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LE CHEVALIER DU

DIMANCHE

PAR

MME LA VICOMTESSE OLGA DE PITRAY,


NÉE DE SÉGUR

Éditions Saint-Remi
– 2016 –
Du même auteur aux ESR :

LE FILS DU MAQUIGNON, 156 p., illustré de 72 gravures 14 €

LE CHÂTEAU DE LA PETAUDIERE, 218 p., illustré de 65 gravures, 18 €

ÉDITIONS SAINT-REMI
BP 80 – 33410 Cadillac
Tel/Fax : 05 56 76 73 38
www.saint-remi.fr
CHAPITRE I.

BLANC-D’ASPERGE.

— B LANC-D’ASPERGE, tu m’as encore chipé mon


pinceau !
— Oh ! Maître, c’était sans le vouloir ; j’avais un petit croquis
à faire pour monsieur Roland, et ma foi !…
— Roland ! Roland ! Il a bon dos, Roland ! Comme si un
gamin de six ans s’intéressait à des croquis !
— Oui, maître, il s’y intéresse. Il reconnaît toutes les bêtes
que je fais…
— Sapristi ! Il est plus fort que moi, alors ! Voyons, ne
pleurniche pas, nigaud Tu as la passion de la peinture, je le sais ;
passion malheureuse, car du diable si, malgré ton acharnement, tu
arrives à un résultat quelconque ! J’ai beau m’échiner à te donner
des leçons, rien n’y fait et je t’avoue que je jette ma langue au
chat, comme professeur.
— Et pourtant, maître, un grand artiste comme vous donne
fièrement bien les leçons.
— Un grand artiste ! répéta amèrement Yvon Rennière ; tu ne
sais ce que tu dis, mon pauvre garçon. Un grand artiste réussit
dans ce qu’il entreprend, tandis que moi…
Le peintre n’acheva pas, une sombre rêverie l’absorbait au
point de faire glisser de ses mains palette et pinceau sans qu’il s’en
doutât. Le rapin qui l’observait avec sympathie les retint au
passage, les déposa à ses côtés et sortit doucement, respectant la
douleur silencieuse empreinte sur la figure fatiguée de son maître.

Le soleil couchant éclairait de lueurs splendides l’atelier où


Rennière rêvait ainsi. Quoique égayée par ce visiteur envoyé de
Dieu, la grande pièce révélait une gêne profonde. Des vides aux
murs montraient que les bibelots rares, les panoplies d’armes
précieuses avaient disparu pour être convertis en vulgaire argent
et combler les dépenses du ménage. Malgré la propreté
4 LE CHEVALIER DU DIMANCHE

scrupuleuse du petit logis de l’artiste, on sentait tristement que


cette famille n’était pas heureuse ; la jeune femme allait et venait,
active et alerte, mais le sourire n’errait pas sur ses lèvres pâlies,
même lorsque son regard se portait sur le peintre, toujours
rêveur, qu’elle observait par la porte entr’ouverte. Seul, le chant
joyeux d’un enfant animait cette demeure silencieuse ; sur le pas
de la porte, Roland, lutiné par Blanc-d’Asperge, avait entonné une
ballade naïve des temps anciens, et la tristesse des paroles
contrastait avec la gaîté du petit garçon qui les disait
insouciamment, comme une chanson.
— Il chante, pauvre petit ! murmura Rennière en tournant la
tête vers l’enfant ; il ne se doute guère de ce qu’est la vie et
surtout de ce qu’elle lui prépare.
— Que dis-tu là, mon ami ? demanda tendrement la jeune
femme en s’approchant du peintre accablé.
— Je dis, Anne, que si Roland devient un artiste comme moi,
son existence sera un long martyre ! Je dis que, dans le temps
déplorable où nous vivons, il est dangereux d’être simple,
modeste, loyal et vrai. Je dis que la nature interprétée largement,
représentée telle qu’elle est, est dédaignée par le public moderne.
Je dis enfin que, malgré la flamme de l’enthousiasme qui me
dévore et qui se reflète dans mes œuvres, je suis obscur, je reste
pauvre et je mourrai en ne sachant ce que vous deviendrez, toi et
notre fils…
— Assez, assez, mon ami ; tu me fais mal par ces pensées
amères ! Sois confiant en Dieu ! Aie foi en ton génie… Oui, en
ton génie ! Tu as beau secouer la tête, tu dois avoir la conscience
de ce que tu es. Tu triompheras des épreuves ; ton nom sera
glorieux et le public t’acclamera…
— Oui, comme il acclama le Tasse dont le char de triomphe
était un char funèbre, observa le peintre avec douleur… Pardon,
pardon, mon Anne chérie, reprit-il affectueusement en voyant les
yeux de sa femme se remplir de larmes ; j’ai tort de t’attrister par
ces sombres pensées ; j’ai tort de ne pas me résigner aux épreuves
que nous traversons ensemble, alors que Dieu m’a permis de te
trouver sur ma route afin d’y marcher la main dans ta main.
CH. I : BLANC D’ASPERGE 5

Noble femme ! Il me fallait ton cœur d’ange pour ne pas


succomber à la peine… Songe donc ! Être inconnu à trente-cinq
ans, moi, Rennière, à qui ses maîtres prédisaient un si bel avenir et
qu’ils appelaient leur plus brillant élève… Et me voilà ici, acheva-
t-il ; solitaire, pauvre, souffrant de la gêne qui pèse sur ma femme
chérie et sur mon enfant bien-aimé… Cher Roland ! Ah ! Il porte
bien le nom sonore que lui a donné mon caprice, celui-là ! Tout
petit qu’il est, il affirme un esprit d’un autre âge et me fait l’effet
d’avoir pour véritable parrain le Paladin illustre qu’il admire déjà
autant que moi lorsque je lui en raconte la légende guerrière. As-
tu remarqué avec quelle sagacité enfantine il console et encourage
ce malheureux Blanc-d’Asperge ?
— Oui certes, mon ami, et je suis souvent attendrie de
l’entendre parler à ton élève bizarre.
— Bizarre, tu es trop bonne. Dis plutôt grotesque. Son
enthousiasme pour mes œuvres me ferait douter de moi-même,
lorsque je me dis que lui seul les admire. Tiens ! Ce coucher de
soleil que j’ai achevé, il y a quelques semaines, je n’ai pas eu le
courage de le regarder de nouveau, lorsque cet imbécile s’est écrié
d’un air profond : Maître, il manque quelque chose à cette toile…
Quoi ? Il n’a pas su me le dire ; cela m’a agacé au point de me
faire prendre le tableau en grippe ! Un tableau réussi, pourtant !
— Oh ! Oui, il est vraiment très beau, mais qu’il est triste et
morne !…
— Ah ! Dame, je ne fais pas des choses gaies, moi. Salvator
Rosa ne peignait pas des noces de village.
— Maman, j’ai faim ! cria Roland en apparaissant tout à coup
sur le seuil de la porte, rose, ébouriffé et beau comme un
chérubin de Raphaël.
— Comme c’est nature ! observa Rennière, qui s’avança vers
lui et le saisit dans ses bras en le couvrant de baisers.
— Allons nous mettre à table, messieurs, dit gaiement la
jeune femme. Le dîner est prêt et Roland a l’estomac d’une
précision à faire honte à un chronomètre.
6 LE CHEVALIER DU DIMANCHE

— Eh ! Blanc-d’Asperge, on va manger ! cria l’enfant en


penchant sa tête brune dans la direction du jardin où se trouvait
l’élève dégingandé de Rennière.
Le peintre échangea un regard ému avec sa femme, tandis que
le rapin arrivait à longues enjambées et prenait sa place favorite
auprès de son unique admirateur, admirateur en jaquette et en
pantalons courts.
Yvon Rennière avait épousé, onze ans avant le jour où
commence cette histoire, une jeune orpheline dont l’unique
fortune consistait en une figure charmante, un cœur d’or, une
éducation parfaite et les vertus fortes et douces d’une chrétienne
solide. Pauvre lui-même, le peintre, ancien grand prix de Rome,
avait foi dans l’avenir et ne doutait pas que le succès ne lui permît
de subvenir aux besoins de sa famille. Hélas ! Trois enfants morts
en bas âge avaient désolé les parents et assombri un intérieur où
la gêne avait élu domicile. La naissance de Roland ne leur avait
apporté qu’une joie craintive, car ils se disaient en tremblant :
Vivra-t-il ? La force de l’enfant dissipa peu à peu leurs angoisses,
mais la gêne subsistait et il fallait s’ingénier pour vivre. Anne
travaillait en cachette, et ses tapisseries au petit point étaient bien
nécessaires pour alimenter le pauvre ménage. Le jour où Rennière
découvrit ce commerce fut pour lui doux et cruel à la fois. Sa
fierté se révoltait à l’idée qu’il était incapable de suffire aux
besoins de sa famille, et sa reconnaissance pour le dévouement
héroïque de celle qui était son ange gardien s’ajoutait à l’orgueil de
lui voir tant de vertus.
D’abord installés dans un joli appartement de la rue
d’Amsterdam, l’artiste et sa famille avaient dû émigrer dans une
maisonnette de la banlieue ; ils y gagnaient, d’après Anne, le bon
air et la tranquillité nécessaires… mais Rennière se disait avec
amertume que c’était une déchéance et se demandait avec effroi
ce que leur réservait l’avenir !
Forcé dans ses derniers retranchements, le pauvre artiste s’était
adonné à divers travaux et ne pouvait s’occuper de ses tableaux
sérieux que de loin en loin. C’est dans une de ses courses à la
recherche de points de vue pittoresques qu’il fit connaissance
CH. I : BLANC D’ASPERGE 7

avec l’excentrique Blanc-d’Asperge. Le vrai nom du rapin était


Grégoire Virdon. Sa tournure efflanquée, sa figure d’un blanc
jaunâtre lui valurent ce surnom donné par l’artiste lorsque,
remarquant l’assiduité de ce garçon inconnu à contempler par-
dessus son épaule le dessin qu’il terminait, il l’interpella gaiement
en lui donnant ce sobriquet qui lui fut gardé depuis.

Car Blanc-d’Asperge l’ayant suivi et ayant découvert sa demeure,


vint si souvent admirer par la fenêtre, bouche béante, l’œuvre en
train, que le peintre, cordial comme tout bon cœur, l’invita à venir
quand il voudrait, ce que le garçonnet ne se fit pas répéter. Une
fois entré, on l’interrogea et son histoire attendrit Rennière et sa
femme.
Battu par des parents brutaux et indifférents, le pauvre Blanc-
d’Asperge avait été élevé, Dieu sait comment ! et il ne savait pas ce
que c’était que l’école. Pour le moment, il était en apprentissage
chez un peintre en bâtiments, mais l’état ne lui allait pas, jusqu’au
moment où il avait aperçu Rennière dessiner, puis peindre. Son
imagination s’était échauffée. Anch’io son pittore ! se serait-il écrié,
s’il avait su ses auteurs. Bref, l’enthousiasme de l’apprenti avait
touché l’artiste et celui-ci avait consenti, après avoir pris ses
informations sur Blanc-d’Asperge, à le prendre chez lui comme
élève.
Hélas ! Ce n’était qu’une bouche de plus à nourrir. Le rapin
était plus que simple ; son faible cerveau était incapable d’autre
chose que d’admirer, mais l’imitation vraie, le travail sérieux lui
étaient impossibles.
Lorsque Rennière le comprit, il était trop tard. L’entrepreneur,
dernier maître de Blanc-d’Asperge, piqué de son départ, ne voulut
pas le reprendre. Les parents crièrent contre le peintre qui mettait
leur fils dans l’embarras après lui avoir fait quitter une bonne
position, et voilà pourquoi nous trouvons le rapin installé chez les
Rennière et protégé par Roland, dont il était devenu l’ami intime.
CHAPITRE II.

LA PRIÈRE DU SOIR.

C’que de une
ÉTAIT chose étrange, comique et touchante à la fois
constater avec quel aplomb calme et naïf Roland
donnait à Blanc-d’Asperge des avis et des conseils, religieusement
écoutés et suivis par ce dernier. Le pauvre apprenti se sentait
sincèrement aimé par le bel innocent qui était la joie de la maison
et, comprenant vaguement la gêne qui pesait sur la famille, il
s’efforçait de se rendre utile et, surtout, tâchait de manger le
moins possible. Mais une fois à table, sa résolution faiblissait… il
regardait d’une façon si expressive le plat succulent qui se trouvait
devant lui que Roland, devinant sa fringale, déclarait qu’on l’avait
trop bien servi et passait invariablement une partie de sa pitance
au rapin qui protestait pour la forme et qui finissait par accepter,
les yeux brillants d’une joie naïve, la nourriture dont se privait le
cher enfant. Le père et la mère laissaient faire, mais qu’ils étaient
touchés de ces gentils et constants sacrifices !
Ils eurent alors un moment de joie qui ranima les espérances
du peintre ; un vieil ami de son père, mort en lui laissant une
dizaine de mille francs, avait loué une petite villa située à
Barbizon et, comme le bail était sur le point de finir, le
propriétaire offrit à la famille de l’artiste d’y habiter jusqu’à
expiration du loyer pour un prix des plus minimes.
Tous étaient dans la joie. Anne se félicitait de faire jouir son
fils de la véritable campagne ; Rennière, de la perspective de
trouver de beaux modèles ; Roland, du changement apporté à leur
existence, et Blanc-d’Asperge, de la joie de Roland.
On arriva donc à la gentille maisonnette où l’on devait passer
l’été et l’automne, dans des dispositions charmantes. L’installation
fut des plus gaies et les joues pâlies de la jeune femme reprirent
vite leur éclat d’autrefois.
Quant à Roland, il était ivre de bonheur Il courait de tous
côtés, suivi et surveillé par le fidèle rapin dont l’ombre
CH. II : LA PRIÈRE DU SOIR 9

gigantesque ressemblait à celle d’un lévrier debout sur ses pattes


de derrière.
Et Rennière ? Il rayonnait !
Sa noble figure, si souvent et si douloureusement contractée,
avait repris l’expression d’ardeur et d’enthousiasme qui la
caractérisait. Il parcourait à perte d’haleine la campagne riante qui
s’offrait à ses regards ravis. Le soir, il revenait au logis avec des
croquis charmants qu’Anne admirait avec une joie d’enfant et
qu’il lui abandonnait avec la fière insouciance du génie prodigue
de ses trésors.
Ce fut un doux moment… Hélas ! il ne dura que les beaux
jours de l’été. Un soir brumeux de septembre, Blanc-d’Asperge
rentra grelottant d’une course faite pour retrouver une balle
élastique perdue par Roland. Anne s’empressa de le faire changer
de vêtements, mais le mal était fait. Les jours suivants, le pauvre
garçon toussait à se déchirer la poitrine. Le médecin appelé traita
légèrement cette soudaine indisposition ; il se borna à prescrire
quelques calmants et partit en affirmant qu’il était inutile de le
faire revenir « pour un rhume ».
Était-ce seulement un rhume, ce mal qui creusait la poitrine du
rapin, voûtait son dos, de maigre le changeait en squelette et
amenait des sueurs soudaines sur son front blêmi ? Était-ce
seulement un rhume qui éteignait ses regards, plissait ses lèvres et
le faisait grelotter jour et nuit ?
Le retour à Paris fut bien triste. Rennière, inquiet de cet état
lamentable qui persistait, avait fait venir dès leur arrivée un autre
médecin pour examiner Blanc-d’Asperge. Cette fois, la sentence, de
frivole qu’elle était d’abord, avait été terrifiante. Blanc-d’Asperge
était atteint de phtisie galopante !
Le peintre se hâta de prévenir les parents. Ceux-ci se récrièrent
aigrement, puis larmoyèrent, disant que leur fils était victime
d’imprudences dues au défaut de surveillance ; qu’ils n’avaient pas
le moyen de le soigner chez eux… bref, ils terminèrent en
déclarant qu’il fallait le faire entrer à l’hôpital.
Pauvre Blanc-d’Asperge ! Il était passé, le temps où il courait
sans souci avec son petit ami, folâtrant à l’envi dès que sa tâche
10 LE CHEVALIER DU DIMANCHE

(tâche dérisoire) était achevée. À présent, il lui fallait rester assis,


soit sur un fauteuil le jour, soit dans un lit la nuit, car s’étendre, il
n’y pouvait pas songer ; cela lui donnait des étouffements
terribles.
Il ne se plaignait pas, cependant ; tout le monde était si bon
pour lui, et puis, il était installé le jour dans l’atelier ! L’atelier,
l’objet de son admiration incessante. Ses yeux se ranimaient en
errant ça et là sur les rares œuvres qu’avait pu peindre son maître.
Le paysage, représentant un coucher de soleil, attirait
principalement son attention. Rennière finit par le remarquer.
— On dirait que ce tableau te fascine, Blanc-d’Asperge ?
observa-t-il.
— Ah ! Je l’aime bien, maître. Je voudrais…
— Tu voudrais, quoi ?
— Je voudrais être enterré dans un endroit comme ça.
— Quelle idée ! s’écria l’artiste en tressaillant.
— Oh ! Oui, c’est triste, mais c’est si beau ! Autrefois, il me
faisait de la peine à regarder, reprit-il après un silence ; à présent,
je l’aime tout plein ! je passerais ma vie devant…
— Pauvre enfant ! murmura la jeune femme en détournant la
tête.
Roland avait écouté cette conversation en silence ; il prit alors
la parole.
— Tu as raison d’aimer ce tableau, dit-il, mais moi, vois-tu !
Si j’étais papa, je ferais là encore autre chose qui te plairait
davantage.
— Tiens ! C’est singulier ; à moi aussi il me semblait qu’il y
fallait encore je ne sais quoi !… Et qu’y ajouteriez-vous donc ?
demanda curieusement le malade.
— Le coucher du soleil, c’est le moment où petite mère me
fait prier la bonne Vierge, répondit l’enfant avec gravité ; si je
savais peindre comme papa, mais j’apprendrai, va, sois tranquille,
je mettrais petite mère disant l’Angelus avec moi.
— Ah ! Voilà une idée sublime, Roland ! s’écria le peintre
avec enthousiasme. Oui, tu avais raison, pauvre Blanc-d’Asperge !
Ce tableau n’était pas fini ! J’y vais mettre les deux êtres chéris qui
CH. II : LA PRIÈRE DU SOIR 11

attirent sur cette maison la bénédiction du ciel, et ce simple


coucher de soleil va devenir, grâce à Roland et à toi Blanc-
d’Asperge, la Prière du soir !
Et lorsque l’artiste, épuisé, eut cessé son travail, le cri
d’admiration qui accueillit son chef-d’œuvre lui prouva qu’il avait
atteint son idéal. Rayonnantes, graves et pures, les deux figures de
la jeune femme et de l’enfant se détachaient merveilleusement sur
l’azur assombri du ciel. Leurs beaux profils formaient un
contraste ravissant, et l’on ne savait laquelle admirer le plus, de la
mère ou de cette innocente créature inclinée et priant avec elle.
— Mon ami, quelle merveille ! s’écria la jeune femme avec
exaltation. Hélas ! Pourquoi faudra-t-il nous en séparer ?
— Ne crains rien, Anne ! La Prière du soir m’est devenue trop
chère pour que je ne veuille pas la garder. Elle appartient à
Roland comme à toi et il me faudrait être à la veille de vous voir
mourir de faim pour me résigner à la vendre. Or, ajouta-t-il plus
gaiement, notre héritage nous permet de vivre et d’attendre des
jours meilleurs. Il me permet surtout de reprendre mes travaux
sérieux, forcément abandonnés, et je me plais à croire que ma
verve est loin d’être tarie.
Les jours suivants, l’état du pauvre malade s’aggrava. Il devint
manifeste qu’il était perdu. Effrayés à l’idée de voir Blanc-d’Asperge
mourir devant le petit garçon, Rennière et sa femme voulurent
l’envoyer chez une voisine sous un prétexte quelconque, mais ils
se heurtèrent devant l’obstination de Roland à tenir compagnie au
mourant.
— Papa, laissez-moi rester ici, finit-il par dire d’un ton
suppliant ; Blanc-d’Asperge est trop malade pour me voir partir sans
être triste ! Je préfère prier pour lui à côté de maman.
— Reste donc, cher petit, dit le peintre aussi ému que sa
femme ; et advienne que pourra.
Jour par jour, heure par heure, l’enfant héroïque se montra
digne de son nom. Assis patiemment à côté du rapin mourant, lui
seul pouvait faire errer un sourire sur ses lèvres décolorées et
ranimer ses regards de plus en plus éteints. Vint un moment où le
souffle devint si faible que madame Rennière courut chercher une
12 LE CHEVALIER DU DIMANCHE

dernière fois le prêtre qui venait souvent consoler Blanc-d’Asperge,


et Roland, cramponné à son ami, vit l’Hostie blanche déposée
dans sa bouche entrouverte, puis les onctions saintes purifier ses
membres déjà froids. Un dernier soupir… et ce fut tout !
L’innocent était allé près de Dieu prier pour ses fidèles
bienfaiteurs. Ce fut une grande douleur pour Roland.
Il aimait tant cet être bizarre, enfant par le cœur et homme par
la taille. Grâce à Blanc-d’Asperge, il avait évité tout contact rude et
fâcheux avec des enfants de son âge et de son quartier dont les
manières étaient vulgaires, les habitudes déplorables et même
inquiétantes. Après la mort du rapin, l’enfant préféra rester au
logis que de subir le contact de gens communs et il se cantonna
fièrement aux côtés de son père dont il se mit à suivre avec
passion l’exemple et les leçons. Rennière souriait en voyant
l’ardeur de son jeune élève et s’enorgueillissait de ses rapides
progrès. Le savoir-faire de Roland promettait d’être celui d’un
maître et quatre ans s’écoulèrent après la mort de Blanc-d’Asperge
sans que l’enfant se relâchât d’un moment dans son ardeur pour
le travail. Entre ses études et sa peinture, il était heureux et cette
assiduité, cette force de volonté dans un garçon de onze ans à
peine, charmaient le peintre, mais inquiétaient parfois sa mère…
C’est que le succès ne venait pas récompenser Rennière de ses
efforts multiples. C’est que les marchands refusaient ou
achetaient à bas prix les toiles de l’artiste ; c’est que le petit
héritage s’entamait malgré les prodiges d’économie de la jeune
femme et que chaque jour voyait s’assombrir de plus en plus le
visage de l’artiste, redevenu amer et découragé.
La pauvre Anne constatait tout cela avec douleur et se
demandait s’il n’eût pas mieux valu détourner son fils d’une
carrière aussi redoutable que celle où s’était engagé son mari,
d’une carrière qui lui occasionnait de telles angoisses et de telles
douleurs ! Si elle eût été moins timide, elle eût essayé de faire
quelques démarches en faveur de l’artiste, mais outre qu’elle
connaissait fort peu de monde, la fierté ombrageuse de Rennière
se fût offusquée de lui voir solliciter la protection de gens plus ou
moins indifférents à leurs peines. Ses efforts pour attirer
CH. II : LA PRIÈRE DU SOIR 13

l’attention de deux ou trois amateurs chez son mari ne servirent


donc qu’à irriter le peintre sans produire aucun bon résultat.
Un jour cependant, Rennière arriva chez lui enchanté.
— Félicitons-nous, chère amie lui cria-t-il du plus loin qu’il la
vit. Mon obligation communale vient de sortir du tirage et nous
gagnons vingt mille francs !… Une fortune, ma chérie. Avec
quelle joie je vais placer cette somme pour assurer ton avenir et
celui de Roland !
— Quel bonheur, mon ami. Cela t’était bien dû et je me
réjouis de cette bonne chance pour toi plus que pour nous. Tu
étais si triste, ces temps-ci !
— Hélas ! Ma chérie, il y avait de quoi ; l’avenir m’échappe.
Songe donc… j’ai quarante et un ans ! La célébrité que je n’ose
plus rêver pour mon compte, je la voudrais pour notre Roland.
Grâce à cette somme, il va pouvoir attendre avec sécurité le
moment où on l’appréciera, lui !
— Yvon…
— Ne crains rien, mon amie, ces instants d’amertume n’ôtent
rien à la résignation chrétienne que tu m’as donné l’habitude
d’avoir, chère âme ! Mais, vois-tu, l’angoisse étreignait mon cœur
en songeant à notre fils et voilà que maintenant je suis dans la joie
par cette aubaine imprévue.


CHAPITRE III.

ENFANTS GÂTÉS.

— U RBAIN, les magasins sont-ils fermés ?


— Oui, patron.
— C’est bien, veillez sur la caisse ; je passe chez ma femme.
Et le négociant, sortant de son bureau, se dirigea vers
l’appartement où se tenait madame Gérin.
Dans l’élégant salon où s’ébattait gaiement une ravissante
fillette de huit ans, une jeune femme était assise ou plutôt à demi
couchée dans un fauteuil d’où elle surveillait les jeux de l’enfant.
Malgré sa beauté pleine de charme, la pâleur mate épandue sur sa
figure révélait un état de santé précaire et justifiait le regard
anxieux que son mari jeta sur elle en entrant. Devant une table,
un garçon de dix à onze ans rangeait des soldats en bataille.
— Ah ! Ah ! Te voilà de retour, Gérard ? dit le négociant en
s’approchant du feu et en s’installant en face de sa femme. Et les
notes du mois, où sont-elles ? ajouta-t-il négligemment.
— Je les ai oubliées, papa.
— Comment ! Oubliées ? s’écria la mère en se redressant
avec chagrin ; avoue-le, mon enfant, elles sont aussi mauvaises
que celles du dernier bulletin, et cela t’a rendu honteux au point
de ne pas oser me les remettre.
— Est-ce ma faute si le latin m’ennuie ! observa Gérard avec
humeur. On me donne toujours des devoirs trop difficiles. Cela
me décourage, je ne sais comment m’y prendre…
Et, cachant son visage sur la table, le petit garçon se prit à
sangloter.
— Ne pleure pas, petit frère ! dit la fillette en accourant près
de lui et en se haussant sur la pointe de ses petits pieds pour
passer ses bras autour de son cou ; ça… va… me faire…
pleurer… aussi…
CH. III : ENFANTS GÂTÉS 15

— Voyons, Gertrude, ne parlons plus de cela ! s’écria


monsieur Gérin, qui s’agitait devant ces chagrins subits je ferai
donner à Gérard un autre répétiteur et tout sera dit.
— Eh ! Mon ami, l’un ne fera pas mieux que l’autre,
remarqua la jeune femme d’un air fâché ; c’est un parti pris chez
Gérard de travailler de moins en moins…
Les sanglots du coupable redoublèrent en entendant ces mots.
Ceux de Miette se mirent à l’unisson.
— La paix ! La paix ! s’écria le père en allant vers le groupe
des affligés et en s’agenouillant à leurs côtés pour essuyer leurs
yeux baignés de larmes ; le mois prochain, cela ira mieux ; n’est-ce
pas, Gérard ?
— Ou… ou… i… pa… pa…
— Je tra… tra… vaille… rai… pour… lui… gémit la fillette.
L’éclat de rire de monsieur Gérin fit soupirer sa femme.
— Pouvez-vous traiter si légèrement une paresse invétérée ?
soupira-t-elle.
— Ne grondez plus, ma chère ; tout ira bien et vous savez
que les émotions vous font du mal.
— Pardon, chère maman ! s’écria Gérard en se jetant au cou
de madame Gérin qui se détournait.
— Il ne suffit pas de se repentir, mon enfant, répondit
doucement mais avec fermeté la jeune femme.
— Madame est servie ! annonça le valet de chambre, en
ouvrant la porte à deux battants.
— Heureuse diversion ! observa le négociant, qui prit Miette
par la main. Offre le bras à ta mère, Gérard ; je passe devant pour
installer notre petit bijou à sa place.
« Et c’est toujours ainsi que finissent les réprimandes ! pensa
tristement madame Gérin qui le suivit, appuyée sur l’épaule de
son fils devenu tendre et câlin ; ô mon Dieu ! que seront ces
enfants plus tard si la faiblesse paternelle continue d’être aussi
grande… »
Elle avait raison, la pauvre femme ! Le négociant, strict et
même sévère vis-à-vis de tous, idolâtrait ses enfants et les gâtait
follement, sans s’en rendre compte. De leur part, tout était gentil
16 LE CHEVALIER DU DIMANCHE

et charmant. Protégée par lui, Miette avait beau jeu à renverser la


salière, à tacher la nappe et mettre ses doigts dans les sauces.
Gérard se conduisait avec le même sans-gêne, et madame Gérin
avait fini par se taire pour ne pas provoquer des discussions qui
dégénéraient en colères ou en pleurs. Cette vie de soucis et de
chagrins incessants usait la santé de la pauvre mère, ébranlée déjà
par une grave maladie et, depuis quelque temps, le médecin
paraissait mécontent, inquiet même au point de rendre soucieux
le père de famille.
Monsieur Gérin appréciait trop bien les qualités de sa femme,
en effet, pour ne pas être terrifié à la seule pensée d’un malheur
qui priverait ses enfants d’une mère si tendre et si sérieuse. Avec
elle, Miette était sage et Gérard docile, car suivant le mot de la
petite espiègle, alors qu’elle avait deux ans et parlait à peine :
— Avec papa, non, c’est jamais non. Avec maman, par
exemple, non, c’est toujours non !
Mais dès que paraissait le négociant, tout changeait d’aspect.
Sûre de l’impunité, Miette devenait exigeante et Gérard despote.
Tout devait céder à leurs caprices et il était heureux que les
occupations multiples de monsieur Gérin le retinssent sans cesse
dans ses vastes magasins du Grand Turenne, car sa faiblesse
paternelle n’avait d’égale que sa tendresse pour les deux lutins sur
les beaux visages desquels son regard se reposait avec tant
d’orgueil !
Madame Gérin n’était pas heureuse ; mais elle cachait
héroïquement sa douleur et s’efforçait de combattre les funestes
effets des gâteries incessantes dont ses enfants étaient l’objet.
Ceux-ci sentaient confusément qu’ils lui faisaient mal en
l’affligeant, pourtant le moyen de résister à la tentation de faire à
leur tête, lorsque papa guettait toutes les occasions de les
soutenir, de les amuser et de leur faire plaisir.
À la suite de cette nouvelle scène la jeune femme resta triste,
abattue et comme absorbée par ses pensées intérieures. Ce fut en
vain que le négociant, alarmé, inventa distraction sur distraction.
Il dut s’adresser au médecin qui hocha la tête après la
consultation et dit nettement à monsieur Gérin consterné :
CH. III : ENFANTS GÂTÉS 17

— Envoyez votre femme au bord de la mer, ou même faire


un voyage à l’étranger. Si elle reste dans ce marasme, sa maladie
de cœur fera des progrès tels que je ne pourrai plus l’enrayer d’ici
peu.
Se séparer de sa chère Gertrude ! Se séparer de ses enfants
bien-aimés ! Cela navrait le négociant. Mais, épouvanté de la
perspective que le médecin lui avait fait entrevoir, il se résigna et
parla en ce sens à madame Gérin. La jeune femme accueillit cette
idée avec répugnance ; elle se désolait de la solitude où allait rester
son mari, et elle s’inquiétait de ce que deviendraient sans elle des
employées malheureuses dont elle s’occupait avec autant de tact
que d’intelligence et de cœur. Il le fallait pourtant et, par un beau
jour de juillet, la famille s’installa à Biarritz, sur cette plage
merveilleuse d’où l’on admire les splendeurs de l’Océan.
Ce n’était pas pour vivre en élégante que la jeune femme s’était
résignée à s’établir dans ces parages. Aussi lutta-t-elle pour
repousser poliment, mais péremptoirement les avances de
diverses personnes qui lui paraissaient, quoique fort aimables,
mondaines et trop élégantes pour ses goûts et sa manière de
vivre. Elle y eût réussi sans monsieur Gérin ! Le négociant, qui
venait voir sa famille dès qu’il avait deux ou trois jours de liberté,
fut flatté des compliments qui lui étaient faits sur la beauté de
Miette et sur l’esprit de Gérard. Il y répondit donc de façon à
rendre impossible à sa femme tout refus persistant et toute vie à
l’écart. Peu à peu, les enfants, entraînés dans de fréquentes parties
de plaisir, redevinrent turbulents et indisciplinés comme à Paris.
Miette commençait à prendre goût à la toilette ; Gérard à la
dépense, et la faiblesse de leur père fournissait amplement à leurs
exigences. Madame Gérin sentit avec désespoir que tout allait
aussi mal à Biarritz qu’à Paris. Elle prit cette vie-là en dégoût et
supplia tant qu’on dut la laisser revenir chez elle, où elle reprit ses
habitudes ordinaires, avec cette différence que les connaissances
faites à Biarritz continuèrent à fréquenter sa maison et
entretinrent dans l’esprit des enfants leurs défauts grandissants
chaque jour. Ils en étaient là, lorsque la catastrophe redoutée par
le médecin arriva brusquement… avec la rapidité de la foudre…
18 LE CHEVALIER DU DIMANCHE

On trouva un matin la jeune femme étendue dans son lit,


morte et déjà froide. Les enfants perdaient en elle la seule
personne qui leur en imposât et qui pût les diriger ; aussi, quand
monsieur Gérin, retenant avec peine ses larmes, leur annonça
avec ménagement le coup qui les frappait, les pauvres petits
restèrent-ils immobiles, épouvantés de se sentir livrés à eux-
mêmes pendant les longues heures que leur mère leur consacrait
jusqu’alors avec tant d’amour. Ils restèrent sans voix, comprenant
malgré leur jeune âge, que leurs vies iraient à la dérive,
désormais…


TABLE DES MATIÈRES

Chapitre I. Blanc-d’Asperge. ..................................................................3


Chapitre II. La prière du soir. ................................................................8
Chapitre III. Enfants gâtés. ......................................................................14
Chapitre IV. Perte et dénuement. .......................................................19
Chapitre V. Vie tapageuse.....................................................................28
Chapitre VI. Les événements se précipitent....................................32
Chapitre VII. Le sauveur.......................................................................38
Chapitre VIII. Le nouveau comptable..............................................43
Chapitre IX. Le chevalier du dimanche............................................50
Chapitre X. Le service militaire. ..........................................................57
Chapitre XI. Trait d’héroïsme..............................................................62
Chapitre XII. Caporal ! ..........................................................................67
Chapitre XIII. Le portrait – La réhabilitation.................................73
Chapitre XIV. Antipathie......................................................................78
Chapitre XV. Mère !................................................................................83
Chapitre XVI. Deux tableaux. .............................................................88
Chapitre XVII. Pendant le sommeil. .................................................93
Chapitre XVIII. Découverte et transformation. ............................98
Chapitre XIX. L’homme de peine................................................... 104
Chapitre XX. Le testament d’Urbain.............................................. 110
Chapitre XXI. Heureuse surprise. ................................................... 114

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