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JE ME CASSE

! 


JE ME CASSE

HERNÁN
CASCIARI

orsai
2020, Hernán Casciari

casciari@gmail.com

@casciari


Titre original : Renuncio


Première édition : Octobre 2020


2020, Editorial Orsai SRL

@EditorialOrsai


Mariano Acha 2346

1430 CABA

Argentina


editorialorsai.com


Traduction : Antonio Werli

Correction : Mikaël Gómez Guthart


ISBN: 978-84-15525-20-2

Imprimé en Argentine





















Cette œuvre est distribuée sous licence Creative Commons Attribution 3.0 non
transposé, qui autorise le partage, la copie, la distribution, l’exécution et la
communication publique des textes, de même que la réalisation d’œuvres
dérivées ou leur usage commercial, sous condition que l’auteur original soit
expressément cité et reconnu.





Pour Nina et Pipa

Table



Le forfait de beuh et autres progrès ........................9
Une histoire avec sorcière et Tramontina ..............23
L’intermédiaire .....................................................31
Un belge à la maison ............................................41
Seins ....................................................................53
La stratégie du fanion ...........................................59
Basdala .................................................................69
Backstage d’un miracle mineur.............................85
Messi est un chien ................................................93
La mère de tous les malheurs..............................101
L’un pour l’autre ................................................111
Électroménager ..................................................121
Cannelloni .........................................................133
Le deuxième tiroir ..............................................143
Finlande .............................................................151
Nos domaines ....................................................157
Petits papiers ......................................................165
Hôtes et invités ..................................................179
Le véritable âge des pays .....................................185
Le portable de Hansel et Gretel ..........................191
10,6 secondes .....................................................197
Julieta a gagné six de mes livres ..........................215
Quelque chose à se rappeler ...............................221
Gaussian blur .....................................................231
Une alarme inattendue .......................................245
Aux compagnons de voyage ...............................255
Le forfait de beuh et autres progrès

Le 12 septembre 2098, Woung voyagera pour la deu-


xième fois dans le temps. Il avait toujours voulu con-
naître son arrière-arrière-grand-père car, comme ce
dernier, Woung est écrivain, un jeune écrivain de
vingt-trois ans. Arrivé à notre époque, Woung laisse
un message sur mon répondeur : « Bonjour, je cher-
che à joindre Hernán Casciari. Je m’appelle Woung.
Vous ne me connaissez pas, mais moi si… J’aimerais
vous rencontrer, rappelez-moi s’il vous plaît », et il me
laisse son numéro de portable.
— Un lecteur d’Orsai ? me dit Cris en changeant
la couche de Nina. Ce qui est curieux, c’est qu’il con-
naisse ton numéro de fixe. En général, ils t’appellent
sur ton portable.
— Et encore.
C’est clair. Il arrive que mes lecteurs me con-
tactent et qu’on se retrouve pour aller manger, mais
ils le font d’abord toujours par mail, timidement. Ils
n’appellent jamais à la maison, ils ne disent jamais :
« J’aimerais vous rencontrer. » Pourtant, c’étaient
d’autres détails qui m’avaient surpris :
— Ce qui est surtout curieux, c’est son nom. Un
nom chinois, avec un accent argentin. Et en plus il
me vouvoie, il a pourtant la voix d’un jeune mec.

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Comme j’ai un peu peur des inconnus et que je
suis un peu indifférent aux sans-gênes, je ne l’ai pas
rappelé. Puis, trois jours ont passé et lundi (hier), le
téléphone a de nouveau sonné. Cette fois, j’étais chez
moi en train de jouer avec Nina.
— Bonjour, je suis Woung. Est-ce que Hernán
Casciari est là ?
— C’est moi-même.
— Je dois vous rencontrer. Je repars cette nuit, j’ai
fait le voyage juste pour vous rencontrer et vous con-
naître. Si cela ne vous dérange pas, je suis chez vous
dans un instant.
— Je ne sais pas si je vais pouvoir te recevoir, ma
femme n’est pas là et je suis avec ma fille, et c’est un
peu le bordel de recevoir quelqu’un…
— C’est mieux comme ça, bien mieux, me dit-il.
Je veux aussi voir l’arrière-grand-mère.
— Quelle arrière-grand-mère ?
— Je vous explique ça dès qu’on se voit. S’il vous
plaît, Hernán. Juste un moment, le temps de boire un
maté, on discute un peu et je m’en vais.
L’entendre parler de maté me procure une cer-
taine tranquillité.
— Bon, pourquoi pas, comme tu veux. Je te
donne l’adresse, tu as de quoi noter ?
— Je ne suis pas loin, à la Sagrada Familia.
L’adresse, je la connais par cœur depuis la dernière
fois. Je sonne à la porte dans un instant. Mettez donc
l’eau à bouillir.
J’ai à peine eu le temps de me demander com-
ment il avait bien pu avoir mon adresse « depuis la
dernière fois ». Quelle dernière fois ? Il ne s’était pas

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écoulé une minute depuis notre conversation télé-
phonique que la sonnette de l’interphone retentit. Au
lieu d’ouvrir de l’intérieur comme je le fais toujours,
je suis sorti pour lorgner le visage de l’invité à travers
la porte de la rue.
Ce que j’ai vu, c’était un type à moitié chinois, un
mélange d’asiatique et de chrétien, le genre de per-
sonne hybride qu’on trouve de nos jours, le genre de
personne moderne et cosmopolite. Bien habillé, ça
oui, et avec un demi-sourire gigantesque sur le visage.
Il me saluait de la main.
J’ai ouvert la porte un peu craintivement et il m’a
sauté au cou. Il a fait deux mimiques et mon cœur a
fait un bond : son visage me disait quelque chose,
mais je ne me souvenais pas d’où. Reste que cette fa-
miliarité m’inquiétait, surtout quand il prenait un air
sérieux. En revanche, quand il riait, il était plus chi-
nois que jamais, et ça me semblait préférable.
Après les salutations sur le palier, il est entré chez
moi, sans demander la permission, et est allé directe-
ment vers le canapé où se trouvait Nina. Ma fille le
regardait sans avoir l’air effrayée, chose étrange chez
elle qui fait des manières avec les nouveaux venus. En
général, elle fait la grimace avec les gens qu’elle ne
connaît pas tant qu’ils ne lui donnent pas des bon-
bons ou du pain. Mais elle regardait le Chinois,
réjouie, comme si c’était un jouet.
— Vous, je ne vous ai pas connu, me dit Woung
en pinçant les joues de ma fille. Mais Nina, oui. Elle,
oui, je la connais. Pas vrai, Nina ?
Nina fait oui de la tête. C’est le comble.
— D’où tu la connais, Nina, du photoblog ? je

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lui demande un peu amer, comme si je comprenais
soudain que je n’aurais pas dû ouvrir la porte à cet
individu, du moins pas en présence de ma fille.
— Non, pas de là, me dit-il. Nina est mon ar-
rière-grand-mère, du côté de ma mère.
Un frisson monte dans mon dos. Les fous, je les
redoute, depuis toujours j’en ai la trouille. Je n’ai ja-
mais su comment réagir face au dédoublement de
personnalité. Je fais un effort pour comprendre d’une
manière logique ce qu’il vient de me dire :
— Ton arrière-grand-mère s’appelle aussi Nina ?
C’est ça que tu veux dire ? je demande avant de le re-
garder dans les yeux, implorant en silence qu’il ne
dise pas ce que je suis en train d’imaginer qu’il est sur
le point de dire.
Mais il y vient et il le dit. Une seconde après avoir
deviné ce qu’il allait dire, il sourit et il le dit :
— Nina est mon arrière-grand-mère, Hernán.
Vous êtes vous-même mon arrière-arrière-grand-
père…
Il s’assied sur une chaise, comme s’il était fatigué,
comme si rien d’autre n’avait d’importance, et con-
clut :
— … et je viens du futur.
Sur l’écran de télé muet, il y a des dessins animés
que Nina observe sans sourciller. Toute la maison est
silencieuse et un Chinois fou me regarde.
— Tu viens du futur, dis-je à nouveau lentement
sans perdre mon calme, me déplaçant entre le nouvel
arrivant et ma fille, mesurant la porte, cherchant du
regard un couteau pour me défendre de l’attaque
imminente de ce dément.

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— De l’an 2098, me dit-il. Voici l’arbre, regardez-
le tranquillement.
Il me passe un bout de papier écrit à la main, avec
le dessin d’un arbre généalogique très brouillon,
comme s’il avait été rédigé au cours d’un voyage en
train. Truffé de lignes, de flèches et de cercles que
j’omets, le papier dit plus ou moins ceci :
Nina se marie avec Fernando (un avocat
uruguayen) et a un fils, Marc, en 2026. Marc se
marie avec Dai-ki, Coréenne, et ils ont des jumeaux
Yuan et Andreu en 2051. Yuan se marie avec un avo-
cat argentin et naissent Li (2070), Lucas (2072) et
Woung (2075).
De l’autre côté du papier, il y a une carte pour ar-
river à la Sagrada Familia, au Parc Güell et à d’autres
lieux touristiques de Barcelone. Je lui rends l’« arbre »
et le regarde dans les yeux, impassible. Je l’étudie
lentement. À dire vrai, le Chinois n’a pas l’air dan-
gereux, au sens physique du terme. Ce que je veux
dire, c’est qu’il n’a ni l’air d’avoir envie ni d’être impa-
tient de me tuer. Sa folie, pour le moment, reste ver-
bale. Mais des fous, j’en ai souvent croisé : je sais
qu’ils sont progressifs, je sais que leurs hallucinations
vont toujours crescendo, qu’il ne faut jamais se fier à
la sérénité de leurs mains. Pourquoi mentir ? J’ai
vraiment les pétoches. Ma fille a un an et demi, cela
fait seulement dix-huit mois qu’elle est avec moi. Des
fous, j’en ai croisé souvent et j’ai toujours su me
défendre, j’ai toujours su gérer ce genre de situation
avec une dose de psychologie ou, du moins, j’ai su
m’éclipser à temps. Mais c’est la première fois que je
mets en danger quelque chose de plus important

!13
que ma propre vie. Nina est là, sur le canapé, avec
ses grands yeux innocents. Et moi, j’ai vraiment les
pétoches.
Du temps. J’ai besoin de temps pour savoir
comment réagir, comment je vais bien pouvoir me
débarrasser de ce taré.
— Vous ne me croyez pas, me dit le Chinois.
— Je devrais ?
— En fait, je pensais que ça allait être moins dif-
ficile de vous convaincre, une fois que vous auriez vu
l’arbre généalogique… J’ai lu une de vos théories,
vous vous en souvenez ? où vous dites que les ex-
traterrestres n’existent pas, qu’il s’agit de nous dans le
futur. C’est vous qui avez écrit ça un jour.
— J’écris pas mal de conneries, trop même.
— Mais là, c’était vrai, m’encourage-t-il. Allez,
pourquoi ne pas vous asseoir et vous relaxer un peu ?
Il m’approche une chaise.
— Vous voulez que je mette l’eau à chauffer,
qu’on boive un maté ?
Je décide alors d’une stratégie et je passe à
l’action :
— Nous pourrions faire la chose suivante, lui dis-
je avec beaucoup de tact et en feignant de regarder
ma montre avec naturel. Là, je suis sensé emmener
Nina à la crèche. Si tu veux, on se retrouve au café du
coin de la rue, dans une demi-heure. Tu m’attends là-
bas et on pourra discuter. Tout l’après-midi. Qu’est-ce
que tu en dis ?
— Tu ne vas pas venir, me dit-il en commençant
à me tutoyer.
— Où donc ?

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J’ai les pieds qui flageolent un peu.
— Où donc je ne vais pas venir ?
— Au café. Je vais t’attendre une heure, deux
heures, et ensuite il y a un gendarme qui arrive et
me demande mes papiers. Toi, tu es chez tes beaux-
parents. Tu m’envoies la police par téléphone parce
que tu penses que je suis fou, que je veux te faire du
mal. J’ai les yeux qui se remplissent de larmes. C’était
exactement mon idée, exactement ça, au centimètre
près.
— Non, absolument pas… Qu’est-ce qui te fait
penser ça ? je lui demande.
— C’est la deuxième fois que je viens te voir. La
première fois, tu m’as envoyé la police. Maintenant
j’ai appris, c’est pour ça que je t’ai apporté l’arbre
généalogique, pour que tu me croies.
— C’est la deuxième fois ? je dis avec un
sourire paniqué. C’est comme Un Jour sans fin ?
— Oui… Et tu es Andy McDowell, me dit-il
tout en riant comme un Chinois ravi. Écoute. On va
faire les choses bien. Je n’ai aucune intention de vous
faire de mal, ni à toi, ni à elle. Comment je pourrais
faire du mal à ma propre famille ? Je suis simplement
venu pour discuter un peu, pour te connaître.
— Tu es fou, l’ami, tu ne peux pas me demander
de te croire.
— Dans une minute, précisément dans une
minute, ta femme va t’appeler sur ton portable. Pour
te demander si je suis venu. C’est arrivé la première
fois, et ça va de nouveau arriver. Dans cinquante sec-
ondes exactement. Avec ça, tu seras convaincu que
tout ce que je dis est vrai. Tu seras convaincu avec ça ?

!15
Trente secondes et le téléphone sonne. Avec ça, tu
seras tranquille ?
Je ne réponds pas, je me mords la lèvre. Tran-
quille, je serais tranquille avec ça ? Je regarde le por-
table qui est sur la table. Je ne sais pas ce que je veux
qu’il se passe. Je ne sais pas si je préfère qu’il ne
sonne pas et savoir que j’ai devant moi un fou fu-
rieux expert en karaté, ou si je préfère qu’il sonne,
que ce soit Cristina qui appelle et que je sache alors
vraiment que le Chinois qui sourit est, réellement,
mon arrière-arrière-petit-fils venu du futur dans un
vaisseau spatial, ou quelque chose du genre. Je ne
sais pas ce que je veux.
— Vingt secondes, dit Woung. Quand ta femme
appelle, dis-lui que je suis encore là, qu’on discute,
que je suis un lecteur d’Orsai, que tout va bien. Ne la
fais pas paniquer, ça sert à rien… Pendant ce temps,
je vais mettre de l’eau à chauffer pour le maté. Dix
secondes et ça sonne. Sois tranquille, dit-il en
m’adressant un clin d’œil.
Woung se lève et entre dans la cuisine.
Je reste calme. J’entends l’eau tomber comme de
la pluie dans le fond de la bouilloire, le feu qu’on al-
lume, et sa voix, celle du Chinois, qui dit très lente-
ment : « cinq secondes, quatre, trois… » Tout
ressemble à un rêve.
Alors mon portable sonne. C’est Cristina : elle
veut savoir si l’étrange lecteur était venu, s’il était déjà
parti, comment il était, ce qu’il voulait.
— Je te raconterai ce soir. On est en train de
boire un maté ici, à la maison. Je t’appelle plus tard,
Nina regarde la télé. Je t’embrasse.

!16
Quand je raccroche, Woung passe la tête par la
porte de la cuisine, en souriant de son sourire de
Chinois, et me dit :
— Tu le bois avec des sucrettes et un peu de ci-
tron, non ? Comme toute la famille.
— Oui, Woung, comme on le boit chez vous.
*
— Je ne veux pas savoir ce qui va se passer pour
moi, je ne veux pas savoir ce qui va se passer pour
ceux que j’aime. Je ne veux pas qu’un seul mot am-
bigu s’échappe de ta bouche, je ne veux pas de pistes.
Respecte ma vie, Woung, respecte le bonheur de ce
mois de novembre où aucun proche n’est mort, je
veux rester ici un temps, je ne veux pas que l’ombre
de tes informations cache mon petit soleil, dis-je à
mon arrière-arrière-petit-fils, ce que je veux savoir du
futur, c’est le superficiel, les potins, j’ai trop les pé-
toches pour les choses importantes.
Woung me regardait avec sérieux et acquiesçait. Il
faisait une moue de la bouche comme s’il se raclait la
gorge pour cracher, comme s’il disait : soyez tran-
quille.
— À moins que dans le futur, dis-je avec pru-
dence, je sois devenu un leader de la résistance contre
les machines intelligentes. Dans ce cas, si je suis un
héros idolâtré par ta génération, raconte-moi tout.
— Non, papi. Vous n’êtes pas du tout cela.
— Tant mieux, vu que je suis du côté des ma-
chines. Et vous, hein ? je lui demande. Vous venez
souvent ici, dans le passé, ou c’est une nouvelle
mode ?

!17
— Il y a pas mal de gens qui viennent acheter de
la beuh, parce que là-bas, il n’y en a pratiquement
pas. Mais comme moi, qui viennent rendre visite à
un ancêtre, très peu. C’est un voyage assez
désagréable, et plutôt cher.
— Il n’y a pas de beuh dans le futur ?
J’ai la chair de poule.
— Il y en a, il y en a, me dit Woung, ce qui n’ex-
iste plus, c’est cette chose si belle que vous avez, de
rouler un joint, voir la feuille, fumer et exhaler la
fumée. Ça, ça n’existe plus.
— Et les joints, vous les fumez comment, vous ?
— On a un forfait. On paie un prix fixe tous les
mois et il y a des entreprises qui fournissent le service,
direct dans la tête.
— Vous êtes tout le temps drogués ?
— Non ! Bon, la plupart du temps non. Moi, là,
je suis déconnecté, parce qu’on discute. Mais si j’en
veux un peu, je cligne trois fois des yeux et j’ai une
dose. C’est pratique.
— Plus que pratique. C’est génial ! Plus besoin
d’aller en acheter, plus besoin de se cacher, t’en as ja-
mais sur toi…
— Et plus besoin de faire semblant, me dit
Woung. Si tu es drogué et que ta mère débarque, tu
clignes deux fois des yeux et hop, t’es tout de suite
impec. Le temps nécessaire.
— Quelle merveille, le futur. Et combien ça coûte
par mois, le forfait de beuh ?
— Il y a plusieurs tarifs. Moi, je suis abonné à
Vodafone, ça coûte onze minutes par mois.
— Onze minutes ?

!18
— Dans le futur, il n’y a pas d’argent. Ce qui a le
plus de valeur, c’est le temps. On naît tous riches,
disons. Chaque enfant qui naît a cent années de
crédit. Ensuite, quand tu grandis, tu dépenses ton
temps. Tu veux acheter une moto ? Ça coûte six mois.
Une maison ? Un an et des poussières. Tout ce que tu
achètes, on te le débite. Et tout ce que tu vends, ça
s’accumule.
— Je ne comprends pas.
— Imagine que tu vas voir une pute. Une pute
demande trente minutes pour un service complet.
Quand t’as fini de la baiser, tu as une demi-heure de
vie en moins et la pute une demi-heure en plus. C’est
simple.
— Mais alors, qui sont les riches du futur ?
— Le concept de richesse varie selon les intérêts
de chacun. Par exemple, j’ai vingt-trois ans, c’est-à-
dire que j’ai un capital suffisant pour avoir sept
voitures, deux maisons, et mener la grande vie pen-
dant cinq ans, puis mourir. Ou alors j’ai la possibilité
de vivre sans luxe jusqu’à mes quatre-vingts ou qua-
tre-vingt-dix ans. Chacun fait ce qu’il veut.
— Et les gens font quoi en général ?
— Il y a de tout. Les bourges meurent jeunes.
Moi, j’appartiens à ceux qui vivent lentement pour
arriver plus loin. Jusqu’à présent, ma dépense la plus
extravagante a été de venir te voir. Ce voyage m’a
coûté trois années. C’est hyper cher.
— Tu vas mourir trois ans plus tôt par ma faute ?
— Non, ça ne se mesure pas de cette manière…
Disons que je vais vivre ce qu’il me reste avec le bon-
heur d’avoir fait ce que j’avais envie de faire.

!19
— Et le travail, alors ?
— Comment ça fonctionne, combien gagnent les
gens dans le futur ?
— Les gens gagnent exactement ce qu’ils travail-
lent. Celui qui travaille six heures par jour, gagne six
heures par jour. Celui qui travaille quarante heures
par semaine, gagne quarante heures. Et l’on peut
vivre sans travailler, mais évidemment, on vit moins.
— Donc le travail qualifié ne compte pas. Un
charpentier qui met deux heures à faire une chaise et
un poète qui met deux heures à composer un poème
gagnent la même chose.
— Exactement : tous les deux gagnent deux
heures.
— Et si le poème est une merveille ?
— Ça, c’est un grand défaut de ta société…
Croire qu’un poème puisse être plus merveilleux
qu’une chaise.
— Et les voleurs alors ? qu’est-ce qu’ils volent s’il
n’y a pas d’argent ?
— Il n’y a pas de voleurs, ni de crimes
économiques. Seulement, parfois, un crime passion-
nel.
— Il y a donc des prisons.
— Non. Il y a des amendes. On te met une
amende exactement équivalente aux années de la vic-
time. Si tu tues un type de trente-cinq ans, c’est ton
amende : trente-cinq ans. Ça signifie souvent la peine
de mort. Presque personne ne tue personne. Il n’y a
pas non plus de suicide. Pourquoi se suicider si tu
peux acheter ce que tu veux avec ce qui te reste de
temps et mourir dans l’opulence ?

!20
— Alors, il n’y a pas de méchants ?
— Bien sûr qu’il y a des méchants ! Les types
lourds, par exemple. Du genre de ceux que tu croises
dans la rue et qui commencent à te parler et te font
perdre ton temps. Les gens chiants. Voilà la vermine
de ma société. Ceux qui mettent du temps à te racon-
ter une blague, ceux qui te font attendre dans la
voiture, ceux qui t’invitent à des fêtes ennuyeuses…
Celui qui te fait perdre ton temps sans que tu en
profites, ceux-là, ce sont les méchants.
— Et la politique, comment ça fonctionne ?
— Je t’ai dit, il n’y a pas de voleurs.
— Mais j’imagine que dans chaque pays, il y a un
président et que le président est élu par tout le
monde. Une démocratie, quelque chose comme ça.
— Quand on s’est débarrassé des maladies, et
qu’on a réussi à faire en sorte que la santé, c’est-à-dire
le temps de survie, devienne le capital humain le plus
important, on s’est en même temps débarrassé du
capitalisme et du communisme. On s’est débarrassé
de tout. Personne ne possède rien qu’un autre puisse
lui voler pour son bénéfice. Si tu tues quelqu’un, tu
ne gagnes pas le temps qu’il lui restait à vivre. Alors,
pourquoi le tuer ? Dans le même sens, pourquoi on
aurait besoin de démocratie et des stupidités de ce
genre si tout va toujours bien ?
— Ça m’émeut ce que tu me racontes, Woung,
lui dis-je avec sincérité. Mais il doit bien avoir des fis-
sures, il doit bien y avoir des failles. Nous sommes
humains, et on est fait pour tout foutre en l’air. Où
est la faille ?
— Les failles aussi sont un défaut de ta société,

!21
papi. Avec le temps, les choses vont beaucoup
s’arranger. Je te le garantis.
Il faisait presque nuit quand Woung est parti, me
laissant une curieuse sensation de paix. Il était clair
que je n’arriverais pas à vivre de cette manière (je
fume trop pour espérer quoi que ce soit à long
terme), mais peut-être que Nina, ma fille, pourra voir
ce monde où le capital humain le plus important est
le temps.
J’ai cligné des yeux trois fois, au cas où le wifi du
forfait de beuh courrait toujours dans la salle à
manger, mais il ne s’est rien passé. J’ai donc ouvert la
petite boîte du bonheur et je m’en suis roulé un à
l’ancienne, de ceux que tu roules avec les doigts, que
tu paies dix euros au coin de la rue. Et je me suis assis
dans le grand fauteuil pour glander.

!22
Une histoire avec sorcière et Tramontina

Nous étions à bord d’un taxi sur l’avenue Álvarez


Thomas. En arrivant au coin de la rue Lugones, le feu
stoppa notre course et je pus montrer la façade de la
maison à ma fille : « Regarde Nina, c’est là, c’est sur
ce petit balcon que Chiri m’a poignardé. » Ma fille
leva la tête et vit la morne fenêtre qui, vingt ans plus
tard, n’était toujours pas peinte. Elle céda à l’émotion
en reconnaissant la scène : c’était comme d’arriver
dans la forêt du Petit Chaperon Rouge et du loup.
Elle me demanda ensuite de lui montrer la cicatrice
et, à nouveau, de lui raconter l’histoire.
J’ouvris les doigts de la main droite et lui laissai
voir la blessure. « On voit encore les petits points où
le docteur t’a cousu. »
Avant de dormir, je raconte à Nina des histoires
qui me sont réellement arrivées en mille neuf cent
quatre-vingt-neuf. Je ne sais pas pourquoi ce sont les
plus appropriées, je suppose qu’il s’agit d’une époque
simple, intense, où sont arrivées des choses qu’un en-
fant de quatre ans peut comprendre avec facilité : une
époque pleine de surprises. C’était la période où nous
finissions le lycée et, avec Chiri, nous étions venus
vivre à Buenos Aires.
Ma fille aime bien les histoires où des jeunes gens

!23
partent de chez eux pour aller vivre des aventures
nocturnes, sans adultes, avec des sorcières et des
couteaux. D’autant plus si l’un d’eux, généralement le
plus gros, est aussi son papa.
— Raconte-moi depuis le début.
Comme le feu était toujours au rouge, je fis un
effort de mémoire et m’enfonçai dans le siège.
C’était la nuit où Dustin Hoffman a gagné un
Oscar pour le film Rain Man, dis-je à Nina. Un
matin d’avril. (Le chauffeur de taxi, sembla-t-il, ten-
dit l’oreille.) Nous étions place San Luis, la dernière
nuit blanche à Mercedes avant le grand départ vers
l’âge adulte. Durant toute notre scolarité, nous
avions attendu le jour où nous irions à la Capitale
et, à présent, il ne manquait plus que le soleil se
lève. Avec Chiri, nous avons fait des projets. On a
parlé du futur.
— C’est quoi le futur ?
Pour nous, le futur, c’était cette maison, celle qui
est juste là au coin de la rue. Ce n’était pas une mai-
son juste pour nous, mais une petite chambre dans
une maison : une chambre à louer. Nous allions
partager la cuisine et la salle de bains avec une vieille
dame, une veuve que nous ne connaissions pas et qui,
pire encore, était directrice d’une école.
— Une sorcière.
Exact, nous allions chez une sorcière. Cela ne fai-
sait pas partie de nos projets lorsqu’on s’imaginait
vivre loin et seuls, mais l’hyperinflation ne faisait pas
non plus partie de nos projets. En ces temps de dé-
valuation de l’austral, ni mes parents ni ceux de Chiri
n’avaient de quoi nous louer un appartement. La

!24
seule option était de vivre dans la maison d’une sor-
cière ou de rester à Mercedes. Nous n’avons pas
hésité.
La dame s’appelait Tita et elle avait une amie en
commun avec ma mère ; la solution pour l’héberge-
ment était venue par ce biais. Elle non plus n’avait pas
prévu l’hyperinflation et il lui avait fallu louer une
chambre à deux jeunes inconnus. Nous sommes ar-
rivés chez elle avec de fausses références qui laissaient
entendre que nous étions, Chiri et moi, des garçons
sains et normaux, enfants de familles honnêtes d’une
petite ville de province. La dernière partie de la phrase
était vraie.
Chichita, comme il se doit, se sentait responsable
de notre comportement dans la maison de Tita. Le
matin de notre départ, elle nous recommanda cent
fois que nous ne fassions rien qui soit déplacé, que
nous ne mettions pas la musique trop fort, que nous
ne fassions pas venir de chevelus dans notre chambre,
que nous ne fumions pas de cochonneries. C’est-à-
dire qu’elle énuméra tout ce qu’elle avait eu à subir
depuis mille neuf cent quatre-vingt-six.
Avec Chiri, nous avions l’intention profonde et
sincère d’être d’excellentes personnes tout le temps où
nous habiterions chez Tita. Ça a toujours été très dif-
ficile pour nous de fuir la tentation de mener la vie
dure à une vieille dame, de l’effrayer, de la rendre
marteau, mais nous nous sommes promis de faire un
effort avec celle-ci. Si nous entrions du mauvais pied
dans cette chambre, en retour, un énorme coup de
pied dans le derrière nous renverrait à Mercedes. Ce
n’était pas ce que nous souhaitions.

!25
C’est avec deux sacs de tupperwares remplis
d’escalopes panées, quelques vêtements et quelques
livres, que nous avons sonné à la porte un 30 avril
1989, peu après midi. Tita nous ouvrit et nous reçut
comme deux élèves qui s’étaient mal comportés et
devaient s’entretenir avec la directrice. Sur son visage,
il y avait un mélange d’engagement assumé et de las-
situde à venir.
Elle nous montra notre chambre — une mezza-
nine avec une fenêtre qui donnait sur la rue, un bu-
reau et deux lits —, puis la salle de bains et la cuisine
communes. Elle prit un mois de loyer d’avance, nous
donna un seul jeu de clés, et, sans émoi, comme si
elle lisait un texte écrit par un autre, nous dit qu’elle
était là si nous avions besoin de quoique ce soit.
Nous avons laissé notre barda sur le lit et nous
sommes allés nous promener, prétextant d’aller faire
des démarches universitaires. Buenos Aires, enfin,
était notre ville. Les clés que nous avions dans les
poches n’étaient pas les mêmes que la veille, ni des
copies de celles qu’avaient nos parents. Nous avons
acheté des livres chez les bouquinistes de Plaza Italia,
nous avons mangé une pizza, nous sommes allés voir
des gens.
Le soir, nous avons fait une chose dont nous
avons encore un peu honte aujourd’hui : nous avons
appelé Tita (notre maison, notre logeuse) depuis une
cabine téléphonique, pour l’avertir que tout allait
bien, que nous ne viendrions pas manger, qu’elle ne
s’inquiète pas. Elle nous coupa net :
— Pas besoin de m’appeler pour m’avertir de ce
genre de choses.

!26
Nous avons compris en rougissant que nous de-
venions trop honnêtes.
Vers deux heures du matin, nous rentrions dans
notre nouveau foyer pour y passer la première nuit.
Nous exultions. Pour ne pas faire de bruit, nous
n’avons pas même joué de la guitare. Nous nous
sommes couchés chacun dans notre lit et nous avons
essayé de dormir. Chiri y parvint immédiatement,
mais moi, j’étais dérangé par un courant d’air qui en-
trait par la fenêtre, et je restai éveillé.
Je me levai et fumai une cigarette en regardant la
rue ; je me sentis adulte, invincible. Je vis les voitures
et les bus qui passaient sur l’avenue Álvarez Thomas.
Vingt ans plus tard, je passerais devant en taxi, je
m’arrêterais au feu rouge et je raconterais à ma fille les
détails de cette nuit.
Je jetai le mégot sur le trottoir et je voulus fermer
la fenêtre pour dormir. La fenêtre ne fermait pas, le
froid entrait pour cette raison. L’un des montants de
bois était gonflé et ne s’insérait plus correctement
dans le cadre. Je forçai mais ne parvins pas à l’em-
boîter. J'aurais dû abandonner, j’aurais dû aller
dormir. Mais cette nuit-là, j’étais invincible.
Je sortis de mon sac un couteau pour couper la
viande (de marque brésilienne Tramontina) et, en
l’utilisant comme un tournevis, je démontai le cadre
de la fenêtre. Je m’assis sur le lit et, utilisant le
manche du couteau comme un marteau, je com-
mençai à frapper le renflement du bois pour l’aplatir.
Chiri se réveilla à demi :
— Oh Patapouf, bordel de merde, dit-il avant de
se boucher les oreilles avec le coussin.

!27
J’essayai de faire moins de bruit. Je martelai avec
douceur pendant une ou deux minutes, mais la
douceur n’est guère amie des coups de marteau. Je
fumai à nouveau en silence ; je laissai passer les mi-
nutes. Lorsque je pensai que Chiri se trouvait enfin
dans une phase de sommeil profond, je réattaquai la
fenêtre à gros coups masculins. Bim, bam, boum.
J’imagine que je ne m’en rendais pas compte, que j’en
avais fait trop ou que j’étais trop concentré.
Ce qui suit s’est déroulé en trois secondes : Chiri
se réveilla furax, me lança une nouvelle insulte et,
d’un geste de somnambule, m’arracha le couteau de la
main. Il jeta le couteau par la fenêtre ouverte et re-
tourna dormir. Trois secondes, et à nouveau le silence.
J’ai senti comme un vertige, mais je n’ai pas com-
pris pourquoi. Quand ces choses-là arrivent dans les
films, elles fonctionnent comme un effet dramatique,
mais à moi aussi, ça m’est arrivé : je ne me suis rendu
compte de rien.
Je n’ai pas senti que mes doigts — index et ma-
jeur — pendouillaient de ma main. Il n’y avait pas eu
de douleur instantanée. Ce fut comme pendant un
orage : d’abord l’éclair sans voix, puis le tonnerre
aveugle.
L’éclair de ma douleur fut une mouillure sur ma
jambe. Je remarquai d’abord le bouillon de sang tiède
qui tombait sur mon genou, puis sur le drap. La lame
du Tramontina, que j’avais utilisée comme manche de
marteau, m’avait sectionné les tendons jusqu’à l’os.
Mon ami et bourreau dormait à nouveau ; il me fallut
le réveiller.
— Chiri, susurrai-je, j’ai du sang sur la main.

!28
Je ne voulus pas l’alarmer, mais il y avait de gros-
ses éclaboussures sur les murs, au sol, sur sa couver-
ture. J'appelai encore :
— Chiri, aide-moi, tu m’as coupé pour de vrai.
Chiri dormait, ou faisait l’énervé. Ou peut-être
qu’il était énervé et faisait l’endormi. Je nouai mes
doigts dans le drap pour qu’arrête l’écoulement et je
ressentis soudain la douleur, une douleur immense
arrivée à mon cerveau avec l’intensité de la foudre. Je
criai. Je criai beaucoup. Je criai comme une chanteuse
d’opéra qui découvre que son petit chien est mort.
Chiri se réveilla enfin. Il sauta du lit, se mit sur ses
pieds et peu à peu prit conscience de la scène. Quand
je cessai de crier, ce que vit mon ami était un type un
peu gros de couleur jaune, dégonflé, assis sur un lit et
baigné de sueur. Il vit les giclures de sangs sur le pa-
pier peint de la pièce, il les vit sur le carrelage et sur
son propre pyjama. Mais même ainsi, il ne comprit
pas ce qui était en train de se passer.
Je ne pouvais pas lui expliquer la situation avec
des mots, je n’avais pas de mots. J’eus l’idée (insensée)
de m’ôter le fouillis de draps collant et de lui montrer
les doigts qui pendaient de ma main droite. En voy-
ant les dégâts, Chiri fit trois choses.
Ses yeux devinrent blancs. Il vomit. Il s’évanouit.
C’est la seule fois de ma vie que j’ai vu un être
humain faire ces trois choses si amusantes en même
temps. Si ce n’avait été pour ce petit problème que
j’avais à la main, je l’aurais applaudi jusqu’à n’en plus
pouvoir. Au contraire, je m’assis à nouveau sur le lit et
comme je pus, je me fis un garrot et commençai à
rire. Je ris comme un fou, transpercé par la douleur.

!29
C’était une époque de grandes, de merveilleuses aven-
tures, et je savais ce qui allait advenir d’un moment à
l’autre. Il fallait que ça ait lieu. C’est pourquoi j’ai re-
gardé la porte de la chambre avec un sourire, c’est
pourquoi j’ai affiché un silence théâtral et je suis resté
figé de bonheur, en attendant que la poignée bouge.
C’était le moment où Tita devait apparaître par la
porte. À cette époque, tout finissait toujours bien. Il y
avait un homme à demi nu au sol, inconscient, sur
une flaque jaune. Il y avait un gros bonhomme
déshydraté, avec un drap qui lui enveloppait les
doigts. Il y avait d’énormes giclées de sang, des mares
de sang, et une fenêtre cassée en trois morceaux. Bien
sûr que la femme allait entrer !
En mille neuf cent quatre-vingt-neuf, tout arrivait
comme si un scénariste soûl dictait et calculait les en-
trées et les sortis de scènes avec la précision d’un hor-
loger. Les malheurs causaient le rire et les logeuses, les
sorcières des histoires, entraient sans toquer et décou-
vraient une mise en scène fantastique.
Le feu passa au vert, la vie continue. À présent,
nous roulons de nouveau dans la nuit de Buenos
Aires. Nina aime bien les histoires de jeunes gens qui
partent de chez eux et vivent des aventures avec des
sorcières et des couteaux. C’est pourquoi elle se re-
tourne, se met sur ses genoux dans le taxi et se
penche en arrière, pour voir une dernière fois la
fenêtre où tout a eu lieu, au coin de la rue Lugones
et de l’avenue Álvarez #omas.
Je la tiens par la main, content. Elle caresse mes
cicatrices.

!30
L’intermédiaire

Il y a deux sortes de pauvre diable qui sonnent chez


toi avant neuf heures du matin : les vendeurs et les
créanciers. La seule chose qui les différencie, c’est que
les créanciers ne sourient pas quand tu leur ouvres.
Celui qui venait de sonner chez moi était un vendeur.
Il avait ce genre de sourire aimable qui réclamait à
grands cris une bonne baffe. Moi, en pyjama, je n’ai
pas eu le réflexe de lui claquer la porte au nez. Alors,
il a sorti un formulaire, m’a regardé et a dit quelque
chose que je n’avais pas prévu.
« Désolé de vous déranger, monsieur Casciari —
il avait un accent espagnol — mais il nous semble
que vous figurez toujours comme athée. »
Voilà ce qu’il a dit. Littéralement. Pas un mot de
plus, pas un mot de moins.
Qu’il connaisse mon nom, ce n’est pas ce qui m’a
effrayé, puisque c’est écrit sur la boîte aux lettres. Son
accusation religieuse non plus, qui pouvait être une
coïncidence. Ce qui m’a terrifié, ce sont les mots « il
nous semble que ».
Depuis que le monde est monde, quiconque em-
ploie la première personne du pluriel ne peut être
quelqu’un de bien. Mais les mots « il nous semble
que » indiquent, par-dessus le marché, qu’on est venu

!31
fouiller dans ton passé. Et celui qui les prononce n’est
jamais ton ami, car il parle au nom d’autres gens, et
ceux-là, ce sont toujours les méchants. « Il nous sem-
ble que » est une construction que seuls les caïds de la
mafia utilisent, et les avocats de ton ex-femme ou les
téléopérateurs de Telefónica.
— Je me trompe, monsieur Casciari ? insista le
vendeur en me voyant distrait. Vous êtes toujours
athée ?
— Il est neuf heures du matin, lui dis-je. À cette
heure, je suis ce que vous voulez le plus vite possible.
— Le plus vite possible, ce serait de me dire la
vérité.
— Alors, je suis chrétien. J’ai fait ma Commu-
nion à huit ans, à la Cathédrale de Mercedes. J'ai des
témoins. Autre chose ?
— Ça, nous le savons, nous le savons, me dit-il en
souriant. Mais nous savons aussi que, pour une raison
ou une autre, vous n’avez pas avalé l’hostie.
Mon cœur a cessé de battre. C’est toujours
comme ça quand la panique me transporte dans l’en-
fance. Dans mes secrets d’enfance. Or, ma mémoire
me transporta, à la vitesse de l’éclair, un matin inou-
bliable de 1979.
Je suis à présent assis à la septième rangée de la
Cathédrale de Mercedes, habillé de blanc immaculé, à
côté de trois cents autres mômes de mon âge, sur le
point de recevoir la Première Communion. La messe,
c’est le père D’Ángelo qui la donne. Mes parents, mes
grands-parents et une douzaine de membres de la
famille se trouvent sur un côté de la nef et me pren-
nent pour cible avec leurs appareils photos.

!32
J’ai deux gamins à côté de moi. À droite, Chiri
Basilis et à gauche Pachu Wine. Nous sommes tous
les trois de petits catholiques fervents : pendant toute
une année, nous avons assisté aux cours préparatoires
au Collège de la Miséricorde. Samedi après samedi,
tous les matins, on nous a préparés à cette journée
miraculeuse où nous recevrions le corps du Christ.
Le père D’Ángelo dit des choses qui me remplis-
sent de joie, d’émotion et de responsabilité. Il parle
d’être des gens biens, il parle d’amour, de la loyauté et
de l’engagement envers Dieu. Je suis hypnotisé par ses
mots. À un moment donné, je regarde à ma droite,
pour savoir s’il arrive la même chose à Chiri. Chiri est
bouche ouverte, il jubile. Je regarde à gauche, pour
savoir s’il arrive la même chose à Pachu Wine, et alors
je vois son oreille.
L’oreille de Pachu Wine est pleine de cérumen.
La cire est une substance dégoûtante, grasse, qui
n’apparaît à la vue que lorsque celui qui l’exhibe ne se
lave pas les oreilles. Pachu a un bon kilo et demi de
cette saleté pâteuse, comme si on la lui avait mise en
traître avec une poche à douille. L’écœurement est si
grand, la répugnance est telle, que toute la magie du
christianisme s’évapore pour toujours de mon cœur.
Deux minutes plus tard, je fais la queue dans l'al-
lée principale de l’église, prêt à recevoir la Commu-
nion. Mais j’ai des haut-le-cœur. Quand vient mon
tour, le Père D’Ángelo m’offre l’hostie et je la prends
dans mes lèvres entrouvertes, mais je ne la digère pas
de peur de vomir le Christ. Vomir le Christ, à huit
ans, c’est pire que de se taper une branlette. Alors, en
faisant très attention, je l’ôte de ma bouche et je la

!33
range dans ma poche. À la sortie, au milieu des félici-
tations familiales, je jette l’hostie dans une poubelle.
Je n’ai jamais raconté ça à personne. C’est
d’ailleurs la première fois que je l’écris. Pourtant,
l’homme qui avait sonné à ma porte connaissait
l’histoire.
— Vous ne pouvez pas savoir ça, murmurai-je. Je
ne le tutoyais plus.
— N’ayez pas peur, monsieur Casciari, me dit-il,
et faites-moi donc entrer, ce ne sera pas long.
On ne peut pas refuser l’entrée à quelqu’un qui
connaît le pire vous concernant, ce que vous n’avez
jamais dit, ce que vous cachez. Je dois avoir trois ou
quatre secrets inavouables, pas plus, et le monsieur
qui était à présent en train de s’asseoir à ma table en
connaissait, pour le moins, un. Que me voulait-il ?
Qui était-il ?
— Peu importe qui je suis, dit-il alors en lisant
dans mes pensées. Et je ne veux rien de vous non
plus. Je veux juste que vous évaluiez les avantages de
vous convertir. Vous ne pouvez pas vivre sans un
Dieu.
Je respirai profondément. Je crois même que j’ai
souri, soulagé.
— Tu es un mormon ? m’exclamai-je. J’ai pra-
tiquement fait dans mon froc à cause de toi. C’est
que je ne t’ai pas vu avec un de tes camarades et j’ai
pensé que…
— Je ne suis pas mormon, coupa-t-il.
— Bon, alors Témoin de Jéhovah, peu importe…
Tu fais partie de ceux qui sonnent chez les gens tôt le
matin. Un casse-couille des derniers jours.

!34
— Non plus, dit-il serein. J’appartiens à Associa-
ted Gods, une entreprise intermédiaire de la Foi.
— Hein ?
— Les religions perdent leurs fidèles, comme
vous le savez. Elles vivent dans le passé. Ce que fait
notre entreprise, c’est acquérir, à bas coût, des stock-
options des plus touchées : christianisme, boud-
dhisme, islam, judaïsme, etc., et elle les revitalise là où
elles sont les plus faibles.
— La charité ?
— Le marketing, me corrigea-t-il. Le grand pro-
blème des religions c’est que les fidèles les adoptent
par tradition, par habitude, par héritage… et non par
volonté. Nous offrons la possibilité de changer de
compagnie sans coût additionnel et, dans certains cas,
avec de grands avantages.
— Je suis bien comme je suis, lui dis-je.
— Ce n’est pas vrai, monsieur Casciari. Nous
savons que vous n’êtes pas satisfait par le service offert
par le christianisme.
L’inconnu avait raison. Il y a de cela quelques se-
maines, j’étais à l’aéroport et des Hare Krishnas sont
arrivés. Ça m’a un peu énervé de les voir aussi ravis :
ils sont toujours dans des lieux avec de l’air condi-
tionné et on les laisse s’habiller en orange…
— … et personne ne leur interdit de marcher
pieds nus, dit l’intermédiaire, lisant à nouveau mes
pensées. À partir de ce moment-là, plus éreinté qu’ef-
frayé, j’ai décidé de continuer en pensant à voix
haute.
— Quand je vois les mormons, il m’arrive la
même chose : eux, ils ont droit à un vélo et un cos-

!35
tume tout neuf. Les juifs, ils ont droit à un nouvel an
en rab, à la mi-septembre. Les musulmans, ils ont le
droit de mettre leurs femmes sur le siège arrière de la
voiture… Et nous, quoi ? Les chrétiens, on a droit à
quoi ?
— De bons conseils, peut-être, dit l’homme.
— Tu ne baiseras pas par le cul, tu n’utiliseras pas
de préservatif, tu n’avorteras pas, tu n’achèteras pas de
disques de Madonna.
Je commençai à m’échauffer :
— Je préfère un vélo où on peut changer les
vitesses.
— C’est ce que je viens vous proposer, monsieur
Casciari : un changement… La semaine dernière, j’ai
convaincu un client chrétien de passer à l’islam. Le
pauvre homme avait une fiancée officielle et deux
amantes. Il se rongeait de culpabilité, il ne dormait
plus. Aujourd’hui, il est marié avec les trois et il est
très heureux. La seule chose qu’il doit faire, c’est, de
temps à autre, prier en regardant vers La Mecque.
L’intrus commençait à m’être sympathique. Il
avait au moins une conversation loin d’être aussi
prévisible que celle d’un fanatique religieux.
— Et combien cela coûte de changer de
croyance ? demandai-je.
— Si vous le faites via Associated Gods, ça ne
vous coûte pas un centime. Et on vous offre même
un téléphone portable ou un micro-ondes. Nous
nous occupons de la paperasse et des détails mys-
tiques. Et si vous n’êtes pas sûr de la nouvelle religion
que vous désirez choisir, nous vous conseillons sans
coût supplémentaire.

!36
— Un téléphone ne serait pas mal venu.
— Dans votre cas, non, car vous êtes athée. Il y a
ce petit incident du cérumen…
Je rougis en entendant cela dans la bouche d’un
autre.
— … Les cadeaux sont pour les clients qui
passent d’une compagnie à une autre et vous n’ap-
partenez, techniquement, à aucune.
Je savais que le problème de Pachu Wine, tôt ou
tard, allait jouer contre moi.
— Mais de toute manière, ce mois-ci, il y a une
offre spéciale, me dit le vendeur. Si vous vous conver-
tissez avant le 30 octobre à une religion mineure,
nous vous offrons une deuxième croyance alternative
totalement gratuite.
— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que c’est
qu’une religion mineure ?
— Il y a des religions surpeuplées, comme le
bouddhisme, le confucianisme… La scientologie,
sans aller trop loin, est la plus demandée ces derniers
temps par les adolescents et il n’y a déjà plus de
places… Et ensuite, il y a d’autres religions plus ré-
centes, plus humbles. Nous essayons de capter des
clients pour ces options, nous les appelons croyances
hors saison.
— Quelles sont-elles, par exemple ?
Le vendeur ouvrit son portfolio et regarda un
formulaire :
— Le taoïsme, le vaudou, l’oromo, le panthéisme,
le rastafarisme pour n’en nommer que quelques-unes.
Si prier ne vous intéresse pas beaucoup, et que cela ne
vous gêne pas qu’il n’y ait pas de temple dans votre

!37
quartier, je vous recommande l’une d’entre elles. Elles
sont très pratiques.
— On peut manger du jambon ?
— Dans certaines, on peut même manger
des gens.
— Ça m’intéresse. Quelle est la plus décon-
tractée ?
— Si vous n’aimez pas faire d’efforts, je vous
recommande le panthéisme : il ne faut pratiquement
rien faire. Une fois par mois ou une fois toutes les six
semaines, simplement, il vous faudra embrasser un
arbre, par contrat.
Il me tendit le dépliant explicatif, tout en couleur.
— Ça me plaît, dis-je en regardant les photos.
Mais je devrais en parler avec ma femme…
L’intermédiaire ne s’avoua pas vaincu :
— Si vous signez tout de suite, nous vous offrons
aussi le rastafarisme, une croyance d’Amérique cen-
trale qui vous oblige à fumer des joints au moins deux
fois par jour.
— Je prends. Les deux, dis-je alors impatient. Où
dois-je signer ?
L’intermédiaire me fit remplir des formulaires et
j’ai signé avec plaisir trois ou quatre feuilles sans trop
les regarder, car tout était écrit en anglais. Avant de
s’en aller, il me laissa une espèce de bible panthéiste
(écrite par Averroès), un encensoir, un tambourin et
un petit sachet d’herbe sainte. Je l’embrassais pour le
saluer, puis je le regardai sortir de chez moi et se per-
dre au coin de la rue.
Comme il était encore tôt, je suis retourné me
mettre au lit. J’ai rangé le petit sachet et le tambourin

!38
sur la table de chevet, je me suis mis sur le dos dans le
noir de la chambre et j’ai souri. « Tout ça pour zéro
peso, pensai-je satisfait, zéro sacrifice, zéro effort. Pas
de à la sueur de ton front, pas de tu enfanteras dans la
douleur, ou l’un de ces trucs stupides du christian-
isme, mon erronée et ancienne foi. »
Cristina dormait encore à côté de moi. Son réveil,
étrangement, montrait toujours 8:59, c’était pourtant
impossible. On avait parlé plus d’une heure avec l’in-
termédiaire. Il devait être au moins dix heures du
matin. Alors Cristina se retourna et m’embrassa.
— Tu as de nouveau mal au dos ? dit-elle, à demi
endormie.
Sans savoir pourquoi, j’ai eu un mauvais pressen-
timent. Comme si quelque chose ne tournait pas
rond.
— Non, pourquoi ?
— Tes mains... elles sentent les bâtons de soufre
que tu utilises pour les maux de dos, murmura-t-elle
et elle se rendormit.
Alors, enfin, le réveille indiqua neuf heures pile.


!39
Un belge à la maison

Il y a de cela quelques mois, j’ai reçu un mail d’une


revue de Bruxelles : ils souhaitaient m’interviewer par
téléphone. J’ai accepté et nous avons eu une conversa-
tion très sympathique sur Skype, je n’ai jamais vrai-
ment bien su à propos de quoi. Puis j’ai oublié tout
cela, jusqu’à ce qu’ils m’écrivent à nouveau il y a deux
semaines. On me demandait à présent la permission
d’envoyer un dessinateur à la maison. Cela m’a sem-
blé étrange car, en général, ce sont des photographes
qu’on envoie, mais je leur ai dit O.K. Presque immé-
diatement, l’illustrateur en personne m’a adressé un
message. Il me demandait en français à quel moment
il me semblerait bien qu’il vienne dans mon village. Il
m’a dit qu’il s’appelait Jeroen et d’autres choses que je
n’ai pas comprises. J’ai googlé son nom et son pré-
nom, avec un peu de crainte, et j’ai découvert un des-
sinateur merveilleux. J’étais rassuré.
Comme ma femme parle un peu français, et
qu’elle me sert par ailleurs de filtre face aux gens
bizarres sortant de nulle part, je lui ai passé le
fardeau afin qu’elle organise la rencontre. Les jours
qui ont suivi, ils ont eu un échange de messages très
francophones et Cristina, au cours d’un déjeuner,
m’a fait comprendre le malentendu :

!41
— Tu sais que ce belge va venir à la maison trois
ou quatre jours, non ?
— Quel belge ? lui demandai-je, moi qui ai
l’habitude d’oublier les problèmes dès lors que ma
femme s’en charge.
— Le belge ! Celui qui va venir cette semaine
pour te dessiner ! Il m’a dit sans manquer d’air qu’il
sera là trois ou quatre jours.
— Il va rester dormir ?
J’étais complètement paniqué.
— Il veut que je lui trouve un camping ici à Sant
Celoni, parce qu’il va te dessiner quatre heures par
jour tous les après-midis.
— Quatre heures par jour ?!
— Mais tu ne t’étais pas mis d’accord là-dessus
avec lui ?
— Je ne sais pas, dis-je. J’ai lu le mail et ensuite je
te l’ai passé. Je ne comprends rien au français, je le dis
à tout le monde depuis le collège. Je ne comprends
pas le français !
— Bon, maintenant tu sais. Il y a un belge qui va
venir cette semaine : il te suivra partout où tu vas aller
pour te dessiner de haut en bas.
— Mais puisque je ne sors jamais de la maison,
dis-je paniqué.
— C’est pour ça que je te demande si tu sais
qu’un belge va venir chez nous, merde ! me répondit
Cristina avant de s’en aller en claquant la porte.
Non Monsieur. Je ne savais rien. J’avais lu ce
premier message avec l’aide du traducteur automa-
tique et il faut bien dire que cette technologie n’est
pas encore tout à fait au point. J’imaginais que ce

!42
serait une séance comme avec un photographe : une
heure à faire des poses et des grimaces dans le bureau,
et adieu.
Mais maintenant la chose était devenue com-
pliquée et il était trop tard pour annuler : l’homme
avait déjà pris son avion depuis Bruxelles.

Premier après-midi

J’ai passé les nuits précédentes vraiment angoissé. J’ai


toujours eu peur des engagements, des étrangers, des
nouveautés et des choses qui durent trop longtemps.
Et ce belge, c’était un lot qui réunissait tous ces mal-
heurs.
Deux jours plus tard, je faisais la sieste quand la
sonnette retentit. Après un moment, ma femme me
secoua :
— Le belge est là ! me dit-elle. Il est arrivé, c’est
un hippie, un blond aux cheveux longs, et il a un sac
à dos énorme.
— Tu lui as dit que je suis en train de dormir ?
murmurai-je effrayé.
— Oui, je lui ai dit… Mais comme c’est un hip-
pie, il s’en fiche. Il s’est assis dans la cour pour pein-
dre. Il a dit qu’il t’attend le temps qu’il faudra.
— Comment ça, il m’attend ?
— Eh bien lorsque tu te lèveras pour aller tra-
vailler, il te suivra.
J’ai enfilé le pantalon de mon pyjama et je l’ai es-
pionné par la fenêtre de la salle à manger. Il était là : il
avait une cinquantaine d’années, bien conservé,
comme ces gens qui ont voyagé dans des endroits du

!43
monde où il fait chaud. Cheveux roux, très longs et
attachés en queue-de-cheval. Il dessinait, sans sour-
ciller, le paysage qu’on peut voir depuis la cour de la
maison. Il avait les doigts tachés de vert et il avait l’air
heureux dans ma chaise longue, comme si c’était la
sienne. Comme si la cour était la sienne. Ou le
monde entier. J’ai soudain frissonné : devais-je me
doucher pour le recevoir ? Ou pire : allais-je devoir
me doucher trois ou quatre fois cette semaine ?
En général, quand je reçois des étrangers, je
prends une douche rapide, comme un geste de
grandeur envers mon prochain. Mais il ne m’était ja-
mais arrivé qu’une visite dure aussi longtemps. Que
devais-je faire ? Ce fut une bataille intense entre la
vanité et la paresse. Et c’est la paresse qui a gagné,
trois à un. J’ai donc mis le haut de mon pyjama et je
suis monté travailler sur l’ordinateur comme d’habi-
tude : sale, moche et mal habillé.
Il est arrivé à peine plus tard, de la cour ; j’ai en-
tendu ses pas lestes dans l’escalier et nous nous
sommes donné la main, tous deux très timidement. Il
était très grand et nous étions embarrassés par l’im-
possibilité du dialogue. Or, les gens brisent la glace
avec une blague, souvent très mauvaise, qui sert à dé-
tendre l’atmosphère. Mais entre nous, aucune frivo-
lité n’était possible et Cristina n’est pas même venue
pour me porter secours avec une traduction simul-
tanée.
Jeroen a cherché une chaise, s’est assis à environ
trois mètres et a commencé à me dessiner. Avant cela,
il a fait une grimace avec la lèvre inférieure vers l’ex-
térieur et la paume de la main comme qui pousse

!44
trois fois un hamster sans lui faire de mal. Cela
voulait dire :
« Toi, vis ta vie, comme si je n’étais pas là. »
Je lui ai fait le signe international du pouce vers
le haut et me suis concentré sur mon écran. Au
début, j’ai essayé de feindre la normalité. J’ai pensé
une fois ou deux à la Joconde, qui avait aussi dû
poser pendant des heures et, pire encore, regarder
un point fixe. J’ai essayé de ne pas roter ni de me
gratter trop fort, de ne pas regarder de porno avec le
volume ouvert, de ne pas mettre d'édulcorant liq-
uide dans le thermos, de ne pas allumer un pétard
odorant, de ne pas aller voir de vidéos de
célébrités… Mais combien de temps peut-on tenir
sans faire ce que l’on fait toujours ?
À un moment donné, après trois heures de dessin
silencieux, le belge était devenu un meuble dans ma
tête, comme la cafetière ou le canapé. Il dessinait dans
son cahier des dizaines d’esquisses, il en peignait cer-
taines en couleur, d’autres non.
Je le regardais un peu du coin de l’œil et, à chaque
fois, je me sentais plus à l’aise malgré sa présence exo-
tique. Je suppose que j’ai fini par me détendre sans le
vouloir, ou quelque chose comme ça, car quand la
nuit a commencé à tomber, sans le vouloir, j’ai lâché
un pet sonore qui a retenti dans le silence du soir.
C’est terrible de se faire dessus devant des
étrangers.
Le belge a levé les yeux de son carnet à dessin et
m’a regardé ; l’écho durait encore et l’air commençait
déjà à se vicier.
Je lui ai rendu son regard par-dessus l’écran. Il

!45
s’est alors produit une chose merveilleuse. Il s’est mis
un peu de côté sur sa chaise, en souriant avec légèreté,
et m’a répondu avec un autre pet, beaucoup plus
long, plus élégant et plus européen que le mien.
Puis il a continué à dessiner en silence.
C’était la première fois que j’avais une communi-
cation amicale par le cul avec un autre être humain et
je crois que cette expérience a été la plus importante
de ma vie d’adulte.

Deuxième après-midi

Le lendemain, un jeudi, il n’est pas venu à l’heure


convenue. Il était environ deux heures et demie et le
belge n’était pas arrivé. J’ai demandé à Cristina ce qui
s’était passé avec le hippie et elle m’a dit qu’en allant
acheter du pain au village dans la matinée, elle l’avait
vu dans différents endroits du centre, qui dessinait
patiemment la vieille ville de Sant Celoni.
— Et maintenant, il est où ? lui demandai-je.
— Ça fait deux heures qu’il est au coin de la rue,
on dirait qu’il dessine la maison.
Je suis allé voir par la fenêtre, je me suis caché
derrière les rideaux et je l’ai vu. On aurait dit une
statue. Il donnait l’impression que le monde n’existait
pas autour de lui.
Il regardait ma maison depuis l’autre bout de la
rue et essayait de la matérialiser sur le papier comme
si c’était la chose la plus importante de sa vie. Ou la
moins importante.
— Mais il va venir ? demandai-je à Cristina tout
en l’espionnant.

!46
— J’imagine, me dit-elle. Il te manque déjà ?
Ce n’était pas ça. Mais j’avais annulé un déjeuner
avec Horacio Altuna à Barcelone dans le but de re-
cevoir le dessinateur. J’ai même raconté à Horacio, au
téléphone, la raison de mon annulation et le con-
tretemps provoqua chez lui une joie notable. Au dé-
part, j’ai pensé, puisqu’il était aussi dessinateur, Hora-
cio était content pour sa profession en général. Mais
ce n’était pas ça :
— En fait, après ça, tu vas raconter ce que tu as
enduré sur ton blog, me dit-il comme si ça le rendait
heureux de me voir empêtré dans le malheur.
Jeroen arriva avec une heure de retard et il s’est
assis sur la même chaise que le premier jour, mais
cette fois il avait avec lui plusieurs feuilles de papier
kraft et des gouaches noires et blanches. Il a com-
mencé à dessiner comme si c’était la première fois.
Je me suis mis à travailler sans faire attention à
lui, car je le sentais déjà comme un membre de la
famille, et, au bout d’un moment, Nina est venue
voir ce qu’on faisait, car elle adore les gens bizarres.
Elle les sent. Elle a salué le dessinateur comme si elle
le connaissait depuis toujours. Puis ma fille, qui a
tendance à imiter tout ce qui l’entoure, a pris un
cahier et un crayon, s’est installée dans un autre coin
de la pièce, elle aussi à trois mètres de moi, et a
commencé à me dessiner, toute concentrée. J’ai
vraiment eu l’impression d’être un monument en-
touré de touristes japonais. Jeroen, les yeux amusés,
a inclus Nina dans ses esquisses et moi, pendant un
moment, j’ai été le point aveugle de ces miroirs qui
se multiplient à l’infini.

!47
Je n’avais toujours pas fumé de pétard, hanté par
le zèle d’être un hôte décent, mais plus tard mon
cousin William est arrivé avec un sachet de beuh
fraîchement récoltée.
William aussi est un peu hippie et il a un âge et
un petit moteur interne très semblables à ceux de
Jeroen. Je m’en suis rendu compte en les voyant se
saluer comme s’ils se connaissaient depuis toujours,
sans véhémence mais avec une camaraderie secrète. Je
pense parfois que les hippies, les femmes enceintes et
les nains, lorsqu’ils se croisent dans la rue, se saluent
même s’ils ne se connaissent pas. Ce sont des saluta-
tions corporatives, des révérences de genre. Comme
s’ils se disaient du regard : « Qu’est-ce qu’on peut y
faire, mon frère. »
Avec William, on s’est bien défoncé et plus rien
n’avait vraiment d’importance. On a proposé le joint
à Jeroen, bien sûr, mais il ne l’a pas accepté. Il nous a
fait un geste de négation amical avec une inclination
du cou et la paume légèrement en hauteur, comme
s’il disait : « Chez moi, je me défonce plus que vous
tous réunis, mais mon trait devient instable. » C’est
en tout cas ce que nous avons compris. Une fois les
quatre heures de travail quotidien passées, il a rangé
ses pinceaux dans son sac et nous a salués avec timi-
dité. William et moi étions à ce point dans notre
monde de php, css et MySql que nous ne nous
sommes presque pas aperçus de son départ. Mais
quand nous sommes revenus sur terre, nous avons vu
que Jeroen nous avait laissé, sur la table, des esquisses
très belles, en noir et blanc.
Un petit geste d’amitié.

!48
Dernier après-midi

Le dernier jour du belge à la maison a été magique


car, d’une manière ou d’une autre, nous avons pu
communiquer.
Ce fut grâce au maté. Tout le temps où Jeroen
était à la maison, si attentif à mes mouvements, j’ai
pu remarquer l’étrangeté dans ses yeux chaque fois
que je changeais l’herbe du maté ou que je me levais
pour mettre de l’eau.
En effet, tout ce qui a l’air normal à tes yeux de-
vient complètement insolite lorsqu’il y a un étranger
qui te regarde fixement. Si l’on y pense objective-
ment, remplir un récipient d’eau chaude toutes les
deux heures et la boire, sans nécessité, cela n’a rien de
logique.
Je m’imaginais à chaque instant ce qu’il pouvait
être en train de penser : « Est-ce qu’il est aussi gros à
cause de ce qu’il est en train de boire ? » « Est-ce que
c’est de la drogue, ce qu’il est en train de boire ? »
« Est-ce que c’est la même chose que ce que buvaient
les gauchos, ce qu’il est en train de boire ? » « Alors,
pourquoi les gauchos ne sont pas aussi gros ? »
Pendant ces trois jours, ces questions coexistèrent,
confuses, dans le regard du dessinateur. Mais le
dernier après-midi, il y avait plus : il avait l’air fasciné
par le maté, par la paille et par mon interminable ri-
tuel : il les dessinait tout le temps et moi, cela m’éner-
vait que la barrière des langues m’empêche de lui ex-
pliquer ce qu’était ce qui l’émerveillait tant.
Soudain, je me suis rappelé quelque chose qui a

!49
servi de bouée de sauvetage de Babel. J’ai cherché
dans la bibliothèque la version française de mon ro-
man Un peu de respect, je suis ta mère et j’ai tourné les
pages jusqu’à trouver le chapitre dédié au maté, à son
pourquoi, à ce qu’il signifie pour nous.
Je lui ai apporté le livre, je lui ai offert et je lui ai
indiqué avec des signes qu’il lise le chapitre 122 dans
l’une de ses langues. Qu’il le lise ici, maintenant.
Alors Jeroen lut, en français, quelque chose
comme :

« Le maté n’est pas une boisson, mes chers lecteurs


d’autres pays. Bon, si. C’est un liquide et il entre
par la bouche. Mais ce n’est pas une boisson. En
Argentine, personne ne boit le maté parce qu’il a
soif. C’est plutôt une habitude, comme de se
gratter. Le maté, c’est exactement le contraire de
la télévision. Il te fait discuter si tu es avec
quelqu’un, il te fait penser si tu es seul. Ça se
passe dans toutes les maisons. Chez les riches
comme chez les pauvres. Chez les femmes qui
papotent et font les commères, chez les hommes
sérieux ou immatures. Chez les vieux d’une
maison de retraite et chez les adolescents quand ils
étudient ou se droguent. C’est la seule chose que
partagent parents et enfants sans se disputer ou
s’envoyer des trucs à la figure. Péronistes et anti
péronistes préparent le maté sans se poser de
question. En été comme en hiver. C’est le seul
pays au monde où la décision de cesser d’être un
enfant et de commencer à être un homme a lieu
un jour en particulier. Rien à voir avec les

!50
pantalons longs ou la circoncision. Ici, on
commence à être grand le jour où il nous est
nécessaire de boire, la première fois, le maté seul.
Sans personne. Ce n’est pas un hasard ; ce n’est pas
parce que c’est comme ça. Le jour où un garçon
met la bouilloire sur le feu et boit son premier
maté sans qu’il n’y ait personne à la maison, à
cette minute, c’est parce qu’il a découvert qu’il a
une âme. »

Le dessinateur belge m’a regardé, après avoir lu


ces paragraphes, et m’a donné l’impression qu’il avait
finalement compris quelque chose me concernant. Et
même plus : concernant mon identité et mon passé.
Le soulagement que j’ai ressenti, d’un coup, fut
énorme. Ça m’a fait quelque chose de savoir que nous
avons tant besoin, tout le monde, d’être un peu com-
pris par les autres — que ce soit à partir des pages
d’un livre ou dans le geste infantile d’un concert de
pets —, que personne ne passe à travers nos vies sans
un clin d’œil de compréhension.
Jeroen a rangé le livre dans son sac, il a indiqué sa
poitrine avec l’index et m’a dit en français, avec
timidité :
— Maté pour moi ?
Je lui ai dit oui, bien sûr, et je lui en ai préparé un
bien chaud avec du sucre. Quand il me l’a rendu, j’en
ai bu un autre et je lui ai demandé avec des signes s’il
en voulait plus.
Il a dit oui à nouveau, en souriant. Nous avons bu
deux thermos entières, en silence, et nous avons
respiré, pour la première fois, un air complice.

!51
Voilà tout ce qui s’est passé entre nous, car en-
suite, il m’a salué, il est rentré chez lui et je n’ai pas la
moindre idée de si je vais le revoir un jour. Mais ces
trois dernières heures, dans mon bureau, nous
n’étions plus un gros type bizarre et un hippie belge ;
d’un coup, nous sommes devenus deux collègues qui
travaillaient à des choses simples qui nous plaisaient :
écrire et dessiner.
Dessiner et écrire comme s’il n’y avait pas
d’autre chose à faire. Comme si cela rendait notre
vie meilleure. Comme si le monde était un endroit
conçu, exclusivement, pour que des personnes aussi
étranges que nous puissent se tenir compagnie en
silence.

!52
Seins

J’ai une infinité de souvenirs enfantins à ce sujet. J’en


choisis un au hasard. Un jour, à la récré, quelqu’un a
remarqué que j’avais des seins. Et quelqu’un d’autre,
dans le même groupe, a dit : « Tu as de la chance, Pa-
tapouf, tu peux toucher un sein quand tu veux. » Il
me l’a dit pour de vrai, ce n’était pas une blague. Ce
matin-là, j’avais sept ans et j’étais amoureux de Paola
Soto. Le soir, je me suis regardé dans le miroir et je
me suis demandé comment il était possible d’avoir
plus de seins que l’amour de ma vie. J’ai pensé qu’il
n’était pas bon de faire une première expérience du
romantisme avec un tel désavantage.
Même si j’avais pu, je n’ai jamais usé du surpoids
comme d’une arme de jet. Ni mon gros ventre contre
un adversaire distrait, ni me jeter sur mon ennemi et
l’asphyxier. Avec le temps, en revanche, je suis devenu
comédien. J’ai développé l’ironie et l’autocritique. Je
me riais de moi-même — en faisant un effort énorme
— et j’ai réussi à être un grand observateur des dé-
fauts d’autrui. Je trouvais des défauts chez tout le
monde. Chez tout le monde, sauf Paola Soto, qui
était parfaite. Paola Soto n’avait pas de seins, mais elle
n’en avait à vrai dire pas besoin. Elle avait quelque
chose de beaucoup plus subtile : elle avait, à mon

!53
goût, le plus beau rire de toute l’école. Sa joie fonc-
tionnait avec le même retard que le tonnerre après
l’éclair. Pendant un orage, l’éclair apparaît en premier
et un peu plus tard, le tonnerre. Avec le rire de Paola
Soto, il y avait d’abord le rouge qui lui montait au
visage, un rouge enchanteur, et ensuite sa bouche ex-
plosait de joie.
Je ne pouvais pas la regarder lorsqu’elle riait, en
groupe de trois ou quatre, avec ses amies pendant la
récré. D’ailleurs, elle avait la vertu de rire peu, et ja-
mais pour rien ; elle n’offrait pas cette magie à n’im-
porte qui. Moi, je ne pouvais pas la faire rire, j’étais
handicapé par ses dents. Je ne pouvais pas la faire rire
parce que j’avais pris de mauvaises habitudes dès le
berceau. À la maison et dans le quartier, j’amusais le
monde entier avec n’importe laquelle de mes gri-
maces de patapouf. Jusqu’à mes cinq ans, provoquer
le rire des autres était aussi simple que de me descen-
dre un demi-pot de confiture de lait.
L’enfance en général est facile pour le comédien,
les parents sont critiques et très partiaux et n’importe
quelle ânerie est bien reçue. J’étais Jerry Lewis à la
maison, et aussi à la crèche. Mais ensuite, à l’école
primaire, tout a changé. Paola Soto est apparue, j’ai
rencontré l’amour fou, et les douleurs de ventre. J’ai
rencontré la difficulté de son rire. Mes grimaces ne
faisaient pas du tout rire Paola Soto.
Je pouvais me mettre à loucher en sa présence,
imiter le bruit d’un bateau qui prend le large ou faire
des roulades sans les mains. Avec n’importe laquelle
de mes chorégraphies, je faisais s’évanouir de rire mes
camarades de CP, mais Paola restait impassible et

!54
lointaine, comme sur une photo. Mademoiselle
Norma ne riait pas non plus à mes âneries, mais je
n’étais pas amoureux de Mademoiselle Norma et je
n’attachais pas beaucoup d’importance à son indif-
férence d’institutrice. Seule Paola Soto comptait.
Quand l’année a fini, mes parents et les siens (qui
étaient amis), nous ont changé d’école. Paola et moi,
d’un coup, nous retrouvions dans une école inconnue
et avec de nouveaux camarades. Moi, je ne connais-
sais qu’elle dans ce monde de tabliers blancs et elle,
personne d’autre que moi.
Dans ce nouveau monde de l’École Normale, les
premières récrés ont été les meilleures de ma vie.
Seule Paola, sans ses amies, s’approchait de moi pour
discuter. Des semaines intenses, où j’arrivais parfois à
lui tirer un demi-sourire avec mes mots, avec des
phrases laborieuses. Ses moues étaient très brèves et
aussitôt elle redevenait impassible. De toute façon,
ces millièmes de secondes aux dents blanches fonc-
tionnaient en moi comme une source de lumière.
Pour la première fois, j’ai compris que je devais mieux
travailler mes arguments. J’ai aussi compris que l’hu-
mour gestuel n’était pas mon fort. J’ai su que, pour
faire rire Paola Soto, il fallait faire des efforts.
Six récrés seulement m’ont permis de saisir que ce
serait le seul effort que je serais disposé à faire dans la
vie. Si j’étais tombé amoureux d’une autre fille, de
Colorada Giacoy par exemple, ou de Pablo Santoro,
aujourd’hui je ne serais pas humoriste.
Il faut dire aussi que j’ai été aidé par le fait que
depuis mes sept ans, j’ai des seins. Voilà l’autre partie
de l’histoire : quand on a changé d’école, les nou-

!55
veaux garçons ont découvert quelque chose que les
anciens n’avaient pas su voir.
« Tu as de la chance, Patapouf, tu peux toucher
un sein quand tu veux », m’avait dit Bugarín un
jour, et les autres avaient acquiescé avec un mélange
de respect et d’étonnement.
(Bugarín a été le Rodrigo Triana de mes seins. Le
premier qui les a vus, celui qui a sonné l’alarme.)
À l’instar des prisonniers des trois caravelles, mes
nouveaux camarades, ceux qui allaient ensuite devenir
mes amis, désespéraient de voir un sein, d’en toucher
un, de pouvoir caresser la douceur satinée d’une chair
humaine qui finissait en téton.
Et moi, j’étais là, turgescent, au troisième rang des
possibilités de tous. Disponible, amical, unisexe. J’ai
ainsi compris que ce qui me correspondait, c’était le
rire aiguisé, ou ce serait la moquerie. Il n’y avait pas
d’autre possibilité. Je devais être drôle, piquant, pré-
cis, ou alors je me ferais tripoter dans les toilettes
jusqu’à la fin du collège.
La décision était de première importance, car une
fois prise l’une de ces voies, il est impossible de faire
marche arrière. Aussi, la première fois que Diego
Caprio m’a fait une proposition de troc, ce fut sans
doute le moment le plus important de mon enfance.
Je ne l’ai pas su sur le moment : je le sais aujourd’hui.
« Si tu me laisses te toucher un sein, m’avait-il dit,
je te donne ce sandwich. »
Il ne s’agissait pas d’une menace, et ça en disait
long sur Diego Caprio. Il ne s’agissait pas non plus
d’une offre mineure, et ça disait long sur moi. Il ne
me proposait pas une baffe ou un chewing-gum. Il

!56
m’offrait un sandwich énorme à dix heures du matin.
D’une certaine manière confuse, la proposition
m’avait flatté.
Mes seins, même s’ils étaient anachroniques,
valaient un précieux sandwich, un exemplaire
unique : le soleil du matin faisait briller la croûte du
pain et sur les bords, deux tranches de jambon dépas-
saient, beaucoup plus grandes que le pain.
« Il n’a qu’une seule morsure », avait dit Diego
Caprio.
C’était aussi mes premiers jours en CE1 et dans
une nouvelle école. C’était pratiquement la première
fois que quelqu’un me faisait la conversation à la
récré, à l’exception de Paola Soto.
« Je te le touche par-dessus le T-shirt, O.K. ? »
avait dit Diego Caprio.
Paola Soto passait sous le préau à ce moment-là,
elle marchait seule, comme toujours, concentrée en
elle-même, comme si elle flottait. Peut-être a-t-elle
entendu la proposition indécente que me faisait
Diego Caprio. Et peut-être s’était-elle arrêtée à
présent pour cela et feignait-elle de s’asseoir, ou d’at-
tacher ses lacets, pour mieux écouter.
« Je compte jusqu’à trois et je te la lâche », avait
insisté Diego Caprio.
Développer un sens comique est une chose im-
portante quand tu as des seins, de même quand tu es
amoureux. L’humour n’est pas un choix, ce n’est
même pas un appel, ou un signal ; ni non plus un ta-
lent. Quand tu as des seins, l’humour, c’est la survie.
« Si tu m’apportes des poulettes de viande, avais-je
dit, tu peux m’attraper le zizi. »

!57
Ce n’était pas une grande blague, c’est clair, mais
à cet âge-là, l’expression poulette de viande fonc-
tionne, je ne sais pas trop pourquoi. Diego Caprio a
souri et il a oublié notre troc.
Il a souri et m’a invité à manger la moitié de son
sandwich sans rien me demander en échange. Le
lendemain, il reviendrait à l’attaque, mais je savais
déjà comment le distraire avec le mot bayonnaise, avec
le mot peignets. Avec de nouveaux arguments effi-
caces. Mais ce n’est pas la chose la plus importante
dans ce souvenir. Il s’est aussi passé quelque chose à
laquelle je ne m’attendais pas. Quand j’ai dit
poulettes de viande et que j’ai dit zizi, avec cette ré-
plique infantile si simple, Paola Soto baissa les yeux,
elle a rougi de honte, puis elle a ri, avec sa bouche
énorme, qui illuminait la cour. C’était la première
fois que je l’ai fait rire aux éclats.
Si cela n’avait pas eu lieu, je serais peut-être au-
jourd’hui un écrivain sérieux. Ou un travesti sérieux.
Si je ne disais pas ce qu’il fallait, si je ne sortais pas
une vanne d’une manière ou d’une autre, au bout de
deux minutes quelqu’un serait en train de me tripoter
dans les toilettes et maintenant, devant vous, je de-
vrais être en train de raconter cette humiliation. J’ai
eu de la chance. Ou peut-être que c’étaient des réflex-
es. Je n’en ai aucune idée. Mais si dans tout ce que
j’écris — mélodrames inclus — je ne peux pas m’em-
pêcher de mettre des vannes débiles, c’est parce que
pendant un lustre j’ai essayé de faire rire Paola Soto.

!58
La stratégie du fanion

Quand tu es jeune et que tu fais une connerie, c’est


la faute à l’imprudence. Mais la cruauté n’est ni jeu-
ne, ni vieille. Toutes ces années, j’ai voulu me con-
vaincre que tout est fatalité. Mais non : ce qui est
arrivé à Colorado Ulmer le matin du 14 août 1994
était, essentiellement, de notre faute.
Colo Ulmer était un camarade de classe de
l’école primaire et on a fait tout le collège ensemble.
C’est-à-dire qu’on a été ami depuis l’origine des
temps. Quand on a fini le lycée, on est partis à la
Capitale. On a vécu dans différents quartiers, mais
on se voyait souvent jusqu’à ce qu’une nuit, l’année
de ses vingt-trois ans, un voisin de son immeuble lui
tire dessus avec un fusil sans le vouloir. Il a survécu,
mais il ne peut plus marcher. Chiri et moi, on avait
dîné chez lui cette nuit-là et c’est la raison pour
laquelle on était présents au procès.
Le voisin s’appelait Cárdenas, je ne me souviens
plus de son prénom, et ce n’était pas un mauvais
bougre. Quand il a expliqué ce qui était arrivé cette
nuit-là, ses mains tremblaient et il était toujours
mort de peur :
« Il y avait déjà eu beaucoup de vols dans le
quartier et dans l’immeuble, déclara Cárdenas, c’est

!59
pour ça que j’avais un fusil. Cette nuit-là, ma fille
était à la maison, sa mère me l’avait laissée. Vers
trois heures du matin, j’ai été réveillé par un coup
de pétard qui ne venait pas de la rue, ça venait de
l’intérieur. J’ai eu peur, surtout pour ma fille. J’ai
immédiatement entendu des cris et des pas dans
l’escalier. J’ai pensé qu’il y avait des voleurs dans
l’immeuble. Je me suis levé, j’ai pris le fusil et je suis
allé à la porte. Quelqu’un voulait entrer, on forçait
la porte. J’ai tiré, de peur, à la hauteur de la poignée.
Je voulais seulement qu’on nous laisse en paix. »
Cárdenas vivait au cinquième étage, apparte-
ment B. La balle s’est incrustée dans la colonne
vertébrale de Colo, qui vivait au quatrième étage,
appartement B. Notre ami s’était trompé de porte.
Au moment de recevoir la balle, il essayait de rentrer
chez lui.
*
Colo s’est retrouvé dans le coma et il a mis qua-
torze jours à se réveiller. Chiri et moi, on allait le
voir les après-midis, il était à l’hôpital Durán. La po-
lice, qui faisait des rondes les premiers jours, a pris
nos déclarations séparément à Chiri et à moi. On
avait pris la décision de dire la vérité : que ç’avait été
une plaisanterie et que tout avait mal fini.
Le père de colo ne nous parlait pas ; le grand
frère voulait directement nous cogner. Aussi, on al-
lait voir notre copain dans la soirée : pour ne pas
croiser la famille. Surtout, on voulait être là quand il
se réveillerait pour lui demander pardon. On était
détruits. Au bout de deux semaines, Colo a

!60
ouvert les yeux et commença à manger sans aide. Il
a eu du mal à accepter qu’il ne marcherait plus, mais
il ne se souvenait pas de ce qui s’était passé. On ve-
nait le voir, on le motivait, on lui apportait des dis-
ques, mais on n’évoquait pas le sujet. En réalité, on
n’aurait pas su quoi lui dire.
Un soir, nous sommes arrivés à la clinique et il
n’a pas voulu nous recevoir. Ses souvenirs étaient
revenus, il se souvenait de tout. Pendant des années,
il ne nous a pas adressé la parole et n’a rien voulu
savoir nous concernant.
On s’est réconcilié — à moitié — en 2008. À
cette date, j’avais raconté une partie de l’histoire
dans l’un de mes livres, bien que de manière ab-
straite. J’avais expliqué, simplement, en quoi avait
consisté la plaisanterie que nous avions l’habitude de
faire quand on était jeunes.
Mais je n’avais jamais raconté, jusqu’à ce jour, la
raison pour laquelle nous avons arrêté de la faire.
*
La stratégie du fanion était une farce que nous
faisions fréquemment avec Chiri, l’une des nom-
breuses qui nous venaient à l’esprit quand on
glandait.
On se sentait fiers de ce sketch et on le mettait
en pratique chaque fois qu’on pouvait, avec dif-
férents amis. On l’arrangeait toujours un peu dif-
féremment. La nuit où nous sommes allés dîner chez
Colo, on avait incorporé une variante que nous
avions nommée « effet Feu d’artifice ».
Nous sommes arrivés à l’appartement de Colo

!61
vers dix heures du soir. Dans le sac, on avait un fa-
nion de l’équipe de Vélez, une boîte de pétards et un
sachet d’herbe. On a sonné à l’interrupteur élec-
trique (il vivait au 4B) et il est descendu nous ou-
vrir. On est montés tous les trois dans l’ascenseur.
Raconté comme ça, on pourrait croire qu’on al-
lait chez nos potes juste pour les déranger, mais c’est
faux. On allait manger et prendre du bon temps.
Voir du foot ou regarder un film en location. La
stratégie du fanion, c’était le dessert, une espèce de
colophon rigolo que nous exécutions au pied de la
lettre :
« Regarde ce qu’on t’a apporté, Colo », dit Chiri
cette nuit-là, avant d’entrer, et il a sorti le fanion du
sac à dos. C’était le début, pion roi.
Colo a adoré le cadeau. Cette année, l’équipe de
Vélez était sur le point de gagner la Copa Liberta-
dores et notre copain était fana. Il a attrapé le fa-
nion, l’a embrassé et a fait mine d’aller à la salle à
manger. Je l’ai arrêté sur le seuil.
« Mets-le ici, pour que tout l’immeuble sache
que tu es supporter du Fortín », lui ai-je dit et il a
pendu le fanion à la poignée de la porte d’entrée, du
côté du couloir. Colo a trouvé ça très bien.
Nous sommes ensuite entrés chez lui, nous
avons mangé, nous avons regardé du foot et nous
avons fait ce que nous faisions toujours à cet âge :
discuter et fumer des joints, lire à voix haute des
nouvelles de Borges, semer de la cendre sur la table,
jouer de la guitare et chanter. À deux heures du
matin, j’ai fait un geste à Chiri avec les sourcils pour
lui signaler les clés de l’appartement. Le trousseau

!62
était sur le plan de travail de la cuisine. Avec ce sig-
nal, la deuxième partie commençait, celle que nous
appelions « L’Exode ». Chiri s’est levé de table et a
dit :
— J’ai la dalle, je vais aller chercher des alfajores.
Il a pris le trousseau de clés pour sortir.
— Génial, a dit Colo. Tu as une superette ou-
verte sur Scalabrini.
Je me suis mis debout et j’ai pris ma veste :
— Pourquoi on n’y va pas tous les trois, histoire
de nous dégourdir un peu les jambes ? ai-je proposé
comme si ça m’était venu sur le moment.
Colo a trouvé ça bien. En moins d’une minute,
on était tous les trois dans le couloir, prêts à sortir.
Alors, tel que l’indiquait le scénario, j’ai massé mon
ventre comme si j’avais une douleur :
— Ouh, j’ai envie de chier, vaut mieux que je
reste. C’est bon si vous y allez tous les deux ?
— Pas de problème, dit Colo.
*
Je n’avais pas envie de chier, évidemment.
Lorsque j’ai pu voir, du balcon, mes deux amis tra-
verser l’avenue, j’ai cherché un cendrier et je l’ai mis
dans le cadre de la porte pour qu’elle ne se referme
pas avec le courant d’air. J’ai décroché le fanion de
la poignée et je suis sorti dans le couloir de l’im-
meuble puis j’ai pris les escaliers jusqu’au cinquième
étage. Prudemment, j’ai accroché le fanion à la porte
du 5B.
Ensuite, sans faire de bruit, je suis retourné dans
l’appartement de Colo, j’ai fermé la porte et j’ai

!63
éteint les lumières. Toutes les lumières. Je suis resté
assis dans l’obscurité, avec la boîte de pétards dans la
poche et le briquet dans la main.
C’était tout ce que je devais faire jusqu’à ce que
reviennent mes amis. Le reste du travail, c’était
Chiri qui s’en occupait et il le faisait à merveille.
Chiri et Colo ont acheté un paquet de Guaymallén
aux fruits et ils revenaient déjà en riant et en se
bousculant. Dans la stratégie du fanion, c’est un
moment d’une importance extrême.
Chiri s’est chargé de distraire Colo au moment
de monter dans l’ascenseur pour pouvoir lui-même
appuyer sur le bouton. Voilà le truc : Chiri devait
appuyer sur le cinquième étage, pas le quatrième. Il
l’a fait sans problème et Colo ne s’est rendu compte
de rien. Ensuite, il s’est mis en face pour que notre
ami ne puisse pas voir l’affichage électronique.
Ce qui était important à cette étape, c’était de
maintenir la victime occupée durant le voyage. Dans
des circonstances normales, n’importe quel locataire,
par habitude, connaît le temps exact que met l’as-
censeur pour arriver à destination. C’est là que la
marijuana fait sa part du travail : l’herbe a entre
autres vertus celle de provoquer la distorsion tem-
porelle et l’anachronisme. C’est pour cette raison
que les gens drogués pensent toujours que les as-
censeurs mettent beaucoup de temps à arriver à des-
tination.
Colo n’a pas perçu le cours réel du temps et
quand l’ascenseur a stoppé au cinquième étage, il a
pensé qu’ils étaient arrivés au quatrième. En
marchant dans le couloir, il a vu le fanion qui

!64
pendait à la porte B et n’a pas douté qu’il s’agissait
de l’étage correct. Chiri est sorti de l’ascenseur avec
les clés en mains, prêt à ouvrir la porte. C’est alors
qu’il s’est arrêté net et a dit :
— Tu savais que ces clés ouvrent les portes de
tous les appartements ?
— N’importe quoi, a dit Colo, c’est impossible.
— Je vais te montrer, dit Chiri. Accompagne-
moi au troisième.
Notre ami, un peu par curiosité et un peu parce
qu’il était content, a suivi Chiri sans rien soupçon-
ner. Il était deux heures trente-cinq du matin quand
ils sont descendus par les escaliers.
Une fois positionnés au véritable quatrième
étage — Colo était désormais convaincu qu’il s’agis-
sait du troisième —, Chiri s’est approché de l’ap-
partement B et a tourné la clé dans la serrure. La
porte, évidemment, s’est ouverte.
— Merde ! a dit Colo surpris. Ça s’ouvre !
— Tu vois ? a répondu Chiri.
Dans l’ombre de la salle à manger et avec le pé-
tard en main, je les entendais avec clarté.
— Ferme, il y a des gens qui vivent ici au
troisième, a dit Colo, respectueux.
J’étais sur le point d’éclater de rire et de ruiner la
plaisanterie, mais je me suis retenu.
— Je vais entrer, a dit Chiri. Ils ont peut-être un
Fanta au frigo.
— N’y pense même pas, s’est effrayé Colo.
Chiri a fait trois choses à la vitesse de la lumière :
il est entré dans l’appartement tout noir, il a jeté les
clés à Colo et il a fermé la porte derrière lui.

!65
Colo s’est retrouvé de l’autre côté. Il murmurait
très bas : « Chiri, Chiri, sors d’ici, c’est dangereux. »
Nous, à l’intérieur, on n’en pouvait plus de se retenir
de rire.
Je me suis levé du canapé et j’ai pris une grosse
voix :
— Qui va là !
Chiri a allumé une lampe pour que Colo voie
la lumière à travers la fente de la porte. Pour nous,
cette partie de la farce, c’était comme de faire du
radiothéatre.
On a fait semblant de nous débattre et on s’est
jetés un moment au sol. Comme j’allumais la mèche
du pétard, Chiri a jeté une assiette au sol qui s’est
cassée en mille morceaux.
Soudain, le pétard a explosé et a résonné comme
un coup de feu dans la nuit silencieuse. Chiri s’est
jeté contre la porte comme s’il avait reçu une balle.
— Ouch ! a crié Chiri, mort de rire. Zut, je
meurs !
Colo n’en pouvait plus. Sa confusion était telle
qu’il n’a même pas entendu que le mot « zut » était
drôle. Notre ami, terrorisé, a fait ce que font toutes
les victimes à ce niveau de la plaisanterie : il a fui par
les escaliers, pour se réfugier dans ce qu’il supposait
être son véritable foyer.
Nous avons entendu ses pas dans l’escalier. Nous
ne pouvions pas croire qu’à chaque fois notre
plaisanterie fonctionne à la perfection. Épouvanté,
Colo monta au cinquième (alors qu’il croyait mon-
ter au quatrième) et a mis la clé dans la serrure où
pendait toujours le fanion de Vélez.

!66
Il a essayé d’ouvrir la porte une fois, deux fois,
trois fois. Il a cru qu’il n’y arriverait pas parce qu’il
avait les nerfs à vif.
Il n’a jamais su qu’il essayait d’ouvrir la porte de
Cárdenas. Ni que Cárdenas était de l’autre côté,
mort de peur, sur le point de tirer.


!67
Basdala

À un moment donné de ce siècle, j’ai découvert que


je ne voulais plus écrire comme avant. Je veux dire :
plus jamais seul, dans la cuisine avec l’Olivetti, pour
voir les pages s’accumuler sans montrer à personne
aucun des chapitres ou des nouvelles, sans qu’une in-
vasion permanente de lecteurs ait lieu, sans l’adréna-
line du brouillon en évidence. J’ai compris que je ne
pourrais plus m’asseoir, des mois durant, dans le but
d’élaborer une intrigue sans que d’autres regards me
renvoient, immédiatement, leurs commentaires rapi-
des, leurs messages instantanés, leurs critiques et
même, avec de la chance, de nouvelles intrigues supé-
rieures aux miennes. Sur ce point-là, sur la magie des
retours littéraires, j’ai une anecdote à raconter.
Je suis en face d’un dilemme : je me propose de
raconter cette histoire dans une revue imprimée et
non sur un blog. Et peu importe que la revue et le
blog aient le même nom : je n’ai pas le rythme ni la
main libre. Cela fait des années que les anecdotes que
j’écris ont une autre destination que le papier. Depuis
2003, tout ce que j’ai raconté, que ce soit réel ou
imaginaire, s’est toujours terminé par le geste d’un
clic sur le bouton envoyer. Ce geste est devenu chez
moi un automatisme. Le tic de la publication immé-

!69
diate est devenu une habitude, tout comme le fait
qu’il n’y ait rien entre les actes purs de l’écriture et de
la lecture. Cela fait longtemps que je ne pense plus à
l’histoire après y avoir mis le point final et j’aime bien
savoir que les lecteurs verront les résultats deux se-
condes après, avec les fautes de frappe, il est vrai, mais
aussi avec les mots et les idées toujours bouillants. Si
raconter en direct était un exercice de tir à l’arc, la
flèche serait toujours dans les airs au moment où elle
arrive au lecteur. L’audience virtuelle semble prendre
son envol et partir en quête du trait ; elle ne reste pas
au sol en attendant l’impact : d’une certaine façon, le
lecteur fait un saut et dirige son cœur sur la trajec-
toire de la flèche. L’audience virtuelle est d’ailleurs très
vive : elle corrige mon orthographe en moins d’une
heure, elle débat de la grammaire et, après cela, tout
le monde commence à discuter de ce qu’il a lu. C’est
très gratifiant, ce bruissement de voix alors que l’his-
toire est encore fumante, quand moi-même je ne sais
pas si ce que je viens de jeter au grill est un bon
morceau de viande. Il y a une sensation de verdict
dans ce bourdonnement de voix et de conversations.
J’aime espionner les commentaires et les conversa-
tions des autres ; c’est comme si le rêve de se trans-
former en mouche et d’écouter ce que l’on dit d’un
de tes textes devenait réalité, au moment précis où ce
récit importe le plus, parce que tu viens d’en ac-
coucher.
En réalité, je ne sais pas si la pratique de la littéra-
ture en direct est une bonne ou une mauvaise chose,
si c’est mieux ou pire que les autres systèmes. En tout
cas, il y aura toujours vingt-sept lettres et un clavier,

!70
pas autre chose. En revanche, ce dont je suis sûr, c’est
que je trouve que l’immédiateté est plus amusante
que l’attente. Par exemple, maintenant : j’écris cela
fin mai. Vous êtes en train de lire ce paragraphe en
juillet, en août, en septembre. Qui sait si entre-temps
la fin du monde n’aura pas lieu ?
L’histoire que je vais raconter explique, mieux que
n’importe quelle rencontre littéraire ou débat de
blogueurs, pourquoi j’aime plus écrire en direct que
sur des papiers imprimés. C’est une anecdote où
l’immédiateté a fourni le meilleur récit possible, un
récit que je n’aurais jamais pensé inventer. Ça s’est
déroulé tout au début, quand personne n’était encore
conscient des avantages de raconter de la fiction sur la
toile, quand personne ne soupçonnait que, de l’autre
côté des moniteurs, il y avait des lecteurs avides et que
ces lecteurs étaient réels, qu’ils avaient un nom et un
prénom, qu’ils n’étaient pas seulement des pseudo-
nymes. Au moment précis où m’est arrivée cette
anecdote, j’ai compris qu’écrire en direct allait devenir
vital et nécessaire.
*
Il faut donc voyager à l’époque où commençait
timidement ce qu’on appellerait ensuite « le
phénomène des blogs », qui a fait fureur six ou sept
ans. J’écrivais mon premier roman en direct et de
manière anonyme, travesti en une ménagère de
cinquante-deux ans, originaire de Mercedes, pour
laquelle j’imitais un peu la voix de ma mère et je re-
créais comme je pouvais les souvenirs heureux de
mon adolescence.

!71
Une nuit, après manger, j’ai reçu un mail d’une
inconnue qui s’appelait Montse. Je me souviens très
clairement de ce message car, alors que j’en avais lu la
moitié, j’ai été pris d’une espèce de crise de larmes,
avec hoquets et sanglots, et je n’ai pas pu m’arrêter de
pleurer pendant un bon moment. Je savais, comme je
pleurais, que la scène était pathétique : un gros type
avec le nez qui coule devant un écran, c’est pire qu’un
gros type qui regarde du porno devant un écran. Les
deux images sont rabaissantes, mais pleurer a un sup-
plément féminin, c’est une humiliation plus grande.
J’ai pleuré, et j’ai pleuré encore. Je ne pouvais pas
arrêter.
Un peu plus tôt, nous avions fini le repas et
Cristina était allée se coucher de bonne heure car
elle ne supportait déjà plus son ventre de femme en-
ceinte. C’était en janvier 2004, un hiver cru à
Barcelone. J’étais très content de mon nouveau jou-
et littéraire, qui s’appelait alors weblog et non blog,
et je suis allé à l’ordinateur pour écrire un nouveau
chapitre de l’histoire de la ménagère et de sa famille
dysfonctionnelle. Je publiais comme un monstre à
cette époque : lundi, mercredi et vendredi. J’appuyais
sur le bouton envoyer au milieu de la nuit espagnole.
Pendant ces trois heures, entre l’écriture et la publica-
tion, je fermais les yeux et je me transportais à Mer-
cedes, ma ville natale, où se passait l’histoire. Je
n’avais pas de plan ni de structure narrative ; plus
qu’écrire, je regardais sur l’écran une espèce de film
muet qui me sortait des doigts. J’étais frappé par la
sensation de plaisir, de fête intime, que générait dans
mon corps le fait de raconter en direct. Jusque-là,

!72
l’écriture était pour moi quelque chose de tortueux ;
la littérature était une espèce d’exercice difficile qu’il
fallait réussir et entretenir. Je pensais qu’il fallait ap-
pliquer une teinte élevée et méditative sur le métier
d’écrivain, qu’il fallait démontrer une certaine intelli-
gence indulgente, qu’il était fondamental de ne
ressembler à personne, au coût même d’expérimenter
sans nécessité ; qu’il fallait être cultivé ou, du moins,
utiliser des lunettes ou un col roulé noir. Trop de tra-
vail. Internet, en revanche, ça ressemblait plus à un
hobby ou à un sport. Les lecteurs ne demandaient
rien, ce n’étaient pas des intellectuels, ils ne faisaient
pas partie du cercle fermé des lettres, ce groupe de
personnes qui écrivent et publient pour des collègues
écrivains. C’était un public réel, fervent. J’ai de même
été surpris qu’il y ait toujours plus de lecteurs chaque
semaine et qu’ils s’amusaient et s’émouvaient pour le
feuilleton. À cette époque, personne ne savait qui
écrivait l’histoire et je trouvais excitant la quantité de
lecteurs qui, dès minuit, attendaient l’actualisation de
l’histoire. C’est là qu’est né le « preums », un cri de
guerre où le lecteur qui parvenait à laisser le premier
commentaire laissait sa marque de fidélité.
Certains se doutaient bien que les trois chapitres
hebdomadaires de la ménagère n’étaient pas des ex-
périences vécues, mais d’autres croyaient toujours à
l’existence véridique de Mirta, la narratrice. Afin de le
rendre plus ambigu, le personnage avait une adresse
de courrier électronique où il recevait de nombreux
messages privés, presque tous amusants et affectueux.
Je regardais toutes les nuits la boîte mail et je
répondais comme si c’était Mirta qui le faisait :

!73
« Merci, mon cœur, une grosse bise », ou des choses
du genre. Les lecteurs du feuilleton s’étaient peu à
peu changés en communauté et ils arrivaient de
partout dans le monde. Personne ne connaissait l’âge
ou le nom réel de personne, à l’inverse des pseudo-
nymes. C’est à toute cette première vague d’alias
préhistoriques que je dois l’énergie du début. Beau-
coup d’entre eux, j’imagine, ont ce numéro de la re-
vue entre les mains et se rappelleront sûrement cette
anecdote.
Il s’avère que l’un des lecteurs les plus assidus et
participatifs se faisait appeler Basdala. Il laissait
toujours des commentaires corrects et bien écrits,
respectueux, chaleureux et appelait la protagoniste,
« mama Mirta ». Un soir, fin 2003, il a laissé un
commentaire qui m’a beaucoup plu. Il disait que les
histoires des Bertotti étaient comme un « menuet
dans un monde d’adagios ». Il louait le fait que tant
de gens lisent une histoire quotidienne, il se disait
content de faire partie d’une communauté si paisible,
où il n’y avait « ni trolls, ni embrouilles ».
Comme personne ne savait qui se cachait derrière
chacun des pseudonymes, nous imaginions les âges et
les résidences de chaque lecteur à la façon dont cha-
cun écrivait. Je pensais que Basdala était espagnol,
pour l’usage qu’il faisait de certaines tournures, et je
pensais aussi que c’était un lecteur d’âge moyen, di-
sons trente ou quarante ans. Je me trompais. Mirta, la
narratrice du blog, l’avait vraiment pris en affection.
À tel point qu’un jour, elle l’avait cité dans une con-
versation avec son fils Caio : « Ah, mon fils, si seule-
ment tu étais aussi sage que Basdala, qui ne fait pas

!74
de fautes d’orthographe et qui doit sans doute en
plus se laver. » Basdala s’était senti très reconnaissant
d’être mentionné dans le texte. Tout cela s’était
passé en novembre.
Un mois plus tard, Basdala avait disparu. Cette
absence n’a pas été trop remarquée, car les commen-
tateurs et les lecteurs des blogs vont et viennent au gré
du vent : il n’y avait pas encore de Facebook ou de
Twitter où poser l’ancre. Un mois avait passé et la
nuit du 22 janvier 2004, un mail est arrivé sur la
boîte de Mirta. Il était signé Montse, la sœur du
lecteur Basdala. Après un salut froid, qui laissait en-
tendre qu’elle écrivait ce message non parce qu’elle le
désirait mais parce qu’elle en avait l’obligation,
Montse disait :

« Mon frère, Miguel Ángel, est décédé le seize


décembre dernier à l’hôpital de Vall d’Hebron de
Barcelone. Il était très malade du cœur, avec des
problèmes héréditaires. Il avait résisté à deux
arrêts cardiaques, mais n’a pas pu supporter le
troisième. Il est mort à tout juste dix-huit ans
avec un sourire sur les lèvres, avec soixante-quatre
merveilleux nouveaux poèmes, un par journée à
l’hôpital, et avec de grandes œuvres derrière lui.
En son honneur, on a passé le Requiem de
Mozart, sa pièce préférée, et on a fait une lecture
de ses poésies complètes dans les journées de deuil
de son lycée. Mon frère savait qu’il allait mourir
et, avant de s’en aller, il a laissé plusieurs lettres
qu’on a trouvées cette semaine dans son disque
dur. Une pour mes parents, une pour moi, une

!75
pour son médecin qu’il aimait beaucoup, une
autre pour sa fiancée et, dans la dernière de ces
lettres, il mentionnait ta page web où il avait
noté ton adresse électronique. Il y en avait une
pour toi, Mirta. Je la joins à ce mail, car j’ai
pensé respecter ainsi ses dernières volontés. »

Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai vu un .txt


joint au mail de Montse. Je l’ai ouvert en tremblant
mais je n’ai pas pu le lire immédiatement. J’avais
commencé à pleurer à la moitié du message de sa
sœur et les larmes brouillaient ma vue.
J’ai compris plus de choses au sujet de la littéra-
ture au cours de ces cinq minutes que pendant toutes
les années analogiques où j’avais essayé d’écrire des
nouvelles et des romans sur l’Olivetti. Un certain
Miguel Ángel avait écrire une lettre d’adieu à une
dame de Mercedes, province de Buenos Aires, sans
savoir que le véritable auteur derrière le personnage
vivait à sept rues de l’hôpital où agonisait son lecteur.
Jamais je n’aurai pu imaginer une telle histoire, dont
l’intrigue était si simple, si poétique. Le garçon était
mort, avais-je pensé, au milieu d’un paradoxe li-
ttéraire. J’ai essayé de l’imaginer à l’hôpital, qui lisait
le blog, qui laissait toujours des commentaires
agréables, joyeux, pleins de vie. Des messages intelli-
gents qui n’avaient pas l’air de son âge, ni non plus
ceux d’un moribond. J’ai pensé à lui, à Basdala, un
garçon dont je ne connaissais pas le véritable nom
quand il était en vie, et j’ai aussi pensé à Miguel Án-
gel, son nom réel que je connaissais à présent qu’il
était mort. Parmi les six lettres d’adieux qu’il avait

!76
laissées avant de mourir, l’une était destinée à un per-
sonnage de fiction. C’est la première chose que j’ai
comprise, d’un coup : écrire en direct, sans le proces-
sus traditionnel de la publication papier, sans la signa-
ture de l’auteur sur la couverture d’un livre, pouvait
te renvoyer des récits incroyables, même s’ils ne t’ap-
partenaient pas.
Quand j’ai réussi à retrouver mon calme, j’ai en-
fin lu la lettre que Basdala avait laissée pour Mirta
Bertotti. Je l’ai lue avec la sensation terrifiante d’espi-
onner la correspondance d’un autre :

« Salut, mama Mirta ! avait écrit le garçon.


Quand tu liras ceci, ma plume se sera arrêtée
d’écrire. J’espère que tu le recevras rapidement,
c’est un message que j’ai laissé à ma sœur et à ma
famille. Je ne sais pas s’ils arriveront à trouver
toutes les lettres, mais j’espère tout de même. Ah,
mon cher ordinateur va tellement me manquer !
Tu sais qui je suis, pas vrai ? Je suis Basdala, qui
un jour t’a appelé Menuet. Un menuet dans un
monde d’adagios… Voilà ce que tu es, ma grosse
mère. Et je suis tout à fait sûr que tu continueras
de l’être longtemps. Sûr ! Je suis rentré de l’hôpital
il y a de quelques semaines. Dix-sept ans et j’ai
déjà survécu à un arrêt cardiaque ! J’espère que
ma mère a raison et que rien ne peut me
vaincre… Bon, à l’essentiel. Bonne chance et bon
courage pour continuer dans ta vie, Mirta.
Rappelle-toi que je serai toujours avec toi peu
importe où je serai… car je pense bien encore
pomper l’air dans ce bas monde. Même si en fait,

!77
j’ai peur… J’ai tellement de choses à faire. Et si
peu de temps ! Il me reste peut-être trois mois.
Adieu, ma grosse mère. Fais attention à toi et sois
heureuse. De quelqu’un qui t’aime et t’a toujours
aimé, depuis le premier post. Basdala, un
requiem dans un monde de rêve. »

*
Cristina s’est réveillée à cause de mes sanglots. Elle
a pensé que quelqu’un de ma famille était mort. Mais
ensuite, quand elle a lu la lettre de Basdala, elle aussi,
elle est devenue triste et a sangloté.
Le chapitre suivant du feuilleton n’a pas été une
histoire sur la famille Bertotti, mais un très triste au-
revoir de Mirta à l’un de ses lecteurs les plus fidèles.
Ç’avait été très difficile d’écrire ce chapitre en uti-
lisant la voix féminine habituelle. D’un côté, je devais
continuer d’être la narratrice et de jouer son rôle,
mais d’un autre, je me transformais en faux person-
nage pour parler d’une mort véritable. À un moment
donné, ça m’a paru immoral. J’ai donc décidé que
nous serions deux, à quatre mains, pour faire face. J’ai
écrit plusieurs versions de ce chapitre au cours d’une
longue et douloureuse nuit. C’était la première fois,
de tout le feuilleton, où je perdais le style de Mirta,
qui était devenu automatique en moi, et où l’on a pu
voir qu’il y avait quelqu’un derrière, un auteur.

« Mes voisins qui ont la mémoire longue, écrivit


Mirta cette nuit-là, se souviendront du soir où
Basdala m’a écrit l’un des plus beaux compliments
qu’on m’ait jamais dit : Mirta, tu es un menuet

!78
dans un monde d’adagios. Toute la journée, j’étais
heureuse, je signais Mirta Bertot de Menuet.
Basdala s’appelait Miguel Ángel, c’était un garçon
espagnol dont le cœur s’est arrêté le seize
décembre. Je ne le savais pas jusqu’à il y a une
demi-heure : sa sœur Montse m’a écrit pour me le
raconter et, évidemment, je n’ai pas la tête à
danser la milonga. “Il est mort à tout juste dix-
huit ans avec un sourire sur les lèvres”, m’a écrit
Montse. Il n’existe pratiquement jamais de lien
entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent. Hormis
deux amis personnels de Mercedes, je ne connais
pas le visage des lecteurs de ce weblog. Mais je sens
une complicité énorme en jouant avec vous, mes
amis à distance. Montse m’a raconté que Basdala
savait qu’il allait mourir et qu’il a laissé plusieurs
lettres avant de s’en aller, qu’on a trouvées ce
matin dans son ordinateur. “Il y en avait une
pour toi”, m’a-t-elle écrit. Je n’ai jamais cru, de
toute ma vie à écrire des histoires, que la
littérature pouvait causer une douleur véritable à
un personnage de fiction. Car je suis Marta et je
pleure. J’ai ouvert la lettre de Basdala ; je l’ai lue
avec une sensation très étrange dans le corps. Je
n’enlèverai ni n’ajouterai aucune virgule à ses
mots d’adieu, qui sont brefs et plein d’optimisme.
Que chacun de vous, mes petits cœurs, prenne ce
qui lui revient de la lettre qu’a laissée un ami,
avant de s’en aller, à une dame qui écrivait pour
lui sur internet. »

Ceci dit, Mirta a publié la lettre de Basdala et a

!79
conclu le chapitre du jour.
Le lendemain matin, il y avait des centaines de
commentaires, tous empreints de peine et de perplex-
ité. Les lecteurs se racontaient des anecdotes avec
Basdala, faisaient l’éloge de sa prose, ressentaient de la
peine pour son âge. Certains étaient surpris que ce
soit un garçon, car ils avaient toujours cru, à cause du
pseudonyme, que c’était une fille. Ce fut une triste
veillée virtuelle où personne n’écrivit avec des majus-
cules ou des points d’exclamation.
Les discussions des lecteurs, au cours des chapitres
suivants, furent grises, philosophiques, et toutes tein-
tées de la certitude de la mort. Peu à peu, un
changement monumental commença à se faire
ressentir dans la dynamique du groupe : des centaines
de commentateurs, qui jusque-là n’étaient qu’une
poignée d’alias, commencèrent à donner publique-
ment leurs noms réels, à raconter qui ils étaient, à ex-
pliquer dans quelle ville du monde ils vivaient. La
mort de Basdala les avait émus au point d’éprouver,
comme dans une catharsis, le besoin de se faire con-
naître. De la fin janvier à la mi-février 2004, nom-
breux sont ceux qui ont levé la main : je m’appelle
Carlos et je vis à Saint-Domingue, j’ai une fille,
j’aime le jazz ; je m’appelle Luisa, j’ai soixante-deux
ans, trois petits-enfants ; moi c’est Ernestina, de
Rosario, j’ai vingt ans et je suis étudiante en droit ; je
m’appelle Julio, je suis Uruguayen et je vis à Dublin,
parfois je me sens seul. Chacun commença à dire
bonjour aux autres et à discuter d’une manière dif-
férente. À cette époque, certains commencèrent à se
rendre visite, à devenir aussi des amis physiques, à

!80
prévoir des voyages ensemble. Beaucoup aussi inau-
gurèrent leur propre blog et arrêtèrent de visiter Mirta
pour devenir des hôtes. Ils n’étaient finalement plus
des alias, ni des surnoms, ni des pseudonymes. Et
personne ne voulut plus jamais s’appeler Basdala :
tous voulurent être Miguel Ángel.
Il m’est arrivé la même chose, à moi aussi. Fin
février, j’ai ouvert un autre blog où j’ai continué
d’écrire en direct. Je l’ai appelé Orsai, mais en dessous
j’ai écrit, pour la première fois, mon nom et mon
prénom réels.
*
Quelques mois après la lettre posthume de Bas-
dala, ou de Miguel Ángel, presque à la fin du feuil-
leton des Bertotti, j’ai reçu un message d’une mère
valencienne, Alejandra, très remontée contre moi.
Elle me disait que sa fille, une adolescente du nom de
Nery, avait appris la mort de Basdala sur le blog et
« est tombée dans une profonde dépression en plus de
passer des jours à pleurer sans rien vouloir manger ».
On aurait dit que Nery avait eu une romance d’été
avec Basdala et qu’elle ne l’avait jamais revu jusqu’à la
nouvelle de sa mort.
C’est là le point le plus étrange de l’histoire : sa
mère me disait aussi dans son message qu’à leur sur-
prise (mère et fille), « nous avons vu Basdala le week-
end dernier dans un centre commercial et il se portait
comme un charme ». Enfin, elles me tenaient respon-
sable de ce qu’elle croyait être une mauvaise blague.
J’ai d’abord pensé à un immense malentendu.
Possible qu’il y ait deux surnoms Basdala. Mais Ale-

!81
jandra me donnait, par-dessus le marché, le nom et le
prénom du mort qui n’était pas mort. Et ce nom était
Miguel Ángel. Une coïncidence de trop.
C’est la première fois que j’ai douté de la première
lettre. Pas avant. Nous étions si crédules à cette
époque. Jusqu’à présent, l’histoire de la mort de mon
lecteur n’était pas passée par le tamis du soupçon. À
présent que presque tout internet est un hoax ou un
fake tant que le contraire n’est pas prouvé, aujour-
d’hui, je n’aurais pas avalé la première lettre de
Montse sans faire quelques recherches. Mais tout était
si réel à cette époque… Comment une lettre si pleine
de sens pouvait-elle être fausse ? Et surtout, comment
une histoire inventée allait-elle me faire pleurer, moi,
si dans ma tête, c’était moi, et moi seul, qui avais le
don de me faire passer pour une dame et provoquer
les larmes chez les autres ?
Avec l’information que m’a donnée Alejandra
(surtout le nom de famille de Miguel Ángel), j’ai fait
une simple recherche sur Google et j’ai découvert que
Basdala, notre Basdala, avec sa même prose diploma-
tique et correcte, laissait des messages sur des
douzaines de forums et de blogs avec des dates très
postérieures à sa mort. Quel naïf je suis, ai-je pensé
aussitôt, et lui, quel génie. Quel sacré enfoiré.
Ce qui m’a le plus plu dans la stratégie de Basdala,
c’est qu’il avait préparé son piège avec beaucoup de
soin, avec une incroyable maestria littéraire (le mes-
sage de Montse ne ressemblait en rien à la rédaction
de la lettre posthume du garçon moribond). Mais
surtout je l’ai admiré parce qu’il avait fait exploser
cette bombe pour me faire tomber, moi seul, le

!82
menteur, celui qui se faisait passer pour une vieille
dame de Mercedes. Et parce qu’une fois qu’il avait
gagné grâce à son stratagème, il n’a pas eu besoin de
se pavaner ni de se faire connaître, ni de m’appeler
pour me démontrer sa suprématie, ni même de me
faire un pied de nez. Il lui a suffi d’ourdir son intrigue
et se retirer, anonymement. C’est digne, pensé-je. Il y
a une valeur ajoutée de noblesse dans les victoires qui
ne portent pas de signatures. Et Basdala, ou qui que
ce fût, n’avait jamais cherché la gloire personnelle.
J’ai ressenti un besoin urgent de lui écrire pour lui
montrer mon admiration. Dans ma recherche d’in-
formations, j’ai facilement trouvé son adresse élec-
tronique. Je lui ai écrit immédiatement, à chaud, en
pensant qu’il ne répondrait jamais. Je me suis à nou-
veau trompé : j’ai reçu une réponse sur l’instant. Bas-
dala toujours, dans toute l’histoire, semblait avoir dix
mètres d’avance.
J’ai reçu sa réponse et j’ai su qu’il écrivait réelle-
ment bien. Il avait vraiment dix-huit ans et s’appelait
vraiment Miguel Ángel. Il m’a dit avec humilité et
sans fautes d’orthographe qu’il avait cru pendant six
mois que Mirta Bertotti était réelle. Qu’il avait fini
par l’aimer beaucoup, comme une mère postiche, et
qu’au fil du temps et d’après le surréalisme latent dans
les histoires qu’elle racontait, il a découvert que ladite
Mirta n’existait pas, que quelqu’un était en train de le
manipuler, qu’un inconnu l’avait fait pleurer avec des
mensonges.
Il m’a dit que c’est une sensation horrible de
croire quelqu’un, avoir confiance dans les mots de
quelqu’un, et ensuite découvrir que là où il y avait

!83
une maison, une famille, une mère, il n’y avait rien en
réalité. Il avait d’abord pensé arrêter de lire le blog,
mais cela lui avait paru, me dit-il, comme de perdre
six mois de sa vie sans aucun bienfait. Pour cette rai-
son, un soir, il a pensé à une vengeance et l’a mise en
pratique.
On a pas mal discuté par mail toute la nuit. Je l’ai
salué avec révérence et je l’ai encore remercié, parce
qu’il m’avait offert deux histoires intenses, un drame
et une comédie, que j’utiliserai un jour dans l’une de
mes nouvelles. Je l’ai aussi félicité pour le fait de jouer
ses cartes en silence :
— Si ce n’avait été par cette mère et cette fille qui
t’ont vu marcher dans ce centre commercial, je n’au-
rais jamais été au courant de rien. C’est très louable
de ne pas avoir voulu signer ton œuvre.
Sa réponse a aussi été son dernier mail.
— Donc, me dit Basdala, tu as aussi cru qu’Ale-
jandra et Nery existaient ?

!84
Backstage d’un miracle mineur

Je vais faire le récit d’une chose qui, pendant un


temps, nous a paru être un miracle domestique. Je
pourrais bien vous raconter ce miracle sans en mon-
trer la logique interne, en vous cachant l’explication
qui le réduit à néant. Mais je ne le ferai pas, car cela
ne serait rien d’autre qu’une petite histoire fantasti-
que. Je vais raconter les faits sans artifice. Vous verrez
les marionnettes mais aussi les fils qui les articulent.
Ceci dit, l’histoire commence avec une femme, assise
dans un fauteuil, et se poursuit avec une jeune fille de
onze ans dans une voiture roulant sur une autoroute.
La femme, qui est aussi ma mère, vient de mettre
à la porte tout le monde (les amis, les frères, les petits-
enfants), elle avait besoin d’être seule, de pleurer seule
et d’attendre seule que le sommeil arrive. Cela fait
cinquante-deux heures qu’elle ne dort pas. À présent,
elle essaie de se reposer et s’effondre sur le même fau-
teuil où, deux jours plus tôt, son époux, qui est aussi
mon père, est mort.
C’est la nuit du onze juillet, c’était il y a un mois.
Pour la première fois en quarante ans, cette femme
referme la porte de sa maison sans que personne
d’autre qu’elle vive à l’intérieur.
L’artifice commence à ce paragraphe, car à dix

!85
kilomètres de là, sur la route 5, ma sœur, son mari et
ses enfants sont en voiture, de retour à La Plata après
l’enterrement. Il fait nuit et personne ne parle, la
journée a été très triste et la nuit, à la suite, très
longue.
Une fille de onze ans, qui s’appelle Manuela et
qui est ma nièce, se penche sur la fenêtre pour voir
passer les lumières sur la route ; elle sort de son sac à
dos un téléphone portable et se met à regarder les
contacts. Personne ne lui prête attention.
Revenons à Mercedes. La femme qui est ma mère
profite de cette première nuit solitaire, sans témoins,
pour se laisser aller. Elle n’a pu le faire avant, car pas
un instant elle ne s’est trouvée sans compagnie, sans
embrassades, ni présences. Elle s’est montrée forte
partout : sereine dans le salon et dans les couloirs de
la maison funéraire, entière dans les allées du
cimetière, devant le caveau. Elle a salué, embrassé et
remercié tout le monde. La tête baissée, liquide il est
vrai, mais sans débordements. Elle a tenu cinquante-
deux heures sans faire le moindre scandale public.
Maintenant, enfin, elle est seule.
Elle se met à crier comme si on la brûlait.
Loin de là, au moment de traverser le péage Lu-
ján-Mercedes, l’un de mes neveux observe le portable
que manipule Manuela, sa sœur. Ce n’est pas son
téléphone habituel, le jouet rose, mais un autre de
couleur noir, qui a l’air réel. Le frère lui demande :
« Tu l’as trouvé où ? »
Manuela ne répond pas et continue de regarder
par la fenêtre. Le frère insiste : « C’est un vrai télé-
phone ? »

!86
Alors Manuela s’approche de son oreille et lui
répond à voix très basse afin que ses parents ne
l’écoutent pas : « C’est le portable de papy Roberto »,
et elle dit aussi : « Il a du crédit. »
Comme on le voit, ce qui va se passer dans un
moment n’a rien d’un miracle, mais continuons avec
les faits naturels : dans ce qui fut ma maison, dans ce
qui est ma maison, la femme continuer à crier. Ce ne
sont pas des plaintes jetées au hasard, ni des
hurlements ou des onomatopées sauvages, mais des
questions rhétoriques adressées à son époux, sur le
ton de la réprobation et avec un timbre de baryton.
La femme reproche à son mari, à haute voix, le
peu de considération dont il a fait preuve en ne l’in-
formant pas de sa mort, si brusque et à contretemps.
Elle se lève du fauteuil et lui parle. Les phrases qu’elle
prononce n’ont aucun sens, du moins sur le terrain de
la logique, mais elles suffisent largement à la veuve
pour se défouler.
Elle sait que crier « Pourquoi tu ne m’as pas pré-
venue ! » ne sert à rien, mais elle le dit quand même.
Elle le répète, et le répète encore, car les reproches i-
nutiles, dans les maisons vides, sonnent mieux quand
on insiste.
Avec le temps, elle apprendra à utiliser sa pensée,
à converser en silence, sans faire usage de gestes ni de
sa bouche, mais pour l’instant la femme débute et elle
parle à son époux de vive voix. Elle parle au fauteuil
en réalité.
Elle ne crie déjà plus : peu à peu la scène se trans-
forme en une conversation typique de mariage, en
une crise mineure, en l’un de ces nombreux mono-

!87
logues nocturnes où elle a toujours crié et l’autre a
toujours gardé le silence.
« Toujours le même, lui dit-elle. Quand il y a un
problème, on ne t’entend plus. »
Dans la voiture, deux de mes neveux dorment ;
Manuela non. Elle continue de regarder les lumières
par la fenêtre, le téléphone en main. Elle a pris ce
téléphone car personne n’allait plus l’utiliser et aussi
parce qu’elle n’en a pas. Plus tard, elle confessera que
ce n’était pas un vol : elle a voulu le demander à sa
maman à deux ou trois reprises, mais cette dernière
était constamment en train de pleurer ou bien se lais-
sait embrasser par des gens. À un moment donné, elle
l’a montré à sa grand-mère et lui a dit, avec beaucoup
de timidité : « Chichita, je peux l’utiliser, moi, main-
tenant ? »
Sa grand-mère a fait oui de la tête, mais c’était un
oui à n’importe quoi, elle ne regardait nulle part.
C’est pourquoi la petite fille pense à présent à sa
grand-mère triste, à son visage d’épuisement et de
peine, et se sent coupable de l’avoir laissée seule, à
Mercedes. Ils se sont salués sur le pas de la porte, ses
parents lui ont proposé de rester, ou que tout le
monde aille à La Plata, mais la grand-mère n’a pas
voulu. « Il faut bien que je reste seule un jour », dit-
elle et elle s’enferma.
Sa grand-mère est forte, pense Manuela, elle-
même n’aurait pas eu le courage de rester seule si vite.
Elle est forte mais elle est triste. En onze ans, de toute
sa vie, Manuela n’avait jamais vu Chichita avec les
yeux éteints. Aussi, elle a ouvert le téléphone et lui a
écrit.

!88
Le fil et les marionnettes s’unissent à cette se-
conde, car en même temps que la petite-fille appuie
sur la première lettre du message, la veuve, qui dis-
cute avec son époux chez elle, demande un signe au
mort.
« Donne-moi un signe », dit la femme, qui est
aussi ma mère, en regardant le fauteuil vide.
Ce n’est pas incroyable, ce n’est pas magique que
Manuela écrive un message à ce point de l’histoire. À
bien y regarder, c’est naturel. Il est vrai qu’une chose
aurait pu se passer en premier et l’autre ensuite, avec
même plusieurs heures de décalage, mais elles sont en
train de se passer en même temps et cela ne doit sur-
prendre personne.
La fille écrit dans la voiture tandis que la femme,
chez elle, demande à son mari — à voix très haute —
qu’il lui donne un signe. Elle lui demande aussi ce
qu’elle va faire, elle, à présent, sans les enfants et sans
lui, comment recommencer la routine, où sont les
factures et comment les payer, elle veut savoir si le
temps guérit, elle veut qu’il l’aide à faire les démar-
ches pour la pension, elle lui redemande un signe, elle
lui dit que ça aurait dû être l’inverse, et dans vingt
ans, mais surtout l’inverse.
Mélange de désespoir philosophique et de ques-
tionnements domestiques, parfois dans la même
phrase. Elle parle avec sérénité, mais déjà sans se con-
trôler, tandis que Manuela rédige une phrase très
simple, de six mots, à soixante kilomètres de là : « NE
SOIS PAS TRISTE, REPOSE-TOI ». Voilà ce qu’écrit
ma nièce, et elle envoie le message. Puis, elle pose sa
tête contre l’épaule de son frère et s’endort.

!89
Voyons un instant la façon dont le message se dé-
place jusqu’à un satellite, comment la fréquence re-
bondit et se transforme en bytes. Regardons la scène
depuis tous les angles, pour nous assurer qu’il n’y a
pas de miracle possible, que tout dépend de la logique
du temps et de l’espace.
Tandis que les mots de la petite-fille voyage au
milieu de la nuit, la femme poursuit son monologue
enflammé. Elle imagine que son époux sera un mort
timide, comme il l’a été en vie, peu porté sur la
transcendance, vu qu’il n’apparaît pas. Elle imagine
que ce ne sera pas facile pour lui de se présenter, de
se laisser voir. Et elle lui dit : « Tu n’es pas le genre de
type qui apparaît après sa mort, je sais que tu es
timide, mais tu dois faire un effort. Toi… »
Alors, dans la maison vite, le portable de la
femme se met à sonner. Elle ravale ses mots et marche
jusqu’au miracle factice tout en chaussant ses lunettes
pour lire de près. Elle observe sur l’écran du télé-
phone une phrase impossible, en lettres majuscules :

ROBERTO A ENVOYÉ UN MESSAGE

La femme, qui est aussi ma mère, appuie sur un


bouton et voit les six mots qu’a écrit Manuela dans la
voiture dix secondes plus tôt.
« Ne sois pas triste, repose-toi. »
Elle demeure un bon moment à regarder l’écran,
les doigts immobiles. Elle ne remue pas les paupières,
elle ne respire pas. Elle a la lumière verte de son télé-
phone dans les yeux et les yeux grands ouverts.
Puis, la femme sort du salon plus sereine, sans re-
garder le fauteuil et sans un mot. Elle a la gorge sèche

!90
d’avoir tant monologué. Elle éteint les lumières de la
cuisine, entre dans sa chambre et se couche. Elle s’en-
dort et se repose.
L’histoire se termine ainsi, il n’y a rien de plus à
dire. J’aurais pu exposer le récit en omettant les scènes
dans la voiture, et l’histoire aurait été plus ou moins
prodigieuse, avec une vieille qui demande un signe et
un mari mort qui lui répond. Mais cela ne s’est pas
passé ainsi. J’ai raconté les choses comme elles ont eu
lieu, backstage inclus, car les bonnes histoires ne
tombent pas du ciel. 


!91
Messi est un chien

La réponse rapide est : pour ma fille, pour ma femme,


parce que j’ai une famille catalane. Mais si on me
demande sérieusement pourquoi je suis là, à Barce-
lone, en cette époque terrible et ennuyeuse, c’est par-
ce que je suis à quarante minutes de train du meilleur
football de l’histoire. Je veux dire : si ma femme et ma
fille décidaient d’aller vivre en Argentine maintenant,
je divorcerai et je resterai là, au moins jusqu’à la finale
de la Ligue des Champions. Il faut bien avouer qu’on
n’a jamais rien vu de tel sur un terrain de football, à
aucune époque, et il est très probable que ça n’ait plus
jamais lieu.
En vérité, j’écris à chaud. Je rédige ça la même
semaine où Messi a mis trois buts pour l’Argentine,
cinq pour le Barça en Ligue des Champions et deux
pour le Barça en Liga. Dix buts en trois matchs dans
trois compétitions différentes.
La presse catalane ne parle de rien d’autre. Pen-
dant un temps, les journaux télévisés n’ouvrent pas
sur la crise économique. Internet explose. Et au mi-
lieu de tout cela, je viens d’avoir l’idée d’une théorie
bizarre, très difficile à expliquer. C’est justement pour
cela que je vais essayer de l’écrire, pour voir si j’arrive
à lui donner corps.

!93
Tout a commencé ce matin : je regarde des buts
de Messi sur Youtube en continu. Je me sens un peu
coupable car je le fais en plein bouclage du numéro
six de la revue. Je ne devrais pas faire ça.
Par hasard, je clique sur une compilation d’ex-
traits que je n’avais pas vue auparavant. Je pense que
c’est une vidéo de plus parmi des milliers, mais je
vois tout de suite que non. Ce ne sont pas des buts
de Messi, ni ses meilleurs dribbles, ou ses passes.
C’est une compilation curieuse : la vidéo montre des
centaines d’images — de deux ou trois secondes
chacune — où Messi est victime de grosses fautes et
ne tombe pas.
Il ne se jette pas par terre et ne se plaint pas. Il ne
cherche pas habilement le coup franc ni le pénalty.
Sur chaque photogramme, il poursuit des yeux le bal-
lon en même temps qu’il reprend son équilibre. Il fait
des efforts surhumains pour que ce qu’on lui fait ne
soit pas une faute, ni non plus un carton jaune pour
le défenseur adverse.
Il y a des tonnes de bribes de coups de pied féro-
ces, d’obstructions, d’écrasements et de pièges, de
croche-pied et de tirages de maillot traîtres, je ne les
avais jamais vus réunis. Il avance avec le ballon et se
fait faucher le tibia, mais il continue. On le frappe au
talon : il chancelle et continue. On l’attrape par le
maillot : il se relève, se libère et continue.
Je suis resté d’un coup sans voix, car il y avait
quelque chose de familier dans ces images. J’ai mis
chacun des extraits au ralenti et j’ai compris que les
yeux de Messi étaient tout le temps concentrés sur le
ballon, mais pas sur le football ni sur le contexte.

!94
Le football actuel a un règlement très clair et c’est
pourquoi, souvent, tomber au sol permet de s’assurer
un pénalty, ou obtenir de pénaliser l’arrière adverse
est propice à de futures contre-attaques. Dans ces ex-
traits, Messi n’a pas l’air de comprendre grand-chose
au football ni au concept d’opportunité.
On le voit en transe, hypnotisé. Il veut juste que
le ballon aille dans les filets adverses, il a l’air de s’en
ficher du sport, du résultat ou des règles. Il faut bien
regarder ses yeux pour comprendre ça : il devient
strabique, comme s’il avait des difficultés à lire des
sous-titres, il fait le point sur la balle et ne la perd pas
de vue, quand bien même on lui mettrait un coup de
poignard.
Où avais-je vu ce regard auparavant ? Chez qui ?
Ce visage d’introspection démesurée me semblait
connu. J’ai mis la vidéo sur pause. J’ai zoomé sur ses
yeux. Et alors je me suis souvenu : c’étaient les yeux
de Totín lorsque l’éponge lui faisait perdre la raison.
Quand j’étais enfant j’avais un chien qui s’ap-
pelait Totín. Rien ne le troublait. Ce n’était pas un
chien intelligent. Des voleurs entraient et il les regar-
dait repartir avec la télé. La sonnette retentissait et il
avait l’air de ne pas l’entendre. Je vomissais et il ne
venait pas lécher.
Toutefois, quand quelqu’un (ma mère, ma sœur,
moi) attrapait une éponge — une éponge précise,
jaune, pour laver la vaisselle — Totín devenait zinzin.
Il voulait cette éponge plus que tout autre chose au
monde, il mourrait d’emporter le rectangle jaune
dans sa niche. Je la lui montrais dans ma main droite
et il la fixait.

!95
Je la bougeais d’un côté ou de l’autre et il n’arrê-
tait pas de la regarder.
Il ne pouvait pas ne pas la regarder.
Peu importe la vitesse à laquelle je bougeais
l’éponge : la nuque de Totín remuait de la même
manière dans les airs. Ses yeux devenaient japonais,
attentifs, intellectuels. Comme les yeux de Messi, qui
ne sont plus ceux d’un préadolescent étourdi mais,
pour une fraction de seconde, deviennent le regard
scrutateur de Sherlock Holmes.
J’ai découvert cet après-midi, en regardant cette
vidéo, que Messi est un chien. Ou un homme chien.
Voilà ma théorie. Je regrette que vous soyez arrivés
jusque-là avec de meilleures attentes. Messi est le
premier chien à jouer au football.
Cela a du sens qu’il ne comprenne pas les règles.
Les chiens ne font pas semblant de faire un tacle
quand ils voient venir un camion Citroën, ils ne se
plaignent pas de l’arbitre lorsqu’un chat s’enfuit par-
dessus un mur, ils ne cherchent pas à ce qu’on refile
un carton rouge au livreur d’eau. Aux débuts du
football, les humains aussi étaient comme ça. Ils
courraient derrière le ballon et c’est tout : il n’y avait
pas de cartons de couleur, ni la position d’avant, ni la
suspension après cinq jaunes, ni le fait que les buts à
l’extérieur valent double. Avant, on jouait comme
Messi et Totín. Puis, le football est devenu très
bizarre.
Maintenant, en ce moment, le monde entier
semble plus intéressé par la bureaucratie du sport, ses
lois. Après un match important, on parle de droit
pendant une semaine entière.

!96
Jean a-t-il reçu un avertissement pour sauter
délibérément le prochain match et jouer le
Classico ? Pierre a-t-il réellement feint une faute
dans la surface ? Vont-ils laisser jouer Paul, en ap-
pelant à la clause 208 qui indique qu’Ernest joue le
championnat des moins de 17 ans ? L’entraîneur lo-
cal a-t-il trop fait arroser la pelouse dans le but que les
visiteurs patinent et se brisent le crâne ? Les ra-
masseurs de balles ont-ils disparu quand le match est
passé à deux contre un et sont-ils revenus quand il est
repassé à deux contre deux ? Le club fera-t-il appelle
au double carton jaune de Jacques au Tribunal
Sportif ? L’arbitre a-t-il bien compté les minutes per-
dues par Richard lorsqu’il protestait contre la sanc-
tion qu’a reçu Michel à cause de la perte de temps de
Louis qui avait joué latéral ?
Non Monsieur. Les chiens n’écoutent pas la radio,
ils ne lisent pas la presse sportive, ils ne comprennent
pas si un match est amical ou sans importance ou si
c’est une finale de coupe. Les chiens veulent toujours
emporter l’éponge à la niche, même s’ils sont morts
de fatigue ou qu’ils sont bourrés de tiques.
Messi est un chien. Il bat des records d’autres
époques car ce n’est que jusque dans les années
cinquante que les hommes chiens ont joué au foot-
ball. Ensuite, la FIFA nous a tous invités à parler de
lois et d’articles de loi, et nous avons oublié combien
l’éponge était importante.
Aussi, un jour, un garçon malade est apparu. De
la même façon qu’un jour, un singe malade s’est
tenu droit et l’histoire de l’homme a commencé.
Cette fois, il s’est agi d’un garçon de Rosario avec

!97
des aptitudes différentes. Incapable de dire deux
phrases l’une à la suite de l’autre, visiblement anti-
social, incapable de presque tout ce qui est en rap-
port avec la malignité humaine. Mais avec un talent
surprenant pour conserver en son pouvoir un truc
rond et gonflé et l’emmener au fond d’un filet au
bout d’une étendue verte.
Si on le laissait faire, il ne ferait pas autre chose.
Emmener la sphère blanche aux trois poteaux, tout
le temps, comme Sisyphe. Toujours et encore.
Guardiola a dit, après ses cinq buts dans le même
match : « Le jour où il voudra, il en mettra six. »
Ce n’était pas un éloge, c’était l’expression objec-
tive du symptôme. Lionel Messi est un malade. C’est
une maladie rare qui m’émeut, car j’aimais Totín et
aujourd’hui, lui, c’est le dernier homme chien. C’est
d’avoir constaté avec détail cette maladie, de l’avoir
vu évoluer chaque samedi, que je suis à Barcelone,
même si je préférerais vivre ailleurs.
Chaque fois que je monte les escaliers intérieurs
du Camp Nou et que je vois d’un coup la pelouse
illuminée qui brille, à ce moment précis qui nous
rappelle à chaque fois l’enfance, je me dis à moi-
même : c’est vraiment une sacrée chance, Hernán,
qu’un sport te plaise autant et que tu puisses être con-
temporain de sa meilleure version, et, du coup, que le
stade soit aussi près de chez toi.
Je profite de cette double fortune. Je la garde, j’ai
la nostalgie du présent chaque fois que Messi joue. Je
suis supporter fanatique de cet endroit du monde et
de ce temps historique. Car, je crois bien, lors du
Jugement Final, nous serons tous là, humains que

!98
nous avons été et que nous serons, et un cercle se
formera pour parler de football et l’un dira : j’ai
étudié à Amsterdam en 73 ; un autre dira : j’étais
architecte à Sao Paolo en 62 ; et un autre : j’étais un
adolescent à Naples en 87 ; et mon père dira : j’ai
voyagé à Montevideo en 67 ; et un autre : j’ai écouté
le silence du Maracaná en 50.
Tous raconteront leurs batailles avec orgueil
jusqu’à tard dans la nuit. Et quand il ne restera plus
personne pour parler, je me lèverai et je dirai lente-
ment : j’ai vécu à Barcelone au temps de l’homme
chien. Et pas une mouche ne volera. Le silence se
fera. Tout le monde baissera la tête. Et Dieu apparaî-
tra, dans son habit du Jugement Final et, me mon-
trant du doigt, il dira : toi, le patapouf, tu es sauvé.
Tous les autres, à la douche.


!99
La mère de tous les malheurs

Nous qui vivons si loin, avec un Atlantique au mili-


eu, nous avons un thème tabou. Nous savons (cela
nous sidère de le savoir) qu’un jour nous devrons
prendre un billet en urgence, faire douze heures
d’avion les yeux exorbités, pour assister à l’enterre-
ment d’un de nos proches, mort sans que nous so-
yons près de lui. C’est un sujet horrible qui tôt ou
tard arrive, par une loi naturelle. Ce n’est pas une
possibilité, c’est une vérité tragique qui nous hante
chaque fois que le téléphone sonne à l’aube. Or
donc, mon téléphone sonna.
— Tu dois venir, me dit ma mère, la voix éteinte
par la douleur, jeudi matin.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Papa va mourir…
— Tu es sûre ? demandai-je sans que cela soit
nécessaire.
— Je te dis qu’il va mourir, s’offensa-t-elle. Lui, il
ne le sait pas encore.
— Ne lui dis pas, conseillai-je, ne fais pas comme
d’habitude.
— Je ne sais pas quoi faire, Hernán, dit-elle en
pleurant. Il faut que tu viennes.
— Tu as pu voir comment il meurt, quand ?

!101
— Accident de la route, demain vendredi, dit-elle
avec une précision millimétrique avant de répéter : il
faut que tu viennes.
J’ai coupé la communication avec un nœud dans
la gorge.
*
Le plus compliqué fut d’expliquer à Cristina que
nous devions réellement aller à Buenos Aires. Je lui
avais souvent parlé des présages de Chichita, mais
sans m’y étendre. Au cours des sept années où j’ai
vécu en Espagne, je lui ai raconté des anecdotes de
mon enfance et de mon adolescence, où ma mère
avait des moments de clairvoyance exacte et des
pressentiments ponctuels, mais j’en ai toujours réduit
l’importance, je ne lui ai jamais dit toute la vérité.
Et il est clair que la vérité me fait honte. Celui qui
n’est pas né dans une famille marquée par les prémo-
nitions ne sait pas, ne peut pas savoir combien a souf-
fert le fils d’une mère aux pouvoirs psychiques.
Quand j’étais petit, j’ai vécu avec le fait ésotérique,
sans l’avoir en rien souhaité. De la même façon que
d’autres enfants acceptent d’être nés dans une famille
de charpentiers, ou d’intellectuels, ou même d’aveu-
gles, j’ai accepté très tôt que ma mère puisse anticiper
le destin. Je n’ai jamais pensé que c’était une chose
hors du commun.
Au contraire. Quand je commençai à aller chez
mes copains, à rentrer dans d’autres maisons et à
connaître d’autres mères, je remarquai tout le
temps que les autres mères n’avaient pas la moin-
dre once de perception extrasensorielle. Les autres

!102
mères attendaient le bulletin de notes de leurs fils
avec inquiétude. Chez moi, non.
Un jour, j’avais onze ans, je m’étais réveillé con-
tent d’aller à l’école. Alors que je sortais de ma cham-
bre, Chichita surgit de nulle part et me colla une
baffe sur le crâne.
« Trois semaines sans télévision ! me dit-elle sur-
excitée. On va voir si tu étudies un peu, vaurien. Tête
de mule ! »
Deux jours plus tard, à l’école, je recevrai mon
bulletin, bourré de mauvaises notes. Quand je le lui
donnai, elle le signa sans regarder, elle n’en avait pas
eu besoin.
Et c’était toujours comme ça. Toute ma vie. Un
jour, avec mes économies, je me suis acheté un chiot,
un fox-terrier mignon comme tout, joueur. Quand je
suis arrivé à la maison, j’ai retrouvé Chichita qui fai-
sait un trou dans la cour : « Il va attraper le rhume,
me dit-elle attristée. Il va mourir le deux mai. Donne-
lui vite un nom, comme ça je fais faire une pierre. »
À Roberto et moi, sans le vouloir, elle a foutu en
l’air tous nos mondiaux de football. En 1986, presque
un mois avant que ne commence celui du Mexique,
Chichita est allée place San Martín en grande pompe.
En revanche, en 90, elle a commencé à pester contre
les Allemands dès le mois d’avril. Et quatre ans plus
tard, le soir du match inaugural, elle a directement
dit : « Maradona se défonce. »
Par sa faute, on ne pouvait jamais être au courant
des choses en leur temps. On a toujours tout su avant
tout le monde. Mais le pire de tout, c’étaient les pré-
monitions personnelles. Les mères normales sont

!103
toujours contre les petites copines de leurs fils, c’est
vrai. Mais au pire, elles disent : « Cette fille ne me
plaît pas », ou : « Elle est très grande pour toi. » Ça
ne dépasse jamais ce stade. Quand je lui présentais
une fiancée, Chichita allait beaucoup plus loin :
« Gare à cette Claudia, me dit-elle un jour d’une
blonde dont j’étais irrémédiablement amoureux, elle
a un visage de petite mouche morte mais dans deux
ans, elle va noyer son frère à la piscine. »
Ma jeunesse a été un enfer. J’ai connu les morts,
les malheurs, les bonheurs et les prix littéraires bien
avant qu’ils aient lieu. À quinze ans, je savais déjà
que j’allais faire l’Institut Universitaire d’Aéronau-
tique à Cordoba. À dix-sept ans, ma mère m’a traîné
par les cheveux en cure de désintoxication, tout
juste six mois avant que je commence à fricoter avec
la marijuana.
Un soir en 2000, je ne l’ai plus supporté et j’ai
décidé de laisser l’Argentine derrière moi pour tou-
jours. Je rêvais d’avoir une vie normale, sans prévi-
sions tragiques. Je voulais une histoire d’amour avec
un final incertain, un animal de compagnie auquel je
pouvais m’attacher aveuglément, un Mondial de foot
avec des demi-finales inattendues. Je ne savais pas en-
core où aller, mais je savais que ce serait loin des pré-
dictions maternelles.
Je suis arrivé à la maison, convaincu de devoir
prendre un tournant. Je saurais déjà lequel. Quand je
suis entré dans ma chambre, j’ai vu Chichita, en
pleurs, qui mettait mes habits dans une valise.
« C’est Barcelone qu’il te faut, me dit-elle. Là-bas,
tu auras une famille magnifique. »

!104
Je ne veux pas dire que je suis venu en Espagne
juste pour ça. Il y a eu beaucoup d’autres facteurs.
Mais il est aussi vrai qu’ici, à douze mille kilomètres,
loin de ses prédictions, j’ai vécu chaque instant avec
plus de tranquillité.
Le jour où j’ai vu, en direct, comment sont
tombées les Tours Jumelles, sans que personne me
l’ait dit avant, j’ai chialé de bonheur. Quelle joie cela
a été pour moi de vivre pour la première fois une
tragédie en même temps que le reste du monde !
*
Mea culpa, je le sais bien. Je n’ai jamais parlé avec
franchise à Cristina des pouvoirs de ma mère. Les vi-
sions de Chichita étaient bien plus que les anecdotes
édulcorées que je lui ai sorties trois ou quatre fois au
début de notre relation. Mais je ne voulais pas que
ma femme pense que je sois fou, ou un menteur ou,
pire, trop latino-américain.
Mon épouse est européenne et toutes les choses
étranges que je lui raconte sur ma jeunesse en Argen-
tine, elle les conclut de deux façons : soit elle me dit :
« tu es un menteur », soit elle me dit : « c’est du réa-
lisme magique ». J’ai horreur de ce préjugé. Pourquoi
un Asiatique qui lévite, ce serait forcément du yoga,
et si c’est un Colombien qui lévite, ce serait forcé-
ment une nouvelle de Garcia Márquez ? Pourquoi si
un Hindou se prive des économies d’une une vie, ce
serait forcément de l’ascétisme, et si c’est un Argentin,
ce serait forcément du « contrôle de capitaux » ? Il y a
beaucoup de racisme intellectuel en Europe.
Un jour, j’ai raconté à ma femme que le Directeur

!105
de la Culture de Mercedes avait été destitué de sa
fonction parce qu’il avait volé du beurre dans une
supérette. Elle ne m’a pas cru, même lorsque je lui ai
montré la coupure de journal.
« Toi et tes anecdotes améliorées, j’en ai marre »,
m’a-t-elle dit.
Comment pouvais-je lui avouer, dès lors, que
Chichita pouvait voir le futur avec une clarté dévasta-
trice ? Comment lui expliquer que sa belle-mère était
une sorcière, mais pas dans le sens domestique du
mot ? Quelle est la manière la plus correcte de donner
cette information à un Européen de classe moyenne ?
Mais il fallait bien que je fasse quelque chose.
L’horloge courrait contre moi et je devais être présent
à l’enterrement, au moins. Mon père allait mourir ce
vendredi, d’un accident de la circulation. Nous de-
vions partir. Coûte que coûte. Et je devais donner à
ma femme une raison logique, du vieux continent,
pour voler avec tant d’urgence de l’autre côté du
monde. Mes propres omissions, mes hontes,
m’avaient acculé.
*
J’ai longuement réfléchi à la question et, finale-
ment, je n’ai pas eu le courage d’être totalement
sincère. Mais il n’était pas non plus convenable de
trop mentir. J’ai donc décidé de présenter à Cristina
un mensonge caché entre deux vérités. C’est une
technique que j’appelle aussi « le sandwich pieux ».
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-elle ef-
frayée une fois raccroché à ma mère. Qui appelle à
cette heure ? Pourquoi tu fais cette tête ?

!106
— C’était Chichita (vérité du dessus). Elle dit que
papa est très malade (mensonge du milieu), nous de-
vons partir à Buenos Aires (vérité du dessous).
Ce même jeudi, dans la nuit, nous avons trouvé
deux billets pour le lendemain tôt. Nous n’avons pas
pu partir avant : il fallait laisser Nina chez mes beaux-
parents, trouver des billets à des prix raisonnables,
faire les valises, avancer le travail, etc. J’ai fait ce que
j’ai pu, mais je n’ai pas pu partir avant. Nous arrive-
rions à l’aéroport d’Ezeiza à neuf heures du soir. Un
taxi nous attendrait pour nous emmener à Mer-
cedes. Cent quatre-vingts kilomètres de plus (une
ou deux heures) et nous serions enfin dans la maison
paternelle.
*
Pendant le vol, j’ai dit à Cristina toute la vérité.
Le sandwich pieux avait comme objectif que nous
montions dans l’avion, ce n’était qu’un piège
ponctuel. À neuf mille pieds d’altitude, le mensonge
n’était plus utile. Où pourrait-elle s’en aller, la
pauvre ? Qu’est-ce qui pouvait arriver si je lui disais la
vérité ?
Il est arrivé la pire des choses, Cristina a eu une
attaque de nerfs.
— Trois mille quatre cents euros plus les taxes,
criait-elle en pleine nuit, l’avion dans le noir. Com-
ment c’est possible qu’on jette tout cet argent juste
parce que ta mère est folle ?
— Elle n’est pas folle, Cris, tentais-je de la calmer.
C’est juste une mère spéciale. Elle n’a jamais failli
dans ses prédictions, jamais de sa foutue vie.

!107
— On est en train de dépenser toutes nos
économies ! hurlait-elle furax, tandis que les passagers
demandaient le silence ou s’effrayaient. Comment tu
peux croire à ce genre de choses ?
— Je crois dans ce que je vois, Cristina. Je m’en
fiche si c’est surnaturel. Je suis incapable de croire
qu’un appareil peut voler avec deux cents personnes à
bord, et pourtant, j’y monte.
— Ça n’a rien à voir !
— Si c’est pareil. Ma mère voit en avant, elle ne
se trompe jamais. J’ai vu des avions tomber, mais ma
mère ne s’est jamais trompée.
Ma femme me regardait avec haine, comme à
chaque fois que je gagne une dispute.
— Je te dis une seule chose, murmura-t-elle en
me montrant du doigt. Si ton père ne meurt pas, tu
peux m’oublier. Et aussi notre fille. Ton père a vrai-
ment intérêt à mourir aujourd’hui.
Deux hôtesses ont échangé des regards. Je les ai
vues.
*
À l’aéroport d’Ezeiza, on ne s’est pas adressés un
mot. On a été une demi-heure comme deux imbé-
ciles à regarder défiler nos valises sur un tapis roulant,
en croisant les bras, au milieu d’un silence épou-
vantable.
À 22 h 04, nous sommes montés dans le taxi qui
allait nous emmener à Mercedes. J’ai dit au conduc-
teur qu’il fasse son possible pour arriver avant minuit.
Ce fut un voyage lent, lourd, où je n’ai pas pu profiter
d’un paysage que je n’avais pas contemplé depuis

!108
quatre années. La plaine… Cela faisait longtemps que
je ne voyais pas l’horizon réel, les vaches abruties.
Quand nous avons passé le stade de Flandria, j’ai
eu envie de commencer à pleurer. Il était minuit
moins le quart et je revenais à Mercedes pour enterrer
mon père. On cesse d’être enfant quand son père
meurt, pensai-je. Pas avant. J’ai eu envie que Cristina
me prenne dans ses bras, mais elle faisait toujours la
gueule et regardait de l’autre côté.
« Prenez la route 40, par la rotonde », ai-je dit au
taxi, qui était de Buenos Aires.
Enfin, mon quartier est apparu, les maisons des
copains, les kiosques fermés, les petites motos avec
des nouveaux petits gars dessus. La pénombre de tou-
jours, les mêmes nids-de-poule. J’ai dit au taxi qu’il
continue sur l’avenue 29, ensuite jusqu’à la 35, et
puis à gauche.
L’accident a eu lieu juste là, au coin de la 35 et de
la 40. Mon père venait à pied de chez un client. Le
chauffeur s’était retourné pour me demander le
niveau de la rue et il ne l’a pas vu traverser. Nous
l’avons pris de plein fouet, à la hauteur de la hanche.


!109
L’un pour l’autre

Sortir de chez soi pour aller dîner avec des gens im-
plique une série d’activités peu agréables : se laver,
s’habiller, louper un match de l’Euro, acheter une
bouteille de vin chère, sourire pendant deux heures
sans en avoir envie, parfois trois. Qu’on te promène
dans les pièces d’une maison dont tu te fiches. Laisser
ta fille chez les grands-parents, qu’elle te manque.
Dîner sans télé, sans coca-cola, manger de la salade à
l’entrée, ne pas choquer, ne pas fumer s’il n’y a pas de
cendrier en vue. Encore moins sortir la pochette ma-
gique. C’est bien trop pour l’âge que j’ai.
Vendredi, j’ai dû endurer l’un de ces repas absur-
des qui se présentent lorsque tu es en couple : Cristi-
na a une bonne amie qui est allée vivre avec un mon-
sieur. Jusque-là, tout va bien. Le problème a com-
mencé quand elles ont organisé un dîner. Je corrige :
le problème a commencé quand elles m’ont inclus
dans ce dîner.
Car jusque-là, Cristina avait une amie célibataire
avec laquelle elle déjeunait ou dînait de temps à autre,
mais seules : je ne faisais pas partie de leur relation.
Mais maintenant que l’amie vit en couple avec
quelqu’un, elles m’invitent. Je suppose que c’est pour
une question de symétrie.

!111
— Ils veulent que nous connaissions la maison,
me dit Cristina. En plus, il a l’air sympa.
— Aucun homme qui accepte de dîner à la même
heure qu’un match de l’Euro n’est sympa, sentencié-
je. Il est pédé.
Nous sommes arrivés à neuf heures pile, une
bouteille de vin à la main. Mireia, l’amie de Cristina,
était radieuse, suspendue au bras de cet honnête
homme que nous ne connaissions pas. C’était sa mai-
son. Une maison moderne, à l’extérieur de Barcelone.
— Je vous présente Pol, dit Mireia.
— Le fameux Pol, dit Cristina avant de lui faire
deux bises.
Je lui ai donné la main et j’ai souri.
Pol était un de ces jeunes types de trois ou quatre
ans de moins que moi, mais qui me provoquait le
même respect abyssal que s’il avait vingt ans de plus.
Ses vêtements lui allaient bien, il était rasé et il
bougeait comme s’il était adulte. Ce genre de person-
ne propre sur elle par conviction, et non par un ordre
de leur femme ou de leur mère. En toute certitude,
personne n’avait dit à Pol cet après-midi de se laver et
de se mettre du parfum sur la nuque. Il l’a fait tout
seul, il l’a fait par goût. C’était ce genre de personne
incompréhensible. Le repas, c’est logique, s’est
déroulé dans un tunnel de lieux communs. Une con-
versation fade où l’on percevait les petits bruits des
fourchettes contre les plats. Il était clair qu’elles —
Cristina et Mireia — avaient envie de parler chiffons
entre elles ; il était aussi clair qu’elles ne le faisaient
pas à cause de notre présence masculine. Pourquoi
avaient-elles donc organisé ce dîner à quatre ?

!112
J’ai compris plus tard que c’était la seule façon
que Cristina avait de rencontrer Pol sans difficultés (le
connaître socialement, je veux dire) pour qu’ainsi, en-
suite, seule avec sa copine, elle puisse tirer des conclu-
sions. Nous étions des meubles dans cette rencontre,
des éléments anecdotiques. Et moi plus que personne.
J’ai eu une brève présence discursive pendant le
repas. Lorsque nous avons parlé de notre fille. Je n’ai
aucun problème à parler de ce sujet et, d’ailleurs, les
hôtes avaient l’air très intéressés, bien que pas assez
pour l’avoir invitée. Tout aurait été différent avec
Nina à table : j’aurais pu parler avec quelqu’un de
mon âge.
La plupart du temps, c’est les femmes qui fai-
saient la conversation. Pol et moi, nous sourions, en
silence, l’une ou l’autre fois. Au début de la soirée, j’ai
essayé la pente footballistique, mais je n’ai pas eu de
réponse de sa part. Il m’a ensuite tâté avec des ques-
tions d’affaires, mais j’ai baissé les yeux et j’ai mordu
une olive. En moins d’une minute nous savions que
nous étions incompatibles et nous nous sommes re-
tirés avec dignité. Quelque chose a toutefois eu lieu
qui m’a un peu réconcilié avec lui. À un moment
donné, au dessert je dirais, il m’a fait une légère gri-
mace : il a levé les paupières, levé les sourcils et bougé
la tête de haut en bas. C’était le geste masculin uni-
versel, celui qui dit : « Mon frère, tenons le coup, il
n’en reste plus pour longtemps. » Ça m’a fait du bien
de savoir que je n’étais pas le seul à porter le poids de
l’ennui à cette table.
Quand sont arrivés les cafés, Mireia nous a racon-
té comme ils s’étaient connus, elle et Pol. La minutie

!113
romantique ne manquait pas. Pour ce que j’ai écouté,
les deux travaillent dans la même multinationale, elle
en tant que secrétaire de direction et lui en tant que
responsable des ressources humaines. Une anecdote
plus qu’ennuyeuse. L’amour a commencé à prendre, à
ce qu’il semblait, dans les couloirs de l’entreprise.
— Petit à petit, nous raconta Mireia avec un gi-
gantesque sourire de femme amoureuse, Pol s’est mis
à me faire des petits cadeaux inattendus. D’abord une
fleur, puis un livre. Puis des sandales.
Pol souriait, peu à l’aise. J’essayais de ne pas le
regarder.
— Quel séducteur ! dit Cristina.
— Mais ce qui était incroyable avec ses cadeaux,
poursuivit Mireia, c’est qu’il ne s’est jamais trompé
sur mes goûts. La fleur, une orchidée. Le livre, de
Coelho. Les sandales, de Koh-Tao…
— Comme s’il te connaissait depuis toujours, dit
Cristina émue en me regardant avec dégoût, se sou-
venant sans doute du vinyle de Pappo’s Blues que je
lui avais offert pour notre anniversaire.
— Oui, reconnut Mireia en prenant la main de sa
moitié, comme si nous étions des âmes sœurs.
Pol avait l’air préoccupé. Non parce que Cristina
découvrait ces petits secrets rococo, mais par ma
présence observatrice. Aucun homme n’apprécie
qu’un autre écoute les détails mielleux de ses
galanteries.
J’ai fait un effort surhumain en faveur de la race :
— Pol, dis-je en me levant, tu m’indiques où il
y a une terrasse ou quelqu’un part où fumer une
cigarette ?

!114
On est montés, avec deux bières. Nos talons
n’avaient pas encore quitté la salle à manger que les
voix de Cristina et Mireia étaient devenues des mur-
mures complices et des rires étouffés : elles parlaient
déjà, enfin sans témoins, sur le ton avec lequel elles
avaient l’habitude de parler entre elles.
— Excuse-moi pour la cigarette, me dit-Pol une
fois installés sur un balcon immense, mais je préfère
que les invités fument dehors.
— Je ne voulais pas fumer, ai-je à moitié menti, je
voulais te faire échapper à cette discussion à l’eau de
rose. Et échapper moi aussi à l’obligation de
l’écouter… Les petits secrets me rendent nerveux.
— Il est parfois très utile de connaître les secrets
des autres, me dit-il avec mystère avant de boire sa
bière.
Sa voix avait changé. Soudain, à l’air libre et sous
la lumière de la lune, c’était un homme d’un autre
genre, différent de celui qu’il avait été pendant le
repas.
Ou c’est ce qu’il m’a semblé.
— Tu veux que je te raconte comment j’ai vrai-
ment rencontré Mireia ? me demanda-t-il.
Et voilà la raison de pourquoi j’écris tout cela.
— Raconte, bien sûr.
J’ai allumé une cigarette.
— Je bosse au service technologie et, en plus du
fait que l’une de mes taches inclut le contrôle de ce
que font sur internet les quatre mille employés de la
compagnie, ça fait un an que j’ai activé un système
qui me permet de voir ce que les employés cherchent
sur Google.

!115
— Ce n’est pas illégal ?
— C’est utile, ce qui est utile n’est jamais illégal.
Google est un outil incroyable. Les gens recourent à
lui comme il y a mille ans aux sorciers, ou aux ora-
cles… Les gens posent les questions les plus in-
vraisemblables, mais ce sont aussi des questions déci-
sives. Le moteur de recherche est une espèce de Dieu
personnel qui ne juge pas. Simplement, il te propose
des réponses aléatoires, en général de très mauvaises
réponses. Mais peu importe…
— Ce qui importe dans ton travail, ce ne sont pas
les réponses, devinai-je.
— Exact, dit Pol. Ce qui importe ce sont les
questions, les recherches en tant que tel. Un employé
avec un accès à internet recherche des choses vingt,
trente fois par jour… Différentes choses, toujours
selon son état d’esprit et sa nécessité vitale. Si tu mets
sur papier les recherches que fait une personne dans
une année, tu auras le véritable journal intime de qui
tu veux. Le journal intime que personne n’oserait
écrire.
J’ai pensé à mes recherches privées sur Google.
J’ai eu timidement honte et lui ai donné raison en
silence.
— Les gens ont des préoccupations très curieuses,
dit Pol. Certains gérants de mon entreprise, en ap-
parence très sûrs d’eux-mêmes, cherchent des par-
fums avec des phéromones pour attirer les femmes.
Par exemple. Certaines assistantes administratives, de
la vieille garde, avec des enfants déjà adolescents, de
celles qui se démènent en parlant de leur famille,
recherchent tous les après-midi des vidéos de femmes

!116
qui s’embrassent. Il y a un nouveau qui aime voir des
photos de vieilles femmes nues, des vieilles de quatre-
vingt-dix ans avec les seins sur les genoux, aussi fripés
que du raisin sec, des choses du genre. Et je pourrais
ainsi te raconter l’histoire secrète de l’Humanité, à
petite échelle. Ce que font quatre mille personnes
dans une entreprise n’est pas très différent de ce que
font six milliards d’humains dans le monde.
J’ai immédiatement pensé à la nouvelle de Borges
où un cartographe décide de composer une carte qui
inclurait tout et qui, après des années de travail, dé-
couvre que la carte a la forme de son propre visage.
J’étais sur le point de répondre cela à Pol, mais je
trouvais bien plus d’intérêt à ce qu’il continue son
monologue.
— Depuis un an, les recherches de tous mes em-
ployés sont sauvegardées dans d’immenses warehouses.
(Il prononça le mot dans un parfait anglais.) Avec ces
informations, bien sûr, je tire des conclusions au
niveau managérial. Mais je peux aussi savoir, par ex-
emple, quel type de fleur apprécie la nouvelle secré-
taire.
— Ou quel livre de Coelho.
Il rit.
— Ou quelle marque de sandale, me dit-il alors
avec son véritable sourire qui était très différent de
ceux de la table. Mireia m’a d’abord tapé dans l’œil,
dès le premier jour où je l’ai vue passer la porte. Alors,
mon travail est devenu minutieux : j’ai commencé à
connaître ce qu’elle aimait, ce qu’elle craignait, ce qui
la motivait, ce qu’elle achetait et ce qu’elle vendait. En
ce qu’elle croyait et, surtout, ce qu’elle était disposée à

!117
croire. Avec la moitié de ces infos, tu baises n’importe
quelle femme après une heure et demie de conversa-
tion. Imagine donc ce que peut faire un gouverne-
ment avec les recherches d’une population entière.
Je l’ai imaginé et ça m’a écœuré. Pas le monde,
mais le nouveau Pol, le Pol de la terrasse. Je préférais
mille fois l’autre, le timide qui prenait la main de sa
fiancée et la regardait dans les yeux après le repas.
Mais celui-ci, je ne le reverrai plus, car j’avais connu
celui-là. Et ce dernier tuait l’antérieur.
L’autre, le Pol galant du début, était sans aucun
doute au même moment le sujet de la conversation
féminine dans la salle à manger. Mireia devait confier
à Cristina que son nouveau fiancé était parfait et sen-
sible, qu’il connaissait magiquement ses préférences à
la cuisine comme au lit. Qu’ils aimaient les mêmes
chansons, les mêmes livres et qu’ils faisaient le même
zapping, qu’ils prévoyaient leurs voyages avec une
conviction de télépathes.
— En ce moment, j’enquête sur une nana avec
des gros nichons qui est arrivée il y a deux mois au
département de marketing, me disait Pol, sans que je
l’écoute. Une blonde magnifique : elle aime voir des
photos de gens écrasés. La semaine dernière, je suis
venu en feignant un poignet fracturé et elle m’a
dévoré des yeux. Je l’ai dans la poche, à me demander
s’il te plaît.
Je n’étais déjà plus sur le balcon. Je continuais à
penser à la conversation du dessous. À la pauvre Cris,
qui écoutait et enviait peut-être toutes ces merveilles
sur les couples idéaux et les garçons parfaits. L’idéali-
sation de l’amour, les hommes qui mettent une

!118
chemise chez eux, les maisons sans fumée, la sensa-
tion intime d’avoir trouvé la personne correcte…
L’un pour l’autre, toujours. Pourquoi ai-je donc offert
ce vinyle à Cristina pour notre anniversaire ? Qu’est-
ce qu’elle recherche sur Google ? Comment ai-je pu
avoir l’idée qu’une Catalane puisse apprécier Pappo’s
Blues, un vieux groupe de rock argentin ? Non. Il n’y
a pas de réponse à tout. Et c’est sûrement mieux ainsi. 


!119
Électroménager

C’était un loft superbe, immense, presque sans meu-


ble. Ma plus grosse dépense avait été un sommier
d’une place et demie avec des ressorts biconiques car,
en 1998, la seule chose qui comptait pour moi, c’était
dormir. Je le louais à un Allemand, veuf, qui vivait au
premier étage avec sa fille. Hans était un homme
chauve aux yeux tristes qui recevait le Deutsche Post.
Sandra avait mon âge, environ vingt-sept ans. Quand
Hans m’a loué la maison et m’a expliqué les détails, il
ne m’a pas prévenu que sa fille avait des problèmes.
Les deux premières semaines, j’ai très peu vu
Sandra — quand elle entrait ou sortait du garage que
nous partagions — et j’ai pesé les pour et les contre
quant au fait de la séduire et de coucher avec elle. Elle
n’était ni particulièrement jolie, ni particulièrement
laide, mais son aspect n’avait pas trop d’importance :
à cet âge, j’envisageais cette possibilité avec n’importe
quelle femme qui croisait mon chemin.
Comme Chiri venait de se marier, mon ami et
confident d’alors s’appelait Costoya. Nous étions
célibataires, nous travaillions de minuit à neuf heures
dans une agence de presse et notre vie sociale était
traversée par un sommeil constant.
Il était compliqué d’entretenir une relation

!121
amoureuse avec des horaires inversés : il fallait trouver
des femmes disposées au sexe avant midi, car à trois
heures de l’après-midi nous avions besoin de dormir
pour nous relever la nuit, nous laver et retourner à
l’agence.
Nous n’avions que deux sujets de conversation
pendant que nous scannions la presse : avec qui nous
avions couché et quel nouveau truc nous avions trou-
vé pour dormir mieux. Même quand le thème était
différent (la politique, les livres), au fond nous ne par-
lions que de baiser sans s’endormir.
Une nuit, j’ai exposé à Costoya la situation avec la
fille de Hans : « Avantage : elle est allemande, elle a
des gros nichons, elle a l’air taiseuse et surtout, je l’ai
sous la main avant midi. Inconvénient : de face, elle
ressemble un peu à Beckenbauer. » Je l’ai regardé
pour qu’il me donne son verdict.
Mais Costoya ne m’écoutait pas, il avait ses pro-
pres problèmes. Il était sorti d’une relation com-
pliquée et son ex, une scénariste pleine d’avenir, qui
commençait à avoir du succès. Costaya avait perdu sa
maison et ses deux chats (trois choses qu’elle a
gardées) et il vivait dans l’un appart qu’un ami lui
avait prêté. Ses chats lui manquaient beaucoup ; il
était triste, il avait la haine. Raisons de la tristesse de
Costoya : il avait trouvé sa femme avec un autre, cet
autre était son coscénariste, la série qu’ils écrivaient
ensemble faisait un carton. Raison de sa haine : la
photo de son ex apparaissait dans la presse, Costoya
se levait à minuit pour découper la presse, la chaîne
de télé Telefe était cliente.
À l’agence de presse, nous étions quinze noctam-

!122
bules d’âges divers. Ce fut mon seul emploi dans un
bureau où il n’y avait pas d’idiots. Avec mes quatorze
collègues, nous partagions le sarcasme, que nous fa-
briquions tous ensemble. Ils étaient drôles et se
droguaient bien. Ce que nous faisions était très en-
nuyeux (scanner et découper) et nous nous moquions
avec humour de nos vies. Quand quelqu’un trouvait
une info sur l’ex de Costoya, il commençait à caque-
ter. Ces caquetages, à cinq heures du matin, nous fai-
saient nous sentir bien. Mes problèmes diurnes
étaient plus simples. Devais-je ou non séduire la fille
de Hans ? Je n’étais pas un vainqueur ; je n’ai jamais
su conquérir les femmes dans les fêtes ou les soirées
bruyantes ; mon fort n’était pas la première impres-
sion. Mais si on me mettait pas loin une voisine ou
une boulangère du quartier, j’avais une méthode effi-
cace en quatre temps : jour 1, la faire sourire et m’en
aller ; jour 2, la faire beaucoup rire et m’en aller ; jour
3, la faire pleurer de rire et m’en aller ; jour 4, dire un
truc cucul et rester. En général, quelque chose de bien
se passait le cinquième jour.
J’ai commencé à mettre en pratique la méthode
avec la fille de Hans. Au jour 2, par miracle, j’ai
sauvé ma peau de justesse. C’était un mercredi. Un
cri étrange m’avait soudain réveillé de la sieste, puis-
sant, qui détonnait dans la maison. C’était la voix de
Sandra, que j’entendais juste à côté. J’étais sorti dans
la cour et j’avais regardé vers le haut. Je l’avais vue en
chemise de nuit : les seins qui balançaient, les
cheveux sur le front. Elle voulait se jeter de sa fenêtre
dans ma cour. Hans la retenait dans ses bras pour ne
pas qu’elle tombe.

!123
Je suis rentré comme un lâche ; j’ai senti qu’il ne
fallait pas que je pénètre dans l’intimité de la famille.
L’instant d’après, je n’entendais plus de cri et je repre-
nais mon somme.
Deux heures plus tard, Hans frappa à ma porte
pour me faire ses excuses. Je détestais les interrup-
tions de sieste, vu que c’était le seul repos que je
pouvais me permettre. Dormir, en ces années-là,
était la seule chose qui comptait pour moi. Je l’ai
fait entrer, mais Hans n’a pas voulu. Depuis le pas de
la porte, il m’a informé, pour la première fois, que sa
fille était schizophrène. Il nuança : « Elle est en
traitement permanent, des rechutes peuvent arriver,
mais ce n’est pas fréquent. » Et il ajouta : « Dans la
maison, il n’y a pas de ciseaux, ni rien qui coupe, tu
n’as pas besoin de te faire de soucis. »
La nuit suivante, au boulot, Costoya a écouté mes
dernières nouvelles de locataire séducteur et il fut
tranchant : « Tu ne peux pas la baiser, le père t’a
prévenu qu’elle est malade », me dit-il, « mais tu dois
la mettre en circulation lors des trocs du vendredi. »
Cela m’a semblé risqué, je lui ai dit que je le
penserais. On avait baptisé « les trocs du vendredi »,
des fêtes que je faisais à la maison.
C’était le seul jour de la semaine où nous pou-
vions avoir des rapports, de nuit, avec d’autres per-
sonnes et nous avions un système pour gagner du
temps. Les quinze de l’agence apportaient tous chez
moi de l’alcool et une invitée.
Cette invitée pouvait être une ex-copine, une
connaissance, une cousine de la campagne, personne
ne faisait de problème tant qu’elles avaient des formes

!124
reconnaissables de femme. Nous n’avions pas le
temps de sortir pour partir à la conquête de filles ou
connaître des nouveaux endroits. Nous devions être,
par la force des choses, nos propres fournisseurs. On
emmenait donc nos anciennes mies de pain et on les
distribuait pour qu’elles deviennent le sandwich d’un
autre. Les invitées pouvaient être aussi moches que le
permettait la limite du raisonnable et l’âge importait
peu. Certains ont ramené leur propre tante. Nous
n’avions qu’une seule règle : celui qui ramenait une
invitée, c’était parce qu’il ne pouvait pas la baiser, ou
parce qu’il l’avait suffisamment baisée, ou encore
parce qu’elle était imbaisable pour des raisons légales
ou religieuses.
Costoya avait raison : la fille de Hans répondait à
l’une de ces conditions. Je ne pouvais pas baiser San-
dra, je devais donc la mettre en circulation lors du
prochain troc. Toutefois, je ne l’ai pas fait et le dire est
un énorme soulagement. Je n’ai pas pu le faire.
Depuis que j’ai appris qu’elle était schizophrène,
j’ai eu du mal à la regarder et à lui faire la conversa-
tion quand nous nous croisions. Avec quelle excuse,
de plus, je l’inviterais à l’une de mes fêtes nocturnes ?
N’était-ce presque pas la même chose que d’essayer
de la séduire ? J’ai laissé passer les semaines et Costoya
a oublié l’affaire.
Ce que j’ai fait (et ça oui, j’en ai honte), ça a
été de parler beaucoup d’elle au travail. Je racontais
à tout le monde les cris gutturaux de Sandra, les
assiettes cassées qui détonnaient parfois sur le sol du
dessus, et ses pleurs de louveteau à des heures impos-
sibles qui, tantôt, interrompait mon sommeil. Mes

!125
amis l’appelaient, avec tendresse, la folle du dessus.
« T’as fini par la baiser, la folle du dessus ? » « La folle
du dessus t’a laissé dormir hier ? » Je n’aurais pas dû
me moquer comme ça de la fille de Hans.
Le temps passa. À la maison, nous avions adopté
une certaine routine et je m’étais pris d’affection pour
mes propriétaires. Celui qui a vécu un temps dans un
foyer étranger le sait : soudainement, on se change en
animal de compagnie silencieux. On commence à se
préoccuper de la vie de nos maîtres. On tend l’oreille
quand le garage s’ouvre et que l’on reconnaît le bruit
du moteur. On se sent moins seul.
Je louais depuis plus d’un an lorsque Hans m’in-
forma qu’il partirait en voyage quelques jours : il était
scénographe et venait d’avoir un contrat à l’étranger.
Comme si de rien n’était, il m’expliqua que Sandra
resterait seule pour la première fois ; il me disait
qu’elle prenait des médicaments et qu’il n’y aurait pas
de problème.
C’était les premiers temps des téléphones porta-
bles et Hans avait une énorme brique. Moi aussi, j’en
avais acheté un. Il m’a donné son numéro au cas où il
y aurait un imprévu ; il avait confiance en moi. J’étais
content de n’avoir jamais fait circuler sa fille dans les
trocs : Hans était un brave type.
La fête du vendredi fut animée, comme toutes les
autres, pourtant les quinze de l’agence et leurs invitées
se rappellent très bien cette soirée. J’étais dans la cour,
bien drogué, à tenter de faire pleurer l’invitée d’un
ami avec une histoire triste, quand une autre invitée
m’a prévenu que quelqu’un était entré dans la maison
et me cherchait. « Qui ? » demandai-je. « Une blonde,

!126
avec un visage de tarée. » Je suis entré au salon et je
l’ai vue.
La fille de Hans était debout au milieu du tapis,
en chemise de nuit : les seins qui balançaient, les
cheveux sur le front. Ils avaient tous formé une espèce
de cercle spontané autour d’elle, comme dans les
mauvais films quand quelqu’un danse, ou a la lèpre.
— Salut Sandra, tout va bien ?
— Je peux rester ?
Elle était effrayée. Elle s’est sans doute vue seule à
la maison, elle a voulu se coucher, nous l’avons ren-
due folle avec la musique et elle est descendue.
— Tu ne veux pas rester. Tu veux dormir, c’est ça ?
— Oui.
— Je rentre les haut-parleurs qui donnent sur ta
chambre. Je ferme la porte de la cour et on essaye de
parler moins fort.
— Bon.
— Tu veux que je t’accompagne en haut ?
— Non.
Elle a fait demi-tour et elle est partie. Sous la
chemise de nuit, elle était nue.
Quand j’ai refermé la porte, les quinze de l’agence
fêtèrent l’apparition avec des embrassades et des
toasts. Sandra était un personnage qu’ils connaissaient
bien, mais personne ne l’avait vue en chair et en os
jusqu’à cette nuit. D’un côté, j’ai éprouvé de la peine
pour elle, pour sa maladie, sa confusion, mais j’ai aus-
si senti une fierté égoïste. Ça m’a plu qu’elle appa-
raisse, car les fêtes à la maison étaient toujours co-
lorées : une albinos rondelette, une schizo en chemise
de nuit, une jeune actrice qui monte.

!127
J’ai cherché Costoya du regard, pour voir s’il avait
lui aussi pu voir en chair et en os la fille de Hans,
mais cette nuit-là, Costoya était tombé sur une fille
(qui deviendrait plus tard sa femme) qu’il était en
train d’embrasser sur mon sommier à ressorts bi-
coniques. Il n’avait pas rencontré la folle du dessus.
La semaine suivante, la tristesse et la haine pour le
succès de son ex avaient disparu. Il était tombé
amoureux. Sa nouvelle copine était parfaite : elle ne
travaillait que l’après-midi, dans un magasin Garbari-
no, et ils pouvaient baiser sans problème de dix
heures à midi. Même si, évidemment, juste dans des
love hôtels. Ni Costoya ni elle ne vivaient seuls, ils ne
pouvaient prétendre à l’intimité d’un foyer. L’amour
commençait à coûter très cher.
Je ne passais jamais mes week-ends à Buenos
Aires. Tous les samedis matin, après la fête du troc, je
prenais le bus pour aller voir Chiri à Luján, ou mes
parents à Mercedes, ou ma sœur à La Plata. Je rentrais
les dimanches soir, directement à mon triste labeur de
découpage des journaux. Aussi, j’ai laissé la clé de la
maison à Costoya pour qu’il y passe le week-end avec
sa copine. Quand je suis rentré chez moi, le lundi
suivant, Costaya et sa fiancée m’avaient laissé la clé
sous le tapis du garage et un cadeau sur la table : un
batteur électrique. Avec le batteur — tout blanc tout
neuf — il y avait une note de remerciement : « Tu
n’as pas d’ustensiles de cuisine, tu es un vrai désastre.
Si tu nous laisses venir un autre week-end, on peut
t’en ramener plus. »
Le mardi, j’ai dit à Costoya que les cadeaux
n’étaient pas nécessaires, qu’il pouvait utiliser la mai-

!128
son quand il voulait sans rien en échange. Il m’opposa
les arguments suivants : « J’aime cuisiner aux femmes,
après elles te font des mamours. Mais toi, t’as pas une
seule babiole pour cuisiner, et elle, elle peut avoir des
appareils au prix d’achat. Moi, je joue au chef cuisto,
et toi, tu as la cuisine de Jean-Pierre Coffe. » J’ai trou-
vé ça bien.
Costoya et sa fiancée commencèrent à utiliser ma
maison tous les samedis et dimanches où je quittais
Buenos Aires. Non seulement ils me laissaient tou-
jours un cadeau sur la table (un blender, un
moulinex, une bouilloire), mais avant de s’en aller, ils
astiquaient toute la maison qui sentait la rose et n’ont
jamais oublié de mettre la clé sous le tapis du garage.
L’échange était devenu à tel point routinier que
certains mardis, en arrivant à l’agence, j’oubliais de
remercier Costoya pour le nouveau cadeau du lundi.
C’est pourquoi, le jour où je suis rentré et qu’il n’y a
pas eu de cadeau sur la table, j’étais loin de trouver ça
anormal et je ne lui ai rien dit non plus. Qu’est-ce
que j’allais dire ? « Pourquoi il n’y a rien de neuf de
chez Garbarino cette fois ? » Et même, l’absence
d’électroménager m’a un peu soulagé. J’avais déjà un
batteur, un mixer, une cafetière, un grille-pain, une
machine à pain… Il n’y avait plus assez de prises pour
autant d’appareils. Mardi soir, le travail à l’agence a
été très amusant car, dans le supplément spectacles du
journal Clarín, il y avait un long entretien de l’ex-
femme de mon ami. Sur la photo principale, énorme
et en couleurs, elle caressait deux chats. C’étaient les
chats de Costoya, ses amours perdus dans le divorce.
On a beaucoup caqueté toute la nuit.

!129
Je suis rentré à la maison dans la matinée, épuisé
de rire et avec une terrible envie de dormir. Je suis
descendu du bus 59 sur l’avenue Cabildo et quand je
suis arrivé rue Olazábal, j’ai entendu deux ambu-
lances et les voisins troublés qui faisaient beaucoup de
bruit. Je suis resté immobile au coin de la rue. Hans,
mon propriétaire, bataillait et tentait d’embrasser le
corps de sa fille qui sortait sur un brancard, recouvert
d’un drap bleu.
Un frisson d’angoisse m’a traversé. Je n’ai pas su
quoi faire. J’ai de nouveau senti que j’étais leur ani-
mal domestique. J’ai marché en rond, avec la même
confusion qu’un chien qui voit l’un de ses maîtres
sans vie ; j’ai perçu dans l’air l’odeur de la mort. Je
voulais sentir le corps, je voulais partir en courant. Je
voulais me gratter les puces, me recroqueviller et
dormir.
J’ai su que je ne pourrais pas rentrer dans la mai-
son et me jeter sur le sommier, car c’était devenu une
fourmilière d’infirmiers et de policiers qui entraient et
sortaient. Je ne pouvais pas non plus me rapprocher
pour en savoir plus, car je tombais de fatigue. Ce n’est
pas que je ne sentais pas de peine pour Hans, ou pour
ce qui a pu arriver à Sandra. J’en étais désolé. Mais
dormir, dans ces années de ma vie, c’était pratique-
ment la seule chose qui comptait vraiment.
J’ai appelé Costoya avec mon téléphone d’un kilo
et demi. Je lui ai demandé si je pouvais venir m’al-
longer chez lui. En général, son coloc travaillait la
journée et il y avait un lit libre. J’ai croisé les doigts. Il
m’a dit que oui, que je prenne un taxi, qu’il n’y avait
pas de problèmes.

!130
Et il a ajouté, avant de raccrocher :
« Si on commence à nous prêter mutuellement
nos maisons, mon cher, rends-moi le cadeau de ce
dimanche. »
J’étais sur le point de lui demander de quoi il me
parlait, car je n’avais rien trouvé sur la table le lundi,
mais ce n’était pas la peine. L’un des policiers est sorti
de la maison : il portait à bout de bras un couteau
électrique, tout blanc, tout neuf. Plein de sang.


!131
Cannelloni

Les canulars téléphoniques, on appelait ça les « bouf-


fonneries », et elles étaient aussi vieilles que le télé-
phone. On recourrait à une grande variété de métho-
des, mais presque toutes avaient pour objet d’enqui-
quiner à l’improviste notre interlocuteur, de le sortir
de ses habitudes, de le déstabiliser. Avec Chiri, lors-
qu’on est entrés au collège, on était déjà des experts.
Des magiciens du téléphone. Mais il nous est arrivé
une mésaventure qui nous a contraints de rompre
avec notre professionnalisme. Une histoire qui, enco-
re aujourd’hui, nous rappelle que nous avons le mal
chevillé au corps.
Comme tout le monde, on est d’abord des en-
fants. Quand les téléphones étaient noirs, qu’ils
avaient un cadran et qu’ils appartenaient à l’État. Les
premières bouffonneries infantiles ont toujours pour
victimes des individus qui s’appellent Poulet (perso-
nne ne sait pourquoi, mais c’est comme ça). Dans
l’annuaire de Mercedes, il y en avait neuf et on les
appelait tous, un par un.
— Bonjour, je suis bien chez Monsieur Poulet ?
— Oui, disait-on de l’autre côté.
— Remigio est-il là ?
— Ici, il n’y a pas de Remigio.

!133
— Excusez-moi, je me suis trompé de poulailler.
Et on raccrochait, morts de rire.
Il y avait des dizaines de blagues simples et nous
les imitions toujours de nos grands frères ou cousins
qui en faisaient désormais d’autres, plus élaborées.
Comme on peut le comprendre, les premières incur-
sions dans le métier avaient pour seul but de rigoler :
un fou rire net, qui ne causait pas de grands désagré-
ments à la victime.
Ah, si seulement nous en étions restés à ce point
mort de l’enfance, où ni le mal, ni la faute n’existent.
Mais non : nous devions progresser, et nous avons
progressé.
Dans les petites villes, il y a toujours des rumeurs
qui circulent, des informations sur l’existence de
voisins enclins aux bouffonneries. Des voisins qu’on
appelait les « casse-pieds ». Il s’agissait d’un type de
personne âgée qui, face à une blague téléphonique,
laissait tout le feu de leur colère se déchaîner et
s’avérait incapable de raccrocher le téléphone. Vers
dix, onze ans, une information de première main
nous est parvenue : il fallait appeler monsieur Toledo
et dire le mot-clé.
— Bonjour, je suis bien chez Monsieur Toledo ?
— Oui.
— Est-ce que « trompette » est là ?
C’était le mot de passe pour que le monsieur
Toledo en question, qui avait une voix aiguë et stri-
dente, se mette à nous insulter avec des phrases
bourrées de gros mots, des soupirs désopilants et des
néologismes effrénés. Avec Chiri, nous nous met-
tions près du combiné et nous imaginions Toledo

!134
chez lui, en slip, les joues couleur lie-de-vin, de la
fumée qui lui sortait des oreilles. Lorsque après dix
minutes sa diatribe perdait de sa force et ses
poumons de l’air, il fallait juste dire « mais ne vous
énervez pas, trompette », pour que tout recom-
mence. C’était notre desideratum.
Mais l’enfant grandit. Avec lui mûrissent l’ambi-
tion, la structure dramatique et, bien qu’encore en
sommeil, la malignité prend forme. Avec Chiri, nous
n’avons pas tardé à nous ennuyer des invisibles Poulet
et Toledo, qui n’étaient que des voix éthérées à l’autre
bout d’un fil, et nous sommes passés au stade des
bouffonneries à trois dimensions, qui avaient pour
victimes des individus de chair et d’os.
À sept heures du soir, le type chauve d’en face se
mettait à fermer son magasin avant de rentrer chez
lui, sans avoir rien vendu au cours des cinq longues
heures d’ennui qui avaient précédé. On pouvait l’ob-
server, désabusé, depuis la fenêtre de la salle à manger.
Quand le type chauve baissait le très lourd rideau de
fer de son magasin, juste avant de mettre le cadenas,
on l’appelait par téléphone. Le pauvre homme ne
voulait pas perdre une vente, il désespérait et remon-
tait le rideau, courrait jusqu’au fond du magasin et, à
la cinquième ou sixième sonnerie, il disait en hale-
tant :
— Tapis Pontoni, bonjour.
On raccrochait.
On le revoyait juste après, abattu, vaincu, baisser
le rideau géant ; il devait faire le double d’effort. Sa
vie était merdique, ça se voyait à ses yeux et à la cour-
bure de son dos. Alors, à nouveau, le chauve en-

!135
tendait le téléphone à l’intérieur du magasin. « Si
celui qui vient d’appeler rappelle, c’est qu’il veut en
urgence un tapis », pensait le commerçant et, à nou-
veau, son cœur battait et, à nouveau, il relevait le
rideau et, à nouveau, il courrait au fond du magasin
et, à nouveau, il disait : « Tapis Pontoni, bonjour »,
avec un fil de voix. On raccrochait. On raccrochait
toujours. Un jour, on a tellement répété le truc, mais
tellement de fois, qu’au nième faux appel, le type
chauve n’a pas eu d’autre choix que de dire « Tapis
Pontoni, bonsoir ». On aurait continué comme ça
jusqu’à la fin des temps, mais un an plus tard, on s’est
cogné le nez au futur. Au premier appel, Pontoni le
chauve a sorti de sa poche un gros pavé avec une an-
tenne et a dit : « Bonjour ». Il s’était acheté un sans
fil. L’arrivée de la technologie, au lieu de nous dé-
courager, a favorisé de nouvelles méthodes de travail.
Quand on a eu le deuxième téléphone à la maison
(l’un avec fil, l’autre sans), avec Chiri, on a inventé la
téléphonocomédie, une forme de bouffonnerie à deux
voix avec récepteur passif. Cela consistait à appeler
n’importe quel numéro et faire croire à la victime
qu’il interrompait une conversation privée.
VICTIME : Bonjour ?
CHIRI (voix féminine) : … c’est clair, mais c’est ce
qui te plaît.
VICTIME : Vous dîtes ?
HERNÁN (voix masculine) : Ce qui me plaît, c’est de
te lécher le cul.
CHIRI : Mmm, arrête, j’ai les tétons qui pointent.
VICTIME : Qui parle à l’appareil ?
HERNÁN : Moi, ce que j’ai dur, c’est la queue (etc.)

!136
L’objectif de ce duel théâtral était de faire en sorte
que l’interlocuteur dise « bonjour » et se concentre
sur notre conversation obscène, comme s’il avait
l’impression d’être caché sous le lit d’un hôtel. Plus
nos intrigues étaient bonnes, plus la victime tardait à
s’ennuyer et à raccrocher. Ce fut, je pense, un grand
exercice littéraire, qui nous servirait à l’avenir à at-
traper nos lecteurs dans la fiction d’un récit. Un soir,
après dix minutes de téléphonocomédie, l’une de nos
victimes s’est mise à haleter et ça nous a dégoûtés.
Vers seize ou dix-sept ans, on pouvait se considé-
rer comme des professionnels du radiothéâtre. On
avait gagné en expertise scénique, en caractère et,
surtout, en réflexes naturels. Chiri et moi, on séchait
les cours de sport le soir pour nous enfermer à la mai-
son avec deux ou trois téléphones, un petit enre-
gistreur Sanyo et quelques éléments pour générer des
sons de pluie, de circulation, d’incendie, de rafales de
vent. On avait aussi sous la main des blancs d’œufs,
au cas où il nous fallait modifier le timbre de notre
voix.
Il n’était pas nécessaire que nous nous parlions :
nous communiquions par gestes et regards, comme
des animateurs de radios derrière leur vitre. On faisait
de la magie. On était capables d’envoyer un inconnu
à la Mairie pour un impôt inexistant, de séduire la
secrétaire d’un médecin au point de la faire tomber
amoureuse, de faire sonner la sirène des pompiers
quand nous le souhaitions et de convaincre le kiosque
au croisement de la rue 19 et de la rue 30 qu’il était
en direct sur une radio de Luján. Nous nous prenions
pour des dieux et c’est sans doute pourquoi nous

!137
avons touché le fond au zénith de notre gloire. C’était
le milieu de l’année quatre-vingt-huit. Je m’en sou-
viens car on utilisait déjà des horloges digitales pour
chronométrer nos exploits. Il faisait nuit et mes pa-
rents n’étaient pas à la maison. Cela faisait des heures
que nous jouions à un jeu passionnant avec Chiri :
faire durer à n’importe quel prix la victime au télé-
phone. Quand tu deviens un professionnel de la
bouffonnerie, tu reviens aux choses simples, aux
basiques. Le mécanisme du jeu était d’appeler n’im-
porte quel numéro et de démarrer une conversation à
partir de rien. La montre courrait du « bonjour »
jusqu’au « clic » de fin.
Cette nuit-là, Chiri avait réalisé une perfor-
mance idéale : il avait réussi une conversation de 17
min 12 s avec une dame, en lui racontant qu’il l’ap-
pelait de la teinturerie. Ils ont eu une conversation
très drôle sur le repassage à sec et ont fini par
chanter le tango Nostalgias en duo. Chiri l’avait
promenée où il voulait, avec des clins d’œil magis-
traux et des tours de génie. Il était impossible que je
parvienne à dépasser sa manœuvre.
J’ai jeté les dés. J’ai obtenu le 24612. J’ai composé
le numéro. Chiri avait le chronomètre en main et me
regardait en expert. Quand la voix d’une vieille dame
dit : « Bonjour », le chronomètre a commencé sa
course.
J’avais développé une technique, une marque de
fabrique, que je n’utilisais que dans les moments clés.
C’était un système très risqué qui consistait à prendre
une voix masculine standard, atone, tout en retenue,
et faire en sorte que la victime devine mon identité.

!138
Cette nuit-là, qui serait la dernière bouffonnerie de
ma vie, j’ai employé cette méthode.
— Qui est à l’appareil ? demanda la vieille dame
après mon « bonjour ».
— Manquait plus que ça, dis-je. Tu ne te souviens
même pas de ma voix ?
Ça, c’était pion roi. L’ouverture classique. Cela
générait à l’autre bout une sensation de familiarité. Il
y a toujours un neveu qui a grandi et qui a changé de
voix, ou un filleul, toujours.
— Je ne sais pas, dit la femme. Vous voulez parler
à qui ?
— Avec toi, grosse dondon !
Un coup très risqué. J’étais en train de sortir ma
reine au centre de l’échiquier. Il existe très peu de
gens dans l’entourage d’une vieille femme qui l’ap-
pelle « grosse dondon ». Mais si je voulais dépasser
le temps de Chiri, je devais jouer comme un
kamikaze. Cela fonctionna :
— Daniel ? dit-elle sur un ton mi-interrogatif,
mi-exclamatif.
Ce ton s’appelle « désir ».
La façon dont le nom était prononcé m’a donné
un millier de pistes. Daniel n’était pas un neveu, ni
un filleul, car le cri de la vieille avait été bouleversant.
Ça ne pouvait pas être autre chose qu’un fils. Proba-
blement unique. Et cette information m’a mené à une
autre : le fils vivait loin et n’était pas très porté sur le
fait d’appeler sa mère. Je me suis lancé, tête la pre-
mière :
— Oui, maman ! Qui donc ça va être ?
— Dani, mon petit Daniel ! avait sangloté la

!139
vieille, en même temps que Chiri, battu devant mon
coup, tirait en silence un chapeau imaginaire de sa
tête.
À présent, le temps courrait pour moi. Je me suis
mis à déambuler avec le téléphone sans fil, afin que
Chiri ne tente pas de me faire rire avec ses grimaces. Il
est resté à écouter avec le fixe. En cinq minutes, j’ai su
que Daniel vivait dans le sud (« et il fait froid là-
bas » ? avait demandé la vieille en plein mois de sep-
tembre) et aussi que leur relation ces dernières années
n’avait pas été très affectueuse.
— Papa aurait voulu que tu sois présent à son en-
terrement.
— Ce n’est pas facile, maman. Il y a des blessures
ouvertes. La vie, c’est pas si simple.
J’ai appris que Daniel avait une épouse, la Negra,
et deux enfants. Le plus jeune, Carlitos, ne connais-
sait pas sa grand-mère. J’ai aussi appris que la ville où
vivait Daniel était Comodoro Rivadavia et qu’il tra-
vaillait dans une usine de téléviseurs. Au bout de
douze minutes de conversation, alors que tout blait
indiquer que j’allais dépasser le record de Chiri, la
vieille femme commença à se douter de quelque
chose, elle a commencé à me poser des questions am-
biguës et j’ai dû improviser.
— Mais comment ça se fait que je t’écoute d’aussi
près, mon fils ? voulut-elle savoir.
Je n’avais pas d’autre choix :
— Maman, dis-je, surpris par ma cruauté. Je suis
là, à la Gare.
De l’autre côté, j’ai entendu un silence, puis un
sanglot contenu. Je me suis retourné pour chercher

!140
Chiri des yeux, qui me regardait avec pâleur. Il ne
souriait pas. J’ai senti, au fond de moi, l’impulsion du
mal. C’est la première fois que je le sentais de ma vie.
C’était dans l’estomac, dans le sexe et dans le cerveau
en même temps, comme une sainte trinité dia-
bolique. D’un geste, j’ai demandé à Chiri combien de
temps j’avais au compteur. Seize minutes.
— Ne pleure pas, maman, dis-je.
— Tu étais déjà venu à Mercedes ? me demanda-
t-elle, la voix brisée. Des fois, je rêve que tu viens, de
nuit, et que tu ne passes pas à la maison…
— Non… C’est la première fois que je viens, je te
jure. Mais je ne voulais pas apparaître comme ça,
d’un coup. C’est pour ça que je t’ai appelé.
— Mon fils ! cria-t-elle comme déchirée. Rac-
croche et dépêche-toi, viens, viens !
Presque dix-sept minutes, il manquait quelque
chose. Quand j’ai su ce que j’allais dire, mon poing
gauche s’est refermé. À présent, je suis sûr que le mal
m’avait déjà envahi. Je crois que ce n’était pas moi qui
parlais. Ce dont on ne sait ce que c’est, ce qui nous
rend humains et horribles, à présent, était enkysté en
moi, et j’étais sa marionnette.
— Je dois faire deux trois trucs avant, et ensuite,
je viens à la maison, dis-je. Écoute-moi, maman. Tu
me fais des cannellonis ? Je suis mort de faim.
— Biens sûr, Dani.
— Ils m’ont toujours manqué, tes cannellonis.
— Dépêche-toi, je te les prépare.
— Je t’embrasse.
— Salut, mon fils. Je suis toute tremblante,
dépêche-toi.

!141
Et la femme raccrocha.
J’ai regardé Chiri, qui fixait le sol. Il ne me regar-
dait pas, je suppose qu’il ne pouvait pas me voir en
face. Il ne s’est même pas rappelé d’arrêter le
chronomètre et nous ne savons pas non plus qui a
gagné. Nous sommes restés longtemps dans les fau-
teuils, sans rien nous dire. Une demi-heure plus tard,
nous nous sommes rendus compte que quelque part à
Mercedes, il y avait une maison, que dans cette mai-
son il y avait une table et que sur cette table il y avait
un plat tout chaud qui fumait.
Notre adolescence, avons-nous soudain com-
pris, durerait jusqu’à ce que les cannellonis de
Daniel refroidissent.

!142
Le deuxième tiroir

Il y a un certain temps, sur mon blog, j’ai écrit une


histoire d’amour, « Seins », qui m’est arrivée quand
j’avais huit ans. Les personnages de ce récit sont des
camarades de classe de l’école primaire que je n’ai pas
revus depuis, car j’ai changé d’école l’année suivante.
Comme j’ai utilisé des noms et des prénoms réels
dans mon histoire, l’un de ces camarades, Juan José
Bugarín, m’a écrit un message électronique dès qu’il a
vu son nom cité.
J’ai immédiatement craint qu’il soit énervé, vu
que je suis enclin aux anecdotes améliorées. Toutefois,
son message était très affectueux. Mais le plus impor-
tant, le plus étrange, c’est que Juan José a débloqué
une autre histoire coincée dans ma tête, qui était bien
réelle celle-ci, du début à la fin, et que j’avais com-
plètement oubliée. « Patapouf, m’a écrit Bugarín dans
son mail, à la maison, on se souviendra toujours de
toi et c’est pourquoi, malgré le fait qu’on ne se voit
pas depuis près de trente ans, lire une nouvelle
comme celle que tu as écrite, où tu me cites, m’a
vraiment réjoui. L’une des histoires que je raconte
toujours, quand quelqu’un me demande si j’ai des
nouvelles de toi, c’est l’anecdote des revues porno. Je
suis heureux de savoir que tu vas bien et je t’embrasse

!143
fort. Juanjo. » Pendant une ou deux minutes, l’anec-
dote ne m’a rien dit du tout. Je l’avais en effet enter-
rée sous un kilo et demi d’autres souvenirs inutiles.
Quand elle est enfin revenue dans ma tête, j’ai été très
surpris : c’était un évènement vital pour comprendre
ma relation future avec mon père, et pourtant, je
l’avais enterrée. Cette nuit-là, celle que rappelle
Bugarín, était bâillonnée dans mon cerveau depuis
1979 et elle aurait continué telle quelle, muette, ou-
bliée, s’il n’y avait pas eu ce message.
Ce fut instantané : lorsque j’ai revécu les faits tel
qu’ils s’étaient passés, je me suis rappelé avec une
grande proximité l’odeur de bois du deuxième tiroir
du bureau, les arbres sous lesquels nous avons marché
cette nuit-là avec Roberto, l’aller et le retour, le silence
honteux de notre trajet à pieds, les yeux épouvantés
de Chichita pendant le repas, l’indigestion à la récré.
J’ai aussi compris, cette fois avec mes yeux d’adulte,
combien cela a dû être horrible pour lui.
Roberto, mon père, fut la personne la plus timide
et réservée que j’ai connue. Je suppose que son prin-
cipal objectif dans la vie était de passer inaperçu, de
ne pas attirer l’attention, d’éviter toute excentricité.
Sans doute à cause de cette personnalité féline et ab-
sente de père, me suis-je comporté enfant comme un
petit chien, à vouloir connaître ses secrets, à chercher
au-delà de ses mots et de ses gestes, à farfouiller
partout. Quand j’étais petit, j’avais l’habitude de
fouiller dans les poches de son pantalon suspendu, les
doubles fonds de la boîte à gant de sa voiture et,
surtout, le seul tiroir à clé de son bureau en chêne. Le
deuxième tiroir à droite. Ça m’obsédait. Roberto ou-

!144
vrait et fermait ce tiroir tout le temps, mais il ne le
laissait jamais sans le verrouiller avant de partir. Un
dimanche matin triomphal, je me suis retrouvé seul à
la maison et j’ai découvert que je pouvais sortir com-
plètement le premier tiroir qui n’était pas fermé, et,
comme par magie, le contenu du deuxième apparais-
sait majestueusement, à portée de ma main.
Il y avait un tas de choses intéressantes dans le
tiroir secret : un chronomètre de course de régularité,
un paquet de billets de cent pesos triés à la mode
bancaire, deux des plus beaux stylos que j’ai vus dans
ma vie, son ancien carnet d’identité avec la photo du
service militaire et, au fond, enveloppé dans du pa-
pier kraft, une collection de six revues écrites dans
une autre langue, remplies de photos de femmes et
d’hommes nus faisant des acrobaties.
De tous ces trésors, j’aurai aimé conserver le
chronomètre, ou l’un des stylos, mais j’ai compris que
mon père découvrirait qu’ils manqueraient : il n’y
avait qu’un seul chronomètre et seulement deux sty-
los. En revanche, il y avait beaucoup de billets et de
revues, j’ai donc emporté trois billets et deux revues,
pour qu’on ne remarque pas leur absence. J’ai rangé le
reste comme si personne n’était passé par là, j’ai remis
le premier tiroir et je suis allé dans ma chambre avec
le butin caché sous mon t-shirt.
Je n’avais pas idée à l’époque, mais aujourd’hui je
le sais avec certitude : c’étaient des revues eu-
ropéennes ramenées en Argentine sous le manteau
par un ami sybarite de Roberto (je pense même savoir
qui ça peut être). En 1979, en pleine dictature, on ne
vendait pas ce genre de revue porno dans les kiosques

!145
à journaux. Ce n’étaient pas des nus esthétiques, in-
génus et placides, comme ceux qui apparaîtront dans
le pays dans les années quatre-vingt, mais une collec-
tion terrible de sexe explicite, interracial, avec trios et
accessoires. Il y avait des verges gigantesques et des
seins recouverts de sperme, et des messieurs avec des
pattes très hirsutes et des dames avec des cils longs
comme des doigts, au maquillage qui coulait. Je pas-
sais les pages avec curiosité et pudeur, sans ressentir
d’excitation ni de dégoût. Deux choses ont parti-
culièrement attiré mon attention : les protubérances
physiques pleines de poils et les voyelles avec deux
points dans les épigraphes. Il y avait des femmes très
élastiques qui faisaient smögen här avec ardeur, deux
nègres avec une blonde qui pratiquaient könssjuk-
domår, et une dame qui léchait le erotikmässor d’une
autre. Le lendemain matin, je suis allé au collège avec
les revues et les trois cents pesos. À la première récré,
je me suis acheté plus de sandwichs que ce qu’un pa-
tapouf de huit ans pouvait manger ; à la deuxième
récré, j’ai montré les revues à Juanjo Bugarín, qui m’a
automatiquement déclaré meilleur ami de l’univers ; à
la troisième récré, j’avais l’estomac retourné.
J’imagine que mon mal de ventre devait être le
fruit d’une indigestion, j’avais pourtant cru c’était la
culpabilité : je m’étais dit qu’en arrivant à la maison,
mon père avait dû se rendre compte du vol des billets
et des revues. J’avais donc fait ce que ferait n’importe
quel voleur infantile : je me suis débarrassé de mon
trésor. À la sortie de l’école, j’ai dépensé le dernier bil-
let en autocollants et j’ai offert les revues à Bugarín
qui, ravi, les a mises dans son cartable.

!146
Quand je suis arrivé à la maison, tout allait bien
et je me suis senti soulagé. L’après-midi est passée
lentement, sans nouveautés, et, le soir venu, j’avais
entièrement oublié ma culpabilité et mon péché. Au
milieu du repas, le téléphone a sonné ; c’est ma mère
qui a décroché. À l’autre bout du fil, j’ai entendu
clairement les cris de la mère de Bugarín. Les yeux de
Chichita s’ouvraient de plus en plus et devenaient vi-
treux et effrayants.
J’ai toujours craint l’intensité des yeux maternels,
qui apparaissaient quand je faisais quelque chose de
mal et débouchaient sur une bonne raclée qui durait
— en temps et intensité — autant qu’un tremble-
ment de terre. Mais cette fois-ci, il y avait quelque
chose de bizarre dans le regard de Chichita, quelque
chose de neuf que je n’avais pas saisi au départ. Au-
jourd’hui je sais ce que c’est, car je comprends cette
histoire d’un point de vue matrimonial. Ce regard
n’était pas pour moi, mais pour Roberto. La férocité
des yeux de ma mère, pour la première fois, n’était
pas dirigée contre moi. Quand Chichita a raccroché
le téléphone, elle est revenue à table et m’a posé deux
questions simples. Tu as offert à Juanjo des revues ?
question une. Où est-ce que tu as trouvé ces revues ?
question deux. J’ai répondu à la première avec un oui
tout mou et, pour la deuxième, j’ai signalé le bureau
en chêne de mon père. Le regard de Roberto s’est ef-
facé d’un coup et il a fixé son bifteck comme si le
morceau de viande lui parlait de choses importantes
de football ou de politique. Moi, j’ai fermé les yeux et
me suis couvert la tête avec mon avant-bras, pour
amortir les coups qui viendraient.

!147
Mais il n’y a pas eu de coups.
J’ai attendu encore un peu, les yeux fermés. J’ai
attendu et attendu encore le mitraillage de claques et
de coups de savates, mais non. Chichita n’en a pas
montré la moindre volonté. J’ai maintenu les bras au-
dessus de ma tête, au cas où, et j’ai écouté ma mère :
« Je vais te faire passer la honte du siècle, parce
que tu es un crétin. » Voilà ce qu’a crié Chichita. « Tu
vas tout de suite aller sonner chez les Bugarín et tu
vas lui demander qu’il te rende les revues. »
L’enfance, quelle merveille. Cette nuit-là, j’ai pen-
sé que cette phrase, que cette punition était pour moi.
Mais ce n’est pas à moi que Chichita s’adressait.
Quand elle a ajouté : « Et toi, espèce d’idiot, tu vas
l’accompagner », j’ai pensé qu’elle le disait à mon
père.
À cause de ce malentendu, parce que je n’étais
pas en train de regarder ma mère dans les yeux, j’ai
eu la sensation de recevoir des représailles bien pau-
vres en comparaison de mon délit. Juste l’obligation
maternelle d’aller chercher les revues chez les
Bugarín. Juste ça ? ai-je pensé. Pas de terribles coups
ni de douloureuse condamnation ? J’ai certes ressenti
un soulagement physique, mais mon orgueil rebelle
exigeait des bleus et des cris au ciel. Je n’étais pas ma
petite sœur de cinq ans. J’étais terrible, j’étais un dan-
gereux patapouf. Je ne pouvais pas recevoir la charité
pour ce châtiment si faiblard. Et en plus mon père
devait m’accompagner ? J’ai eu honte de ma péni-
tence, si féminine et vulgaire.
Nous sommes sortis dans la rue avec Roberto.
C’était l’automne et il faisait frais. La maison des

!148
Bugarín était à deux rues de la mienne, vraiment à
côté. Il était dix heures du soir passées. J’ai marché
avec mon père deux cents mètres en silence. Je n’avais
pas compris que celui qui était humilié, ce n’était pas
moi. Que la punition, l’épouse l’avait infligée au mari
et non la mère au fils, que la punition n’était pas une
claque mais un affront, et que celui qui purgeait sa
peine en silence était un monsieur de presque qua-
rante ans, de Mercedes, une petite ville conservatrice
de province, que l’affront était pour un homme qui
vivait une vie tranquille d’agent des impôts dans une
petite ville où tout le monde se connaît et essayait
d’être invisible et de ne générer aucun ragot. « Je vais
te faire passer la honte du siècle », avait dit Chichita.
Je l’ai bien connu Roberto, pour le peu qu’il se
laissait connaître. Et je peux assurer qu’ayant aujour-
d’hui l’âge qu’il avait cette nuit-là, sa honte était in-
finie. Mon père a dû sonner chez d’autres gens, tard
le soir. Je me souviens parfaitement de la difficulté
qu’il a eue à parler, saluer, demander pardon. C’est la
mère de mon camarade qui nous a reçus, très sérieuse,
à la porte du garage. Elle a donné les revues à mon
père dans un sachet en papier bleu, son visage comme
offusqué, comme si elle lui rendait les restes d’une
bombe qui avait explosé là où il ne fallait pas.
La tête de Bugarín père a dépassé du cadre d’une
porte intérieure. Il a salué le mien d’une moue imper-
ceptible de résignation devant la suprématie féminine.
Roberto lui rendit la même moue, rouge de honte. La
mère de Bugarín n’a jamais souri ni rien dit pour
briser la tension. Juan José, mon camarade, n’est pas
apparu ; je l’ai imaginé puni, sans Panthère Rose, peut-

!149
être même frappé vigoureusement par sa mère, et je
l’ai envié.
Roberto a salué la femme, qui était toujours of-
fensée. Personne ne lui a rendu son salut. La porte du
garage s’est refermée et les Bugarín ont repris leur vie.
Nous sommes rentrés à la maison à pieds, un trajet
tout aussi sombre et silencieux que le premier.
L’anecdote s’achève ici et n’a pas davantage de ver-
tu. Elle est brève et ne possède presque aucun dia-
logue. Avec Roberto, nous n’avons jamais évoqué ce
sujet. J’ai tout oublié la semaine suivante, j’imagine.
Mais pas lui, j’en suis sûr. Pour moi, l’anecdote des
revues pornographiques n’avait pas la moindre im-
portance. Elle ne serait pas réapparue à la surface de
ma mémoire s’il n’y avait pas eu le message de
Bugarín.
Parmi ce qui m’est revenu à la mémoire de cette
nuit de Mercedes, il y a un détail dont je ne me sou-
venais pas et qui m’émeut à présent : Roberto et moi,
on a fait les deux trajets à pieds, l’aller et le retour,
main dans la main.

!150
Finlande

Le 14 novembre 1995, j’ai tué sans le vouloir la fille


aînée de ma sœur, en faisant marche arrière avec la
voiture. Entre l’impact sec, les cris de panique de ma
famille et la découverte qu’en réalité j’avais buté con-
tre un tronc, se sont écoulées les dix secondes les plus
intenses de ma vie. Dix secondes durant lesquelles je
me suis agrippé au temps et où j’ai su que tout futur
possible serait un interminable enfer.
Je vivais à Buenos Aires et j’étais allé à Mercedes
pour fêter le quatre-vingtième anniversaire de ma
grand-mère paternelle (je me souviens bien de la date
exacte, vu que dans quelques jours ma grand-mère
fêtera ses quatre-vingt-dix ans, vu que dans quelques
jours, ce sera le dixième anniversaire de ce que je vais
à présent raconter et qui m’a marqué comme aucune
autre chose dans la vie, qu’elle soit bonne ou mau-
vaise).
Nous fêtions l’anniversaire de ma grand-mère
avec un barbecue dans la maison de campagne ; nous
avions terminé le repas. Vers trois heures de l’après-
midi, je demande à Roberto de me prêter la voiture
pour déposer un reportage au journal. Je rentre dans
la voiture, je regarde dans le rétroviseur s’il n’a pas des
enfants qui traînent, je fais marche arrière pour passer

!151
le portail et sortir dans la rue. Et soudain, je sens le
coup sec contre l’arrière de la voiture, et le monde
s’arrête pour toujours.
À quarante mètres de là, à table où tout le monde
discute, ma sœur se lève terrifiée et hurle le nom de sa
fille. Ma mère, ou ma grand-mère, quelqu’un hurle
aussi : « Il l’a écrasé ! »
Alors je me prends conscience que ma vie telle
qu’elle se déroulait était arrivée à son final. Ma vie
était finie. Je l’ai compris immédiatement. J’ai com-
pris que ma nièce de trois ans était derrière la voiture ;
j’ai compris qu’à cause de sa taille, je n’avais pas pu la
voir dans le rétro avant de faire marche arrière ; j’ai
compris, enfin, que je venais effectivement de la tuer.
Dix secondes, c’est ce qu’ils tardent tous pour
courir de la table jusqu’à la voiture. Je les vois se lever
lentement, le visage décomposé, je vois un verre de
vin tomber interminablement au sol. Je les vois, face à
moi, venir jusqu’à moi. Je ne fais rien, je ne descends
pas de la voiture, je ne regarde personne : je n’ai plus
d’yeux à consacrer au monde réel, car j’ai déjà entamé
mon voyage fatal dans le temps, mon interminable
voyage qui, à la surface, allait durer dix secondes mais
qui, en moi, deviendrait une éternité visqueuse.
À ce moment-là (je ne sais pas pourquoi ma certi-
tude est si grande), je ne doute pas de ce que je viens
de faire. Je ne pense pas à la possibilité que ce soit un
tronc que j’ai embouti, ni même que ma nièce soit en
train de faire la sieste dans la maison. Je vois tout si
clairement, si réellement, qu’il ne me reste qu’à penser
à moi une dernière fois avant de me laisser tuer.
Je pense : « J’espère que mon beau-frère va me

!152
tuer, j’espère que sa frénésie de père sauvage, sa rage
seront si grandes, qu’il me tuera sous ses coups et ne
me laisse pas la possibilité d’avoir à me suicider moi-
même, cette nuit, de mes propres mains, car je suis
un lâche et je ne pourrais le faire, car je vais comme-
ttre la pire de toutes les bassesses : je vais partir en
Finlande. » J’ai employé ces dix secondes, les
dernières de calme que j’aurais de toute ma vie, à
penser à celui que je ne serai désormais plus jamais.
J’avais pratiquement vingt-cinq ans, j’étais en
train d’écrire un très long et plaisant roman, je vivais
dans une maison très chouette du quartier de Villa
Urquiza, avec une table de ping-pong sur la terrasse et
toute la vie devant moi, je travaillais pour une revue
qui me payait très bien, j’avais une vie sociale intense,
j’étais heureux, et, d’un coup, je tue ma filleule de
trois ans et toutes les lumières de toutes les pièces de
toutes les maisons dans lesquelles j’aurai pu être
heureux dans le futur s’éteignent. C’est comme ça
que je le pense, froidement, car je n’ai même plus
mon corps pour trembler.
Pendant ces dix secondes où le temps réel s’est lit-
téralement déchiré, où le cerveau travaille des heures
et des heures pour se nicher dans un récipient de dix
secondes, je découvre avec netteté que mes seules pos-
sibilités — si mon beau-frère ne me fait pas la faveur
de me tuer ici même — sont celles de fuir (fuir tout
de suite, payer quelqu’un et m’échapper du pays) ou
me suicider. Ce qui me fait le plus mal, vu comme
sont les choses, c’est que je ne pourrais plus écrire de
littérature, ni rire. Longtemps, des années entières,
j’ai été surpris par la froideur avec laquelle j’ai assumé

!153
la catastrophe pendant ces dix secondes où j’avais tué
ma nièce. Ce n’était pas exactement de la froideur,
c’était quelque chose de pire : une espèce de dédou-
blement d’âme, une objectivité inhumaine. J’avais du
mal à admettre que je ne pourrais plus écrire, que
dans le suicide ou la fuite — je n’avais pas encore
choisi de rester —, l’option suivante n’existait pas :
celle des plaisirs.
Je pouvais aller en Finlande, certes, où dans n’im-
porte quel pays lointain et froid, je pouvais ne plus
jamais appeler ma famille ou mes amis, je pouvais de-
venir charcutier dans un supermarché de Hämeen-
linna, mais je ne pourrais plus écrire, ni aimer une
femme, ni pêcher. Le bonheur me ferait honte, l’oubli
et la distraction me feraient honte. La culpabilité
serait involontairement présente, et quand le calme
factice ou l’oubli momentané se feraient sentir, je re-
viendrai moi-même à la culpabilité pour continuer à
souffrir. La vie avait fini. Je devais disparaître.
Et si je disparaissais, quoi ? Était-ce si important
de leur donner la sérénité de ne plus jamais voir l’as-
sassin ? Eux, ma famille, ceux qui lentement cour-
raient de la table à la voiture pour me tuer ou pour
voir le cadavre de l’enfant, ils pourraient croire que je
suis exilé, habité par la douleur et la peur, l’effroi et la
ruine, ou devenu agoraphobe, ou ils pourraient
penser que je suis fou, comme ces personnes qui per-
dent le cap et la mémoire après les tremblements de
terre, ou halluciné, mendiant, malade, ou ils pour-
raient même me pardonner car ils penseraient que je
suis loin de tout bonheur, de tout plaisir. Ils tueraient
celui qui blasphémerait ma mémoire en disant qu’on

!154
m’avait vu rire dans une ville finlandaise, celui qui di-
rait qu’on m’avait vu boire dans un bar à putes, ou
écrire une nouvelle, gagner de l’argent, séduire une
femme, caresser un chat, pêcher de bogues ou de-
mander l’aumône à un marocain dans le métro. Ils ne
penseraient pas que quelqu’un (pas moi en particu-
lier, sinon personne) soit capable d’une telle faiblesse,
d’un oubli si honteux, de tuer et ne pas pleurer,
d’échapper et ne pas continuer à penser à l’après-midi
où une fille de ton sang est morte sous les roues de ta
voiture.
Dix secondes interminables jusqu’à ce que
quelqu’un voie le tronc et que tout le monde oublie la
situation.
Personne, aucune de ceux qui déjeunaient cet
après-midi d’il y a dix ans à Mercedes ne se souvient
aujourd’hui de cette anecdote. Personne n’a fait de
cauchemars avec ces images : sauf moi, qui me suis
réveillé en sueur pendant des années, lorsque ces dix
secondes revenaient la nuit sans le tronc de son final
heureux. Pour eux, il n’y a eu qu’une bosse sur un
pare-chocs à la fin du printemps.
Rien de mal n’est arrivé cet après-midi-là, ni rien
de mal n’a eu lieu avant ou après, dans ma vie. Dix
ans ont passé depuis ce moment et tout a été une
oasis où l’irréversibilité ne s’est jamais mêlée de mes
affaires. Pourquoi donc, ces jours-ci, j’ai l’impression
de fêter mes dix ans et non mes trente-cinq ans ?
Pourquoi j’attache plus d’importance à cette date où
je n’ai tué personne qu’à cette autre où je suis sorti de
ma mère en lâchant un cri euphorique de vie ?
Pourquoi je me réveille certaines nuits et je découvre

!155
que je manque d’air, et je me rappelle combien le
froid d’une cabane en Finlande est réel, et je me
retrouve avec les guenilles de l’angoisse et de l’exil, et
j’étouffe dans la lâcheté d’avoir manqué de la volonté
de me suicider ?
C’est la fragilité de la paix qui nous renvoie au
frisson et à l’incertitude. C’est la vitesse infernale du
malheur qui nous hante comme un aigle dans la nuit,
toujours là, cachée, pour tout nous prendre, et nous
tient agrippés à un volant, à penser que la seule solu-
tion, c’est de mourir seuls en Finlande, les yeux secs
de ne pas pleurer.
Heureusement, c’est presque toujours un tronc et
nous vivons en paix. Mais nous savons tous, sous le
rire et l’amour et le sexe et les nuits avec les amis et les
livres et les disques, que ce n’est pas toujours un
tronc. Parfois, c’est la Finlande.

!156
Nos domaines

J’écris ceci le soir du 27 octobre 2014, dans l’espoir


que Mauro oublie de payer l’échéance triennale du
nom de domaine Casciari.com. Je ne crois pas que ça
arrive, vu que c’est un italien très dégourdi et métho-
dique, mais au cas où, j’ai ma carte de crédit en main.
J’étais déjà inutilement de garde en 2008, en 2011, et
je dois recommencer aujourd’hui. Mais cette fois, je
ne suis pas seul dans la tranchée : ma fille m’accom-
pagne.
— Tu penses que Mauro peut oublier de payer,
papa ?
— Il a peut-être eu un accident, imaginé-je. Qu’il
oublie dix minutes, et je lui fous en l’air le domaine.
— Pourquoi tu as un regard si méchant ? me dit-
elle.
Nina a dix ans, et elle ne sait toujours pas que son
nom est peu fréquent. Peut-être aurait-il été mieux de
l’appeler Fernández, Pérez, Rossi ou Smith, pour
qu’elle n’ait pas à passer par là dans le futur.
J’ai commencé à m’inquiéter vers onze, douze ans.
Dans l’annuaire de Mercedes, il y avait seulement
deux Casciari : mon père et mon grand-père qui, le
comble, vivait au coin de la rue.
J’enviais les enfants dont les noms étaient com-

!157
muns, qui trouvaient de la famille dans les génériques
des films. Quand je partais à Buenos Aires, j’adorais
chercher mon nom dans les annuaires de la capitale,
car il y avait trois tomes et des millions d’abonnés.
Mais il n’y avait pas non plus de Casciari.
Durant mon enfance, je ressentais la même chose
qu’un astronaute regardant le paysage terrestre depuis
son écoutille : une vanité solitaire et triste.
Un jour, internet est arrivé et le bocal avec tous les
Casciari du monde s’est ouvert. Ils étaient majori-
tairement en Italie et aux États-Unis. Il y en avait de
tous âges, professions, couleurs de cheveux et condi-
tions.
J’aimais la façon dont dessinait James, qui faisait
des illustrations politiques dans un journal de Wa-
shington ; je trouvais que la force de Carla, qui se
présentait aux élections municipales de Pérouge, était
exemplaire ; je me sentais fier de Raymond qui étu-
diait les traitements contre le cancer à New York.
Mais plus que tout autre, c’est Mauro qui a attiré
mon attention, un italien de mon âge. Sans doute
parce que c’est le seul qui — dans cet internet préhis-
torique — mettait en ligne des fichiers audios et
vidéos de ses émissions de radio.
Sa voix m’a surpris, elle ressemblait à la mienne de
l’époque, et surtout son nez, identique à celui de mon
père. Un jour, dans une des vidéos que j’espionnais,
Mauro regardait la caméra. J’ai mis pause et j’ai été
hypnotisé par son visage si familier.
On aurait pu être très amis, j’en suis sûr, s’il
n’avait pas commencé la dispute de territoire. À un
moment donné de 1999, Mauro a ouvert une boîte

!158
Hotmail sans la lettre m devant son nom. C’est
comme ça qu’a débuté cette guerre absurde.
Ce qu’a fait l’Italien, ça a été d’ouvrir l’adresse
générique casciari@hotmail.com. C’est-à-dire qu’il
inaugurait sa vie virtuelle à gros coups de coude,
comme si James, Carla, Joseph, moi, mon père, mes
futurs enfants et tous les autres Casciari n’existaient
pas.
Retenant ma rage, j’ai dû mettre un h à ma pre-
mière adresse officielle : hcasciari@hormail.com. Je
n’ai jamais aimé cette première adresse mail, je l’ai
utilisée honteusement jusqu’en 2004, comme si
c’était un médiocre jjperez224@ ou un hgonza-
lez_79@. En revanche, l’Italien se pavanait avec son
casciari@ tout court.
Le 31 décembre 2000, comme je regardais les
feux d’artifice du changement de siècle, je me suis
juré d’être plus attentif et je suis venu en Europe pour
surveiller mon ennemi de près.
Quand j’ai entendu la première fois que Google
avait lancé son service de courrier électronique, j’étais
à la clinique, car ma femme était en train d’accou-
cher. J’ai entendu la nouvelle à la radio, dans la salle
d’attente. C’était le 15 avril 2004. Ce jour-là, presque
au même moment, sont nés ma fille Nina et le service
de Gmail.
Mon épouse me réclamait, elle était dilatée et
hurlait et moi, pendant ce temps, j’étais dans la bi-
bliothèque d’en face en train d’ouvrir un compte du
nouveau courrier de Google, avec la crainte que
Mauro prenne la main.
Mais non. Cette fois, j’ai été plus rapide que lui et

!159
j’ai réussi à me venger : le compte casciari@gmail.com
était à moi, et sera à moi pour toujours.
Quand je suis retourné à la clinique et que j’ai vu
Nina apparaître dans notre monde, Cristina a cru que
mes larmes de joie étaient causées par ma paternité
toute fraîche. La première chose que j’ai dite à ma
fille quand je l’ai eue dans les bras, c’était une excuse
murmurée à son oreille : « Quand tu auras Gmail,
mon cœur, tu devras utiliser un n avant ton nom, car
le générique, il est à papa. »
Les informations technologiques m’ont beaucoup
réjoui cette année-là, car on disait partout que les
utilisateurs de Hotmail étaient en train de passer en
masse à Gmail. Et moi j’attendais que Mauro, à un
moment ou un autre, corrige sur son blog l’adresse de
contact. Je voulais le voir mordre la poussière.
Je voulais savoir si son nouveau compte Gmail
serait mauro_casciari@ ou même un humiliant cas-
ciari_2@gmail.com. Mais fin 2005, une chose terri-
ble est arrivée. Mauro a changé son courrier élec-
tronique pour un autre, mais par pour un Gmail. Il
a publié une adresse de contact qui disait
mauro@casciari.com.
Tout court.
L’Italien avait gagné haut la main l’URL. Il l’avait
acheté le 27 octobre 2005, en secret, et ce serait la
sienne tant qu’il en paierait la rénovation tous les
trois ans. Je n’y avais jamais pensé ! Casciari.com,
l’adresse web la plus précieuse, serait toujours celle
d’un autre. J’ai pleuré en silence, j’ai embrassé ma fille
d’un an et demi et elle a pleuré avec moi.
— Elle a faim ? demanda la mère.

!160
— Non, Cris. Elle pleure parce qu’on nous a volé
notre nom.
Depuis 2006, Mauro et moi, nous nous livrons
une guerre silencieuse. J’achetais tous les suppléments
technologiques des journaux, juste pour connaître les
tendances. J’imagine qu’il faisait la même chose, dans
sa tanière puante de Pérouge.
Il nous est même arrivé de ne pas dormir de la
nuit, car dans les premières années de ce siècle, n’im-
porte quel nerd pouvait créer un compte de réseau
social en phase bêta. Il a gagné sur MySpace et je l’ai
devancé sur Orkut, mais aucun des deux réseaux n’a
fait long feu.
En même temps, nos carrières avançaient. Il est
passé de présentateur de radio régionale à présenta-
teur de la télévision nationale. Je suis passé de
blogueur à auteur de livres. Il s’est fait connaître
comme reporter dans la version italienne de l’émis-
sion Les Hyènes ; j’ai réussi mon coup avec une pièce
de théâtre qui a fait un carton.
Nous réussissions dans nos métiers non tant par
goût ou par talent, ou véhémence, que pour mieux
positionner nos noms dans les moteurs de recherche.
J’apparaissais devant lui sur Wikipedia, mais il avait
l’avantage dans les photos de Google Images.
On ouvrait des comptes dans toutes les saloperies
qui surgissaient, toujours avec notre nom générique
comme fer de lance. Comme les chiens qui pissent
dans le jardin des voisins de la rue.
Il m’a bousillé LinkedIn car, cette nuit-là, je jouais
au poker avec des potes. Depuis ce jour, j’ai arrêté de
jouer au poker et de sortir de la maison en général.

!161
J’ai arrêté de me distraire avec des copains, je suis
resté cloîtré et aux aguets.
Pour nous, ouvrir des comptes casciari tout court,
c’était comme d’acheter des actions : si l’un de ces
réseaux devenait populaire, celui qui se levait tôt
remportait le nouveau combat.
Grâce à ma persévérance, j’ai pu vaincre les deux
batailles les plus importantes de la décennie : je l’ai
devancé sur Facebook (mai 2006) et j’ai tiré le pre-
mier sur Twitter (octobre 2008). Il doit encore avoir
mal… Ah, mascalzone !
Il est vrai qu’il a planté son drapeau sur le canal
Youtube et ça m’a fait très mal. Mais je lui ai chipé
Instagram. Je n’ai mis en ligne que trois photos de
moi au chiotte, pour que Mauro sache combien je
m’en fiche de semer sur les territoires que je lui oc-
cupe. Et nous avons continué comme ça jusqu’à ce
jour : en surveillant l’ennemi commun, en resserrant
les lignes, en feuilletant les nouveautés tech-
nologiques, en dormant peu, l’œil ouvert.
Aujourd’hui, on est le 27 octobre, le jour de
l’échéance triennale du point com et il s’est peut-
être endormi. J’ai toute la nuit devant moi. C’est la
première fois que je ne suis pas seul à faire l’insom-
niaque. Pendant que je monte la garde, ma fille me
fait le maté et la conversation pour ne pas que je
m’endorme.
Les autres années, elle était petite, mais main-
tenant elle comprend ma mission et elle m’aide à
tenir le coup. Elle me console aussi :
— Ne t’inquiète pas si Mauro paie cette nuit,
papa. En 2017, on essaie de nouveau.

!162
— Bon.
— Et si tu ne peux pas monter la garde parce que
tu es vieux ou pour autre chose, je ferai toujours at-
tention.
— Merci, mon petit cœur, dis-je en la regardant
avec tendresse.
Mais en la regardant, le premier nom de Nina me
vient à l’esprit, elle s’appelle Casciari.
Et elle est née avec le numérique, et elle est fille
unique, et possessive, et elle est déjà habile pour ce
qui est de naviguer sur les réseaux.
Soudain, pour la première fois, au lieu de deux
yeux doux de petite fille, je découvre, à la traque, le
regard torve d’un nouvel ennemi.


!163
Petits papiers

C’était un village tranquille où vivaient de nombreux


villageois tranquilles. Tous menaient une vie agréable
et simple, et chacun souhaitait prospérer. Pepe était
l’un d’eux. Un après-midi, Pepe sortit marcher au vil-
lage et il eut soif. Il marcha encore et eut davantage
soif. Quand il fut rentré chez lui, en débouchant une
bouteille, il se rendit compte d’une chose que per-
sonne n’avait remarqué jusqu’alors : au village, il n’y
avait pas de bar. Pepe pensa que s’il montait un bar, il
pourrait être heureux et rendre heureux d’autres per-
sonnes comme lui en leur donnant à boire. Et aussi,
gagner de l’argent.
Deux nuits durant, Pepe fit une liste des choses
nécessaires pour monter le premier bar du village : il
aurait d’abord besoin de dix mille sous pour acheter
tables, chaises, verres, boissons et une clôture pour
que les habitants du village puissent attacher leurs
chevaux ; il lui faudrait ensuite deux semaines pour
transformer sa maison en bar ; et enfin, deux autres
pour avoir les tables pleines de villageois assoiffés.
Son ami Moncho, qui était passé chez lui dans la
soirée, lui donna un excellent nom pour le bar.
Évidemment, Pepe n’avait pas les dix mille sous,
mais au cours de la nuit, il eut l’idée de comment les

!165
obtenir. Le samedi soir, il découpa mille petits bouts
de papier et écrivit sur chacun d’eux : « Prochaine-
ment, bar de Pepe. »
Le dimanche, après la messe, il alla sur la place du
village, vêtu de son plus beau costume :
— Chers villageois, je vais monter un bar à l’ex-
térieur du village.
Tous cessèrent de discuter pour le regarder.
— Quelle bonne idée ! s’exclama Ramón, une
cigarette à la bouche.
Avoir l’attention de tous le mit à l’aise et il mon-
tra un éventail de papiers découpés.
— Chacun de ces mille petits papiers coûte dix
sous, dit Pepe aux villageois. Celui qui m’achète un
petit papier devra le conserver et ne pas le perdre. En
effet, d’ici un mois, quand mon bar aura des clients,
je donnerai douze sous pour chaque petit papier qui
reviendra dans mes mains.
— Mais chaque petit papier ne coûte-t-il pas dix
sous ? demanda Moncho, que tout le monde consi-
dérait comme l’idiot du village. Pourquoi vas-tu offrir
deux sous ?
— Il ne s’agit pas d’offrir, Moncho, il s’agit de
compenser. Je compenserai ceux qui m’aident à réali-
ser mon rêve, qui est d’avoir un bar à l’extérieur vil-
lage.
— Ça a du sens, dit le Maire.
— Je trouve ça bien, soupesa Ernesto, qui était
riche et s’y entendait en affaires.
— Quelle grande idée ! dit le curé Francisco avant
de fouiller dans ses poches.
De cette simple façon et en une seule matinée de

!166
dimanche, Pepe obtint l’argent pour monter un bar :
grâce à tous, il récupéra exactement dix mille sous
correspondant à la vente des dix mille petits papiers.
— Je lui ai acheté deux papiers, dit Sabino qui
était pauvre et optimiste.
— Et moi, trente-six ! s’exclama Quique qui était
avare et hautain.
— J’ai acheté cinq petits papiers et je pense me
soûler dans ce bar pour célébrer l’affaire la plus facile
de ma vie, dit Luis. Et tous se mirent à rire.
Pepe rentra chez lui ce dimanche avec les dix
mille sous dans son sac et s’endormit en pensant au
bar.
Le lundi matin, il partit à la grande ville et acheta
du bois pour construire un comptoir robuste. Il ren-
tra et se mit au travail. Il ne se rendit pas sur la place
du village de toute la semaine. C’est-à-dire qu’il
n’était pas au courant qu’il avait allumé chez les villa-
geois une étrange fureur pour les petits papiers.

La première semaine

La place du village était remplie de gens, ce qui


était très curieux pour un lundi. Plusieurs villageois
avaient passé la nuit entière à découper et à rédiger
leurs propres petits papiers, car ils s’étaient aperçus
qu’ils avaient eux aussi des projets à proposer.
Sur certains petits papiers, il était écrit : « Bientôt,
Glacerie d’Horacio. » Sur d’autres : « Très bientôt, Sa-
lon de coiffure de Carmen. » D’autres encore disaient
même : « Fin du mois, Moncho voyagera jusqu’à la
Lune. »

!167
La place s’était soudain transformée en un lieu
bondé : les villageois montaient aux réverbères ou
grimpaient sur la fontaine, pour acheter et vendre des
parts de nouveaux projets.
Ceci eut lieu le lundi. Le mardi fut pire encore.
Le mercredi, on ne pouvait plus déambuler sur la
place. Le Maire dut mettre de l’ordre et permit l’accès
un endroit fermé afin que les villageois pussent se
réunir sans détruire l’espace public. Le petit local fut
inauguré le jeudi matin et il fut baptisé Salon des Pe-
tits Papiers.
Or, le vendredi, tous ceux qui avaient un projet
avaient récolté les sous nécessaires et s’étaient mis à la
tâche. Horacio recherchait les meilleures saveurs pour
sa glacerie, Pepe sciait le bois pour le comptoir de son
bar, Carmen aiguisait les ciseaux pour son nouveau
salon de coiffure et Moncho achetait deux chevaux
pour voyager jusqu’à la Lune. Au Salon des Petits Pa-
piers, seule restait une poignée de personnes, qui
n’avaient jamais eu l’idée d’aucun projet intéressant à
réaliser. La seule chose que ces villageois avaient,
c’étaient des petits papiers.
— J’ai besoin d’argent pour des cigarettes, se
plaignit Ramón à voix haute. Il y a quelques jours, j’ai
échangé ce petit papier à Pepe contre les seuls dix
sous que j’avais, mais Raúl ne les accepte pas dans son
bureau de tabac et j’ai besoin de fumer.
— Il m’arrive la même chose ! dit Luis. Je veux
aller au ciné et j’ai les poches vides !
Les lamentations grandirent peu à peu.
— Dans trois semaines, Pepe donnera douze sous
à celui qui lui rendra ce petit papier, dit Sabino les

!168
yeux brillants. Je vends mon petit papier, ici et main-
tenant, pour neuf sous !
— Vendu ! s’exclama Ernesto qui était riche mais
qui voulait l’être davantage, avant d’arracher le petit
papier des mains de Sabino.
Ramón et Luis vendirent eux aussi leurs petits
papiers pour moins de dix sous et, tandis que le pre-
mier courrait acheter des cigarettes et le second allait
au ciné, les autres villageois virent qu’il y avait là une
nouvelle façon de faire des affaires, bien qu’il n’y eût
plus de projets à vendre.
Certains montèrent sur des chaises, d’autres sur
des tables, et ils commencèrent à offrir ce qu’ils
avaient.
— J’échange quatre petits papiers d’Horacio pour
deux petits papiers de Carmen !
— Je donne huit petits papiers de Moncho et
mon cheval pour cinquante sous !
Quand le curé Francisco entra dans le Salon, le
silence se fit.
— Le jour où Moncho a mis en vente ses papiers,
dit le curé, je lui en ai acheté plusieurs parce que
Moncho est idiot : il les vend sept sous et en rendra
quinze. Mais à présent, j’ai besoin de sous pour répa-
rer la cloche de l’église. Je mets en vente les petits pa-
piers de Moncho que je possède à six sous chacun.
— Quel est le projet de Moncho, père Francisco ?
demanda Quique.
— Il est en train de construire une très grande
charrette, tirée par deux chevaux, dit le curé. Le mal-
heureux veut voyager jusqu’à la Lune.
Quique fit un geste négatif.

!169
— Et si je te les laisse à cinq ? négocia le curé.
— Je vous les achète pour quatre, mon père, dit
Quique avec un air d’aumône dominicale.
— Ah, que dieu te bénisse, mon fils !1

La deuxième semaine

Sept jours seulement avaient passé et la demeure


de Pepe ne ressemblait déjà plus à une maison. Dans
la salle à manger, il y avait un comptoir en bois ciré,
les toilettes étaient devenues double (une pour les
dames, l’autre pour les messieurs) et les murs étaient
peints à demi, d’un bleu marine intense. Pepe était
content des avancées de son projet et il était déjà en
train d’accrocher l’enseigne lumineuse de son bar tout
neuf.
Comme il n’était pas encore descendu au village,
il ne savait toujours pas que la vie de ses habitants
s’était transformée en un va-et-vient de petits papiers
qui changeaient de prix et de propriétaires.
Même le Maire, après avoir discuté un soir avec
son adjoint, décida d’adopter la nouvelle mode. Le
matin du deuxième lundi, il sortit au balcon avec un
mégaphone et dit :
— Chers citoyens, la place a été défigurée après la
fureur des petits papiers.
Et c’était vrai. La première semaine d’achat et de

1 Mon fils : dans le monde réel, le Salon des Petits Papiers se nomme
Bourse des Valeurs. Tandis que les petits papiers peuvent avoir deux
noms : Bons ou Obligations. Les douze sous que rendra Pepe quand
le bar se remplira de chalands (ou les quinze sous que paiera Moncho
quand il arrivera à voyager jusqu’à la Lune), cela se nomme Valeur
Nominale du Bon.

!170
vente de projets les jardins avaient fini en ruine et
l’espace public donnait l’impression d’avoir été rasé
par une inondation.
— J’ai besoin de rassembler des fonds pour répa-
rer la fontaine, rénover les réverbères et, pourquoi pas,
m’acheter une diligence, dit le Maire. À partir de cet
instant, je mets en vente mille petits papiers officiels,
chacun au prix d’un cheval. Quand la fontaine don-
nera de l’eau, que les réverbères donneront de la lu-
mière et que ma diligence m’emmènera loin d’ici, je
vous rendrai deux chevaux pour chaque papier. La
vente des petits papiers officiels est ouverte. Courez,
courez avant qu’il n’y en ait plus !
Les petits papiers du Maire s’envolèrent en un
temps record dans le Salon des Petits Papiers : tout le
monde au village donna ses chevaux et c’est à pied
qu’il fallut faire les tâches quotidiennes.
Le commerce des petits papiers augmenta et il n’y
avait déjà plus assez de crayons pour noter qui était le
propriétaire de quoi. Certains papiers étaient très
désirés : par exemple, ceux de Pepe, qui travaillait jour
et nuit à son projet de bar à l’extérieur du village.
Mais il y avait des papiers que personne ne voulait :
par exemple, ceux de Moncho, car pour l’instant,
l’appareil pour voyager jusqu’à la Lune comprenait
seulement deux chevaux malingres, attachés à une
charrette, puis à une autre charrette, et à une
troisième. Personne ne croyait que Moncho puisse
s’envoler. Ernesto, le villageois riche, avait acheté des
petits papiers sans raison durant la première semaine
et, à présent, les petits papiers de Moncho lui
brûlaient les mains. Mais comme il avait aussi des pe-

!171
tits papiers de Pepe, il inventa une chose qu’il baptisa
les Liasses d’Ernesto. C’étaient des paquets fermés
avec cent papiers de projets divers et variés : par ex-
emple, dix petits papiers de Pepe et son bar, vingt
d’Horacio et sa glacerie, et soixante-dix de Moncho et
son étrange véhicule pour voyager jusqu’à la Lune.
Toute la journée du jeudi, les Liasses d’Ernesto
eurent un grand succès chez les habitants du village
qui cherchaient comme des fous les petits papiers de
Pepe ou les petits papiers du Maire, mais le vendredi,
Quique se rendit compte du truc et le dit publique-
ment au Salon des Petits Papiers :
— Attention, villageois ! Les Liasses d’Ernesto ont
parfois des petits papiers de Pepe ou du Maire sur la
partie du dessus, et c’est très bien, mais au fond de la
liasse, il y a un sacré paquet de petits papiers de Mon-
cho qui ne voyagera jamais jusqu’à la Lune. Je vous
propose, avant d’acheter les Liasses d’Ernesto, de
venir chez moi pour que je vous conseille. Mon tarif
pour un conseil est de six sous, ou deux papiers de
Pepe.
Tout le reste de la semaine, de même que la sui-
vante, tous les acheteurs de petits papiers consultèrent
Quique avant d’acheter des Liasses à Ernesto.
Ernesto et Quique, qui jouaient aux cartes depuis
des années au centre de loisir, cessèrent à jamais de se
parler.2

2 Mon fils, dans le monde réel, les petits papiers officiels du Maire
s’appellent Titres de Dette Publique. Les paquets d’Ernesto ont le
nom d’Obligations de Dette Collatérale. Alors que chez Quique, là où
tous les voisins vont pour savoir s’il faut ou non avoir confiance dans
les Paquets d’Ernesto, cela s’appelle Banque d’Inversion.

!172
La troisième semaine

Plus d’une vingtaine de jours s’étaient écoulés


depuis le début des activités lorsque les villageois se
rendirent compte que certains projets étaient sur le
point d’être achevés et, au contraire, d’autres étaient
encore aux prémisses.
Il ne manquait plus à Pepe que monter la clôture
pour que les chevaux des clients paissent à l’extérieur
du bar.
Horacio était parvenu à battre avec succès le lait
et les fruits pour sa glacerie et il ne lui manquait plus
que les blocs de glace de la grande ville.
Cependant, Carmen n’avait pas encore trouvé un
local adéquat où installer son salon de coiffure, bien
qu’elle eût aiguisé une douzaine de paires de ciseaux.
Et que dire de Moncho : ses chevaux étaient plus
radieux que jamais, il les brossait en effet jour et nuit,
et avait réussi à les attacher à quatre charrettes, mais il
ne semblait pas que son appareil pût voler dans le
délai d’une semaine.
Les villageois qui avaient des petits papiers de
Moncho ou de Carmen étaient inquiets et ils ne réus-
sissaient déjà plus à les vendre à personne. Jusqu’à ce
que vînt Quique, avec une grande idée :
— Écoutez ! dit Quique. Tous ceux qui ont des
petits papiers de Moncho, je peux vous vendre Tran-
quillité de Quique contre ces petits papiers…
— De quoi parles-tu ? demanda Raúl qui avait
plusieurs petits papiers de Moncho.
— C’est très simple. Tu me paies deux sous
chaque soir jusqu’à la fin du mois et si Moncho ne

!173
parvient pas à voyager jusqu’à la Lune et ne peut pas
te rendre les quinze sous qu’il a promis, je te don-
nerai ces quinze sous. Exactement ce qu’il aurait dû
te payer.
— Même si le voyage jusqu’à la Lune échoue ?
— Même s’il échoue.
— Superbe idée ! dit Sabino. Comme ça, on se
sentira beaucoup plus tranquille et on pourra acheter
plus de petits papiers.
— C’est pour ça que mon idée s’appelle Tranquil-
lité de Quique, dit Quique avec un sourire.
En nombre, les villageois commencèrent à payer
deux sous tous les soirs, au cas où certains projets ne
finiraient pas bien.
Au milieu de l’euphorie provoquée par ces nou-
velles idées, personne dans le village ne se rendit
compte que le Maire ne venait plus au Salon des Pe-
tits Papiers, sans parler du fait qu’il n’avait pas réparé
les réverbères ou la fontaine de la place.
Certes, le Maire avait rempli une partie de ses
promesses : il s’était acheté une diligence et avait dis-
paru du village avec les chevaux de tout le monde.
Son adjoint, qui était la main droite du Maire et
avait connaissance de l’escroquerie depuis le début,
décida de faire quelque chose histoire que personne
ne découvre l’absence de son chef. Et ce fut une idée
incroyable. Il amena un tableau au Salon des Petits
Papiers et commença à mettre une note (de un à dix)
à chaque projet du village.
— Qu’écrivez-vous sur le tableau, Monsieur l’Ad-
joint? lui demanda Ernesto.
Mais l’adjoint fit le mystérieux et poursuivit sa

!174
tâche en silence. Au bar de Pepe, il mit un huit. Au
salon de coiffure de Carmen, un cinq. À la glacerie
d’Horacio, un sept. Au véhicule pour voyager jusqu’à
la Lune, un deux. Et comme si de rien n’était, aux
travaux des réverbères de la place, il mit un neuf.
— Voilà, dit-il. C’est bon.
— Que signifient ces numéros ? demandèrent-ils
tous.
— Ce sont les notes de la Mairie. C’est pour que
personne n’achète des petits papiers sans savoir s’ils
pourront récupérer leurs monnaies ou leurs chevaux,
dit l’adjoint. Je le fais pour vous. Vous devez avoir
confiance dans ces notes.
Tous les villageois le remercièrent pour son aide
et, ce soir-là, beaucoup des petits papiers du Maire
furent à nouveau vendus, à un prix très élevé.3

La dernière semaine

Quand le jour de l’inauguration arriva, Pepe se


leva très tôt et marcha calmement jusqu’au village. De
loin, il vit la façade de son bar, l’enseigne lumineuse
flambant neuve. Le bar s’appelait La Lune, tel que
Moncho l’avait baptisé au premier jour. Tout était
dorénavant prêt, il ne manquait plus que les clients
arrivent du village, la gorge sèche. Il parcourut les
cinq lieues jusqu’au village en mettant des affiches à
tous les arbres sur son chemin. « Bar La Lune, ouvert

3 Mon fils : dans le monde réel, l’idée de Quique d’offrir la tranquillité


sur les petits papiers de Moncho s’appelle Assurance d’Impayés de
Dette ou CDS (de l’anglais Credit Default Swaps). Le grand tableau où
l’Adjoint met une note à chaque projet s’appelle Agence de Qualifica-
tion, qui tantôt se trompe sans le vouloir, tantôt en le voulant.

!175
à partir de ce soir ». Après chaque affiche accrochée
sur un tronc, il restait à la contempler, et cela le rem-
plissait d’orgueil.
Durant son trajet jusqu’au village, Pepe imagina
qu’à partir de là, des dizaines de villageois iraient à
cheval à son bar et tous seraient heureux et dis-
cuteraient et boiraient.
Mais une fois arrivé à la place, il ne pouvait pas
croire ce qu’il voyait. Il pensa même qu’il s’était
trompé de chemin et que c’était un village différent.
On aurait cru qu’il y avait eu une guerre.
Les réverbères et la fontaine de la place étaient
détruits. Les villageois marchaient en cercle, parlaient
seuls, et on entendait des rumeurs de femmes et
d’hommes qui débattaient et se disputaient.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Pepe à
Horacio qui pleurait contre un réverbère.
— Ah, Pepe ! Tu n’es pas au courant ? sanglota
Horacio. Tout le monde est devenu fou à cause des
petits papiers. Avec les miens, avec ceux de Carmen,
avec les tiens… Avec tous ! D’un coup, il y a eu plus
de petits papiers que de sous, puis il n’y eut plus de
sous du tout, ensuite les chevaux ont disparu, et en-
suite le Maire s’est enfui du village, et les vendeurs de
Liasses d’Ernesto ont fait faillite, et les revendeurs de
Tranquillité de Quique n’ont pu payer personne et ils
sont partis dans la nuit… Et maintenant tout le
monde est ruiné…
— Qu’est-ce diantre que sont ces « liasses de
Quique » et cette « tranquillité d’Ernesto » ?
— C’est long à expliquer, dit Horacio.
— Et ton projet ? Et celui de Carmen ?

!176
— Ma glacerie est un fiasco : il n’y a pas de cheval
pour aller chercher de la glace à la ville. Et Carmen
n’a pas de client dans son salon de coiffure. Tu ne vois
pas qu’ils sont tous en train de s’arracher les cheveux
avec leurs propres mains ?
Pepe resta silencieux.
— J’ai besoin de boire quelque chose, dit
Horacio.
— J’ai la gorge sèche, dit Luis.
— Tu as déjà ouvert ton fameux bar ? demanda
Sabino.
D’autres villageois s’approchèrent.
Pepe comprit que sans cheval, personne ne
viendrait jamais dans son bar à l’extérieur du village
et il comprit aussi qu’il ne pourra jamais rendre les
dix mille sous à qui que ce soit.
Alors, il vit Moncho au milieu de la place. Ses
chevaux étaient les seuls qui restaient dans le coin et
ils traînaient derrière eux trois charrettes avec deux
roues chacune, comme un train. Plusieurs villageois y
montèrent. D’autres faisaient la queue pour pouvoir y
monter.
— Où nous emmènes-tu ? demanda Pepe à
Moncho.
— À ton bar ! dit Moncho avec un énorme
sourire. Jusqu’à La Lune !
Sur une pancarte accrochée à la fontaine cassée
était écrit : « Moncho fait des voyages jusqu’à La
Lune, aller un sou, retour gratuit. »
— Tu savais que tout cela allait arriver ? lui de-
manda Pepe en l’embrassant. Tu savais que tout le
monde se retrouverait sans un cheval ?

!177
— Non, dit Moncho. Je sais seulement que les
gens peuvent aller à un bar à cheval, mais personne
ne peut revenir d’un bar à cheval. Et comme je ne
bois pas, j’ai pensé que mon projet pouvait être de les
emmener et les ramener de La Lune.
Pepe monta sur la première charrette et cria :
— Allez, jusqu’à la Lune ! Boisson gratuite le
premier jour !
Et tout le village applaudit.4


4 Mon fils : dans le monde réel, les histoires de Pepe qui montent
des bars ou celles de Moncho qui font des voyages jusqu’à la Lune,
n’ont jamais le final heureux des fables. Au milieu, il y a toujours un
Quique, un Maire, un Ernesto et des adjoints qui foutent tout en l’air.
Mais quand cela fonctionne, quand la magie a lieu, ça s’appelle des
« rêves ». Et ils sont en général très amusants.

!178
Hôtes et invités

Cela fait des années que je voyage beaucoup et com-


me je déteste les hôtels, je choisis des logements sur
Airbnb. Les hôtes le mettent à disposition et nous, les
invités, nous y logeons. Tantôt une semaine, tantôt
trois jours. Pour ne pas avoir de surprises, j’ai l’habi-
tude de regarder les évaluations que d’autres ont faites
des logements où je vais. Et je choisis toujours des
hôtes de confiance. En décembre dernier, j’ai loué
une maison pour un week-end à Montevideo. Je l’ai
choisie loin du centre et je me suis trompé, car j’ai eu
un arrêt cardiaque dans le salon et j’en suis presque
mort. Si j’avais pu choisir le pire moment pour mou-
rir, cela aurait été celui-ci. Non seulement j’étais dans
un pays qui n’était pas le mien, mais je m’étais séparé
de Cristina après quinze ans et la seule personne qui
savait que j’étais en Uruguay avec Julieta, c’était préci-
sément Cristina. Pire encore, l’équipe de football la
plus turbulente de Montevideo, Peñarol, venait de
gagner le championnat et le trafic vers les hôpitaux
était impossible. C’était le premier dimanche d’un
mois de décembre très chaud et j’étais heureux, ou je
commençais à l’être, quand j’ai ressenti une brûlure
au milieu de la poitrine. Ce n’était pas une douleur

!179
intense, j’ai donc choisi de penser un moment que
c’était de l’acidité. Au fond, je savais que ces pince-
ments étaient au cœur et non au ventre, mais il est à
ce point nécessaire de nier la mort quand on la voit
venir, de supposer que les choses extraordinaires de la
vie ne nous arrivent jamais à nous, que l’infarctus res-
semble toujours un peu au début à une brûlure d’es-
tomac. « Tu veux que j’appelle quelqu’un ? » m’a
demandé Julieta et je lui ai dit que non, que ça
allait passer, tout en croisant les doigts pour que ce
ne soit pas le pire qui arrive. C’est horrible d’avoir
un infarctus et de mourir au commencement d’une
relation avec une femme plus jeune, car lors de la vei-
llée funèbre tout le monde va penser que tu es mort
au cours d’un effort sexuel. Cela ne sert à rien d’ex-
pliquer que non, qu’en réalité tu étais sur le point de
voir Racing à la télé, que tu avais acheté des pâtisse-
ries et que tu étais tout habillé : ta mort sera toujours
perverse et, dans l’imaginaires de proches endeuillés,
tu auras toujours le cul à l’air.
J’ai eu une baisse de tension rien qu’à penser à la
veillée funèbre. « J’appelle quelqu’un ? Tu es pâle
maintenant. »
Elle aussi croisait les doigts pour que ce ne soit
pas un infarctus. Nous nous étions connus quelques
mois plus tôt : j’étais sans doute une excentricité dans
sa vie, une espèce de petit copain un peu vieux mais
sympathique, certainement pas un petit copain mort.
C’est vraiment moche d’être une fille et que, d’un
coup, une aventure sentimentale se transforme en
gros corps rigide que tu dois rapatrier si tu ne veux
pas qu’il pourrisse sur place.

!180
Possible que ce qu’elle voulait, c’était une relation
d’été, un coup et au revoir, une anecdote à raconter à
ses amis, et moi, j’étais en train de lui faire cadeau de
paperasse administrative pour mettre un cadavre dans
le congélateur du bateau qui faisait le trajet Monte-
video-Buenos Aires. Et qui pouvait-elle appeler pour
prévenir que j’étais mort, vu que seule Cristina était
au courant de l’histoire ? Je n’avais pas encore raconté
à qui que ce soit que je m’étais séparé. Ni Chichita, ni
ma sœur, ni Chiri ne le savaient. En réalité, je pensais
attendre la fin de l’année pour leur expliquer. La seule
personne au monde qui savait que j’étais avec Julieta,
c’était Cristina, mais il n’est pas recommandable
d’appeler l’ex-femme de quelqu’un pour dire :
« Écoute, je te le rends parce qu’il est mort. »
Soudain, mon bras gauche s’est engourdi et toutes
les plaisanteries se sont arrêtées net. « Écoute, c’est un
infarctus », ai-je dit, puis ma respiration s’est faite
plus froide. Julieta est sorti en courant pour chercher
quelqu’un. Alors, juste là, en cet instant du di-
manche, je suis resté seul avec mon arrêt cardiaque.
Je l’ai dit deux fois, à voix haute. « Infarctus. In-
farctus. » Et ça a tout changé, c’était une espèce de
frontière. Et oui, quand je disais à quarante ans que je
mourrais à quarante-cinq, c’était pour rire. Quand je
fumais comme un crapaud et que la nuit je sentais le
sifflement de la mort dans la gorge, la sensation
d’immortalité persistait aux tréfonds de ma jeunesse.
Quand je mangeais tout le temps des graisses saturées,
des histoires et des idées continuaient à surgir dans
ma tête. Même dix minutes plus tôt, quand ma
bouche disait : « ce n’est rien », ou : « ça va passer », et

!181
que me tête pensait que ça pouvait être une gastrite,
j’étais encore le personnage de mes récits, un pa-
tapouf rigolo qui, sans avoir fait aucun effort, avait en
général la chance de son côté.
Mais dès le moment où j’ai dit à voix haute :
« C’est un infarctus », et que Julieta est sortie, dès que
je suis resté seul dans la maison d’hôtes, je suis de-
venu n’importe quel homme qui meurt sans person-
ne, je suis devenu mon propre père sur son fauteuil
après le tennis, mon grand-père lors de sa dernière
nuit à la clinique, le mendiant qui éternise son apnée
sous un point, j’ai été tous les hommes morts qui
n’ont eu personne à leur côté.
Si je raconte cette histoire — si je continue d’en
être le personnage —, c’est parce que Julieta est re-
venue avec Javier et Alejandra, les hôtes de la maison,
et, comme ils ont pu, ils m’ont mis dans une voiture.
Nous sommes partis sur une avenue bourrée de sup-
porters de l’équipe de Peñarol et nous avons eu la
chance de croiser une patrouille de police. Alejandra,
qui conduisait, a sorti la tête par la fenêtre et a dit à la
police : « On a quelqu’un qui fait un arrêt cardiaque,
allumez la sirène et conduisez-nous à l’hôpital. » La
patrouille de police a mis les lumières bleues et
rouges, comme dans une série américaine, et un
hurlement d’urgence a jailli, contraignant le trafic à
s’ouvrir comme la mer Rouge. Je regardais la route,
ma tension était au plus bas. Je me suis rendu compte
que respirer me demandait un effort énorme et que si
je perdais connaissance, mon corps ne tiendrait pas.
J’ai compris que je ne devais pas faire de littérature
mentale : ne pas penser tendrement à ma fille, ni à

!182
ma vie antérieure avec nostalgie, car si l’émotion
montait, l’énergie de la respiration se dissiperait.
Je devais seulement respirer et arriver. Et ne pas
mourir. Respirer et arriver. Et ne pas mourir. Si un
brancard apparaissait, tout irait bien, car la seule
chose qu’il faut éviter dans la vie, c’est la phrase : « Il
est mort sur la route de l’hôpital. » C’est une phrase
vraiment très moche.
Ce qui s’est passé ensuite, c’était une magie que je
ne connaissais pas. Les cardiologues vont certaine-
ment à des congrès et discutent de ces choses comme
on parle de la pluie et du beau temps, mais pour la
plupart des gens, ce n’est pas normal qu’on te fasse un
trou dans le poignet pour t’y insérer un fil. Je ne
savais pas ce qu’on était en train de me faire. Je com-
prenais seulement qu’un infarctus était une douleur et
ensuite la mort.
Mais un médecin est arrivé, le docteur Vignolo, et
il m’a mis un fil dans le poignet. Ce fil a fait un trajet
sous la peau de mon avant-bras, j’ai senti qu’il mon-
tait, puis il a continué de voyager jusqu’à mon épaule.
Le médecin regardait un moniteur et j’avais une sen-
sation étrange. J’ai pensé qu’il jouait à un jeu vidéo
où il y avait un seul écran et une seule vie, qui était la
mienne, et le médecin amenait le fil jusqu’à la zone
de la poitrine.
J’ai tardé un certain temps à me rendre compte
que ce qui passait sur l’écran se passait en même
temps dans mon corps. Mais quand le fil est arrivé au
cœur, un ressort minuscule est apparu, comme celui
d’un briquet, qui s’est mis dans une artère et l’a
agrandie.

!183
Exactement à cet instant, ma poitrine a respiré un
air urgent, un air distinct, une bouffée d’air que je ne
respirais pas depuis l’enfance, et j’ai senti que la mort
s’échappait de ma poitrine.
Le docteur Vignolo m’a dit après l’opération que
la vitesse avec laquelle on m’a transporté en voiture a
été vitale. Grâce à la patrouille de police, à Julieta et
mes hôtes, on a mis dix-neuf minutes pour faire le
trajet qu’on met généralement quarante minutes à
faire. « Ton cœur n’aurait pas tenu quarante
minutes », m’a dit le docteur.
Quelques jours plus tard, dans la chambre de
soins intensifs de l’Hôpital de Cliniques, j’ai reçu un
courrier de Airbnb, la page pour louer des logements.
Ils me demandaient une évaluation publique pour
mes hôtes de Montevideo. Je ne pouvais toujours pas
écrire, j’ai donc dicté à Julieta mon évaluation :
« Excellente maison d’hôtes, avec propension à
l’infarctus du myocarde. Le quartier possède une
communication directe avec les meilleurs hôpitaux de
Montevideo. Les hôtes, Javier et Alejandra, se trans-
forment en anges gardiens d’un moment à l’autre et
vous sauvent la vie sans vous connaître. Ils vous em-
mènent rapidement à l’hôpital, avec leur propre
voiture, pendant que vous êtes en train de mourir et,
ensuite, ils restent dans la salle d’attente jusqu’à ce
que les médecins vous mettent un by-pass. Ils ne
permettent pas que vous sombriez dans la dépression
ou que vous vous sentiez seul, ils vous apportent des
livres pour que vous lisiez et, enfin, ils n’acceptent pas
que vous leur payiez les jours restants du séjour. Très
recommandable ! »


!184
Le véritable âge des pays

Un jour, une lectrice madrilène m’a engueulé à cause


de l’un de mes articles les plus bagarreurs, elle a eu
une phrase que j’ai trouvée très juste : « L’Argentine
n’est pas un pays pire que l’Espagne. C’est juste
qu’elle est plus jeune. » J’ai bien aimé cette théorie et
j’ai donc inventé un truc pour découvrir l’âge des
pays en me basant sur le système chien. Quand on est
petit, on nous explique que pour savoir si un chien
est jeune ou vieux, il faut multiplier son âge biologi-
que par sept. Avec le pays, il faut ainsi diviser son âge
par quatorze pour avoir la correspondance humaine.
Par exemple : l’Argentine est née en 1816. Elle a plus
de deux cents ans. Si l’on divise par quatorze, l’Argen-
tine a presque quinze ans. C’est-à-dire qu’elle est dans
l’âge bête. L’Argentine est rebelle, flemmarde, n’a pas
de mémoire, répond sans réfléchir et a des grains
plein la peau. C’est pour ça qu’on dit que c’est le gre-
nier du monde.
Presque tous les pays d’Amérique Latine ont le
même âge et, comme ça arrive toujours dans ce
genre de cas, ils forment des bandes. La bande du
Mercosur, ce sont quatre adolescents avec un groupe
de rock. Ils répètent dans un garage : ils font beau-
coup de bruit mais ne sortent jamais de disque. Le

!185
Venezuela, qui a déjà de petits seins, est sur le point
de les rejoindre pour faire les chœurs. En réalité, elle
veut baiser avec le Brésil qui a quatorze ans et une
grosse queue. Ils sont jeunes ; un jour, ils grandiront.
Le Mexique aussi est adolescent, mais d’ascen-
dance indienne. C’est pour ça qu’il rigole peu et qu’il
ne fume pas d’inoffensifs joints comme le reste de ses
petits copains. Il fume du peyotl et traîne avec les
États-Unis, un arriéré mental de dix-sept ans qui
passe son temps à tuer des enfants qui meurent de
faim sur d’autres continents.
À l’autre extrémité, il y a, par exemple, la Chine
millénaire : si on divise ses mille deux cents ans par
quatorze, on a une vieille dame de quatre-vingt-cinq
ans, conservatrice, couleur pisse de chat, qui passe son
temps à manger du riz car elle n’a pas les moyens de
s’acheter un dentier. Elle a un petit-fils de huit ans,
Taiwan, qui lui rend la vie impossible. Ça fait
longtemps qu’elle est divorcée de Japon, un vieux
grincheux qui a toujours la queue qui bande. Japon
sort avec Philippines, une jeune fille idiote et tou-
jours disposée à n’importe quelle aberration pour de
l’argent.
Ensuite, il y a les pays qui viennent d’avoir la ma-
jorité et sortent se promener dans la BMW de leur
père. Comme l’Australie et le Canada. Les pays ty-
piques qui grandissent sous l’aile de papa Angleterre
et de maman France, avec une éducation stricte et
bourgeoise, et maintenant, ils font les fous. L’Aus-
tralie est une gamine de dix-huit ans et deux mois qui
fait du topless et baise avec l’Afrique du Sud. Le
Canada, est un jeune gay émancipé qui va adopter

!186
bébé Groenland à n’importe quel moment, pour
former une de ces familles alternatives à la mode.
La France, une trentaine d’années, est divorcée.
Plus salope que les poules, mais très respectée dans le
milieu professionnel. C’est l’amante sporadique de
l’Allemagne, un riche camionneur marié avec
l’Autriche. L’Autriche sait bien qu’elle est cocue, mais
elle s’en fout. La France a un fils, Monaco, qui a six
ans et va devenir soit gigolo, soit danseur, ou les deux
à la fois.
L’Italie est veuve depuis longtemps. Elle vit
pour s’occuper de Saint-Marin et du Vatican, deux
fils catholiques, identiques aux enfants des Flan-
ders. L’Italie était mariée en secondes noces avec
l’Allemagne (ça a duré peu : ils ont eu la Suisse), mais
elle ne veut plus entendre parler des hommes. L’Italie
aimerait bien être une femme comme la Belgique,
avocate, indépendante, qui porte un pantalon et parle
de politique de face avec les hommes. (la Belgique
aimerait aussi parfois savoir préparer des spaghettis.)
La Grande-Bretagne fait des tours en bateau pen-
dant la nuit, se tape des gamines et, au bout de neuf
mois, une nouvelle île apparaît quelque part dans le
monde. Mais que cela soit bien clair : les îles vivent
généralement avec leur mère, mais c’est l’Angleterre
qui leur donne à manger. L’Écosse et l’Irlande, les
frères de l’Angleterre qui vivent à l’étage du dessus,
passe leur temps à picoler. Ils ne savent même pas
jouer au football. C’est la honte de la famille.
La Suède et la Norvège sont deux lesbiennes de
trente-neuf ans, presque quarante, très bien foutues
pour leur âge, mais tout le monde s’en fout. Elles

!187
baisent et elles bossent : elles sont diplômées de
quelque chose. Des fois, elles font un trio avec la Hol-
lande (quand elles veulent de l’herbe ou du hasch), et,
des fois, elles draguent la Finlande, un type de trente
ans à moitié androgyne qui vit seul dans une
mansarde sans meubles et passe son temps sur son
téléphone portable avec la Corée.
La Corée (celle du sud) vit le regard collé sur sa
sœur schizo. Elles sont jumelles, mais celle du nord
a bu du liquide amniotique quand elle est sortie de
l’utérus et elle en est restée crétine. Elle a passé son
enfance à jouer avec des pistolets et, maintenant
qu’elle vit seule, elle est capable de n’importe quoi.
Les États-Unis, l’attardé de dix-sept ans, la sur-
veille beaucoup, pas par peur, mais parce qu’il veut
ses pistolets.
Israël, est un intellectuel à la vie de merde. Il y a
quelques années, le camionneur Allemagne (qui était
en train de rouler alors que l’Autriche lui suçait la
queue) n’a pas vu qu’Israël traversait et il l’a pris de
plein fouet. Depuis, Israël est devenu fou. Main-
tenant, au lieu de lire des livres, il passe son temps sur
la terrasse à balancer de la mitraille sur la Palestine,
une nana qui fait son linge dans la maison d’à côté.
L’Iran et l’Irak sont deux cousins qui volaient des
motos et les revendaient en pièces détachées, jusqu’à
ce qu’ils piquent un jour une pièce au scooter d’États-
Unis et le business a tourné court. Maintenant, ils
chialent dans les jupes de maman.
Et, pour finir, l’Espagne.
L’Espagne, est la plus belle femme d’Europe (la
France lui fait peut-être de l’ombre, mais avec tout

!188
le parfum qu’elle met, elle perd en spontanéité).
L’Espagne se balade souvent sein nu et presque tou-
jours bourrée. En général, elle se laisse baiser par
l’Angleterre, puis elle porte plainte. L’Espagne a des
enfants partout (presque tous de treize ans) qui
vivent loin. Elle aime beaucoup ses enfants, mais
elle n’aime pas trop, quand ils ont faim, qu’ils vien-
nent quelque temps chez elle et tapent dans le frigo.
Le monde était bien comme ça, c’est-à-dire
comme il était. Jusqu’à ce qu’un jour la Russie sorte
(sans se marier) avec la Perestroïka et qu’ils aient près
d’une quinzaine de mômes. Tous bizarres, certains
trisomiques, d’autres schizophrènes.
Il y a une semaine, et grâce à un gros bordel avec
coups de feu et morts, nous, les habitants sérieux du
monde, nous avons découvert qu’il y a un pays qui
s’appelle Kabardino-Balkaria. Un pays avec un dra-
peau, un président, un hymne, une flore, une faune,
et même des gens !
Moi, j’ai un peu peur qu’apparaissent des pays
de bas âge, comme ça, d’un coup. Qu’on apprenne
ça de biais, et même qu’on ait besoin de faire sem-
blant qu’on savait déjà, pour ne pas avoir l’air d’être
des ignorants. Pourquoi il y a des nouveaux pays qui
naissent — je me demande —, si ceux qui existent
ne fonctionnent toujours pas ?


!189
Le portable de Hansel et Gretel

Hier soir, je racontais une histoire très connue à ma


fille Nina : Hansel et Gretel des frères Grimm. Au plus
ténébreux de leur aventure, les enfants découvrent
que des oiseaux ont mangé leurs morceaux de pain
stratégiques, un système très simple que le frère et la
sœur avaient imaginé pour retrouver le chemin de la
maison. Hansel et Gretel se retrouvent seuls dans la
forêt, perdus, et la nuit tombe. Ma fille me dit, juste à
ce point du climax narratif : « C’est pas grave. Ils
n’ont qu’à appeler leur papa avec leur portable. »
J’ai aussitôt pensé, pour la première fois, que ma
fille n’a aucune notion d’une vie étrangère à la télé-
phonie mobile. Et en même temps, j’ai compris
combien la littérature serait horrible — toute la lit-
térature, la littérature en général — si le téléphone
portable avait toujours existé, comme le croit ma fille
de quatre ans. Combien de classiques auraient perdu
leur nœud dramatique, combien d’intrigues seraient
mortes dans l’œuf et, surtout, avec quelle facilité se
seraient résolus les embrouillaminis les plus célèbres
des grands récits de fiction.
Imaginez, lecteurs, une histoire classique, n’im-
porte laquelle vous venant à l’esprit. De l’Odyssée à
Pinocchio, en passant par Le vieil homme et la mer,

!191
Macbeth, L’homme au coin du mur rose ou La famille
de Pascal Duarte. Peu importe que l’intrigue soit sa-
vante ou populaire, peu importe l’époque ou l’origine
géographique.
Imaginez, lecteurs, maintenant, une histoire clas-
sique que vous connaissez sur le bout des doigts, son
introduction, son nœud et son dénouement.
C’est bon ?
Très bien. À présent, mettez un téléphone por-
table dans la poche du protagoniste. Pas un vieil ap-
pareil noir encastré dans un mur, mais un téléphone
comme ceux qui existent aujourd’hui : avec couver-
ture, accès au courrier électronique et au chat, avec
du crédit pour envoyer des textos et la possibilité de
réaliser des appels téléphoniques internationaux à
quatre bandes.
Qu’arrive-t-il à l’histoire que vous avez choisie ?
L’intrigue fonctionne-t-elle comme sur des roulettes à
présent que les personnages ont les moyens de s’ap-
peler n’importe où, à présent qu’ils ont la possibilité
de chater, de faire des vidéoconférences et de s’envo-
yer des messages ? Pas vrai que ça ne vaut plus un
clou ? Cette nuit, ma fille Nina, sans le vouloir, a ou-
vert la porte à une théorie effroyable : la téléphonie
portable réduira à néant les nouvelles histoires que
nous raconterons, elle les transformera en anecdotes
technologiques de mauvaise qualité. Par exemple,
avec un téléphone dans les mains, Pénélope n’attend
pas dans l’incertitude que le guerrier Ulysse rentre de
combat. Avec un portable dans le panier, le Petit
Chaperon Rouge alerte à temps sa grand-mère et la
venue du bûcheron n’est pas nécessaire.

!192
Avec un petit téléphone, le Colonel a quelqu’un
pour lui écrire un message, n’importe quel message,
même un spam. Et Tom Sawyer ne se perd pas dans
le Mississippi, à la faveur du service de localisation
de personnes de Telefónica. Et le petit cochon de la
maison en bois prévient son frère que le loup arrive
chez lui. Et Gepetto reçoit une notification de
l’école, qui l’avertit que Pinocchio n’est pas arrivé
dans la matinée.
Un pourcentage énorme des histoires écrites (ou
chantées, ou représentées) ces vingt derniers siècles,
ont eu pour principale source de conflit la distance,
les malentendus et l’impossibilité de communiquer.
L’absence de la téléphonie portable a permis qu’elles
existent. Aussi, aucune histoire d’amour n’aurait été
tragique ou compliquée, si les amants en fuite avaient
eu un téléphone dans la poche de leur chemise. L’his-
toire romantique par excellence (Romeo et Juliette de
Shakespeare) base entièrement sa tension dramatique
finale sur un manque de communication fortuit :
l’amoureuse feint le suicide, l’amoureux la croit morte
et se tue, et elle, enfin, au réveil, se suicide pour de
vrai. (Excusez le spoiler.) Si Juliette avait eu un télé-
phone portable, elle aurait écrit un petit message à
Romeo au chapitre six :

G FÉ LA MORTE
MAIS JSUIS PAS MORTE
T1QUIETE PAS ET
FÉ PAS DE BETISES. BIZ.

Le grand problème dramatique des chapitres sui-


vants se serait aussitôt évaporé. Les dernières quarante

!193
pages de la pièce n’aurait ni queue ni tête, elles n’au-
raient jamais été écrites si, dans la Vérone du quator-
zième siècle, avait existé la promo « Large bande por-
table » de Movistar.
D’ailleurs, beaucoup d’œuvres importantes au-
raient dû changer de titres, plus appropriés. Par ex-
emple, la technologie aurait entièrement banni la soli-
tude à Aracataca et le roman de Garcia Márquez se
serait intitulé « Cent ans sans connexion » : il racon-
terait les aventures d’une famille où tout le monde
aurait le même pseudo (buendia23, a.buendia, aure-
liano_goodmorning) mais messenger ne fonction-
nerait chez aucun d’eux.
Le fameux roman de James M. Cain — Le facteur
sonne toujours deux fois — écrit en 1934 et porté plus
tard à l’écran, s’appellerait « Gmail dédouble les mes-
sages entrants » et il raconterait l’histoire d’un mari
cocu qui découvre (en lisant l’historique du chat de
son épouse) la romance de la jeune adultère avec un
étranger va-nu-pieds. Samuel Beckett aurait eu à
changer le nom de sa fameuse tragicomédie en deux
actes par un autre plus en accord avec les progrès
téléphoniques. Par exemple : « Godot a son portable
éteint ou n’a pas de réseau », l’histoire de deux
hommes dans un terrain vague qui attendent l’arrivée
d’un troisième qui n’arrive pas, ou qui n’a plus de
crédit. Dans son roman « Le jpg de Dorian Gray »,
Oscar Wilde raconterait l’histoire d’un jeune homme
au teint toujours frais et sans ride du fait d’un pacte
passé avec Adobe Photoshop, tandis que dans le
dossier Images de son téléphone il y a une photo de
son visage qui se pixélise irrémédiablement, progres-

!194
sivement, jusqu’à perdre entièrement sa définition. La
sorcière du classique Blanche-Neige ne demanderait
pas tous les soirs au miroir : « Qui est la plus belle »,
car le coût d’un appel à l’oracle serait de 1,90 la con-
nexion et 0,60 la minute ; elle se contenterait de le
faire une ou deux fois par mois. Et, au bout du
compte, elle laissait tomber.
Nous aussi nous laisserions tomber, nous nous
ennuierions, avec ce genre d’histoires dont la résolu-
tion est automatique. Toutes les intrigues, tous les se-
crets et tous les contretemps de la littérature (les
grands obstacles qu’ont toujours générés les grandes
histoires) seraient un fiasco à l’ère du téléphone por-
table et du wifi.
Le merveilleux ciné romantique à la fin duquel un
jeune homme court furieusement dans la ville, contre
la montre, parce que son aimée est sur le point de
prendre un avion, se résout de nos jours avec un SMS
de quatre lignes. De nos jours, on n’a plus cet em-
pressement mielleux, ce remord, cette explication qui
n’arrive jamais ; on n’a plus besoin d’arrêter les avions
ou de traverser les océans. On n’a plus besoin de lais-
ser des morceaux de pain pour se rappeler le chemin
de retour à la maison.
La téléphonie portable — est venue me dire Nina
cette nuit, sans le vouloir — va rendre plus graves les
histoires que nous allons raconter à partir de main-
tenant. Elle les rendra plus tristes, moins paisibles,
beaucoup plus prévisibles. Et je me demande : est-ce
qu’il n’arrivera pas la même chose avec la vie réelle, ne
nous priverons-nous pas d’aventures romanesques à
cause d’une connexion permanente ? L’un d’entre

!195
nous, un jour, courra-t-il désespérément à l’aéroport
pour dire à la femme qu’il aime qu’elle ne monte pas
dans l’avion, que la vie est ici et maintenant ? Non.
On lui enverra un message navrant, un message bref,
depuis notre canapé. Quatre lignes en majuscules. On
fera peut-être un appel perdu et on croisera les doigts
pour que la femme aimée n’ait pas mis son petit télé-
phone en mode vibreur. Pourquoi faire l’effort de
vivre au bord de l’aventure puisqu’il y aura toujours
quelque chose qui lèvera l’incertitude ? Un appel à
temps, un message binaire, une alarme.
Notre ciel est déjà infesté de signaux et de secrets :
attention, le duc se dirige chez toi pour te tuer ; gare à
la pomme, elle est empoisonnée ; je ne rentre pas à la
maison cette nuit car j’ai bu ; si tu donnes un baiser à
la jeune fille, elle se réveillera et t’aimera. Papa, vient
nous chercher parce que des oiseaux ont mangé les
morceaux de pain.
Nos histoires perdent de leur éclat (celles qui sont
écrites, celles qui sont vécues et même celles qui sont
imaginées), car nous sommes devenus des héros de la
paresse.

!196
10,6 secondes

Moins de onze secondes plus tôt, lorsque le joueur


argentin reçoit la passe d’un coéquipier, l’horloge à
Mexico indique treize heures, deux minutes et vingt
secondes. Au centre de la scène, il y a aussi deux Bri-
tanniques et un homme un peu plus âgé, d’origine
tunisienne. Le sport auquel ils jouent, le football,
n’est pas très populaire en Tunisie. C’est pourquoi
l’Africain semble être le seul à ne pas être en état
d’alerte athlétique.
Il se nomme Alí Ben Nasser et, pendant que les
autres courent, lui marche lentement. Il a quarante-
deux ans et il a honte : il sait qu’on ne l’appellera plus
jamais pour arbitrer un match officiel international.
Il sait aussi que si on lui avait dit, douze ans plus
tôt, lorsqu’il s’est blessé lors du championnat tunisien,
qu’il se retrouverait dans un Mondial, il ne l’aurait
pas cru. Pas plus l’après-midi où il est devenu arbitre :
en Tunisie, pour accéder à ce poste, il suffit d’avoir le
même nombre de jambes que de poumons.
En arbitrant son premier match, il a compris qu’il
serait un arbitre correct. Il a été plus que cela : il a
réussi à être le premier arbitre de football à être re-
connu dans les rues de sa ville. Il fut convoqué pour
les éliminatoires africaines de 1984 et son arbitrage

!197
fut à tel point efficace qu’un an plus tard, on l’appela
pour arbitrer le Mondial.
Au Mexique, on lui demandait des autographes,
on le prenait en photo et il dormait dans l’hôtel le
plus luxueux. Il avait arbitré le Pologne-Portugal de la
première phase avec succès et surveillé la ligne gauche
d’un Danemark-Espagne où les Danois avaient créé
des espaces toute la deuxième mi-temps ; il ne s’était
trompé à aucun moment lorsqu’il levait le drapeau.
Quand les organisateurs lui dirent qu’il dirigerait
un quart de final de choc — jamais un arbitre
tunisien n’était arrivé aussi loin —, Ali appela chez lui
en PCV, depuis l’hôtel, il le raconta à son père et tous
deux pleurèrent.
Cette nuit-là, il eut des bouffées de chaleur et, par
deux fois, il rêva qu’il se ridiculisait. Dans le premier
rêve, il se tordait la cheville et se faisait remplacer par
le quatrième arbitre ; dans le rêve, le quatrième arbi-
tre, c’était sa mère. Dans le second rêve, un type avait
sauté sur le terrain, lui baissait le pantalon et il se
retrouvait les testicules à l’air devant les télévisions du
monde entier.
Des deux rêves, il se réveilla avec des palpitations.
En revanche, en état de veille, il n’avait jamais songé
qu’il validerait un but réalisé avec la main. Il n’avait
pas songé que, dans l’argot des rues de Tunis, son
nom deviendrait une métaphore sarcastique de la cé-
cité. C’est la raison pour laquelle il dirige à présent la
deuxième mi-temps de ce match en souhaitant que
cela finisse au plus vite.
*

!198
À présent, le joueur argentin touche le ballon avec
son pied gauche, il le pousse à cinquante centimètres
en dehors de l’ombre. La chaleur dépasse les trente
degrés et cette ombre, en forme d’araignée, est la
seule à des mètres à la ronde.
Autour du terrain, cent-quinze mille personnes
agglutinées suivent les mouvements du joueur, mais
seulement deux, les plus proches de la scène, peuvent
l’empêcher d’avancer.
Ils s’appellent Peter : l’un Raid, l’autre Beardsley.
Ils sont nés dans le nord de l’Angleterre, l’un dans le
lit, l’autre à l’embouchure du fleuve Tyne. Quelques
années plus tôt, ils eurent tous deux un fils, qu’ils ont
appelé Peter ; tous deux avaient divorcé de leurs pre-
mières femmes avant de partir à Mexico. Tous deux
sont convaincus, à treize heures, deux minutes et
vingt secondes, qu’il sera facile de chiper le ballon au
joueur argentin vu qu’il l’a reçu à contre-pied et qu’ils
sont deux : l’un en face, l’autre dans son dos.
Ils ne savent pas qu’une décennie plus tard, Peter
Raid fils et Peter Beardsley fils seraient amis, auraient
quinze et dix-sept ans et seraient en train de danser
dans une rave à Londres.
Un Écossais du nom de O’Connor — qui sera
plus tard le scénariste de l’humoriste Sacha Baron
Cohen — les reconnaîtra et, en plein milieu de la
danse, il les esquivera d’une feinte et d’un dribble. Il
le fera une fois, deux fois, trois fois, imitant le pas de
danse que le joueur argentin, à présent, dix ans avant,
fait à leurs parents.
Raid fils et Beardsley fils ne comprendront pas la
blague. Aussi, d’autres participants se joindront à la

!199
moquerie de O’Connor et un cercle de danseurs se
formera qui, tel un train humain, esquivera les deux
garçons en deux temps.
Peter Raid fils sera le premier à comprendre la
vanne et il le dira à son ami : « C’est à cause de la
vidéo des parents, celle de Mexico quatre-vingt-six. »
Peter Breadsley fils fera un geste humiliant et les
deux amis fileront de la fête poursuivis par des
dizaines de jeunes gens criant en chœur le nom du
joueur qui dix ans plus tôt, à présent, esquive leurs
parents d’un mouvement de reins.
Très vite, Raid père et Beardsley père abandon-
neront la poursuite du joueur : d’autres coéquipiers
devront se charger de tenter de le stopper. Ils sont à
présent figés au milieu d’un film que le temps trans-
forme, dans un ralenti, de VHS en Youtube.
À présent, leurs enfants ont cinq et six ans et ils
ne se rappelleront pas avoir vu en direct le premier
dribble du joueur, mais au début de leur adolescence,
ils le verront mille fois en vidéo et auront perdu tout
respect pour leurs pères.
Peter Raid et Peter Beardsley, encore immobiles
au centre du terrain, ne comprennent toujours pas
précisément ce qui vient de se passer dans leurs vies
pour que tout se brise.
*
Véloce et à petites enjambées, le joueur argentin
déplace la scène dans le camp adverse. Il n’a touché le
ballon que trois fois sur le sien : la première lorsqu’il
le reçoit et se moque du premier Peter, la deuxième
pour le rouler en douceur du plat du pied et débous-

!200
soler le second Peter, une troisième pour éloigner le
ballon jusqu’à la ligne médiane.
Quand le ballon traverse la ligne de chaux, le
joueur a parcouru dix des cinquante-deux mètres
qu’il parcourra et a fait onze des quarante-quatre pas
qu’il devra faire.
À treize heures, douze minutes et vingt-trois se-
condes en cet après-midi, des clameurs de surprise
descendent des gradins et les fesses des commenta-
teurs radio décollent de leurs sièges dans les cabines
de transmission : l’espace libre que vient de trouver le
joueur sur le couloir droit, après son double dribble et
sa feinte, fait que tout le monde comprend le danger.
Tous, sauf Kenny Sansom, qui surgit derrière les
deux Peter et court derrière le joueur avec une parci-
monie qui semble appartenir à un autre sport. San-
som accompagne le joueur sans s’exciter, comme s’il
emmenait son fils faire un premier tour de bicyclette.
« On aurait dit que t’étais à l’entraînement, putain »,
lui dira l’entraîneur Bobby Robson deux heures plus
tard dans les vestiaires. « Ce n’était pas toi », lui dira
son demi-frère Allan, un an plus tard, tous deux ivres
dans un pub à Dublin.
Dans le futur, Kenny Sansom rembobinera mille
fois la bande. Il regardera sa foulée laborieuse,
presque un trot, tandis que le joueur s’échappe.
En novembre de la même année, il commencera à
avoir des problèmes avec le jeu et l’alcool. Dans la
presse à sensation, on le surnommera « White » San-
som, à cause de son goût pour le vin blanc.
Son seul ami au cours de cette époque dorée sera
Terry Butcher, sans doute parce que tous deux

!201
partageront l’assise d’un même traumatisme. Butcher
est à présent celui qui, tandis que les commentateurs
de radio et les spectateurs dans les gradins se lèvent,
donne un coup de pied raté au joueur qui avance sur
son terrain. Sans savoir que dans la langue du rival
son nom signifie boucher, Butcher poursuivra le
joueur comme un fou et lui donnera un second coup
de pied, cette fois dans un élan mortel, au coin de la
surface de réparation.
Terry Butcher ne surmontera pas non plus le
spectre de ces dix secondes d’un après-midi mexicain.
« Je n’ai engueulé qu’une seule fois le reste de mes
coéquipiers, mais mes deux…, petit bâtard », dira-t-il
a la presse des années plus tard, les yeux vitreux.
Kenny Sansom et Terry Butcher ne retourneront
jamais au Mexique, ni même sur les plages touris-
tiques éloignées de Mexico. Dans le futur, sans enfant
et sans couples stables, ils auront le goût (près de
soixante ans chacun) de se retrouver pour boire un
whisky les jeudis soir et pour inventer de nouvelles
insultes à l’encontre du joueur argentin qui, à présent,
sans personne pour le marquer, entre dans la zone
avec le ballon collé aux pieds.
*
Avant le début de la séquence, un homme fait
une mauvaise passe. Avec cette erreur, l’histoire
commence. Il aurait pu jouer derrière ou sur sa
droite, mais il décide de donner le ballon au joueur le
moins libre. Cet homme s’appelle Hector Enrique et,
après la passe, il reste immobile, les mains sur les
hanches. Après le match, il ne se séparera plus jamais

!202
du joueur, comme si le fil invisible de cette passe ver-
ticale se transformait avec le temps en un champ
magnétique.
Enrique ne le sait pas encore, mais il participera
de nouveau à un Mondial de football, vingt-quatre
ans après et en terre sud-africaine. Il fera partie de
l’équipe technique d’un entraîneur qui, plus gros et
plus vieux, aura le même visage que l’homme jeune
qui court à présent en zigzag. Et il finira sa carrière
plus loin encore, aux Émirats Arabes, de nouveau à la
droite du joueur auquel, il y a quelques secondes, il
vient de faire une passe à contre-pied. Dans les nom-
breuses nuits du futur, dans un pays étrange où les
femmes doivent s’asseoir sur le siège arrière des
voitures, Enrique pensera à ce qui se serait passé si, au
lieu de cette mauvaise passe, il avait cédé le ballon à
Jorge Burruchaga, sa deuxième option.
Burruchaga est celui qui court, à présent, paral-
lèlement au joueur au centre du terrain. Il est treize
heures, douze minutes et vingt-quatre secondes : il est
convaincu que le joueur lui fera la passe avant d’en-
trer dans la surface, qu’il est seulement en train de lui
dégager les marquages pour le laisser seul face à la
cage. Burruchaga court et regarde le joueur ; avec un
geste du corps, il lui dit : « Je suis libre au centre », et,
tout en attendant une passe vaine, il ne sait pas
qu’un jour, des années après, il acceptera des
dessous-de-table dans le championnat français et
sera sanctionné par la Fédération Internationale.
Une autre passe à contretemps. Mais lui, figé dans le
présent, il court toujours et attend qu’on lui cède un
ballon qui ne vient pas.

!203
Quelques jours plus tard, il marquera le but dé-
cisif de la finale, mais le monde n’aura d’yeux et de
mémoire que pour un autre but. Années après an-
nées, hommages après hommages, ce ne sera pas le
sien qui sera le plus admiré.
Une nuit, Burruchaga appellera en Arabie Saou-
dite pour discuter avec son ami Hector Enrique et,
un peu en blaguant, un peu sérieux, il déplorera ce
but qui n’était pas de lui et qui a éclipsé celui décisif
de la finale. Enrique verra alors par la fenêtre une
tempête de sable et, sans le vouloir, le fera sourire.
« Ce but n’est pas si important, lui dira-t-il, la passe,
c’est moi qui l’ai faite, et s’il ne l’avait pas mis, on
l’aurait descendu. »
*
Sur le terrain de jeu, le vent souffle à douze kilo-
mètres heure. S’il avait soufflé à soixante kilomètres
heure, comme c’était le cas à Mexico six jours plus
tard, il est possible que la séquence ne se soit pas bien
pas bien finie.
La progression du joueur semble rapide à cause
d’une illusion optique, mais ce dernier mesure son
rythme, il freine, il trompe. Il y a une géométrie se-
crète dans la précision de ce zigzag, une rigueur qui
aurait pu éclater avec un changement de vent ou le
reflet d’une montre sur un poignet dans les gradins.
Terry Fenwick pense aux variables du hasard au
moment de prendre sa douche, la tête basse, après la
défaite. Surtout à une, la moins tirée par les cheveux.
Avant le match, Fenwick a conseillé à son en-
traîneur Bobby Robson qu’il serait mieux de faire sur

!204
les joueurs adverses un marquage individuel. Bobby a
répondu que ce serait un marquage de zone, comme
pour les autres matchs.
Que serait-il arrivé si Robson l’avait écouté ? se
demandera Terry Fenwick, nu, dans la solitude du
vestiaire, sous l’eau qui lui tambourinait les tempes.
À ce moment précis, à treize heures, douze mi-
nutes et vingt-six secondes en cet après-midi, c’est lui
qui voit arriver le joueur qui domine le ballon, c’est
lui qui croit qu’il fera une passe au centre de la sur-
face. Fenwick pense la même chose que Burruchaga,
il prend appui de tout son corps sur son pied droit
pour empêcher la passe et laisse son flanc gauche
déverrouillé. Le joueur, d’un petit saut, se faufile dans
l’espace libre, foule la surface et se retrouve devant les
trois poteaux.
« Merde », dira Terry Fenwick à la presse en 1989,
« il a ruiné ma carrière en quatre secondes ». Deux
ans après cette saillie, en 1991, Fenwick passera qua-
tre mois en prison pour conduite en état d’ivresse. Il
dira, au milieu de la décennie suivante, qu’il ne ser-
rerait pas la main au joueur argentin s’il le revoyait.
À la même date, l’une de ses filles fêtera ses dix-
huit ans. Au cours de la fête, sur une plage de Tri-
nidad, Terry Fenwick la trouvera en train d’embrasser
un Argentin. Il reconnaîtra l’identité du garçon au
maillot bleu et blanc avec un numéro dix sur le dos.
Fenwick ne le sait pas encore, mais dans sa vieillesse,
il dirigera une équipe inconnue du nom de « San
Juan Jabloteh » à Trinidad-et-Tobago, un pays où l’on
ne joue pas souvent le Mondial mais qui possède des
plages.

!205
Fenwick picole tous les jours sur le sable de ces
plages. L’après-midi où sa fille a rencontré l’Argentin,
il voudra s’approcher du garçon pour lui en mettre
une. L’Argentin fera mine de fuir par la gauche et il
filera par la droite. Fenwick devra, une nouvelle fois,
digérer la feinte.
*
Sur quarante-quatre foulées, le joueur en fera huit
dans la zone et cela suffira pour comprendre que le
panorama n’est pas favorable.
Il y a un adversaire qui lui colle aux fesses sur sa
droite, Terry Butcher ; un autre sur sa gauche, Glenn
Hoddle, qui empêche la passe à Burruchaga ; Fen-
wick s’est remis de la feinte et couvre dorénavant une
éventuelle passe en arrière ; devant, le gardien Peter
Shilton ferme le premier poteau.
Le nord, le sud et l’est sont bloqués pour quelque
manœuvre que ce soit. Il est treize heures, douze
minutes et vingt-sept secondes en cet après-midi.
Trois heures de plus à Buenos Aires. Six heures de
plus à Londres.
Dans n’importe quelle ville du monde, à n’im-
porte quelle heure du jour ou de la nuit, tenter un tir
sur la cage au milieu de ce bouillonnement de jambes
est affaire impossible et celui qui le sait mieux que
quiconque, c’est Jorge Valdano, qui débarque seul,
très seul, par la gauche.
Personne ne se rend compte de l’existence de Val-
dano, ni maintenant sur le terrain, ni à l’école pri-
maire, à Las Parejas, une petite bourgade de la région
de Santa Fe.

!206
Jorge Valdano s’asseyait pour lire des romans
d’Emilio Salgari pendant que ses camarades jouaient
au football à la récré, en tourbillonnant autour d’une
balle. À neuf ans, il trouvait que le football était un
jeu simpliste, mais à onze ans, une chose est arrivée :
il comprit les règles et sut, sans surprise, que les autres
enfants y jouaient sans aucune intelligence.
Il commença à jouer avec eux et, tandis que les
autres poursuivaient le ballon sans aucune stratégie,
lui se déplaçait sur les côtés en recherchant la
géométrie du sport.
Et il était bon. Il intégra deux clubs de la ville et
fut rapidement appelé à Rosario dans l’équipe réserve
de Newell’s ; il débuta en équipe première avant
d’avoir dix-huit ans. À vingt ans, il était champion du
monde espoir à Toulon. À vingt-deux ans, il avait
déjà joué en sélection nationale.
Mais au cours de ces vertigineuses années, il n’a
jamais aimé le jeu par-dessous de tout. Si on lui de-
mandait de choisir entre un match avec des copains
ou un bon roman, il choisissait toujours le roman.
Jusqu’à ces trente ans, jusqu’à ce moment, Val-
dano n’était pas sûr d’avoir choisi sa véritable voca-
tion. C’est pourquoi, à présent, comme il attend la
passe, il sent enfin que c’est peut-être son destin, qu’il
est peut-être venu au monde pour toucher ce ballon
et le mettre au fond des filets.
Il sait que la seule possibilité du joueur, c’est de
faire la passe à gauche. Il n’a pas d’autre choix possi-
ble. Tout en foulant le terrain, il pense : « S’il ne me
la donne pas, je lâche tout et je deviens écrivain. »
Mais le joueur entre dans la surface sans le re-

!207
garder. Butcher non plus, ni Fenwick, ni Hoddle, ni
Shilton ne se rendent compte de sa présence. Ni
même le caméraman, qui suit la séquence en plan
rapproché, ne le voit à temps.
Dans la vidéo, Valdano est un spectre dont le
corps n’apparaît complètement que lorsque le ballon
se trouve ans l’angle de la zone de but. Jorge Valdano
ne le sait pas encore, mais à la fin du tournoi, il
commencera à écrire des nouvelles.
*
Il n’y a pas de plus grand ennemi pour un at-
taquant que le gardien. Les autres adversaires peuvent
utiliser le tacle par-derrière ou les genoux pour un
coup dans la cuisse. Peu importe, ce sont des armes
licites dans un sport d’hommes et l’agressé peut ren-
dre l’action lors d’une séquence suivante.
Mais le gardien, le goal, le portier (comme Lu-
cifer, ses noms sont infinis) peut toucher le ballon
avec les mains.
Le gardien est une anomalie, une exception capa-
ble de défaire avec les mains les meilleures acrobaties
que d’autres hommes font avec les pieds. Et jusqu’à ce
jour, aucun joueur de champ n’a réussi à retourner
l’affront dans un Mondial. C’est pourquoi, à présent
qu’il foule la surface et regarde dans les yeux le gar-
dien Peter Shilton (maillot gris, gants blancs), le
joueur comprend la haine dans le regard de l’Anglais.
Une demi-heure plus tôt, l’Argentin avait vengé
tous les attaquants de l’histoire du football : il avait
transformé un but avec la main. La paume de l’at-
taquant était arrivée avant le poing du portier. Dans

!208
le règlement du football, cette action est interdite,
mais dans les règles d’un autre jeu, plus inhumain que
le football, justice était faite.
C’est pourquoi, à ce point culminant de l’histoire,
à treize heures, douze minutes et vingt-neuf secondes,
Peter Shilton sait qu’il peut venger la vengeance. Il
sait très bien qu’il a dans les mains la possibilité de
ficher en l’air le meilleur but de tous les temps. Il doit
le faire, par ailleurs, pour rentrer dans son pays
comme un héros.
Shilton était né à Leicester, trente-six ans avant
cet après-midi mexicain. C’était une légende vivante,
il n’avait pas eu besoin d’arriver à son premier et
tardif Mondial pour le prouver.
Il ne le sait pas encore, mais il jouera profes-
sionnel jusqu’à quarante-huit ans. Il fera de nom-
breuses parades inoubliables dans le futur qui,
ajoutées à celles du passé, feront de lui le meilleur
goal d’Angleterre.
Toutefois (et ça non plus il ne le sait pas), dans le
futur, il existera une encyclopédie, plus célèbre que la
Britannica, qui dira à son propos : « Shilton, Peter :
gardien anglais qui encaissa, le même jour, les buts
connus comme “la main de Dieu” et “le but du Siè-
cle” ». Voilà son karma futur et il vaut mieux qu’il ne
le sache pas, car pour l’instant, il regarde dans les yeux
le joueur argentin qui se rapproche et ferme son
poteau gauche comme ses maîtres lui ont appris. Il
pense que Terry Butcher peut arriver en même temps
que le coup de pied final. « Ce sera sans doute un
corner », pense-t-il. « Je peux sans doute sortir le bal-
lon du bout des doigts. »

!209
Il ne sait pas non plus que deux ans plus tard, un
jeu vidéo avec son nom sera édité en Grande Bre-
tagne, Peter Shilton’s Handball, ni que ses enfants y
joueront, en cachette, pendant les vacances de 1992.
Mieux vaut qu’il ne sache rien du futur en cet in-
stant, car il doit décider, toute de suite, quel sera le
prochain mouvement du joueur. Et il décide : Shilton
pense que ce sera à gauche, il se jette au sol et attend
le tir croisé. L’Argentin, qui connaît le futur, choisit
de prendre par la droite.
*
Avant de toucher une dernière fois le ballon avec
son pied gauche, à treize heures, douze minutes et
trente secondes en cet après-midi mexicain, le joueur
argentin voit qu’il a laissé derrière lui Peter Shilton ; il
voit que Jorge Valdano traîne le marquage de Terry
Fenwick ; il voit que Peter Raid, Peter Beardsley et
Glenn Hoddle sont restés en chemin ; il voit Terry
Butcher se jeter à ses pieds les chaussures en pointe ; il
voit Jorge Burruchaga freiner sa carrière avec résigna-
tion ; il voit Hector Enrique, toujours cloué au milieu
du terrain, serrer le poing de sa main droite ; il voit
son entraîneur sauter du banc de touche comme s’il
était éjecté par un ressort et l’entraîneur adverse bais-
ser le regard pour ne pas voir la conclusion de la
séquence ; il voit un homme blond avec une pipe
fumante dans la première file de gradins ; il voit la
ligne de chaux du but adverse et se rappelle le visage
de l’employé qui, à la mi-temps, a passé le rouleau ; il
voit nettement son frère, le « Turc », qui à sept ans lui
jette en pleine figure une erreur commise à Wembley

!210
lors d’une séquence de jeu similaire ; il voit les lèvres
sales de confiture de lait de son frère quand il dit :
« La prochaine fois, ne fais pas un tir croisé, espèce
d’idiot, mieux vaut feinter le gardien et continuer par
la droite. »
Il voit le visage de son frère sous la lumière de la
cuisine où la scène avait eu lieu, il voit la malice avec
laquelle il le regardait ; il voit, derrière le but, une
pancarte disant Seiko en lettres blanches sur fond
rouge ; il voit les ongles peints en vert de sa première
copine, le jour où il l’a rencontrée, et il voit cette
même fille, devenue femme, allaitant un bébé ; il voit
un ballon dégonflé et il se voit lui-même, à neuf ans,
qui essaie de le dominer ; il voit sa mère et son père
traîner avec difficulté un énorme bidon de kérosène
dans une rue de terre où il vient de pleuvoir ; il voit
un casier dans un vestiaire du quartier de La Paternal,
qui porte son nom et son prénom écrits en grandes
lettres, il voit sa fierté d’adolescent au moment de lire
pour la première fois son nom et son prénom sur un
casier ; il voit un stade, ses sièges de bois, et il voit
aussi qu’un jour le stade entier, pas juste le casier,
portera son nom.
Le joueur argentin a contrôlé l’air entré dans ses
poumons pendant neuf secondes et, à présent, il est
sur le point de le relâcher d’un seul souffle.
Au contraire de tous les adversaires et coéquipiers
qu’il a laissés derrière lui, il peut respirer avec son pied
gauche et il peut aussi avoir l’intuition du futur tandis
qu’il avance, ballon dans les pieds.
Il voit à temps Shilton se jeter à droite ; il voit
Terry Butcher dans son dos avec l’intention de le

!211
faucher ; il se voit lui-même, des années plus tard, un
petit-enfant dans les bras, visiter le Stade Azteca où
une statue de bronze sans nom est élevée : juste un
jeune joueur la poitrine gonflée, un ballon dans les
pieds et une date gravée à la base : 22 juin 1986 ; il
voit une rave à Londres où deux gamins de quinze
ans fuient une foule moqueuse ; il voit un apparte-
ment dans la pénombre où il y a juste une table et
deux amis, et un miroir sur la table ; il voit une jeune
fille sur une plage des tropiques qui se laisse embras-
ser par un garçon qui porte le maillot argentin ; il voit
un essaim de journalistes et de photographes à la sor-
tie de tous les aéroports, de toutes les gares, de tous
les stades et de tous les centres commerciaux du
monde ; il voit un enfant abruti par un jeu vidéo dans
la ville de Leicester et son frère qui surveille par la
fenêtre que le père n’arrive pas ; il voit le cadavre d’un
vieil homme mort à Genève huit jours avant cet
après-midi-là, un homme qui a aussi vu toutes les
choses du monde dans un instant unique.
Il voit Fiorito le jour.
Il voit Naples l’après-midi.
Il voit Barcelone la nuit.
Il voit le stade de Boca bourré à craquer et il est
au milieu du terrain, il n’a pas de ballon dans les
pieds mais un micro dans la main ; il voit un vieil
homme à l’aéroport de Cartago, qui attend son fils
dans le dernier vol en provenance de Mexico, pour
l’embrasser et le consoler ; il voit une cheville en-
flammée ; il voit une infirmière de la Croix-Rouge,
un peu rondelette et souriante ; il voit tous les buts
qu’il a mis et qu’il mettra ; il voit tous les buts qu’il a

!212
hurlés et ceux qu’il hurlera toute sa vie ; il se voit, à
cinquante-trois ans, depuis sa loge, qui regarde la fin
du monde au stade de Maracaná ; il voit le jour où il
verra sa mère pour la dernière fois ; il voit la nuit où il
verra son père pour la dernière fois ; il voit grandir
tous les enfants de ses enfants ; il voit les douleurs
d’une femme qui accouche, sur le point d’accoucher
d’un enfant gaucher, à Rosario, un an et deux jours
après cet après-midi mexicain ; il voit un espace mi-
nimum, impossible, entre le poteau droit et la chaus-
sure de Terry Butcher. Il ferme les yeux. Il se laisse
tomber vers l’avant, le corps incliné, le silence se fait
dans le monde entier.
Le joueur sait qu’il a fait quarante-quatre pas et
douze touches, toutes avec le pied gauche. Il sait que
la séquence durera dix secondes et seize dixièmes. Il
pense alors qu’il est enfin l’heure d’expliquer au
monde qui il est, qui il a été et qui il sera jusqu’à la
fin des temps.


!213
Julieta a gagné six de mes livres

Cette semaine, j’ai lu qu’à Buenos Aires, 80 % des


couples mariés se séparent avant dix ans de vie com-
mune. Un pourcentage d’erreur énorme. Malgré cette
statistique, au même moment, en cette matinée, dans
un bureau, sur une place de Buenos Aires, deux per-
sonnes inconnues commencent à discuter (cela a sans
doute lieu en ce moment même) et se plaisent. Et
c’est ainsi qu’ils commencent, petit à petit, à faire par-
tie des quatre-vingts pour cent de la décennie qui
vient. Coup de foudre, intuition, alchimie. Ça arrive
à tout le monde. On sait que statistiquement ça va
tourner court, mais on y va quand même.
Ça m’est arrivé il y a un peu plus de trois ans. J’ai
connu une lectrice qui, au cours de la Copa América
2015, a gagné six de mes livres sur un pari.
J’avais parié un livre pour chaque but de l’Argen-
tine en demi-finale avec mes lecteurs et l’Argentine a
gagné 6-1 contre le Paraguay. J’étais à deux doigts de
me ruiner. Si j’envoyais les livres depuis l’Espagne, ça
faisait 96 000 dollars de perte juste en frais de port.
J’ai donc fait imprimer les livres à Buenos Aires
et j’ai pris un avion pour les livrer personnellement
et économiser l’envoi. C’est ainsi que j’ai rencontré
Julieta, qui voulait que les livres soient dédicacés.

!215
C’est très étrange ce qui s’est passé l’après-midi où
je l’ai rencontrée… Ce que je vais raconter ne doit
pas donner l’impression d’être romantique, car ce
n’est pas romantique. C'était une erreur temporelle
et, en effet, ça m’a effrayé.
Voyons si je peux vous expliquer. La première fois
que j’ai vu Julieta, au moment précis où je l’ai fixée,
j’ai ressenti une familiarité épouvantable. Pendant
cinq à six secondes, ma tête s’est divisée en deux et j’ai
vu la scène depuis le futur, et j’ai entendu ma propre
voix dire : « Regarde, c’est là que nous nous sommes
vus la première fois, on était si jeunes. Regarde, elle
avait les cheveux courts. » Voilà ce que j’ai entendu.
Vous comprenez ce que je dis ? C’était ma propre
voix dans ma tête, mais une voix usée, c’était la voix
d’un homme âgé. Et aussitôt j’ai compris. Comme je
regardais Julieta pour la première fois de ma vie, j’ai
compris que dans le futur il nous sera possible de voir
des scènes importantes de notre passé comme si l’on
regardait un album photo.
Dans ma tête, j’étais en effet en train de parler
comme un vieil homme qui regarde un album. Je dis-
ais : « Regarde, on était là tous les deux pour la pre-
mière fois, c’était l’époque des pantalons slims.
Quelle époque de merde. »
J’écoutais ma surprise venant du futur. Ça devait
être l’année deux mille cinquante et quelques. Mais
c’était ma voix, j’en avais la sensation. J’étais sans
doute dans un fauteuil, âgé d’au moins quatre-vingts
ans, un peu nostalgique… et je regardais des scènes
de ma vie dans un album. Sans le vouloir, j’ai tourné
une page et la scène du jour où j’ai rencontré Julieta

!216
est apparue. Pour une raison ou une autre, ma voix
du futur s’est invitée et j’ai pu m’entendre, au mo-
ment où la scène avait lieu dans la vie réelle.
Ça a duré cinq ou six secondes. Je le jure, sur mes
deux filles. Je ne fais pas de littérature, je n’exagère
pas.
J’ai entendu ma voix du futur. Je me suis entendu
dire : « Regarde, regarde, elle avait les cheveux courts,
regarde comme elle était belle. » Or, dans le présent,
en 2015, c’était la première fois que je voyais cette
fille.
J’ai eu une de ces frousses ! Ce n’était pas une sen-
sation agréable : ça m’a filé le vertige. J’ai dû allumer
une cigarette et m’accrocher à la rambarde car je pou-
vais en même temps sentir ce que ce vieil homme
ressentait en regardant la scène. C’était un amour
paisible, ce que ce vieux ressentait pour cette fille,
c’était un amour riche d’années et de petits-enfants,
de plantes et de chiens, de voyages et de conversa-
tions. Toute cette lourde mémoire m’est arrivée, en
cinq secondes, comme si on m’avait fourré une clé
usb dans les fesses.
Je suis resté à regarder la lectrice les yeux grands
ouverts, sans pouvoir dire un mot. Quelques jours
plus tard, Julieta m’avait dit que j’avais l’air drogué.
C’était vrai. C’est vrai, j’avais pas mal fumé le jour
où j’ai connu Julieta. Mais cela n’annule pas l’expé-
rience. Cela n’invalide pas ce que je suis en train de
raconter. Le bon fumeur le sait : le cannabis ne fait
que souligner ce qui est en train de se passer dans ta
tête. Un joint procure un cadre légal à la pensée ma-
gique, c’est tout.

!217
Tout au long de ma vie, j’ai rencontré un paquet
de gens en étant drogué et ma tête n’est jamais partie
dans le futur ni n’a engagé la conversation avec ma
propre vieillesse. Je n’ai pas entendu : « Ah, on était
bien jeunes », le jour où j’ai rencontré Andy Kusnet-
zoff dans un bar.
Ce que je raconte m’est arrivé une seule fois dans
la vie. Après la Copa América 2015. Certains l’appel-
lent coup de foudre. D’autres disent que c’est de
l’alchimie. Et quatre-vingts pour cent des fois, c’est
juste être un peu chaud et ça se transforme ensuite en
grande erreur.
Je suis revenu à Barcelone après avoir rencontré
Julieta et avoir remis six livres dédicacés à 1200 per-
sonnes. À Barcelone, je n’arrêtais pas de penser à elle.
On a commencé à discuter sur WhatsApp. J’ai dé-
couvert qu’elle était aussi antisociale que moi et
qu’elle supportait l’équipe de Racing, une fanatique.
J’ai cru toujours plus au vieil homme du futur.
Aussi, je suis retourné à Buenos Aires pour son
anniversaire. Elle allait avoir 32 ans en décem-
bre 2015. J’ai pris un vol quelques jours avant et je
l’ai invitée à Montevideo pour passer un week-end.
On s’était vus très peu de fois, ça ne pouvait que
tourner mal.
Ça a tourné pire : à Montevideo, j’ai fait un in-
farctus et elle m’a emmené à l’hôpital. À l’hôpital, il
s’est passé une chose que je n’ai jamais racontée. Et
aujourd’hui que j’ai de nouveau envie d’écrire, je veux
le raconter.
J’étais sur un brancard. Je ne pouvais pas respirer
et il y avait deux médecins qui me réanimaient. Je

!218
m’étais séparé de mon ex-femme trois mois plus tôt.
On avait vécu ensemble pendant quinze ans. On
n’était pas en mauvais termes, on n’a jamais été en
mauvais termes.
Et là, j’étais en train de mourir, avec une incon-
nue. Si tu te sépares par erreur, ou si t’es avec
quelqu’un juste parce que t’es un peu chaud, le
meilleur thermomètre de l’erreur, c’est d’être au bord
de la mort. Tu ne peux pas faire semblant quand t’es
en train de mourir. Parce que la vérité devient très
nette.
Je n’arrêtais pas de penser à Julieta en même
temps que je mourrais. On s’était vus huit fois dans la
vie. Elle était de l’autre côté du bloc opératoire, seule,
bataillant avec des infirmières qui ne la laissaient pas
entrer. Moi, je pensais : « La pauvre », elle est en train
de se payer une sacrée merde et elle ne me connaît
même pas. Je mourrais et je pensais : « La pauvre, la
quantité de démarches qu’elle va devoir se taper
quand je serai mort ! »
Depuis le lit, je pouvais voir la porte du bloc. À
l’extérieur, elle sautait, pour essayer de voir. Je voyais
des bouts de sa tête par la petite fenêtre circulaire
comme si c’était un dessin animé. Et en même temps
que je mourrais, ça me faisait rire.
Ça me faisait rire en même temps que je
mourais !
Je ne voulais pas mourir, je faisais des efforts, pour
arriver à la vieillesse et voir si c’était vrai, ce futur où il
y a des albums avec des scènes du passé. Pour voir si
l’amour serein était vrai, riche d’années et de petits-
enfants, et de chiens et de voyages.

!219
Et puis j’ai survécu, et j’ai dû arrêter de fumer
pour toujours. Ça a provoqué chez moi une absence
de plaisir au moment d’écrire. Alors j’ai arrêté
d’écrire. Pendant trois ans, j’ai presque exclusivement
consacré mon temps à former une famille avec la
femme qui sautait à la porte du bloc opératoire.
Aujourd’hui, après trois ans depuis l’infarctus, je
me suis à nouveau réveillé avec l’envie d’écrire, je veux
écrire une seule scène, pour commencer. Une toute
petite scène.
Je profite de ce que nous sommes le 14 décembre
et que Julieta fête son anniversaire pour lui offrir une
scène de l’album du futur. C’est cette scène, regarde :
« Regarde comme on était jeunes, ça doit être fin
deux mille dix-huit. Regarde comme Pipa est belle,
elle avait à peine deux ans, elle avait des bouclettes.
Regarde comme elle joue avec le chien. Tu te souviens
du premier chien ? Quel crétin, ce chien… Regarde-
toi, avec les cheveux longs. C’était l’année où Racing
allait gagner le championnat, on était en tête du
classement à la trêve et tu fêtais des trente-cinq ans ce
matin-là. Et je t’ai offert la première histoire que j’ai
écrite sans fumer et avec plaisir, et je te l’ai lue à la ra-
dio sans rien te dire avant. Comme on était jeunes,
quelle vie intense on avait. Parfois j’ai la nostalgie du
présent. »

!220
Quelque chose à se rappeler

Ce que je vais raconter s’est passé à l’époque où les


pesetas existaient encore, exactement le jour où je
me suis retrouvé sans aucune en poche. À tout juste
trente ans, je vivais dans une pension du quartier
Gracia. Un lit, un bureau, les toilettes sur le palier.
J’étais à Barcelone depuis peu et Cristina avait déjà
commencé à me payer mes cigarettes.
J’ai de moins en moins de souvenirs de ces mois-
là : j’écrivais, sans trop de passion, un très mauvais
roman que je n’ai jamais réussi à finir et je passais le
reste de la journée à me demander pourquoi je
n’avais pas une bonne histoire en tête vu que le con-
texte était idéal : l’Europe, une pension pas chère, la
pauvreté et la jeunesse. Mais ce qui est sûr, c’est que
je n’avançais pas, et je m’ennuyais jusqu’à ce que
Cristina sorte de son travail et que je puisse enfin
parler avec quelqu’un.
Même si j’avais volontairement loupé mon avion
du retour pour Buenos Aires, je me comportais
comme si j’étais en vacances, sans me préoccuper du
futur, et je suis resté comme ça jusqu’à l’après-midi
où Cristina n’a eu d’autre choix que de me payer le
mois complet de pension. Le lendemain matin, je
suis descendu dans la rue avec deux pièces de

!221
cinquante pesetas et je me suis acheté la revue de
petites annonces Segundamano. Je me suis assis au
Barbarella, le seul bar de Barcelone qui faisait crédit
et je me suis mis à chercher du travail. Je ne l’ai pas
fait parce que je me sentais responsable ou coupable,
mais parce que je voulais faire comprendre à Cristi-
na que je n’étais pas un glandeur d’Argentin.
Au deuxième appel téléphonique, j’ai obtenu un
entretien : l’annonce recherchait une personne qui
décroche des publicités pour une revue à paraître.
J’ai pris une douche, j’ai mis ma chemise dans mon
pantalon et je suis allé à pied jusqu’à l’avenue
República Argentina. Le nom de la rue était un bon
signe.
Je suis arrivé très serein. En effet, à cette époque,
je me croyais immortel et j’ai pris l’ascenseur pour
monter au premier étage de ce qui m’a semblé être
plutôt qu’une maison d’édition, une vieille maison.
Un majordome d’une soixantaine d’années m’a ou-
vert, vêtu réellement comme un majordome. Il m’a
fait passer dans une petite salle et m’a invité à
m’asseoir.
À côté de moi, sur une autre chaise, il y avait un
grand jeune homme aux cheveux lisses qui attendait
aussi, son CV à la main. Le majordome a frappé à
une porte, l’a entrouverte avec cérémonie et a dit :
« Mon garçon, le modèle et le rédacteur sont là. »
Garçon ? Le type qui était assis à côté de moi a
aussi été surpris par le mot. Une minute est passée.
Tout ce temps, le majordome est resté à côté de la
porte, le regard droit. Ensuite, avec une cadence de
théâtre grec, est apparu l’être humain le plus étrange

!222
que j’ai rencontré de ma vie. Il a d’abord regardé le
jeune homme aux cheveux lisses et ses yeux ont bril-
lé. Puis, il m’a regardé et il a signalé mon corps avec
son petit doigt pour deviner avec dégoût : « Toi, tu
es le rédacteur, sans aucun doute. »
Voilà la première chose que m’a dite Narcís
Cardelús avant de me faire passer dans son bureau.
Pendant la première minute, je me suis senti of-
fensé. Non pas tant parce que je ne pouvais pas être
modèle, ce qui était évident, mais parce que le
mépris contenu dans les mots « sans aucun doute »
venait de la bouche d’un chimpanzé aux traits hu-
mains, à peine plus grand qu’un nain, vêtu d’une
robe pleine d’arabesques et qui portait un chat
siamois dans les bras.
Je sais que ces détails ont l’air sarcastiques et je
m’excuse pour le cliché, mais Narcís Cardelús était
réellement un grand nain qui faisait tous les efforts du
monde pour être le stéréotype du gay : il exagérait le
zézaiement, le mouvement du poignet, l’odeur de
talc. Tout ce qui l’entourait était minutieusement
produit, excepté son visage et sa stature. Lorsqu’on
le regardait dans les yeux et qu’on oubliait le reste, il
avait l’air d’un camionneur roumain en miniature.
Même s’il avait réussi à imiter, par une belle gym-
nastique de miroirs, les mouvements et l’aura d’une
danseuse, sa génétique était rustique, d’une énorme
médiocrité hétérosexuelle. Mais je ne pouvais pas
en détacher mon regard. Il avait quelque chose
d’hypnotique. Après quelques secondes de mépris,
sans m’en rendre compte, j’étais soudain passé à la
fascination.

!223
Je n’avais jamais vu un gay nain, je ne savais pas
que ce mélange pouvait exister. Aussi, quand Narcís
ouvrait la bouche ou qu’il faisait un geste, je ne
savais pas très bien de quel tabou je devais avoir
honte. Il avait la même voix fluette que prennent les
acteurs qui ne savent pas jouer un homosexuel.
Sa voix était incroyable, mais son aventure édito-
riale était encore mieux : il projetait une revue pour
les gays de Barcelone, avec des informations pour les
gays. Il avait déjà le plus important, m’avait-il dit :
tous les commerçants du quartier d’Eixample, le
quartier gay de Barcelone, étaient ses amis et ils
étaient ravis de financer sa revue. Il fallait seulement
rédiger des publireportages et les facturer.
« Tu peux te charger de ça ? » m’a-t-il demandé.
Je lui ai dit que j’étais la personne indiquée. Il n’a
pas eu l’air très convaincu, mais comme aucun autre
candidat n’avait répondu à l’annonce, il m’a em-
bauché au noir et avec un salaire mensuel extrava-
gant. J’ai su dès l’instant que je ne recevrais jamais
l’argent et que la revue ne sortirait pas, mais j’ai ac-
cepté, ravi. Il valait mieux être là que de continuer à
chercher du travail sans papiers ou de rester à la pen-
sion toute la journée en bataillant avec un roman sans
avenir. Aux yeux de Cristina, j’avais trouvé un em-
ploi, c’était ce qui comptait. À mes yeux, j’avais trou-
vé quelque chose à raconter à mes amis de Mercedes.
Ma seule obligation était d’être là tous les jours à
neuf heures pile. Narcís ne se levait pas avant dix
heures, quand bien même le majordome répétait
toutes les cinq minutes et sur le même ton : « Mon
garçon, le journaliste est arrivé. »

!224
Je pouvais le voir dans sa chambre, du coin de
l’œil. Narcís ne dormait pas : il regardait de vieux
films américains, doublés en espagnol, et il pleurait,
un paquet de Kleenex à côté de son lit.
Je baissais la tête et faisais semblant d’être très
occupé sur l’ordinateur.
Pendant ces heures mortes, je suis devenu un
peu ami avec Ramón. J’ai appris que durant des dé-
cennies il avait été le majordome d’une famille
composée par le duc de Cardelús i Monturiol, un
personnage de haute lignée, propriétaire de deux
théâtres classiques de Barcelone, son épouse Emma,
célèbre actrice de théâtre à la retraite et leur fils
unique, Narcís, qui, dans les mots de Ramón, a tou-
jours été trop couvé par sa mère du fait qu’il soit
tout menu. Menu, ça veut dire petit, mais Narcís
était plus que ça.
Le duc, un homme de la haute société barcelon-
aise, a toujours eu honte de son fils unique, mais
tant que c’était sa mère qui s’occupait de lui, il l’a
supporté. Les problèmes ont commencé en septem-
bre, m’avait dit le majordome, quand madame
Emma est morte. Le duc a essayé de vivre avec son
fils, mais ça s’est avéré impossible. Le fait que Narcís
soit toute la journée seul, vêtu comme un transse-
xuel et pleurant la mort de sa mère, ça le mettait
hors de lui.
« Mais tu as déjà quarante ans, bordel ! », criait
le duc, qui passait de plus en plus de temps hors de
la maison.
Un soir, las de ne pouvoir être à l’aise chez lui, le
duc a loué un duplex et est allé y vivre. Il a laissé

!225
Ramón dans la maison pour qu’il prenne soin de
Narcís et a donné à son fils une modique paie men-
suelle afin qu’il puisse se maintenir, en échange de
ne pas avoir à le voir. Ramón n’était pas très heureux
de cette décision, mais il était loyal au duc et cela
faisait déjà des mois qu’il s’occupait de l’enfant.
« Cette andouille ne va jamais te payer… Va-t’en
donc, tu ne perds rien », m’avait averti le major-
dome.
Bien sûr, je le savais, mais j’attendais avec impa-
tience que Narcís se lève du lit, tous les jours, et
qu’on aille à pied dans le quartier d’Eixample pour
facturer les publicités. Il s’en fichait des petits textes
que j’écrivais le matin, en revanche il me montrait le
quartier et me présentait comme « mon chef com-
mercial argentin ».
J’ai découvert rapidement que tous les gays du
quartier le connaissaient et l’évitaient : Narcís était
une espèce d’idiot du village, on lui promettait
n’importe quoi pour se débarrasser lui.
J’ai connu le monde gay de Barcelone comme
la paume de ma main. Je suis entré dans des boîtes
de nuit en pleine journée, j’ai connu des salons de
coiffure pour gays qui faisaient aussi des coupes
aux caniches, je me suis retrouvé dans des agences
de voyages qui offraient des tours à San Francisco
et d’autres destinations friendly, j’ai visité des sex-
shops et je me suis entretenu avec une faune de
gens merveilleux.
Au début, j’y allais avec Narcís, mais certains
après-midi où mon chef restait à la maison,
déprimé, à regarder des films, il m’envoyait seul faire

!226
des affaires. En me voyant arriver privé de compa-
gnie, les commerçants gays me prenaient à part et
me racontaient la même chose que le majordome
Ramón : « Tu sais que tu es en train de perdre du
temps, hein ? »
Et quand je leur répondais que oui, que j’étais
au courant, ils me regardaient d’un air bizarre. Je ne
pouvais pas leur expliquer ce que signifiait cette ex-
périence, la valeur que cela avait pour moi d’être
dans cette maison, avec Narcís et son majordome. Si
j’avais eu de l’argent, j’aurais payé pour qu’on me
permette d’entrer dans leurs vies.
Quand je passais chercher Cristina à son travail,
je pouvais lui raconter des histoires incroyables, à
Chiri aussi, et à mes parents, par mail. Je leur racon-
tais qu’un jour, j’ai emmené chez Narcís la thermos
avec le maté et Ramon s’est intéressé au mécanisme
de l’infusion. Le lendemain, lui-même faisait chauf-
fer l’eau et s’occupait de tout.
Est-ce que c’est si important d’être payé, pen-
sais-je, si un majordome, vêtu réellement comme un
majordome, te prépare le maté tous les matins ?
Chaque petite scène de ce mois a été mé-
morable : une provision d’anecdotes nutritives. La
meilleure a eu lieu le dernier jour, quand j’ai décidé
qu’il était l’heure de trouver un boulot pour de vrai.
Je suis arrivé tard, vers midi. Narcís avait com-
mencé par être évasif, car il était conscient qu’il me
devait un salaire. Il me disait que quand son père lui
paierait la mensualité, il me donnerait l’argent.
Grâce à Ramón, je savais que le duc lui avait donné
sa paie une semaine plus tôt. Je lui ai donc dit que je

!227
le laissais, qu’une revue ne pouvait pas se faire sans
maquettiste, ni sans imprimerie, ni sans pho-
tographe ou éditeurs. Je lui ai dit tout ce que j’aurais
pu lui dire le premier jour. Il est devenu agressif, sa
voix s’est faite plus fluette que jamais et il a laissé la
chatte au sol. Il m’a dit que je ne comprenais pas le
business, que je le laissais sur le bord de la route,
juste quand ça commençait à fonctionner. Il lançait
des petits cris, il se sentait volé. Il me disait que je
n’espère de paie d’aucune sorte si je l’abandonnais. Il
voulait se disputer et je ne lui ai pas fait ce plaisir.
Quand il a compris qu’il n’y avait pas de retour
en arrière possible, il a dit une phrase que Cristina a
longtemps répétée, chaque fois qu’elle faisait sem-
blant de s’énerver avec moi. Narcís m’a crié dessus,
avec toute la haine du monde : « Retourne dans ta
pampa, mon petit chat ! », et il s’en est allé dans sa
chambre en pleurs. Après quoi il a allumé la télé et a
mis le volume à fond.
Ramón, qui avait assisté au scandale, a levé les
sourcils et m’a donné une tape sur l’épaule. « C’est
toujours comme ça que ça finit », m’a dit le major-
dome avant de me saluer d’une poignée de main
ferme, sans ajouter un mot.
J’ai marché dans le couloir en cherchant la porte
de sortie et, comme tant d’autres fois, j’ai vu Narcís
du coin de l’œil dans sa chambre. Il pleurait et
murmurait une même phrase entrecoupée, tots em
deixen, qui signifie en catalan : « ils me laissent
tous », et ça m’a fendu le cœur.
Je suis entré dans sa chambre pour faire la paix
(ce n’était pas la première fois que j’y entrais) et je

!228
me suis assis à côté de lui. Ça oui, c’était la première
fois. Il a feint de ne pas me voir et a continué à re-
garder la télé, les yeux en compote et la respiration
saccadée. Sur le lit, il y avait une demi-douzaine de
VHS, avec les vieux films que Narcís regardait toute
la journée sans arrêt. J’ai réussi à lire quelques titres :
Jules César, Tant qu’il y aura des hommes, Bonjour
tristesse. Celle qui passait à la télé s’appelait Elle et
lui. Je n’ai pas reconnu le titre jusqu’à ce que je voie
les images sur l’écran. C’était An Affair to Remember.
— Celui-là, je l’ai vu, ai-je dit pour dire quelque
chose. En Argentine, il s’intitule Quelque chose à se
rappeler.
Il n’a rien répondu, il était fâché avec moi.
— Tu aimes Gary Grant ? ai-je demandé.
Il a fait non de la tête et a montré le téléviseur :
— J’aime l’écouter elle.
Sur l’écran, il y avait le visage d’une femme im-
posante. J’ai découvert que dans les autres films,
ceux qui étaient éparpillés sur les draps, c’était la
même actrice qui jouait, mais je n’ai pas eu le temps
d’être surpris, car Narcís a monté le volume.
— Écoute sa voix. C’est ma mère.
Et il a fermé les yeux.
Mon cœur a commencé à battre plus fort.
Soudain, j’ai compris que j’avais été dans cette mai-
son un mois entier pour qu’arrive ce moment.
— Maman a doublé Deborah Kerr dans tous ses
films.
Et moi, j’ai eu honte de la quantité d’heures que
j’avais passées dans la pension, à essayer d’écrire une
fausse histoire. Comme aurais-je pu avoir cette

!229
foutue idée, enfermé là-bas, celle du majordome qui
s’occupait d’un nain gay qui écoute la voix de sa
mère morte dans les doublages des films ? J’ai
ressenti de la peine, beaucoup de peine, pour tous
les écrivains qui fouillent leur imagination sans su-
ccès à la recherche d’histoires et je me suis installé à
côté de Narcís.
Il a appuyé sa tête sur ma poitrine.


!230
Gaussian blur

Je suis à San José de Costa Rica et il pleut. Je viens de


demander un café et j’ouvre mon ordi portable. Sou-
dain, j’apparais étiqueté sur une photo de Facebook
et je me dis qu’il s’agit d’une erreur, car à première
vue, je ne me vois pas sur l’image. C’est l’espace d’une
seconde, moins d’une seconde, jusqu’à ce que je
comprenne. Je suis resté à regarder la photo les yeux
ronds et sans ciller. Un moment passe, puis un autre,
et mon visage reste figé.
Je me défends de l’imminence avec l’immobilité
ridicule des lièvres qui restent cloués au milieu de la
route quand ils voient venir un camion en face. Le
garçon de l’hôtel doit penser que je suis en train de
regarder du porno en trois dimensions, un porno
nouveau et génial, car je ne réagis même pas quand il
arrive avec mon café. Je fais un effort ahurissant pour
que personne ne remarque ma réaction, car nous
sommes dans un espace public et je ne veux pas qu’on
me voie comme ça. Le truc, c’est que depuis que
Roberto est mort en juillet 2008, c’est la première fois
que je vois une photo de lui sans flouter ma vision.
Saloperie de Facebook et d’étiquettes intrusives. Je
n’ai pas eu le temps d’appliquer le gaussian blur, je ne
m’y attendais pas.

!231
Un second coup renforce mon désarroi. Je croyais
connaître toutes mes photos de famille, mais celle-là
n’était pas dans les albums de mon enfance, ni dans
les portraits de la maison où j’ai grandi. Sur la photo,
il y a un ciel d’été limpide, avec un inoffensif nuage
coupé par un immeuble dont je me souviens bien, en
face de la plage la plus fameuse de Mar del Plata.
Où donc cette photo avait-elle été fourrée tout ce
temps ? La réponse est simple : nulle part. Je décou-
vrirais plus tard que ce n’est pas réellement une pho-
to, mais une diapositive. Mon grand-père Marcos fai-
sait des diapos et les gardait dans des tiroirs que per-
sonne n’a regardés depuis sa mort.
Ma tante Ingrid a décidé ce mois-ci de toutes les
numériser, avant que le temps les mette hors d’usage.
Quand elle a trouvé cette photo, elle l’a envoyée par
mail à ma mère et ma mère l’a mise sur Facebook à
l’heure de la matinée argentine. Deux heures plus
tard, je suis dans ce bar, la garde baissée, à me dire
combien les patapoufs de mon genre aiment les buf-
fets à volonté dans les hôtels, et c’est comme ça que
l’image m’a pris d’assaut, sans que je puisse me
défendre.
Pour cette raison, ces paragraphes désordonnés et
sans structure s’organisent dans ma tête contre toute
logique et, pour cette raison, je me souviens instanta-
nément de Fernando et de León. Et d’une autre pho-
to de Mar del Plata. Mais ça viendra plus tard, quand
les larmes auront passé. Pour l’instant je les contiens
et je me laisse envahir par ces idées incongrues. Je ne
les écris pas, je les vois passer comme des wagons dans
un train de nuit.

!232
Ce sont des phrases sans grammaire interne qui
s’écrivent toutes seules et que je mettrai au propre un
peu plus tard, dans la chambre 1010, quand il ne sera
plus nécessaire de feindre la sérénité. Mais là, je suis
toujours au bar et la photo occupe trois quarts de
mon écran, et je la regarde fixement. Je cherche un
mail que m’a envoyé Fernando Luna il y a cinq ans. Je
cherche ce mail comme un antidote aux larmes.
*
Avant cela, je dois préciser qu’il n’est pas exact que
je n’ai jamais vu de photo de mon père après sa mort.
En réalité, quand je n’ai plus le choix, j’en en-
trevois une — dans l’entrée de la maison de ma sœur,
il y a deux portraits —, mais avant de passer à la cui-
sine, je prépare bien mon Photoshop mental et je
floute ma vision à environ soixante-cinq pour cent. Si
je dois regarder des photos de Roberto, je me dis, que
ce soit au moins avec ce filtre.
Attention : je n’ai pas peur de le voir ou de me
retrouver à faire la moue. C’est plutôt de l’ordre de la
superstition. Une nuit, Alejandro Dolina a dit
quelque chose à la radio qui m’est restée dans la tête.
Il a dit que dans les photos où apparaissent des êtres
chers décédés, les morts savent qu’ils sont morts et te
regardent, depuis le papier, avec un visage complice et
triste, comme disant : « Qu’est-ce qu’on peut bien y
faire. »
Je ne sais pas si c’est vrai — au fond, je crois que
si — mais quand il y a des photos de Roberto qui
traînent, je les évite, au cas où. C’est une stratégie
lâche, je suppose, mais c’est aussi une forme de

!233
préservation. Le même mécanisme m’a empêché
toutes ces années d’aller dans la maison de Mercedes
où je suis né et où il est mort.
Les nombreuses fois où je suis allé en Argentine,
je ne me suis pas arrêté à la maison, car je veux con-
server dans ma mémoire d’autres images de ces
pièces, des images plutôt inoffensives et quotidiennes
où personne ne meurt dans le fauteuil de la salle à
manger. Je ne saurais pas quoi faire dans cette maison
si je la visitais aujourd’hui, de la même façon qu’au-
jourd’hui, je ne sais pas quoi faire de cette photo de
Facebook qui apparaît sans crier gare, au Costa Rica,
alors que je suis à ce point sans filtre et que je n’ai
même pas encore déjeuné.
Je cherche dans Gmail le message de Fernando,
désespérément, mais je ne le trouve pas. Comme je
sais quel jour il me l’a envoyé, les associations d’idées
m’emportent à un souvenir pire.
Je me souviens, cette fois-ci paniqué, d’une autre
photo dont je sais qu’elle existe et que je ne regarderai
jamais, quand bien même on me mettrait un revolver
sur la tempe. Quand Roberto est mort en
juillet 2008, j’avais les valises prêtes pour partir à
Buenos Aires et présenter mon second livre.
En apprenant la nouvelle, j’ai essayé d’avancer le
vol de quelques jours, mais c’était impossible et je
n’ai pu être là à temps pour la veillée mortuaire, ni
non plus pour l’enterrement. C’est bizarre de dire
que je ne suis pas arrivé à temps, quand l’objectif
n’est pas de voir ton père vivant une dernière fois,
mais de le voir mort pour la première fois. Chiri
était mon correspondant de guerre. Il était au

!234
cimetière de Mercedes et m’a appelé par téléphone à
Barcelone. Il m’a tout raconté, il m’a dit qu’il y avait
eu beaucoup de monde, que ma mère avait été forte
et il m’a aussi raconté des détails de la veillée, qu’elle
avait duré une nuit entière, etc. C’était une conversa-
tion téléphonique étrange, car on a parlé comme si
on était adultes.
Je me souviens de cela et de presque rien d’autre.
On n’avait pas prévu de parler comme ça, personne
ne prévoit de parler comme ça. Heureusement — la
distance sert parfois à quelque chose —, je n’ai jamais
vu mon père mort pour la première fois. Or, une se-
maine plus tard, quand j’ai finalement présenté mon
livre, mon oncle Toto était présent dans les travées du
théâtre. Une fois la présentation terminée, il s’est ap-
proché, des cernes sous les yeux, la mort de son grand
frère l’avait affecté, et il m’a murmuré à l’oreille
quelque chose qui m’a laissé comme deux ronds de
flan :
« Comme tu n’as pas pu venir à l’enterrement, a-
t-il dit, j’ai pris une photo de lui dans le cercueil. Il
était tranquille, il était en paix. Je ne sais pas si tu
veux la photo maintenant, ou si tu la veux plus tard.
Je l’ai là, dans la voiture. Demande-moi quand tu
veux, je te la garde. »
Je ne lui ai pas demandé, ni alors, ni ensuite.
Mais depuis ce jour, le seul fait de savoir que cette
image existe et qu’en prime elle m’attend quelque
part, fait que je ressens une angoisse qui me donne
le tournis. Il n’y a pas de gaussian blur qui vaille avec
cette image. À la corbeille, urgent.
Je préfère celle qui vient de me sauter dessus sur

!235
Facebook, où il y a un ciel et des nuages et un Pespi.
Cette photo de ciel de Mar del Plata est neuve, en
plus. Bien plus neuve que la photo de mon père
mort. Elle est neuve, je veux dire, dans un sens très
large, car je n’ai jamais vu, ni avant, ni maintenant,
une image où nous étions tous les deux aussi proches,
à ce point au début de notre histoire.
C’est peut-être janvier ou février 1973, j’imagine,
pas plus, et mon père me porte dans ses bras. Sur la
photo, je suis sur le point de fêter mon deuxième an-
niversaire et on se regarde. Lui de face, moi un peu de
profil. Est-ce que je sais déjà que c’est mon père ? je
me demande tandis que le café du Costa Rica refroi-
dit. J’imagine que oui ; à deux ans, on a déjà l’intu-
ition des relations intenses.
Et lui, sait-il déjà que je suis son fils, je veux dire,
dans le sens le plus profond et le plus absolu ? Son
sourire semble indiquer que non. Il ne sait pas encore
que je ne serai jamais un bon joueur de tennis. Il n’a
pas la moindre idée que souvent, dans le futur, il ne
fermera pas l’œil de la nuit, à se demander où je suis,
à quelle heure je rentrerai, si je rentre. Il ne sait pas
qu’un jour j’irai vivre loin et que je ne serai pas près
de lui quand il mourra. C’est l’été, c’est Mar del Pla-
ta, il n’y a aucune raison qu’il ne sache rien de cela.
Que sait-il donc de moi alors ? Que veut-il de
moi cet après-midi-là ? S’imagine-t-il en ce moment
précis comment vont être nos conversations dans le
futur, comme je pense à mes futures conversations
avec Nina ? Est-ce qu’il comprend, ou pour le moins
s’imagine, que ma main droite, rondelette et flaccide,
est déjà en position dactylographique ? Sait-il déjà

!236
que j’écrirai parfois sur lui, quand je serais grand, et
que lorsqu’il mourra, je mettrai cinq ans à le pleurer
vraiment, et que je le ferai dans un hôtel du Costa
Rica et pas à son enterrement, ni même dans notre
maison où je n’ai pas pu retourner ? Le train de nuit
des questions passe rapidement au-dessus de la table
et fait trembler toutes les cuillères. Ce n’est pas encore
moi qui pleure, c’est un train sans fenêtre et nocturne
qu’on perçoit plus qu’on ne le voit. C’est pour ça que
je n’ai jamais voulu voir des photos de lui ni entrer de
nouveau dans la salle à manger de la maison. Car je
n’aime pas les questions qui apparaissent quand j’ai la
garde baissée.
Que va penser le garçon d’hôtel costaricain en
voyant un patapouf qui se met à chialer en silence
en regardant du porno en trois dimensions ? J’essaie
de me calmer, mais je n’y arrive pas. Je pense alors
que je vais avoir deux ans sur la photo, mais je re-
marque plutôt son âge que le mien. Robert va avoir
vingt-neuf ans, il a quatorze ans de moins que moi
aujourd’hui. C’est un jeune mec avec son premier
fils dans les bras. Je connais cette sensation, celle
d’avoir ton premier enfant dans les bras et de croire
dans l’éternité. Je dois pleurer. Je devais bien le faire
un jour ou l’autre, je pense, ce qui est con, c’est que
ce soit au Costa Rica, si loin de tout, et qu’il y a un
couple de vieux hollandais qui me regardent de tra-
vers. Ce qui est con, c’est que j’ai l’estomac re-
tourné, juste devant un buffet à volonté. Espérons
que ce soit vrai que Facebook fasse faillite dans deux
ou trois ans. Ce n’était pas là, ni maintenant qu’il
fallait pleurer.

!237
Il aurait fallu pleurer la nuit où ma sœur a appelé
pour m’avertir que Roberto était mort, mais je n’ai
pas pu. J’étais en train de jouer avec Nina et Cristina
dans le bureau, à la maison. C’était l’été, les fenêtres
étaient ouvertes. Quand j’ai compris ce qui se passait,
ma première réaction a été de faire des signes à Cris
pour qu’elle emmène Nina dans une autre pièce. J’ai
eu peur de m’effondrer et, du haut de ses quatre ans,
qu’elle s’effraie. Ces larmes non résolues ont duré une
demi-décennie.
Je les ai reportées une semaine de plus, la nuit
de la présentation du livre, à Buenos Aires, quand
nous sommes sortis de scène avec Chiri et que
Roberto n’était pas au premier rang. Quelque chose
d’autre s’était passée cette nuit-là, un peu après que
mon oncle Toto m’a offert la photographie que je n’ai
jamais acceptée. À un moment donné, avant de
commencer à signer les livres dans le hall du théâtre,
Fernando Luna m’a pris à part. Fernando, c’est un
vieux copain de Mercedes qui était allé voir la présen-
tation. Mais je dois raconter quelque chose avant,
c’est pour ça que je dis que ces paragraphes n’ont ni
structure, ni logique.
*
Je dois raconter qu’il y a de cela des années, en
1993, je travaillais dans une revue de Mercedes et je
suis allé à Mar del Plata pour réaliser un entretien de
Fernando Luna. Il avait un programme de télévision,
très regardé en ville, où il interpellait des habitants de
Mercedes qu’il passait dans ses reportages. Sa femme
était la caméraman et ses enfants tiraient les câbles.

!238
Fernando avait deux fils. Le plus jeune, León, avait eu
ou allait avoir dix ans. Au cours de ces journées où
j’étais avec la famille Luna sur la côte, j’ai pu ob-
server de près la relation que Fernando avait avec
son fils : ils avaient une complicité énorme, surtout
sur les questions footballistiques, et ils me rap-
pelaient la mienne avec Roberto.
Un matin, Fernando me racontait, pour l’article
que je faisais sur lui, qu’il était allé voir un match
Boca-Independiente avec León, pour la coupe esti-
vale, et qu’ils s’étaient perdus en voiture, qu’ils
avaient passé le stade et n’étaient arrivés que pour la
seconde mi-temps, quand Independiente gagnait
déjà un à zéro. Ensuite, il y a eu un but de Boca qui
a été annulé.
« Tu ne sais pas comment on était énervés, me di-
sait Fernando, on a raté le premier but et le seul
qu’on a pu voir n’en était même pas un… Il y avait
un type qui lâchait des gros mots dans les gradins, il a
jeté une bouteille sur l’arbitre, tu te rappelles León ? »
Alors, León l’a regardé et lui a dit, très sérieusement :
« C’était toi, papa. »
Je me souviens des ping-pongs verbaux de ce
genre qu’ils faisaient entre eux, comme tout était
prévu en avance. Je pensais que si ces pas de comédie
étaient spontanés, c’était très bien, mais que s’ils les
avaient préparés pour me faire marrer, alors là, c’était
encore mieux.
Un peu plus tard, un an après je dirais, León est
mort brusquement, à onze ans, d’une maladie
foudroyante. Je vivais à Buenos Aires et celui qui m’a
annoncé le drame, c’était mon père, par téléphone.

!239
Ce matin-là, quand j’ai raccroché, j’ai pleuré d’une
façon tout à fait démesurée, très semblable à celle du
Costa Rica. J’ai eu une attaque de spasmes brefs,
comme un hoquet géant, et j’ai cru que je n’allais ja-
mais m’arrêter. La façon dont Roberto m’a donné la
nouvelle par téléphone a été dévastatrice ; c’était ça, la
cause de mes larmes. Il n’a rien dit de spécial, il était
très timide dans les situations graves, mais il y avait
quelque chose dans sa voix qui essayait de dire : « J’ai
peur », il y avait une inflexion au téléphone qui
disait : « Ne me fais jamais ça ».
Une autre année avait passé et, avec Fernando
Luna, on a fondé à Mercedes un journal qui s’appelait
El Domingo. On discutait beaucoup à cette époque et,
un jour, il m’a raconté que la photo qui est sur la
tombe de León, c’est une photo que j’avais prise au
cours de ces journées à Mar del Plata. Il m’a demandé
si je voulais aller la voir. Je lui ai dit que non, même si
je m’en souvenais parfaitement. C’est une photo où
León est avec une caméra VHS en train de filmer en
même temps que je le photographie. Fernando m’a
aussi dit, cet après-midi-là, que certaines blessures
mineures pouvaient cicatriser après la mort d’un fils,
mais qu’on ne pouvait plus jamais être heureux.
*
Ça faisait des années que je n’avais pas croisé
Fernando, quand je l’ai vu apparaître dans le hall du
théâtre cette nuit de 2008, une semaine après la mort
de Roberto. Il m’a pris en aparté. J’ai pensé qu’il allait
me présenter ses condoléances, comme d’autres per-
sonnes de Mercedes l’avaient fait ces jours-ci, mais il

!240
m’a simplement salué et m’a dit : « Je t’ai envoyé un
mail ce matin, tu l’as lu ? » Je lui ai dit que non, que
j’avais été très occupé toute la journée. Il m’a dit :
« Lis-le. »
Relire ce message, qui est une espèce de photo
verbale, me servirait bien plus tard, dans une chambre
au Costa Rica, pour calmer mes sanglots :

« La semaine dernière, me disait Fernando dans


ce mail du 16 juillet 2008, je suis sorti de chez
Magadán avec un CD de Sabina et j’ai traversé
vers la librairie Chelén pour voir si ton livre était
arrivé, et sur le trottoir, il y avait ton père avec
ton livre dans les mains. Le bonhomme regardait
la vitrine, Andrecito Monferrand avait mis un
paquet de tes livres en piles comme si c’était un
best-seller. Un jour, Nina sera grande et tu
comprendras mieux ce que je suis en train de te
raconter. Je t’écris ça et j’ai la chair de poule,
comme si j’étais au stade de La Bombonera. On
s’est mis à parler, avec ton père, il m’a dit que
Chichita me cherchait pour voir si je voulais
venir à la présentation de ton livre en Combi et,
à un moment donné, il y a eu un silence. Je me
rends compte maintenant que je voulais dire
quelque chose mais je n’avais pas trouvé les mots.
Je voulais lui dire que je t’ai toujours vu comme le
sacré patapouf que tu es. Je voulais lui dire que je
sens un plaisir énorme quand il y a un nouveau
joueur qui arrive à Boca, et qu’à la troisième
touche de balle, je prédis : « Celui-là, ça va être
un crack. Lui, à Boca, il va tout casser ! » Ça

!241
m’est arrivé avec Riquelme, avec Bati et avec
Márcico. Et il y a quelques années avec ton fils.
Voilà ce que je voulais lui dire, mais je ne lui ai
rien dit. Toute façon, il a dû comprendre quelque
chose, parce que les gens sont aussi des instincts,
pour ça, il m’a regardé dans les yeux, comme le
faisait ton père, un peu de côté, et il m’a dit :
« Bon, on se voit au théâtre, à plus. » Crois-moi,
je n’ai jamais autant parlé de choses importantes
avec lui. Cette nuit-là (et je le sais maintenant
que je crois en Dieu et que je n’ai pas de fils qui
écrive des livres, vu que le mien est parti avant),
j’ai eu la confirmation que ton père était un
grand type, et ça, patapouf, c’est une chose bien
plus difficile que d’écrire des livres. Quand je suis
parti, il est resté là, devant la place, avec ton livre
dans la main, à regarder la vitrine. Le
lendemain, j’ai appris la nouvelle et je ne pouvais
pas le croire. Je devais te le raconter parce que c’est
la vérité, ce n’est pas juste des phrases… Tu l’as
rendu heureux jusqu’au dernier instant de sa vie,
tu ne sais pas comment était cet homme, là,
debout, à regarder tes livres. »

C’était ça. Il fallait pleurer. Et pleurer, ça fait du


bien. Dans cette chambre au Costa Rica, quand le
calme est enfin revenu, quand il n’y a plus toute l’eau
que le barrage avait retenue pendant cinq ans, et
quand les wagons du train de nuit sont — enfin —
passés à la vitesse de la lumière, je comprends que la
photo entre Roberto et moi, celle de Mar del Plata,
c’est la première d’une histoire qui a duré presque

!242
quarante ans. Je veux la choisir comme la première.
Et je choisis comme dernière photo de cette his-
toire, celle que m’a offerte sans le savoir Fernando
dans son mail, celle qui sert à présent à terminer le
deuil. À partir d’aujourd’hui, j’imagine, je pourrais de
nouveau voir mon père sans flouter ma vision, mais
en face.


!243
Une alarme inattendue

Pendant une demi-vie, la chose la plus tragique qui


puisse t’arriver, c’est ta propre mort égoïste, mais
soudain, quelque chose arrive et boum !, elle change
pour toujours l’épicentre de tes peurs. J’ai découvert
ça dans un taxi. Un peu plus tôt, on m’avait payé
pour quelque chose que je n’attendais pas, pour
quelque chose qui n’était même pas un travail. J’ai
donc décidé de ne pas faire le voyage de la capitale à
La Plata dans un bus crado, car le minimum que tu
puisses acheter avec de l’argent inattendu, c’est de la
commodité. Le problème, c’est que j’ai choisi un taxi
qui était sur le point de franchir une limite.
Je me souviens très bien de la date : c’était à l’hi-
ver 2008. J’étais allé à Buenos Aires pour présenter
mon livre España perdiste dans un théâtre, et au mi-
lieu du voyage, mon père était mort et j’étais un peu
comme une âme en peine. J’ai quand même fait ma
présentation et tout s’est déroulé de manière plus ou
moins décente.
Une semaine plus tard, mon amie Carolina
présentait son premier livre dans la librairie Ateneo et
elle m’a invité à la présentation en tant que modéra-
teur. Elle travaillait avec la maison d’édition Aguilar.
J’étais très déçu par Sudamericana, parce qu’après la

!245
présentation de mon livre, España perdiste n’était dans
aucune librairie.
Quand je suis arrivé à l’Ateneo, les gens de chez
Aguilar avaient mis des centaines de bouquins de
Carolina et tous ceux qui entraient en achetaient un.
Ah ! Comment j’ai détesté Sudamericana ! Mais il
manquait encore la cerise sur le gâteau. Quand la
présentation de Caroline s’est terminée, une personne
de chez Aguilar s’est approchée et m’a donné une en-
veloppe avec de l’argent.
— Qu’est-ce que c’est ? ai-je voulu savoir.
— Notre maison a l’habitude de payer ceux qui
accompagnent les auteurs, m’a dit la fille de chez
Aguilar.
J’ai pensé au pauvre Chiri qui était venu m’aider
lors de ma présentation la semaine d’avant. Et à
Laura Canoura, qui a fait le trajet depuis Montev-
ideo avec son pianiste pour venir chanter… Les gens
de Sudamericana n’avaient donné ni l’heure de tra-
vail, ni un café au lait, ni même un merci. Ce soir-là,
j’étais vraiment en rogne contre ma maison d’édition.
Je suis sorti de la librairie Ateneo en pétard, l’en-
veloppe de billets dans mon sac. Il faisait déjà nuit. Je
devais manger chez ma sœur, j’ai donc demandé où je
pouvais prendre le bus pour La Plata. On m’a donné
une explication si emberlificotée que mon cerveau a
fait le tire-au-flanc. J’ai fini par arrêter un taxi. C’est
Aguilar qui paierait.
Vu que ça allait être une course plutôt longue, j’ai
demandé au taxi un prix fixe. Le chauffeur était un
homme d’âge moyen, brun, aux yeux fatigués, et il
n’avait pas la moindre idée d’un prix fixe. Il m’a ex-

!246
pliqué que ça faisait une semaine qu’il conduisait le
taxi, que la voiture était à un cousin et que si c’était
un long trajet, c’était mieux, car il avait besoin d’ar-
gent. Il a appelé son cousin et lui a demandé instruc-
tions et tarifs. Le cousin, à travers le kit mains-libres,
a dit un prix à voix haute. Le taxi m’a regardé. J’ai ac-
cepté et nous nous sommes mis en route.
Nous avons pris l’avenue Santa Fe puis, sur l’a-
venue Nueve de Julio, j’ai constaté que le type con-
duisait nerveusement. J’ai pensé à de la cocaïne. Puis,
j’ai supposé qu’il devait être tendu parce qu’il n’avait
pas l’habitude de conduire, mais ce n’était pas ça du
tout. La réponse viendrait par téléphone.
Le trajet que nous étions sur le point de faire cor-
respond à une soixantaine de kilomètres. Le télé-
phone de la voiture sonnerait plusieurs fois, mais le
premier appel a eu lieu quand nous sommes entrés
sur l’autoroute, à la hauteur de l’avenue Brasil. Le
chauffeur a mis le kit mains-libres et la voix d’une
femme a résonné dans la voiture :
— Ça empire, Alberto, je ne sais pas quoi faire ! a
crié la femme.
— Je t’ai dit de l’emmener dans une clinique et
qu’on verrait ensuite, a crié le chauffeur avant de
griller un feu.
— Avec quel argent, tu veux me rendre folle ?
— Sors-la de la maison, habille-la et emmène-la
chez Durán, emmène-la n’importe où !
— Avec quelle voiture !
— Demande à ta foutue mère qu’elle demande la
voiture à son mari ! Qu’est-ce que tu veux que je
fasse, moi ? Je suis sur l’autoroute de La Plata !

!247
La femme au milieu des larmes s’est mise à insul-
ter le chauffeur du taxi, mais on sentait qu’en même
temps elle l’écoutait : on l’entendait marcher, souffler,
et ensuite, des bruits d’extérieur, et des coups de kla-
xons. Dans ma tête, ça voulait dire : elle a pris sa fille
dans ses bras, elle a descendu des escaliers, elle est sor-
tie dans la rue.
Le chauffeur a aussi déchiffré ces sons et a donné
des indications imprécises. À un moment donné, on
a entendu des sanglots au téléphone ; j’ai cru que
c’était la femme. Mais c’était les pleurs de la fille. Je
l’ai compris car le chauffeur, en les entendant, a crispé
ses poings sur le volant et a dit à la femme qu’il était
en train de rouler, qu’il ne pouvait pas continuer de
discuter. Il a raccroché.
Pendant un temps, on ne s’est rien dit. Mais au
bout d’une minute, comme si le chauffeur avait
réfléchi au fait de me raconter ou non ce qui lui ar-
rivait, il m’a demandé des excuses et m’a entièrement
expliqué sa tragédie.
Il s’est lâché sans aucune pause, j’ai en tout cas le
souvenir d’un énorme bloc sans espaces, ni virgules,
ni nuances. Il m’a dit que cela faisait six nuits que sa
fille avait beaucoup de fièvre et qu’il était en train de
se séparer de sa femme depuis plus longtemps mais
que maintenant la famille de sa femme disait qu’il
voulait se séparer pour ne pas s’occuper de la maladie
de sa fille et qu’il ne dormait pratiquement plus parce
qu’il travaillait la journée dans une fourrière et la nuit
avec le taxi du cousin parce qu’il voulait emmener sa
fille dans un hôpital privé parce que les hôpitaux
publics la renverraient à la maison avec deux petites

!248
aspirines et que sa femme commençait à le rendre
fou. Il a dit quelque chose comme ça, et même plus
long, et il n’y avait pas de virgules. Quand il a
commencé à parler, le compteur de vitesse était à
cent-dix, et quand il a fini de parler, on était déjà à
cent-soixante. J’ai eu peur, mais je n’ai rien dit vu que
le taxi parlait sans coupure, comme s’il était en train
de répéter devant un miroir un brouillon qu’il devrait
dire plus tard.
La tension était dans ses mains, pas dans ses mots.
Je regardais ses articulations et cherchais contre la
montre quelque parole de courage, ou de consolation,
car il roulait sur l’autoroute à une vitesse terrifiante.
Quand j’ai trouvé une phrase à dire, quelque chose
m’en a empêché.
Une alarme insupportable s’est mise à résonner
dans la voiture, une alarme puissante et désespérée,
comme les sirènes antivol des voitures à l’arrêt.
Ni lui, ni moi n’avons compris ce qui se passait,
jusqu’à ce qu’une voix métallique enregistrée surgisse
du kit mains-libres :
« Vous quittez le périmètre de la Ville de Buenos
Aires, disait la voix, vous devez entrer le code de
sécurité. »
La phrase a été répétée trois fois, par-dessus
l’alarme. Le chauffeur du taxi n’avait pas la moindre
idée de ce que voulait dire le message et il a appelé
son cousin avec ses doigts gourds. Le cousin lui a dit
que c’était un système de sécurité du taxi. On a eu du
mal à comprendre son explication, l’alarme couvrait
tout : « Alberto ! a crié le cousin, tu as sûrement
franchi la limite de Capitale et le radar l’a capté. Tu

!249
dois être en Province. Il faut avertir la centrale que le
passager n’est pas en train de te braquer ou ne t’a pas
volé le taxi. Note ce numéro… »
Le cousin lui a donné un numéro à six chiffres. Le
chauffeur l’a tapé sur son téléphone et l’alarme a ar-
rêté de sonner. Dans le taxi une paix vide, irréelle s’est
fait sentir, semblable au moment où une machine à
laver arrête de vibrer. On a roulé en silence pendant
une dizaine de minutes. Je regardais régulièrement le
compteur de vitesse et, du coin de l’œil, je surveillais
dans le rétroviseur le visage du chauffeur.
Quand le téléphone a sonné une dernière fois, il
ne restait plus que dix ou quinze kilomètres avant
d’arriver à La Plata. Cette fois, la femme pleurait tout
en hurlant et on ne comprenait pas très bien ce
qu’elle disait. La seule phrase qu’on a entendue
clairement, c’était la suivante : « Elle est morte. » Elle
l’a dit trois ou quatre fois, parmi d’autres mots entre-
coupés, puis elle a lâché un sanglot à vous râper la
peau.
Le chauffeur répétait en criant : « Vanina, qu’est-
ce qui se passe », et la femme répondait toujours les
trois mêmes mots, mais lui, il semblait ne pas com-
prendre la réponse et redemandait : « Vanina, qu’est-
ce qui se passe », et elle, à nouveau la même chose. Ça
a duré trente secondes, en boucle, qui ont été coupées
net, comme si le téléphone de la femme était tombé
dans un trou. On n’a rien dit.
Tous les deux, on a fait comme si cette communi-
cation n’avait pas eu lieu. Ni le « Vanina, qu’est-ce qui
se passe », ni la réponse monocorde et sans rythme.
Ce silence était étrange, il était rempli de surdité.

!250
À un moment donné, le paysage a commencé à
changer : les arbres et les usines ont commencé à
s’étirer par la fenêtre. J’ai mis du temps à me rendre
compte que la vitesse de la voiture s’était envolée.
J’ai agrippé de mes doigts le siège devant moi. Le
compteur était à cent-quatre-vingt-dix et j’ai fermé les
yeux. Je les ai rouverts et il indiquait plus de deux-
cents. J’ai à nouveau fermé les yeux et j’ai pensé deux
choses : soit le chauffeur du taxi veut se tuer, avec moi
à l’intérieur, soit il veut me laisser à La Plata le plus
rapidement possible pour retourner à Buenos Aires.
Je lui ai touché l’épaule, sans ouvrir les yeux :
— Laissez-moi ici et repartez.
— Comment ça, ici ? Ici, sur la route ?
— Ici même. Arrêtez-vous ici !
Il a freiné sur le bas-côté dans une manœuvre en
zigzag. Il s’est retourné et m’a regardé pour la pre-
mière fois dans les yeux.
En le voyant de face, j’ai compris qu’il était plus
jeune que ce que je pensais : il ne devait pas avoir plus
de vingt-cinq ans et ça faisait un bout de temps qu’il
pleurait. Je ne m’étais pas rendu compte de ça. Il avait
certainement fait des efforts pour m’éviter le bruit de
ses reniflements.
« Sérieux ? m’a-t-il dit en me regardant dans les
yeux. Ça t’emmerde pas si je te laisse là ? »
Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de problème, que
je pouvais appeler un autre taxi avec mon téléphone.
En réalité, je ne pouvais pas faire d’appel local avec
mon téléphone espagnol, mais ce que je ne venais de
dire n’était pas de la générosité : c’était de la peur,
l’épouvante de se foutre en l’air contre un poteau.

!251
Ce qui est sûr, c’est que je voulais sortir de sa
tragédie immédiatement.
Si le taxi devait se tuer avec sa voiture, que ce soit
de retour à la capitale et seul, pas avec moi sur le siège
arrière. Je me suis senti coupable de penser cela, mais
c’est ce que j’ai pensé. Aussi, j’ai fait ce que font
généralement les lâches quand ils se sentent
coupables : j’ai sorti de mon sac l’enveloppe que
m’avaient donnée les gens d’Aguilar et j’ai gardé cent
pesos. J’ai fermé l’enveloppe et je lui ai donnée,
pleine, avec tous les billets dedans.
« Pour le voyage et le pourboire », ai-je dit.
Le chauffeur a regardé l’argent et n’a pas même
joué l’habituel : « Non, cher ami, je ne peux pas ac-
cepter ça. » Il a sauté par-dessus n’importe quelle tra-
dition idiote car il s’avait que faire des politesses serait
une perte de temps.
Je suis descendu de la voiture. Je l’ai imaginé ar-
rivant au péage et changeant de voie à la vitesse de
l’éclair. Je suis resté debout, les bras croisés de froid.
Il faisait noir et il n’y avait de station-service nulle
part. Je devais me mettre à marcher dans une direc-
tion, mais je n’ai pas pu : j’avais une angoisse terrible
des lumières de véhicules qui allaient et venaient. Je
ne voulais pas bouger de mes deux dalles de paix.
Alors je me suis assis par terre, les pieds en croix,
et j’ai pensé à ce que je n’avais pas voulu penser. J’ai
pensé à Nina et ses quatre ans. J’ai pensé avec horreur
à ma fille, qui était certainement à la maison en train
de dormir, et j’ai pensé à mon père, qui était mort dix
nuits plus tôt. J’ai d’un coup senti que je franchissais
une limite. Ici même, en ce moment précis. Pas une

!252
limite qui sépare la capitale de la province. C’était
une frontière plus profonde : de fils, j’étais devenu
père. De n’avoir jamais peur, à vivre à jamais en état
de panique.
Cette nuit-là, dans une zone imprécise entre
Quilmes et Berazategui, j’ai commencé à entendre
une alarme terrifiante dans ma tête. Et je n’avais pas
— je n’aurai jamais — le code de sécurité pour
l’éteindre.


!253
Aux compagnons de voyage

Je dédie ce livre à mes filles, à Julieta (qui a un jour


gagné six de mes livres et, depuis quatre autres,
m'accompagne) et aux lecteurs qui ont aveuglément
souscrit à la première édition de cette anthologie:

SEBASTIÁN  ABALLAY, RITA  ABALONE, JENNIFER  ABATE, PABLO


JAVIER  ABDALA, VANINA  ABRAHAM, MARIANO "BABY"  ABSATZ,
CARLOS  ACEVEDO, HORACIO ANTONIO  ACHAVAL FRATINI, MA-
RIANO MATÍAS  ACOSTA, NICOLÁS  ACOSTA, CLARA  ADAMI, LEAN-
DRO ALBERTO  ADARO, VERA  ADDUCI, JUANA  AGUILAR,
LUCIA  AGUILAR, JESUS MARCELO  AGUILAR ACOSTA,
L I S A N D R O  A G U I L E R A , M A U R O  A G U I L E R A , M A R I S O L
A L E J A N D R A  A G U I R R E , M AT I A S  A G U I R R E R A M Í R E Z ,
R A M I R O  A G U I R R E S A R A V I A , D A N I E L  A H U N C H A I N ,
LEONARDO AIELLO, SILVIA AIRA, TERESA ALANIS, ANDREA ALBA,
FERNANDO  ALBARRAN, LEANDRO MARTIN  ALBERDI, MARIA ELE-
NA ALBERTI, LUCAS ALBORNOZ, JULIÁN ALCÁNTARA, LAURA MA-
LÉN  ALCAZAR, JUAN MARTÍN  ALCÁZAR ANDRÉS, MARCIA  ALE-
GRE, LEONEL  ALFARO, TULI  ALFARO, MARÍA VIRGINIA  ALI, WAL-
TER  ALINI, GERMAN  ALONSO, MARIA JULIETA  ALSINA, MARÍA
LAURA  ALSINA, JOSE BENITO  ALTAMIRA, MARIA CLARA  ALTAMI-
RANO GARESE, SALVADOR ALTINIER, MARIA RITA ALTONAGA AR-
MENDARIZ, LUCIANO  ALVA, NACHO  ALVA, MARÍA EUGENIA  ALVA-
REDO SCHEGTEL, JUAN PEDRO  ALVAREZ, MARÍA JULIETA  ALVA-
REZ, MARIANO IGNACIO ALVAREZ, TERE ALVAREZ, VIVIANA ALVA-
R E Z , J AV I E R  A LVA R E Z L E L L , I V Á N D A R Í O  A M A D O ,
GUILLERMO AMADOR, CECILIA AMANATTO, FAMILIA ANDECHAGA,

!255
ABIGAIL  ANDERLE, DIEGO  ANDERS, GONZALO  ANGAUT,
MARTÍN  ANGRESANO, VALERIA  ANTIH, GUSTAVO  ANTONELLI,
SANTIAGO NICOLAS  ANTONELLI, ALDANA  APREA, JULIO  APREA,
MARÍA ADELA APUD, MIGUEL ARAGUES PELEATO, IRMA ARANDA,
M A R T I N  A R A N D A , C A R L I T O S  A R A N D A K A I S E R ,
HUMBERTO  ARANDA KAISER, GUILLERMO  ARANDA KAISER, ELI-
SA  ARÁOZ, ALVARO  ARAUJO PINTO, LUIS ALFONSO  ARAYA RO-
DRIGUEZ, HUGO ARBIZA, GERMAN ARCADIGNI, LUCIANA ARCILA
TENIAS, LEANDRO  ARÉVALO, WILFORD  ARGANDOÑA CONTRE-
RAS, CORINA  ARGUELLES, GUX  ARIAS, YAMILA  ARMESTO, GA-
BRIEL ARNOSO, PABLO ARO GERALDES, MELINA BELÉN ARRIETA,
GONZALO RAÚL  ARRIETA ZEFFERINO, DANIEL  ARRIGO, ALEJAN-
DRA  ARRUA, CLAUDIA  ARUQUIPA, LUCIANA  ASSENZA MAYOL,
CAROLINA ATENCIO, CÉSAR OCTAVIO AUGUSTO, MATÍAS AVALOS,
PAULINA AVIETTI, DANIEL AVILA, HILDA INÉS ÁVILA, CARMEN AYA-
LA, MAURICIO AYALA OROZCO, SERGIO AYBAR, ESTEBAN AZCÁ-
RATE, MARIEL  AZCONA, ALDO  BABAGLIO, LOS  BACALAOS, GA-
BRIEL  BAEZ, JOAQUIN  BAFFICO, CAROLINA  BAIGUERA,
MATIAS  BAIS, DANIELA  BALADO, RUBEN  BALANGERO, GRACIELA
MABEL  BALBI, NATALIA CAROLINA  BALDO, MATIAS  BALESTRIERI,
FEDERICO SEBASTIÁN  BALLARATI, IGNACIO  BALLESTEROS, FA-
CUNDO  BAÑOS, MARCO AUGUSTO  BARBIERI, SEBASTIAN  BAR-
BIERI, ANDREA  BARBOZA, RODRIGO  BARCIA, FANNY  BARCOS,
URIEL  BARENSTEIN, MARILÚ  BARRADAS, JUAN PABLO  BARRA-
GÁN, NOELIA  BARRAL, HUGO OSCAR  BARRAZA, PEDRO  BARRE-
RA LAPI, SEBASTIAN  BARRETO, ANABELLA LAURA  BARRETTO,
ADRIEL BARRIO, EDUARDO BARRO, MARIANO MARCELO BARROS,
JOSE MATÍAS  BASCARAN, FERNANDO  BASERGA, JAIME  BASTE-
RRA, MANUEL  BAYALA, CECILIA  BAZÁN, CELESTE  BECK,
JAVIER BEGUÉ, DAVID PAUL BELANGER, EMMANUEL BELAUS, AN-
TONIO  BELÁUSTEGUI, ALICIA IRENE  BELINCO, EMILIO  BELLOCQ,
FRANCO NICOLAS BELLOMO, HERNÁN "PULGA" BENEDETTO, IG-
NACIO BENGOLEA, KIKE BENITEZ, OSCAR BENITEZ, ELÍAS SEBAS-
TIÁN  BENÍTEZ, ARTURO SAMUEL  BENITEZ CAMACHO, MACARE-
NA  BENITEZ CAMOZZI, NATALIA  BENSI, ARIEL  BER, OCTAVIO  BE-
RETTONI, DANIEL  BERGERO, ALICIA OFELIA  BERNAL,
VICTORIA  BERNASCHINA, JONATHAN  BERNIA, HUGO  BERRA,
EZEQUIEL BERRUTTI, HERNÁN BERTAGNI, STELLA BERTETTA, NI-
COLAS ESTEBAN  BERTINO, LUCAS  BERTOLINI, GERMAN  BERTO-

!256
LO, BARBARA BERTONI, PAULA BERTRAN, CARLOS BETANCOURT,
DANIEL  BETANCOURT, TALIA  BIASEVICH, JUAN FRANCISCO  BI-
N A G H I , M A R Í A F R A N C I S C A  B I S K U P O V I C M A RT Í N E Z ,
EDUARDO BLAKE, ARNALDO GABRIEL BLANCO, DANIEL BLANCO,
N O E L I A C O N S TA N Z A  B L A N C O , S I LV A N A  B L A N C O ,
SEBASTIÁN  BLANCO ADELSFLÜGEL, WALTER FABIAN  BOCCHINI,
GUSTAVO GABRIEL  BOERI, ALICIA  BOGGIA, GERMÁN ARIEL  BOG-
GIO, CALI  BOHL, MR  BOLARDO, BARBARA ORNELLA  BONAIUTO,
MAGDALENA  BONIFACINO, SILVINA  BONIFATI, NURIA  BONTEMPO
LUNA, SANTIAGO  BORAU, LUCIANO  BORGHESI, JULIÁN  BORRO-
NE, MAURO BOSQUE, PAMELA BOTTA ETTER, EMI BOURLOT, RU-
BEN  BOUVET, HUGO  BOYER, JAVIER  BOYER, ANDREA  BRACCO,
MARTINA  BRACERAS FEIJOO, CHRISTIAN  BRANCA, FRAN Y
BLANQUI  BRANDONI, GABRIEL  BRERENSTEIN, ENRIQUE
ALCIDES  BRIGGILER, JILL  BRINSDON, ANA MARISA  BRITEZ, PA-
BLO  BRNIN CRISTOFANO, MARÍA PILAR  BROCOS FERNÁNDEZ,
KAREN  BRUCK, MARTIN  BRUDER, LIA JEUDITH  BRUK,
CAROLINA  BRUNO, GUSTAVO  BRUNO, MATIAS  BRUNO,
SUSANA  BRUNO, CAROLINA  BRUZZONE, GUADALUPE
MILENA  BUCAREY AGUIRRE, FEDERICO ROQUE  BUCCIARELLI,
ELIZABETH LUJÁN BULACIO, AGUSTIN BULETTI, MARCOS BULLE-
RI, MARIANO  BULOS, BETTINA  BUSTOS, FEDERICO  BUSTOS,
JUAN  BUSTOS, FERNANDO  BUTTI, CHRISTIAN  BUTUS, MAXI  CA-
BANNE, FEDERICO  CABARCOS, JULIA MARIA  CABRERA,
MARTIN  CACCHIOTTI, MARY  CAINZOS, NICOLAS  CALABRESE,
MARIELA A. CALABRETTA, VICTORIA CALABRETTA, AGUSTINA CA-
LIARI, ORLANDO DANIEL  CALLEALTA, CHIQUI  CALOPEZ,
DAMIAN  CALVO, GABRIEL ALEJANDRO  CÁMARA, ANTONIO  CAM-
BRÓN, CAMI  CAMILA, MAXIMILIANO  CAMINO, ROCIO  CAMINO,
JORGE  CAMINOS, ADRIAN  CAMPOS LIBERATO, VIRGINIA  CAM-
POY, RICARDO DAMIAN  CANDELA, ERICA  CANEPA, ALEJANDRO
EDUARDO  CANILLAS, FERNANDO LUCIO  CANIZO, DANIEL  CAN-
TON, DIEGO  CANULLI, DIANA CAROLINA  CAÑAVERAL LONDOÑO,
CARLA  CAPOCCI, MARCELO ARTURO  CAPPIELLO, CATERINA  CA-
PRA GIMÉNEZ, ALBERTO CAPRIATA, CAROLINA CAPRIN DAL SAS-
SO, MINU  CAPRIO, MARITA  CAPURRO, FEDE PATRICIO  CAPURRO
OJEDA, MARTIN  CAPUTTO, AL EJAN DR A  CARBALLES,
HORACIO  CARBALLO, KARINA  CARDACI, MANUEL  CARDENAS,
CAMILA  CÁRDENAS BOWLES, ALEJO  CARDOSO, GUSTAVO  CAR-

!257
DOZO, MILAGROS  CARDOZO, LUCAS  CAREGGIO, MARCO  CARE-
LLA PICO, IGNACIO CARIDE (NAZO), ADRIÁN ES CARNEVALE, LEI-
LA CAROZZI, FRANCISCO CARPINELLI, JUAN AGUST ́ ́ IN CARRAN-
ZA, ANDRÉS CARRATELLI, GUSTAVO CARRATELLI, MARCELA ALE-
JANDRA  CARRILLO, NATALIA  CARRIZO, NADIA  CARTI,
ALEJANDRO  CASAL, SEBASTIAN  CASALANGUIDA, CLAUDIA AN-
DREA  CASALI, DANIEL  CASALINI, NESTOR MIGUEL  CASANOVAS,
GONZALO  CASAS, LETICIA  CASI, IGNACIO  CASINELLI,
SANTIAGO CASTARÉS PILIP, JAVIER CASTILLO, MARTIN CASTON-
JAUREGUI, LUCAS ARIEL  CASTRO, JULIÁN  CATTANEO,
PEDRO  CAYO, GUILLERMO  CAYULI, EMMANUEL  CAZALA,
LAURA  CECCONI, GULLERMINA  CECHA, CAROLINA  CENA, ANA
CLARA  CERINO, FRANCISCO  CERNADAS, OMAR  CEROI,
PEDRO  CERUTTI, FEDERICO MARTIN  CHAB, JULIO  CHACOFF, VA-
NESA  CHACON, MARTIN  CHAIA, ALESSANDRA  CHAMI, GUILLER-
MO  CHANTIRI MANZUR, PANDA  CHAPARRO, NICOLAS  CHARBO-
NIER, AGUSTINA  CHAVARRÍA, ROBERTO  CHÁVEZ ACHA, LILIANA
ELOISA  CHÁVEZ CUREÑO, ALFREDO DANIEL  CHERARA,
PATRICIA  CHIAZZARO, DARIO  CHIOLI, DELFINA  CHISPKI ROMA-
GIALLI, MABEL  CHORUBCZYK, JOSEFIN  CHOW, DANIELA
INÉS  CIANFRINI, DANIEL ALEJANDRO  CINICOLA, CELIA  CINTAS,
MARIANA PAULA  CIRO, SIMON  CIUBOTARIU, ANDREA  CIVELLI,
MAURO ESTEBAN CIVELLI, JUAN PABLO CLEMENTE, GONZALO (EL
TIO CLIFF)  CLIFTON GOLDNEY, MIGUEL ARY  COARASA RAMON,
LUCILA  COCCIA, FERNANDO  COCUZZA, MATIAS  CODINA, HER-
NÁN  COLAZO, EMILIA  COLÓ, PAULA  COLOMBERO, CARLA  CO-
LOMBO, DIEGO  COLOMBO, MARIA MAGDALENA  COLOMBO, NI-
COLÁS  COLOMBO, IGNACIO  COLUSSI, JORGE LUIS  CONDE ES-
PERT, CECILIA  CONDITI, LUISINA  CONTIGIANI, FAMILIA  CONTRE-
RAS, GABY  CONTT, MARIANO  COPETTI, ANDREA MARCELA  CO-
RINGRATO, YANINA CORIZZO, MÓNICA COROMINAS, ROSINA CO-
RRADO, GABRIELA  CORREA MARINELLI, MAXIMILIANO  CORTINA,
CAMILA  COSTA, FEDERICO  COSTA, ADRIAN  COURONNE,
CLAUDIO  CRAPANZANO, VALERIA  CRAVERO, FEDERICO  CREO,
LORE  CRESPO, GABRIEL EDUARDO  CRIBIOLI, FEDERICO  CRIS-
CUOLO, VANESA  CRISTALDO, NICOLÁS  CUADROS, NATALIA BEA-
TRIZ CUBILLOS FUENTES, MANUEL CURIMAN, MATUAS CVECZIL-
BERG, CLAUDIO RODRIGO D ́ IORIO, ALVARO D'ELIA, ELO V DAMI G,
JOEL  DASET, RODRIGO  DAVID, GERMAN  DAVOLIO, MARIA

!258
LAURA DE ANTONI, MARTIN DE CESARE, VICKY Y PABLO DE CHA-
BAS, LAURA DE CRISTÓFANO, MARTÍN DE DIOS, GONZALO DE LA
CANAL, MARTA AURORA  DE LEO, AYELÉN ELIZABETH  DE MORA-
LES, TOMAS  DE NEVARES, PABLO EZEQUIEL  DE SOUSA GUE-
RREIRO, LEANDRO DEAMBROGIO, LAURII Y ESTEBAN DEL ABAS-
TO, AGUSTINA  DEL BELLO, MARIANA MARISA  DEL CAUCE, JUAN
CARLOS Y NORMA  DEL LONGO, SABINA  DEL LONGO, GONZALO
EXEQUIEL  DELEO, VERONICA ROSICLER  DELESMA, CECILIA  DE-
LETTO, HECTOR  DELGADO, DANA  DELUCA ASFUR, DARIO CAR-
LOS  DELUCHI, ANA  DEMARCHI, VERONICA  DEMARCO, FRANCIS-
CO MANUEL DERICO, SUSANA FRANCISCA DESANTO, BLAS DES-
CALZO, JAVIER DESCOINS, LU VERO DESORIA, JUAN IGNACIO DE-
VOTO, MARIA MARCELA  DI CARO, JUAN RICARDO  DI COSTA, LU-
CAS  DI CUNZOLO, MATÍAS  DI FONZO, CAROLINA  DI LORENZO,
ADRIANA DI MEO, PABLO DI NOTO, DIEGO DI PIETRO, GASTON DI
PIETRO, HEBER  DI PRINZIO, VIVIANA  DI STÉFANO, GABRIEL  DI
TRAPANI, CLAUDIA NATIVIDAD DIAZ, MAURO DIAZ, SANDRITA DIAZ,
DIEGO  DIAZ, DANIEL  DÍAZ ARROYO, NANCY  DÍAZ CABAÑAS, AN-
DRÉS IGNACIO  DÍAZ CORTÉS, DARÍO JAVIER  DÍAZ LEGUIZAMÓN,
MOISÉS ANDRÉS  DÍAZ MEDINA, JAIRO ALEXANDER  DIAZ MO-
RENO, ANDRES DIBARBOURE, MARCOS DIBO, JOAQUÍN DIFONSO
ZEOLI, PABLO DANI MARTU  DIFRIERI SALINAS, TOMÁS
AUGUSTO  DIP, GEORGINA  DOMINGUEZ, CANDELARIA  DORSO,
HERNAN DOS SANTOS, GISELA DOS SANTOS CLARO, MARIA ALE-
JANDRA  DOTTA, GUSTAVO JAVIER  DOTTORI, MAXIMILIANO  DRA-
GONETTI, CRISTIAN  DRASCKLER, ANDRES  DRZAZGA,
VICTOR DUCASSOU, ALFREDO DUCCA, KARINE DUPAS DE MEDI-
NA, LEA MILENA EBI CONDOMI, MARIANO ECHALAR, ALEJANDRO
PAULO ECHEVERRIA, JOSU ECHEVERRIA, NICOLAS ECHEVERRIA,
MATIAS  EILENBERGER, SERGIO  EIRAS, LEANDRO  EKMAN,
MILENE  ENGELKE, GABRIEL ALBERTO  ESAIN, GUILLERMO  ESCO-
LAR, SOFIA  ESCUDERO, JUAN MARTIN  ESPAÑON, MARIA
EUGENIA ESPINDOLA, ARTURO HERNAN ESPINOZA SILVA, VICTO-
RIA  ESQUIVEL, MARIANA  ESTRIN, ELVIRA  ETCHEGOYEN,
JULIETA  EZQUER, MARIANA  FABI, JUAN MARTÍN  FAISAL, JENNIF-
FER FALQUEZ GARCÍA, GABRIEL FARCHI, LLUÍS FARRÉ ESTRADA,
MARÍA LAURA  FARRO, LEONARDO  FASCIANI, LEONARDO  FAUSTI-
NOS MORALES, JIMENA  FEBRES MASTRÁNGELO, ISMAEL A.  FE-
LICIANI, DANIEL FELMAN, ROMINA FELMAN, MARCIO ARIEL FENO-

!259
LIO, FLORENCIA  FENOUIL, LUCIANO  FEO, CAMI Y  FER,
GALLEGO  FERNANDEZ, GLADYS  FERNANDEZ, GUIDO  FERNAN-
DEZ, GUSTAVO WILSON  FERNANDEZ, NICOLAS M.  FERNANDEZ,
RODRIGO  FERNANDEZ, KARINA  FERNANDEZ, ALEJANDRA
PAULA  FERNÁNDEZ, ÁNGELES  FERNÁNDEZ, CARMEN
BEATRIZ FERNÁNDEZ, CAROLINA FERNÁNDEZ, IVÁN FERNÁNDEZ,
MARGARITA  FERNÁNDEZ, PAOLA NAZARENA  FERNÁNDEZ, ANA
GABRIELA  FERNÁNDEZ GARZA, FAMILIA  FERNANDEZ LANGER,
MARTINYMAGA  FERNÁNDEZ SOLANOT, MARIBEL SOLEDAD  FE-
ROLA, MARIANO  FERRANDO, JOHANA  FERRARO, MIGUEL  FE-
RRER DYVINETZ, AMALIA  FERRERA, PABLO  FERRETE, NORA  FE-
RRI, SEBASTIAN MARIANO  FERRO, FLORENCIA  FILANDINO,
INES  FILGUEIRA, JAVIER  FILIPPA, ESTEBAN  FINKELBERG, MARIA
FLORENCIA  FIORENTINO, GUILLERMO  FIORENZA, NATALIA  FIORI,
GRISELDA  FIRMAPAZ, NICOLÁS  FLANDORFFER NALLAR,
ZULMA  FLORENTIN, LUIS MARÍA  FLORES, NATALIA  FLORES,
TAIO  FLYNN, AGUSTIN  FONTANA, DOLORES  FONTENLA MIRÓ,
FACU  FORMICA, FLORENCIA  FORNASA, JUAN PABLO  FRANCIA,
DANIEL  FRANCOLINO, JAVIER  FRANK, MARÍA CELESTE  FRASCA-
ROLI, JULIA DANIELA  FRATTINI, CRISTIAN OSCAR  FRYDRICH, PA-
TRICIA ELENA  FUENTES, RODRIGO  FUENTES, JUAN PABLO  GA-
BIASSI, GABRIEL GÓMEZ  GABY, AYELEN MARÍA  GAITAN,
MARIELA  GAL, CASANDRA  GALANTE, LUCIO NICOLÁS  GALANTE
MALDONADO, ROBERTO  GALEANO MONTI, BRUNO  GALEOTTI,
MARÍA LUCILA  GALETTO, MACARENA  GALIÑANES, MARIA VICTO-
RIA  GALLÁRRETA, LEANDRO  GALLAY, AARÓN  GALLI,
ALEJANDRO  GALLUCCI, DANIELA  GALLUZZO, FLORENCIA  GAL-
MARINI, ANALIA VERÓNICA  GAMARRA, JOSE EDUARDO  GARAY,
GUSTAVO  GARAYALDE, SALOMÉ  GARAZI, PÍA  GARBARINO, GE-
RRY  GARBULSKY, AGUSTIN ANTONIO  GARCIA, FERNANDO  GAR-
CIA, FLOR  GARCIA, LAURA MARÍA  GARCIA, MARCELA  GARCIA,
NONI  GARCIA, SOFIA  GARCIA, ARIEL DAVID  GARCÍA, MA.
CECILIA  GARCÍA, SABINA  GARCÍA, MARÍA SOLEDAD  GARCÍA AR-
TAL, JOSÉ  GARCÍA HERZ, PABLO ENRIQUE  GARCIA MIRAMON,
MARCOS ARIEL  GARCIA MOROX, MAURICIO  GARCÍA REY, ANA
MARIA  GARELLA, JAVIER  GARIBALDI, PABLO  GARRIDO ANTÓN,
EDUARDO  GARRO CREVILLENY, MATIAS  GASSMAN, NELLA  GATI-
CA, GUIDO GATTÁS, GISELA GAUNA, PABLO GAUTO, DIEGO, CARO,
FLOR, JUAN Y ABRIL  GAZZANO CHIOCCHIO, AGUSTINA  GELSO,

!260
OCTAVIO  GENCARELLI, PABLO SEBASTIAN  GERONIMO, ANA MA-
R I A  G I A C H E T T I , A N A B E L L A PA U L A  G I A C H E T T I , A N A
V E R O N I C A  G I A C O M E L L I , F E D E R I C O  G I A R O L I , J O R G E
ESTEBAN GIAVENO, PABLO JAVIER GIGENA, DANIEL Y YAMILA GI-
GLIOTTI, ROCÍO GIL, JUAN J GIL JUNCAL, PABLO GIMENEZ, VALE-
RIA  GIMENEZ, SOFI  GIMÉNEZ, NELSON  GIMENEZ OTAZU, FER-
NANDO  GIORDANO, DANIEL  GIRALDI, MATIAS  GIRAUDO,
TOMAS  GIRIBONE, NANCY  GLASSMANN, ROCÍO DEL LUJÁN  GO-
D O Y , J U A N  G O I C O C H E A , F E R N A N D O  G O L D B E R G ,
GABRIEL  GOLDBERG, JUAN IGNACIO  GOLLARE, FEDERICO  GO-
MEZ, POLO  GOMEZ, CRUZ  GÓMEZ, DANIELA VALERIA  GÓMEZ,
PANTU GÓMEZ OMIL, MARIA GOMEZ SOLER, PABLO MARTIN GO-
MIS, ULISES  GONZALES, €UGENIS  GONZALEZ, ADRIANA  GONZA-
LEZ, ANDREA ALEJANDRA  GONZALEZ, GONZALO GERMAN  GON-
Z A L E Z , G U A D A L U P E  G O N Z A L E Z , L U I S  G O N Z A L E Z ,
MARCELO  GONZALEZ, PABLO LEONARDO NICOLAS  GONZALEZ,
RODRIGO GONZALEZ, SANTIAGO GONZALEZ, VERÓNICA GONZA-
LEZ, ALVARO  GONZÁLEZ, CLAUDIO  GONZÁLEZ, JOR  GONZÁLEZ,
MARÍA DE LAS MERCEDES  GONZÁLEZ, DIEGO  GONZALEZ CA-
BRERA, RAFAEL  GONZÁLEZ DE QUEVEDO, LEYDI  GONZÁLEZ
MONTOYA, TOMAS  GONZALEZ NIEVAS, EMILIANA  GORDILLO
FERNÁNDEZ, CHRISTIAN  GOZZI, HERNAN  GRABARNIK,
SOLEDAD  GRANITO, MARIANA  GRANJA, LYDIA NOEMÍ  GRAÑA,
MARIA VALERIA  GRAVENHORST, VERONICA  GRAY, ROXANA  GRA-
Z I A N O , J U L I A N A  G R I C H E N E R , C A R L O S  G R I M B E R G ,
EDUARDO  GRINBERG, SERGIO  GRISETTI, BEATRIZ  GRIZY,
MARA  GROSVALD, TEDY  GUADA, MARIELA LUCILA  GUARASCI,
FLIA. GUARNERA AGNONE, CECILIA GUERRERO, DAIANA GUEVA-
RA NÚÑEZ, DAVID  GUIJARRO, SOLEDAD  GUILLERMO, MAXIMILI-
ANO EDUARDO GUTIERREZ, GIGI GUTIÉRREZ, JAIME GUTIÉRREZ
ALFARO, MAIJO  GUYON, JUAN  GUZMAN, FACUNDO  GUZMAN,
ALEJANDRO  GUZMAN, RICARDO  GUZMAN, LUCIANO  GUZZETTI,
MARTIN  GVOZDENOVICH, HEIDI  HAEDO, SONIA IRENE  HANINE,
L U C A S R  H A R D O Y , L U C I A N A  H A U S S M A N N , N U R I A
FLORENCIA  HENRIETTA MARSELLA, VIRGINIA  HENRY,
CARLOS  HEREDIA, HEBE  HEREDIA, FERNANDO  HEREDIA BUI,
JAIME  HERRERA, LILIANA  HERRERA, LUIS EDUARDO  HERRERA,
PATRICIO IGNACIO  HIDALGO GOROSTEGUI, DANIEL  HIGA, VLADI-
MIR MASAYA HIGA, CLAUDIO HINOJOSA, ALFREDO HODES, CLAU-

!261
DIA  HOLZMAN, GRACIELA  HUENCHUNAO, FACUNDO  HUMPH-
REYS, ALAN REGINALD HYNES, LEONARDO IANNELLO, FEDE IAN-
NONE, MARIA FLORENCIA IBALVORDE, GONZALO IBAÑEZ, VANINA
ANABEL IFRAN, AYELEN IGLESIAS, FEDERICO LEANDRO IGLESIAS,
IGNACIO ULISES  IMBROGNO, CATALINA  INDAVERE, VALENTÍN  IN-
GIGNOLI, JOSE MARIA  INVERNIZZI, KEVIN  INVERNOZ,
RAFAEL  IRAVEDRA, ANGELA ANTONIA  IRIARTE, CARLA  IS, JUAN
FERNANDO  ISIDRO, LAUTARO NAHUEL  ISIDRO VAZQUEZ,
MARISA  ISRAELIT, FERNANDO  ITURRIOZ, CYNTHIA  ITZKOV,
JULIA  IURLINA, PABLO  IWAN GLAZER, HERNAN  JACU,
PAMELA  JAIMES, VALERIA  JANTUS, WILFREDO SALOMÓN  JARA-
MILLO LLANOS, GONZALO  JARQUE, LILIANA  JAUNSARAS, ESTE-
BAN  JAUREGUI, JUAN CARLOS  JIBAJA GELABERT, KARINA  JOA-
QUÍN, LEO  JORGE, LUCIANA  JUANEU, ANA LUISA  JUAREZ,
HUGO  JUDCOVSKI, MARGOT  KARATAS, FABIAN  KASVIN,
LUCIANA KATO, EDGARDO KAWIOR, ANA PAULA KECZELI MESZA-
ROS, JULIA  KENNY, KARY  KESSEL, FERNANDO  KIJEL, MARILINA
YANET  KLAUSNER, IVÁN  KOCH, EZEQUIEL  KOILE, NADIA  KOLBO,
KARDO  KOSTA, CAROLINA  KUHNE, DARÍO  KULLOCK,
GUSTAVO  KUMABE, FRANCO ISMAEL  KURYGA, AYELEN  LABOUR,
MYLÈNE LABOYE, JUAN PABLO LACROZE, VALENTINA LAHITEAU,
SILVIA MARIA  LAMEIRO, SILVIA ANDREA  LAMPERTI, WALTER  LA-
NOSA, EDUARDO LANUS, FEDERICO FAUSTO LANZI, MIGUEL LAN-
ZILOTTA, NADINE ISABEL  LAPORTE, MAIRA ALEJANDRA  LAPOU-
BLE, JOAQUIN  LARDONE PFISTER, LEON ADRIEL  LARREA, LUIS
ENRIQUE  LASCALEA, MATÍAS  LASTRA, ROMINA  LATRECCHIANA,
MARIANO LAUFER, JOAQUÍN TARIFA LAURA CARRIL, ROMINA LA-
VAGNINO, LUCAS  LAVIUZZA, DIEGO MARTIN  LEAL, ABRIL  LECH,
MARIANO  LEDESMA, MARTIN Y EVITA  LEDESMA, LUCAS
MARIEL LEDESMA GRILLO, ANTONIO LEE, MARIANA LEGARRETA,
BAUTISTA  LEIS DAVENIA, CHRISTIAN  LEIVA, DIEGO ERNESTO  LEI-
VA, ESTELA  LEIVA, MANUEL AGUSTÍN  LEIVA, ADRIANA  LEMA, LU-
CIANA LEMMI, JOSÉ LUIS LENCINAS, JAVIER LENTINO, LU Y LEO,
CARLOS  LEON, LEONARDO  LEPRI, JUAN GABRIEL  LERA,
ADRIAN  LEVIS, PABLO  LEWIN, CRISTIAN  LEZCANO, ELENA  LIBE-
RATORI, JAVIER  LIGUORI, EDEBORA Y CARLOS  LIN, LUCIANA  LI-
NARES, MARIO  LIPOVETZKY, INÉS  LISSARRAGUE, JUAN  LITVA-
CHKES, PABLO  LIUZZO, NICOLAS  LLANOS, MARTIN  LO GIALLO,
NATALIA  LOBATO, MARCELO  LOCANE, SEBASTIAN  LONGSTAFF,

!262
GERMAN  LONGUET, EDGARDO  LOPEZ, ALEJANDRA NATALIA  LO-
PEZ, ARI LOPEZ, CECI LOPEZ, DIEGO ADRIÁN LOPEZ, EVELYN LO-
PEZ, MAXIMILIANO  LOPEZ, ALBERTO OSVALDO  LÓPEZ, DAVID
FERNANDO  LÓPEZ, IRENE  LÓPEZ, DIAMELA  LÓPEZ CAURELL,
RODRIGO  LOPEZ PALACIOS, JUAN LIHUEN  LOPEZ STAGNARO,
LUCIANA  LORENZANI, MARIELA  LORENZONI, NICANOR  LORETI,
CECILIA  LOYOLA, MARIA GABRIELA  LOYOLA ANAYA, NADIA
PAOLA  LUCADEI, FER FREITES  LUCAS ROJAS, HILARIO Y
AITOR  LUCIA, DANIELA GISELE  LUNA, CRISTIAN  LUNA MONTIEL,
RAFAEL  LUNA VICTORIA, VALERIA  LUNGARINI, JESICA  MACERI,
NAYELI MACHORRO GAYOSSO, CECILIA V. MACÍAS, JOSE MACIAS
CERROLAZA, ANDREW  MACSAD, FRANCISCO  MADEO ALONSO,
VIRGINIA  MADEO ALONSO, ADRIÁN  MADEO ALONSO,
MARIANO MADEO ALONSO, OSMAR MADSEN, ANALIA MAGDALE-
NA, GUSTAVO HERNAN  MAGHETTI, NICOLAS  MAIARU,
KARINA MAIDANA, SOLE MAIDANA, DIEGO NICOLAS MAIOLO, ALE-
JANDRO  MALDONADO, MÓNICA  MALET, ALICIA  MALIK,
EDUARDO MALLIA, CHARLY MALTAGLIATTI, JOSÉ LUIS MALVERDE
SAHD, LEANDRO  MAMBELLI, RASTEL  MAN, MARIANA  MANONI,
MATÍAS E. MANOUKIAN, ALEJANDRA MANSILLA, FERNANDA MAN-
SILLA, PABLO DANIEL  MANSILLA, VERO  MARCET, LORENA  MAR-
CIANESI, JULIETA ROCÍO  MAREK, JORGE ANDRES  MARETICH,
HORACIO JORGE  MARGENAT, LUIS  MARI, MARIO  MARIANI,
DANTE  MARIANI, JULIO  MARIANI, JORGE  MARINCIONI,
AGUSTINA  MARQUEZ, CAROLINA  MARQUEZ, ARMANDO
YAEL  MARROQUIN AYALA, GIULIANA  MARSILI, ANDRES  MARTEL,
GABRIELA  MARTI, ANA  MARTIN, LIA  MARTIN, RODOLFO  MARTIN,
MARÍA LAURA  MARTIN, JULIÁN  MARTÍN, ALEJANDRO  MARTIN
SOUTO, DANIEL  MARTINEZ, JULIAN JOSE  MARTINEZ,
MECHI  MARTINEZ, ALEJANDRO  MARTÍNEZ, MELISA  MARTÍNEZ,
CAMILA  MARTÍNEZ OBAID, BELEN  MARZIALETTI, OSVALDO EMA-
NUEL  MARZO, XAVIER  MAS DE XAXÀS FAUS, ANTONI  MAS GAR-
CÍA, LUCAS MAXIMILIANO MATEO, LAURA CASTILLO MATIAS BAL-
MACEDA, MATÍAS XAVIER  MATSUMOTO, CINTIA ELIZABETHT  MA-
TURANA, CECILIA MAY, LUCIANA MAYER, GUADALUPE MAYORGA,
GONZALO MAZARS, GABRIEL MAZZA IORIO, PABLO MAZZEI, MA-
RÍA ALEJANDRA  MAZZINI, ALBERTO AUGUSTO  MAZZUCCHELLI,
ERNESTO GABRIEL MELILLO, LEANDRO MELO, CHARLIE MÉNDEZ,
ERNESTO  MENDIOLA MONTES DE OCA, SILVIA  MENDONÇA,

!263
LEANDRO  MENDOZA, ANDREA  MENDOZA GHINAUDO,
NATALIA  MENNICHELLI, EMANUEL  MEONIZ, PABLO  MERA,
ELIAS  MERCADO GRINBERG, LAURA  MERCAU, DIEGO  MERNES,
LAURA MESA, NICOLAS MIGUELEZ, CARINA MIGUEZ, LAURA, SO-
FÍA, OLIVIA Y MARIANO MILLAN, PAZ MILLET, MARIANELA MILLET
QUAGLIARDI, EMANUEL  MILLOR, CESAR  MINETTI, GABRIELA  MI-
NOLDO, FABIÁN IGNACIO MIQUEO, RUBEN ARMANDO MIRABELLI,
RITA MABEL MIRACOLA, JONATHAN GARCIA MIRIAM PINZON, NA-
DIA MIRRA, ALBERTO MOLINA HERRERA, MARTÍN GASTÓN MOLI-
NERO, EDUARDO ARIEL MONDINO, FLORENCIA MONSALVO, CECI-
LIA  MONTALBINI, TOMÁS EMILIO  MONTECINOS SOTO,
LUCAS  MONTENEGRO, POCHI  MONTENEGRO, SARA  MON-
TENEGRO, GABRIELA  MONTERO, MARCOS  MONTERO,
NICOLAS  MONTERO, VERÓNICA  MONTERO, PEDRO  MONTEZ,
GUZMÁN  MONTGOMERY, FABIAN  MONTOYA, IGNACIO  MOONEY,
MATIAS  MORALES, DANIEL  MORALES, MARINA  MORALES, TATIA-
NA MORENO, VICTORIA MORENO, FEDERICO MORGANTI, MARCE-
LO MORILLO, ROBERTO CÉSAR MORINI, LORENA MORO, MIRYAM
CRISTINA MORTADA, ÁNGELES MÓRTOLA, EOVALDO HUGO MÓR-
TOLA, BERNY MOSCHCOVICH, MELANY EVELIN MOSQUERA, MA-
RIA CRISTINA  MOURELLE DE CARDOZO, VALERIA  MULLI, PATRI-
CIA  MULVIHILL, BELÉN  MUÑOZ, FACUNDO  MUÑOZ, FLORENCIA
AYLEN MUÑOZ, NORMA MUÑOZ, RICARDO MURAS, GABRIEL MU-
RERI, RAFAEL MURO, JUANI MUZZIO, FRANCISCO JAVIER NABAIS,
YAMILA  NABHEN, LEONARDO  NAFTAL, ANGELICA  NAKA, RUBEN
DANIEL  NAKAMURA, ENZO LUCA  NARICE LENTINI, JUAN
PABLO  NASSO, VIOLETA ARACELI  NAVAS JIMÉNEZ, MAURO  NE-
MEC, ARI  NEMIROVSKY, JESSY  NEMIROVSKY, MATI  NEMI-
ROVSKY, CARO  NEMIROVSKY, FEDERICO MARTIN  NERVI, MARÍA
EUGENIA  NIETO, LAURA  NOCEDA, HORACIO A.  NORRY, CESAR
CLAUDIO  NOVOA IGLESIAS, LAURA  NUGUER, CRISTIAN  NUÑEZ,
LEONEL MILTON NUÑEZ, LINA NUÑEZ, ANTONIO IVÁN NÚÑEZ, SIL-
VANA  OJEDA, ALEJO  OLCESE, NICOLÁS  OLESKER, LEONEL  OL-
GUIN, MARIA EUGENIA  OLHA, JULIETA ELISABET  OLHASSO, LU-
CIANA ANDREA  OLIVETO, GUILLERMO FEDERICO  OLMEDO,
EMILIA  OLMOS, FABRIZIO MARTIN  OLMOS, LAURA  OLMOS, MAR-
CELA CELESTE  OLMOS, SONIA  ONORATO, SHUNKO  ORDÓÑEZ  ,
RAMIRO  ORDÓÑEZ LATRECCHIANA, MARTIN  ORECCHIA, ALE-
JANDRA  ORESKOVIC, DANIELA  ORLANDO, LIAT  ORON,

!264
MELISA  ORTEGA, MARIA INES  ORTELLI, IÑAKI  ORTIZ, JORGE  OR-
TIZ, RODRIGO NICOLÁS  ORTIZ, MILAGROS  ORTIZ MACHAIN, PA-
BLO  OSTROVSKY, CARLOS  OUBIÑA, AGUSTÍN JAVIER  OVIEDO,
NATALIA  PABLINOVICH, CAROLINA  PADILLA CASTRO, EDITH  PA-
DRÓN, DIEGO  PAEL, ESTEBAN  PAGANINI, CHUPAPESO  PALEKAS,
FABIO  PALIOFF, MARINA LUCIA  PALOMARE, NATALIA  PANASIUK,
NATALIA  PANETTA, FERNANDO  PAPA, GUILLERMINA  PARADA,
CRISTINA PARAREDA, ANA PARODI, LOURDES ALEXANDRA PARO-
DI DE CARABAJAL, LIBERTINO  PARONZINI, KARINA  PARONZINI,
J O A Q U Í N  PA R O N Z I N I , M A R Í A E U G E N I A  PA S Q U A L I N O ,
GUILLERMO  PASTOR, DAVID  PATILLA SÁNCHEZ, ANA  PAVLOV,
GABRIELA  PEDRANTI, LUIS  PEDREIRA, LORENA  PEINADO,
JUAN  PEIRANO, EMILIANO  PELIZZARI, FRANCO  PENELLI, GUI-
LLERMO PENSOTTI, KARINA PENTITO, JUAN JAVIER PEÑA PLAZA,
FREDDY PEÑAFIEL, PABLO AGUSTÍN PEÑAMARIA, ALAN PERALTA,
GISSE  PERALTA, MARIA ROSA  PERALTA, LAUTARO  PERAZZO,
FRANCO  PEREDO, CAROLINA  PEREIRA, DIEGO RENÉ  PEREIRA
CÁCERES, EZEQUIEL  PEREMARTI, EATEBAN  PEREYRA,
JAVIER  PEREYRA, JUAN IGNACIO  PEREYRA CUNEO, EZEQUIEL
FRANCISCO  PEREYRO, CAMILA  PEREZ, CHRISTIAN GASTON  PE-
REZ, JUAN PELI  PEREZ, LUCIO SERGIO  PEREZ, MALISA  PEREZ,
PABLO OMAR  PEREZ, RODRIGO  PEREZ, LEONARDO  PÉREZ, MAI-
TÉ  PEREZ BUDAY, PAULA  PÉREZ GIANOLINI, JULIÁN  PEREZ LIN-
DO, GONZALO  PEREZ MARC, MARÍA LAURA  PÉREZ MENTA,
CONSTANZA  PEREZ RICAUD, PABLO  PERL, MARIANO
EZEQUIEL  PERNA ESCUDERO, ERIC NICOLAS  PERNIA, STE  PER-
NIGOTTI, NICO  PERNIGOTTI, PABLO ANDRES  PESAO,
MARIANA  PETRANTONIO, SEBASTIÁN  PETRE, LILIANA
MARGARITA  PETROLI, ALEJANDRO  PETTA, LORENA  PICCINI, IG-
NACIO NICOLÁS  PICCININI, PATRICIA  PICCIONE  , HORACIO  PICE-
DA, ANDRES  PICERNO, FLORENCIA  PICH, GUSTAVO  PICOTTO,
SERGIO  PIDUTTI, MARIA TERESA  PIETRAS, MATIAS  PINA, LAURA
NOELIA  PINCHIROLI, EDUARDO  PINO, BARBI  PINOCHI,
ALBERTO  PIÑA, HERNAN  PIRSCH, PAULETTE  PISANO,
CAROLINA  PIZZANI, PABLO  PIZZATTI, DIEGO  POKORSKI, SEBAS-
TIAN  POLIAK, AGUSTIN DAVID  POLZINETTI, SEBASTIAN  PONCE,
MARIA CLARA PONCE MORA, GABRIELA PONTHOT, BRIAN PORTI-
LLO ROCA, EZEQUIEL POSSE, RODRIGO PRADO, MARTIN PRANDI,
SOFÍA  PREDIGER, ALEX  PRESA, CYNTHIA  PRESSMAN,

!265
TERESITA  PREVITERA, GONZALO  PRINZI, JUDITH  PROETTO, DA-
RÍO  PRUNELLO, MELISA ANDREA  PUCCINELLI, PAULINA  PUGLIE-
SE, JOSE MIGUEL  PUJOL, MARIEL ALEJANDRA  PUJOL, PEDRO
MARIO  PUJOLS BURGOS, MAURICIO  PULIDO LÓPEZ,
CECILIA  PUNTI, VEROJUAN  PUPPASESANO, AMARIS  Q. E.,
LUIS  QUEROL, FACU Y MILY  QUILPATAY, LEONARD DE
JESÚS QUINDE ALLIERI, DANIEL QUINTERO, JORGE QUINTEROS,
GABRIELA  QUIROGA, JUAN MANUEL  QUIROGA, DENISE
MELISA RABAR, MAXIMILIANO DANIEL RADAKOFF, LEANDRO RAI-
MONDI, LETICIA  RAMELLA, DIEGO FERNANDO  RAMIREZ, MARIA
MICAELA  RAMIREZ, ARI  RAMÍREZ, LUZ  RAMÍREZ, TOMÁS AGUS-
TÍN RAMÍREZ, OLIVER RAMIREZ LIZARBE, MARÍA DE LA PAZ RAT-
TÍN, IGNACIO RAVENA, CARLOS REAL, JIMENA RECALDE, MANUEL
ANGEL "QLITO"  REDONDO, MARÍA PAULA  REINA, JOSE  REVORE-
DO, MARIANA VICTORIA REYES VASQUEZ, CAMI REYNAL, CARLOS
F.  RIAL, MAURO  RIANO, HERNAN  RIBERO CAZZASA, ASTOR  RI-
CARDI, JUAN PABLO  RICCA, FLORENCIA V.  RICCI, DANIEL
ADRIÁN RIESGO, MAXIMILIANO IRENEO RIGO, CAROLINA RIMOLDI,
ALMA DANIELA RIOS, ANITA RIOS, CAMILO RÍOS, STELLITA RIVAS,
CAROLINA  RIVAS AMARO, MARIANO  RIVEIRO, PAOLITA  RIVERO,
V I C T O R E .  R O B I N S O N , I VA N A  R O B L E S , F E R N A N D O
EMMANUEL  ROBLES, LUIS  ROCA SÁIZ, MARINA  ROCHETEAU,
ALMA  RODRIGUES PODESTA, EZEQUIEL  RODRIGUEZ,
FABIANA  RODRIGUEZ, GREGORIO  RODRIGUEZ, JOAQUIN  RODRI-
GUEZ, JOAQUIN  RODRIGUEZ, JUAN  RODRIGUEZ, LAURA  RODRI-
GUEZ, MARIANO  RODRIGUEZ, MARIO  RODRIGUEZ, PABLO  RO-
DRIGUEZ, ANDRÉS  RODRÍGUEZ, MARTÍN MIGUEL  RODRÍGUEZ,
SILVINA A  RODRIGUEZ MELCON, JUANI Y SANTI  RODRÍGUEZ
MERLO, GRACIELA  RODRÍGUEZ TOUCEDA, KAREN  ROESCHLIN,
GISELA ROJAS, FERNANDO ROJO, MATHEUS KUAHARA ROKURO,
JORGE  ROLDAN, MARIANA  ROLON, JUAN JOSÉ  ROMA,
ELIANA  ROMAGIALLI, EUGENIA  ROMÁN, JULIETA  ROMANO, DALI-
LA ROMAO, DANIEL ALBERTO ROMERO, ESTEBAN JUAN ROMERO,
JUAN PABLO  ROMERO, MARCELA  ROMERO, VANIA  ROMERO,
FERNANDA CAROLINA  ROMERO ALFONSO, FLORENCIA  ROMIO,
VALENTINO  RONDINA, JESÚS  ROPERO AMOR, WALTER
OSCAR  ROSELLO, SEBASTIAN  ROSENFELD, RON  ROSENZVAIG,
EIAL  ROSENZVIT, GUILLEM  ROSSELLÓ  , ANALIA  ROSSI,
ANABELLA  ROSSO, GERMAN  ROSSO, FERNANDO PEDRO  ROTA,

!266
ALFREDO ROTTOLI, ALICIA BEATRIZ ROTUNDO, EDUARDO RUBIN,
EDUARDO ANDRÉS  RUIGÓMEZ, GUSTAVO  RUIZ, SOFI  RUIZ, SER-
GIO  RUNITZKY, FRANCISCO  RUSCONI, MARIANA P.  RUSSO, ABI-
GAIL RUSSO, KATHLEEN RYAN, MARTÍN ZÁRATE SABRINA RUSSO,
DANIEL  SACCHERO, EMILIANO  SACCOL, CLECIA SAYUMI  SAGA,
PILAR  SAGASTUME, JONATHAN  SAIEGH, SEIDY  SALAS VÍQUEZ,
FABIANA  SALCOVICH, FEDERICO  SALDIVIA, SILVINA  SALGADO,
KARINA GISELLE SALINA, KEVIN ANTONIO SALINAS PINEDA, JOSE
CLAUDIO  SALIS NEYEM, CHRISTIAN LEONARDO  SALOMON CHA-
CON, FABIO SALTARELLI, FACUNDO SALTO, MARIA VICTORIA SAL-
VAT, FEDERICO  SAMBUCETTI, SU  SANA, CLAUDIO  SANCHEZ, JO-
NATHAN SANTIAGO  SANCHEZ, NADIA  SANCHEZ, OSCAR ALEJAN-
DRO SANCHEZ, LUCIA Y GUILLERMO SÁNCHEZ KRIGUN, GRACIE-
LA SANCIBIERI, FAMILIA SANCIO ROTEMBERG, GUILLERMO SAN-
SO, LUISA  SANTA, JULIETA  SANTANGELO, NATALIA  SANTILLI, MA-
RÍA PÍA  SANTORO, EMILCE  SANTOS, GABRIELA  SANTOS, ALFON-
SINA SANZ FALCO, PAULO SAPIEGA, SELMA SARAVIA LUNA, VIO-
LETA SARTORI, SILVINA SAVINO, DAVID SAVINO, OCTAVIO SAVINO,
FRANCESCA  SAVINO, BRUNO  SBAIZ, LORICE  SCALISE,
MARIANA  SCALISE, JUAN PABLO  SCARAFIA, GABRIELA  SCHAF-
FER, LUCIA  SCHEMBARI, BARBARA  SCHERER, ANA  SCHOO, ES-
TEBAN SCHROTER, JONATHAN SEFCHOVICH, ANDREA SEGUNDO,
ROSANA  SEIRA, MARIA SOL  SELENIS, GILDA  SELIS, JUAN
IGNACIO SEMPIO, DYLAN SENDYK, SEBASTIÁN SENTENACH, DIE-
GO  SEVENANTS, GUSTAVO FABIÁN  SICA, FLORENCIA  SICHEL,
JORGE ALFREDO  SICHEL, IVÁN CÉSAR  SIERRA, LILIANA  SIERRO,
ALEJANDRO ISMAEL  SILVA, SERGIO OSCAR  SILVERII, CARLA SO-
LANGE  SIMONE, FRANCO  SINISI, ANALIA  SIRICA, SUSANA  SISTO,
PABLO  SMIRIGLIA, PAUL  SMITH RIVAS, LETICIA  SOCIAS,
MARILINA  SOCOLOVSKY, NICOLÁS  SOIFER, FEDERICO  SOLA, RA-
MIRO SOLA, EUGENIO SOLA LEYVA, MANU Y SANTI SOLARI, CLA-
RA  SOLARI GUTIERREZ, TOBÍAS  SOLÉ, MARIA DE LAS
MERCEDES  SOLIS, DAVID  SOLÍS SÁNCHEZ, GONZALO  SOPA,
NORA SORACI, CARLA SORATTI, GUSTAVO SORGENTI, MARIA SO-
RIA, SOLEDAD  SORIA, IRENE  SOROKIN, DIEGO LUCIANO  SOSA,
MARÍA ALICIA  SOSA, JOSÉ  SOTELO, ALEJANDRA  SOTO,
BÁRBARA  SOTO, GUSTAVO  SOTO MIÑO, LETICIA  SOUST,
LETICIA  SOUTO, ANDREA  SPINELLI, VERO  SPOLTORE,
HERNÁN  STÁBILE, DANIELA  STAGNARO, MATIAS ANDRES  STEI-

!267
MAN, GABRIEL EDUARDO  STEINBERG, LUIS  STENERI,
DÉBORA  STIPETIC, YESICA  STIRNEMANN, LAURA  STOKLE, CHU-
PAPESO  STORNIOLO, PATRICIO  STRACCIA, MARIANO
JOSÉ  STURMER, LISANDRO  SUAREZ, MONICA  SUEDIA,
JULIÁN SUEVO, NICOLÁS SURACI, JOSE SUTTON, AXEL SUVALSKI,
MAURO  SVARIATI, BRENDA  SZNYCER, GUILLERMO  TALA, SEBAS-
TIAN TALLON, LUCILA TALLONE, PEDRO TAMONE, JUAN FRANCIS-
C O  TA P I A , A N A B E L L A  TA R D I N I , G U S TAV O  TA R D I O L I ,
FRANCISCO  TEDESCO, NORBERTO ARNOLDO  TEGLIO,
JULISSA  TEMOCHE, INES  TENENBERG, MATIAS  TEODORI, AMY
SOFIA  TERZI, VIVIANA  TESEI, JAVI  TESTA, TAMARA  TEVEZ, ANTO-
NIO  THWAITES, LUIS PABLO  TIBALDO, GUSTAVO  TISMINETZKY,
M A N U E L  T I S M I N E T Z K Y , B E T T I N A Y H É C T O R  T O B A L ,
SANTIAGO  TOBIN, LUCILA MARÍA CELESTE  TOLARI, IGNACIO  TO-
LEDO, MARTINA Y JUAN PEDRO TOMAGHELLI, LUIS TOMAS, CLA-
RA TOMBESI, MARCELO TONDA, DEBBORA TORLO, ESTEBAN TO-
RRENS, CLAUDIA  TORRES, JAIR  TORRES, MILAGROS  TORRES,
NATALIA SOLEDAD  TORRES, ROCÍO  TORRES, TORRES  TORRES,
PA B L O  T O R R E S L A C A L , FA C U N D O  T O R R E S P O S S E ,
MICAELA TORTOLINI, ESTEBAN TOURRETTE, MARIANA TRAJTEN-
BERG, JUAN P. TRAVI, MARIANO IGNACIO TREACY, ALLEN TRENCH
M E W E S , R O M I N A  T R I B Ó , J U A N M A N U E L  T R I L L O ,
FERNANDO TRINCHERO, CAROLINA TRIPI, DANIEL TRÜCK, MAGA-
LI CRISTINA  TRUSZKO, LAURA  TULLIO, JOAQUIN  URRESTI, MAR-
CELO  USBERTO, BRUNO  VAIN, FLAVIA  VALDÉS, EMMANUEL  VAL-
DEZ, GLORIA  VALDEZ, MABEL  VALDEZ, FRIDA ANDREA  VALER
ALEMAN, EZEQUIEL  VALLEJO, MARIANO  VALLES, LUCIA GABRIE-
LA  VALLESPIR ARCAYA, VICTORIA  VAN OPPEN, RITA  VANNI,
PILAR VAQUERA, JAZMÍN VARELA DIAZ, JUAN CRUZ VARELA DIAZ,
MARIANA VARELA DIAZ, DIEGO VARELA SORIA, JOAQUÍN VARGAS
N., ADÁN GERARDO  VARGAS VERA, MABEL  VARTANIAN,
SILVINA VELAZQUEZ, JORGE VENCATO, SILVANA MONICA VENTU-
RINO, CARLA  VERA, ADOLFO  VERCELLONE, MARILINA  VERDUN,
ALVARO VERGÉS, FRANCO VERRI, NICOLÁS FRANCISCO VERRUA,
IVAN  VIANA, DEBORA ARIAS Y  VICTOR ROJAS, GENARO  VIEYRA,
ALFONSO  VIGLIERO, TEODORO  VIGLIERO, NORA  VIGNOLO, GER-
MÁN GREGORIO VILAS, HERNAN VILAS, JOSÉ DANIEL ANTONIO VI-
LATA, LILIANA  VILCHE, MIGUEL  VILDERMAN, LUCIANO  VILDOZA,
ROCÍO DEL CIELO VILLA FERNÁNDEZ, MATIAS VILLA LARREGINA,

!268
MARÍA JOSÉ  VILLAFAÑE BARRAZA, EDGAR IVÁN  VILLAFUERTE
ALCÁZAR, PABLO VILLALBA, MARCELO VILLAMONTE, JUAN CAR-
LOS  VILLANUEVA, CELINA DOLORES  VILLARREAL VINCZE, RO-
DRIGO  VIRGOLINI, GUSTAVO JOSÉ  VISNOVSKY, JUAN  VIVAS,
MAIK  VOIGT, JUAN MANUEL  VOLPE, MATÍAS  VULETICH,
F E D E R I C O  W E B E R , M A RT Í N  W E L L E R , F E D E  W I E N E R ,
SEBASTIAN  WILHELM, PABLO  WOLANIUK, JAVIER  WOOLEY, WI-
LLIAM WRIGHT, MAXI Y CAVI, YAE Y NICO, ROSI Y SAMY, SOLE YA-
BOR, PABLO  YACIUK, AGUSTÍN NICOLÁS  YÁÑEZ, MIGUEL
ÁNGEL  YATZUBA, LEANDRO  YOO, DIEGO  YTSMA, GUILERMO  ZA-
BALLO, LIONEL ZAGUIR, KHALID ZALMAY, GABRIEL ZAMPINI, DIE-
GO ZANCARINI, AMADEO FERNANDO ZANOTTI, ARIADNA MARCE-
LA  ZARRAGA, MARTIN ALI  ZARZA, KARIN  ZAVALA, SELVA  ZEBA-
LLOS, NICOLAS  ZELANTE, ALEJANDRA D.  ZIDAR, GABRIELA
CLAUDIA  ZIGALER, VERÓNICA  ZIVICH, DANTE MANUEL  ZLATE,
IVÁN  ZONTA, NACHO Y MECHI  ZUBIARRAIN, AGUSTÍN  ZUDAIRE,
PEDRO ZUDAIRE, NORA EVELINA ZUNINO ET GIODI ZUPIN.

!269
Cette première édition a été achevée
d’imprimer à Galt, Buenos Aires,

au mois de octobre 2020.

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