Vous êtes sur la page 1sur 378

Joseph SCHUMPETER (1911)

Théorie de l’évolution
économique
Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt
et le cycle de la conjoncture
Avec une introduction de François Perroux
professeur à la Faculté de droit de Lyon

INTRODUCTION

(Traduction française, 1935)

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Joseph Schumpeter (1911)


Professeur à l’Université Harvard, Cambridge (États-Unis)

Théorie de l’évolution économique.


Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt
et le cycle de la conjoncture.

INTRODUCTION, de François Perroux, professeur à la


Faculté de droit de Lyon, 1935.
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Joseph Schumpeter,
Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et
le cycle de la conjoncture.

Traduction française, 1935.

L’introduction n’es pas l’œuvre de François Perroux, professeur au Collège de


France et auteur de l’ouvrage intitulé : Économie et société. Contrainte, échange, don qui
a été publié aux PUF en 1960. Il ne s’agit pas du même auteur.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.


Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2001 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format


LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 18 avril 2002 à Chicoutimi, Québec.


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 3

Table des matières


PREMIER FICHIER (DE TROIS)

Avertissement, Juin 1935

Introduction : La pensée économique de joseph Schumpeter,


par François Perroux

I. La formation, l' "équation personnelle" et la méthode de Joseph Schumpeter

II. Le diptyque : statique-dynamique chez J. Schumpeter et le renouvellement de la


statique

III. Le renouvellement de la dynamique et ses conséquences dans les principales


directions de la théorie économique

A. La théorie de l'entreprise et de l'entrepreneur.

a) L'entreprise comme institution.


b) L'entreprise comme ensemble de fonctions.
c) L'entreprise comme « fonction essentielle ».

B. La théorie du crédit et dit capital.


C. La théorie du profit et de l’intérêt.

1) La structure logique de la théorie en statique.


2) La structure logique de la théorie en dynamique.
3) Les relations entre la théorie et les faits.
4) Les rapports entre la théorie de J. Schumpeter et celle de Böhm-
Bawerk.

D. La théorie du cycle

i) Le cycle de la théorie générale.


ii) Le cycle et ses explications théoriques : Place de J. Schumpeter.
iii) Le cycle et l’avenir du capitalisme.

IV. Considérations finales

1. Les concepts de statique et de dynamique.


2. Les relations entre la statique et la dynamique.
3. Les conséquences théoriques.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 4

DEUXIÈME FICHIER (DE TROIS)

Préfaces

Chapitre I : Le circuit de l'économie : sa détermination par des


circonstances données
Le fait économique. - Les éléments de l'expérience économique. - L'effort vers
l'équilibre et le phénomène de la valeur. - Économie et technique. - Les catégo-
ries de biens; les derniers éléments de la production ; travail et terre. - Le facteur
de production travail. - La théorie de l'imputation et le concept de la productivi-
té limite. - Coût et gain; la loi du coût. - Risques, « frictions », quasi-rentes. -
L'écoulement du temps et l'abstinence. - Le système des valeurs de l'économie
individuelle. - Le schéma de l'économie d'échange. - La place des moyens de
production produits dans cette économie. - La monnaie et la formation de sa
valeur; le concept de pouvoir d'achat. - Le système social des valeurs.
Appendice : La statique économique. Le caractère « statique » fondamental de la
théorie économique exposée jusqu'ici

Chapitre II : Le phénomène fondamental de l'évolution


économique
I. Le concept d'évolution sociale. - L'évolution économique. - Sens donné ici
par nous au terme « évolution économique ». - Notre problème. - Remar-
ques préliminaires

II. L'évolution économique en tant qu'exécution de nouvelles combinaisons. -


Les cinq cas. -L'emploi nouveau des forces productives de l'économie
nationale. - Le crédit comme moyen de prélèvement et d'assignation des
biens. - Comment est financée l'évolution ? - La fonction du banquier

III. Le phénomène fondamental de l'évolution. - Entreprise, entrepreneur. -


Pourquoi l' « exécution de nouvelles combinaisons » est-elle une fonction
de nature spéciale ? - La qualité de chef et les voies accoutumées. - Le
chef dans l'économie commune et le chef dans l'économie privée. - La
question de la motivation et son importance. - Les stimulants
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 5

Chapitre III : Crédit et capital


I. Essence et rôle du crédit

Coup d'œil introductif. - Le crédit sert à l'évolution. - Le créditeur typique


dans l'économie nationale. - La quintessence du phénomène du crédit. -
Inflation et déflation de crédit. - Quelles sont les limites à la création
privée de pouvoir d'achat ou à la création de crédit ?

II. Le capital

La thèse fondamentale. - Nature du capital et du capitalisme. - Définition.


- L'aspect du capital.
Appendice: Les conceptions les plus importantes touchant la nature du
capital dans la pratique et dans la science. - Le concept de capital dans la
comptabilité. - Le capital en tant que « forme de calcul ». - Capital, dettes
III. Le marché monétaire

TROISIÈME FICHIER (DE TROIS)

Chapitre IV : Le profit ou la plus-value.


Introduction. - Discussion d'un exemple typique. - Autres cas de profit
dans l'économie capitaliste. - Construction théorique dans l'hypothèse de
l'exemple de l'économie fermée. - Application du résultat à l'économie
capitaliste : problèmes spéciaux. - La prétendue tendance à l'égalisation
des profits; profit et salaire; évolution et profit ; la formation de la fortune.
- La grandeur du profit. - Nature de la poussée sociale ascendante et
descendante, structure de la société capitaliste.

Chapitre V : L'intérêt du capital


Remarque préliminaire. - 1. Le problème; discussion des plus importants essais
de solution. - 2. Notions fondamentales sur le « rendement net » ; l'intégration
dans les calculs (Einrechnúng) -3. Les « freins » du mécanisme de l'imputation :
monopole, sous-estimation, accroissement de valeur. - 4. La source de l'intérêt;
les agios de valeur; les gains de valeur sur les biens. - 5. Les trois premiers
principes directeurs d'une nouvelle théorie de l'intérêt. - 6. La question centrale;
quatrième et cinquième principes directeurs. - 7. Discussions de principe sur le
fond du problème. - 8. L'intérêt se rattache à la monnaie; sixième principe;
l'explication de la prédominance d'une opinion opposée; assurance contre des
malentendus; points accessoires. - 9. La question définitive. La valeur totale
d'une rente. - 10. Le cas le plus général ; l'intérêt dans l'économie sans évolu-
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 6

tion. - 11. La formation du pouvoir d'achat. - 12. La formation des taux du crédit
bancaire. - 13. Les sources de l'offre de monnaie; les capitalistes; quelques
conséquences de l'existence de l'intérêt. - 14. Le temps comme élément du coût;
l'intérêt comme forme de calcul des rendements. - 15. Conséquences défectueu-
ses du revenu sous l'aspect de l'intérêt; leurs conséquences. - 16. Problèmes du
niveau de l'intérêt.

Chapitre VI : Le cycle de la conjoncture


1. Questions. Aucun signe commun à toutes les perturbations. - Réduction du
problème des crises au problème du changement de conjoncture. - La
question décisive

2. La seule raison de fluctuations de la conjoncture. - a) Interprétation de


notre réponse : les facteurs de renforcement; le nouveau apparaît à côté de
l'ancien; les vagues secondaires de l'essor; importance du facteur-erreur; b)
Pourquoi les entrepreneurs apparaissent en essaims

3. La perturbation de l'équilibre provoquée par l'essor. - Nature du processus


de résorption ou de liquidation. - L' « effort vers un nouvel équilibre ».

4. Les phénomènes du processus normal de dépression. - Principalement les


suites de l'unilatéralité de l'essor. - Surproduction et disproportionalité :
leurs théories
5. Le processus de la dépression est proche du point mort de l'évolution. - Le
processus de dépression en tant qu'accomplissement. - Les différentes
catégories d'agents économiques dans la dépression. - Le salaire en nature
dans l'essor et la dépression

6. Le cours anormal; la crise. - Sa prophylaxie et sa thérapeutique


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 7

AVERTISSEMENT
Juin 1935

Retour à la table des matières

La Collection dont voici le sixième ouvrage a été fondée en 1931 et se trouve


dirigée par un comité comprenant: MM. William Oualid, Roger Picard, Gaëtan Pirou,
professeurs à la Faculté de droit de Paris ; Bernard Lavergne, professeur à la Faculté
de droit de Lille ; Jacques Rueff, professeur à l'Institut de statistique de l'Université de
Paris, et François Perroux, professeur à la Faculté de droit de Lyon.

Le but de la Collection est double.

Depuis bien des années, diverses collections économiques ont été instituées en
France, mais la plupart, à côté d'ouvrages excellents et auxquels il convient de rendre
hommage, renferment des études de beaucoup moindre valeur. Il est temps, a-t-il
semblé, de constituer un ensemble beaucoup plus homogène de façon que le public ait
la certitude, en achetant un ouvrage de cette Collection, d'avoir affaire toujours à une
œuvre de réelle valeur scientifique. Sans doute, si les faits répondent à notre ambition,
le succès de cette Collection contribuerait pour une part à accroître la réputation, en
France et même à l'Étranger, des économistes de notre pays.

L'intention du comité de direction est de publier, non point des manuels d'écono-
mie politique - il en existe déjà plusieurs en langue française et qui sont excellents, -
mais des études économiques et sociales visant moins à la vulgarisation qu'à l'appro-
fondissement. Il va sans dire que la Collection, largement éclectique, ne sera inféodée
à aucune école. La seule condition exigée de chaque ouvrage, pour être admis dans
cette bibliothèque - dans les limites des possibilités matérielles - sera de reposer sur
une méthode scientifique sûre et d'apporter une contribution intéressante et de bon
aloi.

La Collection publiera aussi des œuvres économiques étrangères d'une valeur


incontestée et dont la traduction manque encore à notre publie français. La science
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 8

ignore les frontières nationales. C'est pourquoi la Collection s'honore de mettre à la


portée des lecteurs français telles et telles œuvres maîtresses dues à la plume des
meilleurs économistes étrangers.

La Collection a été brillamment inaugurée par la publication en 1932 de l'ouvrage


de M. Albert Aftalion, professeur à la Faculté de droit de Paris : « L'Or et sa distri-
bution mondiale ».

L'étude remarquable de M. M. J. Bonn, jusqu'à des temps récents Professeur à la


Handels-Hochschule de Berlin, un des meilleurs techniciens de l'Allemagne, sur « La
destinée du capitalisme allemand », forme le second volume de la Collection.

En 1933, a paru une œuvre très importante, l' « Esquisse du mouvement des prix
et des revenus en France au XVIIIe siècle », due à la plume de M. C.-E. Labrousse,
qui joint à la culture de l'économiste les qualités de l'historien le plus scrupuleux.

M. Ansiaux, professeur à l'Université libre de Bruxelles, qui, de longue date, a


acquis la réputation d'être un des économistes les plus avertis de notre époque, nous a
récemment donné une étude des plus suggestives : « L'inflation du crédit et la préven-
tion des crises ».

Le 5e tome de notre Collection est un ouvrage qui étudie à fond « Le change


manuel ; la thésaurisation des lingots et monnaies d'or ». Grâce à un stage fait chez
les grands banquiers cambistes, l'auteur, M. P.-B. Vigreux, a acquis en la matière une
compétence toute spéciale. Cet ouvrage comble une lacune fâcheuse de notre littéra-
ture économique.

Nous présentons maintenant au public l'ouvrage capital de M. Joseph Schumpeter:


« Théorie de l'évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l'intérêt et le
cycle de la conjoncture ». La publication en langue française de cet ouvrage manquait
depuis de longues années à notre littérature économique.

L'éloge scientifique n'est plus à faire de M. Schumpeter, l'un des plus éminents
certes - mais non le plus orthodoxe - des économistes de l'École autrichienne.

La traduction a été faite sur la 2e édition allemande par les soins de M. J. J.


Anstett, agrégé de l'Université. M. Anstett a été aidé dans cette tâche difficile par no-
tre collègue, M. François Perroux, lequel a fait précéder le texte de la traduction d'une
importante Introduction où toute la pensée et l'œuvre économique de Joseph Schum-
peter sont analysées avec une force de pénétration tout à fait remarquable. Enfin notre
collègue, M. Bongras, professeur à l'Université de Fribourg, a bien voulu vérifier, sur
épreuves, l'exactitude de la traduction. Nous exprimons aux uns et aux autres nos
remerciements chaleureux, convaincus que le public scientifique comprendra l'intérêt
de cette publication essentielle.

Juin 1935.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 9

Introduction
La pensée économique
de Joseph Schumpeter

Retour à la table des matières

Les deux principaux ouvrages de joseph Schumpeter ont été publiés en première
édition avant la guerre, l'un, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Natio-
nalökonomie, en 1908, l'autre, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, en 1912 1.
Bien que tous deux soient des contributions de la plus haute valeur et bien que, à
notre avis, ils ne soient pas séparables l'un de l'autre, le second est de beaucoup le
plus neuf et celui qui, pour le moment, forme l'apport essentiel de l'auteur à la théorie
économique. Très remarqué quand il parut, il s'est acquis en Autriche, en Allemagne,
en Angleterre, en Italie et en Amérique, l'audience des meilleurs spécialistes. Ses
thèses sont citées et commentées bien souvent dans les analyses consacrées au cycle
et dans celles qui s'appliquent à la théorie générale de la dynamique. J. Schumpeter,
certes, a eu dans tel ou tel domaine, des disciples. Mais, surtout, ses recherches ont eu
l'efficacité d'un ferment : elles ont suscité et suscitent encore des polémiques ardentes
et fécondes. Ceux-là mêmes qui n'acceptent pas les conclusions de l'auteur procla-
ment sa puissance de réflexion, sa vigueur théorique et sa capacité de suggestion.
Son nom a une place de choix dans une histoire des efforts accomplis par les penseurs
pour construire cette dynamique économique, qui, selon Marshall, est « la Mecque
des économistes au XXe siècle » ou qui, pour parler comme Gustavo del Vecchio,
semble être l'objet de la « vocation scientifique de la génération qui a succédé à
Vilfredo Pareto » 2.

1 Cités désormais en abrégés : Wesen et Entwicklung; l'édition pour l'Entwicklung étant celle de
1926 sur laquelle la présente traduction est faite.
2 Per la storia della dinamica economica, Saggi di storia e teoria in onore di Giuseppe Prato, Turin,
1931, p. 243.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 10

Les travaux et les conclusions de joseph Schumpeter sont loin d'être inconnus en
France. On trouve son nom cité dans nos principaux traités d'histoire des doctrines
économiques 1 et dans les ouvrages consacrés aux crises 2. Des études spéciales lui
ont été dédiées 3. Pourtant, les conceptions de Schumpeter n'ont pas été chez nous
soumises à une discussion très large et très approfondie. Il y a, à cela, des raisons
précises. Gaëtan Pirou, dans une intéressante étude consacrée à l'état actuel de la
science économique en France 4, a noté une certaine répugnance de la pensée écono-
mique, dans notre pays, aux constructions très systématiques et à l'élaboration pure-
ment abstraite des notions et des relations économiques. Or, Schumpeter se meut dans
l'abstraction, non seulement avec aisance, mais avec une sorte de joie; et quand on a
démonté avec soin sa construction, on s'aperçoit que chacune des pièces qui la com-
posent s'imbrique avec une précision et une rigueur peu communes dans un même
ensemble. Malgré de généreux efforts, au surplus, les instruments logiques et l'atti-
tude de pensée qu'implique la théorie de l'équilibre général élaborée par Walras et par
Pareto ne sont pas encore entrés dans les habitudes intellectuelles d'un grand nombre
d'économistes français. Or, l'intelligence de l’œuvre de Schumpeter suppose une
connaissance parfaite des théories de ]'utilité limite et de la théorie de l'équilibre. Bien
mieux, la théorie de Schumpeter dépasse la théorie de l'équilibre, et cela en un double
sens. Elle la dépasse évidemment en ce qu'elle ajoute une conception nouvelle de la
dynamique aux conceptions presque exclusivement statiques de l'école de Lausanne.
Mais, elle la dépasse aussi en ce qu'elle greffe cette dynamique non pas sur la statique
de l'École de Lausanne, mais sur une statique plus abstraite, plus simplifiée, plus «
dépouillée ». Par construction donc, la théorie de Schumpeter est peu propre à
satisfaire ceux des économistes qui trouvent déjà la théorie de l'équilibre trop abstraite
et trop éloignée du réel.

Tous ceux qui ont lu en langue allemande l'ensemble ou l'une des parties du livre
qui est présenté aujourd'hui au publie français reconnaîtront les nombreuses difficul-
tés que comportait la traduction. Jean-Jacques Anstett, s'est acquitté de la tâche qui lui
incombait avec compétence et conscience. Certes, joseph Schumpeter ne tombe pas
dans le ridicule de quelques savants allemands qui croiraient déroger s'ils employaient
une terminologie sur laquelle l'accord peut se faire. Il prend la langue technique de
l'économie sans la surcharger de néologismes inutiles. Il a assez d'originalité de pen-
sée pour dédaigner une pseudo-originalité de nomenclature et d'expression. Mais la
conception très personnelle qu'il a une fois prise de l'ensemble de l'activité économi-

1 R. Gonnard, Histoire des doctrines économiques, Valois, Paris, 1930, p. 431. Comme il est natu-
rel, les ouvrages de langue allemande consacrés à l'histoire de la pensée économique consacrent de
plus longs développements à J. Schumpeter. Cf. Honneger, Die volkswirtschaftlichen Systeme der
Gegenwart; Paul Mombert, Geschichte der Nationalökonomie, Iéna, 1927, pp. 512 à 515 ; Othmar
Spann, Die Haupttheorien der Volkswirtschaftslehre, Leipzig, 1928, passim et surtout p. 177 ;
même un petit ouvrage de pure vulgarisation comme celui de Hans Gestrich, Die nationalökono-
mische Theorie, Breslau, 1924, contient une page (p. 89) sur la théorie des crises dans Schumpeter.
Si ces historiens donnent des renseignements plus détaillés que nos manuels français sur l'auteur,
ce n'est pas seulement parce que celui-ci a écrit en une langue qui leur est directement accessible ;
c'est encore parce qu'ils insistent plus volontiers sur l'histoire de la théorie générale ou des théories
spéciales de l'économie, considérées indépendamment des doctrines.
2 Jean Lescure, Des crises générales et périodiques de surproduction, Paris, Domat-Montchrestien,
1932, t. II, p. 452.
3 V. surtout G. H. Bousquet joseph Schumpeter (L’œuvre scientifique de quelques économistes
étrangers) : Revue d'économie politique 1929 et: Les tendances nouvelles de l'école autrichienne,
Revue d'économie politique, septembre-octobre 1924.
4 Doctrines sociales et science économique, Paris, Sirey, 1929, p. 109 et s.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 11

que, et les conséquences qu'il en tire pour chacune des grandes théories de la science
économique l'obligent à des distinctions, multiples et subtiles, condensées dans un
nombre de pages restreint pour l'ampleur de la matière embrassée. A quoi on ajoutera
que Schumpeter, par souci d'aller au plus pressé et par dédain des développements
connus, passe avec rapidité sur ses positions méthodologiques, rappelle très sommai-
rement les notions classiques qui pourraient éclairer sa propre pensée et néglige de la
préciser par des exemples. Il procède par allusion et d'un mot renvoie souvent à tout
un appareil théorique subtil et complexe. Au lieu de s'étaler comme chez Sombart,
l'érudition, ici, se dissimule. Mais le lecteur averti se rend aisément compte de la
masse énorme de connaissances parfaitement digérées et assimilées que suppose un
pareil travail. Quelque difficile que soit le style de Schumpeter, même dans le texte
allemand, il reste toujours vivant. Parfois, il est coupé d'une référence historique ou
littéraire; souvent au sein du développement le plus abstrait, le plus ardu et le plus
serré, une drôlerie prend place : elle porte témoignage de la liberté d'esprit de l'auteur
qui gambade dans le dédale théorique et, d'un clin d’œil ironique, invite le lecteur à
ne pas s'y perdre.

Dans l'analyse que voici, je me propose :

1° De présenter un exposé synthétique et critique du contenu du présent ouvrage


en groupant quelques renseignements qui, peut-être, aideront à en pénétrer le sens.
Notamment, je mettrai au jour les positions méthodologiques de l'auteur, qui n'ont pas
été longuement analysées dans le présent livre et je m'efforcerai, sans le trahir, de
proposer des exemples ou des développements latéraux à l'appui de ses principales
thèses.

2° De situer la théorie de l'évolution dans l'ensemble de l’œuvre économique de


Schumpeter.

3° De marquer, autant qu'il me sera possible, la place de cette oeuvre dans l'en-
semble de la littérature économique sur le même sujet; plus spécialement j'essaierai
de montrer l'importance de l'effort de joseph Schumpeter au milieu des théories pures
de la dynamique économique.

Un livre comme celui-ci ne doit pas être seulement lu, mais étudié et « repensé » ;
c'est cet effort que j'ai tenté et dont je consigne les phases. Aussi, l'auteur me per-
mettra-t-il de présenter ici les objections qui se sont imposées à moi. En agissant
ainsi, je me borne à suivre, avec sincérité et simplicité, le conseil qu'il a donné lui-
même à chacun de ses lecteurs. Un livre n'est que la palpitation d'une pensée qui
continue de vivre chez son auteur et chez autrui. Pris de ce biais, le genre que consti-
tue « l'étude liminaire » perd son artifice, et l'on peut sans arrière-pensée s'y livrer.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 12

I
LA FORMATION, L' "ÉQUATION PERSONNELLE"
ET LA MÉTHODE DE JOSEPH SCHUMPETER

Retour à la table des matières

Avant d'aborder l’œuvre, essayons de poser « l'équation personnelle » de l'auteur,


pour reproduire une expression dont il se sert lui-même à propos de Mitchell 1.
Puisqu'il ne s'agit évidemment de rien autre que de saisir sa personnalité dans ses rap-
ports avec son oeuvre économique, c'est, si l'on veut, étudier sa méthode, à condition
que l'on donne aux analyses de méthode le sens à la fois large et très précis que leur
donne Bruno Foà par exemple 2. A juste titre il considère que des analyses de ce
genre gagneraient à changer d'orientation. Au lieu de les appliquer aux procédés logi-
ques considérés comme détachés de l'auteur qui en fait usage et de l’œuvre qu'il a
produite en les employant, il semble souhaitable de faire porter le principal de l'effort
sur les relations entre l'auteur, la méthode et l'œuvre. Des développements artificiels
et formels pourraient être de la sorte remplacés par des études vivantes sur la métho-
de, manifestation d'une personnalité et partie intégrante d'une œuvre 3. Pour ceux des
lecteurs qui ne connaîtront Schumpeter que par la lecture du présent ouvrage, cette
rapide enquête est indispensable. Car, dans la théorie de l'évolution, l'auteur ne s'est
pas étendu sur les principes méthodologiques qu'il a exposés ailleurs, soit dans
L'Essence et le contenu principal de l'économie nationale théorique, soit dans divers
articles.

1 J. Schumpeter. Mitchell, Business cycles, Quarterly Journal of economics, 1931, p. 150 et s. Cet
article est très intéressant pour préciser les vues de Schumpeter touchant l'importance et la valeur
de la théorie.
2 Bruno Foà, Sul metodo della scienza economica. Giornale degli economisti, février 1932.
3 Pour l'application, voir l'article de Bruno Foà précité. Ce point de vue est, du reste, celui de
Schumpeter lui-même. Dans la préface de Wesen, il dit expressément que l'étude de la méthode ne
peut pas être séparée des divers problèmes économiques. Au lieu d'être une introduction, la théorie
de la méthode devrait donc être la conclusion d'un système.
Dans son article : Mitchell business cycles, loc cit., J. Schumpeter félicite l'écrivain américain
de ne pas s'arrêter aux discussions extérieures de méthodologie.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 13

Joseph Schumpeter a toujours refusé de sacrifier à l'usage, répandu en Allemagne,


selon lequel des économistes réputés dressent eux-mêmes un résumé biographique de
leur activité scientifique et de leurs travaux 1. Je me bornerai donc à tracer l'essentiel
de son activité en puisant dans une longue lettre par laquelle l'auteur m'a fait l'hon-
neur de m'éclairer sur les étapes principales du développement de sa pensée, en ayant
recours à quelques rares études sur le même sujet et en groupant des renseignements
recueillis au cours de conversations avec des économistes français ou étrangers.

Joseph Schumpeter est né le 3 février 1883 à Triesch, en Moravie. Son père,


industriel de la région, mourut très jeune en 1887 et ce fut sa mère qui veilla à son
éducation et à son instruction, d'abord à Gratz en Styrie, puis au « lycée » 2 de Vien-
ne. L'enfant avait, paraît-il, un amour passionné pour l'antiquité gréco-latine et avait
déjà lu, outre les ouvrages de Kant, quelques traités obscurs de sociologie. A la fin de
ses études secondaires, il avait une vocation déterminée pour la carrière universitaire
(ce qui peut se comprendre) et pour l'étude de l'économie scientifique (ce qui ne
manquera pas d'étonner).

En 1901, Schumpeter entre à la Faculté de droit et des sciences politiques de


Vienne où il fut reçu docteur en 1906. Au cours de ces années, l'étudiant fait ces éco-
les buissonnières de l'esprit qui sont toujours agréables à chacun et quasi-nécessaires
aux sujets d'élite. Il. suit les enseignements universitaires avec une aimable fantaisie,
exception faite des cours de droit romain qui le passionnent. Mais les loisirs que lui
crée une assiduité intermittente sont studieux. Il entreprend une étude sur l'évolution
des impôts directs de 1500 jusqu'à l'époque de Marie-Thérèse, avec toutes les impli-
cations sociales qui comporte un tel travail largement conçu. Cet ouvrage était près
d'être achevé quand le jeune historien fit la découverte de l'économie pure. Le même
enthousiasme le porta du pôle concret au pôle abstrait des recherches sociales et des
leçons de mathématiques occupèrent le temps consacré naguère à l'histoire. Ce mo-
ment de la vie intellectuelle de Schumpeter est décisif, et c'est de lui qu'il faut dater
l'orientation de son esprit vers les recherches abstraites. Mais en même temps, appa-
raît un trait essentiel de l'esprit de l'auteur : son égale aptitude à la sociologie et au
raisonnement abstrait qui, nous le verrons par la suite, marque toute son œuvre. Pen-
dant ces années d'études universitaires, joseph Schumpeter eut la bonne fortune de
travailler sous les conseils et avec les encouragements les plus cordiaux de maîtres
tels que von Philippovich, Böhm-Bawerk et von Wieser 3. « Il fut un temps, nous écrit
Schumpeter, où je fus l'enfant gâté et l'enfant terrible de la Faculté ».

Il subit aussi l'influence de l'historien des institutions publiques, Sigmund Adler,


et de l'historien et statisticien, Inama Sternegj. A ces enseignements et à ces contacts
personnels s'ajoutent des lectures très variées, depuis celle de Cournot, Quesnay et
Walras, - que Schumpeter considérait déjà comme les plus grands économistes qui
aient jamais vécu - jusqu'à celle du physicien Ernst Mach.

1 Cf. par exemple la collection Die Volkswirtschaftslehre der Gegenwart in Selbstdarstellungen,


Félix Meiner, Leipzig. Cet usage nous vaut parfois de petites oeuvres pleines d'intérêt et de
charme ; on lira, par exemple, avec plaisir les Ricordi di uno studente settuagenario, qu'Achille
Loria a écrits dans une circonstance semblable et publiés ensuite en langue italienne.
2 Pour éviter d'écrire « gymnase » ou Gymnasium.
3 Lire dans l'article de C. H. Bousquet: Joseph Schumpeter, Revue d'Économie Politique, 1929,
l'appréciation de von Wieser sur J. Schumpeter étudiant.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 14

Schumpeter élargit encore le cercle de son information par des voyages d'études
ou d'agrément en Allemagne, en Angleterre et en France. Il se souvient avec recon-
naissance d'Edgeworth, du sociologue Westermark, de l'ethnologiste Haddon; mais -
fait curieux - Marshall, auquel il voue une admiration grandissante, n'exerce pas alors
sur lui une influence notable. Au reste, Schumpeter était, dès cette époque, assez do-
miné par ses propres conceptions pour se soustraire à toute emprise intellectuelle
exclusive.

Après ces déplacements, il a l'idée d'exercer la profession d'avocat près des tribu-
naux mixtes d'Égypte. Mais, après quelques mois de pratique, il rejoint l'Autriche.
Son premier ouvrage: Essence et contenu principal de l'économie nationale théori-
que, révèle la double influence de l'école autrichienne et de Walras 1. Mais l'auteur y
expose déjà une statique originale. Cet ouvrage est l'Habilitations-Schrift qui fait de
l'auteur un privat-docent à l'Université de Vienne en 1909. Quelques mois plus tard, il
est nommé professeur à l'Université de Czernowitz. En même temps qu'il remplit
avec ardeur ses nouveaux devoirs pédagogiques, il travaille activement à la composi-
tion de la Théorie de l'Évolution économique. Il est important de noter, d'après un
renseignement fourni par l'auteur lui-même, que le dessein de cet ouvrage sur la
dynamique économique était conçu dès 1908, c'est-à-dire l'année même où le travail
sur la statique était publié. Ces dates expliquent les rapports entre les deux oeuvres
qui, prises dans leur ensemble, sont, à notre sens et quoi que l'on en ait pu dire,
essentiellement complémentaires. De Czernowitz, grâce à l'appui de Böhm-Bawerk,
Schumpeter est nommé professeur à Gratz. Il publie sa Théorie de l'évolution écono-
mique cri 1912. En 1913-1914, il passe une année à Colombia, où il enseigne comme
professeur d'échange, ce qui ne l'empêche pas de donner des conférences dans 21
autres Universités. Schumpeter avait alors l'intention bien arrêtée de se consacrer
exclusivement à la recherche scientifique. L'année même de la déclaration de guerre il
publiait son histoire des théories économiques : Epochen der Dogmen-und Methoden-
geschichte. Les bouleversements qui suivent la guerre jettent Schumpeter dans
l'action. Après la révolution autrichienne, Otto Bauer le nomme Ministre des Finan-
ces, C'est alors que se place la célèbre Schumpeter-Verordnung. Après la chute du
Cabinet, Schumpeter devint directeur d'une grande banque à Vienne 2. De cette
activité politique ou financière, Schumpeter n'a retiré qu'une provision de mauvais
souvenirs, et l'on comprend que cet homme de pensée accepte avec joie en 1925 la
chaire qu'on lui offrait à l'Université de Bonn où il enseigna jusqu'à l'an dernier. Son
histoire se réduit alors à celle de ses publications, de son activité professorale, et de
ses voyages scientifiques (à deux reprises en 1927-1928 et en 1930, il 2, enseigné
durant un semestre à l'Université de Harward). Il semble avoir été question de lui
confier un enseignement à Berlin 3 mais, une fois de plus, Schumpeter s'est embarqué
pour l'Amérique. La considération des facilités de travail que lui offrira sa nouvelle
Université l'a incité à accepter une chaire à Harward où il a l'intention de se fixer
définitivement.

1 Cf. Wesen, préface, p. IX : « L. Walras et von Wieser sont les ,écrivains dont l'auteur croit se
rapprocher le plus. »
2 G. H. Bousquet joseph Schumpeter, article cité.
3 « En laissant à un maître plus jeune (Joseph Schumpeter de Bonn) sa chaire de l'Université de
Berlin, Sombart, etc. » André E. Sayous, Préface à L'Apogée du Capitalisme, de W. Sombart, trad.
fr. Jankélévitch, Payot, 1932, p. XVI.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 15

Un esprit aussi ouvert, et instruit par les nombreuses expériences d'une vie si bien
remplie, a accueilli et assimilé des aliments très divers qu'il a, me semble-t-il, trouvés
dans cinq directions.

Il s'est nourri des classiques anglais et, pour voir à quel point il a dominé leur
système, il n'est que de relire les développements qu'il y consacre, dans Epochen der
Dogmen-und Methodengeschichte. Un écrivain anglais, dans un article récent, a très
justement montré les liens qui existent entre le système de Schumpeter et celui de
Ricardo 1 ; et l'auteur, contrairement à certains de ses commentateurs 2, estime qu'il
doit plus à Stuart Mill (et à Walras), pour sa conception générale de l'équilibre qu'à J.
B. Clark.

Le second groupe d'auteurs dans lequel J. Schumpeter a largement puisé, pour


élaborer sa conception personnelle, est évidemment l'école autrichienne. Bien que
l'idée de la « combinaison nouvelle » dans Schumpeter, avec toutes ses implications
et ses conséquences, soit profondément originale, elle n'est pas sans parenté avec
l'idée - si féconde - chère à von Wieser, suivant laquelle la collectivité ne peut se sou-
tenir et se développer que par un effort de création continue. De l’œuvre de Böhm-
Bawerk, malgré les différences profondes qui séparent leurs conceptions, Schumpeter
a accepté toute la partie critique et les développements concernant la façon dont se
pose le problème. Plus généralement, il a fait usage de la méthode abstraite, plus
spécialement de la méthode isolatrice et idéalisatrice de von Wieser et de la théorie de
l'imputation dont 3, il montre la supériorité par rapport à ce qu'il nomme le « principe
de la rente », en matière de répartition.

Les conceptions générales de Walras sur l'équilibre économique, auxquelles


l'auteur ne manque jamais de rendre le plus sincère et le plus enthousiaste hommage,
forment la troisième source de sa pensée personnelle. Il emploie volontiers le concept
de relation fonctionnelle qui, « soigneusement élaboré par la mathématique, a un
contenu clair et qui ne laisse prise à aucun doute; ce qu'on ne saurait dire du concept
de cause » 4. Comme beaucoup d'autres économistes, notamment Marshall, Schum-
peter n'a pas, au reste, la superstition de la forme mathématique. Quand on parle de
méthode mathématique, il n'est pas nécessaire de penser à des formules algébriques
ou à des figures géométriques. « Les Jugements dont les éléments sont des quantités,
écrit Schumpeter dans l'article que je viens de citer, sont aussi mathématiques qu'on
les exprime par des mots ou par des symboles 5. Dans la préface de son premier
ouvrage, l'auteur s'explique encore plus, clairement sur sa conception concernant
l'usage des mathématiques. Nous ne voulons pas, dit-il, « énoncer la proposition que
la mathématique soit indispensable parce que nos concepts sont de valeur quantita-
tive, ou parce que l'exactitude de la réalité économique, spécialement en ce qui con-
1 Doreen Warriner, Schumpeter and the conception of static equilibrium, The Economic journal,
mars 1931, p. 47. Cf. les développements donnés à ce sujet infra.
2 Robbins, On a certain ambiguity of stationary equilibrium, The economic Journal, 1930, p. 194 et
s. M. Robbins comme nous le verrons infra, attribue à l'influence de la conception de l'équilibre
dans Clark l'idée de la suppression de l'intérêt en statique.
3 Das Grundprinzip der Verteilungslehre, 1916, Heidelberger Archiv, Bd. 42.
4 Ueber die mathematische Methode in der theoretischen Oekonomie, Zeitschrift der
Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, Bd. 15 ; cité par P. Mombert, Geschichte der
Nationalökonomie, Iéna, 1927, p. 513. Dans la préface de Wesen, Schumpeter déclare qu'il évitera
autant que possible les concepts de cause et d'effet qui, pour lui, n'ont pas place dans un système
de théorie économique exacte.
5 Cité par P. Mombert, loc. cit.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 16

cerne les problèmes les plus compliqués, ne peut être atteinte qu'en la forme mathé-
matique ». Ce qui est important en science économique, c'est le raisonnement précis,
quelle qu'en soit la forme, et il suffira d'exprimer, au moyen des concepts et des
relations mathématiques, celles d'entre les questions particulières qui en appellent
naturellement l'emploi 1. La conception d'ensemble de l'équilibre économique et la
tendance d'esprit qu'elle suscite, à ne considérer un élément comme expliqué que
lorsque l'on en a saisi les relations avec tous les autres éléments qui composent
l'ensemble économique considéré, sont partout présentes dans l'oeuvre de notre
auteur.
Il a largement puisé, par ailleurs, dans la littérature anglo-saxonne. Lui-même a,
en quelque manière, jalonné cet itinéraire intellectuel par des compte-rendus d'ouvra-
ges (Clark : 1906 ; Irving Fisher et Longworthy Taylor : 1909) et par l'étude qu'il
publia, en 1910, sous le titre : Die neuere Wirtschaftstheorie in den Vereinigten
Staaten. Dans l'emploi qu'il fait des concepts de statique et de dynamique et dans la
notion dynamique de profit on reconnaîtra l'influence de J. B. Clark ; dans sa
conception du capital comme pouvoir d'achat, l'influence de Hawley ; dans sa théorie
des crises, celle de W. G. Taylor, etc 2.
Enfin, à chaque page de La Théorie de l'Évolution, on sent que l'économiste en
Schumpeter se double d'un historien et d'un sociologue qui a lu pour en faire son
profit les grands travaux des Werner Sombart et des Max Weber. Certes, on peut lui
faire crédit quand il affirme que c'est l'observation directe des sociétés industrielles
qui lui a suggéré l'idée maîtresse de l' « Évolution » (Entwicklung) 3. Mais les travaux
de langue allemande sur la fonction, la formation et le rôle historique, la psychologie
de l'entrepreneur lui en ont facilité l'élaboration.

Ces éléments si divers et qui, à un observateur superficiel, pourraient sembler


hétérogènes ont été assimilés par un esprit à la fois précis et étendu, et fondu en un
tout d'une haute originalité. Quelle que soit l'impression que l'on puisse avoir à pre-
mière lecture, Schumpeter - comme Pantaleoni et, selon nous à un beaucoup plus haut
degré - est un unificateur. En aucune façon, il n'est un éclectique 4. Un de ses com-
mentateurs anglais, M. Doreen Warriner 5 a bien aperçu ce point important. Il note
que si, en Allemagne, il n'y a pas eu, à rigoureusement parler, d'école orthodoxe, ni de
grande élaboration théorique comparable à celle des classiques ou des néo-classiques
anglais, néanmoins les recherches économiques se sont naturellement orientées dans
deux directions générales : l'une historique et sociologique, l'autre mathématique et
déductive. Par rapport aux travaux de langue allemande, l'originalité de Schumpeter
est d'avoir tenté la synthèse des deux sortes de travaux « au moyen d'une définition
nouvelle des termes statique et dynamique » 6. Remarque parfaitement exacte et qui
éclaire toute l'œuvre que nous étudions. Mais remarque dont il faut étendre la portée.
Par rapport à l'ensemble de la pensée économique, Schumpeter, en effet, a tenté la

1 Wesen, préface, p. XXI.


2 R. Hug, Der Gedanke der wirtschaftlichetn Entwicklung bei Schumpeter und seine Aufnahme M
der œkonomischen Theorie, Heidelberg, 1933, pp. 9 et 10.
3 Cf. la notion précise, infra.
4 Cf. Gaëtan Pirou, Doctrines sociales et science économique, Paris, Sirey, 1929, Ch. III (M.
Pantaleoni et la vie économique), p. 180.
5 The Economic Journal, mars 1931, article cité, p. 39.
6 Référence précitée.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 17

synthèse du système de l'École autrichienne et de celui de l'École de Lausanne d'une


part, de ces deux systèmes abstraits et du système historique et sociologique de
Werner Sombart et de Max Weber, d'autre part.

Tout économiste de quelque envergure, dira-t-on, s'efforce à des synthèses de


cette sorte. Mais le caractère de celle que nous étudions est d'être faite délibérément
sur le plan abstrait. Ceux qui ont lu W. Sombart sont frappés par l'envergure de cet
esprit 1 plus que par sa rigueur et sa force théorique. Ceux qui lisent Schumpeter avec
attention admirent la pénétration et la vigueur de son intelligence discriminatrice.
Certes, à J. Schumpeter, comme à W. Sombart, la qualification « d'artiste » s'applique
naturellement 2 mais pour des raisons différentes : dans un cas, c'est le choix du trait
essentiel, la capacité de subordonner tout ce qui n'est pas conforme à une conception
maîtresse qui la justifie ; dans l'autre, c'est la capacité d'embrasser de vastes ensem-
bles et de leur donner couleur et vie par une accumulation de détails convenablement,
choisis. Pour user d'une métaphore, imparfaite comme toute métaphore, on pourrait
dire que Schumpeter aborde par le sommet et Werner Sombart par la base la pyrami-
de des faits économiques. Aussi, ne rencontre-t-on pas dans l'œuvre de Schumpeter ce
caractère hybride 3 que l'on trouve dans celle de Sombart. C'est très nettement une
analyse de théorie économique, qui témoigne d'une haute capacité philosophique mais
qui est édifiée avec vigueur et virtuosité techniques, et qui présente une sorte de «
sublimé » des thèses de l'École autrichienne, de l'École de Lausanne et de l'École
sociologique.

Cette faculté de discrimination, dans laquelle on reconnaîtra sans doute une des
composantes les moins contestables de l'intelligence théorique et que J. Schumpeter
possède à un si haut degré, est présente dans toute son oeuvre. Ainsi, elle apparaît
quand, avec finesse et exactitude, il étudie les « parentés intellectuelles » de Marx et
de Sombart 4 ou montre les points de contact et les différences qu'on peut trouver
entre un Mitchell et un Marshall 5. Elle se révèle encore quand, en guise de protesta-
tion contre l'usage de mêler théorie et doctrine et de classer les économistes d'après
leurs préférences sur le plan de l'action, il écrit une histoire de la science éco-
nomique 6 qui restera un modèle du genre et qui porte témoignage de la fécondité des
réflexions sur la méthode 7, pour peu qu'on les applique. Elle soutient toute son étude

1 Ce jugement est de joseph Schumpeter lui-même (Sombarts Dritter Band, Jahrbuch für Gesetz-
gebung, Verwaltung und Volkswirtschaft 1927) cité par André E. Sayous, préface citée, p. II.
2 Ce mot revient plusieurs fois sous la plume d'André E. Sayous. dans la préface citée.
3 André E. Sayous, Préface citée, p. XIX, montre en quoi l'on peut dire que l'oeuvre de Sombart
n'est ni une histoire proprement dite, ni une oeuvre de théorie économique. En dépit de critiques
rigoureuses, André F. Sayous insiste avec loyauté sur les qualités éminentes de W. Sombart.
4 Sombarts Dritter Band, art. cité; sur la place de W. Sombart par rapport au marxisme voir l'étude
de L. von Mises, Antimarxismus : Sombart als Marxist und als Antimarxist (pp. 111 à 121) dans :
Kritik des Interventinismus, Iéna, 1929.
5 Mitchell business cycles, art. cité, surtout p. 158.
6 Epochen der Dogmen und Methodengeschichte.
7 L'une des études les plus pénétrantes qui aient été écrites sur la méthode, en matière d'histoire des
théories et des doctrines économiques, est celle de Pantaleoni : Dei criteri che devono informare la
storia delle dottrine economiche, dans Erotemi di economia, Bari, 1925. Pantaleoni, comme
Schumpeter, veut une histoire des seules « vérités économiques » telles qu'elles sont reconnues au
moment où l'historien des doctrines prend la plume. La plupart des traités d'économie politique ne
sont pas conçus suivant cette méthode. Cf. René Gonnard Histoire des doctrines économiques,
Paris, Valois, 1930 et le récent ouvrage de Lello Gangemi, Svolgimento del pensiero economico,
Milan-Rome, 1932, surtout chap. III, p. 19 et s. où la conception de J. Schumpeter est critiquée.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 18

sur la répartition 1 dans laquelle il ramène tous les principaux systèmes à deux
principes, celui de l'échanger (Tauschprinzip) et celui de la rente (Rentenprinzip) dont
il suit les ramifications et met au jour les rapports logiques.

Mais Schumpeter n'a pas seulement le don de découvrir les perspectives des sys-
tèmes d'autrui. La faculté de discrimination imprime son sceau non seulement à la
partie critique de son oeuvre, mais aux constructions personnelles qu'elle contient,
qu'elles soient d'ordre sociologique ou économique. Étudie-t-il, par exemple, l'impé-
rialisme à travers les siècles 2, il pose une définition liminaire - discutable sans doute -
mais qui lui servira de fil directeur. Il refuse de considérer comme impérialisme la
disposition agressive d'un État en vue de la poursuite d'intérêts concrets. Il entend par
impérialisme une disposition, sans objet précis, d'un État à l'expansion violente sans
qu'aucune limite puisse être assignée à cette expansion. On voit sur-le-champ, par cet
exemple, le mérite et le vice de cette méthode, et plus précisément de cette définition.
Elle concentre toute la lumière sur une des faces du phénomène étudié. Ayant un tel
point de départ, Schumpeter arrivera évidemment à des conclusions assez opposées
aux manières de voir courantes. Il verra essentiellement dans l'impérialisme un « état
d'âme » et un « atavisme » des peuples qui est en relation directe avec la structure so-
ciale historique du groupement national considéré et avec les intérêts, en matière de
politique intérieure, des membres qui le composent, mais qui peut être complètement
indépendant des conditions de la production à l'époque considérée. Cette conception
lui permet même de soutenir, en prenant le contrepied de la thèse marxiste, que le
capitalisme dégage des forces et comporte des éléments qui font obstacle à l'impéria-
lisme. Sans doute, le capitalisme donne lieu à une politique d'expansion (monopole
d'exportation) mais, en même temps, il crée des types individualisés et rationalisés
qui sont moins perméables à l'impérialisme, tel que le définit Schumpeter, que des
membres des sociétés précapitalistes. On ne pourra s'empêcher de penser, quelque
justes que soient les vues de Schumpeter convenablement interprétées, que les événe-
ments d'hier et d'aujourd'hui montrent que la prétendue individualisation et rationali-
sation des sujets économiques par le capitalisme est à la merci de réactions politiques,
et n'oppose qu'un faible obstacle à cet « atavisme » et à cette disposition sentimentale
à une expansion sans limite, dans lesquels notre sociologue voit l'essence du phéno-
mène qu'il s'est proposé d'étudier.

De même, quand il aborde le problème de la stabilité du capitalisme, tentant un de


ces diagnostics dans lesquels on a pu voir la tâche essentielle de l'économiste 3 il
trace, avec le plus grand soin 4, les limites de son enquête et distingue la stabilité d'un

1 Das Grundprinzip der Verteilungslehre, art. cit.


2 Zur Soziologie der Imperialismen, Heidelberger Archiv. Bd, 48, 1920. Comparez avec les
remarques de L. von Mises, Liberalismus, Iéna, 1927, pp. 107 à 110 ; d'Alfred Müller-Armack,
Entwicklungsgesetze des Kapitalismus, Berlin, 1932, pp. 201 à 215 ; de Werner Sombart,
Deutscher Sozialismus, Berlin, 1934, p. 201 à 207. Constatons avec regret que dans l'Allemagne
d'aujourd'hui on retombe dans les pires erreurs du passé concernant les rapports internationaux. W.
Sombart écrit tranquillement (ouvrage cité p. 203) que l'idée de Reich, même étendue à l'Europe
entière (römisches Reich deutscher Nation : Wilhelm. Stapel) n'est pas une manifestation
d'impérialisme. Une transformation de cette sorte serait simplement une évolution « dans le sens
d'une nouvelle forme du phénomène nation ». W. Sombart prend soin de nous avertir (même
référence) que dans le Reich dont il rêve, chaque peuple aurait sa Sittlichkeit mais que « das
höchste Recht sowie die Freund-Feindsetzung » appartiendraient au Reichsvolk. Ainsi serait
réalisée, (même référence) une « sinnvolle Hierarchie dey Völker » !
3 Charles Rist, Essais sur quelques problèmes économiques et monétaires, Sirey, 1933, préface p. 1.
4 The instability of capitalism. Economic Journal, septembre 1928.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 19

système économique de la stabilité politique ou sociale 1 d'une économie nationale. Il


se demande si, en tant que système, le capitalisme en dépit d'oscillations tend à se
conserver avec ses caractères propres ou si, au contraire, il engendre sa propre
destruction 2.

Si même dans des travaux d'un caractère sociologique et général Schumpeter


montre ce souci de précision, on ne s'étonnera pas qu'il s'efforce de bien délimiter les
contours des concepts grâce auxquels il édifie sa théorie proprement économique. On
verra dans cet ouvrage comment les notions de statique, d'Entwicklung, d'entrepre-
neur, sont dégagées des opinions courantes sur le même sujet 3. Sous ce rapport, le
contraste est grand avec Sombart qui, non seulement, comme l'a justement souligné
André E. Sayous 4 se contente de classifications discutables, mais encore s'accom-
mode de notions et de définitions très sommairement élaborées 5.

L'opposition se poursuit en ce qui concerne le plan même des deux ouvrages.


Tandis que, pour la présentation des matières, Sombart fait un usage beaucoup plus
large qu'il ne paraît à une lecture rapide des catégories traditionnelles, au besoin en
les complétant, en les doublant par des assimilations discutables 6. Schumpeter,
intelligence essentiellement discriminatrice, construit toute son oeuvre sur une notion
originale d'Entwicklung ou de dynamique qui, elle-même, s'insère avec logique dans
son système statique. Car, s'il y a eu en Allemagne une querelle célèbre au cours de
laquelle on a voulu opposer deux Schumpeter 7, il faut la réduire à sa portée véritable.
Que, sur tel point particulier, notre auteur ait évolué, et qu'on puisse relever les traces
de cette évolution d'un de ses volumes à l'autre, ou d'une édition à l'autre de son
second volume, le fait ne présente à mon avis que l'intérêt le plus médiocre. Dans leur
état actuel, la statique et la dynamique de Schumpeter constituent vraiment, suivant
les expressions mêmes de l'auteur, une « conception globale qui a ses hypothèses et
son langage particulier » et. dont chaque élément ne prend sa valeur propre que par
rapport à l'ensemble. Elle fait contraste avec ces ouvrages économiques qui ne sont
que la juxtaposition d'études relativement indépendantes, où l'on perd de vue en cours
de route les longues discussions liminaires sur la méthode, où l'on trouve naturel
d'oublier la théorie générale de la valeur quand on parle de la valeur de la monnaie,
où parfois même la théorie de chaque espèce de revenu est construite sans lien avec
toutes les autres. Elle s'oppose même singulièrement à tels grands ouvrages conçus
d'après une idée d'ensemble originale mais réalisés sans grande rigueur théorique dans
le détail, comme les constructions-colosses de W. Sombart.

Comment cet esprit discriminateur, ami des concepts aux arêtes fermes et des
ordonnances rigoureuses, a-t-il conçu l'explication économique ?

1 Article cité, p. 361.


2 Sur la distinction de la stabilité du système et de l'ordre capitalistes cf. infra.
3 Cependant cette analyse reste encore insuffisante; cf. les critiques générales formulées infra (Con-
sidérations finales). J. Schumpeter a moins de netteté pour définir à fond ses propres concepts que
pour dire ce qu'ils ne sont pas, c'est-à-dire pour les opposer aux concepts d'autrui.
4 Préface citée, p. XXXII (classification des banques).
5 Qu'on examine de près, par exemple, les notions de capital, de coopérative, d'entreprise d'écono-
mie mixte dans la traduction française citée de l'ouvrage de Sombart et l'on s'en persuadera.
6 Voir par exemple André E. Sayous, préface citée, p. XXXVIII.
7 Voyez, par exemple, Wesen, préface, p. VI, in fine.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 20

Depuis ses premiers travaux 1 jusqu'à ses derniers, il a affirmé la nécessité de


séparer la recherche théorique de l'élaboration doctrinale et de ne jamais mêler aux
jugements d'existence par quoi s'exprime la première, les jugements de valeur qui
sont à la base de la seconde 2. Il s'est tenu rigoureusement à cette règle. Mais les
sciences sociales sont si exposées au danger du finalisme que Schumpeter arrive bien
souvent au bord d'un jugement de valeur; ainsi, lorsque, parlant du profit, il est amené
à définir l'exploitation, ou quand, à la fin du chapitre sur l'intérêt, il conclut que c'est
là le revenu le moins nécessaire. Mais, dans son ensemble, la pensée de Schumpeter
reste exclusivement théorique. Aussi devra-t-on considérer comme parfaitement ino-
pérantes les pseudo-critiques aux termes desquelles on lui reproche d'avoir présenté
une apologie de l'entrepreneur ou de l'inflation de crédit. Schumpeter, tout naturelle-
ment, distingue les questions de science et celles d'art économique et, s'il donne
raison aux économistes anglais de refuser de voir dans la monnaie une marchandise, il
se prononce avec décision en faveur d'un retour à l'étalon-or en s'appuyant sur des
considérations qui ressortissent au domaine de l'action. Cette distinction devrait être
aujourd'hui si unanimement acceptée qu'il soit inutile de la mentionner autrement que
par un rappel. Mais l'histoire de la pensée économique française est assombrie par la
confusion des deux domaines et aurait pu fournir à la galerie de julien Benda 3 un
assez beau lot de politiciens de l'économie. La rédaction hâtive d'un opuscule « doc-
trinal » quelle qu'en soit la faiblesse technique, procure d'ordinaire à son auteur plus
d'avantages matériels et de rayonnement que l'étude approfondie d'un problème
théorique poursuivie dans un esprit purement scientifique. L'entraînement est si fort
que des esprits d'une remarquable vigueur le subissent 4. Raison de plus pour affirmer
le vrai caractère de la recherche scientifique. Car, en science sociale comme dans tou-
tes les autres branches de la science, c'est la recherche de la vérité en elle-même et
pour elle-même qui est capable de provoquer des applications fécondes qui n'auront
pas été le but direct du chercheur. Par là, on refuse d'assimiler la sous-littérature des
comités et des congrès politiques à l'effort libérateur et purificateur des Bourguin et
des Aftalion, pour ne citer que les noms de deux penseurs qui ont traité le socialisme
comme objet de science et non comme occasion d'effusions personnelles.

Schumpeter est assez pénétré de l'importance de l'esprit purement scientifique et


des dangers du «langage de l'action » (Sorel) pour ne pas dévier de la voie qu'il s'est

1 G. H. Bousquet, article cité, pp. 1040, 1041.


2 En Allemagne, la nécessité de séparer jugements d'existence et jugements de valeur a été marquée
fortement par Max Weber, « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher ùnd sozialpolitischer
Erkenntis » publié en 1904, dans les Volkswirtschaftliche Plätter p. 194 et sq. Sur les résistances
opposées par un grand nombre d'économistes allemands à cette manière de voir cf. Ludwig von
Mises, Kritik des Interventionismus, Iéna, 1929, pp. 26 et 27.
3 La trahison des clercs.
4 Je pense à mon cher ami Ernest Theilhac qui, dans son ouvrage : Les fondements nouveaux de
l'économie, Les Presses Universitaires, Paris, 1932, ne craint pas d'affirmer que la pensée écono-
mique a tout à gagner à devenir finaliste et normative.
Nous visons ici l'esprit dans lequel doit être conduite l'enquête économique et non l'objet
auquel elle s'applique. Le bien-être social et ses conditions, l'étude scientifique et théorique de la
morphologie et du fonctionnement des systèmes non-capitalistes sert de la plus large et de la plus
efficace façon la cause du progrès social. Je précise que, pour mon compte personnel, j'entends par
progrès social le plus haut degré de bien-être matériel et de moralité pour le plus grand nombre
possible d'êtres humains. Je précise, d'autre part, qu'un minimum éthique, qui permet de donner un
contenu positif au terme moralité qui est retenu dans la formule ci-dessus me semble concevable
sans référence à la morale de tel groupe particulier, social, confessionnel ou spirituel.
Cf. la tentative d'André Lalande, Précis raisonné de Morale pratique, Paris, Alcan, 1930.
Mais le choix des fins universalistes qu'implique ma position est évidemment extrascientifique.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 21

tracée, même dans ses travaux de sociologie économique. Mais il a très bien compris
aussi que, lorsqu'il présente une construction d'économie pure, il peut opposer un
argument nouveau à ceux qui voudraient de son système faire surgir une apologie ou
une condamnation. Car une telle construction qui est un schéma très distant de la
réalité concrète ne peut pas servir de fondement à une politique qui doit se plier à
toutes les particularités de cette réalité 1.

Non moins que sur le but de l'explication économique, Schumpeter est ferme sur
l'étendue du domaine dans lequel elle se ment. L'économie doit être étudiée en tant
que telle, comme un ensemble qui a ses lois propres 2. La limite de l'explication éco-
nomique est précisément marquée par le passage du dernier des facteurs économiques
qu'elle invoque, à un facteur extra-économique. Schumpeter défend avec perspicacité
ces frontières. Il refuse d'accepter la loi des rendements décroissants sous sa forme
courante parce qu'elle est d'ordre technique et il en donne une interprétation très parti-
culière qui est purement économique 3. Aussi bien, au cours d'un compte rendu de
l'ouvrage principal de Mitchell 4, il tombe d'accord avec l'auteur que le calcul en
monnaie a donné à notre vie économique une précision qu'elle n'aurait jamais acquise
autrement et a rationalisé 5 toute la vie sociale, mais il s'empresse de noter que cette
remarque intéresse plus le sociologue que l'économiste. Nous verrons, d'ailleurs,
qu'une des originalités majeures de Schumpeter est d'avoir tenté de construire une
dynamique proprement économique.

Le contenu et le domaine de l'explication économique étant ainsi délimités, elle


consistera pour Schumpeter en une élaboration abstraite d'économie pure. Mais
qu'entend-il exactement par là ? Quelle place occupe la construction de Schumpeter
dans l'ensemble des systèmes d'économie pure ? Il faut esquisser une classification
sommaire de ces derniers pour répondre avec précision à la question.

On peut considérer tout système d'économie pure comme une représentation d'une
réalité économique concrète simplifiée systématiquement en vue d'en faire plus
exactement comprendre les caractères et le jeu. Il est clair que, pour que ce système
soit cohérent, il faut que la réalité économique considérée soit dépouillée, allégée de
certains de ses attributs, d'une manière systématique, c'est-à-dire par application d'un
même critérium. On pourra donc classer les systèmes d'économie pure d'après le
principe d'élimination qui, à partir de la réalité, permet de les construire. Mais réalité
économique est un terme abstrait : quand on construit un système d'économie pure,
on peut se proposer d'abstraire à partir d'une matière plus ou moins étendue, d'où une
nouvelle occasion de classement. On pourrait concevoir et construire l'économie pure
d'un système d'économie fermée, d'un système d'artisanat, d'un système rigoureuse-
ment collectiviste 6. Mais la majorité des auteurs qui se sont livrés à des études

1 On lira par exemple un énoncé très net de cette règle au début de l'article Das Grundprinzip der
Verteilungslehre. Heidelberger Archiv. Bd. 445, 1917.
2 On rapprochera la préoccupation qu'a Schumpeter de distinguer ce qui est économique de ce qui
ne l'est pas du souci d'un Kelsen de marquer avec une extrême rigueur ce qui est juridique et ce qui
ne l'est pas.
3 Cf. infra.
4 Mitchell business cycles, article cité, p. 160.
5 Cf. Max Weber.
6 F. Von Wieser, on le sait, s'est placé dans l'hypothèse d'une économie purement collectiviste pour
dégager les lois de l'économie.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 22

d'économie pure ont entendu, explicitement 1 ou non, donner l'économie pure du


système capitaliste 2. D'autres économistes, par contre, prennent soin d'avertir que
leur construction abstraite est, à leur sens, valable pour toutes les formes d'activité
économique, c'est-à-dire pour tous les systèmes économiques quels qu'ils soient. C'est
la position en France de M. Charles Bodin 3. Or, ces deux positions extrêmes étant
clairement précisées, quand il s'agit de situer par rapport à elles la théorie d'économie
pure de Schumpeter, on est contraint d'introduire une distinction. Sa dynamique -
l'ouvrage qui est présenté aujourd'hui au public français - est certainement une théorie
pure de l'évolution du système capitaliste. Mais Schumpeter, chemin faisant, note que
certaines de ses conceptions seraient valables, quoique avec des implications écono-
miques et sociales différentes, même pour un système collectiviste : il indique par
exemple que, dans un tel système, la réalisation de combinaisons nouvelles des fac-
teurs de la production produirait des fluctuations de la vie économique. Quant à sa
statique, - la théorie du circuit telle qu'elle est exposée dans le premier de ses grands
ouvrages ou dans le chapitre d'introduction du présent livre - elle est relativement
indépendante de tout système 4 économique, quel qu'il soit, mais, comme l'a fait re-
marquer Doreen Warriner 5, l'état ,économique qu'elle décrit se rapproche par de très
nombreux traits des communautés primitives : elle pourrait, par conséquent, fournir
des indications précieuses pour l'interprétation des systèmes d'économie fermée 6. Ces
analyses montrent ce que nous entendions par extension des systèmes d'économie
pure.

À un autre point de vue, on peut présenter un groupement non moins important de


ces systèmes. La plupart d'entre eux, même s'ils ne s'appliquent qu'au système capi-
taliste, se réfèrent - sans plus - à une « société économique » où chacun des membres

1 Cf. l'ouvrage d'Étienne Antonelli, Traité d'Économie politique. Alcan, 1929 et le titre de la
deuxième partie de l'ouvrage: L'économie pure du système économique actuel.
2 L'indication explicite du choix est très importante parce qu'elle permet de jeter un pont entre les
études historico-sociologiques et les études d'économie pure. Sur la notion de système capitaliste,
voir les articles des principales encyclopédies allemandes et l'ouvrage fondamental de Passow,
Kapitalismus, Iéna, Fischer, 1927 ; pour une brève indication, cf. Sociétés d'Économie mixte et
système capitaliste, Revue d'économie politique, juillet-août 1933, p. 1278, et, pour une bonne bi-
bliographie internationale sur la question, voir Giuseppe Bruguier, Orientamento bibliografico sul
capitalismo e la sua crisi attuale, dans La crisi del capitalismo. Florence, Sansoni, 1933.
On sait que Cassel s'est efforcé de construire la théorie d'un système abstrait de Tauschwirt-
schaft dont les conclusions seraient valables à la lois pour l'économie capitaliste et pour l'écono-
mie socialiste. Sur le lien entre cette tentative et la théorie des prix de Cassel élaborée à partir du
Kostenprinzip, cf. G. Halm, Die Konhurrenz, München-Leipzig, 1929, pp. 8 à 50.
3 Principes de science économique, Sirey, 1926. L'économie, en tant que science pure, note l'auteur,
ne dépend pas des législations (p. 75) ; il faut dégager les principes économiques permanents de «
toute structure juridique particulière (p. 75). La théorie pure qu'il élabore serait valable pour l'hom-
me de tous les temps et de tous les pays, pour le membre de l'[mot en grec dans le texte] ou du
manoir médiéval, comme pour le citoyen d'un État capitaliste. Ch. Bodin insiste (p. 19 et s.) sur les
permanences de l'homme et du milieu sur la continuité et l'identité des actes et des mobiles
humains (p. 21).
Cassel de même, en donnant sa théorie abstraite de la auschwirtschaft, veut dégager ce qui est
commun à l'économie socialiste et à l'économie capitaliste.
4 Le terme système économique sera toujours pris ici dans son sens technique tel qu'il est précisé
d'après L. Antonelli et F. Simiand dans l'article: Sociétés d'Économie mixte et système capitaliste,
Revue d'Économie politique, juillet-août 1933, p. 1278. Sur la notion de Wirtschaftssystem et de
Wirtschaftsordmung, cf. de très claires indications dans E. Böhler, Korporative Wirtschaft, Zürich-
Leipzig, 1934, pp. 47 à 51.
5 Schumpeter and the conception of static equilibrium. The Economic journal, mars 1931, p. 40.
6 De famille ou de tribu.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 23

recherche le maximum d'utilité. Des théories d'économie pure aussi différentes que
celles de Walras, de Pareto, de Barone, ou récemment de Del Vecchio et de Moore 1
sont de ce type. Un auteur comme Streller 2 prend bien comme base de ses cons-
tructions abstraites non « l'homme isolé, mais l'homme engagé dans les liens sociaux
» et souligne avec une grande force que l'économie doit être interprétée comme une
économie individuelle socialement conditionnée. Mais il continue cependant de se
référer à la société économique ou, si l'on veut, à une société économique considérée
in abstracto. Or, de même qu'Étienne Antonelli et plus généralement tous ceux qui
font en même temps et explicitement appel aux instruments logiques de l'école
mathématique (équilibre) et de l'école historico-sociologique (système) tente une
synthèse de ces deux écoles, de même un penseur italien a tenté une synthèse des
résultats de l'école historique et de l'école de Lausanne. M. F. Carli en effet estime
qu'on peut et même qu'on doit construire la théorie pure non de la société conçue in
abstracto, mais de ce groupement réel qu'est la nationTrès proche de Streller, son
opinion s'en sépare donc cependant sur ce dernier point ; et cette différence dans le
cadre de l'activité économique soumise à l'effort d'abstraction conduit à une diffé-
rence profonde dans les hypothèses concernant les mobiles de l'agent économique.
Raisonnant dans le cadre de la nation, F. Carli est amené à considérer non un homo
oeconomicus mais un agent économique qui « identifie dans chacun de ses actes ses
propres fins avec les fins corporatives et par conséquent nationales » 3. A ma
connaissance, F. Carli est pour le moment le seul économiste qui ait présenté une
théorie pure vraiment élaborée d'une économie nationale. Schumpeter reste parmi les
représentants de ce que l'auteur italien appelle la conception universaliste de l'écono-
mie pure.

Enfin - et nous touchons au point le plus important - les théories d'économie pure
s'opposent surtout suivant le principe selon lequel elles sont, par éliminations succes-
sives, dégagées de la réalité concrète. On n'envisage pas, pour le moment, ce procédé
de « dépouillement » de la réalité économique qui consiste à ramener un ensemble
mouvant à un ensemble statique 4. On se place à un point de vue plus général, et on
essaye de grouper les systèmes d'économie pure d'après le principe de discrimination
qu'ils impliquent. Sous ce rapport, J. Schumpeter, au même titre que Ch. Bodin, a
tenté un effort original de renouvellement des hypothèses abstraites. Ch. Bodin
oppose, on le sait, à l'économie complexe l'économie simple 5, c'est-à-dire celle où se
trouvent exclues : 1˚ les satisfactions abusives ou nocives de l'agent économique, 2˚
les prélèvements exerces par un agent économique sur le produit du travail d'un autre
agent économique. L'ensemble de ces phénomènes économiques directs 6 forme la vie

1 Synthetic, economics, New York, 1929.


2 Die Dynamik der theoretischen Nationalökonomie, Tübingen, Mohr, 1928 ; voir du même auteur :
Statik und Dynamik in der theoretischen Nationaloekonomie, Leipzig, 1926. Les passages que je
cite au texte sont puisés dans F. Carli, Teoria generale della economica politica nazionale, Milan,
1931, p. 81, qui compare lui-même avec beaucoup de précision son système à celui des principaux
représentants de théories analogues à l'étranger.
3 F. Carli, op. cit., p. 72. C'est ce que l'auteur appelle le « calcul hédonistique intégral ». J'ai donné
ailleurs (Économie corporative et Système capitaliste, Revue d'Économie politique, septembre-
octobre 1933) une critique générale de cette méthode.
4 Ce point sera longuement abordé infra.
5 Ouvrage cité, p. 69 et s.
6 Ouvrage cité, p. 72 ; par opposition aux phénomènes économiques dérivés.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 24

économique « essentielle » 1 dégagée des éléments de contradiction qu'elle ren-


ferme 2, le développement direct et normal de l'économie 3. La charnière dans ce
dyptique n'est pas l'idée de temps, mais la distinction du normal et du pathologique.
Sur le premier volet du dyptique se peint le tableau abstrait de la vie économique
normale, les éléments pathologiques désignés par deux disciplines : l'hygiène et la
morale, étant provisoirement écartés.

Malheureusement la détermination de ce qui est pathologique sur le plan social


n'a pas la même précision qu'en matière de science naturelle. Je fais abstraction des
difficultés qui peuvent se présenter pour trancher si telle satisfaction est abusive ou
non. Mais l'accord sur la définition du « prélèvement » n'est pas près de s'établir. Par
ce biais, le subjectivisme est appelé à s'introduire 4.

Dans l’œuvre de Schumpeter, bien que l'auteur n'ait pas explicité clairement sur
ce point sa position intellectuelle, on trouve aussi partout présente la notion d'éco-
nomie « essentielle» opposée à celle d'économie concrète. Mais, tandis que Ch. Bodin
met l'accent sur l'opposition économie simple - économie complexe et use, sans y
insister, de l'opposition statique-dynamique, Schumpeter, à l'inverse, met l'accent sur
cette dernière opposition et use constamment - sans le dire ou presque - de la
première 5.

En face de tous les phénomènes économiques, Schumpeter cherche à en dégager


l'essence. C'est là ce qui caractérise le plus profondément et le plus exactement sa
démarche logique. Par là même il s'exposait de plano à la critique d'être le métaphy-
sicien de l'économie. Mais, au lieu de répéter cette formule, mieux vaut la compren-
dre à fond, c'est-à-dire préciser ce que Schumpeter entend exactement par essence
d'un phénomène économique.

Le caractère essentiel ou typique d'un phénomène économique (fonction, acte,


agent) est celui sans lequel on ne saurait concevoir ce phénomène (fonction, acte,
agent). En d'autres termes plus concrets, Schumpeter abstrait le phénomène concret,
réel et global, en le dépouillant de ses particularités ou accidents jusqu'à la limite où
ce phénomène cesserait d'être intelligible. Mais intelligible par rapport à quoi ? Par
rapport à l'ensemble de la vie économique telle que Schumpeter la conçoit, c'est-à-
dire finalement par rapport à la conception maîtresse (combinaison nouvelle) qui
anime tout le système.

En sorte que l'on peut imaginer toute une série d'économies essentielles ainsi
comprises, également vraies par rapport à une conception maîtresse. Ainsi, par ce
biais, le subjectivisme menace aussi de s'introduire, mais dans des conditions bien
différentes de celles que nous relevions à propos de la pensée de Ch. Bodin. Les
1 P. 69. Cette notion sera rapprochée de la notion d'économie essentielle pour Schumpeter.
2 Ouvrage cité, p. 70.
3 Ouvrage cité, p. 72 ; dans tous ces passages, c'est nous qui soulignons.
4 Cassel, en construisant une théorie des prix d'après le Kostenprinzip a des préoccupations
normatives. Il s'efforce de dégager un idéal absolu valable pour toute économie (ein absolutes
Ideal jeder Volkswirtschaft) ; cf. pour la critique : G. Halm, op. cit. pp. 34 à 49.
5 Tous ceux qui ont lu attentivement les deux auteurs et qui ont compris l'orientation de leurs
recherches saisiront l'importance fondamentale de cette différence. Il reste entendu que Schum-
peter dégage l'essence des phénomènes économiques en dehors de toute Préoccupation normative
(par opposition à Ch. Bodin).
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 25

préoccupations de Schumpeter sont purement intellectuelles et nullement morales.


Son économie « essentielle » est une vue de l'esprit et non un idéal, même considéré
comme irréalisable 1. Il soumet la réalité à un effort d'abstraction, il la simplifie et la
déforme en vue de mettre au jour une conception générale qui exprime une relation
économique majeure (combinaison nouvelle, entreprise). On ne pourra donc la criti-
quer pertinemment que de deux façons : 1˚ ou bien en démontrant que cette relation
économique majeure qui lui donne son angle d'observation et son point de vue n'a pas
en fait l'importance qu'il lui a prêtée (nous verrons qu'on chercherait en vain à
critiquer Schumpeter sur ce terrain) ; 2˚ ou bien, en démontrant que les déformations
que ce point de vue lui impose, au degré d'abstraction qu'il a choisi, sont telles que, si
certains aspects de la vie économique sont violemment éclairés, d'autres restent dans
l'ombre, et que cette concentration excessive de l'attention sur une zone ne peut être
obtenue qu'au détriment d'une vue suffisamment explicative de l'ensemble de la
réalité économique (c'est dans cette direction, nous le verrons, qu'on peut faire de
graves reproches à J. Schumpeter). Faute de retenir cette distinction essentielle, on se
condamne, non seulement à ne pas comprendre la valeur positive de l’œuvre de
Schumpeter, mais encore à ne pas être en état d'en marquer avec exactitude et en
adoptant le point de vue de l'auteur, les limites 2.

C'est précisément parce que Schumpeter mesure la valeur propre et irrem-


plaçable 3 de l'explication théorique, mais en. même temps sa valeur toute relative 4,
qu'il fait preuve du plus. grand libéralisme à l'égard des méthodes et des constructions
d'autrui.

Bien qu'à l'occasion il relève ses erreurs 5, il n'hésite pas à. proclamer la grandeur
de Schmoller 1, l'étendue d'esprit et l'originalité de Sombart, les mérites de Veblen 2 et

1 Ch. Bodin comparant la conception de l'ordre naturel à celle de l'économie simple, écrit : « L'éco-
nomie simple est une abstraction utile et un idéal qu'on sait irréalisable intégralement. L'ordre
naturel était considéré comme une conception réalisable sous certaines conditions ». Ouvrage cité,
p. 74, en note.
2 Avouons que certaines déclarations de Schumpeter, isolées de leur contexte, sont assez inquiétan-
tes. Celle-ci par exemple - nous soulignons - : « Si notre attitude est fondée ce n'est pas tant que
les faits - nous donnent raison. Certes, surtout à l'époque capitaliste... les modifications de l'écono-
mie nationale se sont produites de la sorte et non par une adaptation continue. Sans doute aussi,
par leur nature, elles ne peuvent avoir lieu autrement. Mais si, nous écartant des voies habituelles,
nous posons ainsi le problème, c'est avant tout parce que la méthode nous paraît féconde. »
Si notre interprétation est exacte, on comprend mieux encore maintenant pourquoi il est vain
d'apprécier le système de Schumpeter en termes de jugements de valeur ou de politique économi-
que pratique. Le facteur essentiel dans le système (au sens où ce qualificatif a été précisé au texte)
n'est pas forcément le facteur relativement et en fait le plus important dans la réalité économique
concrète. Ainsi, bien que la fluctuation économique essentielle (au sens de Schumpeter) soit le
cycle engendré par les combinaisons nouvelles (cf. infra), telle fluctuation économique concrète
peut avoir une cause extra-économique. Les exemples, dans cette direction, pourraient être
multipliés dans le même ordre d'idées.
3 Mitchell business cycles, Quarterly Journal of economics, 1931. L'explication « ne procède jamais
comme un sous-produit d'une simple réunion de faits », p. 152. Cf. dans le même sens Ludwig von
Mises, Grundprobleme der theoretischen Natiotzalökonomie, Iéna, 1932.
4 Dans cet article, J. Schumpeter argumentant Mitchell, P. 157, insiste sur la valeur purement
relative de toute théorie, en invoquant Pigou qui a justement dit que l'évolution pose de nouveaux
problèmes et oblige à mettre de « nouveaux bras à notre machine », et Mitchell lui-même qui note
qu'à mesure que notre connaissance devient plus profonde et plus intime, notre attitude à l'égard de
la discussion des causes subit un changement subtil.
5 André E. Sayous, préface citée, p. XVIII.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 26

de Spiethoff, l'apport fondamental à la connaissance des cycles de Mitchell 3 dont,


cependant, il n'approuve en aucune façon les, tendances délibérément empiriques,
l'éminente valeur de Marshall qui nous a légué « non seulement un système théorique
mais un appareil d'analyse » 4.

Entre les auteurs de tendances différentes, il aime à relever les points de contact
plus que les oppositions 5. De même, tout le long de son ouvrage, il insiste avec une
simplicité toute classique sur les liaisons qui existent entre lui et ses devanciers.
Comme tous les vrais hommes de science, il s'efforce à une originalité par dépasse-
ment, par prolongation, au lieu de se complaire dans une pseudo-originalité par
opposition et contradiction 6.

Ce serait faire injure à un savant de la qualité de Schumpeter que de voir là une


attitude. Les jugements qu'il exprime traduisent une conception plus profonde. Alors
que tant d'économistes à tendances concrètes s'octroient volontiers le monopole
d' « atteindre le réel » et critiquent avec décision les efforts des théoriciens abstraits,
beaucoup de ces derniers montrent plus de tolérance. Il est très frappant de remarquer
que bon nombre des théoriciens abstraits de l'économie ont une forte culture socio-
logique et se sont livrés à des travaux de cette sorte. Ainsi en est-il de Walras lui-
même, de Pareto, de Pantaleoni, de Wieser. Ainsi en est-il de Schumpeter qui, dans
des études vigoureuses sur la structure sociale du Reich 7 et sur les classes sociales,
outre la longue étude que nous avons déjà mentionnée sur l'impérialisme, a administré
la preuve qu'il était en état de traiter avec. maîtrise les problèmes sociaux contempo-
rains aussi bien que les questions les plus subtiles de théorie pure.

Cette tendance commune à Schumpeter et à maint autre économiste de type


abstrait s'explique par plusieurs considérations. Les esprits en question sont rigoureux
et satisfont leur rigueur à la lois dans la théorie abstraite et dans la sociologie. Puis,
les études de sociologie sont un complément naturel des théories abstraites d'écono-
mie pure. Bien loin d'être exclues, elles sont appelées par elles. Or, jusqu'à ce jour,
malgré les efforts de quelques penseurs de premier plan, la jonction n'est pas opérée

1 « Schmoller fut, sans aucun doute, un grand homme ». Mitchell business cycles, article cité, p.
15,). Inversement, G. H. Bousquet a, signalé: J. Schumpeter, article cité, l'éloge par Schmoller de
Wesen und Hauptinhalt.
2 Mitchell business cycles, article cité, p. 159.
3 Article cité.
4 Article Cité, P. 154 « Mitchell, écrit Schumpeter, accorderait à la théorie de Marshall ou de Walras
à peu près la même considération qu'à des raffinements de méthodes statistiques n'ayant pas un
rapport direct avec les problèmes qu'il se propose d'étudier. »
5 Dans Mitchell business cycles, art. cité, p. 155, Schumpeter déclare qu'il n'y a pas à proprement
parler opposition entre Marshall et Mitchell.
6 Depuis son premier grand ouvrage (Wesen, préface) jusqu'à ses derniers travaux, Schumpeter a été
dominé par l'idée de la continuité de la science. Dans l'analyse de l'ouvrage de Mitchell il se
félicite que cet écrivain pense de même et ne se laisse pas prendre au leurre qui consiste à vouloir,
par souci d'originalité extérieure, sans cesse « recommencer » pour son propre compte la science.
7 Die Tendenzen unserer sozialen Struktur, 1928. J. Schumpeter y applique à la structure sociale du
Reich la théorie des degrés de W. Sombart et étudie les caractéristiques des classes sociales dans
les zones précapitalistes (agriculture, artisanat) et capitalistes (commerce, industrie). J.
Schumpeter insistait sur le développement en Allemagne d'une nouvelle classe moyenne
(employés, fonctionnaires d'État, professions libérales) dont le rôle s'est révélé de première
importance.
Cf. aussi : Das soziale Antlitz des deutschen Reichs, 1929, où l'auteur les livre à une étude
analogue et donne quelques indications sur l'entrepreneur, que nous aurons à utiliser plus loin.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 27

entre théoriciens abstraits de l'économie et sociologues 1. Ma conviction est que, plus


les deux séries d'analyses seront poussées, plus on s'apercevra non seulement qu'elles
peuvent mais qu'elles doivent être conciliées. A une condition essentielle, toutefois.
C'est que les économistes non seulement procèdent à des abstractions correctes, mais
encore se rendent compte du degré comparé d'abstraction des diverses théories dont
ils font usage. Dès à présent, beaucoup de contradictions purement apparentes s'éva-
nouissent quand on a reconnu qu'un grand nombre de théories sont également
valables, mais à des étages différents d'abstraction 2. Ainsi, pour chaque grand pro-
blème de l'activité économique, y a-t-il une sorte de pyramide de théories : chacune
ne Peut être comparée à une autre qu'en tenant compte de leur éloignement respectif
de la base, c'est-à-dire de la réalité concrète.

La théorie de la répartition fournit un excellent exemple pour illustrer ce point de


vue. Elle a marqué un progrès décisif du jour où l'on s'est demandé s'il convenait d'en
donner une idée purement économique ou une théorie sociologique; du jour où, en
d'autres termes, on a opposé le revenu comme catégorie économique et comme caté-
gorie historico-juridique. Par là, était mise en circulation une distinction féconde
dont, à notre sens, on n'a pas encore tiré toutes les conséquences et qui, du reste, plus
clairement aperçue pour la répartition où l'élément historico-juridique, provoque des
déviations qui ont attiré avec force l'attention, est valable dans tous les domaines de
l'économie. Wieser l'a indiqué 3, il n'y a pas une, mais deux théories de la répartition :
la première mesure l'efficacité des services producteurs : la seconde détermine l'attri-
bution de la richesse. J. Schumpeter, de même, s'il se prononce pour la théorie écono-
mique, concentre son attention sur les facteurs de la production et l'efficacité de leur
combinaison 4, non sur les déviations que les institutions juridico-sociales imposent à
l'acheminement du produit vers le patrimoine des agents de la production. Du moins
admet-il la légitimité des deux points de vue.

Les conséquences de cette distinction fondamentale sont nombreuses. Nous en


retiendrons trois séries. Elles montrent bien que de nombreuses théories tenues pour
contradictoires sont seulement inégalement abstraites. Elles serviront donc à mieux
comprendre la valeur de la construction éminemment abstraite de notre auteur et à
montrer par quels moyens on peut, pour chacun de ses aspects, établir les relations
qu'elle soutient avec l'ensemble de la pensée économique.

1˚ La distinction essentielle qui vient d'être posée montre d'abord clairement que,
dans une théorie vraiment complète de la répartition, il est légitime d'user de plu-
sieurs notions de revenu. On sait combien ce concept est délicat à préciser et contro-
versé. Pourtant les analyses des économistes sont beaucoup moins contradictoires et
1 Par quelques sociologues elle est même considérée comme impossible. Qu'on lise les attaques de
la dernière violence que M. Duprat dirige contre la théorie économique en général et la théorie
économique abstraite en particulier, dans sa préface au livre de H. G. Wagner, L'Universalisme
d'Othmar Spann, Alcan, 1931.
2 J'ai indiqué cette idée que beaucoup reconnaissent implicitement mais dont on ne tire pas toutes
les conséquences dans « Société d'Économie mixte et système capitaliste », Revue d'Économie
Politique, juillet-août 1933, p. 1278 et s. en prenant pour objet d'étude les notions plus ou moins
abstraites du système capitaliste.
3 Roche Agussol. Un économiste sociologue; Friedrich von Wieser, Revue d'Économie politique,
1930, nos 4 et 5, p. 53 et s.
4 Das Grundprinzip der Verteilungslehre.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 28

beaucoup plus complémentaires qu'il ne pourrait sembler. On le voit précisément en


rangeant les divers concepts de revenu par étages d'abstraction, sous chacun des
points de vue sous lesquels on peut procéder à l'abstraction 1.

A. Toute définition du revenu implique, quelle que soit la terminologie


employée 2, que l'on établit une différence entre un produit et un coût ou, plus large-
ment encore, entre un résultat économique obtenu et des moyens économiques
employés. Sans aller plus avant, on saisit immédiatement que cette différence peut
être exprimée soit en ternies de prix (revenu monétaire, I), soit en ternies de satis-
faction (revenu psychologique, II) 3.

B. Si l'on se demande maintenant quels sont les caractères des différences qui
peuvent exister entre un produit et un coût, qu'elles soient exprimées en termes de
prix ou de satisfaction, on est amené à distinguer deux groupes. Les unes ont un
caractère de périodicité, de régularité, et sont imputables à un ordre déterminé de faits
volontaires. Les autres n'ont ni périodicité, ni régularité, et peuvent être imputables à
des faits non volontaires. Seules les premières, d'après les classiques 4, méritent le
nom de revenu - par opposition aux gains de fortune - (revenu périodique, III). Les
premières et les secondes méritent également le nom de revenu suivant un certain
nombre d'auteurs modernes (revenu largo sensu, IV) qui ont voulu adopter pour leurs
analyses une conception plus voisine du réel, et qui, dans ce but, ont imprimé à la
notion classique une déviation radicale 5. Ainsi, notamment, de Marshall et d'Edger-
vorth, de C. Supino, de Ricci, d'U. Gobbi 6, de Prato. Aucun des trois caractères de la
définition des classiques (périodicité, résultat de faits volontaires, résultat d'un
ensemble homogène de faits volontaires) n'est alors retenu. Le concept de revenu a
gagné en extension et perdu en intensité.

C. Mais - et ce sont ces dernières distinctions sur lesquelles on a le moins insisté -


on petit encore se demander par rapport à qui ou par rapport à quoi celle différence
entre Produit et coût doit être calculée.

On peut établir la balance par rapport à un agent économique concret ou plus


exactement par rapport au patrimoine de cet agent économique concret. On ne tient
alors aucun compte de l'origine des pertes ou des excédents de valeur survenus. On
soustrait purement et simplement un passif global d'un actif global. C'est à cette

1 Nous nous bornons ici à de simples indications : il ne s'agit ni de présenter une classification
complète des définitions du revenu, ni à plus forte raison de proposer une définition personnelle.
Pour un exposé d'ensemble sur les notions de revenu, Cf. Guglielmo Masci, Il concetto e la
definizione del reddito, Naples, 1913
2 U. Gobbi, Sulla definizione del reddito. Economia contemporanea, Saggi di economia e finanza in
onore del Pr. Camillo Supino, Cedam, Padova, 1930, v. t. p. 335 et s. (ouvrage désormais cité en
abrégé : Saggi).
3 Irving Fisher, Charles Bodin.
4 Mario Pugliese, I concetti di reddito e di entrata in Economia e in Finanza, Saggi, vol. II, P. 387
et la bibliographie citée; Cf. la définition de Malthus, p. 388 et la liste des auteurs qui acceptent
cette vue.
5 Mario Pugliese, article cité, Saggi, vol. II, p. 388.
6 U. Gobbi (cité par Mario Pugliese, art. cit., p. 388) écrit, Trattato di Economia, Milano, 1919 : « le
revenu est l'augmentation du patrimoine pendant un certain laps de temps». On lira avec intérêt un
commentaire de cette définition donné par l'auteur lui-même, dans son article Sulla definizione del
reddito, Saggi, vol. 1, p. 335 s.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 29

notion que l'on doit théoriquement avoir recours pour étudier dans un groupe national
par exemple les petits, les moyens et les gros revenus, après avoir choisi un critérium
statistique, du reste, toujours arbitraire, pour préciser ces catégories (revenu concret
global de l'agent économique, V). Mais on peut aussi considérer seulement la
différence entre excédents et pertes de valeur exprimées en monnaie à l'occasion
d'une série homogène de faits volontaires. Quand dira-t-on qu'une série de faits
volontaires tendant à donner un excédent par rapport à un coût est homogène ? Quand
elle se rattache à une même institution économico-juridique, c'est-à-dire dans le systè-
me capitaliste à l'institution du prêt à intérêt (intérêt lato sensu par opposition à intérêt
pur), à celle du louage de services sous forme de contrat libre (salaire lato sensu par
opposition à salaire pur), à celle de l'entreprise (profit lato sensu ou revenu de l'entre-
prise par opposition à profit pur). C'est là un ensemble de différences entre produit et
coût exprimées en monnaie et perçues par un agent économique concret à l'occasion
de faits volontaires coulés dans le moule juridico-social d'une même institution. Ce
sont là les seules réalités observables directement et susceptibles d'être enregistrées
par la statistique. Ce sont là aussi les seules réalités sur lesquelles puisse agir une
politique économique concrète. Il importe donc de conserver soigneusement la notion
de revenu qui exprime ces réalités (revenu concret spécial de l'agent économique, VI).

Mais cela ne signifie pas que cette étude dispense d'une analyse ultérieure. On
peut encore en effet calculer la différence entre produit et coût, non plus par rapport à
l'ensemble d'un patrimoine, ni par rapport à une série homogène de faits volontaires,
mais par rapport à un facteur abstrait de la production. La part imputable à la terre, au
capital, au travail, considérés indépendamment des agents qui apportent ces facteurs
et des agents qui touchent le produit, pourra être considérée comme une rente pure, un
intérêt pur, un salaire pur (revenu abstrait de facteur économique, VII).

Pour qui essaie d'embrasser la ligne générale de l'évolution dé la théorie de la


répartition, il est clair que la théorie de l'imputation, pourvu qu'elle soit développée
jusque dans ses dernières conséquences, doit conduire à la notion de revenu abstrait
de facteur et, du même coup, à une théorie unitaire du revenu abstrait de tous les
facteurs de la production 1.

Vu sous cet angle, tout revenu concret d'agent est composé de revenus abstraits de
facteurs. En d'autres termes, tout revenu concret est complexe ou composite, mais
aussi correspond à une unité organique économique et sociale qu'il n'est pas permis de
négliger.

Ce tableau étant dressé dans le dessein de faire ressortir les lignes essentielles des
principales définitions, abstraction faite de tout détail inutile, il apparaît comment bon
nombre des définitions précédemment relevées sont des instruments logiques qui, du
réel, retiennent plus ou moins, mais qui sont également légitimes et même rendent des
services complémentaires.

Il est tout à fait évident que les conceptions I et II (revenu monétaire, revenu
psychologique) ne s'excluent pas, mais se complètent. Plus précisément, la conception
du revenu d'Irving Fisher 2 et une conception concrète quelconque de revenus moné-

1 Pour la réaction de J. A. Hobson contre cette tendance, voir l'étude de mon ami M. Byé, dans
Gaëtan Pirou, L'utilité marginale, Paris, Domat-ontchrestien, 1932.
2 « Le flux total des services qu'un individu obtient de sa propriété pendant un laps de temps
déterminé » (utilités - désutilités).
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 30

taires (III ou IV; revenu périodique, revenu largo sensu), loin de s'exclure, se
prolongent et se supposent l'une l'autre. On s'en aperçoit quand on passe aux
applications fiscales de la notion de revenu. Fisher note lui-même qu'on ne peut taxer
la satisfaction, mais seulement la dépense faite pour se procurer les biens et les
services qui sont à l'origine de cette satisfaction 1. La théorie de Fisher, quel que soit
son intérêt pour éclairer la véritable nature du revenu et montrer que tout revenu se
résout finalement en satisfactions, n'est donc « d'aucune importance au point de vue
de l'économie financière 2 ». Élargissons la portée de ce jugement et disons : cette
notion abstraite de revenu ne dispense pas de construire et de manier des notions plus
concrètes, moins expressives sous un certain angle, mais plus appropriées à l'inter-
prétation de la réalité économique. C'est pourquoi I. Fisher ne nous convainc pas
quand il écrit 3 que les difficultés que recèlent la statistique et l'imposition des reve-
nus l'ont confirmé dans la conviction que sa théorie est valable. I. Fisher a simple-
ment déplacé la question : il dissout les revenus concrets (globaux ou spéciaux)
d'agent en services, mais il n'a pas fait la théorie de ces revenus concrets. Ce sont là
deux problèmes différents qui correspondent à des moments différents de l'enquête de
l'intelligence humaine quand elle s'applique à la matière du revenu. Pour la même
raison, on pourrait dire qu'U. Gobbi 4 n'a pas tout à fait raison d'écrire (non sans
quelque ironie) que, si la théorie de Fisher donnait un critérium sûr à la jurisprudence
et à la législation fiscales, il y aurait intérêt à l'accepter. C'est une confusion certaine.
Une théorie abstraite du revenu n'a pas à fournir ce qu'U. Gobbi lui demande. Pas plus
qu'une théorie du salaire ou de l'intérêt Purs ne peut donner un fondement à une
politique économique concernant le salaire ou l'intérêt concrets. A un tel but, seule
peut tendre une théorie sociologique des revenus concrets d'agents.

Aussi bien, il est évident que les conceptions V, VI et VII se complètent et se


supposent l'une l'autre. La théorie des revenus abstraits de facteurs a une portée uni-
verselle et peut être considérée comme valable pour tout système économique, quel
qu'il soit 5. Celle des revenus concrets d'agent (globaux ou spéciaux) ne peut être
correctement construite que pour un système économique donné, par exemple, pour le
système capitaliste.

Ainsi, nous nous trouvons en présence d'une gamme de notions de revenu qui
vont du plus concret au moins concret, mais ne se contredisent pas.

2˚ Quand on a bien compris cette application fondamentale de l'idée générale que


nous étudions, divers points de la théorie de la répartition se trouvent du même coup
éclairés.

1 U. Gobbi écrit plaisamment, art. cit., p. 339 : « Selon Fisher, théoriquement un exact impôt sur le
revenu devrait suivre sa victime au théâtre et la frapper chaque fois qu'elle rit, sinon ce ne serait
pas un impôt vraiment complet sur le revenu. Pour moi, il me semble qu'il a assez fait s'il
accompagne le spectateur jusqu'au guichet et frappé chacune des lires que le désir du
divertissement lui fera dépenser sans s'occuper de savoir si, en fait, ledit spectateur se divertira ou
s'ennuiera. »
2 Mario Pugliese, art. cit., p. 389, l'auteur donne d'intéressantes remarques sur la notion financière
de revenu.
3 Einkommensbegriff im Lichte der Erfahrung dans Wirtschaftstheorie der Gegenwart, Wien 1928,
cité par U. Gobbi, art. cit., p. 341.
4 Même référence.
5 C'est l'opinion de Wieser qui l'a mise au point en raisonnant sur une économie qui, par hypothèse,
est rigoureusement collectiviste.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 31

Il s'agit d'abord du problème du revenu de l'artisan. Certes, de très nombreux


auteurs admettent, plus ou moins implicitement, la distinction proposée entre théorie
sociologique et théorie économique de la répartition. Mais beaucoup hésitent à en
tirer toutes les conséquences qu'elle implique. Ainsi, une fois qu'elle a été comprise et
admise, pourquoi se demander gravement si le revenu de l'artisan est un profit ou un
salaire ? C'est un revenu concret spécial d'agent de forme et de caractère autonomes,
qui appartient au système pré-capitaliste. On ne peut donc, en aucune façon, le
comparer ni au profit concret (revenu de l'entreprise), ni au salaire concret (revenu du
contrat de louage de services libres). Il contient des revenus abstraits de facteurs
(facteurs naturels, travail et terre) comme tout autre revenu concret d'agent.

Du même coup, la définition de deux revenus : rente et profit, n'est plus considé-
rée comme une anomalie par rapport à celle du salaire ou de l'intérêt. L'analyse pro-
gressive du concept de rente a consisté à dégager dans un revenu concret d'agent des
revenus abstraits de facteurs et des surplus de conjoncture. Cette analyse, on le sait, a
abouti d'une part (Clark) à la notion du revenu abstrait des facteurs naturels; d'autre
part, à la notion de surplus de déséquilibre. On peut fort bien considérer que, la
seconde étant un simple moyen d'analyse applicable à tout revenu concret d'agent ou
à tout revenu abstrait de facteurs quel qu'il soit, seule la première est conforme à la
logique de l'analyse abstraite des revenus.

De même, placée dans cette lumière, l'opposition entre les conceptions globales 1
et les conceptions analytiques du profit conservent toute leur valeur mais cessent
d'être irréductibles logiquement. Dans le revenu concret de l'entreprise, comme dans
tout revenu, mais d'une façon plus visible, plus apparente, on trouve des revenus
abstraits de facteurs. Mais il ne s'ensuit pas pour autant qu'il ne soit pas indispensable
d'étudier le revenu de l'entreprise comme ensemble organique d'une institution orga-
nique: l'entreprise. Il ne s'ensuit pas davantage que le profit concret ou revenu de
l'entreprise contienne un salaire ou un intérêt. Que veut-on dire par là, en effet ?
Entend-on par salaire et par intérêt les revenus abstraits des facteurs travail et capi-
tal ? Mais alors, on a, par avance, cause gagnée car le profit concret, comme tout
autre revenu concret, bien que d'une façon plus apparente, contient les revenus abs-
traits des facteurs précités, Entend-on par salaire et par intérêt des revenus concrets ?
Alors il est bien évident qu'on ne peut ramener le profit concret ou revenu de
l'entreprise ni à l'un d'eux, ni à leur somme. C'est faute de préciser ces distinctions
fondamentales que beaucoup d'obscurité pèse encore sur la notion même de profit ; et
c'est faute d'avoir compris la distinction essentielle entre théorie purement écono-
mique et théorie sociologique de la répartition que certains 2 reprochent à des auteurs
qui ont essayé de préciser les linéaments d'une théorie des revenus concrets d'agents
de faire intervenir dans leur raisonnement des éléments juridiques. Chaque fois qu'on
raisonne sur un système économique donné 3 on se place dans l'échelle de l'abstraction
1 Soutenues par M. Marcel Porte, Entrepreneurs et Profits industriels, Grenoble, 1901, et par moi-
même: Le problème du profit, Lyon, 1926.
2 Georges Lasserre, Le profit et les conceptions économiques modernes, Revue des Études coopé-
ratives, janvier-mars 1933, p. 123 et s.
3 Cf. E. Antonelli, Traité d'Économie politique, p. 49 et s. W. Sombart, Die Ordnung des Wirt-
schaftslebens; F. Simiand, Cours professés au Conservatoire des Arts et Métiers. Nous ne parlons
pas en ce moment de systèmes économiques définis abstraitement comme la Tauschwirtschaft de
Cassel. Cette notion a précisément pour but de permettre d'atteindre ce qui est commun aux deux
systèmes économiques (au sens de la définition donnée par E. Antonelli et par Simiand) : capi-
talisme et socialisme.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 32

à un niveau tel que les constructions que l'on présente ne sont valables que pour
certaines prémisses juridiques, techniques, sociales données, dont l'ensemble cons-
titue précisément l'armature du système économique considéré.

3˚ Enfin, la distinction sur laquelle nous insistons éclaire les rapports de la


production et de la répartition.

L'opposition entre les deux domaines - que l'on doit à Stuart Mill - est assez
artificielle et l'on ne voit pas nettement comment on passe de l'un à l'autre si on ne
conserve pas, présente à l'esprit, la distinction entre revenu concret de facteurs et
revenu abstrait d'agent. Si, en revanche, on la prend pour base, on comprend que la
théorie des revenus abstraits de facteurs est inséparable de celle de la production : la
transition entre la formation du revenu et son acheminement vers le patrimoine des
copartageants est mise au jour : la zone de passage entre les deux domaines de l'éco-
nomie est éclairée. Aussi bien, la distinction en examen fait mieux comprendre la
remarque célèbre de Mill suivant laquelle les faits de production sont soumis à des
lois naturelles tandis que ceux de la répartition sont soumis aux contingences des
institutions et des réglementations sociales. Cette seconde partie du jugement concer-
ne les revenus concrets d'agents et la théorie sociologique de la répartition. Mais on
peut dégager une théorie abstraite des revenus de facteurs qui implique les relations
nécessaires qui, dans une économie hypothétiquement simplifiée, régissent les
combinaisons et l'efficacité des facteurs de la production et l'imputation du produit à
ces mêmes facteurs.

Par cet exemple, analysé sous ses différentes faces, on aperçoit la continuité, dans
la ligne d'une abstraction décroissante, de théories qui, de prime abord, ne semblent
pas conciliables et paraissent représenter des efforts dispersés de la recherche éco-
nomique.

Il faut aller plus loin et dire que, faute d'apercevoir ces conjonctions et d'établir les
chaînons intermédiaires entre une théorie abstraite et la réalité, on se condamne à
présenter une explication économique incomplète. Pour n'avoir pas, en matière de
répartition, explicité la distinction entre revenu abstrait et revenu concret, on a négligé
des aspects considérables de la théorie sociologique de la répartition. Ainsi on ne
possède que des embryons de recherches théoriques sur une espèce de salaires con-
crets: les traitements, et la théorie du revenu des professions libérales reste à faire 1.

Un autre exemple nous est offert par la théorie des cycles. Sur ce sujet une très
abondante littérature s'est développée, surtout depuis la guerre, dans le sens des
études expérimentales et statistiques et des recherches purement théoriques. Mais le
pont n'est pas jeté entre ces deux ordres de recherches. Ainsi, on n'a pas encore systé-
matiquement étudié les déviations et les nuances que la structure d'un capitalisme ou
si l'on préfère d'une économie nationale impose au cycle. Cette notion de structure
nationale d'un système économique qui est, du reste, encore mal élaborée, constituera
une étape nécessaire dans l'échelle qui doit conduire de la théorie pure à la théorie
sociologique des cycles, cette dernière pouvant seule servir de support à une politique
du cycle. Il est très significatif que cette étude intermédiaire soit demandée à la fois

1 On trouvera à cet égard quelques indications dans l'ouvrage ancien de W. Smart, La Répartition du
revenu national, trad. française, Giard, 1902.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 33

aux deux pôles de la théorie du cycle : par Schumpeter qui aborde le problème sous
l'angle de l'économie pure de la dynamique, et par Wagemann qui montre une
extrême méfiance à l'égard des constructions théoriques et se tient sur le terrain des
constatations expérimentales en matière de fluctuations économiques. Schumpeter,
rendant compte de l'ouvrage de Mitchell sur les cycles 1, lui reproche de n'avoir pas
assez fait étudier dans les travaux descriptifs qu'il dirige les groupes de facteurs qui
font obstacle à l'internationalisation du cycle, ou, en d'autres termes, l'influence de la
structure des diverses économies nationales sur la physionomie nationale du cycle 2.
Aussi bien, Wagemann 3, après avoir délimité une notion de structure de l'économie 4,
insiste sur la nécessité d'étudier les relations entre le cycle et la structure des
économies nationales. Cette notion de structure forme l'un des anneaux intermédiaires
dans la chaîne qui conduit d'une théorie abstraite des cycles à l'étude descriptive et
monographique des cycles concrets, ou de tel aspect concret d'un cycle.

Bien que Schumpeter n'ait pas toujours nettement explicité ces propositions, ce
sont manifestement elles qui forment la structure méthodologique sous-jacente de son
œuvre. Aussi comprendon qu'il recommande de conjuguer études théoriques et études
institutionnelles. Il louera, par exemple, Mitchell pour la partie de description institu-
tionnelle contenue dans son ouvrage, approuvera l'initiative du National Bureau of
Economic Research qui a abouti à l'histoire raisonnée des cycles dressée par le Dr
Thorp, applaudira aux projets de Spiethoff qui a annoncé une série de monographies
sur les caractères et les effets du cycle soit dans une branche donnée d'industrie, soit
même dans une entreprise considérée isolément. Mais, en même temps, il félicitera
Mitchell de n'avoir jamais confondu investigation institutionnelle et étude théorique
et notera 5 que, si Mitchell est amené à dénombrer plus de cycles que ses prédéces-
seurs, c'est qu'il n'a pas élaboré avec un scrupule théorique suffisant, au départ, la
notion même de cycle. Avec plus de vigueur encore, Schumpeter 6 repousse l'idée
d'une opposition entre recherches théoriques et recherches statistiques. Les concepts
marshalliens concernant le monopole, le facteur temps, l'élasticité de l'offre et de la
demande, ouvrent la voie à toute une série de recherches statistiques à venir. Une fois
de plus, il ne s'agit pas d'opposer mais d'unir. Les méthodes statistiques devront être
peu à peu transformées à la demande des économistes. Par là, la recherche verra
reculer les frontières que l'insuffisance des moyens d'investigations scientifique
oppose à son élan 7.
Cette idée de la continuité qui existe entre des théories diversement abstraites va
nous fournir un critérium pour juger de la valeur de tout système d'économie pure et
de celui de J. Schumpeter en particulier. Ce dernier système, en effet, parce qu'il est
un des plus abstraits qui aient été présentés, permet d'étudier avec un fort grossisse-

1 J. Schumpeter, Mitchel business cycles, Quarterly Journal of economics 1931, p. 169.


2 Dans l'article cité par ex. J. Schumpeter suggère notamment une étude méthodique sur les relations
entre les cycles en Angleterre, en Amérique et en Allemagne, et la richesse en capital de ces
différents pays.
3 Introduction à la théorie du mouvement des affaires, Alcan, 1932, p. 38.
4 En distinguant ce qu'il appelle les éléments structuraux et les éléments de mouvement.
5 Mitchell business cycles, art. cit., p. 169.
6 Mitchell business cycles, article cité, p. 156.
7 A la fin de « Das Sozialprodukt und die Rechenpfennige », Schumpeter souhaite que les
statistiques du revenu distinguent l'effet des causes relatives a la monnaie et celui des causes
relatives aux marchandises sur le niveau des prix ; ce résultat, selon Schumpeter, peut être
parfaitement obtenu en pratique.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 34

ment sous quelles conditions une construction d'économie pure peut être considérée
comme légitime et féconde. Cette question est controversée. On affirme souvent
qu'une construction d'économie pure est correcte quand elle est cohérente; qu'en une
telle matière toute référence au réel n'est pas pertinente et que le seul moyen de juger
une telle construction est d'éprouver sa logique interne. Il faut ici bien s'entendre.
Qu'on puisse présenter des économies pures non euclidiennes, c'est-à-dire partant de
prémisses que la réalité observable dément, le fait est hors de doute et ne retiendra pas
l'attention de tous ceux qui considèrent la science, quelle qu'elle soit, comme un effort
en vue d'atteindre le réel. Pour ceux-ci un système d'économie pure ne se justifie pas
par le seul fait que ses éléments forment un ensemble cohérent, mais dans la mesure
seulement où ils sont un schéma de la réalité.

Insistons sur ce point qui est d'importance.

Un schéma anatomique peut être aussi correct qu'une épreuve photographique,


bien qu'il contienne moins de détails. Bien mieux, plusieurs schémas peuvent être l'un
par rapport à l'autre également corrects, chacun mettant en vedette un aspect de
l'organe ou du phénomène étudié. Mais il ne s'ensuit pas pour autant que toute figure
schématique établie avec plus ou moins de fantaisie par un observateur soit exacte.
Pour qu'un schéma soit correct, il faut qu'il permette de restituer la réalité, c'est-à-dire
qu'à partir de lui, par adjonction successive de détails, on puisse progressivement
retrouver l'objet ou le phénomène concret étudié.

Il en est de même pour un système d'économie pure. Il ne s'agit pas de reprocher à


un tel système, et par conséquent il ne s'agira pas d'opposer à Schumpeter de ne pas
atteindre toute la réalité économique, ni même d'en donner une vue trop dépouillée.
Mais ce qu'on est en droit d'exiger, c'est que, à partir de l'économie essentielle que
l'auteur nous offre, on puisse, par une suite d'opérations logiques et cohérentes, sans
fissure ni discontinuité, reconstituer par degrés l'économie concrète. C'est à cette
condition seulement que l'effort d'un théoricien de l'économie pure a une valeur
explicative.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 35

II
LE DIPTYQUE : STATIQUE-DYNAMIQUE
CHEZ J. SCHUMPETER
ET LE RENOUVELLEMENT DE LA STATIQUE

Retour à la table des matières

L'originalité maîtresse de la pensée de J. Schumpeter réside dans la manière dont


il a conçu le diptyque statique-dynamique, et dans le choix qu'il a fait de l'intersection
et de la charnière des deux « volets » du diptyque. C'est un des mérites qu'énonce
Wagemann 1. Doreen Warriner insiste davantage, et jette beaucoup de clarté sur le
système que nous étudions en écrivant : « Toute la force, toute la valeur de l'enseigne-
ment de Schumpeter est concentrée sur sa nouvelle définition de l'état statique » 2.
Mais c'est, en d'autres termes, énoncer l'opinion même que nous venons de formuler :
car statique et dynamique s'imbriquent à ce point pour former l'ensemble du système,
qu'on ne les peut concevoir l'une sans l'autre. Seules les nécessités d'une présentation
analytique les feront ici distinguer.

Pour évaluer l'apport de Schumpeter, il est indispensable de se référer à une sorte


de tableau synoptique de l'évolution des conceptions statiques. Nous tenterons de
l'établir.

Comme chaque fois qu'on dresse l'acte de naissance d'une théorie ou d'une insti-
tution, on discute sur le moment où le diptyque statique-dynamique a été conçu et

1 Introduction à la théorie du mouvement des affaires, édit. citée, p. 8: « Schumpeter a eu le mérite


de mettre en évidence dans l'économie la notion des « données nécessaires » ainsi que celle de
« statique » et de «dynamique» et celle de « relations fonctionnelles ».
2 Schumpeter and the conception of static equilibrium, article cité, p. 41.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 36

employé dans notre discipline. Tel 1 prononce que Pareto est le vrai fondateur de la
statique; tel autre 2 qu'il clôt - ou du moins conclut - la période des recherches
statiques en science économique.

Distinguons. Les groupes d'idées qui soutiennent aujourd'hui, ou qui ont contribué
dans le passé, à former l'opposition statique-dynamique sont très anciens. Leur analy-
se a permis de délimiter progressivement les catégories actuelles, sans que l'accord
unanime sur ces frontières soit encore acquis aujourd'hui 3. On ne projettera donc pas
dans le passé la notion actuelle de statique, mais on dira les pièces dont elle s'est
formée, et comment elle s'est distinguée de notions voisines.

Les variations terminologiques révèlent en effet des transformations de fonds


survenues dans le cours même des idées ; et cette histoire de la notion d'état station-
naire qu'un économiste français 4 souhaite de voir composer est inséparable de celle
de la statique. Évidemment, il n'y a pas coïncidence ni même rapports étroits entre la
théorie de l'état stationnaire de Mill et celle de la statique moderne. Mais les prédé-
cesseurs de Mill ont parlé d'états stationnaires qui, eux, sont en relation étroite avec la
notion d'état statique. C'est une des raisons de l'ambiguïté des notions d'équilibre et
d'état stationnaire, que le Professeur Robbins a signalée dans un article de première
importance pour l'histoire et la juste compréhension des théories économiques qui
nous intéressent ici 5.
Si loin qu'on remonte, la statique n'a jamais été confondue avec l'absence com-
plète de mouvement dans une société économique, pour cette raison péremptoire
qu'une telle notion ne servirait de rien 6 pour comprendre la vie économique à quel-
que étage de l'abstraction qu'on l'atteigne. Des Physiocrates à J. B. Clark, on l'a
compris; Ricardo, dans un passage des « Lettres à Malthus » commente la différence
entre stationariness et stagnation 7.

Par l'appareil statique, on s'efforce donc de saisir le fonctionnement de la vie


économique, mais sous l'un ou l'autre des deux aspects suivants :

Ou bien on étudie ce fonctionnement en tant qu'il a abouti ou qu'il tend à un


équilibre. On sait qu'en mécanique 8 un point matériel ou un système est en équilibre
« quand la résultante des forces qui agissent sur lui est nulle», et que l'équilibre est dit

1 L. Amoroso, cité par Giovanni Demaria, Saggi sugli studi di dinamica economica, 2 articles,
Rivista internazionale di Scienze sociali e discipline ausiliarie, mars et mai 1930, 1er article, p. 8
(désormais cité, en abrégé : Studi di dinamica, 1, ou 2).
2 Pantaleoni, même référence.
3 Les discussions sur la statique et la dynamique donnent lieu à des confusions et à des obscurités
nombreuses. Bruno Foà, Sul metodo della scienza economica, Giornale degli economisti, février
1932, p. 59. L'auteur en voit la cause dans la difficulté d'intégrer l'élément « temps » dans la
théorie économique.
4 R. Gonnard, Histoire des doctrines économiques. Paris, Valois, 1930, p. 403 en note : « Il serait
très intéressant d'écrire une théorie de la conception de l'état stationnaire avant et après Mill ».
5 Robbins : On a certain ambiguity of the conception of stationary equilibrium, Economic journal,
1930, p. 194 et s. (désormais cité en abrégé : Equilibrium).
6 Clark cité par Gaëtan Pirou : L'Utilité marginale. Domat-Montchrestien, 1932, p. 202; F. Carli:
Teoria generale della economia politica nazionale. Milan, 1931, p. 74.
7 Robbins, Equilibrium, p. 188 en note.
8 Goblot, Vocabulaire Philosophique, p. 211.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 37

stable « quand le point matériel ou le système matériel écarté de sa position d'équi-


libre tend à y revenir ».

Deux notions, qui, transposées en science économique, ont fourni aux recherches
des schèmes généraux. On en peut dire autant de la notion de « mouvement virtuel »,
c'est-à-dire de mouvement qui, s'il se produisait, déterminerait une force propre à
reconstituer la position primitive 1.

Mais le terme équilibre, qui a dans la langue technique le sens que nous venons de
préciser, a dans la langue courante une autre acception. Il exprime pour un organisme,
par exemple, une proportion heureuse des parties et un accomplissement régulier des
fonctions.

Or, quand on approfondit l'analyse des théories statiques, on voit se dessiner un


double courant d'idées. On a conçu la statique comme l'étude d'un fonctionnement de
la vie économique qui a abouti à l'équilibre ou qui y tend. On l'a conçue aussi comme
le fonctionnement normal de la vie économique.

Les deux tendances se retrouvent dans toute l'histoire de la statique.

Elles sont loin d'être identiques ou équivalentes, et il est d'autant plus nécessaire
de les distinguer que, logiquement, le courant de pensée qui représente la seconde se
subdivise lui-même. Comment concevoir, en effet, une activité économique
normale ?

Les uns, sans référence explicite au bien-être de l'agent humain, entendent par là
une activité économique régulière, allégée et épurée de tous les éléments que l'on peut
considérer comme accidentels : cet état est caractérisé par la constance des mouve-
ments économiques (répétition des mêmes circuits) en relation avec la constance des
éléments économiques (quantité constante de travail, de capital, etc.). Ces auteurs
considèrent le processus économique en lui-même, sans énoncer, explicitement du
moins, un jugement de valeur sur son efficacité, sous le rapport de la satisfaction
maxima des besoins humains.

Les autres, même si pour construire leur statique, ils n'ont pas recours à la dis-
tinction du normal et du pathologique économiques, éprouvent le besoin de la
qualifier, d'énoncer un jugement de valeur sur son degré d'appropriation aux besoins
de l'homme. Pour eux, l'activité économique normale, ce n'est pas seulement celle qui
est dépouillée de ses accidents, mais qui fonctionne dans des conditions telles qu'elle
permet le plus grand bien-être pour les êtres humains qui composent le groupe
économique considéré.

Ajoutons que la statique, sous l'une des deux formes précitées, qu'on la considère
comme l'étude du fonctionnement économique en tant qu'il aboutit ou tend à un
équilibre, ou qu'on y voie l'étude du fonctionnement économique normal, peut être
conçue très diversement en ce qui concerne ses relations avec la réalité concrète. On
peut considérer que l'équilibre économique, - que le fonctionnement économique nor-
mal conçu en tant que fonctionnement dépouillé d'éléments accidentels, - que le fonc-
tionnement économique normal conçu en tant que fonctionnement permettant
d'obtenir le maximum de bien-être, ne correspondent en rien à la réalité, n'existent pas

1 F. Carli, ouvrage cité, p. 74.


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 38

autrement que comme système de concepts. On peut estimer aussi qu'ils expriment la
tendance profonde de la vie économique réelle.

Résumons en propositions simples : Équilibre peut être conçu

1° comme ajustement stable ou instable des quantités des éléments qui entrent en
jeu dans une société économique; 2° comme fonctionnement normal d'une société
économique. Ce qui s'entend de deux façons : a) comme fonctionnement dépouillé
d'éléments qualifiés accidentels, sans référence à la satisfaction la plus complète des
besoins des agents économiques; b) comme fonctionnement dépouillé d'éléments qua-
lifiés nocifs, parce qu'ils font obstacle à la satisfaction la plus complète des besoins
normaux des agents économiques.

La statique conçue comme la description de l'équilibre économique peut être


conçue soit comme une simple construction de l'esprit, soit comme l'expression d'une
tendance profonde de la vie économique réelle. La statique, conçue comme exprimant
un état normal, peut être présentée soit comme une simple construction de l'esprit qui
forge un idéal qui ne sera jamais parfaitement atteint, soit comme un schéma qui
pourra exprimer le fonctionnement de la société économique réelle, quand celle-ci
aura été suffisamment amendée et perfectionnée dans le sens souhaité.

Cet essai de discerner les conceptions maîtresses de la statique nous fournit les
points de repère et les instruments logiques nécessaires pour suivre le développement
du groupe de théories que nous nous sommes proposé d'étudier.

A. - L'état stationnaire des Physiocrates 1, qui est à la base du Tableau écono-


mique, est la plus ancienne des sources scientifiques dont sont issues, du reste par de
nombreux détours, les conceptions modernes de la statique. Dans cet état, production
et consommation s'ajustent et s'équilibrent. D'année en année, les biens et les services
circulent en décrivant le même circuit. Cet état est qualifié sain, naturel, en entendant
par là qu'il est susceptible d'octroyer le bien-être aux agents économiques. Enfin, il est
considéré comme différent de la réalité économique concrète, mais non incommen-
surable avec elle. L'état stationnaire, expression d'un ordre naturel, est considéré
comme un idéal réalisable. M. Robbins le fait remarquer avec beaucoup de raison :
les variantes du Tableau données par Mirabeau montrent quels en étaient la portée et
l'emploi. Ce Tableau avait pour fonction de représenter un état de la vie économique
qui permet un minimum de bien-être social. On voulait, par des relevés statistiques
méthodiques, dresser le tableau de la vie économique réelle. La comparaison du
relevé statistique et de la construction théorique aurait permis de mesurer le degré de
prospérité sociale. La conception était donc délibérément normative - elle était un
moyen d'apprécier et de transformer, non d'établir, sans plus, des relations causales ou
de mutuelle dépendance.

Adam Smith 2 ne donne pas de vues d'ensemble sur l'état stationnaire. De même
que plus tard Marshall fera un usage limité et, pour ainsi dire, latéral de la notion de
statique et peut-être pour des raisons analogues, c'est-à-dire par l'effet des tendances

1 Robbins, Equilibrium, pp. 195-196.


2 Robbins, Equilibrium, pp. 197-198.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 39

réalistes et anti-systématiques de l'esprit anglo-saxon, A. Smith, dans La Richesse -


des Nations, n'a recours qu'occasionnellement au concept d'état stationnaire à propos
de sa théorie du salaire 1.

Tandis que primitivement, avant l'appropriation privée et l'accumulation du


capital, le travailleur obtient le produit total de son travail, dans une société avancée
(advanced society), le travailleur est contraint de débattre le prix de son travail en
face de la « coalition tacite » des employeurs. Dans ces conditions, le salaire s'établit
au niveau des subsistances 2.
Cette théorie exposée, Smith, suivant une méthode qui lui est familière 3, la corri-
ge ou mieux la circonstancie. L'employeur, quand il débat le salaire avec l'ouvrier, est
contraint de prendre en considération le fonds « destined for the maintenance of
labour ». L'étendue de ce fonds exerce une influence sur le niveau des salaires.

Trois cas doivent être distingués 4.

1˚ Si ce fonds augmente plus vite que le travail, la coalition tacite des employeurs
devient inopérante et le salaire peut dépasser les subsistances. C'est ce qui se passait,
selon Smith, de son temps, en Angleterre et dans l'Amérique du Nord;

2˚ Si ce fonds cesse d'augmenter, le salaire tend à baisser jusqu'à ce qu'il ait atteint
le niveau des subsistances : c'est ce qui, pour Smith, a eu lieu longtemps en Chine;

3˚ Si ce fonds diminue, la misère et la famine agissent sur le nombre des travail-


leurs, de telle façon que le salaire fixé au niveau des subsistances soit de nouveau
rendu possible. Ainsi en a-t-il été, déclare Smith, au Bengale.
On qualifie respectivement, dans ces trois cas, la société considérée : advancing ;
stationary ou retrogressive.

Mais, dira-t-on, pourquoi dans le second cas le fond « destined for the mainte-
nance of labour » cesse-t-il d'augmenter ? La réponse donne la clef de toute la cons-
truction. Parce que, répond Smith, le taux du profit est tombé si bas qu'il n'y a plus
incitation à l'accumulation de capital. Et où s'établira ce niveau ? Sur ce point Smith
n'est pas très clair, il insiste surtout sur le risque courant d'investissement. Pour que
l'on soit incité à accumuler, il faut que, la compensation du risque mise à part, le taux
des profits représente « quelque chose de plus que ce qui est nécessaire pour com-
penser les pertes occasionnelles auxquelles chaque placement de stock est exposé ».
S'il n'en est pas ainsi, « l'amitié et la charité motivent les prêts ». 5

1 On dirait peut-être plus exactement : à propos de ses théories du salaire. Pour le salaire, comme
pour le profit, Smith multiplie avec finesse, mais d'une manière parfois assez décevante, ses prises
sur le réel.
2 Robbins, Equilibrium, p. 197. « C'est-à-dire tel que, compte tenu de la chance moyenne de vie
parmi les enfants de la classe laborieuse, il ait une famille juste assez nombreuse pour que le
niveau de la population soit constant ».
3 Cf. par exemple en ce qui concerne le profit. F. Perroux, Le -problème du profit. Lyon, 1926, pp.
40 à 72.
4 Pour l'exposé de ces trois cas, je suis de près Robbins, article cité.
5 Cité par Robbins, article cité, p. 198.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 40

Caractérisons brièvement, à la lumière des catégories logiques que nous avons


distinguées, les vues de Smith.

Observons d'abord qu'abstraction faite de toute considération relative à ce qu'on


appellera plus tard le fonds du salaire, Smith estime que le salaire a une tendance
profonde à se fixer au niveau des subsistances. Sous les phénomènes du marché (prix
du marché, profit extraordinaire, salaire concret) qui sont l'accident, il y a les phéno-
mènes naturels (prix, profit, salaire naturels) qui représentent des tendances profon-
des, un ordre durable et normal (sans qu'il y ait pour le moment à impliquer un
jugement de valeur dans ce dernier qualificatif). Écartés de leur niveau naturel ainsi
défini, les salaires - et aussi les prix et profits - ont tendance à y revenir. Il y a donc là
l'idée d'un ajustement d'éléments économiques, d'un pivot (les subsistances), autour
duquel les salaires oscillent suivant l'état de la société économique, et, notamment,
suivant le degré d'accumulation du capital. Il y a donc là aussi bien l'idée d'un ajuste-
ment ou, si l'on veut, d'un équilibre qui est indépendant de l'état stationnaire,
progressif, ou régressif de la société.
Dans les trois cas il y a une tendance du salaire à se fixer au niveau des subsis-
tances. Mais le décalage par rapport à ce niveau sera modifié suivant l'état station-
naire ou non de la société économique.

Considérons maintenant cet état stationnaire lui-même.

Comme le circuit naturel des Physiocrates, il repose sur la constance des éléments
économiques : le capital est constant puisqu'aucune accumulation ultérieure n'est pos-
sible; la technique de même n'est pas variable, quoique Smith n'ait pas insisté sur ce
point. Par conséquent, les mouvements économiques sont, eux aussi, constants; la
même quantité de produit se dégage et elle se répartit en profits, salaires, intérêts, etc.
qui, pendant l'unité de temps, suivent le même parcours et s'élèvent au même
montant.

Mais, à la différence du circuit des Physiocrates qui est seulement un état idéal
dont on peut entreprendre de rapprocher progressivement la réalité, l'état stationnaire
de Smith est un état réel de la société. Sur ce point, aucune hésitation n'est possible,
puisque Smith prend soin de citer comme exemple la vie économique de la Chine au
moment où il écrit.

Toujours à la différence des Physiocrates, Smith rattache cet état stationnaire à un


élément économique : le taux des profits ou plus exactement encore le niveau de pro-
fit minimum fixé principalement par l'étendue du risque. Un enchaînement 1 de
répercussions produit un équilibre qui présente deux caractères. Il s'établit pour l'état
stationnaire de façon toute, différente de ce qu'il serait dans un état advancing ou
regressive. Puis, il n'y a qu'une position d'équilibre pour un niveau donné du profit.
Smith ne suggère pas qu'il y ait différentes positions d'équilibre possibles dans l'état
stationnaire.

A la différence des Physiocrates enfin, Smith ne considère pas l'état stationnaire


qu'il décrit comme naturel ou normal, quelle que soit la portée qu'on donne à ces

1 L'enchaînement est celui-ci : Profit fixé au niveau minimum qui incite à l'accumulation -
constance du fonds destined for the maintenance of labour - baisse du salaire jusqu'au niveau des
subsistances.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 41

épithètes. L'état stationnaire, état réel d'une société économique comme la Chine, ne
représente pas une tendance profonde de la société économique en général, un état
normal par rapport à un état accidentel. Pas davantage cet état n'est naturel ou normal
en ce sens qu'il dégage le bien-être humain maximum. Puisque le salaire est alors fixé
au niveau des subsistances et s'y tient, cela est évident. Mais Smith a bien pris soin de
nous dire que l'état qu'il décrit est « languissant » (dull).

Seuls les prix, profits ou salaires naturels ou normaux représentent les tendances
profondes par opposition aux accidents superficiels de la vie économique. Mais nous
savons déjà que ces tendances profondes se manifestent, quel que soit l'état station-
naire, progressif ou régressif de la société.

Ajoutons que Smith emploie la notion de prix ou revenu naturels et celle d'état
stationnaire dans un esprit tout différent de celui des Physiocrates. Il n'a pas, comme
eux, le dessein de dresser une sorte de modèle de la société future, mais bien de
décrire et d'expliquer les faits.
Ainsi se forme chez Smith un carrefour théorique. D'un côté la notion d'ajuste-
ments normaux des quantités économiques qui peuvent se produire quel que soit l'état
de la société; de l'autre, la notion d'un état stationnaire ou progressif de la société
économique elle-même.

Chez Ricardo, la conception d'état stationnaire présente avec les vues smithiennes
de grandes ressemblances (conception d'un niveau naturel des salaires; constance des
éléments économiques : capital, population; niveau des profits établi de telle façon
qu'aucune autre nouvelle épargne n'est faite). Comme Smith, Ricardo considère cet
état avec défaveur. Mais il se sépare de son prédécesseur par la façon dont il conçoit
que l'équilibre s'établit ; il s'en sépare aussi parce que le jugement qu'il porte sur l'état
stationnaire n'est plus sans appel comme celui de Smith.

M. Robbins a montré lumineusement comment l'enchaînement rigoureux et objec-


tif des faits, qui dans Smith conduit à l'équilibre, a été assoupli par les successeurs de
Smith qui ont introduit le qualitatif et le psychologique là où l'auteur de La Richesse
des Nations s'était borné à marquer des relations rigoureuses entre quantités. Pour
Smith, les profits sont les seuls prix de services qui varient et cela principalement
d'après le risque d'investissement. Quant au salaire, il se fixe d'après le taux de subsis-
tance physiologique 1.

Or, en ce qui concerne le salaire, Malthus bien qu'influencé par cette conception
indique clairement « que le salaire naturel n'est pas tant un salaire qui permet au tra-
vailleur de subsister et d'élever une famille, qu'un salaire qui l'incite à agir de la
sorte » 2. Il ne s'agit donc plus d'une variation objective et physiologique, mais sub-
jective et psychologique. Par conséquent, même si l'on suppose un taux des profits
rigides, l'état d'équilibre stationnaire est concevable à des niveaux de salaires naturels
variés. L'équilibre pourra s'établir soit avec une population relativement nombreuse et
un taux naturel des salaires relativement bas, soit à l'inverse avec une population
relativement faible et un taux naturel des salaires relativement élevé. Il suffit pour
cela d'imaginer que la classe ouvrière a une conception assez éclairée de ses intérêts

1 Smith qui admet qu'il variera suivant le climat et le taux de mortalité, ne prononce pas en tout cas
qu'il varie suivant les dispositions psychologiques; Robbins, Equilibrium, p. 199.
2 Robbins, Equilibrium, p. 199.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 42

véritables, ce qui dépend d'un très grand nombre d'éléments, notamment de la


législation et des institutions.

Par là même, l'équilibre n'est plus mécanique, extérieur en quelque sorte à l'agent
humain. L'état stationnaire n'est pas inévitablement lourd de menaces. Il peut être
favorable aux membres de la société économique, et témoigner d'une civilisation
avancée et d'une grande culture. Tout cela, étant donné son point de départ, Ricardo
pouvait le dire et l'a dit expressément.

Pour ce qui est du taux du profit, J. S. Mill introduira un assouplissement analo-


gue. Ce n'est pas dans les développements consacrés à l'état stationnaire, mais dans le
chapitre sur l'augmentation du capital, qu'il le faut chercher. J. S. Mill y adopte, à la
suite de John Rae, la conception d'un taux naturel du profit qui varie suivant « the
effective desire of accumulation ». Sur ce terrain encore, la psychologie atténue la
rigueur des enchaînements smithiens, et « une diversité infinie » d'équilibres station-
naires est rendue possible à des taux naturels de salaires et de profits différents.
Au terme de cette évolution, la notion de revenu naturel, salaire ou profit, s'est
élargie et assouplie ; elle implique référence non seulement à un ordre des choses, à
une nature des choses extérieures à l'agent économique, mais à la nature même de cet
agent économique considéré non comme un automate passif mais comme un être
doué de réactions psychologiques propres.

Ces transformations, comme le fait remarquer le Professeur Robbins 1, atteignent


un haut degré de pureté et de puissance chez Marshall. A l'égard de la notion de
statique, Marshall a montré une « aversion » 2 qui s'explique par sa conception de la
science économique et de son objet 3. La science économique doit être jugée d'après
sa correspondance à la réalité concrète 4. L'acte et le fait économiques, portions de la
réalité vivante, sont essentiellement mouvement, transformation, changement 5. Aussi
comprend-on que, pour Marshall, le traitement statique appliqué à l'ensemble de
l'activité économique le déforme au point de lui faire perdre son caractère propre et de
laisser échapper son essence. Il s'en est expliqué dans un passage d'une lettre à J. B.
Clark trop peu connue en France: « je ne peux pas concevoir un état statique, énonce-
t-il, qui se rapproche assez du monde réel pour former l'objet d'une étude profitable. Il
ne m'appartiendrait pas plus d'écrire un livre sur l'état statique et un autre sur l'état
dynamique qu'il me serait possible décrire un livre sur un yacht se déplaçant à contre-
courant à trois milles à l'heure et un autre sur un yacht se déplaçant dans des eaux
tranquilles à trois milles à l'heure » 6.

1 Robbins, Equilibrium, p. 200.


2 Robbins; Equilibrium, p. 200.
3 Francesco Vito, La concezione biologica dell'economia, Considerazioni sui sistema del Marshall,
Milano, 1934, 70 p. (désormais cité en abrégé : Concezione biologica).
4 Francesco Vito, Concezione biologica, p. 28.
5 Francesco Vito, Concezione biologica, pp. 25-26. L'auteur analyse finement les sources idéolo-
giques et les applications de cette opinion, et montre bien (p. 27) comment elle diffère des concep-
tions de Pareto.
6 Cité par Robbins, Equilibrium, p. 200.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 43

Quand il s'agit d'étudier des phénomènes de progrès économique, l'emploi des


formules de l'équilibre statique 1 est insuffisant. « Toute théorie simple sur les rela-
tions entre coût de production, demande et valeur, est nécessairement fausse » 2. En
d'autres termes, la possibilité est niée de distinguer les aspects statiques et dynami-
ques de la vie économique sans détruire la matière même qu'il s'agit d'appréhender et
l'objet dont il faut rendre compte.

Marshall ne construira donc pas un système général de statique. Il se bornera à


employer ce que l'on nomme improprement selon lui la méthode statique, sans faire
violence à la réalité. Il considérera tel phénomène économique isolé en supposant que
le réseau d'autres phénomènes dans lequel il s'insère reste constant, en admettant par
hypothèse que toutes les autres conditions restent égales et en essayant ensuite
progressivement de déterminer dans quel sens jouent leurs modifications et si elles
tendent ou non à s'équilibrer 3.

Ce procédé de simplification logique et d'abstraction temporaire, conçue comme


le point de départ d'une étude à base d'abstraction décroissante, nie que l'état statique
représente le minimum essentiel, ni à plus forte raison le contenu normal du proces-
sus économique. La statique, dans la mesure limitée où il en est fait emploi, est une «
fiction » 4, un instrument d'analyse. Elle ne traduit ni l'état réel d'une société comme
chez Smith, ni la tendance profonde de la vie économique concrète comme chez
divers auteurs que nous étudierons bientôt 5. Par ailleurs il n'y a plus, dans l'équilibre
total, prééminence causale d'un facteur 6 comme chez Smith, ni de plusieurs facteurs
comme chez ses successeurs 7.

Nous avons, à la suite du Professeur Robbins, suivi et décrit le développement


d'une première tendance théorique en touchant les conceptions de la statique écono-
mique. Au départ la statique est comprise comme un état réel de la société écono-
mique auquel conduit un enchaînement rigoureux de facteurs parmi lesquels on peut
discerner et isoler un facteur qui joue un rôle actif et prépondérant. En fin de course,
la statique est conçue comme un simple procédé logique servant de point de départ à
une marche vers le concret. La vie économique est alors considérée comme essentiel-
lement dynamique : des équilibres momentanés s'y établissent, rompus et rétablis par
une série de facteurs placés dans des relations d'interdépendance et parmi lesquels on
ne peut pas déceler l'action d'un facteur causal prépondérant.

1 Giovanni Demaria, Saggi sugli studi di dinamica economica, Rivista internazionale di scienze
sociali e discipline ausiliarie, mars 1930, p. 108.
2 Cité par G. Demaria, article cité, p. 108.
3 Robbins, Equilibrium, p. 200; Francesco Vito, Concezione biologica, p. 28.
4 Robbins, Equilibrium, pp. 200, 201 ; Francesco Vito, Concezione biologica, p. 28. Cependant,
comme le note Robbins, p. 201, de temps en temps un « état stationnaire apparaît dans les Prin-
cipes, par exemple dans certaines versions de la vue préliminaire sur la distribution, et quand
l'auteur aborde le problème des relations entre coûts -réels et dépenses de production ».
5 Notamment J. B. Clark. Pour l'opposition de la méthode statique de Marshall, et de l'analyse stati-
que de J. B. Clark, cf. Opie, Die Lehre von Quasi-rent im Marshallschen Lehrgebäude. Archivfür
Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1928, p. 256 et s. Opie semble croire que l'aversion de
Marshall pour les constructions abstraites a conféré à son système un caractère réaliste. Robbins
pense au contraire qu'à cette tendance sont imputables quelques confusions théoriques chez
Marshall.
6 Robbins, p. 201.
7 Cf. plus haut l'analyse des conceptions de Malthus.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 44

B. - Suivons un second cheminement théorique. Son origine est J. S. Mill que


nous avons déjà abordé latéralement mais que nous considérerons maintenant dans
l'intégralité de son apport.

Cet apport est double.

J. S. Mill décrit l' « état stationnaire » qui l'a rendu célèbre et qui, selon lui,
succédera un jour à l' « état progressif ». On sait que c'est là une vue sociologique
concernant l'avenir à longue échéance des sociétés humaines. Le taux des profits
venant à atteindre un niveau tel qu'on n'épargne plus et qu'on n'emploie plus les
capitaux productivement, l'industrie étant par ailleurs limitée par le capital et ne
pouvant plus se développer, il faudra. bien que la population elle-même s'adapte au
niveau des subsistances ainsi atteint 1. Cet équilibre entre les capitaux, les produits et
les hommes, est l'aboutissement de l'activité économique.

C'est donc un état qui n'est pas réel mais qui le deviendra quelque jour et dont les
sociétés humaines se rapprochent. Il est commandé par un enchaînement de circons-
tances à l'origine duquel on trouve un facteur actif et prépondérant : le niveau des
profits. Il est non pas stigmatisé, mais annoncé avec optimisme, puisque, on le sait, J.
S. Mill estime qu'alors les hommes pourront distraire et employer à des fins plus
hautes une fraction rendue disponible de l'activité dont ils dépensent aujourd'hui le
meilleur dans la production et l'échange des biens 2. J. S. Mill emprunte donc
beaucoup à ses devanciers. Mais il projette dans le plan de la Prévision sociologique
ce dont ils faisaient emploi pour la description économique du présent.

Les économistes modernes successeurs de J. S. Mill ont très souvent considéré


comme insusceptible de solution précise la question générale de l'avenir économique
des sociétés humaines. De la théorie de l'état stationnaire telle qu'elle vient d'être
résumée, ils ont tiré un aliment pour leurs discussions sur la notion de progrès
économique et social. En revanche, ils ont, pour dessiner leurs conceptions de la
statique et de la dynamique, travaillé dans une autre voie ouverte par notre auteur.

J. S. Mill, au début de son chapitre sur l'influence du progrès 3, trace quelques


lignes qui annoncent tout un courant de la pensée théorique moderne. Les trois
précédentes parties de l'ouvrage, écrit-il, comprennent ce que « par une généralisation
heureuse 4 d'un terme mathématique, on a appelé statique »; elles étudient des lois
« of a stationary and unchanging society ». A ce genre d'études, fait naturellement
pendant l'analyse des relations entre phénomènes économiques, dans une société
« progressive et affectée de changements ». Peut-être en énonçant ces formules, J. S.
Mill pensait-il plus ou moins implicitement à l'état stationnaire des classiques 5. Il
n'en suggérait pas moins une division générale de la science économique, qui elle-

1 René Gonnard, Histoire des doctrines économiques, p. 403 et s. Gide et Rist, Histoire des
doctrines économiques.
2 Pas plus que les systèmes statiques, l'état stationnaire de Mill n'exclut le mouvement, ni même le
progrès social, mais seulement la croissance de l'organisme économique et la multiplication des
richesses.
3 Robbins, Equilibrium, p. 202.
4 Cette généralisation nous semble avoir été pleine de dangers. Une analyse conceptuelle serrée pour
juger de l'opportunité de l'emploi du terme « statique » aurait évité les hésitations ultérieures et l' «
ambiguïté » qui, comme l'a noté si justement le Professeur Robbins, a pesé sur les conceptions de
l'équilibre économique.
5 Robbins, Equilibrium, p. 202.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 45

même, pour peu qu'on y veuille bien voir autre chose qu'un simple procédé d'exposi-
tion, implique la reconnaissance de deux ordres d'activité économique : l'ordre
statique qui se rencontre quand les éléments ou facteurs économiques sont constants
en quantité et en qualité; l'ordre dynamique, qui est l'ensemble des liaisons que l'on
peut mettre en évidence quand un changement se produit dans la quantité ou dans la
qualité des facteurs.

C'est bien cet enseignement qu'ont reçu et cette leçon qu'ont entendue la plupart
des économistes qui, après J. S. Mill, ont fait usage, avec toutes leurs conséquences,
des concepts de statique et de dynamique.

J. B. Clark, malgré l'importance des analyses dont il a enrichi la dynamique, est


un défenseur convaincu de la statique, qui seule permet d'atteindre la réalité sociale
avec la précision désirable 1 et permet de formuler des lois de portée générale 2. Cette
statique ne traduit pas une société immobile, figée, mais est définie selon une métho-
de qui trahit l'influence de Mill 3. Une économie statique est celle dans laquelle tous
les facteurs de la production sont doués d'une parfaite fluidité et de laquelle sont
exclus cinq changements : a) l'augmentation de la population; b) l'augmentation du
capital ; c) le perfectionnement des méthodes de production; d) le changement dans la
forme des entreprises industrielles ; e) l'augmentation ou la multiplication des besoins
des consommateurs. Ces conditions remplies, on a un état proprement statique.

J. B. Clark assimile cet état statique à l'état stationnaire des classiques anglais.
Mais, ainsi que le souligne avec force le Professeur Robbins, cette assimilation n'est
pas valable 4. Dans les deux cas, les quantités des éléments ou facteurs économiques
sont constantes, mais dans des conditions très différentes. Selon la vue de J. B. Clark,
la constance des facteurs est la condition de l'équilibre. Selon la vue des classiques,
elle est la résultante d'un processus qui tend à l'équilibre. Dans le premier cas, popu-
lation et capital sont des données constantes. Dans le second, ils sont constants parce
que, par l'effet des réactions des revenus (profits, salaires, intérêts, etc.), ils ont atteint
une position stationnaire. On ne peut pas plus dire alors que salaires et intérêts sont
constants parce que population et capital sont constants, qu'on ne peut former la
proposition inverse. On peut dire seulement que, « parce que la demande du consom-
mateur et l'état de la technique d'une part ne changent pas, et parce qu'aucune trans-
formation fondamentale dans l'équipement humain et matériel de production d'autre
part ne s'est produite, une position de repos a été atteinte ». Dans la conception
classique, l'état stationnaire est la résultante de forces qui tendent à changer. Dans la
conception de Clark, les facteurs sont donnés stationnaires, et l'équilibre est atteint
sous ces conditions.

Il semblerait donc que les rapports entre l'équilibre statique au sens de J. B. Clark
et la réalité économique sont clairement établis. Comme les conditions postulées ne
sont jamais en fait réunies dans une société concrète, il semblerait que l'hypothèse
statique soit sans rapport déterminable avec le déroulement réel de la vie économique.
Nul plus que Clark lui-même n'a insisté sur la marge qui sépare l'une de l'autre.

1 Gaëtan Pirou. L'utilité marginale, Paris, Domast-Montchrestien, 1932, p. 202.


2 Gaëtan Pirou, op. cit., même référence; G. Demaria, article cité, p. 111.
3 Robbins, article cité, p. 203.
4 Robbins, Equilibrium, p. 203, que je suis de près dans les quelques lignes qui suivent sur la
différence entre le système de Clark et celui des classiques.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 46

« Heroically theoretical is the study that creates in imagination a static society » 1.


Mais, à regarder de près sa théorie et à scruter sa fameuse comparaison ,empruntée à
l'hydraulique 2, il apparaît bien que la statique et les lois qu'elle permet de dégager ne
ressortissent pas seulement au domaine de l'hypothèse. Les lois statiques agissent tant
dans une société immuable que dans une société dynamique, mais, dans le second cas,
elles peuvent être annulées ou déviées par d'autres lois d'ordre dynamique. Malgré les
changements incessants, le niveau des revenus et des prix aurait tendance à se
conformer aux lois de la statique. La statique représente donc une réalité économique
sous-jacente ou essentielle 3.

Cela ne signifie au reste nullement que, dans la pensée de J.-B. Clark, la statique
figure un état normal et la dynamique un état anormal. « A static paradise would be
intolerable; but a dynamic Purgatory would have at least one supreme charme and
would be the better state of the two » 4. Mais la statique et les lois statiques forment
un ensemble vers quoi tend la vie économique.
Avec l'école mathématique, l'évolution a atteint son terme. Pour Walras comme
pour Pareto, la statique est une construction idéale qui n'a jamais de parfait équivalent
dans la réalité concrète. L'équilibre de la production et des échanges, écrit expressé-
ment Walras, est « un état idéal et non réel ». jamais ne sont réalisées les coïncidences
nécessaires à la définition théorique de l'équilibre entre l'offre et la demande des
produits et des services, entre le prix de vente des produits et leurs prix de revient en
services producteurs. Mais, ajoute l'économiste mathématicien, c'est « l'état normal en
ce sens que c'est celui vers lequel les choses tendent d'elles-mêmes sous le régime de
la concurrence appliqué à la production comme à l'échange ». Ainsi, tout en affirmant
l'irréalité de l'hypothèse de l'équilibre statique, Walras n'en admet pas moins que l'état
qu'il décrit exprime la tendance profonde d'un régime soumis à la libre concurrence.
Aussi bien, Pareto considère que les conditions de l'équilibre statique, telles qu'il les a
établies, sont plus qu'une abstraction et un simple schéma logique, bien qu'il se
déclare hors d'état de dire quoi que ce soit sur le temps nécessaire pour que le système
économique, les rejoigne 5.

On ajoutera que, chez Walras et Pareto comme chez tous les représentants de
l'école mathématique, les constructions de J'équilibre statique sont épurées de tout
jugement de valeur. Il s'agit de comprendre, de saisir et d'établir scientifiquement des
relations.

De ce second courant de pensées que nous avons voulu rendre sensible par quel-
ques points de repère, essayons de dégager la ligne. A partir de J. S. Mill, la notion
d'état stationnaire et la notion d'état statique divergent de plus en plus.

Pour Smith et pour les classiques anglais avant J. S. Mill, l'état stationnaire est un
état réalisable de la vie économique qui résulte d'une balance de forces tendant à

1 Cité par G. Demaria, article cité, p. 108.


2 Pour J. B. Clark, l'état économique concret oseille autour d'un type économique idéal; Francesco
Vito, Concezione biologica, p. 28 note que cette conception est peu heureuse et a fourni des armes
à ceux qui, comme Marshall, ont dénié tout intérêt à la construction d'un système général de
statique.
3 Idem.
4 Cité par G. Demaria, article cité, p. 113.
5 G. Demaria ; article cité, p. 110.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 47

changer. Cette conception suppose qu'on peut mettre en lumière un enchaînement de


faits qui aboutissent à l'état stationnaire.

Pour les modernes qui ont travaillé dans la direction de Clark et de l'école.
mathématique, l'état statique est un état hypothétique et irréalisable de la vie écono-
mique qui est mis en évidence par une opération de l'esprit.

Cette conception suppose qu'en éliminant un certain nombre de mouvements on


peut produire une image de la vie économique qui explique l'état vers lequel elle tend
sous certaines conditions.

Dans les deux conceptions, la statique correspond bien à quelque chose de réel.
Les modernes, pas plus que les classiques, ne consentent à se livrer à une opération
purement gratuite de l'esprit.

Mais deux grandes différences subsistent.

La démarche logique n'est pas la même. Dans le premier cas, chez les classiques,
on ne suppose, au départ, aucun élément constant ou immobile, mais on admet que
l'activité de l'économie tend vers une position de repos. Dans le second, chez les mo-
dernes, on suppose constants certains éléments; on dégage par ce moyen une réalité
économique sous-jacente dans laquelle on retomberait si les causes de progression ne
jouaient pas. Mais l'activité de l'économie ne tend pas forcément à un état de repos :
les influences dynamiques peuvent l'en éloigner de plus en plus. Dans le premier cas,
le déroulement de la vie économique rapproche de l'état statique; dans le deuxième
cas, le déroulement de la vie économique en éloigne.

De plus, ce qu'il y avait de normal, d'ordonné chez les classiques, c'était la stati-
que par opposition aux oscillations autour des niveaux naturels qui représentaient le
désordre. Pour les modernes, la qualification des phénomènes, le tracé de la frontière
du normal et de l'anormal, passent au second plan. Dans la mesure où la question
subsiste, ce qui est considéré comme naturel, comme normal, c'est le mouvement. A
mesure qu'on passait d'une idée à l'autre, l'équilibre, au lieu d'être conçu comme un
état stationnaire, un état de repos auquel conduit un enchaînement de faits, apparaît
comme un moyen d'analyse exprimant les ajustements des quantités de facteurs, de
biens et de services dans un ensemble essentiellement dynamique. Dès lors, il ne
pouvait plus être question de mettre au jour un facteur causal prépondérant comme le
faisaient les classiques, mais bien de prendre conscience d'un état général d'interdé-
pendance des phénomènes économiques, les uns par rapport aux autres, comme le
font les économistes qui procèdent de Walras.

En ce point, la statique de Schumpeter peut être située et son originalité comprise.


Schumpeter utilise l'apport des théoriciens de l'équilibre, mais en même temps sa
statique a un fondement sociologique et non mécanique. Par sa structure aussi bien
que par son contenu (élimination de l'intérêt), elle se sépare substantiellement des
constructions de Clark aussi bien que de celles de l'école mathématique. On peut donc
parler d'un renouvellement de la statique chez Schumpeter et retenir que les particu-
larités de sa terminologie expriment des différences de fonds. Le « circuit » n'est pas
la statique au sens habituel de ce mot.

En renvoyant pour le détail au texte même de cet ouvrage, caractérisons sommai-


rement le circuit.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 48

Le circuit est une représentation conceptuelle d'un état de la. vie économique dont
n'a été retenue que l'essence. A chaque offre correspond une demande égale qui est
connue par expérience. Dans chaque période, chaque bien décrit le même circuit
fermé. Les deux facteurs originaires 1 de la production, travail et facteurs naturels,
sont soumis à une combinaison traditionnelle donnée. L'exploitant 2 qui effectue cette
combinaison s'adapte aux besoins sans les modifier; il subit les impulsions du milieu
économique mais ne lui en imprime pas.

Pour éliminer radicalement les « avances » et les « réserves » de « biens de


production produits », Schumpeter suppose l'emboîtement des périodes successives
pendant lesquelles se déroule le circuit. Les travailleurs et les propriétaires de facteurs
naturels échangent, au cours d'une période, leurs prestations de travail et de terre
contre des biens de consommation achevés dans la période précédente. Les exploi-
tants, c'est-à-dire ceux qui ont fabriqué des biens de consommation dans la période
précédente, échangent ces biens contre des prestations de travail et de terre néces-
saires pour fabriquer des biens de consommation dans la période suivante. En d'autres
termes, dans chaque période économique, on emploie à la consommation ou à la
production les seuls biens produits dans la période économique précédente, et on
produit les seuls biens qui seront employés dans la période suivante 3. Il s'opère une
transformation continue de prestations de travail et de terre en biens de consommation
qui à leur tour vont aux travailleurs et aux propriétaires de facteurs naturels. Dans ce
circuit fermé, étant donné les termes de l'hypothèse, une réserve de biens de pro-
duction produits n'a aucune fonction spéciale et peut donc être éliminée.

Il n'y a pas dans le circuit de capital conçu comme réserve de « biens de pro-
duction produits ». Il n'y a pas davantage de capitaliste, quel que soit le sens que l'on
donne à ce mot. Il n'y en a pas en tant qu'agent qui, en détenant une réserve de « biens
de production produits » joue un rôle propre. Il n'y en a pas en tant qu'agent accu-
mulant et louant des capitaux monétaires. Au circuit comme il vient d'être décrit, la
présence ou l'absence de monnaie ne change rien d'essentiel 4.

Tout cela fait déjà pressentir l'innovation majeure de Schumpeter.

De la statique, ou pour parler plus rigoureusement du circuit, l'intérêt est absent.


Pour plusieurs raisons que je me borne ici à grouper, chacune d'entre elles étant lon-
guement analysée par l'auteur : 1˚ Il n'y a pas de réserve de « biens de production
produits ». De plus, les « biens de production produits » n'ont aucun titre à l'imputa-

1 Les biens de production produits sont éliminés comme ne jouant aucun rôle essentiel dans l'étude
du circuit et ne représentant que des chapitres transitoires dans le processus d'imputation des
valeurs.
2 J'emploie, faute de mieux, ce terme pour désigner l'agent qui combine les prestations de travail et
de facteurs naturels dans le circuit, et qui n'est pas l'entrepreneur, au sens donné par Schumpeter à
ce dernier mot.
3 Pour rendre claire l'idée de J. Schumpeter, qui pourrait, dans son texte, être présentée plus
simplement, substituons aux groupes d'agents économiques un seul agent-type: travailleur,
détenteur de facteurs naturels, exploitant, et supposons qu'ils interviennent au cours de trois
périodes successives (A. B. C.). L'exploitant échange au cours de la période B, contre les
prestations de travail et de terre, le bien qu'il a produit dans la période A. Ainsi, au cours de la
période B : 1° le travailleur et le propriétaire de facteurs naturels subsistent ; 2° l'exploitant, en
combinant leurs prestations de travail et de terre, peut reconstituer pour la période C le bien qu'il
avait livré au début de la période B.
4 Pour la démonstration, on se reportera au texte même de J. Schumpeter, 1er chapitre.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 49

tion; celle-ci doit remonter jusqu'aux facteurs originaires, travail et terre ; 2˚ dans le
circuit, la loi de dépréciation du futur, analysée par Böhm-Bawerk, ne joue pas 1 ; 3˚ a
posteriori, c'est-à-dire pour qui connaît l'ensemble de la théorie de Schumpeter, il
apparaît que, dans le circuit, il n'y a pas de nouvelle combinaison 2, donc pas d'entre-
prise 3, donc pas de profit 4. Il manque par conséquent le réservoir dans lequel l'intérêt
est puisé pour être versé au capitaliste.

Tels sont les traits généraux de ce qui, chez Schumpeter, correspond à la statique.

Schumpeter prend certainement place dans le second des grands courants de pen-
sée que nous avons distingués avec le Professeur Robbins. Le circuit est une construc-
tion abstraite, une vue de l'esprit ; dans sa rigueur on ne le trouve nulle part dans la
réalité concrète pas plus que l'équilibre statique de l'école mathématique. Cela ne
signifie pas au reste que le circuit soit une conception purement gratuite. A titre de
représentation très schématique et très stylisée, on reconnaîtra qu'il donne une idée
théorique juste et féconde des petites communautés primitives, des petits systèmes
d'économie fermée 5.

Mais ce n'est pas ce trait qui permet de marquer une différence très nette entre la
statique de Schumpeter et celle de Clark ou de Walras et de Pareto. Eux aussi, nous
l'avons dit, n'estiment pas présenter une statique « en l'air », sans rapport avec le réel.

Les auteurs rattachés à la seconde filiation de théoriciens conçoivent la statique


comme un état d'ajustements quantitatifs dont il est rendu compte par une analogie
mécanique: l'équilibre. J. Schumpeter emprunte une série d'éléments aux penseurs de
ce type, mais il les fond en un ensemble qualitatif qui s'exprime par une analogie
biologique : le circuit. Sa théorie est essentiellement une théorie du qualitatif puis-
qu'elle repose toute sur la notion de combinaison nouvelle dont l'absence définit le
circuit (statique), dont la présence définit l'évolution (dynamique).

Ce jugement se précise quand on compare la construction de J. Schumpeter à celle


de Walras et à celle de J. B. Clark.

J. Schumpeter va plus loin que Walras, en tentant comme lui un effort de simpli-
fication abstraite. Précisément par ce qu'aucune hypothèse statique n'est nécessaire,
mais simplement commode, la critique de l'hypothèse de Schumpeter est beaucoup
moins aisée qu'il ne pourrait sembler à un lecteur superficiel. Pour peu qu'on réflé-
chisse d'une façon attentive et sans se laisser arrêter par de simples habitudes men-
tales, on apercevra que l'équilibre, de Walras et le circuit de J. Schumpeter sont deux
solutions diversement « élégantes » d'un même problème.

1 Voir la démonstration au texte.


2 Cf. le sens de ces notions pour Schumpeter, infra.
3 Cf. le sens de ces notions pour Schumpeter, infra.
4 Cf. le sens de ces notions pour Schumpeter, infra
5 Doreen Warriner, Schumpeter and the conception of static equilibrium, The Economic Journal,
mars 1931, p. 40.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 50

L'équilibre walrasien implique que l'entrepreneur ne fait ni bénéfice, ni perte. En


d'autres termes, l'entrepreneur ne subsiste pas en tant que tel 1. Cet entrepreneur n'a
aucune fonction ni aucun revenu spécifique. C'est un simple mot, un signe qui permet
de concevoir la combinaison des facteurs de la production. Ce mot, ce signe, Schum-
peter l'élimine; il ne parle même plus d'entrepreneur en statique, mais d'exploitant.
Dans les deux cas, pour faire la construction statique, les deux auteurs acceptent cet
artifice logique qui consiste à faire état d'un agent qui exerce une activité particulière
(combinaison des facteurs de la production) sans que lui revienne d'autre revenu
qu'un salaire. L'exploitant de Schumpeter a un rôle purement passif: il reçoit les
impulsions du milieu et réalise sans initiative la combinaison traditionnelle des fac-
teurs de la production. Il est une réplique de l'entrepreneur « désubstantialisé » de
Walras.

Mais Schumpeter va plus loin. L'équilibre ou le circuit, qui sont conçus par
Walras avec le capital, le capitaliste et l'intérêt, ne peuvent-ils pas se construire sans
eux ? La logique de la théorie de l'imputation ne contraint-elle pas à remonter aux
facteurs originaires : travail et facteurs naturels ? Par ailleurs, s'il est vrai qu'une
hypothèse statique doit être conçue suivant le principe de l'économie des moyens,
quelle raison y a-t-il d'admettre le capital et l'intérêt, si le circuit peut être, dans sa
structure et dans son fonctionnement, conçu logiquement et avec cohérence sans
eux ? Y a-t-il plus d'illogisme à éliminer le capitaliste d'un état économique hypothé-
tique où il n'a aucun rôle propre à jouer, que d'éliminer l'entrepreneur 2 de l'hypothèse
statique, comme le fait Walras ? N'est-ce pas seulement pousser jusqu'à ses dernières
conséquences la distinction entre facteurs primaires et facteurs dérivés de la
production ? N'est-ce pas affirmer le concept de revenu abstrait de facteur et se
débarrasser de la notion de revenu concret d'agent ? 3.

Invoquera-t-on que la statique de Walras « violente » moins la réalité que le


circuit de Schumpeter ? Mais il est clair que ce n'est pas là la vraie question. Étant
donné que toute statique « émonde » la réalité économique, ne s'agit-il pas simple-
ment de savoir en quel point la « coupe » peut donner la perspective la plus frap-
pante ? Ne vaut-il pas mieux rapprocher, d'une part, travail et facteurs naturels,
salaires et rentes 4, d'autre part, capital et combinaison nouvelle, intérêts et profits ?
Ce classement permet-il de mieux comprendre la réalité économique évolutive ?
Schumpeter répond par l'affirmative ; et, ce faisant, il se borne à découper artificiel-
lement la réalité comme Walras, mais à choisir ailleurs la ligne de section. Cette
position implique seulement que l'évolution capitaliste « ne peut pas être traitée avec
le même appareil théorique qui peut être employé pour l'état statique » 5, et que seule
l'évolution capitaliste ne peut être conçue et interprétée sans recours au capital, à
l'intérêt et au profit. Capital, intérêt et profit sont essentiels 6, à l'évolution capitaliste
et ne sont essentiels qu'à elle.

1 Mais en tant que propriétaire foncier, travailleur ou capitaliste dans sa propre entreprise ou dans
une autre.
2 Considéré comme ayant une fonction propre et un revenu propre.
3 Cf. supra.
4 Au sens de part du produit imputable aux facteurs naturels.
5 Doreen Warriner, Schumpeter and the conception of static equilibrium, The economic Journal,
mars 1931, p. 46.
6 Pour la définition de ce terme, cf. supra.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 51

Que la construction de Schumpeter conçue sur ces bases soit parfaitement cohé-
rente avec elle-même, qu'elle ne puisse pas être critiquée en partant des prémisses
mêmes qu'elle implique, c'est un autre point qui sera abordé à propos de la
suppression de l'intérêt. Nous avons voulu établir seulement pour le moment que le
circuit de Schumpeter est dans la ligne et dans le prolongement naturel de l'équilibre
de Walras 1.

On notera que, si l'image abstraite que Schumpeter donne de la réalité est allégée
de plus d'éléments que l'équilibre de Walras, elle est en revanche moins mécanique,
elle a des bases psychologiques et sociologiques. Elle est construite sur l'habitude, les
combinaisons imposées par l'expérience, et mm sur des ajustements impersonnels et
anonymes de quantités. Elle n'exclut pas le mouvement : le circuit n'est pas le repos.
Elle n'exclut même pas l'adaptation à des modifications progressives basées sur les
expériences précédentes 2. La substitution de l'image physiocratique du circuit à l'ana-
logie mécanique de l'équilibre et à la terminologie mathématique de la « statique »
révèle une orientation générale d'esprit. Schumpeter n'oublie pas, pour construire son
hypothèse statique, les enseignements de la sociologie économique de langue
allemande 3.

Plus apparentes sont les différences qui séparent le circuit de Schumpeter de la


statique de J. B. Clark. Schumpeter suppose bien données une certaine technique et
une certaine organisation sociale. Mais ce n'est pas sur la constance de ces éléments
extra-économiques qu'il met l'accent. Ce qui sert de base à sa statique, c'est cette
donnée fondamentale, rigoureusement économique, de combinaison traditionnelle des
facteurs de la production. Il ne définit pas, comme J. B. Clark, la statique par l'élimi-
nation d'une série de facteurs, mais en la concevant comme la zone de l'habitude, du «
tout fait », de l'automatisme par comparaison à la zone de l'innovation, de l'esprit
créateur de l' « entreprise ». Cette opposition a une valeur philosophique et socio-
logique qui dépasse de beaucoup les recherches économiques. Elle permet à l'auteur
non seulement de donner une vue unitaire de la statique, mais encore d'éclairer le
passage de la statique à la dynamique en restant dans la ligne de recherches qui lui ont
servi à élaborer sa statique 4.

Quelle qu'en soit l'originalité, la construction statique de J. Schumpeter peut-elle


donner pleine satisfaction à ceux qui acceptent les prémisses dont elle part et la
logique qui l'anime ? Le point fondamental est celui de la suppression de l'intérêt en
statique 5.

Cette opinion, qui est essentielle au système, nous semble pouvoir être critiquée
en employant à peu près 6 le raisonnement du Professeur Robbins 7.

1 Beaucoup plus qu'une « paraphrase » « brillante » et « originale ». (G. H. Bousquet; Joseph


Schumpeter, Revue d'économie Politique, art. cité, p. 1020), le circuit est donc un dépassement de
l'hypothèse de Walras.
2 Pour plus de détail, voir infra quelles modifications constituent l'évolution (dynamique).
3 Cf. le rôle de la notion de « coutume » et du principe de continuité chez v. Wieser.
4 Cf. infra les remarques sur le caractère proprement économique de la dynamique de J.
Schumpeter.
5 Ou si l'on préfère de la conception de la nature purement dynamique de l'intérêt.
6 Le point sur lequel, me semble-t-il, la critique du Professeur Robbins peut être nuancée ressortira
clairement d'une comparaison entre les développements qui suivent et l'article utilisé.
7 Robbins, Equilibrium, p. 212 et s.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 52

Sur un certain nombre de points, tout le monde est d'accord. Les surplus dynami-
ques ont une grande importance dans la détermination du taux de l'intérêt. La dyna-
mique produit des frictions qui engendrent une « épargne imposée » plus élevée que
l'épargne volontaire qui eût été faite sans elles. Enfin, si l'on admet que la quantité de
capital n'augmente pas en statique, on exclut par là même la possibilité de l'intérêt
défini comme le revenu d'un nouveau capital.

Mais ce que Schumpeter énonce est différent. Il nie dans le circuit l'existence de
l'intérêt comme revenu des « biens de production produits ». C'est là que doit se
concentrer l'attention.

Schumpeter, par le moyen que nous avons indiqué, nie qu'il y ait dans le circuit à
faire état de réserves de « biens de production produits », détenues par un agent éco-
nomique ayant une fonction propre. Mais nie-t-il l'emploi même, dans le circuit, de «
biens de production produits » ?

Le Professeur Robbins se place dans l'affirmative et peut alors objecter à


Schumpeter qu'un état statique est difficilement concevable, dans lequel les moyens
de production produits ne donnent pas un revenu net, c'est-à-dire dans lequel il n'y a
pas, outre le salaire et la rente 1, un intérêt. Pourquoi travail et facteurs naturels
seraient-ils employés au maintien, à la conservation des « biens de production
produits » si aucun revenu net ne résulte de cet emploi ?

Qu'on entende exactement l'objection. Il ne s'agit nullement de chercher le motif


d'une abstinence tendant à augmenter la quantité totale de « biens de production
produits ». Il s'agit de dire pourquoi l'abstinence qui tend simplement à empêcher la
diminution de la quantité des « biens de production produits » a lieu si aucun revenu
net imputable aux biens en question ne la motive et ne la justifie.

Plus simplement 2, s'il n'y a pas un produit net imputable aux « biens de pro-
duction produits », il n'y a aucune raison : 1˚ qui rende compte de leur formation à un
moment quelconque; 2˚ qui explique pourquoi les agents économiques mettent un
frein à leur consommation en vue de conserver la quantité de cette sorte de biens dont
ils disposent.
Ainsi, c'est un certain taux d'intérêt 3 qui maintient à un même niveau la quantité
des « biens de production produits » et qui empêche la transformation du capital en
revenu, ou la transformation inverse. C'est un intérêt 4 qui seul rend compte de la
formation des « biens de production produits » et qui décide du principe de leur main-
tien une fois qu'ils sont apparus sur la scène économique. Schumpeter 5 peut admettre
que dans le circuit il n'y a pas « d'accumulation » supplémentaire, mais il ne peut pas
expliquer qu'il n'y ait pas (risquons le barbarisme) « décumulation », à moins qu'il ne
lasse intervenir l'existence de l'intérêt.

1 Au sens de produit imputable aux facteurs naturels.


2 Robbins, Equilibrium, p. 213.
3 Robbins, Equilibriom, p. 213.
4 Entendu au sens de rendement net des biens de production produits.
5 Robbins, Equilibrium, p. 213.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 53

Ce raisonnement ne nous semble pas attaquable si du moins l'on admet que


Schumpeter n'exclut pas du circuit les « biens de production produits ».

Le Professeur Robbins 1 s'interroge sur les raisons pour lesquelles les objections
ci-dessus n'ont pas dissuadé Schumpeter de supprimer l'intérêt dans le circuit. Il
répond ingénieusement à l'aide des distinctions que nous avons utilisées à sa suite.
Schumpeter aurait été prisonnier de la statique telle que la conçoit Clark et aurait eu
le tort d'oublier la vue plus large selon laquelle un état stationnaire des « biens de pro-
duction produits » ne peut se maintenir dans le circuit que si les agents économiques
ont intérêt à utiliser et à conserver ces biens. Le chapitre 1er du présent ouvrage
contient, touchant l'abstinence, des passages qui révèlent clairement ce que Schumpe-
ter doit à Clark, dont il emprunte la terminologie. Or, dans la statique de Clark, l'offre
de capital est rigide : la quantité de capital ne peut Pas varier; son immutabilité est
une des conditions mêmes de la statique. C'est peut-être la raison pour laquelle
Schumpeter, qui élimine l'abstinence en vue de l'augmentation des « biens de pro-
duction produits », ne tient pas compte de l'abstinence nécessaire pour que la quantité
de ces mêmes biens ne décroisse pas 2.

Il resterait, pour sauver la statique de Schumpeter, à admettre que la présence


même des « biens de production produits » est exclue du circuit. Alors, le circuit ne
fournirait aucune image, même très schématique, d'une société comportant l' « exis-
tence de la propriété privée et de l'échange » 3. Bien plus, il ne pourrait prétendre à
figurer sur le plan abstrait qu'une économie de Robinson avant la confection du
premier filet ! En d'autres termes, le circuit ne serait pas un instrument théorique
ayant par lui-même une valeur quelconque pour l'interprétation de la réalité. Il ne
vaudrait qu'en tant qu'amorce de la dynamique. L'un des volets du dyptique jouerait le
rôle de repoussoir, tout l'intérêt se concentrant sur celui où s'étale le développement
économique.

Avouons-le. Un lecteur attentif ne peut se défendre d'une impression de cette


sorte. Il semble bien que J. Schumpeter, avec une extraordinaire virtuosité technique,
se soit employé à éliminer de son « circuit » tous ces phénomènes : entreprise, capital,
profit, intérêt, pour les réintroduire avec tout leur relief et en pleine lumière dans l' «
évolution », c'est-à-dire dans la dynamique. Le drame économique est ainsi précédé
non d'une scène de présentation, mais d'une scène d'attente. Si l'art n'était pas con-
sommé, on crierait à l'artifice.

La métaphore est pourtant quelque peu injuste. Cette concentration de tous les
moyens d'interprétation et d'investigation est, en somme, conforme à l'évolution mê-
me des théories de l'économie pure, que Schumpeter a comprise et servie.

1 Robbins, Equilibrium, p. 212 et s.


2 Robbins, Equilibrium, p. 214, ajoute finement que J. Schumpeter quand il discute de la distri-
bution du revenu dans le temps, choisit précisément un cas où il n'y a pas normalement possibilité
de « décumulation » : l'exemple du revenu d'un pensionné de l'État.
3 Robbins, Equilibrium, p. 212, envisage expressément ce cas pour juger de la valeur de la statique
de J. Schumpeter.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 54

Non seulement les économistes du XXe siècle, répondant au célèbre appel de


Marshall 1, ont appliqué le principal de leurs efforts aux recherches concernant la
dynamique 2, mais encore « la théorie de l'équilibre général a subi un processus de
dynamisation de Walras à Moore » 3. D'une part, on a fait effort pour exprimer
quelques relations fondamentales prises dans leur développement, à travers des
positions successives déduites par la méthode abstraite (Pareto) ou étudiées suivant la
méthode statistique (Schulz et Moore). D'autre part, l'école de Cambridge s'est
attachée à décomposer les longues périodes, - c'est-à-dire les périodes nécessaires
pour neutraliser les perturbations produites par un facteur dynamique -, en périodes
brèves ou très brèves 4. Dans les deux cas on introduit le facteur temps dans la. vie
économique. dans le premier on étend dans le temps la valeur de généralisations
formulées par rapport à un instant donné pris comme point de départ; dans le second,
on décompose en leurs éléments des tendances qui s'harmonisent par rapport à un
point d'arrivée.

La plupart des auteurs qui ont collaboré à ce dépassement de la statique ne ramè-


nent pas toutes les manifestations de la dynamique sous un concept commun. Or, c'est
précisément ce qu'a fait Schumpeter en élaborant la notion de combinaison nouvelle.
Par là même il assignait au temps un rôle important dans la vie économique puisque,
dans son système, elle est rythmée par l'apparition de combinaisons nouvelles de
facteurs de la production et par leur extension progressive qui, en les transformant en
combinaisons courantes, leur fait perdre leur dynamisme initial. Mais ce rôle est
indirect : ce n'est pas le facteur temps,. mais la « combinaison nouvelle » qui permet à
Schumpeter, d'opposer la statique à dynamique.

1 Cf. le mot de Marshall sur le dynamique qui sera « la Mecque des économistes du XXe siècle » et
des déclarations dans le même sens chez Pautaleoni.
2 Cf. une vue synthétique de ces efforts infra. Cf. une attaque vigoureuse contre le « formalisme
statique » dans R. W. Souter, The nature and significance of economic science in recent discus-
sion ; The Quarterly Journal of economics, mai 1933, p. 377.
3 Bruno Foà, Sul metodo della scienza economica. Giornale degli Economisti, février 1932, p. 68.
4 Bruno Foà, même référence.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 55

III
LE RENOUVELLEMENT DE LA DYNAMIQUE
ET SES CONSÉQUENCES DANS LES PRINCIPALES
DIRECTIONS DE LA THÉORIE ÉCONOMIQUE

Retour à la table des matières

La génération d'économistes qui a succédé à Walras a fait porter l'essentiel de ses


efforts sur la dynamique. Ce déplacement de l'intérêt est sensible chez le plus grand
nombre des théoriciens modernes. L'attitude critique qu'ils adoptent à l'égard de la
statique est, à vrai dire, susceptible de degrés. Il en est chez qui elle se présente avec
un telle netteté de contours qu'elle équivaut presque à une condamnation. H. J.
Seraphim 1 refuse tout fondement concret aux raisonnements statiques; Moore en
dénonce l'irréalité; J. B. Clark en rappelle avec instance le caractère essentiellement
provisoire. D'autres auteurs, plus sympathiques à la statique dont ils reconnaissent les
avantages 2, marquent clairement son insuffisance et la présentent comme une sorte
d'introduction, d'étude préliminaire destinée à préparer les investigations dynamiques
qui sont le devoir principal et la tâche la plus urgente de l'économiste contemporain.

1 Statistik und Sozialökonomie, Jahrbücher für Nationalöhonomie, 1929, d'après Giovanni


Demaria, premier article cité.
2 La statique dégage plus de clarté et de précision en permettant de considérer les diverses phases
économiques isolément (Keynes). La conception de l'équilibre général est d'un plus grand secours
que la logique commune : elle révèle comment et en quel sens la variation d'une seule quantité
retentit sur toutes les autres (Sensini) ; elle permet seule de prendre une vue « panoramique » de
vastes ensembles économiques (Auspitz et Lieben) (G. Demaria, 1er article cité, p. 111) ; elle est
un réservoir d'hypothèses et d'instruments logiques (Wageman, Introduction à la théorie du
mouvement des affaires, trad. française. Alcan, p. 26). Cf. aussi Dr Sevend Riemer, Struktur und
Grenzen der statischen Wirtschaftstheorie, Archiv für Sozialwissenschalt, Septembre 1933, p. 545.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 56

Ces économistes tiennent plus ou moins explicitement pour la nature dynamique


du phénomène économique 1.

Cette vue leur est imposée par les caractères du système de production et d'échan-
ges dans lequel ils vivent, et qui est la matière de leur observation. Del Vecchio l'a
remarqué en termes pénétrants : « Le capitalisme est un système « essentiellement
dynamique » où « chaque moment de la vie économique » se présente comme un état
différent de ceux qui le précèdent et le suivent » 2. Le mouvement économique est,
par excellence, le fait normal : ses aspects divers qui retiennent l'attention ne doivent
pas dissimuler ses rythmes et ses lois.

Il était au reste naturel que l'effort principal portât sur la dynamique, étant donné
les progrès accomplis par la statique. Les applications spéciales des principes géné-
raux sont évidemment variables à l'infini et les tendances syndicales et monopolis-
tiques de l'économie moderne donnent un nouvel aliment aux analyses statiques
(Amoroso). Mais la théorie de l'équilibre général est très avancée 3 tandis que la dyna-
mique est un champ encore mal défriché.

Pour la différence que nous soulignons, il faut évidemment considérer la dyna-


mique comme un corps de propositions nettement définies et ajustées plus ou moins
organiquement. A cet égard on s'est livré aux mêmes discussions qu'en ce qui con-
cerne la date de naissance de la statique. Personne ne nie que les classiques n'aient
présenté des vues théoriques sur le progrès de la société économique qui représentent
déjà des contributions à l'étude de la dynamique économique 4. Mais la dynamique
n'était pas alors différenciée. Sa différenciation s'amorce avec les « Principes » de
Ricardo, 1827, et s'affirme avec les «Principes » de J. S. Mill 5.

1 Ludwig von Mises, Gyundprobleme der Nationaloekonomie, Iéna, 1933, indique nettement sa
position à l'égard de l'emploi du couple statique- dynamique (p. 104 à 106) :
a) Ces concepts doivent être dépouillés des analogies mécaniques qu'ils impliquent. Il doit
être entendu qu'ils ne peuvent trouver ,emploi dans la science économique qu'avec un contenu
propre et particulier, valable pour cette discipline et pour cette discipline seule. La similitude de
terminologie a donc créé plus de confusions qu'elle n'a rendu de services (cf. la remarque qui a été
présentée supra, p. 5, note 3).
b) L. von Mises appelle « méthode statique » celle qui consiste à rechercher les effets de la
modification d'un facteur, coeteris paribus. Il ne s'agit donc pas de dresser tout un tableau de la
vie économique sous certaines conditions, mais d'isoler par la pensée un facteur, un élément, tous
les autres étant supposés sans changements (comparer avec la position adoptée par Marshall,
supra, pp. 54 et 55).
c) L. von Mises estime que presque toutes les acquisitions positives de l'économie nationale
théorique sont dues à l'emploi de la méthode statique. Il reste entendu que le mot : statique ne doit
pas nous leurrer. La méthode statique a précisément Pour but l'étude du changement (ouvrage cité,
p. 105). Les prétendues lois historiques dynamiques que l'on a tenté de dégager n'ont pas selon
Mises le caractère des lois scientifiques : le caractère de généralité. Des tentatives comme celle de
Breysig présentent le même défaut.
2 G. Demaria, premier article cité, p. 114
3 G. Demaria, premier article cité, p. 113.
4 G. Demaria, premier article cité, pp. 115 et 116. A. Smith et Malthus ont mis l'accent sur la
prospérité de l'agriculture et la relation rente-salaire ; Ricardo sur la prospérité industrielle et la
relation profit-salaire, pour mettre au jour la ligne et le caractère du progrès économique. L'école
historique, avec sa conception d'une succession de « périodes » ou « phases » distinctes de la vie
économique, s'est, elle aussi, engagée dans une ligne de recherches dynamiques.
5 G. Demaria, même référence.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 57

Aujourd'hui, les contributions principales à la dynamique se répartissent en trois


grands groupes 1 que nous caractériserons brièvement afin de pouvoir situer et
apprécier la dynamique de J. Schumpeter.

Le premier groupe comprend les auteurs qui construisent la statique en employant


la méthode déductive. De cette méthode procède la théorie des positions multiples
d'équilibre statique. Elle consiste à décrire des positions différentes et successives
d'équilibre statique, en partant du postulat que les différences entre ces formes
diverses d'équilibre statique sont imputables à l'action de phénomènes dynamiques.
Attitude assez illusoire, puisqu'elle renonce à atteindre la phase de transition, l'entre-
deux qui sépare les équilibres successifs et qui constitue précisément la substance de
la dynamique.

Dans la famille des conceptions déductives, la théorie de la société uniformément


progressive de Cassel occupe une place à part. Elle se développe dans le plan du
quantitatif et du continu. Elle vise trois séries de transformations : augmentation de la
production proportionnelle à celle de la population (production par tête constante) ;
augmentation de la production en face d'une population stationnaire (production par
tête croissante) ; augmentation de la production plus rapide que l'augmentation de la
population (production par tête croissante). De ces formes de « progrès » la théorie de
Cassel n'étudie que la première. De son énoncé même, il résulte qu'elle repose sur une
hypothèse 2 éloignée de la réalité et qu'elle n'embrasse que les faits de production.

Enfin, toujours dans le même groupe, prend place la théorie de l'équilibre écono-
mique dynamique que Pareto a annoncée dans son Cours et dessinée dans une note
parue au Giornale degli Economisti en 1911. En ce qui concerne un individu isolé,
cette théorie ne s'éloigne pas beaucoup de la voie habituelle des approximations suc-
cessives : elle part de l'état statique et analyse ensuite les éléments perturbateurs qui
agissent sur lui 3. Quant à l'extension de cette théorie à toute une société, qui a été
tentée par Guido Sensini 4, elle se heurte à des obstacles insurmontables en l'état
actuel de nos connaissances, car on ne connaît pas le système d'équations de l'équi-
libre démographique et l'on connaît encore moins, par voie abstraite, le mode de
variation de la population dans tous les temps.

Le second groupe comprend les auteurs qui emploient la méthode inductive et


statistique. Leur trait commun est un souci de relativisme. Leurs études de dynamique
ne valent que pour un système de production et d'échanges de type capitaliste. Puis,
au lieu de présenter une théorie de la dynamique, ils s'efforcent de suivre les effets
d'un facteur ou d'un groupe de facteurs perturbateurs, sans oublier, jamais l'arbitraire
d'un procédé qui dissocie ce qui, dans la réalité, est intimement fondu. Parmi les plus
connues de ces contributions, qui procèdent de la pensée de Jevons, on peut citer la
théorie de Clark sur les cinq facteurs de la dynamique, la théorie de Patten sur les
effets du progrès social, les théories de Pantaleoni sur le développement des dépenses
fixes par rapport aux dépenses variables.

1 G. Demaria, articles cités.


2 Le progrès économique en fait se réalise sans que la production par tête ait à rester constante.
3 G. Demaria, premier article cité, p. 126.
4 G. Demaria, premier article cité, p. 126.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 58

Reste le troisième et dernier groupe de recherches qui se forme autour de la


théorie de l'équilibre mobile de Moore. Moore 1 entend par « oscillation économique
» une fluctuation complète d'une quantité autour de sa position normale d'équilibre.
Mais cette position normale n'est pas définie abstraitement. Les tendances séculaires
des prix et des produits telles qu'elles peuvent être révélées par la statistique sont
considérées comme représentant les situations normales. Autour de cette ligne, des
oscillations économiques se produisent, qui seront étudiées telles qu'elles sont provo-
quées par la concurrence réelle, concrète, historique, et non par une concurrence
hypothétique et absolue 2. Par ces choix, Moore estime échapper au reproche d'irréali-
té que l'on peut diriger contre les théories de l'équilibre général. « L'équilibre géné-
ral », déduit au moyen de fonctions irréelles et à partir d'une fausse prémisse (le
régime de libre concurrence absolue), n'a pas seulement le défaut d'être hypothétique
et statique : il ne peut pas être rendu semblable à un équilibre réel ou mobile, parce
qu'à mesure qu'on le rapproche de la réalité on détruit toute l'armature de suppositions
sur lesquelles il repose. Il en va tout différemment quand on prend les mouvements
des fonctions réelles de la demande, des fonctions réelles de l'offre, des coefficients
réels de production. Puisque ces fonctions sont déduites de la statistique courante,
elles ne sont pas valables seulement dans les limites d'un « régime hypothétique de
libre concurrence absolue », mais elles subsistent dans le complexe mobile que nous
pouvons observer, d'industries concurrentes, de monopoles partiels, de monopoles
totaux. Du moment que, dans la vie économique réelle, un équilibre mobile est effec-
tivement atteint, en conformité avec ces fonctions réelles, la prémisse fondamentale
que nous cherchons doit être une description sommaire des conditions sous lesquelles
les fonctions réelles conduisent à l'équilibre mobile. Ces conditions se résument dans
la recherche du maximum d'utilité de la part de chaque membre de la société écono-
mique. C'est la concurrence dans le sens fondamental du mot et il n'est nullement
besoin d'invoquer une prémisse irréelle de libre concurrence absolue ni d'admettre
une condition hypothétique statique dans un équilibre stable.

Embrassons maintenant l'ensemble de l'évolution théorique qui vient d'être es-


quissée. Nous sommes partis d'une dynamique indifférenciée qui, chez les classiques,
fait pendant à l'équilibre stationnaire : les deux conceptions s'appliquent a des états
réels et concrets de la société économique, puis, avec les théoriciens de l'équilibre,
statique et dynamique, revêtent le caractère de constructions abstraites et hypothéti-
ques qui se détachent du réel. Avec les partisans des dynamiques partielles du type
inductif et avec la théorie générale de l'équilibre mobile de Moore, on assiste à un
retour au concret. On prétend maintenant dépasser l'apport de l'école mathématique
et substituer à un système d'équations des propositions logiques très voisines du réel
(Marshall) ou des fonctions réelles (Moore) 3.

1 Suivi par un certain nombre d'économistes, Schulz par exemple ou Carli. Pour un exposé de la
théorie de Moore, cf. l'ouvrage de cet auteur : Synthetic Economics. New-York, 1929 et les
analyses très précises de G. Demaria, second article cité, pp. 242 à 254. L'exposé que je présente
au texte prend pour base les développements de F. Carli, Teoria generale della economia politica
nazionale. Milan, 1931
2 F. Carli, ouvrage cité, pp. 75, 76, Carli traduit à cette place la page fondamentale de Moore à
laquelle nous empruntons les lignes citées au texte.
3 Ou Wageman. Wageman (Introduction à la théorie de mouvement des affaires, Alcan, 1932, P. 5)
présente la théorie de la conjoncture comme une théorie « des mouvements économiques et de
leurs rapports déterminés par des lois ». Cette définition extensive montre bien que, conçue d'une
certaine façon, la Konjunkturlehre se confond avec la dynamique même.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 59

Quelle place occupe dans cet ensemble la pensée de Schumpeter ? De même que
le « circuit » (Kreislauf) ne coïncide pas avec la statique au sens habituel de ce mot,
de même l'évolution (Entwicklung) n'est pas assimilable aux notions courantes de
dynamique.

Se demandant comment on peut sortir du circuit, Schumpeter se refuse à faire


appel aux événements extra-économiques (techniques, politiques, sociaux), qui com-
posent la trame de la vie d'une société concrète. Pas davantage il ne retient les faits
d'adaptation continue et de progression d'une société économique à la croissance de la
population ou du capital. N'admettant, pour rompre le circuit, que des éléments pure-
ment économiques il énonce que du circuit à l'évolution on ne peut passer que par
une combinaison nouvelle des facteurs de la production. L'évolution se définit donc,
quant à sa forme, comme le déplacement d'un état d'équilibre 1 discontinu dans son
allure et économique dans son origine, ou plus brièvement, comme la modification
spontanée et discontinue du parcours du circuit.
L'évolution, caractérisée quant au fond, découle donc de l'exécution d'une combi-
naison nouvelle. Ce concept englobe cinq cas : 1˚ la fabrication d'un bien nouveau 2 ;
2˚ l'introduction d'une méthode de production nouvelle; 3˚ l'ouverture d'un débouché
nouveau ; 4˚ la conquête d'une source nouvelle de matière première; 5˚ la réalisation
d'une nouvelle organisation (par exemple l'établissement d'une situation de mono-
pole).

La réalisation de cette combinaison nouvelle est la. caractéristique de l' « entre-


prise » au sens où J. Schumpeter emploie ce mot et la fonction propre de l'entrepre-
neur.

Sans entrer dans le détail de théories que nous retrouverons, notons à cette place
que tous les phénomènes de la dynamique (Entwicklung) découlent de cet événement
fondamental. L'entrepreneur ne peut exercer sa fonction que par l'emploi du capital
monétaire ; il réalise des gains résultant de l'exécution de combinaisons nouvelles ou
profits, sur lesquels le capitaliste prélève une sorte d'impôt: l'intérêt. Les crises s'ex-
pliquent par les troubles résultant de l'exécution de la nouvelle combinaison, et par le
mode d'apparition des entrepreneurs sur la scène économique 3.

Nous analyserons et critiquerons ces liaisons. Mais nous en savons assez pour
percevoir les rapports de la théorie du circuit avec les autres théories de la dyna-
mique.

La dynamique 4 de Schumpeter repose toute entière sur un même phénomène ma-


jeur : la combinaison nouvelle des facteurs de la production, qui l'explique dans tou-
tes ses manifestations. De la combinaison nouvelle, quand on a exactement compris la

1 Ou, ce qui revient au même, le passage d'un circuit à un autre circuit.


2 Pour la définition du ternie nouveau dans toute cette série, on se reportera au texte même de la
traduction.
3 Cf. infra les développements sur l'apparition « en grappes » des entrepreneurs.
4 J'emploie, pour la commodité, ce terme sous la réserve renouvelée qu'il n'y a pas exacte coïnci-
dence entre « dynamique » et « évolution ».
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 60

pensée de l'auteur, dérivent tous les évènements de l' « évolution » 1. C'est pourquoi
l'on peut contester la classification de Giovanni Demaria 2, qui range notre auteur
parmi ceux qui ont donné des théories dynamiques et non construit un système
dynamique. J. Schumpeter a bien entendu présenter une dynamique unitaire, et on
doit reconnaître (abstraction faite pour le moment de toute appréciation quant au
fond) qu'il y est parvenu. Il semble donc qu'il s'oppose,- bien loin de les rejoindre-,
aux économistes qui estiment que les phénomènes dynamiques ne se prêtent pas à une
élaboration théorique d'ensemble 3. Aussi bien sa conception ne rejoint pas celle de
Murray suivant laquelle il y a une dynamique de l'échange, une dynamique de la dis-
tribution, une dynamique de la consommation, du moins si cette opinion a un contenu
positif et si elle prétend à autre chose qu'à régler une simple question de présentation.
En tout cas, elle fait contraste avec toutes les dynamiques 4 qui sont construites à
partir de l'énumération d'une série plus ou moins hétérogène de facteurs sans lien
logique et sans connexion sociologique directe les uns avec les autres. Ainsi, la notion
de combinaison nouvelle ,englobe deux des facteurs dynamiques cités par Clark
(perfectionnement de la technique. perfectionnement de l'organisation), mais placés
dans un jour tout différent et surtout reliés logique-ment (en compagnie de plusieurs
autres) à une même idée théorique 5.

La dynamique de Schumpeter tire au surplus son originalité maîtresse de ce


qu'elle n'est pas commandée par des facteurs extérieurs et extra-économiques comme
la plupart des autres dynamiques. L'adaptation continue d'un système économique à
des données extra-économiques telles que la croissance de la population ne nécessite
pas, selon l'auteur, un appareil logique particulier 6. Schumpeter entend étudier com-
ment une société économique en état de circuit peut d'elle-même, sans recours à des
influences extérieures, passer à l'état d'évolution. Il éloigne de la sorte délibérément
ses représentations de la réalité concrète, mais il reste fidèle au propos qu'il a formé
de construire une économie essentielle 7. On a parfois proposé de subdiviser 8 la dy-
namique en deux disciplines : la cinématique et la dynamique, stricto sensu. La pre-
mière rendrait compte des mouvements économiques en fonction du temps sans
considérer les forces qui les provoquent, tandis que la seconde aurait pour objet
propre l'étude de ces forces. L'évolution de Schumpeter ressortit à l'un et à l'autre
domaine. Elle comporte une représentation des mouvements économiques qui utilise
les concepts généralement usités dans la dynamique 9. Mais elle énonce les causes de

1 Ceux qui aiment les métaphores pourraient dire que la dynamique de Schumpeter est conçue
comme un drame qui respecte l'unité d'action. Comme toutes, la dite métaphore pèche par de
nombreux points. En tout cas, dans ce drame il y a un « premier rôle » : l'entrepreneur.
2 G. Demaria, premier article cité, p. 128.
3 G. Demaria, premier article cité, p. 118.
4 Clark, Pantaleoni par exemple ; le second a enrichi l'énumération des cinq facteurs de Clark par
trois éléments nouveaux : 1˚ l'action de l'agent économique en tant qu'il est mu par des mobiles
moraux et non pas seulement économiques; 2˚ l'augmentation des frais généraux par opposition
aux frais spéciaux de production; 3˚ les réformes entraînant des changements de la structure
économico-juridique de la société. J. Demaria, premier article cité, p. 117.
5 En revanche, l'augmentation au capital, l'accroissement de la population, la transformation des
besoins du consommateur ne sont pas en tant que tels, considérés comme des facteurs de
l'évolution par Schumpeter.
6 Cf. le texte de la traduction.
7 Cf. supra.
8 G. Demaria, premier article cité, p. 120.
9 Changements et « résistances » (Clark) ; équilibres successifs (Walras, Pareto) ; quasi-rente,
distinction des longues et des courtes périodes (Marshall). L'un des rôles fondamentaux de
l'entrepreneur est de vaincre les résistances que le milieu oppose à la « combinaison nouvelle ».
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 61

ces mouvements en les ramenant à une cause maîtresse, intérieure au circuit : la


combinaison nouvelle des facteurs de la production.

Une dynamique ainsi conçue n'a pas le caractère mécanique qu'offrent les analy-
ses des économistes mathématiciens ou même la théorie de Cassel sur le progrès
continu de la société économique. Celles-là « statisent » la dynamique : elles décri-
vent une série d'états immobiles différents et successifs pour donner une idée du
mouvement. Celle-ci, en partant d'un mouvement continu, simplifie arbitrairement la
réalité et a recours à une régularité purement arbitraire pour donner une idée de la vie
économique qui est faite d'une combinaison de rythmes et d'irrégularités. Ces schè-
mes logiques ne rendent pas compte de l'effort créateur de l'agent économique aux
prises avec des résistances extérieures. Schumpeter, en revanche, travaille dans cette
ligne d'observations et de recherches 1. Son système a une signification éminemment
psychologique et sociologique. La terminologie employée le révèle. Évolution
(Entwicklung) remplace dynamique. Cette transformation que traduit le langage don-
nera au moins partiellement satisfaction à ceux qui, critiquant le terme : dynamique,
proposaient de le remplacer par celui d' « économie progressive » 2.
Quels rapports exacts y a-t-il entre la dynamique de Schumpeter et la notion de «
système économique » ? N'est-elle valable que pour un système de type capitaliste ou
pour tout système quel qu'il soit : capitalisme, collectivisme, artisanat, économie
fermée ? Il faut répondre par une distinction.
En leur principe, les notions d'Entwicklung et celle de combinaison nouvelle sont
applicables à tous les systèmes économiques quels qu'ils soient, et peuvent servir de
base à la construction d'une dynamique appropriée à chacun de ces systèmes. L'auteur
lui-même note que le processus décrit se produirait encore dans une économie fermée
ou dans une économie collectiviste. L'économie russe, par exemple, a réalisé et
réalise chaque jour des combinaisons nouvelles. La Jonction d' « entreprise » au sens
où la définit Schumpeter demeure donc 3. On peut même dire qu'il y a là une des
difficultés maîtresses auxquelles se heurte présentement le gouvernement des soviets.
Il ne doit pas seulement faire fonctionner une économie « planifiée » qui se rapproche
du circuit décrit par Schumpeter, en ce sens qu'elle tend au moyen de procédés don-
1 Del Vecchio, G. Demaria, premier article cité, p. 118, a donné une classification des phénomènes
statiques et dynamiques moins extérieure et moins mécanique que celle de l'école mathématique.
Cette dernière transpose les catégories de la mécanique non seulement en distinguant statique et
dynamique, mais en pro osant une classification ultérieure des phénomènes dynamiques. La plus
courante est celle de Pareto qui distingue les phénomènes dynamiques selon qu'après eux : 1˚ il y a
retour au précédent équilibre ; 2˚ il y a formation d'un nouvel équilibre; 3˚ il n'y a aucune position
d'équilibre. Cette transposition des schèmes de la mécanique rationnelle appréhende les faits
économiques par l'extérieur, sans atteindre le principe même de la modification de l'équilibre et
sans modeler les instruments logiques à la forme des réactions d'une société économique réelle.
Del Vecchio entend par phénomènes statiques non des états de repos, mais les variations telles
que la société tende à revenir aux points où elle est déjà passée; par phénomènes dynamiques ceux
qui changent la structure économique de la société ou qui se présentent comme des facteurs
historiques nouveaux.
Cette classification moins extérieure, moins rigide et d'inspiration moins mécaniste et moins
purement quantitative que celle de l'école mathématique, est un effort pour rapprocher la repré-
sentation conceptuelle de la forme des mouvements d'une société réelle. Elle reste très différente
de la position de Schumpeter.
2 G. Demaria, premier article cité, p. 120.
3 Mais l'entreprise comme institution (cf. la définition proposée dans : Sociétés d'économie mixte et
système capitaliste. Revue d'économie politique, 1933, p. 1279) et l'entrepreneur capitaliste com-
me type sociologique sont, dans une large mesure, éliminés.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 62

nés par l'expérience à s'adapter progressivement aux besoins. Mais il doit construire
une économie nouvelle, c'est-à-dire faire des prévisions et opérer des réalisations qui
ressortissent à l'Entwicklung 1. Les erreurs commises et les obstacles rencontrés
montrent l'importance de la frontière que Schumpeter trace entre le « tout fait » et
l'innovation dans le plan économique.

Il n'en reste pas moins que telles qu'elles sont présentées, développées et analy-
sées par J. Schumpeter dans sa dynamique, les notions de combinaison nouvelle et
d'entreprise expriment le développement du système capitaliste. Une partie des
conséquences économiques et les conséquences sociales qu'il en tire ne sont valables
qu'à l'intérieur des limites d'un tel système.

Pour achever cette série de comparaisons, on retiendra enfin que la dynamique de


Moore et celle de Schumpeter ne s'opposent pas en principe. Le premier s'emploie à
construire une dynamique à partir des données concrètes de la statistique. Le second
fournit des vues générales et théoriques qui, au moins à titre d'hypothèses, peuvent
être retenues pour interpréter les conceptions de l'équilibre mobile.

Des hypothèses de cette sorte et de cette valeur sont d'autant moins inutiles que la
dynamique aujourd'hui reste encore largement descriptive et n'est pas en état d'établir
des relations fonctionnelles sûres entre les diverses phases de la vie économique 2. On
est même en droit de se demander si des vues aussi simples et aussi ingénieuses que
celles de Schumpeter ne conserveront pas toujours une utilité. Nous ne possédons des
renseignements statistiques susceptibles d'être scientifiquement traités que depuis peu
de temps. Nous sommes donc impuissants à comparer 3 des séries d'uniformités statis-
tiques d'un « système économique » à l'autre, du système de l'économie fermée ou de
l'artisanat par exemple au système capitaliste. A supposer par conséquent que l'écono-
miste puisse un jour donner une dynamique parfaitement satisfaisante du capita-
lisme 4, pour raccorder sa science à la connaissance d'un passé plus ou moins lointain,
il devra avoir recours à la description historique synthétique et à l'interprétation
théorique purement abstraite. Ces seules voies lui permettront de s'aventurer dans un
domaine fermé à l'enquête et à l'élaboration statistiques, au sens moderne de ce mot.

1 J'utilise ici une remarque sur laquelle insiste - dans un autre éclairage - G. Dobbert, L'economia
programmatica nella U.R.S.S. L'Economia programmatica. Florence, 1933, p. 148.
2 G. Demaria, second article cité, p. 255.
3 G. Demaria, second article cité, pp. 256, 257.
4 Ou du collectivisme.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 63

A. - LA THÉORIE DE L'ENTREPRISE ET DE
L'ENTREPRENEUR.

Retour à la table des matières

L'entreprise et l'entrepreneur sont unanimement considérés comme les ressorts


fondamentaux du mécanisme de la production, des échanges et de la répartition dans
une économie à base de marché. Tous les auteurs qui en ont traité récemment accep-
teraient - à des nuances près - la formule de W. Sombart selon laquelle entreprise et
entrepreneur sont les forces motrices de l'économie capitaliste moderne 1. L'action
prépondérante de l'entrepreneur dans l'évolution du capitalisme ne vient pas seule-
ment de ce qu'il emploie des méthodes nouvelles de production, niais encore de ce
que son rôle à l'égard du consommateur, - contrairement à celui du producteur de
l'époque artisanale - est actif et non passif. L'entrepreneur dirige et crée de plus en
plus les goûts et les besoins du consommateur. Ces goûts et ces besoins, dans le
dernier stade de l'évolution de l'économie de marché, « sont un élément plus déter-
miné que déterminant de la production » 2.
Qu'est-ce donc au juste que l'entreprise et l'entrepreneur ?

Malgré des progrès notables, aucune des principales réponses théoriques ne fait
l'unanimité. En utilisant largement les travaux de J. Schumpeter étrangers au présent
ouvrage 3, et en les éclairant par les analyses les plus récentes, nous situerons et
examinerons dans un esprit critique la réponse que notre auteur donne à cette question
fondamentale.

a) L'entreprise comme institution. - Le terme entreprise est employé aujourd'hui


couramment dans des sens divers, non seulement parce qu'on hésite sur le critérium
de distinction à retenir, mais encore parce qu'on ne détermine pas clairement le point
de vue sous lequel on veut aborder le phénomène.

L'entreprise peut être considérée, au départ, comme une institution, c'est-à-dire


comme un ensemble stable et organisé d'éléments et de relations, formé en vue d'ac-
complir l’œuvre de production.

1 Giovanni Demaria, Studi sull'attività dell'imprenditore moderno. Rivista internazionale di scienze


sociali e discipline ausiliarie, avril 1929, p. 39 et s. ; E. Schwiedland, Zur Soziologie des
Unternehmers, Hirschfeld. Leipzig, 1933,pP. 3. Les entrepreneurs sont les « créateurs et const-
ructeurs » de l'économie contemporaine. Cf. pour la distinction entre Wirtschafter et Unternehmer,
Hans Mayer Untersuchung zu dem Grundgesetz der wirtschaftlichen Wertrechnung, Zeitschrift fur
Volkswirtschaft und Sozialpolitik N. F., 2 Band., pp. 1 et sq. - On trouvera des indications intéres-
santes dans le travail de Johannes Gerhardt, Wirtschaftsführung, Grenzen eimer Wirtschafts-
demokratie, Tübingen, 1930.
2 G. Demaria, article cité, p. 42. L'auteur, p. 41 en note, Cite un exemple très typique non seulement
pour le marché italien, mais pour les principale nations du monde : celui des appareils de radio.
Dans ce cas, de toute évidence la demande a été créée par l'entrepreneur moderne.
3 Notamment le grand article : Unternehmer, Handwörterbuck der Staatswissenschaften. Iéna, 1928,
Band VIII; désormais cité : Schumpeter, Unternehmer.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 64

Ainsi entendue, l'entreprise est définie généralement par les auteurs de langue
française en termes tels que la catégorie : entreprise est valable pour tout «système
économique » : économie familiale, artisanat, capitalisme, ou, du moins, pour plu-
sieurs d'entre eux 1. Mais si, à partir des données positives de l'histoire on dégage les
caractéristiques que possèdent en commun une grande exploitation de l'antiquité, une
exploitation artisanale du Moyen-Age et une entreprise moderne, par exemple une
société par actions, on obtient un résidu si insignifiant qu'on peut se demander s'il ne
gêne pas l'explication et la compréhension, au lieu de les faciliter.

Aussi les économistes qui, directement ou indirectement, acceptent certaines des


positions maîtresses de l'école historique allemande, définissent-ils l'entreprise dans
les limites d'un même système économique : le capitalisme. Ils s'exposent à la diffi-
culté contraire de celle qu'éprouvent les auteurs du groupe précédent. Ils ne rendent
pas compte des continuités inhérentes au développement de la vie économique 2. Ils
ne proposent pas en conséquence une notion purement économique de l'entreprise,
mais la saisissent comme l'élément d'un ensemble technique, juridique, économique,
social. Elle est alors une institution qui ne se comprend qu'au milieu d'autres institu-
tions. Elle est indépendante à l'égard de l'État (Sombart) et de l'économie familiale,
dont elle s'est progressivement détachée (Sombart, Liefmann). Elle suppose le calcul
en capital (Kapitalrechnung) (Weber, Liefmann). Elle implique séparation des fac-
teurs de la production : capital et travail. Elle a pour bases la propriété et le contrat.
Elle a pour but le gain en monnaie 3. En faisant état de toutes ces simultannéités histo-
riques, on est conduit à une formule du type de celle-ci:

L'entreprise est une organisation de la production dans laquelle on combine les


prix des divers facteurs de la production, apportés par des agents distincts du proprié-
taire de l'entreprise, en vue de vendre un bien ou des services sur le marché, pour
obtenir par différence entre deux prix (prix de revient et prix de vente), le plus grand
gain monétaire » 4.

On peut se rapprocher plus encore de la réalité historique concrète. J. Schumpeter


le méconnaît moins que quiconque 5. Dans l'article du Handwörterbuch cité, il montre

1 Truchy, Cours, Sirey, 1929, p. 147 : « toute organisation dont l'objet est de pourvoir à la
production ou à l'échange, ou à la circulation des biens ou des services... l'unité économique dans
laquelle sont groupés les facteurs humains et matériels de l'activité économique. P. Reboud,
Précis, Dalloz, 1932, P- 185 : « L'entreprise est une organisation de la production des biens ou des
services destinés à être vendus dans l'espoir de réaliser des bénéfices ». Cet auteur note
expressément qu'un artisan, qu'un paysan propriétaire qui fournit seul tous les facteurs de la
production dont il a besoin, est un entrepreneur. Landry dans son Manuel d'Économique donne lui
aussi une définition très large de l'entreprise et parle d'entreprise patronale et d'entreprise
coopérative.
2 J. Schumpeter, Unternehmer, le dit très bien : « Le commerçant du XIe siècle qui a introduit en
Angleterre de la soie, des joailleries ou d'autres marchandises, ne se distingue d'un commerçant
contemporain ou d'un commerçant du temps de Tacite ni par un mode de pensée différent sur le
plan économique, ni par une autre conception du profit, ni par l'emploi de principes vraiment
différents, mais parce que le milieu dans lequel il se trouve placé, et par conséquent les réactions
qui lui sont imposées, sont différents. »
3 Abstraction faite de la question de savoir si c'est l'entreprise qui a suscité et répandu l'esprit
capitaliste de gain ou si tout un milieu social imprégné de cet esprit a crée son organe : l'entreprise.
Schumpeter, Unternehmer, pose la question et semble pencher pour la seconde alternative.
4 Sociétés d'économie mixte et système capitaliste. Revue d'Économie Politique, 1933, p. 1279.
5 J. Schumpeter, Untermehmer.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 65

avec une grande pénétration comment, plus on remonte dans le temps, plus l'entre-
prise commerciale prend d'importance par rapport à l'entreprise industrielle, en sorte
qu'on peut dire que « c'est le commerce qui a créé l'entreprise ». Il montre l'extension
progressive du domaine de l'entreprise, il fait voir comment, dans les milieux où des
cadres économiques et juridiques différents n'existaient pas (Amérique), elle a créé
une structure sociale en rapport avec sa nature propre. Il décrit comme des types
successifs l' « entreprise dans l'économie de concurrence » qui se libère progressive-
ment de l'emprise de l'État et « l'entreprise du néo-mercantilisme » qui, en vertu de
ses dimensions mêmes 1 aussi bien que par l'effet de sa structure, est soumise à
l'emprise étatique.

Mais il est clair que, puisque Schumpeter entend isoler les faits économiques et
présenter une économie « essentielle », ces élaborations de sociologie économique ne
sauraient lui donner pleine satisfaction : il les utilise, mais les dépasse.

Retour à la table des matières

b) L'entreprise comme ensemble de fonctions. - On reste au contact des interpré-


tations précédentes en considérant l'entreprise comme un ensemble de fonctions
exercées par un organisme unitaire et vivant (Hobson, Othmar Spann) 2. Les principa-
les d'entre elles sont : la coordination des facteurs de la production, leur combinaison
dans des proportions déterminées, l'exécution matérielle d'une telle combinaison par
une organisation permanente, enfin l'adaptation de l'offre du produit obtenu à la de-
mande. En pénétrant plus encore la réalité concrète, on aboutirait à la distinction des
fonctions spéciales de l'entrepreneur dans l'administration de l'entreprise 3. En pous-
sant la description et en l'alliant dans une proportion variable avec des vues norma-
tives, on met au jour les fonctions sociales de l'entrepreneur 4.

Que ces diverses fonctions soient assumées par des organismes relativement
indépendants et non exercées consciemment et suivant un plan prémédité par des cen-
tres administratifs, c'est ce qui permet de distinguer l'économie d'entreprise en vue du
profit, de l'économie « planifiée » en vue de la satisfaction du besoin 5.

Les fonctions qui viennent d'être énumérées et qui se rattachent à un même orga-
nisme, l'entreprise, peuvent être exercées par un agent économique concret ou par
1 La crise a bien montré comment, à partir d'une certaine dimension, l'entreprise privée devient en
fait une entreprise d'intérêt publie. (1 Le principe d'indifférence de l'État à l'égard de l'entreprise,
écrit Schumpeter (Unternehmer) est alors inapplicable même pour un État de tendances extrême-
ment libérales, à supposer qu'un tel État soit possible. »
2 Gaëtan Pirou, L'utilité marginale, édition citée, p. 267.
3 Cf. en France les travaux de Fayolle, les développements intéressants contenus dans l'ouvrage de
Pawlewsky, Le rôle du chef d'entreprise dans la grande industrie. Paris, 1924, et les analyses du
professeur François Simiand dans le premier volume de son Cours d'Économie Politique professé
au Conservatoire des Arts et Métiers (Paris, éditions Domast et Monchrestien).
4 Fonctions que l'entrepreneur concret joue en fait souvent de gré ou de force. Quel que soit l'intérêt
que présente le travail cité du professeur Schwiedland, il n'est pas exempt sous ce rapport de toute
tendance apologétique; cf. surtout pp. 13 a 19.
5 J. Schumpeter (Unternehmer) a bien mis en lumière le caractère purement relatif de cette oppo-
sition. jamais, même à la belle époque de pur libéralisme, l'entreprise privée de type capitaliste n'a
occupé l'ensemble de la sphère économique. De plus, l'entreprise de ce type satisfait les besoins,
mais ne fonctionne pas directement et immédiatement en vue de cette satisfaction.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 66

plusieurs. Les transformations du milieu jointes aux progrès de l'analyse ont incité les
économistes à décanter progressivement leurs vues théoriques. Sous le nom de
« merchant », Locke a donné une description superficielle, mais point radicalement
incorrecte ni pour son temps, ni pour le nôtre, de l'entrepreneur 1. Les classiques ont
brossé le portrait du « master », du donneur de travail, mettant au jour, sous la pres-
sion des faits, cette relation de dépendance entre Arbeitnehmer et Arbeitgeber qui
peut être considérée comme une préfiguration ou plus exactement comme une amorce
des théories socialistes de l'exploitation 2. Quoique l'on ait exagéré cette confusion 3,
les classiques anglais et surtout Ricardo et ses successeurs jusqu'à J. S. Mill 4 présen-
tent la détention du capital et l'exercice du rôle d'entrepreneur comme inséparables 5.

Ce fut le mérite de J. B. Say en France et de Hermann en Allemagne 6 d'avoir


dénoué cette conjonction erronée et d'avoir attribué comme fonction essentielle à
l'entrepreneur le travail d'organisation. Mais le terme organisation, comme le mot
anglais « management », couvre des éléments multiples et hétérogènes. Les analyses
du libéralisme continental, qui accusaient un progrès sensible, étaient loin de jeter sur
le phénomène examiné la clarté désirable.

L'évolution ultérieure de l'économie capitaliste a fait une fois de plus « glisser » le


problème et a contraint à préciser les investigations. La technique de la grande entre-
prise contemporaine, tout en vérifiant les distinctions de l'école française, en a imposé
de nouvelles : elle a rénové le problème de la définition de l'entrepreneur.

1 J. Schumpeter, Unternehmer : Développement de l'analyse scientifique touchant le sujet de


l'entreprise.
2 Sociologiquement, cette notion de dépendance est fondamentale. C'est elle que l'on doit invoquer
aujourd'hui pour définir le domaine du droit du travail (Hueck und Nipperdey, Arbeitsrecht; W.
Kaskel, Arbeitsrecht), celui du contrat de travail (Capitant et Cuche, Précis de législation
industrielle ; chapitre consacré par M. Rouast au contrat de travail dans la grand traité publié sous
la direction du Professeur Ripert). En matière d'accidents du travail, la même notion est de plus en
plus la base de la jurisprudence extensive des tribunaux français (Rouast, même référence).
3 Cf. F. Perroux, Le problème du profit. Lyon, 1926, p. 47 et s. ; J. Schumpeter admet aussi
(Unternehmer) qu'Adam Smith s'est parfaitement rendu compte de l'existence et de l'importance
de la classe des capitalistes qui n'exercent pas des fonctions d'entreprise. Quand on serre de près
les textes, on voit qu'il fait une différence entre l'individu qui investit son capital dans une affaire
et par là le soumet à l'aléa de la production, et celui qui se borne à prêter son capital en stipulant le
remboursement et le versement d'arrérages fixes. Mais il n'attribue pas expressément la qualité et
le titre d'entrepreneur au premier.
4 J. Schumpeter, Unternehmer.
5 On sait la part que l'observation du milieu a dans cette confusion. Au début de l'industrialisme, ce
qui frappait l'attention c'étaient les grandes inventions. On découvrait alors les techniques de la
production moderne. L'essentiel était de les mettre rapidement en oeuvre beaucoup plus que
d'abaisser méthodiquement le prix de revient. Or, beaucoup de ces inventions ont été faites par des
artisans ou par des travailleurs manuels qui, le plus souvent, n'exploitèrent pas eux-mêmes leurs
découvertes. Aussi les classiques anglais insistent-ils sur la division du travail, conséquence du
machinisme, œuvre indirecte de l'inventeur beaucoup plus que sur l'organisation des hommes et
des choses et sur l'ajustement des prix, qui sont du ressort du manufacturier.
De plus, les capitaux n'étaient ni aussi abondants ni aussi « fluides » que par la suite. Les insti-
tuts et les titres de crédit étaient imparfaits et peu spécialisés. Il était donc malaisé à un individu
qui ne possédait pas lui-même de capitaux de réunir les sommes nécessaires pour fonder une ma-
nufacture. Les premiers manufacturiers sont, d'ordinaire, des propriétaires importants. Aussi
comprend-on que la détention d'un capital soit apparue aux classiques anglais comme un signe
d'aptitude aux affaires, une sorte de vocation à l'entreprise.
6 J. Schumpeter, Unternehmer, même référence.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 67

La société par actions a non seulement accentué la scission 1 entre capital d'une
part, organisation et direction d'autre part, elle a encore fait apercevoir qu'il y a une
véritable opposition entre le capitaliste et le ou les individus qui assument les risques
de l'entreprise 2. La société par actions, tant par les spécialisations qu'elle suscite que
par les antagonismes qu'elle révèle, étaye donc d'arguments nouveaux et éclatants la
distinction du capitaliste et de l'entrepreneur.

L'évolution du capitalisme, en même temps qu'elle a circonscrit le problème, lui a


donné plus de profondeur et de complexité.

Au moins dans les pays industriellement les plus avancés, la masse des opérations
désignées par le terme assez vague d'organisation s'est articulée en plusieurs élé-
ments, logiquement et souvent pratiquement distincts 3. A l'origine, il faut concevoir
l'entreprise, c'est-à-dire en découvrir le principe et en supputer les chances de succès
(conception : Planung). Il faut ensuite en dresser le plan et prendre toutes les déci-
sions nécessaires à cet effet (Disposition). Il faut enfin réaliser ce plan, le mettre en
oeuvre (Mise en oeuvre: Durchführung) 4. Cette dernière opération se subdivise: elle
suppose un travail: a) de direction; b) d'exécution matérielle.

On n'a donc plus à accorder ou à refuser à l'entrepreneur comme tâche essentielle


l' « organisation » de l'entreprise. On doit dire si l'une des taches ci-dessus distin-
guées mérite le titre d'activité spécifique de l'entrepreneur et, dans l'affirmative, à
laquelle précisément ce titre doit être attribué.

Ces catégories logiques doivent être toujours présentes à l'esprit pour pénétrer la
conception propre de J. Schumpeter, marquer ses relations avec les autres théories et
en proposer une critique. J. Schumpeter, en effet, étant donné sa méthode, ne consi-
dère pour sa construction personnelle l'entreprise ni comme une institution juridico-
économique, ni comme un organisme complexe qui remplit un ensemble de fonc-
tions, mais comme une fonction essentielle 5 de la dynamique économique.

Retour à la table des matières

c) L'entreprise comme « fonction essentielle ». - Dans tous les domaines de


l'activité sociale, le chef a un rôle particulier (Führerschaft) 6. Les individus qui le
remplissent sont qualifiés moins par leur valeur proprement intellectuelle que par des
aptitudes affirmées pour l'action. Elles se ramènent à l'initiative et à la volonté. On ne

1 Robert S. Brookings, lndustrial ownership. New-York, 1925.


2 1˚ Le capitaliste est avantagé par l'argent cher, par un taux d'intérêt élevé. La personne qui assume
les risques de l'entreprise a avantage à ce que le loyer de l'argent soit aussi bas que possible; 2˚ le
capitaliste prêteur qui n'est que cela, qui par conséquent a des revenus fixes, est atteint comme
consommateur par le renchérissement du produit. En revanche, les personnes qui assument les
risques et en contre-partie perçoivent les profits de l'entreprise, sont avantagées par une hausse du
prix du produit.
3 E. Häussermann, Der Unternehmer, Seine Funktion, seine Zielsetzung, sein Gewinn, Stuttgart,
Kohlhammer, 1932, pp. 1 à 3.
4 Je ne traduis pas, à dessein, par réalisation, pour éviter une confusion terminologique qui empê-
cherait de comparer exactement la thèse de J. Schumpeter avec celle de Häussermann.
5 Toujours au sens déterminé au début de cette étude.
6 J. Schumpeter, Unternehmer.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 68

faciliterait pas la compréhension de ce phénomène social en parlant ici de travail : car


il s'agit précisément d'un travail qui n'est assimilable à aucun autre 1. Le chef « n'est
pas simplement un camarade plus habile ou une sorte de contremaître » 2. Il agit par
voie d'autorité ou d'influence.

La fonction de chef n'a de sens que dans la mesure où une activité sociale doit se
dérouler hors des chemins battus et comporte quelque nouveauté. Le chef à l'état pur
n'est incorporé dans aucun individu concret : la fonction de chef est accompagnée
d'autres activités ou « colorée » par d'autres caractéristiques sociales dont il faut, dans
chaque cas, la distinguer par voie d'analyse. « Si l'activité d'une armée en campagne
était faite de routine, si elle ne supposait pas la conception et la réalisation de déci-
sions toujours nouvelles; si un corps politique n'était jamais aux prises avec des
difficultés inédites, s'il bornait son effort à répéter le passé 3 une « administration »
dans les deux cas resterait nécessaire, mais il n'y aurait pas place pour des « chefs »
militaires ou politiques ».
De cette notion de Führerschaft transposée du social dans l'économique, dérive la
notion d'entreprise et d'entrepreneur. L'entreprise est l'acte de réaliser, l'entrepreneur
l'agent qui réalise des combinaisons nouvelles de facteurs de la production.

Tous les cas concrets désignés par là se rangent sous cinq catégories :

1˚ la fabrication d'un bien nouveau, c'est-à-dire qui n'est ,pas encore familier au
cercle de consommateurs, à la clientèle considérée (I).

2˚ l'introduction d'une méthode de production nouvelle, c'est-à-dire qui est encore


pratiquement inconnue dans la branche d'industrie ou de commerce considérée (II);
3˚ la conquête d'un nouveau débouché. Là encore on introduira une restriction
analogue aux précédentes. Peu importe que le marché ait existé ou non avant que
l'entrepreneur intervienne. Il suffit qu'il s'agisse d'un marché où, en fait, l'industrie
intéressée n'avait pas encore pénétré (III).

4˚ la conquête d'une source nouvelle de matières premières en entendant toujours


le qualificatif: nouveau dans le même sens (IV).
5˚ la réalisation d'une nouvelle organisation de la production, le fait, par exemple,
de créer un trust pour une industrie qui jusque-là avait fonctionné sous le régime de la
libre concurrence (V).

Si par cette énumération on sait assez exactement ce qu'il faut comprendre par
combinaison nouvelle, on peut se demander ce que J. Schumpeter entend par la « réa-
lisation » de telles combinaisons. L'entrepreneur, pour lui, n'est pas l'inventeur qui fait
une découverte, mais l'individu qui saura l'introduire dans l'industrie. Ce n'est pas
Denis Papin ou Watt, mais Boulton, qui a donné la victoire, dans l'ordre industriel, à
l'idée de Watt et a fondé la fabrication des machines anglaises. La fonction spécifique
de l'entrepreneur consiste donc à vaincre une série de résistances. Des résistances

1 Nous touchons à l'un des points fondamentaux de l'analyse.


2 J. Schumpeter, Unternehmer.
3 J. Schumpeter, Unternehmer; j'ai traduit librement dans la forme, mais en respectant
scrupuleusement le sens.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 69

d'ordre objectif qui tiennent à la nature même de l’œuvre entreprise. Quand on réalise
une combinaison nouvelle, commerciale ou industrielle, les prévisions sont moins
parfaites, la marge d'approximation est plus large que lorsqu'on ne sort pas des che-
mins battus. Le temps et l'habitude créent un automatisme économique que l'entrepre-
neur doit rompre. Des résistances d'ordre subjectif ensuite. L'entrepreneur doit faire
effort pour s'évader hors de l'accoutumé. L'habitude dispense de penser : elle a la vie
même pour complice. Des résistances d'ordre social enfin, car cette combinaison que
l'entrepreneur lui-même a eu peine à former, il éprouvera encore beaucoup plus de
difficultés à la faire accepter de ses collaborateurs et des consommateurs, sans même
parler des réactions trop naturelles des concurrents menacés par la nouveauté. La
société s'efforce d'éliminer tout non-conformisme. Toutes ces résistances peuvent être
étudiées avec un fort grossissement aux origines du capitalisme ; moins apparentes,
elles subsistent aujourd'hui.

Plongeant dans la réalité sociologique, cette notion d'entreprise et d'entrepreneur,


on le voit, permet de construire théoriquement toute l' « évolution » par opposition au
« circuit ». Celui-ci est habitude, automatisme. Celle-là est innovation, émancipation
de la tyrannie du « tout-fait ». Vue éminemment suggestive si toutes ses conséquen-
ces ne sont point également valables, et qui rejoint la conception de Weber selon
laquelle la société ne vit que par un effort de création continue.

De ce qui a été dit, il résulte clairement que l'entreprise est une fonction et qu'elle
ne caractérise ni une profession ni une classe. Peu importe donc le statut juridique et
social d'un individu: quel qu'il soit, l'individu en question sera entrepreneur ou non
selon qu'il réalisera ou non des combinaisons nouvelles. Ce rôle pourra être joué par
le propriétaire d'une entreprise aussi bien que par un administrateur ou par un action-
naire influent, ou par un capitaliste 1. Par là se trouve résolue la question de savoir où
se trouve vraiment l'entrepreneur dans une société par actions. De même, on n'est pas
entrepreneur d'une façon continue, comme l'on exerce un métier. Il est peu d'hommes
d'affaires qui n'aient jamais été entrepreneurs à un certain moment ; à l'inverse, il n'est
pas de grand entrepreneur qui l'ait été sans cesse au cours de son activité économique.
Autant de conséquences naturelles qui découlent de la façon même dont J. Schum-
peter conçoit l'entreprise. En effet, profession et classe sociale ne coïncident pas avec
fonction.

La fonction de l'entrepreneur dans le système de Schumpeter ne se confond avec


aucune de celles que d'autres théories lui attribuent. L'entrepreneur n'est pas l' « ex-
ploitant » du circuit qui coordonne les facteurs travail et terre et qui règle la pro-
duction conformément aux habitudes, c'est-à-dire en accomplissant une simple tâche
d'administration 2. Ce n'est pas davantage une sorte de travailleur : car cette sorte de

1 Sur la question de l'indépendance de la fonction économique par rapport au statut juridique et


social, von Beckerath (d'accord avec Meerwarth) adopte une attitude analogue à celle de J.
Schumpeter. Mais (Der moderne Industrialismus. Iéna, 1930, p. 50) la définition qu'il propose de
l'entrepreneur est toute différente de celle de Schumpeter. L'entrepreneur est pour lui l'agent éco-
nomique qui a la conduite effective de l'entreprise. Emil Kirdorf, ajoute-t-il, comme beaucoup de
chefs de la grande industrie, n'était qu'un « directeur général » salarié. Pourtant, il ne viendra à
l'esprit de personne de lui dénier la qualité d'entrepreneur parce que sa volonté était décisive dans
les entreprises où il était employé. La notion dont part Beckerath pour définir l'entrepreneur
(tatsächliche Führung), est aussi imprécise que celle d' « organisation » ou de « management ».
2 Doreen Warriner, Schumpeter and the conception of static equilibrium. The Economic journal,
mars 1931, p. 42. En statique dans le « circuit » d'après cet auteur « les besoins du consommateur
coordonnent le système; aucune autre coordination n'est nécessaire ».
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 70

travail qui consiste à réaliser une combinaison nouvelle n'est assimilable à aucune
autre 1. Ce n'est pas un capitaliste, car il peut jouer son rôle, non pas sans avoir
recours au capital mais sans en posséder luimême si peu que ce soit. Ce n'est pas
enfin un agent qui supporte les risques de la production, car il peut exercer sa fonction
sans engager le moindre patrimoine dans l'affaire dont il provoque l'apparition et le
fonctionnement.

Il n'est pas inutile d'éclairer ces formules abstraites par des exemples concrets que
J. Schumpeter lui-même n'a pas donnés, mais dont il est facile d'enrichir son
développement sans en trahir le sens.

D'après l'interprétation de J. Schumpeter, Henry Ford ne devient pas entrepreneur


quand, à 43 ans, en 1906, il est un chef d'entreprise indépendant, mais quand, en
1909, il commence à fabriquer son fameux modèle T, très vite connu sous le nom de
voiture Ford 2. Ford est encore entrepreneur quand, perfectionnant la division du
travail dans l'industrie automobile, il adopte le procédé du train d'assemblage, usant
d'autre part d'une politique basée sur le principe de la baisse progressive des prix,
combinée avec l'accroissement du débit. Il réalise alors une combinaison du second
type : introduction d'une méthode de production nouvelle. Lord Leverhulme n'est pas
entrepreneur quand à 20 ans il est modeste commerçant dans la petite ville ,de Wigan,
mais quand il lance la fameuse marque Sunlight (Combinaison I) 3. Alfred Krupp
n'est pas entrepreneur quand à 14 ans il exploite pour le compte de sa famille la
fonderie que lui lègue son père, pas plus, que, lorsque, le 24 février 1848, il devient
avec son associé Soelling définitivement propriétaire de l'usine ; mais il le devient
quand, l'un des premiers en Allemagne, il concentre verticalement ses usines (Com-
binaison V), quand le premier il fabrique industriellement des cercles de roues sans
soudures (Combinaison I), quand, le premier en Allemagne, il met en pratique le
nouveau procédé imaginé par l'Anglais Bessemer et fabrique le produit qu'il appelle
l'acier C (Combinaison I) 4.

Dans chaque grand capitaine d'industrie on peut donc chercher en quoi et à quel
moment il a été entrepreneur au sens où J. Schumpeter emploie ce mot. D'autres fonc-
tions accessoires viennent s'adjoindre en fait à cette fonction essentielle que l'analyse
peut isoler. Le type de l'entrepreneur à l'état pur n'existe pas dans la réalité concrète.
Les types historiques d'entrepreneur nous en offrent l'image plus ou moins oblitérée,

Mais cependant, ou ne peut pas construire une statique « pensable » sans avoir recours à cet
exploitant dont parle J. Schumpeter ou à cet entrepreneur désubstantialisé dont parle Walras, et qui
sont le support de la coordination et de la combinaison accoutumée des facteurs en statique.
En dynamique, dans l' « évolution », l'entrepreneur de J. Schumpeter, dit Doreen Warriner,
non seulement innove mais coordonne les facteurs de la production. Mais il n'appartient pas à
l'essence de l'entrepreneur d'effectuer cette coordination. L'entrepreneur, nous le verrons plus loin,
peut rester extérieur à l'affaire (cf. l'exemple du promoteur), C'est précisément sur l'idée de
réalisation d'une combinaison nouvelle qu'il faut insister pour présenter une critique de J.
Schumpeter.
1 Comme le « travail » du chef, sur le plan sociologique, n'est assimilable à aucun autre travail, cf.
supra.
2 A rapprocher du lancement en Italie de la « 509 » Agnelli (exemple donné dans G. Demaria,
article cité, p. 41 en note). Ford eut le mérite de considérer « l'automobile non comme un article de
luxe, mais comme un objet d'usage courant même pour les masses ». Richard Lewinsohn, A la
conquête de la richesse. Payot, 1928, p. 233.
3 Richard Lewinsohn, ouvrage cité, p. 264.
4 Richard Lewinsohn, ouvrage cité; courtes biographies de grands entrepreneurs modernes dans
Deutsche Wirtschaftsführer de Félix Pinner (Frank Fassland), Berlin, 1924.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 71

surchargée d'éléments adventices. Comme il arrive souvent, les formes primitives du


type sont les plus complexes, celles qui nous en révèlent le moins clairement
l'essence.

J. Schumpeter 1 en distingue quatre qui se sont succédés historiquement 2 :

1˚ LE FABRICANT-COMMERÇANT. - Il était capitaliste le plus souvent, et, par


conséquent, prenait place dans une classe sociale. Propriété et position d'entrepreneur
étant alors moins facilement séparables qu'aujourd'hui, la seconde semblait souvent
héréditaire ; en réalité, ce qui était transmis héréditairement, c'était la propriété, alors
condition de l'exercice de l'entreprise. Le fabricant-commerçant a une conception
autocratique de son rôle dans l'affaire et un attachement d'ordre affectif pour la « fir-
me » qui est « sa chose » car l’ « affaire » ne s'est pas encore dépersonnalisée. Elle est
alors véritablement une manifestation et un prolongement de la personnalité du chef
d'entreprise. De plus, le fabricant-commerçant avait une compétence technique et
commerciale, était fréquemment son propre directeur technique, son propre chef de
contentieux. Autant d'éléments susceptibles d'être distingués et qui en fait furent
parfois confiés, contre rémunération fixe, à des agents salariés mais qui composent la
figure historique du fabricant-commerçant. La réalisation de combinaisons nouvelles
est alors placée dans une gangue d'autres fonctions hétérogènes.

2˚ LE CAPITAINE D'INDUSTRIE est déjà un type moins complexe, bien qu'il le


reste à un haut degré. Il agit soit par influence personnelle, soit par la propriété ou le
contrôle de majorités d'actions. Ce chef qui peut être président d'un conseil d'adminis-
tration ou administrateur délégué, ou occuper un autre poste de même sorte, n'est plus
seulement le représentant de ses propres intérêts ou de ceux de sa famille; il se peut
qu'il n'ait pas de rapports directs avec des usines, de relation personnelles avec la
main-d'œuvre; il n'en dirige pas moins la politique d'une ou de plusieurs entreprises
sociétaires.

3˚ LE DIRECTEUR 3. - Il peut avoir la conduite effective d'une affaire 4 et


réaliser des combinaisons nouvelles, même s'il a une place de travailleur salarié ou
une position intermédiaire, salarié intéressé aux bénéfices. Il n'est pas capitaliste ; il
n'assume pas, à titre principal 5, les risques techniques ou commerciaux. Il cherche à
gagner des revenus suffisants mais, parmi les mobiles ordinaires de son action, il faut
inscrire, plutôt que la recherche du plus grand gain monétaire possible, le goût du
travail bien fait et de la responsabilité professionnelle, le souci d'une bonne réputation

1 Non dans le présent ouvrage, mais dans l'article Unternehmer déjà cité. A rapprocher des analyses
de W. Sombart qui lui aussi distingue et décrit des « familles » d'entrepreneurs concrets : le
spécialiste, le marchand, le financier. L'apogée du capitalisme, traduction citée.
2 Par là, J. Schumpeter applique ce que j'ai nommé la méthode d'abstraction décroissante plus haut.
Il n'est évidemment question que de simplifications historiques « commodes ».
3 En cette place, on voit bien comment on pourrait découvrir et construire des types intermédiaires.
Bonn a observé que l'Allemagne n'en est plus à l'ère des directeurs, mais à celle des « directeurs
généraux ». A. Sayous, Préface citée au livre de Sombart, P. LII.
4 Cf. la théorie de Beckerath citée plus haut.
5 Cette restriction, pour tenir compte des répercussions qu'ont les résultats de l' « affaire » sur la
rémunération du directeur intéressé aux bénéfices.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 72

parmi les techniciens de la même branche, et même la préoccupation d'être favora-


blement jugé par la clientèle et par le public.

4˚ LE FONDATEUR (ou promotor). - C'est un individu spécialisé dans la


conception et le « lancement » des « affaires » nouvelles. Une fois l'affaire lancée, il
peut, après avoir reçu une rémunération fixe, s'en désintéresser complètement. Il n'est
pas lié d'une façon particulière et durable avec telle usine ou telle maison de com-
merce. La situation sociale et parfois la moralité de tels individus sont inférieures.
Pour cette raison, et aussi parce que ceux que l'on appelle fondateurs ou lanceurs
d'affaires sont, dans bien des cas, de simples intermédiaires et non des réalisateurs de
combinaisons nouvelles, les théoriciens hésitent à leur reconnaître un rôle normal
dans la vie économique moderne. Mais, quand un tel individu réalise une des
combinaisons des facteurs de la production qui ont été plus haut mentionnées, on peut
considérer qu'il est l'agent concret qui se rapproche le plus de l'entrepreneur abstrait
tel que le décrit J. Schumpeter. Il n'est pas capitaliste ; il n'assure pas l'organisation et
la direction de l'entreprise une fois lancée et il n'en assume pas les risques.

Pour achever la description de l'entrepreneur tel qu'il le conçoit, Schumpeter


analyse les mobiles auxquels il obéit. L'évolution s'oppose en effet au circuit non
seulement par les phénomènes qui y sont inclus, mais encore par les ressorts psycho-
logiques de l'activité économique. L'exploitant., dans le circuit, combine automati-
quement les facteurs de la production suivant les voies accoutumées et sous la
pression des besoins. Le calcul hédonistique rend moins compte de ses décisions que
la tendance à la satisfaction des besoins du groupe social dans lequel il est inséré 1.
Quant à l'entrepreneur, il n'est pas plus un homo oeconomicus dominé par le calcul
hédonistique qu'il n'est l'agent d'exécution du consommateur pour la plus grande
satisfaction des besoins de ce dernier 2. Il ne réalise pas des combinaisons nouvelles
pour obtenir le plus grand gain monétaire, c'est-à-dire finalement la plus grande
masse de biens de consommation, car, au delà d'une limite déterminée, la satisfaction
procurée par une quantité supplémentaire de biens est négligeable. Il remplit son rôle,
il « crée sans répit » 3 parce qu'il est mû par un ensemble de mobiles irrationnels dont
les principaux sont : la volonté de puissance, le goût sportif de la nouvelle victoire à
remporter, la joie de créer et de donner forme à ses conceptions ; seul le premier de
ces mobiles est en relation directe avec l'institution de la propriété privée. En imbri-
quant dans sa construction d'ensemble ce schéma psychologique de l' « activisme »
des entrepreneurs contemporains, J. Schumpeter a donné plus de précision et plus de
retentissement théorique à une conception que Marshall, dès 1907, avait mise en
lumière 4, dont la vie des grands capitaines d'industrie offre d'innombrables exemples
et que H. de Man a une fois de plus signalée dans une étude récente 5.

1 Ces énonciations montrent que, de même que l' « évolution » est une projection théorique
appliquée au système capitaliste, de même le « circuit » est le résidu théorique d'une analyse des
processus économiques dans une petite communauté vivant sous le régime de l'économie privée.
2 Cf. au début de ces développements le rôle de l'entrepreneur comme créateur de besoins sociaux.
3 J. Schumpeter, infra, chapitre consacré à l'entrepreneur.
4 A. C. Pigou, Memorial of A. Marshall. Londres, 1925, Social possibilities of economic chivalry;
mentionné par G. Demaria, article cité, p. 48.
5 H. de Man, Profit ou rendement. Revue économique internationale, décembre 1932, p. 474, cite un
grand industriel américain qui, à la question « pourquoi travailler? », a répondu à peu près: « Non
en vue du gain dont je ne profite nullement, mais en vue de l'efficience ».
On sait au surplus que l'étude des mobiles non hédonistiques de l'activité économique a été
poursuivie par de nombreux auteurs récents, parmi lesquels P. H. Douglas, Th. Veblen (instinct de
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 73

On ne refusera à cette théorie de l'entrepreneur et de l'entreprise ni l'originalité, ni


la puissance de suggestion. Cette formule d'économie pure est un sublimé de l'épopée
de l'entreprise moderne. L'histoire du capitalisme 1 enseigne que les entrepreneurs
jouent un rôle éminent, qu'ils ne se fixent pas en classes mais qu'au contraire ils se
recrutent incessamment parmi les « hommes nouveaux », qu'ils obéissent enfin à des
impulsions et à des mobiles psychologiques qui excèdent singulièrement la recherche
du gain 2. Il est frappant qu'on puisse citer à l'appui de cette thèse, outre le témoi-
gnage d'une quantité d'économistes sociologues, celui d'un historien pur dont le nom
est universelle ment respecté et l'autorité indiscutée - Henri Pirenne. Dans une étude 3
synthétique sur le capitalisme qui est conduite avec une immense érudition illuminée
par une intelligence et une puissance de discrimination hors pair, il insiste sur le rôle
fondamental qu'ont joué dans la vie économique les innovations des hommes
nouveaux possédés par l'esprit de découverte et de conquête. Les hommes d'affaires
de la Renaissance font éclater les cadres et les traditions morales du Moyen Age. Les
grands entrepreneurs du XIXe siècle ne s'embarrassent ni de la routine, ni même de la
coutume, et ne se font les champions de la liberté que pour imprimer au milieu avec
lequel ils sont en lutte la marque féconde de leur esprit créateur. Le plus souvent,
leurs descendants perdent leur imagination et leur furieuse énergie. Ils songent à
conserver la situation acquise, servent les puissances régnantes, sacrifient au confor-
misme, tiennent à dédain cette activité commerciale dont ils feignent d'oublier que,
jadis ou naguère, elle les a tirés de la médiocrité, n'interviennent plus dans la produc-
tion qu'en qualité de bailleurs de fonds ou de « surveillants » d'une organisation qui
les dépasse, et, dans le même temps, prétendent se constituer en aristocraties. D'autres
hommes nouveaux se lèvent alors qui, « hardis, entreprenants 4, se laissent auda-
cieusement pousser par le vent qui souffle, et savent disposer leur voile suivant sa
direction jusqu'au jour où; cette direction se modifiant et désorientant leurs manœu-
vres, ils s'arrêtent à leur tour et s'effacent devant une équipe pourvue de forces fraî-
ches et de tendances neuves ». Quand on relit l'étude de Pirenne dont nous extrayons
ces lignes, après s'être pénétré de la théorie de Schumpeter, on est frappé de trouver
dans l'une et dans l'autre les mêmes idées directrices et la même résonnance 5.
work-manskip), J. M. Clark (sentiment du devoir). Le mérite indiscutable de J. Schumpeter a été
précisément d'édifier un système dynamique sur d'autres bases que le principe hédonistique, sans
tomber dans la simple description sociologique, et en restant résolument abstrait et théorique.
1 Comme Graziadei, Schumpeter admet implicitement que l'entreprise est caractéristique du système
capitaliste plus encore que la concurrence. Sous cet angle, encore une fois, son oeuvre et celle de
Sombart se complètent, si différentes qu'elles puissent paraître.
2 Il est opportun, une fois de plus, de comprendre le rapport précis qui existe entre l'entrepreneur et
l'entreprise tels que les définit Schumpeter, et la notion du système économique. La wirtschaftliche
Führerschaft, en tant que fonction, subsiste dans tout système économique quel qu'il soit : elle sera
exercée dans une économie fermée de manoir par le seigneur féodal, dans une économie collec-
tiviste par des organes de l'État (type centralisateur) ou par des autorités locales ou des conseils
mixtes composés de fonctionnaires, de travailleurs et d'usagers (type décentralisateur). Mais dans
le système capitaliste, cette fonction revêt des formes caractéristiques qui se manifestent notam-
ment par le mode de sélection des entrepreneurs et par la méthode dont un entrepreneur use pour
réaliser la combinaison nouvelle en employant le « levier du capital ». Cf. infra la théorie de la
monnaie et du capital.
3 Les Phases de l'histoire du capitalisme, travaux de l'Académie royale de Belgique.
4 .« Entreprenants » : l'éminent historien, bien que non spécialiste de l'économie politique, arrive au
bord de la terminologie économique.
5 Le lecteur rapprochera des développements fournis par Schumpeter sur le renouvellement des
groupes des entrepreneurs ces lignes d'H. Pirenne : « On ne constate pas à travers les siècles la
persistance d'une classe de capitalistes se développant d'un mouvement continu. Tout au contraire,
il y a autant de classes de capitalistes qu'il y a de phases dans l'histoire économique. » Le contexte
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 74

Aussi bien les analyses sur l'évolution du capitalisme contemporain donnent


raison à J. Schumpeter quand il énonce 1 qu'en dépit de quelques faits qui pourraient
induire en erreur, la fonction de l'entrepreneur telle qu'il la définit perd de son impor-
tance. Il analyse les raisons de cette tendance en restant fidèle à sa méthode abstraite.
Le corps social s'accoutume toujours mieux au renouvellement perpétuel des métho-
des de production et chaque nouveauté se répand de plus en plus facilement dans
l'ensemble de la société économique. La sphère de ce qui peut être exactement calculé
et prévu sans qualification exceptionnelle s'élargit. Enfin, certaines des résistances qui
s'opposaient à l'action de l'entrepreneur dans les débuts du capitalisme tendent à
s'estomper 2.

Pour tous ces motifs, la fonction d'entrepreneur perd de son importance et de son
prestige et tend à se démocratiser 3.

Pour donner un examen critique et une discussion pertinente de cette théorie de


l'entreprise, on doit emprunter à l'auteur son point de départ et accepter sa propre
méthode. On peut à chaque penseur indiquer des objectifs qu'il n'a pas atteints Parce
qu'il n'a pas voulu les atteindre. Toute théorie économique par ailleurs s'enracine,
pour peu qu'elle ait quelque profondeur, dans une philosophie sociale ou sociologique
qu'il faut accepter - au moins à titre provisoire et pour les besoins de la cause - si l'on
se propose de critiquer un auteur en restant dans sa ligne de recherches, en pénétrant
ses conceptions intimes, au lieu d'opposer en bloc et de l'extérieur à son système de
pensées un autre système de pensées.

Renonçons donc à discuter, - ce qui demanderait une longue étude indépendante, -


si J. Schumpeter a raison d'opposer radicalement l'innovation à l'habitude, l'envol hors
de la routine au croupissement dans les voies toutes tracées. Un auteur de langue alle-
mande, E. Häussermann, l'a fait latéralement en notant que l'homme est, par nature,
rerum novarum cupidus aussi bien que routinier 4. Mais J. Schumpeter ne le nie pas.
Il se borne à affirmer qu'une différence de nature 5 sépare l'exécution de combinaisons
traditionnelles de la réalisation de combinaisons nouvelles, et que, si la majorité des
sujets économiques est capable de la première tâche, un petit nombre seulement

montre qu'H. Pirenne ne vise pas par là le capitaliste pur mais le capitaliste qui réalise des « com-
binaisons nouvelles ».
1 in fine.
2 La résistance du consommateur à la nouveauté est aujourd'hui des plus faibles. G. Demaria, article
cité, p. 42 note avec raison l'extrême importance de la composition qualitative du groupe des
consommateurs sous ce rapport. « La tradition et les coutumes des époques antérieures tendent à
avoir une signification de plus en plus restreinte tandis qu'au contraire... augmente ... l'importance
des éléments jeunes pour ce qui est de la demande ... ; la femme achète pratiquement la quasi-
totalité des biens d'usage domestique »... les jeunes gens, pour un très grand nombre de biens, «
imposent au cercle familial l'image et le goût de nouveaux biens ». Cf. sur l'homogénéité de la
population des États-Unis en matière de consommation, Marshall, Industry and Trade, 1re édition,
pp. 140 à 162.
3 Sur la démocratisation du recrutement des entrepreneurs, cf. W. Sombart, traduction citée, 1er
vol., p. 38 et S. J. Chapman et L. J. Marquis, The recruiting of the employing classes from the rank
of wage earners in the cotton industry. Journal of the royal statistical society, février 1912.
4 Ouvrage cité, p. 24.
5 Cf. la comparaison - du reste imparfaite - dont il use : autre chose est de suivre une rouie, autre
chose de percer une route.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 75

d'individus spécialement qualifiés peut se livrer à la seconde 1. Qui ne sent la fécon-


dité de cette philosophie de la vie sociale, du reste largement indépendante de telle ou
telle construction de dynamique économique ? 2 Et qui donc, ayant une expérience
quelconque de la vie des affaires, oserait énoncer que ces conceptions n'ont pas
d'importance pratique? 3 On admettra donc, pour conduire la discussion, le point de
départ psychologique et sociologique de l'auteur. On évitera au surplus toute fin de
non-recevoir liminaire qui consisterait à dire que cette théorie est trop abstraite, trop
éloignée de la réalité. Dans le domaine où nous pénétrons plus qu'en aucun autre, on
doit se souvenir que J. Schumpeter a décidé de donner une économie « essentielle ».
Circuit et évolution sont donc des reproductions conceptuelles qui ne retiennent que
les phénomènes sans lesquels elles ne pourraient être construites. De chacun de ces
phénomènes n'est retenu que ce qui en compose l'essence.

Or, une étude ainsi entendue montre qu'il y a dans la dynamique (évolution) de J.
Schumpeter une lacune. Un élément essentiel y fait défaut sans lequel on ne peut en
comprendre le fonctionnement. De même que l'élimination de l'intérêt en statique
n'est pas acceptable, de même J. Schumpeter a escamoté dans son « évolution » une
fonction indispensable et irréductible à tout autre : celle d'assumer les risques de la
production qui ne peuvent être couverts par l'assurance.
On le voit déjà en posant simplement cette question : que devient l'exploitant dans
la dynamique (évolution) ?

Est-il complètement éliminé au profit de l'entrepreneur au sens où J. Schumpeter


emploie ce mot ? Cesse-t-il d'être considéré comme fonction abstraite essentielle ?
Alors on ne comprend plus le mécanisme de l'évolution. La réalisation d'une combi-
naison nouvelle suppose une coordination des facteurs et cette coordination suppose
l'existence d'un patrimoine de l'entreprise 4. Qu'on n'objecte pas que l'entrepreneur,
comme l'entend J. Schumpeter, est à la fois réalisateur de combinaisons nouvelles et
coordonnateur des facteurs de la production. Ce serait aller à l'encontre de sa méthode
qui consiste à dégager et à agencer des fonctions essentielles. La fonction qui consiste
à réaliser 5 des combinaisons nouvelles est, pour J. Schumpeter, complètement indé-
pendante de la détention d'un capital quel qu'il soit.
1 Cf., dans le même sens, Bonn, qui estime (A. Sayous, préface citée, p. mi) que le nombre des
personnes en état d'occuper des postes très élevés étant faible, « l'avenir du capitalisme est en de
faibles mains ».
2 A. Einstein dans son récent ouvrage : Mein Weltbild déplore l'absence de Führernaturen dans tous
les domaines, dans l'art, dans la science, dans la politique et il écrit : « Organisation kat bis zu
einem gewissen Masse die Führernaturen ersetzt ».
3 N'est-ce pas précisément dans les milieux d'affaires que l'on entend des formules du genre de
celle-ci qui peut être retenue comme type : « C'est un bon industriel, mais ce n'est pas un créa-
teur ». On entend bien qu'il s'agit, dans ce cas, non d'inventions, mais de combinaisons nouvelles
du genre de celles que J. Schumpeter a analysées et classées.
4 Nous parlons d'un patrimoine et non pas d'un agent. Cette nuance n'est pas marquée par le
Professeur E. Schwiedland qui n'hésite pas à considérer « le nouveau-né héritier d'une entreprise »
(ouvrage cité, p. 2, 3) comme entrepreneur. L'essentiel est de souligner que le patrimoine qui
supporte les risques non assurables joue un rôle propre et indépendant dans une production de
forme capitaliste.
La définition de l'entrepreneur par le Professeur E. Schwiedland (« la personne pour le compte
de laquelle l'entreprise fonctionne ») et toutes les définitions analogues sont très voisines de la
notion juridique d'entreprise commerciale en droit allemand (cf. le Code de commerce allemand et
les principaux commentaires).
5 Nous verrons précisément infra que ce terme « réalisation » est insuffisamment analysé par
l'auteur.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 76

Il faut donc admettre que l'exploitant coordonnateur des facteurs de la production


subsiste dans la dynamique (évolution). Mais alors on ne voit pas pourquoi J. Schum-
peter n'a pas étudié les conséquences que l'évolution produit quant à l'exploitant. En
statique (circuit) l'exploitant coordonne les facteurs de la production et les combine
dans les voies de l'automatisme et sous la pression de l'habitude - il joue ce rôle
indépendamment de tout capital monétaire; il ne subit pas ou à peu près pas de ris-
ques. S'il en est de même dans la dynamique (évolution) et seulement sous cette
condition, on peut approuver le silence de J. Schumpeter. Or il est clair qu'il n'en est
pas ainsi. L'exploitant, qui coordonne les facteurs de la production et qui ne peut pas
opérer cette coordination sans un patrimoine, c'est-à-dire sans capital monétaire, subit
des risques. Il supporte les risques de production et les risques commerciaux que ni
l'assurance ni l'auto-assurance ne peuvent éliminer complètement et que G. del
Vecchio a analysés 1. En d'autres termes, si l'on admet que le type de l'exploitant ou
coordonnateur des facteurs de la production subsiste dans l'évolution, on est contraint
d'admettre qu'il a des caractéristiques différentes de celles qu'il présente dans le
circuit et l'on voit réapparaître la fonction d'assumer le risque que J. Schumpeter avait
éliminée au bénéfice de la fonction de réalisation des combinaisons nouvelles.

La même critique peut revêtir une autre forme, plus concrète. Soit une industrie
donnée. Un individu spécialisé dans le lancement des affaires nouvelles (promotor)
conçoit une combinaison inédite de facteurs de la production. Disons, pour être plus
précis, qu'il considère comme possible et lucrative la fabrication d'un produit nou-
veau 2 : un type de machine par exemple. Il va trouver un de ses amis qu'il persuade.
Ce dernier, par hypothèse, ne soupçonnait même pas la possibilité de fabriquer indus-
triellement le nouveau type de machine. Il reçoit tous les renseignements nécessaires
concernant les méthodes de fabrication, les prix de la main-d'œuvre et des matières
premières, les débouchés existants. Supposons même que toutes les résistances qui
s'opposaient à la mise en marche de l'affaire ont été vaincues par le promotor : les
capitaux ont été réunis par ses soins, la main-d’œuvre rassemblée par lui, etc. Mais
seul le second des personnages que nous venons de dessiner va désormais assumer les
risques de la production. Des deux quel est l'entrepreneur ? J. Schumpeter répond
sans hésitation: le premier, c'est-à-dire le lanceur d'affaires. A plusieurs reprises, dans
son ouvrage il insiste sur ce point.

Quelle qualification économique va-t-on alors donner au second des personnages


de notre exemple ? Quel titre va-t-on attribuer au rôle qu'il joue, à la fonction qu'il
remplit ? L'auteur, nous le savons déjà, ne se pose pas expressément la question. La
lumière violente qu'il projette sur la réalisation de combinaisons nouvelles laisse dans
l'ombre le fait d'assumer des risques non assurables. Dans son système il n'y a pas de
place particulière pour l'agent qui, d'une façon durable, continue d'assumer les risques
non assurables de l'entreprise. Dira-t-on qu'il s'agit d'un simple capitaliste sans plus ?
Mais alors on tombe dans une confusion inextricable. On assimile arbitrairement : 1˚
le cas du capitaliste prêteur qui loue ses capitaux sans supporter le risque inhérent à
l’œuvre de production et qui touche un intérêt fixe ; 2˚ le cas du capitaliste qui
investit ses capitaux dans une entreprise dont les résultats sont aléatoires et qui touche

1 G. del Vecchio, Untersuchungen zur Theorie des Unternehmergewinnes, Die Wirtschaftstheorie


der Gegenwart. Vienne, 1928 ; cité par G. Demaria, art. cité, p. 45. Les théories modernes du
risque sont exemptes de tout contenu apologétique ou normatif.
2 Au sens de J. Schumpeter, cf. supra.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 77

un revenu aléatoire, lui aussi, non stipulé dans un contrat, mais dépendant de la marge
entre prix de revient et prix de vente. On retombe ainsi dans une confusion dont les
classiques anglais eux-mêmes s'étaient gardés.

Toute la théorie de J. Schumpeter repose sur une notion floue celle de « réalisa-
tion » d'une combinaison nouvelle. Une analyse approfondie de ce concept conduit
inévitablement à reconnaître qu'il désigne une série d'opérations distinctes. Pour
« réaliser » dans toute la force du terme une combinaison nouvelle, il faut non seule-
ment en concevoir le principe, en dresser le plan d'application, décider de son exécu-
tion, vaincre les résistances, réunir les capitaux et les compétences nécessaires, mais
encore accepter d'assumer d'une façon durable les risques de la production. Ce dernier
assentiment, ce dernier acte est déterminant. Tant qu'il n'est pas fait, tous les autres
restent vains.

Pourquoi donc la théorie de J. Schumpeter apparaît-elle si significative quand on


l'applique à l'histoire des grands capitaines d'industrie, Ford ou Krupp, par exemple ?
Parce qu'alors les deux fonctions (mettre en oeuvre une combinaison nouvelle, assu-
mer les risques de la production) sont réunies sur une même tête. Un seul personnage
joue les deux rôles. Lorsqu'on les isole avec soin, comme J. Schumpeter nous y invite
lui-même, les réserves qui précèdent s'imposent.

Telle semble être la direction dans laquelle les conceptions de notre auteur
peuvent être critiquées. En revanche, les objections formulées par E. Häussermann.
dans son ouvrage récent 1 ne sont pas pertinentes si l'on a soin d'employer la méthode
et d'accepter le point de vue de J. Schumpeter. Pour E. Häussermann la caractéristique
et le critérium de l'entreprise et de l'entrepreneur réside dans la décision (Disposition),
la détermination prise d'une libre et propre initiative et s'appliquant aux questions
suivantes : Que produire En quelle quantité ? Comment ? Quand ? Où ? A quel prix .

1 Ouvrage cité, supra.


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 78

Ces questions sont posées et résolues à différents moments de l'acte de production. E.


Häussermann donne une idée de l'ensemble qu'il englobe sous le terme : Disposition, par
le tableau suivant :

Achat Combinaison Vente

Où ? (Lieu)
Quand ? (Temps)
Quoi ? (Qualité)
Combien ? (Quantité)
Comment ? (Méthode)
Prix

Cette conception de Häussermann est à peu près celle de von Beckerath et de Mehrwart
(von Beckerath, Der moderne Industrisalismus, p. 50) qui appellent entrepreneur l'agent
économique qui a la conduite effective de l'entreprise. De même Werner Sombart,
traduction citée, t. I, énonce que le rôle de l'entrepreneur consiste : 1˚ à mettre en présence
le capital et le travail (coordination) ; 2˚ à déterminer l'ampleur et l'orientation de la
production (et les questions précitées) ; 3˚ à ajuster la production à la consommation.

Cette décision serait la prestation essentielle de l'entrepreneur, le fait d'assumer le


risque et la possession de capitaux n'étant que des épiphénomènes, des phénomènes
accessoires (Begleiterscheinungen) 1. Admettons que la décision 2 entendue comme le
souhaite E. Häussermann, soit une fonction spéciale et susceptible d'être isolée. On
peut concevoir toute la dynamique de J. Schumpeter en supposant que cette fonction,
pour les combinaisons qui ne sont pas des combinaisons nouvelles, est déléguée à un
salarié. C'est ce qui arrive en fait bien souvent. Dans les pays de capitalisme avancé, à
côté des salariés spécialisés des services techniques, financiers, commerciaux, à côté
des efficiency engineers, on trouve d'autres individus qui décident de la conduite
générale de l'entreprise, qui orientent sa vie, qui précisément répondent aux questions
fondamentales : que produire ? en quelle quantité ? comment P à quel prix ? etc.
Contrairement à ce que pense Häussermann, ces individus décident en fait souverai-
nement, disposent en fait librement à l'égard d'une entreprise dans laquelle ils peuvent
ne pas posséder une seule action 3. Par conséquent, selon la logique de J. Schumpeter,

1 E. Häussermann, ouvrage cité, pp. 5 et 6.


2 J. Schumpeter compare l'entrepreneur à l'officier sur le champ de bataille ; E. Häussermann à
l'officier d'état-major qui dispose et prend des décisions sans avoir pour tâche de les exécuter
(ouvrage cité, p. 26).
3 C'est pourquoi nous ne suivons pas E. Häussermann quand il écrit : « La prestation propre de
l'entrepreneur qui consiste dans le fait de disposer librement, de décider souverainement, de
défendre les déterminations indépendantes... sous sa propre responsabilité, ne peut pas, par sa
nature même, être déléguée à autrui » (ouvrage cité, p. 11).
E. Häussermann se donne beaucoup de mal (pp. 15 et 16) pour démontrer que l'actionnaire a
la qualité d'entrepreneur (au sens où il entend ce dernier terme). En créant la société anonyme, dit-
il, les fondateurs prennent une première série de dispositions (que produire, en quelle quantité, où,
quand). De plus, ajoute-t-il, « ce sont les actionnaires qui, à l'occasion des assemblées générales
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 79

ce que E. Häussermann nomme la fonction de disposition peut être éliminé de l'évo-


lution tant qu'il s'agit de combinaisons anciennes, traditionnelles de facteurs de la
production : de simples travailleurs touchant un salaire la peuvent remplir. Il ne s'agit
donc pas ici d'une de ces fonctions essentielles qui seules intéressent J. Schumpeter.
Tandis qu'un travailleur touchant un salaire stipulé par contrat ou un capitaliste
touchant un intérêt fixe ne peuvent pas assumer la fonction irréductible qui consiste à
supporter ceux des risques qui ne sont pas susceptibles d'être assurés d'une façon
adéquate.

Plutôt que radicalement inexacte, la contribution de J. Schumpeter à la théorie de


l'entreprise semble donc incomplète. Il a eu le mérite de montrer l'importance de la
combinaison nouvelle des facteurs de la production. Pour concentrer toute la lumière
sur ce point, il a négligé de traiter à fond le problème de l'assomption des risques non
assurables de la production.

Aussi son entrepreneur est-il l'incarnation 1 d'un aspect de l'esprit du capitalisme.


Il symbolise les forces de « surgissement » dans les voies nouvelles qui se trouvent
effectivement dans ce système; il exprime la psychologie. de quelques très grands
pionniers du capitalisme moderne qui en fait n'ont pas été mus par le désir de gain, ni
soutenus par une psychologie hédonistique. Mais il ne rend pas compte des forces
d'adaptation, d'amortissement, d'ajustement du même système; il élimine la fonction
qui consiste à assumer les risques non assurables, il ne traduit pas la psychologie de
ces millions d'agents économiques qui, en assumant d'une façon durable les dits
risques, permettent le jeu de tout le capitalisme mondial et qui, pris dans leur ensem-
ble, restent animés par le désir de réaliser le plus grand gain monétaire possible.

B. - LA THÉORIE DU CRÉDIT ET DIT CAPITAL.

Retour à la table des matières

I. - Seule une combinaison nouvelle permet de sortir du circuit. Or, dans le circuit,
les facteurs de la production sont liés. Ils ne peuvent pas être prêtés. Ils donnent
régulièrement le même produit d'où découlent les mêmes revenus. L'entrepreneur qui,
poussé par son « activisme », entend réaliser une combinaison nouvelle, n'en a donc
pas les moyens. Pour que l'évolution se produise, il faut qu'à côté de l'élément sub-
jectif (l'entrepreneur porteur de la combinaison nouvelle) intervienne un élément
objectif, un pouvoir d'achat créé par les banques afin de permettre à l'entrepreneur

prennent les dispositions nécessaires » à la marche de l'entreprise ; il peut se faire qu' « il s'agisse
simplement d'un oui ou d'un non » (p. 16), mais cela suffit. Bien mieux (même référence) « même
par une attitude purement passive » l'actionnaire prend des disposition, et par conséquent fait acte
d'entrepreneur !
1 Doreen Warriner, article cité, p. 41, rapproche très justement J. Schumpeter et W. Sombart. J.
Schumpeter prend le développement de l'esprit du capitalisme et le traite comme 1( manifesté
principalement dans une activité spéciale». W. Sombart (plus hégélien que Marx lui-même, selon
l'auteur) étudie l'esprit des systèmes économiques (et donc du capitalisme) et le traite comme
manifesté principalement dans une Hochepoche, c'est-à-dire à un moment où cet esprit est consi-
déré comme ayant atteint son point de parfaite réalisation. Pour une critique de cette manière de
voir, cf. Troeltsch, Der Historismus und seine Probleme.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 80

d'extraire du circuit les facteurs dont il a besoin 1. Là réside, pour J. Schumpeter,


l'essentiel du phénomène du crédit qui, au même titre que l'entreprise, est donc carac-
téristique de l'évolution. Sans crédit, pas d'évolution possible; inversement, le crédit
nécessaire à l'évolution ne l'est pas à l'économie statique.

Après avoir éliminé des traits pour lui secondaires, l'auteur formule une théorie de
la productivité du crédit qui occupe une place originale dans l'ensemble des construc-
tions relatives au même objet. Le crédit, moyen pour l'entrepreneur de prélever des
facteurs de la production dans le circuit, est productif parce qu'il permet et permet
seul un emploi qualitativement différent, une combinaison nouvelle et meilleure de
ces facteurs 2. Cette théorie, dans la ligne de laquelle se développent les vues d'Albert
Hahn 3, diffère pourtant radicalement de ces dernières. Hahn, qui présente une théorie
du crédit bancaire tandis que Schumpeter prétend fournir une théorie d'ensemble du
crédit dans l'évolution capitaliste, part de prémisses qui sont très éloignées du circuit.
Hahn considère comme une donnée du problème à résoudre la présence, au sein de
l'économie, de capital et de travail libres. Par adjonction de ces éléments disponibles,
la capacité de production de l'entreprise peut être accrue. Le crédit bancaire est
productif en ce sens qu'il permet d'intégrer dans la production des doses supplémen-
taires de capital et de travail, indépendamment de toute transformation et de toute
amélioration de la combinaison des facteurs. La production s'accroît, quantitative-
ment. Quand tous les capitaux et toutes les forces de travail ont pris place dans le
processus de production, la limite de l'action du crédit sur la production est atteinte. J.
Schumpeter part au contraire d'un circuit où tous les facteurs de la production sont
liés, où par conséquent aucun n'est disponible. On peut donc dire, avec R. Hug 4, que
la théorie de Schumpeter commence au point précis où celle de Hahn finit. Elle part
d'un état économique qui ne peut être modifié que qualitativement par la réalisation
d'une nouvelle combinaison.

De même la théorie de J. Schumpeter ne se confond pas avec les théories qui rat-
tachent la productivité du crédit à l'épargne forcée 5. L'expansion de crédit provoque
une hausse des prix, qui restreint la consommation des détenteurs de revenus fixes.
Cette restriction entraîne l'apparition d'une plus grande quantité de moyens de produc-
tion. Schumpeter accueille ces considérations mais leur assigne un rôle secondaire.
L'essentiel pour lui n'est pas l'abstinence involontaire, mais l'emploi meilleur et diffé-
rent des ]acteurs de la production grâce au crédit créé par les banques. De cette
proposition fondamentale découle une série de conséquences. L'entrepreneur est seul
demandeur typique de crédit puisqu'il est le seul agent économique dont l'activité ne
puisse pas se concevoir sans l'octroi du crédit. Le banquier ne déplace pas le pouvoir
d'achat, mais il le crée ex nihilo puisque dans le circuit il n'y a aucune épargne ni

1 Sur l'importance de ce deuxième élément dans la théorie de l'évolution, cf. Mombert, op, cit., p.
509. Au crédit J. Schumpeter confère, comme on l'avait fait au début du mercantilisme, un rôle
décisif dans le développement de l'économie; G. Demaria, Sull'attività del!' imprenditore
moderno, art. cité; R. Hug, Der Gedanke der wirtschaftlichen. Entwicklung bei Schumpeter.
Heidelberg, 1933, pp. 120 et sq. (désormais cité en abrégé : Hug, Gedanke).
2 Mac Leod est à l'origine des théories sur la capacité du crédit de créer des capitaux. J. Schumpeter
les a puisées chez les auteurs modernes américains et, à sa suite, elles ont eu un vif succès en
Allemagne, cf. Hug, Gedanke, p. 125 ; en ce qui concerne ce courant théorique dans les pays de
langue anglaise, voir surtout D. H. Robertson, Banking policy and the price level, London, 1926.
3 Volkswirtschaftliche Theorie des Bankhredits, 2e édition, Mohr, Tübingen, 1924, 174 p.
4 R. Hug, Gedanke, p. 129.
5 G. Demaria, article cité ; Hug, Gedanke, pp. 130-131.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 81

aucune réserve de capitaux 1. La monnaie a, dans l'évolution, une fonction radicale-


ment différente de celle qu'elle assume dans le circuit. Dans le circuit elle est simple
moyen d'échanges; dans l'évolution elle est condition de l'octroi du crédit. Par
conséquent, au lieu de refléter les événements survenus dans la sphère des biens, elle
les suscite. Le capital, c'est-à-dire le fonds de pouvoir d'achat créé par le banquier
pour permettre à l'entrepreneur de réaliser la combinaison nouvelle, est une catégorie
économique homogène et ne consiste jamais en un ensemble de biens. Le capitalisme
est le système économique dans lequel les facteurs nécessaires à la réalisation de
combinaisons nouvelles sont prélevés, sur les combinaisons anciennes, par inter-
vention d'un pouvoir d'achat créé par les banques et non par acte de commandement
d'une autorité investie de pouvoirs de contrainte, comme dans une économie collec-
tiviste. Définition qui lie l'entreprise et le capitalisme d'une façon indissoluble, mais
l'entreprise considérée comme fonction essentielle et non comme institution 2.

Ayant ainsi défini le crédit, J. Schumpeter en explique le jeu dans l'évolution au


moyen d'une théorie qui peut, dans ses grandes lignes 3, se résumer ainsi.

Le pouvoir d'achat créé par les banques et octroyé aux entrepreneurs ne pouvant
être remboursé sans délai, il en résulte une hausse des prix qui provoque l'essor. Sur
ce phénomène essentiel peut se greffer l'action de l'épargne forcée. L'inflation de
crédit n'est limitée ni par la monnaie, ni par les biens présents, niais par les biens
futurs que produira l'entrepreneur 4. Les crédits qui ont été attribués à l'entrepreneur
sont remboursés par lui après la vente du produit résultant de la réalisation de la
combinaison nouvelle. L'inflation de crédit issue de la création du pouvoir d'achat par
les banques est temporaire. Elle est suivie d'une déflation de crédit, qui entraîne
compensation.

La monnaie, le crédit et la banque occupent, dans la théorie économique telle que


la conçoit Schumpeter, une place centrale. Ces phénomènes ne sont plus l'objet de
simples investigations techniques, en quelque manière extérieures, relativement indé-
pendantes du monde de la production et de la répartition. Ils sont situés au cœur de
l'évolution 5.

II. - Cette théorie du crédit permet de mieux préciser la façon dont la dynamique
de J. Schumpeter se construit par rapport à la statique. L'auteur prétend sortir du
circuit sans employer d'autres données que celles qui sont dans le circuit. Dans la
rigueur des termes, il ne tient pas parole, et cela pour une excellente raison. Si
l'hypothèse est prise dans sa parfaite pureté, par construction même, on ne peut pas
sortir du circuit. Les éléments économiques (terre, travail, monnaie, revenus, consom-
mation) sont constants. Les facteurs de la production ont atteint l'utilisation maxima;
ils sont, par conséquent, liés. Les mouvements économiques ont une direction et une
amplitude constantes. Si, par un biais quelconque, un tel état pouvait de lui-même se
modifier, cela prouverait simplement que l'auteur a omis de déterminer une des

1 Sur la création du pouvoir d'achat par les banques et le rôle capitalistique de la monnaie, voir Das
Sozialprodukt und die Rechenpfennige in fine.
2 Cf. la distinction soulignée plus haut.
3 Pour le détail, se reporter au texte. Je rappelle ici seulement les points indispensables pour la
discussion qui va suivre.
4 Pour la démonstration, se reporter au texte.
5 G. Demaria, art. cit., p. 49.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 82

conditions du circuit ou de l'équilibre, c'est-à-dire qu'il a donné de ce dernier une


image scientifiquement incorrecte. La proposition selon laquelle l'évolution sort du
circuit sans qu'il soit fait appel à des données extérieures au circuit doit donc être très
exactement comprise. Une différence essentielle sépare J. Schumpeter des théoriciens
de la dynamique du type quantitatif. Ceux-ci sortent de la statique en y appliquant des
éléments nouveaux empruntés à l'observation de la vie des sociétés humaines (multi-
plication des capitaux, croissance de la population) mis en formules abstraites (aug-
mentation de la quantité de capital, de la quantité de travail) 1. J. Schumpeter sort du
circuit en y introduisant deux fonctions : la combinaison nouvelle (entreprise) et la
création du pouvoir d'achat (banque) empruntées à l'observation du jeu des systèmes
de type capitaliste. Il fait appel à des fonctions nouvelles et non à des quantités
nouvelles de facteurs de la production. Dans la première explication, les fonctions en
statique et en dynamique sont toujours les mêmes, mais les quantités varient. Dans la
seconde, les quantités ne peuvent varier, en dynamique, que si des fonctions nouvel-
les étrangères à la statique sont prises en considération.

On remarquera qu'il n'y a pas de nécessité logique à sortir de la statique par une
voie plutôt que par l'autre. On n'en crée une que si l'on suppose le problème résolu, si
l'on donne comme démontré que l'essence de l'évolution capitaliste réside dans une
nouvelle combinaison, c'est-à-dire dans une modification qualitative de l'emploi des
facteurs de la production. Ainsi se délimite l'exacte originalité des vues de Schumpe-
ter par rapport aux autres conceptions de la dynamique.

La critique de sa théorie du crédit a été mal présentée par plusieurs auteurs 2 qui
en ont attaqué l'accessoire en laissant subsister l'élément principal.

Si J. Schumpeter affirmait que l'évolution découle de l'inflation de crédit parce


qu'il y a épargne forcée à la suite d'une hausse des prix, si, en d'autres termes, il pré-
tendait que l'expansion a pour cause l'épargne forcée considérée comme phénomène
essentiel du capitalisme et jugée comme logiquement prééminente par rapport à
l'épargne libre, on viendrait facilement à bout de son argumentation.

Définissons l'épargne comme le fait Cassel 3. A chaque instant, dans une écono-
mie, une satisfaction actuelle plus complète des besoins est possible. Ou, pour une
même satisfaction des, besoins, une réduction du temps de travail est possible. L'épar-
gne libre réside donc dans la limitation volontaire d'une plus haute satisfaction possi-
ble des besoins.
Armés de cette notion d'épargne libre, il nous est aisé de voir comment l'épargne
forcée ne suffit pas par elle-même à déclancher une augmentation ou une améliora-
tion de la production, c'est-à-dire une « évolution » dans quelque sens que l'on défi-
nisse le mot. Soit une inflation de crédit qui provoque une restriction involontaire de
la consommation chez les détenteurs de revenus fixes, correspondant à une augmen-
tation du revenu des travailleurs et des entrepreneurs. Il s'agit maintenant de savoir
comment ce supplément de revenu sera employé : pour la production ou pour la
consommation. Si ce supplément s'écoule en la forme d'une demande de biens de con-
sommation, on ne constatera rien autre qu'une hausse des prix. C'est donc l'emploi de

1 Et modifiés: ces augmentations étant, par exemple, supposées continues.


2 R. Hug, Gedanke, p. 125 et sq.
3 R. Hug, Gedanke, p. 135.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 83

l'épargne forcée, c'est-à-dire une décision qui répond à la définition précitée de Cassel
sur l'épargne volontaire, qui détermine un accroissement des moyens de production et
une augmentation de la production. A quoi on pourrait ajouter que, pour qu'il y ait
progrès ou évolution qualitative, il faut encore un certain emploi du supplément dont
nous venons de parler, c'est-à-dire une décision d'une certaine sorte. Mais cela impor-
te peu pour le moment. Ce qu'il faut retenir ici c'est qu'un fait d'épargne volontaire,
mal aperçu de certains théoriciens de l'épargne forcée est, dans l'hypothèse discutée, à
l'origine de tout l'enchaînement de phénomènes qui constitue une évolution
quantitative ou qualitative de la production.

Ce raisonnement ruine les systèmes qui affirment la prépondérance logique de


l'épargne forcée par rapport à l'épargne libre et qui font de l'épargne forcée la cause
ou l'une des causes de l'expansion de la production.

Il laisse en revanche intacte la construction de Schumpeter. Elle s'élève en effet


sur de tout autres bases : 1˚ l'auteur énonce l'antériorité du crédit par rapport à l'épar-
gne libre parce qu'il nie la possibilité et la raison d'être de l'épargne libre dans le
circuit; 2˚ il affirme le pouvoir créateur du crédit, en indiquant que le crédit permet de
réaliser une combinaison nouvelle par prélèvement d'une partie des facteurs de la
production dans le circuit. Pour atteindre le cœur du système, on doit donc adopter
une attitude logique complètement différente de celle qui vient d'être exposée.

L'idée de base qui domine toute la théorie de Schumpeter ne nous paraît pas
acceptable. L'auteur admet la priorité logique du crédit par rapport au capital-biens,
aux moyens de production produits. Tous les phénomènes de l'évolution sont subor-
donnés par rapport à la combinaison nouvelle et au crédit. Cette priorité logique 1 ne
peut être, à notre sens, défendue même si l'on accepte la façon de raisonner de J.
Schumpeter. Quand on entreprend de la démontrer clairement, on rencontre une fois
de plus la difficulté déjà mentionnée à propos de l'intérêt en statique. Autre chose est
d'éliminer des réserves de capital-biens, c'est-à-dire des ensembles, des provisions
dans lesquelles on pourra puiser pour adjoindre de nouveaux éléments à une écono-
mie donnée. Autre chose est d'éliminer l'existence même de ces capitaux-biens,
d'admettre qu'ils ne sont pas présents dans le circuit. Pour résoudre sans ambiguïté
cette alternative, il ne suffit pas de dire que le capital-biens n'a aucun droit particulier
à l'imputation.

A dire vrai, en quelque sens que l'on tranche cette difficulté, on ne modifie pas
profondément les propositions fondamentales de Schumpeter. Le crédit restera tou-
jours un phénomène primaire, un élément logiquement prépondérant par rapport au
capital-biens. Si l'existence même des moyens de production produits est niée dans le
circuit, c'est leur apparition qui, dans l'évolution, est subordonnée au crédit ; si leur
existence est admise, c'est leur multiplication qui est présentée comme essentielle-
ment dépendante du crédit. Dans les deux cas, la catégorie nécessaire, dans la logique
du système, est le crédit et non le capital-biens. Contre cette affirmation s'élève
Böhm-Bawerk dans son Entgegnung 2. Il oppose que les biens forment la « base
solide des faits » sur laquelle toute théorie doit s'élever. On ne peut en effet imaginer
une demande de crédit en vue de la réalisation d'une combinaison nouvelle si des
moyens de production ne sont pas donnés qui, avec l'aide du crédit, pourront être
combinés d'une façon plus avantageuse. La priorité logique des biens par rapport au

1 Il ne s'agit évidemment pas d'une priorité historique ou génétique.


2 Cité par R. Hug, Gedanke, p. 151.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 84

crédit ne fait donc pas de doute. Mais il faut aller plus loin. Une combinaison
nouvelle dans une évolution capitaliste ne peut être ni conçue ni à plus forte raison
réalisée sans que l'entrepreneur ne prenne en considération des moyens de production
produits. « La substance de laquelle un plus se dégage est l'ensemble des biens 1. » La
substance de laquelle un plus se dégage, dans une évolution capitaliste, est un
ensemble de biens parmi lesquels se trouvent des moyens de production produits. La
combinaison nouvelle et la demande de crédit en vue de cette combinaison ne sont
concevables, « pensables », que si des moyens de production produits sont donnés. J.
Schumpeter, en choisissant sa notion de capital, se dispense de fournir une théorie du
capital-biens. En affirmant la priorité logique du crédit par rapport au capital-biens, il
adopte une attitude qui lui est imposée par sa statique, dans laquelle il n'y a sûrement
pas de « réserves » de moyens de production produits, dans laquelle même peut-être
l'existence des moyens de production produits est niée. Mais cette position ne résiste
pas à l'examen 2.

Prenons maintenant la création du pouvoir d'achat par les banques dont J. Schum-
peter fait le pivot de sa théorie du crédit. La façon dont l'auteur raisonne expose
l'interprète à un perpétuel malentendu qui est mis en lumière par une analyse rigou-
reuse d'une expression telle que celle de « crédit supplémentaire ».

La réalisation de combinaisons nouvelles ne peut être obtenue que par l'intro-


duction d'un crédit supplémentaire. Mais supplémentaire par rapport à quoi ? Par
rapport au circuit, ou par rapport à la somme des dépôts et du capital propre de la
banque qui octroie le crédit ? Les deux cas sont implicitement visés par Schumpeter.
Mais ils ne sont pas soigneusement distingués. Il y a cependant deux problèmes
parfaitement distincts.

1˚ Puisque le crédit n'est pas essentiel à la statique et puisque le système de J.


Schumpeter n'admet que les éléments sans lesquels le fonctionnement de l'économie
ne peut pas se concevoir, il faut éliminer le crédit du circuit. Tout crédit à l'entreprise,
quel qu'il soit, sera supplémentaire par rapport à la statique. Il faut donc de ce point
de vue parler de pouvoir d'achat supplémentaire. Un pouvoir d'achat supplémentaire
est en effet nécessaire pour S'évader du circuit.

2˚ Les instituts de crédits autres que la banque centrale 3 peuvent-ils créer du


crédit, c'est-à-dire octroyer sous une forme quelconque du pouvoir d'achat au delà de

1 R. Hug Gedanke, p. 152.


2 R. Hug: Gedanke, pp. 152 et p. 126 et 19. Toute différente. sous ce rapport, est la théorie de Hahn.
Ce dernier affirme, certes, que le crédit tire les biens « de rien » en ce sens que sans l'intervention
du crédit ils seraient restés non produits. Il ajoute que l'évolution capitaliste est due au crédit et
non au capital, que la formation du capital n'est pas une suite de l'épargne mais de l'octroi du
crédit. L'octroi du crédit est donc un fait primaire par rapport à la formation du capital. Le crédit
est le moteur de toute la production : le capital est un fait dérivé; il doit son apparition au crédit.
Mais Hahn, qui fait une théorie du crédit bancaire, part d'une série de conditions empruntées à
la réalité concrète et non d'une hypothèse statique comme le circuit de Schumpeter. 1˚ Il suppose
qu'une réserve de moyens de production (biens de production produits) est donnée dans laquelle
on peut puiser pour insérer de nouveaux éléments dans le cycle de production. Cela implique la
priorité logique du capital-biens par rapport au capital-valeurs dont ou peut ensuite affirmer qu'il
découle principalement du crédit et non de l'épargne. 2˚ Il énonce que la limite de l'efficacité du
crédit est atteinte quand aucun moyen de production supplémentaire ne peut être intégré dans le
processus de production. Ce qui suppose implicitement une référence au monde des biens pour
trouver la limite du pouvoir créateur du crédit.
3 J. Schumpeter, dans ses explications sur le crédit, ne fait pas référence à la banque centrale.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 85

leurs dépôts et de leur capital propre ? J. Schumpeter donne comme résolu le second
problème en fournissant une réponse au Premier. De ce qu'il n'y à pas d'épargne dans
le circuit d'une part, de ce qu'un pouvoir d'achat supplémentaire est nécessaire pour
l'évolution d'autre part, il conclut que la banque non seulement peut, mais doit créer
ex nihilo du crédit. Une fois de plus il ne part pas de la réalité économique mais du
circuit, pour dégager un certain ordre de phénomènes économiques, dont il affirmera,
après les avoir mis ainsi en lumière, qu'ils sont l'essence de l'évolution d'un système
capitaliste. Cette confusion étant une fois pour toutes dissipée, certaines critiques peu
pertinentes adressées à Schumpeter tombent d'elles-mêmes. En même temps on aper-
çoit une raison profonde de considérer sa théorie comme insuffisante.

La possibilité même pour un institut de crédit d'octroyer du pouvoir d'achat au


delà de ses dépôts et de son capital propre a été niée non seulement par des théori-
ciens comme Cannan, mais encore par des économistes très informés des nécessités
de la pratique comme Lansburgh, voire même par des praticiens éminents comme
Walter Leaf 1, président de la Westminster Bank. De ce doute, G. H. Bousquet croit
pouvoir tirer argument contre le système de J. Schumpeter : « Est-il croyable, écrit-il,
qu'un phénomène dont on discute jusqu'à l'existence puisse expliquer essentiellement
comment a été financé le développement économique de nos sociétés ? » 2 Or, pour
pouvoir opposer une fin de non-recevoir à J. Schumpeter, il ne suffit évidemment pas
qu'on discute sur l'existence du phénomène en question. Il faudrait qu'on puisse
administrer de façon positive la preuve ou qu'il n'existe pas ou que son amplitude est
trop restreinte pour rendre compte du financement des sociétés capitalistes. Surtout, à
des critiques de ce type, J. Schumpeter est en droit de répondre

« Pour me combattre vous vous tenez à l'extérieur de mon système J'affirme que
pour sortir du circuit, un pouvoir d'achat supplémentaire est nécessaire. Aucune épar-
gne n'étant présente dans le circuit, ce pouvoir d'achat doit être créé par un « pro-
ducteur de crédit » que j'appelle banquier. J'affirme que l'ensemble du tableau que je
brosse de la sorte représente l'essence de l'évolution d'un système capitaliste. A
l'interprétation économique et volontairement schématique de tout un ensemble, il ne
vous appartient pas de me répondre par des considérations de technique bancaire
prises isolément ».

Acceptons ce langage et le terrain même que choisit Schumpeter. Est-il possible


de concevoir la création du pouvoir d'achat par les banques comme représentant à la
fois un phénomène nécessaire pour sortir du circuit et le seul moyen de financement -
nécessaire et suffisant - de l'évolution ?

J. Schumpeter reconnaîtra sans doute volontiers qu'il y a une différence considéra-


ble entre un déclanchement et une évolution, c'est-à-dire un mouvement qui se pro-
longe et qui se développe. Pas davantage il ne niera que son effort théorique aurait
des résultats bien limités et bien insuffisants s'il rendait compte seulement du « dé-
marrage » de l'économie par rapport à un état hypothétique : le circuit, sans faire
comprendre le jeu du « développement » des sociétés capitalistes. Or, s'il accepte ce
point de départ, il est, nous semble-t-il, contraint de reconnaître qu'il ne donne pas
une théorie de l'évolution (développement), mais une théorie du déclanchement
(démarrage) de l'économie à partir du circuit.

1 Pour plus de détail sur ce point cf. R. Hug, Gedanke, p. 139.


2 Article cité, p. 10045.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 86

En effet, il impose par construction 1 la nécessité d'une injection de pouvoir


d'achat créé par les banques dans le circuit. Mais il ne rend pas compte du mouve-
ment, du développement qui est la suite nécessaire de ce déclic. Sa théorie, peut-on
dire, « n'est bonne qu'une fois ». Le pouvoir d'achat ayant été une fois créé et introduit
dans le circuit, il n'est pas concevable que la création de pouvoir d'achat par les
banques reste, demeure au cours de l’ « évolution » le seul et unique moyen de
financement des combinaisons nouvelles qu'elle a été au moment du « déclanche-
ment ».

L'entrepreneur, metteur en œuvre d'une combinaison nouvelle, touche un profit


pur. Pourquoi ne pourrait-il employer ce montant au financement de combinaisons
nouvelles ultérieures ? L'observation montre que de vastes entreprises, qui ont mis au
jour un très grand nombre de combinaisons nouvelles, - au sens où Schumpeter prend
ce mot -, se sont développées par voie d'autofinancement. Les annales de firmes,
telles que celles de Ford ou de Krupp, en portent témoignage 2. Au surplus, parmi les
recettes de l'entreprise, figure un quantum destiné à réparer l'usure et la détérioration
des installations et, plus généralement, des moyens de production. Ces quanta
d'amortissement sont réalisés de façon continue. Des disponibilités sont ainsi libérées
que J. Schumpeter n'étudie pas et que l'entrepreneur n'est nullement obligé de réinves-
tir de la même façon que précédemment, c'est-à-dire en réalisant la même combinai-
son. L'observation de l'économie contemporaine révèle que ces disponibilités sont
employées par le chef de l'entreprise pour améliorer la capacité d'exploitation de ses
établissements, pour perfectionner sa technique, en un mot pour réaliser des combi-
naisons nouvelles.

Une fois le « déclanchement » opéré par création d'un pouvoir d'achat, de très
nombreuses possibilités de financement de la combinaison nouvelle sont ouvertes à
l'entrepreneur outre le recours au crédit créé par les banques. Il n'est pas concevable
qu'il en soit autrement, même si l'on admet le point de départ de l'auteur. L'entrepre-
neur n'est contraint qu'une fois d'avoir recours au crédit bancaire, quand il s'agit pour
lui de rompre ce circuit hypothétique que l'auteur lui assigne pour point de départ,
mais il n'y est pas contraint d'une façon continue au cours de l'évolution.

Tout cela Schumpeter nie saurait le méconnaître. Conduit en ce point, il peut ce-
pendant tenter encore de justifier son point de vue en invoquant que les possibilités de
financement qui viennent d'être rappelées sont des « suites de l'évolution », que par
conséquent il n'a pas à s'en occuper. Il faut s'entendre.

Le profit est évidemment une suite, la suite majeure de l'évolution. Mais il n'en
reste pas moins des quanta d'amortissements qui peuvent être réalisés. même lors-
qu'une entreprise ne donne pas de profit pur. On pourrait par conséquent soutenir 3
que, même dans un état stationnaire, cette possibilité de financement de la combinai-
son nouvelle existe indépendamment de toute création de pouvoir d'achat par les
banques. Si je ne l'ai pas fait, c'est que l'amortissement suppose la pratique du calcul
capitalistique et qu'une statique telle que le circuit de Schumpeter peut être conçue et
construite indépendamment de cette pratique. Mais, dans une dynamique qui prétend

1 C'est-à-dire par sa conception même de la statique. Nous disons à dessein : imposer. Car il ne
démontre pas par un recours aux faits, même à certains faits considérés comme « essentiels ».
2 R. Hug, Gedanke, p. 157.
3 C'est ce que fait R. Hug, pp. 171 et 39.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 87

exprimer l'essentiel du développement des sociétés capitalistes, il n'en peut être fait
abstraction. De toute façon par conséquent, indépendamment des surplus entraînés
par l'évolution, on ne peut nier qu'une fois le système mis en branle l'entrepreneur
n'ait d'autres possibilités de financement de la combinaison nouvelle que le recours au
crédit créé par les banques.

Allons plus avant dans la critique de la position de Schumpeter. Pour qu'il ait le
droit de dire qu'il a présenté une théorie de l'évolution du système capitaliste, il
faudrait que les faits majeurs du développement de ce système puissent être repré-
sentés comme une suite de schémas de l'évolution se succédant les uns aux autres. Or,
en adoptant le point de départ même de J. Schumpeter, ce développement n'est
concevable qu'en tant que succession : 1° d'un schéma conforme aux vues de l'auteur
(création du pouvoir d'achat) ; 2° de schémas radicalement différents du précédent
(autofinancement, financement par les disponibilités résultant de la pratique de
l'amortissement). Le premier seul est élaboré; les autres sont laissés dans une com-
plète indétermination. On sait comment l'évolution est amorcée à la sortie du circuit :
on ignore comment elle se réalise. Schumpeter décide d'appeler « évolution » ce qui
n'est en réalité que la rupture d'un circuit purement hypothétique qu'il a préalablement
construit, et « suites de l'évolution » tout ce qui dépasse cette rupture. Par cet artifice
logique il escamote le contenu même du terme évolution (Entwicklung) et établit
entre les phénomènes du développement réel des sociétés capitalistes une hiérarchie
qu'il ne peut justifier que par un recours à la statique qu'il s'est préalablement
donnée.
Nous avons jusqu'ici essayé de montrer que J. Schumpeter appelle indûment évo-
lution ce qui n'est qu'un « déclanchement: » et que sa propre théorie n'est pas poussée
jusqu'à ses dernières conséquences. Car, si on met au jour tout ce qu'elle implique
nécessairement, il apparaît comme inconcevable que l'évolution ne connaisse pas
d'autres moyens de financement que la création du pouvoir d'achat. Ce genre de
critique porte sur la structure logique de la théorie et finalement fait apparaître une
analyse insuffisante du concept même d' « évolution ».

Efforçons-nous maintenant de mettre le schéma de Schumpeter en parallèle avec


la réalité. Il est bien entendu que cette reproduction conceptuelle et simplifiée ne nous
donnera pas toute la réalité économique. Nous sommes en droit seulement d'exiger
qu'elle nous fournisse une image qui ne contredise pas cette réalité économique et qui
permette de la reconstruire par adjonction d'éléments secondaires et de détails et non
en élaborant d'autres schémas 1. Pour établir ce parallèle, si malaisé, entre la réalité
économique et le système de Schumpeter, R. Hug 2 a recours à ce qu'il appelle « la
statique au sens large », c'est-à-dire au tableau de ce qui se passe au cours de la
dépression. Ce raisonnement ne sera pas utilisé ici.

Il semble beaucoup plus logique de se représenter ainsi les choses. Dans le


développement réel du capitalisme, il y a d'une part certains phénomènes concrets

1 Je néglige ici les difficultés que l'on éprouve à &-terminer à quoi correspondent dans la vie écono-
mique les concepts particuliers dont se sert J. Schumpeter. R. Hug, par exemple (Gedanke, p. 142
et sq.), au cours d'une analyse intéressante, a montré comment le « crédit supplémentaire » de J.
Schumpeter ne correspond à rien que l'on puisse précisément considérer comme tel dans le
développement réel du capitalisme.
2 Ouvrage cité.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 88

dont le circuit exprime l'essence (les exploitations statiques, par exemple, qui sont,
d'après J. Schumpeter, le plus grand nombre) ; d'autre part, d'autres phénomènes
concrets dont l'évolution exprime l'essence (les entreprises qui réalisent des combi-
naisons nouvelles). Placée dans le jour de la théorie, une économie capitaliste ne se
présenterait donc pas comme un tout homogène, mais comme un ensemble composé
de zones de combinaisons traditionnelles et de zones de combinaisons nouvelles.

Négligeons les zones de combinaisons traditionnelles. On y use du crédit et l'on y


pratique l'intérêt, mais uniquement parce que les conceptions et les habitudes de
l'évolution y ont pénétré. Il n'est pas indispensable d'avoir recours au crédit, au capi-
tal, à l'intérêt pour comprendre le fonctionnement des exploitations statiques de ces
zones.

Portons donc notre attention sur les zones de combinaisons nouvelles. Les entre-
prises qui s'y développent se sont procuré des facteurs de production en les arrachant
au moyen du crédit à un circuit quelconque de la zone des combinaisons traditionnel-
les, c'est-à-dire à une des exploitations statiques ou à un des groupements d'exploita-
tions statiques qui y fonctionnent. Ces entreprises n'auront donc pas recours à des
facteurs de production (capitaux ou forces de travail) libres qui peuvent être attirés
dans l'activité productrice. C'est en arrachant, par un crédit créé ad hoc, aux zones de
combinaisons anciennes des facteurs de la production, que les entreprises, expressions
de combinaisons nouvelles, se fondent et fonctionnent. Si la théorie que nous envisa-
geons signifie quelque chose par rapport à la réalité, c'est bien cela qu'elle doit
signifier. C'est le sens le plus large et le plus conforme aux intentions de l'auteur que
l'on peut lui prêter.

Reste dès lors à savoir si l'ensemble que nous venons de décrire représente le
phénomène : 1° le plus important ; 2° le plus caractéristique du développement des
sociétés capitalistes tel que nous pouvons l'observer.

a) Dire qu'il traduit le phénomène le plus important du capitalisme, c'est admettre


que, dans la réalité, le plus grand nombre des entreprises qui sont porteurs de
combinaisons nouvelles ou les plus puissantes d'entre elles se fondent et se financent
comme il a été dit. Toutes les grandes combinaisons nouvelles de l'économie capita-
liste qui ont été le fait d'industries comme celles de l'automobile ou de l'électricité
sous leurs formes diverses se seraient réalisées aux dépens de combinaisons ancien-
nes. Les entreprises qui, dans une nation donnée, par exemple, ont mis sur le marché
les premières automobiles auraient trouvé les moyens de production nécessaires en
les arrachant à des combinaisons anciennes quelles qu'elles soient, ou à des combinai-
sons anciennes qui offraient des services analogues (véhicules hippomobiles, par
exemple, dans le cas que nous envisageons). Mais qui ne voit que cette explication
suppose que les facteurs de la production peuvent se déplacer sans résistances d'un
emploi à l'autre, ce que les classiques anglais admettaient en effet mais ce que la
théorie moderne a, à juste titre, mis en doute 1 ? Au surplus, étant donné l'ampleur des
combinaisons nouvelles de l'industrie contemporaine, on devrait, si elles ne pouvaient

1 Cf. par exemple les études d'Angelo Fraccacreta. Le travail et le capital, qui se portent vers les
entreprises nouvelles les plus rentables, sont le travail libre et le capital libre qui se trouvent à un
moment donné non employés dans une économie donnée. Angelo Fraccacreta, La trasformazione
degli impieghi di intrapresa, Napoli, 1920.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 89

se réaliser qu'aux dépens des combinaisons anciennes, assister à un écroulement


massif des exploitations qui travaillent dans les voies traditionnelles au moment où
une « vague d'évolution » se déclanche 1, L'observation du présent et du passé des
sociétés capitalistes donne au contraire à penser que les grandes « combinaisons
nouvelles » s'y sont réalisées par absorption d'une masse disponible de capitaux
épargnés 2 et de forces de travail. Une fois ces entreprises (combinaisons nouvelles)
réalisées, elles ont, à mesure que leur succès s'affirmait, détaché, des combinaisons
anciennes appliquées à la fabrication de produits similaires, du capital et du travail.
S'il en est ainsi, le détachement des facteurs de la production des combinaisons
anciennes, dans la mesure où il se produit, est la conséquence, et non la condition, de
la réalisation de la combinaison nouvelle.

Il est donc pour le moins douteux que le processus décrit par J. Schumpeter
représente l'aspect le plus important du processus réel selon lequel les combinaisons
nouvelles pénètrent dans la vie économique. On aurait pu souhaiter que J. Schumpeter
étayât par quelques exemples ses affirmations ou au moins nous montrât exactement
le point d'insertion de sa théorie dans la réalité économique.

b) L'objection précédente se ment en somme dans le plan du quantitatif. On doit


encore se demander si le processus retenu par l'auteur n'est pas le processus le plus
caractéristique, le plus typique de la dynamique d'un système capitaliste. On prend
alors le capitalisme comme un ensemble qui a ses motifs et ses procédés propres par
comparaison à d'autres ensembles (économie domaniale fermée, par exemple, ou
économie collectiviste). On tient que le capitalisme s'oppose alors aux autres systè-
mes économiques en ceci que la combinaison nouvelle s'y réalise grâce à un crédit ad
hoc créé par le banquier et non par une disposition impérative de l'autorité chargée
d'organiser la production 3. A cela, il n'y a pas à répondre que l'auteur commet une
erreur en affirmant la liaison fondamentale du capitalisme et du crédit. Que le crédit
soit un moyen très caractéristique de réaliser les combinaisons nouvelles dans le capi-
talisme, nul ne songe à le nier. « L'entrepreneur moderne devient tel le plus souvent
après être devenu débiteur » 4. Mais autre chose est d'affirmer que le moyen typique
de réalisation de la combinaison nouvelle est cette sorte très particulière de crédit que
vise J. Schumpeter, c'est-à-dire un crédit qui présente le double caractère : 1° d'être
créé ex nihilo, par les banques ; 2° de précéder l'épargne au lieu de la suivre. Des
crédits d'autres formes ont exactement, dans l'économie concrète que nous pouvons
observer, les mêmes effets que ceux que Schumpeter attribue à. l'espèce de crédit qu'il
a en vue.

III. - La conception même du crédit chez J. Schumpeter est exposée aux


objections que nous venons de réunir. L'analyse de l'action du crédit sur l'économie
appelle aussi de nombreuses réserves.

Elle est insuffisamment élaborée et mise au clair.

1 Et non à la suite de chaque vague d'évolution par l'effet de la concurrence qu'exercent les nouvel-
les combinaisons une fois réalisées à l'égard des combinaisons traditionnelles.
2 Par la voie d'émission d'actions ou d'obligations.
3 Ordre du chef de l'économie domaniale fermée ou de l'État collectiviste.
4 Lello Gangemi, Le società anonime miste, 1933, p. 203.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 90

Elle comporte de graves difficultés logiques en ce qui concerne. la théorie de


l'expansion, et celle de la compensation.

Elle laisse en dehors de son champ des aspects importants de la réalité observable,
dont rien ne permet d'affirmer qu'ils sont moins essentiels dans l'évolution du
capitalisme concret que les faits sur lesquels J. Schumpeter projette la lumière.

Dans plusieurs domaines la conception très particulière de la statique que Schum-


peter a choisie le dispense d'élaborer à fond les notions dont il use. Elle lui permet
d'escamoter des problèmes que pose l'observation de la vie économique des sociétés
capitalistes. Ainsi, pour l'auteur, la création du pouvoir d'achat par les banques suscite
l'inflation de crédit puisque dans le circuit se trouve la quantité de pouvoir d'achat
nécessaire pour les transactions accoutumées et rien de plus. Par là même, Schum-
peter est conduit à lier crédit supplémentaire et inflation de crédit et par conséquent-là
négliger les conditions sous lesquelles en fait les deux phénomènes se conjuguent 1. Il
incite, par la méthode même qu'il emploie, à considérer que l'inflation de crédit est la
conséquence de la création du crédit, - c'est-à-dire, si l'on veut donner un sens prati-
que à cette proposition, de l'octroi du crédit au delà de l'épargne, - et à négliger les
relations fondamentales entre les phénomènes monétaires et le volume des échanges.
Or c'est bien une disproportion entre le volume des échanges et la masse des unités
monétaires en circulation, compte tenu de leur efficacité, qui définit l'inflation de
crédit. Contraint par son point de départ de concentrer l'éclairage sur l'une des faces
de l'objet qu'il scrute, Schumpeter laisse toutes les autres dans l'ombre.

Le vice de sa méthode apparaît encore à propos des limites de l'inflation de crédit.


Il suffit à l'auteur d'énoncer qu'elles ne sont données ni par la quantité présente de
monnaie, ni par la quantité présente de biens, mais par les biens futurs que produira
l'entrepreneur 2. Si l'on part du circuit, la proposition est logique. L'épargne est
éliminée. Il ne saurait être question par conséquent de dire avec Halm 3 dans quelle
mesure le rapport entre accumulation et consommation limite l'expansion de crédit, ni
avec G. Demaria 4 comment le rapport entre le groupe des épargnants et celui des pro-
ducteurs dans une société capitaliste produit le même effet. Il ne s'agit plus de recher-
cher comment la considération du risque 5 ou celle de la plus haute productivité pour
une structure économique donnée 6 limitent l'expansion du crédit. Schumpeter se
satisfait d'une formule très, générale qui lui est fournie par sa statique, mais qu'il est
bien malaisé de présenter comme une contribution vraiment élaborée à la théorie des
limites à l'expansion du crédit dans l'évolution d'un système capitaliste. Même à titre
de simple indication, cette théorie n'est pas sans danger. Elle implique que l'entrepre-

1 Cf. R. Hug, Gedanke, pp. 146 et 147.


2 Cf. les explications données au texte par Schumpeter.
3 Cf. Hug, Gedanke, p. 137 et sq. Pour Halm, le rapport entre accumulation et consommation n'est
variable qu'à l'intérieur de limites au delà desquelles des troubles seront déclanchés qui tendront à
rétablir l'ancien rapport.
4 Article cité, p. 50. L'auteur note lui-même que la limite dont il parle est élastique, et dépend de
nombreux facteurs psychologiques, politiques, sociaux.
5 G. Demaria, article cité, p. 50.
6 Cf. en ce sens les recherches de Heinrich signalées par R. Hug, Gedanke, p. 139. L'idée générale
de cette théorie peut être formulée en disant que la limite de la création du crédit est donnée par la
plus haute élévation possible de la productivité, sans bouleversement dans les proportions
respectives des diverses branches de l'activité d'une ,économie donnée.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 91

neur est un élément plus déterminant que déterminé par rapport au marché du crédit 1.
Or la dépendance de l'entrepreneur à l'égard de ce marché du crédit est au moins aussi
certaine que la dépendance de sens inverse 2.

Dans ces exemples, la conception du circuit impose à Schumpeter de tenir pour


certaines des liaisons qui, dans la réalité des faits ou dans des ensembles théoriques
moins abstraits, ne sont nullement démontrées. En revanche, en ce qui concerne la
notion de compensation, son point de départ aurait dû précisément -l'inciter à des
distinctions qu'il ne fait pas, et dont l'absence ne facilite pas une compréhension
exacte du système. La lacune a été clairement signalée par R. Hug 3. S'il est vrai que
l'entrepreneur arrache au circuit, grâce au crédit créé ad hoc par les banques, les
facteurs de la production dont il a besoin, le dit circuit sera appauvri d'autant. Pour
qu'il y ait en fin de compte compensation, il faut qu'il y ait : 1° un produit qui per-
mette le remboursement du pouvoir d'achat créé en vue de la réalisation de la
combinaison nouvelle; 2° un produit qui permette de combler les lacunes de la pro-
duction des exploitations statiques. Dans ce cas, à la fin de l'opération, le produit
exprimé en quantité sera plus élevé et en même temps le prix du produit aura atteint
son niveau antérieur. Or Schumpeter n'a pas nettement distingué cette double
compensation, indispensable dans une théorie de l'évolution qui prend pour point de
départ le circuit.

Un exemple numérique que nous empruntons à R. Hug fera comprendre cette


distinction.

Supposons que dans le circuit les exploitants statiques donnent une production de
100 unités de consommation (100 UC), à laquelle correspond une quantité de
monnaie de 100 unités monétaires (100 UM) .25 unités de pouvoir d'achat (25 UM)
sont créées par la banque pour permettre à l'entrepreneur d'extraire du circuit les
facteurs nécessaires à la réalisation de la combinaison nouvelle. Par suite de ce retrait,
la production du circuit tombe à 80 unités de consommation (80 UC). Sont donc
maintenant en présence 80 unités de consommation et 125 unités monétaires.
Envisageons deux hypothèses pour souligner la distinction qui nous occupe. Soit
d'abord 45 unités de consommation (45 UC) le produit de la nouvelle combinaison. Il
y a désormais 125 unités de consommation (80 + 45 UC) en face de 125 Unités
monétaires (100 + 25 UM). L'inflation de crédit, aussi bien que les pertes du circuit,
sont compensées. Soit maintenant 25 unités de consommation le produit de la
combinaison nouvelle. Sont alors en présence 105 unités de consommation (80 + 25
UC) et 125 unités monétaires. L'inflation de crédit et les pertes du circuit ne sont pas
compensées. Il y aurait eu compensation s'il n'y avait pas eu fléchissement de la
production dans le circuit. On aurait eu alors : 125 unités de consommation (100 + 25
UC) contre 125 unités monétaires.

On voudrait être sûr que J. Schumpeter ait tenu compte des deux éléments à
compenser qui viennent d'être analysés. Il n'a pas, en tout cas, parfaitement explicité
sa pensée. Un doute pèse sur sa notion de compensation et une difficulté, créée par la
statique qu'il choisit comme point de départ, reste dans l'ombre. Si Schumpeter partait
1 Puisque finalement ce sont les biens futurs produits par l'emploi de la combinaison nouvelle qui
seuls limitent l'inflation de crédit.
2 G. Demaria, dans la conclusion de l'étude citée, ne craint pas d'écrire: « Pour ce qui est de celle de
ses fonctions qui semblait la plus caractéristique, celle qui consiste à décider du montant de la
production, l'entrepreneur est un élément plus déterminé que déterminant du marché monétaire. »
3 Gedanke, pp. 166 et 167.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 92

d'un état de l'économie où des quantités de capitaux épargnés et des forces de travail
libres sont disponibles, la compensation serait plus aisée à concevoir. Elle résulterait
d'une production permettant le remboursement du crédit octroyé pour la réalisation de
la combinaison nouvelle. Elle ne devrait pas nécessairement s'opérer de plus pour
réparer les pertes d'un circuit auquel ont été empruntés les facteurs de la production.

Négligeons maintenant les indéterminations dont souffre la théorie de Schumpeter


concernant l'action du crédit, et prenons la telle qu'elle est présentée par l'auteur. Un
examen attentif révèle que le jeu du mécanisme décrit est beaucoup moins clair et
moins nécessaire qu'il ne paraît à premier examen. L'expansion et la déflation qui y
fait suite ne sont pas aussi rigoureusement expliquées qu'on le souhaiterait.

L'expansion, vue synthétiquement, est une chaîne de phénomènes qui se succè-


dent dans l'ordre suivant 1. Quelques entrepreneurs réalisent une combinaison nou-
velle par l'emploi d'un pouvoir d'achat créé ad hoc. Ils suscitent des imitateurs dont
l'intervention déclanche les événements qui composent l'expansion. La concurrence
devient si grande que le profit des premiers entrepreneurs et de leurs imitateurs tombe
à zéro. Succession d'événements qui semble rigoureusement liée, qui est au fond
assez incertaine. Les entrepreneurs de la première série tirent du circuit les moyens de
production nécessaires; ils ne peuvent rembourser sans délai; il en résulte une hausse
des prix. La seconde série d'entrepreneurs, procédant de même, provoque une nou-
velle hausse des prix. Mais comment admettre que les seconds pourront concurrencer
les premiers puisqu'ils ont acheté plus cher qu'eux, c'est-à-dire puisque leurs coûts de
production sont plus élevés ? A productivité égale, ils auront, pour une même quantité
de facteurs de la production, à rembourser un montant plus élevé de crédit. Étant
donné cette infériorité des épigones par rapport à leurs prédécesseurs, et étant donné
que les banques ne peuvent ignorer cette infériorité, comment admettre qu'elles
distribuent du crédit en quantité suffisante pour expliquer le mouvement généralisé de
hausse des prix de la période d'expansion ? La série des phénomènes intermédiaires
entre la combinaison nouvelle et la hausse généralisée des prix est donc moins solide-
ment liée que l'auteur ne l'affirme. De même, le processus de disparition du crédit 2 et
de baisse des prix, sous la forme que retient J. Schumpeter, peut être mis en doute.
Supposons que l'entrepreneur ait au cours d'une première période de production
vendu son produit : il peut rembourser le crédit qui lui a été octroyé pour la réalisation
de la combinaison nouvelle. Une fois ce remboursement opéré, il n'a plus en mains
que. son profit moins l'intérêt du capital. Si cette somme ne représente pas 100 % du
capital originaire - ce qui ne peut pas être considéré comme le cas le plus fréquent - il
devra de nouveau emprunter ou ne pas rembourser complètement son crédit. Le
pouvoir d'achat supplémentaire reste donc en partie en circulation. Or, si l'on songe
que, pour Schumpeter, la concurrence tend à abaisser, jusqu'à élimination complète,
le profit des entrepreneurs, on ne voit pas pour quels motifs le pouvoir d'achat créé
pour eux doit être nécessairement et intégralement résorbé. Pour qu'il en soit ainsi, il
faut que l'entreprise ne soit pas éliminée avant d'avoir réalisé assez de profit et pen-
dant assez longtemps pour que le remboursement intégral soit possible. La restitution
intégrale du pouvoir d'achat emprunté par l'entrepreneur n'a donc pas le caractère de
nécessité que lui prête l'auteur pour expliquer la baisse des prix consécutive à l'essor.

Ces aperçus critiques sur la détermination insuffisante des concepts et l'insuffi-


sante cohérence des liaisons concernent la structure logique du système de J. Schum-

1 R. Hug, Gedanke, p. 164 et sq.


2 R. Hug, Gedanke, p. 168.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 93

peter. Lorsqu'on rapproche le jeu du crédit, tel qu'il le décrit, de plusieurs ensembles
de faits qui, indéniablement, appartiennent à la réalité, et qui sont retenus par des
théories moins abstraites que celles de J. Schumpeter, on reste insatisfait. On voit que
des aspects importants de l'évolution du capitalisme restent hors des prises de la
construction théorique que nous étudions.
Marshall et Wicksted ont montré l'action de la différence d'intérêt (Zinsdifferenz)
dans l'expansion. Les banques peuvent, poussées par le désir du gain et pour prêter
davantage, abaisser l'intérêt du prêt (Leihzins) au-dessous de l'intérêt réel (Realzins).
Alors surgît pour l'entrepreneur une possibilité de gain qui l'incite à emprunter davan-
tage, à accroître sa production et qui tend à provoquer l'expansion. Comme dans la
théorie de Schumpeter, la banque et le crédit sont à l'origine de l'expansion, mais dans
des conditions profondément différentes. Chez Schumpeter, on part d'un état : le
circuit, où il n'y a ni banque ni crédit. La création du crédit suscite l'apparition du
phénomène de l'intérêt. Pour Marshall et pour Wicksted, le taux de l'intérêt est donné:
seuls ils peuvent donc parler d'un abaissement volontaire, par les banques du taux de
l'intérêt du prêt au-dessous de l'intérêt réel 1. Chez Schumpeter, l'intérêt est lié à la
combinaison nouvelle. Dans la série de phénomènes décrits par Marshall et Wicksted,
aucune combinaison nouvelle n'est nécessaire. Cela suffit à montrer que cet ensemble
de phénomènes ne peut pas trouver de place dans les cadres théoriques tracés par J.
Schumpeter. Étant donné que l'intérêt n'existe pour Schumpeter que dans la dynami-
que, une suite d'événements qui suppose l'intérêt ne devrait, elle aussi, se situer que
dans la dynamique. D'autre part, la dynamique de Schumpeter se caractérise essentiel-
lement sur le plan qualitatif, par la combinaison nouvelle. Or l'enchaînement mis au
jour par Marshall et par Wicksted se conçoit en dehors de toute nouvelle combinai-
son. En sorte que leur théorie, selon la logique de Schumpeter, devrait être tenue pour
essentiellement statique. Si l'on ajoute que la tendance à l'expansion consécutive à la
différence de l'intérêt s'explique par un seul motif psychologique (le désir du plus
grand gain chez le banquier prêteur et chez l'entrepreneur emprunteur) au lieu de
supposer, comme chez Schumpeter, une double série de motifs (motifs hédonistiques
dans le circuit, «activisme » non hédonistique de l'entrepreneur dansl'Entwicklung),
on se persuade que le processus d'expansion étudié en ce moment reste en dehors du
système de J. Schumpeter. Il en faut dire autant d'un autre schéma qui certainement
exprime des faits importants de l'évolution des sociétés capitalistes : la théorie du
développement purement quantitatif de la production sous l'action du crédit, telle que
la présente Hahn. Pour une combinaison donnée et invariable, des facteurs de la
production libres sont attirés dans le processus de production par le moyen du crédit.
Une productivité accrue en résulte. Les phénomènes exprimés abstraitement par cette
théorie ne peuvent être logés nulle part dans le système de Schumpeter. Une crois-
sance purement quantitative et par degrés devrait ressortir à la statique: mais le circuit
ne connaît ni crédit, ni provisions de facteurs disponibles de la production. Et, d'autre
part, le processus « décrit n'est certainement pas dynamique, puisqu'il peut être conçu
en dehors de toute combinaison nouvelle et se développe dans le plan quantitatif. Le
schéma de Hahn est extérieur au système de Schumpeter.

Combinons les deux conceptions qui viennent d'être caractérisées. Nous obtenons
un schéma d'expansion qui n'est pas purement hypothétique, qui a une base solide
dans les faits et dans la théorie, mais qui ne peut s'insérer dans le système de Schum-

1 En effet, pour Schumpeter, la banque « survenant » dans le circuit n'y trouve aucun intérêt. Il ne
peut donc être question de provoquer volontairement une différence entre deux taux d'intérêt. Je
me sépare sur ce point de l'interprétation de R. Hug, Gedanke, p. 158.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 94

peter. Un processus d'expansion est possible, en dehors de toute combinaison nou-


velle, qui tire origine d'un abaissement du taux de l'intérêt par les banques et qui se
réalise par une plus grande utilisation des moyens de production. Bien que les deux
mots jurent, on peut donc parler, comme le fait R. Hug 1, de « conjoncture statique ».
Du moins Schumpeter devrait-il, en toute logique, qualifier telle la conjoncture que
nous venons de décrire.
De même qu'entre l'exploitant du circuit (Wirt, Betriebsleiter) et l'entrepreneur, il
n'y a pas place pour l'agent qui assume les risques non assurables de la production, de
même entre le circuit et l'évolution il n'y a pas place pour une évolution dynamique
qui certainement appartient à la réalité économique, mais que, le système de Schum-
peter ne recouvre pas, et ne peut pas logiquement recouvrir.

Ce genre d'évolution dynamique est fortement mêlé 2, au cours des conjonctures


du dernier siècle, aux combinaisons nouvelles et discontinues de facteurs déjà inté-
grés dans la production et qui en auraient été extraits par le moyen du crédit.

Il faut donc ou renoncer à la statique ou accepter de graves lacunes dans la théorie


de l'évolution du capitalisme. Le dilemme s'exprime en ces termes : sacrifier la
statique ou sacrifier la réalité économique dont il s'agit de rendre compte.

*
**

Ayant étudié ce facteur objectif de l'évolution qu'est le crédit, nous sommes en


mesure de mieux pénétrer la façon de raisonner de Schumpeter et de suivre la direc-
tion du cheminement de sa pensée.

Une fois de plus, en matière de crédit, on retrouve la méthode qui nous est main-
tenant familière. J. Schumpeter énonce que sa notion de crédit (création ex nihilo de
pouvoir d'achat en vue de la réalisation de la combinaison nouvelle) est l'essence du
phénomène du crédit. Il affirme que son schéma de l'action du crédit (pouvoir d'achat
supplémentaire, inflation temporaire de crédit, expansion, déflation, compensation)
exprime l'essence de l'action du crédit dans la réalité.

Or, au lieu d'un recours à la réalité, la démonstration de Schumpeter implique un


renvoi à la statique. Dans le circuit, l'essence d'un phénomène économique en est le
résidu, à la limite où le phénomène cesse d'être concevable. Dans l'évolution, l’essen-
ce d'un phénomène économique en est le résidu nécessaire et suffisant pour qu'il
puisse s’emboîter dans la statique.

Mais alors le caractère artificiel et décevant de la méthode apparaît. La statique,


avons-nous dit, est un « repoussoir », elle ne vaut que par ce qu'elle annonce une
dynamique. Or, chaque élément de la dynamique n'est par ailleurs nécessaire que si
l'on admet le point de départ statique. Ces deux arches de concepts ingénieusement
construites ne tiennent qu'en s'appuyant l'une à l'autre. Mais l'ensemble de l'édifice
dont on admire l'ingéniosité a des fondements mal assurés.
1 Gedanke, p. 160. « Statische Konjunktur ».
2 R. Hug, Gedanke, p. 160.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 95

C. - LA THÉORIE DU PROFIT ET DE L'INTÉRÊT.

Retour à la table des matières

Le profit est, pour J. Schumpeter, le produit de la « combinaison nouvelle », au


sens où ce terme a été défini. La théorie du profit est une pièce maîtresse de
l'ensemble de la théorie de l'évolution. Elle se trouve, au surplus, intimement liée à la
théorie de l'intérêt. Pour J. Schumpeter, il ne peut y avoir intérêt que s'il y a profit. Le
profit est le réservoir d'où coule l'intérêt. Le profit étant un revenu essentiellement
dynamique, et l'intérêt ne pouvant pas prendre sa source ailleurs que dans le profit, il
en résulte que l'intérêt ne pourra apparaître que dans une économie dynamique.

Cette liaison, dans la pensée de notre auteur, corrobore les raisons théoriques qu'il
donne de l'inexistence de l'intérêt en statique. On doit donc étudier ensemble les
problèmes du profit et de l'intérêt, et leur analyse conjuguée permet de pénétrer plus
profondément dans la connaissance des deux concepts fondamentaux de statique et de
dynamique qui, par le contenu original et particulier qui leur est attribué, expriment
l'enseignement principal et l'originalité essentielle de joseph Schumpeter.

Le profit étant le supplément de valeur qu'entraîne la réalisation d'une combinai-


son nouvelle, il est évident qu'il n'est pas rattachable à des biens, mais à une volonté,
à une décision, à un acte. Il est, par conséquent, indépendant de tout système écono-
mique et de cette institution qu'est l'entreprise de type capitaliste. Dans une économie
familiale ou domaniale, dans une économie artisanale, dans une économie commu-
niste, le profit conçu de la sorte ne disparaît pas, si et dans la mesure où, dans de
semblables économies, sont réalisées de nouvelles combinaisons. Comme dans tout
système économique, la réalisation des combinaisons nouvelles ne peut avoir lieu
sans l'intervention d'un chef. On peut, considérant l'agent qui exerce la fonction et
non plus la fonction en elle-même, énoncer que le profit est la rémunération qui
correspond à l'activité de ceux qui jouent le rôle de chefs dans l'économie. Mais cette
formule prête à équivoque car, dans la vue théorique de J. Schumpeter, le revenu n'est
pas qualifié par l'agent auquel il échoit, mais par la source d'où il découle. Ne devient
pas un salaire, au sens économique du mot, le produit d'une combinaison nouvelle,
dont on supposerait que, dans une société socialiste par exemple, il va tout entier au
travailleur.
Le profit, suivant cette conception purement fonctionnelle et non institutionnelle,
a un caractère éminemment personnel par opposition à la rente foncière 1.

Il implique l'existence d'un élément de monopole. Les prix des produits nouveaux
mis sur le marché par les entrepreneurs se forment partiellement ou complètement
selon les règles des prix de monopole. Mais le profit n'est pas un gain de monopole,
sans plus. Quand la réalisation de la combinaison nouvelle consiste précisément dans
l'établissement d'un monopole, ainsi dans la « trustification » d'une branche d'indus-

1 Giovanni Demaria, Sull'attività dell'imprenditore moderno, Rivista internazionale di scienze


sociali, avril 1929, p. 45.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 96

trie qui jusqu'alors se développait sous le régime de la libre concurrence, il importe,


selon notre auteur, de, distinguer avec soin : le produit de la combinaison nouvelle,
c'est-à-dire d'un acte d'entrepreneur, qui est un profit, et le rendement supplémentaire
de l'organisation monopolistique une fois mise en marche, qui est imputable aux
facteurs naturels ou sociaux sur lesquels repose le monopole, et qui est un gain de
monopole.

Sans entrer dans une discussion approfondie qui ne trouverait pas ici sa place,
notons que cette distinction ne nous semble pas toujours aisée. Si la combinaison
nouvelle consiste dans l'établissement d'un monopole absolu, pendant la durée du dit
monopole, d'autres entrepreneurs ne pourront pas éliminer le profit réalisé par les
premiers, c'est-à-dire par ceux qui ont établi le monopole absolu en question. On ne
voit pas alors comment distinguer le profit temporaire résultant de la combinaison
nouvelle du gain durable de monopole. Supposons qu'un certain nombre d'établisse-
ments réalisent, pour un débit donné, un certain gain par unité de produit (G.). Un
entrepreneur surgit qui groupe ces entreprises dans une combinaison de trust, qui
exercera un monopole absolu pendant une durée de dix années. Supposons que le
débit reste le même, mais que désormais chaque année le gain par unité de produit
s'élève d'une certaine grandeur (G. + M.). Comment faudra-t-il nommer le gain pen-
dant la période considérée : profit ou gain de monopole ? Comment distinguera-t-on
les deux éléments que J. Schumpeter veut isoler, puisque la réalisation de la
combinaison nouvelle consiste précisément dans l'établissement d'un monopole
absolu ? Mais ce point est secondaire pour l'ensemble de la théorie envisagée.

Notons encore, à titre préliminaire, que, comme il arrive si fréquemment dans les
développements de J. Schumpeter, toute son analyse théorique repose sur deux
notions, distinctes en fait, mais que l'auteur englobe sous la même dénomination.
Nous savons déjà que le profit est lié à la fonction qu'est la réalisation de la combi-
naison nouvelle et, - comme, dans les sociétés humaines, une combinaison ne peut
être réalisée sans chef, - à l'exercice de l'activité de chef. Si une combinaison nouvelle
pouvait se réaliser sans chef, il n'y aurait Pas de profit. De même 1 si elle pouvait se
réaliser sans octroi de pouvoir d'achat, il n'y aurait pas d'intérêt. Or, si une combi-
naison nouvelle ne peut pas se réaliser dans les sociétés humaines sans l'intervention
d'un chef, en revanche dans de nombreuses sociétés et à l'intérieur de nombreux
systèmes économiques, elle peut se réaliser sans octroi de pouvoir d'achat. Les
revenus communs à tout système économique sont donc :

1˚ Le salaire ou produit-limite du travail;


2˚ La rente ;
3˚ Le produit de la combinaison nouvelle.

Il y a un revenu qui n'apparaît que dans l'évolution d'un système capitaliste : l'inté-
rêt. Non seulement par conséquent le profit est un revenu dynamique, mais encore il
est le seul revenu dynamique essentiel. Le produit de la combinaison nouvelle peut ou
non, suivant les cas, se scinder en profit et intérêt.

Par le simple énoncé de ces propositions fondamentales de la théorie de J.


Schumpeter, on aperçoit qu'il utilise en réalité deux notions de profit :

1 Cf. infra.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 97

1° Le profit comme synonyme de produit de la combinaison nouvelle, qui est un


surplus de valeur indépendant de la forme concrète d'une économie ;

2° Le produit égal au produit de la, combinaison nouvelle moins l'intérêt, qui est
le profit du système capitaliste et dont J. Schumpeter n'énonce pas les lois propres.
L'auteur est ici, comme à mainte autre reprise, sollicité en sens contraires par une
tendance généralisatrice qui dépasse la notion de système économique, et par une
tendance historico-sociologique qui isole des ensembles de faits considérés comme
formant une unité et s'opposant à d'autres ensembles (systèmes économique:-). Or J.
Schumpeter ne prend pas à fond conscience de ce contraste, de cette opposition dans
les buts à atteindre et dans les méthodes à employer. De sorte que sa notion de profit,
comme plusieurs autres de ses notions 1 essentielles, chevauche sur deux plans
différents.

La théorie de J. Schumpeter a visiblement subi l'influence de la pensée de J. B.


Clark pour lequel l'entrepreneur est un pionnier 2. Ce pionnier opère des changements
dans l'organisation économique. Par conséquent, il exerce une fonction purement
dynamique. Le profit qu'il fait apparaître est un produit du changement, la consé-
quence d'une friction, c'est-à-dire d'une résistance marquant le passage d'un équilibre
à un autre. Le changement une fois introduit, l'entrepreneur, sous la pression de la
concurrence, doit partager le profit avec la communauté, ce qui se produit soit par
abaissement des prix, soit par élévation des salaires ou des intérêts. Cette théorie, qui
a exercé une grande influence, a été à peine modifiée par F. H. Knight, qui a souligné
que le changement dont on parle est un changement non prévu, sans quoi le surcroît
de concurrence résultant de cette prévision éliminerait le profit.

Ces vues, - notre auteur le marque lui-même 3 -, sont très voisines de sa construc-
tion. De part et d'autre, le profit résulte d'un changement, présente un caractère essen-
tiellement transitoire, est éliminé par le jeu de la concurrence en régime capitaliste.
Dans les deux cas, il est un revenu essentiellement dynamique, ce que l'on conteste
rarement aujourd'hui. Mais J. Schumpeter, en empruntant, pour ses fins propres, cette
théorie à J. B. Clark, est contraint de la présenter avec des limitations, des conséquen-
ces, dans un « cadre » théorique, qui prêtent à objections.

On a dit 4 que J. Schumpeter a montré les conditions d'apparition du profit plus


qu'il n'en a délimité l'essence. On a opposé 5 à son analyse celle de G. del Vecchio
qui, en ayant recours aux théories les plus modernes, montre que la mesure du profit
dépend de l'assomption par l'entrepreneur de certains risques, qui ne sont pas suscep-
tibles d'être convenablement couverts par l'assurance. Cette opinion au reste peut, on
le remarquera, être retenue dans le plan purement fonctionnel, c'est-à-dire indépen-
damment du point de savoir si les risques en question sont assumés par un agent
économique concret ou par un patrimoine. Elle peut même être présentée indépen-
damment de toute référence à une organisation juridique donnée du régime de

1 Cf. ce que nous dirons infra de la notion d'entrepreneur et plus généralement de la notion de
statique, et nos conclusions concernant le conflit de la tendance abstraite et de la tendance
historico-sociologique chez J. Schumpeter.
2 Maurice Dobb, Capitalist enterprise and Social Progress, p. 69.
3 Dans une note placée au début du chapitre IV consacré au profit.
4 Giovanni Demaria, article cité, p. 45.
5 Même référence.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 98

l'assurance. Il suffit de la formuler ainsi 1. Parmi les pertes que peut comporter
l'activité économique et qui, par conséquent, font peser sur elle une incertitude, il en
est de deux sortes. Tantôt nos moyens de connaissance ne nous permettent pas d'éva-
luer les pertes qui se produisent d'année en année, mais ils nous permettent de les
évaluer au cours d'une longue période de temps. Pour cette longue période, on pourra
ajuster les moyens employés de façon à neutraliser ces pertes. Tantôt nos connais-
sances ne nous permettent pas de prévoir, même approximativement, les pertes qui
peuvent survenir pendant une longue période de temps. Dans ce second cas, l'ajuste-
ment des moyens ne sera Pas Possible, et les pertes seront d'une importance que l'on
ne pourra pas exactement définir. En pratique cette différence trace la frontière des
risques qui sont assurables et de ceux qui ne le sont pas, faute d'une base de calcul.

Il est exact de dire que cette seconde sorte de risque, dans le plan économique,
c'est-à-dire abstraction faite d'événements extra-économiques comme une guerre, est
liée et associée à des changements produits par la volonté humaine, à des innovations.
L'entrepreneur devra faire des prévisions approximatives lie comportant aucune base
précise et ne pouvant prendre appui sur aucune expérience antérieure. Il est parfaite-
ment exact qu'il pourra agir de la sorte sans posséder aucun patrimoine. Mais il faut
bien, de toute façon, qu'un patrimoine assume ce risque, indépendamment de la
question de savoir si ce sera le patrimoine de l'entrepreneur concret 2.

A partir de semblables considérations, toute une théorie économique de la prime


pour les risques non assurables de la production peut être élaborée, qui reste étrangère
au monde de pensées dans lequel se meut J. Schumpeter. Les relations entre le risque
et le profit 3 ne prennent pas directement place dans sa thèse. Cette constatation mar-
que une limite plus qu'elle n'implique une critique.

En revanche c'est bien une critique proprement dite que l'on formule, quand on
enregistre que, pour le profit comme dans le domaine du crédit, la théorie de J.
Schumpeter laisse échapper un entre-deux qui, selon sa logique, ne peut être ni stati-
que ni dynamique, et qui représente certainement des phénomènes importants du
développement d'une société capitaliste. L'essence du profit est rattachée à une com-
binaison nouvelle. Tous les gains de l'institution entreprise qui procèdent de mouve-
ments des prix autres que ceux qui tirent origine d'une combinaison nouvelle ne sont
pas des profits. Ils n'ont pas de place dans le système. De même, les gains résultant
d'un développement purement quantitatif de la production, d'adaptations progressives
poursuivies par degrés et d'une façon continue au sein d'une entreprise donnée restent
hors des prises théoriques de l'auteur. Et il en faut dire autant probablement - l'énoncé
ne saurait être plus ferme car la notion de combinaison nouvelle dont use l'auteur est
loin d'être précisée avec toute la clarté désirable des combinaisons de très médiocre
importance par lesquels l'entrepreneur dans la réalité, quand il est attentif et diligent,
peut augmenter sensiblement ses gains sans réaliser l'une des combinaisons des cinq
types prévus et analysés par J. Schumpeter.

1 Maurice Dobb, ouvrage cité, p. 35.


2 Nous rappelons que l'entrepreneur abstrait de J. Schumpeter, par définition même ne supporte
jamais aucun risque, puisqu'il exerce sa fonction, abstraction faite de la détention de tout
patrimoine quel qu'il soit.
3 F. H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit. Boston, 1921, 381 p.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 99

Aussi bien le schéma de Marshall 1, - d'après lequel le profit considéré comme


une quasi-rente et comme un facteur déterminé en courte période, devient un facteur
déterminant l'offre des nouveaux entrepreneurs en longue période, - n'est pas utilisa-
ble dans l'ensemble théorique que nous propose notre auteur. En effet, pour qu'une
quasi-rente puisse devenir un facteur déterminant l'offre des entrepreneurs en longue
période, il faut que les entrepreneurs soient animés du mobile hédonistique. Il faut
qu'ils établissent une balance entre les gains d'une part, les ennuis ou les risques
d'autre part qui seront le lot de l'entreprise, et que le solde, positif ou négatif, puisse
influencer leur décision. Si on se trouve en présence d'agents économiques qui créent
pour créer, pour dominer ou par désir de puissance, dans un état d'esprit qui rappelle
celui de l'artiste ou du conquérant, le mécanisme décrit par Marshall ne joue plus. Il
ne vaut que pour des agents économiques qui ne sont pas les exploitants statiques du
circuit et qui ne sont pas non plus les entrepreneurs tels que J. Schumpeter les définit.
Ces agents se meuvent dans cet entre-deux, ni statique ni dynamique pour notre au-
teur, où s'accumulent, à mesure qu'avance notre enquête, tant de phénomènes impor-
tants de la réalité observable.

Au surplus l'assimilation que fait Schumpeter entre la plus-value et le profit est


contestable. Il ne la soutient qu'en donnant de la plus-value une notion d'économie
individuelle et privée. Il aurait été au moins nécessaire de spécifier que la plus-value
sociale d'origine à la fois quantitative et qualitative 2 n'est pas éliminée, mais seule-
ment diversement répartie par l'effet de la concurrence, chaque génération construi-
sant avec les moyens économiques que lui lèguent les générations antérieures, chaque
nouvelle combinaison d'une génération donnée bénéficiant de toutes les combinaisons
élaborées par les générations précédentes, et pour elles, nouvelles. La notion de plus-
value individuelle retenue par J. Schumpeter détourne l'attention de la plus-value glo-
bale et sociale. L'évolution discontinue qu'il décrit risque de faire oublier ce qu'il y a
de continu dans le processus de développement du capitalisme. Il y a 3 une plus-value
globale dans toute économie en évolution, et non pas seulement dans une économie
qui se développe « par secousses », telle que celle dont J. Schumpeter nous offre le
tableau.
On pourrait donc, conceptuellement, distinguer une plus-value qualitative telle
que la décrit J. Schumpeter, et une plus-value quantitative correspondant à la crois-
sance progressive et continue de l'économie 4.

Nul ne niera qu'il n'y ait de nombreux éléments à retenir dans la théorie du profit
élaborée par J. Schumpeter, même si on ne l'accepte pas dans sa rigueur et si l'on
refuse de la considérer comme définitive.

La théorie de l'intérêt qui en découle est exposée à des critiques, à tout prendre,
plus graves et plus décisives. Au sein de l'école de Vienne, J. Schumpeter a fait, tout
spécialement à cet égard, figure de grand hérétique. Vigoureusement attaqué par
Böhm-Bawerk, il a répondu avec une vigueur égale quoiqu'en présentant, selon nous,
une argumentation moins convaincante que celle de son maître et contradicteur. Cette
polémique, qui est restée célèbre à Vienne, et qui a eu un retentissement international,
1 Cf. Principes, et un bon résumé dans Maurice Dobb, ouvrage cité, ch. V.
2 Cf. Hug, op. cit., p. 175 et sq.
3 Cf. Op. cit., p. 174.
4 Pour pins de détails, cf. Hug, op. cit. « Il n'y a ni coïncidence entre expansion et
Andersverwendung, ni coïncidence entre Andersverwewdung et plus-value ».
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 100

se développe dans trois articles de la Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und


Verwaltung de l'année 1913

A l'attaque de Böhm-Bawerk 1 J. Schumpeter répond en un long article 2. Böhm-


Bawerk riposte enfin et clôt le débat 3 qui laisse les deux adversaires sur leurs
positions, mais qui est riche d'enseignements pour la théorie économique.

Supposant connu le détail de la théorie de J. Schumpeter 4, je rappellerai seule-


ment que, pour l'auteur, l'intérêt productif (Produktivzins) est un revenu essentielle-
ment dynamique qui n'apparaît pas en l'absence de l'entreprise, c'est-à-dire de la
combinaison nouvelle des facteurs de la production, qui a tendance à disparaître
quand la combinaison devient accoutumée, et qui est lié au fait que la disposition des
moyens de production est acquise par l'entrepreneur grâce au pouvoir d'achat que lui
procure, contre rémunération, le banquier. L'intérêt est l'agio d'un pouvoir d'achat
présent sur un pouvoir d'achat futur et se paie sur le produit de la combinaison nou-
velle qu'il permet de réaliser. Il n'y a donc pas d'intérêt dans toute société économique
quels qu'en soient la forme et l'état. Il y a, de plus, des « moments » de l'évolution
d'une société capitaliste où l'on se rapproche de l'état statique, c'est-à-dire d'un état de
l'économie d'où l'intérêt est absent. Böhm-Bawerk oppose à cette opinion la thèse
traditionnelle 5 suivant laquelle ce revenu est un phénomène durable et non transi-
toire, statique et non dynamique, que l'on retrouve dans toutes les sociétés économi-
ques, qui n'est pas lié à la réalisation de combinaisons nouvelles, mais qui se révèle
dans le « monde de la routine » et dans celui des «valeurs moyennes » 6 aussi bien
que dans les sphères de l'innovation et de l'entreprise, au sens où J. Schumpeter
emploie ce terme.
Je suivrai de près l'argumentation des deux célèbres « Viennois m. Elle nous
renseigne sur les problèmes fondamentaux de toute théorie de l'intérêt. Elle permet de
pénétrer à fond la connaissance du couple de concepts : statique et dynamique, chez J.
Schumpeter. Enfin elle jette une vive lumière sur le comportement intellectuel de ce
dernier auteur, et permet de saisir quelques-unes des insuffisances méthodologiques
qui restreignent la portée de toute son oeuvre.

J'examinerai successivement :

1° la structure logique de la théorie en statique


2° la structure logique de la théorie en dynamique ;
3° les relations entre la théorie et les faits ;
4° les rapports entre la théorie de J. Schumpeter et celle de Böhm-Bawerk.

1 Eine dynamische Theorie des Kapitalzins, revue et année citées, p. 1 et sq. (désormais cité en
abrégé, B. B. D. Theorie).
2 Même titre, même référence (désormais cité en abrégé J. S. D. Theorie).
3 Même revue, même année.
4 Cf. le texte de l'ouvrage, infra.
5 Déjà affirmée par Clark en 18(5 dans un article du Quarterly journal of Economics intitulé :
Origin of Interest.
6 Böhm Bawerk, D. Theorie, p. 2.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 101

Étant donné l'extrême complexité de la matière, ce plan doit être considéré com-
me un simple fil conducteur. Je ne m'interdirai pas des incursions de l'une à l'autre des
subdivisions qu'il comporte.

1. La structure logique de la théorie en statique.

Retour à la table des matières

A. - Böhm-Bawerk part d'une considération maîtresse de J. Schumpeter. En


statique l'exploitant a à sa disposition les moyens de production qui lui sont néces-
saires. En dynamique, dans un milieu où règne la propriété, l'entrepreneur n'a pas à sa
disposition les moyens nécessaires pour réaliser la combinaison nouvelle. Il doit
surmonter l'obstacle que représente l'appropriation privative des biens. Il y parvient
par le pouvoir d'achat que le banquier lui accorde moyennant le paiement d'un intérêt.

Böhm-Bawerk, s'attaquant à cette opposition fondamentale, énonce qu'il est incor-


rect d'affirmer que le producteur statique a toujours à sa disposition les moyens dont
il a besoin.

En statique, on ne saurait imaginer que toutes les unités de production poursuivent


« indéfiniment leur activité ». Certaines naissent, d'autres meurent. Certaines finis-
sent, d'autres commencent. Dès lors que la statique est le tableau si simplifié, si allé-
gé, si schématique soit-il d'une société humaine 1, on ne peut pas concevoir qu'il en
aille autrement. Si donc il y a apparition et disparition de Produktionsleiter indépen-
dants, les nouveaux exploitants (Produktionsleiter) n'auront pas inévitablement,
nécessairement, à leur disposition les moyens de production dont ils ont besoin. On
ne peut admettre que les nouveaux exploitants seront toujours les héritiers et les seuls
héritiers de ceux qui disparaissent. Il arrivera que des fils créent une exploitation
indépendante du vivant de leur père, ou choisissent un autre métier; qu'un père ait
plus d'un fils; que l'exploitant statique développe sa production pour répondre aux
besoins d'une population accrue, sans que les rentrées de l'année précédente puissent
suffire à cette extension. Dans tous ces cas, l'exploitant statique n'aura pas à sa dispo-
sition les moyens de production nécessaires et, dans un milieu où règne la propriété
privée, devra, comme l'entrepreneur en dynamique, surmonter un obstacle pour se les
procurer.

Cela prouve, poursuit Böhm-Bawerk, que J. Schumpeter n'use, pas d'un concept
mais de deux concepts différents de statique. Dans sa statique stricto sensu, qui est
une simple hypothèse abstraite sans rapport avec la réalité, rien ne se modifie. La
statique largo sensu embrasse la « large zone des phénomènes d'adaptation » (Anpas-
sung). J. Schumpeter applique à cette statique au sens large des conséquences qu'il
déduit de la statique au sens étroit La faute logique est évidente 2.

1 Je souligne ce point que Böhm-Bawerk ne met pas en lumière, mais qui est de première impor-
tance. Car une statique considérée comme un ajustement anonyme de quantités et de valeurs est
concevable. Cf. infra.
2 Böhm-Bawerk, D. Theorie, pp. 13 et 14.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 102

L'analyse de Böhm-Bawerk, à partir d'un point particulier de la théorie de J.


Schumpeter, s'épanouit donc en une critique générale du concept fondamental de
statique.

A cette critique, l'intéressé 1 répond en rappelant que statique et dynamique sont


de simples instruments. On les pourrait assez grossièrement comparer à des « lunettes
d'approche » qui, diversement réglées, révèlent des zones différentes de la réalité. Ce
qui semblait au premier abord une faute peut être simplement la conséquence d'un
réglage inaccoutumé. Remarque d'une habilité extrême, qu'on ne saurait évidemment
discuter, niais qui ne fera pas oublier la véritable question.
Pour reprendre le métaphore de J. Schumpeter, la lunette d'approche peut être
réglée ou déréglée. Si une certaine correspondance entre l'appareil, la réalité et l'ob-
servateur n'est pas observée, le champ sera brouillé. Ou encore: il est certaines fautes
dans la construction d'un appareil optique, d'ailleurs excellent dans son principe, qui
le rendent inutilisable pour 'out oeil humain.
On peut mieux comprendre maintenant les limites de la réponse de J. Schumpeter.

Oui, affirme-t-il, j'emploie les concepts de statique et de dynamique avec des


extensions différentes en plusieurs endroits de mon livre, mais il n'y a là rien que de
très naturel. Il y a bien dans la réalité deux groupes d'événements qui ressortissent les
uns au « circuit » les autres à « l'évolution ». Mais on peut donner des premiers deux
représentations conceptuelles différentes. On peut retenir leur essence, figurer leurs
traits strictement essentiels (strikte essentiel), en faisant abstraction de tout change-
ment. On peut aussi répartir les phénomènes économiques concrets en deux familles :
ceux qui tombent sous la prise de ce tableau statique idéal, et ceux qui ressortissent à
l'évolution. Dans le premier cas, on décrira en termes abstraits ce que serait l'écono-
mie si les agents économiques agissaient, sous l'impulsion de goûts toujours les
mêmes, dans des conditions connues et absolument inchangées de processus de pro-
duction. Dans le second cas, il s'agira de rattacher au concept (dem Begriff zu subsu-
mieren) ces événements ou ces états auxquels conviennent tout à fait ou principa-
lement (in der Hauptsache) les propositions retenues pour former le tableau abstrait
de la statique conçue rigoureusement. J'affirme, répète J. Schumpeter, que ces
événements et ces états sont ceux qui ne sont pas liés à la réalisation de nouvelles
combinaisons. Dès lors, ce qui vaut pour le concept théorique et rigoureux de stati-
que, vaut aussi d'une façon approchée (annähernd) pour la statique élargie. On peut
parfaitement décrire d'abord un état abstrait dans lequel tous les éléments économi-
ques (population, épargne) sont supposés constants, et énoncer ensuite qu'une
modification de ces éléments, si l'économie s'y adapte d'une façon purement passive
et par degrés, ne met au jour aucun phénomène nouveau, et ne suffirait pas à rendre
compte de l'évolution concrète des sociétés capitalistes.

Au surplus, poursuit J. Schumpeter, je n'ai jamais nié que, dans un état qui de-
meure statique, des productions ne puissent commencer et d'autres finir, ni que la
population ne puisse s'élever. Je prétends au contraire qu'un état statique de l'écono-
mie, correspondant à mon tableau du circuit, est parfaitement concevable, même si de
semblables événements se produisent.

1 J. Schumpeter, D. Theorie, pp. 611 et 617.


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 103

Pourquoi les naissances et les morts auraient-elles pour conséquence que certains
exploitants n'ont pas à leur disposition les moyens de production dont ils ont besoin ?
Soit une économie composée exclusivement de paysans et d'artisans. L'exploitant
nouvel arrivé recevra de son prédécesseur le produit de la période de production
précédente, et il poursuivra la production dans les mêmes voies et selon les mêmes
méthodes. Ce remplacement, cette « relève » qui ne modifient rien d'essentiel au
processus économique, ont lieu déjà sous nos yeux, en ce qui concerne les économies
artisanales et paysannes. Ne peut-on pas, de cette réalité stylisée, tirer un tableau
abstrait de la statique ?

Allons plus loin. Il n'est nullement nécessaire que les nouveaux arrivants soient
les héritiers et les seuls héritiers de leurs prédécesseurs. Quand les fils créent des
exploitations indépendantes, embrassent de nouveaux métiers, augmentent les dimen-
sions de leurs exploitations, n'ont-ils pas à leur disposition les ressources présentes de
la production précédente qui a été l’œuvre de leurs pères ? Du moins est-il incon-
cevable et absurde d'admettre par hypothèse qu'il en est ainsi, pour établir un schéma
qui doit nous faire saisir des aspects importants de la réalité ?

Aggravons encore notre cas. Supposons qu'un fils crée une nouvelle exploitation
au moyen du crédit. C'est un cas analogue au crédit consenti par les parents pour
l'instruction on l'éducation. Il n'en résulte pas nécessairement un intérêt; la rémuné-
ration, consentie pour cette opération peut être prélevée sur le salaire du bénéficiaire,
peut être un parasite de son salaire. De tels cas de crédit à la consommation productifs
ne changent rien au schéma du circuit.

Pas davantage ce schéma n'est modifié par la croissance de la population. J.


Schumpeter donne moins nettement la démonstration de ce point. C'est qu'effective-
ment elle est plus malaisée. Prenons trois périodes de production A, B, C. Supposons
que, pour la période B, le circuit soit ajusté. En d'autres termes, le produit de la
période A est suffisant et juste suffisant pour permettre la production de la période B,
pour un certain chiffre de la population P. De la période B à la période C la
population s'accroît (P + p). Par quel mystère le produit qui était juste suffisant pour
un niveau de la population P le deviendra-t-il pour un niveau P + p ? On pourrait
répondre : cette croissance de la population a été prévue. Dans un groupe économique
de médiocre étendue, chaque exploitant individuel, en prévision de l'accroissement de
sa famille, sèmera un peu davantage, travaillera un peu plus, et ainsi, sans rien
modifier d'essentiel à sa production, l'adaptera par degrés insensibles, toujours suivant
les mêmes méthodes, à l'accroissement de la population. On remarquera que tout cela
suppose un acte de prévision, une restriction si minime soit-elle de la consommation
ou un renoncement aux satisfactions possibles, à un moment donné, qui peut être tenu
pour un fait d'épargne. De sorte que l'épargne exclue par J. Schumpeter de son circuit
s'y réintroduit dès que l'on essaye de pénétrer le mécanisme de cette « adaptation
progressive » grâce à laquelle l'emboîtement des périodes de production doit être
continuellement assuré.

Mais admettons que cette objection soit accessoire. Supposons qu'en ayant re-
cours à un jeu de compensations ou à des répartitions différentes des mêmes valeurs
consommées il puisse être concevable qu'un groupe économique, de période en
période, adapte exactement le produit aux besoins d'une population régulièrement
croissante. Il reste seulement que J. Schumpeter a démontré que cet état est possible.
Il n'a nullement démontré que cet état soit nécessaire. Faisons référence à l'opinion
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 104

énoncée par le professeur Robbins 1 concernant l’ambiguïté des deux notions d'état
stationnaire et d'état statique. J. Schumpeter ne veut pas que sa statique soit seulement
une construction conceptuelle où les éléments sont donnés et ne peuvent pas par
conséquent se modifier. Il admet que la population croît et que l'économie s'adapte à
cette croissance. En même temps, il veut que cette croissance se fasse toujours sans
que le circuit soit déréglé. Mais il ne nous montre pas comment le circuit ne peut pas
être dérangé. Quand un théoricien du type de J. B. Clark prend cinq séries
d'éléments 2 comme constants, il peut ensuite montrer comment nécessairement cer-
tains événements ou certaines relations se produisent. J. Schumpeter, au contraire, est
contraint de marquer seulement que l'ajustement qu'il a en vue est logiquement
possible.

Surtout, en répondant comme il le fait aux objections de son maître et contra-


dicteur, il administre la preuve qu'il a bel et bien hésité entre deux notions de statique.
Nous ne pensons pas en ce moment à sa statique stricto sensu et à sa statique au sens
large, ruais à une tout autre distinction. La statique peut être conçue soit comme un
ajustement anonyme de quantités et de valeurs, soit comme le tableau abstrait de
l'activité d'agents économiques agissant sous des conditions déterminées. J. Schumpe-
ter ne choisit pas clairement entre ces conceptions différentes. En plusieurs passages
de son oeuvre il énonce qu'il entend abstraire complètement la statique de l'agent
économique 3. Il déclare ne pas vouloir porter son attention sur des hommes agissant
économiquement, mais sur les quantités de biens qui sont en leur possession. Des
quantités économiques étant données, il s'agira de préciser l'état d'équilibre qu'attein-
dra le marché. Schumpeter aurait pu s'en tenir à cette notion: il aurait eu alors une
statique dégagée de tout contenu empirique, construite sur une analogie mécanique, et
très voisine de celle de Walras. Mais il ne s'est pas contenté de répondre aux
objections de Böhm-Bawerk concernant l'irréalité de sa statique, par une fin de non-
recevoir. Il ne s'est pas borné à rappeler qu'il use des conceptions de l'équilibre, en
dehors de toute considération du comportement de l'agent économique concret. Il
s'acharne au contraire à démontrer que le tableau présenté par lui peut être considéré
comme une « statique de l'homme », comme fournissant un tableau simplifié d'une
société économique. Par là, il abandonne la première des conceptions qui viennent
d'être rappelées pour adopter la seconde. Il passe d'une vue théorique empruntée à
l'école de Lausanne à l'image de l'état d'une société économique travaillant toujours
suivant les mêmes méthodes de production, et adaptant progressivement et par degré
le produit à une consommation accrue 4.
On doit aller plus loin et retenir que, si l'argumentation de Böhm-Bawerk est, dans
la forme où ce dernier l'a présentée, critiquable, elle n'en contient pas moins une
grande part de vérité. J. Schumpeter oppose la statique et la dynamique à partir d'un
critérium purement qualitatif (combinaison traditionnelle ou combinaison nouvelle
des facteurs de la production). Il laisse de la sorte en dehors de ses prises de larges
fractions de réalité qu'en pure logique il ne devrait rattacher ni à sa statique, ni à sa
dynamique. Mais il ne s'en tient pas là. Comme, malgré tout, il ne veut pas négliger
1 Cf. supra.
2 Cf. supra.
3 Cf. des citations précises dans Streller, Statik und Dynamik in der theoretischen
NationaIökeonomie, Leipzig, 1926, p. 84 et sq.
4 Ce point est de toute première importance. En effet, dès l'instant qu'il construit une statique de
l'homme, J. Schumpeter devra démontrer que, compte tenu des réactions de l'agent économique la
statique peut et doit exister sans intérêt.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 105

complètement les faits de développement Purement quantitatif de l'économie (crois-


sance du capital, croissance de la population), il les rattache de gré ou de force à la
statique, et pour justifier cette liaison il se contente de montrer qu'il est concevable,
mais mon nécessaire 1, que de tels faits se produisent sans que le circuit soit rompu.
Cela le dispense de faire la théorie des changements que Peuvent et doivent imprimer
au circuit des modifications purement quantitatives survenues dans le capital et dans
la population par exemple.

En d'autres termes, étant donné le point de départ de Schumpeter, on peut distin-


guer, en toute rigueur, trois tableaux de la vie économique :
1° Une statique stricto sensu définie par un élément qualitatif (constance de la
combinaison des facteurs de la production) et par un élément quantitatif (constance du
capital et de la population);
2° Une dynamique quantitative qui, pour J. Schumpeter, est la « zone des adapta-
tions passives » et qui devrait être l'étude des modifications que doivent nécessaire-
ment imprimer à la statique stricto sensu des modifications survenues dans le volume
de la population et du capital;
3° Une dynamique qualitative qui est l'étude des modifications que doit imprimer
nécessairement à la statique stricto sensu la réalisation nouvelle des facteurs de la
production.

Dans le second de ces tableaux prendraient place les phénomènes constitutifs de


cet entre-deux que J. Schumpeter escamote pour rester fidèle à sa conception pure-
ment qualitative du couple statique-dynamique. En d'autres termes, J. Schumpeter
refuse de considérer ce que nous venons d'appeler la dynamique quantitative comme
une fraction authentique de la dynamique. Mais il est contraint d'y avoir recours com-
me à une zone frontière inexplorée, dans laquelle il sera toujours possible de classer
non pas des faits concrets qui rentrent à titre principal (in der Hauptsache) dans sa
statique, mais des faits concrets sur lesquels en réalité sa statique n'a aucune prise.
Ainsi en est-il du Betriebsleiter qui court des risques mais qui ne réalise pas de
combinaison nouvelle, qui par conséquent n'est mi l'exploitant du circuit, ni l'entre-
preneur tel que le définit Schumpeter. Ainsi en est-il du processus d'expansion causé
par la différence d'intérêt sans combinaison nouvelle, qui n'appartient ni à la-statique,
ni à la dynamique. Ainsi en est-il des gains réalisés par modifications insensibles
imprimées à l'entreprise, sans combinaison nouvelle des facteurs de la production,
etc.

Il est donc bien exact de conclure sur ce premier point que, si tout n'est pas à
retenir dans l'argumentation de Böhm-Bawerk, du moins l'essentiel de ce qu'elle
affirme, c'est-à-dire l'existence d'une tierce zone inexplorée et mal définie théorique-
ment entre statique stricto sensu et dynamique stricto sensu, reste hors de doute.

1 Idem.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 106

B. - Böhm-Bawerk déduit de la critique qui vient d'être analysée une autre


critique, qui atteint directement la théorie même de l'intérêt présentée par notre
auteur. Cette théorie serait élaborée au mépris des principes généraux de la théorie de
l'imputation.

Quand l'emploi d'un facteur de la production est nécessaire pour obtenir un


produit, peu importe du point de vue de la théorie de l'imputation, que l'agent écono-
mique possède déjà ce facteur ou soit obligé de se le procurer. La grandeur du produit
imputable au facteur restera la même dans les deux cas. Seule la façon de le calculer
diffère. Tantôt on évalue le supplément d'utilité que la présence du facteur provoque,
tantôt la perte d'utilité que sa disparition entraîne (Verlustgedanke). Comment J.
Schumpeter qui, sur ce point, dans une controverse entre von Wieser et Böhm-
Bawerk, a donné raison à ce dernier, peut-il attacher une si grande importance au
point de savoir si le producteur a ou n'a pas à sa disposition les moyens de production
qui lui sont nécessaires, quand il s'agit de dire si une fraction du produit imputable au
capital se détache de l'ensemble du produit ?
J. Schumpeter considère ce point comme essentiel. Il estime que, si l'entrepreneur
avait déjà à sa disposition les moyens de production, s'il n'était pas obligé de se les
procurer en empruntant aux banques du pouvoir d'achat, il réaliserait son gain et
qu' « il n'arriverait rien de plus ». Ce gain lui reviendrait comme une grandeur homo-
gène, dont aucune partie ne se détache. J. Schumpeter, en admettant ce point de vue,
oublie que, selon la théorie de l'imputation, le revenu n'est pas l'ensemble des valeurs
qui tombent dans les mêmes mains, qui échoient à un même agent, mais une fraction
de produit dont l'apparition est dépendante d'un certain facteur et peut être imputée à
ce facteur.

Si l'on accepte cette théorie du revenu, le gain de l'entrepreneur, même quand ce


dernier travaille avec ses capitaux propres, n'est pas un ensemble homogène, mais un
agrégat de deux éléments, le profit et l'intérêt. J. Schumpeter devrait bien le recon-
naître puisque, lorsqu'il raisonne de l'exploitant agricole statique, il lui attribue une
rente et un salaire, bien que tous les éléments du produit de l'exploitation agricole
tombent dans la même main 1.

L'argumentation de Böhm-Bawerk se dédouble par conséquent.


Elle tend à montrer d'une part que J. Schumpeter prend des libertés avec la théorie
de l'imputation en attachant à un facteur juridique - la disposition des moyens de
production - une importance qu'on ne doit pas lui attribuer; d'autre part qu'il modifie,
suivant les besoins de la cause, la notion générale de revenu.

J. Schumpeter donne sur les deux points des réponses inégalement convaincantes.
Il parvient à se laver du premier reproche, mais, à notre sens, n'arrive pas à échapper
au second.

Avec une extraordinaire vigueur 2 il reconnaît que, s'il avait commis l'erreur qui
consiste à faire dépendre d'une circonstance juridique l'apparition d'un quantum de
produit, il mériterait le jugement le plus sévère. Mais cette confusion de « l'économie

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, pp. 15 à 19.


2 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 621 et sq.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 107

vulgaire » 1, J. Schumpeter affirme ne l'avoir point commise. Je n'ai jamais dit,


déclare-t-il, que la circonstance que l'entrepreneur emprunte les moyens nécessaires
pour se procurer les facteurs de la production « ajoute quelque chose à la valeur du
produit », qu'elle ajoute celle grandeur de valeur qui représente l'intérêt. « Cette gran-
deur de valeur est dans tous les cas présente dans le produit » de, la combinaison
nouvelle. Cela, aussi bien dans l'hypothèse où l'entrepreneur a à sa disposition les
moyens de production que dans celle où il se les procure en empruntant du pouvoir
d'achat. Mais, dans ce second cas, un quantum de valeur « qui s'y trouvait déjà » se
détache (abspaltet) du profit comme rémunération (Entgelt) 2 pour un facteur de la
production (Produktionsfaktor) qui existe seulement dans l'hypothèse qui vient d'être
mentionnée. Ainsi pour J. Schumpeter, l'octroi par les banques d'un pouvoir d'achat à
l'entrepreneur ne suscite Pas la grandeur de valeur qui fournira l'intérêt mais elle «
informe » l'intérêt.

Cette réponse de J. Schumpeter ne nous convainc nullement. Si l'on a présente à


l'esprit la définition du revenu donnée par les partisans de la théorie de l'imputation, il
est trop clair que J. Schumpeter ne s'y tient pas, et que l'homogénéité ou l'hétérogé-
néité d'un revenu sont pour lui variables suivant les cas.

Le terme « détachement », « séparation » 3, revient à maintes reprises sous sa


plume pour caractériser la formation du revenu intérêt, à partir du produit de la
combinaison nouvelle. Ce terme prête à amphibologie.

La « séparation » qu'implique la théorie de l'imputation est purement idéale, elle


est le fait de l'économiste qui analyse les phénomènes de répartition. Il constate
l'existence d'un facteur de la production, l'existence d'une fraction de produit qui
dépend de ce facteur et qui lui est imputable. Il conclut à l'existence du revenu de ce
facteur. Peu importe ce qui adviendra ensuite de ce revenu. Peu importe que, par suite
d'accidents juridiques et sociaux, il soit ensuite lui-même distribué entre plusieurs
parties prenantes. Inversement, peu importe que deux revenus, déterminés suivant les
principes de la théorie de l'irnputation, confluent vers un seul et même agent. Par
conséquent, si J. Schumpeter reconnaît la présence des biens capitaux et s'il reconnaît
d'autre part une grandeur de valeur qui leur est imputable dans le produit de la
combinaison nouvelle, il doit par la même, et sans plus conclure à la présence de
l'intérêt, en tant que forme de revenu autonome.

C'est ce qu'il ne fait pas. Il ne le fait pas, parce que le terme de « séparation » qu'il
emploie n'a pas été analysé à fond par lui. De la séparation purement idéale qui vient
d'être mentionnée il passe à l'idée de la séparation de fractions de revenus par suite de
l'intervention d'une fonction déterminée : l'octroi du pouvoir d'achat.

Cette fonction, il la nomme un facteur de la production (Produktionsfaktor), ce


qui l'entraîne à un emploi inattendu de ce dernier terme. Pour lui en effet, si l'on prend
ses affirmations au pied de la lettre, le terme facteur de la production désigne tantôt
un ensemble de biens ou de services (terre, travail) communs à tous les systèmes
économiques, tantôt une fonction (l'octroi du pouvoir d'achat) spéciale au système

1 Plutôt que d'une erreur a proprement parler il s'agit bien plutôt d'une théorie élaborée à un moindre
degré d'abstraction. Sur la classification des notions de revenu, cf. supra.
2 J. Schumpeter n'écrit pas Einkommen.
3 En allemand sont employés les verbes « abspalten », « abwerfen », etc.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 108

capitaliste. Dans tout cela, le capital-biens est rejeté à l'arrière-plan, ce qui permet
d'éluder la véritable question de l'existence d'un surplus de valeur imputable, en stati-
que comme en dynamique, à un ensemble de biens : les biens-capitaux.

Par là, qu'il le veuille ou non, il introduit dans son raisonnement des facteurs
extra-économiques. En effet, l'intérêt, conçu comme il l'entend, est un revenu dérivé
du profit. Il peut ou non se séparer du profit suivant que certaines circonstances sont
présentes ou non. Ces circonstances se ramènent essentiellement à ceci : l'entrepre-
neur a employé des moyens de production qu'il s'est procurés, avec d'autres ressour-
ces que celles qu'il possédait. L'apparition ou l'inexistence de l'intérêt ne sont donc
pas liés à la présence ou à l'absence d'un facteur de la production (capital), mais à la
façon dont un agent économique s'est procuré ce facteur. Dans tous les systèmes tels
que l'économie familiale fermée ou l'économie socialiste, où le prélèvement des
moyens de production en vue de réaliser une combinaison nouvelle, se fait sans inter-
vention de la banque et du pouvoir d'achat, l'intérêt n'est pas détaché, n'est pas suscep-
tible d'être distingué du produit de la combinaison nouvelle. Une certaine organi-
sation juridique et sociale, - et non pas la seule présence ou l'absence d'un facteur et
d'une part du produit imputable à ce facteur, - commande donc l'apparition de
l'intérêt.

Par là, J. Schumpeter se met en contradiction avec l'une des prémisses métho-
dologiques sur lesquelles il insiste avec le plus de soin. A maintes reprises, il prétend
donner une théorie purement économique du circuit et de l'évolution. On serait en
droit de lui dire: « Vous vous fermez par avance toute issue. Si l'intérêt n'est que ce
que vous dites, vous n'en pouvez pas faire une théorie purement économique. Il n'y a
pour vous que trois revenus primaires susceptibles d'être distingués à partir de critè-
res purement économiques (présence de fonctions ou de facteurs communs à tous les
systèmes économiques quels qu'ils soient) : le salaire, la rente et le produit de la com-
binaison nouvelle (profit) ; étant bien entendu que ce dernier doit être considéré
abstraction faite des accidents sociaux et juridiques, présents dans le capitalisme mais
absents d'autres systèmes économiques, qui peuvent provoquer sa subdivision en
profit stricto sensu et en intérêt 1. »

1 J. Schumpeter, D. Theorie p. 622 et sq. essaye de renforcer son point de vue et de le rendre plus
clair, par une comparaison qui ne nous paraît rien ajouter à son argumentation abstraite. Dans un
climat assez chaud, écrit J. Schumpeter, on peut griller de la viande au soleil. Alors, la valeur
d'une quantité donnée de viande rôtie est (si l'on fait abstraction des facteurs naturels) imputable
au travail que sa production a coûté. Sous un climat moins ardent, on devra, pour obtenir le même
résultat, user de feu, par conséquent de prestations supplémentaires de travail et, éventuellement
d'une certaine quantité de facteurs naturels. Supposons que, dans ce dernier cas, la valeur de notre
viande grillée soit la même. Il est clair que, cependant, cette introduction d'un élément nouveau va
influencer les résultats du processus d'imputation. De même, dans notre hypothèse poursuit J.
Schumpeter (p. 623) « dans le climat plus froid, c'est-à-dire dans l'économie capitaliste, un facteur
de la production (Produktionsfaktor) sera nécessaire qui, dans d'autres cas, fait défaut. » Par suite
des particularités (Eigentümlichkeiten) de l'organisation du système capitaliste, Ce facteur est
introduit.
Nous sommes toujours, remarquons-le, dans le même cercle de pensées. Dans sa comparai-
son, que l'auteur qualifie lui-même de boiteuse, et dans le commentaire dont il l'accompagne, J.
Schumpeter souligne.
1° Que sa théorie de la répartition se compose de deux parties dont l'une (salaire-rente-produit
de la combinaison nouvelle) est valable pour tout système économique quel qu'il soit, dont l'autre
(intérêt) ne vaut que pour un système de type capitaliste.
2° Que sa notion de facteurs de la production est hétérogène : certains facteurs (travail, terre)
se retrouvent dans tout système économique, un autre « facteur » (?) (octroi du pouvoir d'achat en
vue de la réalisation de la combinaison nouvelle), ne se rencontre que dans le capitalisme.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 109

C. - Ce qui vient d'être dit concernant les fautes de raisonnement commises par J.
Schumpeter conduit à l'erreur maîtresse, concernant la négation de l'intérêt en
statique 1.

Böhm-Bawerk constate que J. Schumpeter admet la loi de détours de la produc-


tion. Certains détours de la production qui demandent du temps ont une plus haute
productivité, et leur emploi est lié à l'existence de moyens nécessaires à leur réalisa-
tion, notamment d'un ensemble de biens. Dès lors, est-ce que, oui ou non, en statique,
la présence de tels biens est indispensable pour l'emploi des moyens qui permettent
les détours productifs ? S'il faut répondre oui, la différence entre le produit plus élevé
que l'on obtient de la sorte et le produit moins élevé que l'on obtiendrait autrement, ne
doit-elle pas être imputée à ces biens qui rendent possible le détour productif, et ne
constitue-t-elle pas un intérêt ?

Ce raisonnement paraît inattaquable. Il n'est pas susceptible de réfutation propre-


ment dite, si l'on admet les bases générales de la théorie de l'imputation. On ne peut
que l'éluder. Ce que J. Schumpeter a fait, consciemment ou non, en statique et en
dynamique, en usant de raisonnements différents.
Il a figuré la vie économique, en statique, en éliminant les provisions (Vorrãte) de
biens, auxquelles on a souvent recours dans les explications théoriques. Mais il ne
s'est pas rendu compte du double sens que le mot peut avoir.

Il est aussi singulier d'entendre J. Schumpeter parler de « facteur de la production » quand il


parle d'un « feu» que lorsqu'il parle de l'octroi du pouvoir d'achat par les banques. Si J.
Schumpeter n'était pas un virtuose on lui pardonnerait difficilement la «liberté» de son jeu.
Combien du reste, en dépit de sa virtuosité, J. Schumpeter se trouve gêné quand il emploie ce
terme : facteur de la production pour désigner l'octroi du pouvoir d'achat! Il ne le fait que dans sa
réponse à Böhm-Bawerk. Il ne l'avait pas fait dans son texte. Il en donne deux raisons aussi
mauvaises l'une que l'autre :
1. Il ne voulait pas, dit-il, parler de Produktionsfaktor « pour faire contraste avec les facteurs
techniques de la production » (p. 623). Or, il ne s'agit pas dans une théorie comme la sienne de
facteurs techniques mais de facteurs économiques abstraits (prestation de travail et de terre).
2. Il ne voulait pas « s'attirer inutilement des objections du côté socialiste » (p. 623)
J'avoue ne pas comprendre. Plus exactement, je vois la question d'une façon exactement oppo-
sée. Que l'intérêt soit un simple « accident », « détaché » par suite de circonstance juridico-
sociales du produit de la combinaison nouvelle, me semble fait non pour susciter les objections
mais pour entraîner l'adhésion enthousiaste du socialisme.
J. Schumpeter ajoute : l'existence de ce service productif particulier (dieses besonderen
produktiven Dienstes) ne consiste pas exclusivement dans le fait que des biens ou du pouvoir
d'achat sont mis à la disposition de l'entrepreneur (Darbietung). En ce sens, il ne faudrait pas
opposer entrepreneur et exploitant statique : ce dernier doit aussi avoir à sa disposition des biens
ou du pouvoir d'achat. L'essence de l'opposition réside en ceci que, dans l'évolution capitaliste, des
biens ou du pouvoir d'achat sont mis à la disposition de l'entrepreneur sans prestation productive
antécédente de sa part. C'est pourquoi J. Schumpeter a appelé l'entrepreneur le débiteur typique de
l'économie. Dans ce sens plus approfondi l'entrepreneur n'a pas les moyens de production dont il a
besoin. Une coopération est nécessaire qui détache (abwirft) l'intérêt, parce que le profit est réalisé
avec cette coopération. Cela revient à répéter que l'entrepreneur pur n'a pas de patrimoine, et est
un type parfaitement distinct du capitaliste, et que l'intérêt ne se détache du produit de la combi-
naison nouvelle que si un « facteur de la production» (?), encore appelé « service productif
particulier » (la terminologie est flottante) intervient.
1 Böhm-Bawerk, D. Theorie p, 19 et sq.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 110

On lui concédera volontiers qu'il est possible de présenter une statique sans
imaginer que, dans la société économique, des ensembles de biens de consommation
ou de capitaux-biens sont stockés en dehors du cycle de production, et disponibles.

Mais si l'on entend par « provision » l'ensemble des biens de consommation et de


capitaux-biens inclus dans le cycle de production, et considérés dans leur ensemble,
indépendamment de leur « condensation », de leur accumulation en tel ou tel point,
alors on ne peut plus suivre Schumpeter dans son raisonnement.

Un certain ensemble de biens est nécessaire à l'emploi des détours productifs. Ces
biens ne sont pas stockés hors du cycle de production mais présents dans tout l'orga-
nisme économique. Un supplément de produit leur peut et leur doit être imputé. Sans
ces biens, le détour productif ne pourrait pas être employé.

Si l'on élimine par une analyse serrée l'équivoque que peut faire peser le terme
provision (Vorrat), on est donc conduit à la véritable question 1 : J. Schumpeter
admet-il, oui ou non, la présence dans le circuit de biens capitaux ? S'il l'admet, il doit
expliquer leur présence par un supplément de produit dont ils conditionnent l'appa-
rition et qui leur est imputable, c'est-à-dire par un intérêt.

La question de la présence, de l'existence des biens-capitaux, est reléguée au


second plan, dans la dynamique, par un autre procédé de raisonnement. J. Schum-
peter, sans nier expressément l'existence de biens-capitaux, définit essentiellement le
capital : un pouvoir d'achat. Ce pouvoir d'achat, qui est toute l'essence du capital, sert
à prélever sur le circuit des prestations de travail et de terre. Si ces prestations de
travail et de terre sont combinées en la forme de biens qui précisément permettent
l'emploi de détours productifs, c'est là pour Schumpeter une question des plus secon-
daires, une sorte d'accident d'ordre technique. Tout son raisonnement se déroule
comme si la production pouvait se faire sans l'emploi de cette catégorie de biens qui
permettent l'emploi de détours productifs. Par conséquent, il n'arrive pas, soit en
statique, soit en dynamique, à élaborer sa théorie de l'intérêt en acceptant franchement
les termes mêmes du problème, - c'est-à-dire l'existence de biens-capitaux, - mais en
les escamotant.

On n'affirme ni ne nie que ces biens existent. On se borne à n'en point parler. On
fait un demi-silence en statique puisque l'essentiel est qu'il s'y trouve, sans plus, des
prestations de travail et de terre. En dynamique il en va de même: puisque l'essence
du capital réside dans le pouvoir d'achat, il n'est point nécessaire de s'attarder aux
problèmes que pose l'existence des biens capitaux.

On voit du même coup comment la réponse que J. Schumpeter fournit à Böhm-


Bawerk 2 n'est pas pertinente. Sa théorie, prétend-il, ne se sépare que d'une façon insi-
gnifiante de celles qui rattachent l'intérêt à un agio des biens de consommation
présents. Celui qui ne veut pas parler de « pouvoir d'achat » peut, déclare-t-il, rempla-
cer ce terme par « biens de consommation » et il « arrivera essentiellement aux
mêmes résultats ». Peu importe que soit accordé à l'entrepreneur du pouvoir d'achat
ou des biens de consommation, pourvu qu'il puisse obtenir les prestations de travail et
de terre nécessaires à la réalisation de la combinaison nouvelle.

1 Que nous avons déjà posée, cf. supra.


2 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 605 et sq.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 111

Sans doute, étant donné le point de vue de l'auteur. Mais la véritable difficulté ne
réside pas dans les moyens mis à la disposition de l'entrepreneur : pouvoir d'achat ou
biens de consommation. Elle réside dans le point de savoir si, oui ou non, J. Schum-
peter admet que par ce moyen l'entrepreneur se procure une certaine catégorie de
biens qui ont la propriété de permettre l'emploi des détours productifs. J. Schumpeter
reproche à Böhm-Bawerk d'être systématiquement opposé à l'introduction d'éléments
purement monétaires dans les développements théoriques. On pourrait aussi
justement reprocher à celui qui articule un tel grief, de choisir arbitrairement le « jour
» dans lequel il développe sa théorie de l'intérêt, et de laisser volontairement dans
l'ombre, non pas le « monde des biens » en général, mais les zones du monde des
biens qui pourraient le gêner dans son effort d'élaboration personnelle.

2. La structure logique de la théorie en dynamique.

Retour à la table des matières

Quant à l'explication de l'existence de l'intérêt, les deux contradicteurs sont


d'accord sur un point. L'offre de capital est limitée. Cette limitation, ils la motivent
différemment. Böhm-Bawerk, par la limitation des biens capitaux; Schumpeter, par la
limitation de la faculté qu'ont les banques de distribuer du pouvoir d'achat. Böhm-
Bawerk, tout en retenant que l'assimilation du capital au pouvoir d'achat lui semble
dangereuse et incorrecte 1, souligne que son désaccord essentiel avec son disciple doit
être cherché ailleurs.

Pour Böhm-Bawerk, il n'est pas cohérent, dans le système de J. Schumpeter, de


soutenir que la demande de capital soit illimitée. Les raisons qu'en donne Schumpeter
ne sont pas convaincantes. Il ne les met en ligne qu'en usant avec une grande liberté
des concepts et des relations logiques qu'il utilise 2.

J. Schumpeter définit l'entrepreneur de telle façon qu'on doit bien le considérer


comme un agent économique rare. Un petit nombre de gens présentent les qualités
que J. Schumpeter prête à l'entrepreneur. Si donc la demande de capital est considé-
rable, c'est que l'entrepreneur suscite des imitateurs qui, eux, n'ont que des dons « un
peu supérieurs à la moyenne ». Le contraste entre le Bahnbrecher et l'imitateur est tel
que l'on peut se demander si J. Schumpeter a bien voulu, dans les deux cas, traiter
d'une seule et même réalité, qu'il faille désigner par un seul et même vocable. Il est
contraint de compter parmi les entrepreneurs la masse des imitateurs, pour rendre
compte de la disproportion entre la demande et l'offre de capital. On peut donc poser
la question de savoir ce que J. Schumpeter entend exactement par entrepreneur ? Les
seuls pionniers (Bahnbrecher) ? Alors, comment expliquer que la demande de capital
soit pratiquement illimitée ? La masse des pionniers et de leurs imitateurs ? Alors J.
Schumpeter use, suivant les besoins de la cause, de deux concepts de contenu diffé-

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, pp. 30-31. Böhm-Bawerk reproche expressément à J. Schumpeter de


retomber dans une des erreurs du mercantilisme et d'adopter une définition du pouvoir d'achat qui
conduit au « verbalisme ».
2 Böhm-Bawerk, D. Theorie p. 33 et sq.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 112

rent, et passe de l'un à l'autre, pour pouvoir présenter sa théorie de l'intérêt. La diffi-
culté s'accroît encore de ce fait 1 que l'action des imitateurs tend à déprimer le profit.
Avant qu'ils n'interviennent, la demande des véritables pionniers, est trop faible pour
dépasser le capital. Quand ils interviennent le profit est déprimé, et avec lui l'intérêt
qui en découle. Mince zone vraiment que celle où l'intérêt devra apparaître !

Une ambiguïté de même sorte pèse sur le concept de combinaisons nouvelles.


Leur nombre, énonce J. Schumpeter, est pratiquement illimité, et cette circonstance
explique la demande géante de capital.

Or, Böhm-Bawerk refuse de se contenter de cette affirmation, et détermine scru-


puleusement les catégories de combinaisons nouvelles que J. Schumpeter peut
prendre en considération.

Il en distingue trois :

1° Les améliorations possibles dans tout le développement présent et à venir de


l'humanité, y compris les inventions et découvertes qui interviendront dans l'avenir le
plus lointain. Leur nombre est évidemment illimité. Mais elles n'agissent pas sur la
demande effective du marché du capital.

2° Les améliorations qui, étant donné les conditions de la technique et les expé-
riences faites, pourraient être réalisées mais pour lesquelles les moyens manquent. Ce
groupe est très large. La demande qui y correspondrait permettrait de conclure au
dépassement de l'offre de capital. Mais J. Schumpeter ne saurait retenir cette sorte de
faits en faveur de sa thèse. En effet, l'emploi de méthodes de production déjà connues
et non utilisées simplement parce que l'on manque de moyens n'exige pas l'activité
innovatrice et créatrice dont J. Schumpeter fait le propre de l'entrepreneur. Elle
requiert seulement un effort intelligent d'adaptation de la part de l'exploitant statique.
Les faits de ce groupe militeraient donc en faveur des Partisans de l'existence de
l'intérêt en statique, et non en faveur de la thèse de J. Schumpeter.

3° Les combinaisons nouvelles qui résultent d'une activité récente des entrepre-
neurs, et qui n'ont pas été, par l'effet de l'imitation, repoussées dans la catégorie des
combinaisons traditionnelles. J. Schumpeter n'entend-il parler que de ces dernières
innovations ? Mais, dans ce cas, comment expliquer qu'un groupe aussi restreint
suffise à provoquer une demande qui dépasse l'offre de capitaux.

A ces objections, J. Schumpeter 2 répond en reprochant, comme à l'ordinaire, à


son contradicteur de n'avoir pas pénétré son point de vue, ni compris la méthode qu'il
emploie. Mais sur ce point encore, nous avouerons franchement que la clarté et la
logique sont du côté de Böhm-Bawerk, et que J. Schumpeter a bel et bien commis
l'erreur qui consiste à employer une notion dans des sens et avec des contenus
différents.

Il est trop facile en effet de répondre comme le fait notre auteur. Il n'a pas voulu 3
énoncer que tous les entrepreneurs sont des « pionniers géniaux ». Il a entendu seule-
ment construire le type abstrait de l'entrepreneur et, pour le faire, il était bien contraint

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 35.


2 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 631 et sq.
3 P. 631.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 113

de penser à l'entrepreneur (1 accompli », « parfait ». jamais la réalité ne nous offre


des cas correspondant exactement à une catégorie idéale. Pour prendre conscience du
type du savant, on pensera à un Newton. Cela ne signifie nullement que tous les
savants soient des Newton. Cela veut dire seulement que tout chercheur se livre à une
sorte d'activité que l'on retrouve chez Newton portée à un très haut degré de perfec-
tion. Le type de l'entrepreneur est aussi nettement séparé du type de l'exploitant
statique que le type de Gœthe l'est de celui de l'imbécile pathologique : dans les deux
cas il y a toute une gamme de cas intermédiaires 1. Il est licite de construire un type
abstrait, et naturel que la réalité n'offre que peu de cas approchant de ce type et un très
grand nombre de cas où il n'est que fort imparfaitement réalisé.

De ce qui vient d'être dit, personne n'a jamais douté. La réalité n'offre jamais un
type abstrait dans sa pureté. Mais il s'agit de savoir si, en passant du Bahnbrecher à
cet « entrepreneur de seconde zone » qu'est l'imitateur ayant une capacité et une
compétence seulement un peu supérieures à la moyenne, J. Schumpeter passe d'un
type abstrait à une réalisation imparfaite de ce même type, ou bien d'un type à un
autre. Pour résoudre le dilemme, il faut évidemment se demander quel est le contenu
de la notion d'entrepreneur au sens strict du mot, et si le caractère de rareté en est un
élément constitutif. Il faut répondre par l'affirmative. Les agents économiques qui
peuvent s'évader de la routine, briser les cadres reçus, vaincre les résistances du
vulgum pecus et imposer aux hommes, malgré eux, le progrès, les « Prométhée de
l'économie » sont, par définition même, rares. La capacité de « faire du nouveau » est
peu répandue. Dès lors si, après avoir construit une notion qui implique parmi ses
éléments constitutifs la rareté, Schumpeter en fait usage en portant attention à tous les
éléments qu'elle englobe moins un : l'élément rareté, il tombe dans une contradiction.
Au surplus, n'est-il pas singulier de voir Schumpeter, si attentif aux distinctions
d'ordre qualitatif, passer, sans sourciller, du groupe restreint des pionniers (Bahnbre-
cher) à la troupe des imitateurs, en demeurant persuadé qu'il s'agit, dans les deux cas,
d'agents économiques de même sorte et qui remplissent la même fonction ? Ne se
rend-t-il pas compte lui-même, s'il creuse les analogies qu'il nous propose, qu'elles
peuvent être invoquées contre sa thèse et non en sa faveur ? Il fournit deux exemples
de génies : Newton, Gœthe et énonce ensuite que tout chercheur n'est pas Newton,
que tout Poète n'est pas Goethe. En effet le concept de génie, étant donné l'expérience
courante de l'humanité jusqu'à ce jour, implique celui de rareté et si l'on vouait édifier
une théorie du génie en admettant tantôt que le génie est par essence une rareté, tantôt
qu'il ne l'est pas, on tomberait dans une contradiction. Or, l'expérience révèle que les
entrepreneurs stricto sensu, les Bahnbrecher sont rares. On ne peut donc pas désigner,
sans abus, du même nom un type économique dont une des caractéristiques constitu-
tives est la rareté (pionnier) et un type économique dont la caractéristique essentielle 2
est d'être nombreux (imitateurs). J. Schumpeter ne peut pas admettre que l'on passe
Par degrés insensibles et d'une façon continue de l'entrepreneur stricto sensu à
l'exploitant statique, en passant par ce qu'on pourrait appeler l'entrepreneur imitateur.
S'il en était ainsi, l'opposition fondamentale qu'il établit entre entrepreneur et exploi-
tant statique ne se justifierait plus. Il s'agirait d'un seul et même type d'activité écono-
mique porté à des degrés différents. Böhm-Bawerk a donc parfaitement raison de
dénoncer une incertitude dans l'élaboration du concept d'entrepreneur qui entache
toute la construction théorique de notre auteur.

1 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 332.


2 Pour le système de Schumpeter. Autrement on n'expliquerait pas la grandeur de la demande de
capital.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 114

Aussi bien, la réponse que J. Schumpeter fournit touchant le contenu exact de la


notion de combinaison nouvelle, n'est-elle pas pleinement satisfaisante. J. Schumpeter
écarte le premier des groupes distingués par Böhm-Bawerk : les innovations de cette
sorte sont, pour sa théorie, sans intérêt. Il en dit autant du second groupe. Dire que des
combinaisons nouvelles Pourraient être réalisées mais que l'on n'en a pas les moyens
signifie que leur réalisation, ou bien physiquement n'est pas possible, ou bien écono-
miquement n'est pas rentable. C'est ce qui se produit quand les moyens nécessaires à
la réalisation de la combinaison nouvelle ne pourraient être acquis qu'à un prix trop
élevé. J. Schumpeter a visé ce cas et l'a éliminé. Reste le troisième groupe. En ce qui
concerne les combinaisons de cette dernière sorte, Schumpeter affirme qu'à chaque
instant leur nombre dépasse pratiquement de beaucoup les possibilités de réalisation.
Cette énonciation n'est pas susceptible de vérification statistique, mais ne fait, pour J.
Schumpeter, aucun doute. A toute époque, les connaissances techniques que l'on pos-
sédait n'ont pas été pratiquement toutes exploitées. Dès le début du XIXe siècle, on
aurait pu avoir des lignes de bateaux à vapeur et, il y a soixante ans, des tramways
électriques. Par ailleurs, dans un cercle donné de connaissances techniques, on pour-
rait faire un nombre illimité d'améliorations, (évidemment avec un gain progressi-
vement amoindri), et on les ferait si l'intérêt tombait à zéro.

Dans cette réponse J. Schumpeter ne dit rien concernant la remarque de Böhm-


Bawerk selon laquelle le second groupe de combinaisons précédemment visées milite
en faveur de l'existence d'un intérêt en statique. Ces combinaisons de production pour
lesquelles tout est prêt : connaissances techniques, expériences, ne peuvent-elles se
réaliser par l'effet d'une simple adaptation intelligente de la part de J'exploitant stati-
que ? Dans ce cas, même dans un état de l'économie supposé statique, la demande de
capital n'aurait-elle pas tendance à dépasser l'offre ?

D'autre part, J. Schumpeter ne répond pas directement à l'argument présenté par


Böhm-Bawerk concernant le troisième groupe de combinaisons. L'essentiel n'est pas
que des combinaisons de cette dernière sorte soient, en principe, illimitées. Ce qu'il
faudrait prouver, c'est qu'à chaque instant des combinaisons récentes de cette sorte
sont en nombre assez grand ou revêtent une importance assez considérable pour
expliquer le courant du profit, et par conséquent celui de l'intérêt. Il faudrait alors dire
à quel moment une combinaison cesse d'être nouvelle et cela, sans énoncer que c'est
au moment où elle ne donne plus de profit, ce qui constituerait une pétition de
principe.

La plupart des concepts fondamentaux de J. Schumpeter ne sont pas élaborés avec


une clarté parfaite. Quand on les examine de près, ils font penser aux tracés approxi-
matifs d'une esquisse plus qu'aux traits rigoureux d'une épure. Il en résulte que le
dessin, s'il est toujours suggestif, est peu souvent irréprochable.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 115

3. Les relations entre la théorie et les faits.

Retour à la table des matières

Quelqu'abstrait que soit un théoricien, il est, en dernière instance, justiciable de la


réalité, et Böhm-Bawerk l'a énergiquement 1 rappelé à son disciple.

Tout lecteur attentif de J. Schumpeter est frappé de la facilité avec laquelle


l'auteur se contente de quelques références aux faits, sommaires et souvent à peine
analysées, pour justifier les points les plus discutables de sa construction théorique.
Plus que de preuves ou de vérifications, il s'agit là de simples allusions. On souhaite-
rait que l'auteur ait pris plus de peine soit pour démontrer la correspondance entre sa
théorie et la réalité, soit, du moins, pour énoncer les raisons plausibles de la discor-
dance qu'on constate entre elles. Aucune théorie ne « cliche » le réel, mais seule celle
qui le schématise, sans le trahir, appartient à la science. Qu'il s'agisse de statique
stricto sensu ou de statique élargie, la réalité conservera toujours ses droits.

J. Schumpeter le sent bien qui, dans sa réponse à Böhm-Bawerk 2, précise, beau-


coup plus exactement qu'il ne l'avait fait dans le texte de sa première édition, en quel
sens et pourquoi il entend que sa statique n'est pas une construction conceptuelle sans
aucune relation avec la vie économique observable. Il le fait en propositions courtes
et rigoureusement classées que nous reproduisons avant d'aborder la discussion de
leur contenu 3.

L'affirmation selon laquelle la statique répond à des phénomènes réels a un


double sens :
1° Les groupes de faits embrassés par la statique Peuvent être distingués des
autres, dans la réalité.

a) Dans le comportement de chaque sujet économique, l'accomplissement du


circuit et l'effort vers l'équilibre se distinguent de l'activité éventuellement déployée
pour la réalisation de combinaisons nouvelles.
b) Dans l'économie capitaliste, on peut distinguer le « courant statique », c'est-à-
dire l'ensemble des opérations qui se déroulent dans les voies accoutumées, du
«courant dynamique », c'est-à-dire de l'ensemble des nouveautés et des innovations.
c) Dans les phases de dépression, l'économie se rapproche du tableau de l'écono-
mie statique. Dans cette « statisation » de l'économie, on peut trouver le (1 sens »,
l'explication des périodes de dépression, bien que ces périodes soient trop courtes
pour permettre à l'économie de devenir rigoureusement statique, au sens strictement
théorique de ce mot.

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 32 et sq.


2 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 614 et sq.
3 J. Schumpeter, référence citée.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 116

2° Il y a, dans la réalité observable, des économies qui sont des approximations


du tableau idéal de la statique. Il en est ainsi notamment des économies extra-
capitalistes.

Les rapports entre statique et réalité étant ainsi établis, en quel sens peut-on
considérer que l'absence d'intérêt exprime un fait, en entendant par intérêt l'intérêt
productif (Produktivzins) et non l'intérêt à la consommation (Konsumtivzins) ?

Sur ce point encore, Schumpeter répond par des propositions distinctement


classées.
1° Il n'y a pas d'intérêt à la production dans les économies où manque l'évolution
(Entwicklung) au sens que J. Schumpeter donne à ce mot. Ce sont :

a) Les économies non capitalistes : économie des Naturvölker, économie


médiévale, Oikenwirtschaft.

b) Les unités de production qui, quoique situées dans une économie capitaliste
imprégnée d' « évolution », ne participent pas à cette évolution. Ce sont essentiel-
lement :

1° les unités de production précapitalistes qui subsistent en régime capitaliste


(exploitations paysannes, exploitations artisanales) ;

2° les unités de production capitalistes qui, en fait, sont dépassées et ont acquis un
caractère statique.
Dans les deux hypothèses a) et b), l'absence d'intérêt peut, selon J. Schumpeter,
être démontrée.
2° Il y a, dans les économies capitalistes au cours des périodes de dépression, une
tendance à l'élimination de l'intérêt qui aboutirait à une élimination de fait si ces
périodes étaient assez longues pour que les forces qu'elles recèlent puissent jouer
jusqu'à fin de course.
3° Il n'y a pas d'intérêt dans des économies mon statiques même s'il y a
évolution, si elles sont
fermées ou sans échange (verkehrslos).

4° L'intérêt, quand il existe, peut pénétrer dans des économies statiques.

Cette pénétration ne se produit pas toujours. Le chef de l'exploitation paysanne ou


artisanale travaille sans payer d'intérêt. Il ne bénéficie pas régulièrement de ce sur-
plus, produit de la combinaison nouvelle, d'où découle normalement l'intérêt. Quand
l'intérêt est payé par lui, il l'est comme parasite du salaire ou de la rente foncière. Cela
explique les difficultés que comporte la distribution du crédit aux chefs d'exploita-
tions de type artisanal. Ces exploitations n'obéissent à leur loi que lorsque l'artisan
achète de nouvelles matières premières avec les ressources qu'il obtient par la vente
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 117

de ses produits, c'est-à-dire quand son comportement se rapproche de celui de


l'exploitant statique du circuit.

Mais l'intérêt productif pénètre dans l'économie statique dans deux cas :

1° Quand les dépenses engagées dans la production et la vente du produit n'ont


pas lieu d'une façon continue. Alors l'exploitant statique peut employer son pouvoir
d'achat oisif pour lui faire produire un intérêt.

2° L'intérêt productif pénètre encore dans l'économie statique par voie de réper-
cussion. Supposons que je veuille me construire une maison et que j'aie les moyens
nécessaires. Je dois aussi tenir compte du fait que je pourrais prêter mes fonds à, des
entrepreneurs. Cette option tendra à restreindre la tendance que j'ai à construire la dite
maison. Le même fait agira sur tous les agents économiques désireux de construire.
On construira finalement moins de maisons qu'on ne l'eût fait sans l'option qui vient
d'être rappelée. Ainsi l'agio résultant de la combinaison nouvelle provoquera indirec-
tement l'apparition d'autres agios.
Enfin, en apparence, l'intérêt pénètre dans les zones statiques de l'économie parce
que tous les produits sont finalement exprimés en la forme de l'intérêt.

Tous ces développements se réduisent essentiellement à l'affirmation : 1° que des


systèmes économiques tout entiers fonctionnent sans intérêt, et 2° que dans un systè-
me capitaliste il y a, à un moment quelconque, des zones d'où l'intérêt est exclu et,
périodiquement, le retour de phases de dépression, où se manifeste une tendance à
l'élimination de l'intérêt.

Ces propositions doivent être examinées de très près.

Quand on veut rechercher si, dans un système économique déterminé, l'intérêt est
ou non présent, il faut savoir de quoi l'on parle, c'est-à-dire adopter une définition de
l'intérêt. Böhm-Bawerk et J. Schumpeter ont chacun la leur. Le premier entend par
intérêt : une fraction du produit imputable à l'ensemble des biens qui permettent la
réalisation des détours productifs ; le second : la somme versée par l'agent économi-
que qui réalise la combinaison nouvelle, pour obtenir la disposition d'un pouvoir
d'achat. Armés chacun de leur propre concept, ils affirment, l'un que l'on n'a jamais
nulle part vu de société sans intérêt 1, l'autre que les sociétés précapitalistes en général
ne connaissent pas l'intérêt. Est-ce à dire qu'il faille renvoyer les adversaires dos à
dos, et conclure, comme le souhaiterait si vivement J. Schumpeter 2, qu'ils ont donné
l'un et l'autre un tableau théorique aussi correctement conçu et aussi riche en
enseignements ?

Je ne le pense pas.

Lorsque J. Schumpeter énonce que Böhm-Bawerk, pour prouver l'existence de


l'intérêt dans toutes les sociétés économiques, doit avoir recours à ses trois éléments

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie. Cette idée est à la base de tout l'article en question.


2 J. Schumpeter, D. Theorie. C'est la seule revendication de J. Schumpeter, qui ne condamne pas par
ailleurs la représentation théorique de son illustre contradicteur.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 118

explicatifs de l'intérêt 1, que sa position n'est compréhensible que « du point de vue et


dans l'ensemble d'une théorie de l'intérêt déterminée » 2, je ne puis le suivre. Böhm-
Bawerk donne une définition de l'intérêt 3 et s'y tient. C'est à partir d'une définition, et
non d'une théorie préconçue de l'intérêt, qu'il demande que l'on ait recours aux faits.
L'intérêt est une part du produit imputable à un ensemble de biens qui présentent le
caractère de permettre la réalisation de détours productifs. Cela étant admis, il s'agit
de rechercher si, dans les économies historiques considérées, des biens ayant ce
caractère sont présents et si une part du produit leur peut être rattachée. Seule l'écono-
mie qui subsisterait sans emploi de biens qui permettent la réalisation de détours
productifs, et auxquels une fraction du produit peut être imputée, devrait être consi-
dérée comme une économie sans intérêt. La définition de Böhm-Bawerk pose donc
des questions précises auxquelles peut répondre l'enquête historique.

Aussi J. Schumpeter obscurcit-il inutilement la question quand il écrit 4 : « Il est


possible que les résultats de notre analyse nous obligent à dire qu'il y a un intérêt chez
les nègres australiens mais aussi bien il ne me semble pas qu'on puisse invoquer cela
comme un fait incontestable. Pour pouvoir parler d'intérêt du capital dans ce cas, il
faut être convaincu de l'exactitude d'une théorie 5 de l'intérêt qui impose cette con-
clusion. »

Il ne s'agit encore une fois pas de théorie mais de définition. Or, J. Schumpeter,
pour énoncer les affirmations opposées à celles qu'il critique, part lui aussi d'une
définition. Il est bien évident que, si l'on définit le capital « un certain fonds de
pouvoir d'achat créé par les banques pour permettre la réalisation des combinaisons
nouvelles », il n'y a de capital-et d'intérêt - que dans une société de type capitaliste.
C'est notre tour de dire à J. Schumpeter : « Votre négation de l'intérêt ne s'impose pas
comme un fait inébranlable, mais ne vaut que pour une certaine définition 6 du capital
et de l'intérêt : la vôtre. Votre attitude est analogue à celle de Böhm-Bawerk à une
différence importante près toutefois. La théorie de l'intérêt de Böhm-Bawerk trouve
sa place naturelle dans une théorie de l'imputation. Votre théorie de l'intérêt repré-
sente un cas particulier, une singularité dans l'interprétation des lois de la répartition
par un auteur qui prétend ne pas répudier les enseignements de la théorie de l'im-
putation. »
Dire qu'il existe des sociétés où il n'y a pas d'intérêt et de capital au sens où J.
Schumpeter prend ces mots, c'est énoncer cette constatation assez banale que la
fonction de distribution du pouvoir d'achat en vue d'emplois productifs n'existe pas
dans les sociétés non capitalistes. L'absence d'intérêt s'explique dans ce cas par des
raisons de structure. Les conditions de structure nécessaires à l'apparition de l'intérêt
(appareil bancaire, instruments propres à représenter le pouvoir d'achat, demande
motivée par le désir de réaliser des combinaisons nouvelles de facteurs de la produc-
tion) font défaut.

Il n'en est plus de même dans les cas que nous abordons maintenant.

1 J. Schumpeter, D. Theorie, pp. 634-635.


2 Même référence, p. 604.
3 Cf. supra, la définition de la théorie de l'imputation.
4 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 604.
5 Je souligne.
6 Et non théorie.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 119

Au sein d'une économie capitaliste, c'est-à-dire dans un milieu où toutes les


conditions de structure sont réunies pour que les phénomènes décrits par J. Schumpe-
ter se déroulent, des zones entières se rapprocheraient de l'état statique. J. Schumpeter
affirme expressément que la plupart des exploitants sont des exploitants statiques,
qui, par conséquent, ne réalisent pas de profit, mais touchent seulement des revenus
statiques : salaires de direction, rente foncière, éventuellement intérêt de leurs capi-
taux propres.

A l'appui de son opinion, Schumpeter cite, sans l'analyser autrement, le cas des
sociétés par actions qui, dit-il, « ne vivent pas éternellement et ne paient pas réguliè-
rement pendant des dizaines d'années des dividendes ». N'échappent à cette loi que
celles qui jouissent d'une position de monopole ou qui font toujours du nouveau
(banques d'affaires). Aux critiques qui lui sont adressées sur ce point par Böhm-
Bawerk, J. Schumpeter répond en répétant sa formule et en ajoutant - ce que personne
n'a jamais entendu discuter - qu'une démonstration statistique rigoureuse n'est pas
possible.

L'analyse critique de Böhm-Bawerk 1 méritait mieux. Elle reste debout en dépit de


la faible riposte de notre auteur.

L'absence de dividendes, à supposer qu'elle fût démontrée, demanderait en effet


pour avoir la valeur explicative que lui prête J. Schumpeter, à être analysée de beau-
coup plus près qu'il ne l'a fait. Elle peut être due à des circonstances exceptionnelles
qui ne se rattachent en rien au processus de statisation de l'économie. Des dividendes
proprement dits, dans certains cas, ne seront pas payés, la société versant toutefois à
ses créanciers par priorité, à ses déposants, à ses escompteurs, un intérêt : il faudra
bien qu'elle le puise dans un supplément de produit qui dépasse le salaire et la rente
foncière. Enfin, pour être rigoureux, il faudrait encore éliminer les cas où une
entreprise a été « dépassée » par le progrès technique. Dans ce cas, l'exploitant n'a pas
procédé à cette adaption par degré qui doit être le fait du producteur statique. Il n'a
donc pas de supplément de valeur au delà du coût, soit. Mais cela résulte non de ce
que le producteur en question ne dépasse pas les autres, mais de ce qu'il est dépassé
par eux dans une évolution qui se développe continuement et par degrés.

Au surplus, même si le nombre des sociétés par actions qui ne paient pas de
dividendes était très grand, la thèse de J. Schumpeter ne se trouverait pas encore véri-
fiée. Si elle était exacte, c'est le paiement des dividendes qui devrait être la très rare
exception.

Pour les entreprises qui n'affectent pas la forme d'une société par actions, J.
Schumpeter se trouverait sans doute encore plus embarrassé de montrer que sa cons-
truction est autre chose qu'une vue théorique.

Prenons le cas, dit Böhm-Bawerk, de la construction d'une maison d'habitation à


usage locatif. Cette opération n'implique aucune combinaison nouvelle. Elle suppose
seulement l'adaptation aux conditions de lieu et d'usage d'un type connu de bâtiment
qui sera habité peut-être pendant cent années. « Schumpeter veut-il sérieusement nous
faire croire que de telles maisons, régulièrement et à longue échéance, ne produisent

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 45 et sq.


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 120

rien de plus qu'un salaire pour le travail d'administration et une rente foncière, mais
ne rémunèrent pas le capital investi dans la construction » 1.

L'expérience proteste. Qu'il s'agisse des 'phases d'évolution, au cours desquelles,


selon J. Schumpeter, l'intérêt « se répand » dans toute l'économie, ou des intervalles
statiques, les maisons en question rémunèrent le capital investi.

J. Schumpeter, peut-on dire, n'a pas administré la preuve que dans une économie
capitaliste en évolution la majeure partie du système économique est formée par des
zones statiques au sens qu'il prête à ce mot.

Sa démonstration me semble aussi faible en ce qui concerne l'apparition pério-


dique de phases de dépression qui méritent d'être rapprochées de l'état statique tel
qu'il le conçoit. Par ce retour d'états statiques alternant avec les phases d'évolution

Schumpeter construit toute sa théorie des crises. Mais il se contente de vérifica-


tions beaucoup trop vagues pour être satisfaisantes.
Considérons la Phase de dépression en elle-même, puis le passage de la phase
d'essor à la phase de dépression.

J. Schumpeter affirme que dans les phases de dépression se révèle une tendance à
l'élimination de l'intérêt. Que peut-on au juste entendre par là ?
Il ne peut être question de soutenir que des modifications essentielles de structure
se produisent, pendant la phase de dépression, qui auraient pour effet d'éliminer les
conditions mêmes d'apparition de l'intérêt. La fonction de création et de distribution
du pouvoir d'achat et les organes par quoi elle s'exerce, ne disparaissent pas en phase
de dépression. J. Schumpeter ne peut même pas, étant donné sa façon de voir,
soutenir qu'elle perde de son importance. La fonction bancaire a autant d'importance
dans la dépression que pendant l'essor. C'est elle qui permet par exemple le processus
régulier de remboursement par les entrepreneurs, sans lesquels le prêt ne serait pas
possible ni même concevable. La fonction bancaire a donc simplement une fonction
différente dans la dépression, mais non moins importante, puisque, pour J. Schum-
peter, la déflation en elle-même n'est pas anormale. La banque, en tant qu'instrument
de déflation, est aussi nécessaire, dans le système de Schumpeter, pour se rapprocher
du circuit (statique) qu'elle l'est pour en sortir.

Il faut donc chercher une autre interprétation de l'idée que l'intérêt tend à dispa-
raître en phase de dépression.
Il ne suffit évidemment pas de constater une baisse de l'intérêt pour conclure que
ce revenu tend à disparaître.

La pensée de l'auteur est que la baisse se produirait jusqu'à disparition complète


de l'intérêt si les phases de dépression étaient assez longues. Cela implique que les
causes qui tendent à faire disparaître l'intérêt pourraient jouer indéfiniment sans
provoquer des réactions qui les neutralisent.

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 45.


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 121

Voilà bien le point essentiel. En phase de dépression jouent des causes qui, si elles
agissaient pendant un temps assez long, pourraient annuler l'intérêt sans se heurter
nécessairement à des obstacles qui les paralysent et sans susciter des réactions con-
traires. C'est à cette condition seulement que J. Schumpeter peut prouver que l'intérêt
en dépression n'est pas influencé seulement dans son montant, mais dans son
principe, qu'il n'est pas seulement exposé à diminuer, mais qu'il est menacé de mort.
Alors, et alors seulement, il pourrait dire que la baisse de l'intérêt en statique est
l'amorce d'un mouvement qui « devrait » aboutir à la disparition de l'intérêt.

Pour que l'intérêt tombe à zéro, il faudrait que l'offre de capital soit très grande et
que la demande de capital tombe très Las.

C'est ce qui se produit, selon J. Schumpeter, au cours de la dépression. La vertu


des combinaisons nouvelles qui ont provoqué l'essor s'est épuisée. De nouvelles
combinaisons ne produisent pas encore leur effet. Par conséquent, il arrive un mo-
ment où la demande de capital est pratiquement insignifiante. Mais est-il concevable,
si le mouvement de baisse se prolongeait indéfiniment, que les producteurs ne deman-
dent pas du capital pour des améliorations de détail, des adaptations progressives,
qui ne sont pas des combinaisons nouvelles au sens de J. Schumpeter, mais des
transformations d'une combinaison traditionnelle. Pour comprendre (Weiss) 1 les
possibilités d'améliorations de la production qui s'offrent quand l'intérêt est égal à
zéro, il n'est besoin que d'un minimum d'intelligence et de sens économique. Un
grand nombre de personnes en sont capables. Elles alimenteront la demande dont
nous parlons. Si l'on prolonge les lignes, on entrevoit donc la possibilité d'un nouveau
départ de l'activité économique, tirant son origine d'un taux d'intérêt considérable-
ment abaissé et non d'une combinaison nouvelle des facteurs de la production. Une
perspective est donc ouverte non sur l'état statique que voudrait J. Schumpeter, mais
sur un nouvel état dynamique 2 qui ne correspond pas au schéma de l'essor consécutif
à la réalisation de la combinaison nouvelle.

Que se passe-t-il du côté de l'offre du capital, au cours d'une phase de dépres-


sion ?

Des réactions doivent sous ce rapport nécessairement se produire qui contrarieront


le mouvement de baisse indéfinie de l'intérêt.

On se souvient que, pour J. Schumpeter, l'intérêt ne peut découler que du profit.


Les profits fléchissent à mesure que la dépression s'accuse: si ce mouvement se pro-
longeait indéfiniment, ils tomberaient à zéro. L'intérêt étant puisé dans le réservoir du
profit, il faudra bien aussi que l'intérêt disparaisse.

Cette façon de raisonner ne tient pas compte d'une considération pourtant essen-
tielle : l'intérêt dans une économie capitaliste est incorporé au coût. La masse des
entrepreneurs doit avoir assez de bénéfices pour payer l'intérêt afférent aux capitaux
empruntés (Hahn) 3. Sinon, des refus ou des révocations de crédit auront lieu et la
production se fera à un coût plus élevé. La production qui, après cette réaction, se fera
de nouveau avec l'aide de crédit sera de nouveau avantageuse et entraînera, par

1 Cité par Hug, op. cit., p. 81.


2 Pas au sens de J. Schumpeter, évidemment.
3 Cité par Hug, op. cit., p. 81.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 122

conséquent, un paiement ultérieur d'intérêts du capital. « Quand l'intérêt est une fois
introduit dans l'économie, il y reste 1. »

Cela, du reste, se comprend aisément, si l'on part seulement du fait que l'intérêt est
incorporé au coût. Chaque producteur doit payer les éléments de son coût. Par de
nouvelles combinaisons, on peut abaisser d'autres éléments du coût. Mais, pour une
opération de production donnée, l'octroi du prêt étant antérieur à la réalisation de la
nouvelle combinaison, il engendre un élément du coût incompressible. Aucune con-
currence ne peut éliminer l'intérêt une fois qu'il est incorporé au coût.

Enfin, si l'intérêt tombait effectivement à zéro, il y aurait destruction de capital 2.


Qu'est-ce qui pourrait détourner le capitaliste de consommer un capital qui ne lui
rapporte absolument rien, et par conséquent d'en tirer le seul avantage que ce capital
pourrait désormais présenter ? Si on prolonge indéfiniment le mouvement de baisse
de l'intérêt, on aboutit donc non à un état statique devant donner naissance à une nou-
velle phase d'essor, mais bien à un état où, le capital-biens étant détruit, l'économie
menace ruine.

J. Schumpeter est encore placé dans une situation difficile, lorsqu'il s'agit d'expli-
quer comment le passage d'une phase d'essor à une phase de dépression est conce-
vable dans sa thèse, et comment le tableau qu'il en dresse correspond à la réalité.

Pour le prouver, Böhm-Bawerk 3 rappelle que la théorie de J. Schumpeter conduit


logiquement à attribuer à un « porteur » (Träger) durable de revenu, par exemple à un
bien foncier, une valeur infinie. J. Schumpeter esquive l'attaque en invoquant qu'en
statique de tels biens sont en dehors de la circulation, qu'ils n'ont ni valeur, ni prix,
qu'ils peuvent être au maximum « échangés », mais non « vendus ».

Qu'à n'y ait pas normalement de marché des biens fonciers en statique peut se
justifier par plusieurs raisons que J. Schumpeter ne prend pas soin d'analyser et de
distinguer avec toute la rigueur théorique désirable.

La discussion, par conséquent, reste, sur ce point, assez malaisée.

On peut, me semble-t-il, proposer trois explications différentes.


La terre, peut-on dire d'abord, est dans le circuit considérée Par hypothèse comme
liée. Par hypothèse il n'y a pas de terre disponible. C'est là une raison théorique qui
découle des conditions que la théorie se donne pour construire la statique. Si J.
Schumpeter adoptait cette manière de voir, il ne resterait plus qu'à prendre cette im-
possibilité des transactions foncières comme une des pièces de son hypothèse statique
et à juger, ensuite, si cette hypothèse, considérée dans son ensemble, est féconde ou
non. Mais, nous avons eu l'occasion de le souligner, J. Schumpeter présente une
statique de l'homme, c'est-à-dire reproduisant l'image d'une société humaine, qui agit
dans des conditions simplifiées. Aussi doit-il justifier l'absence de transactions
régulières sur les biens fonciers par d'autres voies.

1 Hahn, cité par Hug, référence précédente.


2 On parle ici, du capital-biens.
3 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 50 et sq.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 123

Il le fait en invoquant une raison psychologique. Dans un milieu où il n'y a pas de


combinaisons nouvelles (industrielles et commerciales) des facteurs de la production,
chaque famille tient au plus haut point à son sol, qui est le seul « porteur » de revenus
sans travail 1.
Il pourrait encore le faire en invoquant une raison objective, tirée de l'exacte
adaptation du produit aux besoins. Les terres ne seraient pas négociées parce que,
pour une combinaison traditionnelle donnée, chaque terre donne juste ce qu'il faut
pour assurer la subsistance de la famille qui la met en valeur. Si l'on en cédait une
fraction, cet équilibre se trouverait menacé.

Les deux derniers motifs qui viennent d'être mis en ligne n'ont de valeur que parce
que la statique est l'image d'une société humaine et doit être comprise en tant que
telle. Admettant ce point de départ, J. Schumpeter tombe dans une contradiction
quand il énonce d'une part que l'économie statique s'adapte à la croissance de la
population, d'autre part que les biens fonciers sont liés 2. Pour que cette adaptation
soit possible, il faut en effet que la quantité moyenne des terres possédées par tête
diminue. Si la répartition des biens fonciers s'adapte à une population croissante, il
en doit résulter des partages d'héritages, des transactions, qui, à la longue, doivent
entraîner la formation d'un marché et d'un prix des terres. Cette conséquence est
logique. Elle est, de plus, vérifiée par l'histoire. Le développement qui précède (et
qui, par voie d'incidence, conduit à une critique de la notion de dynamique chez J.
Schumpeter) a seulement pour objet de démontrer la base théorique d'une très grave
difficulté à laquelle se heurte notre auteur quand il doit faire comprendre la transition
de l'essor à la dépression, c'est-à-dire d'un état dynamique à un état statique de
l'économie.

D'après la théorie de la capitalisation de J. Schumpeter, la valeur en capital des


porteurs de revenu durable doit s'élever continuement à mesure que l'intérêt
s'abaisse 3. Soit un bien immobilier qui donne chaque année un revenu de 5.000
florins. Si au faîte de l'évolution le taux de l'intérêt est de 5 % la valeur en capital du
bien considéré sera de 100.000 florins. Par suite de l'abaissement successif du taux
d'intérêt (4 %, 2 %, 1%) la valeur en capital deviendra 125.000, 250-000, 500-000
florins. Par abaissement successif de l'intérêt à 1/2, à 1/10e %, la valeur en capital
s'élèvera à 1 et finalement à 5 millions de gulden 4.
Et si l'intérêt tombe à zéro ?

Supposons que le bien immobilier, - une maison à usage locatif par exemple, - ait
eu un coût de 10.000 florins. Est-ce que la valeur finale de ce bien au terme de l'évo-
lution que nous avons décrite sera infinie comme le demande la théorie de la capitali-
sation de Schumpeter ? Est-ce qu'elle sera égale au Prix de coût comme le demande la
théorie de la statique du même auteur ? Dans le dernier cas, poursuit Böhm-Bawerk,
J. Schumpeter soutiendra-t-il sérieusement que la courbe des valeurs, qui part de
100.000 florins pour y aboutir finalement, passe par les valeurs intermédiaires de
250.000, 500.000 florins, 1 million de gulden, 5 millions de gulden, pour tomber, de
1 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 609.
2 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 50.
3 Böhm-Bawerk, A Theorie, p. 51 et sq.
4 L'exemple numérique est celui que donne Böhm-Bawerk. Je conserve les évaluations en florins et
gulden données au texte.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 124

ce niveau, à 100.000 florins après la disparition de la dernière fraction de pourcentage


d'intérêt ?

J. Schumpeter essayera peut-être de se tirer d'embarras au moyen de l'argu-


mentation suivante 1. La maison à usage locatif ne restera pas, d'une façon inchangée,
porteur d'un revenu de 5.000 florins. Avec la chute de l'intérêt, le revenu de la maison
baissera progressivement jusqu'à un niveau représenté par le salaire d'administration
et la rente foncière. Mais avons-nous en pratique un seul exemple d'une évolution de
ce genre ? Pourquoi le loyer baisserait-il si le besoin d'appartements et le pouvoir
d'achat par lequel il s'exprime reste les mêmes ? Et pourquoi exactement jusqu'au
salaire correspondant au travail d'administration ?

A cette objection J. Schumpeter répond 2 sur le plan théorique que, bien qu'il ne
soit pas absurde de parler de valeur infinie 3, sa conception ne conduit pas à une
valeur infinie des porteurs durables de revenus. Il admet, en effet, l'influence du
risque de survie sur l'appréciation des valeurs. La valeur du sol, dans tous les cas, doit
donc être finie. L'appréciation formulée par un homme sans enfants à l'égard de son
domaine est fonction de la durée de sa vie.

C'est ici le lieu de marquer une distinction qui, si elle est acceptée, ruine la portée
de la réponse de J. Schumpeter. Quand on dit qu'en l'absence d'intérêt la valeur d'un
bien porteur durable de revenu doit être infinie, on peut énoncer deux choses. Ou bien
que, pour qui, de l'extérieur, applique, des règles de l'imputation, cette valeur est telle.
Ou bien qu'elle l'est pour le possesseur du porteur de revenu durable.
Böhm-Bawerk considérant une terre, indépendamment de son possesseur actuel
et, par conséquent, indépendamment de la durée de la vie de cet individu, déduit dans
l'hypothèse de J. Schumpeter et par application des règles de l'imputation, que la
valeur de cette terre doit être infinie.
J. Schumpeter ne répond pas à la question mais se place sur un autre terrain, celui
de l'appréciation des valeurs par un agent économique intérieur au circuit, par le
possesseur de la terre porteur de revenu durable.

La difficulté est déplacée plus que résolue.


Aussi J. Schumpeter ne s'en tient pas là.. Il est exact, répète-t-il 4, que la valeur
des porteurs durables de revenu s'élève parallèlement à la baisse de l'intérêt quand
l'économie passe à un état statique. Mais chacun sachant en fait qu'une nouvelle
expansion se produira, l'abaissement du taux de l'intérêt exerce une action moins
énergique. Les maisons 5 ou, plus exactement, les fonds sur lesquels elles sont bâties
ont, en période de dépression, un prix relativement élevé. Mais ce mouvement a une
amplitude limitée, en raison de la prévision d'un retour du processus d'expansion.

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 52.


2 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 608.
3 On le peut faire par exemple quand il s'agit d'un bien nécessaire au maintien de la vie. Valeur
infinie signifie que le sujet économique ne veut pas se séparer d'un certain bien, op. cit., p. 610.
4 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 636.
5 op. cit., p. 637.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 125

Nous sommes en présence d'une réponse tout à fait caractéristique de la « maniè-


re » de J. Schumpeter. N'oublions pas en effet que le problème qu'il discute en ce
moment n'est pas celui de la cohérence de son système, mais des relations entre ce
système et la réalité. On serait donc en droit de s'attendre à ce qu'il compare ce qu'il
construit et ce qui est, étant bien entendu qu'une marge entre construction théorique et
réalité devra toujours subsister. Or J. Schumpeter met bel et bien en parallèle ce qu'il
construit et ce qui Pourrait être. La valeur des terres dans la dépression serait extrê-
mement élevée si les agents économiques ne savaient pas que l'expansion doit suivre,
c'est-à-dire si les choses étaient autrement qu'elles ne sont. Étant donné cette foi dans
une interprétation théorique personnelle construite malgré les faits, tout recours
définitif à l'expérience devient impossible. Une simple élévation du prix des terres en
période de dépression, tenue par J. Schumpeter pour certaine, l'autorise à affirmer que
l'on tend vers une valeur très élevée des terres. C'est un mode de raisonnement que
nous connaissons déjà. Il est semblable au raisonnement suivant lequel la baisse de
l'intérêt en phase de dépression révèlerait que l'on tend vers une disparition de
l'intérêt. Dans les deux, cas, pour l'auteur, le recours à la réalité observable apparaît
comme une sorte de luxe dont on pourrait à la rigueur se passer. Méthode de l'artiste
qui construit « son propre monde », et non de l'homme de science qui observe et
exprime le monde d'un chacun.

Sur deux points enfin, l'argumentation de Böhm-Bawerk nous semble convain-


cante et achève de démontrer que l'appel aux faits n'est pas favorable à la théorie de
Schumpeter.

Cette théorie, remarque Böhm-Bawerk 1, devrait, si elle était correcte, rendre


compte, non seulement de la nature, mais des proportions, de la grandeur, du phéno-
mène étudié. Peut-on croire que le courant de l'intérêt coule tout entier de cette vague
de valeur qui doit être imputée aux nouvelles combinaisons d'un petit nombre de
Bahnbrecher ?

L'amplitude de ce courant est certes difficile à déterminer. Mais quelques faits


d'observation donnent une idée de son ordre de grandeur.

1° Même dans une économie, médiocrement prospère, le revenu du capital repré-


sente un pourcentage considérable du revenu national, abstraction faite du profit.

2° Ce courant de revenu du capital ne coule pas d'une façon intermittente mais


continue. Il se déverse sans interruption, en phases d'essor comme en phases de dé-
pression, un peu réduit au cours de ces dernières, mais certes point dans la proportion
qu'exigerait la théorie de J. Schumpeter. Il ne faut pas confondre en effet le taux d'in-
térêt et la masse de l'intérêt, qui oscille, elle aussi, mais dans une proportion moindre
que le taux. Une fraction notable des placements : emprunts d'États, obligations de
priorité, emprunts hypothécaires ne voient pas leur intérêt diminué pendant les pério-
des de dépression. Au cours de ces dernières périodes, des milliards et des milliards
d'intérêt circulent encore dans l'économie. Cela étant, comment admettre que ce
courant trouve uniquement sa source dans des profits temporaires imputables aux
seules combinaisons nouvelles qui provoquent et caractérisent l'essor ?

1 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 54; Böhm-Bawerk, op. cit., p. 56


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 126

Une conclusion analogue est au débouché d'une autre suite de pensées. Rappro-
chons dans un même tableau les éléments suivants : le pourcentage important que le
profit et l'intérêt représentent dans l'ensemble du revenu national; la continuité de ces
courants de revenu même en période de dépression; le passage rapide des valeurs
qu'ils représentent dans le revenu réel des autres classes sociales, par suite d'une
élévation des rentes foncières et des salaires; le fait que des combinaisons nouvelles
et couronnées de succès doivent augmenter le revenu national si rapidement et si
continuement que les revenus visés puissent avoir d'une façon continue une étendue
importante; la brièveté relative des cycles économiques; enfin le fait que, depuis
quatre cents ans, le revenu du capital a, sans interruptions, constitué une fraction
importante du revenu national. Cherchons maintenant à déterminer selon quel rythme
et par quel progrès accumulés ce mouvement aurait dû élever le montant réel du
revenu par tête de la population depuis l'an 1500 jusqu'à nos jours. On arrivera, en
raisonnant de façon aussi prudente que possible, non à un ou plusieurs doublements
mais à un centuplement de ce revenu. Ce qui est contraire aux données de l'expér-
ience 1.

Böhm-Bawerk enfin, examinant une dernière défense possible de J. Schumpeter,


traite 2 une question de plus haut intérêt théorique.

J. Schumpeter pourrait objecter que le défaut de concordance entre la réalité et sa


théorie procède de ce qu'il a étudié le seul intérêt productif (Produktivzins) et laissé de
côté l'intérêt à la consommation (Konsumtivzins).

Argumentation qui, dans l'ordre quantitatif, est dépourvue de portée puisque J.


Schumpeter réduit autant qu'il est possible l'importance de l'intérêt à la consomma-
tion. Des circonstances exceptionnelles pourraient faire apparaître l'intérêt à la
consommation en statique. Mais ce serait une simple anomalie. Par conséquent 3 J.
Schumpeter ne serait pas en droit d'invoquer cette « anomalie », ce fait « exception-
nel » pour rendre compte de la grandeur du phénomène étudié que n'explique pas sa
propre théorie.

Mais le problème doit être poussé plus loin. Sa vraie signification est théorique. Y
a-t-il un ou plusieurs intérêts ? Y a-t-il une ou plusieurs théories de l'intérêt ?
Böhm-Bawerk répond par la vigoureuse affirmation de l'unité de la théorie de
l'intérêt. On peut, si l'on veut, pour tel objet particulier de recherches, distinguer
plusieurs espèces d'intérêts (Produktivdarlehen, Produktivzins ; Konsumtivdarlehen,
Konsumtivzins). Mais il n'y a qu'un intérêt 4.

Il ne vient à l'esprit de personne de parler d'un Produktivpreis et d'un Konsumtiv-


preis des céréales selon qu'on emploie ces denrées comme bien de production
(semences) ou comme biens de consommation. Pas davantage, on ne parle de
Produktivlohn et de Konsumtivlohn. On distingue seulement deux branches de la

1 Au raisonnement, J. Schumpeter, D. Theorie, p. 627, se borne à répondre que l'objection est en


étroite relation avec celle qui touche le petit nombre des réalisateurs de combinaisons nouvelles, à
laquelle il croit avoir victorieusement répondu.
2 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 344.
3 Böhm-Bawerk, D. Theorie, p. 57.
4 Böhm-Bawerk, note p. 57 que des auteurs comme Dietzel ou Philippovich semblent bien admettre
la pluralité des théories de l'intérêt.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 127

demande de céréales, deux branches de la demande de travail. Toutes deux ont une
action sur la formation des prix. De même il y a deux branches de la demande de
capital qui correspondent au Produktivzins et au Kansumtivzins. Mais il serait faux de
supposer que chacune de ces branches prise isolément exerce seulement une action
sur la formation et le niveau d'un intérêt qui lui correspond, mais ne sert de rien pour
l'explication de l'intérêt correspondant à l'autre branche. La réalité est autre. Ou bien
les, deux sortes de demande unies sont assez étendues pour dépasser l'offre, et, dans
ce cas, il y a intérêt. Ou bien il n'en est pas ainsi, et il n'y a pas d'intérêt. Mais qu'une
des espèces de demande ne suffise pas et qu'il s'agisse de telle ou telle, importe peu.

Supposons, par exemple, que le désir des biens destinés à des buis de consomma-
tion soit si faible qu'il puisse être complètement satisfait par les capitalistes qui
auraient un plaisir positif à céder des capitaux inutiles pour leurs buts propres. Le
crédit à la consommation comporterait cependant un intérêt si l'on se trouvait en
présence d'une demande de biens destinés à la production qui dépasse l'offre totale.
On aurait alors à expliquer le Konsumtivzins par des causes appartenant au « côté » du
Produktivzins. Si l'on suppose que le besoin en crédit de consommation est assez
grand pour dépasser à lui tout seul l'offre de capital faite sans agio, alors apparaît non
pas un « intérêt à la consommation » mais « un intérêt » sans autre qualification. Cela
pourrait se produire sans combinaison nouvelle, sans Entwicklung. Si le capitaliste
peut recevoir à gré un intérêt à la consommation, il n'emploiera son capital dans des
prêts à la production que s'il en tire autant d'intérêt que des prêts à la consommation.

Combien sommaire et peu convaincante est la réponse que J. Schumpeter donne à


cette critique qui, contrairement à ce qu'il énonce 1, atteint le cœur de son système ?

Je reconnais, dit-il en substance, qu'une théorie de l'intérêt doit être unitaire. Mais
aussi c'est bien le caractère de ma propre théorie, car 2 je reconnais expressément que
le phénomène de l'intérêt est toujours un agio de valeurs du pouvoir d'achat présent.
Comme si la véritable question n'était pas de savoir si. l'intérêt à la production et
l'intérêt à la consommation s'expliquent par des éléments communs. Or, J. Schumpe-
ter répète lui-même 3 que les bases de la plus haute estimation du pouvoir d'achat
présent sont différentes dans les deux cas du prêt à la production et à la consom-
mation. De plus, toute sa dynamique peut être conçue sans avoir recours au prêt à la
consommation, et jamais, dans ses développements, il ne fait état de la demande en
matière de prêt à la consommation comme d'un facteur de la demande totale de capi-
tal. Bien mieux, même en statique, le prêt à la consommation est un « accident», une
« anomalie », et, pour cette raison traité par prétérition 4. Ce n'est donc pas sans
surprise que l'on entend J. Schumpeter soutenir qu'il donne une théorie unitaire de
l'intérêt. Par définition une telle théorie doit englober dans un même inonde de pen-

1 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 637. « La question de la signification de l'intérêt à la consommation


ne touche en rien à l'essentiel de notre controverse. »
2 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 638.
3 Même référence.
4 En résumé, Produktivzins et Konsumtit-zins sont des phénomènes essentiellement différents dans
le système de J. Schumpeter pour deux raisons :
1° Le Konsumtivzins n'est indispensable ni au circuit, ni à l'évolution, tandis que le
Produktivzins est indispensable à l'évolution, en forme un phénomène essentiel.
2° L'un et l'autre doivent être rattachés à des causes différentes. L'écoulement du temps
suffirait à rendre compte du prêt à la consommation tandis que l'écoulement du temps seul, sans
combinaison nouvelle, ne peut pas rendre compte du Produktivzins.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 128

sées et situer dans le cadre d'une même explication toutes les formes du phénomène
qu'elle étudie. Expliquer l'une de ces formes comme si l'autre n'existait Pas est une
attitude profondément différente, quoiqu'en puisse dire J. Schumpeter. Ami des
distinctions, ne devrait-il pas ici en faire une qui est décisive ? Autre chose est de
construire la théorie d'un même phénomène qui présente plusieurs formes et de
reconnaître que ces formes en fait n'ont pas dans la réalité observable une importance
égale. Autre chose est de traiter théoriquement chacune de ces formes comme deux
réalités distinctes qui n'ont de commun que le nom.

4. Les rapports entre la théorie de J. Schumpeter


et celle de Böhm-Bawerk.

Retour à la table des matières

Les deux auteurs ont établi un parallèle entre leurs théories, Böhm-Bawerk dans
son premier article (§ 1, pp. 2 à 12; § 3 pp. 38 et 39) marque que la théorie de son
disciple lui paraît fausse, et met l'accent sur les différences qu'elle présente avec sa
propre théorie. J. Schumpeter (Entgegnung, § 2, pp. 606 à 61l) refuse d'admettre que
les oppositions soient si profondes; il ne considère pas que la théorie de Böhm-
Bawerk soit radicalement fausse ; il souligne seulement qu'elle est construite à partir
d'autres postulats, qu'elle appartient à un autre « monde de pensées » que la sienne. Sa
conclusion est que les deux théories forment deux tableaux généraux dominés, l'un
(Böhm-Bawerk) par l'idée de l'écoulement du temps (Zeitablauf), l'autre (Schumpe-
ter) par l'idée de l'introduction d'une nouveauté (Einführung des Neuen), qu'elles sont
également cohérentes, et qu'entre elles le lecteur peut choisir 1.

Ce que nous avons déjà dit prouve que la cohérence des théories n'est pas égale.
Pas davantage J. Schumpeter ne nous convainc en soulignant avec insistance la res-
semblance des deux constructions.
Certes, dans les deux ras, on a une théorie de l'échange (Tauschtheorie) 2, c'est-à-
dire une théorie qui s'attache à l'échange d'un pouvoir d'achat ou d'un ensemble de
biens présents contre un pouvoir d'achat ou un ensemble de biens futurs 3. Dans les
deux cas, on a une théorie de l'agio (Agiotheorie), qui considère que l'essence du
phénomène de l'intérêt consiste en un agio de valeur. Schumpeter admet comme
Böhm-Bawerk que la valeur des biens qui entrent dans le coût (Kostengüter) reflète
fidèlement la valeur du produit final, que par conséquent l'intérêt ne peut pas
apparaître « en première instance », mais doit être expliqué par d'autres circonstances.
Enfin, les deux théories sont des théories de l'offre et de la demande 4, en ce sens que
toutes deux placent à l'origine de l'intérêt un déséquilibre entre une offre limitée et
une demande pratiquement illimitée.
1 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 611.
2 J. Schumpeter, loc. cit., p. 607 et sq.
3 Cf. les remarques présentées supra sur l'assimilation par J. Schumpeter de l'échange d'un pouvoir
d'achat et de l'échange d'une provision de biens.
4 Böhm-Bawerk, D. Theorie, pp. 38-39.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 129

Mais les ressemblances ne vont pas plus loin.

Analyse-t-on les raisons du déséquilibre 1 entre offre et demande de capital ? Des


différences radicales apparaissent déjà. Pour J. Schumpeter l'offre est limitée pour des
raisons qui tiennent au mécanisme de la banque et du crédit; pour Böhm-Bawerk par
l'étendue d'un ensemble de biens dans une économie donnée. Pour J. Schumpeter le
caractère pratiquement illimité de la demande provient du nombre, illimité lui aussi,
des combinaisons nouvelles réalisables à un moment donné. Pour Böhm-Bawerk ce
caractère découle du nombre des détours de productions possibles, catégorie en un
sens plus large que celle des combinaisons nouvelles et non encore rentrées dans la
pratique courante, dont parle J. Schumpeter, puisqu'elle englobe toutes les amélio-
rations 2 de combinaisons déjà connues.

Pousse-t-on plus avant l'enquête, en la dirigeant successivement sur chacun des


trois éléments retenus par Böhm-Bawerk pour expliquer l'intérêt ? Le rapprochement,
quoiqu'en pense J. Schumpeter, apparaît encore moins aisément praticable. Dans cha-
cune des explications de Böhm-Bawerk, J. Schumpeter parvient à découvrir un
élément commun entre elle et sa propre théorie. Mais il n'y parvient qu'en la dépouil-
lant du sens et de la valeur dont elle est chargée par l'auteur de l' « Histoire critique
des théories de l'intérêt » et de la « Théorie positive du capital ».
Ainsi, J. Schumpeter estime que sa théorie se rattache intimement au premier
élément de Böhm-Bawerk (différence entre la satisfaction des besoins dans le présent
et dans l'avenir au détriment du premier) sous le prétexte que lui aussi met au jour une
« différence de la situation économique dans le présent et dans le futur » (Unglei-
chheit der wirtschatflichen Lage in Gegenwart und Zukunft) 3. Mais il doit aussitôt
reconnaître 4 que cette différence n'est pas un facteur essentiel du circuit. « Au cours
d'un processus économique qui se répète toujours dans les mêmes voies, elle n'est pas
indispensable 5. » Ce premier facteur est donc considéré comme secondaire dans un
état statique tandis que, pour Böhm-Bawerk, il reste, dans un tel état de l'économie,
fondamental.
Le second élément (sous-estimation des besoins futurs) présenté par Böhm-
Bawerk comme une tendance psychologique fondamentale de l'agent économique
n'est pas nié « d'une façon absolue » 6 par J. Schumpeter, mais considéré par lui com-
me impropre à fournir une explication de l'intérêt. Il conviendrait de le rattacher à des
circonstances particulières telles que le risque, la modification des conditions écono-
miques. Il n'aurait aucune action dans le circuit où les mêmes opérations se répètent
indéfiniment. Après quoi, J. Schumpeter s'efforce de justifier sa théorie par une
conclusion qui lui est coutumière. « Si je puis expliquer l'intérêt sans ce facteur, j'ai
pour des motifs d'ordre général le droit (aus allgemeinen Grundsätzen fliesst das

1 Böhm-Bawerk, loc. cit., même référence.


2 Par allongement du processus de production.
3 J. Schumpeter, D. Theorie, pp. 606-607.
4 Même référence.
5 Même référence p. 607. Elle n'est pas un de ces traits « sans lesquels il ne pourrait exister. » Ce
passage confirme par une preuve littérale l'interprétation que j'ai donnée supra concernant la
notion d'économie essentielle chez J. Schumpeter.
6 J. Schumpeter, op. cit., p. 607.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 130

Recht) de faire abstraction de ce moyen. Et, si l'on veut à tout prix du côté de
l'adversaire retenir le dit facteur, il ne restera qu'à proposer les deux tableaux théori-
ques nécessairement contradictoires au jugement de l'avenir. »

Est-il besoin de faire remarquer qu'une formule de ce genre est une pseudo-répon-
se ? Interprétons « pour des motifs d'ordre général » (aus allgemeinen Grundsätzen)
d'une façon tout à fait précise et entendons que J. Schumpeter vise par là ce principe
de l'économie des moyens qui est valable dans la Logique comme dans l'Économique.
Il permet de distinguer des solutions plus ou moins « élégantes » d'un même
problème. Encore faut-il que le problème soit résolu ! Il appartient à J. Schumpeter de
faire abstraction du second des facteurs analysés si, en agissant de la sorte, il rend
compte aussi bien du phénomène étudié. Mais non s'il n'en peut faire abstraction
qu'en ayant recours à une hypothèse gratuite (sa statique) qui mutile le phénomène
qui doit être expliqué, et découpe arbitrairement la réalité économique observable.
Quand J. Schumpeter demande au lecteur, une page plus loin 1, de se placer « à son
point de vue », cela signifie essentiellement qu'il l'invite à accepter sa statique. Or
nous avons dit les raisons qui incitent à ne pas acquiescer à ce vœu 2.
En ce qui concerne le troisième élément (la supériorité technique des biens pré-
sents, qui découle de la plus haute productivité des détours de production qui deman-
dent du temps), J. Schumpeter estime qu'une parenté profonde unit sa conception et
celle de Böhm-Bawerk 3. Cette parenté serait telle que tout le système de J. Schum-
peter pourrait être présenté comme un « développement de ce troisième élément ».
Que dit Böhm-Bawerk, en, effet, sinon que la provision de biens de l'économie
s'accroît, c'est-à-dire que la possession d'une certaine catégorie de biens présents est la
condition de la possession d'une plus grande quantité de biens dans l'avenir ? Or J.
Schumpeter n'affirme-t-il pas la même chose ? Sans doute mais, comme il le dit lui-
même 4, il ne s'attache pas aux détours de production qui demandent du temps en tant
que tels et en eux-mêmes. Dans le circuit où ces détours ont été une fois introduits, un
agio de valeur des biens présents ne se produira pas par répétition des mêmes
méthodes. C'est dans la mesure de leur nouveauté, parce qu'ils rompent avec la com-
binaison traditionnelle, que les détours productifs qui demandent du temps expliquent
l'apparition de l'intérêt.

Dans la joute courtoise qui s'engage entre Böhm-Bawerk et J. Schumpeter et au


cours de laquelle ils s'acharnent avec une ardeur égale à souligner, l'un ce qui les
sépare, l'autre ce qui les, unit, on doit donc donner raison au premier. Les ressemblan-
ces sont extérieures. Les différences sont fondamentales. L'impression contraire ne
pourrait être que celle d'un lecteur superficiel qui n'aurait pas exactement compris que
deux auteurs peuvent construire des théories inconciliables en usant des « instruments
logiques » d'une même école.

1 Même référence, p. 608.


2 Quand J. Schumpeter (même référence, p. 608) répète que sa théorie et celle de Böhm-Bawerk
sont, deux conceptions « entre lesquelles chacun peut choisir selon son goût et qui ont chacune
leur destin », il élude le recours au réel et place la discussion uniquement sur le terrain de la
cohérence logique, des deux théories en présence, en faisant abstraction de leur point de départ
(réalité ou statique) et de leur point d'arrivée (correspondance à la statique ou correspondance à la
réalité).
3 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 610 et sq.
4 Même référence.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 131

Se dégage-t-on du contenu positif des deux systèmes pour en analyser seulement


l'esprit, l'opposition persiste. Böhm-Bawerk, par sa théorie de l'intérêt, représente la
tendance universaliste 1 de l'école autrichienne. J. Schumpeter donne une théorie de
l'intérêt, qui est valable seulement dans les limites d'un système économique déter-
miné : le capitalisme, et par là, démontre qu'il accueille, en le « dépouillant » à l'extrê-
me et en le présentant en langage abstrait, un des enseignements essentiels de l'école
historico-sociologique 2.

D. - LA THÉORIE DU CYCLE

Retour à la table des matières

La théorie du cycle de J. Schumpeter est une partie intégrante de son système et


en constitue aussi, en quelque manière, le couronnement.

Elle est rattachée à l'apparition périodique des entrepreneurs et des combinaisons


nouvelles 3. Le mouvement ondulatoire (Wellembewegung) qu'est la crise n'est pas en
lui-même anormal, mais est une condition et un aspect essentiel du progrès économi-
que et du développement social.

Dans la querelle des « abstraits » et des « concrets » qui sévit ,en matière de cycle,
J. Schumpeter est un des chefs du premier camp par le contenu de sa théorie, et non
par méthode exclusive ni parti-pris d'école. Il comprend mieux que quiconque que, si
l'étude des cycles est appelée à rénover la science économique, cette rénovation ne
pourra se faire que par l'effort conjugué des « théoriciens » et des « empiriques ». Le
passé témoigne de ce que sera l'avenir. La connaissance positive du cycle économique
s'est élaborée à partir d'une masse de connaissances empiriques systématiquement
classées. Mais les théories abstraites l'ont aussi puissamment aidée. Depuis la guerre,
le développement de l'appareil statistique a imposé une certaine scission entre les
économistes qui ont surtout recours à l'observation et ceux qui font principalement
appel aux constructions abstraites 4. Mais il s'agit là d'une division du travail, et non
d'un divorce entre représentants de méthodes substantiellement opposées.

Le « jugement de proportion » formé par les théoriciens concernant les cycles


s'est modifié 5. Autrefois tenu pour une péripétie accidentelle et passagère du drame
1 Nous entendons par là la tendance à étudier la réalité commune à tout système économique quel
qu'il soit, ou si l'on préfère la réalité économique en tant qu'elle transcende tel ou tel système
économique.
2 La distinction des « systèmes économiques », ou « tranches » ou « styles » de vie économique. Sur
la question de la réalité des « systèmes économiques » le lecteur pourra se reporter à un para-
graphe sommaire, mais très clair, du Professeur E. Böhler, Korporative Wirtschaft, Rotapfelverlag,
1934 (Die Problematik des Wirtschaftssystems und der Wirtschaftsordnung, pp. 47 à 52).
3 Cf. le texte de l'ouvrage.
4 Simon Kuznets, Equilibrium economic and business cycle theory. Quarterly Journal of
Economics, Mai, 1930, p. 385.
5 Wagemann, Introduction à la théorie du mouvement des affaires, p. 7.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 132

économique, le cycle est con sidéré aujourd'hui comme en formant la trame même. Si
l'on tient compte de l'époque à laquelle J. Schumpeter a écrit, il fait, à maints égards,
figure de précurseur. La plupart des problèmes qui nous passionnent aujourd'hui,
surtout le rapport entre la théorie du cycle et la théorie économique générale, sont
placés par J. Schumpeter dans un jour nouveau et éminemment suggestif.

1. Le cycle et la théorie économique générale.

Retour à la table des matières

Les relations entre l'étude des cycles et la théorie économique générale, spéciale-
ment la théorie statique, avaient été, dès 1898, signalées par Böhm-Bawerk dans le
compte rendu d'un traité de Bergmann publié dans la Zeitschrift für Volkswirtschaft,
Sozial-Politik und Verwaltung 1. Le maître viennois affirmait que la théorie de la
conjoncture forme le couronnement d'un système complètement élaboré de théorie
économique 2.
F. E. Trautmann (Probleme der Wirtschaftskrisen in der klassischen Nationa-
lökonomie, Munich, 1926) met bien en lumière une des raisons pour lesquelles A.
Smith, Ricardo, J. S. Mill ont réservé aux crises une place exiguë dans leur système.
La plupart des perturbations violentes au cours des années 1763-1847 étaient
associées à des causes extérieures à l'économie telles que les guerres, les transforma-
tions techniques, les mauvaises récoltes, etc.

Or, la liaison, entre cycle et théorie générale, n'a été longtemps que fort mal
opérée.

Chez beaucoup, la théorie économique générale et celle de la conjoncture sont


mal fondues, parfois même ne sont pas rapprochées.

Peut-on dire que la théorie de la conjoncture de Cassel soit une partie intégrante
de sa théorie générale des prix ? Pense-t-on que la théorie des fluctuations industri-
elles de Pigou admette le même genre de conduite rationnelle de l'agent économique,
qui se trouve à la base de la théorie « marshallienne » de l'équilibre de l'offre et de la
demande? 3
Plus généralement chaque théorie - ou presque - de la conjoncture peut être cons-
truite à partir de plusieurs théories différentes de la valeur sans que sa structure s'en
trouve pour autant modifiée 4. La théorie de la conjoncture, le plus souvent, n'a donc
pas été intégrée organiquement aux systèmes économiques généraux.
J. Schumpeter a eu le mérite incontestable d'éclairer et de perfectionner les rela-
tions logiques qui existent entre l'étude du cycle et la théorie économique générale,

1 Simon Kuznets, art. cit., p. 384 ; Oskar Morgenstern, Wirtschaftsprognose. Vienne, 1928, p. 3.
2 O. Morgenstern, op. cit., même référence.
3 Simon Kuznets, art. cit., p. 396, résumant l'ouvrage d'Erich Carrel, cité infra.
4 O. Morgenstern, op. cit., p. 3.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 133

principalement la théorie statique. Presque à la même époque la théorie du cycle était


améliorée par des travaux dont chacun marquait une étape et annonçait, dans des
directions distinctes, une longue suite de progrès ultérieurs. Mitchell en 1913 pré-
sentait le problème du cycle dans sa pleine extension expérimentale; J. Schumpeter,
presque en même temps, proposait une théorie d'économie dynamique dont le cycle
devenait une partie intégrante 1. Depuis, dans les deux directions les travaux se sont
multipliés.

On a mieux aperçu que J. Schumpeter, s'il a compris le véritable problème de la


place, du sens et de la fusion d'une théorie du cycle dans l'ensemble de la théorie
économique, ne l'a pas cependant parfaitement résolu.

A. Loewe 2 a montré, avec pénétration et richesse de pensée, où réside la difficul-


té. La plupart des théories explicatives du cycle impliquent la négation d'une des
conditions générales qui constituent les prémisses de toute théorie économique :
notamment le caractère rationnel de la conduite de l'agent économique, ou l'interdé-
pendance stricte de tous les éléments du système. De la sorte, un fossé se creuse entre
la théorie générale, plus spécialement la théorie statique, et la théorie du cycle.

Lœwe démontre sa thèse en dressant une classification critique dans laquelle les
théories se répartissent en cinq groupes :

1° Le groupe anti-théorique. - Il invoque l'erreur ou l'anarchie de la production.


Par conséquent, il suppose - contrairement aux conditions admises pour l'élaboration
de la théorie économique abstraite -, que l'agent économique ne se conduit pas ration-
nellement (Hardy, Pigou);
2° Le groupe des raisonnements circulaires. - Il prend son point de départ non
dans l'état statique, mais dans une phase donnée de dépression (Aftalion, Cassel).
Selon Loewe, la solution est alors contenue dans les prémisses;
3° Le groupe des théories « de la généralisation » (Sombart, Liefmann, J. Schum-
peter). - Il suppose qu'au cours du phénomène étudié une perturbation, partielle à
l'origine, se généralise. Cela implique que la dite perturbation n'est pas compensée sur
le champ, ce qui ne coïncide pas avec les conceptions de l'équilibre économique;
4° Le groupe des théories « de la différence de temps ». - Dans ce groupe se
range, par exemple, la théorie de Fisher sur les mouvements du taux de l'intérêt, dans
leurs rapports avec le développement du cycle. Or, quand on fait la théorie abstraite
d'un système économique, on suppose l'interdépendance parfaite des éléments de ce
système. L'intervalle de temps qui s'écoule entre le début d'un changement ou d'une
perturbation, et la survenance de ses dernières répercussions sur tous les éléments,
doit être égal pour chacun des éléments considérés. Autrement on ne peut pas parler
d'interdépendance absolue et générale
5° Le groupe des théories « des variables indépendantes ». - Ces théories expli-
quent le cycle par des facteurs extérieurs au système économique: conditions natu-

1 Je réserve pour le moment le point de savoir si cette théorie du cycle elle même est satisfaisante.
2 Wie ist die Konjunkturtheorie überhaupt möglich ? Weltwirtschaftliches Archiv, 1926, pp. 163,
197.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 134

relles, progrès techniques, etc. Ce qui revient à dire que le cycle n'a pas d'explication
économique.

Négligeons le point de savoir si J. Schumpeter est mis à sa place dans la classi-


fication ci-dessus 1. Ne retenons que l'essentiel du problème posé par A. Loewe. On
voit alors que, si Schumpeter a donné une théorie des crises qui est une partie inté-
grante de sa théorie économique générale, il l'a fait au mépris des conditions géné-
rales que l'on place d'ordinaire à la base de toute théorie statique. Lui aussi écarte la
condition de l'action rationnelle de l'agent économique, non certes Pour l'ensemble
des exploitants et des consommateurs, mais pour l'entrepreneur, qui n'est pas animé
de mobiles hédonistiques rationnels mais dont l'activité est commandée par des
facteurs essentiellement irrationnels (désir de puissance, joie de créer, etc.). On peut
donc dire que, si chez Schumpeter la coupure entre théorie du cycle et théorie écono-
mique générale s'efface, c'est uniquement parce qu'en un certain sens 2 une scission
subsiste entre dynamique et statique 3 et par conséquent, entre théorie du cycle et
statique.

J. Schumpeter, par la façon même dont il construisait son système, ne pouvait pas
davantage saisir, dans leur complexité et leur plénitude, les difficultés résultant de
l'ajustement de la théorie du cycle aux théories de l'équilibre économique.

La possibilité même de cet ajustement a été révoquée en doute par des arguments
qui méritent la plus sérieuse attention 4.
La théorie de l'équilibre général suppose que tout changement survenu dans l'offre
ou la demande provoque une réaction qui le compense et rétablit l'équilibre. Pour que
l'équilibre soit atteint il faut que les diverses réactions se produisent dans le même
laps de temps. Il faut, par exemple, que, dans le même laps de temps où la demande
influence le prix, le prix influence la demande. Cela étant admis, trois cas peuvent
alors se présenter :

1° Les coefficients de temps sont tous égaux : l'équilibre est alors obtenu direc-
tement ;

2° Ils ne sont pas tous égaux, mais le deviennent après plusieurs périodes de
transformations; l'équilibre est atteint après un certain temps;

3° Ils ne sont pas égaux et ne le deviennent jamais : l'équilibre ne s'établit pas.

Avant de parler d'équilibre, conclut P. N. Rosenstein-Rodan, on -doit au moins


prouver que le troisième cas est impossible. « L'omission du coefficient de temps par
Pareto, implique l'hypothèse insoutenable du rythme identique de tous les phéno-

1 Il peut, avec autant de raison, selon nous, se ranger dans le cinquième groupe; cf. infra.
2 Cela ne signifie pas, en effet, que les deux tableaux statique-dynamique peuvent être, chez lui,
conçus indépendamment l'un de l'autre.
3 O. Morgenstern, op. cit., p. 3.
4 P. N. Rosenstein-Rodan, Das Zeitmoment in der mathematischen Theorie des wirtschaftlichen
Gleichgewichts. Zeitschrift für Nationalökonomie, mai 1929.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 135

mènes économiques. » Il nous importe peu ici de poursuivre plus loin 1 cette analyse.
Ce que nous en avons dit prouve que la difficulté signalée ne pouvait pas être abordée
et dépassée par J. Schumpeter. Il a employé avec liberté 2 les conceptions et les rela-
tions de l'équilibre, mais dans une synthèse qui relègue l'élément temps et met au
premier plan l'élément : combinaison nouvelle. La difficulté que marque Rosenstein-
Rodan par rapport à la statique de la théorie de l'équilibre s'estompe par rapport à
une statique telle que celle de 1. Schumpeter, qui est une construction hybride compo-
sée de traits empruntés à la théorie de l'équilibre et de traits formant l'image de
l'activité d'une société économique agissant dans des conditions simplifiées 3.

2. Le cycle et ses explications théoriques


Place de J. Schumpeter.

Retour à la table des matières

Bien que Wagemann la classe parmi les «anciennes théories » 4 des crises, la
théorie de Schumpeter, au moment où elle a été formulée, annonce l'avenir beaucoup
plus qu'elle ne résume le passé. Aujourd'hui même, elle se trouve en relations directes
avec les grands courants de pensée économique.

Elle est en contact avec les études qui sont consacrées aux rapports entre les
cycles et le capitalisme, et plus précisément encore entre les cycles et les différentes
structures, dans le temps 5 et dans l'espace 6, du système capitaliste. Cela était inévita-
ble, puisque la théorie du cycle est chez J. Schumpeter le couronnement d'une dyna-
mique, qui, avec les implications qu'il retient, ne vaut que pour le système
capitaliste 7.

1 L'auteur distingue deux espèces de différences dans les coefficients de temps : 10 le retard. Soit
une perturbation. Tel ensemble de phénomènes économiques réagira plus tôt que tel autre. Cela à
supposer que quantitativement la réaction soit la même partout, -2, la disproportionnalité. Les
réactions se produisent dans le même laps de temps mais sont quantitativement inégales.
2 Dans son second ouvrage - Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung.
3 Cf. sur ce caractère hybride de la statique de J. Schumpeter, supra et infra.
4 Introduction à la théorie du mouvement des affaires, p. 7 et sq.
5 Cf. infra Les distinctions de J. Schumpeter concernant le cycle dans le « capitalisme de concur-
rence » et dans le « capitalisme trustifié ».
6 Wagemann a bien souligné l'importance de l'étude des rapports entre le cycle et les différentes
structures nationales de l'économie capitaliste ; et. supra
7 Cf. les développements fournis sur ce point supra.
Warren M. Persons, donne dans d'intéressants articles, Theory of Business Fluctuations,
Quarterly Journal of Economics, 1927, p. 94 et sq., une classification des théories (p. 102 et sq.).
Il range J. Schumpeter dans le groupe des théories qui expliquent les cycles par les institutions
économiques. 11 rapproche cette théorie et celle de G. Cassel et d'E. H. Vogel.
Toute classification des théories des crises est arbitraire. Il est douteux que l'on puisse, comme
Wagemann le fait, op. cit., p. 31 et sq., ranger la théorie de J. Schumpeter sous la rubrique des
théories psychologiques, au moins si l'on veut éviter une confusion inextricable.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 136

L'alternance des phases d'essor et de dépression est présentée comme le rythme


même de l'évolution du système capitaliste. J. Schumpeter met l'accent sur l'aspect
normal du phénomène du cycle en deux sens différents. Les fluctuations du système
économique sont considérées comme normales au lieu d'être présentées comme des
événements irréguliers et exceptionnels. Le cycle, en lui-même, dépouillé de ses
accidents et de ses complications adventices, remplit des fonctions essentielles au
développement d'une société de forme capitaliste.

La théorie de J. Schumpeter doit, d'autre part, être rapprochée du grand courant


des pensées que forment les théories dites monétaires des crises, par le rôle fonda-
mental qu'elle assigne au crédit, dans le déclanchement et le jeu du cycle. Mais elle ne
doit pas cependant être confondue avec elles. Ludwig von Mieses a pu soutenir qu'il
n'y a que des théories monétaires de la conjoncture 1. Certes, si l'on attribue ce titre à
toutes celles qui assignent au crédit ou aux facteurs monétaires en général une
fonction essentielle dans le cycle. Mais si, pour éviter tout malentendu, on réserve,
avec Hawtrey, ce nom aux seules conceptions selon lesquelles certains mouvements
monétaires ou certains phénomènes de crédit sont des conditions nécessaires et
suffisantes pour expliquer le phénomène du cycle, on est contraint de conclure que J.
Schumpeter a donné une explication du cycle qui n'est ni exclusivement, ni même
principalement monétaire. Cette explication moniste 2 rattache l'expansion à la
réalisation des combinaisons nouvelles et la fin de l'expansion à l'intervention de la
troupe (Schar) des entrepreneurs. Ce sont là les éléments derniers de l'analyse théo-
rique. Tout le reste (crédit, psychologie de l'entrepreneur, etc.) sont des facteurs
nécessaires au jeu du mécanisme mais qui n'en suscitent mi le déclic, ni l'arrêt.

Or, prise en ce qui en constitue l'essence, cette théorie du cycle n'est pas satis-
faisante, même si on la juge, - sans recourir aux faits, - selon ce critérium de la
Denknotwendigkeit qu'un Erich Carrel 3 veut considérer comme seul pertinent. Les
cadres abstraits : statique-dynamique, procurent à J. Schumpeter le grand avantage de
situer son analyse du cycle au coeur de la théorie. Mais ils lui impose-nt de voir tout
le cycle par rapport à la combinaison nouvelle, c'est-à-dire par rapport à l'activité de
l'entrepreneur au sens où il emploie ce mot. Or, les raisons pour lesquelles cette
activité se reproduit et se développe périodiquement ne nous sont pas fournies. J.
Schumpeter ne nous dit pas comment et pourquoi les entrepreneurs font irruption
dans l'état statique, et se multiplient avec une périodicité qui est celle du cycle. Il ne
s'agit pas là, on l'entend bien, d'une précision « arithmétique » 4. Ce que l'on voudrait
c'est une explication théorique de l'apparition « par grappes » des entrepreneurs à des
intervalles de temps de « l'ordre de grandeur » qui exprime l'alternance des phases
d'essor et de dépression. Cette explication, qui seule pourrait fonder toute sa théorie,
J. Schumpeter n'est pas en état de la fournir. On doit plutôt considérer sa conception
du cycle comme un tableau de la « connexion des mouvements et des quantités, c'est-
à-dire de la détermination mutuelle des revenus, des coûts et des prix en tant
qu'affectée par une variable indépendante: l'activité de l'entrepreneur » 5. En ce sens

1 Cité par R. Hug, op. cit., p. 121.


2 O. Morgenstern, op. cit., p. 21.
3 Erich Carrel, Sozialökonomische Theorie und Konjunkturprobleme. München und Leipzig, 1929.
4 J. Schumpeter déclare avec raison qu'aucune théorie n'est en état de la fournir.
5 Dorreen Warriner, art. cit., The Economic Journal, mars 1931, p. 49. C'est nous qui soulignons,
dans la citation faite au texte.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 137

on peut dire que la théorie de J. Schumpeter est plus un « dissolvant » qu'une


« solution » 1 du problème du cycle.

3. Le cycle et l'avenir du capitalisme 2.

Retour à la table des matières

La théorie du cycle de J. Schumpeter, située dans le « monde de pensées » de


l'auteur, rend compte de l'opinion qu'il formule sur l'avenir du capitalisme et de la
position qu'il adopte touchant la stabilité d'un tel système. Abstraction faite de causes
externes de déséquilibre (vicissitudes monétaires, difficultés créées par l'économie
russe), peut-on dire que le capitalisme à ses lois propres qui lui permettent de persé-
vérer dans son être, ou tend-il à se détruire lui-même ?
Il convient de distinguer avec soin les transformations de la structure du capitalis-
me, de celles du système capitaliste même. J. Schumpeter le fait, en employant une
terminologie un peu différente de la nôtre 3. Comme tout le monde, il s'appuie sur les
transformations structurelles du système capitaliste et propose de distinguer, à titre de
très large approximation, le « capitalisme de concurrence » (XIXe siècle) et le capi-
talisme « trustifié » ou organisé XXe siècle), utilisant par là des catégories devenues
courantes, et que W. Sombart a maintes fois illustrées. Ces transformations exercent
une action 4 sur les conditions de fonctionnement interne du système capitaliste.

Ce système, par son essence même, comporte une alternance de phases d'essor et
de dépression, qui est la forme normale de sa vie et de son développement. Les
modifications de structure précitées amortissent ces mouvements. Le capitalisme sous
ce rapport « gagne en stabilité » 5. Il reste que la «fonction de l'entrepreneur, par son
jeu même et en dehors de toute perturbation, ou de tout processus de croissance »,
tend normalement dans un système capitaliste « à rompre l'équilibre qui s'était établi
ou qui était en voie de s'établir »; et que cette action se produit d'une façon « discon-
tinue », par « vagues successives » 6 - Mais le cycle produit des mouvements secon-
daires qui ramènent la vie économique à un nouvel équilibre. Aussi les cycles « ne
s'additionnent pas » 7. On peut dire qu'ils ne tendent pas à modifier l'essence du
capitalisme 8.

Est-ce à dire que cette « essence » ne soit pas menacée? J. Schumpeter se garde
sur ce point de toute prophétie formulée en termes tranchants. « Notre diagnostic,

1 Même référence.
2 J. Schumpeter, The Instability of Capitalism, Economic Journal, septembre 1928, p. 361 et sq.
3 Il distingue (art. cit.) stabilité du « système » et stabilité de l' « ordre » capitaliste.
4 Décrite par J. Schumpeter, art. cit.
5 Art. cit., pp. 385-386. Ce diagnostic coïncide avec celui de W. Sombart qui parle pour la période
antérieure à la guerre (Sayous, préface citée, P. XL) d'une stabilisation de la conjoncture.
6 Art. cit., p. 383.
7 Art. cit., même référence.
8 Ils « provoquent l'instabilité du système, mais non de l'ordrecapitaliste », art. cit., p. 384.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 138

écrit-il 1, n'est pas plus suffisant, comme base de prédiction, que le diagnostic d'un
docteur, qui affirme qu'un patient n'a pas le cancer, ne suffit à prouver que cet homme
vivra longtemps. Le capitalisme est au contraire dans un processus de transformation
évident qui, selon notre auteur, le conduira, « non sous la pression des nécessités
économiques et même probablement au prix d'un sacrifice de bien-être économique, à
un ordre de choses que chacun pourra appeler ou non socialisme, suivant ses
préférences de goût et de terminologie » 2.
J. Schumpeter, tout en reconnaissant qu'économiquement le capitalisme est viable
et même bienfaisant, admet donc, en partant de l'observation de ses modifications de
structure et en tenant compte de facteurs sociaux, la possibilité et même la
vraisemblance de sa transformation en un système qui ne serait ni le socialisme pur,
ni le capitalisme obéissant à ses lois propres 3.

1 Art. cit., p. 385.


2 Art. cit., même référence. C'est nous qui soulignons.
3 A rapprocher du diagnostic de Werner Sombart concernant l'évolution du capitalisme vers des
formes mixtes, c'est-à-dire vers une économie comportant (outre les secteurs précapitalistes :
artisanat, paysannerie) des secteurs capitalistes et des secteurs socialisés ou semi-socialisés (coo-
pératives, entreprises d'économie mixte).
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 139

IV
CONSIDÉRATIONS FINALES

Retour à la table des matières

A J. Schumpeter nous devons la profonde estime que méritent ceux qui, dans
quelque ordre que ce soit des connaissances humaines, ne se sont pas contentés de
découvrir ou d'élaborer des vérités fragmentaires, mais qui ont étreint dans un systè-
me général l'ensemble de la matière qu'ils se proposaient de comprendre. J.
Schumpeter le dit clairement 1. Il a voulu, dans son second ouvrage, « donner une
représentation conceptuelle du processus de l'économie en général, et de l'économie
capitaliste en particulier ». Dessein grandiose, qui commande l'admiration.

Mais la phrase même que nous venons de citer, et dans laquelle ce dessein
s'affirme, trahit l'hésitation fondamentale dont J. Schumpeter n'a pas su se délivrer et
qui entache tout son effort.
« Économie en général »; « Économie capitaliste en particulier ». Sur quel objet
de connaissance et selon quelle méthode l'auteur a-t-il donc concentré son attention ?
Même après examen consciencieux, une réponse parfaitement claire à cette question
reste difficile. Il faut comprendre exactement pourquoi.

Dans l'œuvre de J. Schumpeter se rencontrent deux grands courants de pensée :


l'un historique et sociologique, représenté par les études de l'école allemande sur la
forme des systèmes économiques qui se succèdent dans le temps, et sur les caractères
et le fonctionnement du capitalisme; l'autre, déductif et abstrait, constitué par l'apport
de l'école autrichienne et de l'école de Walras.

1 J. Schumpeter, D. Theorie, p. 40.


Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 140

Esprit unificateur et non éclectique, J. Schumpeter a tenté la synthèse des con-


clusions obtenues dans ces deux directions maîtresses. Ce propos, en lui-même, est
légitime et n'est pas fait pour surprendre. Tandis que tant d'économistes « concrets »
s'arrogent le monopole d'atteindre le réel, bon nombre de théoriciens abstraits font
preuve de moins d'ostracisme. De très grands parmi eux, Walras, Pareto, Pantaleoni,
Wieser, non seulement ont eu une forte culture sociologique, mais encore n'ont jamais
prétendu que théorie pure et sociologie dussent s'ignorer. Mais, pour qu'une authen-
tique synthèse entre les contributions de ces deux disciplines soit obtenue, il ne faut
pas que le tableau qui la figure n'ait ni la précision de valeur particulière de l'histoire,
ni la rigueur de valeur générale de la théorie abstraite. N'est pas une synthèse la
théorie qui déforme considérablement la réalité observable pour la plier à des cadres
théoriques qu'elle ne peut pas exactement respecter. La tentative de synthèse dont
nous parlons offre donc de redoutables dangers.

Elle a été opérée par J. Schumpeter au moyen d'une nouvelle notion de la statique
et de la dynamique. L'élément qui définit chacun de ces concepts et qui les oppose
l'un à l'autre est qualitatif. Il réside dans la « combinaison nouvelle des facteurs de la
production », dont l'absence définit la statique et dont la présence définit la dyna-
mique. Cette vue générale constitue bien un renouvellement des hypothèses abstraites
sur lesquelles est construite l'économie pure. On s'en persuade en situant, si sommai-
rement que ce soit, la contribution de Schumpeter dans l'ensemble des théories de la
statique et de la dynamique 1. On comprend alors que, quel que soit le jugement que
l'on doive formuler au fond, elle méritera toujours une place dans l'histoire de la
statique et de la dynamique.

Mais représente-t-elle un apport positif ou joue-t-elle comme un ferment, qui a


obligé à repenser la théorie économique sous un aspect nouveau, à en réviser et à en
critiquer les bases plus qu'à la modifier radicalement ? En un mot, l’œuvre de J.
Schumpeter enrichit-elle la science, ou doit-elle être considérée plutôt comme une
« erreur féconde », pour exprimer en une formule courte et frappante une opinion qui
semble bien être celle du professeur Robbins 2 ?

Nous nous proposons, en conclusion, de fournir quelques éléments de conviction


en faveur de cette dernière interprétation.

Il y a des hésitations fondamentales, des flottements indiscutables dans la façon


même dont J. Schumpeter conçoit et ajuste les deux notions de statique et de
dynamique. Il ne nous semble parfaitement au clair ni sur leur contenu ni sur leur
rapport. Il en résulte des erreurs ou des lacunes pour toutes les grandes théories
élaborées. Si abstrait qu'il soit, J. Schumpeter est donc une illustration vivante de
cette proposition, qui a si peu de succès auprès de certains économistes, que l'on ne
saurait trop abstraire. Il suffit d'abstraire correctement, et surtout de, se rendre
compte du degré d'abstraction auquel on s'est placé, et ne de pas user, dans une
même théorie, de concepts plus ou moins abstraits suivant les besoins de la cause.

Cette analyse terminale se développera en trois étapes.

Elle portera sur les concepts de statique et de dynamique considérés isolément.


Elle dégagera ensuite les rapport logiques entre les deux concepts. Elle mettra enfin
1 Cf. les premiers chapitres de cette étude.
2 Article cité au cours du premier chapitre de cette étude.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 141

très sommairement et synthétiquement au jour les conséquences d'une conception


fautive de la statique et de la dynamique en ce qui concerne les principales contri-
butions théoriques de Schumpeter.

1. Les concepts de statique et de dynamique.

Retour à la table des matières

Il est frappant que J. Schumpeter, qui montre tant de souci de distinguer quand il
expose ou défend ses théories, n'ait pas éprouvé le besoin de donner en tête de ses
développements théoriques, en quelques lignes, dans lesquelles aucune erreur d'inter-
prétation ne puisse se glisser, ses définitions de la statique et de la dynamique. Un
exposé scientifique doit « donner prise ». Celui de Schumpeter ne répond pas à cette
exigence, car les conceptions maîtresses sur lesquelles il repose ne sont pas
parfaitement déterminées.

La statique de J. Schumpeter décrit-elle des relations entre des quantités de biens


ou le comportement d'un agent économique agissant dans certaines conditions
déterminées ? Que l'on étudie les déclarations de l'auteur 1 ou le contenu positif de
son système, il est impossible de trancher en toute sécurité ce dilemme. Il a énoncé
lui-même qu'il fait abstraction de l'agent économique, pour ne considérer que les
conditions dans lesquelles un état d'équilibre s'établit entre les quantités du circuit.
L' « exploitant » du circuit est un automate qui correspond à l'entrepreneur « désubs-
tantialisé » de Walras : il importe si peu, il est si parfaitement passif que J. Schum-
peter va jusqu'à écrire que, dans le circuit, c'est en réalité le consommateur qui
coordonne les facteurs productifs et dirige la production. Ce consommateur, au reste,
est lui-même dans la pénombre : seules importent les quantités de biens qu'il consom-
me et, éventuellement, le changement de ses goûts, qui dans le circuit n'est pas de
grande amplitude, ni de grande conséquence puisqu'il n'entraîne que des phénomènes
d'adaptation. On peut employer des termes abstraits qui éliminent l'agent économique;
on peut parler de la coordination des facteurs et non de l' « exploitant », de la
demande et non du consommateur.

Soit. Mais alors pourquoi J. Schumpeter se donne-t-il un mal infini pour démon-
trer que son circuit peut être conçu comme l'image de la vie d'un ensemble d'agents
économiques ? Le glissement est particulièrement apparent dans la polémique célèbre
avec Böhm-Bawerk relativement à la conception dynamique de l'intérêt 2. Böhm-
Bawerk, nous l'avons vu 3, veut démontrer qu'il n'est pas concevable que le
producteur statique ait toujours à sa disposition les moyens de production dont il a
besoin. Or J. Schumpeter répond à son contradicteur en se plaçant sur le même
terrain. En invoquant notamment l'idée de la compensation de phénomènes de sens

1 Wesen « Nous voulons étudier des modifications comme si elles se produisaient automatiquement,
sans porter attention aux hommes qui les opèrent », p. 86. Plusieurs autres passages pourraient être
cités dans le même sens.
2 Cf. supra le chapitre sur l'intérêt.
3 Cf. supra le chapitre sur l'intérêt.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 142

contraire, ou d'une répartition différente des valeurs consommées, il arrive à montrer


en effet que l'adaptation constante du produit d'une période de production donnée aux
exigences de la période de production suivante est concevable dans l'hypothèse d'une
population régulièrement croissante. Mais, en agissant de la sorte, il est loin de son
propos initial d'étudier des relations entre quantités données de biens et l'équilibre
résultant de l'ajustement de ces quantités.

J. Schumpeter a donc hésité visiblement entre une conception empruntée à l'école


mathématique et l'image d'un état stationnaire où des agents économiques se meuvent
dans un cadre déterminé par la théorie.

Une autre hésitation est de plus lourde conséquence. Le professeur Robbins, dans
l'article déjà souvent cité de l'Economic Journal, a mis en lumière l'ambiguïté que
comportent le terme et la notion d'équilibre stationnaire. Les classiques anglais, avant
Stuart Mill, ont conçu un état stationnaire dans lequel les éléments économiques ne
sont pas présentés comme constants : leur quantité peut varier. Mais ces éléments
agissent les uns sur les autres. et atteignent finalement un état de repos : il convient
d'étudier par quel processus cet état de repos est atteint et comment il se maintient. A
l'inverse de cette conception des classiques, beaucoup d'auteurs modernes étudient
l'état statique en partant der l'hypothèse que les éléments économiques : le capital ou
le travail par exemple, ne peuvent pas varier. Leur quantité est donnée : par hypot-
hèse, elle restera inchangée. C'est par rapport à ces, éléments constants, et sous la
condition qu'ils le demeurent, que, l'on étudiera les mouvements et les ajustements
dans une société économique. La différence entre les positions est radicale. Dans le
premier cas, par exemple, la théorie montre comment la quantité de capital donnée
comme variable atteint un état de repos. où elle se fixe. Dans le second cas la théorie
montre dans quel sens et comment, si la quantité de capital est donnée comme
invariable, d'autres éléments économiques seront influencés.

Il pourra peut-être sembler paradoxal de prétendre que J. Schumpeter n'est resté


sans faiblesse fidèle ni à l'un ni à l'autre de ces points de vue. Il dit expressément que
son circuit donne l'image d'une société où la population peut se développer
progressivement, en entraînant des phénomènes d'adaptation qui n'ont pas un carac-
tère dynamique. Une croissance des moyens de production produits ne serait-elle pas
également concevable ? Or J. Schumpeter n'a pas pris garde que, si l'augmentation de
ces biens est présentée comme possible, leur diminution ne l'est pas moins. On ne se
trouve plus dans le plan d'une hypothèse abstraite dans laquelle la quantité d'une
certaine sorte de biens est immuable On se trouve dans un cadre théorique plus large
où il doit devenir concevable que le comportement de l'agent économique maintienne
cette quantité à niveau. Cette simple remarque méthodologique contient en germe,
nous le savons, la réfutation de la thèse centrale de J. Schumpeter sur l'inexistence de
l'intérêt en statique.
Schumpeter a, malgré les apparences, hésité entre les deux familles de statique, et
on peut admettre qu'il a été ici influencé par la conception de la rigidité de l'offre du
capital chez J. B. Clark, sans se rendre compte que sa propre conception n'était pas
conciliable avec le point de départ de ce dernier auteur.

Étant donné que la dynamique de J. Schumpeter est la partie la plus originale de


son oeuvre, on pourrait penser qu'il en a serti minutieusement les contours. Mais en
dépit des épithètes, qui semblent au premier abord rigoureuses, et d'une énumération
en apparence méthodique, une analyse serrée montre que le concept de dynamique est
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 143

fuyant. Quant à sa forme, l'évolution est un mouvement discontinu (ruckartig) et


spontané, c'est-à-dire qui se développe à. partir du circuit sans l'intervention d'élé-
ments extérieurs au circuit. Nous rappellerons bientôt pourquoi cette dernière formule
promet plus qu'elle ne tient. Nous voulons seulement ici marquer comment le contenu
même de la notion de combinaison nouvelle n'est pas soigneusement déterminé. La
nouveauté d'une combinaison des facteurs de la production, leur emploi différent ne
suffisent certainement pas, pour l'auteur lui-même, à caractériser l'évolution. Il vise
implicitement un emploi meilleur ou, si l'on veut, une combinaison qui réussit.
Pourquoi dès lors se contenter de l'idée floue de nouveauté par rapport au circuit,
quand il s'agit d'une notion qui doit fournir la base et marquer les limites de tout un
système de dynamique ? D'autant plus que l'énumération des cinq cas de combinaison
nouvelle ne constitue en aucune façon ni à aucun degré une élaboration théorique. Ils
sont si larges qu'à l'un d'eux 1 on peut rattacher toute la théorie de J'activité mono-
polistique et du prix de monopole ! Nous devrons donc nous contenter d'une épithète
générale et de cas concrets qui ont été fournis à J. Schumpeter par l'histoire du
capitalisme et qu'il a plus ou moins rigoureusement répartis en familles. Une fois
encore, le conflit entre la tendance abstraite et généralisatrice, et la tendance concrète
et historique se révèle. On ne peut pas conclure qu'il ait été résolu au profit d'une
synthèse supérieure dans l'élaboration des deux concepts de statique et de dynamique
pris isolément.

2. Les relations entre la statique et la dynamique.

Retour à la table des matières

Le même conflit qui aurait pu être fécond, mais qui n'a pas été surmonté, rend
compte des fautes que J. Schumpeter a commises en ce qui concerne le lien logique
qui existe entre ces concepts, et leur « emboîtement » l'un dans l'autre.

Hésitant entre une conception universaliste et une conception historique de l'acti-


vité économique, Schumpeter a finalement exprimé, dans le langage abstrait de
l'école de Lausanne et de l'école de Vienne, un « sublimé » de l'épopée, capitaliste. Sa
statique et sa dynamique ne s'appliquent pas à un même objet soumis à deux proces-
sus d'abstraction diversement énergiques : elles s'appliquent à deux objets différents.

Pour rendre ce point fondamental aussi clair que possible, partons des déclarations
mêmes de notre auteur. Il signale bien que la notion de combinaison nouvelle pourrait
être utilisée pour construire la dynamique de systèmes non capitalistes, d'une écono-
mie socialiste par exemple. Mais il reconnaît cependant que la dynamique qu'il a
donnée avec toutes ses implications économiques et sociales est essentiellement une
dynamique du système capitaliste.

Cela étant souligné, demandons-nous comment l'étude de l'évolution du capita-


lisme peut être faite. Nous apercevrons que toutes les façons de traiter ce problème se

1 Le cinquième type de combinaison: la réalisation d'une nouvelle organisation de la production, par


exemple l'établissement d'une situation de monopole.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 144

ramènent à deux types généraux que, pour la clarté de l'exposé, nous nommerons
dynamique du type A et dynamique du type B, sans insister, pour le moment, sur le
point de savoir si la première mérite vraiment ce titre.
La dynamique du type A qui est la seule que veuillent connaître les historiens et
les sociologues, montre et essaye d'expliquer comment se fait le passage d'un système
non capitaliste à un système capitaliste. Puisqu'elle oppose des « tranches » ou «
périodes » ou « styles de vie » économique, elle est amenée à insister moins sur les
transformations quantitatives que qualitatives. Elle insistera moins sur les différences
de proportions entre l'artisanat et le capitalisme que sur les fonctions nouvelles, par
exemple; l'entreprise, et sur l'esprit nouveau: la poursuite du plus grand gain moné-
taire, qui caractérisent le dernier de ces systèmes. On a, de la façon la plus fondée,
émis des doutes sur la valeur pleinement explicative d'uniformités ainsi dégagées. On
peut contester qu'elles puissent être constituées en un ensemble qui mérite vraiment le
nom de dynamique. Il n'en reste pas moins que la ligne dans laquelle une dynamique
d'inspiration historique, - partant, par exemple, de la théorie des degrés - peut être
construite est celle que nous venons de dégager, et ne peut pas être différente.
Portons maintenant attention à ce que nous appellerons la dynamique du type B.
Celle-ci étudie comment un même système économique, le système capitaliste, par
exemple, ou un système économique défini abstraitement, abandonne sa position
d'équilibre et doit nécessairement l'abandonner. Soit, par exemple, la dynamique de
Clark. Toutes les fonctions que l'on rencontre dans la dynamique se trouvent déjà
dans la statique. Ainsi en est-il de l'entreprise. Aussi bien, l'esprit qui anime les
agents économiques, leur « motivation » pour employer un barbarisme commode,
sont les mêmes en statique et en dynamique. Par cette façon de voir, l'économiste est
incité à mettre l'accent sur les variations quantitatives, ainsi, sur l'influence de
l'accroissement de la population ou du capital.

La simple comparaison de ces deux familles de dynamique met en évidence que


Schumpeter a été influencé par l'une et par l'autre.
Il se propose bien d'expliquer abstraitement, comme le ferait un Walras ou un
Clark, comment le système économique abandonne une position d'équilibre. Mais,
pour le faire, il a recours à un monde de représentations qui lui est fourni par la
théorie des degrés.

Aussi adopte-t-il une attitude opposée à celle qu'impliquent les dynamiques du


type B. Elles s'attachent principalement aux variations quantitatives et ne se cons-
truisent pas sur des fonctions, ni sur une motivation de l'agent économique, qui ne
soient pas déjà présentes dans la statique. J. Schumpeter, à l'inverse, refuse aux
variations purement quantitatives le droit de cité dans sa dynamique et la construit
tout entière sur des fonctions nouvelles : l'entreprise et le crédit, et sur un esprit
nouveau: l' « activisme » de l'entrepreneur. Plus précisément encore, J. Schumpeter
recueille les enseignements essentiels de l'école historico-sociologique sur l'entreprise
et les conclusions principales des études de psychologie économique sur les grands
entrepreneurs. Il en tire une fonction qui lui fournira la ligne de démarcation entre
deux tableaux abstraits: la statique et la dynamique. Il est donc bien vrai de dire que
ces appareils logiques ne s'appliquent pas à un même objet de con-naissance. J.
Schumpeter pourrait se proposer d'étudier les conditions de la modification et de
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 145

l'équilibre soit d'un système non-capitaliste (économie familiale fermée, collecti-


visme), soit d'un système capitaliste, soit d'un système économique abstrait, défini
hors de la théorie des degrés par quelques conditions telles que la propriété privée, le
mobile hédonistique, l'échange. Mais, dans tous ces cas, c'est le même système qu'il
devrait étudier au repos et en mouvement. Il ne pouvait, sous peine d'incertitude et de
confusion, étudier un système au repos, un autre système en mouvement et affirmer
qu'il avait donné ainsi une théorie pure de l'évolution du capitalisme.

3. Les conséquences théoriques.

Retour à la table des matières

Contraint, d'après ce qui vient d'être dit, de résoudre deux problèmes à la fois, J.
Schumpeter n'a pu mettre sur pied une solution qu'en étant infidèle à la fois aux
exigences d'une théorie pure vraiment rigoureuse, et à celles d'une théorie socio-
logique véritablement adaptée à l'évolution capitaliste.
1° Il ne se tient pas, tout le long du développement de sa théorie, au même degré
d'abstraction 1, ou, si l'on préfère, il ne prend pas parfaitement conscience du degré
d'abstraction qu'il choisit. Sur le point fondamental qu'est, dans son système, la théo-
rie de l'intérêt, il hésite entre la tendance abstraite, générale, unificatrice de la théorie
de l'imputation, et la tendance sociologique, particulariste de l'école historique qui
attribue aux divers « systèmes » économiques une importance décisive en ce qui
concerne la théorie de la formation et de la distribution des revenus 2.

2° J. Schumpeter hésite en ce qui concerne la délimitation exacte du couple


statique-dynamique qu'il veut renouveler. Étant donné ces hésitations, la statique et la
dynamique superposées ne peuvent pas atteindre tout l'essentiel du capitalisme. Elles
laissent échapper un entre-deux qui, pour Schumpeter, ne peut être ni statique, ni
dynamique.

Schumpeter, présentant une théorie d'économie pure, ne retient que l'essence des
phénomènes étudiés; en d'autres termes, il les dépouille de leurs accidents jusqu'à la
limite où ils cesseraient d'être concevables 3. Mais il use de ce procédé d'une façon
sensiblement différente quand il s'agit de la statique et quand il s'agit de la dyna-
mique.

La statique de J. Schumpeter, avons-nous dit, est le tableau abstrait du fonction-


nement d'un système non capitaliste, d'une communauté vivant sous un régime d'éco-
nomie fermée par exemple. De la vie d'une telle communauté, Schumpeter retient les
fonctions, les ajustements de quantités et de valeurs sans laquelle elle ne serait pas
concevable.

1 Sur l'importance de ce point, cf, supra les premiers chapitres de cette étude.
2 On rapprochera la classification des notions de revenu présentée au début de cette étude et la
critique de la théorie de l'intérêt de Schumpeter (chapitre consacré à l'intérêt).
3 Cf. le début de cette étude.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 146

Se proposant ensuite de construire une dynamique du capitalisme, va-t-il agir de


même ? Va-t-il, sans se préoccuper de sa statique, retenir les phénomènes et les
fonctions sans lesquels on ne peut concevoir le fonctionnement d'un système capita-
liste considéré en lui-même ? En aucune façon, car il se trouve lié par sa statique. Il
ne procédera donc pas à son analyse abstraite à partir du capitalisme. Mais, parmi
les fonctions et les phénomènes que l'on rencontre dans le capitalisme, il ne retiendra
comme essentiels que ceux qui sont indispensables par rapport à sa statique. En
d'autres termes, il ne donnera un rôle propre dans sa dynamique qu'à ceux des
phénomènes du capitalisme qui sont nécessaires pour sortir du schéma abstrait du
circuit.

Cette méthode l'oblige à ignorer des aspects de l'évolution capitaliste qui ne sont
pas essentiels pour sortir du circuit, mais qui cependant correspondent à des faits
majeurs de la dynamique capitaliste, ou sans lesquels même celle dynamique ne peut
pas être conçue.

Considérons, par -exemple, la théorie du crédit chez J. Schumpeter. Pour sortir du


circuit, seule est nécessaire la création ex nihilo du pouvoir d'achat en vue de la
réalisation de la combinaison nouvelle. Schumpeter affirmera donc que cette fonction
représente l'essence du crédit, et en même temps que l'essence de l'expansion est
donnée par le schéma suivant : création de pouvoir d'achat, inflation temporaire de
crédit, hausse des prix. Tous les autres phénomènes du crédit ou de l'expansion seront
considérés comme des phénomènes « seconds » ; ou, si l'on veut, comme des
« suites » de l'évolution. Cette manière de voir serait à la rigueur acceptable si l'on
pouvait compléter le schéma de Schumpeter en y incorporant ces phénomènes. Alors
on pourrait dire que Schumpeter a donné une vue incomplète de la réalité ou qu'il a
établi une hiérarchie inexacte des faits étudiés. Mais on ne pourrait pas soutenir que
sa théorie est inconciliable avec la réalité.

Or, cette adjonction est impossible 1 dans une série de cas de première importan-
ce. Soit, par exemple, cet ensemble de faits de l'expansion que Marshall et Wicksted
ont rattaché à la différence d'intérêt (Zinsdifferenz). Le banquier, poussé par l'appétit
du gain et pour prêter davantage, abaisse l'intérêt du prêt audessous de l'intérêt réel.
L'entrepreneur est incité par cette occasion supplémentaire de gain à produire davan-
tage. L'expansion est amorcée. Cet enchaînement qui n'est pas un aspect négligeable
de l'expansion peut-il se loger dans les schémas de J. Schumpeter et y trouver une
place, si subordonnée soit-elle, parmi les phénomènes seconds de l'évolution ? Non, à
rigoureusement parler. Étant donné que l'intérêt et la fonction bancaire n'existent pour
Schumpeter que dans la dynamique, une suite d'événements qui suppose, elle aussi,
l'intérêt ne peut logiquement se situer que dans .a dynamique. Mais, d'autre part, la
dynamique de J. Schumpeter se caractérise essentiellement sur le plan qualitatif par la
combinaison nouvelle. Or l'enchaînement mis au jour par Marshall et par Wicksted se
conçoit en dehors de toute combinaison nouvelle, en sorte que, dans la logique de J.
Schumpeter, leur théorie devrait être considérée comme essentiellement statique. De
plus l'expansion consécutive à la différence d'intérêt (Zinsdifferenz) s'explique par un
seul motif psychologique : le désir du plus grand gain 2, au lieu que chez Schumpeter
l'expansion suppose une double série de motifs (motifs hédonistiques de l'exploitant
1 Pour plus de détails cf. le chapitre consacré au crédit. Nous nous bornons ici à un simple rappel.
2 Chez le banquier et chez l'entrepreneur, cf. le chapitre cité.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 147

statique, activisme de l'entrepreneur dans l'Entwicklung). Le processus d'expansion


étudié en ce moment n'est donc pas réductible au système de Schumpeter.

Mais, dira-t-on peut-être, si importants que ces événements soient dans la réalité,
l'évolution du capitalisme est concevable sans avoir recours à eux. La critique qui
vient d'être articulée montre bien que le couple statique-dynamique de J. Schumpeter
laisse échapper des faits importants de la dynamique capitaliste, mais non qu'elle
exclut des fonctions sans lesquelles cette dynamique ne peut pas être conçue. Ce
surcroît de critique découle d'un examen serré de la théorie de l'entreprise chez
Schumpeter.

J. Schumpeter, selon son habitude, ne retiendra comme essentielle parmi les


diverses fonctions de l'entrepreneur capitaliste que celle qui est nécessaire pour sortir
du circuit. Le circuit étant l'empire de la combinaison traditionnelle, l'entreprise con-
sistera essentiellement dans la réalisation de la combinaison nouvelle. Pour sortir du
circuit il semble qu'aucun autre élément qu'une combinaison nouvelle au service de
laquelle est mis un pouvoir d'achat ne soit nécessaire. Or, en projetant ainsi la lumière
sur cette fonction, J. Schumpeter ne se rend pas compte qu'il relègue dans l'ombre une
autre fonction sans laquelle, dans un système capitaliste, la réalisation effective de la
combinaison nouvelle ne s'opèrera pas. J. Schumpeter a gardé le silence sur une
fonction indispensable : l'assomption des risques qui ne peuvent être couverts par
l'assurance 1.

*
**

Ces considérations tendent à montrer la filiation des incertitudes qui pèsent sur la
théorie de J. Schumpeter, et à tracer la ligne générale dans laquelle peuvent être
cherchées les inexactitudes ou les flottements que comportent les principales contri-
butions de cet auteur. J. Schumpeter a tenté de traduire dans le langage de l'utilité
marginale et de l'équilibre l'essentiel de nos connaissances sociologico-historiques
sur le capitalisme moderne. Étant donné ce point de départ, il a été contraint de
distendre des cadres abstraits rigoureux dans lesquels il ne pouvait cependant faire
entrer que certains aspects de la vie économique. Il a donné non pas une théorie de
l'évolution capitaliste, mais une théorie de la « combinaison nouvelle ». Encore n'a-t-
il pu le faire que Par un emploi abusif des deux notions de statique et de dynamique
qui ne s'appliquent Pas chez lui au même objet, et en renonçant à user avec rigueur de
la théorie de l'imputation.

Cette oeuvre, quelle que soit l'admiration que suscite l'ingéniosité de l'ensemble et
le brillant du détail, semble donc bien construite en porte-à-faux. C'est pourquoi son
rayonnement 2 nous semble devoir s'exercer plus par suggestion que par enseigne-

1 Cf. pour le détail le chapitre consacré à l'entreprise, dont nous nous bornons ici à utiliser la
conclusion. En se reportant à notre texte le lecteur pourra multiplier les phénomènes économiques
situés dans cet « entre-deux » que n'atteint ni la statique ni la dynamique de J. Schumpeter.
2 Qui a été et demeure considérable.
Joseph Schumpeter (1926), Théorie de l’évolution économique : Introduction 148

ment positif. Mais, même sous cette réserve, on doit à son auteur la plus sincère
reconnaissance s'il est vrai qu'une théorie vaut autant par ce qu'elle « suscite » que par
ce qu'elle « contient » de vérité.

FRANÇOIS PERROUX,

Professeur à la Faculté de droit de Lyon, Vienne, Berlin.

Été 1934.
Joseph SCHUMPETER (1911)

Théorie de l’évolution
économique
Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt
et le cycle de la conjoncture

CHAPITRES I À III

(Traduction française, 1935)

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Joseph Schumpeter (1911)


Théorie de l’évolution économique.
Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt
et le cycle de la conjoncture.

(CHAPITRES I À III).

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Joseph


Schumpeter, Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le
profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture.

Traduction française, 1935.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.


Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft


Word 2001 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format


LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 20 avril 2002 à Chicoutimi, Québec.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 3

Table des matières


PREMIER FICHIER ( DE TROIS)

Avertissement, Juin 1935

Introduction : La pensée économique de Joseph Schumpeter, par François Perroux

I. La formation, l' "équation personnelle" et la méthode de Joseph Schumpeter

II. Le diptyque : statique-dynamique chez J. Schumpeter et le renouvellement de la


statique

III. Le renouvellement de la dynamique et ses conséquences dans les principales


directions de la théorie économique

A. La théorie de l'entreprise et de l'entrepreneur.

a) L'entreprise comme institution.


b) L'entreprise comme ensemble de fonctions.
c) L'entreprise comme « fonction essentielle ».

B. La théorie du crédit et dit capital.


C. La théorie du profit et de l’intérêt.

1) La structure logique de la théorie en statique.


2) La structure logique de la théorie en dynamique.
3) Les relations entre la théorie et les faits.
4) Les rapports entre la théorie de J. Schumpeter et celle de Böhm-
Bawerk.

D. La théorie du cycle

i) Le cycle de la théorie générale.


ii) Le cycle et ses explications théoriques : Place de J. Schumpeter.
iii) Le cycle et l’avenir du capitalisme.

IV. Considérations finales

1. Les concepts de statique et de dynamique.


2. Les relations entre la statique et la dynamique.
3. Les conséquences théoriques.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 4

DEUXIÈME FICHIER (DE TROIS)

THÉORIE DE L’ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE

Préface de la première édition, juillet 1911


Préface de la deuxième édition, 1926.

Chapitre I : Le circuit de l'économie : sa détermination par des


circonstances données
Le fait économique. - Les éléments de l'expérience économique. - L'effort vers
l'équilibre et le phénomène de la valeur. - Économie et technique. - Les catégo-
ries de biens; les derniers éléments de la production ; travail et terre. - Le facteur
de production travail. - La théorie de l'imputation et le concept de la productivi-
té limite. - Coût et gain; la loi du coût. - Risques, « frictions », quasi-rentes. -
L'écoulement du temps et l'abstinence. - Le système des valeurs de l'économie
individuelle. - Le schéma de l'économie d'échange. - La place des moyens de
production produits dans cette économie. - La monnaie et la formation de sa
valeur; le concept de pouvoir d'achat. - Le système social des valeurs.
Appendice : La statique économique. Le caractère « statique » fondamental de la
théorie économique exposée jusqu'ici

Chapitre II : Le phénomène fondamental de l'évolution


économique
I. Le concept d'évolution sociale. - L'évolution économique. - Sens donné ici
par nous au terme « évolution économique ». - Notre problème. - Remar-
ques préliminaires

II. L'évolution économique en tant qu'exécution de nouvelles combinaisons. -


Les cinq cas. -L'emploi nouveau des forces productives de l'économie
nationale. - Le crédit comme moyen de prélèvement et d'assignation des
biens. - Comment est financée l'évolution ? - La fonction du banquier

III. Le phénomène fondamental de l'évolution. - Entreprise, entrepreneur. -


Pourquoi l' « exécution de nouvelles combinaisons » est-elle une fonction
de nature spéciale ? - La qualité de chef et les voies accoutumées. - Le
chef dans l'économie commune et le chef dans l'économie privée. - La
question de la motivation et son importance. - Les stimulants
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 5

Chapitre III : Crédit et capital


I. Essence et rôle du crédit
Coup d'œil introductif. - Le crédit sert à l'évolution. - Le créditeur typique
dans l'économie nationale. - La quintessence du phénomène du crédit. -
Inflation et déflation de crédit. - Quelles sont les limites à la création
privée de pouvoir d'achat ou à la création de crédit ?

II. Le capital

La thèse fondamentale. - Nature du capital et du capitalisme. - Définition.


- L'aspect du capital.
Appendice: Les conceptions les plus importantes touchant la nature du
capital dans la pratique et dans la science. - Le concept de capital dans la
comptabilité. - Le capital en tant que « forme de calcul ». - Capital, dettes

III. Le marché monétaire

TROISIÈME FICHIER (DE TROIS)

Chapitre IV : Le profit ou la plus-value.


Introduction. - Discussion d'un exemple typique. - Autres cas de profit dans
l'économie capitaliste. - Construction théorique dans l'hypothèse de l'exemple
de l'économie fermée. -Application du résultat à l'économie capitaliste : problè-
mes spéciaux. - La prétendue tendance à l'égalisation des profits; profit et salai-
re; évolution et profit ; la formation de la fortune. - La grandeur du profit. -
Nature de la poussée sociale ascendante et descendante, structure de la société
capitaliste.

Chapitre V : L'intérêt du capital


Remarque préliminaire. - 1. Le problème; discussion des plus importants essais
de solution. - 2. Notions fondamentales sur le « rendement net » ; l'intégration
dans les calculs (Einrechnúng) -3. Les « freins » du mécanisme de l'imputation :
monopole, sous-estimation, accroissement de valeur. - 4. La source de l'intérêt;
les agios de valeur; les gains de valeur sur les biens. - 5. Les trois premiers
principes directeurs d'une nouvelle théorie de l'intérêt. - 6. La question centrale;
quatrième et cinquième principes directeurs. - 7. Discussions de principe sur le
fond du problème. - 8. L'intérêt se rattache à la monnaie; sixième principe; l'ex-
plication de la prédominance d'une opinion opposée; assurance contre des
malentendus; points accessoires. - 9. La question définitive. La valeur totale
d'une rente. - 10. Le cas le plus général ; l'intérêt dans l'économie sans évolu-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 6

tion. - 11. La formation du pouvoir d'achat. - 12. La formation des taux du crédit
bancaire. - 13. Les sources de l'offre de monnaie; les capitalistes; quelques
conséquences de l'existence de l'intérêt. - 14. Le temps comme élément du coût;
l'intérêt comme forme de calcul des rendements. - 15. Conséquences défectueu-
ses du revenu sous l'aspect de l'intérêt; leurs conséquences. - 16. Problèmes du
niveau de l'intérêt.

Chapitre VI : Le cycle de la conjoncture


1. Questions. Aucun signe commun à toutes les perturbations. - Réduction du
problème des crises au problème du changement de conjoncture. - La
question décisive

2. La seule raison de fluctuations de la conjoncture. - a) Interprétation de


notre réponse : les facteurs de renforcement; le nouveau apparaît à côté de
l'ancien; les vagues secondaires de l'essor; importance du facteur-erreur; b)
Pourquoi les entrepreneurs apparaissent en essaims

3. La perturbation de l'équilibre provoquée par l'essor. - Nature du processus


de résorption ou de liquidation. - L' « effort vers un nouvel équilibre ».

4. Les phénomènes du processus normal de dépression. - Principalement les


suites de l'unilatéralité de l'essor. - Surproduction et disproportionalité :
leurs théories
5. Le processus de la dépression est proche du point mort de l'évolution. - Le
processus de dépression en tant qu'accomplissement. - Les différentes
catégories d'agents économiques dans la dépression. - Le salaire en nature
dans l'essor et la dépression

6. Le cours anormal; la crise. - Sa prophylaxie et sa thérapeutique


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 7

THÉORIE
DE
L'ÉVOLUTION
ÉCONOMIQUE
Retour à la table des matières
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 8

Préface
de la première édition
par Joseph Schumpeter, juillet 1911

Retour à la table des matières

Ce livre se rattache à un autre ouvrage qui parut chez le même éditeur en 1908
sous le titre : Essence et contenu principal de l'économie politique théorique. On y
trouvera réalisées la plupart des promesses que je faisais à l'occasion de développe-
ments qui étaient avant tout des critiques. Présentation et substance étant essentielle-
ment différentes, je ne le donne ni pour un tome second ni pour une suite. D'autant
que j'ai pris soin que l'on pût lire ce travail sans se reporter à l'autre. Quelques mots
seulement d'introduction.

Le présent travail est une oeuvre théorique. Il décrit à grands traits l'expérience
économique, sans entrer dans le menu détail. Son objet comme sa méthode en assu-
rent l'unité. Les idées qu'on y trouve forment un tout. Mais je ne cherchai pas d'em-
blée à atteindre ce résultat. Je partis de problèmes théoriques concrets, et tout d'abord
- en 1905 - du problème de la crise. A chaque pas j'étais contraint d'aller plus avant :
il me fallait traiter de façon neuve et indépendante des problèmes théoriques toujours
plus larges. Finalement je vis clairement qu'une seule et même idée fondamentale
m'occupait : l'évolution économique; idée qui embrasse le domaine entier de la théo-
rie et permet même d'en reculer les bornes. Cependant je me décidai à ne pas donner à
ce travail la forme d'un édifice doctrinal détaillé. Je préférai résumer avec précision
les fondements essentiels que l'on ne trouve pas tout élaborés dans la théorie contem-
poraine. Le premier chapitre, dont l'aridité ne rebutera pas, nous l'espérons, familia-
rise le lecteur avec les conceptions théoriques que nous retrouverons par la suite. Les
six autres sont consacrés à ce qui est l'objet propre de ce travail.

Pour peu qu'on prenne en considération mes développements, ils peuvent prêter à
deux malentendus que je voudrais éviter. On pourrait croire que ce travail infirme sur
plus d'un point le précédent. La différence dans les méthodes et les buts pourrait la
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 9

faire croire. Cependant, un examen plus minutieux persuadera le lecteur du contraire.


De plus mes résultats seront considérés par beaucoup comme propres à fournir des
armes pour ou contre des partis sociaux et jugés de ce point de vue. Tel n'a pas été
mon dessein. J'espère qu'il y a encore des gens capables d'aborder avec un esprit
scientifique la description scientifique du processus social.

Je ne prétends pas que mon exposé soit sans défaut surtout dans le détail. Je sou-
haite seulement que le lecteur y trouve des suggestions et soit persuadé qu'il y a
« quelque chose de vrai en cette affaire ».

Les faits et les arguments que j'expose, après un travail très consciencieux et avec
une connaissance très précise de l'état actuel de notre discipline, ne peuvent être
indifférents à la théorie économique. Au surplus je ne forme qu'un vœu : voir ce tra-
vail dépassé et oublié le plus tôt possible.

Vienne, juillet 1911.

SCHUMPETER.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 10

Préface
de la deuxième édition
par Joseph Schumpeter, Bonn, octobre 1926.

Retour à la table des matières

Dans la deuxième édition de ce livre qui était presque complètement épuisé


depuis environ dix ans, il eût peut-être été de mon devoir de prendre position vis-à-vis
de toutes les critiques qui m'ont été adressées et de soumettre mes idées à une
minutieuse vérification par la statistique et par l'histoire. Je sais que par là j'aurais
servi ces idées. La discussion des critiques est un moyen essentiel pour faire l'exégèse
pénétrante d'une théorie. Un cercle plus large se familiarise avec elle, souvent même
la comprend alors pour la première fois. Autrement le critique comme son lecteur
acquiescent naturellement aux objections et à la condamnation qu'elles entraînent. Je
n'ai agi de la sorte que dans très peu de cas. Le fait que, parmi ceux qui rejettent ma
théorie, se trouve Böhm-Bawerk, exclut le soupçon que j'aie pu sous-estimer mes
critiques. Je suis persuadé maintenant beaucoup plus que je ne l'étais, de la nécessité
d'une compénétration des faits et de la théorie. Cependant je me suis borné à quelques
rares indications. Sans doute est-ce une déviation de la saine méthode. Mais j'ai voulu
de la sorte faire ressortir plus clairement et plus nettement les idées essentielles. Je
constate, au reste sans enthousiasme, que l'examen de conscience le plus sévère m'a
sans cesse persuadé de la vérité de ce que j'exposais autrefois. Sans opinions ou avec
des opinions fausses sur l'entrepreneur, le profit, le capital, le crédit et les crises, on
ne peut rien dire de raisonnable sur tout ce qui nous intéresse et nous fait agir dans le
monde de l'activité économique. Et, comme il s'agissait de choses essentielles pour
notre conception de la vie sociale, j'ai cru de mon devoir de montrer au lecteur par des
coupures, des simplifications, des formules nouvelles, et avec toute la pénétration
dont j'étais capable, ce dont il est question dans cet ordre de problèmes. Je l'ai tenté
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 11

sans pénétrer davantage dans le maquis des questions particulières de la théorie et de


la statistique qui confinent à notre sujet.

Ainsi cette édition a été, avant tout, abrégée. Le septième chapitre de la première
édition est complètement supprimé. Dans la mesure où il a eu une portée, elle a été
tout à fait contraire à mes intentions. L'exposé sociologique sur la culture, entre
autres, a détourné l'attention du lecteur des arides problèmes de théorie économique,
dont je veux voir la solution comprise. Aussi bien ce chapitre m'a valu, à l'occasion,
certaines approbations, qui me sont aussi fatales que la condamnation de ceux qui ne
peuvent me suivre. Les premier, quatrième et cinquième chapitres sont restés pour
ainsi dire sans modification. Et plus d'un passage que j'en aurais voulu rayer, dut
rester, car il répondait par avance à des objections que l'on a élevées cependant par la
suite. Mais ces chapitres contiennent aussi des résumés, des adjonctions et des formu-
lations nouvelles. Aussi je demande aux spécialistes, qui liront ce livre, d'utiliser
désormais seulement la nouvelle édition. J'espère avoir traité au troisième chapitre
d'une manière plus satisfaisante que dans la première édition, la question des limites
de la création du pouvoir d'achat par les banques : c'est là que prennent racines les
objections les plus nombreuses contre la théorie du crédit contenue dans ce livre,
théorie qui, par ailleurs, me semble irrésistible. Les autres modifications n'ont été fai-
tes que pour des motifs de présentation. Le second chapitre, qui fournit la construc-
tion fondamentale, d'où découle tout le reste, a été complètement récrit à part quel-
ques phrases. J'ai éliminé bien des choses qui, exposées avec la prolixité et la suffi-
sance de la jeunesse, étaient auparavant propres à provoquer un juste scandale. Mais
quoique je pense avoir tout dit avec plus de correction et de précision, quoique la
réflexion et l'expérience de la vie aient pu modifier mon optique, j'ai gardé tout l'es-
sentiel. Le chapitre septième, lui aussi, a été récrit jusqu'au numéro 1, tantôt com-
plété, tantôt simplifié. Je le répète: si, à la seconde rédaction j'ai approuvé les plus
sévères critiques et si j'ai excusé ceux qui n'ont pas saisi l'essentiel de mon argumen-
tation parce que mon premier texte était peu propre à les y aider, j'ai aussi éprouvé
nettement que ma solution du problème de la conjoncture était correcte et l'avait été
dès le début.

Malheureusement, pour exprimer l'identité fondamentale du livre sous sa forme


nouvelle avec le livre de 1911, il me faut conserver le titre. Les questions qui m'arri-
vent sans cesse de tous les pays au sujet de mon ouvrage sur « L'histoire économi-
que », montrent combien ce titre était Peu heureux. Le nouveau sous-titre doit com-
battre cette impression qui induit en erreur et indiquer que ce que le lecteur trouve ici
n'a pas plus de rapports avec l'histoire économique que toute autre théorie économi-
que. Mon désir d'apporter des modifications s'est trouvé par ailleurs limité, car il m'a
fallu tenir compte de cet être vivant, détaché de moi, qu'est maintenant mon livre et
qui, comme tel, s'est fait sa place dans la littérature théorique de notre temps.

Que le lecteur le sache : cet ouvrage peut être bon ou mauvais. Mais sa complica-
tion est inhérente au sujet et aucune simplification ne saurait l'éluder. Aussi n'est-il
accessible au lecteur qu'après un travail personnel fait à tête reposée. C'est temps
perdu que de le lire sans pouvoir fournir ce travail par manque de formation théori-
que, ou parce que l'on juge qu'il ne vaut pas la peine de le fournir. On ne peut pas, en
particulier, « consulter » ce livre pour déterminer l'opinion de l'auteur sur une ques-
tion isolée, par exemple sur la cause du cycle de la conjoncture : le chapitre consacré
aux crises ne donne pas, par lui seul, cette réponse, car il est un élément non auto-
nome d'une longue chaînes d'idées. Sa lecture isolée ne laisse après elle que des ques-
tions sans réponse et des objections patentes. Celui qui croit pouvoir tirer quelque
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 12

profit de cet ouvrage doit le repenser. L'indication suivante lui sera utile. Le premier
chapitre n'apporte rien au spécialiste à part quelques propositions importantes pour la
suite des idées. de la théorie de l'intérêt du cinquième chapitre. Il peut le sauter, à
condition d'y revenir dès qu'une expression ultérieure lui paraît insuffisamment fon-
dée et avant qu'il n'en tire une objection.

Dans le deuxième chapitre chaque phrase a son importance.

J'ai détaché du troisième chapitre pour en faire un appendice ce que l'on peut en
sauter sans nuire à sa cohésion. Lorsque l'on s'est assimilé les deuxième et troisième
chapitres, on a tout ce qui est nécessaire à la compréhension de chacun des trois
chapitres suivants. Celui qui admet notre idée fondamentale n'a besoin de lire que le
commencement et la fin du quatrième chapitre. Des parties de l'argumentation du
cinquième chapitre ne sont destinées qu'au spécialiste, particulièrement au spécialiste
que rebute, par principe, la conception exposée. Le sixième chapitre concentre tant de
choses dans une brièveté désespérée, qu'en négliger une phrase peut empêcher de
comprendre et d'approuver.
Bonn, octobre 1926.

SCHUMPETER.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 13

Théorie de l'Évolution économique

Chapitre I
Le circuit de l'économie :
sa détermination par des circonstances
données 1

Retour à la table des matières

Les événements sociaux constituent un tout. Ils forment un grand courant d'où la
main ordonnatrice du chercheur extrait de vive force les faits économiques. Qualifier
un fait d'économique, c'est déjà une abstraction, la première des nombreuses abs-
tractions que les nécessités techniques imposent à notre pensée, quand elle veut repro-
duire la réalité. jamais un fait n'est jusqu'en son tréfonds exclusivement ou purement
économique; il présente toujours d'autres aspects, souvent plus importants. Cepen-
dant, en science, comme dans la vie ordinaire, nous parlons, et à bon droit, de faits
économiques. Aussi bien on peut écrire une histoire de la littérature, quoique la litté-
rature d'un peuple soit indissolublement liée à tous les autres éléments de sa vie. C'est
du même droit que nous userons ici.

Les faits sociaux, au moins immédiatement, sont les résultats de l'activité hu-
maine ; les faits économiques, les résultats de l'activité économique. Nous définirons
cette dernière comme l'activité qui a pour fin l'acquisition de biens. En ce sens nous
parlons aussi du motif économique de l'activité humaine, de facteurs économiques
dans la vie sociale et individuelle, etc. Mais, comme nous considérons seulement cet-
te activité économique qui, par échange ou production, vise à l'acquisition des biens,
nous en limiterons d'habitude le concept à ces modes d'acquisition. Les concepts de
motif et de facteur économiques conserveront cependant une signification plus

1 Nous avons choisi ce titre en nous référant à une expression de V. PHILIPPOVITCH. Cf. son
Grundrisz, t. II, introd.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 14

étendue. Nous les emploierons aussi tous deux hors du domaine plus étroit où nous
parlons d'activité économique.

Le domaine des faits économiques a donc pour frontière le concept d'activité


économique. Chacun doit nécessairement - au moins d'une manière accessoire - avoir
une activité économique. Chacun doit ou bien être un « agent économique » (Wirt-
schaftssubjekt) ou dépendre d'un agent économique. Mais, dès que les membres du
groupe social se sont spécialisés par professions, il existe des classes sociales dont
l'activité principale est consacrée à l'économie, à l'acquisition de biens et d'autres
classes pour lesquelles les règles économiques de l'activité cèdent le pas à des
facteurs différents. La vie économique se concentre alors dans un groupe déterminé
d'individus, bien que tous les autres membres de la société doivent aussi avoir une
activité économique. On peut alors dire que l'activité de ce groupe constitue la vie
économique par excellence. Malgré les relations qui existent entre cette vie écono-
mique et toutes les autres expressions de la vie nationale, cette affirmation n'est plus
une abstraction.
Tout comme nous parlons de faits économiques en général, nous parlons d'une
évolution économique. C'est elle que nous nous proposons d'expliquer ici. Mais,
avant de pénétrer dans l'enchaînement de nos idées, nous voulons dans ce chapitre
établir les bases nécessaires et nous familiariser avec certaines manières de voir, dont
nous aurons plus tard besoin. Il faut aussi que ce qui va venir puisse, pour ainsi dire,
« mordre » dans les rouages de la théorie. Nous renonçons tout à fait ici à la protec-
tion des commentaires méthodologiques. Remarquons seulement que l'apport de ce
chapitre est bien un rameau de la théorie économique, mais au fond, il ne suppose
chez le lecteur rien qui ait besoin présentement d'une justification particulière. Com-
me je n'ai besoin que d'un petit nombre de résultats de la théorie, j'ai volontiers saisi
cette occasion d'exprimer ce que j'avais à dire aussi simplement et aussi peu techni-
quement que possible. Je renonce donc en général à une exactitude entière. A plus
forte raison quand il s'agit de points secondaires qui auraient pu être mieux formulés.
Sur ce point je renvoie à mon précédent livre 1.

Poser la question des formes générales des phénomènes économiques et de leur


régularité, en chercher la clef, c'est ipso facto les considérer comme un objet de
recherches, comme un but d'enquête, comme une « inconnue », qu'il s'agit de ramener
à une donnée relativement « connue ». Ainsi en use chaque science avec l'objet de ses
recherches. Si nous réussissons à trouver entre deux phénomènes un lien causal déter-
miné, nous aurons résolu le problème qui se posait, à condition que le phénomène qui
joue dans ce rapport le rôle de cause fondamentale ne soit pas un phénomène écono-
mique. Nous aurons ainsi fait tout ce que nous pouvons faire en tant qu'économiste. Il
nous faudra laisser la parole à d'autres disciplines. Mais si la cause fondamentale elle-
même est de nouveau de nature économique, il nous faudra poursuivre nos essais
d'explication jusqu'à ce que nous rencontrions une cause non économique. Cela vaut
pour la théorie générale comme pour les cas concrets. Si, par exemple, je pouvais dire
que le phénomène de la rente foncière repose sur la différence de la qualité des terres,
l'explication économique aurait reçu satisfaction. Si je puis ramener certains mouve-
ments de prix à des mesures de politique commerciale, j'aurai fait ce que je puis com-
me économiste : en effet les mesures de politique commerciale n'ont pas pour objet
immédiat l'acquisition de biens par échange ou par production, elles n'entrent pas

1 SCHUMPETER, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie (L'essence
et le conte-nu principal de l'économie nationale théorique). Leipzig, 1908.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 15

dans notre concept des faits purement économiques. Il s'agira toujours pour nous de
décrire les formes générales du lien causal qui relie les faits économiques à des don-
nées non économiques. L'expérience enseigne que c'est possible. Les matières écono-
miques ont leur logique que connaît chaque praticien, et que nous voulons seulement
préciser. En général, pour plus de simplicité, nous considérerons une économie natio-
nale isolée. Néanmoins la ligne fondamentale des phénomènes économiques - seul
objet de ce livre - se dégagera aussi de cette étude.

Nous allons esquisser les traits fondamentaux d'une reproduction conceptuelle du


mécanisme économique. Nous allons considérer une économie nationale organisée en
économie d'échange, c'est-à-dire une économie où règnent la propriété privée, la
division du travail et la libre concurrence.

Soit une personne qui n'a jamais vu pareille économie, ou n'en a jamais entendu
parler. En observant un paysan cultivant des céréales qui seront consommées sous
forme de pain dans une ville éloignée, elle se demandera comment le paysan savait
que ce consommateur aurait besoin de pain, et précisément en une telle quantité.
Cette même personne serait étonnée d'apprendre que le paysan ignorait même qui
consommerait ses céréales et où on les consommerait. Elle pourrait de plus observer
ceci : toutes les personnes, aux mains de qui les céréales ont dû passer avant d'arriver
à la consommation finale, exception faite de celui qui vendit le pain au consomma-
teur, ne connaissaient pas la dernière personne de la série. En outre, le dernier ven-
deur lui-même doit produire ou vendre le pain en règle générale avant de savoir
précisément quel consommateur l'acquerra. Mais le paysan pourrait facilement répon-
dre à cette question : une longue expérience 1, partiellement héritée, lui a appris de
quelle grandeur devait être sa production pour qu'il s'en trouvât le mieux possible ;
elle lui a appris à connaître l'ampleur et l'intensité de la demande sur laquelle il doit
compter. Il s'y tient aussi bien que possible et ce n'est que petit à petit qu'il y apporte
des modifications sous la pression des circonstances.

Il en va exactement de même pour les autres chapitres de ses comptes qu'il les
calcule avec la perfection d'un industriel, ou qu'il se décide pour des raisons à demi-
conscientes et conformes à ses habitudes. Il connaît normalement et dans la limite de
certaines erreurs les prix des choses qu'il lui faut acheter ; il sait combien il doit
dépenser lui-même de travail, soit qu'il estime ce travail selon des principes exclusi-
vement économiques, soit qu'il considère le travail dépensé sur son propre fonds avec
de tous autres yeux qu'un autre travail ; il connaît sa manière d'exploiter, tout cela à la
suite d'une longue expérience. Par expérience aussi tous ces gens à qui il achète
d'ordinaire, connaissent l'ampleur et l'intensité de sa demande. Comme le circuit des
périodes économiques, qui est le plus frappant de tous les rythmes de l'économie, est
relativement rapide et comme, dans chaque période, se produisent en principe les
mêmes événements, le mécanisme d'une économie d'échange joue avec une grande
précision. Mais ce n'est pas seulement parce que les périodes économiques passées
ont enseigné avec rigueur à l'agent économique ce qu'il a à faire, que, dans un cas
comme le nôtre, elles lui dictent son attitude pour la période suivante : il y a à cela
une autre raison. Pendant chaque période économique notre paysan doit vivre, soit
directement du rendement physique de la période précédente, soit de la vente des
produits qui forment ce rendement et de ce qu'il peut se procurer avec cette recette.
Toutes les périodes précédentes ont tissé autour de lui un rets de rapports sociaux et

1 Cf. VON WIESER, Der natürliche Wert (La valeur naturelle), 1897, qui, pour la première fois,
expose ce point et en met l'importance en lumière.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 16

économiques, dont il ne peut facilement se débarrasser. Elles lui ont légué certaines
méthodes, certains moyens de production, ce sont là autant de chaînes de fer qui le
maintiennent sur sa voie. Nous apercevons ici un facteur qui est pour nous d'impor-
tance considérable et qui nous occupera bientôt plus directement. Pour l'instant nous
voulons seulement établir cette notion que nous aurons toujours présente à l'esprit :
chacun vit, dans chaque période économique, des biens produits dans la période
précédente, ce qui est possible même si la production remonte assez loin, ou si le
rendement d'un moyen de production est dans un flux continuel ; il n'y a là qu'une
simplification pour l'exposé.

Généralisons maintenant et précisons un peu l'exemple du paysan. Représentons-


nous la chose ainsi : chacun vend tous ses produits et dans la mesure où il les con-
somme lui-même, il est son propre client. A cela pas d'objection. Car, même pour
pareille consommation personnelle, le facteur décisif est le prix du marché, c'est-à-
dire indirectement la quantité de biens que l'on pourrait se procurer dans les limites de
ce prix. Inversement, la grandeur de la consommation personnelle agit sur le prix du
marché. Dans les deux cas, tout se passe comme si la quantité en question apparaissait
effectivement sur le marché. Tous les agents économiques sont dans la situation du
paysan. Tous sont à la fois acheteurs - pour les fins de leur production et pour leur
consommation - et vendeurs. Les travailleurs eux-mêmes, nous pouvons les concevoir
ainsi pour notre étude : leurs prestations de travail peuvent, en ce cas, être englobées
dans la même catégorie que les autres choses portées au marché. Chacun de ces
agents économiques pris en lui-même fabrique se; produits et trouve ses acheteurs
tout comme notre paysan, en partant de son expérience. Les mêmes lois valent donc
pour tous et, hors le cas de perturbations qui surviennent pour les raisons les plus
différentes, tous les produits doivent trouver à s'écouler, car ils ne sont fabriqués
qu'en tenant compte d'une possibilité de débouché connue par expérience.

Pénétrons-nous profondément de cette idée. La quantité de viande qu'écoule le


boucher dépend de la quantité que son client, le tailleur, veut avoir et du prix qu'il
veut payer. Cette quantité dépend de la grandeur de la recette que ce dernier retire de
son affaire ; cette recette, à son tour, dépend du besoin et du pouvoir d'achat de son
client, le cordonnier, dont le pouvoir d'achat dépend à son tour du besoin et du pou-
voir d'achat des gens pour qui il produit. Ainsi de suite jusqu'à ce que nous rencon-
trions finalement quelqu'un tirant son revenu de l'écoulement de sa marchandise
auprès du boucher. Cet enchaînement et ce conditionnement réciproques des quantités
que doit prévoir la vie économique, nous les rencontrons toujours, quel que soit le fil
des connexions que nous choisissions parmi toutes celles qui se présentent à nous.
Quels que soient le point de départ et la direction, il nous faut toujours revenir au
point initial après un nombre, certes extrêmement grand, mais fini, de démarches. On
ne rencontre là ni un point final naturel, ni une « cause », c'est-à-dire un élément qui
détermine les autres plus qu'il n'est déterminé par eux.

Notre tableau sera plus parfait, si nous nous faisons- de la conSommation une
autre idée que l'idée habituelle. Chacun, par exemple, se sent consommateur de pain,
mais non pas de prestations de travail, de terre, ou de fer, etc. Mais, si nous adoptons
ce dernier point de vue, nous voyons plus clairement le chemin que suivent isolément
les biens dans le circuit économique 1. Chaque fraction de bien ne reproduit pas cha-
que année pour arriver au même consommateur le même parcours que naguère la

1 Cf. A. MARSHALL (tant Ses Principles que sa conférence The old generation of economists and
the new) chez qui cette manière de voir joue un certain rôle.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 17

fraction précédente dans le processus de production du même producteur. Mais nous


pouvons supposer qu'il en va ainsi sans que rien soit changé à l'essence du phénomè-
ne. Nous pouvons imaginer que bon an mal an c'est pour le même consommateur,
pour un acte de consommation identique que sont dépensées, à chaque période, les
forces productives. Tout se passe en tout cas comme s'il en était ainsi. Chaque offre
est, pour ainsi dire, attendue quelque part dans l'économie nationale, par une demande
correspondante. Dans cette mesure, il n'y aura nulle part dans l'économie nationale de
biens sans contre-partie. Cette contrepartie est représentée par des biens en possession
de gens qui veulent les échanger contre les premiers dans une proportion donnée par
l'expérience. De ce que tous les biens trouvent un débouché, il résulte que le circuit de
la vie économique est fermé ; les vendeurs de tous les biens reparaissent en quantité
suffisante, comme acheteurs, pour absorber ces mêmes biens et maintenir ainsi dans
la prochaine période économique leur consommation et leur appareil de production au
niveau actuel ; et inversement.

L'agent économique agit ainsi selon des données et en utilisant des procédés four-
nis par J'expérience. Ce n'est pas à dire qu'aucune modification ne puisse se produire
dans son économie. Ses données peuvent se modifier et chacun se règlera sur ces
modifications, dès qu'il les remarquera. Mais nul ne fera purement et simplement du
nouveau. Chacun persistera le plus possible dans sa manière économique habituelle et
ne cédera à la pression des événements que dans la mesure nécessaire. Même quand il
cédera, il procédera selon les règles de l'expérience. Aussi le tableau de l'économie ne
se modifiera pas arbitrairement, mais se rattachera à chaque instant à l'état précédent.
C'est ce que l'on peut appeler le principe de continuité de Wieser 1.

Si l'économie ne se modifiait vraiment pas d'elle-même, nous ne pourrions ignorer


aucun événement économique essentiel en admettant simplement la constance de
l'économie. En décrivant une économie purement stationnaire, nous recourons à une
abstraction, mais à seule fin d'exposer la substance de ce qui se passe réellement.
C'est ce que nous ferons pour l'instant. Nous n'entrons pas par là en opposition avec la
théorie régnante, tout au plus avec la forme habituelle de son exposition qui n'expri-
me pas clairement ces choses 2.

On peut arriver d'ailleurs au même résultat de la manière suivante. La somme de


tout ce qui est produit et porté sur le marché dans une économie nationale pendant
une période économique, peut être appelée le produit social. Inutile pour notre but de
préciser davantage le sens de ce concept 3. Le produit social n'existe pas comme tel. Il
est, comme tel, aussi peu un résultat recherché consciemment et méthodiquement par
l'ensemble des producteurs d'un pays que l'économie nationale, comme telle, est une «
économie » dirigée et systématisée. Mais c'est une abstraction utile. Nous pouvons
imaginer que les biens produits par tous les agents économiques sont entassés quelque
part à la fin de la période économique et qu'ils sont répartis selon certains principes
entre ces agents. Comme, par là, nous ne modifions rien d'essentiel aux faits, la sup-
position est parfaitement licite. Nous pouvons dire alors que chaque agent économi-
1 Repris une fois encore récemment dans un travail sur le problème de la valeur de la monnaie in :
Schriften der Vereins für Sozialpolitik (Rapports du Congrès de 1909).
2 Cf. SCHUMPETER, L'essence et le contenu principal de l'économie nationale théorique, livre II.
3 Sur ce point cf. surtout A. SMlTH et A. MARSHALL. L'idée est presque aussi vieille que
l'économie nationale et a, on le sait, un passé agité qui oblige à la manier avec prudence. Sur des
idées voisines cf. FiSHER, Capital and Income (1906) et également A. WAGNER, Fondements,
enfin PIGOU, Preferential and Protective Tarifs, où il est beaucoup question de l'idée du «
national dividend ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 18

que verse un apport dans ce grand réservoir de l'économie nationale et y fait un


prélèvement. A cet apport correspond en quelque endroit de l'économie nationale le
droit d'un autre agent à un prélèvement. La part de chaque agent est là qui l'attend.
Chaque apport est la condition et le complément d'un prélèvement ; inversement, à
chaque prélèvement correspond un apport. Et tous, sachant par expérience la nature et
la quantité de ce qu'ils doivent verser pour obtenir ce qu'ils désirent, étant donné qu'il
faut faire un certain apport pour chaque prélèvement, le circuit de l'économie par là
encore se ferme inévitablement ; tous les « apports » balancent tous les « prélève-
ments ». La seule condition est que les grandeurs considérées soient fournies par
l'expérience.

Précisons ce tableau de l'économie autant que l'exigent notre but et la compré-


hension des chapitres suivants. L'expérience, avons-nous dit, a appris à notre paysan
quelle demande et quels prix il pouvait attendre pour son produit et quelle offre on lui
ferait en moyens de production et en biens de consommation, ainsi que le prix des
offres. Nous connaissons la raison de cette constance expérimentale. Imaginons que
cette expérience n'existe pas : nous aurions certes le même pays, les mêmes gens avec
la même culture, la même technique, les mêmes goûts et les mêmes réserves de biens
qu'auparavant, mais ces gens ne sauraient rien des prix, rien de la demande et de
l'offre, en un mot de la grandeur de ces éléments sur lesquels ils fondent leur con-
duite. Demandons-nous maintenant comment ils agiront : nous reconstruisons par là
cet état de l'économie nationale, qui existe en réalité, que connaît chaque agent écono-
mique dans la mesure de ses besoins ; il le connaît si bien, et pour ainsi dire ab ovo 1,
qu'en pratique il ne lui est pas nécessaire de le pénétrer à fond, et qu'il peut se con-
tenter d'expédients sommaires 2. Sous nos yeux prend alors forme ce qui, en fait, a
existé de tout temps. S'appuyant sur l'expérience, l'homme de la pratique pense, pour
ainsi dire, par ellipses, tout comme l'on n'a pas besoin de réfléchir à un chemin que
l'on fait chaque jour. S'il perdait cette expérience, il la lui faudrait retrouver par
tâtonnements 3, avec peine, et nous connaîtrions seulement alors les constances éco-
nomiques que dans la réalité nous trouvons comme pétrifiées en habitudes. Encore
une remarque. En faisant ressusciter sous nos yeux le processus économique, nous
voulons voir non pas comment, dans l'histoire, le processus économique, en fait, a
évolué vers une forme donnée, mais comment il se déroule bon an mal an. Nous re-
chercherons non pas comment, dans l'histoire, l'activité économique s'est modifiée,
mais comment elle se présente à un moment quelconque. Il ne s'agit pas là d'une
genèse historique, mais d'une reconstruction conceptuelle. La confusion de ces deux
points de vue aux antipodes l'un de l'autre est une erreur très fréquente.

Dans notre hypothèse les gens devraient donc raisonner leur conduite, ce que,
dans la pratique, ils n'ont pas besoin de faire. Dans quelles conditions, pour atteindre
quel but ? Évidemment pour satisfaire leurs besoins et ceux des leurs. De ce point de
vue, ils chercheront dans leur sphère les moyens propres à cette fin. Ces moyens sont
les biens. Il ne saurait y avoir de « conduite » de « l'agent » économique que relati-
vement aux biens qui ne se présentent pas en quantité pratiquement illimitée, bref que
par rapport aux biens économiques. Tous les biens économiques libres, c'est-à-dire en
quantité pratiquement illimitée, sont estimés dans la mesure OÙ ils peuvent satisfaire
les besoins de l'agent économique et toutes les unités sont de même estimées dans la
mesure où la satisfaction de besoins dépend d'elles, compte tenu de la possibilité de

1 V. WIESER a exposé cette idée à propos du calcul du coût. Cf. sa Valeur naturelle.
2 Cf. L. WALRAS, Éléments d'économie politique pure, 4e édition, 1900.
3 Expression de WALRAS.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 19

les remplacer par d'autres unités du même bien d'abord, d'autres biens ensuite. Bref
les unités de biens libres ne sont pas du tout estimées et celles de biens économiques
le sont d'autant moins que l'agent économique en obtient davantage pour une échelle
donnée d'intensités de besoins. Cette estimation est décisive pour la conduite de
l'agent économique ; la Valeur est le signe de l'importance qu'ont certaines quantités
de biens pour un agent économique. La valeur totale d'une quantité de biens, comme
l'échelle des intensités des besoins, ou échelle des valeurs, ne sont que rarement
conscientes chez l'agent économique; dans la pratique économique quotidienne
l'agent ne sent d'habitude que la valeur des « dernières unités », la valeur limite ou
utilité limite 1. Bornons-nous à ajouter que, si l'estimation de chaque bien décroît avec
l'augmentation de la quantité, cela ne s'explique pas du tout par le phénomène phy-
siologique de la « saturation » ou de la « lassitude » au sens le plus étroit du terme ;
au contraire la même loi régit les efforts faits pour satisfaire, par exemple les besoins
d'autrui.

Les agents économiques donc régleront leur conduite vis-à-vis des biens précisé-
ment de manière à réaliser la plus grande somme de valeur possible avec ce qu'ils
possèdent de biens. Ils chercheront à employer leurs biens de façon telle qu'en chan-
geant cette manière de les employer, ils ne puissent dans les conditions données
augmenter cette somme de valeur. S'ils ont réussi à répartir ainsi les biens entre les
différentes catégories de besoins, la grandeur concrète de leur valeur est également
déterminée par là-même. Les agents économiques attribueront alors aux biens les
estimations correspondant aux satisfactions de besoins que ces biens procurent,
employés ainsi de la manière relativement la meilleure. C'est également en fonction
de ces valeurs qu'ils estimeront les biens quand il sera question de nouvelles manières
de les employer. Parmi celles-là est la possibilité d'échange à laquelle nous allons
arriver. Mais la valeur apparaît d'abord comme valeur d'usage. Elle n'est rien autre
qu'un signe de l'importance des biens pour la satisfaction des besoins de leur déten-
teur, et elle dépend, quant à sa grandeur, des besoins de ce dernier et de la « satisfac-
tion » présente. Comme enfin les biens sont de multiples façons en rapport entre eux :
parfois ils sont « complémentaires » pour l'usage et parfois ils se peuvent remplacer
l'un l'autre, leurs valeurs sont elles aussi entre elles en une relation connue. Elles ne
sont pas des grandeurs indépendantes, mais constituent tout un système de valeurs. La
plus importante de ces relations a pour fondement la « connexion de production ».
Nous reviendrons bientôt à l'étude de ce rapport existant entre les valeurs des biens.

C'est à John Stuart Mill que remonte la stricte distinction de la production et de la


répartition 2. Comme je l'ai exposé ailleurs 3, cette distinction ne me paraît pas satis-
faire à tout ce que l'on peut exiger aujourd'hui d'un système d'économie pure. Cepen-
dant elle est pratique pour notre dessein et nous l'adopterons provisoirement. Mill
donne pour motif de cette distinction que les faits de la production ont le caractère de
« lois naturelles » bien plus que ceux de la répartition, soumis par nature aux lois
sociales. Touchant la production, l'action et l'essence des nécessités objectives qui
conditionnent la vie économique nous est ici sensible et nous sommes, semble-t-il,
placés en face d'événements naturels immuables. En ce sens aussi John Rae 4 dit que

1 Je puis renvoyer ici à toute la bibliographie concernant la théorie de l'utilité limite. Cette indica-
tion justifie la brève esquisse du texte.
2 Cf. déjà ses remarques préliminaires dans les Principles.
3 Cf. Essence et contenu principal de l'Économie nationale théorique, livre II.
4 Son livre paru en 1834 fut publié en 1905 par C. W. MIXTER, débaptisé et intitulé : Sociological
theory of Capital. Ce nouveau titre correspond bien au dessein de l'ouvrage, tout comme les
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 20

l'activité économique de l'homme en face de la nature ne peut consister qu'à embras-


ser du regard le cours des phénomènes naturels et à l'utiliser le plus possible. La
situation de l'homme se livrant à une activité économique peut donc devenir plus clai-
re pour nous si l'on permet de recourir à l'image d'un gamin se cramponnant à une
voiture qui passe : il se sert de l'occasion que la voiture lui offre de gagner du temps
et d'épargner ses forces, tant qu'elle roule dans la direction désirée. Mais ensuite
l'homme qui se livre à une activité économique peut modifier partiellement l' « arran-
gement » des choses qui l'entourent, mais il ne le peut que dans des limites données
par les lois naturelles d'une part, par son pouvoir technique de l'autre. C'est ce qu'af-
firme la phrase de Mill qui remonte à Rae : le travail dans le monde physique est tou-
jours et uniquement employé à mettre les objets en mouvement : les propriétés de la
matière, les lois de la nature font le reste. De même v. Böhm-Bawerk part lui aussi de
telles données « lois naturelles » dans sa Théorie Positive, où il analyse le processus
économique en son entier, mais en vue de la solution d'un seul problème.

C'est là un aspect du fait de la production : il est conditionné par les qualités


physiques des objets matériels et des prestations de travail, étant donné certaines
connaissances de ces qualités et une certaine technique. Les circonstances sociales
données n'ont pas le même caractère. Mais, pour l'acte individuel de production, elles
sont une donnée tout aussi immuable que les circonstances naturelles et, par consé-
quent, elles sont aussi immuables pour une description du fait de la production, car
leurs modifications sont en dehors du domaine de la théorie économique. Aussi à la
détermination « étant donné une certaine technique » nous ajouterons les mots « et
une certaine organisation sociale ». Nous suivons là, on le sait, l'usage régnant 1.

Si nous étudions la chose sous un autre aspect, nous la comprenons mieux qu'en la
considérant comme un phénomène « naturel » ou social. Étudions donc le but concret
de chaque production. Le but et le motif de l'acte de production impriment leur sceau
sur l'espèce et l'ampleur de chaque production. Il n'y a pas besoin de démontrer que,
dans le cadre des moyens donnés et des nécessités objectives, ils déterminent néces-
sairement la présence, la nature et le mode de la production. Ce but ne peut être que la
fabrication d'objets utiles, d'objets de consommation. Pour ce qui est d'abord d'une
économie sans échange, il ne peut s'agir que d'objets utiles à la consommation à
l'intérieur de celle-là. Chaque économie individuelle produit en ce cas pour consom-
mer ce qu'elle produit, donc pour satisfaire ses besoins. Évidemment la nature et l'in-
tensité de ces besoins sont décisives pour les productions dans les limites des possi-
bilités pratiques. Les besoins sont à la fois la cause et la règle de conduite économi-

transformations entreprises par l'éditeur. Une traduction italienne de l'œuvre primitive existe dans
la Biblioteca dell'Economista, t. IX. Sur RAE Cf. v. Böum-Bawerk, Histoire et critique des
théories de l'intérêt du capital, 2e éd., p. 375 ; FISHER, Yale Rewiew, t. V; MIXTER, Quarterly
journal of Economics, 1897 et 1902. Nous saluons là une oeuvre qui dépasse de beaucoup son
époque et sort des voies habituelles de la théorie. Aussi resta-t-elle inaperçue et fallut-il la redé-
couvrir de nos jours. Quelle profondeur et quelle originalité ! Et ce n'est cependant qu'un débris
d'un monde d'idées de grande envergure! Ce monde est perdu pour nous et nous ne pouvons plus
qu'en avoir de vagues notions. Des vues sur ce monde font le charme du livre. Des remarques
accidentelles témoignent d'une grande pénétration. C'est un « pur » qui a parlé là. Les pané-
gyriques de ses compatriotes actuels ne font certes que lui nuire par leur exagération tout comme
la tentative manquée d'en tirer la théorie de v. BÖHM-BAWERK. Ce n'est pas ce que RAE peut
nous donner aujourd'hui qui mérite une admiration endeuillée, mais la force que les débris
conservés supposent, et ce qu'il aurait pu peut-être donner sous une étoile plus heureuse.
1 STOLZMANN lui-même ne pourrait rien reprocher à cette idée qui ne contient aucune affirma-
tion. Pour son point de vue; cf. ses œuvres Die Soziale Kategorie (La catégorie sociale) (1896) ;
Der Zweck in der Volkswirtschaft (Le but dans l'économie nationale) (1910).
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 21

que des agents ; ils en représentent la force motrice. Les circonstances extérieures
données et les besoins de l'économie individuelle sont les deux facteurs qui détermi-
nent le processus économique et collaborent à son résultat. La production suit donc
les besoins, elle est pour ainsi dire à leur remorque. Il en va de même mutatis
mutandis pour l'économie d'échange.

Ce n'est que le deuxième aspect de la production qui en fait un problème écono-


mique. Il faut distinguer ce dernier du problème purement technique de la production.
Entre eux il y a la même opposition que celle qui, dans la vie économique, se traduit
par l'existence souvent de deux personnes : le directeur technique et le directeur com-
mercial d'une entreprise. Souvent des modifications du processus de la production
sont recommandées par l'un, repoussées par l'autre. L'ingénieur, par exemple, recom-
mande un nouveau procédé que le directeur commercial repousse parce qu'à son sens
il ne rapporterait pas. Cet exemple est démonstratif. L'ingénieur et le commerçant
peuvent tous deux exprimer leur point de vue en déclarant qu'ils recherchent pour
l'entreprise un travail utile, et que leur jugement est tiré de la connaissance de cette
utilité. Abstraction faite de malentendus, d'incompétence, etc., la différence de leurs
jugements ne peut venir que de ce que chacun a en vue une espèce différente d'utilité.
Ce qu'entend le commerçant en parlant d'utilité, c'est chose claire. Il entend par là
l'avantage commercial : il dira par exemple, que les moyens nécessaires à l'achat de la
machine pourraient être employés plus avantageusement. Dans une économie fermée
le directeur économique pense que cette modification du processus de production ne
favorise pas la satisfaction des besoins de l'économie, qu'au contraire elle la réduit.
S'il en est ainsi, quel sens a la position du technicien ? à quelle utilité songe-t-il ? Si la
satisfaction des besoins est le but unique de toute activité productrice, c'est évidem-
ment un non-sens économique que de prendre une mesure qui l'entrave. Si l'opposi-
tion du directeur économique est objectivement exacte, il fait bien de ne pas suivre
l'ingénieur. Nous faisons abstraction ici de la joie à demi esthétique à donner une
plus: grande perfection technique aux machines. Nous voyons en fait que dans la vie
économique pratique le facteur purement technique doit passer après le facteur
économique, là, où il entre en collision avec lui. Mais cela ne l’empêche pas d'avoir
une existence et une importance indépendantes. Le point de vue de l'ingénieur n'en est
pas pour autant dépourvu de bon sens. Car, bien que le but économique régisse les
emplois pratiques des méthodes techniques, il y a du bon sens à se rendre compte de
la logique interne des méthodes sans prendre ces limites en considération. Un exem-
ple le montre très bien. Une machine à vapeur satisfait par toutes ses pièces l'utilité
économique. C'est aussi conformément à cette utilité économique qu'elle est em-
ployée. Ce serait alors un non-sens que de l'employer davantage en pratique, en la
chauffant plus, en lui donnant des gens plus expérimentés pour la servir, en l'amélio-
rant encore, si « cela ne rend pas », c'est-à-dire si l'on prévoit que le combustible, les
gens plus capables, les améliorations ou l'accroissement de matières premières
coûtent plus que tout cela ne rapporte. Mais il est très sensé de réfléchir aux circons-
tances dans lesquelles la machine peut produire plus, combien elle peut produire en
plus, quelles améliorations sont possibles dans l'état actuel de nos connaissances, etc.
Toutes ces mesures sont élaborées pour le cas où elles deviendraient avantageuses. Et
il est également très sensé de comparer toujours cet idéal à la réalité pour négliger ces
possibilités non pas par ignorance, mais pour des raisons économiques bien pesées.
Bref chaque méthode de production utilisée à un moment donné sert l'utilité écono-
mique. Mais dans ces méthodes il y a des idées qui se rattachent non seulement à
l'économie, mais aussi aux sciences de la nature. Ces dernières ont leurs problèmes
propres et leur logique ; y réfléchir à fond, avec méthode, sans souci d'abord du fac-
teur économique toujours décisif en dernière ligne, telle est la matière de la technique
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 22

; les exécuter en pratique dans la mesure tolérée par le facteur économique, c'est ce
qui s'appelle produire au sens scientifique du terme.

En dernière ligne c'est une certaine utilité qui régit la production tant technique
qu'économique et la différence entre ces deux dernières consiste dans la différence de
nature de cette utilité ; un raisonnement un peu différent nous montre d'abord la mê-
me analogie, puis la même différence. Tant au point de vue technique qu'économique
la production ne « crée » rien au sens qu'a ce mot quand on parle de phénomènes
naturels. Elle ne peut dans les deux cas qu'influencer, diriger des choses, des événe-
ments - ou des forces - présents. Nous avons besoin pour la suite d'une expression qui
embrasse ces notions d' « employer » et d' « exercer une influence ». « Employer »
implique une foule d'utilisations différentes des biens, une foule de modalités dans la
manière de se conduire vis-à-vis des choses. « Exercer une influence » implique
toutes les espèces de modifications locales, de procédés mécaniques, chimiques, etc.
Mais il s'agit toujours d'obtenir du point de vue de la satisfaction des besoins autre
chose que ce que nous trouvons sous la main. Il s'agit toujours de modifier les rela-
tions réciproques des forces et des choses, d'unir des forces et des choses que nous
rencontrons séparées, de dégager des forces et (tes choses de leur connexion actuelle.
L'idée de « combiner » s'applique sans plus au premier cas, et dans le second nous
pouvons dire que nous combinons avec notre travail ce qu'il fallait dégager. Nous
comptons certes notre travail parmi les biens donnés, qui existent en face de nos
besoins. Tant au point de vue technique qu'économique, produire c'est combiner les
forces et les choses que nous avons à notre portée. Chaque méthode de production est
une certaine combinaison de cette sorte. Différentes méthodes de production ne
peuvent se distinguer que par leur manière de procéder à ces combinaisons, donc par
les objets combinés ou par leurs quantités relatives. Chaque acte concret de produc-
tion incarne pour nous, est pour nous une telle combinaison. Cette conception peut
être étendue aussi aux transports, bref à tout ce qui est production au sens le plus
large du terme. Nous verrons de telles combinaisons même dans une entreprise, envi-
sagée comme telle et dans la production de l'économie nationale. Cette notion joue un
rôle important dans notre système.

Mais les combinaisons économiques où prédomine la considération des besoins et


des moyens présents, et les combinaisons techniques où prévaut l'idée de méthode, ne
se confondent pas. C'est l'économie qui fournit à la production technique son but. La
technique se contente de développer des méthodes de production pour des biens
demandés. Mais dans les faits l'économie ne met pas nécessairement ces méthodes à
exécution dans toutes leurs conséquences ni de la manière qui serait techniquement la
plus parfaite ; elle subordonne cette exécution aux considérations économiques. Le
modèle technique idéal, où il n'est pas tenu compte des circonstances économiques,
est modifié à l'usage. La logique économique l'emporte sur la logique technique. Voi-
là pourquoi dans la réalité nous voyons autour de nous de mauvaises cordes au lieu de
rubans d'acier, des animaux de travail médiocres au lieu des types des expositions, le
travail manuel le plus primitif au lieu des machines les plus perfectionnées, une éco-
nomie financière alourdie au lieu du paiement par chèques, etc. Il ne se produit pas
nécessairement une telle scission entre les combinaisons économiquement les meil-
leures et les combinaisons techniquement les plus parfaites, mais c'est très souvent le
cas non par suite d'ignorance ou d'indolence, mais par suite de l'adaptation de l'éco-
nomie à des circonstances discernées avec exactitude.

Les « coefficients de production » représentent la proportion quantitative des


biens productifs qui existent dans l'unité de produit et sont par là une caractéristique
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 23

essentielle des « combinaisons économiques ». Le facteur économique se détache ici


nettement du facteur technique. Le point de vue économique ne choisira pas seule-
ment ici entre différentes méthodes de production, mais, dans les limites d'une certai-
ne méthode, il agira sur les coefficients : car les moyens de production peuvent
individuellement se remplacer l'un l'autre jusqu'à un certain degré, bref les déficits
chez l'un peuvent être compensés par des surcroîts chez l'autre, par exemple un déficit
en force vapeur par un surcroît en travail et inversement 1.

Nous avons fait entrer le fait de la production dans le concept de combinaison de


forces productives. Les résultats en sont les produits. Maintenant nous allons préciser
davantage ce que sont vraiment ces combinaisons : Ce sont en soi toutes les espèces
possibles de choses et de « forces ». Ce sont partiellement des produits et partielle-
ment seulement des objets offerts par la nature. Même des forces naturelles - au sens
physique de ce terme - auront pour nous parfois le caractère de produits : par exemple
le courant électrique fabriqué pour un emploi industriel. Ce sont des objets en partie
matériels, en partie immatériels. En outre faire d'un bien un produit ou un moyen de
production, c'est là souvent affaire d'interprétation. Le travail, par exemple, peut être
conçu sans abus comme le produit des biens consommés par le travailleur ou comme
un moyen de production donné initialement. Suivant que l'on adopte l'une ou l'autre
de ces conceptions, ces moyens d'entretien apparaissent soit comme des moyens de
production et des moyens de consommation, soit simplement comme des moyens de
consommation. Nous nous déciderons pour le deuxième terme de l'alternative, sans
insister sur cette relation. le travail pour nous ne doit pas être un produit. Très sou-
vent, on le sait, l'économie individuelle range de son point de vue propre un bien dans
l'une ou l'autre catégorie. le même exemplaire de bien paraît alors à un individu être
un bien de consommation et à un autre être un moyen de production. Très souvent
aussi dans l'économie individuelle le caractère du même bien dépend de l'emploi
auquel il est destiné. Les vieux ouvrages théoriques sont pleins de discussions sur ces
points. Nous nous contenterons de cette indication. Mais ce qui suit est plus
important.

On a l'habitude de classer et d'ordonner les biens d'après leur éloignement de


l'acte ultime de consommation 2. D'après cela les tiens de consommation sont des
biens du premier degré ; les biens, dont la combinaison produit immédiatement des
biens de consommation, sont du second degré et ainsi de suite, en s'élevant et en
s'éloignant toujours plus de degré en degré. N'oublions pas à ce propos que seul le
bien prêt, chez le consommateur, à être consommé appartient au premier degré - du
pain cuit, chez le boulanger, ne devient, par exemple, à strictement parler un bien du
premier degré qu'en se combinant avec le travail du porteur de pain. Les biens de
degrés inférieurs, quand la nature ne les donne pas immédiatement, résultent toujours
d'une combinaison de biens de degrés supérieurs. Chaque bien d'un degré inférieur a
pour ainsi dire son « fonds » dans un bien du degré immédiatement supérieur ; ce
fonds, en se combinant avec d'autres biens soit de ce même degré immédiatement
supérieur, soit d'autres degrés, devient lui-même un bien d'un degré immédiatement
inférieur. Ce schéma peut être construit autrement. Pour notre dessein le mieux est de
ranger chaque espèce de biens au degré, le plus élevé où l'on en rencontre encore une
fraction. D'après ce principe le travail, par exemple, est un bien du degré le plus
élevé, car avant toute production il est question de travail ; cependant nous rencon-

1 Ces variations ont été exposées avec clarté et élégance chez CARVER, The Distribution of
Wealth, 1904.
2 Cf. K. MENGER, Principes et v. BÖHM-BAWERK, Théorie du capital.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 24

trons également des prestations de travail à tous les autres degrés. Dans les combinai-
sons, dans les processus successifs de production, chaque bien « mûrit » par les
apports d'autres biens et, en passant par plus ou moins de degrés, il s'approche de sa
transformation en bien de consommation. Grâce à ces apports il se fraie son chemin
jusqu'au consommateur; on dirait un ruisseau qui, grossi d'eaux affluentes à travers
les rochers, pénètre avec force toujours plus profondément dans le pays.

Pour nous il nous importe avant tout de savoir que les biens deviennent toujours
plus amorphes, si nous regardons de bas en haut, qu'en général ils perdent toujours
plus de leurs formes caractéristiques et de ces qualités précises qui les prédestinent à
certains emplois, et les excluent d'autres. Plus élevés sont les biens dans cette échelle,
et plus ils perdent en spécialisation, en efficacité pour une fin déterminée, plus leur
possibilité d'emploi s'élargit, et plus se généralise leur importance. Nous rencontrons
des espèces de biens toujours moins faciles à distinguer, et les catégories individu-
elles deviennent d'autant plus vastes, de même que, lorsque nous nous élevons dans le
système logique des concepts, nous arrivons à des concepts toujours moins nom-
breux, d'une compréhension toujours moins riche, d'une extension toujours plus
grande. L'arbre généalogique des biens va toujours en s'amincissant. Qu'est-ce à dire ?
Plus nous nous éloignons d'un bien de consommation, plus nous rencontrons de biens
du premier degré qui tirent leur origine des biens analogues des degrés supérieurs. Si
des biens quelconques sont totalement ou partiellement des combinaisons de moyens
analogues de production, nous les appelons connexes. Nous pouvons donc dire que la
connexion de production des biens augmente avec le degré où ils sont classés.

Remontant dans les degrés des biens, nous devons à la fin revenir aux éléments de
production, qui sont les derniers à notre point de vue. Point n'est besoin de démontrer
davantage que ces derniers éléments sont le travail et les facteurs naturels la « terre »,
ou les prestations de travail et de terre 1. Tous les autres biens sont composés pour le
moins d'un de ces deux éléments, et le plus souvent des deux. En conséquence nous
pouvons en ce sens les résoudre en travail et en terre, et les concevoir comme un
faisceau de prestations de travail et de terre. Les biens de consommation ont par
avance dans leur capacité d'être consommés une caractéristique particulière qui les
fait apparaître comme les buts de tout le processus. mais tous les autres produits, donc
les « moyens de production produits », ne sont pas indépendants. Ils ne représentent
même pas toujours un nouveau moyen de production, mais seulement des prestations
de travail et de terre « déjà effectuées ». Par suite en plus du signe qui en fait des
biens de consommation, ils n'ont rien qui les distingue spécialement, car ils ne sont
rien autre que des biens de consommation en train de se réaliser. D'une part ils sont
seulement les incarnations de ces deux biens primitifs de production; de l'autre ce
sont des biens de consommation en puissance, ou mieux des fractions de bien de
consommation en puissance. Il n'y a donc pas jusqu'à présent de raison - et on verra
qu'il n'y a pas de raison du tout - de voir en eux un facteur indépendant de production.
Nous les « résolvons en travail et en terre ». Nous pouvons résoudre également les
biens de consommation, concevoir les facteurs primitifs de production comme des
biens virtuels de consommation. Ces deux possibilités ne s'appliquent qu'aux moyens
de production qui ont eux-mêmes été produits : ils n'ont aucun signe distinctif en
propre.
1 O. EFFERTZ l'a particulièrement souligné, Si on songe combien les classiques ont mis en
évidence avec partialité le travail, quelle étroite union il y avait entre cela et beaucoup de leurs
résultats, si on songe que seul à proprement parler v. BÖHM-BAWERK a, sur ce point, tiré avec
méthode les dernières conséquences de la conception correcte, il faut reconnaître à O. Effertz un
mérite remarquable pour avoir ainsi insisté sur cette idée.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 25

Comment se comportent alors l'un par rapport à l'autre les deux facteurs primitifs
de production? L'un d'eux est-il prédominant? ou l'un et l'autre jouent-ils des rôles
essentiellement différents ? Ni la philosophie, ni la physique, ni d'autres considéra-
tions générales, mais seule l'économie nous permettent de répondre. Seule la manière
dont ce rapport se présente pour les fins de l'économie, nous importe. Mais de plus la
réponse qui doit être économiquement valable ne peut l'être que pour une conception
donnée du processus économique. Elle ne peut donc se rapporter qu'à une certaine
disposition de l'édifice théorique. Ainsi les physiocrates ont répondu affirmativement
à la première question, et au profit de la terre. Réponse en soi tout à fait juste, tant
qu'ils voulaient seulement exprimer que le travail ne peut rien créer de physique.
Mais il s'agit de savoir comment cette conception se vérifie dans le domaine de l'éco-
nomie : est-elle féconde ou non ? Notre accord avec les physiocrates sur ce point ne
nous empêche pas de refuser notre approbation à leurs développements ultérieurs.
Adam Smith a, lui aussi, répondu affirmativement à cette question, mais au profit du
travail. Conception qui, elle non plus, n'est pas fausse en soi, que nous aurions tout à
fait le droit de prendre comme point de départ. Elle exprime le fait que l'emploi de
prestations de terre ne nous impose aucune aversion à surmonter; et si l'on pouvait
aboutir par là à quelque résultat, nous pourrions adopter également cette conception.
Visiblement Adam Smith considère comme un bien libre les forces productrices
offertes par la nature, et ramène le fait qu'en réalité l'économie ne les considère pas
comme des biens libres, à leur seule occupation par des propriétaires fonciers. Il a
donc visiblement pensé que, dans une économie nationale sans propriété foncière, le
travail serait le seul facteur entrant dans les calculs des agents économiques. Cela
n'est, en fin de compte, pas exact, mais son point de départ n'en est pas moins
défendable. La plupart des classiques ont mis le facteur travail au premier plan. Tel,
avant tout, Ricardo. Ils pouvaient le faire parce qu'ils excluaient pour ainsi dire de
leur théorie de la rente foncière la terre et sa formation de valeur. Si cette théorie de la
rente foncière était défendable, nous pourrions acquiescer certainement à cette
conception. Même un esprit aussi indépendant que Rae y a acquiescé, précisément
parce qu'il adoptait cette théorie de la rente foncière. Un troisième groupe d'auteurs
enfin a répondu négativement à notre question. C'est à eux que nous nous rattachons.
Pour nous le terme décisif c'est que les deux facteurs primitifs de production sont
également indispensables à la production et ce pour la même raison et de la même
manière.

La deuxième question est susceptible de recevoir une série de réponses différentes


et complètement indépendantes de celles que l'on a faites à la première. Effertz, par
exemple, a attribué au travail un rôle actif, à la terre un rôle passif. On voit clairement
à quoi il pense par là. Il pense que le travail est le facteur moteur de la production,
tandis que la terre représente l'objet au contact duquel le travail se manifeste. Il a rai-
son là, mais cet arrangement ne nous apprend rien de nouveau. Du point de vue
technique c'est à peine s'il y a lieu de compléter l'opinion d'Effertz, mais cet aspect de
la chose n'est pas décisif pour nous. Pour nous seule entre en ligne de compte la place
qu'attribue l'agent économique dans ses jugements et dans ses actes économiques aux
deux facteurs primitifs de production. De ce point de vue tous deux se présentent sur
un plan de parfaite égalité. Tant le travail que la terre font l'économie. On attribue une
valeur tant au travail qu'à la terre, on les emploie selon les mêmes principes économi-
ques l'un comme l'autre, et l'agent économique la manie avec d'égales attentions. De
leur emploi ne découle rien autre que des résultats économiques. Puisque dans notre
domaine, les mêmes faits découlent des deux facteurs primitifs de production, nous
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 26

les mettons côte à côte sur le même plan. Nous nous rencontrons en cette conception
avec les autres théoriciens de l'utilité limite.

Nous n'avons plus rien à dire du facteur de production « terre », d'autant plus que
nous croyons devoir rayer de nos développements la loi du rendement décroissant de
la terre qui fut longtemps si importante pour l'économie; mais il convient de consi-
dérer d'un peu plus près l'autre facteur de production, le travail. Nous ne nous arrêtons
pas à la distinction entre le travail productif et le travail improductif, car il ne s'agit
pour nous que de retenir de ces théories connues ce dont nous avons besoin pour
notre dessein. Nous passons également sur la distinction entre travail employé
directement dans la production et travail employé indirectement : elle est en effet sans
importance bien qu'en la discutant on puisse arriver à une connaissance plus aiguë de
la vie économique. La distinction entre travail intellectuel et travail physique est
également sans la moindre importance pour nous, car le facteur qui est à sa base
n'établit en soi aucune distinction économiquement importante. Il en va de même du
« travail qualifié et du travail non qualifié ». Le travail qualifié se comporte par
rapport à un travail non qualifié - pour le cas d'une « qualification » acquise - comme
un champ amélioré par rapport à un champ dans son état primitif. Pour une quali-
fication naturelle, le travail ainsi qualifié se comporte par rapport à un travail non
qualifié comme un champ meilleur par rapport à un champ moins bon. Dans le
premier cas il ne s'agit même pas d'un bien primitif de production, mais d'un produit ;
dans le dernier cas, il s'agit seulement d'un bien de production primitif meilleur.

Mais deux autres distinctions sont pour nous importantes dans la mesure où elles
sont un point de départ pour une remarque essentielle. C'est la différence entre le
travail dirigeant et le travail dirigé et entre le travail indépendant et le travail salarié.
Ce qui distingue le travail dirigeant et le travail dirigé, paraît au premier abord très
essentiel. Deux traits marquent cette différence. 1° Le travail dirigeant est à un degré
supérieur dans la hiérarchie de la production. Ce facteur de direction et de contrôle du
travail d'exécution paraît exclure le travail dirigeant de toute autre catégorie de
travail. Tandis que le travail d'exécution est simplement juxtaposé aux prestations de
terre et, du point de vue économique, remplit la même fonction qu'elles, le travail
dirigeant domine visiblement le travail d'exécution comme aussi les prestations de
terre. Il constitue pour ainsi dire un troisième facteur de production. 2° Le travail
dirigeant diffère encore du travail dirigé par sa propre nature. Le travail dirigeant a en
effet quelque chose de créateur, il se pose à lui-même ses fins, il remplit une fonction
particulière. Nous pouvons de suite ramener la distinction entre travail indépendant et
travail salarié à celle de travail dirigeant et de travail dirigé. Le travail indépendant
n'est quelque chose de particulier que dans la mesure où il remplit des fonctions de
direction ; pour le reste il ne se distingue en rien du travail salarié. Donc un agent
économique indépendant qui produit à son propre compte et qui se livre à, un travail
d'exécution se scinde pour ainsi dire lui-même en deux agents économiques, en un
directeur et en un travailleur au sens habituel du terme. Ce sont ces facteurs qu'il nous
faut maintenant examiner de plus près.

Il est tout d'abord facile de saisir que le signe de la supériorité, le signe de la


fonction de contrôle ne peut établir en soi de distinction essentielle. Le seul fait qu'un
travailleur dans une organisation industrielle est le supérieur de l'autre, le dirige, le
contrôle ne suffit pas à faire de son travail quelque chose de différent. Si le directeur
ne met pas lui-même, en tant que tel, la main à l’œuvre, ou ne contribue pas directe-
ment par un travail intellectuel à la production, il accomplit précisément indirecte-
ment du travail au sens habituel du terme, il joue à peu près le rôle de gardien. L'autre
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 27

facteur, à savoir la détermination de la direction, du mode, de l'extension de la


production, est beaucoup plus important. Même en accordant que cette supériorité n'a
pas grande importance du point de vue économique, elle en a cependant une grande
du point de vue sociologique. On reconnaîtra néanmoins dans cette fonction qui
consiste à prendre des décisions un signe distinctif essentiel.

Il est clair que ce n'est pas toute décision au sujet d'un acte économique qui peut
conférer ce caractère à une prestation de travail dans un processus de production. Car,
pour tout travail, il y a quelque décision à prendre. Aucun apprenti cordonnier ne peut
réparer de soulier sans prendre quelques décisions, bien que dans ce cas il tranche de
lui-même de minces questions. On lui a appris ce qu'il devait faire, comment il devait
le faire; mais cela ne le dispense pas d'être quelque peu indépendant. L'ouvrier élec-
tricien qui arrive dans un appartement pour réparer l'éclairage qui ne marche pas, doit
de même décider un peu de la nature et du procédé de la réparation. Un représentant
peut intervenir dans la fixation d'un prix, on peut même le laisser dans certaines
limites fixer le prix de son article, il n'est cependant ni directeur, ni nécessairement
indépendant. C'est le directeur ou le propriétaire indépendant d'une exploitation qui a
le plus à trancher, et le plus à décider. Mais à lui aussi on a enseigné ce qu'il devait
faire et comment il devait faire : il a appris à connaître tant la production technique
que toutes les données économiques entrant en ligne de compte. Entre ce qu'il a lui-
même à trancher et la décision de l'apprenti cordonnier, il n'y a qu'une différence de
degré. Comment il devait le faire : le besoin ou la demande le lui prescrivent. Il ne
décide pas en maître des moyens de production, il exécute au contraire l'ordre des
circonstances. Il ne se pose pas de fins propres, mais les trouve en face de lui. Sans
doute les données qui lui sont fournies peuvent se modifier, et il dépendra de son
habileté de réagir vite et heureusement. Mais il en va aussi de même dans l'exécution
de tout travail. Il n'agit pas non plus en se basant sur une connaissance pénétrante des
choses, mais en se basant sur certains symptômes qu'il a appris à prendre en
considération. Le vigneron - en tant qu'agent économique sinon en tant que politicien
- ne se préoccupe pas de l'essence et de l'avenir du mouvement antialcoolique pour
régler sur lui sa conduite. Il considère seulement les tendances dont témoignent
immédiatement les demandes de ses clients. Et il cède peu à peu à ces tendances;
seuls des facteurs d'importance subsidiaire peuvent n'être pas connus de lui. Bref,
dans la mesure où les agents économiques tirent seulement dans leur conduite écono-
mique les conséquences de circonstances connues (c'est ce que nous étudions ici, et
c'est ce que l'économie a toujours étudié), il est sans importance pour l'essence de leur
travail qu'ils dirigent ou soient dirigés. Les actes des premiers sont soumis aux mêmes
règles que ceux des derniers, et la théorie économique a précisément pour devoir
essentiel de démontrer cette conformité à des lois, de prouver que l'arbitraire apparent
est en fait fortement déterminé.

Donc, en face des moyens de production et du processus de production, dans


notre hypothèse, il n'y a même pas de directeur à proprement parler. Le directeur, à
dire vrai, c'est le consommateur. Celui qui « dirige » l'économie exécute seulement ce
qui lui est prescrit par le besoin ou la demande, par les moyens et les méthodes de
production donnés. Les agents économiques individuels n'ont d'influence qu'autant
qu'ils sont consommateurs, qu'autant qu'ils déploient des demandes. En ce sens cha-
que agent économique participe à la direction de la production: c'est le cas, non
seulement d'un agent économique à qui serait échu le rôle de directeur d'une entre-
prise, mais celui de tous les agents, et même du travailleur au sens le plus restreint du
terme. En cette mesure seulement il y a une direction de la production par des person-
nes : du même coup on voit que cette direction de la production n'est liée ni au fait de
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 28

prendre des décisions particulières, ni à une prestation particulière de travail. Il n'y a,


en aucun autre sens, de direction de la production par une personne : il y a seulement
un mécanisme pour ainsi dire automatique. Les données ayant dominé l'économie
dans le passé sont connues, et, si elles restaient immuables, l'économie s'écoulerait à
nouveau de la même manière. Les modifications qu'elles peuvent subir ne sont pas
aussi pleinement connues; mais en principe l'agent économique les suit de son mieux.
Il ne modifie autant dire rien spontanément; il ne modifie que ce que les circonstances
modifient d'elles-mêmes; il écarte toutes les différences qui apparaissent entre les
données de l'économie et la conduite de l'économie quand, les circonstances données
se modifiant, on essaie de continuer de mener l'économie de la même manière. C'est
ainsi que se présente l'activité économique dans la mesure où elle est conditionnée
nécessairement par les choses. L'agent économique peut bien agir autrement que nous
ne le supposons; mais dans la mesure où nous décrivons précisément la pression de
ces nécessités objectives tout rôle créateur est absent de l'économie nationale. L'agent
économique agit-il autrement ? ce sont des phénomènes essentiellement différents
que l'on rencontre. Mais il ne s'agit pour nous que d'exposer la logique inhérente aux
choses économiques. Il s'agit d'exposer la marche de l'économie, quand on tire tout
simplement les conséquences des nécessités objectives. Dans ce cas donc le travail
peut toujours sembler être en technique le facteur actif, mais il n'y a pas là cependant
une marque distinctive, car des forces de la nature peuvent elles aussi s'exercer acti-
vement. Pour la théorie économique il est aussi passif que les objets donnés par la
nature. Le seul facteur actif, c'est l'effort vers la satisfaction des besoins, dont le
travail comme la terre apparaît seulement comme étant l'instrument.

Par conséquent la quantité de travail est déterminée par les circonstances données.
Nous complétons ici un point où nous n'avions pas conclu auparavant, à savoir la
grandeur de la réserve de travail présente à chaque moment. Naturellement la quantité
de travail fournie par un nombre donné d'hommes n'est pas fermement déterminée par
avance. Elle dépendra de savoir combien ils peuvent attendre de ce travail pour eux,
c'est-à-dire pour la satisfaction de leurs besoins. Supposons pour l'instant que les
agents économiques connaissent les meilleures conditions d'emploi du travail, qu'il y
ait donc une échelle fixe et déterminée de ces emplois : à chaque degré de cette
échelle le rendement à attendre de chaque dépense concrète de travail est comparé à
l'ennui qui accompagne cette dépense. Par milliers des voix montent à nous tous les
jours de la vie économique, qui nous crient que le travail pour gagner le pain
quotidien est un lourd fardeau dont on se charge seulement parce qu'il le faut, et que
l'on rejette quand on le peut. Ce facteur donne sans ambiguïté la quantité de travail
que doit fournir chaque travailleur. Au début de la journée de travail cette comparai-
son est naturellement toujours favorable au travail à entreprendre. Il s'agit en effet de
satisfaire d'abord les besoins nécessaires de la vie, - on sent à peine avec des forces
fraîches le facteur d'aversion au travail. Mais plus on satisfait de besoins, plus décroît
cette incitation au travail, plus augmente la grandeur qu'on lui compare sans cesse, je
veux dire l'aversion au travail. Le résultat de la comparaison devient de moins en
moins favorable à la continuation du travail; enfin arrive un moment pour le travail-
leur où l'utilité croissante et l'aversion croissante se balancent. L'intensité des besoins
et l'intensité de l'aversion au travail, qui sont forces indépendantes et d'action oppo-
sée, déterminent la quantité de travail dépensée. Ces deux facteurs agissent comme la
force de la vapeur et un frein: dans des circonstances données il s'établit un équilibre.
Naturellement la force des deux facteurs varie avec les individus et les nations. Cette
différence est un facteur essentiel pour expliquer la forme de la destinée d'une
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 29

personne ou d'un peuple. Mais l'essence de la règle théorique n'est pas atteinte par de
telles différences 1.

Prestation de travail et prestations de terre sont donc identiquement de pures et


simples forces productives. Il y a certes quelques difficultés à mesurer la quantité de
travail en chaque qualité, mais la chose est réalisable. De même il n'y aurait pas de
difficulté de principe pour compliqué que cela soit en pratique à ériger pour les
prestations de terre une mesure quelconque utilisée en physique. Supposons qu'il n'y
ait qu'un facteur de production: par exemple un travail d'une même qualité produit
seul tous les biens. On peut se représenter la chose en admettant que tous les facteurs
naturels sont des biens libres et que par conséquent il ne saurait être question de
conduite économique à leur égard. Ou bien supposons deux facteurs agissant séparé-
ment : l'un produit seul tels biens, le second tels autres. Leur mesure, rendue possible
dans ce cas, serait tout ce dont l'homme de la pratique a besoin pour son plan écono-
mique. Si, par exemple, la production d'un bien de consommation d'une valeur déter-
minée réclamait trois unités de travail, tandis que la production d'un autre bien de la
même valeur en réclamait deux, sa conduite serait donnée par là même. Mais il n'en
est pas ainsi dans la réalité. Les facteurs de la production agissent en somme toujours
ensemble. Si maintenant, pour produire un bien d'une valeur déterminée, il fallait trois
unités de travail et deux de terre, mais pour en produire un autre deux de travail et
trois de terre, que doit choisir l'agent économique ? Il a évidemment besoin pour cela
d'un étalon afin de comparer les deux combinaisons ; il a besoin d'un nombre propor-
tionnel ou d'un dénominateur commun. Nous pouvons appeler la question de ce
chiffre proportionnel le problème de Petty 2.

La solution nous en est donnée par la théorie de l'imputation. Ce que l'agent éco-
nomique veut pouvoir déterminer par une mesure, c'est le rapport existant entre les
divers facteurs de production, qui est à la base de son activité économique. Il a besoin
de l'étalon qui l'aidera à régler sa conduite économique, il a besoin de signes d'après
lesquels il peut se diriger. En un mot il a besoin d'un étalon de valeur. Mais il n'en a
un immédiatement que pour ses biens de consommation, car ceux-là seulement pro-
voquent en lui immédiatement cette satisfaction de besoins, dont l'intensité lui sert
précisément de base pour fixer à ses yeux l'importance de ses biens. Mais, pour sa
réserve de prestations de travail et de terre, il n'a d'abord pas d'étalon, et encore
moins, ajoutons, pour ses moyens de production-produits.

Il est clair que ces biens ne doivent eux aussi pour l'agent économique leur
importance qu'au fait de pouvoir servir également à la satisfaction de ses besoins. Ils
contribuent à la satisfaction de ses besoins en contribuant à la production de biens de
consommation. C'est donc de ces derniers qu'ils reçoivent leur valeur : la valeur des
biens de consommation rejaillit sur eux. Elle leur est imputée, et, sur la base de cette
valeur imputée, ils prennent leur place sur chaque plan économique. Il ne sera pas
toujours possible d'indiquer ainsi une certaine expression finie pour la valeur totale de
la réserve en moyens de production ou de l'un des deux moyens primitifs de produc-
tion, car cette valeur sera souvent infiniment grande. Mais l'homme de la pratique,
pas plus que le théoricien, n'a pas besoin de cette expression. Il lui suffit pleinement

1 On trouvera d'autres détails dans l'Essence et le contenu principal de l'Économie nationale


théorique, liv. I et II. Naturellement cette règle n'est valable que pour un résultat donné, parlons
donc de salaire réel horaire, de résultat net.
2 C'est à propos de ses travaux d' « arithmétique politique » contenant en outre, on le sait, tant de
déductions théoriques que Petty s'est posé ce problème.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 30

de pouvoir indiquer la valeur des quantités de chaque bien, à condition que certaines
autres quantités soient assurées à l'agent économique. Il ne s'agit jamais pour un agent
économique de se séparer de chaque possibilité de production, c'est-à-dire de chaque
possibilité d'existence, mais seulement d'engager pour une fin quelconque certaines
quantités de biens de sa réserve productive. Un agent économique isolé, par exemple,
qui ne peut produire, c'est-à-dire vivre, sans l'un des deux facteurs primitifs de pro-
duction, ne peut indiquer pour l'un des deux aucune expression finie de valeur. Stuart
Mill (Principles, éd. Ashley, p. 26) a donc en cette mesure parfaitement raison de dire
que les prestations de travail et de terre sont indéterminées et incommensurables.
Mais il a tort d'ajouter que, même dans un cas individuel, on ne saurait préciser dans
un produit la part de la « nature » et celle du travail. Physiquement certes elles ne
peuvent être séparées, mais cela n'est pas nécessaire pour les desseins de l'économie.
Chaque agent économique sait très bien ce qui est nécessaire pour ces desseins : c'est-
à-dire quel accroissement de satisfaction il doit à la quantité partielle considérée de
chaque moyen de production. Cependant nous n'examinerons pas plus avant ici les
problèmes de la théorie de l'imputation ; nous nous contenterons même du fait que
chaque agent économique attribue une valeur déterminée à chaque unité d'un bien de
production 1.

*
**

A l'inverse des biens de consommation qui ont une valeur d'usage, les biens
productifs ont une valeur de rendement, en d'autres termes une valeur de productivité.
A l'utilité limite d'usage des premiers correspond l'utilité limite de productivité des
seconds, ou, pour introduire une expression devenue très courante, la productivité-
limite ; l'importance d'une unité de prestation de travail ou de terre est donnée par la
productivité-limite du travail ou de la terre, il faut donc la définir comme la valeur de
l'unité de produit la moins estimée pouvant être encore fabriquée au moyen d'une
unité d'une réserve donnée de prestation& de travail et de terre. Cette valeur indique
la part revenant individuellement à la prestation de travail et de terre dans la valeur du
produit total d'une économie; en un certain sens on peut l'appeler le « produit » d'une
prestation de travail et de terre. Pour qui n'est pas très familier avec la théorie de la
valeur, ces brèves indications n'auront pas toute leur signification. Je renvoie le lec-
teur à la Distribution of Wealth de J. B. Clark; on les y trouvera exposées avec préci-
sion et leur importance y est mise en lumière 2. Je remarque que c'est là le seul sens
précis de l'expression « produit du travail » au point de vue recherche économique.
C'est en ce sens seulement que nous l'emploierons ici. En ce sens aussi nous disons
que, dans une économie d'échange, la productivité limite du travail et de la terre
détermine les prix des prestations de travail et de terre, donc le salaire et la rente
foncière, et qu'en cas de libre concurrence propriétaire foncier et travailleur reçoivent

1 Cf. K. MENGER, V. WIESER et V. BÖHM-BAWERK qui ont trait& les premiers ce problème
avec la pleine conscience de son importance. Cf. aussi mon ouvrage Wesen et mes Remarques au
sujet du Problème de l'imputation (Zeitschr. f. Volksw., Sozialpol., und Verw., 1909).
2 Des malentendus peuvent se produire au cas où le concept der limite serait insuffisamment
compris. Sur ce point : cf. l'article d'EDGEWORTH sur la répartition dans le Quarterly Journal of
Economics (1904) et surtout sa réponse aux objections de Hobson à Clark.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 31

le produit de leur moyen de production. Contentons-nous donc de formuler seulement


ce théorème que la théorie moderne ne discute plus guère. Des explications ultérieu-
res l'éclairciront mieux.

Le point suivant est encore important pour nous. Dans la réalité l'agent écono-
mique connaît avec sécurité la valeur des moyens de production parce que les biens
de consommation, auxquels ils aboutissent, lui sont connus par expérience. La valeur
des premiers dépendant de celle des derniers, elle devrait se modifier si on produisait
d'autres biens de consommation.

Pour analyser le calcul de l'agent économique dont nous avons fait abstraction
jusqu'ici, nous allons en considérer la genèse. Il nous faut donc partir du fait que
l'agent économique ne sait pas encore clairement sur quelle possibilité présente
d'emploi son choix va se porter. Il emploiera d'abord ses moyens de production pour
produire les biens qui peuvent satisfaire ses besoins les plus urgents. Puis il passera
aux productions qui correspondent à des besoins de moins en moins urgents. Ce.
faisant, il observera à chaque fois quels sont les autres besoins qui ne peuvent être
.satisfaits par suite de la préférence accordée à certains besoins lors de l'emploi des
biens de production utilisés. Chaque décision implique donc un choix, éventuellement
une renonciation. Chaque décision ne peut être prise que si la satisfaction de besoins
plus intenses n'est pas rendue ainsi impossible. Tant que le choix n'est pas fait, les
moyens de production n'auront pas de valeur précise. A chaque possibilité d'emploi
que nous nous représentons, correspond une valeur particulière de chaque quantité. Et
ce n'est qu'après le choix et sa confirmation à l'épreuve qu'apparaîtra la valeur qui doit
être attachée définitivement à chaque quantité d'élément producteur. La condition
fondamentale, à savoir qu'un besoin ne doit pas être satisfait tant que ne le sont pas
des besoins plus intenses, nous amène au résultat final suivant : tous les biens doivent
être répartis entre leurs différents ,emplois possibles et les utilités limites de chaque
bien doivent être au même niveau dans tous ses divers emplois. L'agent économique a
trouvé dans cette répartition l'arrangement le meilleur possible dans les circonstances
données et à son point de vue. S'il procède ainsi, il peut se dire que, vu ce qu'il sait, il
a tiré le meilleur parti de ces circonstances. Il s'efforcera d'arriver à cette répartition
de ses biens, et modifiera chaque plan économique exécuté ou simplement conçu
jusqu'à ce qu'il trouve cette répartition. Privé de toute expérience, il lui faudrait trou-
ver en tâtonnant, pas à pas, le chemin qui mène à cette répartition. S'il dispose d'une
expérience venant de périodes économiques antérieures, il tentera de s'avancer sur
cette même voie. Et si les circonstances, dont cette expérience est l'expression, se sont
modifiées, il cédera alors à la pression des circonstances nouvelles, et leur adaptera sa
conduite et ses estimations.

De tous ces cas résulte un certain mode d'emploi de chaque bien, de là, une cer-
taine satisfaction de besoins, de là enfin un index de valeurs qui exprime cette satis-
faction pour chaque quantité de biens. Cet index de valeurs caractérise la place de
chaque quantité dans l'économie individuelle. Une nouvelle possibilité d'emploi est-
elle en question ? il faudra la confronter avec cette valeur. Mais si nous revenons aux
différents « choix » faits par l'agent économique et qui aboutissent à cet index de
valeur, nous trouvons que pour chacun d'eux a été décisive, non pas cette valeur
finale, mais chaque fois une valeur différente. Si je répartis un certain bien entre trois
possibilités d'emploi, je l'estimerai pour une quatrième possibilité d'emploi selon le
niveau de satisfaction atteint dans les trois premières. Ce n'est pas cette valeur qui est
décisive pour la répartition entre ces trois possibilités, car elle ne prend existence qu'à
exécution de cette répartition. Pour cette répartition sont décisives les valeurs qui
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 32

seraient à réaliser dans chacune des possibilités d'emploi entrevue chaque fois. Fina-
lement pour chaque bien en résulte une certaine échelle de valeurs qui reflète les
valeurs de tous ses différents emplois et lui assure une certaine utilité limite. Elle est
donnée pour chaque moyen de production - nous l'avons dit - par son « produit », par
sa contribution productive selon l'expression de von Wieser.

Mais cette échelle de valeurs et cette utilité limite sont d'abord le résultat d'un
processus économique à marche calme, le résultat de choix définitifs. Où que ce soit
qu'il y ait encore à choisir, toujours d'autres grandeurs de valeurs entrent en consi-
dération.

Comme chaque production implique un choix entre des possibilités d'emploi et


toujours une renonciation à la production d'autres biens, elle n'apporte jamais à l'agent
économique uniquement des avantages. Certes les besoins satisfaits sont toujours plus
urgents que ceux mis au second plan, sans quoi le choix n'eût pas été en leur faveur.
Mais le bénéfice net est, non pas la valeur totale du produit, mais son excédent sur la
valeur du produit fabriqué en cas contraire. La valeur de ce dernier est un argument
qui s'oppose à la production choisie, et mesure du même coup la force de ce dernier
produit. Nous rencontrons ici le facteur coût. Le coût est un phénomène de la valeur.
Ce que coûte, en dernière analyse, aux producteurs la production d'un bien, ce sont les
biens de consommation qu'ils auraient pu sans cela encore obtenir avec les mêmes
moyens de production, et qui ne peuvent être produits maintenant par suite du choix
d'une production différente. Pour cette raison toute dépense de moyens de production
implique un sacrifice. Il en va de même dans la dépense de travail. Si on songe à
employer une certaine quantité de travail en vue d'une certaine fin, on se demande en
premier lieu ce que l'on pourrait entreprendre d'autre avec cette même quantité de tra-
vail. On ne se décide pour l'emploi examiné que si le bien produit par le travail ainsi
employé a une valeur plus grande que tous les autres biens possibles. On procède
jusque-là par rapport au travail comme par rapport aux autres biens. Sans doute pour
lui il y a encore une autre condition qui doit toujours être remplie, c'est celle dont
nous avons déjà parlé : chaque emploi, pour être examiné, doit apporter un rendement
qui balance pour le moins l'aversion liée au travail. Mais il n'y a rien de changé au fait
que, dans les limites de cette condition, l'agent économique se comporte vis-à-vis des
dépenses de travail tout comme vis-à-vis de la dépense d'autres biens.

Les besoins non satisfaits ne sont donc pas sans importance pour l'économie. Leur
pression se fait sentir partout, et chaque mesure productive doit lutter avec eux. Plus
l'agent économique développe sa production dans une direction donnée, plus il fabri-
que des quantités d'un certain bien, plus âpre devient cette lutte. En effet plus une
certaine catégorie de besoins est satisfaite, moins les besoins en question deviennent
intenses, plus par conséquent diminue l'accroissement de valeur que doit réaliser une
continuation de la production. De plus le sacrifice augmente sans cesse qui accom-
pagne la production en une direction donnée. Car ce sont des besoins toujours plus
forts, c'est à. des catégories de besoins toujours plus importants que l'on soustrait ces
moyens de production en faveur de ce seul produit. Donc le gain de valeur diminue
sans cesse quand on fabrique ce seul produit. Finalement ce gain disparaît. Quand on
en est là, toute production concrète prend fin. Nous pouvons parler d'une loi de la
décroissance du rendement de la production. Elle a cependant un sens tout autre que
la loi de décroissance du rendement physique de la production. Il s'agit là de la dé-
croissance du gain par unité produite, ce qui est tout différent. L'autorité de ce
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 33

principe est indépendante de cette loi physique de décroissance 1. Cette dernière veut
dire seulement que les unités de facteurs naturels qui découlent d'un bien productif ne
sont pas également faciles à atteindre, qu'il est sans cesse plus difficile de les obtenir.
Ce fait a une importance pratique, comme tout autre fait technique; mais il est facile
de se persuader que la loi économique de l'augmentation du coût l'emporterait finale-
ment, même si le principe physique n'était pas valable, ou si au contraire il était vrai.
Car la valeur des dépenses à faire monterait finalement à un point tel que l'utilité qui
doit être le gain de la production disparaîtrait nécessairement à la fin, même si dimi-
nuait sans cesse la grandeur physique de ces dépenses. S'il en était ainsi, le niveau de
satisfaction de chaque économie serait plus élevé, mais les phénomènes essentiels de
l'économie n'en seraient pas modifiés.

En prenant en considération le facteur du coût de la production, les agents écono-


miques ne font rien autre que prendre en considération d'autres possibilités d'emploi
des biens de production. Cette considération est le sabot d'enrayage de tout emploi
productif et le fil conducteur auquel doit se tenir chaque agent économique. Mais, en
pratique, l'habitude cristallise vite cette considération en une formule brève et mania-
ble, dont se sert l'agent économique sans lui donner chaque fois une forme nouvelle.
Cette brève expression est donnée par la valeur du coût. C'est avec cette valeur tou-
jours ferme pour lui que travaille l'agent économique, en l'adaptant aux changements
des circonstances. Elle exprime - inconsciemment dans une large mesure - toutes les
relations qui existent entre les besoins et les moyens présents ; elle reflète toutes ses
conditions de vie et tout son horizon économique.

Le coût, en tant qu'expression de la valeur des emplois non réalisés, constitue le


passif du bilan de l'économie. C'est là le sens le plus profond du phénomène du coût.
Il faut d'ailleurs distinguer de cette expression de valeur la valeur des biens produits
avec coût. Celle-ci englobe la valeur totale des produits réellement fabriqués, valeur
qui, dans notre hypothèse, est plus élevée. Mais ces deux grandeurs à la limite de la
production sont égales, comme nous l'avons dit ; car, dans ce cas, les coûts atteignent
le niveau de l'utilité limite du produit, et du même coup aussi de la combinaison de
moyens de production qui participent à cette fabrication. Ici apparaît cet état, somme
toute le meilleur, que l'on appelle l'équilibre économique 2, et qui tend visiblement à
se renouveler dans chaque période économique, tant que s'en maintiennent les con-
ditions.

Il y a à cela une conséquence très remarquable. Tout d'abord la dernière quantité


d'un produit est fabriquée sans gain en utilité dépassant le coût. Cela va de soi, pour
peu qu'on le comprenne exactement. Mais, en outre, on ne saurait même pas atteindre
dans la production une valeur qui dépasse les valeurs des biens produits avec coût. La
production réalise seulement les valeurs prévues dans le plan économique, et qui
étaient auparavant en puissance dans les valeurs des moyens de production. En ce
sens, et pas seulement au sens donné à ce terme en physique et signalé antérieure-
ment, la production ne crée pas de valeur, en un mot aucun accroissement de valeur
n'apparaît dans le cours du processus de production. La chose est claire; la satisfaction

1 En nous détournant de la loi physique de la décroissance, nous nous écartons d'une manière déci-
sive du système des classiques. Cf. mon article, Le Principe de la rente dans la théorie de la ré-
partition [Das Rentenprincip in der Verteilungslehre] (Schmollers Jahrbuch, 1906 et 1907), et en
outre dans le H. W. B, der Staatsw. l'article de F. X. WEISZ, Rendement décroissant
(Abnehmender Ertrag).
2 Cf. Wesen, liv. II.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 34

future des besoins dépend, avant que la production n'ait fait son oeuvre, de la
possession des moyens considérés de production, tout comme elle dépend ensuite de
la possession des produits. Les agents économiques s'opposeront avec la même éner-
gie à la perte des uns et des autres et ne renonceront aux uns comme aux autres qu'en
échange des mêmes compensations.

Cependant ce processus d'imputation doit remonter aux éléments derniers de la


production, aux prestations de travail et de terre. On ne peut s'arrêter à aucun bien
productif fabriqué, car pour chacun se répète le même enchaînement d'idées. C'est par
là seulement que notre résultat va apparaître sous son jour véritable. Vu sous cet
angle aucun produit ne peut présenter une valeur qui excède la valeur des prestations
de travail et de terre contenues en lui. Nous avons précédemment résolu en travail et
en terre les moyens de production fabriqués; nous avons constaté que, dans le proces-
sus physique de production, ils ne jouaient proprement aucun rôle essentiel pour
l'étude économique; maintenant nous voyons aussi qu'ils sont seulement des chapitres
transitoires dans le processus de l'attribution de la valeur.

Dans une économie d'échange - nous anticipons ici un peu pour l'instant - les prix
de tous les produits devraient donc être, en régime de libre concurrence, égaux aux
prix des prestations de travail et de terre contenues en eux. Le moindre gain ne saurait
s'attacher ni aux produits finaux ni aux produits intermédiaires. Car le même prix
atteint, après la production, par le produit devrait avoir été atteint précédemment pour
l'ensemble des moyens de production nécessaires; car de leur somme résulte autant
que du produit. Chaque producteur devrait livrer son gain tout entier à ceux qui lui
ont fourni les moyens de production et, dans la mesure où ceux-là à leur tour sont
producteurs de produits quelconques, il leur faudrait de leur côté livrer leur gain
jusqu'à ce que, finalement, le total primitif des prix vienne échoir aux fournisseurs de
prestations de travail et de facteurs naturels. Nous y reviendrons plus loin.

Ici se rencontre une seconde conception du coût ; la conception de l'économie


d'échange. L'homme d'affaire considère comme coût les sommes de monnaie qu'il a à
payer à d'autres agents économiques pour se procurer ses marchandises ou les élé-
ments qui servent à les produire, donc ses dépenses de production et, le cas échéant,
ses dépenses d'achat. Nous complétons sa conception en comptant comme coût la
valeur en monnaie de sa prestation personnelle de travail 1. Le coût est alors essen-
tiellement le prix total des productions du travail et de la nature. Ce prix total doit,
dans toute l'économie nationale, être égal aux gains obtenus par la fabrication des
produits. Dans cette mesure la production devrait donc se dérouler sans gain. Le con-
cept de bénéfice a de même que le concept de coût un double caractère. Dans l'écono-
mie individuelle le bénéfice net est cette valeur qui distingue l'emploi le meilleur dans
des circonstances données de l'emploi le meilleur immédiatement après, emploi
auquel il a fallu renoncer par suite du choix du premier. A la limite de la production il
n'y a pas un tel « surplus » ; de par sa nature, il n'est qu'intra-marginal. Cependant
dans l'économie d'échange le bénéfice net serait une différence entre la mise que
représentent le coût et le gain. Dans l'état d'équilibre de l'économie nationale, cette
différence est égale à zéro. Dans l'économie individuelle la disparition du gain en
valeur signifie que l'on a réalisé tout le gain possible; dans une économie d'échange
au contraire l'absence de bénéfice net signifie que les valeurs des produits ne sont en

1 Les prestations personnelles de travail sont, pour ainsi dire, des dépenses virtuelles, comme le dit
justement Seager ; cf. son introduction, p. 55. Chaque homme d'affaires, comptant correctement,
compte parmi ses dépenses le revenu de sa propre terre.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 35

général pas plus grandes que les valeurs des moyens de production. En ce dernier
sens, le seul important pour nous, il n'y a pas de bénéfice dans une économie fermée,
car là toutes les valeurs des produits sont finalement imputées aux moyens primitifs
de production.

L'économie nationale devrait travailler sans gain quand elle parvient à son état le
plus parfait : c'est là un paradoxe. Si nous nous représentons l'importance de nos pro-
positions, ce paradoxe disparaît en partie. Par là nous ne prétendons pas que l'éco-
nomie nationale produit sans résultat dans son état d'équilibre le plus parfait, mais
seulement qu'alors les résultats vont entièrement aux facteurs primitifs de production.
De même que la valeur est un symptôme de notre pauvreté, le gain en est un de notre
imperfection. Mais le paradoxe subsiste à un autre point de vue. Il est nécessaire ici
de voir clairement que les excédents doivent être ramenés à des avantages naturels et
imputés aux facteurs naturels, à la situation de la terre, etc. Il le faut noter pour que
les rentes différentielles n'apparaissent pas comme une objection. Il faut éviter aussi
un autre malentendu. Le producteur fabrique une quantité de produits telle que le coût
limite soit égal au gain limite. Le producteur ne fait-il pas dans ces limites un gain
intra-marginal ? les dernières quantités partielles fabriquées ne lui rapportent aucun
gain, mais les quantités antérieures, fabriquées à moindre coût, vendues à un prix plus
élevé, ne lui rapportent-elles rien ? Non pas. Cette manière de voir ne doit nous ren-
seigner que sur la grandeur de la production; mais elle ne signifie pas que le produc-
teur fabrique et vende successivement ses produits. Il fabrique toutes ses unités de
produit au coût limite et ne touche pour elles toutes que le prix limite.

Ne peut-il subsister dans l'économie nationale une marge de bénéfice net ? La


concurrence peut anéantir le bénéfice net concret individuel d'une branche; mais elle
cesserait de le faire s'il existait dans toutes les branches de production. Car, en ce cas,
les producteurs ne seraient plus portés à se faire concurrence, tandis que les travail-
leurs et les propriétaires fonciers ne peuvent être concurrents qu'entre eux et non vis-
à-vis des producteurs sur le marché des produits. Mais ce serait méconnaître là pro-
fondément l'essence de la concurrence. Supposons que les producteurs fassent un tel
gain : il leur faudrait estimer alors d'une manière correspondante les moyens de pro-
duction, à qui ils doivent ce gain. Ou bien ce sont des moyens de production primitifs
- à savoir leurs prestations personnelles ou des facteurs naturels - et nous en sommes
au même point qu'auparavant, ou bien ce sont des moyens de production fabriqués et
il faut les estimer d'une manière correspondante. Bref les prestations de travail et de
terre contenues en eux doivent être estimées plus haut que les autres prestations de
travail et de terre, ce qui est impossible, car, avec ces quantités de travail et de terre
antérieurement produites, les travailleurs et les propriétaires fonciers peuvent fort
bien se faire concurrence. Ce bénéfice net ne saurait donc subsister. Dans une écono-
mie fermée, quand on produit en ayant en vue certains produits, dont la valeur est
déjà préformée dans les valeurs des prestations productives primitives, également
quand il faut franchir tant et tant d'étapes intermédiaires de production, les grandeurs
des valeurs doivent rester les mêmes. Pareillement dans une économie d'échange,
même si le processus économique est morcelé en tant et tant d'exploitations indépen-
dantes, il faut que la valeur et le prix des prestations primitives productives absorbent
la valeur et le prix des produits, car chaque agent économique estime les moyens de
production pris à charge par lui selon leur résultat dans le processus productif et fixe
leur production - s'ils sont produits - et leur prix d'après cette estimation. Pour cette
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 36

raison un excédent ou un bénéfice net général est impossible. Je ne veux pas lasser le
lecteur qui trouvera ailleurs d'autres recherches qui auraient leur place ici 1.

Cette notion est bien loin de la vie, mais elle est plus proche de la théorie qu'on ne
le croirait. Depuis que les idées classiques fondamentales se sont fixées, c'est-à-dire
au plus tard depuis Ricardo, la plupart des auteurs auraient dû la reconnaître. Car le
principe des coûts joint à l'évaluation des coûts en travail y mène nécessairement. Il
suffit de réfléchir à fond à la chose. En fait c'est par là que s'explique aussi la
tendance à concevoir comme salaire tous les rendements possibles, y compris même
l'intérêt. Si le résultat auquel nous arrivons n'a pas été exprimé explicitement 2, la
première raison en est que les vieux économistes ne tiraient pas avec une grande
rigueur les conséquences nécessaires des principes fondamentaux; la seconde, c'est
que notre résultat paraît contredire trop crûment les faits. Néanmoins ce résultat nous
lie. La théorie de l'imputation le confirme à nouveau et v. Böhm-Bawerk 3 fut égale-
ment le premier à dire explicitement qu'en principe la valeur totale d'un produit devait
se répartir entre la terre et le travail, si le processus de production suivait une marche
idéale parfaite. Pour cela il faut que l'économie nationale entière soit précisément
orientée vers les productions à entreprendre, que toutes les valeurs se soient fixées en
conséquence, que tous les plans économiques se compénètrent et que rien ne trouble
leur exécution. Ce qui ne peut être approximativement le cas que si l'économie se
meut sur des voies qu'une longue expérience a rendues familières à tous ses membres.

Deux circonstances, continue Böhm-Bawerk, font que cette égalité de valeur des
produits et des moyens de production, est toujours troublée à nouveau. L'une est
connue sous le nom de résistance de frottement (Reibungswiderstand). Pour mille rai-
sons le grand organisme de l'économie nationale ne fonctionne pas très promptement.
Erreur, malheur, indolence, etc. deviennent, on sait comment, des sources permanen-
tes de pertes, mais aussi de gains.

Avant de passer à la seconde circonstance, que Böhm-Bawerk expose à ce propos,


ajoutons quelques mots sur deux facteurs d'importance notable. Tout d'abord le
facteur de risque. Pour l'économie deux espèces de risques entrent en ligne de comp-
te : l'un est l'échec technique de la production - nous pouvons compter comme tel éga-
lement le danger de perdre des biens par suite d'événements causés par des forces de
la nature. L'autre est la possibilité d'un échec commercial. Dans la mesure où ils sont
prévisibles, ces dangers ont une influence immédiate sur les plans économiques. Les
agents économiques introduisent dans le calcul de leur coût des primes contre le
risque, font des dépenses pour parer à certains dangers, ou enfin prennent en consi-
dération et compensent les différences de danger des branches de production, en
évitant les branches qui comportent plus de risques tant que le rendement accru par
cette abstention ne représente pas une compensation pour ces mêmes branches 4.
Aucune de ces manières d'esquiver les dangers économiques ne fonde en principe un
gain. Celui qui pare au risque par une mesure quelconque - construction de digues,

1 Cf. chap. IV et surtout chap. V.


2 Ce que fit par exemple LOTZ, quoique par la suite il eut la faiblesse de s'écarter de cette notion,
Manuel de la théorie de l'économie politique (1821). on en trouve des échos très nets chez Smith.
3 Cf. BÖHM-BAWERK qui présente cette idée dans sa Positive Theorie des Kapitalzinses (Théorie
positive de l'Intérêt du capital, 4e éd., pp. 219 et 316).
4 Cf. Emery cité dans mon article Die neue Wirtschaftstheorie in den Vereinigten Staten [La
nouvelle théorie économique aux États-Unis] (Schmollers Jahrbuch, 1910) et FISHER, Capital
and Income (1906).
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 37

appareil de sûreté sur des machines - y a bien un avantage, puisqu'il s'assure le


rendement de sa production, mais il a normalement aussi des frais correspondants. La
prime contre le risque n'est pas davantage une source de gain pour le producteur (elle
l'est tout au plus pour la compagnie d'assurance qui peut faire là un gain comme
intermédiaire, surtout en réunissant plusieurs risques). Cette prime sera absorbée au
cours du temps en cas de besoin. Cette compensation pour un danger plus grand n'est
qu'en apparence un rendement plus grand: celui-ci doit être multiplié par un coeffi-
cient de probabilité qui, à son tour, diminue sa valeur réelle du montant même de ce «
surplus ». Celui qui simplement consomme ce surplus, perd ce bénéfice dans le cours
des événements. Aussi ce rôle indépendant que l'on a souvent attribué en économie au
facteur risque, n'est-il ni plus ni moins qu'inexistant, tout comme ce rendement
indépendant qu'on y a rattaché du même coup. On reconnaît de plus en plus cette
vérité. Il en va autrement si les risques ne sont pas prévus ou, en tout cas, s'ils ne sont
pas pris en considération sur le plan économique. D'une part ils deviennent des sour-
ces de perte. De l'autre, des sources de gain : soit que ces pertes possibles auxquelles
l'agent s'expose n'aient Pas lieu; soit que par l'élimination temporaire ou définitive
d'un agent, l'offre retarde temporairement sur la demande faite au prix habituel.

La source la plus grande de ces gains, et de ces pertes - c'est là le second facteur,
dont je voulais faire mention - découle de modifications spontanées quant aux don-
nées sur lesquelles les agents économiques ont l'habitude de calculer. Elles créent des
situations nouvelles, et l'adaptation demande du temps. Avant que cette adaptation ait
lieu, il y a dans l'économie nationale une foule de différences positives ou négatives
entre les coûts et les recettes. L'adaptation comporte toujours des difficultés. Recon-
naître seulement que la situation se modifie, c'est un fait qui ne se produit pas le plus
souvent avec toute la promptitude nécessaire. En tirer la conséquence, c'est une opéra-
tion à laquelle une dextérité et des moyens insuffisants font obstacle. Mais il est
impossible de s'adapter complètement en ce qui touche les produits quand ils sont sur
le marché, surtout si on a affaire à des biens durables. Pendant le temps qui s'écoulera
jusqu'à leur emploi, pareilles modifications ont inévitablement lieu. De là une des
particularités de la formation de leur valeur que Ricardo a déjà traitée, chap. I, sect.
IV. Leurs rendements perdent cette connexion qui les rattache au coût ; il faut les
prendre tels quels, modifier leurs valeurs, sans pouvoir modifier en conséquence
l'offre. Ils deviennent ainsi en un certain sens des rendements d'une espèce particu-
lière, et ils peuvent dépasser les prix globaux des prestations de travail et de terre
contenues en eux, comme tomber plus bas que ces prix globaux. Ils apparaissent sous
le même angle que des prestations naturelles de durée limitée. Nous les appelons avec
Marshall des « quasi-rentes ».

Böhm-Bawerk expose une seconde circonstance qui modifie le résultat de l'impu-


tation, et empêche une partie de la valeur de rejaillir sur les prestations de travail et de
terre. Cette circonstance c'est, on le sait, l'écoulement du temps 1 que comporte cha-
que production, à l'exception de la production immédiate dans la quête primitive de la
nourriture. D'après cela les moyens de production ne seraient pas seulement des biens
de consommation en puissance, mais ils se distingueraient encore des biens de con-
sommation par un signe nouveau essentiel. En ce qui les concerne il serait essentiel
qu'un certain temps les séparât des biens immédiatement consommables, pour cette

1 Pour le facteur « temps » dans la vie économique, c'est Böhm-Bawerk qui est l'autorité la plus
importante; puis en deuxième ligne W. St. Jevons et John Rae. Pour une étude détaillée surtout de
la Time Preference, c'est spécialement Fisher, The rate of interest, qui doit être pris en consi-
dération. Cf. également l'article de Marshall qui traite du facteur temps.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 38

raison qu'on estime plus des biens présents que des biens futurs. Les moyens de
production seraient des biens de consommation futurs, et, comme tels, auraient moins
de valeur que des biens de consommation présents. Leur valeur n'épuiserait pas la
valeur du produit.

Nous touchons là à une question extrêmement épineuse. Il faudra analyser tant les
faits existant indubitablement que la, portée économique du phénomène ainsi intro-
duit dans la théorie. Une foule d'influences s'y croisent, et il est extraordinairement
difficile de les discerner clairement. Nous en traiterons bien plus loin. Nous ne pou-
vons en épuiser la matière dans ce livre; car nous songeons ici seulement à nous
prémunir contre les objections possibles. Nous ne voulons que présenter actuellement
cette question : dans le circuit normal d'une économie nationale, où bon an mal an le
processus de production se répète et où les données restent les mêmes en général, y a-
t-il une sous-estimation systématique des moyens de production par rapport aux
produits ? Cette question se dédouble : 1° Dans une pareille économie, abstraction
faite des coefficients de risque inhérents aux choses et aux personnes une satisfaction
future des besoins peut-elle être systématiquement et en général estimée moins qu'une
satisfaction présente ? 2° Dans le circuit d'une telle économie, abstraction faite de
l'influence qu'exerce en soi l'écoulement du temps sur les estimations, est-ce que ce
qui se produit dans le cours du temps peut fonder cette différence de valeur ?

Une réponse affirmative à la première question semblerait assez plausible. Certes


je préfère que l'on me remette immédiatement plutôt que dans l'avenir 1 un bien qui
m'est précieux. Mais ici il s'agit non pas de cela, mais de l'estimation d'éléments dont
le rendement est fixe et régulier. Si on le peut, que l'on se représente le cas suivant :
quelqu'un jouit d'une rente viagère; ses besoins demeurent pour le reste de sa vie
absolument identiques tant en espèce qu'en intensité ; la rente est suffisamment gran-
de et sûre, et le dispense de constituer un fonds de réserve en vue de cas particuliers,
ou de pertes possibles ; il se sait à l'abri d'obligations surgissant au profit d'autrui ou
de désirs extraordinaires. Aucun dépôt d'épargne qui porte intérêt n'est possible, car,
si nous en admettions un, nous supposerions précisément là le facteur intérêt et nous
serions près d'un cercle vicieux. Un tel homme en pareille situation estimera-t-il les
annuités futures de sa rente moins que les annuités plus rapprochées ? Abstraction
faite toujours du risque personnel de vie, se séparerait-il plus facilement d'annuités
futures que d'annuités présentes ? Sûrement non, car s'il portait un tel jugement de
valeur et agissait en conséquence, s'il renonçait à une annuité future en échange d'une
annuité plus rapprochée, il trouverait dans le cours du temps qu'il a obtenu une
somme de satisfactions moindre que celle qu'il aurait pu obtenir. Sa manière d'agir lui
causerait donc une perte, et ne serait pas économique. Semblable façon d'agir peut
cependant se rencontrer tout comme peuvent se rencontrer des manquements mêmes
conscients aux règles de Futilité. Mais nous n'examinerons pas ici un élément de ces
règles de l'utilité 2. Sans doute la plupart des écarts que nous trouvons dans la vie
pratique ne sont pas des manquements à ces règles : il les faut expliquer par le fait
que nos suppositions ne sont pas réalisées. Là où nous trouvons des surestimations
tout à fait instinctives d'une jouissance présente, spécialement chez l'enfant et le
sauvage, il y aurait le plus souvent un écart entre le problème économique à résoudre
1 Disons du reste aussitôt que ce fait même n'est ni si clair ni si simple et qu'au contraire ses bases
ont besoin d'être analysées comme nous le ferons brièvement par la suite.
2 Je crains presque que le prof. Fisher n'ait porté un coup mortel au facteur qui est l'écoulement du
temps par la nouvelle formule qu'il en a donnée (Scientia, 1911) : il l'aperçoit dans l'impatience
des agents économiques. Cette formule recèle l'argument contraire, car l'impatience n'est pas un
élément du processus de production.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 39

et l'horizon économique de l'agent. L'enfant et l'homme à l'état de nature connaissent,


par exemple, seulement une production immédiate et l'appoint présent qu'elle exprime
et apporte. Les besoins futurs ne leur semblent pas moindres, ils ne les aperçoivent
même pas. Quand il leur faudra prendre des décisions qui tiennent compte de ces
besoins futurs, ils seront en état d'infériorité. Cela est naturel, mais ils n'ont pas à
prendre normalement de telles décisions. Celui qui comprend le double rythme des
besoins et des moyens de satisfaction, peut, dans un cas concret, en mépriser, mais
non pas en négliger dès l'abord, la conséquence : un déplacement unilatéral des deux
facteurs ne peut que nuire.

Notre exemple est un type très rigoureusement conçu de la situation des agents
économiques dans une économie nationale, telle qu'elle se présente dans l'hypothèse
du circuit. En une perpétuelle rotation les périodes économiques se succèdent avec
des rendements qui restent, en principe, égaux à eux-mêmes. Chaque agent économi-
que doit expier toute prévision psychologique insuffisante des besoins futurs. A ceci
s'ajoute que, normalement, il n'y a aucune raison de comparer des valeurs présentes
aux valeurs futures. Car l'économie suit le chemin qui lui est prescrit. Elle est orga-
nisée en vue de certaines productions. Le processus économique en cours doit en tout
cas être poursuivi jusqu'au bout. Rien ne sert de surestimer des besoins présents. Si on
l'a fait, c'est que les besoins futurs sont devenus présents. Les agents économiques
n'ont nullement le choix entre le présent et l'avenir. Ceci va devenir encore plus clair.

Mais qu'en est-il de notre seconde question ? Le processus de production ne peut-


il dans sa marche prendre des formes auxquelles ne s'appliquent pas les suppositions
de notre cas type ? Le courant continu des biens ne peut-il couler tantôt plus faible,
tantôt plus fort ? En particulier le fait même qu'une méthode de production plus lucra-
tive demande plus de temps, ne peut-il influencer les valeurs des réserves présentes de
biens, qui seules permettent le choix de cette méthode et faire du temps un facteur du
circuit économique ? On peut se méprendre sur notre réponse négative à cette ques-
tion, elle ne prendra sa pleine importance que plus tard. Nous ne nions pas le rôle que
joue de fait dans l'économie l'écoulement du temps. Mais il faut l'expliquer autrement.
Dès maintenant nous devons dire que l'introduction de processus plus lucratifs et plus
longs est une autre affaire, et qu'il, faut discuter spécialement dans ce cas-là la ques-
tion de l'influence du temps. Il ne s'agit pas de cela pour l'instant. Nous ne parlons pas
de l'introduction de nouveaux processus, mais du circuit d'une économie nationale qui
travaille avec des processus donnés et en cours de fonctionnement. C'est toujours la
méthode de production la plus lucrative qui est la seule en application, une fois intro-
duite : en effet elle fournit pour le présent plus de produits que la méthode moins lu-
crative, comme nous allons le voir. Un processus de production est dit plus « lucratif
» s'il fournit plus de produits que tous les autres processus de production moins
lucratifs, qui peuvent être pratiqués dans le même temps. Les quantités nécessaires de
moyens de production étant une fois présentes, cette méthode sera toujours pratiquée
à nouveau sans aucun choix. Selon nos vues, cette méthode fournira ses produits sans
arrêt. Même si ce n'était pas le cas, il n'y aurait pas de sous-estimation du produit
futur. Par suite de son retour périodique elle n'aurait dans notre hypothèse aucun
sens 1 ; bien plus, il se ferait en tout cas dans le temps une répartition égale de la
consommation. Je puis bien estimer davantage des biens présents, si leur possession
m'assure pour l'avenir plus de biens que jusqu'à présent. Mais je ne le ferai plus - et

1 Après la récolte les céréales sont certes meilleur marché que plus tard. Ce fait s'explique cepen-
dant par les frais de conservation, par l'existence de fait de l'intérêt, et par d'autres circonstances
qui ne changent rien à notre principe.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 40

mes estimations du présent et de l'avenir devront se balancer - si je suis assuré d'un


courant plus lucratif de biens et si mon économie a été organisée à cette fin. Une
« plus » grande quantité de biens dans l'avenir ne dépend pas alors de la possession de
biens actuels. Nous pouvons aussi étendre à ces cas l'exemple de notre retraité.
Supposons qu'on lui paie chaque mois une rente de mille couronnes. Supposons qu'on
lui offre par la suite de lui donner au lieu de cela vingt mille couronnes à la fin de
l'année. Jusqu'à l'échéance de la première annuité l'écoulement du temps pourra se
faire sentir très désagréablement. A partir de cette échéance il verra sa situation
améliorée, et il estimera cette amélioration à un surplus total de huit mille couronnes,
et non à une partie de cette somme.

On peut porter des jugements partiellement analogues quant -aux facteurs absti-
nence 1 et attente obligatoire. Je signale avant tout ici les développements à cet égard
de Böhm-Bawerk. Pour nous il s'agit seulement de préciser notre position en la
matière. Ce phénomène, il ne suffit pas simplement de le nier pour le supprimer. Mais
il est bien plus compliqué qu'il n'en a l'air, et il est étonnant que l'on en ait pas encore
analysé avec plus de pénétration la nature et les formes. Il faut ici distinguer la
fixation donnée une fois pour toutes des conditions d'une production et leur évolution
régulière. Quel que soit le rôle de l'abstinence à ce premier point de vue, nous y
reviendrons en discutant de l'épargne au prochain chapitre, Il n'y a certainement pas
chaque fois une nouvelle atteinte obligatoire. Il faut simplement ne pas « attendre »
les rendements réguliers, puisqu'on peut les recevoir justement quand on en a besoin.
Dans le circuit normal de l'économie on n'a pas à résister à la tentation qui vous incite
à une production instantanée, car on s'en trouverait immédiatement plus mal. On ne
peut donc parler d'abstinence au sens de non-consommation des sources de rende-
ment, car dans notre hypothèse il n'y a pas d'autres sources de rendement que le
travail et la terre. Mais finalement le facteur abstinence ne pourrait-il pas intervenir
dans le circuit normal de l'économie, parce que condition nécessaire de ce mouve-
ment, il peut être rémunéré à l'aide du rendement régulier de la production ? Notre
examen montrera qu'il est seulement une condition tout à fait secondaire; pour user
d'un langage concret, l'introduction de nouvelles méthodes de production ne demande
pas une accumulation antérieure de biens. En outre, suivant la démonstration de
Böhm-Bawerk, cette estimation indépendante d'un élément abstinence reviendrait en
ce cas à compter deux fois le même chapitre 2. Quoi qu'il en soit du facteur attente
obligatoire, il n'est certainement pas un élément du processus économique, que nous
avons à considérer ici.

Par essence le circuit de l'économie, parce qu'il reste identique à lui-même, exige
qu'il n'y ait pas un vide béant entre dépense et satisfaction des besoins. Tous deux,
selon la juste expression du professeur Clark, sont automatiquement « synchroni-

1 Les auteurs principaux sont SENIOR et dans l'autre camp v. BÖHM-BAWERK clans son Histoire
critique des théories de l'intérêt du capital. Parmi les tout récents spécialement l'Américain Mc
Vane. Cf. aussi l'art. « abstinence 1) dans le dictionnaire de Palgrave et sa bibliographie. Pour
l'insouciance avec laquelle on en use souvent avec ce facteur, CASSEL est typique; Nature and
Necessity of the rate of interest. Notre position est proche de celle de WIESER (Valeur naturelle)
et de JOHN CLARK, Distribution of Wealth). Cf. aussi Essence, liv. III.
2 FISHER, Rate et Interest, pp. 43-51. Mais le développement de cette môme matière est vicié par
l'introduction de l'escompte, qu'avec une grande insouciance l'auteur considère comme allant
simplement de soi.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 41

ques » 1. C'est la théorie qui, en voulant expliquer à ce propos l'intérêt, a déformé les
choses en elles-mêmes claires, simplement masquées par, le fait de l'intérêt. Nos
développements apparaîtront sous leur jour exact, quand nous schématiserons le pro-
cessus économique, tel que nous le représentons. Auparavant il nous faut faire encore
quelques autres remarques.

La solution du problème de l'imputation a éclairci la formation de toutes les


valeurs individuelles de biens dans l'économie - Il y a seulement à ajouter que les
valeurs individuelles ne sont pas juxtaposées sans lien entre elles, mais qu'elles se
conditionnent réciproquement. Cette règle n'a d'exception que lorsqu'un bien irrem-
plaçable par d'autres a pour seul moyen de production des moyens de production
également irremplaçables et en outre inutilisables ailleurs. On peut se représenter
pareils cas : ils peuvent se produire, par exemple, pour des biens de consommation
offerts immédiatement par la nature, mais c'est là une exception qui tend à disparaître.
Toutes les autres quantités de biens et leurs valeurs sont entre elles dans une étroite
relation. Quantité de biens et valeurs sont donnés par les relations de complémenta-
rité, de possibilité d'emplois différents, de substitution et enfin de connexité. Deux
biens ayant en commun un seul moyen de production et point d'autre, leurs valeurs
sont cependant en liaison, car la répartition de ce seul moyen de production établit la
relation. C'est du concours de ce seul moyen de production que dépend la quantité des
deux biens, donc leurs valeurs. Cette répartition est effectuée dans les deux emplois
selon la règle de l'utilité limite du moyen de production. A peine est-il besoin de
montrer qu'en effet la connexion ménagée par le travail, facteur productif, embrasse
en somme tous les biens. La détermination de la quantité de chaque bien, donc de sa
valeur, est pour chaque bien soumise à la pression de toutes les valeurs des autres
biens et s'explique entièrement par le seul fait qu'on en a tenu compte. Ainsi toutes
ces valeurs individuelles sont dans une interdépendance réciproque. Ce système de
valeurs exprime toute l'économie de l'individu, ses conditions de vie, son horizon, sa
méthode de production, ses besoins, toutes ses combinaisons économiques. L'agent
économique individuel n'a jamais une conscience aussi vive de toutes les parties de ce
système de valeurs, la plus grande part en est à chaque instant soustraite à sa con-
science. Même quand il prend des décisions relatives à son activité économique, il ne
s'en tient pas à l'ensemble de tous les faits exprimés dans ce système de valeurs, mais
il a recours seulement à certains « leviers » tout prêts. Dans la vie économique quoti-
dienne il agit en général par habitude et par expérience ; pour l'emploi de tel et tel
bien il. se base chaque fois sur la valeur qui lui en est donnée par l'expérience. Mais la
structure et le calcul de cette expérience lui sont donnés dans le système de valeurs
dont nous avons parlé. Les valeurs qui y figurent sont réalisées bon an mal an par
l'agent économique. Ce système de valeurs, avons-nous dit, montre une très remar-
quable constance. Dans chaque période économique la tendance s'affirme de rentrer
dans les voies déjà parcourues une fois complètement et de réaliser à nouveau les
mêmes valeurs. Même là où cette constance est interrompue, il reste néanmoins une
certaine continuité : car, même si les circonstances extérieures se modifient, il ne
s'agit jamais de faire quelque chose d'entièrement nouveau, mais seulement d'adapter
à de nouvelles circonstances ce que l'on a fait jusqu'à présent. Le système de valeurs
une fois arrêté, et les combinaisons une fois données sont toujours le point de départ
de chaque période économique nouvelle et bénéficient pour ainsi dire d'une présomp-
tion. Il n'est pas superflu de signaler une fois encore l'origine véritable de cette

1 Clark attribue sans doute au capital le mérite de réaliser cette « synchronisation ». Nous ne le sui-
vons pas ici, comme on le verra. J'y insiste : c'est d'eux-mêmes que se synchronisent dépense et
résultat, sous la pression de gains et de pertes, qui accélèrent ou retardent ce mouvement.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 42

constance ou continuité. Elle est indispensable à l'activité économique des agents


économiques. Ils ne pourraient dans presque aucun cas fournir en pratique le travail
intellectuel nécessaire pour recréer cette expérience. De fait la quantité et la valeur
des biens des époques écoulées préparent les quantités et les valeurs des époques
suivantes, mais cela ne suffit pas pour donner la raison de cette constance. La raison
en est plutôt dans le fait que ces expériences ont fait leur preuve et que l'agent
économique pense ne pouvoir rien faire de mieux que de les répéter. Ainsi notre
analyse du système de valeurs est pour ainsi dire la géologie de cette montagne qu'est
l'expérience; elle nous a montré aussi qu'en fait on explique ces facteurs et ces valeurs
des biens en tenant compte des besoins et de l'horizon de l'individu, considérés eux-
mêmes comme des conséquences des circonstances du monde extérieur. Cette con-
duite expérimentale de l'individu n'est pas un accident, elle a un fondement rationnel.
Il y a une espèce de conduite économique qui, dans des circonstances données, établit
aussi bien que possible l'équilibre entre les moyens présents et les besoins à satisfaire.
Le système de valeurs décrit par nous correspond à un état d'équilibre économique;
ses éléments individuels ne peuvent en être modifiés, les données restant les mêmes,
sans que l'agent économique ne fasse l'expérience que les choses vont plus mal qu'au-
paravant. Dans la mesure donc où il s'agit dans l'économie de s'adapter aux circons-
tances et de s'accorder simplement avec les nécessités objectives sans vouloir les
modifier, il n'y a qu'une seule conduite déterminée 1, qui se recommande à l'individu,
et les résultats de cette conduite resteront les mêmes tant que ces circonstances
données resteront les mêmes.

Nous n'avons tout d'abord pensé dans notre examen qu'à une économie indivi-
duelle ; il nous faut maintenant en étendre les résultats à l'économie nationale. En
bien des points la chose est possible sans plus, comme on le voit facilement ; il n'y a
relativement que peu de points qui aient besoin d'un exposé spécial, surtout en ce qui
concerne une économie d'échange. Pour chaque unité économique s'offre ici la
possibilité d'un échange. Il ne s'agit pas pour nous d'exposer ici une théorie détaillée
de l'échange, il nous suffira d'en énoncer seulement la loi fondamentale. La réalisa-
tion d'un échange implique que les deux coéchangistes estiment chacun pour soi le
bien à acquérir davantage que le bien à donner. Cette condition étant donnée pour
deux agents économiques, chacun d'eux désire un bien possédé par le second plus que
l'un des siens, tandis qu'inversement l'autre agent économique préfère ce dernier bien
au premier. On en vient alors à l'échange et l'on continue aussi longtemps que celui-ci
s'étend à des quantités aussi grandes que le permettent les dispositions intéressées des
deux agents économiques. Il n'est tout d'abord pas fixé de relation d'échange précise.
Elle dépendra surtout de l'habileté, de la puissance économique et de la sécurité de la
position des deux coéchangistes, mais on peut indiquer en toutes circonstances la
condition à remplir pour que l'échange cesse : à savoir que les utilités limites des
quantités de biens à donner mais restant aux agents économiques soient aux utilités
limites des biens à acquérir pour chaque agent économique dans le rapport inverse
des unités de biens à échanger entre elles. Si ce ne sont pas seulement deux agents
économiques qui font un échange entre eux mais si, de part et d'autre, il y a un plus
grand nombre de personnes désireuses de procéder à des échanges, on précisera sans
ambiguïté le résultat de l'échange quant à la relation d'échange et à la quantité.

1 Ceci n'est certes valable que pour les cas de libre concurrence et de monopole unilatéral au sens
technique des deux mots. Mais cela suffit pour nos desseins.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 43

Mais ceci n'est qu'accessoire pour nous. Seule. nous importe ici la modification
que le système de valeurs d'une économie jusque-là isolée subit par suite de ces possi-
bilités d'échange. Cette possibilité modifie, il va de soi, de fond en comble tout le
plan économique, des combinaisons toutes différentes seront recommandées, surtout
en cas de trafic intense, tout le tableau de l'économie se modifiera. Il se produira une
plus grande spécialisation dans la production ; on produira de plus en plus en vue de
l'écoulement sur le marché et non plus en vue de la consommation personnelle. Tout
cela a été examiné déjà souvent d'assez près. Un seul fait nous importe ici : ces nou-
velles possibilités d'emploi des biens modifient leurs échelles de valeurs et surtout
restent incorporées au système de valeurs. L'agent économique individuel qui n'a
encore aucune expérience de cette nouvelle espèce d'emploi, essaiera différentes pos-
sibilités d'échanges jusqu'à ce qu'en tâtonnant il parvienne à celle qui, de son point de
vue, lui donne le meilleur résultat. Il organisera alors son économie d'après elle et
s'efforcera de découvrir toujours les mêmes possibilités d'échange. Les biens produits
par lui pour cet échange lui apparaîtront non pas sous l'angle de la valeur d'usage,
qu'ils auraient pour sa propre consommation, mais sous l'angle de la valeur d'usage de
ce qu'il peut obtenir en les échangeant 1. Son échelle de valeurs pour ses produits et
pour ses moyens de production sera donc faite des échelles de valeurs d'usage des
biens à acquérir par voie d'échange. Ayant trouvé pour le mode d'emploi de ses forces
productives la meilleure utilisation possible, l'agent économique estimera ces forces
d'après ce mode d'emploi le meilleur. Il aura donc parmi les données expérimentales
de son économie des actes très précis d'échange en vue de relations d'échange très
précises. C'est en vue de ces actes d'échange, de ces relations d'échange et de la satis-
faction des besoins qu'il obtient, qu'il organisera son système de valeurs. Nous
approchons ainsi du point de départ de tout notre examen, à savoir du fait que chaque
commerçant, chaque producteur agit toujours sur la base d'une certaine situation habi-
tuelle et ne modifie sa conduite que contraint par les circonstances. Il va de soi, point
n'est besoin d'examiner spécialement l'affirmation que, même dans cette nouvelle
supposition, il y a un certain état d'équilibre.

Les actes innombrables d'échange que nous pouvons observer dans une économie
d'échange au cours d'une période économique constituent en leur totalité le cadre dans
lequel se déroule la vie économique. Les lois de l'échange nous montrent comment
des circonstances données expliquent sans ambiguïté ce circuit. Elles nous apprennent
d'une part l'immutabilité de ce circuit et la raison d'être de celle-ci quand les circons-
tances restent les mêmes, d'autre part les changements de ce circuit et leur cause en
vue d'une adaptation spontanée aux circonstances modifiées. En ce sens chaque
période se répète : sans cesse on produit des biens de consommation et des biens pro-
ductifs que l'on écoule dans une économie d'échange, et sans cesse on consomme les
biens de consommation et on emploie soi-même les biens productifs. A condition que
les circonstances restent constantes, nous aurions toujours là les mêmes biens et on
userait des mêmes méthodes de production.

Mais ce n'est pas ce seul facteur qui unit les périodes économiques les unes aux
autres: ce facteur, la réalité nous montre qu'il forme une liaison avec les expériences
déjà éprouvées et la théorie nous le montre comme une suite du choix réfléchi de la

1 Il les estimera aussi d'après leur «valeur subjective d'échange», comme on peut dire aussi ou dans
une économie financière d'après leur « valeur de rendement ». Cette manière d'envisager les
choses peut facilement faire croire à un cercle vicieux. En réalité il y en aurait un à vouloir
expliquer la formation des prix de la prestation de travail, par exemple, sur l'estimation que fait le
travailleur de son travail. Mais cela, ni nous, ni les autres théoriciens de l'utilité limite ne le
faisons.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 44

combinaison la meilleure à faire dans les circonstances données entre les moyens
présents. A cela s'ajoute le fait que chaque période économique travaille aussi avec
des biens qui proviennent d'une période antérieure. De même dans chaque période
économique on produit des biens pour la période prochaine et l'on prépare le proces-
sus économique de la période prochaine. Pour simplifier notre exposé nous résumons
ce fait en supposant que, dans chaque période économique, on emploie en consomma-
tion ou en production les seuls biens produits dans la période économique précédente
et on produit les seuls biens qui seront employés - en consommation ou en production
- dans la période suivante. Cet « emboîtement » des périodes économiques les unes
dans les autres ne change rien à l'essence des choses, comme il est facile de s'en
persuader. Ainsi chaque bien de consommation a besoin de deux périodes, ni plus ni
moins, pour son achèvement. Les périodes économiques doivent avoir la même
longueur pour tous les agents économiques.

Ceci arrêté, quels actes d'échange faut-il donc accomplir en chaque période éco-
nomique ? Ne pouvons-nous pas les enfermer dans certaines catégories ? Avant tout
mettons à part les actes d'échange entrepris uniquement pour échanger immédiate-
ment à nouveau, tels quels, les objets que l'on vient d'acquérir par échange. La théorie
démontre qu'il doit y avoir un grand nombre de pareils actes d'échange dans chaque
économie d'échange, mais ces faits que nécessite la seule pratique des marchés, ne
nous intéressent cependant pas ici 1. Laissons-les de côté, c'est l'échange de presta-
tions de travail et de terre contre des biens de consommation qui nous saute aux yeux,
tel qu'il est pratiqué dans chaque économie d'échange. C'est cet échange qui alimente
surtout le courant des biens de l'économie nationale, en relie la source à l'embou-
chure. Ces économies, dont les agents fournissent les prestations de travail et de terre,
reçoivent un afflux de biens et portent de nouveaux biens de consommation à desti-
nation de l'économie nationale. C'est ce qu'il nous faut préciser dans le cadre de notre
schéma. De quelles prestations de travail et de terre, et de quels biens de consomma-
tion s'agit-il ici ? Sont-ce des biens de la même période économique? Naturellement
non. Les prestations productives que vendent le travailleur et le propriétaire foncier
ne fournissent leurs produits qu'à la fin de chaque période économique, or ils les ven-
dent toujours contre des biens de consommation déjà présents. Ils vendent en outre
leurs prestations productives contre des biens de consommation tandis qu'avec elles
on fabrique aussi des biens de production. D'après nous l'enchaînement est plutôt le
suivant : dans chaque période plus économique on échange contre des biens de con-
sommation achevés dans la période économique précédente les prestations « vivan-
tes » de travail et de terre, qui ne sont pas encore incorporées dans des moyens de
production, et qui doivent être employées précisément dans cette période écono-
mique. Tout ce qui, dans cette affirmation, n'est pas simple observation des faits, sert
seulement à simplifier notre exposé et n'entame pas le principe. Aux mains de qui se
trouvent avant l'échange les prestations de travail et de terre ? La réponse est évi-
dente. Mais qui sont les gens qui se trouvent en face des propriétaires et qui détien-
nent avant l'échange les biens de consommation destinés à payer les premiers ? Ce
sont simplement les gens qui dans cette période ont besoin de prestations de travail et
de terre, donc ceux qui - y compris les intermédiaires - transforment en biens de
consommation les moyens de production fabriqués dans la période précédente en y
ajoutant d'autres prestations de travail et de terre, ou bien ceux qui veulent fabriquer
de nouveaux moyens de production. Pour plus de simplicité supposons que les deux
catégories se conduisent de même dans toutes les périodes économiques à considérer,

1 Cf. L'essence et le contenu principal de l'économie nationale théorique, livre II.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 45

qu'elles fabriquent donc toujours à nouveau ou des biens de consommation ou des


biens productifs : cette hypothèse est conforme au principe de la division du travail
dans une économie d'échange. Dès lors les agents économiques, producteurs de biens
de consommation dans la période économique précédente, remettront dans la période
présente une partie de ces biens aux travailleurs et aux propriétaires fonciers dont les
prestations productives leur étaient nécessaires pour produire de nouveaux biens de
consommation pour la période économique suivante. Les agents économiques, qui
produisirent dans la période économique précédente des biens de production et veu-
lent dans la période présente faire de même pour la période suivante, écouleront ces
biens de production entre les mains des producteurs de consommation, et ce en
échange des biens de consommation, dont ils ont besoin pour obtenir par échange de
nouvelles prestations productives.

Travailleurs et propriétaires fonciers échangent donc toujours leurs prestations


productives contre les seuls biens de consommation présents que ces prestations ser-
vent immédiatement ou seulement indirectement à la production de biens de consom-
mation. Ainsi nous n'avons pas besoin de supposer qu'ils échangent leurs prestations
de travail et de terre contre des biens futurs, ou contre des promesses ou des avances
sur ces biens futurs de consommation. Il s'agit simplement d'un échange, non d'une
affaire de crédit. Le facteur temps ne joue là aucun rôle. Tous les produits ne sont que
des produits et rien autre. Pour l'agent économique individuel il est tout à fait indiffé-
rent de fabriquer des moyens de production ou des biens de consommation. Dans les
deux cas le produit est payé immédiatement et à sa pleine valeur. L'agent économique
individuel n'a pas à regarder au delà de la période économique en cours, quoiqu'il
produise toujours pour la période prochaine. Il suit simplement la loi de la demande et
le mécanisme du processus économique comporte que, ce faisant, il travaille aussi
pour l'avenir. Il ne se soucie pas du sort ultérieur de ses produits, et n'aurait peut-être
pas entamé du tout le processus de production, s'il lui fallait le mener à bout. Surtout
les biens de consommation ne sont, eux aussi, que des produits et rien autre, des
produits à qui il advient seulement d'être vendus aux consommateurs. Ils ne consti-
tuent en aucune main un fonds pour l'entretien de travailleurs, etc., ils ne servent ni
directement ni indirectement à d'autres fins productives. Aussi toute question relative
à l'accumulation de telles réserves tombe-t-elle. Comment a été monté ce mécanisme
qui, une fois établi, subsiste? C'est là une question à envisager en soi. Nous cherche-
rons à y répondre. Mais son essence ne nous fournit aucune explication. C'est dans un
lointain passé que sont ses sources. Savoir comment ce mécanisme s'est développé,
c'est un tout autre problème que de savoir comment il fonctionne.

De cet examen, résulte une fois de plus que partout et même dans une économie
d'échange les moyens de production déjà fabriqués n'ont d'autre rôle que celui
d'éléments intermédiaires entre des étapes transitoires. Nous n'en trouvons nulle part
une réserve qui ait des fonctions spéciales. Sur le produit national il n'est opéré en
dernière analyse aucun prélèvement, Aucun revenu en fin de compte ne leur échoit.
Aucune demande indépendante ne part d'eux. Au contraire dans chaque période
économique tous les biens de consommation présents donc, selon nous, tous les biens
produits dans la période précédente vont échoir aux prestations de travail et de terre
employées dans cette période, et tous les revenus seront absorbés au titre de salaires
ou de rentes foncières 1. Nous en arrivons donc à conclure que le mouvement d'échan-
ge entre, d'une part, le travail et la terre, et, d'autre part, les biens de consommation

1 Cette phrase contient le théorème fondamental de la doctrine de la répartition.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 46

est non seulement la principale, mais au fond la seule direction du courant de la vie
économique. Tout le rendement de la production revient à ceux qui ont donné en
contribution des prestations de travail et de facteurs naturels. Travail et terre se le
partagent, et il y a exactement autant - pas plus -de biens de consommation présents
qu'il est nécessaire pour satisfaire la demande effective du travail et de la terre. Ceci
correspond à l'ultime couple de faits économiques - les besoins et les moyens de les
satisfaire. C'est là un tableau fidèle de la réalité, dans la mesure où elle repose sur des
facteurs jusqu'ici exposés. La théorie l'a déformée, en créant artificiellement une
quantité de fictions et de faux problèmes : tel le problème du fonds et du propriétaire
du fonds par qui seront payées les prestations de travail et de terre.

L'organisation de l'économie d'échange se présente donc à nous de la manière


suivante : les économies individuelles nous apparaissent sous l'angle d'ateliers de
production qui fonctionnent pour les besoins d'autrui, et c'est entre ces unités qu'est «
réparti » en première ligne le rendement de la production totale d'un peuple. Dans les
limites de cette organisation il n'y a d'autre fonction que de combiner les deux fac-
teurs primitifs de production, cette fonction s'exécute dans chaque période économi-
que mécaniquement, pour ainsi dire automatiquement, sans avoir besoin d'un facteur
personnel, d'un facteur autre que la surveillance ou quelque chose d'analogue. Suppo-
sons les prestations de terre en possession d'un particulier : dans chaque unité écono-
mique à l'exception des monopoleurs, personne, sinon celui qui fournit un travail de
nature quelconque ou met des prestations de terre à la disposition de la production,
n'est fondé à réclamer une part du rendement. Dans l'économie nationale il n'y a pas
dans ces circonstances d'autres classes de gens ; surtout il n'y a pas de classe dont la
caractéristique serait de posséder des moyens de production produits ou des biens de
consommation. Nous avons déjà vu qu'il était erroné de s'imaginer qu'il y a quelque
part une réserve accumulée de tels biens. Cette idée est surtout suscitée par le fait que
beaucoup de moyens de production déjà fabriqués survivent à une série de périodes
économiques. Mais il n'y a pas là de facteur essentiel, et no-us ne changeons rien à
l'essence des événements en limitant la possibilité d'emploi de tels moyens de pro-
duction à une période économique. L'idée d'une réserve de biens de consommation n'a
même pas cet appui ; au contraire le consommateur n'a en mains que la quantité de
biens de consommation nécessaire à la consommation du moment présent. Au reste
nous ne trouvons dans l'économie nationale sous différentes formes et à différents
stades de la production que des biens de consommation qui s'approchent de leur
maturité. Nous observons un flux continuel de biens et un processus économique con-
tinuellement en marche, mais nous ne trouvons pas de réserves dont les éléments
composants seraient constants ou qui seraient constamment renouvelés. Il est égale-
ment indifférent à une unité économique de produire soit des biens de consommation
soit des biens productifs. Dans les deux cas elle écoule ses produits de la même
manière, et dans l'hypothèse d'une concurrence absolument libre, elle reçoit une ré-
munération qui correspond à la valeur de ses prestations de travail et de terre, et rien
de plus. Si on voulait appeler «entrepreneur » le directeur ou le propriétaire d'une
exploitation, ce serait un entrepreneur ne faisant ni bénéfice ni perte 1, sans fonction
spéciale et sans revenu spécial. Si on voulait appeler « capitalistes » les possesseurs
de moyens de production déjà produits, ce serait là seulement des producteurs que
rien ne distinguerait des autres et qui, tout aussi peu que les autres, ne pourraient
vendre leurs produits à un taux plus élevé que celui donné par le total des salaires
augmenté du total des rentes.

1 Construction de Walras. Mais il y a bien dans son système d'équilibre un revenu qui se nomme
intérêt.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 47

De ce point de vue nous observons un courant de biens qui se renouvelle sans


cesse 1. C'est seulement à des instants isolés qu'il y a quelque chose qui ressemble à
des réserves constituées par des biens ayant une destination individuelle ; on ne peut
au reste parler de « réserves » qu'au sens abstrait suivant : des biens d'une certaine
quantité qui se trouvent en certaines places de l'économie nationale après avoir
traversé le mécanisme de la production et de l'échange. En ce sens les réserves res-
semblent plus au lit d'un fleuve qu'à l'eau qui y coule. Ce fleuve est alimenté par les
sources toujours abondantes de travail et de terre, et durant chaque période écono-
mique il coule dans ces réservoirs, que nous appelons revenus, pour s'y transformer
en satisfaction de besoins. Nous ne nous arrêterons pas à ce point et nous nous
contenterons d'indiquer brièvement que nous nous rallions à une certaine idée du
revenu, à celle de Fetter, nous éliminerons de ce concept tous les biens qui ne sont pas
consommés méthodiquement et de fait. En un sens le circuit économique s'interrompt
ici. En un autre cependant non, car la consommation engendre le désir de se répéter et
ce désir engendre à son tour des actes économiques. On nous excusera si, dans cet
ordre d'idées, une fois de plus nous n'avons toujours pas parlé de la quasi-rente.
L'absence de toute considération sur l'épargne paraît, au premier regard, plus sérieuse.
Mais ce point sera expliqué en son temps. Dans des économies nationales toujours
égales à elles-mêmes l'épargne ne jouerait certes pas un grand rôle.

Poursuivons. La valeur d'échange de chaque quantité de biens pour un agent


économique dépend de la valeur des biens qu'il peut se procurer avec elle, et qu'il
songe de fait à se procurer. Tant qu'il ne s'est pas encore décidé, cette valeur d'échan-
ge oscillera également selon les possibilités entrevues chaque fois ; elle se modifiera
de même, si l'agent économique modifie le sens de sa demande. Mais, une fois trouvé
pour chaque bien l'emploi où on l'échangera au mieux, la valeur d'échange se main-
tient à une hauteur déterminée et à une seule, les circonstances restant constantes. Il
va de soi que, prise en ce sens, la valeur d'échange d'une unité d'un même bien est
différente pour divers agents économiques, à cause de la différence de leurs goûts et
de leurs situations économiques globales, et aussi - indépendamment de ces points de
vue - à cause de la différence des biens qu'échangent les divers agents économiques
entre eux pour les acquérir 2. Or, nous l'avons vu, le rapport des quantités de deux
biens, rapport suivant lequel ces quantités sont échangées sur le marché, en d'autres
termes, le prix de chaque bien, restent les mêmes pour tous les agents économiques,
riches ou pauvres. Mais les prix de tous les biens sont en connexion entre eux : nous
le verrons clairement en les ramenant tous à un dénominateur commun. C'est ce que
nous faisons en remplaçant toutes les autres quantités de biens, que l'on pourrait avoir
sur le marché pour une unité du bien considéré, par les quantités de l'un des biens que
l'on peut recevoir pour chacune de ces autres quantités de biens. Il en résulte que ces
quantités du bien choisi comme dénominateur sont égales entre elles. Sinon on
pourrait tirer un meilleur parti de ce que l'on possède en bien considéré en acquérant
par voie d'échange des biens peut-être non nécessaires, mais que l'on peut avoir pour

1 C'est un des mérites du livre trop peu apprécié de S. NEWCOMB, Principles of Political Economy
(1888) d'avoir nettement distingué « funds » et « flows » de biens, et d'avoir tiré les conséquences
de cette distinction. Dans la littérature contemporaine, c'est Fisher qui souligne surtout ce point. Le
circuit de la monnaie n'est nulle part décrit plus clairement que chez Newcomb (p. 316 et s.).
2 Je m'explique: par suite de la diversité de ses goûts et, de sa situation économique chaque agent
économique estime de façon différente des biens identiques par eux-mêmes que d'autres agents
économiques acquièrent également par échange. En outre les agents économiques acquièrent par
échange des biens différents.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 48

une quantité moindre du bien dénominateur, puis en échangeant ces derniers contre
d'autres biens nécessaires que l'on obtiendrait ainsi à meilleur compte. Le stimulant
que serait ce gain - lequel se détruirait lui-même - amènerait toujours la disparition de
l'un et de l'autre 1.

Introduisons dans notre examen une mesure des prix et un moyen d'échange et
choisissons immédiatement l'or pour ce rôle de « bien-monnaie ». Pour notre dessein
nous n'avons besoin que de peu d'éléments de la théorie de l'échange, laquelle est
suffisamment connue; nous pouvons donc la traiter très brièvement. Il nous faut au
contraire entrer un peu plus avant dans la théorie de la monnaie. Là encore nous nous
limiterons aux points qui auront ultérieurement une importance pour nous, et nous ne
les exposerons que dans la mesure nécessaire à la compréhension de la suite. Nous
laisserons de côté les problèmes que nous ne rencontrons plus dans ce livre, comme le
problème du bimétallisme ou le problème de la valeur internationale de la monnaie.
Nous remplacerons sans scrupule des théories présentant des avantages dans des
directions que nous n'aurons pas occasion de suivre, par d'autres plus simples ou
mieux connues, si elles nous rendent les mêmes services, quand bien même elles
seraient par ailleurs plus imparfaites 2.

Chaque agent économique estime son avoir en monnaie selon les enseignements
de l'expérience. Ces estimations individuelles aboutissent sur le marché à fixer un
rapport d'échange déterminé entre l'unité monétaire et les quantités de tous les autres
biens ; et ce de la même manière, en principe, que celle que nous avons indiquée pour
d'autres biens. La concurrence des agents économiques et des possibilités d'emploi
établit un prix de la monnaie déterminé en des circonstances données. Sans dévelop-
per ici à nouveau cette idée, indiquons qu'il est facile de s'en persuader : il suffit,
comme nous l'avons déjà fait pour un bien quelconque, d'exprimer au moyen d'un «
mètre quelconque des prix» les rapports d'échange entre la monnaie et d'autres biens,
bref de passer pour l'instant à un autre étalon.

Le prix de la monnaie, expression parfaitement définie par ces dernières lignes et


dont nous nous servirons bien souvent par la suite, repose donc, comme tout autre
prix, sur des estimations individuelles. Mais sur quoi reposent ces dernières ? La
question s'impose : pour la monnaie, en effet, nous n'avons pas l'explication qui est
valable pour tout autre bien, à savoir la satisfaction de besoins procurée à chaque
agent économique par sa consommation. Nous répondrons avec Wieser 3 : la valeur
d'usage de la matière dont le bien est formé donne la base historique selon laquelle la
monnaie acquiert un certain rapport d'échange avec d'autres biens, mais sa valeur
pour chaque agent et son prix sur le marché peuvent s'écarter de cette base, et s'en
écartent de fait. Il semble aller de soi que ni l'utilité limite individuelle ni le prix de
l'or, comme monnaie, ne peuvent s'écarter de son utilité limite individuelle et de son
prix sur le marché comme bien d'usage. Car, si cela arrive, on aura toujours tendance
1 Cf. L'essence et le contenu principal de l'Économie Nationale théorique, liv, II.
2 Le lecteur trouvera les linéaments de mes idées sur la monnaie et la valeur de la monnaie dans Das
Soziale Produkt und die Rechenpfennige [Le produit social et les jetons] (Archiv für
Sozialwissenschaft, t. 44, 1918). Nous employons là une idée de la monnaie d'une autre ampleur
qu'ici.
3 Schriften des Vereins für Sozialpolitik (Rapports au Congrès de 1909). Sur ce point: cf. v. MISE,
Theorie des Geldes und der Umlaufs mittel [La théorie de la monnaie et des médiums des
échanges] (2e éd.) et antérieurement Weisz, Die moderne Tendenz in der Lehre von Geldwert [La
tendance moderne dans la doctrine de la valeur de la monnaie] (Zeitschrift für Volkswirtschaft,
Sozialpolitik und Verwaltung, 1910).
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 49

à supprimer cette différence en frappant de « l'or destiné à l'usage industriel », ou en


fondant de l'or monnayé. C'est exact. Seulement cela ne prouve rien. Un bien peut
atteindre les mêmes prix dans deux emplois différents : on ne peut en déduire qu'un
des emplois détermine ce prix et que l'autre se contente de se régler sur lui. Il est clair
que ce sont les deux emplois ensemble qui forment l'échelle des valeurs du bien et
que son prix serait autre si l'un disparaissait. Le bien-monnaie est dans ce cas. Il sert à
deux possibilités différentes d'emploi, et quoique les utilités limites et les prix doivent
être aussi élevés dans les deux cas, si le bien peut passer librement de l'une à l'autre,
ce n'est pas son emploi dans un seul usage qui explique jamais sa valeur. Nous le
voyons avec une clarté spéciale en imaginant que toute la réserve de bien-monnaie
soit monnayée, hypothèse acceptable évidemment. La monnaie aurait encore sa
valeur et son prix, mais cette explication serait évidemment en défaut. De même la
suspension de la frappe, d'une part, et la défense de fondre la monnaie, d'autre part,
sont des exemples empruntés à l'expérience qui démontrent le caractère indépendant
de la valeur de la monnaie.

Pour cette raison la pensée peut complètement séparer la valeur de la monnaie,


comme monnaie, de la valeur matérielle du bien, dont la monnaie est faite. Sans doute
la dernière est la source historique de la première. Mais, en principe, pour expliquer
une valeur concrète de la monnaie, on peut faire abstraction de la valeur matérielle de
la monnaie, de même qu'en observant le cours d'un grand fleuve on peut faire abstrac-
tion de l'apport que sa masse reçoit encore de sa source. Nous pouvons imaginer que
les agents économiques reçoivent en partage, proportionnellement à leur avoir en
biens, plus précisément à leur expression, en prix, des unités d'un médium des échan-
ges sans valeur d'emploi, et tous les biens devront être écoulés dans chaque période
économique en échange de ces unités. Ce médium des échanges n'est alors estimé
qu'en tant que tel. Sa valeur ne peut être par hypothèse qu'une valeur d'échange 1.
Chaque agent économique ,estimera ce médium des échanges d'après la valeur qu'ont
pour lui les biens qu'il peut se procurer pour ce médium : nous avons déjà soutenu
cela pour tous les biens produits pour le marché. Chaque agent économique estimera
son avoir en monnaie de manière différente, et même si chacun d'eux exprime en
monnaie ses estimations de la valeur de ses autres biens, ces estimations auront d'in-
dividu à individu un sens différent, même si elles sont numériquement identiques. Sur
le marché chaque bien n'aura qu'un prix en monnaie et même le prix de la (ou en)
monnaie sur le marché ne peut être qu'unique à tout instant. Tous les agents économi-
ques calculent avec ces prix et à ce point de vue se rencontrent sur un terrain com-
mun. Mais ce n'est qu'une apparence, car les prix égaux pour tous expriment pour
chacun quelque chose de différent ; pour chacun ils signifient diverses limites à
l'acquisition de biens.

Comment se forme donc cette valeur personnelle d'échange qu'a la monnaie ?


Nous rattacherons la théorie de la monnaie à ce que nous avons dit, un peu plus haut,
du processus économique. D'après notre schéma il est visible que la valeur person-
nelle d'échange dans les biens produits avec coût doit entièrement reculer. Ces biens
constituent des étapes transitoires et, dans l'économie d'échange, on ne leur rattache
aucune formation indépendante de valeur. Aucun revenu n'échoit à leurs possesseurs.
Aussi n'y a-t-il là aucune occasion de formation de valeur personnelle et indépendante
d'échange de la monnaie. Dans le processus économique les moyens de production

1 La monnaie est estimée d'après sa fonction d'échange. Celle-ci a une analogie évidente avec la
fonction des moyens de production. La chose devient claire si, comme le font quelques Italiens, on
conçoit la monnaie seulement comme un bien instrumental.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 50

déjà produits constituent, selon notre hypothèse, des étapes transitoires. Il en, sera de
même dans le calcul en monnaie de l'homme d'affaires. Ces agents économiques n'es-
timent pas la monnaie d'après sa valeur directe, car ils ne se procurent avec elle aucun
bien pour leur consommation personnelle ; ils ne font au contraire que la transmettre.
Ce n'est donc pas là qu'il nous faut chercher la formation de la valeur directe
d'échange de la monnaie ; la valeur d'échange qui se reflète dans ces transactions doit
naître ailleurs. Il ne nous reste que le courant primaire de biens, que l'échange entre
les prestations de travail et de terre, d'une part, et les biens de consommation d'autre
part. C'est seulement d'après les valeurs des biens de consommation que l'on peut se
procurer en échange de sa monnaie, que l'on estime sa réserve de monnaie. L'échange
entre des revenus en monnaie et des revenus en nature est le point saillant ; il repré-
sente l'endroit du processus économique où se forment la valeur d'échange de la
monnaie, donc son prix. Ce résultat s'exprime simplement : la valeur d'échange de la
monnaie dépend, pour chaque agent économique, de la valeur d'usage des biens de
consommation qu'il peut se procurer en échange de son revenu. Le besoin global
effectif de biens d'une économie dans une période économique donne l'échelle de
valeurs pour les unités de revenus disponibles dans ce processus économique. Il y a
donc également pour chaque agent économique une telle échelle de valeurs détermi-
née sans aucune ambiguïté pour des circonstances données, et une certaine utilité
limite de sa réserve de monnaie 1. La grandeur absolue de cette réserve de monnaie
dans l'économie nationale est sans importance. Une somme moindre rend en principe
les mêmes services qu'une somme plus grande. Supposons constante la quantité
présente de monnaie, il en résultera bon an mal an la même demande de monnaie, et
la même valeur de monnaie sera réalisée pour chaque agent économique. La monnaie
se répartira dans l'économie nationale de telle manière qu'il en résultera un prix
unique de la monnaie. C'est le cas quand on écoule tous les biens de consommation,
et que l'on paie toutes les prestations de travail et de terre. Le mouvement d'échange
entre les prestations de travail et de terre, d'une part, et les biens de consommation, de
l'autre, se dédouble : il y a un mouvement d'échange entre les prestations de travail et
de terre et la monnaie et un mouvement d'échange entre la monnaie et les biens de
consommation. Cependant les valeurs et les prix de la monnaie doivent être égaux 2,
d'une part, aux valeurs et aux prix des biens de consommation, et, de l'autre, aux
valeurs et aux prix des prestations de travail et de terre : on voit donc clairement que
cette introduction d'éléments intermédiaires n'a pas changé les traits essentiels de
notre tableau, que la monnaie remplit ici une fonction technique auxiliaire sans rien
ajouter aux phénomènes. Pour user d'une expression courante, nous dirons que dans
cette mesure la monnaie ne représente que le voile des choses économiques, et qu'on
ne laisse rien échapper d'essentiel en en faisant abstraction.

La monnaie se présente au premier abord comme un bon permettant d'obtenir des


quantités de biens quelconques 3 ou, si l'on veut, comme un « pouvoir général

1 Pour une technique donnée du trafic et des habitudes données de paiement. Cf. sur ce point :
MARSHALL, Money, Credit and Commerce ou KEYNES, Tract on monetary Reform, en outre
SCHLESINGER, Theorie der Geld- und Kreditwirtschaft [Théorie de l'économie monétaire et de
crédit], 1914.
2 Nous considérons ici pour simplifier, je le répète, une économie nationale isolée : l'introduction de
relations internationales compliquerait l'exposé sans rien offrir d'essentiel. En même temps nous
considérons une économie nationale où tous les agents économiques calculent parfaitement en
monnaie et sont en rapport entre eux.
3 Cette conception se trouve déjà chez Berkeley. Elle ne s'est jamais perdue et John Stuart Mill l'a
reproduite récemment. Dans la littérature allemande de nos jours elle est surtout représentée par
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 51

d'achat ». Chaque agent économique voit dans la monnaie un moyen de se procurer


de façon générale des biens ; quand il vend ses prestations de travail et de terre, il ne
les vend pas contre des biens déterminés, mais pour ainsi dire contre des biens en
général. En y regardant de plus près, la chose prend un autre aspect. Chaque agent
économique estime la monnaie d'après les biens qu'il peut se procurer de fait avec
elle, et non d'après des biens quelconques. Quand il parle de la valeur de la monnaie,
il a devant les yeux plus ou moins nettement la masse des biens dont il use d'habitude.
Si des classes entières d'acheteurs modifiaient brusquement l'emploi de leurs revenus,
il faudrait alors que le prix de la monnaie et sa valeur personnelle d'échange se modi-
fient. Cela n'arrive pas d'habitude. En général les agents économiques s'en tiennent à
une certaine ligne de dépenses qu'ils considèrent comme la meilleure et ne la modi-
fient pas brusquement. Par là s'explique le fait que chacun dans la vie pratique peut
faire ses calculs normalement avec une valeur et un prix constants de la monnaie, et
qu'il n'a qu'à adapter l'une et l'autre aux circonstances qui ne se modifient que len-
tement, Nous dirons donc de la monnaie ce que nous avions dit auparavant de tous les
autres biens : à chaque fraction du pouvoir présent d'achat correspondent quelque part
dans l'économie nationale une demande, et une offre de biens. La masse de monnaie,
tout comme la masse des moyens de production et des biens de consommation, suit
bon an mal an le même chemin. Aussi nous ne changeons rien d'essentiel aux faits en
imaginant que chaque pièce de monnaie fait dans chaque période économique le
même chemin.

Cette relation des revenus en nature et en monnaie détermine en même temps les
modifications de la valeur de la monnaie 1. Les revenus en monnaie peuvent augmen-
ter dans l'économie nationale pour les raisons les plus différentes, par exemple par
suite de l'accroissement de la quantité d'or en circulation ; dans ce cas chaque agent
économique, conformément à son échelle de valeurs de la monnaie, estimera moins
chacune de ses unités de monnaie. Chacun présentera alors une demande plus élevée
et l'augmentation conséquente des prix des biens rétablira un nouvel équilibre écono-
mique. La valeur et le prix de la monnaie auront décrû, mais tout le système des prix
aura subi un décalage, car l'accroissement de monnaie ne se produit pas simultané-
ment pour toutes les économies et, même s'il en était ainsi, les économies individuel-
les disposeraient différemment de cet accroissement de monnaie.

jusqu'ici nous avons vu dans la monnaie un simple instrument de circulation.


Nous avons observé la formation de la valeur de ces quantités de monnaie qui sont
seules employées en fait chaque année pour mettre en mouvement la masse des mar-
chandises. Pour des raisons connues il y a dans chaque économie nationale des quan-
tités de monnaie qui ne circulent pas : la formation de leur valeur ne s'explique pas
sans plus par ce que nous avons dit. Jusqu'à présent en effet nous n'avons pas considé-
ré un emploi de la monnaie qui rende nécessaire son accumulation au delà de la
mesure qui permet aux agents économiques de régler leurs achats courants. Nous
n'insisterons pas davantage ici sur ce point sur lequel il nous faudra d'ailleurs revenir
plus tard et nous nous contenterons du fait, simplement expliqué, de la circulation et
de la formation de la valeur de la quantité de monnaie qui correspond aux principaux
mouvements décrits du trafic des échanges. En tout cas, dans la circulation normale
du processus économique envisagé par nous, il ne serait pas nécessaire d'entretenir
pour d'autres desseins des réserves considérables de monnaie.

Bendixen. Elle ne contredit ni la théorie quantitative ni la théorie du coût de production ni la «


théorie de la balance ».
1 Cf. WIESER, loc. cit.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 52

Déjà il a été fait abstraction d'un autre facteur : le pouvoir d'achat qu'est la mon-
naie est employé non seulement pour échanger des biens de consommation contre des
prestations de travail et de terre, mais aussi pour transmettre la propriété foncière ; le
pouvoir d'achat est en outre lui-même transmis. Nous pourrions facilement tenir
compte de tous ces facteurs, mais ils signifient tout autre chose que ceux que nous
pourrions exposer dans le cadre de notre présent développement. Indiquons seulement
que ce processus économique en se répétant sans cesse, comme nous l'avons décrit,
ne laisse plus grande place pour ces facteurs. Des transmissions du pouvoir d'achat
comme tel ne sont pas nécessaires pour le développement de ce processus. Il se dé-
roule au contraire spontanément et, par essence, il ne rend pas nécessaires des opéra-
tions de crédit. Nous avons indiqué que travailleurs et propriétaires fonciers ne
reçoivent aucune avance, mais qu'on leur achète comptant leurs moyens de produc-
tion. L'intervention de la monnaie ne modifie rien, une prestation préliminaire en
monnaie est tout aussi peu nécessaire qu'une prestation préliminaire de biens de con-
sommation ou de moyens de production. Il n'est nul besoin d'exclure le cas où cer-
tains agents économiques se procurent chez d'autres un pouvoir d'achat par l'échange
d'une partie de leurs forces productives. C'est le cas quand on contracte une dette en
vue de la consommation, mais ceci ne présente aucun intérêt spécial. Il en est de
même - nous le verrons encore ailleurs - de la transmission des fonds de terre en
général. Pour cette raison il est constant que, dans notre hypothèse, la monnaie n'a en
partage nul autre rôle que de faciliter le mouvement des marchandises.

Pour la même raison nous n'avons pas parlé des moyens de paiement à crédit.
Sans doute de tels moyens de paiement à crédit peuvent effectuer non seulement une
partie, mais la totalité du processus d'échange de l'économie nationale. Il n'est pas
sans intérêt de s'imaginer la chose comme si, au lieu de la monnaie métallique
actuelle circulaient simplement des lettres de change libellées en cette monnaie. En
avançant qu'il était primitivement nécessaire que la monnaie ait une valeur matérielle,
nous ne voulons pas dire que le bien-monnaie en question doit nécessairement circu-
ler en fait. Car, pour que la monnaie puisse être mise en rapport ferme avec les autres
valeurs des biens, il est seulement nécessaire que soit rattachée à la monnaie l'idée de
quelque chose ayant une certaine valeur, mais non que ce quelque chose circule
effectivement. Le processus économique pourrait donc s'accomplir sans l'intervention
de la monnaie métallique. Tout fournisseur de prestations de travail et de terre
recevrait une pareille lettre de change; avec elle il achèterait des biens de consomma-
tion pour recevoir à nouveau dans la période suivante la même lettre - nous nous en
tenons à notre idée de l'identité du chemin fait chaque année par la monnaie. L'intérêt
que présente pour nous cette conception est le suivant: ces lettres de change ainsi
imaginées, dans l'hypothèse de leur parfait fonctionnement et de leur acceptation
générale, remplissent tout à fait le rôle de la monnaie et, ce faisant, elles sont estimées
par les agents économiques individuels tout comme la monnaie métallique ; un
certain prix se formera pour chaque unité de cette monnaie scripturale et ce prix sera
identique à celui de l'unité de bien correspondant à ce libellé en monnaie. Ceci est
vrai, même si on ne réalise pas cette monnaie, et si au contraire dans chaque cas
individuel il y a en face d'elle une demande qui l'annule. Il y aura donc une demande
de cette monnaie scripturale, et une offre lui correspondant exactement dans notre
hypothèse. Le prix de l'unité de monnaie métallique reflète simplement les prix des
biens de consommation, donc aussi des biens de production. Le prix des lettres fera
donc de même ; en outre, ces lettres seront échangées pour leur entière valeur nomi-
nale, elles seront toujours au pair, il n'y a pas lien de déduire un escompte de leur
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 53

valeur nominale. Cet enchaînement d'idées nous apprend d'une manière un peu plus
pratique, qu'aucun intérêt n'existerait, dans notre hypothèse, dans l'économie natio-
nale, et que la logique des choses économiques, telle que nous les avons décrites,
n'explique pas le phénomène de l'intérêt.

Abstraction faite de cela, il n'y a pour nous aucune raison de nous occuper
davantage ici des moyens de paiement à crédit. Si les moyens de paiement à crédit
remplacent la monnaie métallique disponible quelque part, ils n'ont de ce fait aucun
rôle indépendant. Si, bon an mal an, une certaine action d'échange s'accomplit par
l'intermédiaire de tels moyens de paiement à crédit, les dits moyens de paiement à
crédit remplissent tout à fait le rôle de la monnaie métallique et jusqu'à présent, il y a
peu de raison pour qu'apparaissent dans la circulation économique nationale de nou-
veaux moyens de paiement à crédit. Une émission de papier par l'État, par exemple, a
des influences bien connues. Elles ne nous intéressent pas ici. Notre tableau de
l'économie ne contient rien qui fasse allusion à l'apparition de nouveaux moyens de
paiement à crédit. De plus, le moyen de paiement à crédit joue pour nous un assez
grand rôle, que nous voudrions nettement distinguer de la fonction de la monnaie.
Pour ces deux raisons supposons que notre circulation en monnaie n'est faite que de
monnaie métallique 1, pour plus de simplicité, de monnaie or. Pour séparer ces deux
facteurs, décidons que, par monnaie, nous n'entendrons en général que de la monnaie
métallique. Ce concept et celui de ces moyens de paiement à crédit qui ne repré-
sentent pas seulement une quantité de monnaie disponible, décidons de les réunir tous
deux dans celui de moyens de paiement. Il n'y a là aucune affirmation de fond. Nous
nous préoccuperons plus tard de savoir si les moyens de paiement à crédit sont ou non
de la « monnaie ».

L'idée de pouvoir d'achat est pour nous de quelque importance: elle doit être
précisée davantage. On parle du pouvoir d'achat de la monnaie, entendant par là ce
que nous appelons le prix de la monnaie. En disant, par exemple, que le pouvoir
d'achat a décrû, on entend par là que pour une unité de monnaie on peut obtenir des
quantités de biens déterminés moindres qu'auparavant, donc le rapport d'échange
entre ces biens et la monnaie s'est déplacé au désavantage de celle-ci. Mais ce n'est
pas à ce que nous entendons par pouvoir d'achat. On parle ensuite du pouvoir d'achat
de personnes ou de classes d'acheteurs. Ces expressions ou d'autres analogues expri-
ment le fait que la valeur d'échange de la monnaie est une grandeur différente pour les
divers agents économiques. Les mêmes paiements impliquent donc pour divers agents
économiques des sacrifices différents ; dans chaque économie nationale il y a des
groupes d'agents économiques qu'il faut distinguer d'une manière pratique suffisante,
et au sein desquels la valeur de la monnaie est notablement uniforme. Mais ce fait,
par ailleurs si important, ne nous intéresse pas ici. Par pouvoir d'achat nous ne com-
prenons pas la capacité d'achat, mais plus concrètement ce avec quoi on peut acheter,
ce avec quoi on ne peut rien faire d'autre. En cherchant à se procurer de la monnaie

1 Cette quantité de monnaie métallique correspond dans chacune de ces économies nationales non
seulement à un certain niveau de prix, mais encore à une certaine vitesse de circulation monétaire.
Si tous les revenus étaient entièrement payés chaque année, une plus grande somme de monnaie
serait nécessaire, ou bien il faudrait que les prix fussent tous plus bas, comme si ce paiement était
hebdomadaire. Nous supposons constante la vitesse de circulation car dans le cadre de ces idées
nous approuvons certainement WIESER, loc. cit. p. 522. Il dit que des modifications de cette
vitesse de circulation, pas plus que la quantité des moyens de paiement à crédit, ne sont des causes
indépendantes des modifications du niveau des prix car, de notre point de vue, il vaut mieux dire
«dans la mesure où ils sont induits du mouvement des marchandises ». Cf. aussi AUPETIT,
Théorie de la monnaie ; DEL VECCHIO, Teoria della moneta ; Giornale degli Economisti, 1909.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 54

les agents économiques s'efforcent d'obtenir ce pouvoir d'achat ; ils ne désirent de la


monnaie que dans la mesure où elle représente un pouvoir d'achat. Dans une écono-
mie nationale, dont le circuit s'effectue comme nous l'avons décrit, le pouvoir d'achat
n'est représenté que par la « monnaie » au sens que nous venons de préciser. Cepen-
dant là aussi le concept de pouvoir d'achat ne se confond pas, quant à son contenu,
avec celui de monnaie ou de moyen de paiement. Quand, à la suite, par exemple, de
découvertes de mines d'or, la quantité de monnaie augmente, le pouvoir d'achat reste
cependant constant si personne ne peut acheter plus que précédemment. A chaque
instant le pouvoir d'achat est mesuré par les moyens de paiement, mais son essence ne
réside pas vraiment dans les moyens de paiement. On pourrait plutôt l'assimiler au
produit issu des moyens présents de paiement, ou même au prix ou à la valeur
objective d'échange de la monnaie. Ce concept pour moi désigne une somme de
moyens de paiement, ou mieux une somme une fois tenu compte de sa valeur dans
des circonstances données. La grandeur absolue d'une somme même ne dit rien, les
circonstances données entrent aussi dans cette expression du produit. En ce sens nous
pouvons définir le pouvoir d'achat comme un pouvoir abstrait - c'est à-dire non
exprimé en fonction de biens concrets - qui s'exerce sur des biens. Dire au spécialiste
que nous entendons par pouvoir d'achat ce que la littérature anglaise appelle parfois
« general purchasing power » 1, le fixera mieux que toutes les définitions. Le pouvoir
d'achat est un phénomène de l'économie nationale, mais, dans son cadre, il est un
concept qui appartient essentiellement à l'économie privée, et il ne faut pas l'étendre à
toute l'économie Nous parlerons pour le pouvoir d'achat d'offre et de demande dans le
même sens où nous l'avons fait pour la monnaie ; dans le même sens encore nous
dirons que, dans le circuit normal de l'économie actuellement considéré par nous, le
pouvoir d'achat doit être au pair, bref pour une unité de pouvoir d'achat on ne doit
obtenir en échange ni plus ni moins qu'une unité : le prix du pouvoir d'achat en mon-
naie doit être essentiellement égal à un. Naturellement dans nos hypothèses actuelles
une telle transaction n'aurait aucun sens.

Ainsi au courant des biens concrets correspond un courant de monnaie de direc-


tion opposée et dont les mouvements sont seulement le reflet du mouvement des
biens, en supposant qu'aucun afflux d'or ni aucune autre modification unilatérale ne se
manifestent. Ainsi se trouve achevée la description de ce circuit. Même pour une éco-
nomie d'échange considérée comme un tout, nous aurions obtenu la même continuité,
et, dans les mêmes hypothèses, une constance identique à celle d'une économie fer-
mée. Continuité et constance non seulement des événements, mais encore des valeurs.
Sans doute ce serait déformer la réalité que de parler de valeurs sociales. Toutes va-
leurs doivent exister dans une conscience, si le mot a un sens; par nature elles doivent
donc être individuelles. Les valeurs auxquelles nous avons affaire ici, se rapportent
non à l'économie nationale entière, mais seulement à l'économie privée. Comme dans
toutes les estimations le fait social ici consiste en ce que les valeurs individuelles sont
en rapport entre elles, et non pas juxtaposées, indépendantes les unes des autres. C'est
la plénitude des relations économiques qui fait l'économie nationale, comme la
plénitude des relations sociales fait la société. Quoique l'on ne puisse parler de valeurs
sociales, il y a cependant un système social de valeurs, un système social de valeurs
individuelles. Ces valeurs sont entre elles comme les valeurs dans l'économie indi-
viduelle. Elles s'influencent réciproquement à travers la relation d'échange, si bien
qu'elles influent sur toutes les valeurs des autres agents économiques et sont

1 Cf. sur ce point entre autres : DAVENPORT, Value and Distribution, 1908.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 55

influencées par elles 1. Ce système social de valeurs reflète toutes les conditions de
vie d'un peuple, toutes les combinaisons y étant exprimées. Les combinaisons de
production sont vraiment des faits sociaux, car, quoique l'économie nationale comme
telle ne les délimite pas, bien des choses apparaissent de ce point de vue comme étant
systématiques et tout à fait en dehors de l'horizon des agents économiques. Le
« précipité » du système social des valeurs forme le système des prix. Il constitue une
unité au sens vrai du mot. Sans doute les prix n'expriment pas quelque chose d'analo-
gue à une estimation sociale d'un bien, ils ne sont même pas l'expression immédiate
d'une certaine valeur ; ils sont seulement les résultats d'événements qui agissent sous
la pression de beaucoup d'estimations individuelles.

Le système social des prix et des valeurs a pour centre une certaine circonstance,
une certaine relation qui existe aux yeux des agents économiques individuels entre les
quantités de tous les biens. Les états individuels d'équilibre composent l'équilibre
social, comme les systèmes individuels de valeurs composent le système social de
valeurs. Cet équilibre social est l'état idéal où les tendances essentielles de l'économie
nationale trouvent leur expression la plus pure, la plus parfaite. Là se balancent des
besoins mis en relation avec le monde physique et social qui les entoure ; ce sont cet
état et ses modifications qui montrent le plus clairement qu'ils sont l'alpha et l'oméga
du circuit décrit jusqu'ici. En partant de ces besoins, on peut tirer d'un lien causal
simple et unique qui les entoure tous deux, son contenu essentiel et la structure de
l'expérience économique, laquelle sert de base aux agents économiques.

Ajoutons que cette conception de l'économie est à peu près indépendante des
différences qui existent entre les formes individuelles de culture et de vie. Les faits
sur lesquels repose la formation de la valeur des biens de consommation et de produc-
tion, et ceux sur lesquels repose la production seraient identiques dans un État socia-
liste et dans un État organisé en une économie d'échange. Allons plus loin : l'écono-
mie sans échange de l'exploitant isolé ou d'une communauté de type communiste se
distinguent essentiellement de la structure d'une économie d'échange; celle-ci ne peut
en effet être embrassée que par la théorie des prix, qui n'a pas d'analogie dans la
théorie de l'économie communiste. Mais dans la mesure où il s'agit d'une économie
d'échange, peu importe pour les traits fondamentaux de la théorie, que cette économie
d'échange consiste dans le troc le plus primitif entre chasseurs et pêcheurs, ou dans un
organisme compliqué, tel que nous pouvons l'observer sous nos yeux. Les traits
fondamentaux, les ressorts du mécanisme général sont les mêmes. Il n'y a même rien
de changé selon que les règlements de compte en économie nationale se font avec de
la monnaie ou non. Car, avons-nous vu, la circulation de la monnaie en pareille
économie n'est qu'un expédient technique, qui ne change rien à l'essence de la chose.
Quelle que soit la très grande différence de degrés qui existe entre l'économie moder-
ne et l'économie primitive, le même mécanisme se rencontre pour l'essentiel de part et
d'autre. Ne nous en étonnons pas davantage. Il est facile de reconnaître que le facteur
économique est, dans son essence, le même chez tous les peuples et dans tous les
temps; il se manifeste essentiellement de la même manière quoique les résultats con-
crets de ces manifestations soient très différents suivant les cas.

1 Il y a entre elles une interdépendance générale. Cf. pour plus de détails sur ce point : l'Essence et
le contenu principal de l'économie nationale théorique, livre II.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 56

CONCLUSION
DU PREMIER CHAPITRE.

Si nous embrassons maintenant d'un coup d'œil le chemin parcouru, nous voyons
que le circuit des périodes économiques ne contient jusqu'à présent rien qui fasse
entrevoir la possibilité d'une évolution. Il est dominé par certaines nécessités et reste
semblable à lui-même aussi longtemps que ces nécessités ne se modifient pas. La
théorie décrit la manière dont les agents économiques réagissent sous l'effet de con-
ditions données, et montre que cette manière est déterminée inéluctablement. Nous
n'avons pas recherché et pour le moment nous ne savons pas comment ces conditions
elles-mêmes viennent à se former. Dans toutes circonstances qu'elles se modifient ou
non, elles sont pour nous jusqu'ici des données, selon lesquelles les agents écono-
miques doivent s'organiser. Nous pouvons donc les supposer purement et simplement
constantes : même si elles se modifient, leur mécanisme n'est pas altéré, les agents
économiques se bornent à se conformer aux nouvelles données concrètes. Le tableau
de l'économie reste bon an mal an ce qu'il est, dans la mesure où les facteurs envi-
sagés jusqu'à présent en sont bien les forces motrices. Une activité économique tou-
jours semblable à elle-même en vue de la plus grande satisfaction possible des
besoins dans des circonstances données: tel est le tableau que nous avons brossé. Pour
cette raison nous avons parlé d'une économie calme, passive, conditionnée par les
circonstances, stationnaire, donc d'une économie statique. Mais l'expression « statique
» n'est pas très heureuse, elle éveille l'idée, qui nous est étrangère, que l'on se réfère à
la mécanique. Les autres expressions ont, elles aussi, leurs défauts, et des défauts tels
que l'on ne peut aussi simplement mettre en garde contre eux. L'économie statique
n'est pas en « repos », le circuit de la vie économique ne cesse de se dérouler; elle
n'est pas vraiment « passive », elle ne l'est que dans un certain sens. Elle n'est pas
conditionnée absolument par les circonstances, les agents économiques pourraient
agir autrement qu'ils ne le font ; enfin elle n'est pas « stationnaire »; l'essence de
l'économie ne se modifierait pas, si, par exemple, la population augmentait constam-
ment. Restons-en donc à l'expression bien définie et usuelle de « statique » qui, après
cette remarque, ne peut choquer personne 1. Nous parlerons dans le même sens de
valeurs, de prix, de systèmes de valeurs, de systèmes de prix statiques.
Nous avons eu pour points de départ des faits qui paraissent embrasser tout le
domaine de l'activité économique. La base de la théorie est constituée par les besoins
présents des agents économiques. Ces besoins sont la raison du désir d'acquérir des
biens. Ne doivent-ils pas être aussi la mesure et la règle de l'activité économique ?
Nous avons placé en face d'eux l'ambiance géographique et sociale, donc des données
qui, réellement ou non, sont modifiables ou extra-économiques. Des connaissances
techniques données viennent s'y ajouter qui sont, elles aussi, un facteur évidemment
extra-économique. Enfin il y avait également parmi les données des réserves de biens
hérités d'une période économique précédente. De celles-ci nous devrions pouvoir
donner une explication économique. Mais chaque fois que les hommes ont une activi-
té économique, nous les voyons en chaque période économique commencer avec
diverses quantités de biens déjà présentes, dont la nature et la grandeur sont décisives
1 Je sais que le seul choix d'autres expressions faciliterait l'acceptation de ma conception. Mais il me
répugne de faire des concessions à des adversaires qui se cramponnent a des mots.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 57

pour leur conduite économique. Nous ne pouvons pas indiquer, en partant de ce que
nous avons dit, de quelle manière ils accèdent à cette quantité de biens. Sans doute
nous pouvons décomposer ces quantités de biens en terre et en travail, mais l' « accu-
mulation » de ces prestations de travail et de terre reste un problème à résoudre. Il
n'est pas du tout certain que les agents économiques rassembleraient immédiatement
cette réserve, s'ils ne l'avaient pas déjà. Au contraire nous ne pouvons pas supposer
que cette réserve croîtrait systématiquement et continuement jusqu'à atteindre au ni-
veau qu'elle a présentement. Ceci supposerait pour le moins que nous savons quelque
chose de l'évolution économique, sans quoi cette hypothèse est sans fondement.
Comme les agents économiques sont déjà en possession de biens, ce que nous avons
dit ne nous fournit nul moyen de rien affirmer touchant l'évolution économique; il ne
nous reste qu'à accepter comme une donnée une réserve initiale et toujours présente
de biens : c'est ce que nous avons fait en parlant de l' « emboîtement» des périodes
économiques.

Cependant nous ne sommes pas partis seulement des faits réels. Nous avons décrit
aussi des événements incontestablement réels. Par un coup d’œil jeté sur la réalité on
vérifie mille fois non seulement nos points de départ, mais encore les résultats et
chaque étape de notre développement. Est-ce que les besoins ne dominent pas partout
la production par le fait de la demande et de son orientation suivant les circonstances?
Ne faut-il pas qu'à chaque instant les tranches individuelles du plan économique
général soient fournies à l'agent économique ? Ne voyons-nous pas partout à l’œuvre
une logique organisée en vue de certains buts précis ?

Sans doute notre tableau paraît au premier abord un peu étonnant. Malgré l'acuité
de sa pensée et la rigueur de sa théorie, il semble étranger à la réalité par sa constance
rigide, son absence de contingences, ses hommes qui restent toujours semblables à
eux-mêmes, et ses quantités de biens qui se renouvellent d'une manière toujours iden-
tique. Évidemment il n'est qu'un schéma. Mais un schéma que l'analyse relie à la
réalité, qui puise dans la réalité ce qui fait partie du processus économique, et aban-
donne seulement ce qui n'est pas force motrice, n'est pas inhérent à l'essence des cho-
ses. Nous pourrions ainsi attendre qu'il reconstitue tous les traits essentiels de la vie
économique et que la conception qui aboutit à la question de l'activité de l'homme
dans des circonstances données embrasse la totalité des événements purement écono-
miques, qu'une certaine manière d'agir, dans des circonstances données, contienne
tout le principe de l'explication de la vie économique.

Dans la suite de nos idées il n'y a pas que le fait de l'évolution économique qui
manque. Nous n'avons pas rencontré tous les types d'agents économiques, que la vie
quotidienne nous révèle. Nous n'avons rencontré que les travailleurs et les proprié-
taires fonciers. L'absence d'entrepreneur est surtout sensible. Pour ce qui est de lui, on
pourrait se consoler en pensant que nous le concevons et l'expliquons précisément
comme étant un travailleur, mais il n'en va pas de même du capitaliste. Lui aussi est
absent, il n'existerait pas dans une économie conforme au tableau esquissé. Nous
sentons encore l'absence d'autres éléments. Tout d'abord, l'absence des revenus carac-
téristiques de ces deux types d'agents économiques, c'est-à-dire l'absence du profit et
de l'intérêt. L'entrepreneur serait (nous ne l'assimilons pas à un directeur d'exploita-
tion) un agent ne faisant ni bénéfice ni perte ; son revenu ne serait que le salaire de
son travail, il couvrirait seulement ses frais ; tout au plus réaliserait-il seulement des
gains accidentels. Quant à. l'intérêt du capital, nous n'avons aucune base d'explica-
tion, ainsi que je me suis efforcé de le montrer. Dans tout notre tableau il n'y a pas un
surplus de valeur d'où puisse découler l'intérêt, ni une fonction dont il pourrait
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 58

sembler le paiement. La loi du coût règne ici strictement ; comme biens produits avec
coût apparaissent seulement ici des prestations de travail et de terre. Enfin il ne peut y
avoir de crises dans une économie nationale ainsi constituée. Car chaque action
économique a lieu sur un fonds connu par expérience et surtout en vue de la produc-
tion de chaque bien sous l'influence de la demande immédiatement présente, laquelle
repose à son tour immédiatement sur des besoins et des moyens de production
présents. On peut objecter que des causes externes, des «frottements », des accidents
peuvent expliquer toutes ces choses ou la plupart d'entre elles : les chapitres suivants
répondent dans leur ensemble à cette objection d'une manière que je crois suffisante.
D'ailleurs nous reviendrons plus d'une fois encore sur cette question.

Je voudrais souligner une fois encore que la conception que nous appelons ici
statique, ne m'appartient pas ni n'appartient en propre à mon exposé. Chaque théori-
cien au contraire la reconnaît explicitement ou implicitement; chez chacun d'eux on
peut séparer la description du circuit économique du problème des causes de ses
modifications. Un coup d’œil cursif sur l'évolution de la théorie économique le mon-
tre avec assez de netteté : J. Stuart Mill a rendu le plus grand service à la conception
que nous nous efforçons d'exposer et de défendre ici en écrivant les phrases décisives
suivantes 1 : « Les trois parties précédentes contiennent une vue aussi détaillée que le
permet cet ouvrage, de ce... que l'on a appelé la statique de notre sujet. Nous avons
embrassé le champ des faits économiques et examiné leurs liens réciproques de cause
et d'effet... Nous avons ainsi obtenu une vue d'ensemble des phénomènes économi-
ques considérés comme simultanés. Nous avons affirmé les principes de leur
interdépendance; l'état de certains des éléments étant connu, nous devrions être
capables d'en inférer... l'état actuel de la plupart des autres. Tout ceci cependant nous
a seulement fourni les lois économiques d'un corps social stationnaire et immuable.
Nous avons maintenant à considérer la condition économique de l'humanité comme
capable de changements : nous ajoutons par là une théorie du mouvement à notre
théorie de l'équilibre, la dynamique de l'économie politique à la statique. » Il est donc
clair que je ne mets rien dans la théorie classique qui soit étranger à son -essence. De
Mill je ne m'écarte qu'en ceci : je crois pouvoir démontrer que l'état statique ne
contient pas tous les phénomènes fondamentaux de l'économie, bref que la vie d'une
économie nationale stationnaire se distingue de celle d'une économie non stationnaire
par son essence et ses principes fondamentaux.

1 Principles, liv. IV, ch. I. Cependant Mill n'a pas établi une théorie de l'évolution qui explique les
causes et le phénomène de l'évolution, qui offre plus d'explication que quelques observations
superficielles. Cf. notre chapitre II.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 59

Théorie de l'Évolution économique

Chapitre II
Le phénomène fondamental de
l'évolution économique

Retour à la table des matières

Le processus social qui rationalise 1 notre vie et notre pensée, nous a sans doute
conduits hors de l'observation métaphysique de l'évolution sociale, et nous a appris à
voir à côté et hors d'elle la possibilité d'une observation à la fois expérimentale et
scientifique; mais il a accompli si imparfaitement son oeuvre qu'il nous faut montrer
de la prudence à l'égard du phénomène de l'évolution, objet de notre examen. Cette
prudence doit être plus grande encore à l'égard du concept dans lequel nous compre-
nons ce phénomène ; elle doit être extrême à l'égard du mot, dont nous désignons ce
concept : les idées, qui lui sont associées, apparaissent, comme des feux-follets, dans
toutes les directions possibles et les moins désirables. Ce préjugé métaphysique n'est
pas seul de son espèce. Nous devrions parler plus exactement des idées d'origine mé-
taphysique qui, si on ne prend pas garde au danger couru, peuvent avoir une influence
sur le plan expérimental et scientifique. De même, on côtoie sans y céder inévitable-
ment le préjugé quand on cherche un sens objectif à l'histoire. De même aussi quand
1 Au sens donné par Max Weber.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 60

on admet le postulat de l'évolution d'un peuple, d'une communauté de culture ou


même de l'humanité entière, selon une ligne dont on pourrait saisir la continuité.

Même un esprit aussi pondéré que Roscher a fait pareille hypothèse; la longue et
brillante lignée des philosophes et des théoriciens de l'histoire, de Vico à Lamprecht,
a usé et use encore de cette hypothèse pour l'introduire dans les faits. Ici prennent pla-
ce également la variété des idées d'évolution, qui a son centre chez Darwin - du
moins, lorsqu'on la transpose: simplement dans notre domaine - et le préjugé psycho-
logique, dans la mesure où, sans se référer à un cas individuel, on voit dans un mobile
et un acte de volonté plus qu'un réflexe du développement social; par là certes est
facilitée notre compréhension de ces faits. Mais si l'idée d'évolution est actuellement
si discréditée chez nous. si l'historien pour des raisons de principe la rejette continuel-
lement, c'est encore pour un autre motif. A l'influence d'une mystique peu scientifi-
que, qui nimbe de la façon la plus variée l'idée d'évolution, s'ajoute aussi l'influence
du dilettantisme : toutes les généralisations prématurées et insuffisamment fondées,
où le mot évolution joue un rôle, ont fait à beaucoup d'entre nous perdre toute pa-
tience à l'égard du mot, du concept et de la chose.

Avant tout il nous faut oublier tout cela. Deux faits subsistent encore : en premier
lieu le fait de la continuelle modification des états historiques, qui deviennent par là
même dans la durée historique des « individus » historiques. Ces modifications n'ac-
complissent pas un circuit qui se répéterait à peu près sans cesse ; elles ne sont pas
non plus des oscillations pendulaires autour d'un point fixe. Ces notions nous donnent
la définition de l'évolution sociale, pour peu qu'on leur adjoigne le second élément
suivant : chaque état historique peut être compris d'une manière adéquate en partant
de l'état précédent, et lorsque pour un cas individuel nous ne réussissons pas à l'expli-
quer d'une manière satisfaisante, nous reconnaissons là la présence d'un problème
irrésolu, mais non pas insoluble. Ceci est valable d'abord pour les cas isolés. C'est
ainsi que nous comprenons la politique intérieure de l'Allemagne en 1919 comme une
des dernières répercussions de la guerre précédente. Mais ceci a également une valeur
plus générale, par exemple pour l'explication de la forme qu'a prise la vie de la
« Polis » durant la Pentécontaétie 1 ou plus généralement encore, pour l'État moderne;
et la valeur peut en devenir toujours plus générale, sans que l'on puisse par avance lui
fixer une limite déterminée.

On ne saurait donc d'abord définir autrement l'évolution économique. Elle est


simplement à ce point de vue l'objet de l'histoire économique, portion de l'histoire
universelle; qui n'en est séparée que pour les besoins de l'exposition et qui par prin-
cipe n'est pas indépendante. Cette dépendance de principe nous empêche d'affirmer
également sans plus notre second élément au sujet de l'évolution économique. Car
l'état économique individuel d'un peuple, quand on peut le discerner, résulte non pas
simplement de l'état économique précédent, mais uniquement de l'état précédent total
où se trouve ce peuple. La difficulté qui en résulte pour l'exposé et l'analyse, diminue
sinon en principe, du moins en pratique grâce aux faits qui sont à la base de la
conception économique de l'histoire; sans être obligé ici de prendre position pour ou
contre elle, nous pouvons constater que le monde de l'activité économique a une
autonomie relative, car il remplit une très grande partie de la vie d'un peuple, et une
grande partie du reste reçoit de lui sa forme et ses conditions : aussi présenter une
histoire économique en soi et présenter une histoire des guerres, ce sont là deux

1 Période de cinquante ans environ allant grosso modo des guerres médiques à la guerre du
Péloponèse; c'est l'ère la plus florissante de l'hégémonie athénienne [note du traducteur].
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 61

choses différentes. Une autre circonstance rend plus facile la description de chacun
des domaines limités que nous pouvons distinguer dans le développement social. Les
facteurs hétéronomes n'agissent en général pas sur le développement social dans
chaque domaine limité, comme ferait l'éclatement d'une bombe. Ils ne peuvent agir
qu'à travers les données et la conduite des hommes du domaine considéré; et même là
où un événement éclate comme une bombe, - pour reprendre la comparaison, - les
conséquences ne se développent que par l'intermédiaire des faits propres au domaine
envisagé. L'exposé des répercussions de la Contre-Réforme sur la peinture italienne et
espagnole reste toujours pour cette raison de l'histoire de l'art: de même il faut
concevoir comme économique le développement économique même là où le véritable
complexe causal est encore très étranger à l'économie.

Ce domaine limité, nous pouvons lui aussi le considérer et le traiter d'un nombre
infini de manières, que l'on peut entre autres ranger d'après leur extension, ou disons
immédiatement, d'après le degré de leur généralisation. De la description des terriers
du couvent de Niederaltaich jusqu'à la description par Sombart de l'évolution de la vie
économique de l'Europe occidentale il y a une unité logique et continue. Une descrip-
tion telle que celle dont nous venons de faire mention, n'est pas seulement une théorie
historique et une histoire théorique du capitalisme, c'est-à-dire une histoire rattachant
les uns aux autres les éléments, les faits, par un lien causal, mais elle est à la fois l'une
et l'autre pour l'économie pré-capitaliste de l'ère historique ; elle est le but le plus
élevé que nous puissions ambitionner aujourd'hui. Elle est théorie et théorie de l'évo-
lution économique au sens que nous donnons pour le moment à ce terme. Mais elle
n'est pas théorie économique au sens où la matière du premier chapitre de ce livre est
« théorie économique» et où l'on entend la théorie économique depuis Ricardo.

La théorie économique dans ce dernier sens joue certes un rôle dans une théorie
comme celle de Sombart, mais ce rôle est tout à fait subalterne : là, en effet, où l'en-
chaînement des faits historiques est compliqué au point de rendre nécessaires des con-
ceptions que l'on ne rencontre pas dans l'expérience quotidienne, le développement de
la pensée doit user d'un processus analytique. Il s'agit de faire comprendre l'évolution
ou le développement historique, non pas seulement celui d'un individu, mais celui
d'un groupe aussi large que possible. Il s'agit de dégager les facteurs qui caractérisent
un état économique ou déterminent ses transformations : en un sens assez restreint on
pourrait désigner cette tâche comme le devoir spécifique du sociologue économiste
ou de l'économiste en face de l'écoulement historique, comme la théorie de l'évolu-
tion : pour tout cela la théorie économique appliquée aux problèmes de valeur de prix
et de monnaie ne nous fournit rien 1.
1 Cependant de tout temps les économistes avaient quelque chose à dire sur ce sujet : c'est qu'ils ne
se limitaient pas a la théorie économique, mais faisaient soit de la sociologie historique et en règle
générale très superficiellement, soit des hypothèses sur la conformation de l'avenir économique.
Division du travail, formation de la propriété foncière privée, domination croissante de la nature,
liberté économique et sécurité juridique, ce sont bien là les facteurs les plus importants de la
« sociologie économique » d'Adam Smith. Ils se rapportent, on le voit, au cadre social de l'écoule-
ment économique, non pas à une spontanéité quelconque qui lui serait immanente. On peut aussi
considérer ceci comme la théorie de l'évolution de Ricardo - peut-être au sens de Bûcher - mais
Ricardo expose en outre la suite d'idées qui lui valut de se voir qualifier de « pessimiste » : dans
son « hypothèse » il « pronostique » que l'accroissement progressif du capital et de la population
allant de pair avec l'épuisement progressif des forces du sol (que les progrès de la production
interrompront d'une manière seulement temporaire) auront pour conséquence un état stationnaire,
qu'il faut distinguer de l'état stationnaire, idéal momentané de la théorie moderne, qui, lui, est un
état d'équilibre; une hypertrophie de la rente foncière et une hypertrophie de tous les autres reve-
nus seraient alors les caractères de la situation économique. C'est là une hypothèse sur la confor-
mation des données, dont les conséquences sont déduites « statiquement » ; c'est quelque chose
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 62

Ce n'est pas d'une telle théorie de l'évolution au sens propre et usuel - que nous
venons de circonscrire - qu'il s'agit ici. Nous ne fournirons pas de renseignements sur
les facteurs historiques de l'évolution, que ce soit des événements individuels comme
l'apparition de la production d'or américaine dans l'Allemagne du XVIe siècle, ou ces
circonstances plus générales, comme les modifications de la mentalité de l'homme
économique, de l'étendue du monde connu, de l'organisation sociale, des constella-
tions politiques, de la technique de la production, etc. ; nous ne décrirons pas non plus
leur mode d'action ni dans les cas individuels, ni dans la généralité des cas 1 ; c'est
une adjonction que nous songeons à faire à la théorie économique exposée au cours
du premier chapitre tant en considération de ses propres fins qu'en vue de son
utilisation.

d'entièrement différent de ce que nous avons entendu plus haut par évolution économique et cela
diffère beaucoup plus encore de ce que nous entendrons par là dans ce livre.
Mill développe plus soigneusement cette suite d'idées, il répartit aussi autrement les lumières
et les ombres. Mais en substance, son quatrième livre : Influence of the progress of society on pro-
duction and distribution offre la même matière. Son titre indique déjà combien il considère le
progrès comme quelque chose d'extra-économique, d'enraciné dans les données, qui n' « influence
» que la production et la répartition. Sa façon de traiter les « arts of production » est en particulier
strictement « statique » : ce progrès apparaît comme quelque chose d'autonome, qui agit sur l'éco-
nomie, et dont il faut examiner l'action. Ce faisant, on oublie l'objet de ce livre ou la pierre fonda-
mentale de sa construction. J. B. CLARK, Essentials of economic theory, 1907, a pour mérite
d'avoir distingué dans leurs principes et en toute connaissance la «statique » et la « dynamique», il
voit dans les facteurs « dynamiques » une perturbation de l'équilibre statique. Nous aussi, car, de
notre point de vue, c'est un devoir essentiel, d'examiner les influences de cette perturbation et le
nouvel équilibre qui s'en dégage ensuite. Mais, tandis que Clark se limite à cela et que, tout com-
me Mill, il voit là précisément la matière de la dynamique, nous voulons donner d'abord une théo-
rie de ces causes-là de perturbation, dans la mesure où elles sont pour nous plus que de telles
causes et où des phénomènes économiques essentiels nous paraissent dépendre de leur apparition
même. En particulier : deux des causes de perturbation énumérées par lui (accroissement du capi-
tal et de la population) sont pour nous, comme pour lui également, de simples causes de perturba-
tion, quoiqu'elles soient d'importants « facteurs de modification » pour une autre série de problè-
mes, à laquelle nous venons de faire allusion dans le texte. Il en est de même pour une troisième
cause (modification dans les directions des goûts des consommateurs) : nous établirons par la suite
cela dans le texte. Mais les deux autres causes (modifications de la technique et de l'organisation
de la production) ont besoin d'une analyse particulière; elles provoquent autre chose que des per-
turbations au sens donné à ce terme par la théorie statique, quoiqu'elles en provoquent également
d'une manière accessoire. La méconnaissance de tout cela est la seule cause, très importante, de
tout ce qui nous semble peu satisfaisant dans la théorie économique. De cette source peu apparente
découle, nous le verrous, une nouvelle conception globale du processus économique, qui triomphe
d'une série de difficultés fondamentales et justifie la façon nouvelle, dont nous posons la question
dans le texte. Cette façon serait plutôt parallèle à celle de Marx: car il y a chez lui une évolution
économique et non pas seulement une simple adaptation à des données qui se modifient. Mais ma
construction ne coïncide qu'avec une partie de la surface de la sienne.
1 Aussi un des malentendus les plus fâche x que rencontre la première édition de ce livre, fut qu'on
pût lui reprocher que cette théorie de l'évolution négligeait tous les facteurs historiques de
modification à l'exception d'un seul, à savoir la personnalité de l'entrepreneur. Si mon exposé avait
eu l'intention que suppose cette objection, il aurait été un non-sens patent. Mais il n'a absolument
rien à faire avec les facteurs de modification et s'occupe de la manière dont ils s'exercent, du
mécanisme de la transformation. L' « entrepreneur » est ici non pas un facteur de transformation,
mais le support du mécanisme de transformation. Non seulement je n'ai pas pris un facteur de
transformation en considération, mais je n'en ai même pris aucun. Nous nous occupons encore
bien moins ici des facteurs qui expliquent en particulier les modifications des constitutions, des
styles, etc. économiques. Ceci est un autre problème pour lequel nous pouvons attendre des choses
décisives de l'ouvrage que Spiethoff est en train de préparer; s'il y a des points où toutes ces
manières de voir se rencontrent et se heurtent, c'est porter atteinte aux résultats de toutes que ne
pas les distinguer les uns des autres et ne pas reconnaître à chacune le droit de se développer en
toute indépendance.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 63

Si mon apport devait permettre de mieux comprendre la théorie de l'évolution,


dont le lecteur trouvera le meilleur exposé dans l'œuvre de Sombart ; ces deux ma-
nières de voir n'en auraient pas moins leur sens et leur but particulier et se dévelop-
peraient sur des plans différents.

NOTRE problème est le suivant. La théorie du premier chapitre décrit la vie


économique sous l'aspect d'un « circuit » qui bon an mal an a essentiellement le mê-
me parcours ; il est donc comparable à la circulation du sang de l'organisme animal.
Voici maintenant que se modifie ce circuit sur tout son parcours et non pas seulement
sur une portion; l'analogie avec la circulation du sang n'est plus valable ici. Car,
quoiqu'elle se modifie elle aussi au cours de la croissance et du dépérissement de
l'organisme, elle le fait d'une manière continue, c'est-à-dire par des transformations
que l'on peut considérer comme plus petites que toute grandeur donnée, si petite soit-
elle, et dans un cadre toujours identique. De telles modifications, la vie de l'économie
en connaît aussi; mais elle en connaît aussi d'autres, qui n'apparaissent pas ainsi con-
tinues, qui modifient le cadre, le parcours accoutumé même, et que la théorie du cir-
cuit ne permet pas de comprendre, quoiqu'elles soient purement économiques et ne
soient pas extérieures, au système : telle serait, par exemple, le remplacement des
coches par les chemins de fer. C'est sur de telles modifications et leurs suites que
porte notre question. Mais nous ne nous demandons pas quelles modifications de
cette espèce ont fait peu à peu des économies nationales modernes ce qu'elles sont, ni
quelles sont les conditions de telles modifications. Dans le cas cité, nous pourrions
entre autre répondre que c'est l'augmentation de population. Mais nous nous deman-
dons - et ce avec toute la généralité caractéristique des questions posées par la théorie
- comment s'exécutent de telles modifications et quels phénomènes économiques elles
déclanchent.

Nous pouvons exprimer la même chose un peu différemment La théorie exposée


au. premier chapitre décrit aussi la vie économique en tant que l'économie nationale
tend à un état d'équilibre. Cette tendance nous donne les moyens de déterminer les
prix et les quantités des biens, et elle se présente comme une adaptation aux données
existant à chaque instant. Cela, qui dépasse l'interprétation fournie par le circuit, ne
veut pas dire en soi que bon an mal an il se produise essentiellement la même chose;
cela veut dire seulement que nous regardons dans l'économie nationale les événe-
ments individuels comme les manifestations partielles d'une tendance vers un état
d'équilibre, mais non vers un équilibre constamment identique. La situation de cet état
d'équilibre idéal que l'économie nationale n'atteint jamais et vers lequel toujours -
inconsciemment il va de soi - elle fait effort pour atteindre, se modifie parce que les
données se modifient. Et la théorie n'est Pas désarmée vis-à-vis de ces modifications
des données. Elle est organisée pour en saisir les conséquences, elle a des instruments
spéciaux pour cela (par exemple, la notion de quasi-rente). Si la modification se pro-
duit dans des données extra-sociales - dans les conditions naturelles - ou dans des
données sociales extra-économiques - parmi elles il faut ranger les suites de guerre,
les modifications de la politique commerciale, sociale, économique - ou dans les
goûts des consommateurs, il ne nous semble pas nécessaire en cette mesure de procé-
der à une réforme fondamentale de l'appareil conceptuel de la théorie. Mais ces
moyens font défaut là où la vie économique elle-même modifie ses données par à-
coups; et par là cette suite d'idées arrive au même point que la précédente. La cons-
truction d'un chemin de fer peut fournir ici un exemple. Les modifications continues
qui avec le temps, dans une incessante adaptation, par un nombre infini de petites dé-
marches, peuvent faire d'une petite affaire de détail un magasin important, sont sou-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 64

mises à l'observation statique. Mais il n'en est pas de même de modifications fonda-
mentales, qui se produisent uno actu ou selon un plan dans la sphère de la production
au sens le plus large du mot : là, l'observation statique avec ses moyens organisés en
vue de la méthode infinitésimale non seulement ne peut pas prédire avec précision les
conséquences, mais encore elle ne peut expliquer ni l'avènement de telles révolutions
productives ni les phénomènes concomitants; elle peut seulement examiner le nouvel
état d'équilibre, une fois ces phénomènes produits. Répétons-le

c'est précisément cet avènement qui est notre problème, le problème de l'évolution
économique au sens très étroit et tout particulièrement formel que nous lui donnons,
en faisant abstraction de tout le contenu concret de l'évolution. Si notre attitude est
fondée, ce n'est pas tant que les faits nous donnent raison. Certes, surtout à l'époque
capitaliste (c'est-à-dire en Angleterre depuis le milieu du XVIIIe siècle, en Allemagne
depuis environ 1840) les modifications de l'économie nationale se sont produites de
la sorte et non par une adaptation continue. Sans doute aussi par leur nature elles ne
peuvent avoir lieu autrement. Mais si, nous écartant des voies habituelles, nous po-
sons ainsi le problème, c'est avant tout parce que cette méthode nous paraît féconde 1.

Ainsi par évolution nous comprendrons seulement ces modifications du circuit de


la vie économique, que l'économie engendre d'elle-même, modifications seulement
éventuelles de l'économie nationale « abandonnée à elle-même » et ne recevant pas
d'impulsion extérieure. S'il s'en suivait qu'il n'y a pas de telles causes de modification
naissant dans le domaine économique même et que le phénomène appelé par nous en
pratique évolution économique repose simplement sur le fait que les données se
modifient et que l'économie s'y adapte progressivement, nous dirions alors qu'il n'y a
pas d'évolution économique. Par là nous voudrions dire que l'évolution nationale n'est
pas un phénomène pouvant ,être expliqué économiquement jusqu'en son essence la
plus profonde, mais que l'économie, dépourvue par elle-même d'évolution, est comme
entraînée par les modifications de son milieu, que les raisons et l'explication de
l'évolution doivent être cherchées en dehors du groupe de faits que décrit en principe
la théorie économique.

Nous ne considérerons pas ici comme un événement de l'évolution la simple


croissance de l'économie qui se manifeste par l'augmentation de la population et de la
richesse. Car cette croissance ne suscite aucun phénomène qualitativement nouveau,
mais seulement des phénomènes d'adaptation qui sont de même espèce que, par
exemple, les modifications des données naturelles. Comme nous voulons observer
d'autres faits, nous compterons de telles augmentations au nombre des modifications
des données 2.

1 Les problèmes du capital, du crédit, du profit, de l'intérêt du capital et des crises (le cas échéant du
changement de conjoncture) voilà quelques-unes des matières qu'éclaire notre théorie. Mais il s'en
faut que ces quelques problèmes l'épuisent. J'indique au spécialiste les difficultés qui entourent le
problème du profit croissant, la question des points d'intersection de la courbe de la demande et de
celle de l'offre, et le facteur temps; l'analyse de Marshall elle-même, comme l'a très justement
souligné Keynes, n'en a pas triomphé. Elles aussi sont mieux éclairées dans notre théorie. On
pourrait en citer beaucoup d'autres exemples.
2 Nous agissons ainsi parce que les modifications ne peuvent par année apparaître qu'imperceptible-
ment et ne sont donc pas un obstacle à l'emploi de l'observation statique. Cependant leur appari-
tion est de multiple manière condition de l'évolution au sens donné par nous à ce terme. Mais, si
elles les rendent possibles, elles ne les créent pas cependant d'elles-mêmes.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 65

Pour voir clairement ce dont il s'agit pour nous, nous nous en tiendrons pour tout
le reste aux prémisses statiques et nous prendrons comme point de départ une écono-
mie nationale statique. Nous supposons donc la constance de la population, de l'orga-
nisation politique et sociale, et de façon générale l'absence de toutes modifications
sauf de celles que nous mentionnerons,

Soulignons encore maintenant un point important pour nous, quoiqu'il ne puisse


apparaître que plus tard sous son véritable jour. Chaque événement dans le monde
social a des répercussions dans les directions les plus différentes. Il agit sur tous les
éléments de la vie sociale, sur les uns plus fortement, sur les autres plus faiblement.
Une guerre, par exemple, laisse des traces dans toutes les conditions sociales et
économiques. Il en est de même si nous limitons notre observation au domaine de la
vie économique. La modification d'un seul prix entraîne en principe des modifications
de tous les prix, même si beaucoup de ces dernières sont si peu importantes que nous
ne pouvons les montrer en pratique. Et toutes ces modifications ont ensuite à leur tour
les mêmes répercussions que la première qui les détermina, et finalement elles
réagissent sur elle. Dans les sciences sociales nous avons toujours affaire à un tel
imbroglio d'influences avec des actions réciproques et des réactions; nous pouvons
facilement y perdre le fil qui mène des causes aux conséquences. Pour plus de préci-
sion nous fixons maintenant une fois pour toutes ce qui suit : nous ne parlerons de
cause et de conséquence que là où existe un rapport causal non réversible. Nous
disons en ce sens que la valeur d'usage est la cause de la valeur d'échange des biens.
Par contre nous ne parlerons Pas de cause et de conséquence là où existe entre deux
groupes de faits un rapport d'interdépendance, comme par exemple entre la formation
des classes et la répartition de la fortune. Quoique dans un cas concret la fortune de
quelqu'un puisse entraîner son appartenance à une classe déterminée, cela ne suffit
pas, d'après notre stipulation, pas plus que ne suffit le fait que pour quelqu'un dans un
cas particulier une modification de la valeur d'échange d'un bien provoque une
modification dans sa valeur d'usage, ce qui peut bien arriver. On voit ce que je veux
dire : on ne doit désigner comme cause d'un phénomène économique que le principe
d'explication, que ce facteur qui nous en fait comprendre l'essence.
C'est ainsi que nous donnerons un principe déterminé d'explication de l'évolution
de l'économie.

Nous établissons en outre une distinction de principe entre l'action et la réaction


d'un facteur.

Les conséquences qui résultent de son essence même, nous les appellerons « ac-
tions de l'évolution ». D'autres phénomènes qui ne résultent pas directement de ce
principe, mais qui prennent seulement place régulièrement dans sa suite, phénomènes
que l'on peut comprendre à partir d'autres principes d'explication, quoiqu'ils doivent
en dernière ligne leur existence à l'évolution, nous les appellerons « réactions de
l'évolution ». Cette distinction de deux classes de phénomènes de l'évolution est,
comme on le verra par la suite, d'une importance notable. On a l'habitude de consi-
dérer ces phénomènes comme ayant la même importance, mais nous verrons que par
leur nature ils se divisent en phénomènes primaires et secondaires, et que, ceci
reconnu, on serre de plus près l'essence du phénomène de l'évolution.

Chaque fait concret d'évolution repose enfin sur les évolutions précédentes. Mais
pour avoir une vue nette de la chose, nous ferons d'abord abstraction de cette circons-
tance et nous partirons de l'hypothèse d'un état sans évolution. Chaque fait d'évolution
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 66

crée les conditions préliminaires des suivants. Cela en altère les formes, et les choses
vont autrement que si chaque phase concrète d'évolution était obligée de se créer
d'abord ses conditions. Mais si nous voulons atteindre l'essence de la chose, nous ne
devons pas accepter dans notre explication des éléments de ce qui est à expliquer.
Telle n'est d'ailleurs pas notre intention, mais, en ne le faisant pas, nous créons une
contradiction apparente entre les faits et la théorie, la surmonter pourrait être pour le
lecteur une difficulté capitale. De là cet avertissement général : ne pas tenir pour
cause de l'évolution ce qui n'est que la suite d'une évolution présente ou précédente.

Si j'ai réussi mieux que dans la première édition à mettre en lumière l'essentiel et à
mettre en garde contre les malentendus, il n'est plus nécessaire de donner des expli-
cations particulières sur les mots de « statique » et de « dynamique » qui ont dans le
langage moderne tant de significations. L'évolution prise en notre sens - et ce qui,
dans l'évolution prise au sens usuel, est, d'une part, spécifiquement économie pure et,
de l'autre, fondamentalement important du point de vue de la théorie économique - est
un phénomène particulier que la pratique et la pensée savent discerner, qui ne se
rencontre pas parmi les phénomènes du circuit ou de la tendance à l'équilibre, mais
qui agit sur eux comme une puissance extérieure. Elle est la modification du parcours
du circuit par opposition à ce mouvement ; elle est le déplacement de l'état d'équilibre
par opposition au mouvement vers un état d'équilibre. Mais elle n'est pas chaque
modification ou chaque déplacement analogue, mais seulement chaque déplacement
ou chaque modification qui premièrement jaillit spontanément de l'évolution et qui
deuxièmement est discontinu, car tous les autres déplacements et modifications sont
compréhensibles sans plus et ne sont pas un problème particulier. Et, pour ce qui n'est
pas déjà contenu dans le fait d'avoir reconnu la présence d'un Phénomène particulier,
notre théorie est un mode d'observation spécial appliqué à ces phénomènes, leurs
conséquences et leurs problèmes, une théorie des modifications ainsi délimitées du
parcours du circuit, une théorie du passage de l'économie nationale du centre de
gravitation donné à un autre (« dynamique ») ; elle s'oppose donc à la théorie du
circuit lui-même, à la théorie de l'adaptation continuelle de l'économie à des centres
changeants d'équilibre, et ipso facto aussi à la théorie des influences 1 de ce
changement (« statique »).

1 C'est ce qui explique que les idées dont se sert la statique, puissent résoudre beaucoup de problè-
mes de l'évolution au sens usuel, et qu'en outre (cf. Barone) cette analyse des conséquences de
modifications quelconques soit qualifiée de « dynamique » bien qu'elle soit faite a l'aide de la
méthode que commande l'effort vers l'équilibre, donc à l'aide de la méthode « statique ». Nous
nous servirons également de déductions « statiques » pour traiter des phénomènes secondaires de
l'évolution prise en notre sens.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 67

II

Retour à la table des matières

Ces modifications spontanées et discontinues des parcours du circuit et ces


déplacements du centre d'équilibre apparaissent dans la sphère de la vie commerciale
et industrielle, et non pas dans la sphère des besoins des consommateurs en ce qui
concerne les produits achevés. Là où, dans les directions des goûts de ces derniers,
apparaissent des modifications spontanées et discontinues procédant par à-coups, on
se trouve en présence d'une brusque modification des données, avec lesquelles l'hom-
me d'affaire doit compter; il est donc possible qu'il y ait là un prétexte et une occasion
pour lui d'adapter sa conduite autrement que par étape, mais il n'y a pas là encore de
phénomènes de cette espèce. En soi de telles modifications constituent non pas un
problème ayant besoin d'être traité d'une manière particulière, mais un cas analogue à
la modification par exemple de données naturelles; aussi faisons-nous abstraction
d'une spontanéité éventuelle des besoins des consommateurs et les supposons-nous
dans cette mesure comme donnés. Ceci nous est rendu plus facile par le fait expéri-
mental que cette spontanéité est généralement petite. L'observation économique part
du fait fondamental, que la satisfaction des besoins est la cause de toute la production,
et que c'est par là qu'il faut comprendre tout état économique donné, cependant - sans
nier la relation suivante, qui simplement ne constitue pas de problème pour nous - les
innovations en économie ne sont pas, en règle générale, le résultat du fait qu'appa-
raissent d'abord chez les consommateurs de nouveaux besoins, dont la pression mo-
difie l'orientation de l'appareil de production, mais du fait que la production procède
en quelque sorte à l'éducation des consommateurs, et suscite de nouveaux besoins, si
bien que l'initiative est de son côté. C'est une de ces nombreuses différences entre
l'accomplissement du circuit selon le parcours accoutumé et la formation originelle de
nouvelles données : dans le premier cas il. est licite d'opposer l'un à l'autre l'offre et la
demande comme deux facteurs indépendants par principe, dans le second il ne l'est
pas. D'où il résulte qu'il ne peut y avoir dans le second cas une situation d'équilibre au
sens du premier cas.

Produire, c'est combiner les choses et les forces présentes dans notre domaine (cf.
plus haut). Produire autre chose ou autrement, c'est combiner autrement ces forces et
ces choses. Dans la mesure où l'on peut arriver à cette nouvelle combinaison en par-
tant de l'ancienne avec le temps, par de petites démarches et une adaptation continue,
il y a bien une modification, éventuellement une croissance, mais il n'y a ni un phéno-
mène nouveau qui échapperait à notre théorie de l'équilibre, ni évolution au sens
donné par nous à ce mot. Dans la mesure où cela n'est pas le cas, mais où, au contrai-
re, la nouvelle combinaison ne peut apparaître et de fait n'apparaît que d'une manière
discontinue, alors prennent naissance les phénomènes caractéristiques de l'évolution.
Pour les besoins de l'exposition, c'est toujours à ce cas que nous songerons en parlant
de nouvelles combinaisons de moyens de production. La forme et la matière de
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 68

l'évolution au sens donné par nous à ce terme sont alors fournies par la définition
suivante: exécution de nouvelles combinaisons.

Ce concept englobe les cinq cas suivants :

1° Fabrication d'un bien nouveau, c'est-à-dire encore non familier au cercle des
consommateurs, ou d'une qualité nouvelle d'un bien.

2° Introduction d'une méthode de production nouvelle, c'est-à-dire pratiquement


inconnue de la branche intéressée de l'industrie; il n'est nullement nécessaire qu'elle
repose sur une découverte scientifiquement nouvelle et elle peut aussi résider dans de
nouveaux procédés commerciaux pour une marchandise.
3° Ouverture d'un débouché nouveau, c'est-à-dire d'un marché où jusqu'à présent
la branche intéressée de l'industrie du pays intéressé n'a pas encore été introduite, que
ce marché ait existé avant ou non.
4° Conquête d'une source nouvelle de matières premières ou de produits semi-
ouvrés; à nouveau, peu importe qu'il faille créer cette source ou qu'elle ait existé
antérieurement, qu'on ne l'ait pas prise en considération ou qu'elle ait été tenue pour
inaccessible.
5° Réalisation d'une nouvelle organisation, comme la création d'une situation de
monopole (par exemple la trustification) ou l'apparition brusque d'un monopole.

Deux choses sont essentielles pour les formes visibles que revêt l'exécution de ces
nouvelles combinaisons, et pour la compréhension des problèmes qui en résultent du
même coup. Il peut arriver en premier lieu - sans que ce soit essentiel - que les nou-
velles combinaisons soient exécutées par les mêmes personnes qui dirigent le proces-
sus de production ou des échanges selon les combinaisons accoutumées, que les
nouvelles ont dépassées ou supplantées. Les nouvelles combinaisons ou les firmes,
les centres de production qui leur donnent corps - théoriquement et aussi générale-
ment en fait - ne remplacent pas brusquement les anciennes, mais s'y juxtaposent. Car
l'ancienne combinaison, le plus souvent ne permettait pas de faire ce grand pas en
avant. Pour nous en tenir à l'exemple choisi, ce ne furent pas en général les maîtres de
poste qui établirent les chemins de fer. Non seulement cette circonstance jette un jour
particulier sur la discontinuité qui caractérise notre phénomène fondamental, et crée
pour ainsi dire une seconde espèce de discontinuité venant s'ajouter à la première déjà
exposée, mais encore elle commande tout le cours des phénomènes concomitants. En
particulier dans une économie à concurrence, où les combinaisons nouvelles sont
réalisées en ruinant les anciennes par la concurrence, on explique par là le processus
spécial et un peu négligé d'une part de l'ascension sociale, d'autre part du déclasse-
ment social, ainsi que toute une série de phénomènes isolés, dont beaucoup intéres-
sent en particulier le cycle des conjonctures et le mécanisme de la formation de la
fortune. Même dans l'économie fermée, par exemple dans l'économie d'une commu-
nauté socialiste, les combinaisons nouvelles se juxtaposeraient souvent d'abord aux
anciennes. Mais dans ce cas les conséquences économiques de ce fait feraient partiel-
lement défaut, et les conséquences sociales totalement, Si la naissance de grands «
Konzern » tels qu'ils existent aujourd'hui par exemple dans la grande industrie de tous
les pays brise l'économie à concurrence, la même chose reste toujours nécessairement
valable, et l'exécution de nouvelles combinaisons deviendra forcément toujours
davantage l'affaire d'un seul et même corps économique. Cette différence est assez
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 69

importante pour servir de ligne de démarcation entre deux époques de l'histoire


sociale du capitalisme.

Il nous faut en second lieu considérer un autre facteur qui n'est qu'en relation
partielle avec le précédent : nous ne devons jamais par principe nous représenter les
nouvelles combinaisons ou leurs réalisations, comme si elles réunissaient en elles des
moyens de production inutilisés. Il est possible qu'il y ait occasionnellement des
masses de chômeurs : ce sera une circonstance favorable, une condition propice et
même comme un motif de mise en application de combinaisons nouvelles; mais le
chômage en grand n'est que la suite d'événements historiques mondiaux, comme, par
exemple, la guerre mondiale, ou de l'évolution que nous examinons ici. Dans aucun
des deux cas leur présence ne peut jouer un rôle dans l'explication de principe et ils ne
peuvent exister dans un circuit normal et équilibré. Non seulement l'augmentation qui
aurait lieu normalement chaque année serait en soi beaucoup trop petite, mais encore
l'extension correspondante du circuit, extension qui, se faisant par petites étapes, est
« statique », la conditionne exactement comme les quantités de moyens de production
déjà employées dans le circuit dans la période économique précédente : c'est en vue
de cette espèce de croissance qu'elle est organisée 1. En règle générale il faut que la
nouvelle combinaison prélève sur d'anciennes combinaisons les moyens de produc-
tion qu'elle emploie; et pour les raisons mentionnées nous pouvons dire qu'en principe
elle le fait toujours. Cela aussi, nous le verrons, provoque des conséquences impor-
tantes, en particulier pour le déroulement de la conjoncture, et ainsi contribue à ruiner
par la concurrence de vieilles exploitations. L'exécution de nouvelles combinaisons
signifie donc : emploi différent de la réserve de l'économie nationale en moyens de
production; cela pourrait fournir une deuxième définition de la, forme et du contenu
de l'évolution prise en notre sens. Le rudiment de théorie purement économique de
l'évolution caché dans la théorie usuelle de la formation du capital ne parle jamais que
d'épargner et de travailler. En conséquence, elle ne souligne que l'investissement de la
petite augmentation annuelle qui repose sur cette épargne et ce travail : on ne dit là
rien de faux, mais on se ferme des perspectives essentielles. L'augmentation de la
réserve nationale en moyens de production, qui se fait lentement et continuement au
cours du temps, et l'extension du besoin sont essentielles pour l'explication du dérou-
lement de l'histoire économique à travers les siècles, mais elles sont déficientes pour
le mécanisme de l'évolution lorsqu'il joue derrière l'emploi différent des moyens
présents. Si nous considérons des époques plus brèves, elles sont déficientes égale-
ment pour le déroulement historique : c'est un emploi différent, et non pas l'épargne
ou l'augmentation des quantités de travail disponibles, qui a modifié l'aspect de
l'économie mondiale, par exemple au cours de ces cinquante dernières années. C'est
seulement un emploi différent des moyens présents qui rendirent en particulier
possibles dans la mesure OÙ elles se produisirent, l'augmentation de la population et
aussi des sources sur lesquelles peuvent se faire des prélèvements pour l'épargne.

La démarche suivante de notre développement est elle aussi tout aussi peu
contestée, elle est même une vérité patente qui va de soi : pour exécuter de nouvelles
combinaisons il est nécessaire de disposer de moyens de production. Il n'y a pas là de
problème lorsque le circuit fait partie intégrante de notre vie; les exploitations pré-
sentes qui accomplissent ce mouvement en se compénétrant ont déjà les moyens de
production nécessaires, ou, comme nous l'avons exposé au premier chapitre, elles
peuvent se les procurer normalement pendant leur fonctionnement avec le gain de la

1 On peut affirmer en général que la population s'étend dans l'espace exploité économiquement,
plutôt que de dire que sa croissance spontanée le dilate.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 70

production précédente; il n'y a pas ici de désaccord fondamental entre les « entrées »
et les « sorties » qui correspondent plutôt les unes aux autres en principe, comme
toutes deux correspondent aux quantités de moyens de production offertes et aux
produits demandés : une fois en marche le jeu de ce mécanisme se répète sans cesse.
Le problème n'existe pas non plus dans l'économie fermée, même si de nouvelles
combinaisons sont réalisées chez elle; en effet la direction centrale, par exemple un
ministère socialiste de l'économie, organise l'emploi différent des moyens de produc-
tion présents, tout comme elle organise leur emploi antérieur; la nouvelle disposition
peut suivant les circonstances imposer aux membres de la communauté des sacrifices
temporaires, des privations ou des efforts supérieurs; elle peut présumer la solution de
questions plus difficiles, par exemple de celle-ci : de quelles combinaisons anciennes
faut-il détacher les moyens de production nécessaires ? Mais il ne saurait être ques-
tion d'une action particulière, en tout cas il ne s'agit pas d'imprimer une direction à
l'économie en vue de Procurer des moyens de production qui sont déjà à disposition.
Enfin le problème n'existe pas non plus pour l'exécution de nouvelles combinaisons
dans une économie à concurrence, lorsque celui qui veut les exécuter, en a les moyens
nécessaires ou qu'il peut les obtenir en donnant en échange d'autres moyens qu'il a. ou
d'autres fractions quelconques de son avoir.

Ce n'est pas là le privilège inhérent à la possession sans plus d'un avoir, mais à la
possession d'un avoir disponible, c'est-à-dire d'un avoir qui est utilisable ou immédia-
tement pour l'exécution de nouvelles combinaisons ou pour l'obtention par voie
d'échange des biens et des services nécessaires 1. En cas contraire, c'est là la règle,
comme c'est en principe le cas le plus intéressant, même le possesseur d'avoirs, quand
bien même ce serait le plus grand consortium, est dans la situation d'un homme
dépourvu de ressources - il y a cependant une différence de degré : sa considération et
la possibilité qu'il a de donner une garantie le mettent dans une situation meilleure -
s'il veut exécuter une combinaison nouvelle, qui ne peut être financée, comme une
combinaison existante, par les profits qui lui arrivent déjà; il lui faut emprunter un
crédit en monnaie ou en succédanés de la monnaie, et par ce crédit acheter les moyens
de production nécessaires. Tenir ce crédit prêt, c'est évidemment la fonction de cette
catégorie d'agents économiques que l'on appelle « capitalistes ». Il est tout aussi
évident que la méthode propre à la forme « capitaliste » de l'économie consiste à con-
traindre l'économie nationale à suivre de nouvelles voies, et à faire servir ses moyens
à de nouvelles fins : la chose est assez importante pour servir de critérium spécifique
à cette forme économique, dont la méthode s'oppose à celle de l'économie fermée ou
d'une économie dirigée quelconque qui a pour principe l'exercice d'un pouvoir de
commandement par un organe dirigeant.

Nul à mon sens ne peut contester les vérités évidentes énoncées au paragraphe
précédent. Chaque traité insiste sur l'importance du crédit ; l'édifice de l'industrie mo-
derne n'aurait pu être élevé sans lui, il fertilise les moyens présents, il rend jusqu'en
un certain point l'individu indépendant de la propriété héréditaire, dans la vie écono-
mique le talent est « monté sur des dettes et galope vers le succès » : tout cela l'ortho-
doxie des théoriciens les plus conservateurs ne peut pas elle-même le contredire. La
liaison entre le crédit et l'exécution du produit nouveau que nous constatons ici pour
la première fois et que nous formulerons plus tard avec plus de précision, ne peut pas
davantage nous surprendre en cette mesure : il est aussi clair pour la pensée que pour

1 Privilège que l'individu peut acquérir par l'épargne. Il faudrait insister davantage sur ce facteur
dans une économie nationale du type artisanal. Les « réserves » des industriels supposent déjà
l'évolution.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 71

l'histoire qu'il faut avant tout du crédit pour celle exécution et que partant de là ce
crédit a pénétré dans les gestions d'exploitations « en cours » ; d'un côté il était néces-
saire à leur constitution ; d'un autre côté son mécanisme une fois présent pour des
raisons patentes 1 s'est imposé également aux anciennes combinaisons. La chose est
claire pour la pensée : si ce n'était évident, le premier chapitre nous aurait appris que
contracter un crédit n'est pas un élément nécessaire de la marche normale de l'écono-
mie dans sa voie accoutumée, élément sans lequel nous ne pourrions comprendre les
phénomènes essentiels de cette marche; pour l'exécution de nouvelles combinaisons
au contraire, les financer est, en tant qu'action particulière, nécessaire en principe
pour la pratique et pour leur représentation dans la pensée. La chose est claire pour
l'histoire : le bailleur d'argent industriel et l'emprunteur industriel ne sont pas des ty-
pes des « premiers temps ». Le bailleur de l'époque précapitaliste prêtait l'argent pour
d'autres fins que pour des affaires ; celui de l'époque capitaliste naissante pour d'au-
tres fins que pour la satisfaction des besoins de l'exploitation en cours. Et nous con-
naissons tous le type d'industriels qui voyaient dans l'emprunt une capitis demunitio
et qui ignoraient la banque et la lettre de change. Le système capitaliste du crédit est
né du financement de nouvelles combinaisons. Il s'est développé parallèlement avec
lui. Et ce chez tous les peuples, quoique pour chacun d'eux d'une manière particulière;
la naissance des banques moyennes et des grandes banques en Allemagne est parti-
culièrement caractéristique ; c'est seulement en relation avec ce fait que le capitalisme
est passé à la chasse aux dépôts, et ce n'est qu'en relation avec ce dernier fait qu'à son
tour il est passé à la pratique des crédits de circulation concédés même à des exploi-
tations acclimatées. Enfin le fait de parler d'emprunt en moyens monétaires ou en
succédanés de la monnaie ne peut être une pierre d'achoppement. Nous ne prétendons
pas que l'on peut produire avec des pièces de monnaie, des billets ou des créances; et
nous ne nions pas que pour cela il faut plutôt des prestations de travail, des matières
premières et auxiliaires, des instruments, etc. Nous parlons également du fait de
disposer de moyens de production.

Cependant il y a là un point qu'il nous faut signaler dès maintenant. La théorie


traditionnelle voit un problème dans la présence de ces moyens de production, et des
groupes d'idées se forment autour de ce problème, qui sont particulièrement impor-
tants pour la théorie de l'intérêt. Notre conception ne connaît pas ce problème; autre-
ment dit, il nous semble un faux problème. Il n'existe pas dans le circuit, car les pha-
ses ne s'en déroulent que sur la base des quantités déjà présentes des moyens de pro-
duction; on ne peut en expliquer la naissance en partant de lui. - Il n'existe pas pour
J'exécution de nouvelles combinaisons 2, car elles empruntent au circuit les moyens
de production dont elles ont besoin : qu'elles trouvent déjà ces moyens dans le circuit
et tels qu'elles en ont besoin - ce sont alors avant tout les moyens « primitifs », surtout
le travail manuel non qualifié - ou qu'il les leur faille fabriquer ou faire fabriquer,
comme beaucoup des moyens de production produits, peu importe. Nous saisissons
ce fait et nous éliminons ce faux-problème avec les procédés logiques suivants : « le
prélèvement de moyens de production » et l' « emploi-différent de moyens de pro-
duction ». A la place de ce problème en surgit un autre : il s'agit de détacher du circuit
les moyens de production qui sont présents en tout cas, et ne constituent pas de
problème, et de les attribuer à une nouvelle combinaison. On le fait par le crédit en
1 La raison la plus importante en est l'apparition de l'intérêt productif; nous le verrons au chapitre V.
2 Naturellement les moyens de production ne tombent pas du ciel : dans la mesure où ils ne sont pas
donnés dans l'économie naturelle ou en dehors de l'économie, ils furent et sont créés par les vagues
isolées de l'évolution et désormais sont incorporés au circuit. Mais chaque vague individuelle de
l'évolution et chaque nouvelle combinaison particulière proviennent elles-mêmes, à leur tour, de la
réserve en moyens de production du circuit correspondant ; c'est l'histoire de la poule et de l’œuf.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 72

monnaie : grâce à lui, celui qui veut exécuter de nouvelles combinaisons, renchérit
sur les producteurs du circuit qui participent au marché des moyens de production et
leur arrache les quantités de moyens de production qui lui sont nécessaires. C'est là un
fait qui dépend de la monnaie et du crédit et trouve son sens et sa fin dans le
déclanchement d'un mouvement de biens; on ne pourrait pas le décrire aussi claire-
ment, sans en laisser échapper l'essentiel, en usant d'expressions qui se rapportent aux
biens. C'est de ces phénomènes monétaires que dépend précisément l'explication -
autant qu'on ne peut donner une explication autrement - de phénomènes essentiels de
l'économie nationale moderne par opposition avec d'autres « styles de l'économie ».

Faisons un dernier pas, dans cette direction - d'où viennent les gommes employées
à l'achat des moyens de production nécessaires pour les nouvelles combinaisons, si,
en principe, l'agent économique intéressé ne les possède pas déjà par hasard ? La
réponse conventionnelle est simple : de l'accroissement annuel du fond d'épargne de
l'économie nationale et en plus des parties de ce fond qui deviennent libres chaque
année. Or, avant la guerre, la première grandeur était très considérable : on pouvait
l'estimer à un cinquième de la somme des revenus privés dans les États cultivés
européens et américains. Quant à la dernière grandeur, la statistique ne peut la saisir
dans sa totalité. Mais elle n'inflige pas non plus un démenti d'ordre quantitatif à cette
réponse. On ne dispose pas pour l'instant d'un chiffre propre à caractériser l'ampleur
de toutes les opérations commerciales qui révèlent ou favorisent l'exécution de
nouvelles combinaisons. Nous n'avons pas le droit de prendre cette somme d'épargnes
comme point de départ : car son montant s'explique seulement par les résultats dans
l'économie privée d'une évolution déjà en cours. La partie de beaucoup la plus grande
de ce montant ne découle pas d'une activité d'épargne au sens propre du mot, c'est-à-
dire de la non-consommation de recettes, qui, comme fond de consommation annuel-
lement disponible, sont avant tout prises en considération; elle consiste au contraire
en réserves, en ces résultats de l'exécution de nouvelles combinaisons où nous
reconnaîtrons plus tard l'essence du profit. Le reste - dans l'Allemagne d'avant-guerre
peut-être deux à trois milliards - est en disproportion flagrante avec le besoin de crédit
des choses nouvelles qui au total font défaut. Pour ne pas troubler les idées, il nous
faut nous limiter à cela et faire abstraction de l'auto-financement, une des caracté-
ristiques les plus importantes d'une évolution couronnée de succès. Dans le circuit,
d'une part, il n'y aurait aucune source si abondante d'épargne, de l'autre il y aurait
beaucoup moins motif à épargne. Comme gros revenus, ce mouvement connaît
seulement les gains éventuels de monopoles et de rentes des grandes propriétés
foncières. Les seuls motifs qu'on trouverait alors résideraient dans le fait de prévoir
les accidents et la vieillesse, ce qui est un mobile certes irrationnel. Le motif le plus
important, la possibilité de participer aux gains de l'évolution, serait absent. Ainsi
dans une telle économie nationale il ne saurait y avoir aucun de ces grands réservoirs
de puissance d'achat disponible - à qui pourrait s'adresser celui qui voudrait exécuter
de nouvelles combinaisons - et sa propre activité d'épargne n'y suffirait qu'excep-
tionnellement. Toute la monnaie circulerait, elle serait astreinte à des parcours
déterminés. Aussi dans un tel circuit serait-il en règle générale inefficace de vouloir
se procurer de la monnaie en vendant une source de revenus, par exemple un bien
foncier.

Ainsi la réponse conventionnelle à notre question peut n'être pas une absurdité
patente, surtout si l'on veut comprendre dans la théorie de l'évolution les résultats de
périodes économiques écoulées, comme la pratique de chaque instant les comprend
sans distinction dans l'offre de la monnaie; il se peut qu'à chaque fois l'existence de
ces fonds représente un élément très important en pratique de l'ensemble de l'écono-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 73

mie nationale; néanmoins ce n'est pas lui qui présente un intérêt de principe, ni à qui
revient la priorité dans la construction théorique. Cette priorité revient à une autre ma-
nière de se procurer de la monnaie pour cette fin, sans doute pour cette fin seulement.
Le prêt à la consommation fait par des personnes privées ou par l'État, également le
crédit de circulation dans un circuit, qui ne connaît pas d'évolution, seraient norma-
lement réduits à ce premier prêt. Cette autre façon de se procurer de la monnaie est la
création de monnaie par les banques. La forme qu'elle prend importe peu : que l'avoir
du compte résultant du versement serve au client comme espèces, tandis qu'une partie
du montant versé sert de base à un crédit ultérieur consenti à quelqu'un d'autre, qui
utilise aussi ce crédit comme espèces, ou bien que l'on émette des billets de banque
qui ne sont pas entièrement couverts par des pièces qui sortent en même temps de la
circulation, ou que l'on crée des acceptations de banque qui, dans un grand trafic,
peuvent effectuer des paiements comme monnaie ; il s'agit toujours là non de la trans-
formation d'une puissance d'achat qui aurait déjà existé auparavant chez une person-
ne, mais de la création d'une puissance d'achat nouvelle qui s'ajoute à la circulation
existant auparavant ; c'est là une création ex nihilo même lorsque le contrat de crédit,
pour l'accomplissement duquel a été créée la nouvelle puissance d'achat, s'appuie sur
des sécurités réelles qui ne sont pas elles-mêmes des moyens de circulation. C'est là la
source où l'on puise d'une manière typique pour financer l'exécution de nouvelles
combinaisons, et où il faudrait presque exclusivement puiser, si les résultats précé-
dents de l'évolution n'étaient pas de fait présents à tout moment.

Ces moyens de paiement à crédit, c'est-à-dire ces moyens de paiement créés en


vue de donner du crédit et dans l'acte du crédit, servent dans le trafic tout à fait
comme des espèces, partie immédiatement, partie parce que pour de petits paiements
ou pour des paiements à effectuer à des personnes étrangères au trafic des banques -
chez nous surtout les salariés - ils peuvent être transformés sans difficultés en
espèces. Aidé par eux, celui qui veut exécuter de nouvelles combinaisons peut comme
avec des espèces accéder aux moyens de-production et, le cas échéant, faciliter à ceux
à qui il achète des prestations productives, l'accès immédiat aux marchés des biens de
consommation. Nulle part dans ces relations il n'y a octroi de crédit en ce sens que
quelqu'un devrait attendre l'équivalent de sa prestation en biens et se contenter d'une
créance, ni en ce sens que quelqu'un, ayant par là une fonction spéciale à remplir,
aurait à préparer des moyens d'entretien pour des travailleurs ou des propriétaires
fonciers ou des. moyens de production produits qui seraient tous payés seulement sur
le résultat définitif de la production. Du point de vue der l'économie nationale il y a
certes une différence essentielle entre ces moyens de paiement, quand ils sont créés
pour de nouvelles. fins, et la monnaie ou tous autres moyens de paiement du circuit..
On peut aussi concevoir ces derniers d'une part comme un certificat qui porte sur la
production exécutée et sur l'augmentation du produit social qui en résulte, d'autre part
comme une espèce de bon sur des parts de ce produit social. Ce caractère manque aux
premiers. Eux aussi sont certes des bons pour lesquels on peut se procurer immédiate-
ment des biens de consommation. Mais ils ne sont pas des certificats portant sur une
production antérieure. Cette condition, attachée d'habitude à l'accès au réservoir des
biens de consommation, n'est naturellement pas encore remplie ici. Elle ne l'est
qu'après l'heureuse exécution des combinaisons nouvelles considérées. De là cepen-
dant une influence particulière de cet octroi de crédit sur le niveau des prix.
Le banquier n'est donc pas surtout un intermédiaire dont la marchandise serait la
« puissance d'achat » ; il est d'abord le producteur de cette marchandise. Mais comme
aujourd'hui toutes les réserves et tous les fonds d'épargne affluent normalement chez
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 74

lui, et que l'offre totale en puissance d'achat disponible soit présente, soit à créer est
concentrée chez lui, il a pour ainsi dire remplacé et interdit le capitaliste privé, il est
devenu lui-même le capitaliste. Il a une position intermédiaire entre ceux qui veulent
exécuter de nouvelles combinaisons et les possesseurs de moyens de production. Il est
dans sa substance même un phénomène de l'évolution, mais là seulement où aucune
puissance de commandement ne dirige le processus social de l'économie. Il rend
possible l'exécution de nouvelles combinaisons, il établit pour ainsi dire au nom de
l'économie nationale les pleins pouvoirs pour leur exécution. Il est l'éphore de
l'économie d'échange.

III

Retour à la table des matières

Nous arrivons au troisième facteur de notre analyse; les deux autres en sont l'objet
et le moyen : le premier, c'est l'exécution de nouvelles combinaisons, le second, sui-
vant la forme sociale, le pouvoir de commandement ou le crédit ; quoique tous trois
constituent une trinité, ce dernier facteur peut être désigné comme le phénomène fon-
damental de l'évolution économique; il appartient à l'essence de la fonction d'entre-
preneur et de la conduite des agents économiques qui sont les représentants de cette
fonction. Nous appelons « entreprise » l'exécution de nouvelles combinaisons et éga-
lement ses réalisations dans des exploitations, etc. et « entrepreneurs », les agents
économiques dont la fonction est d'exécuter de nouvelles combinaisons et qui en sont
l'élément actif. Ces concepts sont à la fois plus vastes et plus étroits que les concepts
habituels 1. Plus vastes, car nous appelons entrepreneurs non seulement les agents
économiques « indépendants » de l'économie d'échange, que l'on a l'habitude d'appe-
ler ainsi, mais encore tous ceux qui de fait remplissent la fonction constitutive de ce
concept, même si, comme cela arrive toujours plus souvent de nos jours, ils sont les
employés « dépendants » d'une société par actions ou d'une firme privée tels les
directeurs, les membres de comité directeur, ou même si leur puissance effective ou
leur situation juridique repose sur des bases étrangères au point de vue de la pensée
abstraite à la fonction d'entrepreneur : la possession d'actions constitue souvent, mais
pas régulièrement, une pareille base, surtout dans les cas où une firme existante a été
transformée en société par actions pour se procurer plus avantageusement des capi-
taux ou pour le partage d'une succession, la personne qui la dirigeait auparavant en
conservant la direction à l'avenir.

1 Rien ne nous est plus étranger qu' « une interprétation du concept » linguistique; aussi ne nous
arrêterons-nous pas aux significations où, par exemple « entrepreneur » doit être traduit en anglais
par « contractor », ou bien où « entrepreneur » a une signification qui amènerait la plupart des
industriels à protester si on les comprenait dans ce concept.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 75

Sont aussi entrepreneurs à nos yeux ceux qui n'ont aucune relation durable avec
une exploitation individuelle et n'entrent en action que pour donner de nouvelles
formes à des exploitations, tels pas mal de « financiers », de « fondateurs », de spé-
cialistes du droit financier ou de techniciens : dans ce cas, nous le verrons mieux par
la suite, le service spécialement juridique, technique ou financier ne constitue pas
l'essence de la chose et il est, par principe, accidentel. Nous parlons en second lieu
d'entrepreneurs non seulement pour les époques historiques, où ont existé des
entrepreneurs en tant que phénomène social spécial, mais encore nous attachons ce
concept et ce nom à la fonction et à tous les individus qui la remplissent de fait dans
une forme sociale quelconque, même s'ils sont les organes d'une communauté socia-
liste, les suzerains d'un bien féodal ou les chefs d'une tribu primitive. Les concepts
dont nous parlons sont plus étroits que les concepts habituels car ils n'englobent pas,
comme c'est l'usage, tous les agents économiques indépendants, travaillant pour leur
propre compte. La propriété d'une exploitation - ou en général une « fortune » quel-
conque - n'est pas pour nous un signe essentiel; mais, même abstraction faite de cela,
l'indépendance comprise en ce sens n'implique pas par elle-même la réalisation de la
fonction constitutive visée par notre concept. Non seulement des paysans, des ma-
nœuvres, des personnes de profession libérale - que l'on l'y inclut Parfois - mais aussi
des « fabricants », des « industriels » ou des « commerçants » - que l'on y inclut
toujours - ne sont pas nécessairement des « entrepreneurs ».

Quoi qu'il en soit, je prétends que la définition proposée met en lumière l'essence
de son objet que n'éclaircit pas une analyse insuffisante; la théorie traditionnelle a
aussi en vue ce phénomène et notre définition ne fait que la préciser. Il y a accord
entre notre conception et la conception habituelle sur le point fondamental de la
distinction entre « entrepreneurs » et « capitalistes » : peu importe que l'on voit dans
ces derniers les possesseurs de monnaie, de créances ou de biens positifs quel-
conques. Cette distinction est aujourd'hui et depuis assez longtemps dans le domaine
publie, exception faite de quelques cas de récidive. Par là est liquidée la question de
savoir si l'actionnaire ordinaire est comme tel « entrepreneur » ; la conception de
l'entrepreneur comme celui qui supporte les risques, est incompatible avec nos
idées 1. A plus caractériser le type de l'entrepreneur, comme on le fait d'habitude par
des expressions telles que initiative, autorité, prévision, etc., c'est marquer tout à fait
notre ligne de pensée. Car pour de telles qualités il y a peu de champs d'action dans
l'automatisme d'un circuit équilibré ; si l'on avait minutieusement distingué ce circuit
du cas où il y a modification de son parcours, on aurait de soi-même transporté la
fonction de l'entrepreneur dans ce fait à qui on recourt pour le caractériser et on
l'aurait maintenue libre de tous ces facteurs accessoires propres au seul dirigeant de la
production dans le circuit. Enfin il y a des définitions que nous pourrions purement et
simplement accepter. Telle est avant tout celle bien connue qui remonte à J. B. Say :
la fonction de l'entrepreneur est de combiner, de rassembler les facteurs de produc-
tion. Même dans un circuit il faut faire ce travail tous les ans, il faut régler la,

1 Deux exemples pour montrer que nous nous bornons à « nettoyer » les conceptions courantes, à
les dégager de mauvaises formules. La conception de l'actionnaire que nous combattons repose
seulement sur une erreur des juristes au sujet des fonctions de ce type; elle a été acceptée par
beaucoup d'économistes, ainsi une fiction est devenue la base de la forme qu'a prise sa situation
juridique. Au reste le fait de participer au bénéfice au lieu de toucher des intérêts ne fait pas d'un
capitaliste un entrepreneur, à preuve les cas, où de simples fournisseurs de monnaie se réservent
des participations au bénéfice. Parfois les banques accordent leur crédit de cette manière; au fond
le foenus nauticum n'était rien d'essentiellement autre, quoique la participation y fût exprimée en
pourcentages du montant du prêt. C'est toujours le capitaliste qui supporte seul le risque, quoique
le capitaliste le supporte souvent en tant que capitaliste. Nous y reviendrons au chapitre IV.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 76

combinaison conformément aux habitudes. On se trouve en présence d'un service


d'une espèce particulière - et pas simplement d'un travail quelconque d'administration
- quand pour la première fois une combinaison nouvelle est exécutée. Alors il y a
entreprise au sens donné par nous à ce terme et la définition de Say coïncide avec la
nôtre. Mataja (dans Profit, 1884) donnait la définition suivante : est entrepreneur celui
à qui échoit le profit ; pour ramener cette nouvelle formule à la nôtre, il suffit d'y
ajouter le résultat du premier chapitre, à savoir que dans le circuit il n'y a pas de
profit 1. Ce résultat n'est pas étranger à la théorie, comme le montre la construction
mentionnée plus haut de l'entrepreneur qui ne fait ni bénéfice ni perte : élaborée en
toute rigueur par Walras, elle appartient à toute son école et à beaucoup d'auteurs en
dehors de celle-ci : l'entrepreneur a tendance dans le circuit à ne faire ni profit ni
perte, c'est-à-dire qu'il n'a pas de fonction de nature particulière et n'existe pas comme
tel : aussi n'appliquons-nous pas ce mot à ce directeur d'exploitation.

C'est un préjugé de croire que la connaissance du devenir historique d'une institu-


tion ou d'un type nous fournit immédiatement son essence sociologique ou économi-
que; elle est souvent une base de notre compréhension, parfois sa seule base possible;
elle peut nous mener à cette compréhension et à une formule théorique, mais elle ne
veut pas dire sans plus que nous ayons compris. Il est encore bien plus faux de croire
que les formes « primitives » d'un type en sont ipso facto les formes les plus « sim-
ples » et les plus « primitives » au point qu'elles en montrent l'essence avec plus de
pureté, moins de complication que les formes postérieures. Très souvent le contraire
se produit, entre autres raisons parce qu'une spécialisation venant à surgir, elle peut
faire saillir plus nettement des fonctions et des qualités qui, dans des états plus «
primitifs », sont confondues avec d'autres et sont plus difficiles à reconnaître. Ceci
vaut aussi dans notre cas. Dans l'activité universelle du chef d'une horde primitive il
est difficile de séparer les éléments de l'entrepreneur des autres éléments. Pour cette
raison l'économie nationale a éprouvé des difficultés à distinguer dans le fabricant d'il
y a cent ans le capitaliste de l'entrepreneur ; certainement l'évolution des choses a per-
mis à cette distinction de prendre corps, de même que le système du fermage en
Angleterre a facilité la distinction entre agriculteur et propriétaire foncier, tandis que
sur le continent cette distinction fait encore souvent défaut aujourd'hui dans l'écono-
mie paysanne ou bien est négligée 2. Mais notre cas implique encore plusieurs diffi-
cultés analogues. En règle générale l'entrepreneur d'une époque antérieure était non
seulement le capitaliste, il était - et il l'est encore le plus souvent aujourd'hui -aussi
l'ingénieur de son exploitation, son directeur technique, dans la mesure où ces fonc-
tions ne sont pas une seule et même chose et où, dans des cas spéciaux, on ne fait pas
appel à un spécialiste de métier. Il était et il est aussi le plus souvent son propre
acheteur et vendeur en chef, la tête de son bureau, le directeur de ses employés et de
ses travailleurs ; parfois, bien qu'il ait en règle générale des avocats, il est son propre
1 Il est peu brillant de définir l'entrepreneur par le profit et non par la fonction dont l'accomplisse-
ment engendre ce profit. Mais nous avons encore là-contre une autre objection : nous verrons en
effet que la nécessité du marché, qui fait que le profit échoit à l'entrepreneur, n'a pas le même sens
que celle qui fait que le produit limite -du travail échoit au travailleur.
2 Cette seule négligence explique l'attitude de certains théoriciens socialistes vis-à-vis de la proprié-
té paysanne.. Car la petitesse de la propriété ne constitue de différence de principe que pour une
conception de petits bourgeois, qui du reste porteraient des jugements sentimentaux de valeur; elle
n'entre pas en ligne de compte pour la science, mais il n'y a pas là de différence pour la conception
socialiste. La grande propriété peut être aussi objet et moyen de travail pour le propriétaire. Le
critère du propriétaire et de sa famille constitué par le fait d'occuper une autre force de travail n'a
d'importance économique que du point de vue d'une théorie de l'exploitation qu'il est à peine
possible encore de défendre : nous faisons abstraction de ce que ce signe ne s'applique qu'à un type
de propriété en règle générale irrationnellement petite.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 77

juriste dans les affaires courantes. C'est seulement en remplissant quelques-unes -de
ces fonctions ou bien toutes qu'il arrive d'habitude à exercer sa fonction spécifique
d'entrepreneur. Pourquoi? parce que l'exécution de nouvelles combinaisons ne peut
pas être une profession qui caractérise son homme avec toute la clarté qu'exigeait la
raison : de même prendre et exécuter des décisions stratégiques ne caractérise pas le
chef d'armée, quoique ce soit cette dernière. fonction et non le fait de satisfaire à une
liste d'aptitudes qui constitue ce type. Aussi la fonction essentielle de l'entrepreneur
doit-elle toujours apparaître avec des activités d'espèces différentes sans que l'une
quelconque soit nécessaire et paraisse absolument générale : ce qui confirme notre
conception. La définition de l'entrepreneur donnée par l'école de Marshall est éga-
lement, en un sens, exacte : elle assimile la fonction d'entrepreneur ait « manage-
ment » au sens le plus vaste de ce terme. Nous n'acceptons pas cette définition uni-
quement parce que ce qui nous intéresse c'est le point essentiel qui est l'occasion de
phénomènes particuliers et distingue d'une manière caractéristique l'activité de l'entre-
preneur des autres activités, et parce que dans cette définition ce point disparaît dans
la somme des occupations administratives courantes. Nous acceptons par là seule-
ment les objections qu'on pourrait élever contre toute théorie qui met en évidence un
facteur qu'on ne trouve pour ainsi dire jamais isolé dans la réalité; mais nous
reconnaissons aussi le fait que, puisque danse la réalité il y a toujours motif à apporter
des modifications au parcours du circuit et aux combinaisons présentes, notre facteur
peut être joint aux autres fonctions de la direction courante de l'exploitation, là où son
essence n'est pas précisément mise en discussion; nous insistons par contre sur ce fait
que ce n'est pas là un facteur parmi d'autres facteurs d'importance égale, mais que
c'est là le facteur fondamental parmi ces facteurs fondamentaux qui, en principe, ne
sont pas objets de problèmes.

Il y a cependant des types où la fonction d'entrepreneur apparaît dans une pureté


somme toute suffisante : la marche des choses, les a peu à peu fait évoluer. Le « fon-
dateur » n'en fait sans douter partie qu'avec des réserves. Car, abstraction faite des
associations perturbatrices qui intéressent la situation morale et sociale et se ratta-
chent à ce phénomène, le fondateur n'est souvent qu'un faiseur : contre provision il
sert de médiateur dans une entreprise, il la groupe surtout à l'aide d'une technique
financière ; il n'en est pas le créateur, la force motrice au moment de sa formation.
Quoi qu'il en soit, il l'est souvent aussi ; il est alors. quelque chose comme un entre-
preneur de profession. Mais le type moderne du capitaine d'industrie 1 correspond
mieux à notre idée, surtout si on reconnaît la similitude d'essence d'une part avec par
exemple, l'entrepreneur de commerce vénitien du XIIe siècle, ou bien aussi John Law,
d'autre part avec le potentat de village qui adjoint à son économie rustique et à son
commerce de bestiaux peut-être une brasserie campagnarde, une auberge et une
boutique. Cependant, à nos yeux, quelqu'un n'est, en principe, entrepreneur que s'il
exécute de nouvelles combinaisons - aussi perd-il ce caractère s'il continue ensuite
d'exploiter selon un circuit l'entreprise créée - par conséquent il sera aussi rare de voir
rester quelqu'un toujours un entrepreneur pendant les dizaines d'années où il est dans
sa pleine force que de trouver un homme d'affaires qui n'aura jamais été un entre-
preneur, ne serait-ce que très modestement : de même il arrive rarement qu'un
chercheur aille seulement d'exploit intellectuel en exploit intellectuel, il arrive égale-
ment peu souvent qu'au cours d'une vie entière de savant on ne mette sur pied quelque

1 Cf. par exemple la bonne description donnée par WIEDENFELD dans : Das Persönliche im
modernen Unternehmertum (L'élément personne chez les entrepreneurs modernes). Bien que paru
déjà en 1910 dans le Schmollers Jahrbuch, ce travail ne m'était pas connu lors de lapublication de
la première édition de ce livre.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 78

création propre, si petite soit-elle ; par là nous ne disons, il va de soi, rien ni contre
l'utilité théorique, ni contre la spécificité de fait du facteur que nous envisageons :
l'entrepreneur.

Être entrepreneur n'est pas une profession ni surtout, en règle générale, un état
durable : aussi les entrepreneurs sont-ils bien une classe au sens d'un groupe que le
chercheur constitue dans ses classifications, ils sont des agents économiques d'une
espèce particulière quoiqu'elle n'appartienne pas toujours en propre aux mêmes indi-
vidus, mais ils ne sont pas une classe au sens du phénomène social que l'on a en vue
quand on se reporte aux expressions « formation des classes », « lutte des classes »,
etc. L'accomplissement de la fonction d'entrepreneur ne crée pas les éléments d'une
classe pour l'entrepreneur heureux et les siens, elle peut marquer une époque de son
existence, former un style de vie, un système moral et esthétique de valeurs, mais, en
elle-même, elle a tout aussi peu le sens d'une position de classe qu'elle en présuppose
une. Et la position qu'elle peut éventuellement permettre de con,quérir n'est pas,
comme telle, une position d'entrepreneur ; celui qui y atteint a le caractère d'un pro-
priétaire foncier ou d'un capitaliste, suivant qu'il en a usé avec le résultat de son
succès, résultat qui relève de l'économie privée. L'hérédité du résultat et des qualités
peut maintenir cette, position assez longtemps au delà des individus, elle peut aussi
faciliter les choses aux descendants d'autres entreprises, mais elle ne saurait, comme
intermédiaire, constituer la fonction d'entrepreneur : c'est ce que montre suffisamment
l'histoire des grandes familles industrielles qui contraste avec la phraséologie de la
lutte sociale 1.

Maintenant surgit la question décisive : pourquoi exécuter de nouvelles combinai-


sons est-il un fait particulier et l'objet d'une « fonction » de nature spéciale ? Chaque
agent économique mène son économie aussi bien qu'il le peut. Sans doute il ne satis-
fait jamais idéalement à ses propres intentions, mais à la fin sous la pression d'expé-
riences qui mettent un frein ou poussent de, l'avant, il adapte sa conduite aux cir-
constances qui, en règle générale, ne se modifient ni brusquement ni tout d'un coup.
Si une exploitation ne peut jamais en un sens quelconque être absolument parfaite,
elle s'approchera cependant souvent d'une perfection relative, étant donné le milieu,
les circonstances sociales, les connaissances de l'époque et l'horizon de chaque
individu ou de chaque groupe adonné à ladite exploitation. Le milieu offre sans cesse
de nouvelles possibilités ; de nouvelles découvertes s'ajoutent sans cesse à la réserve
de connaissances de l'époque. Pourquoi l'exploitant individuel ne peut-il pas user de
ces nouvelles possibilités aussi bien que des anciennes; pourquoi, de même qu'il s'y
entend à tenir suivant l'état du marché plus de porcs ou plus de vaches laitières, ne
peut-il pas choisir un nouvel assolement, si on lui démontre qu'il est plus avanta-
geux ? Dès lors quels problèmes et phénomènes particuliers nouveaux y a-t-il que l'on
ne peut rencontrer dans le circuit traditionnel ?

Dans le nouveau circuit accoutumé chaque agent économique est sûr de sa base,
et il est porté par la conduite que tous les autres agents économiques ont adoptée en
vue de ce circuit, agents auxquels il a affaire et qui, de leur côté, attendent qu'il
maintienne sa conduite accoutumée; il peut donc agir promptement et rationnelle-
ment ; mais il ne le peut pas faire d'emblée s'il se trouve devant une tâche inaccou-
tumée. Tandis que dans les voies accoutumées l'agent économique peut se contenter
de sa propre lumière et de sa propre expérience, en face de quelque chose de nouveau

1 Sur l'essence de la fonction d'entrepreneur, cf. maintenant la formule que j'en ai donnée dans mon
article « Unternehmer » dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 79

il a besoin d'une direction. Alors que dans le circuit connu de toutes parts il nage avec
le courant, il nage contre le courant lorsqu'il veut en changer la voie. Ce qui lui était
là-bas un appui, lui est ici un obstacle. Ce qui lui était une donnée familière, devient
pour lui une inconnue. Là où cesse la limite de la routine, bien des gens pour cette
raison ne peuvent aller plus avant et les autres ne le peuvent que dans des mesures
très variables. Supposer une conduite économique qui, à l'observateur, paraît prompte
et rationnelle est, en tous cas, une fiction. Mais l'expérience confirme cette conduite
quand et parce que les choses ont le temps de faire pénétrer de la logique dans les
hommes. Là et dans les limites où cela s'est fait, on peut tranquillement travailler avec
cette fiction et élever sur elle des théories. Il n'est pas exact alors que l'habitude, la
coutume ou une tournure d'esprit détournée de l'économie puissent provoquer une
autre différence entre les agents économiques de classes, époques, ou cultures
différentes et que, par exemple, l’ « économie de la bourse » soit inutilisable pour un
paysan d'aujourd'hui ou pour un manœuvre du Moyen-Age. Bien au contraire, étant
donné un degré quelconque des connaissances et une volonté économiques, le même
tableau 1 s'applique dans ses traits fondamentaux à des agents économiques de
cultures très différentes, et, nous pouvons admettre en fait que le paysan vend le veau
qu'il a élevé avec autant de ruse que le boursier son paquet d'actions. Mais cela n'est
vrai que là où des précédents sans nombre ont établi la conduite au cours de dizaines
d'années, et, au cours de centaines et de milliers d'années, lui ont donné ses formes
fondamentales, et ont anéanti tout ce qui n'était pas adapté. Hors du domaine où la
ruse de dizaines d'années semble être la ruse de l'individu, où pour cette raison
s'impose l'image de l'automate, et où tout marche relativement sans heurt, notre
fiction cesse d'être voisine de la réalité 2. La maintenir hors de ce domaine comme le
fait la théorie traditionnelle, c'est replâtrer la réalité et ignorer un fait qui, contraire-
ment à d'autres points sur lesquels nos hypothèses peuvent s'écarter de la réalité, a une
importance et une spécificité fondamentales et est la source de l'explication de
phénomènes qui n'existeraient pas sans lui.
Pour cette raison, en décrivant le circuit, il nous faut ranger au nombre des don-
nées les combinaisons de production, comme on le fait pour les possibilités naturelles
; nous faisons abstraction des petits déplacements 3 qui sont possibles dans les formes

1 Naturellement le même tableau théorique, mais naturellement pas sociologique, culturel, etc.
2 C'est l'économie des peuples et dans la sphère de notre culture l'économie des sujets que l'évolu-
tion du siècle dernier n'a pas encore entraînés dans son cours, qui montrent le mieux, combien c'est
le cas. Par exemple l'économie du paysan de l'Europe centrale. Ce paysan « calcule», il ne manque
pas d' « une tournure d'esprit économique ». Cependant il ne fait pas un pas hors de la voie accou-
tumée, son économie ne s'est pas modifiée du tout au cours des siècles, on ne s'est modifiée que
sous l'action de la violence ou d'influences extérieures. Pourquoi ? Parce que choisir de nouvelles
méthodes ne va pas de soi et n'est pas sans plus un élément conceptuel de l'activité économique
rationnelle.
3 Petits déplacements, qui certes, avec le temps, en s'ajoutant, peuvent faire de grands déplacements.
Le fait décisif est que l'exploitant ne s'écarte pas des données habituelles quand il entreprend ce
déplacement. Le cas est régulier, quand il s'agit de petits déplacements; il y a exception, quand il
s'agit de grands déplacements, faits d'un seul coup. C'est seulement en ce sens que nous donnons
une importance à la faiblesse de ces déplacements. L'objection qu'il ne saurait y avoir de diffé-
rence de principe entre de petits et grands déplacements, n'est pas convaincante. D'abord elle est
fausse dans la mesure où elle repose sur la non-observation du principe de la méthode infinité-
simale; l'essence de celle-ci consiste en ce que, suivant les circonstances, on peut dire du « petit »
ce que l'on ne peut dire du « grand ». Mais, abstraction faite de cela, il s'agit uniquement ici de sa-
voir si notre facteur apparaît ou non lors d'un changement. Le lecteur que choque l'opposition :
grand-petit, peut la remplacer, s'il le veut, par l'opposition : qui s'adapte - qui est spontané. Je ne
le fais pas moi-même volontiers, car cette manière de s'exprimer peut être encore plus facilement
mal comprise que l'autre, et demanderait encore de plus longues explications.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 80

fondamentales et que l'agent économique peut exécuter en s'adaptant sous la pression


du milieu et sans quitter sensiblement la voie accoutumée. Pour cette raison l'exécu-
tion de nouvelles combinaisons est une fonction particulière, un privilège de person-
nes bien moins nombreuses que celles qui extérieurement en auraient la possibilité, et
souvent de personnes à qui paraît manquer cette possibilité. Pour cette raison les
entrepreneurs sont un type particulier d'agents 1 : c'est pourquoi aussi leur activité est

1 On envisage ici un type de conduite et un type de personnes dans la mesure où cette conduite est si
accessible aux personnes qu'elle en constitue une caractéristique saillante; elle n'est d'ailleurs
accessible que dans une mesure très inégale, et pour relativement peu de personnes. On a reproché
à l'exposé de la première édition d'exagérer la spécificité de cette conduite, de méconnaître qu'elle
était plus ou moins propre à tout homme d'affaire ; on a reproché à la description d'un travail
ultérieur Wellenbewegung des Wirtschaftslebens (Mouvements ondulatoires de la vie économique.
Archiv für Sozialwissenschaft, 1914) d'introduire un type intermédiaire (des sujets économiques «
semi-statiques ») ; ajoutons donc ceci ; la conduite, dont il est question, est spécifique en deux
directions. D'abord dans la mesure où elle est dirigée vers quelque chose d'autre, où elle signifie
l'accomplissement de quelque chose d'autre que ce qui est accompli par la conduite habituelle.
Sans doute, à cet égard, on peut la confondre avec cette dernière dans une unité supérieure, mais
cela ne change rien au fait qu'une différence importante en théorie subsiste entre les deux « objets
» et qu'un seul des objets est décrit dans la théorie habituelle. De plus la conduite dont il est ques-
tion est, par elle-même, une autre manière d'agir, elle exige des qualités autres et non pas seule-
ment différentes en degré - le parcours du circuit qui se réalise selon la voie normale - et cela
apparaîtra encore plus nettement - c'est ce parcours qui est conforme, par sa nature, a la manière
traditionnelle de voir.
Ces qualités sont sans doute réparties dans une population ethniquement homogène, comme
les autres qualités le sont, par exemple les qualités corporelles; bref la courbe de leur répartition a
une ordonnée très dense, de part et d'autre de laquelle on peut ordonner symétriquement les indi-
vidus, qui, sous ce rapport, sont au-dessus et au-dessous de la moyenne : ainsi on a progressive-
ment toujours moins d'individus à rattacher aux mesures qui s'élèvent au-dessus ou tombent au-
dessous de la moyenne. De même nous pouvons admettre que tout homme bien portant peut chan-
ter, s'il le veut. Peut-être une moitié des individus d'un groupe ethniquement homogène en
possède-t-il la capacité dans une mesure moyenne, un quart ans une mesure progressivement tou-
jours moindre, et disons un quart dans une mesure qui dépasse la moyenne; dans ce quart, à, tra-
vers une série de capacités vocales toujours croissantes et un nombre toujours dégressif de person-
nes possédant ces qualités, nous arrivons finalenient aux Carusos. C'est seulement dans ce dernier
quart que la capacité vocale est remarquable, c'est seulement chez les artistes supérieurs qu'elle
devient un signe caractéristique de la personne: nous ne parlons pas de la profession, qui exige,
elle aussi, un minimum de capacité. Ainsi bien que, pour ainsi dire, tous les hommes puissent
chanter, la capacité de chanter n'en est pas moins une qualité distinctive et l'attribut d'une mino-
rité ; elle ne constitue pas précisément un type d'homme, parce que cette qualité, à l'opposé de
celle que nous envisageons déteint relativement peu sur l'ensemble de la personnalité.
Faisons l'application de cela : un quart de la population est si pauvre de qualités, disons pour
l'instant, d'initiative économique que cela se répercute dans de l'indigence de l'ensemble de la
personnalité morale ; dans les moindres affaires de la vie privée ou de la vie professionnelle où ce
facteur entre en ligne, le rôle joué par lui est pitoyable. Nous connaissons ce type d'hommes et
nous savons que beaucoup des plus braves employés qui se distinguent par leur fidélité au devoir,
leur compétence, leur exactitude appartiennent à cette catégorie.
Puis vient la « moitié » de la population, c'est-à-dire les « normaux ». Ceux-ci se révèlent
mieux au contact de la réalité que, dans les voies habituellement parcourues, là il ne faut pas
seulement « liquider », mais aussi «trancher » et « exécuter ». Presque tous les hommes d'affaires
sont de ce nombre ; sans cela ils ne seraient jamais arrivés à leur position; la plupart représentent
même une élite ayant fait ses preuves individuelles ou héréditaires. Un industriel du textile ne suit
pas un chemin « nouveau» en se rendant à Liverpool pour une vente publique de laine. Mais les
situations ne se ressemblent pas, et le succès de l'exploitation dépend tellement de l'habileté et de
l'initiative montrées lors de l'achat de la laine que l'industrie textile n'a jusqu'à ce jour donné lieu à
aucune formation de trusts comparables à celle de la grande industrie. Ce fait s'explique en partie
par ce que les plus aptes n'ont pas renoncé à profiter de leur propre habileté dans l'achat de la
laine.
Montant de là plus haut dans l'échelle, nous arrivons aux personnes qui, dans le quart le plus
élevé de la population, forment un type, que caractérise la mesure hors pair de ces qualités dans la
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 81

un problème particulier et engendre une série de phénomènes significatifs. Pour cette


raison encore, il en est de même de la situation qui scientifiquement, est caractérisée
par trois couples d'oppositions qui se correspondent à savoir : premièrement, l'oppo-
sition de deux événements réels : tendance à l'équilibre d'une part, modification ou
changement spontané des données de l'activité économique par l'économie, d'autre
part ; deuxièmement, l'opposition de deux appareils théoriques : statique et dyna-
mique 1 ; troisièmement l'opposition de deux types d'attitude : nous pouvons nous les
représenter dans la réalité, comme deux types d'agents économiques : des exploitants
purs et simples et des entrepreneurs. Pour cette raison il faut entendre la « meilleure
méthode » comme étant la théorie la « plus avantageuse parmi les méthodes éprou-
vées expérimentalement et habituelles », mais non comme la « meilleure des métho-
des possibles à chaque fois » ; si l'on ne fait pas cette réserve, les choses ne vont plus;
précisément les problèmes qui s'expliquent à partir de notre conception restent

sphère de l'intellect et de la volonté. A l'intérieur de ce type d'hommes, il y a non seulement


beaucoup de variétés (le commerçant, l'industriel, le financier), mais encore une diversité continue
dans le degré d'intensité, de l' « initiative ». Dans notre développement nous rencontrons des types
d'intensité très variée. Certain peut atteindre à un degré jusqu'ici inégalé; un autre suivra là où l'a
précédé seulement un premier agent économique; un troisième n'y réussit qu'avec un groupe., mais
il sera là parmi les premiers. C'est ainsi que le grand chef politique, de tout temps, a constitué aussi
un type, mais non pas un phénomène unique; delà une diversité continue de chefs politiques qui
conduit jusqu'à la moyenne et même jusqu'aux valeurs inférieures. Cependant la « direction » poli-
tique n'est pas une fonction spéciale, mais le chef lui, est quelque chose de particulier et de bien
discernable. Ainsi, dans notre cas, on pose d'abord la question : « Où commence le type que vous
affirmez ? » On déclare ensuite : « Mais ce n'est pas un type ». Cette objection n'a vraiment aucun
sens.
1 On a reproché à la première édition de définir la « statique » tantôt comme une construction
théorique, tantôt comme un tableau de la situation de fait de l'économie. Je crois que le présent
exposé ne peut plus prêter à une telle hésitation, La théorie statique ne présuppose pas une écono-
mie stationnaire, bien qu'elle traite aussi des répercussions qu'ont les modifications des données. Il
n'y a en soi aucune connexion nécessaire entre une théorie statique et une réalité stationnaire.
Cette supposition se recommande à la théorie seulement dans la mesure où l'on peut exposer de la
manière la plus simple les formes fondamentales du cours économique des choses d'après une
économie qui reste identique à elle-même. L'économie stationnaire est un fait incontestable pour
d'innombrables milliers d'années et aussi, dans des temps historiques, en bien des lieux durant des
siècles. Abstraction faite de cela, comme Sombart fut le premier à le mettre en évidence, l'éco-
nomie stationnaire est réalisée en sa tendance dans chaque période de dépression. Cette première
construction et ce dernier fait ne contiennent d'abord, ni l'un ni l'autre le facteur qui nous intéresse;
de plus, la circonstance qui explique ce fait, à savoir la puissance de la voie donnée, fait que cette
construction s 'applique relativement très bien à une partie de la réalité et mal à une autre; aussi,
dans la première édition, ai-je établi entre les deux dans mon exposé un lien qui trouve là son
fondement, mais qui s'est si peu confirmé que j'ai cru devoir désormais l'exclure. Encore une
chose : la théorie emploie deux manières de voir qui peuvent provoquer des difficultés. Si l'on veut
montrer comment tous les éléments de l'économie nationale conditionnent réciproquement leur
équilibre, on considère ce système d'équilibre comme n'existant pas encore et on le bâtit sous nos
yeux ab ovo. Ce n'est pas à dire que l'on explique génériquement sa naissance. La pensée, qui en
démonte les pièces, n'élucide que logiquement le problème de son existence et de son fonctionne-
ment. Ce faisant, on suppose que les expériences et les habitudes des sujets économiques existent
déjà. Mais on n'explique pas ainsi comment ces combinaisons de production se constituent. Si, de
plus, on doit examiner deux états d'équilibre voisins, on compare parfois - mais pas toujours -
comme dans l'economics of welfare de Pigou, la « meilleure » combinaison de production du pre-
mier état avec la « meilleure » du second état. Ce qui ne veut pas dire -nécessairement, mais peut
vouloir dire, que les deux combinaisons au sens actuel diffèrent non seulement par de petites
variations de quantités, mais encore par leur principe technique et commercial. Nous n'examinons
pas ici la -naissance de la seconde combinaison, ni tous les problèmes qui peuvent s'y rattacher;
nous envisageons seulement le fonctionnement de la combinaison qui est déjà - comme toujours -
réalisée. Quoique cette manière de voir soit justifiée et incontestable, elle dépasse notre problème.
Si l'on prétendait du même coup qu'elle le résout, ce serait faux.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 82

irrésolus ; pour cette raison correspond seule aux faits la conception selon laquelle les
nouvelles combinaisons apparaissent en principe à côté des anciennes, et non selon
laquelle les vieilles combinaisons, en se transformant, en deviennent automatique-
ment de nouvelles: on peut bien faire cette supposition, comme on a logiquement le
droit de faire toute supposition ; on saisit même par là beaucoup de choses avec
exactitude, mais non pas celles qui expliquent le profit, l'intérêt, les crises, l'essor et la
dépression dans le monde capitaliste et bien d'autres phénomènes.
Précisons encore la spécificité de notre conduite et de notre type, Le plus petit
acte qu'accomplit quotidiennement un homme, implique un travail intellectuel quanti-
tativement immense : non seulement il faudrait que chaque écolier et chaque maître
de cet enfant soit un géant de l'esprit dépassant toute mesure humaine, s'il créait pour
soi par un acte individuel, conscient, systématique ce qu'il sait et ce qu'il utilise ; mais
il faudrait encore que chaque homme soit un géant par son intelligence pénétrante des
conditions de la vie sociale et par sa volonté, pour traverser seulement sa vie quoti-
dienne, s'il lui fallait chaque fois acquérir par un travail intellectuel les petits actes
dont elle est faite, et leur donner une forme dans un acte créateur. Ceci ne vaut pas
seulement pour la connaissance et l'activité dans les limites des fonctions générales de
la vie individuelle et sociale, et pour les principes qui, relevant de la pensée, du cœur,
de l'action, dominent cette activité, et sont les fruits d'efforts millénaires, Ceci vaut
encore pour les produits de temps plus courts et d'une nature spéciale, qui permettent
l'accomplissement des devoirs de la vie professionnelle. Précisément les choses, dont
l'exécution exigerait, d'après ce qui précède, un travail d'une puissance immense, ne
demandent aucun travail individuel particulier ; elles qui devraient être spécialement
difficiles sont en réalité faciles ; ce qui demanderait une capacité surhumaine, est
accessible sans défaillance frappante aux moins doués pourvu qu'ils aient un esprit
droit. En particulier on n'a pas besoin d'une direction de chef dans ces choses quo-
tidiennes au sens le plus large. Certes, dans bien des cas, une directive est nécessaire,
mais elle aussi est facile et un homme normal peut apprendre sans plus cette fonction.
Le plus souvent aussi une spécialisation, et une hiérarchisation dans la structure,
forme de la spécialisation, sont nécessaires, mais, même au haut de la hiérarchie, un
travail n'est qu'un travail quotidien comme tout autre ; il est comparable au service
d'une machine présente et qui peut être utilisée ; tout le monde connaît et peut accom-
plir son travail quotidien dans la forme accoutumée, et se met de soi-même à son
exécution ; le « directeur » a sa routine comme tout le monde a la sienne ; et sa fonc-
tion de contrôle n'est qu'un de ses travaux routiniers, elle est la correction d'aberra-
tions individuelles, elle est tout aussi peu une « force motrice » qu'une loi pénale qui
interdit le meurtre est la cause motrice de ce que normalement on ne commet plus de
meurtre.
La raison en est que toute connaissance et toute manière accoutumée d'agir, une
fois acquises, nous appartiennent si bien et font corps avec les autres éléments de
notre personne - comme le remblai du chemin de fer avec le sol - qu'il n'est point
nécessaire à chaque fois de les renouveler et d'en reprendre conscience, au contraire
elles tombent sur les couches présentes du subconscient ; normalement elles sont
apportées presque sans friction par l'hérédité, l'enseignement, l'éducation, la pression
du milieu, les relations de ces facteurs entre eux important peu; ainsi toutes nos
pensées, tous nos sentiments et tous nos actes, deviennent automatiques dans l'indi-
vidu, le groupe, les choses et soulagent notre vie consciente. L'épargne immense de
force ainsi faite ancestralement et individuellement n'est cependant pas assez grande
pour faire de la vie quotidienne un fardeau léger ni pour empêcher que ses exigences
n'épuisent l'existence moyenne, mais elle est assez grande pour rendre possible
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 83

l'accomplissement des exigences imposées par la vie sociale. Ceci vaut aussi pour la
vie quotidienne spéciale de l'économie. Il en résulte aussi pour la vie économique que
chaque pas hors du domaine de la routine comporte des difficultés, implique un
facteur nouveau et que ce facteur est inclus dans le phénomène - dont il constitue
l'essence - du commandement.

On peut analyser la nature de ces difficultés sous trois rubriques. En premier lieu
l'agent économique, hors des voies accoutumées, manque pour ses décisions des
données que le plus souvent il connaît très exactement quand il reste sur les voies
habituelles, et pour son activité il manque de règles. Certes ce n'est pas comme s'il
faisait un saut hors du monde de l'expérience, ou même seulement hors du monde des
expériences sociales ; il doit et peut prévoir et estimer toutes choses selon la base de
ses expériences, et, dans bien des choses, en toute confiance ; mais d'autres choses
sont nécessairement peu sûres selon ses dispositions, d'autres ne sont déterminables
qu'avec une vaste marge ; quelques-unes ne peuvent être que « devinées ». Ceci vaut
en particulier des données que modifie la conduite de l'agent économique et de celles
qu'elle doit d'abord créer. Sans doute il agit maintenant aussi selon un plan : il y aura
même dans ce dernier plus de raison consciente d'agir que dans le plan accoutumé
qui, comme tel, n'a même pas besoin d'être « réfléchi» mais ce plan, il faut d'abord
l'élaborer. C'est pourquoi il contient des sources d'erreurs non seulement graduelle-
ment plus grandes, mais encore différentes de celles du plan accoutumé. Ce dernier a
toute la réalité et les arêtes aiguës qu'ont les images de choses que nous avons vues et
vécues ; le nouveau est une image d'une image. Agir d'après lui et agir d'après le plan
accoutumé sont deux choses aussi différentes que construire un chemin et suivre un
chemin. L'acte de construire un chemin est d'une puissance supérieure à l'acte de le
suivre. De même exécuter de nouvelles combinaisons est un processus qui ne diffère
pas seulement en degrés de la répétition de combinaisons accoutumées.
Produire plus et produire autrement apparaissent sous leur jour exact, si l'on songe
que, même avec un travail préliminaire étendu, les actions et les réactions de l'entre-
prise projetée ne peuvent être saisies de manière à être entièrement connues et
épuisées même les saisir dans la mesure où en théorie le permettraient le milieu et la
cause, si l'on disposait de moyens et d'un temps illimités, implique des exigences
impossibles en pratique à remplir. Dans une situation stratégique donnée il, faut agir,
même si manquent en vue de l'action les données que l'on pourrait se procurer: de
même dans la vie économique il faut agir sans que l'on ait élaboré dans tous ces
détails ce qui doit arriver. Ici pour le succès tout dépend du « coup d'œil », de la
capacité de voir les choses d'une manière que l'expérience confirme ensuite, même si
sur le moment on ne peut la justifier, même si elle ne saisit pas l'essentiel et pas du
tout l'accessoire, même et surtout si on ne peut se rendre compte des principes d'après
lesquels on agit. Un travail préliminaire et une connaissance approfondie, l'étendue de
la compréhension intellectuelle, un talent d'analyse logique peuvent être suivant les
circonstances, des sources d'insuccès. Plus est grande la précision avec laquelle nous
apprenons à connaître le monde de la nature et de la société, plus est parfait le
pouvoir que nous exerçons sur les faits, plus grandit avec le temps et la rationalisation
croissante le domaine dans les limites duquel on peut supputer - et supputer vite et en
toute confiance - les choses, et plus l'importance de cette tâche passe au second plan,
plus l'importance du type « entrepreneur » doit nécessairement décliner, comme a
déjà décliné l'importance du type « général en chef ». Néanmoins une partie de
l'essence de deux types dépend d'elle.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 84

Ce point concerne le problème posé à l'agent économique; le second, concerne sa


conduite. Il est objectivement plus difficile de faire du nouveau que de faire ce qui est
accoutumé et éprouvé et ce sont là deux choses différentes ; mais l'agent économique
oppose encore une résistance à une nouveauté, il. lui opposerait même une résistance,
si les difficultés objectives n'étaient pas là. L'histoire de la science confirme grande-
ment le fait qu'il nous est extrêmement difficile de nous assimiler, par exemple, une
nouvelle conception scientifique. Toujours la pensée revient dans la voit accoutumée,
même si celle-ci est devenue impropre au but recherché et si la nouveauté, plus
convenable au but poursuivi, n'offre pas en elle-même de difficultés particulières.
L'essence et la fonction d'habitudes de pensées fixes, fonction qui accélère la vie et
épargne des forces, reposent précisément sur ce qu'elles sont devenues subcon-
scientes, donnent automatiquement leurs résultats, et sont à l'abri de la critique, voire
de la contradiction, de faits individuels. Mais cette fonction, quand son heure a sonné,
devient un sabot d'enrayage. Il en va de même dans le monde de l'activité écono-
mique. Dans le tréfonds de celui qui veut faire du nouveau, se dressent les données de
l'habitude ; elles témoignent contre le plan en gestation. Une dépense de volonté
nouvelle et d'une autre espèce devient par là nécessaire ; elle s'ajoute à celle qui réside
dans le fait qu'au milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut conquérir
de haute lutte de l'espace et du temps pour la conception et l'élaboration des nouvelles
combinaisons, et qu'il faut arriver à voir en elles une possibilité réelle et non pas
seulement un rêve et un jeu. Cette liber-té d'esprit suppose une force qui dépasse de
beaucoup les exigences de la vie quotidienne, elle est par nature quelque chose de
spécifique et de rare.

Le troisième point est la réaction que le milieu social oppose à toute personne qui
veut faire du nouveau en général ou spécialement en matière économique. Cette réac-
tion s'exprime d'abord dans les obstacles juridiques ou politiques. Même abstraction
faite de cela, chaque attitude non conforme d'un membre de la communauté sociale
est l'objet d'une réprobation dont la mesure varie suivant que la communauté sociale y
est adaptée ou non. Déjà quand on tranche par sa conduite, ses vêtements, ses
habitudes de vie sur les personnes du même milieu social, et à plus forte raison dans
des cas plus graves, celles-ci réagissent. Cette réaction est plus aiguë aux degrés
primitifs de la culture qu'à d'autres, mais elle n'est jamais absente. Déjà le simple
étonnement au sujet de l'écart dont on se rend coupable, sa simple constatation exerce
une influence sur l'individu. La simple expression d'une désapprobation peut avoir
des conséquences sensibles. Cela peut mener plus loin : au rejet de l'intéressé par la
société, à une interdiction physique du dessein qu'il avait formé, à une attaque directe
contre lui. Ni le fait qu'une différenciation progressive affaiblit cette réaction (d'autant
plus que la raison principale qu'a cette réaction de s'affaiblir est l'évolution même que
nos développements veulent expliquer) ni le fait que la réaction sociale agit comme
une impulsion suivant les circonstances et sur certains individus ne changent rien en
principe à l'importance de cette réaction. Surmonter cette résistance est toujours une
tâche particulière sans équivalent dans le cours accoutumé de la vie ; cette tâche exige
une conduite d'une nature particulière. Dans les matières économiques cette résistance
se manifeste d'abord chez les groupes menacés par la nouveauté, puis dans la diffi-
culté à trouver la coopération nécessaire de la part des gens dont on a besoin, enfin
dans la difficulté à amener les consommateurs à suivre. Ces facteurs sont encore
influents aujourd'hui, quoiqu'une évolution tumultueuse nous ait habitués à l'appa-
rition et à l'exécution de nouveautés ; c'est dans les stades initiaux du capitalisme
qu'on peut le mieux les étudier. Ils sont si évidents, que par rapport à nos fins, ce
serait temps perdu que de s'y étendre davantage.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 85

Il n'y a de fonction de chef que pour ces raisons - nous entendons par là une
fonction de nature spéciale, par opposition à la simple position organique supérieure
qu'il y aurait dans tout corps social, dans le plus petit comme dans le plus grand, et
dont en règle générale la fonction de chef est concomitante. C'est pour ces raisons que
l'état de choses décrit crée une frontière au delà de laquelle la majorité des gens
n'accomplissent pas d'eux-mêmes promptement leurs fonctions et ont besoin de l'aide
d'une minorité : car, si la vie sociale en tous ses domaines avait l'invariabilité relative,
par exemple, du monde astronomique, ou, si étant variable, elle n'était pas influen-
çable dans sa variabilité, ou enfin, si pouvant être dirigée par la « conduite » en soi ou
dans ses répercussions, cette direction était également possible à chacun, il n'y aurait
pas de fonction particulière de chef à côté des tâches objectivement déterminées du
travail routinier des individus, il n'y aurait même pas besoin qu'un animal déterminé
marche en tête du troupeau de cerfs.

Ce n'est qu'en présence de nouvelles possibilités que naît la tâche spécifique du


chef, qu'apparaît le type du chef. C'est pour cette raison qu'il a été si fortement
souligné chez les Normands à l'époque des invasions, et si faiblement chez les Slaves
durant les siècles où ont existé une passivité constante et une sécurité relative de la
vie dans la contrée marécageuse du Pripet. Nos trois points caractérisent la nature tant
de la fonction de chef que de la conduite de chef, laquelle caractérise le type. Le chef
en tant que tel ne « trouve » ni ne « crée » les nouvelles possibilités. Elles sont tou-
jours présentes, formant un riche amas de connaissances constitué par les gens au
cours de leur travail professionnel habituel, elles sont souvent aussi connues au loin,
et s'il existe des écrivains, elles sont propagées par eux. Souvent des possibilités - des
possibilités vitales - ne sont pas difficiles à reconnaître : par exemple, la possibilité de
sauver les passagers d'un navire en flammes en adoptant une attitude convenable, ou
la possibilité d'améliorer toute la situation sociale et politique de la France de Louis
XVI par des « économies », ou, un peu plus tard, par de fermes conceptions constitu-
tionnelles. Seulement ces possibilités sont mortes, n'existant qu'à l'état latent. La
fonction de chef consiste à leur donner la vie, à les réaliser, à les exécuter. Ceci vaut
dans tous les cas, au cas où la fonction de chef est éphémère - dans l'exemple du
bateau en flammes - au cas où cette fonction s'in,carne en un service propre et agit
seulement par l'exemple, tel le cas du chef militaire primitif, le cas surtout du chef
dans les arts et les sciences, partiellement aussi le cas du chef de l'entrepreneur
moderne. Ce n'est pas le service en tant que tel qui signifie « diriger en chef », mais
l'action exercée par là sur autrui ; ce n'est pas le fait qu'un chef d'escadron, qui pénètre
au galop dans le camp ennemi, abat un adversaire d'un coup de pointe selon les règles
de l'art, qui est un exploit de chef, mais le fait qu'il entraîne en même temps ses
hommes; enfin ce que nous disions plus haut, vaut de la fonction de chef dont l'action
est secondée par une situation sociale et organique perfectionnée. Les caractéristiques
de la fonction de chef sont : une manière spéciale de voir les choses, et ce, non pas
tant grâce à l'intellect (et dans la mesure où c'est grâce à lui, non pas seulement grâce
à son étendue et à son élévation, mais grâce à une étroitesse de nature spéciale) que
grâce à une volonté, à la capacité de saisir des choses tout à fait précises et de les voir
dans leur réalité ; la capacité d'aller seul et de l'avant, de ne pas sentir l'insécurité et la
résistance comme des arguments contraires; enfin la faculté d'agir sur autrui, qu'on
peut désigner par les mots d' « autorité », de « poids » d' « obéissance obtenue » et
qu'il n'y a pas lieu d'examiner davantage ici.

Dans la mesure où la fonction d'entrepreneur est indiscernablement mêlée aux


autres éléments d'une fonction plus générale de chef - comme chez le chef d'une
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 86

horde primitive ou dans l'organisme central d'une société communiste, même si beau-
coup de ses membres se spécialisent pour l'économie, et dans la mesure où la fonction
de chef repose sur l'exercice d'un pouvoir général de commandement, après ce que
nous avons dit, il ne nous reste plus que deux choses à indiquer - on voit maintenant
pourquoi nous avons attaché tant d'importance au fait d'exécuter de nouvelles
combinaisons et non au fait de les trouver ou de les inventer. La fonction d'inventeur
ou de technicien en général, et celle de l'entrepreneur ne coïncident pas. L'entrepre-
neur peut être aussi un inventeur et réciproquement, mais en principe ce n'est vrai
qu'accidentellement. L'entrepreneur, comme tel, n'est pas le créateur spirituel des
nouvelles combinaisons ; l'inventeur comme tel n'est ni entrepreneur ni chef d'une
autre espèce. Leurs actes et les qualités nécessaires pour les accomplir, diffèrent com-
me « conduite » et comme « type ». Point n'est pas besoin de nous justifier davantage
de ne pas qualifier de « travail » l'activité de l'entrepreneur. Nous le pourrions dénom-
mer ainsi ; mais ce serait un travail qui, par nature et par fonction, serait fondamen-
talement différent de tout autre, même d'un travail de « direction », ne serait-il
qu' « intellectuel », et aussi du travail que fournit peut-être l'entrepreneur en dehors de
ses actes d'entrepreneur.

Dans la mesure où la fonction d'entrepreneur appartient à l' « homme d'affaires »


privé, elle n'embrasse pas toute espèce de conduite par un chef, dont l'objet peut être
la vie économique. Même le chef de travailleurs de toutes catégories, même le
représentant d'intérêts - et pas seulement dans le domaine de la Politique économique
- peuvent être des chefs économiques. Cette manière spéciale d'être un chef, qui est
l'attribut de l'entrepreneur dans la vie économique, reçoit, tant pour la « conduite» que
pour le type », « sa couleur et sa forme de conditions particulières. L'importance de l'
« autorité » n'est pas absente, il s'agit souvent de surmonter des résistances sociales,
de conquérir des « relations » et de faire supporter des épreuves de poids. Mais elle
est moindre : il n'est pas besoin d'une « puissance de commandement » qui s'exerce
sur les moyens de production ; entraîner d'autres collègues est toujours une consé-
quence importante de l'exemple donné, c'est là l'explication de phénomènes essen-
tiels, mais ce n'est pas souvent nécessaire au succès individuel 1 - au contraire cela lui
nuit et n'est pas souhaité par l'entrepreneur - cette capacité pour entraîner apparaît
sans qu'un acte prémédité, l'ait eu pour objet. Le mélange particulier d'acuité et
d'étroitesse du cercle visuel, la capacité d'aller tout seul ont au contraire une
importance d'autant plus grande. C'est là ce qui est décisif pour le « type » de chef. Il
lui manque l'éclat extérieur que reçoivent les autres façons d'être chef du fait qu'une
position organique élevée est la condition de leur exercice. Il lui manque l'éclat
personnel, qui existe nécessairement dans bien d'autres positions de chef, dans celles
où l'on est chef dans un cercle social critique à raison de la « personnalité» ou de la
valeur qu'on possède. La tâche de chef est très spéciale : celui qui peut la résoudre, n'a
pas besoin d'être sous d'autres rapports ni intelligent, ni intéressant, ni cultivé, ni
d'occuper en aucun sens une « situation élevée » ; il peut même sembler ridicule dans
les positions sociales où son succès l'amène par la suite. Par son essence, mais aussi
par son histoire (ce qui ne coïncide pas nécessairement) il est hors de son bureau
typiquement un parvenu, il est sans tradition, aussi est-il souvent incertain, il s'adapte,
anxieux, bref il est tout sauf un chef. Il est le révolutionnaire de l'économie - et le
pionnier involontaire de la révolution sociale et politique - ses propres collègues le
1 Lorsque l'entraînement coïncide avec l'avance de la concurrence. C'est là-dessus que reposent le
fait fondamental de l'élimination continuelle des profits, et le fait, non moins fondamental, de
dépressions. périodiques, comme nous le verrons par la suite. Mais l'entraînement n'a pas toujours
ce caractère, par exemple au cas de concentration d'une industrie en trust et vis-à-vis des
consommateurs.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 87

renient, quand ils sont d'un pas en avance sur lui, si bien qu'il n'est pas reçu parfois
dans le milieu des industriels établis. Tous ces points ont des analogies avec des types
de chef d'autres catégories. Mais aucune ne provoque autant de réaction, et, pour les
raisons les plus diverses, tant de critique défavorable. Les différences individuelles de
qualité prennent ici pour cette raison une importance sérieuse pour la destinée du
« type » de chef comme pour la destinée de la forme économique à qui il impose son
sceau 1.

Pour finir élucidons encore la conduite du « type » que revêt le chef ; tenant
compte du but particulier de notre explication, élucidons spécialement la conduite de
l'entrepreneur privé capitaliste, de la façon où, dans la vie comme dans la science, on
élucide la conduite d'hommes, en pénétrant dans les motifs 2 qui caractérisent cette
conduite.

1 On a dit de l'exposé de la première édition qu'il est très favorable à l'entrepreneur et qu'il exalte de
façon exagérée le type de l'entrepreneur. Je proteste la contre; c'est une argumentation non
scientifique ou qui correspond à un stade actuellement dépassé de la science. Ce que l'on voit dans
mon exposé comme favorable à l'entrepreneur, n'est que la démonstration que l'entrepreneur a une
fonction propre dans le processus social, par opposition à l'aventurier. Comme ce fait est reconnu
aujourd'hui même par les socialistes sérieux, on ne peut plus discuter de la fausseté ou de l'exac-
titude de notre conception : les effets oratoires et les grands mots employés ne feront pas avancer
cette discussion. Ni par tendance, ni de fait, il n'y a dans notre exposé d'exaltation : les faits et les
arguments cités sont compatibles avec une estimation tant favorable que défavorable de l'activité
privée de l'entrepreneur et, en particulier, de l'appropriation privée du profit. Celui qui n'a rien à
apporter comme contribution à cette explication, peut faire entendre le cliquetis de ses belles
phrases. Mais il n'a pas droit qu'on le prenne en considération.
2 Aux objections qui, pareilles à celles mentionnées dans la note précédente, entrent en ligne de
compte telle une simple épreuve de patience, il faut ajouter le reproche suivant : le développement
des idées de mon livre reposerait sur une psychologie douteuse. Sans compter que la psychologie
en question a seulement l'importance d'une illustration et qu'il s'agit ici d'autre chose, à savoir de
faits économiques, il nous faut répondre à quatre significations possibles de ce reproche insipide :
1° Si l'on veut dire que la « motivation » ne peut pas fournir d'explication, parce que le motif
n'est pas seulement « cause » de l'action, mais ne constitue d'abord qu'un simple réflexe psychique,
on a raison. Mais nous ne prétendons pas le contraire. Le motif n'est que l'instrument par lequel,
suivant les circonstances, l'observateur rend plus clair, pour lui et pour les autres, la suite des
causes et de leurs conséquences dans la vie sociale, et par lequel il peut comprendre ce processus
par opposition à ce qui aurait lieu dans la « nature inanimée ». Il est souvent un moyen heuristique
précieux et aussi une cause utilisable de connaissance. Nous ne l'employons pas ici comme une «
cause réelle ».
2° Si le reproche que « notre psychologie » est douteuse signifie que quelque chose de ce que
nous avons exprimé, n'est pas de l'économie, est donc sans importance, ce reproche lui-même est
sans importance en face de la constatation que nous avons besoin de ces explications; or, dans la
mesure où aucune autre science ne nous les présente sous la forme nécessaire, il nous a fallu les
élaborer nous-mêmes: de même l'économiste doit aussi faire pour son propre compte de l'histoire,
de la statique, etc. La conception est erronée selon laquelle la science sociale se résout en psycho-
logie, mais la conception contraire est enfantine, suivant laquelle il nous faut résoudre tous nos
problèmes sans psychologie, c'est-à-dire sans l'examen et l'interprétation de la conduite observable
chez les hommes. Comme d'ailleurs, la psychologie concerne des réactions objectivement consta-
tables, le reproche n'a pas le sens qui suit.
3° En faisant de la psychologie, nous ne tombons pas dans ce qui est impossible à expéri-
menter et qui n'existe que subjectivement. Car nous décrivons et nous analysons une conduite
économique qu'on peut observer de l'extérieur. Si nous tentons en outre de la comprendre en l'in-
terprétant subjectivement, cette conduite visible n'en reste pas moins un objet qu'embrasse notre
analyse.

Tous ces points valent même en face de la phraséologie à laquelle souvent a été et est encore
sacrifiée, au préjudice de la science, la théorie « subjective» de la valeur.
4° Veut-on dire que notre « vision » du type de l'entrepreneur est fausse alors qu'en particulier
notre description de sa motivation est incomplète? Il faudrait alors le démontrer en détail, en
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 88

L'importance qu'il y a à examiner les motifs de l' « exploitant pur et simple » est
très réduite pour la théorie économique du circuit - mais non pour la théorie sociolo-
gique des régimes économiques, des époques économiques, des esprits « écono-
miques » - car l'on peut décrire le système d'équilibre économique sans prendre en
considération ces motifs 1. Mais dans la mesure où l'on veut comprendre les évé-
nements qui y sont inclus, les saisir dans leur importance vitale, la motivation n'est
pas simple du tout à saisir. Le tableau d'un égoïsme individualiste, rationnel et hédo-
nistique ne la saisit pas exactement. Ce qu'il faut faire couramment dans les limites
d'une certaine détermination sociale étant donné une certaine structure sociale, une
certaine constitution de la production, et dans un monde culturel donné, dans les
limites aussi d'habitudes et de mœurs sociales déterminées, tout cela apparaît à l'agent
économique sous l'angle d'une tâche largement objectivée et non comme le résultat
d'un choix rationnel fait selon les principes de l'égoïsme individuel, hédonistique.
Cette tâche peut être orientée hors du monde, ou sur un groupe social d'assez large
envergure (pays, peuple, ville, classe), ou sur un cercle plus étroit donné par les liens
du sang, ou enfin sur les groupes d'activité économique (ferme, fabrique, firme, corps
de métier), mais cette tâche n'est qu'assez peu souvent et que depuis peu orientée sur
la propre personne, en ce sens elle ne remonte pas plus haut que la Renaissance et
dans une mesure considérable pas au delà de la révolution industrielle du XVIIIe
siècle : alors au cours du processus de rationalisation la « tâche » disparaît de plus en
plus dans l'intérêt hédonistique. Quoi qu'il en soit, on peut donner au motif
économique dans le circuit un sens plus précis que nous ne l'avons fait dans l'intro-
duction (cf. chap. I). Car c'est dans le circuit que s'exprime, vu par l'observateur, le
sens fondamental de l'activité économique, lequel sens explique pourquoi il y a même
des économies. L'acquisition de biens, comme matière du motif économique, signifie
l'acquisition de biens pour la satisfaction de besoins. La force de ce motif varie d'une
manière caractéristique avec la culture et la place sociale de l'agent, et elle est tou-
jours déterminée par la société ; il ne s'agit pas simplement ici des besoins d'individus
isolés, mais presque toujours de ceux d'autres personnes que l'agent doit pourvoir : ce
qui signifie ou que le besoin à satisfaire n'est pas individuel ou qu'il est individuel,
mais de telle nature qu'il implique le souci de satisfaire les besoins d'autrui ; si l'on
tient compte de tout cela, on peut dire que les événements relatifs à l'effort vers l'équi-
libre trouvent leur mesure et leur loi dans les satisfactions de besoins à attendre
d'actes de consommation ; on peut comprendre les premiers en partant de ces satis-
factions et en les interprétant 2. Et plus on concentre son observation sur des types de
cultures, où l'ensemble social se livre à l'économie en laissant les individus et les
groupes s'y livrer (types de cultures où sont rompues les liens qui en d'autres régimes
entourent l'individu ou des groupes partiels d'un réseau de défenses et de protection,
et où finalement l'homme isolé, ayant une personnalité, créé comme individu, est

suivant pas à pas notre argumentation, en tenant compte du développement restreint de notre des-
cription, qui ne veut pas s'élargir en une sociologie de ce type. Mais on ne l'a pas fait. On a fait une
lecture inintelligente « en diagonale», avide d'un mot à effet objecter, qui croit l'avoir trouvé et
qui laisse de côté la marche des idées pour répéter désormais ce seul mot. On ne peut s'opposer à
pareille lecture superficielle qu'en fournissant de la vérité une formule sans cesse renouvelée,
toujours plus méticuleuse. Il faut seulement que le lecteur, désireux de connaître, sente passer dans
notre description la vérité et la vie.
1 A cette attitude est attaché surtout le nom de Pareto; mais c'est à Baronne qu'elle correspond le
plus parfaitement [Il minitrso della produzione nello stato collettivista. Giornale degli Ecomo-
misti, 1908].
2 Au sens suivant des mots « hédonistique » et « rationnel» où le dernier signifie que l'observateur a
reconnu comme correspondant ou adapté au but donné dans des circonstances données.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 89

complètement réduit à lui-même), plus on observe de tels types de cultures, plus on


peut dire que ces satisfactions de besoins ont une teinte égoïste, le mot étant pris dans
un sens large.

On ne peut rien dire d'analogue quant au type dont nous nous occupons. Sans
doute ses motifs ont tout particulièrement une teinte égoïste, même dans le sens
d'égoïsme renforcé, de brutalité ; il est sans tradition et sans relation ; vrai levier pour
rompre toutes les liaisons, il est étranger au système des valeurs supra-individuelles
tant du régime économique d'où il vient que du régime vers lequel il s'élève ; pionnier
de l'homme moderne, de la forme capitaliste de la vie dirigée par l'individu, comme
d'un mode prosaïque de penser, d'une philosophie utilitariste, son cerveau eut d'abord
l'occasion de ramener le beafsteck et l'idéal à un dénominateur commun. Avec cela il
est rationnel, au sens de conscient de la conduite à laquelle il vient de donner une
forme, car il lui faut élaborer ce que les autres trouvent achevé, il est un véhicule
d'une réorganisation de la vie économique dans le sens d'une adaptation aux fins de
l'économie privée. Mais si, par désir de satisfaire des besoins, on n'entend pas le sens
précis que nous lui avons donné, et à qui il doit la matière le rendant utilisable, la
motivation de notre type sera essentiellement autre : on peut - mais en effaçant toutes
les différences et en faisant une tautologie - concevoir la volonté de fuir la douleur et
de rechercher le plaisir, mais cette interprétation hédonistique des actes humains est si
large que toute motivation tombe sous ce schéma : son mobile économique - l'effort
vers l'acquisition de biens - n'est pas ancré dans le sentiment de plaisir que déclanche
la consommation des biens acquis. Si la satisfaction des besoins est la raison de l'acti-
vité économique, la conduite de notre type est irrationnelle ou du moins d'un rationa-
lisme d'une autre espèce.

Nous l'observons dans la vie quotidienne, les personnalités de chefs de l'économie


nationale et en général tous ceux qui dépassent la masse dans le mécanisme de
l'économie, en arrivent vite à disposer de moyens importants. Mais nous les voyons
consacrer toute leur force à l'acquisition de nouvelles quantités de biens, et cela très
souvent sans faire de place à une autre idée. Font-ils effort pour atteindre un nouvel
équilibre économique, pensent-ils à chaque pas à de nouveaux besoins qu'il faudra
satisfaire en même temps par des biens à acquérir ? Pèsent-ils à chaque pas l'intensité
de certains besoins et la comparent-ils à une valeur négative qui correspond à l'aver-
sion inhérente à la dépense respective d'énergie économique ? Les motifs de leur ac-
tion se laissent-ils résoudre en ces deux composantes - satisfaction et souffrance à
travailler - dont l'action détermine dans les grandes masses des agents économiques la
quantité présente de travail ?

C'est un fait qu'après qu'un certain état de satisfaction est assuré à un agent
économique, la valeur d'autres acquisitions de biens décline beaucoup à ses yeux. La
loi de Gossen explique ce fait, et l'expérience quotidienne nous apprend qu'au delà
d'une certaine grandeur de revenus, variable selon les individus, les intensités des
besoins qui restent insatisfaits deviennent extraordinairement petites. A chaque degré
de culture et dans chaque milieu concret il est possible de donner selon une estimation
grossière la somme de revenus au delà de laquelle la valeur de l'unité de revenu s'ap-
proche de zéro. Le profane n'est pas loin de répondre que plus un homme possède de
moyens, plus ses besoins grandissent, plus aussi ses nouveaux besoins se font sentir
avec la même énergie que les anciens. Il y a là quelque chose de vrai. La loi de
Gossen vaut d'abord pour un niveau donné de besoins. Elle se développe avec l'ac-
croissement des moyens. Aussi l'échelle des estimations vis-à-vis de quantités crois-
santes de biens ne déclinera pas si vite qu'elle le ferait si les besoins restaient lès
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 90

mêmes. Mais les mouvements croissants de besoins sont d'une intensité toujours
moindre : cela est suffisamment vérifié pour nos desseins par le fait qu'une somme de
monnaie a pour celui dont elle est tout l'avoir une tout autre importance que pour le
millionnaire qui fait dépendre d'elle la possibilité d'une dépense qui lui est au fond
tout à fait indifférente. Dès lors ces chefs de l'économie nationale devraient- forcé-
ment être pousses par un désir presque insatiable de jouissance et leurs besoins
seraient tout particulièrement intenses, s'ils ne devaient pas s'arrêter uniquement parce
que le point de saturation se trouvait pour eux au delà de toutes limites accessibles.

Une telle interprétation induit en erreur, si l'on songe qu'une telle conduite serait
tout à fait contraire aux fins poursuivies. L'activité dépensée pour acquérir est un
obstacle pour la jouissance des biens que l'on a surtout l'habitude d'acquérir au delà
d'une certaine grandeur de revenu. Car à leur endroit il faut avant tout des loisirs ; leur
désir de consommation devrait alors bientôt prendre une importance prépondérante.
Certes, une telle conduite anti-rationnelle est, de fait, imposée dans la vie pratique à
des personnes de notre type. Des hommes qui leur sont proches et aussi des gens qui
ne les connaissent que de nom ont très souvent cette conception. Et, nous l'accordons
encore, manquer ainsi un but ne démontre pas l'absence de motifs dirigés vers ce but.
Soit une habitude, qui une fois acquise continue d'agir, même si sa raison d'être a
disparu ; d'autres motifs semi-pathologiques peuvent en fournir une explication
nouvelle.

Mais chez de telles personnes apparaît une remarquable indifférence, voire même
une répulsion pour les jouissances inactives. Il suffit de se représenter tel ou tel de ces
types généralement connus d'hommes qui ont fait une partie de l'histoire économique
ou seulement le premier venu qui est entièrement absorbé par ses affaires, et immé-
diatement on reconnaît la vérité de cette affirmation.

De tels agents économiques vivent le plus souvent dans le luxe. Mais ils le font
parce qu'ils en ont les moyens ; ils n'acquièrent pas en vue de vivre dans le luxe. Il
n'est pas facile de rendre tout à fait compte de ces faits : la conception et l'expérience
personnelles de l'observateur joueront ici un grand rôle, et il ne faut pas s'attendre
d'avance à ce que notre affirmation soit acceptée d'emblée. Mais on ne lui déniera pas
tout fondement, surtout si l'on ne s'en rapporte pas à une opinion générale ancienne et
à des idées préconçues, et si l'on cherche à analyser quelques cas concrets de notre
type. Ce faisant, on verra bientôt que des exceptions apparentes s'expliquent sans
difficulté et que les personnes qui mettent au premier plan un effort vers la jouissance
et le désir d'un certain résultat « hédonistique », qui sur tout ont le désir d'une retraite
une fois obtenu un certain revenu, ne doivent pas d'habitude leur position à leur
propre force, mais doivent leurs succès éventuels au fait qu'une personnalité de notre
type leur a préparé les voies. L'entrepreneur typique ne se demande pas si chaque
effort, auquel il se soumet, lui promet un « excédent de jouissance » suffisant. Il se
préoccupe peu des fruits hédonistiques de ses actes. Il crée sans répit, car il ne peut
rien faire d'autre ; il ne vit pas pour jouir voluptueusement de ce qu'il a acquis. Si ce
désir surgit, c'est pour lui la paralysie, et non un temps d'arrêt sur sa ligne antérieure ;
c'est un messager avant coureur de la mort physique. Pour cette raison - nous avons
déjà mentionné, l'autre raison qui est que, dans l'évolution comprise à notre sens la «
demande » n'est pas un facteur indépendant de l’ « offre », - la conduite de notre type
ne peut pas être incorporée, au même sens que la conduite de l’ « exploitant pur et
simple », dans le schéma d'un état d'équilibre, ou d'une tendance vers lui ; pour cette
raison encore on ne peut pas admettre que, dans cette première façon de se conduire,
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 91

on tire des conséquences des données présentes de la même façon que dans la
dernière, ce que l'on peut cependant prétendre en un autre sens 1.

Sous notre portrait du type de l'entrepreneur il y a l'épigraphe plus ultra. Celui qui
jette un regard autour de soi dans la vie, voit surgir cette épigraphe du type ; ce ne
sont pas toujours les expressions d'une heure de loisirs, teintées par des accès de
philosophie. Et la motivation qui permet d'interpréter sa conduite est assez facile à
concevoir.

Il y a d'abord en lui le rêve et la volonté de fonder un royaume privé, le plus sou-


vent, quoique pas toujours, une dynastie aussi. Un empire, qui donne l'espace et le
sentiment de la puissance, qui au fond ne saurait exister dans le monde moderne, mais
qui est le succédané le meilleur de la suzeraineté absolue et dont la fascination
s'exerce sur les personnes qui n'ont pas d'autre moyen d'avoir une valeur sociale. Il
faudrait l'analyser avec plus de détails : cette motivation, on peut chez l'un la préciser
avec les mots de « liberté » et de « piédestal de la personnalité », chez l'autre par
« sphère d'influence », chez le troisième par « snobisme », mais cela n'importe pas
plus ici. Ce groupe de motifs est très proche de la satisfaction de la consommation.
Mais il ne coïncide pas avec elle : les besoins satisfaits ici ne sont pas ceux de l' « ex-
ploitant pur et simple », ce ne sont pas ceux qui donnent la raison de l'activité
économique et ceux à qui seuls s'appliquent ses lois.

Puis vient la volonté du vainqueur. D'une part vouloir lutter, de l'autre vouloir
remporter un succès pour le succès même. La vie économique est, en soi, matière
indifférente dans les deux sens. Il aspire à la grandeur du profit comme à l'indice du
succès - pas absence souvent de tout autre indice - et comme à un arc de triomphe.
L'activité économique entendue comme sport, course financière, plus encore combat
de boxe. Il y a là d'innombrables nuances. Et beaucoup de mobiles -comme la volonté
de s'élever socialement - se confondent avec le premier point. Ce que nous avons dit
suffit. Répétons-le, il s'agit d'une motivation qui présente une différence caractéristi-
que avec la motivation spécifiquement économique, il s'agit d'une motivation étran-
gère à la raison économique et à sa loi.

La joie enfin de créer une forme économique nouvelle est un troisième groupe de
mobiles qui se rencontre aussi par ailleurs, mais qui seulement ici fournit le principe
même de la conduite. Il peut n'y avoir que simple joie à agir : l' « exploitant pur et
simple » vient avec peine à bout de sa journée de travail, notre entrepreneur, lui, a un
excédent de force, il peut choisir le champ économique, comme tous autres champs
d'activité, il apporte des modifications à l'économie, il y fait des tentatives hasar-
deuses en vue de ces modifications et précisément à raison de ces difficultés 2. Il se
peut là aussi que la joie pour lui naisse de l’œuvre, de la création nouvelle comme
telle, que ce soit quelque chose d'indépendant ou que ce soit chose indiscernable de
l'œuvre elle-même. Ici non plus on n'acquière pas des biens pour la raison et selon la
loi de la raison, qui constituent le mobile économique habituel de l'acquisition des
biens.
1 Certes il n'est vrai que dans un sens très particulier que ce type « crée » quelque chose. il y a
toujours des significations de cette expression, où ce serait évidemment faux. Il en est ainsi de
l'expression : « ne pas tirer de simples conséquences ». Mais je crois que le texte est suffisamment
clair. Celui qui ne le trouve pas, peut relire l'explication ,circonstanciée de la première édition.
2 Que le « type » ne fuie pas l' « aversion » pour l'effort, ou que l'effort signifie pour lui « joie » et
non « aversion», cela revient au même. On pourrait tout aussi bien formuler ce point de la
première manière.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 92

C'est seulement dans la première des trois séries de motifs que la propriété privée
est un facteur essentiel de l'activité dé l'entrepreneur. Dans les deux autres cas il ne
s'agit pas de cela, mais plutôt de la façon, précise et indépendante du jugement
d'autrui, qui mesure dans la vie capitaliste la «victoire » et le « succès », et de la façon
dont l’œuvre réjouit celui même qui lui donne forme, et dont elle se comporte à
l'épreuve. Cette façon n'est pas facile à remplacer par un autre arrangement social,
mais ce n'est pas un contre-sens de la rechercher. Sans doute dans une organisation
sociale qui excluerait l'entrepreneur privé, il faudrait non seulement lui chercher un
succédané, mais en chercher un à la fonction que remplit l'entrepreneur quand il met
en réserve la majeure partie de son profit au lieu de le consommer; quoique difficile
en pratique, cela serait facile en théorie d'après l'idée organisatrice. Aussi l'examen
détaillé et réaliste des motifs infiniment variés que l'on peut constater dans la vie
économique, l'examen aussi de leur importance concrète pour la conduite de notre
type d'entrepreneur et des possibilités qu'il y aurait de les conserver suivant les
circonstances, peut-être avec d'autres stimulants, tout cela est une question fondamen-
tale d'une économie dirigée (Planwirtschaft) et d'un socialisme si l'un doit prendre
l'un et l'autre au sérieux.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 93

Chapitre III
Crédit et Capital

I
L'essence et le rôle du crédit 1

Retour à la table des matières

L'idée fondamentale dont je suis parti, à savoir que l'évolution économique est
avant tout un emploi différent des prestations présentes de travail et de terre, nous a
convaincus que l'exécution de nouvelles combinaisons a lieu en prélevant des pres-
tations de travail et de terre sur leurs emplois accoutumés. Envisageant chaque forme
économique où le chef n'a pas le pouvoir de disposer de ces prestations, cette idée
fondamentale nous a conduits à deux hérésies nouvelles : la première est que, dans ce
cas, la monnaie reçoit un rôle essentiel, et la seconde est que, dans ce cas, même les
autres moyens de paiement revêtent un rôle essentiel, que les événements qui concer-
1 Les idées, que nous exposons dans la suite, sans y rien changer d'essentiel, ont été depuis confir-
mées et améliorées, d'une manière précieuse, par les recherches de A. HAHN, Volkswirtschaft-
liche Theorie des Bankkredits [Théorie économique du crédit bancaire], 1re éd., 1920, 2e éd.,
1926). Nous renvoyons avec insistance le lecteur à ce livre original et méritoire qui a essen-
tiellement contribué à faire avancer la connaissance de ce problème. En bien des points W. G.
LANGWORTH y TAYLOR, The Credit System [Le système de crédit], 1913, lui est parallèle.
Peut-être les phénomènes de l'après-guerre et les discussions sur le rôle du crédit bancaire
dans l'essor et la dépression ont donné, à ce que j'avais à dire, l'apparence d'un paradoxe qui se
condamne lui-même. Chaque théorie du cycle de la conjoncture prend aujourd'hui en considé-
ration le fait du « crédit additionnel » et débat la question mise en discussion par KEYNES de sa-
voir, si le cycle peut être atténué par l'action d'une influence émanant de la monnaie. Ceci ne signi-
fie pas encore l'acceptation de mon point de vue, mais y mène nécessairement. Cf. aussi mon
article : Kredithontroll [Le Contrôle du crédit] dans Archiv f. Sozialwissenschaft und Sozialpolitik,
1925. En toute indépendance, ROBERTSON, Banking policy and the price level [Politique ban-
caire et niveau des prix] est arrivé récemment aux mêmes résultats (cf. PIGOU, dans Econ. J., juin
1926) et bientôt la matière de ce chapitre sera une vérité patente.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 94

nent les moyens de paiement ne sont pas de simples réflexes des événements dans le
monde des biens, où naît tout ce qui est essentiel. Une longue, une très longue suite
de théoriciens nous affirme l'opinion contraire sur tous les tons avec une décision par-
ticulière et une rare unanimité, avec impatience, voire même une indignation morale
et intellectuelle.

Sans cesse, presque depuis qu'elle est devenue une science, l'économie s'est défen-
due contre les erreurs populaires qui vivent en parasites sur le phénomène de la
monnaie. Et ce fut à juste titre. C'est là un de ses mérites fondamentaux. Celui qui
réfléchit sur ce que nous avons dit jusqu'à présent, se convaincra que nous n'y avons
défendu aucune de ces erreurs. Si l'on voulait dire que la monnaie est seulement le
médium de l'échange des biens et qu'aucun phénomène important ne s'y rattache, ce
serait faux. Si l'on voulait en tirer une objection contre la suite de nos idées, elle serait
déjà réfutée par notre démonstration : dans notre hypothèse l'emploi différent des
forces productives de l'économie nationale ne peut être obtenu que par un déplace-
ment dans le pouvoir d'achat des agents économiques. Or, en principe les travailleurs
et les propriétaires fonciers ne peuvent pas prêter de prestations de travail et de terre.
L'entrepreneur ne peut pas non plus emprunter de moyens de production fabriqués.
Car, dans le circuit, il n'y a ni de réserves disponibles ni de stocks de ces réserves
prêts même pour les besoins de l'entrepreneur. Si par hasard il y a dans une économie
des moyens de production fabriqués tels que ceux dont l'entrepreneur a besoin, il peut
alors les acheter, mais pour ce il a besoin à nouveau d'un pouvoir d'achat. Il ne peut
pas les emprunter sans plus, car ils sont affectés aux fins pour lesquelles on les a
produits; leur possesseur ne veut ni ne peut obtenir le rendement, que l'entrepreneur
pourrait évidemment lui donner, mais seulement plus tard, ni supporter aucun risque.
Si cependant quelqu'un y consent, nous sommes en présence de deux affaires : d'un
achat et d'un octroi de crédit. Ces opérations sont toutes deux non seulement peut-être
deux parties distinctes juridiquement d'un seul et même fait économique, mais deux
faits économiques très différents qui entraînent des phénomènes également très
différents : ceci se dégagera de soi plus tard. Enfin l'entrepreneur ne peut pas non plus
« faire des avances » 1 aux travailleurs et aux propriétaires fonciers des biens de con-
sommation, parce qu'il ne les a pas. S'il les achetait, il aurait besoin pour cela d'un
pouvoir d'achat. Nous ne sortirons pas de ce cercle, car il s'agit toujours là d'un prélè-
vement de biens sur le circuit. Les mêmes remarques, qui sont valables pour l'em-
prunt de biens de consommation, le sont aussi pour l'emprunt de moyens de
production fabriqués. Nous n'affirmons donc là rien de mystérieux ni d'excentrique.

Il ne rimerait à rien, certes, de nous opposer que rien d'essentiel ne « peut » se


rattacher à la monnaie. En fait, avec le pouvoir d'achat se manifeste un événement
essentiel, ce qui n'a rien de grave. On ne peut même pas faire cette objection de prin-
cipe, car chacun reconnaît un phénomène tout à fait analogue : la possibilité d'influen-
ces très profondes découlant de modifications dans la quantité ou la répartition de la
monnaie. Seulement cette observation était jusqu'ici au second plan. La comparaison
est cependant tout à fait instructive. Il n'y a pas non plus ici de modification dans le
monde des biens, il n'y a pas une cause antérieure d'explication qui relèverait des
«marchandises ». Les biens, eux aussi, ont une conduite toute passive. Cependant,
leur nature et leur quantité en sont très influencées par de telles modifications.

1 La construction de la théorie qui, depuis QUESNAY, extorque cette idée étrangère à, la réalité, se
réfute ainsi elle-même. Et elle est si importante que l'on peut parler d'une « économie de l'avance».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 95

Notre autre hérésie, elle non plus, n'est de loin pas aussi dangereuse qu'elle le
paraît. Elle repose, en dernier ressort, non seulement sur un fait démontrable et patent,
mais même sur un fait reconnu. Dans l'économie nationale on crée des moyens de
paiement qui, à en juger par leur aspect extérieur, se présentent comme de simples
créances sur de la « monnaie », mais se distinguent très nettement de créances sur
d'autres biens : car, temporairement du moins, ils rendent les mêmes services que le
bien en fonction duquel ils sont formulés, si bien qu'ils peuvent sous certaines
conditions le remplacer 1. Ce n'est pas seulement dans la littérature spéciale sur
l'essence de la monnaie que cela est reconnu, mais aussi dans la théorie économique
au sens plus restreint du mot. On peut le lire dans chaque traité. Nous n'avons rien a
ajouter à l'observation, mais seulement à l'analyse. L'observation dont nous avons
besoin est là, seulement elle est, elle aussi, au second plan. Les problèmes, dont la
discussion a le plus contribué à faire reconnaître en théorie des faits pratiquement
indubitables, furent les questions de la valeur et du concept de la monnaie. Lorsque la
théorie quantitative eut établi sa formule relative à la valeur de la monnaie, la critique
s'attacha à l'étude des autres moyens de paiement. La chose est connue. Spécialement
dans la littérature anglaise c'est une question stéréotypée que de se demander si ces
moyens de paiement, en particulier un crédit bancaire, sont de la monnaie. Plus d'un
parmi les meilleurs économistes a donné une réponse affirmative, mais pour nous le
fait qu'on a posé la question nous suffit. En même temps le fait qui nous importe a été
reconnu sans exception, même quand on résolvait la question par une réponse
négative. On expose toujours avec plus ou moins de détails comment et sous quelles
formes la chose est techniquement possible.

Par là on a reconnu ce fait que souvent on souligne expressément, que les moyens
de paiement ainsi créés n'équivalent pas à une monnaie métallique qui est conservée
quelque part, mais existent en quantités sans rapport avec les possibilités de rembour-
sement ; en outre, pour ces raisons d'utilité, ils ne tiennent pas lieu de stocks de
monnaie existants, mais ils apparaissent comme des créations nouvelles à côté des
stocks de monnaie existants. Même du point de vue qui n'est pas essentiel et auquel
nous nous en tenons pour cet exposé, à savoir que cette création de moyens de paie-
ment a son centre dans les banques et en constitue la fonction propre, nous nous trou-
vons d'accord avec la conception régnante, ou, plus exactement, avec une conception
que l'on peut désigner comme régnante. La création de monnaies par les banques -
lesquelles monnaies constituent des créances envers les banques - cette création dont
parlent déjà Smith, le vieux maître, voire des auteurs encore plus anciens libres de
tout préjugé populaire, est devenue aujourd'hui un lieu commun; je m'empresse
d'ajouter que, pour nos desseins, il est tout à fait indifférent que l'on considère comme
juste ou non en théorie l'expression de « création de monnaie », que j'emprunte à
Bendixen : nos développements sont complètement indépendants des particularités
d'une théorie quelconque de la monnaie.

Enfin il n'est pas douteux non plus que ces moyens de paiement pénètrent dans la
circulation par la voie des octrois de crédit et sont créés principalement en vue de ces
octrois de crédit abstraction faite des cas où il ne s'agit que d'éviter des envois de
monnaie métallique. Selon FETTER (Principes d'économie, p. 462) une banque est
« une entreprise dont le revenu dérive principalement du prêt de ses propres pro-
1 Si on n'a pas le droit en général de placer sur le même plan des créances sur des biens et ces biens,
comme s'ils étaient quelque chose d'analogue, on a tout aussi pou le droit de le faire pour l'épi et
les grains de blé. La chose est ici évidemment autre: je ne puis enfourcher une créance sur un
cheval, mais suivant les circonstances je puis, avec une créance sur la monnaie, faire tout à fait la
même chose qu'avec de la monnaie, c'est-à-dire acheter.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 96

messes de paiement ». jusqu'ici je n'ai rien dit qui soit controversé et je ne vois même
pas que l'on puisse avoir une opinion différente. Personne ne peut me reprocher de
manquer au principe de Ricardo, suivant lequel les « banking operations » ne peuvent
augmenter la richesse d'un pays, ou m'accuser d'une « vapoury speculation » 1 au sens
de Law. Nul ne voudra nier le fait que, dans les pays les plus développés économi-
quement les trois quarts peut-être des dépôts bancaires reposent sur des prêts 2 ; que
l'homme d'affaires devient presque régulièrement le débiteur de la banque avant d'en
devenir le créancier, qu'il « emprunte » d'abord ce qu'il « dépose » du même coup et
nous ne parlons pas du fait connu pour ainsi dire de chaque écolier, que seule une
partie très petite de toutes. les transactions est effectuée à l'aide de la monnaie au sens
étroit du mot. Pour cette raison je ne traite pas davantage de cette matière. Il ne ser-
virait à rien de présenter ici des discussions que chacun peut trouver dans un ouvrage
élémentaire quelconque, si elles pouvaient lui offrir quelque idée nouvelle. On admet
sans discussion que toutes les formes extérieures de crédit, du billet de banque au prêt
bancaire, constituent une matière de même essence, et que, par toutes ces formes, le
crédit augmente les moyens de paiement 3.

Il n'y a d'abord qu'un point - qui prête à discussion. Ces moyens de paiement ne
sont le plus souvent pas créés sans base. Je ne crois pas me tromper en disant que tant
l'homme d'affaires que le théoricien songe, comme à un exemple typique d'un tel
moyen de paiement, à la lettre de change émise par le producteur : après avoir exécuté
sa production et en avoir vendu les produits, il la tire sur son client pour « faire
immédiatement argent » de sa créance. En pratique les produits servent de base - on
peut presque dire de connaissement - même si la lettre de change ne s'appuie pas sur
une monnaie présente, elle s'appuie du moins à la place sur des biens présents, et par
là de toute façon sur un certain « pouvoir d'achat » présent. Les dépôts ci-dessus men-
tionnés reposent, eux aussi, pour une bonne part sur de « telles valeurs de marchan-
dises ». On pourrait considérer cela comme le cas normal de l'octroi de crédit et de la
mise en circulation des moyens de paiement à crédit. Tout autre cas serait anormal 4.

1 Cf. J.-S. MILL. Que d'ailleurs le principe de Ricardo ne soit pas absolument exact, c'est ce qu'ac-
cordera tout économiste, même s'il est très conservateur sur ce point. Cf. comme exemple de cette
attitude L. LAUGHLIN qui dit dans ses Principles of money : « credit does not increase capital »
[le crédit n'accroît pas le capital] ; « but mobilises it and makes it more efficient and thereby leads
to an increase in product » [mais il le mobilise et le rend plus efficient et par là conduit à un
accroissement dans la production]. Nous aurons une idée analogue à exprimer.
2 Seules quelques banques font paraître dans leurs bilans périodiques quelle part, dans leurs dépôts,
repose et quelle part ne repose pas sur des dépôts réels. L'estimation faite plus haut repose sur des
bilans anglais, qui montrent cela tout au moins indirectement, et elle pourrait correspondre à une
opinion commune. Cela n'est pas valable, par exemple, pour l'Allemagne, parce qu'on n'a pas l'ha-
bitude de porter au compte d'un client le montant d'un crédit ouvert. Mais cela. ne change pas
l'essence du problème. A prendre d'ailleurs les choses strictement, tous les dépôts en banque repo-
sent, comme HAHN l'a souligné avec exactitude, sur de simples créances; seulement les « ver-
sements » sont des crédits couverts d'une manière spéciale qui n'augmentent pas la capacité d'achat
du dépositaire.
3 Il y a toujours suffisamment de théoriciens qui s'en tiennent au point de vue du profane qu'éton-
nent les sommes « gigantesques réunies dans les banques ». Il faut s'étonner davantage que des
écrivains financiers usent parfois d'un langage analogue. Comme exemple cf. l'ouvrage par ailleurs
très utilisable, de CLARE, Money Market Primer [L'abécédaire du marché monétaire] qui sans
doute n'adopte pas ce point de vue, mais définit cependant les sommes disponibles. pour l'octroi de
crédit « other peoples money », ce qui n'est exact que pour une partie de ces sommes, et ne l'est
même là que dans un sens figuré.
4 Je fais par là abstraction du cas suivant : dans une économie nationale le trafic régulier des affaires
se déroule avec des moyens de paiement à crédit, le producteur reçoit de ses clients une lettre de
change ou une assignation sur une dette, avec quoi il achète immédiatement des moyens de pro-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 97

Mais, même dans les cas normaux où il ne s'agit pas de mener à bonne fin une affaire
normale qui porte sur des marchandises, on exige le plus souvent une couverture; on
ne voit ainsi comme possible qu'une mobilisation de valeurs présentes. Nous reve-
nons par là à la conception régnante. Elle remporte même un triomphe spécial, car
non seulement les moyens de paiement sans base disparaissent alors, mais la monnaie
elle-même est éliminée, et toute l'affaire est ramenée à l'échange de marchandise
contre marchandise, au troc. Cette conception explique aussi que nous puissions
renvoyer au chapitre consacré à la circulation la création de la monnaie, fait purement
technique et peu intéressant pour les grandes lignes de la théorie.

Nous n'acquiesçons pas entièrement à tout cela. Pour le moment soulignons seule-
ment que ce que la pratique qualifie d'anormal est simplement la création de moyens
de paiement, qu'elle croit issus d'affaires normales portant sur des marchandises, sans
que ce soit le cas. Abstraction de tout cela, une lettre de change d'origine financière
n'est pas toujours quelque chose d'anormal. Les octrois de crédit en vue d'entreprises
nouvelles ne sont certainement pas anormaux et cependant ils se déroulent en princi-
pe souvent de la même manière; il va de soi que la durée plus longue de ces crédits
fonde techniquement une différence pratique. Mais la couverture qu'en pareils cas
peuvent fournir, non des produits déjà présents, mais d'autres éléments, tire son
importance du fait que la valeur en question peut être mobilisée par l'octroi de crédit.
On ne caractérise pas bien de la sorte l'essence du phénomène. Nous avons deux cas à
distinguer. Ou bien l'entrepreneur a une fortune quelconque, qu'il peut mettre en gage
dans une banque 1. Cette circonstance lui permettra de trouver plus facilement du
crédit. Mais elle n'appartient pas à l'essence du phénomène envisagé sous sa forme la
plus pure. La fonction d'entrepreneur n'est en principe pas attachée à la possession
d'une fortune : l'analyse et l'expérience l'enseignent l'une et l'autre, quoique la posses-
sion éventuelle d'une fortune constitue un avantage pratique. Dans les cas où cette
circonstance n'apparaît pas, on pourrait à peine écarter cette conception ; ainsi la
phrase : que « le crédit monnaye pour ainsi dire la propriété », n'est pas une formule
suffisante pour exprimer le phénomène véritable. Ou bien - second cas - l'entrepre-
neur donne en gage des biens acquis grâce à un pouvoir d'achat emprunté. Alors
l'octroi de crédit vient le premier, et il lui faut, tout au moins en principe et pour un
instant très court, se passer de couverture. Ce cas est une assise encore moins solide
que le premier touchant le concept d'une mise en circulation de valeurs patrimoniales
présentes. Bien plus il est tout à fait clair que l'on crée là un pouvoir d'achat à quoi ne
correspondent pas d'abord des biens nouveaux.

Ainsi, dans la réalité, la somme du crédit doit forcément être plus grande qu'elle
ne le serait si tout le crédit accordé était pleinement couvert. L'édifice du crédit fait
saillie, non seulement hors de la base présente de la monnaie, mais encore hors de la
base présente des biens. Ce fait, comme tel, ne peut, lui non plus, être contesté. Seule

duction. Il n'y a pas là à proprement parler d'octroi de crédit; le cas ne se distingue pas essen-
tiellement d'une affaire au comptant au moyen d'un échange de monnaie métallique. Le cas, dont
nous parlons ici, a été mentionné au premier chapitre.
1 S'il s'agit de choses qui, comme des biens fonciers ou des actions, ne circulent pas, ou ne circulent
pas sur le marché des biens, la création de monnaie a sur le monde de la monnaie et sur les prix
tout à fait la même influence qu'une création de monnaie non couverte; on omet souvent cela. Cf.
une erreur analogue dans la création de monnaie par l'État, quand cette monnaie n'a pas pour
fondement par exemple la terre. Cette catégorie de moyens de paiement peut avoir pour base
souvent des valeurs patrimoniales quelconques, qui réduisent généralement les risques, mais le fait
reste qu'aucune offre nouvelle de produits ne correspond à la demande nouvelle de produits
émanant de ces valeurs. Cf. le chap. II.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 98

son interprétation théorique peut être douteuse. Nous n'avons pour le moment qu'à
constater une seule chose, à savoir que cette distinction entre un crédit normal et un
crédit anormal est pour nous de grande importance : les « parts bénéficiaires » du
courant économique des biens, qui sont créées par le crédit normal, sont des certifi-
cats portant sur des prestations passées ou des biens présents. Celles qui sont créées
au moyen du crédit qualifié d'anormal par l'opinion régnante sont par essence des
certificats sur des prestations futures ou des biens qu'il faut d'abord produire. Il y a
certes une différence fondamentale entre les deux catégories de crédits, tant dans leur
nature que dans leur mode d'action. Toutes deux sont estimées à la même valeur dans
le commerce et rendent les mêmes services comme moyens de paiement; il est même
souvent impossible de les distinguer de l'extérieur. Mais une de ces catégories
embrasse des moyens de paiement à qui correspond un versement au produit social, la
seconde de ces catégories embrasse des moyens de paiement à qui ne correspond rien,
tout au moins à qui ne correspond aucun versement au produit social, quoique dans la
pratique ce manque soit souvent comblé par d'autres choses.

Après ces explications préliminaires, dont, je l'espère, la brièveté ne prêtera pas à


des malentendus, je passe au véritable sujet de ce chapitre. Il nous faut d'abord dé-
montrer la proposition à première vue surprenante qu'en principe personne autre que
l'entrepreneur n'a besoin de crédit, ou la proposition équivalente mais déjà moins
surprenante, que le crédit sert à l'évolution industrielle. La proposition positive de no-
tre démonstration, à savoir que l'entrepreneur a, en principe et régulièrement, besoin
de l'octroi de crédit, au sens d'une concession temporaire de pouvoir d'achat, est
acquise déjà au terme des développements du deuxième chapitre. Pour pouvoir
produire en général, pour pouvoir exécuter ses nouvelles combinaisons, l'entrepreneur
ne peut se passer de pouvoir d'achat. Celui-ci ne lui est pas offert, comme au produc-
teur dans le circuit, automatiquement par la recette des produits de la période écono-
mique précédente. Si, par hasard, l'entrepreneur ne possède pas par ailleurs ce crédit -
si tel est le cas, ce n'est que le résultat d'une évolution antérieure - il lui faut l'em-
prunter. S'il n'y réussit pas, il ne peut pas devenir un entrepreneur. Il n'y a là rien de
fictif, nous précisons seulement des faits généralement reconnus. On ne peut devenir
entrepreneur qu'en devenant auparavant débiteur. S'endetter appartient à l'essence de
l'entreprise et n'a rien d'anormal. Ce n'est pas là un événement fâcheux qu'expliquent
des circonstances accidentelles. Le premier besoin de l'entrepreneur est un besoin de
crédit. Avant d'avoir besoin de biens quelconques, il a besoin de pouvoir d'achat. Il
est sûrement le débiteur typique parmi les types d'agents économiques que dégage
l'analyse de la réalité 1.

Il nous faut compléter cela par cette proposition négative, à savoir qu'on ne peut
dire la même chose d'aucun autre type d'agent économique, qu'aucun autre agent éco-
nomique n'est, typiquement et par essence, un débiteur. Il y a dans la réalité d'autres
occasions à l'octroi de crédit. Mais le point décisif est que l'octroi de crédit n'y
apparaît pas comme un élément essentiel de processus économique. Ceci est vrai
d'abord du crédit à la consommation. Abstraction faite de ce que son importance ne
peut être que limitée, nous ne rencontrons pas sur notre chemin le crédit à la consom-
mation, si nous parcourons les formes fondamentales et les nécessités de la vie
industrielle. Il n'est de l'essence d'aucun agent économique de contracter nécessai-
1 L'entrepreneur est débiteur en un sens encore plus profond que nous ne pouvons le souligner ici : il
puise en principe, répétons-le, dans le courant économique des biens, avant qu'il puisse y verser
quelque chose. En ce sens il devient pour ainsi dire un débiteur à l'égard de l'ensemble social. On
lui concède des biens à l'égard desquels il ne peut faire valoir de titre propre à ouvrir l'accès au
réservoir des biens. Cf. le chap. II.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 99

rement des prêts à la consommation, ni de l'essence d'aucun processus économique de


production que ceux qui y participent contractent des dettes en vue de leur consom-
mation. Aussi le phénomène du crédit à la consommation ne nous intéresse-t-il pas
davantage ici, et notre thèse, que l'entrepreneur est dans l'économie nationale le seul
débiteur typique, n'est prise par nous que dans ce sens. Malgré toute son importance
pratique nous exclurons donc le crédit à la consommation de notre examen. Il n'y a là
aucune abstraction : nous reconnaissons ce crédit comme un fait, seulement nous
n'avons rien de spécial à dire à son endroit. Il en va de même des cas où le besoin de
crédit surgit simplement pour soutenir une exploitation économique dont la marche
est quelque peu troublée. Ces cas, que je groupe sous le concept de crédit à la con-
sommation dans l'ordre de la production (Konsumtiver Produktivkredit) n'appartien-
nent pas non plus à l'essence d'un processus économique en ce sens que leur exposé
relèverait de la compréhension de la vie de l'organisme de l'économie nationale. Eux
non plus ne nous intéressent pas davantage ici.

Toute espèce d'octroi de crédit en vue de novations, d'améliorations, etc., apparaît


par définition comme un octroi de crédit à l'entrepreneur, et constitue un élément de
l'évolution économique ; la seule catégorie de crédit qui reste à considérer ici, c'est
donc le crédit ordinaire d'exploitation (Betriebskredit). Notre démonstration est faite,
si nous pouvons le déclarer comme « non-essentiel » en notre sens. Qu'en est-il donc
de lui ?

Nous avons vu au premier chapitre qu'il n'est pas de l'essence du circuit régulier
de l'économie que l'on contracte ou qu'on octroie un crédit d'exploitation 1. Lorsque le
producteur a achevé ses produits, selon notre schéma il les vend immédiatement, et
avec leur recette il commence à nouveau sa production. Dans la réalité les choses ne
vont pas toujours ainsi. Il peut arriver que le fabricant désire commencer sa pro-
duction avant d'avoir livré ses produits au marché. Ce qui est décisif, c'est que dans le
circuit, nous pouvons représenter le processus comme si, à chaque fois, il procédait à
la production au moyen de la recette; nous n'omettons ainsi rien d'essentiel. Le crédit
d'exploitation doit son importance pratique uniquement à ce fait, qu'il y a là une
évolution et que cette évolution ouvre instantanément une possibilité d'emploi à des
sommes de monnaie restées oisives. Dans ces conditions, chaque exploitant réalisera
au plus vite chaque recette et n'empruntera que pour le temps nécessaire ce dont il a
besoin comme pouvoir d'achat. Le courant de l'évolution couvre peu à peu toute
l'économie nationale, c'est ce qui nous rend si difficile d'avoir une vue claire des
choses. S'il n'y avait pas d'évolution, les sommes de monnaie nécessaires au dévelop-
pement des affaires devraient normalement être présentes dans chaque unité écono-
mique, et pendant le temps où elles ne seraient pas employées, elles devraient rester
oisives. L'évolution économique, la première, modifie cela. Son flot emporte bientôt
ces producteurs, orgueilleux de ne pas emprunter de crédit. Et lorsque toutes les
épargnes seront entraînées dans le cercle des phénomènes du crédit, celui dont c'est le
métier d'octroyer le crédit préférera l'octroi des crédits d'exploitation à l'octroi des
crédits aux entrepreneurs, car il comporte moins de risque. Beaucoup de banques,
surtout les banques de dépôts, ainsi nommées [mots en grec dans le texte], et presque
toutes les vieilles maisons renommées qui ont une large clientèle, agissent ainsi en
réalité, et se limitent plus ou moins au crédit d'exploitation. Mais c'est là une consé-
quence de l'évolution.

1 Le lecteur, nous l'espérons, ne confond pas ce crédit à l'exploitation avec la somme dont doit
disposer l'entrepreneur pour l' « exploitation » par opposition à la somme nécessaire à la fondation
de l'entreprise, la somme dont je parle doit donc servir au paiement courant des salaires.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 100

Par cette conception nous ne nous opposons pas autant qu'on pourrait le croire à la
conception régnante 1. Nous prétendons être en plein accord avec le procédé d'expo-
sition habituel : nous pouvons en effet nous passer de prendre en considération ces
crédits d'exploitation, si nous voulons nous représenter l'essence du circuit. La théorie
régnante est d'accord avec nous; comme nous, elle ne voit dans les financements
ordinaires qui portent sur des marchandises rien d'essentiel pour la compréhension du
crédit : elle peut donc isoler ce phénomène de l'examen des lignes fondamentales du
processus économique. C'est pour cette raison seule qu'elle peut limiter son champ
d'observation aux biens. Dans la sphère des biens économiques elle rencontre certes
des affaires de crédit, mais nous nous sommes déjà expliqués là-dessus. En tout cas la
conception régnante, pas plus que nous-même, ne reconnaît la nécessité de créer un
nouveau pouvoir d'achat ; le fait qu'elle ne voit pas ailleurs non plus une telle néces-
sité montre à nouveau combien elle est purement « statique ».

Ce crédit d'exploitation, nous pouvons donc l'éliminer de notre examen pour le


même motif que le crédit à la consommation. Il ne s'agit là que d'un expédient techni-
que de la circulation, car, dans le circuit, une modification se produit pour la raison
indiquée; cet expédient n'influence pas autrement la circulation des biens; pour distin-
guer ce crédit d'exploitation de celui qui influence très directement la circulation des
biens, nous déduisons pour notre exposé et nous supposons dans l'hypothèse du
circuit que toutes les transactions sont réalisées par de la monnaie métallique qui doit
être présente une fois pour toutes dans une certaine quantité et avec une certaine
vitesse de circulation. Certes le processus total d'une économie sans évolution peut
aussi comporter des moyens de paiement se présentant sous forme de créances. Mais
comme ces moyens de paiement ne sont que des « certificats » relatifs à des biens
présents et à des prestations passées, telle la monnaie métallique et comme il n'y a pas
de différence essentielle entre les deux, notre opinion - à savoir que ce qui est essen-
tiel à nos yeux dans le phénomène du crédit est absent du crédit d'exploitation -trouve
sa confirmation dans cette constatation de notre exposé ; par là nous rejoindrons tout
ce que nous avons dit au premier chapitre.

Notre thèse est ainsi démontrée, et le sens est précisé de la façon dont nous l'en-
tendons. Seul en principe l'entrepreneur a donc besoin de crédit ; pour l'évolution in-
dustrielle seule, il joue un rôle essentiel. On voit aussi immédiatement, en se fondant
sur les développements du deuxième chapitre, que le corollaire de la thèse est éga-
lement valable; celle-ci affirme que toute l'évolution économique en principe a besoin
de crédit, là où il n'y a pas de chefs ayant le pouvoir de disposer des biens.

La seule fonction essentielle du crédit consiste, en outre, selon nous, en ce que


l'octroi de crédit permet à l'entrepreneur de détourner de leurs emplois actuels les
moyens de production, dont il a besoin, d'affirmer une demande à leur égard; ainsi il
contraint l'économie nationale à entrer dans de nouvelles voies. Le crédit est le levier
de ce prélèvement de biens. Notre seconde thèse se formule maintenant ainsi : dans la
mesure où le crédit ne provient pas des résultats passés de l'entreprise ou, de façon
1 D'ailleurs elle est vérifiée immédiatement par les faits : pendant des siècles il n'y eut pour ainsi
dire que du crédit à la consommation. Le crédit à l'exploitation ne faisait pas moins défaut que le
crédit pour la fondation des entreprises (Gründungskredit). Cependant le circuit de l'économie se
tirait d'affaire sans lui. C'est seulement dans j'évolution moderne que le crédit d'exploitation ac-
quiert son importance actuelle. Et, comme une exploitation moderne ne se distingue économique-
ment par rien d'essentiel d'un atelier médiéval, il en résulte qu'en principe la première n'a pas
besoin non plus de crédit.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 101

générale, de « réservoirs » de pouvoir d'achat créés par une évolution antérieure, il ne


peut consister qu'en moyens de paiement à crédit créés dans ce but qui ne se fondent
ni sur la monnaie entendue au sens le plus restreint du mot, ni sur des produits
présents, les marchandises. Sans doute, il peut être garanti par d'autres valeurs que les
produits, par des valeurs patrimoniales quelconques dont peut disposer l'entrepreneur.
Mais cela n'est pas nécessaire; secondement, cela ne change rien à l'essence du phé-
nomène : celle-ci réside dans la création d'une nouvelle demande sans création immé-
diate d'une nouvelle offre. Cette thèse n'est plus à démontrer, elle résulte des dévelop-
pements du second chapitre. Ici entre seulement en ligne de compte le fait qu'elle
nous fournit la corrélation qui existe entre l'octroi du crédit et le moyen de paiement à
crédit, qu'elle nous conduit ainsi à ce que je considère comme l'essence du crédit.

L'octroi du crédit, dans le seul cas où il est important pour le processus économi-
que, ne pourrait se réaliser que grâce à ces moyens de paiement nouvellement créés
s'il n'y avait pas des résultats d'évolutions antérieures; inversement, la création de tels
moyens de paiement joue dans ce seul cas un rôle qui dépasse la technique des échan-
ges : l'octroi de crédit implique dans cette mesure une création de pouvoir d'achat, et
le pouvoir d'achat nouvellement créé ne sert qu'à l'octroi de crédit à l'entrepreneur.
L'émission de parts bénéficiaires du courant présent de biens, qui ne sont pas des «
certificats » de produits présents, mais au plus des « certificats » de produits futurs,
est nécessaire à l'octroi de crédit là où l'octroi de crédit a une fonction essentielle, et là
seulement. C'est en même temps le seul cas où non sans dommage pour la fidélité de
notre image conceptuelle, on peut substituer au moyen de paiement à crédit de la
monnaie métallique, où sa création devient essentielle. On peut supposer d'autant plus
une quantité de monnaie métallique existante que rien ne dépend de son importance
concrète; mais on ne peut supposer une augmentation de monnaie qui surgisse au bon
moment et à la bonne place. Donc, si nous excluons de l'octroi de crédit et de la créa-
tion de moyens de paiement à crédit les cas où l'octroi de crédit et les paiements à
crédit ne jouent pas un rôle essentiel et de quelque façon intéressant, l'un et l'autre
devraient coïncider, abstraction faite des résultats de l'évolution antérieure.
Nous définirons la quintessence du phénomène du crédit comme suit : le crédit est
essentiellement une création de pouvoir d'achat en vue de sa concession à l'entrepre-
neur, mais il n'est pas simplement la concession à l'entrepreneur d'un pouvoir d'achat
présent, de certificats de produits présents. La création de pouvoir d'achat caractérise
en principe la méthode selon laquelle s'exécute l'évolution économique dans l'écono-
mie nationale ouverte. Le crédit ouvre à l'entrepreneur l'accès au courant économique
des biens, avant qu'il en ait acquis normalement le droit d'y puiser. Temporairement
une fiction de ce droit le remplace pour ainsi dire lui-même. L'octroi 'd'un pareil
crédit agit comme un ordre donné à l'économie nationale de se soumettre aux desseins
de l’entrepreneur, comme une assignation sur les biens dont il a besoin comme un
fidéicommis de forces productives. Ce n'est qu'ainsi que l'évolution économique
pourrait se réaliser, qu'elle pourrait s'élever hors du simple circuit. Et cette fonction
est le fondement de l'édifice moderne du crédit.

Donc, le circuit normal de l'octroi de crédit n'est pas essentiel, car il n'y a pas là
nécessairement d'abîme entre les produits et les moyens de production ; en principe,
on peut admettre que tous, les achats de moyens de production de la part des produc-
teurs sont des affaires au comptant ; que même tous ceux qui deviennent acheteurs
furent auparavant vendeurs pour le même montant de monnaie; au contraire, dans
l'exécution de nouvelles combinaisons il y a certainement un abîme sur lequel il faut
jeter un pont. La fonction du fournisseur de crédit revient à jeter ce pont; il la remplit
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 102

en mettant à la disposition de l'entrepreneur un pouvoir d'achat créé dans ce but. Dans


ces conditions les fournisseurs de moyens de production n'ont pas besoin d' « attendre
»; cependant l'entrepreneur n'a besoin de leur avancer ni biens ni « monnaie »
présente. Ainsi est comblé l'abîme qui, dans l'économie d'échange avec propriété
privée et droit des agents économiques à disposer d'eux-mêmes, rendrait sans cela
l'évolution extraordinairement difficile, sinon impossible. Personne ne conteste que
c'est la fonction du fournisseur de crédit. Il n'y a de divergences d'opinion que sur la
nature de ce « pont ». Je crois que notre conception, bien loin d'être plus hardie et
plus étrangère à la réalité que les autres, est la plus proche de la réalité et rend
superflu tout un échafaudage de fictions.

Il est maintenant tout à fait simple de se représenter avec clarté la manière dont
l'octroi de crédit et la création de pouvoir d'achat rendent possible pour l'entrepreneur
cette disposition des biens, ce développement de la demande qui sans cela est rendue
possible au producteur par une offre simultanée ou antérieure. On voit aussi comment
se produit le seul événement qui Puisse se produire dans le cas de l'entrepreneur pour
lui procurer les biens nécessaires, à savoir l'emploi différent des biens présents. Dans
le circuit dont nous partons, on produit bon an mal an le même résultat de la même
façon. Chaque offre habituelle est attendue quelque part dans l'économie nationale par
la demande correspondante, chaque demande accoutumée correspond à une offre
accoutumée. La quantité donnée de monnaie s'est ajustée à ce circuit. Le processus
global de tous les biens conduit bon an mai an à des prix déterminés sans fluctuations
essentielles, si bien que chaque unité de monnaie parcourt dans chaque période -
économique en principe le même chemin. Une quantité de pouvoir d'achat, nettement
déterminée quant à sa grandeur et son emploi existe en chaque période économique
face à une quantité présente et donnée de prestations productives primitives elle passe
ensuite entre les mains de leurs « fournisseurs », et va enfin s'échanger contre la
quantité accoutumée et déterminée des biens de consommation. Il n'y a pas là de
marché qui groupe les représentants des prestations primitives productives, c'est-à-
dire des fonds; dans le circuit normal il n'y a pas de prix pour elles. En face de chaque
prestation productive il y a, à un moment qui revient dans chaque période économi-
que, une certaine quantité d'unités de pouvoir d'achat; en face de chaque unité de
pouvoir d'achat il y a un complexe composé de façon précise de prestations produc-
tives et de moyens de production produits 1.

Si nous faisons abstraction de la valeur matérielle des signes que revêt le pouvoir
d'achat, ce dernier ne représente vraiment rien qui existe à côté et en dehors des biens.
Leur total ne nous renseigne en rien, tout au contraire, sur l'énumération des espèces
et des quantités présentes de moyens de production, avec laquelle on peut caractériser
le niveau de l'économie nationale. Pourtant cette mise en regard nous dit quelque
chose, à savoir le pouvoir relatif d'achat des agents économiques individuels et le
pouvoir d'achat de l'unité monétaire, et, par là, la base de la valeur attribuée à l'unité
dans cette économie nationale. Si maintenant on crée des moyens de paiement à cré-
dit, donc en notre sens un nouveau pouvoir d'achat, et si on les met à la disposition de
l'entrepreneur, ils apparaissent à côté des producteurs actuels ; ce pouvoir d'achat
figure donc à côté de la somme des pouvoirs jusqu'alors existants. Par là n'augmente
pas la quantité des prestations productives, dont dispose l'économie nationale. Mais
une nouvelle demande devient possible. Elle provoque une hausse des prix de presta-

1 Cf. notre schéma dans le premier chapitre; c'est la raison pour laquelle je ne cite pas. les moyens
de production produits à côté des prestations de travail et de terre, quoique le pouvoir d'achat en
question doive leur faire face à eux aussi et pas seulement aux prestations de travail et de terre.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 103

tions productives, donc un affaiblissement partiel de la demande actuelle. Ainsi se


réalise le prélèvement de biens dont nous avons parlé, l'adoption de nouveaux em-
plois quant aux seules prestations présentes de travail et de terre 1. La chose peut être
clairement résumée : le phénomène conduit à grands pas à une compression 2 du
pouvoir d'achat présent, de la valeur des parts « bénéficiaires » et des « certificats de
prestation » présents. En un sens aucun bien, et certainement aucun bien nouveau, ne
correspond au pouvoir d'achat nouvellement créé. Mais, en exerçant des pressions, on
leur fait de la place, aux dépens du pouvoir d'achat actuel. Autrement dit : l'octroi de
crédit provoque un nouveau mode d'emploi des prestations productives présentes au
moyen d'un déplacement préalable du pouvoir d'achat dans l'économie nationale.

Il serait facile d'élucider ce fait par des analogies. Des jetons n'ont en soi aucune
signification indépendante. Leur quantité absolue ne nous dit rien sur la marche du
jeu. Une augmentation de cette quantité modifie bien la quote-part de la mise repré-
sentée par un jeton, mais elle n'a toujours aucune signification si cette augmentation
est proportionnelle chez tous les joueurs. Seules les quantités relatives de jetons
qu'ont individuellement les joueurs ont une signification, seule la répartition des
jetons est un indice de phénomènes importants. Si un nouveau joueur se joint mainte-
nant aux autres et sans faire de mise, reçoit de nouveaux jetons et que l'égalité doit
être maintenue avec les jetons jusqu'alors présents, cette augmentation n'est vis-à-vis
de la somme des mises certainement que nominale. Cette dernière n'en est pas aug-
mentée. Cependant il y a là un phénomène essentiel pour la marche et le résultat final
du jeu; il y a dans les proportions de droits un déplacement en faveur du nouvel
arrivant et aux dépens des joueurs actuels.

Si je fais de quelqu'un mon héritier, mon héritage entier à venir correspond à son
attente. Si maintenant je fais encore d'une autre personne mon héritier, je crée une
nouvelle attente pareille. Comme mon héritage n'est pas augmenté par là, les deux
attentes ne correspondent qu'à la même quantité de biens, à qui auparavant correspon-
dait une seule attente. Le fait n'est pas sans importance, il est au contraire décisif pour
les emplois auxquels doit aboutir mon héritage, et pour leurs influences économiques.
Il en est de même lorsque s'ajoute un nouveau copropriétaire par indivis aux copro-
priétaires déjà présents d'un bien. Ici aussi la constitution d'un droit analogue sans

1 Sur ce point je diffère de SPIETHOFF. Ses trois mémoires: Die äussere Ordnùng des Kapital-und
Geldmarktes [L'ordre extérieur du marché du capital et de la monnaie], Das Verhältnis von
Kapital, Geld und Güterwelt [Les rapports du capital, de la monnaie, et du monde des biens], et
Der Kapitalmangel in seinem Verhältnisse zur Güterwelt [Le manque de capital dans son rapport
avec le monde des biens] (Schmollers Jahrbuch, 1909, et isolément sous le titre : Kapital, Geld
und Güterwelt [Capital, monnaie, et monde des biens] ont avant tout le mérite d'avoir saisi le
problème. En une série de points ils ont anticipé sur ce qui est exposé dans ce chapitre. On y
insiste expressément sur la possibilité « de création de nouveaux substituts de la monnaie » (dans
le deuxième mémoire, p. 85). Mais il y aurait dans les réserves présentes de biens une « limite de
l'économie nationale, insurmontable ). Ce n'est que dans la mesure où des moyens artificiels peu-
vent mettre en mouvement des biens jusqu'alors oisifs, qu'ils peuvent agir. Cette limite est-elle
dépassée, alors surgissent des augmentations de prix. Cette dernière remarque est certainement
juste, mais c'est là qu'est pour nous le point saillant. Nous accordons qu'une crise monétaire ne
peut être écartée par une création de pouvoir d'achat, à moins qu'il ne s'agisse d'une panique mo-
mentanée.
2 On comprime d'abord le pouvoir d'achat des producteurs actuels sur le marché des moyens de pro-
duction, puis sur le marché des biens de consommation le pouvoir d'achat des gens qui n'ont
aucune part bénéficiaire, ou aucune part bénéficiaire correspondant à l'élévation des revenus
monétaires relatifs à la demande de l'entrepreneur. C'est ce qui explique la hausse des prix perdant
les périodes d'essor. Sauf erreur de ma part, Ce fut V. MISES qui forgea pour exprimer ce fait
l'expression plus qu'heureuse d' « épargne forcée ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 104

agrandissement de l'objet comprime la matière des droits des autres. Il y a toujours un


déplacement des quotes-parts par suite de l'entrée d'un nouveau droit portant sur une
quote-part, il y a une modification des rapports de souveraineté établis, qui conduit à
une modification du mode d'emploi et, par là, à de nouveaux résultats économiques.
Par là se trouve caractérisé l'effet de la création d'un pouvoir d'achat. Le lecteur voit
qu'il n'y a là rien d'illogique ou de mystique 1. La forme concrète, extérieure, des
moyens de paiement à crédit est tout à fait indifférente. C'est le billet de banque à
découvert qui montre la chose le plus clairement. Mais même une lettre de change,
qui ne remplace pas de la monnaie présente et ne s'appuie pas sur des biens déjà
produits, a le même caractère quand elle circule et ne fixe pas seulement l'obligation
de l'entrepreneur vis-à-vis de celui qui lui a fourni de la monnaie; dans ce cas elle
n'est qu'une confirmation d'un pouvoir d'achat concédé par ailleurs et, quand elle n'est
pas simplement escomptée, il en va de même. Toutes les autres formes de moyens de
paiement à crédit, jusqu'à la simple créance dans les livres d'une banque, peuvent être
examinées sous le même angle. Toujours elles s'ajoutent au pouvoir d'achat déjà pré-
sent. Lorsqu'un gaz pénètre dans un récipient où se trouvait auparavant une certaine
quantité de gaz en équilibre, si bien que les molécules occupaient des portions égales
de l'espace, la part d'espace occupée par ces molécules se trouve maintenant limitée;
de même l'afflux du nouveau pouvoir d'achat dans l'économie nationale va comprimer
l'ancien pouvoir d'achat. Si les modifications de prix rendues nécessaires par là se
sont effectuées, des biens quelconques correspondent alors aux nouvelles unités de
pouvoir d'achat tout aussi bien qu'aux anciennes, mais les unités de pouvoir d'achat
maintenant présentes ont toutes un contenu moindre que celles qui étaient présentes
auparavant, et leur répartition entre les économies individuelles a été troublée.
On peut appeler le fait décrit inflation de crédit (Kreditinflation). Mais un facteur
essentiel le distingue de toute autre espèce d'inflation de crédit, de la création d'un
pouvoir d'achat en vue de prêts de consommation ou en vue de prêts relatifs aux
opérations d'affaires du circuit, pensons par exemple à l'octroi à l'État de crédit à la
consommation. Même dans ces cas le nouveau pouvoir d'achat s'ajoute à l'ancien, les
prix montent, il y a un prélèvement de biens en faveur de l'emprunteur du crédit, ou
de ceux à qui il verse les sommes empruntées. Il y a là une rupture dans le processus :
les biens prélevés sont consommés, les moyens de paiement créés restent dans la
circulation, il faut renouveler sans cesse le crédit, et les prix ont continuellement
monté. Ou bien il faudrait, pour qu'il n'en soit pas ainsi, que le prêt doit payé au
moyen du courant normal des revenus « par une élévation des impôts par exemple »;
mais c'est là une nouvelle opération particulière (déflation) qui se déroule selon une
connexion causale suffisamment connue et qui assainit le système monétaire qui a
subi par ailleurs une perturbation durable.

Dans notre cas le processus continue son chemin en vertu de la force acquise.
L'entrepreneur non seulement doit juridiquement reverser les sommes reçues, mais
encore il le peut grâce au fond qui se constitue dans sa caisse pendant la marche nor-
male des opérations. Il faut qu'il restitue en droit à son banquier la monnaie et
économiquement au réservoir des biens sous forme de marchandises, la valeur
équivalente des moyens de production prélevés. Comme nous l'avons exprimé d'une
autre manière, il lui faut remplir ultérieurement la condition, à l'accomplissement de
laquelle est lié le prélèvement de biens sur le courant de l'économie nationale. En
faisant l'un il fait l'autre. Après le complet déroulement de son entreprise, donc dans
notre schéma après une période économique à la fin de laquelle ses produits existent
1 Cf. maintenant aussi: A. HAHN, art. Kredit dans le Handwörterbüch der Staatswissenschaften.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 105

sur le marché et ses moyens de production ont été employés, si tout s'est passé selon
son attente, il a enrichi le courant des biens de marchandises dont le prix total est plus
grand que le crédit reçu, que le prix total des biens directement ou indirectement
.reçus par lui. Par là le parallélisme entre le courant de la monnaie et le courant des
biens est plus que rétabli, l'inflation de crédit plus qu'écartée, l'action sur les prix
surcompensée 1 ; bref, dans ce cas, il n'y a pas d'inflation de crédit, mais plutôt une
déflation, il y a seulement une non-simultanéité entre l'apparition du pouvoir d'achat
et celles des marchandises, ce qui peut susciter temporairement l'apparence d'une
inflation.

En outre l'entrepreneur peut rembourser ce qu'il doit à la banque, le montant du


crédit augmenté des intérêts, et conserver en plus normalement un solde actif (profit)
prélevé sur le pouvoir d'achat de circuit. Ce solde et les intérêts de la banque restent
seuls nécessairement en circulation, mais le montant du crédit a disparu : l'action de
déflation en soi, si l'on ne finançait pas dos entreprises toujours nouvelles et toujours
plus grandes, devrait être encore beaucoup plus nette que l'on ne l'a montré ; par là.
nous approcherions d'un résultat que la théorie traditionnelle n'explique pas, mais
peut bien décrire : seule notre conception l'explique, abstraction faite de qu'elle est la
seule en outre à saisir la technique de la chose et une foule de phénomènes accessoi-
res. Deux raisons interdisent en pratique la prompte disparition de pouvoir d'achat
nouvellement créé. D'abord la circonstance que la plupart des entreprises ne se
terminent pas en une période économique, mais le plus souvent seulement après une
série d'années. Cela ne modifie pas l'essence du phénomène, mais l'obscurcit. Le
pouvoir d'achat nouvellement créé reste plus longtemps en circulation, et le « rem-
boursement » au terme légal se fait alors le plus souvent sous forme de « prolon-
gation ». Il ne constitue alors, même plus un remboursement, mais une méthode pour
éprouver périodiquement l'entreprise et la situation économique, et pour régler d'après
cela la marche de cette dernière.. Économiquement, au lieu de dire « présentation au
remboursement » - que ce qui est à rembourser soit une lettre de change. ou un crédit
dénonçable de compte courant - il faudrait dire à proprement parler « présentation au
contrôle ». D'ailleurs des entreprises à long terme sont financées aussi à court terme,
mais chaque entrepreneur et chaque banque tenteront pour des raisons évidentes
d'échanger le plus tôt possible cette base contre une base durable, elles enregistreront
comme un succès de pouvoir dans un cas particulier sauter ce premier stade. Cela
coïncide à peu près en pratique avec le fait qu'un pouvoir d'achat créé pour ces fins
spéciales est remplacé par un autre qui est présent ailleurs. Dans une évolution tout à
fait développée, qui a déjà amassé des réserves de pouvoir d'achat, il en va de même
pour les raisons expliquées par notre théorie. Il y a deux étapes: on crée d'abord des
actions ou des obligations 2, et l'on en crédite l'entreprise, ce qui signifie que les
moyens bancaires financent l'entreprise ; puis on lance ces actions et obligations, peu
à peu - pas toujours en même temps : on n'en crédite souvent les clients qui y souscri-
vent que dans le courant du compte - les souscripteurs les paient sur des réserves pré-
sentes de pouvoir d'achat, sur des dépôts ou sur de l'épargne; donc le fond d'épargne
de l'économie nationale les absorbe. En même temps a lieu le « remboursement » des
moyens de paiement à crédit, et leur remplacement par de la monnaie présente. Mais
le remboursement de la dette de l'entrepreneur n'a pas encore lieu, qui nous intéresse
1 Cela seul expliquerait déjà la baisse des prix en périodes de dépression et explique la baisse des
prix quand aucune autre cause, par exemple des découvertes d'or, ne l'empêchent pas.
2 Cela aussi demande du temps. Selon une bonne tradition ancienne transformer immédiatement une
entreprise non éprouvée en une société par actions ne passe pas pour « un procédé élégant », à
moins que des facteurs très puissants n'en garantissent pratiquement le succès; il est encore bien
moins « élégant » de jeter ces .actions immédiatement à la tête des clients.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 106

finalement, c'est-à-dire le remboursement à l'aide de biens. Il n'est que postérieur. Ce


phénomène, que nous n'analysons pas davantage, n'est pas sans importance ; seule-
ment il ne constitue pas l'essence de la chose ; il l'obscurcit seulement. Deuxième-
ment, une autre circonstance a le même effet : en cas de succès final les moyens de
paiement à crédit peuvent disparaître, ils ont pour ainsi dire automatiquement une
tendance à cela. Même lorsqu'ils ne disparaissent pas, il n'en résulte de perturbation ni
pour l'économie privée ni pour l'économie nationale, car les marchandises sont là qui
leur font contre-poids et leur offrent la seule espèce réellement importante de couver-
ture, celle-la même que n'a jamais le crédit à la consommation. Ainsi le phénomène
peut toujours se répéter à nouveau, bien qu'il n'y ait plus là d' « entreprise nouvelle »
au sens donné par nous à ce terme. En même temps, non seulement ces moyens de
paiement n'exercent plus d'influence sur les prix, mais ils perdent encore celle qu'ils
exerçaient tout d'abord. C'est là le chemin le plus important par OÙ le crédit bancaire
pénètre dans le circuit, jusqu'à ce qu'il s'y établisse de telle façon qu'il faut un travail
d'analyse pour reconnaître qu'il n'y a pas ses racines. S'il n'en était pas ainsi, la théorie
traditionnelle serait non seulement fausse - ce qu'elle est en tout cas - mais encore
inexcusable et inconcevable.

Si donc la possibilité de fournir du crédit n'est limitée ni par la quantité présente


de monnaie, - car cette quantité est indépendante de l'octroi de crédit - ni par la
quantité présente, oisive ou totale, de biens, par quoi l'est-elle donc ?

D'abord pour la pratique, faisons l'hypothèse suivante qui correspond au cas


fondamental que l'on peut facilement étendre à tous les autres cas : nous avons un
étalon-or libre, le remboursement en or à vue des billets de banque, l'obligation de
l'achat de l'or au prix légal, la libre exportation de l'or et un système de banques
groupées autour d'une banque centrale d'émission ; il n'y a pas d'autres barrières ou
règles légales à la gestion des affaires bancaires, telles que l'obligation d'une certaine
couverture des billets par la banque centrale, ou des dépôts par les autres banques.
Chaque nouvelle création de pouvoir d'achat, qui précède l'apparition des quantités
correspondantes de biens, qui donc provoque une hausse des prix, aura tendance à
élever la valeur de l'or contenu dans la pièce d'or au-dessus de la valeur de la pièce en
tant que pièce. Cela conduira à une diminution de la quantité d'or en circulation, mais
avant tout au fait que les moyens bancaires de paiement, d'abord les billets de banque,
puis tous autres moyens directs ou indirects de paiement seront présentés au rembour-
sement pour une autre fin et une autre raison que ceux que nous venons d'exposer. Si
la solvabilité du système bancaire ne doit être en ce sens pas mise en danger, les ban-
ques ne pourront fournir de crédit que de telle sorte que l'inflation qui y correspondra
soit temporaire et modérée. Elle ne peut rester temporaire que si le complément de
marchandise correspondant au pouvoir d'achat nouvellement créé apparaît à temps sur
le marché; en cas d'insuccès - alors le complément de biens n'apparaît pas du tout ;
ou, au cas de production remontant très loin (alors il apparaît seulement après de
longues années), l'inflation ne sera temporaire que si le banquier peut intervenir
comme garant avec un pouvoir d'achat qui existe ailleurs, ou remplacer comme patron
les moyens de paiement à crédit, par exemple par une émission au moyen de l'épargne
d'autres personnes. De là la nécessité d'entretenir une réserve, qui agit comme un frein
tant sur la banque centrale que sur les autres banques. Une autre circonstance agit
concurremment avec cette connexion : tous les crédits fournis se résolvent finalement
dans les petites sommes du trafic quotidien; pour servir à cela, elles doivent être
changées en pièces ou en petits billets d'État que, dans la plupart des pays, ne peuvent
pas créer les banques. Enfin l'inflation de crédit devrait nécessairement déclancher
des écoulements d'or vers l'étranger et, par là, un danger ultérieur d'insolvabilité, à
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 107

moins que les banques de tous les pays n'étendent à peu près simultanément leurs
octrois de crédit, ce qui est parfois certes presque réalisé. Si, dans nos hypothèses, il
nous est donc impossible d'indiquer d'après la nature de la chose les limites de
création du pouvoir d'achat aussi précisément que les limites de la production d'une
marchandise, si ces limites doivent avoir des mesures différentes suivant la mentalité
de la population, la législation, etc., nous pouvons cependant constater qu'il y a tou-
jours une pareille limite et quelles sont les circonstances qui en garantissent normale-
ment le respect. Son existence n'exclut pas la création de pouvoir d'achat entendu à
notre sens et n'en modifie pas l'importance. Mais elle fait de leur portée une grandeur
élastique certes, mais limitée.

Sans doute la question fondamentale, qui nous importe ici, ne reçoit par là qu'une
réponse superficielle, comme la question des motifs qui déterminent les cours du
change quand on répond à cela que, pour un étalon d'or entièrement libre, ils doivent
se trouver normalement entre les « goldpoints ». Dans ce dernier cas on aperçoit
l'essentiel lorsqu'on abandonne le mécanisme de l'or et lorsque sous ce mécanisme
apparaissent les « points de marchandises » (Warenpunkt). De même, dans notre cas
et pour la même raison, on atteint la raison profonde de ce fait - que la création d'un
pouvoir d'achat a des limites données quoiqu'élastiques - si l'on considère le cas d'un
pays qui a un étalon de papier, qui ne connaît que des moyens bancaires de paiement ;
le cas de pays en relation entre eux n'offre rien de fondamentalement nouveau : nous
laissons au lecteur le soin de développer ce point. Ici aussi la limite est donnée par la
condition que l'inflation de crédit au profit des nouvelles entreprises est seulement
temporaire, ou qu'il n'y a pas d'inflation, en ce sens qu'elle élèverait de façon durable
le niveau des prix. Le frein de l'économie privée qui garantit le respect de cette limite
réside dans le fait que toute autre conduite vis-à-vis des demandes de crédit qui
affluent de la part des entrepreneurs serait une perte pour la banque intéressée ; cette
perte se produit toujours si l'entrepreneur ne réussit pas à produire des marchandises
de valeur au moins équivalente au crédit augmenté des intérêts. Ce n'est que si cela
lui réussit que la banque a fait une bonne affaire; alors seulement, comme nous
l'avons montré, il n'y a pas d'inflation, pas dépassement de cette limite. D'où on peut
déduire les règles qui déterminent en détail la grandeur de la création possible du
pouvoir d'achat.

En un seul autre cas le monde de la banque pourrait pratiquer non seulement sans
perte, mais avec gain l'inflation et déterminer arbitrairement le niveau des prix; il
faudrait qu'il soit délié de son obligation de rembourser en or les moyens de paiement
et dégagé de tout rôle vis-à-vis du trafic international. Ce serait le cas où la banque
prélèverait dans le circuit des moyens de paiement à crédit autrement que par les
voies anodines déjà mentionnées, soit qu'elle répare de mauvais engagements par une
création de nouveaux moyens d'échanges, soit qu'elle fournisse des crédits en vue de
la consommation, même s'ils se présentent comme autre chose - comme parfois des
prêts agricoles - si assurés soient-ils. Cela, aucune banque isolée ne le peut faire en
général. Parce que son émission de moyens de paiement n'influence pas sensiblement
le niveau des prix, le mauvais engagement resterait mauvais et le crédit à la consom-
mation deviendrait mauvais s'il n'est pas compris dans les limites où le débiteur peut
le rembourser sur son revenu. Mais toutes les banques ensemble pourraient y parve-
nir. Elles pourraient, dans les hypothèses que nous avons faites, toujours fournir à
nouveau des crédits et, par leur action sur les prix, réparer ceux donnés antérieu-
rement. Cela est possible jusqu'à un certain degré, même en dehors de ces hypothèses
qui ne se sont jamais réalisées ; la pression des intérêts agricoles contraint parfois
même la puissance de l'État à accélérer ce processus : telle est la cause principale par
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 108

laquelle des limitations particulières ménagées par les lois et des soupapes parti-
culières de sûreté sont en effet nécessaires en pratique.

Au fond, ces dernières idées se comprennent d'elles-mêmes. De même que l'État


peut imprimer des billets sans que l'on puisse fixer de limite, de même les banques
pourraient agir de façon semblable, si l'État - car tout est là - leur transférait ce droit
en vue de leurs desseins. Mais cela n'a rien à voir avec notre cas, à savoir avec l'octroi
de crédit et de création de pouvoir d'achat en vue de l'exécution de nouvelles combi-
naisons, rien à voir non plus avec l'essence et l'origine de la création industrielle de
pouvoir d'achat. J'y insiste expressément, car la thèse de la puissance illimitée des
banques à créer des moyens d'échanges a été exposée à maintes reprises, non
seulement hors des conditions indispensables, mais encore de façon absolue sans la
connexion nécessaire avec les autres éléments de ma pensée; cette thèse est devenue
ensuite un des points où l'on a attaqué cette nouvelle théorie du crédit, un des motifs
de son rejet 1.

II
Le capital.

Retour à la table des matières

Le moment est venu d'exprimer une idée qui aurait pu être formulée depuis
longtemps déjà; elle est familière à tout homme d'affaire, et, après nos développe-
ments, elle est sans doute facile à concevoir pour le lecteur. Cette forme économique,
où les biens nécessaires à de nouvelles productions sont soustraits à leurs destinations
dans le circuit par l'intervention du pouvoir d'achat, c'est-à-dire par l'achat sur le
marché, est l'économie capitaliste; les formes économiques au contraire, où ce
phénomène a lieu par un pouvoir quelconque de commandement ou par une entente
entre tous les intéressés, représentent la production sans capital. Le capital n'est rien
autre que le levier qui permet à l'entrepreneur de soumettre à sa domination les biens
concrets dont il a besoin, rien autre qu'un moyen de disposer des biens en vue de fins
nouvelles, ou qu'un moyen d'imprimer à la production sa -nouvelle direction. C'est là
la seule fonction du capital, et celle-ci caractérise sa position dans l'organisme de
l'économie nationale. Ainsi, pour pénétrer dans l'essence du phénomène du capital,
nous partons de la fonction du capital, et non pas de quelques habitudes de langage ou
de nos besoins terminologiques.

1 Cf. l'article au reste excellent de HAHN dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften au mot
Kredit. En présence de la formule donnée par lui, il me semble juste de dire : quoiqu'elle ne soit
pas limitée par des biens présents, la quantité possible de pouvoir d'achat à créer nouvellement est
soutenue et limitée par des biens futurs.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 109

Qu'est donc ce levier, ce moyen de domination ? Certainement il ne réside pas


dans les biens d'une certaine catégorie, dans un groupe de biens à délimiter dans la
réserve présente des biens. On reconnaît en général que nous rencontrons le capital
dans toute production, qu'il est utile de quelque manière dans le processus de produc-
tion. Aussi le verra-t-on nécessairement intervenir également dans notre hypothèse,
c'est-à-dire pour l'exécution de nouvelles combinaisons. Ainsi l'entrepreneur a à sa
disposition sur un même plan et dans les mêmes conditions tous les biens dont il a
besoin. Que ce soit une terre, une prestation de travail, une machine, ou une matière
première, dont il ait besoin, le phénomène est toujours le même, et rien ne distingue
un de ces cas des autres. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas la moindre différence
économique importante entre ces diverses catégories de biens. Au contraire, pareilles
différences existent certainement bien que, en des temps plus anciens et même
aujourd'hui, on ait surestimé et l'on continue à surestimer leur importance pour fonder
la théorie. Mais la manière d'agir de l'entrepreneur est la même vis-à-vis de toutes ces
catégories de biens : toutes, il les achète, en échange de monnaie pour laquelle il se
débite à lui-même des intérêts ou paie des intérêts, sans faire de distinction que ce soit
des instruments, des terres ou des prestations de travail. Toutes jouent pour lui le
même rôle, lui sont également nécessaires. En particulier, il est indifférent à l'essence
du phénomène que sa production remonte pour ainsi dire au début initial, bref qu'il
achète seulement de la terre et des prestations de travail, ou qu'il acquière au contraire
des produits intermédiaires déjà présents, au lieu de les produire lui-même. S'il devait
même acquérir des biens de consommation, il ne modifierait par là rien d'essentiel au
phénomène. Quoi qu'il en soit, il peut sembler que la catégorie des biens de consom-
mation mérite avant tout d'être soulignée, surtout si l'on professe la théorie que
l'entrepreneur « avance » aux possesseurs des moyens de production, au sens le plus
étroit du mot, des biens de consommation. En ce cas ces derniers auraient une
position caractéristique en face de tous les autres biens et rempliraient un rôle
particulier, celui même que nous attribuons au capital. Cela reviendrait à dire que
l'entrepreneur acquiert les prestations productives par échange contre des biens de
consommation. Il nous faudrait alors ajouter que le capital consiste en biens de
consommation. Ce serait alors, non leur qualité en tant que biens de consommation,
mais leur seul pouvoir d'achat qui aurait de la valeur pour l'entrepreneur. Mais cette
possibilité est déjà éliminée.

Abstraction faite donc de cette conception, il n'y a pas de raison de faire une
différence quelconque entre tous les biens que l'entrepreneur achète, pas de raison
d'en constituer un groupe sous le nom de capital. Pas besoin de souligner ici qu'un
pareil capital est propre à chaque forme économique, n'est donc pas apte à caractériser
la forme « capitaliste ». Si l'on demande à l'homme d'affaire en quoi consiste son
capital, il ne désignera pas l'une quelconque de ces catégories de biens : s'il cite sa
fabrique, il incorporera également dans son calcul la terre sur laquelle elle se trouve,
et, s'il veut être complet, il n'oubliera pas le capital d'exploitation, où sont comprises
les prestations de travail achetées directement ou indirectement.

Le capital d'une entreprise n'est pas le résumé de tous les biens qui servent aux
fins poursuivies par elle. Car le capital s'oppose au monde des biens concrets : on
achète des biens pour du capital - le capital est investi dans des biens -, c'est dire que
sa fonction est différente de celle des biens acquis. La fonction des biens consiste à
servir d'après leur nature technique à une fin productive, à produire techniquement et
physiquement d'autres biens; la fonction du capital est de procurer à l'entrepreneur les
biens qui doivent être employés productivement, « travaillés », pourrait-on dire. Le
capital est le moyen de se procurer des biens. Il est là entre l'entrepreneur et le monde
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 110

des biens comme un agent tiers nécessaire à la production dans l'économie d'échange.
Il fait le pont entre les deux. Il ne prend pas part immédiatement à la production, il
n'est pas « travaillé » lui-même, il remplit plutôt une tâche qui doit être terminée
avant que la production technique puisse commencer.

Il faut que l'entrepreneur ait du capital avant de pouvoir songer à se procurer des
biens concrets. Il y a un moment où il a déjà le capital nécessaire, mais non pas les
biens productifs; à ce moment on peut voir, plus nettement que jamais, que le capital
n'est en rien identique aux biens concrets, mais qu'il est un agent indépendant. La
seule fin, la seule raison pour laquelle l'entrepreneur a besoin de capital - j'en appelle
à des faits patents - c'est précisément de servir de fonds, par lequel on peut acheter les
moyens de productions. Tant que cet achat n'est pas accompli, le capital n'a aucune
relation avec des biens quelconques. Il existe certes, mais sa qualité caractéristique est
de ne pas entrer en ligne de compte comme bien concret, de ne pas être employé
physiquement comme bien, mais seulement comme un moyen de se procurer les
biens qui, eux, doivent servir techniquement à la production. Cependant, quand cet
achat est accompli, le capital de l'entrepreneur consiste en biens concrets, quelcon-
ques, en terres achetées, en instruments. Si on nous crie avec Quesnay - « parcourez
les fermes et les ateliers, et... vous trouverez des bâtiments, des bestiaux, des
semences, des matières premières, des meubles et des instruments de toute espèce » -
de notre point de vue il faudrait encore ajouter des prestations de travail et de terre -,
pareille objection est actuellement fondée. Quoi 1 le capital a rempli la fonction que
nous lui avons prescrite, Si les moyens de production physiques nécessaires, et,
comme nous voulons le supposer, les prestations de travail nécessaires ont été
achetées, l'entrepreneur n'a plus le capital mis à sa disposition. Il l'a donné en échange
de moyens de production. Selon la conception scientifique régnante, son capital
consiste maintenant dans les biens acquis. Mais cette conception suppose que l'on
ignore la fonction du capital qui consiste à procurer des biens, et que l'on remplace
notre représentation du phénomène par une hypothèse étrangère à la réalité, à savoir
que l'on prête immédiatement à l'entrepreneur les biens dont il a besoin. Si l'on ne fait
pas cette hypothèse inexacte et si, selon la réalité, on distingue le fonds avec lequel on
paie les biens de production, de ces moyens de production eux-mêmes, il n'y a pas le
moindre doute que c'est à ce fonds que se rapporte tout ce que l'on a l'habitude de dire
du capital, que c'est avec lui qu'il faut mettre en relation tout ce que l'on désigne par
phénomènes capitalistes. Si cela est exact, il est clair que l'entrepreneur ne possède
plus ce fonds puisqu'il l'a dépensé et que, entre les mains des vendeurs de moyens de
production, les diverses fractions du capital n'ont d'abord pas d'autre caractère que
dans les mains du boulanger, les sommes touchées par lui pour la vente de pains.
Dans la vie quotidienne on désigne souvent par capital les moyens de production
achetés - cette expression ne signifie rien, d'autant plus qu'à l'opposé on trouve une
autre selon laquelle le capital « se trouve » dans ces biens. Cette dernière expression
n'est juste que pour autant qu'on peut dire qu'il se trouve du charbon dans un rail
d'acier, c'est-à-dire que l'emploi de charbon est nécessaire à la production des rails
d'acier. Malgré tout, l'entrepreneur n'a-t-il pas toujours encore son capital ? Tout au
moins ne peut-il pas « retirer», désinvestir à nouveau son capital de ce dépôt de biens
concrets, tandis que, ce même charbon, on ne peut pas se le procurer à nouveau ? A
mon avis on peut répondre d'une manière satisfaisante à cette question : Non, l'entre-
preneur se trouve avoir dépensé son capital. En échange il a acquis des biens qu'il
veut employer non comme capital, c'est-à-dire comme fonds pour le paiement d'autres
biens, mais précisément d'une manière technique et productive. Mais, S'il modifie sa
décision et s'il veut se dessaisir à nouveau de ces biens, il y aura en général des gens
prêts à les acheter; alors il pourra entrer à nouveau en possession d'un capital d'un
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 111

montant plus grand ou plus petit. De ce point de vue, comme les moyens de pro-
duction acquis peuvent lui servir, non seulement comme moyens de production, mais
indirectement comme capital, dans la mesure où il peut les employer à se procurer du
pouvoir d'achat, puis d'autres moyens de production, il a le droit de les appeler
elliptiquement son « capital ». Ils sont la seule base de son pouvoir d'achat s'il a
besoin d'en avoir une avant que sa production ne soit terminée. Nous donnerons plus
loin une autre raison en faveur de la même conception. Nous répondons par là aussi à
la deuxième question posée : l'entrepreneur peut-il se procurer à nouveau du capital à
l'aide des moyens de production acquis ? Sans doute il ne peut pas retenir à nouveau
identiquement le même capital, ni même, le plus souvent, le même montant de
capital. Comme l'identité de celui-ci importe peu, l'expression plastique « retirer son
capital » n'a qu'un sens imagé, mais elle est pleine de bon sens, et n'est pas en conflit
avec notre conception.

Qu'est donc le capital s'il ne réside ni dans des biens d'une certaine espèce, ni dans
des biens en général ? Nous sommes maintenant tout près de la réponse: c'est un
fonds de pouvoir d'achat. Ce n'est que comme tel qu'il peut remplir sa fonction essen-
tielle, pour laquelle seule le capital est nécessaire en pratique et pour laquelle seule le
concept de capital a, dans la théorie, un emploi, que l'on ne saurait remplacer en
envisageant des catégories de biens.

La question se pose maintenant de savoir en quoi consiste vraiment ce fonds de


pouvoir d'achat. Cette question paraît être très simple. Hélas ! ici seulement com-
mencent les difficultés qui, au fond, sont seulement de nature terminologique, mais
qui, si l'on n'y prend garde, peuvent prendre beaucoup plus d'importance et introduire
dans la discussion un élément fâcheux d'insécurité et de trouble. La solution doit
nécessairement être, en partie, arbitraire ; en partie aussi, elle dépend de questions de
fait, à l'égard de qui nous ne pouvons pas adopter n'importe quelle attitude. La raison
en est que le concept de capital est si ambigu, non pas seulement dans notre science,
mais encore dans la pratique, qu'on est inévitablement en conflit avec d'autres emplois
de ce concept, si l'on prétend n'en retenir qu'un seul. La raison en est aussi qu'il faut
prendre aussi position vis-à-vis de problèmes matériels, car toute la controverse n'est
qu'en partie purement terminologique.

Il est tout d'abord très facile de répondre à notre question. En quoi consiste mon
fonds de pouvoir d'achat ? Eh bien ! en monnaie et en mes autres avoirs calculés en
monnaie. Par là nous rejoignons presque le concept du capital de Menger. Sans doute
j'appelle maintes fois cette monnaie et ces avoirs en monnaie mon capital. En outre il
n'est pas difficile de distinguer ce concept en tant que « fonds », du « courant » des
rendements et, par là, nous avançons d'un pas dans la direction d'Irving Fisher. On
dira certainement que je puis m'engager dans une entreprise avec cette somme, ou
prêter à un entrepreneur précisément cette somme.

Hélas ! cet arrangement si satisfaisant au premier abord n'est pas pleinement


suffisant. Il n'est pas vrai que je puisse m'inscrire au nombre des entrepreneurs à l'aide
de cette seule somme. Si je tire un effet de commerce qui est reconnu capable de cir-
culer, je puis aussi acheter pour son montant des moyens de production. On peut dire
que je contracte par là une dette qui augmente mon capital. On peut dire aussi que les
biens achetés par moi avec l'effet m'ont été précisément prêtés. Mais regardons-y de
plus près. Si je réussis, je pourrai rembourser cet effet de commerce avec de la mon-
naie ou avec des dettes opposées en compensation, qui ne proviennent pas de mon
capital, mais de la recette de mes produits. J'ai donc augmenté mon capital, ou, si on
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 112

ne veut pas l'accorder, j'ai fait quelque chose qui me rend tout à fait les mêmes servi-
ces qu'une augmentation de capital, sans que j'aie contracté de dettes, qui diminue-
raient plus tard mon capital. On pourrait objecter que mon capital aurait précisément
cru, si je n'avais pas eu de dettes à payer. Mais ces dettes ont été payées sur un gain,
et il n'aurait pas été sûr que ce gain échût à mon capital, même s'il m'était tombé en
partage sans déduction. J'aurais pu, en effet, l'employer à l'acquisition de biens de
consommation et, dans ce cas, il eût été contraire à toute espèce d'usage de le désigner
comme un élément du capital. S'il est exact que la fonction du capital consiste
seulement à assurer à l'entrepreneur la maîtrise de moyens de production, on ne peut
échapper à la conséquence, que la création de l'effet a augmenté mon capital. Le
conflit est très net qui existe entre notre conception du capital et la plupart des autres.
Mais cela ne nous effraie pas : n'est-ce pas une des tâches de l'analyse scientifique
que de faire ressortir l'identité de choses qu'une première observation superficielle
sépare, et d'analyser les phénomènes individuels jusqu'en des ramifications qui sont,
en apparence, d'une autre essence ? Si l'on réunit ce que nous avons dit auparavant et
ce qui a suivi, notre résultat perd beaucoup de son apparence de paradoxe. Sans doute
je ne suis pas devenu plus riche par la création de l'effet de commerce. Ma fortune
industrielle, calculée ou existant en monnaie, n'est pas devenue plus grande. Au
contraire. Le terme « fortune » nous offre donc la possibilité de faire place à un autre
aspect du phénomène étudié.

Mais il n'est pas exact que le calcul en monnaie suffise à donner à cette partie de
ma fortune qui ne consiste pas en monnaie le caractère de capital entendu en notre
sens. Si je possède des biens quelconques, il ne me sera en général pas possible de me
procurer par un échange immédiat les moyens de production dont j'ai besoin. Il me
faudra vendre les biens que je possède et employer ensuite la somme touchée comme
capital, de façon à me procurer les biens productifs désirés. La conception en question
reconnaît bien ce fait puisqu'elle attribue de l'importance à la valeur en monnaie des
biens que chacun possède. Il n'y a qu'à aller jusqu'au bout de la pensée ainsi exprimée
pour reconnaître que, désigner ces biens eux-mêmes comme du « capital », c'est se
servir d'une expression elliptique, impropre. Ceci est également vrai des moyens de
production achetés, que cette conception envisage aussi comme du « capital ».

Ainsi notre conception est, en un sens, plus vaste, en un autre plus étroite que
celle de Menger et-que celles qui lui sont apparentées. Seuls ces moyens de paiement
sont du capital, nous entendons par là non seulement la monnaie, mais tout inter-
médiaire des échanges, quelle qu'en soit la nature. Mais non pas tous les moyens de
paiement, mais ceux-là seuls, qui remplissent de fait cette fonction caractéristique, qui
nous intéresse.

Une pareille limitation tient à la nature des choses. Si un moyen de paiement ne


sert pas à procurer à un entrepreneur des moyens de production, et à les prélever à
cette fin, il ne constitue pas du capital. Dans une économie nationale sans évolution, il
n'y a donc pas de capital; autrement dit, le capital ne remplit pas sa fonction caracté-
ristique, il ne forme pas alors un agent indépendant, il a un rôle neutre. Autrement dit,
les différentes formes que revêt le pouvoir général d'achat n'apparaissent pas sous
l'aspect qu'incarne le mot de capital; elles sont simplement des moyens d'échange, des
moyens techniques en vue de l'exécution des tractations économiques habituelles. Par
là leur rôle est épuisé, elles n'ont pas d'autre rôle que ce rôle technique. On peut faire
abstraction d'elles sans rien omettre d'essentiel. Mais l'exécution de nouvelles combi-
naisons économiques, la monnaie et ses équivalents deviennent un facteur essentiel,
c'est ce que no-as exprimons en les dénommant désormais « capital ». Dans notre
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 113

conception le capital est donc un concept qui suppose l'évolution économique, à qui
rien ne correspond dans le « circuit ». Ce concept incarne un aspect des événements
économiques, qui nous a été suggéré par la seule évolution. Je désirerais attirer
l'attention du lecteur sur cette proposition. Elle contribue pour beaucoup à la compré-
hension du point de vue développé ici : quand on parle du capital au sens où l'on
emploie ce mot dans la vie pratique, on ne pense jamais tant à la chose en soi qu'à
certains phénomènes ou à un certain aspect des choses, à savoir à l'activité de
l'entrepreneur, à la possibilité par lui d'acquérir des moyens de production. Cet aspect
est commun à beaucoup de concepts du capital, et les tentatives faites pour leur
rendre leur valeur expliquent, à mon avis ce qu'il y a de « protéiforme » dans une
définition concrète du capital. En soi donc rien n'est, à proprement parler, du capital,
ni de façon absolue ni par des qualités immanentes ; ce que l'on désigne toujours par
capital, ne l'est que dans la mesure où certaines conditions sont satisfaisantes, bref ne
l'est que d'un certain point de vue.
Nous définirons donc le capital comme la somme de monnaie et d'autres moyens
de paiement, qui est toujours disponible pour être concédée à l'entrepreneur. Au
moment où commence l'évolution et où est abandonné le « circuit », ce capital total
peut, selon notre conception, se composer seulement pour la plus petite partie de
monnaie, il faut même qu'il comprenne d'autres moyens de paiement. Si l'évolution
est en marche, si l'évolution capitaliste se rattache, ainsi qu'il en est dans la réalité, à
des formes non capitalistes ou à des formes transitoires, elle prendra son départ sur
une réserve de monnaie. Mais, en stricte théorie, elle ne le pourrait pas faire. Même
dans la réalité c'est impossible, si l'on doit créer quelque nouveauté vraiment
importante.

Le capital est un agent de l'économie d'échange. Un phénomène particulier de


l'économie d'échange s'exprime sous l'aspect du capital : à savoir le passage des
moyens de production d'une économie privée à ceux d'une autre économie. Il n'y a
donc, à notre sens, vraiment que du capital privé. Ce n'est qu'au sein d'économies
privées que les moyens de paiement peuvent remplir leur rôle de capital. Il n'y aurait
ainsi que peu d'intérêt à parler en ce sens d'un capital social. Quoi qu'il en soit, la
somme des capitaux privés signifie quelque chose; elle donne la grandeur du fonds
qui peut être mis à la disposition des entrepreneurs, la grandeur du prélèvement fait
sur les moyens de production. Pour cette raison le concept de capital social ne serait
pas du tout sans signification 1, bien qu'il n'y ait pas un pareil capital dans une
économie communiste. Quand on parle de capital social, on pense le plus souvent à
l'ensemble des biens que possède un peuple; seuls les concepts « objectifs » de capital
ont conduit à la notion de capital social.

1 Surtout pas si l'on mesure cette unité de capital aux quantités de moyens de production que l'on
peut obtenir en échange de cette unité de capital. Si on le fait, on peut - mais seulement en un sens
figuré - parler aussi d'un capital en nature.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 114

APPENDICE.

Retour à la table des matières

Il nous faut discuter les concepts de capital que la pratique et la science pourraient
nous opposer. Nous devons montrer que le désaccord est moindre qu'il ne paraît et
que l'on prend consciemment ou non en considération plus qu'on ne le croit le point
qui nous intéresse.

Pour ce qui est du premier point, il ne s'agit pas d'une recherche sur le sens du mot
«capital » dans la langue courante ; elle nous entraînerait vite à des erreurs ridicules,
soit par exemple le mot « cerf royal » [Kapitalhirsch]. Il sera question ici d'une
recherche sur les idées où le mot « capital » est un terme technique. Une telle discus-
sion n'est ni très fertile ni très intéressante, mais elle est malheureusement nécessaire
pour la défense de ce que nous avons exposé.

Tout d'abord nous avons parlé de la conception, qui s'exprime dans la formule «
mon capital ». Si nous demandons à quelqu'un ce qu'est son capital, il nous indiquera
en réponse une somme de monnaie. Quelle somme est-ce ? Avec la plus grande tran-
quillité nous pouvons répondre : la somme qu'il pourrait obtenir en réalisant ses
actifs. Mais cela n'est-il pas simplement la mesure du capital ? N'y a-t-il pas là la mê-
me expression pour désigner deux choses ? Regardons-y de plus près. Si la personne
interrogée voulait dire que les fractions de sa fortune sont son capital, et si elle voulait
simplement appliquer une méthode de mesure, la somme de la monnaie serait presque
toujours autre que cette valeur marchande. Car les fractions individuelles de fortune,
que possède quelqu'un, peuvent lui être personnellement plus ou moins précieuses
que ne l'indique le montant de leur valeur marchande. Il est rare que quelqu'un
possède des biens qu'il estime moins que la monnaie qu'il peut obtenir en échange,
sans quoi il les vendrait. Sans doute le cas contraire est fréquent. Ceci, objectera-t-on,
peut être exact pour tous les objets de consommation personnelle, mais tous les biens
qui servent à l'industrie de l'économie d'échange sont estimés d'après leur rendement,
lequel mesure aussi leur valeur marchande. Abstraction faite de ce que des liens
personnels peuvent attacher le propriétaire d'une fabrique héritée à cette fabrique et
que ces liens font qu'il l'estime plus haut que toute autre personne, abstraction faite
aussi de ce qu'aux mains du possesseur actuel la valeur de cette fabrique est peut-être
plus élevée qu'aux mains de tout autre, il n'est pas sûr que l'on puisse vendre ce
moyen de production pour un prix aussi élevé que l'on pourrait le supposer en partant
de son rendement net. Certainement il y a une tendance à cela, mais les nombreuses.
exceptions que la pratique fournit montrent que cette estimation du « capital » en
monnaie n'est pas la seule mesure convenable pour apprécier la valeur des biens.
Pourquoi alors notre homme nous parle-t-il de la valeur marchande ? Parce que,
lorsqu'on l'interroge sur son capital, il veut exprimer ceci : « Le montant de mon pou-
voir d'achat général, voilà la grandeur de ma puissance économique. » C'est là la
perspective que lui suggère la mot « capital ». Mais quel sens a cette puissance
économique, à quoi peut-il l'employer ? Uniquement à acheter des biens, et ces. biens
ne peuvent être que des moyens de production, s'il ne veut pas dilapider son capital. Il
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 115

veut donc exprimer sa puissance d'acquisition des moyens de production. jusqu'ici


notre homme est d'accord avec notre conception ; il serait facile de lui opposer qu'il
ne peut se procurer directement des moyens de production par voie d'échange, et que
par conséquent ce qu'il appelle capital consiste seulement, au fond, en choses par où il
peut acquérir du capital, lequel lui permet ensuite d'exercer cette puissance de fait sur
les moyens de production. En considérant ses biens comme capital, il pense à la
monnaie qu'il peut se procurer en échange, non pas en tant que mesure, mais comme
agent favorable à ses desseins ultérieurs. C'est déjà reconnaître que désigner ces biens
eux-mêmes comme du capital implique un sens elliptique ou figuré. Il en est tout à
fait de même quand il désigne sa propre activité comme son capital : cela veut dire
que sa propre activité est son moyen de se procurer du capital. Sans doute l'homme de
la pratique se refusera à considérer comme étant du capital les lettres de change qu'il
peut émettre. Mais, quelle que soit sa terminologie, nous pouvons l'amener à recon-
naître que ces lettres sont quelque chose qui est semblable, pour l'essentiel, au reste
de son capital. Touchant le problème de savoir si ses biens sont du capital, il songera
à leur pouvoir d'achat ; il observera en outre que ce pouvoir d'achat n'est que la
possibilité de se procurer grâce .à eux de la monnaie, et que cette monnaie entre ici en
ligne de compte comme moyen d'acquérir des biens de production 1 ; dès lors il sera
clair pour lui que ce « capital » est augmenté par la création de moyens de paiement à
crédit. Si notre homme appelle son capital - au sens figuré - ce qu'il possède en fait de
biens, il lui faudra y comprendre sa capacité à créer des effets de ,commerce capables
de circuler, car ceux-ci contribuent à lui procurer du pouvoir d'achat et à étendre sa
puissance sur les moyens de production. S'il nous répond que cela n'est pas l'usage,
nous objecterons qu'il lui faut cependant le faire, s'il veut rester d'accord avec lui-
même et mener logiquement à bout le point de vue auquel il s'est placé lui-même en
appelant la valeur marchande de ses biens comme son capital.

Nous avons maintenant dégagé l'importance fondamentale du capital dans l'éco-


nomie d'échange, et nous avons vu que la pratique des affaires concorde avec notre
conception du capital entendu comme pouvoir d'achat. Mais il nous faut préciser
davantage le sens de ce concept dans la langue courante, suivre ce qu'il y a d'essentiel
dans l'usage de la langue courante et distinguer entre la teneur véritable du mot capital
et ses emplois figurés ou elliptiques. C'est là chose possible sans grande difficulté.
Cette idée directrice peut être reconnue partout comme un « fil rouge » propre à
s'orienter. Il faut faire place ici à l'expression « marché du capital ». Qu'est-ce que le
marché du capital ? Rien autre que le marché du pouvoir d'achat 2, le résumé des évé-
nements par lesquels les moyens de paiement arrivent entre les mains des entrepre-
neurs. Quelle que soit la définition que l'on en donne, il est certain que, lorsque l'hom-
me d'affaire parle du marché du capital, il songe non à des biens concrets, encore
moins à certaines catégories d'entre eux, mais à des effets de crédit, à des soldes
actifs, à de la monnaie, bref a un pouvoir d'achat disponible. Il faut faire place aussi à
l'expression de fourniture de capital, de « capital création ». Il ne s'agit pas ici de
fourniture de biens immédiats, ni de production de biens en vue d'une production
ultérieure, mais de la fourniture ou de la création nouvelle de moyens de paiement à
crédit. Il faut enfin mentionner ici l'expression de « capitaliste ». Un capitaliste est
certainement quelqu'un qui a du capital. Mais, au point de vue pratique, c'est en même
temps quelqu'un de qui on peut obtenir du capital au sens de pouvoir d'achat, de
1 Cf. la définition du capital en tant que somme des montants monétaires d' « embauche » (Werben-
de Geldoeträge) dans le Code civil .du Reich allemand.
2 Cf. sur ce point SPIETHOFF, loc. cit., p. 42, qui ne comprend comme marché de capital que le
marché des capitaux prêtés à l'entreprise à long terme, tandis que chez lui le marché monétaire est
le marché des capitaux prêtés à court terme.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 116

moyen de paiement, peu importe que sa fortune consiste pour le moment en des biens
quelconques, peu importe qu'ils se composent de monnaie ou d'un autre pouvoir
d'achat.

Le concept pratique de capital que nous rencontrons dans l'expression « un


fonds » ou une entreprise, est, en apparence, d'une autre espèce. Qu'est-ce qu'un
« fonds » ? Ce concept se rencontre en comptabilité dans le sens le plus technique, le
plus logiquement élaboré. Au premier regard notre réponse à cette question paraît
contredire la pratique de la comptabilité. Elle se formule comme suit : nous appelons
fonds la somme de monnaie qui est employée à la fondation et à l'exploitation d'une
entreprise. Nous expliciterons d'abord cette définition, puis nous la rattacherons à la
conception du capital comme pouvoir d'achat; enfin nous la comparerons à celle qui
découle de la pratique de la comptabilité. Pour simplifier l'exposé, nous supposerons
à nouveau que tout le processus de production ne dure qu'une période économique,
que toute la force de production d'une entreprise s'épuise complètement en cette seule
période, si bien qu'à la fin de celle-ci il n'y a plus que des produits ou leur substitut en
argent, et rien ,autre. Tous les produits doivent être achevés et être vendables
seulement à la fin de cette période, et toute la monnaie nécessaire à la production doit
être disponible déjà au début de cette même période.

Le fonds se divise en capital d'établissement et en capital d'exploitation. A l'aide


du premier on achète des prestations de terre, des bâtiments, des machines, etc., à
l'aide du second les prestations de travail, les matières premières, etc., au fur et à
mesure qu'elles deviennent nécessaires. Le prix total de ces différents biens la somme
de toutes les dépensés productives, bref la somme avec laquelle l'entreprise prend son
départ, nous l'appelons son fonds ou capital initial. Peu importe que cette somme
appartienne à l'entrepreneur, ou soit empruntée par lui partiellement ou en totalité ;
peu importe aussi que tous ces biens soient payés avec de la monnaie, avec des
lettres de change ou avec tous autres moyens de paiement à crédit. C'est là tout ce que
nous avons à dire quant au premier point.

Pour ce qui est du second point, il est clair que le capital, entendu en ce sens, n'est
autre que ce que nous avons déjà appelé capital. Le fonds ou capital est le montant du
pouvoir d'achat de l'entreprise sur les moyens de production dont elle a besoin. Mais
nous avons ici à constater une seconde fonction du concept de capital, une fonction
que nous pourrions appeler une fonction de comptabilité. Le montant du capital est en
effet la mesure du succès ou de l'échec de l'entreprise. Il fournit la borne à partir de
laquelle il y a un succès productif, un standard de comparaison entre les forces
productives sacrifiées et le succès atteint. Elle représente la charge qu'il faut contre-
balancer, si l'entreprise doit avoir le droit de vivre dans l'économie d'échange. Le
capital pris en ce sens crée un critère pour juger de l'activité d'un entrepreneur, il
marque le « talent » 1 avec lequel il se livre à l'économie, la base nécessaire de ses
comptes dans l'économie d'échange, d'un coup d'œil sommaire sur la marche de
l'entreprise et le sort des forces productives confiées à celle-ci. Vue ainsi, la somme
de capital représente le nombre des unités de calcul, à qui il faut rapporter les biens
productifs et à qui on devra rattacher plus tard le rendement des produits. Envisager
les choses sous leur aspect de capital, c'est pouvoir les calculer. Le capital est un
concept de mesure. C'est là ce qu'il y a d'exact dans l'opinion qui voit dans le capital
exprimé en monnaie une mesure de la valeur des biens productifs. Seulement on n'a
pas épuisé par là son essence, ce n'est là qu'une fonction accessoire de ce concept. On

1 Allusion à la parabole biblique [Note du traducteur].


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 117

peut distinguer celle-ci de la fonction essentielle du même concept. Le capital


envisagé dans cette fonction est, de par sa portée, identique au capital entendu comme
fonds destiné au paiement des biens de production par l'entrepreneur. Le capital pro-
cure à l'entrepreneur, sur le marché, les biens de production. Précisément cette somme
dépensée à l'achat de biens de production est incorporée au compte et employée à
mesurer le succès remporté par l'entreprise. Nous voyons dans cette coïncidence, qui
ne ressort dans aucune autre définition du concept de capital, un argument favorable à
notre conception.

Cependant notre concept de capital entre en conflit avec celui tiré de la compta-
bilité. Nous en arrivons ainsi au dernier point qui doit être éclairci. Nous avons
auparavant la satisfaction d'indiquer quelques concordances essentielles entre notre
conception et celle tirée de la comptabilité. Nous rencontrons d'abord la distinction
entre capital et biens. Le capital est une somme de monnaie, tandis que l'inscription
des biens achetés a pour seule fin de montrer ce qu'il est advenu du capital. La somme
entière avec laquelle l'entreprise prend son départ est du capital, sans que l'on ait à
distinguer quels biens ont été achetés par elle. Il en va ainsi des sommes données en
achat des instruments et des prestations de terre. On appelle capital, non pas l'excé-
dent net, l'actif d'une entreprise, mais quelque chose d'autre, à savoir le montant du
pouvoir d'achat consacré à l'exploitation. La grandeur du capital ne se modifie pas à la
suite de l'usure normale des moyens de production. jusqu'ici donc nous pouvons
indiquer comme favorable à notre conception la pratique de la comptabilité.

Cependant une différence semble apparaître ici. Les bilans paraissent ne pas
coïncider pleinement avec notre représentation théorique. Il est de peu d'importance
que nous ne rencontrions pas, par exemple, du côté de l'actif le poste « prestations de
travail ». Ce poste est inclus dans le poste « caisse » et dans le poste « réserves de
marchandises ». Notre hypothèse, qui limite la dure de l'entreprise à une période de
production, établit là une différence par rapport aux bilans de la pratique, ces derniers
étant adaptés à d'autres considérations. Si nous y trouvons, non pas des prestations de
travail, mais de la terre, des immeubles, etc., la raison en est la circonstance suivante
et non pas une différence tenant à l'essence des choses : les fonds, les immeubles et
autres biens achetés serviront aussi dans d'autres périodes économiques ultérieures ;
seule une partie de leur valeur est transférée à la réserve de marchandises, tandis
qu'une autre partie continue à demeurer indépendante.
Ce qui suit est plus important : la somme totale employée par l'entrepreneur n'ap-
paraît pas toujours dans la comptabilité comme son « capital ». On distingue au
contraire ce capital de diverses autres sommes, telles les actions de préférence, les
lettres de change en circulation. Cette division repose sur deux circonstances : sur la
différence entre les emplois permanents et les emplois temporaires, et sur la diffé-
rence entre le capital et les dettes. En ce qui concerne la première différence, elle perd
de son importance si l'on suppose que l'entreprise survit à une première période
économique et que ses produits sont tous mis en vente seulement à la fin de cette
période. Dans ces conditions, le montant des lettres de change est investi avec une
durée aussi relative que le capital entendu au sens restreint. Même quand notre hypo-
thèse n'est pas exacte, il n'y a pas de différence essentielle. Quand bien même on
appelle « capital » la somme servant constamment à l'entreprise, il faudra accorder
que, du point de vue qui nous intéresse ici, cette somme n'a, en principe, pas d'autre
fonction que cette fonction moins constante, plus souple. En pratique, on appelle
assez souvent cette dernière somme « capital fluctuant » ou « capital variable »; on
nous contredira à peine si nous disons que cet emploi plus restreint du concept de
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 118

capital n'est qu'une expression elliptique pour désigner le « capital consacré d'une
manière permanente à l'entreprise », ou « l'élément permanent qui existe dans le
capital de l'entreprise ». La conséquence de cette façon de s'exprimer est la distinction
entre la dépense de capital et les autres dépenses. Ici encore la durée, le caractère
relativement définitif de cette réponse est le facteur décisif et cette manière de
s'exprimer n'est qu'elliptique. Même si on pouvait ne pas dépenser de capital grâce à
des rendements antérieurs, rien d'essentiel ne serait modifié au point qui nous importe
ici. Si essentiel que puisse être par ailleurs cet événement, il nous apparaîtrait sous
l'angle d'une élévation de capital, et ce n'est pas à nous seulement qu'il apparaît
comme tel, mais aussi à l'entrepreneur et aux actionnaires; l'essentiel est que l'on
emploie une nouvelle somme à l'achat de moyens de production. Si cette somme vient
d'un rendement antérieur, nous avons à nous en réjouir, mais cela ne modifie rien
d'essentiel à l'événement ; c'est la même chose que si on procédait à une élévation de
capital entendu au sens habituel du mot. En fait, cette somme est, en dernière analyse,
additionnée au « capital ». Si l'on conserve l'expression de capital en lui donnant ce
sens, cela n'est, nous le répétons, qu'une expression synonyme de « capital primitif ».
La situation juridique différente de ces sommes ne modifie pas leur signification
économique.

La seconde différence indiquée par nous n'est-elle pas plus importante, à savoir la
différence entre « capital » et « dettes » ? Est-ce que mon capital n'est pas un actif, ma
dette un passif ? Certes on ne peut nous adresser cette objection au point de vue de la
comptabilité. Car le capital ne figure jamais du côté actif du bilan.

Au point de vue de l'entrepreneur il est toujours un passif, même s'il lui appartient
en propre. Dans ce cas le « forgeron » entrepreneur, doit son capital au « forgeron »
capitaliste. La science juridique, il est vrai, a formé en vue de ses desseins une autre
conception, selon laquelle personne ne peut avoir de créance envers soi-même. Mais
cela n'a pas d'autre signification que celle-ci : personne ne peut porter plainte contre
soi-même. En pratique la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait le croire.
Si l'entrepreneur réussit, il recouvre sa créance envers lui-même tout aussi bien que
d'autres personnes recouvrent leur créance envers lui. S'il n'a pas de succès, les autres
personnes ne peuvent pas non plus réaliser leurs créances contre lui en tant qu'entre-
preneur. Le droit ne leur donne que la possibilité de se saisir d'autres éléments de la
fortune de l'entrepreneur, ou, en cas d'insuccès partiel, de satisfaire leurs créances à
l'exclusion de celles de l'entrepreneur. Mais c'est là autre chose, c'est un complexe de
conditions et de faits, que, du point de vue économique, il faut mettre strictement à
part. On pourrait dire que le capital d'une entreprise est destiné à constituer une
réserve pour faire face à ses dettes. Mais cela ne serait exact que si l'on maintenait ce
capital liquide, par exemple si on gardait la monnaie en caisse. Au cas contraire le
montant, qui est le « capital », est dépensé tout aussi bien que le montant représenté
par les dettes, et il n'est pas possible de s'en tenir au capital de l'entreprise pour
satisfaire des créances. Que le capital soit petit ou grand, les créanciers ne peuvent se
payer que sur les restes des biens productifs et sur les produits. S'il est vrai qu'on prête
à une entreprise disposant d'un grand capital d'un cœur plus léger qu'à une entreprise
disposant d'un petit capital, cela vient de ce que la grandeur du capital est un symp-
tôme de la force de l'entreprise et parce que l'on sait que ce capital ne peut pas devant
les tribunaux concourir avec les autres dettes 1, entendues au sens juridique. Croire

1 KNAPPE, Bilanzen der Aktiengesellschaften [Bilans des sociétés par actions], reproche à Simon
l'expression de dette employée dans ce contexte. Du point de vue juridique il a naturellement
raison.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 119

que le capital, comme tell est prêt à rembourser les créances, serait tout aussi naïf que
de croire qu'à chaque avoir en banque correspond un versement en espèces sonnantes
et trébuchantes et qu'une somme de monnaie destinée au remboursement attend quel-
que part chaque lettre de change émise.

Le capital d'une entreprise n'est, sous l'angle économique, pas moins un passif que
toutes les autres dettes, depuis l'action de préférence jusqu'à l'argent prêté au jour le
jour (Taggeld) ou le « use of balances over night ». Le rôle des sommes de monnaie
correspondant à ces dernières dettes n'est que celui correspondant au capital pris au
sens de fourniture de moyens de production. Nous appellerons donc capital la somme
de tous les postes passifs. La pratique de la comptabilité elle-même nous y conduit et
nous apprend que son concept de capital est trop restreint, et qu'elle distingue le
capital de sommes qui, par leur rôle ou leur nature, sont identiques à lui : elle le fait
pour des raisons pratiques, pour discerner les différentes fractions de la somme totale
investie dans l'entreprise, et ce, d'après des points de vue qui, en pratique, sont essen-
tiels pour juger de la situation d'un entrepreneur, mais qui sont accessoires au point de
vue des principes ici au premier plan. Si on veut englober dans le concept de capital
ce facteur qui contient la quintessence du phénomène Au capitalisme et que toutes les
théories du capital désirent consciemment ou non saisir, il faut lui donner toute
l'ampleur qu'il a en comptabilité.

Un coup d'œil jeté sur la réalité renforce notre conception. Nous voyons, par
exemple, que la façon dont une société par actions se procure de la monnaie n'a pour
elle qu'une valeur d'utilité: sera-ce par une émission de nouvelles actions ou par la
création d'actions de préférence ou par des dettes flottantes ? Tous ces procédés ont
d'innombrables formes intermédiaires, tous empiètent souvent les uns sur les autres,
tous servent à une fin unique, à fournir à l'entreprise de la monnaie pour l'acquisition
de biens de production ou pour l'exécution de nouvelles combinaisons. A l'égard de
tous, la pratique a une expression consacrée : ce sont des méthodes pour « fournir du
capital ». Seule la forme juridique distingue ces procédés les uns des autres. Elle est
adaptée aux circonstances, mais la chose fondamentale demeure la même. Toutes ces
formes juridiques apparaissent aux dirigeants de l'entreprise comme des moyens
techniques pour un seul et même but, elles apparaissent au possesseur de capital com-
me des modes variés de placement de son capital, qui ne se distinguent que par des
avantages et des inconvénients juridiques et par des avantages ou des inconvénients
économiques correspondants.

La réalité incite donc à grouper en une seule et même conception toutes ces som-
mes d'argent fournies. Toutes, du point de vue de l'entreprise, sont du capital. Il est
donc indiqué d'envisager tous les agents économiques, qui contribuent par l'apport de
leur capital à une entreprise, comme les créanciers de cette entreprise au sens écono-
mique du mot. Même si ceux-ci jouent aussi dans l'entreprise le rôle de dirigeants, il
faudra distinguer ce dernier rôle de leur rôle en tant que capitalistes. Mais la grande
masse de tous les actionnaires, commanditaires, sociétaires sans droit de vote, etc., ne
joue pas le rôle de dirigeants, et leur situation, en tant qu'associés juridiques, a vrai-
ment peu d'importance réelle en face de l'impossibilité où ils se trouvent d'exercer une
influence correspondante. Cette influence consiste le plus souvent en un contrôle qui
dépasse de peu en pratique celui que peut exercer tout autre créancier. A mon avis on
est plus près des faits, en désignant les actionnaires et les sociétaires comme des
fournisseurs de capital, dont les droits sont en état d'infériorité par rapport à tous les
autres créanciers, mais qui, précisément pour cette raison, ont une influence immé-
diate sur la marche de l'affaire, à titre de garantie, et un droit à un gain plus élevé
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 120

éventuel à titre de prime : ils sont donc comparables à des entrepreneurs. Même un
consortium de créanciers de l'État ne devient pas le souverain du fait qu'on lui
concède parfois un contrôle qui va parfois assez loin, voire même une influence
directe sur la gestion de l'État. Un fournisseur de monnaie ne devient pas un entre-
preneur au sens propre du mot du fait qu'il peut espérer un dividende plus élevé et
qu'il peut par là être enclin à prendre une part du risque.

Ce point de vue est apparu déjà plusieurs fois dans la théorie. Cette conception
économique n'est même devenue déterminante pour l'économie nationale que là où,
en principe, on faisait attention à ces faits, mais toujours, quand on traitait de ques-
tions concrètes individuelles, le point de vue défendu ici était - au moins implicite-
ment - plus ou moins pris en considération. Il est d'un usage courant pour le praticien.
Ceci apparut, par exemple, lors de la discussion du problème de savoir si les dividen-
des doivent être soumis aux impôts sur les sociétés par actions, ou s'ils doivent encore
acquitter les impôts sur les créances. Des réponses différentes furent données à ces
questions. Quoique le jugement porté sur ces problèmes dépende de considérations
autres que la conception qu'on se fait de la nature économique du phénomène, les,
arguments développés montrent que notre point de vue n'est pas nouveau. Son
importance pour nous réside en cela, et en cela seulement, qu'il confirme notre réso-
lution d'englober en une conception unique toutes les sommes qui servent aux fins
d'une entreprise.

Ceci ne veut pas dire, comme nous l'avons déjà remarqué, que nous voulons
effacer la différence qui existe entre deux sommes que l'on distingue dans la langue
courante, soit comme « capital », soit comme « dettes ». Ce n'est que du point de vue
« aspect du capital » que ces sommes ont le même rôle, et qu'il faut les additionner.
Pour l'entreprise elles collaborent et contribuent toutes deux à lui faire atteindre son
but. Si, au contraire, on veut savoir ce que serait la situation de chacune de ces
sommes si toutes les entreprises liquidaient, si l'on veut fixer ce que chacune de ces
sommes a atteint à un certain moment, ces sommes s'opposent, et le résultat de cette
opposition n'est pas leur somme, mais leur différence. C'est cet aspect que l'expres-
sion « fortune » incarne pour nous. La différence entre les concepts de capital et de
fortune résulte de l'angle sous lequel on considère la situation économique de quel-
qu'un. Ces deux concepts représentent des formes de calcul propres à saisir cette
situation, formes de calcul, dont le sens et la justification dépendent de la fin qui est
poursuivie. Cette distinction fournit ce qui est encore nécessaire pour répondre à
différentes objections voisines.

Nous croyons avoir caractérisé le phénomène du capital par nos développements.


Nous pensons aussi avoir saisi la quintessence du concept de capital dont se sert la
pratique, nous l'avons simplement élaboré plus profondément et élargi en partant du
facteur qui forme son essence. Assurément l'homme d'affaires ne considère jamais un
certain bien comme formant en tant que tel un capital, il considère les biens au seul
point de vue de leur pouvoir d'achat. Or, ce pouvoir d'achat ne peut agir que par
l'intermédiaire de moyens de paiement véritables, nous les avons caractérisés comme
formant du capital, et nous nous faisons forts de convaincre tout praticien qu'il ne
désigne des biens concrets comme capital que dans un sens figuré, dans la mesure où
il peut obtenir en échange de la monnaie. En outre, ce pouvoir d'achat ne peut, en
principe, avoir pour but que de procurer à l'entrepreneur les moyens matériels en vue
de nouvelles productions; des moyens de paiement à crédit peuvent aussi servir à
cette fin, aussi les avons-nous englobés dans ce chapitre. Il est clair que, lorsqu'une
nouvelle entreprise doit être créée dans une économie jusqu'alors statique, où toute la
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 121

monnaie est « liée », le capital ne peut consister qu'en moyens de paiement à crédit ;
ce fait ne nous semble si étrange que parce que notre expérience ne nous parle que
d'évolution vivante et que l'évolution capitaliste se rattache en fait à l'évolution
précapitaliste (et non pas à un régime sans évolution), laquelle a mis à sa disposition
sa riche réserve de monnaie. Mais ces mêmes réserves ne suffisent nullement à tous
les besoins présents et, dans les centres où l'évolution capitaliste est rapide, la mon-
naie « réelle » ne joue que le rôle de « monnaie d'appoint »; les faits correspondent
ainsi mieux encore à notre tableau théorique qu'il ne serait nécessaire pour que l'on
puisse s'en servir. Notre conception n'est que celle de la pratique, elle est seulement
menée à bout avec logique et vidée de ses contradictions, de conceptions impropres et
figurées, et de la supposition naïve, qui s'explique le paiement de tout chèque par le
fait que la banque qui l'acquitte en a par devers elle le montant équivalent en
monnaie.

III
Le marché monétaire.

Retour à la table des matières

Il nous reste encore un pas à faire. Le capital n'est ni la totalité, ni une catégorie
des moyens de production ; il ne consiste pas plus en matières premières qu'en
produits finis. Le capital n'est pas non plus une réserve de biens de consommation. Il
est un facteur spécial. Comme tel, il doit avoir un marché au sens théorique du mot,
comme il y a un marché des biens de consommation et des moyens de production. Et
à ce marché théorique doit correspondre dans la réalité quelque chose d'analogue,
ainsi que quelque chose correspond aux deux marchés théoriques des biens de con-
sommation et des moyens de production. Nous avons vu dans le premier chapitre qu'il
y a des marchés de prestations de travail et de terre, et des marchés de biens de
consommation ; on y acquiert tout ce qui est essentiel pour le circuit de l'économie
nationale, tandis que les moyens de production fabriqués qui sont, sous tous rapports,
des postes provisoires de compte, n'ont pas de marché propre à tendance indépen-
dante, pas de centre théorique et pratique. Dans l'évolution, qui introduit dans le
processus économique ce nouvel agent qu'est le capital, il faut qu'il y ait un troisième
marché: à savoir le marché du capital.

Il en existe un. La réalité nous le montre immédiatement, bien plus nettement


qu'elle nous montre le marché des prestations et celui des biens de consommation. Il
est bien plus concentré, beaucoup mieux organisé, beaucoup plus facile à voir et à
embrasser du regard, que les deux autres. C'est ce que l'homme d'affaire appelle le
marché monétaire, ce sur quoi les journaux donnent sous ce titre quotidiennement des
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 122

nouvelles. Le nom de ce marché n'est pas entièrement satisfaisant de notre point de


vue : on n'y traite pas seulement la monnaie; aussi pourrions-nous, en partie, protester
avec les économistes contre la conception exprimée dans ce mot. Toutefois acceptons
ce mot. En tout cas le marché du capital est le même que ce que l'on désigne en
pratique comme marché monétaire. Il n'y a pas d'autre marché du capital 1. Ce serait
une tâche attrayante et profitable que de donner une théorie du marché monétaire.
Nous n'en possédons pas encore 2. Il serait surtout intéressant, et profitable, de ras-
sembler et d'éprouver la valeur théorique des règles concrètes qui déterminent les
décisions et les jugements du praticien dans des situations particulières qui ont donné
lieu d'habitude à des formules fixes et servent de guide à tout auteur d'article sur le
marché monétaire. Ces règles pratiques, ces pronostics de la météorologie écono-
mique, sont pour le moment tout à fait négligés par les théoriciens, quoique leur étude
conduise au fond même de la connaissance de l'économie moderne. Nous ne pouvons
nous y lancer ici. Nous ne dirons que ce qui est nécessaire à nos desseins. Il est
possible de le faire en peu de mots.

Dans une économie sans évolution, il n'y aurait pas un pareil marché monétaire.
Si cette économie était parfaitement organisée, et si son trafic était réglé par des
moyens de paiement à crédit, elle posséderait une sorte de chambre de compensation,
de clearing-house, de centrale de comptabilité de l'économie nationale. Les faits qui
surviendraient dans ce clearing reflèteraient tous les événements économiques, les
paiements périodiques de salaires, d'impôts, les besoins monétaires des périodes de
récolte, ceux des périodes de repos. Mais ce ne serait là que des faits de liquidation,
on ne saurait nullement parler d'un marché véritable. Ces fonctions doivent également
être accomplies dans un régime à évolution. Mais, en pareil régime, il y a toujours un
emploi possible pour tout pouvoir d'achat momentanément oisif. Dans ce régime à
évolution enfin, comme nous l'avons souligné, on oriente le crédit bancaire vers les
nécessités du circuit économique. Ainsi il arrive que ces fonctions du crédit bancaire
deviennent des éléments importants de la fonction du marché monétaire, qu'elles sont
entraînées dans le mouvement du marché monétaire, que les besoins du circuit s'ajou-
tent sur le marché monétaire à la demande des entrepreneurs, et que sur le marché
monétaire la monnaie venue du circuit augmente l'offre de pouvoir d'achat. Pour cette
raison, nous sentons dans chaque élément du marché monétaire les pulsations du
circuit : la demande de pouvoir d'achat augmente à l'époque de la récolte, à celle des
paiements d'impôts, etc., et après ces époques c'est son offre qui augmente. Mais cela
ne doit pas nous empêcher de distinguer sur le marché monétaire les événements du
circuit des autres. Les derniers événements seuls sont essentiels, les premiers se
joignent à eux, et leur apparition même sur le marché n'est qu'une conséquence de
l'évolution. Tous les liens étroits d'actions réciproques qui existent entre les deux
régimes ne changent rien au fait que l'on peut les distinguer également dans la
pratique, et qu'on peut toujours dire ce qui, dans un événement du marché monétaire,
appartient au circuit et ce qui appartient à l'évolution.

La quintessence du phénomène réside dans le besoin de crédit des nouvelles


entreprises. Cela apparaît encore plus clairement, si nous nous souvenons que, pour
être bref et simple, nous faisons abstraction ici de l'influence des relations interna-

1 Tout au Plus pourrait-on avec SPIETHOFF (loc. cit.) distinguer le marché du capital, en tant que
marché de pouvoir d'achat à long terme, du marché monétaire, en tant que marché de pouvoir
d'achat à court terme. Mais sur l'un et l'autre la marchandise traitée, c'est le pouvoir d'achat.
2 Mais cf. A. HAHN, A Propos de la théorie du marché monétaire. Archiv jür Sozialwissenschaft
und Sozialpolitik, 1923.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 123

tionales, que subit chaque économie nationale, et des interventions extra-économi-


ques, auxquelles est exposée toute économie nationale. Par là, disparaissent pour nous
les phénomènes de la balance des comptes de l'économie nationale, du marché de l'or,
etc. Cette réserve faite sur le marché monétaire se produit essentiellement une chose:
d'une part, les entrepreneurs y apparaissent comme la partie qui demande ; d'autre
part, les producteurs de pouvoir d'achat et ceux qui négocient le prêt de ce pouvoir -
les banquiers - y apparaissent comme la partie qui offre, les uns et les autres étant
accompagnés de leurs états-majors d'agents et d'intermédiaires. L'objet de l'échange
est le pouvoir d'achat présent, le bien-prix, le pouvoir futur, comme nous l'explique-
rons plus loin. Dans la lutte quotidienne qui se livre entre ces deux parties pour la
fixation du prix, se décide la destinée de l'évolution future. Dans cette lutte, le systè-
me des valeurs futures apparaît pour la première fois sous une forme pratique,
saisissable et en relation avec les circonstances données de l'économie nationale. Il
serait tout à fait faux de croire en même temps, que des crédits à court terme sont sans
importance pour des entreprises nouvelles, que la formation de leur prix n'importe
donc pas pour les entrepreneurs. Au contraire : nulle part la situation globale de l'éco-
nomie nationale ne s'exprime aussi nettement et de façon si décisive pour l'évolution
que dans le prix de l'argent au jour le jour; l'entrepreneur n'emprunte pas forcément
du crédit pour tout le laps de temps pour lequel il a besoin de crédit, il emprunte en
cas de besoin, et souvent de jour en jour. C'est surtout la spéculation qui souvent
soutient toute seule sur le marché les nouvelles entreprises ; or, elle travaille presque
uniquement avec des crédits à court terme, qui peuvent être accordés aujourd'hui et
refusés demain.

L'influence de l'offre et de la demande, les deux parties au marché, se voit très


nettement sur les marchés les plus développés, moins nettement sur d'autres. Nous y
voyons comment s'exprime le besoin de crédit de l'industrie, et comment le monde de
la banque tantôt l'appuie et l'encourage, tantôt cherche à y mettre un frein, tantôt enfin
lui refuse toute satisfaction. Tandis que, sur les autres marchés de l'économie natio-
nale, la demande et l'offre témoignent même dans leur évolution d'une certaine cons-
tance, des fluctuations d'une grandeur frappante apparaissent d'un jour à l'autre sur le
marché monétaire. Nous l'expliquerons par la fonction particulière du marché moné-
taire. Tous les plans, toutes les perspectives d'avenir de l'économie nationale agissent
sur lui. Et aussi, par ailleurs, toutes les conditions de vie de la nation, tous les évène-
ments politiques, économiques, physiques. C'est à peine s'il y a des nouvelles
politiques, sociales qui n'exercent pas une influence sur la décision à prendre dans
l'exécution de nouvelles combinaisons, qui ne modifient pas la situation du marché
monétaire, les opinions et les intentions des dirigeants. Le système des valeurs futures
doit être adapté à chaque nouvelle situation; il faut agir conformément à chaque
nouvelle situation et autrement qu'on a agi jusqu'alors. Cela ne peut pas toujours se
faire par de simples variations du prix du pouvoir d'achat. L'influence de la personne
intervient de multiples façons à côté des répercussions des variations de prix ou à leur
place. On comprendra dans quel sens nous. pouvons dire que le principe du phéno-
mène n'est pas atteint par là. Il va de soi que la nature concrète de chaque élément de
pouvoir d'achat, spécialement le temps durant lequel on en peut disposer,. établira
dans les prix de la monnaie au même moment et sur le même marché une diversité qui
ne doit pas nous tromper.

Ces remarques embrassent une très grande masse de faits et schématisent beau-
coup de formes extérieurement très différentes, qui nous permettent de résoudre dans
le détail plus d'un problème. Cependant il ne s'agit ici que d'envisager les grandes
lignes fondamentales. Le marché monétaire est toujours, pour ainsi dire, le grand-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III 124

quartier de l'économie capitaliste, d'où les ordres partent vers ses différentes parties ;
ce que l'on y débat, ce que l'on y décide est toujours, de par sa nature la plus intime,
l'établissement du plan d'évolution ultérieure. Tous les besoins de crédit y aboutissent,
toutes les intentions économiques prennent là position les unes par rapport aux autres,
y luttent pour leur réalisation. Et toutes les formes de pouvoir d'achat, les soldes actifs
de toutes. espèces y affluent et y sont offerts. Cela donne lieu à une foule d'opérations
d'arbitrage, et de manœuvres intermédiaires, qui pourraient voiler à un premier
examen l'essentiel du phénomène. Cependant je crois que notre conception n'a pas à
craindre la contradiction.

Consentir du crédit en faveur des valeurs d'avenir, financer l'évolution, telle est la
fonction principale du marché monétaire ou du capital. L'évolution crée le crédit et à
son tour il vit de l'évolution 1. Dans le courant de l'évolution, le marché monétaire
possède une troisième fonction : il devient le marché même des sources de revenus.
Nous verrons plus tard la relation qui existe entre le prix du crédit et le prix qu'ont les
sources de revenus durables ou temporaires. Il est clair que la vente de pareilles
,sources de revenus représente une méthode pour se procurer du capital, et leur achat
une possibilité d'emploi du capital; le trafic des sources de revenus ne peut donc pas
rester à l'écart du marché monétaire. Il faudrait y ranger également le trafic consistant
en ventes et achats de terre ; seules des circonstances secondaires font que ce trafic
n'apparaît pas comme un élément du marché monétaire, mais il existe un lien de
causalité entre le marché monétaire et le marché de la terre. D'autres sources durables
de revenus ou des parts bénéficiaires découlant de ces revenus ne sont traités sur le
marché monétaire que selon des hypothèses techniques connues. Mais personne ne
doute que la fixation de leur valeur et de leur prix ne soit entièrement sous l'influence
des événements du marché monétaire. Pour parer à des malentendus, rappelons
encore au lecteur que toutes nos affirmations sont des éléments d'une conception
globale, qui a ses hypothèses et son langage particuliers. Tout ce que nous avons dit
dans ce chapitre peut apparaître facilement sous un faux jour, si l'on oublie cela.

1 On a reconnu ce fait, et la grande part qui revient dans l'évolution aux dispositions psychiques, à
une volonté énergique d'aller de l'avant; on a donné à cet élément psychologique une expression
empreinte d'humour dans une résolution qu'ont prise des gens de bourse à Londres en 1909 : il y
est dit que chacun est tenu de croire à la hausser et à la prospérité, et que c'est avoir une pensée
mauvaise que d'exprimer l'opinion contraire.
Joseph SCHUMPETER (1911)

Théorie de l’évolution
économique
Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt
et le cycle de la conjoncture

CHAPITRES IV À VI
(Traduction française, 1935)

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Joseph Schumpeter (1926)


Théorie de l’évolution économique.
Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt
et le cycle de la conjoncture.

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Joseph


Schumpeter, Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le
profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture.

Traduction française, 1935.

Polices de caractères utilisée :


Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft


Word 2001 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format


LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 20 avril 2002 à Chicoutimi, Québec.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 3

Table des matières

PREMIER FICHER (DE TROIS)

Avertissement, Juin 1935

Introduction : La pensée économique de joseph Schumpeter, par


François Perroux
I. La formation, l' "équation personnelle" et la méthode de Joseph Schumpeter

II. Le diptyque : statique-dynamique chez J. Schumpeter et le renouvellement de la


statique

III. Le renouvellement de la dynamique et ses conséquences dans les principales


directions de la théorie économique

A. La théorie de l'entreprise et de l'entrepreneur.

a) L'entreprise comme institution.


b) L'entreprise comme ensemble de fonctions.
c) L'entreprise comme « fonction essentielle ».

B. La théorie du crédit et dit capital.


C. La théorie du profit et de l’intérêt.

1) La structure logique de la théorie en statique.


2) La structure logique de la théorie en dynamique.
3) Les relations entre la théorie et les faits.
4) Les rapports entre la théorie de J. Schumpeter et celle de Böhm-
Bawerk.

D. La théorie du cycle

i) Le cycle de la théorie générale.


ii) Le cycle et ses explications théoriques : Place de J. Schumpeter.
iii) Le cycle et l’avenir du capitalisme.

IV. Considérations finales

1. Les concepts de statique et de dynamique.


2. Les relations entre la statique et la dynamique.
3. Les conséquences théoriques.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 4

DEUXIÈME FICHIER (DE TROIS)

Préfaces

Chapitre I : Le circuit de l'économie : sa détermination par des


circonstances données
Le fait économique. - Les éléments de l'expérience économique. - L'effort vers
l'équilibre et le phénomène de la valeur. - Économie et technique. - Les catégo-
ries de biens; les derniers éléments de la production ; travail et terre. - Le facteur
de production travail. - La théorie de l'imputation et le concept de la productivi-
té limite. - Coût et gain; la loi du coût. - Risques, « frictions », quasi-rentes. -
L'écoulement du temps et l'abstinence. - Le système des valeurs de l'économie
individuelle. - Le schéma de l'économie d'échange. - La place des moyens de
production produits dans cette économie. - La monnaie et la formation de sa
valeur; le concept de pouvoir d'achat. - Le système social des valeurs.
Appendice : La statique économique. Le caractère « statique » fondamental de la
théorie économique exposée jusqu'ici

Chapitre II : Le phénomène fondamental de l'évolution


économique
I. Le concept d'évolution sociale. - L'évolution économique. - Sens donné ici
par nous au terme « évolution économique ». - Notre problème. - Remar-
ques préliminaires

II. L'évolution économique en tant qu'exécution de nouvelles combinaisons. -


Les cinq cas. -L'emploi nouveau des forces productives de l'économie
nationale. - Le crédit comme moyen de prélèvement et d'assignation des
biens. - Comment est financée l'évolution ? - La fonction du banquier

III. Le phénomène fondamental de l'évolution. - Entreprise, entrepreneur. -


Pourquoi l' « exécution de nouvelles combinaisons » est-elle une fonction
de nature spéciale ? - La qualité de chef et les voies accoutumées. - Le
chef dans l'économie commune et le chef dans l'économie privée. - La
question de la motivation et son importance. - Les stimulants
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 5

Chapitre III : Crédit et capital


I. Essence et rôle du crédit

Coup d'œil introductif. - Le crédit sert à l'évolution. - Le créditeur typique


dans l'économie nationale. - La quintessence du phénomène du crédit. -
Inflation et déflation de crédit. - Quelles sont les limites à la création
privée de pouvoir d'achat ou à la création de crédit ?

II. Le capital

La thèse fondamentale. - Nature du capital et du capitalisme. - Définition.


- L'aspect du capital.
Appendice: Les conceptions les plus importantes touchant la nature du
capital dans la pratique et dans la science. - Le concept de capital dans la
comptabilité. - Le capital en tant que « forme de calcul ». - Capital, dettes
III. Le marché monétaire

TROISIÈME FICHIER (DE TROIS)

Chapitre IV : Le profit ou la plus-value.


Introduction. - Discussion d'un exemple typique. - Autres cas de profit dans
l'économie capitaliste. - Construction théorique dans l'hypothèse de l'exemple
de l'économie fermée. - Application du résultat à l'économie capitaliste : problè-
mes spéciaux. - La prétendue tendance à l'égalisation des profits; profit et
salaire; évolution et profit ; la formation de la fortune. - La grandeur du profit. -
Nature de la poussée sociale ascendante et descendante, structure de la société
capitaliste.

Chapitre V : L'intérêt du capital


Remarque préliminaire. - 1. Le problème; discussion des plus importants essais
de solution. - 2. Notions fondamentales sur le « rendement net » ; l'intégration
dans les calculs (Einrechnúng) - 3. Les « freins » du mécanisme de l'imputa-
tion : monopole, sous-estimation, accroissement de valeur. - 4. La source de
l'intérêt; les agios de valeur; les gains de valeur sur les biens. - 5. Les trois
premiers principes directeurs d'une nouvelle théorie de l'intérêt. - 6. La question
centrale; quatrième et cinquième principes directeurs. - 7. Discussions de
principe sur le fond du problème. - 8. L'intérêt se rattache à la monnaie; sixième
principe; l'explication de la prédominance d'une opinion opposée; assurance
contre des malentendus; points accessoires. - 9. La question définitive. La
valeur totale d'une rente. - 10. Le cas le plus général ; l'intérêt dans l'économie
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 6

sans évolution. - 11. La formation du pouvoir d'achat. - 12. La formation des


taux du crédit bancaire. - 13. Les sources de l'offre de monnaie; les capitalistes;
quelques conséquences de l'existence de l'intérêt. - 14. Le temps comme
élément du coût; l'intérêt comme forme de calcul des rendements. - 15.
Conséquences défectueuses du revenu sous l'aspect de l'intérêt; leurs
conséquences. - 16. Problèmes du niveau de l'intérêt.

Chapitre VI : Le cycle de la conjoncture


1. Questions. Aucun signe commun à toutes les perturbations. - Réduction du
problème des crises au problème du changement de conjoncture. - La
question décisive

2. La seule raison de fluctuations de la conjoncture. - a) Interprétation de


notre réponse : les facteurs de renforcement; le nouveau apparaît à côté de
l'ancien; les vagues secondaires de l'essor; importance du facteur-erreur; b)
Pourquoi les entrepreneurs apparaissent en essaims

3. La perturbation de l'équilibre provoquée par l'essor. - Nature du processus


de résorption ou de liquidation. - L' « effort vers un nouvel équilibre ».

4. Les phénomènes du processus normal de dépression. - Principalement les


suites de l'unilatéralité de l'essor. - Surproduction et disproportionalité :
leurs théories

5. Le processus de la dépression est proche du point mort de l'évolution. - Le


processus de dépression en tant qu'accomplissement. - Les différentes
catégories d'agents économiques dans la dépression. - Le salaire en nature
dans l'essor et la dépression

6. Le cours anormal ; la crise. - Sa prophylaxie et sa thérapeutique


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 7

Chapitre IV
Le profit ou la plus-value 1

Retour à la table des matières

Dans les trois premiers chapitres nous avons établi le fondement de tout ce qui
doit suivre. Le premier résultat est une explication du profit. Elle est si facile et si
naturelle que, pour garder à ce chapitre sa brièveté et sa simplicité, je préfère reporter
quelques explications plus difficiles, ayant leur place ici, dans le corps du chapitre
suivant, où les nœuds les plus serrés pourront être défaits d'un seul coup. Le profit est
un excédent sur le coût. Voyons d'abord le point de vue de l'entrepreneur. Comme
nous l'ont déjà dit une très longue série d'économistes, il est la différence entre les
recettes et les dépenses d'une exploitation. Pour superficielle que soit cette définition,
elle est cependant un point de départ suffisant. Par « dépenses » nous entendons ici
tous les débours que la production cause à l'entrepreneur directement ou indirecte-
ment. Retenons ici que l'on doit y faire figurer un salaire approprié pour les presta-
tions particulières du travail de l'entrepreneur, une rente foncière appropriée pour le
fonds qui lui appartient, enfin une prime par le risque. Je n'insiste pas ici pour que
l'intérêt du capital soit exclu de ce coût : en fait il apparaît là dans la réalité ou bien, si
le capital appartient à l'entrepreneur lui-même, il apparaît dans les calculs, comme
étant le salaire de son travail personnel ou la rente de son propre fonds. Cette concep-
tion peut d'autant plus nous suffire que beaucoup de théoriciens placent, par principe,
sur le même plan l'intérêt du capital, le salaire et la rente. Je laisse donc, dans ce
chapitre, le lecteur libre de faire abstraction de l'existence d'un intérêt du capital selon

1 Les théories les plus importantes du profit peuvent être caractérisées par les notations suivantes
immédiatement compréhensibles : théorie de la friction, théorie du salaire du travail, théorie du
risque, théorie de la rente différentielle. Je renvoie pour leur discussion à mon ouvrage : Essence,
livre III ; je me lance d'autant moins dans leur critique, que cette critique résulte spontanément,
pour l'essentiel, des exposés de ce chapitre-ci. L'histoire de ces théories se trouve chez Pierstorff et
chez Mataja. Citons également immédiatement J. B. CLARK, dont la théorie est la plus voisine de
la nôtre; cf. ses Essentials of economic theory.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 8

notre propre conception, ou bien, conformément à une théorie quelconque de l'intérêt,


libre de l'envisager comme une troisième catégorie statique de revenu et de le comp-
ter dans le coût de l'entrepreneur. L'essence et la source de l'intérêt ne nous intéressent
pas ici.

Vu cette définition des « dépenses faites » par l'entrepreneur, il est douteux qu'il y
ait encore une différence entre elles et les recettes. Démontrer que cet écart existe,
telle est notre première tâche. Notre solution peut s'exprimer brièvement : dans le
circuit, la recette globale d'une exploitation-abstraction faite des gains de monopole -
est juste assez grande pour couvrir les dépenses énumérées. Il n'y a là que des produc-
teurs ne faisant aucun gain, ne subissant aucune perte, dont le revenu est bien caracté-
risé par la formule « wages of management ». Mais, comme les nouvelles combinai-
sons exécutées au cours de l'évolution économique sont nécessairement plus avan-
tageuses que les anciennes, la recette globale y est forcément plus grande que dans
l'économie statique, plus grande donc que les dépenses.

En l'honneur de Lauderdale 1, qui le premier a abordé notre problème, je commen-


ce par examiner l'amélioration du processus de production, et même le vénérable
exemple du métier à tisser mécanique; cette façon de faire se recommande aussi à
nous pour avoir été analysée avec pénétration par Böhm-Bawerk 2. Un grand nombre,
sinon la majorité, des exploits des chefs de l'économie moderne sont de cette espèce;
c'est surtout le déclin du XVIIIe siècle et le début du XIXe qui fournirent des faits
propres à exercer à cet égard une influence sur l'observation scientifique. A cette
époque nous trouvons les fonctions individuelles, qu'il faut distinguer quand on parle
d'améliorations de la production, moins séparées qu'aujourd'hui : les hommes du style
d'Arkwright étaient à la fois des inventeurs et des réalisateurs. Ils ne disposaient pas
de notre système actuel de crédit. Mais le lecteur est maintenant assez avancé dans
cette étude pour me permettre sans plus d'explications l'emploi, dans sa forme la plus
pure, du schéma suivant.

Les choses se passent ainsi : si, dans une économie nationale, où l'industrie textile
n'utilise que du travail manuel, quelqu'un voit la possibilité d'établir une exploitation
se servant de métiers mécaniques, se sent la force de surmonter les obstacles innom-
brables qu'il rencontrera et a pris la résolution décisive, il a alors besoin avant tout de
pouvoir d'achat. Il l'emprunte à une banque et crée son exploitation : il est indifférent
qu'il construise lui-même les métiers, ou qu'il les fasse construire selon ses directives
par une autre exploitation et se contente de les employer. Si un ouvrier est en état
avec un de ces métiers de fabriquer en un jour six fois autant de produits qu'un
tisserand à la main, il est évident que notre exploitation doit réaliser un excédent de
recettes sur le coût, une différence entre les entrées et les sorties, ceci à trois condi-
tions. Premièrement le prix du produit ne doit pas baisser par suite de l'apparition de
sa nouvelle offre 3, ou du moins il ne doit pas baisser de telle manière que la quantité
plus grande de produit ne représente pas par ouvrier une recette plus élevée que la
quantité plus petite obtenue par le travail manuel. Deuxièmement il faut que le coût
par jour des métiers reste inférieur soit au salaire quotidien de cinq travailleurs, soit à
la somme disponible, une fois tenu compte de la baisse éventuelle du prix du produit

1 Inquiry into the nature and origin of Public Wealth, 1804. Il avait certes là un tout autre but que
nous.
2 Dans son Histoire des théories de l'intérêt du capital, t. VII, 3.
3 Nous nous écartons ici à nouveau de l'exemple de Lauderdale pour rester fidèle à notre conception
globale du phénomène et aussi à la réalité.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 9

et déduction faite du salaire d'un seul travailleur. La troisième condition est un


complément des deux autres. Dans celles-ci sont envisagés le salaire des travailleurs
qui utilisent la machine, le salaire et la rente qui correspondent au paiement des
métiers. Je songeais par là d'abord au cas où ces salaires et ces rentes étaient les
salaires et les rentes perçus avant que notre homme apparût. Si sa demande est assez
restreinte, cela ira bien 1. En cas contraire, les prix des prestations de travail et de
terre monteront conformément à la nouvelle demande. Les autres exploitations de
textile continueront d'abord de travailler selon l'usage ancien, et il faudra prélever les
moyens de production nécessaires, non pas sur elles, mais sur des exploitations
quelconques. Ce prélèvement a lieu au moyen d'une offre de prix plus élevé. Pour
cette raison notre homme, qui doit prévoir et estimer la hausse des prix sur le marché
des moyens de production, consécutive à sa demande nouvelle, doit non seulement
faire entrer dans ses calculs les prix antérieurs des salaires et des rentes, mais encore y
ajouter un montant correspondant à cette hausse: un troisième poste de dépenses
apparaît donc ici. Ce n'est que si la recette dépasse aussi cette dépense, qu'il y aura un
excédent sur les frais de production.

Dans notre exemple ces trois conditions sont, en pratique, remplies un nombre
infini de fois. D'où la possibilité de leur exécution et en même temps la possibilité
d'un excédent sur le coût 2. Mais elles ne sont pas toujours remplies, et là où ce n'est
pas le cas, si cet état de chose est prévu, on renonce à l'organisation nouvelle de
l'exploitation; si cet état de chose n'a pas été prévu, on aboutit non à un excédent mais
à une perte. Mais, si ces conditions sont remplies, l'excédent réalisé est un bénéfice
net. En effet, les métiers fabriquent matériellement une quantité de produits plus
grande que ne pouvaient en fabriquer par la méthode précédente les prestations de
travail et de terre utilisées : cette méthode nouvelle, en cas de constance des prix des
moyens de production et des produits, rend possible une production sans perte; ces
métiers nouveaux permettent à l'agent économique l'établissement d'un coût nouveau
- nous faisons abstraction de la possibilité de les breveter ; pour toutes ces raisons
existe une différence entre la recette - qui est mesurée d'après les prix, qui se sont
établis pour un emploi unique du travail manuel comme des prix d'équilibre, des prix
de coût - et les dépenses, qui sont désormais par unité de produit bien plus petites que
dans les autres exploitations. Cette différence n'est pas annulée par les modifications
de prix que provoque l'apparition de notre agent économique, soit qu'il demande, soit
qu'il offre. Cela est si clair que nous pouvons renoncer à préciser davantage ce point.

Le second acte du drame va suivre. Le charme est rompu; sous l'impulsion du


gain réalisé naissent des exploitations nouvelles pourvues de métiers mécaniques.
Une réorganisation de la branche industrielle se produit qui entraîne des augmenta-
tions de production, une lutte de concurrence, une élimination des exploitations
anciennes, des licenciements parfois de travailleurs, etc. Nous observerons plus tard
ce processus de plus près. Une seule chose nous intéresse ici : le résultat est finale-
ment un nouvel état d'équilibre, où la loi du coût règne à nouveau selon des données
nouvelles; les prix des produits sont maintenant égaux aux salaires et aux rentes des
prestations de travail et de terre contenues dans les métiers, augmentés des salaires et
des rentes des prestations de travail et de terre qu'il faut ajouter aux prix des métiers
1 Ce serait le cas dans une concurrence tout à fait libre ; ceci implique qu'aucun agent économique
n'est pas assez fort pour que son offre et sa demande exercent une influence sensible sur des prix
quelconques.
2 Par cette phrase nous ne faisons pas appel à un phénomène qu'il faudrait d'abord expliquer : c'est
l'attitude qu'adopte au contraire plus d'un représentant de la théorie de la productivité au sujet de
l'explication de l'intérêt. Nous donnons d'ailleurs plus loin un fondement tout cela.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 10

pour que le produit soit fabriqué. Tant que cet état de choses ne sera pas atteint,
l'impulsion qui conduit à fabriquer toujours de nouvelles quantités de produits ne
cessera pas de se faire sentir, et la baisse des prix, par suite de l'offre croissante de
marchandises, ne cessera pas non plus.

Le profit réalisé par note agent économique et ses premiers successeurs finira par
disparaître 1. Certes cela n'aura pas lieu immédiatement, mais seulement après une
période plus ou moins longue de baisse progressive des prix 2. Néanmoins pour
l'instant il existe et, dans les circonstances données, il constitue un certain rendement
net, quoique seulement temporaire. A qui va-t-il échoir maintenant ? Évidemment aux
agents qui ont introduit les métiers à tisser dans le circuit de l'économie, et non pas à
leurs inventeurs. Celui qui les fabriquera selon une directive déterminée, ne recevra
que le montant de leur coût; celui qui les emploiera selon la méthode enseignée, les
achètera au début si cher qu'il recevra à peine quelque gain. C'est aux agents
économiques à qui est due l'introduction des métiers à tisser, qu'échoit ce gain. Peu
importe que ces agents les fabriquent et les emploient, qu'ils les emploient ou les
fabriquent seulement. Dans notre exemple, l'emploi du métier nouveau exerce une
influence importante mais cependant pas essentielle. L'introduction dudit métier a
lieu grâce à la fondation de nouvelles exploitations, soit pour sa fabrication, soit pour
son emploi, soit pour l'une et l'autre. Quelle est la contribution de nos agents écono-
miques ? Elle consiste seulement en une volonté, un acte. Cette contribution ne con-
siste ni en des biens concrets - car nos agents ont acheté ces derniers -, ni dans le
pouvoir d'achat, avec lequel ils ont réalisé cet achat - car ils l'ont emprunté - à d'autres
ou à eux-mêmes, si nous y comprenons aussi les conquêtes des périodes précédentes.
Qu'ont-ils donc fait ? Ils n'ont pas fabriqué des biens quelconques, ni créé des moyens
déjà connus de production; ils se sont bornés à employer autrement, plus avantageu-
sement qu'autrefois, des moyens de production dont l'économie disposait. Ils ont «
exécuté de nouvelles combinaisons». Ils sont, au sens propre du mot, des entrepre-
neurs. Et leur gain, le surplus, que n'absorbe aucune contre-partie, est le profit.

L'introduction des métiers à tisser est un cas particulier de l'introduction de ma-


chines nouvelles ; à son tour, l'introduction de machines est un cas particulier de
toutes les modifications du processus productif, qui ont pour but de fabriquer l'unité
de produit avec une dépense moindre, et de créer ainsi une différence entre leur prix
actuel et leur prix nouveau. Il faut ici envisager un grand nombre d'innovations dans
l'organisation des exploitations et toutes les innovations qui peuvent être introduites
dans les combinaisons commerciales. Pour tous ces cas on peut répéter mot pour mot
ce que nous avons dit. Une première innovation, c'est tout d'abord l'introduction de
grandes exploitations dans une branche d'une économie nationale qui les ignorait
jusqu'à ce jour. Dans une grande exploitation, on peut organiser plus utilement bien
des éléments de la production, les utiliser mieux que dans des exploitations plus peti-
tes ou très petites ; on y peut en outre choisir un lieu d'établissement plus approprié.
Cependant l'introduction de grandes exploitations est difficile. Dans les débuts tout
manque pour cela, des ouvriers, des employés bien dressés, les conditions nécessaires
du marché. D'innombrables obstacles de nature politique et sociale contrarient cette
introduction. Et l'organisation, encore inconnue dans le pays, exige en elle-même un
talent particulier pour être mise sur pieds. Si quelqu'un possède en lui tout ce qui,
dans ces circonstances, est nécessaire au succès, s'il peut se procurer le crédit indis-
pensable, il peut alors apporter sur le marché l'unité de produit à un prix moindre et,

1 Cf. v BÖHM-BAWERK, loc. cit., p. 174.


2 Pour la simplicité de l'exposé, nous limitons en général le processus à une période économique.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 11

si les trois conditions énumérées plus haut sont réalisées, il fait un gain qui reste en sa
possession. Mais il a en quelque sorte vaincu, Ouvert un chemin pour d'autres aussi; il
a créé un projet que ces derniers peuvent copier. Ils peuvent le suivre, ils le suivront,
d'abord à quelques-uns, puis par masses entières. A nouveau surgit un processus de
réorganisation, dont le résultat sera l'anéantissement de l'excédent sur le coût, quand
la nouvelle forme d'exploitation sera incorporée au circuit. Mais auparavant les
producteurs ont bénéficié de gains. Répétons-le : ces agents économiques n'ont rien
fait autre qu'employer plus efficacement des biens présents, ils ont exécuté de
nouvelles combinaisons et sont de véritables entrepreneurs au sens que nous donnons
à ce mot. Leur gain est un profit.

Comme exemple de combinaisons commerciales, mentionnons le choix d'une


source nouvelle, meilleur marché, d'achat d'un moyen de production ou d'une matière
première. Cette source de ravitaillement n'existait pas auparavant dans l'économie
nationale. Il. n'y avait aucune relation, directe ou indirecte, avec le pays d'origine -
dont nous parlons -, pays d'outre-mer, par exemple, - ni ligne de vapeurs, ni relation
postale. L'innovation est osée; pour la plupart des producteurs, elle est presque impos-
sible. Mais, si quelqu'un fonde une exploitation en songeant à cette source de ravitail-
lement, et si tout lui réussit, il peut fabriquer l'unité de produit à meilleur compte,
tandis que les prix actuels commencent d'abord par se maintenir. Il réalise alors un
gain. Sa contribution n'a été que sa volonté et son action, il a simplement combiné
d'une manière neuve des éléments présents. Il est entrepreneur, son gain est un profit.
Mais bientôt lui et sa fonction d'entrepreneur disparaissent comme tels dans le
tourbillon de la concurrence, dont le flot le suit. Mentionnons ici le cas du choix de
nouvelles voies de communication.

Un autre cas est analogue à ces cas d'amélioration du processus productif : c'est le
cas où il y a remplacement, soit d'un bien de production, soit d'un bien de consom-
mation par un autre bien de production ou de consommation qui rend le même service
ou presque, mais à meilleur compte. Des exemples concrets nous sont offerts par le
remplacement partiel de la laine par le coton dans le dernier quart du XVIIIe siècle, et
par toutes les productions de succédanés. Il faut traiter ces cas tout à fait comme les
précédents. Il n'y a, pour l'enchaînement de nos idées, qu'une différence de degré dans
le fait que les nouveaux produits n'atteindront certainement pas le même prix que les
produits fabriqués jusqu'à ce jour dans l'industrie en question. Pour le reste les mêmes
affirmations restent valables. Il est indifférent ici encore que les agents économiques
intéressés fabriquent eux-mêmes le nouveau bien de production ou de consommation,
ou qu'ils l'emploient seulement, ou le vendent, et pour cela le soustrayent à ses em-
plois éventuels selon la méthode ancienne. Ici non plus, la contribution de ces agents
économiques ne consiste ni en biens ni en pouvoir d'achat. Ils font cependant un gain
qui est lié à l'exécution de nouvelles combinaisons. Nous reconnaîtrons en eux égale-
ment des entrepreneurs. Et leur gain, ici non plus, ne durera pas longtemps.

La création d'un nouveau bien, qui satisfait mieux des besoins présents et par
ailleurs déjà satisfaits, est un cas un peu différent. La production de meilleurs ins-
truments de musique, alors qu'on n'en avait jusqu'à ce jour que de moins bons, en est
un exemple. Ici la possibilité de gain repose sur ce que le prix supérieur atteint pour
l'instrument meilleur dépasse son coût qui, le plus souvent, est plus élevé. Il est facile
de se convaincre de l'existence de ce gain. L'adaptation de nos trois conditions à ce
cas particulier ne fait pas de difficulté, et on peut s'en remettre sur ce point au lecteur.
S'il y a un excédent et si l'on met en service les nouveaux instruments, un processus
de réorganisation tendra à s'installer dans la branche en question, ce qui à la fin fera
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 12

régner sur ce marché la loi du coût. Ici encore il y aura une nouvelle combinaison
d'éléments présents, un acte d'entrepreneur et un profit non durable. La construction
de chemins de fer ou de canaux nous offre l'exemple d'une satisfaction meilleure des
besoins, combinée avec un moindre coût par unité de produit par suite de l'apparition
d'une augmentation particulièrement forte de la demande.

La vente d'une marchandise sur un marché qui ne la produit pas encore, est une
source extraordinairement riche, et fut autrefois une source très durable de profit. Il
faut ranger ici le gain commercial primitif, et l'on peut prendre comme exemple la
vente de perles de verre à une tribu de nègres. Le principe est qu'un bien qui apparaît
pour la première fois est estimé par l'acheteur de la même manière qu'un don naturel
ou que le tableau d'un vieux maître ; son prix se forme sans que l'on prenne en con-
sidération le coût de production. On ne peut rien dire sur la hauteur du prix que cet
objet atteindra. C'est par cela qu'un bien soustrait à toutes les habitudes ordinaires de
production et de commerce, et transplanté dans un domaine étranger, peut atteindre
un prix qui excède le coût provenant des habitudes et du milieu où il est produit ; il le
peut dépasser tellement que toute dépense vaut la peine d'être faite, qui permet de
surmonter les difficultés innombrables, qui s'opposent à la recherche de ce marché
avantageux. Il n'y a d'abord que peu de personnes capables de voir cela et de réussir.
L'exécution d'une nouvelle combinaison voilà bien un acte d'entrepreneur. Il y a dans
ce cas un profit qui reste entre les mains de l'entrepreneur. Sans doute la source de ce
profit se tarira plus ou moins tôt. Aujourd'hui une organisation concurrente naîtrait
très vite et le commerce des perles de verre ne fournirait plus aucun profit.

Nous avons tranché par là en môme temps le cas de la production d'un bien
entièrement nouveau. Un bien pareil doit d'abord être imposé aux consommateurs,
voire leur être donné en cadeau. Une foule de résistances se dressent. Mais, si elles
sont surmontées, si les consommateurs ne repoussent pas ce bien, alors vient une
période où les prix se forment uniquement par estimation directe et sans grande rela-
tion avec le coût, qui consiste sur-tout dans les prix actuels des prestations nécessaires
de travail et de terre. Il peut y avoir là une différence qui reste dans les mains des
producteurs heureux. Ce sont ici encore des entrepreneurs, qui n'ont donné en contri-
bution que leur volonté et leur action et se sont bornés à exécuter une combinaison
nouvelle d'éléments productifs présents. Il y a à nouveau un profit. Ce dernier
disparaîtra quand le nouveau bien sera incorporé au circuit de l'économie, quand son
prix sera mis dans un rapport normal avec son coût.

Ces exemples nous montrent que le profit est, par essence, le résultat de l'exécu-
tion de nouvelles combinaisons. Ils montrent aussi comment il faut se représenter le
phénomène : avant tout comme un nouvel emploi de biens productifs présents. L'en-
trepreneur n'a pas à épargner pour se procurer les moyens dont il a besoin, il n'amasse
pas des biens avant de se mettre à la production. Même dans le cas où une entreprise
n'est pas établie d'un seul coup sous sa forme définitive, mais où elle se développe
progressivement, la situation n'est pas aussi différente qu'on le pourrait croire. Si
l'énergie de l'entrepreneur ne s'est pas épuisée et si, en outre, il n'abandonne pas l'en-
treprise, il invente de nouvelles modifications qui constituent dans notre terminologie
de nouvelles entreprises, et souvent il y use de ressources provenant de ses profits
passés : le phénomène présente une apparence nouvelle, mais son essence est la
même.

Il en est de même si une entreprise nouvelle est montée par un producteur qui
travaille dans la même branche et se rattache à sa production courante. Ce fait n'est
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 13

pas la règle : les nouvelles entreprises sont le plus souvent fondées par des hommes
nouveaux, et les anciennes deviennent peu à peu insignifiantes. Mais, même si un
agent économique, qui jusqu'alors a placé son exploitation dans un circuit annuel
identique, devient un entrepreneur véritable, rien d'essentiel n'est modifié au phéno-
mène. Que, dans ce cas, l'entrepreneur possède déjà lui-même en totalité, ou en partie,
les moyens de production nécessaires, ou qu'il puisse les payer sur son capital présent
d'exploitation, cela ne donne pas à sa fonction en tant qu'entrepreneur, une nature
différente. Sans doute notre schéma ne s'applique pas alors jusque dans tous les dé-
tails. La nouvelle entreprise existe à côté des autres exploitations, qui continuent leur
activité économique à la manière accoutumée; mais la nouvelle demande de moyens
de production et la nouvelle offre de produits subissent un recul. Nous n'avons pré-
senté ainsi notre schéma que parce que le cas pratique le plus fréquent nous y amène,
parce qu'il nous montre le principe du phénomène, et surtout parce que le nouveau n'a
pas coutume de sortir directement de l'ancien. Notre schéma s'adapte, pour l'essentiel
aussi, à ce cas exceptionnel, après une interprétation convenable. Ici aussi il y a
exécution de nouvelles combinaisons, et rien autre.

Jamais l'entrepreneur n'a de risques à supporter 1. Cela est clair dans nos exemp-
les. C'est celui qui fournit le crédit qui essuie les pertes, si l'affaire ne réussit pas.
Quoique la fortune éventuelle de l'entrepreneur serve de garantie, la possession d'une
telle fortune n'est pas indispensable, tout en étant un élément de succès. Même si
l'entrepreneur finance lui-même sa propre entreprise au moyen de ses profits anté-
rieurs, ou s'il donne comme contribution à l'entreprise nouvelle les moyens de produc-
tion de son exploitation « statique », le risque l'atteint comme bailleur de fond ou
possesseur de biens, mais non comme entrepreneur. L'acceptation d'un risque n'est, en
aucun cas, un élément de la fonction d'entrepreneur. Quand bien même il risque sa
renommée, la responsabilité économique directe d'un échec ne le touche jamais.

Remarquons encore que le profit, tel qu'il est envisagé ici par nous, est l'élément
central de ce qu'on nomme le « gain de fondateur » (Gründergewinn). Quel que
puisse être le gain de fondateur, sa base est cet excédent temporaire de la recette sur
le coût de la production dans la nouvelle entreprise. Le fondateur peut bien être, nous
l'avons vu, le type le plus pur d'entrepreneur. Il est alors l'entrepreneur qui sait se
limiter le plus exactement à sa véritable fonction d'entrepreneur, à l'exécution de
nouvelles combinaisons. Si, dans la fondation d'une entreprise, tout se passait très
correctement, avec une perfection et selon une prévision idéales, le profit serait préci-
sément ce qui devrait rester entre les mains du fondateur. Il en est tout autrement dans
la pratique. Mais la base économique du phénomène est indiquée par là. Ceci concer-
ne, il est vrai, seulement le fondateur au sens propre du mot, et non l'agent qui parfois
a pour travail technique la constitution de la société par actions et souvent porte le
nom de fondateur. Ce dernier ne reçoit qu'un dédommagement qui a un caractère de
salaire. Ajoutons que la fondation d'une société par actions n'épuise pas souvent toute
la nouveauté de l'entreprise. Les dirigeants de la société par actions vont se lancer
souvent dans des « entreprises nouvelles»; ainsi ils continuent le rôle du fondateur
primitif et sont des entrepreneurs, quelle que soit leur situation officielle dans la
société par actions. Si, au contraire, une fois fondée la société par actions est simple-
ment continuée, le fondateur est, dans ce cas, le seul qui exerce une activité d'entre-
preneur vis-à-vis de la dite société. Supposons que les prix des moyens de produc-

1 Cf. ch. II, p. 102 ss.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 14

tion 1 soient représentés par des billets - c'est souvent le cas en Amérique - et que le
montant capitalisé des revenus durables que produit l'entreprise soit représenté par
des actions, et qu'en outre il y ait des parts de fondateurs gratuitement cédées au
fondateur. Ces parts de fondateur ne rapporteront pas de revenu durable, elles ne
procureront au fondateur que cet excédent temporaire de revenu qui existe avant que
l'entreprise n'ait pris sa place dans le corps de l'économie; puis elles deviendront sans
valeur. Dans ce cas le profit apparaîtra dans sa forme la plus pure.

Il nous faut maintenant achever ce tableau du profit. Nous y arriverons en nous


demandant ce qui correspond au profit dans des formes économiques autres que la
forme capitaliste. La simple économie d'échange, bref l'économie nationale, où il y a
des échanges entre les produits, mais sans appliquer pour cela la méthode capitaliste,
l'économie donc qui, abstraction faite de ces échanges, ne comprend que des unités
économiques fermées, ne nous fournit pas de problème nouveau à résoudre. Ces
unités économiques fermées doivent comporter un pouvoir propre qui dispose des
moyens de production ; sous ce rapport, l'économie d'échange doit être rangée à part.
Pour le reste les mêmes remarques valent pour elle et pour l'économie capitaliste.
Afin d'éviter des répétitions je m'attacherai purement et simplement à l'économie
fermée.

Il y a deux types d'organisation à considérer. L'une, sous sa forme la plus rigou-


reuse, est représentée par une propriété seigneuriale isolée, où tous les biens en nature
appartiennent au seigneur, et où tous les gens lui sont soumis. La seconde est celle
d'une économie communiste isolée, où un organe central dispose de tous les biens en
nature et de toutes les prestations de travail, et édicte pour toutes marchandises tous
jugements de valeur. On peut d'abord traiter ensemble ces deux formes. Dans l'une et
l'autre il s'agit d'agents économiques, dont les buts concrets et les caractéristiques
extérieures peuvent être très différents, mais qui l'un et l'autre règnent en maîtres
absolus sur l'économie, et n'ont à attendre de régimes économiques différents ni
coopération à la production ni possibilité de gains. On voit ainsi comme ces régimes
sont distincts de notre économie; le monde des prix en est absent ; seul demeure celui
des valeurs. En passant donc de l'examen de notre économie actuelle à celui de
l'économie fermée, nous allons plus avant dans l'examen des Phénomènes de la
valeur, qui sont à la base du profit,

Il y a là aussi un circuit : la loi du coût, entendue comme une égalité de valeur qui
s'établit entre les produits et les moyens de production et y règne; ici aussi l'évolution
économique telle que nous l'entendons s'accomplit en ce sens que de nouvelles com-
binaisons de biens présents ont lieu. On pourrait croire que l'accumulation de biens
mis en réserves y est nécessaire et qu'elle est fondement d'une fonction spéciale. La
première affirmation est partiellement exacte : il n'arrive pas toujours mais souvent
que le groupement de réserves de biens facilite l'exécution de combinaisons nouvel-
les. Toutefois il n'y a pas là une fonction particulière d'où pourraient naître des phéno-
mènes particuliers de valeur. Ceux qui dirigent l'économie se bornent à décider un
nouvel emploi de biens. Il est indifférent que l'on arrive aux résultats désirés directe-
ment ou indirectement en rassemblant peu à peu des réserves. Il est indifférent aussi
que tous les collaborateurs approuvent individuellement les nouveaux buts poursuivis
et soient prêts à travailler au rassemblement de ces réserves de biens. Les dirigeants

1 Ou, plus exactement les prix des moyens de production constituant les fonds objectifs, qui
correspondent à leurs valeurs dans leurs emplois actuels sans aucune considération pour leur
emploi projeté, quoique pratiquement il faille le plus souvent les payer plus cher.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 15

n'éprouvent aucun sacrifice, et n'ont aucune considération pour les sacrifices tempo-
raires éventuels de ceux qu'ils conduisent, si et aussi longtemps qu'ils tiennent les
rênes fermes en mains. Ceux qui sont conduits s'opposent, s'ils le peuvent 1, à l'exécu-
tion de vastes plans nouveaux. Il n'est pas nécessaire, mais possible, qu'ils limitent
leur consommation présente. Leur résistance peut faire échouer ces plans. Mais, abs-
traction faite de cela, ils n'ont aucune influence économique directe sur ce qui doit
arriver ; surtout une limitation de la consommation et un rassemblement des réserves
de biens ne sont pas de leur part des faits volontaires. Pour cette raison, il n'y a pas là
de fonction spéciale, qu'il faudrait ajouter à notre tableau de l'évolution économique.
Un chef, qui fait entrevoir à ceux qu'il conduit une prime, se conduit comme un
général qui promet à ses soldats une récompense : c'est là un cadeau qui doit rendre
plus dociles ceux que l'on conduit, mais il ne fait pas partie du phénomène essentiel et
ne constitue pas une catégorie économique particulière. Pour toutes ces raisons, entre
le «seigneur féodal » et le chef d'une économie communiste, il n'y a qu'une différence
de degrés. Le fait que, dans l'économie communiste les avantages acquis bénéficient à
la collectivité nationale tandis que le seigneur, lui, n'a que son intérêt en vue, ce fait
ne crée pas de différence essentielle, car une nouvelle conquête est aussi étrangère à
la masse tant qu'elle n'y a pas goûté, qu'une conquête qui échoit au seigneur seul.

Il résulte aussi de tout cela que le facteur temps ne peut avoir ici aucune influence
particulière. Non seulement les dirigeants ont le droit de comparer le résultat de la
combinaison projetée au résultat que ces mêmes éléments productifs obtiennent selon
leur mode d'emploi actuel, mais ils doivent le comparer aussi aux résultats des
combinaisons nouvelles que l'on pourra réaliser avec les mêmes moyens. Si ces der-
nières demandent moins de temps, il faut additionner leurs résultats à tous ceux qu'on
obtiendra d'autres combinaisons qui pourront être obtenues dans le même laps de
temps. Pour cette raison le facteur temps fera son apparition dans le plan économique
de l'économie fermée, tandis que, dans l'économie capitaliste, son influence se fait
sentir sous la forme d'intérêts. Cela seulement est évident. L'attente obligatoire ou une
appréciation insuffisante des jouissances à venir ne constituent pas non plus des
facteurs spéciaux. L'homme attend peu volontiers seulement parce qu'il pourrait faire
pendant ce temps quelque chose d'autre. Des jouissances à venir ne paraissent
moindres que parce que, plus on est loin de les atteindre, plus grande est la somme
des privations de « jouissances que l'on pourrait atteindre par ailleurs ».

Résumons-nous : le chef d'une telle communauté, quelle que soit sa position envi-
sagée en détails, retire aux emplois actuels une certaine quantité de moyens de
production et réalise avec eux une nouvelle combinaison, par exemple la production
d'un bien nouveau, ou la production d'un bien déjà connu mais d'une qualité meilleure
ou avec une méthode meilleure. Dans ce dernier cas, il est indifférent qu'il retire ses
moyens de production en question à la branche d'industrie qui fabriquait jusqu'à ce
jour le même bien, ou qu'il la laisse continuer de travailler selon la méthode accoutu-
mée et que, pour appliquer la méthode nouvelle, on prélève les moyens de production
nécessaires sur des branches industrielles tout à fait différentes. Quelle que soit la
manière dont se forment les jugements de valeur dans cette société, les nouveaux
produits seront d'une valeur plus élevée que ceux fabriqués jusqu'à ce jour avec les
1 Car ils n'ont devant les yeux que la privation momentanée; le gain futur a pour eux aussi peu de
réalité que s'il ne devait jamais exister. Cela s'applique à tous les degrés de culture que nous con-
naissons : jamais la contrainte n'a été absente de l'histoire, à toutes les évolutions qui supposaient
la coopération d'assez grandes masses ; mais dans beaucoup de cas, il n'est exigé aucun sacrifice
de ceux qui ont conduits.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 16

mêmes quantités de moyens de production. Comment s'effectuera la rétribution des


agents producteurs en ce qui concerne les produits nouveaux ? Au moment où la
combinaison nouvelle aura réussi, où les produits seront obtenus, où leur valeur sera
déterminée, comment les agents, qui ont collaboré à ce travail, vont-ils recevoir une
rémunération ? Mieux vaut se placer au moment où l'on prend la décision d'exécuter
la nouvelle combinaison, et supposer que tout se passe conformément à la décision
prise.

Il faut d'abord que ceux qui exécutent la combinaison nouvelle émettent un


jugement de valeur. La valeur des nouveaux produits doit être comparée à celle des
produits que ces mêmes moyens de production pourraient obtenir comme auparavant
selon le circuit normal de l'économie. Ce jugement de valeur est nécessaire pour pou-
voir estimer l'avantage de la nouvelle combinaison ; sans lui aucune activité nouvelle
ne serait possible. Le point central de notre problème est de savoir à laquelle des deux
échelles de valeurs, qui peuvent alternativement résulter des moyens de production en
question, il faut rapporter ces moyens de production. Certes, avant que la décision
relative à l'exécution de la nouvelle combinaison ne soit prise, il faut évaluer ces
biens à leur valeur actuelle. Il serait insensé d'imputer déjà par avance aux moyens de
production la plus-value de la nouvelle combinaison; si on le faisait, son exécution
n'apparaîtrait même plus comme un avantage ; la comparaison nécessaire des deux
échelles de valeurs serait privée de base. Mais, la décision une fois prise, comment les
choses se présentent-elles ? Ne faut-il pas imputer dans ce cas aux moyens de pro-
duction le montant productif total entendu au sens de Wieser 1, comme dans le circuit,
puisqu'ils réalisent alors une valeur plus élevée ; aussi, si tout fonctionne à la perfec-
tion, la valeur totale des nouveaux produits rejaillira sur les moyens de production
employés.

Je réponds: il ne faut pas le faire; il faut ici aussi évaluer les prestations de travail
et de terre selon leurs anciennes valeurs. Et ce, pour les deux raisons suivantes :

Premièrement : les anciennes valeurs sont les valeurs accoutumées. Une longue
expérience les a formées, elles sont fixées dans la conscience des agents économi-
ques. On ne les peut modifier qu'au cours du temps et sous la pression d'une longue
expérience ultérieure. Ces valeurs ont une grande constance, et cela d'autant plus que
les prestations de travail et de terre elles-mêmes ne sont pas différentes de ce qu'elles
étaient dans le passé. Au contraire la valeur des nouveaux produits est en dehors du
système actuel des valeurs, tout comme les prix des nouveaux produits sont hors de
l'économie capitaliste. Ces valeurs ne s'ajoutent pas simplement aux anciennes va-
leurs, elles en sont séparées par une solution de continuité. Le principe, suivant lequel
chaque bien productif doit être estimé à la seule valeur qu'il acquiert en des emplois
autres que son emploi actuel, est ici justifié 2. Seule cette valeur, donc dans notre cas
seule sa valeur actuelle, dépend des moyens de production concrets. Si ces biens
étaient supprimés, ils seraient remplacés par d'autres retirés à d'autres emplois.
Aucune unité de bien ne peut être estimée plus haut qu'une autre de la même caté-
gorie, si et aussi longtemps qu'elles sont simultanément employées. Or, les prestations
de travail et de terre utilisées dans la nouvelle combinaison sont tout à fait de même
espèce que celles employées selon l'ancienne méthode ; elles ne peuvent donc pas

1 Cf. Valeur naturelle [Natürlicher Wert], p. 70 s.


2 Je ne l'approuve pas sans plus; cf. L'essence et le contenu principal de l'économie nationale théo-
rique, livre II et Bemerkungen über das Zurechnùngsproblem [Remarques sur le problème de
l'imputation] dans Zeitschrif. Volksw., Sozialp. und Verw., 1909.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 17

avoir d'autre valeur que ces dernières. Même au cas extrême, où toutes les forces
productives de l'économie nationale seraient mises au service de la nouvelle combi-
naison, elles devraient être inscrites avec leurs valeurs actuelles, qu'elles réalisent à
nouveau au cas d'échec, et qui fixeraient l'étendue de la perte, si ces mêmes forces
productives étaient détruites. Pour cette raison l'heureuse exécution de nouvelles
combinaisons fournit un excédent de valeur pas seulement dans l'économie capita-
liste, mais même dans l'économie fermée ; cet excédent de valeur a le sens d'une
grandeur de valeur, à l'égard de qui les moyens de production n'ont aucun droit
d'imputation ; ce n'est donc pas un excédent de satisfaction par rapport à l'état
antérieur. Disons encore que la plus-value 1 en période d'évolution n'est pas seulement
un phénomène de l'économie privée, mais encore de l'économie nationale. Cet
excédent de l'économie nationale est dans cette mesure identique au profit capitaliste
de l'entrepreneur que nous avons appris à connaître.

Deuxièmement : on peut arriver au même résultat par un autre enchaînement


d'idées. On peut concevoir comme facteur de la production l'activité d'entrepreneur
des chefs, qui est certes une condition nécessaire à la constitution d'une nouvelle
combinaison. Je ne le fais pas d'habitude parce que l'opposition établie entre entrepre-
neur et moyens de production est plus fructueuse. Mais cette manière de voir rend ici
des services. Pour l'instant nous faisons de la fonction de chef un troisième facteur
primitif de production. On doit alors lui imputer une partie de la valeur des produits
nouveaux. Mais quelle partie ? En soi chef et moyen de production sont également
nécessaires ; si l'un des deux éléments devait être perdu, il faudrait que le chef soit
prêt à sacrifier jusqu'au minimum toute la valeur du produit de façon à écarter la perte
des moyens de production et à sacrifier jusqu'au minimum toute la plus-value des
nouveaux produits de façon à écarter la perte de sa force créatrice. Il n'y a pas lieu de
s'en étonner, et cela ne contredit pas ce que nous avons dit au cours de notre première
argumentation. Toutes les catégories de valeurs ne voyent pas leur estimation défen-
due de la concurrence soit des valeurs des biens, soit des agents économiques.
Comme dans l'économie fermée, cette seconde concurrence est absente, et comme -
nous allons le voir -la différence entre ce qui est profit et ce qui ne l'est pas, a dans
cette économie une importance bien moins grande que dans l'économie d'échange, la
valeur des biens n'apparaît pas toujours en économie fermée comme étant la même ni
comme étant aussi nette qu'en économie d'échange. Nous pouvons cependant préciser
le plus souvent quelle rémunération est imputée à la fonction d'entrepreneur. Dans la
plupart des cas les unités de moyens de production sont remplaçables, mais le chef ne
l'est pas 2. Ces moyens de production ont pour valeur celle à laquelle il faudrait
renoncer si on ne les employait pas, et la fonction de chef reçoit en rémunération tout
le restant : le chef reçoit donc pour sa part la valeur des nouveaux produits moins la
valeur que l'on n'aurait pas pu obtenir sans eux. L'excédent produit correspond à
l'imputation particulière, il ne saurait augmenter la valeur afférente aux moyens de
production.

D'ailleurs il n'est pas exact de toujours vouloir imputer aux moyens de production
la valeur actuelle obtenue. La valeur-limite de ceux-ci affectés aux emplois actuels
monte par suite du prélèvement qu'ils subissent. Nous avons constaté le même phéno-
1 Seul cet excédent qui, dans l'économie privée, apparaît sous la, forme de profit et d'intérêt du
capital, peut recevoir le nom de plus-value au sens marxiste. Il n'y a pas d'autre excédent de cette
espèce, ni d'excédent du tout à expliquer autrement.
2 Même lorsque l'activité du chef est en concurrence avec un moyen de production irremplaçable, la
première demeure la plus précieuse. Car le moyen de production irremplaçable ne doit être estimé,
lors de l'introduction de la combinaison nouvelle, qu'à sa valeur actuelle.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 18

mène en économie capitaliste. La hausse des prix des moyens de production par suite
de la nouvelle demande de l'entrepreneur se produisant en économie capitaliste déno-
te ce processus d'estimation. Il nous faut donc corriger notre manière de nous expri-
mer. Mais il n'y a rien de changé à l'essence du phénomène. Cette hausse de valeur ne
doit pas être confondue avec le fait qui consiste à imputer aux moyens de production
la valeur provenant de la combinaison nouvelle.

On ne saurait prétendre que le processus d'estimation décrit ci-dessus n'est pas


conforme à la réalité, et que le profit en tant que valeur distincte n'a pas de sens dans
l'économie fermée. Même l'économie fermée doit être au clair sur ce qu'elle fait, sur
l'avantage que doit lui apporter la nouvelle combinaison, et savoir à quel facteur elle
doit reporter cet avantage. On pourrait prétendre que le profit n'a en économie fermée
aucune importance en tant que catégorie prenant part à la répartition. En un certain
sens c'est vrai. Dans le type féodal de l'économie fermée le seigneur peut disposer
librement de la quantité de produits correspondant à la prestation qu'il fournit ; il peut
disposer par là de la totalité du rendement obtenu; il peut donner aux travailleurs plus,
mais tout aussi bien moins que ce qui correspond à leur productivité limite. Dans le
type communiste le profit, en théorie du moins, bénéficie à la communauté. En soi
cela ne nous intéresse pas ici. Mais peut-on en conclure, touchant l'économie commu-
niste, que le profit se résout en salaire, que la réalité exclut la théorie de la valeur, que
le salaire embrasse tout le produit ? Non point. Il faut distinguer entre l'explication
économique d'un rendement et ce qu'il advient de ce rendement. L'explication écono-
mique d'un rendement repose sur une prestation productive. En ce sens nous appelons
salaire le rendement qui s'explique par une prestation de travail. Dans une économie
d'échange à libre concurrence ce rendement échoit au travailleur, uniquement parce
que, par principe, une récompense est attachée à toute prestation limite. Cela est
nécessaire seulement parce que dans l'économie capitaliste, c'est seulement ce salaire
qui provoque la fourniture de cette prestation. Si la prestation était assurée autrement
- par sentiment du devoir social, ou par contrainte - le travailleur pourrait recevoir
moins ; mais son salaire véritable serait toujours déterminé par la productivité-limite
du travail, ce qu'il recevrait en moins devrait être classé comme un prélèvement fait
sur son salaire. Ce prélèvement serait une part du salaire, mais une part ôtée à
l'ouvrier. Dans une économie communiste le chef ne recevrait certainement pas de
profit. On ne peut pas affirmer que cela rendrait l'évolution économique impossible. Il
serait possible que, dans une pareille organisation, les hommes changent avec le
temps leur mode de penser au point qu'ils ne songent pas plus à revendiquer le profit
que l'homme d'État ou le général ne songe à vouloir conserver pour lui tout ou partie
des conquêtes faites. Mais le profit resterait un profit. Il n'est pas possible de le
caractériser comme étant un salaire des travailleurs : on retrouve cette conception
dans le développement où Böhm-Bawerk a donné une formule classique à sa théorie
de l'intérêt 1. Ce développement s'applique également à la rente foncière : là aussi il
faut distinguer l'essence de la contribution productive de la terre et le paiement à
certains agents économiques du rendement qui en découle 2.

Le profit correspondrait au salaire de quels travailleurs ? La pensée peut conce-


voir deux réponses à cette question. La plus immédiate serait de dire : le profit corres-
pond à cette partie du salaire des travailleurs qui ont travaillé aux produits nouveaux.
Nous faisons abstraction ici de la part de la terre. Mais c'est là chose impossible. Car
ces travailleurs recevraient par hypothèse un salaire plus élevé que leurs camarades

1 Théorie positive, chapitre final.


2 Cf. Essence et contenu principal de l'économie nationale théorique, livre III.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 19

qui continuent de travailler dans d'autres exploitations selon l'ancienne méthode. Ces
autres travailleurs ne fournissent pas moins de travail ou du travail d'une qualité
moindre; si nous n'acceptions pas cette façon de voir, nous entrerions en conflit avec
un principe fondamental du processus économique, qui exclut la possibilité de valeurs
différentes pour des biens identiques. Nous ferions complète abstraction de l'injustice
d'une telle règle ; on créerait en effet par là des catégories de travailleurs privilégiés.
Créer ces catégories privilégiées est possible, mais le surplus de rémunération que ces
travailleurs recevraient ne serait pas un salaire.

L'autre réponse possible est la suivante - la valeur appelée par nous profit et la
quantité de produits qui lui correspond ne sont qu'une partie du dividende national, et
il faut les répartir également entre toutes les prestations de travail fournies dans la
période correspondante, en supposant l'identité de ces prestations, faisant abstraction
de leur dissimilitude, bien que le travail qualifié comprenne le travail nécessaire à
l'acquisition de cette qualité supérieure de travail. Dans ce cas les travailleurs, qui
n'ont pas travaillé aux produits nouveaux, reçoivent plus que le produit de leur travail.
jamais on n'a admis qu'un salaire puisse être plus élevé que la valeur totale du produit.
On accordera donc que, dans ce cas, les travailleurs reçoivent leur rémunération non à
titre de salaire, mais en partie à un titre non économique. Cet arrangement est possible
et il est aussi bon que beaucoup d'autres. La collectivité doit nécessairement disposer
en quelque manière du profit, comme de tous les autres rendements. Elle le doit
même en faveur des travailleurs, car il n'y a pas d'autres agents économiques qui y
aient droit. Elle peut procéder en la matière selon les principes les plus variés, par
exemple faire une répartition selon l'intensité des besoins, ou affecter le profit à des
oeuvres d'intérêt général. Mais cela ne modifie en rien les catégories économiques.
Dans le circuit normal il n'est pas possible que les travailleurs reçoivent directement
ou indirectement plus que leur produit économique augmenté de celui de la terre, car
rien de plus n'existe pour le présent. Si cela est possible dans notre cas, cela vient de
ce qu'un agent efficace renonce à son produit ou en est dépouillé. Nous définissons
comme suit le mot « exploitation d'un agent » qui a des sens multiples: il y a exploi-
tation si un agent nécessaire à la production ou son propriétaire reçoit moins que son
produit au sens économique; nous pouvons alors dire dans notre hypothèse que ce
sur-paiement des travailleurs n'est possible que par une exploitation du chef. Si nous
limitons l'expression au cas où on retire sa rémunération à la prestation fournie par ce
chef - (nous excluons le concept d'exploitation du cas de la terre, il y serait déplacé,
vu l'absence de propriétaires fonciers dans l'économie communiste) - nous pouvons
dire qu'il y aurait exploitation du chef, sans vouloir ou pouvoir porter par là, touchant
ce fait, un jugement de valeur.

Pour cette raison de principe le profit ne peut pas devenir un salaire au sens éco-
nomique du mot, même s'il échoit tout entier au travailleur. Il est important pour une
économie nationale communiste de le reconnaître clairement, et de toujours distin-
guer le profit du salaire. Car de là dépendent tant la compréhension générale de la vie
du régime que des décisions concrètes. Cette observation nous permet de pénétrer
mieux l'essence du profit. Elle nous apprend avant tout l'indépendance du phénomène
vis-à-vis de la forme concrète que l'économie nationale revêt. Et elle nous enseigne la
vérité générale suivante - le profit, en tant que phénomène dépendant de la valeur, se
rattache intimement au rôle du chef dans l'économie. Si l'évolution n'avait pas besoin
de direction par un chef ni de contrainte, le profit se retrouverait dans le salaire et la
rente, en ce qui concerne son volume, mais il ne serait pas un phénomène sui generis.
Tant qu'il n'en est pas ainsi, bref tant que les hommes ont si peu de ressemblance avec
les peuples, sur lesquels nous avons lu des renseignements, à supposer même que les
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 20

événements économiques se déroulent avec une perfection idéale, sans le moindre


frottement ni la moindre influence du facteur temps - il faudrait continuer à imputer
tout le rendement aux prestations de travail et de terre 1.

J'en arrive au second acte que comporte l'exécution de la combinaison nouvelle


même en économie fermée. Dans ce régime le profit ne subsiste pas éternellement.
Même là des modifications surviennent qui mettent un terme au profit. Donc la nou-
velle combinaison est exécutée, les résultats sont là, tous les sceptiques sont forcés de
se taire, les avantages sautent désormais aux yeux, en même temps que la méthode
par laquelle ils ont été obtenus. On a désormais besoin tout au plus d'un directeur ou
d'un chef de file, mais non point de la force créatrice et de la puissance de comman-
dement d'un chef. On n'a qu'à répéter ce qui a été fait pour obtenir les mêmes
avantages. On y arrivera sans avoir un chef. Quoiqu'il y ait encore des frottements à
vaincre, la mise en application de la méthode est devenue facile. Les avantages sont
pour tous les membres de la collectivité devenus des réalités, et les produits nou-
veaux, répartis également dans le temps, sont sous leurs yeux, et comme déjà indiqué
dans le premier chapitre, ils dégagent les membres de la collectivité de tout sacrifice
ou de toute attente obligatoire jusqu'à l'achèvement d'autres produits. On ne demande
plus à l'économie nationale de faire effort pour aller plus avant; on lui demande
seulement d'assurer la continuité de la production actuelle des biens. On peut attendre
cela d'elle.

Le nouveau processus de production sera donc reproduit 2. Pour cela l'activité d'un
entrepreneur n'est pas utile. Si nous l'envisageons à nouveau comme un troisième
facteur de l'évolution, c'est parce que la répétition de la combinaison nouvelle, qui
main tenant a passé dans l'usage, est un des facteurs de production qui furent néces-
saires à l'exécution du travail. Par là disparaît pour lui le droit à une rémunération et
les valeurs des autres facteurs, donc des prestations de travail et de terre, peuvent
s'élever et s'élèveront jusqu'à l'épuisement de la valeur du produit. Maintenant ces
dernières prestations seules sont nécessaires, et créent le produit. Auront droit à
rémunération, d'abord les prestations de travail et de terre, employées à la production,

1 Un mot sur la théorie que l'on rencontre si souvent aujourd'hui d'après laquelle l'entrepreneur ne
crée rien, tandis que l'organisation crée tout, d'après laquelle le résultat de l'activité de l'entre-
preneur est produit non par quelqu'un en particulier mais par le tout social. Cette théorie a pour
base un élément de vérité : chacun est le produit de son milieu héréditaire et familial, et personne
ne peut rien créer eu tirant tout de soi-même. S'il en est ainsi, on ne peut jamais rien faire dans le
domaine économique, où il s'agit non de la formation d'hommes, mais d'hommes déjà formés.
Quant à la question de savoir si une fonction spéciale revient à l'initiative, les représentants de
cette conception seraient les plus zélés à répondre par l'affirmative. Cette théorie est exacte en ce
qui regarde les répercussions de l'évolution économique. Pour le reste elle repose sur le préjugé
populaire, en vertu duquel seul le travail physique crée réellement, et sur l'impression que tous les
éléments de l'évolution se compénètrent harmonieusement, chaque phase 'de l'évolution reposant
sur la précédente. Mais c'est là le résultat de l'évolution une fois mise en marche, et cela n'explique
rien. Or, c'est le principe seul de son mécanisme qui nous importe.
2 On pourrait objecter qu'une contrainte sera toujours nécessaire, si la nouveauté est trop étrangère
aux habitudes. Il faut distinguer. Dans ce cas il n'y a qu'incompréhension et accoutumance insuffi-
santes. C'est parce que la nouvelle combinaison n'est pas encore exécutée. Supposons obtenue
cette accoutumance qui peut demander un certain temps. Une contrainte de l'organisation, surtout
par voie hiérarchique, peut être nécessaire. Mais c'est là autre chose qu'une contrainte pour l'exé-
cution de produits nouveaux. Enfin, dans l'organisation féodale la nouveauté peut infliger à la
masse un dommage. La contrainte est aussi nécessaire quand l'exécution de la nouveauté est
réalisée. Mais là encore c'est une autre affaire. Pour le maintien de l'état existant, il n'est pas
nécessaire qu'il y ait un chef niais seulement une situation de maître.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 21

puis d'après des principes connus toutes les prestations. Les valeurs de ces prestations
de travail et de terre vont d'abord s'accroître, puis se déverser sur les autres
prestations.

Les rémunérations de toutes les prestations de travail et de terre vont monter


parallèlement. Il faudra distinguer cette hausse pas seulement en degré, mais aussi en
nature de celle qui apparaît :lors de l'exécution de nouvelles combinaisons. Cette
dernière signifie la hausse non pas de l'échelle des valeurs, mais seulement de l'utilité-
limite de ces prestations ; cette hausse vient de ce que, à cause du prélèvement de
moyens de production qui vient d'être fait, les productions actuelles n'ont pas été
poussées aussi loin qu'auparavant ; elles ne peuvent donc satisfaire que des besoins
d'intensité plus élevée qu'antérieurement. Au contraire, dans le premier cas, il se
produit quelque chose de tout autre: la valeur des produits nouveaux intervient pour la
première fois, dans l'échelle des valeurs des moyens de production. Non seulement
leur valeur-limite, mais encore leur valeur totale s'en trouve accrue. Cette différence
revêt toute son importance pratique quand il s'agit de disposer de Plus grandes
quantités de ces moyens. Les valeurs des moyens de production vont être affectées du
fait que le nouvel accroissement de satisfaction des besoins dépend d'eux et d'eux
seuls et que le produit du travail et de la terre est devenu plus grand. Leur valeur n'est
plus celle qu'ils avaient dans le circuit annuel précédent, mais celle qu'ils réalisent
dans le nouveau circuit. Au moment du passage d'un circuit à l'autre il ne sert à rien
de leur accorder une valeur plus élevée que leur valeur antérieure de remplacement.
Maintenant leur valeur de remplacement comprend aussi la valeur de leur nouvel
emploi. Dans l'ancien circuit la valeur des produits régulièrement obtenus déterminait
la valeur des moyens de production, de même dans le nouveau circuit la valeur des
produits régulièrement obtenus détermine celle des moyens de production. L'augmen-
tation de valeur du produit social élève à sa suite la valeur des moyens de production ;
le nouvel état de choses remplacera l'ancienne valeur formée par ,expérience par une
valeur nouvelle, qui deviendra peu à peu la valeur expérimentale habituelle et qui
reposera sur la nouvelle -productivité limite des agents producteurs. Ainsi s'établira le
contact entre le produit et les moyens de production : grâce à lui le grand courant
d'équilibre des valeurs triomphera, anéantissant tout gain. Il n'y aura dans le nouveau
système pas plus de désaccords entre la valeur des produits et celle des moyens
producteurs que dans l'ancien système. Si tout fonctionnait à la perfection, l'économie
nationale communiste aurait du point de vue économique tout à fait raison de
considérer le résultat tout entier de la production comme le rendement régulier de son
travail et de ses terres, et de le répartir entre ses membres en vue de leur « con-
sommation 1. Les faits ne désavoueraient pas cette conception.

Jusqu'ici le processus de l'élimination du profit en économie -fermée s'effectue


selon un mode analogue à celui de son élimination en économie capitaliste. Mais
l'autre partie de ce processus en économie capitaliste, à savoir la compression des prix
des produits nouveaux par suite de la concurrence des agents économiques, est absen-
te de l'économie fermée. Ici aussi les produits nouveaux ont besoin de prendre leur
place dans le circuit, et leurs valeurs doivent être mises en rapport avec celles de tous
les autres produits. La pensée peut distinguer l'exécution de la combinaison nouvelles
du processus de sa mise en place, comme étant deux choses différentes. Mais une
grande différence existe suivant que les deux choses ont lieu simultanément ou non.
En régime d'économie fermée la démonstration qu'il existe un excédent, que l'on doit
ramener à l'activité de l'entrepreneur, suffit à résoudre notre problème. Dans l'écono-
1 Comme le fait aussi l'économie capitaliste à sa manière.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 22

mie capitaliste cette valeur n'est remise à l'entrepreneur que grâce au mécanisme du
marché, et elle ne peut être anéantie ou arrachée des mains de l'entrepreneur que par
ce mécanisme. Au simple problème de la valeur s'en ajoute un second : comment se
fait-il que le profit échoit aussi à l'entrepreneur ? Et ce mécanisme engendre plus d'un
phénomène nécessairement absent de l'économie fermée.

Non seulement l'essence économique du profit est la même dans toutes les formes
d'organisation, mais aussi le processus de son élimination. Dans tous les cas il s'agit
d'écarter les obstacles qui empêchent que la valeur totale du produit soit imputée aux
prestations de travail et de terre, ou que leur prix devienne égal au prix du produit.
Les principes dominants de ce mécanisme sont les suivants : :1( l'économie libre ne
tolère pas d'excédent de valeur dans les produits individuels; 20 elle élève toujours la
valeur des moyens de production quand la valeur des produits s'accroît. Ces principes
ont une valeur immédiate dans l'économie fermée, et ils sont réalisés par la libre con-
currence dans l'économie capitaliste: dans celle-ci les prix des moyens de production
doivent prendre un niveau tel qu'ils absorbent le prix du produit. Le prix du produit
doit baisser parallèlement, dans la mesure où cela est possible. Si, dans ces circons-
tances, le profit subsiste tout de même, c'est parce que le passage d'un état, où il n'y a
pas de profit, à un état nouveau, où il n'y en a de nouveau pas, ne peut pas se faire
sans l'aide de l'entrepreneur, et que la condition se trouve remplie qui est encore
nécessaire dans l'économie capitaliste; à savoir: que le profit ne soit pas enlevé immé-
diatement à l'entrepreneur par la concurrence.

Le profit fait corps avec les moyens de production de la même façon que le travail
du poète fait corps avec le manuscrit partiellement achevé. On ne leur affecte pas une
partie du profit; leur possession et leur coordination ne forment pas l'objet de la
fonction d'entrepreneur. Surtout, comme nous l'avons vu, le profit ne doit pas être
cherché dans l'élévation durable de la valeur, qu'obtiennent les moyens de production
primitifs par suite de leur emploi nouveau. Considérons le cas d'une économie à base
d'esclavage, où la terre et les travailleurs appartiendraient à l'entrepreneur qui les a
achetés en vue de l'exécution d'une nouvelle combinaison. Si jamais on pouvait dire
que pour la terre et le travail a été payé un prix correspondant à leurs emplois anté-
rieurs, et que le profit est un facteur dont la terre et le travail augmentent la
production d'une manière durable, ce serait bien le cas ici. Mais cela serait faux pour
deux raisons: 1° la recette des nouveaux produits va atteindre un niveau que la
concurrence va diminuer; ainsi pareille conception ne tiendrait pas compte d'un
élément du profit ; 2° le rendement supplémentaire durable - pour autant qu'il n'est
pas une quasi-rente - est, du point de vue économique, un surcroît de salaire du travail
- qui échoit ici au « possesseur de travail », mais non pas au travailleur - et un surcroît
de rente foncière. Les esclaves et la terre ont certainement, pour leur propriétaire, et
même de façon générale, une valeur plus élevée; mais si ce dernier est devenu plus
riche d'une manière durable, c'est en tant que leur propriétaire, et non en tant
qu'entrepreneur, abstraction faite d'un gain réalisé par une seule fois ou de façon
temporaire. Même si un moyen de production naturel devient un facteur de produc-
tion seulement dans la nouvelle combinaison, par exemple un ruisseau comme force
hydraulique, rien n'est changé aux choses; ce n'est pas la force hydraulique qui
rapporte le profit. Ce qu'elle fournit de façon durable constitue, à notre sens, de la
rente foncière.

Une partie de ce qui est d'abord profit se change donc en rente. La nature écono-
mique du phénomène en est modifiée. Supposons qu'un planteur, qui a cultivé jusqu'à
ce jour de la canne à sucre, passe à la plantation de cotonniers, jusqu'alors beaucoup
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 23

plus lucrative 1. C'est là une combinaison nouvelle, l'homme devient ainsi un


entrepreneur et réalise un profit. Dans la liste des coûts de production supportés, la
rente foncière ne figure d'abord qu'avec le coefficient qui correspond à la culture de la
canne à sucre. Ainsi que cela s'est produit, nous supposerons que la concurrence qui
surgit comprime tôt ou tard la recette. S'il reste un surplus, comment l'expliquer et
qu'est-il économiquement ? Abstraction faite des points de frictions, ce surplus ne
peut venir que du fait que la terre en question a d'autres qualités, est plus propre à la
plantation de cotonniers, ou de ce que la rente foncière a en général monté par suite
du nouvel emploi : en principe l'un et l'autre facteurs y ont contribué. Par là s'explique
le rendement supérieur durable de la rente foncière. Ajoutons encore que la fonction
d'entrepreneur qu'exerce notre homme disparaît s'il continue de cultiver des coton-
niers, et que désormais tout le rendement obtenu est à imputer aux moyens primitifs
de production.

Un mot sur les rapports du profit et du gain de monopole. Comme, lorsque les
produits nouveaux apparaissent pour la première fois, l'entrepreneur n'a pas de con-
currents, leurs prix se forment, complètement ou dans certaines limites, selon les
principes des prix de monopole. Dans le profit en économie capitaliste existe un
élément de monopole. Supposons que la nouvelle combinaison consiste dans l'établis-
sement d'un monopole durable, par exemple dans la fondation d'un trust qui n'a pas à
craindre la moindre concurrence d'outsiders. Il s'en faut alors de peu que l'on consi-
dère le profit comme un gain durable de monopole, et le gain durable de monopole
comme un profit. Cependant il y a là deux phénomènes économiques tout à fait dis-
tincts. L'établissement du monopole est un acte d'entrepreneur, et son produit corres-
pond au profit. Une fois mise en marche, l'organisation réalise sans cesse dans ce cas
un rendement supplémentaire, il faut alors l'imputer aux facteurs naturels ou sociaux,
sur lesquels repose le monopole; il est devenu un monopole constitué, Le gain de fon-
dateur et le rendement durable sont, eux aussi, deux choses pratiquement distinctes :
le gain de fondateur est la valeur du monopole; le rendement supplémentaire durable
est le rendement de cette situation de monopole.

Nous ne pouvons continuer ces discussions dans le cadre de ce travail. Peut-être


sont-elles même déjà trop étendues. Mais, si je dois me faire le reproche d'avoir fati-
gué le lecteur par ces discussions, je ne puis pas m'épargner le reproche de n'avoir pas
tiré au clair tous les points, de les avoir épuisés et d'en avoir exclu tous les malen-
tendus possibles. Nous avons ainsi éclairci les côtés essentiels de la question. Encore
quelques remarques avant d'abandonner ce sujet.

Le profit n'est pas une rente, il réside dans le rendement de certains avantages que
présentent les éléments durables d'une exploitation. Il n'est pas non plus un gain de
capital, quelque définition que l'on donne du capital : aussi tout motif disparaît de
parler d'une tendance à l'égalisation des profits entre eux; cette tendance n'existe pas
dans la réalité : seule la réunion de l'intérêt et du profit explique que certains auteurs
aient affirmé l'existence d'une pareille tendance 2, quoiqu'il faille constater dans le
même endroit, dans le même moment et dans la même branche d'industrie des gains
extraordinairement inégaux. Constatons enfin que le profit n'est en rien semblable au
salaire. On peut facilement l'admettre. Il n'est pas un simple résidu, il est l'expression

1 Écrit en 1911.
2 Tandis que d'autres auteurs, comme par exemple Lexis, contestent aussi l'égalité des taux
d'intérêts. Ce problème, qui a causé tant de difficultés à MARX, disparaît si on accepte notre
conception.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 24

de la valeur que crée l'entrepreneur, tout à fait de même que le salaire est l'expression
de la valeur que crée le travailleur. Il est, aussi peu que ce dernier, un gain résultant
d'une exploitation. Le salaire se détermine d'après la productivité-limite du travail,
mais le profit est une exception éclatante à cette loi : le problème qu'il pose vient de
ce que la loi du coût et la loi de la productivité-limite paraissent l'exclure. Ce que
reçoit l' « entrepreneur limite » est tout à fait indifférent au succès de tous les autres
entrepreneurs. Chaque accroissement de salaire se répercute sur tous les salaires ;
celui qui réussit comme entrepreneur est d'abord seul à jouir du profit. Le salaire est
un élément du prix, le profit ne l'est pas au même sens : le paiement nécessaire des
salaires est un des freins qui s'impose à la production, le profit n'en est pas un. On
pourrait dire à plus juste titre de lui ce que les classiques affirment de la rente
foncière, à savoir qu'il n'entre pas dans les prix des produits. Le salaire est une source
durable de revenus, le profit ne constitue pas une source de revenus, si l'on compte
comme l'une des caractéristiques du revenu la nécessité d'un rendement régulier. Il
échappe à l'entrepreneur dès que la fonction d'entrepreneur est remplie. Il fait corps
avec les. créations nouvelles, avec la réalisation des valeurs futures, avec celles des
régimes à venir. Il est à la fois l'enfant et la victime de. l'évolution 1.

Sans évolution pas de profit, sans profit pas d'évolution. Il faut ajouter au sujet de
l'économie capitaliste que sans profit il n'y aurait pas non plus de fortune qui se
formât. Il n'y aurait du moins pas le grand phénomène social que nous avons sous les
yeux. C'est là certainement une conséquence de l'évolution, et surtout du profit. Si
l'on mentionne la « capitalisation » des rentes-processus que provoque l'évolution, et
dont nous examinerons l'essence dans le prochain chapitre - la formation de l'épargne
au sens propre du mot - nous ne lui attribuons pas un grand rôle, - et enfin des
cadeaux remis à plus d'un agent économique par les répercussions de l'évolution ou
par le hasard, cadeaux temporaires, mais qui peuvent amener la formation de fortu-
nes, en cas de non-consommation de ceux-ci, reste encore en dehors de cette liste la
source de beaucoup la plus importante de la formation des fortunes. La non-consom-
mation du profit n'est pas une épargne au sens propre du mot, elle n'est pas un prélè-
vement fait sur le montant des consommations. Ainsi c'est l'acte des. entrepreneurs
qui crée la plupart des fortunes. La réalité me paraît confirmer de façon péremptoire
cette conséquence de notre théorie de la formation du profit.

Quoique j'aie laissé le lecteur libre dans ce chapitre de mettre sur le même plan le
salaire, la rente et l'intérêt du capital en tant que dépenses de production, j'ai mené
l'analyse comme si l'entrepreneur conservait tout l'excédent sur les salaires et sur les
rentes. En fait il a encore à verser l'intérêt du capital, et son excédent diminue d'au-
tant. Pour qu'on ne me reproche pas de désigner une somme d'abord comme profit,
puis comme intérêt, je fais remarquer que ce point s'éclaircira pleinement par la suite.

La grandeur du profit n'est pas aussi nettement déterminée que la grandeur des
revenus dans le circuit. Ainsi on ne peut pas dire, du profit, comme des éléments de
coût dans le circuit, qu'il suffit à susciter la « quantité de prestations offertes » aux
entrepreneurs ; il faut expliquer en chaque cas particulier cette quantité ; elle n'est
fixée que par les motifs qui déterminent tout le système d'équilibre. Cette quantité de
prestations n'est pas à déterminer théoriquement. Le montant total des profits réalisés
à un moment donné, comme le profit réalisé par un seul entrepreneur, peut être beau-
1 Une remarque de SMITH montre combien cela correspond à la. réalité, combien cela se présente
avec clarté à des regards non prévenus; SMITH, comme l'aurait pu faire tout praticien et comme
ce dernier le fait dans la vie habituelle, remarque que des nouvelles branches, de production
rapportent plus que des anciennes.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 25

coup plus grand qu'il ne serait nécessaire pour susciter au profit des entrepreneurs les
prestations utiles. Sans doute on surestime souvent ce total 1. Il faut admettre qu'un
succès individuel visiblement disproportionné à l'effort, joue un rôle appréciable; la
possibilité de l'atteindre agit comme incitation plus fortement que n'agirait le montant
réel de ce profit multiplié par un coefficient de simple vraisemblance, car ces perspec-
tives de «paiement » luisent même aux yeux des entrepreneurs qui sont destinés à ne
pas les réaliser. Cependant, dans beaucoup de cas, des profits totaux moins élevés
auraient le même résultat, surtout si l'on avait coutume de surévaluer l'importance de
pareilles chances ; il est clair aussi qu'entre la qualité de la prestation et le succès
individuel le lien est beaucoup plus faible que, par exemple, dans le domaine du
marché du travail des professions libérales. Cela est important pour la théorie de
l'impôt, bien que le poids de l'impôt soit en pratique très limité, si l'on envisage la
constitution de capital entendue comme un accroissement du stock des moyens de
production; cela explique aussi pourquoi il est, somme toute, si facile d'arracher son
profit à l'entrepreneur, pourquoi l'entrepreneur «appointé » comme, par exemple, le
directeur industriel qui souvent joue le rôle d'entrepreneur, doit se contenter norma-
lement de bien moins que de l'intégralité du profit. Plus la vie se rationalise, se
nivelle, se démocratise, plus les relations deviennent fugitives entre les individus, les
personnes concrètes - en particulier celles du cercle familial - et les choses concrètes -
entre telle fabrique déterminée, et, d'autre part, telle maison familiale - et plus de
nombreux motifs énumérés au second chapitre perdent de leur sens, et plus la façon
dont l'entrepreneur s'approprie son profit, perd de sa force 2. La mécanisation progres-
sive de l'évolution marche parallèlement; ce processus, venant de sources en partie
identiques, cette mécanisation tend à affaiblir l'importance de la fonction de
l'entrepreneur.

Non seulement à l'époque qui ne connut pas déjà les débuts du processus social
actuel, mais encore aujourd'hui, la fonction d'entrepreneur est, par essence, le véhi-
cule d'une transformation continuelle de l'économie, d'une transformation aussi des
éléments constitutifs des classes supérieures de la société. L'entrepreneur qui réussit
monte dans l'échelle sociale, et avec lui les siens à qui son succès fournit des moyens
d'action qui ne dépendent pas de son activité personnelle. Cette ascension représente
la poussée la plus notable du monde capitaliste. Elle abat sur son chemin, par l'effet
de la concurrence, les vieilles exploitations et les existences qui s'y rattachaient ; un
processus de chutes, de déclassements, d'éliminations l'accompagne sans cesse. Ce
destin attend aussi l'entrepreneur dont la force se paralyse, ou ses héritiers, qui n'ont
pas hérité des griffes de leur père en même temps que de la proie qu'il obtenait. Car
chaque profit individuel se tarit, l'économie de concurrence ne tolère pas de plus-
values durables, mais, au contraire, stimulée par cet effort constant vers le gain qui est
sa force motrice, elle anéantit toutes plus-values durables ; normalement le succès de
l'entrepreneur se concrétise dans la possession d'une exploitation, et cette exploitation
est généralement continuée dans le circuit économique par les héritiers jusqu'à ce que
de nouveaux entrepreneurs viennent à les expulser. Un proverbe américain dit : three
generations from overall to overall (trois générations séparent le vêtement de travail
d'un nouveau vêtement de travail). Il pourrait bien en être ainsi 3. Les exceptions sont

1 Sur ce point STAMP : Wealth and taxable capacity, 1922, p. 103 s.


2 Cf. sur ce point mon article : Sozialistiche Möglichkeiten von Heùte [Possibilités socialistes
d'aujourd'hui], dans Archiv für Sozialwissenschalt, 1921, reproduit avec quelques modifications
dans L'Année politique française et étrangère. Paris, Gamber, décembre 1931, n° 24.
3 Il n'y a eu que peu de recherches sur ce phénomène cependant fondamental. Mais cf. par exemple
CHAPMAN et MARQUIS, The recruiting of the employing classes /rom the ranks of the wage
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 26

rares, et plus que compensées par les cas où la chute est encore plus rapide. Parce
qu'il y a toujours des entrepreneurs, des parents et des héritiers d'entrepreneurs,
l'opinion publique, et aussi la phraséologie des luttes sociales omettent volontiers cet
état de chose. Elles font des « riches » une classe d'héritiers soustraite à la lutte des
classes. En réalité les classes supérieures de la société ressemblent à des hôtels qui
certes sont toujours pleins, mais dont la clientèle change sans cesse; elles se recrutent
dans les classes populaires bien plus que beaucoup d'entre nous ne veulent en
convenir. Par là s'ouvre à nous un champ nouveau de problèmes, dont l'analyse nous
montrera la nature véritable de l'économie capitaliste de concurrence et la structure de
la société capitaliste.

earners [Le recrutement des classes d'employeurs parmi les salariés]. journal of the R. Statistical
Society, 1912.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 27

Chapitre V
L'intérêt du capital

Retour à la table des matières

Remarque préliminaire. - Après mûre réflexion j'expose sans y apporter de modi-


fication la théorie de l'intérêt, telle que je l'avais déjà donnée dans la première édition
de ce livre. Je me suis contenté d'abréger certains points qui ne touchent qu'à la forme
de l'exposé. A toutes les objections dont j'ai eu connaissance, je réponds en renvoyant
au texte primitif. Elles m'ont simplement amené à ne pas le raccourcir davantage. Je
l'aurais fait volontiers. Plusieurs points me semblent fermement établis et développés
presque à l'excès : ils nuisent même, à mon sens, au chapitre, à la simplicité et à la
précision de l'exposé. Mais il se trouve qu'ils réfutent par avance et avec exactitude
les plus importantes objections. Aussi ont-ils par là même acquis un droit de cité,
dans la suite.

L'ancien exposé l'a montré déjà : je ne nie pas que l'intérêt soit un élément normal
de l'économie moderne - le contester serait absurde - mais je l'explique comme tel. A
raison même de cet exposé, je ne puis comprendre qu'on m'attribue la prétention
contraire. L'intérêt est un agio du pouvoir d'achat présent sur un pouvoir d'achat à
venir. Cet agio s'explique par bien des raisons. Beaucoup ne posent pas de nouveaux
problèmes. Tel est le cas de l'intérêt du prêt à la consommation. Que quelqu'un placé
brusquement dans une situation désespérée - un incendie, par exemple, a détruit son
exploitation -, ou quelqu'un attendant une augmentation future de revenu - un étudiant
apprend que sa tante est dangereusement malade et a fait de lui son héritier - estime
plus cent marks présents que cent marks à venir, la chose va de soi et explique que
l'intérêt apparaisse dans un cas pareil. Tous les besoins de crédit de l'État doivent être
rangés dans cette catégorie. Il y a toujours eu de pareils cas d'intérêt, et il y en aura
toujours même dans un simple circuit sans évolution. Mais ces cas ne représentent pas
le grand phénomène social qu'il faut expliquer; celui-ci réside dans l'intérêt du prêt à
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 28

la production. Lui aussi se rencontre dans l'économie capitaliste en général et pas


seulement là où il prend d'habitude naissance, dans l'entreprise nouvelle. L'intérêt du
prêt à la production a sa source dans le profit. Par sa nature il en est une fraction.
J'explique comment cet intérêt et ce que j'appelle la « considération d'intérêt »
(Zinsbetrachtung) des rendements s'étendent des nouvelles combinaisons à toute
l'économie nationale et pénètrent dans le monde des anciennes exploitations, dont ils
ne seraient pas un élément vital nécessaire, s'il n'y avait pas d'évolution. Par là je veux
seulement dire - et la chose est fondamentale pour pénétrer le processus essentiel et la
structure économique du capitalisme -que l'économie « statique » ne connaît pas
l'intérêt du prêt à la production. En dernière analyse, cela ne va-t-il pas de soi ? L'état
des affaires décide du mouvement du taux d'intérêt. Par « état des affaires » j'entends
normalement, - abstraction faite des influences de facteurs extra-économiques, -la
vitesse de l'évolution à ce moment. De même le besoin de monnaie qui provoque la
combinaison nouvelle constitue le facteur principal de la demande industrielle sur le
marché monétaire. Tout cela personne ne peut le nier. Y a-t-il dès lors un si grand pas
à faire pour admettre que ce facteur qui est le facteur principal en fait est aussi le
facteur fondamental en théorie, qu'il déclanche les autres demandes, tandis que ces
mêmes demandes - qui sont le fait des vieilles exploitations conformes à un circuit
éprouvé et sans cesse répété - ne devraient pas nécessairement être adressées au mar-
ché monétaire, puisque le rendement courant de leur production les finance suffisam-
ment en cas normal ? De là découle tout le reste, et, avant tout, que l'intérêt se
rattache à la monnaie et non pas aux biens.

J'ai à cœur la vérité de ma doctrine et non pas son originalité. Je la fonde volon-
tiers, autant que possible, sur celle de Böhm-Bawerk, bien qu'il ait renié avec énergie
toute parenté entre son point de vue et le mien. En effet, des trois raisons célèbres, par
lesquelles il explique l'agio du pouvoir présent d'achat, je n'en rejette qu'une : le fait
psychologique de voir les jouissances futures plus petites; ce fait est d'ailleurs
considéré par lui comme un phénomène indépendant; Böhm-Bawerk devrait d'abord
mettre en avant sa théorie du pouvoir d'achat; or il passe immédiatement à l'agio de
biens présents, se conformant en cela à mon avis uniquement au préjugé traditionnel.
Par contre, je pourrais revendiquer, comme une formule favorable à ma théorie, le fait
que le rapport qui mesure le besoin et la satisfaction est variable. Et que dire des «
détours de la production » ? Si Böhm-Bawerk ne tenait pas si fermement à sa
formule: « S'engager dans les détours de la production » et s'il cédait à l'indication qui
y est contenue, il s'agirait là d'un acte d'entrepreneur comme un autre: ce serait un des
nombreux cas secondaires de mon concept des nouvelles combinaisons. Böhm-
Bawerk ne l'a pas fait. A mon avis, son analyse permet de montrer que la répétition
des détours de la production habituels n'implique pas un revenu pur. Il y a pourtant un
moment où notre explication s'engage dans des voies très différentes. Cependant elle
satisfait à toutes les exigence de la théorie de la valeur de Böhm-Bawerk et n'est
exposée à aucune des objections que cet auteur a exprimées jusqu'à ce jour 1.

1 Je devais le souligner avec soin, parce que - mis à part les spécialistes - l’œuvre critique de
BÖHM-BAWERK n'a pas encore intimement pénétré notre science. Mais Je la présume connue.
Toute la suite s'y rapporte. Et ceux qui persistent à considérer l'intérêt comme un revenu qui va de
soi, et ne voient pas le problème décisif, trouveront la suite inutilement compliquée et, sur bien des
points, incompréhensible, voire même fausse. Le lecteur trouvera dans l’œuvre de BÖHM-
BAWERN tout ce qui est nécessaire et presque toute la littérature sur le sujet. Une connaissance
générale de la question est également nécessaire. Enfin je ne veux pas répéter ce que j'ai déjà dit
moi-même : Cf. Essence et contenu principal de l'économie nationale théorique.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 29

1. L'intérêt du capital, l'expérience nous l'apprend, n'est pas un revenu pur


durable qui échoit à une certaine catégorie d'agents économiques. D'où vient-il et
pourquoi ? Une première question se pose, celle de la source du courant que manifes-
tent les biens : pour qu'il puisse couler, il faut qu'il y ait une quantité disponible de
valeurs 1 d'où il puisse venir. Il s'agit en second lieu de savoir pour qu'elle raison et en
vue de quoi cette quantité de valeurs devient la proie précisément de ces agents
économiques: c'est la question de savoir quelle est la cause de ce courant des biens
économiques. Reste enfin le problème de beaucoup le plus difficile, que l'on pourrait
appeler le problème central de l'intérêt du capital : comment se fait-il que ce courant
de biens coule continuement, que l'intérêt soit un revenu que nous pouvons consom-
mer, sans empirer notre situation économique ?

L'intérêt pose un problème, si l'on reconnaît que, dans le circuit normal de l'éco-
nomie, l'ensemble de la valeur du produit doit être imputé aux facteurs primitifs de
production, donc aux prestations de travail et de terre, que par conséquent la recette
totale de la production se répartit entre les travailleurs et les propriétaires fonciers, et
qu'il ne peut y avoir d'autre revenu pur durable que le salaire et la rente. La concur-
rence, d'une part, et l'imputation, de l'autre, doivent anéantir tout excédent de la recet-
te sur les dépenses, tout excédent de la valeur du produit sur la valeur des prestations
de travail et de terre contenues en lui. La valeur des moyens primitifs de production
devrait s'attacher à la valeur des produits comme son ombre propre et même la plus
petite marge durable ne devrait pas naître entre les deux valeurs 2. Cependant l'intérêt
est un fait : qu'est-il donc ?

Ce dilemme est épineux, plus épineux que le dilemme analogue, qu'il était relati-
vement facile à surmonter dans le cas du profit : il s'agissait là uniquement de cou-
rants temporaires, non durables de biens ; ainsi nous n'entrions pas si nettement en
conflit avec les faits fondamentaux de la concurrence et de l'imputation, nous pou-
vions tranquillement en conclure que les prestations de travail et de terre étaient les
seules sources de revenus, dont le rendement pur n'était pas comprimé et ramené à
zéro par ces faits fondamentaux de la concurrence et de l'imputation. En face de ce
dilemme, on peut adopter deux attitudes.

Ou bien on l'accepte. Il faut alors, il le semble du moins, expliquer l'intérêt com-


me une espèce de salaire ou de rente foncière, et comme cette seconde explication
n'est pas possible, il faut envisager l'intérêt comme un salaire, comme une spoliation
faite aux dépens du salaire - théorie de l'exploitation - ou comme le salaire d'un travail
fourni par un capitaliste - théorie du travail au sens littéral - ou enfin comme le salaire
du travail contenu dans les instruments de production et les matières premières,
conception, par exemple, de James Mill et de Mac Culloch. Les trois explications ont
été tentées. A la critique de Böhm-Bawerk j'ai seulement à ajouter que notre analyse
de l'entrepreneur prive, elle aussi, d'une partie de leur base les deux premières
explications.

Ou bien, au contraire, on rejette la théorie même qui conduit au dilemme. On peut


alors accroître à nouveau la liste des coûts, prétendre que le salaire et la rente n'ont

1 Cf. V. BÖHM-BAWERK, par ex. sur Say, t. I, p. 142. L'expression de BÖHM-BAWERK est déjà
influencée par une certaine théorie de l'intérêt qu'il a sous les yeux.
2 Cf. BÖHM-BAWERK, t. I, p. 230.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 30

pas rétribué tous les moyens de production nécessaires ; ensuite on peut chercher dans
le mécanisme de la concurrence et de l'imputation un frein occulte qui empêche de
façon durable les valeurs de prestations de travail et de terre de s'élever au niveau de
la valeur du produit, si bien qu'il reste un excédent durable de valeur 1. Discutons
brièvement ces deux possibilités.

Allonger la liste des coûts, ce n'est pas simplement constater que l'intérêt consti-
tue, lui aussi, une dépense régulière dans les comptes d'une exploitation. Ce serait une
vérité allant de soi mais sans vertu explicative. Il s'agit ici de quelque chose de plus, à
savoir de la conception de l'intérêt envisagé comme élément du coût au sens propre et
étroit que nous avons précisé dans le premier chapitre. Cela revient à admettre un
troisième facteur primitif de production, qui porterait intérêt, comme la prestation de
travail rapporte un salaire. Si on y parvenait, nos trois questions, questions de la
source, de la cause, et de la non-disparition de l'intérêt, recevraient du coup une ré-
ponse, et le problème de l'intérêt serait résolu. Un troisième facteur analogue serait
l'abstinence. S'il y avait là une prestation indépendante et de nature particulière, nos
trois problèmes seraient résolus, et l'on aurait expliqué tant l'existence et la source
d'un revenu pur durable que son affectation à des agents économiques déterminés. Il
rester-ait encore à démontrer que cet intérêt repose précisément dans la réalité sur ce
facteur. Malheureusement ce facteur fait défaut ; pour mieux dire, un pareil facteur
indépendant n'existe pas, nous l'avons montré en liaison avec Böhm-Bawerk et nous
n'avons pas à revenir ici sur ce point.

Les moyens de production fabriqués ont été, eux aussi, envisagés comme un
troisième facteur de production. Mais c'est l'inverse qui est vrai pour eux. Leur effet
productif ne peut être nullement mis en doute. C'est si clair que le chercheur ne tarde
pas à le découvrir et que la proposition fondamentale de l'égalité de valeur entre le
produit et les prestations de travail et de terre provoque aujourd'hui encore de l'éton-
nement ; c'est si clair qu'aujourd'hui encore il est très difficile de détourner même des
spécialistes de cette fausse route 1 Mais, en échange, cela n'explique pas un revenu
durable pur. Sans aucun doute les moyens de production fabriqués ont la capacité de
servir à la production des biens. On réussit même à produire avec eux plus de biens
que sans eux. Et ces biens ont une valeur plus élevée que ceux que l'on pourrait
produire sans les moyens de production fabriqués 2. Cette valeur plus élevée doit
avoir aussi pour conséquence une valeur plus élevée des instruments de production; à
son tour cette dernière valeur est plus élevée que celle des prestations de travail et de
terre employées. Aucun élément de valeur ne peut se maintenir de façon durable dans
ces éléments intermédiaires de la production. Car, d'une part, aucune discordance
durable ne peut exister entre la valeur du produit à leur imputer et leur propre valeur :
quel que soit le nombre de produits qu'une machine aide à produire, la concurrence
exercera toujours une pression sur la valeur et le prix de ces produits, jusqu'à ce qu'il
s'établisse une égalité de valeur. D'autre part, la machine en question peut fournir
beaucoup plus que ne le ferait le travail manuel ; mais, une fois introduite, elle n'épar-
gne pas toujours à nouveau du travail, elle ne rapporte pas toujours à nouveau un gain
: la recette supplémentaire qui lui est due et qui saute aux yeux, la somme intégrale
que son « usager » est prêt à payer pour elle, il faut les restituer à des travailleurs ou à
des propriétaires fonciers. D'ailleurs, elle ne produit pas en réalité la valeur dont elle

1 Cf. les considérations finales du t. 1er de BÖHM-BAWERK, p. 600 et s.


2 Cf. ]Böhm-Bawerk, t. I, p. 132, au sujet des concepts de la productivité physique et de la
productivité en valeur des moyens de production fabriqués.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 31

provoque l'addition au produit, comme on l'a supposé naïvement 1 ; elle en est


seulement, comme exposé au chapitre précédent, le porteur momentané : l'habit, où se
trouve un billet de banque, a une valeur plus élevée pour son propriétaire, mais il doit
cette valeur plus élevée à une cause extérieure et il ne l'a pas produite. Ainsi la
machine a une valeur qui correspond à la valeur de son produit, mais elle l'a
seulement reçue 2 des prestations de travail et de terre qui existaient avant qu'elle fût
elle-même mise en usage; or c'est à elle que la valeur produite avait été imputée en
entier. Sans doute un courant de biens va à la machine, mais il se borne à la traverser.
Il n'échoit de façon durable à son propriétaire ni pour le calcul de la valeur, ni pour le
calcul du prix. La machine est elle-même un produit, et, comme un bien de con-
sommation, fait apport de sa valeur à des réservoirs, d'où ne peut plus émaner aucun
intérêt.

Sur la base de nos conclusions des chapitres I et IV et du renvoi que nous avons
fait à Böhm-Bawerk, nous constatons qu'aucune voie ne s'ouvre à nous pour sortir de
ce dilemme ; il n'y a là aucune explication de l'intérêt. Il y a tout au plus une difficulté
pour les biens qui augmentent pour ainsi dire « d'eux-mêmes » : un grain de semence
ou des animaux reproducteurs n'assurent-ils pas pour l'avenir à leurs propriétaires plus
de grains et plus d'animaux ; or, plus de grains et plus d'animaux ne doivent-ils pas
avoir plus de valeur qu'un seul grain et que les seuls animaux reproducteurs ? Tous
ceux à qui ces idées sont familières, savent combien la plupart des gens découvrent la
preuve de l'existence d'un gain en valeur. Mais le grain de semence et les animaux
reproducteurs ne s'accroissent pas d' « eux-mêmes » ; leur « rendement » doit être
diminué de dépenses connues. Il est décisif que le reliquat de cette soustraction ne
représente pas, lui aussi, un gain en valeur; la récolte et le troupeau dépendent du
grain de semence et des animaux reproducteurs ; ces derniers doivent donc être taxés
à la valeur des premiers. Si l'on vendait le grain de semence et les animaux reproduc-
teurs et si nous supposons que l'on ne peut pas les remplacer, leur prix équivaudrait
intégralement à la valeur du troupeau et de la récolte, déduction faite des dépenses
encore à faire, et compte tenu du risque. Leur prix serait égal au prix des produits à
leur imputer. On emploierait des grains et des animaux de reproduction jusqu'à ce que
cet emploi ne fournisse plus de gain, bref jusqu'à ce que leur prix couvre seulement
les coûts de salaire et de rente à dépenser. La valeur-limite de « leur » produit, bref de
la part de produit qui est à leur imputer, tendrait donc en grandeur vers zéro.

2. Faisons immédiatement ici remarquer qu'il n'est pas exact - et c'est prendre
parti que de caractériser la situation telle qu'elle se présente à ce point de dévelop-
pement de nos idées, - de dire: « Nous ne pouvons pas expliquer ainsi la marge qui
existe entre la valeur du produit et la valeur du moyen de production. Elle existe de
fait. Il nous faut donc chercher à l'expliquer autrement. » Je conteste au contraire
l'existence en principe d'une pareille marge durable. Son existence n'est qu'un fait non
analysé ; il y a plutôt lieu de supposer, comme le montre un coup d'œil sur la pratique,
que cette marge est un effet de l'intérêt du capital, et qu'on ne la peut pas expliquer

1 Cf. les remarques de BÖHM-BAWERK sur SAY et ROESLER par exemple.


2 On impute à la machine la valeur des produits, aux prestations de travail et de terre nécessaires à la
fabrication de la machine la valeur de la machine. En conséquence les prestations ont déjà la
valeur du produit final, et quand elles deviennent machine, cette dernière prend simplement leur
place. En ce sens, la machine reçoit la valeur des prestations productives. On ne se méprend pas, je
l'espère, sur ce que je dis : je ne fais pas dériver la valeur de la machine de la valeur des biens
produits par elle.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 32

comme un fait primitif, bref que cet intérêt ne peut pas être présenté comme un
facteur indépendant. Les agents économiques estiment, peut-être, les moyens de
production moins que les produits, parce qu'en allant des premiers aux derniers ils
doivent payer intérêt, mais ils ne paient pas nécessairement intérêt parce qu'ils esti-
ment, et cela pour d'autres raisons, les moyens de production, moins que les produits.
Ce point est très important, et il me faudra y revenir souvent. Je remarque seulement
que la difficulté, dont mon exposé doit triompher, est particulièrement sensible en ce
qui concerne l'intérêt ; cette difficulté, c'est que nous nous sommes habitués à prendre
comme telle, en dehors de certaines bases, une série de faits non analysés, à ne pas les
creuser de façon à pénétrer dans leur essence, et à considérer bien des choses comme
éléments simples, qui forment un tout complexe. Une fois cette habitude acquise, on
n'admet qu'avec résistance toute analyse ultérieure, on est toujours enclin à invoquer
de tels faits comme étant des objections décisives. Il en est ainsi de l'abstinence,
comme de l'affirmation en vertu de laquelle la valeur du capital est seulement une
valeur de rendement capitalisée. Nous plaçant toujours en la matière sur le terrain de
l'expérience, constatons que celle-ci ne vient pas contredire assez haut et assez net la
conception que nous combattons. Il nous faut donc conserver encore pour le moment
cette conception de la marge.

Un mot pour préciser l'intégration de certaines données dans nos conceptions.


Nous avons toujours parlé jusqu'ici du processus de l'imputation et de son point
d'attache, la valeur du produit, nous l'avons étendu jusqu'aux prestations de travail et
de terre. Sans doute l'imputation pourrait encore faire un pas, elle pourrait faire
remonter la valeur jusqu'à un autre élément : jusqu'à la force de travail et au fonds
eux-mêmes. Il n'y a pas lieu dans l'économie d'échange de reconnaître une valeur à la
force de travail envisagée comme telle; même s'il en était autrement, ce qui vaudrait
pour elle vaudrait aussi pour le fonds; nous nous limiterons donc à ce dernier; quant à
la force de travail, nous disons une fois de plus qu'elle présenterait un problème parti-
culier, si nous la concevions simplement comme le produit des moyens d'entretien du
travailleur et de sa famille, mais nous ne l'envisageons pas ainsi - nous laissons dès
lors derrière nous sans la résoudre une difficulté très importante. Les prestations de la
terre peuvent être envisagées d'abord comme un produit de la terre, et la terre comme
le véritable moyen primitif de production, à qui l'imputation devrait obligatoirement
rapporter la valeur du produit. Ce serait logiquement faux 1. Car la terre n'est pas un
bien indépendant qu'on puisse isoler des prestations de terre ; elle est seulement un
faisceau de prestations de terre. Aussi vaut-il mieux ne pas parler du tout ici d'impu-
tation. Car, dans chaque imputation, il s'agit d'affecter une valeur à des biens d'ordres
toujours supérieurs. Grâce à elle aucune fraction de valeur ne reste sans affectation.
Dans la détermination de la valeur de la terre, il s'agit de quelque chose de tout
différent, il s'agit de déduire de la valeur de la terre, des valeurs données qui sont
déterminées par l'imputation (Zurechnùng) des éléments, dont la terre, économique-
ment formée. Mieux vaudrait parler ici d'intégration dans le calcul (Einrechnùng).

Pour chaque bien, que ce soit un bien de consommation ou un bien productif, il


faut distinguer les deux phénomènes. Seules ses prestations ont des valeurs précises

1 Cf. v. Böhm-Bawerk, Rechte Und Verhältnisse vom Staltdpùnkte der Volkswirtschaftlichen


Güterlehre [Droits et relations du point de vue de la doctrine économique des biens]. Voir aussi
ses remarques sur la théorie de l'emploi de l'intérêt, qui sont aussi applicables à notre cas. J'exclus
d'ailleurs de mon examen l'idée fondamentale de la théorie de l'emploi de l'intérêt, car je n'ai rien à
ajouter aux exposés de Böhm-Bawerk.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 33

qui sont données 1, soit directement par l'échelle des besoins, soit indirectement par
l'imputation, de laquelle il faut déduire sa valeur comme envisagée comme un tout.
Le dernier phénomène est très simple pour les biens produits; la nécessité de leur
reproduction, qui apparaît tôt ou tard, leur impose des règles fermes et bien connues;
au contraire, pour la terre, le calcul se complique du fait qu'il y a en elle un nombre
illimité de prestations qui se reproduisent d'elles-mêmes et, en principe, sans
dépense 2. Ici se pose la question pour laquelle nous avons entamé cette discussion :
la valeur de la terre ne doit-elle pas être infiniment grande; par suite, la rente foncière,
en tant que rendement pur, ne doit-elle pas disparaître par suite de son intégration ? je
répond à cette question autrement que Böhm-Bawerk 3.

Premièrement : même si la valeur de la terre était infiniment grande, je dénomme-


rais toujours la rente foncière un revenu pur. Car la terre, source du rendement, n'est
pas épuisée par la consommation de ses prestations et du même coup on explique
qu'un courant continuel de biens aille vers le propriétaire foncier. A elle seule, l'addi-
tion de rendements purs ne peut pas abolir le caractère de rendements purs. Seule une
imputation, et non une intégration, anéantit l'existence d'un rendement pur.

Deuxièmement : le prix d'une terre donnée n'est jamais infiniment grand. On ne


saurait reprocher à ma conception générale de conduire à l'affirmation de cette valeur
infinie, donc à un résultat absurde. Ce n'est pas ma doctrine qui est fausse, mais l'idée
fondamentale de la théorie courante sur la capitalisation, à savoir que la valeur d'un
facteur qui fournit des revenus est formée de l'addition de rendements qu'il y a lieu à
escompter. La formation de cette valeur de capitalisation est un problème particulier,
assez compliqué, qui doit être résolu dans ce chapitre.

A cet égard il est décisif de jeter un coup d'œil sur le but concret que l'agent
économique a alors en vue. Une méthode rigide d'addition ne peut exister ici, pas plus
que l'on ne peut additionner sans plus d'habitude des estimations de valeur, quoique le
profane le croie volontiers. Dans le circuit de l'économie, normalement il n'y a pas de
raison de reconnaître une valeur à la terre en tant que telle, nous l'avons déjà indiqué.
Il en va autrement d'une machine: chaque produit doit avoir une valeur déterminée, on
a besoin de la connaître pour se décider à produire. Ici encore la règle de l'addition
s'applique, comme on peut s'en rendre facilement compte. La concurrence la fait
triompher. Si on pouvait se procurer la machine pour une somme moindre qu'elle ne
rapporte, il n'y aurait pas de gain qui fasse monter la demande de machines et leur
prix; si, à l'inverse, elle coûtait plus que ne rapporte son emploi, il y aurait une perte
qui ferait baisser la demande et son prix. La terre, par contre, n'est pas détruite,
aliénée dans le circuit normal du processus économique; seules le sont ses presta-
tions : seules la valeur de ces dernières, et non la valeur de la terre, sont des éléments

1 Cette manière de s'exprimer s'applique, à parler strictement, au cas seulement de l'économie fer-
mée. Dans l'économie d'échange la valeur des moyens de production n'apparaît nulle part comme
une valeur indirecte d'usage. Les envisager comme des produits en puissance permet de compren-
dre la formation de leur valeur. Une manière correcte de s'exprimer conduit exactement au même
résultat.
2 Le cas de la production des prestations de terre se distingue du cas où il y a augmentation d'un
troupeau de bétail; en effet, ce dernier peut s'accroître tellement qu'en fin de compte la valeur
d'une bête tombe à son coût de travail et de terre. Les prestations de terre ne se reproduisent
d'elles-mêmes qu'en une quantité toujours égale en chaque période économique. Elles ne peuvent
pas s'accroître ou du moins leur augmentation exige des dépenses nouvelles.
3 Cf. Capital et intérêt du capital, t. II.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 34

des calculs économiques. Les faits qui se produisent dans le circuit normal ne peuvent
nous fournir aucun renseignement sur la formation de la valeur de la terre. Seule
l'évolution économique crée la valeur de la terre, capitalise la rente, bref «mobilise»
la terre. Dans une économie nationale sans évolution, la valeur de la terre n'existerait
pas du tout en tant que phénomène économique général. Un coup d'œil jeté sur la
réalité le confirme. Il n'y a en effet qu'une circonstance où on puisse prendre connais-
sance de la valeur de la terre - c'est lorsqu'elle est aliénée. Cette circonstance se pré-
sente rarement au stade économique où le processus économique réel se rapproche le
plus de notre schéma du circuit. Le trafic des terres sur le marché est un phénomène
de l'évolution ; c'est seulement en partant des circonstances de l'évolution qu'on peut
trouver la clef de ce problème. Pour l'instant nous ne savons encore rien à cet égard.
Jusqu'ici notre conception ne conduit pas à admettre pour la terre une valeur infinie;
elle ne conduit à aucune valeur du tout ; les valeurs des diverses prestations de terre
ne doivent être comparées a aucune autre valeur, elles constituent des rendements
purs.

Si on objectait qu'il peut y avoir des motifs d'aliénation des terres, nous répon-
drons que ces motifs sont nécessairement isolés, que des circonstances personnelles
ont dû être décisives, telles une situation désespérée, une dilapidation de fortune, des
desseins extra-économiques, et d'autres raisons analogues. On ne peut actuellement
rien dire d'autre. Sans doute la règle de l'addition n'est plus de mise, si elle permet
d'aboutir en ce qui concerne les produits, ici il n'en est plus de même. Il ne faut pas
s'étonner. Ce cas ne présente pas d'autre difficulté que celle de la règle du jeu, qui fut
un casse-tête pour le vieux chevalier de Méré. Il faut agir de même ici.

Chaque fois donc que la règle de l'addition aboutit à une valeur infinie, nous
parlerons de l'existence d'un revenu pur, comme dans le cas du salaire du travail.. A
nos yeux il s'agit seulement d'un courant durable de biens qui échoit à un agent éco-
nomique, il importe que son contenu reste en la possession de l'agent économique, et
ne soit pas transmis par lui au delà. L'intégration, qui fait apparaître le résultat comme
étant infini, est très loin d'exclure la possibilité d'un pareil courant de biens, elle est
même un symptôme de son existence. Cela pour nous est important. C'est là un
élément essentiel pour la compréhension de la théorie de l'intérêt que nous avons à
exposer. Nous avons ainsi écarté un obstacle de notre chemin. La solution positive de
la difficulté viendra plus tard.

3. Il y a, comme déjà dit, un second moyen de sortir du dilemme que nous avons
exposé. A la question de savoir comment un surplus qui dépasse les valeurs des
prestations de travail et de terre est possible, on peut répondre en montrant qu'un frein
existe concernant ces valeurs. S'il y a un frein pareil, la possibilité d'une différence
durable de valeur serait par là même démontrée et il faudrait attribuer à la circons-
tance qui la provoque la productivité de valeur entendue au sens le plus large, ceci du
moins dans l'économie privée. Cette circonstance, ou un bien qui en est l'occasion,
produirait un revenu pur. Dans chaque processus économique il y aurait un gain de
valeur particulier et indépendant. L'intérêt ne serait pas un élément du coût au sens
propre du mot, il devrait son existence à un désaccord entre le montant des coûts et la
valeur du produit, il serait un véritable excédent sur le coût.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 35

Un pareil cas ne se présente jamais dans une économie d'échange, s'il y a un


monopole établi sur un produit fini; les monopoles établis sur l'un des facteurs de la
production ne nous intéressent pas, car il est clair par avance qu'ils ne sauraient
expliquer le phénomène de l'intérêt. La situation de monopole agit comme un frein et
rapporte au monopoleur un revenu net durable. Nous considérons le gain de mono-
pole comme un revenu net tout aussi bien et pour les mêmes raisons que la rente. Ici
la règle de l'addition ferait apparaître sa valeur comme infinie. Ici non plus cette cir-
constance ne retirerait pas au gain le caractère de revenu net. Pourquoi la valeur d'un
monopole, par exemple d'un brevet perpétuel, n'est-elle pas infinie ? Cette question ne
nous intéresse pas ici; nous y arriverons seulement plus tard. La détermination de la
valeur du monopole est un problème particulier; dans le circuit normal, il n'y a pas de
cause de formation d'une pareille valeur, donc le gain ne doit être mis en relation avec
aucune autre grandeur. Quoi qu'il en soit de cela, le monopoleur ne peut jamais dire :
« je ne fais aucun gain, parce que j'attribue à mon monopole une valeur par trop gran-
de. » Car quelle qu'estimation que l'on fasse de son monopole, en présence du rende-
ment qui cause la valeur du monopole, ce dernier ne peut être taxé de manière à faire
disparaître le bénéficie net de ce rendement. Cela est un fait certain.

En discutant la théorie de l'intérêt de Lauderdale, Böhm-Bawerk aborde le cas où


une machine économisant du travail, donc rapportant un gain, est monopolisée. Il
souligne à bon droit qu'une pareille machine sera si chère, qu'à son emploi ne sera
attaché aucun gain, alors qu'un gain minimum est nécessaire pour inciter à son achat.
C'est là un point acquis. En fait un gain s'attache à sa mise en usage et peut être
durable, si le brevet est lui-même durable. On pourrait dire alors que pour le monopo-
leur la situation de monopole est quelque chose de tout à fait comparable à un facteur
de la production. On impute une rémunération aux prestations de ce quasi-facteur de
la production tout comme aux prestations des autres facteurs. La machine, en tant que
telle, n'est pas une source de plus-value, ni ses moyens de production, mais le mono-
pole rend possible de réaliser grâce à elle ou grâce à ses moyens de production une
plus-value. Il n'y a rien de changé, si nous réunissons les qualités de producteur et
d'usager sur une même tête.
Nous avons là un revenu net sui generis. Si par intérêt nous désignions le même
revenu net tout irait bien. Les trois questions qui ont été discernées auraient reçu une
réponse satisfaisante. Il y aurait une source de revenus dont l'existence expliquerait la
théorie du monopole; on aurait là la raison pour laquelle on doit s'adresser au mono-
poleur, enfin on aurait l'explication du fait que ni l'imputation ni la concurrence
n'anéantissent le rendement en question. Mais pareilles situations de monopole n'exis-
tent pas d'ordinaire ni en grand nombre; surtout, même en faisant abstraction d'elles,
un intérêt existe 1.

Le cas serait différent si des biens à venir étaient systématiquement et par principe
estimés moins que des biens présents : on pourrait parler d'un retard de la valeur des
prestations de travail et de terre sur la valeur du produit. Le lecteur sait déjà que nous
n'acceptons pas cette affirmation; mais il faut encore mentionner ce cas. Tandis que,
dans tous les exemples envisagés jusqu'à présent, une source durable de revenus ré-
sulte simplement d'une prestation durable, et qui, en plus, dans l' « économie privée »
est productive, il s'agit ici de quelque chose de différent, pour ainsi dire d'un mou-

1 Cependant on a fait une tentative en ce sens dépassant beaucoup de pénétration d'esprit : Cf.
OTTO CONRAD, Lohn und Rente [Salaire et rente], 1910. Tous les autres essais d'une explica-
tion analogue de l'intérêt ne peuvent passer pour être des théories élaborées.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 36

vement spontané des valeurs. Alors que jusqu'à présent l'explication résultait de la
formation de la valeur et du prix de prestations productives sui generis, elle résulte ici
de la formation de la valeur et du Prix, d'une part, des prestations de travail et de terre,
et de l'autre, de celle des biens de consommation. Il y a là un excédent de la valeur du
produit sur la valeur des moyens de production en un sens plus restreint et plus exact
que même dans le cas du monopole. « Excédent sur le coût » signifie ici ipso facto
rendement net et excédent sur la valeur de capital des moyens de production obtenus.
Ipso facto on aurait démontré par là la non-disparition et la non-intégration de l'excé-
dent. Car la valeur entière d'un produit à venir ne peut être ni imputée ni intégrée si,
au moment où a lieu l'imputation et la formation de la valeur des moyens de produc-
tion, la dite valeur n'a pas atteint son montant total, et apparaît au contraire comme
moindre. La possibilité d'un courant durable de biens serait par là même démontrée,
que ce courant résulte ou non des intérêts que la réalité fournit. Notre première
question aurait reçu une réponse. Une source de valeur, d'où peut découler l'intérêt,
existerait. A la seconde question - pourquoi le courant de biens échoit-il précisément
aux agents économiques que nous voyons en train d'en jouir ? - il ne serait pas
difficile de répondre. Quant à la troisième question qui revient, à savoir pourquoi le
rendement ne disparaît pas, elle tomberait tout simplement, après avoir été l'élément
le plus épineux du problème de l'intérêt. Comme l'excédent de valeur naîtrait d'une
imputation déjà expliquée, il n'y aurait plus lieu de se demander s'il est ou non
imputé.

Si le simple écoulement du temps avait sur les estimations économiques une


influence fondamentale, si ce que la réalité nous montre comme étant l'influence du
temps, n'était pas un fait non analysé, qui suppose par ailleurs le fait même de l'intérêt
qu'il s'agit d'expliquer, cette suite d'idées serait tout à fait satisfaisante ; à mon avis,
elle se met en opposition avec le cours réel du processus économique; mais, en logi-
que pure, elle doit être admise sans objection. L'écoulement du temps n'a pas l'in-
fluence autonome et fondamentale dont on a parlé. Même le fait de l'accroissement de
valeur de beaucoup de biens au cours du temps ne prouve rien. Comme ce fait joue
dans la littérature économique un certain rôle, consacrons-lui ici quelques mots.

Deux variétés d'un pareil accroissement de valeur existent. Il arrive d'abord que
les valeurs des prestations - réelles ou possibles - d'un bien se modifient d'elles-
mêmes au cours du temps, il arrive aussi qu'elles se modifient pour devenir des biens
plus précieux. Une forêt jeune et un dépôt de vin sont des exemples souvent cités. De
quoi s'agit-il là ? La forêt et le vin, par des processus naturels qui demandent du
temps, acquièrent une plus grande valeur. Mais ce n'est que physiquement qu'ils chan-
gent de façon à. acquérir cette valeur supérieure; du point de vue économique, cette
valeur supérieure est déjà présente dans les arbrisseaux de la jeune forêt, et dans le
vin encavé, puisqu'elle émane d'eux. Du point de vue des faits que nous avons appris
à connaître jusqu'à présent, ces arbrisseaux et ce vin doivent avoir déjà autant de
valeur que la forêt prête à être abattue, ou le vin en dépôt, en aura un jour. Dans la
mesure où on pourrait déjà vendre à la consommation le bois et le vin avant que ces
biens ne soient à leur « point de maturité », leurs propriétaires se demanderont laquel-
le des deux possibilités - laisser « mûrir » plus longuement ces marchandises, ou bien
les écouler et entreprendre une production nouvelle - leur donne pour chaque période
économique la plus grande recette. C'est la méthode qui fournira le plus qu'ils
réaliseront et c'est par rapport à elle qu'ils estimeront dès le début les arbrisseaux et le
vin, de même que les prestations de travail et de terre nécessaires. Dans la réalité il
n'en est pas ainsi. La forêt et le vin augmentent sans cesse de valeur dans la mesure où
ils s'approchent de leur état de maturité 1 Il en est ainsi à cause des risques objectifs et
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 37

personnels que nous courons dans notre vie et à cause du fait de l'intérêt, qui dans
certaines limites transforme le temps en élément de coût, comme nous le verrons
bientôt. S'il n'y avait pas ces facteurs, une telle augmentation de valeur ne se pro-
duirait pas. Si on se décide à laisser « mûrir » la forêt et le vin plus longtemps qu'on
ne le voulait d'abord, cela vient de ce que l'on a découvert que c'était plus avantageux.
Il y a forcément un emploi de la forêt et du vin, qui doit avoir pour effet un accrois-
sement de valeur. Mais il n'y a pas, à proprement parler, un accroissement de valeur
continuel et proportionnel au temps écoulé; cet accroissement de valeur n'est donc
pas un phénomène primaire et indépendant.

Deuxièmement, il arrive souvent que les prestations utiles que fournit un bien
restent les mêmes, du point de vue physique mais cependant augmentent de valeur au
cours du temps. Cet accroissement ne peut reposer que sur de nouvelles demandes qui
viennent à surgir, c'est un phénomène de l'évolution. On voit aisément comment il
faut envisager ce cas. Si on ne prévoit pas de hausse de la demande, des gains peuvent
se produire, mais ils ne constituent pas un accroissement continuel de valeur. Si, au
contraire, la hausse est prévue, il faut l'imputer dès le début au bien en question, de
sorte qu'il n'y a pas là un nouvel accroissement de valeur. La réalité semble en fournir
des exemples, l'explication, mais il faut voir là l'effet du développement des qualités
physiques des biens.

4. Nous avons fait le tour - et cela sans succès - de toutes les hypothèses propres à
résoudre le dilemme de l'intérêt, Aussi nous nous tournons de nouveau vers ces
valeurs d'agio dont nous avons déjà parlé, et qu'on peut considérer en toute con-
science comme des plus-values nettes. Une valeur d'agio est, de façon générale,
l'excédent qu'a la valeur d'un produit sur la valeur des quantités des biens produits
avec dépenses. Il doit son existence à une circonstance quelconque, qui élève la va-
leur du produit. En même temps une valeur d'agio est un excédent sur la valeur
d'équilibre d'un bien, laquelle caractérise la position de ce bien dans le circuit de
l'économie. Le caractère qu'a une telle valeur d'agio, en tant que rendement net et
source d'un courant régulier de biens, est donné par là et il en est de même, par
exemple, au cas de sous-estimation systématique de biens à venir.

Même dans une économie sans évolution, des circonstances se présentent qui
élèvent la valeur d'un produit au-dessus de celle de ses moyens de production, si bien
que l'on peut faire un gain à l'aide de ceux-ci. Dans une telle économie il y aura des
agios positifs et aussi leurs contraires, des agios négatifs. Des erreurs, des incidents
malheureux, des écarts positifs inattendus, des résultats de l'économie par rapport au
plan projeté, des situations désespérées ou une pléthore accidentelle de biens, ces
circonstances et bien d'autres peuvent provoquer ces surprises. Ce sont des diffé-
rences entre les valeurs de fait atteintes par les marchandises et leurs valeurs norma-
les, des différences aussi par rapport aux valeurs des moyens de production employés.
Mais les agios qui doivent leur naissance à l'évolution sont incomparablement plus
fréquents et plus importants. Considérons-les maintenant en laissant de côté tous les
événements du circuit. Nous venons de les diviser en deux groupes principaux. L'un
comprend ces agios que l'évolution implique nécessairement de par sa nature même ;
ils trouvent leur explication dans le choix d'emplois nouveaux et plus avantageux des
biens, dont les valeurs avaient été déterminées jusqu'à présent à raison de leurs
emplois antérieurs moins avantageux. Le second groupe embrasse les agios positifs et
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 38

négatifs, qui viennent des répercussions de l'évolution, donc des hausses ou des
baisses de prix qui sont en rapport avec l'évolution de la demande de certains biens,
telle qu'on l'avait observée jusqu'à ce jour et qu'on l'attendait par la suite.

Tous ces agios, comme le reconnaîtrait même Böhm-Bawerk, sont dans tous les
sens du mot de véritables excédents; ils ne risquent pas de tomber de Charybde en
Scylla, bref d'être exclus du phénomène de l'intégration comme de la liste des coûts
de production. Tous les autres courants de biens qui affluent vers les agents économi-
ques à d'autres titres que le salaire, la rente foncière et le gain de monopole, provien-
nent directement ou indirectement d'eux. Souvenons-nous cependant de ce que nous
avons récemment appris : la concurrence d'une part, les lois générales de l'estimation
des biens, de l'autre, rendent impossibles des excédents durables de valeur sur le
montant du coût de production. Si nous nous demandons à quelles conditions de tels
excédents de valeurs peuvent exister, nous voyons qu'ils ne sont attachés ni aux biens
en général, ni à des catégories déterminées de biens, ni à des qualités déterminées ou
à des fonctions déterminées dans le processus de production, mais uniquement à des
quantités de biens individuellement déterminées. Si une entreprise a besoin d'une ma-
nière inattendue de machines d'une espèce spéciale, leur valeur pour cette entreprise
va monter; celui qui possède de pareilles machines, recueillera en totalité ou en partie
cet agio. Si, au contraire, cette demande était prévue, il est à croire qu'on a produit par
avance un plus grand nombre de pareilles machines et qu'elles sont offertes par des
fabricants qui se font concurrence. Dans ces conditions, ou bien ils ne réaliseront
aucun gain, ou bien, si la production n'a pas été accrue suffisamment, le gain réalisé
sera imputé aux facteurs naturels et primitifs de production et il en sera fait remise
aux propriétaires de ceux-ci selon des règles connues. Si la demande n'a pas été
prévue, mais cependant persiste, de sorte que l'économie peut s'organiser en vue de
cette demande, ou bien, si elle n'a pas été prévue, mais qu'on a le temps de réaliser les
processus de production voulus, la machine en question ne peut provoquer aucun
agio. Donc, les conditions indiquées étant remplies, un agio peut se manifester à
propos de diverses quantités de produits. Mais, après usage de ces dernières, cet agio
ne peut continuer de subsister touchant les quantités de produits, qui remplacent
celles qui ont été consommées. Car, ou bien les causes disparaissent, qui ont provo-
qué la hausse de valeur - la nouvelle demande, par exemple, est satisfaite - ou bien la
production plus intense va éliminer ces causes de hausse 1. Ce sont des facteurs autres
que les produits, c'est seulement le travail et la terre, qui peuvent permettre à une
hausse de valeur de subsister et conduire à une hausse durable du salaire et de la
rente. Naturellement ce ne sont pas les seuls salaires et rentes des travailleurs et des
fonds employés dans la branche d'industrie intéressée qui vont augmenter; les salaires
et les rentes de tous les travailleurs et de tous les fonds de même catégorie dans
l'économie nationale vont monter. Il n'y a donc de valeur d'agio relative aux biens que
lorsque les processus de l'imputation et du nivellement des valeurs ne peuvent pas
intervenir, touchant les facteurs primitifs de production, ou lorsque le processus
économique a été l'objet de modifications auxquelles il n'a pas pu s'accommoder
immédiatement. C'est seulement dans le premier cas que les biens peuvent avoir une
hausse de valeur durable, mais on retombe alors dans les catégories du salaire de la
rente; dans le second cas au contraire, ces hausses sont temporaires et, en général,
après une durée maximum, disparaissent avec les quantités de biens auxquelles elles
sont attachés. Elles échappent donc aux agents économiques intéressés, aucun de ces
derniers ne peut réaliser un revenu durable du fait qu'il possède des produits sur qui
s'exerce une valeur d'agio. Les agios existent tantôt dans cette première économie-là,

1 Cf. les développements du ch. IV.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 39

tantôt dans la seconde, mais jamais d'une manière durable. Reprenons un vieil
exemple 1 : celui qui vend à un colon dans la brousse un harmonica, peut faire un
gain. Mais c'est un gain fait une fois, un gain accidentel, à moins que le vendeur ne
soit un marchand. S'il est vendeur et s'il est en concurrence avec d'autres vendeurs, le
gain disparaîtra, il ne restera plus que le salaire du marchand. S'il n'y a pas de
concurrence entre vendeurs, l'excédent réalisé sera un gain de monopole.

5. Nous pouvons dès à présent énoncer cinq principes directeurs de notre théorie
de l'intérêt ; ils se rattachent à la connaissance élémentaire que nous avons acquise en
premier lieu, à savoir que l'intérêt est un phénomène de valeur et un élément du prix;
nous partageons cette connaissance avec toutes les théories scientifiques de l'intérêt ;
à ces principes il nous en faudra ajouter un sixième. Nous pouvons, nous fondant sur
ce qui précède, les énoncer comme des résultats acquis, quoique leur certitude ne
doive apparaître que par la suite.

1° L'intérêt découle essentiellement des agios dont nous venons de traiter. Il ne


peut émaner de rien autre, puisque dans le ,cours normal de la vie économique il n'y a
pas d'autres excédents de valeur. Il va de soi, ceci ne vaut que pour l'intérêt du prêt à
la production au sens le plus étroit ; il ne faut pas y ranger comme lui étant analogue
l' « intérêt de consommation » (Koncumtiver Produktirzins) 2. Dans la mesure où
l'intérêt n'est qu'un parasite introduit en quelque sorte dans le corps du salaire et de la
rente foncière, il n'a rien à voir avec de pareils agios. Mais le grand courant régulier
de biens, dont vit la classe des capitalistes, et qui, en chaque période économique,
coule vers elle en partant de l'atelier qui inaugure le nouveau processus de production,
ne peut venir que de ces agios. Nous éclaircirons ces points dans la suite. Il y a un
excédent de valeur qui n'est pas un semblable agio, à savoir le gain de monopole.
Notre thèse suppose donc que l'intérêt n'a pas sa source normale dans un gain de mo-
nopole. Comme déjà dit, cela peut être garanti. Sans évolution de l'économie il n'y
aurait, dans les limites citées, aucun intérêt. Celui-ci est, dans la mer des valeurs
économiques, un élément de ces grandes vagues que l'évolution soulève. Cette thèse
repose d'abord sur la démonstration négative que la formation de la valeur exclut,
dans le circuit de l'économie nationale, le phénomène de l'intérêt : cette démonstration
repose: 1° directement sur la connaissance du processus de formation de la valeur; 2°
sur la connaissance de ce qu'il y a d'insoutenable dans les tentatives faites pour établir
une différence décisive de valeur dans l'économie sans évolution entre le produit et
les moyens de production Ajoutons maintenant cette proposition positive, à savoir
que l'évolution produit une véritable tension de hausse. Au cours de la discussion qui
va suivre, notre thèse perdra beaucoup de ce qu'elle a de surprenant. Soulignons ici
qu'elle n'est pas si éloignée qu'il le semble, de la. réalité observée sans prévention:
l'évolution industrielle est en effet la source principale de l'intérêt 3.

1 DE QUINCEY, Logic of Political Economy.


2 Cf. L'essence et le contenu principal de l'économie nationale théorique, liv. III, chap. III, et aussi
dans ce présent travail chap. III/i.
3 Seule la régularité de l'intérêt alimente le préjugé, suivant lequel il faudrait l'expliquer «
statiquement ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 40

2° Les agios se répartissent, nous l'avons vu, en deux groupes les profits et les
agios proprement dits, qui représentent les « répercussions de l'évolution ». Or,
l'intérêt ne peut se rattacher à ces, derniers. Si cela se constate facilement, c'est parce
que la constitution des agios de cette catégorie est tout à fait transparente, nous
voyons immédiatement ce qu'ils sont et ce qu'ils ne sont pas. Considérons le cas du
boutiquier qui, par suite de la fondation de fabriques dans son village, réalise quelque
temps des recettes qui dépassent la moyenne. Il fait donc un certain gain. Ce gain ne
peut pas être un intérêt, car il n'est pas durable, il est bientôt anéanti par la concur-
rence qui vient à surgir. A condition que le boutiquier, pour l'obtenir, se borne à se
tenir dans sa boutique et à demander à ses clients des prix plus élevés, ce gain ne
donnera naissance à aucun intérêt, il se passe seulement ceci: le boutiquier empoche
le gain et l'emploie à son gré. Le processus ne laisse, aucune place pour le phénomène
de l'intérêt. Pour cette raison il faut donc que l'intérêt découle du profit. C'est là une
conclusion indirecte, à qui je n'attribue qu'une importance secondaire, beaucoup
moindre que les faits qui appuieront ma thèse; l'expérience et surtout les explications
suivantes la confirmeront. Le flot de l'évolution fait remise au capitaliste d'une partie
de profit. L'intérêt agit sur le profit comme un impôt.

3° Ni le profit en son entier, ni l'une de ses parties ne peuvent directement consti-


tuer l'intérêt, précisément parce que le profit n'est que temporaire. Par analogie nous
voyons que l'intérêt n'est Pas lié à des biens concrets. Il est de la nature des excédents
de valeur de biens concrets d'être temporaires; bien que pareils excédents surgissent
continuellement dans une économie nationale soumise à l'évolution - au point qu'il
faut une analyse assez profonde pour reconnaître la brièveté de chacun d'entre eux de
ces excédents - ces derniers ne peuvent pas former un revenu durable. Comme l'inté-
rêt en est un, on ne peut pas l'envisager comme un simple agio réalisé sur des biens
concrets. Il découle d'une certaine classe d'agios, mais aucun agio ne constitue pure-
ment et simplement un intérêt.

L'intérêt est un effet de ce grand phénomène social qu'est l'évolution 1 ; il découle


du profit, il n'est pas lié à des biens concrets; ces trois principes sont la base de notre
théorie de l'intérêt. En ayant conscience des faits que ces formules contiennent, on
met fin à toutes les tentatives qui ont été faites pour trouver dans les biens concrets un
élément de valeur durable qui corresponde à l'intérêt 2 ; par là nous réduisons les
efforts nécessaires à la solution du problème de l'intérêt.

1 Cf. L'essence et le contenu principal de l'économie nationale théorique, liv. III, chap. III.
2 De là découlent deux résultats pratiques : 1˚ Le soi-disant intérêt commercial » primitif n'est pas
un intérêt. Dans la mesure où il n'est pas gain de monopole ou un salaire, il faut qu'il soit un profit,
d'ailleurs temporaire ; 2˚ l'intérêt de loyer n'est pas non plus un intérêt, le loyer est un achat partiel,
et ne peut contenir aucun élément d'intérêt dans le circuit de l'économie. Le revenu net d'une mai-
son ne constitue une rente foncière et un salaire que dans la mesure où « il y a la gestion ». Nos
développements marqueront comment un élément d'intérêt peut faire partie du prix du lover en
période d'évolution. il faut tenir compte avant tout de ce qu'un intérêt permanent du capital fait du
facteur temps un élément du coût de production.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 41

6. Le moment est venu de nous attaquer à la question décisive, qui, une fois
résolue, nous donnera la clef du problème de l'intérêt. C'est la suivante: comment des
profits qui surgissent sans cesse, mais individuellement, sont toujours temporaires,
qui sans cesse apparaissent pour s'évanouir ensuite, comment des profits fugitifs, tou-
jours changeants, peuvent-ils dégager un revenu d'intérêt indéfiniment durable qui
provient d'un capital toujours identique ? Cette question résume les résultats atteints
jusqu'à présent, eue est indépendante de nos recherches ultérieures. Si l'on réussit à lui
donner une réponse correcte, le problème de l'intérêt sera résolu de façon à satisfaire à
toutes les exigences que soulève l'analyse de Böhm-Bawerk; et quels que puissent
être par ailleurs les défauts de notre réponse, elle ne sera pas exposée aux objections
auxquelles se heurtent les théories antérieures.

Sur la voie qui s'ouvre devant nous nous faisons un premier pas en énonçant une
quatrième thèse qui se sépare beaucoup des théories habituelles, à l'exception de la
théorie de l'exploitation, et qui a contre elle les autorités les plus considérables : dans
une collectivité communiste ou même dans une collectivité sans échange il n'y aurait
Pas d'intérêt en tant que phénomène de valeur indépendant. On ne paierait pas d'inté-
rêt. Évidemment les phénomènes de valeur existeraient d'où découle l'intérêt en une
économie d'échange. Mais l'intérêt ferait défaut en tant que phénomène particulier de
valeur, en tant que quantité économique, voire même en tant qu'idée ; l'intérêt découle
du mécanisme de l'économie d'échange. Précisons davantage: on ne Paierait pas non
plus de salaire ni de rente foncière dans une organisation communiste pure. Les pres-
tations de travail et de terre y existeraient, elles y seraient appréciées, et leurs valeurs
seraient un élément essentiel du plan économique. Mais rien de tout cela n'est valable
pour l'intérêt. L'agent à qui on paie l'intérêt ferait purement et simplement défaut dans
l'économie communiste. L'intérêt ne pourrait pas non plus être l'objet d'une estima-
tion. Il ne pourrait pas y avoir de rendement net durable qui corresponde au revenu de
l'intérêt. L'intérêt est donc bien une catégorie économique, que les puissances extra-
économiques ne créent pas directement, mais une catégorie telle qu'elle ne se rencon-
tre que dans l'économie d'échange.

Pourquoi n'y a-t-il pas d'intérêt en économie communiste alors qu'il y en a un au


contraire dans l'économie d'échange ? Cette question nous conduit à présenter notre
cinquième thèse. Elle nous ouvre une première perspective fugitive sur la nature de
cet agent cupide, le capitaliste, qui tire des profits un courant durable de biens : car le
capitaliste a certainement quelque chose à faire avec la production. Du point de vue
technique la production a le même processus, sous quelque organisation qu'elle se
dissimule. De ce point de vue, elle exige toujours des biens et rien que des biens. Il ne
peut donc pas y avoir là de différence essentielle. La différence est ailleurs. La posi-
tion de l'entrepreneur dans l'économie d'échange par rapport à ses biens productifs est
essentiellement différente de celle de l'organe central d'une communauté sans échan-
ge. Ce dernier dispose déjà d'eux, tandis que l'entrepreneur, dans l'économie d'échan-
ge, doit d'abord les créer.
Là est le point saillant : on le reconnaît à ce que, même dans l'économie d'échan-
ge, la production se ferait sans intérêt, si les entrepreneurs disposaient déjà des biens
dont ils ont besoin. Il est facile de démontrer cette proposition. Dans le circuit normal
du processus de l'économie, aucun agent ne peut réaliser d'autres rendements nets que
le salaire, la rente foncière et le gain de monopole. Il est tout à fait indifférent qu'il
dispose une fois pour toutes de ses moyens de production, ou qu'il doive d'abord se
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 42

les procurer. Car, même dans le dernier cas, ils s'offrent à lui pour ainsi dire d'eux-
mêmes et à des prix tels qu'ils lui reviennent à aussi bon compte que dans le premier
cas. Nous avons exposé ce point dans notre premier chapitre. Il en va autrement s'il
s'agit d'entreprises nouvelles. Si l'entrepreneur dispose déjà des moyens de production
dont il a besoin, il recueille simplement son profit et rien de plus ne se passe. Ce pro-
fit demeure en sa possession non seulement de façon générale, mais encore comme
grandeur homogène d'où aucune fraction ne se détache pour devenir indépendante.
Ses biens deviennent le substrat, les « supports » (Trager) d'excédents, mais d'excé-
dents temporaires, il ne se forme pas de revenu durable Particulier. Si ce revenu
durable existait, les prestations de moyens de production durables subiraient une fois
pour toutes une hausse de valeur, qui, nous l'avons vu, tomberait dans la catégorie de
la rente ou du salaire. Je renvoie aux développements du chapitre précédent, dont tout
ceci découle. L'objection facile à présenter, que l'entrepreneur tient bien compte de
l'intérêt s'il possède déjà lui-même les moyens de production, se résoudra d'elle-même
plus tard; il suffira de voir que c'est là la conséquence d'un intérêt déjà existant.
Contentons-nous ici - le procès étant pour ainsi dire suspendu - de la considération
présentée : dans une économie d'échange, où les entrepreneurs disposeraient toujours
des biens nécessaires et seraient dotés par quelque pouvoir magique de toutes les
prestations dont ils auraient besoin, ne connaîtrait aucun intérêt.

C'est seulement quand il n'en est pas ainsi qu'apparaît l'intérêt. De même que tous
les agios ne constituent pas un profit, de même un intérêt ne se détache pas de tous les
profits. Cela ne se produit que là où les moyens de production nécessaires à l'exé-
cution des plans de l'entrepreneur se trouvent être en possession d'autres agents éco-
nomiques, qui ne participent pas du tout à ses plans; - cette dernière réserve s'impose
car sans cela, le cas serait le même que si l'entrepreneur possédait lui-même les biens
voulus : il y aurait une espèce d'entreprise collective. Une indication importante nous
est fournie par là. Quelle différence établit cette circonstance ? Uniquement celle-ci
que l'organe central de l'économie communiste et l'entrepreneur qui « possède déjà»
les biens nécessaires peuvent s'adonner tranquillement à la production, tandis que
l'entrepreneur qui n'est pas dans cette heureuse situation, a d'abord besoin d'un facteur
particulier, pour soumettre ces biens à sa domination. Dans le processus du circuit
rien d'essentiel n'est rejeté dans l'ombre, si l'on suppose que le moyen en question
consiste dans la possession des produits de la période de production écoulée, mais
l'entrepreneur n'a pas en principe de tels produits à sa disposition en vue de pro-
ductions nouvelles. La propriété privée de moyens de production est pour lui un
obstacle. Le capitaliste l'aide d'une manière patente à surmonter cet obstacle. L'intérêt
est ainsi lié à un agent dont la fonction revient à écarter les obstacles que la propriété
privée oppose à l'évolution : il est donc en dernière analyse, l'effet d'une particularité
qui réside dans la nature profonde de l'organisation en économie privée, il est éliminé
pour ainsi dire par le frottement des plans de l'entrepreneur sur la surface rugueuse
des conditions qui résultent du régime de propriété établi. Ainsi, par une autre voie,
nous revenons à une conclusion déjà apparue dans ce qui précède. Nous verrons plus
tard l'objection suivant laquelle l'intérêt qui, à notre idée, n'apparaît que dans
l'économie d'échange et même uniquement dans l'économie capitaliste d'échange, se
rencontre en fait également hors de cette dernière.

7. Un pas seulement nous sépare encore de la question définitive. Avant de le


faire, je voudrais remarquer que pour nous le problème de l'intérêt a une signification
différente de celle que lui prête la conception habituelle. Il faut être au clair là-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 43

dessus : quand nous parlons du problème de l'intérêt, nous ne pensons pas exactement
au même phénomène que la plupart des théoriciens. Quoique cela saute aux yeux, il
ne sera pas superflu de mettre ce point nettement en lumière.

Pour ce faire, je pars de la distinction générale entre l'intérêt du prêt et l'intérêt


primitif du capital. Par delà la nature du revenu de l'intérêt, cette distinction remonte
jusqu'à des problèmes plus profonds, elle est devenue une des pierres angulaires de la
théorie de l'intérêt depuis qu'on l'a érigée en insistant sur elle comme sur un principe.
Et ce de la manière suivante. La pensée s'est d'abord appliquée à l'intérêt du prêt à la
consommation. Il est naturel qu'elle ait commencé par l'envisager, car, cet intérêt se
présente avant tout comme une branche de revenus indépendants, marquée de carac-
tères nombreux et frappants. Il est plus facile de saisir par la pensée une branche de
revenus distincte de l'extérieur même que d'en saisir une qu'il faut d'abord dégager de
son enveloppe et isoler d'un complexe de divers éléments de revenus; pour cette
raison c'est en Angleterre que l'on a d'abord reconnu la nature de la rente foncière, où
elle n'existait pas seulement comme une pure catégorie économique, mais où elle était
régulièrement payée comme un revenu à part. On a commencé par l'intérêt du prêt à
la consommation pour cette raison que ce prêt était dans l'antiquité et au moyen-âge
la forme la plus connue, la plus importante des prêts. Certes l'intérêt du prêt à la
production existait aussi. Dans l'antiquité classique son action était sensible dans un
monde qui ne philosophait pas, tandis que le monde qui philosophait, n'observait que
fugitivement les choses économiques et n'accordait d'attention qu'à l'intérêt que l'on
pouvait observer dans la propre sphère de sa vie quotidienne. Même plus tard les
éléments réels de l'économie capitaliste n'étaient familiers qu'à un milieu assez fermé,
qui ne subtilisait pas et n'écrivait pas. Le père de l'Église, le canoniste ou le philoso-
phe disciple de l’Église ou d'Aristote, étaient tous ouverts à la compréhension de
l'intérêt du prêt à la consommation, qui était une réalité désagréable dans les limites
de leur propre horizon. De leur sentiment de mépris pour l'usure pratiquée vis-à-vis
des miséreux, et l'exploitation de l'écervelé ou du débauché, de leur réaction contre
l'oppression exercée par l'usurier sort leur hostilité contre le prêt à intérêt, et par là,
s'expliquent les diverses prohibitions de tout intérêt.
L'observation de la vie des affaires et l'affermissement de l'économie capitaliste
firent naître une conception contraire. Il serait exagéré de dire que l'intérêt du prêt à la
production fut rigoureusement une découverte des générations suivantes. Mais,, en
soulignant l'action de cet intérêt, on fit presque une découverte. Grâce à elle on vit
clairement que l'ancienne conception ignorait une partie, et même la partie désormais
de beaucoup la plus importante, du phénomène, et que le débiteur ne devenait pas
toujours plus pauvre en empruntant. Par là le motif le plus, profond de l'hostilité vis-
à-vis de tout intérêt perdait son acuité, et notre science pouvait progresser. Toute la
littérature anglaise sur l'intérêt est remplie jusqu'à Adam Smith de l'idée que le prêt
rend possible un gain dans les affaires. Dans l'esprit du théoricien de l'intérêt, le débi-
teur prospère remplace le malheureux débiteur; un personnage d'un sang nouveau,
l'entrepreneur, remplace la masse pitoyable des pauvres miséreux et des propriétaires
fonciers écervelés autrefois envisagés. Ce personnage nouveau n'est pas très nette-
ment défini, mais il est suffisamment précis. Et c'est de ce point que part notre théorie
même pour tenter d'aller de l'avant.

L'intérêt à la production demeure, lui aussi, pour ce groupe de théoriciens, un


intérêt de prêt. Le profit en est reconnu comme étant la source. Il n'en résulte pas que
le profit est simplement un intérêt, de même que, du fait que la source du salaire est le
montant total de la production, il ne résulte pas que ce montant est tout entier un
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 44

salaire. Si la brièveté et le caractère superficiel des études de ces écrivains, quand ils
traitent de l'intérêt, permettent de les résumer avec quelque précision, on doit en
conclure qu'ils n'ont pas du tout confondu intérêt et profit et qu'ils ne les ont pas
considérés comme identiques. Au contraire - on le voit chez Hume - ils ont ressenti
leur connexion comme formant un problème, bien plus que ce n'eût été le cas s'ils
n'avaient vu dans le profit que l'intérêt du capital personnel. Locke et Steuart témoi-
gnent de tendances analogues. Ils expliquent tous deux le profit d'une manière: qui
n'est pas applicable à l'intérêt du prêt envisagé comme tel, mais à un profit d'une autre
espèce, qui serait la source de l'intérêt du prêt 1. Ces auteurs ont à bon droit ramené
l'intérêt au gain d'affaires, envisagé (Geschäftsgewinn) comme sa source, mais ils
n'ont pas dit que ce gain fût lui-même simplement un cas, le ,cas fondamental, de
l'intérêt. Le profit, selon eux, ne peut pas se traduire par intérêt du capital ou même
par gain du capital, même lorsqu'il se présente dans l'expression de « profit of capital
». Ils n'ont pas résolu le problème de l'intérêt. Ils y ont échoué non seulement parce
qu'ils se seraient bornés par là à ramener, sans l'expliquer, une forme dérivée de
l'intérêt, l'intérêt du prêt, à sa forme primitive et propre, mais surtout parce qu'ils n'ont
pas démontré que le créancier est en état d'obtenir, grâce à son capital prêté, le droit
de participer au profit, pourquoi il en est ainsi, et pourquoi le marché des capitaux se
prononce toujours en sa faveur. C'est plus avant, c'est dans le gain d'affaires que
réside le problème central de la solution de qui dépend aussi la compréhension péné-
trante du phénomène de l'intérêt. Il en est ainsi non point parce que le gain d'affaires
est déjà lui-même l'intérêt véritable, mais parce que son existence est une condition
préliminaire au paiement de l'intérêt à. la production. Sans doute l'entrepreneur est
dans toute affaire la personne la plus importante. Il en est ainsi non pas parce qu'il est
le maître véritable, primitif, typique de l'intérêt, mais parce qu'il est le débiteur
typique d'intérêt.

Un esprit qui s'est engagé sur cette voie peut encore percevoir chez A. Smith les
traces d'une conception selon laquelle le profit et l'intérêt ne coïncident pas. Ce n'est
qu'à partir de Ricardo et de ses épigones que profit et intérêt sont devenus indubita-
blement synonymes. Ce n'est qu'à partir de, ce moment que la théorie en est arrivée à
voir dans le gain d'affaires en général le seul problème, à savoir le problème de
l'intérêt; que la question : « Comment se fait-il que l'entrepreneur réalise un gain
d'affaires ? » devient le problème de l'intérêt. C'est enfin à partir de ce moment que
l'on reproduit exactement la pensée des auteurs anglais quand on traduit leur mot
« profit » par « gain du capital », ou par « intérêt primitif ». On ne se trouve plus alors
en présence de la simple substitution de l'intérêt rapporté par le capital propre, à
l'intérêt stipulé en rémunération d'un capital étranger; on rencontre là l'affirmation
nouvelle que le gain d'affaires de l'entrepreneur est essentiellement un intérêt du
capital. Les facteurs suivants pourraient contribuer à poser d'une façon nouvelle cette
question, qui doit sembler, de notre point de vue, une déviation qu'il faut justifier.

Avant tout il est facile de concevoir que l'on pose ainsi cette question. La rente de
fermage n'est qu'une conséquence de la rente « primitive », à savoir du rendement du
fonds. Elle n'est rien autre que ce rendement lui-même, rien autre que le rendement
net de l'agriculture au point de vue du propriétaire foncier. Le salaire stipulé n'est
qu'une conséquence du rendement du travail, il est simplement le rendement net de la
production au point de vue du travailleur. Pourquoi devrait-il en être autrement pour

1 Par là s'explique la discordance, qui, comme le souligne BÖHM-BAWERK, apparaît au premier


regard dans la théorie de LOCKE. Cf. Kapital und Kapitalzins [Capital et intérêt du capital], 2e
édition, t. I, p. 52.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 45

l'intérêt ? Il faudra des raisons particulières pour faire admettre qu'il n'en est pas de
même de l'intérêt. La conclusion, qu'un intérêt primitif correspond à l'intérêt stipulé,
et que ce premier intérêt est le revenu typique de l'entrepreneur, tout comme la rente
foncière est le revenu typique du propriétaire foncier, cette conclusion paraît si
naturelle, qu'elle semble presque aller de soi. L'entrepreneur se décompte à lui-même
un intérêt de son capital - c'est là un argument inattaquable, s'il en a encore besoin.

L'excédent de valeur du produit sur les biens produits avec dépenses est donc le
phénomène fondamental, de qui dépend aussi l'intérêt. Et cet excédent prend naissan-
ce dans les mains de l'entrepreneur. Qu'y a-t-il d'étonnant que l'on n'ait vu que ce
problème central, et que l'on ait espéré tout régler par sa solution ? quoi d'étonnant
que l'on n'ait vu immédiatement dans cet excédent de valeur que l'intérêt ? On venait
de rompre à peine avec les doctrines superficielles du mercantilisme et on avait réussi
à regarder jusqu'aux biens concrets dissimulés par le voile de la monnaie. On souli-
gnait que le capital consiste en biens concrets, et on s'abandonnait à la tendance qui
fait de ce capital un facteur particulier de production. Une fois avancé jusque-là, on
était obligé de voir dans l'intérêt un élément du prix de cette réserve de biens dont on
a besoin pour produire; on était obligé de faire attention seulement à ce que l'entrepre-
neur réalisait en plus de ses frais au moyen de cet élément. Comme l'intérêt découlait
sûrement du profit et en représentait une partie, le profit ou mieux sa partie la meil-
leure devint insensiblement intérêt, il le devint tout à fait au moment où on rattacha
l'intérêt aux biens concrets dont l'entrepreneur se sert dans sa production. L'objection
que le salaire ne devient pas, lui aussi, un intérêt parce que l'on paie sur lui éventuel-
lement l'intérêt, est moins facile à concevoir qu'on pourrait le croire.

L'analyse insuffisante de la fonction d'entrepreneur a beaucoup contribué à faire


poser cette question en ces nouveaux termes. Il n'est peut-être pas exact de dire que le
capitaliste et l'entrepreneur ont été mis simplement dans le même sac. Mais, en tout
cas, on est parti de l'observation que l'entrepreneur ne peut obtenir de profit qu'à l'aide
du capital entendu au sens de réserve de biens, et on a attribué à cette observation une
importance qu'elle ne mérite pas. On vit - et ce fut tout naturel - dans l'emploi du
capital la caractéristique de l'entrepreneur, et on le distingue essentiellement Par là du
travailleur. On vit, par principe, dans l'entrepreneur l'agent qui emploie les biens de
production, comme on vit dans le capitaliste le fournisseur de biens quelconques. On
ne pouvait dès lors poser autrement la question, qui apparaissait forcément comme
une manière plus précise et plus profonde d'aborder le problème de l'intérêt du prêt.

Cette façon de raisonner devait avoir de lourdes conséquences pour le problème


de l'intérêt. On expliquait l'intérêt du prêt en disant qu'il y avait un intérêt primitif, et
ce dernier se constituait entre les mains de l'entrepreneur. C'était pour l'entrepreneur
qu'était organisé par là tout ce mécanisme. On frayait par là toute une série de fausses
routes. Beaucoup de tentatives d'explications, comme beaucoup de théories du travail
et de l'exploitation, furent alors seulement possibles en tant qu'explications de
l'intérêt. Ce n'est que lorsqu'on rattache le revenu de l'intérêt à l'entrepreneur que l'on
peut songer à l'expliquer directement en partant de sa prestation de travail, de son
travail dans la fabrication des moyens de production, ou de la lutte de prix qui se livre
entre l'entrepreneur et le travailleur. D'autres tentatives, comme toutes les théories de
la productivité, devinrent seulement alors sinon possibles, du moins plus accessibles.
Une théorie, saine et conforme à la réalité, de l'entrepreneur et du capitaliste fut ren-
due par là impossible, il fut plus difficile de reconnaître l'existence d'un profit parti-
culier, et son explication en fut viciée dès le début. Mais la conséquence de beaucoup
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 46

la plus lourde de cette conception fut de créer un problème qui devint comme une
espèce de mouvement perpétuel de l'économie.

L'intérêt, comme l'enseigne l'expérience, est un revenu durable. Il prend naissance


entre les mains de l'entrepreneur. Un revenu durable sui generis prend donc naissance
entre ses mains. La question se pose de savoir d'où il vient. Pendant plus d'un siècle
une armée de théoriciens est montée à l'assaut de ce problème insoluble, de ce faux-
problème, et s'est lancée dans des entreprises désespérées.

Cette conception -nous l'avons démontré - est inexacte, elle est un préjugé. Notre
route se sépare ici de celle des autres théoriciens. A notre avis, ils ont commencé par
dépister le renard jusqu'à sa tanière, puis ils ont sauté dans le vide par-dessus cette
tanière. Ce qu'il faut expliquer, c'est cet excédent des prix des produits sur le coût,
cette amplification de la valeur, que montre la réalité. Nous apercevons là d'abord un
profit. Notre problème de l'intérêt ne prend naissance qu'à un stade suivant, par son
objet même il est donc différent des problèmes habituellement envisagés. Cela a,
entre autres, deux conséquences très importantes. Premièrement nous dépassons ce
mouvement perpétuel de l'économie dont nous avons parlé. Deuxièmement - et il
nous faut le souligner ici - ramener l'intérêt au gain d'affaires signifie pour nous autre
chose, et beaucoup plus que pour la théorie régnante. Pour elle on arrive par là au
seuil du problème, au phénomène de valeur dont l'explication devra d'abord être four-
nie, principalement par la théorie de l'intérêt. Pour nous on arrive à un phénomène de
valeur qui est déjà expliqué, et aussi au seuil d'un problème, mais de moindre
importance. Si la théorie régnante ramène l'intérêt au gain d'affaires, elle se borne à
ramener une forme de l'intérêt à une autre. Si nous en faisons autant, nous assignons à
l'intérêt une place qui nous est déjà familière. La proposition: « il y a un intérêt du
prêt parce qu'il y a un gain d'affaires » n'a pour la théorie régnante que l'intérêt de
formuler de façon plus précise la question pour nous, elle a déjà la valeur d'une
explication. La question « Mais d'où vient ce gain des affaires ? » contient pour la
théorie régnante l'invitation de fournir le plus gros de son travail; pour nous la
question est liquidée; il ne se pose plus que la question : « Comment le revenu de
l'intérêt naît-il du profit ? »

Il nous a fallu attirer l'attention du lecteur sur cette formulation différente et plus
restreinte, de notre problème de l'intérêt, car l'objection serait blessante qui nous
reprocherait de n'avoir fait que ramener, comme on le faisait depuis longtemps,
l'intérêt au gain d'affaires. Par là est justifiée notre insistance répétée à l'égard de
choses que le lecteur aurait pu facilement dire lui-même. Passons maintenant au
dernier principe directeur de notre théorie de l'intérêt.

8. L'excédent, qui est la base de l'intérêt, est obligé en tant qu'excédent de valeur
d'apparaître, dans une expression de valeur. Pour cette raison il ne peut s'exprimer,
dans une économie d'échange, que dans la comparaison de deux sommes de monnaie.
Cela ne saurait être l'objet de la moindre contestation. La comparaison entre des
quantités de biens ne peut rien signifier en soi touchant l'existence d'un excédent de
valeur. Chaque fois qu'on parle, dans un tel ordre d'idées, de quantités de biens,
celles-ci n'apparaissent que comme les symboles des valeurs; si quelqu'un disait que,
pour le prêt d'un rabot, il reçoit par an une planche, on n'apprendrait rien par là. Ce
n'est qu'après avoir été ramenée à une expression de valeur, que cette affirmation
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 47

nous apprend s'il y a un excédent de valeur et de quelle grandeur il est. La pratique


recourt à l'expression monétaire, c'est sous cette seule forme que l'intérêt se présente
empiriquement à nous. Ce fait, nous le devons forcément accepter, mais nous pou-
vons l'interpréter de manières très différentes. Nous pouvons admettre que l'apparition
de l'intérêt sous la forme de monnaie est subordonné à la nécessité d'une mesure des
valeurs, mais que cette apparition n'a rien à voir avec l'essence du phénomène de
l'intérêt. C'est là l'opinion régnante. Selon elle, la monnaie n'est qu'une forme d'ex-
pression et rien autre, l'intérêt prend naissance au contraire sur des biens de nature
quelconque, comme une plus-value de ces biens. Telle est aussi notre conception tou-
chant le profit : pour l'exprimer, on a besoin d'une mesure de valeur - on se servira
donc utilement de la représentation qu'en donne la monnaie; cependant le profit, de
par sa nature, n'a absolument rien à faire avec la monnaie.

On tend à s'écarter aussi vite que possible du facteur monnaie et à transporter


l'explication de l'intérêt dans un domaine OÙ peuvent seuls croître les valeurs et les
rendements, à savoir dans le domaine de la production des biens. Mais ce détour ne
nous est pas possible. Sans doute ce détour correspond à l'intérêt de la monnaie, donc
à l'agio du pouvoir d'achat, à un agio portant sur des biens quelconques. Sans doute,
pour produire au sens technique, a-t-on besoin de biens et non pas de monnaie. Mais,
si nous en concluons que la monnaie n'est qu'un chaînon intermédiaire dont l'impor-
tance est seulement technique, et si nous préférons lui substituer les biens que l'on
s'est procuré en échange, et pour qui, en dernière ligne, l'intérêt a été payé, le sol
manque sous nos pas. Plus exactement, nous pouvons nous écarter un peu de la base
fondamentale de la monnaie et pénétrer dans le monde des agios relatifs aux biens.
Mais il ne faut le faire que très timidement, tout chemin disparaît ensuite car les agios
en question ne sont pas durables; nous voyons aussitôt que ce chemin n'était pas le
bon, car la caractéristique essentielle de l'intérêt est d'être durable.

Il ne sert à rien de soulever le voile de la monnaie pour arriver aux agios de biens.
Si on soulève ce voile, on découvre le vide 1.

Nous ne pouvons donc pas nous éloigner de la base de l'intérêt qui est la monnaie.
C'est là la preuve indirecte qu'une seconde conception mérite d'avoir notre préférence
touchant l'importance qu'a la forme monétaire sous laquelle l'intérêt se présente à
nous ; la forme monétaire n'est pas l'extérieur du phénomène, mais son essence. Une
telle conception ne nous donnerait pas à elle seule le droit de tirer de larges con-
clusions. Mais elle coïncide avec nos développements antérieurs sur les thèmes du
crédit et du capital, et par eux nous comprenons quel est le rôle joué ici par le pouvoir
d'achat. Comme résultat nous pouvons formuler notre sixième principe directeur:
l'intérêt est un élément du prix du pouvoir d'achat envisagé en tant que moyen de
dominer les biens de production. Partout où on considère l'intérêt comme indépendant
du pouvoir d'achat, il y a, sinon une conception fausse à la base, du moins rien de plus
qu'une tournure imagée.

Ce sixième principe que nous énonçons perd beaucoup de son étrangeté, si on


songe qu'il n'attribue pas le moins du monde de rôle productif, au sens propre du mot,
au pouvoir d'achat, qu'il se réfère seulement d'une partie des sources déjà étudiées de
valeur. Par là est réfutée à mon avis l'objection de beaucoup la plus grave. Mais nous
avons encore un gros travail à fournir avant de pouvoir nous approprier définitive-

1 Je ne m'occupe plus ici d'expédients comme de la « réserve des biens de consommation» et de la «


réserve de prestations accumulées de travail et de terre ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 48

ment ce sixième principe. On ne peut que protester ici contre tout rejet a limine de
notre principe, car, durant des siècles, depuis Aristote jusqu'à l'époque d'Adam Smith,
ce principe pouvait faire fonds sur une acceptation a limine. Aujourd'hui les choses
sont telles que nous nous trouvons en face de la phalange serrée de presque tous les
théoriciens. Et rien ne rend un chemin plus impraticable que le fait, pour une longue
file de touristes, de le déclarer tel.

Cette position est d'autant plus curieuse que le fait que l'intérêt varie sur le marché
monétaire avec la demande et l'offre de monnaie, est connu de tous et conduit inévita-
blement à notre conception 1. Ajoutons encore un autre argument. On se mouille
quand on reçoit de la pluie : le fait n'est pas plus évident pour l'homme d'affaires que
le fait que l'intérêt baisse quand les moyens de paiement à crédit augmentent sponta-
nément, c'est-à-dire sans cause provenant d'un mouvement relatif aux marchandises;
et inversement. En effet, si un gouvernement imprimait du papier-monnaie et le
prêtait à des entrepreneurs, l'intérêt ne baisserait-il pas ? Et l'État ne pourrait-il pas en
recevoir un intérêt ? La connexion entre l'intérêt, les cours du change et les mouve-
ments de l'or ne donne-t-elle pas le même enseignement ? Il y a là une masse d'obser-
vations quotidiennes, à laquelle j'ai renvoyé.

Seuls quelques-uns des théoriciens les plus importants ont introduit ces faits dans
la discussion du phénomène de l'intérêt. Sidgwick défend une conception, où, avec
Böhm-Bawerk, je vois essentiellement une théorie de l'abstinence. Il a traité aussi de
l'intérêt dans son chapitre sur la valeur de la monnaie; il l'a mis en relation avec la
monnaie et a reconnu aussi l'influence de la création de pouvoir d'achat sur l'intérêt. «
Il nous faut tenir compte de ce que le banquier produit dans une grande mesure la
monnaie qu'il prête... et qu'il peut facilement arriver à vendre l'usage de ce bien à un
prix réellement moindre que le prix de l'intérêt du capital en général [p.251]. » Cette
phrase contient plus d'un point que nous pouvons approuver. Mais ici le phénomène
manque de toute base solide. De plus, l'auteur ne tire de cette proposition aucune
conséquence pour la théorie de l'intérêt. Il a fait là cependant un pas dans notre direc-
tion en se rattachant à Mac Leod. Davenport 2 s'occupe bien davantage du problème.
Mais lui aussi ne conclut pas. Dans un joli galop il s'approche de bon cœur de
l'obstacle, mais il s'arrête ensuite devant, et se borne à prendre par côté son élan. Les
théories régnantes délaissent complètement le facteur de la monnaie, elles l'abandon-
nent aux auteurs financiers comme une matière technique par principe sans intérêt.
Cette position est si générale qu'elle doit bien reposer sur un élément de vérité ; en
tout cas, elle a besoin d'explication. Les considérations suivantes en rendent compte
peut-être.

Le moins qu'on peut dire en faveur de ces tentatives, c'est qu'elles contestent la
réalité statistique de la connexion entre le taux de l'intérêt et la quantité de monnaie.
R. Georges Lévy 3 a comparé le taux de l'intérêt à la production de l'or, et il a trouvé,
comme il fallait s'y attendre, qu'il n'y a pas de corrélation digne en quoi que ce soit
d'être soulignée. Abstraction faite de ce que la méthode statistique employée était
1 Cf. les déclarations de MARSHALL devant la Commission on the depression of trade en 1886. A
propos de la discussion des rapports entre la quantité d'or et les prix des biens, et parlant d'une
augmentation de la quantité d'or, il dit : je suis d'avis que cette augmentation de l'or agirait
immédiatement sur Lombard street, et inciterait les gens à prêter davantage ; les dépôts et les
crédits augmenteraient et les gens pourraient accroître leur spéculation. L'auteur de tels propos - et
qui pourrait en contester le bien fondé ? - ne peut pas rejeter d'emblée notre conception.
2 Principles of Political Economy.
3 Journal des Économistes.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 49

défectueuse, on n'a pas le droit d'en conclure que le taux de l'intérêt et la quantité de
monnaie n'ont rien de commun. Car il ne faut pas s'attendre à une correspondance
chronologique précise. De plus la réserve d'or des banques n'est pas elle-même pro-
portionnelle à l'étendue de l'octroi des crédits ; or, seul, l'octroi des crédits est impor-
tant pour le taux de l'intérêt. Enfin toute la production d'or n'afflue pas vers l'entre-
preneur.
L'essai de réfutation expérimentale qu'a essayé d'en faire Irving Fisher (Rate 0/
Interest, p. 319 ss.) est tout à fait indigne d'un théoricien de son rang. Seul un statisti-
cien vulgaire pourrait se permettre de rejeter un lien causal, parce qu'il n'apparaît pas
au premier regard. De plus, son tableau des moyennes annuelles ne prouve rien à
l'égard des observations qu'on peut faire dans le détail du trafic monétaire quotidien.
Enfin il a même comparé la circulation monétaire par tête au taux de l'intérêt et par là
il a enlevé toute importance au résultat de la comparaison.

Nous avons là l'occasion de préserver notre théorie d'un malentendu. La quantité


absolue de pouvoir d'achat, ou la quantité du pouvoir d'achat qui est offerte sur le
marché monétaire, ne signifie rien touchant l'intérêt. Les prix pratiqués pour les biens,
le plaisir de l'entreprise, d'une manière générale toutes les données personnelles et
objectives de l'économie nationale fournissent une explication plus profonde de cette
quantité de pouvoir d'achat. L'intérêt, lui aussi, dépend, comme toute l'économie
nationale de leur état et de leurs fluctuations. Mais cela ne contredit nullement notre
conception. On ne doit pas rejeter à la fois le bon et le mauvais, en exagérant une
conception exacte en elle-même.

Nous sommes conduits par là à reconnaître un élément de vérité dans la théorie


qui est hostile à la monnaie. La quantité de monnaie est un facteur beaucoup moins
important que le profane n'est enclin à le supposer, et c'est cette notion qu'il fallait
avant tout faire admettre. Ni des émissions de monnaie de crédit, ni des découvertes
de gisements d'or ne peuvent enrichir un peuple ni le rendre plus prospère. Rien
d'essentiel ne peut être expliqué, en dernière ligne, par des mouvements monétaires.
Et c'est en ce sens déjà que Barbon, et après lui Hume et Smith, soulignaient que
l'intérêt, lui aussi, ne pouvait être payé en échange d'une ombre, mais seulement en
échange de biens véritables. En ce sens c'était juste, et nous acceptons ceci pleine-
ment. Cette connaissance était très précieuse, et la faire admettre fut méritoire. Elle
eut à vaincre deux espèces d'adversaires. Il y avait d'abord les praticiens ordinaires
avec toutes leurs obscurités et tous leurs préjugés fâcheux, dont, aujourd'hui encore, il
n'est pas facile de les détacher. La compréhension nette des liens de causalité essen-
tiels n'était possible que si on se débarrassait de toutes les conceptions fausses qui
voilent les phénomènes du monde des biens, et entourent les concepts de crédit et de
monnaie. A ce groupe appartenaient aussi les théoriciens qui expliquent sans aller
plus loin, l'intérêt comme le prix de la monnaie. Ce n'est pas là une explication, c'est
le néant. Les théoriciens hostiles à la monnaie avaient maille à partir avec les mercan-
tilistes. Les conceptions de ceux-ci, si importantes soient-elles par ailleurs pour notre
science, reposaient ici simplement sur un préjugé populaire et viciaient irrémé-
diablement la discussion des questions de politique commerciale, elles surestimaient
en effet l'importance des importations de monnaie. Il fallait leur opposer que la
monnaie n'est qu'un jeton et que son augmentation est sans valeur.

Ce point de vue implique une exagération fâcheuse, ainsi que nous savons. De ce
que l'intérêt est payé, en dernière ligne, contre des biens, ne résulte pas que la
monnaie n'a rien à voir avec l'intérêt ; de même, de ce que des sommes de monnaie
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 50

sont seulement des jetons, il ne s'ensuit pas qu'aucun événement économique


important ne puisse s'y rattacher. Mais il est clair que, si l'on adopte ce point de vue,
toute tentative pour rattacher l'explication de l'intérêt aux phénomènes du marché
monétaire, et même la simple affirmation d'une relation entre le taux de l'intérêt et la
quantité de monnaie doivent paraître absurdes. Law, Locke, et à leur suite Montes-
quieu, qui affirmaient cette connexion, se virent déjà infliger par Smith [BK., II., ch.
IV) 1 la réfutation qu'ils méritaient. Si on réfléchit à la notion qui est à la base de cette
réfutation, on a immédiatement le sentiment de l'absurde. La monnaie, ce misérable
medium des échanges, doit, dit-on, « créer des valeurs » ou même «produire des biens
» ? Cela est véritablement absurde ; il est moins difficile d'admettre que ce médium
des échanges est capable, suivant les cas, de détourner des valeurs et des biens - à la
création de qui ce médium n'a rien eu à voir - de la voie qu'ils prendraient sans cela, et
les faire remettre à d'autres agents économiques. Cela surprendra moins si l'on peut
assigner à la monnaie une fonction particulière grâce à laquelle elle peut exercer cette
action.

Nier la connexion causale entre le taux de l'intérêt et la quantité de monnaie sur le


marché monétaire est aussi peu défendable qu'affirmer exacte la raison intime de cette
position. Notre théorie est d'accord avec la conception de tout praticien. Donner la
raison du refus qu'on nous oppose importe, car il peut y avoir là un argument contre
notre conception. Cette raison de refus se formulait ainsi : si la quantité de monnaie
augmente, tous les prix montent, par conséquent aussi ceux des biens qui sont des
capitaux et ceux des biens qu'ils permettent de produire moyennant dépenses. La
modification est seulement nominale, elle n'intéresse que l'unité de calcul, et non pas
l'essence du phénomène. Pour cette raison elle ne Peut avoir aucune influence sur le
taux de l'intérêt. Le rapport entre la nouvelle expression en monnaie de l'intérêt et la
nouvelle expression en monnaie du capital doit être le même qu'entre l'ancienne
expression en monnaie de l'intérêt et l'ancienne expression en monnaie du capital.
Cette suite d'idées n'apporte rien de nouveau, elle n'est que la conséquence de la
position générale du principe. De son point de vue, elle est très correcte. On y ac-
quiesçait d'autant plus que chaque baisse historique du taux de l'intérêt - par oppo-
sition aux fluctuations quotidiennes qui nous intéressent ici - trouvait son explication
dans le principe classique de la baisse du taux du profit.

Il faut considérer d'ailleurs que toutes ces idées ne concernent que la monnaie se
trouvant dans la circulation, et qui permet actuellement l'échange des biens du
processus économique normal. Nous ne lui attribuons aucune influence déprimante
sur l'intérêt, tant s'en faut : et ici nous touchons à un point important pour notre
théorie. Si la quantité de monnaie en circulation augmente, tous les prix augmentent.
L'entrepreneur a alors besoin d'un plus grand capital à notre sens, il déploiera donc
sur le marché monétaire une plus grande demande que d'habitude. Par conséquent
l'intérêt lui-même doit monter dans cette mesure ! La monnaie se trouvant en circula-
tion ou affluant déjà vers la circulation, depuis le début de ce mouvement, ne pèse pas
sur le taux de l'intérêt, elle le fait au contraire monter. En agissant sur l'intérêt, cette
quantité de pouvoir d'achat fait opposition à la quantité de pouvoir d'achat, qui attend
dans les mains des capitalistes la demande de l'entrepreneur. L'or nouvellement pro-
duit afflue, pour une part relativement grande, directement sur le marché des mar-
chandises, c'est ce que toutes les extractions d'or ont produit, surtout les extractions
des mines espagnoles. Mais c'est seulement en tant qu'il est emprunté par les
capitalistes et surtout qu'il accroît la réserve des banques que l'or pèse sur l’intérêt. Il
1 Cf. la réfutation brève et frappante qu'en donne A. SMITH, livre II, chap. IV.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 51

était donc très compréhensible que les classiques cherchent, après les découvertes des
mines d'or, les causes du recul de l'intérêt ailleurs que dans l'augmentation de l'or, car
ils ne voyaient pas l'autre rôle de la monnaie; de plus, c'était complètement exact en
fait. D'une façon générale le jeu de ces deux forces qui se contrarient explique - en
dehors de toutes autres circonstances - que, dans les grandes lignes de l'histoire
économique, on ne constate pas l'action de dépression que les augmentations de mon-
naie produisaient sur l'intérêt. Du point de vue théorique cette action est douteuse.
L'intérêt, malgré son expression habituelle en pourcentage, peut se modifier nomina-
lement et s'exprimer d'une autre façon. Cela contribue encore à voiler la quintessence
du phénomène par anticipation sur les modifications de la valeur de la monnaie 1.

Nous- pouvons découvrir d'autres éléments encore de vérité dans le point de vue
des « ennemis de la monnaie » 2. Des praticiens comme des auteurs financiers souli-
gnent souvent de manière inexacte l'importance de la politique de l'escompte et de la
constitution monétaire. Reconnaissons-le : le fait que, par exemple, les banques
nationales peuvent agir sur le taux de l'intérêt est sans valeur pour notre thèse, à
savoir que l'intérêt est lié au pouvoir d'achat ; le fait que l'État peut établir des taxes
pour des prix, ne prouve pas davantage que, de façon générale, les prix s'expliquent
par la taxation de l'État. En agissant sur la monnaie nationale, on peut - pour des
raisons plus ou moins défendables - agir dans un cas particulier sur le taux de l'intérêt,
mais l'importance théorique de ce fait ne va pas loin en soi. Il y a là l'influence exer-
cée sur un prix pour des motifs extérieurs à la matière qui nous occupe. Selon une
opinion très pernicieuse, les profanes croient que la constitution monétaire et une
politique de l'escompte peuvent maintenir le taux de l'intérêt d'un pays de façon
durable plus bas que celui d'autres pays, et que cela peut être très avantageux pour le
développement de l'économie nationale. Il va de soi, l'organisation d'un marché
monétaire est aussi susceptible d'amélioration que celle, par exemple, du marché du
travail, mais rien n'est changé par là à l'essence des phénomènes.

9. Nous voici enfin arrivés au moment où nous allons découvrir la quintessence


du problème de l'intérêt. Il s'agit maintenant du problème suivant : peut-on démontrer
l'existence d'un agio du pouvoir d'achat présent sur le pouvoir d'achat futur ? et
pourquoi ? ou, pour parler comme l'homme de la rue, si je donne une quantité d'unités
de pouvoir d'achat, puis-je m'assurer que l'on m'en rendra plus tard une quantité plus
grande et si oui, pourquoi et dans quelles conditions ?

Notre question porte ainsi sur un phénomène du marché, sur les conditions aux-
quelles ont lieu l'abandon du pouvoir d'achat présent et la restitution du pouvoir futur.
Nous cherchons par là la quintessence du phénomène de l'intérêt sur le marché moné-
taire, d'où s'écoule vers l'industrie le sang qui lui donne la vie, et où s'observent le
plus nettement les relations réciproques de l'industrie et du capital. C'est bien un
processus de la formation de prix que nous voulons examiner. Chaque affaire particu-
lière de prêt est un véritable échange. Il semble peut-être surprenant que l'on échange
1 Cf. FISHER, Rate of Interest, p. 78 et s.
2 Témoin leur mépris justifié pour la connexion causale entre l'intérêt et la quantité de monnaie telle
qu'elle s'exprime dans la forme suivante : s'il y a plus de monnaie présente, la valeur de la monnaie
baisse, et, pour cette monnaie dévalorisée, on paie moins d'intérêt. Il n'y a là rien d'exact. Je n'ai
pas discuté cette conception dans le texte du livre, mais elle a beaucoup contribué à faire reculer
d'effroi les économistes devant cette relation entre l'intérêt et la monnaie.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 52

pour ainsi dire un bien contre lui-même. Il n'est pas besoin d'insister sur ce point da-
vantage après les développements que Böhm-Bawerk a fournis 1 : l'échange de quel-
que chose de présent contre quelque chose d'avenir n'est aussi point l'échange d'une
chose contre une chose identique, cet échange est aussi peu insensé que l'échange
d'un bien qui se trouve en un lieu contre un autre qui se trouve en un autre lieu. De
même que l'on peut échanger du pouvoir d'achat en un lieu contre du pouvoir d'achat
en un autre lieu, on peut échanger du pouvoir présent contre du pouvoir d'achat à
venir. Il est facile de concevoir l'analogie entre une affaire de prêt et un arbitrage de
change, nous recommandons cette comparaison au lecteur pour que sa pensée y
trouve un appui.

Si nous pouvons prouver que, dans certaines circonstances - disons immédiate-


ment dans le processus d'évolution - le pouvoir d'achat présent sur le marché moné-
taire doit comporter régulièrement un agio vis-à-vis du pouvoir à venir, nous aurons
expliqué théoriquement la possibilité d'un courant durable de biens allant aux posses-
seurs de pouvoir d'achat. Le capitaliste peut ainsi se procurer un revenu durable, qui
se comporte en tout comme s'il avait pris naissance dans le circuit, quoique ses
sources ne soient pas individuellement durables et soient les résultats de l'évolution.
Et ni phénomène d'imputation ni phénomène d'intégration ne peuvent rien changer au
rendement net de ce courant de biens. Le processus de la formation des prix qui fait
que pour cent couronnes présentes je puis en recevoir cent cinq à venir n'a rien à
craindre de ce fait. L'intégration du rendement net, qu'il réalise lui-même d'abord, ne
peut pas faire disparaître l'agio. Concernant le prêt je ne puis pas estimer que déjà mes
cent couronnes valent par elles-mêmes cent cinq couronnes, ce n'est que le prêt lui-
même qui me procurera les cinq couronnes supplémentaires. Lorsque je décide de
conclure le prêt, je ne puis donc estimer les cent couronnes qu'à la valeur de leurs au-
tres emplois, qu'à leur valeur dans le circuit, donc à cent couronnes; les cinq cou-
ronnes doivent donc m'apparaître là comme un bénéfice net.

Le phénomène de l'intégration ne peut pas non plus avoir rapport avec le rende-
ment net de l'intérêt. Supposons que je me sois décidé à prêter mes cent couronnes.
De leur possession dépend l'obtention de cent cinq couronnes à venir. Je ne puis donc
rien en débourser sans diminuer le montant de ma fortune, je ne possède donc pas de
revenu net, car dès le début j'ai estimé les .cent couronnes comme équivalent à cent
cinq couronnes potentielles. On peut répondre à cela que, si on accepte cette concep-
tion, le montant de ma fortune elle-même a pour qualité de s'accroître, chaque fois
qu'elle est diminuée par la consommation de l'accroissement (ou intérêt), et cela
proportionnellement au montant de cette fortune. Quelle que soit la manière dont on
s'exprime, on ne peut pas éluder le fait que de la source toujours abondante de profits
toujours nouveaux coulent des agios toujours nouveaux et qu'ils se rattachent au
pouvoir d'achat présent : leur cas se distingue ainsi du cas de tous les biens concrets.
Si on prétendait que tous ces accroissements sans fin doivent être imputés aux cent
couronnes primitives, leur valeur serait donc une grandeur infinie, ce qui, nous le
savons, n'exclut pas l'existence d'un revenu net. On aurait expliqué aussi un courant
continuel de biens allant vers le possesseur du pouvoir d'achat disponible pour de
nouvelles entreprises ; or son explication est le véritable problème. Je suppose ce
point éclairci et que l'on peut faire abstraction de plus longues explications, qui nous
retiendraient trop longtemps et impliqueraient de nombreuses répétitions.

1 Cf. Le capital, t. II.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 53

Indiquons maintenant à combien doit s'élever la valeur totale d'un rendement


infini d'intérêts. Elle ne peut être moindre que la valeur du capital qui fournit ce
rendement, car, si elle était moindre, on pourrait en échange d'elle se procurer ce
capital et l'employer autrement qu'à l'octroi d'un prêt, la valeur de la somme des
intérêts devrait baisser jusqu'à ce que l'égalité soit établie. Et la valeur totale d'un
rendement infini d'intérêts ne peut pas être plus élevée que la valeur du capital qui la
rapporte, car sans cela de pareils capitaux seraient employés à l'octroi de prêts et leurs
valeurs dans les autres emplois monteraient en même temps. Telle est la règle de la «
capitalisation » que nous mettons à la place de la règle de l'addition et que nous em-
ploierons plus tard encore. Ce qu'il y a de primaire dans le processus de la capitali-
sation de rendements durables, c'est le fait des intérêts. Se fondant sur ce fait, on
estime les rendements durables en expression de monnaie, dont la grandeur est égale
à la somme du pouvoir d'achat qui, une fois prêtée, rapporterait un pareil rendement.
D'où résulte que la formation de rendements nets qu'on a démontrés être durables ne
peut pas leur ôter le caractère de rendement net.

Par là nous fournissons une réponse aux trois questions en quoi se décompose le
problème de l'intérêt, si nous pouvons résoudre le problème de l'agio du pouvoir
d'achat présent, lequel problème relève de la théorie des prix. La démonstration qu'il y
a un afflux de biens entre les mains des capitalistes, la démonstration d'un rendement
objectif et durable dont il n'y a rien à défalquer et que le bénéficiaire n'a pas à trans-
mettre à d'autres agents économiques rend complètement compte du phénomène,
explique ipso facto, que ce rendement soit égal à un gain de valeur, qu'il soit un ren-
dement net. Mettons-nous à cette démonstration et développons pas à pas notre
explication du phénomène protéiforme de l'intérêt.

10. Pour procéder méthodiquement, demandons-nous dans quels cas quelqu'un se


voit amené à souhaiter qu'on lui fasse un prêt sous la condition qu'il aura à rendre un
plus grand nombre d'unités de monnaie qu'il n'en a reçu. La chose est facile à
concevoir si on suppose une faiblesse de volonté chez celui qui sollicite le prêt. Si son
horizon n'est pas aussi grand que le demanderaient le milieu de l'économie nationale
où il vit, et sa place dans ce milieu, il peut se faire que l'avenir ne le préoccupe pas au
delà d'un certain point ou qu'il n'ait pas ce point présent aux yeux avec la clarté et le
sentiment de réalité désirables. Aux yeux d'un pareil agent économique cent unités
présentes de monnaie peuvent valoir deux cents unités à rendre dans un plus lointain
avenir; les conditions existent donc pour la réalisation d'un échange avec quelqu'un
qui n'apprécie pas deux cents unités à rendre dans l'avenir ou ne les estime pas aussi
bas que celui qui contracte la lette. Selon ces hypothèses, l'emprunteur serait éven-
tuellement enclin en échange d'un prêt d'une certaine somme dans le présent à con-
clure l'engagement de restituer à l'avenir le double de ces unités de monnaie. Consi-
dérons comme normal l'agent économique à qui il s'adresse. Il exécutera bon an mal
an un processus économique régulier et si, à un moment donné, il dispose des cent
unités de monnaie, celles-ci sont destinées par avance à être déboursées. Faisons
abstraction des réservoirs présents de monnaie - le prêteur ne sera pas, dans ces
conditions, disposé à donner cent unités de monnaie pour le même nombre d'unités de
monnaie dans l'avenir, car par là son économie serait troublée, et l'accroissement
correspondant dans l'avenir de la somme prêtée ne constituerait pas une compensa-
tion. D'après la loi de la valeur-limite décroissante, l'accroissement de la somme dans
l'avenir a moins de valeur que son abandon dans le présent : car, une fois prêtée, cette
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 54

somme laisse des besoins importants non satisfaits et la somme qui s'y ajoute n'en
satisfait que de moins importants. L'emprunteur doit consentir à rendre plus d'unités
de monnaie pour amener le prêteur à conclure le prêt, parce que, d'après nos hypothè-
ses, l'affaire cause à ce dernier un tort. Ce tort peut être exactement mesuré, comme
tout phénomène de valeur. Supposons que, pour le prêteur, le trouble causé à son
économie soit exactement compensé par un accroissement de monnaie à venir, au cas
où, au lieu de cent unités, il en recevra en retour cent vingt. Dans ce cas le prêt lui est
indifférent, il ne lui vaut ni perte, ni avantage. Le prêt pourra se conclure à un prix -
car il est clair que tout ici est question de prix - compris entre cent vingt et deux cents
unités de monnaie à venir. Au-dessous de ce prix le prêteur ne veut pas conclure
l'affaire, au-dessus c'est l'emprunteur qui refuse. La fixation du prix entre ces limites
ne dépendrait, s'il n'y avait l'un en face de l'autre que deux contractants, que de
l'habileté, de la supériorité d'intelligence et de connaissance de la situation de l'une
des parties par l'autre comme dans la théorie générale des prix. On peut dire que le
prix de l'échange est indéterminé, mais le résultat final doit être tel que, pour les deux
parties, le rapport des utilités limites de la monnaie présente et à venir soit en raison
inverse du rapport de l'échange. Certes un échange ainsi isolé n'est qu'un schéma des
phénomènes de l'économie, bien que précisément dans cette sorte de trafic de
semblables cas puissent se présenter pour des raisons patentes. Si on avait en face
l'une de l'autre une armée d'emprunteurs et une armée de fournisseurs de monnaie, un
prix unique se formerait de la même manière que pour toutes les autres marchandises.
En appliquant ici le schéma général de l'échange à ces cas particuliers, nous obéissons
à l'indication des faits sans faire d'hypothèses particulières sur la nature et la fonction
de la monnaie.

On voit ainsi que de pareils cas doivent être fréquents et peuvent se produire dans
un régime sans évolution. D'autres cas semblables sont ceux où surgissent brusque-
ment des besoins nouveaux et passagers, et où se produisent des malheurs qui trou-
blent l'exploitation régulière de l'économie individuelle. Dans toutes ces hypothèses
un agent économique estimera une certaine somme de monnaie présente plus que la
même, future; il sera prêt, pour se la procurer, à accepter la condition de verser dans
l'avenir une plus grande somme. En face de lui il y a des gens qui, au prix d'un ac-
croissement de monnaie dans l'avenir, sont prêts à se soumettre à. l'incommodité qui
réside dans le prélèvement de la somme de monnaie en question sur l'exploitation
régulière de leur propre économie. A chaque moment donné il y aura dans l'économie
nationale une demande de prêts qu'expliquent tous ces facteurs ; de même il y aura
aussi régulièrement une offre de prêts. Tout pareillement que pour les autres biens, il
y aura un prix fixé sur le marché pour cette monnaie prêtée, dans cette mesure les
unités prêtées jouiront dans le circuit d'un petit agio positif et, au cas contraire,
éventuellement, d'un agio négatif.

Cette notion ne contredit notre proposition - que dans le circuit la valeur de la


monnaie est au pair - pas plus que ne contredit la loi du coût la notion que, pour
beaucoup de raisons, le prix d'un bien peut, à l'occasion, être plus ou moins élevé que
le montant de son coût. Cette proposition générale exprime un principe; cette notion
exprime des exceptions à ce principe peu intéressantes en théorie comme en pratique.
Il va de soi qu'une personne qui a un héritage à attendre ou qui peut espérer une
modification de sa situation, estime raisonnablement de la monnaie présente plus haut
que de la monnaie future. Il va de soi que quelqu'un fera l'inverse qui, par exemple,
pense à la diminution du revenu de son travail dans sa vieillesse. Des facteurs de la
première espèce tendent à l'apparition de l'intérêt, de même ceux de la seconde
tendent à l'apparition d'un agio négatif relatif à la monnaie. On ne peut dire de façon
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 55

générale à quel niveau sera le prix de marché de la monnaie. Il est sûr seulement que
l'intérêt aura une importance très petite. Seuls quelques usuriers pourraient vivre.
Payer un intérêt apparaît comme une anomalie. Pour cette raison nous pouvons dire
que nous avons exclu à bon droit l'intérêt du circuit. Il n'est certainement pas un
élément essentiel du processus économique. Laissons donc de côté ce cas et conti-
nuons notre route.

On peut toujours dire de l'emprunteur qu'il reçoit plus qu'il n'a à reverser, en ce
sens que l'utilité de la somme reçue est plus grande pour lui que l'utilité de la somme
qu'il aura à reverser. Il faut au moins qu'il se représente la première valeur comme
plus grande que la seconde, sans quoi en général il ne se lancerait pas dans l'affaire.
Cela va de soi, et ne veut pas dire que le créancier ne pourra pas subir des préjudices
dans un sens quelconque. Dans d'autres affaires aussi on peut être dupé, néanmoins
toutes s'expliquent par l'espoir, réalisé ou non, d'un gain de la part de celui qui, de
fait, subit le préjudice. Ce n'est que parce que l'on a devant les yeux dans notre cas le
type d'un emprunteur écervelé, que notre affirmation paraît étrange. Dans la grande
majorité des cas on ne fait des dettes que parce que et que lorsque l'on espère arriver à
une situation meilleure, et alors le gain d'utilité du débiteur est tout à fait clair.

Cependant l'emprunt ne peut devenir un élément de la vie industrielle, que si le


débiteur reçoit encore dans un autre sens plus qu'il n'a à donner. Le revenu de l'intérêt
ne peut vraiment jouer un rôle dans la vie des affaires que si le débiteur peut acquérir
à l'aide du prêt un plus grand nombre d'unités de monnaie qu'il ne doit en reverser.
Or, dans les limites d'un marché en équilibre, il est impossible que l'on puisse se
procurer avec une certaine somme de monnaie une somme plus grande, Quelle que
soit la manière dont j'emploie selon les possibilités connues et habituelles cent unités
de monnaie, je ne puis pas réaliser avec elles une recette plus grande que cent unités
de monnaie. A quelque production présente que je destine mes cent unités de mon-
naie, je ne réaliserai comme produit pas plus, et souvent moins, de cent unités. Telle
est précisément la caractéristique de l'état d'équilibre qu'il représente toujours - dans
les circonstances données - la meilleure combinaison possible des forces productives.
La valeur de l'unité de monnaie est, en ce sens, nécessairement au pair, car par
hypothèse les gains d'arbitrage ont déjà été tous faits et sont par conséquent exclus.
Si, avec ces cent unités de monnaie, j'achète des prestations de travail et de terre, et si
j'exécute avec elles la production la plus lucrative qui soit, je pourrai écouler le
produit précisément pour cent unités de monnaie, car c'est précisément en égard à
cette possibilité la plus lucrative d'emploi que se sont fixés les valeurs et les prix des
moyens de production, et c'est aussi cette possibilité la plus lucrative d'emploi qui
détermine la valeur du pouvoir d'achat entendue à notre sens.

Ce n'est que dans un processus d'évolution qu'il en va autrement. Alors je puis


réaliser pour mon produit une recette plus élevée que la dépense faite. Si je réalise
une combinaison nouvelle des forces productives achetées en échange de cent unités
de monnaie, et si j'apporte sur le marché un produit nouveau de valeur plus élevée, je
puis réaliser un excédent de valeur. Car les prix des moyens de production ne furent
pas fixés par rapport à cet emploi, mais seulement par rapport aux emplois actuels.
Dans ce cas la possession d'une somme de monnaie est le moyen de se procurer une
somme plus forte. Pour cette raison et dans cette mesure on estimera systémati-
quement dans la vie des affaires une somme présente plus qu'une somme à venir.
Pour cette raison encore les sommes présentes de monnaie - qui sont, pour ainsi dire,
des sommes plus grandes en puissance -ont un agio de valeur et subiront un agio des
prix. Là est l'explication de l'intérêt. Dans l'évolution prêter et emprunter sont une
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 56

partie essentielle du processus économique. Alors apparaissent les phénomènes que


l'on désigne par les expressions de «'manque relatif de capital » et de «retard de l'offre
de capital sur la demande », etc. C'est seulement lorsque et parce que le courant
économique des biens devient plus large et plus riche, que l'intérêt apparaît avec
netteté ; nous restons finalement à tel point sous cette impression, qu'il faut un long
travail d'analyse pour voir que l'intérêt n'apparaît pas toujours ni partout où les
hommes se livrent à l'économie.

11. Considérons maintenant d'un peu plus près le phénomène de la formation de


l'intérêt. Bref, d'après ce qui précède, regardons d'un peu plus près la manière dont se
forme le prix du pouvoir d'achat, expression qui n'implique plus maintenant ni doute
ni obscurité. Nous nous limiterons d'abord au cas, à notre avis, essentiel, et auquel
aboutissent les chapitres précédents, à savoir au cas de l'échange entre capitalistes et
entrepreneurs. Nous suivrons ensuite les ramifications les plus importantes du
phénomène de l'intérêt.

Dans notre conception les entrepreneurs sont les seuls pour qui le pouvoir d'achat
présent ait, de la manière décrite plus haut, une importance plus élevée que sa valeur
dans le circuit. Eux seuls, en effet, peuvent acquérir avec une somme donnée une
somme plus grande, tandis que les autres agents économiques ne le peuvent pas. Nous
saisissons ici la quintessence du phénomène et nous faisons l'hypothèse - on ne peut
trop le répéter - d'une économie nationale dans laquelle les phénomènes de l'évolution
ne sont pas sciemment influencés, exception faite pour les agents économiques
appelés entrepreneurs. Notre affirmation va alors de soi, que seuls les entrepreneurs,
par suite de conditions professionnelles, peuvent estimer plus haut le pouvoir d'achat
présent. Eux seuls sont les représentants de la demande de monnaie présente, de cette
demande qui élève le prix de la monnaie au-dessus du pair tel que nous l'avons défini.

En face des entrepreneurs qui demandent se trouvent les capitalistes qui offrent.
Restons-en d'abord à notre hypothèse, que les moyens de paiement nécessaires à
l'exécution des combinaisons nouvelles doivent être prélevés sur le circuit, hypothèse
déjà faite dans le cas de crédit à la consommation. Dans ce cas il n'y a pas création de
moyens de paiement à crédit. Comme, d'autre part, nous considérons une économie
nationale sans évolution, il n'y a pas de grands réservoirs de pouvoir d'achat inutilisé,
car ceux-ci, nous l'avons montré, ne sont créés que par l'évolution. Dans ces condi-
tions il faudrait appeler « capitaliste » toute personne qui, dans des circonstances
données, serait disposée à céder à l'entrepreneur une certaine somme en la retirant de
son économie, en limitant donc soit ses dépenses de production soit ses dépenses de
consommation. Il nous faut supposer encore que la quantité de monnaie dans l'écono-
mie nationale n'augmente pas par ailleurs, par exemple à la suite de découvertes de
mines d'or. C'est à l'aide de ces données que nous allons traiter le problème de
l'intérêt.

Un trafic d'échange va se développer entre les entrepreneurs et les possesseurs de


monnaie ; il se déroulera comme tout autre trafic. Pour tous les agents économiques
existent des courbes fixes de demandes et d'offres. La demande de l'entrepreneur est
déterminée par le profit qu'il peut faire à l'aide d'une certaine somme de monnaie sur
la base des possibilités entrevues. Supposons, ainsi que nous l'avons fait pour d'autres
biens, que ces courbes de demande sont continues, quoique cela corresponde seule-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 57

ment au principe et non pas au détail des faits. Le prêt de quelques unités de monnaie
seulement ne servira que très peu à l'entrepreneur. La courbe de la demande sera
discontinue en certains points, à savoir là où des innovations importantes sont possi-
bles. La demande tombera brusquement, voire jusqu'à zéro, une fois dépassé un cer-
tain point, à savoir une fois dépassée la somme nécessaire à l'exécution de tous les
plans à quoi l'entrepreneur a pensé. En considérant l'ensemble du processus de l'éco-
nomie nationale, en considérant donc beaucoup d'entrepreneurs, ces circonstances
perdent une grande partie de leur importance, comme le sait chaque théoricien. Pour
cette raison nous pouvons admettre que l'entrepreneur est en état d'adjoindre des
quantités déterminées de profit découlant du prêt aux unités individuelles de monnaie
depuis zéro jusqu'à la limite extrême qui entre pratiquement en considération; de la
même façon chaque agent économique adjoint aux quantités partielles individuelles
de biens quelconques des intensités déterminées de valeurs. Ce qui peut choquer ici
résulte d'une simple commodité d'exposition.

L'estimation que fait chaque agent économique de sa réserve de monnaie en


chaque période économique découle de la valeur subjective que possède chaque unité
de monnaie en vue de l'échange, dans l'état d'équilibre, comme nous l'avons montré
dans le premier chapitre. Ces mêmes règles valent pour un accroissement de monnaie
qui dépasse cette réserve accoutumée. D'où une certaine courbe de valeur pour cha-
que agent économique; selon des principes connus il en résulte une certaine courbe
des dispositions de l'offre sur le marché monétaire 1. Il nous faut décrire maintenant la
«lutte des prix » que soutiennent les entrepreneurs et les fournisseurs éventuels de
monnaie.

Supposons comme point de départ, que l'on ait crié, à titre d'essai, un certain prix
sur notre marché monétaire qui constitue une bourse. Ce prix, d'après nos hypothèses
actuelles, devrait être très haut, puisque chaque fournisseur de prêt pour consentir ce
dernier devrait accepter de troubler sensiblement son économie entière. Admettons
que le prix du pouvoir d'achat présent est exprimé en pouvoir à venir par 140 à un an.
En face d'un agio de 40 %, seuls les entrepreneurs pourront présenter une demande
qui espèrent faire un profit de 40 % ou même plus, tous les autres seront exclus.
Supposons qu'un certain nombre des premiers soient présents. Selon le principe «agir
plutôt avec peu d'avantage que ne pas changer du tout » 2, ces entrepreneurs seront
disposés à accepter ce taux pour une quantité déterminée de pouvoir d'achat. De
l'autre côté du marché, chez les fournisseurs de monnaie, il y aura des gens qui n'ac-
cepteront pas de prêt à ce taux. Tous ceux qui n'ont que de petits revenus s'impose-
raient, en accordant ce prêt, de telles privations pour le temps de sa durée, que même
un important accroissement futur ne représenterait pas pour eux une compensation
suffisante. A supposer qu'un certain nombre de personnes tiennent cette compensation
pour suffisante, elles se demanderont quelle devra être la grandeur du prêt ,qu'elles
voudront accorder. Ce n'est que jusqu'à une certaine somme que ces 40 % sont une
compensation suffisante ; pour chaque prêteur il y a une certaine limite au delà de
laquelle la grandeur du sacrifice dans la période économique présente dépasserait
celle de l'accroissement d'utilité dans la suivante. Du point de vue économique, il faut
que le prêt soit si considérable qu'un prêt supplémentaire provoquerait un excès d'in-
convénient ; aussi longtemps en effet qu'il est petit, l'emprunt d'autres quantités de

1 Cf. pour plus de détails: L'essence et le contenu Principal de l'économie nationale théorique, liv.
II. Il ne s'agit pas ici d'un exposé minutieux de la théorie des prix.
2 Cf. v. BÖHM-BAWERK, Le capital, t. II.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 58

monnaie à ce même tarif engendrerait un excédent d'avantages auquel, d'après des


principes généraux, ne renoncera aucun agent économique.

Offre et demande sont donc nettement déterminées à chaque criée de prix. Si, par
hasard, elles étaient toutes deux aussi élevées, on en resterait à ce prix, donc, dans
notre cas, à l'intérêt de 40 %. Si cependant les entrepreneurs peuvent, à ce tarif,
utiliser plus de monnaie qu'il n'en est offert, ils vont alors enchérir, quelques-uns vont
faire scission, de nouveaux fournisseurs de monnaie vont apparaître jusqu'à ce que
l'égalité s'établisse. Si les entrepreneurs ne peuvent à ce tarif utiliser autant de mon-
naie qu'il en est offert, les fournisseurs de monnaie vont faire des offres au rabais;
quelques-uns d'entre eux vont disparaître, de nouveaux entrepreneurs vont apparaître
jusqu'à ce que l'égalité s'établisse. Ainsi, sur le marché monétaire comme sur tout
marché, un certain prix du pouvoir d'achat va s'établir dans cette lutte pour l'échange.
Et comme, en règle générale, les deux parties estiment plus la monnaie présente que
la monnaie à venir - l'entrepreneur parce que la monnaie présente signifie pour lui
plus de monnaie à venir, le fournisseur de monnaie parce que, selon nos prémisses, la
monnaie présente assure le cours régulier de son économie, tandis que la monnaie à
venir s'ajoute simplement au revenu de son économie - le prix sera pour ainsi dire
toujours au-dessus du pair ; il est cependant à croire que la demande des entrepre-
neurs est parfois si petite qu'elle peut être satisfaite par l'offre de ces fournisseurs de
monnaie à qui l'on fait plaisir en prenant leur monnaie.

Le détail ne nous important pas, mais seulement le principe, nous avons choisi
une forme brève et simple d'exposé. Comme, d'autre part, le prélèvement de la mon-
naie sur ses emplois ne joue pas un grand rôle et que son étude n'a pour nous que la
valeur d'une démarche préliminaire, nous n'examinerons pas toutes les perturbations
qu'une pareille soustraction provoquera dans l'économie ainsi que leurs conséquences.
Il y a bien d'autres choses que nous n'approfondissons pas davantage, car elles ne
nous apprendraient rien d'intéressant. Il faut toujours avoir présent à l'esprit
l'influence du facteur-risque, mais il n'y a. pas de raison pour insister sur ce fait que le
taux de l'intérêt du marché, dans un cas individuel, varie aussi en corrélation avec le
risque qu'offre l'entreprise en question. Cela va de soi. De même il est clair que le
marché des prêts, non seulement fonctionne avec une perfection aussi relative que
tous les autres marchés, mais encore souffre de ce que le fournisseur de monnaie
habituel - c'est-à-dire sans couverture et sans garantie -ne consent de prêt qu'aux
entrepreneurs qui lui sont connus et dont, en une certaine mesure, il comprend et
approuve les plans. Cela augmente la difficulté d'établissement de la libre concur-
rence. Toutes ces choses et d'autres analogues sont de celles qui gagnent à être
négligées.

Le résultat de toute notre discussion peut être exprimé dans, la « théorie du couple
limite», comme le résultat de tout processus de la formation des prix. D'une part,
l'intérêt sera égal au profit du « dernier entrepreneur», bref de l'entrepreneur qui
consent au prêt, lorsqu'il y a encore un certain pouvoir d'achat, offert à un certain
taux, à écouler et que ce taux n'est pas déprimé par là. Et c'est précisément l'entre-
preneur qui, au cas d'exécution de son plan, espère un profit, qui rend possible le
paiement de l'intérêt. Compte tenu du facteur diversité des risques, rangeons les
entrepreneurs selon la grandeur des profits - très différents - qu'ils espèrent réaliser,
de sorte que la première place est occupée par celui qui a le plan le plus lucratif, la
suivante par celui dont le plan est immédiatement après le moins lucratif et ainsi de
suite ; nous trouvons aussitôt que la capacité d'échange des entrepreneurs baisse plus
nous allons loin dans notre série : celui qui compte sur un gain élevé peut consentir et
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 59

consentira de fait un taux d'intérêt plus élevé que tous ceux dont les plans n'envi-
sagent que des gains moindres. Si nous imaginons que cette série est continue, il y
aura toujours au moins un entrepreneur dont le gain égalera précisément l'intérêt ; cet
entrepreneur se trouvera placé entre ceux qui font des gains plus élevés et ceux qui
sont exclus de prêt sur le marché, parce que leur gain serait moindre que l'intérêt à
payer en tous les cas. Il en est ainsi en théorie stricte. En pratique même le «dernier »
entrepreneur ou l' « entrepreneur-limite » devra conserver un petit excédent, mais il y
aura toujours des entrepreneurs pour qui cet excédent sera si petit, qu'ils ne pourront
présenter de demande de pouvoir d'achat que pour l'intérêt alors établi et non pour un
intérêt tant soi peu plus élevé. Ceux-ci ont alors la position qui correspond à la
position théorique de l'entrepreneur-limite. Ainsi en tous les cas l'intérêt doit -être
égal au profit le plus petit qui peut encore être réalisé de fait. Par cette proposition
nous nous approchons de la conception qui est valable aussi par ailleurs, sans
cependant nous en approprier l'essence.

L'intérêt doit, d'autre part, être aussi égal à l'estimation que fait un dernier « capi-
taliste » ou un « capitaliste limite » de sa monnaie. L'idée d'un pareil capitaliste-limite
s'acquiert mutatis mutandis comme celle de l'entrepreneur-limite. Donc en rangeant
aussi en une série les fournisseurs de monnaie : à la première place se trouve placé le
fournisseur de monnaie qui estime le moins l'unité de sa monnaie, soit par suite de la
grandeur de son revenu, soit par suite de besoins moindres, soit, ce qui sera la règle,
pour les deux motifs à la fois, etc. On peut s'en remettre au lecteur du soin de
développer ces idées. De ce point de vue on voit facilement que l'intérêt doit être tou-
jours égal à l'estimation du dernier fournisseur de monnaie, et en outre que le chiffre
de cette estimation doit toujours être égal à celui de l'estimation du dernier entre-
preneur. On voit aisément comment on peut prolonger ce résultat; cela a souvent été
montré déjà dans la littérature économique. Un seul point a encore besoin d'être
souligné. Cette estimation que fait le dernier fournisseur de monnaie repose sur l'inté-
rêt qu'a celui-ci au cours normal de son économie; on peut l'exprimer en disant que le
prêt implique pour le capitaliste-limite un sacrifice-limite qui correspond à l'estima-
tion que l'accroissement de monnaie équivaut à l'intérêt reçu chaque fois. L'intérêt est
donc aussi égal au plus grand sacrifice ou au « sacrifice limite » qu'il faut consentir
pour satisfaire la demande de monnaie qui existe pour un taux déterminé d'intérêt. Et
par là nous nous approchons de la théorie de l'abstinence, sans voir pourtant dans l' «
attente » en tant que telle un sacrifice véritable et sans pénétrer de manière objective
dans la sphère de cette théorie de l'intérêt.

12. C'est ainsi que l'intérêt se formerait si l'évolution industrielle était financée
grâce aux ressources du circuit. Mais l'on paie aussi intérêt pour du pouvoir d'achat
créé ad hoc, à savoir pour des moyens de paiement à crédit. Cela nous ramène au
résultat développé dans les second et troisième chapitres de ce livre ; il est temps
maintenant de l'introduire ici. Nous avons vu que, dans une économie nationale
capitaliste parfaite, l'évolution industrielle pouvait, en principe, être exécutée à l'aide
de moyens de paiement à crédit. Servons-nous maintenant de cette conception, et
rappelons-nous en même temps que les grands réservoirs de monnaie actuels se
constituent seulement par suite de l'évolution et ne doivent donc pas entrer ici d'abord
en ligne de compte.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 60

L'introduction de ce facteur modifie notre tableau actuel de la réalité, mais ne le


rend pas inutilisable dans ses traits fondamentaux. Ce que nous avons dit du « côté
demande » que présente le marché monétaire reste pour l'instant tel quel. La demande
avant comme après part des entrepreneurs, de la même façon que dans le cas traité à
l'instant. Ce n'est que du côté offre que se produit plus d'une modification. L'offre
repose maintenant sur d'autres phénomènes, elle paraît être une source nouvelle de
pouvoir d'achat d'une espèce différente et ne pas jaillir dans le circuit de l'économie.
L'offre émane maintenant de personnes différentes, de « capitalistes » qui correspon-
dent à une autre définition et que nous appelons, selon ce que nous avons dit plus
haut, des « banquiers ». Le trafic d'échange, à qui l'intérêt doit dans ce cas sa nais-
sance, et qui, d'après la conception ici exposée, en constitue aussi le noyau, - auquel
se rattachent d'ailleurs dans l'économie nationale moderne tous les autres actes
d'échange relatifs à la monnaie - se passe entre l'entrepreneur et le banquier. C'est un
effet de plus qui résulte des deux notions suivantes : premièrement, à la monnaie est
imparti un rôle essentiel et indépendant dans l'évolution économique; deuxièmement,
ce rôle peut être rempli par des moyens de paiement à crédit (en principe ils le
remplissent seuls et, de fait, ils le remplissent pour la part principale) ; on reconnaît
en général dans les ouvrages sur la banque qu'un crédit bancaire doit être considéré
comme monnaie du point de vue qui nous intéresse ici.

Nous aurons saisi le trait fondamental du phénomène de l'intérêt, si nous pouvons


indiquer les conditions de l'offre des moyens de paiement à crédit. Nous venons
d'apprendre par quels facteurs cette offre est réglée : le prêteur prend en considération
d'abord les insuccès possibles des entrepreneurs et par ailleurs la possibilité du
remboursement des moyens de paiement faits à crédit. Éliminons le premier facteur.
Nous n'avons en effet qu'à considérer qu'un supplément pour le risque concret est
contenu une fois pour toutes dans le « prix du prêt au pair » : si l'expérience montre
qu'un certain pourcentage des prêts est irrécouvrable, nous dirons que le banquier
reçoit en retour la même somme qu'il a prêtée, s'il reçoit 1,01%, de toutes les créances
remboursées. La grandeur de l'offre n'est donc déterminée que par le second facteur,
c'est-à-dire par la considération qu'il faut éviter une différence de valeur entre le
pouvoir d'achat nouvellement créé et le pouvoir présent. Montrons maintenant que le
processus de la formation de la valeur et du prix provoque aussi au profit du nouveau
pouvoir d'achat un agio, donc un intérêt.

Songeons d'abord à la source d'où devrait venir continuellement pour le banquier


un revenu, même si, en soi et d'après la nature de la chose, aucun agio du pouvoir
d'achat n'existait comme tel. L'activité du banquier, le choix entre les entrepreneurs
désireux d'obtenir un prêt, la décision à prendre quant à la nature et la mesure de ce
prêt constituent un travail professionnel d'une difficulté connue. On ne s'y livrerait
pas sans la perspective de quelque rémunération. Sans cette rémunération il n'y aurait
pas de banquier qui crée un pouvoir d'achat et, en admettant qu'il y ait une évolution
économique à caractère capitaliste, les entrepreneurs devraient recueillir la monnaie
nécessaire chez des personnes privées selon la façon décrite. Pour cette raison le
banquier qui leur épargne ce travail devrait recevoir un revenu semblable à un salaire,
peut-être sous la forme de commission. Mais, en réalité, cette commission à toucher
ne joue aucun rôle, parce que précisément l'intérêt existe qui s'explique par d'autres
raisons, mais qui offre au banquier une compensation pour son activité.

Dans le cas traité plus haut il n'était pas absolument impossible qu'il puisse s'en-
suivre un intérêt négatif. Celui-ci pourrait apparaître, si la demande de monnaie pour
de nouvelles entreprises était moindre que l'offre des gens à qui l'on « fait plaisir » en
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 61

acceptant temporairement leur monnaie. Mais ici ce n'est pas possible. Le banquier,
qui recevrait en retour moins qu'il n'a donné, subirait une perte, il lui faudrait combler
le déficit, car il ne pourrait pas complètement « désarmer » - suivant notre langage -
les créances qui refluent vers lui. L'intérêt ne peut donc pas descendre ici au-dessous
de zéro.

En général l'intérêt se tiendra au-dessus de zéro. Et ce, pour la raison que la


demande de pouvoir d'achat des entrepreneurs se distingue de la demande habituelle
des biens par un point important. La demande qui a lieu dans le circuit doit toujours
être appuyée par une offre présente de biens, sans quoi elle n'est pas « effective ». La
demande de l'entrepreneur en fait de pouvoir d'achat, à l'inverse de sa demande de
biens concrets, dont il a également besoin, n'est pas liée à cette condition. Au con-
traire, elle ne trouve sa limite que dans la condition, beaucoup moins restrictive, que
l'entrepreneur sera en état plus lard de payer le prix du prêt. Même si ce prix était un «
prix au pair » et ne contenait aucun supplément pour l'intérêt, l'entrepreneur ne pré-
sentera de demande que s'il peut faire un gain grâce à ce prêt - en cas contraire tout
désir lui en manquerait et il ne faudrait pas considérer son entreprise comme orga-
nisée en vue du succès économique -; nous sommes donc autorisés à dire que la
demande de l'entrepreneur n'est pas liée à cette condition, qu'elle est effective à la
condition qu'elle puisse réaliser un gain avec l'aide du prêt. Nous entrevoyons par là
la relation entre l'offre et la demande. Dans chaque état habituel de l'économie natio-
nale le nombre des innovations est pratiquement illimité comme déjà vu au second
chapitre. Même l'économie nationale la plus riche n'est pas absolument parfaite et ne
peut l'être. On peut toujours améliorer; ce sont des circonstances données et non pas
la perfection de l'état présent qui mettent des bornes à cet effort vers des améliora-
tions. Chaque pas en avant ouvre des perspectives toujours nouvelles et plus gran-
dioses. Chaque perfectionnement nous éloigne davantage de l'apparence d'avoir
atteint la perfection absolue. Aussi la possibilité de gain et, avec elle, « la possibilité
de demande» sont-elles d'une grandeur illimitée, la demande d'intérêt égal à zéro est
donc toujours plus grande que l'offre, qui, si grande soit-elle, est toujours limitée.

Ces possibilités de profit sont néanmoins sans force et sans vie, si elles ne sont
pas soutenues par la personnalité de l'entrepreneur. Jusqu'ici nous savons que des
innovations rapportant un gain sont « possibles » dans la vie économique, mais nous
ne savons pas si les agents économiques en profitent de fait dans une mesure telle que
la demande de pouvoir d'achat à intérêt égal à zéro soit toujours plus grande que
l'offre. Et qui plus est : le fait qu'il y a des économies nationales sans évolution nous
montre que des individus aptes à exécuter de telles innovations peuvent faire complè-
tement défaut. Ne peut-on déduire qu'éventuellement de tels individus peuvent être en
si petit nombre que l'offre n'est pas épuisée et se trouve plus que suffisante pour la
satisfaction de tous ? Il n'y aurait même par dans ce cas de création de pouvoir d'achat
et l'offre de moyens de paiement à crédit disparaîtrait tout à fait 1, si se maintenait une
demande insuffisante de pouvoir d'achat ou s'il n'y avait pas de demande. Normale-
ment et abstraction faite de répercussions brèves et vite surmontées, il ne peut arriver
que la demande de monnaie des entrepreneurs, si elle est, existe de façon sensible
dans l'économie nationale, soit plus. petite que l'offre d'intérêt égal à zéro. La raison
en est la suivante : comme nous le verrons en détail au chapitre VI, l'apparition d'un
entrepreneur rend plus facile l'apparition d'autres entrepreneurs. Les résistances

1 Pour éviter des malentendus, remarquons qu'il serait possible que le trafic du circuit fonctionnât
grâce à des moyens de paiement a crédit. Ceux-ci circuleraient sans intérêt et au pair. Mais un
intérêt est nécessaire pour qu'il y ait un motif de créer davantage de moyens de paiement à crédit.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 62

auxquelles se heurtent les nouveautés diminuent au fur et à mesure que la collectivité


sociale est plus accoutumée à l'apparition de pareilles nouveautés, et les difficultés
techniques, de fondation d'entreprises nouvelles diminuent parce que les. relations
une fois établies avec les marchés étrangers, les formes de crédit une fois créées, etc.,
profitent à tous les imitateurs des. premiers pionniers. Il y a donc d'autant moins de
circonstances nécessaires pour devenir entrepreneur que plus de personnes ont déjà
fondé avec succès des entreprises nouvelles. C'est un fait d'expérience que, dans ce
domaine comme en tout autre, les. succès tendent en quelque manière à élargir leurs
sphères; toujours plus de personnes voudront et pourront se mettre à l'exécution de
combinaisons nouvelles. La demande de capital engendre d'elle-même une demande
toujours nouvelle. C'est pour cette raison que, sur le marché monétaire, l'offre effec-
tive, si grande soit-elle, est cependant limitée et répond à une demande effective, qui
ne connaît aucune limite déterminée: c'est là ce qu'il. fallait démontrer.

Pour ce motif, l'intérêt doit s'élever au-dessus de zéro. Mais, sitôt qu'il monte à un
certain taux, beaucoup d'entrepreneurs disparaissent, et dès qu'il s'élève la plupart se
retirent. Les possibilités de gain sont pratiquement illimitées mais elles sont de gran-
deurs différentes et la plupart d'entre elles sont petites. La, hausse du taux de l'intérêt
accroît à nouveau l'offre qui n'est pas, fixe, néanmoins l'intérêt se maintiendra. Une
lutte pour la fixation des cours éclate sur le marché, nous ne voulons pas la décrire
une fois de plus; à chaque moment, sous l'influence de tous les. éléments de l'écono-
mie, s'établit pour le pouvoir d'achat un prix déterminé qui doit contenir un intérêt.

Telle est la forme que le phénomène devrait prendre, si l'évolution capitaliste


partait d'un état sans évolution. Je ne prétends pas que l'intérêt se soit développé ainsi
historiquement. Dans le cas que nous venons de traiter, je n'envisage que son type le
plus pur, qui nous montre jusqu'à quel point il est le fruit de l'évolution capitaliste et
que rien ne lui correspond dans l'économie extra-capitaliste. Il n'y a rien d'insensé à
supposer que les traits essentiels d'un phénomène n'apparaissent que peu à peu dans
toute leur netteté. Il n'est pas logiquement impossible d'opposer ces traits essentiels à
un état d'où tous les stades antérieurs de l'évolution sont absents. On s'en aperçoit
quand on observe ce qu'il advient de cette description lorsqu'on laisse tomber ce qui
n'est, en principe, qu'accessoire. Construire par la pensée une image de la réalité, est
une chose, et décrire la réalité historiquement en est une autre. Du point de vue
historique je prétends seulement que l'intérêt n'apparaît, avec son importance
caractéristique, que dans les sociétés à économie capitaliste, qui supposent franchis
les degrés primitifs de culture. Il est certain que l'intérêt est issu du gain commercial,
car il n'est en lui-même que salaire ou que profit 1.

13. Il nous faut maintenant grouper autour du principe fondamental du phéno-


mène de l'intérêt les faits expérimentaux jusqu'à présent exclus. Énumérons d'abord
par opposition au pouvoir d'achat nouvellement créé toutes les sources de pouvoir
d'achat présent, qui alimentent le grand réservoir du marché monétaire : nous montre-
rons ensuite comment le taux de l'intérêt s'étend à partir de sa base étroite à toute

1 Notre affirmation théorique ne va pas à l'encontre de l'affirmation historique, que la première


grande source de gains fut le commerce. Nous contestons seulement que l'intérêt commercial
primitif fût de l'intérêt.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 63

l'économie d'échange, pénètre toute l'économie nationale, si bien que le phénomène


de l'intérêt semble occuper une place bien plus grande que l'on ne devrait s'y attendre
d'après notre théorie. Ce n'est qu'à condition d'épuiser ces deux questions qu'on peut
considérer le problème comme résolu.

La première tâche n'offre pas de difficultés. Avant tout, comme nous l'avons dit,
chaque phase concrète de l'évolution se fonde sur un legs de la précédente. Un
réservoir de pouvoir d'achat peut se constituer avec les éléments qui ont été créés par
l'économie d'échange précapitaliste, et il y aura toujours dans l'économie nationale
des quantités plus ou moins grandes de pouvoir d'achat, qui seront à la disposition de
nouvelles entreprises de façon durable ou pour un certain temps. Quand l'évolution
est en plein essor, un courant toujours plus grand de pouvoir d'achat disponible afflue
sur le marché monétaire. Nous distinguerons trois éléments : 1° Le profit est, pour la
plus grande part, utilisé de cette manière, il est «investi ». Il est tout à fait indifférent
en principe qu'un entrepreneur investisse son profit dans sa propre entreprise, ou que
la somme en question lui soit fournie, en partie ou en totalité, sur le marché. 2° Lors
de la retraite des entrepreneurs ou de leurs héritiers qui abandonnent la vie active des
affaires, si cette retraite amène une dislocation de l'entreprise,des sommes plus ou
moins grandes deviennent disponibles, sans que toujours et nécessairement d'autres
sommes y soient liées. 3° Enfin ces gains que l'évolution fait refluer vers d'autres
personnes que les entrepreneurs, et qui reposent sur des répercussions de l'évolution,
arrivent, en fractions plus ou moins grandes, directement ou indirectement, sur le
marché. D'ailleurs ce processus est tout accessoire; il ne suffit pas, pour le marquer,
de dire que cette somme doit sa naissance à cette seule évolution. C'est le fait de
l'intérêt, c'est la possibilité pour chaque somme de monnaie de recevoir un intérêt, qui
provoque ce courant du pouvoir d'achat disponible vers le marché monétaire. L'obten-
tion de l'intérêt est la seule cause qui guide en cette affaire ses possesseurs ; s'il n'y
avait pas d'intérêt, ils cacheraient en lieu sûr comme un trésor leur pouvoir d'achat ou
se procureraient avec lui des biens quelconques.

Il en est de même d'un autre facteur. Nous avons vu que l'importance de l'épargne
serait relativement très petite dans une économie nationale sans évolution 1. Quand on
parle de la grandeur des épargnes annuelles d'un peuple moderne, on n'a en vue que la
somme de ces gains de l'évolution, qui ne deviennent pas des éléments de revenu.
L'importance de l'épargne, au sens propre du mot devrait ne jamais être assez grande
dans l'évolution, pour jouer un rôle déterminant pour les besoins industriels; cepen-
dant une nouvelle espèce d'épargne apparaît, qui faisait défaut dans l'économie natio-
nale sans évolution : c'est l'épargne « au sens propre ». Le fait que l'on peut s'assurer
par le prêt d'une somme de monnaie un rendement durable de monnaie, ajoute comme
motif nouveau d'épargner. Mais ce motif n'est pas complètement nouveau. On peut
penser que précisément parce qu'une somme d'épargne s'augmente d'elle-même et que
parfois son utilité-limite tombe automatiquement, on épargnera moins que si l'on ne
recevait aucun intérêt. Mais le fait de l'intérêt, qui rend possible un nouveau mode
d'emploi de la monnaie épargnée, conduit de façon sensible à une augmentation et à
une augmentation considérable de la «fabrication » de l'épargne, ce qui ne veut pas
dire que chaque augmentation de l'intérêt doive avoir nécessairement pour conséquen-
ce une augmentation proportionnelle ou même une simple augmentation de l'épargne.
Il s'ensuit que la « fabrication » de l'épargne que l'on peut observer en fait est, en
partie, une conséquence de l'intérêt existant. Il y a donc là un courant accessoire qui
porte du « pouvoir d'achat » vers le marché monétaire.

1 Cf. le chapitre II.


Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 64

Une troisième source qui alimente le marché monétaire est constituée par cette
quantité de monnaie, qui est toujours oisive pour un temps plus ou moins long, et qui
est, elle aussi, offerte, si on peut obtenir en échange un intérêt. Elle est constituée par
le capital d'exploitation momentanément disponible, etc. Les banques rassemblent ces
sommes et une technique extrêmement développée permet que chaque unité de mon-
naie, même s'il faut la tenir prête pour une dépense qui peut être imminente, contribue
à l'augmentation de l'offre de pouvoir d'achat. Il faut faire place ici à un autre fait
encore : nous avons vu que l'on ne doit pas chercher l'essence des moyens de paie-
ment à crédit et l'explication de leur existence dans l'effort fait vers « une épargne de
monnaie métallique ». Les moyens de paiement à crédit sont cause que l'on emploie
moins de monnaie métallique qu'on le ferait, si brusquement ces mêmes transactions
devraient être exécutées avec de la seule monnaie métallique. Mais ces transactions
ne sont réalisées qu'à l'aide de moyens de paiement à crédit ; pour faire face à ce
besoin de monnaie métallique, qui se serait développé s'il n'y avait pas de moyens de
paiement à crédit, il n'y a pas jusqu'ici d'épargne de monnaie. Ajoutons que la techni-
que bancaire emploie encore ailleurs les moyens de paiement à crédit. Abstraction
faite des moyens de paiement à crédit, que fait naître le processus de l'évolution, les
banques désireuses d'augmenter la quantité de pouvoir d'achat qui leur donne intérêt,
réalisent par la voie du crédit. des transactions différentes de celles exécutées jusqu'ici
à l'aide de la monnaie métallique : de nouveaux moyens de paiement à crédit sont
créés par la technique monétaire, donc il en résulte une augmentation nouvelle de la
quantité disponible de monnaie.

Tous ces facteurs augmentent l'offre de monnaie sur le marché monétaire et, par
leur pression, abaissent l'intérêt au-dessous du niveau qu'il aurait si ces facteurs nou-
veaux n'existaient pas. Ils le feraient tomber bien vite à zéro, si l'évolution ne créait
pas toujours de nouvelles possibilités d'emplois. Chaque fois que l'évolution est
stagnante, le banquier sait à peine quel emploi donner aux fonds disponibles; souvent
il est douteux que le prix du pouvoir d'achat contienne plus que le remboursement du
capital prêté augmenté de la prime de risque et de la rémunération du travail.

C'est surtout sur les marchés monétaires d'États comprenant un grand nombre de
rentiers que le fait de la création de pouvoir d'achat passe souvent au second plan ; on
a souvent l'impression que le banquier n'est rien qu'un intermédiaire entre ceux qui
cherchent un crédit et ceux qui le fournissent ; sur cette impression reposent tant la
théorie économique de l'intérêt que la théorie de la technique bancaire. Il n'y a plus
qu'un pas à faire pour remplacer ensuite la monnaie des fournisseurs de crédit par les
biens concrets dont l'entrepreneur a besoin, ou par les biens concrets dont ont besoin
ceux qui remettent à l'entrepreneur les moyens de production nécessaires.

Ce que nous venons de dire explique d'autres faits très connus de la vie des
affaires. Ainsi s'explique que les entrepreneurs, à chaque moment, travaillent le plus
souvent avec leur propre capital, avec une somme de pouvoir d'achat qui correspond à
des biens déjà vendus par eux. Ce fait se rattache à d'autres tels que les suivants: les
entrepreneurs de cette catégorie obtiennent beaucoup plus facilement du crédit que
des entrepreneurs sans fortune ; - dans les débuts de la période capitaliste, d'autres
personnes que celles qui avaient déjà de la fortune ne purent pas devenir facilement
entrepreneurs ; - ces faits combinés firent qu'il fut difficile à la théorie comme à la
pratique de distinguer entre entrepreneur et capitaliste. Ils ont aussi conduit à chercher
l'essence du revenu d'intérêt dans le succès de la production envisagé comme tel. Pour
notre part, nous verrons dans l'intérêt un élément particulier, comme le salaire et la
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 65

rente foncière. Nous envisageons de même le cas où un entrepreneur fournit du crédit


à un autre en attendant son paiement, par exemple, en ne se faisant pas établir une
lettre de change, qu'il reçoit tout escomptée. Il faut ranger ici aussi le cas du banquier
travaillant avec sa propre fortune.

Ce banquier est le type d'une classe de capitalistes qui a été créée par le fait de
l'intérêt et qui s'est dégagée au cours de l'évolution. Elle est bien connue de la vie des
affaires. Un pareil capitaliste est distinct aussi bien du banquier typique que de
l'entrepreneur. C'est le rentier, l'homme qui vit de ses intérêts. La fortune vient d'opé-
rations anciennes d'entrepreneur, qui lui assurent un revenu stable à cause de l'agio du
pouvoir d'achat présent.

Comme l'a fait ressortir Böhm-Bawerk, il y a des cas où l'intérêt n'est exigé et
payé que parce que cela est possible ou nécessaire. Des intérêts de créances en ban-
que ou de soldes actifs à un compte-courant en sont un exemple. Personne ne laisse
inemployé son pouvoir d'achat dans une banque, dans l'intention de placer ainsi son
capital. On n'agit de la sorte que dans la mesure où on veut avoir pour des raisons
industrielles ou privées une réserve de pouvoir d'achat toute prête. On agirait de
même si ce service n'était pas gratuit. Mais de fait, on reçoit pour ces dépôts une
espèce de participation à l'intérêt, que recueillent les sommes en question entre les
mains du banquier. Puisque c'est devenu l'habitude, on ne laissera pas sans raisons
particulières un avoir à, une banque qui ne verserait pas une telle participation. Un
intérêt échoit ici au titulaire d'un dépôt, sans qu'il fasse rien pour cela. Le phénomène
de l'intérêt s'étend très loin maintenant, jusqu'au fond de la vie de toutes les
économies. Le fait que chaque parcelle de pouvoir d'achat peut obtenir un intérêt
donne à chacune un agio, à quelque fin qu'elle serve. C'est ainsi que les économies
qui ont terminé leur circuit, sont également affectées et sont contraintes de compter
avec cet intérêt. Chaque unité de pouvoir d'achat doit, pour ainsi dire, affronter une
lutte avec le courant qui tend à l'entraîner vers le marché monétaire. En outre, dans
tous les cas où quelqu'un a besoin d'un crédit pour une raison quelconque, le prêt
qu'on lui consent est sous l'influence du grand fait qu'il existe un prix de marché pour
le pouvoir d'achat ; toutes les autres espèces de crédit - emprunts d'États, etc. - se
rattacheront au phénomène fondamental.

14. Ainsi le phénomène de l'intérêt se diffuse peu à peu dans toute l'économie ;
c'est pour cette raison qu'il offre à l'observateur un front beaucoup plus large qu'on ne
le supposerait d'après sa nature profonde. Comme nous l'avons fait entrevoir à
plusieurs reprises, le simple écoulement du temps lui-même devient, en un certain
sens, un élément du coût. Cette conséquence, que la théorie régnante accepte comme
un fait fondamental, explique et justifie le désaccord qui s'élève entre elle et notre
conception. Cependant nous avons encore un pas à faire, encore une question à
résoudre : il nous faut expliquer le fait que l'intérêt en pleine évolution devient finale-
ment une norme à laquelle se référeront tous les rendements à l'exception du salaire.

On parle en pratique du paiement des intérêts de la propriété foncière, du paie-


ment des intérêts d'un brevet ou de tout autre bien rapportant un revenu de monopole.
On parle même du paiement d'intérêts à l'occasion d'un rendement qui n'est pas
durable, on dit par exemple qu'une somme de monnaie employée à une spéculation,
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 66

voire qu'un bien employé à une spéculation ont rapporté des intérêts. Est-ce que cela
ne contredit pas notre conception ? Cela ne montre-t-il pas que l'intérêt est un revenu
provenant de la possession de tous biens, qu'il est d'une tout autre catégorie qu'il ne
devrait l'être selon notre conception ?

Cette manière de s'exprimer de la pratique a porté, en théorie, ses fruits chez les
spécialistes américains. L'initiative a été prise par le professeur Clark. Il a appelé
rente le rendement des biens productifs concrets, et intérêts le même rendement conçu
comme le résultat périodique du fond stable que possède l'économie nationale en fait
de forces productives, fond qu'il appelle capital. L'intérêt apparaît ici comme un
aspect particulier des rendements objectifs, et non plus comme une partie indépen-
dante du courant de revenu qu'a l'économie nationale. Le professeur Fetter a dévelop-
pé cette même idée d'une manière plus décisive encore et un peu différente 1. Mais
c'est la théorie exposée par le professeur Fisher, dans son ouvrage The rate of interest,
qui nous intéresse le plus ici. Le professeur Fisher explique le fait de l'intérêt simple-
ment par la sous-estimation des satisfactions à, venir des besoins ; tout récemment il a
résumé sa théorie dans la phrase Interest is impatience crystallised into a market
rate 2. Conformément à cette conception il envisage un intérêt pour tous les biens que
le temps sépare de leur consommation définitive. Comme tous les rendements de ces
biens sont «capitalisés », et peuvent donc être représentés sous la forme d'intérêts,
l'intérêt n'est pas une partie, mais la totalité du courant de revenus: le salaire est
l'intérêt du capital humain, la rente foncière est l'intérêt du capital foncier, et tout
autre rendement est un intérêt des capitaux produits. Chaque revenu est une valeur de
produit - mieux une « valeur de satisfaction », - il est seulement escompté suivant le
taux de sous-estimation des jouissances à venir. Nous ne pouvons pas accepter cette
théorie, ne serait-ce que parce que nous ne reconnaissons pas l'existence du facteur
fondamental sur lequel elle se fonde. Il est très clair que et facteur est pour Fisher un
facteur central de l'économie humaine; il fait appel à lui pour l'explication de chaque
phénomène économique; il nous faudrait donc discuter tous les résultats que Fisher
acquiert ainsi.

Le principe fondamental qui entre ici en considération, et permet de comprendre


la généralité de la méthode de calcul qui détermine l'intérêt, est le suivant : nous ne
découvrons pas l'essence du capital dans des biens concrets. Des biens concrets
n'existent jamais dans notre conception du capital. Celui qui possède des biens
concrets peut, dans une économie nationale en pleine évolution, se procurer du capital
par leur vente. En ce sens on pourrait appeler des biens concrets un « capital potentiel
» ; ils sont cela, du moins du point de vue de leur possesseur qui peut les échanger
contre du capital. Seules entrent ici en considération les situations de monopole 3 et
les fonds, et ce pour deux raisons : premièrement, il est clair que l'on ne peut vendre
sa force de travail en tant que telle, s'il n'existe pas d'esclaves. Mais il n'existe pas de
réserves de biens de consommation et de moyens de production dans le sens où le
prétend la théorie régnante. Deuxièmement, seuls la terre et les situations de mono-
pole rapportent des revenus. Comme le capital, lui aussi, rapporte un intérêt, aucun de
ses possesseurs ne l'échangerait contre des biens ne rapportant pas de revenu, ou ne
l'échangerait que lorsqu'on lui consent un tel rabais sur le prix qu'il pourrait réaliser

1 Cf. sur ce point mon article sur la théorie économique récente aux États-Unis [Schmollers
Jahrbuch, 1910] ; les travaux de FETTER se rapportant à cette question y sont cités.
2 Scientia [Rivista di Scienza], 1911.
3 En me servant de cette expression, je ne veux pas mettre en doute la notion fondamentale que les
situations de monopole ne sont pas des « biens ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 67

avec eux un gain pour la période économique en cours et investir ensuite ce capital à
nouveau sans l'avoir entamé. Dans ce cas le vendeur subirait une perte à laquelle il ne
se déciderait que dans ces circonstances anormales, surtout dans une situation
désespérée, comme nous allons le montrer immédiatement.

Les possesseurs de « facteurs naturels » et les monopoleurs ont dans l'évolution


toutes raisons de comparer leurs revenus au rendement du capital qu'ils pourraient se
procurer par la vente des facteurs naturels et des monopoles, puisqu'une telle vente
peut leur rapporter éventuellement un avantage. De même les capitalistes ont des
raisons de comparer leur revenu d'intérêt avec la rente foncière ou avec le gain
durable de monopole qu'ils pourraient se procurer en échange de leur capital. A quel
niveau va donc se fixer le prix de tels biens producteurs d'intérêts ? Le lecteur se
rappelle ce que nous avons dit au premier et au second chapitres: dans une économie
nationale stationnaire, sauf en des conditions particulières, il n'y aurait pas de prétexte
ni de possibilité d'aliéner des fonds : pas de prétexte, car en principe on ne pourrait
pas se procurer de revenu avec de la monnaie, pas de possibilité, car à proprement
parler il n'y aurait pas de monnaie libre entre les mains des acheteurs. Tout au plus
pourrait-on échanger dans une telle économie nationale un fonds contre un autre de
même rendement, si par exemple les emplacements des deux biens à échanger étaient
plus avantageux pour les coéchangistes. L'évolution crée le prétexte comme la
possibilité d'aliénations. C'est ce que signifie l'expression : le fonds a été « mobilisé »
et qu'il est devenu un capital «potentiel ». Dans l'économie nationale actuelle une
conduite économique raisonnable doit prendre en considération le résultat qu'on peut
atteindre par une vente de fonds. C'est donc dans l'évolution que le problème de la
valeur du fonds et des monopoles envisagés comme tels se pose : c'est le problème de
leur valeur comme capital.

Sa solution est pour nous toute proche. On apprécie des dons naturels et des
monopoles en tant qu'ils rapportent des revenus. Aucun capitaliste, dans la mesure où
des considérations de gain jouent pour lui, ne peut estimer un fonds plus haut que la
somme de monnaie qui rapporte en intérêt autant que la rente dudit fonds. Aucun
capitaliste, avec les mêmes réserves, ne peut estimer plus bas un fonds. Si la terre
coûtait plus, abstraction faite de toutes considérations de facteurs accessoires, on ne
pourrait pas la vendre: aucun capitaliste ne l'achèterait. Si elle coûtait moins, une
concurrence se produirait entre les capitalistes stimulés par le rendement supplémen-
taire de la terre, et son prix s'éleverait à la hauteur précédente. Aucun propriétaire
foncier, ne se trouvant pas dans une situation désespérée, ne sera enclin à céder son
fonds pour une somme moindre que celle qui lui rapporte un intérêt égal à la rente
foncière pure produite par le fonds. Il ne pourra pas non plus en recevoir une somme
plus élevée, car on offrirait immédiatement au capitaliste prêt à la donner une foule
d'autres fonds. Par là la valeur en capital des biens producteurs de revenus durables
est déterminée sans ambiguïté. Les faits connus, qui font que l'on paie pour eux le
plus souvent plus et dans certaines circonstances moins que leur prix normal, ne
changent rien au principe.

Cette solution du problème de la capitalisation a pour axe le fait que le pouvoir


d'achat porte intérêt. A l'intérêt que coûte le pouvoir d'achat est comparé le rendement
de toute autre source de revenu et - comme conséquence de l'existence de l'intérêt - on
en détermine le prix par le mécanisme de la concurrence, de manière qu'il n'y ait pas
de faute pratique commise à concevoir le rendement de capital potentiel comme un
véritable intérêt. Dans la réalité chaque rendement durable est donc en corrélation
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 68

avec l'intérêt. Mais de façon extérieure seulement, dans la mesure où la grandeur avec
laquelle il est mis en relation est déterminée par l'élévation de l'intérêt. Ce rendement
ne constitue pas là l'intérêt. Et il ne dépend pas directement de lui, comme ce serait le
cas, si on caractérisait exactement l'essence de l'intérêt en disant qu'il est l' « escompte
du temps».

On peut étendre aussi notre résultat à des rendements nets non durables, par ex-
emple aux quasi-rentes de caractère temporaire. Dans une libre concurrence, un
rendement temporaire net est acheté et vendu pour la somme qui, placée à intérêt au
moment de la liquidation de l'affaire, aurait atteint au moment de la cessation du
rendement net la même somme que tous les, rendements nets à réaliser, si on les avait
prêtés chaque fois. Ici aussi - et avec autant de raison que pour des revenus durables -
la pratique parle de paiement d'intérêts au capital de l'acheteur, quoique ce dernier
n'ait plus de capital et quoique, de bénéficiaire d'intérêts, il soit devenu rentier. Quelle
somme obtiendra le possesseur de hauts fourneaux pour cette installation si elle ne
rapporte pas un rendement net durable - pour raison de monopole - ou temporaire, si
elle est une exploitation ne réalisant pas de gain parce que conforme au circuit ? nous
faisons abstraction de la rente foncière, que nous entendons laisser de côté ici. Aucun
capitaliste n' « investira » son capital dans une telle exploitation. L'affaire, si on arrive
à la mettre sur pied, doit non seulement réussir à remplacer son capital après usure de
l'installation, mais lui fournir, pendant la durée de l'installation, le rendement net qui -
correspond au revenu de l'intérêt qui serait réalisé par ailleurs. Par conséquent, si
l'acheteur n'a pas d'autre intention avec le haut fourneau que de recueillir les rende-
ments de celui-ci dans le ,circuit, si le haut fourneau n'est pas appelé à jouer de rôle
dans une combinaison nouvelle, il faudrait qu'il soit cédé à un prix moindre que celui
correspondant à son coût ; le vendeur devrait accepter une perte, car c'est à cette seule
condition qu'un gain pourrait échoir à l'acheteur ; ce gain serait égal à l'intérêt que
l'acheteur réaliserait par ailleurs avec la monnaie de l'achat.

Dans toutes ces hypothèses la conception courante de la vie réelle ne se vérifie


pas. Mais, dans tous ces cas, cette inexactitude n'a pas de conséquences pratiques, si
bien qu'en les éclaircissant de notre point de vue, nous défendons notre conception
bien plus que nous ne prétendons faire la loi à la pratique. Dans toutes ces hypothèses
on comprend bien pourquoi l'homme d'affaire se sert de la conception critiquée. Le
taux de l'intérêt est, dans l'économie nationale moderne, un facteur tout à fait domi-
nant, l'intérêt est tellement un baromètre de la situation économique générale qu'il
faut en tenir compte dans presque toutes les estimations économiques et qu'il pénètre
dans chaque jugement économique. Pour cette raison la manière de calculer l'intérêt
et l'intérêt lui-même en tant que mode de calcul des rendements ont eu une influence
d'autant plus grande sur la conception et les expressions de la pratique que l'habitude
d'exprimer les rendements sous forme d'intérêt potentiel a, nous l'avons vu, une
fonction bien déterminée : l'intérêt est l'élément décisif quand on se demande si on
doit aliéner ou non ces rendements, c'est par le moyen de l'intérêt que les différences
de rendement tendent à s'égaliser; l'intérêt conduit au phénomène envisagé de tout
temps par la théorie, à savoir que tous les rendements ont tendance à s'égaliser dans
l'économie nationale, si on les regarde sous un certain angle.

15. La concision de la pratique, toutes les fois que l'on parle d'intérêts de biens
concrets, a induit la théorie en erreur ou tout au moins fourni aux constructions
théoriques un soutènement sans lequel elles ne se seraient jamais établies pareilles.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 69

Exposons maintenant qu'elle peut aussi induire en erreur la pratique elle-même,


autrement dit que l'erreur théorique, résidant dans cette extension de l'idée d'intérêt au
delà de ses bases réelles, peut entraîner aussi des fautes pratiques. Nous allons essayer
de montrer que notre conception plus étroite de l'intérêt ne constitue pas une objection
contre notre théorie de l'intérêt, et qu'une extension injustifiée par la pratique et la
théorie est désavouée par la réalité.

L'aspect « intérêt » des rendements n'est inoffensif que s'il s'agit de rendements
durables, c'est-à-dire de rentes et de gains durables de monopole, mais point ailleurs.
Pour le montrer, considérons l'exemple de notre haut fourneau. D'après nos prémisses
l'acheteur du haut fourneau gagne, pendant la durée de ce dernier, suffisamment d'ar-
gent pour reconstituer la somme nécessaire à l'achat et encore un intérêt, qu'il dépense
à titre de 'revenu, comme nous supposons. Il peut alors, si toutes les circonstances
économiques sont restées inchangées, se construire un nouveau haut fourneau 1, de la
même espèce que l'était l'ancien et aux mêmes frais que l'ancien. Mais si ces frais sont
plus élevés que le capital consacré à l'achat, notre homme doit ajouter quelque argent
pour les couvrir. Désormais le haut fourneau ne lui donnerait plus de rendement net.
Si l'acheteur du haut fourneau a compris ces circonstances, il ne se lancera pas dans
cette nouvelle construction, mais placera autrement la somme acquise en échange. S'il
n'a pas pénétré ces raisons, s'il s'est laissé tromper par le mirage de l'intérêt, il subira
des pertes, quoique son vendeur de son côté ait essuyé des pertes également et que
l'acheteur ait cru alors à bon droit avoir fait une bonne affaire. Au premier abord le
cas paraît déconcertant, et comme impossible. Je n'ajoute aucun mot d'explication, car
la chose doit être claire pour le lecteur qui a réfléchi avec la minutie nécessaire, au
cas contraire, elle doit lui fournir un bon exercice de réflexion. J'indique seulement
que de tels cas ne sont pas rares en pratique et sont la conséquence de l'habitude qui
revient à rattacher des, rendements nets durables à des biens précisément privés de
tout rendement. D'autres erreurs peuvent, elles aussi, conduire à des désillusions
analogues. De pareilles désillusions peuvent aussi ne pas se produire par suite de
circonstances favorables. Mais je crois que chacun pourra trouver dans son expé-
rience suffisamment d'exemples de ce que je viens de dire.

Il en va de même, s'il y a des rendements nets réels, mais non durables, si, par
exemple, une exploitation tire encore quelques dividendes de profits arriérés, de gains
de monopoles temporaires ou de quasi-rentes temporaires. On peut encore parler de
l'intérêt rapporté par de tels biens, cela n'a pas d'inconvénient tant que l'on a con-
science du caractère temporaire de ces rendements. Mais du moment qu'on les
dénomme intérêts, on est très tenté de les tenir pour durables; il y a donc dans cette
expression déjà une tendance à l'erreur. Les plus désagréables surprises s'ensuivent.
Ce prétendu intérêt a la propriété de baisser avec entêtement, souvent de cesser brus-
quement. L'homme d'affaires accuse alors les temps d'être difficiles, il demande à
grands cris des tarifs protecteurs, des secours de l'État, etc., ou bien il se considère
comme la victime d'un malheur particulier, ou, plus justement, comme la victime de
la concurrence qui vient. à surgir. De tels événements sont fréquents et confirment
notre conception de façon péremptoire. Ils font ressortir avec assez de netteté l'erreur
fondamentale précédente, qui conduit dans la pratique à de fausses mesures et à
d'amères déceptions, et dans la théorie à des explications de l'intérêt qui ne cadrent
pas avec les faits.

1 Le lecteur voit facilement que l'argument n'est pas altéré, si l'acheteur qui veut continuer sans
cesse l'exploitation du haut fourneau, ne le laisse pas s'abîmer et ne le reconstruit pas, mais le
conserve continuellement à l'aide de réparations.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 70

On entend souvent l'affirmation que l'affaire d'une personne rapporte, par exem-
ple, 30 %. Il y a là naturellement autre chose que de l'intérêt. Le plus souvent, celui
qui affirme ce gain n'arrive à ce résultat qu'en ne comptant pas l'activité du directeur
comme une dépense particulière, en oubliant sa rémunération parmi les éléments du
coût. En outre un rendement si élevé ne saurait être durable; il est forcément composé
d'éléments de durée plus ou moins courte. La pratique de la vie commerciale confirme
pleinement ce résultat de notre conception. Car quelle est l'affaire qui paie un intérêt
si élevé pour une longue durée ? Sans doute l'homme de la pratique n'est pas souvent
au clair sur le caractère temporaire de ce rendement et il fait les hypothèses les plus
différentes pour expliquer sa disparition qui est fatale. Il arrive souvent à un acheteur
d'être le jouet de l'espérance qu'un pareil rendement se maintiendra : c'est tout au plus
s'il reconnaît que l'expérience de l'ancien possesseur du bien peut avoir quelque chose
à voir avec le niveau de ce rendement. Puis, au lieu de calculer exactement, il se
réfère au taux courant de l'intérêt. S'il fait cela avec méthode, s'il capitalise le rende-
ment au taux de l'intérêt en usage dans le pays, l'insuccès ne manquera pas, car ja-
mais, au grand jamais, on ne peut supposer éternel le rendement intégral d'une exploi-
tation, abstraction faite des éléments de rente et des gains durables de monopole. Le
rendement de chaque exploitation disparaît après quelque temps, chaque exploitation
déchoit, si elle demeure inchangée, et bien vite elle en arrive à être insignifiante.
Toute personne ayant l'expérience des affaires le sait : nous découvrons ici non seule-
ment un emploi erroné de l'intérêt, mais encore un élément intéressant de l'expérience
des affaires, qui confirme notre conception et s'explique par elle.

Une exploitation industrielle individuelle n'est pas une source durable de revenus
autres que le salaire et la rente. L'agent économique le plus enclin dans la pratique
quotidienne à l'oublier et à faire l'expérience désagréable dont nous avons parlé, est
l’actionnaire habituel. Le « fait » que l'actionnaire, sans modifier périodiquement son
placement, reçoit un revenu net durable pourrait faire croire à une objection contre
notre théorie de l'intérêt. Selon celle-ci il conviendrait que le capitaliste prête son
capital à un entrepreneur, puis après un certain temps à d'autres entrepreneurs,
puisque le premier ne peut pas être en état de façon durable de lui payer un intérêt. Du
moment que nous avons défini les actionnaires comme des fournisseurs de monnaie et
qu'ils tirent un revenu durable de la même entreprise, l'objection semble se dresser là,
vivante, contre nous. Mais précisément le cas de l'actionnaire et de tout créancier qui
s'introduit d'une manière durable dans une entreprise montre l'exactitude de notre
conception. Car ce fait lui-même est bien contestable. En effet, est-ce que les sociétés
par actions vivent éternellement, et paient seulement pendant des dizaines d'années
des dividendes réguliers ? Certes il y en a ; mais celles-là appartiennent, avant tout, à
deux groupes. Premièrement, il y a des branches d'industries, tels les chemins de fer,
des organisations de trusts, qui, dans certains limites, jouissent d'un monopole sinon
éternel, du moins assuré pour un temps assez long. Ici les gains de monopole échoient
à l'actionnaire. Deuxièmement, il y a des entreprises, qui, par essence et de par leur
matière, se modifient sans cesse et ne sont guère que des moules destinés à abriter des
entreprises toujours nouvelles : les banques de spéculation en sont un exemple. Les
buts poursuivis se modifient ici sans cesse et même les personnalités dirigeantes
changent ; il est inévitable que ce soient toujours des gens de grande habileté qui
occupent les places dirigeantes. D'autres sociétés par actions ont pour particularité de
procéder à l'intérieur d'elles à des fondations toujours nouvelles, de faire toujours un
effort vers un plus grand résultat. Ici il y aura toujours de nouveaux profits, et si
l'actionnaire vient à perdre son rendement, ce n'est pas par l'effet d'une nécessité
fatale, c'est seulement un accident à expliquer dans chaque cas particulier. Abstrac-
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 71

tion faite de ces deux catégories, lorsqu'une société par actions fait simplement fonc-
tionner selon une manière déterminée une exploitation dépourvue de monopole, elle
n'a comme revenu durable que la rente et rien d'autre. L'expérience confirme cela de
mille façons, quoique, en pratique, la concurrence n'apparaisse pas si promptement, et
que par conséquent de nouvelles entreprises restent assez longtemps en possession
d'excédents qui ressemblent à des monopoles. Aucun société industrielle par actions
du type indiqué ci-dessus> ne donne à ses actionnaires la joie d'une continuelle pluie
d'or,. chacune en arrive bientôt au contraire à un stade, qui présente la plus déplorable
analogie avec le tarissement d'une source. Le dividende cache très souvent un rem-
boursement du capital, même lorsque les détériorations des machines du fait de
l'usure, etc. sont très consciencieusement prises en considération dans des amortisse-
ments. C'est à bon droit que l'on amortit souvent beaucoup plus, et que beaucoup de
sociétés par action& s'efforcent d'amortir aussi vite que possible tout le capital. Car,
pour chacune, l'heure vient assez vite où l'exploitation comme telle devient sans
valeur, où ses rendements ne couvrent plus que le coût de production. Ainsi il n'existe
pas de revenu d'intérêt durable pour une seule et même entreprise, toute personne qui
ne le croit pas, et n'agit pas en conséquence, peut en faire l'expérience à ses dépens.
Le fait que l'actionnaire reçoit un dividende, ne contredit pas notre conception, au
contraire.

L'habitude qu'a l'homme d'affaires d'exprimer presque chaque gain en pourcen-


tages par rapport au capital et par rapport à une période de temps, implique une erreur
qui n'est pas inoffensive, mais au contraire très sensible en pratique. On peut com-
prendre, comment cette conception a pu s'étendre à tout le domaine de la vie des
affaires et a fait ainsi de l'intérêt quelque chose de différent de ce qu'il est en réalité.
Nous découvrons les circonstances. qui cachent dans la réalité le véritable contenu de
l'intérêt et fournissent une certaine base à la théorie d'un « intérêt en biens durables ».
Il n'est pas facile de se dégager d'opinions professées continuellement et solidement
établies. Il ne manque pas non. plus d'objections historiques, et cependant il n'y a rien
de choquant dans une conception selon laquelle les traits essentiels. d'un phénomène
se montrent nettement, non à sa première apparition, mais seulement plus tard, et par
ailleurs le fait ne peut pas être contesté que l'intérêt productif n'est pas plus ancien que
l'économie capitaliste. Mais nous ne pouvons pas nous étendre davantage sur ces
points.

16. La conception analysée ici aurait encore besoin d'être développée : il faudrait
la compléter par un grand nombre de problèmes monétaires et bancaires. Dans le
cadre de ce travail nous ne pouvons le faire. Nous n'avons ici qu'à expliquer le
principe de l'intérêt et nous ne pouvons nous lancer dans le vaste domaine qui s'ouvre
devant nous. Ni le détail des relations entre l'intérêt et les réserves d'or, ni le détail des
relations entre l'intérêt et le cours du change, ni l'influence des systèmes monétaires
sur l'intérêt, ni les différences provenant des divers taux d'intérêts dans chaque pays,
tout cela ne peut être discuté ici sans perdre de vue l'enchaînement essentiel des idées.
Si notre conception est exacte, tous ces phénomènes apparaissent comme beaucoup
plus proches de la théorie pure qu'on ne pensait et on ne peut plus comme auparavant
s'en remettre pour les étudier à des disciplines empiriques spéciales. Notre chemin est
assez long et assez difficile sans qu'à chaque perspective nouvelle nous nous laissions
aller à parcourir tout le pays que nous découvrons. Ce que nous avons dit contient
tout ce qu'il est nécessaire de connaître pour passer à des applications détaillées.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 72

De la suite de nos idées découlent aussi les lois du mouvement de l'intérêt et les
règles à adopter pour l'interprétation économique de son niveau. Ce thème, lui aussi,
ne peut être qu'esquissé ; or il embrasse la plupart des résultats pratiques qui décou-
lent de la suite de nos idées. Toutes choses égales 1 d'ailleurs, l'intérêt monte et baisse
avec le profit. Le profit demeure sa source, les modifications du profit entraînent im-
médiatement, par l'intermédiaire de la hausse et de la baisse de la demande de pouvoir
d'achat, des modifications de même sens pour l'intérêt. Il va de soi que des besoins de
crédit différents ont une action analogue. ,Cette proposition continue enveloppe l'es-
sence du phénomène. Il faut considérer en deuxième ligne la relation entre l'intérêt et
les prix des biens. L'essentiel est ici que d'habitude l'augmentation de l'activité indus-
trielle entraîne, avec une élévation du taux de l'intérêt, une hausse de tous les prix des
biens, d'abord des prix des moyens de production nécessaires, puis des prix des biens
demandés surtout par leurs propriétaires, enfin de tous les prix en général. Inverse-
ment la hausse des prix des biens a une influence sur l'intérêt ; on ne peut indiquer
dans quelle direction cette influence agit dans chaque cas. Une hausse des prix rend
nécessaire pour les entrepreneurs un plus grand capital. Cela est certain. Si donc on
exécute les entreprises projetées malgré une hausse des prix, celle-ci provoque une
hausse de l'intérêt. Mais très souvent on renonce à une partie des entreprises proje-
tées. La hausse des prix peut rendre quelques entreprises certaines, mais la plupart
d'entre elles deviennent impossibles, et ne rapportent plus. La hausse des prix étant
survenue, les entrepreneurs peuvent demander moins de capital qu'ils ne l'auraient fait
autrement et, dans ce cas, une hausse des prix comprimera l'intérêt.

De façon générale le haut niveau de l'intérêt est un signe de prospérité de l'éco-


nomie nationale. Abstraction faite des économies nationales primitives ou décadentes,
où existe surtout un intérêt de prêt à la consommation, la hausse de l'intérêt est l'effet
immédiat de l'essor de l'économie nationale. Le fait qu'un tel ,essor conduit à la
formation de fortunes et à une offre plus large de pouvoir d'achat n'y change rien. Il
ne change rien à la situation du moment, car il ne se fait sentir que lentement. Cet
essor économique ne change pas non plus grand chose à notre proposition quand il
s'est fait sentir, car pour ce qui est du pouvoir d'achat, chaque offre, si grande soit-
elle, est bientôt dépassée par la demande. Si, dans des économies nationales très déve-
loppées, l'intérêt souvent est plus bas que dans des économies moins développées,
cela vient de ce que dans les premières le risque est moindre et la technique plus
perfectionnée. Un intérêt du capital peu élevé, étant donné la situation concrète d'une
économie nationale, constitue en général un symptôme de richesse, mais en même
temps un symptôme sinon de stagnation, du moins d'évolution économique médiocre.
En même temps qu'un niveau élevé de l'intérêt est un symptôme d'évolution active, il
en est aussi un frein. Ce double caractère explique les jugements différents que l'on
porte sur un niveau élevé d'intérêt dans une discussion pratique ou scientifique.

Puissent ces remarques suffire pour montrer au lecteur qu'avec notre théorie nous
pouvons pénétrer dans le jeu de la vie des affaires. Pour incomplets que soient nos
développements et quelles que soient les modifications et les précisions dont ils au-
raient encore besoin, le lecteur trouve en eux, je crois, tous les éléments voulus, pour
saisir la partie des phénomènes économiques qui, jusqu'à présent, a offert les diffi-
cultés les plus nombreuses à une claire compréhension scientifique. Je n'ai plus
qu'une chose à ajouter - je voulais expliquer le phénomène de l'intérêt, mais je ne

1 Certes les circonstances ne sont jamais identiques. Et un examen exhaustif devrait prendre bien
des choses en considération, par exemple des facteurs comme la politique monétaire et les
finances de l'État; nous ne pouvons les retenir dans ce tableau.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 73

voulais pas justifier le revenu d'intérêt. L'intérêt n'est pas, comme le profit, le produit
indépendant de l'évolution, une sorte de prime allouée à ses conquêtes, il n'existe
qu'en période d'évolution. Il est plutôt un frein, un frein nécessaire sans doute, dans
l'économie d'échange, - une espèce d' « impôt sur le profit ». Cela ne suffit pas à le
condamner, même si l'on considère qu'il est du devoir de notre science de condamner
ou d'approuver. A ce verdict de condamnation on pourrait opposer l'importance qu'a
la fonction d' « éphore de l'économie nationale » que remplit l'intérêt et en outre le
résultat que nous avons atteint : l'intérêt ne retire qu'à l'entrepreneur et non aux autres
agents économiques quelque chose qui, s'il n'existait pas, lui échoierait, abstraction
faite du crédit à la consommation et du « crédit productif à la consommation ». Mais
ce fait, ajouté à la circonstance que le phénomène de l'intérêt n'appartient pas à toutes
les formes économiques, a pour conséquence que celui qui critique nos conditions
sociales trouvera plus à redire à l'intérêt qu'à quoi que ce soit d'autre. Je désire le
souligner moi-même. Car plus je me désintéresse d'autres fins que la vérité scientifi-
que, plus je dois m'efforcer de démontrer par les faits cette impartialité. Pour cette
raison j'indique que l'intérêt est seulement la conséquence d'une méthode particulière
d'exécution de combinaisons nouvelles, et que cette méthode peut être modifiée plus
facilement que les autres institutions de l'économie de concurrence.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 74

Chapitre VI
Le cycle de la conjoncture

Retour à la table des matières

Tout d'abord une remarque préliminaire. Moins encore que les théories précé-
dentes sur la fonction d'entrepreneur, sur le crédit, sur le capital, sur le marché moné-
taire, sur le profit, sur l'intérêt, la théorie suivante des crises, plus exactement des
oscillations périodiques de la conjoncture (des « situations alternantes » « Wechsel-
lagen » selon l'expression de Spiethoff) ne saurait être un exposé satisfaisant de son
objet. Pour cela, aujourd'hui plus que jamais, il faudrait une vaste élaboration de cette
matière qui s'est fortement développée, il faudrait avoir élaboré une foule de théories
particulières à chacun des indices de la conjoncture et avoir étudié leur rapport entre
eux. Mon travail n'est qu'une esquisse ; la promesse d'explications exhaustives n'est
toujours pas tenue, et, d'après mon plan de travail, ne le sera pas de longtemps 1.
Cependant je présente ce chapitre sous une forme remaniée, mais seulement dans la
manière d'exposer les choses. Je le présente non seulement parce qu'il a maintenant sa
place dans l'étude des crises, mais parce que je le tiens toujours pour juste. Certes son
objet est ici avant tout de montrer la filiation de mes idées mais je pense aussi que ma
théorie atteint l'essence du phénomène. Aussi suis-je pour cette raison prêt à accepter
les critiques qu'on formulera sur la base de ce chapitre.

1 Depuis, abstraction faite de l'article dans la Zeitschrift für Volkswirtschaft Sozialpolitik und
Verwaltung, 1910, j'ai publié : Die Wellenbewegung des Wirtschaftslebens [Les mouvements
ondulatoires de la vie économique] (Archiv für Sozialwissenschalt und Sozialpolitik, 1914). C'est
d'après cet article que l'on décrit surtout ma théorie des crises; c'est ainsi qu'elle fut exposée en
1914 dans une conférence à l'Université de Harvard ; la formulation et la description des faits qui
y sont donnés dépassent ce chapitre-ci du livre, mais sans changement essentiel. Ensuite
Kredithontrolle [Le contrôle du crédit, ibid., 19231, où il s'agit cependant en première ligne
d'autres choses et Oude en nieuwe Bankpolitick dans les Economisch-statistische Berichte de
Rotterdam, 1925, mais la question fondamentale n'y est qu'effleurée. Je l'ai exposée en détail dans
une leçon faite en 1925 a l'École des Hautes Études commerciales de Rotterdam.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 75

L'étude des objections qui sont parvenues à ma connaissance, m'ont confirmé


dans mon opinion. Je ne veux en citer que deux. Il y a d'abord l'objection qui prétend
que ma théorie est uniquement « une psychologie des crises ». Cette objection m'a été
faite par des personnes très compétentes et que j'estime infiniment, sur un ton si plein
d'urbanité qu'il me faut formuler sa véritable teneur avec plus de précision, pour que
le lecteur voie ce dont il s'agit. « La psychologie des crises » désigne quelque chose
de tout à fait déterminé et de tout autre que, par exemple, la « psychologie de la
valeur » : elle désigne ces troubles tragi-comiques que connaît le monde angoissé des
affaires à chaque crise et que nous avons particulièrement observés. Comme théorie
des crises, elle consisterait à fonder l'explication sur des phénomènes concomitants et
conséquents (panique, pessimisme, manque de direction) ou, ce qui est pire, sur des
« tendances de hausse », des « fièvres de fondation », etc. Une telle théorie est vide,
une pareille explication n'explique rien. Mais ce n'est pas mon cas. Je ne parle pas
seulement d'une conduite extérieure ; aussi ne peut-on trouver de psychologie dans le
développement de mes idées qu'autant que celle-ci est impliquée dans chaque affir-
mation, voire la plus objective, sur le développement économique. J'explique même -
que cela soit objectivement exact ou non - le changement de conjoncture simplement
par une relation objective qui se déroule automatiquement, à savoir par l'action des
entreprises nouvelles sur les conditions de vie des entreprises présentes ; cette relation
résulte des faits exposés dans le chapitre second.

Il y a de plus l'objection que Loewe a formulée ainsi: ma théorie n'expliquerait


pas la périodicité des crises 1. Je ne comprends pas cette objection. Par périodicité on
peut entendre deux choses

1° ou bien le seul fait que chaque essor est suivi d'une « dépression », et chaque «
dépression » d'un « essor ». Or, ma théorie explique ce point ; 2° ou bien la longueur
concrète du cycle : mais, cela aucune théorie ne peut l'expliquer arithmétiquement,
car cela dépend naturellement toujours des données concrètes spéciales à chaque cas
particulier. Ma théorie fournit une réponse générale : l'essor prend fin et la dépression
apparaît à l'expiration de la période qui doit s'écouler jusqu'à ce que les produits des
nouvelles entreprises apparaissent sur le marché. Et un nouvel essor suit la dépression
quand le processus de résorption de la nouveauté a pris fin.

Cependant Loewe veut dire par là une chose à quoi je voudrais répondre sous la
forme que lui a donnée Émile Lederer 2. Mon exposé ne serait « pas satisfaisant parce
qu'il ne tente pas du tout d'expliquer comment il se fait que les entrepreneurs appa-
raissent périodiquement, pour ainsi dire, sous forme d'essaims, quelles sont les condi-
tions auxquelles ils peuvent apparaître et s'ils apparaissent, toujours et pourquoi,
lorsque les conditions leur sont favorables ». On peut prétendre que j'ai expliqué
inexactement l'apparition « en essaims» des entrepreneurs nouveaux, apparition qui
constitue par ses conséquences la seule cause des périodes d'essor. Or, il ne me paraît
pas soutenable de dire que je n'aie pas du tout tenté de l'expliquer, alors que tout le
développement de mes idées a ce but. Les conditions aux termes desquelles des
entrepreneurs peuvent apparaître découlent du second chapitre, abstraction faite des
conditions économiques et sociales générales de l'économie en régime de libre

1 Mélanges Brentano, 1925, II, p. 351.


2 Cf. Voir son remarquable travail : Konjunktur und Krisen [La conjoncture et les crises] in
Grundriss der Sozialœkonomik [Traité de l'économie sociale,], IV, I, p. 368.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 76

concurrence, et peuvent être brièvement formulées comme suit : existence de « nou-


velles possibilités » avantageuses du point de vue de l'économie privée (condition qui
doit toujours être remplie), accès limité à ces mêmes possibilités par suite des qualités
nécessaires 1 - on pourrait ajouter : par suite de circonstances extérieures, - enfin une
situation de l'économie nationale qui permet un calcul en qui on peut avoir à demi
confiance. Pourquoi les entrepreneurs apparaissent-ils dans ces conditions ? Si on
retient les explications de l'entrepreneur incluses dans notre concept, la dose n'est pas
plus problématique que le fait que l'exploitant pur et simple veut à toute force obtenir
un gain, s'il voit celui-ci immédiatement possible.

Sans intention critique, simplement pour que ce que j'ai à exposer se détache plus
nettement, je voudrais comparer ma théorie avec la théorie la plus parfaite en ce
domaine, à savoir celle de Spiethoff 2, quoique la mienne n'ait ni sa profondeur, ni sa
perfection. Toutes deux ont en commun une conception qui a son Origine chez Juglar
et selon laquelle l'essentiel est le mouvement cyclique dans son ensemble et non pas
la «crise » proprement dite. Il y a accord entre nous dans la conception que les «
situations alternantes » (Spiethoff) sont la forme de l'évolution économique du capita-
lisme ; cette conception résulte chez moi non seulement de ce chapitre mais surtout
du chapitre second, Il y a aussi accord entre nous dans l'opinion suivant laquelle il ne
faut dater historiquement le capitalisme évolué que de l'époque où pareilles « situa-
tions alternantes » peuvent être observées pour la première fois (soit pour Spiethoff),
en Angleterre à dater de 1821, en Allemagne seulement depuis 184o-i845. Nous
croyons aussi l'un et l'autre que le chiffre de la consommation du fer est le meilleur
indice de la conjoncture ; cet indice découvert et élaboré par Spiethoff, je le reconnais
comme exact également au point de vue de ma théorie. Nous pensons aussi que la
cause du cycle prend naissance d'abord dans les biens rentables «achetés avec du
capital », et que l'essor se réalise avant tout dans la production d'installations (fabri-
ques, mines, navires, chemins de fer etc.). Il y a accord enfin entre nous dans la
conception selon laquelle, pour parler avec Spiethoff, l'essor provient de ce qu'une
plus grande quantité de capital est fixée dans de nouvelles exploitations et que
l'impulsion économique s'étend de là aux marchés des matières. premières, du travail,
de l'outillage. Par « capital» nous désignons aussi l'un et l'autre le même concept qui a
ici une grande importance ; mais chez moi la création de pouvoir d'achat, joue en
principe un rôle qu'elle n'a pas chez Spiethoff. J'ajouterai une raison explicative que
Spiethoff n'utilise pas ; le fait essentiel, et, qui apparaît comme un problème, si, pour
expliquer l'essor, on ne suppose pas un engorgement antérieur aux situations favora-
bles que lui-même a créées ; le fait en question, c'est l'apparition massive de prêts de
capital ou de nouvelles entreprises et nous devons supposer a priori que leur
apparition est également répartie dans le temps. J'accepte le schéma de Spiethoff pour
ce qui est du « circuit modèle ».

Les désaccords entre nous résident dans l'explication des circonstances qui vont
mettre fin à l'essor et amener la dépression. Cette raison, chez Spiethoff, est la
surproduction des « biens de capital » par rapport, d'une part, au capital présent et, de
l'autre, à la demande effective. Je pourrais encore accepter cela en tant que descrip-

1 La nouvelle formule donnée dans le chapitre Il dissipe l'objection de Loewe qui est traduite par le
concept d'exploitant « semi-statique ».
2 Cf. ses exposés plus récents, avant tout son article Krisen [Crises] dans le Haudwœrterbùch der
Staatswissenschaften, voir aussi son exposé dans le Hambùrger Wirtschaftsdienst, 1926, livraison
I et sa conférence Moderne Konjùnkturforschùng [L'étude moderne de la conjoncture] faite aux
«Amis et Bienfaiteurs de l'Université de Bonn ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 77

tion du processus en question. Mais, tandis que la théorie de Spiethoff s'accroche à ce


facteur et cherche à nous faire comprendre quelles circonstances amènent les produc-
teurs d'outillages, de matériaux de construction, etc., à dépasser périodiquement la
capacité présente d'absorption des marchés, ma théorie cherche à expliquer le pro-
blème de la manière suivante: l'apparition massive, ci-dessus expliquée, de nouvelles
entreprises qui influent sur les conditions de vie des anciennes entreprises et sur l'état
habituel de l'économie nationale, compte tenu de& faits fondés dans le second
chapitre, à savoir qu'en règle générale le nouveau ne sort pas de l'ancien, mais
apparaît à côté de l'ancien, lui lait concurrence jusqu'à le ruiner, et modifie toutes les
situations de sorte qu'un, « processus de mise en ordre » est nécessaire. Ce sont là
des différences qu'une explication plus ample réduirait encore «

Il est impossible de résumer mon ancien exposé et en même temps de le défendre


contre les critiques. Je préfère abréger encore pour faire apparaître plus nettement ma
pensée fondamentale.

Pour la même raison je numérote ses différentes étapes. Le paragraphe 1 est une
introduction assez aride mais qui m'a semblé indispensable au phénomène décisif du
mouvement cyclique.

1. Si toute cette évolution se poursuit d'une façon continue et ininterrompue, est-


ce qu'elle ressemble au développement progressif, organique d'un arbre dans son
tronc et sa frondaison ? L'expérience répond négativement à cette question. C'est un
fait que ce mouvement capital de l'économie nationale n'a pas lieu d'une manière
ininterrompue et que rien ne trouble. Des mouvements contraires, des contre-coups,
des événements de toutes espèces apparaissent qui font obstacle à cette marche de
l'évolution, effondrent le système de valeurs de l'économie nationale, apportant un
trouble grave dans son développement. Nous pouvons envisager une ligne déterminée
de l'évolution, dont la forme serait déduite de la théorie. Mais la véritable évolution,
comme l'expérience l'apprend, marque parfois des écarts par rapport à cette ligne.
D'où cela vient-il ? Voici un nouveau problème.

Si l'écart de l'économie nationale par rapport à la ligne normale de l'évolution était


rare, il y aurait à peine là un problème propre à attirer l'attention de l'économiste. Mê-
me dans une économie sans évolution, un individu peut être atteint par des malheurs,
pour lui le cas échéant très sérieux sans que, pour cela, la théorie doive continuer à
poursuivre l'étude de tels phénomènes. De même des événements, qui anéantissent
l'évolution économique d'un peuple entier, n'auraient pas besoin d'une explication
générale s'ils étaient rares, si on pouvait les concevoir comme des malheurs isolés.
Mais les mouvements contraires et les contrecoups dont nous parlons ici sont si
fréquents que nous pourrions déjà pour cette seule raison les considérer comme iné-
vitables. Ils sont si fréquents que, dès leur premier examen, la périodicité des dépres-
sions s'impose nécessairement à nous. C'est pourquoi on ne peut, sinon en principe,
du moins en pratique, faire abstraction de cette classe de phénomènes.

Si, après qu'un tel contre-coup est surmonté, l'évolution antérieure reprend au
point où elle était arrivée auparavant, l'importance de ces contre-coups ne serait pas
trop grande. On pourrait dire que l'on a embrassé tous les phénomènes essentiels de
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 78

J'évolution, même si on ne peut expliquer ces incidents perturbateurs ou si on en fait


abstraction. Mais tel n'est pas le cas. Ces « mouvements contraires » ne font pas
seulement obstacle à l'évolution, ils mettent un terme à cette évolution. Une quantité
de valeurs sont détruites, les conditions fondamentales et premières des plans de ceux
qui dirigent l'économie nationale sont modifiés. Il faut regrouper l'économie avant
que l'on puisse de nouveau aller de l'avant, son système de valeur a besoin d'être
réorganisé. Aussi l'évolution qui reprend à pied d'œuvre est une évolution nouvelle.
Sans doute l'expérience apprend qu'en gros elle se déplacera dans la même direction
que la précédente, mais la continuité du plan ,est interrompue 1. La nouvelle évolution
part de nouvelles prémisses et en partie de nouvelles personnes, on a enterré pour
toujours beaucoup d'anciennes espérances et d'anciennes valeurs; de nouvelles valeurs
sont nées. De fait les grandes lignes de toutes ces évolutions partielles qui ont pris
place entre les « contre-coups » peuvent coïncider avec le contour global de l'évolu-
tion, mais en théorie nous ne pouvons pas nous borner à observer le seul contour
général. Les entrepreneurs ne peuvent d'un saut franchir la phase du contre-coup et
appliquer leurs plans intacts à l'évolution partielle subséquente ; la théorie ne peut pas
non plus s'y résigner sans perdre tout contact avec les faits. Pour ces deux circonstan-
ces on a groupé en une seule classe tous ces phénomènes qui agissent sur l'évolution
économique de la même façon ci-dessus indiquée, tous ces mouvements contraires,
ces contre-coups, ces effrondrements, et on s'est demandé si ces phénomènes jail-
lissent de causes inhérentes ou non à l'économie ou à une de ses formes particulières.
Cette classe de phénomènes est appelée crise, cette question le problème des crises.

Examinons cette classe de phénomènes qui se distingue nettement des autres


phénomènes de l'évolution et paraît s'y opposer en une certaine mesure. Il s'agit
d'abord de saisir l'essence de ces phénomènes ; puis nous aurons à nous demander
s'ils ont des traits communs qui permettent de fixer un type convenant à beaucoup de
crises ou à toutes ; enfin nous chercherons à décider quelles sont les causes du type
ainsi fixé et à savoir si de telles crises résultent inéluctablement de l'essence de
l'évolution économique, ou non.

Comment peut donc se présenter le phénomène ?

Premièrement : les crises peuvent ou non être un phénomène un. Les dépressions
particulières de l'évolution que nous connaissons par expérience et que nous appelons
crises apparaissent toujours, même à un observateur superficiel, comme les formes
d'un seul et même phénomène. Mais cette unité du phénomène des crises ne va pas
loin. Elle résulte seulement de la similitude des effets des crises sur l'économie
nationale et sur l'individu, et du fait que certains événements se produisent à l'ordi-
naire dans la plupart des crises. Mais de telles actions et de tels événements peuvent
apparaître dans les perturbations externes et internes les plus différentes de la vie
économique et ne démontrent pas que, dans les crises, le même phénomène se ren-
contre toujours. En fait on distingue plusieurs espèces et plusieurs causes différentes
de crises. Rien ne nous autorise à supposer d'emblée que les crises ont d'autres points
communs que celui dont nous sommes partis, à savoir qu'elles sont toutes des
événements qui impriment un temps d'arrêt à l'évolution économique actuelle.
Deuxièmement : que les crises soient des phénomènes uns ou multiples, elles
peuvent être expliquées ou non du point de vue purement économique. Il n'est pas
douteux que le phénomène des crises doit avant tout être rangé dans la sphère de
1 Naturellement d'autant moins que la transformation en trusts fait plus de progrès.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 79

l'économie. Mais il n'est pas sûr qu'il appartienne à l'essence de l'économie ou même
seulement à une forme quelconque de l'économie, ce qui voudrait dire qu'il résulterait
forcément de l'action des facteurs de l'économie abandonnés à eux-mêmes. Il serait au
contraire très possible que les causes véritables des crises se trouvent en dehors de la
sphère de la pure économie, que les crises soient les conséquences de perturbations
économiques dont l'origine serait extérieure à l'économie. La fréquence et même la
régularité souvent affirmée des crises ne seraient pas en soi un facteur décisif, car il se
peut que de telles perturbations se produisent nécessairement souvent dans la vie
pratique. La crise serait alors simplement le processus par lequel la vie économique
s'adapte à de nouvelles conditions.

En ce qui concerne le Premier point, nous pouvons énoncer cette proposition si on


parle partout de crises, quand se produisent des perturbations assez importantes du
cours de l'évolution économique, il n'y a pas de signe général de ces dernières, qui
dépasse le lait de la perturbation. Pour le moment le mieux est d'adopter un concept
très large des crises, ce qui n'est pas sans précédents. Les événements économiques se
répartissent alors en trois classes: en événements du circuit, en événements du
processus de l'évolution, et en événements qui empêchent le développement normal
de cette évolution. Cette classification n'est pas étrangère à l'économie. Nous pouvons
distinguer nettement ces trois classes d'événements dans la vie pratique. Seule une
analyse plus minutieuse nous permettra de savoir si l'un d'elles se confond avec l'une
des deux autres.

Notre affirmation est démontrée par l'histoire des crises. De telles perturbations du
cours de l'économie ont déjà fait irruption en toutes les parties du processus
économique ; et pour chacune d'elles d'une façon très différente. Tantôt la perturba-
tion apparaît du côté de l'offre, tantôt du côté de la demande. Dans le premier cas
tantôt dans la production technique, tantôt sur le marché ou dans le système des
relations de crédit. Dans le dernier cas, tantôt par des modifications dans la direction
de la demande (par exemple changement de la mode), tantôt par une modification du
pouvoir d'achat de ceux qui faisaient jusqu'à présent la demande. Le plus souvent les
différents groupes industriels n'en souffrent pas également : une industrie souffre plus
qu'une autre ; telle industrie fréquemment, telle autre plus fréquemment. La. crise
étant caractérisée par un effondrement du système de crédit qui atteint finalement
surtout les capitalistes, ce sont les travailleurs et les propriétaires fonciers qui en
souffrent le plus. Les entrepreneurs eux aussi peuvent en être victimes, quoiqu'ils
aient le plus souvent à en subir les conséquences d'une manière uniforme, quoique
différente suivant les branches. A premier examen il semble qu'on aura plus de succès
en cherchant ce que les crises ont de commun en ce qui concerne la forme de leur
apparition. Cette façon d'examiner les choses a conduit à la conviction populaire et
scientifique que l'on est toujours dans les crises en présence du même phénomène.
Cependant les signes externes que l'on voudrait d'abord saisir ne sont ni communs à
toutes les crises ni essentiels pour elles, dans la mesure où ils dépassent le simple fait
de la perturbation de l'évolution.. Le facteur « panique », par exemple, est très facile à
concevoir. Provoquer telles paniques était, dans le passé, un trait saillant des crises.
Mais il y a des paniques sans crise, et des crises sans paniques véritables. L'intensité
de la panique n'est pas nécessairement en rapport avec l'importance de la crise. Enfin,
- fait très important à noter -, les paniques que nous observons si souvent, plutôt que
causes, sont conséquences de la crise. Cette dernière remarque vaut aussi pour des
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 80

formules telles que « fièvre de spéculation », « surproduction » 1, etc. Si la crise a fait


explosion, si toute la situation de l'économie s'est modifiée, alors plus d'une spécula-
tion peut paraître insensée, et presque toute quantité produite de biens paraît trop
grande, quoique l'une et l'autre correspondent à la situation antérieure à l'explosion de
la crise. Toute perturbation de l'évolution doit infirmer les plans. économiques qu'on
avait formés. Ainsi il n'y aurait pas dans ces facteurs de signe révélateur des crises,
même s'ils étaient strictement généraux. On peut en dire autant de l'effondrement
d'économies privées, individuelles, du manque de coordination entre les branches
individuelles de la production, du désaccord de la production et de la consommation,
et de différents facteurs analogues. Il n'y a pas de critère des crises satisfaisant en ce
sens : ce qui le montre c'est que la littérature descriptive sur la matière embrasse un
certain nombre de crises mais les énumérations individuelles des crises, passé ce
chiffre, ne concordent plus entre elles.

Venons-en à la seconde question - les crises ne sont-elles pas toutes au moins des
phénomènes purement économiques, bref ne peuvent-elles pas être comprises au
moyen de toutes les causes, et toutes les actions des facteurs d'explication fournis par
l'étude de l'économie ? On voit aisément que ce n'est ni toujours ni nécessairement le
cas. On accorde que, par exemple, une guerre, peut provoquer des perturbations assez
grandes pour que l'on parle de crise. Certes ce n'est pas là du tout la règle. Les
grandes guerres du XIXe siècle n'ont pas conduit le plus souvent immédiatement à
des crises. Mais le cas est concevable. Supposons qu'un peuple insulaire, qui est en
relation active avec les autres nations et dont l'économie traverse une puissante évolu-
tion au sens où nous employons ce mot, soit bloqué par une flotte ennemie. Expor-
tations et importations s'arrêtent, le système des prix et des valeurs est ébranlé, des
engagements ne peuvent plus être tenus, la chaîne qui tenait l'ancre du crédit se
rompt : tous ces faits se conçoivent, se sont historiquement réalisés et représentent
une crise. Or, cette crise ne peut pas s'expliquer du point de vue de l'économie pure,
car sa cause, la guerre, est un facteur tout à fait étranger à l'économie. La crise est née
et s'explique par l'action d'éléments étrangers à la sphère de l'économie. De tels
facteurs externes expliquent très souvent les phénomènes des crises 2. Un exemple
important nous est fourni par les mauvaises récoltes, qui peuvent provoquer de telles
crises et sont même devenues la base d'une théorie générale des crises.

Même des phénomènes, qui ne sont pas aussi étrangers à la vie économique que
les guerres ou des circonstances météorologiques, doivent du point de vue de la
théorie pure être regardés comme des influences externes, donc, en principe, comme
accidentels. Ainsi, la brusque suppression de douanes protectrices peut déterminer
une crise. Certes une telle mesure de politique commerciale est un événement écono-
mique. Mais nous ne pouvons rien dire d'exact touchant son apparition. Nous ne
pourrions qu'examiner ses influences du point de vue des lois de l'économie aban-
donnée à elle-même ; c'est précisément là une ingérence de l'extérieur, comme le sont
toutes les interventions d'une puissance qui domine les agents économiques indivi-
duels. Il y a donc des crises. qui ne sont pas des phénomènes purement économiques
au sens que nous donnons à ce mot. Parce qu'elles ne le sont pas, nous ne pouvons
rien dire de général sur leurs causes du point de vue. même de l'économie pure. Pour
1 Nous visons ici non les théories développées de la surproduction, mais seulement la conception
populaire de ce phénomène.
2 Il ne faut pas envisager ici seulement les phénomènes analogues aux crises qui se sont produites
lors de l'explosion de la guerre mondiale, mais encore toutes les crises d'après-guerre dans tous les
pays; au reste l'essence du phénomène n'est pas épuisée par la formule « crises de stabilisation » et
« crises de déflation ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 81

nous théoriciens, elles doivent avoir la valeur d'accidents malheureux, elles nous sont
d'ailleurs nécessairement indifférentes.

La question se pose maintenant de savoir s'il y a même des. crises purement éco-
nomiques selon notre sens, crises qui surgiraient sans une occasion extérieure comme
celles dont nous avons donné ci-dessus des exemples. En fait on pourrait soutenir
l'idée que les crises sont toujours provoquées par des circonstances extérieures,
lesquelles impliqueraient que les bases de calcul des entrepreneurs ne se vérifieraient
plus. Beaucoup d'économistes sont de cet avis, qui est très plausible. S'il est exact,
alors il n'y a pas de théorie économique véritable des crises, nous ne pouvons rien
faire autre que constater ce fait ou tout au plus tenter d'indiquer quelles sont les
causes externes des crises, comme l'a tenté Jevons.
Avant de répondre à, cette question, il nous faut mettre à part une espèce particu-
lière de crises. Supposons que l'évolution industrielle d'un pays petit et pauvre soit
financée par un autre pays. riche en capitaux. Supposons qu'une puissante évolution
se produisant dans ce dernier pays offre au capital une occupation plus rémunératrice
que celle qui a été trouvée jusqu'à présent dans le premier État. On aura alors tendan-
ce à retirer le capital de ses. placements actuels. Si le fait se produit sans ménage-
ment, on peut en arriver dans l'un des pays à un effondrement, à une crise. Cet exem-
ple montre que des causes purement économiques sur un territoire économique donné
peuvent provoquer des crises dans un autre. Ce phénomène est fréquent et connu de
tous. Il peut en être ainsi non seulement entre deux pays différents, mais entre des
parties différentes du même pays et finalement, suivant les circonstances, Même à
l'intérieur d'un territoire économique entre les différentes branches de l'industrie.
Chacun sait aussi qu'une crise qui a éclaté en un endroit, en entraîne le plus souvent
d'autres après elle. De tels phénomènes constituent-ils des crises purement économi-
ques, telles que nous les cherchons ? La réponse doit être négative. Les circonstances
économiques des territoires voisins sont pour chaque économie nationale des données
de son évolution et, en tant qu'explication de phénomènes à l'intérieur de cette écono-
mie, elles jouent seulement le même rôle que des facteurs extra-économiques. Elles
sont pour chaque économie nationale des accidents ; aussi il serait oiseux de vouloir
trouver une loi générale de telles crises. S'il n'y avait pas d'autres espèces de crises, il
faudrait simplement déclarer que la vie économique est, en principe, dépourvue de
crise, que les crises qui d'occurrence peuvent se produire sont des cas malheureux.
L'évolution ne contiendrait pas en soi de germe de mort, il pourrait seulement arriver
qu'elle meure suivant les circonstances d'une mort « non naturelle » ou violente
causée par un fait étranger.

Il nous faut poursuivre notre analyse avant de dégager la quintessence du phé-


nomène. Toutes ces éliminations faites, si l'on se demande s'il existe des crises
purement économiques et si l'on interroge l'histoire, on doit répondre par l'affirmative.
Dans beaucoup de crises, dans la plupart d'entre elles et dans les plus importantes, il
n'y a pas de facteurs extérieurs d'importance suffisante pour expliquer la crise.
Comme on pourrait en discuter et comme des facteurs externes sont toujours présents,
nous devons à nouveau avoir recours à un exemple. On a, supposons-le, découvert un
nouvel aliment, à qui on attribue des qualités remarquables. Beaucoup d'entrepreneurs
se mettent à le produire ; une assez grande partie du capital est employée à cela. Mais
la demande attendue avec certitude ne vient pas. On peut en arriver à une crise. On
conçoit que des faits analogues puissent se produire. Chaque « exécution de nouvelles
combinaisons», pour user de nos expressions, risque d'échouer pratiquement. Ainsi
s'expliquent beaucoup de crises partielles, parfois, aussi des crises générales. Ce
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 82

danger menace d'abord l'entrepreneur individuel qui souvent y succombe. Il est


beaucoup moins fréquent que toute une branche de production échoue. Cependant
cela arrive et si les entreprises intéressées sont d'une importance suffisante pour l'éco-
nomie nationale, une perturbation générale s'ensuivra. De telles crises sont à notre
sens des phénomènes purement économiques. Elles sont si faciles à comprendre qu'on
peut à peine en faire un problème. Il est d'une importance particulière de reconnaître
dans ce cas qu'elles ne sont spécialement inhérentes à aucun régime économique,
qu'au contraire elles peuvent arriver de la même façon dans tout régime. Il n'y a
aucune force qui les provoquerait spécialement ; d'un mot, ce sont là aussi simple-
ment des accidents sans intérêt de principe, quelle que soit leur importance pratique.

Résumons-nous : d'abord aucun signe commun ne s'est offert ,à nous pour carac-
tériser toutes les perturbations auxquelles est exposée l'évolution industrielle. Nous
pouvons cependant les diviser en deux groupes : celles dont les causes sont hors de la
sphère économique et celles dont les causes ont leur origine dans cette sphère même.
Seules les dernières peuvent être expliquées d'un point de vue purement économique.
C'est sur elles seules que nous voulons faire porter notre attention, faisant abstraction,
des autres. Donc par hypothèse, aucune influence externe n'agit à l'intérieur du
domaine de notre recherche, en outre à l'intérieur de ce domaine aucune modification
profonde ne se produit, qui pousse l'économie sur d'autres voies et qui ne soit pas de
nature économique, qui soit par exemple de nature politique ou sociale. Enfin nous
excluons toutes les perturbations qui se présentent simplement comme des cas
malheureux et auxquelles nous venons précisément de dénier tout intérêt de principe.

Nous nous posons alors la question suivante : en plus des contrecoups indiqués y
en a-t-il d'autres ? y a-t-il des phénomènes de nature purement économique, qui
découlent inéluctablement de l'essence de l'économie ou d'une forme économique ?
Que reste-t-il du phénomène des crises, si on met à part tous ces types ? Enfin : s'il n'y
avait pas ces derniers, l'évolution ressemblerait-elle à la croissance d'un arbre ? irait-
elle toujours de l'avant sans « contre-coups » quelconques ?

Avant tout faisons une autre distinction : nous venons d'indiquer que l'importance
capitale des crises consiste en ce que celles-ci interrompent la marche normale de
l'évolution économique, la détournent de sa voie ascendante. Ce ne sont pas toutes les
perturbations, tous les contre-coups, etc. se produisant dans la réalité, qui ont cette
conséquence. Même abstraction faite des perturbations qui ne sont pas purement
économiques, il y a des perturbations qui n'interrompent pas de cette manière carac-
téristique la marche de l'évolution, mais la retardent seulement. Soit comme exemple
une panique quelconque survenant sur un marché. Estelle surmontée ? on continue le
chemin suivi, bientôt on ne ressent plus ses influences, si durement qu'elles aient
atteint ou même anéanti les individus. Cette espèce de perturbations s'explique par les
facteurs déjà traités ; son apparition et ses influences ne posent pas de problème. On
conçoit facilement qu'elles doivent souvent se produire.

D'autres événements ont ceci de particulier qu'ils détournent l'évolution indus-


trielle de sa voie. Et cette circonstance leur donne un intérêt supérieur. Elle fait qu'ils
n'apparaissent pas seulement comme des incidents, mais comme des phases de
l'évolution, qu'il faut comprendre à la fois comme résultat des états antérieurs de la
vie économique et comme condition des états postérieurs. De nouveaux problèmes en
résultent ici. Avant tout d'où viennent 'les crises ? Doivent-elles simplement être
considérées comme des causes de la décadence Qu de la stagnation qui les suit ? Et
comment amènent-elles celle-ci ?
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 83

Nous voici enfin aux faits décisifs. Les crises sont des tournants de l'évolution
économique. Ce n'est que dans la mesure où elles sont cela que nous allons nous
occuper d'elles. C'est à ces cas que nous limiterons l'expression « crises». Tous les
autres cas ne doivent en principe être pour nous que des accidents sans intérêt.

Ces grandes péripéties de la vie économique surgissent donc comme des, évé-
nements essentiels, qui surgissent hors du flux des faits qui ont été analysés. Il faut les
expliquer. Par là le problème se déplace. S'il y a des perturbations qui ne représentent
pas des tournants de la vie économique, cela n'a pas grande importance

Dans la mesure où elles ne reposent pas sur des causes non purement économi-
ques, nous pouvons en faire abstraction ; dans la mesure où leurs causes sont écono-
miques, elles ne découlent cependant pas de l'essence de l'économie. Il y a aussi des
tournants économiques qui ne sont pas caractérisés par de véritables crises. Est-ce que
cela doit nous induire en erreur ? Souvenons-nous du résultat ci-dessus atteint : aucun
signe unique n'est imparti aux perturbations de l'évolution économique dont nous
avons parlé jusqu'à présent. Mais il n'en est pas de même de la forme sous laquelle
elles se manifestent : car tous les facteurs auxquels est liée l'image que nous nous fai-
sons de la crise ne sont pas des critères généraux. Pas davantage leurs causes : celles-
ci peuvent être de nature diverse. Pas davantage leurs effets : ces perturbations altèr-
ent parfois, mais pas toujours le cours actuel de l'évolution. Ces signes, non seule-
ment ne sont pas généraux, mais, comme on l'a déjà vu, ils ne sont même jamais
essentiels, en ce sens que, S'ils venaient à manquer, les choses prendraient nettement
une autre foi-me. Les grandes péripéties de l'évolution économique n'en subsisteraient
pas moins.

Comme il arrive souvent, nous sommes partis d'une masse de faits non analysée et
d'un concept populaire courant. Ni l'une ni l'autre ne nous ont rien offert en fait
d'intérêt théorique. La masse des faits en question a défié toute classification et ne
nous a pas offert de critérium unique. Le concept populaire s'est révélé imprécis: c'est
une « arme de papier ». Mais si nous pénétrons plus avant dans le phénomène, si nous
écartons la couche superficielle des formes accidentelles, nous trouvons un grand
phénomène d'une régularité très apparente, à savoir ces vagues puissantes de l'évolu-
tion économique. Immédiatement notre intérêt se concentre sur ce phénomène. Sans
doute ce dernier n'a-t-il pas, vu de l'extérieur, une parfaite régularité. Nous avons vu
qu'il est à la fois plus large et plus étroit que nous ne pensions. Il n'en est pas moins le
grand phénomène qui est à la base de tout ce qui a un intérêt parmi ces faits super-
ficiels. Tout le reste est accidentel et accessoire. Nous l'avons écarté pour envisager
l'essence de ce mouvement ondulatoire particulier. Après l'avoir examiné, nous pou-
vons facilement comprendre le reste des phénomènes. Pour nous servir de la termino-
logie usuelle : nous sommes partis du problème des crises pour arriver à un autre pro-
blème à qui nous reconnaissons une importance primaire, au problème de la pros-
périté et de la dépression 1. Pourquoi la marche de l'évolution ne se produit-elle pas
continuellement, mais par à coups, si bien que le mouvement ascendant est suivi d'un
mouvement descendant auquel succède à son tour un autre mouvement ascendant ?

1 Il faut, on le sait, ramener à Cf. Juglar cette présentation du phénomène et le progrès fondamental
sur lequel repose toute l'étude moderne des crises.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 84

2. La réponse ne peut être assez courte et précise : c'est exclusivement parce que
l'exécution de nouvelles combinaisons n'est pas également répartie dans le temps. On
pourrait avec vraisemblance s'attendre à ce que dans une durée arbitrairement choisie:
semaine, jour, heure sur-vienne régulièrement l'exécution d'une nouvelle combinai-
son. Or il n'en est rien, car les nouvelles combinaisons, si elles apparaissent, apparais-
sent par groupes.
Nous allons maintenant : (a) interpréter cette réponse, puis (b) expliquer cette
apparition par groupes, enfin (c) analyser les conséquences de ces faits et l'enchaîne-
ment causal déterminé par eux - ce sera le paragraphe n° 3 de ce chapitre. Ce dernier
point contient un problème particulier sans la solution de qui la théorie serait incom-
plète. Nous accepterons la proposition de Juglar : « la seule cause de la dépression,
c'est l'essor », ce qui revient à dire que la cause de la dépression n'est rien autre que la
réaction de l'économie nationale par rapport à l'essor, que la chute de la situation où
l'essor a mis l'économie nationale, si bien que l'explication de la dépression a sa raci-
ne dans l'explication de l'essor; mais la manière dont l'essor déclanche la dépression,
reste un phénomène particulier à expliquer, comme le lecteur peut déjà. le voir par la
différence qui existe sur ce point entre Spiethoff et moi. En analysant nos idées, on
peut répondre à cette question sans difficulté et sans l'aide de nouveaux faits ou de
nouvelles formes de pensée.

a) Si les entreprises nouvelles apparaissaient indépendantes les unes des autres, il


n'y aurait, à notre sens, ni essor ni dépression en tant que phénomènes particuliers,
discernables, frappants, périodiques. On pourrait observer l'apparition de ces entre-
prises nouvelles d'une manière continue, elle serait répartie également dans le temps
et les modifications provoquées par là dans le circuit de la vie économique seraient
relativement petites, les perturbations qui apparaîtraient néanmoins ne seraient que
d'importance locale et seraient faciles à surmonter pour l'économie nationale. Il n'y
aurait pas de perturbations notables du circuit, par conséquent il n'y aurait Pas non
plus de perturbations de la croissance générale de l'économie. Cette remarque vaut
dans toute théorie des crises pour ce qui est du facteur où l'on peut trouver leur cause,
en particulier dans toutes les « théories de la disproportionnalité » : jamais le phéno-
mène ne devient compréhensible, si on n'explique pas pourquoi la cause, quelle
qu'elle soit, agit de façon que son action ne peut pas s'exercer d'une manière égale et
continue 1.

Néanmoins il y aurait encore des bons et des mauvais « jours ». Des inflations
d'or ou d'une autre nature augmenteraient toujours la vitesse de la croissance de
l'économie, des déflations lui feraient obstacle, des événements politiques ou sociaux,
des mesures intéressant l'économie nationale continueraient à exercer leur influence.
Un événement tel que la guerre mondiale, la conformation qu'elle a imposée aux
économies nationales pour faire face aux besoins de la guerre, la liquidation néces-
saire de ses conséquences, la perturbation de toutes les relations économiques, les
ruines et les modifications apportées aux classes sociales, la destruction de marchés

1 C'est pour cela qu'à mon sens cette partie de notre développement devrait purement et simplement
être acceptée par chaque théorie des crises. Car aucune théorie même par ailleurs inattaquable,
n'explique précisément cette circonstance.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 85

importants, les transformations de toutes les conditions de vie auraient enseigné à


l'humanité ce que sont les crises et les dépressions si elle ne le savait pas par ailleurs.
Mais ce ne serait pas là les phénomènes de prospérités et de dépressions dont nous
nous occupons. Ces phénomènes ne sont pas réguliers et nécessaires comme résultant
de l'économie elle-même, il faudra toujours les expliquer par des causes externes
particulières, comme nous l'avons montré. Il faut admettre que des circonstances
propices sont de nature à faciliter et expliquer partiellement chaque essor individuel;
il y a là, en règle générale, des masses de travailleurs sans travail, des réserves de
matière première, des machines, des bâtiments, etc., offerts à prix de revient, et avant
tout un taux d'intérêt peu élevé. Cette situation joue un rôle dans presque chaque
analyse du phénomène, ainsi par exemple chez Spiethoff et Mitchell. Mais nous ne
pourrons jamais expliquer ce phénomène par cette conséquence, à moins que nous ne
voulions dériver d'abord la dépression de l'essor, puis l'essor de la dépression. Pour
cette raison, nous en ferons abstraction jusqu'ici, il s'agit seulement du principe de
l'événement et non pas d'une énumération totale des circonstances concrètes qui
agissent dans l'essor ou dans la crise et qui souvent sont très importantes dans un cas
particulier (récolte déficitaire 1, bruits de guerre, etc.).

Trois circonstances renforcent l'action de l'apparition massive de nouvelles entre-


prises, sans cependant jouer à côté d'elle un rôle indépendant, en tant que « causes »
autonomes différentes.

D'abord, comme le fait prévoir notre second chapitre et comme l'expérience le


confirme, les nouvelles combinaisons ne sortent pas le plus souvent des anciennes, ne
prennent pas leur place immédiatement, mais se dressent à côté d'elles et leur font
concurrence. Dans notre théorie ce facteur n'est ni nouveau, ni indépendant, ni essen-
tiel pour expliquer le fait même de l'essor et de la dépression. Mais il est très
important pour expliquer le caractère prononcé du mouvement ondulatoire.

Deuxièmement, la demande massive des entrepreneurs, qui signifie avant tout


l'apparition d'un nouveau pouvoir d'achat, déclanche une vague secondaire d'essor,
qui s'étend à toute économie nationale et est l'agent de la prospérité générale. Cette
dernière n'est compréhensible que par là ; autrement on n'en fournit qu'une explica-
tion peu satisfaisante.

Un pouvoir d'achat nouveau passe en quantités massives des mains des entre-
preneurs dans celles des possesseurs de moyens matériels de production, dans celles
des producteurs de biens «de consommation reproductive à (Spiethoff). De là il va
aux travailleurs et, progressivement se répand dans tous les canaux de la vie écono-
mique. En fin de compte, tous les biens de consommation présents sont écoulés à des
prix qui augmentent sans cesse. Les, détaillants en commandent toujours d'autres ; les
producteurs en produisent toujours plus. Aussi des méthodes de production toujours
moins favorables et presque définitivement abandonnées sont mises en exploitation.
C'est pour cette raison seule que la production et l'échange temporairement compor-
tent des gains tout comme en période d'inflation, quand par exemple les dépenses de
guerre sont financées avec de la monnaie de papier. Dans cette vague secondaire il y a

1 Les récoltes favorables, par exemple, facilitent et prolongent l'essor ou adoucissent et abrègent la
dépression. Souvent elles sont essentielles pour expliquer le sort d'une crise particulière : dans
cette mesure la démonstration de H. L. Moore est certaine. Mais jamais ces récoltes favorables
n'agissent en dehors de la connexion causale que nous avons indiquée, toujours elles ne font
qu'agir à travers elle.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 86

bien des choses qui se passent sans que ou plutôt avant que s'ensuive une incitation de
la part de la force vraiment motrice ; l'anticipation de la spéculation y acquiert une
importance propre, le symptôme de prospérité devient en fin de compte lui-même, de
la manière que l'on connaît, un facteur de prospérité. Ceci est de la plus grande
importance pour la théorie de l'indice de la conjoncture et pour la compréhension de
la totalité des phénomènes de la conjoncture ; pour notre dessein seule est importante
la distinction entre la vague primaire et la vague secondaire de la conjoncture ; il
importe aussi que nous sachions que cette dernière peut être ramenée à la première,
que, dans une théorie développée sur la base de notre principe, tout ce qui a jamais été
observé, à propos du mouvement ondulatoire, trouve-rait là sa place déterminée. Mais
dans un exposé comme celui-ci rien de tout cela ne saurait être retenu, et par
conséquent l'impression toute gratuite peut naître facilement - que nous sommes loin
de la réalité 1.

Troisièmement il résulte de notre développement que les erreurs imprimées à


l'essor doivent jouer un rôle notable dans l'apparition et le cours de la dépression.
Sans doute la plupart des théories des crises utilisent d'une manière ou d'une autre ce
facteur. En leur présence on doit toujours se poser la question suivante : Certes des
erreurs se produisent toujours, mais on ne se décide pas « en l'air» à produire ; on
produit toujours après une réflexion ou une enquête plus on moins minutieuse sur la
situation et, en règle générale, seulement dans une mesure qui peut devenir dange-
reuse pour une exploitation individuelle, exceptionnellement même pour une branche
entière, mais non pas pour l'ensemble de l'économie nationale. Dès lors comment a-t-
on pu se tromper au point que ce dernier c'as se produise, et se produise comme cause
indépendante et non pas comme conséquence de la dépression à expliquer, de cette
dépression qui infirme pour d'autre raisons bien des prévisions auparavant très
raisonnables, et rend dangereuses des erreurs que l'on aurait pu autrement surmonter ?
Sur ce point il nous faut trouver une explication, sans laquelle rien par ce qui précède
n'est expliqué. Pourquoi se trompe-t-on dans une telle mesure et, qui plus est,
périodiquement ? Notre développement fournit à cela une explication particulière, qui
rend compte aussi de cette catégorie secondaire d'erreurs qui transforme en erreurs le
mouvement déjà présent de la conjoncture : si le signe de la période d'essor n'est pas
simplement une activité renforcée des affaires, mais l'exécution de combinaisons
nouvelles et non encore éprouvées, on comprend, comme déjà indiqué au second
chapitre, que l'erreur y doit jouer là un rôle particulier, qualitativement autre que dans
le circuit. Mais on ne trouve pas ici une « théorie de l'erreur ». Nous allons au con-
traire, pour éviter toute confusion sur ce point, mettre à part ce facteur. Il constitue
bien une circonstance qui vient renforcer et aggraver les autres, mais il n'est pas une
« cause » primaire et nécessaire à la compréhension du principe. Supposons qu'aucun
agent économique entrepreneur ou exploitant qui a à supporter les conséquences du
mouvement ondulatoire, ne fasse jamais rien qui puisse être qualifié d'erreur de son
point de vue. Supposons que personne ne se trompe du point de vue technique ou
commercial ou ne cède à une fièvre de spéculation ou à un optimisme sans limites,

1 Toutes les circonstances qui jouent le rôle de causes dans d'autres théories des crises et qui n'ont
presque jamais été de toutes pièces inventées, trouveraient leur place dans le cadre de notre
principe : le lecteur peut s'en persuader s'il veut bien reprendre le problème tel qu'il est éclairé par
notre principe sous l'angle d'une théorie quelconque des crises Au cours de notre développement
dans ce livre, notre explication de la conjoncture reste toujours exposée à une objection analogue à
celle que rencontre la théorie de l'évolution du second chapitre : elle souligne uniquement et exa-
gérément un facteur parmi beaucoup d'autres. Cette objection confond le devoir qui revient à
expliquer l'essence et le mécanisme de la conjoncture avec le devoir qui incombe à la théorie des
facteurs concrets des conjonctures individuelles isolées.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 87

puis à un pessimisme sans bornes. Supposons que tous les agents économiques soient
doués d'une large prévoyance. il n'y en aurait pas moins des mouvements ondulatoires
-dont les conséquences, évidemment seraient amorties. A elle seule, la situation
objective qui engendre nécessairement l'essor explique, - on va le voir - l'essence du
phénomène 1.

b) Pourquoi les entrepreneurs n'apparaissent-ils pas d'une manière continue et


égale dans chaque période, mais en troupe ? Uniquement parce que l'apparition d'un
entrepreneur ou de quelques entrepreneurs rend plus facile, et par là provoque,
l'apparition d'autres entrepreneurs, et cette apparition provoque elle-même l'apparition
d'entrepreneurs différents et toujours plus nombreux. Qu'est-ce à dire ?

Premièrement : pour les raisons exposées au chapitre second l' « exécution de


nouvelles combinaisons est difficile » et accessible seulement à des personnes de
qualités déterminées ; on le voit très bien en songeant à des exemples empruntés au
passé, à la situation économique à un stade très voisin d'une économie sans évolution,
au stade où il y a un engorgement avancé. Seules quel ques personnes ont les
« aptitudes voulues pour être chefs » dans une telle situation, bref dans une situation
qui n'est pas l' « essor », seules quelques-unes peuvent avoir du succès à ce moment.
Mais si une personne ou quelques-unes ont marché de l'avant avec succès, maintes
difficultés tombent. D'autres personnes peuvent suivre ces premières, ce qu'elles
feront sous l'aiguillon d'un succès qui paraît désormais accessible. En écartant de
façon toujours plus complète les obstacles analysés au second chapitre, leur succès
facilite à son tour l'avance de celles qui marchent à leur suite, jusqu'à ce que fina-
lement la nouveauté soit devenue familière, et que son utilisation soit chose de libre
choix.

Deuxièmement : l'aptitude à être entrepreneur, comme toute autre qualité dans un


groupe ethniquement homogène, est répartie selon ce qu'on peut appeler la « loi de
l'erreur » (Feklergesetz). Le nombre des individus, qui satisfont à des exigences tou-
jours moindres sous ce rapport, augmente jusqu'à l'ordonnée la plus élevée. Abstrac-
tion faite de cas exceptionnels, tels la présence de quelques Européens dans une tribu
nègre, il y a toujours plus de gens qui, par suite de l'allègement progressif de la tâche,
peuvent devenir et de fait deviendront entrepreneurs : c'est pourquoi le .succès d'un
entrepreneur entraîne après lui l'apparition non seulement de quelques autres entrepre-
neurs, mais de personnes toujours plus nombreuses et toujours moins qualifiées. Il en
est ainsi dans la pratique dont nous invoquons ici l'enseignement : dans .des branches
économiques, où il y a encore de la concurrence et une pluralité de personnes indé-
pendantes, nous constatons d'abord l'apparition isolée de l'innovation - en particulier
dans des exploitations ad hoc -, nous voyons ensuite les entreprises existantes s'empa-
rer de l'innovation avec une vitesse et une perfection inégales, d'abord quelques-unes,
puis en nombre toujours plus grand d'entre elles : nous avons déjà rencontré ce

1 Ce qui ne veut pas dire que nous niions l'importance pratique du facteur erreur ou celle de ces
facteurs que l'on désigne par fièvre de spéculation, fraudes, etc. : il faut ranger parmi eux aussi la
surproduction quoiqu'elle appartienne à un ordre supérieur. Nous affirmons seulement que toutes
ces choses sont en partie des phénomènes conséquents - que, par exemple, après l'apparition de la
dépression ce qui était auparavant tout a fait adapté, est comme une surproduction - que, même
dans la mesure où cela n'est pas le cas, on ne peut expliquer par là l'essence du phénomène.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 88

phénomène à propos du processus de l'élimination du profit. Il entre ici en ligne de


compte à nouveau, quoique sous un autre aspect 1.

Troisièmement : ce qui précède explique l'apparition en groupes des entrepreneurs


d'abord dans la branche où les premiers apparaissent, et ce jusqu'à l'épuisement, ca-
ractérisé par l'élimination du profit, des possibilités qu'offre la voie nouvelle à
l'économie privée. La réalité nous montre aussi que chaque conjoncture normale
prend son essor dans une branche ou dans quelques branches (construction de che-
mins de fer, industrie chimique, électrique, etc.) et qu'elle est caractérisée avant tout
par des innovations dans cette branche ou dans ces branches. Les premiers
entrepreneurs suppriment les obstacles pour les autres non seulement dans la branche
de production où ils apparaissent, mais aussi, conformément à la nature de ces obsta-
cles, ils les suppriment ipso facto en grande partie dans les autres branches de la
production ; l'exemple agit par lui-même; beaucoup de conquêtes faites dans une
branche servent aussi à d'autres branches, comme c'est le cas pour l'ouverture d'un
marché, abstraction faite de circonstances d'une importance secondaire qui apparais-
sent bientôt : hausse des prix, etc. C'est ainsi que l'action des premiers chefs dépasse
la sphère immédiate de leur influence, et que la troupe des entrepreneurs augmente
encore plus que ce ne serait le cas autrement ; ainsi l'économie nationale est entraînée
plus vite et plus complètement qu'on pouvait penser dans le processus de réorgani-
sation, qui constitue la période d'essor.

Quatrièmement : plus le processus d'évolution devient familier aux intéressés,


plus il devient susceptible de calcul sur l'ardoise, plus dans le cours du temps les
obstacles deviennent faibles, et moins l'on a besoin de la conduite d'un chef pour
donner vie à une nouveauté. Moins donc l'apparition en troupe des entrepreneurs
devient prononcée, plus s'amortissent les fluctuations de la conjoncture. La réalité
confirme d'une manière péremptoire aussi cette conséquence de notre conception.
C'est dans le même sens qu'agit la transformation en trusts des firmes économiques
quoique de nos jours encore même un grand konzern, avec son débouché et ses
besoins financiers, dépend tellement de la situation sur le marché, toujours déter-
minée dans une mesure notable par l'économie de concurrence, que l'utilisation - en
soi plus avantageuse - à tous égards - de ces innovations, spécialement de créations
dans la période de dépression, n'est que sporadiquement possible : la politique des
chemins de fer américains en est la démonstration : le facteur, dans la mesure où il
agit, confirme donc notre conception.

Cinquièmement : l'apparition en groupes des nouvelles combinaisons explique


sans artifice les traits fondamentaux de la période d'essor. Elle explique pourquoi les
dépôts croissants de capital sont le tout premier symptôme de l'essor commençant,
pourquoi l'industrie des moyens de production est la première à témoigner d'une
activité au-dessus de la normale, pourquoi avant tout monte la consommation de fer
(Spiethoff). Elle explique l'apparition massive d'un nouveau pouvoir d'achat 2, par là
la hausse caractéristique des prix, des périodes d'essor, qu'on n'explique pas en faisant
appel à un besoin élargi ou à un coût plus élevé. Elle explique en outre le recul du

1 Car l'élimination du profit, prévue le plus souvent, n'est pas « la cause » dans notre théorie des
crises. Cf. 3, 2e paragraphe.
2 Il est à peine besoin de souligner, que notre théorie n'est pas de celles qui cherchent dans la
monnaie et le crédit la cause du cycle si important que soit pour notre conception le facteur de la
création d'un pouvoir d'achat. Mais nous ne nions pas que l'on puisse exercer sur le mouvement de
la conjoncture une influence par une politique de crédit et même l'empêcher et empêcher du même
coup cette espèce d'évolution économique.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 89

chômage et la hausse des salaires 1, la hausse du taux de l'intérêt, l'augmentation du


frêt, la tension croissante des situations banc-tires, comme nous l'avons dit, le
déclanchement de vagues secondaires d'essor, bref une prospérité qui atteint toute
l'économie nationale.

3. L'apparition en groupe des entrepreneurs, seule cause du phénomène de


l' « essor », n'a sur l'économie une influence, différant qualitativement de l'influence
qu'aurait leur apparition continue répartie également dans le temps, que dans la
mesure où elle ne signifie pas, comme cette dernière, une perturbation toujours
imperceptible de l'équilibre, mais signifie une grande perturbation procédant par à-
coups, une perturbation d'un autre ordre de grandeur. Les perturbations causées par
l'apparition ,continue d'entrepreneurs nouveaux peuvent être continuement résorbées ;
au contraire l'apparition en groupe des entrepreneurs détermine un processus parti-
culier de résorption, un processus d'adaptation de la nouveauté et d'adaptation de
l'économie à la nouveauté, un processus enfin de la liquidation de l'économie ou -
aussi, comme je l'ai dit, de sa fixation « statique ». Ce processus est l'essence de la
dépression périodique, qu'il faut définir de notre point de vue comme la lutte de l'éco-
nomie nationale pour conquérir un nouvel équilibre adapté aux données modifiées par
la perturbation de l'essor.

L'essence du phénomène n'est peut-être pas dans le fait que J'entrepreneur indi-
viduel, ne faisant de plans que pour son entreprise, ne prend pas en considération les
autres entrepreneurs qui vont le suivre en troupe et, de ce fait, va se trouver dans
l'embarras. Certes il est vrai qu'une conduite économique exacte du point de vue
individuel adoptée par une économie privée peut être frustrée de ses résultats par l'ac-
tion massive des conduites adoptées par un grand nombre d'entrepreneurs ; nous en
avons vu un exemple important quand nous avons exposé comment l'effort des
producteurs vers le maximum de gain met en mouvement le mécanisme qui tend à
éliminer de l'économie nationale les gains supplémentaires ; de même ici l'action
massive pourrait rendre « faux » ,ce qui était vrai pour l'individu, comme l'apparition
massive d'entrepreneurs à sa suite est connue en fait par l'entrepreneur et ne peut le
surprendre, mais comme souvent dans un cas particulier la mesure et la vitesse de ce
mouvement sont faussement estimées, ,ce facteur jouera un rôle dans la plupart des
crises. L'essence de la perturbation que provoque l'essor, ne réside pas dans ce que
souvent il infirme 2 les calculs des entrepreneurs, mais dans les trois circonstances
suivantes :

Premièrement : la demande, en moyens de production, de l'entrepreneur, demande


qui s'appuie sur un pouvoir d'achat nouveau, la « course aux moyens de production »
(Lederer) qui est connue et qui est déclanchée par cette demande, font monter les prix
de ces moyens de production pendant la prospérité. En réalité ce fait est atténué; une
partie au moins des nouvelles entreprises ne se range pas à côté des anciennes, mais
se développe à partir d'elles, et les anciennes exploitations ne travaillent pas sans
gain, mais réalisent au moins un gain de la catégorie des quasi-rentes. Pour nous
1 Fit principe les rentes foncières devraient, elles aussi, monter. Mais là où le fonds est loué à long
terme, elles ne le peuvent pas ; même ailleurs beaucoup de circonstances empêchent une hausse
rapide concomitante de cette branche de revenu.
2 Également en cela encore, que l'extension générale de la production générale qui va se produire
par la suite, apparaît comme « fausse ».
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 90

expliquer au mieux la nature de cette action, supposons que toute la nouveauté


réalisée par des exploitations qui viennent de s'établir, supposons qu'elle est financée
uniquement par du pouvoir d'achat nouvellement créé, et existe à côté d'exploitations
qui travaillant dans le circuit et sans gain, donc qui par suite de l'élévation de leur
coût, commencent à produire avec perte. Cette construction est moins distante de la
réalité qu'on pourrait le supposer: ce sont les réactions psychologiques, dont est
imprégnée la période d'essor, qui donnent l'illusion que l'essor, dès son début, tant
qu'il ne s'exprime que par l'augmentation de la demande, implique pour les
producteurs une gêne qu'amortira à nouveau la hausse consécutive des prix. Cette
gêne provient de ce que les moyens de production sont prélevés sur les anciennes
exploitations et sont mis au service de fins nouvelles, comme nous l'avons exposé au
second chapitre.

Deuxièmement : les nouveaux produits arrivent après quelques années sur le


marché et y font concurrence aux anciens ; le complément de biens qui résulte du
pouvoir d'achat nouvellement créé, complément qui fait plus que compenser en prin-
cipe la création du pouvoir d'achat, pénètre dans le circuit de l'économie nationale. A
leur tour les conséquences de cet événement sont amorties en pratique par les facteurs
cités dans le paragraphe précédent et aussi par le fait que ce complément n'apparaît
que peu à peu dans des investissements qui, dans une certaine mesure, remontent
assez loin : ce complément est, par exemple, le produit d'une nouvelle usine électri-
que. Mais cela ne change pas la nature du phénomène. Si, dès le début de l'essor, le
coût s'est élevé pour les anciennes exploitations, leur recette est désormais réduite,
d'abord pour celles à qui la nouveauté fait concurrence, puis pour toutes les entre-
prises, dans la mesure où la demande des consommateurs devient favorable à la nou-
veauté. Abstraction faite de la possibilité de profiter d'une manière secondaire de la
nouveauté, seul la « couverture », le tampon que constitue éventuellement la quasi-
rente, le plus souvent temporaire dans son effet, empêche ces entreprises d'être en
déficit. Et ce n'est que parce que les anciennes exploitations ont le plus souvent un
bon fondement et apparaissent comme très dignes de crédit, que ce déficit ne conduit
pas immédiatement à la ruine. Leur déficience, tout au moins partielle, est assortie par
ce fait, qui entre facilement dans le cadre de notre conception, à savoir que l'essor
n'est, comme fait primaire, jamais général, mais a son foyer dans une branche ou dans
quelques branches peu nombreuses, et laisse d'abord intacts les, autres domaines de
l'économie qu'il atteint peu à peu de façon indirecte ; cette déficience influe ensuite
sur le succès des entreprises nouvelles. Pour cette raison ce sont d'abord les entrepre-
neurs qui apparaissent en masse, et ce sont ensuite leurs produits qui apparaissent en
masse parce que - ce qui est tout à fait conforme à notre théorie - ils font non pas
quelque chose de différent, les uns par rapport aux autres au gré de leur fantaisie,
mais quelque chose de tout à fait analogue ; pour cette même raison ils apparaissent
sur le marché des produits à peu près au même moment. Le temps moyen 1 qui doit
s'écouler jusque-là, explique en principe la durée de la période d'essor, qui dépend
encore. de bien d'autres facteurs. Cette apparition de nouveaux produits provoque une
chute des prix 2, qui, de son côté, met fin à l'essor, Peut conduire à une crise, conduit
nécessairement à une dépression et déclanche tout le processus économique.

1 Ce temps est déterminé d'abord par des conditions techniques,, ensuite par la rapidité avec laquelle
la masse suit les pionniers.
2 Cette chute des prix est pratiquement ajournée, en règle générale, par différentes circonstances. Cf.
sur ce point infra. Mais la circonstance qui est à l'origine de cette baisse est rendue encore plus
aiguë, par l'ajournement des baisses de prix, mais n'est pas éliminée. Est seulement éliminée la
possibilité d'emploi des indices des prix comme symptôme de la conjoncture.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 91

Troisièmement : le succès des entreprises nouvelles, qui apparaît conformément


au plan, conduit à une déflation de crédit, parce que les entrepreneurs sont maintenant
en état - et ont tout motif - de rembourser leurs dettes, ce qui, comme d'autres deman-
deurs de crédit ne les remplacent pas, conduit à une diminution du pouvoir d'achat
nouvellement créé au moment précis où le complément de biens qui s'y rattache est
présent et où il peut désormais être sans cesse incorporé au circuit.

Cette thèse a besoin d'être minutieusement fondée.


Il faut d'abord ne pas confondre cette déflation avec deux autres ,espèces de
déflation. La déflation non seulement par rapport au niveau des prix de la période
d'essor, mais encore en principe par rapport au niveau des prix de la période précé-
dente de dépression devrait avoir pour effet l'apparition - conforme aux plans - de
nouveaux produits, même s'il n'y avait pas le moindre moyen de paiement qui
disparût au cours du paiement des dettes par les entrepreneurs, car évidemment la
somme des prix des nouveaux produits devrait être normalement plus grande que le
montant de ces dettes. Cela aurait déjà pour effet qu'à un degré plus élevé, l'extinction
des dettes se produirait. Nous songeons ici à cette dernière déflation et non à la
précédente.

La déflation apparaît en outre quand la dépression est déjà commencée ou simple-


ment attendue par le monde de la banque, simplement parce que les banques s'effor-
cent de limiter leur crédit et prennent cette initiative. C'est là un facteur très important
en pratique, qui souvent déclanche le premier une « crise », mais à nos yeux il est
différent, accessoire, étranger à la nature de la crise. Ce n'est pas à lui non plus que
nous songeons ici. Nous ne nions ni son importance ni sa réalité, nous refusons
seulement de lui reconnaître un rôle causal primaire 1.

La formule que nous donnons contient deux abstractions, qui doivent préciser le
contour de ce qui est essentiel, mais qui excluent des circonstances très importantes
lesquelles amortissent en pratique cet événement.

D'une part elle fait abstraction de ce que les nouveaux produits ne sont grevés
d'habitude que d'un faible quantum d'amortissement des établissements qui ont créé
pour leur production ; par conséquent seule une partie, une petite partie en général, de
la dépense totale de la période d'essor apparaît sur le marché sous forme de produits
offerts lorsque les entreprises nouvelles sont devenues capables de produire ; pour
cette raison le pouvoir d'achat récemment créé ne sort de la circulation que peu à peu,
et en partie seulement lorsque des périodes ultérieures d'essor ont amené sur, le
marché monétaire de nouvelles demandes de crédit. La résorption du nouveau pou-
voir d'achat par le capital d'épargne ne change rien à ce processus de déflation, mais il
n'en est pas de même du fait que des États, des communes, des banques hypothécaires
peuvent remplacer la demande intermittente des entrepreneurs.

Abstraction faite de cette disparition - progressive - des dettes d'entrepreneurs, il


faut considérer que dans l'économie nationale moderne dans le circuit de laquelle
l'intérêt a pénétré, les moyens de paiement à crédit, dans la mesure où leur corres-

1 Nous parlons de rôle causal primaire, parce que la limitation de crédit, dont les banques prennent
l'initiative, est certainement la cause d'événements ultérieurs à quoi on n'a pas à s'attendre par
ailleurs.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 92

pondent bon an mal an des marchandises produites, peuvent rester en circulation de


façon durable, ce qui amortit encore le processus -économique. Mais celui-ci exerce
son action et les entrepreneurs prospères remboursent leurs dettes : cette déflation doit
toujours apparaître automatiquement, selon la logique de la situation objective. Elle
se manifestera sous une forme adoucie, si l'essor a suffisamment réussi.

L'histoire des prix au XIXe siècle fournit une confirmation digne d'attention de
cette théorie ; elle conduit à la conséquence qu'au cours de l'évolution le niveau des
prix devrait baisser d'une manière continue d'un siècle à l'autre ; les deux périodes
que n'ont pas troublées des révolutions monétaires, la période qui va des guerres
napoléoniennes aux découvertes d'or en Californie et la période de 1873-1895 confir-
ment le phénomène que notre théorie nous fait prévoir : chaque dépression périodique
entre les vagues de hausse est plus basse que la précédente et la courbe des prix,
élimination faite des fluctuations cycliques, est descendante.

Il nous faut encore expliquer pourquoi de nouveaux entrepreneurs demandant des


crédits n'apparaissent pas toujours pour remplacer Ies entrepreneurs qui éteignent
leurs dettes. Cela a lieu pour deux raisons à qui, en pratique, s'en ajoutent d'autres que
l'on peut envisager comme des conséquences des facteurs que nous qualifions d'es-
sentiels, ou bien comme accidentels, comme répercussions d'événements extérieurs et
à ce titre secondaires.

Dans la branche où se manifeste l'essor et où apparaissent les premiers entrepre-


neurs, tant d'autres entreprises stimulées par ce succès se sont constituées qu'une fois
en pleine exploitation elles produiraient la quantité de produits qui, résultant natu-
rellement de la baisse des prix et de l'augmentation du coût même si l'industrie en
question suit la loi du rendement croissant, élimine le profit ; cela n'apparaît que
fortuitement dans la pratique de l'économie de libre concurrence et elle n'exclut pas le
fait que ce processus laisse encore subsister des gains ou aboutit déjà à des, pertes ;
alors l'impulsion qui agissait dans ce sens s'épuise. On détermine la limite jusqu'où
peuvent aller les entrepreneurs qui apparaissent dans d'autre branches et les phéno-
mènes déclanchés par des vagues secondaires d'évolution. Si la limite est atteinte,
l'impulsion de l'essor en question est aussitôt épuisée.

La seconde raison explique pourquoi un nouvel essor ne vient pas immédiatement


se rattacher à celui qui le précède : c'est parce que les actes accomplis par le groupe
des entrepreneurs ont modifié entre temps les données de l'économie, ont rompu
l'équilibre et ont ainsi déclanché dans l'économie un mouvement irrégulier en appa-
rence, qui nous apparaît comme un effort vers un équilibre différent ; ce mouvement,
comme nous allons bientôt l'exposer, ne permet en général aucun calcul certain,
notamment par rapport à de nouvelles entreprises. Seul le dernier facteur, l'insécurité
caractéristique qui suit les nouvelles créations suscitées par l'essor, peut être toujours
saisi immédiatement ; la « limite » indiquée tout d'abord n'apparaît le plus souvent
que sur quelques points. Mais tout cela est rejeté dans l'ombre : 1° par les consé-
quences qu'imagine par avance la prévoyance de beaucoup d'agents économiques -
certains d'entre eux réagissent trop tard, et avec une espèce de panique, surtout ceux
dont la situation n'est pas assise ; dans cette catégorie se rangent les banques qui
subissent la tension, beaucoup de vieilles exploitations qui subissent la hausse du coût
et d'autres facteurs défavorables ; 2° par des événements accidentels qui apparaissent
toujours, mais prennent une importance inaccoutumée dans l'incertitude créée par
l'essor ; par là s'explique que dans presque chaque crise le praticien donne comme
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 93

causes de la crise des événements accidentels, tels des bruits politiques défavorables
et que l'impulsion par-te souvent d'eux en fait ; 3° par des interventions de l'extérieur,
dont la plus importante est d'habitude une action consciente qu'exerce la politique de
la banque d'émission.

4. Si le lecteur réfléchit sur ce que nous venons de dire, et le met à l'épreuve des
faits ou d'une théorie quelconque des crises, il lui faudra comprendre comment l'essor
crée de lui-même une situation objective ; abstraction faite de tous les facteurs acces-
soires et accidentels, cette situation met fin à l'essor, conduit d'elle-même à la crise,
nécessairement à la dépression et à travers elle à un état temporaire de stagnation et
de non évolution relatives. La dépression peut être caractérisée comme le processus
normal de résorption et de liquidation de l'économie ; la brusque apparition d'une
crise accompagnée d'une véritable panique, de l'effondrement du système de crédit,
d'épidémies de banqueroutes et de leurs conséquences ultérieures peut être considérée
comme un processus anormal. Quelques mots encore ; ce sera un complément, en
quelques points une répétition ; nous commencerons par le processus normal, car le
processus anormal n'offre pas de problèmes de principe.

De ce que nous avons dit, découle la compréhension de tous les signes secon-
daires et primaires de la période de dépression, qui forment une seule chaîne de
connexions causales. L'essor crée lui-même et par une nécessité interne le déficit de
beaucoup d'exploitations, une baisse des prix abstraction faite de la déflation prove-
nant des crédits contractés : tous ces phénomènes subissent dans le cours des choses
une aggravation secondaire. Nous avons expliqué pourquoi les investissements de
capital décroissent 1, pourquoi l'activité de l'entrepreneur s'épuise ; de là l'engor-
gement dans les industries des moyens de production et 1% baisse de l'indice de
Spiethoff (consommation du fer) et d'autres baromètres, tel l'état des commandes du
trust américain de l'acier, etc. Avec la baisse de la demande de moyens de production
baissent en outre, si le coefficient de risque tombe, le taux de l'intérêt et le degré
d'occupation des travailleurs ; avec la baisse de la somme des revenus monétaires,
dont la cause est cette déflation - baisse à son tour - quoique cette baisse soit renfor-
cée par la banqueroute - la demande de toutes les autres marchandises ; par là la
dépression achève son action sur l'ensemble de l'économie nationale et ainsi se forme
le tableau total de la dépression.

Deux raisons empêchent que ces facteurs apparaissent dans l'ordre chronologique
qui correspondrait à leur place dans la connexion causale : premièrement, le fait que
la conduite des agents économiques non seulement anticipe sur ces facteurs, mais
encore anticipe sur eux dans une mesure très inégale. Il en est ainsi en particulier sur
les marchés où la spéculation professionnelle joue un plus grand rôle que sur d'autres.
Ainsi parfois le marché des actions témoigne de « pré-crises » de spéculation bien
avant que l'on arrive à la crise proprement dite ; ces crises sont ensuite surmontées et
font place à un mouvement en avant ultérieur qui appartient encore au même essor
1 Le phénomène auquel nous pensons maintenant, doit être distingué de l'investissement moindre
qui consiste à contracter des crédits en éteignant des dettes. Nous pensons ici à des investissements
pour des buts nouveaux et différents. La statistique des émissions d'actions et d'obligations, qui est
pratiquement un bon indice de la conjoncture (Spiethoff), reflète avant tout un troisième facteur :
l'assise donnée aux banques de crédit par le capital d'épargne, qui suit la marche en avant de
l'économie.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 94

(ainsi en 1873 et en 1907). Mais il y a quelque chose d'autre qui est beaucoup plus
important. De même que souvent l'augmentation de prix d'un produit anticipe sur
l'augmentation de coût qui en est cependant la cause, de même apparaît ici un
phénomène analogue. La baisse des investissements de capital au sens que nous
venons d'indiquer, la chute parallèle de l'activité de l'entrepreneur et l'engorgement
des industries des moyens de production peuvent aussi survenir selon la logique du
processus, avant que l'essor ait atteint son point culminant externe, mais cela n'est pas
nécessaire. Si ces symptômes apparaissent régulièrement de si bonne heure, c'est
qu'ils sont sous l'influence de facteurs qui anticipent assez vite sur l'évolution. Mais,
deuxièmement, des circonstances différentes font que des facteurs secondaires
apparaissent souvent dans le cours réel plus nettement que les facteurs primaires. La
crainte de celui qui fournit le crédit s'exprime par une hausse du taux de l'intérêt et
c'est seulement plus tard que survient dans la dépression l'influence qui, normalement,
devrait survenir très tôt. La réduction de la demande de travail devrait être un
symptôme très précoce du revirement, mais de même que le salaire ne monte pas
immédiatement dans la période de prospérité, parce qu'il y a d'habitude des travail-
leurs sans travail, de même le salaire et aussi le degré d'occupation des salariés (par
exemple en 1907 en Amérique) baissent parfois, mais pas aussi promptement que l'on
devrait s'y attendre, car une série d'obstacles connus s'y opposent. Le monde des
affaires cherche à se défendre contre la baisse des prix, et là où la concurrence n'est
pas tout à fait libre - elle ne l'est presque nulle part - et où les banques prêtent leur
appui, les producteurs se défendent avec un succès temporaire, si bien que souvent le
maximum des prix est chronologiquement en retard sur le tournant de la conjoncture.
Établir exactement toutes ces choses est une tâche essentielle de l'étude des crises.
Mais ici il nous suffit d'établir, et je n'ai presque pas besoin d'y insister, que tout cela
entraîne aussi peu de modification à l'essence de la crise que les phénomènes
analogues et appartenant à d'autres domaines auxquels j'ai renvoyé ci-dessus peuvent
servir de fondement à quelques objections contre la théorie des prix.

Les événements de la période de dépression fournissent des exemples de l'insé-


curité et de l'irrégularité que nous concevons du point de vue de la recherche d'un
nouvel équilibre, des exemples aussi, de l'adaptation à une situation générale ayant
subi des modifications relativement rapides et notables.

Cette insécurité et cette irrégularité sont très compréhensibles. Pour chaque ex-
ploitation les données accoutumées sont modifiées. Mais la mesure et la nature des
modifications, seule l'expérience peut les indiquer. De nouveaux concurrents sont là,
les anciens clients et fournisseurs font défaut, il faut prendre position vis-à-vis de
nouvelles situations économiques, des événements impossibles à prévoir peuvent
surgir à tout moment, tels que des refus inopinés de crédit. L' « exploitant pur et
simple » se trouve en présence de tâches qui sont en dehors de sa routine, en présence
de qui il n'est pas de taille ; aussi fait-il des fautes qui deviennent des causes secondes
importantes de malheurs nouveaux.

La spéculation est une autre cause de malheurs par suite des accidents qu'elle
produit, aussi bien que par son anticipation sur d'autres destructions de valeur ; au
total tous ces facteurs, qui sont suffisamment connus, se renforcent réciproquement.
Nulle part on ne peut reconnaître nettement le résultat final, partout des points faibles
peuvent apparaître qui n'ont en soi rien à faire avec la crise concrète. Des restrictions
ou des extensions d'exploitation peuvent finalement apparaître comme la réaction la
plus juste sans que sur le moment on puisse fournir pour l'une ou pour l'autre des
raisons sûres. Cette complication et cette impossibilité d'embrasser la situation d'un
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 95

coup d'oeil, dont la théorie a fait un usage injustifié à mon avis dans l'explication des
causes de la dépression, deviennent un facteur important du développement de la
crise ; ce facteur apparaît de son côté désormais comme un élément d'une situation
qu'expliquent des raisons particulières.

L'insécurité des données et des valeurs qui sont en train de se réajuster à nouveau,
les pertes qui surgissent menaçantes, et en apparence sans raisons générales, sans
avoir pu être prévues, créent l'atmosphère caractéristique des périodes de dépression ;
cela est d'autant plus vrai que ce sont surtout les mêmes éléments de spéculation qui
souffrent, qui créent l'opinion publique de la bourse et pendant la période de prospé-
rité se font remarquer d'une façon choquante dans les affaires et dans la société. Pour
beaucoup de gens, spécialement pour les gens des classes populaires, partiellement
aussi pour les producteurs de biens de luxe, la chose paraît bien pire qu'elle n'est : il
leur semble que la fin du monde est venue. Le tournant de la conjoncture apparaît
subjectivement aux producteurs comme, l'éruption d'une surproduction jusqu'à pré-
sent latente, surtout sils se raidissent contre la baisse inévitable des prix et la dépres-
sion qui en est la conséquence. L'impossibilité de vendre les marchandises produites,
et encore plus les marchandises que l'on pourra produire à des prix couvrant le coût
dans l'avenir déclanche les conséquences ultérieures bien connues de la crise, le
« manque de monnaie », éventuellement l'incapacité de payer ; ce phénomène est si
fréquent que toute théorie de la conjoncture doit être en état de l'expliquer. La nôtre le
fait comme le lecteur le voit, mais elle n'envisage pas ce fait typique comme une
cause primaire et indépendante 1. La surproduction est rendue plus aiguë par l'origine
unilatérale de l'essor, que nous avons déjà considérée et expliquée. Cette circonstance
et, d'autre part, le désaccord entre l'offre effective et la demande effective qui pendant
la période de dépression doit cesser dans beaucoup d'industries, font que le schéma
selon lequel apparaissent les crises peut coïncider avec le schéma général des
différentes théories du rendement non proportionnel. La substance d'une telle théorie
réside dans la manière. dont on explique l'apparition du rendement non proportionnel,
dans l'indication des grandeurs, entre lesquelles doit surgir ce rendement non propor-
tionnel. Pour nous cette non-proportionnalité entre diverses quantités, de biens et les
prix de ces biens résulte de la perte d'équilibre de l'économie nationale sur plusieurs
points ; elle va de pair avec la non-proportionnalité qui existe entre les montants des
revenus, dans diverses branches individuelles, et non pas entre les montants des
revenus dans les diverses classes d'agents économiques : les profits ne sont pas dans
une proportion régulière avec les revenus des autres agents, proportion qui pourrait
être soumise à des perturbations ; les revenus de ces autres agents, à l'exception de
ceux qui reçoivent en rémunération des sommes fixes de monnaie, ont tendance à se
mouvoir pari passu, et à perdre ou gagner du terrain aux dépens ou au profit des

1 Toute théorie des crises, où la surproduction joue le rôle d'une cause ou même de la cause
primaire, me semble, abstraction faite de l'objection déjà formulée par Say, même au cas où elle
n'affirme pas simplement, une. « surproduction générale », exposée à être taxée d'erronée. Dans ce
jugement je dois faire exception pour la théorie. de Spiethoff. Les développements si brefs, par
lesquels il cherche à fonder la. surproduction des biens de consommation reproductive, ne
permettent pas de prendre définitivement position. Il faut aussi remarquer que le but de Spiethoff
est une analyse qui pénètre tous les détails du phénomène. Pour une pareille analyse les facteurs
qui se rapportent a l'image sous laquelle le phénomène apparaît, - il faut ranger parmi eux l'engor-
gement des industries de moyens de production - sont par rapport aux causes primaires beaucoup
plus importants que pour un exposé comme celui-ci. Enfin, en insistant sur les industries de
moyens de production, on s'adresse aux facteurs qui, à mon avis, constituent l'essence du phéno-
mène. Il n'est donc pas exact de caractériser la théorie de Spiethoff simplement comme une théorie
de la surproduction, un exposé encore plus détaillé montrerait un accord qui peut-être irait plus
loin que je ne le suppose maintenant.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 96

revenus fixes ; le processus économique n'est pas troublé par là ; il en est tout à fait de
même pour un phénomène intermédiaire et qui forme aussi peu une cause primaire
que la surproduction.

L'essor unilatéral a, entre autres, cette conséquence que la tension et le danger de


la situation ne sont pas également aigus pour toutes les branches de l'industrie.
L'expérience apprend aussi, comme Aftalion l'a montré 1, que quelques branches
industrielles ne sont pas du tout atteintes, que d'autres ne le sont que relativement peu.
En tout cas le fait que la dépression apparaît sur beaucoup plus de points que l'essor,
est compréhensible dans notre développement. En même temps apparaît ce fait qui
semble contredire notre théorie, à savoir que des entreprises nouvelles ont souvent
plus à souffrir que des exploitations qui ont déjà eu le temps de s'acclimater. Cela
s'explique : l'ancienne exploitation est protégée par le « matelas » de la quasi-rente et
surtout par des réserves régulièrement amassées. Elle peut s'épauler à des relations
d'affaires qui la protègent, elle est en effet souvent appuyée par ses relations avec les
banques qui durent depuis des années. Elle peut être en déficit pendant des années,
sans que ses créanciers s'inquiètent. Ainsi elle résiste bien mieux que les entreprises
nouvelles qui sont contrôlées avec minutie et méfiance, qui n'ont pas de réserves,
mais seulement tout au plus des restes de crédit inutilisés, qui, au moindre signe
d'embarras, sont considérées comme des escroqueries, et qui doivent d'abord se faire
leur place sur le marché. Pour cette raison la modification de la conjoncture frappe les
nouvelles entreprises de façon plus visible, plus soudaine et plus sensible que les
anciennes exploitations. C'est pourquoi dans le premier cas on peut être aisément
conduit à cette conséquence ultime: la banqueroute. Dans le dernier cas on assiste
plutôt à une lente agonie. C'est ce qui déforme l'image de la crise et c'est Pourquoi
l'on ne peut parler qu'avec de grandes réserves du processus de « sélection de la crise
» : car ce sont les entreprises les plus stables, et non les plus parfaites en soi qui ont le
plus de chance de survivre à la dépression. Mais cela ne modifie en rien l'essence du
phénomène.

5. On comprend maintenant pourquoi le processus d'ajustement et de résorption


des périodes de dépression est ressenti douloureusement par les éléments les plus
actifs et qui contribuent le plus à créer l'opinion dans l'économie nationale. Sans
doute, même si tout se passait à la perfection, de multiples manières des valeurs et des
existences seraient détruites. Mais nous saisirions insuffisamment l'essence et les
influences de la crise, si nous la considérions seulement comme étant la cessation de
la tendance vers la prospérité et si nous la caractérisions par des signes purement
négatifs. Ce sont plutôt deux actes positifs qui constituent son essence et qui dans
l'économie nationale sont pour elle beaucoup plus caractéristiques que les traits que
nous venons de retenir.

1 Les crises périodiques de surproduction. Paris, 1913, livre 1. Il y a un autre fait que celui auquel
nous faisons allusion ici, et il apparaît plus nettement que ce dernier; il est également compréhen-
sible de notre point de vue : à savoir que le mouvement ondulatoire est toujours particulièrement
accentué dans les industries qui ont affaire avec la création de nouveaux établissements de
production. Cela ne contredit pas la conception exposée, au contraire.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 97

A. Premièrement, le processus de dépression conduit, comme nous l'avons dit, à


un équilibre qui est différent du précédent. Tous ses caractères, primaires comme
secondaires, peuvent être compris dans la perspective que nous avons choisie, et ils
ne sont qu'en apparence dépourvus de sens et de règles. On s'en persuade en exami-
nant sur quoi et comment les agents économiques doivent réagir durant la dépression.
Ils réagissent devant la perturbation ,que cause l'essor. Les nouvelles combinaisons et
les entreprises qui en résultent apparaissent en masse à côté des anciennes exploi-
tations. Il y a quelque chose d' « unilatéral » dans leur apparition. Pour les agents
économiques tels que les chefs d'entreprise de toutes catégories, par opposition aux
autres, comme par exemple les travailleurs, les propriétaires fonciers, les rentiers, il
s'agit d'adopter une conduite particulière ; ils ne doivent se contenter d'être passifs. Ils
doivent réagir de manière à s'adapter aux données modifiées par l'essor.

Les anciennes exploitations, en principe toutes les exploitations existantes à


l'exception de celles qui ont surgi dans l'essor, à l'exception aussi de celles qu'une
position de monopole, la possession de privilèges particuliers ou une technique cons-
tamment supérieure soustraient au danger ont trois options : ou disparaître, si pour des
raisons personnelles ou objectives elles ne peuvent être adaptées ; ou replier les voiles
et tenter de vivre dans une position désormais modeste ; ou enfin, de soi-même ou
avec l'aide d'autrui, soit changer de branche économique, soit suivant les circons-
tances nouvelles passer à d'autres dispositions techniques ou commerciales, ce qui,
dans beaucoup de cas, revient à une extension de la production.

Les nouvelles exploitations ont à subir une première épreuve de charge, beaucoup
plus dure que si elles étaient apparues selon un mouvement continu et non pas en
groupe. Une fois constituées elles doivent prendre rang, et même quand subjective-
ment on n'a commis aucune faute lors de leur fondation, elles ont bien des points de
leur fonctionnement à réviser. Quoique ce soit pour des raisons différentes et secon-
daires, les mêmes problèmes et les mêmes possibilités s'offrent à elles que pour les
anciennes exploitations ; et, comme nous l'avons mentionné, sous plus d'un rapport
elles sont moins que les anciennes à la hauteur de leur tâche. La conduite économique
que doivent suivre les agents économiques pendant la dépression consiste en mesures,
en corrections de mesures de nature à résoudre les tâches qui se présentent; toutes ces
innovations, abstraction faite de paniques non fondées objectivement et des consé-
quences de fautes qui, caractérisant le cours anormal de la crise, résultent de la
situation que crée l'essor, de la conduite qu'elle impose aux agents économiques, de la
perturbation de l'équilibre et de la réaction qui en résulte, de la modification des
données et de l'adaptation heureuse ou non de l'économie à cette modification.

L'effort vers un nouvel état d'équilibre, lequel subordonne à ce qui est présent la
nouveauté et ses influences sur ce qui est ancien, caractérise en fait la dépression ; de
même on peut montrer que cette tendance conduit à s'approcher davantage d'un état
d'équilibre. La première affirmation ci-dessus faite ne l'implique pas en soi. Au
contraire il faut encore démontrer: que l'impulsion motrice du processus de dépres-
sion ne cesse pas avant d'avoir fait son oeuvre, avant d'avoir produit l'état d'équilibre
souhaité et qu'aucune nouvelle perturbation venant de, l'économie elle-même ne se
fera sentir jusque-là sous la forme d'un nouvel essor. Ce qui donne l'impulsion aux
agents économiques dans la période de dépression, ce sont à coup sûr les pertes
effectives ou possibles subies. Ces agents éprouvent des pertes ou des menaces de
pertes - et ce n'est pas nécessairement dans toute l'économie nationale, mais dans les
parties menacées - aussi longtemps que toutes les économies individuelles et, avec
elles, l'économie nationale dans sa totalité ne sont pas en état d'équilibre stable, bref
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 98

aussi longtemps qu'elles ne produisent pas à nouveau à des prix qui couvrent les frais.
Il y a donc en principe des dépressions aussi longtemps que l'on n'a pas atteint ap-
proximativement à un tel équilibre. Ce processus n'est pas non plus interrompu par un
nouvel essor avant qu'il n'ait achevé son œuvre. Cette insécurité relative à la forme
nouvelle que prendront toutes les données économiques est également durable, elle
rend impossibles les calculs relatifs aux nouvelles combinaisons et plus difficile
l'essor des autres facteurs, dont la collaboration est nécessaire. Les deux résultats
concordent avec les faits, si on ne perd pas de vue les restrictions suivantes : la
connaissance de l'alternance périodique de la conjoncture et de son mécanisme, qui
est propre au monde moderne des affaires, permet toujours aux agents économiques,
une foi& passé le pire, d'anticiper sur l'essor suivant, en particulier sur ses phéno-
mènes secondaires ; l'adaptation de beaucoup d'agents. économiques, par conséquent
de beaucoup de valeurs, au nouvel équilibre est souvent freinée et faussée par l'attente
que, s'ils. peuvent seulement « tenir » - et il est souvent de l'intérêt de leurs créanciers
de le leur faciliter - ils liquideront leur situation dans l'essor suivant à des conditions
favorables, et que même ils n'auront pas du tout besoin de liquider. C'est particu-
lièrement important quand dans une période la prospérité domine. Cette attitude sauve
ce qui est viable en même temps qu'elle conserve ce qui ne l'était pas, mais en tout cas
elle empêche que soit atteint un état d'équilibre véritable. La transformation progres-
sive de la, vie économique en trusts permet que des situations non équilibrées, non
balancées par des recettes, continuent à subsister dans les, grands Konzern ou même
en dehors de ces derniers : car il n'y a. d'équilibre que dans une concurrence pleine-
ment libre en toutes les branches de la production. En outre la puissance financière de
beaucoup d'exploitations, spécialement parmi les anciennes, et l'appui extérieur sous
les formes les plus différentes : subventions de l'État qui, de bonne ou de mauvaise
foi, ont pour prétexte une gêne provoquée par des circonstances extra-économiques,
ou encore les tarifs protectionnistes dans des temps de dépression de longue durée -
ont pour effet que l'adaptation n'est ni toujours urgente ni immédiatement une ques-
tion vitale : souvent elle est rendue superflue dans l'économie privée, de même qu'une
inflation appropriée de crédit pourrait en principe l'empêcher chaque fois. Il faut
encore tenir compte de certains incidents, favorables, telle une bonne récolte sur-
venue à point nommé. Enfin. les anomalies du cours de la dépression produisent par-
fois d'elles-mêmes des surcompensations : si, par exemple, une panique sans fonde-
ment dévalorise indûment les actions d'une société et si là-dessus se greffe un
correctif : un mouvement ascendant de ces, mêmes actions, ce dernier, de son côté,
peut dépasser son but, maintenir les actions à un cours trop élevé, et peut même
devenir un élan propre à engendrer un petit essor fictif, qui, suivant les -circonstances,
peut durer jusqu'à ce qu'un essor réel survienne.

Jamais on ne peut atteindre à un état qui réponde complètement à ce que serait


l'absence complète de toute évolution et OÙ peut-être il n'y aurait pas de revenu
d'intérêt, cela empêche déjà la dépression d'être assez brève, mais, à chaque fois on
s'approche d'un pareil état sans évolution, qui, relativement équilibré, peut ,être le
point de départ de nouvelles combinaisons. Nous arrivons par là au résultat que,
conformément à notre théorie, il doit toujours y avoir entre deux périodes d'essor un
processus de résorption, qui conduit à un état d'équilibre approximatif, et trouve là sa
fin. Cela est important pour nous, non seulement parce que de tels états intermédiaires
existent et que leur explication s'impose à toute théorie des crises, mais aussi parce
que la démonstration de la nécessité d'un tel état d'équilibre met le point final à nos
développements. Nous sommes en effet partis d'un état d'où la vague capitaliste de
l'évolution s'est élevée pour la première fois : peu importe quand ce fut le cas dans
l'histoire. Nous pouvions aussi faire de cet état une simple hypothèse afin que la
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 99

nature de cette vague apparaisse clairement. Mais, pour que notre théorie épuise
l'essence du phénomène, il ne suffit pas que dans le mouvement ondulatoire une crête
suive réellement une dépression - ce qui est effectivement le cas - il faut encore que
cette succession se produise nécessairement selon notre théorie, ce qui ne peut ni être
simplement supposé ni remplacé par un renvoi aux faits : c'est pour cela qu'un peu de
pédanterie est nécessaire sur ce point.

B. Deuxièmement : abstraction faite de la nouveauté qui vient de nous occuper, le


processus de dépression produit encore un autre effet qui affleure moins à la surface
que les phénomènes à qui le processus de dépression doit son nom : il exécute ce que
l'essor a promis. Cette action est durable, tandis que les phénomènes ressentis désa-
gréablement sont temporaires : le courant des biens est enrichi, la production partiel-
lement réorganisée, le coût de la production est diminué 1, et ce qui apparaissait
d'abord comme étant du profit, augmente finalement les revenus durables en nature.

Cette conséquence de notre théorie (cf. aussi le chapitre IV) est confirmée par le
fait que le tableau de l'économie dans la période normale de dépression 2 n'est pas
aussi sombre que les sentiments qui le reflètent pourraient le laisser supposer ; mais
les conséquences décrites go heurtent à des obstacles qui en ralentissent le cours ;
sous l'influence des événements temporaires de la dépression, surtout sous l'influence
du cours anormal que les choses économiques prennent parfois, elles se transforment
en pertes et en gênes individuelles. Abstraction faite de ce qu'une portion importante
de la vie économique reste, en règle générale, presque intacte, le volume matériel des
transactions ne baisse le plus souvent que d'une manière insignifiante. Toute enquête
sur les crises 3 montre combien sont exagérées les idées populaires sur les dévasta-
tions que cause une dépression : mais en pratique jusqu'à présent des crises véritables
sont toujours venues s'ajouter qui ont provoqué des ravages insensés ; heureusement
au cours de l'histoire leur importance a diminué. Ce n'est pas seulement un examen

1 Nous avons parlé deux fois des influences de l'essor qui font hausser le coût de production. La
demande des entrepreneurs fait monter les prix des biens produits avec frais, la concurrence, qui
suit continue cette action de même que la demande de toutes les personnes qui sont prises ensuite
dans les vagues secondaires de l'évolution. Ces hausses de coût n'ont rien à faire avec cette hausse
séculaire que les classiques, ont affirmée dans l'hypothèse selon laquelle les possibilités de la
production des denrées alimentaires sont toujours rattrapées par l'accroissement de la population.
La baisse du coût, dont nous parlons plus haut, n'est pas le complément de ces hausses du coût en
monnaie. Elle est la conséquence des « progrès de la production », que l'essor a réalisés, elle
signifie une baisse du coût en nature par unité de produit, d'abord dans les entreprises nouvelles
par rapport aux anciennes, puis aussi dans ces dernières, puisque celles-ci doivent ou s'adapter -
par exemple en restreignant leur production et en se limitant aux possibilités les meilleures - ou
disparaître : l'économie nationale comme telle produit après chaque essor l'unité de produit avec
moins de débours de travail et de terre.
2 Telle ne fut pas la dépression de l'après-guerre. C'est une faute à mon avis que de vouloir des faits
d'après-guerre tirer des résultats généraux pour la théorie de la conjoncture. Mais c'est une faute
souvent commise. Plus d'un jugement des « thérapeutes » modernes des crises, qui voudraient
traiter celles-ci par la politique du crédit, s'explique par le fait qu'ils disent du mouvement
ondulatoire normal ce qui n'est vrai que pour l'après-guerre.
3 Cf. celles du Verein für Sozialpolitik ou les enquêtes anglaises de l'époque des grandes dépressions
qui précéda 1895, par exemple le célèbre Third report on the depression of traite. Seule l'époque
moderne connaît des examens exacts, comme le memorandum no 8 du London and Cambridge
Economic service (par J. W. F. ROWE), ou, pour l'Amérique, les données et estimations du Report
of a committee of the Presidents conference on unemployment, 1923. C. SNYDER (in Adminis-
tration, mai 1923) emploie une méthode intéressante qui, même pour l'année 1921 qui ne fut pas
une année de simple dépression ; - cf. la note précédente - conduit au même résultat.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 100

conforme aux méthodes de l' « histoire naturelle » qui montre cela, quoique le mouve-
ment de la conjoncture accompagné d'inflation dans la prospérité et de déflation dans
la dépression doive être particulièrement prononcé dans le calcul monétaire; un exa-
men d' « économie monétaire » confirme ce résultat. Le montant des revenus s'élève
en période d'essor au-dessus du chiffre des années moyennes même en Amérique - où
l'intensité de l'évolution marque les fluctuations plus fortement, selon toute vraisem-
blance qu'en Europe d'un pourcentage qui ne dépasse pas 8 à 12 % (Mitchell) et, dans
l'autre partie de la courbe, les revenus ne tombent pas au-dessous de ces pourcen-
tages. Déjà Aftalion a montré que la chute des prix en période de dépression ne cons-
titue en moyenne que quelques pour cent, et que des fluctuations de prix plus grandes
ont leur cause dans des circonstances particulières à des articles isolés, ont donc peu à
voir avec le mouvement ondulatoire. Cette dernière remarque est valable pour tous les
mouvements globaux vraiment grands, comme par exemple pour l'après-guerre.
Quand les phénomènes du cours anormal qui vont en s'affaiblissant sans cesse, les
paniques, les épidémies, de banqueroute, etc., les soucis d'un danger que l'on ne peut
supputer, auront disparu, l'opinion publique, elle aussi jugera les dépressions
autrement que maintenant.

Nous saisissons le véritable caractère de la période de dépression, si nous réflé-


chissons à ce qu'elle apporte et enlève aux diverses catégories d'agents économiques,
toujours abstraction faite des phénomènes du cours normal dont il ne s'agit pas ici.
Aux entrepreneurs et à tous leurs collaborateurs, en particulier à ceux qui profitent par
accident ou par spéculation de la hausse des prix durant l'essor, la hausse ravit les
possibilités de gain - ce qui, en particulier pour la spéculation, n'est qu'imparfaitement
compensé par les possibilités qui apparaissent maintenant dans la baisse. L'entrepre-
neur, en règle générale, a touché son profit, l'a incorporé dans une exploitation
solidement établie et qui a trouvé sa place au soleil, mais maintenant il « va mal », il
ne fait pas d'autres profits, au contraire il est menacé de subir des pertes. En principe
son profit sera tari, son revenu d'entrepreneur ancien tombera à son niveau minimum,
même en cas de marche idéale des choses. Dans la réalité concrète plus d'une perte
vient s'y ajouter, ainsi que plus d'un allègement déjà mentionné auparavant. Les
entreprises rattachées aux anciennes exploitations et qui maintenant sont ruinées par
la concurrence, souffrent, il va de soi. Les détenteurs de revenus monétaires fixes ou
modifiables seulement à longue échéance, les titulaires de pensions, les rentiers, les
fonctionnaires, les propriétaires fonciers qui ont placé leur fonds à long terme directe-
ment, sous forme de fermages, ou indirectement, sous forme de locations d'apparte-
ments, sont les profiteurs typiques de la dépression : leur revenu monétaire, -évalué
en biens, qui était comprimé pendant la prospérité se dilate, et devrait se dilater,
comme nous l'avons montré (cf. supra: 3., troisièmement), selon sa tendance fonda-
mentale, plus qu'il ne lut comprime auparavant. Les capitalistes, par les placements à
court terme, voient s'accroître le pouvoir d'achat de l'unité de -revenu et de capital, et
perdent en taux d'intérêt : en principe ils devraient perdre plus qu'ils ne gagnent, mais
de nombreuses circonstances secondaires - danger de perte d'une part, primes de
risques élevées et demande panique de l'autre - enlèvent à ce théorème son impor-
tance pratique. Les propriétaires fonciers, dont les rentes en monnaie ne sont pas
fixées par des contrats -à long terme, donc surtout les agriculteurs propriétaires de
fonds, sont en principe dans la même situation que les travailleurs, si bien que ce qu'il
nous faut exposer maintenant pour les travail-leurs vaut aussi pour eux. Les
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 101

différences, en pratique importantes, en théorie insignifiantes, sont si familières en


général que nous ne nous en occuperons pas 1.

Pendant l'essor les salaires doivent monter. Car la demande, nouvelle des entre-
preneurs, puis des retardataires, qui déclanche les phénomènes secondaires de pros-
périté, est avant tout, directement et indirectement, une demande de travail. Pour cette
raison doivent baisser d'abord le degré d'occupation et, avec lui, la somme totale des
salaires de l'ensemble des travailleurs, puis, le salaire et, avec lui, le revenu de chaque
travailleur. C'est avant, tout de cette hausse du montant des salaires que provient cette
demande supplémentaire de biens de consommation, qui a pour conséquence la
hausse du niveau des prix. Comme les revenus des: biens fonciers, confiés en principe
aux travailleurs (chapitre 1), ne montent pas en même temps pour les raisons men-
tionnées et que les revenus fixes ne montent pas du tout, la hausse du montant total
des salaires n'est pas seulement un mot, elle aboutit à un revenu en nature supérieur
pour l'ensemble des travailleurs. C'est là une application d'un principe général :
aucune inflation ne peut nuire indirectement à l'intérêt des travailleurs, si et dans la
mesure où le pouvoir d'achat nouvellement créé doit en quelque sorte d'abord traver-
ser le salaire, avant d'agir sur les prix des biens de consommation. Ce n'est que dans
la mesure où ce, n'est pas le cas, dans la mesure où, comme dans la guerre mondiale,
la hausse des salaires rencontre des gênes extérieures, que la somme des salaires peut
rester en retard 2 comme on l'a souvent exposé. Si l’inflation est la cause d'un excès
de consommation, comme par exemple lorsqu'une guerre est financée par inflation,
l'appauvrissement 3 de l'économie nationale amené par là agit, par contre-coup, sur la

1 De même il n'est pas utile d'examiner ici avec détails la différente. de degré dont les diverses
branches sont atteintes par la dépression : par exemple, l'industrie de luxe plus profondément que
l'industrie alimentaire. Ce qui offre là un intérêt de principe, nous en avons déjà parlé en différents
points de ce chapitre.
2 La vérification de cette théorie par la statistique se heurte à, diverses difficultés. Avant tout, nos
données sur les prix de détail des articles de la consommation ouvrière ne remontent pas assez
haut avec toute la précision nécessaire, et le simple mouvement du salaire en monnaie ne dit
naturellement rien; il confirmerait certes. notre thèse, si on voulait s'en contenter. La connaissance
du degré d'occupation des ouvriers est encore moins satisfaisante, et (ne pas) le prendre en
considération n'est pas non plus rendre service à notre théorie - le travail réduit n'a pu être saisi du
tout par la statistique; le, chômage ne l'a été qu'à l'aide des données des syndicats et de recense-
ments occasionnels de chômeurs. Aujourd'hui la chose réussirait mieux, mais, pour les raisons
déjà mentionnées, seuls les chiffres d'avant-guerre entrent en ligne de compte pour notre dessein.
Nous disposons maintenant d'une étude qui cherche à fournir ce dont nous avons besoin : c'est
celle de G. H. WOOD, Les salaires réels et le standard du confort depuis 1850 [Real wages and
the standard of comfort since 1850, J. Roy, Stat. Soc., mars 1909. Ce travail remonte jusqu'à 1902
inclus et vérifie notre hypothèse. Mais, au tournant du siècle, apparaît ce mouvement séculaire et
extra-cyclique des prix, qui déplace le tableau, et implique un écart même par rapport aux lignes
du mouvement ondulatoire. D'après la suite donnée par le professeur Bowley au travail de Wood
et aussi d'après les travaux de Mrs WOOD, qui ne prennent pas en considération le degré d'occu-
pation des ouvriers (ne course of real wages in London, 1900-1912, J. Roy. Stat. Soc., déc. 1913)
et de A. H. HANSEN (Factors affecting the trend of real wages, Amer. Econ. Rev., mars 1925),
notre thèse ne serait pas exacte. Mais il est facile de se persuader que notre résultat se vérifie, si on
élimine cette hausse séculaire des prix. Pour la question des relations entre la production d'or et le
niveau des salaires, cf. PIGON, in Econ. J., juin 1923.
Le développement qui suit dans le texte est pleinement confirmé par les chiffres. La somme
des salaires en nature baisse régulièrement pendant la dépression, mais seulement d'une partie du
montant qu'elle a gagné pendant l'essor. C'est précisément ce que nous faisions prévoir.
3 L'appauvrissement, avec ses conséquences, et, aussi, en cas de constance approximative de la
quantité des moyens de paiement, l'inflation relative apparaîtraient en ce cas, sans l'emploi des
méthodes de financement de l'inflation. Nous songeons plus haut à ce redoublement d'action
qu'implique l'inflation de monnaie de papier ou de crédit.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 102

situation des: travailleurs, mais pas, aussi nettement que sur la situation des autres
catégories d'agents économiques. D'ailleurs, dans notre cas, c'est évidemment, le
contraire qui a lieu.

Dans la. dépression le pouvoir d'achat de l'unité de salaire monte. En revanche,


par suite de. la déflation spontanée, que, déclanche l'essor, l'expression en monnaie de
la, demande effective de travail baisse 1. Dans la mesure où ne se produit que cette
déflation des, prix, la demande effective en nature de travail: pourrait rester intacte.
Alors le revenu en nature de tous les travailleurs serait encore plus élevé non seule-
ment que dans le précédent équilibre approximatif, mais. aussi que dans l'essor. Car
ce qui était- jusqu'à présent profit, s'étend en principe et selon notre schéma, à toute
l'économie ; en tait, seulement et de façon incomplète aux prestations de travail et de
terre, dans la mesure où la - baisse des prix des produits ne l'absorbe pas (chapitre
IV). De fait, les: circonstances suivantes temporairement empêchent cette extension et
provoquent la baisse du revenu en nature dont témoignent les chiffres, tandis que la
hausse que l'on attendait finalement selon notre théorie, est habituellement rejetée
dans l'ombre par l'effet de l'essor suivant :

a) Déjà les. faits que nous avons désignés par les expressions d' « insécurité » et d'
« irrégularité apparente » des données et des événements de la-période de dépression,
encore plus les panique& et les fautes qui se produisent durant le cours anormal de la
crise, jettent bas beaucoup de firmes, et en arrêtent d'autres pour un temps. Entre autre
conséquences il en résulte du chômage ; son caractère temporaire ne change rien au
fait qu'il peut être pour ceux qu'il atteint un malheur grave, et éventuellement une
extermination, et que la peur que l'on en a, - ne serait-ce que parce que l'on ne peut
supputer son déclanchement - contribue à créer l'atmosphère de la période. de dépres-
sion. Ce chômage est le chômage typique en période de dépression, il est la source
d'une offre panique de travail, par conséquent de diverses pertes, en particulier de la
perte de positions conquises par la politique syndicale - et non pas par l'automatisme
des prix du marché - et d'une compression des salaires, pas toujours, mais souvent
très aiguë ; son action peut être parfois plus grande que l'on pourrait le supposer
d'après le nombre de ceux qui ont perdu leur emploi.

b) Parmi ces faits, distinguons ce qui suit : les nouvelles entreprises ruinent
complètement les anciennes exploitations par la concurrence, où les contraignent à
restreindre leur activité. En face du chômage ainsi causé, il y a la nouvelle demande
de travail qui doit servir aux nouveaux établissements. L'exemple du chemin de fer et
du courrier à chevaux nous apprend combien souvent cette demande compense et au
delà ce chômage. Mais il n'en est pas toujours ainsi, et, même quand cela est il peut
en résulter des difficultés de transposition, qui, vu le fonctionnement imparfait du
marché de travail, pèsent d'un poids disproportionné.

c) La source que nous venons de mentionner, d'une nouvelle demande de travail,


qui commence à faire sentir son effet, quand, l'essor a fait son oeuvre, perd par

1 Ce nouveau concept désigne ici la demande exprimée en unités d'une mesure idéale; celle-ci ne
participe à aucune des modifications cycliques analogues aux modifications de quantité qui se
produisent dans le médium des échanges, elle témoigne donc de modifications réelles et pas
seulement nominales, de la demande totale de travail.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 103

ailleurs de son importance du fait que la demande de travail des entrepreneurs qui ont
créé les nouveaux établissements finit par cesser.

d) L'essor signifie régulièrement un pas dans la voie de la mécanisation du pro-


cessus de production et, par là, nécessairement une diminution de la dépense de tra-
vail par unité produite, et aussi, non pas nécessairement mais souvent, une diminution
de la quantité de travail absorbée désormais par la branche industrielle en question
malgré l'extension de production. La mécanisation doit faire que la quantité de pro-
duit, qui a été fabriquée jusqu'à présent, peut être obtenue avec moins d'heures de
travail ; d'où résulte que la quantité plus grande de produits, fabriquée maintenant,
coûte encore moins d'heures de travail que n'en coûtait jusqu'à présent la quantité
produite qui était plus petite.

Cette possibilité pratique importante, donc souvent discutée, s'épuise une fois
réalisée, mais avant de s'épuiser elle s'accompagne de difficultés très douloureuses de
transposition 1. La demande totale en nature du travail ne peut continuellement bais-
ser, car abstraction faite de tous les facteurs soit « compensateurs » soit secondaires,
l'emploi de la partie du profit non absorbé par la baisse des prix s'y oppose. Même si
cette partie du profit non absorbée par la baisse des prix, était employée seulement
dans la consommation, il lui faudrait se résoudre en salaires (et en rentes foncières :
tout ce que j'ai dit est valable en principe aussi pour ces dernières). Si et dans la,
mesure où cette partie du profit en question est investie, une hausse de la demande en
nature du travail fait ainsi son apparition.

e) L'essor peut d'une seule façon faire baisser durablement la demande en nature
du travail, soit directement, soit dans ses conséquences : en déplaçant l'importance-
limite relative du travail et de la terre dans les anciennes combinaisons de production,
ce qui suppose un déplacement assez fort dans les nouvelles combinaisons et aux
dépens des premières. Dans ce cas, non seulement la part de tous les travailleurs au
produit social, mais encore le montant absolu de leur revenu en nature peuvent baisser
d'une manière continue. Un déplacement de la demande des moyens de production en
faveur des moyens de production produits qui rapportent des quasi-rentes mais
éventuellement n'en rapportent qu'à raison de ce déplacement - représente un cas plus
important en pratique que le précédent, mais, par sa nature, il n'est pas durable.

Avec cette restriction nous revenons donc à notre conclusion : l'essence du pro-
cessus de la dépression réside dans la diffusion des conquêtes que l'essor de toute
l'économie nationale a permises vers l'équilibre ; seules des répercussions nécessaires
du système rejettent dans l'ombre ce trait fondamental, et engendrent l'état d'âme
exprimé par le mot de « dépression » comme le contrecoup dont témoignent les chif-
fres de la conjoncture, qui sont ou ne sont pas du ressort de la monnaie, du crédit et
des prix, et qui reflètent simplement l'auto-déflation.

1 Cf. là-dessus mon article: Das Grùwdprinzip der Verteilùngslehre [Le principe fondamental de la
théorie de la répartition] (Arch. für Sozialw. und Sozialp., t. 42).
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 104

6. L'explosion d'une crise provoque un cours économique anormal ou bien ce qu'il


y a d'anormal dans le processus de dépression. Comme nous l'avons mentionné, elle
ne nous pose pas de question de principe nouvelle. Notre analyse fait comprendre que
les paniques, les banqueroutes, les fissures dans le système de crédit ne doivent pas
nécessairement se révéler au tournant qui se produit entre la prospérité et la dépres-
sion, mais que tous ces événements peuvent facilement apparaître ; même plus tard ce
danger subsiste, mais il diminue au fur et à mesure que le processus de dépression a
déjà joué 1. Si ces phénomènes apparaissent, des erreurs vont surgir, qui sont -
seulement commises en pareille situation, des opinions du public etc. deviennent des
causes indépendantes, ce qu'elles ne peuvent être dans le cours normal des choses ou
le sont seulement dans des cas spéciaux qu'il faut expliquer chaque fois en particu-
lier ; ce sont là les causes expliquant une marche de la dépression qui témoigne de
phénomènes différents et conduit à d'autres résultats finaux que le cours normal de
celle-ci. L'équilibre qui s'établit en fin de compte n'est pas le même que celui qui se
serait établi sans cela. On ne peut pas en général corriger les erreurs et les ruines, ni y
remédier ; ces fautes ont créé des situations qui, de leur côté, continuent à agit, qu'il
faut organiser, qui signifient de nouvelles perturbations et contraignent à des
adaptations spéciales qui sans cela auraient été superflues. Cette distinction entre le
cours normal et le cours anormal des choses est très importante non seulement pour la
compréhension de l'essence du phénomène, mais aussi pour les questions théoriques,
statistiques et pratiques qui s'y rattachent.

Par opposition à la théorie qui voit, avant tout, dans le cycle économique, un
phénomène essentiellement monétaire ou bancaire, théorie liée surtout aux noms de
Keynes et de Hawtrey et à la pratique du Federal Reserve Board, nous avons vu que
ni les gains de la période d'essor ni les pertes de la période de dépression ne sont
dépourvus de sens ou de fonction, mais que là où l'entrepreneur privé en régime de
libre concurrence joue encore un rôle, ces gains et ces pertes sont des éléments
essentiels du processus économique que l'on ne peut éliminer sans du même coup
paralyser ce dernier. Ce régime économique ne peut pas renoncer à la dernière raison
expliquant la ruine complète de toute entreprise qui n'est pas adaptée. Mais ces pertes
et ces ruines qui accompagnent le cours anormal de l'économique sont vraiment
dépourvues de sens et de fonction. C'est elles surtout que visent les plans de prophy-
laxie contre les crises, les thérapeutiques relatives des suites des crises. L'autre point
de départ de ces projets est que la dépression normale, et plus encore l'anormale,, font
1 Le danger d'un effondrement de l'économie nationale et de son système de crédit devient toujours
moindre dans le courant du processus de dépression. Cette proposition est tout à fait compatible
avec le fait que la banqueroute de l'individu et l'apparition de banqueroutes accumulées ne surgis-
sent pas souvent immédiatement lors du tournant économique ou près de ce tournant, mais plus
tard, par fois seulement lorsque le danger économique est passé. Même une blessure mortelle
apportée à une firme n'implique pas toujours une visite immédiate au juge des faillites. Au con-
traire chacun se défend là contre autant qu'il le peut. La plupart des entreprises peuvent résister
plus ou moins longtemps. Elles espèrent et aussi leurs créanciers bénéficier d'une tournure favora-
ble des événements. Elles entrent en pourparlers, font des opérations, cherchent de nouveaux a
Parfois avec succès, parfois avec ce résultat que la liquidation à l'amiable devient possible. Plus
souvent certes sans succès, mais même dans ce cas ce combat contre la mort a pour effet de
retarder la banqueroute ou le compromis, le plus souvent jusqu'au prochain mouvement ascendant
des prix; ainsi bien de ces entreprises qui luttent meurent en vue de la terre salvatrice. Cela ne
provient pas de difficultés nouvelles, dont le danger a baissé sans cesse, mais c'est la dernière
conséquence de difficultés ayant surgi depuis longtemps. Comme ailleurs, nous avons affaire ici à
des causes primaires et non pas à la question de savoir quand ces causes deviennent visibles. C'est
là ce qui produit des désaccords apparents entre notre théorie et l'observation des faits. Chacun de
ces désaccords ne devient une objection que si on montre qu'il ne s'explique pas de lui-même.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 105

pâtir aussi des agents économiques, qui n'ont rien à faire avec la motivation et le sens
du cycle et avant tout, les travailleurs.

La méthode de guérison la plus importante à la longue et qui n'est exposée à


aucune objection est l'amélioration des méthodes de pronostic de la conjoncture. La
connaissance intime toujours plus approfondie que la pratique du cycle est, avec la
transformation progressive des entreprises en trusts, la cause principale qui explique
que les phénomènes véritables des crises deviennent de plus en plus faibles d'un
tournant économique à l'autre. Des événements comme la guerre mondiale et des
époques comme l'après-guerre ne trouvent pas leur place ici 1. La dispersion des
nouveaux établissements d'exploitation des États ou des grands Konzerns paraît, de
notre point de vue, un adoucissement à l'apparition massive des combinaisons nouvel-
les et un affaiblissement tant de l'inflation de la période d'essor que de la déflation de
la période d'engorgement ; c'est donc là un moyen efficace d'amortir tant le mouve-
ment ondulatoire des prix que le danger de crise et leurs suites. Des allègements
apportés sans choix à tous les crédits consentis signifient purement et simplement de
l'inflation, de même qu'une économie faite dans la monnaie de papier dirigée par
l'État. Ces interventions peuvent le cas échéant empêcher tout à fait le processus
normal et le processus anormal de la conjoncture, elles ne se heurtent pas seulement à
l'argument anti-inflationniste en général, mais aussi au fait qu'elles annulent l'effet de
sélection qui résulte de la dépression, et accablent l'économie nationale du coût invisi-
ble que signifie pour elle le « remorquage » de tout ce qui ne s'est pas adapté et ne
peut pas vivre. Les réductions de crédit que les banques entreprennent d'habitude sans
regarder plus loin et sans système, nous semblent une politique discutable, qui consis-
te à guérir un mal en laissant leurs conséquences aiguës suivre leur cours ; ce procédé
pourrait encore être complété par d'autres mesures, qui rendraient plus difficiles aux
producteurs la résistance à la baisse nécessaire des prix. On pourrait songer aussi à
une politique de crédit ; celle-ci serait l'affaire des banques individuelles, mais surtout
des banques centrales et de leur influence sur le monde privé de la banque ; elle
établirait une différence entre les phénomènes du processus normal de déflation qui
ont une fonction à exercer dans l'économie nationale et les phénomènes du processus
anormal qui détruisent sans utilité. Il y a des objections morales et politiques à faire
contre une telle politique, qui conduit fort loin à une sorte d'économie dirigée, et qui
augmenterait sans limite l'influence de facteurs politiques sur la destinée des indi-
vidus et des groupes ; pour toutes ces raisons, il faut porter un jugement de valeur sur
pareille politique; nous ne nous en soucions pas ici. Quoique les prémisses techni-
ques, une vue pénétrante des faits et des possibilités de la vie économique et cultu-
relle puissent être créées avec le temps, elles n'existent pas présentement. Mais il est
intéressant, du point de vue théorique, qu'une semblable politique ne soit pas
impossible et ne doive pas être rangée parmi les chimères et les mesures 'qui, de par
leur nature, ne sont pas propres à faire avancer ce que l'on souhaite, ni parmi des
mesures dont les répercussions compensent nécessairement et au delà le succès de
1 Une prévoyance croissante affaiblit aussi le mouvement ondulatoire normal des prix. Elle ne peut
l'empêcher tout à fait, ainsi qu'on le reconnaît, si on suit notre raisonnement. Pour ce motif T. S.
Adams va trop loin, quand il donne la formule suivante : « Prévoir le cycle, c'est le neutraliser ». Il
en va autrement du facteur mentionné auparavant (2, b, quatrièmement) à savoir qu'avec le temps
l'évolution économique relève toujours plus du crayon à calculer sur les ardoises : ce facteur n'est
pas seulement la connaissance profonde et la prévoyance, dont nous parlons maintenant. Il amortit,
lui aussi, le mouvement ondulatoire mais pour une autre raison que ladite prévoyance : il a
tendance à éliminer la cause fondamentale de l'essor, agit beaucoup plus lentement, et, de par sa
nature, beaucoup plus complètement que le fait la simple prévision du mouvement ondulatoire qui,
tant que la cause en subsiste, est inévitable. Il en va autrement de la transformation des entreprises
en trusts : elle adoucit le cours normal et anormal de la conjoncture pour les mêmes raisons.
Joseph Schumpeter (1911), Théorie de l’évolution économique : chapitres IV à VI. 106

leurs actions. Ce n'est pas seulement en pensée que se doivent distinguer les phéno-
mènes du cours normal et du cours anormal de la conjoncture. Ce sont là des phé-
nomènes réellement distincts, et une connaissance qui va suffisamment loin voit dès
aujourd'hui que les cas concrets que nous observons appartiennent, en règle générale,
à l'un ou à l'autre de ces deux cours. Une pareille politique aurait à distinguer dans la
masse des entreprises menacées par une dépression particulière celles que l'essor a
rejetées du point de vue technique ou commercial, et celles qui semblent menacées
par des circonstances secondaires, des répercussions, des accidents; il faudrait aban-
donner les premières à elles-mêmes et soutenir par un octroi de crédit les dernières.
Cette politique pourrait avoir du succès comme une politique consciente de l'hygiène
de la race qui parvient à des résultats que l'automatisme des choses ne saurait avoir.
Cependant le phénomène de la crise disparaîtra de lui-même plus tôt que l'intermède
capitaliste dont il est issu.

Aucune thérapeutique ne peut néanmoins empêcher le grand processus économi-


que et social du déclassement des entreprises, des existences, des formes de vie, des
valeurs culturelles, des idéaux ; ce processus, dans l'économie de la propriété privée
et de la concurrence, est l'effet nécessaire de toute poussée économique et sociale
nouvelle, et de revenus en nature qui vont sans cesse en augmentant pour toutes les
catégories d'agents économiques. Ce processus serait plus atténué s'il n'y avait pas de
mouvements ondulatoires, mais il n'en dépend pas et s'accomplit en dehors d'eux. Ces
deux phénomènes, la poussée et le déclassement des entreprises et des valeurs cultu-
relles sont, en théorie et en pratique, du point de vue économique et culturel, beau-
coup plus importants que le serait l'existence de positions relativement constantes
celles-ci ont, pourtant concentré longtemps sur leur fonctionnement toute l'attention
des observateurs. En particulier ces deux phénomènes de poussée et de déclassement
sont beaucoup plus caractéristiques de l'économie, de la culture et des résultats du
capitalisme que quoi que ce soit que l'on ait pu observer dans le circuit économique.

Vous aimerez peut-être aussi