21 | 2013 :
La philosophie, la traduction, l’intraduisible
L’impensable, l’intraduisible
L’intraduisible
The Untranslatable
J R
p. 387-400
Résumés
Français English
L’intraduisible soumet la traduction à la torture : on doit rendre la non-
équivalence ; meilleure est la traduction, moins la compréhension est assurée. Si
toute traduction est interprétation, alors moins on traduit, plus on élimine
l’arbitraire interprétatif. La relativité des ontologies implique l’absence de véritable
synonymie, donc l’impossibilité de la paraphrase. L’intraduisible, c’est le caractère
inachevé d’un texte qui peut par là répondre à des problèmes qui n’étaient pas ceux
de l’auteur. C’est l’historicité du texte. Mais celle-ci ne naît pas simplement de
l’inachèvement du sens des énoncés. Elle naît de l’énonciation et l’intraduisible
vient aussi de l’historicité de cette dernière. Le traducteur traduit sur fond
d’intraduisible, car il doit rendre des systèmes de différences.
Texte intégral
1 Toute tentative de traduction suppose qu’il n’y a pas d’intraduisible de
droit. Certes chacun admet qu’il peut y avoir de l’intraduisible de fait, c’est-
à-dire des mots, des phrases, des tournures, pour lesquelles il n’y a pas
d’équivalent direct d’une langue à l’autre. Mais cela ne signifie pas une
incompréhension définitive ni un malentendu insurmontable. Ce qui ne se
traduit pas peut se paraphraser. Le rôle du traducteur sera alors de trouver
des moyens indirects, des équivalences indirectes, approchant au plus près
la paraphrase possible. Le traducteur est un traître, mais sa traîtrise est
aussi une restitution. La virtuosité du traducteur consistera dans cette
capacité. De même qu’on peut paraphraser tout énoncé dans une langue
donnée, on peut paraphraser un énoncé pour le transporter d’une langue à
l’autre. Il n’y aurait donc pas de différence entre la traduction proprement
dite et la traduction pédagogique, par exemple, qu’un enseignant de
philosophie peut opérer pour expliquer un texte de Descartes ou de
Rousseau. Et l’on verra une preuve de cette identification, dans le fait
qu’au baccalauréat, les commissions d’élaboration des sujets préfèrent
souvent choisir des textes traduits de langues étrangères en français
moderne, plutôt que de mettre à la torture les chers petits sur un texte
français de Montaigne, de Descartes, voire de Rousseau, dont la langue les
déroute et qu’ils ne comprennent finalement pas.
2 Le mot « citoyen » n’a pas le même sens en grec qu’en français moderne,
ne serait-ce que par son opposition au statut de l’esclave ou de la femme.
Mais le traducteur pourra expliquer la différence en note, fixer ainsi une
convention pour sa traduction et passer outre la difficulté de la
transposition. Certes la traduction n’est pas le commentaire, mais elle peut
ainsi soit par des moyens internes, soit par le recours à une convention
explicative, s’y substituer.
3 Ces considérations ne font que reculer le problème : si des univers
culturels différents, celui de la Grèce homérique et celui de la France
américanisée d’aujourd’hui, sont des singularités totales, alors le
commentaire n’est lui-même qu’une illusion, qu’une interprétation
hasardeuse et dont la validité est indémontrable. Pour que le commentaire
soit possible, il faut qu’il y ait un terrain commun qui le permette, qui
permette de distinguer entre une interprétation solide et les délires des
écureuils fous de la traduction heideggerienne. Mais à l’inverse, aurait-on
besoin d’une véritable traduction, si rien n’était étranger dans ce que l’on
traduit ? Si la traduction n’est qu’une translation, alors le mot à mot est la
meilleure solution tant qu’elle est applicable. On devrait pouvoir mécaniser
la traduction et la réduire à un simple calcul de détermination des choix
possibles et de probabilité du meilleur choix. La traduction n’existe plus.
Comme le reproche Schleiermacher à F.A. Wolf,
Le premier concept qu’il pose, est celui de quelque chose d’étranger
qui doit être compris. Or il nie en fait ce concept dans toute son
acuité, et à vrai dire, si ce qu’il faut comprendre était totalement
étranger à qui doit le comprendre, et s’il n’y avait rien de commun
aux deux, il n’y aurait aucun point de contact pour la
compréhension1.
Notes
1 Friedrich Schleiermacher, Hermeneutik, texte allemand et traduction italienne en
regard, Milan, Rusconi, 1996, p. 416. Écrivant sur l’intraduisible, le rédacteur n’a
pas cru pouvoir se dérober à la tâche de traduire les textes étrangers…
2 Ibid., p. 210.
3 Ibid., p. 52.
4 Sur ces aspects, cf. Gottfried Gabriel : « Der Witz als Erkenntnisvermogen und
ästhetiscch Prinzip », dans Pabst et Vesper (éd.), Kunst und Wissen, Bauereisen,
Wüzburg, Königshausen und Neumann, 2009.
5 Éthique à Nicomaque, livre 5, 1134a21.
6 Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 62.
Référence électronique
Jean Robelin, « L’intraduisible », Noesis [En ligne], 21 | 2013, mis en ligne le 15
juin 2015, consulté le 06 mai 2018. URL :
http://journals.openedition.org/noesis/1877
Auteur
Jean Robelin
Jean Robelin, professeur émérite en philosophie à l’université de Nice Sophia
Antipolis, est membre du CRHI et de la Hegel-Marx Gesellschaft. Dernières
publications : « Terroristes, hooligans et supporters », Noesis, no 18, 2012, dir.
J. Robelin ; « Norme et nécessité chez Marx », dans S. Azzara, P. Ercolani et
E. Susca (éd.), Dialettica, storia e conflitto, Naples, La scuola di Pitagora, 2011 ;
« Universel, exclusion, interculturalité », dans D. Losurdo, J. Barata-Moura et
S. Azzara (éd.), Universalism, National Question and Conflicts, Pise, La Cità del
sole, 2011 ; « Saillies et orifices du corps », Nouvelle revue d’esthétique, no 7,
automne 2011 ; « Marx et la philosophie », Studi filosofici, no 33, 2010 ; « Petite
philosophie du management », Actuel Marx, no 51, 2012 ; « Does it make sense to
speak about deconstructing the subject », dans Alberto Martinengo (éd.), Beyond
deconstruction, Berlin, Boston, De Gruyter, 2012.
Droits d’auteur
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