la musculation depuis son
adolescence, lui avait donné, à 45 ans, un corps dont il était fier. Il jouait de
son apparence physique imposante autant avec les femmes, pour les
séduire, qu’avec les hommes, pour les impressionner.
Après avoir fait les quelques exercices qui lui permettaient de réveiller ses
muscles, il se dirigea vers l’intérieur de l’appartement.
— Tu as fini ta douche, ma belle ?
Une voix féminine lui répondit depuis la salle de bain. Mais le son étouffé
l’empêchait de comprendre ce qu’elle disait. En continuant à s’approcher, il
aperçut la silhouette de la jeune femme dans le miroir qui surplombait le
lavabo. Il pouvait distinguer le galbe de ses seins fermes et ses cheveux
mouillés qui caressaient ses épaules. Bob était très satisfait d’avoir pu
passer la nuit avec une aussi jolie poulette. Il se rapprocha encore et vit, par
l’ouverture qui laissait échapper de la vapeur, la jeune femme. Si elle n’était
pas très grande, ses formes arrondies étaient un appel à la luxure.
Lorsqu’elle l’aperçut par l’embrasure de la porte, elle lui fit un sourire tout
en continuant de se sécher les jambes avec la luxueuse serviette en coton
égyptien, agencée au décor de la salle de bain que lui avait prêté Bob.
Bob entra dans la salle de bain et la prit par la taille.
— Bonjour, belle enfant, lui susurra-t-il à l’oreille.
Ne répondant pas, la nana se contenta de lui sourire et d’embrasser les
muscles saillants de ses épaules et de ses pectoraux. Passant la main sous le
cou de la jeune femme, Bob attrapa son menton et, en se baissant, alla
chercher sa bouche qui avait l’allure d’une fraise juteuse. De son autre
main, il descendit le long de son échine, ce qui la fit frémir, jusqu’à
atteindre la partie rebondie de ses fesses qu’il caressa lentement. La jeune
femme se laissa aller à cette sensation. Elle était totalement sienne. Il
relâcha son étreinte et son attention retourna vers son travail : il n’avait pas
encore vérifié ses courriels de la nuit.
— Pourrais-tu nous préparer du café ? s’enquit-il.
— Euh… je veux bien essayer, mais je ne sais pas où sont rangées les
affaires… répondit-elle, surprise qu’il lui demande cela au lieu de lui
proposer de lui en faire.
— Tu verras, c’est très simple, tout est dans la cuisine et ma cafetière fait
presque tout toute seule.
— Euh… d’accord. C’est par où déjà la cuisine ?
— Juste ici, dit Bob en lui indiquant du doigt la direction.
Alors que la jeune femme s’apprêtait à ajouter quelque chose, Bob fit
demi-tour et retourna dans la pièce principale.
Toujours en boxer, il s’assit dans le grand canapé de cuir qui occupait le
centre du salon et attrapa le téléphone qu’il y avait laissé. Il se mit à
regarder ses courriels. Il pouvait recevoir, même pendant la nuit, des
documents et des rapports de ses collègues. Il recevait également des
messages automatiques du système informatique qu’il avait contribué à
mettre en place. Ainsi, maintenant, chaque machine de l’usine était en
capacité de lui transmettre franco des informations sur leur état de
disponibilité. Une panne ? Une erreur humaine ? Il en était notifié dans la
seconde. Même les rapports quotidiens sur l’ensemble de la fabrication
arrivaient directement sur son téléphone, à la fin de chaque journée de
travail. Un moyen d’analyse, mais surtout de réaction quasi diabolique, car
on ne pouvait plus rien lui cacher.
Soudain, il aperçut un message automatique du système de commande :
un vendeur à l’étranger avait entré une vente importante à la SAM. La
SAM, c’était un détaillant d’origine américaine. Depuis peu, ils avaient
décidé de se développer en Asie. Bob avait réussi, grâce à ses contacts, à
obtenir une période d’essai pour leurs produits dans leurs grandes surfaces
de la région. La SAM jouait gros dans cette implantation et la biscuiterie
avec elle. Si cela marchait bien, ils pourraient alors implanter une nouvelle
usine en Chine et pourquoi pas obtenir que la SAM distribue aussi leurs
produits aux USA.
Bien que Bob ait récupéré la gestion de l’approvisionnement, ce qui lui
offrait une plus grande visibilité sur les commandes. Il n’avait pas en charge
l’organisation interne de la logistique ni des bons de fabrication. La charge
de travail était normalement prévue pour la semaine, mais cette commande
devait être priorisée, il fallait donc définir une nouvelle charge en urgence.
Immédiatement, il composa un numéro.
— Bonjour, Nadia, savez-vous si des dispositions ont été prises pour la
commande de la SAM ?
— Bonjour, Monsieur, de quelle commande parlez-vous ?
— Eh bien, celle de la SAM, elle a été rentrée dans le système cette nuit.
— Je ne suis pas au courant, je ne suis pas encore au bureau.
— Ah oui, pardon, je n’avais pas vu l’heure. Comme je suis levé depuis
longtemps pour faire mon jogging et quelques exercices, j’avais quelque
peu perdu la notion du temps.
— C’est beau d’être sportif…
— En arrivant, vous pourrez regarder si nous avons toutes les matières
premières nécessaires pour y faire face ? Si ce n’est pas le cas, je vous
autorise à passer des commandes en urgence.
— Très bien, répondit Nadia.
— Je ne vous dérange pas plus, ma petite Nadia. On se voit tout à l’heure.
Je vais appeler Jean-Claude.
Ça allait encore être à lui de s’occuper de tout puisque personne ne
semblait capable de le faire. Bien qu’embêté par le contretemps, il était
satisfait de son petit effet sur sa secrétaire. Il aimait particulièrement
l’impressionner avec ses activités et sentir l’admiration dans sa voix.
Il soupira et reprit son téléphone, cette fois pour appeler Jean-Claude, le
responsable du planning et de la logistique.
— Allo ! Jean-Claude ? demanda Bob après plusieurs sonneries.
— Allo ! non, c’est Georges. Jean-Claude n’est pas encore arrivé.
— Il n’est pas encore arrivé ? Vous a-t-il au moins appelé pour modifier la
programmation de la journée ? questionna Bob qui commençait à
s’échauffer.
— Euh, non.
— Shit ! mais, qu’est-ce qu’il fout ? Il croit que tout va se faire tout seul ?
— Je ne sais pas…, tenta de répondre Georges qui se décomposait à
l’autre bout du téléphone
— Faites en sorte qu’il s’en occupe dès qu’il arrive !
— C’est que… je suis de l’équipe de nuit. Je serai parti avant, argumenta
Georges sur un ton plaintif.
— Bullshit ! Débrouillez-vous pour que ça soit sa priorité.
Sur cet ordre, Bob raccrocha. Ce Jean-Claude ne semblait pas avoir les
mêmes priorités que lui. Mais, par ailleurs, il était satisfait de l’effet qu’il
avait eu sur Georges – il ne voyait, toutefois, pas du tout qui était Georges –
il laissa son esprit revenir dans son appartement. Cela lui permit de prendre
conscience que la jeune femme avait rejoint la chambre.
Il se leva et se rendit dans la salle de bain.
Une fois devant le miroir, Bob attrapa un bol fabriqué spécialement par
une compagnie d’article de rasage traditionnel ainsi que son savon à raser. Il
utilisait exclusivement les blaireaux 100 % poils naturels de blaireau et le
savon au bois de Santal de la firme britannique Edwyn Keiths comme son
père le faisait avant lui. Il appréciait la mousse que cela faisait grâce aux
poils plus doux et moins longs que ceux de sanglier.
Il ouvrit le robinet d’eau chaude et mit son blaireau dans le bol, sous le
jet. Au contact de l’eau, les instruments allaient devenir chauds et
restitueraient cette chaleur à la mousse lorsqu’il se raserait.
En attendant cette montée en température, Bob ouvrit un tiroir et prit une
brosse. Il plaça ses cheveux avec une raie sur le côté comme il aimait le
faire. Il saisit ensuite une bombe de fixatif dont il aspergea sa chevelure.
Ainsi, sa coiffure serait parfaite toute la journée.
Ses instruments étant chauds, il les sortit de l’eau et ouvrit la boîte de
savon. Après avoir égoutté son blaireau, il le frotta sur le savon jusqu’à ce
que l’ensemble des poils soit bien recouvert. Il prit son bol dans la main
gauche et fit tourner le blaireau à l’intérieur. En moins de deux minutes, il
obtint une belle crème. Il posa son bol et étala la crème sur son visage à
l’aide de son blaireau.
Puis, ouvrant à nouveau un tiroir, il sortit son rasoir de sûreté Mercury, de
fabrication américaine et au manche en acier, qui ressemblait tant à celui
qu’utilisait son père. Avec soin et précision, il commença à se raser. Il se
rendit compte alors du coin de l’œil que la jeune femme était sortie de la
chambre et s’était rhabillée. Elle le regardait avec un air admiratif en se
mordant la lèvre inférieure. Lorsqu’elle remarqua qu’il l’avait vu, elle reprit
son chemin vers la cuisine.
Bob acheva rapidement de se raser, puis sous le jet d’eau chaude du
robinet fit des ablutions pour retirer l’excès de crème. Il mit un baume
après-rasage de la même compagnie que son savon et ayant lui aussi une
senteur de bois de Santal. Il admira le résultat dans le miroir et fut
particulièrement satisfait de ce qu’il voyait.
Il sortit de la salle de bain et retourna au salon. En passant devant la
cuisine, il aperçut la jeune femme qui semblait avoir trouvé tout le
nécessaire pour préparer le café. Il s’habilla avec les vêtements qu’il avait
soigneusement sélectionnés la veille au soir et déposés sur le canapé.
Chacun des éléments était pratiquement neuf et repassé avec application. La
sensation de ces vêtements doux sur la peau le matin est un des petits
plaisirs de la vie, pensa Bob. Il enfila le pantalon de son costume sombre,
qu’il faisait faire sur mesure par un tailleur de New York. Puis, en finissant
de boutonner sa chemise blanche de marque italienne, il avança vers la
cuisine d’où s’échappait, à présent, une agréable odeur de café.
La jeune femme était juchée sur une chaise et fouillait dans les placards
du haut.
— Les tasses sont un peu plus loin à droite, lui indiqua Bob
— Ah merci !
Elle descendit pour déplacer sa chaise au bon endroit. Remontant et
ouvrant le placard, elle put sortir des tasses pour le café.
Bob enlaça la jeune femme et l’embrassa de nouveau en lui pinçant les
fesses. Cela lui rappela comme il avait été parfait la nuit dernière et lui
donna envie de recommencer sur le comptoir de la cuisine. Mais, cela
risquait de froisser sa chemise ou son costume. En outre, il ne pouvait pas
être en retard ce matin.
Voyant que rien de plus ne semblait venir, la jeune femme sortit de ses
bras et versa le café dans les tasses.
Puis comme Bob restait silencieux, elle dit :
— J’ai entendu que tu avais des difficultés au boulot ?…
— Ce ne sont pas vraiment des difficultés. Le fondateur de l’entreprise,
même s’il se fait vieux, a une belle vision de l’avenir. Mais, il y a pas mal
de personnes qui semblent penser que la concurrence nous attend et que
l’on a tout notre temps…
Il attrapa la tasse de café que lui tendait la jeune femme et profita un
instant du regard admiratif qu’elle portait sur lui en soufflant sur sa tasse.
Elle paraissait satisfaite d’avoir mis le grappin sur ce grand américain aux
allures de chef. Cela encouragea Bob à poursuivre :
— Lorsqu’il m’a recruté, nous avons tout de suite accroché. En un seul
rendez-vous, il m’a parlé de son entreprise. Il revenait de visites aux États-
Unis. Il avait bien mesuré l’écart qui existait et ce qui devait être fait pour le
réduire. Il m’a donné toute la latitude pour faire les modifications que je
souhaitais dans la production. Un unique objectif, il fallait faire plus,
beaucoup plus. Ce seul rendez-vous a suffi à me convaincre et grâce à mon
travail ces dernières années, l’entreprise connaît une croissance inédite. Le
système était tellement ringard qu’il était impossible de produire plus avec
ce qui était mis en place. J’ai pu automatiser et informatiser une bonne
partie du processus, la différence a été immédiate et…
Le regard de la jeune femme derrière sa tasse de café était passé de
l’admiration à l’incrédulité. Elle ne comprenait visiblement absolument rien
de ce qu’il racontait. Bob décida d’abréger :
— Bref, le succès a été tellement retentissant que le fondateur commence
à penser à moi pour prendre la suite. C’est sûr que si j’avais les mains
totalement libres, on pourrait faire quelque chose d’exceptionnel avec cette
entreprise.
Ils finirent de boire silencieusement leur café. Puis, Bob reprit son rythme
dynamique :
— Allez, il faut que j’aille bosser !
— Peux-tu me déposer ? demande la jeune femme.
— Malheureusement, je n’ai pas le temps. Je vais t’indiquer la station de
métro la plus proche.
Surprise par la réponse abrupte, la jeune femme resta sans voix et se
contenta de suivre Bob.
CHAPITRE 4

L’usine se situait dans une zone industrielle du nord de la ville. Le


bâtiment semblait, toutefois, assez ancien. Il détonnait par rapport à ceux
qui l’entouraient, qui paraissaient beaucoup plus récents. Se rendant compte
qu’elle se trouvait du côté de la sortie prévue pour les camions, Emeely fit
le tour du bâtiment, qui était protégé par une petite clôture. L’entrée donnait
accès à un parking qui servait autant pour les camions, les salariés que les
visiteurs. Quelques places étaient réservées pour les véhicules de ces
derniers, justement. Emeely prit le temps de se garer comme il faut et
vérifia qu’elle était à la bonne heure. Après avoir relu une fois encore les
points principaux qu’elle avait notés sur une feuille volante, elle sortit de la
voiture.
Tout en enfilant son manteau, elle observa le bâtiment. Même s’il
semblait plus âgé que les autres, il était particulièrement bien entretenu.
L’enseigne qui trônait à son sommet indiquait « Biscuiterie Lemoine ».
Elle traversa le parking pour se rendre vers ce qui paraissait être le bureau
d’accueil : une verrière aux vitres légèrement teintées dont la porte
principale donnait sur le parking. Une odeur assez désagréable flottait dans
l’air. Cela étonna Emeely qui s’attendait plutôt à ce que ça sente les
biscuits. Une petite zone dans la pelouse, à une dizaine de mètres de
l’entrée, semblait pouvoir servir de lieu de repos. En se rapprochant de la
réception, elle en aperçut d’autres un peu plus loin dans des espaces verts.
De l’autre côté de la porte vitrée, une femme blonde d’un certain âge se
tenait derrière un comptoir. Il avait des couleurs qui semblaient être passées
à cause du soleil. Emeely se demanda si c’était voulu comme couleur ou si
le comptoir était simplement installé depuis longtemps sans avoir été
rénové. Lorsque la préposée vit entrer Emeely, elle se leva et la salua. Le
comptoir était si haut par rapport à sa taille, qu’elle devait se lever pour
échanger à l’aise avec les visiteurs.
— Bonjour.
— Bonjour, je suis Emeely Martin, j’ai rendez-vous avec Monsieur
Laporte, indiqua Emeely en tendant sa carte de visite.
— Oui, bien sûr asseyez-vous, lui répondit la préposée en lui indiquant les
trois chaises entourant une table basse, sur laquelle étaient posés, épars,
quelques magazines concernant l’industrie.
Emeely retira son manteau et s’installa dans la « salle d’attente ». Les
quelques sièges et la table qui étaient là semblaient également avoir
beaucoup vécu. Peut-être leur présence dans cet espace vitré, frappé par les
rayons du soleil avait-elle accéléré leur vieillissement. Emeely observa
rapidement les magazines qui avaient été placés là. Ils étaient tous assez
récents et plusieurs concernaient la santé-sécurité au travail. L’ergonome se
demanda s’il fallait y voir le signe d’un intérêt de l’entreprise pour le
domaine ou une manipulation réalisée sachant sa venue.
La personne de l’accueil prit son téléphone et joignit le responsable des
Ressources Humaines, Monsieur Laporte.
— Bonjour Monsieur Laporte, vous avez une certaine Em euh Émilie
Martin pour vous… D’accord.
Se tournant vers Emeely, elle l’avisa :
— Il arrive dans un instant.
— Parfait, répondit Emeely.
Emeely ne voyait plus que le haut de la tête de la préposée et l’entendait
taper à l’ordinateur. Après quelques instants, elle perçut, cette fois-ci, le
ronron de l’imprimante. Après que tous les bruits eurent cessé, l’employée
se leva et lui annonça :
— Voici votre badge.
Emeely se rapprocha et s’accouda au guichet. La préposée poursuivie :
— Il vous servira pour entrer dans le bâtiment. Vous devez le pincer sur
vous comme ceci, afin qu’il soit visible en tout temps, fit la jeune femme en
joignant le geste à son explication.
— D’accord, répondit Emeely.
Elle fixa le porte-nom et s’installa de nouveau sur sa chaise. À peine eut-
elle le temps de s’asseoir qu’une personne aux cheveux aussi gris que son
costume arriva et se dirigea directement vers elle.
— Bonjour, je suis Marc Laporte, bienvenue à la biscuiterie Lemoine !
— Enchantée, répondit Emeely en lui serrant la main.
— Venez, allons dans mon bureau.
L’homme se mit aussitôt en marche. Emeely ramassa ses affaires en
quatrième vitesse et le suivi. Le DRH montra à Emeely comment franchir le
tourniquet à l’aide de son badge :
— Tous les accès aux bâtiments sont sécurisés de cette façon. Ainsi, on
sait en tout temps qui est à l’intérieur et il n’est pas possible d’entrer sans
badger. Cela évite l’espionnage industriel.
Emeely essaya d’imaginer à quoi pouvait ressembler un espion dans la
fabrication de biscuits, mais cela lui paraissait assez incongru.
Tandis qu’ils parcouraient à grands pas un hall de taille conséquente, et
que le responsable lui demandait aimablement si elle avait trouvé
facilement, Emeely se rendit compte que le bâtiment dans lequel elle était
entrée s’avérait, en fait, séparé de la biscuiterie proprement dite par un
étroit passage asphalté.
Le hall était majestueux par sa taille. La hauteur des plafonds le faisait
paraître plus vaste qu’il n’était en réalité. La décoration était superbe, mais
semblait dater des années 1980.
Après avoir monté quelques marches, ils étaient arrivés dans un couloir
assez court menant à des bureaux de part et d’autre. Le couloir n’ayant pas
de fenêtre, il était assez sombre, mais une riche moquette au sol donnait un
aspect assez feutré. Le DRH entra dans le bureau à son nom dont la porte
était restée ouverte.
Le bureau de Laporte était assez simple, le mobilier ne semblait pas être
de très grande valeur et le matériel informatique était un peu désuet.
— Installez-vous, lui dit-il en souriant et en lui indiquant de la main les
deux sièges qui faisaient face à sa table de travail.
Emeely déposa son manteau sur une des places et s’assit à l’autre. Elle
prit un carnet afin de consigner ses notes. Monsieur Laporte sortit un
dossier des tiroirs de son bureau et l’ouvrit. Voyant qu’elle était installée, il
brisa le silence :
— Alors, comme je vous l’ai expliqué au téléphone, nous avons besoin de
revoir tout notre système de prévention.
— Vous n’avez personne en interne pour le faire ? demanda Emeely,
intriguée.
— Nous avons un responsable sécurité, mais il est un peu dépassé par
l’ampleur de la tâche. Vous savez notre entreprise est ancienne. Le site, ici,
date de 1897. Alors, il y a beaucoup de choses qui sont le résultat de
l’histoire et qui ne sont pas forcément rationnelles.
— Je comprends, répondit Emeely, même si elle ne voyait absolument pas
le rapport entre l’année de fondation de l’établissement et le système de
prévention des risques professionnels.
— En fait, il y a 3-4 ans, nous avons eu des difficultés importantes. Nous
avons fait des modifications majeures de certains process, abandonné la
partie sud du site et supprimé 118 postes. Depuis l’année dernière, l’usine a
retrouvé son équilibre financier. Aujourd’hui, nous travaillons moins sur
stocks et plus à la commande. On réalise de nouveau un chiffre d’affaires
sensiblement équivalent, avec moins de personnel, on peut donc penser que
des gains de productivité sont enregistrés, expliqua M. Laporte qui semblait
en confiance.
Même si les informations que donnait Laporte n’étaient pas suffisamment
précises pour en tirer la moindre conclusion, le fait qu’il y ait eu un projet
de transformation des situations de travail éveilla un intérêt chez Emeely.
Les projets de ce genre pouvaient avoir de nombreux impacts sur les risques
sans que cela ne soit réellement pris en compte. Afin de confirmer son
hypothèse, elle demanda :
— Et vous avez une évolution de vos accidents et de vos maladies
professionnelles, c’est ça ?
— Exactement, vous avez tout compris.
— Vous avez déjà ciblé les problèmes principaux ?
— Nous avons un comité paritaire de santé et de sécurité au travail dont je
suis le président. Pour la partie syndicale, le secrétaire de ce comité est un
cariste. Le syndicat est présent, peu actif, mais participatif sur certains
sujets, comme lors de la rédaction du document unique. Il y a un médecin
du travail en vacation sur le site 2 demi-journées par semaine et une
infirmière à temps plein. La révision de notre système de prévention fait
partie du plan d’action que nous avons décidé cette année au sein de ce
comité.
— D’accord…, dit Emeely sur un ton hésitant, car elle était intéressée par
ces informations, bien qu’elles ne répondent pas à sa question.
— En fait, avec le médecin, nous avons fait le tour des problèmes pour
nous faire un plan de match. Nous avons identifié deux cas de troubles
musculosquelettiques au poignet et à l’épaule, sur les opératrices les plus
âgées du secteur fourrage-enrobage et, autant, aux expéditions. Certaines
opératrices sont dans ce secteur depuis longtemps.
Vouloir réviser tout le système de prévention pour deux cas semblait assez
incongru. Il y avait sûrement anguille sous roche. Pour tenter de
comprendre, Emeely demanda :
— Il y a combien de travailleurs en tout ?
— Il y a 280 salariés sur l’usine, mais, en fait, seulement 180 opérateurs.
Ils sont répartis en trois équipes qui se relayent jour et nuit. La production
ne cesse jamais. Beaucoup des personnels administratifs sont dans les
étages de ce bâtiment.
M. Laporte s’arrêta et parut gêné. Pour l’encourager à poursuivre, Emeely
opina du chef. Pourtant son interlocuteur continua à blêmir et semblait en
même temps avoir une bouffée de chaleur.
— Et hum… il y a quelques semaines, nous avons eu un accident. La
personne est décédée, lâcha enfin le DRH.
Le silence se fit dans la pièce. Emeely écarquilla les yeux. Bien que les
morts dans le cadre d’accident du travail n’étaient pas rares, elle avait du
mal à imaginer que l’on puisse perdre la vie en faisant des biscuits. Cela
pouvait expliquer en bonne partie l’ampleur du projet qui était proposé.
— L’enquête a conclu qu’il s’agissait d’une erreur humaine, ajouta-t-il
comme pour se dédouaner.
Ah, la fameuse erreur humaine ! Un concept ancien qu’Emeely
rencontrait souvent dans les entreprises. Cette appellation fourre-tout
masque fréquemment les sources réelles de l’accident, qui peuvent être
multifactorielles. Dubitative, elle poursuivit en demandant :
— Hum oui. Dans quel secteur, cet accident ?
— À la préparation, lors de la phase de nettoyage. C’est l’élément central
de la demande que nous vous faisons. Nous voulons éviter que ce genre
d’accident se reproduise. J’aimerais vous éviter ça, mais il sera important
que vous rencontriez Monsieur Leblanc, le responsable fabrication. Il a
beaucoup de pouvoir. Il est un peu sexiste, mais si vous arrivez à vous le
mettre dans la poche, cela facilitera sûrement votre intervention.
De nouveau le silence prit la place dans le bureau. Le DRH était
embarrassé et Emeely ne savait pas trop par quel bout poursuivre
l’entretien. Elle décida de complètement changer de sujet :
— Vous connaissez comment nous travaillons ?
— Vaguement.
— Eh bien, je vais répondre à votre sollicitation en deux phases. Tout
d’abord, je vais faire le point sur votre système de prévention, tel que vous
me le demandez. En fonction de cette première phase, je vous proposerai
une intervention plus précise, dans un second temps. Ainsi, nous pourrons
nous mettre d’accord, à la fois sur ce qu’il serait bon de changer et sur la
manière de le faire. Est-ce que cela vous convient ?
— Parfait, c’est ce qui m’avait plu lorsque mon collègue DRH chez STIM
m’avait entretenu de votre intervention chez eux.
— Ah oui, c’est par ce biais que vous avez entendu parler de nous ? dit
Emeely satisfaite des retombées de cette précédente mission.
Pour toute réponse, Laporte lui fit un sourire avant de regarder le dossier
qu’il tenait entre ses mains, feignant d’être surpris de le découvrir.
— Tenez, je vous ai prévu un petit dossier reprenant les éléments
principaux de présentation de l’entreprise, lui dit-il en lui tendant une
chemise rouge.
— Parfait, je vais regarder ça et vous faire une proposition. Si elle vous
convient, nous pourrons commencer rapidement.
M. Laporte acquiesça et se leva, indiquant par-là que l’entretien était
terminé. Emeely rangea les documents qui venaient de lui être transmis
ainsi que ses notes. Puis, elle prit son manteau sur le bras et se leva à son
tour.
— Je vais vous raccompagner jusqu’à la réception, lui indiqua le
responsable RH.
Emeely montra son appréciation d’un sourire, elle n’avait nulle envie de
se perdre dans le dédale des couloirs.
Revenu au poste d’accueil, M. Laporte lui serra la main.
— Si nous sommes d’accord, je ferai en sorte que vous ayez un badge
d’accès pour la durée de votre intervention, afin que vous n’ayez pas à le
refaire chaque jour.
La femme de l’accueil le regarda avec un drôle d’air.
— Ce n’est pas possible, dit-elle.
— On s’arrangera, répondit le DRH avec un brin de lassitude.
Il repartit vers son bureau, après avoir serré la main d’Emeely. Celle-ci se
tourna alors vers l’employée pour lui rendre le badge. Elle nota son heure
de sortie et signa le registre. Emeely prit le temps de mettre son manteau,
tandis qu’elle et la préposée se souhaitèrent d’une même voix une bonne
journée.
Emeely traversa à nouveau le parking pour rejoindre sa voiture dans
laquelle elle s’installa rapidement. Elle extirpa de son sac les documents
que le DRH lui avait fait passer. Outre une plaquette qui présentait
l’ensemble de l’entreprise, ses différents établissements à travers la France,
et ses performances financières forcément fantastiques, il y avait une
brochure plus simple, qui décrivait le site dans lequel elle allait intervenir.
Ce document indiquait que l’usine était composée de neuf lignes de
biscuits et que 60 % de son chiffre d’affaires se faisait à l’export. Elle y
trouva également un organigramme reprenant les principales fonctions. Son
client, M. Laporte, y apparaissait au poste de directeur RH. M. Lemoine
était indiqué comme étant le directeur de l’usine. Parmi les autres personnes
dont Emeely nota le nom avec intérêt, il y avait Mme Cordier, responsable
du bureau d’étude, qui conçoit les biscuits, M. Lamy, responsable de la
qualité, M. Leblanc responsable de la production, M. Pichon, responsable
des méthodes, ainsi que M. Perret, responsable de la logistique. Tous
ensemble, ils formaient, avec quelques autres, le comité de direction.
Dans ce même document, elle constata, également, que l’usine avait été
rachetée par un grand groupe agroalimentaire dans les années 1980, mais
que celui-ci s’était séparé de sa division « biscuits » au début des années
2000.
Comme le lui avait indiqué M. Laporte, quatre ans auparavant, une vaste
politique de rationalisation a été mise en place. Certaines activités avaient
alors quitté l’établissement pour en rejoindre d’autres au sein du groupe. Le
document faisait ressortir que l’usine avait un problème en ce qui concerne
l’optimisation de l’espace et le coût foncier. Cette information était
accompagnée d’un plan, qui permit à Emeely de se rendre compte que le
site formait un triangle dont la pointe sud était vide dorénavant.
La brochure contenait peu de renseignements sur les travailleurs, un peu
comme si la production se faisait sans eux. Il était seulement indiqué que la
moyenne d’âge était supérieure à 47 ans et que 20 % avaient plus de 55 ans,
bref ils étaient « vieux ». Chacune des neuf lignes fonctionnait de manière
autonome et, selon le document, n’avait pas de chefs d’équipe, seulement
des « animateurs » sans statuts hiérarchiques, sous l’autorité directe du
responsable de la production. Comme l’avait indiqué M. Laporte, l’usine
tournait 24 heures sur 24. Chaque ligne avait 6 ou 7 employés qui se
répartissaient le travail d’un bout à l’autre.
Comme souvent au démarrage d’une intervention, Emeely sentit une
certaine angoisse monter dans son ventre. Le volume d’informations était
énorme et ce n’était que le début. Parviendrait-elle à comprendre et à
analyser ce qui se passe dans cette usine ? Pourrait-elle proposer une lecture
des situations de travail qui convaincrait l’ensemble des acteurs ? Sera-t-
elle en capacité d’offrir des solutions pertinentes pour faire face aux enjeux
? Elle avait comme une sensation d’étouffement sous le poids des
responsabilités. Elle respira profondément, ferma les yeux un instant et put
reprendre son calme.
Forte des quelques informations du document et de l’entretien ainsi que
de l’accord qu’elle avait fixé avec M. Laporte, Emeely appela son associé.
— Allo, est-ce que je te dérange ?
— Non, c’est bon, répondit rapidement Philippe.
— Je sors tout juste du rendez-vous à la biscuiterie Lemoine.
— OK. Comment ça s’est passé ? demanda Philippe curieux, mais pas
vraiment inquiet.
— L’affaire est ketchup.
— Hein ?
— Je veux dire ça roule.
— Ah oui, d’accord. Je trouvais bizarre d’avoir du ketchup dans une
biscuiterie…
— Tss. Tu ne vois pas mon regard plat par téléphone, mais je te fais un
regard très très plat.
— OK OK. Qu’as-tu convenu avec eux ?
— Je vais leur proposer une première phase d’« instruction de leur
demande » sur le système de prévention. Le DRH en a très peu parlé, je ne
sais pas où ils en sont.
— Qu’est-ce qui les a fait se lancer dans ce projet ?
— Apparemment, ils ont quatre cas de TMS reconnu, ce qui est une
première pour eux, indiqua Emeely en relisant ses notes.
— Oui, et cela veut peut-être dire qu’il y en a beaucoup d’autres qui sont
encore cachés. Il faudra investiguer de ce côté.
— En plus, ils ont eu un accident qui a fait un mort, il y a même pas un
mois.
— Voilà un déclencheur assez extrême. Y a-t-il quelque chose qui a
changé dans leur système de production ?
Philippe faisait l’hypothèse, à partir de son expérience, que si l’entreprise
connaissait une évolution récente des problèmes de santé de ses salariés,
c’est que quelque chose avait changé dans le contexte de travail.
— Pour l’instant, ce n’est pas évident de dire quoi précisément. Tout ce
que je sais, c’est qu’ils ont eu une grosse rationalisation, il y a 3-4 ans.
Emeely cherchait dans ses notes des informations utiles pour expliquer ce
qui avait été transformé à cette occasion. Elle trouva plusieurs éléments et
poursuivit : de ce que j’ai compris, ils ont perdu un marché et viré plus
d’une centaine de personnes. Ils sont aussi passés d’un fonctionnement sur
stocks à un fonctionnement à la commande. Ils ont ainsi vidé une partie du
site.
— Ont-ils des chefs d’équipe ? demanda Philippe, comme s’il sortait du
sujet
— Euh… non. Ce sont des animateurs, répondit Emeely avec hésitation,
se demandant pourquoi son associé lui posait cette question.
La description que lui faisait Emeely des transformations mises en œuvre
lui rappelait les caractéristiques de certains systèmes de production connus
pour pouvoir avoir des effets potentiels sur la santé des travailleurs. Il
expliqua son idée à Emeely :
— D’accord, il faudra que tu creuses le sujet, mais ils ont sûrement
implanté un système de production à la japonaise. En passant à la
commande, ils ont mis en place un fonctionnement en flux tiré, ce qui leur a
permis de réduire les stocks. Cela mobilise moins d’argent pour faire
tourner l’usine. C’est peut-être aussi ce qui leur a libéré une partie du site,
soit pour ajouter une nouvelle production soit pour revendre la parcelle et
réduire les coûts fonciers.
— Ah oui, j’ai un document qui parle du coût foncier, confirma Emeely.
— Bon. Alors, il faudra regarder ce que cela a changé sur le travail, lâcha
Philippe d’un ton sentencieux.
— Tu t’attends à quoi ?
— Eh bien, il doit sûrement y avoir des fluctuations d’activité en fonction
des commandes lors des pics avec, peut-être, parfois, un bon nombre
d’intérimaires. Il ne doit pas toujours être possible d’anticiper. Il est
toutefois difficile d’établir les liens pour l’instant, avec si peu
d’informations.
Philippe se rendait compte que, bien que la demande du DRH partait
d’une bonne intention, l’intervention d’Emeely n’allait peut-être pas porter
tant que cela sur le système de prévention. En effet, si de nouvelles sources
de risque étaient présentes dans l’environnement, il lui faudrait aborder les
aspects techniques, l’organisation du travail ainsi que la formation, en plus
du système de prévention. Il poursuivit :
— Il faudra sûrement s’intéresser aux situations de travail et donc
dépasser la question d’origine sur le système de prévention.
— Oui, confirma Emeely, j’ai déjà ouvert une porte avec le DRH sur le
fait que l’on reformulerait peut-être la demande.
Échanger avec Philippe permettait à Emeely de se rassurer. Bien qu’il
avait beaucoup plus d’expérience qu’elle, ils étaient souvent sur la même
longueur d’onde. Sentir qu’un collègue avec de l’expérience appréciait son
travail donnait à Emeely davantage confiance.
CHAPITRE 5

Emeely était de retour à l’usine, quelques jours seulement après


l’acceptation, par le DRH de la biscuiterie, de la proposition qu’elle lui
avait envoyée par courriel. Rien ne semblait avoir changé depuis sa
précédente visite. La femme blonde de l’accueil était toujours la même et,
contrairement à ce que M. Laporte avait annoncé, elle devait encore faire un
badge temporaire. Emeely avait prévu une journée chargée, de manière à
faire rapidement le tour des acteurs ayant quelque chose à dire sur le
système de prévention en place et les situations de travail. Comme point de
départ, elle avait choisi de rencontrer M. Reynaud, le responsable sécurité,
cela semblait une bonne idée. Il devait être le plus à même de brosser un
tableau de ce qui se passait. Elle avait donc pris rendez-vous avec lui en
tout début de journée. Mais, lorsque la préposée l’appela pour le prévenir de
l’arrivée d’Emeely, M. Reynaud lui demanda d’expliquer le trajet pour
rejoindre son bureau, car il n’avait pas le temps d’aller la chercher. Ça
commence mal, pensa Emeely.
Le parcours n’était pas si compliqué, il était toutefois peu rassurant. Une
fois franchie la barrière de tourniquet avec son badge et à partir du grand
hall, qu’elle avait emprunté la première fois, Emeely devait descendre par
un escalier qui menait dans le sous-sol. Elle se retrouva alors dans un
couloir dont l’éclairage ne s’alluma qu’à sa venue et qui s’avérait plutôt
blafard. De chaque côté du corridor, on trouvait des portes fermées de
couleurs sombres. Emeely se demandait s’il y avait beaucoup de salariés
qui travaillaient dans cette ambiance de bunker. Il n’y avait, toutefois, pas
de nom attribué aux locaux, à l’exception de celui du responsable sécurité.
Celui-ci, malgré le fait qu’il soit au courant qu’elle venait à son bureau,
n’avait pas daigné ouvrir sa porte. Décidément quel accueil, charmant, se
dit Emeely pour elle-même.
Emeely cogna. Elle entendit un bruit de chaise de l’autre côté puis, après
quelques secondes, la porte s’ouvrit sur un homme d’une cinquantaine
d’années, assez petit et au visage émacié.
— Bonjour, dit-il simplement.
Et après s’être écarté pour laisser le passage
— Entrez.
— Bonjour, Emeely Martin, dit-elle. Puis comme il ne semblait pas
souhaiter lui serrer la main, elle lui tendit sa carte de visite.
Il la prit sans la regarder et alla s’asseoir derrière une vieille table de
travail. Emeely en profita pour observer la pièce. Une toute petite fenêtre
laissait entrer un peu de lumière de l’extérieur. Malgré cela, il était
indispensable d’avoir la lampe allumée. Le local contenait peu de meubles :
un bureau décrépit avec des pointes de rouilles, deux chaises, qui ne
valaient guère mieux, ainsi que de vieilles bibliothèques, pleines de
dossiers, appuyées aux murs. Une deuxième porte semblait donner dans une
autre pièce.
Le responsable sécurité indiqua de la main la chaise devant son bureau,
afin de l’inviter à s’asseoir à son tour. Elle s’avança et s’assit. Tout en
déposant ses affaires et en sortant de quoi prendre des notes, Emeely
s’enquit :
— M. Laporte vous a-t-il informé de la mission qu’il m’a confiée ?
— Oui.
— D’accord.
Un silence gêné s’imposa. Emeely se demandait quel pouvait bien être le
problème de cet homme. Il portait sur elle un regard froid qui ne semblait
pas avoir de sentiment. Son absence de sourire jouait assurément dans cette
impression.
— Bien, hum, alors pouvez-vous me décrire brièvement comment
fonctionne la prévention des risques professionnels ici ?
— C’est moi qui m’occupe en priorité de la prévention et des aspects
curatifs des accidents du travail. Mais, aussi, de tout ce qui est normes et
sécurité sur le site, tel que les postes de garde, etc.
— D’accord, répondit Emeely assez surprise qu’une personne ait, à la
fois, les fonctions de prévention des risques et de gestion du gardiennage.
Vous avez une procédure dans le traitement des accidents du travail ?
— J’ai en charge l’analyse des accidents et le suivi des modifications. On
utilise un ordinogramme, qui est une méthode plus légère que l’arbre des
causes. Dans ce cadre-là, lors d’un accident du travail, on recueille
l’explication du salarié et celle de son supérieur. Le plus souvent c’est
Robert Leblanc, puisqu’il n’y a pas de chefs d’équipe. Mais vu l’animal, je
ne sais pas dans quelle mesure ça serait une bonne chose pour vous de le
rencontrer…
Emeely ne se laissa pas déconcentrer par ce dernier commentaire et
s’attacha aux informations techniques qu’il venait de lui donner : l’arbre des
causes est une méthodologie qui ne déplaisait pas à Emeely. Il s’agit d’un
outil qui permet de rechercher les facteurs ayant contribué à l’accident, d’en
comprendre le scénario et de proposer des actions de prévention. Utiliser
une version allégée n’était cependant pas forcément bon signe, on pouvait
craindre que cela diminue la qualité des informations recueillies. Et
comment cet homme menait-il les entretiens ? Un entretien trop musclé
peut conduire à ce que les gens cachent des informations. Il n’était pas
encore temps d’explorer des aspects précis, Emeely demanda plutôt :
— Et une fois l’analyse réalisée, il y a une procédure qui encadre les
modifications ?
— Ben, quand les problèmes sont identifiés, il y a une commission
technique d’atelier, expliqua Reynaud, qui semblait se détendre quelque
peu. Ces commissions sont comme le bras armé du comité paritaire de santé
et de sécurité du travail puisque ces réunions regroupent des membres du
comité de direction et que l’on y établit le bilan des actions menées. Chaque
mois est également édité le bulletin mensuel des accidents du travail, qui
recense les nouveaux accidents et fait le point sur les suivis.
— Et pour les TMS ?
— Bah les TMS, tous n’aboutissent pas à des accidents du travail.
C’est évident, ça n’a aucun rapport, pensa Emeely. La verve de Reynaud
avait été de courte durée. Il s’était refermé comme une huître, dès qu’il
avait entendu le mot TMS. Emeely qui jusque-là tentait de percer le mystère
qu’était ce responsable sécurité, sentit qu’il n’allait lui être d’aucune aide.
Une certaine angoisse la saisit. Le battement de son pouls au niveau sa
tempe se mit à frapper si fort qu’elle l’entendait résonner dans son oreille.
Le bruit de sa propre respiration envahissait tout. La sensation de moiteur
qui régnait dans la pièce commençait à la faire transpirer. Emeely regarda
ses prises de notes comme pour y chercher une réponse. Elle souhaitait
surtout gagner quelques secondes pour reprendre le contrôle d’elle-même.
Lorsqu’enfin le calme reprit ses droits, Emeely décida de relancer le
responsable sécurité :
— Vous avez des chiffres de suivi des accidents et des maladies pros ?
— En gros, depuis cinq ans, il y a treize ou quatorze TMS, dont trois il y a
deux ans et quatre l’année passée. En plus, l’année dernière, il y a eu seize
accidents avec arrêts, soit pratiquement pareil que l’année d’avant.
— D’accord.
— Vous savez, depuis que Leblanc est là, il est demandé de plus en plus
de polyvalence. Vous avez rencontré Leblanc ?
— Non, pas encore.
— Ça va vous changer, je peux vous garantir.
Emeely nota avec intérêt l’information sur la polyvalence, même si ce
n’était pas assez précis pour en déduire quoique ce soit pour l’ergonome
qu’elle était. Cependant, elle ne savait pas vraiment comment prendre la
dernière remarque. Cela n’avait pas l’air particulièrement bien intentionné.
— Et concernant l’accident qui a fait un mort, il y a quelques semaines ?
demanda-t-elle sèchement comme pour le remettre à sa place.
À cette question, le responsable sécurité se ferma davantage. On aurait
même dit qu’il s’était tassé sur sa chaise.
— C’était une erreur humaine. Le salarié n’a pas respecté les consignes de
sécurité.
Une réponse qui n’étonna pas Emeely : il serait problématique d’avoir des
accidents en suivant le prescrit. Mais cela ne donnait pas les informations
utiles pour savoir pourquoi il ne s’était pas conformé aux règles.
Soudain Reynaud se leva et lâcha :
— Je vais devoir vous quitter, car j’ai d’autres obligations.
Il se dirigea vers la seconde porte qu’il ouvrit, permettant à Emeely
d’apercevoir de nombreuses bibliothèques pleines de dossiers.
— Vous pourrez avoir pas mal d’informations sur nos dossiers d’accidents
et d’incidents, ils sont par secteur et par date. Je vous en laisse l’accès aussi
longtemps que vous le souhaitez.
Reynaud enfila une petite veste bleue et se dirigea vers la sortie de son
bureau. Avant de passer la porte, il lui indiqua :
— Fermez bien derrière vous en partant, d’accord ?
— Bien sûr, répondit Emeely avec un large sourire qui cachait mal sa
surprise quant à l’attitude de cet homme.
Une fois que le responsable sécurité fut parti, le bureau changea d’allure.
En dehors de sa présence, ce local donnait l’impression d’être dans un
bunker abandonné de longue date duquel les utilisateurs seraient partis
précipitamment. Le regard acéré de Reynaud contrastait avec l’impression
de désintérêt que donnait la pièce. Ce n’était pas fait pour travailler. Qui
pouvait bien avoir envie de passer ses journées dans un environnement
pareil ? Emeely observa les armoires métalliques. Elles étaient tellement
rouillées que c’était presque étonnant qu’elles tiennent encore debout avec
autant de documents posés sur les tablettes. Certaines avaient des rebords
coupants.
— C’est un coup à choper le tétanos, pensa Emeely.
Durant le reste du temps qu’elle avait prévu pour l’entretien, Emeely
fouilla dans les dossiers du responsable sécurité. Elle n’avait pas forcément
le temps de les étudier dans le détail, alors elle prit des photos avec son
téléphone pour aller plus vite. Elle pourrait les étudier une fois qu’elle serait
rentrée au bureau.
Elle y trouva des données RH qu’elle n’avait pas encore, telle que la
répartition des travailleurs selon leur âge et leur genre, ainsi que des
informations sur leur nombre exact et le fonctionnement de leur salaire.
Mais le plus intéressant était les renseignements sur les accidents : elle avait
le taux de fréquence par mois, le taux de gravité, leur nombre, le jour de
survenue, et divers autres aspects. Cela allait pouvoir lui être utile pour
mieux comprendre les processus qui menaient à des accidents dans cette
usine.
Elle eut le temps de recueillir suffisamment d’informations avant de se
préparer à enchaîner avec son rendez-vous suivant. Emeely rangea les
différents dossiers, qu’elle avait ouverts, là où elle les avait trouvés et
ramassa ses affaires. Lorsqu’elle avait planifié les entretiens à son agenda,
elle comptait sur Reynaud pour la guider jusqu’au bureau où elle devait se
rendre ensuite, ou au moins qu’il lui indique le chemin. Mais, comme il
était parti sans s’inquiéter d’elle, elle devait retourner à la réception pour
avoir ce renseignement.
Elle refit donc le même parcours qu’à l’aller, dans le couloir glauque, et
remonta au rez-de-chaussée par le même vieil escalier en métal. À l’accueil,
la préposée était en discussion avec le responsable sécurité. Ils se turent en
voyant arriver Emeely.
— Vous avez trouvé ce que vous vouliez ? interrogea Reynaud sur un ton
sec.
— Oui, c’était parfait.
— Tant mieux. Vous avez bien fermé la porte en sortant ?
— Oui, bien sûr, répondit Emeely, aussi affable qu’elle le pouvait. Puis
elle se tourna vers la préposée et demanda : quel chemin dois-je suivre pour
me rendre à l’infirmerie ?
— C’est facile. Vous repassez par le grand hall et vous allez par le couloir
qui part à votre gauche. Vous verrez, c’est inscrit sur la porte avec une
grosse croix rouge, lui répondit la femme blonde, tout en lui pointant la
direction de la main.
Après avoir remercié ces interlocuteurs, Emeely suivit le chemin qui lui
avait été indiqué. Effectivement, elle trouva facilement : l’infirmerie était
clairement annoncée. La porte était entrouverte. Emeely frappa. Aussitôt,
elle entendit une voix cordiale à l’intérieur :
— Entrez, entrez !
Emeely poussa la porte et découvrit une salle d’auscultation lumineuse et
aux couleurs chaleureuses. Les murs étaient de couleur ocre et le soleil
passait à travers de larges vitres qui occupaient toute la longueur du mur
donnant à l’extérieur. Malgré la présence de nombreux équipements
médicaux, le local était très spacieux. En avançant dans la pièce, Emeely
sentit le souffle de l’air conditionné dont elle apprécia la douceur. Une
jeune femme blonde et un peu rondelette se tenait derrière un bureau,
légèrement à l’écart de la partie dédiée aux examens.
— Bonjour ! dit-elle à Emeely, en s’approchant et en lui tendant la main.
Je suis Jenny Da Silva, mais vous pouvez m’appeler Jenny.
Son sourire faisait plaisir à voir et Emeely se sentit instantanément
détendue. Emeely lui serra la main et lui présenta sa carte de visite.
— Bonjour, moi c’est Emeely.
Jenny regarda la carte.
— Tiens, c’est rigolo ton prénom ! Fit-elle en passant du vouvoiement au
tutoiement sans transition.
Emeely acquiesça en souriant. Jenny l’invita à s’asseoir autour de son
bureau. Tout en déposant ses affaires et en s’installant sur la chaise, Emeely
regarda la décoration de la salle. Contrairement à ce qu’elle avait vu
jusqu’ici des locaux de l’entreprise, on avait l’impression ici d’être au
XXIe siècle. Les meubles, sans être luxueux, étaient actuels et semblaient
relativement récents. Au lieu des sempiternelles photos médicales que l’on
trouvait habituellement dans ce genre d’endroit, des peintures et des
lithographies d’art moderne étaient accrochées au mur. Cela renforçait le
côté humain de la pièce. Quelqu’un avait amené ici ses goûts, avait mis ses
traces.
— Tu as de la chance, aujourd’hui le médecin est là, indiqua Jenny. Pour
l’instant, il a un entretien avec le DRH, je crois. Mais il ne devrait pas
tarder.
— Je commence seulement à recueillir des informations pour me faire une
idée de la situation alors je n’ai pas forcément de questions précises.
Jusqu’à maintenant, j’ai pas mal de renseignements sur les accidents du
travail, mais qu’en est-il des TMS ?
— Ben, en fait, tu as deux secteurs qui recouvrent la majeure partie des
douleurs exprimées : le fourrage-enrobage et l’expédition. Dans la plupart
des cas, il s’agit de lésions au niveau du cou et des épaules. Mais, on voit
aussi des problèmes lombaires. Il n’y a pas eu de déclaration pour maladie
professionnelle. En fait, deux TMS sont enregistrés sur les accidents du
travail et il y a eu deux déclarations maladie pro, mais elles ont été refusées.
Une partie du faible nombre des maladies professionnelles trouvait ainsi
son explication : elles n’étaient pas déclarées en tant que telle. Il faudrait
qu’Emeely étudie avec d’autant plus d’attention les documents qu’elle avait
recueillis précédemment. Pour être bien sûr d’avoir compris, elle demanda :
— Donc, vous faites passer les TMS sur les accidents ?
— Ce n’est pas très réglo, mais les filles sont plus sûres d’être prises en
charge de cette manière.
— Avez-vous déjà investigué ce qui les causes ? demanda Emeely.
— Eh bien, dans les deux secteurs, il n’y a pas de poids importants. En
théorie, elles sont assises. Mais, il y a beaucoup de petits gestes, dans des
positions coûteuses, comme des flexions du tronc en avant ou latéralement.
Emeely voyait mal le rapport entre les flexions du tronc et les
cervicalgies, mais n’en laissa rien paraître.
— Je fais un suivi des douleurs que les opératrices ont lorsqu’elles
viennent me rencontrer. Depuis deux ans, juste pour le secteur fourrage-
enrobage, on a trois d’entre elles qui se sont plaintes de lombalgies, quatre
du cou, cinq des épaules et une des mains et des poignets. C’est
sensiblement la même chose du côté des expéditions, ajouta l’infirmière.
Étant donné la manière dont le responsable sécurité menait ses enquêtes et
du fait qu’il avait surtout parlé des accidents, Emeely se demanda s’ils
avaient les moyens de chercher les facteurs qui, dans l’environnement de
travail, avaient fait varier la répétitivité, les postures ou l’effort. Aussi, elle
voulut savoir :
— Et, vous avez identifié des pistes sur les causes ?
— Que cachent les TMS ? Il y a beaucoup d’éléments qui sont impliqués.
Est-ce plus dans une équipe ou dans une autre ? Ce n’est pas un secteur où
la population est la plus âgée dans l’usine. Bref, c’est très complexe. Il faut
voir ce qui pourrait être amélioré sur les machines ou concernant le
positionnement des biscuits. Tout cela paraît difficile à modifier, mais il faut
le regarder. C’est à la suite d’observations avec le docteur Ménard, sur le
secteur de l’expédition, qu’une intervention ergonomique a été demandée
aux différents comités paritaires de l’entreprise.
Cela ne répondait pas vraiment à sa question. Emeely voyait bien que
Jenny essayait de répondre au mieux de ses informations et de sa
compréhension. Elle ne lui en voulait donc pas. Il lui fallait toutefois réussir
à trouver l’angle d’attaque qui lui apporterait les informations dont elle
avait besoin. Elle ne se laissa donc pas décontenancer et tenta une autre
formulation :
— Au niveau de l’organisation du travail, comment cela fonctionne ?
— Ce sont des équipes en 3*8, qui ne fonctionnent pas toutes de la même
façon sur le mode de l’entraide ou de la rotation sur machines. La charge
n’aurait, a priori, pas augmenté dans les trois dernières années. Mais, depuis
le début de cette année, il y a des heures supplémentaires et des
intérimaires. Le fourrage-enrobage fonctionne tout le temps, c’est l’un des
secteurs qui tourne le plus, mis à part en cas de panne. Les opératrices
aiment leur travail, car elles sont en autonomie, elles se gèrent toutes seules
et le fait d’être au centre de l’usine, ça les valorise. Depuis peu, elles
essayent de faire des rotations sur les machines sauf pour les personnes qui
ne pourraient pas aller sur certains postes. Beaucoup de ces transformations
ont été mises en place par Leblanc, vous avez rencontré Leblanc ?
— Non pas encore.
— Il a beaucoup de pouvoir, ici. Mais, il est… un peu spécial, disons.
Personnellement, je n’aime pas vraiment être en sa présence. Il est un petit
peu trop hum… C’est difficile à expliquer. Je dirais qu’il est à la fois
cassant et un peu trop « tactile ».
Le médecin les interrompit en entrant dans l’infirmerie sans frapper.
C’était un homme d’assez grande taille, mais peu bâtit. Il devait avoir la
jeune cinquantaine. Lorsqu’il aperçut Emeely, il se dirigea vers elle pour la
saluer. Elle se leva et lui serra la main.
— Bonjour, je suis l’ergonome mandatée pour réviser le système de
prévention des risques professionnels.
— Ah ! très bien ça ! je peux me joindre à vous ?
Les deux femmes acquiescèrent de la tête. Le docteur Ménard s’excusa
afin de prendre quelques secondes pour poser ses affaires dans son bureau
adjacent et se ramener une chaise.
— Alors, dites-moi un peu qu’est-ce qui a conduit à cette demande
concernant le système de prévention ? questionna Emeely.
— Bon, tout d’abord, vous savez que je suis ici seulement deux demi-
journées par semaine, je ne fais pas partie de l’établissement, mais d’un
organisme inter-entreprise de médecine du travail. Mes jours de présence
ont d’ailleurs diminué l’année passée. Alors que Jenny, elle, est de façon
permanente sur le site.
— Oui, oui.
— En ce moment, dans l’usine, il y a une augmentation du nombre de
maladies professionnelles. Nous avons fait une étude des dossiers médicaux
sur les deux dernières années, ce qui nous a permis de pointer les secteurs
problématiques. Les résultats ont été présentés au DRH, à l’animateur
sécurité, et à M. Leblanc, le responsable fabrication. J’ai fait la même
présentation dans les différents comités paritaires de l’usine.
De la même manière qu’avec l’infirmière, et comme elle n’avait toujours
pas de réponse, Emeely chercha à savoir s’il avait repéré des facteurs qui
pouvaient expliquer cette hausse :
— Et, vous avez identifié des éléments qui peuvent être des causes de
cette augmentation ?
— Avec Jenny, nous sommes allés souvent sur place l’année dernière pour
repérer les facteurs qui engendrent ces douleurs. Mais, on est reparti avec
plus de questions que de réponses. Est-ce que ça pourrait être dû à une
hausse de production ? Ce n’est pas clair. Il paraît que l’entretien a été
amélioré sur les machines, peut-être que s’il y a moins de pannes, il y a
également moins de temps de repos. Il y a aussi une augmentation de la
vitesse du tapis roulant.
— Ah oui ? fit Emeely, pour qui c’était, enfin, des pistes intéressantes.
Voyant le haussement d’épaules et la moue perplexe de ses deux
interlocuteurs, elle décida de changer de sujet. Elle réfléchit un instant en
relisant ses notes : si la maintenance, et la vitesse du tapis avaient été
modifiées, qu’est-ce qui avait guidé les choix des concepteurs vers ces
aspects ? Emeely testa une hypothèse :
— Quels sont les indicateurs de performance, justement ?
— Ben, je ne suis pas un spécialiste. Mais, au fourrage-enrobage, la
production globale de l’équipe est évaluée par le taux de rendement
synthétique ou TRS, elle l’est, également, par machine. De mon point de
vue, les chiffres du TRS ne paraissent pas toujours en rapport avec la
réalité, en plus comme en moins, d’ailleurs. Cependant, il semble exister un
bon collectif, c’est peut-être ce qui explique les non-déclarations. L’entraide
est plus ou moins importante en fonction des équipes.
Emeely acquiesça. Poser une question sur les indicateurs de performance
industrielle à un médecin était assez culotté, mais l’impression de décalage
entre les indicateurs et la réalité qu’il avait soulevé était une piste
intéressante. Il restait à Emeely à aborder le sujet qui avait fait si fortement
réagir le responsable sécurité lors de son entrevue :
— Et concernant les accidents du travail ? demanda innocemment
Emeely.
— Ben, y’a beaucoup d’accidents qui sont en fait des TMS. Mais…,
commença à expliquer le médecin.
— Et, celui qui a coûté la vie à un salarié ? reprit Emeely.
— C’est difficile à comprendre ce qui s’est passé, commença à répondre
le docteur Ménard. Ça a eu lieu dans le secteur de la préparation, lors de la
phase de nettoyage. Le travailleur avait beaucoup d’expérience, mais il n’a
pas respecté les consignes de sécurité qu’il a lui-même contribué à mettre
en place. La machine était ancienne et elle s’est avérée défectueuse. Une
panne étrange cela dit, que l’on n’a pas été capable de reproduire sur les
autres machines similaires.
Il y eut un moment de silence, puis il reprit :
— Nous n’étions pas présents, ni Jenny, ni moi. Cela a eu lieu le soir, tard,
peu de temps avant le changement avec l’équipe de nuit. Difficile d’en
savoir plus, conclut-il.
En quittant l’usine pour retourner à sa voiture, Emeely repensait à toutes
les informations qu’elle avait reçues durant la matinée. Elle ressentit de
nouveau de l’inquiétude face à cette somme d’information et elle n’était pas
rassurée de l’attitude du responsable sécurité. Son comportement était
vraiment insolite. Et, il était devenu encore plus étrange, si c’était possible,
lorsqu’elle avait abordé l’accident mortel.
En repensant au médecin et à l’infirmière, elle se dit qu’en allant sur le
terrain, elle aurait sûrement les moyens de les aider.
Elle repensa aussi au DRH qui était surtout inquiet des accidents,
sûrement à cause de celui qui fut mortel, alors que le médecin et
l’infirmière lui avaient pratiquement parlé que des TMS.
Elle espérait que les documents qu’elle avait emportés lui permettent d’y
voir plus clair.
CHAPITRE 6

Après avoir travaillé en matinée dans une entreprise, Philippe avait passé
une partie de l’après-midi à rédiger un rapport. Il commençait à ranger les
éléments de son dossier, qui étaient éparpillés sur son bureau, lorsqu’il
entendit des bruits de pas caractéristiques dans le couloir. Emeely rentrait
d’intervention. Il se mit à sourire : il était bien content d’être resté un peu
plus longtemps et de pouvoir croiser sa partenaire. Il avait hâte d’échanger
avec elle sur ce qu’elle avait observé à la biscuiterie. Il était également
curieux des problèmes qu’elle avait pu rencontrer.
Emeely ouvrit la porte. Aussitôt, son manteau rouge illumina la pièce et
son parfum délicat se répandit. Elle eut un petit sursaut en voyant Philippe.
Elle ne comptait pas le trouver là, mais sa surprise passée, elle en était très
contente. Avant d’aller mettre ses affaires sur le crochet, ils se firent la bise.
— Tu reviens de la biscuiterie ? demanda Philippe.
— Oui, attends que je te raconte.
Elle posa ses affaires sur son bureau et ouvrit sa mallette. Elle en sortit
tout un tas de documents et de notes. Elle se dirigea ensuite vers la table
ronde à côté de la porte et en dégagea les quelques papiers qui se trouvaient
dessus. Philippe s’approcha.
— Il était d’abord prévu que je fasse le tour de l’usine avec le DRH. Je
vais te montrer.
Elle prit une feuille vierge et commença par tracer deux rectangles de
tailles différentes.
— Ça, ce sont les deux bâtiments. Le petit regroupe les administratifs et le
gros c’est la biscuiterie proprement dite. Ici, dit-elle en dessinant un carré à
l’intérieur de la figure représentant l’usine, il y a un espace pour s’équiper,
charlotte, sarraus, etc. À côté, il y a un espace avec trois mélangeurs. On ne
peut entrer qu’avec un badge.
Tout en racontant à Philippe, elle se souvenait comme la pièce était
lumineuse. Tout était entièrement carrelé en blanc. Elle faisait penser à un
hôpital ou à un laboratoire. C’était en tout cas très impersonnel. Le long des
murs étaient déposés de nombreux cartons, pour certains emballés dans un
plastique hermétique. Des seaux et d’autres récipients jonchaient le sol,
dans ce qui semblait être un certain désordre. Au centre, on retrouvait trois
cuves fermées avec un carter. Deux des cuves couvertes d’une peinture
écaillée couleur sable. La dernière était en inox et étincelait. Chacune des
cuves accueillait un immense bras mélangeur en fonctionnement. Trois
salariés s’affairaient à différentes tâches, qu’Emeely avait du mal à
comprendre. Le DRH lui avait expliqué, à travers le bruit ambiant, que
l’ingrédient de base c’était la farine et que, comme le beurre et le sucre, ils
étaient en gros ballots. Les opérateurs versaient les sacs directement dans
les cuves, en fonction des recettes indiquées sur le bon de fabrication.
— Ils doivent soulever les sacs pour les mettre dans les mélangeurs ?
L’interrompit Philippe.
— Oui et non : toutes les cuves ne sont pas identiques. La plus moderne
en inox, elle pivote pour abaisser le rebord. À ce moment-là, c’est à peu
près à hauteur d’homme. Les autres sont équipées d’un marchepied pour
rendre son accès plus facile.
— Et ils s’en servent ?
Pas vraiment, non. Du coup, ils soulèvent les paquets au-dessus de leur
tête.
— Hum, fit Philippe avec une moue.
— Je te le fais pas dire.
— Est-ce là qu’a eu lieu l’accident mortel ?
— A priori, non.
Emeely se tourna vers la feuille et y dessina un petit rectangle, à droite de
celui représentant l’usine. Puis, elle ajouta un point d’interrogation à
l’intérieur.
— Je n’ai pas pu visiter l’endroit, mais Laporte, le DRH, m’a indiqué que,
depuis la rationalisation et l’abandon de la partie sud du site, la production a
augmenté sur les neuf lignes restantes. Alors les trois mélangeurs n’étaient
plus suffisants. M. Leblanc, le responsable de la fabrication, en a fait
installer un quatrième dans une annexe à l’autre extrémité de l’usine. En
fait, c’était un ancien qui avait été remisé et qu’ils ont ressorti, en y
apportant quelques modifications. C’est avec ce dernier qu’a eu lieu
l’accident.
Il y eut un silence. Emeely avait chaud. Elle se sentait surexcitée par ce
début d’intervention. L’inquiétude, qui l’étreignait parfois, disparaissait
lorsque Philippe et elle échangeaient sur leurs projets en cours. Elle retira sa
veste pour ne rester qu’en chemisier. Puis elle reprit :
— Ensuite, on est sorti. Ici, il y a un escalier en fer et, en surplomb, il y a
plusieurs bureaux.
Sur le plan, elle dessina plusieurs petits rectangles en pointillé dans
lesquels elle nota les noms de Leblanc et Pichon.
— C’est ?
— Le responsable production et celui des méthodes, répondit Emeely
— Ok.
— Ensuite, ici, tu as les lignes pour la cuisson. Un peu plus loin tu as la
zone fourrage et enrobage des biscuits. C’est là qu’il y a pas mal de
problèmes de TMS.
Elle dessina des lignes en tous sens.
— Ça avait l’air assez broche à foin.
— Des broches et du foin dans des biscuits ? fit Philippe incrédule.
— Non je veux dire, les lignes, ça avait l’air assez bordélique. J’ai
l’impression qu’il y a pas mal de bricolage.
— Tes expressions, ça décoiffe, parfois, pffui.
De manière à répondre à ses enfantillages par des enfantillages, Emeely
lui tira la langue, avant de poursuivre :
— Puis, après, c’est séparé par un mur.
Emeely traça un grand trait sur son plan, coupant le rectangle de l’usine
en deux.
— Dans cette autre section, c’est l’emballage puis l’expédition. Ici,
également, il y a un bureau en surplomb, qui est celui du responsable
logistique, Perret. A priori, c’est là aussi un secteur avec beaucoup de TMS.
— J’espère que tu as pu avoir des échanges avec différentes personnes.
— Laisse tomber ton petit ton professoral, lâcha Emeely qui commençait
à être vexée de ses remarques.
— Excuse-moi, je voulais dire, ça serait bien…,
Philippe avait cette mauvaise habitude de la materner, et Emeely lui en
avait fait plusieurs fois le reproche. Il avait eu à travailler seul pendant
tellement longtemps que ce n’était pas facile de le faire à présent à deux.
— Depuis notre dernière discussion sur cette intervention, j’ai rencontré
le responsable de la sécurité. C’est un drôle de type, assez flippant, en fait.
Déjà son bureau est enterré dans un espèce de sous-sol miteux. On a
échangé de façon très succincte. Il n’avait pas l’air passionné à l’idée de
répondre à mes questions. Après que j’ai abordé l’accident du travail qui a
entraîné la mort d’un ouvrier, il s’est refermé comme une huître. Et, il s’est
même barré au milieu de l’entretien, prétextant avoir autre chose à faire.
— Putain, super poli le mec.
— Par contre, il m’a laissé l’accès à toutes les données sur les accidents,
ça, c’est cool. Pour la suite, je ne suis pas sûr qu’il sera d’une grande aide.
Emeely marqua une pause pour voir la réaction de son interlocuteur. Mais,
celui-ci resta neutre et attendait la suite. Ils étaient très proches afin de
regarder le plan ensemble. Leurs épaules se touchaient presque. Comme
Emeely s’était arrêté, Philippe leva son regard vers elle et ils se regardèrent
un instant dans les yeux. Puis, Emeely poursuivit :
— J’ai aussi rencontré l’infirmière, Jenny, et le médecin du travail, le
docteur Ménard. Eux, ils sont sympas. Ça sera potentiellement des alliés.
De ce que j’ai compris, ils sont un peu à l’origine de la demande. Quand ils
ont vu les TMS augmenter, ils ont essayé d’en parler aux différentes
instances de l’usine.
— Oui, mais je pense que le vrai déclencheur, c’est le décès du travailleur.
— Tu as sûrement raison. Mais, pour eux, les accidents ne semblent pas
super importants par rapport aux TMS. Notamment, parce qu’ils estiment
que beaucoup de ce qui est considéré comme des accidents sont, en réalité,
des TMS. Ils disent que c’est plus facile de les faire reconnaître comme ça.
— Classique.
— Selon eux, il y aurait deux secteurs particulièrement concernés : le
fourrage-enrobage et l’expédition. Par contre, ils m’ont un peu baratiné sur
ce qui serait les causes. J’en conclus plutôt qu’ils ne les ont pas identifiées.
— En même temps, ils ne sont pas ergonomes, fit remarquer Philippe.
— C’est ça, il nous reste au moins quelque chose à faire, dit cyniquement
Emeely.
— Ils se demandaient s’il y avait eu une hausse de la production, à cause
d’une amélioration de la maintenance mise en place par, Leblanc, le
responsable de la fabrication. Selon ce qu’ils m’ont expliqué, il y a une
rotation des postes. Néanmoins, pour ce que j’ai vu, les postes semblent un
peu tous pareils, alors je suis pas sûr que ça ait un intérêt pour prévenir les
TMS.
— Si c’est les mêmes gestes, autant pisser dans un violon…
Emeely s’interrompit et se demanda par quoi continuer.
— Les indicateurs de performance ont l’air assez merdiques aussi…
— C’est-à-dire ? s’enquit Philippe.
— Je crains qu’ils ne permettent pas d’évaluer le volume de travail et
l’effort des ouvriers. Oh ! et sinon, j’ai pu avoir quelques données.
Emeely avait extrait des statistiques des documents qu’elle avait ramenés
de la biscuiterie. Par ce moyen, elle cherchait à trouver des pistes
d’explication sur les sources des problèmes, de santé et de sécurité du
travail, que rencontrait l’usine. Cela lui permettrait de guider les
observations qu’elle ferait plus tard sur le terrain. Elle avait également
transcrit ses notes au propre, afin de les faire valider par la suite auprès des
personnes qu’elle avait interrogées. Un bon moyen de s’assurer qu’elle
avait bien compris les renseignements qu’ils lui avaient transmis.
Elle avait imprimé les documents qu’elle avait récoltés chez le
responsable de la sécurité. Malheureusement, il n’y avait que des données
brutes, la biscuiterie ne faisait aucun outil statistique avec ça. Elle avait
donc été contrainte de tout transformer.
— En faisant ces tableaux, j’ai constaté plusieurs choses : les secteurs les
plus touchés sont ceux qui comptent le plus de travailleurs âgés. Ou plutôt
de travailleuses, car c’est pratiquement que des femmes. En plus, il y a la
prime au rendement qui représente plus de 10 % du salaire annuel.
— À chaque fois des caractéristiques favorables au développement des
TMS, conclut Philippe.
— Oui, répondit Emeely, mais ce n’est pas suffisant pour expliquer les
variations, en matière de lésions, entre les différents secteurs de l’usine, qui
m’ont été décrites par le médecin et l’infirmière.
— Tu as des données sur la fréquence des accidents par rapport au
nombre d’heures travaillées ?
— Oui, C’est plutôt étonnant, le taux de fréquence connaît un pic
important en novembre et en mars. Il est le double des autres mois de
l’année.
— Il se passait sûrement quelque chose à ces périodes.
— Bien vu, Sherlock, le taquina Emeely qui trouvait qu’il enfonçait des
portes ouvertes avec ses conclusions. Perret, le responsable logistique et
approvisionnement que j’ai rencontré plus tard, m’a expliqué que sur les
biscuits, il y a une saisonnalité. Il y a donc une évolution dans les types de
produits tout au long de l’année. Pour les fêtes de fin d’année et pour
Pâques, les biscuits fourrés et enrobés de chocolat prennent une grosse part
de la production. Les volumes augmentent aussi à ces saisons. Du coup, ce
sont des périodes où il y a beaucoup plus d’intérimaires.
— Voilà une information qui explique, en partie, l’évolution des
statistiques que tu as faites, commenta Philippe.
— Oui et dans le même ordre d’idée, les accidents étaient pratiquement
deux fois plus fréquents les jeudis et les vendredis et, à quelques exceptions
près, ils n’ont lieu que le jour, ajouta Emeely.
Philippe, cette fois-ci, se contenta d’opiner du chef, pour éviter le petit
commentaire acerbe de sa partenaire.
— Quand j’ai épluché les stats, je me suis rendu compte que le
responsable sécurité avait oublié de me préciser qu’il y avait autant
d’accidents sans arrêt de travail qu’avec arrêts. J’ai aussi constaté qu’il était
impossible de faire le tri entre ceux qui étaient vraiment des accidents et
ceux qui concernaient, en réalité, des TMS. Les causes des accidents sont
indiquées, quasi indifféremment, comme étant liées à des
« manipulations », ce qui veut tout et rien dire.
Même si elle montrait de l’assurance à son associé, intérieurement,
Emeely se sentait à la fois à l’aise et inquiète de ses découvertes à venir.
Elle connaissait l’usine tout en ne la connaissant pas. Les informations
recueillies lui donnaient bien des pistes, mais aucune réponse. Il lui faudrait
étudier encore pour comprendre les origines de ces variations.
— Et aujourd’hui, à l’issue de ma visite de la biscuiterie, le DRH m’a
présenté le responsable logistique, Perret.
— D’accord
— C’est lui qui a son bureau en surplomb de la partie emballage et
expédition
Emeely pointa avec son doigt le rectangle en pointillé, entre la section
conditionnement et expédition, qu’elle avait dessiné précédemment.
— Il avait l’air surpris que je souhaite avoir un entretien avec lui, mais il
était jovial. Il ne voyait pas vraiment le rapport entre ce qu’il fait et les
risques professionnels.
— C’est marrant cette absence de conscience que les gens peuvent avoir,
quant à l’impact de leurs décisions sur les situations de travail.
— Historiquement, il était en charge de tout ce qui concernait la supply
chain, c’est-à-dire les matières premières, le planning et la gestion des
stocks ainsi que le service de conditionnement et expédition. Mais,
maintenant, c’est Leblanc, le responsable de la fabrication qui gère les
matières premières. Par contre, lui et ses collaborateurs supervisent le
conditionnement et l’expédition, vu qu’il n’y a plus de chef d’équipe. C’est
pour ça qu’il a son bureau à cet endroit.
— Un responsable de l’approvisionnement qui ne s’occupe pas de
l’approvisionnement, on a décidément plein de surprises dans l’organisation
des entreprises, lâcha Philippe.
Emeely fouilla un instant dans son sac et en sortit d’autres feuilles
couvertes de notes. Elle les parcourut rapidement, sous le regard impatient
de Philippe. Puis, elle reprit :
— J’ai pensé que son équipe et lui pouvaient avoir une influence sur le
rythme de travail, en fonction de la manière dont ils géraient les
commandes. Ce qui pourrait être un déterminant des TMS évidemment.
Alors je lui ai demandé comment ils travaillaient. Perret m’a expliqué que
les commerciaux passent la commande et que c’est directement transmis au
planning. Ils n’ont plus de stock et, depuis la refonte du système, ils
fonctionnent à la demande, en flux tiré. Normalement, c’est le service de
Perret qui négocie les délais avec les commerciaux. Il y a toujours l’un
d’entre eux présent sur le site.
— Ah même les administratifs sont en 3*8 ?
— Pas tous, seulement l’équipe de Perret. Ils créent un ordre de
fabrication qui sera généré via un logiciel. Après, ils utilisent un outil de
planification à capacité finie, qui prend chacune des opérations et les
positionnent dans le temps, un peu comme un diagramme de Gantt. Il m’a
expliqué qu’ils pouvaient avoir une info, par machine, des différentes tâches
à accomplir. Les temps de préparation entre les commandes sont prévus
dans le planning. Le logiciel va donc jongler entre ça et les délais imposés
par le client.
— Tu l’as vu ce logiciel ? demanda Philippe.
— Non, et du coup, pour anticiper ta question, je ne sais pas quelle est la
part de l’organisation qui est faite par l’algorithme et celle faite par les
membres de l’équipe planning, ni comment le logiciel prend en compte la
variabilité du travail. Ça peut très bien être merdique…
— Un autre point à creuser…
Emeely pouffa en relisant ses notes. Philippe la regarda d’un air étonné et
curieux de savoir ce qui la faisait rire.
— J’ai essayé de titiller Perret en lui demandant comment ils géraient le
rythme de travail des différentes unités. Tu aurais vu sa tronche ! Je ne sais
pas s’il venait de prendre conscience de l’influence qu’il pouvait avoir sur
les conditions de réalisation du travail des opératrices, mais après ça son
comportement a changé. On aurait dit un accusé dans les films américains,
qui prend bien soin de choisir ses mots pour éviter de se faire poursuivre en
justice. Il m’a expliqué qu’ils pouvaient parfois être amenés à fixer des
délais serrés à une étape de fabrication, car il peut y avoir des contraintes à
différents ateliers, pour respecter les deadlines du client. Un élément peut
alors être en priorité à telle étape de fabrication, pour ne pas faire attendre
telle autre.
Emeely marqua un silence pour faire ressortir une information qui lui
semblait importante.
— Bon, par contre, une affaire à creuser, il m’a expliqué, un peu pour se
dédouaner, que le planning ne maîtrise pas toutes les caractéristiques des
biscuits, car elles sont définies à la constitution de la gamme par le bureau
d’étude.
Emeely se tut, car Philippe semblait réfléchir à quelque chose. Elle pensa
qu’il allait lui donner des conseils pour aborder la responsable recherche et
développement. Mais, il revint sur l’équipe logistique :
— Comment ils fonctionnent avec l’ordre de fabrication ? Il passe d’une
machine à l’autre comme un kanban ? demanda Philippe, en faisant
référence à la méthode japonaise qui est utilisée d’ordinaire dans le cas des
productions à flux tirés.
— Ah oui, alors attends, c’est plus compliqué que ça.
Emeely se plongea dans ces notes pour retrouver ce que le responsable
logistique lui avait expliqué.
— Ah voilà. L’ordre de fabrication papier n’est pas transmis d’une
machine à l’autre directement. Il repasse par le planning, qui va s’assurer
que tout est en ordre avec ce qui est prévu. En cas de souci, ils modifient le
programme. Et, ce n’est pas le planning qui gère les flux à l’intérieur de
chaque atelier. Les étapes de fabrication ne sont pas définies, ils estiment
que les opératrices sont plus efficaces qu’un logiciel pour s’adapter à la
production et faire pour le mieux.
— C’est pas complément idiot, reste à voir comment s’est opérationnalisé
: c’est quoi un « souci » pour eux ? Est-ce que les opératrices ont un point
de repère pour adapter leur travail, s’il n’y a pas de consignes précises ? etc.
— Tu m’étonnes, John ! lâcha Emeely pour agacer Philippe. En revanche,
ils ne sont pas capables de donner un programme sur une semaine : il y a
trop d’incertitudes, donc ils fournissent aux opératrices les commandes à la
journée. Et, info pertinente, c’est également le planning qui définit, avec le
responsable de la fabrication, le nombre d’opérateurs sur la semaine.
— Ah, intéressant pour la charge de tr…
Philippe fut interrompu par une sonnerie de téléphone venant de son
bureau. Il se leva précipitamment.
— Merde, mes gosses ! Une chance que j’ai mis une alarme, pour me
rappeler d’aller les chercher.
Il prit son portable sur le bureau et le rangea dans sa sacoche, ainsi que
quelques feuilles qui traînaient par là. Il attrapa son écharpe et son manteau
qu’il enfila à la va-vite. Puis, avant qu’Emeely n’ait eu le temps de faire un
mouvement, il lui fit la bise. Elle se rendit compte qu’il portait encore
l’après-rasage qu’elle aimait tant.
— Tu te débrouilles super bien ! lui dit-il en franchissant la porte.
Emeely l’entendit crier « Bonne soirée ! », alors qu’il était déjà dans le
couloir. Ce n’était pas la première fois qu’il lui faisait le coup de la tornade.
Elle se demanda comment il faisait pour être autant ordonné au travail et
aussi bordélique dans sa vie familiale.
CHAPITRE 7

Hélène était accroupie devant le rouleau de moules à biscuits en silicone


qu’elle venait d’employer. Il était encore accroché au palan qu’elle utilisait
pour le déplacer, étant donné le poids important de celui-ci avec son axe
central et ses deux roues dentées en acier.
Pour réussir à enlever les résidus efficacement, elle manipulait un jet de
vapeur à haute pression. La pâte, lorsqu’elle arrivait à l’étape de la cuisson,
dont elle s’occupait, avait souvent le temps de sécher un peu, mais le jet de
vapeur était la plupart du temps suffisant.
Elle s’était installée au-dessus d’un puisard, à l’écart des machines, ce qui
lui permettait d’évacuer directement les résidus et d’éviter d’en projeter sur
la ligne de fabrication. Pour avoir accès à tous les côtés, elle faisait tourner
le moule sur son axe, de la main gauche, tout en contrôlant son jet de
vapeur de l’autre.
Une fois qu’elle fut satisfaite de la qualité du nettoyage, ce qui dépassait
souvent les consignes, elle attrapa le boîtier de commande du palan et se
mit debout. Le long du mur, qui jouxtait sa ligne de cuisson, un rack de
support était installé pour recevoir l’ensemble des moules qui étaient
employés. Une vingtaine de tambours, équivalents à celui qu’elle venait de
nettoyer, s’y trouvaient. Plusieurs emplacements étaient libres : il s’agissait
de ceux prévus pour les rouleaux actuellement utilisés par ses collègues.
Chaque cylindre avait une place précise, indiquée par un code et une
couleur, afin de les retrouver rapidement et de prévenir les erreurs. Le
numéro et le code couleur étaient présents sur le bon de commande, sur le
rouleau et sur son emplacement dans le rack.
Si le palan permettait d’éviter de porter le rouleau, ce qu’Hélène aurait
bien été incapable de faire, il fallait tout de même le pousser pour le faire
progresser le long du rail de guidage. Normalement, ce n’était pas trop dur,
mais parfois le bras de manutention se mettait légèrement de travers sur le
rail et alors, il fallait forcer pour le décoincer. Hélène, avec le temps, avait
trouvé le coup de main pour éviter que cela ne se produise. Mais il fallait de
la concentration et de la finesse. En outre, tout en regardant où l’on
marchait, il ne fallait pas quitter des yeux le palan sur son rail, pas évident.
Arrivée devant une place vide, Hélène vérifia la correspondance entre le
code du rouleau et celui de l’emplacement, plus par acquit de conscience
qu’autre chose, car elle était assez sûre d’où se rangeait ce rouleau. Elle fit
alors pivoter le cylindre au bout de chaîne, le fit descendre à l’aide du
boîtier de commande puis, par un petit mouvement de balancier, vint
l’installer dans son emplacement. Elle baissa ensuite davantage le palan,
afin de pouvoir retirer les deux crochets qui tenaient le rouleau, à chaque
extrémité du tambour.
Une fois que ce fut fait, elle se dirigea face à un autre cylindre, quelques
mètres plus loin, en tirant sur le bras de manutention. En jouant avec les
boutons du boîtier de commande, elle vint arrimer les crochets. Il fallait être
prudent, car lors de la phase du levage, si ce n’était pas bien fixé et que,
pour une raison ou une autre, l’un d’eux échappe le rouleau, cela pouvait
être très dangereux. Hélène fit donc plusieurs petits à-coups avec son boîtier
de commande pour s’assurer qu’ils étaient bien fixés, avant de faire monter
pour de bon le rouleau.
Elle se dirigea ensuite, en tirant le cylindre, vers sa machine. En passant
devant le pupitre de commande, où se trouvait l’ordinateur pour gérer la
ligne, Hélène s’arrêta pour relire le bon de fabrication et s’assurer qu’elle
avait bien pris le rouleau correspondant. Encore une fois, c’était plutôt un
toc qu’un réel besoin de vérifier. Elle se souvenait très bien de la commande
qu’elle allait lancer : les biscuits ronds et dentés, avec le petit dessin de
château dessus.
Elle poursuivit son chemin, toujours en tirant son rouleau accroché au
palan derrière elle, jusqu’à l’extrémité de la ligne. Rendue là, Hélène devait
fixer le cylindre sur la machine, mais elle préférait habituellement beurrer le
rouleau de moules avant de l’installer. Sans quoi, par la suite, elle devait se
contorsionner pour le faire sur la ligne. Elle devrait, de toute façon, le faire
au cours de la commande, car il lui faudrait le beurrer à nouveau durant de
la cuisson.
Pour graisser ses timbales, comme certains les surnommaient, Hélène
utilisait du beurre liquide et un pinceau en silicone. Une solution assez
artisanale, qui permettait de s’assurer de la qualité. En effet, en fonction du
type de moule, il fallait ajuster la manière de répartir le liquide.
L’expérience aidant, les opératrices savaient, pour chaque timbale, à quoi
faire spécialement attention et comment elles allaient se comporter au cours
de la commande. Sans qu’elles puissent expliquer pourquoi, les bords
dentés de ces moules avaient beaucoup de mal à prendre dans la pâte. Il
était important de s’assurer que le beurre pénètre bien dans chaque petite
dent sans quoi, il risquait d’y avoir des défauts de forme, à la sortie. Tout en
répartissant le produit sur ces moules, avec son gros pinceau de la main
droite, Hélène faisait tourner le cylindre sur son axe de l’autre main.
Une fois satisfaite du résultat, elle rapprocha le palan d’une intersection
de rails. Ce second rail lui permettait d’aligner le rouleau de moules avec la
ligne de fabrication. Encore une fois, il s’agissait d’une phase critique, le
bras de manutention risquant de se bloquer en diagonale. Si une telle chose
arrivait, cela demanderait à Hélène beaucoup d’efforts pour le décoincer.
Aussi, prit-elle un soin particulier à réussir l’opération du premier coup.
Lorsque le rouleau fut au-dessus de la ligne, Hélène le fit pivoter pour
qu’il soit perpendiculaire à celle-ci. Puis, en actionnant le bouton du boîtier
de commande, elle descendit lentement le tambour. Il fallait que les roues
dentées du rouleau s’engagent dans celles prévues pour l’accueillir sur la
ligne. Ce n’était pas trop compliqué, mais, pour éviter de forcer, il n’était
pas rare de s’y reprendre à plusieurs fois. Une fois posé, il était impossible
pour Hélène de faire bouger le rouleau, il était bien trop lourd.
Lorsque le cylindre de moules fut en place, Hélène dut adapter sa hauteur
par rapport au tapis roulant de la ligne. Préalablement, elle devait régler la
hauteur d’un cylindre qui se trouvait en amont et qui avait pour fonction
d’aplatir la pâte à la bonne épaisseur. Celle-ci pouvait être différente d’un
biscuit à un autre. Malgré les indications du bon de fabrication, c’est
l’expérience qui permettait réellement d’avoir le volume prévu, car cela se
jouait à quelques microns seulement.
Pour réaliser le réglage, Hélène commença par modifier la hauteur des
deux rouleaux à l’aide de roues, selon ce qui lui semblait être adéquat. Puis,
elle rejoignit le pupitre de commande, duquel elle mit la ligne en route à
vitesse lente. La pâte avança avec indolence, se fit écraser par le premier
cylindre puis, en passant par le moule, prit la forme des biscuits ronds,
dentés et du motif de château.
Hélène stoppa la machine pour aller juger de la qualité de son moulage.
Les dents des gâteaux étaient convenables, mais le décor ne semblait pas
aussi beau que d’habitude. Deux options s’offraient à Hélène : soit son
moule n’était pas assez bas, soit son cylindre pour aplatir l’était trop. En
évaluant l’épaisseur des biscuits, elle estima que c’était plutôt le premier
rouleau et non les moules qui posait problème. Elle se rendit donc à celui-ci
et se pencha, pour voir avec précision de combien elle pouvait remonter le
tambour par rapport à la pâte.
C’est alors qu’elle aperçut du coin de l’œil le « corbeau ». C’est ainsi que
les travailleurs surnommaient le responsable de la fabrication, M. Leblanc.
Outre le fait qu’il portait des costumes sombres, son surnom venait de son
étrange habitude de s’accouder à la rambarde métallique, le long de son
bureau surplombant les lignes de fabrication.
Que regardait-il vraiment ? Au début, lorsqu’ils se rendaient compte qu’il
était là, cela mettait mal à l’aise les travailleurs qui craignaient d’être
évalués. Puis, ils s’étaient aperçus qu’il ne les observait pas vraiment. Et
pourtant, ces yeux n’étaient pas dans le vague, il paraissait chaque fois fixer
quelque chose, mais ce n’était pas le travail visiblement. Parfois, il prenait
des notes sur sa tablette depuis cet emplacement et semblait mesurer le
temps avec un chronomètre. Le temps de quoi puisqu’il ne regardait pas le
travail ?
Tout en continuant de régler son rouleau, Hélène surveillait le responsable
de la fabrication. Elle se souvint de la fois où il avait observé Bernard. Le
corbeau l’avait suivi dans sa tâche de nettoyage. Il avait pris des notes, des
photos et fait diverses affaires, Bernard ne savait pas trop quoi. Après ça,
Leblanc avait demandé à tous les opérateurs de la préparation de nettoyer
les machines en 20 minutes au lieu de 30. Mais c’était impossible. Les
collègues étaient tombés sur le dos de Bernard, mais celui-ci avait assuré
qu’il n’y était pour rien. Bernard disait : « C’est pas ça qu’il a vu quand il
m’a observé. Ça avait pas mis 5 minutes à laver le codeur et puis le
plancher ! ».
Mais après ça, la règle était restée. Comme ce n’était pas possible, les gars
avaient pris l’habitude de gruger en rentrant les dix minutes interdites
comme de la maintenance. Après ça, plus personne n’avait entendu parler
de ces conneries, jusqu’à récemment. Maintenant Leblanc trouvait que les
coûts d’entretien avaient trop augmenté. Ben oui, tu m’étonnes ! À raison
de dix minutes de grugées à chaque changement de commande et sachant
que chaque gars pouvait passer sept à huit produits différents par jour, ça
faisait un méchant paquet d’heures de maintenance supplémentaires. Si
Leblanc venait à couper dans la maintenance, ça serait quelque chose.
Après avoir eu des temps d’entretien préventif fictifs pour pouvoir nettoyer
correctement les installations, on allait avoir de vraies pannes !
Perdue dans ses pensées, Hélène n’avait pas vu que Leblanc avait
commencé à descendre l’escalier métallique qui mène de son bureau à
l’atelier. En le remarquant, elle sursauta. Persuadée qu’il allait en avoir
après elle, soit parce qu’elle était trop lente à changer de commande ou
qu’il avait compris ce à quoi elle pensait. Elle se dirigea d’un pas rapide
vers le pupitre de commande et relança la ligne. N’osant d’abord pas
regarder dans la direction du responsable de fabrication, elle canalisa son
attention sur l’écran de son ordinateur. Puis, elle s’aperçut qu’il passait
devant sa machine sans même lui jeter un regard. Elle se détendit et se
reconcentra sur sa ligne de production. Elle vérifia que les réglages de la
cuisson correspondaient bien à ceux indiqués sur le bon de fabrication, puis
observa les biscuits à la sortie des moules, ils étaient parfaits. Elle stoppa la
machine, l’heure de sa pause était arrivée. Elle ne voulait pas la laisser
tourner sans surveillance. Mais en revenant, elle pourrait relancer la
production directement.
Elle se pencha derrière son pupitre pour apercevoir où était allé Leblanc.
Il avait rejoint l’une des lignes de fourrage-enrobage et observait, à présent,
les filles qui y travaillaient. Hélène remarqua qu’encore une fois il se
permettait de se promener dans l’atelier avec son costard, sans revêtir de
sarrau ni de charlotte. Et, il y avait fort à parier qu’il n’avait pas non plus
troqué ses mocassins cirés contre des chaussures à coques d’acier. Il était
d’un sans-gêne envers les règles, de sécurité et d’hygiène, que lui-même
imposait aux autres !
Mais que faisait-il à présent ? Était-il préoccupé par la production ou par
le cul de Fanny ? Fanny semblait particulièrement intimidée. De toute
façon, être observé par Leblanc était très désagréable puisqu’on ne savait
pas s’il est en train de vous juger et qu’en plus, il ne demandait jamais la
permission. Danièle, le binôme habituel de Fanny, regardait cela d’un air
réprobateur, depuis son autre ligne.
Hélène fit une moue et secoua la tête en soufflant. Quel clown, ce type !
Elle se mit à marcher en direction de la sortie qu’elle empruntait pour partir
en pause. Elle n’utilisait pas le « sas » prévu pour se changer, car après ça,
on se retrouvait sur la partie avant de l’usine. Cela donnait un peu
l’impression de se reposer sur le boulevard. Elle préférait laisser son
équipement sur des cartons et traverser par le service expédition. C’est à cet
endroit qu’avec les copains, elles se retrouvaient pour griller une clope. Elle
disait plutôt « les copines » parce que, maintenant que Bernard n’était plus
là, seul Mehmet venait fumer avec elles de temps en temps. Passé le mur
qui séparait l’atelier du service expédition, on changeait de monde : comme
à la préparation, les salariés, ici, étaient majoritairement des hommes.
C’était des gros chariots élévateurs, les fenwicks, qui déplaçaient les
palettes de boîtes à biscuits, alors que dans l’atelier c’était des petits trains
qui tiraient des wagons.
Hélène devait impérativement marcher dans un chemin peint au sol en
jaune, afin d’être sûr qu’un de ces chariots ne lui rentre pas dedans. À la
sortie, un portail servait pour les fen, tandis qu’une petite porte en métal
permettait aux piétons de passer. L’ampoule éclairant cette porte était
toujours en panne. Comme le chemin qui y menait était lui aussi peu
lumineux, cela ne posait pas trop problème.
Elle ouvrit la porte et sentit aussitôt une brise délicate sur son visage. L’air
de rien, ça faisait du bien de sentir le vent, car dans l’atelier,
l’environnement thermique et l’hygrométrie étaient partiellement contrôlés :
il faisait pareil toute l’année. Mehmet était assis sur l’un des bancs de la
petite zone de repos aménagée dans l’herbe. Il lui fit un signe de la main.
— Salut, lui lança Hélène, déjà à te griller au soleil ?
— Eh oui, comme tu vois.
— Comment ça va, ce matin ?
— Hey pas trop mal en ce qui me concerne. Par contre, Danièle était en
furie. Je ne sais pas ce qu’ils ont foutu cette nuit avec la cuisson ou la
préparation, je ne sais pas. Mais, quand je lui ai amené sa commande, elle a
gueulé. Les biscuits étaient tous friables. Il manquait des morceaux.
— Ah oui dans ce temps-là, elle doit tout retrier.
La pelouse avait été tondue récemment par la compagnie que la
biscuiterie avait embauchée pour entretenir ses espaces verts. Avec la
hausse de température dans la journée, une odeur de foin s’était répandue.
Hélène appréciait cette sensation naturelle en sortant de l’usine. Les
buissons qui se trouvaient de part et d’autre de la zone de repos avaient
également été taillés. Mais pour l’instant, cela leur donnait plutôt mauvaise
mine. Il fallait plusieurs jours avant qu’ils retrouvent un feuillage dense.
Hélène et Mehmet se retournèrent tous les deux en entendant la porte en
métal s’ouvrir à nouveau. Danièle en sortit.
— Ah ben la voilà, fit Mehmet.
— Alors, il paraît que tu as eu des misères ? demanda Hélène
— M’en parle pas, répondit Danièle. Je sais pas ce qu’ils ont fait cette
nuit, mais c’était pas des biscuits. Quelle merde ! J’ai galéré toute la
matinée à cause de leur lot de gâteaux pourris. Et avec les trous que j’ai
laissés sur le tapis roulant, j’ose pas imaginer les filles au
conditionnement… si elles me voient, elles vont m’étriper.
— Bah regarde, tu as fait ce que tu pouvais.
— Je sais bien.
Les deux femmes se turent et allumèrent leur cigarette.
— Et cette odeur dégueulasse, comment ça se fait que ce soit de plus en
plus fréquent ? En plus, ça n’est que le matin, fit remarquer Hélène.
— C’est comme les biscuits merdiques, c’est de plus en plus souvent et
toujours en matinée, renchérit Danièle.
Un silence consterné se fit entre les trois collègues.
— Y’en a qui disent, à la préparation, que Leblanc, il recycle des produits
périmés, dit Mehmet sans conviction.
— C’était la théorie bidon de Bernard, ça, s’indigna Hélène. Et puis, si
c’était périmé, les services sanitaires réagiraient avec toutes les inspections
qu’on se tape.
La porte de métal s’ouvrit à nouveau. Fanny sortit à son tour dans l’espace
de repos.
— Alors, Leblanc t’a fait chier ? lui demanda Hélène.
— Non, pas du tout.
— Ce gros frimeur était en train de la draguer, oui, dit Danièle en prenant
un air outré.
— Il était très gentil. Il posait des questions sur mon travail…
— Mouais, fit Danièle, dubitative.
— Mais, après, il était un peu collant. Pas moyen qu’il me lâche pour que
je puisse avoir ma pause.
— Ça, pour être collant…, fit Danièle en tirant sur sa cigarette, tout en
regardant le panneau de la biscuiterie se détacher dans le ciel bleu.
CHAPITRE 8

Il pleuvait lorsqu’Emeely franchit à nouveau le portail de la biscuiterie.


N’ayant pas prévu le coup, elle dut courir jusqu’à l’accueil en utilisant sa
sacoche pour se protéger tant bien que mal.
Elle avait rendez-vous avec Mme Cordier, la responsable qui s’occupait
de l’équipe en charge de concevoir les biscuits. Au téléphone, cette dernière
n’avait pas semblé particulièrement enthousiaste à l’idée de la recevoir. Une
de plus avait pensé Emeely.
Après être passée prendre son badge à l’accueil, Emeely suivit les
indications qui lui avaient été données pour rejoindre le bureau d’étude.
Elle fit le tour de l’édifice en courant par la petite route qui le séparait de
l’usine. Sa protection de fortune contre la pluie ne faisait plus effet et elle
commençait à être mouillée. Elle reconnut, plus loin à travers les gouttes, la
sortie prévue pour les camions, par laquelle elle avait failli rentrer à sa
première visite.
Suivant toujours les indications, elle utilisa son badge pour entrer, dans le
bâtiment administratif, par une porte située à l’opposé de la réception. Elle
se rendit compte alors qu’elle était à l’autre extrémité du corridor dans
lequel se trouvait l’infirmerie. Elle pesta en pensant qu’elle aurait pu passer
par l’intérieur et éviter d’être mouillée. À sa gauche, derrière des vitres,
Emeely entrevit une cuisine entièrement carrelée de blanc avec un
équipement en inox étincelant. La pièce était vide.
Emeely sortit un paquet de mouchoirs en papier et tenta de se sécher un
peu afin de récupérer un peu de confiance en elle en évitant d’avoir l’air
d’un lévrier afghan mouillé.
Durant un instant, au bout du couloir, elle remarqua Reynaud qui semblait
l’observer. Elle se sentit un peu mal qu’il puisse la voir en mauvaise
posture, trempée, à essayer de se sécher avec un mouchoir bien trop petit.
Pour se donner de la contenance, sitôt qu’elle l’aperçut, elle lui fit un signe
de la main. Mais le visage du responsable sécurité resta impassible et il
continua son chemin. Eh bien, il est quelque chose celui-là pensa Emeely.
Une fois séchée au mieux de ce qu’elle pouvait, elle se remit en quête du
bureau de la responsable recherche et développement. Comme la pièce de
gauche était vide, elle se tourna sur sa droite. La porte indiquait « Bureau
d’étude ».
Emeely cogna à la porte. La voix forte d’une femme de l’autre côté se fit
entendre :
— Entrez !
Emeely ouvrit et poussa la porte. Elle trouva alors un local assez similaire
à celui de l’infirmière, la salle d’auscultation en moins. Un des murs était
peint de couleur gris clair tandis que les autres étaient blancs. Des
illustrations de gâteaux et de biscuits égayaient le bureau. Plusieurs petites
bibliothèques contenant des dossiers et accueillant quelques plantes
complétaient le tout. La salle était très propre et très bien rangée. Ç’en était
presque à se demander si quelqu’un travaillait réellement dans ce bureau,
ou si c’était uniquement pour la démonstration.
Une femme aux allures de matrone se tenait derrière un large bureau à
l’ancienne. Celle-ci, apercevant Emeely, se leva avec un air intrigué.
— Bonjour, je suis Emeely Martin de Co-Ergo, annonça l’ergonome en se
dirigeant vers elle, la main tendue.
La responsable du bureau d’étude lui serra la main, mais fit une moue qui
semblait dire qu’elle ne voyait toujours pas qui elle était.
— Je suis chargée, par le DRH, de réviser le système de prévention des
risques professionnels de l’usine, continua Emeely tout en donnant sa carte
de visite.
La femme ne parut absolument pas se détendre à cette présentation, ni à la
lecture de la carte de visite.
— Bonjour, je suis Madame Cordier, finit-elle par dire, en se rasseyant.
J’ai vu passer le mémo de Laporte à propos de votre présence dans l’usine.
Je ne sais, toutefois, pas bien ce que je peux faire pour vous.
— Oh, pour l’instant, je fais juste le tour pour comprendre comment
fonctionne la biscuiterie, tenta de la rassurer Emeely.
— Qu’aimeriez-vous savoir ?
— Quels sont les produits que vous faites ici et s’ils ont, par exemple, des
caractéristiques particulières.
Emeely avait du mal à savoir si c’était sa question ou sa présence qui
posait problème, mais la femme ne répondit pas tout de suite. Elle prit un
temps comme pour mieux préparer sa réponse :
— On a une richesse de gammes et de biscuits qui peuvent être
contraignantes au niveau de la fabrication, mais qui font notre force, du
point de vue de nos clients. On fait du bio et des produits pour certaines
diètes comme le sans gluten. On fait aussi des marques distributeurs.
Emeely hocha la tête pour l’encourager à poursuivre et montrer que cela
l’intéressait. Comme rien ne vint, elle relança :
— Y a-t-il des normes auxquelles vous devez répondre pour la fabrication
?
— Il y a beaucoup de règles pour l’hygiène. Après, en ce qui concerne les
recettes, c’est plutôt des principes de base.
— Les recettes apparaissent sur les ordres de fabrication ?
— Oui
— Comment sont-elles transmises ?
— Dites donc, vous êtes sûre que vous ne travaillez pas pour un
concurrent ?
Au fil des questions, la responsable recherche et développement était
passée d’un certain mépris à un début d’énervement. Emeely se sentait un
peu perdue. Elle ne savait pas trop comment se comporter envers la
représentation que la femme projetait sur elle. Elle se contenta de répondre :
— Euh non.
— Pour faire simple, nous avons un logiciel, dans lequel, après les essais,
je rentre les recettes et les étapes de fabrication. Ensuite, lorsque le planning
passe une commande, l’algorithme va directement chercher, dans la base de
données, les informations dont il a besoin.
— Est-ce qu’il affiche plusieurs procédures possibles ou une seule ?
Demanda Emeely qui était intéressée à savoir si l’organisation offrait aux
opérateurs des possibilités de s’adapter aux conditions de réalisation
changeantes.
— Il n’y a qu’une bonne façon de faire, répondit sèchement la femme.
La phrase était sentencieuse et n’appelait à aucune discussion. C’était
ainsi et penser autrement était idiot.
— Écoutez, est-ce que vous avez rencontré le responsable méthode ou M.
Leblanc avant de venir ici ? demanda abruptement la responsable.
— Euh non, répondit Emeely surprise par la question et qui se sentait
comme dans un combat de boxe dans lequel l’adversaire ne suit pas les
règles.
— Ils ont tous leurs bureaux au même endroit. Je suis sûr que Leblanc va
être ravi d’avoir quelqu’un comme vous dans son bureau.
Emeely comprit très bien que l’allusion n’était pas très flatteuse, mais
resta muette.
La femme se leva et se dirigea vers les fenêtres qui se trouvaient derrière
son bureau.
— Je vais vous montrer, dit la responsable en faisant un signe de la main
pour inviter l’ergonome à se rapprocher.
Ne comprenant pas trop le comportement de son interlocutrice, Emeely
obtempéra et la rejoignit.
— Pour vous rendre dans leurs locaux, vous suivez la route entre les deux
édifices, et devant l’autre bâtiment vous trouverez une porte.
— Oui, je suis déjà passée par là.
— Très bien, alors, vous verrez, une fois sortie de la pièce dédiée aux
préparations, à votre droite, il y a un escalier en métal. En haut, il y a les
bureaux, de M. Pichon, Leblanc et de sa secrétaire, Nadia. Je vais les
appeler, tout de suite, pour les prévenir de votre arrivée.
— OK, répondit Emeely en ouvrant des yeux ronds. Elle était de plus en
plus interloquée.
Elle retourna à ses affaires et commença à les ressembler pour quitter le
bureau. Tandis que madame Cordier décrochait le téléphone, Emeely
demanda :
— Une dernière question : quelles sont les recettes qui sont
spécifiquement faites dans l’espace de préparation, qui se trouve dans une
annexe, où il y a eu un mort ?
Son interlocutrice écarta son oreille du combiné et blêmit. Puis, elle se
ressaisit et lâcha avec agacement :
— Je n’en ai aucune idée, ce n’est pas moi qui m’occupe de ça. Vous
verrez ça avec Leblanc.
Emeely fronça les sourcils, surprise par l’attitude de son interlocutrice :
que cachait cette gêne soudaine ? Calmement, elle prit ses affaires et se
dirigea vers la sortie. Elle se tourna vers madame Cordier pour la saluer,
mais celle-ci parlait au téléphone et se contenta de lui faire un signe de la
main. Une fois de l’autre côté de la porte, la jeune femme se demanda si le
signe qu’on venait de lui faire signifiait au revoir ou allez-vous-en. Ce
n’était pas si clair finalement.
Elle ressortit et emprunta le chemin entre les deux bâtiments. La pluie
n’avait toujours pas cessée et elle courut pour éviter d’être trop mouillée. À
sa gauche, elle remarqua que le bureau de la responsable d’étude était déjà
vide. Était-elle allée se plaindre de sa visite ?
Elle longea le bâtiment administratif jusqu’à rejoindre celui dans lequel se
faisait la production. Elle y pénétra par une petite porte qui donnait dans
une salle qui ressemblait à un vestiaire.
À l’intérieur de l’usine, les consignes d’hygiène variaient en fonction de
la phase de fabrication. Elles étaient les plus strictes à la préparation et
beaucoup moins à l’expédition. C’est pourquoi Emeely devait passer par ce
vestiaire, pour mettre un sarrau ainsi qu’une charlotte et des petites
pantoufles sur ses chaussures de sécurité. Au moins aurait-elle l’air moins
trempée avec son équipement sur le dos.
Sur le mur, il y avait plusieurs ensembles qui étaient prévus pour les
visiteurs. Elle enfila sa tenue de protection par-dessus sa tenue de ville
qu’elle avait tenté de sécher à nouveau avec un dernier mouchoir.
Avant de franchir la porte, qui menait dans la zone de préparation, une
marque au sol indiquait la limite au-delà de laquelle on devait
impérativement avoir l’ensemble de l’équipement. Un petit document
accroché au mur présentait une check-list de vérification pour s’assurer que
l’on n’avait rien oublié.
Elle utilisa son badge pour passer par la zone de préparation. Elle fit un
large sourire aux travailleurs présents dans la pièce. Mais, ceux-ci la
regardèrent avec un air méfiant.
Pff, va savoir ce que Laporte leur a dit à mon sujet et ce qu’ils ont
compris, se dit Emeely pour elle-même.
Elle arriva au pied de l’escalier en métal et commença à le gravir. En
regardant vers l’atelier tout en montant les marches, Emeely se rendit
compte que les lignes de production qui, vues du sol, semblaient
s’enchevêtrer, apparaissaient soudain organisées. C’était si bien organisé
qu’il lui semblait presque voir les indications que l’on retrouve
habituellement uniquement sur les plans. Elle prit conscience que c’était vu
d’ici que l’usine avait été pensée. Les allées et venues des travailleurs
étaient semblables à un ballet bien huilé. Le bruit de la pluie sur le toit de
tôle couvrait celui des machines.
Dans le premier bureau vitré, sur la porte duquel était inscrit « méthode et
maintenance », elle aperçut un homme d’une cinquantaine d’années, qui lui
fit signe d’entrer.
— Bonjour, je suis Éric Pichon, le responsable méthode, lui annonça-t-il
avec un large sourire.
— Bonjour, Emeely Martin, de Co-Ergo, dit-elle en lui serrant la main.
Emeely appréciait d’autant plus cet accueil que le précédent avait été
plutôt froid. Elle avait l’impression d’être ballottée d’une personne à l’autre
et de servir parfois de punching-ball. Ce n’était pas évident d’entrer ainsi
dans un milieu fermé, à l’intérieur duquel il y avait beaucoup de non-dit.
Parfois, elle franchissait des limites invisibles sans le savoir. Elle avait, en
outre, peu de temps pour recueillir les informations dont elle avait besoin,
ce qui ne lui permettait pas toujours de mettre les gants nécessaires.
La pièce, assez petite, était formée par une sorte de préfabriqué. En
fermant la porte, Emeely s’était rendu compte que l’on n’entendait plus ni
la pluie ni l’usine. Toutefois, on ressentait une légère vibration venant du
sol, qui devait être liée aux machines. Il y avait des plans de bâtiments et de
machines accrochés sur des panneaux de liège un peu partout sur les murs.
Les seules fenêtres qu’il y avait donnaient sur l’usine ce qui faisait en sorte
que le local était un peu sombre.
— Tiens, c’est marrant votre prénom, fit remarquer Pichon en regardant la
carte de visite qu’elle venait de lui donner.
— Eh oui, je sais, fit Emeely en souriant sans vouloir en ajouter.
Tout en s’asseyant et en sortant de quoi prendre des notes, elle demanda à
son interlocuteur s’il était au courant de sa mission.
— Ben, Laporte nous a fait passer un mémo. Vous êtes là pour réviser le
système de prévention ?
— Oui exactement.
— Si je peux vous aider, ça sera avec plaisir.
— Eh bien pour l’instant, je cherche surtout à comprendre comment est
organisée l’usine pour me faire une idée, je rencontre le plus de monde
possible et je recueille le point de vue de chacun.
L’homme acquiesça et commença à expliquer :
— Ben, moi, je suis le responsable technique du site. Je suis un ancien, ça
fait 31 ans que je travaille ici, dont 15 ans à la R&D sur le développement
des produits. Après cela, j’ai fait quelques années comme ingénieur
fabrication. Ensuite, j’ai pris la direction du service méthode et
maintenance. Enfin, avec les projets industriels et la volonté de faire
évoluer la maintenance, j’ai eu en charge le changement d’organisation,
avec l’intégration de l’entretien à la production, sous la direction du
responsable fabrication. Il me restait la maintenance des services généraux,
mais je l’ai externalisée. Au niveau des méthodes, il y a une autre
séparation qui s’est effectuée, entre méthode investissement et méthode
« process » qui s’appelle ici le service amélioration continue dont s’occupe
aussi monsieur Leblanc.
— Attendez, vous êtes en train de me dire que vous ne vous occupez plus
ni de maintenance, ni de méthode ? demanda Emeely, en ouvrant des yeux
ronds.
Pichon se mit à rire. Il voyait bien l’absurdité d’un responsable méthode
et maintenance qui ne s’occupait ni de l’un ni de l’autre.
— Alors du coup, vous faites quoi ?
— Ben, avant, on était toute une équipe dans le bâtiment à côté.
Actuellement, mon rôle consiste en la préparation de demandes
d’investissement pour l’achat d’équipements. Les budgets sont prévus
annuellement et nous concevons ici le planning de réalisation. On doit aussi
régler des problèmes globaux, au niveau de l’eau, du bruit, de l’énergie…
en plus des machines.
Encore sous le choc de cet écart entre ce à quoi elle s’attendait et la réelle
mission de Pichon, Emeely dut prendre quelques instants pour réfléchir aux
enjeux, en lien avec la prévention des risques professionnels. Elle finit par
trouver un angle d’attaque et demanda :
— Y a-t-il une évaluation des investissements en termes de sécurité ?
— Oui, bien sûr. Ça fait partie des critères, au même titre que la
performance et la qualité.
Le silence se fit de nouveau. Emeely n’avait pas beaucoup de
connaissances techniques et peinait un peu à animer cet entretien. Mais,
pour une fois qu’il avait un interlocuteur pour parler de son travail, Pichon
n’avait pas l’intention de la laisser filer et poursuivit :
— Concernant le fourrage-enrobage, il y a eu une réorganisation, il y a
quelques années, avec notamment un nouveau fonctionnement et des néons
bien au-dessus de la zone de travail. On essaye de faire le tour pour les
investissements, mais ce n’est pas facile. Il y a eu quelques achats pour une
amélioration du secteur et un document sur les besoins. Cela a mis 2 ans de
travaux, il fallait retrouver les savoirs opératoires et reconstruire le prescrit.
À la suite de ça, on a fait des transformations sur le poste de travail, qui se
fait assis maintenant.
— Ah oui ? fit Emeely qui trouvait intéressant qu’ils aient pris le temps de
s’occuper des savoirs opératoires des travailleurs avant de faire des
modifications techniques.
— Selon les produits, il y a des choses qui ne sont pas possibles. Par
exemple, lorsqu’il y a fourrage, il faut vraiment que les biscuits soient
parfaitement alignés. Tandis que pour la machine à fingers, on n’a pas ce
problème. Au niveau des mélangeurs, le souci c’est que seul le plus récent
bascule sur le côté, ça permet de vider la cuve et de la nettoyer. Mais les
autres mélangeurs n’ont pas cette fonctionnalité. Alors, on ne peut pas faire
les mêmes recettes avec eux. Et en plus, il a fallu ajouter des systèmes de
sécurité.
— Ah bon ? Quel genre ?
— Ben un harnais, par exemple, fixé à une ligne de vie pour éviter de
tomber dans la cuve.
— Ça n’a pas eu l’air de fonctionner, dit l’ergonome, sarcastique.
— Ben ouais, mais si les gars ne respectent pas les consignes…
De nouveau, comme ce fut le cas dans ses autres entretiens, Emeely
remarqua que parler de cet accident rendait les gens mal à l’aise. Sans doute
avaient-ils peur que l’on recherche qui était responsable. Pourtant, il allait
bien falloir enquêter. Il lui faudrait leur faire comprendre qu’élucider un
accident, ça ne voulait pas dire mettre une personne en accusation. Il fallait
identifier quels problèmes organisationnels avaient engendrés l’accident,
pour éviter qu’il ne se reproduise. Ainsi, elle allait pouvoir aller voir ce
harnais, pourquoi ne le portait-il pas ? Peut-être était-il inconfortable ou
l’empêchait-il de faire certaines tâches indispensables ?
— On a eu aussi beaucoup de soucis avec les moules, dit Pichon qui avait
changé de sujet. Lorsque Leblanc a choisi de numériser la production, on a
tenté de modifier les moules pour les biscuits. Mais leurs comportements
étaient vraiment différents des anciens. On a été obligé de garder les vieux,
pour l’instant.
— M. Leblanc a son local à côté, c’est cela ?
— Oui. En fait, si vous souhaitez le rencontrer, vous pouvez demander à
Nadia, qui a son bureau juste là, indiqua Pichon, en pointant le mur à côté
de lui. Mais, je vous préviens, c’est un sacré numéro.
Il se leva et se dirigea vers la porte, ce qui invita Emeely à faire de même.
— Bon courage avec Leblanc. Et surtout, surveillez vos arrières, lui dit-il
avec un clin d’œil en lui serrant la main. Si vous avez d’autres questions,
vous savez où me trouver.
Selon les indications de Pichon, il n’y avait pas loin à aller. Emeely prit,
toutefois, son temps. Tout en marchant, elle se remémorait les remarques
que lui avaient faites les différentes personnes rencontrées à propos de ce
Leblanc. Elle se demandait quel genre de personne il pouvait être. En même
temps, vu la bizarrerie de certains, elle s’attendait à tout. Comme elle l’avait
déjà été à plusieurs reprises depuis le début de cette intervention, elle se
sentait peu sûre d’elle-même et quelque peu anxieuse. Le bruit de la pluie
sur le toit l’oppressait et lui laissait la sensation d’être dans un espace
restreint alors même que l’usine était vaste. Elle prit le temps de respirer en
s’accoudant à la rambarde et de reprendre le contrôle avant de repartir.
Dans le second bureau vitré, adjacent à celui-ci du responsable méthode,
elle aperçut une très belle jeune femme, aux cheveux noirs et frisés
regroupés en chignon. Celle-ci lui fit signe d’entrer.
— Bonjour, je suis Nadia, l’assistante de monsieur Leblanc, lui annonça-t-
elle avec un large sourire.
Avec cet accueil, Emeely se sentit tout de suite plus détendue. Après
s’être présentée, Emeely apprit que la secrétaire avait été avertie de sa
venue par Mme Cordier, la responsable du bureau d’étude.
Le bureau ressemblait exactement à celui de Pichon juste à côté. À la
différence près qu’il était particulièrement bien rangé et que les plans de
machines sur les murs avaient laissé place à des photos de fleurs en gros
plan.
— Installez-vous ici, je vais prévenir M. Leblanc de votre arrivée, indiqua
Nadia en lui montrant deux chaises qui faisaient office de salle d’attente.
Elle décrocha son téléphone et annonça : Mademoiselle Martin est arrivée.
La secrétaire écoutait son interlocuteur en observant l’extérieur du bureau
d’un air absent. Puis, Emeely la sentit se concentrer avant qu’elle ne se
tourne vers elle et la scrute du regard. Dans un sourire de jubilation, Emeely
l’entendit ajouter :
— Oui, très bien. Oh oui. Je pense que oui.
Emeely eut l’impression d’être un morceau de viande que l’on évalue, ce
qui la mit de nouveau mal à l’aise. Elle sentit tout de suite le sang battre sa
tempe et le son de sa respiration lui parut couvrir tous les autres bruits.
La secrétaire raccrocha et lui indiqua que M. Leblanc allait bientôt être
disponible. Les minutes lui parurent alors longues. Cette impression était
plutôt liée à son appréhension, car assez rapidement la porte du bureau du
responsable fabrication s’ouvrit et un grand gaillard, au corps visiblement
athlétique, en sortit et se dirigea vers elle. Emeely ne put s’empêcher de
remarquer son superbe costume sombre, visiblement fait sur mesure.
— Mademoiselle Martin ? Hi, Bob Leblanc. Venez avec moi.
Elle avait l’impression d’être prise dans une tornade, tellement il faisait
les choses rapidement. Pour autant, ses mouvements paraissaient calmes et
puissants. Elle ramassa ses affaires et le suivit.
À l’invitation de l’homme, elle s’installa sur une des chaises. Le
responsable de la fabrication s’assit à moitié sur le bureau devant elle.
Lorsqu’il s’adressa de nouveau à elle, elle prit conscience de son accent.
— Vous êtes américain ?
— Oui et je vois à votre carte de visite que vous avez un prénom
particulier, vous n’êtes pas française ?
— Non, enfin si. Ma mère est canadienne, indiqua-t-elle. Après avoir
repris ses esprits, elle s’enquit : vous connaissez ma mission ?
Il commença à expliquer son positionnement sur la question de la santé et
de la sécurité au travail annonçant que c’est à sa demande que c’était
devenu un objectif de l’usine. Tout en parlant, il s’était levé et gesticulait.
En marchant le long de son bureau, il faisait vibrer le sol. Emeely ne put
s’empêcher de remarquer comme ses cuisses semblaient larges, son torse,
musclé, sous sa chemise impeccablement repassée et ses mains étaient
exceptionnellement grandes.
Elle était prise dans un tourbillon, c’est comme s’il utilisait sa gestuelle
plus que sa parole pour chercher à la persuader. La persuader de quoi,
d’ailleurs ? Emeely avait perdu le fil. Décidément, cet homme la perturbait,
avec ses yeux d’un bleu presque azur, son physique hors norme et
l’assurance qu’il dégageait. Pour reprendre le contrôle de l’entretien, elle
demanda :
— Responsable de la fabrication, ça consiste en quoi à la biscuiterie
Lemoine ?
— Je suis en charge de toute la production, de la maintenance, des achats
de matières premières et de l’amélioration continue. C’est une team
composée de cinq personnes. Sur la partie fabrication, il n’y a pas de chef
d’équipe. Je suis le responsable direct des leaders de chaque ligne. Par
ailleurs, je ne m’occupe pas du service de quality control ni des
investissements, qui ont un rôle dans les démarches d’industrialisation et
l’achat de machines. Je suis arrivé il y a trois ans, pour restructurer la
production. Nous avons pu réduire les effectifs de 35 %. Concernant les
musculoskelettal disorders au fourrage-enrobage, j’ai l’impression qu’ils
tombent comme des mouches. Ils sont tous très volontaires, j’ai beau leur
dire « si vous avez un problème, ne revenez que quand vous vous sentez
capable », ils sont toujours sur le pont.
— Donc, pour vous, le sujet de santé au travail principal, c’est les TMS ?
Leblanc s’approcha d’elle et lui posa la main sur l’épaule. Elle frémit et
espéra aussitôt qu’il ne l’avait pas remarqué.
— Emeely, lui dit-il en prenant un ton solennel, qui tranchait avec ses
gesticulations précédentes, pour l’avenir, je ne suis pas inquiet d’un point de
vue « productivité », mais bien plus sur l’aspect de management. S’il y
avait une inaptitude, ça deviendrait effectivement difficile de faire des
reclassements. L’esprit « autonomous team » ne peut pas absorber tous les
problèmes. On n’a pas forcément la capacité de les mettre dans d’autres
secteurs : mais visiblement après 15 ans au fourrage-enrobage, il se passe
des choses. Même s’il y a des différences physiologiques, d’une personne à
l’autre, on sent qu’ici il est difficile d’y faire toute sa carrière.
— Et l’accident mortel ?
Le responsable de la fabrication retira sa main et retourna s’asseoir sur
son bureau.
— Une erreur humaine, bien peu représentative des pratiques normales…
Emeely était plutôt contente qu’il mette en avant les TMS et non les
accidents du travail, comme le DRH, M. Laporte. L’accidentologie n’était
pas son fort alors qu’elle avait l’habitude d’intervenir sur la prévention des
lésions péri-articulaires. M. Leblanc se leva du bureau et recommença ses
explications :
— Concernant les musculoskelettal disorders, on peut parfois se
demander, comment cela peut arriver, si les gens n’abusent pas du système,
mais, ici, il y a de réels problèmes. J’ai travaillé, auparavant, dans une autre
biscuiterie, qui était équipée de machines plus petites. Mais, si les
manutentions pouvaient être moindres, le volume de production était plus
grand. On se retrouvait donc dans des situations proches même s’il s’agit de
modèles différents. Pourtant, je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu parler
de problèmes de ce type.
Leblanc s’assit sur la chaise qui se trouvait devant le bureau, à côté
d’Emeely, il la dévisagea de son regard bleu et perçant et lui demanda :
— Comment comptez-vous procéder ?
— L’enjeu pour moi, répondit Emeely sans se laisser démonter, c’est de
faire converger la restructuration que vous avez mise en place, au regard de
ce qui se passe réellement sur le terrain. Or, pour une bonne part, le travail
réel est invisible, les informations qui le concernent se trouvent à l’intérieur
des travailleurs. On ne peut se contenter de ce que l’on voit à l’œil nu. Il
faut rentrer à l’intérieur du travail réel pour le prendre en compte dans sa
globalité, définir en détail ses contours et avancer sans risque.
— Ça me plaît, dit le responsable de la fabrication, sans qu’elle sache
précisément de quoi il parlait. Puis, il posa sa main sur son avant-bras,
Emeely se sentit rougir et eut subitement très chaud. Il ajouta : pour cette
étude, il ne faut pas vous mettre de freins sur les éléments à modifier ou sur
les préconisations. Nous avons, pour les investissements, un système de
validation à plusieurs étapes, ce qui rend les choix plus étalés dans le temps.
Toutefois, ça peut être intéressant d’ajouter, dans les composants entrant
dans les dossiers, des considérations ergonomiques. There is no limit.
— Est-ce qu’il me sera possible d’avoir des entretiens avec des
travailleurs ou de monter des groupes de travail ? demanda Emeely, en
reculant son bras.
Leblanc se leva et resta juste devant Emeely
— Si vous souhaitez faire un groupe de travail, avec des opérateurs
volontaires des trois teams, il n’y a pas de souci. On le fait déjà par ailleurs.
Ils seront alors payés en heures supplémentaires.
Emeely comprit que Leblanc lui signifiait, par son attitude corporelle, la
fin de l’entretien. Elle ramassa ses affaires et s’apprêta à partir quand
Leblanc s’approcha. Emeely lui tendit la main. Il l’attrapa et la tira vers lui,
pour lui faire la bise. Elle sentit à nouveau ses joues s’empourprer.
— Nous allons nous voir souvent : inutile de faire dans le protocolaire, lui
dit-il.
— Alors, bonne journée, Monsieur Leblanc, répondit Emeely qui ne put
s’empêcher de réagir à l’odeur particulière que dégageait son interlocuteur.
— It’s sandalwood, du bois de santal, dit Bob qui, attentif aux réactions
d’Emeely, avait bien remarqué son trouble. Il ajouta, avec un clin d’œil
enjôleur : appelez-moi Bob.
— Aimez-vous les chiens, Bob ?
CHAPITRE 9

En arrivant de nouveau à la biscuiterie, ce matin-là, Emeely se sentait


excitée. Il y avait l’idée de rentrer, enfin, à l’intérieur du travail réel, mais
pas seulement… Par ailleurs, c’était un moment important, elle allait avoir
besoin des opératrices, il fallait que celles-ci l’acceptent.
Elle se rendit d’un pas décidé vers la réception de l’usine. La femme
blonde d’un certain âge était toujours derrière son comptoir. Après un
rapide échange d’amabilités, la préposée annonça que Laporte, le DRH, lui
avait préparé un badge permanent. Elle n’aurait donc plus à repasser par
l’accueil.
Après avoir traversé la salle pour s’équiper, Emeely franchit la porte en
utilisant son tout nouveau badge VIP et se trouva dans la zone de
préparation où trois opérateurs s’affairaient autour d’autant de mélangeurs.
Emeely, qui leur avait déjà été présentée par le DRH lors de sa visite de
l’usine, alla les saluer. Cette fois, ils ne regardèrent pas ses chaussures,
comme ce fut le cas la dernière fois. C’est un bon point pour mon
intégration se dit Emeely.
Avec leurs autorisations, elle les observa quelques instants, mais ce qu’ils
étaient en train de faire n’était absolument pas clair. Elle se rendit compte
qu’elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être leur travail et que, pour
revoir le système de prévention, il lui faudrait mieux le comprendre. Alors
qu’un des hommes venait de finir de remplir sa cuve et de lancer sa
machine qu’il semblait maintenant surveiller, Emeely s’approcha de lui et,
en lui désignant la bonbonne de produit chimique qui servait pour le
nettoyage, lui demanda :
— Tiens, c’est quoi, ça ?
L’opérateur la regarda d’abord, en se demandant si cette soi-disant
spécialiste de la prévention ne se foutait pas de lui, puis, voyant à son
expression que sa question était sérieuse, il expliqua :
— C’est le produit dont on se sert pour nettoyer les machines.
— Ah oui ?
Constatant qu’Emeely était très intéressée, l’opérateur pour-
suivit :
— Tout ce qui est produits chimiques est vraiment bien identifié. On a une
aussi une zone spécifique pour les entreposer.
L’homme lui indiqua du doigt une porte, qui semblait donner dans une
autre pièce.
— C’est fermé à clé. Juste quelques personnes ont accès à ça. Par contre,
de nuit, y’a qu’une personne, donc si cette personne est pas là…
— Si elle est pas là, y’a plus d’accès ?
— Ben, il y a une clé quelque part qu’il faut chercher et tout ça, mais
bon… Normalement, de nuit c’est rare qu’on ait besoin de changer les
produits chimiques, mais on peut pas deviner quand est-ce que le savon va
être vide, le nettoyant pour quelque chose. Même si c’est juste pour laver
les planchers. Va savoir quand est-ce que le seau va être vide.
Emeely s’apprêtait à poursuivre sur ce qui faisait varier l’utilisation des
savons et comment ils faisaient pour anticiper, mais, avant qu’elle ait le
temps de formuler sa question, le travailleur changea de sujet :
— Ici, il faut pousser pour la prévention des risques professionnels. Nous
aux mélanges, c’est Bernard qui a fait tout un rapport là-dessus. Il a été sur
les trois équipes rencontrer tout le monde, pour voir qu’est-ce qu’on pouvait
améliorer.
— Bernard ?
— Le gars de la préparation qui s’est tué dans l’annexe.
— Ah oui.
— Ils vous en ont pas parlé ?
— Si si.
— Et du tableau qu’il avait fait ? Ils vous en ont parlé ? Si je ne me
trompe pas, il y avait une cinquantaine de points.
L’opérateur se rapprocha de la cuve et sembla en vérifier le bon
fonctionnement. Ensuite, il ramassa les différents emballages qu’il avait
laissé traîner lorsqu’il avait ajouté les ingrédients de sa recette. Enfin, il
commença à se diriger vers une autre zone. En passant devant Emeely, il
reprit :
— Je pense que je pourrais compter sur ma main combien de ces 50
points ont été faits.
Emeely comprit qu’elle pouvait le suivre pour continuer à discuter. Tout
en marchant, l’homme poursuivit :
— C’est sûr qu’il y en avait qui étaient un peu farfelus, je dis pas qu’il
fallait répondre aux 50 points. Mais…
Il se retourna et montra du doigt.
— Là, on a une échelle qui est à pic avec 5 marches. On a pas demandé de
la refaire, juste d’améliorer la pente. Rien n’a été fait.
— Pas d’action, le relança Emeely
— Une chose qui a changé, il y a un escalier qui a été modifié. Celui-là,
là, tu vois, lui montra l’opérateur. Ça avait été demandé de le rénover et un
employé a fait une chute. Le fait que le salarié soit tombé, là ça a été fait.
Mais les autres…
Emeely opina du chef. Après avoir mis les emballages dans le bac de
récupération prévu à cet effet, l’opérateur passa devant un endroit, s’arrêta
et montra à l’ergonome :
— Tiens, tu vois cet espace de travail, c’est là où on ouvre les ingrédients.
Donc, le petit train amène le stock par ici, indiqua le travailleur en
désignant une porte de la main. Quand on a les sacs et les ballots devant soi,
il faut avoir accès à différents outils, mais ils sont rangés dans son dos.
C’est obligé, il y’a toujours une rotation à 180 degrés à faire pour les
prendre. Moi, j’ai demandé que plutôt qu’être fixés en arrière, les outils
soient mis sur le côté. Un an et demi plus tard, l’étagère à outils n’a pas
bougée.
Un autre opérateur qui était à proximité s’approcha.
— Il y a quand même des choses qui ont été faites, le plancher a été
changé. Ils n’ont pas rien fait non plus. Le sol était très très glissant. Ils ont
mis un revêtement granuleux, donc là ça a amélioré l’adhérence
— Bernard avait demandé aussi à ce que tous les mélangeurs soient
changés. Les plus modernes comme celui-là, dit le travailleur, en désignant
un des trois mélangeurs qui se trouvaient dans la pièce, la cuve bascule pour
le lavage. Mais on en a qu’un. Sur les autres, Bernard a proposé, en
attendant qu’ils soient renouvelés, de mettre une ligne de vie au-dessus.
Maintenant, quand on monte sur la cuve pour la nettoyer, faut s’attacher.
— C’était l’idée de Bernard. C’est sûr que c’est mieux que rien du tout,
mais le temps que ça prend maintenant à chaque fois pour nettoyer : faut
mettre le harnais, s’attacher, monter sur le réservoir. Quand tu dois
descendre changer ton produit de lavage, il faut que tu te détaches, que tu
descendes, tu changes ton truc, tu remontes et te rattaches avant de
recommencer à nettoyer. Ça serait pas mal plus simple d’avoir mis ça à
hauteur d’homme.
— Et qu’est ce qui s’est passé avec Bernard ?
— Ben, il avait pas son harnais !
— Mais, vous venez de me dire que c’est lui qui a demandé à ce que ça
soit installé ?! s’étonna Emeely
Face à cette contradiction, ces deux interlocuteurs se turent. Emeely sentit
qu’ils avaient eux-mêmes été étonnés que ça soit cette personne-là qui n’ai
pas respecté les consignes. Cela faisait peut-être encore plus ressortir les
aspects dangereux de leur travail. Des aspects qu’ils n’aimaient pas
forcément se rappeler.
— La procédure est tellement longue et lourde que le monde continue à
monter sans s’attacher, admit l’un des hommes.
— Même Bernard ?
— Ben c’est vrai qu’il nous engueulait toujours quand il nous voyait faire.
Mais tout seul, dans son annexe, est-ce qu’il faisait différemment de nous
autres ?
— Vous avez pas le temps de mettre le harnais ?
— Ben non, on a autre chose à faire. Faut qu’on fasse des recettes, faut
qu’on produise. Pis après ça, si on va justifier à Leblanc que c’était sale et
qu’il a fallu qu’on mette notre harnais, ben ça va être de notre faute parce
que c’était trop long.
Une alarme se fit entendre et un gyrophare s’alluma sur une des cuves.
L’homme qui les avait chargées s’éloigna pour s’en occuper. Elle le suivit et
le regarda intervenir. Elle put observer que face à la machine, il y avait un
travail d’interprétation pour comprendre ce qui se passait. L’homme savait
parfaitement quoi faire et comment réagir pour réduire le temps d’arrêt du
mélangeur. Après l’avoir observé en silence et lorsque le travail sembla fini,
Emeely demanda :
— Est-ce que les efforts au niveau concentration, stress, etc. ont déjà été
abordés ou pas du tout ?
— Non, ils ne se posent pas cette question-là. C’est production,
production, production.
Une seconde alarme retentit. L’opérateur, qui était resté au côté d’Emeely,
la quitta pour aller voir ce qui se passait. Emeely prit un instant de recul
pour observer les trois hommes qui s’affairaient autour de leurs mélangeurs,
à préparer les ingrédients, sortir les recettes ou à nettoyer les cuves. Elle
s’apprêtait à rejoindre une autre partie de l’atelier, mais, avant de quitter la
pièce, elle se rapprocha de l’homme avec lequel elle avait le plus échangé.
— Je vais vous laisser. Mais, avant de partir, j’ai une dernière question : si
je souhaite récupérer le document écrit par Bernard, où est-ce que je peux le
trouver ?
Le travailleur se tourna vers elle, les quelques instants d’effort pour sortir
les kilos de pâtes à biscuits de sa cuve l’avaient fait particulièrement
transpirer. Il reprit son souffle un moment et dit :
— Normalement, Leblanc doit l’avoir, ou peut être l’infirmière. Sinon, le
délégué syndical, il l’a, c’est sûr.
— Merci, je repasserai vous voir.
L’homme lui sourit et continua sa tâche.
Emeely sortit de la pièce des préparations pour rejoindre un nouvel atelier.
Passant en dessous de l’escalier qui menait aux bureaux de Pichon et de
Bob, elle s’approcha de la ligne de fabrication avoisinante.
Une femme d’un certain âge, avec un sarrau et une charlotte sur la tête,
marchait dans l’allée. Emeely reconnut Hélène, que Laporte, le DRH, lui
avait présentée comme la leader d’une des équipes.
— Bonjour Hélène ! fit Emeely
— Bonjour, fit la femme, sans le moindre enthousiasme. J’allais voir où
en étaient les préparations, j’attends une commande…, rajouta-t-elle
comme pour s’excuser.
— Vous vous souvenez, je suis Emeely, l’ergonome en charge de rénover
le système de prévention, indiqua Emeely, qui voyait bien que son
interlocutrice était sur la défensive.
— Oui oui.
Cette présentation laissa l’opératrice perplexe, mais elle préféra ne rien
dire. Tout en serrant la main d’Emeely, elle jeta un coup d’œil rapide à ses
chaussures, avant de lui faire un sourire. Comme elle restait silencieuse,
Emeely lui demanda :
— Vous pourriez me montrer brièvement ce que vous faites ?
— Bah, c’est pas très compliqué, expliqua Hélène en désignant du doigt
les équipements les plus proches. On reçoit la pâte. Elle est moulée selon
les formes correspondantes puis on les passe au four en fonction des
indications du bon de fabrication. Ensuite, soit c’est envoyé directement à
l’emballage, soit c’est mis dans des bacs pour aller au fourrage-enrobage. Et
puis, après, on doit préparer à nouveau les moules pour la fois suivante.
Emeely acquiesça, pour montrer qu’elle avait compris. Elle aurait aimé
dépasser cette explication, qui résumait comment cela devait se passer et
n’était pas forcément représentative de la variabilité dans laquelle cela se
déroulait réellement.
Un gars de la logistique sortit de la salle de préparation avec son petit
train. Aussitôt, Hélène s’excusa et se dirigea vers lui. Visiblement la
commande qu’il transportait était pour elle, puisqu’ils partirent ensemble
vers l’autre bout de l’usine.
Emeely traversa l’espace avec les moules et les fours, saluant de la tête les
quelques opératrices qui se trouvaient là. Un peu plus loin, elle arriva à la
zone fourrage et enrobage. Plusieurs travailleuses étaient à placer des
biscuits à l’extrémité du tapis roulant. Elles attrapaient les gâteaux dans des
paniers, situés à leurs côtés, et les positionnaient sur les tapis roulants. Les
machines n’avaient pas l’air très modernes et, comme d’autres dans l’usine,
on voyait qu’elles avaient reçu plusieurs couches de peintures qui s’étaient
écaillées.
C’était dans ce secteur que Bob, le médecin et l’infirmière avaient
indiqués qu’il y avait pas mal de problèmes de TMS. La zone était très
bruyante. Mais les opératrices ne semblaient pas porter de bouchons
d’oreille. Il semblait à Emeely que ce qui faisait le plus de bruit était la
fourreuse qui montait et descendait à intervalle régulier pour fourrer les
biscuits. En les observant de loin, Emeely put comprendre que les
opératrices devaient placer les produits sur les tapis roulants. Mais, chaque
machine avait l’air légèrement différente : il y en avait avec quatre rangs de
biscuits et d’autres trois. Certaines fourraient les gâteaux, d’autres non. Et
puis, deux d’entre elles faisaient des fingers, ces fameux biscuits en long.
Ces machines étaient davantage automatisées : Les opératrices n’avaient
pas à placer les biscuits sur le tapis et elles se contentaient de charger la
machine en vrac.
Il allait lui falloir passer du temps avec les opératrices de ce secteur pour
mieux comprendre leur travail. Mais, pour le moment, elle souhaitait faire
le tour pour avoir une bonne idée d’ensemble.
La partie emballage et conditionnement était séparée du reste de l’atelier
par un mur. Emeely le franchit par une porte. Le bruit changeait du tout au
tout. Le ronronnement donnait l’impression d’un environnement beaucoup
plus calme. Les tapis roulants de la fabrication se poursuivaient ici.
Plusieurs opératrices se succédaient de chaque côté. Elles étaient assises et
attrapaient les biscuits sur les tapis, pour les placer dans les compartiments
des boîtes qu’elles avaient devant elles. Après quoi, les boîtes étaient
finalisées par un système automatisé, qui les mettait dans des cartons prêts
pour l’expédition. Au bout de la chaîne, des opérateurs avec des petits trains
emportaient ces cartons dans la zone de stock, où se trouvaient les quais de
chargement pour l’expédition. On pouvait voir cette zone à travers des
vitres. Pour des raisons d’hygiène, elle était, en effet, séparée du reste de
l’usine.
Emeely aperçut Hélène et deux autres femmes, une jeune et une plus âgée,
enlever leurs sarraus et leurs charlottes, les déposer sur des cartons et passer
du côté des expéditions. Pensant que celles-ci partaient en pause, elle décida
de leur emboîter le pas. Les temps de repos étaient un bon moment pour
nouer des contacts et réduire les craintes qu’ils pouvaient avoir quant à sa
présence.
Une fois dans la zone dédiée aux expéditions, Emeely avait perdu de vue
les trois femmes.
Les bruits étaient ici totalement différents du reste de l’usine. On
entendait les transpalettes aller et venir. Assez régulièrement la sonnerie de
marche arrière de l’un d’eux s’activait et résonnait de manière stridente
dans le local. Elle voyait également des travailleurs avec des équipements
plus légers, qui assemblaient des palettes en sélectionnant des cartons de
biscuits en fonction des commandes. Ils utilisaient un pistolet leur
permettant de lire les code-barres de la même manière qu’une caissière le
faisait au supermarché. Par la suite, ils filmaient les palettes, c’est-à-dire
qu’ils mettaient un film plastique autour des cartons et de la palette. Cela
permettait de faciliter la manipulation et le transport de la palette qui ne
pouvait plus se défaire.
Emeely chercha du regard où les opératrices avaient bien pu aller. Elle ne
les voyait pas entre les rangées de carton de l’expédition. Elle décida de se
diriger vers l’issue la plus proche qui semblait aller dehors.
Il s’agissait d’une porte en métal qui se trouvait au bout d’un chemin
dessiné au sol avec de la peinture jaune. La peinture jaune au sol servait,
dans toute l’usine, à indiquer les passages réservés aux piétons. Parfois, le
dessin d’un petit bonhomme y figurait également.
Aucune lumière n’éclairait le chemin ou la porte. Le recoin était très
sombre. Soudain, le portail juste à côté s’ouvrit pour laisser passer un
chariot élévateur. Emeely fut éblouie par le soleil. Lorsque le portail se
referma automatiquement après le passage du fenwick, l’obscurité
empêchait Emeely de distinguer la poignée. Elle tâtonna sur la porte. La
clanche devait être dans une zone inhabituelle. Derrière elle, une porte
claqua. Elle se retourna et aperçut Reynaud, le responsable sécurité, sortant
du secteur conditionnement et emballage. Il la dévisageait. Le regard qu’il
posait sur elle lui faisait froid dans le dos. Après un moment, sans un mot, il
détourna les yeux et poursuivit son chemin.
Emeely se dit qu’il avait le don pour arriver lorsqu’elle était en mauvaise
posture et qu’elle se sentait un peu fébrile.
Soudain, derrière Emeely, la porte s’ouvrit. Tétanisée comme elle l’était
par l’attitude du responsable sécurité, ce bruit inopiné lui fit pousser un cri.
CHAPITRE 10

Le soleil extérieur était haut dans le ciel et aucun nuage ne le dérangeait.


À travers sa lumière qui irradiait, Emeely aperçut un maghrébin qui
semblait avoir une quarantaine d’années.
— Ouh ! vous m’avez fait peur, dit Emeely en se tenant la poitrine.
— Désolé, je vous ai entendu essayer d’ouvrir la porte, lui répondit
l’homme.
— Enchantée, moi c’est Emeely.
— Mehmet, lui indiqua l’opérateur en lui tendant la main.
— Je suis l’ergonome en charge de refaire le système de prévention,
annonça Emeely.
— Ravi de vous rencontrer, dit l’homme poliment.
Il s’éloigna pour rejoindre Hélène et les deux femmes qu’Emeely avaient
vu sortir. Emeely observa un instant le lieu. Tout le côté de l’usine était
entièrement gazonné et quelques buissons venaient égayer l’ensemble.
Deux bancs se faisaient face ainsi qu’une poubelle et une sorte de cylindre
qui devait faire office de cendrier. À quelques mètres, une haie plus
importante coupait la vue des autres entreprises alentour.
Si on tournait le dos à l’importante bâtisse que formait l’usine, cet
environnement avait tout de bucolique. Cela tranchait radicalement avec
l’univers de métal, de béton et de bruit de la biscuiterie.
Emeely s’approcha de l’espace de repos. Une fois qu’elle les eut rejoint,
Mehmet fit un devoir de faire les présentations :
— Voici Hélène.
— On s’est déjà rencontrées, indiqua Emeely, Hélène se contenta d’un
geste de la tête pour confirmer.
— Danièle.
— Enchantée.
— Et Fanny.
— Enchantée.
— Elles travaillent toutes les deux au fourrage-enrobage, indiqua Mehmet
avant de dire, à l’attention des deux femmes, en désignant Emeely de la
main, et toi, tu es Émilie ? Tu travailles sur le système de je ne sais pas
quoi…
— La prévention des accidents du travail.
— Ah d’accord, fit Mehmet qui comprenait mieux.
— Ben oui, elle est agronome, dit Hélène en haussant les épaules.
— C’est presque ça, oui.
— Et, vous êtes là pour enquêter sur l’accident de Bernard ? demanda
Danièle.
Emeely fut étonnée par le terme « enquêter » qu’elle avait employé.
— Euh, pas seulement, je m’occupe aussi des troubles
musculosquelettiques. Vous savez, les douleurs aux épaules, aux poignets,
etc., à cause des mouvements répétitifs.
— Ah oui, fit Fanny.
— Mais pour l’instant, j’essaie de comprendre comment les gens
travaillent, comment ça se passe, tout ça. Vous, par exemple, dit Emeely en
désignant Fanny et Danièle, vous tournez sur plusieurs postes ?
— Moi, répondit Danièle, je suis à l’enrobage généralement. Et avec
Fanny on tourne toutes les heures. Comme ça, ça change un petit peu.
Suivant le mouvement de ce qu’on fait. Comme là, on a la fourreuse alors
au lieu d’être huit heures comme ça, en faisant un geste d’avant en arrière
avec ses mains, eh ben après je suis sur un autre tapis et là j’ai toujours les
bras à la longueur.
Elle en fit la démonstration en pliant ses coudes et en rapprochant ses
mains avec des mouvements latéraux.
— Je prends les gâteaux devant moi, poursuivit-elle, et, ensuite, je les
dispose sur mon tapis. Ça évite le même mouvement quoi. Ça va bien
quand on a deux machines différentes, mais si, par exemple, elle a les
biscuits carrés pis moi j’ai les ronds, et qu’on a pas la fourreuse, ben on a le
même mouvement. On a quand même toujours le mal là, en montrant ses
épaules. Mais pour nous ça nous change de gâteau. Le temps va plus vite.
— Ça fait passer plus vite le temps ? relança Emeely.
— C’est pas pareil, reprit Fanny. Tourner toutes les heures : quand vous
êtes huit heures avec les biscuits carrés, c’est long et franchement, des fois,
ça tombe.
Fanny mima le fait de s’endormir et fit un gros bruit de ronflement, ce qui
fit rire tout le monde.
— Et puis, ça passe un peu plus, compléta Danièle, et à ce moment-là, on
peut discuter. C’est pas une question de mouvements parce que si on a les
deux mêmes machines, on a les mêmes mouvements. Mais ça, de toutes
façons…
Un silence s’installa, les filles ne semblaient plus trop savoir quoi raconter
: parler du contenu de son travail à quelqu’un qui n’est pas du métier, ce
n’est pas évident. Emeely savait que si les gens aiment leur travail, ils
peuvent parfois avoir un peu peur de la perception que les autres peuvent en
avoir.
Fanny eut une idée et reprit la parole :
— Si, par contre, la machine qui est bien, c’est celle à Fingers. C’est
l’idéal. Cette machine, elle est super. On n’a pas le mouvement répétitif. On
prend juste les gâteaux et les met dessus. Mais sinon, en tournant toutes les
heures, si on a les mêmes machines, ça change rien. On aura toujours mal
aux épaules.
— J’ai été en arrêt pour une bonne grippe pendant huit jours, à mon retour
j’ai pris cher, surenchérit Danièle. Moi, quand je suis chez moi, j’ai pas mal.
Mais dès que je reviens là, on bout d’une journée, ça y est.
Un constat que tous partagèrent en hochant la tête.
— Vous dites que la machine idéale, c’est celle à fingers ? demanda
Emeely
— Oui c’est la machine à fingers. Elle est bien cette machine. Elle est
super, parce que je vous dis, on n’a pas ce mouvement de va-et-vient.
Fanny fit le geste avec ses bras d’avant en arrière, mimant de déposer des
biscuits sur le tapis roulant.
— Quand on suit régulièrement, quand elle est pleine, elle est pleine. On
n’est pas toujours obligé de se dépêcher à mettre des gâteaux sur un tapis.
Ça va bien. Bon, on est debout, mais ça, c’est pas un problème, quoi.
— Alors, que sinon vous êtes pas debout ? demanda Emeely, à qui il avait
semblé que toutes les opératrices étaient debout au fourrage-enrobage.
— Ben normalement on est sur des sièges « assis debout ». On peut se
reposer un peu les jambes. Mais, à la machine à fingers, on est toujours
debout pendant huit heures. Mais, là c’est pareil, la personne qui y est, elle
tourne avec une autre toutes les heures. Donc, on n’y est pas pendant huit
heures. Mais bon, tout le monde ne peut pas y passer, c’est ça le problème.
— Pourquoi ? demanda Emeely qui cherchait à mieux comprendre
l’organisation du travail.
— Ben, c’est-à-dire que c’est difficile, répondit Danièle, parce que vous
avez des personnes qui vont y arriver à un poste et d’autres non. Et puis
bon, quand même, on a combien ? Neuf lignes ? Alors le roulement ne peut
pas bien se faire. On ne peut pas changer tous les quarts d’heure, c’est
impossible. Vous avez des personnes qui vont mieux y arriver aux biscuits
carrés qu’aux ronds, vous avez des intérimaires, aussi. Et la machine à
fourreuse, c’est pas évident. Quand il faut placer quatre rangs de biscuits
sur le tapis, on peut pas mettre n’importe qui.
— Quand vous dites que tout le monde ne peut pas y arriver, la machine à
fingers par exemple, tout le monde ne peut pas y arriver ?
— Si, la machine à fingers, si je pense. C’est quand même facile.
De nouveau, cette affirmation de Fanny faisait l’unanimité, et les quatre
opérateurs opinèrent du chef. Mehmet regarda sa montre.
— Oula, il faut que je vous laisse si je ne veux pas me faire tricard par
Perret. Allez, bonne journée !
Il leur fit un signe de la main et s’éloigna vers la porte métallique tout en
sortant son badge pour entrer à nouveau dans l’usine. Les trois filles
signalèrent à Emeely qu’il faudrait qu’elles en fassent autant. Elles se
mirent en route toutes ensemble. Fanny écrasa sa cigarette dans le petit
cendrier prévu à cet effet, au coin de la zone de repos.
— Alors, du coup, vous n’allez pas enquêter sur l’accident de Bernard ?
demanda Danièle, tout en marchant aux côtés d’Emeely.
— Ben ça a déjà été fait, non ?
— Oui, enfin, ça explique pas comment un gars avec autant d’expérience
que lui, aussi impliqué sur la sécu, a pu négliger toutes les consignes.
— Comme son harnais vous voulez dire ?
— Ouais, y’a ça, c’est clair. Mais nettoyer la machine en la mettant en
marche, je ne pense pas qu’il était assez con pour faire une chose pareille.
— Comment ils font normalement ?
— Ben, vous demanderez aux gars de la préparation, c’est Bernard qui les
a tous formés. Lui-même avait appris ces procédures de Monsieur Henry,
un vieux de la vieille.
Danièle utilisa son badge pour ouvrir la porte en métal et toutes rentrèrent
dans l’usine. Fanny referma la porte derrière elle. Hélène les précéda, pour
passer des expéditions à l’emballage. Elle tint la porte au passage des trois
autres filles. Elles retrouvèrent leurs sarraus, leurs charlottes et les petites
pantoufles à mettre autour de leurs chaussures. Tandis qu’elles étaient en
train d’enfiler leurs équipements, Hélène ajouta :
— Et dans la série des enquêtes à faire, il y a cette odeur.
— Cette odeur ? demanda Emeely, ne voyant pas de quoi Hélène voulait
parler.
— Vous n’avez pas remarqué le matin comme ça sent bizarre ? Ce n’était
pas comme ça avant.
— Ah bon ? Emeely était plutôt surprise : comme elle n’était jamais
intervenue dans une biscuiterie, elle avait pris cette odeur pour quelque
chose de normal.
— Ben non, renchérit Danièle, avant ça sentait tout le temps le bon
biscuit.
Une fois toutes équipées, elles traversèrent la zone dédiée au
conditionnement et franchirent la porte qui séparait cet espace de travail de
l’atelier de cuisson et de fourrage-enrobage. Hélène se tourna vers Emeely :
— En tout cas, moi, faire des gâteaux qui pue, ça me pose question.
Surtout que c’est que le matin…
Emeely ne sut pas quoi répondre, mais avait bien compris que cette odeur
atteignait les trois filles dans l’honneur de leur métier. Elles souhaitèrent à
Emeely une bonne journée avant de partir chacune dans une direction
différente, pour rejoindre leurs machines respectives.
Les derniers échanges avaient secoué quelque peu Emeely. D’autant
qu’elle ne savait pas vraiment quoi faire de ces informations. Elle décida
d’arrêter là ses observations pour aujourd’hui, se dirigea vers la zone de
préparation puis entra dans le petit espace prévu pour retirer ses
équipements.
Après avoir déposé ses affaires là où elle les avait trouvées en arrivant,
elle prit son téléphone et appela Philippe.
— Salut, tu vas bien ?
— Oui et toi ?
— Écoute, ça va bien. Je sors d’un premier tour de la biscuiterie Lemoine.
Est-ce que tu aurais le temps pour qu’on en discute ?
— Bien sûr ! Retrouvons-nous au local, j’ai presque fini ici.
Emeely était assise à son bureau depuis quelques minutes déjà. Elle triait
les courriels qu’elle n’avait pas pu lire ces derniers jours. Étalées devant
elle, les notes qu’elle avait prises à la biscuiterie étaient pêle-mêle. Elle
appréciait la façon de travailler qu’ils avaient mise en place avec Philippe :
chacun en mission de son côté, mais continuant à échanger sur leurs
interventions respectives. Cela permettait de la rassurer lorsqu’elle se
sentait moins sûre d’elle. Elle était convaincue que Philippe y trouvait
également son compte, que ces échanges lui permettaient de continuer à
progresser malgré ses nombreuses années d’expérience.
Emeely entendit le bruit de la porte au bout du couloir. Elle reconnut le
pas équilibré et déterminé de Philippe. Il entra et fit un large sourire à son
associée.
— Salut, alors tu as de nouvelles infos concernant la biscuiterie ?
— Salut!
Emeely se leva et fit la bise à Philippe, après qu’il eut accroché ses
affaires sur le porte-manteau. Elle apporta toutes ses notes sur la table ronde
qui servait pour leurs échanges. Ils s’assirent l’un en face de l’autre.
— Pour te faire un topo, j’ai rencontré la responsable R&D, le
responsable méthode et celui de la fabrication. Puis, ce matin, j’ai fait de
l’observation et quelques entretiens informels avec des travailleurs.
— OK.
— Pour faire un résumé, Cordier, la responsable R&D, ne sera sûrement
pas une alliée. Elle était persuadée que je faisais de l’espionnage industriel
avec mes questions. Je pense qu’elle ne peut même pas imaginer que son
travail peut avoir une influence sur les conditions de réalisation du travail
des opératrices.
Philippe sourit à cette remarque.
— Est-ce qu’elle a des dispositifs de retour d’expérience, des REX, pour
adapter ses recettes, s’il y a besoin ? s’enquit Philippe.
— Merde, j’étais tellement perturbée par son attitude, que je n’ai pas
pensé à lui demander ça.
— Ce n’est pas grave, tu auras d’autres occasions.
— Ensuite, j’ai rencontré le responsable méthode. Il ne fait pas de
méthode.
— Hein ?
— Hé oui.
— Ben qu’est-ce qu’il fait alors ? Et qui s’occupe des modes opératoires ?
— Il s’occupe juste des investissements : achats de machines, dossiers
administratifs, etc. C’est le responsable de la fabrication qui contrôle tout.
De ce que j’ai compris, c’est lui qui a mis en place la restructuration, il a
récupéré les pouvoirs sur la gestion de l’approvisionnement, comme je te
l’avais déjà dit, mais aussi les méthodes et la maintenance. Il ne s’occupe
pas du contrôle qualité, mais il m’a dit avoir une équipe en amélioration
continue.
— OK, il concentre tous les pouvoirs, et c’est qui ce type ?
Emeely fit une moue pour feindre le désintérêt.
— Une espèce de grand américain. Il fait un peu prétentieux. Par contre, il
paraît très intéressé par l’intervention. Je pense qu’il peut être un relais dans
l’entreprise.
— Et comme il semble avoir beaucoup de pouvoir, ça peut être un plus.
Ça va être important que tu le caresses dans le sens du poil.
Les joues d’Emeely rosirent légèrement. Philippe ne manqua pas de le
remarquer et décida de changer de sujet :
— Et tes observations alors qu’est-ce que ça a donné ?
— Eh bien, c’était surtout pour me familiariser avec le terrain pour
l’instant. J’ai juste touché du doigt la complexité du travail. Mais il y a deux
axes qui se dégagent : d’un côté, certains des gens que j’ai vu en entretien
me poussent à étudier, en priorité, les accidents, dont celui qui a été mortel.
C’est le cas de Laporte et des travailleurs que j’ai rencontrés. Mais d’autres
souhaitent plutôt me voir aborder les TMS, c’est le cas du médecin du
travail et de l’infirmière ainsi que de Bob, le responsable fabrication.
— Ooh, Bob…, fit Philippe un brin moqueur.
Emeely ne releva pas la remarque et poursuivit :
— C’est sûr ce n’est que le début, je me demande si je ne devrais pas
trancher entre les deux, pour la suite.
— Je vois ce que tu veux dire. Les deux problématiques sont totalement
différentes. Je pense que pour l’instant, tu n’as peut-être pas assez
d’informations pour choisir. Surtout que l’objectif c’est de mettre en place
un système de prévention. Si les deux questions sont aussi importantes
l’une que l’autre, il y a des chances que tu doives implanter des dispositifs
organisationnels traitant les deux.
— D’accord. Donc je continue à instruire les deux pour évaluer les enjeux
?
— Je pense que oui, conclut Philippe.
— Il y a deux autres points qui me gênent, dit Emeely.
— Vas-y, je t’écoute.
— Tout d’abord, les filles de l’atelier de fabrication m’ont parlé de
l’odeur. Et c’est vrai que j’avais déjà remarqué ça. Ça ne sent pas bon. Mais
je pensais que c’était comme ça dans les biscuiteries. Elles m’ont cependant
indiqué que c’était nouveau. Cela semblait les perturber particulièrement de
faire « des biscuits qui puent ».
— Wow alors là, on touche au sens du travail et à l’honneur du métier.
Dans l’immédiat, je ne sais pas bien ce que l’on peut faire avec ça.
— Moi non plus… fit Emeely.
Philippe se recula sur sa chaise et se mit à réfléchir. Emeely le regarda en
attente d’un éclairage qui pourrait lui être utile. Il s’accouda à nouveau sur
la table ronde et dit simplement :
— Garde-le en tête pour l’instant. Peut-être à un moment donné tu pourras
relier ça à autre chose.
Emeely acquiesça et enchaîna sur le second point qui lui posait problème :
— Et l’autre chose, c’est Reynaud le responsable sécurité.
— Celui qui avait été si désagréable ?
— Oui, il a un comportement trop bizarre. Je sais pas s’il me surveille ou
quoi. Mais c’est super flippant. Il me fout les chocottes.
— C’est-à-dire ?
— Ben ça fait plusieurs fois que je le vois, il me regarde à distance. Il dit
pas bonjour ni rien. Quand je le vois, il se barre.
— OK. Bizarre.
Philippe posa son menton dans sa main, un peu à la manière du penseur
de Rodin, avant de demander :
— Tu lui as déjà remis le compte rendu de votre rencontre ?
— Non.
— Alors tu peux essayer de lui faire un rapport dans lequel tu le mets en
valeur. Ça va peut-être aider à le rendre un peu moins méfiant.
CHAPITRE 11

— Tu crois vraiment qu’elle peut apporter quelque chose ?


Christian, le délégué syndical de la biscuiterie « Lemoine », était plus que
dubitatif, il en avait vu passer des consultants, tous aussi sûr d’eux-mêmes
que déconnectés de la réalité.
— Eh bien, au moins, elle semble à l’écoute répondit Hélène.
— Oui, mais est-ce qu’elle va faire une vraie enquête sur l’accident de
Bernard ?
— Ben si on ne lui en parle pas, ça n’arrivera pas…
— Bon ok ok, je vais la rencontrer ta gonzesse.
Christian remonta sur son chariot élévateur et le redémarra. La main
gauche posée sur le petit volant et la main droite sur les manettes, il fit
quelques mouvements rapides pour conduire son véhicule dans un coin de
l’atelier d’expédition. Un dessin sur le sol indiquait qu’il s’agissait d’un
espace réservé pour les ranger « sécuritairement ».
Il en descendit et rejoignit Hélène. Elle le regarda s’avancer vers elle.
L’homme semblait avoir la cinquantaine et était légèrement bedonnant. Il
n’était pas équipé comme elle et les autres travailleurs de l’atelier, mais
comme les opérateurs de l’expédition. Il portait à sa ceinture une paire de
gants en cuir épais et un appareil pour scanner les code-barres, ce qui lui
donnait un peu une allure de cow-boy. Hélène pensa qu’il avait vraiment
l’air d’un enfant avec des jouets. Si elle n’avait pas été une femme, c’est
elle qui serait déléguée syndicale. Mais avec les « boss » pas moyen d’être
prise au sérieux sans paire de couilles.
— Suis-moi, fit-elle avec autorité lorsqu’il l’eut rejointe.
— Je te suis, répondit-il avec politesse et résignation face à ce ton ferme.
Ils traversèrent les lignes d’emballage. Les opératrices saluaient leur
passage d’un hochement de tête ou d’un sourire.
Une fois franchit la porte permettant l’accès à l’atelier de fabrication, le
bruit change du tout au tout : avec le bruit ambiant, impossible d’échanger
réellement plus que trois mots sans s’approcher de l’oreille de son
interlocuteur ou hausser la voix. Hélène et Christian marchaient le long des
lignes et l’opératrice aperçut au loin l’ergonome.
Emeely était assise au pupitre de commande de la ligne dont s’occupait
Hélène. Elle était penchée sur une grande feuille sur laquelle elle semblait
faire des dessins. Hélène eut soudain un doute et se demanda s’il fallait
vraiment présenter la consultante à Christian.
Un peu plus loin, Hélène aperçut Reynaud, le responsable sécurité qui se
dirigeait lui aussi vers Emeely. Elle ralentit le pas et fit signe au cariste d’en
faire autant. Il la regarda d’un air interrogateur. Sans lui répondre, il lui
pointa Reynaud de la main.
— Oui, et alors ? fit Christian lorsqu’il l’aperçut
— Je veux voir comment ça se passe entre lui et la gamine, indiqua
Hélène.
Christian haussa les épaules, mais resta silencieux. Il savait que les
travailleurs ne tenaient pas Reynaud dans leur cœur. Mais Hélène, en plus,
estimait que le responsable sécurité était imputable de l’accident de
Bernard. Elle en avait déjà fait part lors d’une réunion syndicale suite à
l’accident : elle s’était fortement énervée et avait dit que tout le monde en
avait marre d’avoir peur de lui et de sa tronche de psychopathe. Ça avait fait
bien rire les gars des expéditions, mais ils avaient vite compris, au vu des
visages blêmes des opératrices, que c’était un point de vue partagé par les
filles de la fabrication et de l’emballage.
Ils observèrent Reynaud s’approcher d’Emeely. Cette dernière s’aperçut
de sa présence et tourna la tête vers lui avec le sourire tout en restant assise
sur son tabouret haut. Elle lui tendit la main et il la serra. Après ce qui
sembla être des politesses, le visage d’Emeely se referma tandis que celui
du responsable sécurité restait fermé comme une statue de cire. Même de là
où ils étaient Hélène entendit Reynaud gueuler « Ça ne va pas du tout ! »,
en contradiction totale avec son attitude corporelle qui ne semblait marquer
aucune émotion. Elle voyait, elle ressentait presque le regard froid du
responsable sécurité transpercer Emeely. Celle-ci avait l’air d’une fillette
prise en faute : elle avait les joues qui commençaient à rougir et ne semblait
pas comprendre ce qui lui arrivait.
La conversation s’arrêta brutalement, Reynaud reprit son chemin vers le
secteur des préparations sans aucune formule de politesse. Hélène eut un
frisson en le regardant partir, comme si sa seule présence dans l’atelier avait
fait chuter la température.
Constatant qu’il venait vers eux, Hélène reprit la marche en direction
d’Emeely. Avec un décalage, Christian la suivit. Lorsque Reynaud arriva à
leur hauteur, ils le saluèrent, mais celui-ci ne répondit pas. Il semblait ne
pas les avoir vus.
— Quel sociopathe, ce type ! souffla Hélène.
Christian acquiesça d’un hochement de tête.
Ils continuèrent à marcher en direction de l’ergonome, celle-ci les aperçut,
se redressa sur son tabouret et sourit à leur approche.
— Emeely, je te présente Christian, notre délégué syndical, annonça
Hélène.
— Ah bonjour ! répondit Emeely.
— Bonjour, nous avons entendu parler de votre venue, au comité santé-
sécurité, par Laporte et le docteur Ménard, indiqua Christian en lui serrant
la main.
Emeely opina du chef
— Je n’ai pas grand-chose à vous dire, mais je tenais à vous saluer et à
vous demander de faire pour le mieux.
— Bien sûr, répondit Emeely, un peu surprise.
— Excusez-moi, mais je dois retourner à mon Fen’, fit Christian.
C’était court. Sans rien ajouter, il s’éloigna vers les expéditions. Hélène
pestait intérieurement contre la timidité et le manque d’initiative de son
délégué syndical. Quel godichon ! pensa-t-elle. Entre un responsable
sécurité acariâtre et un délégué syndical qui ne semblait pas préoccupé par
la santé au travail, l’ergonome risquait pas de comprendre grand-chose.
— Il est cariste, indiqua Hélène comme pour justifier son comportement.
Emeely ne semblait absolument pas voir le lien entre la fonction et ce qui
venait de se passer.
— Bon, j’ai un changement à faire, annonça Hélène ne sachant plus
comment se sortir du malaise.
Hélène fit un geste pour signifier à Emeely qu’elle avait besoin d’accéder
à son pupitre de commande. Emeely le comprit, descendit du tabouret haut
et ramassa ses feuilles. Après un signe de tête, elle se dirigea vers les
machines de fourrage-enrobage, où Danielle et Fanny étaient de service.
Tout en faisant son changement de commande, Hélène continua à observer
du coin de l’œil l’ergonome. Elle était toujours intriguée par ce qu’elle
faisait.
En arrivant sur place, Emeely avait fait un petit signe de la main aux filles
et s’était placée à une certaine distance le long du mur, sous la grande
horloge. À côté, un grand écran indiquait le suivi de la production à
chacune des étapes sous la forme de chiffres, qui étaient en rouge ou en
vert. Elle sortit son appareil photo et pris quelques vidéos des postes de
travail avant de sortir son calepin, certainement pour prendre des notes.
Hélène la quitta un instant des yeux pour finaliser son changement de
commande. Quelques minutes plus tard à peine, alors qu’elle rejoignait son
pupitre de commande, elle jeta à nouveau un coup d’œil à l’ergonome.
Le « corbeau », Leblanc, le responsable de la production se dirigeait vers
elle d’un pas nonchalant. Il ne manquait plus que lui, pensa Hélène. Il avait
retiré sa veste et était en bras de chemise. Son physique puissant en était
encore plus mis en valeur. Il s’approcha d’Emeely et entama la discussion.
Hélène ne pouvait pas entendre la teneur de leurs échanges. Toutefois, ils
semblaient rester assez professionnels. Emeely pointait du doigt certains
éléments du poste de travail et semblait poser des questions. Leblanc
pérorait en y répondant. Je me demande bien ce qu’il répond : il n’y connaît
rien, se dit Hélène.
D’un seul coup, le comportement non verbal des interlocuteurs changea
du tout au tout. Hélène n’entendit pas ce que Leblanc avait posé comme
question, mais elle avait l’habitude de voir cette expression, mélange
d’envie et de crainte, sur les visages des jeunes filles de l’atelier avec
lesquelles il discutait.
Hélène remarqua qu’Emeely rougissait légèrement avant de faire oui de la
tête. Puis, elle vit le responsable de la fabrication retourner vers son bureau,
tandis que l’ergonome commençait à ramasser ses affaires. Peu de temps
après, ils se rejoignirent devant la salle des préparations. Elle aperçut le
géant américain qui posait sa main sur l’épaule de la jeune ergonome avant
de sortir dans la salle des vestiaires, et fit une moue sous laquelle pointait la
désapprobation.
Hélène mima pour elle-même en changeant les tons de voix :
— Voulez-vous venir boare un drink avec moi ? Oh, mais oui ! vous êtes
si beau, si fort… ;
Hélène émit un sifflement de dépit avant de conclure :
— Encore une courgette embobinée par l’Amerloque !
Hélène activa sa machine depuis son pupitre de commande puis fit une
vérification visuelle tout le long de la ligne, afin de s’assurer du bon
fonctionnement. Elle n’avait pas une entière confiance dans le système
d’arrêt automatique en cas de défaut. Alors qu’elle commençait à être
rassurée par le fonctionnement de sa machine, elle aperçut Jenny,
l’infirmière qui revenait de l’emballage. Celle-ci remarqua Hélène à son
tour et fit un détour pour la saluer.
— Eh, salut ! qu’est-ce qui t’amène par ici ?
— Salut, oh, rien de grave, répondit Jenny. Seulement une fille de
l’emballage qui s’est un peu coupée sur un paquet en plastique. Je devais
aller faire le relevé d’accident.
— C’est pas Reynaud qui devrait faire ça ?
— Ben si, mais je sais pas où il est et il répond pas à son téléphone. Il a
encore dû l’oublier dans son bureau.
— Je l’ai vu passer tout à l’heure.
Jenny haussa des épaules.
— Tant pis, c’est fait. Et toi, ça roule aujourd’hui ?
— Pas trop de problème…
Hélène s’arrêta net : alors que les collègues de la préparation étaient sortis
pour fumer une cigarette avant de commencer le nettoyage de leur local,
Reynaud venait, justement, d’y entrer.
— Tiens, il est là ton…, commença Hélène en pointant la salle des
préparations de la tête.
Jenny se retourna et aperçut, elle aussi, le responsable sécurité à travers
les vitres qui donnait dans la salle.
— Ah oui, tiens. Ben, qu’est-ce qu’il fout ?… , se demanda Jenny tout
haut.
Une fois entré dans la salle, Reynaud semblait chercher quelque chose.
Les deux femmes le voyaient regarder au sol, se pencher régulièrement,
disparaître, puis réapparaître en se relevant. Elle ne pouvait pas distinguer
ce qu’il faisait au sol : les fenêtres ne le permettaient pas. Surprise par le
comportement de l’homme, elles restèrent à le regarder silencieusement.
Il continua son manège quelques instants, puis il fut rejoint par Cordier la
responsable recherche et développement. Les deux femmes restèrent
surprises : non seulement il n’était pas fréquent de la voir dans l’usine,
mais, en plus, à la manière de Leblanc, elle n’avait mis aucun des
équipements de protection obligatoires.
Visiblement la rencontre des deux protagonistes n’était pas fortuite, car
Reynaud faisait signe à la femme de le rejoindre. Ils observèrent ensemble
pendant quelques minutes des sacs qui se trouvaient dans le local de
préparation. Puis, les deux femmes les virent se mettre à discuter. Ils
semblaient négocier ou se disputer, ce n’était pas très clair.
— Mais qu’est-ce qu’ils foutent ? demanda Jenny.
— J’en ai aucune foutue idée, lui répondit Hélène.
Soudain, les deux responsables sursautèrent : les préparateurs étaient de
retour de leur pause. Reynaud reposa le sac qu’il tenait en main et ils
sortirent tous deux par le vestiaire sans même adresser la parole aux
travailleurs. Ces derniers semblaient aussi surpris que Jenny et Hélène de
voir dans l’usine ces deux responsables.
— Si seulement ils pouvaient s’occuper de trouver d’où vient l’odeur qui
règne dans l’usine le matin… lâcha Hélène.
— L’odeur ? demanda Jenny.
— Ben oui, tu as pas remarqué ? Le matin l’usine n’a pas du tout la même
odeur que l’après-midi.
— Ah oui, peut-être, maintenant que tu le dis. Cela dit, ça m’étonnerait
qu’ils s’occupent de ça. Reynaud, il fait déjà pas son travail…
— Parce que tu crois que Cordier, elle fait le sien ? Ces recettes à la con,
une chance que l’on suit pas ce qu’elle indique…
— Cela dit, voir discuter ensemble ces deux faces de constipés, je ne suis
pas sûr que ça annonce quelque chose de bon… dit Jenny d’un air songeur.
— On verra bien. Du moment qu’il ne nous invente pas encore un projet
de développement ou je sais quoi, pour lequel il nous faut courir comme des
cinglés pour rattraper tout ce qui marche pas…
— Ces deux-là, je pense qu’ils sont capables de bien pire, émis
sombrement Jenny.
CHAPITRE 12

— Et tu vas me faire croire qu’il t’a ramené à ta voiture !


Philippe était particulièrement énervé au bout du fil. Emeely, garée sur le
parking de la biscuiterie, avait décidé de l’appeler ce matin pour faire le
point avec lui sur ce qu’elle avait observé, ainsi que sur les entretiens
qu’elle avait eu la veille. Mais, il ne semblait pas apprécier du tout l’histoire
du verre avec Bob.
— Mais oui, bien sûr que oui, qu’est-ce que tu t’imagines ?!
— Peu importe, ce n’est pas professionnel et ce n’est pas déontologique !
ajouta Philippe, dont l’argument, valable, avait du mal à cacher la pointe de
jalousie.
— Je ne suis pas une petite fille, tu n’as pas à me materner !
— Pour ce que tu fais en dehors du boulot, non. Mais, dans le travail, ce
que tu fais m’implique aussi : nous sommes associés !
— C’est simplement un moyen comme un autre d’obtenir plus
d’informations.
— Et de quel genre, les infos ?
Emeely ne releva pas la pique mesquine et prit la question au premier
degré.
— Eh bien, selon lui, je devrais vraiment me concentrer sur les TMS. Et,
je pense qu’il a raison.
— Mais, comment tu peux dire ça, tu n’as même pas étudié l’accident de
travail mortel ! Tu te bases sur des « on-dit », tu n’as aucune données
probantes.
Emeely resta silencieuse au bout du fil, elle n’avait jamais vu Philippe
s’emporter de la sorte, sauf peut-être avec son ex-femme. Qu’est-ce qu’il lui
prenait ? Certes, il n’avait pas totalement tort, mais, à cet instant précis, elle
n’avait pas envie de lui donner raison.
— Est-ce qu’il a un chien, ton Bob ?, demanda ironiquement Philippe.
— Non, il déteste les chiens.
— Ah ! tu vois, tu lui as posé la question ! Tu vois bien que ce n’était pas
professionnel, hier soir !
— Tu fais chier ! lâcha Emeely, piquée au vif, en lui raccrochant au nez.
Elle resta un instant silencieuse dans sa voiture. Elle bouillonnait
intérieurement. Pour qui il se prenait à la chaperonner comme une fillette ?
Elle menait ses interventions comme elle l’entendait. Elle avait
suffisamment d’expérience pour savoir ce qu’elle avait à faire !
Après avoir réussi à se calmer un peu, elle sortit de la voiture. Elle avait
pris une résolution : elle s’occuperait en priorité des TMS. Bob avait raison.
C’était un problème important qui touchait une grande partie des
travailleurs de l’usine.
En sortant de la voiture, l’air frais du matin lui fit du bien. Mais, elle fut
tout de suite prise par l’odeur désagréable qui flottait dans l’air. Elle se
dirigea vers la biscuiterie. En passant devant l’espace vitré de l’accueil, elle
aperçut, par transparence, la préposée qui était déjà à son poste. Elle lui fit
un petit signe de la main qui resta sans réponse. Pas sûr qu’elle l’avait vu,
de toute façon. Elle entra donc dans l’espèce de vestiaire, dans lequel elle
pouvait trouver les équipements obligatoires pour pénétrer dans tous les
espaces de l’usine.
Elle enfila son sarrau, sa charlotte ainsi que les chaussons autour de ses
chaussures de sécurité. Puis, elle entra dans le local des préparations. Aucun
des mélangeurs n’étaient en fonctionnement et personne ne se trouvait dans
la pièce. Bien que surprise, comme Emeely ne connaissait pas
l’organisation des opérateurs de cette unité, elle continua son chemin.
En entrant dans le secteur de la fabrication, elle vit que là, par contre,
l’activité battait son plein. Elle s’installa dans la même zone que la veille,
afin d’observer de loin le travail au fourrage-enrobage. Elle fit un signe de
la main à Fanny et Danièle, qui travaillaient à cet endroit. Après quelques
minutes à les regarder, Emeely constata que Fanny avait vidé le bac à
biscuits qu’on lui avait amené et se retournait vers l’allée et semblant
chercher quelqu’un, son bac à la main. Au loin, elle aperçut Mehmet sur
son petit train. Fanny lui fit signe et lui montra sa caisse. Il lui répondit d’un
signe de la main et partit sur son véhicule en direction de la sortie de la
ligne de cuisson. Fanny s’approchait maintenant d’elle.
— Bonjour, ça va ?
— Ça va et toi ?, répondit Emeely
— Oui, ça va bien ce matin. Ça fait quelques jours, on a comme une
hausse de production.
— Ah oui ? Comment ça se passe dans ce temps-là ?
— Bah, ils font rentrer des intérimaires. Mais bon, comme ils ne sont pas
formés, ils ne sont pas tout de suite efficaces.
— Ah oui ? Ça prend de l’habitude ?, interrogea Emeely en faisant un
regard plein de curiosité.
— Ben oui, c’est sûr, répondit Fanny en haussant les épaules devant ce
qui était pour elle, l’évidence même.
— Sur toutes les machines ?
— Ben le plus facile, c’est la machine à fingers. Comme là, c’est une
intérimaire, ça fait deux ou trois fois qu’elle vient et elle y arrive.
Elle pointa du doigt dans la direction de la machine en question. Les deux
femmes regardèrent un instant la jeune fille qui s’y affairait. Puis, Fanny
reprit :
— C’est pas monstrueux. Si elle a envie de faire quelque chose, elle peut
y arriver. Mais, c’est toujours pareil, y’en a des intérimaires qui rentrent
travailler, mais elles ont pas envie, hein. Et on le voit tout de suite. Mais
bon ça c’est pas notre problème. On fait changer quand c’est comme ça.
Moi, je l’ai déjà fait. Y’avait une fille avec moi aux fingers, elle y arrivait
pas. J’ai dit à Bob, mets-moi quelqu’un d’autre, je bosse pas pour deux.
C’est tout, hein.
— Vous travaillez pas pour deux ? Vous voulez dire que vous vous
complétez dans les postes, il y a une notion de binôme ?
— « Pour deux », c’est la personne qui est avec moi, si je dois tout faire et
qu’elle, elle met seulement de temps en temps des gâteaux et que je dois
boucher ses trous, ça non, je ne suis pas d’accord. Parce que je trouve qu’on
se donne bien assez. On fait déjà un effort quand y’a beaucoup
d’intérimaires. Bien sûr, on comprend, nous aussi on y est passé par là.
Mais, on le sent si une personne a envie ou pas de travailler.
— Alors, quand il y a beaucoup d’intérimaires, c’est une charge un petit
peu accrue pour vous ? Vous devez les suivre ? Les former ? Comment ça
se déroule ?, demanda Emeely qui n’avait vraiment pas compris
l’explication qui venait de lui être donnée, les opératrices qu’elle observait
semblant plutôt travailler seules.
— Ben, quand elles débutent sur un poste, on leur explique comment il
faut faire, précisa Fanny tout en mimant les tâches à réaliser, mettre des
gâteaux comme ça, faire attention s’il y a un décor, regarder le miroir… ben
ouais, y’a beaucoup de choses à surveiller quoi. Et puis voilà.
Mehmet arriva avec son petit train de remorques devant la machine de
Fanny. Cette dernière s’excusa auprès d’Emeely et se dirigea vers lui. Il lui
laissa plusieurs bacs remplis de biscuits avant de reprendre sa route. Fanny
prit quelques secondes pour les ranger de manière à les atteindre facilement
lorsqu’elle en aurait besoin. Puis, elle en plaça un à côté de sa machine et
reprit son travail.
Emeely réfléchissait aux éléments qu’elle pouvait considérer comme des
déterminants. De ce qu’elle avait observé dans les statistiques qu’elle avait
faites avec les données de Reynaud, le responsable sécurité, il y avait plus
d’accidents du travail en mars et en novembre. Ces périodes
correspondaient au pic de production, notamment pour les biscuits au
chocolat. Ces biscuits-là sont ceux qui sont particulièrement traités au
fourrage-enrobage. Une hausse de cette production entraîne donc une
hausse de l’activité dans ce secteur.
Plusieurs personnes lui avaient indiqué que, lors de ces hausses, il y a des
intérimaires qui sont embauchés pour aider. Et là, Fanny venait de lui
expliquer que lorsqu’il y a des intérimaires, cela fait plus de travail pour les
opérateurs permanents, puisqu’ils doivent former les nouveaux, voire
compenser leurs manques et leurs erreurs. Cela justifierait que ces périodes
de forte croissance de la production au secteur enrobage-fourrage entraînent
une hausse des accidents.
Sauf qu’au fourrage-enrobage, le problème ce sont les TMS et pas les
accidents ? En y réfléchissant, Emeely se souvenait que le docteur Ménard
et l’infirmière lui avaient indiqué que plusieurs accidents servaient à
maquiller des TMS, pour qu’ils soient reconnus.
Emeely était perdue dans ses pensées. Si l’enchaînement des idées
paraissait logique, il y avait quand même plusieurs problèmes :
premièrement, plusieurs personnes qu’elle avait interrogées lui avaient
indiqué que les TMS étaient une question nouvelle, depuis la réorganisation
de la production. Or, la saisonnalité de la demande en chocolat et
l’embauche d’intérimaires n’avaient rien de nouveau. Deuxièmement, un
mois ce n’est pas suffisant pour provoquer des TMS chroniques. Les
salariés sont donc exposés sur des durées plus longues que cela à des
facteurs de risque. Si ces périodes sont plus intenses, elles peuvent servir de
déclencheurs pour les travailleurs qui sont à leurs limites et finissent par
mettre les pouces.
Elle en était là de ses réflexions, quand elle aperçut Christian, le cariste
qui était aussi délégué syndical, passer par la porte qui menait à
l’emballage. Comme elle l’avait vu la dernière fois, il portait toujours à sa
ceinture une paire de gants en cuir et une machine pour scanner les code-
barres. Pour peu, on aurait pu penser qu’il sortait d’un western.
Il tenait dans sa main un paquet de feuilles. Lorsqu’il vit Emeely, il lui fit
un signe et se dirigea vers elle.
— Bonjour, lui dit-il, en s’approchant, c’est vous que je cherchais
justement.
— Bonjour. Ah oui ? lui répondit Emeely, intriguée.
— On m’a dit que vous vouliez le document qu’avait écrit Bernard sur la
sécurité au travail.
— Ah oui, en effet !
— Je vous ai fait une copie de la version que nous avons au syndicat. Si
ça peut vous être utile. Il y a une cinquantaine de propositions de
transformations. Mais la direction n’en a pas réalisé beaucoup.
Il lui tendit un document dactylographié de quelques pages.
— Merci beaucoup, dit Emeely, effectivement, je pense que ça va être très
intéressant de le lire.
— Et il y a ça, lui dit-il en agitant une autre pile de quelques feuilles.
C’est un rapport écrit par une ergothérapeute, comme vous, suite à un
accident de la route d’un cariste. Au retour de ce dernier, il a été envisagé
de le replacer au fourrage-enrobage, vu qu’il y a moins de charges lourdes à
porter.
— Ah merci pour ce document. Cela dit, je suis ergonome pas
ergothérapeute.
— Bah, ça doit être un peu pareil, non ?
— Pas vraiment en fait, lui répondit Emeely avec un sourire triste.
— En tout cas, voici le truc, dit Christian en lui donnant le rapport.
— Merci beaucoup.
— Allez, je vous laisse !
Emeely lui souhaita une bonne journée et, alors qu’il s’éloigna, regarda
les documents qu’il lui avait laissés. Elle jeta un coup d’œil aux grandes
fenêtres qui se trouvaient au ras du toit de l’atelier à la hauteur du second
étage. Voyant qu’il faisait beau à l’extérieur, elle décida de sortir pour lire
les documents qu’il venait de lui transmettre.
Elle traversa donc l’ensemble des ateliers, puis avant de quitter la section
emballage, comme elle l’avait vu faire par des opérateurs précédemment,
elle déposa son sarrau et sa charlotte sur des boîtes à proximité de la porte.
Elle traversa la section expédition et sortit par la porte en métal.
Arrivée dans l’espace de repos derrière l’usine, Emeely s’installa sur le
banc et commença à feuilleter les documents.
La première chose qui la frappa dans le papier qu’avait rédigé Bernard
était sa qualité. Visiblement Bernard connaissait bien son métier, mais, en
plus, il avait dû avoir une formation en sécurité. Les problématiques qu’il
avait relevées étaient pertinentes, il séparait les sources de risque et les
évènements dangereux : c’était très précis. De ce qu’Emeely en avait
compris, les solutions qu’il préconisait n’avaient pas été discutées. Elles
n’étaient donc pas valables en l’état, mais elles formaient un bon point de
départ et, nul doute que, certaines d’entre elles auraient fait consensus.
Il était étonnant que quelqu’un avec autant d’expérience et de
connaissances en matière de sécurité n’ait pas respecté les consignes, pensa
Emeely.
De son côté, le document de l’ergothérapeute était très factuel. Il décrivait
les étapes du travail au fourrage-enrobage. Elle distinguait quatre tâches :
charger en chocolat le fourrage, réaliser l’enrobage, mettre des biscuits et
des tâches de maintenance préventive. Elle avait mesuré les dimensions des
machines et le poids moyen des différents bacs que devaient porter les
opératrices. Elle avait dépeint les gestes et postures au chargement des
gâteaux, en indiquant la fréquence et les angles de flexions des segments du
corps. L’ergothérapeute avait fait de même avec certaines tâches de
maintenance préventive. C’était intéressant, mais cela ne disait rien du
travail. Il allait falloir qu’Emeely recherche, par elle-même, les
informations pertinentes.
Soudain, la porte métallique menant au service des expéditions s’ouvrit.
Le bruit fit sursauter Emeely. Danièle et Fanny sortaient en pause. Emeely,
qui n’avait pas encore eu l’occasion de le faire, salua Danièle.
— Alors ça va bien ce matin ?, demanda-t-elle.
— Oui ça va. Ça va mieux qu’il y a quinze jours, quand je suis rentrée de
vacances. J’ai pris cher, fit Danièle en montrant ses épaules et son cou.
— Ah oui ? Il faut un temps ?
— Oui, tout à fait. Mais, vous savez c’est rapide quand même alors bon. Il
faut suivre la cadence, on ne peut pas non plus faire à notre rythme à nous.
— On peut pas suivre notre rythme à nous ? reprit Emeely qui voulait
d’abord faire preuve de compassion, mais dont les réflexes du métier
d’ergonome la conduisaient de nouveau à demander des précisions pensant
que le rythme était contraint par la machine.
— Ben oui, répondit Fanny, on peut pas aller lentement s’il faut derrière
beaucoup de gâteaux. On peut pas se permettre de faire des trous. Quand on
met des gâteaux, il faut pas qu’il y ait un mètre d’écart avec le précédent
quoi.
— On peut pas se permettre, pourquoi ? demanda Emeely dont la théorie
sur les cadences imposées par les machines semblait être fausse.
— Ben, poursuivit Danièle, parce que de l’autre côté, à l’emballage, si
elles ont pas de biscuits sur leur tapis, elles sont obligées de prendre dans
les bacs. Pis, si elles ont rien dans les bacs, les boîtes vont passer pis elles
auront pas de gâteaux dans les alvéoles. Par contre, si elles ont des biscuits
sur le tapis, elles ont juste à les prendre et à les mettre dans les boîtes, c’est
facile.
Danièle mima le fait de se pencher latéralement pour aller chercher des
biscuits invisibles. Emeely pensa qu’elle avait bien fait de poser la question
et qu’encore une fois ce qui paraissait évident cachait une réalité bien plus
complexe.
— Moi, indiqua Fanny, je suis déjà allée au conditionnement des biscuits
au chocolat, c’est pas évident. Mais, s’il y a des gâteaux sur le tapis, ça va.
C’est pour ça que nous, côté enrobage, on peut pas se permettre de faire des
grands trous.
— Toi, tu as fait les deux ? demanda Emeely à Fanny.
— Oui.
— Donc tu vois un peu les contraintes derrière, c’est ça que tu es en train
de dire ?
— Oui et encore, moi quand je suis allée de l’autre côté, c’est quand j’ai
commencé y’a 10 ans. C’était pas la même cadence, mais c’était déjà
difficile. Alors maintenant, ça doit être plus dur.
— Ça doit être plus dur ?
— Ouais, vous avez demandé aux filles de l’autre côté ?
— Pas encore, je fais d’abord fourrage-enrobage. Mais visiblement, vous
me dites que…
— Il faudrait demander, elles vous expliqueront mieux que moi. Parce que
moi, c’est rare maintenant que j’y aille. Celles qui y sont constamment,
elles sauront vous dire.
— Pis, ça encore c’est rien, la préparation c’est vachement dur, dit
Danièle. Y’a les ports de charge et tout. Pis, en plus, c’est dangereux. Y’a
qu’à voir avec Bernard. Vous êtes allez à l’endroit où il a eu son accident ?
— Euh, non pas encore, répondit Emeely qui se trouvait de nouveau
placée devant ce choix qu’elle pensait avoir écarté : s’occuper des accidents
ou des TMS ?
CHAPITRE 13

Lorsqu’Emeely sortit du restaurant thaï dans lequel elle venait de


récupérer sa commande, un brusque orage éclata. Un classique en ces fins
de chaudes journées lyonnaises, dès que la température reste élevée au
coucher du soleil. Bien qu’elle n’avait que quelques rues à faire pour rentrer
chez elle, son manteau rouge, qui n’était pas prévu pour ça, fut rapidement
imbibé. L’eau tombait avec une forte intensité, Emeely se chercha d’abord
un abri. Mais, aucun porche ne semblait proposer suffisamment de
protection. Les rues se vidèrent rapidement. Même les gens équipés de
parapluie préféraient rentrer s’abriter tant les bourrasques étaient puissantes.
Ne trouvant pas d’abri, Emeely commença à courir.
Après seulement quelques coins de rue, elle atteignit la grande porte
d’entrée de son immeuble. Une fois à l’intérieur, elle dégoulinait tellement
qu’elle essaya de faire le moins de mouvements possible, de peur de mettre
de l’eau partout dans le couloir. Elle monta lentement l’escalier jusque chez
elle. Ses vêtements étaient collés sur elle, la sensation était désagréable et
froide. À travers ses cheveux humides collés sur son visage, elle aperçut la
porte de son appartement et entra.
Elle avait laissé ouverte une des imposantes fenêtres qui donnait à
l’extérieur. Elle s’empressa de la fermer. Puis, elle tira une chaise, pour y
installer son manteau et le faire sécher à côté du radiateur. Enfin, elle se
dirigea au comptoir de la cuisine, sur lequel elle posa son repas. Le sac en
plastique dégoulinait lui aussi, mais les emballages en carton avaient l’air
intacts.
Avant de poursuivre, il lui fallait se réchauffer et se changer. Pour cela,
elle monta sur la mezzanine, et se rendit dans la salle de bain. Elle jeta ses
frusques mouillées sur le sol et attrapa son sèche-cheveux. En quelques
minutes seulement, sa coiffure avait retrouvé une allure convenable. Elle
ressortit, prit des vêtements secs dans son armoire et se rhabilla. En
redescendant de la mezzanine pour rejoindre le salon, Emeely se rendit
compte que la pluie redoublait d’intensité. Avec l’humidité de l’eau qui était
rentrée et celle de son manteau mouillé, une légère buée avait envahi les
vitres.
Emeely s’affala sur son canapé et repensa à sa journée. Rapidement, son
esprit se fixa sur la discussion qu’elle avait eue le matin même avec
Philippe et à quel point il n’avait pas apprécié qu’elle sorte boire un verre
avec Bob. Elle savait bien qu’il n’avait pas complètement tort, d’un point
de vue déontologique. Elle avait eu une réticence similaire lorsque Bob
l’avait invité. Pour autant, elle n’aimait pas qu’il le lui fasse remarquer. En
outre, c’était à elle de juger. Il n’était pas sur place pour savoir ce qui était
le mieux à faire pour remplir son mandat.
Après avoir posé quelques questions à Bob, ce repas avait aussi été
l’occasion de lui inculquer certains principes connus en ergonomie. Ainsi,
elle lui avait expliqué que la tâche prescrite est différente de la tâche réelle.
Pour lui montrer, elle avait pris l’exemple de la biscuiterie. En effet, la
consigne qui indique une durée fixe de cuisson n’est pas toujours suivie à la
lettre. Parfois, en fonction de certaines conditions telles que l’hygrométrie
ou le temps d’attente de la pâte avant la cuisson, il est préférable de réguler,
en faisant varier cette durée, pour obtenir le résultat visé. Bob n’avait pas
vraiment adhéré à l’idée, arguant qu’il fallait, au contraire, comprendre les
variations pour les éradiquer. Il ne semblait pas voir qu’elles étaient
irréductibles.
Emeely avait ensuite tenté d’aller plus loin en expliquant à Bob que la
tâche, par exemple placer les gâteaux sur le tapis roulant au fourrage-
enrobage, était différent de l’activité de travail, telle que prendre soin de
sélectionner les biscuits et de les placer pour qu’ils soient beaux. Et que tout
cela était encore différent de la construction de l’action, qui nécessitait des
connaissances et de développer ses capacités proprioceptives, bref de
l’expérience, de la formation, etc. Encore une fois, Bob était resté dubitatif.
Il avait répondu poliment à Emeely, mais elle avait bien senti que c’était
plus pour lui faire plaisir qu’autre chose. Il n’avait pas vu pas en quoi il
fallait de l’expérience pour tenir les postes de fourrage-enrobage. Selon lui,
ces postes étaient faciles, n’importe qui pouvait le faire.
Emeely avait tenté alors de lui faire comprendre que les conditions de
réalisation du travail sont variables, car les biscuits ne sont pas tous les
mêmes. Parfois ces conditions sont incompatibles entre elles : tenir la
productivité s’il y a beaucoup de défauts dans les gâteaux, ce n’est pas
toujours possible. Il ne voyait, encore une fois, que le fait que si défauts il y
avait, ils devaient être éliminés, ce qui réglerait tous les problèmes, Emeely
lui avait expliqué également que les conditions de réalisation du travail
pouvaient être incompatibles avec les caractéristiques des opérateurs, par
exemple si les gestes sont trop répétitifs. Bob n’avait pas surenchéri sur cet
argument. Il avait alors plutôt changé de sujet et Emeely, qui avait déjà le
rose aux joues du fait de l’alcool, avait senti la température de son corps
monter d’un cran.
Mais, contrairement à ce que Philippe avait insinué, elle était restée
professionnelle. Elle avait rapidement cessé de boire pour garder le contrôle
et quand elle avait ressenti que cette rencontre pouvait déraper, elle avait
demandé à Bob de la reconduire à sa voiture. Ce qu’il avait fait sans avoir
aucun comportement déplacé.
Mais, comme Emeely repensait à leur retour dans l’usine, alors que la nuit
était tombée, son esprit divagua rapidement sur cette situation. Le parking
quasi désert, le clair de lune, elle avait bien eu envie de prolonger le
moment avec Bob ! Certaines images, certains fantasmes qu’elle avait eus
sitôt qu’elle avait rencontré Bob n’avaient alors jamais été aussi proches,
aussi réalisables
Elle se mordit les lèvres en y pensant.
Elle aurait pu lui proposer un dernier verre chez elle ou mieux encore, il
aurait pu l’inviter chez lui. Elle imaginait, sans peine l’appartement de Bob,
grand, bien rangé, avec des canapés en cuir aussi chics que l’intérieur de sa
voiture. Elle se voyait assise, dans ce beau salon, pendant que Bob la
rejoignait avec un autre verre de ce vin blanc délicieux à la main. Une
musique de fond agréable aurait rendu l’instant unique. Le bel Américain
s’installant à côté d’elle, suffisamment près pour qu’elle puisse sentir
l’effluve de son eau de toilette au bois de santal. Elle n’aurait pu ignorer les
yeux d’un bleu profond, fixés sur elle, alors qu’il s’intéressait à elle, son
parcours, son intérêt pour l’ergonomie, etc. Rapidement la conversation
aurait déviée vers ses goûts, ses passions, sa famille, était-elle mariée ou en
couple ? Après avoir répondu à cette dernière question, Emeely aurait senti
le regard de Bob sur elle s’intensifier. Il aurait glissé sa main dans les
cheveux de cette dernière, jusqu’à rejoindre son cou pour le caresser. Elle
aurait senti immédiatement un frisson parcourir son échine. Bob se serait
approché un peu plus et aurait laissé courir ses mains dans son dos, sur ses
hanches, remonter vers ses épaules. Emeely aurait eu le souffle coupé tant
ces caresses la mettraient en émoi. C’est à ce moment que Bob aurait
approché son visage tout prêt du sien. Juste avant que Bob n’approche
doucement ses lèvres et ne les pose sur les siennes, elle aurait senti son
cœur battre la chamade, comme emballée par ce qui allait arriver.
Machinalement, Emeely se pressa plusieurs fois le bas ventre : un désir
intense l’envahissait ! Son ventre se tordait : elle avait envie de le sentir à
l’intérieur. Elle s’inclina alors sur son canapé pour se mettre à l’aise et
laisser les images les plus folles prendre d’assaut son esprit.
Deux gros coups de tonnerre retentirent. Emeely sursauta.
Lorsque seul le bruit des gouttes contre les vitres fut revenu dans la pièce,
Emeely revint à ses pensées. L’étreinte de Bob, ses caresses qui
continueraient au rythme de ses baisers, ses mains qui courraient sur sa
poitrine et ses doigts, imposants, qui tenteraient de détacher les boutons de
sa chemise, avant que ses lèvres se posent à la naissance de sa poitrine.
Puis, il l’aurait invité à s’allonger sur la partie méridienne du canapé en
angle et ses mains puissantes seraient descendues vers ses fesses pour
remonter sa jupe et les dénuder. Après avoir jeté un regard admiratif, Bob
aurait fait glisser sa petite culotte boxer en dentelle.
Soudain, son téléphone sonna.
La magie du moment était rompue. Emeely attrapa sa sacoche et en sortit
l’appareil. C’était Philippe. Pourquoi appelait-il si tard ? Cela devait être
important, il n’appelait jamais si tard le soir. Bien qu’il ne pouvait pas la
voir, Emeely réajusta sa tenue avant de décrocher.
— Oui, allo ?
— Salut, Emeely, je ne te dérange pas ?
— Hum, non, répondit-elle en pensant l’inverse.
— Je t’appelais juste pour m’excuser de ce matin, je n’aurais pas dû
m’emporter comme je l’ai fait.
Emeely, surprise, resta silencieuse. Il y avait une dimension solennelle
dans les excuses de Philippe, qui tranchait singulièrement avec les dérives
des pensées d’Emeely quelques secondes auparavant.
— Tu es assez grande pour savoir ce que tu as à faire, poursuit Philippe,
je… je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Je comprends, répondit Emeely dont la colère contre Philippe était
retombée. Pour le rassurer elle ajouta : écoute, tu n’étais pas présent, tu ne
peux pas être au courant de comment cela s’est passé. Je peux comprendre
que tu sois inquiet. Mais, je t’assure que c’est resté strictement
professionnel.
Philippe demeura à son tour silencieux, à l’autre bout du fil. Il n’était pas
encore totalement convaincu par les arguments d’Emeely. Il finit par
répondre :
— Cela dit, sur ce que j’ai dit, il y a quand même un point que je
maintiens.
Emeely retint sa respiration, sentant venir un reproche sur sa « relation »
avec Bob.
— C’est l’orientation de l’intervention.
Emeely eut comme un soupir de soulagement avant de se reprendre : la
remarque de Philippe pouvait être importante. Il expliqua :
— Leblanc te pousse à analyser les TMS parce que c’est ce qui le
préoccupe, mais s’il y a eu un mort, c’est aussi un problème grave que tu
dois aborder. Tu ne dois pas être la porte-parole d’un seul acteur. Il faut que
tu collectes tous les points de vue sur le travail pour leur proposer la mise
en œuvre d’un système global de prévention.
Emeely prit un instant pour réfléchir. Il n’avait pas tort. Elle avait été
tellement éblouie par Bob qu’elle en avait quelque peu oublié ce que devait
être son positionnement. Elle répondit :
— Tu as raison, il faut au moins que j’aille voir plus précisément ce qui
s’est passé.
— C’est important, je pense, oui.
De nouveau, un silence gêné s’installa entre eux. S’ils avaient réussi à
échanger sur la dimension professionnelle de leur querelle du matin, Bob et
la relation que pouvait entretenir Emeely avec lui restait comme un non-dit
entre eux deux.
— Voilà, dit Philippe pour couper court au malaise, c’est tout ce que je
voulais te dire. Bonne soirée et bonne nuit.
— D’accord, merci d’avoir appelé, fit Emeely soulagée que son associé
n’aborde pas plus les aspects personnels de leur dispute.
Emeely raccrocha et posa son téléphone sur la table. Elle souffla en se
remémorant ce qui venait d’avoir lieu : son excitation incontrôlée puis ce
retour brutal à la réalité avec le coup de fil de Philippe. Elle passa sa main
dans ses cheveux pour les replacer.
Remise de ses émotions, elle se dirigea vers le comptoir qui séparait la
cuisine du salon et attrapa le repas qu’elle s’était ramené. Elle alla s’asseoir
sur le canapé et déballa ses plats en carton sur la table basse. Alors qu’elle
s’apprêtait à porter à sa bouche la première cuillerée de sa soupe tom yum,
elle s’arrêta et repensa aux statistiques d’accidents de la biscuiterie.
Elle reposa le bol jetable et se dirigea vers sa sacoche. Elle en sortit les
documents qu’elle avait recueillis ces derniers jours. Elle s’assit à la table et
commença à feuilleter ses notes.
Avec les statistiques qu’elle avait réalisées, à partir des données de
Reynaud, Emeely avait constaté que les accidents survenaient
particulièrement en mars et en novembre, soit lorsque les productions des
produits chocolatées étaient les plus demandées, avant Pâques et Noël. Cela
coïncidait avec les périodes durant lesquelles il y avait le plus d’intérimaires
dans l’usine. Il y avait donc une certaine logique. Les intérimaires, moins
bien formés et souvent placés sur les postes difficiles ou dangereux, étaient
les plus exposés. En outre, le docteur et l’infirmière lui avaient expliqué que
bon nombre d’accidents déclarés étaient en réalité des TMS. Mais, cela ne
collait pas, un mois, ce n’est pas assez pour une lésion de ce genre.
Emeely reprit les documents d’origine, à partir desquels elle avait
construit les statistiques. Elle se rendit rapidement compte qu’elle n’était
pas capable de trier les vrais accidents des TMS déguisés. Les descriptions
des événements étaient faites pour ne pas être remises en cause.
Par contre, en distinguant les secteurs de l’usine, elle observa des
différences importantes. Ainsi, au fourrage-enrobage et à l’emballage, les
déclarations d’accident étaient stables toute l’année. Aux préparations, les
accidents avaient lieu surtout durant ces périodes de mars et de novembre.
En voyant, l’ensemble des accidents, Emeely fit un autre constat : aucun
d’entre eux ne concernait d’intérimaires ! Cette fripouille de Reynaud
devait sûrement laisser les coûts des accidents du travail les concernant aux
agences d’intérims. Cela devait lui améliorer ses statistiques, mais ça ne
facilitait pas une vision globale de la situation. En particulier, si les
intérimaires étaient utilisés en grand nombre lors des périodes de pic de
production.
En analysant les accidents du travail du secteur des préparations, une autre
chose frappa Emeely : aucun ne concernait des chutes dans un mélangeur !
CHAPITRE 14

Emeely arriva à l’usine en milieu de matinée, bien décidée à creuser les


informations sur l’accident de Bernard.
Après s’être équipée pour pouvoir entrer dans la biscuiterie, elle
déverrouilla l’accès avec son badge et poussa la porte menant aux
préparations. Elle trouva, dans la pièce, les trois hommes, qu’elle
connaissait déjà affairés à leurs recettes. Elle se dirigea vers celui avec
lequel elle avait discuté la dernière fois.
— Bonjour.
— Bonjour, excusez-moi de ne pas vous serrer la main, lui dit-il en
montrant les gants qu’il portait.
— Ça va bien, ce matin ?
— Plutôt oui. On arrive au bout de la commande de la SAM, alors ça va
un peu ralentir.
— Dites-moi, lui demanda Emeely, est-ce que vous auriez du temps pour
me montrer le lieu de l’accident de Bernard ?
— Ben, oui bien sûr.
L’homme se tourna vers un de ces collègues et l’appela pour attirer son
attention, en faisant plus de bruit que les machines. Lorsque son acolyte le
regarda, il lui cria :
— Tu peux surveiller ma recette cinq minutes, il faut que j’aille avec la
dame.
En riant, l’opérateur fit signe que oui. Le second collègue à l’autre bout
du local siffla à son tour, puis fit une mimique suivie d’un sourire entendu.
Le premier homme leur fit non de la tête avant de leur faire un geste pour
leur demander de se calmer.
En sortant de la pièce, il indiqua à Emeely, comme pour s’excuser :
— Ils chambrent, mais ils sont pas méchants.
Après avoir traversé, en diagonale, la partie de l’usine dédiée à la cuisson
et au fourrage-enrobage, ils atteignirent un petit local encombré. Du
matériel était entreposé le long des murs et au centre de la pièce se trouvait
un vieux mélangeur. Emeely pénétra dans la place et commença à faire le
tour. L’opérateur était resté en arrière, à côté de l’entrée. Une seconde porte
donnait à l’extérieur de l’usine et devait servir à l’approvisionnement. Ce
n’était pas une installation très pratique : la pièce était définitivement
inadaptée pour y faire des préparations. Contrairement à la pièce principale,
les murs n’étaient pas recouverts de carrelage blanc. Le sol était par endroit
inégal. Cela donnait plus l’impression d’un petit hangar que d’un espace de
production agroalimentaire.
— C’est en faisant le nettoyage de la cuve que Bernard a été happé par les
pales du mélangeur, indiqua l’homme.
— Il faisait quoi, ici, Bernard ?
— Dans ce local, Bernard faisait des mélanges bien particuliers qui sont
beaucoup plus liquides que ceux des autres mélangeurs.
— C’est quoi les grandes étapes ?
— Il faut mélanger les ingrédients en fonction des ordres de fabrication
puis, lorsque le mélange est prêt, il faut ouvrir la trappe sous la cuve et le
mélange tombe dans un contenant. Ensuite, il faut nettoyer le mélangeur
pour éviter la contamination d’une recette à l’autre. Pour cela, on utilise la
fonction vitesse lente. La façon de procéder consiste à se pencher au-dessus
du mélangeur, afin d’atteindre tous les points à l’intérieur de la cuve et de
nettoyer à l’aide du jet pression. Parfois avec une petite brosse. Tout cela
aussi se fait normalement à la vitesse lente. Par contre, lorsque Bernard a eu
son accident, il ne pouvait pas mettre en marche lente. Quand c’est comme
ça, on fait avancer les pâles du mélangeur par quart de tour, à l’aide des
boutons marche et arrêt. C’est pour ça qu’on a le fil de vie avec le harnais.
Avant, la consigne c’était qu’on devait s’éloigner pour avancer les pales,
mais c’est trop con.
— Et donc cet appareil, c’est un vieux ?
— Oui, le mélangeur est ancien. Dans la salle principale, il a été remplacé
par un neuf. En fait, il n’était plus supposé être utilisé, mais avec la hausse
de production, il a été remis en service dans cette salle isolée. Au moment
de le remettre en route, il n’y a eu que deux modifications dessus : la pose
d’un garde protecteur sur la courroie du moteur et un tamis en dessous.
— Et alors, vous me disiez que vous mettez des harnais sur une ligne de
vie ?
— C’est sûr que lorsqu’on utilise la brosse et que la vitesse lente
fonctionne pas, on risque de se faire happer. C’est pour ça que Bernard avait
exigé les harnais. Sauf que ce jour-là, il le portait pas.
— Pourquoi ?
— Ça, j’en sais rien. On n’a pas retrouvé son harnais. Normalement, il est
toujours accroché là, dit l’opérateur en montrant le mousqueton qui pendait
au bout du fil. Tout le monde était à son poste de travail quand s’est arrivé,
donc personne n’a été témoin de l’accident.
— La production était plus forte que d’habitude, ce jour-là ?
— Non, il ne s’était rien produit de particulier au cours des jours qui ont
précédé l’accident et il n’y avait pas non plus de changement au niveau du
rythme de la production
— Vous m’avez dit que Bernard ne pouvait pas mettre en vitesse lente, à
cause de quoi ?
— Le bitoniau était brisé, répondit l’homme en montrant le boîtier de
commande sur lequel manquait un bouton.
— Mais qui c’est qui fait l’entretien des machines ?
— Pour le graissage et les ajustements, c’était effectué par Bernard. À la
base, il était mécanicien. Ces entretiens se font au besoin et ils ne sont
consignés nulle part.
— Donc, impossible de savoir si ça faisait longtemps que son boîtier de
commande ne fonctionnait pas ?
— Ben, si ça avait été le cas, il en aurait parlé. Quand il y avait un truc qui
n’allait pas, ça le faisait tellement enrager, qu’on étaient tous au courant…
Emeely restait pensive devant la machine. Avec la description que venait
de lui faire l’opérateur, elle prenait conscience que la tâche de nettoyage des
mélangeurs était particulièrement dangereuse, malgré le fait qu’aucun cas
d’accident n’ait été recensé par Reynaud.
— Si vous n’avez plus besoin de moi, dit le travailleur, je vais retourner
travailler : je ne peux pas laisser mon mélangeur sans surveillance trop
longtemps.
— Bien sûr, merci.
Une fois seule, Emeely regarda la pièce, se demandant par où attaquer.
Elle commença par observer le matériel servant au nettoyage : le jet à
haute pression était relié à un réservoir. Présentement, le bidon indiquait
qu’il s’agissait de savon. Mais, elle voyait qu’une seconde entrée pouvait
sûrement permettre de le brancher à l’eau municipale. Une brosse à manche
court était posée sur le rebord de la cuve. Il devait s’agir de celle dont
parlait l’opérateur. Un escabeau de trois marches était à côté du mélangeur,
il devait, quant à lui, permettre de se rendre au-dessus de la cuve.
Puis, Emeely regarda avec attention le panneau de commande qui se
trouvait à gauche du marchepied, fixé sur la cuve. Le système était composé
de trois boutons. Celui du centre était manquant. Le fil pendait, en arrière,
en partie dénudé et visiblement arraché. Qu’est-ce qui avait bien pu
emporter ce bouton sur son passage ?
Emeely sortit de sa sacoche son téléphone et en activa la fonction lampe
de poche. Avec cet éclairage supplémentaire, elle scruta l’intérieur de
l’orifice. Elle y observa des marques sur le rebord, laissé par l’objet qui
avait arraché le bouton. Comme il y avait plusieurs sillons, elle se demanda
s’ils pouvaient être liés à une activité en particulier qui aurait conduit à
accrocher régulièrement le panneau de commande, jusqu’à ce qu’un jour
l’un des boutons s’arrache. Mais, en observant les autres boutons, elle ne
retrouva pas les mêmes marques.
En regardant à nouveau l’orifice vide, Emeely constata que la gaine
isolante manquante du câble à l’arrière était toujours prise dans
l’interrupteur. Le fil avait donc dû être tiré brutalement. Est-ce que Bernard
avait pu l’accrocher en travaillant ? Mais alors, comment aurait-il fait pour
arracher le câble à l’arrière et le bouton à l’avant, en même temps ? Et où
était le bouton manquant ?
Le soleil donnait en plein dans l’annexe. Il faisait, d’ailleurs, très chaud.
Emeely décida de profiter de cette luminosité pour tenter de retrouver le
bouton de l’appareil. Elle se mit accroupie pour regarder sous la cuve. Mais,
elle ne vit rien. Elle se releva et fit le tour du mélangeur, tout en scrutant le
sol. Toujours rien. Elle ne se risqua, cependant, pas à fouiller dans les divers
récipients et éléments qui étaient stockés le long des murs.
Emeely revint vers la cuve qu’elle considéra de nouveau. En levant la tête,
elle vit le mousqueton auquel manquait le harnais. Où pouvait bien se
trouver ce harnais ? Si Bernard l’avait posé quelque part durant son travail,
il aurait dû être retrouvé.
Emeely s’approcha de l’escabeau. Elle observa, sur la dernière marche,
que la peinture était clairement usée à deux endroits en particulier. Ces
marques se trouvaient dans le prolongement de celles présentes sur la cuve.
On voyait d’ailleurs que le mélangeur était ancien. Non seulement il était
peint, alors que le mélangeur neuf de la salle des préparations était en inox,
mais en plus, il y avait plusieurs couches de peinture. Ces marques étaient
des traces du travail. Elles permettaient d’imaginer la manière dont Bernard
se plaçait pour nettoyer, en s’aidant du rebord de la cuve pour éviter de
tomber. Cette position devait être particulièrement pénible. Et ça n’avait pas
suffi à le protéger.
En observant les éléments qui étaient stockés dans le local, elle constata
que plusieurs d’entre eux étaient des produits chimiques servant au
nettoyage. Ils n’étaient donc pas tous, contrairement à ce qui lui avait été
dit, dans une pièce sécurisée.
Emeely décida que, sur cette question des accidents, il lui fallait
commencer à rédiger les éléments du système de prévention qu’il lui
faudrait vérifier, voire mettre en place s’ils étaient inexistants.
En revenant au bureau, en fin d’après-midi, elle arrangea ses notes sur les
risques d’accidents à la préparation et lors des phases de nettoyage et de
désinfection. Elle posa sur le papier l’ensemble des éléments qu’il lui
faudrait vérifier.
Les premiers points concernaient les mesures organisationnelles de
prévention, le plan de nettoyage qu’elle devrait voir avec Bob et le mode
opératoire qui sera à construire avec les travailleurs s’il n’existe pas déjà.
Emeely se demandait si l’automatisation de certaines phases du nettoyage
avait été envisagée. On pouvait aussi se poser des questions sur la
ventilation, notamment dans l’annexe où se trouvait le mélangeur
qu’utilisait Bernard, et sur le stockage des produits de nettoyage.
Par ailleurs, il lui faudrait discuter avec le docteur Ménard, pour savoir
comment fonctionne la surveillance médicale et avec Reynaud, pour
comprendre comment il s’y prend pour faire l’analyse des risques.
Il lui faudrait également vérifier les mesures techniques de prévention :
elle avait vu de nombreux produits différents, dont certains pouvaient être
problématiques. Y avait-il une réelle réflexion sur le choix des désinfectants
ou des contenants ? Étant donné que c’était les opérateurs de production qui
faisaient eux-mêmes le nettoyage des machines et des locaux, il faudrait
qu’Emeely vérifie la formation qu’ils reçoivent et, notamment, leurs
connaissances des produits de désinfection.
Par ailleurs, Emeely avait bien noté qu’il y avait de nombreuses mesures
de protection des produits, mais qu’en était-il des travailleurs ? L’étiquetage
des produits chimiques était-il suivi ? Que faisait l’entreprise pour réduire
les risques liés aux manutentions ou contrer les chutes après le nettoyage,
quand le sol est mouillé ? Les machines semblaient avoir peu de carters de
protection et de nombreux éléments mobiles étaient accessibles lorsque les
machines étaient en marche, telles que les mélangeurs.
Et tout cela, c’était sans compter les équipements individuels de
protection. Il était présentement difficile de savoir si tous les besoins étaient
comblés et si les consignes étaient réellement suivies.
Enfin, pour qu’un système soit complet, il faudrait qu’elle discute avec le
DRH et le responsable de la sécurité de ce qui existe actuellement
concernant l’indemnisation, la retraite anticipée ou encore la pénibilité et le
handicap.
Le chantier était, en fait, très vaste. En regardant tout ce qu’elle venait
d’écrire, Emeely prenait conscience de l’ampleur que pouvait prendre le
mandat. Il lui faudrait savoir clairement jusqu’où l’entreprise serait prête à
aller.
Plongée dans ses réflexions, elle n’avait pas entendu arriver Philippe. Elle
sursauta lorsqu’il ouvrit la porte.
— Bon sang, tu m’as fait peur !
Philippe resta un instant interdit sur le seuil. S’il ne s’attendait pas à
trouver Emeely au bureau, il avait toutefois vu sa voiture sur le parking et la
lumière dans le local.
— Excuse-moi, ce n’était pas volontaire.
Il prit le temps de poser ses affaires, puis se tourna vers Emeely.
— Alors, ça se passe bien à la biscuiterie ?
— Eh bien oui et non.
Philippe eut un regard interrogatif, invitant Emeely à clarifier.
— Oui, parce qu’en étudiant la question des accidents aujourd’hui, je me
suis rendu compte du boulot que ça représentait. La proposition que l’on va
pouvoir leur faire se précise et je pense que cela va plaire à Laporte, le
DRH.
Emeely brandit avec un air de victoire les documents sur lesquels elle
avait noté les éléments qu’il allait falloir traiter. Puis les reposant sur le
bureau, elle reprit sur un ton beaucoup moins enjoué :
— Par contre, l’accident mortel qui s’est déroulé, il y a quelques
semaines, avec un opérateur de la préparation est vraiment étrange.
— Pourquoi ?
— Je suis allée sur les lieux et c’est sûr que la phase de nettoyage, c’est
vachement dangereux. Ils risquent à chaque fois de se faire emporter par les
pales des mélangeurs. Sauf que ça n’était jamais arrivé jusque là dans
l’entreprise.
Emeely écarta les mains en signe d’impuissance.
— Ils auraient un savoir-faire de prudence ? émit Philippe.
— C’est fort possible. Il y avait aussi un système de protection avec un
harnais, mis en place par l’opérateur qui est mort.
— Il ne portait pas son appareil ? demanda Philippe qui prit un air très
étonné.
— Non seulement il ne le portait pas, mais, en plus, personne ne l’a
retrouvé ! répondit Emeely en hochant la tête pour confirmer à Philippe
qu’elle partageait son étonnement.
— Étrange.
Philippe mit sa main à son menton et sembla réfléchir. Emeely n’attendit
pas la conclusion qu’il tirait et lui apporta d’autres informations :
— Et il n’y a pas que ça. La machine a aussi eu une défaillance technique
: le système marche lente, qui est habituellement utilisée pour le nettoyage,
ne fonctionnait pas, expliqua Emeely.
— On sait pourquoi ?
— Le bouton et le fil du boîtier de commande ont été arrachés.
— Par quoi ?
— Aucune idée, il faut que je voie ça avec les opérateurs du secteur, peut-
être y-a-t-il une tâche en particulier qui peut provoquer ça ?
— C’est vraiment très étrange, conclut Philippe
CHAPITRE 15

Ce matin-là, en se garant sur le parking de la biscuiterie, Emeely était


prête à en découdre. Elle avait un programme bien établi des informations
qu’elle souhaitait recueillir. Elle n’avait pas besoin d’identifier tout ce
qu’elle avait noté la veille, car cela pouvait faire l’objet de la seconde phase
de l’intervention qu’elle présenterait à Laporte. Toutefois, des éléments
complémentaires, sur les TMS, lui étaient nécessaires pour finaliser sa
proposition.
Mais, dès qu’elle sortit de la voiture, l’odeur désagréable la pris au nez. Il
allait bien lui falloir creuser un peu sur ce sujet également. Comme elle en
avait maintenant l’habitude, elle s’habilla avec un sarrau, une charlotte et
des couvres chaussures avant d’entrer, à l’aide de son badge, dans l’espace
des préparations, qu’elle traversa après avoir salué les opérateurs qui s’y
trouvaient.
En pénétrant dans la partie dédiée aux cuissons, elle se rendit compte
qu’Hélène n’était pas de service ce jour-là. Elle se dirigea donc directement
vers la zone fourrage-enrobage.
Elle y retrouva Danièle et Fanny. Emeely posa son matériel dans un coin,
sortit une mini-caméra, puis s’approcha des deux femmes. Après les avoir
salués, elle leur demanda si elle pouvait les filmer pendant qu’elles
travaillaient. Les deux opératrices acceptèrent de bonne grâce.
Emeely s’éloigna alors quelque peu et commença à filmer Danièle. La
caisse contenant les biscuits qu’elle devait poser sur le tapis roulant se
trouvait à sa droite. De sa main droite, et en penchant légèrement le tronc,
elle en attrapait une grosse poignée. Puis, elle les disposait devant elle,
avant de les mettre par rang de quatre sur le tapis roulant. Un système
venait alors prendre les gâteaux et les glisser sur le convoyeur. Un peu plus
loin, à un rythme régulier, correspondant à celui du système qui plaçait les
biscuits sur le tapis, la fourreuse montait et descendait pour remplir les
biscuits.
Alors qu’Emeely filmait la machine qui fourrait les biscuits, Danièle en fit
le tour et récupéra des gâteaux qui n’avaient pas été fourrés correctement.
Emeely se rendit alors compte que l’opératrice n’avait pas seulement à
placer les biscuits sur le tapis, mais devait également observer comment les
choses se passaient tout au long de la ligne. Et, si cela arrivait, comme cela
venait d’être le cas, elle devait corriger le problème.
Continuant sur le tapis, les biscuits entraient ensuite dans l’enrobeuse, qui
les recouvrait de chocolat. Danièle pouvait surveiller la sortie de cette
machine, malgré la distance, grâce à un miroir.
Emeely se rapprocha de Danièle et constata que celle-ci avait repoussé,
contre le mur, la chaise qui permettait d’être assis-debout. En venant plus
près, elle observa également un important tas de biscuits que Danièle avait
écartés de la production. Par-dessus le bruit de la machine, elle demanda :
— Les biscuits, ils sont de qualité comment, là ?
Danièle la regarda avec des yeux ronds, voilà bien quelque chose que
personne ne lui avait jamais demandé !
— Ils sont de bonne qualité les biscuits, ils sont moyens ? Comment c’est
là ? insista Emeely qui souhaitait connaître l’origine du tas de rebus de
biscuits et savoir si c’était habituel ou pas.
— Ils sont pas terribles, ce matin, répondit Danièle en se rendant compte
que la question était sérieuse.
— Ils sont pas jolis, aujourd’hui ? répéta Emeely qui voulait confirmer sa
compréhension.
— Non. Ça arrive assez souvent le matin.
— C’est assez souvent ? reprit l’ergonome qui pensait avoir peut être
identifié un déterminant de l’apparition de facteurs de risque de TMS
— Oh oui.
— C’est ce matin plutôt ou c’est assez souvent ?
— Ça arrive assez souvent le matin.
— D’ailleurs, c’est souvent quand il y a cette odeur dans l’usine, cria
Fanny pour être certaine d’être entendue depuis la machine d’à côté.
— Oui, c’est vrai, convint Danièle qui semblait découvrir le fait avec
étonnement. Elle se tourna vers Emeely, avec un biscuit dans les mains :
regarde, ils ne sont pas réguliers. Ils n’ont pas la bonne taille ou alors, elle
en prit un autre, il en manque un morceau. Dans ce cas-là, c’est plus dur. Il
faut que je les trie. Je dois travailler plus vite.
L’hypothèse d’Emeely se confirmait, lorsque les biscuits ont plus de
défauts, les opératrices doivent faire plus de mouvements dans le même
temps : elles doivent mettre autant de gâteaux sur le tapis que d’habitude,
mais en plus elles doivent les trier.
— Et alors là, pourquoi vous êtes pas assise aujourd’hui ? demanda
Emeely qui s’interrogeait si cela ne pouvait pas avoir également un rapport
avec la qualité des biscuits.
— Parce que j’en fais quatre rangs et en plus c’est arrondi, c’est pas carré.
Emeely, qui ne s’attendait pas à cette réponse, souleva un sourcil
interrogatif. Voyant que l’ergonome ne semblait pas comprendre, Danièle
lui montra du doigt sa machine. Les emplacements pour placer les biscuits
étaient de formes arrondies alors que les biscuits étaient carrés.
— Y’a une commande urgente pour ces biscuits, expliqua Danièle en en
tenant un dans la main, mais cette machine-là est prévue pour les ronds.
— Ah ben oui, c’est arrondi et pas carré ! fit Emeely écarquillant les yeux
en se rendant compte de la chose.
— Eh oui ! Moi, je peux pas faire facilement quatre rangs de gâteaux.
Alors, sans la chaise, ça me permet d’être plus haute et plus proche de la
machine. Je peux aller plus vite. Sans ça, je peux pas. Si y’en a qui peuvent
tant mieux, moi je peux pas.
Intuitivement, ça paraissait idiot d’ordonner aux salariés de placer des
biscuits carrés dans un emplacement prévu pour des ronds. Mais, Emeely se
demanda ce que ça changeait vraiment :
— Les carrés, c’est plus dur que les arrondis ?
— Ah oui, nettement.
— Pourquoi ?
— Ben parce que c’est comme ça, il faut les mettre, il faut qu’ils partent.
— Et ils partent moins bien que les arrondis ? questionna Emeely qui ne
comprenait pas trop le rapport entre la forme du biscuit et le fait qu’il soit
entraîné par le tapis.
— Ah ben oui !
— Et quand vous dites qu’ils partent moins bien, ça veut dire quoi ? ils
restent bloqués où ? insista l’ergonome.
— Ben non, ils restent pas bloqués, répondit l’opératrice en haussant les
épaules. Mais, ils partent de travers. Du coup, sur la fourreuse, ça marche
pas, alors ça fait des défauts.
L’opératrice pointa du doigt la machine qui fourrait les biscuits. Emeely
comprit ce dont parlait la travailleuse.
— Ah d’accord, répondit-elle en se remémorant le fait qu’elle venait juste
de voir Danièle faire le tour de la fourreuse pour retirer des biscuits qui
avaient des défauts.
— Ça serait quand même bien de savoir pourquoi on a ces biscuits
merdiques et cette odeur le matin, mais pas le reste de la journée, cria à
nouveau Fanny.
— C’est vrai que si on n’avait pas ces difficultés le matin, ça ferait toute
une différence, renchérit Danièle.
Emeely coupa la caméra et s’éloigna jusqu’à son sac qu’elle avait laissé le
long du mur. Elle avait là un fil à dérouler : la qualité des biscuits était
variable et, lorsque celle-ci était fortement dégradée, il y avait du travail
supplémentaire pour les opératrices. Elles devaient trier davantage les
gâteaux et faire des gestes plus rapides pour maintenir la productivité. En
observant l’ensemble des neuf lignes, Emeely remarqua que plusieurs
opératrices avaient la même posture que Danièle, sans la chaise et voûtées
vers l’avant.
Il serait aussi intéressant d’étudier la manière dont sont gérées les
commandes, puisqu’une opératrice se retrouvait à faire entrer des biscuits
carrés dans une machine prévue pour des ronds. Perret, qui s’occupait
d’organiser l’enchaînement des commandes, avait-il conscience de ce que
ça demandait aux travailleuses ?
Pour commencer, Emeely choisit d’essayer de comprendre l’origine des
variations de qualité des biscuits en remontant à la phase précédente.
Justement, elle apercevait, au loin, Mehmet qui se déplaçait sur son train
de remorques. Elle décida d’aller échanger avec lui.
Elle le retrouva, à l’entrée de la zone d’approvisionnement, face à un mur
blanc sur lequel, à l’aide d’un crayon de papier, il faisait des calculs.
— Bonjour, Mehmet, mais qu’est-ce que vous faites ?, demanda Emeely,
très étonnée de le voir écrire sur les murs.
— Ah bonjour, Émilie. C’est parce que je dois gérer les appros.
— Gérer les appros ?
— Normalement, je dois prendre les produits tels qu’ils sont indiqués là,
fit Mehmet en montrant une liste sur une feuille. Mais, ça ne marche pas.
Emeely écarquilla les yeux. Décidément, plus elle échangeait avec les
travailleurs, plus elle faisait des découvertes inattendues quant à leurs
conditions de réalisation du travail.
— Alors, je fais mes petits calculs pour corriger ça. Avec un peu d’astuce,
je m’en sors. Mais le dites pas à Leblanc. C’est lui qui m’a retiré tout mon
matos. Il aimait pas me voir faire mes calculs. Alors, je suis obligé de les
faire en cachette ici, sur le mur.
— Je ne lui dirai rien, promis, dit Emeely, abasourdie.
Mehmet reprit son calcul sur le mur. Tout en le faisant, il murmurait les
chiffres. Quand il eut l’air d’avoir fini, Emeely le questionna :
— Dites-moi, les biscuits au fourrage-enrobage, ils sont toujours livrés
dans des caisses ?
— Oui, pourquoi ?
— Les filles se plaignent qu’ils ont souvent des problèmes de formes ou
qu’ils leur manquent un morceau, je me demandais si ce n’était pas dû au
mode d’approvisionnement.
— Ben oui et non.
Emeely pencha légèrement la tête sur le côté et prit un air interrogateur.
— Ben c’est vrai que c’est con de les mettre dans des caisses à la sortie de
la cuisson, forcément ça les abîmes plus que si le tapis-roulant allait
jusqu’au fourrage-enrobage. Sauf que, quand ils ont rajouté les biscuits au
chocolat, il n’y avait pas la place pour faire des convoyeurs jusque-là. C’est
un peu du bricolage. Cela dit, si vous leur posez la question, vous verrez
que les biscuits n’ont pas tous autant de défauts.
— Oui c’est vrai, c’est ce qu’elles m’ont raconté. Vous savez ce qui fait
qu’il y a, des fois, plus de défauts ?
— Ça, aucune idée. Allez voir du côté de la cuisson, ils seront peut-être
plus vous dire.
— D’accord, merci.
Mehmet lui fit un signe de la main et s’enfonça dans l’entrepôt des
matières premières, au volant de son petit train.
Emeely se rendit donc vers la partie cuisson. Elle regretta qu’Hélène ne
soit pas là, pour pouvoir discuter avec elle. Elle se dirigea vers une jeune
maghrébine qui tenait le même poste.
— Bonjour, je suis Emeely Martin.
— Bonjour, ouais, je vous connais. Christian et Hélène, ils nous ont parlé
de vous. Vous travaillez sur la prévention des accidents, c’est ça ?
— Oui. Je peux vous poser quelques questions.
— Ouais pas de prob’. Je finis ça et je suis à vous.
La jeune femme faisait les derniers réglages des cylindres pour façonner
la pâte, à l’aide des moules. Une fois qu’elle parut contente d’elle, elle se
dirigea vers son pupitre de commande et fit avancer quelque peu le tapis
roulant. Elle retourna vérifier la qualité de ses gâteaux, puis satisfaite, elle
lança la production.
— Voilà, fit-elle en se tournant vers Emeely, je vous écoute.
— Ben, je me demandais, les filles de l’enrobage m’ont fait remarquer
que parfois, le matin, les biscuits étaient cassants et les formes moins
régulières.
— Et elles vous ont dit quoi ? Que c’était de ma faute ? commença à
s’emporter l’opératrice.
— Non non pas du tout. Je cherche simplement à comprendre pourquoi,
répondit Emeely pour la rassurer.
— Ben, ça, moi aussi j’aimerais savoir pourquoi. C’est toujours le matin.
Pourtant, c’est des gammes de gâteaux standards, rien d’original. Mais,
certains matins la pâte est vraiment difficile à travailler. Le résultat est pas
beau. Et cette odeur…
— Certains matins ?
— Assez souvent, ouais.
— Ça fait longtemps ?
— Oh je saurais pas dire, mais ça fait un bon bout de temps. Depuis un an
ou deux, c’est de plus en plus fréquent. À mon avis, faudrait demander aux
gars de la préparation pour comprendre ce qu’ils foutent la nuit. Je sais pas
s’ils profitent qu’il n’y a pas de chef ou quoi.
Emeely acquiesça de la tête.
— Sur ce, excusez-moi, il faut que j’aille nettoyer mes moules.
— Tiens, je croyais que vous nettoyiez les moules avant de lancer une
nouvelle commande.
— Ouais, Hélène fait comme ça. Comme elle est leader, ça lui dégage du
temps pour aller aider les autres sur la ligne. Mais moi, je préfère faire ainsi.
Ça fait des arrêts plus courts. Leblanc, il aime ça.
La jeune femme pointa le pouce vers les bureaux administratifs, dont celui
de Leblanc, en surplomb de l’atelier, cligna d’un œil et fit claquer sa langue
sur son palais avant de s’éloigner.
Emeely regarda la jeune femme rejoindre le cylindre de moules à gâteaux
qui était resté accroché au palan, au milieu du couloir. Un peu plus loin, elle
la vit attraper un jet d’eau à pression et commencer le nettoyage.
Emeely se tourna vers la zone de préparation : elle devait avoir une petite
discussion avec les gars.
En entrant dans la salle, Emeely repéra l’homme avec lequel elle avait
déjà échangé à plusieurs reprises et se dirigea vers lui.
— Bonjour, vous allez bien ?, fit-elle.
— Bonjour, lui répondit-il en lui tendant son poignet, ne pouvant lui
serrer la main qui était pleine de farine.
— Dites-moi, est-ce que ça vous arrive de travailler de nuit ?
Tout en continuant à s’affairer, l’opérateur lui indiqua :
— Non, à la préparation, on est la partie de l’usine où on ne tourne pas.
On a toujours le même horaire. La nuit, ils sont deux, les gars. Pourquoi ?
— J’essaie de comprendre pourquoi les biscuits du matin sont plus
friables que les autres.
L’homme reposa le sac de farine qu’il s’apprêtait à verser dans un
mélangeur et la regarda, interloqué. Puis, il lui dit juste :
— Venez.
Il la conduisit dans un des coins de la pièce, où étaient stockées
différentes denrées servant à faire les recettes.
— Tenez, lui dit-il en désignant un ballot.
— Oui ? fit Emeely interrogative.
— Ça, ça fait partie des trucs qu’ils emploient la nuit pour leurs mélanges.
Je sais pas ce que c’est. Nous, on utilise pas ça.
Il se pencha, attrapa le paquet et le fit tourner sur tous les côtés.
— En plus, vous voyez, y’a aucune étiquette. On sait pas ce que c’est.
C’est pas la première fois que l’on retrouve des trucs comme ça, laissés par
l’équipe de nuit.
CHAPITRE 16

En ressortant du local des préparations, Emeely était un peu abasourdie et


ne savait plus trop quoi penser. Elle s’avança sous l’échelle métallique qui
menait aux bureaux et regarda, sans les voir, les lignes de production qui
démarraient devant elle. Leur enchevêtrement lui parut encore plus
mystérieux que d’habitude.
— Vous avez l’air bien songeuse.
Emeely chercha des yeux d’où venait la voix, puis réalisa que c’était de la
passerelle surplombant l’atelier et jouxtant les bureaux.
— Hello, fit Bob, accoudé à la rambarde, en lui faisant signe.
— Hi, lança Emeely, remise de sa surprise. Vous avez un peu de temps à
m’accorder ? J’aurais quelques questions.
— Bien sûr, montez.
Emeely emprunta l’échelle en métal et rejoignit Bob devant son bureau.
— Bonjour, fit-elle froidement en lui tendant la main.
— Bonjour, répondit-il un peu étonné. Alors, vous avez des questions ?
— Oui.
Bob lui fit signe de le suivre. Ils passèrent devant Nadia, la secrétaire, à
qui le responsable de la fabrication demanda à ne pas être dérangé. Il ouvrit
la porte de son bureau et laissa Emeely le précéder. Après avoir refermé
derrière lui, il invita l’ergonome à s’asseoir.
— Alors, que souhaitez-vous savoir ?
— Je me pose des questions sur le plan du nettoyage.
— Foam Cleaning ?
— Oui, le nettoyage et la désinfection. Est-ce qu’il y a un mode opératoire
précisé quelque part et une formation ?
— Hum, en fait non, pas vraiment. Avec mes équipes, on ne s’est pas
encore occupé de ça. Les opérateurs se transmettent les procédures
oralement. On n’a rien d’écrit. Mais pourquoi vous me demandez ça ?
— Eh bien, je me posais des questions sur les consignes de sécurité
associées à cette tâche, sur ce qui avait été mis en place ou pas.
— Peut-être Reynaud a-t-il mis en place des instructions que je ne connais
pas. Mais, qu’en est-il des TMS ?
— Eh bien, j’ai plusieurs pistes. D’ailleurs, à ce sujet, c’est votre équipe
qui gère l’approvisionnement en matières premières ?
— Euh oui, mais c’est quoi le rapport avec les gestes et postures au
fourrage-enrobage ? demanda Bob, légèrement déstabilisé.
— Il semble que des produits qui sont utilisés la nuit, engendrent de plus
grandes exigences biomécaniques.
Bob parut un peu décontenancé. Emeely eut l’impression de lire de la
surprise dans le regard de Bob. Elle aimait provoquer ce genre de réaction
lorsqu’elle présentait des liens entre les TMS et leurs déterminants, parfois
très éloignés. Les gens prennent alors conscience que les TMS ne sont pas
seulement un problème de gestes et postures, mais une question industrielle.
— C’est quoi ces produits, vous avez une liste ?
Bob sembla chercher sa réponse, puis dit :
— Nous ne nous occupons pas des ingrédients, juste de trouver des
fournisseurs et de passer les commandes. Si vous souhaitez avoir des infos
sur les produits, il faudra vous adresser à Mme Cordier, la responsable de la
R&D. C’est elle qui battit les recettes.
— Ah d’accord.
Un silence se fit entre eux deux. Puis, Bob rajusta sa cravate et reprit son
assurance. Il se leva et annonça :
— Je vais devoir vous laisser.
Emeely comprit que l’entretien était terminé et se dirigea vers la porte.
Bob lui serra froidement la main. Emeely fut étonnée de ce revirement,
était-il fâché parce qu’elle avait déterré un problème qui était de sa
responsabilité ?
En sortant, elle fit un sourire à Nadia qui la regarda d’un œil jaloux.
Arrivée au bas de l’escalier métallique, Emeely prit une grande
respiration. Elle était satisfaite d’elle-même : elle avait pu se conduire de
manière professionnelle malgré le désir qui lui tordait le ventre.
Elle resta un instant, le temps de réfléchir pour se demander par quoi
continuer. Elle se dit qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud et
décida de passer poser quelques questions à la responsable de la R&D.
Pour cela, Emeely ressortit du bâtiment en traversant la salle des
préparations et en laissant son sarrau et sa charlotte dans l’espèce de
vestiaire. Elle fit, ensuite, le tour de l’édifice pour emprunter la petite route
menant jusqu’à l’arrière du bâtiment administratif. Elle utilisa son badge
pour déverrouiller la porte et entrer dans le long corridor qu’elle avait déjà
eu l’occasion de parcourir. Mme Cordier, responsable du bureau d’étude,
sortait de son « labo », la cuisine vitrée qui se trouvait à la gauche
d’Emeely.
— Ah ! Bonjour Mme Cordier ! fit jovialement Emeely.
— Bonjour, répondit sèchement la femme.
— Je voulais vous voir justement.
— J’ai pas vraiment le temps pour vos trucs.
— Alors, une question seulement, insista Emeely.
— Allez-y, fit la gestionnaire d’un air lasse.
— C’est quoi les ingrédients sans étiquettes qui sont utilisés par les
équipes de nuit ?
La responsable R&D était estomaquée par la demande : c’était quoi le
rapport avec la sécurité ? Elle reprit contenance et répondit :
— Premièrement, les recettes, ça ne vous regarde pas, c’est un secret
industriel. Deuxièmement, il n’y a pas de produits spécifiques pour les
équipes de nuit, les procédés sont les mêmes, quel que soit l’horaire de
travail. Et enfin, s’il n’y a pas d’étiquette, voyez avec ce voyou de Leblanc
et ses fournisseurs low-cost.
Elle semblait particulièrement énervée. Emeely tenta, malgré tout, de se
justifier.
— C’est Leblanc justement qui m’a renvoyé vers vous, arguant que ce
n’était pas lui qui s’occupait de ça.
— Il vous a bien fourrée en disant ça, ma petite. Depuis que Lemoine a
fait rentrer cet Amerloque, c’est lui qui gère tout et je n’ai pas mon mot à
dire sur les produits qu’il utilise. Je n’ai même pas accès aux informations.
N’importe quoi, franchement !
La femme ouvrit son bureau et s’y engouffra sans rien ajouter de plus.
Une fois la porte fermée, Emeely l’entendait encore grommeler derrière.
Pff, quel dragon !, se dit Emeely.
Pour se remettre de ces émotions, elle décida d’aller discuter avec
l’infirmière du travail Jenny, qui s’était avérée si sympathique. Son bureau
se trouvait justement à l’autre bout du couloir.
Malheureusement, Emeely trouva porte close. En se tournant vers le grand
hall, qui était au centre du bâtiment administratif, Emeely aperçut l’escalier
métallique miteux qui menait au local de Reynaud, au sous-sol.
Elle n’avait pas vraiment envie de le voir, encore moins d’aller dans son
bureau sordide. Mais, elle avait beaucoup de questions auxquelles il saurait
peut-être répondre.
Elle s’engagea donc dans l’escalier. Elle était aussi peu rassurée que la
première fois qu’elle avait dû l’emprunter. Le couloir du sous-sol était plus
inquiétant que jamais : toujours vide et mal éclairé, il y avait en plus un
néon ne fonctionnant que par intermittence. Tout à fait digne d’un film
d’épouvante, pensa Emeely.
Arrivée devant le bureau du responsable sécurité, elle hésita un instant,
puis frappa deux coups.
— Oui, entrez, entendit-elle crier de l’autre côté de la porte.
Elle entrouvrit la porte et passa la tête.
— Je peux vous déranger ? demanda-t-elle avec un sourire angélique.
— Ah c’est vous, lâcha Reynaud en se renfrognant. Entrez, installez-vous.
Emeely s’assit. Elle avait l’impression que l’humidité qui régnait dans ce
sous-sol avait encore plus rongé les vieux meubles en métal qui s’y trouvait.
— Qu’est-ce qui vous amène ? demanda abruptement Reynaud.
— J’ai plusieurs questions sur le système de prévention existant.
— Je vous écoute, répondit l’homme en soupirant.
— Comment vous menez l’analyse de risque ?
— Ben quand il y a un accident, je fais un ordinogramme. C’est un peu
comme l’arbre des causes, mais c’est moins lourd.
— Et en dehors de ça, sur les situations existantes, vous en faites ?
— Euh ben non. Par contre, je vais analyser les risques lorsque c’est
demandé par le comité de santé-sécurité ou par le comité de direction. Ça
arrive, ça. À ce moment-là, je vais m’assurer que tout est conforme.
— Conforme à… ? s’enquit Emeely.
— Ben, à la règlementation.
— Je me disais, est-ce qu’il y a un répertoire et une gestion des produits
qui servent pour le nettoyage et la désinfection ?
— Ah ça oui.
Reynaud se leva et ouvrit une des armoires métalliques. Il en sortit un
classeur, le tendit à Emeely et s’assit à nouveau.
— Tout est là-dedans, chaque produit a une fiche, avec un mode
opératoire, et des consignes de stockage qui sont décrites conformément à
la règlementation. Il y a une étiquette, qui est éditée à la réception des
détergents et que l’on appose sur les contenants en complément de celle
déjà présente.
— Les travailleurs ont accès à ces informations.
— Oui, ils le savent.
— Ils ont un fichier équivalent dans l’usine.
— Non, celui-là, il est stocké dans mon bureau. Mais, ils savent tout ça.
— Et, vous faites des vérifications de conformité avec ce qui est indiqué
ici, demanda Emeely en montrant le classeur.
Reynaud sembla surpris par la question.
— Si y’a un problème ou que le comité de santé-sécurité ou le comité de
direction me le demande, oui.
— Et ça arrive qu’il y ait des non-conformités ? demanda Emeely en
reprenant son langage
— Ben, vous savez, les opérateurs, ils font un peu comme ils veulent. Ils
se mettent en danger tout le temps en respectant pas les consignes. Mais
bon, c’est pas moi leur supérieur, c’est pas ma responsabilité.
— Mais, vous faites pas de prévention ?
— Regardez, moi j’ai pas demandé à être chargé de la sécurité. Lemoine
m’a mis toute la responsabilité sur le dos, sauf que je suis tout seul pour
m’occuper de la sécurité du site et des travailleurs. Quand y’a un gars qui
suit pas les instructions, si j’en parle à Leblanc, neuf fois sur dix, il va
laisser le gugusse faire à sa façon parce que c’est plus rapide qu’en
respectant les consignes. Lorsque l’équipe « amélioration continue » de
Leblanc fait des transformations sur les postes, jamais ils m’en parlent. Je
découvre ça après coup, une fois qu’ils ont fait de la merde. Des fois, je
peux même pu rien faire modifier, je suis obligé de produire des documents
écrits indiquant mon désaccord à la direction pour être sûr de pas être
imputable s’il arrive quelque chose. Alors, la prévention ! C’est déjà la
guerre pour mettre des carters sur les parties mobiles des machines…
Emeely resta interloquée, jamais Reynaud ne lui avait expliqué autant de
choses, ni dit autant de mots, d’ailleurs. Il semblait impossible à arrêter. Il
se leva et, d’un geste invita Emeely à faire pareil.
— Regardez : Moi, j’en ai marre ! Tous mes dossiers sont conformes, je
vois pas pourquoi on m’envoie dans les pattes une petite conne dans votre
genre !
Emeely voulu protester, mais déjà le responsable sécurité lui avait attrapé
l’avant-bras et la conduisait vers la sortie. Il la mit dehors et, avant de
fermer la porte, lui lâcha :
— Vous n’allez pas m’expliquer ce que je dois faire, vous n’êtes même
pas ingénieur !
Emeely n’en revenait pas. Elle ne comprenait surtout pas comment toute
la frustration qu’il avait exprimée envers ses collègues et supérieurs s’était
soudainement retournée contre elle. Elle en avait presque eu peur.
Toutefois, elle avait saisi qu’il y avait beaucoup de non-dits dans cette
entreprise. La transformation organisationnelle qui avait eu lieu, pilotée par
Bob Leblanc, semblait avoir secoué bon nombre d’habitudes. La manière
qu’il avait de concentrer les pouvoirs et les fonctions paraissait en agacer
plus d’un.
Une fois remise du choc, Emeely remonta l’escalier et eut l’impression de
respirer à nouveau, en entrant dans le grand hall. Elle ressortit en passant
par l’accueil qui, étonnamment, était vide. Lorsqu’elle arriva dehors,
Emeely se sentit mieux. Elle décida d’appeler Philippe pour lui demander
conseil. Les informations recueillies la perturbaient totalement.
— Oui allo, répondit la voix à l’autre bout du fil.
— C’est moi, tu as cinq minutes ? demanda Emeely.
— Bouge pas, je sors de l’atelier.
Emeely attendit quelques secondes durant lesquelles le bourdonnement
dans l’appareil diminua avant de disparaître.
— Voilà, je t’entends ici, reprit Philippe.
— Bon, je suis toujours à la biscuiterie. Je pensais avoir trouvé un
déterminant des TMS, mais quand j’ai déroulé la pelote, je suis tombée sur
un os.
— Wo wo des pelotes, des os ? Tu as encore un problème avec un canidé
? Je comprends rien.
— Mais non, rien à voir avec les chiens, répondit Emeely qui sentait bien
que Philippe cherchait à la taquiner. En analysant le travail au fourrage-
enrobage, je me suis rendue compte qu’il y avait une variation des biscuits
le matin. Ils sont de plus mauvaise qualité en début de journée, ce qui
augmente la charge biomécanique.
— Des tâches supplémentaires à faire ou quoi ?
— Oui, c’est cela. En remontant la chaîne de fabrication, je suis tombée
sur des ingrédients non étiquetés. Les gars des mélanges de jour m’ont dit
qu’ils ne savaient pas ce que c’était, car eux n’utilisaient pas ça. Cependant,
ça leur arrivait d’en retrouver dans leur local, oubliés par l’équipe de nuit.
— L’équipe de nuit ? Ils tournent pas ?
— Pas à la préparation.
— Et comment ça des ingrédients qu’ils connaissent pas ? C’est des
biscuits, qu’est-ce que tu veux qu’ils utilisent ?
— Ben, c’est bien pour ça que c’est étrange.
— Tu as trouvé quelqu’un pour te l’expliquer ?
— J’ai été voir Leblanc qui est chef, entre autres, de l’approvisionnement.
Il m’a dit ne pas être au courant et que c’était la responsable du bureau
d’étude qui définissait les ingrédients.
— Oui, dit Philippe pour l’encourager à poursuivre.
— Sauf que quand je suis allée discuter avec elle, elle m’a appris que
Leblanc n’en faisait qu’à sa tête et qu’elle n’avait pas la possibilité de
vérifier la conformité des ingrédients qui sont utilisés. Par conséquent, il
fallait que je voie avec lui. J’en suis là.
— OK, tu as pas d’autres personnes qui pourraient te renseigner ?
— Ben je pourrais demander à Mehmet, il s’occupe des
approvisionnements. Ou alors avec la secrétaire de Leblanc, mais c’est
chaud.
— C’est délicat, mais ça peut te permettre de comprendre pourquoi ces
produits sont utilisés et s’ils peuvent être remplacés, si c’est eux qui posent
problème.
Changeant de sujet, après un instant de silence, Emeely dit :
— Et le responsable sécurité vient de me foutre dehors de son bureau.
— Allons bon, qu’est-ce que tu lui as encore fait à ce pauvre homme ?
— Hé, c’est pas toujours de ma faute !
— Je sais, je te taquine. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je pense qu’il est un peu sous pression. Il n’a pas beaucoup de marges
de manœuvre pour s’occuper de la santé-sécurité et je crois qu’il me voit
comme une auditrice qui vient l’évaluer.
— Il est sur la défensive, quoi. C’est pas gênant, rapproche-toi du DRH,
au besoin. C’est son supérieur ?
— Oui.
— Bon ben voilà, ça évitera ton problème avec lui. Concernant le reste, si
tu n’obtiens pas plus d’infos, ce n’est pas grave. Le mandat, ce n’est pas de
régler les TMS. Tu peux très bien profiter de la seconde phase de
l’intervention pour former des groupes de travail et faire en sorte que ce soit
eux qui prennent conscience du problème. Ça serait plus bénéfique,
d’ailleurs.
— Tu n’as pas tort. Bon, merci, ça m’aide bien.
— Je crois qu’avec ce que tu as comme infos, tu vas pouvoir chiffrer la
seconde phase et faire une proposition au DRH ?

— Oui, je pense aussi. Merci.


— Ciao, bon courage.
Emeely raccrocha et reprit un peu d’aplomb. Philippe avait raison : elle
n’avait pas à avoir réponse à tout, tout de suite.
CHAPITRE 17

Emeely était curieuse de discuter avec Mehmet pour connaître son point
de vue sur ce produit mystérieux. Elle rentra à nouveau dans l’usine et
remis son équipement. Utilisant son badge, elle pénétra dans la salle des
préparations, puis se dirigea directement dans l’atelier. Elle le traversa en
diagonale pour rejoindre l’espace de stockage de l’approvisionnement.
Mehmet ne semblait pas y être. Elle commença à faire le tour des rangées
pour voir si elle ne trouverait pas, par elle-même, le produit dont il était
question.
Mais en parcourant les allées, grandes, mais peu nombreuses, elle ne
comprenait pas vraiment l’organisation. Les articles ne paraissaient pas
disposés par thématique ou par taille ou dans un quelconque ordre. Après
avoir tout détaillé, rien ne lui parut ressembler à ce qu’elle avait vu aux
préparations.
Mehmet entra alors dans le local sur son petit train
— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il, surpris de la voir dans la
réserve.
— Je cherche un ingrédient, mais je comprends pas comment c’est rangé.
— C’est parce que c’est classé par fréquence d’usage. Les produits dont
on se sert le plus sont dans la première rangée et ceux les moins demandés
dans la dernière. Ça optimise les allers-retours.
— OK, alors peut-être que vous pourrez répondre à ma question.
— Dites toujours.
— À la préparation, ce matin, ils ont trouvé un ballot d’un produit qu’ils
ne connaissent pas et qui n’était pas étiqueté. Vous sauriez pas ce que c’est
?
— Hein ? fit Mehmet en écarquillant les yeux. Les gars ont de la
bouteille, ils se sont foutus de vous. Ça se peut pas un ingrédient qu’ils
connaissent pas.
— Ben, on peut aller voir si vous voulez.
— Montez, dit Mehmet en invitant Emeely à prendre place dans son train
de remorque. Je ne peux pas vous laisser vous asseoir, lui indiqua-t-il en
montrant le coussin qui lui permettait de se poser tout en conduisant debout
son tracteur, mais vous pouvez vous accrocher à mes éléments.
Emeely resta un instant interdite. Mehmet pointa du doigt alors à Emeely
deux crochets en plastique, à l’avant et à l’arrière de son véhicule. Il
poursuivit :
— Je vais devoir faire le tour jusqu’au fond de la réserve, sinon avec les
remorques, ça ne passe pas.
Il démarra aussitôt. Quand il eut pris de la vitesse, Emeely se dit que ce
n’était pas très prudent. Le train filait facilement à une quinzaine de
kilomètres à l’heure. Les allées qui paraissaient si larges lorsqu’elle les
avait parcourues à pied semblaient s’être rétrécies. Emeely remarqua toute
la dextérité que nécessitait la conduite de ce genre de véhicule dans des
espaces restreints, pour parvenir à faire passer tous les wagons sans
encombre. Avec la vitesse de leur trolley, ils n’eurent besoin que de
quelques secondes pour rejoindre le local des préparations.
— Alors, les gars, on se moque de la demoiselle ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? Mehmet.
— Il paraît que vous avez un produit que vous ne connaissez pas.
— Ben, c’est vrai, regarde
Mehmet et Emeely suivirent l’homme jusqu’au ballot. De nouveau, il le
prit dans les bras et le montra, cette fois-ci, à l’approvisionneur.
— C’est quoi ça ? Nous, on utilise pas ce genre de trucs.
— Merde, c’est quoi, ça ?
— Quoi ? Même toi, tu ne connais pas, Mehmet ?
— Non, jamais vu.
— Attends, comment tu veux que ça se retrouve ici, si ça n’est pas passé
par ta réserve ?
— J’en sais rien.
— Et c’est pas la première fois que l’équipe de nuit nous laisse des petits
cadeaux du genre.
— Hein ? C’est l’équipe de nuit qui utilise ça ? Mehmet était interloqué
par la présence d’un produit inconnu. Cela dépassait son entendement.
Emeely voyait bien l’incrédulité dans le regard des opérateurs. Tous
autour du paquet sans étiquette se demandaient qui mettait quoi dans leurs
biscuits. La consternation les laissait silencieux.
— C’est comme ce que Bernard disait, lâcha Mehmet.
— Hein ? fit le travailleur de la préparation.
— Bernard.
— Oui.
— Il racontait que l’odeur que l’on sent le matin vient de produits de
merde qui sont utilisés la nuit.
— Ah bon ? s’étonna Emeely, qu’est-ce qui lui faisait dire ça ?
— Ben rien. Il a jamais eu de preuve. On se foutait de sa gueule avec sa
théorie du complot, compléta Mehmet.
— C’est moins drôle, d’un coup, fit Emeely en fixant le paquet.
Emeely décida de parler avec Nadia, la secrétaire de Leblanc. Chacun
reprit ses occupations et Emeely, une fois seule à côté de l’escalier
métallique menant au bureau de Leblanc, se mit à penser à une stratégie.
Après avoir réfléchi un instant, elle se dirigea vers les lignes de cuisson
des biscuits et sortit un calepin pour prendre des notes. Le restant de la
journée, au mieux qu’elle pouvait, tout en faisant semblant de mener des
observations, elle surveilla les bureaux qui surplombaient l’atelier.
Vers le milieu de l’après-midi, Emeely vit Leblanc quitter son local et se
diriger vers la sortie avec un nombre important de dossiers sous le bras. Elle
se dit que c’était l’occasion idéale pour avoir une conversation avec Nadia.
Elle monta rapidement les marches de l’escalier métallique et se retrouva
sur la passerelle en surplomb de l’atelier. Elle passa devant le bureau de
Pichon, le responsable « méthodes et investissements » qui était vide. Elle
avança jusqu’à la porte suivante et constata que Nadia était présente. Elle
cogna à la vitre puis entra.
— Bonjour, est-ce que Monsieur Leblanc est là ?
— Bonjour, non, il vient de partir en réunion.
— Ah dommage.
Emeely pénétra dans la pièce et ferma derrière elle avant de poursuivre :
— Peut-être que vous pourrez répondre à mes questions.
La secrétaire se redressa.
— Oui, peut-être.
Emeely s’avança et prit une chaise. Elle se pencha vers la femme et lui dit
sur le ton de la confidence :
— Vous connaissez bien Bob ?
— Depuis qu’il est au service de M. Lemoine, je travaille pour lui.
— Comment est-il au quotidien ?
— Oh, il a l’air un peu rustre comme ça et sa carrure peut être
intimidante. Mais, en fait, il est doux et attentionné.
— Est-ce qu’il a quelqu’un dans sa vie ?
La secrétaire fit un petit sourire et mentit avec jubilation à Emeely :
— Non pas que je sache.
— Est-ce que vous pensez qu’il pourrait s’intéresser à quelqu’un comme
moi ?
— Vous êtes tout à fait son genre, belle et fraiche. Il n’y a aucun doute
qu’il pourrait s’intéresser à vous.
— Vous aussi vous êtes belle, il ne s’est pas intéressé à vous ?
La satisfaction se lisait sur le visage de la secrétaire, elle chercha
l’expression pour rendre au mieux ce qu’elle pensait :
— Il sait me faire plaisir d’une autre manière.
La phrase, qui voulait tout et rien dire à la fois, laissa Emeely assez
dubitative sur la relation que Nadia avait avec son supérieur. Toutefois, elle
était satisfaite d’avoir obtenu un début de confidence, signe qu’elle avait
créé un lien de confiance avec la secrétaire. Elle allait pouvoir attaquer les
questions qui l’intéressaient vraiment :
— Il a beaucoup de réussite…
— Avec les femmes, vous voulez dire ?
— Non, en général.
— Oh oui. Il est très doué. L’usine était très en difficulté avant que M.
Lemoine ne le fasse venir. Il a travaillé comme un fou. Il parlait déjà très
bien le français, mais il a progressé incroyablement en très peu de temps. Il
a sélectionné les produits les plus rentables, éliminé ceux qui étaient les
moins intéressants, informatisé la production et mis en place l’amélioration
continue. Ça a profondément transformé l’usine, y compris visuellement
quand on se promène à l’intérieur. Avant, il y avait des en-cours partout.
Même la partie sud du site ne servait que pour le stockage avant expédition.
— Ah oui ?
— Maintenant, on va pouvoir vendre cette partie, ça fera du cash et
réduire les frais généraux. C’est vraiment impressionnant. C’est très
intéressant de travailler pour lui, j’apprends beaucoup.
— C’est assez bluffant.
— Oui. Lemoine aussi a été épaté, je pense qu’il lui cédera la direction
lorsqu’il se retirera.
— Ah bon ? Il est âgé ? fit Emeely.
— M. Lemoine ? Oh, il doit avoir plus de 70 ans oui.
Emeely hocha la tête pour montrer ostensiblement sa compréhension. Elle
allait pouvoir entrer dans le cœur du sujet qui l’amenait.
— Bob m’a dit qu’il avait récupéré la gestion de l’approvi-
sionnement.
— Oh oui, là aussi il a fait beaucoup de changements. Il a renégocié tous
les contrats avec les fournisseurs. J’ai pu l’accompagner dans les différentes
négociations, c’était passionnant. Il a ouvert la porte à de nouveaux
prestataires, pour mettre les anciens en concurrence. Les coûts ont été
réduits de manière vraiment impressionnante. M. Leblanc a trouvé des
astuces auxquelles je n’aurais jamais pensé.
— Des astuces ?
— Il s’est posé la question de à quoi servait chaque ingrédient dans les
recettes pour définir le cœur de ce qui nous est utile. Ça a fait toute la
différence du monde dans les négociations.
— Ah bon ? Je vois pas du tout ce que vous voulez dire…
— Ben, par exemple, quand c’est possible, on remplace le beurre par de
l’oléine et le lait par du lactosérum. Ça ne change rien pour le client, par
contre, ça fait toute la différence sur le coût de fabrication.
Malheureusement, on n’en a pas tout le temps, notre prestataire peine à
nous approvisionner. Comme là, ça fait plusieurs jours qu’ils nous livrent.
On a encore une livraison cette nuit, mais après rien n’est sûr.
— Ah bon ? vous recevez des livraisons la nuit ?
— Pour ce fournisseur, oui.
— C’est étrange, non ?
— Bah je suppose qu’ils viennent de loin, ils arrivent au début de l’équipe
de nuit. Ça nous arrange. Et comme ils nous livrent au compte-gouttes : on
va pas se plaindre.
Emeely jubilait intérieurement d’avoir réussi à obtenir les informations
qu’elle souhaitait. Il lui fallait maintenant parvenir à s’éclipser sans éveiller
les soupçons de la secrétaire.
— Et pour en revenir à Bob, qu’est ce que je pourrais faire pour qu’il me
remarque, vous pensez ? demanda Emeely en minaudant comme une ado.
— À mon avis, il vous a déjà remarqué, fit Nadia, à qui la question
donnait de l’importance. Mais n’hésitez pas à mettre vos avantages en
valeurs, même si ce n’est pas facile avec les sarraus et tout.
— Ah oui, vous croyez qu’il m’a déjà remarqué ?
— Ça ne fait aucun doute.
— Super, je suis trop contente, fit Emeely en se levant.
Avec un large sourire, Emeely se dirigea vers la porte et remercia la
secrétaire avant de sortir. Une fois sur la passerelle, elle lui fit encore un
grand signe de la main puis descendit l’escalier pour revenir dans l’atelier.
Son sourire s’était effacé, elle était à présent persuadée que pour mieux
comprendre ce qui se jouait dans l’usine : il lui fallait assister à cette
livraison.
CHAPITRE 18

Lentement, les employés du bâtiment administratif étaient sortis du travail


par grappes de quelques-uns ou parfois seuls. Avec leur départ, le parking
s’était vidé. Dans l’usine, une nouvelle équipe, moins nombreuse, avait pris
le relais de celle de l’après-midi.
Après ce chassé-croisé, la zone industrielle avait retrouvé un semblant de
calme. Le soleil couché avait transformé les lieux. Les bâtiments, qui
paraissaient tous se ressembler, se fondaient maintenant dans le noir. La
biscuiterie, qui était l’une des rares entreprises à continuer de fonctionner la
nuit, se détachait du reste et semblait plus grande : elle avait l’air d’une
cathédrale industrielle.
Emeely s’installa dans la zone de repos, à l’arrière de l’usine. De là, elle
pouvait voir le portail pour l’entrée et la sortie des poids lourds. Elle
pourrait donc repérer le camion de livraison à son arrivée.
L’impression accueillante que donnait le lieu au cours de la journée avait
disparu. Éclairée faiblement par la lumière du panneau indiquant
« Biscuiterie Lemoine », le reste de la pelouse était dans le noir. Cela faisait
naître une sensation oppressante. Les lampadaires des rues qui étaient rares
et ne concernaient que les carrefours ajoutaient à l’isolement. La baisse de
la circulation automobile et de l’activité dans les autres entreprises alentour
donnait plus d’importance aux sons provenant de l’usine. Ils se
mélangeaient avec les coassements des grenouilles qui trouvaient refuge
dans les fossés d’écoulement des eaux pluviales.
Les fenêtres, au raz du toit, qui faisaient le tour de la biscuiterie et
permettaient au soleil d’entrer durant la journée, laissaient échapper une
clarté jaunâtre.
Toutes ces particularités donnaient à l’usine une ambiance à la fois
poétique et fantastique.
Soudain, la barrière s’ouvrit et un grand spot de lumière se mit à éclairer
les quais de chargement. Emeely se leva et fit le tour du bâtiment pour les
rejoindre. En arrivant au coin de l’édifice, Emeely passa la tête pour
regarder. Le camion, d’assez petite taille, par rapport à ceux qu’on pouvait
voir ici habituellement, n’avait aucune indication sur la remorque de sa
provenance.
Soudain, une silhouette imposante qu’elle connaissait bien se dessina dans
la lumière des phares de la camionnette. Emeely fut assez surprise de
constater la présence de Leblanc. Que faisait-il là à cette heure-ci et depuis
quand supervisait-il l’approvisionnement en personne ?
Une fois le camion installé à quai, le chauffeur en descendit et Leblanc
s’approcha. Les deux hommes échangèrent à voix basse, mais Emeely était
trop loin pour pouvoir les entendre. Puis, le chauffeur tendit une épaisse
enveloppe au responsable de la fabrication. L’obscurité donnait une gravité
supplémentaire à l’évènement. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Ça
paraissait bien fourni pour être un accusé de réception. Leblanc le prit, salua
l’homme puis rentra dans l’usine. L’adrénaline faisait battre le cœur
d’Emeely et elle ressentait des sentiments qu’elle avait du mal à démêler.
Resté seul, le chauffeur ouvrit son camion. Quelques instants plus tard,
deux hommes arrivèrent avec le petit train de Mehmet et un gerbeur
électrique. Ils commencèrent à vider le véhicule et à mettre les
marchandises dans les wagons.
Emeely fit le tour pour retourner à la porte donnant accès au secteur
expédition. Elle « badgea » et entra, avant de se diriger vers les quais de
chargement.
— Bonjour, fit-elle assez fort pour être entendue des deux hommes.
— Bonjour, répondirent-ils sans savoir comment se comporter.
Emeely s’approcha et leur serra la main.
— Je suis Emeely Martin, je fais une étude sur la prévention des
accidents. Alors, je fais un peu le tour pour voir comment ça se passe la
nuit.
— Ah oui, j’ai lu l’info sur le panneau d’affichage du syndicat, dit le plus
âgé des deux hommes.
Maintenant qu’elle était plus proche, Emeely pouvait constater que les
deux hommes n’avaient pas le même âge. Celui qui utilisait le gerbeur était
plus vieux et avait peut-être dans les 45 ans, tandis que l’autre, qui chargeait
les wagons à la main en désassemblant les palettes, devait avoir 25 ans
environ.
— Pis comment ça se passe ce soir ?
— Ben, le camion était un peu en retard, fait qu’on est déjà dans le jus en
partant, répondit le jeune.
— Ah bon, pourquoi ?
— Ben après, on doit faire les recettes, pis faut que tout soit propre pour
l’équipe du matin.
— Ah c’est vous qui faites les préparations ?
— Hé oui, on a personne pour faire l’appro la nuit.
— Et pourquoi, il faut que ça soit fini pour l’équipe du matin ?
— Ben c’est comme ça, on laisse pas des mélangeurs tourner pour
l’équipe suivante. Sinon les gars, ils savent pas ce que vous avez fait, ce qui
est en cours. C’est le bordel. Alors on doit terminer avant et nettoyer les
machines.
— Comme ça on peut repartir directement. C’est comme une convention
entre les équipes, fit l’homme plus âgé en approchant une palette avec son
gerbeur. Pis à la fin de la nuit, c’est dur. Vers quatre heures du matin, ça
devient vraiment difficile. Alors on essaye de démarrer très fort pour finir
plus tranquille.
Emeely observa un instant leur travail. Elle reconnut les ballots que lui
avaient montrés, le matin, les opérateurs de la préparation. Il y avait
également des jerricans jaunes qui ressemblaient à de l’essence.
— C’est quoi ? demanda l’ergonome.
— Les paquets ? C’est du lactosérum, ça remplace le lait.
— Et ça ?
— De l’oléine de beurre, répondit le jeune travailleur.
— Mais pourquoi utiliser ça plutôt que du lait et du beurre ?
— Ben parce que c’est du recyclage : le beurre et le lait dont ils sont issus
n’étaient plus commercialisables.
Emeely se retourna, c’était le chauffeur du camion qui venait de lui
répondre. Il devait avoir la trentaine. Quand Emeely le regarda, il lui fit un
clin d’œil comme pour signifier le lien de complicité qui s’était installé.
— Vous avez fini ?
— Oui, c’est terminé, indiqua le travailleur le plus âgé en ramenant la
dernière palette de jerricans.
Emeely s’étonna :
— Il n’y a presque rien !
— C’est juste ce qu’il nous faut pour cette nuit.
— On fait pas exprès d’avoir du lait caillé et du beurre rance, ajouta le
chauffeur. Allez, je vous laisse.
Tandis que l’homme fermait son camion et partait, les deux opérateurs se
relayaient pour finir de charger les wagons. Tout en les regardant faire,
Emeely leur demanda :
— C’est un choix le travail de nuit ?
Les deux ouvriers se mirent à rire. Puis le plus jeune répondit :
— Il y en a peut-être qui font ça par choix, mais moi, c’est surtout pour le
salaire.
— C’est sûr que de nuit c’est différent. Y’a la tranquillité et la liberté. Y’a
ni brouhaha ni patrons. Être juste quelques-uns et toujours bosser avec les
mêmes gars la nuit, dans une usine où 100 personnes travaillent le jour, ça
fait une grande différence.
— Par contre, c’est dur pour la famille. On est un peu isolés
— Et le sommeil ? demanda, Emeely.
— Au début, je dormais passablement bien, mais plus le temps avance,
plus c’est difficile. Des fois même, je dors plus du tout, répondit le
travailleur plus âgé. Il est possible de réduire son temps de sommeil, mais
pas son besoin.
— Je me sens bizarre quand je pionce la nuit, dit le plus jeune.
— Oui, le plus dur, c’est l’été : les gens ont souvent du mal à dormir la
nuit faute de fraîcheur, imaginez ce que c’est en pleine journée ! Et puis, le
manque de sommeil entraîne aussi des sautes d’humeur…
— C’est vrai que tu es pénible en fin de nuit.
Les deux hommes se mirent à rire.
— Pis, ça fait prendre du poids, soupira le travailleur plus âgé. Une
quinzaine de kilos, surtout au niveau du ventre, ajouta-t-il en tapant sur sa
bedaine. J’ai vieilli bien plus vite que mes amis. Quand tu finis ta nuit, tu
fais un gros repas et tu te couches immédiatement. C’est pas très sain.
— Ah oui ? vous voyez que ça a un impact sur votre santé ?
— Ouais, mais, regarde, quand tu commences à avoir des problèmes,
retourner bosser de jour, quand tu sais que tu vas perdre une partie de ton
salaire, c’est pas possible répondit le travailleur plus âgé.
— C’est une espèce de piège parce que c’est très difficile de réduire sa
paie volontairement, ajouta le plus jeune. Les problèmes de santé, on y
pense pas vraiment. Pour l’instant, c’est cool d’être debout quand l’usine
dort. Le présent, c’est tout de suite, pis le futur, c’est plus tard.
Les deux opérateurs avaient fini de remplir les wagons et s’apprêtaient à
partir sur le petit train.
— Désolé, mais y’a de la place que pour deux, dit le plus âgé.
— Pas de problème, je vous retrouve à la préparation.
Les deux hommes partirent sur leur train de remorques. Emeely ne suivit
pas le même chemin et prit plutôt celui destiné aux piétons qui était dessiné
sur le sol. Elle traversa le service des expéditions qui était entièrement vide.
Elle repassa par la porte métallique qui menait à l’espace de repos à
l’arrière de l’usine, puis longea le mur avant d’atteindre celle qui séparait
les expéditions de la section conditionnement et emballage.
Elle entra et retrouva, posé sur une pile de cartons le sarrau, la charlotte et
les petits chaussons qu’elle y avait laissés en début de soirée. L’ambiance
était très différente. S’il y avait toujours le bruit des machines, celui-ci
paraissait plus feutré, car seulement quelques lignes étaient en
fonctionnement. Les néons donnaient une lumière plus jaune que le soleil
durant la journée et les ombres formaient des étoiles sur le sol. Tout cela
laissait l’impression d’une photo sépia.
En passant la porte qui menait à l’atelier de fabrication, Emeely eut la
sensation d’entrer dans un autre lieu : l’éclairage moins jaune et plus fort
changeait totalement l’impression que l’on avait. Certains néons envoyaient
une lumière intermittente très désagréable. Elle traversa l’ensemble du
secteur et ne reconnut personne. Elle entendait des chuchotements sur son
passage. Peut-être les opératrices étaient-elles surprises de voir quelqu’un
qui ressemblait vaguement à un chef, toujours présent à cette heure-là dans
l’usine.
Puis elle entra dans le local des préparations. La pièce était très éclairée.
Les murs blancs accentuaient encore cette impression de luminosité. Les
néons étaient très pâles, on se serait cru dans une salle d’opération.
Les deux hommes avaient déjà commencé à charger les cuves. Emeely les
observa pendant quelques minutes. Rapidement, ils mirent en route les
machines et tandis que le plus jeune ajoutait des ingrédients dans le
troisième mélangeur, le travailleur plus âgé s’approcha d’elle. Tout en
regardant son collègue, il dit :
— Vous savez, quand j’ai commencé de nuit je devais avoir son âge. C’est
sûr que le salaire c’est pas négligeable pour s’installer. Mais, ça m’a aussi
aidé avec mes enfants : j’ai pu petit-déjeuner chaque matin avec eux avant
de les emmener à l’école. J’allais également les chercher en fin d’après-
midi. Du coup, je dormais de 9 heures à 15 heures. Maintenant, ce rythme
est de plus en plus difficile à tenir avec l’âge. Il y a un an, un matin, en
sortant du travail, je me suis endormi au volant et j’ai eu un accident sur
l’autoroute… Rien de grave, j’ai seulement frôlé la gouttière de sécurité,
mais je me suis fait peur.
Emeely et l’homme regardèrent silencieusement le second opérateur finir
de lancer son mélangeur. Puis il s’approcha d’eux.
— Ce vieux têtu vous a raconté comment il a du mal à terminer les nuits,
parfois ?
Emeely pencha la tête sur le côté et prit un air interrogatif.
— Ça lui arrive de s’assoupir et de plus répondre quand les mélangeurs
sonnent.
— Arrête, lui dit pas ça ! Tu veux que je me fasse virer ou quoi !
— Non, mais, regarde, tu es têtu comme une mule. C’est plus de ton âge
de faire ça. Tu vas nous péter une crise cardiaque à t’obstiner. En plus, à la
fin de la nuit, on a la grosse phase de nettoyage, c’est super dangereux.
Une sonnerie retentit et le jeune opérateur se dirigea vers l’un des
mélangeurs qui s’était arrêté.
— Je sais qu’il a pas tort, entre 4 et 5h, ça m’est déjà arrivé d’être comme
paralysé pendant quelques minutes. Mais, à deux, on prend soin l’un de
l’autre. Peut-être que je devrais demander à repasser de jour… Vous en
pensez, quoi ?
— C’est sûr que si vous trouvez que cela a des effets sur votre santé, vous
devriez en parler à Laporte ou à Leblanc. Après, je ne travaille pas avec
eux, alors je ne sais pas comment ils réagiraient.
— Oui…
Une seconde alarme retentit.
— Excusez-moi, il faut…, dit l’homme en montrant le mélangeur.
— Pas de problème, je vais vous laisser, répondit Emeely en lui tendant la
main pour le saluer.
Une fois débarrassé de ses équipements, Emeely retrouva l’air extérieur.
La fraîcheur la saisit. À l’intérieur de l’usine, la température était restée la
même par rapport à la journée : il continuait à faire chaud et relativement
humide. Mais dehors, tout avait changé, il faisait presque froid et une légère
rosée couvrait la pelouse.
Emeely avait un sentiment ambivalent quand elle repensait à cette longue
journée. D’une part, elle avait compris énormément de choses qui étaient
cachées au sein de l’entreprise. D’autre part, ce qu’elle avait découvert
l’inquiétait. C’était beaucoup plus effrayant que ce à quoi elle avait
l’habitude d’être confrontée.
Bien sûr, les salariés avaient échangé avec elle énormément
d’informations sur leur travail, l’amour qu’ils ont pour lui et tout ce que
celui-ci leur fait. Cependant, ce qu’elle avait observé ce soir à la réception
du camion était incompréhensible. Leblanc faisait entrer dans l’usine des
denrées périmées, transformées pour devenir « acceptables ». L’échange
d’enveloppe ne la rassurait pas non plus, c’était un petit peu trop mystérieux
pour elle.
CHAPITRE 19

Emeely se réveilla en sursaut. De son lit sur la mezzanine, elle constata


qu’il faisait déjà grand jour. Elle attrapa son téléphone pour regarder
l’heure.
— Merde, merde, merde ! J’ai oublié de mettre l’alarme.
Elle sauta sur ses pieds et fonça dans la salle de bain. Le bruit de la
douche se fit entendre presque immédiatement.
Rentrée à une heure avancée la veille, à la suite de ses observations
tardives à la biscuiterie, Emeely s’était écroulée de fatigue et avait
complètement oublié de régler son réveille-matin. Elle avait eu du mal à
trouver le sommeil, se posant mille questions sur ce qu’elle avait vu et ce
qu’elle devait faire. Par la suite, elle s’était réveillée plusieurs fois dans la
nuit, ses angoisses ressurgissant dans ses songes.
Sa douche ne dura que quelques instants. Quelques bruits d’ablutions
diverses plus tard, elle ressortait déjà de la salle de bain. Attrapant la brosse,
qui se trouvait dans sa table de chevet, Emeely se pencha en avant pour se
peigner rapidement les cheveux. Elle plongea ensuite dans son armoire pour
y prendre quelques habits qu’elle enfila en quatrième vitesse.
Elle descendit de la mezzanine par l’escalier et se dirigea vers la cuisine
qui se trouvait sous la salle de bain. Elle sortit un sachet de gruau d’un
placard et en jeta le contenu dans un bol. Elle mit de l’eau dedans et le plaça
dans le four micro-ondes quelques secondes.
Une fois son gruau chaud, elle s’installa au comptoir pour le manger et
commença à lire ses courriels sur sa tablette. Puis, elle regarda le planning
partagé qu’elle avait avec Philippe. Elle constata qu’il n’avait rien de prévu
avant l’après-midi. Emeely décida donc de foncer au bureau pour pouvoir
échanger avec lui.
Elle arriva quelques minutes plus tard dans le parc d’activités dans lequel
se trouvait leur local. Deux petites routes, séparées par un terre-plein,
permettaient d’y entrer et d’en sortir. Mis à part l’écriteau, rien n’annonçait
l’accès. Quelques mètres plus loin, un panneau indiquait les différentes
entreprises ainsi qu’un plan pour les trouver. Le parc était particulièrement
boisé et composé d’importants espaces verts. Les pavillons étaient de taille
relativement modeste. Ils abritaient des firmes de services, de recherche et
développement ou de conseils aux entreprises. Chaque bâtiment pouvait
accueillir plusieurs compagnies et disposait de quelques places de
stationnement pour les salariés et les visiteurs. La route était très étroite et
sinueuse, afin de s’assurer que les voitures circulant dans le parc
restreignent leur vitesse. Il fallut quelques minutes à Emeely pour rejoindre
le pavillon dans lequel se trouvait leur bureau. Elle se gara dans l’une des
places qui leur étaient réservées et constata que l’auto de Philippe était là.
Elle entra rapidement dans le bâtiment. Celui-ci était séparé en deux par
un long couloir qui menait à de petits bureaux de différentes sociétés
installées de part et d’autre. Elle poussa la porte de Co-ergo.
Philippe, qui avait reconnu son pas dans le corridor, l’accueillit avec un
large sourire.
— Salut, alors tu as fini par trouver le fin mot de l’histoire ?
— Oui, ben, accroche ta tuque avec de la broche, fit Emeely en
suspendant son manteau.
— Encore tes histoires de broches ? répondit Philippe dubitatif.
Emeely lui fit un regard plat pour lui signifier que sa remarque ne passait
pas.
— Tu avais des gars que tu voulais voir pour connaître les produits dont il
était question ?
— Oui, en fait, un mec de la logistique et la secrétaire de Leblanc.
— Leblanc ?
— Bob, répondit Emeely en soupirant.
Elle prit un siège et s’assit devant le bureau de Philippe, avant de
reprendre :
— Le type de l’appro n’avait jamais vu ce produit. Il semblait même très
surpris.
— Ah bon ?
— Mais, dans l’après-midi, j’ai pu échanger avec la secrétaire qui, elle,
m’a expliqué que c’était de l’oléine de beurre et du lactosérum. Ça
remplace le beurre et le lait. Elle m’a dit également qu’ils n’en recevaient
pas assez pour en utiliser durant la journée. J’ai trouvé ça assez bizarre.
Comme elle m’a indiqué qu’une livraison était prévue hier soir, je suis
restée.
— Ah oui ?
— Et ce que j’ai observé me laisse perplexe.
— C’est-à-dire ?
— Il était 22 heures passées quand le camion est arrivé.
— Un peu tard pour une livraison.
— Oui, et Leblanc était encore là. C’est lui-même qui a accueilli le
camion.
— À cette heure-là ?! fit Philippe.
— Oui et pire encore, le chauffeur lui a remis quelque chose.
— Quoi ?
— Ça, j’en sais rien, répondit Emeely en écartant les bras d’impuissance.
— C’est bien mystérieux.
— Sans compter qu’après qu’il soit parti, j’ai discuté avec le chauffeur et
les gars des préparations qui bossent de nuit. Ils m’ont expliqué que ces
ingrédients permettent de réutiliser des produits impropres à la
consommation.
— Tu veux dire que lorsqu’ils ont du lait ou du beurre invendable, ils le
transforment pour que la biscuiterie puisse l’employer ?
— C’est ça.
Les deux interlocuteurs plongèrent dans leurs réflexions respectives et le
silence se fit dans la pièce. Ce problème dépassait largement leur mandat
sur le système de prévention des risques professionnels. Emeely laissa filer
le flot de ses pensées à voix haute :
— Il semble y avoir magouille. Et puis, j’ai appris qu’un opérateur à la
préparation avait parlé de quelque chose dans ce goût-là, sans avoir de
preuve. Et après, il est mort.
— Hum.
— Les cadres sont aussi tous plus louches les uns que les autres, entre
Cordier, Reynaud, etc., dit Emeely qui sentait une certaine angoisse monter.
— Leblanc, ajouta Philippe.
— Oui, admit Emeely.
— Est-ce qu’il y a un moyen de savoir qui étaient présents dans l’usine au
moment de l’accident ?
— Avec le système de badges, je suppose que oui. Je vais appeler le DRH
pour savoir.
Sous le regard de Philippe, Emeely attrapa son téléphone et composa le
numéro de Laporte, à la biscuiterie.
— Bonjour, monsieur Laporte, c’est Emeely Martin, l’ergonome. Vous
allez bien ?
— Oui très bien et vous-même ?
— Très bien, merci.
— Dites-moi, je suis en train de finaliser mon rapport pour la première
phase de l’intervention et il y aurait une information complémentaire que
j’aimerais récupérer.
— Oui, je vous écoute.
— Je souhaiterais avoir la liste des personnes présentes dans l’usine le
soir de l’accident de Bernard à la préparation. Ça me permettra de savoir ce
qui aurait pu être fait, mentit-elle.
— Eh bien, avec le système de badges, nous avons les informations de
toutes les présences. Vous pouvez obtenir ça auprès de Reynaud, cela fait
partie de ces fonctions en lien avec la sécurité du site.
— D’accord, mais il est assez peu collaboratif avec moi…
— Ah je vois. Ça m’étonne pas de lui. Je pourrais vous faire passer les
informations par mail dans la journée, ça vous irait ?
— Ça serait parfait, oui, merci beaucoup.
— Est-ce tout ?
— Oui merci beaucoup, bonne journée !
— Bonne journée, également. J’ai bien hâte de lire votre rapport.
Emeely raccrocha et informa Philippe.
— Nous aurons l’information par courriel, d’ici la fin de la journée.
— J’ai du mal à imaginer que cela puisse être grave, dit Philippe. De toute
façon, je pense que, dans tes préconisations, tu peux rester sur l’approche
dont nous discutions hier. Avec la méthodologie de co-analyse du travail, tu
pourras amener les dirigeants à prendre conscience, par eux-mêmes, des
problèmes pour qu’ils se débrouillent pour les traiter. Cela t’évitera d’être
en porte-à-faux.
— C’est aussi ce que je pense. Je vais m’atteler à rédiger la proposition et
le rapport de la première phase. Tu repasses ici cet après-midi ?
— En toute fin de journée uniquement. On aura qu’à manger ensemble.
— OK, je te montrerai ce que j’aurai fait à ce moment-là. On en discutera.
— Ça marche.
Au même moment, dans l’appartement de Bob, ce dernier, fidèle à ses
habitudes, choisissait avec soin sa tenue du jour. Il portait une grande
attention à assortir ses vêtements et n’acceptait que la perfection quand il
était question de donner un coup de fer à ses habits.
Bob enfila sa veste noire sur sa chemise impeccablement repassée et d’un
blanc immaculé. Exceptionnellement aujourd’hui, il avait décidé de ne pas
mettre de cravate pour être plus décontracté.
Il attrapa son téléphone de la main gauche et se dirigea vers la cuisine.
Dans sa cafetière, un espresso, fumant comme il les aime, l’attendait. Il prit
la tasse et en but une gorgée, avant d’allumer son appareil.
Dans ses courriels, il ne vit rien d’urgent. Il ouvrit alors son application
qui lui donnait un accès direct au système informatisé de gestion de la
production. Il parcourut rapidement les résultats de l’équipe de la veille au
soir et de la nuit. Tout semblait fonctionner à merveille. La satisfaction de
cette réussite matinale lui permit de profiter avec délectation de son café.
Arrivant à l’usine dans le silence de sa grosse berline allemande, Bob
aperçut le panneau annonçant « Biscuiterie Lemoine » par-dessus la haie
qui longeait la rue. En entrant dans le parking, il pensa, en voyant le
bâtiment, qu’une fois à la tête de l’entreprise, il donnerait un coup de neuf à
l’extérieur. Son aspect vieillot ressortait d’autant plus qu’il était entouré
d’édifices industriels modernes. Et pourquoi pas devenir la « Biscuiterie
Leblanc » ?
Bob se gara sur la place de parking qui lui était réservée, à proximité de
l’accueil. Il descendit de l’auto et ouvrit la portière arrière pour prendre sa
veste, qui était accrochée à un cintre afin de ne pas être froissée.
Il l’enfila et s’éloigna de sa voiture qui se verrouilla automatiquement.
Bob aimait beaucoup l’impression de puissance et de contrôle que cela lui
conférait. Il passa devant l’accueil et dépassa le bâtiment administratif.
Entre celui-ci et l’usine, sur la route qui les séparait, et à côté de l’entrée
donnant à l’arrière, il aperçut Reynaud et la responsable recherche et
développement qui discutait ensemble. Il leur fit un signe de la main auquel
les deux répondirent. Bob connaissait bien le ressentiment que les anciens
cadres de l’entreprise avaient envers lui. Mais, l’état de délabrement
industriel dans lequel il avait trouvé l’usine ne l’incitait qu’à avoir du
mépris pour eux.
Il se demanda ce qu’ils étaient encore en train de manigancer. Leurs
regards lui parurent suspects. Il poursuivit, malgré tout, sa route pour entrer
dans le vestiaire. Il le traversa tout droit, sans se changer, puis sortit son
badge et déverrouilla la porte donnant accès au local des préparations. Il
pénétra dans la salle blanche où trois opérateurs étaient au travail. Il ne prit
pas la peine de les saluer et ceux-ci ne firent pas grand cas de son passage.
En quittant de la pièce, il emprunta directement l’escalier qui menait à son
bureau. Arrivé sur la passerelle métallique qui surplombait l’atelier, il jeta
un coup d’œil satisfait sur les lignes de fabrication. L’usine était belle, vue
d’ici. Il y avait une esthétique particulière à apercevoir ces tapis couverts de
biscuits, les personnes et les machines qui fonctionnaient en parfaite
cadence, comme un ballet bien réglé.
Il passa devant le bureau de Pichon, le responsable méthode. Celui-ci n’y
était pas. Sans doute qu’il n’était pas encore arrivé. Une chance qu’il avait
pu lui faire retirer les principales fonctions de responsable méthode : sa
manière de concevoir les modes opératoires était vraiment archaïque !
Il continua quelques mètres et entra dans le bureau de Nadia. Elle était
déjà là.
— Bonjour, dit-elle.
— Good morning, Nadia, répondit jovialement Bob, tout se passe bien ?
— Oui. Monsieur Lemoine a laissé un message. Je l’ai noté et mis sur
votre bureau.
— Parfait, merci
— Hier après-midi la petite ergonome est passée, mais vous étiez déjà
parti en réunion.
— Ah oui ? Intéressant. Comment vous la trouvez ? demanda-t-il en
s’essayant sur une chaise.
— Elle a un visage menu si mignon, commença-t-elle par dire.
Bob acquiesça, mais Nadia n’était pas satisfaite de sa description. Bob le
comprit et se pencha pour l’inciter à poursuivre. Contente d’avoir toute
l’attention de son supérieur, elle ajouta :
— La première fois que je l’ai vu dans mon bureau, je me suis dit « Elle a
l’air toute fraîche. » Elle me faisait penser à une de ces petites étudiantes :
lorsqu’elle attendait son rendez-vous avec vous, elle rougissait. Son visage
devenait d’un rose pâle innocent. Je me suis demandée si toute sa peau était
comme ça : sans défaut.
— Ahah, oui, fit Bob en hochant la tête, la même question lui avait
traversé l’esprit lorsqu’ils avaient échangé dans son bureau. Puis, il eut une
inspiration lyrique en regardant par la fenêtre qui donnait dans l’atelier et
dit : elle a un parfum frais et salutaire, qui me rappelle le verger de
pommiers de mon père.
— C’est un vrai petit bouton de fleur qui ne demande qu’à s’épanouir,
compléta Nadia en parfaite complicité avec son supérieur.
— Et que voulait-elle, hier ?
— Oh et bien, elle voulait en savoir plus sur vous.
— Parfait. Que lui avez-vous dit ?
— Oh j’ai parlé de ce que vous avez fait pour l’usine sur la réorganisation
de la production et de l’approvisionnement. Sûrement à cause de son métier,
elle était très impressionnée par les choix forts que vous avez faits.
Nadia s’arrêta un instant pour se remémorer la discussion de la veille, puis
ajouta :
— Elle était très étonnée du dynamisme de l’usine et notamment du fait
que l’on recevait des livraisons de matières premières jour et nuit.
— Comment savait-elle que nous recevons des produits la nuit ? demanda
Bob, surpris que l’ergonome puisse être au courant.
— Oh, elle n’en savait rien. C’est en discutant que j’ai abordé cela. Elle
en a été particulièrement étonnée.
Bob se renfrogna sur sa chaise. Nadia ne comprit pas exactement
pourquoi. Il resta un instant ainsi avec sa tête des mauvais jours. Puis, il se
leva et se dirigea vers son bureau.
— Merci, Nadia, ajouta-t-il simplement, à l’adresse de sa secrétaire.
Après avoir refermé calmement la porte de son local, il se rapprocha de la
fenêtre qui donnait sur l’atelier. Il ne pouvait voir qu’une partie des
machines à cause de la passerelle métallique qui se trouvait juste devant.
Il ferma les yeux et se remémora son père, si imposant, qui avait travaillé
toute sa vie de ses mains. Il se souvenait combien sa voix était forte,
presque impérieuse, quand il lui donnait des ordres et comment il s’était
gaussé lorsqu’il lui avait annoncé vouloir poursuivre des études d’ingénieur
:
— Toi ? Ingénieur ? mais tu ne sais rien faire de tes dix doigts ! et avec
quel argent paieras-tu tes études ?
La gifle était venue compléter toutes les brimades qu’il avait reçues
depuis l’enfance. Il n’avait alors eu de cesse de lui donner la preuve qu’il
pouvait y arriver. D’abord, simplement pour lui prouver qu’il avait tort de
ne pas avoir confiance en lui. Puis, pour lui démontrer qu’il lui était
supérieur par l’intelligence.
Mais, jusqu’à sa mort, jamais son père n’avait admis son tort ou exprimé
de l’admiration pour la réussite de son fils. La bataille, entre eux deux,
n’était donc toujours pas terminée.
Pour Bob, elle ne le serait que lorsqu’il aura pris le contrôle de l’usine,
qu’il sera le « patron ». Son père avait beau être un ouvrier reconnu par ses
pairs, il n’en était pas moins resté pauvre toute sa vie. Ses compétences et
ses qualités ne lui avaient servi à rien. Lui, Bob, ne serait pas un larbin, il
serait un chef.
Il rouvrit les yeux. Il était si proche du but : le vieux Lemoine lui
mangeait dans la main. Il ne fallait pas que cette petite ergonome gâche tout
en fouillant un peu trop loin. Il fallait qu’il sache ce dont elle était au
courant et qu’il agisse en conséquence pour éviter que tout ne soit perdu.
CHAPITRE 20

Philippe entra dans la salle qui se trouvait en surplomb du magasin. Étant


donné l’heure tardive dans l’après-midi, la secrétaire du directeur du
supermarché avait déjà installé le projecteur ainsi que des bouteilles d’eau
pour tout le monde. Deux rangées de tables se faisaient face, dans la
longueur de la salle. Une vingtaine de sièges étaient disposés de part et
d’autre.
Philippe aimait ces réunions de restitution, lorsqu’il avait la possibilité de
mettre en place un comité de suivi. Il faisait jouer à ce dernier un rôle
décisionnel sur les objectifs de l’intervention et son déroulement. C’est là
que se négociaient les libérations des personnes pour participer aux groupes
de travail ainsi que les investissements nécessaires aux transformations.
C’est également au sein de ce dispositif que se discutaient certaines
difficultés rencontrées par les groupes de travail et les modifications à
apporter à l’intervention prévue au départ. Dans certaines interventions,
Philippe faisait en sorte que ce comité réalise l’évaluation finale.
Il avait pour principe, en complément de la rédaction d’un rapport, de
faire une réunion de restitution. Celle-ci lui permettait de s’assurer que tous
les acteurs de l’entreprise recevaient le même message et de répondre aux
éventuelles questions que ces constats pouvaient soulever.
Philippe installa son ordinateur et le relia au projecteur. Il avait préparé
plusieurs exemplaires du rapport pour que chacun des membres du comité
puisse en avoir une copie. En arrivant un peu à l’avance, il avait la
possibilité d’aménager la salle et de se remémorer les points qui lui
semblaient importants.
À peine eut-il fini que les premiers membres entrèrent, à commencer par
le représentant syndical. Un homme d’un certain âge, assez corpulent, qui
travaillait dans l’entrepôt et procédait à la mise en rayon. Il avait, depuis
peu, obtenu une promotion comme chef d’équipe et faisait partie du comité
paritaire en santé et sécurité du travail.
Il fut rapidement suivi par le directeur RH, qui s’occupait de la prévention
dans le magasin en plus de tout le reste. C’était un homme plutôt jeune, il
s’agissait de son premier poste avec autant de responsabilités et il avait bien
du mal à se positionner sur l’ensemble des sujets qu’il devait traiter.
Une caissière les rejoignit : elle avait été désignée par les travailleuses
pour les représenter dans le comité de suivi. Il s’agissait d’une Sénégalaise,
dans la quarantaine, avec un léger embonpoint. Elle était reconnue par ses
collègues pour connaître tous les trucs, dès qu’ils avaient une question, c’est
vers elle qu’ils se tournaient.
Un faible brouhaha avait envahi la salle, les gens se saluant et
commençant à discuter de tout et de rien. Philippe, qui avait accueilli
chacun des nouveaux venus à leur arrivée, se tenait à l’écart, impatient de
démarrer. Il avait laissé la porte ouverte, car ils n’étaient pas au complet.
Après quelques instants, le directeur du magasin fit son apparition. Il entra
au pas de course. Il était le seul à porter un costume et une cravate. Il fit le
tour de chacun pour les saluer sur un ton qui se voulait chaleureux, mais qui
sonnait faux.
Tous attendirent qu’il prenne sa place, puis se tournèrent vers Philippe qui
put alors commencer.
— Bonjour à tous. Pour cette réunion, je désirais vous présenter les
conclusions de mon intervention chez vous. Pour cela, je vous rappelle la
demande d’origine que vous nous avez adressée : vous souhaitiez définir
quelle chaise ergonomique serait la plus pertinente pour le poste d’hôtesse
de caisse.
Philippe fit une pause et regarda l’assemblée. Si la caissière restait
silencieuse, les autres personnes acquiescèrent. Philippe poursuivit :
— En faisant le tour, j’ai compris que ce que vous recherchiez en fait était
de réduire les arrêts de travail, les dépenses de santé liées aux douleurs
lombaires et aux poignets et, en même temps, améliorer la qualité du
service fourni à vos clients.
— Exact, réagit le directeur, les coûts sont en hausse de manière
exponentielle ou presque. Et il sera impossible de justifier un
investissement important auprès du groupe si ça n’apporte pas aussi
quelque chose pour les clients. Acheter une chaise ça passe, mais revoir
tous les postes de caisse, ça va bloquer.
Philippe reprit la parole, avant que le représentant syndical ne réagisse et
que la réunion lui échappe :
— Pour répondre à cette question, ma démarche a été, d’abord, de
collecter des données sur les salariées concernées. Pour cela, j’ai recueilli
des informations sur les caissières. J’ai pu constater que ce sont
exclusivement des femmes et qu’elles sont plutôt jeunes, la moyenne d’âge
est de 35 ans et qu’elles travaillent ici depuis 10 ans.
— C’est quoi le rapport avec la chaise ? demanda le syndicaliste de
manière agressive.
— Les problèmes lombaires ou aux poignets font partie d’une grande
catégorie que l’on appelle les troubles musculosquelettiques ou TMS. Or,
face à cette maladie, nous ne sommes pas tous égaux en fonction de notre
genre ou de notre âge. C’était important de savoir ce qu’il en était dans
votre entreprise.
— Admettons, pis ? ajouta l’homme en gardant le même ton.
Philippe lui sourit jovialement avant de continuer :
— Je suis ensuite allé observer le travail, pour identifier les principaux
déterminants du travail de caissière et voir comment elles s’y prennent pour
le réaliser efficacement. J’ai constaté que tous les jours et toutes les heures
n’entraînent pas les mêmes sollicitations au niveau du poignet, en fonction
de deux grands déterminants : la variabilité des produits et la diversité des
clients.
Philippe sentait bien, dans le regard de l’assistance, qu’ils se demandaient
si c’était du lard ou du cochon. Il choisit de ne pas leur laisser le temps de
réagir avant d’expliquer :
— Tous les produits ne sont pas sollicitant de la même façon et les profils
des clients peuvent faire varier le volume de produits sollicitant ou bien
ajouter des contraintes psychologiques.
— OK, fit le directeur
— Je me suis également rendu compte que ces deux premiers
déterminants pouvaient varier en fonction d’un troisième : le temps de
travail.
— Les horaires variables ? demanda le représentant syndical.
— Oui, mais pas seulement : selon l’heure et le jour, le profil des clients
n’est pas le même et avec eux les produits qu’ils achètent et donc les
sollicitations des poignets et du dos.
— Donc, pour gérer les horaires, se questionna à haute voix le
responsable RH, il faudrait ajouter des informations sur le niveau de
sollicitation de chaque plage horaire et de chaque caissière pour pouvoir
équilibrer entre les personnes ?
Philippe resta silencieux.
— Ça pose quand même problème parce qu’actuellement, je mobilise les
opératrices les plus performantes pour les horaires durant lesquels il y a le
plus d’achalandage.
— Sauf que de ce fait, réagit le syndicaliste, tu les casses plus vite. Du
coup, c’est les caissières les plus performantes qui sont les plus absentes,
c’est con.
Un silence consterné se fit dans l’assemblée. Tout le monde avait pris
conscience du problème en même temps.
— J’ai également observé une stratégie qu’utilisent les hôtesses de caisse
pour aller plus vite lorsque les files de clients s’allongent : elle travaille
debout.
— Vous ne restez pas assises ? demanda le directeur, surpris, en se
tournant vers la caissière
— Ben non, c’est bien plus rapide debout. Sauf que si ça se prolonge, les
douleurs au dos reviennent vite.
— Merde, mais ça veut dire que changer la chaise, ça sert à rien ! s’écria
le directeur en se tournant vers l’ergonome.
Philippe lui sourit, satisfait que la conclusion soit venue toute seule.
— Il y a un dernier point. J’ai observé plusieurs fois des produits qui ne
passaient pas : ils n’étaient pas reconnus par le scan du code-barre. Ça
évidemment, c’est problématique parce que dès qu’il y a un incident du
genre, même si les équipes réagissent rapidement, ça fait s’allonger la file
de clients. Et du coup, y compris sur des moments qui normalement ne
connaissent pas de fort achalandage, la caissière se retrouve dans une
situation équivalente à une grosse période. Par la suite, pour accélérer la
cadence, elle se lève et sollicite, de nouveau, son dos. J’ai interrogé les
filles, elles m’ont dit que ça arrivait assez fréquemment.
— Oui, c’est vrai, fit la caissière, et depuis quelque temps, ça arrive
beaucoup plus souvent qu’avant. Mais, je ne sais pas pourquoi.
— Attendez, attendez, dit le directeur, il y a quelques mois, nous avons
modifié la procédure de réception, d’étiquetage et de mise en rayon, est-ce
que ça peut avoir un rapport ?
Le responsable syndical, qui travaillait justement dans cette section du
magasin se tassa sur sa chaise.
— Cela fait seulement quelques mois que nous avons une importante
hausse des TMS, si ça se trouve, les deux périodes coïncident, remarqua le
responsable RH.
— Par contre, reprit Philippe, j’ai constaté que l’équipe avait des
stratégies collectives informelles pour réduire la durée de ces moments, soit
ouvrir d’autres caisses rapidement. Sauf que ce n’est pas toujours possible.
— Hé oui, on essaye d’avoir le juste nombre de caissières.
De nouveau, un silence se fit dans l’assemblée. En quelques minutes
seulement, Philippe venait de démonter les représentations que tous avaient
du problème des hôtesses de caisse.
— En tout cas une chose est sûre, mettre des chaises ergonomiques, ça ne
sert à rien, émit le directeur, alors qu’est-ce que vous proposez ? demanda-t-
il à l’adresse de l’ergonome.
— Eh bien, il y a plusieurs pistes de solutions pour transformer les
situations de travail des hôtesses de caisse. Il est clair qu’il faut aller étudier
le processus existant de réception des marchandises, d’étiquetage et de mise
en rayon, pour comprendre d’où viennent les erreurs et comment les
prévenir. Mais aussi, il faudrait faire un groupe de travail avec elles pour
évaluer plusieurs solutions organisationnelles.
— Ah oui, je veux bien en être également, fit le jeune responsable RH. Je
sens que l’on peut vraiment trouver des mesures innovantes avec les pistes
que vous nous avez montrées.
— Bon, je vois, puisque tout le monde est d’accord, on va lever la séance
: il faut que je discute avec monsieur, conclut le directeur en pointant
Philippe du doigt.
Quelques dizaines de minutes plus tard seulement, Philippe ressortait du
supermarché avec un large sourire sur le visage. Bien que cela n’avait pas
été envisagé au départ et que la demande initiale portant sur des
recommandations pour un siège ergonomique le gênait beaucoup, il avait
réussi à changer les représentations des acteurs de l’entreprise. Ils étaient, à
présent, tous prêts à s’engager dans une démarche plus globale pour
améliorer les situations de travail des caissières. Ils avaient compris qu’il
pouvait y avoir des implications avec des métiers éloignés dans la
compagnie et avec des éléments de l’organisation. Le champ des possibles
s’était ouvert. Enfin, jusqu’à la prochaine réunion : Philippe n’était pas
dupe. Il savait que cette petite victoire ne serait que partie remise la fois
suivante. Il avait également pu gagner un contrat un peu plus long. La
courte observation qu’il avait faite du travail des caissières lui avait permis,
à présent, d’obtenir plusieurs jours additionnels d’intervention.
Philippe retourna à sa voiture qu’il avait laissée, comme n’importe quel
client, sur le stationnement du supermarché. De là, il put rapidement
rejoindre l’autoroute et, un peu moins d’une heure plus tard, il arriva au
parc d’activités dans lequel se trouvait le local de Co-ergo.
Il serpenta alors au pas dans les chemins tortueux du parc jusqu’au
pavillon où se trouvait leurs bureaux. Il devait y retrouver Emeely qui avait
travaillé une partie de l’après-midi à la rédaction du rapport pour la
biscuiterie Lemoine. Ils allaient pouvoir aller manger un morceau et
discuter pour savoir comment convaincre l’entreprise de poursuivre la
deuxième phase. Même si Laporte, le DRH, était au courant du besoin de
cette seconde étape, il était important que la firme soit d’accord sur son
contenu. Cela nécessitait une présentation pédagogique des informations
recueillies dans la première phase. Et, il devait avouer que la perspective de
passer du temps et partager le repas avec son associée le réjouissait.
En arrivant dans le stationnement de leur pavillon, Philippe fut surpris, et
un peu déçu, de ne pas y voir la petite voiture d’Emeely. Il se gara sur une
place réservée pour le cabinet et descendit de l’auto. Du regard, il chercha
encore la voiture d’Emeely, mais il ne la trouva pas plus.
Il enfila sa veste et entra dans le pavillon. Il traversa le couloir jusqu’à
leurs bureaux. Ceux-ci étaient verrouillés. Le corridor sombre et vide offrait
une ambiance assez angoissante, que Philippe avait rarement ressentie en
ces lieux.
Il sortit son trousseau de clés et ouvrit la porte. À l’intérieur, la pièce était
comme d’habitude. Pourtant, le soleil couchant qui parvenait de la fenêtre
lui donnait un air sombre. Évidemment, personne ne s’y trouvait.
Philippe posa ses affaires et accrocha sa veste. Il s’installa à son bureau. Il
fut étonné de ne pas y voir un message d’Emeely s’excusant ou lui
indiquant où elle était. Il alluma son ordinateur en pensant y découvrir,
peut-être, un courriel explicatif. Il le fouilla avec fébrilité, mais ne trouva
aucune note de son associée. Il profita d’être sur son poste de travail pour
trier et répondre à quelques mails en retard. Cela l’occupa quelques
minutes. Mais, rapidement, l’inquiétude lui fit lâcher sa machine. Il se leva
alors et se dirigea vers la fenêtre. Posant ses mains sur ses hanches, il
observa dehors, comme s’il cherchait Emeely du regard. Mais où peut-elle
bien être marmonna-t-il pour lui-même ?
Il eut une idée et se rapprocha du bureau de son associée. Peut-être avait-
elle laissé un message sur son bureau à elle ? Et avec un peu de chance, il y
dénicherait aussi le rapport concernant la biscuiterie.
Il fouilla rapidement le meuble. Il était beaucoup plus encombré que ne
pouvait l’être le sien, ce qui le fit sourire. Mais, il ne découvrit pas de traces
du document. L’ordinateur d’Emeely étant allumé, il en profita pour
regarder s’il l’y trouvait.
Il n’eut pas longtemps à chercher, car le rapport était ouvert dans le
traitement de texte, au premier plan. Pensant qu’Emeely finirait par arriver
et ne voulant pas terminer trop tard, Philippe prit la décision de lire le
document et d’activer la fonction révision, pour que les modifications qu’il
ajoutait puissent être clairement identifiables.
Plusieurs dizaines de minutes passèrent et lorsqu’il releva de nouveau le
nez, le soleil s’était couché et des nuages cachaient la lune maintenant
levée. La luminosité laissait place à la noirceur dans le bureau.
En fermant le fichier du rapport pour la biscuiterie, il aperçut les courriels
d’Emeely. Le dernier, indiqué comme non-lu venait de Laporte, le DRH de
l’entreprise. Philippe savait qu’elle attendait la liste des personnes entrées
dans l’usine avant l’accident qui avait coûté la vie à un opérateur à la
préparation des recettes. Même si ça ne lui était pas destiné, il était curieux
de voir ce qu’il en était. Il choisit donc d’ouvrir le fichier.
Le document était un tableau, finalement assez simple, indiquant l’heure,
le nom de l’individu et la porte par laquelle il y avait eu accès à la
biscuiterie. Activant les filtres, Philippe tria rapidement les données. Seuls
les noms des personnes entrées dans la dernière heure de l’horaire de travail
de l’après-midi l’intéressaient, soit entre 21 et 22 heures, car l’accident
avait eu lieu à la fin de la journée de travail de l’opérateur, quelques
dizaines de minutes avant 22 heures.
Si, dans les autres heures indiquées dans le fichier, la plupart des noms ne
lui disaient rien et qu’ils accédaient à l’usine principalement par le vestiaire,
dans les données entre 21 et 22 heures, un nom fit réagir Philippe : Leblanc.
Le document mentionnait qu’il était entré par l’annexe, ce qui était plutôt
inusité. Et que faisait un cadre dans l’entreprise à cette heure-là ? La gorge
de Philippe s’était resserrée. Il ferma le fichier et scruta de nouveau dehors,
dans l’espoir d’apercevoir Emeely. En retournant son regard vers
l’ordinateur, il vit à nouveau la liste des courriels d’Emeely.
Soudain, au milieu de ceux-ci, l’expéditeur d’un mail à l’intitulé
« invitation » lui sauta aux yeux : Leblanc ! Il ouvrit le message avec
appréhension et ses craintes furent confirmées, Emeely était actuellement
avec Leblanc…
CHAPITRE 21

Bob avait emmené Emeely dans un restaurant huppé de la ville.


L’ergonome était éblouie par la beauté de la salle. Un agencement moderne
des couleurs ainsi que des choix de matériaux nobles donnaient un côté
futuriste à la décoration, sans pour autant que l’on ait une impression de
froideur comme on pouvait le voir trop souvent.
La répartition des tables laissait énormément de place, ce qui évitait que
les clients ne se gênent les uns, les autres. Le revêtement des murs épais
ainsi que leurs formes, composées d’angles, limitaient la diffusion du son
offrant une atmosphère feutrée bien agréable.
Au centre de la pièce, dans un espace entièrement vitré, se tenait un cellier
dont la température était contrôlée. On pouvait apercevoir d’innombrables
bouteilles ainsi qu’un imposant plateau de fromages. Une échelle en bois
permettait d’atteindre les étagères les plus hautes et un escalier semblait
descendre au niveau inférieur : d’autres bouteilles s’y trouvaient peut-être.
La table avait été mise avec goût. Maints couverts étaient placés et les
assiettes peintes avaient l’air de véritables œuvres d’art.
Lorsqu’Emeely s’était assise, elle avait tout de suite remarqué que les
ustensiles étaient des créations originales. Leur poinçon ne laissait pas de
doute : ils étaient en argent.
Emeely avait accepté l’invitation, à la condition que cela reste
professionnel, ce dont Bob avait convenu. Mais rien dans ce rendez-vous ne
semblait l’être. Le repas avait été courtois. Emeely était restée distante et
froide autant que possible. Si la conversation avait quelquefois divergé vers
des sujets personnels, elle était surtout demeurée concentrée sur des
questions industrielles liées à la biscuiterie.
Pour des raisons différentes, Emeely et le responsable de la fabrication se
livrait à une partie d’échecs tout en gardant un air détaché, chacun
cherchant à découvrir ce que l’autre savait.
Le repas fut long, comptant de nombreux plats. Bien plus qu’Emeely
n’avait l’habitude d’en voir. Lorsque le dessert arriva enfin, elle n’avait plus
faim, mais elle ne pouvait pas résister à des sucreries, sa mère disait
d’ailleurs d’elle qu’elle était une vraie « bibitte à sucre ». Heureusement,
bien que planté dans un superbe décor composé d’un arbre dont le feuillage
était fait de barbe à papa, le dessert était constitué principalement de glaces,
de mignardises et de pâtes de fruits fines et délicates.
À peine terminé, Bob se proposa, tel qu’il s’y était engagé et qu’il l’avait
déjà fait la fois précédente, de ramener Emeely à sa voiture, qu’elle avait
laissée sur le parking de la biscuiterie.
Sur le chemin du retour, dans la grosse berline allemande, ils restèrent
tous deux silencieux. Cela rendit palpable le malaise qui régnait entre eux.
Emeely était tiraillée entre son envie de se rapprocher de Bob et sa
méfiance à son égard, étant donné ce qu’elle avait vu la veille.
Alors qu’ils arrivaient à proximité de l’usine, Bob indiqua :
— J’ai un petit peu enquêté concernant les produits utilisés la nuit.
— Ah oui ? fit Emeely, qui pensa soudain qu’elle l’avait peut-être aperçu
au camion de livraison pour cette raison et s’en voulut de l’avoir
soupçonné.
— Si vous avez le temps, il faudrait que je vous montre quelque chose.
— Oui, bien sûr, lâcha immédiatement l’ergonome alors qu’ils
franchissaient le portail d’entrée.
Emeely sentit son cœur s’accélérer et son ventre se tordre. Des images de
sa soirée imaginaire avec Bob de l’autre jour ressurgissaient dans son esprit.
À présent, elle avait à la fois envie qu’ils se rendent très vite dans son
bureau pour entamer un entretien très privé et le goût de ralentir le temps
pour profiter au maximum de la montée du désir entre eux.
Bob se gara sur sa place réservée. Le parking était beaucoup moins
achalandé que ce n’était le cas en journée. Les équipes de nuit étaient
composées de moins de personnel que de jour. Emeely sortit rapidement de
la voiture. Elle se mordit les lèvres en regardant Bob en faire autant et
remettre la veste qu’il retirait systématiquement pour conduire afin de ne
pas la froisser. Elle observait avec gourmandise les muscles de l’homme
saillir sous sa chemise. Ce dernier resta froid et distant, ce qu’elle interpréta
comme une stratégie pour faire augmenter la tension entre eux et décupler
son désir. Il lui dit simplement :
— Suivez-moi.
Ils contournèrent le bâtiment administratif à l’intérieur duquel toutes les
lumières étaient éteintes. En s’approchant de l’usine, ils commencèrent à
distinguer le bruit des machines.
Alors qu’Emeely se dirigeait vers la porte donnant sur le vestiaire, pensant
qu’ils allaient se rendre au bureau de Bob, ce dernier lui fit signe que non :
— Ce que je veux vous montrer sera plus accessible par-là, lui dit-il en
pointant du doigt le coin du bâtiment.
Emeely fut surprise et un peu déçue. La tension sexuelle qu’elle avait en
elle redescendit d’un cran et sa rationalité reprit le dessus. Que pouvait-il
bien vouloir lui montrer ?
Après être restée un moment, indécise, devant la porte, elle suivit Bob le
long de l’édifice. Passé le coin, l’ambiance changea du tout au tout. Il n’y
avait plus de réverbère et la lune était cachée par des nuages. La zone était
particulièrement sombre. Seule la lumière jaunâtre émanant de la biscuiterie
offrait un léger halo pour voir où l’on avançait. Un chemin goudronné
longeait l’usine et à gauche il n’y avait qu’une pelouse avec quelques
buissons puis une haie qui donnait sur un fossé pluvial dans lequel on
entendait des grenouilles croasser.
Emeely regretta soudain de ne pas avoir prévenu Philippe et s’en voulut
de s’être laissée embarquer à nouveau par Leblanc. Ils arrivèrent devant une
partie du bâtiment qui formait comme une excroissance de l’édifice
principal.
— C’est l’annexe dans laquelle se trouve le mélangeur supplémentaire,
indiqua Leblanc.
Cela piqua la curiosité de l’ergonome :
— Alors ici, c’est le chemin par lequel sont amenés les ingrédients ?
demanda-t-elle ?
— Oui, exactly.
Le responsable de la fabrication sortit son badge, déverrouilla la porte
puis l’ouvrit. Il s’écarta et fit galamment signe à Emeely :
— Après vous.
Il n’y avait aucune lumière dans l’annexe et ce n’était guère invitant.
Après un instant d’hésitation, Emeely entra en tentant de se montrer
assurée.
À peine fut-elle à l’intérieur, qu’elle sentit le sol se dérober sous ses pas.
Ce n’est qu’au prix d’une importante acrobatie qu’elle parvint à garder son
équilibre. Dès qu’elle fut stabilisée, le peu d’éclairage qui se trouvait à
l’intérieur disparut : Leblanc venait de fermer la porte.
— Il faudrait allumer la lumière, dit Emeely autant à l’intention de
l’homme qui l’accompagnait que pour se rassurer et remplir le vide des
ténèbres.
Après quelques secondes, elle entendit Bob répondre d’une élocution
lugubre et inquiétante qu’elle ne lui connaissait pas.
— Ça ne sera pas nécessaire.
Emeely percevait la voix de Leblanc, mais ne pouvait le distinguer. Elle
scruta l’obscurité. Ces yeux s’habituaient lentement à la noirceur. Elle
recula vers le centre de la pièce et vint s’adosser sur le mélangeur. Elle avait
déjà vu mieux comme endroit romantique et son désir se transformait à
présent en appréhension.
Elle ne pouvait le distinguer, mais elle sentait que sur le sol se trouvait
une matière visqueuse et glissante. C’était rare qu’elle se déplace sans ses
chaussures de sécurité. Mais ce soir, comme Leblanc l’avait invité dans un
restaurant et qu’elle n’avait pas vraiment prévu de rentrer dans l’usine, elle
avait de petites ballerines dont les semelles n’apportaient pas beaucoup
d’adhérence.
— Que se passe-t-il ? demanda Emeely ne sachant trop comment se
comporter au vu de l’évolution de la situation.
Leblanc ne chercha pas à répondre et posa à son tour une question :
— Pourquoi a-t-il fallu que vous alliez enquêter sur les produits utilisés la
nuit ?
D’abord surprise et un peu inquiète, elle sentit que pour se sortir de cette
mauvaise passe, il allait lui falloir être attentive et concentrée. Emeely reprit
un peu d’assurance. Elle avait bien identifié que Leblanc venait de lui poser
une question rhétorique. Mais, si elle pouvait entamer un dialogue, elle
pourrait peut-être gagner du temps et trouver un moyen de rejoindre le reste
de l’usine et la sécurité de la présence des opérateurs. Aussi, poursuivit-elle,
sans savoir vers où s’adresser, car elle ne distinguait toujours pas son
interlocuteur :
— Mais, Bob, c’est vous qui m’avez demandé de chercher les
déterminants de l’apparition des troubles musculosquelettiques du fourrage-
enrobage.
— Ne tentez pas de détourner la conversation ! Les TMS à un endroit
n’ont aucun rapport avec les produits utilisés ailleurs !
— Ah détrompez-vous, fit l’ergonome en prenant un ton professoral. Tout
en cherchant, à tâtons et en vain, une voie d’issue ou un objet qui pourrait
lui servir d’arme pour se défendre s’il s’en prenait à elle, elle expliqua :
l’oléine de beurre et le lactosérum que vous faites venir la nuit modifient les
caractéristiques des biscuits, ils sont plus cassants. Lorsqu’ils arrivent au
fourrage-enrobage, ils ont beaucoup plus de défauts ce qui oblige les
opératrices à les trier davantage. Du coup, elles font plus de gestes et paf,
elles chopent des TMS.
— En utilisant ces produits, entre autres, j’avais réussi à réduire de près
de 30 % les coûts liés aux matières premières. Et vous, il a fallu que vous
alliez mettre votre nez là-dedans !
— Ah ben oui, mais regardez, le gain que vous avez fait sur les
ingrédients vous les perdez sur les cotisations de santé au travail de l’autre
bord, alors bon… Mais si vous souhaitez que je n’en parle pas dans mon
rapport. On peut s’arranger…
— C’est une possibilité…, fit la voix dans la pénombre.
— Je garderai pour moi le fait que vous utilisez des produits impropres à
la consommation.
— Comment savez-vous ça ?!
Oups, pensa Emeely, j’aurais mieux fait de me taire.
— Vous êtes comme Bernard, incapable de rester à votre place. Toujours à
fouiner dans ce qui ne vous regarde pas.
Le cerveau d’Emeely se mit à tourner à toute allure : Bernard avait déjà
dit à ses collègues qu’il soupçonnait l’introduction d’ingrédients illicites en
lien avec l’odeur de la production certains matins. Avait-il vu les livraisons
comme Emeely l’avait fait ? Cela pouvait-il avoir un lien avec son accident
si étrange ? Perdant toute prudence, elle voulut savoir :
— Qu’est-ce que Bernard vient faire là-dedans ?
La pénombre ne lui répondit pas tout de suite. Leblanc avait-il pris
conscience d’avoir fait une erreur ? La voix finit par répliquer :
— Personne ne se mettra en travers de mon chemin. J’ai bien trop vu mon
père être le seul à essayer de respecter les règles du jeu quand tous les
autres passaient par des raccourcis. Je ferai de cette usine, la plus
performante et j’en prendrai la tête. Ni vous, ni personne ne m’en
empêchera !
— Vous l’avez tué ? demanda Emeely, soudain fébrile.
— Il a eu un accident.
— La disparition de son harnais et le fil arraché sur la machine, je ne sais
pas si on peut appeler cela un accident…
— Parce que vous avez aussi fourré votre fucking big nose dans le rapport
de l’accident ?! s’emporta la voix.
— Euh si peu, si peu.
Emeely recommençait à avoir peur. Après avoir eu l’impression de
reprendre le contrôle de la situation, le fait que Leblanc ait sous-entendu
s’être débarrassé de Bernard en simulant un accident avec son mélangeur ne
la rassurait pas du tout. S’il avait déjà tué un homme une fois, il pourrait
très bien recommencer avec elle. En songeant à la taille de l’américain par
rapport à elle, elle se dit qu’elle ne serait absolument pas capable de faire
front.
Sa respiration s’était fortement accélérée. Elle avait l’impression qu’elle
venait de courir un 100 mètres alors que depuis plusieurs minutes elle était
adossée au mélangeur. Ses yeux s’étaient habitués. Elle commençait à
distinguer les caisses et les différents objets qui se trouvaient dans la pièce.
Mais, elle ne voyait toujours pas Leblanc. Elle décida de continuer à gagner
du temps :
— Vous ne pourrez pas vous débarrasser de moi comme vous l’avez fait
avec Bernard. Cela serait bien trop suspect.
— C’est exact, répondit la voix, c’est pourquoi j’ai imaginé autre chose
pour vous.
— Je peux savoir comment je quitte ce monde ?
— Pour une spécialiste comme vous de santé et de sécurité au travail, cela
sera parfait. Une chute de plain-pied alors que vous veniez faire des
observations dans l’annexe. Cela sera vraiment pas de chance, puisqu’un
sac s’est ouvert et s’est répandu sur le sol et que vous allez vous cogner la
tête sur le moteur du mélangeur. Votre blessure sera importante et vous
perdrez peu à peu tout votre sang. Personne ne vous retrouvera avant
demain matin, après que vous ayez succombé de vos blessures.
Emeely ne répondit rien.
— Nous serons tous très affectés, rajouta cyniquement la voix.
La pique vexa particulièrement Emeely qui se concentra davantage et
pouvait à présent distinguer le contour de la porte qui menait à l’intérieur de
l’usine.
Soudain, elle aperçut une ombre sur le mur face à elle : Leblanc était
derrière elle et tenait un objet dans la main, prêt à la frapper.
Elle n’hésita plus et se précipita vers la sortie.
Un coup sourd, comme elle n’en avait jamais connu, résonna entre ses
tempes et l’arrêta net.
Le temps lui sembla se suspendre. Elle eut l’impression de se voir tomber
lentement. Elle ressentit un second choc lorsque sa tête heurta le sol. Sa
vision se brouilla. Elle n’était plus capable de distinguer ce qui l’entourait.
Elle parvenait toutefois encore à percevoir quelques sons, très éloignés.
Comme si elle avait la tête dans un casque ou dans du coton. Elle entendait
Leblanc marcher autour d’elle, toucher sa tête et manipuler des objets du
côté du mélangeur. Elle sentit qu’on déplaçait son corps, puis plus rien. Elle
perçut au loin le bruit d’une porte se refermant, puis un silence oppressant
se fit dans la pièce.
Elle essaya de bouger, de crier, en vain, aucun son assez fort pour être
entendu à l’extérieur de l’annexe n’arrivait à sortir de sa bouche. Elle devait
se lever ou ramper jusqu’à la porte, mais elle en était incapable. Elle sentait
quelque chose de chaud couler sur sa tempe et dans son cou, son sang
sûrement.
Elle avait l’impression d’être si fatiguée. Pendant un moment respirer
devint même pénible : elle devait faire des efforts énormes pour prendre
chaque bouffée d’air.
Puis, petit à petit, elle sentit une langueur s’emparer d’elle. C’était comme
un doux cocon qui se formait autour d’elle. La tension et l’angoisse qu’elle
ressentait avaient disparu. Elle ne se sentait plus la force de les garder. Un
calme et une décontraction l’avaient, au contraire, envahi.
Après un moment, qui lui parut extrêmement long, il y eut de grands
bruits qui la firent émerger de son abîme. Plusieurs personnes entrèrent dans
la salle. Emeely réussi à réunir les dernières énergies qui lui restaient et
parvint à ouvrir les yeux une seconde et, comme dans un flash, reconnu
Philippe qui la tenait dans ses bras. Il lui parlait, mais elle ne comprenait
pas ce qu’il disait. Elle entendit ensuite une autre voix, celle de Reynaud.
Elle eut à peine le temps de se demander si elle n’hallucinait pas, si ce
n’était pas la fin, avant de perdre connaissance.
CHAPITRE 22

— Étant donné le diagnostic que l’on vient de faire et pour répondre au


mandat qui nous était demandé, expliqua Emeely, voici ce que nous vous
proposons.
Une nouvelle diapo apparue à l’écran alors qu’Emeely appuyait sur le
bouton de la télécommande. Elle portait encore un large bandage autour de
la tête, qu’elle dissimulait avec un foulard élégant et ses cheveux attachés
en chignon à l’arrière.
Malgré l’opposition du médecin, elle était heureuse d’être de retour à la
biscuiterie. Elle ne reprendrait pas pleinement le travail avant quelques
semaines, mais elle marquait le coup.
Pour cette restitution du rapport de la première phase de l’intervention,
Philippe s’était occupé de mettre sur pied un comité de suivi et d’en
organiser la première réunion qui avait actuellement lieu. En plus de
Laporte, le DRH, et de Reynaud, le responsable de la sécurité, Christian le
délégué syndical et Hélène, en tant que leader de son équipe, étaient
présents. L’entreprise n’avait pas encore trouvé de remplaçant à Leblanc et
c’était Lemoine, le vieux directeur, qui était venu.
Contrairement à ce qu’ils faisaient d’habitude, où ils géraient chacun leur
dossier, Philippe était là. Il n’était pas prudent de laisser Emeely conduire
elle-même sa voiture. Il l’avait donc amené et en profitait pour assister à la
réunion.
Si son rapport était presque finalisé avant sa mésaventure avec Leblanc,
elle avait tenu, alors qu’elle était encore à l’hôpital, à préparer sa
présentation elle-même. Elle était particulièrement à l’aise dans ce genre
d’exercice.
— Un : la conception d’outils d’évaluation et de suivi des risques
professionnels ; deux, l’analyse des risques physiques et psychosociaux et
trois, la hiérarchisation des risques et la co-construction des actions à mener
— Et est-ce que vous pourrez aborder les problèmes que vous avez
soulevés concernant les indicateurs de performance, l’organisation du
travail et les TMS ? questionna le vieux Lemoine.
— C’est très exactement ma diapo suivante : en plus de répondre à ce qui
nous a été demandé, étant donné les problèmes identifiés, nous pouvons
vous accompagner grâce aux méthodologies que nous avons développées.
— Cela nécessite une action à la fois locale et globale, intervint Philippe
qui sentait bien que le vieux Lemoine n’était pas convaincu. Toute décision
stratégique n’est pertinente qu’au regard de ce qui se passe réellement sur le
terrain. Il faut à la fois préciser vos intentions et recueillir des informations
sur les enjeux du travail réel.
— On va donc mettre en place trois types de dispositifs reprit Emeely, qui
n’aimait pas se faire materner, un accompagnement du comité de direction,
un comité de suivi qui pourrait être constitué des personnes présentes
aujourd’hui et des groupes de travail avec des travailleurs. De cette
manière, nous pourrons identifier et déployer des moyens adaptés qui
permettront aux opérateurs d’atteindre la performance, tout en préservant la
qualité de vie au travail. Cela conduira à mettre en discussion la politique
de rémunération, la formation, l’organisation du travail, le mode de gestion,
etc.
Le vieil homme resta silencieux. Tous les autres protagonistes n’osaient
pas intervenir tant qu’il n’avait pas exprimé son opinion.
— Je vais vous laisser une chance. Nous vous devons bien ça. Vous avez
déjà démontré que vous êtes plus perspicace que nous tous réunis. Il faut
que nous discutions ensemble des modalités.
— Je pense également que cela va nous permettre de mieux communiquer
entre les différents départements et que nous ne serons que plus efficaces,
ajouta Laporte, alors que l’atmosphère se détendait.
— Ça va pas être difficile, marmonna Hélène.
— En tout cas, merci pour cette présentation et pour nous avoir ouvert les
yeux sur les agissements de cet américain.
Le directeur ne souhaitait plus prononcer le nom de celui qu’il avait placé
sous son aile. Il se leva et commença à marcher lentement vers Emeely.
— Il aurait pu mettre notre entreprise particulièrement à mal, fit le vieil
homme à l’adresse de toutes les personnes présentes et d’une manière qui
sonnait comme une mise en garde, si les clients avaient été informés de ce
qui était fait à leurs biscuits, nous étions bons pour fermer boutique !
Puis, arrivé à la hauteur d’Emeely, il lui prit la main et lui fit, d’une
manière un peu surannée, un baise-main.
— Heureusement que vous étiez là !
Emeely se sentit rougir autant par le compliment que le geste qui la
mettait mal à l’aise.
— Quand vous aurez un instant, venez tous les deux dans mon bureau dit
Lemoine, en désignant du doigt les deux ergonomes, nous discuterons de la
suite à donner. Bonne journée tout le monde, ajouta-t-il à l’adresse des
autres personnes présentes.
L’homme quitta la pièce de son pas long et l’atmosphère se détendit
encore un peu plus. Chacun vint s’approcher d’Emeely pour la saluer et la
féliciter.
— Nous étions vraiment inquiets quand on a appris, dit Hélène.
Christian acquiesça.
— Je ne pensais pas que s’occuper de santé-sécurité au travail pouvait être
dangereux, ajouta-t-il en donnant un coup de coude à Reynaud qui fit une
moue.
— Si j’ai bien compris, on va vous revoir dans l’atelier ? demanda
Hélène.
— Il semblerait, oui, répondit Emeely.
— Tant mieux, tant mieux.
Hélène lui serra encore la main avant de s’éloigner par la porte,
accompagnée de Christian.
— M. Reynaud, il m’a semblé entendre votre voix le soir de l’évènement.
Vous étiez vraiment là ?
— Non seulement il était là, mais ce fut une chance, intervint Philippe.
— Comment ça ?
— Lorsque j’ai vu l’invitation de Leblanc et le fait qu’il était le seul à être
entré dans l’usine peu de temps avant le meurtre de l’opérateur des
préparations, j’ai fait le rapprochement, répondit Philippe. Je me suis
précipité à la biscuiterie. À mon arrivée, j’ai vu que ta voiture était toujours
sur le parking. J’ai foncé dans le premier bâtiment, mais il était fermé. J’ai
défoncé la porte et…
— ça a déclenché l’alarme, le coupa Reynaud. Le service de gardiennage
m’appelle dans ce cas-là. En général, ce n’est rien. Alors, comme je
n’habite pas loin, je m’en occupe moi-même. Sinon les mecs nous font des
frais chaque fois qu’ils se déplacent. En arrivant, j’ai trouvé monsieur. Il
était paniqué et m’a expliqué le problème.
— J’étais tellement énervé que je ne devais pas être très clair.
— Non, effectivement, convint Reynaud. Par contre, connaissant Leblanc,
je me suis dit qu’avec une jeune fille comme vous, il était capable du pire.
Même si en fait, il a fait encore pire que ce que j’imaginais.
— Nous avons foncé dans l’usine, reprit Philippe, d’abord au bureau de
Leblanc, puis nous avons fait atelier par atelier et nous avons fini par te
trouver. Tu avais perdu beaucoup de sang et alors une chance qu’il était là.
Moi, je ne savais pas quoi faire.
— J’ai une formation de secouriste, c’est pour ça, dit humblement
Reynaud.
— Leblanc a été arrêté dès le lendemain matin à son domicile. Il était
rentré tranquillement chez lui, compléta Laporte. Cela va peut-être calmer
son goût pour les femmes…
— En tout cas, en prison, ça va le refroidir, c’est sûr… fit Emeely avant
de se tourner vers Reynaud et de lui serrer la main. Bref, merci beaucoup,
une chance que vous étiez là !
Reynaud retira sa main et fit mine, en rougissant, de refuser les louanges.
— Je vous propose de vous accompagner auprès de Lemoine, suggéra
Laporte. Si je peux m’immiscer dans la réunion, je pourrai peut-être le
convaincre de vous laisser la place dont vous avez besoin pour travailler. Il
est tellement vieux jeu qu’on peut être surpris de ses réactions. Mais, je
commence à le connaître depuis le temps.
— Avec plaisir, répondit Philippe.
Ils rangèrent leur équipement après avoir salué une dernière fois Reynaud.
Une fois prêts, ils suivirent Laporte jusqu’au bureau du directeur qui n’était
pas si loin. Sur le chemin, Emeely se rendit compte que le bâtiment
administratif de la biscuiterie Lemoine était le plus élevé de la zone
industrielle. À l’étage auquel se trouvait le bureau du directeur, il y avait
une vue dégagée juste à la cime des arbres.
Une heure plus tard, ils se retrouvèrent tous les trois au pied de
l’immeuble.
— J’espère que vous êtes contents.
— Oui, nous allons pouvoir faire quelque chose de vraiment bien. Je
souhaite, toutefois, que Reynaud soit plus coopératif, cette fois-ci, répondit
Emeely tandis que Philippe hochait la tête.
— Ça semble plus dans ses cordes. C’est moins axé « sécurité ». Il déteste
ça.
— Ben alors pourquoi c’est lui qui s’en occupe ? demanda Emeely,
étonnée.
— Lorsque Leblanc est arrivé, il a été mis au placard en quelque sorte,
expliqua le DRH. Il ne l’a pas très bien pris. Et puis, il n’y connaît pas
grand-chose en sécurité. Mais, votre approche plus globale, ça peut, peut-
être, l’intéresser.
— Tant mieux.
— En tout cas, merci pour votre aide, dit Philippe en serrant la main de
Laporte
— Il est dur en affaire, le vieux, fit ce dernier.
— On peut dire ça, ajouta Emeely en levant les yeux au ciel.
Ils commencèrent à s’éloigner quand le DRH leur fit un signe et cria à
l’adresse d’Emeely :
— Reprenez des forces et revenez-nous vite !
Emeely se contenta de répondre par un geste de la main, puis monta dans
la voiture de Philippe.
Emeely prit place, mit ses affaires sur la banquette arrière et s’attacha.
Elle resta ainsi un instant, les yeux clos. Philippe s’était installé au volant,
mais n’avait pas démarré. Elle ressentit l’attention qu’il lui portait. Surprise,
elle rouvrit les yeux. Il posait sur elle un regard tendre et ne bougeait pas.
Elle souffla, puis dit :
— Excuse-moi, je suis encore un peu fatiguée. Il m’a tué le vieux.
— Oui, il était coriace, convint Philippe.
Philippe démarra la voiture et commença à sortir du parking.
— Je vais te ramener chez toi pour que tu puisses te reposer.
Il s’engagea dans les petites rues de la zone industrielle. Le ciel,
légèrement ennuagé, laissait une impression triste à ce quartier. Très vite, il
put rejoindre l’autoroute et se diriger vers le centre-ville. Philippe brisa,
soudain, le silence qui s’était installé :
— Tu sais, j’ai eu très peur pour toi… J’ai eu peur de te perdre…
Emeely le regarda avec un air étonné.
— Et moi, je me suis tout de suite sentie rassurée quand j’ai entendu ta
voix, là-bas… lui répondit Emeely en posant sa main sur l’avant-bras de
Philippe.
Philippe tourna la tête un instant et ajouta :
— Ne me fait plus jamais un coup pareil.
Tout en ramenant son regard vers la route, Philippe serra tendrement la
main d’Emeely. Surprise, elle ne retira toutefois pas sa main, c’était
inattendu, mais agréable et elle sentit comme une paisible chaleur envahir
tout son corps.
— Promis.

FIN

Vous aimerez peut-être aussi