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Le passeur

La traduction étant le plus souvent représentée comme une communication


entre les cultures, information, et seul moyen d’accéder à ce qui est énoncé dans
d’autres langues, cette constatation élémentaire masque un fait tout aussi
élémentaire : le fait que la majorité des hommes n’accède à tout ce qui a été dit et
écrit qu’en traduction, sauf pour ce qui est pensé dans la langue, grande ou petite,
dont on est l’indigène, et les quelques autres langues qu’on peut connaître.
La représentation régnante est de l’informationnisme : elle réduit la
traduction à un pur moyen d’information. Du coup la littérature tout entière est
réduite à de l’information : une information sur le contenu des livres.
Le traducteur est représenté comme un passeur. On ne voit pas, il me semble,
qu’on retire par là toute sa spécificité à la chose littéraire. C’est une
délittérarisation. La traduction est, au mieux, couleur localisée : « petit père »,
pour le roman russe.
Passeur est une métaphore complaisance. Ce qui importe n’est pas de faire
passer. Mais dans quel état arrive ce qu’on a transporté de l’autre côté. Dans
l’autre langue : Charon aussi est un passeur. Mais il passe des morts. Qui ont
perdu la mémoire. C’est ce qui arrive à bien des traducteurs.
Science ou art ?
C’est un vieux jeu de société de se demander si la traduction est une science,
ou un art. La poétique a à déjouer ce jeu.
Science, la traduction est située dans et par la philologie, les catégories du
savoir et de la langue. Vue comme un art, elle est mise dans la critique de goût.
Ses problèmes deviennent des mystères.
Pour la poétique, la traduction n’est ni une science, ni un art, mais une activité
qui met en œuvre une pensée de la littérature, une pensée du langage. Toute une
théorie insciente – comme disait Flaubert –du sujet et de la société. Insciente, ou
inconsciente. Selon qui traduit.
C’est au-delà de l’opposition entre une science et un art. A moins de faire de
la science particulière qui est à l’œuvre une science du langage, et de la science
du sujet un art de la pensée. Comme les grands « penseurs » sont des artistes de
la pensée. Alors, oui, traduire est un art.
Henri Meschonnic, Pour la Poétique I , Paris,Gallimard, 1973.

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