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Remarques d’introduction sur l’ouvrage d’Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, culture

et traduction dans l’Allemagne romantique, 1984

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Il s’agit d’un ouvrage de réflexion sur les problèmes posés par la traduction d’une langue en
une autre langue. (ouvrage de « traductologie », si l’on veut). L’originalité de l’ouvrage
consiste dans le fait de dégager un enjeu éthique (et évidemment, culturel) à la pratique de
la traduction et de justifier une véritable « éthique de la traduction ».

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Sur le concept de traduction, remarques préalables : traduire, c’est exprimer dans une
langue ce qui a d’abord été exprimé dans une autre langue. Un texte, poème, roman,
discours... Or, si chaque langue se constitue bien comme un système de signes, les
différentes langues ne sont pas superposables et aucun « mot à mot » n’est possible. Le
texte, sauf exception, ne se réduit pas à un message codé en vue d’une simple
transmission... Ne pas identifier traduction et transmission.
La traduction, au contraire, doit faire bien plus : elle « ouvre à l’expérience d’un monde »
(Berman)
La question de la traduction intéresse donc bien sûr le linguiste, mais aussi la critique
littéraire et les disciplines herméneutiques (attachées aux manières dont le sens émerge,
d’un discours ou d’une conduite).
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Apport de Berman :
Mais cette question de la traduction intéresse aussi, finalement, selon Berman, l’éthique,
dans la mesure où les choix du traducteur sont susceptibles d’être plus ou moins
respectueux du texte « source », dont certains aspects peuvent être déformés pour que le
texte « cible » soit « meilleur » (plus clair, plus beau.... comme les Belles infidèles de la
tradition française).
Pourquoi ici l’éthique ? Parce que la traduction déformante est une façon de nier l’autre,
l’étranger, en niant son altérité (= le fait même qu’il est autre).
C’est, semble-t-il, l’éthique de Levinas qui inspire Berman, non pas une éthique qui reconnaît
l’identité entre les hommes mais au contraire, une éthique fondée sur la reconnaissance de
l’autre comme Autre. (NB : au point que, pour Levinas, parler à autrui c’est déjà le ramener à
soi...) (que Berman, cite en 1999 : « Je renvoie ici, bien sûr, à toute la méditation de Levinas
dans Totalité et Infini . Cette nature de l’acte éthique est implicitement contenue dans les
sagesses grecque et hébraïque, pour lesquelles, sous la figure de l’Étranger (par exemple du
suppliant), l’homme rencontre Dieu ou le Divin. »

« L’acte éthique consiste à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre » (Berman, La


traduction et la lettre ou l’auberge du lointain).
D’où la nécessité, pour Berman, de juger une traduction essentiellement à partir du texte
source et de sa fidélité à tout ce qui en fait le caractère propre (qui dépasse de loin ce qu’on
pourrait appeler son « contenu », évidemment).

« J’appelle mauvaise traduction la traduction qui, généralement sous couvert de


transmissibilité, opère une négation systématique de l’étrangeté de l’œuvre étrangère »
(L’épreuve de l’étranger, p. 17).

« La traduction est caractérisée par trois traits. Culturellement parlant, elle est
ethnocentrique. Littérairement parlant, elle est hypertextuelle. Et philosophiquement
parlant, elle est platonicienne. » (p.26)

Il faut donc opposer  :

« à la traduction ethnocentrique, la traduction éthique ; à la traduction hypertextuelle, la


traduction poétique ; à la traduction platonicienne, ou platonisante, la traduction ‘pensante’
» (p.27)

L’intérêt de Berman se porte essentiellement sur les défauts de la « traduction


ethnocentrique »: il doit y avoir une éthique de la traduction, et il faut renier les « Belles
infidèles » de la tradition française, et s’inspirer des réflexions des romantiques allemands.
Les belles infidèles seraient, en un sens, « ethnocentrées »...
Cette éthique de la traduction a donc pour modèle le romantisme allemand et pour
fondement métaphysique quelque chose qui est proche de la pensée de l’altérité de l’Autre
de Levinas.

« L’éthique de la traduction consiste sur le plan théorique à dégager, à affirmer et à défendre


la pure visée de la traduction en tant que telle. Elle consiste à définir ce qu’est la « fidélité »
(L’épreuve de l’étranger).

« La visée même de la traduction – ouvrir au niveau de l’écrit un certain rapport à l’Autre,
féconder le Propre par la médiation de l’Étranger – heurte de front la structure
ethnocentrique de toute culture ou cette espèce de narcissisme qui fait que toute société
voudrait être un Tout pur et non mélangé » (L’épreuve de l’étranger).

Notons au passage qu’il y a une mise en œuvre implicite d’un cercle vertueux de la culture...
critiquer les traductions « à la française » à partir des traductions selon le romantisme
allemand est déjà significatif : pour comprendre ce que nous faisons (nous qui sommes de la
tradition française) quand nous traduisons, nous avons besoin d’en passer par l’étranger (les
romantiques allemands et leur analyse de la traduction).
« La saisie de soi ne passe pas seulement par la saisie de l’étranger, mais par celle que
l’étranger a de nous » (L’épreuve de l’étranger)

« La théorie allemande de la traduction se construit consciemment contre les traductions à la


française » ( L’épreuve de l’étranger)

Vous regarderez tranquillement ce que Berman apprend chez les romantiques allemands, si
vous avez le temps de le faire.Quelques autres remarques générales : Berman ne se dit pas
vraiment théoricien, il ne prétend pas faire une théorie de la pratique de la traduction, mais
il considère son ouvrage comme une « réflexion sur l’expérience ».

On trouve dans l’ouvrage une analytique des traductions, avec l’établissement d’une liste de
« tendances déformantes » de tout travail de traduction (par exemple, par rationalisation,
appauvrissement qualitatif, destruction des rythmes, destruction des réseaux signifiants
sous-jacents, des locutions et idiotismes (la liste est plus longue).

Un mot sur les romantiques allemands : dans le Romantisme, qui peut apparaître comme la
protestation de l’intimité vécue, sentie, du Moi et de son intériorité contre l’universalité du
rationnel, on ne peut séparer la forme du fond. L’œuvre est un ensemble vivant, expression
d’une subjectivité géniale, nécessairement individuelle : à peine peut-on la comprendre
vraiment, finalement... On imagine bien l’importance que les romantiques ont pu accorder,
dans la traduction, au texte « source ». Quand une subjectivité s’exprime tout entière, elle
fait bien autre chose que communiquer quelques mots... elle exprime un monde.
Mais ce qui est remarquable, c’est que cette primauté accordée au moi et au vécu exige
aussi de se heurter aux autres, de les rencontrer et de rencontrer notamment la difficulté de
la traduction. Le génie romantique est une individualité, certes, mais une individualité qui
cherche les autres (pensez au préromantisme de Rousseau et à son désir d’être compris et
même aimé des autres). A ne surtout pas réduire à un pur « égoïsme »...

Enfin, pour la partie « élaboration personnelle » de votre oral, on peut noter par exemple quelque
chose comme ceci... mais c’est simplement une suggestion :
Berman aperçoit, dans la traduction, un enjeu éthique, qui est aussi un enjeu culturel. C’est dire que
le problème de la traduction, qui touche celui de l’expression d’une individualité, fait apparaître la
possibilité de cet enjeu, pour toute science humaine, pour toute étude de l’homme ou discours sur
l’homme, que cet enjeu soit ou aperçu ou inaperçu.
On a souvent remarqué, en effet, que l’individualité posait un problème méthodologique aux
sciences humaines (plus ou moins contourné par le structuralisme quand on s’intéresse aux
populations ou aux langues, ou contourné par le recours aux statistiques, aux grands nombres, à tout
ce qui est collectif) ; Berman a le mérite de faire remarquer que le problème des sciences humaines
est loin d’être seulement méthodologique. Il existe un problème éthique qu’il appartient à chaque
science humaine, peut-être, de déceler pour elle-même.

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