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16/11/2021

CHRISTOPHE MILESCHI

LA TRADUCTION COMME MÉTAPHORE

Emil Cioran, curant nihiliste (Nietzsche)


« J’ai connu des écrivains obtus et même bête. Les traducteurs, en revanche, que j’ai pu approcher
étaient plus intelligents »

Texte source, texte cible

Texte source → Temporalité linéaire, texte qui s’écoule et se développe de l’amont vers l’aval.
Confusion entre l’action de traduire et résultat de la traduction, le produit fini, objet final →une
traduction
Objet final →Texte cible

réseau métaphorique nous rappelle que dans l’histoire de la réflexion sur la traduction la pensée
traductologique s’est penchée sur la question des textes sources et cibles. Cadre théorique dans
lequel on pense → on s’attache beaucoup au texte source, d’origine et texte cible dérive presque
naturellement du texte source.

Pensée sourcière : C’est pourquoi on s’attache à reproduire au maximum en traduction les


éléments du TS. Transposition dans une autre langue l’essentiel de ce qui était dans le TS. Le
traducteur devrait contraindre la langue, le fond et la forme du TC pour respecter le TS →
multiplication des notes de bas de pages « jeu de mot intraduisible » par exemple

Pensée cibliste ou scopose : On doit privilégier l’exactitude des propos aux dépends des aspects
stylistiques et de la précision des références. Cherche à trouver des jeux de mots dans la langue
d’arrivée en trahissant le contenu du jeu de mot d’origine. Le plus important est de rendre dans la
langue cible le texte de la façon la plus idiomatique possible, et on essaye si possible d’être fidèle
au langage, au ton du texte source. Objectif: réinvention dans la langue d’arrivée.

Deux grandes écoles pour la rénovation des œuvres d’art qui se distinguent selon les mêmes
critères : mettre en évidence les interventions du restaurateur en cerclant de rouge les parties
refaites. D’autres on dissimule les interventions pour les camoufler dans l’oeuvre.

CIBLISTE : transposer ce qui a du sens dans une langue en quelque chose qui ait aussi du sens
indépendamment du fait que le texte ait été écrit une première fois dans une autre langue.

Cf La settimana Enigmistica : « Non tutti sanno che... » puis faits inconnus de la plupart des gens.
Dans un texte, référence à ce journal
Sourcier : On garde la Settimana Enigmistica avec en note de bas de page ce que c’est, explication
Cibliste : je trouve dans les publications française quelque chose qui s’en rapproche → Le journal
de Mickey avec rubrique « incroyable mais vrai » et « le saviez-vous ? »

GRANDE QUERELLE entre ces deux courants :


SOURCIER avec Henri Meschonnic
CIBLISTE Jean-René Ladmiral

MESCHONNIC tendance traductologique, source oriented qui vise à produire un effet d’étrangeté
dans la langue d’arrivée. Traduction proche d’une traduction littérale, pour respecter les formes et
contenus de la langue d’origine, pour ramener le lecteur de la langue d’arrivée vers les éléments
typiques du texte original. Il ne doit pas oublier qu’il lit une traduction.
Pour lui, le mal absolu est « la traduction effaçante de la culture et de la langue du TS » car cela
« nie l’activité du traducteur ».

LADMIRAL tendance naturalisante du traducteur → target oriented. Le lecteur doit oublier qu’il
lit un texte traduit mais doit le lire comme un texte source, écrit d’emblée dans sa langue.
Souvent les traducteurs de poètes sont target oriented.

Mais cette frontière très rigide ne tient pas devant des cas pratiques.

Les sourciers sont quand même toujours un peu ciblistes, et un cibliste ne peut être complètement
cibliste car Dom Quichotte se passe en Espagne, pas en Auvergne, Pinocchio ne s’appelle pas
Pinoche… La métamorphose de Kafka → personnage s’appelle Gregor (ALL, sourcier) ou
Grégoire (cibliste). Il n’y a donc pas moyen de différencier de façon nette et précise les sourciers et
les ciblistes.

MICHEL VOLKOVITCH « Sourcier et ciblistes »


« Personne n’est totalement l’un ou l’autre – j’espère. Personne n’est ce sourcier arrogant, violent,
qui refuse tout compromis, fait plier les langues, les usages, tout ça pour aboutir à quoi ? Un
charabia. Personne n’est ce cibliste craintif, conformiste, tiédasse, aplatisseur, et finalement tout
aussi violent, castrateur de langues, même si chez lui tout reste enveloppé, feutré. Non:chacun
penche d’un côté ou de l’autre, selon l’époque, le tempérament, parfois aussi selon le texte à
traduire. »

=> Si on reste dans cette dichotomie trahison / fidélité (« traduttore traditore »), on se condamne à
rester dans une impasse.

Trop souvent, cette opposition théorique ne tient pas devant une étude pratique d’une traduction.

EXEMPLE si dans un passage argot, ou patois et qu’on doit traduire le texte : que faire ?
→ sourcier : traduire en note de bas de page mais laisser tel quel dans le texte
→ traduire en adaptant le patois de la langue d’origine dans un patois de la langue d’arrivée =
cibliste (slang londonien → argot parisien) à la fois cibliste et sourcier, car on a gardé le décalage de
langues du texte de départ.

Cibliste / sourcier n’est pas une opposition dichotomique mais dialectique, dans laquelle les deux se
fécondent et s’influencent l’un l’autre.

La notion de source sous-entend la temporalité linéaire simple, continuelle et mono-diachronique.


On peut penser aussi une double temporalité : le texte source a une linéarité lui aussi,
désacralisation du TS qui consiste à le voir comme un TC de TS antérieurs. Rend plus fluide la
question du rapport entre TS et TC. Le TS est toujours aussi un TC qui a lui-même des sources,
écrit avec des mots eux-aussi inscrits dans l’histoire, l’évolution des significations et des usages.
Dynamique tourbillonnaire dans laquelle tous les textes s’influencent les uns les autres.

Le texte cible, même si traduction d’un texte cible, a d’autres sources que le TC.
Livres qu’il a lu, traductions faites et lues, autres textes lus dans d’autres mots… Le traducteur n’est
pas seulement influencé par le TS. Le TC a des sources autres que le TS → désacralisation.
Le TC est dans une grande majorité constitué d’éléments puisés dans le patrimoine culturel de la
langue d’arrivée, même pour les sourciers : bousculent pas les conjugaisons par exemple.
Ex traduction de Baudelaire des nouvelles d’EA Poe

Le traducteur écrit dans un système de réminiscences qui est en partie mais en partie
seulement fournies de l’œuvre qu’il traduit mais aussi influences d’autres choses.

TC sans TS → grand problème. Traduction sans texte de départ. Certaines traductions ont reçu le
statut d’œuvres originales.
3 groupes :
1) traductions effectives mais lues comme œuvres indépendantes qui font disparaître l’œuvre
originale : ex la Bible, Saturne et la mélancolie dont l’original allemand a disparu pendant la WW2,
est paru en anglais en tant qu’original car TS a disparu.
Lao ché → dernier roman d’un écrivain chinois The drum singer paru en anglais puis retraduit en
chinois. Traduction d’une traduction. Traduction anglaise devenue original car l’original chinois est
perdu.
Certaines traductions font même plus autorité que l’original → Les œuvres de Poe par Baudelaire
On oublie que ce sont des traductions.
- traductions relais → servent de médiation entre un texte source dans une langue plus connu et un
texte cible : ex le latin les gens ne parlent plus le latin. A partir du latin traduction des textes en
langue véhiculaire. Depuis le XVIIIe siècle traduction depuis l’anglais. Rôle beaucoup plus
important, parfois conditionnent toute la réception d’un auteur qui peut modifier son œuvre en
fonction de la réception de son œuvre dans un pays étranger.
- traductions qui établissent le texte : les Mille et une nuits → patrimoine culturel du bassin
ottoman, anonyme, et au XVIIIe siècle Antoine Gallant décide de tout écrire en inventant et brodant
un peu. Sources persanes, arabes, indiennes, mais le texte a été écrit par le traducteur AG et ensuite
traduit à partir de cette traduction.

2) les pseudo-traductions : traduction de textes qui n’ont jamais existé ou traduction de récits
oraux
ex 1760 James Macpherson Fragments of ancient poetry, collected in the Highlands of Scotland,
and transkated from the Gaelic or Erse langage, et attribue à un personnage de légende ses œuvres
originales. Faux
Les lettres portugaises traduites en français 1669 Gabriel de Guillerade a tout inventé, pas de TS
Leonardo Sciascia dans un livre → quelqu’un trouve un manuscrit que personne ne comprend, il se
propose de le traduire alors qu’il y connaît rien. Il métamorphose le texte pour que personne ne
puisse le lire, et traduit (dit n’importe quoi) mais ensuite se fait prendre. Texte cible sans texte
source

3) œuvres en version bilingue voire plurilingue qui rendent impossible de savoir quelle est le
texte source.
Impression d’été, Yin Chen, traduit du chinois par l’auteure. Mais toute sa vie elle a écrit en
français. Elle a dû écrire entre les deux langues, mais elle connaît aussi le russe, l’italien, l’anglais
et le dialecte de sa région. La connaissance de ces autres langues sont aussi des sources pour elle.
On ne peut savoir quelle est sa langue source.

Parfois la langue cible est aussi langue source surtout quand l’auteur connaît la langue cible.
L’auteur a son mot à dire sur les traduction, souvent l’auteur donne des lignes directrices à tenir
dans la traductions.
Exemples qui mettent à mal la rigide distinction entre TS et TC. Tout est bien plus confus en réalité.
Un texte original est toujours un TC d’autres textes et un TC devient aussi un TS d’autres œuvres.

III/ traduction source d’exégèse et d’herméneutique

point d’arrivée qui peut devenir source d’une interprétation du TS. Dans les choix du traducteur →
choix selon la compréhension du tous
exégèse : compréhension du sens littéral
herméneutique : interpréter ce qu’il signifie pour les contemporains du texte
ex : textes sacrés
Le traducteur est toujours un exégète et un herméneute.
« Le traducteur fait, au plein sens du terme, œuvre d’interprétation et de création » George Steiner,
Après Babel
Notes de bas de page ont cette double fonction d’exégèse et d’herméneute.
Traduction toujours un acte d’interprétation critique du texte.
Traduction repose sur des choix révélateurs qui montrent comment le traducteur comprend le texte
+ poétique d’ensemble, vision du monte que porte l’œuvre selon ce que pense le traducteur

Quand un traducteur passe plusieurs années à traduire un texte, on peut bien comprendre que
chaque virgule a été pensée et que cela représente une certaine interprétation qu'il a du texte.
Cf traduction de la Divine Comédie de Dante par jean-Charles Béliand. Sa vision globale de
l’œuvre dicte tous ses choix de traductions.

IV/ La traduction comme source de recréation de la langue d'arrivée

Puissance d'expression de la trad indépendamment du texte source. Approfondit les potentialités du


texte source dans la même ou une autre direction.
« Tout écrivain devrait d'abord passer par la traduction car il faut avoir torturé sa propre langue
avant de l'écrire » Stephen Zweig
Quand on traduit, on est souvent confronté à des expressions qu'on comprend bien dans la langue
source mais qui n'existe pas vraiment dans la langue cible, d'où « torturer ».

Cf Traduction Le passione dell'anima → récit épistolaire avec des lettres de Descartes réelles et
d'autres inventées. Comment traduire en français ? On récupère les vraies lettres et on les recopie, et
ce qui a été inventé on tente de restituer le style de Descartes avec des archaïsmes.
=
Travail dans le texte cible qui ne doit rien au texte source, qui, lui, a été rédigé tout en italien actuel,
puisqu'il s'appuyait sur une traduction italienne.

Autre exemple : quand dans un texte en italien est utilisé un dialecte, restituer en français avec des
dialectes français (meusien par exemple...)
En italien dans certaines régions la langue maternelle n'est pas l'italien mais le dialecte de la région
voire de la ville. On ne peut pas mettre des notes en bas de page, ça prendrait beaucoup trop de
place.
La traductrice anglaise, elle, a décidé de supprimer le passage et d'écrire ce qui s'y passe.

La traduction devient une source de recréation de la langue d'arrivée. Pas seulement langue servile,
elle trouve son autonomie et son émancipation par rapport à la langue source. Le traducteur est un
écrivain. La traduction est un travail sur la langue, dans la langue, par la langue.

Cf traduction de Leopardi par Pound → pas du tout une traduction mais un véritable poème,
nouveau

Texte cible qui est un nouveau texte source également.

De nombreux écrivains se sont frottés à la traduction pour écrire ensuite. En France, pas de
distinction entre traducteurs et écrivains :: contrat d'écrivain, protégé jusqu'à 70 ans après leur
mort...

LA TRADUCTION COMME METAPHORE

Traduire c'est passer d'un état à un autre.


Traduction
Latin : Trans (à travers) ducere (conduire)
Métaphore
Grec meta (au-delà, à travres) phero (porter)

Même signification étymologique.

Métaphore : parler quelque chose en terme de quelque chose d'autre : conquête amoureuse,
croissance économique...
On ne peut pas parler en dehors des métaphores : les pieds de la table, le bras de la loi...
Lakoff et Johnson 1980 Metaphors we live by montrent qu'il es t rigoureusement impossible de
parler et penser sans métaphores. Si la langue se renouvelle sans cesse c'est que nous inventons de
nouvelles métaphores.

Tout est métaphore dans le langage, et de même tout est traduction (sur différents plans).

1) Même si l'on ne pratique qu'une seule langue : spaghetti, scénario, week-end... viennent tous
d'horizons linguistiques autres que le français. Domestiqués en français. Tout le latin et grec se sont
renversés dans le français, italien, espagnol, anglais... Tradition de traduction d'autres langues
pluriséculaire. A proprement parler il n'y a pas de langue française authentique car la langue est
toujours le fruit de métissage, hétérolingue.

2) Les langues, même si traduites, influencent : la Bible, Hercule...

On ne fait que traduire : « J'ai froid » → on traduit avec des mots une sensation corporelle.
Si on parle à quelqu'un qui ne connaît pas le froid (-10°) on peut lui dire « c'est comme le
congélateur » → on traduit avec les mots une sensation qui s'exprime d'abord corporellement,
physiquement.
Il n'y a que des traductions. L'expérience du traducteur est un paradigme de toutes les
connaissances. Le traducteur est conscient d'avoir traduit un texte retraduisible à l'infini,
interprétable.

Je traduis toujours pour quelqu'un : lien entre traduction et société. Sans traduction pas de société,
sans société pas de traduction.

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