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Sur la Traduction

Paul Ricœur, Paris : Bayard, 2004, 69 pages.

Ce livre dense rassemble trois conférences de Paul Ricœur « Défi et


bonheur de la traduction », « Le paradigme de la traduction » et « "Un passage" :
traduire l’intraduisible ».
Le mythe de Babel peut-être lu comme un mythe du commencement qui
prend en compte une situation irréversible, comme le constat sans condamnation
d’une séparation originaire. La dispersion et la confusion des langues, annoncées
par ce mythe viennent couronner cette histoire de la séparation, après
l’expulsion du Jardin et la perte de l’innocence, le meurtre d’Abel et le
fratricide, en l’apportant au cœur de l’exercice du langage. Il y a, écrit Ricœur,
un après Babel, défini par « la tâche du traducteur ».
Ainsi sommes-nous, existons-nous, dispersés et confus, et appelés à quoi ?
Et bien à la traduction !
Paul Ricœur en référence à Walter Benjamin compare la « tâche du
traducteur » sous le double sens que Freud donne au mot « travail » : « travail du
souvenir » et « travail du deuil ». Il écrit ainsi qu’en traduction "il est procédé à
un certain sauvetage et à un certain consentement à la perte". Ricœur plutôt que
d’opposer « traduisible versus intraduisible », une alternative paralysante,
préfère le couple « fidélité versus trahison ».
Il convient de renoncer à l’idéal de la traduction parfaite. L’impossibilité de
servir deux maitres l’auteur et le lecteur.
Le paradoxe est qu’une bonne traduction ne peut viser qu’à une
équivalence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable....Et la
seule façon de critiquer une traduction - ce qu’on peut toujours faire -, c’est d’en
proposer une autre présumée, prétendue, meilleure ou différente. D’où les re-
traductions des grands textes, la Bible, Homère, Shakespeare, Dostoïevski.
Le désir de traduire existe au delà de la contrainte et de l’utilité, au nom de
l’élargissement de l’horizon de leur propre langue, de la formation et de la
découverte de leur propre langue. C’est ce désir écrit-il, qui a animé les penseurs
allemands depuis Goethe et Von Humboldt, en passant par les romantiques
Novalis et les frères Schlegel, Schleiermacher, jusqu’à Hölderlin et enfin Walter
Benjamin.
Autre thèse importante le terme de « résistance » qu’il emprunte à la
psychanalyse "pour dire ce refus sournois de l’épreuve de l’étranger de la part de
la langue d’accueil ». En effet en traduction, le traducteur est, du côté du lecteur,
la sacralisation de la langue maternelle, sa frilosité identitaire. "La prétention à
l’autosuffisance, le refus de la médiation de l’étranger ont nourri en secret
maints ethnocentrismes linguistiques et, plus gravement, maintes prétentions à
l’hégémonie culturelle ». Il rappelle la place de la langue latine de l’Antiquité
tardive, à la fin du Moyen-âge, le français à l’âge classique et l’anglo-américain
de nos jours.

Ricœur finalement soutient une thèse en trois points :


- L’intraduisible initial, qui est la pluralité des langues, la diversité, la
différence des langues qui suggère l’idée d’une hétérogénéité radicale qui
devrait à priori rendre la traduction impossible.
- L’intraduisible terminal, celui qui produit la traduction, il faut dire
comment la traduction opère. Car la traduction existe.
- Reste alors un ultime intraduisible que nous découvrons à travers la
construction du comparable, « Le sens ». Le sens, écrit-il, est arraché à son unité
avec la chair des mots, cette chair qui s’appelle la « lettre », quitter le confort de
l’équivalence de sens seul pour se risquer dans des régions dangereuses où il
serait question de sonorité, de saveur, de rythme, d’espacement de silence entre
les mots, de métrique et de rime.
L’immense majorité des traducteurs, écrit Ricœur, résiste, et sans doute, sur
le mode du sauve-qui-peut, sans reconnaître que traduire le sens seul, c’est
renier une acquisition de la sémiotique contemporaine, l’unité du sens et du son,
du signifié et du signifiant...
lundi 27 février 2012
Paul Ricœur, Sur la traduction
Traduttore traditore ?
Éric Bonnargent

Abel Grimmer - La Tour de Babel

Grand représentant français de l’herméneutique, Paul Ricœur s’est tout


naturellement intéressé au problème posé par la traduction. Sur la traduction est
un petit livre tout à fait accessible qui regroupe trois textes dans lesquels Ricœur
résume sa pensée, pensée que je voudrais librement présenter et critiquer.
Pourquoi traduire ? Parce que les hommes parlent des langues différentes.
C’est parce qu’il existe cinq à six mille langues et non pas une seule, c’est parce
que nul ne peut maîtriser toutes ces langues, que la traduction est nécessaire.
Sans elle, chacun devrait se contenter des textes qui s’offrent dans la ou les
langues qu’il maîtrise et renoncer à tout le reste. La traduction est une chance,
elle est le principal pilier de la culture et le traducteur est le principal artisan de
sa diffusion. C’est par la traduction que la culture mondiale, d’Homère et
Bolaño, en passant par Shakespeare, Goethe ou Dostoïevski, est rendue
accessible à celui qui, au mieux, ne maîtrise que quelques langues. Nous ne
pouvons donc que donner raison à Steiner lorsqu’il écrivait dans Les Antigones :
« La traduction est bien ce pont-levis que les hommes franchissent depuis Babel
pour pénétrer dans ce que Heidegger a appelé “la maison de leur être”. » Qu’est-
ce que traduire ? Traduire, c’est faire passer un message d’une langue à une
autre. Le traducteur est donc une sorte d’intermédiaire entre un auteur et un
lecteur qui souhaite s’approprier une œuvre écrite dans une langue qu’il ne
maîtrise pas. Schleiermacher résumait cela en écrivant que dans la traduction il
s’agit d’« amener le lecteur à l’auteur » et « amener l’auteur au lecteur ».
La multiplicité des langues est donc le point de départ problématique de la
traduction. De deux choses l’une en effet : ou bien cette diversité est
l’expression d’une hétérogénéité absolue et la traduction est impossible, ou bien
cette diversité repose sur un socle commun et la traduction est possible. Dans ce
cas, on peut ou bien émettre l’hypothèse d’une langue originelle antérieure à
Babel (c’est la tradition de la Kabbale. Cf. le film Pi) qu’il faudrait retrouver ou
bien prétendre qu’il serait possible de construire logiquement une langue
universelle. À juste titre Ricœur nous invite à dépasser ce problème ainsi que le
vieil antagonisme traduisible/intraduisible qui en est l’origine (puisque, de toute
façon, il y a des traductions) pour lui substituer l’antagonisme fidélité/trahison.
Traduire, selon Ricœur, correspond au fait coutumier de dire la même chose
autrement. Nous traduisons un mot que notre interlocuteur ne comprend pas en
en choisissant un autre, nous traduisons notre pensée lorsque nous la
reformulons. La traduction est donc un autrement dit et elle est toujours
possible. La difficulté réside plutôt dans la possibilité de retranscrire fidèlement
dans une langue un texte écrit dans une autre langue. Qu’est-ce qui
condamnerait, selon la célèbre paronomase, à faire de tout traducteur un traitre ?
La syntaxe, le style et l’intertextualité propres à une langue semblent condamner
le traducteur à l’échec, tout cela se perdant par le passage d’un idiome à un
autre. Une traduction n’est qu’une traduction et lire une traduction, ce n’est pas
la même chose que lire l’original. Cette perte qu’il y a entre l’original et sa
traduction serait donc comparable à la perte qui existe entre un tableau et sa
copie. Il s’agit dans les deux cas de la même chose, mais ce “même” est un peu
“autre”. De même que selon Alain, « toute copie est laide », de même,
pourrions-nous dire, toute traduction est infidèle. Il semble y avoir en effet de la
part du texte original une résistance insurmontable. Aucune traduction ne saurait
être parfaite, mais il ne s’agit pas pour autant de trahison et s’il n’y a pas et ne
peut y avoir d’identité entre l’original et sa traduction, cela ne condamne pas
l’effort du traducteur. Ricœur parle alors « d’équivalence sans identité ». Cela
signifie que le traducteur doit d’abord faire un travail de deuil afin de renoncer à
l’idéal de la traduction parfaite. Dans l’exercice de la traduction comme dans
l’existence, l’idéalisme rend malheureux parce que vivre dans le devoir-être
plutôt que dans l’être condamne à l’échec. Alceste, par exemple, dans le
Misanthrope, est malheureux parce qu’il voudrait que les hommes soient
sincères alors qu’ils ne le sont pas ; le traducteur est malheureux de la même
façon s’il cherche l’identité alors qu’il ne peut atteindre que cette « équivalence
sans identité ». Il ne saurait y avoir de traduction parfaite parce qu’il n’y a pas
de critère de cette perfection. Pour cela, il faudrait un tiers-texte « qui serait
porteur du sens identique supposé circuler du premier au second. » Ce n’est que
si ce travail de deuil est effectué que l’exercice de la traduction devient
jubilatoire. Traduire, c’est rechercher cette équivalence sans identité et, comme
cette quête est infinie, il y aura toujours de nouvelles traductions, le meilleur
moyen de critiquer une traduction étant d’en proposer une nouvelle.
Comment procéder ? Tout traducteur, même amateur le sait, il ne s’agit pas
de traduire un livre mot à mot car un mot n’a de sens que par rapport à son
environnement qu’est le texte. Néanmoins, le texte lui-même n’a de sens que par
rapport à un contexte culturel inhérent à la culture de l’auteur. Les mots, les
phrases, le texte s’inscrit dans un univers culturel, dans un foisonnement
d’intertextualité, de connotations intellectuelles, affectives parfois publiques,
mais aussi propres à un milieu, une classe, etc. C’est pourquoi un bon traducteur
est une personne qui est imprégnée de cette culture, de cette langue afin d’en
rendre au mieux la richesse, de la rendre équivalente en faisant fi de l’identité.
Prenons un exemple très simple : dans l’émission Les mardis littéraires de
Pascale Casanova sur France Culture, Robert Amutio expliquait que la
traduction de 2666 a nécessité quelques trahisons puisque Bolaño utilise des
expressions mexicaines idiomatiques qu’il fallût d’abord ramener à l’espagnol
avant de les ramener au français. Dans la traduction française, ces différences
entre l’espagnol et le mexicain n’ont pu être rendues parce qu’on imagine mal
certains personnages s’exprimer en français et d’autres en Corse ou en Breton !
Cette “imperfection” ne constitue cependant pas une “trahison” puisqu’il y a la
volonté de la part du traducteur de rendre accessible un texte qui, sans lui, ne le
serait pas. L’exercice de la traduction est donc un exercice risqué qui engage le
traducteur et c’est pourquoi Ricœur reconnaît dans cet art une dimension
éthique. Le traducteur n’est effectivement pas un simple outil passif, il effectue
un travail de création, même si cet effort créatif reste au service du texte. Il écrit
ainsi :
« Amener le lecteur à l’auteur, amener l’auteur au lecteur, au risque de
servir et de trahir deux maîtres, c’est pratiquer ce que j’aime appeler l’hospitalité
langagière. »

Néanmoins, Ricœur occulte certains problèmes. Il y a tout d’abord celui


posé par ce texte particulier qu’est le poème. Dans l’ « Art poétique », Verlaine
montre bien que dans le poème, la musique passe « avant toute chose ». Or, cette
musicalité qui fait sens est nécessairement perdue dans une traduction. Pour s’en
rendre compte, il suffit de comparer la version originale des premiers vers
d’ « Une saison en enfer » de Rimbaud avec sa traduction anglaise :
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les
cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. –
Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »
« Once, if my memory serves me well, my life was a banquet where every
heart revealed itself, where every wine flowed. One evening I took Beauty in my
arms. – And I thought her bitter. – And I insulted her. »
Lorsqu’un texte tient essentiellement sur la langue (cela a-t-il un sens de
traduire Finnegans Wake ?), la perte est tellement grande que lire la traduction
permet seulement de s’informer, mais en aucun cas de s’approprier. La poésie
semble donc être une limite à la traduction. Ricœur s’oppose également à l’idée
soutenue par certains linguistes selon laquelle une langue est avant tout une
vision du monde. Cette idée suggère qu’il y a une hétérogénéité radicale entre
certaines cultures ; c’est le point de vue que défend, par exemple, le sinologue
Jullien qui est pourtant traducteur ! Ricœur réfute cela en disant que s’il y avait
vraiment hétérogénéité, Jullien ne pourrait pas écrire de livre en français sur la
culture chinoise. Ricœur n’a évidemment pas tout à fait tort bien qu’on puisse se
demander si, là aussi, il n’y a quand même pas une perte irrémédiable. De plus,
même au sein de la culture occidentale, il y a des problèmes importants posés
par le passage d’une langue à une autre et plus particulièrement lorsqu’il s’agit
de traduire des langues mortes. Le mot logos, par exemple, est difficilement
traduisible parce qu’il signifie (pour faire simple) à la fois "langage" et "raison"
et que le traduire par l’un ou par l’autre, c’est en dénaturer le sens. Faut-il alors
renoncer à la traduction ? Certainement pas. Tout d’abord parce que comme le
remarque à juste titre Steiner, même si je maîtrise le grec ancien, je le maîtrise
comme un Français du XXIe siècle et non comme un Grec du temps de Périclès.
Ensuite, il ne s’agit que de cas particuliers, certes problématiques, mais qui
n’empêchent rien puisqu’on peut imaginer un appareillage critique permettant
d’éclaircir les choses.
Même si cette équivalence sans identité a des défaillances, il n’empêche
que le traducteur est une sorte d’Hermès grâce auquel le monde des livres nous
est offert.

Paul Ricœur, Sur la traduction, Bayard, 2004, 68 p.

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