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Schumpeter (1883-1950) : innovation et capitalisme

EMMANUEL FOURNIER

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Après avoir donné à l'entrepreneur le rôle central du changement, Joseph A. Schumpeter fait la part belle aux

dimensions historiques et sociales de l'économie, pour aboutir à l'annonce de la fin du capitalisme.

Article issu du numéro

Mensuel N° 119 - Août/Septembre 2001

La nature humaine. Darwin, l'homme, la société - 5€50

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Curieux auteur que Joseph Alois Schumpeter. Boudé, parfois même méprisé par ses contemporains, il connaît

aujourd'hui un regain de faveur. Reconnaissance posthume pour le moins paradoxale : personne, y compris

parmi ceux qui se réclament de son héritage, ne songe à nier que sur bien des sujets, Schumpeter s'est surtout

distingué par ses erreurs. Et pourtant... il a beau avoir prédit que les jours du capitalisme étaient comptés et

promis un bel avenir au socialisme, son prestige demeure intact et semble même aller grandissant. L'oeuvre, par

ailleurs, déconcerte par son caractère hétéroclite. Diversité des thèmes abordés, constante oscillation dans le

choix des méthodes... De prime abord, l'ensemble paraît dépourvu de toute cohérence. Pourtant, cette cohérence

existe. L'évolution du système économique, l'entrepreneur, l'innovation sont des thèmes que Schumpeter n'a

cessé d'explorer tout au long de sa vie.

Avec Théorie de l'évolution économique, publié en 1912, Schumpeter énonce un certain nombre de propositions

qui constituent le noyau de l'oeuvre à venir. Il n'a alors que 28 ans, mais il n'en est pas à son coup d'essai. Il a

déjà un livre important à son actif : Nature et contenu principal de la théorie économique, publié en 1908. Au

cours des quatre années qui séparent la publication de ces deux livres, la réflexion de Schumpeter a évolué.

Dans son premier livre, il s'était efforcé, s'inspirant des travaux de Léon Walras et des économistes autrichiens,
de définir l'activité économique en situation statique. Autrement dit, en ne s'appuyant que sur la seule logique,

l'observation des faits n'étant pas prise en compte dans l'analyse, Schumpeter proposait une théorie permettant

de mettre en évidence les mécanismes régissant le système économique dans un état fictif caractérisé par

l'absence de changement. Il s'agissait d'un travail de pure théorie, et l'évolution du système économique, ses

fluctuations, sa croissance, toutes ces questions ayant trait à la dynamique économique étaient totalement

laissées de côté.

Avec Théorie de l'évolution économique, la méthode change, l'objet de l'analyse également. D'une part,

Schumpeter délaisse l'approche purement théorique pour une méthode plus empirique inspirée de Max Weber.

D'autre part, son attention se porte non plus sur ce que le système peut avoir de stable mais sur ses points de

déséquilibre ; il cherche à remonter aux sources du changement, point de départ de tous les bouleversements de

la vie économique.

Le non-choix du jeune Schumpeter

Comment expliquer le glissement qui se produit entre le livre de 1908 et celui de 1912 ? Replaçons-nous dans le

climat intellectuel du début du siècle. Un vif débat, la fameuse « querelle des méthodes », opposait alors les

économistes. Les uns, des Autrichiens comme Carl Menger, défendaient une approche purement théorique de

leur discipline, tandis que d'autres, des Allemands comme Gustav von Schmöller, se réclamaient d'une approche

historique. En 1908, un jeune économiste de langue allemande écrivant un ouvrage de théorie économique faisait

donc un choix lourd de conséquences. Car faire le choix de la théorie signifiait renoncer à introduire toute

dimension historique dans ses analyses.

Qu'importe. Il en faut plus pour impressionner le jeune Schumpeter. A partir de 1909, il prend ses distances avec

Walras et les économistes autrichiens. Selon lui, leur modèle statique d'analyse ne permet pas d'expliquer la

dynamique du changement. Certains changements ne sont que passagers. Ils ne remettent pas en cause

l'équilibre général du système. On peut donc les expliquer en s'en tenant à un modèle statique d'analyse. En

revanche, et c'est en cela que le modèle statique a ses limites, d'autres changements sont porteurs de

transformations majeures. Les comprendre suppose donc que l'on recoure à d'autres outils que ceux de

l'économie pure. Entre la théorie et l'histoire, le jeune Schumpeter décide donc de ne pas choisir. Il les réunira

dans sa démarche, empruntant à l'une et à l'autre ce qu'elles auront de meilleur à lui offrir. Ce faisant, il s'engage

sur la voie ouverte par Weber qui, dans la « querelle des méthodes », n'avait pris parti pour aucun des deux

camps, plaidant pour une approche à la fois théorique et historique.

Pour décrire la dynamique du changement, Schumpeter recourt à deux concepts : le circuit et l'évolution. Preuve

du changement de méthode opéré entre 1908 et 1911, ces deux concepts sont des idéals-types au sens

weberien du terme : autrement dit, il ne s'agit pas de constructions hypothético-déductives, mais de concepts

élaborés en se fondant sur des faits observés de manière empirique. Le circuit, c'est l'essence du système

économique, le système économique tel qu'il est lorsqu'il fonctionne normalement, c'est-à-dire quand aucun
changement majeur n'est à l'oeuvre. Quant au concept d'évolution, Schumpeter l'emploie pour désigner le

processus de transformation du circuit.

La démarche de Schumpeter se déroule en deux temps. Dans un premier temps, il définit le circuit. Mais il ne

s'agit que d'un préalable. Décrire le fonctionnement normal du système a un intérêt en soi, mais surtout,

Schumpeter dispose ainsi d'un modèle lui permettant de distinguer les phénomènes ordinaires des phénomènes

extraordinaires susceptibles de bouleverser le système et d'enclencher la dynamique de l'évolution : la

description rigoureuse du circuit doit permettre de démontrer que tel ou tel phénomène, parce qu'ils n'ont pas

cours dans le circuit, peuvent par conséquent être considérés comme cause possible du changement. On peut

difficilement imaginer démarche plus weberienne.

Qui sont les entrepreneurs ?

En adoptant cette méthode, Schumpeter en arrive à la conclusion que le ressort de l'évolution se situe au niveau

de l'offre. Ce ne sont pas les besoins des consommateurs qui dictent leur loi à l'appareil de production, mais les

producteurs qui orientent les besoins des consommateurs. Pas n'importe quels producteurs : uniquement un tout

petit nombre d'entre eux, que Schumpeter désigne sous le nom d'entrepreneurs. Ce qui fait l'entrepreneur, c'est

sa capacité à mettre en oeuvre de nouvelles combinaisons productives, qui peuvent être de cinq types :

- fabrication d'un bien nouveau ;

- introduction d'une nouvelle méthode de production ;

- ouverture d'un nouveau débouché ;

- conquête d'une nouvelle source de matière première ;

- réalisation d'une nouvelle organisation (par exemple l'établissement d'une situation de monopole).

Curieux personnage par conséquent que l'entrepreneur. On n'est pas entrepreneur comme on est pharmacien ou

professeur : ce n'est pas une profession. Certains chefs d'entreprise sont des entrepreneurs, d'autres pas.

Certains l'ont été mais ne le sont plus. Prenons pour exemple la vie d'Henry Ford. Il n'est pas encore

entrepreneur au sens que donne Schumpeter à ce mot quand, en 1906, il n'est encore qu'un chef d'entreprise

parmi d'autres. Il ne le devient que trois ans plus tard, lorsqu'il introduit son fameux Modèle T. Et il est encore

entrepreneur quand il introduit la division du travail dans l'industrie automobile, quand il décide de pratiquer une

politique de baisse progressive des prix, ou encore lorsqu'il multiplie par deux les salaires de ses ouvriers.

Etre entrepreneur, c'est donc, à un moment donné, se faire l'agent du changement. C'est rompre avec la routine,

bousculer les habitudes : les habitudes de ses collaborateurs, bien sûr, mais également celles des
consommateurs, sans parler de celles des concurrents bousculés par la nouveauté. L'entrepreneur se heurte à

de multiples résistances, et toute sa force est de parvenir à les surmonter.

Schumpeter observe que l'entrepreneur est rarement isolé ; il parle souvent de « troupe des entrepreneurs ».

Comment expliquer que les changements les plus considérables ont presque toujours eu lieu en un espace de

temps extrêmement resserré ? Tout simplement, selon lui, parce qu'il se crée alors un climat favorable au

déploiement des énergies ; les grands changements en appellent d'autres, et ainsi de suite. Parler de « troupe

des entrepreneurs » permet donc d'expliquer que des phases d'inertie succèdent à des phases dynamiques et

vice versa. Si l'évolution présente un caractère haché, alternant essors et dépressions, c'est parce que certaines

époques plus que d'autres bénéficient des efforts conjugués d'hommes brillant par leurs qualités d'entrepreneurs.

Pour achever de brosser le portrait de l'entrepreneur, on notera que le personnage a quelque chose

d'éminemment aristocratique. Dans le système de Schumpeter, il est l'être d'exception qui incarne le mouvement

au milieu d'un troupeau de médiocres où règnent le conformisme et l'apathie. Les pages que Schumpeter

consacre aux valeurs de l'entrepreneur sont à cet égard extrêmement révélatrices. On est très loin du bourgeois

cupide de Marx. Ce qui anime l'entrepreneur, ce n'est pas l'appât du gain, mais des mobiles irrationnels tels que

la volonté de puissance, le goût de la victoire, la joie de créer... Certains commentateurs ont insisté sur l'influence

exercée par Friedrich Nietzsche. Quoi qu'il en soit, il est à peu près certain que Schumpeter a projeté sur

l'entrepreneur certaines des valeurs qui étaient les siennes. Aristocrate par la culture et l'éducation, Schumpeter

méprisait la foule, et cette partie de son oeuvre s'en ressent.

Des troupes d'entrepreneurs aux grappes d'innovations

Au fil des années, Schumpeter, jugeant probablement insuffisantes ses premières analyses, est amené à les

revoir en abordant les problèmes sous un autre angle. La part belle est faite aux dimensions historiques des

phénomènes économiques, ce qui n'était pas le cas dans la première partie de son oeuvre. Résultat : même si

l'essentiel des propositions de Schumpeter est contenu dans Théorie de l'évolution économique, les publications

qui suivent font apparaître un certain nombre de nouveautés qui sont souvent plus que des aménagements de

détail.

Sur la question des origines de l'évolution, comme sur beaucoup d'autres sujets, Schumpeter évolue. De

publication en publication, le rôle de l'entrepreneur est revu à la baisse. Parallèlement, l'environnement politique

et institutionnel, les structures sociales, la culture deviennent des objets d'analyse à part entière. Ainsi, dans

Business Cycles(Les Cycles d'affaires), livre publié en 1939, ce n'est plus la « troupe des entrepreneurs » qui est

présentée comme la variable permettant d'expliquer le changement. Schumpeter préfère parler des « grappes

d'innovations ». Une idée demeure : celle du « tir groupé » ; le changement suscite le changement. Cependant, la

notion de « grappes d'innovations » suggère, ce qui n'était pas le cas avec la « troupe des entrepreneurs », que

ce qui est décisif, c'est le progrès technique, pas les hommes qui l'appliquent.
La désacralisation de l'entrepreneur est encore plus marquée dans Capitalisme, socialisme et démocratie. Dans

ce livre publié en 1942, Schumpeter s'interroge sur l'avenir du capitalisme. Son diagnostic est bien connu : le

capitalisme est appelé à disparaître ; l'avenir est au socialisme, qui instaurera la propriété collective des moyens

de production, la planification centrale, et ce sans menacer sérieusement la démocratie. Mais pourquoi l'histoire

prendrait-elle un tel cours ? En raison de la désaffection politique de la bourgeoisie, de l'influence croissante des

intellectuels, ennemis de l'économie marchande, de l'effacement des propriétaires au profit des managers, des

progrès de la fiscalité, de la multiplication des bureaucraties...

Il est probable que les tendances observées par Schumpeter, tant culturelles qu'institutionnelles, l'ont incité à

totalement revoir ses théories concernant l'évolution. Toujours est-il que dans ce livre qui est peut-être le plus

célèbre que Schumpeter ait écrit, on cherche en vain l'entrepreneur, désormais condamné à jouer les seconds

couteaux.

Les thèses de Schumpeter ont été longtemps délaissées. Elles n'ont rencontré que peu d'écho durant les Trente

Glorieuses, en partie en raison du succès des théories keynésiennes. En partie seulement : si les thèses de

Schumpeter n'ont pas connu la même fortune que celles de John M. Keynes, c'est également parce qu'elles ne

répondaient pas aux questions de l'époque ; elles semblaient étrangement inactuelles. Comment espérer susciter

l'intérêt quand l'on proclame que le système économique n'est que déséquilibre, instabilité, alors que toutes les

économies occidentales connaissent depuis 1945 une croissance ininterrompue ? Depuis les années 70, le retour

des crises économiques a rappelé que le système capitaliste, comme tout système économique, pouvait

connaître des soubresauts. Le thème de l'évolution, cher à Schumpeter, est ainsi redevenu pleinement

d'actualité. De nombreux économistes s'en sont saisi ; certains en ont même fait le programme de travail d'une

revue scientifique : The Journal of Evolutionary Economics.

Il est vrai que Schumpeter, en la matière, a défriché un territoire que peu - pour ne pas dire aucun - économistes

de sa stature n'avaient exploré avant lui. L'influence de Schumpeter se ressent surtout dans le choix des thèmes

de travail. Il n'y a pas d'école schumpetérienne comme il y a une école keynésienne ou néo-classique. Les

économistes qui, aujourd'hui, reviennent à lui ne reprennent que rarement des propositions qu'ils tiendraient pour

acquises ; elles sont le point de départ de leur travail.

Un historien de l'analyse économique

Joseph Alois Schumpeter est né en 1883 à Triesch, petite ville de Moravie. Son père meurt alors qu'il n'a

que 4 ans. Il est donc élevé par son beau-père, officier de haut rang très bien introduit à la cour de

Vienne. De là lui viennent probablement les conceptions élitistes qui ont toujours été les siennes. Après
des études de droit et d'économie, il publie coup sur coup deux livres importants : Nature et contenu

principal de la théorie économique en 1908 ; Théorie de l'évolution économique en 1912.

Après la Première Guerre mondiale, à l'appel d'Otto Bauer, il prend la tête du ministère des Finances dans un

gouvernement de coalition composé de socialistes et de chrétiens sociaux. En sept mois, il parvient à s'attirer les

méfiances de la gauche, de la droite, et même de l'Administration. En 1921, il prend la tête d'une petite banque

privée qui ne tarde pas à faire faillite.

Après ces échecs successifs, il revient au monde académique et ne le quittera plus. Il enseigne à

l'université de Bonn entre 1925 et 1932, puis à Harvard, où il écrira la majeure partie de son oeuvre : Les

Cycles d'affaires (1939), monument de théorie qui rencontre un succès mitigé ; Capitalisme, socialisme et

démocratie (1942), livre aux accents prophétiques qui lui permettra de toucher un large public ; et enfin,

Histoire de l'analyse économique (édité en 1954), salué dès sa parution comme un chef-d'oeuvre inégalé.

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