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Communication et langages

Savoir lire... pour savoir traduire


Marie Vrinat

Résumé
Traduire, trahir... Les débats sur la traduction sont aussi vieux que la littérature. Qu'est-ce qu'un bon traducteur ? Et comment le
devient-on ? Le traducteur est d'abord un lecteur modèle, selon la description qu'en donne Umberto Eco -affirme Marie Vrinat.
Dans son article, elle rend compte de son expérience de traductrice du bulgare en français et en tire des enseignements pour la
formation des étudiants traducteurs.

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Vrinat Marie. Savoir lire... pour savoir traduire. In: Communication et langages, n°112, 2ème trimestre 1997. pp. 111-119.

doi : 10.3406/colan.1997.2770

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1997_num_112_1_2770

Document généré le 05/01/2016


Savoir I Ire...
a
pour savoir traduire

Marie Vrinat

Traduire, trahir... Les débats sur la traduction sont donne Umberto Eco -affirme Marie Vrinat.
aussi vieux que la littérature. Qu'est-ce Dans son article, elle rend compte de son
qu'un bon traducteur? Et comment le expérience de traductrice du bulgare en
devient-on ? Le traducteur est d'abord un français et en tire des enseignements pour
lecteur modèle, selon la description qu'en la formation des étudiants traducteurs.

Un article d'Umberto Eco, intitulé : « Le Lecteur modèle » (tiré de


son ouvrage Lector in Fabula) m'a frappée lors d'un séminaire
sur la traduction littéraire. Il y développe sa conception du
lecteur modèle : «Un auteur [...] prévoira un Lecteur Modèle
capable de coopérer à l'actualisation textuelle de la façon dont
lui, l'auteur, le pensait et capable aussi d'agir interprétativement
comme lui a agi générativement » Bref, le lecteur est appelé à
remplir les blancs laissés dans un texte par l'écrivain, à
actualiser et interpréter ce texte.
En écrivant ces lignes, Eco ne pensait évidemment pas à la
traduction, mais lorsque je les ai lues, elles m'ont tout de suite évoqué le
lien particulier qui se tisse entre un écrivain et son traducteur.
Aussi peu modeste que cela puisse paraître, je crois que le
traducteur, justement, est ce «lecteur modèle». J'ai pris un grand
plaisir en lisant un recueil de prose d'un auteur bulgare, Atanas
Daltchev (dont je ne connaissais que l'œuvre poétique), dans
lequel le poète-traducteur expose un point de vue semblable :
« C'est en traduisant que l'on étudie le mieux, sans le vouloir, un
auteur, parce qu'on est contraint de marcher, pour ainsi dire, sur
ses traces, de pénétrer chacun de ses mots, de deviner chacune
de ses allusions, de suivre le mouvement de sa phrase dans
tous ses méandres et dans toutes ses ascensions. La traduction
est le mode de lecture le plus lent et le plus approfondi.1 »

1. Atanas Daltchev, Prose, Sofia, Bâlgarski pisatel, 1 984, t. 2, p. 16.


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TRADUIRE, C'EST RECRÉER


Chacun sait que le traducteur a beau s'efforcer de se dissimuler,
de s'effacer, il impose toujours quelque chose de sa
personnalité, de sa compréhension du monde, de ses émotions. Parfois,
cela peut irriter dans une traduction ; parfois, cette « ingérence »
est une réussite. Je citerai de nouveau Atanas Daltchev :
«Jadis, on exigeait que la personnalité du traducteur soit
sacrifiée au profit de celle de l'auteur. Selon nous, c'est
impossible car une œuvre créatrice ne peut être traduite sans être
vécue, c'est-à-dire sans la participation de la personnalité du
traducteur [. . .] La traduction est création. Mais je dois aussitôt
ajouter que ce n'est pas une création autonome car, coupée de
l'original, elle cesse d'être traduction. La solution doit être
trouvée non pas dans l'exclusion de la personnalité du traducteur ou
de celle de l'auteur mais dans leur fusion plus ou moins
grande. » Dans cette longue citation, tout me paraît
fondamental : le rôle du traducteur en tant qu'interprète qui recrée, ainsi
que la liberté particulière, délicate, qui lui est impartie.
Mais alors, le traducteur serait-il un être possédé, toujours
habité par quelqu'un, quelque chose qui ne lui appartenait pas
mais qu'il a fait sien ? Paradoxalement, il est toujours seul et
jamais seul...

S'APPROPRIER AVANTDE TRADUIRE


Ce qui est fascinant et stimulant, voire excitant, dans le
processus de la traduction, c'est l'acte d'appropriation qu'elle
suppose. Pendant que je traduis, je m'approprie, en effet, autrui.
C'est un phénomène particulièrement sensible lorsqu'il s'agit
d'un essai : il m'est impossible de traduire la pensée d'un autre
individu tant que je ne l'ai pas intimement comprise. Ainsi,
^ l'espace d'une traduction, cet acte d'assimilation me rend
^ proche d'une autre pensée, d'une autre individualité avec
w laquelle je suis en résonance (il existe bien entendu des cas où
H cette résonance ne se produit pas... Mieux vaut alors s'abste-
g> nir de prétendre traduire).
5 Loin de moi, cependant, l'idée que je puisse m'approprier l'écri-
c ture d'autrui au point de pouvoir écrire «à la X», pastichant en
.§ quelque sorte les écrivains que je traduis. Est-ce à dire pour
| autant que le traducteur est un être si malléable, si ouvert à la
I pensée d'autrui, un être si semblable au caméléon qu'il en est
E incapable d'avoir sa propre voix et n'existe, par la plume du
<3 moins, que par celle d'un autre? Ou qu'au contraire, l'écrivain
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serait si prisonnier de sa propre création qu'il serait impuissant à


accepter, à assimiler celle d'autrui ? L'histoire littéraire nous
montre qu'il est de grands écrivains qui furent aussi des
traducteurs géniaux (Baudelaire étant sans cloute le plus connu).

Non, le traducteur est le lieu d'une dialectique bien plus subtile


entre solitude et dialogue, création et récréation, appropriation et
originalité. Possédé par quelqu'un, il possède quelque chose :
sa réaction à la lecture d'autrui, la peine qu'il s'est donnée à
comprendre et à rendre cet autrui, bref, sa propre part à la
création. Or, cette double perspective de lecture constamment
interrogeante et recréante exclut, à première vue, que la traduction
littéraire puisse s'enseigner. Doit-on pour autant renoncer et
laisser les futurs traducteurs s'enferrer dans des difficultés qui leur
semblent insurmontables, dans des apories? Il me semble que
l'on peut les aider par une triple formation qui n'est pas
spécifique à l'apprentissage de la traduction et qui devrait être
acquise, sinon à la fin du secondaire, du moins à l'Université (ce
qui est de moins en moins le cas), et dont la finalité serait
d'apprendre aux étudiants-traducteurs à... lire, tout simplement!
Et, supposant comme acquis un bon niveau de compréhension
de la langue-source, j'insisterai sur le fait que cette formation
concerne avant tout la langue-cible, c'est-à-dire la langue
maternelle, car je suis de ceux qui pensent qu'on ne peut traduire en
littérature que d'une langue étrangère dans sa langue
maternelle. Il ne s'agit pas là d'une théorie arbitraire mais d'une
observation des faits. Il semble, en effet, que l'acquisition d'une
langue étrangère ne se fasse pas au même rythme en ce qui
concerne l'oral et l'écrit, et que ce dernier demeure une pierre de
touche difficile à vaincre, même pour des « immigrés » de longue
date.

LA FORMATION LINGUISTIQUE DU TRADUCTEUR


Le rôle de la linguistique contrastive, si l'on a en vue la
préparation de futurs traducteurs, devrait être de corriger une
conception de la traduction erronée mais qui a la vie dure (et la manière
dont on enseigne les langues vivantes ou « mortes » dans notre
système scolaire, voire universitaire, y est pour quelque chose) :
celle d'une transposition systématique et automatique bien
commode puisqu'elle n'exige guère de réflexion ni d' interrogation sur
les mécanismes langagiers. Avant tout, l'élève, puis l'étudiant,
doit apprendre à s' interroger sur la fonction des mots et des
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catégories, savoir comment telle ou telle fonction s'exprime dans


la langue-source et comment on peut la rendre dans sa langue
maternelle.
Il ne saurait être question de faire ici une liste détaillée des
pièges les plus fréquents auxquels se heurtent les étudiants : je
me contenterai d'en citer quelques-uns en m'appuyant sur mes
langues de travail, le bulgare et le français.

Analogies apparentes qui cachent de profondes dissemblances


C'est le cas, par exemple, de l'inadéquation fréquente entre le
français et le bulgare dans l'expression de l'antériorité par
rapport à une action passée. Le système verbal du bulgare est
particulièrement complexe puisqu'il est entièrement traversé par
l'opposition d'aspect et qu'il possède un grand nombre de temps
et de modes (dont le médiatif, inconnu du français). Ce qui nous
intéresse, ici, c'est l'emploi de l'aoriste (pour simplifier, nous
dirons qu'il recouvre certains emplois du passé composé et du
passé simple) et celui du plus-que-parfait, celui-ci à peu près
l'équivalent du nôtre. Or, on peut remarquer que, très souvent,
l'antériorité par rapport à un contexte passé est marquée en
bulgare par l'aoriste et non par le plus-que-parfait ; l'étudiant qui n'a
pas vu cette difficulté ne respectera pas cette antériorité dans sa
traduction en français, au risque de ne rien comprendre du texte
et d'induire le lecteur en erreur.

Expression de la subjectivité du locuteur


Les moyens dont disposent les langues pour rendre
l'expressivité du locuteur, sa subjectivité, sont très variés et ne se
recoupent pas forcément. En bulgare, on use abondamment des
^ diminutifs dans bien des contextes où ils n'ont pas lieu d'être en
^ français. Ainsi, il est extrêmement fréquent, lorsqu'on fait ses
^ courses, d'entendre l'énoncé suivant :
§>
§j — Imate li edno levce ?
5 Ce qui se traduit, littéralement, par : « N'avez-vous pas un petit
J lev ? » On imagine mal un commerçant français demander à son
■â client s'il n'aurait pas « un petit franc ».
.s->
|
6
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mais
(procheaussi
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offre
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de
paradigme
l'allemand
grammaticale
très
ou du
riche
russe),
etinexistante
très
représentant
utilisé en
en français
bulgare
un réel
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problème pour l'apprenti-traducteur : les particules expressives.


Si l'on cherche à s'aider du dictionnaire, on trouvera des
«traductions » (« transpositions » serait un terme plus exact) figées
qui ne correspondent qu'assez rarement à l'usage du français
en pareille situation. Or, leur particularité sémantique est qu'elles
sont dénuées d'un sens dénotatif propre, et qu'elles n'acquièrent
de signification qu'au sein d'un énoncé concret.
Ainsi, pour la particule de, on peut trouver les effets de sens
suivants dans les dictionnaires bilingues : « donc », et « voyons ». Si
l'on peut effectivement la traduire de cette manière dans certains
énoncés, en aucun cas ces traductions ne sauraient être valides
dans le cas du renforcement de la concession ou de l'accord du
locuteur ; prenons, par exemple, ce dialogue :
- Ce kakvo ti e napravil vujco ti Boris, be ?
— Ne mi e nikakàv vujco.
— Dobre DE, ama kakvo ti e napravil covekàt?
Que l'on peut traduire par :
- Mais qu'est-ce qu'il t'a fait l'oncle Boris?
- C'est pas mon oncle.
— Bon, D'ACCORD, mais qu'est-ce qu'il t'a fait, le pauvre
homme?

Cet exemple montre une autre difficulté, que nous étudions ci-
dessous.

Termes renvoyant à des catégories


socio-culturelles différentes
Le problème des « realia » donne toujours lieu à des
controverses : faut-il donner une traduction approximative, ou laisser
le terme tel qu'il est et l'expliquer dans une note en bas de
page? Je crois que, suivant les textes et les langues, la
réponse est différente et que c'est au traducteur de prendre le
risque d'engager sa responsabilité en faisant tel ou tel choix.
Dans ces exemples précis, le mot « oncle » en bulgare est
utilisé par les enfants lorsqu'ils s'adressent à un homme âgé de
trente à cinquante ans environ. Ce mot indique donc une
relation de parenté, mais aussi sociale. En outre, selon que l'oncle
est le frère de la mère, le frère du père ou le mari de la tante, le
bulgare dispose de termes différents, contrairement au
français.
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Déviations par rapport à la langue « standard »


Très souvent, également, l'étudiant n'est pas assez sensible aux
différents registres de langue, à leur fonction, aux effets qu'ils
produisent (argot — et quel argot?—, langue populaire, langue
paysanne, langue archaïsante, etc.), et à l'ordre des mots dans
la phrase : celui-ci est-il conforme à l'usage standard, ou en
dévie-t-il et pourquoi ? Comment rendre cette déviation dans ma
langue maternelle ?
On ne saurait trop éveiller l'attention du futur traducteur sur les
difficultés qui deviennent de réels pièges s'il ne les voit pas ; or,
pour avoir enseigné la littérature française en classe de
première et de terminale, ainsi que le bulgare à IÏNALCO, je crois
que la principale source d'erreurs et de contresens est l'absence
de réflexion et ô' interrogation sur le texte et la langue.

LA SENSIBILISATION À LA DIVERSITÉ LITTÉRAIRE

Apprendre la vigilance
Le plus important, pour le traducteur littéraire, est une longue et
constante pratique, assidue et interrogeante, de la littérature.
Cette pratique doit s'exercer dans les deux langues (ou plus)
qu'il pratique, la source et la cible. En fin de compte, l'explication
de texte est une opération essentielle et le plus souvent
inconsciente de l'activité traduisante ; je ne reviendrai pas sur ce point
déjà développé plus haut. J'insisterai seulement sur le dialogue
muet mais incessant entre le traducteur et l'auteur qui se cache
derrière le texte.

Développer la souplesse
^ Une telle fréquentation de la littérature devrait permettre au tra-
C ducteur d'acquérir un spectre plus varié et plus nuancé, ainsi
8 qu'une plus grande souplesse d'expression aussi bien dans la
H compréhension de la langue étrangère que dans l'usage de sa
J langue maternelle. Rien n'est plus dommageable et fallacieux
■Js que de retrouver le même style (celui que nous impose le traduc-
| teur, le sien propre) dans des textes d'auteurs différents mais
| traduits par une même personne : la voix et la musique propres à
§ chaque écrivain sont ainsi occultées. Je proposerai ici un exer-
| cice susceptible de développer cette souplesse et cette adapta-
o bilité si nécessaires : celui du pastiche, qui consisterait à
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demander aux candidats traducteurs d'écrire « à la manière de »


plusieurs écrivains d'époques et de registres différents.
L'imitation devrait sensibiliser davantage le futur traducteur à tout ce
qui constitue la musique propre à un auteur : rythme de la
phrase, allitérations et assonances recherchées ou
inconscientes, concision ou prolixité, etc.

Cultiver la diversité
Le traducteur devrait non seulement être à l'écoute de la voix
propre à un auteur, mais également maîtriser plusieurs
registres : une langue soutenue, littéraire mais aussi familière,
populaire, argotique. Cette diversité ne peut se cultiver, encore
une fois, que par la lecture d'auteurs très différents, par
exemple, pour le français, Corneille, Racine, Maupassant,
Proust, Céline, Boudard, Genet, etc. Je crois profitable, dans ce
cas, de faire des exercices (qu'on peut effectuer en groupe)
d'abord écrits, puis «récités», dans le genre des Exercices de
style de Queneau : on choisit un court texte et l'on en fait
plusieurs variations en changeant de registre. Cela aurait aussi
l'avantage de présenter un aspect ludique qui n'est pas à
négliger dans un groupe d'étudiants.
Il existe encore un paramètre, essentiel pour la traduction, et qui
intervient à plusieurs titres.

LE TRADUCTEUR, UN « INTERCULTUREL INCARNÉ »


Déplorer la baisse du niveau de culture générale des nouvelles
générations est un lieu commun ; force est de constater que
celle-ci est très souvent la cause des erreurs et des contresens
chez les étudiants. Le traducteur, même expérimenté, n'en est
pas totalement à l'abri ! D'une part, parce que le traducteur
littéraire ne se cantonne pas toujours aux romans ou aux nouvelles
mais qu'il peut avoir aussi à traduire des essais philosophiques,
historiques, littéraires ; et, d'autre part, parce que même un
roman, même une nouvelle font souvent référence à un autre
texte, au patrimoine d'un peuple, à une culture déjà
internationalisée. Sans compter qu'un auteur se place lui-même dans un
contexte culturel donné (sa voix propre, son monde intérieur
sont, dans une mesure plus ou moins grande selon les cas et les

2. Jacques Catteau, La Traduction, rencontres autour de la traduction, « Pesanteurs


historiques : contraintes et libertés dans la traduction littéraire», Paris, BELC, 11-14 mars
1986, p. 6.
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genres littéraires, «façonnés» par la réalité qui l'entoure, le


monde extérieur), et que reconnaître ce contexte permet de
mieux discerner certains faits de langues ; je me référerai ici à
une remarque importante de Jacques Catteau2 :
«Toute une stratification allant du collectif à l'individu, du social
au psychologique, des styles antérieurs au style propre de
l'auteur, constitue l'écrivain. Cette présence de l'histoire
apparaît, par exemple, dans le cas très simple des images du
discours que le traducteur doit démêler : est-ce une image figée
(époque), est-ce une image rénovée (époque + auteur), est-ce
une image empruntée (auteur ■+ auteur), est-ce une image
originale (auteur) ? »
C'est donc un enseignement pluridisciplinaire qu'il faudrait
proposer aux étudiants, l'accent, peut-être, étant mis sur l'histoire
au sens large : histoire événementielle, certes, mais aussi
histoire des littératures, histoire des idées, histoire de la
philosophie, histoire de l'art (des arts), etc.

Mais la culture que nous faisons intervenir dans notre quotidien,


le plus souvent inconsciemment, dépasse cette culture qualifiée
de « savante » ou de « cultivée » par certains.
Ce que certains didacticiens du « Français langue étrangère »
préconisent dans l'enseignement de cette discipline me paraît
aussi tout à fait pertinent pour la formation de traducteurs
littéraires. Ainsi, Robert Galisson propose d'« intégrer langue et
culture dans un même enseignement/apprentissage, c'est-à-dire
de célébrer une union souvent annoncée mais toujours retardée.
Et ce, grâce au vocabulaire justement apte à jouer le rôle de
passerelle entre la langue, toute parée de mots, et la culture (en
particulier la culture comportementale commune) omniprésente
^ dans les mots3».
£ Or, cette culture partagée, il la définit en disant : « ce qui manque
^ prioritairement aux étrangers désireux de communiquer, c'est,
§> en plus de la langue, la culture partagée des natifs. Cette culture
g» qui, même s'ils l'ignorent, gouverne la plupart de leurs comporte-
5 ments, de leurs attitudes, de leurs représentations et des cou-
c tûmes auxquelles ils obéissent. [...] C'est une culture
S transversale qui appartient au groupe entier» 4. Or, cette culture

H 3. Cf. Robert Galisson, De la langue à la culture par les mots, « La Charge culturelle par-
§ tagée», Paris, Clé international, 1991, p. 3.
O 4. Idem, ibidem, p. 1 1 6.
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ne s'enseigne habituellement pas. On l'hérite, on l'acquiert dans


notre vie de tous les jours. L'auteur cite l'exemple amusant, et
pris sur le vif, d'un étudiant étranger qui ne comprend pas
pourquoi, dans un train bloqué plusieurs minutes à Dijon, les
passagers rient en entendant l'un d'eux s'exclamer tout haut : « La
moutarde me monte au nez ! » Comment alors transmettre cette
culture si précieuse aux traducteurs? Robert Galisson propose,
aux étudiants de FLE, un exercice qui pourrait aussi se
concevoir dans un cursus de formation à la traduction littéraire : la
constitution d'un petit dictionnaire indiquant, à côté de la
signification propre à chacun des mots choisis, cette charge
culturelle partagée. Évidemment, cela suppose un travail en
ateliers selon les langues, avec l'aide d'un natif.

Pour conclure, j'insisterai sur l'idée qu'on ne peut pas


véritablement apprendre à traduire la littérature, qu'il n'y a ni « trucs » ni
automatismes possibles. En revanche, on peut éveiller, éclairer
le futur traducteur littéraire en lui apprenant à être en perpétuel
état 6' interrogation, de recherche, voire à être aux aguets — pour
traquer le moindre implicite ou sous-entendu, la métaphore ou
l'image (ce qui ne va pas toujours de soi dans une langue
étrangère) —, à reconnaître l'usage social et l'idiolecte, à s'adapter à la
musique et au rythme propres à un écrivain. Cela suppose,
évidemment, une fréquentation sans cesse renouvelée de la
langue-source (le cas idéal étant, bien sûr, la rare situation de
bilinguisme total ou quasi total), un enrichissement, un
perfectionnement perpétuel de la langue maternelle, mais aussi une
pratique constante de la littérature et, plus généralement, de la
culture de la langue-source et de la langue-cible.
Marie Vrinat

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